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Outre-mers

De l'origine du préjugé de couleur en Haïti


Dominique Rogers

Citer ce document / Cite this document :

Rogers Dominique. De l'origine du préjugé de couleur en Haïti. In: Outre-mers, tome 90, n°340-341, 2e semestre 2003. Haïti
Première République Noire. pp. 83-101;

doi : https://doi.org/10.3406/outre.2003.4045

https://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2003_num_90_340_4045

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Résumé
L'histoire de la république d'Haïti est marquée par un fort antagonisme entre ceux que l'on appelle les
« mulâtres », assimilés aux anciens libres de couleur, et les « noirs », perçus comme les descendants
des anciens esclaves. Les récents travaux sur les libres de couleur permettent de mieux connaître les
premiers. Ces hommes sont composés de métis, mais aussi d'un nombre important de « nègres libres
», des libres de naissance ou des affranchis, souvent propriétaires d'esclaves et de biens immeubles
en ville ou à la campagne. Si la minorité des grands planteurs du Sud, du Nord et de l'Ouest souhaite
l'assimilation et le blanchiment légal, la majorité des petits et moyens propriétaires, comme nombre
d'affranchis, assume leur identité complexe. Ils entretiennent ainsi des relations plus proches avec les
esclaves. En outre, en dépit du préjugé de couleur, ils créent, dans les zones où les nègres libres sont
les plus riches, des communautés véritables, ouvertes à tous, indépendamment de la couleur et du
statut.

Abstract
The history of the Haitian republic is marked by strong antagonisms between those known as "
mulattos, " assimilated to former free blacks, and those " blacks " perceived as descendants of former
slaves. Recent research on free blacks permits a better understanding of the " mulattos ". A group
consisting of half-breds, as well as a large number of free blacks, free by birth or later emancipated,
often slave-owners, and property owners in the city or countryside. If a minority of large planter s in the
South, the North, and the West hopedfor assimilation and the same rights as whites, the majority of
small and large property owners, like a number of freed blacks, assumed a complex identity. They
maintained close with slaves. Moreover, despite the prejudice of color, they created, in the areas where
free blacks were the richest, veritable communities, open to all, independent of color and status.
De l'origine du préjugé de couleur en Haïti

Dominique ROGERS'

Résumé : L'histoire de la république d'Haïti est marquée par un fort antagonisme


entre ceux que l'on appelle les « mulâtres », assimilés aux anciens libres de couleur,
et les « noirs », perçus comme les descendants des anciens esclaves. Les récents
travaux sur les libres de couleur permettent de mieux connaître les premiers. Ces
hommes sont composés de métis, mais aussi d'un nombre important de « nègres
libres », des libres de naissance ou des affranchis, souvent propriétaires d'esclaves et
de biens immeubles en ville ou à la campagne. Si la minorité des grands planteurs
du Sud, du Nord et de l'Ouest souhaite l'assimilation et le blanchiment légal, la
majorité des petits et moyens propriétaires, comme nombre d'affranchis, assume leur
identité complexe. Ils entretiennent ainsi des relations plus proches avec les esclaves.
En outre, en dépit du préjugé de couleur, ils créent, dans les zones où les nègres libres
sont les plus riches, des communautés véritables, ouvertes à tous, indépendamment
de la couleur et du statut.

Mots-clés : mulâtres, libres de couleur, Noirs libres, affranchis.

Abstract : The history of the Haitian republic is marked by strong antagonisms


between
" blacks those
" perceived
knownasasdescendants
" mulattos, of
" former
assimilated
slaves.to Récent
former research
free blacks,
on free
andblacks
those
permits a better understanding of the " mulattos ". A group consisting of half-
breds, as well as a large number of free blacks, free by birth or later emancipated,
often slave-owners, and property owners in the city or countryside. If a minority of
large planters in the South, the North, and the West hopedfor assimilation and the
same rights as whites, the majority of small and large property owners, like a
number of freed blacks, assumed a complex identity. They maintained close
with slaves. Moreover, despite the préjudice of color, they created, in the areas
where free blacks were the richest, véritable communities, open to ail, independent
of color and status.

Keywords : Mullattos, free colored people, free black, emancipated.

Pour l'Européen peu familier des sociétés antillaises traditionnelles, les


grifs, les mulâtres, les quarterons, les mestifs, les sacatras et autres quarte-

* Université des Antilles et de la Guyane.


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ronnés de la nomenclature x de Moreau de Saint-Méry semblent tous des


Noirs, ou des Blancs pour les plus clairs. S'il peut concevoir un éventuel
racisme des Blancs par rapport aux Noirs, il ne comprend pas bien les
subtiles différences que les Noirs font entre eux. Dans toute l'histoire de la
république d'Haïti, la couleur et éventuellement le phénotype des individus
sont des critères de différenciation politique, économique et sociale forts. En
1804 cependant, Jean- Jacques Dessalines assimile clairement 2 le Blanc à
l'ennemi. Dès 1805, la constitution du nouvel Etat précise que « tous les
Haïtiens sont frères » 3 et qu'il n'y a plus de différences de couleur entre les
personnes. Tous les citoyens, même les quelques Allemands ou Polonais
ralliés à la cause des révoltés, sont dès lors connus « sous le nom générique de
Noirs » 4. Il suffit rarement d'une loi pour changer les mentalités. Or, pour
David Nicholls 5 et bien d'autres avant lui, les hommes qui créent cette
nouvelle nation sont les héritiers d'une société domingoise raciste où les
esclaves, majoritairement noirs, sont perçus comme inférieurs aux Blancs et
où les libres de couleur, appelés ordinairement « mulâtres », méprisent les
Noirs. En outre, après l'indépendance, cet antagonisme initial aurait été
renforcé par un clivage régional (le parti noiriste est dominant dans le Nord,
tandis que les mulâtres sont particulièrement soutenus par les citadins de
l'Ouest et du Sud) et par des différences socio-économiques (les mulâtres
sont souvent plus riches et les Noirs plus pauvres ; les uns sont des patrons,
les autres des employés). Fondamentalement cependant, selon David
Nicholls, cette opposition aurait été aussi entretenue par les leaders noirs
dans le but de prendre le pouvoir à l'élite mulâtre. Ils auraient ainsi choisi de
diaboliser les « mulâtres », en insistant sur leur passé d'anciens propriétaires
d'esclaves et d'alliés naturels des Blancs du fait de leur origine, pour se
présenter, à l'inverse, comme les seuls vrais représentants des anciens
noirs. Néanmoins, une fois au pouvoir, ils auraient, comme les autres,
préservé leurs intérêts de classe. Toute l'histoire politique d'Haïti, au xixe
siècle, ne serait donc en fait que la lutte de deux groupes appartenant à la
même classe sociale. Le premier serait composé de citadins et de
métis, l'autre de militaires noirs, bien implantés dans les campagnes.
Différents par la couleur, ce seraient tous néanmoins des possédants. Le bon
sens populaire haïtien ne s'y trompe d'ailleurs pas. Un proverbe local affirme
« Neg wiche se mulat, mulat pov se neg » 6 : En Haïti, les idéologues de
chacun des camps défendent leurs positions avec passion mais sans égard

1. Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et


de la partie française de l'isle de Saint-Domingue, 1797-1798, nouvelle édition présentée
par B. Maurel et E.Taillemite, Société française d'histoire d'Outre-mer, Paris, 1984, tome 1,
pp. 96-99.
2. Le texte de la déclaration d'indépendance vise en fait les Français, assimilés aux Blancs.
3. Article 3 de la constitution de 1805.
4. Article 14 de la constitution de 1805.
5. David Nicholls, From Dessalines to Duvalier, Race, Colour and National Independence
in Haiti, 1979, Cambridge University Press, 1996, 3e édition, Warwick, University Caribbean
Studies, Macmillan.
6. Traduction : « le Noir riche est un mulâtre et le pauvre mulâtre un Nègre ».
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parfois pour la vérité historique, au point qu'il n'est pas toujours aisé de
savoir ce qui s'est vraiment passé. Toutefois, les travaux récents 7 sur les
libres de couleur de Saint-Domingue permettent de mieux comprendre
de ce préjugé de couleur en Haïti.

Du préjugé dans la société domingoise : le point de vue des élites blanches

Traditionnellement, les historiens décrivent la société domingoise comme


un monde dominé, structuré même, par le mépris des Blancs envers les
Noirs, où au nom de ce que l'on appelle le préjugé de couleur, les Blancs
accordent un peu plus de considération aux métis, alors que ceux-ci, par
ricochet, en accordent moins aux Noirs. On illustre souvent ce propos par
quelques considérations de voyageurs métropolitains étonnés, tel, en 1789
Alexandre-Stanislas de Wimpfen : « Partout ailleurs, l'espèce humaine se
divise en deux classes » 8. (...) « C'est ici la couleur de la peau qui, dans
toutes les nuances du blanc au noir, tient lieu de distinctions du rang, du
mérite, de la naissance des honneurs, et même de la fortune ; de sorte qu'un
Nègre, dût-il prouver sa descendance directe du roi nègre qui vint adorer
Jésus-Christ dans la crèche ; dût-il joindre au génie d'une intelligence
céleste, tout l'orque renferment les entrailles de la terre, ne sera jamais aux
yeux du plus chétif, du plus pauvre, du plus sot, du dernier des Blancs, que le
dernier des hommes, un vil esclave, un Noir » 9 Au-delà du fait que les
voyageurs métropolitains ne sont pas toujours les plus à même de
une société antillaise éminemment complexe, il ne faudrait pas oublier
que cette hiérarchisation n'a pas toujours existé et qu'au départ elle n'était en
rien légale.
Au xvne siècle, le Code noir ne mentionne aucun argument pigmen-
taire ou racial pour justifier l'esclavage. De manière symptomatique, les
articles LVII et LIX du code accordent aux anciens esclaves l'égalité des
droits avec les autres sujets du roi, marquant ainsi une totale indifférence à
une éventuelle « macule servile » ou pigmentaire. Si l'usage favorise
des métis, la loi ne distingue que les affranchis et les libres de
naissance. L'article LVIII du Code noir oblige les premiers à marquer un
certain respect à leurs anciens maîtres, alors qu'il n'en était rien pour les
seconds. En cas de recel, les juges peuvent aller jusqu'à retirer la liberté des
affranchis, ce qui est tout à fait impossible pour un libre de naissance.
Jusqu'au milieu du xvme siècle, les libres de couleur de Saint-Domingue

7. John D. Garrigus, Between Servitude and Citizenship Free colored in Pre-revolutionary


Saint-Domingue, Ph.D. Johns Hopkins University Press, 1988 ; King Stewart R., The Haitian
Middle Class before 1791 : Planters, Merchants and Soldiers, Ph. D., Johns Hopkins
1997 ; Dominique Rogers, Les Libres de couleur dans les capitales de Saint-Domingue,
Fortune, mentalités et intégration à la fin de l'Ancien Régime, (1776-1789), thèse de doctorat,
Bordeaux, 1999.
8. Alexandre-Stanislas de Wimpfen, Haïti au XVIIIe siècle, richesse et esclavage dans une
colonie française, édition présentée et annotée par P. Pluchon, Karthala, 1993, p. 75.
9. Alexandre-Stanislas de Wimpfen, Haïti au XVIIIe siècle, ..., op. cit., p. 76-77.
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bénéficient des mêmes droits que les Blancs. Certains deviennent procureurs
du roi 10, d'autres votent aux assemblées paroissiales ou occupent, jusqu'à la
fin du xvme siècle, des fonctions officielles n.
La situation ne se radicalise qu'à partir de la guerre de Sept Ans. A
Saint-Domingue, le déséquilibre démographique toujours plus grand entre
Blancs et les Noirs 12 semble alors rendre possible et efficace une éventuelle
révolte. La reconnaissance officielle de l'existence autonome des Nègres de la
Montagne bleue à la Jamaïque dès 1739, ou celle des Saramakas, des Djukas
et des Bonis du Surinam entre 1749 et 1772 montre trop bien qu'il existe une
alternative à la domination des Blancs. Alors que la colonie de Saint-
Domingue frémit encore du souvenir de Macandal, le ministère des Colonies
accepte d'officialiser le principe de l'infériorité des Noirs. Les instructions
des administrateurs des années 1770 assènent « [la] couleur [des esclaves] est
vouée à la servitude », « rien ne peut rendre [l'esclave] égal à son maître » 13.
Alors même que Sartine, interrogé sur le cas des libres de Gorée, rappelle
que « c'est l'esclavage et non la couleur qui imprime aux Nègres une tache
ineffaçable » 14, à Saint-Domingue, la couleur est perçue comme un facteur
distinctif majeur. Sous l'influence des travaux du Premier Comité de
les administrateurs multiplient les réglementations discriminatoires
envers les libres de couleur. L'objectif avoué est de « maintenir la distinction
des couleurs et faire respecter la supériorité du sang blanc » 15. Pour les
colons, l'esclave apparaît comme l'ennemi naturel des Blancs et le libre de
couleur, « affranchi ou descendant d'affranchis », semble leur allié tout aussi
naturel.
Dans les dernières années de l'Ancien Régime, un courant dissident,
favorable à un aménagement du préjugé de couleur, gagne du terrain. Sous
l'influence des idées des Lumières, les administrateurs du Bureau de colonies
perçoivent différemment la situation des esclaves. L'intendant de la
Le Mercier de la Rivière, ose parler du droit naturel des esclaves à la
liberté : « une fois que nous reconnaissons la nécessité physique (...) que nous
vivions en société, nous voyons évidemment qu'il est d'une nécessité, et
conséquemment d'une justice absolue, que chaque homme soit
propriétaire de sa personne et des choses qu'il acquiert par ses recher-

10. Jacques de Cauna en signale un exemple au Cap-Français en 1706 dans J de Cauna,


L'Eldorado des Aquitains, Gascons, Basques et Béarnais aux îles d'Amérique, XVIIe-
XVIIIe siècles, Atlantica, Biarritz, 1998, page 190.
11. Gabriel Debien signale l'existence d'un greffier de couleur à Jérémie. « De quelques
documents inédits concernant Saint-Domingue (17851793) », Conjonction, n° 118, juillet 1972.
12. Entre 1771 et 1789, le rapport blancs/esclaves passe de 1 pour 12 à 1 pour 15. cf. G1509
folio 30-38.
13. A.N., fonds Colonies, Collection Moreau de Saint-Méry, F391, instructions aux
messieurs Fieldmont et Malouet en 1776, page 209.
14. Jean Tarrade, « L'esclavage est-il réformable ? Les projets des administrateurs coloniaux à
la fin de l'Ancien Régime », Les Abolitions de l'esclavage, de L. F. Sonthonax à V. Schœlcher,
1793, 1794, 1848, sous la direction de Marcel Dorigny, Presses Universitaires de Vincennes,
Editions Unesco, Paris, 1995, page 139.
15. Emilien Petit, Traité sur le gouvernement des esclaves, section VI, page 283.
LA VICTOIRE DES LIBRES DE COULEUR ? 87

ches et ses travaux » 16. Dès 1777, le chapitre « esclave » des instructions
royales aux administrateurs domingois reconnaît implicitement que
est un état contre nature : « on ferait souvent mieux en adoucissant le
sort de ces hommes malheureux et en leur faisant perdre, s'il est possible 17,
le désir de liberté » 18. A partir de 1782, les administrateurs envoyés à Saint-
Domingue sont chargés de « recueillir le sentiment des Conseils supérieurs,
des chambres d'Agriculture et des habitants qu'ils jugent les plus dignes de
leur confiance » « pour tempérer le parti pris de la dégradation établie [contre
les libres de couleur] et de lui donner même un terme » 19. En effet, « les
personnes les plus réfléchies » perçoivent désormais les libres de couleur
« comme la barrière la plus forte opposée à tout trouble de la part des
esclaves ». La deuxième mouture de l'article mulâtre de l'Encyclopédie,
rédigée par le gouverneur Bellecombe, témoigne du changement d'état
d'esprit.

Article mulâtre :
« II eût sans doute été à souhaiter pour les bonnes mœurs et pour la
population des Blancs dans les colonies, que les Européens n'eussent jamais
senti que de l'indifférence pour les Négresses, mais il était moralement
impossible que le contraire n'arrivât pas car les yeux se font rapidement à
une différence de couleur qui se présente sans cesse et les jeunes Négresses
sont presque toutes bien faites, faciles et peu intéressées. On ne peut
s'empêcher de convenir que de ce désordre [le mélange des races] ne soit
résulté quelques avantages réels pour nos colonies. Les affranchis de mulâtres
ont considérablement augmenté le nombre de libres et cette classe de libres
est sans contredit, en tout temps, le plus sûr appui des Blancs contre la
rébellion des esclaves. Ils en ont eux-mêmes et, pour peu qu'ils soient aisés,
ils affectent avec les Nègres la supériorité des Blancs, à quoi il leur faudrait
renoncer si les esclaves secouaient leur joug. En temps de guerre, ils font une
excellente milice à employer à la défense des côtes parce que ce sont presque
tous des hommes robustes et plus propres que les Européens à soutenir les
fatigues du climat. La consommation qu'ils font des marchandises de France,
en quoi ils emploient tout le profit de leur travail, est une des principales
ressources du Commerce des colonies ».
Les lois anciennes ne sont pas abolies, mais de nombreuses mesures 20
concrètes sont prises pour améliorer la situation des esclaves et favoriser les
libres de couleur. Cependant, après consultations des élites locales, en 1788,

16. Paul-Pierre Le Mercier de la Rivière, L'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques,
1767, pages 14 et 10, cité par J. Tarrade, « L'esclavage est-il réformable ?... opus cité », Paris,
1995, page 134.
17. Nous soulignons.
18. A.N., fonds Colonies, Collection Moreau de Saint-Méry, F3 72, notamment page 46.
19. A.N., fonds Colonies, Collection Moreau de Saint-Méry, F3 72, notamment page 46.
20. Sur le détail des mesures, voir D. Rogers, Les libres de couleur des capitales de Saint-
Domingue, fortune, mentalité et intégration à la fin de L'Ancien Régime, (1776-1789),
chapitre 4.
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les instructions du gouverneur du Chilleau sont explicites : la fin de


des libres de couleur ne peut intervenir qu'à « l'époque où les signes
qui attestent l'origine des gens de couleur auront disparu » 21, c'est-à-dire au
moment où ils pourront passer pour des Blancs. Le texte précise : « il
que dès que les esclaves ne pourraient reconnaître en eux les
de ses compatriotes, il serait juste de les faire jouir de tous les avantages
attribués à tous les autres citoyens et de les confondre avec les Européens et
les Créoles ». Si, pour certains métropolitains 22, cette assimilation des libres
de couleur n'est que le prélude à l'émancipation des esclaves, pour les
et notamment l'élite blanche domingoise consultée, la préférence
accordée aux métis s'ancre sur une hiérarchie particulière des valeurs.
Comme l'écrit Barré de Saint- Venant 23, pourtant favorable à l'assimilation
des libres de couleur dès le stade du quarteron : « le bienfait de la liberté doit
tomber sur ceux qui en sont dignes et qui y sont préparés d'avance.
vous apprend que l'âme des gens de couleur s'élève à mesure qu'ils
s'éclaircissent » ! Quelques années 24 avant, Hilliard d'Auberteuil 25
d'attendre la sixième génération de blanchiment.
A ce stade, malgré le changement de contexte, les hésitations ultimes de
l'administration coloniale et les propositions de l'élite blanche semblent
corroborer le schéma classique, selon lequel les populations de couleur de
Saint-Domingue vivent dans une société raciste où les Noirs sont inférieurs
aux Blancs et où seuls les plus clairs jouissent d'une certaine faveur. Encore
faudrait-il se demander ce que pensent et ce vivent les masses et en
les libres de couleur. Au travers des minutes des greffes et des notaires de
la colonie, il est possible de prendre conscience de leur place réelle dans la
société et de leurs points de vue et donc de percevoir l'inadaptation complète
des réformes proposées.

Une société stratifiée mais sans hiérarchie pigmentaire

A la veille de la révolution, on ne peut pas parler de « société de castes » à


Saint-Domingue. Les strates sociales traditionnelles ne correspondent pas à
des groupes fermés. A la suite d'une mésalliance, les Blancs peuvent perdre
les avantages de leur statut initial, en étant, par exemple, exclus de certaines
fonctions publiques. A l'inverse, quelques métis très clairs, comme les

21. ANSOM, fonds Colonies, Collection Moreau de Saint-Méry, F3 72, folio 241. Instructions
au gouverneur du Chilleau du 1/8/1788.
22. Voir A.N., F3139, page 289, « Réflexions sur les moyens de rendre meilleur l'état des
Nègres et des affranchis de nos colonies, mémoire dit de Saint-Lambert ».
23. A.N.fonds Moreau de Saint-Méry, F3125, dl24 (44), Mémoire sur les affranchis du 3
octobre 1776.
24. En 1777, l'ouvrage est présenté comme le produit de dix ans de recherche dans les
archives de la colonie, il évoque donc une réalité un peu antérieure à celle des treize dernières
années de la colonie.
25. Hilliard d'Auberteuil, Considérations sur l'état présent de la colonie française de Saint-
Domingue, 1777.
LA VICTOIRE DES LIBRES DE COULEUR ? 89

familles Gellée et Trichet 26 de Torbec, parviennent jusqu'à la fin du xvme


siècle à « franchir la ligne » et à être assimilé de fait à des Blancs. Certes,
toutes les études 27 l'attestent, les esclaves ne comportent qu'une toute petite
minorité de métis : 2 % de la population servile pour Gabriel Debien 28,
2,7 % sur les sucreries et 1,6 % dans les caféières pour David Geggus 29.
Cependant, une fois affranchis tous peuvent jouir des avantages de la
liberté.
A l'intermédiaire, les libres de couleur sont aussi bien des affranchis que
des libres de naissance et sont à la fois des métis et des Nègres libres. Jean
Fouchard 30 l'affirmait déjà il y a trente ans, mais David Nicholls 31 n'y avait
vu que l'argument partial d'un historien mulâtre soucieux de faciliter
de sa caste. Les registres notariés confirment l'hypothèse de Jean
Fouchard, même si le poids numérique des Nègres libres n'a pu encore être
évalué de manière satisfaisante. En 1791 32, Julien Raimond soutenait,
péremptoire, qu'ils étaient moins de 1500 individus. En 1789, Moreau
de Saint-Méry parlait plus volontiers d'un tiers de la population de couleur
libre, soit 9333 personnes. Un recensement partiel de 1782 33 dénombre plus
d'un quart de la population de couleur libre des parties Ouest et Sud de la
colonie (25,5 %).
Au-delà de leur nombre, l'importance économique et sociale des Nègres
libres est bien plus fondamentale. Ceux des campagnes n'ont guère été
étudiés, néanmoins un rapide sondage dans les minutes de quelques notaires
domingois confirment leur présence. Humbles propriétaires d'une place à
vivre ou de quelques carreaux de terre encore inexploités, ils apparaissent
aussi comme de véritables planteurs, caféiers ou cotonniers. Si leurs revenus
ne sont guère comparables aux quelque 83 000 livres du sucrier moyen,
nombre d'entre eux parviennent à débourser les quelque 10 000 livres
qui suggèrent déjà une certaine aisance 34. Evoquons ainsi Julie dit
Joca, propriétaire au Dondon d'une caféière d'une valeur de 34 900 livres ou
Catin dit Malory, à la tête d'une belle caféière de 45 000 livres. Au Mirebalais,

26. Il est par nature difficile, sinon impossible, de repérer de telles assimilations. En menant
ses recherches sur l'ensemble du xvme siècle, John Garrigus a pu confirmer quelques-uns de ces
passages de la ligne.
27. Il s'agit d'études menées sur des plantations tenues par des Blancs.
28. Gabriel Debien, Les Esclaves aux Antilles françaises, Société d'Histoire de la
Basse Terre, 1974, pages 64-65.
29. « Sugar and Coffee Cultivation in Saint-Domingue and the Shaping of the Slave Labor
Force », Ira Berlin, Philip Morgan, eds., Cultivation and Culture : Labor and the Shaping of
the Slave Life in the Americas, Charlottesville : University of Virginia Press, 1993, page 79.
30. Jean Fouchard, Les Marrons de la liberté, Paris, éditions de L'Ecole, 1972, réédition
1988, éd. Deschamps.
31. David Nicholls, From Dessalines to Duvalier, Race, ...opus cité, 1996, 3e édition, Mac-
millan, page 27.
32. Julien Raimond, Observations sur l'origine et les progrès du préjugé des Blancs contre
les hommes de couleur ; sur les inconvénients de le perpétuer, la nécessité de le détruire, Paris,
Belin, 1791, p. 13.
33. ANSOM, fonds Colonies, G1 509, folio n° 33.
34. Stewart King situe l'aisance à partir de 10 000 livres. King Stewart R., Blue coat...opus
cité, The University of Georgia Press, Athens and London, 2001, p. 227. Jacques de Cauna situe
le seuil de la prospérité entre 6000 livres et 10 000 livres.
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les affranchis Colas dit Marcou et Jean Charles Pierre ou, à FArcahaye, Pierre
Lavallé, habitant aux Matheux seraient d'aussi bons exemples.
Les résultats obtenus pour les citadins du Port-au-Prince et du Cap-
Français, étudiés dans le détail, sont encore plus éloquents. Les Nègres libres
sont présents dans tous les secteurs de l'économie citadine : des plus
(le bâtiment, la pêche, la navigation côtière, le vêtement, les métiers de
bouche, le commerce, la domesticité) aux plus spécialisés (poste aux lettres,
chapellerie, orfèvrerie et musique). Seuls les quelques rares emplois de
négociants ne semblent atteints que par des métis. Il existe des différences
d'une capitale à l'autre. Au Cap-Français, les Nègres libres représentent
56,5 % des clients, et même 61 % si on leur adjoint les grifs 35. Certains
d'entre eux dépensent des sommes suggérant une réelle aisance. Entre 1776
et 1788, le maçon Pierre Antoine intervient pour près de 100 000 livres
coloniales, contre déjà 55 638 pour la marchande Geneviève Zoquœ, et
52 600 livres pour le pêcheur Simon Mansel. Au Cap, nous avons pu
plus d'une cinquantaine de Nègres libres ou de grifs réalisant des
opérations de vente ou d'achat comprises entre 10 000 et 50 000 livres et
une petite quarantaine intervenant dans des opérations entre 6000 et
10 000 livres. Au Port-au-Prince, en revanche, l'enrichissement semble plus
médiocre. Les Nègres libres ne représentent que 39,2 % des 446 clients
individuels des notaires. Parmi eux, seule Marie Rosé connue sous le nom de
Durieux, avec un total de 56 005 livres coloniales, apparaît très aisée.
Négresses libres, tutrices de leurs enfants mulâtres, gèrent, il est vrai,
des sommes comparables. Globalement, cependant, moins d'une
de Nègres libres du Port-au-Prince réalisent des ventes et des achats
pour des sommes comprises entre 6000 et 50 000 livres.

Une population de couleur libre de plus en plus hétérogène.

On perçoit plus souvent les libres de couleur comme les enfants illégitimes
de quelques puissants planteurs Blancs ou comme l'un de ces riches
du groupe d'Aquin qui, en 1789, ont réclamé l'égalité politique.
Ceux-là existent, bien sûr, mais ils ne sont qu'une minorité.
Le plus connu d'entre eux est le quarteron Julien Raimond. C'est un gros
indigotier du quartier d'Aquin, qui traite plus de 40 % de ses affaires 36 à
l'international. Ses partenaires outre-mer sont pour l'essentiel des négociants
et des capitaines bordelais, des commerçants de Curaçao, quelques Flamands
de Bruges et d'Ostende et quelques rares Nantais. En 1782 37, au moment de

35. Des hommes de couleur nés de parents noirs et mulâtres.


36. J. Garrigus, " New Christians / and « New Whites », Sephardic Jews, Free People of
Colour and Citizenship in French Saint-Domingue, 1760-1789 ", in The Jews and the
of Europe to the West, 1450-1800, The John Carter Brown Library, 2001, p. 320. Résultats
obtenus à partir d'un inventaire del59 papiers commerciaux déposés en 1785 chez le notaire
Paillou.
37. J. Garrigus, The Free Colored Elite of Saint-Domingue : the Case of Julien Raimond,
1744-1801, Jacksonville University, August 17th 1989, page 20.
LA VICTOIRE DES LIBRES DE COULEUR ? 91

son remariage, sa fortune personnelle est estimée à 202 000 livres coloniales.
Sa deuxième femme, la mulâtresse Françoise Dasmard-Challe, lui apporte
une dot de 177 000 livres et une seigneurie en Angoumois ! En 1790, les
époux Raimond possèdent 104 esclaves et trois plantations établies en coton,
en indigo et en café. Si on est encore loin des deux millions de livres des
établissements de Benjamin Fleuriau, on se rapproche néanmoins de la
caféière de 200 000 livres de monsieur de Lacombe, membre de la Chambre
d'Agriculture ou du patrimoine de 330 000 livres de Cottes de Jumilly,
membre du Conseil supérieur 38.
Comme l'ont démontré John Garrigus et Stewart King, le cas de Julien
Raimond n'est pas exceptionnel, sinon peut-être pour la seigneurie en
Angoumois. Les libres de couleur des quartiers de Cayes, de Nippes et de
Torbec se sont considérablement enrichis dans les années 1780-1789. La
valeur moyenne de leurs acquisitions d'emplacements ou d'immeubles
urbains est de 16 176 livres contre 19 034 livres 39 dans le rural. Dans ce
dernier domaine, 40 % de leurs opérations sont situées dans un intervalle
compris 6000 et 679 000 livres coloniales. Vingt ans auparavant, seules 20 %
de leurs plus grosses opérations étaient compris entre 6000 et 53 200 livres.
Quelques figures marquantes se détachent parmi eux. A Aquin, en 1782, le
mulâtre libre Michel Depas-Medina ^ laisse à son décès une plantation de
67 esclaves, 27 cases et sept bâtiments d'habitation et d'exploitation. A
Torbec, en 1785, François Boisrond est propriétaire d'une sucrerie estimée à
500 000 livres. En 1782, son frère, Mathurin, possède une indigoterie de
76 000 livres et une petite exploitation de 10 000 livres. En 1791, l'indigotier
Guillaume Labadie est à la tête d'une belle propriété de plus de 150 esclaves.
Dans l'Ouest, Stewart King a particulièrement mis en évidence le cas des
familles 41 Baugé, Turgeau, Nivard et Dahay. Dans le Nord, il a évoqué
notamment les quelque 177 000 livres du patrimoine de Vincent Ogé en 1776
et surtout les 800 carreaux de terre et les 300 esclaves possédés à Limonade
par la famille métisse des Laporte. On pourrait en ajouter bien d'autres.
Notons ainsi, à Arcahaye, le quarteron libre 42 Jean-Baptiste La Pointe et sa
femme, Marie Barbancourt, propriétaires d'une habitation de 259 250 livres,
comprenant 112 carreaux de terre plantés pour moitié en café et 34 esclaves.
A Croix-des-Bouquets, n'oublions pas le quarteron Simon Labuxière,
d'une sucrerie de 550 carreaux évaluée un million de livres en
1787 43.

38. Blanche Maurel, Saint-Domingue et la Révolution française : les représentants des


colonies en France de 1789 à 1795, Paris, Presses Universitaires de France, 1943.
39. « Color and Class on the Eve of Haitian Révolution : Saint-Domingue's Free Colored
Elite as Colons Américains », communication au congrès annuel de l'Association des Historiens
de la Caraïbe, San Germàn, Puerto Rico, 1994, page 2. Résultats obtenus à partir de 2679 actes
notariés pour la période del760-1769 et 4882 actes entre 1780 et 1789.
40. J. Garrigus, " New Christians / and « New Whites »,..., Opus cité, 2001, p. 320.
41. En 1775, Jean-Baptiste Nivard possède au Mirebalais une plantation de 110 000 livres ;
dans les années 1780, la famille Baugé trois habitations à Croix-des-Bouquets pour près de
200 000 livres. En 1786, Julie Dahay et ses enfants sont à la tête d'une fortune de 260 000 livres.
42. Dans certains documents, il est dit grif libre.
43. D. Rogers, Les Libres de couleur... opus cité, chapitre 5.
Outre-Mers, T. 90, N° 340-341 (2003)
92 DOMINIQUE ROGERS

Le groupe a changé à la fin de l'Ancien Régime. S'il comprend toujours


des enfants illégitimes avantagés officieusement par leur père blanc, il est
formé aussi d'une importante population légitime. A Saint-Domingue, les
mariages mixtes restent assez fréquents à la fin de l'Ancien Régime : ils
représentent 17 % des unions légitimes dans le Sud 4A, seulement 7 % des
contrats de mariages à Port-au-Prince mais 11 % au Cap-Français 45. En
outre, nombre de libres de couleurs sont simplement les héritiers de leur
famille métis. En fait, comme l'a observé Stewart King pour la famille
Laporte de Limonade, les liens avec les blancs tendent même à disparaître à la
fin de l'Ancien Régime. Ces libres se lient essentiellement avec d'autres
familles métisses. Enfin, la richesse de ces hommes ne vient plus seulement
de la terre, mais elle tire parfois aussi son origine d'une activité artisanale,
pratiquée de manière secondaire une fois fortune faite. Parmi les
de Julien Raimond en 1789, nous avons même repéré quelques gros
négociants de Port-au-Prince, comme les quarterons Chanlatte aîné et Jean-
Charles Haran dit Y Africain. Ce dernier, qui pratique la spéculation foncière
à grande échelle, se retrouve même ponctuellement en difficulté en 1787 46,
avec un actif inférieur à 215 000 livres et un passif de 440 000 livres
Il réussit à obtenir un atermoiement, preuve s'il en était besoin de
l'importance de son crédit. Cependant, l'essentiel est ailleurs.
A Saint-Domingue, ce qui change l'équilibre traditionnel, ce qui fait peur
à la fin de l'Ancien Régime, c'est d'abord l'émergence soudaine d'une masse
énorme de petits libres de couleur échappant à la condition servile et
à la vie économique de la colonie, dans tous les secteurs d'activités.
L'analyse des données statistiques issues des notaires du Cap-Français et de
Port-au-Prince permet d'en prendre un peu la mesure.

Les opérations des clients de couleur des notaires des deux capitales
(1776/1777 à 1788/1789)

Immobilier urbain Opérations foncières rurales


Moyenne Médiane Mode Moyenne Médiane Mode
Cap-Français 12 021 6600 6000 6775 3350 2000
Port-au- Prince 6482 3000 3000 4258 1635 1800

Ici, la moitié des opérations foncières réalisées pour les libres de couleur
des notaires du Port-au-Prince concerne des biens de moins 1650 livres et à
peine 3350 livres au Cap-Français. Certes, le montant moyen des opérations
présentées ici suggère des revenus bien supérieurs à celui des Petits-Blancs

44. Jacques Houdaille, « Trois paroisses de Saint-Domingue au xvme siècle », Population,


1963.
45. Soit 7 cas sur 68 au Port-au-Prince et 12 pour 110 au Cap-Français.
46. Paul Butel, « Mentalités créoles au 18e siècle, l'exemple des gens de couleur à Saint-
Domingue », Mentalités créoles au XVIIIe siècle, page 15.
LA VICTOIRE DES LIBRES DE COULEUR r 93

ordinaires. En 1789, le salaire d'un économe varie encore entre 600 et 1500 47
livres coloniales, celui d'un chirurgien entre 1200 et 1500 livres. Le gérant
d'une grosse habitation peut même espérer un salaire moyen de 6000 à
10 000 livres 4S, en plus d'un petit pourcentage de 2 % sur les recettes
brutes. Cependant, les résultats obtenus pour les opérations foncières sont
bien inférieurs à ceux des libres de couleur du sud (19 034 livres pour les
libres des Cayes, d'Aquin et de Torbec) ou à ceux de l'élite des planteurs de
l'Ouest et du Nord (quelque 24 000 livres dans l'échantillon de Stewart
King). Les valeurs modales de 1800 et 2000 livres pour le foncier en milieu
rural confirment la réalité d'une population aux revenus bien plus faibles qui
restent à évaluer.
Pour les clients domiciliés en ville, on dispose déjà d'une information plus
précise. La très grande majorité des citadins de couleur (70,8 % au Cap-
Français et 70,1 % au Port-au-Prince) réalise un volume d'affaires inférieur à
6000 livres. Pour la plupart, celui-là ne correspond d'ailleurs qu'à une seule
opération. Les Capois ou plutôt les Capoises (les femmes sont 66 % du total)
acquièrent pour l'essentiel un esclave unique, d'une valeur moyenne de 1800
livres. Au Port-au-Prince, en revanche, les citadins répartissent davantage
leurs investissements entre le petit emplacement, souvent à bâtir, et l'achat
d'un esclave. La petite parcelle dans le rural apparaît plus occasionnellement.

Diversité des opérations des libres « les moins riches »

Esclaves Foncier Divers Mixtes Total


Rural
Urbain
Cap-Français 370 42 43 28 19 502
% 73,7 8,3 8,5 5,5 3,7 100
Port-au-Prince 119 154 59 17 20 368
% 32,3 41,8 16,3 4,6 5,43 100

Les citadins de couleur participent néanmoins à l'enrichissement général,


comme en témoigne la valeur moyenne de leurs opérations immobilières
urbaines. Plus largement, un quart de leurs investissements est compris
entre 4000 et 80 000 livres au Cap et entre 6000 et 259 250 livres au Port-au-
Prince. Nombre de ces clients sont des femmes, qui vivent de la location d'un
bien immobilier ou de quelques esclaves achetés de leurs deniers ou hérités
de leur famille blanche ou de couleur. Hormis une petite minorité de grandes
marchandes 49, la richesse est le fait le plus souvent des hommes. Ceux-ci

47. Jacques de Cauna, Au temps des îles à sucre, histoire d'une plantation de Saint-
Domingue au XVIIIe siècle, Op. cit., page 45.
48. Gabriel Debien, Les Esclaves aux Antilles françaises, Société d'Histoire de la
Basse Terre, 1974, page 108.
49. « Réussir dans un monde d'hommes : les stratégies des femmes de couleur libres du
Cap-Français », communication au congrès de l'American Historical Association, Chicago,
2003, Journal of Haitian Studies, août 2003.
Outre-Mers, T. 90, N° 340-341 (2003)
94 DOMINIQUE ROGERS

parviennent, en effet à tirer du travail artisanal des ressources importantes.


En 1787 50, la pêche des deux équipages du Nègre libre François Janvier La
Tortue aîné rapporte en moyenne 20 000 livres par an. Entre 1777 et 1786,
l'entrepreneur Joseph Rouanet réalise, entre autres, cinq gros contrats pour
un montant total de 334 909 livres.
Cette réalité nouvelle s'accompagne aussi d'une plus grande hétérogénéité
statutaire des libres de couleur. Entre 1776 et 1789, les 1484 esclaves libérés
au Cap-Français et au Port-au-Prince sont des noirs respectivement dans
45 % et 48 %. Ceci n'est pas une spécificité urbaine, maîtres et esclaves
viennent de toutes les parties de l'île. En outre, un état des affranchissements
de 1785 51 donne des résultats similaires pour l'ensemble de la colonie.
Chaque année, la population globale augmente officiellement d'une moyenne
de 750 nouveaux affranchis, dont près de la moitié sont des noirs créoles ou
africains. Ce sont, pour plus de la moitié, des adultes en âge de travailler et
non de vieux esclaves fatigués comme on l'affirme trop souvent. D'autres
bénéficient simplement d'un consentement officiel de liberté, qui, mieux
qu'une liberté de savane, leur permet de faire les démarches pour leur rachat
et leur émancipation.

Les libres de couleur et le préjugé à la veille de la Révolution

On perçoit généralement les attentes et les valeurs des libres de couleur au


travers des revendications du groupe d'Aquin. Entre 1784 et 1789, ces
et ces négociants, par l'intermédiaire de Julien Raimond, réclament
l'aménagement du préjugé de couleur et l'assimilation pour ceux d'entre eux
qui seraient de naissance légitime, riches et très métissés (à partir des mestifs
dans une première mouture, dès les quarterons dans une deuxième version).
Le groupe allègue qu'ils sont riches du fait de leur travail et non de simples
libéralités, que propriétaires d'esclaves, ils sont attachés au système
et qu'enfin ils ont le souci de la chose publique, comme le prouve
notamment leur implication dans la milice, dans la police et la maréchaussée.
Ces hommes, qui envoient leurs enfants faire des études en France, qui vivent
dans un luxe très comparable à celui de leurs voisins blancs, ne se perçoivent
pas comme des descendants d'Africains. Ils ne demandent pas à être intégrés
en tant qu'hommes de couleur, ils veulent être « blanchis », reconnus
pour Blancs, à l'instar des « brancos da terra » de Bahia 52. Ces propos
expriment-ils vraiment leur point de vue ? Selon John Garrigus, compte tenu
du discours blanc dominant, ils n'avaient guère d'autres choix avant 1789.
Après, il estime qu'ils se sont effectivement battus pour tous les hommes de

50. D. Rogers, Les Libres de couleur... opus cit, chapitre 3.


51. Deux tiers des affranchis sont des femmes (65,40 %). Les Nègres et les mulâtres forment
les groupes les plus nombreux, respectivement 47,2 % et 48,3 %. (ANSOM, fonds Colonies, C98
156).
52. Maria Inès Cortes de Olivera, Retrouver une identité : jeux sociaux des Africains de
Bahia de vers 1 750 à vers 1890. Thèse de 3e cycle soutenue en 1993, Paris.
LA VICTOIRE DES LIBRES DE COULEUR ? 95

couleur, sans distinction. On remarquera cependant que ni les planteurs du


Nord, ni les artisans du Cap-Français ne se sont associés à leur démarche. On
est dès lors fondé à se demander si les petits et moyens libres de couleur que
nous avons décrits adhèrent aux mêmes valeurs. Sont-ils eux aussi fortement
hostiles aux esclaves, comme l'affirme David Nicholls 53 ? En vertu de ce que
l'on appelle « la cascade de mépris » ou le « sous-racisme », les plus clairs
d'entre eux méprisent-ils aussi les plus foncés ?

Les relations avec les esclaves

Les libres de couleur sont certes ordinairement propriétaires d'esclaves, ils


les louent, les vendent, les mettent en gage et les marquent, parfois, au fer
rouge, avec la même indifférence pragmatique que les Blancs. Cependant, les
nombreux affranchis de la fin de l'Ancien Régime conservent des liens
importants avec le monde servile. Au Port-au-Prince 54, où l'on dispose d'une
information statutaire assez fiable 55, près de 40 % des mariages de libres de
couleur concerne un fiancé esclave. Dans près de 85 % des cas, le conjoint
libre est un affranchi. Dans les testaments des femmes de couleur des deux
capitales, le rachat des enfants ou des parents ainsi que leur manumission est
l'un des thèmes les plus fréquents. Plus largement, tous les libres de couleur
participent à la fièvre d'affranchissements si spécifique à Saint-Domingue à
la fin de l'Ancien Régime. Selon Stewart King 5Ô, ils représentent 45 % des
demandeurs de liberté. Si les Blancs affranchissent des métis dans plus de
50 % des cas, les libres sollicitent l'administration pour des Noirs non
métissés dans plus de 73,5 % des cas. Ces hommes et ces femmes ne sont des
membres de leur famille qu'une fois sur trois (34 % des actes). Même si cette
étude menée sur un petit échantillon de 984 esclaves a besoin d'être
à plus grande échelle, elle fournit déjà une approximation intéressante
pour les paroisses 57 de l'Ouest et du Nord de l'île sur lesquelles elle a été
faite. Enfin, au Cap-Français, il n'est pas rare de voir des libres de couleur
servir d'intermédiaire pour faciliter le rachat d'un esclave. En 1788 58, le
Nègre libre Jean-Baptiste L'éveillé dit Aply, maçon, donne ainsi trois esclaves
Arada de 22 ans aux Maisons de la Providence, pour obtenir la liberté de leur
commandeur, Noël, un Nègre créole, de 30 ans. Même si la donation impose
aux administrateurs des Maisons de la Providence de payer tous les frais de

53. David Nicholls, From Dessalines to Duvalier, Race, Colour and National Independence
in Haiti, 1979, Cambridge University Press, 1996, 3e édition Macmillan, Warwick University
Caribbean Studies, page 7.
54. Au Cap-Français, ces mariages sont beaucoup moins fréquents (à peine 12 % du total).
55. Sur les pratiques des notaires du Cap et du Port-au-Prince en matière d'identification, cf.
D. Rogers, Les libres de couleur.., opus cité, chapitre 5.
56. King Stewart R., Blue Coat ..., Op. Cit., The University of Georgia Press, Athens and
London, 2001, p. 108.
57. L'échantillon concerne quelques registres du Cap-Français, de Limonade, de Fort-
Dauphin, du Mirebalais, Croix-des-Bouquets et du Port-au-Prince.
58. ANSOM, fonds Colonies, notsdom 870, donation du 10/6/1788.
Outre-Mers, T. 90, N° 340-341 (2003)
96 DOMINIQUE ROGERS

son affranchissement, l'échange reste inégal. Sans cet intermédiaire, Noël


n'aurait pu se libérer, et il devra sans doute travailler de nombreuses années
pour rembourser son bienveillant 59. De même, en 1778, les nègres libres
Pierre Augustin, Jean-Baptiste Timbase, Jeanne Huila et Geneviève Zoquœ
n'hésitent pas à s'associer pour payer l'émancipation de Pierre Bonnard. Il
manque 1200 livres ; chacun s'engage à payer 300 livres à chaque échéance et
à répondre de l'insolvabilité ou de la mort des uns ou des autres. Au Cap-
Français, l'entraide est de rigueur entre les hommes de couleur, pour l'une
des obligations fondamentales : libérer sa famille. On présente souvent les
libres de couleur comme des maîtres particulièrement cruels, des « despotes
rigoureux » selon l'intendant Barbé de Marbois et le gouverneur La Luzerne
en 1786. Moreau de Saint-Méry 60, qui connaît bien la colonie, affirme qu'ils
s'entendent très bien avec les esclaves des autres. Serait-ce donc une simple
question d'organisation domestique ?
Pour les gros propriétaires des campagnes de Saint-Domingue, la situation
est nécessairement différente. Libres de naissance depuis plusieurs
souvent, ils n'ont objectivement plus de lien avec le monde servile.
Au-delà des histoires personnelles, que peut d'ailleurs représenter un esclave
pour celui, noir au blanc, qui en possède plusieurs dizaines voire centaines ?
Sans doute pas grand-chose. David Geggus 61 a cependant démontré que les
taux de natalité des esclaves des sucreries sont de 277/1000 dans la partie
Nord, alors qu'ils ne sont que de 356/1000 dans les caféières. Parce que les
libres sont souvent caféiers, qu'ils ont des exploitations souvent plus petites,
et qu'ils gardent leurs esclaves plus longtemps, Stewart King 62 estime,
au-delà des contraintes spécifiques de la culture du sucre et du café, que les
conditions de vie des esclaves des libres de couleur ont été meilleures que
celles de ceux des Blancs.
Le niveau modeste des petits libres de couleur des campagnes l'illustre de
manière exemplaire. A la Savane de Limonade, la Négresse libre Marie-
Madeleine Lisette ^ est propriétaire d'un petit carreau de terre, sur lequel
s'élève une case en bois, poteaux en terre et bousillés, avec un toit de paille.
Le confort est modeste. Le notaire détaille 150 livres de meubles : deux
coffres de bois de sap, fermant à clef, un garde-manger en toile, une table et
quatre mauvaises chaises. Dans un coin, il note trois bois de lits avec leur
paillasse et leur couverture de brin ou d'indienne. Les compagnons de vie de
Marie-Madeleine sont trois esclaves : Victoire, une jeune Négresse créole de

59. Un bienveillant est une personne, distincte du maître, qui accepte de faire les démarches
pour la libération d'un esclave.
60. Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique ...opus
cité, Paris, 1984, p. 108.
61. « Sugar and Coffee Cultivation in Saint-Domingue and the Shaping of the Slave Labor
Force », Ira Berlin, Philip Morgan, eds., Cultivation and Culture : Labor and the Shaping of
the Slave Life in the Americas, Charlottesville, University of Virginia Press, 1993, pp. 74-98.
62. King Stewart R., Blue Coat or Powdered Wig, ....opus cité, Athens and London, 2001,
p. 108.
63. ANSOM, fonds Colonies, notariat de Saint-Domingue, 173, Bordier jeune, vente du
11/9/1777.
LA VICTOIRE DES LIBRES DE COULEUR ? 97

16 ans avec son bébé, Pierre-Louis, et un vieil homme de 50 ans, très malade.
Trois lits, trois adultes, libres ou esclaves : sur un carreau de terre, le travail
commun rapproche les uns et les autres. Les préséances se marquent peut-
être par le bois du lit : l'un est en acajou, les deux autres en sap. A une échelle
un peu supérieure, Stewart King M décrit aussi le cas de la famille Poupart
toujours à Limonade. Marie Elisabeth Poupart ne possède que six carreaux
de terre et 7 esclaves : une famille de cinq personnes, une jeune femme et un
vieil esclave surâgé Pierrot. A deux reprises, en 1779 et 1787, le vieil homme
est loué avec une petite parcelle de terre aux Fonds bleus. Marie Elisabeth
n'en demande que 100 livres. A l'évidence, la force de travail de Pierrot n'est
pas un atout décisif, mais il est présenté comme le « guardian et caretaker 65 »
de la dite parcelle. Il y a là la reconnaissance explicite de son attachement à
cette terre et, indépendamment de son efficacité économique, le respect de
cela.

Les relations entre les Nègres et les métis libres

Selon les historiens, le préjugé de couleur impose que l'on ne se fréquente


qu'entre gens de même nuance de couleur. Yvan Debbasch affirme : chaque
sous-groupe de la communauté libre de couleur « se veut et se sent étranger à
ceux que l'éthique raciste lui indique comme étant situés à des niveaux
inférieurs au sien » 66. A la fin du xvme siècle, les hommes de couleur sont
souvent plus pragmatiques.
Parmi les partenaires économiques 67 de Julien Raimond, John Garrigus ^
a signalé l'existence de Blancs, de mulâtres, mais aussi d'une Négresse libre,
originaire du Curaçao. Anne-Dominique Acquiez a été affranchie à l'âge de
25 ans. En 1770, elle possède à Aquin une auberge et une boutique. Pendant
trois ans et demi, Julien Raimond a pris ses repas dans son établissement et,
en 1775, s'est fait livrer quelque 402 livres de marchandises. Entre eux, des
liens plus personnels se sont tissés. En 1773, Julien sert de témoin pour
authentifier son testament. Plus important, son frère, Guillaume Raimond,
signe son contrat de mariage, en grande pompe, chez « Marna Acquiez ».
Au-delà des différences pigmentaires, la familiarité semble possible.
Dans les villes de Saint-Domingue, la ségrégation résidentielle n'existe
pas. Au quartier de la Petite Guinée du Cap, seuls 46 % des bailleurs ou des
locataires sont des Nègres libres, les 54 % restant se répartissent presque

64. King Stewart R., Blue Coat or Powdered Wig, ...opus cité, Athens and London, 2001,
pp. 99 et 114.
65. Stewart King ne précise pas les termes français utilisés.
66. Yvan Debbasch, Couleur et liberté. Le Jeu du critère ethnique dans un ordre juridique
esclavagiste. Tome 1 : L'Affranchi dans les possessions françaises de la Caraïbe, 1635-1833,
Dalloz, Paris, 1967, page 307.
67. Voir l'inventaire de ses 159 papiers commerciaux déposés, en 1786, chez le notaire
Paillou.
68. John Garrigus, « Color and Class on the Eve of Haitian Révolution : Saint-Domingue's
Free Colored Elite as Colons Américains », 1994, p. 17.
Outre-Mers, T. 90, N° 340-341 (2003)
98 DOMINIQUE ROGERS

également entre Blancs et métis. Comme au Port-au-Prince, les Blancs, les


Noirs et les métis sont présents dans tous les quartiers. Du fait de la
particulière des maisons domingoises, propriétaire et locataires
souvent la cour, la cuisine et le puits, en toute simplicité. D'autres vivent
effectivement sous le même toit, sans qu'il y ait concubinage. Entre juin et
juillet 1784, le quarteron libre Joseph Pironneau sous-loue ainsi plusieurs
appartements d'une maison donnant sur la rue Royale et sur la rue des
Religieuses : le sieur Constantin Parfait prend une chambre et deux cabinets
sur la rue Royale ; le sieur Lasserre, une seule chambre sur la même rue ; les
négresses libres Marie-Louise A Traitté et Marie-Louise Tardivy choisissent
chacune une chambre et un cabinet sur la rue des Religieuses. Le montage est
prévu pour le long terme : seul le bail de Marie-Louise A Traitté n'est que de
trois ans, les autres ont une durée de sept ans. Si au Port-au-Prince, les
propriétaires métis privilégient souvent les locataires blancs, le quarteron
Joseph Pironneau semble ici faire pleinement confiance à des Négresses
libres.
Dans les villes comme les campagnes, la proximité résidentielle a permis le
développement de relations de voisinage, de confiance et d'amitié parfois. Au
Cap-Français, le choix du maître d'apprentissage se fait indépendamment de
la couleur : depuis le petit Blanc confié à un mulâtre jusqu'au petit quarteron
confié à un nègre libre. Au moment de choisir, la personne qui rachètera, et/
ou éduquera leurs enfants encore esclaves, les Négresses libres du Cap-
Français font confiance, dans 40 % des cas, à un tuteur blanc ou métis,
souvent d'ailleurs sans compensation financière. Ainsi, « en reconnaissance
de la bonne amitié qu'elle lui porte et des services qu'elle lui a rendus depuis
cinq ans qu'elle la loge, la nourrit, et qu'elle continue à lui rendre
», Marie-Jeanne, Négresse libre du Cap, lègue tous ses biens à la dame
Veuve Cottin, mulâtresse libre, « sa sincère amie ». Plus largement, les
mentionnent aussi des petits prêts du quotidien consentis sans
de dette, ainsi que des legs accordés à des amis ou à des filleuls
d'une couleur différente. En 1784, dans la paroisse isolée du Baynet, le nègre
libre François Tourat 69, sellier de profession, favorise ainsi un petit mulâtre
Jean-François Fillières, une petite Négrille, Marie-Françoise Fillières, sa
demi-sœur, et une quarteronne Marie-Henriette Tourat.
A niveau plus personnel, les contrats de mariage des clients des notaires du
Cap-Français et de Port-au-Prince confirment cependant l'importance de
l'identité pigmentaire. On épouse quelqu'un de sa nuance de couleur dans
près de 80 % des cas au Cap-Français et 70 % au Port-au-Prince. Si l'on ne
prend en compte que les nègres libres, ce taux s'élève respectivement à 90 %
et 86 %. En revanche, les métis du Cap-Français ne respectent la norme que
dans 61 % des cas, contre 54,5 % au Port-au-Prince. A l'évidence, les
sont aisées entre métis. Le quarteron Julien Raimond et sa
deuxième femme, la mulâtresse Françoise Dasmard-Challe, en sont d'ailleurs
un bon exemple. Souvent, les transgressions concernent les milieux assez

69. ANSOM, fonds Colonies, 649 Funuel de Séranon, acte n° 119, testament du 15/12/1784.
LA VICTOIRE DES LIBRES DE COULEUR ? 99

fortunés. En 1785, la Négresse libre Anne Barthélémy dite Sancié 70 apporte


ainsi une dot de près de 40 000 livres (quatre esclaves offertes par sa mère et
32 000 livres de biens propres en esclaves, argent et divers effets personnels,
dont des bijoux). Comme dans les riches mariages mixtes, des précautions
sont prises et la communauté est limitée à 12 000 livres.
Doit-on en déduire du racisme ou un préjugé de couleur ? Lors de la
signature de 25 % des contrats de mariage au Cap, l'assistance est composée
de personnes de toutes les couleurs. Certains sont des voisins de la Petite
Guinée, du Haut-du Cap pour Geneviève Scipion, d'autres des artisans d'un
même secteur professionnel. En 1788, le mariage de Marie-Noëlle, Négresse
libre, et de Louis Rodin, mulâtre libre, scelle une union déjà féconde. La
marraine et le parrain du petit garçon sont là : l'un est quarteron, l'autre
mulâtresse. Un négociant Blanc est parmi les témoins ainsi que deux
La mère de Marie-Noëlle, Marie- Catherine dite Angélique surnommée
Fabia, une Négresse, affranchie en 1783, est aussi présente. On mentionne
enfin une autre Négresse libre, la sœur utérine de l'époux. A l'évidence, les
nuances n'ont pas l'air de gêner les uns et les autres. A Baynet, en 1783 71, la
négresse Marie-Magdeleine Denis ouvre sa maison au quarteron Antoine
Lavoile et à la Demoiselle Marie-Jeanne Moutard, mulâtresse libre, pour la
signature de leur contrat de mariage.
Cette proximité des hommes de couleur n'est pas due au hasard. Elle est
liée, au Cap-Français, à l'existence, d'une véritable communauté, structurée
autour d'un groupe nombreux d'artisans et de commerçants de couleur
riches ou aisés, dont les qualités sont reconnues par les Blancs, dans leur
travail, et par les notaires ou les magistrats, au civil. Au Cap, l'identification
des personnes de couleur se fait, le plus souvent, en fonction de la seule
possession d'état. Les notaires ne mentionnent pas les certificats exigibles
depuis le règlement de 1773 72. Il est ainsi souvent impossible de savoir si on à
faire à un affranchi ou un libre de naissance. De même, ils accordent les titres
enviés de « sieur », de « dame » et « demoiselle » 73 à des libres de couleur peu
métissés. Plus encore, les artisans de couleur du Cap sont ordinairement
sollicités pour expertiser les travaux confiés à des Blancs ou des libres et pour
les départager. A la demande des uns et des autres, ils interviennent comme
experts et « surexperts ». Une quarantaine de libres de couleur est
requise pour authentifier les actes officiels, même quand ils ne savent
pas écrire.
Tous ces choix, qui témoignent de la confiance des blancs envers les
Nègres et les métis libres, n'existent pas au Port-au-Prince. Les notaires
exigent la présentation des actes de liberté et des actes de baptême, ils
n'accordent des faveurs qu'à leurs clients les plus clairs et ne font authentifier
des actes par des libres qu'à cinq reprises. Au Port-au-Prince, il n'y a pas de

70. ANSOM, fonds Colonies, notsdom 1521, Porée, contrat du 18/10/1785.


71. ANSOM, fonds Colonies, Funuel de Séranon 645, acte n° 26 du 25/9/1783.
72. Article 6 du règlement de 1773.
73. Sur la complexe question de l'identification des libres de couleur voir D. Rogers, Les
Libres de couleur.. .Opus cité, chapitre V.
Outre-Mers, T. 90, N° 340-341 (2003)
100 DOMINIQUE ROGERS

vraie communauté. Filleuls, parents, frères et sœurs appartiennent toujours


à la même nuance de couleur, les noirs vivent avec les Noirs, les métis avec les
métis. Cette préférence pigmentaire se rencontre aussi au Cap-Français, mais
les voies d'alternance et les rencontres entre des personnes de couleurs
différentes sont beaucoup plus fréquentes. Ici, ceux qui n'ont pas de famille
n'ont guère de choix. Devant l'inexistence d'une communauté de couleur,
riche et structurée, le réfèrent le plus immédiat est l'ancien maître, souvent
un blanc. Il est parfois mentionné lors de la signature du contrat de mariage,
mais plus souvent encore dans les testaments d'un très grand nombre de
femmes de couleur isolées.

Conclusion :

A ce stade, il paraît possible d'affirmer que non seulement la stratification


sociale domingoise ne se double pas d'une hiérarchie pigmentaire, mais
qu'en outre, il n'y a pas d'adéquation entre la couleur des individus et leur
comportement. Dès cette époque, au-delà des histoires individuelles, c'est le
niveau de richesse et d'intégration sociale qui est déterminant. En dépit du
discours raciste dominant, les rencontres naissent tout naturellement de la
proximité résidentielle ou professionnelle et parfois d'une expérience servile
commune. Pourquoi, dès lors, accorde-t-on tant d'importance à la couleur
des individus ? Peut-être tout simplement, parce que c'est ce que l'on voit le
plus, c'est une différence objective. En outre, les populations haïtiennes
noires sont issues de sociétés africaines où l'appartenance ethnique est un
élément d'identification fort. Si le brassage des ethnies a été très important à
Saint-Domingue, la structure mentale des populations noires de cette
nation tend à classifier les individus. En l'absence d'éléments de
culturels et linguistiques majeurs, les différences chromatiques
ont pu sembler pertinentes. Ajoutons à cela la propagande habile des leaders
noirs, associant à la couleur des métis des valeurs négatives, au prix d'une
simple reconstruction ou du moins simplification du passé, il n'en faut pas
forcément davantage. Au quotidien, on remarquera a contrario que l'on
trouve des gens de toutes les couleurs dans les deux camps. Les principaux
ministres de Jean- Jacques Dessalines, d'Henry Christophe 74 comme de
Faustin Ier sont des « mulâtres » et ce n'est peut-être pas toujours pour des
raisons opportunistes comme le suggère David Nicholls. De même, sans le
soutien de la masse des anciens esclaves noirs du sud de l'île, ni Alexandre
Pétion, ni André Rigaud, ni Jean-Pierre Boyer ne pouvaient espérer obtenir
et conserver le pouvoir. Dans leurs gouvernements, on trouve aussi des
généraux et ministres noirs 75. Dès lors, il pourrait être fructueux de s'inté-

74. De Vastey, Chanlatte et Dupuy auprès du roi Christophe ; Thomas Madiou, Emile Nau et
Louis Dufrène auprès de Faustin Ier.
75. On peut évoquer ainsi à la commission constitutionnelle de 1806 les anciens Nègres
libres, Ambroise Magloire, David Troy et Guillaume Manigat. D. Nicholls, From Dessalines, Op.
cit., 1996, p. 55.
LA VICTOIRE DES LIBRES DE COULEUR ? 101

resser davantage au facteur régional, évoqué de manière un peu allusive par


David Nicholls, mais qui semble déjà avoir une certaine prégnance avant la
révolution. En 1789, Vincent Ogé et Julien Raimond ont présenté
leur cause aux planteurs du club Massiac. Pendant la révolution, les
libres de couleur du Nord se sont comportés et ont été perçus différemment
de ceux du Sud et de l'Ouest. Au-delà d'une question de distance, il y a
peut-être aussi une conception différente de la société à créer.

Outre-Mers, T. 90, N° 340-341 (2003)

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