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Dans l'univers de la correspondance du XVIIe siècle, les lettres de Madame de Sévigné se dressent comme

un portrait fidèle de la société de l'époque. Sa lettre du 26 avril 1671, adressée à Madame de Grignan, est
particulièrement remarquable. Elle ne se contente pas de relater la tragédie de Vatel, maître d'hôtel du Prince
de Condé, qui se donna la mort à la suite d'un banquet en l'honneur du Roi Louis XIV ; elle offre également
une fenêtre sur les pressions sociales et les attentes de la cour de cette période. L'idée générale de la lettre
dépeint la tragédie personnelle de Vatel et, par extension, celle des exigences de la vie à la cour.
Le commentaire s'articulera autour de deux axes : d'abord, l'examen du savoir-faire de Madame de Sévigné
dans sa manière de narrer les événements avec un sens aigu du détail et de la dramatisation ; ensuite, une
réflexion sur la manière dont cette chronique épistolaire offre un aperçu réaliste des dynamiques sociales et
culturelles du XVIIe siècle. Cette lettre ne se limite donc pas à une simple communication personnelle mais
s'élève au rang de témoignage historique, reflétant les valeurs et les tensions de son époque.

Dans sa lettre datée du 26 avril 1671, Madame de Sévigné utilise la structure épistolaire non seulement
pour communiquer mais aussi pour peindre une scène vivante et dramatique, révélant ainsi son habileté
narrative exceptionnelle. Elle commence par poser le contexte historique avec précision, indiquant à sa fille,
Madame de Grignan, que les nouvelles qu'elle relate sont fraîches et urgentes : « Il est dimanche 26 avril ;
cette lettre ne partira que mercredi... ». Cette précision temporelle ancre le récit et prépare le lecteur à
l'immersion dans l'histoire qui va suivre.
Ensuite, elle exprime les tourments intérieurs de Vatel avec une intensité dramatique palpable, permettant au
lecteur de plonger dans l'abîme de désespoir qui l'a consumé : « Je suis perdu d’honneur ; voici un affront
que je ne supporterai pas. » Par cette simple phrase, l'épistolière capture toute la complexité des attentes
sociales et du fardeau de l'honneur qui pesait sur les épaules de Vatel, offrant une fenêtre sur l'âme humaine
confrontée à l'insurmontable.
Madame de Sévigné brille également dans la fonction poétique de son récit, en décrivant avec une élégance
lyrique les festivités qui ont précédé la tragédie. Elle transporte le lecteur à Chantilly avec des détails qui
éveillent les sens : « la chasse, les lanternes, le clair de la lune, la promenade, la collation dans un lieu
tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait ». Chaque mot est choisi pour sa capacité à évoquer une image,
une odeur ou une atmosphère, transformant le récit d'un incident en une expérience immersive.
La connexion entre l'épistolière et sa destinataire est renforcée par la fonction phatique de la lettre. Madame
de Sévigné s'adresse directement à sa fille, Madame de Grignan, créant une intimité qui englobe le lecteur :
« Voilà ce que m'a dit Moreuil pour vous mander ». Ce lien direct confère à la lettre une urgence et une
proximité qui captent l'attention.
Madame de Sévigné montre une conscience aiguë de son propre récit, comme en témoigne la fonction
métalinguistique : « et je ne sais rien du reste ». Ces interruptions réflexives montrent qu'elle est pleinement
consciente de l'acte d'écriture et de la scène qu'elle construit pour son audience, ajoutant une dimension
supplémentaire à la lecture de la lettre.
Enfin, la fonction conative est manifeste dans ses conseils et ses commentaires. L'épistolière ne se contente
pas de narrer ; elle cherche à modeler la réaction de sa fille : « mais parce que je les aimerais en pareille
occasion, je vous les mande ». Par ces mots, elle guide la réception du récit, anticipant les émotions et les
réflexions de sa fille, ce qui témoigne de sa compréhension profonde de l'impact de ses mots.
À travers cet entrelacement complexe des différentes fonctions de la lettre, Madame de Sévigné démontre
non seulement son talent d'épistolière mais aussi son génie de narratrice, qui sait captiver son auditoire avec
un récit à la fois informatif et profondément émouvant.
Dans le second volet de son épistolaire chef-d'œuvre, Madame de Sévigné dépasse le rôle de simple
narratrice pour devenir chroniqueuse de la société de son temps, révélant avec finesse les dynamiques
sociales et culturelles du XVIIe siècle. Sa lettre transcende le récit personnel et anecdotique pour offrir une
fresque vivante des mœurs et des attentes de la cour de Louis XIV, comme le montre l'attention portée aux
détails dans la description du désespoir de Vatel : « Il croit qu'il n'aura point d'autre marée. Il trouve
Gourville et lui dit : 'Monsieur, je ne survivrai pas à cet affront ; j'ai de l'honneur et de la réputation à perdre.'
» Ces lignes ne se contentent pas de rapporter les faits ; elles exposent la rigidité des codes d'honneur et la
pression insupportable exercée sur les serviteurs de haut rang, pour qui un échec professionnel équivalait à
une mort sociale.
L'épistolière illustre également la grandeur et l'opulence de l'époque par le prisme de l'échec du feu d'artifice
: « Le feu d'artifice [...] fut couvert d'un nuage. Il coûtait seize mille francs. » Ce contraste entre la
somptuosité des préparatifs et leur issue malheureuse met en relief les attentes excessives et le culte de
l'apparence qui prévalaient à la cour, où les dépenses extravagantes étaient la norme, indépendamment de
leur réussite ou de leur efficacité.
Madame de Sévigné ne se limite pas à une simple description ; elle porte un regard critique sur ces
coutumes, révélant les valeurs parfois paradoxales de son époque. La réaction de la cour à la mort de Vatel,
où son acte est tantôt loué comme un ultime geste d'honneur, tantôt déploré, met en évidence une certaine
schizophrénie sociale : « On dit que c'était à force d'avoir de l'honneur en sa manière ; on le loua fort. » La
lettre dépeint ainsi un monde où l'honneur et la réputation étaient des biens précieux, mais où leur poursuite
pouvait conduire à des conséquences tragiques.
En décrivant les suites de l'événement — les réactions de Monsieur le Prince, de Monsieur le Duc, et même
du Roi —, Madame de Sévigné offre un tableau des réponses diverses des élites face à la catastrophe,
soulignant comment les mêmes valeurs qui avaient conduit Vatel à son geste désespéré étaient à la fois
exaltées et remises en question au sein de la même société.
La lettre se clôt sur une note qui reflète la résilience et la continuité de la vie à la cour, malgré le drame : «
Cependant Gourville tâche de réparer la perte de Vatel ; elle le fut. On dîna très bien, on fit collation, on
soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse. » Madame de Sévigné, par cette observation, signale
l'indifférence du monde aristocratique à l'égard de l'individu, contrastant avec la compassion qu'elle-même
exprime à travers sa lettre.
Ainsi, en racontant cette tragédie, Madame de Sévigné ne se contente pas de documenter un incident
malheureux. Elle peint, avec une précision et une empathie caractéristique, un portrait nuancé de la cour de
Louis XIV, capturant l'essence d'une époque où l'honneur était aussi destructeur que valorisé. Sa lettre
devient un document historique précieux, fournissant un aperçu des dynamiques complexes de la société
française du Grand Siècle.

En conclusion, la lettre de Madame de Sévigné du 26 avril 1671 est une prouesse littéraire qui révèle les
talents narratifs de l'auteure et offre un miroir précis de la société du XVIIe siècle. Elle illustre avec finesse
la complexité des enjeux sociaux de son époque, à travers la tragédie personnelle de Vatel et les
répercussions de cet événement au sein de la cour. Ce document transcende son rôle de correspondance pour
devenir un témoignage historique, démontrant la pérennité de l'œuvre de Madame de Sévigné et sa capacité
à éclairer les dynamiques de l'honneur et de la condition sociale de son temps.

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