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Le développement de l’élevage au Maroc : succès relatifs et dépendance


alimentaire

Article · May 2011

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Mohamed Taher Sraïri


Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II
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Courrier de l’environnement de l’INRA n° 60, mai 2011 91

Le développement de l’élevage au Maroc :


succès relatifs et dépendance alimentaire
Mohamed Taher Sraïri
Institut agronomique et vétérinaire Hassan II
BP 6202, Madinate Al Irfane, 10 101, Rabat, Maroc

mt.srairi@iav.ac.ma

« Les problèmes ne viennent pas tant de ce que l’on ignore, mais de ce que l’on sait. »
Artemus Ward

Par sa position géographique remarqua- tées par des stratégies d’élevage radicales lorsque
ble aux extrémités Nord et Ouest du continent les contraintes environnementales (surcharge
africain, et en raison de la grande variété d’éco- animale, sécheresse pluriannuelle et/ou troubles
systèmes agraires qu’il présente (façade médi- politiques) durent longtemps : décapitalisation
terranéenne, hautes montagnes, oasis, piémonts, de masse et maintien de l’effectif au strict mini-
plaines atlantiques, plateaux sahariens, etc.), le mum, afin de rebondir lorsque le climat redevient
Maroc dispose d’une importante diversité d’ani- plus clément (Tillon, 2000). Historiquement, ces
maux domestiques. C’est le cas aussi bien pour logiques de production se sont avérées adaptées
les bovins (2,7 millions) que pour les ovins et à leurs missions de contrôle et de mise en valeur
caprins (respectivement 17 et 5 millions) et même du territoire ainsi que d’approvisionnement de la
pour les dromadaires (200 000). Cette diversité population en protéines animales. Elles ont même
est issue de traditions millénaires, comme en permis des exportations qui ont fait la réputa-
témoignent des gravures rupestres disséminées tion du pays : c’est, par exemple, l’origine du
à travers le pays. Au XXe siècle, au tout début terme maroquinerie. De même, la race Mérinos,
de la colonisation du pays, les très nombreuses mondialement connue pour sa laine de qualité,
races endémiques et leurs productions (viande, est aussi originaire du Maroc, d’où elle a ensuite
lait, poil, cuir, laine, etc.) ont été très convoitées. migré vers l’Andalousie puis vers toute l’Espa-
Les premiers travaux de recherche qui ont tenté gne, du temps de la dynastie des Mérinides (XIIIe
de cerner cette richesse génétique ont rapide- - XVe siècle), pour investir le reste de l’Europe et
ment souligné l’adaptation de ces animaux à des finalement l’Australie (Flamant, 2002).
environnements souvent hostiles, marqués par
un climat à variabilité poussée, et donc à des Toutefois, avec les changements démo-
épisodes fréquents de disette (Vaysse, 1952). graphiques brutaux du XXe siècle (de 11 mil-
Ces ressources animales affichent le plus sou- lions d’habitants en 1960 à près de 34 millions
vent des potentiels de production limités, mais en 2010) et l’urbanisation massive, le Maroc a dû
elles arrivent à se maintenir – à survivre – rapidement intensifier ses productions animales
moyennant des mécanismes de régulation re- pour garantir sa sécurité alimentaire. Il s’en est
marquables : adaptation à la soif, perte de poids, suivi, chez les agronomes et vétérinaires de la
recyclage de l’azote endogène, résistance aux période du Protectorat, des réflexions poussées
parasites, etc. Ces facultés peuvent être exploi- sur l’instauration de plans de développement de
l’élevage, qui n’ont pris leur essor qu’à l’Indé-
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pendance, à partir des années 1960. Dans cette des viandes totales (rouges et blanches) et plus de
synthèse, nous souhaitons revenir sur les ré- 85 % des œufs consommés par le citoyen maro-
percussions de ces politiques sur les ressources cain qui proviennent d’une filière de production
génétiques animales au Maroc et leur gestion, extravertie.
ainsi que sur les termes futurs de la sécurisation
des approvisionnements protéiques. Par ailleurs, l’aviculture est aussi très
sensible aux caractéristiques du climat local. Ce
dernier présente fréquemment des épisodes de
L’essor de l’aviculture canicule estivale (localement connus sous le nom
intensive de chergui - vent chaud d’origine saharienne)
avec des températures diurnes et même nocturnes
La première manifestation de la volonté qui peuvent dépasser 50°C durant quelques jours.
d’intensifier les productions animales au Maroc Cela provoque, outre des mortalités effroyables,
s’est concrétisée dans l’émergence soudaine de des chutes prononcées de la performance des
l’aviculture moderne à partir des années 1960. animaux et aboutit à des pertes économiques ma-
Cette activité s’est développée surtout sous jeures. Récemment, pour mettre de l’ordre dans la
l’impulsion d’investisseurs privés, aux abords profession, une charte d’installation des élevages
des grandes métropoles de la zone atlantique, avicoles a été édictée par l’État marocain, ce qui
entre l’axe Rabat/Casablanca et son arrière pays, a eu pour conséquence l’adoption quasi systé-
à proximité du principal port (Casablanca). C’est matique de moyens de ventilation. Ces équipe-
d’ailleurs cette région qui rassemble aujourd’hui ments très onéreux ont définitivement écarté de
plus de 50 % de la population citadine totale, et la production les investisseurs à faibles capacités
donc l’essentiel des revenus à même d’assurer des financières, quand ils n’ont pas été ruinés par un
achats réguliers de produits animaux. Le secteur épisode de chaleur ou par des ventes à perte. De
avicole moderne a ainsi connu une croissance ce fait, l’aviculture a tendance à se concentrer :
soutenue, que ce soit pour la poule pondeuse les projets d’installations maîtrisent toute la
(de 201 à 2 700 millions d’œufs annuellement chaîne, du couvoir et de la provende jusqu’à l’éle-
entre 1980 et 2008), ou le poulet de chair et, vage, pour finir avec l’abattage, voire la découpe
plus récemment, le dindon (de 70 000 à 440 000 et la transformation des produits.
tonnes de viande blanche de 1980 à 2008) (FISA, L’essor de l’aviculture moderne a permis
2008). À l’instar de ce qui a été relevé au niveau de mettre à la portée des consommateurs des pro-
mondial, l’accroissement de la disponibilité en téines peu onéreuses qui ont presque totalement
protéines animales a été bien davantage axé sur supplanté la volaille fermière dans les habitudes
les monogastriques, à un rythme plus de deux fois alimentaires (Sarter, 2004). Il a aussi permis de
supérieur à celui des ruminants (Speedy, 2003). s’affranchir des incertitudes quant à la dispo-
De par l’interdit religieux, l’élevage porcin était nibilité de protéines animales lors des épisodes
impossible au Maroc et l’aviculture s’est donc de sécheresse, mais cela au prix d’une autono-
retrouvée en première ligne pour procurer aux mie minime et avec des inconnues sanitaire et
consommateurs des protéines bon marché. Cette écologique. La crise issue de l’influenza aviaire
évolution rapide a eu de nombreuses retombées. en 2006 est encore présente dans les esprits de
En premier lieu, elle a signifié la marginalisa- nombreux opérateurs du secteur ; la possibilité de
tion de l’aviculture fermière, qui n’occupe plus déclaration de nouveaux cas leur faisant craindre
qu’une portion congrue : de près de 99 % des des difficultés financières ultérieures. De plus,
produits avicoles en 1970, à moins 20 % en 2010, l’implantation des élevages avicoles dans les
même si les chiffres doivent être considérés avec zones limitrophes des grandes villes, incluses
précaution, étant donné les inconnues sur les depuis dans les périmètres urbains, pose de nom-
niveaux exacts de production (Sarter, 2004). Par breuses questions quant au traitement des fientes,
ailleurs, l’implantation de l’aviculture moderne des cadavres et autres effluents et à leurs effets
s’est accompagnée d’une dépendance totale vis- sur l’environnement physique (cours d’eau et
à-vis des intrants importés. En effet, le Maroc ne nappes souterraines, odeurs nauséabondes, qualité
produisant presque pas de maïs grain, ni de soja de l’air, etc.). Pour l’instant, en l’absence d’une
et encore moins les additifs et autres principes ac- conscience poussée des riverains de ces élevages,
tifs des substances médicamenteuses utilisés par ces considérations semblent encore ignorées,
cet élevage, il est fortement tributaire des achats comme sont souvent passés sous silence les abus
sur le marché mondial, et donc de la variabilité dans l’utilisation d’antibiotiques et autres désin-
de la qualité et surtout des prix de ces matières fectants et la présence de résidus dans les produits
premières. Plus prononcée encore est la dépen- avicoles, tant ces denrées sont devenues stratégi-
dance du pays vis-à-vis des souches de poussins ques pour approvisionner les consommateurs.
sélectionnées. Finalement ce sont près de 50 %
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Le développement À partir des années 1980, avec les premiè-


res mesures de libéralisation de l’économie et
de l’élevage laitier l’ajustement structurel, les aides allouées au sec-
avec des races bovines importées teur agricole ont été progressivement supprimées.
Les prix des intrants se sont envolés, à commen-
Parallèlement à la production avicole, les cer par les aliments de bétail qui représentent
autorités en charge de l’élevage se sont aussi inté- l’essentiel des dépenses, tandis que le prix du lait
ressées au lait. Au lendemain de l’Indépendance, au départ de la ferme stagnait (Sraïri et Chohin
le pays hérite d’une chaîne laitière embryonnaire, Kuper, 2007).
les colons ayant très peu investi à ce niveau et les En termes de ressources génétiques,
villes, alors de faibles dimensions, étant approvi- l’absorption par croisement des races bovines
sionnées par des circuits courts, directement « de locales par des laitières importées (races Holstein,
l’étable à la table ». Sous l’impulsion de bailleurs Montbéliarde, Fleckvieh, etc.) a conduit à leur
de fonds internationaux, un « Plan laitier » s’éla- régression marquée : de plus de 90 à moins de
bore (Mara, 1975). Il cible en priorité la paysan- 55 % des effectifs totaux entre 1970 et 2010. Les
nerie des zones équipées en grande hydraulique, bovins importés – plus de 350 000 génisses plei-
où un barrage en amont alimente un réseau de nes, de 1970 à 2010 – se sont largement répandus
distribution de l’eau aux exploitations. Ces zones dans les campagnes, jusqu’à atteindre plus de
assurent aujourd’hui, sur moins de 15 % de la 15 % des effectifs totaux en 2010. Par ailleurs,
surface arable du pays, plus de 55 % de la pro- l’adoption de l’insémination artificielle avec les
duction. En effet, dans un pays où le stress hydri- semences de taureaux de races laitières a contri-
que est prononcé, avec moins de 800 m3 d’eau par bué à l’émergence d’un noyau de type croisé
habitant et par an, et où la pluviométrie est très (local x importé) qui représente près de 30 % des
capricieuse, l’augmentation des productions agri- effectifs totaux en 2010. Mais la régression de
coles (y compris l’élevage) passe nécessairement l’encadrement technique, due au brusque désen-
par une valorisation optimale de l’eau, surtout gagement de l’État, a compromis les ambitions
dans les zones irriguées. Le Plan laitier de 1975 initiales. Certes l’activité laitière s’est imposée,
visait ainsi une augmentation rapide des volumes même dans les élevages paysans de petite taille,
de lait, avec comme axes majeurs la modification mais les niveaux moyens de productivité demeu-
de la structure génétique du cheptel bovin, la pro- rent limités, en raison de très nombreuses lacunes
motion de la production de fourrages irrigués et la de gestion (insuffisances alimentaires, rations
constitution d’une infrastructure de collecte. Bien déséquilibrées, infécondité, mammites, etc.), avec
entendu, des subsides étaient prévus pour accom- à la clé une rentabilité souvent modique (Sraïri et
pagner cet élan, dans un pays où les traditions al., 2009a).
d’élevage ne vouaient qu’un intérêt limité au lait.
En aval, l’État marocain a veillé à la promotion Par ailleurs, la volonté de créer un matériel
d’un outil industriel de transformation du lait de génétique performant et adapté aux conditions
manière à assurer un débouché fiable au produit, locales a été définitivement freinée. Car, sans
tout comme il a joué un rôle d’arbitre pour garan- contrôle laitier digne de ce nom (moins d’une
tir la répartition du revenu généré par la chaîne centaine d’étables en 2010) et en l’absence de
d’approvisionnement entre ses différents opéra- programmes de sélection raisonnée qui pour-
teurs (éleveurs, coopératives de collecte, transfor- raient en valoriser les résultats, le pays demeure
mateurs industriels et revendeurs). Par ailleurs, entièrement dépendant des importations. Cela
la protection de la filière a aussi été instaurée au s’est plus particulièrement fait sentir de 2000
moyen de taxes douanières lourdes. à 2004, au plus fort de la crise de l’encéphalo-
pathie spongiforme bovine en Europe, avec le
Les conséquences de cette politique inter- moratoire décrété par les autorités marocaines sur
ventionniste n’ont pas tardé à porter leurs fruits. les importations de génisses. Il en est résulté un
La production de lait bovin a attiré rapidement renouvellement insuffisant des troupeaux laitiers,
des acteurs nombreux et divers (notables ruraux, du fait que la génisse importée, nourrie à l’herbe,
paysans, investisseurs urbains, etc.) séduits par revient nettement moins cher que celle qui est
une panoplie de subventions. Cela a induit une née au Maroc, principalement élevée avec force
augmentation continue de la production annuelle aliments achetés. Cela explique les importations
(de 400 000 à plus de 1 700 000 tonnes de 1970 massives (jusqu’à 30 000 génisses par an en cas
à 2009), toutefois perturbée par les aléas clima- de conjoncture climatique favorable) qui ont été
tiques, qui influencent directement le disponible opérées depuis 1975. Ces vaches ne réalisent
fourrager, même en régions irriguées. cependant que rarement une carrière supérieure
à trois lactations et leurs niveaux moyens de
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productivité culminent à moins de 2 500 kg de Aussi, une réflexion sérieuse semble-t-elle


lait par an (Sraïri et Baqasse, 2000). Seul l’appui s’être amorcée dans les bassins laitiers les plus
technique généralisé aux élevages bovins permet- importants du pays sur les scénarios possibles
trait de récupérer ces manques à gagner et d’amé- d’évolution de l’élevage bovin face à la raréfac-
liorer la rentabilité des ateliers lait et viande, pour tion des ressources en eau. Dans la majorité de
peu qu’il y ait une volonté d’intervention dans les ces régions, notamment les plus au Sud et à l’Est
exploitations, (Sraïri et al., 2011). du pays (Souss Massa dans le Sud autour de la
ville d’Agadir, Tadla à l’Est dans la région de
De plus, les rythmes d’amélioration Béni Mellal, Haouz de Marrakech et Doukkala
génétique des bovins dans leur pays d’origine à la périphérie de la ville d’El Jadida), la pluvio-
(Europe et Amérique du Nord), avec des vaches métrie annuelle dépasse rarement les 300 mm,
produisant communément plus de 10 000 kg par ce qui a entraîné une surexploitation, voire un
lactation, ont définitivement ancré chez l’éleveur épuisement des nappes phréatiques, à un moment
laitier marocain qui voudrait se spécialiser la où les dotations des barrages1 n’arrivent plus à
certitude qu’il vaut mieux s’adresser à l’étranger satisfaire toute la demande. Par conséquent, les
pour constituer et entretenir son troupeau. Cela systèmes fourragers basés sur du maïs irrigué en
induit donc une dépendance totale du secteur sur goutte-à-goutte destiné à l’ensilage afin de dimi-
le plan génétique, que ce soit pour des génisses nuer les consommations en eau dans les élevages
pleines ou des paillettes de sperme, quel que soit bovins connaissent un engouement récent. Or,
le prix à payer... Au bout du compte, les politi- jusqu’ici les acteurs des chaînes d’approvision-
ques de croisement intense des races locales avec nement laitier, notamment les éleveurs mais aussi
des bovins importés ont eu comme effet specta- les organismes étatiques du développement de
culaire l’émergence d’une majorité d’élevages de l’agriculture, semblent avoir prêté peu d’attention
type mixte produisant lait et viande simultané- aux mises en garde portant sur les risques asso-
ment. ciés à ces logiques de production : pollution des
En effet, le développement laitier a eu pour nappes (Landais, 1996), contamination du lait par
corollaire une production de viande bovine plus des résidus de pesticides ayant justement servi à
importante. Ce co-produit de l’élevage laitier a atteindre de hauts rendements de biomasse four-
même acquis une image très positive aux yeux ragère (Salas et al., 2003) et dépendance totale
de la majorité des exploitations, car beaucoup vis-à-vis de sources protéiques importées comme
plus plastique en termes de commercialisation, les tourteaux de soja ou de tournesol (Pochon,
à la différence du lait cru, dont le prix « départ 2008), etc.
ferme » est difficilement négociable. De plus, Par conséquent, avoir encouragé l’émer-
les races à lait importées affichant des potentiels gence d’un élevage bovin laitier moderne au
de production de viande supérieurs aux races Maroc aura permis de s’affranchir de coûteuses
locales, de nombreuses exploitations les utilisent importations et d’assurer les approvisionnements,
en élevage quasi allaitant, et réorientent les in- alors que d’autres pays de la région sont restés tri-
trants (notamment les fourrages et l’eau pour les butaires du marché mondial et des variations des
irriguer) vers les jeunes en croissance plutôt que cours du lait (Sraïri et al., 2007). Les répercus-
vers les laitières. Des études de terrain démon- sions en termes de production de viande ont été
trent que la valorisation économique de l’eau par positives. L’élevage bovin à base de races laitiè-
l’élevage bovin en zones irriguées, en contexte res importées a aussi eu des implications sociales
de stress hydrique prononcé, est meilleure en notables, créant des emplois et des revenus dans
production de viande qu’en production de lait, et le monde rural.
ce dans de nombreuses exploitations paysannes
a priori considérées comme laitières (Sraïri et Toutefois, le Maroc demeure très dépen-
al., 2009b). Ainsi, en raison de l’organisation de dant des importations de gènes bovins laitiers, car
la répartition des revenus générés dans la filière les programmes de contrôle de performances et
bovine (prix « départ ferme » respectifs du kg de sélection du cheptel ont périclité. Par ailleurs,
vif et du kg de lait), le lait bénéficie de moins les épisodes de sécheresse imposent aussi de fré-
d’attention que la viande dans de nombreuses
exploitations. Ceci atteste que les différentiels de 1. Quantités d’eau disponibles dans les barrages et destinées
revenus des deux fonctions (lactation et gain de à l’irrigation, après avoir d’abord satisfait les besoins des
poids) semblent remettre en cause la meilleure villes et des activités industrielles. À l’origine, le pilotage
des dotations se faisait selon la demande émise par les usa-
efficience métabolique de la lactation pour la gers (agriculteurs). Or, comme cette dernière est en constante
valorisation des fourrages irrigués (Vermorel et augmentation, le pilotage est aujourd’hui surtout dicté par
Coulon, 1998). les volumes disponibles (l’offre hydrique), ce qui induit, en
cas d’année sèche, des lâchers d’eau souvent insuffisants par
rapport aux besoins optimaux des cultures installées.
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quentes importations d’aliments concentrés, qui qui déterminent les quantités de fourrages dis-
peuvent s’avérer très préjudiciables pour la ren- ponibles. Suite à une sécheresse prolongée, les
tabilité des élevages, surtout en cas de renchéris- vaches perdent du poids et affichent une fertilité
sement incontrôlé des denrées agricoles, comme réduite, compromettant leur fonction naisseuse
l’a montré la crise alimentaire de 2007-2008. première. Ces systèmes allaitants se distinguent
Cela, sans omettre les obligatoires et stratégiques par leur relative autonomie fourragère. Ils sont
importations d’intrants que le pays ne produit pas, aussi peu dépendants de gènes et d’intrants im-
comme le matériel de traite et de réfrigération du portés. Mais étant donné l’importante population
lait. Mais plus inquiétant est le calquage aveugle animale et la diversité génétique impliquée (races
et à grande échelle de modèles basés sur le trip- locales et différents niveaux de croisements
tyque « irrigation en goutte-à-goutte, maïs ensilé avec des animaux importés) ainsi que la disper-
intensif et vaches Holstein » dont les possibles sion des troupeaux, les programmes de contrôle
répercussions sur l’environnement et la sécurité de performances et la sélection éventuelle qui
sanitaire des produits sont éludées. aurait pu en résulter n’ont pu s’imposer. Au final,
cette richesse animale demeure peu valorisée,
Les récentes évolutions de tributaire des aléas climatiques et offre un réel
potentiel d’amélioration génétique. Parmi les
l’élevage naisseur traditionnel voies possibles d’intervention pour rehausser les
performances de ces systèmes autonomes figu-
Outre l’aviculture et le bovin laitier, rent la maîtrise de la reproduction des vaches
l’élevage extensif naisseur est pratiqué tradition- (avec un meilleur suivi de leur alimentation et de
nellement au Maroc, avec des bovins, des petits leur santé), la promotion de leurs produits (par
ruminants (ovins et caprins) et accessoirement exemple, du lait de vache locale riche en matières
des dromadaires. Ces derniers, cantonnés dans les grasses transformé en smen, beurre rance) moyen-
zones les plus méridionales du pays, pourraient nant des réseaux de vente efficaces, ainsi que la
à l’avenir, en cas de changement climatique aigu finition de jeunes animaux maigres. Ceci suppose
et de sécheresses accrues, être appelés à jouer un encadrement de proximité et la maîtrise de la
un rôle plus important dans la sécurisation des commercialisation, actuellement absents dans la
approvisionnements en lait et viande. majorité des exploitations agricoles.
Chacun des systèmes d’élevage naisseur ● L’élevage ovin naisseur
que nous allons décrire repose sur une espèce
animale et ses ressources alimentaires. La production de viande ovine est encore
plus fondamentalement marquée du sceau de
● L’élevage bovin allaitant la diversité des races. Plus de six sont dûment
La production de viande bovine issue de identifiées et un ensemble de populations locales
troupeaux naisseurs est surtout liée à des femel- sont peu caractérisées, notamment dans les zones
les allaitantes de races locales ou de type croisé. de montagne. Les terroirs ainsi que les ressources
Elles sont nourries principalement à base de alimentaires qu’ils offrent sont tout aussi divers.
ressources pastorales, mais aussi avec de l’herbe Tant la diversité de ses ressources génétiques que
de jachère, des sous-produits de céréaliculture l’ampleur des effectifs (plus de 17 millions, soit
(paille, chaumes, surplus de grains), ainsi que des le 12e effectif ovin au monde), font du Maroc un
adventices des terroirs cultivés. Toutes ces res- pays moutonnier par excellence. En effet, cette
sources, que les zootechniciens nomment Unités espèce est bien plus adaptée aux variations clima-
Fourragères Lait gratuites, nécessitent en fait un tiques que les bovins. Elle se déplace facilement
coût en travail humain considérable : gardiennage sur les reliefs accidentés, dans un pays où 26 %
dans des zones enclavées, désherbage manuel, de la surface sont situés à plus de 1 000 m d’al-
transport, etc. En périodes de disette (fin de l’été titude, de par son faible poids et ses rythmes de
jusqu’à la première pousse d’herbe qui dépend de reproduction saisonnés. De plus, la laine consti-
la précocité des pluies automnales) une complé- tuait traditionnellement un produit stratégique,
mentation avec des concentrés achetés est aussi allant jusqu’à représenter l’épargne de nombreu-
pratiquée. Cette activité, surtout concentrée dans ses familles. Cela est désormais révolu, car les
les zones pluviales (sans possibilité d’irrigation), fibres synthétiques l’ont reléguée à un statut de
donne aussi lieu à une production sommaire de matière encombrante et difficile à écouler. Le
lait qui est tétée par le veau, consommée à la marché potentiel incarné par le tourisme de masse
ferme ou qui intègre les chaînes de transforma- ne parvient pas à soulager cette situation car les
tion. Les quantités de viande ainsi que de lait is- produits de l’artisanat (tapis, habits traditionnels
sues de ces troupeaux bovins naisseurs dépendent comme les djellabas, etc.) sont chers, hors de
fortement des niveaux de précipitations annuelles, portée de très nombreuses bourses.
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La majorité des races marocaines affichent


un anœstrus saisonnier de janvier à avril, ce qui connue pour sa prolificité (la D’man) couplée à
induit des agnelages groupés en automne, au mo- des aliments spécifiques (résidus de dattes et lu-
ment où les disponibilités alimentaires sont à leur zerne irriguée) ont induit un mode de production,
plus faible niveau. Il en résulte des performances certes marginal, mais remarquable (Kerfal, 2005).
contrastées. Schématiquement, trois types de Le caractère prolifique de la race ovine D’man
systèmes d’élevage ovin ont été définis : (plus de 70 % des mises bas sont multiples, dont
– l’élevage pastoral, surtout dans les zones un quart compte au moins trois agneaux) induit
de montagne et de piémont, avec des animaux cependant des poids limités à la naissance (in-
alimentés en priorité à base de ressources issues férieurs à 2 kg par individu). Ceci constitue une
des parcours (végétation naturelle quasi gratuite contrainte majeure pour assurer la viabilité des
mais dont l’exploitation nécessite un dur labeur agneaux. Celle-ci nécessite une conduite zoo-
de gardiennage des troupeaux dans des conditions technique améliorée, qui passe par une hygiène
pénibles) ; adéquate et un allaitement artificiel (ce qui justifie
– l’élevage agro-pastoral, en régions de souvent, dans de nombreux foyers, de garder
céréaliculture et aux abords des zones irriguées, une vache pour allaiter au biberon une portée
où les troupeaux reçoivent, outre les produits d’agneaux nombreuse …), le lait d’une seule
des pâturages, une complémentation à partir des brebis risquant d’être insuffisant pour une progé-
parcelles cultivées, notamment les résidus de niture fournie. Aussi, dans les oasis, les troupeaux
céréales (son, paille, etc.) et parfois des fourrages de la race D’man sont-ils généralement de petite
(avoine, orge, luzerne, etc.) ; taille (2 à 3 brebis et leur descendance). Les
– l’élevage oasien, dans les zones saharien- éleveurs les conduisent en zéro pâturage intégral,
nes, où l’existence d’une race mondialement étant donné l’exiguïté de l’espace et les limites du
disponible fourrager.

Troupeau de race D’man à Mirna, village oasien (province de Ouarzazate). © Taher Sraïri.
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● L’élevage ovin spécifique à la fête de de l’animal. Car les textes islamiques régissant
l’Aïd El Kébir le rite du sacrifice d’Abraham insistent tous sur
Les évolutions récentes de l’élevage ovin les indications relatives au standard de la bête à
au Maroc et dans les autres pays du Maghreb lui réserver : « L’offrande viendra intacte, avec
(Algérie et Tunisie) convergent vers deux orienta- cornes, sabots, poils et laine, le sang qui coule
tions importantes. Il s’agit d’abord de s’affranchir est estimé de Dieu avant même qu’il ne touche le
de la dépendance climatique, ce qui s’est traduit sol » (hadith - communication orale - du prophète
dans tous les systèmes par un surplus d’aliments Mohammed). La symbolique des cornes est fon-
achetés, particulièrement en périodes de séche- damentale ; elle garantit la possibilité de contenir
resse. Il faut ensuite concentrer l’essentiel des l’animal en lieu et place du fils d’Abraham. Pour
efforts sur la production d’antenais (mâles sevrés la majorité des ménages, l’achat d’un animal
en croissance) finis, destinés à être valorisés sur le sans cornes est tout simplement impensable, le
marché spécifique de la fête du sacrifice d’Abra- sacrifice devant respecter à la lettre les indications
ham (Alary et Boutonnet, 2006), localement des textes religieux. Toutefois, pour les familles
connue sous le nom de « Aïd El Kébir », littérale- les plus démunies, l’importance de participer à la
ment : la grande fête. fête justifie de se rabattre sur des animaux moins
onéreux, comme les femelles (qui sont, dans la
Ces évolutions traduisent aussi les change- majorité des races ovines locales, sans cornes) ou
ments de comportements de consommation des des mâles de mauvaise conformation, qui trou-
produits carnés au Maroc, avec la prééminence de vent preneurs en cette circonstance…
la volaille, suivie du bœuf, tandis que les quanti-
tés de mouton stagnent (Sarter, 2006). Parmi les À cette occasion, les transactions sur les
hypothèses qui peuvent expliquer ces tendances, ovins sont aussi importantes que tout le reste de
le coût élevé du mouton (le double du poulet de l’année et les critères d’achat n’ont plus rien à
chair par exemple), son goût marqué qui ne serait voir avec ceux des chevillards et bouchers qui
plus apprécié par une majorité de consommateurs sélectionnent sur le poids des bêtes et leur rende-
(une croyance largement répandue et qui reste à ment de carcasse prévisible. Aussi, le secteur de
prouver lui attribue un taux élevé en cholestérol) l’élevage ovin est-il en passe de s’adapter à cette
et aussi une faible aptitude à se prêter à des repas nouvelle donne, qui fait que la viande n’est pas le
individualisés. En effet, les récentes évolutions seul produit recherché. Cela s’est traduit ces der-
sociales ont entraîné des modifications dans les nières années par la promotion d’une race connue
comportements de consommation (davantage de pour son esthétique, la Sardi, aussi appelée « race
repas pris individuellement et/ou hors du domi- à lunettes » en raison de ses taches noires carac-
cile familial) qui pénalisent lourdement la viande téristiques sur le museau et les yeux. Les varian-
ovine au bénéfice de la volaille, du bœuf et des tes de choix de l’animal à sacrifier demeurent
laitages (plus adaptés pour des préparations de aussi largement régionales voire individuelles
restauration rapide : pizzas, sandwiches, etc.). et chaque chef de ménage, selon ses origines,
La viande ovine a cependant gagné le statut d’un ses perceptions du standard à abattre et surtout
mets surtout festif consommé collectivement son budget opérera l’achat qui lui permettra de
(l’Aïd El Kébir en particulier mais aussi les ma- combler les membres de sa famille. Les éleveurs
riages, les festivals - moussems -, etc. où le mou- ayant compris ces évolutions essaient de s’y
ton rôti - méchoui - est quasi obligatoire), alors conformer en mettant sur le marché des animaux
qu’elle constituait jusqu’au milieu du XXe siècle qui plaisent aux acheteurs. Certains phénotypes
la base de l’alimentation carnée. et races ciblent des marchés spécifiques. Au Nord
du Maroc, dans les villes de Tanger et Tétouan,
C’est la concentration de la consommation les races à gueule de couleur acajou originaires
du mouton autour de la fête de l’Aïd El Kébir qui du Moyen Atlas et de l’Oriental (la Timahdite et
représente l’évolution la plus notable de ce sec- la Béni Guil) sont les plus prisées, tandis qu’au
teur. Cette manifestation draine en effet plus de niveau du Maroc atlantique, surtout aux abords de
50 % des abattages annuels d’ovins et représente l’agglomération de Casablanca, c’est la Sardi qui
donc un marché stratégique pour les éleveurs. est la plus estimée. Il faut sûrement voir dans ces
Elle donne lieu à un réel transfert de fonds vers comportements d’achat des réminiscences d’ha-
le monde rural ainsi qu’à d’intenses transactions bitudes de consommation, car la dynamique pous-
sur les ovins, qui n’ont été que peu analysées. sée d’urbanisation du pays (de moins de 20 % de
En effet, les achats d’ovins lors de cette fête sont citadins en 1900 à plus de 55 % en 2005) a résulté
opérés directement par les ménages et l’apparence d’un intense exode rural qui a ramené en ville un
extérieure de l’animal vivant prime à cette occa- ensemble de pratiques préétablies (Troin, 2002).
sion, ce qui concourt à des prix de vente généra- Ainsi, à Casablanca, mégalopole de 4 millions
lement supérieurs à la valeur du poids de viande d’habitants qui a drainé la population d’un vaste
98 Courrier de l’environnement de l’INRA n° 60, mai 2011

Béliers de race Timahdite au pâturage près de Aïn Leuh (1800 m d’altitude). En arrière-plan, la chaîne du
Moyen Atlas. © Taher Sraïri.

arrière-pays, la race Sardi lui rappelle l’ovin de sa opposées. Par exemple, reprenant les théories des
région d’origine, les plaines de la Chaouia et du bienfaits du croisement, la recherche a conçu de
Tadla et le plateau des phosphates de Khouribga. nombreux programmes prônant l’usage de la race
En bref, l’ovin de l’Aïd El Kébir acquiert non prolifique nationale - la D’man des oasis - pour
seulement une dimension festive, mais il atteint la multiplier avec des races rustiques locales (la
même un statut identitaire, expliquant la suren- Béni Guil, la Sardi, la Timahdite, etc.) ou des
chère dont il est l’objet lorsqu’il s’agit d’acquérir races à viande lourdes et importées (dans le cadre
une bête onéreuse et répondant le plus possible à de croisements à double étage intégrant la D’man,
des critères esthétiques. une autre race nationale rustique et une race im-
portée comme l’Île de France ou la Texel), ce qui
Avec ces changements, il semble que la augmenterait les potentiels d’efficacité pondérale
gestion de la richesse génétique ovine au Maroc des troupeaux. Ce faisant, la recherche zootechni-
soit dépassée. Certes, les autorités ayant très tôt que omet que les produits de ces croisements sont
compris le rôle fondamental de cette espèce dans le plus souvent meusses (dépourvus de cornes),
les écosystèmes agraires ont favorisé la création car la race D’man comme les races importées
d’associations d’éleveurs à même de gérer les le sont, ce qui les élimine du choix des familles
races endémiques. Mais l’enjeu considérable lors de l’Aïd El Kébir. Par ailleurs, une race n’est
représenté par l’Aïd El Kébir n’est pas encore pas seulement un ensemble d’animaux avec des
intégré dans les actions menées pour la sélection caractéristiques phénotypiques communes, mais
des animaux ou la vulgarisation des pratiques elle est aussi le reflet d’un ensemble homogène
d’élevage adaptées pour la préparation d’antenais intégrant gestion du territoire, produits animaux
pour cette fête. Plus grave, la recherche zootech- typés et références culturelles des hommes qui en
nique semble totalement ignorer ces éléments de ont la charge (Vissac, 1994). Or ce genre d’ovins
contexte, et s’inspirant de schémas théoriques croisés comporte une part d’inconnu quant au
d’amélioration des performances des animaux, type de conduite zootechnique à lui réserver. En
elle en vient même à proposer des solutions effet les races ovines du Maroc sont associées
Courrier de l’environnement de l’INRA n° 60, mai 2011 99

à des terroirs donc directement aux ressources la sociologie pour l’analyse de la consommation
alimentaires que consomment les troupeaux et et ses déterminants.
qui assurent un goût et une qualité de viande
spécifiques : la race Béni Guil de l’Oriental En conclusion
nourrie en steppe alfatière et dont les caractéris-
tiques organoleptiques étaient réputées jusqu’en Le développement de l’élevage s’est impo-
France métropolitaine, du temps du Protectorat, sé comme une nécessité pour le Maroc après l’In-
connue alors sous l’appellation d’« agneau petit dépendance, étant donné les perspectives d’aug-
Oranais » ; de même, la Sardi nourrie sur les mentation de la demande qui se profilaient. Pour
pâturages des plaines céréalières de la Chaouia, concrétiser cet essor, différentes voies ont été ex-
ou encore la Timahdite sur les parcours forestiers plorées et elles ont permis d’assurer un minimum
du Moyen Atlas. Avec des ovins croisés dont les de sécurité alimentaire pour des denrées aussi
races parentales proviennent d’écosystèmes très stratégiques que les produits carnés, les oeufs et
différents (des ovins pastoraux adaptés à la mar- le lait. Toutefois, près de 50 ans plus tard, il est
che comme la race Béni Guil, la Timahdite ou la possible d’évaluer les réalisations avec un certain
Sardi, accouplés avec une race vivant en stabula- recul. En effet, les niveaux moyens individuels
tion et en petits troupeaux, la D’man), il persiste de consommation en protéines animales demeu-
un hiatus dans le type de conduite à leur réserver : rent modestes et n’ont quasiment pas évolué. Par
faut-il les mettre au pâturage ou les destiner à une ailleurs, les disparités de consommation prouvent
alimentation à l’auge ? C’est d’ailleurs ce genre que de larges franges de la société n’accèdent pas
d’inconnues qui pourraient expliquer que ces suffisamment à ces produits. En effet, avec un
races dites synthétiques puissent faire long feu, pouvoir d’achat meilleur chez les très nombreux
inadaptées aux attentes des éleveurs, qui doivent ménages à revenus limités, les volumes produits
composer avec des marchés très sélectifs. auraient été insuffisants pour couvrir les besoins,
D’intenses efforts demeurent donc né- ce qui remettrait en cause les choix opérés.
cessaires pour une gestion harmonieuse de la La demande de viande rouge chute, en
richesse génétique ovine au Maroc. Étant donné valeur relative, au profit principalement de la
la régression constatée de la consommation de volaille, nettement moins chère. La production
mouton relativement au poulet, au bœuf et au avicole reposant sur des intrants entièrement im-
poisson (dans un pays doté de plus de 3 000 km portés, la sécurité alimentaire est donc en trom-
de côtes très riches en ressources halieutiques) et pe-l’œil. L’élevage bovin laitier avec des races
la prépondérance de ses usages à des fins festives, importées s’est lui aussi imposé dans de nom-
il convient de cibler les interventions pour en breuses régions sous l’impulsion de l’État, mais
promouvoir la valeur. À cet égard, la certification ses performances technico-économiques sont plus
de viandes ovines selon les races qui les produi- que mitigées. De plus, le bilan de la valorisation
sent et les terroirs spécifiques dont elles émanent de l’eau par cette activité démontre sa vulnéra-
serait salutaire pour augmenter les revenus des bilité en zones irriguées, où les disponibilités
éleveurs. Il faudrait viser en particulier les éle- hydriques sont insuffisantes, aussi bien à cause
vages extensifs des régions pastorales où le bilan des épisodes de sécheresse que d’une demande
fourrager est basé sur de l’herbe, et non pas les accrue, ce qui entraîne l’utilisation non durable
ceintures suburbaines où l’engraissement intensif des nappes souterraines.
d’antenais croisés repose principalement sur des
ressources alimentaires achetées. Les systèmes ancestraux d’élevage nais-
seur ont été dédaignés et les ressources généti-
En termes de programmes de recherche sur ques qu’ils mobilisent peu valorisées ou incluses
l’ovin au Maroc, un nécessaire recentrage sur les dans des schémas de gestion qui s’éloignent des
fêtes et sur les caractéristiques désirées par les évolutions du contexte local, comme la montée en
consommateurs à ces occasions est primordial. puissance de la fête de l’Aïd El Kébir. Il est à cet
Cela renvoie à l’aspect extérieur des animaux égard révélateur qu’aucune recherche zootech-
(cornes, toison, queue, etc.) mais aussi à la qualité nique sérieuse n’ait été jusqu’ici menée sur les
de la viande (types de graisses, saveur, etc.) et races bovines locales, en dépit de leurs caractères
aux formats (taille et poids de carcasse) prisés. de rusticité ainsi que des possibilités de les sélec-
Autant de thématiques appelant à l’interaction tionner pour garantir une certaine indépendance
entre diverses disciplines comme l’étude des vis-à-vis de gènes importés.
pratiques d’élevage, l’économie de la production
et ses impacts sur l’environnement, sans omettre
100 Courrier de l’environnement de l’INRA n° 60, mai 2011

Troupeau Sardi au pâturage dans la subéraie (forêt de chênes-lièges) de la Maâmora. © Taher Sraïri.

Quels pourraient être les enseignements à Pour s’affranchir de la dépendance,


tirer de ces évolutions ? L’une des idées forces l’autonomie fourragère doit être recherchée au
est qu’il est nécessaire de poursuivre l’effort maximum dans les exploitations, ce qui revient
d’augmentation de la production animale. C’est à y généraliser les bonnes pratiques culturales et
d’ailleurs une composante majeure de la straté- zootechniques, d’autant que l’élevage y assure un
gie de développement agricole qui vient d’être rôle clé dans la génération de revenus, même lors
adoptée : le Plan Maroc vert2. Mais cela ne peut
1
des années très sèches, quand les cultures sont
plus se réaliser avec les options du passé, tant improductives. Cela permettra aussi de dépasser
les enjeux de durabilité et de compétitivité sont la volatilité des prix des aliments importés, pour
devenus prégnants. Il y a des voies alternatives à ne pas être otage d’augmentations inopinées sur
explorer d’urgence pour une valorisation optimale les marchés mondiaux. Par ailleurs, la bonne
des ressources (à commencer par l’eau) et des gouvernance doit s’ériger en principe majeur
produits. Il est d’ailleurs dommage que l’ampleur de gestion des chaînes d’approvisionnement
des infestations de bovins par les myiases dimi- en produits animaux : répartition équitable des
nue la valeur marchande des peaux et conduise dividendes entre les opérateurs, évaluation des
à ce que le pays soit devenu importateur de ce impacts environnementaux, traçabilité des pro-
co-produit emblématique. ductions pour une éventuelle rémunération à la
qualité, etc. Cela constitue une condition majeure
de résilience de l’élevage au Maroc, à un moment
où se profile la fin de la protection des filières,
puisque le pays négocie actuellement un accord
de libre échange avec l’Union Européenne. Une
2.1 Stratégie d’augmentation des productions agricoles au réflexion approfondie doit être menée sur l’enca-
Maroc, aussi bien les denrées vivrières comme les céréales,
le lait, la viande, etc., que les produits destinés à l’exporta- drement des élevages, actuellement peu élaboré :
tion comme les primeurs et les agrumes, et ce, à l’horizon comment mettre en place un appui technique dans
2020. Le Plan Maroc vert se base sur une intensification de un contexte d’offre atomisée (des milliers d’ex-
la production via la facilitation de l’accès aux moyens de ploitations avec des productions limitées) et avec
financement et l’organisation des filières autour d’opérateurs
capables d’encadrer les agriculteurs et de valoriser leurs un désengagement total des services de l’Etat ?
produits (industriels, grandes unités de production, fournis- Or, là est la clé de futurs succès pour récupérer
seurs d’intrants, etc.). Le Plan Maroc vert a des objectifs très les manques à gagner, gage de la lutte contre la
ambitieux qui visent à redynamiser tout le secteur agricole et pauvreté rurale ■
à l’ériger en véritable locomotive de la croissance économi-
que du pays.
Courrier de l’environnement de l’INRA n° 60, mai 2011 101

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