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Diderot

Jacques le Fataliste et son maître

Denis Diderot est né en 1713. Il fait ses études chez les jésuites. En 1746, reprenant l'idée
du libraire Le Breton de publier une traduction de la Cyclopaedia de l'anglais Chambers –
dictionnaire contenant des articles et des planches sur les arts mécaniques – il s'engage avec
D'Alembert dans la rédaction de L'Encyclopédie.

Diderot en élargit le projet en ambitionnant de rendre compte de toutes les connaissances


contemporaines, de traquer (poursuivre quelque chose pour la suprimer) les préjugés en diffusant
des connaissances et de conduire les hommes à penser librement en se laissant guider par la raison.
L'ouvrage est publié en secret en 1749 car condamné par la censure en raison des idées nouvelles
jugées subversives qu'il véhicule.

La même année, dans la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, Diderot
confesse son athéisme, ce qui lui vaut un emprisonnement à Vincennes, d'où il ne sortira que contre
la promesse de ne plus jamais rien publier qui déplaise aux autorités en place.

En 1765, l'impératrice Catherine II de Russie devient sa protectrice attitrée. Il décède en


1784.

Jacques le Fataliste

La rédaction de Jacques le Fataliste s'inscrit dans un contexte d'effervescence culturelle :


salons, clubs, cercles littéraires et philosophiques, académies. Jacques le Fataliste, publié en
feuilletons entre 1778 et 1780 puis de manière posthume en 1796, est une œuvre moderne dans
laquelle le dialogue est privilégié dans le but de permettre aux points de vue de se rencontrer et
qui pose des questions philosophiques.

Diderot narre le voyage de Jacques et son maître vers un but dont le lecteur n'est informé
qu'à la fin du livre. Leur dialogue est entrecoupé de multiples récits et des interventions du
narrateur s'adressant au lecteur. Diderot y dépeint de façon réaliste la société de son époque tout
en développant le thème du fatalisme et du déterminisme.

Le style littéraire choisi par Diderot lui permet d'intégrer naturellement dans le récit ses
idées sur le fatalisme notamment. L'ouvrage véhicule une vision nouvelle de la société,
particulièrement perceptible dans les relations entre Jacques et son maître.

La narration dans Jacques le Fataliste

Jacques le Fataliste est une œuvre à la narration complexe, fondée sur un dialogue entre
un maître et son valet, dialogue qui se rattache à son tour à un autre dialogue entre le narrateur et
son lecteur et auquel les récits des personnes rencontrées viennent également se raccrocher.
Jacques et son maître voyagent à cheval, d'auberge en auberge, sans but précis – du moins le but
n'est pas connu du lecteur avant la fin de l'ouvrage. Ils causent sur le chemin, vivent des aventures
au gré du voyage, croisant la route d'autres personnages. La construction de Jacques
le Fataliste est donc globalement empruntée au roman picaresque, (tradition romanesque
développée en Espagne aux seizième et dix-septième siècles – Don Quichotte de Cervantes ou Gil
Blas de Lesage –) C'est d'ailleurs un grand roman picaresque du dix-huitième siècle qui a influencé
Diderot : Le compère Mathieu de l'abbé Du Laurens.

L’œuvre apparaît comme un ensemble décousu. La cohérence du roman tient toutefois à


ses deux récits-cadres : le voyage sans but de Jacques et son maître et l'histoire principale des
amours de Jacques.

Les digressions romanesques sont nombreuses. Chaque récit est en permanence


interrompu, reporté, c'est alors un autre qui commence et s'interrompt à son tour. Finalement ces
multiples interruptions et digressions forment un ensemble cohérent. Viennent s'y ajouter les
interventions du narrateur qui s'adresse au lecteur, s'amusant de ses attentes. Il oblige le lecteur à
sortir de la fiction et à entrer dans la critique des procédés narratifs utilisés procédant de la fantaisie
et de la surprise et qui ont pu faire parler d’« anti-roman ». Ainsi, le narrateur propose parfois à
son lecteur deux pistes différentes, faisant mine de le laisser libre dans la conduite du récit : « Si
vous voulez suivre Jacques, prenez-y garde [...]. Si, l'abandonnant seul [...] vous prenez le parti de
faire compagnie à son maître. Vous serez poli, mais très ennuyé [...] ».

La progression par digressions a été empruntée au Tristram Shandy de Laurence Sterne,


écrivain anglais. Le lecteur est en permanence surpris, impatient de connaître le dénouement des
histoires laissées en suspens. Ces rebondissements sont introduits à dessein par l'auteur pour
reproduire les hasards de la vie : Diderot cherche donc par ce style narratif à créer un ouvrage
crédible et réaliste, à l'inverse du roman de l'époque. En effet, dès le début du roman, le narrateur
affirme sa liberté et s'emploie à déjouer l'illusion romanesque : « Comment s 'étaient-ils rencontrés
? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils ? Que vous importe ? D'où venaient-
ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l'on sait où l'on va ? [...] ».

L'originalité de Jacques le Fataliste tient au statut du narrateur. Bien loin d'entretenir


l'illusion romanesque, celui- ci ne cesse de révéler sa présence. Cette interpellation constante du
lecteur par le narrateur engage le problème du réalisme et de la liberté du romancier. L'ouvrage
traduit en effet la crise que traverse le roman au dix-huitième siècle, le genre étant accusé de
frivolité, d'invraisemblance et de flatter l'imagination plutôt que la raison.

La critique du fatalisme

Dès le début de l'ouvrage, Diderot présente au lecteur la thèse que Jacques reprendra tout
au long du voyage : « Tout ce qui nous arrive de bien ou de mal est écrit là-haut ». Cette thèse a
été enseignée à Jacques par son capitaine lorsqu'il était à l'armée : le destin de chaque homme est
écrit à l'avance par une entité supérieure (Dieu) dans un « grand rouleau » et ne peut donc pas être
changé, quel que soit son comportement.

Cette doctrine impose un certain comportement : il est tout d'abord inutile d'agir pour tenter
de déjouer le fil de son destin. Il est également inutile de tenter de prévoir les conséquences de son
action, et donc d'être prudent. Pour Jacques, tous les événements sont donc liés entre eux ; ce qui
les relie est ce « grand rouleau ». Diderot introduit les critiques de ce fatalisme en pointant les
contradictions de Jacques de diverses manières tout au long de son ouvrage.

Tout d'abord, l'attitude de Jacques n'est la plupart du temps pas conforme à celle que son
fatalisme devrait lui dicter. Diderot montre que Jacques agit en réalité tout à fait librement et que
l'invocation du destin, loin de paralyser son action, lui sert souvent à justifier des décisions qu'il
prend librement.

En outre, la thèse fataliste mène à la négation de toute morale, puisque le bien ou le mal
que fait chaque homme n'est pas imputable à lui-même mais au grand rouleau. Pourtant, Jacques
n'est pas indifférent à toute considération morale.

Enfin, le fatalisme suppose que l'on croie en un Dieu auteur du « grand rouleau », maître
de notre destin. Jacques ne cesse au contraire d'affirmer son manque de foi. Le fatalisme est ainsi
présenté à travers l'ouvrage comme une doctrine à la fois stupide et impossible à mettre en pratique
puisque Jacques lui-même n'agit pas en fataliste

En réalité, Jacques n'est pas fataliste ; il se comporte en homme soucieux du bien et du mal,
conscient des résultats probables de son action et désireux d'agir pour le mieux à tout moment.
Jacques est en fait beaucoup plus proche de la philosophie de Diderot qu'il ne semble à première
vue. En effet, Diderot, en philosophe athée matérialiste, pense que tout ce qui se passe dans le
monde réel est explicable rationnellement par des lois scientifiques. Cette doctrine est appelée
déterminisme (mot apparu au début du dix-neuvième siècle quelques années après la mort de
Diderot).

Si Jacques est désigné comme fataliste, c'est parce qu'il attribue les causes des événements
à un « grand rouleau » écrit par un auteur tout-puissant, mais sa manière d'agir montre qu'il cherche
à établir des liens rationnels entre les événements auxquels il est confronté et à agir en
conséquence.

La distinction entre fatalisme et déterminisme : Le fataliste attribue chaque événement,


chaque comportement à un plan divin auquel non seulement il ne peut pas déroger (s’écarter), mais
qu'il ne peut pas non plus comprendre ou prévoir. Il en résulte une négation totale de la liberté de
l'homme comme du sens de son action, et donc une inutilité de celle-ci et une incitation à la
résignation et à la passivité. Pour le matérialiste au contraire, les causes de chaque phénomène sont
à rechercher dans la nature et peuvent être appréhendées par la raison. Bien que l'homme ne soit
pas capable d'appréhender parfaitement ces causes et donc de prévoir chaque événement et les
conséquences de chacune de ses actions, il peut – et doit – toutefois utiliser sa raison pour essayer
de comprendre la chaîne des nécessités. Le déterminisme, sans faire cependant preuve d'un
optimisme démesuré, incite donc l'homme à agir et à utiliser sa raison.

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