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mt.srairi@iav.ac.ma
« Les problèmes ne viennent pas tant de ce que l’on ignore, mais de ce que l’on sait. »
Artemus Ward
Par sa position géographique remarqua- tées par des stratégies d’élevage radicales lorsque
ble aux extrémités Nord et Ouest du continent les contraintes environnementales (surcharge
africain, et en raison de la grande variété d’éco- animale, sécheresse pluriannuelle et/ou troubles
systèmes agraires qu’il présente (façade médi- politiques) durent longtemps : décapitalisation
terranéenne, hautes montagnes, oasis, piémonts, de masse et maintien de l’effectif au strict mini-
plaines atlantiques, plateaux sahariens, etc.), le mum, afin de rebondir lorsque le climat redevient
Maroc dispose d’une importante diversité d’ani- plus clément (Tillon, 2000). Historiquement, ces
maux domestiques. C’est le cas aussi bien pour logiques de production se sont avérées adaptées
les bovins (2,7 millions) que pour les ovins et à leurs missions de contrôle et de mise en valeur
caprins (respectivement 17 et 5 millions) et même du territoire ainsi que d’approvisionnement de la
pour les dromadaires (200 000). Cette diversité population en protéines animales. Elles ont même
est issue de traditions millénaires, comme en permis des exportations qui ont fait la réputa-
témoignent des gravures rupestres disséminées tion du pays : c’est, par exemple, l’origine du
à travers le pays. Au XXe siècle, au tout début terme maroquinerie. De même, la race Mérinos,
de la colonisation du pays, les très nombreuses mondialement connue pour sa laine de qualité,
races endémiques et leurs productions (viande, est aussi originaire du Maroc, d’où elle a ensuite
lait, poil, cuir, laine, etc.) ont été très convoitées. migré vers l’Andalousie puis vers toute l’Espa-
Les premiers travaux de recherche qui ont tenté gne, du temps de la dynastie des Mérinides (XIIIe
de cerner cette richesse génétique ont rapide- - XVe siècle), pour investir le reste de l’Europe et
ment souligné l’adaptation de ces animaux à des finalement l’Australie (Flamant, 2002).
environnements souvent hostiles, marqués par
un climat à variabilité poussée, et donc à des Toutefois, avec les changements démo-
épisodes fréquents de disette (Vaysse, 1952). graphiques brutaux du XXe siècle (de 11 mil-
Ces ressources animales affichent le plus sou- lions d’habitants en 1960 à près de 34 millions
vent des potentiels de production limités, mais en 2010) et l’urbanisation massive, le Maroc a dû
elles arrivent à se maintenir – à survivre – rapidement intensifier ses productions animales
moyennant des mécanismes de régulation re- pour garantir sa sécurité alimentaire. Il s’en est
marquables : adaptation à la soif, perte de poids, suivi, chez les agronomes et vétérinaires de la
recyclage de l’azote endogène, résistance aux période du Protectorat, des réflexions poussées
parasites, etc. Ces facultés peuvent être exploi- sur l’instauration de plans de développement de
l’élevage, qui n’ont pris leur essor qu’à l’Indé-
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pendance, à partir des années 1960. Dans cette des viandes totales (rouges et blanches) et plus de
synthèse, nous souhaitons revenir sur les ré- 85 % des œufs consommés par le citoyen maro-
percussions de ces politiques sur les ressources cain qui proviennent d’une filière de production
génétiques animales au Maroc et leur gestion, extravertie.
ainsi que sur les termes futurs de la sécurisation
des approvisionnements protéiques. Par ailleurs, l’aviculture est aussi très
sensible aux caractéristiques du climat local. Ce
dernier présente fréquemment des épisodes de
L’essor de l’aviculture canicule estivale (localement connus sous le nom
intensive de chergui - vent chaud d’origine saharienne)
avec des températures diurnes et même nocturnes
La première manifestation de la volonté qui peuvent dépasser 50°C durant quelques jours.
d’intensifier les productions animales au Maroc Cela provoque, outre des mortalités effroyables,
s’est concrétisée dans l’émergence soudaine de des chutes prononcées de la performance des
l’aviculture moderne à partir des années 1960. animaux et aboutit à des pertes économiques ma-
Cette activité s’est développée surtout sous jeures. Récemment, pour mettre de l’ordre dans la
l’impulsion d’investisseurs privés, aux abords profession, une charte d’installation des élevages
des grandes métropoles de la zone atlantique, avicoles a été édictée par l’État marocain, ce qui
entre l’axe Rabat/Casablanca et son arrière pays, a eu pour conséquence l’adoption quasi systé-
à proximité du principal port (Casablanca). C’est matique de moyens de ventilation. Ces équipe-
d’ailleurs cette région qui rassemble aujourd’hui ments très onéreux ont définitivement écarté de
plus de 50 % de la population citadine totale, et la production les investisseurs à faibles capacités
donc l’essentiel des revenus à même d’assurer des financières, quand ils n’ont pas été ruinés par un
achats réguliers de produits animaux. Le secteur épisode de chaleur ou par des ventes à perte. De
avicole moderne a ainsi connu une croissance ce fait, l’aviculture a tendance à se concentrer :
soutenue, que ce soit pour la poule pondeuse les projets d’installations maîtrisent toute la
(de 201 à 2 700 millions d’œufs annuellement chaîne, du couvoir et de la provende jusqu’à l’éle-
entre 1980 et 2008), ou le poulet de chair et, vage, pour finir avec l’abattage, voire la découpe
plus récemment, le dindon (de 70 000 à 440 000 et la transformation des produits.
tonnes de viande blanche de 1980 à 2008) (FISA, L’essor de l’aviculture moderne a permis
2008). À l’instar de ce qui a été relevé au niveau de mettre à la portée des consommateurs des pro-
mondial, l’accroissement de la disponibilité en téines peu onéreuses qui ont presque totalement
protéines animales a été bien davantage axé sur supplanté la volaille fermière dans les habitudes
les monogastriques, à un rythme plus de deux fois alimentaires (Sarter, 2004). Il a aussi permis de
supérieur à celui des ruminants (Speedy, 2003). s’affranchir des incertitudes quant à la dispo-
De par l’interdit religieux, l’élevage porcin était nibilité de protéines animales lors des épisodes
impossible au Maroc et l’aviculture s’est donc de sécheresse, mais cela au prix d’une autono-
retrouvée en première ligne pour procurer aux mie minime et avec des inconnues sanitaire et
consommateurs des protéines bon marché. Cette écologique. La crise issue de l’influenza aviaire
évolution rapide a eu de nombreuses retombées. en 2006 est encore présente dans les esprits de
En premier lieu, elle a signifié la marginalisa- nombreux opérateurs du secteur ; la possibilité de
tion de l’aviculture fermière, qui n’occupe plus déclaration de nouveaux cas leur faisant craindre
qu’une portion congrue : de près de 99 % des des difficultés financières ultérieures. De plus,
produits avicoles en 1970, à moins 20 % en 2010, l’implantation des élevages avicoles dans les
même si les chiffres doivent être considérés avec zones limitrophes des grandes villes, incluses
précaution, étant donné les inconnues sur les depuis dans les périmètres urbains, pose de nom-
niveaux exacts de production (Sarter, 2004). Par breuses questions quant au traitement des fientes,
ailleurs, l’implantation de l’aviculture moderne des cadavres et autres effluents et à leurs effets
s’est accompagnée d’une dépendance totale vis- sur l’environnement physique (cours d’eau et
à-vis des intrants importés. En effet, le Maroc ne nappes souterraines, odeurs nauséabondes, qualité
produisant presque pas de maïs grain, ni de soja de l’air, etc.). Pour l’instant, en l’absence d’une
et encore moins les additifs et autres principes ac- conscience poussée des riverains de ces élevages,
tifs des substances médicamenteuses utilisés par ces considérations semblent encore ignorées,
cet élevage, il est fortement tributaire des achats comme sont souvent passés sous silence les abus
sur le marché mondial, et donc de la variabilité dans l’utilisation d’antibiotiques et autres désin-
de la qualité et surtout des prix de ces matières fectants et la présence de résidus dans les produits
premières. Plus prononcée encore est la dépen- avicoles, tant ces denrées sont devenues stratégi-
dance du pays vis-à-vis des souches de poussins ques pour approvisionner les consommateurs.
sélectionnées. Finalement ce sont près de 50 %
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quentes importations d’aliments concentrés, qui qui déterminent les quantités de fourrages dis-
peuvent s’avérer très préjudiciables pour la ren- ponibles. Suite à une sécheresse prolongée, les
tabilité des élevages, surtout en cas de renchéris- vaches perdent du poids et affichent une fertilité
sement incontrôlé des denrées agricoles, comme réduite, compromettant leur fonction naisseuse
l’a montré la crise alimentaire de 2007-2008. première. Ces systèmes allaitants se distinguent
Cela, sans omettre les obligatoires et stratégiques par leur relative autonomie fourragère. Ils sont
importations d’intrants que le pays ne produit pas, aussi peu dépendants de gènes et d’intrants im-
comme le matériel de traite et de réfrigération du portés. Mais étant donné l’importante population
lait. Mais plus inquiétant est le calquage aveugle animale et la diversité génétique impliquée (races
et à grande échelle de modèles basés sur le trip- locales et différents niveaux de croisements
tyque « irrigation en goutte-à-goutte, maïs ensilé avec des animaux importés) ainsi que la disper-
intensif et vaches Holstein » dont les possibles sion des troupeaux, les programmes de contrôle
répercussions sur l’environnement et la sécurité de performances et la sélection éventuelle qui
sanitaire des produits sont éludées. aurait pu en résulter n’ont pu s’imposer. Au final,
cette richesse animale demeure peu valorisée,
Les récentes évolutions de tributaire des aléas climatiques et offre un réel
potentiel d’amélioration génétique. Parmi les
l’élevage naisseur traditionnel voies possibles d’intervention pour rehausser les
performances de ces systèmes autonomes figu-
Outre l’aviculture et le bovin laitier, rent la maîtrise de la reproduction des vaches
l’élevage extensif naisseur est pratiqué tradition- (avec un meilleur suivi de leur alimentation et de
nellement au Maroc, avec des bovins, des petits leur santé), la promotion de leurs produits (par
ruminants (ovins et caprins) et accessoirement exemple, du lait de vache locale riche en matières
des dromadaires. Ces derniers, cantonnés dans les grasses transformé en smen, beurre rance) moyen-
zones les plus méridionales du pays, pourraient nant des réseaux de vente efficaces, ainsi que la
à l’avenir, en cas de changement climatique aigu finition de jeunes animaux maigres. Ceci suppose
et de sécheresses accrues, être appelés à jouer un encadrement de proximité et la maîtrise de la
un rôle plus important dans la sécurisation des commercialisation, actuellement absents dans la
approvisionnements en lait et viande. majorité des exploitations agricoles.
Chacun des systèmes d’élevage naisseur ● L’élevage ovin naisseur
que nous allons décrire repose sur une espèce
animale et ses ressources alimentaires. La production de viande ovine est encore
plus fondamentalement marquée du sceau de
● L’élevage bovin allaitant la diversité des races. Plus de six sont dûment
La production de viande bovine issue de identifiées et un ensemble de populations locales
troupeaux naisseurs est surtout liée à des femel- sont peu caractérisées, notamment dans les zones
les allaitantes de races locales ou de type croisé. de montagne. Les terroirs ainsi que les ressources
Elles sont nourries principalement à base de alimentaires qu’ils offrent sont tout aussi divers.
ressources pastorales, mais aussi avec de l’herbe Tant la diversité de ses ressources génétiques que
de jachère, des sous-produits de céréaliculture l’ampleur des effectifs (plus de 17 millions, soit
(paille, chaumes, surplus de grains), ainsi que des le 12e effectif ovin au monde), font du Maroc un
adventices des terroirs cultivés. Toutes ces res- pays moutonnier par excellence. En effet, cette
sources, que les zootechniciens nomment Unités espèce est bien plus adaptée aux variations clima-
Fourragères Lait gratuites, nécessitent en fait un tiques que les bovins. Elle se déplace facilement
coût en travail humain considérable : gardiennage sur les reliefs accidentés, dans un pays où 26 %
dans des zones enclavées, désherbage manuel, de la surface sont situés à plus de 1 000 m d’al-
transport, etc. En périodes de disette (fin de l’été titude, de par son faible poids et ses rythmes de
jusqu’à la première pousse d’herbe qui dépend de reproduction saisonnés. De plus, la laine consti-
la précocité des pluies automnales) une complé- tuait traditionnellement un produit stratégique,
mentation avec des concentrés achetés est aussi allant jusqu’à représenter l’épargne de nombreu-
pratiquée. Cette activité, surtout concentrée dans ses familles. Cela est désormais révolu, car les
les zones pluviales (sans possibilité d’irrigation), fibres synthétiques l’ont reléguée à un statut de
donne aussi lieu à une production sommaire de matière encombrante et difficile à écouler. Le
lait qui est tétée par le veau, consommée à la marché potentiel incarné par le tourisme de masse
ferme ou qui intègre les chaînes de transforma- ne parvient pas à soulager cette situation car les
tion. Les quantités de viande ainsi que de lait is- produits de l’artisanat (tapis, habits traditionnels
sues de ces troupeaux bovins naisseurs dépendent comme les djellabas, etc.) sont chers, hors de
fortement des niveaux de précipitations annuelles, portée de très nombreuses bourses.
96 Courrier de l’environnement de l’INRA n° 60, mai 2011
Troupeau de race D’man à Mirna, village oasien (province de Ouarzazate). © Taher Sraïri.
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● L’élevage ovin spécifique à la fête de de l’animal. Car les textes islamiques régissant
l’Aïd El Kébir le rite du sacrifice d’Abraham insistent tous sur
Les évolutions récentes de l’élevage ovin les indications relatives au standard de la bête à
au Maroc et dans les autres pays du Maghreb lui réserver : « L’offrande viendra intacte, avec
(Algérie et Tunisie) convergent vers deux orienta- cornes, sabots, poils et laine, le sang qui coule
tions importantes. Il s’agit d’abord de s’affranchir est estimé de Dieu avant même qu’il ne touche le
de la dépendance climatique, ce qui s’est traduit sol » (hadith - communication orale - du prophète
dans tous les systèmes par un surplus d’aliments Mohammed). La symbolique des cornes est fon-
achetés, particulièrement en périodes de séche- damentale ; elle garantit la possibilité de contenir
resse. Il faut ensuite concentrer l’essentiel des l’animal en lieu et place du fils d’Abraham. Pour
efforts sur la production d’antenais (mâles sevrés la majorité des ménages, l’achat d’un animal
en croissance) finis, destinés à être valorisés sur le sans cornes est tout simplement impensable, le
marché spécifique de la fête du sacrifice d’Abra- sacrifice devant respecter à la lettre les indications
ham (Alary et Boutonnet, 2006), localement des textes religieux. Toutefois, pour les familles
connue sous le nom de « Aïd El Kébir », littérale- les plus démunies, l’importance de participer à la
ment : la grande fête. fête justifie de se rabattre sur des animaux moins
onéreux, comme les femelles (qui sont, dans la
Ces évolutions traduisent aussi les change- majorité des races ovines locales, sans cornes) ou
ments de comportements de consommation des des mâles de mauvaise conformation, qui trou-
produits carnés au Maroc, avec la prééminence de vent preneurs en cette circonstance…
la volaille, suivie du bœuf, tandis que les quanti-
tés de mouton stagnent (Sarter, 2006). Parmi les À cette occasion, les transactions sur les
hypothèses qui peuvent expliquer ces tendances, ovins sont aussi importantes que tout le reste de
le coût élevé du mouton (le double du poulet de l’année et les critères d’achat n’ont plus rien à
chair par exemple), son goût marqué qui ne serait voir avec ceux des chevillards et bouchers qui
plus apprécié par une majorité de consommateurs sélectionnent sur le poids des bêtes et leur rende-
(une croyance largement répandue et qui reste à ment de carcasse prévisible. Aussi, le secteur de
prouver lui attribue un taux élevé en cholestérol) l’élevage ovin est-il en passe de s’adapter à cette
et aussi une faible aptitude à se prêter à des repas nouvelle donne, qui fait que la viande n’est pas le
individualisés. En effet, les récentes évolutions seul produit recherché. Cela s’est traduit ces der-
sociales ont entraîné des modifications dans les nières années par la promotion d’une race connue
comportements de consommation (davantage de pour son esthétique, la Sardi, aussi appelée « race
repas pris individuellement et/ou hors du domi- à lunettes » en raison de ses taches noires carac-
cile familial) qui pénalisent lourdement la viande téristiques sur le museau et les yeux. Les varian-
ovine au bénéfice de la volaille, du bœuf et des tes de choix de l’animal à sacrifier demeurent
laitages (plus adaptés pour des préparations de aussi largement régionales voire individuelles
restauration rapide : pizzas, sandwiches, etc.). et chaque chef de ménage, selon ses origines,
La viande ovine a cependant gagné le statut d’un ses perceptions du standard à abattre et surtout
mets surtout festif consommé collectivement son budget opérera l’achat qui lui permettra de
(l’Aïd El Kébir en particulier mais aussi les ma- combler les membres de sa famille. Les éleveurs
riages, les festivals - moussems -, etc. où le mou- ayant compris ces évolutions essaient de s’y
ton rôti - méchoui - est quasi obligatoire), alors conformer en mettant sur le marché des animaux
qu’elle constituait jusqu’au milieu du XXe siècle qui plaisent aux acheteurs. Certains phénotypes
la base de l’alimentation carnée. et races ciblent des marchés spécifiques. Au Nord
du Maroc, dans les villes de Tanger et Tétouan,
C’est la concentration de la consommation les races à gueule de couleur acajou originaires
du mouton autour de la fête de l’Aïd El Kébir qui du Moyen Atlas et de l’Oriental (la Timahdite et
représente l’évolution la plus notable de ce sec- la Béni Guil) sont les plus prisées, tandis qu’au
teur. Cette manifestation draine en effet plus de niveau du Maroc atlantique, surtout aux abords de
50 % des abattages annuels d’ovins et représente l’agglomération de Casablanca, c’est la Sardi qui
donc un marché stratégique pour les éleveurs. est la plus estimée. Il faut sûrement voir dans ces
Elle donne lieu à un réel transfert de fonds vers comportements d’achat des réminiscences d’ha-
le monde rural ainsi qu’à d’intenses transactions bitudes de consommation, car la dynamique pous-
sur les ovins, qui n’ont été que peu analysées. sée d’urbanisation du pays (de moins de 20 % de
En effet, les achats d’ovins lors de cette fête sont citadins en 1900 à plus de 55 % en 2005) a résulté
opérés directement par les ménages et l’apparence d’un intense exode rural qui a ramené en ville un
extérieure de l’animal vivant prime à cette occa- ensemble de pratiques préétablies (Troin, 2002).
sion, ce qui concourt à des prix de vente généra- Ainsi, à Casablanca, mégalopole de 4 millions
lement supérieurs à la valeur du poids de viande d’habitants qui a drainé la population d’un vaste
98 Courrier de l’environnement de l’INRA n° 60, mai 2011
Béliers de race Timahdite au pâturage près de Aïn Leuh (1800 m d’altitude). En arrière-plan, la chaîne du
Moyen Atlas. © Taher Sraïri.
arrière-pays, la race Sardi lui rappelle l’ovin de sa opposées. Par exemple, reprenant les théories des
région d’origine, les plaines de la Chaouia et du bienfaits du croisement, la recherche a conçu de
Tadla et le plateau des phosphates de Khouribga. nombreux programmes prônant l’usage de la race
En bref, l’ovin de l’Aïd El Kébir acquiert non prolifique nationale - la D’man des oasis - pour
seulement une dimension festive, mais il atteint la multiplier avec des races rustiques locales (la
même un statut identitaire, expliquant la suren- Béni Guil, la Sardi, la Timahdite, etc.) ou des
chère dont il est l’objet lorsqu’il s’agit d’acquérir races à viande lourdes et importées (dans le cadre
une bête onéreuse et répondant le plus possible à de croisements à double étage intégrant la D’man,
des critères esthétiques. une autre race nationale rustique et une race im-
portée comme l’Île de France ou la Texel), ce qui
Avec ces changements, il semble que la augmenterait les potentiels d’efficacité pondérale
gestion de la richesse génétique ovine au Maroc des troupeaux. Ce faisant, la recherche zootechni-
soit dépassée. Certes, les autorités ayant très tôt que omet que les produits de ces croisements sont
compris le rôle fondamental de cette espèce dans le plus souvent meusses (dépourvus de cornes),
les écosystèmes agraires ont favorisé la création car la race D’man comme les races importées
d’associations d’éleveurs à même de gérer les le sont, ce qui les élimine du choix des familles
races endémiques. Mais l’enjeu considérable lors de l’Aïd El Kébir. Par ailleurs, une race n’est
représenté par l’Aïd El Kébir n’est pas encore pas seulement un ensemble d’animaux avec des
intégré dans les actions menées pour la sélection caractéristiques phénotypiques communes, mais
des animaux ou la vulgarisation des pratiques elle est aussi le reflet d’un ensemble homogène
d’élevage adaptées pour la préparation d’antenais intégrant gestion du territoire, produits animaux
pour cette fête. Plus grave, la recherche zootech- typés et références culturelles des hommes qui en
nique semble totalement ignorer ces éléments de ont la charge (Vissac, 1994). Or ce genre d’ovins
contexte, et s’inspirant de schémas théoriques croisés comporte une part d’inconnu quant au
d’amélioration des performances des animaux, type de conduite zootechnique à lui réserver. En
elle en vient même à proposer des solutions effet les races ovines du Maroc sont associées
Courrier de l’environnement de l’INRA n° 60, mai 2011 99
à des terroirs donc directement aux ressources la sociologie pour l’analyse de la consommation
alimentaires que consomment les troupeaux et et ses déterminants.
qui assurent un goût et une qualité de viande
spécifiques : la race Béni Guil de l’Oriental En conclusion
nourrie en steppe alfatière et dont les caractéris-
tiques organoleptiques étaient réputées jusqu’en Le développement de l’élevage s’est impo-
France métropolitaine, du temps du Protectorat, sé comme une nécessité pour le Maroc après l’In-
connue alors sous l’appellation d’« agneau petit dépendance, étant donné les perspectives d’aug-
Oranais » ; de même, la Sardi nourrie sur les mentation de la demande qui se profilaient. Pour
pâturages des plaines céréalières de la Chaouia, concrétiser cet essor, différentes voies ont été ex-
ou encore la Timahdite sur les parcours forestiers plorées et elles ont permis d’assurer un minimum
du Moyen Atlas. Avec des ovins croisés dont les de sécurité alimentaire pour des denrées aussi
races parentales proviennent d’écosystèmes très stratégiques que les produits carnés, les oeufs et
différents (des ovins pastoraux adaptés à la mar- le lait. Toutefois, près de 50 ans plus tard, il est
che comme la race Béni Guil, la Timahdite ou la possible d’évaluer les réalisations avec un certain
Sardi, accouplés avec une race vivant en stabula- recul. En effet, les niveaux moyens individuels
tion et en petits troupeaux, la D’man), il persiste de consommation en protéines animales demeu-
un hiatus dans le type de conduite à leur réserver : rent modestes et n’ont quasiment pas évolué. Par
faut-il les mettre au pâturage ou les destiner à une ailleurs, les disparités de consommation prouvent
alimentation à l’auge ? C’est d’ailleurs ce genre que de larges franges de la société n’accèdent pas
d’inconnues qui pourraient expliquer que ces suffisamment à ces produits. En effet, avec un
races dites synthétiques puissent faire long feu, pouvoir d’achat meilleur chez les très nombreux
inadaptées aux attentes des éleveurs, qui doivent ménages à revenus limités, les volumes produits
composer avec des marchés très sélectifs. auraient été insuffisants pour couvrir les besoins,
D’intenses efforts demeurent donc né- ce qui remettrait en cause les choix opérés.
cessaires pour une gestion harmonieuse de la La demande de viande rouge chute, en
richesse génétique ovine au Maroc. Étant donné valeur relative, au profit principalement de la
la régression constatée de la consommation de volaille, nettement moins chère. La production
mouton relativement au poulet, au bœuf et au avicole reposant sur des intrants entièrement im-
poisson (dans un pays doté de plus de 3 000 km portés, la sécurité alimentaire est donc en trom-
de côtes très riches en ressources halieutiques) et pe-l’œil. L’élevage bovin laitier avec des races
la prépondérance de ses usages à des fins festives, importées s’est lui aussi imposé dans de nom-
il convient de cibler les interventions pour en breuses régions sous l’impulsion de l’État, mais
promouvoir la valeur. À cet égard, la certification ses performances technico-économiques sont plus
de viandes ovines selon les races qui les produi- que mitigées. De plus, le bilan de la valorisation
sent et les terroirs spécifiques dont elles émanent de l’eau par cette activité démontre sa vulnéra-
serait salutaire pour augmenter les revenus des bilité en zones irriguées, où les disponibilités
éleveurs. Il faudrait viser en particulier les éle- hydriques sont insuffisantes, aussi bien à cause
vages extensifs des régions pastorales où le bilan des épisodes de sécheresse que d’une demande
fourrager est basé sur de l’herbe, et non pas les accrue, ce qui entraîne l’utilisation non durable
ceintures suburbaines où l’engraissement intensif des nappes souterraines.
d’antenais croisés repose principalement sur des
ressources alimentaires achetées. Les systèmes ancestraux d’élevage nais-
seur ont été dédaignés et les ressources généti-
En termes de programmes de recherche sur ques qu’ils mobilisent peu valorisées ou incluses
l’ovin au Maroc, un nécessaire recentrage sur les dans des schémas de gestion qui s’éloignent des
fêtes et sur les caractéristiques désirées par les évolutions du contexte local, comme la montée en
consommateurs à ces occasions est primordial. puissance de la fête de l’Aïd El Kébir. Il est à cet
Cela renvoie à l’aspect extérieur des animaux égard révélateur qu’aucune recherche zootech-
(cornes, toison, queue, etc.) mais aussi à la qualité nique sérieuse n’ait été jusqu’ici menée sur les
de la viande (types de graisses, saveur, etc.) et races bovines locales, en dépit de leurs caractères
aux formats (taille et poids de carcasse) prisés. de rusticité ainsi que des possibilités de les sélec-
Autant de thématiques appelant à l’interaction tionner pour garantir une certaine indépendance
entre diverses disciplines comme l’étude des vis-à-vis de gènes importés.
pratiques d’élevage, l’économie de la production
et ses impacts sur l’environnement, sans omettre
100 Courrier de l’environnement de l’INRA n° 60, mai 2011
Troupeau Sardi au pâturage dans la subéraie (forêt de chênes-lièges) de la Maâmora. © Taher Sraïri.
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