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Isaac Getz

La liberté, ça marche !

L’entreprise libérée : les textes qui l’ont inspirée,


les pionniers qui l’ont bâtie

Flammarion

Maison d’édition : Flammarion

© Flammarion, 2016.

ISBN numérique : 978-2-0813-8398-2


ISBN du pdf web : 978-2-0813-8399-9

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-0813-8021-9

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Présentation de l’éditeur :

Entreprise libérée (n. f.) – Entreprise fondée sur la responsabilité et


la liberté, dans laquelle la majorité des salariés décident d’eux-
mêmes des actions qu’ils estiment bénéfiques pour l’entreprise.
Exemples : W.L. Gore, Harley-Davidson, FAVI, Michelin, le ministère
belge de la Sécurité sociale, un sous-marin nucléaire américain…
Depuis quelques années, les entreprises libérées se multiplient dans
le monde entier, et surtout en France, au point de s’afficher en Une.
Leurs résultats font rêver : confiance et liberté d’initiative règnent,
se traduisant par l’épanouissement de tous au travail et des
performances spectaculaires…
Pas facile, pourtant, de sauter le pas. Car comme l’explique Isaac
Getz, il n’y a ni modèle de l’entreprise libérée ni méthode pour la
construire.
Pour guider tous les leaders en herbe intéressés par la libération,
qu’ils soient chefs d’entreprise ou non, ce livre propose une
précieuse sélection de textes commentés, pour la plupart
introuvables ou inédits en France. Fondements intellectuels ou
témoignages inspirants, ils permettront à chacun de débloquer sa
créativité pour inventer son propre cheminement vers la libération.
Du même auteur
Liberté & Cie. Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises,
Fayard, 2012 ; Flammarion, « Champs », 2013, 2e édition, 2016.
La liberté, ça marche !
À Émilie et Adèle
Libérez le leader libérateur
qui est en vous

Voici, lecteur, un livre sur le leadership libérateur, le leadership


qui met la liberté d’initiative au cœur des organisations.
« La liberté, ça marche. » C’est par cette phrase que s’ouvrait
mon livre précédent, Liberté & Cie 1, coécrit avec mon ami et
collaborateur Brian Carney. Nous nous y posions cette question
simple : pourquoi, alors que nous exigeons la liberté en politique, en
économie, dans nos loisirs et notre vie familiale, n’en jouissons-nous
pas au travail ?
Depuis la parution de cet ouvrage, en 2009, la situation a changé
en France. Des centaines d’organisations, et pas des moindres, ont
érigé la liberté d’initiative et la responsabilité en principes
fondamentaux de leur mode de fonctionnement. Ainsi leurs salariés
ont-ils pu satisfaire leurs besoins universels et, en conséquence,
donner le meilleur d’eux-mêmes pour réaliser la vision de leur
organisation. Alors oui, des centaines d’entreprises françaises en
témoignent : la liberté, ça marche ! Mais ce n’est pas arrivé tout
seul : derrière chaque entreprise libérée, il y avait un leader
libérateur.
Une histoire, pour commencer.
Bienvenue chez les autres !

En 2008, Clément Neyrial, alors âgé de 22 ans, décide de créer


son entreprise industrielle. Jeune et, comme il se décrit lui-même,
« optimiste, peut-être un peu naïf », Clément instaure « la confiance
et la totale liberté » pour ses quelques collaborateurs. Et ça marche.
Sa société, CN Industrie ‒ spécialisée dans le doming, technique de
marquage à l’aide d’une résine inusable et qui attire l’œil ‒ se
développe comme dans un conte de fées. La croissance est à deux,
puis à trois chiffres, atteignant même 237 % la quatrième année.
Clément se compare déjà à un patron de start-up californienne et
rêve de changer un jour le paysage industriel de son Auvergne
natale. Mais c’est compter sans la « pression sociale ».
Autour de lui, on ne cesse de dire à Clément que son entreprise
ne peut continuer à ressembler à un jardin d’enfants. Pour son bien,
on lui conseille de la « structurer comme les autres ». La voilà donc
structurée, avec un chef d’atelier, un planning, un suivi de
production informatisé, un système qualité – tout y est, et il n’y a
qu’à attendre les résultats.
En effet, ils n’ont pas tardé.
Des tensions entre les opérateurs et les managers surgissent, la
polyvalence et l’autonomie jusque-là naturelles se réduisent, et –
corollaire de ce qui précède – la validation de la moindre décision
par un chef d’atelier et par Clément lui-même s’impose bientôt à
tous. Le bilan de cette structuration ? En juin 2013, le chiffre
d’affaires est en baisse de 7 % et le résultat net est en chute de
93 %. Cerise sur le gâteau : pour la première fois dans l’histoire de
CN Industrie, un arrêt maladie débouche sur une saisine du conseil
des prud’hommes. Ce n’est plus un conte, c’est un film grinçant, qui
pourrait s’intituler Bienvenue chez les autres…
Heureusement pour Clément, il y a un point que la structuration
n’a pas touché : lui-même. Oui, l’entreprise de Clément s’est
modelée sur ce qui se passe « chez les autres », mais pas lui. Lui, il
reste comme il est, et continue à croire que faire confiance, c’est
bien. Ce petit « raté » de la structuration fait que Clément écoute ses
salariés, lesquels, très au fait des résultats de toute l’opération, lui
donnent un petit conseil amical. Il l’applique : en septembre 2013, il
supprime la fonction de chef d’atelier.
Là encore, les résultats – cette fois-ci de la « déstructuration » –
ne vont pas tarder. Les salariés recommencent à s’organiser comme
avant, et le chiffre d’affaires augmente de 12 %. Mais un problème
persiste. La « déstructuration » est légère et le fond – ou plutôt le
sommet – de la structure est toujours là : Clément – qui croit
fondamentalement que les gens sont dignes de confiance – continue
de valider toutes les décisions. Il est conscient de cette
contradiction, en souffre et cherche des solutions. Nous sommes à
l’été 2014.
« La chance ne sourit qu’aux esprits bien préparés », a dit Louis
Pasteur – c’est ce que les chercheurs en théorie de la créativité
appellent la « sérendipité », cette sagacité accidentelle qui fait que
l’on trouve, comme par hasard, ce que l’on ne cherchait pas
consciemment. En octobre 2014, Clément est préparé à sa chance.
Venu au Puy-du-Fou pour la biennale du réseau
« Entreprendre », Clément est assis parmi un millier d’entrepreneurs
dans une grande salle où il assistera, le soir venu, à un spectacle son
et lumière autour des « Mousquetaires de Richelieu ». En attendant,
il écoute trois conférenciers, invités à une table ronde, parler d’un
sujet ésotérique : l’« entreprise libérée ». Et là, eurêka ! Clément
comprend soudain que non seulement sa première façon d’organiser
l’entreprise était bonne, mais qu’il doit aller plus loin encore en ce
sens, et supprimer le principal obstacle à la libération de sa société,
qui n’est autre que lui-même, son contrôle omniprésent.
Le lendemain, quand Clément annonce à tous ses salariés qu’il
leur laisse une liberté d’action totale assortie d’un droit à l’erreur
illimité, leur première réaction est : « Vous allez bien, Clément ? »
Mais la nouvelle organisation leur semble vite naturelle, le climat
sympathique d’antan est retrouvé et les bons résultats aussi : 39 %
de croissance, puis 33 % l’année d’après. L’entreprise devient le
leader européen de son secteur, avec une productivité double de
celle de ses concurrents. Tout cela grâce aux équipes autodirigées
qui prennent dorénavant toutes les décisions concernant le planning,
les achats, le mode de rémunération, les embauches et les
licenciements – le tout dans une bonne ambiance. Quant à Clément,
à nouveau serein, il cesse d’avoir « la boule au ventre chaque
matin », et… n’a plus grand-chose à faire. Du coup, il se remet au
golf – son ancienne passion – une fois par semaine, sachant que
l’usine fonctionne parfaitement bien sans lui.
Il va de soi – et Clément est le premier à le souligner – que cette
libération n’était pas simple, qu’elle aurait pu échouer et qu’elle
n’est d’ailleurs pas terminée, certains salariés confondant encore
« bonheur au travail » avec « vacances ». C’est justement la raison
pour laquelle j’ai raconté cette histoire, riche d’au moins deux
enseignements. Tout d’abord, nous voyons clairement comment les
actions mises en œuvre par Clément pour transformer l’organisation
– éliminer la fonction de chef d’atelier, libérer complètement
l’initiative des salariés, remplacer le contrôle par l’autocontrôle –
ont inversé la mauvaise courbe de performance. Nous voyons aussi
combien la libération est fragile lorsqu’elle est menée par un patron
seul, qui fait tout « pas comme les autres » et qui a besoin d’une
abnégation incroyable et d’un peu de chance pour réussir.
Oui, la liberté ça marche, mais dans ce cas comme dans bien
d’autres ‒ on le verra ‒ la libération n’aurait jamais marché sans un
leader d’exception. En d’autres termes, se demander si « toute
entreprise peut devenir une entreprise libérée » n’est pas une bonne
question. La bonne question est : « Tout patron peut-il devenir un
leader libérateur ? » Et encore : « Peut-on aider un leader libérateur
en herbe pour qu’il soit moins seul ? »

Vive la France libérée !

Les premiers leaders libérateurs sont apparus à la fin des années


1950. Mais pendant plus d’un demi-siècle, les entreprises libérées
sont restées des exceptions : il en existait quelques dizaines dans le
monde (comme W.L. Gore, USAA, Sun Hydraulics, SOL) et une
demi-douzaine en France (dont FAVI, SEW Usocome, Bretagne
Atelier). Toutes, cependant, étaient largement admirées pour la
création de richesses humaines et, en conséquence, économiques,
qu’elles engendraient.
Entre 2006 et 2012, de nouvelles entreprises libérées – dites de
deuxième génération – sont apparues. Il y en eut une dizaine en
France, comme ChronoFLEX, IMATech, Poult, Biose, SYD Conseil,
mais aussi en Belgique (y compris un ministère), aux Pays-Bas, au
Royaume-Uni, aux États-Unis, en Inde…
C’est à partir de 2013 que les choses ont vraiment commencé à
changer. De nombreuses entreprises – dont Airbus, Décathlon, Kiabi,
Michelin et des centaines de PME – se sont lancées dans la
libération, formant la troisième génération. Et aussi paradoxal que
cela puisse paraître, c’est en France qu’un véritable mouvement de
libération d’entreprises a vu le jour. Oui, en France ! Ce pays où la
question du travail est pour le moins houleuse, ce pays que certains
de nos voisins surnomment « Grévistan », réputé pour ses congés et
ses ponts interminables et son code du travail indigeste… Pourtant
oui, sur le front de la libération, la France est pionnière, et ce vif
succès est salué même à l’étranger !
Cela n’est pas tout à fait un hasard.
Dès les années 1960, la question fut rapidement soulevée un peu
partout dans le monde : si l’entreprise fondée sur la confiance et la
liberté est un tel générateur de richesses humaines et économiques,
pourquoi y en a-t-il si peu ? Selon Douglas McGregor• 2, professeur
de comportement organisationnel du MIT qui forgea les concepts de
« théories X et Y », c’était à cause des croyances que les managers
acquièrent dans les entreprises concernant la nature profonde des
salariés. Selon Peter Senge, fondateur du concept d’entreprise
apprenante, c’était parce que dirigeants et entreprises étaient
incapables d’apprendre. Enfin, d’après Ricardo Semler•, leader
libérateur de l’entreprise brésilienne SEMCO dans les années 1980,
la faute en revenait à notre système d’éducation, qui nous forme dès
l’âge de trois ans à l’obéissance à l’autorité plutôt qu’à
l’autodirection.
Lorsque je me suis penché sur cette question en 2012, en
compagnie de plusieurs amis et leaders libérateurs de la seconde
génération, nous avons fait un diagnostic complémentaire : le
processus de libération est une telle épreuve qu’un leader libérateur
en herbe, s’il est seul, soit ne s’y lancera pas, soit abandonnera en
cours de route. Par conséquent, nous avons entrepris de créer un
« écosystème » au service de ces leaders. Parcours initiatiques dans
les entreprises libérées, sessions de codéveloppement avec des
leaders libérateurs, coachs pour travailler sur l’ego et le lâcher-prise,
échanges avec des chercheurs et des experts en libération, plates-
formes régionales ou virtuelles de partage d’expériences, ressources
d’auto-apprentissage, spécialistes du droit du travail, syndicalistes et
même investisseurs souhaitant soutenir financièrement les
entreprises libérées : voilà un échantillon de ce qui est mis
graduellement à disposition des leaders libérateurs en herbe, en
France et dans les pays francophones, grâce à l’engagement
d’acteurs indépendants et tous passionnés.
Cet écosystème a permis à un grand nombre de leaders
libérateurs en herbe d’avancer avec plus de sérénité. Leurs valeurs,
leur créativité, leur sagesse ont toujours joué un rôle déterminant.
En même temps, l’écosystème leur a permis de s’appuyer également
sur la créativité et la sagesse des autres. Avec ce livre, je souhaite
apporter une nouvelle pierre à l’édifice en rassemblant des textes
qui ont inspiré les leaders libérateurs que j’ai rencontrés entre 2005
et 2013, et d’autres, parfois peu diffusés, voire inédits, écrits par ces
derniers pour formaliser et partager leurs expériences et leurs
observations. Je me suis efforcé de privilégier l’ouverture
conceptuelle sur l’idée d’une recette élaborée par des experts,
l’expérience de l’action concrète sur la théorie générale, et de
ramener l’intérêt pour l’entreprise libérée sur la figure et l’action
créative et sage du leader.

Devenir un leader libérateur

Tout le monde n’a pas moins de 30 ans, ne dirige pas une petite
entreprise industrielle en Auvergne ‒ bref, tout le monde n’est pas
Clément Neyrial. Mais Clément n’est pas le seul à être devenu un
leader libérateur. Le livre Liberté & Cie aurait pu s’appeler Leadership
libérateur 3, car son sujet principal n’est pas les entreprises libérées et
leur fonctionnement mais bien les leaders libérateurs – les leçons
qu’on peut tirer de leur action et leur approche du leadership, celles
qui leur ont permis de libérer leur entreprise. Malgré cela – pour
une raison que les sociologues ou les spécialistes en communication
sauraient sans doute mieux expliquer que moi –, ce n’est pas le
terme de « leadership libérateur » mais celui d’« entreprise libérée »
(traduction de Freedom, Inc., le titre original de Liberté & Cie) qui
s’est répandu.
Cela a eu un certain nombre d’effets très positifs, au premier
rang desquels l’impact des idées du livre auprès d’un large public –
ce qui était d’ailleurs notre objectif. Mais l’omniprésence du terme
« entreprise libérée » aux dépens de celui de « leadership libérateur »
a eu aussi ses effets négatifs, indépendants de la volonté de ses
auteurs. Ainsi par exemple de la quête par un grand nombre
d’acteurs du monde économique du « modèle de l’entreprise
libérée », de la question de savoir si « ce modèle marche vraiment »,
ou encore – ce qui est bien plus dramatique – de « la méthode » pour
le mettre en place.
Non que les divers débats – ceux notamment qui ont tourné
autour de cette question du « modèle » – n’ont pas lieu d’être ou que
s’intéresser au fonctionnement des entreprises libérées n’est pas
utile. Avec Brian Carney, nous en avons étudié une trentaine 4. Mais
si toute analyse honnête d’un phénomène organisationnel se doit de
passer par une observation directe et précise, sa connaissance
minutieuse, poussée jusqu’au dernier détail est, à notre avis, une
perte de temps, qui va détourner le leader de la création d’un mode
unique de fonctionnement de son entreprise. FAVI, une entreprise
industrielle picarde libérée dès les années 1980, a été visitée
pendant vingt-cinq ans par des milliers de patrons, dont beaucoup
venaient avec l’intention d’identifier les supposés process et les
pratiques spécifiques de cette entreprise libérée, le « modèle » de
FAVI. Combien parmi eux ont transformé leur entreprise ? À ma
connaissance, deux. On comprend dès lors que FAVI ait arrêté les
visites depuis quelques années. Pareil pour Semco : des milliers de
visites, et un seul patron qui a libéré depuis son entreprise – selon le
triste constat de Ricardo Semler.
Pourquoi la focalisation de ces visiteurs sur les process, voire sur
le « modèle », non seulement ne les a pas aidés dans la libération de
leur propre entreprise, mais les en a peut-être éloignés ?
Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Liberté & Cie a
tenté de fournir quelques pistes, d’identifier des points communs
aux différentes démarches de libération : le sentiment d’admiration
devant les transformations accomplies d’autres leaders libérateurs
ou d’exaspération devant leurs propres pratiques rigides et
handicapantes souvent déclencheur, chez les leaders que nous avons
étudiés, de la démarche de libération ; des qualités personnelles
récurrentes chez les leaders libérateurs (les valeurs, la créativité, la
sagesse) ; ou encore le souci qu’ils ont tous eu de combler les
besoins universels des salariés que sont l’égalité intrinsèque, la
réalisation de soi et l’autodirection. Mais nous avons laissé de côté
d’autres questions. Quel travail sur son ego, sur son lâcher-prise le
patron doit-il faire pour être capable de libérer son entreprise – car
tout le monde n’est pas Clément Neyrial ? Comment peut-il obtenir
le mandat pour libérer son entreprise, puis le garder ‒ car tout le
monde n’est pas propriétaire à 100 % d’une PME ? Par où
commencer ? Comment les transformations menées dans d’autres
lieux de travail peuvent-elles être utiles ? Comment vaincre chez les
salariés des habitudes d’obéissance forgées par des années passées
dans les entreprises traditionnelles, voire par le système éducatif ?
Quelle est la place du leader libérateur dans l’entreprise, du moment
qu’il a conscience qu’elle doit diminuer ?
Ce sont de vraies questions, que beaucoup de leaders libérateurs
en herbe se posent. Plutôt que d’y répondre moi-même, de
l’extérieur en quelque sorte, j’ai choisi de réunir ici des textes qui y
ont déjà largement répondu, mon objectif étant d’examiner et de
diffuser un corpus qui a inspiré nombre de patrons effectivement
devenus des leaders libérateurs, qui leur a permis de comprendre la
philosophie de l’entreprise libérée et de l’aventure – de l’épreuve –
que constitue la démarche de libération. En d’autres termes, ces
textes étaient l’écosystème virtuel qui les a aidés à se sentir moins
seuls et à avancer plus sereinement dans l’épreuve de la libération.

Dis-moi ce que tu lis…

Il est vrai que tous les leaders libérateurs que j’ai rencontrés ne
m’ont pas parlé de textes inspirateurs. Certains, comme Stan
Richards – dont l’agence de communication et de publicité est la
plus grande agence indépendante aux États-Unis – sont des leaders
libérateurs autodidactes. D’autres, comme le regretté Bob Koski• –
dont la PME cotée en Bourse, Sun Hydraulics, est une référence
mondiale de son secteur industriel –, se sont plutôt inspirés des
pratiques des Task Force des années 1930 chez DuPont de Nemours
pour mettre en place leurs équipes autodirigées. Il reste que
beaucoup de leaders m’ont cité des textes qui les ont aidés à
développer leur propre philosophie de l’entreprise libérée et de la
démarche de libération. Les extraits de ces textes constituent la
première partie de ce livre.
Deux précisions quant à cette sélection. Primo, je n’ai pas
reproduit tous les textes que les leaders libérateurs m’ont signalés
mais uniquement les textes consacrés au leadership. On aurait certes
pu imaginer présenter des textes de psychologie d’Abraham Maslow
ou d’Eric Berne, des textes de zoologie de Konrad Lorenz, des textes
d’anthropologie de Robert Ardrey ou de développement personnel
de Stephen R. Covey (tout de même présent dans ce recueil grâce à
son avant-propos au livre de Greenleaf). Cependant, le risque était
alors d’offrir au lecteur une encyclopédie plutôt qu’un guide centré
sur le leadership libérateur.
Secundo, à propos du leadership, je n’ai inclus que des textes
mentionnés par les leaders libérateurs que j’ai rencontrés. Sans
doute auraient-ils pu citer Mary Follet Parker, la première dans
l’histoire à avoir, depuis les années 1920, conceptualisé le
leadership dans l’entreprise, et cela en termes proches du leadership
libérateur (« Si le leadership n’est pas la coercition […], n’est pas le
contrôle, la protection ou l’exploitation, alors qu’est-il ? Il est, je
pense, la libération 5. »). Sans doute auraient-ils pu mentionner
Warren Bennis, l’élève de Douglas McGregor• et l’auteur le plus
prolifique sur le leadership au XXe siècle ; Bernard Bass, le chercheur
qui, suite à James Burns•, a exploré la différence entre le leadership
transactionnel et le leadership transformationnel, dont le leadership
libérateur est une forme radicale ; Edward Deming, qui a inventé
une véritable philosophie de l’entreprise et du leadership (« La
nécessaire transformation du style occidental de management
demande que les managers deviennent des leaders. La focalisation
sur les résultats doit être abandonnée et le leadership doit être mis
en place 6 »). Sans doute auraient-ils pu se référer au plus influent
penseur des organisations des années 1980-1990 : Tom Peters, ou à
son homologue français Hervé Sérieyx, qui ont tous deux exploré,
entre autres, les notions de confiance, d’équipes autogérées ou
d’intelligence collective.
Mais les leaders libérateurs ne les ont pas mentionnés. Et ce qui
m’importe ici, dans une démarche de terrain centrée sur les
témoignages directs d’acteurs, ce sont les textes, au grand pouvoir
inspirateur, qui ont fait leurs preuves sur les leaders libérateurs des
premières générations et – j’en suis convaincu – pourront être utiles
aux nouveaux. C’est d’ailleurs dans cette perspective que, à côté des
écrits de penseurs cités par les leaders que nous avons rencontrés, je
propose des écrits de ces leaders libérateurs eux-mêmes, qui
décrivent la philosophie qu’ils ont élaborée à partir de leur action de
libération. Ces textes constituent la seconde partie de ce livre.

Ils ont inspiré la libération

À une présentation thématique des textes proposés, qui risque


toujours de flirter avec la « boîte à outils », la liste de recettes que je
récuse précisément, je préfère ici dresser une galerie de portraits des
auteurs représentés dans ce recueil. Portraits parallèles, ou bien
portraits croisés, tant il est vrai que, grâce à ces textes inspirateurs,
les idées ont circulé des penseurs aux leaders et d’un leader à
l’autre ; qu’une inspiration commune a pu faire naître une diversité
de figures.
Le lecteur pourrait s’étonner que ce livre s’ouvre avec Lao Tseu,
le fondateur du taoïsme, au Ve siècle av. J.-C. Cependant, si l’on
s’arrête sur certaines facettes de cette philosophie, tels la sagesse du
leader, le non-agir, l’importance des paradoxes, on comprend mieux
pourquoi certains leaders libérateurs y ont trouvé l’inspiration pour
élaborer un style de leadership opposé à la démarche rationnelle
propre à l’Occident. Malgré la distance qui les sépare, on pourrait
ainsi rapprocher Lao Tseu de Jean-Christian Fauvet, philosophe
français de la seconde moitié du XXe siècle, dont la philosophie des
organisations et de l’entreprise est largement influencée par les
spiritualités chinoises.
Autre couple étonnant de ce livre : Hyacinthe Dubreuil et Max
De Pree. Le premier est un ancien ouvrier et syndicaliste français ; le
second est le patron d’une entreprise industrielle américaine. A
priori, rien n’est susceptible de les rassembler. Et pourtant, leur
expérience de l’entreprise leur a à tous deux révélé à quel point
celle-ci est fondée sur des principes opposés à la nature humaine. En
réaction, ils ont développé des conceptions alternatives de
l’entreprise et du leadership, fondées sur la confiance et sur la
liberté.
Douglas McGregor et James McGregor Burns forment un
troisième couple, plus connu. Tous deux professeurs, ils sont l’un
psychologue du monde du travail, l’autre historien du monde
politique. Cela dit, ils ont tous deux une démarche qui s’appuie sur
la psychologie, en particulier sur la théorie de la motivation
d’Abraham Maslow. C’est elle qui a permis à McGregor de
comprendre le fondement de l’organisation traditionnelle de
l’entreprise et d’offrir en alternative sa fameuse « théorie Y » ; c’est
elle qui a permis à Burns de comprendre le leadership traditionnel ‒
qu’il a appelé transactionnel ‒ et de concevoir un leadership
alternatif, ou leadership transformationnel – qui permet justement
de bâtir des entreprises fondées sur la « théorie Y ». Robert
Greenleaf, ancien dirigeant de la société de téléphonie AT&T, qui a
développé une philosophie du leadership dont le leadership
libérateur est très proche, occupe une place un peu à part dans ce
recueil. Toutefois, le concept du « leadership serviteur » aurait pu,
lui aussi, « sortir » de Maslow, car un leader serviteur, écrit
Greenleaf, se demande toujours si « les besoins supérieurs des
collaborateurs sont servis » et par conséquent, si ces collaborateurs
« se réalisent, se sentent mieux [et], deviennent plus libres, plus
autonomes ».
Robert Townsend – qui ouvre la seconde partie du recueil,
consacrée aux écrits des leaders libérateurs – est autodidacte quand,
de 1962 à 1965, il conduit la libération d’AVIS puis écrit le livre qui
témoigne de cette expérience et qui devient vite un best-seller.
Après avoir quitté son poste, il s’est consacré à l’accompagnement
d’autres entreprises pour les aider à transformer leur organisation,
lisant beaucoup (McGregor notamment) et visitant de nombreuses
entreprises libérées. S’il n’a pas directement amené d’autres
organisations à se libérer, son livre a néanmoins inspiré beaucoup
de leaders, dont Bob Davids•, que Townsend appelait son « meilleur
élève » et qui fut un leader libérateur dans chacune des six
entreprises qu’il a dirigées.
Ricardo Semler est une sorte de Townsend brésilien. Issu comme
lui des milieux aisés, il fait de bonnes études et, une fois patron,
libère son entreprise en parfait autodidacte. Comme Townsend, il
écrit rapidement un livre qui raconte son expérience et, tout comme
le livre de Townsend, cet ouvrage devient un énorme best-seller.
Semler est même élu homme d’affaires de l’année dans son pays.
Après avoir quitté le poste opérationnel qu’il occupait dans son
entreprise, il consacre beaucoup de temps, à l’instar de Townsend, à
promouvoir l’entreprise libérée – avec un succès similaire, c’est-à-
dire quasiment nul. En revanche, comme ce fut le cas pour
Townsend, son livre inspire et continue d’inspirer beaucoup de
leaders libérateurs en herbe.
Bill Gore et Bob Koski ont plusieurs points communs. Tous deux
ingénieurs et cadres supérieurs dans de grands groupes industriels,
ils sont déçus par les lourdeurs bureaucratiques de ces dernières et
par un environnement qui empêche l’épanouissement et la créativité
des salariés. Tous deux ont l’idée d’un produit à développer et
quittent leur entreprise pour fonder une start-up. Tous deux ont
ainsi réfléchi très tôt à la philosophie qu’ils souhaitaient pour leur
entreprise – comme le lecteur le découvrira dans les extraits
proposés.
Liisa Joronen, une petite Finlandaise, blonde et menue et Jean-
François Zobrist, un Français un peu trapu, à la barbe poivre et sel,
n’ont apparemment rien en commun. Et pourtant… Ce sont les deux
seuls Européens de notre galerie de leaders libérateurs ; les deux
seuls rousseauistes, aussi, qui croient fondamentalement que
l’homme est bon ou, comme le dit Joronen, que « les hommes ne
sont pas mauvais ; on les traite mal » et comme le dit Zobrist, que
« l’homme est comme on le considère ». Ils ont tous deux fait montre
d’une force de caractère incroyable, pour avoir porté et assumé leur
leadership libérateur dans l’incompréhension quasiment complète de
leurs pays respectifs pendant des décennies.
Notre galerie se termine avec deux leaders libérateurs dont rien
ne laissait présager qu’ils inspireraient un jour des leaders
d’entreprise. L’un, John Wooden, vient du monde du sport collectif,
où il fut un immense coach de basketball, tandis que l’autre, Robert
McDermott, vient du monde militaire, où il a terminé sa carrière
d’officier au grade de général de brigade. Ce n’est qu’à la retraite
que ce dernier commence une nouvelle carrière en tant que PDG
d’une mutuelle. Il la libère et devient célèbre tout en restant très
humble. Le jour où il nous a reçus, Brian Carney et moi, il a modifié
son emploi du temps exprès pour nous, et la première chose que ce
monsieur alors âgé de 85 ans et de santé fragile nous a demandée,
c’est si nous n’étions pas trop fatigués par le voyage. À l’issue du
rendez-vous, nous avons pris la mesure de son sacrifice : il
s’apprêtait à aller assister à la deuxième mi-temps du match de
l’équipe locale San Antonio Spurs. Or, c’est lui qui avait évité le
départ du club pour une autre ville en en prenant la présidence.
Voici donc John Wooden et Robert McDermott réunis par la passion
du basketball ! Pour la petite histoire, une fois à Paris, nous avons
reçu une petite attention supplémentaire de la part du général : un
maillot signé de Tony Parker…

La libération d’entreprise ne consiste pas en l’application d’une


méthode ni en la mise en place d’un modèle. L’entreprise libérée
n’est pas un modèle mais une philosophie, développée autour de
quelques croyances simples : l’homme est digne de confiance,
chacun a des dons, les êtres humains préfèrent s’autodiriger plutôt
qu’être dirigés. Par conséquent, la libération consiste en
l’articulation de cette philosophie avec l’héritage humain et culturel
de l’entreprise. C’est là toute la mission créative – l’épreuve même –
du leader libérateur.
Nourri des observations de plus d’une centaine de leaders
libérateurs, je suis convaincu que les patrons adhèrent à cette
philosophie spontanément – avec leur cœur ou avec leurs tripes. Ces
croyances leur paraissent naturelles – ou pas du tout. En d’autres
mots, la philosophie de l’entreprise libérée n’est pas un sujet
intellectuel, une matière à étudier, dont s’imprégner à partir de
lectures théoriques. Mais si cette philosophie est naturelle pour les
leaders libérateurs, son articulation au sein de l’entreprise n’a rien
de naturel.
Car le respect des hommes et des femmes dans l’entreprise exige
qu’on ne vienne pas vers eux avec des recettes, des solutions toutes
prêtes. Certains diront qu’autrement, ce n’est pas de la libération,
mais de la manipulation et ils auront probablement raison. Ce
respect exige que le leader libérateur prenne en compte l’histoire
des salariés de l’entreprise, leurs habitudes, leurs valeurs – ce que
j’appelle l’héritage humain et culturel de l’entreprise. Il exige aussi
que cette création d’un nouveau mode organisationnel se fasse pour
eux – et pas pour augmenter les indicateurs de la performance – et
avec eux. C’est pour cela aussi que le leader ne pourrait pas déléguer
la libération à un intervenant extérieur, un consultant miraculeux :
il se décrédibiliserait auprès des salariés. Or, son rôle est d’être
l’architecte et le maître d’œuvre de ce projet et de se montrer, ce
faisant, éminemment créatif, puisqu’il n’y a pas de modèle. En
d’autres mots, la libération d’entreprise est une co-création avec les
salariés d’un mode de fonctionnement nouveau et unique,
cocréation dont le leader libérateur est l’architecte.
Certes, tous les créateurs ont étudié ce qu’ont fait leurs illustres
prédécesseurs. Ainsi Van Gogh étudiait-il les estampes japonaises ou
les tableaux de Monticelli. Mais il a su s’en dégager pour créer son
style et son œuvre propres. De la même façon, trop de détails, trop
d’exemples de différentes façons de s’y prendre brident la créativité
du leader libérateur, empêchent l’émergence de solutions originales,
en réponse au défi unique que constitue telle entreprise porteuse
d’un héritage particulier. La liberté, la création sont ennemies des
formules. Aussi ce livre a-t-il été pensé pour ouvrir plutôt que pour
clore le sujet, pour donner à penser plutôt que fournir du prêt-à-
penser, pour inspirer des questions plutôt que transpirer des
réponses. En d’autres termes, puisse-t-il aider de nouveaux leaders
libérateurs et contribuer à de nouvelles libérations d’entreprises : tel
est mon modeste espoir.
Isaac GETZ, mai 2016
PREMIÈRE PARTIE
LES INSPIRATEURS
Lao Tseu

J’ai lu le Tao tö King pendant mes recherches pour Liberté & Cie.
Je me rappelle avoir été immédiatement frappé par ce verset :
Si le sage désire être au-dessus du peuple,
il lui faut s’abaisser d’abord en paroles ;
s’il désire prendre la tête du peuple,
il lui faut se mettre au dernier rang.

Quand j’en ai fait part à Bob Davids•, j’ai reçu la réponse


suivante :
« Ces mots devraient être affichés en bonne place sous les yeux de tous les leaders qui
pensent qu’ils ont besoin d’un bureau de luxe, d’une voiture de luxe, de sièges d’avion
re
en 1 classe. Quand ils se rendent différents des gens, ils se rendent incapables d’être
des leaders. »

Bob Davids n’est pas le seul leader libérateur à avoir reconnu la


sagesse du tao. Pour bien d’autres, le Tao tö King a été un véritable
guide. Comment, par exemple, durer et croître dans l’impermanence
qui règne autour de l’entreprise ? Le tao suggère une voie : renoncer
à diriger les hommes pour qu’ils s’organisent spontanément afin de
s’adapter au mieux aux turbulences du monde extérieur. C’est ce qui
amène Jean-François Zobrist à rappeler sans cesse qu’« agir sans agir
est un laisser-faire qui n’est pas ne rien faire du tout, car il revient à
faire en sorte que cela puisse se faire tout seul ». En d’autres termes,
le non-agir taoïste n’est pas un retrait ou une inaction passive, mais
une façon souple et humble d’accompagner le mouvement plutôt
que de vouloir l’initier ou le forcer.
Au-delà de nombreux leaders libérateurs, certains des thèmes du
tao ont très tôt – sans attendre les études récentes de Marc Halévy
sur le lien entre tao et management – nourri et inspiré des penseurs
de l’organisation. Parmi ces derniers, Jean-Christian Fauvet• écrit
par exemple que « le tao recommande un effacement mesuré des
responsables. Il n’est pas abandon, ni dépossession, mais ouverture
d’un vide contrôlé qui appelle l’initiative ».
Le Tao tö King (Livre de la Voie et de la Vertu) est un recueil
d’aphorismes poétiques que la tradition attribue à Lao Tseu, le père
fondateur du taoïsme, philosophie chinoise forgée entre le VIe et le
IV siècle avant notre ère. Composé de textes ciselés, tour à tour
e

lumineux et obscurs, il acquit presque immédiatement une notoriété


et une influence exceptionnelle en Extrême-Orient. On rapporte que
Confucius, qui était contemporain de Lao Tseu, le consultait
régulièrement. Pour un esprit occidental, son caractère énigmatique
et souvent paradoxal est renforcé par les traductions et
interprétations divergentes auxquelles il a donné lieu ; c’est moins le
cas pour les leaders libérateurs, dont la sagesse inclut le maniement
habile des paradoxes. Je suis convaincu que, même s’ils demandent
à être médités, les paradoxes du tao tels que « le fort, c’est le
faible », « celui qui dirige doit se placer en dessous des autres »,
« mieux vaut donner que recevoir » leur parlent directement.
Si le Prince, le Maître, le Saint ou le Sage de Lao Tseu – les
traducteurs sont divisés sur le terme – ne sont pas directement
transposables au patron d’entreprise, ce texte plurimillénaire n’en
demeure pas moins une source d’inspiration et de réflexion
inépuisable pour les leaders du monde entier.
Tao tö King

XVII
[…] Si le maître n’a qu’une confiance insuffisante en son peuple,
celui-ci se méfiera de lui.
Le Maître éminent se garde de parler.
Et quand son œuvre est accomplie et sa tâche remplie
le peuple dit : « Cela vient de moi-même. »
LXIV
Ce qui est en repos est facile à maintenir.
Ce qui n’est point éclos est facile à prévenir.
Ce qui est fragile est facile à briser.
Ce qui est menu est facile à disperser.
Préviens le mal avant qu’il ne soit,
Mets de l’ordre avant que n’éclate le désordre.
Cet arbre qui remplit tes bras est né d’un germe infime.
Cette tour avec ses neuf étages vient de l’entassement de mottes
de terre.
Le voyage de mille lieues commence par un pas.
Qui agit échoue.
Qui retient perd.
Le saint 1 n’agit pas et n’échoue pas.
Il ne retient rien et ne perd donc rien.
Souvent un homme qui entreprend une affaire
échoue juste au moment de réussir.
Quiconque demeure aussi prudent au terme
qu’au début n’échouera pas dans son entreprise.
Ainsi le saint désire le sans-désir.
Il n’apprécie pas les trésors recherchés.
Il apprend à désapprendre.
Il se détourne des excès communs à tous les hommes.
Il facilite l’évolution naturelle de tous les êtres.
sans oser agir sur eux.
LXVI
Ce qui fait que le fleuve et la mer
peuvent être rois des Cent Vallées,
c’est qu’ils savent se mettre au-dessous d’elles.
Voilà pourquoi ils peuvent être rois des Cent Vallées
De même si le saint désire être au-dessus du peuple,
il lui faut s’abaisser d’abord en paroles ;
s’il désire prendre la tête du peuple,
il lui faut se mettre au dernier rang.
Ainsi le saint est au-dessus du peuple
et le peuple ne sent pas son poids ;
il dirige le peuple
et le peuple n’en souffre pas.
C’est pourquoi tout le monde le pousse volontiers en tête
et ne se lasse pas de lui.
Puisqu’il ne rivalise avec personne,
personne ne peut rivaliser avec lui.
LXVIII
Un véritable chef militaire n’est pas belliqueux.
Un véritable guerrier n’est pas coléreux.
Un véritable vainqueur ne s’engage pas dans la guerre.
Un véritable conducteur d’hommes se met en dessous d’eux.
On retrouve là
la vertu de non-rivalité
et la capacité de conduire les hommes.
Tout cela est en parfaite harmonie avec la loi du Ciel.
LXXIII
Le chef téméraire se fait tuer.
Le chef circonspect reste en vie.
De ces deux manières d’agir,
la seconde profite et la première nuit.
De l’aversion du ciel
qui connaît le pourquoi ?
La voie du ciel
sait vaincre sans batailler,
répondre sans parler,
venir sans qu’on l’appelle
et former ses projets avec sérénité.
Malgré ses larges mailles
le grand filet du ciel ne laisse rien échapper.
LXXV
Le peuple est affamé
parce que ses dirigeants l’accablent d’impôts.
Voilà ce qui l’affame.
Le peuple est indocile
parce que ses dirigeants sont trop entreprenants.
Cela le rend indocile. […]
LXXVIII
Rien n’est plus souple et plus faible que l’eau,
Mais pour enlever le dur et le fort, rien ne la surpasse
Et rien ne saurait la remplacer.
La faiblesse a raison de la force ;
La souplesse a raison de la dureté.
Tout le monde le sait
Mais personne ne peut le mettre en pratique.
Ainsi le saint a-t-il dit :
Accepter toutes les immondices du royaume,
C’est être le seigneur du sol et des céréales 1.
Accepter les maux du royaume
C’est être le monarque de l’univers.
Les paroles de Vérité semblent paradoxales.
LXXXI
Les paroles vraies ne sont pas agréables ;
les paroles agréables ne sont pas vraies.
Un homme de bien n’est pas un discoureur,
un discoureur n’est pas un homme de bien.
L’intelligence n’est pas l’érudition,
l’érudition n’est pas l’intelligence.
Le saint se garde d’amasser ;
en se dévouant à autrui, il s’enrichit,
après avoir tout donné, il possède encore davantage.
La voie du ciel porte avantage sans nuire ;
la vertu du saint agit sans rien réclamer.
Hyacinthe Dubreuil

L’un des plus grands plaisirs que m’a procuré mon travail sur
l’entreprise libérée a consisté en quelques belles rencontres
inattendues. Le nom d’Hyacinthe Dubreuil est associé à deux d’entre
elles.
Premier épisode : en 2013, j’ai rencontré Stanislas Desjonquères,
devenu depuis un leader libérateur de son entreprise. C’est lui qui
m’a signalé l’œuvre d’Hyacinthe Dubreuil. Quand j’ai refermé
L’Équipe et le Ballon. L’ouvrier libre dans l’entreprise organisée, j’étais
stupéfait à double titre. D’abord, par le génie de cet ancien
syndicaliste qui, dès les années 1920, a pratiquement dessiné les
contours de l’entreprise libérée – de sa philosophie et de ses
principes organisationnels. Ensuite, de ce qu’un auteur si important
soit resté largement inconnu en France, ignoré de la communauté
académique, jamais réédité. Comment avais-je pu moi-même passer
à côté d’une telle œuvre (car Dubreuil est l’auteur d’une vingtaine
d’ouvrages, comme À chacun sa chance. L’organisation du travail
fondée sur la liberté, dont le titre aurait dû m’alerter) depuis 2005,
date à laquelle j’ai commencé mes recherches sur la libération
d’entreprises ?
Deuxième épisode : ma rencontre avec le professeur Jean-Pierre
Schmitt, titulaire d’une chaire honoraire au Conservatoire national
des arts et métiers, m’a donné l’occasion de me pencher davantage
sur les raisons de cet oubli. Une certaine élite intellectuelle aurait-
elle répugné à voir un penseur majeur en cet ancien ouvrier ? Jean-
Pierre Schmitt a consacré une partie importante de ses recherches à
l’œuvre de Dubreuil. C’est donc tout naturellement que je lui ai
proposé d’écrire pour ce recueil la notice introductive aux extraits
de L’Équipe et le Ballon, son ouvrage le plus visionnaire, publié en
1948. Espérons que la place qui est accordée à Dubreuil dans ce
recueil contribuera enfin à la pleine reconnaissance de celui qui a
très tôt placé au cœur de sa philosophie de l’entreprise ces trois
impératifs : dignité, responsabilité, liberté.

Né en 1883, apprenti métallurgiste à 14 ans, secrétaire général,


en 1914, de l’Union des ouvriers mécaniciens de la Seine (CGT),
Hyacinthe Dubreuil se rend aux États-Unis de 1927 à 1929, où il
travaille à la chaîne, en particulier chez General Motors et chez
Ford, à Detroit. Quatre ans avant sa mort, en 1971, il est nommé
membre correspondant de l’Académie des sciences morales et
politiques.
Sa pensée, remarquable, s’est entièrement forgée à partir de son
expérience d’ouvrier – c’est ce qui donne toute sa valeur à ses idées
et à ses propositions sur la rénovation de l’organisation et des
relations du travail. Les spécialistes du changement en entreprise
apprécient qu’il n’ait jamais donné de recette unique, mais
toujours des idées à adapter selon les particularités et la
culture de chaque entreprise.
Dans la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés (notamment le
premier, La République industrielle, en 1923), il ne se contente pas de
constater les « méfaits » du salariat, mais il en tire aussi des
recommandations.
Celles-ci s’appuient avant tout sur sa conception de la personne
humaine – ce qu’il nomme les « trois bases de la vie » : le cerveau, le
cœur et l’estomac. Sur ce modèle tripartite, il convient que
l’organisation et les relations dans le travail soient conçues pour
satisfaire les besoins intellectuels, moraux et économiques de la
personne. Le salarié doit retrouver sa dignité et être respecté. C’est
pour Dubreuil une nécessité première que tout salarié ait un métier
pour être reconnu. Ce que la dédicace de son ouvrage Promotion
(1963) dit de façon poignante : « À la mémoire de mon père, pauvre
manœuvre qui, ayant été humilié pendant toute sa vie d’être sans
métier, voulut m’en donner un. »
Toute activité matérielle doit être liée à l’activité spirituelle à
laquelle elle donne lieu. C’est pourquoi chaque degré de la
hiérarchie doit conserver son autonomie complète, c’est-à-dire être à
même d’appliquer son intelligence et ses facultés d’initiative à
l’exécution de la fraction du travail concernée. C’est par la
compréhension des nécessités supérieures qui gouvernent la vie de
l’atelier que se forme le sentiment de la responsabilité, c’est-à-dire
du fondement même du caractère de l’homme libre. La
responsabilité est la clé de la liberté et, ensemble, elles libèrent le
potentiel des salariés.
Sous le régime du salaire pur et simple, si le salarié a de
l’imagination, celle-ci sera plutôt occupée à déjouer les
combinaisons inventées pour augmenter son rendement qu’à leur
obéir docilement. Ne vaudrait-il pas mieux que cette imagination
soit employée en vue d’un objectif plus large, plus sain, et aussi plus
digne de l’homme ? Seule la justice permettra d’atteindre la
plénitude de l’effort, car même chez le travailleur le plus fruste, c’est
le sentiment plus ou moins clair de l’injustice qu’il subit qui paralyse
sa bonne volonté.
Hyacinthe Dubreuil pense toujours au bien de la société :
responsabiliser la personne dans son travail participe à en faire un
citoyen meilleur. Pour mettre en œuvre ces recommandations, il fait
des propositions d’une grande cohérence, qu’elles portent sur la
rémunération (la rémunération du salarié doit être fonction de son
apport et non un simple moyen de subsistance ; le salarié doit
pouvoir espérer voir son revenu augmenter grâce à l’énergie,
l’habileté et l’intelligence investies dans son travail).
Surtout, il promeut la mise en place d’équipes autonomes,
fédérées au sein de l’entreprise : chaque entreprise, selon ses
caractéristiques, délimite les équipes, leurs tailles, leurs moyens, les
liens entre elles et les composantes de leur autonomie. « Ne nous
commandez pas, donnez-nous des commandes », écrit-il. Ou encore :
« Nous ne sommes plus des salariés, mais réellement des
fournisseurs, ni plus ni moins libres que les fournisseurs du dehors. »
Dans L’Équipe et le Ballon, Dubreuil dénonce, à l’aube des années
1950, le paternalisme d’État (nationalisations, congés payés et
développement d’une société de loisirs) ou les réformes « sociales »,
comme la création des comités d’entreprise, qui ne modifient guère,
au fond, les conditions de travail des ouvriers. Pour lui, ce sont
autant de manœuvres dilatoires, de façons d’éluder la vraie
question : celle d’un partage non seulement des richesses
économiques et matérielles, mais aussi de la gestion et des
responsabilités, seul à même d’apporter aux ouvriers leur part de
« rémunération psychologique », et de « faire de leur travail un but
de la vie, au lieu [qu’il soit] seulement […] un triste moyen de
vivre », tant il est vrai « qu’il est “absurde” de séparer le bonheur de
la fonction ».
Jean-Pierre SCHMITT
L’équipe et le ballon (1948)

En guise d’introduction

Pour la création de l’enthousiasme au travail


Avec la persistance du soleil, qui reparaît éternellement chaque
matin à l’est, aucun événement ne saurait empêcher le laboureur de
retourner la terre inlassablement.
Ainsi, dans le monde ou dans la vie, des leçons permanentes
nous enseignent la persévérance, l’imperturbable persévérance avec
laquelle l’homme doit s’adapter au temps, à la vie qui passe et
jamais ne s’arrête.
Drames et événements pourraient nous faire croire que cet effort
est vain, afin de nous inciter au découragement et à l’abandon. En
ce moment même, après avoir cru résoudre, au prix de flots de sang
et de douleurs sans nom, le problème de la liberté des nations, nous
voici de nouveau, comme si rien ne s’était passé, en présence de
peuples qui s’affrontent, les uns porteurs comme hier des traditions
de la liberté, les autres semblant ne pouvoir inaugurer aucune chose
que le despotisme.
Cependant, il faut continuer à vivre, c’est-à-dire résister.
C’est alors que, pour cimenter dans les masses l’amour de la
liberté, il serait nécessaire de façonner la vie quotidienne afin que
cet amour devienne inséparable de tous les actes qui la remplissent.
Autant dire qu’il existe une sorte de « front » intérieur de la liberté,
que nous devons sans cesse fortifier.
Mais où est donc ce front ?
N’est-il pas tout simplement dans l’acte essentiel de l’homme,
c’est-à-dire dans son travail ? N’est-ce pas le travail qui occupe, avec
le sommeil qui le compense, la plus longue partie de notre vie ? Il
en est même le centre, puisqu’il est par excellence l’action. Ce que le
langage mystique appelle l’incarnation du Verbe.
C’est donc par l’action, autrement dit par le travail, que chaque
jour, à chaque heure, comme le laboureur persévérant dont je
parlais tout à l’heure, l’homme doit lutter pour la conquête et la
conservation de la liberté. Faudrait-il, pour convaincre l’incrédule,
évoquer l’Histoire, au moins cette histoire du travail, la vraie gloire
de l’homme, que nous connaissons et enseignons si peu ? Ne nous
révèle-t-elle pas que c’est au fur et à mesure que l’artisan est devenu
de plus en plus libre que sa valeur sociale s’est accrue, du même
rythme que s’accroissait l’efficacité de son travail ? De son
« rendement » devrais-je dire, pour me rapprocher plus près des
esprits « pratiques ». Ne pourrions-nous rappeler que les plus
farouches défenseurs de la liberté ont surtout été des peuples
d’artisans ? Il suffit, par exemple, de se souvenir de la Révolution
des Communes, accomplie au Moyen Âge par les hommes des
métiers.
Mais je sais bien que nous ne réfléchissons pas souvent à cet
aspect du travail, ni aux vertus dont il pourrait être la source. Deux
cents ans de frénésie productive ont noyé notre esprit dans la
technique. La substance de nos cervelles semble maintenant faite de
poulies et d’engrenages. Les appels du cœur y ont été réduits au
silence, et c’est miracle si les ouvriers n’y ont pas entièrement
capitulé, alors que tout semblait fait pour les ensevelir dans la nuit
de l’esprit.
C’est miracle, ai-je écrit instinctivement. Ce mot mérite qu’on s’y
arrête. Car si ce n’est pas un miracle au sens vulgaire du terme, c’est
tout de même le signe qu’une flamme indestructible existe au cœur
de l’homme, aussi éternelle que le retour du soleil, le matin, à l’est.
La passion de la liberté et de la justice, étincelle divine, est le bien le
plus précieux que l’homme porte avec lui.
[…]
Réduite quelquefois à un point imperceptible dans le silence de
l’âme, la passion de la liberté, et de la justice, est un foyer intérieur
dont nous ne saurions craindre l’extinction complète, ce qui serait
contraire à toute idée de la création. Mais notre destinée consiste à
augmenter dans toute la mesure possible l’intensité de ce foyer.
Autrement dit, traduit en langage plus direct et plus clair, c’est en
développant au maximum, dans les méthodes d’organisation selon
lesquelles le travail s’accomplit, les possibilités de la liberté de l’homme,
que nous ferons de lui une unité combattante, d’efficacité maximum,
dans le combat pour l’indépendance. Si la liberté a besoin de
défenseurs, ce n’est donc pas seulement dans les camps que nous
pourrons forger en eux une âme de héros, c’est dans les ateliers que
l’élaboration de cette puissance divine devra tout d’abord
commencer.
[…]
On se plaît aussi à répéter, et peut-être avec plus d’emphase que
de volonté profonde, que la France doit reprendre au milieu des
nations une place digne de son histoire.
[…]
Ceci n’est pas le rêve d’un chauvinisme vain. C’est simplement
une prétention digne du génie de notre pays. Dans la révolution que
le monde entreprend, la France devrait jouer un rôle de premier
rang, et elle le pourrait si bien si elle le voulait.
Cette révolution ne vise à rien moins qu’à créer une nouvelle
civilisation, qui sera la civilisation du travail. Mais les Français n’y
participeront et n’en prendront la tête qu’à condition d’y verser un
élément qu’ils sont les seuls à posséder avec une abondance
inconnue à toute autre nation, et qui est l’enthousiasme. Je précise :
l’enthousiasme individuel et spontané, et non l’entraînement
collectif et artificiel qu’on peut créer avec une propagande. […]

Première partie. Hésitations et recherches

Éluder
[…] Il est curieux de constater que depuis longtemps toutes les
solutions, toutes les tentatives qui ont eu pour but de résoudre la
question ouvrière n’ont été en réalité que des moyens d’éluder son
problème essentiel.
L’un de ces moyens, que j’ai déjà longuement signalé dans un
autre livre 1, est constitué par l’ensemble des institutions dites « de
service social ». Au cours de ces dernières années, ceux des
industriels qui jusque-là ne s’étaient pas encore intéressés à cette
sorte d’institution manifestaient leur désir de « faire quelque chose
pour les ouvriers » en s’assurant les services d’une assistante sociale.
C’était pour eux, semble-t-il, le bout du monde. Et ils retournaient
bien vite à leurs affaires, d’ailleurs assez compliquées, il faut le
reconnaître, pour absorber une notable partie de leur attention !
Or, est-il besoin de le souligner, ce n’est là qu’un moyen grossier
d’« éluder », et c’est ce que je voudrais essayer de faire comprendre,
en insistant sur le fait que les ouvriers ne désirent pas qu’on leur
manifeste cette sorte de bienveillance, et que toute manifestation
d’esprit charitable à leur égard est plutôt de nature à les irriter qu’à
les disposer à prendre une meilleure attitude envers leur travail.
[…]
J’en suis bien fâché pour tous ceux qui se sentent une vocation
« sociale », pour tous ceux qui voient dans ces occupations diverses
une nouvelle « carrière » possible ; je suis obligé de leur dire que ce
n’est pas cela que les ouvriers attendent, mais seulement la justice.
Une justice que les simples amateurs de nouvelles carrières dites
« sociales » ne sauraient leur assurer, car elle dépend d’activités
qu’ils ne sont généralement pas préparés à organiser.
[…]
Je n’en veux pour preuve que les travaux des psychiatres qui,
eux, ont été conduits par la nécessité de leur profession à
reconnaître l’importance des facteurs affectifs dans le comportement
humain. Alors que nos « économistes » ne voient dans l’homme que
l’estomac, les psychiatres ont su reconnaître et surtout « comprendre
les sentiments profonds qui font agir les individus et les sociétés
entières ».
[…]
L’incapacité ainsi constatée est d’une valeur capitale pour
apprécier toute l’étendue de l’équivoque qui continue à planer sur le
problème social. On voit que [l’]auteur [de la citation qui précède] a
mis la main sur la clé du mystère, qui est dans ce qu’il appelle si
justement le « sentiment profond » de l’équité, de la justice, qu’on
peut découvrir au plus intime de l’être le plus fruste, et qui subsiste,
comme il nous le montre, même au-dessous de l’intelligence
naufragée de certains déments.

Charité, justice et paternalisme d’État


Cette vieille question de la charité opposée à la justice est
réapparue de façon curieuse et assez paradoxale chez des
« révolutionnaires » qui, sans s’en apercevoir, ont adopté l’attitude
charitable qu’ils reprochaient jusqu’ici au « paternalisme ».
En effet, considérez attentivement le caractère de la plupart des
mesures de « protection » qui ont été prises, à l’égard des ouvriers,
sous l’inspiration de ces amis bien intentionnés. Ce caractère n’est
pas autre que celui de ce qu’on pourrait appeler un paternalisme
d’État, simplement substitué au paternalisme patronal. Aussi le
résultat moral en est-il identique, puisqu’il habitue l’homme à
recevoir passivement, de l’extérieur, des bienfaits qu’il devrait
conquérir par son action directe. Alors, au lieu d’en être élevé par la
vertu de l’effort personnel, il s’en trouve réellement abaissé. Il n’est
que de regarder autour de nous pour constater cet affaissement de la
conscience qui donne maintenant un si triste aspect à notre vie
sociale : déchaînement des appétits matériels, disparition rapide de
tout esprit de réelle solidarité.
[…]
Une propagande systématique, que l’on ne trouve pas seulement
dans la presse dite extrémiste, vise constamment à développer cet
esprit de réclamation, sans contrepartie de responsabilité ou de
paiement. Et cette propagande aboutit si bien qu’on voit se
multiplier sous nos yeux toutes sortes d’institutions dont le résultat
moral est de transformer une quantité de Français en « assistés » ou
en mendiants, préoccupés avant tout de savoir comment et par quel
canal ils pourront bien obtenir quelque sorte d’avantage plus ou
moins gratuit.
[…]
Ces tendances fâcheuses et si maladroitement cultivées par une
tolérance amusée et imprudente ne sauraient être combattues par
des sermons. Aucune exhortation ne pourra les faire disparaître, car
il n’y a pour cela qu’un seul moyen qui est l’introduction de la
responsabilité directe et personnelle dans tous les actes de
l’existence et du travail.
[…]
Alors ? La Justice serait-elle devenue pour nous un mot vide de
sens, une nourriture trop forte pour notre estomac maintenant
débile ? On pourrait le croire lorsque cet autre mot de liberté, pour
lequel les Français firent autrefois tant de sacrifices, semble
aujourd’hui les laisser indifférents…
Cet assoupissement de l’aspiration à la liberté est un résultat
évident de l’intervention extérieure dont j’ai analysé plus haut le
caractère, intervention qui a amené une véritable déviation, dont le
résultat final se marque par le caractère des institutions que nous lui
devons. […]

Les réformes dites « de structure » n’ont rien changé


à la structure interne de l’entreprise
L’action qui consiste à prendre le problème du travail d’une
manière indirecte a abouti d’une part aux mesures de
« nationalisation » et de l’autre à l’institution des comités
d’entreprise. Ce qu’on a appelé les « réformes de structure », mais ne
visant en fait que la structure générale de l’industrie, laissant de côté
le problème capital de la structure interne de l’entreprise.
[…]
La manière dont la nationalisation des entreprises est réclamée et
réalisée aujourd’hui semble démontrer qu’on a oublié cette ancienne
préoccupation de la CGT. Il s’ensuit que l’emploi de ces termes
« réformes de structure » comporte un sens très incomplet. Il y
faudrait préciser qu’il sera surtout nécessaire de réformer la
structure interne des entreprises. C’est ainsi que, selon une
expression dont j’ai développé le sens dans un de mes livres 2,
l’entreprise Renault était finalement devenue un monstre, dont les
vices internes, en se développant, la frappaient progressivement, et
depuis longtemps, de graves déficiences. Par conséquent, si cette
entreprise est conservée telle quelle, pour fonctionner désormais
sous le contrôle de l’État, on peut se préparer à faire supporter aux
contribuables, à cause d’elle, des charges tout à fait injustifiables 3.
Une autre réforme, annoncée avec solennité comme devant
apporter aux travailleurs des satisfactions longtemps attendues, est
celle qui a abouti à la création des comités d’entreprise. C’est
évidemment une tentative qui doit être accueillie et suivie avec la
plus grande sympathie, mais qui n’en doit pas moins être considérée
avec attention, afin de prévenir des désillusions possibles.
Quelle est la cause initiale de l’institution des comités
d’entreprise ? Si tant de chefs d’industrie accueillent cette
innovation de mauvaise grâce, il faut bien dire qu’elle n’est qu’un
résultat logique de l’indifférence que l’industrie du XIXe siècle a
montrée à l’égard des problèmes humains. Le souvenir n’est pas près
d’être perdu des hommes durs qui ont fixé la physionomie de
l’industrie de ce dernier siècle. Tous les inconvénients que subissent
aujourd’hui leurs successeurs ne sont que la conséquence naturelle
des mœurs de cette période noire.
Cependant, il faut reconnaître que ces hommes durs ont
accompli une grande œuvre. Ils ont créé la technique moderne et
cela les a conduits à cette position de conducteurs d’hommes à
laquelle rien ne les avait préparés. On voudrait qu’ils aient été en
même temps des philosophes. Mais qui aurait songé à préparer
Renault à un tel rôle, lorsqu’il n’était qu’un petit artisan de
Billancourt ? Occupé à perfectionner des mécaniques, il ne savait
pas lui-même qu’il commanderait un jour trente mille hommes. Un
petit artisan, avec l’esprit d’un artisan, d’un minuscule artisan, plus
le génie technique. Que ceux qui le condamnent songent que les
programmes d’enseignement de nos écoles techniques, et jusqu’aux
plus hautes, ne consacrent pas une heure de cours à la préparation
de nos futurs chefs d’industrie à ce rôle de conducteurs d’hommes.
C’est à cause de cette défaillance, à cause de cette incapacité
d’être des chefs dans le plein sens du terme, que la réaction ouvrière
s’est organisée. Et c’est cette réaction qui a abouti à la création des
comités d’entreprise, dont l’objet est de faire accéder les ouvriers à
certaines responsabilités, mais qui ne réalisent cet objet qu’à travers
un système d’organisation dont l’inspiration fondamentale n’est pas
la confiance mais le doute, pour ne pas dire plus. En imitant une
formule de jargon judiciaire, on pourrait dire que, par l’effet des
comités d’entreprise, les industriels ne jouissent plus que d’une sorte
de « liberté surveillée ». Toutes les mesures prises pour informer les
ouvriers sont inspirées par une idée de méfiance. Voilà comment on
subit une révolution quand on n’a pas su en prendre l’initiative.
[…]
La structure interne et profonde n’ayant pas été modifiée par ces
mesures superficielles, on peut dire que l’industriel chez lequel la
« révolution mentale » appelée par Taylor ne s’est pas encore
produite garde encore beaucoup d’atouts dans son jeu. En effet, s’il
est des chefs d’industrie qui acceptent sincèrement et de bonne
grâce l’idée de la collaboration ouvrière, le plus grand nombre subit
plutôt cette collaboration. Autrement dit, il est, parmi ces chefs, des
hommes dont les intentions sont pures, et d’autres dont les
intentions le sont moins… Des hommes qui conservent l’espoir
d’attirer les délégués dans leur jeu, afin d’en faire plutôt des
complices que des associés… Démontrant que la « révolution
mentale » dont parlait Taylor reste à faire.
Tous ces développements ne sont pas pour combattre l’esprit des
réformes que l’on veut tenter. On peut reconnaître que ces tentatives
sont autant de preuves de bonne volonté, mais on peut ajouter aussi
qu’elles sont largement inefficaces et qu’elles manquent souvent leur
but, en raison de l’impossibilité de les ajuster aux véritables
possibilités ouvrières.
On s’en va répétant, avec la conviction d’employer ainsi un
« argument-massue », que tel ouvrier intelligent fera aussi bonne
figure dans un conseil d’administration qu’un bourgeois incompétent
qui n’assiste aux séances que pour en toucher les jetons. C’est tout à
fait exact, mais sous la réserve que cet argument-massue passe à
côté de la question. Tout d’abord, on peut dire que, s’il se rencontre,
parmi les ouvriers, ce qui est très possible, des hommes capables de
s’occuper utilement de hautes questions d’administration, cela
prouve surtout qu’ils ne sont pas à leur place dans l’atelier, et que
des chefs inintelligents n’ont pas su leur confier une fonction à leur
taille. Mais il y a plus grave. Siéger dans un conseil
d’administration, c’est s’occuper de la gestion par en haut, laissant
intacte cette structure interne de l’entreprise dont je parlais tout à
l’heure. Quand cet ouvrier, membre du comité d’entreprise, ou
membre du conseil d’administration, retournera à sa place après la
séance, il y trouvera la même organisation qu’auparavant. Il y sera
encore un salarié, mis en position d’obéir aux ordres d’une
administration centralisée, car, envoyer un ouvrier dans ces conseils,
ce n’est pas libérer l’atelier, ni l’individu dans l’atelier.
Si l’esprit de la liberté conditionne le courage militaire, il
conditionne aussi ce qu’il est désirable d’inspirer à tous les
travailleurs, c’est-à-dire l’esprit d’entreprise. Mais l’ouvrier qui, en
rentrant d’un comité, reprendra sa place à l’atelier, ne sera pas pour
cela pénétré de l’esprit de l’entrepreneur ; rien n’étant changé dans
ses conditions de travail, et surtout dans sa position psychologique à
l’égard de son travail, il n’en attendra pas moins, comme
auparavant, l’heure de la sortie. L’homme animé de l’esprit de
l’entrepreneur, de l’enthousiasme du travail, n’attend pas l’heure de
la sortie : au contraire, il est bien connu que tous ceux dont le
travail est indépendant ne s’ennuient pas devant leur établi ; là est
le secret de la Révolution du Travail, et, si l’on veut, de la Nouvelle
Révolution Française, c’est-à-dire de cette autre Libération que des
« réformes de structure » trop superficielles et générales ne
réaliseront point.
[…]
À ce point de vue, et c’est un spectacle que je recommande à
ceux qui prétendent étudier la « psychologie de l’ouvrier », rien n’est
peut-être plus suggestif que le travail et l’attitude des fonctionnaires.
Les plaisanteries relatives à leur manière de remplir les
obligations de leur charge sont courantes et traditionnelles. Leur peu
d’ardeur au travail serait presque symbolique. Or il se passe dans la
personne de ces honorables citoyens un phénomène
particulièrement intéressant à observer. Ce qu’on pourrait peut-être
classer parmi les fameux cas de « dédoublement de la personnalité ».
Car le même homme peut y donner le spectacle de la plus complète
apathie, de la nonchalance la plus ennuyée et de l’activité la plus
remplie d’initiative. Comme si cet homme avait en lui-même ces
deux capacités contradictoires.
La nonchalance ennuyée, c’est celle que l’on constate si souvent
en des emplois où rien de substantiel ne peut vraiment exciter une
activité spontanée.
Quand il est dans l’exercice régulier de son emploi, comme rien
n’y est organisé de façon à l’intéresser à ce qu’il doit faire, c’est là
qu’il manifeste cette nonchalance que chacun constate avec une
ironie qui ne résulte que d’une observation superficielle. Mais
suivez-le à partir du moment où il a regagné la liberté de sa vie
privée. Changement à vue : là, comme tout le monde, il court à
quelque occupation qui l’intéresse et il s’y consacre avec une énergie
et une assiduité qui font le plus violent contraste avec l’attitude qu’il
conserve dans ses occupations « officielles 4 ».
Or, et si singulier que cela puisse paraître, ce n’est pas dans la
conscience de cet homme qu’il existe une mystérieuse contradiction.
Qu’il soit à son bureau ou dans ses occupations privées, c’est le
même homme. Ce qui diffère, ce sont les « conditions de travail »
qui existent dans ces deux endroits et auxquelles il s’adapte chaque
jour alternativement avec la plus surprenante facilité. Et tout
homme qu’on mettra à sa place se comportera de la même manière.
Vous-même, lecteur, qui ne manquez pas de rééditer les
observations qu’on fait sur la manière de travailler des
fonctionnaires, vous agiriez exactement comme eux si vous étiez à
leur place. Je n’ai pas été fonctionnaire, mais j’ai eu, comme
ouvrier, à travailler dans les mêmes conditions passives : le plus
grand objet de mon attention consistait, comme pour la plupart de
mes camarades, à implorer silencieusement l’horloge de l’atelier
d’indiquer enfin l’heure de la sortie… Tandis qu’en repassant ces
souvenirs du travail pour en extraire ce que je crois être des idées de
salut, et m’efforçant de les traduire dans une expression aussi claire
qu’il m’est possible, le travail que j’accomplis fait filer les heures
avec une extraordinaire rapidité !
L’observation de l’activité des fonctionnaires, si sottement raillés
au fond, peut nous révéler autre chose que ce « dédoublement de la
personnalité » dont je parlais tout à l’heure. Car je crois que l’on
peut aussi constater un changement de leur attitude, et tout au
moins en certains cas, au fur et à mesure qu’on s’élève dans la
hiérarchie. C’est ainsi qu’il est de hauts fonctionnaires qui apportent
à leur tâche autant de conscience et d’énergie que l’on en trouve
dans les emplois privés similaires. Et ce qui est le plus intéressant est
que cette autre attitude n’est certainement pas justifiée par le seul
fait qu’ils touchent des traitements supérieurs – une rémunération
matérielle – mais à cause de la possibilité qui leur est parfois donnée
d’agir de leur propre mouvement, c’est-à-dire de trouver dans leur
activité ce qu’on pourrait appeler une rémunération d’ordre
psychologique. Ne trouve-t-on pas chez certains d’entre eux les
mobiles qui sont au fond de l’activité des grands industriels, dont la
fortune est telle qu’on ne peut pas penser qu’ils travaillent pour
gagner de l’argent ? Un certain prestige s’attache à leur fonction. Ils
peuvent prendre une plus grande somme de responsabilités. Aussi
bien souvent peut-on dire également qu’ils ne travaillent pas pour
un traitement, mais en quelque sorte pour l’honneur, pour la
satisfaction de réussir à gouverner un ensemble d’activités
complexes. Réellement, ils travaillent souvent beaucoup plus que la
plupart de leurs subordonnés et pour des mobiles supérieurs au
vulgaire appât du gain. Et c’est précisément à cause de ces autres
mobiles qu’ils montrent plus d’activité. C’est donc qu’ils y trouvent
plus de joie.
Alors c’est pourquoi je voudrais pouvoir faire comprendre aux
ouvriers, mes frères, que ce que j’envie dans la position du patron,
ce n’est pas tant l’argent qui est supposé exister dans son coffre-fort
que les conditions générales qui rendent sa vie active, c’est-à-dire les
éléments d’ordre spirituel qu’elle contient. C’est pourquoi je
voudrais pour ainsi dire dérober pour eux cette petite part de
responsabilité par équipes que j’ai déjà réclamée dans mon livre À
chacun sa chance. C’est pourquoi j’espère qu’il sera possible un jour
de leur faire comprendre que l’augmentation indéfinie du gain n’est
pas un objectif suffisant de la vie, et qu’après avoir conquis les
moyens d’une aisance matérielle souhaitable pour tout le monde, on
pourra enfin regarder plus haut. Car c’est par là, par cette
perspective et cet espoir d’une vie plus digne, plus libre, que l’atelier
pourrait aussi devenir un lieu où il ferait bon vivre et d’où l’on
n’aurait plus l’envie de s’enfuir. Et je suis sûr qu’un jour, des
ouvriers, absorbés par un travail auquel ils pourront enfin prendre
goût, se surprendront comme leurs chefs à ne plus se soucier de
l’heure de la sortie, et attacheront de moins en moins d’importance
aux problèmes de « salaire » et de « durée du travail » dont notre
mauvaise organisation les oblige à se préoccuper uniquement.
[…]
On dirait qu’on se refuse à reconnaître que ce sont les conditions
de travail, dans lesquelles on place le premier homme venu, qui en
font automatiquement un paresseux ou un homme actif. […]

Deuxième partie. L’ordre par la liberté

Économie et psychologie
Il y aurait beaucoup à dire sur le fait que le plus grand nombre
des personnes qui s’intéressent au problème de la « réforme de
l’entreprise » limitent généralement leur ambition et leur effort à la
réalisation d’un meilleur partage des biens matériels dont elle peut
être la source. C’est un héritage que nous devons au matérialisme du
XIX siècle. La bourgeoisie de cette époque avait, on s’en souvient,
e

reçu le fameux mot d’ordre : « Enrichissez-vous. » Maintenant, une


partie de cette bourgeoisie, prise d’un scrupule tardif, est disposée –
d’ailleurs trop tard – à dire : « Partageons. »
Mais cela ne suffira plus, et le moment est effectivement venu de
dépasser ce domaine vulgaire. Et voilà pourquoi, saisissant moi aussi
le fameux problème de la « participation » non seulement aux
bénéfices mais à la « gestion », je m’efforce d’en présenter une
formule, moins ambitieuse en apparence que celle qu’on a prétendu
offrir aux ouvriers, mais certainement plus praticable, tout en
ménageant et en préparant avec efficacité les moyens d’accession à
des responsabilités plus hautes.

Comme les hommes ne peuvent pas vivre à la manière de


Robinson, c’est-à-dire en subvenant eux-mêmes à tous leurs besoins,
il s’ensuit que l’exécution de tous les travaux qu’ils ont besoin
d’accomplir comporte quelque forme de collaboration entre les
opérateurs divers. Cette collaboration, nécessaire au point de vue
technique, nous oblige de plus en plus à considérer aussi ce qu’on
appelle les relations humaines du travail.
[…]
Ces observations me paraissent d’une importance capitale,
puisqu’elles ramènent le problème social, ou plus étroitement dit, le
problème ouvrier, dans le cadre universel de la morale, dans le
simple cercle de l’équité qui devrait gouverner toutes les relations
humaines. Au fond, dans l’obéissance à l’éternel commandement :
Aimez-vous les uns les autres…

Si les artistes ont depuis si longtemps symbolisé l’équité par une


balance, c’est pour nous enseigner que l’idée de réciprocité devrait
toujours être présente dans les relations humaines. Une idée
évoquant l’équilibre entre deux forces ou deux tendances, ou encore
mouvement ascendant et descendant, et qui, par conséquent, suffit à
condamner la conception vulgaire de la « charité ». La vraie charité,
qu’il vaudrait mieux appeler plus clairement amour, comporte
mouvement dans les deux sens, amour réciproque, égalité morale
entre les deux individus en présence, exclusion absolue de toute
condescendance et surtout de tout orgueil de la part de l’un des
individus. Hélas, combien de gestes de soi-disant charité sont
secrètement viciés au fond des consciences par l’idée que celui qui
donne acquiert par là un mérite, s’attribue une supériorité morale
sur celui qui reçoit.
[…]
D’une manière générale, les relations du travail sont dominées et
caractérisées par le fait que l’employeur est économiquement plus
puissant que l’employé, et se trouve par conséquent en mesure de
fixer plus ou moins arbitrairement les conditions dans lesquelles le
travail devra s’accomplir. Cet état d’inégalité a pour conséquence de
placer le travailleur dans une situation de subordination par rapport
à son employeur. C’est cet état de subordination qui caractérise le
« salariat », régime de malaise social dans lequel les raisons de
mécontentement présentent ce caractère à la fois psychologique et
économique que j’ai souligné tout à l’heure.
[…]
C’est là, je pense, une simple analyse qui met en relief la façon
dont les questions d’ordre économique qui se posent à l’occasion du
travail ne peuvent être séparées de celles qui sont d’ordre
psychologique. On pourrait ainsi observer que le grand problème
philosophique de l’esprit et de la matière est pour ainsi dire présent
jusque dans ces humbles actes. L’échange auquel nous assistons
comporte, en effet, une sorte de réalité double : objet contre
rémunération, justice contre justice, c’est-à-dire balance égale entre
les sentiments de satisfaction des deux parties… C’est pourquoi il est
chimérique de chercher l’ordre sur le seul terrain économique, par
la simple substitution d’une méthode de rémunération à une autre.
L’expérience de ces dernières dizaines d’années, pendant lesquelles
tant de « systèmes » divers ont été successivement essayés, démontre
clairement qu’aucun d’eux n’ayant fait disparaître l’état de
subordination, le malaise qui en résulte n’en a été aucunement
atténué.
L’objet principal des exposés qui vont suivre sera donc une
tentative pour faire comprendre que les questions du travail ne
seront jamais résolues que par des moyens capables d’agir
SIMULTANÉMENT sur les facteurs d’ordre économique et psychologique qui

agissent à la fois dans tous les échanges du travail.

Autorité et autonomie
[…] Si le sens de la liberté semble perdu pour la foule, et si elle
comprend maintenant si mal celui de la justice, il y a des hommes
dont le devoir particulier consiste à sauvegarder les notions
supérieures qui constituent le fond d’une civilisation : ce sont ceux
entre les mains desquels notre organisation, et en particulier
l’organisation de notre travail, a remis des responsabilités.
Autrement dit, ce sont les chefs à tous les degrés qui vont devoir
comprendre maintenant que leurs fonctions techniques se doublent
de plus en plus d’un rôle social.
Cette organisation place entre leurs mains une autorité dont je
demande le droit d’examiner le caractère.
Parmi ceux qu’on a appelés les « utopistes », c’est-à-dire ces
Français du passé qui ont médité avant nous sur les problèmes
sociaux avec lesquels nous sommes encore aux prises, il en est un
auquel je songe particulièrement lorsque je considère l’action que
pourraient exercer, pour le bien de la nation, tous les hommes qui
occupent des fonctions de commandement à travers nos industries.
Cet homme s’appelait Saint-Simon, et c’est lui qui a dit que les chefs
du travail sont destinés à être les chefs naturels de la Nation. Je sais
bien que c’est une affirmation qui est de nature à provoquer des
protestations parmi beaucoup de gens qui occupent une place
exagérée dans nos affaires publiques, mais je n’en ai cure et j’affirme
au contraire que cette vue était juste. C’est pourquoi je veux
m’efforcer d’attirer l’attention des chefs à tous les degrés sur
l’importance sociale de leur position. Car je sais bien, hélas, que la
plupart ne sont pas encore dignes du rôle que Saint-Simon leur
assigne. Et c’est là, peut-être, le centre de notre drame social…
J’adresse donc mon appel à tous ceux qui détiennent quelque
fonction de chef, depuis les plus humbles jusqu’aux plus hauts, les
possibilités ouvertes devant eux croissant naturellement avec
l’étendue de leurs responsabilités. C’est d’eux surtout que je
voudrais être entendu, et au moins autant que des hommes qui
exercent parmi les ouvriers d’autres sortes de commandements que
ceux de l’atelier.
Mais, il y a un grand mais, et une grande condition : il faut que
ces chefs soient des chefs dans toute la plénitude du terme et pas
seulement les titulaires d’une autorité dont les bases ne sont pas
encore vraiment rationnelles. Il serait, en effet, nécessaire d’étudier
cette question de l’autorité avec la plus grande attention.
[…]
Si la conception militaire de l’autorité 5 est mauvaise, c’est parce
qu’elle comporte l’idée d’une influence exercée dans un seul sens,
disons de haut en bas, puisque nous avons d’ailleurs l’expression :
traiter quelqu’un de haut en bas.
Cette conception présente d’autre part un vice extrêmement
grave, qui précise mieux que toute autre chose peut-être son
caractère antiscientifique : elle suppose que le chef sait tout, voit
tout et peut tout. Ce qui est une sorte d’erreur naïve, d’ailleurs
extrêmement répandue dans tous les milieux, puisqu’elle est au fond
à la base de toutes les conceptions totalitaires et étatistes, que
partagent curieusement les soi-disant « démocrates » qui croient à la
toute-puissance de l’État. Au fond, depuis le cerveau de trop de
chefs d’entreprise jusqu’à celui de beaucoup de leurs obscurs
subordonnés, il y en a un grand nombre qui sont remplis par une
conception de l’autorité de caractère purement monarchique, si l’on
comprend l’idée monarchique à la manière de Louis XIV.
Si l’on examine attentivement l’attitude qui est à la base de cette
idée, on y trouve tout simplement cet orgueil de l’intelligence dont
j’ai déjà parlé, la croyance absurde à la toute-puissance de
l’intelligence purement humaine.
Je m’incline comme tout le monde, mais seulement jusqu’à un
certain point, devant les fameux « infinitifs » dans lesquels Fayol 1 a
résumé la doctrine administrative de l’entreprise moderne : prévoir,
organiser, commander, coordonner, contrôler. Car on me permettra de
constater que cette célèbre formule suppose cette toute-puissance de
l’intelligence dont je parlais à l’instant. C’est la formule de
l’omnipotence qui prétend tout voir et tout diriger.
C’est la formule par laquelle nous nous efforçons de construire
une organisation dans laquelle nous voudrions que rien ne soit laissé
au hasard, car nous pensons que l’abandon à la liberté et à la
spontanéité équivaudrait à se livrer à des caprices inconsidérés.
Pour ne rien laisser au « hasard » – c’est ainsi qu’on appelle la
liberté qui serait possible – on prétend tout prévoir et tout
gouverner jusque dans les moindres détails. C’est l’autorité en vertu
de laquelle on demande aux hommes, et à tous les degrés,
d’exécuter exactement ce qu’on leur ordonne, c’est-à-dire avec une
passivité qui est contradictoire à l’initiative qu’on les exhorte à
montrer d’autre part.
[…]
Il est probable que, dans l’avenir, la formule de Fayol sera
considérée comme le dernier terme, la dernière expression des
prétentions que l’homme a assumées depuis la Renaissance. Quand
l’homme des XVe et XVIe siècles a commencé à scruter plus
attentivement et plus exclusivement qu’il ne l’avait fait jusque-là les
phénomènes de la nature afin d’essayer d’en découvrir les secrets et
les lois, il a été saisi, dans l’éblouissement des premiers résultats de
ses recherches, du vertige de la puissance. Et depuis, il a continué. Il
a mis au point des procédés d’organisation qu’il a poussés si loin
qu’il a prétendu prévoir et diriger par avance les plus infimes détails
du travail, aboutissant ainsi à une absurde « mécanisation » du
travailleur.
[…]
À la question de savoir si la mécanisation complète de l’homme
est possible, Ruskin 2 répond : « Il en serait ainsi s’il était une
machine dans laquelle la force motrice était la vapeur, l’électricité,
le poids ou toute autre source de force calculable. Mais comme c’est
au contraire une machine dans laquelle la force motrice est une
âme, la puissance de cette forme particulière intervient toujours
comme une quantité inconnue dans les équations de l’économie
politique et à son insu, en faussant tous ses résultats. Dans cette
curieuse machine la plus grande somme de travail ne sera pas
accomplie pour de l’argent ou par la contrainte, ou par aucune sorte
de combustible qui puisse être fourni à la chaudière. Ce résultat ne
sera obtenu que lorsque la force motrice, c’est-à-dire la volonté ou le
courage de l’homme seront portés à leur plus haut degré d’énergie
par leur propre combustible, c’est-à-dire les sentiments » : ce que j’ai
appelé depuis longtemps les mobiles internes, dont précisément nous
constatons la puissance invincible chez tous ceux qui sont placés en
positon d’agir sans aucune contrainte extérieure.
[…]
Et, si extraordinaire qu’une pareille déclaration puisse paraître à
des chefs d’aujourd’hui, on peut affirmer sans crainte d’erreur qu’il
viendra un temps où l’on reconnaîtra que chaque équipe voit mieux
et sait mieux elle aussi ce qu’elle doit faire que la Direction qui
prétend encore la gouverner de loin.
[…]
Il faudra faire confiance à des automatismes analogues à ceux
des joueurs de football, dont je rappellerai l’exemple plus loin.
Quand nous nous brûlons au contact d’un poêle, que se passe-t-il ?
Sans réfléchir plus longtemps, nous retirons brusquement notre
main. Automatiquement. Pas de délibérations. Pas de « lenteurs
administratives », par voie de transmission d’informations et
d’ordres subséquents. Pas d’opérations intellectuelles. Car alors nous
aurions le temps d’être grillés. C’est pourtant ce que nous nous
obstinons à faire dans l’organisation du travail. Nous voudrions tout
voir et commander de quelque poste central, sans laisser à ceux qui
sont aux extrémités le soin de s’adapter eux-mêmes à la réalité qui
les entoure. Et ici, il me faut préciser que je ne raisonne bien
entendu qu’au sujet des « extrémités », c’est-à-dire au sujet des
hommes qui sont en contact avec le travail comme les organes du
corps sont en contact avec le monde environnant ou avec le travail
qu’ils ont à faire.
[…]
Mais quelle audace faudra-t-il pour entrer dans cette voie ! Pour
franchir ce Rubicon… Nous prétendrons sans doute longtemps
encore ne nous fier qu’à l’intelligence, bien que sa débilité évidente
nous ait déjà causé tant de déboires…

Miracles de la liberté. L’équipe et le ballon


J’ai déjà attiré l’attention sur les différentes manières que nous
avons de conjuguer le verbe éluder. Une autre forme de cette
tendance à esquiver l’examen des problèmes qui nous paraissent trop
durs à résoudre est constituée par une forme considérable d’évasion
vers laquelle la foule moderne se précipite avec une force
significative. Cette grande forme d’évasion est constituée par le
formidable développement du sport moderne.
En contemplant d’un œil philosophique l’énorme impulsion qui
pousse la foule vers les terrains de sport, avec une sorte d’énergie
symétrique à la mauvaise grâce avec laquelle elle se rend à son
travail, on voit se révéler la recherche, de ce côté, des satisfactions
intimes qu’elle ne trouve pas dans les occupations qu’elle doit
accomplir pour vivre : la liberté, la spontanéité qu’elle ne peut
épanouir dans l’industrie, c’est sur les routes ou les terrains de sport
qu’elle en trouve les conditions parfaites.
Qu’on réfléchisse sur ce contraste extraordinaire : là où l’homme
est placé pour gagner sa vie, là où son travail se traduira par la
conquête de ses moyens d’existence, par la rémunération qui le fera
vivre lui et sa famille, il limite son effort au minimum. Là où il
n’aura devant lui que l’appât incertain d’une compétition sportive,
vous verrez son corps ruisseler de sueur dans la tension la plus
extrême à laquelle toutes ses forces seront capables de résister… Il y
a là quelque chose de révélateur sur l’absurdité des méthodes qui
gouvernent la partie la plus importante de notre existence. Car
enfin, si intéressant qu’il puisse être de pousser un ballon, on voudra
bien convenir que la fabrication de tout ce qui nous est nécessaire
pour vivre a autrement d’importance, en attendant que nous
reconnaissions aussi qu’elle peut avoir plus d’intérêt.
[…]
Ce que l’on s’obstine à faire dans les ateliers, par la distribution
individuelle du travail, c’est exactement l’équivalent de ce qu’on
pourrait faire sur un terrain de football, si l’on y avait l’idée absurde
de faire conduire l’équipe par un chef qui devrait commander à
chaque joueur – à l’aide de papiers ! – ce qu’il a à faire quand le
ballon tombe sur le terrain. Voyez-vous quel temps perdu et quelle
lenteur dans la poursuite du jeu ! Mais ce n’est pas ainsi que les
joueurs de football opèrent. Sagement, après avoir bien choisi –
sélectionné – les joueurs, on fait confiance à leur initiative
individuelle, laquelle fonctionne avec rapidité au fur et à mesure
que se déroulent les circonstances constamment changeantes de la
partie.
[…]
[Si l’on en usait de la même façon avec les ouvriers], on ne
tarderait pas à voir s’opérer entre eux des arrangements et
ajustements spontanés, dont l’organisation scientifique la plus poussée
ne saurait prévoir les détails. À la longue, les ouvriers peuvent trouver
des adaptations et aménagements auxquels la pensée la plus
scientifique ne saurait prétendre. Ou plutôt, la pensée et la méthode
scientifiques consistent ici à se fier à cette adaptation naturelle. Et
tout ceci n’est point pure affirmation théorique. C’est le résultat
d’observations faites en des équipes ainsi constituées, et dans
lesquelles on a pu voir s’opérer des mutations spontanées de
fonctions, même entre des ouvrières peu évoluées, qui avaient
constaté qu’elles réussissaient mieux dans des opérations autres que
celles qu’on leur avait confiées tout d’abord 6.
Dans sa simplicité naturelle et pratique, le travail en équipe
écarte la fameuse contradiction qui nous rend ordinairement si
perplexes entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif. Il en fait la
synthèse, il les joint et les confond d’une façon parfaite, puisque
chacun ne saurait travailler pour lui sans travailler pour les autres,
ni travailler pour les autres sans travailler pour lui. […]

Témoignages
Des explorateurs parlent
[…] Quelle est, au fond, la principale raison qui justifie la
subdivision de l’entreprise en équipes autonomes ? C’est de
composer des groupes dans lesquels la formation d’une cohésion
convenable soit possible. Le grand nombre est anarchique. Une
grande quantité d’individus auront plus de peine à faire régner entre
eux un ordre spontané qu’un petit nombre, car l’étendue de leur
groupe rendra souvent plus compliqués les problèmes qu’ils auront à
résoudre. […]

Le « rendement proportionnel » à la liberté


En différents ouvrages je n’ai cessé de soutenir, par des exemples
divers, que l’histoire du travail démontre avec évidence
l’accroissement du rendement au fur et à mesure qu’on accorde aux
travailleurs une liberté croissante. Ceci se vérifie largement si l’on
compare le servage à l’esclavage, et le salariat moderne au servage.
Je sais que l’on peut objecter qu’on a obtenu de hauts rendements,
dans l’époque moderne, par des moyens où la liberté n’avait rien à
voir, par exemple par le travail aux pièces ou les divers systèmes de
primes. Reste à savoir si l’avantage social final a été grand, puisque
ces systèmes dits « scientifiques » ont contribué à aggraver le
mécontentement des ouvriers.

L’apprentissage de la liberté
Lorsque j’ai insisté sur le fait que le travail occupe la meilleure
partie des heures de notre vie, c’est là, à mon sens, exprimer une
idée capitale à laquelle nous n’avons pas suffisamment réfléchi : car
non seulement le lieu du travail est l’endroit où nous devons tous
passer la plus longue partie de notre existence, mais aussi, chaque
jour, les plus belles heures de la journée solaire.
Voilà un fait. Un fait devant lequel reculent beaucoup de ceux
qui prétendent être les guides de la « classe ouvrière ». Un fait qu’ils
refusent d’examiner en lui-même, pour voir quelle sorte de vie
meilleure pourrait en sortir, afin de se réfugier, au contraire, dans
l’idée plus facile de la fuite du travail. L’un d’entre eux, et non des
moindres, n’a-t-il pas considéré comme un grand titre de gloire
d’avoir fourni aux ouvriers l’occasion de se répandre plus tôt et plus
longtemps sur les routes que parcourt le touriste ? Comme si le
bonheur complet de l’homme était là, dans le grand air des
promenades de la fin du jour, de la semaine, ou des vacances.
Je suis bien loin de mépriser ces plaisirs-là, mais cela ne me fait
pas oublier de prétendre à de plus importants. Car j’ai des
prétentions énormes en matière de joie de vivre : je veux sentir le
plaisir de vivre non pas seulement à la fin de chacune des
cinquante-deux semaines de l’année, ou pendant la courte période
des vacances, mais tout au long de l’année et même tout au long de
chaque jour de la semaine ! Ce qu’aucun législateur ne saura jamais
me donner !
[…]
Ah, je connais bien tous les lieux communs qu’on a répandus
depuis ces dernières années à propos de ces fameux « loisirs », et
notamment de la « culture » qu’ils permettraient d’acquérir ! Idées
d’intellectuels qui confondent curieusement instruction et éducation,
savoir et sagesse. Sans doute peut-on s’instruire en dehors du travail.
Mais la conquête de l’éducation et de la sagesse, de l’esprit de
sociabilité qui est à la base de toute civilisation collective, ne saurait
s’accomplir au sein de la « culture » particulière qu’on peut acquérir
dans le temps du loisir. Cela ne sera pas atteint par la lecture ni par
des conférences ou ces dérisoires « visites de musée » des « loisirs
dirigés » (!) mais seulement par la pratique de la collaboration
humaine, dont la forme la plus haute se trouve précisément dans le
travail collectif que la civilisation nous impose.
[…]
Il y a même longtemps, puisque cela remonte au temps où
j’exerçais encore quelque activité dans les syndicats ouvriers, que
j’ai visé à atteindre des buts qui sont bien au-delà des questions de
salaire, c’est-à-dire à quelque chose d’un ordre plus élevé ; quelque
chose des activités particulières avec lesquelles l’homme s’élève,
c’est-à-dire une part de ces activités intellectuelles ou même
spirituelles, qu’on trouve au-dessous des apparences fournies par les
tâches d’organisation… Évidemment, je déborde ici le plan des
choses « économiques » dont tant d’hommes se préoccupent
exclusivement. C’est que, si j’examine de haut les besoins réels de
cette pauvre population française, composée en majorité comme
toute autre des hommes du travail, je constate que ses besoins
peuvent bien être en quelque mesure d’ordre économique, mais
qu’ils sont aussi et peut-être davantage d’ordre intellectuel et
spirituel. Autrement dit, si je réclame l’organisation du travail sur la
base de groupes autonomes, par conséquent se gouvernant eux-
mêmes pour tout ce qui concerne leur activité intérieure, ce n’est
pas tant pour permettre d’atteindre à une rémunération plus
équitable que pour leur fournir un instrument d’éducation.
Ce sont là des idées qui chez moi remontent de loin, c’est-à-dire
au temps où j’ai dû prendre ma part des reproches que l’on adresse
depuis si longtemps aux travailleurs, précisément sur leur
« mauvaise éducation », sur leur incompréhension des intérêts des
entreprises qui les emploient, sur leur indifférence, etc. Les ouvriers,
on le sait, ne sont pas « raisonnables ». J’ai entendu tout cela quand
j’étais dans les ateliers, et déjà je repoussais ces reproches comme
immérités. C’est comme lorsqu’on dit qu’un enfant est « mal élevé ».
À qui, en vérité, s’applique une telle observation ? À l’enfant ou à
ses parents ? De même les reproches que l’on m’adresse en tant
qu’ouvrier, je les retourne au chef qui me les envoie, en déclarant
que c’est lui le responsable.
Le travailleur, dit-on, n’a aucun sentiment des responsabilités qui
lui incombent en particulier. Mais qu’a-t-on fait pour éduquer ce
sentiment de responsabilité ? On ne s’aperçoit pas qu’en formulant
une telle observation on parle comme la mère qui n’aurait jamais
sorti son enfant du berceau et lui reprocherait de ne pas savoir
marcher. Lorsque les ouvriers réclament quelque droit nouveau, on
a l’habitude de leur répondre qu’on ne saurait le leur accorder, car
ils ne seraient pas capables d’en faire un bon usage. Mais que dirait-
on de la mère qui dirait à son enfant : « Je te sortirai de ton berceau
quand tu sauras marcher ? » Ainsi, on renverse l’ordre du
raisonnement, car ce n’est pas ainsi que la mère agit. Comme elle a
hâte de voir son enfant faire ses premiers pas aux applaudissements
de la famille, elle le sort de son berceau et, le tenant par les épaules,
elle l’aide à apprendre à se servir de ses jambes. S’il tombe, elle le
relève. Car c’est ainsi que se forge toute éducation : par l’épreuve et
l’erreur. Et c’est ce qui montre l’inanité des exhortations verbales
qu’on adresse aux ouvriers pour leur apprendre soi-disant à se
mieux conduire. On parle comme la mère qui ferait des conférences
à son enfant pour lui apprendre à marcher au lieu de le mettre sur
ses jambes. En ai-je entendu de ces admonestations sur la mauvaise
éducation des ouvriers ! Aussi, c’est parce que je les ai encore « sur
le cœur » que je réponds aux chefs d’entreprise : Soyez à votre tour
« raisonnables ». Ne demandez pas aux ouvriers de savoir ce qu’ils
n’ont pas eu les moyens d’apprendre. Vous voulez qu’ils aient
quelque sens de la responsabilité ? Fournissez-leur les moyens d’en
faire l’apprentissage. Faites comme la mère, mettez-les sur leurs
jambes. Autrement dit, confiez-leur quelques menues
responsabilités. Je sais bien qu’ils en réclament parfois qui sont au-
dessus de leur capacité, par exemple la fameuse « participation à la
gestion ». Répondez-leur en leur demandant simplement de faire
leurs preuves sur des responsabilités qui sont déjà à leur portée, par
exemple des responsabilités d’atelier… Comme l’enfant, ils
tomberont. Ils commettront des erreurs. N’en avez-vous jamais
commis, vous, chefs d’entreprise ? N’est-ce pas ainsi que vous avez
appris ce que vous savez de meilleur, de plus substantiel ? Votre rôle
est de faire comme la mère, de les relever, de les aider patiemment.
Il n’y a point d’autre méthode d’éducation, et en tout il y a un B-A-
BA…
[…]
Ainsi, nous pouvons prendre le problème social d’une manière
nouvelle et qu’on peut hardiment qualifier de scientifique. Peut-être
pourrions-nous ainsi ouvrir le début d’une nouvelle période
historique dans les recherches qu’on a faites depuis si longtemps sur
ce terrain. Car, hélas, le problème social a été jusqu’ici à peu près
totalement abandonné à l’influence des théoriciens, des rhéteurs,
des discuteurs, que je comparerais volontiers aux alchimistes, et qui
jamais n’ont été capables de quitter le domaine des mots pour entrer
dans celui des faits, et encore moins dans celui de la méthode
expérimentale. Sans doute leurs intentions étaient-elles bonnes, je
veux le croire, mais leur méthode était mauvaise. Leur erreur, très
répandue, est celle qui consiste à vouloir faire le bonheur des gens,
alors qu’ils doivent construire ce bonheur eux-mêmes. Car on ne
peut remplacer l’effort personnel. L’expérience et l’éducation sont
des choses qu’on n’apprend bien que par soi-même, et il y a une
profonde vérité dans la parole qui dit : Le salut est en vous.
Quand, par exemple, les hommes seront ainsi mis en position
d’organiser eux-mêmes la discipline nécessaire au travail, ils
comprendront beaucoup mieux cette nécessité de la discipline. Il y a
deux mille ans ou plus qu’on exhorte les hommes à s’aimer les uns
les autres ! Mais on dirait que cette exhortation est tombée de trop
haut pour qu’ils puissent la comprendre. Là aussi, semble-t-il, il
faudrait commencer par quelque B-A-BA. L’équipe est un groupe
restreint, dans lequel les hommes pourraient d’abord apprendre à
s’entraider. Puis, quand ils auraient pris l’habitude de s’entraider, ils
commenceraient à s’estimer. À la longue, on peut espérer qu’ils
finiraient par s’aimer. Ce chemin élémentaire ne serait-il pas le
bon ? Nous entendons maintenant beaucoup de choses très justes sur
la place de la Famille dans la Nation. Mais pourquoi insiste-t-on
seulement sur cette cellule élémentaire de la communauté
nationale ? Pourquoi oublie-t-on que tout homme entre
nécessairement dans une seconde famille quand il s’incorpore au
milieu du travail ?
Quand j’entre dans une entreprise, je n’entre pas dans une masse
indistincte et aux formes vagues. Quelle que soit sa dimension,
grande ou petite, j’entre dans une structure qui est inévitablement
composée de groupes chargés chacun d’une tâche déterminée. De
sorte que je n’entre pas dans une foule, car je suis incorporé à un
groupe, à une réalité sociale restreinte qui est une équipe. Voilà où
s’établit mon contact direct avec les hommes du travail au milieu
desquels il me faudra vivre. Au milieu de ce groupe, je dois ou je
devrais vivre comme dans une famille. Les idées et les sentiments
qui gouvernent les mœurs de la famille devraient aussi gouverner
les mœurs de l’atelier. Comment oublie-t-on la place que tient la vie
de l’atelier dans le cours de l’existence de l’homme, et pourquoi
s’hypnotise-t-on seulement sur la constitution, l’organisation et
l’harmonie de la seule famille ? Alors, pourquoi négliger à ce point
l’importance sociale de l’atelier, au point de ne pas le considérer
comme ce qu’il pourrait être, c’est-à-dire, après la famille naturelle,
le second milieu où chaque être humain peut faire l’apprentissage de
la sociabilité ?

Questions et objections
[…] J’ai une extrême reconnaissance pour les pionniers qui nous
ont enseigné qu’une autre organisation sociale était possible. La
contribution apportée à cet enseignement par les travaux des
Fourier, des Saint-Simon et des Proudhon sera certainement
considérée un jour comme la gloire de la France. Mais ces hommes
de génie n’ont pas pu exposer leur pensée autrement qu’en décrivant
la société qu’ils rêvaient, en la construisant de toutes pièces dans
leur pensée, comme un ensemble achevé, dans lequel les hommes
futurs n’auraient plus qu’à s’installer. De là ces habitudes de pensée
dont je parlais tout à l’heure, et qui font qu’encore aujourd’hui
beaucoup de personnes conçoivent une « société future » comme une
maison neuve dans laquelle il n’y aurait plus qu’à s’installer.
Il n’y a pas besoin d’être grand prophète pour prévoir que les
choses ne se passeront pas ainsi. Si l’on considère l’effondrement
russe de 1917, on peut voir que la maison neuve n’était pas prête, et
que sa construction se poursuit encore avec une inévitable lenteur au
milieu des gravats. Voilà la réalité à côté du château en Espagne. Et
voilà pourquoi j’essaie d’entreprendre moi aussi, bien que par des
moyens ultra-modestes, la construction de la maison neuve, en
essayant simplement de former tout d’abord des constructeurs.
[…]
Pour le reste, je n’en parle pas, car je suis tranquille : si je mets
seulement l’homme capable « le pied à l’étrier », je n’ai pas à
m’inquiéter de savoir où il pourra monter. Je m’attache à construire
à la base, et non pas le sommet, comme les « planistes » s’attachent
à le faire, en voulant à tout prix, dès maintenant, nous offrir un
monde fini, qui ne laisse plus rien à faire à ceux qui nous suivront.
[…]
Si je réussis à donner à des hommes le goût de la liberté, je suis
tranquille sur ce qu’ils en feront, car je ne cherche pas à enfermer
d’avance l’avenir dans un « plan », et cela précisément par amour de
la liberté. Je me rends de plus justice à moi-même en déclarant que,
dans la mesure où je réussis à introduire en fait, dans les quelques
établissements où l’on a bien voulu m’entendre, la nouvelle forme
d’organisation que je préconise, je fais plus que de parler seulement
de la liberté comme le font tant d’autres. Je fais plus parce que en
attirant des hommes dans le champ de quelque responsabilité,
même menue, je crée de la liberté.
[…]
Ayant eu maintes fois l’occasion d’exposer verbalement la thèse
d’autonomie et de liberté que j’ai développée ici à nouveau, j’ai pu
enregistrer un certain nombre de questions et d’objections
classiques. J’ai eu ainsi l’occasion de faire une observation curieuse,
à l’égard des objections soulevées par des auditeurs : c’est que la
plupart d’entre elles prévoient des inconvénients qui ne se sont
jamais révélés dans les expériences réelles. Il est probable qu’on se
trouve souvent là en face du phénomène mental si fréquent, par
lequel tant d’esprits manifestent instinctivement quelque recul
devant toute nouveauté quelle qu’elle soit.
[…]
[Par exemple] : Si nous restons sur le plan purement pratique, ne
pouvons-nous observer que [la] question de désignation du chef de
l’équipe ne se posera pas dans la grande majorité des cas. En fait, les
équipes existent déjà, avec leur chef, et il est fort probable,
l’expérience l’a démontré, qu’à part de rares cas, l’équipe conservera
le chef qu’on lui avait donné, et surtout du fait que sa position sera
transformée. Si ce chef avait été désigné par l’entreprise sans que ses
hommes fussent consultés, il faut remarquer qu’à partir du moment
où l’équipe jouira de cette autonomie financière relative, le chef
deviendra le conducteur d’une petite communauté dans laquelle va
s’éveiller une vie nouvelle. Les chefs qui hier étaient imposés vont
devoir s’imposer, ce qui n’est plus tout à fait la même chose. Ils ont
toujours servi l’entreprise. Mais à partir de ce moment, ils vont plus
précisément la servir en servant les hommes qui composent la petite
communauté qu’ils ont maintenant à gouverner. L’évolution qui les
conduit à cette position nouvelle est d’une extrême importance et
d’un intérêt considérable. S’ils n’ont pas eu à se faire élire, ils ont
tout de même à se faire admettre par les hommes avec lesquels ils
vont vivre et travailler. À faire admettre l’évidence des services
qu’ils vont rendre à leur groupe. Car je rappelle ici qu’il est
souhaitable, afin que les intérêts de tous soient parfaitement liés et
homogènes, que le chef d’équipe soit payé avec l’équipe, c’est-à-dire
y jouisse d’un coefficient de partage comme celui des autres, à la
seule différence qu’il sera naturellement plus élevé puisque, par
définition, il est censé être le premier en capacité.
[…]
Comme je le disais plus haut, ces chefs doivent littéralement
servir leurs hommes, veiller à ce qu’il ne leur manque rien pour
travailler, à ce que leur outillage soit bien entretenu, à ce qu’aucune
cause de trouble ne vienne entraver leurs possibilités de rendement.
Surtout les aider à atteindre la plus haute « efficience ». Ainsi
apparaît la vraie fonction du chef, qui consiste au fond bien plus à
servir, dans le grand sens du mot, qu’à commander dans le sens
vulgaire, pour de vaines satisfactions de sot amour-propre. C’est en
servant ses hommes qu’il se fera admettre, qu’il deviendra un
conducteur d’hommes capable de se faire suivre par l’ascendant de
qualités et de capacités supérieures que personne ne puisse
contester. C’est dans ce prestige qu’il devra trouver l’origine de son
autorité, et non dans l’emploi des vieilles formules « autoritaires »
qui hérissent et froissent ceux qui ont à les subir. Au fond, il y a un
bien vieux principe qu’il suffit de méditer : traiter les gens comme
on désirerait être traité soi-même reste la simple et éternelle formule
du bon commandement.

Le partage rationnel du gain réalisé en commun


[…] Au point de vue pratique, et au sujet du partage du gain
réalisé en commun par l’équipe, la loi devrait être définie par les
intéressés, ou tout au moins avec leur assentiment formel. Selon la
diversité des techniques, ils pourraient être laissés libres de procéder
à un partage égal ou à un partage proportionnel sur une base établie
par eux. Sur ce plan, il faut se souvenir que la satisfaction à
atteindre est la satisfaction des travailleurs eux-mêmes et non la
satisfaction intellectuelle d’un bâtisseur de plans ou de systèmes,
lequel pourrait être tenté de substituer son point de vue personnel à
celui des ouvriers. […]

S’adapter à la diversité des cas


[…] Il est parfaitement possible que des établissements
appartenant à la même industrie aboutissent après étude et
expérience à des modes d’organisation et de paiement qui
présentent des différences sensibles. Car il est bien rare que deux
entreprises fonctionnent rigoureusement de la même manière. On
peut même préciser qu’on sera amené à des différences de méthodes
dans le même établissement.
Évidemment, c’est un nouveau point de vue qui s’interpose de
façon bien ennuyeuse entre la difficulté à résoudre et notre désir du
moindre effort. Il faut adapter, c’est-à-dire étudier et travailler, alors
que, la plupart du temps, et dans ce champ comme dans tant
d’autres, on aimerait disposer d’un « truc » qui dispense de penser…
La paresse d’esprit, ce plus grand des maux d’après le philosophe,
sait se dissimuler partout, pour nous empêcher bien souvent de faire
face courageusement aux problèmes que la vie nous présente.
Les quelques expériences dont on trouvera la description plus
loin illustrent admirablement ce phénomène d’adaptation, accompli
ici et là par des hommes qui n’ont pas regardé à leur peine, et qui
ont eu le courage de penser et d’agir en face de leurs problèmes
particuliers. Voici une maison dans laquelle précisément
l’importance numérique du personnel – une centaine seulement –
fait que l’entreprise peut aussi bien être considérée comme une
grande équipe. Le patron est en même temps une sorte de grand
chef d’équipe. Il connaît tout son monde. Il porte, comme tant de ses
confrères, toute sa technique et son organisation dans sa tête. De
sorte que, pour le visiteur superficiel et le profane, cette maison
semble presque fonctionner sans organisation. Tout y est souple et
naturel. Il n’y a qu’un examen attentif qui fait songer à ces
gymnastes, dont les « numéros » sont réalisés avec une telle aisance,
que les spectateurs ont l’illusion qu’ils en feraient facilement autant.
C’est pourquoi un visiteur averti, sans se laisser prendre à ces
apparences de facilité, déclarait un jour que la simplicité du
fonctionnement de cette entreprise est une « simplicité trompeuse ».
Observation fine et exacte, car, en fait, une grande science et une
grande expérience sont cachées au-dessous des apparences de
facilité. Par conséquent, mettons en garde celui qui croit qu’il n’y a
qu’un « truc » à imiter. Il en est de cela comme de l’agilité des doigts
du pianiste. Pour l’obtenir, il a fallu ce qu’il faut pour atteindre à
toute virtuosité : l’étude et le temps. […]
Douglas McGregor

Contrairement à Hyacinthe Dubreuil, Douglas McGregor (1906-


1964) devient célèbre dès la sortie de son premier livre, en 1960 :
The Human Side of Enterprise (La Dimension humaine de l’entreprise).
Classé depuis quatrième livre le plus influent du xxe siècle dans le
domaine du management, il dépasse même le livre du psychologue
Abraham Maslow dont il est inspiré, puisque McGregor y traduit la
théorie de la motivation de ce dernier en théorie organisationnelle.
Pour autant, d’après ses collaborateurs et amis, McGregor n’était pas
heureux – pas satisfait en tout cas du sort réservé à ses travaux.
H.L. Mencken, un essayiste américain du début du XXe siècle, a
écrit : « Chaque problème complexe possède une solution qui est
concise, claire, simple – et fausse. » Or, savoir quel environnement
organisationnel est le meilleur pour la création de richesses
humaines et économiques est un problème très complexe. La
solution – elle-même complexe – que l’on nomme habituellement
hiérarchie bureaucratique, dans ses versions taylorienne ou fordiste,
a fait ses preuves en termes de création de richesses économiques et
d’augmentation du niveau de vie matériel 1. Mais ce fut au prix
d’une diminution des richesses humaines. 1
Psychologue de formation, McGregor en était conscient, pour
avoir toujours accordé une grande importance à l’observation des
entreprises. Premier professeur de comportement organisationnel de
l’histoire (à MIT, depuis 1937), il demandait à ses doctorants de
faire, pendant l’été, des stages en usine, pour qu’ils ne se proclament
pas experts d’un phénomène qu’ils n’auraient jamais observé ni
vécu. Par ailleurs, McGregor a lui-même connu, directement, des
problèmes organisationnels en tant que président d’une université
(qui porte aujourd’hui son nom) entre 1948 et 1954.
C’est à partir de ses nombreuses observations et de son expertise
en psychologie (il était même adepte de psychanalyse) qu’il a
formulé une explication de l’organisation dominante dans le monde
de l’entreprise. C’est parce que les dirigeants ont – plus ou moins
consciemment – certaines croyances quant à la nature de l’homme
qu’ils ont érigé la bureaucratie hiérarchique. Plus précisément, si les
dirigeants croient que l’homme n’aime pas travailler, préfère être
dirigé et échapper aux responsabilités, qu’il a relativement peu
d’ambition et souhaite avant tout la sécurité – ensemble de
croyances que McGregor appelle la « théorie X » –, alors la meilleure
organisation du travail s’appuiera pour eux sur la direction et le
contrôle. En revanche, s’ils pensent que l’effort physique et mental
est naturel pour l’homme, qu’il recherche des responsabilités, qu’il
est capable de s’autocontrôler pour donner le meilleur de lui-même
au service d’objectifs qu’il partage avec d’autres – croyances que
McGregor appelle la « théorie Y » –, alors la meilleure organisation
du travail s’appuiera pour eux sur la confiance et l’autodirection.
McGregor a pris la peine d’expliquer tout au long de son livre
que la « théorie Y » ne désigne pas le modèle organisationnel mais
les croyances philosophiques qui lui sont associées. En vain. À son
grand regret, comme le souligne Edgar Schein, auteur d’une
introduction à The Professional Manager [« Le manager
professionnel »], dont nous proposons ici des extraits, la plupart des
gens ont interprété sa « théorie Y » comme une solution
organisationnelle « concise, claire et simple », mais qui évidemment
était fausse. Voilà pourquoi McGregor a écrit ce deuxième livre
(publié à titre posthume en 1967, inédit en français), en s’adressant
cette fois-ci directement aux personnes dont parlait son premier
ouvrage : les managers et les dirigeants. Il les appelle à
(re)considérer leurs croyances sur la nature humaine et, si – et ce
« si » est très important – il s’avère qu’ils ont des croyances
différentes de celles de la « théorie X », à se lancer dans la
transformation de leur organisation pour la mettre en phase avec ce
qu’ils portent dans leur cœur.
McGregor était un homme humble, doué d’une grande capacité
d’introspection et d’autoanalyse – il l’a prouvé en transformant
complètement l’organisation de l’université dont il était président en
une institution autodirigée. Il s’est efforcé de décrire le processus
par lequel se construit une organisation différente de la bureaucratie
hiérarchique, mais ceux qui s’attendent à trouver dans ses écrits une
formule ou une recette seront déçus. Comme l’explique le dernier
extrait que nous proposons (« Comment faire, concrètement ? »),
McGregor parle du travail sur soi et sur ses croyances par lequel le
dirigeant doit commencer. Une transformation qui peut prendre
trois à cinq ans… Certes, McGregor délivre ici de précieux conseils,
mais toujours en mettant en garde : il ne s’agit pas d’une « potion
magique » ; la transformation n’est pas un changement tactique ni la
simple application d’une formule.
Le manager professionnel (1967)

Introduction (par Edgar H. Schein)

[…] Lors de mes conversations avec Doug, je l’ai souvent trouvé


découragé de voir à quel point la théorie Y était devenue un
ensemble de principes aussi monolithique que la théorie X –
perpétuant précisément les généralisations excessives que Doug
souhaitait éviter. Il voulait que la théorie Y soit une vision réaliste
incitant chacun à examiner ses propres croyances, à les confronter à
la réalité pour ensuite choisir une stratégie managériale adaptée au
diagnostic ainsi posé. Pourtant, rares étaient les lecteurs disposés à
admettre que l’ouvrage de Doug, La Dimension humaine de
l’entreprise, avait un contenu aussi neutre que cela, ou bien que
Doug exposait son propre point de vue sur un mode aussi
froidement scientifique. Comme Doug croyait lui-même
profondément au potentiel humain, ce sont certes ses valeurs
personnelles qu’il communiquait, que ce soit en personne ou dans
ses écrits, mais cet état de fait le gênait. Ce n’est pas qu’il se
détournait de ses propres valeurs ; mais il avait un message pour la
théorie du management qui dépassait largement ces dernières,
message qu’il ne parvenait pas à exprimer.
L’essence de son message est la suivante : les gens sont sensibles
non pas à un monde objectif, mais à un monde façonné par leurs
perceptions, leurs croyances et leurs théories. Comme tout le
monde, les managers sont parfois piégés par ces croyances, qui les
conduisent à prendre des décisions inadéquates et inefficaces.
Douglas McGregor souhaitait ardemment nous libérer de ce piège en
nous montrant que nous sommes tous architectes des mondes dans
lesquels nous évoluons. Une fois conscients de ce processus, nous
sommes en mesure de choisir, et c’est ce processus de libre choix
qui, à mon avis, était la principale valeur de Doug.
Un second moteur, tout aussi puissant, faisait agir Doug. C’était
de répondre aux nombreux collègues et étudiants qui lui disaient :
« Nous sommes d’accord avec la vision de l’homme définie dans ta
théorie Y, mais nous ne savons pas comment la mettre en pratique.
Explique-nous comment penser, ressentir ou agir différemment en
tant que managers. »
[…]
Doug finissait toujours par conclure que c’était à chacun de
trouver ses propres réponses à ces questions. Néanmoins, il était de
plus en plus convaincu que certains problèmes-clés rencontrés
quotidiennement par les managers pouvaient être éclaircis de façon
utile, afin de faciliter les choix. Plus encore que dans ses précédents
travaux, il a ainsi cherché à détailler ici la réflexion que le manager
peut avoir sur lui-même et sur sa fonction – sur son rôle et son style,
son pouvoir, le contrôle qu’il exerce sur autrui, l’organisation du
travail, le travail en équipe et peut-être surtout sur la façon de gérer
les conflits de façon créative. […]

*
On pourrait résumer comme suit la contribution (si tant est qu’il
y en ait une) des sciences comportementales 1 au management :
d’après nos connaissances actuelles, les pratiques traditionnelles du
management éludent plusieurs grandes caractéristiques des
individus et du monde du travail. Les variables sur lesquelles
s’appuient la plupart des managers sont nécessaires, mais elles ne
suffisent pas à expliquer l’action humaine coordonnée. […]

L’incitation par récompenses et sanctions


Un corps important de recherches traite de deux types distincts
de motivation. Le premier, de loin le plus courant de nos jours,
repose sur ce que l’on appelle les récompenses et les sanctions
extrinsèques – caractéristiques du monde du travail actuel, elles
influencent les comportements de façon assez directe. L’argent est
l’exemple le plus évident, mais on pourrait en citer bien d’autres,
comme les promotions, les compliments ou les critiques,
l’acceptation ou le rejet par le groupe.
Les récompenses intrinsèques, en revanche, sont inhérentes à
l’activité elle-même. La récompense est alors l’accomplissement de
l’objectif visé. Les récompenses intrinsèques ne peuvent être
directement contrôlées de l’extérieur, bien que certaines
caractéristiques de l’environnement puissent renforcer ou limiter les
chances pour chaque individu de les obtenir. On peut notamment
citer l’accomplissement en termes de connaissances, de
compétences, d’autonomie, d’estime de soi ou de faculté à résoudre
les problèmes. Il en va de même pour certaines récompenses,
associées à un altruisme authentique : le fait même d’aimer et
d’aider les autres.
Le management a exploité quasiment tous les moyens qu’offre le
contrôle des récompenses et des sanctions extrinsèques pour orienter
les comportements (même si des exceptions notables seront
examinées par la suite). Mais d’une manière générale, bien moins
d’attention a été accordée aux récompenses intrinsèques.
[…]
L’incapacité du management à exploiter le potentiel des
récompenses intrinsèques est étroitement liée aux convictions sur la
nature humaine qui prévalent dans la culture occidentale depuis au
moins deux siècles. Nul besoin de nous lancer dans un cours de
philosophie sur la relation entre le corps et l’esprit ; retenons
seulement que le cœur du débat, en la matière, est de savoir si le
comportement humain peut être expliqué par un déterminisme
purement mécanique ou s’il est nécessaire de supposer l’existence de
« forces » indépendantes des lois de la physique. Quelle que soit la
réponse apportée à cette question par tel ou tel manager, leurs
pratiques semblent unanimement partir du principe que la
motivation au travail est un problème « mécanique ».
Il existe des similarités entre cette conception de l’homme au
travail et les lois du mouvement de Newton. L’homme est
généralement perçu comme un corps physique au repos. Une force
extérieure est nécessaire pour le mouvoir, c’est-à-dire pour le
motiver à travailler. Les récompenses et les sanctions extrinsèques
semblent donc les forces évidentes et adéquates à utiliser pour
contrôler l’action humaine coordonnée.
Aujourd’hui, peu de managers admettraient que tel est le
fondement de leur philosophie. La plupart d’entre eux
réaffirmeraient que l’homme est autonome, du moins dans une
certaine mesure. Ils rappelleraient notamment le cas des leaders
naturels, bien que minoritaires au sein de la population. Ces
personnes sont ambitieuses par nature, elles font preuve d’initiative
et recherchent les responsabilités. Elles n’ont besoin d’aucune force
extérieure pour les motiver, même si elles sont bien sûr sensibles
aux récompenses extrinsèques.
De plus, on pourrait faire valoir que même l’homme moyen agit
de manière autonome dans certains cas : dans le jeu, les loisirs ou
d’autres activités qui lui procurent du plaisir, il dépense son énergie
sans compter. Certains individus dépensent aussi énormément
d’énergie pour s’opposer aux objectifs du manager, sans que l’on
puisse forcément déceler de moteur externe à ce comportement. Il
s’agit bien de personnes autonomes, mais aux motivations négatives.
Ce n’est donc pas tant, conclurait-on alors, que l’homme est mû
uniquement par des forces extérieures, mais plutôt que les forces
internes qui le motivent, hormis quelques exceptions, s’opposent en
général aux exigences de l’action humaine coordonnée. Il n’est
productif au travail que s’il reçoit des récompenses extrinsèques et
des sanctions qui contrecarrent sa motivation « négative ».
Quelle que soit la perspective adoptée, l’issue est la même en
termes de stratégie managériale : ce sont les récompenses et les
sanctions extrinsèques qui permettent de contrôler le comportement
d’une grande majorité d’êtres humains.
C’est un point important, car si la nature humaine est
essentiellement telle que nous venons de la décrire, les récompenses
et sanctions intrinsèques ont peu de valeur, voire aucune, pour le
manager. D’ailleurs, la mission du manager consiste en grande
partie à contrer les tendances de la nature humaine opposées aux
objectifs de l’organisation.
De nombreux managers estiment de nos jours que la plupart des
gens veulent recevoir des récompenses maximales pour un effort
minimal. Ils veulent la sécurité – la garantie de l’emploi et une
protection contre les principaux risques de la vie. Ils ont tendance à
se montrer indifférents, voire rebelles à des attentes raisonnables en
matière de performance. Si l’on en croit les managers qui partagent
cet avis, ces traits de la nature humaine sont constamment renforcés
par le gouvernement, les syndicats et certaines équipes de direction
qui ont la fâcheuse tendance à être laxistes.
Si l’on reconnaît au contraire que les qualités autodéterminées de
l’homme ne sont pas par nature contraires aux exigences de l’action
humaine au sein de l’organisation, il constitue non plus un risque,
mais un atout pour le manager. Et s’il n’est pas impossible, par
nature, qu’une large majorité d’êtres humains ressemble à la
minorité (du moins en termes de motivation), alors les récompenses et
les sanctions intrinsèques peuvent devenir des outils de management
intéressants.
C’est cette conception de la nature humaine que défendent une
bonne part des sciences comportementales actuelles ainsi que les
pratiques éclairées. […]

Une théorie de la motivation


Au sens strict, la réponse à la question que les managers posent
fréquemment aux spécialistes des sciences comportementales –
« Comment motiver les gens ? » – est : « On ne les motive pas.
L’homme est motivé par nature. Il est un système organique et non
mécanique. »
[…]
On entend souvent que la plupart des gens sont par nature
dépendants, qu’ils préfèrent ne pas assumer de responsabilités mais
plutôt être dirigés. Si nous observons les comportements des gens au
travail, cette généralisation semble se confirmer dans une majorité
de cas. Et pourtant, il est surprenant de voir le nombre de personnes
qui non seulement acceptent, mais assument volontairement des
responsabilités dans le cadre d’activités menées en dehors du travail.
Les récompenses intrinsèques sont primordiales dans toutes ces
activités (bien que les récompenses extrinsèques comme le prestige,
la reconnaissance et l’acceptation sociale ne soient pas à négliger).
Or, c’est là un point essentiel, les récompenses intrinsèques ne sont
pas exclusivement liées aux activités dites de loisirs, ni à celles
menées en dehors du cadre de l’entreprise. Ce n’est pas la nature
humaine qui exclut du monde du travail les aspirations relatives aux
récompenses intrinsèques. Et ce n’est pas la nature humaine qui
définit les activités agréables comme forcément non productives. Les
besoins humains peuvent être satisfaits dans bien des
environnements différents. À de rares exceptions près (le sommeil et
le sexe), ils peuvent être satisfaits aussi bien par des activités que
l’entreprise définirait comme productives que par des activités
qu’elle définirait autrement.
À mon sens, notre culture nous détourne depuis fort longtemps
d’une vision réaliste de l’homme, imprégnée qu’elle est de la
conviction morale que le plaisir est un péché et qu’il doit par
conséquent être dissocié du travail productif 2. Gagner son pain
quotidien à la sueur de son front est la peine imposée à l’homme
depuis qu’Adam et Ève ont été chassés du paradis. C’est par un
labeur pénible que l’homme expie ses péchés et développe sa force
de caractère. Le bien ne s’atteint pas par une activité agréable. Ce
n’est évidemment pas si simple, mais cette norme sociale influence
fortement et constamment notre société.
La théorie de la motivation qui nous occupe avance que l’homme
– si du moins l’essentiel de son énergie n’est pas mobilisée pour
subvenir à ses besoins vitaux et se protéger des vicissitudes de la vie
– se consacrera spontanément aux objectifs liés à des besoins
élevés 3 : maîtriser son destin, avoir une bonne estime de soi,
exploiter et améliorer ses talents, acquérir des responsabilités, se
réaliser à la fois en termes de prestige et de reconnaissance, mais
aussi de développement personnel et de résolution efficace de
problèmes. […]

Conséquences de cette théorie pour le management


Voici une stratégie qui me semble depuis longtemps cohérente
avec les objectifs de l’entreprise économique ainsi que les idées de la
science comportementale sur la motivation naturelle de l’homme : le
management doit créer des conditions – un environnement
organisationnel – permettant aux membres, à tous les niveaux de
l’organisation, de réaliser au mieux leurs propres aspirations 4 en
contribuant aux buts de l’organisation.
[…]
Il s’agit de proposer un environnement adapté, qui autorise et
encourage les salariés à rechercher des récompenses intrinsèques
dans leur travail. Mettre en place un tel environnement exige des
managers de tous échelons qu’ils se penchent sur l’organisation du
travail, la nature et l’administration des contrôles managériaux, la
répartition et la supervision des responsabilités, mais aussi sur la
façon de fixer les objectifs, de déterminer les procédures et de
planifier les tâches – soit quasiment tous les aspects des pratiques
managériales.
Souvent, rendre possible les récompenses intrinsèques passe par
l’élimination de contraintes. Les progrès sont rarement rapides car
les gens habitués à être exclusivement contrôlés par les récompenses
extrinsèques doivent assimiler de nouveaux comportements et
acquérir de nouvelles habitudes avant d’être suffisamment à l’aise
pour saisir les occasions au travail qui procurent des récompenses
intrinsèques. S’il ne règne pas un bon niveau de confiance mutuelle
et une atmosphère d’encouragement, cette idée pourrait même leur
sembler très risquée.
Mettre en œuvre un tel changement ne sera payant pour le
management que s’il existe une véritable ouverture d’esprit – et
même l’acceptation de la dimension motivationnelle [intrinsèque]
de la nature humaine. […]

Si les conditions sont réunies, le groupe permet aussi à l’individu


5
de satisfaire les principaux besoins relatifs à son ego , y compris
l’apprentissage, l’autonomie (même si l’avis contraire est répandu),
le leadership et l’accomplissement personnel.
[…]
Les recherches en science comportementale consacrées au
fonctionnement des groupes tendent à contredire l’idée selon laquelle
les caractéristiques propres d’un groupe seraient inévitablement
celles que l’on peut observer quand on considère un groupe comme
une simple somme d’individus. Il est également possible, ont-elles
démontré, de créer au sein du groupe des relations
interindividuelles, des face-à-face, conférant au groupe des
caractéristiques quasi diamétralement opposées à celles des comités,
services ou groupes de travail typiques de la vie quotidienne en
entreprise.
Ces groupes prennent en effet des décisions et les mettent en
œuvre sans qu’une pression ou une surveillance extérieures soient
nécessaires. Ils sont créatifs et innovants, ils fonctionnent
efficacement, ils ne sont pas paralysés par des désaccords ni
entravés par des personnalités dominantes. Les pressions pour faire
rentrer les individus dans le rang sont minimales, et les
connaissances et compétences sont utilisées au mieux. Les travaux
produits par le groupe ne sont pas de médiocres compromis régis
par le plus petit dénominateur commun : ils débouchent souvent sur
des décisions et des solutions dont la valeur globale est supérieure à
la somme des résultats qu’obtiendraient les membres s’ils agissaient
séparément. Enfin, les membres perçoivent le groupe comme un
cadre leur permettant d’accomplir nombre de leurs aspirations
individuelles et d’obtenir des récompenses intrinsèques tout en
contribuant aux objectifs de l’organisation. […]

La théorie traditionnelle des organisations dispose qu’il n’y


aurait pas d’action humaine coordonnée si les êtres humains
n’étaient pas soumis à des ordres, des consignes et des injonctions
venant d’en haut. Les grands principes en la matière – l’autorité, la
responsabilité, la hiérarchie, la séparation salariés/management,
l’étendue des contrôles, etc. – sont éminemment logiques du
moment que l’on accepte le postulat sur la nature humaine qui va
avec. Or c’est précisément ce dernier point qui permet de remettre
en cause l’ensemble de cette conception.
[…]
Selon la théorie traditionnelle, les gens agissent à titre individuel
uniquement pour servir leurs intérêts propres. C’est faux. En réalité,
ils créent des alliances informelles – des groupes de coopération –,
parfois en suivant les objectifs dictés par l’organisation (ex. : des
équipes projets) et parfois en les rejetant (ex. : groupes de travail
guidés par des schémas d’incitation, dits incentives, individuels).
Dans son ouvrage intitulé Men Who Manage, Melville Dalton
s’appuie sur des observations de terrain recueillies auprès de
managers intermédiaires, pour montrer – et c’est impressionnant ! –
les moyens informels qu’ils mettent en œuvre pour coopérer, quitte
à contourner les consignes officielles. Nombre de ces moyens visent à
atteindre les objectifs en dépit de ces consignes formelles
encombrantes.
Selon la théorie traditionnelle, chaque individu ne rend compte
qu’à un seul supérieur. En pratique, les chefs trouvent normal, et
obtiennent, que des personnes éloignées d’eux dans l’entreprise leur
obéissent, alors même que ces salariés ne sont pas leurs
subordonnés. Le contremaître ne peut pas ignorer les demandes
informelles des ingénieurs industriels, des chargés de la
maintenance, du service commercial ni de la comptabilité – même si
ces personnes n’ont aucune autorité sur lui – parce qu’il sait qu’il ne
pourrait pas travailler ni survivre au sein de l’entreprise s’il se
cantonnait à la chaîne hiérarchique formelle. Ce phénomène, qui
consiste à ajuster son comportement aux attentes de ses pairs ou de
ses supérieurs, se vérifie à tous les échelons de toutes les
organisations formelles que j’ai observées. C’est la réaction humaine
naturelle face à la pression.
[…]
Je pourrais continuer, mais je doute que ce soit nécessaire.
N’importe quel manager qui a un peu d’expérience saurait énoncer
cette idée fondamentale : Au sein des entreprises, les êtres humains ne
se comportent pas de la façon prescrite par la théorie traditionnelle des
organisations. D’ailleurs, on pourrait même affirmer sans exagérer
que toute grande organisation s’arrêterait net de fonctionner au bout
d’un mois si tous ses membres respectaient soudain scrupuleusement
les responsabilités et les relations hiérarchiques définies par
l’organigramme officiel, ainsi que les descriptions de poste et les
procédures de contrôle.

Pourquoi poursuivons-nous ce jeu de logique ?


Dans ce cas, pourquoi poursuivons-nous ce jeu compliqué et
irréaliste ? Pourquoi prétendons-nous vivre conformément à une
réalité que nous savons factice ? Les raisons sont bien sûr
nombreuses, mais l’une des plus importantes est selon moi l’angoisse
que l’homme ressent lorsqu’il perd contact avec l’ordre et le
caractère prévisible des choses. Le dirigeant qui est à la tête d’une
grande organisation complexe (structurée au minimum en différents
services) a besoin que le fonctionnement de son entreprise soit
relativement simple et ordonné. Sinon, il ne s’en sortirait pas. La
théorie traditionnelle de l’organisation lui en fournit justement le
modèle, qui n’a pas d’équivalent aussi clair, convaincant et facile à
comprendre.
[…]
Ce problème comporte néanmoins un aspect encourageant – bien
que difficile : les recherches sur la créativité suggèrent que la
capacité à innover s’accompagne souvent d’une capacité non
seulement à accepter mais à aimer la complexité et le désordre
apparents. Le génie créatif qui découvrira une théorie de
l’organisation susceptible de remplacer de façon satisfaisante la
théorie traditionnelle est encore à naître 6. Pour le moment, nous
devons ou bien accepter une théorie qui est clairement irréaliste et
limitée, ou bien exploiter au mieux nos connaissances actuelles,
même si elles ne donnent pas lieu à une théorie claire et ordonnée.
Pour ma part, j’ai choisi la seconde solution. […]

Une structure n’est pas quelque chose qui est « imposé » à


l’organisation par certains services du support ou par la direction
aux couches inférieures. Idéalement, c’est quelque chose que
l’organisation crée elle-même à travers des interactions mutuelles
permanentes dans son sens et avec l’aide de « consultants » des
services du support. […]

Changer de style managérial ?


Suggérer à quelqu’un, même de manière détournée, que son style
de management est inadapté, est souvent perçu comme une menace.
On le comprend aisément lorsqu’on réalise à quel point son style est
profondément ancré dans ses croyances fondamentales, dans ses
valeurs, sa perception de lui-même et dans l’ensemble de son
expérience. Le manager peut être tout à fait disposé à modifier des
habitudes « tactiques » précises et superficielles ; c’est tout autre
chose de lui demander de se transformer profondément 7.
C’est en partie pour cette raison, à mon avis, que certains
programmes de formation des managers suscitent des inquiétudes.
Visent-ils à changer leur personnalité ? Oui, dans la mesure où ils
concernent le style managérial, au sens que nous lui donnons ici. De
nombreuses méthodes traditionnelles de formation des managers
visent à leur faire adopter un certain style, conforme aux souhaits
des directeurs de la formation ou des supérieurs hiérarchiques.
Ces programmes de formation seraient donc perçus comme
menaçants par beaucoup s’il n’était pas relativement facile de les
éluder. Le manager qui suit la formation peut, de fait, modifier sa
perception de son propre style, et il le fait d’ailleurs souvent, sans
pour autant changer ses convictions et ses valeurs profondes.
[…]
Comme le style d’un manager est profondément influencé par sa
cosmologie 8 et par son identité, tout changement notable dépend
d’une évolution de ces systèmes de causalité sous-jacents. Ce qui
nécessite en général bien plus que d’écouter des conférences, de lire
des livres, de débattre de cas particuliers, etc.
[…]
[Il existe un] malentendu fondamental entre le chercheur en
sciences comportementales et le manager qui travaille sur le terrain.
Le second a tendance à s’agacer face à ce qu’il juge comme
purement théorique, et il veut des solutions concrètes. Il s’intéresse
à la technique, au programme, au gadget, au matériel. Le chercheur
en sciences comportementales, de son côté, est souvent convaincu
que tout ce qui est matériel a une importance secondaire. Les êtres
humains sont capables d’une grande inventivité dans ce domaine. À
condition – et c’est là que le bât blesse – qu’il y ait un changement
de cosmologie ou de valeurs, suivi d’un changement de style de
management. De son point de vue, s’attaquer aux causes réelles
facilite grandement l’invention du matériel, c’est-à-dire la définition
de nouvelles tactiques ou le choix parmi un éventail de solutions
existantes. Les malentendus qui découlent de ces deux conceptions
ne sont pas faciles à résoudre.
Pour différencier le simple changement de tactique du
changement de style, il faut retenir que le premier est généralement
aisé, alors que le second est complexe et difficile. Il est difficile car il
est potentiellement menaçant – ou du moins perçu comme tel – pour
le manager, pour sa mission telle qu’il la conçoit. Les arguments
logiques, la persuasion, les décisions stratégiques du management et
même la pression directe sont rarement efficaces pour mettre en
œuvre de grandes transformations relevant du style.
Même les preuves d’ordre scientifique – des données claires et
univoques, issues de la recherche – ne sont pas toujours efficaces. De
telles données seront au contraire perçues comme d’autant plus
menaçantes qu’elles gagneront en validité et en objectivité, si elles
défient des croyances profondément ancrées, sur lesquelles repose un
style de management existant.
[…]
J’ai fini par croire que présenter des faits et des théories via des
méthodes pédagogiques traditionnelles, toutes intellectuelles, risque
souvent d’être inefficace lorsque ce qui est en jeu, ce sont les valeurs
personnelles des managers et leur conception de la nature humaine.
Les méthodes les plus fructueuses sont celles qui reposent sur une
expérience directe, perçue comme inoffensive, sur la création d’un
environnement sans danger pour l’examen franc de problèmes, sur
des occasions de tester de nouveaux comportements, et des
renforcements positifs quand des changements se concrétisent. […]

La valeur de l’action humaine coordonnée


La « société bonne 9 » des hommes, quelle que soit sa forme, ne
naîtra que grâce à l’action humaine coordonnée. Peut-être qu’un jour
une proportion de la population bien plus réduite qu’aujourd’hui
participera à la production des richesses économiques. Mais même
dans ce cas, ce groupe sera sans doute majoritairement composé de
professionnels pour lesquels mener dans une organisation une
carrière ayant un sens profond sera très important. Ils ne se
contenteront plus de récompenses extrinsèques.
Qu’adviendrait-il de nous autres si une telle société prenait
forme ? Comme un travail limité au sein des entreprises suffirait
sûrement à satisfaire nos besoins de base 10, nous consacrerions
probablement nos vies aux loisirs. Cette hypothèse est intenable au
vu de nos connaissances actuelles sur la nature humaine. Les besoins
de l’homme relatifs à son ego et à ses relations sociales le
pousseraient inévitablement vers des formes épanouissantes d’action
coordonnée, et non vers l’indolence. Une population riche, qui serait
aussi bien plus éduquée, chercherait des récompenses intrinsèques
en visant de nouveaux objectifs et en cherchant des solutions
innovantes à de nouveaux problèmes. De nouvelles organisations et
de nouvelles institutions seraient alors créées dans ce but.
Non seulement les problèmes liés au management de l’action
humaine coordonnée (dans l’industrie et ailleurs) ne disparaîtraient
pas, mais ils seraient amplifiés par la mise en concurrence des
talents, qui ne seraient plus seulement attirés par la seule promesse
de récompenses extrinsèques.
Ma thèse, sans nul doute influencée par mes valeurs, veut que
l’homme (à moins qu’il n’en soit empêché par la privation ou par
une mauvaise santé physique ou mentale) cherche naturellement à
consacrer une part importante de son temps et de son énergie à un
travail épanouissant comprenant des objectifs à long terme. Dans la
mesure où les besoins physiques sont raisonnablement satisfaits, ces
objectifs seront liés à des besoins élevés. La plupart des gens
trouveront le moyen d’atteindre leurs objectifs en adhérant à ce type
d’organisations formelles aux objectifs desquelles ils peuvent associer
les leurs. Ces organisations peuvent être des entreprises, des
institutions à but non lucratif (éducatives, gouvernementales, etc.)
ou des associations professionnelles. Une minorité se consacrera par
ailleurs à ses propres objectifs (patrons de petites entreprises,
romanciers, dramaturges, musiciens). Plus la société est riche, plus il
devient important pour ses membres d’avoir une carrière épanouissante.
[…]

L’intégration comme première stratégie


[…] Certaines personnes voient dans l’approche managériale
paternaliste le moyen d’encourager la réalisation de soi. Mais en
fait, l’approche paternaliste repose sur le contrôle des récompenses
extrinsèques. Tantôt on est gentil avec les gens en leur attribuant tel
ou tel avantage, tantôt on les en prive. Il ne s’agit nullement de
créer un environnement organisationnel propre à fournir des
occasions de récompenses intrinsèques. Par conséquent, l’approche
paternaliste ne crée pas, à mon avis, les conditions pour la
réalisation de soi.
D’autres personnes – dont moi – pensent que, si l’on parvient à
relier la réalisation de soi et les objectifs organisationnels, il y a là
un vrai potentiel. Les occasions ne sont pas les mêmes pour tout le
monde, car certaines personnes n’arrivent pas à se réaliser à cause
de leur passé personnel. Les occasions ne sont pas non plus les
mêmes selon les métiers, mais rares sont ceux qui les excluent
complètement.
L’élaboration d’une approche qui prenne en compte cette
hypothèse peut conduire à la fois à une meilleure société humaine et
à une organisation plus efficace en termes purement économiques.
C’est une façon de bénéficier des ressources latentes – créativité,
compétences, connaissances – qui autrement sont perdues pour
l’organisation.
[…]
Cette approche n’implique pas un management permissif, laxiste
ou indulgent. Elle nécessite des exigences claires et ambitieuses en
matière de résultats, et des limites claires posées de façon cohérente.
Ces dernières sont en effet nécessaires à la sérénité psychologique de
l’individu, pour qu’il puisse anticiper ce qui est possible et ce qui ne
l’est pas. Cela demande une communication claire et ouverte sur les
pressions et les restrictions qu’impose la réalité, ainsi que la création
d’un climat de véritable confiance mutuelle, de soutien mutuel, de
respect d’autrui et des différences entre les personnes. Un tel climat
est le seul terreau fertile pour l’accomplissement de soi. Même dans
ce cas, le processus risque d’être lent et très incertain dans un
premier temps. Il faut s’attendre à ce qu’une partie de tout groupe
de salariés (peut-être de l’ordre de 10 %) ne soit pas du tout
réceptive à une telle stratégie ou en abuse. Pour ces personnes,
l’application stricte de limites, suivie éventuellement par le
licenciement, est la seule solution envisageable. Dans le cas
contraire, l’indulgence accordée à ces individus risque d’entraîner
des effets négatifs pour toute l’organisation. […]

Comment faire, concrètement ?


La différence entre un changement tactique limité, comme
l’élargissement du périmètre d’un poste, et un changement
stratégique majeur, tel celui impliqué dans les exemples qui nous
occupent, semble à présent évident 11. On voit bien comment, dans
le premier cas, aucun changement dans la cosmologie managériale
ou dans la stratégie n’est nécessaire. À l’inverse du second cas.
Cette différence montre bien le problème que constitue un
management avide de remèdes tout prêts, faciles à appliquer. Bien
qu’il y ait beaucoup à apprendre de l’observation de ce que d’autres
ont fait dans tel ou tel de ces exemples, le visiteur ne repartira pas
pour autant avec un kit clé en main ou une formule qu’il suffit
d’adapter à son environnement moyennant des modifications
mineures. Il faut, en la matière, un peu plus qu’une application
superficielle de quelques principes d’amélioration.
La formule de mise en œuvre du changement exige d’abord que
[le dirigeant] reconnaisse les leçons de la science comportementale
quant à la nature de l’homme et à l’action humaine coordonnée ;
ainsi seulement aura-t-il la détermination nécessaire pour engager
les coûts et les risques inhérents à la transformation. Ensuite, une
étude détaillée […] doit être faite de l’organisation du travail
actuelle et des modifications possibles […]. Pour finir, une usine
pilote expérimentale devra être montée pour tester la valeur du plan
tel qu’il a émergé de l’étude, pour éliminer les dernières
incohérences, et pour recueillir les données qui permettront de
décider de l’extension ou non du plan à l’ensemble de l’entreprise.
Un tel processus peut facilement prendre trois à cinq ans, et
implique un capital-risque important en personnel, en temps et en
argent. De plus, cela demande une dose non négligeable
d’ingéniosité et de créativité, ainsi que la ferme détermination de
« mettre sous cloche » l’usine pilote afin de la protéger des pressions
organisationnelles traditionnelles jusqu’à ce qu’un test suffisant
puisse être mené à bien. Par ces pressions, il faut entendre non
seulement celles qui ont trait aux systèmes de contrôle, mais aussi
celles relatives aux promotions et aux transferts auxquels est habitué
le personnel managérial ou encore celles dues à l’impatience de la
direction quant aux « résultats ».
Ces conditions sont remplies, dans une plus ou moins large
mesure, dans la R&D des produits ou des process 12. Mais le
management peine en général à voir l’analogie entre la R&D et la
transformation du cadre général de l’action humaine coordonnée 13.
À défaut d’être convaincu par le développement du capital humain,
et d’avoir conscience qu’être en charge de l’épanouissement des
salariés est une tâche douloureuse et difficile – mais qui au final en
vaut la peine –, le management devra s’en remettre aux recettes, aux
effets de mode et autres cures miracles.
James McGregor Burns

J’ai rencontré James MacGregor Burns en 2005, quand il avait


87 ans. Notre rendez-vous a eu lieu sur la terrasse d’un grand hôtel
bâti dans le style historique de la Nouvelle-Angleterre, à
Williamstown, petite ville académique et non moins historique du
Massachusetts. Burns y a passé toute sa vie depuis qu’en 1947, il est
devenu professeur d’histoire dans sa prestigieuse université. En
1958, il y fut candidat à la Chambre des représentants, en même
temps que Kennedy se présentait au Sénat, les deux hommes
collaborant étroitement. Burns ne fut pas élu mais il écrirait plus
tard une biographie de Kennedy, ainsi que celles de plusieurs
présidents américains ‒ deux d’entre elles ont remporté les
prestigieux Pulitzer Prize et National Book Award ‒ qui ont fait de
lui l’un des plus grands historiens politiques des États-Unis.
Cependant, si j’ai voulu rencontrer M. Burns, ce n’est pas pour
parler d’histoire mais du leadership. Au début des années 1970, m’a-
t-il raconté, alors qu’il avait déjà consacré de nombreuses années à
la recherche historique, il se demandait toujours ce qui pourrait
expliquer la différence entre les leaders authentiques et les simples
dirigeants. C’est alors que l’un de ses collègues, professeur de
psychologie, lui a parlé de la pyramide des besoins de Maslow.
Eurêka ! Burns s’est lancé dans ce qu’on appelle depuis la recherche
sur le leadership (leadership studies) ‒ un champ qu’il a fondé ‒ et a
publié son ouvrage fondateur, intitulé Leadership.
Dans ce livre, jamais traduit en français, Burns conceptualise la
différence entre le leadership transactionnel – aussi appelé
managérial, utilisant des récompenses et des sanctions – et le
leadership transformationnel – qui transforme l’environnement pour
satisfaire les besoins des gens. Plutôt écrit initialement pour les
historiens et les spécialistes de sciences politiques, ce livre a surtout
suscité un grand intérêt chez les chercheurs du monde de
l’entreprise. Ainsi, Peters et Waterman, dans Le Prix de l’excellence, y
reconnaissent un nouveau paradigme de leadership ; de nombreux
chercheurs en leadership y ont puisé de l’inspiration, et plus de
quatre cents thèses de doctorat lui sont consacrées. 1
La phrase clé de Burns est : « Le leadership moral naît des désirs,
des aspirations, des valeurs et des besoins fondamentaux des
followers 1, et il y revient toujours. » Bien qu’il y ait des leaders
moraux charismatiques, aucun leader moral n’est jamais
manipulateur. Il n’essaie pas d’imposer ses valeurs, ses aspirations
aux gens de manière directe ou indirecte, mais s’efforce de créer des
conditions où les followers font émerger leurs valeurs et aspirations.
Seules ces valeurs seront ‒ par définition ‒ authentiques dans
l’organisation. Toute autre approche, recette, modèle d’organisation
(ou de système politique) « prêt-à-porter » ne feront
qu’instrumentaliser les gens au service du leader – qui n’en est alors
plus un, selon Burns, du moins pas un leader moral ni
transformationnel. On comprend pourquoi je considère le leadership
libérateur comme une forme radicale du leadership
transformationnel.
En 2003, avec Transforming Leadership (« Le leadership
transformateur »), Burns revient sur le sujet et observe l’émergence
au cours de l’histoire de véritables leaders transformateurs, qui
furent les agents de changements sociaux majeurs. En 2009, il a
généreusement accepté de lire le manuscrit de Liberté & Cie et d’en
écrire un éloge. James MacGregor Burns est décédé à Williamston
en 2014 à l’âge de 95 ans, après avoir publié encore en 2013 un
livre sur la philosophie des Lumières, qui a transformé notre monde.
Leadership (1978)
Prologue : la crise du leadership

[…] La crise du leadership se manifeste aujourd’hui par la


médiocrité ou l’irresponsabilité de très nombreux hommes et
femmes au pouvoir, mais au-delà, le leadership est rarement à la
hauteur des besoins auxquels il est censé répondre. La crise
fondamentale que cache cette médiocrité est d’ordre intellectuel :
nous en savons trop sur nos dirigeants mais trop peu sur le
leadership. Faute de saisir les qualités essentielles d’un bon leader
aujourd’hui, nous sommes incapables de définir les critères pour
l’évaluer, le recruter et le rejeter. Le leadership n’est-il qu’innovation
– culturelle ou politique ? N’est-il qu’inspiration ou motivation des
subordonnés ? Est-ce une aptitude à fixer des objectifs ou bien à les
atteindre ? Un leader définit-il des valeurs ? Répond-il à des
besoins ? Et s’il n’y a pas de leader sans follower, alors qui dirige qui,
dans quelle direction et pourquoi ? Comment des leaders peuvent-ils
guider leurs followers sans être à leur tour complètement dirigés par
eux ? Le leadership est indéniablement l’un des phénomènes au
monde les plus étudiés et les moins compris.
[…]
Je distingue le leadership du simple fait d’être au pouvoir et je
l’oppose au pouvoir brut. J’en identifie deux principales formes : le
leadership transactionnel et le leadership transformationnel. La relation
entre un leader et ses followers repose le plus souvent sur des
transactions ; les premiers abordent les seconds en vue de négocier
une chose contre une autre : des emplois contre des votes, des
subventions en échange du financement d’une campagne
électorale… Ces transactions représentent l’essentiel des rapports
entre les leaders et leurs followers, en particulier au sein des
associations, des assemblées législatives ou des partis politiques. Le
leadership transformationnel, bien que plus complexe, est aussi plus
puissant. Le leader transformationnel sait reconnaître et exploiter un
besoin ou une revendication existante chez un partisan potentiel.
Mais au-delà, il scrute chez lui des motivations latentes, il vise à
satisfaire des besoins plus nobles et mobilise la personne tout
entière. Grâce au leadership transformationnel, les deux parties
s’encouragent et se tirent vers le haut, dans un rapport où les
followers deviennent leaders et où le leader est susceptible de
devenir un leader moral.
Ce concept de leadership moral m’intéresse avant tout. Il suppose
tout d’abord que le rapport entre leaders et followers repose non
seulement sur le pouvoir, mais aussi sur des aspirations, des valeurs
et des besoins mutuels. Il implique par ailleurs que les followers, au
fait des autres types de leadership, s’investissent en toute
connaissance de cause. Enfin, il nécessite que les leaders assument la
responsabilité de leurs engagements : s’ils promettent certaines
réformes économiques, sociales et politiques, il leur incombe de les
mettre en œuvre. Le leadership moral ne consiste pas simplement à
prêcher, à proférer des sermons ou à imposer un certain
conformisme social. Le leadership moral naît des désirs, des
aspirations, des valeurs et des besoins fondamentaux des followers,
et il y revient toujours. Je parle ici d’un leadership capable de
produire les changements sociaux qui répondront aux besoins
authentiques des followers. […]

Le leadership a le pouvoir de vous élever

Le leadership est généralement assorti d’un considérable pouvoir


d’influence. L’essence du leadership au sein de tout régime politique
est une capacité à identifier le besoin authentique, à déceler et à
exploiter les valeurs contradictoires et les contradictions qui
opposent valeurs et pratiques, mais aussi à redéfinir les valeurs, à
réorganiser les institutions si nécessaire et à guider les changements.
La mission essentielle du leader est de provoquer une prise de
conscience au sens large. « Les valeurs n’existent qu’en conscience, a
écrit Susanne Langer 1. Lorsqu’on ne ressent rien, rien n’a
d’importance. » Le rôle fondamental du leader est de pousser les
gens à savoir ou à comprendre ce qu’ils ressentent, à discerner leurs
besoins authentiques et à donner du sens à leurs valeurs de sorte à
pouvoir les mobiliser dans un but précis. […]

Leadership et objectif collectif

Qui sont les leaders et qui sont les followers ? Qui dirige qui ?
Dans quelle direction et dans quel but ? Et avec quels résultats ?
Répondre à ces questions est une tâche immense, qui implique
d’envisager le rôle du leadership sous l’angle de la causalité
historique. Revenons tout d’abord sur sa définition. Le leadership est
le processus réciproque engagé dans un contexte compétitif et
conflictuel par des personnes dotées de certaines motivations et
valeurs pour mobiliser divers moyens économiques, politiques ou
autres, en vue d’atteindre des objectifs fixés ensemble ou
séparément par des leaders et leurs followers. La nature de ces
objectifs est cruciale. Ils peuvent être distincts mais liés : des
personnes peuvent par exemple échanger des biens et des services,
ou autre chose, pour parvenir chacun à des objectifs indépendants.
Ainsi, les Hollandais (lors de la colonisation de l’Amérique) ont
donné des perles aux Indiens en échange de terres, et les députés
français échangent des votes à l’Assemblée pour des textes législatifs
n’ayant pas de rapport entre eux. Ce sont là des exemples de
leadership transactionnel. Son objet n’est pas l’effort conjoint de
personnes qui, motivées par des buts communs, agissent pour
l’intérêt collectif des membres d’un groupe, mais plutôt un marché
conclu afin de servir les intérêts individuels de personnes ou de
groupes qui ne vont pas dans le même sens.
Les leaders peuvent également façonner, modifier et sublimer les
motivations, valeurs et objectifs de leurs followers grâce à la
dimension pédagogique vitale du leadership. On parle alors de
leadership transformationnel. Son postulat veut qu’au-delà de leurs
intérêts particuliers, les gens sont déjà ou peuvent être unis par des
objectifs « nobles », dont la réalisation implique des changements
importants, en faveur des intérêts collectifs ou regroupés des leaders
et de followers.
Les deux types de leadership respectent la spécificité de la nature
humaine. Les transactions entre leaders et followers permettant de
réaliser les objectifs individuels de chacun, les followers peuvent
ainsi subvenir à certaines nécessités, comme l’eau et la nourriture,
en vue d’atteindre ensuite des objectifs plus élevés dans la
hiérarchie des valeurs, qui relèvent par exemple de l’esthétique 2.
Les principaux indicateurs du leadership transactionnel sont des
valeurs modales, c’est-à-dire liées à des moyens – l’honnêteté, la
responsabilité, l’équité, le respect d’engagements – sans lesquels le
leadership transactionnel ne pourrait fonctionner. En revanche, le
leadership transformationnel se préoccupe plus de valeurs-fins 3,
comme la liberté, la justice et l’égalité. Dans ce cas, les leaders
« tirent vers le haut » leurs followers vers différents niveaux de
moralité, bien qu’une attention insuffisante aux moyens puisse
corrompre les fins. On conclut alors que les deux formes de
leadership ont des implications morales.
[…]
Ainsi défini, le leadership – notamment le leadership
transformationnel – est bien plus omniprésent, voire courant, que
nous ne voulons bien le reconnaître, mais il est aussi bien plus
restreint et plus rare. Ce leadership est commun car il trouve à
s’incarner non seulement dans les palais présidentiels et les
assemblées parlementaires, mais aussi, de façon bien plus large et
plus forte, dans la vie quotidienne, chaque fois que des objectifs
communs sont atteints grâce à l’exploitation mutuelle par leaders et
followers de leurs motivations respectives. C’est donc l’affaire des
parents, des enseignants et des pairs, pas seulement des prédicateurs
et des hommes politiques. Ce leadership est rare car de nombreux
actes portés aux nues ou dénoncés en son nom relèvent en réalité
souvent de l’art oratoire, de la manipulation, de la simple
autopromotion ou de la pure coercition. L’essentiel des actions
communément associées au leadership – prises de position
provocantes sans followers et sans suites, gesticulations sur diverses
scènes publiques, manipulations sans but précis, autoritarisme – ne
s’apparentent pas plus à du leadership que le comportement de ces
petits garçons qui continuent fièrement à parader seuls en tête d’un
défilé tandis que le cortège a depuis longtemps bifurqué dans une
petite rue pour se rendre au champ de foire. Par ailleurs, nombreux
sont ceux qui, parmi les supposés leaders, ne le sont que
partiellement. Peut-être, certes, qu’ils s’appuient sur les motivations
ou le pouvoir de leurs followers, qu’ils affichent des positions
hautement morales, qu’ils exacerbent les conflits, qu’ils
n’interviennent qu’aux étapes finales de l’élaboration ou de
l’application des politiques ? Peut-être qu’ils font tout cela à la fois,
ou seulement une partie de ces choses… Toujours est-il que, pour
évaluer leur leadership, ce qu’il faut mesurer, c’est leur contribution
au changement, d’après la vision élaborée à partir des motivations
et des valeurs collectives.
[…]
Le processus n’est pas simple ni tranquille, ni même défini à
l’avance une fois pour toutes. Les leaders sont constamment
confrontés à « l’éthique situationnelle » intense et très structurée de
certains groupes ou certaines communautés locales. Ce qui peut
sembler à certains leaders attachés à leurs principes un esprit de
clocher, de l’inertie, de la perversité ou de l’apathie peut en réalité
correspondre à des relations entre leaders et followers chargées des
traditions, des structures, d’une logique et d’une moralité
spécifiques. Le temps, la détermination, la conviction et la
compétence – ainsi que le rôle indispensable du conflit – sont seuls
en mesure d’affranchir les membres de leurs préoccupations étroites
au bénéfice de la vision et de principes plus « nobles » reconnus par
les critères les plus intemporels de justice et d’humanité, et forgés
par un conflit de valeurs ouvert et permanent. […]
Le leadership transformateur (2003)

Motivation et responsabilisation

[…] À mesure que nous explorons les origines du leadership,


nous découvrons une matrice complexe mêlant aspirations et
besoins croissants à la dynamique bidimensionnelle de la
motivation. Le processus est en effet « vertical », car les individus
sont portés par des désirs, des espoirs, des ambitions et des
exigences de plus en plus élevés. Et il comporte une dimension
« horizontale » tout aussi essentielle, car ces multiples moteurs
individuels interagissent de façon à créer des structures intégrées de
motivation collective.
Qu’est-ce qui déclenche cet engin complexe de motivations ?
C’est l’étincelle de la créativité. […]

Le leadership créatif

Pour faire simple, on parlera de leadership créatif dès lors qu’une


personne imagine une situation qui n’existe pas encore. Cette
première idée, ou étincelle créative, se développe en une vision plus
globale du changement et des moyens possibles de le mettre en
œuvre, puis intervient l’acte décisif du leadership : la
communication de cette vision à autrui. Et comme, en général, les
idées qui augurent de grands changements divisent les gens en
partisans et opposants, des conflits apparaissent. C’est précisément à
la faveur de ces conflits qu’émerge la puissante motivation du
leadership et du followership transformationnel, désormais réunis en
une unique force dynamique en quête de changement. […]

La vision transformatrice

Au premier abord, rien n’est plus mystérieux que l’origine de ces


idées neuves, à moins qu’elle ne réside justement dans leur lien avec
l’instauration d’un leadership. La créativité apparaît alors comme
une réponse à des besoins et des désirs contrariés. Mais si cette
frustration est bien le déclencheur, sa résolution prend diverses
formes.
[…]
La crise est la principale source de créativité transformatrice, par
exemple lorsque les croyances traditionnelles sont dépassées,
dévalorisées ou inadéquates pour rendre compte de changements
radicaux, effectifs ou imminents. Ou encore lorsque certains
concepts deviennent l’exclusivité d’un sous-groupe ou d’une élite,
qui les brandissent pour exclure de nouvelles solutions qui menacent
leur position dominante. Dans le contexte de ce que le spécialiste en
sciences politiques Peter C. Sederberg appelle « l’effondrement
explicatif », des aspirations palpables qui émergent sont ignorées ou
délégitimées. Des valeurs comme la liberté et l’égalité sont par
exemple proclamées, alors que les gens ne sont ni libres ni égaux.
[…]
Percevoir le conflit profond entre le sens que l’on donne aux
choses et la réalité – et subir la frustration de ne pouvoir les
réconcilier – est la condition première de toute forme de créativité.
La dissonance cognitive, selon le psychosociologue Leon Festinger,
est un « état qui motive » le changement. Elle engendre un besoin
impérieux d’atténuer ou d’éliminer le doute, la perplexité, la
contradiction, l’incongruité ou d’autres conflits conceptuels, en
cherchant des explications nouvelles. Comme l’a écrit le dramaturge
Václav Havel (qui fut plus tard président de la République tchèque)
au sujet de ses actes de dissident d’un régime qui renversait toutes
les valeurs, « plus l’expérience de l’absence de sens – autrement dit
de l’absurdité – est profonde, plus la recherche du sens est
énergique ».
[…]
Avant toute chose, le leadership créatif redéfinit des valeurs en
des « condensations » de notre perception du monde et de nous-
mêmes, dotées d’un fort potentiel de transformation. C’est sur le
plan moral que ce leadership critique le fossé qui sépare les désirs
ou les valeurs des réalités, et sa solution – sa vision des possibles –
s’ancre dans la réalisation d’un objectif moral, dans l’actualisation
de valeurs. Enfin, son succès est jaugé à l’aune de critères qu’il
invoque pour condamner l’ancien régime : la réalisation des
principes professés.
[…]
Le spécialiste des mouvements sociaux Sidney Tarrow souligne
que de nouveaux sens ne sont pas « taillés à partir d’un seul
morceau de tissu » mais mélangent en général des fibres « héritées »
et d’autres « inventées » pour créer un nouveau cadre. En tout cas,
toutes les valeurs transformationnelles, anciennes et nouvelles, sont
teintes, fraîchement et jusqu’à la corde, des aspirations humaines
fondamentales.
Les philosophes des Lumières ont donné un sens nouveau à
« l’égalité » en condamnant les inégalités institutionnelles de
l’Ancien Régime, ouvrant par là de vastes possibilités de
changement. Les révolutionnaires français ont élevé la « fraternité »
au rang de valeur suprême, transformant au passage les concepts de
communauté et de nation. À part peut-être l’idée de « bonheur », les
révolutionnaires américains ne semblent pas avoir profondément
renouvelé de valeurs – ils se sont contentés de revitaliser celles dont
ils avaient hérité, insufflant une énergie nouvelle aux valeurs
civiques transformatrices que les Britanniques avaient ternies et
bafouées.
Pour que la créativité devienne leadership, la transformation
conceptuelle n’est toutefois pas suffisante. On attend d’un
scientifique qu’il dépasse les « révolutions théoriques » et mette ses
idées à l’épreuve du réel afin qu’elles soient reconnues par ses pairs ;
il en va de même, a fortiori, pour le leader créatif. Le leadership est
un phénomène social, et les dirigeants sont « intimement liés aux
autres et aux effets de leurs actions sur ceux-ci ».
[…]
L’ultime épreuve du leadership créatif n’est pas la naissance
d’une idée mais sa mise en pratique et l’accomplissement du
changement qu’il promet dans le monde réel. Pour ce faire, le futur
leader doit faire appel à autrui. Mais ses followers potentiels ne
répondront que si le nouveau cadre dessiné par le leadership créatif
leur parle directement – à eux, à leurs aspirations, leurs
insatisfactions et leurs espoirs secrets. Eux aussi, pour reprendre
Peter Sederberg, doivent « faire l’expérience d’une sorte
d’effondrement explicatif ». Eux aussi doivent vivre une sorte de
révélation, saisir toute l’urgence du changement, voir son potentiel
et imaginer son cap. Ils sont transformés, eux aussi, exactement
comme le leader en herbe. Mais le leadership transformationnel
mobilise uniquement ceux qui, ne serait-ce que de manière latente,
sont prêts à être mobilisés, et seulement si le cadre nouveau répond
véritablement à leurs aspirations.
La « vérité » d’une proposition transformatrice réside dans sa
puissance, sa capacité à frapper l’opinion. Un cadre qui résonne
pour une personne peut la libérer de son enfermement dans des
désirs contrariés et ignorés, et l’ouvrir au monde des concepts
nouveaux et partagés.
[…]
La pensée et l’action créatives, quand elles sont mises en œuvre
avec succès, amènent aussi bien les leaders que leurs followers à la
conviction que la réalité de leur situation n’est pas, selon les mots
du Brésilien Paulo Freire, grand pédagogue et théoricien de la
libération, « un monde clos dont on ne peut s’échapper », mais « une
situation contraignante qu’ils peuvent transformer » ; elles leur
confèrent une foi mobilisatrice et une force d’indépendance au cœur
de la lutte collective pour le changement véritable.
Robert Greenleaf

Robert Greenleaf (1904-1990) occupait un poste de rêve – du


moins, qui ferait rêver pas mal de gens. Pendant des décennies, il a
été payé par le grand groupe de téléphonie AT&T pour réfléchir et
écrire sur le management. C’est un travail qui l’a amené à lire
beaucoup, et pas seulement des auteurs de management, mais aussi
des poètes (comme Bashō, Robert Frost, Victor Hugo et William
Blake), des philosophes (comme Confucius, Thomas Carlyle et
Alfred Whitehead), des penseurs politiques (comme Thomas
Jefferson, James Madison, Gandhi et Jean Jaurès) ou encore des
romanciers, comme Albert Camus et Hermann Hesse. C’est d’ailleurs
la lecture de ce dernier, en 1958, qui est à l’origine de la notion du
« leader serviteur », qu’il a inventée – et qui mit du temps à se
diffuser au-delà du groupe qui l’employait.
Ce n’est en effet qu’une fois à la retraite que Greenleaf publie, en
1977, Servant Leadership, qui le fait connaître dans le monde entier.
Faut-il une preuve de l’importance de l’ouvrage ? Sa réédition
commémorative, vingt-cinq ans plus tard, a été préfacée par Stephen
Covey et postfacée par Peter Senge, deux penseurs du management
parmi les plus importants du XXe siècle qui, loin de se contenter de
quelques politesses, ont écrit de longs textes reconnaissant
l’influence fondamentale de la pensée de Greenleaf sur leurs propres
travaux. Nous proposons ici quelques extraits de l’avant-propos de
Covey au texte de Greenleaf ; quant à Senge, il salue en Servant
Leadership « un grand livre », c’est-à-dire, explique-t-il, un livre qui
n’est pas seulement intéressant et recommandable, mais un livre qui
génère du changement.
Les idées de ce livre, diffusées également par Greenleaf via des
conférences ou les activités du Center for Servant Leadership qu’il a
contribué à créer, ont influencé des générations de patrons qui ont
transformé leurs entreprises (certains de leurs témoignages sont
disponibles sur le site du Centre). L’un des premiers fut le patron
d’Herman Miller, Max De Pree•, qui a développé sa propre
philosophie du leadership. L’un des derniers en date est le patron
libérateur et auteur célèbre Vineet Nayar 1, qui a appliqué le
leadership serviteur pour transformer le géant indien de services
informatiques HCL. 1
La notion de « leadership serviteur » a-t-elle des sources
chrétiennes ? Si Greenleaf attribue sa découverte à Hermann Hesse,
lui-même profondément influencé par le bouddhisme et le taoïsme,
il cite également beaucoup la Bible – et développe, juste après avoir
évoqué l’auteur du Voyage en Orient, la notion de prophète. Il y a,
explique-t-il, des périodes avec peu de prophètes et d’autres qui en
voient beaucoup. La différence n’est pas à chercher dans la présence
ou l’absence des voix prophétiques à telle ou telle période, mais
dans l’intérêt, la qualité de la quête, et la sensibilité de ceux qui
vivent à une époque donnée. La stature d’un prophète se nourrit de
l’écho que trouve son message ; si ses efforts initiaux sont ignorés ou
rejetés, son talent peut s’amenuiser.
Greenleaf entendait élever les leaders serviteurs au statut de
prophètes modernes. S’il était trop humble pour s’appliquer le terme
à lui-même, l’histoire démontre que sa voix fut bien prophétique, les
transformations qu’il prônait ayant été entendues et mises en œuvre
par de nombreux leaders serviteurs.
Cela étant dit, Greenleaf est loin d’attribuer l’échec du leadership
aux followers. Au contraire : il est aussi exigeant éthiquement vis-à-
vis des leaders serviteurs qu’on le serait à l’égard de prophètes. Dans
un jugement sévère qui tranche avec son habituelle bienveillance,
Greenleaf dénonce ainsi « de nombreux coupables [déambulant]
avec un air d’innocence » alors qu’ils n’ont pas assumé l’épreuve du
leadership serviteur quand ils ont eu la liberté de le faire.
Le Leadership serviteur (1977)

Avant-propos (par Stephen R. Covey, 2001 1)

C’est un grand honneur pour moi d’être invité à écrire l’avant-


propos de cette édition anniversaire de Servant Leadership – le
leadership serviteur. Cet ouvrage a eu une influence considérable
depuis sa publication en 1977, à la fois directement et
indirectement. Au fil des ans, dans le cadre de mon travail auprès de
nombreuses entreprises, j’ai été témoin de son impact phénoménal
et je suis convaincu que son influence n’a pas encore atteint son
apogée. Pourquoi ? Parce que, pour citer Victor Hugo, « rien n’est
plus puissant qu’une idée dont l’heure est venue ». Et l’heure est
venue pour le leadership serviteur.
Au plus profond de la nature humaine, une force nous pousse –
tous autant que nous sommes – à dépasser notre condition et à
transcender notre nature commune. Si vous l’éveillez, vous avez
alors accès à une toute nouvelle source de motivation. C’est sans
doute pour cette raison que les enseignements de Robert Greenleaf
sur le leadership serviteur me sont apparus comme une grande
source d’inspiration, d’optimisme et d’excellence.
Un grand mouvement agite aujourd’hui le monde, qui s’enracine,
à mon sens, dans deux puissantes forces. La première est la
mondialisation radicale des marchés et des technologies. Ce tsunami
alimente directement la seconde force, celle des principes éternels et
universels qui ont déterminé et qui détermineront toujours tout
succès durable – notamment les principes qui insufflent « l’air », « la
vie » et la puissance créative à l’esprit humain qui produit de la
valeur sur les marchés, dans les entreprises et dans les familles, mais
surtout dans la vie de chaque individu.
[…]
Si la question n’est plus que voulons-nous ? mais qu’est-il attendu
de nous ?, notre conscience s’ouvre et nous la laissons nous
influencer. Quel revirement pour l’esprit et pour le cœur !
[…]
Quand les gens s’efforcent de vivre guidés par leur conscience,
ils en retirent intégrité et sérénité. Comme l’a écrit William J.H.
Boetcker, « puissiez-vous toujours garder le respect de vous-mêmes,
car mieux vaut déplaire en étant convaincu d’agir comme il faut,
que plaire brièvement en sachant que l’on agit mal ». Cette estime
de soi et cette intégrité permettent à leur tour de se montrer à la fois
bienveillant et courageux envers autrui – bienveillant en
manifestant à la fois respect et considération pour les autres et leurs
opinions, leurs sentiments, leurs expériences et leurs convictions ;
courageux en osant exprimer ses propres convictions sans se sentir
personnellement menacé. […]
Les gens qui ne sont pas guidés par leur conscience ne
connaîtront jamais cette intégrité intérieure et cette sérénité. Ils
verront bien que leur ego tentera de contrôler leurs relations. Même
s’ils feignent la bonté et l’empathie de temps en temps, ils utiliseront
de subtiles formes de manipulation et iront même jusqu’à se livrer à
des comportements bienveillants en apparence mais dictatoriaux en
réalité.
La victoire personnelle que représente l’intégrité est le
fondement des victoires collectives que sont la mise en œuvre d’une
vision, d’une discipline et d’une passion communes. Le leadership
devient un ouvrage fondé sur l’interdépendance au lieu d’une
interaction immature entre d’une part des chefs puissants,
indépendants et dirigés par leur ego, et des followers soumis et
dépendants.
[…]
Je vous recommande humblement et très sincèrement cet
ouvrage, trésor absolu d’inspiration.

Introduction

[…] Je m’intéresse à l’individu en tant que serviteur et à la


tendance qu’il a à s’interdire la plénitude et l’épanouissement créatif
en refusant le leadership quand l’occasion s’offre à lui.
Je m’inquiète par ailleurs du système éducatif dans son
ensemble, qui ne s’intéresse pas à l’individu en tant que serviteur et
leader […], cela sous le prétexte tacite que la formation
intellectuelle serait la meilleure préparation en la matière, alors que
c’est peut-être bien l’inverse qui est vrai.
Une partie du problème vient de ce que les termes servir et mener
(to lead) sont galvaudés et chargés d’une connotation négative.
Pourtant, ce sont de bons mots, et je n’en vois pas d’autres qui
exprimeraient aussi bien ce que je veux dire. Tout ce qui est vieux et
usé, ou même abîmé, n’est pas pour autant bon à jeter. Parfois, il
faut plutôt reconstruire ces choses, afin de les réutiliser. C’est le cas,
il me semble, des mots servir et mener, tous deux essentiels aux
développements des pages suivantes. […]
Le serviteur comme leader

[…] Le message de Hermann Hesse dans Le Voyage en Orient


mérite réflexion. […]
Je mentionne cet auteur et cet ouvrage pour deux raisons. Je
souhaite avant tout révéler l’origine de mon idée du leader
serviteur, mais aussi m’appuyer sur cette référence pour aborder
brièvement la notion de prophétie.
[…]
Certaines personnes, qui ont du mal avec cette hypothèse [selon
laquelle il existe aussi des prophètes contemporains, bien que nous
soyons souvent peu aptes à les entendre], affirment, quant à elles,
faire reposer leur foi uniquement sur des prophètes anciens, dont la
« parole » vaut pour tous les temps. Les prophètes contemporains,
estiment-ils, ne témoignent pas de leur condition comme le faisaient
les anciens.
[…]
Aucune des deux hypothèses n’est démontrable, mais je soutiens
que celle proposée dans ce livre est plus optimiste, car elle offre à
chacun la possibilité de jouer un rôle important dans la prophétie.
On ne peut interagir avec un prophète mort, ni se renforcer grâce à
lui, mais on le peut avec un prophète vivant. Comme l’a déclaré
William Inge, « avoir la foi, c’est choisir l’hypothèse la plus noble ».
[…]
Dans le dernier paragraphe de sa dernière conférence publiée,
intitulée « Créer dangereusement », Albert Camus résume une
position qui n’est pas sans rapport avec la question du serviteur
comme leader, qui nous intéresse ici :
On peut souhaiter sans doute, et je le souhaite aussi, une flamme plus douce, un répit,
la halte propice à la rêverie. Mais peut-être n’y a-t-il pas d’autre paix pour l’artiste que
celle qui se trouve au plus brûlant du combat. « Tout mur est une porte », a dit
justement Emerson. Ne cherchons pas la porte, et l’issue, ailleurs que dans le mur
contre lequel nous vivons. Cherchons au contraire le répit où il se trouve, je veux dire
au milieu même de la bataille. Car selon moi, et c’est ici que je terminerai, il s’y
trouve. Les grandes idées, on l’a dit, viennent dans le monde sur des pattes de
colombe. Peut-être alors, si nous prêtions l’oreille, entendrions-nous, au milieu du
vacarme des empires et des nations, comme un faible bruit d’ailes, le doux remue-
ménage de la vie et de l’espoir. Les uns diront que cet espoir est porté par un peuple,
d’autres par un homme. Je crois qu’il est au contraire suscité, ranimé, entretenu, par
des millions de solitaires dont les actions et les œuvres, chaque jour, nient les
frontières et les plus grossières apparences de l’histoire, pour faire resplendir
fugitivement la vérité toujours menacée que chacun, sur ses souffrances et sur ses
joies, élève pour tous.

[…]
En voulant relever le défi que représentent les liens entre leader
et serviteur, je suis confronté à deux problèmes.
Premièrement, je ne suis pas arrivé à cette notion de leadership
serviteur par un raisonnement logique et conscient. Elle m’est plutôt
venue comme une intuition alors que je songeais à Leo [le
personnage du serviteur dans Le Voyage en Orient]. […] Servir et
diriger sont toujours essentiellement, dans ma pensée, des concepts
issus de l’intuition.
Le second problème est lié au premier : tout comme le concept
de leader serviteur renferme une véritable contradiction, de même
le monde sensible qui m’entoure est plein de paradoxes. Prenons
quelques exemples : je crois en l’ordre et je soutiens que la création
naît du chaos. Dans la société bonne que j’imagine, il y a un fort
individualisme… mais au sein d’une communauté ; l’élitisme et le
populisme s’y côtoieront. J’écoute les anciens et les jeunes, et ces
deux groupes me déconcertent et m’encouragent également. La
raison et l’intuition, chacune à sa façon, m’apportent et réconfort et
désarroi. Et l’on pourrait continuer longtemps… Malgré tout, je
pense vivre aussi sereinement que mes contemporains qui, s’ils ne
craignent pas plus que moi de s’aventurer dans le paradoxe,
emballent généralement la part essentielle de leur vie dans de jolis
petits paquets de logique et de cohérence 2. Au demeurant, je suis
profondément redevable aux personnes logiques et cohérentes, car
certaines, grâce à ce trait de caractère, rendent des services
inestimables dont je suis bien incapable.
La solution que j’ai trouvée à ces deux problèmes a été de
transmettre ce qu’il y a à glaner d’utile dans mon expérience sous la
forme d’une série de petits développements indépendants et de
longueur inégale, en vous suggérant de les lire et de les méditer
séparément, au sein de ce premier chapitre. […]

Qui est le leader serviteur ?


Le leader serviteur est d’abord serviteur – comme Leo. Cela
commence par le sentiment naturel qu’on a envie de servir, de servir
d’abord. Ensuite, un choix conscient nous amène à vouloir être
leader. Un tel individu est radicalement différent de celui qui est
leader d’abord, poussé peut-être par le besoin d’assouvir un désir de
pouvoir particulier ou d’accroître ses possessions matérielles.
[…]
Si l’on se prépare au leadership serviteur, comment savoir ce qui
va en résulter ? C’est là un grand dilemme humain : l’absence de
certitudes. Ce qu’il faut, c’est, après analyses et expériences, faire
une hypothèse – mais laisser l’hypothèse dans l’ombre du doute. On
applique ensuite son hypothèse pour en examiner le résultat. On
continue à étudier et à apprendre, et on réexamine l’hypothèse de
temps en temps.
Enfin, on est de nouveau amené à choisir. Peut-être choisira-t-on
chaque fois la même hypothèse. Mais l’alternative est toujours
renouvelée et ouverte.
[…]
J’ai bon espoir pour le futur, car je crois que, parmi les légions
de gens simples et défavorisés, il y a nombre de véritables
serviteurs, qui deviendront des leaders, et que, par ailleurs, la
plupart d’entre eux sauront distinguer, parmi ceux qui prétendent
les servir, quels sont les véritables serviteurs, et ils se rangeront
derrière eux. […]

Tout commence par une initiative individuelle


L’essence même du leadership, avancer et montrer la voie, vient
d’une ouverture exceptionnelle à l’inspiration. Pourquoi accepterait-
on le leadership d’une autre personne si celle-ci ne voit pas mieux
que nous où il faut aller ? Peut-être est-ce là le problème,
actuellement : trop de gens se croient leaders alors qu’ils ne voient
pas plus clairement que les autres ; et pour masquer leur déficience,
ils défendent fermement le maintien du « système » actuel.
[…]
Mais un leader ne peut se contenter de la seule inspiration. Un
leader ose dire : « Moi j’y vais, venez avec moi ! » Un leader prend
des initiatives, fournit des idées et un cadre, et il assume le risque
d’échouer en même temps que la possibilité de réussir. Un leader est
celui qui dit : « Moi j’y vais, suivez-moi ! », tout en sachant que le
chemin est incertain, voire dangereux. On fait alors confiance à ceux
qui assument leur leadership. […]

Écouter et comprendre
L’un de nos leaders, qui compte parmi les plus compétents, a
récemment été placé à la tête d’une grande institution publique, très
importante mais difficile à administrer. Il s’est rapidement aperçu
qu’il n’était pas satisfait du fonctionnement des choses. Pour y
remédier, il a choisi une approche inhabituelle : pendant trois mois,
il a arrêté de lire les journaux et de regarder les infos à la télé, et
pendant cette période, il ne s’est informé qu’en écoutant les gens
qu’il croisait dans le cadre de son travail. En trois mois, ses
problèmes administratifs ont été résolus. Il n’y a pas eu de miracle :
simplement, grâce à sa décision inhabituelle et à sa ferme intention
d’écouter les autres, cet homme compétent a tiré les bonnes leçons
et reçu les avis nécessaires pour fixer le bon cap. Il a en outre
renforcé la cohésion de son équipe à cette occasion.
Pourquoi est-il si rare de savoir écouter ? Pourquoi cet exemple
est-il si exceptionnel ? À mon avis, le leader traditionnel, quand il
est confronté à une difficulté, commence en général par chercher
quelqu’un sur qui reporter la faute, au lieu de se dire
automatiquement : « J’ai un problème. Quel est-il ? Que puis-je faire
pour résoudre mon problème ? » La personne sensée qui choisit cette
seconde option commencera sûrement par écouter, et quelqu’un qui
connaît bien la situation saura sûrement lui expliquer le problème et
les mesures à prendre.
[…]
Écoutons-nous réellement la personne avec qui nous souhaitons
communiquer ? Lorsqu’un conflit se profile, cherchons-nous
spontanément à le comprendre ? Souvenez-vous de ce magnifique
vers de la prière de saint François : « Seigneur, que je ne cherche pas
tant à être compris qu’à comprendre. »
Il ne faut pas craindre un peu de silence. Certains trouvent le
silence gênant ou oppressant, mais aborder sereinement un dialogue
implique d’accepter une part de silence. C’est parfois une question
bien désagréable, mais il est essentiel de se la poser : « Dire ce qui
me vient à l’esprit sera-t-il plus utile que de me taire ? » […]
Acceptation et empathie
Voici deux mots intéressants : l’acceptation et l’empathie. D’après
le dictionnaire, l’acceptation consiste à recevoir ce qui est offert avec
approbation, satisfaction ou acquiescement ; l’empathie est la faculté
de se mettre à la place d’autrui. Le contraire de ces deux mots, le
rejet, est le refus d’entendre ou de recevoir – l’acte de jeter vers
l’extérieur.
[…]
On connaît bien cette problématique [du rejet] dans le cadre
familial. Pour qu’une famille soit une famille, personne ne doit
jamais en être rejeté. Robert Frost 3, dans son poème intitulé Death
of a Hired Man, aborde la question à travers une conversation entre
un fermier et sa femme qui, sur le seuil de leur maison, discutent de
Silas, un ouvrier saisonnier fainéant, revenu chez eux pour y mourir.
Le fermier s’en irrite, car Silas leur avait fait faux bond en pleine
saison des foins l’année précédente. Sa femme argue qu’il n’a d’autre
maison que la leur. Ils en viennent à définir ce qu’est un chez-soi. Le
fermier donne son avis le premier :
Le foyer est cet endroit où l’on doit t’accepter
Quand tu dois y aller.

Sa femme voit les choses autrement. Qu’est-ce qu’un chez-soi ?


Elle dit :
C’est pour moi
Ce que tu n’as pas à mériter.

Eu égard aux caprices de la nature humaine et parce que nous


sommes tous des créatures tronquées, faibles et inachevées, un
grand leader (qu’il s’agisse d’une mère au foyer ou du patron d’une
vaste entreprise) se rangera du côté de l’épouse du fermier. L’intérêt
et l’affection que porte le leader à ses followers – marque d’une
véritable grandeur lorsque ces sentiments sont authentiques – sont
clairement des choses que les followers « n’ont pas à mériter ».
[…]
Le secret d’une institution solide est de savoir souder une équipe
pour que ses membres s’élèvent davantage qu’ils n’auraient pu le
faire sans le leader.
Les gens grandissent lorsque leurs leaders font preuve
d’empathie et lorsqu’ils sont acceptés pour ce qu’ils sont, même si
leurs résultats sont en deçà de leur potentiel. Les leaders capables
d’empathie et qui acceptent pleinement ceux qui les suivent ont de
meilleures chances de gagner leur confiance. […]

Connaître l’inconnaissable. Au-delà de la rationalité


consciente
Jusqu’à récemment, ces qualités – connaître l’inconnaissable et
prévoir l’imprévisible – étaient attribuées à des dons mystiques ou
surnaturels, et c’est parfois encore le cas. Maintenant, on peut au
moins spéculer à leur sujet dans le cadre de lois naturelles. La
théorie du champ électrique corporel suggère une relation entre
différents champs et est susceptible d’expliquer la télépathie.
Certains sont prêts à envisager les souvenirs comme des entités
physiques, ce qui fournirait une base d’explication aux phénomènes
de clairvoyance. Certaines théories farfelues soutiennent que chaque
esprit peut accéder, inconsciemment, à chaque « donnée » qui existe
ou qui a existé. Ceux parmi nous qui semblent avoir un accès hors
du commun à ces « banques de données » sont qualifiés de
« personnes à grande sensibilité ». Ce que nous appelons aujourd’hui
l’intuition pourrait être la survivance d’une forme plus ancienne et
plus poussée de « sensibilité ». Tout cela reste extrêmement
spéculatif, mais demeure à l’intérieur des limites de ce que certains
esprits scientifiques sont prêts à envisager comme relevant des
phénomènes naturels. La réminiscence sous hypnose révèle ce qui
est potentiellement disponible dans l’inconscient.
Quel est le lien entre cette théorie quelque peu fantaisiste et
notre sujet – à savoir le raisonnement d’un leader ? Un expert
contemporain de la prise de décisions l’a formulé ainsi : « Si, pour
une décision d’ordre pratique dans le monde des affaires, vous
attendez d’avoir toutes les informations pour prendre une bonne
décision, ce moment n’arrivera jamais. » Il est toujours possible
d’avoir plus d’informations, parfois beaucoup plus, en attendant plus
longtemps ou en travaillant plus dur – mais ni le délai d’attente ni
l’investissement engagé ne sont des garanties de résultat. Lorsqu’il
faut prendre une décision importante, on dispose rarement de toutes
les informations nécessaires pour faire le bon choix, quels que soient
l’investissement ou la durée de l’attente 4. En revanche, si l’on attend
trop longtemps, on se trouve confronté à un nouveau problème, et il
faut tout reprendre à zéro. C’est le terrible dilemme du décideur
hésitant.
Concrètement, pour la plupart des décisions importantes, on
manque d’information ; il y a un écart entre les données bien
vérifiées dont on dispose et celles dont on aurait besoin. L’art du
leadership repose en partie sur l’aptitude à réduire cet écart grâce à
l’intuition, c’est-à-dire à un jugement issu de l’inconscient. Celui qui
y parviendra mieux que les autres deviendra probablement leader
en raison de sa contribution de grande valeur, tandis que d’autres
personnes attendront de sa part qu’il prenne les devants et montre la
voie, car son jugement sera meilleur que celui de la majorité.
[…]
Deux types d’« angoisse » distincts peuvent contribuer à la
décision intuitive d’un leader, dont un aspect crucial est le moment
auquel elle intervient. La première est l’angoisse de retarder la
décision jusqu’à ce que l’on dispose d’un maximum d’informations.
La seconde est l’angoisse de prendre la décision alors que les
informations manquent cruellement – ce qui est généralement le cas
pour les décisions les plus importantes. Ce processus est compliqué
par les pressions qu’imposent ceux qui « veulent une réponse ». Là
encore, la confiance est au cœur du problème. Le leader a-t-il
vraiment une bonne base d’informations (des données concrètes et
une sensibilité capable de capter le ressenti et les besoins des gens)
et la réputation de savoir prendre de bonnes décisions, qui sont
respectées ? Le leader peut-il désamorcer l’angoisse de ceux qui
veulent plus de certitudes que ne le permet la situation ?
L’intuition est une qualité davantage valorisée, et donc aussi
jugée plus fiable, chez un leader que chez n’importe qui d’autre, du
moins quand elle atteint un niveau conceptuel. Une réponse
intuitive immédiate à une situation donnée est parfois un
stratagème qui ne tient pas la route conceptuellement. Mais une
intuition conceptuelle globale offrant un cadre stable à la prise de
décisions (essentiel en politique étrangère, par exemple) : tel est le
véritable don. […]

Prévoir : au cœur de l’éthique du leadership


Dans l’usage courant, le mot « maintenant » (now) renvoie à
l’instant précis affiché par l’horloge. Il arrive qu’il prenne une
nuance supplémentaire : celle, par exemple, de « immédiatement »
(right now) ou de « bientôt » (about now). On dit parfois : « je m’y
mets maintenant », c’est-à-dire « je vais commencer bientôt et m’en
occuper dans un futur proche ». Ou bien : « Je viens de le faire, là
maintenant », c’est-à-dire dans un passé récent. Toutes ces variantes
sont dans le dictionnaire.
On pourrait comparer le terme maintenant à la lumière émise par
un mince faisceau lumineux. Au centre, la luminosité est intense
(c’est le moment précis du temps de l’horloge), puis des deux côtés
l’intensité diminue, théoriquement jusqu’à l’infini. On voit bien alors
que maintenant inclut un ensemble – toute l’histoire passée et tout le
futur. Au fur et à mesure que l’on approche du foyer central de la
lampe, la lumière s’intensifie, comme lorsqu’on approche un
moment précis du temps de l’horloge. C’est l’ensemble du faisceau
qui constitue maintenant, mais certaines parties sont plus maintenant
que d’autres, et le foyer central de la lampe, qui marque l’instant
précis du temps de l’horloge, se déplace au fil de ses tics-tacs. Mais
cela ne marche pas comme ça, me direz-vous. Non, c’est simplement
une analogie pour aider à considérer autrement ce qu’est maintenant
ceux qui souhaitent mieux voir l’imprévisible – talent qui est la
marque d’un leader.
La prescience, ou la prévoyance, est la capacité à deviner, mieux
que la moyenne des gens, ce qui va arriver dans le futur, et quand
exactement cela va arriver. Il s’agit d’abord d’avoir une certaine
conception de ce que signifie maintenant, comme l’explique
l’analogie qui précède. Ce que l’on observe dans le moment présent
du temps de l’horloge est simplement le foyer intense au cœur du
faisceau, qui est en fait connecté avec ce qui s’est déjà passé dans le
passé et avec ce qui arrivera dans le futur. L’esprit d’une personne
douée de prescience fonctionne en quelque sorte comme une
moyenne mouvante (pour emprunter un terme aux statisticiens)
dans laquelle le passé, le présent et le futur ne sont qu’un, accolés et
avançant solidairement au fil des tics-tacs de l’horloge. C’est un
processus continu.
[…]
La personne prudente est celle qui considère maintenant comme
un concept mouvant dans lequel le passé, le présent et le futur
forment une unité organique. Cela implique de vivre dans une sorte
de rythme qui encourage la perception intuitive aiguë de toute la
gamme des événements qui se déroulent depuis le passé indéfini
jusqu’au futur indéfini, en passant par le moment présent. On est
alors à la fois, à tout moment du temps, historien, analyste du
contemporain, et prophète – ce ne sont pas là trois rôles séparés.
C’est ce qu’est le leader praticien, tous les jours de sa vie.
Vivre de cette façon est en partie affaire de croyance. Le stress
est une condition même de la plus grande partie de la vie moderne,
et si l’on est leader-serviteur et qu’on a la charge d’autres personnes
– comme il passe le premier pour montrer la voie, c’est lui qui
s’égratigne et qui tombe (et pour certains leaders, ce ne sont pas de
vains mots) –, on adopte en général la croyance selon laquelle, si
l’on aborde une situation avec l’expérience et les connaissances
nécessaires, au niveau conscient, alors, une fois dans la situation, la
perception intuitive assurant une performance optimale sera au
rendez-vous. Y a-t-il une autre façon, dans le monde agité des
affaires (tout comme dans le foyer moyen) de rester serein face à
l’incertitude ? Suivre pas à pas le processus créatif : aller aussi loin
que possible avec l’analyse consciente, puis se retirer, lâcher la
pression analytique, même si ce n’est que pour un moment,
pleinement confiant dans le fait qu’une solution va se présenter de
façon intuitive. L’inquiétude pour le passé et pour l’avenir s’atténue
peu à peu, au fur et à mesure que son amplitude devient un
étirement, vers l’avant et vers l’arrière, du moment présent. Une
telle capacité constitue la dynamique structurelle essentielle du
leadership.
[…]
L’échec d’un leader dans ses prévisions (ou son refus d’en faire)
peut être vu comme un échec éthique, car un problème éthique
sérieux (quand le jugement habituel d’inadéquation éthique est
prononcé) est parfois le résultat d’un échec antérieur à prévoir les
événements d’aujourd’hui et à prendre les bonnes mesures quand
régnait encore la liberté d’initiative. Les actions que la société
étiquette comme « non éthiques » dans le présent sont souvent en
réalité celles que l’on n’a plus le choix de mener ou non. Selon ce
critère, de nombreux coupables déambulent avec un air d’innocence
qu’ils n’auraient pas si la société étiquetait toujours comme « non
éthique » l’incapacité à prévoir et l’incapacité à agir de façon
constructive quand on a la liberté de le faire. […]

Prise de conscience et perception


La prise de conscience soutient toute cette réflexion : elle ouvre
grand les portes de la perception pour qu’une personne puisse
exploiter l’expérience sensorielle et les signaux de l’environnement
mieux que ne le font généralement les gens.
[…]
La prise de conscience offre aux esprits conscients et inconscients
une richesse de ressources à utiliser en cas de besoin. Mais ce n’est
pas tout : elle permet de construire et de préciser nos valeurs, et
nous prépare à affronter le stress de la vie en nous armant de
sérénité face à l’anxiété et à l’incertitude. Cultiver une certaine prise
de conscience est le fondement du détachement, de la capacité à
prendre du recul, à se considérer soi-même dans le contexte de sa
propre expérience, au cœur des menaces, des craintes et des dangers
permanents. On voit alors ses obligations et ses responsabilités de
manière à distinguer l’urgent de l’important, et éventuellement à
mieux traiter l’important. La prise de conscience n’est pas un répit –
au contraire. Cet état perturbe et éveille. Les leaders compétents
sont en général parfaitement éveillés et raisonnablement perturbés.
Ils ne cherchent pas le répit. Ils possèdent leur propre sérénité
intérieure.
Les leaders ont besoin d’une armure de confiance en soi pour
affronter l’inconnu – plus que leurs followers. C’est une question
d’anticipation et de préparation, mais un leader doit aussi pouvoir
compter sur le fait que, plongé dans le stress de certaines situations
de la vie réelle, il saura composer de façon à permettre au processus
créatif d’opérer.
C’est le message mis en scène dans l’une des plus belles histoires
façonnées par l’esprit humain – celle de Jésus et de la femme
adultère. Dans ce récit, Jésus est considéré comme une simple
personne, dotée des intuitions prophétiques extraordinaires que
nous avons tous plus ou moins. C’est un leader, il a un objectif –
apporter plus de compassion dans la vie des gens.
Dans cet épisode, une femme est jetée devant lui par la foule, qui
défie le leadership de Jésus. Ils s’écrient : « La loi veut qu’elle soit
lapidée ! Que dis-tu ? » Jésus doit se prononcer ; il doit donner la
bonne réponse à ce moment précis et prendre une décision conforme
à son objectif, tandis que ses opposants font délibérément monter la
tension. Que fait-il ?
Il continue d’écrire dans le sable – une tactique de retrait. Malgré
la pression, après avoir évalué la situation rationnellement, il choisit
l’attitude de retrait qui favorisera l’intuition créative.
Il aurait pu choisir un autre cap. Il aurait pu régaler le public
d’arguments rationnels établissant la supériorité de la compassion
sur la torture – un point de vue honnête, logique et défendable. Quel
aurait été le résultat s’il avait fait ce choix ?
Il n’a pas fait ce choix. Il a décidé de prendre du recul et de
s’affranchir du stress – au cœur même de l’instant – pour permettre
sa prise de conscience de l’intuition créative. Une grande maxime est
née de cet épisode, qui a traversé deux millénaires : « Que celui qui
n’a jamais péché lui jette la première pierre. » […]

Persuasion. Approcher parfois une personne à la fois


Les voies des leaders sont surprenantes. Certains assument de
grandes charges institutionnelles. D’autres gèrent calmement une
personne à la fois. John Woolman, un Quaker américain qui a vécu
au milieu du XVIIIe siècle, appartient à cette seconde catégorie. Il est
connu dans le monde académique pour son journal, un classique de
la littérature. Mais pour ce qui nous occupe, le leadership, il est
l’homme qui a réussi, presque à lui seul, à abolir l’esclavage au sein
de la Société religieuse des Amis (les Quakers).
Il est difficile aujourd’hui d’imaginer que les Quakers furent
esclavagistes, tout comme il est difficile aujourd’hui d’imaginer
quiconque en esclavagiste. Dans deux cents ans, comment la société
jugera-t-elle « ce que l’homme a fait à l’homme » au cours de notre
génération ? C’est une pensée pour le moins dérangeante. […]

Une action à la fois. Comment se font les grandes choses


Deux choses m’intéressent ici sur Thomas Jefferson. Tout
d’abord, il a eu la chance dans sa jeunesse de trouver un véritable
mentor, George Wythe – un juriste de Williamsburg, en Virginie.
[…] [Jefferson] ayant appris le droit dans le cabinet de George
Wythe, on suppose que c’est l’influence du mentor sur son protégé
qui l’a poussé vers son destin historique, au détriment de son
penchant naturel qui le cantonnait à être surtout un intellectuel
excentrique retranché à Monticello, en Virginie (où il a toutefois
passé beaucoup de temps, malgré l’influence de George Wythe).
L’exemple de George Wythe illustre bien le fait que les anciens
peuvent aider les éventuels leaders serviteurs à réaliser tout leur
potentiel.
Mais le plus remarquable chez Jefferson, ce qui compte plus que
la Déclaration d’indépendance ou même que son mandat
présidentiel, c’est ce qu’il a fait pendant la guerre. La publication de
la Déclaration d’indépendance a déclenché un conflit avec les
Anglais et Jefferson a été appelé à assumer des postes importants,
qu’il a tous refusés. Il savait qui il était, et il a décidé de garder son
indépendance. Il a choisi lui-même son rôle. Il est rentré en Virginie
et il n’a pas quitté l’État jusqu’à la fin du conflit.
Jefferson était convaincu que les colonies américaines
gagneraient la guerre, que la nation naissante qui en sortirait aurait
besoin d’un nouveau système juridique pour emprunter le chemin
imaginé pour elle dans la Déclaration d’indépendance. Il est alors
rentré à Monticello, il s’est fait élire à l’assemblée législative de
Virginie et il a rédigé des lois devant incarner les nouveaux
principes juridiques de cette nouvelle nation. Malgré l’opposition
déterminée de ses collègues conservateurs, il s’est battu pour que ces
textes soient intégrés au droit de son État. Sa tâche n’a pas été de
tout repos. Il allait à Williamsburg, la capitale de l’État, et débattait
avec ses collègues jusqu’à être acculé. Il remontait alors en selle,
rentrait à Monticello, reprenait des forces et rédigeait de nouvelles
lois. Armé de ses textes, il retournait à Williamsburg pour retenter
sa chance. Au cours de cette période, il a rédigé cent cinquante lois
et a obtenu la promulgation de cinquante d’entre elles, la plus
notable étant la séparation de l’Église et de l’État. Pendant de
nombreuses années, les législateurs de Virginie sont allés piocher
dans les cent autres à mesure que de nouveaux problèmes urgents
ont révélé leur utilité.
Lorsque la Constitution américaine a été rédigée quelques années
plus tard 5, Jefferson n’était même pas là, car il était ambassadeur
des États-Unis en France. Mais il n’avait pas besoin d’être là. Il avait
fait son travail et apporté sa contribution aux lois en vigueur en
Virginie. Telles sont les voies surprenantes empruntées par les
leaders – quand ils savent qui ils sont, décident de rester
indépendants et visent leur objectif pas à pas, avec toutes les
frustrations que cela implique. […]

Communauté – Le savoir perdu de notre époque


En l’absence de communauté, il est difficile pour les jeunes
d’assimiler des valeurs comme la confiance, le respect et l’honnêteté,
et pour les anciens de les transmettre. Vivre en communauté et en
faire notre premier engagement engendre un surplus d’amour, que
l’on peut investir dans d’autres engagements, auprès d’institutions
qui ne sont généralement pas des communautés : les entreprises, les
églises, les gouvernements et les écoles.
Dans notre société en détresse, privée de communautés, on voit
poindre un nouvel espoir à travers de nouvelles communautés, telles
les communes de jeunes, les kibboutzim israéliens ou les groupes
thérapeutiques comme le Synanon. Elles sont parfois déroutantes
pour l’ancienne génération, qui les voit à travers le prisme de la
morale traditionnelle. Mais quoi qu’il en soit, ces exemples
incarnent une authentique quête de solidarité et un nouveau
mouvement social qui annonce sans doute l’avenir.
Les occasions sont pléthoriques de redécouvrir un savoir ancien
essentiel, et qui s’est perdu, sur la façon de vivre en communauté,
tout en conservant au maximum les avantages de notre société
urbaine contemporaine, encadrée par ses institutions. […]

Institutions
Contre toute attente, c’est dans le monde extrêmement
compétitif des affaires que l’on trouve un signe des temps
encourageant : les institutions qui mettent l’humain au premier plan
ne s’en sortent pas mal du tout sur le marché. Ce n’est pas un grand
mouvement révolutionnaire, mais c’est une tendance indéniable de
notre époque.
[…]
(Pour en savoir plus sur les institutions, voir le chapitre suivant,
« L’institution comme serviteur ».)

Pouvoir et autorité – La force et la faiblesse


Une société complexe fondée sur des institutions (comme la
nôtre le sera probablement encore longtemps) renferme de grandes
et de petites concentrations de pouvoir. C’est parfois la persuasion et
l’exemple donné par le serviteur. C’est parfois la force utilisée pour
dominer et manipuler les gens. La différence entre les deux est la
suivante : dans le premier cas, le pouvoir sert à créer des
perspectives et des solutions alternatives pour que les individus
puissent avoir le choix et gagner en autonomie. Dans le second cas,
les individus sont contraints à suivre un chemin prédéterminé.
Même si c’est « pour leur bien », leur autonomie en pâtira s’ils ne
connaissent rien d’autre.
Le pouvoir coercitif est parfois ouvert et brutal, mais il peut aussi
être sournois et subtilement manipulateur. Dans le premier cas, il est
évident et reconnu ; dans le second, il est insidieux et difficile à
détecter. La plupart d’entre nous sommes plus souvent soumis à la
contrainte que nous ne le pensons. Nous devons faire preuve
d’acuité pour nous en apercevoir et nous devons aussi admettre que,
dans un monde imparfait, l’autorité du pouvoir reste nécessaire car
nous ne connaissons pas de meilleure méthode. Un jour, nous
trouverons peut-être une autre solution. Le jeu en vaut la chandelle.
Le leadership comporte toujours une part de manipulation, c’est là
une part de notre dilemme. Les followers doivent être forts ! […]

À quoi reconnaît-on le serviteur ?


Faute de certitudes, nous devons nous inspirer du génie
artistique. Le portrait idéalisé du serviteur Leo, brossé par Hermann
Hesse dans Le Voyage en Orient, en est un bon exemple. La qualité de
serviteur de ce personnage transparaît au sein même de son
leadership. Dans un genre plus extrême et plus moderne, on se
référera à Vol au-dessus d’un nid de coucou. Ken Kesey y décrit la
réalité brutale de l’hôpital psychiatrique, où règne l’infirmière
Ratched – forte, compétente, dévouée, dominatrice, rongée par
l’autorité, manipulatrice, abusive. Son influence écrase les gens et
les détruit littéralement. Elle est opposée à MacMurphy, un dur à
cuire qui a grandi dans la rue. L’influence de ce patient élève ceux
qui le côtoient et permet aux autres patients et au psychiatre de
grandir, d’être plus forts et en meilleure santé – un effort qui finit
par coûter sa vie à MacMurphy. Si on étudie Leo et MacMurphy, on
comprend mieux les différentes façons d’être un leader serviteur.
[…]

Je suis ici, pas là-bas


Un roi demanda un jour à Confucius quel sort réserver aux
nombreux voleurs de son royaume. Confucius lui répondit :
« Seigneur, si vous-même n’étiez pas cupide, même si vous les
payiez pour cela, ils ne voleraient pas. » Un conseil lourd à porter
pour ceux que les règles avantagent. Il montre aussi que le serviteur
a toujours vu les problèmes du monde comme venant de lui-même
et non de l’extérieur. Et s’il y a un problème à résoudre dans le
monde, le serviteur commence par regarder en lui-même et non à
l’extérieur. C’est un concept difficile pour l’homme moderne, qui a
toujours le nez fourré chez son voisin.
Il en va de même pour la joie. La joie est intérieure, elle naît en
nous. On ne la trouve pas à l’extérieur pour l’internaliser ensuite.
Elle est réservée à ceux qui acceptent le monde tel qu’il est – moitié
bon, moitié mauvais – et qui s’identifient à cette « bonne moitié » en
y ajoutant un petit îlot de sérénité.
[…] Albert Camus, dans son ultime article cité plus haut, conclut
ainsi : « Chacun, sur ses souffrances et sur ses joies, élève pour
tous 6. » […]

Corollaires
La société du futur sera peut-être tout aussi médiocre que celle
d’aujourd’hui. Elle sera peut-être pire. Et nous n’y pourrons rien,
quoi que nous fassions : réformes, modifications du système, ou
destruction pure et simple dans l’espoir que quelque chose de
meilleur en sortira. Peut-être y a-t-il un système meilleur que le
nôtre. C’est difficile à dire. Mais quel qu’il soit, un système meilleur
ne produira pas une société meilleure si nous n’avons pas les bonnes
personnes pour en assumer le leadership.
Une société bonne voit le jour lorsque beaucoup de gens
réalisent leur potentiel grâce à des contributions nombreuses et
variées. Ici, nous ne nous intéressons qu’à une facette de cette
thèse : les serviteurs compétents qui ont un potentiel de leader seront
effectivement des leaders et, si nécessaire, ils suivront, mais uniquement
des leaders serviteurs. Si cela n’arrive pas, rien d’autre ne compte.
Nous en venons alors à l’aspect déterminant de la réalité à
laquelle doit faire face le leader serviteur, celui de l’ordre. Un
certain ordre est impératif car nous savons avec certitude qu’une
majorité écrasante de gens préfèrent l’ordre au chaos, même s’il est
le fait d’un leader brutal qui n’est pas serviteur et même si les gens
perdent ainsi l’essentiel de leur liberté. Par conséquent, le leader
serviteur doit veiller à ne pas s’engager sur un chemin idéaliste sans
se préoccuper de son impact sur l’ordre. Reste à définir la forme que
prendra l’ordre. C’est là tout le défi pour la génération émergente de
leaders : peuvent-ils établir un ordre meilleur ?
Les gens plus âgés, qui ont grandi à une époque où les valeurs
étaient plus fermement ancrées et où l’avenir semblait plus sûr, sont
perturbés par presque tout ce qu’ils voient aujourd’hui. Il y a
toutefois une bonne raison d’espérer : nous sommes à un tournant
de l’histoire où les gens se développent plus vite, et où des hommes
et des femmes compétents, mûrs et prêts à être des leaders
serviteurs, se font connaître dès le début ou le milieu de la
vingtaine. […]

L’institution comme serviteur

Ce chapitre […] s’adresse tout particulièrement aux membres


des conseils d’administration de trois types de grandes institutions :
les églises, les universités et les entreprises. J’ai choisi ces trois-là
car je les connais d’expérience. Par ailleurs, je pense que si une seule
grande institution de chacune de ces catégories fait le choix d’agir
en serviteur, si elle maintient ce cap et réussit à communiquer son
expérience, la société dans son ensemble – toutes nos institutions –
s’en trouvera enrichie.
[…] Mon but est de proposer un cadre et de définir les enjeux du
problème pour ceux qui ont la ferme intention d’orienter une grande
institution vers le leadership serviteur.
Pourquoi une seule ? C’est une question pratique. La nature de
cette tâche demande un tel dévouement qu’un administrateur
influent œuvrant pendant plusieurs années pourra déjà être satisfait
s’il contribue à l’avancement notable d’une seule grande institution.
Pourquoi une grande institution ? C’est là aussi une question
pratique. Seuls ces organismes disposent des ressources humaines
indispensables pour mettre en œuvre les mesures nécessaires. De
plus, le paysage [sociétal] est dominé par de grandes institutions
complexes et elles sont plus à même de partager leur expérience. Si
nous n’améliorons pas les grandes institutions, nous ne pourrons
réellement améliorer la société dans son ensemble.
[…]
La déchéance de ces trois grandes institutions, qui sont ensuite
passées de l’excellence à la médiocrité, a eu lieu, me semble-t-il,
parce que les administrateurs ont cessé d’exiger l’excellence. Ces
institutions n’ont plus paru aussi fiables parce que des
administrateurs compétents et dévoués ont été remplacés par des
administrateurs qui n’en avaient que le nom – ils ne donnaient pas
de mauvais résultats, mais ils étaient simplement ordinaires – sapant
ainsi la confiance nécessaire pour garantir la motivation et un
objectif commun.
L’ascension et le déclin de ces trois institutions ont été attribués
aux circonstances. Les représentants de l’intérêt général n’ont jamais
demandé qui étaient les administrateurs de ces grandes institutions
pendant leur ascension ou leur déclin.
En relativement peu de temps, nous sommes passés d’une société
composée d’individus à une société dominée par de grandes
institutions. Nombre de critiques de la société ne comprennent pas
que nos problèmes sont le résultat de cette transition et de l’échec
du rôle d’administrateur dans ces grandes institutions. Par
conséquent, nous subissons une crise de la qualité institutionnelle,
pas tant à cause des ravages causés par des personnes « néfastes »
qu’en raison de la négligence des « bonnes » personnes.

Crise de la qualité institutionnelle


La crise de la qualité institutionnelle a une cause principale :
sans nous préoccuper de la structure ou du modus operandi, nous
avons soudainement modifié notre définition de ce qui est bien.
Encore récemment, ce qui était bien, c’était être classé numéro un,
ou presque, alors que maintenant, ce qui est bien, c’est d’atteindre
un niveau raisonnable et possible avec les ressources dont nous
disposons. Vus ainsi, les résultats du numéro un ne sont pas
suffisants. Tout ce qu’il y avait de confortable à être au sommet a
soudain disparu. Et toutes les institutions sont jugées médiocres.
Nous manquons cruellement de leaders d’exception – il en faudrait
au moins un dans chaque domaine, un leader qui prenne assez
d’avance pour que même les bons éléments se sentent mal à l’aise.
Pourquoi nos meilleures institutions ne parviennent-elles pas à
produire des résultats raisonnables et possibles avec les ressources
disponibles ? Peut-être parce que ces institutions sont vues par un
trop grand nombre d’entre nous, dont certains administrateurs,
comme des entités impersonnelles que l’on peut utiliser et exploiter.
La plupart des gens n’accordent pas aux institutions le soin et
l’attention qu’ils accordent à autrui.
[…]
Dans Moral Man and Immoral Society : A Study of Ethics and
Politics, Reinhold Niebuhr souligne le fait intrigant que l’individu se
qualifie de « moral » même s’il ne se préoccupe que des personnes.
Or, pour une société plus morale, l’humanité morale doit se soucier
des institutions. Nous avons tendance à critiquer le système
impersonnel, mais c’est notre comportement et notre niveau de
sollicitude, et non le « système », qui doivent être critiqués et
améliorés.
[…]
Les gouvernements s’appuient trop sur la coercition et trop peu
sur la persuasion, le leadership et l’exemple. S’ils rendent des
services indispensables, ils imposent trop souvent à la société une
bureaucratie oppressive et corruptrice. Il est rare qu’un leadership
conceptuel et avisé nous vienne des gouvernements. C’est ce que
nous espérons, mais nous avons appris à ne rien en attendre. La
doctrine des contre-pouvoirs, qui consiste à opposer un segment de
la société à un autre pour en contrebalancer la force, remplace trop
souvent les solutions créatives. Nous avons tendance à nous lancer
dans des guerres aventureuses et illégales. La confiance en l’intégrité
des élus est à son plus bas. L’organisation fiscale dans son ensemble
est une perversion. Le traitement des prisonniers est barbare. Le
coût total de ces choix est vertigineux.
[…]
Les services sociaux et de santé ont trop peu évolué depuis
l’époque où l’on administrait des potions magiques pour guérir les
patients. Aussi, les connaissances croissantes qui nous permettent de
vivre en meilleure santé sont-elles en réalité hors de portée d’un
grand pan de la population ; pour beaucoup, l’allongement de la vie
rendu possible par l’éradication de maladies n’est qu’un leurre. Le
coût effarant des soins de santé est la preuve que notre système de
soins est inadapté.
L’université contemporaine est la descendante directe de sa version
médiévale – une structure qui, de notoriété publique, ne convient
qu’à un très faible pourcentage de la population. Au lieu d’assurer la
continuité d’une culture où prévaudraient la liberté et la rationalité,
ce qui était l’objectif initial de l’enseignement, l’université prépare à
des carrières professionnelles limitées. De nombreux jeunes, censés
vivre une expérience créative extraordinaire, se retrouvent
littéralement prisonniers de programmes universitaires rigides et
stéréotypés pour lesquels ils ont peu d’aptitude ou d’intérêt. Il en
résulte des institutions tentaculaires qui sont un cocktail fatal de
traditions élitistes et d’éducation de masse, et qui ne peuvent
supporter les changements radicaux de valeurs que d’autres forces
apportent à la société. Les établissements d’enseignement supérieur
accueillent aujourd’hui environ 50 % de nos jeunes. Ils devraient
être une grande force civilisatrice, mais ils sont en réalité parmi les
institutions contemporaines les plus mal en point, les plus fragiles et
les moins claires en termes d’objectifs.
Les églises, qui offraient autrefois un sentiment de sécurité et
d’espoir en se faisant l’intermédiaire entre Dieu et les humains,
continuent à fonctionner de la même manière que jadis alors que de
nombreuses personnes, dont des fidèles assidus, définissent
maintenant leurs valeurs d’après leur vécu. Par conséquent, le
nombre de personnes marginalisées ou perdues atteint des sommets
catastrophiques, faute d’une influence sachant modeler leurs
valeurs, ce qui était autrefois le principal rôle des Églises. Du coup,
les vastes ressources humaines (et matérielles) des Églises cherchent
désespérément à se rendre utiles.
Cette synthèse n’a pas pour but de condamner en bloc la société,
qui fait déjà souvent l’objet d’un jugement intraitable, parfois trop
sévère. Mais en vérité, au vu du niveau actuel d’éducation et de
toutes nos sources d’informations, trop de gens jugent que les
résultats de nos institutions sont en deçà de la norme dite du
raisonnable et du possible. La clameur est maintenant suffisamment
forte et pressante pour que des mesures substantielles soient prises,
même au sein des meilleures institutions, pour répondre à ces
critiques.
Les administrateurs ont l’obligation première de répondre à ces
critiques et de créer des institutions qui surpassent les attentes. […]

Le leader serviteur dans le monde des affaires

Je suis peut-être influencé par mon choix professionnel, mais il


me semble qu’au cours des prochaines années, le monde des affaires
apprendra plus que tout autre secteur à faire du leadership serviteur
une force sociale majeure. À mon sens, non seulement les
entreprises gèrent aussi bien leurs obligations (dans les conditions
qui leur sont imposées) que d’autres institutions, mais les entreprises
se posent plus de questions, elles sont plus ouvertes à l’innovation et
elles sont disposées à prendre de plus grands risques pour trouver
une solution.
Les trois points qui composent ce chapitre, l’un adressé au grand
public et les deux autres à des entreprises spécifiques (une grande et
une petite), illustrent les réflexions des hommes et femmes d’affaires
contemporains. Ces trois déclarations très différentes, rédigées entre
1958 et 1974, ont un point commun : elles appellent à une nouvelle
éthique de l’entreprise – […] les entreprises doivent non seulement
produire de meilleurs biens et services, mais aussi devenir de
meilleurs atouts sociaux en tant qu’institutions.
[…] Quand une action est régulée par la loi, la motivation que la
conscience personnelle a pour intervenir diminue – à moins que la
loi en question ne coïncide avec des standards moraux
universellement partagés. Nous aurions dû tirer cette leçon de
l’expérience de la Prohibition. Après la Première Guerre mondiale,
la Constitution des États-Unis a été amendée pour interdire l’alcool,
reconnu (par une majorité) comme un mal. En 1933, l’amendement
a été abrogé : l’alcool était toujours considéré comme un mal, mais
la loi était si souvent bafouée que la nation risquait de sombrer en
voulant l’appliquer. Nous répétons aujourd’hui cette erreur avec le
cannabis (bien que nous ayons commencé à faire machine arrière) et
le cannabis n’est pas jugé aussi « néfaste » que l’alcool.
Je cite les interdictions de l’alcool et du cannabis parce qu’elles
suggèrent qu’avant d’adopter une loi, il faut déterminer si elle risque
d’affaiblir l’éthique volontaire qui nous unit, à moins, comme je l’ai
dit, que la norme éthique en question ne soit déjà acceptée quasi
universellement. Avant la Prohibition, la lutte contre l’alcoolisme
progressait considérablement (aux États-Unis) grâce à une éthique
volontariste. Cette dernière semble avoir disparu avec la
promulgation de la loi. C’est soit l’un, soit l’autre.
Je ne me fais pas ici l’avocat de l’anarchie ou de l’absence de
lois. Mais aux États-Unis, nous faisons aveuglément confiance au
potentiel du droit, comme en témoigne le labyrinthe juridique qui
prend au piège les entreprises. Il vaut mieux persuader que
contraindre 7.
Je me permets de suggérer au lecteur de passer au crible les
idées reçues – qu’il s’agisse de faire des profits ou d’utiliser la loi
pour contraindre à servir. Obtenir les prix les plus bas, est-ce
vraiment tout ce que nous souhaitons des entreprises à but lucratif ?
Quand j’encourage le leadership serviteur dans les entreprises, j’ai
l’impression de me heurter à l’opinion répandue selon laquelle le
prix est la seule chose qui compte. Personnellement, je préfère
dépenser bien plus si cela pousse l’institution à se mettre au service
de tous ceux qui sont concernés par ses actions.
[…]
Les entreprises, malgré leur grossièreté, leur corruption
occasionnelle, et le désamour qu’elles suscitent doivent être aimées si
l’on veut qu’elles nous servent mieux… Mais comment peut-on
aimer cette abstraction qu’est une entreprise ? On ne le peut pas !
On ne peut aimer que les gens qui se sont réunis pour rendre le
service pour lequel l’entreprise s’est fondée. Les êtres humains sont
l’institution ! […]

Éthique et manipulation 1
Une partie de notre problème vient du fait que les mots
« manipulation » et « management » ont une racine commune –
manus, la main – et que ces deux termes impliquent de modeler le
destin d’autrui. Bien que la manipulation des gens ait toujours été
considérée comme mauvaise (elle implique qu’ils soient attirés dans
telle ou telle direction sans qu’ils sachent très bien pourquoi), le
management a été, jusqu’à récemment, perçu comme légitime.
Actuellement, divers indices signalent que nous sommes dans une
période de transition radicale en ce qui concerne le pouvoir,
l’autorité et la prise de décision. Un gros nuage assombrit
aujourd’hui toute forme de leadership et de management.
[…]
La question, telle que je la conçois, n’est pas de savoir si toute
forme de manipulation doit être bannie comme un acte scélérat,
mais plutôt de savoir si certaines manipulations peuvent être
légitimes ? Avec quels critères et comment le déterminer ? Quelle
éthique doit alors gouverner ?
[…]
Le leadership s’appuie sur une vision forte et globale et sur le
maintien de l’autonomie d’une multitude de décideurs. Ce qui
dépend, à son tour, d’un large accès à une information fiable et
compréhensible. Ce qui pousse les individus à faire du bon travail,
c’est, primo, leur fierté et leur conscience propres dans le cadre d’un
feedback qui les guide et leur indique leur niveau de performance ;
secundo, la pression sociale exercée par leurs pairs dont la
performance est étroitement liée à la leur et qui ont accès à la même
information, ce qui leur permet de connaître aussi la performance
des autres ; et finalement, en dernier ressort, l’autorité de leur
supérieur, qui, dans des bonnes institutions, est rarement utilisée. La
valeur du pouvoir coercitif est inversement proportionnelle à
l’ampleur de son usage.
C’est une tendance optimiste et encourageante. Elle est rendue
possible par un vaste ensemble de libertés accordées à des
institutions très autonomes sous la protection de la démocratie
politique. Mais aux États-Unis, ce modèle n’a pas été établi par le
gouvernement et il n’est pas le produit de la démocratisation au sein
de l’entreprise. C’est le résultat de la croissance du savoir, des
pressions constantes du marché et de l’émergence de quelques
entrepreneurs hors du commun. La démocratie politique est une
condition nécessaire, mais elle ne garantit rien. La seule garantie de
résultat est une culture qui encourage les avancées graduelles de
très nombreuses personnes compétentes, libres et fortes qui
choisissent le leadership serviteur. Ce sont les bonnes actions
d’individus qui donnent à la société son envergure morale. Il n’y a
pas de société parfaite, mais c’est ainsi qu’elle s’améliore.
À mon sens, l’entreprise économique sera la force créative
décisive qui relèvera le défi de l’effervescence contemporaine, celle
qui a les meilleures chances de renverser la donne. J’en vois déjà les
prémices.
Comment les entreprises réagiront-elles à ces nouvelles
conditions ? Comment peuvent-elles assumer les fonctions que l’on
attend d’elles si le rôle de la manipulation, traité comme un sérieux
problème, recule considérablement ?
Je suis persuadé qu’après une période de confusion, une nouvelle
éthique de l’entreprise émergera. Pour l’instant, je ne peux que
spéculer sur sa nature. Je me limiterai à méditer sur une facette de
cette problématique – les gens qui travaillent dans le monde des
affaires. De nombreux aspects de l’éthique d’entreprise méritent
d’être explorés, mais celui-là me semble le plus fondamental.
[…]
Je suis assez proche de cette génération jeune et dynamique pour
être convaincu que les plus doués et les plus perspicaces d’entre eux
n’accepteront rien de moins 8. Et ils pourront imposer leur avis en
toute simplicité, car une majorité de personnes compétentes refusera
de travailler en d’autres termes.
J’ai déjà précisé que cette idée n’était pas nouvelle, mais que la
nouveauté serait de l’adopter, à notre époque, comme notre éthique
dominante dans l’entreprise. En réalité, c’est un concept très ancien
qui a au moins deux mille cinq cents ans. À ma connaissance, il a
été formulé pour la première fois dans l’éthique bouddhiste : c’est le
« mode de vie juste » du noble chemin octuple décrit dans le célèbre
sermon de Bénarès.
[…]
Lorsque George Fox a donné à l’entrepreneur quaker du
XVII siècle une nouvelle éthique de l’entreprise (sincérité, fiabilité,
e

prix fixes – pas de marchandage), il l’a fait parce que sa vision de la


bonne conduite l’exigeait, pas parce que ce serait plus rentable 9.
Mais sa vision s’est avérée la plus rentable, car ces premiers
entrepreneurs quakers sont vite apparus comme des personnes
dignes de confiance, par opposition au climat de suspicion qui
régnait à l’époque. Pour autant, la nouvelle éthique exigeait un
changement radical et les Quakers ont dû avoir quelques
appréhensions lorsqu’elle leur a été imposée.
L’éthique proposée ici est tout aussi radicale et le monde des
affaires se montrera sûrement craintif. Les personnes motivées pour
la mettre en œuvre ne le feront sans doute pas en réponse à
l’impératif moral, tout simplement parce que le leader capable de les
persuader (comme l’a fait George Fox pour les Quakers) semble
manquer à l’appel. Si la nouvelle éthique fait son apparition, ce sera
en réponse (ou par anticipation) à la pression implacable de la
révolution des valeurs.
[…]
Le processus a déjà commencé dans certaines entreprises pour
satisfaire les jeunes gens très doués qui ont un style clair et
individualiste, qu’ils sont déterminés à préserver et qui ont besoin
d’être motivés par une vision dynamique. On laisse rapidement ces
personnes talentueuses s’élancer sur leur propre voie, pour qu’elles
connaissent le sentiment d’accomplissement personnel. C’est plus
facile à faire dans de petites entreprises, mais les sociétés plus
grandes apprennent à décentraliser de façon à créer divers
environnements, où des gens compétents de styles divers pourront
s’épanouir et rester fidèles à eux-mêmes. Le patron leader et ses
proches collaborateurs fournissent un environnement propice à tout
cela, de façon à ce que les individus aient une vision précise,
puissent être soutenus lorsqu’ils en ont besoin et contribuer à une
vision globale sans perdre leur individualité, et de manière à ce que
toutes les parties puissent contribuer à la solidité générale de
l’entreprise. […]
Jean-Christian Fauvet

Si vous ouvrez un livre de Jean-Christian Fauvet (1927-2010),


vous risquez d’être surpris. Vous y découvrirez des notions comme
la sociodynamique et l’anaction, le B1, le dedans/dehors, ou encore
l’entreprise holomorphe et la métaction. Il se peut qu’après une phrase
du type : « Management – macroforce autoactive qui pilote toute
action », vous tourniez le dos à Fauvet, en concluant que les livres
de philosophie ne sont décidément pas pour vous. Personne ne vous
en tiendra rigueur…
Mais peut-être serait-il dommage de ne pas persévérer, à
l’exemple de Jean-François Zobrist• qui, dans les années 1980, fit
régulièrement les trajets pour Paris depuis sa baie de Somme pour
suivre non pas une, pas deux, mais trois fois… le même séminaire
de Fauvet ! Il s’est accroché et – avance rapide –, en libérant FAVI, a
fait d’elle la réalisation la plus parfaite de la philosophie de Fauvet,
la seule entreprise française que ce dernier cite d’ailleurs dans ses
ouvrages. Mais Zobrist ne fut pas le seul. Selon l’Institut de la
sociodynamique – créé pour promouvoir l’œuvre de Fauvet –, ce
dernier a formé plus de vingt mille managers et consultants. Mais
quelle était cette philosophie, et comment Jean-Christian Fauvet est-
il devenu le philosophe de l’entreprise le plus influent en France
dans la seconde moitié du XXe siècle ?
Rien ne prédisposait Fauvet à devenir philosophe. Diplômé d’une
école d’horlogerie, il anime d’abord un mouvement « Cœurs
vaillants », proche du scoutisme, suit en parallèle des études de
journalisme et travaille chez un éditeur. Il entre ensuite chez
Publicis comme spécialiste de la publicité ciblant les enfants, puis
fonde sa propre agence dans le même segment. Arrive alors 1968.
D’abord, il cède cette année-là son agence à l’un de ses
actionnaires minoritaires : Jean Bossard. Puis, après les événements
de Mai, ce dernier présente Fauvet à son frère, Yves, alors président
de Bossard Consultants, un cabinet de conseil encore petit, mais
appelé à grandir rapidement. Yves Bossard demande à Fauvet de
concevoir une approche, une méthode susceptible de répondre à la
crise que la France vient de vivre. C’est à la faveur de cette mission
que Fauvet devient consultant-philosophe et, en 1973, il publie son
premier ouvrage consacré au monde de l’entreprise : Comprendre les
conflits sociaux. Il en écrira treize autres, au fil desquels il élabore sa
philosophie, qu’il nomme la « sociodynamique ».
Signifiant littéralement « mouvement par les hommes », la
sociodynamique voit les hommes (que la tradition occidentale
considère à travers leurs actions, sans prendre en compte le contexte
dans lequel ils agissent) à travers leurs aspirations, leurs énergies, et
leurs interactions. Cette perspective permet à la fois d’appréhender
les phénomènes du monde (les phénomènes sociaux et politiques,
mais surtout, étant donné la fonction de Fauvet chez Bossard, ceux
du monde de l’entreprise) et d’intervenir dans le monde. C’est ainsi
que Fauvet a développé une série de méthodes d’intervention dans
l’entreprise, la plus connue étant la « conduite du changement »
(voir La Sociodynamique : un art de gouverner, 1983). Il a aussi utilisé
la sociodynamique pour concevoir la notion d’entreprise auto-
organisée, très proche de celle d’entreprise libérée, qui a
profondément influencé le leader libérateur Jean-François Zobrist•
dans sa propre élaboration du « système FAVI ».
Nous présentons ici les deux principaux textes de Fauvet portant
sur l’auto-organisation. Le premier est issu d’une « Lettre de la
sociodynamique », publication qui visait à vulgariser, auprès des
acteurs de l’entreprise, les principaux concepts de sa philosophie. Le
second est tiré d’un ouvrage somme, L’Élan sociodynamique, dans
lequel Fauvet a recensé en quatre-vingts étapes les grandes notions
de sa pensée, rappelant ainsi qu’il s’agit non seulement de faire
réfléchir le lecteur, mais de le guider vers une véritable dynamique
d’action. 1 2
On appelle parfois Fauvet philosophe humaniste. On pourrait
aussi le compter parmi les « nouveaux philosophes » des années
1970, car il était résolument opposé à toute forme d’autocratie. Il
était aussi profondément optimiste : « Bonne raison subjective de
vivre ensemble, le bien commun assure pour le moins la cohésion
minimale du corps social. Au mieux, et dépassant sa nature, il peut
devenir un projet volontariste exaltant et tirer le corps social vers un
niveau supérieur, celui de l’organisation-communauté ou de
l’entreprise-cité1. » Mais aussi réaliste : « Pour tirer pleinement parti
des aspirations du corps social, le bien commun doit se faire l’écho
des bonheurs privés2. » Enfin, à l’instar des « nouveaux
philosophes », il n’a pas hésité à proposer des solutions pour la
France, comme en témoigne son dernier livre, sorti en 2007 : L’auto-
révolution… une nouvelle stratégie pour réussir la révolution en France.
Jean-Christian Fauvet est décédé en 2010. En 2013, l’Institut de
la sociodynamique a organisé une journée d’hommage en son
honneur à l’ESCP Europe à Paris. L’amphithéâtre était comble, et n’a
pu accueillir que 400 personnes sur les 650 inscrits. À la fin, toute la
salle s’est mise debout, les gens communiant dans une atmosphère
qui aurait réjoui Fauvet. La preuve que sa philosophie est plus
vivante que jamais.
L’auto-organisation (2003)

L’auto-organisation, concrètement c’est quoi ?

Pour organiser l’action collective, il existe une alternative


fondamentale, concrétisée dans des représentations extrêmes : d’un
côté le taylorisme, fondé sur la séparation entre la conception du
travail et l’exécution, sur une approche scientifique de
l’organisation, sur un découpage rationnel des fonctions, sur un
unique facteur de motivation au travail : l’argent. La conception de
l’homme implicite sur laquelle repose cette organisation correspond
à la théorie X de McGregor : l’homme a une aversion naturelle pour
le travail ; il doit être contraint, contrôlé ; il préfère éviter les
responsabilités…
L’auto-organisation peut être considérée comme la forme
d’organisation opposée au taylorisme. Elle renvoie à la théorie Y de
McGregor, dont les présupposés sont exactement à l’inverse de ceux
de la théorie X.
[…]
L’auto-organisation « repose sur trois conditions de succès : le
stress positif, le plaisir et la performance ».
Dans la famille « auto… », ne pas confondre l’auto-
organisation avec :

– L’autogestion : au niveau de l’entreprise, c’est la gestion de


celle-ci par ses salariés ou par des dirigeants élus (et révocables) par
les salariés. Ce régime oppose la légitimité démocratique au pouvoir
de l’argent, dominant dans le capitalisme. En ce sens, l’autogestion
dépasse largement l’organisation de l’entreprise pour embrasser la
société tout entière. Elle suppose un équilibre entre centralisation et
spontanéisme, entre planification et loi du marché, entre hédonisme
et productivisme, entre le pouvoir de l’assemblée des travailleurs et
celui de la structure directoriale. La difficulté à assurer
concrètement de tels équilibres, ainsi que l’effondrement des
régimes socialistes ont mis fin aux expériences menées à grande
échelle (notamment en Yougoslavie) et ont imprégné l’autogestion
d’un fort parfum d’utopie.
– Les groupes autonomes (ou équipes, ou unités de production).
Quelles que soient leur dénomination ou leur échelle (de quelques
salariés à quelques centaines), ces formes d’organisation reposent
sur un principe commun : la décentralisation de certaines fonctions
au sein de l’unité opérationnelle – management, production,
méthodes, qualité, logistique, maintenance, et même, en partie,
gestion ou ressources humaines. Contrairement à l’autogestion, ils
ne remettent pas en cause la répartition du pouvoir dans l’entreprise
entre le capital et le travail.

L’auto-organisation, ça existe !

L’auto-organisation n’est pas un pur concept théorique : elle


existe dans la réalité des entreprises. Les exemples les plus courants
relèvent de petites structures animées d’un fort esprit
d’entreprenariat (comme les start-ups des grandes années de la net
économie) ou de structures de type profession libérale (cabinet
d’avocats, de consultants…). Ces structures partagent plusieurs
facteurs communs : petite taille, fort esprit entrepreneurial, forte
communauté de compétence professionnelle. Ce sont certes des
facteurs facilitant l’apparition de l’auto-organisation, mais ce n’en
sont pas pour autant des conditions nécessaires. Il existe aussi des
exemples d’entreprises de plus grande taille, exerçant une activité de
production, qui appliquent les principes de l’auto-organisation.
Par exemple, SEMCO (entreprise brésilienne de 800 personnes,
activité d’origine : l’industrie navale), décrite par Ricardo Semler.
[…] Plus près de nous, FAVI, sous-traitant de l’automobile spécialisé
dans la fonderie, emploie 500 salariés dans la Somme et se targue
d’être une entreprise sans patron. Interviewé par Management, Jean-
François Zobrist, le directeur, livre quelques clés du succès. Chez
FAVI, dont la devise est « par et pour le client », c’est le client qui
commande. […]

L’auto-organisation, à quoi bon ?

[…] Il y a au moins deux excellentes raisons de s’intéresser à


cette notion :
– Réagir à la complexité du monde : la loi de la variété requise,
introduite en 1956 par W. Ross Ashby et énoncée dans le cadre de la
théorie des systèmes, exprime que pour maîtriser son
environnement, un système doit posséder une « variété » supérieure
à ce dernier.
[…]
Dans un tel contexte, il n’existe qu’une solution pour conserver
(ou acquérir) sa part, modeste ou plus déterminante, de maîtrise de
l’environnement : augmenter la variété de son organisation, donc sa
complexité. Or s’assurer d’une meilleure maîtrise de son
environnement, c’est s’assurer d’une meilleure maîtrise de son
devenir, de son identité.
Cet objectif est totalement incompréhensible pour un tenant de
l’organisation classique, qui vise au contraire à simplifier, à réduire
les redondances, à limiter les inconnues, à découper les problèmes
globaux en problèmes plus simples, selon « La Méthode », chère à
Descartes.
– Remédier à la désimplication des salariés : souvent mis en
évidence par les sondages et les études qualitatives – et
douloureusement vécu au quotidien par les managers de terrain – le
désengagement des salariés vis-à-vis de leur travail est considéré
comme un des fléaux de l’entreprise d’aujourd’hui.
Ce phénomène tient pour une part à des évolutions sociologiques
profondes qui dépassent le seul monde de l’entreprise. Mais il trouve
également sa source dans une distorsion croissante entre les attentes
de salariés mieux formés, plus autonomes et plus exigeants et la
réalité du travail quotidien qui souvent leur est offert : un
fonctionnement mécaniste, encadré par des procédures strictes,
faisant peu appel à l’initiative et à la créativité, sous la pression de
rythmes soutenus et d’une hiérarchie autoritaire.
L’auto-organisation constitue une alternative responsabilisante et
attractive pour les candidats à l’emploi, les plus nombreux, qui ne
sont pas « en rupture » avec l’entreprise. Elle est seule à même de
susciter le véritable sentiment d’appartenance qui constitue le
fondement de l’implication durable.
La tension croissante sur le marché du travail prévue à l’horizon
d’une dizaine d’années rendra de plus en plus difficile de recruter et
de conserver les meilleurs talents. Un constat qui devrait inciter les
entreprises à expérimenter des organisations nouvelles, plus
ouvertes, plus enrichissantes.

Comment générer de l’auto-organisation ?

Avant de se lancer dans l’auto-organisation, il est bon d’avoir à


l’esprit les trois repères suivants.
Si elle ne se décrète pas, l’auto-organisation n’apparaît pas non
plus spontanément dans une structure à forte composante
mécaniste. Il y faut une vraie volonté politique et la mise en œuvre
persévérante d’un mode de management approprié.
L’auto-organisation ne peut naître dans n’importe quel contexte.
Elle a un prérequis culturel important : forte synergie entre
Institution et Corps Social, réel partage d’un projet collectif. Si ces
conditions ne sont pas au rendez-vous, il est préférable de
commencer par œuvrer modestement à les faire exister.
Il n’est pas raisonnable de vouloir fonder tout le fonctionnement
de l’entreprise sur le principe de l’auto-organisation : des zones plus
mécanistes doivent être préservées, facteur de stabilité, cadre à
l’intérieur duquel se développera l’auto-organisation. C’est de la
tension entre les deux que résulte la performance. Tout l’art est dans
le choix des zones et dans le dosage. Dans cette logique, on trouve
par exemple l’intrapreneurship, système où le salarié entrepreneur
est abrité par son entreprise pour y développer (aujourd’hui, on
dirait incuber) librement un projet innovant dans des structures
solides.
Ces préalables étant posés, revenons sur le style de management
à développer. Dans l’auto-organisation, le rôle du « transformateur »
est particulier : il n’est pas de définir et de mettre en œuvre de
manière directive le mode d’organisation cible. Il consiste plutôt à
briser les liens qui conduisent le système à rester identique à lui-
même et à favoriser les processus « auto-organisants ». Il s’agit donc
avant tout de permettre au système de se reconfigurer différemment,
de manière innovante, en dénouant les rigidités. Pour cela, deux
modes d’action privilégiés : la stratégie du vide contrôlé et la
délégation à rebours. […]
L’élan sociodynamique (2004)
Étape 59
La complexité, espace-temps de la plupart
des actions
« Sa Majesté le Hasard fait les trois quarts de la besogne. »
Frédéric II

« Nous sommes menacés par deux calamités : l’ordre et le désordre. »


Paul Valéry

[…] Depuis que les philosophes grecs, nos pères en sagesse, ont
tiré Gaïa (la Terre) des abîmes primitifs, les hommes ont toujours
pensé que l’action ordonnée pouvait être issue d’un état désordonné
ou turbulent. Le bouddhisme n’hésite pas à faire du vide une matrice
d’être et la théorie moderne du chaos se plaît à faire sortir l’ordre
économique ou social du désordre ambiant.
C’est pourquoi derrière l’idée d’ordre et de désordre peuvent se
cacher d’autres concepts plus actifs qu’on retrouve partiellement à
l’œuvre dans toutes les organisations et la société globale, ceux, par
exemple, d’agrégat, d’agglomérat, de magma, de chaos, de
complication et de complexité.
Heureusement, et pour une part, notre monde est seulement
compliqué. La complication se définit comme un désordre apparent
qui masque un ordre réel discret. À nous de le découvrir. Toute
énigme policière pose un problème compliqué : il existe un
coupable, qui est-il ? Ici, l’action est une affaire de renseignements,
de sagacité et de temps. Le compliqué n’est rien d’autre qu’un ordre
défait, un désordre en mal d’unité rompue. L’unité est
provisoirement et hypothétiquement cachée sous le multiple. Le
changement par réglage est plus simple que le changement par
réforme, lequel est bien souvent et seulement compliqué.
À la complication passive s’opposent le magma, qui épouse la
nature dans son développement vers un ordre en devenir 1, et le
chaos, gros d’un changement quelconque. Contrairement au magma,
le chaos fonctionne dans tous les sens. Il est une tension instable qui
s’établit entre des forces d’ordre et de désordre jusqu’au moment où
une action, même insignifiante, le fait basculer dans un système plus
simple, plus chaotique ou plus complexe 2. Le chaos nous est utile
pour la tension féconde qu’il crée entre l’ordre et le désordre. Non
seulement un chef doit accepter un certain chaos au sein de
l’organisation, mais il doit peut-être le susciter.
La complexité se présente comme un cycle limite, un
métasystème fort de ses déterminations et travaillé par ses libertés –
donc de ses incertitudes –, qui est parvenu à établir une tension
équilibrée entre les forces d’ordre et de désordre – mais pour
combien de temps ?
L’acteur prend ici conscience que son environnement est
partiellement inextricable et imprévisible sur les plans économique,
interculturel, événementiel, sociodynamique… Que faire ?
Une situation simple appelle une solution simple. Une situation
compliquée exige la découverte du ou des fils cachés dont la
manipulation nous ramène au problème précédent. Quand une
situation devient complexe, les fils cachés sont trop nombreux et
imprévisibles pour être démêlés. Il devient impossible par
conséquent de saisir les choses dans leurs rapports mécaniques. Il
faut chercher le métapoint de vue d’où leur combinaison est
partiellement décodable et où une métaction sur elles est
partiellement possible 1.
[…]
Le complexe concerne donc d’autres réalités irréductibles au
simple. La physique des particules, l’économie de marché, la
sociodynamique de l’action ne sont pas compliquées mais
complexes, en ce sens qu’on ne parviendra jamais à les enfermer
dans un modèle susceptible d’en expliquer totalement la logique
interne, et a fortiori d’en tirer une stratégie universelle.
Le complexe est irréductible au simple pour deux raisons :
1. D’abord parce que, en ces domaines, l’unité du simple n’existe
pas. « Seul existe le simplifié » (G. Bachelard). […]
2. Parce que les projets de l’acteur, sa perception de la situation,
son système culturel, son évaluation du rapport de pouvoir, son
jugement, ses modes de décision… sont eux-mêmes complexes. […]
Que penser des organisations figées dans la simplicité originelle
de leur fondation ? et des chefs en quête perpétuelle d’un ordre
caché, d’un rouage mal monté, d’un ressort manquant, comme si
l’enchaînement des causes et des effets relevait d’une simple logique
de la… complication ? […]

‣ Éviter de traiter les affaires complexes comme si elles étaient seulement


compliquées.

Étape 60
Gérer les crises, une affaire complexe
« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. »
Hölderlin

Avant d’aborder l’auto-organisation susceptible de contribuer à


la gestion des situations complexes, il est bon de se pencher sur le
phénomène de crise, cas extrême de débordement chaotique.
La gestion des crises s’applique à une menace sérieuse affectant
les fondements d’une organisation sociale soumise à de fortes
pressions externes et perturbations internes. Celles-ci créent un
climat de haute incertitude et de haute tension psychologique qui
nécessite une prise rapide de décisions cruciales. Cette définition,
inspirée de Uri Rosenthal, fait de la crise un chaos qui ne peut pas
être résolu par les méthodes linéaires classiques. Seul un système
complexe d’actions (ou métactions) est susceptible d’apporter une
solution globale : les enjeux sont élevés, la relation dedans/dehors
est gravement perturbée, l’identité sociale est menacée, toutes les
décisions envisagées risquent d’amplifier le phénomène et de
provoquer un cataclysme.
[…]
Observez la façon dont de Gaulle a géré la crise politique issue
de la guerre d’Algérie : il en a profité pour inaugurer un nouveau pli
constitutionnel, autrement dit pour imaginer le nouveau drapé
politique de la Ve République. Seuls les chefs de haut niveau sont
capables d’engager un changement de type refondation […].
Prenant à partie chaque individu dans ce qu’il a de plus profond,
la crise devrait être résolue idéalement avec la coopération de tous.
Confrontée à cette difficulté, seule une équipe auto-organisée autour
d’un chef légitime peut prétendre en venir à bout. […]

‣ En situation de crise, apparaissent plus clairement les faiblesses


intrinsèques des organisations mécanistes.
Étape 61
Développer l’auto-organisation : une réponse
au complexe
« L’œil par lequel je me vois et l’œil par lequel Dieu se voit sont le même œil. »
Maître Eckhart

L’auto-organisation, ou holomorphisme, transpose dans les


organisations sociales les propriétés de la complexité. Elle rend
opérationnelle la dialectique de l’unité/multiple, elle installe le
global au sein du local et, à l’inverse, rend possible l’appropriation
du centre par la périphérie. […] Chaque service et, à l’extrême,
chaque acteur, bien que spécialisé, a vocation à participer à la
stratégie de l’ensemble.
[…]
Tout le monde connaît la propriété des hologrammes (de holos,
« entier ») de restituer des images en relief. Mais les responsables
savent-ils tirer toutes les conséquences de cette autre propriété de
l’hologramme : n’importe laquelle de ses parties porte l’image du
tout ? Vous brisez un hologramme et vous éclairez n’importe lequel
de ses morceaux ; qu’observez-vous ? Chaque fragment vous
redonne une image de l’ensemble. Au sens fort, l’holomorphisme est
donc la propriété d’un sous-ensemble de porter en lui-même la
forme du tout. Chaque gène de notre corps ne porte-t-il pas le
programme génétique du corps entier ?
Les conséquences pratiques de cette disposition de la nature sont
considérables. L’holomorphisme établit une sorte de synthèse entre
la tension qui pousse l’entreprise à se fermer sur son dedans et celle
qui la contraint à s’ouvrir sur le dehors. Du reste, il prend sa plus
haute signification sur le pli majeur dedans/dehors, d’où sont tirées
les plus intéressantes applications de la sociodynamique.
Polycellulaire et multicentrique, l’organisation holomorphe
fonctionne en réseau, un peu comme notre cerveau, qui travaille
sans hiérarchie permanente explicite.
Le jeu d’équipe sportif donne un bon exemple d’holomorphisme.
Chaque joueur n’est-il pas à la fois au service du projet de l’équipe
qui confère son identité au dedans (« Rentrez des buts, bon Dieu ! »)
et de la stratégie vis-à-vis de l’équipe adverse, ici le dehors (« J’ai le
ballon, et je sais comment jouer pour gagner ») ?
Au chef statutaire d’une organisation mécaniste s’oppose ici un
responsable élu… par l’événement ! À l’extrême, le chef est celui qui
a le ballon, autrement dit le mieux placé et le plus compétent pour
gérer la situation. Bref, l’acteur le plus proche de l’événement est jugé
par principe le plus capable, pour la double raison qu’il est plus au
fait des vrais problèmes et qu’il joint à l’action sa ferveur pour
l’intérêt global. Dans une organisation holomorphe à décideurs
multiples, chaque acteur est donc à la fois libre mais enclin à
n’appliquer sa liberté que dans la ligne du projet global.
Ce type d’organisation (moins futuriste qu’on ne l’imagine)
conduit à une plus grande transparence de l’information, à une
meilleure réactivité aux agressions et opportunités, à une plus forte
participation de chaque acteur aux mesures permanentes de
réorganisation, aux réflexions stratégiques, aux prises de décision.
Les responsables hiérarchiques, toujours présents, jouent un rôle
plus éducatif. Cette organisation en réseaux cellularisés et structurés
en paliers de profondeur […] tend à faciliter le développement du
management à distance en temps réel et à libérer les forces
d’initiatives convergentes. Convergentes ? Être responsable, ici, c’est
répondre de soi, des autres parties de l’organisation et… du Tout.
[…]
La même logique inspire toute décision en milieu complexe. On
a longtemps pensé que la maîtrise de situations complexes relevait
essentiellement de la décision unilatérale d’un chef compétent […].
Ce chef n’est-il pas le mieux informé ? le plus expérimenté ? le plus
responsable en droit ? celui qui a le plus de chance d’établir une
synthèse judicieuse de toutes les informations et d’être obéi sans
murmure ? Oui et non. Ce qui est vrai, c’est que le management
unilatéral convient bien aux situations simples et compliquées. Mais
la complexité de notre environnement a changé le jeu. Elle devient
si extrême qu’un homme seul a de moins en moins de chance de
tout connaître et d’établir correctement les synthèses appropriées.
Paradoxalement – Edgar Morin nous pousse dans cette direction –,
pour répondre à une situation complexe, il faut s’en remettre moins
naïvement au management par le simple et se fier davantage à
l’hyperréactivité d’un management plus complexe encore que la
situation à maîtriser.
Au sein d’une auto-organisation, se fier au management
concertatif. Celui-ci est issu de l’action de multiples acteurs
compétents et responsables entretenant une relation d’or : tendus
vers un même projet, au contact direct de toutes les informations utiles,
en interrelations actives, soucieux d’élaborer les meilleurs scénarios, en
recherche de leur validation sur le terrain, puis par des allers et retours
critiques, ils sont en quête de la stratégie la plus performante. Le chef
scelle l’affaire en dernière instance.

[…] À peu de chose près, il en va de même dans l’organisation


holomorphe. Une équipe de footballeurs sur le terrain, les membres
d’un orchestre de jazz et (en principe) les citoyens d’une nation
démocratique fonctionnent ainsi. Chez FAVI SA, équipementier à
Hallencourt, nous ne sommes pas éloignés de cette démarche.
Mais comment en arriver là ? Notamment, vis-à-vis des acteurs de
base et de tous les [passifs], que faire ? Reprenons. Motiver tel ou tel
collaborateur n’est pas suffisant et dégage un parfum d’imposition
unilatérale. Mieux vaut que chacun se motive lui-même et s’implique
librement avec les autres 2. Appréciez le charme discret du verbe
réfléchi… Par construction donc, l’implication (se mettre dans les plis
du projet) est plus une affaire de transaction et d’animation […] que
d’imposition.
Comme sur un terrain de football, chaque membre d’une auto-
organisation 1) veut être performant ; 2) trouver du plaisir au jeu ;
3) vivre un stress positif, celui de tous les battants et gagneurs.
PERFORMANCE, PLAISIR et STRESS, voilà la recette à succès des

organisations les plus sociodynamiques.


Oui, « la joie est le nerf de toutes les affaires humaines »
(P. Bayle). Nous sommes loin du travail, […] dont l’étymologie
(tripalium) nous renvoie à l’idée… de torture.
Les propriétés sociodynamiques de l’organisation holomorphe ne
doivent pas faire oublier que, pour la maintenir sous tension, il
importe que ses effectifs ne dépassent pas ceux d’un supermarché,
d’une clinique, d’un service fonctionnel, d’une petite usine ou d’un
bureau d’études 3. En outre, certains grands groupes industriels
peuvent avoir à gérer un archipel comprenant des centaines d’îlots
holomorphes situés au cœur de la pyramide hiérarchique ou en
périphérie. Dans ce cas, le centre institutionnel (léger…) ne
conserve […] que quatre pouvoirs régaliens nécessaires : la gestion
générale des affaires juridiques, financières et stratégiques, et la
nomination des responsables des unités régionales et locales. À
celles-ci reviennent les actions à entreprendre sur tous les autres
plans : administratif, marketing, commercial, production, qualité,
ressources humaines, etc. : le cœur de l’entreprise et souvent du
métier ! Bref :
Dans le cadre d’un management sociodynamique, chercher à
développer des îlots auto-organisés partout où c’est possible, au
niveau approprié, à coût raisonnable, mais sans exclusive. Pourquoi
ne serait-ce pas d’abord le cas des équipes de direction ?

Certaines stratégies peuvent compléter ce dispositif :


Pratique de coopération marketing : ouverts sur le marché, les
collaborateurs d’une unité locale élaborent leur propre stratégie
dans le respect de la stratégie d’ensemble ;
Stratégie d’interdépendance : les alliés fondent leur identité sur le
projet commun d’une fédération. L’alliance est soutenue et doit
durer. La fidélité est de règle ;
Stratégie du projet latéral 3 qui s’établit moins à partir du centre
hiérarchique que des volontés locales partagées et promues par
tous et avalisées par le centre ;
Stratégie d’ouverture vis-à-vis des opposants, qui bénéficient malgré
tout d’un crédit d’intention. Cette stratégie est fondée sur une
recherche opiniâtre de points d’accord, quelles que soient les
difficultés ;
Stratégie non violente. S’il y a conflit, celui-ci porte exclusivement
sur l’objet du litige. Les adversaires sont traités avec respect,
sans procès d’intention ; l’emploi du pouvoir se limite à un refus
de toute collaboration ; le but poursuivi est de provoquer peu à
peu des mouvements de bonne volonté chez des adversaires qui
sont censés perdre en chemin leurs raisons d’être hostiles 4. C’est
la stratégie employée par Gandhi face aux forces britanniques.
‣ À défaut d’être une panacée, l’auto-organisation revendique un statut
opérationnel comparable à celui des autres modes d’organisation.

Étape 63
Mettre en œuvre un management subtil par « vide
contrôlé »
« Dieu créa l’homme comme la mer fit les continents, en se retirant. »
prêté à Hölderlin

« Le non-agir est la forme supérieure de l’action. »


Lao Tseu

Style de management capital que celui-ci ! Il résume


probablement ce que la sociodynamique offre de plus élaboré pour
concourir à la performance de l’entreprise […]. N’est-il pas le signe
encourageant d’une propension à l’excellence ? Et la raison du
succès de certains patrons éducateurs, en avance sur leur temps 5.
Le management par vide contrôlé est d’abord une philosophie de
l’action inspirée des règles du jeu de go, dont les parentés avec la
théorie du yin et du yang sont évidentes. Dans la culture chinoise, le
yin (vide, liberté, indétermination, chaos) est la matrice du yang
(plein, matière, vie, lumière), lequel retourne au yin dans un
mouvement cyclique permanent : la nuit engendre le jour, la liberté
engendre l’initiative… Appliquée au management, cette démarche
réconcilie deux stratégies opposées :
– Celle du plein […]. Pour les autres acteurs, le chef apparaît ici
comme étant plein de diplômes, de droit, de savoir, de pouvoir et de
privilèges ! Devant un tel niveau de perfection, un [collaborateur de
base], notamment, est gêné, infériorisé, voire incapable de prendre
une initiative qui soit à la hauteur des compétences reconnues du
chef. « De toute façon, je ferais moins bien que lui… donc, je ne fais
rien, ou rien d’autre que ce qui m’est demandé explicitement. » À
quoi bon rivaliser avec le soleil ! En d’autres termes, la stratégie du
plein est aussi peu sociodynamique que possible. Elle ne pousse pas
les acteurs à développer leur synergie et à franchir cette fameuse
ligne bleue, signe tangible de leur coopération et de leur engagement.
C’est la méthode du chef qui fait par lui-même, et en définitive fait
tout. […].
– Celle du vide, dans laquelle le responsable met provisoirement
entre parenthèses ses droits, ses pouvoirs… ouvrant ainsi aux autres
acteurs des espaces de liberté. Offerts spontanément ou négociés, ces
espaces n’en sont pas moins d’authentiques lieux d’initiative. Seul
inconvénient : les subordonnés laissés à eux-mêmes peuvent prendre
des positions désastreuses. C’est la stratégie du laisser-faire, qui
conduit souvent au laisser-aller. Par contre, il en va tout autrement
[…] dans l’auto-organisation ; ici, la liberté négociée des acteurs
s’exerce sur un fond de consensus socioprofessionnel. En principe,
chacun est libre de ses actions, mais enclin à ne les mettre en œuvre
que dans le respect des valeurs, des habitudes et des pratiques de
l’organisation. « Le roi, dit Lao Tseu, est pensif et se tait sur ses
œuvres pour que le peuple s’en dise l’auteur. »
Le tao privilégie la relation active yin/yang, « mère des dix mille
êtres », dans laquelle le yin assure une fonction d’ouverture
centrifuge et le yang, de concentration centripète. Devant
l’extension des initiatives positives (yin) des acteurs, le tao
recommande un effacement mesuré des responsables. Il n’est pas
abandon, ni dépossession, mais ouverture d’un vide contrôlé qui
appelle l’initiative. Il est repli, mais repli élastique : le yang retrouve
immédiatement son rôle face à toute absence d’initiative, tout
manquement grave ou erreur manifeste. « Jouer dans les vides
laissés par le partenaire » est une pratique commune du jeu de go.
Dans le management par vide contrôlé, le chef effectue un double
mouvement de recul et de retour éventuel ; de la sorte, il libère des
espaces d’initiative (les vides : 2e mode) à vocation synergique
(3e mode), tout en conservant le contrôle en cas de défaillance (le
plein : 1er mode). Deux conséquences : le management par vide
contrôlé n’est praticable que 1) par un chef n’ayant pas franchi son
seuil de Peter 4. Les chefs incompétents n’en usent jamais. C’est à ce
signe qu’ils sont souvent reconnus ; 2) par un chef humble, dont
l’amour-propre professionnel s’efface devant les talents manifestes
des autres membres du groupe.
Si vous voulez que vos collaborateurs s’impliquent… soyez
insuffisant, autrement dit : ne suffisez pas à tout. « Garde-toi de te
césariser » (Marc Aurèle).
Il faut beaucoup de pouvoir pour y renoncer, il en faut très peu
pour l’exhiber.

Un outil particulièrement adapté ici est la délégation à rebours.


Celle-ci consiste à organiser à l’envers la pyramide des
responsabilités. Le niveau hiérarchique le plus local possible
s’approprie toutes les tâches et prend toutes les initiatives qu’il peut
assurer dans de bonnes conditions de qualité et de coût, et ce dans
la perspective du projet. Les autres tâches sont remontées au niveau
supérieur, et ainsi de suite, jusqu’au décideur le plus global qui
assume… le solde. Cette méthode, de type bottom up, s’oppose à la
délégation mécaniste de type top down, où c’est le niveau N qui
délègue en 1er mode aux niveaux N-1, N-2… les tâches qu’il ne veut
ou ne peut assurer lui-même. Ici, c’est en quelque sorte le niveau N-
1 qui délègue une tâche au niveau N, sous réserve de l’aval de celui-
ci. La délégation à rebours octroie un droit considérable au niveau
local […], celui de s’approprier peu à peu toutes les tâches
accessibles et par conséquent de définir a contrario celles des
niveaux les plus responsables. La délégation à rebours conduit à ce
qu’il y ait toujours plus de rameurs et de… barreurs ! On aura
reconnu le principe de subsidiarité 6 évoqué par saint Thomas, qui
donne la priorité aux initiatives de l’homme et de sa famille sur
celles de la cité.

‣ Le management par vide contrôlé est l’apanage des chefs éducateurs ou


développeurs, certainement pas commissaires.

Étape 64
Les enjeux sociodynamiques de l’auto-organisation

La sociodynamique n’a pas pour vocation de prendre parti pour


tel ou tel mode d’organisation ou de management. Elle a pour projet
de développer la performance in situ.
[…]
Sans barguigner, ces schémas et analyses (inspirés de l’œuvre
indispensable d’E. Morin) situent tous l’auto-organisation dans le
monde semi-chaotique de la complexité. De ce fait, l’auto-
organisation hérite d’une position opérationnelle difficile. Pour deux
raisons : 1) elle utilise au minimum l’inertie utile des organisations
mécanistes et 2) elle assure une délicate synthèse des turbulences et
fusions des organisations individualistes et tribales.
De la sorte et par définition, elle est performante et fragile,
dynamique et brouillonne, pérenne et éphémère, vécue dans
l’enthousiasme et la désillusion, riche en initiatives positives et
risquées, sujette à la générosité et à l’humeur des chefs, capable de
maîtriser magistralement les situations les plus tordues et de
bafouiller devant les événements de la vie courante… La
complexité, toujours ! Elle suppose la relation d’or 5 largement
pratiquée ! De plus, dans les grands groupes, il est malaisé d’en
coordonner les actions avec les autres services…
Mais l’auto-organisation s’offre aussi à nous comme le cas
méthodologique exemplaire de la performance. Elle apparaît comme
une synthèse optimisée de toutes les dialectiques étudiées :
institution/corps social, dedans/dehors, centre/périphérie,
synergie/antagonisme, etc. Aucune autre forme d’organisation,
mécaniste, individualiste ou tribale, ne peut revendiquer un tel
score. Ainsi, sa capacité à la variété (donc, son adaptabilité pertinente
à l’environnement) est sans comparaison. Elle dispose du Plus Grand
Commun Culturel, un atout sans équivalent. Observez ses propriétés
singulières dans sa relation au dehors (réactivité locale spontanée et
proactivité individuelle) et au dedans (attachement social aux choses
et exportation du sens), vous constaterez son autodynamisme hors
pair. De plus, sur le plan politique, elle réunit dans un même élan
tout ce que la Démocratie a imaginé pour justifier sa prééminence
incontestée sur la République aristocratique, la Monarchie, le
Despotisme… catégories chères à Montesquieu. Mieux encore, elle
donne sens à rebours aux autres formes plus habituelles
d’organisation dont les tares sont pourtant reconnues mais subies
comme des fatalités. Il en va ainsi de la règle d’incapacité foncière
en milieu complexe qui vise prioritairement les chefs isolés à la tête
de vastes structures… mécanisées ; de la sorte et contrairement aux
autres modes d’organisation (notamment mécaniste et
individualiste), l’auto-organisation peut se targuer de posséder une
propriété indépassable, celle des corps biologiques et d’Homo sapiens
sapiens : l’auto-fonctionnement-et-connaissance-de-soi.
Dès lors que chacun des membres d’une auto-organisation
s’applique à renforcer l’auto-organisation, celle-ci est accomplie.

‣ Pour son action à moyen et long terme, aucun chef d’entreprise sérieux ne
peut faire l’impasse sur cette visée lumineuse, de haute perspective, qu’est l’auto-
organisation.

Étape 65
L’organisation holomorphe
Autres caractéristiques
– Énergie collective de nature plus culturelle que matérielle,
issue de la propre morphologie de l’organisation ;
– Proaction : présents actifs créateurs de temps nouveau ;
– Management par vide contrôlé et délégation à rebours ;
– Argent : équilibre optimisé entre le capital et le travail ;
– Profits partagés ;
– Rétribution de croissance liée à l’autonomie et au potentiel de
chaque acteur ;
– Institution et corps social en compétition pour une
communauté d’intérêts ;
– Dynamisme des valeurs : autonomie, potentialité,
développement, souci d’intégrer l’intérêt commun dans chaque
action locale, compétence élargie ;
– Organisation polycellulaire, en réseaux, se prolongeant à
l’extérieur, notamment sur le plan commercial ;
– Concertation étendue à tous problèmes stratégiques, tactiques,
globaux, locaux ;
– Contrôle de gestion par subsidiarité ;
– Formation de développement personnel par immersion dans
des situations réelles ;
– Marché personnalisé : on vend un « service pour vivre ».
Partenariat avec la clientèle, les fournisseurs, les concurrents, les
médias ;
– Production décentralisée (investissements, maintenance,
méthodes…) ;
– Information-communication globale récursive, sans exclusive,
facilitée par une informatique de pointe, en réseau transparent ;
délocalisation des traitements ;
– Qualité : autocontrôle, auto-amélioration au plus bas niveau
hiérarchique ;
– Innovation audacieuse intégrée, capable de rupture avec les
fondements, mais dans une perspective de dépassement ;
– Le progrès l’emporte sur le suivi et la mesure ;
– Effort par initiative au plus bas niveau, auto-réorganisation
maîtrisée localement ;
– Projet global/local : challenge, aventure, exploit ou défi à
relever ensemble. Par exemple : « Tous marketing. » Contrôle des
tableaux de bord par tous.

Risques et limites
– Réservé aux unités de faible effectif (< 500) ;
– Unités locales moins sensibles aux impératifs globaux que
locaux ;
– Dans les grands groupes, difficultés de coordination ;
– Dégradation lente sous l’effet de microréactions individuelles
exercées de bonne foi, mais quelquefois peu pertinentes et mal
coordonnées ;
– Coûteux en temps de communication, de formation, de
concertation, de management, etc.

Étape 80
Donner un élan sociodynamique à l’entreprise
« Toutes choses se meuvent à leur fin. »
Rabelais

« L’allure principale entraîne avec elle tous les incidents particuliers. »


Montesquieu

[…] La performance résulte moins du rangement matériel des


choses que de l’arrangement immatériel de leur rapport. Elle n’exige
pas l’unisson, mais l’harmonie. Elle nous invite à repérer et à
respecter ces forces en partie spontanées, « résultats de l’action des
hommes, mais non de leurs desseins explicites » (F. von Hayek)
[…]
Nous retrouvons là l’un des points forts de la philosophie
chinoise qui rejette la modélisation a priori de l’action et la logique
occidentale fins/moyens. Selon F. Jullien 7, l’approche chinoise
privilégie au contraire le processus qui se construit à mesure. Elle
aménage les moyens et les fins selon les circonstances. Elle détecte
le moment favorable et « surfe » sur la vague des événements. Elle
ne s’oppose pas au mouvement naturel des choses ; elle veut plutôt
profiter de toutes les opportunités, à faibles coûts. Le non-agir ne
consiste pas à ne rien faire, mais à se jouer de la vague pour tirer le
meilleur parti de l’inévitable. Autrement dit, à faire d’un petit
présent le tremplin d’un grand futur. À la fois réactifs et solidaires,
reconnaissez que les membres d’une équipe auto-organisée ne sont
pas les plus mal placés pour profiter des circonstances favorables.
[…]
Nous résumerons notre longue marche sur les chemins de
l’action en proposant une formule de propension à la performance.
Elle prend le contre-pied de ce que pourraient imaginer les mufles
habituels et nouveaux barbares. Elle n’innove pas. Elle se contente
de reformuler l’élan sociodynamique bien naturel qui sommeille
chez tout acteur, qu’il soit entrepreneur, intraprenant ou
entreprenant, chef d’entreprise ou ministre, entraîneur d’une équipe
sportive ou animateur d’une association culturelle, délégué syndical
ou chef de parti, enseignant ou père de famille…
La nature est énergie. Partie prenante de la nature, toute
organisation biologique ou sociale est mouvement, élan, force,
dynamisme… À l’exception des systèmes mécaniques, l’élan propre
d’une organisation ne peut lui être importé de l’extérieur. L’élan est
à trouver nécessairement dans une composition originale de son
champ de forces interne. Et, bien entendu, cette composition doit
tendre vers l’une des formes sélectionnées par la nature et la vie
pour croître et se multiplier…
Le grand taoïste Liu An dit à peu près la même chose : « Pour
réguler les affaires du monde, l’action des hommes doit prendre
appui sur le cours naturel des choses », lequel est animé par le Tao,
« source ineffable d’harmonie et de créativité ». L’élan !
Gageons que cet élan s’étendra, de proche en proche, à toute la
société française. Ça urge !
Max De Pree

Max De Pree (né en 1924) était, du simple fait de sa naissance,


destiné à devenir l’héritier de Herman Miller, l’entreprise créée par
son père, fabricant de meubles de design, notamment de la fameuse
chaise de bureau Aeron.
Mais son père n’y est pas favorable, et il commence par faire des
études de médecine, interrompues par sa participation à la guerre,
avant de finalement rejoindre l’entreprise familiale à l’âge de
36 ans, malgré l’avis paternel. Il en devient l’un des dirigeants
tandis que son frère devient PDG. Puis, Max De Pree est à son tour
PDG à partir de 1980 et reste à ce poste pendant sept ans, faisant
progresser son chiffre d’affaires de 220 %, jusqu’à 743 millions de
dollars. Ces résultats spectaculaires ne sont pas dus, selon De Pree, à
quelque brillante stratégie – qui restait la même que celle de son
père – mais au « leadership serviteur » qu’il pratique, et qu’il
s’efforce de décrire dans son ouvrage Leadership is an Art. Publié en
1987, le livre s’est vendu à ce jour à 800 000 exemplaires, valant la
célébrité à son auteur.
Après sa parution, De Pree quitte la fonction du PDG tout en
restant membre du conseil d’administration jusqu’en 1995. De plus
en plus impliqué dans la diffusion de sa philosophie du leadership –
il écrit quatre autres ouvrages –, il ouvre, en 1996, un centre de
leadership qui porte son nom (un peu à la manière de Robert
Greenleaf•, auquel De Pree se réfère régulièrement dans son livre). À
la différence des autres leaders, représentés dans la seconde partie
de ce livre, qui fondent leurs écrits sur des anecdotes et des cas
concrets, De Pree procède davantage à un exposé de croyances et de
postures proches du leadership serviteur de Greenleaf, comme dans
cette citation emblématique : « Le leader doit devenir un serviteur et
un débiteur. »
En 1992, De Pree est élu par le magazine Fortune au Business
Hall of Fame, le Panthéon des femmes et des hommes d’affaires
américains. La même année, on compte parmi les lauréats Sam
Walton, le fondateur de Walmart, qui va devenir la plus grande
entreprise du monde, et Steve Jobs, le fondateur d’Apple, qui va
devenir la plus grande capitalisation boursière du monde. Bien
entendu, en 1992, ces deux PDG n’étaient pas encore au sommet de
leur gloire… Néanmoins, beaucoup de grands patrons entrent dans
cette liste à titre posthume, comme ce fut le cas en 1992 pour
Richard W. Sears et Julius Rosenwald, les pères du géant américain
de la grande distribution Sears Roebuck & Co (la fameuse Sears
Tower à Chicago, c’est eux). C’est donc un cas rarissime de voir le
PDG d’une PME rejoindre ce tableau d’honneur du monde des
affaires.
D’ailleurs, le jury ne le cache pas, et souligne en ces termes les
mérites de De Pree : « Max De Pree a défendu l’idée et montré par
son exemple que les entreprises peuvent être des lieux de
bienveillance et d’accomplissement de soi, tout en faisant de
l’argent ». Tel est le message qui a résonné en 1992, tandis que
Herman Miller était classée par le même Fortune comme l’entreprise
la plus admirée aux États-Unis dans son secteur. Un message qui
résonne encore aujourd’hui aux oreilles de qui lit et s’approprie les
leçons de leadership serviteur délivrées par Max De Pree.
Le leadership est un art (1987)

Introduction

Vous pouvez commencer ce livre où vous voulez. C’est


davantage un livre d’idées que de méthodes. Ce n’est pas ce que la
plupart des gens qualifieraient aujourd’hui de livre de management,
où l’on vous raconte comment il faut s’y prendre – même si les idées
qui y sont avancées peuvent vous aider à réaliser des choses très
importantes. Ce livre traite de l’art du leadership : donner aux gens
la liberté d’accomplir ce qu’on attend d’eux de la manière la plus
efficace et la plus humaine possible.
[…]
Dans la mesure où il traite essentiellement d’idées, de croyances
et de relations, il concerne davantage le « pourquoi » que le
« comment » de la vie et des institutions de l’entreprise. Le profit, ce
résultat tant espéré du « comment », est normal et nécessaire. Les
résultats ne sont cependant qu’une manière de mesurer l’état de nos
ressources à un moment donné en un lieu donné, une borne
kilométrique sur une longue route. Pourquoi nous obtenons ces
résultats me paraît être autrement important. Voilà de quoi parle ce
livre.
Il y est très souvent question de Herman Miller, Inc., ce qui est
bien naturel, étant donné que j’y ai travaillé pendant quarante ans.
[…] Vous qui lisez ce livre, vous allez peut-être vous y reconnaître,
même si nous ne nous sommes jamais rencontrés, mais cela ne me
surprendrait aucunement.
Quoi qu’il en soit, les idées, les croyances, les principes contenus
dans ce livre s’appliquent à peu près à toutes les formes d’activité.
Des relations humaines saines mais de types différents peuvent être
établies dans presque toutes les entreprises.
[…]
Le leadership est un art que l’on apprend avec le temps, et pas
seulement en lisant des livres. C’est un art plus tribal que
scientifique, qui relève davantage de l’élaboration d’un réseau de
relations que de l’accumulation d’informations, et c’est pourquoi je
ne sais pas comment le définir avec précision.
D’une certaine manière, chaque lecteur « conclut » un livre en
fonction de ses expériences, de ses besoins, de ses croyances et de
son potentiel. C’est ainsi que l’on peut réellement s’approprier un
livre. Il est facile d’acheter des livres, mais pas de les assimiler. Il y a
dans celui-ci suffisamment d’espace pour que le lecteur puisse le
conclure et l’intégrer. Les idées qui y sont exposées ont changé,
évolué, mûri dans mon esprit pendant de nombreuses années. Une
fois le livre publié, je continuerai longtemps à y réfléchir, et je pense
que vous en ferez autant.
Si je vous dis cela, c’est que j’espère vous voir comprendre que
ce livre demande une participation de votre part, qu’il est offert à
votre influence et à vos observations. Au fur et à mesure que vous le
lisez, il doit illustrer plusieurs idées abordées, en particulier celles
de participation et de propriété de la société. J’espère que ce livre,
comme bien des constructions correctement conçues, est
indéterminé.
Lorsque j’étais enfant, j’observais souvent les adultes quand ils
étudiaient des livres. C’est ainsi que j’ai appris une de mes premières
leçons concernant la lecture. Ils écrivaient sur les livres. Les lecteurs
sérieux et passionnés par leur sujet écrivent souvent dans les marges
et entre les lignes. (Il se peut que vous écriviez et lisiez beaucoup
entre les lignes, avec ce livre-ci !) Les bons lecteurs prennent
possession de ce qu’ils sont en train d’apprendre en soulignant,
commentant et questionnant. C’est ce que j’appelle « conclure » ce
que l’on a lu.
Vous lirez peut-être ce livre rapidement, mais j’espère que vous
ne le conclurez pas rapidement. Il vous sera d’une bien plus grande
utilité si vous le concluez, si vous en faites vraiment votre propre
livre.

La mort du chauffagiste

Un jour, le chauffagiste est mort.


Mon père, qui était alors un jeune patron, n’avait pas la moindre
idée de ce qu’il fallait faire quand un homme indispensable venait à
mourir. Il jugea cependant bon de faire une visite à sa famille. Il se
rendit là-bas et fut invité à se joindre à eux dans le salon. Ils
échangèrent quelques phrases empruntées – ce genre de
conversation auquel beaucoup d’entre nous sommes habitués.
La veuve du chauffagiste demanda à mon père s’il voyait un
inconvénient à ce qu’elle lise des poèmes à voix haute. Bien
entendu, mon père approuva. Elle alla chercher un livre relié dans
une autre pièce et lut pendant quelques minutes des passages choisis
parmi de très beaux poèmes. Quand elle eut terminé, mon père
exprima son admiration pour la beauté de ces vers et demanda qui
en était l’auteur. Elle répondit que son mari, le chauffagiste, les
avait écrits.
Cela fait maintenant soixante ans que le chauffagiste est mort, et
mon père, ainsi que plusieurs d’entre nous, chez Herman Miller,
continuent de se demander : était-ce un poète qui surveillait le cycle
des machines, ou un chauffagiste qui écrivait des vers ?
Attachés comme nous le sommes à comprendre la vie de
l’entreprise, quel enseignement devrions-nous tirer de cette
histoire ? Il est indispensable qu’en plus de tous les pourcentages,
les objectifs, les paramètres et les résultats de comptes
d’exploitation, les leaders essaient de comprendre les êtres humains.
Cela commence par la compréhension de la diversité des dons et des
talents de chaque individu.
Comprendre et admettre ces différences nous permet de
constater que chacun de nous est nécessaire. Cela nous permet
également de commencer à envisager l’utilité de s’abandonner à la
force des autres, d’admettre que nous ne pouvons ni tout savoir, ni
tout faire.
Il suffit de reconnaître la diversité au sein de la vie de
l’entreprise pour pouvoir assembler la grande variété de dons que
tous apportent au travail et au fonctionnement de l’organisation. La
diversité permet à chacun de contribuer à sa manière, de faire de
son apport personnel un des éléments de l’effort collectif.
Accepter la diversité nous aide à comprendre que nous avons
besoin d’un environnement favorable, d’égalité et d’identité là où
nous travaillons. La reconnaissance de la diversité nous procure
l’occasion de donner un sens, un épanouissement et un objectif à
celui qui travaille dans l’entreprise, valeurs qui ne doivent pas être
exclusivement réservées à la vie privée, pas plus d’ailleurs que
l’amour, la beauté et la joie. Et cela nous permet également de
comprendre que pour beaucoup d’entre nous, il existe une différence
fondamentale entre les objectifs et les récompenses.
Enfin, non seulement la diversité existe au sein de la vie
professionnelle, mais il arrive fréquemment, comme dans le cas du
chauffagiste, qu’elle reste méconnue. Ou plutôt, comme disait le
poète Thomas Gray, il arrive que le talent ne soit pas reconnu, et
qu’il ne serve à rien.
[…]
Lorsque nous considérons les leaders et la diversité de talents
que les gens apportent aux entreprises et aux institutions, nous
constatons que l’art du leadership repose sur l’aptitude à parfaire,
libérer et concrétiser ces talents.

Les devoirs du leader

La première responsabilité d’un leader est de définir la réalité. La


dernière est de dire merci. Entre les deux, le leader doit devenir à la
fois un serviteur et un débiteur. Cela résume la progression d’un
leader ingénieux.
[…]
L’un de mes amis propose cette définition fort simple : « Les
leaders n’infligent pas de souffrance ; ils endurent la souffrance. »
Il ne s’agit pas, lorsque l’on réfléchit intensément à la question,
de produire des leaders éminents, charismatiques, ou célèbres.
L’envergure du leadership ne se mesure pas à la qualité de la tête
mais à la tonalité du corps. Les signes révélateurs d’un excellent
leadership dans une entreprise apparaissent d’abord chez les
salariés. Peuvent-ils réaliser leur potentiel ? Sont-ils en train
d’apprendre ? De servir ? Obtiennent-ils les résultats escomptés ?
Acceptent-ils le changement de bonne grâce ? Savent-ils gérer les
conflits ?
Je voudrais vous demander de réfléchir au problème sous un
angle particulier. Essayer de penser à un leader selon les termes de
l’Évangile de saint Luc, comme « celui qui sert ». Être le leader d’une
entreprise implique qu’on lui doit certaines choses. Il s’agit de
penser à ceux qui sont les héritiers légitimes de l’entreprise, de
penser que l’on est au service de l’entreprise et non qu’elle vous
appartient. Robert Greenleaf • a écrit, sur cette idée-là, un excellent
livre, intitulé Servant Leadership.
L’art du leadership nous impose de réfléchir au concept de
leader-serviteur en termes de relations humaines, d’actif et
d’héritage, de puissance et d’efficacité, de civilité et de valeurs.

Les leaders devront laisser derrière eux un actif


et un héritage
Considérons l’actif pour commencer. Il est évident qu’un leader
détient un actif. Il possède la richesse financière nécessaire à la
survie de l’établissement, ainsi que les relations et la réputation qui
soutiennent la continuité de cette richesse financière. Les leaders
doivent procurer à leurs établissements les services, produits, outils
et équipements convenables dont ont besoin les salariés. Dans de
nombreux cas, ils ont le devoir de fournir le lieu de travail et le
matériel.
Quels sont leurs autres devoirs ? De quoi les leaders talentueux
sont-ils également responsables ? Assurément, des salariés. Les
salariés sont le cœur et l’âme de tout ce qui compte. Sans eux, les
leaders n’ont pas de raison d’être. Les leaders peuvent décider qu’il
est primordial de laisser des actifs à leurs héritiers, mais ils peuvent
également aller au-delà et juger opportun de laisser un héritage, un
héritage tenant compte de l’aspect le plus difficile de l’existence,
l’aspect qualitatif de la vie, celui qui procure aux vies de ceux que le
leader accompagne un supplément de sens, de défi, de joie.
En dehors du fait qu’ils doivent assurer un actif à leur entreprise,
les leaders doivent aussi garantir certaines choses à ceux qui y
travaillent. Ils doivent se soucier du système de valeurs de
l’entreprise, ce système qui, après tout, génère les principes et les
critères selon lesquels fonctionnent les salariés. Les leaders sont
tenus d’exprimer clairement les valeurs de l’entreprise. Elles doivent
être comprises au sens large, tout le monde doit les accepter, ce sont
elles qui doivent conditionner notre comportement dans l’entreprise
et dans la vie privée. Sur quoi repose ce système de valeurs ?
Comment s’exprime-t-il ? Comment est-il contrôlé ? Ce ne sont pas
des questions faciles à aborder.
Les leaders ont également la responsabilité de leurs successeurs.
Ils doivent repérer, éduquer et soutenir les futurs leaders.
Les leaders sont responsables, entre autres, du sens de la qualité 1
au sein de leurs entreprises, que celle-ci soit ou non prête à subir des
influences ou à accepter des changements. Les leaders efficaces
aiment entendre des opinions contradictoires, car c’est une source
de vitalité indispensable. Je veux dire qu’ils doivent alimenter les
racines de leur entreprise, je parle du sens de la continuité et de
l’identité culturelle de celle-ci.
Les patrons doivent passer un accord avec l’entreprise ou
l’institution puisqu’elle est, après tout, un groupe d’individus. Leur
devoir est de fournir un nouveau point de référence permettant aux
salariés attentifs, concernés et soucieux de bien faire, de se situer au
sein de l’organisation. Vous remarquerez que je n’ai pas parlé de ce
que les gens pouvaient faire, car ce que nous pouvons faire est
simplement la conséquence de ce que nous pouvons être. Les
entreprises, comme les individus qui les composent, sont toujours en
train de devenir autre chose. Les accords créent un lien entre les
gens et leur permettent de répondre aux besoins de l’entreprise tout
en répondant à leurs besoins réciproques. Nous devons réaliser ceci
d’une manière cohérente avec le monde qui nous entoure.
Les leaders sont redevables également d’une certaine maturité.
La maturité au sens de valeur individuelle, sens de l’appartenance,
sens de l’anticipation, sens de la responsabilité personnelle et de la
responsabilité de ses actes vis-à-vis des autres, enfin, sens de
l’égalité.
Les leaders doivent être rationnels. C’est ce qui permet de donner
une logique et une compréhension mutuelle aux programmes
d’action et aux relations humaines. C’est ce qui confère l’ordre
visible. L’excellence, l’engagement personnel et la compétence ne
nous sont accessibles que par le biais de la raison. Un
environnement rationnel est une garantie de confiance et de dignité
humaine, il favorise un développement et un épanouissement
personnel tout en permettant d’atteindre les objectifs de l’entreprise.
La connaissance du langage des affaires et la compréhension de
la structure économique d’une entreprise sont essentielles. Seul un
groupe d’individus partageant un ensemble de connaissances et
s’attachant à acquérir collectivement de nouvelles connaissances
peut conserver sa vitalité et survivre.
Les patrons doivent accorder de l’espace aux gens, un espace de
liberté. Et la liberté, c’est la possibilité d’exercer nos talents. Nous
devons nous accorder mutuellement l’espace nécessaire pour croître,
être nous-mêmes, exprimer notre diversité. Nous devons nous
accorder mutuellement de l’espace afin de pouvoir à la fois donner et
recevoir ces dons magnifiques que sont les idées, l’ouverture d’esprit,
la dignité, la joie, la compassion et l’appartenance au groupe. Et en
même temps que nous nous accordons mutuellement de l’espace,
nous devons également offrir ces autres dons auxquels chacun de
nous a droit, la beauté et la grâce. […]

Les chefs d’entreprise ont un devoir d’efficacité.


[…] Les leaders peuvent s’en remettre à d’autres, pour ce qui est
de la compétence, tandis qu’ils doivent s’occuper personnellement
de l’efficacité. La question qui se pose tout naturellement est de
savoir comment. Nous pourrions remplir quantité de pages sur ce
sujet, mais j’aimerais m’en tenir à deux points.
Pour commencer, il faut comprendre que l’efficacité s’obtient en
laissant chacun réaliser son potentiel – à la fois son potentiel
individuel et son potentiel au sein de l’entreprise.
[…]
Une autre manière d’améliorer l’efficacité est d’encourager
l’émergence de leaders « volants » 2. Les leaders volants surgissent et
s’expriment à des moments et dans des situations variables, selon les
nécessités de ces situations. Les leaders volants possèdent les talents
particuliers ou les forces particulières, ou encore le caractère
particulier qui permettent de prendre le leadership des opérations
dans ce genre de situations particulières. Ils sont reconnus comme
tels par les autres, qui sont prêts à les suivre. […]

La participation

Qu’est-ce que la plupart d’entre nous attendent vraiment de leur


travail ? Nous aimerions trouver la manière la plus efficace, la plus
productive, la plus gratifiante de travailler ensemble. Nous
aimerions être sûrs que notre méthode de travail utilise la totalité
des ressources appropriées et pertinentes : humaines, physiques,
financières. Nous aimerions une méthode de travail et des relations
humaines capables de satisfaire notre besoin d’appartenance, de
contribution, de travail ayant un sens, de trouver des occasions de
s’impliquer, de croître et de contrôler notre destin dans la mesure du
raisonnable. Au fond, nous aimerions que l’on nous dise : « Merci ! »
Depuis plusieurs années, le monde des affaires est passé d’une
position et d’une pratique de management assise sur le pouvoir à un
processus de leadership fondé sur la persuasion, et cela n’est pas
près de cesser. Bien entendu, cette évolution va finir par rendre
complètement démodé le recours au pouvoir formel au sein de
l’entreprise.
J’estime que la méthode de leadership la plus efficace, à l’heure
actuelle, est la participation. On a beaucoup discuté de la
participation, ces derniers temps, dans les colonnes des revues et
dans les livres, mais il ne s’agit pas pour autant d’une position
théorique que l’on peut adopter après avoir lu quelques journaux.
Pour commencer, il faut être persuadé que les gens ont un potentiel
à réaliser. Introduire la participation dans une entreprise sans être
convaincu de l’existence de ce potentiel et des dons que chacun
apporte à l’ensemble ne tient pas debout.
Accepter la participation procède d’un élan du cœur et d’une
philosophie personnelle de la nature humaine. On ne peut ni
l’ajouter à un livret de principes de gestion, ni l’en soustraire,
comme s’il ne s’agissait que d’un outil de gestion de plus.
C’est un droit et un devoir pour chacun d’influencer les processus
de décision et de comprendre les résultats. La participation garantit
que les décisions ne seront pas prises arbitrairement, secrètement ou
sans avoir laissé à chacun le loisir de poser des questions. La
participation n’est pas démocratique 3. Il ne faut pas confondre voter
et donner son avis.
Exercer une influence utile et comprendre sont essentiellement
possibles s’il existe des relations humaines saines entre les membres
du groupe. Les leaders doivent prendre soin de l’environnement et
des conditions de travail où les individus peuvent développer des
relations de qualité – relations entre eux, avec la collectivité au sein
de laquelle nous travaillons, avec nos clients et nos acheteurs.
Comment aborder le problème qui consiste à transformer en
réalité une vision idéale des relations humaines ? Il n’existe pas de
formule dont le résultat soit assuré, mais je propose cinq mesures
pour commencer. Vous ne manquerez certainement pas d’y apporter
des modifications, et des additions.

Respecter les gens


Ce qui implique, au départ, de comprendre la diversité de leurs
dons. Cette compréhension nous permet d’engager la démarche
essentielle : la confiance mutuelle. Cela nous permet également de
commencer à envisager différemment les forces des autres. Chacun
est doté de certains talents, mais ce ne sont pas les mêmes. Une
véritable participation et un leadership éclairé permettent à ces dons
de s’exprimer de diverses manières, à différents moments. Il serait
parfaitement absurde que le PDG donne son avis sur le genre de
perceuse que nous avons besoin d’acheter. De même, il serait
ridicule que l’ouvrier appelé à utiliser cette perceuse (celui-là même
qui devrait voter pour l’achat de l’outil) s’exprime quand il s’agit de
décider une division de capital.

Comprendre que nos croyances prévalent sur la politique


et sur la pratique
J’entends par là notre système de valeurs personnelles autant
que professionnelles. Il me semble que notre système de valeurs et
notre idée du monde devraient s’intégrer aussi intimement à notre
vie professionnelle qu’à la vie que nous menons au sein de nos
familles, de nos églises et d’autres groupes, ainsi qu’à toutes nos
autres activités.
Beaucoup de leaders se préoccupent de leur style. Ils se
demandent quelle image ils donnent d’eux-mêmes : sympathique,
autocratique, ou ouvert à la participation. Le style est à la croyance
ce que la pratique est à la politique de l’entreprise. Le style résulte
tout simplement de ce que nous croyons, de ce que renferme notre
cœur.

Se mettre d’accord sur les droits du travail


Chacun de nous, quel que soit son rang dans la hiérarchie, a les
mêmes droits : être indispensable, être impliqué, être lié par une
relation d’alliance 4, comprendre l’entreprise, exercer une influence
sur son avenir, être fiable, être sympathique, s’engager. […]

Comprendre les rôles respectifs et les relations


qu’entraînent les accords contractuels et les conventions
Les relations contractuelles recouvrent des questions telles que
les attentes, les objectifs, les salaires, les conditions de travail, les
bénéfices, les occasions stimulantes, les contraintes, les emplois du
temps, etc. Tous ces éléments participent à notre vie ordinaire et
doivent y avoir leur place.
Mais il faut davantage – en particulier de nos jours, où la
majorité d’entre nous qui travaillons peuvent être à juste titre
qualifiés de volontaires. Les meilleurs éléments travaillant pour des
entreprises sont l’équivalent de volontaires. Alors qu’ils pourraient
probablement trouver un emploi dans n’importe quelle autre
entreprise, ils décident de travailler précisément dans l’une d’entre
elles pour des raisons moins directement perceptibles que le salaire
ou la position hiérarchique. Les volontaires n’ont pas besoin de
contrat. Il leur faut une alliance. […]

Comprendre que les relations sont plus importantes


que la structure
[…] Les structures n’ont rien à voir avec la confiance. Ce sont les
individus qui construisent la confiance. […]

Nouvelle conception du travail

Nous devons déterminer clairement un nouveau concept de


travail.
Certains cherchent la clé de la productivité dans l’argent, les
avantages en nature et la complexité du matérialisme. D’autres
s’égarent en invoquant la notion de collectivité dictée par la
nécessité politique, ou dans les diverses relations antagonistes que
nous connaissons bien.
Pour beaucoup d’entre nous qui travaillons, il existe un hiatus
exaspérant entre la manière dont nous nous considérons en tant
qu’individus et celle dont nous nous voyons en tant que salariés.
Nous devons nous débarrasser de cette idée de hiatus et retrouver
une vie cohérente.
Le travail devrait et peut être productif et gratifiant, avoir un
sens et nous aider à devenir adulte, être source d’enrichissement et
d’épanouissement, consoler et réjouir. Le travail est un des plus
grands privilèges que nous possédions. Il peut même être poétique.
[…]
La liste de droits que vous trouverez ci-après est essentielle si
l’on veut qu’il existe une nouvelle conception du travail. Ce n’est
bien entendu pas une liste exhaustive, mais ces huit droits sont
essentiels.

Le droit d’être nécessaire


Puis-je utiliser mes dons ? À long terme, cela répond forcément
aux besoins du groupe. Notre fils Chuck était grand pour son âge, et
par conséquent capable de porter un trombone. Le chef de
l’orchestre de son école lui imposa cet instrument parce que
l’orchestre avait besoin d’un trombone et que personne d’autre
n’était assez grand pour ce poste. Les besoins de l’orchestre étaient
légitimes. Malheureusement, Chuck n’avait aucunement envie de
jouer du trombone. Il laissa vite tomber et l’orchestre se retrouva
sans trombone.
Le droit d’être nécessaire implique évidemment que l’on ait un
lien personnel et porteur de sens avec les objectifs du groupe.

Le droit de s’impliquer
Il faut que l’implication soit structurée et tienne compte des
privilèges de ceux de qui relèvent le problème et le risque. Trois
éléments au minimum sont nécessaires. Mais s’ils paraissent simples
en théorie, ils sont très difficiles à mettre en place.
Nous avons besoin d’un système d’input. Les leaders doivent faire
en sorte que chacun puisse s’impliquer.
Nous avons besoin d’un système de retour. Les leaders doivent
faire en sorte que cette implication soit réelle. C’est une grave erreur
que d’inviter les gens à s’impliquer dans quelque chose, de recueillir
leurs idées et ensuite de les exclure des processus d’évaluation, de
prise de décision et de mise en place.
Nous avons besoin d’agir. Nous devons transformer ensemble
notre action réciproque en produits et services pour notre clientèle.
Cette question de l’implication ne doit pas être prise à la légère.
C’est un processus qui peut se révéler très onéreux. Il en coûtera aux
leaders l’obligation d’être véritablement ouverts à l’influence
d’autrui.

Le droit à une relation reposant sur une alliance


Quand je pense aux relations reposant sur une alliance, c’est par
opposition aux relations contractuelles. Les deux existent, et les
deux impliquent un engagement. Les relations contractuelles,
qu’elles soient écrites ou tacites, sont évidemment la norme dans les
affaires et l’industrie. La relation contractuelle est d’essence légale,
et repose sur la réciprocité.
Les relations fondées sur une alliance obéissent à un besoin
profond, et permettent d’effectuer un travail porteur de sens et
épanouissant. Elles rendent possibles des relations capables de tirer
profit des conflits et des changements.
Les véritables conventions présentent cependant une part de
risque parce qu’elles exigent que nous nous abandonnions aux
talents et aux compétences des autres, ce qui nous rend vulnérables.
Le même genre de risque que l’on court lorsqu’on tombe amoureux.
Si vous vous demandez où tout cela peut bien s’inscrire dans la vie
d’une entreprise, posez la question au poète ou au philosophe le plus
proche.
Le droit de comprendre
Nous avons besoin de comprendre ensemble notre mission. Nous
avons le droit de comprendre la stratégie et le leadership suivis par
l’entreprise.
Chacun a le droit de comprendre son parcours personnel de
carrière. Nous avons tous besoin de connaître les occasions qui se
présentent dans l’entreprise et la façon dont nous pouvons les saisir.
Cela est lié au droit d’élargir ses propres compétences grâce à
l’étude et à de nouvelles expériences.
Nous avons besoin de comprendre la nature de la concurrence.
[…]
Nous avons besoin de comprendre notre environnement de travail,
un environnement de travail humain autant que physique, et de
nous y sentir à l’aise. Il est nécessaire qu’un ordre visible et un
« sens de la place de chacun » existent, afin que nous sachions qui
nous sommes et où nous nous situons. Notre environnement doit
être à l’échelle humaine, et nous avons droit à la beauté.
Nous avons le droit de comprendre les clauses de notre contrat
qui ont trait à la rémunération et aux conditions du travail, aux
partages des bénéfices, aux opportunités intéressantes, aux
espérances et aux contraintes normales.
Il est essentiel à une bonne compréhension que les leaders
précisent clairement la responsabilité de chaque membre du groupe.
Ces éléments, et d’autres du droit à la compréhension, obligent les
leaders à communiquer, à éduquer et à évaluer.

Le droit d’agir sur son propre avenir


Peu d’éléments, dans tout le processus du travail, ont autant
d’importance pour la dignité personnelle que la possibilité
d’influencer son propre avenir. Tout ce qui relève de l’évaluation
des performances, de la promotion et du transfert devrait toujours
être analysé avec la participation de la personne concernée.

Le droit d’être responsable de ses actes


Pour être considéré comme responsable, nous devons avoir
l’occasion de contribuer aux objectifs de l’entreprise. Nous avons
besoin de partager les problèmes de l’entreprise comme si c’étaient
les nôtres, ainsi que les risques inhérents. Nous voulons que notre
contribution soit évaluée en fonction de normes d’exécution
préalablement admises, et il est indispensable que cette transaction
se réalise dans le cadre d’une relation d’adulte à adulte.
Au cœur de cette question de responsabilité se trouve la notion
de « prendre soin ». Malheureusement, « prendre soin » est une
innovation dans de nombreux secteurs de la vie des affaires.

Le droit d’appel
Il est nécessaire que nous construisions dans les structures de
notre entreprise une voie d’appel qui ne comporte pas de menace.
Son propos est d’offrir une garantie contre toute action arbitraire du
leadership qui risquerait de menacer n’importe lequel des droits
individuels que nous venons de traiter. L’une des responsabilités les
plus importantes des leaders est de faire tout leur possible pour
offrir ces droits à leurs followers.

Le droit à l’engagement
[…] Pour s’engager, n’importe quel salarié devrait pouvoir
répondre « oui » à la question suivante : Sommes-nous dans un lieu
où l’on va me laisser donner le meilleur de moi-même ? Comment
des leaders peuvent-ils s’attendre à ce que les gens qu’ils dirigent
s’engagent, si ceux-ci se sentent frustrés et rencontrent des
obstacles ? Or, vous pouvez me croire, il existe beaucoup d’obstacles
qui se dressent par la faute de leaders insouciants.

Intimité

[…] Charles Eames 5 aimait bien parler des « bons objets ». Il


voulait dire : les bons matériaux, les bonnes solutions, les bons
produits. Cela m’a aidé à comprendre que les « bons objets » de l’art
de diriger, c’est la nature sacrée de nos relations. L’intimité devrait
faire partie des relations que nous construisons dans le travail.
Au sens large, il existe deux catégories de relations dans les
affaires. La première, et la plus facile à comprendre, est la relation
contractuelle. La relation contractuelle recouvre l’échange
réciproque qui se produit lorsque l’on travaille ensemble. J’ai déjà
mentionné ce type de relation. Mais on demande davantage, en
particulier aujourd’hui où la majorité des salariés sont, pour
l’essentiel, des volontaires.
Trois des éléments-clés de l’art de travailler ensemble sont :
comment faire face au changement, comment résoudre les conflits et
comment réaliser notre potentiel. Un contrat légal échoue presque
toujours devant la contrainte inévitable du conflit et du
changement. Et un contrat n’a rien à voir avec la réalisation de
notre potentiel.
[…]
Les relations reposant sur une alliance, en revanche, se
traduisent par la liberté, et non la paralysie. Une alliance s’exprime
par un engagement partagé dans les idées, les questions, les valeurs,
les objectifs et les processus de gestion. Des termes tels que : amour,
chaleur, chimie personnelle y ont certainement leur place. Ces
relations reposant sur une alliance sont ouvertes à l’influence. Elles
répondent à des besoins profonds et permettent au travail d’avoir un
sens et d’apporter des satisfactions. Les relations reposant sur une
alliance reflètent l’unité, la grâce et l’équilibre. Elles sont
l’expression de la nature sacrée des relations humaines.
Les relations reposant sur une alliance permettent aux sociétés
d’accueillir des individus et des idées qui sortent de l’ordinaire. Elles
tolèrent le risque et pardonnent l’erreur. Je suis persuadé que la
meilleure façon de diriger une entreprise dans le contexte actuel est
la participation reposant sur des alliances. Recherchez les « bons
objets » des relations de qualité qui ont cours dans une entreprise, si
vous avez envie d’y travailler. […]

Histoires tribales

Le concept d’égalité humaine n’est pas affecté par la hiérarchie


de l’entreprise. Nous comprenons que l’entreprise n’est une entité
que dans la mesure où elle est l’expression de chacun de nous en
tant qu’êtres individuels. Nous savons que l’âme et l’esprit, les dons,
le cœur et la dignité de chacun de nous s’unissent pour transmettre
ces mêmes qualités à l’entreprise. Nous autres qui investissons nos
vies dans Herman Miller ne sommes ni l’eau qui vient au moulin, ni
les hommes de main de mystérieux et lointains actionnaires. Nous
sommes Herman Miller, de la même façon qu’un corps professoral et
une administration sont une université. Jamais l’entreprise ne peut
être ce que nous ne sommes pas.
[…]
Un idéal, des idées et des objectifs partagés, un respect commun,
le sens de l’intégrité, de la qualité, du soutien actif et de la
compassion, voilà la base du système de valeurs et de l’alliance qui
fonctionne chez Herman Miller. Ce système de valeurs ne s’applique
peut-être pas à tout le monde. Il doit être explicite. Le système et
l’alliance qui l’accompagne nous permettent de travailler ensemble,
non pas dans la perfection, évidemment, mais du moins d’une
manière nous permettant d’avoir une chance d’être un don pour
l’esprit.
Nous travaillons pour maintenir ces valeurs. Et pourtant, tout
système de croyances est menacé de changement, et le changement
est une chose à laquelle personne ne peut échapper. Les entreprises
individuelles, lorsqu’elles sont couronnées de succès, ont tendance à
devenir des institutions. Les institutions engendrent la bureaucratie,
qui est la forme de relation la plus stupide et la plus superficielle. La
bureaucratie est capable de niveler nos dons et nos compétences. Les
anciens de la tribu, les conteurs de ses histoires, doivent sans
relâche travailler au processus de renaissance collective et
revitaliser les valeurs tribales. Leur examen attentif des valeurs du
groupe éradique la bureaucratie et soutient l’individu. Un
renouvellement constant nous permet également d’être préparés aux
crises inévitables de la vie en groupe.
L’intérêt du renouvellement est d’être une entité qui nous offre
l’espace nécessaire pour réaliser notre potentiel en tant qu’individus
et, par là même, en tant qu’entreprise. Le renouvellement est
possible quand on sert réellement les autres. Il ne peut se manifester
par un processus de simple préservation de soi. Le renouvellement
concerne tout le monde, mais il est le domaine privilégié du conteur
de la tribu.
Chaque entreprise a ses histoires tribales. Quand bien même les
conteurs de la tribu seraient rares, chacun devrait néanmoins veiller
à ce que des choses aussi insignifiantes que des manuels de gestion
et des ampoules électriques ne prennent pas leur place. […]

Communiquez !

La meilleure manière de communiquer la base des biens et des


valeurs communes d’une entreprise ou d’une institution passe par le
comportement.
[…]
Une bonne communication ne consiste pas simplement à envoyer
et recevoir. Pas plus qu’elle n’est simplement un échange mécanique
de données. Quand bien même la communication serait excellente,
si personne n’écoute, cela ne sert à rien. La meilleure
communication, c’est celle qui vous oblige à écouter.
À la racine, la communication et l’une de ses formes, le langage,
sont assujetties à une convention, une culture. Une communication
malhonnête ou négligente nous en apprend autant sur les gens qui la
pratiquent que sur tout le reste. La communication est une affaire
d’éthique. La bonne communication implique le respect des
individus.
[…]
Une grande quantité d’obligations vont de pair avec la bonne
communication. Nous devons comprendre que l’accès à une
information pertinente est essentiel si l’on veut qu’un travail soit
fait. Le droit de savoir est fondamental. De surcroît, mieux vaut
courir le risque de partager trop d’informations que celui de laisser
quelqu’un dans l’obscurité 6. L’information est le pouvoir, mais c’est
un pouvoir sans intérêt si elle est protégée comme un butin. Le
pouvoir doit être partagé, pour qu’une organisation ou une relation
fonctionne.
Chacun a le droit et l’obligation d’obtenir la simplicité et la
clarté dans la communication. Nous nous devons mutuellement
vérité et courtoisie, même si parfois la vérité est véritablement
contraignante, et la courtoisie malaisée. Mais qu’on ne s’y trompe
pas – ce sont justement les qualités qui permettent à la
communication de nous éduquer et de nous libérer.
[…]
De quelle autre manière la communication peut-elle nous
éduquer ? Une bonne communication peut nous enseigner les
réalités de notre situation économique et le besoin de performance
que cette situation impose à notre activité. C’est seulement par
l’intermédiaire d’une bonne communication que nous pouvons
connaître les besoins et les demandes de nos clients.
C’est seulement par l’intermédiaire d’une bonne communication
que nous pouvons véhiculer et conserver une vision commune de
l’entreprise. La communication peut affiner, incarner et aider à
réaliser cette vision.
[…]
Au fur et à mesure qu’une culture, ou une entreprise, évolue et
devient plus complexe, la communication devient naturellement, et
inévitablement, de plus en plus sophistiquée et indispensable. La
communication joue dans les cultures en voie d’expansion un rôle
de plus en plus important, qui consiste à transmettre des valeurs aux
nouveaux membres et à confirmer ces mêmes valeurs dans l’esprit
des anciens.
Les valeurs d’une entreprise sont le sang qui la maintient en vie.
Sans communication réelle, fonctionnant activement, et sans l’art
d’observer attentivement, ces valeurs se perdront dans un océan de
notes de service triviales et de rapports sans objet.
Il se peut qu’il n’y ait rien de plus important, dans la mesure où
nous nous efforçons d’accomplir un travail intéressant et
d’entretenir des relations fructueuses, que d’apprendre et de
pratiquer l’art de la communication. […]

Les signes de l’élégance

La mesure des individus – et il en va de même pour les


entreprises – c’est la limite vers laquelle nous luttons pour nous
accomplir, l’énergie que nous consacrons à l’épanouissement de
notre potentiel. Une entreprise élégante libère ses membres pour
qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. Des leaders élégants
libèrent leurs followers pour qu’ils fassent de même.
Malheureusement, […] nous confondons fréquemment le détail
et l’ensemble. Et cela est hélas souvent le cas dans les affaires. De
fortes pressions s’exercent afin que nous prenions à tort un détail
pour l’ensemble, humainement autant que financièrement.
Au bureau et à l’usine, nous ne voyons que des aspects des gens.
Mais, ainsi que mon père a pu le constater dans le cas du
chauffagiste, un personnage que j’ai mentionné dans le premier
chapitre, les aspects des gens que nous voyons dans le contexte du
travail ne nous donnent qu’une faible idée de ce qu’ils sont
réellement.

Post-Scriptum

[…] Sir Christopher Wren, fameux architecte anglais, construisit


un jour un bâtiment à Londres. Ses clients affirmèrent que certaine
portée était trop longue et qu’il faudrait une autre rangée de
colonnes pour la soutenir. Sir Christopher, après en avoir
longuement discuté, finit par céder. Il ajouta la rangée de colonnes,
mais en laissant un vide entre le haut des colonnes superflues et les
poutres qu’elles étaient censées soutenir.
D’en bas, ses distingués commanditaires londoniens ne pouvaient
pas voir cet espace vide. À ce jour, la poutre ne s’est pas encore
affaissée. Les colonnes se dressent bien droites, ne soutenant rien
d’autre que la conviction de Wren.
Le leadership est davantage un art, une croyance et un état
d’esprit qu’une liste de choses à faire. Les signes visibles du bon art
du leadership s’expriment finalement dans sa pratique.
DEUXIÈME PARTIE
LES LEADERS LIBÉRATEURS
Bill Gore

Bill Gore (1912-1986) fut un très grand leader, qui a élaboré sa


propre philosophie d’entreprise mais n’a laissé que peu d’écrits, car
il préférait l’interaction orale, à la manière socratique.
Ingénieur chez Dupont de Nemours dans les années 1930, il
participe régulièrement aux Task Force, ces groupes de travail
entièrement autodirigés que Dupont lançait pour ses projets de R&D
les plus stratégiques. Gore y prend beaucoup de plaisir, en contraste
avec le poste qu’il occupe dans son service de rattachement. Qu’est-
ce qui fait qu’au sein de ces groupes de travail les collaborateurs
sont prêts à donner le meilleur d’eux-mêmes, sans comparaison avec
ce qu’ils font d’habitude ?
La question le travaille et le passionne tant que, quand en 1958
il décide de créer sa propre entreprise, c’est de cette expérience qu’il
s’inspire pour forger sa philosophie d’organisation du travail. Il a 46
ans, est père de quatre enfants et quitte un poste confortable pour
aménager un atelier dans le sous-sol de sa maison, où il démarre
l’activité qui fera sa fortune et sa célébrité : la fabrication de
produits basés sur le PTFE (Téflon). Il ne sait pas alors que sa petite
entreprise deviendra W.L. Gore & Associates, Inc., une
multinationale qui a inventé et développé plus de mille produits,
dont le fameux Gore-Tex.
Au moment où il quitte Dupont, il ne sait pas non plus dans le
détail quelle organisation il faudrait mettre en place dans son
entreprise. Mais il sait ce dont il ne veut pas : une philosophie du
management basée sur la méfiance et le contrôle, comme celle qui
prévalait dans son ancienne entreprise, les îlots de Task Force mis à
part. S’inspirant en partie de son expérience de ces derniers, Bill
Gore développe une philosophie radicalement différente : sa
croyance principale est que l’homme donne spontanément le
meilleur de lui-même si l’entreprise lui fait confiance et lui permet
d’agir en exerçant sa liberté et sa responsabilité. Chez Gore, cette
confiance est notamment mise en œuvre par la communication
directe de chacun avec chacun en l’absence totale d’organigramme :
c’est ce qu’il a appelé « l’organisation en treillage », qui est aussi le
titre du seul écrit de lui dont nous disposons.
Diffusé en mai 1976 à l’intérieur de la société, ce document
rassemble divers discours et propos adressés par Bill Gore à ses
collaborateurs pendant près de vingt ans, retranscrits grâce aux bons
soins de Geneviève Gore, sa femme, également collaboratrice
importante de l’entreprise. Ce texte n’est pas exhaustif, et l’on
pourrait évoquer d’autres anecdotes significatives de la manière de
faire de Gore. Par exemple, quand un associé (c’est ainsi que l’on
nomme les collaborateurs, chez Gore) lui exposait un problème, en
espérant secrètement que le patron lui fournirait une solution, Bill
répondait : « J’ai confiance, vous allez trouver la solution. » Ou
encore, lorsqu’il passait voir de nouveaux associés, il demandait :
« Avez-vous commis des erreurs récemment ? » Et si l’associé
répondait que non, Bill Gore répliquait : « C’est parce que vous ne
prenez pas suffisamment de risques », et il repartait.
« L’organisation en treillage », dont sont tirés les extraits
suivants, est donc à l’origine une note interne à l’entreprise,
descriptive plutôt que normative. C’est dans un second temps
seulement que la société a décidé de la distribuer auprès de ses
heureux visiteurs – car il est notoirement difficile d’obtenir ce
privilège – comme le reflet de sa philosophie d’entreprise.
L’organisation en treillage,
une philosophie d’entreprise (1976)

Au fondement des décisions et des actions humaines se trouvent


toujours des concepts philosophiques. Il nous semble donc pertinent
d’analyser ces concepts à la fois pour mieux les comprendre et pour
veiller à leur cohérence. Notre espoir est que des concepts réalistes
nous fournissent des objectifs atteignables et nous mènent à la
réussite.
Une organisation en treillage privilégie les transactions directes,
l’engagement personnel et le leadership naturel ; elle écarte toute
forme d’autorité établie ou attribuée. Les concepts sur lesquels
repose ce type d’organisation (comme toute autre forme
d’organisation, d’ailleurs) sont : la nature humaine, la coopération
au sein des groupes et le besoin de principes directeurs clairement
définis.

La nature humaine

Voici selon moi les éléments de la nature humaine les plus


saillants à retenir en matière d’organisations.
L’homme est agressif. Nos ancêtres ont survécu pendant des
milliers voire des millions d’années parce qu’ils étaient des chasseurs
et des prédateurs. Seuls les êtres mus par une certaine agressivité
ont survécu et se sont reproduits, garantissant ainsi notre existence.
Nous avons hérité d’une pulsion qui nous encourage à attaquer les
envahisseurs, détruire tout ce qui est en travers de notre chemin,
vaincre les ennemis qui nous menacent, surmonter les obstacles et
battre nos concurrents. Lutter nous plaît et nous exalte. Nos jeux
reposent sur la compétition, et se terminent en distinguant les
gagnants des perdants.
Nous recherchons le danger et les sensations qu’il nous procure.
Nous désirons ardemment explorer, innover, partir en quête de
nouveauté et de changement. Notre nature agressive pourrait
toutefois mener à notre perte et se solder par l’élimination de notre
espèce sur Terre si une autre facette de la nature humaine ne venait
la contrebalancer.
L’homme est capable d’amitié et d’amour. L’amitié, c’est
l’affection, le respect et la tolérance que nous avons pour nos
Associés 1, ainsi que la joie d’être en leur compagnie. L’amour est la
tendresse protectrice que nous éprouvons pour nos épouses et nos
enfants. Ces sentiments annulent nos pulsions agressives et
empêchent toute offensive contre nos amis ou nos proches. Dans
L’Agression. Une histoire naturelle du mal, Konrad Lorenz cite des
études menées sur des animaux que leurs comportements (et leurs
sentiments instinctifs ?) détournent d’une attaque ou d’une
agression. La survie d’une espèce belliqueuse semble ainsi soumise à
un contrepoids qui neutralise l’agressivité au sein de l’espèce. Pour
l’homme, ce sont l’amitié et l’amour qui jouent ce rôle.
L’évolution a donné lieu à une autre grande invention : la
coopération entre groupes, rendue possible par l’amitié et l’amour.
La coopération tribale a permis de chasser plus efficacement et de
défendre ou de conquérir des territoires.
L’organisation en groupe tribal a permis une synergie entre les
forces d’agression des individus et leurs interactions émotionnelles.
Ce fut sans doute la meilleure forme d’organisation de l’évolution,
car elle a permis à l’Homo sapiens de survivre aux épreuves et aux
dangers, et de traverser les âges pour que nous, ses descendants,
puissions exister aujourd’hui 2. Dans La Loi naturelle, Robert Ardrey
évoque cet héritage et ses ramifications chez tous les animaux de la
planète.
L’homme est un rêveur. Il envisage tous les possibles et
imagine les moyens de réaliser ses rêves. On dit parfois que
« l’homme ne serait pas homme si ses rêves n’étaient pas hors de sa
portée ». L’homme semble rêver constamment. Dès qu’un de ses
rêves est devenu réalité, il devient un tremplin vers le suivant. Cette
hiérarchie des rêves (ou des besoins) a été étudiée en détail par les
psychologues de la « troisième force » guidés par Abraham Maslow
(voir Frank Goble, The Third Force). La hiérarchie des besoins (objets
des rêves de l’homme) peut être présentée comme suit, sachant
qu’un besoin ne préoccupe pas l’être humain tant que le précédent
n’est pas, du moins partiellement, assouvi :
1. La survie : avoir de l’air, de l’eau, de la nourriture, un endroit
où s’abriter, et être en sécurité face aux dangers sont parmi les
besoins physiques indispensables à notre survie (de nombreux
exemples montrent au demeurant que la survie « en tant qu’être
humain » prend parfois le pas sur la simple survie physique) ;
2. Le sentiment de sécurité : des réserves de nourriture, un abri
permanent, une clôture défensive, un compte épargne, une retraite,
une sécurité sociale et des convictions religieuses sont autant
d’éléments qui contribuent à notre sentiment de sécurité. Au cours
de l’histoire et aujourd’hui encore, l’homme et l’humanité ont
parfois renoncé à leur liberté contre une promesse de sécurité 3. Des
promesses qui ont rarement été tenues ;
3. Le sentiment d’appartenance : les parents, la famille, l’affiliation
à une église, l’adhésion à des clubs ou à un parti politique, la
citoyenneté, la participation à une équipe ou à une entreprise
contribuent à créer un sentiment d’appartenance nécessaire à
l’épanouissement de chacun (dans son ouvrage The True Believer,
Eric Hoffer évoque les dérives fanatiques que peuvent entraîner ces
organisations et activités) ;
4. Le statut social : le désir de reconnaissance, la célébrité, la
place au sein de la société, l’autorité et le pouvoir sur d’autres
personnes comptent parmi les moteurs des hommes. La satisfaction
que procurent naturellement la reconnaissance et l’approbation
d’autrui s’oppose à la pulsion destructrice visant à ordonner la vie et
les actions des autres. Les deux découlent pourtant du même besoin
fondamental ;
5. L’accomplissement personnel : l’épanouissement, la création de
choses belles ou excellentes, le perfectionnement de nos talents,
l’amélioration de notre univers imparfait sont des activités et des
réalisations qui nous apportent satisfaction et plaisir. Se découvrir
un talent et s’y adonner, explorer ses capacités, satisfaire sa
curiosité, comprendre le monde qui nous entoure et les autres
créatures qui s’y trouvent – telles sont les missions que s’est fixées
l’homme accompli. C’est grâce à elles que nous devenons libres.
Mais quel que soit le niveau considéré, nos aspirations ne sont
jamais complètement comblées, ce pourquoi, au moins de temps en
temps, chaque élément de cette hiérarchie retient notre attention ou
mobilise notre action.
Il serait naïf de croire que le caractère agressif, aimant et rêveur
de l’homme, même pris dans sa plus grande extension, suffise à
décrire la complexité de la nature humaine. Néanmoins, ces
attributs me semblent fondamentaux, pertinents et applicables dans
la majorité des cas.

La nature des groupes

Les groupes ne sont, bien entendu, que des assemblages


d’individus. Ces collectifs, s’ils sont formés volontairement, existent
parce qu’ils permettent à leurs membres de subvenir à leurs besoins
de façon plus satisfaisante. Si le groupe s’est constitué dans le cadre
d’une entreprise, certaines considérations sont essentielles, comme
l’efficacité de la coopération, l’amplitude des synergies et
l’utilisation optimale des ressources humaines individuelles. Les
schémas ci-après décrivent le rapport entre chacun de ces trois
éléments et la taille du groupe entrepreneurial :
Le premier schéma représente la barrière de la communication,
et le facteur « confiance et compréhension » indispensable à la
coopération au sein d’un groupe. À deux, la coopération peut être
excellente et l’indice peut dans ce cas être fixé à 1 (ou 100 %). Plus
le nombre de participants augmente, plus la communication devient
complexe, plus elle perd en efficacité et plus les modes de
communication possibles diminuent. La coopération subit une chute
vertigineuse dès que le groupe dépasse le seuil en deçà duquel tout
le monde se connaît. À cette étape, on entend le « nous » avons
décidé, ou fait, ou pensé, etc. se transformer en « ils » ont décidé,
etc. Il est difficile d’empêcher cet effondrement de la coopération
dans les groupes qui comptent plus de 150 personnes environ. Au-
delà, il devient indispensable d’imposer des règles, des régulations,
des procédures et d’autres mesures de ce genre, qui dictent la façon
dont la coopération doit se faire.
Le deuxième schéma décrit les synergies inhérentes aux collectifs
d’êtres humains. La ligne pointillée suppute que le pouvoir ne serait
que la somme des participants à l’entreprise. Toutefois, le
mathématicien, l’ingénieur, le comptable, l’opérateur, le chimiste et
les autres offrent une synergie de compétences dont il résulte un
périmètre du savoir-faire de loin supérieur à la somme de leurs
savoir-faire individuels. Cette synergie est l’un des facteurs qui a
rassemblé nos ancêtres et qui nous pousse encore à nous regrouper,
et ce au bénéfice de tous. L’ampleur de notre civilisation industrielle
est une conséquence directe de cette synergie.
Le troisième schéma est obtenu en associant les deux premiers.
Dès que plusieurs individus forment un groupe et à mesure que ce
dernier se développe, les synergies augmentent considérablement.
Mais rapidement, le recul de la coopération se fait sentir de sorte
que les réussites individuelles atteignent un plafond, puis diminuent
à mesure que grandit le groupe.
La forme de ces courbes dépend naturellement de nombreux
facteurs. Certaines entreprises nécessitent des compétences variées,
que l’on ne peut trouver dans de petits groupes. D’autres ne sont pas
propices aux synergies et dépendent encore davantage de la
coopération de leurs membres.
Un des buts de la société bonne 4 est de donner l’occasion à
chaque être humain de maximiser ses réalisations. Les entreprises
conçues dans ce but ont peu de chance de devenir de grands
groupes et dépassent rarement 150 personnes.
Dans notre société, la norme est d’utiliser disons 10 % de nos
capacités naturelles. On peut se demander quel serait le résultat si
nous nous réorganisions de façon à atteindre ne serait-ce que 20 %.
L’organisation en treillage

Pour y parvenir, il faut imaginer un organigramme en treillage :

Chaque personne au sein de ce treillage interagit directement


avec les autres individus – sans intermédiaire. Les lignes de
communication sont directes – de personne à personne.
Naturellement, cet organigramme n’a pas d’objectif particulier et
n’est pas usuel.
On peut définir plusieurs attributs de l’organisation en treillage,
parmi lesquels :
pas d’autorité établie ou attribuée ;
des sponsors, pas de chefs ;
un leadership naturel défini par un followership 5 ;
une communication « face à face » ;
des objectifs fixés par ceux qui doivent les réaliser ;
des tâches et des fonctions organisées par le biais
d’engagements 6.
La structure du treillage est complexe et évolue selon plusieurs
facteurs, tels que les interactions entre les individus, l’engagement
personnel dans les responsabilités partagées par le groupe, le
leadership naturel et la discipline imposée par le groupe.
Voici quelques transactions typiques de l’organisation en
treillage :
« Bill, m’explique Joe, j’ai pensé à un grand projet auquel tu
voudras sûrement participer. » Je râle en mon for intérieur, car je
suis déjà monopolisé par d’autres engagements. J’ai aussi une
longue liste d’autres obligations, sans compter toutes les autres
choses que j’aimerais faire. J’ajoute consciencieusement l’idée de
Joe à ma liste, mais je ne m’engagerai probablement pas à y
participer.
« Bill, m’annonce Jim, j’ai une idée à laquelle j’aimerais me
consacrer. » Je me détends. Parfait ! C’est une idée à laquelle il veut
se consacrer. Je le félicite, exprime ma satisfaction et l’encourage à
se lancer.
« Bill, m’interpelle Bob, j’ai besoin de ton aide. » Je l’écoute et je
m’efforce de trouver un moyen de l’aider. L’effort doit être sincère.
Un jour prochain, c’est moi qui ferai appel à Bob. Sa réponse sera
étroitement liée à celle que je lui fais aujourd’hui. Et il est certain
que j’aurai besoin de son aide.
Des équipes spéciales apparaissent au sein d’une structure en
treillage, souvent guidées par une personne particulièrement
compétente dans la discipline ou l’activité de cette équipe. Un
individu peut participer à plusieurs de ces équipes et assumer un
rôle de leadership en leur sein 7. Les personnes impliquées dans
plusieurs groupes assument un important rôle de liaison et
contribuent souvent à la planification et à la coordination de projets
qui nécessitent plusieurs équipes.
Toute organisation (couronnée de succès) comporte, par-delà la
façade de la hiérarchie autoritaire, une structure en treillage. Ce
type d’organisation est performant et la plupart d’entre nous
sommes ravis de « contourner » les procédures officielles et de
choisir la méthode la plus simple et la plus directe. Le détournement
légendaire des procédures militaires officielles par les sous-officiers
en est un exemple. Tous les leaders militaires judicieux utilisent
secrètement le treillage.
La première question vise à déterminer s’il est envisageable de se
passer d’une structure autoritaire formelle pour ne s’appuyer que sur
des treillages naturels. Plusieurs difficultés apparaissent
immédiatement. En voici quelques-unes :
1. Toute organisation cohérente doit avoir des objectifs clairs et
précis auxquels tous les individus doivent se soumettre s’ils
rejoignent l’organisation et y demeurent. C’est l’histoire de la poule
et de l’œuf. Un organisateur doit précéder le treillage. Le fondateur
doit établir des objectifs puis trouver des personnes prêtes à le
rejoindre. Toutefois, le treillage réorientera forcément la trajectoire
et redéfinira les objectifs. La stabilité et la permanence à long terme
nécessitent une certaine fermeté à la tête du groupe. Si cette poigne
est trop ferme, trop autoritaire, le navire risque de s’écraser sur les
hauts-fonds ou, ce qui est tout aussi grave, de ne pas trouver l’île
fabuleuse au trésor. Comment trouver le juste équilibre ?
2. Des décisions doivent être prises. Le consensus parfait est une
illusion. Des actions rapides sont nécessaires. Des crises naissent.
Une organisation en treillage peut-elle décider, agir et réagir en cas
de crise ? Voici quelques éléments de réponse.
Le leadership naturel évolue en fonction des connaissances, des
compétences, du courage, de l’enthousiasme, du mode de
domination, de l’engagement personnel, du contexte historique et
d’autres facteurs subjectifs, voire mystiques. Mais les leaders
évoluent bel et bien grâce à leurs followers. C’est leur existence qui
met en évidence le leadership. Une organisation en treillage solide
est dotée d’un leadership dont les missions sont précises et
concernent un vaste éventail d’activités, de problèmes et de
situations. C’est l’expérience qui façonne cette structure, y compris
celle de situations inattendues.
Les décisions sont prises par et/ou avec l’intervention du
leadership. Le consensus n’est nécessaire que parmi les personnes
chargées de mettre en œuvre les mesures décidées. Dans un treillage
(comme dans toute autre organisation), il faut s’assurer de
l’engagement de toute personne chargée d’une mission. Un
engagement, par définition, est quelque chose que l’on fait soi-
même. Personne ne peut engager quelqu’un d’autre à sa place. Tous
les engagements sont personnels. Les autoritaires ne peuvent
imposer des engagements, mais seulement donner des ordres. Cela
fait une énorme différence dans la réponse induite.
3. Les treillages ne fonctionnent que pour un nombre limité de
personnes – suffisamment peu nombreuses pour se connaître entre
elles. Comment peut-on se lancer dans une entreprise à grande
échelle et aux activités multiples en s’appuyant sur une structure en
treillage ? C’est tout simplement impossible. Des mesures permettent
néanmoins d’atténuer ces obstacles. Tout comme certaines
personnes sont naturellement chargées de faire la liaison entre
plusieurs équipes d’un treillage, on peut imaginer des chargés de
liaison participant à deux treillages, voire plus – éventuellement
éloignés géographiquement. La communication se fait alors par
l’intermédiaire de ces personnes, assurant une coordination
raisonnable entre les différents treillages.
On peut également s’en remettre à des systèmes. La langue est le
plus important d’entre eux. Je ne parle pas ici seulement de la
langue anglaise, mais aussi du langage spécifique aux entreprises.
Les expressions « Ligne de flottaison 8 », « Min. », « Budget » peuvent
renvoyer à des concepts et accords complexes qui relèvent d’un
langage très particulier. Les systèmes financiers contribuent à la
coordination de différents treillages. Les échanges entre treillages
créent par ailleurs des systèmes de coopération. Les systèmes
prennent différentes formes et directions au sein de divers groupes
en treillage, notamment en raison des multiples environnements
externes, mais surtout parce que des êtres humains très différents y
participent. Tout effort visant à établir un ensemble uniforme de
systèmes applicables à des groupes en treillage distincts est voué à
l’échec 9. Toutefois, le penchant naturel pour la coopération, ainsi
que les bons offices des chargés de liaison, peuvent unifier les
systèmes de façon satisfaisante afin de garantir une communication
et une planification efficaces. La création et la maintenance de
systèmes souples et créatifs est une activité complexe et sans fin
pour les chargés de liaison, à la fois au sein des groupes en treillage
et entre eux.
4. Peut-on concevoir un système de rémunération applicable en
dehors de tout cadre autoritaire ? Il est évident que la liberté de
fixer son propre salaire n’est pas une méthode gérable. Ainsi, les
avis relatifs à la répartition des recettes disponibles doivent être
rendus par quelqu’un qui n’en bénéficiera pas. La solution
autoritaire consiste généralement à distribuer la récompense selon
différents degrés de responsabilité, bien que des critères
supplémentaires aient toujours été jugés nécessaires.
Le principe selon lequel la part dans les récompenses partagées
est proportionnelle à la contribution de chacun aux bénéfices est
généralement considéré comme juste et équitable. Si le principe est
adapté et acceptable, il ne résout pas pour autant complètement le
problème, puisqu’il faut bien juger, à un moment donné, la
contribution relative de chaque participant à l’entreprise.
Dans une organisation en treillage, il n’existe pas de structure
naturelle appropriée pour juger de cela. Aussi s’est-il avéré
nécessaire, pour chaque membre du treillage, d’avoir au moins un
« sponsor ». Le sponsor s’engage à se renseigner sur les activités, le
bien-être, les progrès, les réalisations, les problèmes personnels et
les ambitions de la personne qu’il sponsorise. Dans le cadre des
discussions sur le partage des gains, le rôle du sponsor est celui d’un
avocat. Il reste néanmoins absolument nécessaire pour le groupe
chargé du partage des récompenses de hiérarchiser le plus
équitablement possible la contribution de chacun à la réussite de
l’entreprise.
Le sponsorship est l’un des aspects fondamentaux de
l’organisation en treillage et son fonctionnement présente toute la
complexité des interactions humaines. Un homme qui ne peut
trouver de sponsor n’est pas un membre d’une organisation en
treillage.

Synthèse

La simplicité et l’ordre des organisations autoritaires les rendent


irrésistiblement tentantes. Elles s’opposent pourtant aux principes de
la liberté individuelle et étouffent le développement créatif de
l’homme. La liberté exige de la retenue ordonnée 10. Les retenues,
imposées par la nécessité de coopérer, sont réduites au minimum
dans une organisation en treillage.
Étant donné la complexité des entreprises évoluant dans le
contexte scientifique et industriel actuel, c’est un vrai défi que de
maximiser la liberté et le potentiel humains. Mais l’attachement à la
valeur humaine impose qu’on s’attelle à cette tâche.

Principes directeurs

Certains principes fondamentaux doivent être respectés pour


qu’une entreprise conserve une structure en treillage viable. Quatre
points sont d’après moi absolument nécessaires (et probablement
suffisants).
Chacun doit :
1. Essayer de faire preuve d’équité 11. Tenter sincèrement d’être
équitable avec les autres, avec nos fournisseurs, nos clients ou toute
personne avec qui nous réalisons des transactions ;
2. Autoriser, aider et encourager ses Associés à développer leurs
connaissances, leurs compétences, l’étendue de leurs responsabilités
et l’éventail de leurs activités ;
3. Prendre ses propres engagements et s’y tenir ;
4. Consulter ses Associés avant de prendre des mesures
susceptibles d’être « sous la ligne de flottaison » et de causer de
graves dommages à l’entreprise.
Bob Koski

Un peu comme Bill Gore•, Bob Koski (1938-2008), fondateur de


Sun Hydraulics (société spécialisée dans l’industrie des valves
hydrauliques) quitte, vers la quarantaine, une entreprise où il
compte parmi les dirigeants, exaspéré par les conflits internes avec
les salariés et la dégradation de l’ambiance générale. Il a, comme
Bill Gore, l’idée d’un produit, et va fonder sa propre entreprise pour
le développer. À la différence de Gore, toutefois, Bob Koski prend un
an de recul après sa démission pour réfléchir à ce qu’il veut
vraiment faire. Il tombe notamment, au cours de ses lectures, sur la
description des Task Force de Dupont, qui avaient directement
inspiré Gore. Tandis que Gore avait fait mûrir sa philosophie au fil
des années, Koski formalise la sienne préalablement à la création de
son entreprise, et l’inscrit même, raconte-t-il volontiers, dans le
business plan qu’il présente aux banquiers.
Le premier document que l’on va lire (« Notre philosophie ») est
une sorte de loi écrite fondamentale de sa société. Les maîtres mots
en sont dignité, respect, courtoisie. La courtoisie n’excluant
nullement, au demeurant, chez Koski, la force ou la détermination :
lui-même, homme très humble dont toute l’action était, disait-il,
guidée par la grâce, n’était-il pas dans le même temps champion de
tir à la carabine et codétenteur pendant dix ans du record du monde
de la discipline ?
Le second texte est également très emblématique de sa
philosophie. Démarrer un rapport annuel aux investisseurs – car Sun
Hydraulics s’est introduit en Bourse avec succès – en affirmant : « Je
ne crois pas aux chiffres », comme il le fit en 2003, était pour le
moins audacieux et provocant. Quelle meilleure façon de signifier
que son entreprise, même désormais cotée, restait fidèle à sa
philosophie initiale : si l’on crée un environnement organisationnel
qui traite les gens avec courtoisie et confiance, ils donneront le
meilleur d’eux-mêmes, et par conséquent, l’entreprise prospérera. Si
l’enjeu, dans la création d’un tel environnement, est avant tout
humain, il inclut également une dimension esthétique. Prenons-en
pour preuve la façon dont Koski a construit pour tous les salariés un
cadre idyllique, digne d’un country club (terrasse, pièce d’eau avec
fontaine, pelouses soignées, palmiers, etc.). Réservé ailleurs aux
seuls dirigeants pour leurs déjeuners d’affaires, ce cadre est, pour
Koski, celui dont tous les salariés doivent profiter. C’est à cela qu’il
fait allusion lorsqu’il invite les investisseurs à venir rencontrer les
salariés sur place pour mieux savoir dans quoi ils investissent.
En 2007, lorsque j’ai visité Sun Hydraulics avec Brian Carney,
Bob Koski était déjà très malade. Malgré cela, il a tenu à passer une
matinée avec nous pour nous expliquer la philosophie de son
entreprise et nous a invités à déjeuner dans le country club local qui
a inspiré le cadre idyllique de sa propre entreprise. À la fin de la
journée, il était encore assis à son bureau, du même modèle que
tous les autres, dans un open space. Sachant que je venais de France,
il nous a offert pour nous remercier de notre passage une belle
bouteille de Bordeaux que nous avons promis de boire à sa santé et
à celle de son entreprise. En 2008, à notre immense regret, nous
avons appris le décès de Bob Koski.
Sun Hydraulics compte encore en 2016 parmi les 50 PME les
plus performantes aux États-Unis. C’est aussi l’une des plus
admirées.
Notre philosophie (1970)

Le credo d’une entreprise

Le credo (ou la philosophie) d’une entreprise, quand il est


exprimé clairement et que l’on s’y réfère avec enthousiasme,
constitue le fondement de la personnalité d’une firme, vis-à-vis de
ses membres comme de l’extérieur.
Afin que cette société s’établisse rapidement et maintienne une
production de qualité dans un contexte de croissance forte, il sera
important de soigner son image auprès des clients, des distributeurs,
des employés et des vendeurs et d’ancrer aussi vite que possible
l’image d’une société éthique, commercialement agressive,
responsable et stable.
Plus important encore peut-être, la qualité ultime d’une société
dépend largement du caractère de ses salariés, qui sont attirés vers
leur emploi et s’y épanouissent grâce à l’environnement offert par
l’entreprise.

La philosophie de Sun Hydraulics, Corp.

Obéir à la Règle d’or dans toutes les relations, tant à l’intérieur


qu’à l’extérieur de l’entreprise, aussi difficile que cela puisse paraître
sur le moment.
Respecter la dignité de chacun et être courtois en permanence.
Prendre et respecter honnêtement et loyalement nos
engagements à l’égard de nos clients, distributeurs, salariés, et
fournisseurs et établir avec eux des relations stables.
Être un leader dans nos domaines d’activité définis et dans le
développement de notre secteur et de notre communauté.
Être une entreprise en croissance pour que les salariés obtiennent
constamment la possibilité d’assumer des responsabilités
supplémentaires.
Améliorer constamment nos produits et nos services afin qu’ils
aient plus de valeur pour nos clients, et améliorer constamment nos
méthodes opérationnelles pour pouvoir verser des salaires
supérieurs à la moyenne.
Fournir un emploi stable et pérenne aux personnes embauchées,
avec des heures de travail raisonnables et des conditions de travail
sécurisées. Encourager l’auto-amélioration des salariés et assurer la
promotion intérieure dès que possible.
Tenir les salariés et les actionnaires informés de la politique, des
procédures et des projets de l’entreprise.
Avant-propos au rapport annuel
de Sun Hydraulics (2003)

Pour évaluer la qualité d’investissements à long terme dans des


entreprises comme Sun Hydraulics, les actionnaires ont tout intérêt
à se renseigner sur la philosophie et les méthodes de la société. Pour
cela, la plupart des gens se tournent vers les rapports de gestion.
Personnellement, je trouve beaucoup plus instructif de discuter
librement avec un large panel de salariés. C’est un peu comme
écouter les chauffeurs de taxi, dans une grande ville, pour connaître
les dessous de la politique locale.
Les données publiées dans la plupart des rapports annuels ne me
donnent pas vraiment l’impression de comprendre une entreprise. Je
ne pense pas que les chiffres purs et durs rendent compte à eux seuls
de la valeur potentielle d’une société. Par ailleurs, à mon avis, les
« remarques de la direction » ne s’accordent pas avec la philosophie
et les méthodes d’une entreprise.
Aussi, si vous êtes ou si vous souhaitez devenir un
« investisseur » sérieux chez Sun Hydraulics, je vous conseille de
venir à Sarasota en Floride, à Coventry en Angleterre ou à Erkelenz
en Allemagne pour faire connaissance avec votre investissement,
c’est-à-dire avec les personnes qui sont le cœur et l’âme de notre
entreprise. Nous aimons rencontrer nos clients, nos fournisseurs et
nos investisseurs, ainsi que leurs familles. Je vous invite à venir à
notre rencontre, chez Sun Hydraulics, avec ou sans rendez-vous. Je
suis sûr que vous serez les bienvenus et je pense que vous serez
impressionnés.
Liisa Joronen

Ma dernière rencontre avec Liisa Joronen, la fondatrice et


patronne légendaire d’une entreprise finlandaise de nettoyage
industriel nommée SOL, s’est déroulée dans une ferme dans le Midi
de la France. Une patronne en semi-retraite s’offrant une ferme loin
de l’hiver baltique ? Quoi de plus normal… Sauf que la ferme
reflétait la personnalité et le leadership de sa propriétaire autant,
voire plus, que l’entreprise SOL.
Imaginez la ferme du film Babe dans une version varoise, et
démesurée : ce ne sont pas une demi-douzaine d’animaux qui
gambadent mais quarante, et non pas un, mais deux petits cochons
que Liisa Joronen croit super-intelligents. Mais le plus étonnant est
qu’elle applique envers les bêtes la même philosophie de respect que
dans son entreprise. Résultat : tous les animaux de la ferme sont
bien traités et vivent en paix les uns avec les autres. Même les
animaux sauvages y viennent sans qu’on les chasse, et se comportent
bien. Enfin, presque : après notre visite, nous avons appris qu’un
renard avait tué quelques poules… On sait que dans l’entreprise
libérée, les renards ne sont pas les bienvenus.
Rien ne prédestinait Liisa Joronen à devenir un leader libérateur.
Issue d’une grande famille finlandaise (son grand-père maternel était
ministre, son père est un industriel de renom), elle commence sa
carrière dans une banque. Quand son père l’appelle pour prendre la
direction générale de SOL, elle est rapidement mal à l’aise avec le
style paternaliste qui y prévaut.
La satisfaction des salariés, qu’elle fait évaluer par un baromètre
interne, n’est pas réjouissante. Plutôt que d’ignorer, voire de cacher
les résultats, comme l’auraient fait nombre de dirigeants, elle décide
de les considérer comme un miroir et d’en tirer la leçon suivante :
nous ne sommes pas aussi beaux que nous le croyons, et il nous faut
agir en conséquence. Sa détermination sur le sujet est à la hauteur
de l’incroyable force intérieure qui se dégage de sa menue personne.
Même la guerre familiale qui éclate entre elle et son père n’est pas
de nature à la faire reculer. C’est finalement le père qui baisse les
armes et, pour apaiser le conflit, lui donne une partie de l’entreprise.
Elle hérite de la branche « nettoyage industriel » – la moins
performante – et part avec une centaine de salariés, tous volontaires
pour la suivre.
D’où lui viennent ses convictions profondes sur la façon dont il
convient de traiter les salariés, sur le management radical – ou
plutôt l’absence de management – qu’elle met en œuvre, qui vise
avant tout à rendre les collaborateurs fiers de leur travail ? Elle qui
s’est construite en opposition à son père, était-elle influencée par sa
mère, une femme très indépendante qui, à plus de 80 ans, à la mort
de son mari, s’est offert une Porsche décapotable ? Son père n’a pas
été le seul à lui manquer parfois de respect : certains autres patrons,
surtout des hommes, ne s’en sont pas privés. Pour gagner leur
considération, elle a fait un doctorat en économie, ce qui en a fait
taire certains.
Extrêmement iconoclaste, elle est habillée par tous les temps et
en toute occasion aux couleurs de son entreprise (le jaune), et vient
au travail avec son chien, lequel, dit-elle, joue un rôle très
important : il est dressé pour aboyer si elle parle plus d’un quart
d’heure, afin de lui rappeler qu’un leader doit écouter plutôt que de
parler. Aujourd’hui, alors même qu’elle a cédé l’entreprise à ses
enfants, Liisa fait volontiers le trajet de Nice à Helsinki pour
recevoir ses visiteurs. C’est aussi pour eux qu’elle a rédigé le
document qui suit, où elle raconte l’histoire et la philosophie de
SOL, l’entreprise qu’elle a libérée et dont les salariés sont la preuve
quotidienne qu’elle a eu raison de le faire. Sauf qu’aujourd’hui, ils
ne sont plus 100 mais 12 000 dans cinq pays différents ; que la
société réalise 370 millions d’euros de chiffre d’affaires, et continue
de croître.
L’histoire de Sol (2006)

En quelques mots

La société de services SOL est profondément enracinée dans


l’histoire économique finlandaise. SOL est d’ailleurs l’une des plus
anciennes entreprises du pays. En 1848, Carl August Lindström a
fondé à Helsinki une petite teinturerie, qui s’est peu après diversifiée
dans les domaines de la blanchisserie et du pressing.
Début 1900, Johan Roiha, mon grand-père, a acheté l’entreprise
et a développé les services de blanchisserie. Mon père, Eino Roiha, y
a ajouté une activité de location de linge en 1960. Puis, avec la
création d’une branche de nettoyage industriel en 1975, Lindström
s’est ouvert à un nouveau domaine qui repose véritablement sur
l’humain. Les services de nettoyage sont un défi permanent, car
toute l’activité repose sur des agents qui interviennent directement
chez le client.
J’ai su dès mon plus jeune âge que je voulais gérer l’entreprise
familiale. En 1981, j’ai été nommée directrice générale de
Lindström.
Il existe différentes approches pour gérer une entreprise. Et, dans
les structures familiales, les valeurs et les conceptions des patrons
influencent tout particulièrement la culture de l’entreprise et le
mode de leadership. Mes valeurs et mon approche se sont révélées
être en rupture avec celles de ma famille.

Un rêve devenu passion

Je rêvais d’une entreprise où les salariés seraient contents d’eux-


mêmes et satisfaits de leur travail, où ils pourraient exercer une
certaine autorité sur leur propre travail et sur les relations avec la
clientèle. Je rêvais d’une entreprise sans règles ni réglementations
stériles, sans patrons ni hiérarchie inutiles qui empêchent les
salariés de faire du bon travail. Je crois profondément que ces
derniers travaillent bien s’ils ont la liberté de prendre eux-mêmes un
certain nombre de décisions concernant leur travail au lieu de
laisser les chefs décider à leur place.

Voici quelques proverbes que je cite souvent :


« Donnez aux gens la possibilité de faire du bon travail qui soit
d’excellente qualité, ne les freinez pas avec des chefs inutiles, avec
des règles et réglementations inutiles. »
« On récolte ce qu’on mérite et non ce qu’on réclame, supplie ou
espère. »
« Élimine la routine avant qu’elle ne t’élimine. »
« Un sourire n’est jamais perdu. »

La philosophie de SOL qui marche

Mon rêve a provoqué un conflit inévitable avec mes proches, qui


adhéraient (comme tout le monde) au « management normal ». Pour
éviter une grande dispute familiale et des incidences négatives sur
l’entreprise, mon père a décidé en 1991 de diviser l’entreprise en
deux. J’ai hérité de la branche « nettoyage industriel » et d’une
petite entité de gestion des déchets (les deux activités qui n’étaient
pas rentables), tandis que mes trois sœurs et mon frère ont conservé
la blanchisserie et la location de linge.
J’étais ravie de ce découpage, car j’allais enfin pouvoir me
consacrer à ma passion et réaliser mon rêve. Mais j’étais aussi
inquiète : qui serait prêt à quitter le giron de la maison mère pour
aller vers l’inconnu 1 ? Que penseraient les salariés et les clients ?
Comment s’en sortir sans argent ?
La Finlande était alors confrontée à une grande récession, la plus
grave de son histoire. La plupart des entreprises et de très nombreux
citoyens traversaient une période extrêmement difficile. Les services
d’entretien n’étaient pas rentables et nous étions sans argent, capital
ni biens immobiliers. Motivés par notre rêve, nous avions pourtant
bien l’intention de décrocher la lune.
Heureusement, notre enthousiasme ne nous a pas laissé le temps
de nous morfondre ni d’avoir peur. Nous étions absolument
convaincus de cette nouvelle façon de conduire l’entreprise, même si
quasiment personne ne croyait en nous.
Nous avons commencé par changer le nom et la charte
graphique de l’entreprise. Nous sommes partis en quête de nouveaux
locaux. Faute d’argent, nous avons loué un studio de cinéma qui
avait fait faillite. Nous avons donc créé à la fois nos nouveaux
locaux et notre nouvelle façon de travailler ensemble. Notre objectif
était d’inventer quelque chose qui n’avait jamais été vu ni même
imaginé nulle part dans le monde.
Nous avons commencé par poser des questions. Pourquoi
faudrait-il avoir des bureaux qui aient l’air de bureaux ? Pourquoi
avons-nous besoin de bureaux individuels ou même simplement
d’avoir des bureaux ? Pourquoi travailler de 9 heures à 17 heures ?
Quand a-t-on besoin des chefs ? La réponse était systématiquement :
« ça a toujours été comme ça », et personne n’avait jamais eu l’idée
de s’y prendre autrement. Nous avons alors créé un lieu de travail à
notre image et une nouvelle façon de travailler. SOL Studio, qui est
aujourd’hui SOL City, est né des idées de ses salariés. Lors d’une
journée de brainstorming avec tous les salariés de l’entreprise, ils ont
proposé 1 146 idées. La plupart d’entre elles ont été mises en place
au siège – SOL Studio. Nos locaux et notre façon de travailler ont
très vite reçu une grande attention de la part de la presse et de la
télévision. SOL continue de recevoir constamment des visiteurs du
monde entier.
Nous avons commencé par nous appliquer à nous-mêmes – les
dirigeants – cette « révolution du travail ». Elle a ainsi été plus facile
à mettre en œuvre pour l’ensemble des salariés.
Nous avons lancé un concours pour rebaptiser l’entreprise auprès
de nos salariés, y compris des agents d’entretien. Nous avons reçu
1 200 suggestions : nous avons choisi SOL, qui évoque le soleil, la
positivité et le bonheur. Le jaune est la couleur de l’entreprise, car il
symbolise aussi la créativité et le courage. Le nouveau nom et les
nouveaux locaux devaient refléter notre nouvelle façon de travailler,
notre rêve.
Depuis, je porte du jaune quasiment tous les jours. Je ne suis
jamais allée au bureau ou à une réunion sans être habillée de cette
couleur. La plupart des vêtements que je porte pendant mon temps
libre sont également jaunes, que ce soit une robe de soirée ou un
maillot de bain. Je me suis souvent retrouvée vêtue de jaune vif aux
côtés de 2 000 personnes en costume sombre. Je montre ainsi à mes
salariés et au monde entier que je suis fière de mon entreprise et
que je suis certaine que nous faisons ce que nous prônons.
Rapidement, nous avons commencé à ouvrir des « studios » dans
d’autres régions de Finlande. Sur place, les salariés locaux sont
libres de concevoir et de construire un « studio » à leur goût. Les
40 studios SOL sont différents, mais ils ressemblent tous à SOL
Studio. En effet, aucune règle n’a dicté leur apparence et il n’y avait
qu’une seule règle tacite : ils devaient être à l’image de SOL.
Les studios SOL ne sont pas seulement des endroits agréables où
travailler, ils reflètent également notre philosophie – la liberté, la
responsabilité, la confiance, la créativité, le plaisir de travailler et
l’apprentissage tout au long de la vie. Notre philosophie repose sur
une image positive et lumineuse de l’humain, à savoir que chacun
veut donner le meilleur de soi-même et faire du bon travail, que
chacun veut être apprécié et libre, que chacun est créatif mais
différent. Notre style et nos méthodes de management s’inspirent
directement de cette image de l’humain. Nos grands principes
consistent à éviter la bureaucratie, à guider en fixant des objectifs, à
faire le suivi de ces objectifs 2, à proposer une évaluation rapide et
juste, et à encourager une attitude positive et joyeuse. Notre but est
que les salariés aiment leur travail et leurs clients.
La philosophie de SOL a été très bien accueillie par ses clients.
Nous sommes rapidement devenus une marque reconnue sans faire
la moindre publicité. Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que le
taux de satisfaction des clients atteigne des sommets. SOL est
devenue largement bénéficiaire en peu de temps et même l’une des
entreprises les plus rentables de Finlande. Sa rentabilité, sa stabilité,
la satisfaction des clients et des salariés, entre autres indicateurs,
sont très bons.

SOL aujourd’hui
SOL s’est ensuite diversifiée dans la maintenance d’installations
et de bâtiments, puis nous avons racheté en 2001 les services de
blanchisserie et de pressing de l’ancienne maison mère. SOL a
commencé en 2000 sa « conquête ensoleillée du monde » et emploie
aujourd’hui 1 300 personnes en Estonie, 400 en Lettonie, ainsi qu’un
certain nombre d’agents à Moscou et en Pologne.
SOL est actuellement l’une des plus anciennes entreprises de
Finlande et emploie 7 000 personnes. C’est une entreprise familiale
et elle le restera encore longtemps. Je m’en suis assurée en faisant
don de 90 % de mes parts à mes trois enfants, Pasi, Peppi et
Juhapekka. Ma fille Peppi est directrice générale de la branche de
blanchisserie et de pressing, qui compte 62 adresses et dont le
développement va se poursuivre en Finlande et dans d’autres pays.
Mon fils Juhapekka est chargé des affaires internationales.

Est-ce que j’ai réalisé mon rêve ? Sans l’ombre d’un doute. Mais,
si beaucoup de choses ont été faites, il reste aussi beaucoup à faire.
SOL est devenue en peu de temps l’une des entreprises les plus
connues du secteur des services et elle a également amélioré l’image
de son secteur. SOL part à la conquête du monde et a de bonnes
chances de devenir une entreprise de premier plan au niveau
mondial. La jeune génération a les moyens de décrocher la lune.

SOL en quelques chiffres

Chiffre d’affaires total en 2004 : 97 millions d’euros ; en 2005 :


118 millions d’euros 3.
Budget en 2006 : 130 millions d’euros.
Services de nettoyage industriel : 80 %.
Services de facilities management : 10 %.
Services de blanchisserie et de pressing : 10 %.

Les services de facilities management enregistrent la plus forte


croissance.
L’entreprise emploie 7 200 personnes, dont 5 500 en Finlande et
1 700 dans d’autres pays.
Les bénéfices avant imposition et les dépenses exceptionnelles
représentent 6 à 10 % du chiffre d’affaires.
L’entreprise est très stable, car les capitaux propres représentent
plus de 60 % du capital total.
Aucun emprunt, bancaire ou autre, n’a été contracté, car tous les
investissements ont jusqu’à présent été réalisés avec les capitaux
propres de l’entreprise.
Le taux de satisfaction des clients, régulièrement mesuré par
SOL, est très élevé.
Le taux de satisfaction des salariés, régulièrement mesuré par
SOL, est également très élevé.
SOL est une marque connue du grand public, ce qui est très rare
dans le secteur des services.
SOL a amélioré l’image des services de nettoyage, de
maintenance et de blanchisserie.
Robert Townsend

La vie de Robert Townsend (1921-1998) témoigne de ce que les


historiens savent bien : ce ne sont pas les faits – si nombreux soient-
ils – qui font l’histoire mais les faits marquants. Parfois même, un
seul suffit.
Townsend suit des études à Princeton, participe à la guerre en
tant qu’officier de marine, fait des études à la Columbia Business
School, travaille comme courtier, puis dans une filiale d’American
Express dont il devient le patron, et où il invente les cartes de crédit
– en parvenant à convaincre la direction, réticente et habituée aux
chèques de voyage (qui utilise encore aujourd’hui ce moyen de
paiement ?). Tout cela avant 1962. À partir de 1965, il est
consultant dans de nombreuses entreprises, dirigeant de petites
sociétés et membre de divers conseils d’administration, auteur et
conférencier célèbre, presque jusqu’à sa mort.
Que s’est-il passé entre 1962 et 1965 ? Qu’est-ce qui a rendu
Townsend célèbre ?
Lazard et Frères, propriétaires, via un fonds d’investissement, de
AVIS Rent a Car, proposent à Townsend de prendre la présidence de
la société, qui perd alors trois millions de dollars par an (très grosse
somme pour l’époque) et n’a pas fait de bénéfices depuis plus d’une
décennie. Le premier acte fort de Townsend est de refuser un salaire
de 50 000 dollars et de le ramener à 36 000, car, dit-il, « c’est le
maximum que peut payer une entreprise qui n’a pas fait gagner un
centime à ses actionnaires ». Puis… il métamorphose radicalement
son environnement organisationnel pour faire d’AVIS la première
entreprise libérée par transformation (W.L. Gore était libérée avant,
mais ce dès sa création, en 1958). Comme le ferait n’importe quel
fonds d’investissement, Lazard et Frères (pour lesquels Townsend
avait beaucoup de respect car ils lui faisaient une confiance totale)
décident de vendre l’entreprise, qui rapporte dorénavant 2,8
millions de dollars par an. À la première tentative, Townsend
résiste : au cours de la rencontre avec le PDG de Mobil Oil, candidat
à l’acquisition, Townsend dit à ce dernier : « Si vous attendez quatre
ans, c’est nous qui allons vous racheter. » La sortie ne plut pas trop
et fit échouer la transaction. Mais l’acquéreur suivant, ITT, réussit et
Townsend démissionna.
Fort de son expérience de libération – et de sa renommée de
redresseur miracle –, Townsend est sollicité pour conseiller de plus
en plus de sociétés. C’est pour se faciliter la tâche, surtout auprès
des patrons et des dirigeants, qu’il rédige une liste de conseils qu’il
distribue à tous les salariés d’une des entreprises où il intervient. Un
dirigeant lui suggère d’en faire un livre, et le reste is history, comme
disent les Américains. Le livre, qui sera traduit en français sous le
titre Au-delà du management, sort en 1970 et reste vingt-huit
semaines d’affilée sur la liste des best-sellers du New York Times. En
1984, une édition augmentée reste à son tour neuf semaines
consécutives sur cette liste de meilleures ventes.
L’autre texte que nous proposons ici est inédit en français et
constitue la dernière publication de Townsend. Il est issu d’un livre
d’entretiens, intitulé Reinventing Leadership, que Townsend a réalisés
avec le grand expert du leadership Warren Bennis. Townsend y
expose sa philosophie du leadership et partage des conseils tirés de
son expérience, leçons précieuses qui ne sauraient pour autant faire
recette, ainsi que lui-même le reconnaissait.
Bob Davids•, qui connaissait Townsend depuis plusieurs
décennies et était devenu son ami, a toujours été frappé de
l’incroyable facilité de Townsend pour se lier aux gens. Venu lui
rendre visite dans sa maison des Bahamas, Townsend, en une
semaine, s’était fait des amis de presque tous les habitants du village
– des gens que souvent Davids ne connaissait même pas. C’est en
allant de nouveau voir son ami aux Bahamas, en 1998, que
Townsend est décédé à bord de son bateau, dans les Caraïbes.
L’édition commémorative d’Au-delà du management parue en
2007 aux États-Unis précise qu’il est toujours classé no 1 des 80
livres « que tout manager doit lire » par le Wharton Center for
Leadership and Change Management. L’influence de Robert
Townsend ne cesse de croître.
Au-delà du management (1970)

[…]
Ce livre a pour sujet la Deuxième Possibilité.
Il s’adresse à tous ceux qui se sentiront assez de courage,
d’humour et d’énergie pour concevoir des entreprises qui ne soient
pas des monstres en soi ou de monstrueux fragments de monstres
plus redoutables encore, mais des organisations à échelle et à
vocation humaines, imaginées, gérées et utilisées par des êtres
humains.
On ne vous demande qu’une chose : repérer les absurdités du
système tel qu’il existait jusqu’ici. Mais vous devrez renoncer à être
un administrateur qui aime d’abord avoir des gens sous ses ordres
pour devenir un manager soucieux d’aider ses salariés à s’acquitter
au mieux de leurs diverses fonctions. Il faudra vous armer de
méfiance envers les fumistes et autres dangereux personnages qui se
plaisent à nourrir vos incertitudes ou flattent votre orgueil déjà
vulnérable à coups d’extraits de presse, de privilèges de fonction et
de rapports financiers optimistes. Il vous faudra donner un sens à
des rituels aussi désuets que la sauterie annuelle du personnel. Enfin
il vous faudra certainement admettre, quand viendra l’heure du
partage des bénéfices, que tous les salariés de l’entreprise, jusqu’au
plus modeste, devraient y participer. Ces diverses attitudes, où
l’élégance le dispute à la simplicité, exigeront de vous un sens de la
justice auquel il ne vous sera pas facile de rester fidèle.
C’est après avoir constaté à quel point certains de mes amis
responsables d’une petite entreprise étaient dangereusement fascinés
par leurs monstrueux modèles (Si Time Inc. offre des bureaux
somptueux à ses directeurs, nous devons en faire autant, et nous serons
nous aussi une grosse compagnie…) que j’eus l’idée d’écrire ce livre.
Or, cette tendance à l’imitation béate a sur tous, à tous les niveaux
et dans tous les secteurs, les effets les plus désastreux. Pour aider
mes amis à renverser la vapeur, je fis faire des copies de ce livre –
alors à l’état de projet – et en déposai une sur chaque bureau.
Si vous assimilez chacun de ces chapitres et si vous décidez de
mettre toute votre imagination en œuvre pour aider vos salariés à
obtenir ce qu’ils méritent, alors vous aurez toutes les chances de les
voir revenir à la vie et s’enrichir par la même occasion.

Art du leadership
« Celui qui conduit doit marcher le dernier. »
Lao Tseu

Le véritable leadership, dans son sens le plus large et le plus


dynamique, doit s’exercer au profit de ceux qu’elle entraîne, et non
de celui qui l’exerce. Les officiers, au combat, attendent pour
manger que tous leurs hommes soient servis.
Dans la plupart des entreprises, aujourd’hui, les gens sont
administrés plutôt qu’exposés au leadership. On les traite comme du
personnel et non comme des êtres humains.
Il se passe, aux États-Unis, quelque chose de grave : notre pays
ne produit plus de leaders, comme il le faisait jadis. Un nouveau
directeur général, épuisé par la lutte, se laisse choir et s’endort sur
le sommet qu’il vient de conquérir.
Je crains que l’exercice du leadership ne soit aujourd’hui un art
méconnu, méprisé :
La plupart des hiérarchies sont tellement accablées de règlements et de traditions,
ligotées aussi par les lois, que les salariés les plus importants eux-mêmes, les cadres
supérieurs, n’ont pas à commander ni à diriger en ouvrant des voies. Ils se contentent
de se plier aux précédents, obéissent aux règlements et marchent en tête de la foule.
Ces cadres-là ne sont des leaders que si l’on estime que la figure de proue est le leader
1
du navire .

À quoi reconnaît-on un leader ? L’âge, l’apparence physique, la


forme, la condition n’entrent pas en ligne de compte. Certains sont
de médiocres administrateurs, certains ne sont pas spécialement
brillants. Un seul signe ne trompe pas : alors que dans leur grande
majorité les gens sont des médiocres, on voit tous ceux qui
entourent le vrai leader obtenir, d’une manière ou d’une autre, des
résultats nettement supérieurs.
Les plus grands chefs sont ceux dont le peuple ignore l’existence. Viennent ensuite
ceux qu’on honore et dont on chante les louanges. Puis ceux que l’on craint et, enfin,
ceux que l’on hait… Et quand l’œuvre des meilleurs chefs est achevée, le peuple dit :
C’est nous qui avons fait cela ! (Lao Tseu)

Bibliographie

Les deux meilleurs ouvrages (et de très loin) que j’ai lus sur la
façon d’organiser plus efficacement les entreprises sont : Bien
connaître votre affaire et réussir, de Peter F. Drucker (Éditions
d’organisation) et La Dimension humaine de l’entreprise, de Douglas
McGregor (Gauthier-Villars).
Conviction ou orgueil ?

Dans notre société, chaque fois qu’il se passe quelque chose, c’est
grâce à un homme ou à une femme qui croit en ses idées.
Bill Bernbach, à l’époque où il créa la plus fantastique agence de
publicité qui ait jamais existé, avait fait installer dans son bureau,
pour les réunions, une grande table circulaire. Il avait d’ailleurs
commencé par une de ces tables rectangulaires comme on en voit
partout. Mais, devait-il expliquer par la suite : « Les plus jeunes
s’asseyaient toujours à l’autre bout. Or je savais que la foi,
l’enthousiasme, brillent plus souvent dans les yeux des plus jeunes.
Une table circulaire me permettait de les avoir plus près de moi. »
Par ailleurs, notre économie étouffe aujourd’hui sous le poids de
gigantesques institutions – scientifiques, religieuses, pédagogiques
ou artistiques – qui, loin de représenter des foyers d’enthousiasme et
d’esprit créateur, ne sont que des monuments de vanité et
d’égoïsme. Jetez un coup d’œil autour de vous et vous comprendrez
tout de suite de quoi je veux parler. Des sommes considérables s’y
engouffrent et s’y perdent ; d’innombrables talents s’y épuisent. Et
tout cela sans le moindre résultat.
Avant de vous engager dans une nouvelle entreprise, prenez le
temps de répondre à deux questions fondamentales : « Ce que nous
voulons entreprendre en vaut-il réellement la peine ? Ou bien
allons-nous simplement édifier un nouveau monument de vanité
autour de quelque égoïsme maladif ? »

Délégations d’autorité

C’est un art dont on entend beaucoup parler, mais que peu de


responsables pratiquent réellement. Tout au plus délèguent-ils de-ci
de-là quelques corvées sans importance. Or un vrai leader fait le
plus possible de corvées à la place de ses hommes : il peut s’en
débarrasser, ou trouver un moyen de s’en passer, dix fois plus vite
que quiconque. Et pendant ce temps il déléguera à ses
collaborateurs un maximum de responsabilités importantes, car c’est la
meilleure façon d’aider les gens à s’épanouir et à prendre de
l’assurance.

Exemple. Le moment est venu de renouveler – ou non – le


contrat qui vous lie à l’un de vos fournisseurs. Son concurrent le
plus important est également sur les rangs. Combien de managers
accepteraient de déléguer leur pouvoir de décision en pareille
circonstance ? Vous avez raison : aucun. C’est pourtant ce que vous
devriez faire. Voici comment, par exemple :
1. Trouvez, dans votre entreprise, celui qui a le plus d’intérêt à ce que
le nouveau contrat soit signé dans les meilleures conditions possibles.
2. Prenez la peine d’écrire (pas plus d’une page) les conditions
optima et les conditions minima sur lesquelles vous comptez pour chaque
article du contrat.
3. Donnez à tous les responsables de l’entreprise (y compris Paul,
l’homme dont vous avez fait votre fondé de pouvoir) deux jours pour
discuter votre texte, le couper, l’amender, l’allonger. Puis récrivez le tout,
convoquez Paul dans votre bureau (en présence de son patron s’il y en a
un entre lui et vous et si, comme je le suppose, il approuve – ou accepte –
votre stratégie).
4. Vous appelez le grand patron de chacune des entreprises
concurrentes et, toujours en présence de Paul, vous leur tenez le discours
suivant : « J’ai confié à Paul Untel le soin de négocier le nouveau
contrat. Nous ferons absolument tout ce qu’il nous recommandera. Ses
décisions seront sans appel et il serait inutile de vouloir passer par-dessus
sa tête. Je veux que ce contrat soit signé avant un mois à dater
d’aujourd’hui. »

Je sais, je sais bien que quatre-vingt-dix managers sur cent


refuseront de courir un tel risque. Mais est-ce vraiment un risque ?
Paul est celui qui connaît le mieux les conséquences pratiques de
l’opération. Il sait très exactement ce que telle ou telle concession
fera perdre – ou gagner – à l’entreprise (et ils savent qu’il sait). Et
tout son temps, pendant les trente jours qui viennent, sera consacré
à l’opération. Pourriez-vous en faire autant à sa place ?
Notez qu’en agissant ainsi vous avez donné le maximum
d’autorité et de responsabilité à Paul. Et vous vous êtes montré loyal
avec votre fournisseur en le prévenant des règles du jeu.

Erreurs

Reconnaissez vos erreurs, si possible avec bonne humeur.


Encouragez vos collaborateurs à faire de même. Surtout, pas de
sanctions ni de réprimandes. C’est en tombant que les enfants
apprennent à marcher. Si vous battez votre rejeton chaque fois qu’il
trébuche, vous lui ferez bientôt perdre le goût de se tenir debout. Je
peux dire que mon pourcentage de réussite, chez Avis, ne dépassait
pas un tiers. Je prenais deux fois sur trois la mauvaise décision. Mais
chacune de ces erreurs était discutée librement et la plupart d’entre
elles réparées avec l’aide de mes amis.
Méfiez-vous du patron qui marche sur les eaux et ne se trompe
jamais. Et avant que les ennuis ne commencent, cherchez-vous une
place ailleurs.
Hommes (les)
2
Les responsables des plus grandes entreprises américaines
bâtissent leur action sur de fausses hypothèses – et c’est là leur
erreur fondamentale : nous sommes aujourd’hui en pleine pagaille
pour avoir, deux siècles durant, pris l’Église et les légions de César
comme modèles de toutes nos organisations. Ce n’était pas
totalement absurde il y a quarante ou cinquante ans. Le dévot, le
soldat et l’ouvrier moyens étaient des êtres incultes et avaient besoin
de recevoir leurs ordres d’une autorité supérieure. Une autorité
d’autant plus efficace que la moindre incartade entraînait la mort ou
3
son équivalent . De ces débuts de l’ère industrielle nous avons hérité
un certain nombre de principes, aujourd’hui à la base de toutes nos
organisations 4 :
1. Les hommes ont horreur du travail.
2. On doit les forcer et les menacer de châtiments pour les faire
travailler dans le sens des objectifs communs.
3. Ils désirent avant toute chose la sécurité, ils n’ont pas d’ambition,
aucun esprit d’initiative et détestent les responsabilités.

Vous trouvez que j’exagère ? Considérez :


1. Les horaires de travail imposés à tous, sauf aux quelques grands
personnages qui se prélassent sur les hauteurs de nos organigrammes,
comme si chaque entreprise était d’abord une énorme machine à mesurer
le temps. Mais que voulons-nous exploiter : des talents ou des pendules ?
2. Le système d’avancement unilatéral. En échange d’un salaire plus
élevé et d’un titre plus ronflant, je devrais m’estimer heureux de partir
pour New York avec toute ma famille. Tant pis si je me plaisais à
Denver, si j’y avais des amis et les conditions de vie les plus aptes à faire
de moi un responsable efficace (l’Organisation passe d’abord ; les
individus doivent accepter tous les sacrifices qu’elle exige).
3. Des centaines de millions de dollars sont dépensés chaque année
dans la « communication » avec les salariés. C’est un dialogue à sens
unique, qui se résume en quelques mots : « Travaillez dur, obéissez. Nous
nous chargeons du reste. » (C’est une philosophie complètement périmée
depuis le siècle dernier et qui, même à cette époque, n’eut jamais un effet
stimulant.)

Imaginons maintenant que nous savons tout ce que l’homme


peut savoir sur la nature humaine et sa condition actuelle dans ce
pays, mais que nous ignorons tout des organisations humaines et des
principes qui les fondent. Voici ce que nous savons de l’animal
humain 5 :
1. Il est imparfait par essence.
2. Son comportement est déterminé par des besoins insatisfaits et la
volonté de les satisfaire.
3. Il a besoin, pour vivre, d’une hiérarchie des valeurs qui ne lui soit
pas imposée de l’extérieur, mais procède de son propre choix :
a) le corps (Si je ne respire pas, je meurs.)
b) la sécurité (Comment me protéger de… ?)
c) le contexte social (Je veux m’intégrer.)
d) l’ego 1 (1. Je suis formidable. 2. Suis-je vraiment formidable ?
Oui.)
e) la réalisation de soi (Ma foi, je suis tout de même mieux que
l’année dernière.)

Chaque homme est totalement déterminé par l’un de ces niveaux


de besoins. Il ne passe au niveau (b) qu’une fois les besoins du
niveau (a) satisfaits à 100 % et ainsi de suite. Celui qui n’a pas
dormi depuis deux jours est motivé par un besoin unique : dormir.
On peut dire que les trois premiers niveaux de besoins sont
pratiquement satisfaits 6 aujourd’hui chez l’ensemble des travailleurs
américains. L’organisation de nos entreprises devrait donc se fonder
sur la satisfaction des besoins d’estime, de réalisation de soi qui
restent vifs en chacun de nous. Et c’est là, précisément, que rien ne
va plus. Le gros du travail qui s’accomplit chaque jour semble conçu
et organisé pour des enfants en bas âge ou des attardés mentaux
plutôt que des individus normalement constitués.
Voyez d’ailleurs la nature des récompenses que nous
distribuons : augmentations de salaires, assistance médicale,
vacances, retraites, intéressement aux bénéfices, associations
sportives… Parmi tous ces avantages, il n’en est aucun dont on
puisse bénéficier dans l’exercice de son travail. Il faut d’abord cesser
de travailler, tomber malade, ou partir à la retraite. Et l’on s’étonne,
ensuite, que les gens ne trouvent pas d’attrait à leur métier ?
Quels seraient donc, aujourd’hui, les vrais principes sur lesquels
fonder nos organisations ? McGregor en a énoncé trois, qui forment
sa « théorie Y » :
1. Les hommes n’ont pas le travail en horreur. Il est pour eux aussi
naturel que le jeu ou le repos.
2. Il n’est pas nécessaire de les contraindre ou de les menacer. S’ils se
sont personnellement engagés à poursuivre un objectif commun ils se
dirigeront mieux eux-mêmes que vous ne pourriez le faire.
3. Mais ils s’engageront à fond seulement dans la mesure où ils y
verront un moyen de satisfaire leur ego et leur besoin de réalisation de
soi.

Regardez autour de vous et vous constaterez immédiatement que


dans nos entreprises modernes les salariés ne donnent pas plus de
20 % (tout juste un cinquième) de leurs capacités. Or, et c’est là tout
le malheur, Dieu n’a pas conçu les hommes pour qu’ils fonctionnent
à 20 %. Il en résulte le nombre incalculable des aliénations,
frustrations et détériorations qui font la fortune des psychanalystes
et l’encombrement des hôpitaux.
Depuis 1952 je n’ai cessé de me battre pour mettre sur pied des
départements « Y », des services « Y » et finalement une compagnie
entière organisée d’après la « théorie Y » : Avis.
En 1962, après treize années d’existence, Avis n’avait jamais
réalisé le moindre bénéfice. Trois ans plus tard, l’expansion de la
compagnie (indépendamment de tout rachat) s’inscrivait dans les
chiffres : 75 millions de recettes (contre 30 millions) et des bénéfices
annuels passant de 0 à 1 million de dollars, puis à 3 et à 5 millions.
Si j’y fus pour quelque chose, c’est uniquement parce que j’avais
décidé d’appliquer la théorie Y. Et Dieu sait pourtant ce qu’il m’en
coûta de tâtonnements, d’erreurs et de difficultés en tout genre.
Vous demandez des preuves ? Je ne peux pas vous en donner. Mais
laissez-moi vous raconter une histoire. À mon arrivée chez Avis, on
m’assura que l’état-major était composé d’une bande d’incapables et
que je devais avant toute chose recruter une nouvelle équipe. Trois
ans plus tard, ITT rachetait Avis. Hal Geneen, son président, après
avoir fait connaissance avec tous les responsables et les avoir
observés une journée, s’écria : « Je n’ai jamais vu un management
aussi extraordinaire. J’ai déjà repéré trois cadres supérieurs de toute
première valeur ! » Vous l’avez deviné : c’étaient les mêmes qu’à
mon arrivée.
Bill Bernbach disait souvent, à propos de l’impact publicitaire :
« Ce que vous dites joue à 90 %, et le médium que vous choisissez
pour le dire à 10 %. » C’est vrai aussi pour les hommes. Pourquoi
gaspiller tant d’argent et de temps à sélectionner des gens quand ceux
qui vous entourent se meurent d’être sous-utilisés ?
Apprenez à connaître vos hommes. Sachez ce qu’ils font bien, ce
qu’ils aiment faire, quels sont leurs points forts et leurs points
faibles, ce qu’ils attendent de leur travail. Puis essayez de tout
organiser autour d’eux, au lieu de les enfermer pêle-mêle dans les
cases et les méandres de vos organigrammes. La seule organisation
digne de ce nom est celle qui reflète un souci de donner à chacun le
maximum de chances d’être en harmonie avec ses semblables et de
s’épanouir dans son travail. Vous ne pouvez motiver les gens. Vous
vous heurterez à une porte verrouillée de l’intérieur. Mais vous
pouvez créer un climat dans lequel ils se motiveront eux-mêmes pour
aider l’entreprise à atteindre ses objectifs. Que cela vous plaise ou
non, vous n’avez pas le choix : faites vôtres une bonne fois pour
toutes les trois principes de la théorie Y, et foncez. Ce n’est pas
facile. Cela revient, pour bien des hommes, à vous poser en rival de
leur famille. Vous voulez leur donner envie de venir au bureau le
samedi plutôt que de jouer au golf ou de tondre leur pelouse.
On n’explique pas autrement que par la théorie Y l’incroyable
exploit d’Hô Chi Minh résistant depuis vingt-cinq ans aux assauts
des monstres (enfants, eux, de la théorie X) lâchés contre lui par
trois puissantes nations :
Les généraux de leur armée, rien ne les distingue des simples soldats, sinon leur âge et
la couleur de l’étoile qu’ils portent au revers de leur col. Leur tenue de toile est taillée
dans la même étoffe misérable, les mêmes godasses les chaussent, le casque de liège ne
les distingue en rien les uns des autres et les colonels avalent la route à pied, comme
des troufions. On vit du riz qu’on porte sur soi, des tubercules qu’on arrache au sol des
forêts, des poissons qu’on pêche et de l’eau des torrents. Pas de belles secrétaires, pas
de rations conditionnées, pas de voitures ni de fanions claquant au vent, pas de béliers
précédant les musiques et les noubas, des rubans à leurs cornes, mais nom de Dieu, la
7
victoire .

Horaires de travail
Tous ceux qui gagnent plus de 3 000 francs par mois devraient
être libres de fixer eux-mêmes leurs horaires de travail. Beaucoup
s’en tiendraient au traditionnel 9 heures-18 heures, mais ils en
auraient décidé ainsi. Quelques autres se donneraient des horaires
préjudiciables à leur efficacité et y perdraient leur place. Et dans
l’ensemble chacun s’en trouverait mieux, à commencer par
l’entreprise.
Chacun vit selon son propre métabolisme. Si vous travaillez
mieux entre midi et minuit et si votre métier vous le permet, rien ne
devrait vous en empêcher. Et si vous ne pouvez pas vous passer
d’une secrétaire, trouvez-en une qui fonctionne sur le même
métabolisme.

Institutions : Comment ne pas en devenir une

Si vous avez réussi à mettre sur pied une bonne organisation de


type « Y », le problème est : comment l’empêcher de glisser peu à
peu vers les perversions des entreprises du type « X » ?
Un bon moyen – entre autres – est décider que le directeur
général devra utiliser personnellement tous les imprimés à usage
interne avant qu’ils soient mis en circulation : demandes de crayons,
de blocs sténo, d’appels téléphoniques à longue distance, de places
de train ou d’avion, formulaires du service du personnel, etc. Et il
sera bien précisé que sa secrétaire ne pourra en aucun cas faire ce
travail à sa place.
Si l’un des psychiatres du service du personnel pond un nouveau
formulaire de demande d’emploi pimenté de questions du genre :
« Que représente votre mère pour vous ? », le directeur le remplira
le premier… et sans rien omettre. C’est une méthode qui permet
d’éliminer de mauvaises idées avant qu’elles ne commencent à faire
des dégâts.
Vous pouvez, dans le même esprit, créer un poste de vice-
président chargé de la lutte anti-bureaucratisation. Choisissez un
homme fort en gueule, courageux, mû par une haine féroce des
institutions et de leurs pratiques. Il circulera dans les bureaux à la
recherche de tout ce qui peut exister comme imprimés, formulaires,
projets d’organisation, etc. Chaque fois qu’il détectera quelque part
un parfum de bureaucratie il devra hurler de manière à être entendu
sur une hauteur de plusieurs étages : « Saloperie ! », et continuer
jusqu’à ce que le texte ou le projet incriminé soit retourné au néant.
Billy Graham 8 a toujours gardé auprès de lui un certain Grady
Wilson chargé de crier : « Foutaise ! » (ou l’équivalent en jargon
baptiste) chaque fois que son patron semble se prendre vraiment au
sérieux. C’est peut-être l’une des raisons du succès de l’entreprise
Billy Graham. Un président du comité exécutif joua pendant un
temps ce rôle auprès de moi 9. Tous les responsables de quelque
importance devraient y désigner un de leurs collaborateurs, après
l’avoir assuré qu’il ne pourra être renvoyé, sinon pour excès de
politesse.
Dans la mesure où c’est le chef d’entreprise qui doit mener aux
premières lignes la bataille contre l’institutionnalisation, il risque
d’en être le premier contaminé. Surveillez les signes. Se pose-t-il la
question de savoir qui est Dieu ? Est-ce qu’il semble plus soucieux
de soigner l’image de l’entreprise que son bon fonctionnement
interne ? Est-ce qu’il se préoccupe exagérément de la cote des
actions ? Est-ce qu’il consulte le service des relations publiques ?
Est-ce qu’il supporte mal la critique, surtout quand elle est juste et
honnête ? Les employés ont-ils peur de lui parler ? Est-ce qu’il évite
de prendre des risques ? Est-ce qu’il discute seulement avec un petit
nombre de gens et reste invisible et inapprochable pour tout ce qui
n’est pas de son rang ?
C’est triste, je le sais bien. Mais notre homme arrive sans doute
au terme de ses cinq ou six ans, et le temps est venu de chercher un
nouveau chef.

Vanitas vanitatum

Il se peut qu’un certain nombre de vos salariés – pour peu qu’on


les y encourage – travaillent à plein temps pour la simple gloire du
grand patron : ils chercheront à le faire décorer par des
gouvernements étrangers, à faire passer sa photo dans les journaux,
à le faire proclamer « homme de l’année » par l’American Pizza
Association ou par cet incroyable arbitre de toutes les vanités qu’est
l’American Academy of Achievement. Un chef digne de ce nom
rejettera en bloc ces pratiques grotesques. Un homme plus faible en
acceptera l’hommage comme une compensation à la médiocrité de
ses résultats. Rien n’est avide d’honneurs comme un amour-propre
qui ne trouve pas en lui-même de quoi se satisfaire. Surveillez-en les
signes. Vous saurez ainsi ce que vaut réellement l’homme qui vous
commande – ou ce que vous valez vous-même.
Réinventer le leadership (1995)

Comment devient-on un leader ?

Si j’étais un cadre moyen, je raisonnerais ainsi : au lieu de faire


des discours ou d’envoyer des notes de service, j’agirais comme un
leader pour voir ce qu’il en ressort. Si les gens qui travaillent avec
moi sont motivés, dynamiques et créatifs, leurs efforts feront de moi
un héros. Tant que je n’oublie pas de les remercier, tout ira bien.
[…]
Il faut se décider et agir. Prenez des risques, faites des erreurs,
assumez-en la responsabilité. Identifiez l’objectif du domaine dont
vous êtes responsable – ce que vous voulez devenir, par opposition à
ce que vous êtes actuellement. Puis battez-vous pour que les
membres de votre équipe soient récompensés, et ils feront les
changements nécessaires pour atteindre cet objectif. Ne vous
dispersez pas et amusez-vous. Si vous veillez à ce que vos équipes
aient leur part de mérite des mesures que vous avez prises ou des
avancées accomplies sous votre direction, un jour ou l’autre,
immanquablement, quelqu’un vous demandera en vous posant la
main sur l’épaule : « Dites-moi, nous avons un problème dans cette
partie de l’entreprise, pourriez-vous le prendre en charge ? » Et par
ailleurs, il ne manquera pas de gens compétents pour prendre la
relève sur votre poste, car votre attitude aura permis de révéler de
nouveaux leaders. […]

Quelles sont les qualités d’un leader ?

Un bon leader doit posséder un certain nombre de qualités. La


première est selon moi de bien maîtriser son ambition personnelle,
bien que personne d’autre ne semble avoir ce critère sur sa liste et
que les conseils d’administration n’en tiennent certainement pas
compte lorsqu’ils nomment un PDG.
[…]
La deuxième est l’intelligence et la troisième la capacité de
s’exprimer clairement. Ces deux caractéristiques ne vont pas
nécessairement de pair ; il n’est pas nécessaire par ailleurs d’exceller
absolument dans l’une ou l’autre. Mais un dirigeant doit sans nul
doute être raisonnablement intelligent et éloquent.
[…]
Je souhaite également préciser qu’un bon leader doit être au
service de son équipe. Les personnages excessivement ambitieux,
avides de pouvoir et insensibles ne sont pas de bons leaders, car ils
ne comprennent pas cet aspect de leur rôle. Pour Max De Pree•, le
leader est la plupart du temps au service des membres de son
équipe : il s’assure qu’ils n’ont aucune raison d’échouer, que leurs
besoins sont satisfaits, et qu’ils disposent des moyens nécessaires
pour atteindre leurs objectifs.
[…]
Un leader doit par ailleurs faire preuve d’objectivité. Il se réfère
systématiquement à sa vision si des problèmes surgissent. Ses
décisions n’ont pas à être influencées par ce qu’il a mangé au petit
déjeuner, ses états d’âme ni par son opinion personnelle sur Untel :
la seule question pour lui est de savoir si telle ou telle mesure le
rapprochera ou l’éloignera de cette vision. Voilà ce qu’est à mon
sens l’objectivité. […]

Quels sont les travers à éviter ?

Les leaders font parfois l’erreur de garder tout le mérite pour


eux. Or, un bon leader ne s’attribue jamais les réussites. C’est
d’après moi un point crucial. Si j’en crois mon expérience, les
leaders obtiennent rapidement la confiance, la loyauté, la
motivation et le dynamisme de leurs salariés quand ils mettent à
l’honneur les gens qui font réellement le travail. Un leader n’a pas
besoin de reconnaissance : il occupe déjà le sommet de la pyramide.
On le félicite déjà plus que nécessaire. Il me paraît essentiel qu’il
mette en lumière le reste de l’organisation.
[…]
Un leader doit aussi afficher une certaine fermeté, c’est-à-dire
une capacité à protéger son équipe. Il doit être intraitable face aux
sollicitations et aux charges imposées de l’extérieur. Au début de ma
carrière, par exemple, je croulais constamment sous des tâches
inutiles qui me prenaient beaucoup de temps et d’énergie. Ces
tâches m’étaient assignées parce que mon supérieur n’avait pas le
cran de dire à son supérieur ou à un membre du conseil
d’administration : « Qu’allez-vous faire de ce rapport ? Avez-vous
vraiment besoin de ces informations ? Discutons-en et voyons si
nous pouvons trouver une solution par téléphone. » Mon supérieur
se contentait de répondre : « Oui, monsieur, Bob Townsend va s’en
charger immédiatement », ce qui voulait dire que j’allais travailler
tout le week-end pour rédiger un rapport inutile. Résister à ces
injonctions, voilà ma conception de la fermeté.
[…]
L’idée est de tenir tête à quelqu’un de puissant, qui est étranger à
l’entreprise et à son contexte – c’est très rare dans le monde des
affaires. […] Nombre de PDG ne s’opposent pas aux puissants
membres des conseils d’administration pour protéger leurs équipes.
C’est pourtant une stratégie inestimable si elle est appliquée
régulièrement, car le bruit se répand alors dans toute l’entreprise, ce
qui consolide à la fois la confiance et la loyauté.
[…]
Un leader doit être juste, et ce n’est pas facile. La plupart des
gens, les leaders y compris, ont tendance à passer plus de temps
avec les personnes qu’ils apprécient. Ce sont donc ces dernières qui,
logiquement mais injustement, ont le plus souvent l’occasion de
briller. Et par la suite, leurs réussites sont mieux récompensées. Il
faut accorder toute son importance à l’équité et éviter le piège du
népotisme ; le jeu en vaut la chandelle. […]

Quels sont les paradoxes du leadership ?

L’un des paradoxes les plus courants pour un leader est la


nécessité d’allier patience et urgence. En matière de leadership, la
patience est essentielle. Par exemple, c’est le fait d’un bon leader de
convenir avec moi de l’objectif à atteindre, mais pas de me retirer la
mission quelques mois plus tard s’il n’est pas satisfait de mes
progrès. En d’autres termes, il doit avoir la patience nécessaire pour
ne pas douter que je vais y arriver. Son rôle est plutôt de
m’encourager : « De quoi d’autre as-tu besoin ? Qu’est-ce que je
peux faire pour t’aider ? »
Savoir identifier une urgence est parfois le revers de ce
paradoxe. Pour faire en sorte d’obtenir des résultats, il faut parfois
trancher : « Ça ne peut pas attendre, j’en ai besoin maintenant, fais-
en ta priorité. »
C’est un équilibre délicat et le leader doit le trouver
instinctivement. Qui n’a jamais eu un patron impatient qui exige
que soit bouclé dans la journée un travail qui nécessite une semaine
pour être bien fait ? Comme son supérieur insistait et qu’il
connaissait mal le dossier, il vous a forcé à vous dépêcher et à
rendre un travail bâclé, ni clair ni convaincant. Ce leader a failli à sa
tâche, mais il est satisfait de pouvoir passer à autre chose. Voilà
pourquoi la patience est cruciale. Peut-être faut-il associer les deux
termes antithétiques et inventer « l’urgence patiente » pour être un
bon leader…
Un autre paradoxe veut que le leader soit disponible ou visible
pour que ses collaborateurs n’aient plus besoin de lui. Par exemple,
quand quelqu’un bute sur un projet et a besoin d’aide pour
surmonter ou traverser cette difficulté, son leader doit intervenir. La
personne doit pouvoir entrer dans son bureau et dire : « Voilà où
j’en suis, j’ai besoin d’aide pour surmonter cet obstacle. » Le
contraire du PDG disponible est celui qui siège dans sept autres
conseils d’administration, qui participe à de nombreux comités, qui
préside la collecte de fonds de l’hôpital du coin et qui, en fin de
compte, n’est jamais là quand on a besoin de lui.
Un leader se rend disponible en mettant de l’ordre dans ses
affaires. Il fait en sorte que sa vision soit comprise, acceptée,
formulée et exprimée clairement, pour que tout le monde sache ce
que l’entreprise ou l’organisation tente d’accomplir. Il conçoit le
système de rémunération de manière à encourager les progrès qui
contribuent à l’objectif global. Il veille à ce que ses collaborateurs
reçoivent des retours tous les mois, voire plus souvent, afin qu’ils
puissent évaluer leur véritable contribution à la vision d’entreprise.
Le contrôle ou la gestion sont ainsi simplifiés et le dirigeant
gagne du temps. Les gens ne viennent pas le voir si souvent que
cela, car ils connaissent le cap, ils savent quelle est leur place et ont
une bonne idée de leur performance. Il n’est plus nécessaire pour le
leader d’être présent. C’est là tout le paradoxe.
[…]
Quand il y a un problème à résoudre, l’essentiel pour le leader
est d’être efficace. On connaît ces patrons dont la porte est toujours
fermée et qui ne sont jamais disponibles. C’est une façon de faire.
Mais il y a aussi ces patrons dont la porte est ouverte, qui sont ravis
d’écouter vos problèmes à longueur de journée, de les résoudre et de
rentrer chez eux en se prenant pour Dieu.
Selon moi, une personne est efficace si elle me rend efficace, en
me disant par exemple : « Commence par m’expliquer ton problème.
J’espère que tu as trouvé une solution optimale, sinon arange-toi
pour au moins trouver des pistes car j’ai aussi mes problèmes à
gérer. » Quand un résultat encourageant ne nécessite pas son
intervention, cette personne sait aussi l’expliquer : « Merci de cette
bonne nouvelle, mais cette information sera mentionnée dans le
compte des pertes et profits, ce n’est pas la peine de me déranger
pour ça. Viens plutôt me voir quand ça ne va pas. » Fixer ce genre
de limites est efficace. Quelques échanges de cet ordre suffisent à
rendre toute l’entreprise efficace.
[…]
Nous devons tous apprendre à temporiser. Quand nos idées sont
attaquées, nous sommes génétiquement programmés pour les
défendre. Un bon leader résiste à cette pulsion ; il en redemande
plutôt. L’une des différences essentielles entre une « bonne » estime
de soi et un « mauvais » égocentrisme est la capacité à encourager
une impertinence réfléchie [de la part des autres]. […]
Comment atteindre le meilleur de vous-même ?

Les gens qui se destinent au leadership doivent bien avoir


conscience qu’ils devront changer. Personne ne les y aidera. Ils
devront bien sûr comprendre les principaux points dont il est
question ici, identifier ceux avec lesquels ils sont le plus à l’aise et se
lancer. C’est comme ça qu’ils apprendront. Au fil du temps, ils
tenteront peut-être des choses qui leur paraissaient auparavant
impossibles. En tout cas, c’est à eux seuls de se transformer en
leaders, car il n’y a pas d’école du leadership. […]

Une vision directrice

Nul n’est plus obnubilé par les résultats qu’un leader, mais cette
obsession n’est gérable que si on sait ce qu’on veut. Savoir traduire
ce qu’on veut en actions est une clé supplémentaire du leadership
efficace.
Il y a bien des façons d’élaborer une vision, mais le principal est
de transmettre à vos followers – et à d’autres – l’énergie qui
permettra de transformer cette vision en réalité de l’entreprise. Une
vision, ça s’empare de vous. Ça s’empare d’abord des leaders puis,
via leur enthousiasme, des followers, pour finalement attirer
l’attention d’autres collaborateurs. En revanche, ce qui seul
maintient l’attention d’une entreprise, c’est ce que le leader fait et
met en œuvre pour réaliser son rêve.
Si la vision est mise en œuvre concrètement, les followers
prennent confiance, et se persuadent qu’ils sont capables eux aussi
de faire tout ce qu’il faut pour réaliser ce rêve. Inversement, une
vision impossible à réaliser à cause d’un organigramme confus ou de
règles inutiles a un effet démoralisant, voire destructeur. Quand on
parle de transformer une organisation, il s’agit aussi de cela : assainir
le système afin d’étayer et non de corrompre le bon leadership. […]

Comment un leader communique-t-il sa vision ?

D’après mon expérience, un leader doit être patient et discuter


avec beaucoup de gens, à tous les échelons de l’entreprise,
notamment avec des personnes qu’il n’apprécie pas
particulièrement, afin d’élaborer une vision née de ces nombreuses
conversations. Quelles sont les convictions des employés, qu’est-ce
que l’on devrait faire différemment, quelles pratiques on devrait
interrompre ou au contraire instaurer, qu’est-ce que l’on sait bien
faire ou non…
De ce processus naît une formulation de la vision que le leader
peut ensuite tester sur chacun jusqu’à ce que les visages s’éclairent
lorsqu’il prononce les mots magiques. Et, je le précise en
connaissance de cause, ces mots magiques doivent être prononcés
oralement et non gravés dans le marbre. La vision doit être
communiquée verbalement ou elle échouera.
[…]
Le mieux est de commencer par un objectif large, suffisamment
simple pour que tout le monde s’accorde dessus. Dans le cas d’Avis,
le but était de dégager des bénéfices. Ça n’était jamais arrivé en
treize ans, alors cet objectif semblait plutôt évident. Pas besoin de
négocier pour aboutir au consensus ! Ensuite, on transmet le
message à tous ceux qu’on croise, en toute occasion. Puis on
commence à évaluer les progrès sous cet angle, on souligne les
progrès et on récompense les progrès. Arrive alors l’étape du
désencombrement, qui consiste à se débarrasser du superflu – les
tâches qui ne sont pas indispensables et les gens qui les
accomplissent.
À ce stade, les collaborateurs sont très concentrés sur leur
mission et il n’est plus nécessaire d’effectuer des contrôles. Cette
fonction est remplie par le système de récompense et par l’objectif
qui a été défini clairement, même s’il est simpliste et à court terme.
Les employés sont concentrés parce qu’ils contribuent à la vision,
qu’ils sont récompensés et qu’ils obtiennent régulièrement des
retours. Le travail commence à procurer du plaisir – ce qui est une
expérience inédite pour beaucoup. C’est à ce moment-là que le
leader peut commencer à envisager la véritable vision. Pendant six
mois, il organise des entretiens avec les cadres supérieurs – 10 %
des effectifs ou 500 personnes – auxquels s’ajoutent des rencontres
aléatoires, autour de ces questions : « Quels sont nos véritables
objectifs ? Dans quel domaine a-t-on une chance d’exceller ? »
Au bout de six mois, il y voit plus clair. Il a alors défini une
vision qui viendra en remplacement de l’objectif simpliste et
provisoire initial. Il a par ailleurs présenté le projet aux membres de
son équipe et à leurs subordonnés directs, lesquels lui ont donné un
accord de principe. Ensuite, ce sont eux – tous les responsables de
départements dans une université, par exemple – qui font
redescendre le message jusqu’au concierge et au reste du personnel :
« Voilà ce que nous allons devenir. » Si le leader a bien fait son
travail au cours des six mois précédents, cela se passera bien, et il
n’aura pas besoin de modifier la vision ni envoyer des notes de
service tous les mois.
[…]
Il y a encore d’autres façons de montrer aux gens que vous êtes
prêts à les écouter. Vous pouvez commencer par leur demander
quelles tâches, selon eux, sont superflues. Voilà ce qu’ils
répondront : « Pourquoi doit-on faire tous les mois ce rapport de
deux pages pour le service marketing ? Nous connaissons bien notre
marché et eux aussi. » C’est typiquement le genre de tâche dont il
faut libérer les collaborateurs, afin qu’ils passent plus de temps sur
leur cœur de métier, à résoudre des problèmes sur le terrain. Ce type
de mesures permet réellement de gagner l’attention du personnel.
C’est une chose d’aller sur le terrain, ce que beaucoup de gens ne
font pas, à tort, mais c’en est une autre de donner suite aux idées
recueillies. Il ne s’agit pas de rentrer au siège pour rédiger une bulle
pontificale. Tournez-vous plutôt vers vos managers pour leur
expliquer ce que vous avez entendu. Ils ne seront pas tous d’accord
du premier coup, car personne n’aime le changement, qui demande
de gros efforts.
Attendez une semaine, puis revenez à la charge avec d’autres
mots, en présentant les choses sous un autre angle, en prenant peut-
être un exemple concret. À la fin, tous les managers vous
soutiennent et vous félicitent, et les mesures proposées sont
intégrées au fonctionnement de l’entreprise. Lorsque les salariés sur
le terrain apprennent qu’ils n’ont plus à rendre ce rapport mensuel,
ils s’exclament : « Il y a vraiment du changement dans l’air ! » […]

Comment un leader gagne-t-il la confiance


de ses subordonnés ?

On ne peut forcer personne à nous faire confiance. Il faut


commencer par agir de manière cohérente, par faire confiance vous-
même à vos subordonnés, même s’ils ne répondent qu’à 50 % de vos
attentes. Vous devez vous convaincre – réellement, j’insiste sur ce
point – qu’ils ont les moyens de progresser jusqu’à 100 %. Car si
vous manifestez le moindre doute, ils s’en empareront
immédiatement, le répandront dans toute l’entreprise comme par
magie et toute l’énergie retombera. C’est à vous, qui êtes en haut, de
commencer à faire confiance à ceux qui sont en dessous. C’est ainsi
que l’on gagne la confiance de ses troupes. À terme, ils vous feront
confiance si vous faites effectivement ce que vous dites.
Nombre de gens, notamment parmi les dirigeants, ne manifestent
aucune sorte de confiance. Il n’est pas très difficile de comprendre
pourquoi. Une vie luxueuse ou un engagement dans des activités
extérieures à l’entreprise leur ont peut-être fait perdre le contact
avec celle-ci. Mais faute d’avoir la confiance de leurs équipes, ils
font appel à des experts extérieurs pour venir les observer et les
évaluer. Ils font faire des analyses graphologiques, ils embauchent
des personnes étrangères à la société pour remplacer des personnes
parfaitement compétentes. Faire ainsi appel à des personnes
extérieures est le signe d’un manque de confiance, voire d’un
manque de confiance en soi.
[…]
J’ai toujours trouvé qu’écouter attentivement était
particulièrement difficile, car le leadership nous accapare déjà plus
de 80 heures par semaine, et la plupart du temps, on sait déjà ce
qu’on va entendre (du moins est-ce ce que l’on croit) et on veut en
finir le plus rapidement possible pour passer à autre chose. C’est un
tort.
Il faut écouter patiemment, comme si c’était la conversation la
plus importante au monde, car ça l’est pour la personne qui vous
parle et qui tente de vous faire changer d’avis.
Il est tout simplement vital, si vous voulez que l’organisation soit
réactive, énergique, dynamique et créative, d’écouter tous les
problèmes. Ensuite seulement, vous pouvez réagir comme vous le
sentez. Vous pouvez tout à fait dire : « Écoutez, je vous ai bien
compris, et je ne sais pas bien pourquoi, mais je ne ferai pas ce que
vous me demandez », ou encore : « Revenez plus tard, ce n’est pas le
bon moment. »
[…]
Mais attention, quand vous gagnez peu à peu la confiance de vos
collaborateurs, vous ne pouvez pas vous y tenir le lundi, les trahir
les mardis, mercredis et jeudis, puis les écouter à nouveau le
vendredi à la veille du week-end, en espérant que ça suffira.
La confiance s’obtient sur la durée. Vous devez connaître vos
capacités et rester fidèle à vous-même. Soyez cohérent et ne
trahissez pas la confiance que vous avez gagnée. […]

Comment un leader peut-il responsabiliser


son équipe ?

Un leader responsabilisera ses troupes s’il attend d’eux plus que


ce qu’ils se croient eux-mêmes capables de faire. C’est l’effet
Pygmalion – si le dirigeant croit réellement que les salariés sont
capables d’en faire plus, ces derniers ajusteront leurs aspirations à la
hausse. Les gens peuvent accomplir des choses incroyables si leur
leader l’espère, l’affirme et le manifeste par son comportement, et
non seulement par des mots ou des notes de service.
[…]
Quand un leader passe devant le service courrier et dit : « Salut
Charles, comment ça va en ce moment ? », qu’il ne reparte pas avant
d’avoir entendu la réponse. Il regarde Charles dans les yeux et
cherche vraiment à savoir comment va Charles. Il ne lui envoie pas
un courriel pour lui dire : « Je veux que tu sois un peu plus combatif
et dynamique, que tu arrives un peu plus tôt et que tu partes un peu
plus tard, et que tu y mettes un peu plus d’entrain. » Le leadership,
ce n’est pas ça. Un vrai leader demande à Charles comment il s’en
sort, puis il écoute attentivement sa réponse.
[…]
C’est très dur pour les gens de ne pas répondre à des questions
comme : « Qu’est-ce qui vous a énervé aujourd’hui ? », question par
laquelle je conseille de commencer. Elle est excellente, car permet
de déterminer ce qui ne va pas dans l’entreprise et de montrer à
votre interlocuteur que vous vous en préoccupez réellement.
[…]
L’optimisme repose sur un point qu’on ne mentionne jamais
assez : il faut prendre du plaisir au sein de l’entreprise. Il n’y a pas
de raison de ne pas prendre du plaisir au travail. Si cela est trop
rare, c’est à mon avis la faute du leader. La vie est trop courte pour
prendre son travail trop au sérieux.

Conduire la transformation

[…] L’un des mythes qui court sur l’entreprise et le leadership,


c’est qu’il faudrait beaucoup de temps pour transformer une
organisation. Je suis en profond désaccord, au moins en partie, avec
ce postulat. Il faudrait sans doute beaucoup de temps pour changer
General Motors, car les grandes organisations sont très difficiles à
transformer. Mais les entreprises plus petites comme Brunswick (qui
fabrique du matériel de bowling et de pêche, et qui a subi une
transformation complète) peuvent et même doivent changer très
rapidement, sous peine de ne pas changer du tout. Il faut attirer
l’attention des collaborateurs et procéder aux transformations avant
qu’ils ne passent à autre chose. Pour s’attaquer aux grandes
organisations, si tant est que le mot « attaque » ne soit pas trop
guerrier, il faut commencer par une branche qui semble prête et y
mettre en œuvre les changements très rapidement. Il vaut mieux que
le PDG s’en charge lui-même. Ou alors, la mission doit être menée
avec détermination par quelqu’un qui saura communiquer l’urgence
de la situation et soit doté des qualités dont nous avons discuté.
Ensuite, vous vous reposez un peu, vous attendez que la rumeur des
changements en cours fasse le tour de la boîte et profite aux
collaborateurs concernés, qui seront tous devenus des héros. À ce
stade, d’autres branches de l’entreprise, volontaires pour le
changement, commenceront à se manifester. Il suffit alors de
réitérer l’opération. Mais chaque offensive doit être très rapide. […]

Comment être un leader efficace en cas de crise ?

Si vous dirigez une partie d’une entreprise, voici quelques


interrogations utiles : mes équipes sont-elles motivées ? Sont-elles
dynamiques et créatives ? Sont-elles libres de faire des erreurs ? Et si
non, qu’est-ce qui les en empêche ? Quels sont les obstacles ? De
quoi puis-je me débarrasser dans l’organisation actuelle pour que les
salariés soient le plus créatifs, dynamiques et motivés possible ?
Pour moi, la réponse a toujours été la même, dans toutes les
entreprises où j’ai eu l’occasion de travailler. En général, une
structure, que tout le monde accepte, s’est développée au sein de
l’organisation, et dans bien des cas, elle y prend de plus en plus de
place. Elle empiète sur la vie des collaborateurs, et bride leur
énergie et leur créativité. S’ils ne sont pas encadrés, les services de
communication, de ressources humaines et de systèmes
d’information entravent les activités des membres de vos équipes,
les interrompent, les forcent à prendre part à des comités dont ils
n’ont que faire, les forcent à écrire des notes de service et à y
répondre alors qu’ils s’en moquent, les forcent à assister à des
réunions auxquelles ils ne veulent pas aller. Ces activités étouffent la
créativité et l’énergie des équipes. L’une des missions du leader est
de libérer les gens de ces fardeaux et de veiller à ce qu’ils restent
concentrés sur la vision de l’entreprise.
Une fois qu’ils sont concentrés, dynamiques et motivés, il n’est
quasiment plus nécessaire de les contrôler. Ils s’occupent de leurs
activités. Ils savent ce qui est attendu d’eux, ils sont récompensés,
leurs progrès sont évalués et ils reçoivent des retours pertinents et
fréquents. Le leader peut alors fixer l’horizon, se concentrer sur les
difficultés à surmonter et les occasions à saisir, mais aussi réfléchir à
la vision suivante.

À quel point un leader apprend-il vraiment


de ses erreurs ?

[…] Pour qu’une organisation soit créative, nous devons pouvoir


improviser, dire et faire des choses sans les maîtriser complètement
– au risque de commettre des erreurs. Toute créativité disparaît
lorsque les gens ont peur d’être accusés d’avoir tort ou de se
tromper.
Il faut être prêt à dire et faire des choses imprudentes ou qui
s’avèrent insensées (attention, toutes les erreurs ne sont pas à mettre
sur le même plan : il ne s’agit pas non plus de rechercher l’échec
commercial ni de déclencher une guerre en Asie). En général, on ne
repère une mauvaise idée qu’une fois le projet lancé depuis un
moment. La clé d’une organisation en bonne santé est ensuite de
savoir admettre les erreurs sans tarder, de les avouer publiquement
et d’y remédier pour pouvoir en rire et continuer d’apprendre.
Pour que personne ne craigne de se tromper, ce qui est crucial
pour la responsabilisation, il faut dire clairement : « Regardez vos
erreurs en face. Nous avons tous un ego, qui prend parfois beaucoup
de place, et qui est parfois blessé. Voyez les choses comme ça : si
j’admets immédiatement mon erreur, avant même de l’analyser et
de comprendre sa gravité, avant de lui trouver des causes et des
excuses, si je dis simplement : “J’ai fait une erreur, aidez-moi à la
corriger”, mon ego en souffrira moins. »
En contrepartie, on acquiert au sein de l’entreprise la réputation
d’une personne capable d’admettre ses fautes. Ce n’est pas courant.
Et cela annule quasiment l’épreuve d’avouer son erreur.
Préférez cette stratégie à la dissimulation, car l’erreur ne fera
que prendre de l’ampleur et vous devrez quand même l’avouer :
« Non seulement j’ai fait une erreur, mais j’en ai fait deux autres en
dissimulant et en niant la première. »
Ce qu’il y a de mieux à faire est de tenter une chose – mettez-
vous cela dans la tête, et faites passer le message à vos équipes.
Quand vous pensez vous être trompé, admettez-le, demandez de
l’aide si nécessaire et remédiez au problème. Votre entreprise, ou au
moins la partie de votre entreprise dont vous avez la charge, se
portera bien. Votre entreprise sera un lieu d’apprentissage. Vous
serez un héros et vos collaborateurs seront responsabilisés et ils
seront des héros. […]
Bob Davids

Quand on apprend que Bob (Robert) Davids a fondé six


entreprises et en a dirigé davantage encore dans sa carrière, on est
loin d’avoir tout compris au personnage.
Davids est né et a grandi à Venice Beach, Californie, dans les
années d’après-guerre – une époque où cette ville n’était pas la
station balnéaire à la mode qu’elle est devenue depuis, mais un
repaire de gangsters. C’est pour satisfaire la soif de ces derniers pour
les voitures « tunées » que Bob lance sa première entreprise : un
atelier dédié à la peinture de véhicules dans des couleurs bariolées
reflétant la personnalité de leurs propriétaires. Il la dirigera pendant
huit ans. En parallèle, un an à peine après l’avoir fondée, il
commence à travailler presque à plein temps chez un petit fabricant
de planches de surf ‒ entreprise dont il deviendra directeur deux ans
plus tard. Pourquoi « presque à plein temps » ? Parce que Bob, alors
âgé de 15 ans, doit encore aller au lycée… Comme il a d’excellentes
notes, on l’a dispensé d’une partie des cours : voilà comment
l’adolescent, de 11 h 30 à minuit, dirige une usine de dix-huit
personnes ; quant à son business de voitures, créé à l’âge de 12 ans,
il y consacre ses week-ends.
Malgré ces débuts tonitruants, Bob Davids ne choisit pas
d’étudier le management à l’université, mais la musique. Un jour, en
écoutant jouer un autre étudiant qui a commencé le saxophone
seulement deux ans auparavant, il comprend qu’il ne deviendra
jamais le musicien qu’il ambitionne d’être. Son professeur lui
conseille alors de trouver un domaine où il se sent « naturellement »
à l’aise. Se souvenant d’avoir gagné quelques années plus tôt un
concours de design d’automobiles organisé par General Motors
auprès des jeunes, il décide d’intégrer l’une des écoles de design les
plus reconnues aux États-Unis ; arrivé au bout du cursus (ce que
seuls quatre élèves de sa promotion ont réussi à faire), il est recruté
dans le studio de design de voitures le plus prestigieux du pays :
celui de General Motors à Detroit.
Le design restera sa passion toute sa vie. En revanche, déçu par
General Motors, Bob ne tarde pas à créer sa propre entreprise de
design industriel. Il conçoit, entre autres choses, des machines pour
les casinos ; et bientôt, un grand fabricant de ce type de machines
lui offre un poste de dirigeant. C’est là que Davids rencontre pour la
première fois Robert Townsend•, qui a rejoint de son côté le conseil
d’administration de cette entreprise. Au lieu des quinze minutes
prévues, leur rendez-vous dure cinq heures, suite à quoi Davids
achète le livre de Townsend, Au-delà du management, et le termine le
soir même. Sa passion – latente jusque-là – pour la transformation
de l’environnement organisationnel des entreprises était née.
Il devient plus tard DG d’un casino dans le Nevada, un
établissement miné par la vente de drogues et le vol massif de jetons
par les croupiers. De cette expérience lui viendra cette réflexion :
« À partir du moment où vous arrivez à employer 65 % ou 70 % de
personnes bonnes, loyales, les mauvaises personnes ne restent pas.
Elles voient bien qu’elles ne conviennent pas et elles partent. Si vous
approchez des 80 % d’employés qui ont un bon karma, au sein d’une
culture d’entreprise, les 20 % restants se ruent vers la sortie. »
Son plus grand succès fut sans doute l’aventure Radica Games,
une entreprise qu’il a créée lui-même, spécialisée dans la conception
et la fabrication de jeux électroniques – des prédécesseurs de la Wii.
L’ingénierie se faisait à Hongkong, mais l’usine était installée en
Chine ; l’entreprise est passée en dix ans de 0 à 8 000 personnes, et
est devenue la 3e mondiale de son secteur en termes de profits après
Hasbro et Mattel. En Chine, le turn-over moyen dans son domaine
était de 36 % ; chez Radica Games, il n’était que de 2 %.
Bob Davids a obtenu des résultats exceptionnels dans chacune
des entreprises qu’il a dirigées – y compris un vignoble de pinot noir
exceptionnel en Californie, l’avant-avant-dernière en date (il a
depuis créé un complexe hôtelier à Bali et une plantation ‒ légale ‒
de marijuana médicale en Californie). Chaque fois, sa réussite a été
essentiellement le fruit d’un environnement organisationnel unique,
et de la culture qu’il réussissait à y construire : celle de l’entreprise
libérée.
Bob Davids donne parfois des conférences sur le leadership
libérateur. Sa conférence TEDx sur le sujet (à Paris, en 2012) a, à ce
jour, été visionnée près de 300 000 fois.
Les « 30 trucs » que nous présentons ici font partie des centaines
de « brèves » que Bob a élaborées pendant sa carrière pour résumer
et vulgariser sa philosophie du leadership libérateur. En anglais, ces
trente entrées suivaient l’ordre alphabétique – en hommage à son
ami Townsend, qui l’avait lui-même adopté dans son fameux livre
déjà cité. Ce caractère d’abécédaire est perdu dans la traduction
française, mais le contenu reste intact… prêt à la dégustation !
Les 30 meilleurs trucs de Bob Davids
pour devenir un leader éclairé (2012)

Une chaîne – J’aime bien poser aux jeunes leaders de mon


entreprise cette question, inspirée d’une citation d’Eisenhower : « Si
j’enroule une chaîne sur la table et que je la pousse, de quel côté va-
t-elle tomber ? » Là, vous obtenez des réponses diverses, mais la
bonne réponse est la suivante : « Je ne sais pas. » Ensuite, je leur
demande : « Et si je tire un bout de la chaîne, quelle direction
prendra-t-elle ? » Cette fois, la réponse est unanime : « Elle vous
suivra. » Eisenhower prenait cet exemple pour faire comprendre à
ses troupes le concept de leadership.
Une ressource rare – Ce dont on manque le plus, dans le
monde, ce n’est pas le pétrole ni la nourriture, c’est le leadership.
Pourquoi est-ce une ressource si rare ? Parce que les egos s’en
mêlent. La plupart des gens qui occupent des postes de direction
sont persuadés d’être meilleurs que les autres, et qu’ils méritent à ce
titre d’avoir plus que les autres : plus d’actions, un standing plus
enviable… – toutes choses qui empêchent ceux qui sont au sommet
de se mettre eux-mêmes totalement au service de leurs subordonnés.
Ce n’est pas là du socialisme. Les leaders sont payés bien plus que
ceux qu’ils dirigent, ils sont payés pour leurs connaissances et pour
leurs compétences… mais ils ne sont nullement meilleurs en tant
que personnes.
Allongez-vous – Dans son livre, Townsend raconte qu’on lui
disait souvent : « Monsieur Townsend, vous partez pour un mois, il
va y avoir bientôt de grosses décisions à prendre, on va avoir besoin
de vous consulter. » Ce à quoi il répondait : « Pendant mon absence,
quand vous sentez que vous avez besoin de me consulter, quand
vous sentez que c’est crucial de me consulter… je veux que vous
vous allongiez. Et quand ce sentiment est parti, alors levez-vous,
résolvez le problème et envoyez-moi une note (c’était avant l’e-mail)
pour rendre compte de la solution que vous avez adoptée. » Alors, je
fais de même. Si seulement j’avais pu avoir moi-même cette idée !
Le signe d’un bon leadership, c’est quand l’entreprise se porte mieux
en l’absence du leader.
Mauvaise pente – Je vois énormément de gens qui sautent sur
l’occasion dès qu’ils ont moyen d’avoir du pouvoir. Ils prennent une
secrétaire personnelle, qui récupère leurs vêtements au pressing. Ils
s’octroient un bureau spécial, avec une table de travail spéciale. Ils
réclament une voiture… C’est une mauvaise pente. Quand vous avez
un standing différent de vos subordonnés, alors, vous n’êtes plus
leur leader. Vous avez perdu toute chance de gagner leur respect.
Vous devez comprendre que vous n’êtes pas différent de vos
subordonnés. Vous avez la même valeur qu’eux dans l’organisation ;
vous avez simplement une mission différente.
Rabat-joie – Vice-présidents.
Entretiens d’embauche – L’entretien sert certes à évaluer les
compétences des candidats, mais surtout à vérifier s’ils conviennent
à la culture de l’entreprise. Une culture d’entreprise se construit une
personne après l’autre.
Karma – Quand vous construisez une culture d’entreprise, à
partir du moment où vous arrivez à 65 ou 70 % de personnes
bonnes, loyales, les mauvaises personnes ne restent pas. Elles voient
bien qu’elles ne conviennent pas et elles partent. Si vous approchez
des 80 % d’employés qui ont un bon karma, au sein d’une culture
d’entreprise, les 20 % restants se ruent vers la sortie.
Un jour, j’ai dirigé un casino. C’était un repaire de drogués, un
endroit vraiment craignos. Quand je suis arrivé, la première chose
que j’ai faite a été de virer immédiatement tous les dealers avérés.
Puis, j’ai commencé à les remplacer, un par un, par des gens bien. Je
savais qu’il restait quelques mauvaises personnes, mais quand j’ai
finalement atteint les 70 % de bonnes, les autres sont partis d’eux-
mêmes.
Gardien de la culture – Mon boulot, maintenant, c’est d’être le
gardien de la culture de l’entreprise. C’est mon job. Pour le faire, je
discute chaque jour avec chacun ; je demande chaque jour à
chacun : « Bonjour, comment allez-vous ? Ça se passe bien pour
vous ? De quoi avez-vous besoin ? »
Des limites à la pensée – Tant que vous vous focalisez sur ce
que vous ne pouvez pas faire, vous négligez ce que vous pouvez
faire. Or, les règlements sont là pour vous dire ce que vous n’avez
pas le droit de faire. Les règlements sont des entraves. Dans une
bonne culture d’entreprise, les gens sont libres de penser. Les
règlements limitent la pensée.
Mentir – N’inventez jamais de fausses deadlines. Si quelqu’un
s’en rend compte, vous perdrez toute crédibilité. Et il suffit que vous
ayez fixé une seule fois de faux délais pour qu’ils ne vous fassent
plus jamais confiance. S’ils ne tiennent pas le véritable délai, vous
n’avez qu’à mettre les choses à plat pour comprendre ce qui s’est
passé.
Rendre une personne meilleure – Mon job est de faire de
chaque salarié une personne meilleure. Si nous ne pouvons pas
compter sur eux dans notre entreprise, inutile de les garder. S’ils
trouvent une meilleure opportunité, qu’ils la saisissent, avec tous
mes vœux de réussite. Mais je fais tout mon possible pour les garder.
Management et tournée des locaux – Bob Townsend m’a dit
un jour qu’il vaut mieux avoir un MBWA qu’un MBA. Le
« Management By Walking Around » (management par tournée des
locaux) est un formidable concept forgé par Townsend : il s’agit de
sortir de votre bureau pour aller écouter un maximum de membres
du personnel ; c’est le meilleur moyen d’être en contact avec votre
équipe. Un véritable leader doit être accessible à tous. Si l’équipe est
nombreuse et que tout le monde ne peut pas aller à la rencontre du
leader, alors, c’est au leader d’aller à la rencontre des collaborateurs
– ce qu’il fait précisément en faisant le tour des locaux. Pour moi qui
ai plusieurs sociétés dans le monde, il s’agit plutôt en l’occurrence
non pas de marcher mais de voler d’un local à l’autre.
Erreurs – Plus vous faites d’erreurs, plus vous apprenez vite. Si
vous refusez de reconnaître quand vous vous êtes trompés, vous
refusez d’apprendre. Est-ce bien ce que vous voulez ? Le principe-
clé, c’est de ne pas faire deux fois la même erreur.
Erreurs, II – Attrapez vos employés quand ils font bien quelque
chose ; enseignez-leur quand ils font mal quelque chose 1. N’attrapez
jamais les gens quand ils font une erreur. Si quelqu’un vous donnait
tout le temps des ordres, vous disait comment faire votre boulot, si
vous étiez surveillé en permanence, et essuyiez des reproches à la
moindre erreur, comment réagiriez-vous ? Comment, à votre avis,
vont réagir vos subordonnés à de telles pratiques ?
La soupe et le moral – La moindre de vos actions doit insuffler
de la confiance dans l’équipe. Et, en tant que PDG, tel est votre plus
grand devoir : le moral des troupes. Vous le maintenez aussi
longtemps que vous ne créez pas de mauvais précédent. Si vous
créez un mauvais précédent, il est presque impossible de l’effacer.
C’est comme une goutte d’urine dans la soupe. Une seule goutte,
c’est déjà trop, et vous ne pouvez pas l’enlever. Si vous la laissez
s’infiltrer, vous devez vider le bol, l’ébouillanter, et refaire de la
soupe. Je me suis toujours efforcé de faire un précédent avec de
bonnes décisions. J’ai appris à temporiser autant que possible avant
de prendre ces décisions importantes. Car un mauvais précédent,
c’est comme cette unique goutte dans la soupe…
Président du Divertissement Général – Parfois, cela me gênait
d’être appelé PDG (et je détestais être appelé « chef », qui évoque
carrément une dictature). Quand on m’appelait PDG, je répondais en
plaisantant : « Oui, Président du Divertissement Général. » C’était
une façon de faire diversion, mais j’ai ensuite pris conscience que ce
n’était pas si loin de la réalité : j’étais là pour divertir mes collègues,
les clients, les représentants de l’administration…
À livre ouvert – Dans toutes les sociétés que j’ai dirigées, les
comptes étaient en libre accès : tout le monde pouvait consulter les
budgets et autres données financières (à l’exception des salaires). Je
voulais que chacun se sente responsable de nos finances. Ainsi, le
jour où nous serons en difficulté, tout le personnel se sentira
également partie prenante, et contribuera à trouver une solution.
Atteindre le sommet – La pire chose qui puisse arriver à une
entreprise est que vous finissiez par croire à votre propre baratin. Ce
n’est pas ce que vous voulez, n’est-ce pas ? Vous voulez plutôt rester
humble, et lucide quant à votre place dans la compétition. « C’est
vrai, on est bons, mais sommes-nous les meilleurs ? Peut-être pas.
Alors, que peut-on faire pour gagner juste un point de marge
supplémentaire ? »
Taille et plaisir – Le plaisir pris à une activité tend à être
inversement proportionnel à la taille de l’entreprise. Plus celle-ci est
grosse, moins vous vous faites plaisir, plus vous avez la migraine, et
plus la culture se délite. Le nombre parfait tourne sans doute autour
de deux cents collaborateurs. Quand vous dépassez les deux cents,
alors, vous devez ajouter un échelon hiérarchique et vous vous
embarquez dans des histoires de vice-présidents…
Le plus petit composant – Plus vous avez de pouvoir, moins
vous pouvez en user car, dès que vous en usez de façon incorrecte,
vous le perdez totalement. Le pouvoir réside dans l’organisation, pas
en vous.
C’est comme pour un mur. Il y a des briques et du mortier. Et
dans le mortier, il y a du gypse, de l’eau, du sable, et, le plus petit
composant : de la chaux. C’est la chaux qui fait tenir le tout.
Admettons que je fasse partie d’un mur ; en tant que PDG, je suis le
plus petit composant. Je ne suis pas la brique, je ne suis pas le
mortier, je ne suis pas l’eau, je ne suis pas le sable. Je suis cette
petite trace de liant qui fait tenir le mur. Un PDG doit bien
comprendre qu’il est le plus petit composant. Ce n’est pas lui qui
donne sa force au mur. La force du mur vient de tous ces gens collés
ensemble, et la responsabilité du PDG est de fournir le liant pour les
faire tenir. Mais le PDG seul ne peut pas faire le boulot.
Réussite et plaisir – Le plaisir est un corollaire de la réussite. Le
plaisir augmente au fur et à mesure que les profits et la réussite
augmentent. Le plaisir naît du partage de la réussite. Il doit ainsi
être un composant programmé de la réussite.
Nous parlons ouvertement de nous faire plaisir au travail, et
certaines décisions sont prises en fonction du facteur plaisir, en plus
de celui de la qualité. Une bonne façon de tuer tout plaisir est de
séparer absolument les deux, de leur appliquer deux poids, deux
mesures. J’ai deux conseils pour les nouvelles recrues : 1. Ne jamais
élever la voix ; 2. Se faire plaisir tous les jours !
Maintenir la croissance – Les entreprises ne peuvent devenir
vraiment grosses que si elles sont des dictatures. Je les appelle des
feux de paille : elles ne durent qu’un temps. Car une dictature ne
peut maintenir une croissance de longue durée. C’est comme un
chien malade qu’on laisse sans traitement. Il finit par mourir. Pour
qu’une entreprise grossisse, la communication interne doit être
vraiment bonne. Le job du PDG est d’utiliser son pouvoir avec
bienveillance pour construire la culture, la communication et les
fondations de l’entreprise, le tout sous les auspices du bon moral. La
communication touche directement au moral des troupes.
L’horizon du temps – Un leader doit être capable de se projeter
d’un mois sur une année, voire plus. Tous ces préceptes selon
lesquels il faut vivre de minute en minute, d’heure en heure, de jour
en jour, de semaine en semaine, de mois en mois – ce n’est pas pour
vous. Les gens que vous avez recrutés sont supposés être capables de
fonctionner ainsi. Mais si vous, vous faites une seule chose de ce
genre, vous vous fourvoyez et conduisez mal votre affaire.
Un problème avec le PDG – Il y a un problème avec un PDG s’il
pense que l’argent est plus important que les gens. Si les gens,
l’environnement, la culture, le moral sont bons, alors vous avez une
bonne probabilité de faire de l’argent. Mais si vous vous focalisez
d’emblée sur l’argent, le manque d’enthousiasme, le manque de
culture précipiteront votre chute en tant que leader. Les gens de
l’entreprise trouveront un moyen de vous dégager. Et ils le feront.
Donc : ne jamais se focaliser sur l’argent, mais au contraire sur les
gens, la culture, le moral des troupes. Si vous les encouragez, les
salariés se motivent eux-mêmes. Si les salariés font beaucoup
d’argent, alors vous, en tant que PDG, allez réussir. Mais si vous
commencez par l’argent, vous ne finirez pas avec.
Truite – La truite arc-en-ciel ne vit jamais dans des endroits
laids… La pêche est une formidable source d’inspiration pour le
monde de l’entreprise.
Individus universels – L’origine des individus n’a pas
d’importance ; qu’ils viennent d’ici ou d’ailleurs ne fait aucune
différence. Des êtres humains, ce sont des êtres humains. Et une fois
que vous avez dépassé toutes les questions culturelles superflues,
une fois que vous êtes revenu au seul point important, à savoir le
respect de l’être humain, cela ne fait rien à l’affaire que vous soyez
en Chine, à Mexico ou ailleurs. Quand se dégage d’une personne le
vrai sens d’une vie, elle est capable de s’exprimer en tant que
membre d’une équipe, dans un environnement donné, et ainsi elle
contribue à la réussite de l’entreprise. Cela n’a rien à voir avec ses
origines.
Visionnaire vs entrepreneur – Un entrepreneur est capable
d’anticiper l’évolution d’un marché… c’est comme regarder loin
devant soi sur une route – cela n’a rien d’exceptionnel. Un
visionnaire voit non seulement le long de la route, mais aussi ce
qu’il y a après le tournant – ce qui est beaucoup moins évident.
Ce que gagner veut dire – Savoir que le business plan
fonctionne, que la culture mise en place fonctionne, et ne pas rester
dans les jambes des salariés. En fait, il s’agit juste de regarder les
jeunes prendre du plaisir. Vous avez réussi quand vous pouvez vous
asseoir sur la touche et regarder l’équipe en train de gagner.
Les ennuis au bout du porte-clés – À gros porte-clés, gros
maux de tête.
Stratégie de sortie – Si vous n’avez pas de stratégie de sortie,
vous êtes esclave de votre job.
John Wooden

Peu connu en France, John Wooden (1910-2010) a pourtant été


élu par la chaîne de sport ESPN meilleur coach du xxe siècle. En tant
qu’entraîneur de l’équipe de basket-ball de l’université de Californie
à Los Angeles (UCLA), il a réussi cet exploit sans précédent : faire
gagner à son équipe dix fois sur douze ans (dont sept d’affilée, de
1967 à 1973) le titre NCAA, probablement le championnat le plus
difficile au monde avec plus de 300 équipes universitaires en lice
chaque année. Depuis, cet exploit hante non seulement les coachs de
tous les sports mais aussi des patrons, des managers et nombre de
personnes intéressées par leadership : sa conférence TED a été
visionnée plus de quatre millions de fois. Quel était son secret ?
C’est ce que révèle The Essential Wooden, paru en 2007, où il
livre les grands principes de leadership qui l’ont guidé en tant
qu’entraîneur sportif, mais surtout en tant que véritable leader. Issu
d’une famille d’agriculteurs, il a été imprégné dès l’enfance de
valeurs très fortes, qui devinrent le socle de sa philosophie – bâtir
un environnement de travail permettant à chacun de donner le
meilleur de soi-même – et de sa conception de la réussite, véritables
leitmotive de l’ouvrage.
« Coach », comme on l’appelait en général à UCLA, a tenté
pendant toute sa carrière de définir cette philosophie. Assez vite, il a
commencé à la dessiner à travers ce qu’il a nommé la « Pyramide de
la réussite ». Le nombre de ses étages et le contenu de ses cubes ont
évolué au fur et à mesure que Wooden précisait sa philosophie du
leadership. Toutefois, l’idée fondamentale de la pyramide est
demeurée la même : la réussite n’est pas la victoire mais la sérénité
qui résulte de l’autosatisfaction d’avoir donné le meilleur de soi. Or,
pour donner le meilleur de soi, certains comportements et certaines
attitudes sont nécessaires, qui à leur tour reposent sur un socle de
valeurs. Wooden se référait en permanence à cette pyramide, qui lui
rappelait ce sur quoi lui-même, en tant que leader, devait se
consacrer à 100 %. Tout le reste était vain, inutile – du temps perdu.
Se préoccuper de la victoire ? Inutile (encore un paradoxe du
vrai leadership) ! Dans ses équipes, il était interdit d’employer le
mot « gagner » : le but n’était pas de gagner, mais de donner le
meilleur de soi-même. Se préoccuper de l’adversaire du jour ?
Inutile, encore ! La légende veut qu’on ne prenait connaissance de
son identité que cinq minutes avant le début du match : les joueurs
devaient se concentrer non pas sur ceux d’en face, mais sur eux-
mêmes et sur leur propre effort – l’unique chose, enseignait Coach,
qu’ils pouvaient contrôler.
Avec les livres de Burns•, l’ouvrage de Wooden est le seul de ce
recueil qui ne relève pas du monde économique. Il porte sur le
monde du sport, mais n’en demeure pas moins une leçon éternelle
de leadership. Des générations de leaders du monde entier s’y sont
référées et continuent de le faire à ce jour.
L’essentiel selon Wooden (2007)

Les grands bienfaits du leadership

[…] Si le leadership est une chose qui me tient tant à cœur, c’est
qu’il m’a donné le privilège, à de multiples reprises, de donner vie et
d’appartenir à cette famille d’un genre particulier que l’on appelle
une « équipe » – un groupe d’individus dont l’ambition est d’exceller
dans la compétition et de réussir. Je suis un homme chanceux. […]

Le prérequis du leadership

« Vis comme si tu allais mourir demain. Apprends comme si tu


étais immortel. »
Ces mots véhiculent parfaitement les sentiments d’énergie et
d’urgence qui doivent vous animer. Ne gâchez pas une seule journée
et soyez curieux d’apprendre comme si vous étiez immortel. C’est
ainsi que l’on devient un leader éclairé – un de ceux qui durent.
La longévité du leadership est en effet en partie liée à votre soif
d’apprendre et à l’urgence que vous y attachez. […]

De l’importance du caractère
[…] Un leader qui éprouve des difficultés à respecter La Règle
d’or [« Traite les autres comme tu voudrais toi-même être traité »]
est comme une [fine couche de glace sur un étang] – peu fiable,
indigne de confiance. Sans la confiance entre une équipe et son
leader, en réalité, il n’y a pas d’équipe du tout – juste une collection
d’individus qui ne valent pas grand-chose.
La Règle d’or me semble être une bonne pierre de touche pour
savoir comment se comporter envers les membres d’une équipe.
Malheureusement, on voit trop souvent des leaders qui ne respectent
pas la Règle d’or et dont l’attitude et les décisions reposent
uniquement sur un critère de rentabilité financière.
« Traite les autres comme tu voudrais toi-même être traité » :
cela ne signifie pas qu’il faut leur accorder des faveurs particulières
ou des avantages qu’ils ne méritent pas. Si un joueur n’est pas assez
bon pour être titulaire ou si un individu n’est pas assez talentueux
pour rejoindre l’équipe, qu’ils n’obtiennent pas ces privilèges. C’est
de bonne guerre. Au fond, la Règle d’or, c’est une histoire
d’honnêteté et de dignité – les gens doivent être traités
correctement.
Cette règle vous semble peut-être dépassée, impossible à mettre
en pratique, naïve ou niaise ? Vous avez tort, et je n’aimerais pas
faire partie de votre équipe ni ne vous inviterai à rejoindre la
mienne.
À l’inverse, un leader qui traite ses équipes avec respect
s’apercevra vite que son organisation attirera les bonnes personnes.
Pourquoi ? Parce que le caractère est important. […]

Ne craignez jamais de faillir


J’ai appris à ne pas craindre de faire des erreurs, du moment que
ce sont de « bonnes » erreurs. Mon coach à l’université de Purdue,
Ward « Piggy » Lambert, aimait nous rappeler que c’est souvent
l’équipe qui fait le plus de fautes qui remporte le match.
Que voulait-il dire par là ? Si on ne fait pas d’erreurs, c’est qu’on
ne fait rien du tout, qu’on n’essaie pas d’obtenir des résultats. Et on
ne gagne pas un match de basket sans rien faire. C’est pareil pour
tout.
Ward Lambert m’a appris à agir, à prendre des initiatives et à me
montrer téméraire plutôt que de rester en retrait par peur d’échouer.
Les erreurs font partie de la victoire – pas les fautes bêtes, celles que
l’on fait par précipitation ou par négligence, mais les erreurs
commises par des personnes intelligentes, réfléchies, et
entreprenantes. Qui a jamais critiqué une erreur intelligente ? […]

Réfléchissez à deux fois avant de donner


des conseils

Joshua Wooden, mon père, ne donnait pas de leçons 1. Il était


intelligent, cultivé et éloquent, mais il n’était pas du genre à
disserter. Quand c’était possible, il préférait ne pas donner de
conseils, mais plutôt un avis. C’est toute la différence entre dire à
quelqu’un ce qu’il ou elle doit faire et se contenter d’une
suggestion ; la différence entre montrer que l’on sait tout et
reconnaître que d’autres personnes peuvent aussi avoir des avis et
des idées recevables.
Votre opinion, si vous êtes respecté, aura souvent plus de poids
que vos conseils, qui reviennent à donner des consignes.
La plupart des gens n’aiment pas recevoir d’ordres. C’est parfois,
mais rarement, nécessaire. Un leader doit savoir quand il faut
prodiguer un avis et quand il faut prodiguer un conseil.
Il vous faut aussi être quelqu’un dont les avis sont pris au
sérieux. […]

« Vendez » des valeurs et des principes

Un bon leader est un bon vendeur. Nous vendons avant tout des
idées aux personnes dont nous avons la charge – qu’il s’agisse d’une
équipe, d’une entreprise ou de tout un groupe. Portées à leur
summum, ces idées constituent notre philosophie, c’est-à-dire les
principes qui nous animent et que nous cherchons à mettre en
œuvre ; à la fois notre action et ce qui explique notre action ; ce qui
forge notre identité, individuelle et en tant qu’équipe.
Que vendez-vous ? Quelle est votre philosophie ? Qu’est-ce que
la réussite pour vous ?
Nombre de leaders savent seulement vendre des « bénéfices »,
des « indicateurs » ou des « victoires ». Ces termes ne sont ni une
philosophie, ni une réussite : ce sont plutôt d’éventuelles
conséquences, effets secondaires ou retombées de celles-ci.
Avec l’expérience, j’ai arrêté de vendre des « victoires » –
j’évitais même de prononcer le mot – et j’ai commencé à mettre en
avant un ensemble de principes et de valeurs qui sont les prérequis
de la réussite telle que j’en suis venu à la définir. […]

Questions dérangeantes

Les choses n’ont pas beaucoup changé. Quand j’étais jeune, la


réussite représentait déjà ce qu’elle est aujourd’hui pour la plupart
des gens : la célébrité, la fortune et le pouvoir. À l’école, c’est avoir
les meilleures notes ; en sport, c’est gagner des matchs ; dans les
affaires, ce sont de gros bénéfices ; en politique, c’est beaucoup de
pouvoir.
Vous avez fait de votre mieux et vous avez perdu ? Vous êtes un
perdant. Vous avez affronté un adversaire moyen, avez simplement
eu de la chance ou avez gagné sans tout donner ? Vous êtes un
gagnant. À mon avis, dans les deux cas, il y a erreur. Est-il normal
de se sentir en échec quand on a fait de son mieux ? Non. Est-il
normal de se sentir gagnant alors qu’on n’a pas tout donné ? Non.
[…]

Le cadeau de la réussite

[…] « La réussite est la sérénité qui résulte directement de


l’autosatisfaction que l’on éprouve quand on sait que l’on a fait
l’effort de donner le meilleur de soi-même. » […]

Les fondations de la pyramide de la réussite 2

[…] De l’amitié naît la bienveillance, qui nourrit les relations au


sein d’un groupe. Elle nécessite du temps et de la confiance pour se
développer, et il faudra peut-être y travailler, mais lorsqu’elle existe,
le travail de leadership est plus facile et l’équipe en ressort
beaucoup plus forte.
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire ni même productif d’être
« copain » avec les personnes que l’on encadre, mais un leader peut-
il être réellement efficace sans un certain degré de respect mutuel et
de camaraderie avec les membres de l’organisation ?
L’amitié entre un leader et les membres de l’équipe, si elle n’est
pas toujours possible, est toujours préférable. Elle est facilitée
lorsque les personnes que vous encadrez savent qu’elles travaillent
avec vous et non pour vous. Témoignez un véritable souci et une
vraie considération pour tous les membres de votre équipe. […]

Le deuxième étage

[…] À quoi servent l’ardeur et l’enthousiasme au travail s’ils ne


sont qu’intermittents et brefs ? À rien du tout. La dernière brique du
deuxième étage de la Pyramide de la réussite est la détermination –
la ferme intention du leader de garder le cap, aussi effrayant soit-il.
J’aurais pu utiliser les mots persistance, ténacité ou opiniâtreté,
mais je leur ai préféré la détermination. Elle suggère que votre
volonté est mise en œuvre sans fléchir et sur le long terme ; elle
implique une intensité et une ferme intention.
Il est si facile d’abandonner, de faire marche arrière, de céder.
Évitez-le à tout prix. Essayez encore et encore, avec plus d’énergie et
d’intelligence, mais réessayez sans relâche. Voilà ce qu’est la
détermination, et elle est peut-être aussi essentielle à la réussite que
toute autre qualité personnelle de la pyramide. […]

Le troisième étage

[…] Un leader ne se lasse jamais d’apprendre. Il a un appétit


insatiable pour tout savoir, toute information sur tout ce qui est
susceptible de l’aider à améliorer ses méthodes, et d’aider son
équipe à atteindre pleinement ses compétences, à réaliser son
potentiel en tant qu’organisation.
Vous devez savoir ce que vous faites et être réellement capable
de le faire. Vous devez chercher à être compétent dans tous les
domaines liés à votre travail. La vivacité d’esprit est ici un facteur
primordial.
Un leader qui a fini d’apprendre est fini tout court, entraînant
avec lui son équipe. […]

Le quatrième étage

Vous êtes payés pour être efficace y compris sous pression. Un


leader ne doit pas être déstabilisé ni perturbé par les événements –
la victoire, l’échec, l’agitation qui les précède ou les suit. Le
leadership nécessite calme et assurance.
Soyez vous-même. Fuyez toute pose ou faux-semblant ; soyez
bien dans votre peau ; évitez de vous comparer à autrui ; soyez
fidèle à vos principes et à vos idéaux. […]

Le sommet

Mes objectifs en tant qu’enseignant, coach et leader ont toujours


été très clairs : construire des équipes dont les membres savent
donner le meilleur d’eux-mêmes quand c’est nécessaire et obtenir
des résultats quand c’est indispensable. C’est ce que j’appelle la
grandeur compétitive.
Pour qu’un leader y parvienne, il ou elle doit aussi être capable
d’être à son meilleur niveau lorsqu’il le faut. Et, comme je le
rappelle constamment aux personnes intéressées par la question,
« vous devez donner le meilleur de vous-même tous les jours, tout
particulièrement si vous êtes le leader ».
Certaines années – quand le talent était au rendez-vous –, des
équipes que je coachais ont gagné un championnat national ;
d’autres années, elles ont perdu. Mais tous les ans, mon objectif était
le même : la grandeur compétitive.
Selon moi, que votre équipe compte beaucoup ou peu de
membres de talent, votre rôle de leader est le même : obtenir le
meilleur de ce que vous avez. […]

Adoptez la plus puissante loi du leadership

[…] Quels idéaux, valeurs et attitudes souhaitez-vous que votre


équipe adopte ? L’ardeur au travail ? La rapidité ? La créativité ?
L’enthousiasme ? L’ouverture d’esprit ? La coopération ? Le sang-
froid ? L’habileté ? L’esprit d’équipe ? Le calme et la confiance ? La
grandeur compétitive ? Autre chose ?
Montrez-le à travers vos propres convictions et comportements,
et l’organisation que vous dirigez vous suivra. Pas automatiquement,
pas immédiatement, pas sans que vous ayez recours à d’autres
moyens de persuasion, mais les personnes que vous encadrez
reproduiront votre comportement dans ces domaines et dans
d’autres, qui sont tout aussi importants.
Il y aura naturellement des exceptions. Certains signaleront par
leur comportement que votre organisation ne leur convient pas. En
tant que leader responsable, vous ne devez pas les empêcher de
trouver une autre organisation qui leur convienne mieux. Cela
commence bien sûr par les retirer de votre équipe. […]

Allez sur le terrain


Un bon coach est sur le terrain avec son équipe : il est là pour
expliquer, donner des consignes et rectifier. Il est dans la mêlée.
Faites-vous la même chose dans votre entreprise ? Comment
pouvez-vous être efficace si vous êtes toujours caché dans votre
bureau ? Comment allez-vous créer des liens si les membres de votre
équipe ne vous voient jamais ? Ou s’ils n’ont jamais l’occasion de
vous côtoyer ?
Un entraîneur qui reste dans son bureau pour envoyer des
messages à ses joueurs n’aura pas une équipe digne de ce nom. Le
leadership implique de chausser vos baskets et de rejoindre les
autres sur le terrain. […]

Notre objectif quotidien

La pression est saine, car elle permet de progresser. Le stress est


malsain, car il risque de provoquer des fautes.
J’ai toujours voulu que les membres de notre équipe soient
soumis à une certaine pression afin que leurs adversaires soient
confrontés au stress. Je leur imposais cette pression sur le terrain
d’entraînement en créant une atmosphère effervescente mais
sérieuse, aussi intense et concentrée que si nous jouions un vrai
match.
En revanche, j’éliminais le stress – celui qui vient de la peur de
perdre ou d’un désir immodéré de gagner – en consacrant toute
notre énergie à nous améliorer et en enseignant à l’équipe que la
norme était de progresser en permanence et au maximum. C’était
notre objectif quotidien. Je ne parlais jamais de gagner ou de battre
un adversaire. […]
Concentrez-vous sur votre propre produit

Je faisais en sorte que l’équipe se préoccupe du « nous » à


l’exclusion de tout le reste. Je ne mentionnais quasiment jamais
l’adversaire du match à venir – son style, ses habitudes ou ses
principaux joueurs. Je n’accordais pas non plus d’importance aux
conséquences des autres matchs joués dans notre championnat.
À une époque, une blague circulait comme quoi il fallait que
l’assistant de l’équipe d’UCLA aille acheter un programme officiel
avant un match pour que nos joueurs sachent qui ils allaient
affronter.
« Préoccupez-vous de votre préparation, pas de la leur ; de votre
jeu, pas du leur ; de vos efforts et envies, pas des leurs. Ne vous
inquiétez pas d’eux. Laissez-les s’inquiéter de vous. » Voilà ce que je
leur disais. […]

Apprenez à écouter avec vos yeux

Écoutez avec vos yeux, pas seulement avec vos oreilles. « Je vais
bien, coach », me disaient systématiquement les joueurs blessés.
Leur corps disait la vérité, pas leurs mots. Quand un jeune cadre
vous affirmera : « c’est une bonne idée, chef », c’est son regard qui
dira la vérité, pas ses mots. […]

Moi, moi, moi

La pure performance physique est aujourd’hui plus courante qu’à


mon époque, d’où une certaine tendance à laisser les excellents
joueurs – et d’autres pas si bons que ça – s’adonner à de vrais one-
man shows.
Un joueur négocie un lay-up difficile, puis, triomphant, il tape
du poing sur son torse. Que dit-il, alors ? « Moi, moi, moi ! »
Qui lui a passé le ballon ? Qui a bloqué les défenseurs adverses ?
Qui a anticipé le rebond au cas où il manquerait sa cible ? Qui
évoluait à l’arrière du terrain pour empêcher une contre-offensive ?
Certainement pas celui qui a tapé du poing sur son torse.

Nous, nous, nous !

Dans les années 1930, quand j’étais entraîneur au lycée South


Bend Central, dans l’Indiana, j’ai décidé que lorsqu’un joueur
mettait un panier, il devait remercier de la tête le coéquipier qui
l’avait aidé : « Si tu lui montres que tu apprécies son aide, il le refera
peut-être. Il suffit d’un signe de la tête, d’un pouce en l’air ou d’un
clin d’œil. »
Jimmy Powers, l’un de mes meilleurs joueurs, m’a demandé :
« Coach Wooden, est-ce que ça ne prendra pas trop de temps ? » Ce
à quoi j’ai répondu : « Jimmy, je ne te demande pas de traverser le
terrain pour l’embrasser. Un signe de tête suffira. »
On peut apprendre aux équipiers qu’ils forment un tout, qu’ils ne
sont pas un groupe de joueurs indépendants. Chacun contribue au
succès de chacun. C’est ce qu’on appelle la coopération, une valeur
fondamentale dans ma philosophie de la grandeur compétitive. C’est
la marque de fabrique de toute véritable équipe.
J’y suis parvenu notamment en instituant l’obligation de
remercier ses coéquipiers, un geste que j’ai chronométré. Dire merci
prend moins d’une seconde, mais les effets en sont bien plus
durables. […]
Ne soyez pas l’architecte de votre échec
Lettre à l’équipe avant le début de la saison, 1969

L’histoire nous montre que toute civilisation qui meurt, tout


projet qui échoue tombe sous le coup de divisions internes. Je crois
sincèrement que la plupart des équipes qui avaient un potentiel
énorme et qui ont déçu les attentes ont échoué en raison de frictions
internes. Ne nous laissons pas prendre à ce piège.

Membres à 100 %

J’ai fait de mon mieux pour abolir toute forme de clique, de


caste ou de hiérarchie au sein de notre équipe. Les termes comme
« bouche-trou », « remplaçant » ou « seconde équipe » étaient bannis
en ma présence ou devant les entraîneurs adjoints. Notre assistant
n’était jamais appelé le « porteur d’eau » ni considéré comme
l’homme de ménage.
Tous ces termes suggèrent qu’il existe « des équipes dans les
équipes », une hiérarchie des postes ou des pouvoirs. Si un joueur
titulaire d’UCLA qualifiait un de ces coéquipiers de « préposé au
banc de touche », il pouvait être sûr de finir lui-même sur le banc de
touche.
J’entraînais une seule et même équipe : ceux qui étaient invités à
la rejoindre en devenaient des membres à part entière – à 100 %. Il
n’y avait pas de citoyen de seconde classe ni de membres à 75 ou à
50 % dans mes équipes. C’était en tout cas ma ferme intention.
Il est difficile pour les citoyens de seconde classe de faire un
travail de premier choix, d’être fiers de leur mission ou d’une
organisation qui les méprise. Ce n’est pas leur faute. C’est votre
faute. […]
De l’amour avant tout

L’attention, le souci et la considération sincères que vous portez


aux membres de votre équipe est la marque d’un bon leader. Ces
attributs ne vous donnent pas une image vulnérable ou laxiste. Au
contraire, ils sont une force. Les gens ne se soucient guère de tout ce
que vous savez jusqu’à ce qu’ils sachent combien vous vous souciez
d’eux.
Pendant nos deux heures d’entraînement quotidien, nous
consacrions toute notre attention et toute notre énergie au basket. À
d’autres moments, je faisais l’effort sincère de m’intéresser à la vie
de chaque joueur – sa famille, ses études et ses passions.
C’était facile, car, mis à part mes enfants, ils étaient les
personnes les plus proches de moi – ma famille élargie, en quelque
sorte. Leurs échecs et leurs réussites étaient aussi mes échecs et
réussites. […]
J’étais leur leader, mais nous étions une famille et j’éprouvais
pour eux un véritable amour. Je me préoccupais donc naturellement
de leur bien-être en dehors du basket. […]

Méfiez-vous des éloges

Nous aimons tous recevoir des compliments sincères. Mais plus


nous dépendons des compliments, plus nous sommes fragiles. Par
conséquent, il faut garder à l’esprit que les éloges manquent
généralement de clairvoyance. […]
Faites la sourde oreille aux compliments et aux critiques, et vous
n’entendrez plus que l’essentiel. […]
L’instinct tueur

[…] De tout ce que j’ai enseigné, cette définition est


probablement la plus importante : « La réussite est la sérénité qui
résulte directement de l’autosatisfaction que l’on éprouve quand on
sait que l’on a fait l’effort de donner le meilleur de soi-même. »
Chaque membre de notre équipe savait que c’était mon ultime
critère d’évaluation. Peu importaient les scores, les titres et les
championnats. Mon mantra était plutôt : « Vous pouvez marcher la
tête haute quand vous avez fait l’effort de donner le meilleur de
vous-mêmes. »
Si les membres de votre équipe acceptent cette idée – mieux :
s’ils en sont convaincus –, alors ils possèdent la pleine maîtrise de
leur réussite, car la qualité de leur effort dépend d’eux. Elle ne
dépend pas de l’adversaire, des fans, des médias ou de qui que ce
soit d’autre. On ne maîtrise pas le résultat, mais on maîtrise son
ingrédient principal : notre effort. […]

Chaque joueur compte

Tous les rôles comptent, tous les postes sont importants. Chaque
membre de l’équipe doit être fier de son travail. Il est du ressort du
leader de transmettre cette fierté, surtout à ceux dont les rôles sont
moins visibles.
À UCLA, un joueur remplaçant devait savoir qu’il était aussi
chargé d’aider un titulaire à progresser. Ce n’est pas glamour, pas
plus que la tâche d’un employé administratif, d’un opérateur
téléphonique ou d’un ouvrier. La plupart des jobs ne sont pas
glamour (y compris être entraîneur, à mon avis).
Les joueurs assignés à une mission précise et limitée doivent
comprendre que leur rôle compte, qu’ils contribuent véritablement
au succès de leur équipe.
Pour moi, il n’y a pas d’emploi secondaire ni de rôle sans
importance. Il n’y a que les rares personnes persuadées que leur
mission est secondaire ou que leur rôle est sans importance. Un
leader doit pousser ces personnes à changer de raisonnement – ou
bien les remplacer. […]

Le leadership, c’est l’équilibre

Bien des qualités sont importantes pour un leader et son équipe –


on pourrait citer, entre autres, « l’expérience », la « concentration »,
les « compétences » –, mais la seule vraiment essentielle est sans
doute l’équilibre.
D’un point de vue psychologique, être équilibré implique de
toujours avoir du recul, de garder une certaine maîtrise de soi et
d’éviter les sautes d’humeur excessives liées à la chance ou à la
malchance. Être équilibré signifie qu’on ne laisse pas ce sur quoi l’on
n’a pas prise perturber ce qu’on peut maîtriser. Être équilibré
implique de rester calme et posé, que l’on traverse une épreuve ou
un triomphe.
Trouver un tel équilibre est inestimable pour le leader, car il
peut ainsi continuer de gagner et de perdre, de progresser et de
régresser tout en conservant du recul.
Si le score final – ou les bénéfices d’une entreprise – est la seule
chose qui compte et qu’elle prend toute la place, c’est que vous êtes
sur une mauvaise pente. Ce genre de déséquilibre n’est pas rare chez
les individus ambitieux et compétitifs, quel que soit le milieu
considéré. […]
La philosophie qui consiste à vouloir gagner à tout prix s’avère
toujours contre-productive, voire destructrice. Faites de l’équilibre
mental et psychologique votre priorité dans tous les aspects de votre
vie. Votre leadership dépend directement de votre équilibre. […]

La confiance engendre la confiance

Rappelons ici le mot d’Abraham Lincoln : « Mieux vaut faire


confiance et risquer d’être déçu, que de se méfier en permanence et
d’être toujours malheureux. »
Réunissez des gens honnêtes, enseignez-leur les connaissances et
compétences nécessaires. Ensuite, ayez le courage de vous fier à leur
capacité de remplir leur mission.
La confiance engendre la confiance. La vôtre engendre la leur.
Ayez le courage de faire confiance et on vous rendra la pareille.

Laissez-les faire le travail

Une fois le match commencé, j’estimais en général mon travail


de coach et de professeur quasi terminé. Je n’avais plus qu’à
m’installer dans les tribunes pour observer mes joueurs sans être
constamment à donner des consignes depuis le bord du terrain – ce
qui est signe de micromanagement, ou d’une incapacité à déléguer.
Je voulais que mes joueurs assument la responsabilité de leur
mission. Voici ce que je leur disais : « Ne vous tournez pas vers moi
pour que je vous aide, sinon je ferai entrer sur le terrain quelqu’un
qui sait quoi faire. »
Les gens dont vous êtes le leader sont là pour faire un job.
Laissez-les faire. […]
Tout faire pour atteindre la perfection

[…] Quels que soient vos résultats, vous auriez pu faire plus.
Quoi que vous ayez fait, vous auriez pu faire mieux.
La mission du leader est d’apprendre à tous comment faire plus
et mieux, et d’enseigner à chacun comment exploiter son potentiel à
100 %.
On ne peut atteindre la perfection, mais on peut faire le
maximum pour s’en approcher. Tel a été mon objectif tout au long
de ma carrière. […]

Gardez la tête haute

Juste avant le début d’un match – y compris les dix finales du


championnat national – j’adressais en général ces quelques mots aux
joueurs : « Faites en sorte de pouvoir repartir la tête haute. » Ils
savaient tous qu’il n’était pas question du score final.
Ce n’était pas une harangue enflammée, mais une déclaration
sérieuse et sincère. C’était le message le plus important que nos
joueurs pouvaient emmener sur le terrain : « Faites de votre mieux.
C’est cela, la réussite. »
Croire en cette vérité simple nous donnait une force énorme.
L’enseigner me donnait une satisfaction énorme. […]

Conviction : un must de tout leader

Quel que soit ce que vous faites en tant que leader, cela
nécessite, j’en suis persuadé, d’être véritablement convaincu par ce
que vous faites. Dans le cas contraire, votre équipe commencera
aussi à douter et vous serez sacrément mis en difficulté.
Vous devez croire en votre mission et en vos méthodes. Si vous
doutez, c’est sûrement qu’il faut changer de cap. […]

L’effort : ultime mesure de la réussite

[…] Fournir un effort considérable et sans réserve,


individuellement et en équipe, n’est pas un lot de consolation ni un
succès médiocre. C’est pour moi le premier prix et la forme la plus
noble de succès. Tout le reste – la célébrité et la fortune, le pouvoir
et le prestige, les trophées et les titres, tout comme la victoire sur un
adversaire – n’est autre qu’une résultante de l’effort.
L’effort total est l’essentiel et la véritable unité de mesure de
votre succès. Certains méprisent l’effort, en particulier quand il n’en
résulte pas une victoire.
Ce n’est pas mon cas. Fournir un effort sans réserve est la
définition même de la réussite, c’est ce que j’enseigne. […]

L’ultime appréciation

[…] J’avais bien compris que je risquais d’être remercié si je


n’étais pas à la hauteur d’une autre conception du succès –
quasiment toujours fondée sur les victoires – mais je n’en restais pas
moins convaincu du bien-fondé de mon appréciation et de ma
définition.
Votre appréciation est l’appréciation ultime. Il faut du courage et
de la force de caractère pour croire que son opinion prévaut sur
celle des autres. Mais lorsque votre appréciation prime et qu’elle
repose sur la qualité de l’effort fourni pour atteindre votre meilleur
niveau personnel, alors elle vaut de l’or. […]

L’attitude : un outil du leader

[…] Peut-être pourrez-vous tirer un enseignement d’une de mes


erreurs, qui a consisté à perdre du temps à m’apitoyer sur mes
conditions de travail.
Plus nous nous préoccupons de ce qui ne dépend pas de nous,
moins nous cherchons à améliorer ce sur quoi nous avons prise. Il ne
suffit pas pour autant de le dire.
J’espère que vous réussirez mieux que moi à mettre cette idée en
pratique. […]

Votre tribune

Qui dit leadership dit tribune. On attend de vous des discours,


des réponses, des discours, des solutions, des discours, des décisions,
et encore des discours.
Avec la tribune que vous offre le leadership, il est tentant de
pontifier, c’est-à-dire de parler sans arrêt.
L’essentiel de votre travail consiste pourtant à écouter. Et à
apprendre. Quand vous discourez derrière votre pupitre, vous
n’écoutez pas, vous n’observez pas, vous n’apprenez pas et vous ne
cherchez pas la meilleure solution au lieu d’imposer votre méthode.
Ne vous faites pas d’illusion. Votre tribune n’est qu’une caisse à
savon améliorée. N’importe quel idiot peut monter sur une caisse à
savon pour discourir. Si vous y passez trop de temps, quelqu’un vous
retirera la petite caisse.
Soyez attentif, écoutez, apprenez. Ne devenez pas accro à votre
tribune. […]

Le bénéfice du sang-froid

[…] J’accorde de l’importance au sang-froid pendant les matchs


pour une raison très simple : un trop-plein d’émotions – s’agiter et
s’énerver, crier et taper du pied – indique à l’équipe que j’ai perdu la
tête.
Que devient une équipe quand son leader perd son calme ? Elle
est perdue. Tout le monde est perdu si vous perdez votre sang-froid.

Délires de leaders

L’aliénation se manifeste notamment par deux symptômes : la


folie des grandeurs et l’illusion de persécution. Quiconque a été
leader, brièvement ou durablement, a connu l’un de ces symptômes
– voire les deux.
Être victime de ces délires signifie simplement que vous êtes
normal, que vous avez connu les turbulences du leadership.
Toutefois, si les symptômes durent plus de quelques jours, c’est que
vous avez un problème.

Principes directeurs du leadership

1. N’imposez pas trop de règles : vous risqueriez de paralyser


votre équipe.
2. Ne négligez jamais les détails.
3. Enseignez à tous le respect et bannissez la peur.
4. Créez une seule équipe, pas de titulaires ni de remplaçants.
Personne n’aime être « remplaçant ».

Doit-on prier ?

Je n’ai jamais prié pour décrocher une victoire, je n’ai jamais


demandé à Dieu de faire en sorte que notre équipe remporte le
championnat national, je n’ai jamais imploré qu’UCLA batte un
record ou gagne un match en particulier.
Pour moi, Dieu a des préoccupations autrement plus
importantes. Notre niveau de compétence dépend de nous –
uniquement de nous.
Cela me rappelle l’histoire d’un Anglais qui, en passant dans une
rue pavée, arrive devant un petit cottage avec un magnifique jardin.
Il s’arrête pour l’admirer. « Monsieur, dit-il au jardinier, qui est à
genoux pour désherber, Dieu vous a fait grâce d’un magnifique
jardin. » Ce à quoi le jardinier répond : « Vous auriez dû le voir
quand Dieu s’en occupait lui-même ! »
Quels que soient les talents dont Dieu nous a fait grâce, c’est à
nous d’être à genoux pour faire le boulot. C’est à nous de rendre le
jardin magnifique. […]

Le syndrome de la baudruche

Un ego vigoureux est un atout pour le leadership. Mais s’il gonfle


trop, il finit par être dangereux. Il est souvent difficile de déterminer
le moment où l’on bascule d’une estime de soi saine à une arrogance
et un égocentrisme malsains.
C’est à ce moment-là que vous commencez à ignorer les gens. Au
lieu d’écouter, vous dissertez. Dans une pièce pleine de gens créatifs,
vous prenez de plus en plus de place – comme un ballon de
baudruche qui s’étire de plus en plus. À la fin, il n’y a plus de place
dans la pièce et tout le monde s’en va – ou fait tout pour partir.

La confiance en vous

En quarante ans de carrière, je n’ai jamais eu peur de perdre


mon emploi, que ce soit au lycée Dayton dans le Kentucky, au lycée
South Bend Central, à l’École normale de l’Indiana, ou encore à
l’université de Californie à Los Angeles (UCLA).
Il y a plusieurs bonnes raisons à cela. Tout d’abord, je me sentais
compétent, à la fois comme coach sportif et comme professeur
d’anglais. Si un administrateur ou le conseil d’administration étaient
d’un autre avis, j’étais convaincu de pouvoir exercer ailleurs.
De plus, je n’ai jamais eu un train de vie luxueux ni n’ai fait
grimper mon salaire au point de me rendre « inembauchable ».
Ainsi, dans une profession parmi les plus incertaines du monde –
celle de coach sportif –, j’étais certain d’une chose : aucun directeur
sportif ou conseil d’administration ne pouvait me menacer d’être
licencié. Ils savaient que ça ne me faisait absolument pas peur du
tout. […]

Ne trichez pas

Si vous êtes un leader fainéant, si vous n’êtes pas disposés à faire


l’effort d’aller en formations, conférences et séminaires, si vous ne
lisez pas tout ce que vous trouvez, si vous ne cherchez pas des
informations de toutes parts, si vous n’analysez pas les personnes
que vous encadrez ainsi que vous-même (pour vous appuyer ensuite
sur ces analyses) – si vous refusez de faire tout cela, alors vous
trichez.
Vous ne remplissez pas la mission pour laquelle vous êtes payé.
Peut-être que personne ne le saura, car en dernier lieu, vous serez le
seul à pouvoir le révéler. Mais vous n’en êtes pas moins un tricheur.
Vous ne faites pas votre travail au maximum de vos capacités. […]

Évitez de créer le désordre

Je n’ai jamais trouvé d’utilité à espionner mes adversaires car


c’est une approche négative. (Je pense en revanche qu’il est utile
d’avoir une idée générale de l’adversaire, qui s’acquiert notamment
par la connaissance du parcours de l’entraîneur d’en face.)
Nos joueurs étaient suffisamment occupés à parfaire mon
système. Comment s’en seraient-ils sortis si je m’étais mis en plus à
leur apprendre comment réagir au moindre mouvement de
l’adversaire ? Vous imaginez le désordre ?
Laissez les concurrents vous deviner. Laissez les adversaires gérer
le désordre.

Faites le repérage 3 de… votre équipe

Si je n’allais quasiment jamais faire le repérage des autres


équipes, je m’assurais en revanche que des spécialistes viennent
examiner mes joueurs environ trois fois par an.
Souvent, l’arbre cache la forêt. Il est utile que des personnes
neutres, venues de l’extérieur, émettent des critiques constructives
afin que vous puissiez voir votre organisation à travers le regard
d’un tiers.
Il n’est pas tout à fait vrai de dire que je ne faisais le repérage
d’aucune équipe. J’observais de près celle qui était la plus
importante sur notre planning de matchs : UCLA.
Quelles mesures prenez-vous pour que votre organisation soit
examinée par quelqu’un d’autre ? Souvenez-vous qu’examiner votre
équipe n’est qu’une autre manière d’examiner votre leadership. […]

Parvenir au sommet et y rester

Rester numéro un est très difficile, mais pas aussi difficile que
d’y parvenir. À mon avis, c’est surtout parce que l’on apprend
beaucoup en cours de route. Si vous persévérez et que vous
l’emportez, vous aurez accumulé énormément de connaissances et
d’expérience au moment où vous arriverez à la première place.
Par ailleurs, la visibilité que vous apporte votre position
dominante peut rendre votre organisation attractive pour les
meilleurs talents. L’expérience et la connaissance que confèrent le
leadership couplées aux meilleurs talents ne sont pas une mauvaise
carte à jouer. Et quand vous êtes au sommet, c’est bien souvent la
carte que vous avez en main.
Naturellement, tout le monde vous vise, s’en prend à vous, à ce
moment-là, mais je préfère largement être la cible que le contraire.
Rester numéro un est plus facile que de parvenir à cette place. La
plupart des leaders ne le savent pas, car ils ont arrêté de persévérer
bien avant d’atteindre le sommet. […]

Gagner sa vie
La richesse n’apporte pas nécessairement de bonheur véritable.
Elle apporte sans doute des choses qui procurent un bonheur
provisoire, mais qui ne durera pas.
Parfois, nous sommes tellement préoccupés par le fait de gagner
notre vie que nous oublions d’avoir une vie. C’est ainsi que des
familles sont détruites, lorsque nous sommes distraits par l’appât du
gain et du prestige, ou par d’autres pièges que nous tend la réussite.
Nous devons certes gagner notre vie, mais nous devons aussi
vivre une vie avec notre famille. Il est facile de le perdre de vue
quand on commence à courir après l’argent et ses compagnons de
route – la célébrité et le pouvoir. […]

S’adapter

Mon style de leadership était initialement rigide – des règles, des


règlements et des sanctions. Cela m’amenait à ignorer souvent les
subtilités de la nature humaine, les circonstances atténuantes, etc.
Un bon leader ne néglige pas ces éléments.
J’ai fini par tenir compte d’un autre facteur, que les leaders
oublient souvent : le bon sens.
Remplacer un grand nombre de mes règles et règlements par du
bon sens et du discernement n’a pas affaibli mon autorité, bien au
contraire. […]

Votre héritage est dans le garde-manger

[…] Je pense qu’un leader doit, autant que possible, assurer


l’avenir de l’équipe. Ses résultats après votre départ reflètent le bilan
de quand vous étiez en charge.
Comment un leader intègre peut-il partir en laissant le garde-
manger vide ? […]

Ma journée parfaite

Si je pouvais revenir en arrière et revivre une journée de ma vie


sportive, mon choix vous surprendrait peut-être.
Ce ne serait pas ce jour où, en 1927, notre équipe de basket au
lycée de Martinsville a remporté le championnat d’Indiana. Ce ne
serait aucun des matchs que j’ai joués avec les Boilermakers de
l’université de Purdue, aucun des matchs de l’époque où j’étais
entraîneur à l’École normale d’Indiana ou à UCLA.
Le jour que je choisirais si je pouvais revenir en arrière
consisterait à encadrer encore une fois un entraînement.
Les entraînements quotidiens sont de loin ce que j’ai accompli de
plus épanouissant, de plus enthousiasmant et de plus mémorable en
tant que coach – apprendre à des jeunes placés sous ma tutelle à
décrocher une victoire en équipe.
« C’est le voyage qui compte et non la destination », a écrit
Cervantès. La lutte, la planification, l’enseignement et
l’apprentissage, la recherche – le voyage, en somme – surpassent à
mes yeux tout le reste, y compris les records, les titres – y compris
des championnats nationaux. […]

Le but et la promesse

Selon moi, la réussite ne vient à vous, en tant qu’individu comme


en tant que leader, que quand vous avez acquis la sérénité, qui
résulte directement de l’autosatisfaction que l’on éprouve quand on sait
que l’on a fait l’effort de donner le meilleur de soi-même.
Ça a l’air simple, comme ça : faites de votre mieux, voilà la
réussite. Mais ce n’est pas simple, c’est même très difficile. Parvenir
à la réussite telle que je la définis, en matière de leadership ou de
tout autre chose, est quelque chose d’insaisissable, de complexe et
d’extrêmement difficile. C’est pourquoi j’ai conçu la Pyramide de la
réussite comme un guide pratique pour atteindre la réussite et la
grandeur compétitive. Gagner, quelle que soit votre définition de ce
mot et son contexte, est une résultante de la réussite.
Pour moi, la réussite vient bien avant la victoire. C’est la
première des priorités, le grand but. Vous devez fournir l’effort
absolu pour réaliser votre propre potentiel. Enseignez cela aux
membres de votre organisation et eux aussi auront des moyens
d’atteindre la grandeur compétitive. Telle est la philosophie qui m’a
animée pendant quarante ans en tant que professeur, coach sportif
et leader. […]
Robert McDermott

Rien ne préparait Robert McDermott (1920-2006) à devenir


patron d’entreprise. Pilote de chasse pendant la Seconde Guerre
mondiale, puis aide du général Eisenhower, il termine sa carrière
comme général et doyen de l’Air Force Academy, l’académie de
l’armée de l’air américaine. Ce n’est qu’une fois à la retraite qu’il se
voit proposer la direction de l’USAA, une mutuelle d’assurance de
3 000 personnes, située au fin fond du Texas, à San Antonio. Or cet
homme-là va se révéler être un immense leader d’entreprise, célébré
et récompensé à de multiples reprises pour avoir fait de l’USAA le 5e
assureur des États-Unis et l’une des vingt premières banques du
pays.
Son style de leadership s’appuie sur une leçon toute simple,
apprise à l’école paroissiale : la Règle d’or, « aime ton prochain
comme toi-même ». Cette règle est toujours affichée, en bonne
place, sur les murs de la mutuelle, et McDermott aime à rappeler
qu’elle est présente, sous une forme ou sous une autre, dans toutes
les religions du monde.
Dans ses variantes « traite ton prochain comme toi-même » ou
« sers ton prochain comme toi-même », elle devient le mot d’ordre
du service d’excellence que McDermott cherche à instaurer, mais
aussi la pierre angulaire de sa philosophie du leadership car, tout
comme le client, le salarié est un « prochain ». C’est ainsi, par
exemple que, dès qu’il devient PDG, McDermott refuse de prendre
les décisions concernant le service, en appliquant la chaîne de
commandement verticale – pourtant chère a priori à tout militaire –,
préférant traiter ses agents clientèle avec confiance et s’appuyer sur
leurs capacités. Son travail, celui du leader, consiste à créer les
conditions qui permettront à ceux-ci d’utiliser au mieux leur
intelligence et leur créativité au service des clients.
Chacun, dit-il aussi, a été doté par Dieu de certains talents ;
charge au leader de créer l’environnement qui accompagnera la
révélation de ce don. C’est pourquoi d’ailleurs McDermott a facilité,
de façon exceptionnelle, l’accès à la formation ou à l’éducation pour
ses salariés qui le souhaitaient. 30 % des salariés de son entreprise
étaient en permanence en formation ou en train de préparer un
diplôme universitaire, aux frais de la mutuelle. En créant un tel
environnement, en traitant les salariés « comme il aimerait lui-
même être traité », McDermott a permis à sa société d’atteindre,
presque chaque année, le meilleur niveau de services de toutes les
entreprises américaines.
L’entretien que l’on va lire, resté jusqu’ici inédit, a été enregistré
en 1998 par un professeur australien, Clyde Porter, alors que
McDermott était président honoraire de l’USAA. McDermott me l’a
confié en espérant qu’il pourrait m’être utile. En le traduisant et en
le publiant dans ce recueil, je souhaite rendre hommage à ce grand
leader.
Entretien avec Clyde Porter (1998)

CLYDE PORTER (CP) : C’est un privilège et un plaisir de m’entretenir


aujourd’hui, en avril 1998, avec le général Robert
McDermott, président d’honneur d’USAA [United Services
Automobile Association], dans son bureau de San Antonio (Texas).
Pour commencer, ce que j’aimerais faire, c’est vous appeler comme
tout le monde vous appelle : « McD ». Et je voudrais maintenant
vous interroger sur ce qui fut votre préoccupation première lors de
votre arrivée à la tête d’USAA en 1969 – à savoir, la notion de
service. Pourriez-vous décrire votre philosophie et vos pratiques à ce
sujet ?
MCD : On peut effectivement résumer par ce seul mot – le service –
la mission et la culture de cette entreprise. C’est notre priorité,
avant même les bénéfices ou la croissance. Attention, les bénéfices
et la croissance ont leur importance, je ne dis pas le contraire. En
1987, le cabinet d’audit Ernst & Young a interrogé cent cinquante
PDG sur leurs principaux objectifs. Les bénéfices étaient
systématiquement en haut de la liste. Et la croissance n’était jamais
loin derrière. La notion de service était classée onzième. Mais pour
moi, c’est justement parce que le service est la priorité numéro un
chez USAA que les profits et la croissance sont excellents. Entre
1968 et 1993, sous ma responsabilité, le total de nos fonds propres
et gérés est passé de 200 millions de dollars à 31 milliards de
dollars. Nos bénéfices sont parmi les meilleurs dans le secteur de
l’assurance. Et cela, c’est parce que chez nous, le service passe avant
tout.
CP : Est-ce vraiment si simple ou est-ce que d’autres éléments que le
service rentrent aussi en ligne de compte ?
MCD : Ce n’est pas tout à fait aussi simple ; je pourrais décrire notre
mission en plusieurs mots au lieu d’un seul : il s’agit d’un
service destiné à un groupe spécifique de clients et de membres. Car
la niche que nous occupons sur le marché est cruciale à nos yeux.
Nos membres ont créé cette entreprise et ils en sont les détenteurs,
c’est pourquoi sa seule raison d’être est de répondre à leurs besoins.
Par ailleurs, tous nos services, en dehors de l’assurance dommages,
sont accessibles à tous aux États-Unis. Seules les offres d’assurance
dommages sont réservées à nos membres 1.
CP : Quand vous êtes devenu PDG en 1969, quelles mesures avez-
vous prises pour remettre l’entreprise à flot ?
MCD : Le jour où j’ai pris mes fonctions, j’avais déjà pris quatre
grandes décisions. Premièrement, il était temps d’automatiser la
rédaction des contrats d’assurance. Deuxièmement, il fallait réduire
le nombre d’employés et ce par l’attrition, c’est-à-dire sans licencier
personne. Le taux de turn-over était extrêmement élevé à l’époque,
alors cet engagement n’a pas été difficile à tenir. Troisièmement, j’ai
décidé de créer un programme de formation et d’éducation pour
renforcer les compétences des salariés et enrichir leurs emplois.
« Enrichi » est un mot que j’avais vu sur un paquet de pain de mie ;
il signifiait qu’un additif améliorait sa valeur nutritionnelle. Je
voulais plus d’intérêt, plus de défi dans nos emplois.
Quatrièmement, il était temps de décentraliser. Les décisions
permettant de mieux servir nos 650 000 membres devaient être
prises sur le terrain. Pour lancer ce processus, j’ai divisé en cinq
groupes les employés chargés de rédiger les contrats et ceux qui
étaient en contact avec les clients, et je leur ai assigné au hasard un
cinquième de nos membres, pour que chaque groupe obtienne un
échantillon représentatif de la variété géographique et actuarielle
des membres. Puis j’ai mis ces cinq groupes en concurrence. Non
seulement c’était un bon moyen de les motiver, mais c’était aussi
une excellente façon d’identifier les personnes créatives et
dynamiques, car la concurrence les fait instantanément sortir du lot.
CP : Est-ce que ça a marché ? Est-ce que la qualité de service s’est
améliorée ?
MCD : Cela s’est avéré une grande réussite, au point de
révolutionner l’entreprise. J’ai ainsi été convaincu que la
décentralisation améliore la gestion de l’entreprise – à condition de
mettre en place les programmes de formation nécessaires, bien sûr.
En ce moment, le mot « empowerment 2 » est à la mode. Je ne l’avais
jamais entendu en 1969. Mais il décrit bien ce que nous avons voulu
mettre en œuvre dès mon arrivée : donner plus d’autonomie à nos
employés.
CP : Et comment faites-vous ça, concrètement ?
MCD : Le gain d’autonomie commence par un gain de
connaissances. Le budget alloué à la formation était de dix-neuf
millions de dollars, ce qui représentait deux cent onze formateurs à
temps plein et soixante-quinze salles de cours. Avant même que nos
agents commencent à répondre au téléphone, ils bénéficient d’au
moins seize semaines de formation et de mise en situation 3. Nous
sommes très fiers qu’ils sachent répondre eux-mêmes aux questions
que se posent nos membres et nos clients. Ils n’ont pas besoin
d’appeler un supérieur dès qu’un détail sort un peu de l’ordinaire.
Nous avons aussi mis en place un programme de bourses. Nous
payons les frais de scolarité de tous les employés qui préparent un
diplôme dans le domaine des affaires ou qui prennent un cours
ayant un rapport avec leur emploi, dès lors qu’ils obtiennent au
moins un C, ou un B s’ils suivent un cursus de master. Il est non
seulement possible, mais facile pour notre personnel de suivre des
cours en dehors de leur travail. Par exemple, le bâtiment où nous
nous trouvons se transforme en campus le soir. En moyenne, des
professeurs de six universités locales viennent chaque soir de la
semaine, et nos soixante-quinze salles sont occupées. Nous avons
également lancé des formations pour l’obtention de certifications
professionnelles, qui sont très nombreuses dans le secteur des
assurances. Actuellement, près de 30 % de nos effectifs est en
formation d’une manière ou d’une autre – c’est l’un des taux les plus
élevés aux États-Unis.
Ensuite, c’est grâce à la technologie que nous conférons plus
d’autonomie à nos employés : systèmes d’information, systèmes et
logiciels de traitement d’images – autant d’outils qui leur permettent
de mieux servir le client que dans n’importe quelle autre compagnie
d’assurances. Le système de traitement d’images, en particulier, a
révolutionné notre façon de travailler 4.
CP : La formation et l’évolution de leurs postes donnent-elles aux
gens le sentiment d’être plus autonomes ou de mieux maîtriser leur
carrière ?
MCD : Chez nous, le mot empowerment est à prendre littéralement :
nous avons délégué des pouvoirs à nos employés. Nos agents
peuvent modifier des contrats par eux-mêmes, tout comme les
responsables du dédommagement des sinistres peuvent autoriser
certains paiements sans inspection préalable et ainsi envoyer un
chèque par la poste le jour même où vous avez appelé pour déclarer
un sinistre. Nos employés peuvent aussi être forces de proposition
pour améliorer telle ou telle chose. Moi, à mon niveau, je ne sais pas
comment perfectionner la qualité du service, il faut que ça vienne
des gens qui sont sur le terrain.
CP : Pour Tom Peters, estime de soi et empowerment vont de pair.
Y a-t-il selon vous des liens entre ces deux idées ? Donner plus
d’autonomie à ses employés renforce-t-il leur estime personnelle ?
MCD : Sans aucun doute. Personne ne doit se sentir impuissant dans
son travail, surtout s’il est vécu comme répétitif ou ennuyeux.
C’est pourquoi nous faisons tout pour que les gens s’inscrivent aux
formations, candidatent à de nouveaux postes, acquièrent de
nouvelles compétences et évoluent au sein de l’entreprise. Chaque
année, 45 % de nos salariés obtiennent une promotion et 50 %
changent de poste. Nous voulons que les gens sachent ce que font
leurs collègues dans les autres services. Nous voulons que
l’expérience des managers soit la plus diversifiée possible au sein de
l’entreprise. Et nous voulons être en mesure de pourvoir rapidement
les postes vacants. En d’autres termes, nous recherchons la flexibilité
et l’intégration fonctionnelle. Et c’est précisément là l’avantage
d’une société où le personnel a occupé de nombreux postes dans de
nombreux services.
CP : Qu’en est-il des gens opposés à cette approche ou qui ne
souhaitent pas acquérir de nouvelles compétences ? Comment gérer
les personnes qui refusent le changement et qui préfèrent garder un
poste qui ne leur demande pas d’effort ?
MCD : Quand je suis arrivé, j’ai promis à tout le monde qu’il y aurait
des changements. Ça en a effrayé quelques-uns. Il y a eu une
seconde vague de départs quand le travail est devenu plus
compliqué. Parmi les dirigeants et managers réfractaires au
changement, une majorité est partie d’elle-même quand je les ai
transférés – sans perte de salaire – vers des postes où ils avaient
moins de responsabilités. Dans l’ensemble, nos effectifs ont
beaucoup changé pendant ces premières années. Quand je suis
arrivé, les salariés étaient essentiellement des femmes blanches et
les cadres de la direction étaient quasiment tous des hommes blancs.
Pourtant, 45 % de la population de San Antonio était issue de
minorités. Quelque chose n’allait pas, alors j’ai pris des mesures
pour que nos effectifs soient plus représentatifs de la main-d’œuvre
locale. Il n’y a pas eu de quotas. L’essentiel était de donner à chacun
une chance de s’impliquer dans l’entreprise. En devenant parties
prenantes, ils travaillaient non pour un salaire mais pour le bénéfice
psychique d’aider les autres, d’appliquer la règle d’or si vous
voulez 5.
CP : McD, avez-vous observé un regain d’efficacité à USAA après
avoir pris ces mesures ?
MCD : Quand nous avons commencé à embaucher des gens issus de
minorités, j’ai découvert qu’ils étaient des employés excellents
et très consciencieux. Ces emplois étaient très importants pour eux.
Ils étaient désireux de saisir toutes les occasions qui se présentaient.
Mais j’ai aussi découvert que notre barème de rémunération n’était
pas totalement objectif, alors j’ai décidé de le revoir dans sa totalité.
Le système était clairement biaisé. J’ai donné le même salaire à
toutes les personnes qui faisaient le même travail, ce qui a
représenté une augmentation de 25 % pour certains 6.
CP : Comment avez-vous géré les salariés peu performants ? Ont-ils
simplement démissionné ou avez-vous dû faire autrement pour gérer
ceux qui n’étaient pas à la hauteur ?
MCD : Nous avions un système d’évaluation des performances et les
salariés médiocres n’obtenaient pas de promotion ni de
transfert. Dans l’ensemble, au final, ils quittaient l’entreprise. Nous
n’avons jamais été contraints de réduire nos effectifs. Nous étions
constamment en croissance, il était donc possible d’évincer les
personnes qui ont failli dans leur mission, mais nous n’avons jamais
dû licencier quelqu’un qui donnait de bons résultats, puisque notre
courbe de croissance était toujours à la hausse.
CP : Qu’avez-vous fait pour récompenser les salariés de leur
engagement renouvelé ?
MCD : Les gens ne veulent pas passer leur vie à faire un travail
simple et inutile. En ce sens, procéder à un accompagnement
récurrent est une autre façon de veiller à ce que toutes les missions
aient un sens pour chaque employé, que chacun ait la possibilité
d’être formé, éduqué, d’élargir son expérience en changeant de
poste, et de devenir un décideur 7. Il s’agit simplement, tous les deux
ans, de charger un groupe de faire le tour de l’entreprise, de toutes
les unités, pour aider les employés à renforcer leur productivité,
leurs compétences et l’impact de leur travail. Il s’agit aussi, ce
faisant, de veiller à ce que tout le monde respecte le principe
« d’aimer son prochain comme soi-même » (quelle que soit la façon
dont vous formulez cette Règle d’or), qui enrichit à la fois votre
travail et votre vie.
CP : Quel que soit le point de départ, nous en revenons toujours à la
notion de service. Pourquoi était-ce si important pour votre
personnel à USAA ?
MCD : La majorité de nos clients venaient de l’armée. Dans une
organisation militaire, on se préoccupe avant tout du moral des
troupes, et la clé de ce moral, c’est la qualité des conditions de
travail. À USAA, cela se traduit par des clubs de gym, un terrain de
softball et des cafétérias, mais aussi de bons salaires et des
avantages sociaux, un lieu de travail propre et enthousiasmant, ainsi
que cinquante-deux semaines de quatre jours par an. Cela implique
également un code vestimentaire et des exigences strictes. Nous
sommes généreux et nous en attendons autant en retour. Mais la
qualité de vie est d’abord liée à notre sens du service. Dans l’armée,
le moral est à son meilleur quand chacun se sent utile. C’est un
concept assez simple dans une unité ou sur un navire, mais plus
compliqué dans une grande entreprise. Dans notre cas, l’idée est
d’être utile à nos membres. Il me semble que, chez la majorité des
agents qui répondent à nos 9 000 appels quotidiens, vous trouverez
cette volonté d’aider les gens qui sont à l’autre bout du fil. Nous
savons qu’ils ont un problème, c’est pour ça qu’ils appellent. Ils
déclarent un accident, ou bien le garage n’a pas bien réparé leur
voiture, ou encore le garage ne trouve même pas la voiture pour la
remorquer. Quelque chose ne va pas. Ils ont une vie compliquée, ils
sont occupés, et ils ont besoin de notre aide pour régler leur
problème. Les membres comptent sur nous pour les aider et nos
employés le savent. Je pense que c’est ce qui les motive. Je pense
qu’ils aiment se rendre utiles.
CP : Dans une société de services, il est essentiel de pouvoir faire
confiance à ses employés. Il me semble que c’est l’une de vos
grandes réussites à USAA. L’entreprise fournit les formations
nécessaires au renforcement des compétences, pour que les gens
soient réellement investis dans leur travail et qu’ils acquièrent une
certaine force de caractère. Pouvez-vous développer cette idée ?
MCD : Je pense effectivement que c’est le véritable secret de notre
succès. Les employés et les clients sont unis par une confiance
mutuelle. Nous comptons sur les clients pour nous dire la vérité et
tout ce que nous avons besoin de savoir, que cela concerne leurs
besoins ou leurs problèmes. En retour, ils comptent sur nous pour
répondre à leurs besoins et à leurs problèmes, pour leur donner les
bonnes réponses et pour faciliter nos échanges. Ils comptent aussi
sur notre efficacité et notre capacité à être justes et à agir dans les
meilleurs délais.
CP : Au moment où vous avez lancé des services financiers à USAA,
beaucoup de gens affirment que vous aviez déjà établi avec vos
membres un excellent rapport de confiance dans le domaine des
assurances, c’est pourquoi il a été facile de les convaincre que vous
étiez désormais une institution financière complète. A-t-il vraiment
été si facile de commercialiser votre première carte de crédit ? Des
recherches sur USAA montrent que quasiment aucune autre
entreprise ne suscitait une telle confiance que vous. Est-ce cela qui a
facilité le lancement de services financiers et d’autres services
complémentaires pour vos membres ?
MCD : Cela ne fait aucun doute. Quand nous avons fait une étude de
marché, les gens de Visa et de Mastercard nous ont prévenus
que notre taux de réponses ne dépasserait pas les 6 à 8 %. Nous
étions convaincus de pouvoir faire mieux. Certains ont avancé que
nous atteindrions 10 à 12 %. À notre premier sondage, mené auprès
de deux cent cinquante mille membres, nous avons obtenu un taux
de réponse de 52 %. À terme, nous avons atteint 60 % pour nos
offres de cartes de crédit, et la moitié de ces gens conservent leurs
services bancaires chez nous alors qu’ils vivent un peu partout dans
le monde. Ils restent dans notre banque de San Antonio parce qu’ils
nous font confiance.
CP : En juin 1995, Money Magazine a attribué à USAA le prix de la
meilleure banque des États-Unis. Pouvez-vous m’expliquer comment
vous êtes parvenus à ce résultat et comment ce titre vous a permis
de développer des services financiers ?
MCD : Proposer des services financiers était un sacré saut vers
l’inconnu. C’est le lien des membres avec l’entreprise qui a tout
fait – 95 % d’entre eux renouvelaient systématiquement leur
assurance automobile et habitation chez nous. C’est le lien avec
l’entreprise et la confiance sur laquelle repose ce lien. C’est pour
cette raison qu’ils se sont précipités pour souscrire nos services
bancaires, même si l’établissement était domicilié à San Antonio et
qu’ils vivaient ailleurs dans le monde. De ce fait, 60 % de nos
membres ont des cartes de crédit USAA : Visa ou Mastercard, ou les
deux. Et 30 % d’entre eux réalisent toutes leurs opérations bancaires
avec nous, que ce soit les prêts hypothécaires, les prêts à la
consommation, les prêts automobiles, etc. Ces nouvelles transactions
n’ont fait que renforcer les liens et générer de nouvelles demandes
de services financiers. Ainsi, nous avons créé plus de trente fonds
communs de placement et nous proposons des services de courtage,
des services de courtage à bas prix, des fonds d’investissement
immobilier et toutes sortes d’occasions pour les membres de faire
appel à nous pour tous leurs besoins dans le domaine financier – de
la protection [des biens ou de la santé] à l’épargne retraite.
CP : Pour atteindre tous ces objectifs, vous avez notamment
consenti d’importants investissements dans les technologies de
l’information, pouvez-vous m’en dire plus sur les innovations
technologiques à l’époque où vous étiez à USAA ?
MCD : Je venais d’Air Force Academy, l’académie de l’armée de l’air
américaine, où nous étions à la pointe de l’innovation. La
formation de nos futurs officiers avait une longueur d’avance en
matière de systèmes d’information et de télécommunication. Fort de
cette expérience, je suis arrivé à USAA, où l’on ne savait pas encore
exploiter les innovations technologiques pour augmenter la
productivité au service du client. J’ai fait le pari d’un
environnement 100 % informatisé pour mieux servir nos clients. Et
pour y arriver, nous avons vu l’informatique et les
télécommunications comme des investissements et non comme des
dépenses. Il a fallu investir considérablement pour rester à la pointe
et pour conserver notre longueur d’avance, mais nous avons fini par
arriver en tête du secteur des services financiers. Prenons l’exemple
du traitement d’images : nous sommes la société la plus sophistiquée
des États-Unis, voire du monde, en ce qui concerne le recours aux
nouvelles technologies pour aider nos clients, ainsi que pour rendre
plus efficace le travail de nos employés au service de nos clients.
Cette méthode avait une condition préalable : celle de la formation,
d’où la hausse de notre budget pour la formation et l’éducation, en
particulier celui consacré aux bourses d’études. Dans l’ensemble,
nous avons des employés intelligents et bien formés, qui utilisent
des technologies de pointe pour la prestation de services, ce qui
nous permet d’avoir les frais de fonctionnement les plus bas du
secteur, les profits les plus élevés et les tarifs les plus bas.
CP : Nous avons évoqué la formation du personnel, à laquelle il faut
ajouter un haut niveau technologique, et des employés sur qui l’on
peut compter. Formation, technologie, confiance. En visitant USAA,
j’ai aussi été frappé par l’importance du travail en équipe. Pourriez-
vous m’expliquer votre méthode et préciser comment le travail en
équipe permet de réaliser certaines missions ?
MCD : C’est le quatrième élément 8 de l’équation qui contribue à
notre succès. C’est aussi la philosophie sous-jacente sur laquelle
repose notre culture d’entreprise. Parfois, l’on m’accuse d’accorder
trop de place à la religion quand j’aborde cette question, mais je
pense sincèrement que nous avons le devoir d’aimer notre prochain
comme nous-même – c’est l’essence de la Règle d’or. Dans la plupart
des cultures, servir autrui comme vous aimeriez être servi oblige
l’individu à découvrir et à développer ses talents. Le développement
personnel devient alors la motivation qui pousse les gens à saisir les
occasions qui se présentent en matière de formation et
d’enseignement. L’idée est de postuler à de nouveaux emplois, de
viser des promotions et de travailler de son mieux en exploitant et
en améliorant ses talents propres, de façon à ce que l’ensemble soit
supérieur à la somme des parties. Les salariés se regroupent en
équipes et l’idée de servir le client en équipe est la clé de notre
succès.
CP : Là encore, nous ajoutons un nouvel élément – identifier ses
talents pour en tirer profit, ce qui semble une philosophie
fondamentale chez USAA. Dans un ouvrage de Robert Danzig, où il
est question de vous, intitulé The Leader Within You, Master
9 Powers to Be the Leader You Always Wanted to Be, vous évoquez
cette culture de la Règle d’or et vous montrez comment USAA a
encouragé ses employés à s’impliquer dans leur développement
personnel. Comment peut-on tirer parti des talents de chacun, ou
faire en sorte que les gens exploitent eux-mêmes au mieux leurs
talents ? Je sais que vous avez utilisé cette méthode à l’Air Force
Academy.
MCD : J’ai d’abord enseigné à l’académie militaire de West Point,
puis je me suis appuyé sur cette expérience en arrivant à l’Air
Force Academy, où j’ai développé ma philosophie. Nous sommes
créés à l’image de Dieu (c’est en tout cas ce que croient la plupart
des gens). Ou, pour le dire comme Platon, nous pensons, pour la
plupart, avoir en nous les fragments d’un incroyable esprit divin. Et
c’est notre mission, en tant qu’individus, de découvrir et de
développer ces talents. C’est notre mission, en tant que parents,
enseignants, entraîneurs et managers, d’aider les autres à découvrir
et à développer leurs talents. Ceux-ci éprouvent alors un sentiment
d’épanouissement qu’aucune rémunération monétaire ne peut
égaler. Il s’agit de l’épanouissement de l’âme de la personne, qui
vient de la conviction qu’elle a fait de son mieux pour se développer
et servir son prochain. Pour respecter le commandement « tu
aimeras ton prochain », il me suffit de respecter ma personne et les
talents que le Seigneur m’a donnés, et de m’emparer de ces dons
pour les perfectionner. Ainsi, chacun peut voir aisément quel
épanouissement naît de la coopération. Associer tous ces fragments
épars permet à l’organisation de tirer les meilleurs résultats de ce
que nous appelons le travail en équipe. Toute cette énergie tirée de
notre philosophie, nous l’avons mise au service de nos réussites à
USAA, tout comme l’Air Force Academy la met au service de ses
programmes éducatifs.
CP : Pensez-vous que le rôle du PDG ou du leader soit de mettre en
valeur les talents de son personnel et d’utiliser les siens ? À qui vous
référez-vous en matière de leadership ? Avez-vous des principes
philosophiques qui vous inspirent sur ces questions de leadership ?
MCD : La pire erreur que puisse faire un PDG, c’est de fonder son
leadership sur le principe du « command and control », ou sur
toute approche où les choses sont organisées du haut vers le bas. Le
mieux qu’il puisse faire, c’est aider les gens à comprendre leur
obligation morale de découvrir et de développer leurs talents, et de
travailler ensemble pour se rendre service et s’entraider. Ensuite,
vous pouvez déléguer, sachant que les meilleures décisions
viendront des personnes qui sont sur le terrain et non au sommet de
la pyramide. Si la prise de décision part du bas, il en sort des
innovations, des idées qui améliorent l’entreprise. Certes, c’est le
patron qui ira à l’extérieur recevoir hommages et décorations, mais
c’est uniquement parce qu’il aura rempli son rôle de leader. Il aura
fait en sorte que les gens donnent le meilleur d’eux-mêmes avec les
talents que le Seigneur leur a donnés.
CP : Pour un leader, il s’agit donc, selon vous, d’éviter un leadership
de type « command and control ». Bien des gens pensent qu’il existe
plusieurs styles de leadership, qui reposent l’un sur le consensus,
l’autre sur le commandement ou encore sur la consultation, etc.
Avez-vous un avis sur le style de leadership le plus efficace pour
réussir dans le monde d’aujourd’hui ?
MCD : Je choisirais le terme de « collaboratif ». Le leadership
collaboratif. On collabore avec ceux qui nous entourent pour
mieux servir ceux que vous avez à servir. Il faut collaborer. Chacun
donne le meilleur de soi-même et c’est cette collaboration qui
permet d’obtenir les meilleurs résultats.
CP : McD, je vous remercie infiniment de votre collaboration
pendant cette interview brève et instructive, comme prévu. Profitez
bien des futurs hommages que vous allez recevoir, notamment à
Harvard, en mai prochain. J’espère que nous aurons d’autres
occasions de poursuivre cette discussion.
MCD : Merci pour cette conversation, Clyde, j’espère aussi vous
revoir prochainement. Merci beaucoup.
Ricardo Semler

Ce n’est pas pour rien que le premier livre de Ricardo Semler (né
en 1959, président de l’entreprise brésilienne Semco), dont on lira
ici des extraits, s’intitule dans sa version originale Maverick – un
terme qui désigne un non-conformiste, un dissident, un
iconoclaste… De fait, Ricardo Semler, jeune homme de bonne
famille, brillant étudiant en droit, désapprouve soudain, pour des
raisons mystérieuses, les pratiques de travail qui ont cours dans
l’entreprise de son père, et décide de sortir des sentiers battus. Pour
échapper notamment à une hiérarchie extrêmement forte, exerçant
un contrôle absolu, il décide d’abord de quitter l’entreprise
familiale, dont il est pourtant le futur héritier, pour fonder la sienne
ou racheter une petite boîte… – en tout cas avoir les coudées
franches pour tracer sa voie. Ce n’est qu’à ce moment-là que le père
entend son fils et décide, tandis que lui-même partira en croisière,
de laisser les rênes de l’entreprise à Ricardo, avec carte blanche pour
y mettre en œuvre les changements qu’il juge nécessaires.
En quelques jours, Ricardo, alors âgé de 24 ans, licencie treize
personnes parmi les directeurs et les principaux managers. Ayant
travaillé avec eux pendant des années, il ne voyait aucune
possibilité de les faire évoluer pour les associer à la transformation
qu’il souhaitait. Ce type de licenciement de top managers est un cas
unique, exceptionnel, dans les processus de libération d’entreprise.
Mais Ricardo Semler tout comme son entreprise, Semco, sont de fait
exceptionnels et complètement à contre-courant – pour reprendre le
titre français de Maverick.
Le livre est l’histoire de cette transformation-là, écrite quasiment
sur le vif, la trace des années de luttes, d’obstacles, de tâtonnements,
d’échecs qui jalonnent la construction d’une organisation libérée.
L’une des difficultés de fond que Semler pointe souvent est le fait
que ses collaborateurs sont les produits d’une société, d’une
éducation, qui forment essentiellement à l’obéissance, à la sujétion à
l’autorité – et ce pas seulement au Brésil, comme il le précise. Or,
dans l’entreprise libérée, on attend des gens qu’ils prennent des
risques et des initiatives, ce qui chez certains génère peur et anxiété
plutôt qu’enthousiasme et épanouissement.
L’intérêt de Semler pour l’éducation – comme fabrique des
individus de demain, compliquant, ou au contraire facilitant à ce
titre la libération d’entreprises – est profond. Notons par exemple
que son plus proche compagnon dans la libération, qu’il embauchera
comme DRH à Semco, est un ancien directeur de l’école alternative
de Summerhill, ou encore que, quand il quittera les affaires
courantes de l’entreprise, Semler se consacrera à une fondation
éducative – Lumiar –, récemment repérée par la fondation de Bill et
Melinda Gates comme étant l’une des écoles les plus prometteuses
au monde. Si nos écoles, disait-il, n’éduquaient pas avant tout à la
peur de l’échec et à la crainte de l’autorité, on n’aurait pas mis aussi
longtemps à transformer le modèle traditionnel de l’entreprise fondé
sur le contrôle de « bons petits soldats ». Comme Robert Greenleaf•,
Semler est aussi un grand lecteur – qui faisait lire et analyser Kafka
et Tolstoï plutôt que des livres de management aux étudiants de la
Sloan School of Management, où il intervenait en tant que
professeur invité.
Outre son intérêt pour l’éducation, c’est sa propre expérience de
libération de son entreprise – composée d’une dizaine d’unités
opérationnelles – qui est une source d’inspiration inestimable pour
un leader libérateur. Sa leçon principale est que toute libération est
une épreuve et une cocréation, et qu’elle n’est jamais terminée.
Une des grandes frustrations de Ricardo Semler était que presque
aucune entreprise ne s’est inspirée de son expérience pour se libérer
à son tour. J’ai eu l’impression, lors d’une récente conversation, qu’il
était toujours pessimiste. Peut-être devrait-il venir en France pour
voir des centaines de leaders libérateurs suivre les traces de
pionniers comme lui. Et si tous n’ont pas lu son livre, il n’est jamais
trop tard, tant il est riche et palpitant.
À contre-courant (1993)

Une entreprise naturelle

[…] Le matin, en général, je travaille chez moi. Je trouve que je


me concentre mieux à la maison, malgré la présence de deux chiens
de berger qui aboient de préférence lorsque j’ai des clients
importants au bout du fil. J’incite les autres directeurs à travailler
chez eux aussi. De plus, je prends au moins deux mois de congé
pour voyager, et j’aime les aventures lointaines. Mon bureau est
orné de photos de deux expéditions récentes, un safari-montgolfière
en Tanzanie et un trekking dans la Khyber Pass en Afghanistan. Je
ne laisse jamais de numéro pour que l’on puisse m’appeler, d’ailleurs
je n’appelle pas non plus. Je veux que chez Semco, tout le monde
jouisse d’une réelle autonomie. La société est organisée – si l’on peut
dire ! – de manière à ne dépendre de personne, en tout cas pas de
moi. Je suis fier d’être rentré deux fois de voyage pour trouver que
l’on avait déménagé mon bureau, lequel avait chaque fois rapetissé.
Je joue le rôle de catalyseur. Je tente de créer les conditions
nécessaires pour que chacun puisse prendre les décisions. La réussite
n’exige pas que je les prenne moi-même.
[…]
Nous ne sommes certes pas la seule entreprise à expérimenter la
gestion participative ; c’est devenu une mode. Mais trop de
tentatives pour introduire la démocratie sur les lieux de travail se
contentent de brasser de l’air ! Ce n’est pas faute de bonnes
intentions, simplement il est nettement plus facile de parler de
participation des salariés que de mettre la chose en pratique. Cela
fait douze ans que nous démantelons l’entreprise Semco pour la
reconstruire et nous n’en sommes qu’au tiers de la tâche à
accomplir. Peu importe, les résultats sont déjà considérables.
Nous avons pris une entreprise moribonde et l’avons fait
prospérer, principalement en refusant de gaspiller notre ressource la
plus précieuse, c’est-à-dire notre personnel. Malgré des récessions
profondes, une inflation galopante et la politique économique
chaotique de nos gouvernements, Semco a sextuplé, sa productivité
a été multipliée par sept et les résultats ont quintuplé. Nous avons
connu de longues périodes, jusqu’à quatorze mois, sans qu’un seul
membre du personnel ne nous quitte. Nous avons reçu deux mille
lettres de motivation, dans lesquelles des centaines de personnes
nous expliquent qu’elles accepteraient n’importe quel poste pour
entrer chez Semco. En fait, la dernière fois que nous avons fait
paraître une annonce, elle a suscité mille quatre cents réponses dès
la première semaine. J’ajoute qu’un grand magazine brésilien a
récemment organisé un sondage auprès de jeunes diplômés : 25 %
des garçons et 13 % des filles interrogés ont déclaré que Semco était
la société dans laquelle ils préféreraient travailler.
Encore une petite anecdote : tout récemment, l’épouse d’un de
nos salariés est venue voir un représentant du service des ressources
humaines. Elle ne comprenait pas ce qui arrivait à son mari. Il ne
hurlait plus contre ses enfants, il leur demandait même ce qu’ils
voulaient faire pour le week-end. Cet homme habituellement
autocratique et bourru n’était plus le même.
Elle était inquiète, elle se demandait vraiment ce que nous lui
faisions.
Nous avons compris qu’à mesure que Semco progressait, le mari,
de son côté, s’améliorait. […]

C’est dans la tête que ça se passe

C’est simple : nous refusons de croire que nos salariés ont un


intérêt quelconque à arriver tard, partir tôt et à en faire aussi peu
que possible pour autant d’argent que leurs syndicats peuvent nous
en soutirer. Tous ces gens, après tout, élèvent leurs enfants, sont
membres d’associations de parents d’élèves, élisent leur député, leur
sénateur et le président de la République. Ce sont des adultes. Chez
Semco, nous les traitons en adultes. Nous leur faisons confiance. Ils
n’ont pas besoin de demander l’autorisation pour se rendre aux
toilettes, et nous ne les faisons pas fouiller par des agents de sécurité
à la fin de la journée. Nous les laissons faire leur travail sans rester
derrière leur dos.
[…]
Là, on met vraiment le nerf à vif. Si on a peur de déléguer, c’est
qu’on a peur que quelqu’un d’autre soit aussi compétent que soi
pour résoudre un problème. Cette façon de penser (qui peut parfois
être justifiée) découle généralement de la conviction que les choses
seront mal faites si elles ne sont pas entre de bonnes mains, c’est-à-
dire les vôtres, bien entendu. Mais cela ne masque-t-il pas souvent la
crainte que d’autres puissent s’acquitter de tâches que vous avez
longtemps cru être le seul à pouvoir exécuter ?
Cela nous amène à la hantise d’être remplaçable, qui se traduit
par le refus de partir en vacances, ou le fait d’en prendre en laissant
les numéros de téléphone où l’on pourra vous joindre matin, midi et
soir – pour être finalement déçu que personne n’ait eu besoin de
vous pendant que vous étiez parti.
[…]
Les ouvriers sont adultes, mais dès qu’ils franchissent les portes
de l’usine, on en fait des enfants, en les forçant à porter des badges
d’identification, à se mettre en rangs à la cantine, à demander au
contremaître la permission d’aller aux toilettes, à apporter un
certificat médical quand ils sont malades, et surtout, à suivre
aveuglément les consignes sans poser de questions.
Je décide donc de supprimer les fouilles chez Semco. Ce n’est pas
difficile : je fais simplement afficher un écriteau à la porte, sur
lequel on peut lire la phrase suivante : « En partant, veuillez vous
assurer que vous n’avez pas emporté par inadvertance quelque chose
qui ne vous appartient pas. »
Je sais bien que certains responsables vont être épouvantés. Ce
que je n’ai pas prévu, c’est que ce sont les délégués qui se plaignent.
Certains ouvriers ont, paraît-il, peur de se faire accuser si un outil
disparaît, comme cela ne manquera pas d’arriver. « Nos adhérents,
déclarent les responsables syndicaux, veulent que les fouilles
continuent. Ils veulent que tout le monde sache que ce ne sont pas
eux qui volent les outils. » De fait, après la disparition de deux
perceuses à main de l’usine Hobart, un tel nombre d’ouvriers
demandera la reprise des fouilles qu’il faudra organiser une réunion
de l’ensemble du personnel pour calmer les esprits.
Vous vous rendez compte ! Les ouvriers veulent qu’on les fouille
pour prouver leur innocence ! Nous tentons de leur expliquer que
c’est abandonner le droit à la dignité. Qu’arrive-t-il au prévenu
jusqu’à ce que sa culpabilité soit prouvée ? Il est présumé innocent,
non ? Ils ne doivent pas permettre que des vols isolés suffisent à les
forcer à abandonner des principes aussi importants que celui-là.
Je ne me berce pas de l’illusion qu’en éliminant les fouilles, on
éliminera du même coup les vols. Je suis sûr qu’en moyenne, sur
cent personnes, deux ou trois abusent de la confiance de leur
employeur. Est-ce une raison suffisante pour soumettre les quatre-
vingt-dix-sept autres à un rituel quotidien humiliant ? C’est vrai, il y
aura des vols et des détournements ici et là, mais cela arrive
également dans les entreprises qui se sont dotées d’énormes services
de vérification et de surveillance. C’est l’un des coûts du travail. Je
préfère avoir quelques vols de temps à autre qu’un système fondé
sur la méfiance. […]

La règle du jeu

[…] D’ailleurs, d’où viennent-elles, toutes ces réglementations ?


Je suppose que c’est une retombée négative de l’expansion de
l’entreprise. Comment agit un géant industriel au cours de sa
croissance ? La direction part du principe qu’une société ne peut pas
se permettre de dépendre d’individus. En effet, ceux-ci ont une
personnalité et ne sont pas éternels.
Ensuite comités et groupes de travail se mettent à débiter
procédures et réglementations, en écrasant au passage individualité
et spontanéité.
Dans leur quête de loi, d’ordre, de stabilité et leur lutte contre les
surprises, les sociétés se dotent de prescriptions permettant de faire
face à toutes les éventualités imaginables. On crée des manuels en
pensant que si tout est couché par écrit, ce sera plus rationnel et
plus objectif. La standardisation des méthodes et des conduites à
tenir doit guider les nouvelles recrues et conférer à l’entreprise tout
entière une image unique et cohérente. Il est bientôt établi que les
grandes entreprises ne peuvent fonctionner sans l’aide de centaines
ou de milliers de réglementations.
Cela paraît logique, n’est-ce pas ? Ça marche d’ailleurs
parfaitement dans l’armée et dans les prisons. Mais à mon avis, pas
dans les affaires. Et encore moins si l’on veut que les gens
réfléchissent, innovent, et agissent en êtres humains chaque fois que
c’est possible. Tous ces textes font oublier aux salariés que
l’entreprise a besoin de faire preuve de créativité et de sens de
l’adaptation pour survivre. Les réglementations écrites ne font que
les freiner.
[…]
Quelles sont les fonctions d’une entreprise ? Produire, vendre,
facturer, et, si tout va bien, encaisser de l’argent. Point n’est besoin
de savoir si une course de taxi dont un collaborateur demande le
remboursement correspond vraiment à un déplacement pour
affaires. Ou si un autre n’aurait pas mieux fait de loger dans un
hôtel un peu moins prestigieux. À peu d’exceptions près, consignes
et régulations ne servent qu’à :
1. Détourner l’attention des objectifs de l’entreprise ;
2. Bercer la direction d’un sentiment de sécurité trompeur ;
3. Donner du travail aux comptables ;
4. Apprendre à jeter des pierres aux dinosaures et à allumer un feu
avec du silex.
Je suis convaincu que le désir de s’entourer de règlements et le
besoin d’innovation sont incompatibles. (Ordre ou progrès, ne
l’oublions pas !) Les textes de procédure enferment l’entreprise
congelée dans le carcan d’un glacier, l’innovation lui permet de
slalomer dessus. […]
Trop gros pour notre bien

Les patrons croient presque tous que leurs salariés sont impliqués
dans leur entreprise et qu’ils en sont l’atout le plus précieux.
Les salariés croient presque tous qu’on leur accorde trop peu
d’attention et le respect, et qu’ils ne peuvent pas dire ce qu’ils
pensent vraiment.
Comment réconcilier ces deux points de vue ?
La triste vérité, c’est que les salariés ont peu de raisons d’être
satisfaits, et encore moins d’occasions de se réaliser. Les entreprises
manquent de temps pour les écouter, ou cela ne les intéresse guère ;
elles n’ont ni les ressources, ni le désir de les former pour leur
permettre d’obtenir de la promotion. Exigeant un certain nombre de
choses de leur personnel, elles lui versent en contrepartie des
salaires souvent considérés comme insuffisants. Ajoutons qu’elles
ont tendance à se réparer implacablement des éléments qui
commencent à vieillir ou qui traversent une phase difficile, se
traduisant par de moins bonnes performances ; elles mettent les gens
à la retraite plus tôt qu’ils ne le souhaitent, leur laissant le sentiment
qu’ils auraient pu apporter bien davantage si on le leur avait
seulement demandé.
Cette ère tire à sa fin, où l’on utilise la personne comme un outil
de production. La participation s’avère infiniment plus complexe à
mettre en œuvre que l’unilatéralisme traditionnel, de même que la
démocratie constitue un système plus lourd que la dictature. Mais
peu d’entreprises pourront s’offrir le luxe d’ignorer l’une ou l’autre.
[…]
Les grandes organisations centralisées favorisent l’aliénation
aussi inexorablement que les mares stagnantes se couvrent de
lentilles d’eau. Les salariés ne connaissent que peu de leurs
collègues. Chacun n’est qu’un petit engrenage d’une mécanique
aussi gigantesque qu’inhumaine, et on ne peut pas se motiver quand
on a le sentiment de n’être qu’un numéro. L’homme a soif de
considération. Ne se sentant pas estimés à leur juste valeur, les gens
n’ont plus l’impression d’avoir un but à atteindre, ils s’aigrissent,
s’énervent, sont moins productifs. Staline l’avait bien compris. Dans
les goulags, on forçait les prisonniers à creuser d’énormes trous dans
la neige, puis à les reboucher. Cela les brisait.
[…]
L’alternative est, me semble-t-il, claire : soit on adopte des
systèmes complexes et sophistiqués pour tenter de gérer la
complication, soit on tente de la réduire à tous les niveaux. Nous
finissons par choisir la seconde voie. Nous possédons le guide idéal
en la personne de João Vendramin, porteur de lunettes au crâne
dégarni, économiste et sage, que nous avons eu la chance incroyable
de trouver dans l’héritage Hobart 1 […]. Qui de mieux qualifié pour
les voyages d’études ? Qui de mieux placé pour aller rendre visite
aux entreprises qui rompent avec la tradition, l’éliminent ou en
établissent une nouvelle, la leur ? […] Il se rend donc en Suède, où
il regarde travailler les ouvriers de chez Volvo qui, au lieu
d’exécuter chacun une tâche, travaillent en petites équipes qui
assemblent à elles toutes seules des voitures entières. Puis il va dans
le Delaware, rendre visite à W.L. Gore, entreprise qui a rejeté les
organigrammes et créé ce qu’elle baptise une « organisation en
treillage » sans dépendance hiérarchique entre les postes. Gore a
supprimé les titres des cartes de visite de ses cadres et adopté un
système de rémunération reflétant les performances de chacun,
allant jusqu’à permettre à des groupes de salariés de réduire à zéro
le salaire d’un individu. Pratique, selon feu Bill Gore•, qui a tendance
à décourager la personne concernée de continuer à travailler.
[…]
« On ne peut traiter les salariés comme des adultes honnêtes et
responsables que si on leur donne la possibilité de savoir ce qui se
passe autour d’eux et de pouvoir influer dessus », nous déclare-t-il
en revenant de son tour du monde. Et d’ajouter : « Les gens ne
peuvent s’impliquer dans les décisions qui les concernent que si
l’unité dans laquelle ils travaillent n’a pas des effectifs trop lourds. »
« Il existe, certes, des structures et des mécanismes tels que les
gens comprennent qu’ils ont de l’importance, mais cela ne dure
guère. Au bout d’un moment, les salariés remarquent qu’on ne les
consulte jamais pour les décisions vraiment importantes. La seule
manière de réussir le changement, c’est de travailler dans des entités
de taille suffisamment petite pour que les individus puissent
comprendre ce qui s’y passe et participer en conséquence. »
À en croire le diagnostic de Vendramin, Semco souffre d’ores et
déjà d’hypertrophie aiguë, conséquence de ses acquisitions et de sa
réussite. Le traitement est logique, même s’il n’est pas de mode à
une époque où OPA et conglomérats triomphent. Les usines
devenues trop grandes pour leur bien doivent être éclatées en unités
à taille réellement humaine. Dans une petite usine, on peut appeler
tout le monde par son prénom, discuter des objectifs et des
stratégies, se sentir concerné. Avoir un sentiment d’appartenance.
Vendramin propose que Semco se divise comme une amibe.
Nous nous y préparons donc. […]

Diviser, c’est prospérer

[…] Cela fait des semaines que nous en discutons, de la méthode


de l’amibe, sans progrès apparent. Les ingénieurs et autres esprits
orientés sur la technique doutent des bénéfices qui pourraient en
résulter, même si cela doit améliorer, d’une manière ou d’une autre,
la productivité des ouvriers. Il n’empêche que les problèmes dont
nous souffrons – les réunions trop longues, les luttes de pouvoir
encre coteries de cadres, l’impossibilité de parvenir à ce que tout le
monde ait l’impression d’appartenir à quelque chose, l’aliénation
que je continue à constater partout dans Semco et enfin le manque
de bâtisseurs de cathédrales, rien de tout cela ne va disparaître tout
seul. Je suis convaincu que tous ces maux découlent de notre taille,
or le traitement, s’il est coûteux, a le mérite de la simplicité. Nous
allons nous diviser comme une amibe – et, espérons-le, prospérer.
[…] Comme nous le rappellent sans cesse les amateurs de
chiffres, le coût de l’opération amibe de Vendramin est énorme. Là
où nous avons actuellement une seule usine, tout va être dédoublé :
des équipes de surveillance aux services d’expédition et de
l’informatique au parking. Ce sera plus coûteux de gérer deux stocks
dans deux entrepôts. Sans parler des gros morceaux, comme les
machines supplémentaires et l’achat ou la location-bail de nouveaux
bâtiments. Parfois, même à moi, cela paraît de la folie. Mais nous
nous lançons quand même, en fondant notre décision sur deux
sentiments auxquels les dirigeants d’entreprise ont souvent peur de
se fier : l’intuition et la foi.
[…]
Ça veut dire quoi, trop gros ? L’auteur britannique Anthony Jay
nous rappelle dans son ouvrage The Corporation Man que nous avons
été chasseurs pendant cinq millions d’années, fermiers pendant trois
cents générations, et industriels le temps d’un clin d’œil. La quasi-
totalité d’une existence humaine se déroule au sein de petites
cellules, en général de cinq à quinze personnes. Comment une
entreprise peut-elle ne tenir aucun compte de toute cette expérience
et s’attendre à ce que ses salariés s’adaptent à des groupes de mille
personnes, à plus forte raison de dix mille ?
Il ne faut pas hésiter à embaucher dix mille ouvriers si on a les
produits et les marchés. Le tout, c’est de les organiser en petites
entités. Une entreprise peut être trop grande avec seulement mille
salariés s’ils sont tous sous le même toit. De même, il est des sociétés
légères qui totalisent plus de 50 000 salariés, mais jamais vous n’en
trouverez plus de quelques centaines travaillant ensemble. La vérité,
c’est que tous les programmes appliqués chez nous, à Semco,
réussiraient aussi dans des entreprises de 5 000, 10 000, voire
100 000 salariés, à la condition, bien sûr, de maîtriser le gigantisme
en répartissant la main-d’œuvre en petits groupes à effectifs
modérés.
Ça veut dire quoi, assez petit ? Pour certaines entreprises, le
nombre d’or est cinq cents. Pour d’autres, le maximum sera de
quelques dizaines. En règle générale, les gens n’exploitent leur
potentiel que quand ils connaissent tout le monde autour d’eux, et
ce n’est le cas que dans des groupes de moins de cent cinquante
personnes. Du moins est-ce là le fruit de notre expérience. Par
exemple, nous n’avions que deux cents personnes avant de scinder
l’usine d’Ipiranga, mais le courrier interne mettait deux jours à
passer d’un service à l’autre, alors qu’il y avait trois cents mètres à
franchir. Si ce n’est pas un problème dû au gigantisme, je ne m’y
connais pas !
C’est vrai, certaines usines sont plus difficiles à démembrer que
les autres. On ne prend pas un bout de chaîne d’assemblage
automobile pour le déménager à l’autre extrémité de la ville. La
difficulté, c’est de trouver les bons critères autour desquels organiser
la séparation : par produits, par marchés, par équipements de
production, ou autres. S’il est impossible de transporter les
machines, il faut couper l’usine en deux, en veillant à ce que des
personnes différentes soient responsables, dans chacune des unités,
de domaines comme les ventes, le marketing, la production, les
finances, les ressources humaines, etc.
En période de croissance vigoureuse, nous avons constaté que
nos centres de production éclatés gagnaient plus d’argent que
lorsqu’ils étaient plus gros. Nous avons également constaté que des
unités restreintes rebondissaient nettement plus vite en période
difficile ou de crise.
J’en tire la conclusion que l’on a prêté trop de vertus au concept
des économies d’échelle. Elles existent, certes, mais se trouvent
annulées par les déséconomies d’échelle plus vite qu’on ne le croit en
général. […]

Les fous s’emparent de l’asile

[…] Les ouvriers ne se contenteront pas d’avoir trouvé leur usine


tout seuls. Ils en travaillent l’agencement interne, nous poussant à
l’occasion à faire un nouveau pas en avant. Au lieu d’avoir une
batterie de tours, puis une de postes de soudage, et ainsi de suite, le
tout aligné en chaîne à la Henry Ford, ils regroupent des machines
différentes et complémentaires. L’idée, c’est, bien sûr, d’affecter une
équipe à chaque ensemble de machines, équipe qui façonnera ses
produits du début à la fin […]. Ce genre d’organisation, qui a déjà
été adoptée sur la ligne des lave-vaisselle à Ipiranga, est connu sous
le nom de cellule de production.
[…]
Frederick Winslow Taylor n’aurait pas apprécié. Ses idées, on le
sait, ont précédé celles de Ford. À vrai dire, il n’y aurait peut-être
pas eu Ford sans Taylor. C’est lui, plus que tout autre, le père de
l’usine moderne dans laquelle des milliers de zombies anonymes et
sans visage exécutent sans fin des tâches répétitives sous une
surveillance vigilante et constante. Taylor était convaincu que les
ouvriers atteignaient une efficacité maximale si leur travail se
limitait à un nombre restreint de gestes distincts, tous
scientifiquement orchestrés dans une chorégraphie adaptée à leur
anatomie. Un ouvrier, armé de sa pelle, formait donc un tas de
charbon qu’un autre, armé d’une autre pelle, transportait en formant
un autre tas quelques mètres plus loin, et qu’un autre encore, à
l’aide d’une troisième pelle, jetait sur un tapis roulant. Le tout sous
le regard attentif d’un contremaître. En multipliant ce triste tableau
par des centaines ou même des milliers d’ouvriers, on obtient les
gigantesques temples de la production de masse que nous
connaissons aujourd’hui.
Et les leçons sévères du taylorisme ne se limitent pas aux usines.
Il y a quelques années, Eastern Airlines disparaissait sans laisser
beaucoup de regrets pour être vendue à Texas Air, une compagnie
beaucoup plus petite. La cause de cette étrange inversion ? Taylor et
ses descriptions de poste, si vous voulez m’en croire ! Pendant des
années, Eastern avait dominé bon nombre des meilleures lignes
aériennes sur la côte est des États-Unis. La compagnie avait connu
une croissance régulière, mais, au cours de celle-ci, les pilotes,
hôtesses de l’air et personnels au sol s’étaient mis à exiger des
descriptions de poste de plus en plus minutieuses. Soutenus par
leurs syndicats, les salariés s’y tenaient strictement, refusant
catégoriquement de faire quoi que ce soit d’autre. Si un bagagiste
avait du temps libre, il n’était pas question qu’il puisse pallier
l’absence temporaire du préposé à l’enregistrement ou d’un membre
de l’équipe d’entretien, quelle que soit la presse. Eastern était donc
obligé de recruter, alors que certains membres du personnel étaient
loin d’être surchargés.
Au contraire, le personnel de Texas Union n’était pas syndiqué et
se montrait disposé à exécuter les tâches les plus variées. Les jours
où il ne volait pas, un pilote ne rechignait pas à vendre les billets ;
aux heures de pointe, les hôtesses donnaient un coup de main aux
bagagistes. Texas Air « décolla » et fit tant et si bien qu’il finit par
avaler Eastern, compagnie beaucoup plus importante mais
surchargée de personnel et devenue inefficace. (Ce qui ne veut pas
dire que la direction de Texas n’ait pas connu, elle aussi, certains
problèmes. Surtout, je crois, parce qu’elle n’a pas réussi à impliquer
davantage les salariés dans la compagnie.)
À chaque fois que je me retrouve dans une usine de type
traditionnel, je suis frappé du peu de chemin parcouru depuis
Taylor. Il impressionne encore les étudiants en gestion. (Peut-être en
raison du prestige de son nom ? Les gens remettraient plus
facilement en cause les principes du taylorisme, s’ils savaient que
Taylor n’était passé ni par le MIT ni par Stanford !) Je suis
absolument certain que les descriptions de poste précises prônées
par Taylor brident en fait le potentiel des ouvriers et les empêchent
d’améliorer leur travail, ce qui tue la motivation. Les descriptions de
poste seraient tellement meilleures s’il y figurait non seulement ce
que le salarié fait dans le cadre de son emploi, mais aussi ce qu’il
voudrait faire !
« Mon cher monsieur, me demanderait certainement Taylor s’il le
pouvait, ne croyez-vous pas que votre usine va se transformer en
une pagaille indescriptible ? »
De son point de vue, la réponse ne peut être, sans doute,
qu’affirmative. Jamais il ne pourrait accepter un système qui permet
à un individu de travailler comme opérateur sur tour, ou sur
affûteur, ou bien d’assembler le produit final, d’entretenir le
matériel de production, de conduire un chariot élévateur chargé de
palettes, d’aider à nettoyer l’aire de travail ou même de repeindre
les murs des ateliers, suivant les besoins du moment. Taylor serait
consterné de voir des ouvriers faire ceci ou assembler cela en étant
totalement livrés à eux-mêmes. Ou de voir qu’il ne leur est pas
interdit de donner des idées, d’innover et de siffler en travaillant.
Dans ce cadre, la productivité découle de la motivation et d’un
intérêt réel, non de routines de travail prédéterminées et de l’œil du
contremaître. Voilà la différence entre le taylorisme et les cellules de
production comme nous en avons chez Semco. Nous ne croyons pas
à la segmentation. Nous voulons faire comprendre aux opérateurs
qu’ils font partie intégrante d’un ensemble. Et nous voulons aussi
qu’ils trouvent par eux-mêmes la meilleure manière d’exécuter leur
tâche. Gageons qu’ils découvriront des méthodes plus efficaces que
n’auraient jamais pu l’imaginer Taylor et ses émules. […]

Partager la richesse

[…] Il ne faut pas s’attendre à ce qu’implication et partenariat


fonctionnent sans mettre à la disposition, même du plus modeste
salarié, une information abondante. Je connais, bien sûr, tous les
arguments que l’on peut avancer contre une politique de
transparence. Les salariés utiliseront ces chiffres pour réclamer des
augmentations quand les choses iront bien, et s’affoleront quand
elles iront mal. Pire encore, des données confidentielles seront
communiquées à la concurrence.
C’est possible. Mais les avantages de l’ouverture et de la sincérité
l’emportent largement sur les inconvénients. Et une entreprise qui
ne partage pas l’information en période favorable se disqualifie pour
demander solidarité et concessions quand les temps sont durs.
Les origines de la tradition du secret des affaires remontent au
sentiment d’insécurité de dirigeants qui possédaient les compétences
techniques nécessaires pour grimper les échelons de la pyramide,
mais, parvenus au sommet, étaient pris de vertige, par manque de
maturité. Ils voulaient qu’on les considère comme des êtres à part,
différents de ceux qui n’avaient pas atteint leur perchoir. Refuser de
divulguer leur salaire contribuait à les distinguer du commun des
mortels. Et, bien entendu, s’ils connaissaient un seul secret, il n’était
pas difficile de faire croire qu’ils en détenaient d’autres et avaient
donc encore plus de pouvoir, puisque dans l’entreprise moderne le
pouvoir va de pair avec l’information.
Le problème, avec les secrets, c’est que les gens imaginent
toujours le pire, que ce soit pour les salaires ou pour les bénéfices.
Comment je le sais ? Quelques années plus tôt, nous avons réalisé un
sondage auprès de l’ensemble des salariés, en leur demandant
combien, à leur avis, Semco faisait de bénéfices. C’était avant la
plupart des changements, et le personnel était apparemment
convaincu que nous étions d’une avidité insatiable. Sinon, comment
expliquer la croyance largement répandue que nos bénéfices
représentaient entre 20 % et 30 % de notre chiffre d’affaires ? (La
plupart des entreprises, soit dit en passant, se contenteraient
volontiers de 7 % ou 8 %.) Cette expérience a beaucoup fait pour
me convaincre que ce serait mieux pour tout le monde si chacun
connaissait toute la vérité. […]

Les femmes s’affirment

[…] L’entreprise n’a pas créé les préjugés : ce n’est pas elle qu’il
faut accuser. Les préjugés sont inculqués en famille, à l’école – et
sans doute partout ailleurs – bien avant que les gens atteignent l’âge
de commencer à travailler. Cela n’empêche qu’elle a la
responsabilité de lutter contre les discriminations et de les corriger :
comme l’école et les parents, elle participe en effet à la formation de
l’individu. Elle l’aide à progresser et lui apporte une chance de
rectifier les erreurs passées.
En général, il n’est pas difficile d’évaluer si une entreprise est
plus ou moins attachée à la justice. N’allez pas chercher cela dans
les statistiques ou les documents. Il suffit de se promener dans les
bureaux : si presque tout le monde est blanc et a une bonne
présentation, vous pouvez être certain que l’on y pratique, peu ou
prou, la discrimination.
Les entreprises doivent faire preuve de justice en toute
circonstance et sans ambiguïté, et je crois que les exceptions
peuvent coûter cher. Dès qu’il apparaît que la promotion ne dépend
pas uniquement du mérite, votre crédibilité auprès du personnel est
menacée. Même si les promotions injustes ne concernent qu’une
personne sur dix, de quel cas, à votre avis, parlera-t-on ? La justice,
pour le personnel, c’est comme la qualité pour les clients – on met
des années à l’édifier, et tout s’écroule au moindre incident. […]

Occupons-nous de ce qui nous regarde

Si nos salariés ont des vices, nous ne les considérons pas comme
un danger pour nous, mais nous ne nous en considérons pas non
plus comme responsables. Si l’un est alcoolique, ce n’est pas à nous
de le remettre sur le droit chemin. L’association des Alcooliques
anonymes est là pour ça. Si l’autre fume cigarette sur cigarette, nous
ne nous reconnaissons pas, en tant qu’employeur, le devoir de lui
nettoyer les poumons. Si un troisième se drogue à la cocaïne et a
besoin d’un traitement médical ou psychiatrique, nous sommes prêts
à l’aider mais, et c’est l’un de ces mais auxquels nous attachons une
importance considérable, c’est à lui de faire le premier pas.
Notre attitude peut paraître dure ou même démodée à une
époque où nombre d’entreprises estiment et même proclament qu’il
est de leur devoir d’aider leurs employés à lutter contre des
problèmes personnels, de drogue ou d’alcool. Ils croient bien faire,
j’en suis sûr. Pour notre part, nous ne voulons pas transformer nos
cadres en figure du père, même si cela leur donne bonne conscience.
Nous ne voulons pas être une grande famille heureuse. Ce que nous
voulons être, c’est une entreprise. On ne devrait jamais tomber dans
le genre « nous formons tous une grande famille ». Demandez à celui
qui part en retraite : trois jours plus tard il ne peut plus franchir la
porte de son entreprise. On oublie même ceux qui tombent malades
s’ils tardent à revenir. Quelques collègues de travail viennent le voir
au début, et les chèques continuent à tomber tous les mois, mais les
gens qui sont dans ces situations terribles ont vite fait de
comprendre qu’une entreprise n’est pas une famille.
Les hommes d’affaires veulent aller au paradis, comme tout le
monde. Or, quel meilleur chemin vers la paix éternelle que de
bonnes actions sur terre ? Malheureusement, le problème, avec le
paternalisme, c’est que le patron qui caresse d’une main frappe
souvent de l’autre.
[…]
L’amour et la solidarité que nous avons à offrir viennent des
hommes et des femmes qui travaillent chez nous, pas de notre
politique.
Vous ne trouverez ni stade, ni piscine, ni gymnase à Semco.
Beaucoup d’entreprises s’en dotent pour aider leur personnel à
surmonter le stress. Nous, nous essayons de commencer par ne pas
le provoquer.
Arrondir la pyramide

La pyramide, principe de base de toute organisation moderne,


vous transforme une entreprise en un monstrueux embouteillage. La
firme commence par une autoroute géante à huit voies – le socle de
la pyramide – pour passer à six, puis quatre, puis deux voies, avant
de se transformer en route de campagne, en chemin de terre et de
s’arrêter tout net. Des milliers de conducteurs se lancent sur
l’autoroute, mais à mesure qu’elle rétrécit ils sont de plus en plus
nombreux à devoir ralentir et s’arrêter. Des accidents surviennent,
des voitures sont repoussées sur les bas-côtés. Certains conducteurs
abandonnent, prennent des routes secondaires ou changent de
destination. Quelques-uns, les plus agressifs, continuent à forcer leur
chemin droit devant eux, à grands renforts de queues-de-poisson, de
coups d’accélérateur et d’ailes arrachées. Mais, ne l’oublions pas, les
véhicules que l’on voit dans le rétroviseur sont plus proches qu’il n’y
paraît.
[…]
Le cœur du problème, c’est la pyramide, principe organisationnel
de base de l’entreprise moderne. Elle se rétrécit en montant,
récompensant ainsi ceux qui continuent à grimper mais en
démoralisant un bien plus grand nombre, qui atteignent un plateau
ou tombent sur les bords. Que peut-on attendre des salariés des
niveaux inférieurs, à qui on ne demande jamais leur avis, pas plus
qu’on ne leur explique quoi que ce soit, ou alors très rarement ? Ils
savent que les décisions qui comptent, celles qui les concernent, sont
prises en haut. Est-il raisonnable de leur demander, année après
année, un effort spécial, pour les remercier ensuite par des
congratulations officielles dans le rapport annuel et parfois par un
treizième mois, tandis que les quelques veinards du sommet
bénéficient de bureaux somptueux, de voitures neuves reluisantes,
sans parler des primes qui peuvent représenter jusqu’à cent ou
même mille fois le salaire de l’ouvrier moyen ?
Ceux qui sont à l’aise dans la pyramide et possèdent des
compétences spécialisées – je veux parler des comptables, des
informaticiens capables de créer des logiciels, des ingénieurs de tout
poil – ont la sécurité de l’emploi. Mais leur destin se résume peut-
être à arriver et à repartir tous les jours bien à l’heure, à faire la
même chose pendant des années, voire des dizaines d’années. Peut-
on raisonnablement s’attendre à ce qu’ils restent motivés ?
Ceux qui gardent de l’ambition exigent de plus en plus de
pouvoir, de responsabilités, de titres et d’argent. En raison des
contraintes imposées par la pyramide, les entreprises ne sont pas
toujours en mesure de leur assurer une promotion assez rapide à
leur goût : beaucoup adoptent donc la solution facile qui consiste à
créer un ou deux niveaux de responsabilités supplémentaires pour
leurs jeunes loups. Quel mal y a-t-il à cela ? On ajoute quelques
lignes à l’organigramme, voilà tout !
On en arrive vite, cependant, à un tel foisonnement de titres et
de niveaux – à une telle diffusion de la responsabilité et de l’autorité
– que l’équipe de direction passe une bonne partie de son temps à
gérer des conflits inévitables, nés de la jalousie et de la confusion.
Six ou sept niveaux de responsabilité sont monnaie courante, même
à une époque où il est de mode d’aplatir les pyramides. Les plus
grandes corporations en ont de douze à quatorze.
Étant donné le respect de la hiérarchie que cultivent
systématiquement les cadres supérieurs, comment voulez-vous qu’un
bonhomme qui se trouve cinq échelons au-dessus des ateliers puisse
savoir ce qui s’y passe ? C’est impossible, évidemment ; alors il
distrait son monde en le bombardant de notes, de coups de
téléphone et de réunions, pour essayer de s’informer.
Quant à moi, je souhaite que les gens aient davantage de
contacts entre eux. Je veux moins d’encombrement, moins de
niveaux, plus de flexibilité. Je cherche une nouvelle forme pour
notre organisation. […]

Le public attend

Semco, grâce à sa nouvelle philosophie et à ses nouvelles


méthodes de travail, peut désormais s’enorgueillir d’un des taux de
croissance les plus rapides du pays. Le chiffre d’affaires, qui pendant
des dizaines d’années tournait autour de 4 millions de dollars par
an, est passé à 35 millions ; en quelques années nous sommes
également passés de une à six usines et de cent à huit cent trente
salariés.
Notre entreprise se trouve en première ou en seconde position
sur chacun des marchés où elle est présente ; nous réalisons 85 %
des ventes d’équipements pour les navires, 70 % de celles de
pompes hydrauliques, et 65 % de celles de lave-vaisselle
professionnels. Nos balances Hobart ont vu leur part de marché
grimper de 3 % à 23 % en trois ans, et ce malgré de nombreux
concurrents, pour la plupart filiales de puissantes multinationales.
Le plus délectable, c’est que nous ne devons pas un centime à qui
que ce soit, nous n’avons aucune dette. En fait, les directeurs de
banque, dont les secrétaires nous disaient autrefois qu’ils étaient en
réunion chaque fois que nous essayions de les joindre, laissent
maintenant des messages au standard : c’est eux qui nous
demandent rendez-vous. De plus, au cours de notre expansion, nous
n’avons bénéficié d’aucune aide gouvernementale.
Surtout, le succès ne se résume pas à d’excellents chiffres dans
nos rapports annuels. Voici comment Oseas da Silva, le membre du
comité d’usine qui a autrefois organisé et dirigé des grèves contre
nous, décrit notre transformation dans le plus grand journal du
pays : « On a eu du mal à s’y faire. Vous savez, quand on a
l’habitude de vivre sous un régime autoritaire, et qu’on vous sort de
prison, on n’arrive pas à y croire. Aujourd’hui les ouvriers sont
motivés, ils veulent bosser. » […]

Renaissance

[…] Nous avions pensé qu’en raison de la croissance de 40 %,


voire de 50 % que nous avions connue au milieu des années 1980,
ils [les principaux dirigeants de Semco, réunis en week-end de
réflexion, et à qui l’on a demandé d’imaginer l’avenir de la
compagnie] auraient imaginé un Semco employant quinze mille
personnes en 2010. Or le Semco qu’ils nous décrivent n’est pas
beaucoup plus gros que celui que nous connaissons ; en revanche, la
qualité de nos produits et de la vie de nos salariés est bien
meilleure. Nos collaborateurs ne veulent pas d’une entreprise plus
grande, ils en veulent une meilleure. Qui permettrait à son
personnel de travailler à la maison, libéré des structures et des
contraintes habituelles. Dans laquelle on aurait du mal à savoir qui
fait officiellement partie du personnel de la maison, tant il serait
facile d’y entrer et d’en sortir. Ils se refusent à ce que nos activités
soient polluantes, ils veulent une sécurité du travail telle qu’ils
puissent emmener leurs enfants à l’usine.
Et voilà que cette vision d’une entreprise plus restreinte, plus
fluide, plus flexible, aux contours moins précis, s’est réalisée dans
une grande mesure. C’est terminé, nous ne sommes plus victimes du
désir immature d’avoir toujours plus de salariés, d’usines, de
produits, de réaliser toujours plus de chiffre d’affaires. Nous sommes
passés au palier supérieur, nous ne subissons plus l’attrait de la
croissance, même si nous en avons payé le prix en argent, en temps
et en brûlures d’estomac.
Vouloir grandir pour le plaisir d’être grand est une idée puérile.
Je ne nie pas, cependant, qu’une certaine croissance soit nécessaire
pratiquement pour toute entreprise. La croissance permet la
diversification des produits et des marchés et constitue à coup sûr
l’un des meilleurs moyens de garantir l’avenir de l’entreprise. Le
développement ouvre des perspectives de carrière et améliore
motivation et productivité, car il entraîne des transformations à tous
les niveaux.
Attention, cependant ! Des occasions de croissance externe, il
s’en présente sans arrêt : il convient de les regarder du même œil
qu’Ulysse regardait les sirènes. Vouloir se développer, c’est souvent
plus une question d’amour-propre ou de voracité qu’une stratégie
industrielle. Chez Semco, si nous avons commencé par acquérir des
entreprises, c’est d’abord parce qu’une bonne partie de notre
potentiel était déjà réalisée. Nous avons étudié plus de cent firmes,
négocié avec quinze, et en avons acheté quatre. Laissez-moi résumer
en trois phrases les centaines d’heures et les millions de dollars que
nous y avons consacrés :
La croissance externe est amusante, prestigieuse et entraîne des effets
secondaires (ulcères de l’estomac).
L’entreprise que vous achetez ne ressemble pas beaucoup à celle que
vous croyiez avoir achetée, et jamais à celle que l’on vous a décrite.
Acheter une petite affaire de famille constitue une méthode infaillible
pour sauter l’étape de l’ulcère et se diriger droit vers le pontage
coronarien.
En ce qui nous concerne, nous avons acquis des filiales de
multinationales qui, Dieu les bénisse, honorent généralement leurs
engagements. Leur comptabilité est le plus souvent exacte,
contrairement aux affaires familiales dont les placards sont bourrés
de cadavres. En tout état de cause, lorsqu’on achète une entreprise,
il faut accepter de l’observer, d’en apprendre quelque chose, au
moins pendant un an, avant de jouer les éléphants dans un magasin
de porcelaine.
La plupart de nos acquisitions ont fini par se révéler positives.
Mais nous avons désormais décidé, en toute lucidité, de stopper
notre croissance externe. Nos salariés veulent avoir la certitude que
les produits qu’ils fabriquent sont nécessaires, ils veulent aimer leur
travail, terminer leur carrière en ayant le sentiment de s’être
réalisés. […]

A-t-on vraiment besoin d’un PDG ?

[…] Sans parler de l’argent et des avantages en nature, je suis


convaincu que la plupart des PDG trouvent très amusant de gérer
une entreprise – déterminer sa stratégie, choisir ses produits, jongler
avec les chiffres, prendre des risques, jouer avec l’existence des
autres. C’est comme d’être général à cinq étoiles.
Si je voulais arriver tous les jours au bureau à sept heures du
matin pour ne rentrer qu’à minuit, je suis sûr que je trouverais
toujours de quoi m’occuper, comme avant mon passage à la clinique
Lahey. Mais la plupart des PDG ont beau répéter à qui veut les
entendre qu’ils prennent plaisir à leur métier, à concurrence de 70
ou 80 %, je soupçonne qu’un pourcentage de 30 % serait plus
proche de la vérité. Il y a tant de réunions, de déjeuners d’affaires
ennuyeux, de coups de téléphone, de casse-tête administratifs…
30 %, c’est d’ailleurs à peu près la part de ma vie que je consacre
désormais à Semco. J’aime à penser que c’est le tiers le plus
agréable, puisque je ne fais rien qui ne me plaise. Je n’assiste pas à
plus de deux ou trois déjeuners d’affaires par an et ne quitte jamais
mon bureau (que ce soit à l’usine ou à la maison) après six heures
du soir. Je téléphone à moins de cinq personnes par jour sur les
vingt ou trente qui ont cherché à me joindre.
Je réponds aux autres et à la majeure partie de mon courrier à
coups de petites notes manuscrites que je faxe de chez moi. Quand
j’ai commencé à travailler à la maison une demi-journée par
semaine, je savais bien que tout le monde croyait que le fils du
patron s’était trouvé une bonne excuse pour rester au bord de sa
piscine. Je n’ai rien fait pour tenter de les détromper ; et les gens qui
venaient chez moi chercher un rapport pouvaient très bien me
trouver en short. Mais le flux de documents qui partaient de chez
moi a tôt fait de révéler que je travaillais bel et bien, d’ailleurs
plutôt efficacement. Aujourd’hui, j’y passe de trois à cinq matinées
par semaine.
Il arrive que, rien qu’en mettant le nez sur un problème, je me
retrouve face à cinq ou six coups de téléphone à donner, fax ou
notes à rédiger. Par conséquent, à moins d’être le seul à pouvoir
traiter le problème, je garde mes distances. Je déteste me retrouver
indispensable et ne plus pouvoir me dégager. Je suis fier de dire que
je ne sais même plus à quoi ressemble un chèque Semco. Cela fait
près de huit ans que je n’en ai plus signé.
En fait, l’entreprise n’a plus besoin de moi pour expédier les
affaires courantes. D’ailleurs, les idées sur lesquelles repose Semco
ne sont même pas les miennes. Elles dérivent de notre culture
d’entreprise et appartiennent à l’ensemble du personnel. Je n’ai rien
contre le capitalisme, quoique mes critiques puissent en dire.
J’attache beaucoup de prix à mes titres Semco. Mais en réalité,
l’entreprise ne m’appartient plus. Semco, ce n’est pas moi ; Semco,
c’est Semco.
J’ai même pris la précaution de faire en sorte que cette
séparation soit poursuivie à la génération suivante. J’ai le sentiment
que l’entreprise est trop précieuse pour risquer qu’un de mes enfants
ou petits-enfants ne la dirige mal. En tout état de cause, je ne crois
pas en l’avenir à long terme des entreprises familiales. Il leur est
plus difficile qu’aux autres d’attirer des hommes ambitieux et
talentueux ; ceux-ci se rendent bien compte que les critères de
promotion seront, à tout le moins, complexes. Je vous assure que si
vous prenez le temps de recenser le nombre d’affaires familiales qui
ont vécu quatre ou cinq générations, vous inciterez plutôt votre
fiston ou votre fille à s’inscrire en médecine. Mes enfants n’ont donc
pas droit à une place réservée à Semco. Je sais bien ce que vous
pensez : tous les chefs d’entreprise disent la même chose. Mais en ce
qui me concerne, ce ne sont pas de belles paroles. J’ai d’ores et déjà
pris des dispositions pour qu’aucun de mes enfants ne puisse
recevoir de promotion sans l’accord des trois quarts des membres du
conseil.
Ma mort elle-même ne changera pas leur situation, car mes
actions reviendront à la fondation qu’Irene Tubertini m’a aidé à
lancer. […]

Est-ce exportable ?

[…] Même si nous étions parfaits, cela ne voudrait pas dire pour
autant que toute entreprise devrait nous imiter point par point. Il est
vrai, certes, que les notes titrées en une page réduisent la
paperasserie et que les horaires flexibles améliorent la productivité.
Des méthodes de travail comme la rotation des postes,
l’autodétermination en matière de salaires ou l’évaluation inversée
peuvent, c’est clair, faire progresser n’importe quelle entreprise,
mais Semco ne se réduit pas à ces quelques recettes. J’aurais moins
l’impression d’être un vendeur de poudre de perlimpinpin si les
entreprises adoptaient aussi, parallèlement à nos méthodes, l’esprit
de liberté et de confiance qui les a inspirées.
[…]
Trop de dirigeants, voulant à tout prix trouver des solutions
rapides, se précipitent tête baissée sur les méthodes de gestion à la
mode, comme si c’étaient des panacées propres à soutenir une
productivité défaillante. […]

Les temps modernes

[…] Pontifier pour pontifier, franchissons encore un pas : aucune


société ne peut réussir, en tout cas à long terme, si elle fait du profit
son but principal.
[…]
Croyez-vous vraiment que l’argent soit tout ce qui compte ? Des
chefs d’entreprise vous diront que leurs bénéfices sont leur raison
d’être 1. Pendant les quelques mois que j’ai passés à Harvard, j’ai
rencontré plusieurs industriels qui, comme moi, suivaient le
programme par sessions annuelles. Lors de la première, j’ai
remarqué que certains s’intéressaient de très près au cours consacré
à la gestion des finances personnelles. Ils envisageaient,
manifestement, de vendre leur société.
Durant l’année suivante, quelques-uns le firent effectivement,
troquant ainsi leur entreprise pour la réalisation de vieux rêves : une
île, un voilier, peut-être même la possibilité de jouer au golf tous les
jours… Mais dès la deuxième session, ces âmes libres commençaient
déjà à s’ennuyer un peu. Et à la troisième, ils avaient presque tous
racheté une autre affaire et s’étaient, le cœur léger, remis à la tâche.
À aucun moment, on n’aurait pu dire que l’argent avait été leur seul
mobile.
[…]
Au risque d’avoir l’air de faire des sermons, j’irai même jusqu’à
dire que l’argent n’est pas non plus la seule chose qui intéresse les
salariés. Chez Semco, nous essayons en général de payer notre
personnel plus que ce qu’ils pourraient toucher ailleurs et, bien sûr,
ils bénéficient de l’intéressement aux résultats. Mais ce n’est pas
pour cela qu’ils nous sont si fidèles. Nous leur offrons surtout la
chance d’être d’authentiques partenaires, d’être autonomes et
responsables. C’est la raison pour laquelle nos collaborateurs clés
refusent régulièrement des offres fort lucratives.
Si l’argent n’est pas tout à fait aussi important qu’on veut bien le
faire croire, l’information est, en revanche, très largement sous-
évaluée. Savoir une chose que les autres ignorent confère un
pouvoir, c’est la raison pour laquelle les dirigeants hésitent si
souvent à partager l’information avec leur personnel.
[…]
Mais, à force de cacher ses cartes, on bloque la communication :
anxiété, malentendus et, en fin de compte, agressivité finissent
toujours par surgir. On aura beau répéter à satiété des slogans du
style « nous sommes tous sur le même bateau » ou « nous sommes
une grande famille », cela ne compensera jamais.
C’est la raison pour laquelle, lorsque nous avons commencé à
partager l’information à Semco, les conséquences ont été si
profondes. Les responsables placés aux échelons les plus élevés ne
pouvaient plus s’appuyer sur les symboles traditionnels de l’autorité,
il leur a fallu prouver leurs compétences d’animateur et leurs
connaissances pour inspirer le respect. L’équilibre du pouvoir s’est
trouvé modifié, à mesure que des gens que l’on n’entendait jamais
auparavant sortaient des rangs et que les amateurs de commérages
et les praticiens du copinage quittaient la société. (À leur départ,
malgré les perturbations pour ceux qui restaient, nous n’avons pas
hésité à afficher sur le tableau une note expliquant en toute
honnêteté les véritables raisons de leur départ.)
L’une des idées les plus fausses que l’on se fasse de l’homme
d’aujourd’hui consiste à penser qu’il est, d’une manière ou d’une
autre, différent de ses ancêtres. L’homme a toujours vécu en tribus,
il n’y a aucune raison, à mon avis, pour que ça change. Que ces
groupes soient d’origine ethnique, confessionnelle, politique ou
professionnelle, ils nous servent d’ancrage. Que vous soyez
bouddhiste, ornithologue amateur, fanatique de Nintendo, membre
du Rotary ou chevalier du Tastevin, cela vous confère une identité,
pour le meilleur ou pour le pire.
Les gens s’identifient aussi à leur société, on les voit porter
Mitsubishi ou Motorola comme un nom de famille. À l’intérieur
même de leur entreprise, ils appartiennent sans doute à des sous-
groupes imposant chacun leur code vestimentaire et de conduite. De
même qu’il est impensable de prendre un juif orthodoxe pour un
membre de la secte Hare Krishna, de même il n’est pas question de
confondre un cadre supérieur de la direction financière, arborant
bretelles et cravate Hermès, avec un agent de production arborant,
lui, une blouse dont la poche laisse dépasser des stylos à bille
sagement alignés.
Il faut repenser les entreprises pour que ces tribus puissent se
reconstituer. Il importe de développer des systèmes fondés sur la
coexistence et non pas sur un idéal d’harmonie totalement utopique.
Les différents groupes ne s’intégreront jamais entièrement, c’est
pourquoi il n’est pas raisonnable de vouloir à toute force créer une
atmosphère de « grande famille » sur le lieu de travail. Horaires
fixes, organigrammes et manuels de procédures sont tous très
négatifs. Ils privent les gens de liberté pour ne leur donner en
échange qu’un sentiment trompeur de discipline et d’appartenance.
Ils exaltent les bureaucrates et donnent ses lettres de noblesse au
conformisme. Bien sûr, il est essentiel d’établir et de promouvoir un
objectif commun, mais sans pour autant gommer les différences, et
surtout, en laissant les gens trouver eux-mêmes les moyens de le
réaliser.
La réussite de la coexistence tribale constitue à mon avis une
condition de survie pour notre époque. Jusqu’à présent, l’Occident
n’a pas eu trop de mal à tenir le tiers monde à distance, ni à
considérer l’hémisphère Sud comme très lointain. Or la technologie
rapproche les gens et les lieux. Les tribus, telle la lave d’un volcan
en éruption, envahissent inexorablement les zones où le niveau de
vie est le plus élevé. Dans quelques décennies, il ne restera du
monde développé que quelques ghettos de super-riches, îlots de luxe
au milieu d’un océan de misère. On trouvera à Paris une bonne
partie du Caire, au Colorado une bonne partie du Mexique, en Suisse
une bonne partie de la Syrie. Et à mesure que le tiers-monde opérera
son mouvement vers le nord, il laissera derrière lui des endroits
comme la Somalie, le Bangladesh et la Côte d’Ivoire, qui
deviendront un quart monde encore plus misérable.
La plupart des entreprises ne sont pas préparées à faire face à ce
nouvel ordre des choses. Leur premier réflexe consiste à tenter de
tout homogénéiser, en mettant en place des programmes de
formation perfectionnés, et en faisant en sorte que les immigrants
sachent dire « Bonjour monsieur » et « Attention à la marche » dans
l’espoir de les voir devenir, un jour, amateurs de base-ball aux États-
Unis ou de pétanque à Marseille. Comme si deux employés de
bureau vietnamiens, un comptable de Hong-Kong et six ouvriers
canadiens pouvaient, du jour au lendemain, se mettre à travailler
ensemble ! Pensez donc aux travailleurs immigrés en France ou en
Allemagne. Même si les Turcs parlaient un allemand impeccable,
croyez-vous qu’ils seraient vraiment acceptés ? Je suis sûr que la
plupart des gens voudraient bien être généreux et pratiquer l’égalité,
mais dès qu’ils estiment que leur famille, leur travail ou leur
quartier sont menacés, leur tolérance vis-à-vis de la coexistence
tribale fond comme neige au soleil.
Il y aura toujours de la discrimination, puisqu’elle est liée au
tribalisme, mais on peut en limiter les effets. Chez Semco, nous
avons bâti une organisation où il n’y a pas de citoyens de première
ou de seconde classe. Nos employés portent des cols de cent
couleurs différentes, pas seulement des bleus et des blancs, et nous
ne favorisons pas les symboles de l’autorité ou les lieux privilégiés
comme une cantine séparée pour les cadres ou les places de parking
réservées.
Je sais que les différences peuvent coexister. J’en ai été le
témoin, à un degré auquel je ne me serais jamais attendu. En 1992,
une manifestation monstre pour réclamer la destitution du président
Collor a rassemblé des dizaines de milliers d’ouvriers dans le centre
de São Paulo. Je regardais depuis le trottoir, quand je me suis fait
repérer par un responsable d’un parti politique de gauche, le Parti
des travailleurs. Il voulait absolument que je monte sur le podium
pour m’adresser aux manifestants, dont certains agitaient des
calicots où l’on pouvait lire « À bas les patrons », ou pire. Quand j’ai
eu terminé, il m’a donné l’accolade.
Je me retrouvais, moi, le chef d’entreprise de l’année, en train de
me faire applaudir par les ouvriers les plus extrémistes qui soient…
[…]
La durée de vie d’une entreprise est courte, c’est un fait notoire.
Même dans un pays stable et relativement prospère comme les États-
Unis, une société a moins de 5 % de chances de se retrouver en
meilleure situation dans cinquante ans qu’aujourd’hui. Les anecdotes
que je viens de citer illustrent ce que je considère comme le plus
grand défi que toute entreprise doive relever : le changement. Si
Semco a réussi, en dépit des conditions économiques les plus
mauvaises que l’on puisse imaginer, c’est parce que nous avons
appris à reconnaître la nécessité du changement et que nous avons
eu l’astuce de demander à nos salariés de nous aider à le mettre en
œuvre.
Pour survivre, à l’heure actuelle, l’entreprise doit se donner une
structure qui prenne cela en compte et qui en fasse une de ses
prémisses. Il ne faut pas qu’elle étouffe les coutumes tribales et elle
doit créer des conditions telles que le pouvoir découle non de
règlements, mais du respect qu’inspirent les individus. En d’autres
termes, les entreprises qui réussiront seront celles qui donneront la
priorité à la qualité de la vie. Si vous le faites, le reste – c’est-à-dire
la qualité des produits, la productivité du personnel et les profits
pour tous – suivra.
Chez Semco, nous avons éliminé les contraintes qui imposent le
« comment » et créé un terrain propice aux différences. Nous
donnons à nos salariés l’occasion d’expérimenter, de mettre en cause
et d’être en désaccord. Nous les laissons choisir leur formation et
leur avenir. Ils sont libres d’aller et venir à leur guise, de travailler
chez eux s’ils le veulent, de fixer leur salaire, de choisir leur patron.
Ils peuvent changer d’avis et nous obliger à en faire autant, nous
prouver que nous avons tort quand cela nous arrive, nous empêcher
d’avoir la grosse tête. Un tel système fait la part belle au
changement, seul antidote au lavage de cerveau qui a condamné à
un avenir incertain des géants de l’industrie au passé glorieux.
On croit souvent que nos procédures de sélection sont fort
strictes, de manière à ne laisser entrer chez nous que des gens qui
partagent notre idéal. Il n’en est rien. C’est la compétence que nous
recherchons, nous ne tenons compte de rien d’autre. Nombre de nos
collaborateurs mettent régulièrement nos concepts en cause. Il existe
même des poches d’autocratisme dans la maison, et ceux qui aiment
travailler dans ce genre d’environnement y ont lentement émigré.
Mais comment pourrions-nous interdire Semco aux personnes qui ne
partagent pas nos points de vue, sans devenir du même coup le
genre d’entreprise où l’on entend des phrases comme : « Ce n’est pas
comme ça qu’on procède dans la maison » ?
Semco ne se limite certainement pas à un ensemble de
programmes et de pratiques novateurs. Ce qui compte, c’est
l’ouverture d’esprit, la confiance que nous avons en notre personnel,
la méfiance que nous inspirent les dogmes. Ni socialistes, ni
capitalistes purs et durs, nous tentons de prendre le meilleur de ces
systèmes qui ont échoué tous deux. Pour réorganiser le travail de
manière qu’une pensée collective n’écrase pas les ambitions
individuelles ; que le commandement ne se dissolve pas dans une
interminable recherche de consensus ; que les gens puissent
travailler comme ils veulent et quand ils veulent ; que les patrons
n’aient pas à se comporter comme des parents et les ouvriers comme
des enfants. Au cœur de notre expérience audacieuse se trouve une
idée tellement simple que ce serait un truisme si elle était moins
rarement reconnue : l’entreprise doit confier son destin aux hommes qui
y travaillent.
Non, Semco n’est pas un modèle, source de recettes à appliquer à
la lettre pour améliorer automatiquement la participation, la
productivité et les profits. Semco, c’est une invitation. J’espère que
notre histoire incitera d’autres entreprises à se remettre en question.
Et aussi à oublier le socialisme, le capitalisme, le juste-à-temps, les
réévaluations de salaires et tout ce qui s’ensuit pour concentrer leurs
efforts sur la construction d’une organisation capable de relever le
plus difficile de tous les défis : faire en sorte que les gens soient
heureux de se rendre à leur travail tous les matins.
Jean-François Zobrist

Jean-François Zobrist, qui, de 1983 à 2009, s’est illustré comme


directeur général de FAVI (PME spécialisée dans les produits faits
d’alliages cuivreux, notamment les fourchettes de boîtes de vitesse
pour automobile), est un ancien parachutiste et un ancien officier.
Bien que venant du monde militaire (qu’il quitte relativement jeune
pour entrer dans l’entreprise), ou peut-être à cause de cela, car les
paradoxes ne l’effraient pas, il a toujours privilégié le respect du bon
sens à celui de l’autorité. Dès son plus jeune âge, il s’est toujours
révolté contre ce qui choque le bon sens, ce qui ne fonctionne pas,
quand bien même cela est cautionné par la norme ou par l’autorité.
Il se fait ainsi repérer une première fois par Max Rousseau, son
patron (également propriétaire du groupe industriel), lorsque, en
tout début de carrière, à 23 ou 24 ans, il répond à une question
routinière de celui-ci (« Comment ça va ? ») en débitant la liste de
tous les dysfonctionnements de l’entreprise ! Un épisode qui n’est
sans doute pas pour rien dans le fait qu’à 38 ans, il sera sollicité par
ce même patron pour prendre la direction de FAVI.
Très vite, il y met en œuvre des changements, de façon à
supprimer les procédures qui violent le bon sens. Par exemple, le
fait que le magasin de fournitures soit fermé à clé et surveillé lui
paraît rapidement une aberration. Cela fait perdre du temps aux
opérateurs quand ils doivent y retirer une paire de gants ou autre ;
cela coûte cher à l’entreprise, qui paye le salaire des magasiniers –
sans parler du climat de méfiance que cela instaure. Les valeurs
personnelles de Zobrist, mais aussi celles tirées de ce qu’il appelle la
culture « picarde judéo-chrétienne » (le fameux « faire en allant »)
ainsi que ses lectures (celle de McGregor•, par exemple) lui font
prendre conscience que l’organisation traditionnelle de l’entreprise
postule que l’homme est plein de défauts, voire de vices ; or lui croit
que l’homme est bon… Une telle organisation ne lui convient donc
pas. Mais laquelle faut-il bâtir pour un homme intrinsèquement
bon ? D’autres lectures (comme celle de la philosophie chinoise) et
les séminaires auxquels il assiste (celui de Jean-Christian Fauvet•,
notamment) lui permettent peu à peu de définir un cadre conceptuel
qu’il ne cessera, tout au long de sa carrière de patron, de développer
et d’affiner. Le « système FAVI », au départ très expérimental, est
depuis devenu une véritable philosophie de l’entreprise libérée, la
première en France, connue et admirée dans le monde entier.
Le petit livre Comment un petit patron, naïf et paresseux, innove !
était au départ une compilation de notes prises sur le terrain, de
fiches publiées d’une semaine sur l’autre à destination des
collaborateurs de l’usine, afin d’exprimer la philosophie du
leadership que Zobrist s’efforçait de mettre en œuvre. Peu à peu,
l’entreprise est devenue célèbre pour son organisation iconoclaste ;
les visiteurs curieux (souvent) de comprendre comment « ça
marche » et (parfois) d’explorer le pourquoi d’une telle démarche se
sont mis à affluer ; Zobrist a été de plus en plus sollicité pour donner
des conférences, etc. C’est dans un tel contexte que ses fiches et ses
notes ont été compilées et publiées à destination d’un public plus
large, extérieur à l’entreprise. Il ne faut pas, met en garde Zobrist
lui-même, les lire comme un modèle, qui de toute façon n’existe pas,
mais plutôt comme un témoignage duquel s’inspirer, la belle histoire
d’une entreprise qui croyait que l’homme est bon.
Comment un petit patron, naïf
et paresseux, innove ! (2010)

Pourquoi innover ?

En la matière, comme en toute autre, le pourquoi importe plus


que le comment : pourquoi on se marie est tout de même plus
important que comment on se marie !
Pendant ses tours d’usine, le petit patron se rendit compte très
rapidement que ce n’était pas lui qui payait les ouvriers, mais que
c’étaient les ouvrières et les ouvriers qui le payaient, et très cher.
Il s’en rendit compte parce que lui, qui était un manuel, qui
bricolait de vieilles motos, qui se construisait des engins volants,
parfois observait une ouvrière sur un poste de travail donné durant
toute une semaine ; il l’observait discrètement et cherchait à bien
mémoriser ses gestes, et le week-end, quand l’usine était vide, il
venait, toujours aussi discrètement, tenter de faire la même chose…
Et jamais, jamais il n’y était arrivé !
De plus, un jour, un vieil ouvrier lui dit gentiment une évidence :
« Vous savez, ce n’est pas le bon patron qui fait la belle usine ! C’est
le bon ouvrier qui fait la belle usine ! Le boulot du patron ? Faire de
bons ouvriers ! » D’où il en conclut : ce n’étaient pas les patrons qui
payaient les ouvriers, mais les ouvriers qui payaient les patrons !
Pourquoi ? Certes pas pour gérer le présent, puisqu’il était
incapable de faire ce que faisaient les ouvriers au quotidien ; donc
c’était pour leur garantir un avenir, pour eux, pour leurs enfants, ici,
en Picardie, à Hallencourt, et non pas en Chine, en Pologne ou
ailleurs !
Le poids de cette responsabilité, il le ressentait chaque année au
moment de la fête de Noël quand, selon le rituel, du haut de la
scène de la salle commune, il ouvrait la manifestation en présentant
brièvement ses vœux, précédant les clowns, les chiens savants et
autres jongleurs.
Des centaines de regards le fixaient alors, confiants. Confiants
dans le fait qu’ils assuraient son quotidien, et qu’en contrepartie il se
devait d’assurer leur demain !
Il apprit aussi autre chose pendant ses tours d’usine : c’est que
chaque fois qu’il y avait un problème en fabrication, quel qu’il soit :
rupture de flux, qualité, défaut de personnel… C’était sa faute !
Soit il n’avait pas compris ce qu’on lui avait dit, soit il n’avait
pas écouté, soit il n’avait pas entendu…
Toujours sa faute !
Comme il ne pouvait pas passer son temps à battre sa coulpe, et
qu’il ne pouvait en aucun cas accuser quelqu’un d’autre que lui, il
prit lâchement l’habitude de dire : « Si on continue à travailler comme
ça, on ne va pas pouvoir rester à Hallencourt ! »
Cette expression, qui était parfois précédée de : « Merde, si… »
ou bien de : « Les mecs, si… », passa dans les us !
Les leaders et les opérateurs l’adoptèrent, mais ce n’était encore
qu’une expression collective, il manquait, comme le lui apprit plus
tard le Pr Shiba, un fait fort, irréversible !
Ce fait arriva, tout seul, avec la faillite d’un concurrent anglais :
la société Singer. Cette société spécialisée uniquement dans la
fabrication de compteurs d’eau fit concurrence à la fonderie picarde
pendant vingt ans, avec une qualité bien inférieure mais des prix
aussi bien inférieurs.
Ce qui poussait bien évidemment les clients à demander la
qualité picarde au prix anglais !
Et ce qui devait arriver arriva, Singer déposa le bilan.
À l’instinct, comme ça, sans réfléchir, le petit patron acheta
l’entreprise anglaise, la ferma, fit deux cents chômeurs outre-
Manche, rapatria les moules et les machines à Hallencourt, en
faisant mettre sur chaque machine un petit drapeau anglais sous
Plexiglas, car le message qu’il voulait passer était : « Un bon
concurrent est un concurrent mort ! Voilà ce que pensait de nous ce
concurrent ! Prenons garde que ce qui lui est arrivé ne nous arrive
pas un jour ! »
Et le message perçu fut : « Il a décidé qu’on resterait à
Hallencourt ! », car ce qu’il ne savait pas, c’était que pendant les
courtes négociations avec le British, le bruit avait couru qu’il voulait
garder l’usine anglaise et y transférer toute les fabrications de
compteurs !
Il était vrai que le petit patron était moins présent dans l’usine
du fait de ses déplacements outre-Manche, mais curieusement,
personne ne lui avait fait part de cette crainte.
Omerta picarde, sans doute !

Lui-même ne prit conscience de ce fait que quand le grand Max,


propriétaire de l’entreprise, lui demanda : « Pourquoi n’as-tu pas
gardé les deux usines en les spécialisant ? » À l’instinct, sans
réfléchir, le petit patron répondit : « Parce que ce n’est pas NOTRE
RÊVE PARTAGÉ ! »

C’est ainsi que lui-même réalisa qu’au cours du temps, à force de


dire : « Si on continue à travailler comme ça, on ne va pas pouvoir
rester à Hallencourt ! », rester à Hallencourt était devenu un rêve
partagé, rêve concrétisé par le rachat et la fermeture de l’usine
anglaise.
Ce rêve partagé devint une stratégie : des années plus tard,
quand Renault tenta de le convaincre, avec force arguments chiffrés,
d’aller s’implanter en Roumanie, il leur répondit poliment que leurs
chiffres étaient sans doute exacts, mais que ce n’était pas conforme à
leur rêve commun, et qu’on ne transige pas avec les rêves (alors que
les chiffres…).
Il leur dit aussi que, comme ils voulaient rester dans leur village
d’Hallencourt, ils étaient en train de développer des rotors d’un
nouveau type, particulièrement adaptés à la traction électrique, et
que Renault les préférerait peut-être un jour, autant comme
fournisseur performant de moteurs de la voiture de demain que
comme fournisseur exclusif de fourchettes de boîtes de vitesses
(d’autant plus qu’il n’y aura plus de fourchettes, ni de boîtes de
vitesses, sur ces véhicules…).
Et de fait, Renault développa ce type de moteur avec la fonderie
des années plus tard !
En interne, ce rêve partagé convint à tous et à chacun.
À tout niveau de l’entreprise, ils comprirent que pour rester à
Hallencourt, ils devraient en permanence changer de métier, cela
d’autant plus que leur histoire était déjà faite de profondes
mutations : de champion d’Europe du siphon de lavabo, ils étaient
devenus les champions du compteur d’eau, puis dans un domaine
culturellement totalement différent, les champions de la
fourchetterie de boîte de vitesses, en fournissant près de 70 % du
marché européen.
Cette volonté de rester dans leur village leur imposait d’INNOVER
en permanence.

Après, les choses allèrent assez vite : en quelques mois, le petit


patron, d’ascendance suisse alémanique huguenote, donc cartésien
(personne n’est parfait), estima qu’il fallait étayer ce rêve par
quelque chose de plus concret : UN OBJECTIF COMMUN !
Et il fixa comme objectif, pour rester à Hallencourt, de : toujours
faire plus et mieux pour moins cher pour son client.

Client interne, tout d’abord, il prit l’habitude dans ses tours


d’usine de demander :
– aux outilleurs : « Qu’avez-vous fait de plus et mieux pour
moins cher pour les fondeurs ? »
– aux fondeurs : « Qu’avez-vous fait de plus et mieux pour moins
cher pour les gars de l’usinage ? »
– aux commerciaux et aux leaders : « Qu’avez-vous de plus et
moins cher pour Peugeot ? », etc.
Cet objectif commun, pour chacun comme pour tous : le
commercial, l’ingénieur, l’ouvrier, abrogea tous les autres, tous ces
objectifs bêtement individuels, source de tension car souvent
contradictoires : 3 % gagnés aux achats pénalisent la fabrication de
5%!
Ensuite, il sentit le besoin de « border » la démarche de progrès
continue ; chacun était libre, sans contrôle, mais il fallait quand
même un minimum de cohérence dans la démarche commune ! C’est
pourquoi il fixa deux limites extrêmes :
– l’une logique : L’AMOUR DE SON CLIENT ;
– l’autre résultant du fait qu’il avait compris de longue date que
la confiance rapportait beaucoup plus que le contrôle : L’HOMME EST
BON !

La confiance rapporte plus que le contrôle ! Cette évidence lui était


apparue quand il vit un ouvrier attendre cinq minutes au guichet du
magasin, pour obtenir une paire de gants à 1 euro, alors qu’il
œuvrait sur une machine à 4 euros la minute !
Il se dit qu’on ne volerait jamais mensuellement l’équivalent du
salaire chargé des deux magasiniers, et qu’il serait plus intelligent de
mettre le magasin en libre-service et d’encourager les ouvriers à y
prendre cinq paires de gants d’un coup, afin d’en avoir toujours
d’avance sur leur poste de travail !
De plus, pour limiter les tentations, il décida que le service
entretien prêterait ponctuellement à quiconque des matériels
spécifiques : grosse perceuse à percussion, tronçonneuse à béton…
Et tout le monde pouvait acquérir des consommables au prix
d’acquisition par l’entreprise.
Enfin, régulièrement, le CE procédait à des ventes de vieux
matériels amortis donnés par l’entreprise : tours, ordinateurs,
imprimantes, chaises, bureaux…
« L’homme est bon » n’est pas une approche humaniste, c’est
simplement une approche économique !

Tout le monde était libre de faire toujours plus et mieux pour


moins cher, du moment que ces actions servent l’amour d’un client,
interne ou externe, et que ses actions respectent le fait que l’homme
est bon !
Il modélisa ces deux valeurs sous la forme d’un chemin vertueux
dont la finalité est la pérennité symbolisée par l’arbre ; chemin sur
lequel avancent des bergers : les différents clients, suivis de leur
troupeau : leur mini-usine, chemin bordé par leurs deux valeurs :
l’homme est bon et l’amour du client.
Et lui, le petit patron, savait bien qu’il n’était pas le chef, puisque
Jean-Christian Fauvet lui avait appris que le chef est celui qui a le
ballon, et que le ballon, ce sont toujours des ouvriers qui l’ont, et
non lui !
Lui était le chien de ce système ! Le chien qui, en bon chien, ne
quitte pas les bergers des yeux pour anticiper leurs désirs et pousser
les troupeaux dans le bon sens, qui mordille gentiment les mollets
des brebis qui sortent du chemin, et qui dévore le mouton qui sort
sciemment du chemin !
Plus tard, le petit patron comprit que tout système humain a
deux valeurs limites qui bordent la liberté individuelle de chacun :
la liberté et le respect de la propriété privée pour les Américains ;
l’amour du prochain et le désir de faire à autrui ce que l’on
souhaiterait que l’on nous fasse pour les judéo-chrétiens, la fidélité
physique, morale ou intellectuelle, le respect et la tendresse dans le
couple… d’où l’intérêt des deux valeurs limites qu’il proposa puis
porta au quotidien :
– l’homme est bon, donc suppression de tous les documents,
procédures, et usages contraires à ce principe ;
– quoi que chacun fasse, il faut que cela serve l’amour d’un client
interne ou externe, et là encore, tous documents ou procédures qui
ne servaient pas un client furent supprimés. Sachant que, qui ne
respecte pas ces limites, se voit exclu de la collectivité
immédiatement, comme finissent par s’exclure du couple ceux ou
celles qui ne respectent pas une des deux limites : fidélité ou
respect.

La fonderie avait donc : un rêve, un objectif cartésien, deux


valeurs de base pour limiter la démarche. Que manquait-il ? À la
réflexion deux choses : une unité de mesure commune, et un système
de partage des résultats du progrès.
L’unité de mesure s’imposa d’elle-même, car le petit patron,
toujours pendant ses tours d’usine quotidiens, réalisa très vite que
les coûts étaient une abstraction. Quand il disait : « Ça serait bien
qu’on baisse les coûts de 5 % », il parlait tout seul, alors que quand
il disait : « On est emm… par un concurrent allemand chez
Volkswagen ; si on arrivait à gagner 15 pièces à l’heure, peut-être
qu’on pourrait le virer ! »
Alors instantanément le dialogue s’instaurait : « 15 pièces peut-
être pas, mais… »
Et le lendemain : « On a réfléchi, si on mettait un tapis entre ces
deux machines, on pourrait gagner à l’aise 7 pièces à l’heure… »
Le nombre de pièces bonnes à l’heure payée : telle fut l’unité de
mesure commune du progrès.
Et peu importent le prix de la pièce et le prix de l’heure puisque,
de toute façon, ils sont faux !
Quant au partage des fruits du progrès, le petit patron, qui était
paresseux, alla au plus simple : c’était la part de gâteau en plus, il
était normal qu’elle soit partagée à égalité des présents, quelle que
soit leur ancienneté ou leur niveau hiérarchique : on prend 7 % de
la ligne GW 1 sur la liasse fiscale, document incontestable puisque
certifié par les commissaires aux comptes et validé par l’assemblée
générale des actionnaires. 7 % que l’on se partage à stricte égalité
du DG à l’ouvrier, prorata temporis bien sûr.
Le petit patron, choqué par le fait que le salaire des ouvriers
comportait couramment 20 % à 25 % de primes (stupides pour la
plupart, comme la prime de chaleur en fonderie : comme s’il faisait
moins chaud parce qu’on donne de l’argent !), proposa un jour à
tous de prendre la moyenne de ce que chacun avait gagné depuis
deux ans, et d’incorporer cette somme au salaire. Ainsi plus
personne, ni les commerciaux, ni lui, n’eurent de primes, hormis
celle résultant du partage égalitaire !

Plus tard, grâce au Pr Shiba, le petit patron comprit pourquoi cet


ensemble :
rêve partagé : rester à Hallencourt ;
objectif commun : toujours plus et mieux pour moins cher pour
mon client ;
deux valeurs qui encadrent : l’homme est bon et la recherche
permanente de l’amour de mon client ;
unité de mesure commune du progrès : le nombre de pièces
bonnes par heure payée ;
partage à égalité du résultat des progrès communs,
Pourquoi, donc, cet ensemble était cohérent, et donc
immédiatement adopté et porté par tous : parce qu’il naviguait
harmonieusement entre la dimension affective et la dimension
cartésienne !
Le Pr Shiba enseigne en effet qu’il faut toujours naviguer entre
ces deux dimensions opposées : celle du poète, de l’artiste et celle de
l’ingénieur, du technicien, l’une nourrissant l’autre :
Et c’est cet ensemble cohérent porté au quotidien par le petit
patron qui fit que chacun, intuitivement, intimement, fut convaincu
qu’il fallait et qu’il faudrait en permanence, quotidiennement :
innover !
Chacun à son niveau : les uns en cherchant en permanence à
faire plus de pièces bonnes à l’heure, d’autres en cherchant de
nouveaux métiers, de nouveaux marchés, en anticipant l’évolution
du monde, en anticipant la formidable et irréversible émergence de
l’Asie et la faiblesse indolente de l’Occident.
Tel fut le pourquoi innover de la fonderie : innover pour rester
dans son village, en faisant toujours plus et mieux pour moins cher
pour son client, guidé par deux simples valeurs.

Les quatre types d’innovation

En ce qui concerne le comment, il convient de distinguer quatre


secteurs d’innovation.
L’innovation sur le plan individuel
Elle conditionne toutes les autres. Si le « chef » se protège en
s’entourant d’une cour appelée comité de direction, par des réunions
et des reportings écrits, continue à faire venir l’autre sur son
territoire, limite l’entrée du dehors dedans et interdit au-dedans de
sortir, aucun esprit d’innovation n’est possible ! S’il ne libère pas
d’abord son esprit, puis celui des autres, des mille et une contraintes
internes contre-productives, aucun signal faible ne se générera !
Le « chef » doit sortir, se mettre dans le maximum de réseaux
[…], sans jamais prendre aucune responsabilité pour ne pas se faire
phagocyter par ces organisations. Son but est de multiplier les
possibilités de laisser des chances au hasard, de percevoir un signal
faible qui lui permettra de faire un coq-à-l’âne intellectuel, qui lui-
même déclenchera une intuition constructive.
Il doit participer à des voyages d’études à l’étranger, car la
soviétisation de la réglementation française le bloque
intellectuellement dans des limites qui, n’existant pas dans d’autres
pays, lui permettront de penser une action nouvelle.
Ce qui est vrai pour lui est vrai pour toute l’entreprise ; c’est
pourquoi régulièrement un groupe d’ouvriers de la fonderie va au
Japon, visiter des entreprises industrielles ou des salons
professionnels pour ramener des actions d’amélioration de leur
process. Pourquoi des ouvriers ? Parce que eux détectent des
signaux faibles qu’un ingénieur ne verra jamais.
Encore une fois : seuls ceux qui sortent s’en sortent. […]

L’innovation managériale
Elle est le fait du chef seul !
En effet, comme elle va remettre en cause le pouvoir de la caste
dirigeante des cadres, ceux-ci vont tout faire pour la saborder.
Elle a pour but de libérer les esprits, pour faire en sorte que tous
et chacun puissent, non pas tant s’exprimer, mais agir à sa guise.
C’est ce que fit le petit patron, bien inconsciemment, en allant, au
gré de ses contacts quotidiens. Il avait compris que la performance
venait des seuls ouvriers, et il avait constaté que les chaînes où le
contremaître était un peu plus cool étaient plus performantes ! Il en
conclut donc qu’il n’y avait pas de performance sans bonheur ! Lui
qui avait des tas de hobbies avait bien compris qu’on est heureux
dans ses hobbies, non pas parce que l’on est le meilleur, mais tout
simplement parce qu’on est libre, indépendant, responsable,
autonome !
Il en conclut donc que pour être heureux, il fallait être responsable,
donc autonome !

Il constata rapidement que bon nombre d’ouvrières et d’ouvriers


savaient parfaitement régler leur machine et contrôler leur
production ! C’est pourquoi, de-ci, de-là, il proposa aux uns et aux
autres de tout faire, d’être autonome :
« Ça fait combien de temps que vous travaillez sur cette
machine ? – Deux ans ! – Vous pensez être capable de la régler vous-
même et de contrôler vos pièces ? – Oui ! – Eh bien, à partir de
demain, je vois ça avec le contrôleur et le régleur, vous ferez tout
vous-même ; mais faites bien attention car je vais aussi supprimer le
contrôle expédition ! »
Ainsi, petit à petit, il libéra les esprits, rendit les gens moins
malheureux et constata rapidement :
– que les cadences augmentaient ;
– que les ouvriers réglaient leur machine pour ne pas être
embêtés pendant tout leur temps de travail (alors que le régleur
repassait régulièrement pour justifier son poste, faisant ainsi perdre
de précieuses pièces en production ! Idem pour le contrôleur) ;
– que les ouvriers s’appropriaient leur machine, la nettoyaient,
l’entretenaient spontanément, quitte à rester quelques minutes de
plus en fin de poste ;
– que quand ils découvraient des pièces mauvaises, ils les
isolaient, les restauraient ou les éliminaient, et tiraient eux-mêmes
la conclusion de leurs erreurs.
Alors qu’auparavant cela générait des discussions, des réunions,
des paperasses, des tensions, et surtout, surtout des contrôles
systématiques supplémentaires, et ce parfois pendant des années,
alors même que le problème ne se reproduisait plus ! Donc perte de
pièces produites supplémentaires…
D’expérience, il constata qu’un point de performance en plus, au
niveau de l’ouvrier, représentait cinq points de cash flow ! Il y avait
un facteur multiplicatif de 4 à 5 ! 1 % de défauts en fabrication
coûte combien en cash-flow, en contrôles inutiles qui dureront des
années, en préjudice non chiffrable dans l’esprit du client, en
tensions internes ?

Il en conclut aussi autre chose : c’est que, de fait, il avait


supprimé les cloisons existantes entre l’ouvrier, le régleur et le
contrôleur !
Les Japonais, gens pragmatiques, avaient inventé les cinq diables
[…], il en découvrit un sixième : le diable qui est dans les cloisons !
Et entre Claude, patron de la fonderie, Maurice, patron de la
découpe-finition, et Dédé, patron de l’usinage, existaient des
cloisons ! Certes, ils se connaissaient depuis vingt ou trente ans, se
tutoyaient, étaient copains, mais dès qu’un problème de qualité
survenait… Les diables surgissaient des cloisons !
C’est pourquoi, profitant de la première commande automobile
de Peugeot, le petit patron fit dégager un espace où il fit installer les
machines neuves destinées à ce nouveau marché.
Dans le même temps, il proposa à une vingtaine d’opératrices et
d’opérateurs déjà autonomes de s’intéresser à ces machines et de
donner leur point de vue directement au BE [bureau d’études] car,
si elles et ils le voulaient bien, ils auraient la charge de cette
nouvelle fabrication.
Quand tout fut prêt, le petit patron eut l’idée d’installer le télex
donnant les ordres de commande du client, directement dans le
nouvel atelier qu’il baptisa « mini-usine Peugeot ».
Il passa une demi-journée avec ces nouveaux opérateurs pour
leur apprendre les rudiments des lois sociales régissant les horaires
de travail, et leur dit :
« À partir de demain, vous regarderez vous-même tous les
matins, ce que veut le client qui vous paie et vous nourrit : Peugeot.
En fonction de ce qu’il commande, vous déciderez vous-même
s’il faut faire des équipes, qui est dans quelle équipe, comment elles
s’alternent, bref débrouillez-vous librement !
Si Peugeot est content, il vous donnera des sous et de nouvelles
affaires ; s’il n’est pas content, nous aurons du mal à continuer à
vivre à Hallencourt ! »
Dès le surlendemain, les opérateurs arrêtèrent le petit patron
dans son tour d’usine et lui proposèrent que Bernard, un des leurs,
reste en fabrication mais coordonne un peu tout ; le petit patron
acquiesça, et proposa qu’on le nomme leader.
[…]
Mais surtout, le petit patron constata très vite la différence de
réaction par rapport au reste de l’usine : si un client qui prenait par
exemple 1 500 pièces par jour n’en demandait plus que 1 000, il
fallait :
– parfois deux jours à Chantal pour enregistrer la commande ;
– puis attendre la réunion planning, parfois même, si un cadre
influent était absent, attendre la réunion cadre du lundi matin, pour
changer la fabrication… Pendant ce temps-là, on continuait à
produire 1 500 pièces par jour, donc stock en trop, délice du service
lancement-ordonnancement ;
– puis il fallait trois jours pour la fabrication en fonderie ;
– deux pour la découpe ;
– trois pour l’usinage.
Bref, de dix à quinze jours…
Alors que dans la mini-usine Peugeot, si les ouvriers constataient
en arrivant le matin que le client avait baissé ses commandes, ils
appelaient leurs copains de l’équipe d’après-midi en leur disant :
« Ne viens pas, reste chez toi ! », et le leader, avec un simple cahier
d’écolier, comptabilisait les horaires des uns et des autres, pour que
globalement tout le monde fasse en moyenne ses quarante-cinq
heures hebdomadaires dans le mois (à l’époque, bien avant les
ravages irréparables de la loi scélérate, dite loi Aubry).
De plus, par des combines simples, pour se simplifier la vie, les
ouvriers firent en sorte que ce qui était fondu le matin soit fini et
emballé dans la journée !!!
Une demi-journée de réactivité, sans stock, ni réunion, ni
paperasses, ni surtout sans tension entre individus, contre dix
jours…
Bien entendu, le petit patron généralisa le système en créant une
mini-usine Compteurs d’eau, une autre Pièces sanitaires, une autre
Petites séries, une autre Renault, puis Fiat, puis VW, puis Volvo,
puis Moteurs électriques puis il mit les administratifs, le BE et
l’Entretien en mini-usines, et supprima le service du personnel, le
planning, le lancement, l’ordonnancement, bref tous les services et
toute structure.
Il ne restait que le service Qualité, que son successeur supprima
ensuite, considérant que la qualité étant devenue une culture
individuelle, ce service était plus un frein à la qualité qu’un moteur !
[…]

L’innovation produits et services


Cela est on ne peut plus simple.
Pour un effectif de 600 salariés, là où leurs confrères ont 30 à 40
administratifs et 6 ingénieurs en BE ou R&D, la fonderie, elle, a 6
administratifs et une trentaine de techniciens et ingénieurs en deux
équipes, voire même en trois en période de surchauffe !
Voilà, c’est aussi bête et simple que cela : ce ne sont pas
seulement les mains qui doivent être en équipe, mais aussi les
cerveaux !
Cela ne permet pas seulement de raisonner deux fois plus vite ou
plus longtemps que les concurrents, cela permet surtout de faire un
CEDAC 2 permanent et informel : deux ingénieurs qui se succèdent
sur la même étude se nourrissent l’un de l’autre ; quand le second
prend le relais, il voit certes les idées de son collègue et les
complète, pendant que le premier, en dormant, laisse décanter et
aborde à nouveau l’étude riche de ce qu’a fait son collègue, plus ses
idées de la nuit !!

L’innovation process
Là aussi, c’est simple :
1. Laisser les opérateurs libres de remettre en cause leur process,
ce qui sous-entend la suppression du service méthodes.
« C’est celui qui fait qui sait » et « le confort est productif », telles
sont les deux règles de base du kaizen [méthode d’amélioration
continue]. Le petit patron, conscient de la valeur de ces deux règles,
poussa régulièrement les ouvriers à se révolter, à remettre en cause
l’existant.
Il découvrit surtout que McGregor• avait tort lorsqu’il prétendait
que « l’imagination et la capacité d’innovation sont les mêmes
quelles que soient la culture et la formation des individus ».
D’expérience, le petit patron constata maintes fois que moins on
est instruit et plus on est imaginatif, parce que l’on n’a pas appris les
interdits.
Il supprima ainsi très tôt le service méthodes. […] Il laissa aux
opérateurs le soin de faire leurs propres méthodes de terrain : en
bougeant eux-mêmes les machines, en les formant à la soudure et au
pliage de tôles (même les opératrices) pour qu’ils puissent faire
librement les petites modifications qui ne coûtent rien mais qui
rapportent beaucoup, sans dépendre d’un service entretien jamais
disponible au bon moment ! Pour ce faire, chaque mini-usine fut
équipée d’un petit poste à souder ;
2. Encourager la mise en place d’actions par les acteurs de
terrain, en pratiquant la politique du loto (un seul gagne très gros,
donc tout le monde rêve de gagner) plutôt que celle de la loterie
(beaucoup gagnent mais peu, donc cela ne fait rêver personne !).
Certaines entreprises ont des boîtes à idées !! Très vite, le petit
patron trouva que c’était doublement stupide : premièrement, parce
que ce sont des cadres qui jugent d’idées d’ouvriers, or seuls des
ouvriers peuvent juger d’idées d’ouvriers ! Ensuite, parce que le
système est ouvert à tous, même à ceux qui sont payés pour avoir
des idées ! Qui plus est, ce sont souvent ces derniers qui jugent des
idées d’ouvriers ! Bien évidemment, les ouvriers les soupçonnent, à
tort ou à raison, de conserver les idées pour eux et les ressortir plus
tard !
C’est pourquoi le petit patron établit deux trophées, réservés aux
seuls ouvriers et ne récompensant que des actions mises en place !
[…]
Depuis des années, grâce à cette conviction collective que pour
rester à Hallencourt il faut que chacun progresse par l’innovation, et
grâce à ce système de management totalement à côté du vieux
système basé sur le contrôle et la sanction, trois actions par semaine
et par mini-usine se mettent en place. […]

Conclusion

[…] Seule l’innovation, mais l’innovation d’un autre type, à côté,


peut nous permettre de défricher de nouvelles dimensions de
création de valeurs ajoutées non manufacturières pour que nos enfants
puissent continuer à travailler et vivre à Hallencourt ! Le bon prince est
celui qui, en supprimant les contraintes et les exclusions, permet que
chaque existant puisse s’épanouir à son gré. Son agir sans agir, qui
n’est pas ne rien faire du tout, revient à faire en sorte que les choses
se fassent toutes seules.
NOTES

Lao Tseu

Tao tö King
1. Dans le taoïsme, le « saint » ou le « sage » signifie la même chose,
les traductions utilisant l’un ou l’autre terme.

Hyacinthe Dubreuil

L’Équipe et le Ballon (1948)


1. Henri Fayol (1841-1925), ingénieur et chef d’entreprise, est
surtout connu aujourd’hui comme l’un des premiers théoriciens de
la gestion ‒ management ‒ d’entreprise grâce à son ouvrage de
1916, L’Administration industrielle et générale. Il doit essentiellement
sa reconnaissance aux chercheurs anglo-saxons qui l’ont
« redécouvert » et ont fait de lui le plus grand théoricien français du
management.
2. Pour donner une idée de l’importance de John Ruskin (1819-
1900), critique d’art et penseur britannique, je ne citerai que
quelques-unes des centaines de personnes qu’il a fortement
influencées : les écrivains Tolstoï, Proust, Oscar Wilde, T.S. Eliot,
W.B. Yeats, Ezra Pound ; les architectes Le Corbusier, Louis Sullivan,
Frank Lloyd Wright, Gropius ; les politiciens Gandhi, le Premier
ministre britannique Clement Attlee, tout le courant du
christianisme social… Son influence sur le monde politique et
économique est due notamment aux quatre essais qu’il a publiés
sous le titre Unto This Last (1860). Il y a avancé des idées telles que
la dignité de l’ouvrier et sa déshumanisation par la division du
travail qui le sépare du produit fini.

Douglas McGregor

Le manager professionnel (1967)


1. Le terme « sciences comportementales » était utilisé à l’époque
dans le sens que nous donnons aujourd’hui à « recherche en
psychologie ».
2. On reconnaît ici l’héritage puritain ou calviniste de la société
américaine, surtout celle de la première moitié du XXe siècle, époque
où McGregor formulait sa pensée. La suite de ce paragraphe fait
plutôt référence à l’héritage judéo-chrétien.
3. McGregor emprunte ici le concept de « besoins élevés » à la
théorie de la motivation d’Abraham Maslow, qui l’a fortement
influencé, et qui postule la hiérarchie de cinq niveaux de besoins :
matériels, de sécurité (besoins de base), d’appartenance, d’estime et
d’accomplissement de soi (besoins élevés).
4. C’est-à-dire satisfaire leurs besoins élevés. Ce paragraphe est la
description la plus concise du rôle que McGregor accorde aux
dirigeants dans la transformation de leur entreprise, à savoir de son
environnement organisationnel.
5. McGregor utilise le terme « ego » dans le sens de « personne ». Il
ne s’agit pas du sens, à connotation péjorative, communément
attribué à ce terme de nos jours, comme dans : « Il a un ego
démesuré. »
6. Notons que McGregor ne considère pas sa théorie Y comme étant
cette nouvelle théorie organisationnelle.
7. McGregor aborde ici le point crucial de la transformation
organisationnelle : le travail sur soi et la transformation profonde de
soi que beaucoup de dirigeants doivent faire au préalable. C’est cette
conviction de McGregor qui a conduit Warren Bennis, son élève et le
préfacier de The Professional Manager, à écrire plus tard : « Vous ne
pouvez pas transformer votre entreprise sans vous transformer
d’abord. »
8. Par « cosmologie », McGregor entend l’ensemble des croyances
qu’un manager entretient à propos de l’homme et du monde.
9. The « good society », la « société bonne », est un terme
aristotélicien auquel se réfèrent aussi plusieurs autres penseurs
représentés dans cet ouvrage (comme Greenleaf, De Pree ou
Townsend).
10. Voir note 3 ci-dessus.
11. Dans les pages précédentes, non incluses dans nos extraits,
McGregor a donné quelques exemples de transformations allant
dans le sens de la « théorie Y ».
12. McGregor évoque ici des environnements organisationnels de
type Task Force de Dupont ou Skun Works de Lockheed, connus
pour la confiance, l’absence de hiérarchie et l’autodirection des
équipes de chercheurs.
13. Sauf exception, comme nous le verrons dans ce livre avec Bill
Gore ou Bob Koski.
James McGregor Burns

Leadership (1978)
1. Susanne Langer est une psychologue de l’université Harvard, qui
a notamment inventé la notion de mindfulness (pleine conscience).
2. Burns fait ici une allusion à la « hiérarchie des besoins », une
théorie de la motivation développée en 1943 par le psychologue
américain Abraham Maslow (voir ci-dessus, note 3). La découverte
de cette théorie, comme me l’a expliqué Burns, a été pour lui la clé
pour développer sa propre conception du leadership
transformationnel.
3. Le terme américain est end-values, en référence à l’opposition
courante en américain entre les means (les moyens, d’où les valeurs
modales) et les ends (les fins).

Robert Greenleaf

Le leadership serviteur (1977)


1. Stephen Covey est sans doute plus connu comme auteur de
l’ouvrage Les 7 habitudes de ceux qui réalisent tout ce qu’ils
entreprennent (rééd. First, 2005), qui figure encore sur de
nombreuses listes de best-sellers. Il compte parmi les vingt-cinq
Américains les plus influents au classement du magazine Time de
2001, date de rédaction de cet avant-propos.
2. Le paradoxe évoqué ici, thème majeur du taoïsme, figure par
ailleurs en bonne place dans le roman de Hesse qui a inspiré à
Greenleaf la notion de « leader serviteur ».
3. Poète américain, l’un des plus grands du XXe siècle.
4. Greenleaf décrit ici les postulats de la théorie de la décision dite
de la rationalité limitée, attribuée au Prix Nobel Herbert Simon.
5. Par James Madison, futur président des États-Unis, dont Jefferson
était le mentor depuis leurs batailles communes au parlement de
Virginie.
6. La phrase complète de Camus est : « faire resplendir fugitivement
la vérité toujours menacée que chacun, sur ses souffrances et sur ses
joies, élève pour tous ».
7. Rédigée dans les années 1960, cette proposition est un précurseur
du courant juridique contemporain qu’on appelle soft law.
8. Greenleaf parle de la génération post-1960 en termes proches de
l’actuel débat sur la génération Y.
9. Une approche très similaire a été adoptée par l’entreprise libérée
FAVI, qui n’augmente jamais le prix de ses pièces, pas même pour
l’ajuster à l’inflation (voir le texte de Jean-François Zobrist, p. 341-
359).

Jean-Christian Fauvet

L’élan sociodynamique (2004)


1. Les métactions sont discutées plus loin dans le livre comme ayant
« des velléités d’identité-unité », parce qu’elles « tentent de s’inscrire
dans un système global, d’établir un diagnostic global et d’apporter
aux problèmes des solutions globales ». Elles sont opposées aux
anactions qu’on retrouve dans les organisations mécanistes, dites
traditionnelles, qui visent un élément dans le « mécanisme », qu’il
faut réparer.
2. Fauvet ne dit pas autre chose, ici, que McGregor, même si, pour
ce dernier, « motiver l’autre » est carrément impossible.
3. Cette réflexion sur la limite physique, qui pour Fauvet est de 500
salariés, fait écho aux réflexions de Bill Gore (idéal de 150
personnes ; W.L. Gore essaie de ne pas dépasser 250 salariés) ou
encore de Bob Davids (qui parle de 200 salariés).
4. Aussi appelé principe de Peter : « Dans une hiérarchie, tout
employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence », ou
encore : « Avec le temps, tout poste sera occupé par un employé
incapable d’en assumer la responsabilité » (L. J. Peter et R. Hull, Le
Principe de Peter, Stock, 1970).
5. Fauvet désigne ainsi la relation d’or : « 1) Les jeux communs et
crédits d’intention l’emportent dans [cette relation] sur les jeux
personnels et procès d’intention mutuels ; 2) Elle rend possible tout
type d’organisation et de management très élaboré, notamment
l’auto-organisation. »

Max De Pree

Le leadership est un art (1987)


1. Au sens large, pas au sens étroit de la « qualité produit », le terme
est à rapprocher plutôt de « l’aspect qualitatif de la vie » évoqué plus
bas.
2. La notion de « leader volant » (en anglais roving leader) est très
proche de la notion de « leader naturel » pratiquée chez W.L. Gore.
3. De Pree pointe la confusion souvent entretenue entre d’une part
les entreprises basées sur la confiance et la liberté d’action et d’autre
part la « démocratie ».
4. Tout comme le terme « serviteur », le terme « alliance » est en
partie d’inspiration religieuse. Le terme anglais covenant est celui
qui dans la Bible signifie l’alliance, comme dans : « Si tes fils gardent
mon alliance » (Ps 131,12).
5. Le fameux designer qui collaborait avec Herman Miller,
l’entreprise de De Pree, et qui a conçu le fauteuil « Eames Lounge
Chair », produit par l’entreprise.
6. Cette phrase de De Pree est très souvent citée. Notons qu’elle
provient de l’obligation éthique expliquée juste avant.

Bill Gore

L’organisation en treillage, une philosophie d’entreprise


(1976)
1. Bill Gore écrit « Associés » avec un A majuscule, car il veut à
dessein faire référence aux salariés de son entreprise, qui n’ont
officiellement qu’un seul titre : « associé ».
2. L’évolution des comportements au sein des groupes humains a fait
l’objet de très nombreuses études depuis. La meilleure synthèse et
conceptualisation de ces recherches se trouve dans le livre de Dave
Logan, John King et Halee Fischer-Wright, Managez votre tribu
(Leduc.s Éditions, 2013). Les auteurs y proposent une classification
très convaincante de l’évolution des groupes humains dans notre
histoire en cinq phases, des plus agressifs aux plus bienveillants. Le
livre, préfacé par le PDG médiatique de Zappos, Tony Hsieh, a
connu un grand retentissement aux États-Unis depuis la parution de
sa version originale en 2008.
3. À comparer avec la définition courante du paternalisme :
« L’obéissance contre la protection. »
4. Cf. la note 9.
5. Le terme « followership » est le pendant du leadership, et signifie
en sciences comportementales l’adhésion volontaire des personnes
au leader.
6. Le terme anglais traduit par « engagement » est commitment. Chez
Gore, il n’y a pas de poste, de description des jobs ni
d’organigramme traditionnel. L’organisation du travail est structurée
par les commitments contractés de façon volontaire par les associés
de l’entreprise. C’est le fameux sweet spot, le point de rencontre entre
l’aspiration/commitment de l’individu et la vision/les objectifs de
l’entreprise.
7. Bill Gore explique ici le principe du « leadership naturel ». Chez
Gore, il n’y a pas de grades, de hiérarchies ni de managers. Les
besoins spécifiques de coordination apparaissent selon les missions
menées par telle ou telle équipe. La personne la plus à même
d’assumer cette coordination, de faire preuve des compétences
nécessaires pour guider les autres sera suivie par la majorité de
l’équipe et deviendra ainsi son leader naturel – et le demeurera tant
qu’elle sera au niveau des attentes de l’équipe.
8. Bill Gore fait ici référence à un concept de l’entreprise qui guide
la prise du risque dans les décisions. Tout associé (salarié) de
l’entreprise possède la liberté de décision pour réaliser la vision de
l’entreprise. Toutefois, s’il pense que la mauvaise issue de sa
décision peut faire un trou sous la ligne de flottaison du bateau
W. L. Gore, il a l’obligation de consulter des personnes qui possèdent
de l’expérience sur le sujet. Il garde sa liberté de décider mais la
consultation, croit-on chez Gore, va atténuer radicalement le risque
de « couler le bateau ».
9. Bill Gore était radicalement opposé à l’idée même du « modèle
d’organisation », supposé répondre à tous les cas présents et futurs.
10. Bill Gore entend par « orderly restrain » l’autocontrôle,
l’autodiscipline.
11. Fairness est un des quatre principes fondamentaux de l’entreprise
Gore, avec freedom, commitment et waterline (ligne de flottaison).

Liisa Joronen

L’histoire de Sol (2006)


1. La centaine de salariés de l’activité de nettoyage avaient le droit
de rester dans la maison mère et de ne pas rejoindre la nouvelle
entreprise gérée par Liisa Joronen. Tous l’ont suivie.
2. En 2009, SOL a abandonné les budgets en les remplaçant par trois
objectifs déterminés par chaque unité opérationnelle dont la
consolidation à l’échelle de l’entreprise se faisait au cours d’une
réunion annuelle, pendant une croisière de quelques jours sur la mer
Baltique.
3. En croissance organique permanente à deux chiffres sur le marché
domestique – grâce notamment à la diversification dans le facilities
management et la sécurité –, SOL avait en 2014 un CA de
316 millions d’euros, et près de 12 000 salariés.

Robert Townsend

Au-delà du management (1970)


1. « L’ego » dans le sens où l’entendent McGregor et Maslow, à
savoir : le besoin d’estime.
Bob Davids

Les 30 meilleurs trucs de Bob Davids pour devenir


un leader éclairé (2012)
1. L’anglais joue ici sur l’allitération entre catch (attrapez) et teach
(enseignez).

John Wooden

L’essentiel selon Wooden (2007)


1. Wooden ne parle pas de Lao Tseu, mais notons que l’on retrouve
cette même suggestion dans le Tao tö King.
2. La « Pyramide de la réussite » construite par Wooden au cours de
longues années synthétise visuellement sa philosophie et ses valeurs.
Elle est constituée de 15 « cubes » répartis des fondations jusqu’au
quatrième étage. Seuls certains cubes sont décrits dans les extraits
choisis pour cet ouvrage.
3. Le terme américain scouting désigne, dans le domaine du sport, les
actions de repérage auprès de l’adversaire visant à cerner ses forces
et ses faiblesses.

Robert McDermott

Entretien avec Clyde Porter (1998)


1. USAA est une mutuelle privée créée à l’origine par une trentaine
d’officiers d’artillerie, car les assureurs avaient « peur » d’assurer
leurs véhicules. Aujourd’hui encore, les services d’assurance voiture
et habitation sont réservés aux membres (sachant que quiconque a
dans sa famille un militaire en service ou à la retraite peut devenir
membre). Tous les autres services d’assurance, telle la santé, ou
encore les services bancaires, sont ouverts à tous.
2. Empowerment est parfois traduit en français par le terme :
« responsabilisation ».
3. Parmi ces seize semaines, l’une était consacrée à la maîtrise de
l’écoute émotionnelle, qui apprenait notamment à détecter, à travers
les émotions du client, si son besoin est vraiment résolu, s’il est
vraiment satisfait du service.
4. USAA a été la première entreprise paperless (débarrassée du
papier) aux États-Unis, dès les années 1980. Toute lettre reçue était
scannée au service courrier et devenait immédiatement accessible
sur écran à tous les salariés.
5. McDermott parlait du « service » en termes quasi religieux,
convaincu qu’il était que servir l’autre est une des choses les plus
nobles que l’homme puisse faire sur terre. Si l’organisation permet
au salarié de « servir bien », ce dernier en retire un « bénéfice
psychique » immense. Ce qui n’empêchait pas USAA de payer les
salaires moyens les plus élevés de l’industrie financière américaine,
banque d’investissements comprises.
6. Cette mesure a surtout concerné la disparité de salaire entre les
hommes et les femmes à l’USAA.
7. Par « décideur », McDermott n’entend pas ici « manager », mais
un agent de service qui a la capacité et les connaissances pour
prendre par lui-même toutes les décisions concernant le client.
8. En anglais, McDermott parle des quatre « T » : training
(formation), technology (technologie), trust (confiance), teamwork
(travail en équipe).
Ricardo Semler

À contre-courant (1933)
1. Une entreprise rachetée par Semco.

Jean-François Zobrist

Comment un petit patron, naïf et paresseux, innove !


(2010)
1. La ligne GW correspond au « résultat courant avant impôt ».
2. La méthode du diagramme CEDAC (Cause & Effect Diagram with
Addition of Cards) a été développée par le Japonais Ryuji Fukuda ;
elle vise principalement à résoudre des problèmes de qualité de
production, mais peut aussi servir à améliorer la communication au
sein de l’entreprise et la responsabilité des collaborateurs au sein
d’une équipe.
SOURCES

LAO TSEU, Tao tö King, © Gallimard, 1967, trad. Liou Kia-hway.


Hyacinthe DUBREUIL, L’Équipe et le Ballon, Le Portulan, 1948.
Douglas MCGREGOR, The Professional Manager, © 1967, by McGraw-
Hill, trad. Leslie Talaga.
James MCGREGOR BURNS, Leadership, Harper, 1979, trad. Leslie
Talaga.
James MCGREGOR BURNS, Transforming Leadership, Grove Press, 2003,
trad. Leslie Talaga.
Robert GREENLEAF, Servant Leadership, Paulist Press, 2002, © 2002 by
the Robert K. Greenleaf Center, Inc., trad. Leslie Talaga.
Jean-Christian FAUVET, L’Élan sociodynamique, Éditions
d’organisation, 2004.
Jean-Christian FAUVET et Yves JAUNET, « L’auto-organisation », Lettre
de la sociodynamique, juin 2003.
Max DE PREE, Diriger est un art, Rivages, 1990, trad. Marie-Caroline
Aubert, révisée par Isaac Getz.
Bill GORE, « The lattice organization », document interne, 1976, trad.
Leslie Talaga.
Bob KOSKI, « Sun Hydraulics Philosophy and Value », 1970, trad.
Odile Demange.
Bob KOSKI, « Foreword to Sun Hydraulics Annual Report », 2003,
trad. Leslie Talaga.
Liisa JORONEN, « Sol Story », 2006, trad. Leslie Talaga.
Robert TOWNSEND, Au-delà du management, Arthaud, 1970, trad.
Pierre Girard.
Robert TOWNSEND et Warren BENNIS, Reinventing Leadership, Harper,
2005, trad. Leslie Talaga.
Bob DAVIDS, in Isaac Getz, « Bob Davids’ 30 top tips to stop being a
“smart boss” », Forbes, 6 mai 2012, trad. Clotilde Meyer.
John WOODEN et Steve JAMISON, The Essential Wooden, McGraw-Hill,
2007, trad. Leslie Talaga.
Robert MCDERMOTT, « Entretien avec Clyde Porter », 1998, trad.
Leslie Talaga.
Ricardo SEMLER, À contre-courant, © Dunod, Paris, 1993, trad. Marie-
France Pavillet.
Jean-François ZOBRIST, Comment un petit patron, naïf et paresseux,
innove !, Stratégie et Avenir, 2010.

Malgré nos recherches, nous ne sommes pas parvenus à entrer en


contact avec les ayants droit de certains auteurs des textes
reproduits dans ce livre. Toute personne souhaitant se faire
connaître peut s’adresser à l’éditeur.
TABLE

Libérez le leader libérateur qui est en vous

PREMIÈRE PARTIE - LES INSPIRATEURS

Lao Tseu
Tao tö King

Hyacinthe Dubreuil
L’équipe et le ballon (1948)

Douglas McGregor
Le manager professionnel (1967)

James McGregor Burns


Leadership (1978)

Le leadership transformateur (2003)

Robert Greenleaf
Le Leadership serviteur (1977)

Jean-Christian Fauvet
L’auto-organisation (2003)

L’élan sociodynamique (2004)

Max De Pree
Le leadership est un art (1987)
DEUXIÈME PARTIE - LES LEADERS LIBÉRATEURS

Bill Gore
L’organisation en treillage, une philosophie d’entreprise (1976)

Bob Koski
Notre philosophie (1970)

Avant-propos au rapport annuel de Sun Hydraulics (2003)

Liisa Joronen
L’histoire de Sol (2006)

Robert Townsend
Au-delà du management (1970)

Réinventer le leadership (1995)

Bob Davids
Les 30 meilleurs trucs de Bob Davids pour devenir un leader éclairé (2012)

John Wooden
L’essentiel selon Wooden (2007)

Robert McDermott
Entretien avec Clyde Porter (1998)

Ricardo Semler
À contre-courant (1993)

Jean-François Zobrist
Comment un petit patron, naïf et paresseux, innove ! (2010)

Notes
Sources
Notes

1. Fayard, 2012 ; Flammarion, « Champs », 2013.


2. Nous signalons ainsi les auteurs représentés dans ce recueil.
3. Pour reprendre le titre de notre article « Liberating leadership »
paru à l’été 2009, un peu avant notre livre, dans la California
Management Review (traduction française : « Le leadership
libérateur », L’Expansion Management Review, sept. 2010, p. 63-81).
4. La liste en est donnée dans notre article « Liberating leadership »,
op. cit.
5. M.P. Follett, Creative Experience [1924], New York, Peter Smith,
1951, p. 301.
6. W. Edwards Deming, Out of the Crisis, Cambridge, Mass., MIT
Press, 2000, p. 54.
Notes

1. Dans l’Antiquité, le Roi est obligé de faire offrande à l’esprit du


sol et à l’esprit des céréales. Car ce sont le sol et les céréales qui font
vivre le peuple. Le Roi, chef suprême, a seul le droit et le devoir de
sacrifier à l’esprit du sol et à l’esprit des céréales. C’est ainsi qu’on
peut dire qu’« il est le seigneur du sol et des céréales ». Cf. Tseu Hai,
p. 976. [Les notes de bas de page sont celles des extraits reproduits ;
les notes de fin sont d’Isaac Getz.]
Notes

1. Deux hommes parlent du travail. En collaboration avec le colonel


Rimailho, Grasset.
2. La Fin des monstres, Grasset Éditeur.
3. Écrit en 1946.
4. Une enquête approfondie sur ce second compartiment révélerait
des choses bien intéressantes…
5. Je dis « militaire » en pensant à sa forme surannée, car même
dans ce milieu les conceptions anciennes ont évolué. Voir À chacun
sa chance, p. 133.
6. Ces sortes de mutations sont même parmi les premiers
phénomènes d’adaptation spontanée que la liberté donnée à des
équipes a permis de constater.
Notes

1. 1. Voir pour cela les travaux de l’historien de l’économie Angus


Maddison, cité dans Liberté & Cie.
Notes

1. 1. Le terme « suiveur » – traduction de follower – a souvent des


connotations négatives en français. Comme d’autres, je préfère
conserver le terme follower pour faire pendant à leader.
Notes

1. Communication présentée à la conférence sur « La Manipulation


de l’homme » à l’Institut Gottlieb Duttweiler, à Zurich en Suisse, le
26 février 1970.
Notes

1. 1. Les Employés d’abord, les clients ensuite. Comment renverser les


règles du management, Diateino, 2011.
Notes

1. Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Seuil,


1999.
2. James Gleick, La Théorie du chaos. Vers une nouvelle science,
Flammarion, 1999.
3. O. d’Herbemont et B. César, La Stratégie du projet latéral, Dunod,
1998.
4. J.-M. Muller, La Stratégie de l’action non violente, Fayard, 1972.
5. Ricardo Semler, À contre-courant. Vivre l’entreprise la plus
extraordinaire du monde, Nathan, 1993.
6. C. Millon-Delsol, Le Principe de subsidiarité, PUF, « Que sais-je ? »,
1993.
7. F. Jullien. La Propension des choses. Pour une histoire de l’efficacité
en Chine, Éditions du Seuil, 2003.
Notes

1. 1. L’Élan sociodynamique, p. 103.


2. 2. Ibid., p. 107.
Notes

1. Le Principe de Peter, par L.J. Peter et R. Hull, Stock, 1970.


2. De toute évidence, la situation n’est ni pire ni meilleure à cet
égard dans les autres pays industrialisés, leurs plus grosses
entreprises fonctionnant sur des bases tout aussi fausses.
3. La mise à pied ou le boycott condamnaient l’homme à mourir de
faim. L’excommunication était, pour le chrétien, une condamnation
à la mort spirituelle.
4. Ces trois principes constituent ce que McGregor a appelé la
« théorie X ». Les organisations qui les appliquent sont des
organisations hiérarchisées « de type X ».
5. Toujours selon McGregor.
6. Ce livre ne prétend pas aborder le problème des 20 millions de
pauvres qui vivent en Amérique aujourd’hui, mais celui des
80 millions de malades mentaux qu’on y laisse en liberté dans le
monde des affaires.
7. Jules Roy, La Bataille de Dien Bien Phu, Julliard, 1963.
8. Depuis quelque trente ans à la tête d’une florissante entreprise de
prédication itinérante (NdT).
9. Je conserve aussi une reconnaissance émue envers ce collègue qui
avait pris l’habitude de m’adresser de temps à autre et sous pli
confidentiel une lettre commençant par ces termes : « Mon cher Jefe
de Oro, j’ai pris connaissance avec le plus haut intérêt de la dernière
bulle émanant de tes augustes services. Mais à la veille d’affronter
une mort glorieuse pour la victoire de ton ultime combat, l’affection
et le respect que je te porte me commandent de te dire qu’une fois
de plus tu déconnes complètement…, etc., etc. » Suivaient deux ou
trois pages contenant plusieurs centaines d’épithètes du même
genre.
Notes

1. En français dans le texte.

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