Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
La liberté, ça marche !
Flammarion
© Flammarion, 2016.
Tout le monde n’a pas moins de 30 ans, ne dirige pas une petite
entreprise industrielle en Auvergne ‒ bref, tout le monde n’est pas
Clément Neyrial. Mais Clément n’est pas le seul à être devenu un
leader libérateur. Le livre Liberté & Cie aurait pu s’appeler Leadership
libérateur 3, car son sujet principal n’est pas les entreprises libérées et
leur fonctionnement mais bien les leaders libérateurs – les leçons
qu’on peut tirer de leur action et leur approche du leadership, celles
qui leur ont permis de libérer leur entreprise. Malgré cela – pour
une raison que les sociologues ou les spécialistes en communication
sauraient sans doute mieux expliquer que moi –, ce n’est pas le
terme de « leadership libérateur » mais celui d’« entreprise libérée »
(traduction de Freedom, Inc., le titre original de Liberté & Cie) qui
s’est répandu.
Cela a eu un certain nombre d’effets très positifs, au premier
rang desquels l’impact des idées du livre auprès d’un large public –
ce qui était d’ailleurs notre objectif. Mais l’omniprésence du terme
« entreprise libérée » aux dépens de celui de « leadership libérateur »
a eu aussi ses effets négatifs, indépendants de la volonté de ses
auteurs. Ainsi par exemple de la quête par un grand nombre
d’acteurs du monde économique du « modèle de l’entreprise
libérée », de la question de savoir si « ce modèle marche vraiment »,
ou encore – ce qui est bien plus dramatique – de « la méthode » pour
le mettre en place.
Non que les divers débats – ceux notamment qui ont tourné
autour de cette question du « modèle » – n’ont pas lieu d’être ou que
s’intéresser au fonctionnement des entreprises libérées n’est pas
utile. Avec Brian Carney, nous en avons étudié une trentaine 4. Mais
si toute analyse honnête d’un phénomène organisationnel se doit de
passer par une observation directe et précise, sa connaissance
minutieuse, poussée jusqu’au dernier détail est, à notre avis, une
perte de temps, qui va détourner le leader de la création d’un mode
unique de fonctionnement de son entreprise. FAVI, une entreprise
industrielle picarde libérée dès les années 1980, a été visitée
pendant vingt-cinq ans par des milliers de patrons, dont beaucoup
venaient avec l’intention d’identifier les supposés process et les
pratiques spécifiques de cette entreprise libérée, le « modèle » de
FAVI. Combien parmi eux ont transformé leur entreprise ? À ma
connaissance, deux. On comprend dès lors que FAVI ait arrêté les
visites depuis quelques années. Pareil pour Semco : des milliers de
visites, et un seul patron qui a libéré depuis son entreprise – selon le
triste constat de Ricardo Semler.
Pourquoi la focalisation de ces visiteurs sur les process, voire sur
le « modèle », non seulement ne les a pas aidés dans la libération de
leur propre entreprise, mais les en a peut-être éloignés ?
Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Liberté & Cie a
tenté de fournir quelques pistes, d’identifier des points communs
aux différentes démarches de libération : le sentiment d’admiration
devant les transformations accomplies d’autres leaders libérateurs
ou d’exaspération devant leurs propres pratiques rigides et
handicapantes souvent déclencheur, chez les leaders que nous avons
étudiés, de la démarche de libération ; des qualités personnelles
récurrentes chez les leaders libérateurs (les valeurs, la créativité, la
sagesse) ; ou encore le souci qu’ils ont tous eu de combler les
besoins universels des salariés que sont l’égalité intrinsèque, la
réalisation de soi et l’autodirection. Mais nous avons laissé de côté
d’autres questions. Quel travail sur son ego, sur son lâcher-prise le
patron doit-il faire pour être capable de libérer son entreprise – car
tout le monde n’est pas Clément Neyrial ? Comment peut-il obtenir
le mandat pour libérer son entreprise, puis le garder ‒ car tout le
monde n’est pas propriétaire à 100 % d’une PME ? Par où
commencer ? Comment les transformations menées dans d’autres
lieux de travail peuvent-elles être utiles ? Comment vaincre chez les
salariés des habitudes d’obéissance forgées par des années passées
dans les entreprises traditionnelles, voire par le système éducatif ?
Quelle est la place du leader libérateur dans l’entreprise, du moment
qu’il a conscience qu’elle doit diminuer ?
Ce sont de vraies questions, que beaucoup de leaders libérateurs
en herbe se posent. Plutôt que d’y répondre moi-même, de
l’extérieur en quelque sorte, j’ai choisi de réunir ici des textes qui y
ont déjà largement répondu, mon objectif étant d’examiner et de
diffuser un corpus qui a inspiré nombre de patrons effectivement
devenus des leaders libérateurs, qui leur a permis de comprendre la
philosophie de l’entreprise libérée et de l’aventure – de l’épreuve –
que constitue la démarche de libération. En d’autres termes, ces
textes étaient l’écosystème virtuel qui les a aidés à se sentir moins
seuls et à avancer plus sereinement dans l’épreuve de la libération.
Il est vrai que tous les leaders libérateurs que j’ai rencontrés ne
m’ont pas parlé de textes inspirateurs. Certains, comme Stan
Richards – dont l’agence de communication et de publicité est la
plus grande agence indépendante aux États-Unis – sont des leaders
libérateurs autodidactes. D’autres, comme le regretté Bob Koski• –
dont la PME cotée en Bourse, Sun Hydraulics, est une référence
mondiale de son secteur industriel –, se sont plutôt inspirés des
pratiques des Task Force des années 1930 chez DuPont de Nemours
pour mettre en place leurs équipes autodirigées. Il reste que
beaucoup de leaders m’ont cité des textes qui les ont aidés à
développer leur propre philosophie de l’entreprise libérée et de la
démarche de libération. Les extraits de ces textes constituent la
première partie de ce livre.
Deux précisions quant à cette sélection. Primo, je n’ai pas
reproduit tous les textes que les leaders libérateurs m’ont signalés
mais uniquement les textes consacrés au leadership. On aurait certes
pu imaginer présenter des textes de psychologie d’Abraham Maslow
ou d’Eric Berne, des textes de zoologie de Konrad Lorenz, des textes
d’anthropologie de Robert Ardrey ou de développement personnel
de Stephen R. Covey (tout de même présent dans ce recueil grâce à
son avant-propos au livre de Greenleaf). Cependant, le risque était
alors d’offrir au lecteur une encyclopédie plutôt qu’un guide centré
sur le leadership libérateur.
Secundo, à propos du leadership, je n’ai inclus que des textes
mentionnés par les leaders libérateurs que j’ai rencontrés. Sans
doute auraient-ils pu citer Mary Follet Parker, la première dans
l’histoire à avoir, depuis les années 1920, conceptualisé le
leadership dans l’entreprise, et cela en termes proches du leadership
libérateur (« Si le leadership n’est pas la coercition […], n’est pas le
contrôle, la protection ou l’exploitation, alors qu’est-il ? Il est, je
pense, la libération 5. »). Sans doute auraient-ils pu mentionner
Warren Bennis, l’élève de Douglas McGregor• et l’auteur le plus
prolifique sur le leadership au XXe siècle ; Bernard Bass, le chercheur
qui, suite à James Burns•, a exploré la différence entre le leadership
transactionnel et le leadership transformationnel, dont le leadership
libérateur est une forme radicale ; Edward Deming, qui a inventé
une véritable philosophie de l’entreprise et du leadership (« La
nécessaire transformation du style occidental de management
demande que les managers deviennent des leaders. La focalisation
sur les résultats doit être abandonnée et le leadership doit être mis
en place 6 »). Sans doute auraient-ils pu se référer au plus influent
penseur des organisations des années 1980-1990 : Tom Peters, ou à
son homologue français Hervé Sérieyx, qui ont tous deux exploré,
entre autres, les notions de confiance, d’équipes autogérées ou
d’intelligence collective.
Mais les leaders libérateurs ne les ont pas mentionnés. Et ce qui
m’importe ici, dans une démarche de terrain centrée sur les
témoignages directs d’acteurs, ce sont les textes, au grand pouvoir
inspirateur, qui ont fait leurs preuves sur les leaders libérateurs des
premières générations et – j’en suis convaincu – pourront être utiles
aux nouveaux. C’est d’ailleurs dans cette perspective que, à côté des
écrits de penseurs cités par les leaders que nous avons rencontrés, je
propose des écrits de ces leaders libérateurs eux-mêmes, qui
décrivent la philosophie qu’ils ont élaborée à partir de leur action de
libération. Ces textes constituent la seconde partie de ce livre.
J’ai lu le Tao tö King pendant mes recherches pour Liberté & Cie.
Je me rappelle avoir été immédiatement frappé par ce verset :
Si le sage désire être au-dessus du peuple,
il lui faut s’abaisser d’abord en paroles ;
s’il désire prendre la tête du peuple,
il lui faut se mettre au dernier rang.
XVII
[…] Si le maître n’a qu’une confiance insuffisante en son peuple,
celui-ci se méfiera de lui.
Le Maître éminent se garde de parler.
Et quand son œuvre est accomplie et sa tâche remplie
le peuple dit : « Cela vient de moi-même. »
LXIV
Ce qui est en repos est facile à maintenir.
Ce qui n’est point éclos est facile à prévenir.
Ce qui est fragile est facile à briser.
Ce qui est menu est facile à disperser.
Préviens le mal avant qu’il ne soit,
Mets de l’ordre avant que n’éclate le désordre.
Cet arbre qui remplit tes bras est né d’un germe infime.
Cette tour avec ses neuf étages vient de l’entassement de mottes
de terre.
Le voyage de mille lieues commence par un pas.
Qui agit échoue.
Qui retient perd.
Le saint 1 n’agit pas et n’échoue pas.
Il ne retient rien et ne perd donc rien.
Souvent un homme qui entreprend une affaire
échoue juste au moment de réussir.
Quiconque demeure aussi prudent au terme
qu’au début n’échouera pas dans son entreprise.
Ainsi le saint désire le sans-désir.
Il n’apprécie pas les trésors recherchés.
Il apprend à désapprendre.
Il se détourne des excès communs à tous les hommes.
Il facilite l’évolution naturelle de tous les êtres.
sans oser agir sur eux.
LXVI
Ce qui fait que le fleuve et la mer
peuvent être rois des Cent Vallées,
c’est qu’ils savent se mettre au-dessous d’elles.
Voilà pourquoi ils peuvent être rois des Cent Vallées
De même si le saint désire être au-dessus du peuple,
il lui faut s’abaisser d’abord en paroles ;
s’il désire prendre la tête du peuple,
il lui faut se mettre au dernier rang.
Ainsi le saint est au-dessus du peuple
et le peuple ne sent pas son poids ;
il dirige le peuple
et le peuple n’en souffre pas.
C’est pourquoi tout le monde le pousse volontiers en tête
et ne se lasse pas de lui.
Puisqu’il ne rivalise avec personne,
personne ne peut rivaliser avec lui.
LXVIII
Un véritable chef militaire n’est pas belliqueux.
Un véritable guerrier n’est pas coléreux.
Un véritable vainqueur ne s’engage pas dans la guerre.
Un véritable conducteur d’hommes se met en dessous d’eux.
On retrouve là
la vertu de non-rivalité
et la capacité de conduire les hommes.
Tout cela est en parfaite harmonie avec la loi du Ciel.
LXXIII
Le chef téméraire se fait tuer.
Le chef circonspect reste en vie.
De ces deux manières d’agir,
la seconde profite et la première nuit.
De l’aversion du ciel
qui connaît le pourquoi ?
La voie du ciel
sait vaincre sans batailler,
répondre sans parler,
venir sans qu’on l’appelle
et former ses projets avec sérénité.
Malgré ses larges mailles
le grand filet du ciel ne laisse rien échapper.
LXXV
Le peuple est affamé
parce que ses dirigeants l’accablent d’impôts.
Voilà ce qui l’affame.
Le peuple est indocile
parce que ses dirigeants sont trop entreprenants.
Cela le rend indocile. […]
LXXVIII
Rien n’est plus souple et plus faible que l’eau,
Mais pour enlever le dur et le fort, rien ne la surpasse
Et rien ne saurait la remplacer.
La faiblesse a raison de la force ;
La souplesse a raison de la dureté.
Tout le monde le sait
Mais personne ne peut le mettre en pratique.
Ainsi le saint a-t-il dit :
Accepter toutes les immondices du royaume,
C’est être le seigneur du sol et des céréales 1.
Accepter les maux du royaume
C’est être le monarque de l’univers.
Les paroles de Vérité semblent paradoxales.
LXXXI
Les paroles vraies ne sont pas agréables ;
les paroles agréables ne sont pas vraies.
Un homme de bien n’est pas un discoureur,
un discoureur n’est pas un homme de bien.
L’intelligence n’est pas l’érudition,
l’érudition n’est pas l’intelligence.
Le saint se garde d’amasser ;
en se dévouant à autrui, il s’enrichit,
après avoir tout donné, il possède encore davantage.
La voie du ciel porte avantage sans nuire ;
la vertu du saint agit sans rien réclamer.
Hyacinthe Dubreuil
L’un des plus grands plaisirs que m’a procuré mon travail sur
l’entreprise libérée a consisté en quelques belles rencontres
inattendues. Le nom d’Hyacinthe Dubreuil est associé à deux d’entre
elles.
Premier épisode : en 2013, j’ai rencontré Stanislas Desjonquères,
devenu depuis un leader libérateur de son entreprise. C’est lui qui
m’a signalé l’œuvre d’Hyacinthe Dubreuil. Quand j’ai refermé
L’Équipe et le Ballon. L’ouvrier libre dans l’entreprise organisée, j’étais
stupéfait à double titre. D’abord, par le génie de cet ancien
syndicaliste qui, dès les années 1920, a pratiquement dessiné les
contours de l’entreprise libérée – de sa philosophie et de ses
principes organisationnels. Ensuite, de ce qu’un auteur si important
soit resté largement inconnu en France, ignoré de la communauté
académique, jamais réédité. Comment avais-je pu moi-même passer
à côté d’une telle œuvre (car Dubreuil est l’auteur d’une vingtaine
d’ouvrages, comme À chacun sa chance. L’organisation du travail
fondée sur la liberté, dont le titre aurait dû m’alerter) depuis 2005,
date à laquelle j’ai commencé mes recherches sur la libération
d’entreprises ?
Deuxième épisode : ma rencontre avec le professeur Jean-Pierre
Schmitt, titulaire d’une chaire honoraire au Conservatoire national
des arts et métiers, m’a donné l’occasion de me pencher davantage
sur les raisons de cet oubli. Une certaine élite intellectuelle aurait-
elle répugné à voir un penseur majeur en cet ancien ouvrier ? Jean-
Pierre Schmitt a consacré une partie importante de ses recherches à
l’œuvre de Dubreuil. C’est donc tout naturellement que je lui ai
proposé d’écrire pour ce recueil la notice introductive aux extraits
de L’Équipe et le Ballon, son ouvrage le plus visionnaire, publié en
1948. Espérons que la place qui est accordée à Dubreuil dans ce
recueil contribuera enfin à la pleine reconnaissance de celui qui a
très tôt placé au cœur de sa philosophie de l’entreprise ces trois
impératifs : dignité, responsabilité, liberté.
En guise d’introduction
Éluder
[…] Il est curieux de constater que depuis longtemps toutes les
solutions, toutes les tentatives qui ont eu pour but de résoudre la
question ouvrière n’ont été en réalité que des moyens d’éluder son
problème essentiel.
L’un de ces moyens, que j’ai déjà longuement signalé dans un
autre livre 1, est constitué par l’ensemble des institutions dites « de
service social ». Au cours de ces dernières années, ceux des
industriels qui jusque-là ne s’étaient pas encore intéressés à cette
sorte d’institution manifestaient leur désir de « faire quelque chose
pour les ouvriers » en s’assurant les services d’une assistante sociale.
C’était pour eux, semble-t-il, le bout du monde. Et ils retournaient
bien vite à leurs affaires, d’ailleurs assez compliquées, il faut le
reconnaître, pour absorber une notable partie de leur attention !
Or, est-il besoin de le souligner, ce n’est là qu’un moyen grossier
d’« éluder », et c’est ce que je voudrais essayer de faire comprendre,
en insistant sur le fait que les ouvriers ne désirent pas qu’on leur
manifeste cette sorte de bienveillance, et que toute manifestation
d’esprit charitable à leur égard est plutôt de nature à les irriter qu’à
les disposer à prendre une meilleure attitude envers leur travail.
[…]
J’en suis bien fâché pour tous ceux qui se sentent une vocation
« sociale », pour tous ceux qui voient dans ces occupations diverses
une nouvelle « carrière » possible ; je suis obligé de leur dire que ce
n’est pas cela que les ouvriers attendent, mais seulement la justice.
Une justice que les simples amateurs de nouvelles carrières dites
« sociales » ne sauraient leur assurer, car elle dépend d’activités
qu’ils ne sont généralement pas préparés à organiser.
[…]
Je n’en veux pour preuve que les travaux des psychiatres qui,
eux, ont été conduits par la nécessité de leur profession à
reconnaître l’importance des facteurs affectifs dans le comportement
humain. Alors que nos « économistes » ne voient dans l’homme que
l’estomac, les psychiatres ont su reconnaître et surtout « comprendre
les sentiments profonds qui font agir les individus et les sociétés
entières ».
[…]
L’incapacité ainsi constatée est d’une valeur capitale pour
apprécier toute l’étendue de l’équivoque qui continue à planer sur le
problème social. On voit que [l’]auteur [de la citation qui précède] a
mis la main sur la clé du mystère, qui est dans ce qu’il appelle si
justement le « sentiment profond » de l’équité, de la justice, qu’on
peut découvrir au plus intime de l’être le plus fruste, et qui subsiste,
comme il nous le montre, même au-dessous de l’intelligence
naufragée de certains déments.
Économie et psychologie
Il y aurait beaucoup à dire sur le fait que le plus grand nombre
des personnes qui s’intéressent au problème de la « réforme de
l’entreprise » limitent généralement leur ambition et leur effort à la
réalisation d’un meilleur partage des biens matériels dont elle peut
être la source. C’est un héritage que nous devons au matérialisme du
XIX siècle. La bourgeoisie de cette époque avait, on s’en souvient,
e
Autorité et autonomie
[…] Si le sens de la liberté semble perdu pour la foule, et si elle
comprend maintenant si mal celui de la justice, il y a des hommes
dont le devoir particulier consiste à sauvegarder les notions
supérieures qui constituent le fond d’une civilisation : ce sont ceux
entre les mains desquels notre organisation, et en particulier
l’organisation de notre travail, a remis des responsabilités.
Autrement dit, ce sont les chefs à tous les degrés qui vont devoir
comprendre maintenant que leurs fonctions techniques se doublent
de plus en plus d’un rôle social.
Cette organisation place entre leurs mains une autorité dont je
demande le droit d’examiner le caractère.
Parmi ceux qu’on a appelés les « utopistes », c’est-à-dire ces
Français du passé qui ont médité avant nous sur les problèmes
sociaux avec lesquels nous sommes encore aux prises, il en est un
auquel je songe particulièrement lorsque je considère l’action que
pourraient exercer, pour le bien de la nation, tous les hommes qui
occupent des fonctions de commandement à travers nos industries.
Cet homme s’appelait Saint-Simon, et c’est lui qui a dit que les chefs
du travail sont destinés à être les chefs naturels de la Nation. Je sais
bien que c’est une affirmation qui est de nature à provoquer des
protestations parmi beaucoup de gens qui occupent une place
exagérée dans nos affaires publiques, mais je n’en ai cure et j’affirme
au contraire que cette vue était juste. C’est pourquoi je veux
m’efforcer d’attirer l’attention des chefs à tous les degrés sur
l’importance sociale de leur position. Car je sais bien, hélas, que la
plupart ne sont pas encore dignes du rôle que Saint-Simon leur
assigne. Et c’est là, peut-être, le centre de notre drame social…
J’adresse donc mon appel à tous ceux qui détiennent quelque
fonction de chef, depuis les plus humbles jusqu’aux plus hauts, les
possibilités ouvertes devant eux croissant naturellement avec
l’étendue de leurs responsabilités. C’est d’eux surtout que je
voudrais être entendu, et au moins autant que des hommes qui
exercent parmi les ouvriers d’autres sortes de commandements que
ceux de l’atelier.
Mais, il y a un grand mais, et une grande condition : il faut que
ces chefs soient des chefs dans toute la plénitude du terme et pas
seulement les titulaires d’une autorité dont les bases ne sont pas
encore vraiment rationnelles. Il serait, en effet, nécessaire d’étudier
cette question de l’autorité avec la plus grande attention.
[…]
Si la conception militaire de l’autorité 5 est mauvaise, c’est parce
qu’elle comporte l’idée d’une influence exercée dans un seul sens,
disons de haut en bas, puisque nous avons d’ailleurs l’expression :
traiter quelqu’un de haut en bas.
Cette conception présente d’autre part un vice extrêmement
grave, qui précise mieux que toute autre chose peut-être son
caractère antiscientifique : elle suppose que le chef sait tout, voit
tout et peut tout. Ce qui est une sorte d’erreur naïve, d’ailleurs
extrêmement répandue dans tous les milieux, puisqu’elle est au fond
à la base de toutes les conceptions totalitaires et étatistes, que
partagent curieusement les soi-disant « démocrates » qui croient à la
toute-puissance de l’État. Au fond, depuis le cerveau de trop de
chefs d’entreprise jusqu’à celui de beaucoup de leurs obscurs
subordonnés, il y en a un grand nombre qui sont remplis par une
conception de l’autorité de caractère purement monarchique, si l’on
comprend l’idée monarchique à la manière de Louis XIV.
Si l’on examine attentivement l’attitude qui est à la base de cette
idée, on y trouve tout simplement cet orgueil de l’intelligence dont
j’ai déjà parlé, la croyance absurde à la toute-puissance de
l’intelligence purement humaine.
Je m’incline comme tout le monde, mais seulement jusqu’à un
certain point, devant les fameux « infinitifs » dans lesquels Fayol 1 a
résumé la doctrine administrative de l’entreprise moderne : prévoir,
organiser, commander, coordonner, contrôler. Car on me permettra de
constater que cette célèbre formule suppose cette toute-puissance de
l’intelligence dont je parlais à l’instant. C’est la formule de
l’omnipotence qui prétend tout voir et tout diriger.
C’est la formule par laquelle nous nous efforçons de construire
une organisation dans laquelle nous voudrions que rien ne soit laissé
au hasard, car nous pensons que l’abandon à la liberté et à la
spontanéité équivaudrait à se livrer à des caprices inconsidérés.
Pour ne rien laisser au « hasard » – c’est ainsi qu’on appelle la
liberté qui serait possible – on prétend tout prévoir et tout
gouverner jusque dans les moindres détails. C’est l’autorité en vertu
de laquelle on demande aux hommes, et à tous les degrés,
d’exécuter exactement ce qu’on leur ordonne, c’est-à-dire avec une
passivité qui est contradictoire à l’initiative qu’on les exhorte à
montrer d’autre part.
[…]
Il est probable que, dans l’avenir, la formule de Fayol sera
considérée comme le dernier terme, la dernière expression des
prétentions que l’homme a assumées depuis la Renaissance. Quand
l’homme des XVe et XVIe siècles a commencé à scruter plus
attentivement et plus exclusivement qu’il ne l’avait fait jusque-là les
phénomènes de la nature afin d’essayer d’en découvrir les secrets et
les lois, il a été saisi, dans l’éblouissement des premiers résultats de
ses recherches, du vertige de la puissance. Et depuis, il a continué. Il
a mis au point des procédés d’organisation qu’il a poussés si loin
qu’il a prétendu prévoir et diriger par avance les plus infimes détails
du travail, aboutissant ainsi à une absurde « mécanisation » du
travailleur.
[…]
À la question de savoir si la mécanisation complète de l’homme
est possible, Ruskin 2 répond : « Il en serait ainsi s’il était une
machine dans laquelle la force motrice était la vapeur, l’électricité,
le poids ou toute autre source de force calculable. Mais comme c’est
au contraire une machine dans laquelle la force motrice est une
âme, la puissance de cette forme particulière intervient toujours
comme une quantité inconnue dans les équations de l’économie
politique et à son insu, en faussant tous ses résultats. Dans cette
curieuse machine la plus grande somme de travail ne sera pas
accomplie pour de l’argent ou par la contrainte, ou par aucune sorte
de combustible qui puisse être fourni à la chaudière. Ce résultat ne
sera obtenu que lorsque la force motrice, c’est-à-dire la volonté ou le
courage de l’homme seront portés à leur plus haut degré d’énergie
par leur propre combustible, c’est-à-dire les sentiments » : ce que j’ai
appelé depuis longtemps les mobiles internes, dont précisément nous
constatons la puissance invincible chez tous ceux qui sont placés en
positon d’agir sans aucune contrainte extérieure.
[…]
Et, si extraordinaire qu’une pareille déclaration puisse paraître à
des chefs d’aujourd’hui, on peut affirmer sans crainte d’erreur qu’il
viendra un temps où l’on reconnaîtra que chaque équipe voit mieux
et sait mieux elle aussi ce qu’elle doit faire que la Direction qui
prétend encore la gouverner de loin.
[…]
Il faudra faire confiance à des automatismes analogues à ceux
des joueurs de football, dont je rappellerai l’exemple plus loin.
Quand nous nous brûlons au contact d’un poêle, que se passe-t-il ?
Sans réfléchir plus longtemps, nous retirons brusquement notre
main. Automatiquement. Pas de délibérations. Pas de « lenteurs
administratives », par voie de transmission d’informations et
d’ordres subséquents. Pas d’opérations intellectuelles. Car alors nous
aurions le temps d’être grillés. C’est pourtant ce que nous nous
obstinons à faire dans l’organisation du travail. Nous voudrions tout
voir et commander de quelque poste central, sans laisser à ceux qui
sont aux extrémités le soin de s’adapter eux-mêmes à la réalité qui
les entoure. Et ici, il me faut préciser que je ne raisonne bien
entendu qu’au sujet des « extrémités », c’est-à-dire au sujet des
hommes qui sont en contact avec le travail comme les organes du
corps sont en contact avec le monde environnant ou avec le travail
qu’ils ont à faire.
[…]
Mais quelle audace faudra-t-il pour entrer dans cette voie ! Pour
franchir ce Rubicon… Nous prétendrons sans doute longtemps
encore ne nous fier qu’à l’intelligence, bien que sa débilité évidente
nous ait déjà causé tant de déboires…
Témoignages
Des explorateurs parlent
[…] Quelle est, au fond, la principale raison qui justifie la
subdivision de l’entreprise en équipes autonomes ? C’est de
composer des groupes dans lesquels la formation d’une cohésion
convenable soit possible. Le grand nombre est anarchique. Une
grande quantité d’individus auront plus de peine à faire régner entre
eux un ordre spontané qu’un petit nombre, car l’étendue de leur
groupe rendra souvent plus compliqués les problèmes qu’ils auront à
résoudre. […]
L’apprentissage de la liberté
Lorsque j’ai insisté sur le fait que le travail occupe la meilleure
partie des heures de notre vie, c’est là, à mon sens, exprimer une
idée capitale à laquelle nous n’avons pas suffisamment réfléchi : car
non seulement le lieu du travail est l’endroit où nous devons tous
passer la plus longue partie de notre existence, mais aussi, chaque
jour, les plus belles heures de la journée solaire.
Voilà un fait. Un fait devant lequel reculent beaucoup de ceux
qui prétendent être les guides de la « classe ouvrière ». Un fait qu’ils
refusent d’examiner en lui-même, pour voir quelle sorte de vie
meilleure pourrait en sortir, afin de se réfugier, au contraire, dans
l’idée plus facile de la fuite du travail. L’un d’entre eux, et non des
moindres, n’a-t-il pas considéré comme un grand titre de gloire
d’avoir fourni aux ouvriers l’occasion de se répandre plus tôt et plus
longtemps sur les routes que parcourt le touriste ? Comme si le
bonheur complet de l’homme était là, dans le grand air des
promenades de la fin du jour, de la semaine, ou des vacances.
Je suis bien loin de mépriser ces plaisirs-là, mais cela ne me fait
pas oublier de prétendre à de plus importants. Car j’ai des
prétentions énormes en matière de joie de vivre : je veux sentir le
plaisir de vivre non pas seulement à la fin de chacune des
cinquante-deux semaines de l’année, ou pendant la courte période
des vacances, mais tout au long de l’année et même tout au long de
chaque jour de la semaine ! Ce qu’aucun législateur ne saura jamais
me donner !
[…]
Ah, je connais bien tous les lieux communs qu’on a répandus
depuis ces dernières années à propos de ces fameux « loisirs », et
notamment de la « culture » qu’ils permettraient d’acquérir ! Idées
d’intellectuels qui confondent curieusement instruction et éducation,
savoir et sagesse. Sans doute peut-on s’instruire en dehors du travail.
Mais la conquête de l’éducation et de la sagesse, de l’esprit de
sociabilité qui est à la base de toute civilisation collective, ne saurait
s’accomplir au sein de la « culture » particulière qu’on peut acquérir
dans le temps du loisir. Cela ne sera pas atteint par la lecture ni par
des conférences ou ces dérisoires « visites de musée » des « loisirs
dirigés » (!) mais seulement par la pratique de la collaboration
humaine, dont la forme la plus haute se trouve précisément dans le
travail collectif que la civilisation nous impose.
[…]
Il y a même longtemps, puisque cela remonte au temps où
j’exerçais encore quelque activité dans les syndicats ouvriers, que
j’ai visé à atteindre des buts qui sont bien au-delà des questions de
salaire, c’est-à-dire à quelque chose d’un ordre plus élevé ; quelque
chose des activités particulières avec lesquelles l’homme s’élève,
c’est-à-dire une part de ces activités intellectuelles ou même
spirituelles, qu’on trouve au-dessous des apparences fournies par les
tâches d’organisation… Évidemment, je déborde ici le plan des
choses « économiques » dont tant d’hommes se préoccupent
exclusivement. C’est que, si j’examine de haut les besoins réels de
cette pauvre population française, composée en majorité comme
toute autre des hommes du travail, je constate que ses besoins
peuvent bien être en quelque mesure d’ordre économique, mais
qu’ils sont aussi et peut-être davantage d’ordre intellectuel et
spirituel. Autrement dit, si je réclame l’organisation du travail sur la
base de groupes autonomes, par conséquent se gouvernant eux-
mêmes pour tout ce qui concerne leur activité intérieure, ce n’est
pas tant pour permettre d’atteindre à une rémunération plus
équitable que pour leur fournir un instrument d’éducation.
Ce sont là des idées qui chez moi remontent de loin, c’est-à-dire
au temps où j’ai dû prendre ma part des reproches que l’on adresse
depuis si longtemps aux travailleurs, précisément sur leur
« mauvaise éducation », sur leur incompréhension des intérêts des
entreprises qui les emploient, sur leur indifférence, etc. Les ouvriers,
on le sait, ne sont pas « raisonnables ». J’ai entendu tout cela quand
j’étais dans les ateliers, et déjà je repoussais ces reproches comme
immérités. C’est comme lorsqu’on dit qu’un enfant est « mal élevé ».
À qui, en vérité, s’applique une telle observation ? À l’enfant ou à
ses parents ? De même les reproches que l’on m’adresse en tant
qu’ouvrier, je les retourne au chef qui me les envoie, en déclarant
que c’est lui le responsable.
Le travailleur, dit-on, n’a aucun sentiment des responsabilités qui
lui incombent en particulier. Mais qu’a-t-on fait pour éduquer ce
sentiment de responsabilité ? On ne s’aperçoit pas qu’en formulant
une telle observation on parle comme la mère qui n’aurait jamais
sorti son enfant du berceau et lui reprocherait de ne pas savoir
marcher. Lorsque les ouvriers réclament quelque droit nouveau, on
a l’habitude de leur répondre qu’on ne saurait le leur accorder, car
ils ne seraient pas capables d’en faire un bon usage. Mais que dirait-
on de la mère qui dirait à son enfant : « Je te sortirai de ton berceau
quand tu sauras marcher ? » Ainsi, on renverse l’ordre du
raisonnement, car ce n’est pas ainsi que la mère agit. Comme elle a
hâte de voir son enfant faire ses premiers pas aux applaudissements
de la famille, elle le sort de son berceau et, le tenant par les épaules,
elle l’aide à apprendre à se servir de ses jambes. S’il tombe, elle le
relève. Car c’est ainsi que se forge toute éducation : par l’épreuve et
l’erreur. Et c’est ce qui montre l’inanité des exhortations verbales
qu’on adresse aux ouvriers pour leur apprendre soi-disant à se
mieux conduire. On parle comme la mère qui ferait des conférences
à son enfant pour lui apprendre à marcher au lieu de le mettre sur
ses jambes. En ai-je entendu de ces admonestations sur la mauvaise
éducation des ouvriers ! Aussi, c’est parce que je les ai encore « sur
le cœur » que je réponds aux chefs d’entreprise : Soyez à votre tour
« raisonnables ». Ne demandez pas aux ouvriers de savoir ce qu’ils
n’ont pas eu les moyens d’apprendre. Vous voulez qu’ils aient
quelque sens de la responsabilité ? Fournissez-leur les moyens d’en
faire l’apprentissage. Faites comme la mère, mettez-les sur leurs
jambes. Autrement dit, confiez-leur quelques menues
responsabilités. Je sais bien qu’ils en réclament parfois qui sont au-
dessus de leur capacité, par exemple la fameuse « participation à la
gestion ». Répondez-leur en leur demandant simplement de faire
leurs preuves sur des responsabilités qui sont déjà à leur portée, par
exemple des responsabilités d’atelier… Comme l’enfant, ils
tomberont. Ils commettront des erreurs. N’en avez-vous jamais
commis, vous, chefs d’entreprise ? N’est-ce pas ainsi que vous avez
appris ce que vous savez de meilleur, de plus substantiel ? Votre rôle
est de faire comme la mère, de les relever, de les aider patiemment.
Il n’y a point d’autre méthode d’éducation, et en tout il y a un B-A-
BA…
[…]
Ainsi, nous pouvons prendre le problème social d’une manière
nouvelle et qu’on peut hardiment qualifier de scientifique. Peut-être
pourrions-nous ainsi ouvrir le début d’une nouvelle période
historique dans les recherches qu’on a faites depuis si longtemps sur
ce terrain. Car, hélas, le problème social a été jusqu’ici à peu près
totalement abandonné à l’influence des théoriciens, des rhéteurs,
des discuteurs, que je comparerais volontiers aux alchimistes, et qui
jamais n’ont été capables de quitter le domaine des mots pour entrer
dans celui des faits, et encore moins dans celui de la méthode
expérimentale. Sans doute leurs intentions étaient-elles bonnes, je
veux le croire, mais leur méthode était mauvaise. Leur erreur, très
répandue, est celle qui consiste à vouloir faire le bonheur des gens,
alors qu’ils doivent construire ce bonheur eux-mêmes. Car on ne
peut remplacer l’effort personnel. L’expérience et l’éducation sont
des choses qu’on n’apprend bien que par soi-même, et il y a une
profonde vérité dans la parole qui dit : Le salut est en vous.
Quand, par exemple, les hommes seront ainsi mis en position
d’organiser eux-mêmes la discipline nécessaire au travail, ils
comprendront beaucoup mieux cette nécessité de la discipline. Il y a
deux mille ans ou plus qu’on exhorte les hommes à s’aimer les uns
les autres ! Mais on dirait que cette exhortation est tombée de trop
haut pour qu’ils puissent la comprendre. Là aussi, semble-t-il, il
faudrait commencer par quelque B-A-BA. L’équipe est un groupe
restreint, dans lequel les hommes pourraient d’abord apprendre à
s’entraider. Puis, quand ils auraient pris l’habitude de s’entraider, ils
commenceraient à s’estimer. À la longue, on peut espérer qu’ils
finiraient par s’aimer. Ce chemin élémentaire ne serait-il pas le
bon ? Nous entendons maintenant beaucoup de choses très justes sur
la place de la Famille dans la Nation. Mais pourquoi insiste-t-on
seulement sur cette cellule élémentaire de la communauté
nationale ? Pourquoi oublie-t-on que tout homme entre
nécessairement dans une seconde famille quand il s’incorpore au
milieu du travail ?
Quand j’entre dans une entreprise, je n’entre pas dans une masse
indistincte et aux formes vagues. Quelle que soit sa dimension,
grande ou petite, j’entre dans une structure qui est inévitablement
composée de groupes chargés chacun d’une tâche déterminée. De
sorte que je n’entre pas dans une foule, car je suis incorporé à un
groupe, à une réalité sociale restreinte qui est une équipe. Voilà où
s’établit mon contact direct avec les hommes du travail au milieu
desquels il me faudra vivre. Au milieu de ce groupe, je dois ou je
devrais vivre comme dans une famille. Les idées et les sentiments
qui gouvernent les mœurs de la famille devraient aussi gouverner
les mœurs de l’atelier. Comment oublie-t-on la place que tient la vie
de l’atelier dans le cours de l’existence de l’homme, et pourquoi
s’hypnotise-t-on seulement sur la constitution, l’organisation et
l’harmonie de la seule famille ? Alors, pourquoi négliger à ce point
l’importance sociale de l’atelier, au point de ne pas le considérer
comme ce qu’il pourrait être, c’est-à-dire, après la famille naturelle,
le second milieu où chaque être humain peut faire l’apprentissage de
la sociabilité ?
Questions et objections
[…] J’ai une extrême reconnaissance pour les pionniers qui nous
ont enseigné qu’une autre organisation sociale était possible. La
contribution apportée à cet enseignement par les travaux des
Fourier, des Saint-Simon et des Proudhon sera certainement
considérée un jour comme la gloire de la France. Mais ces hommes
de génie n’ont pas pu exposer leur pensée autrement qu’en décrivant
la société qu’ils rêvaient, en la construisant de toutes pièces dans
leur pensée, comme un ensemble achevé, dans lequel les hommes
futurs n’auraient plus qu’à s’installer. De là ces habitudes de pensée
dont je parlais tout à l’heure, et qui font qu’encore aujourd’hui
beaucoup de personnes conçoivent une « société future » comme une
maison neuve dans laquelle il n’y aurait plus qu’à s’installer.
Il n’y a pas besoin d’être grand prophète pour prévoir que les
choses ne se passeront pas ainsi. Si l’on considère l’effondrement
russe de 1917, on peut voir que la maison neuve n’était pas prête, et
que sa construction se poursuit encore avec une inévitable lenteur au
milieu des gravats. Voilà la réalité à côté du château en Espagne. Et
voilà pourquoi j’essaie d’entreprendre moi aussi, bien que par des
moyens ultra-modestes, la construction de la maison neuve, en
essayant simplement de former tout d’abord des constructeurs.
[…]
Pour le reste, je n’en parle pas, car je suis tranquille : si je mets
seulement l’homme capable « le pied à l’étrier », je n’ai pas à
m’inquiéter de savoir où il pourra monter. Je m’attache à construire
à la base, et non pas le sommet, comme les « planistes » s’attachent
à le faire, en voulant à tout prix, dès maintenant, nous offrir un
monde fini, qui ne laisse plus rien à faire à ceux qui nous suivront.
[…]
Si je réussis à donner à des hommes le goût de la liberté, je suis
tranquille sur ce qu’ils en feront, car je ne cherche pas à enfermer
d’avance l’avenir dans un « plan », et cela précisément par amour de
la liberté. Je me rends de plus justice à moi-même en déclarant que,
dans la mesure où je réussis à introduire en fait, dans les quelques
établissements où l’on a bien voulu m’entendre, la nouvelle forme
d’organisation que je préconise, je fais plus que de parler seulement
de la liberté comme le font tant d’autres. Je fais plus parce que en
attirant des hommes dans le champ de quelque responsabilité,
même menue, je crée de la liberté.
[…]
Ayant eu maintes fois l’occasion d’exposer verbalement la thèse
d’autonomie et de liberté que j’ai développée ici à nouveau, j’ai pu
enregistrer un certain nombre de questions et d’objections
classiques. J’ai eu ainsi l’occasion de faire une observation curieuse,
à l’égard des objections soulevées par des auditeurs : c’est que la
plupart d’entre elles prévoient des inconvénients qui ne se sont
jamais révélés dans les expériences réelles. Il est probable qu’on se
trouve souvent là en face du phénomène mental si fréquent, par
lequel tant d’esprits manifestent instinctivement quelque recul
devant toute nouveauté quelle qu’elle soit.
[…]
[Par exemple] : Si nous restons sur le plan purement pratique, ne
pouvons-nous observer que [la] question de désignation du chef de
l’équipe ne se posera pas dans la grande majorité des cas. En fait, les
équipes existent déjà, avec leur chef, et il est fort probable,
l’expérience l’a démontré, qu’à part de rares cas, l’équipe conservera
le chef qu’on lui avait donné, et surtout du fait que sa position sera
transformée. Si ce chef avait été désigné par l’entreprise sans que ses
hommes fussent consultés, il faut remarquer qu’à partir du moment
où l’équipe jouira de cette autonomie financière relative, le chef
deviendra le conducteur d’une petite communauté dans laquelle va
s’éveiller une vie nouvelle. Les chefs qui hier étaient imposés vont
devoir s’imposer, ce qui n’est plus tout à fait la même chose. Ils ont
toujours servi l’entreprise. Mais à partir de ce moment, ils vont plus
précisément la servir en servant les hommes qui composent la petite
communauté qu’ils ont maintenant à gouverner. L’évolution qui les
conduit à cette position nouvelle est d’une extrême importance et
d’un intérêt considérable. S’ils n’ont pas eu à se faire élire, ils ont
tout de même à se faire admettre par les hommes avec lesquels ils
vont vivre et travailler. À faire admettre l’évidence des services
qu’ils vont rendre à leur groupe. Car je rappelle ici qu’il est
souhaitable, afin que les intérêts de tous soient parfaitement liés et
homogènes, que le chef d’équipe soit payé avec l’équipe, c’est-à-dire
y jouisse d’un coefficient de partage comme celui des autres, à la
seule différence qu’il sera naturellement plus élevé puisque, par
définition, il est censé être le premier en capacité.
[…]
Comme je le disais plus haut, ces chefs doivent littéralement
servir leurs hommes, veiller à ce qu’il ne leur manque rien pour
travailler, à ce que leur outillage soit bien entretenu, à ce qu’aucune
cause de trouble ne vienne entraver leurs possibilités de rendement.
Surtout les aider à atteindre la plus haute « efficience ». Ainsi
apparaît la vraie fonction du chef, qui consiste au fond bien plus à
servir, dans le grand sens du mot, qu’à commander dans le sens
vulgaire, pour de vaines satisfactions de sot amour-propre. C’est en
servant ses hommes qu’il se fera admettre, qu’il deviendra un
conducteur d’hommes capable de se faire suivre par l’ascendant de
qualités et de capacités supérieures que personne ne puisse
contester. C’est dans ce prestige qu’il devra trouver l’origine de son
autorité, et non dans l’emploi des vieilles formules « autoritaires »
qui hérissent et froissent ceux qui ont à les subir. Au fond, il y a un
bien vieux principe qu’il suffit de méditer : traiter les gens comme
on désirerait être traité soi-même reste la simple et éternelle formule
du bon commandement.
*
On pourrait résumer comme suit la contribution (si tant est qu’il
y en ait une) des sciences comportementales 1 au management :
d’après nos connaissances actuelles, les pratiques traditionnelles du
management éludent plusieurs grandes caractéristiques des
individus et du monde du travail. Les variables sur lesquelles
s’appuient la plupart des managers sont nécessaires, mais elles ne
suffisent pas à expliquer l’action humaine coordonnée. […]
Qui sont les leaders et qui sont les followers ? Qui dirige qui ?
Dans quelle direction et dans quel but ? Et avec quels résultats ?
Répondre à ces questions est une tâche immense, qui implique
d’envisager le rôle du leadership sous l’angle de la causalité
historique. Revenons tout d’abord sur sa définition. Le leadership est
le processus réciproque engagé dans un contexte compétitif et
conflictuel par des personnes dotées de certaines motivations et
valeurs pour mobiliser divers moyens économiques, politiques ou
autres, en vue d’atteindre des objectifs fixés ensemble ou
séparément par des leaders et leurs followers. La nature de ces
objectifs est cruciale. Ils peuvent être distincts mais liés : des
personnes peuvent par exemple échanger des biens et des services,
ou autre chose, pour parvenir chacun à des objectifs indépendants.
Ainsi, les Hollandais (lors de la colonisation de l’Amérique) ont
donné des perles aux Indiens en échange de terres, et les députés
français échangent des votes à l’Assemblée pour des textes législatifs
n’ayant pas de rapport entre eux. Ce sont là des exemples de
leadership transactionnel. Son objet n’est pas l’effort conjoint de
personnes qui, motivées par des buts communs, agissent pour
l’intérêt collectif des membres d’un groupe, mais plutôt un marché
conclu afin de servir les intérêts individuels de personnes ou de
groupes qui ne vont pas dans le même sens.
Les leaders peuvent également façonner, modifier et sublimer les
motivations, valeurs et objectifs de leurs followers grâce à la
dimension pédagogique vitale du leadership. On parle alors de
leadership transformationnel. Son postulat veut qu’au-delà de leurs
intérêts particuliers, les gens sont déjà ou peuvent être unis par des
objectifs « nobles », dont la réalisation implique des changements
importants, en faveur des intérêts collectifs ou regroupés des leaders
et de followers.
Les deux types de leadership respectent la spécificité de la nature
humaine. Les transactions entre leaders et followers permettant de
réaliser les objectifs individuels de chacun, les followers peuvent
ainsi subvenir à certaines nécessités, comme l’eau et la nourriture,
en vue d’atteindre ensuite des objectifs plus élevés dans la
hiérarchie des valeurs, qui relèvent par exemple de l’esthétique 2.
Les principaux indicateurs du leadership transactionnel sont des
valeurs modales, c’est-à-dire liées à des moyens – l’honnêteté, la
responsabilité, l’équité, le respect d’engagements – sans lesquels le
leadership transactionnel ne pourrait fonctionner. En revanche, le
leadership transformationnel se préoccupe plus de valeurs-fins 3,
comme la liberté, la justice et l’égalité. Dans ce cas, les leaders
« tirent vers le haut » leurs followers vers différents niveaux de
moralité, bien qu’une attention insuffisante aux moyens puisse
corrompre les fins. On conclut alors que les deux formes de
leadership ont des implications morales.
[…]
Ainsi défini, le leadership – notamment le leadership
transformationnel – est bien plus omniprésent, voire courant, que
nous ne voulons bien le reconnaître, mais il est aussi bien plus
restreint et plus rare. Ce leadership est commun car il trouve à
s’incarner non seulement dans les palais présidentiels et les
assemblées parlementaires, mais aussi, de façon bien plus large et
plus forte, dans la vie quotidienne, chaque fois que des objectifs
communs sont atteints grâce à l’exploitation mutuelle par leaders et
followers de leurs motivations respectives. C’est donc l’affaire des
parents, des enseignants et des pairs, pas seulement des prédicateurs
et des hommes politiques. Ce leadership est rare car de nombreux
actes portés aux nues ou dénoncés en son nom relèvent en réalité
souvent de l’art oratoire, de la manipulation, de la simple
autopromotion ou de la pure coercition. L’essentiel des actions
communément associées au leadership – prises de position
provocantes sans followers et sans suites, gesticulations sur diverses
scènes publiques, manipulations sans but précis, autoritarisme – ne
s’apparentent pas plus à du leadership que le comportement de ces
petits garçons qui continuent fièrement à parader seuls en tête d’un
défilé tandis que le cortège a depuis longtemps bifurqué dans une
petite rue pour se rendre au champ de foire. Par ailleurs, nombreux
sont ceux qui, parmi les supposés leaders, ne le sont que
partiellement. Peut-être, certes, qu’ils s’appuient sur les motivations
ou le pouvoir de leurs followers, qu’ils affichent des positions
hautement morales, qu’ils exacerbent les conflits, qu’ils
n’interviennent qu’aux étapes finales de l’élaboration ou de
l’application des politiques ? Peut-être qu’ils font tout cela à la fois,
ou seulement une partie de ces choses… Toujours est-il que, pour
évaluer leur leadership, ce qu’il faut mesurer, c’est leur contribution
au changement, d’après la vision élaborée à partir des motivations
et des valeurs collectives.
[…]
Le processus n’est pas simple ni tranquille, ni même défini à
l’avance une fois pour toutes. Les leaders sont constamment
confrontés à « l’éthique situationnelle » intense et très structurée de
certains groupes ou certaines communautés locales. Ce qui peut
sembler à certains leaders attachés à leurs principes un esprit de
clocher, de l’inertie, de la perversité ou de l’apathie peut en réalité
correspondre à des relations entre leaders et followers chargées des
traditions, des structures, d’une logique et d’une moralité
spécifiques. Le temps, la détermination, la conviction et la
compétence – ainsi que le rôle indispensable du conflit – sont seuls
en mesure d’affranchir les membres de leurs préoccupations étroites
au bénéfice de la vision et de principes plus « nobles » reconnus par
les critères les plus intemporels de justice et d’humanité, et forgés
par un conflit de valeurs ouvert et permanent. […]
Le leadership transformateur (2003)
Motivation et responsabilisation
Le leadership créatif
La vision transformatrice
Introduction
[…]
En voulant relever le défi que représentent les liens entre leader
et serviteur, je suis confronté à deux problèmes.
Premièrement, je ne suis pas arrivé à cette notion de leadership
serviteur par un raisonnement logique et conscient. Elle m’est plutôt
venue comme une intuition alors que je songeais à Leo [le
personnage du serviteur dans Le Voyage en Orient]. […] Servir et
diriger sont toujours essentiellement, dans ma pensée, des concepts
issus de l’intuition.
Le second problème est lié au premier : tout comme le concept
de leader serviteur renferme une véritable contradiction, de même
le monde sensible qui m’entoure est plein de paradoxes. Prenons
quelques exemples : je crois en l’ordre et je soutiens que la création
naît du chaos. Dans la société bonne que j’imagine, il y a un fort
individualisme… mais au sein d’une communauté ; l’élitisme et le
populisme s’y côtoieront. J’écoute les anciens et les jeunes, et ces
deux groupes me déconcertent et m’encouragent également. La
raison et l’intuition, chacune à sa façon, m’apportent et réconfort et
désarroi. Et l’on pourrait continuer longtemps… Malgré tout, je
pense vivre aussi sereinement que mes contemporains qui, s’ils ne
craignent pas plus que moi de s’aventurer dans le paradoxe,
emballent généralement la part essentielle de leur vie dans de jolis
petits paquets de logique et de cohérence 2. Au demeurant, je suis
profondément redevable aux personnes logiques et cohérentes, car
certaines, grâce à ce trait de caractère, rendent des services
inestimables dont je suis bien incapable.
La solution que j’ai trouvée à ces deux problèmes a été de
transmettre ce qu’il y a à glaner d’utile dans mon expérience sous la
forme d’une série de petits développements indépendants et de
longueur inégale, en vous suggérant de les lire et de les méditer
séparément, au sein de ce premier chapitre. […]
Écouter et comprendre
L’un de nos leaders, qui compte parmi les plus compétents, a
récemment été placé à la tête d’une grande institution publique, très
importante mais difficile à administrer. Il s’est rapidement aperçu
qu’il n’était pas satisfait du fonctionnement des choses. Pour y
remédier, il a choisi une approche inhabituelle : pendant trois mois,
il a arrêté de lire les journaux et de regarder les infos à la télé, et
pendant cette période, il ne s’est informé qu’en écoutant les gens
qu’il croisait dans le cadre de son travail. En trois mois, ses
problèmes administratifs ont été résolus. Il n’y a pas eu de miracle :
simplement, grâce à sa décision inhabituelle et à sa ferme intention
d’écouter les autres, cet homme compétent a tiré les bonnes leçons
et reçu les avis nécessaires pour fixer le bon cap. Il a en outre
renforcé la cohésion de son équipe à cette occasion.
Pourquoi est-il si rare de savoir écouter ? Pourquoi cet exemple
est-il si exceptionnel ? À mon avis, le leader traditionnel, quand il
est confronté à une difficulté, commence en général par chercher
quelqu’un sur qui reporter la faute, au lieu de se dire
automatiquement : « J’ai un problème. Quel est-il ? Que puis-je faire
pour résoudre mon problème ? » La personne sensée qui choisit cette
seconde option commencera sûrement par écouter, et quelqu’un qui
connaît bien la situation saura sûrement lui expliquer le problème et
les mesures à prendre.
[…]
Écoutons-nous réellement la personne avec qui nous souhaitons
communiquer ? Lorsqu’un conflit se profile, cherchons-nous
spontanément à le comprendre ? Souvenez-vous de ce magnifique
vers de la prière de saint François : « Seigneur, que je ne cherche pas
tant à être compris qu’à comprendre. »
Il ne faut pas craindre un peu de silence. Certains trouvent le
silence gênant ou oppressant, mais aborder sereinement un dialogue
implique d’accepter une part de silence. C’est parfois une question
bien désagréable, mais il est essentiel de se la poser : « Dire ce qui
me vient à l’esprit sera-t-il plus utile que de me taire ? » […]
Acceptation et empathie
Voici deux mots intéressants : l’acceptation et l’empathie. D’après
le dictionnaire, l’acceptation consiste à recevoir ce qui est offert avec
approbation, satisfaction ou acquiescement ; l’empathie est la faculté
de se mettre à la place d’autrui. Le contraire de ces deux mots, le
rejet, est le refus d’entendre ou de recevoir – l’acte de jeter vers
l’extérieur.
[…]
On connaît bien cette problématique [du rejet] dans le cadre
familial. Pour qu’une famille soit une famille, personne ne doit
jamais en être rejeté. Robert Frost 3, dans son poème intitulé Death
of a Hired Man, aborde la question à travers une conversation entre
un fermier et sa femme qui, sur le seuil de leur maison, discutent de
Silas, un ouvrier saisonnier fainéant, revenu chez eux pour y mourir.
Le fermier s’en irrite, car Silas leur avait fait faux bond en pleine
saison des foins l’année précédente. Sa femme argue qu’il n’a d’autre
maison que la leur. Ils en viennent à définir ce qu’est un chez-soi. Le
fermier donne son avis le premier :
Le foyer est cet endroit où l’on doit t’accepter
Quand tu dois y aller.
Institutions
Contre toute attente, c’est dans le monde extrêmement
compétitif des affaires que l’on trouve un signe des temps
encourageant : les institutions qui mettent l’humain au premier plan
ne s’en sortent pas mal du tout sur le marché. Ce n’est pas un grand
mouvement révolutionnaire, mais c’est une tendance indéniable de
notre époque.
[…]
(Pour en savoir plus sur les institutions, voir le chapitre suivant,
« L’institution comme serviteur ».)
Corollaires
La société du futur sera peut-être tout aussi médiocre que celle
d’aujourd’hui. Elle sera peut-être pire. Et nous n’y pourrons rien,
quoi que nous fassions : réformes, modifications du système, ou
destruction pure et simple dans l’espoir que quelque chose de
meilleur en sortira. Peut-être y a-t-il un système meilleur que le
nôtre. C’est difficile à dire. Mais quel qu’il soit, un système meilleur
ne produira pas une société meilleure si nous n’avons pas les bonnes
personnes pour en assumer le leadership.
Une société bonne voit le jour lorsque beaucoup de gens
réalisent leur potentiel grâce à des contributions nombreuses et
variées. Ici, nous ne nous intéressons qu’à une facette de cette
thèse : les serviteurs compétents qui ont un potentiel de leader seront
effectivement des leaders et, si nécessaire, ils suivront, mais uniquement
des leaders serviteurs. Si cela n’arrive pas, rien d’autre ne compte.
Nous en venons alors à l’aspect déterminant de la réalité à
laquelle doit faire face le leader serviteur, celui de l’ordre. Un
certain ordre est impératif car nous savons avec certitude qu’une
majorité écrasante de gens préfèrent l’ordre au chaos, même s’il est
le fait d’un leader brutal qui n’est pas serviteur et même si les gens
perdent ainsi l’essentiel de leur liberté. Par conséquent, le leader
serviteur doit veiller à ne pas s’engager sur un chemin idéaliste sans
se préoccuper de son impact sur l’ordre. Reste à définir la forme que
prendra l’ordre. C’est là tout le défi pour la génération émergente de
leaders : peuvent-ils établir un ordre meilleur ?
Les gens plus âgés, qui ont grandi à une époque où les valeurs
étaient plus fermement ancrées et où l’avenir semblait plus sûr, sont
perturbés par presque tout ce qu’ils voient aujourd’hui. Il y a
toutefois une bonne raison d’espérer : nous sommes à un tournant
de l’histoire où les gens se développent plus vite, et où des hommes
et des femmes compétents, mûrs et prêts à être des leaders
serviteurs, se font connaître dès le début ou le milieu de la
vingtaine. […]
Éthique et manipulation 1
Une partie de notre problème vient du fait que les mots
« manipulation » et « management » ont une racine commune –
manus, la main – et que ces deux termes impliquent de modeler le
destin d’autrui. Bien que la manipulation des gens ait toujours été
considérée comme mauvaise (elle implique qu’ils soient attirés dans
telle ou telle direction sans qu’ils sachent très bien pourquoi), le
management a été, jusqu’à récemment, perçu comme légitime.
Actuellement, divers indices signalent que nous sommes dans une
période de transition radicale en ce qui concerne le pouvoir,
l’autorité et la prise de décision. Un gros nuage assombrit
aujourd’hui toute forme de leadership et de management.
[…]
La question, telle que je la conçois, n’est pas de savoir si toute
forme de manipulation doit être bannie comme un acte scélérat,
mais plutôt de savoir si certaines manipulations peuvent être
légitimes ? Avec quels critères et comment le déterminer ? Quelle
éthique doit alors gouverner ?
[…]
Le leadership s’appuie sur une vision forte et globale et sur le
maintien de l’autonomie d’une multitude de décideurs. Ce qui
dépend, à son tour, d’un large accès à une information fiable et
compréhensible. Ce qui pousse les individus à faire du bon travail,
c’est, primo, leur fierté et leur conscience propres dans le cadre d’un
feedback qui les guide et leur indique leur niveau de performance ;
secundo, la pression sociale exercée par leurs pairs dont la
performance est étroitement liée à la leur et qui ont accès à la même
information, ce qui leur permet de connaître aussi la performance
des autres ; et finalement, en dernier ressort, l’autorité de leur
supérieur, qui, dans des bonnes institutions, est rarement utilisée. La
valeur du pouvoir coercitif est inversement proportionnelle à
l’ampleur de son usage.
C’est une tendance optimiste et encourageante. Elle est rendue
possible par un vaste ensemble de libertés accordées à des
institutions très autonomes sous la protection de la démocratie
politique. Mais aux États-Unis, ce modèle n’a pas été établi par le
gouvernement et il n’est pas le produit de la démocratisation au sein
de l’entreprise. C’est le résultat de la croissance du savoir, des
pressions constantes du marché et de l’émergence de quelques
entrepreneurs hors du commun. La démocratie politique est une
condition nécessaire, mais elle ne garantit rien. La seule garantie de
résultat est une culture qui encourage les avancées graduelles de
très nombreuses personnes compétentes, libres et fortes qui
choisissent le leadership serviteur. Ce sont les bonnes actions
d’individus qui donnent à la société son envergure morale. Il n’y a
pas de société parfaite, mais c’est ainsi qu’elle s’améliore.
À mon sens, l’entreprise économique sera la force créative
décisive qui relèvera le défi de l’effervescence contemporaine, celle
qui a les meilleures chances de renverser la donne. J’en vois déjà les
prémices.
Comment les entreprises réagiront-elles à ces nouvelles
conditions ? Comment peuvent-elles assumer les fonctions que l’on
attend d’elles si le rôle de la manipulation, traité comme un sérieux
problème, recule considérablement ?
Je suis persuadé qu’après une période de confusion, une nouvelle
éthique de l’entreprise émergera. Pour l’instant, je ne peux que
spéculer sur sa nature. Je me limiterai à méditer sur une facette de
cette problématique – les gens qui travaillent dans le monde des
affaires. De nombreux aspects de l’éthique d’entreprise méritent
d’être explorés, mais celui-là me semble le plus fondamental.
[…]
Je suis assez proche de cette génération jeune et dynamique pour
être convaincu que les plus doués et les plus perspicaces d’entre eux
n’accepteront rien de moins 8. Et ils pourront imposer leur avis en
toute simplicité, car une majorité de personnes compétentes refusera
de travailler en d’autres termes.
J’ai déjà précisé que cette idée n’était pas nouvelle, mais que la
nouveauté serait de l’adopter, à notre époque, comme notre éthique
dominante dans l’entreprise. En réalité, c’est un concept très ancien
qui a au moins deux mille cinq cents ans. À ma connaissance, il a
été formulé pour la première fois dans l’éthique bouddhiste : c’est le
« mode de vie juste » du noble chemin octuple décrit dans le célèbre
sermon de Bénarès.
[…]
Lorsque George Fox a donné à l’entrepreneur quaker du
XVII siècle une nouvelle éthique de l’entreprise (sincérité, fiabilité,
e
L’auto-organisation, ça existe !
[…] Depuis que les philosophes grecs, nos pères en sagesse, ont
tiré Gaïa (la Terre) des abîmes primitifs, les hommes ont toujours
pensé que l’action ordonnée pouvait être issue d’un état désordonné
ou turbulent. Le bouddhisme n’hésite pas à faire du vide une matrice
d’être et la théorie moderne du chaos se plaît à faire sortir l’ordre
économique ou social du désordre ambiant.
C’est pourquoi derrière l’idée d’ordre et de désordre peuvent se
cacher d’autres concepts plus actifs qu’on retrouve partiellement à
l’œuvre dans toutes les organisations et la société globale, ceux, par
exemple, d’agrégat, d’agglomérat, de magma, de chaos, de
complication et de complexité.
Heureusement, et pour une part, notre monde est seulement
compliqué. La complication se définit comme un désordre apparent
qui masque un ordre réel discret. À nous de le découvrir. Toute
énigme policière pose un problème compliqué : il existe un
coupable, qui est-il ? Ici, l’action est une affaire de renseignements,
de sagacité et de temps. Le compliqué n’est rien d’autre qu’un ordre
défait, un désordre en mal d’unité rompue. L’unité est
provisoirement et hypothétiquement cachée sous le multiple. Le
changement par réglage est plus simple que le changement par
réforme, lequel est bien souvent et seulement compliqué.
À la complication passive s’opposent le magma, qui épouse la
nature dans son développement vers un ordre en devenir 1, et le
chaos, gros d’un changement quelconque. Contrairement au magma,
le chaos fonctionne dans tous les sens. Il est une tension instable qui
s’établit entre des forces d’ordre et de désordre jusqu’au moment où
une action, même insignifiante, le fait basculer dans un système plus
simple, plus chaotique ou plus complexe 2. Le chaos nous est utile
pour la tension féconde qu’il crée entre l’ordre et le désordre. Non
seulement un chef doit accepter un certain chaos au sein de
l’organisation, mais il doit peut-être le susciter.
La complexité se présente comme un cycle limite, un
métasystème fort de ses déterminations et travaillé par ses libertés –
donc de ses incertitudes –, qui est parvenu à établir une tension
équilibrée entre les forces d’ordre et de désordre – mais pour
combien de temps ?
L’acteur prend ici conscience que son environnement est
partiellement inextricable et imprévisible sur les plans économique,
interculturel, événementiel, sociodynamique… Que faire ?
Une situation simple appelle une solution simple. Une situation
compliquée exige la découverte du ou des fils cachés dont la
manipulation nous ramène au problème précédent. Quand une
situation devient complexe, les fils cachés sont trop nombreux et
imprévisibles pour être démêlés. Il devient impossible par
conséquent de saisir les choses dans leurs rapports mécaniques. Il
faut chercher le métapoint de vue d’où leur combinaison est
partiellement décodable et où une métaction sur elles est
partiellement possible 1.
[…]
Le complexe concerne donc d’autres réalités irréductibles au
simple. La physique des particules, l’économie de marché, la
sociodynamique de l’action ne sont pas compliquées mais
complexes, en ce sens qu’on ne parviendra jamais à les enfermer
dans un modèle susceptible d’en expliquer totalement la logique
interne, et a fortiori d’en tirer une stratégie universelle.
Le complexe est irréductible au simple pour deux raisons :
1. D’abord parce que, en ces domaines, l’unité du simple n’existe
pas. « Seul existe le simplifié » (G. Bachelard). […]
2. Parce que les projets de l’acteur, sa perception de la situation,
son système culturel, son évaluation du rapport de pouvoir, son
jugement, ses modes de décision… sont eux-mêmes complexes. […]
Que penser des organisations figées dans la simplicité originelle
de leur fondation ? et des chefs en quête perpétuelle d’un ordre
caché, d’un rouage mal monté, d’un ressort manquant, comme si
l’enchaînement des causes et des effets relevait d’une simple logique
de la… complication ? […]
Étape 60
Gérer les crises, une affaire complexe
« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. »
Hölderlin
Étape 63
Mettre en œuvre un management subtil par « vide
contrôlé »
« Dieu créa l’homme comme la mer fit les continents, en se retirant. »
prêté à Hölderlin
Étape 64
Les enjeux sociodynamiques de l’auto-organisation
‣ Pour son action à moyen et long terme, aucun chef d’entreprise sérieux ne
peut faire l’impasse sur cette visée lumineuse, de haute perspective, qu’est l’auto-
organisation.
Étape 65
L’organisation holomorphe
Autres caractéristiques
– Énergie collective de nature plus culturelle que matérielle,
issue de la propre morphologie de l’organisation ;
– Proaction : présents actifs créateurs de temps nouveau ;
– Management par vide contrôlé et délégation à rebours ;
– Argent : équilibre optimisé entre le capital et le travail ;
– Profits partagés ;
– Rétribution de croissance liée à l’autonomie et au potentiel de
chaque acteur ;
– Institution et corps social en compétition pour une
communauté d’intérêts ;
– Dynamisme des valeurs : autonomie, potentialité,
développement, souci d’intégrer l’intérêt commun dans chaque
action locale, compétence élargie ;
– Organisation polycellulaire, en réseaux, se prolongeant à
l’extérieur, notamment sur le plan commercial ;
– Concertation étendue à tous problèmes stratégiques, tactiques,
globaux, locaux ;
– Contrôle de gestion par subsidiarité ;
– Formation de développement personnel par immersion dans
des situations réelles ;
– Marché personnalisé : on vend un « service pour vivre ».
Partenariat avec la clientèle, les fournisseurs, les concurrents, les
médias ;
– Production décentralisée (investissements, maintenance,
méthodes…) ;
– Information-communication globale récursive, sans exclusive,
facilitée par une informatique de pointe, en réseau transparent ;
délocalisation des traitements ;
– Qualité : autocontrôle, auto-amélioration au plus bas niveau
hiérarchique ;
– Innovation audacieuse intégrée, capable de rupture avec les
fondements, mais dans une perspective de dépassement ;
– Le progrès l’emporte sur le suivi et la mesure ;
– Effort par initiative au plus bas niveau, auto-réorganisation
maîtrisée localement ;
– Projet global/local : challenge, aventure, exploit ou défi à
relever ensemble. Par exemple : « Tous marketing. » Contrôle des
tableaux de bord par tous.
Risques et limites
– Réservé aux unités de faible effectif (< 500) ;
– Unités locales moins sensibles aux impératifs globaux que
locaux ;
– Dans les grands groupes, difficultés de coordination ;
– Dégradation lente sous l’effet de microréactions individuelles
exercées de bonne foi, mais quelquefois peu pertinentes et mal
coordonnées ;
– Coûteux en temps de communication, de formation, de
concertation, de management, etc.
Étape 80
Donner un élan sociodynamique à l’entreprise
« Toutes choses se meuvent à leur fin. »
Rabelais
Introduction
La mort du chauffagiste
La participation
Le droit de s’impliquer
Il faut que l’implication soit structurée et tienne compte des
privilèges de ceux de qui relèvent le problème et le risque. Trois
éléments au minimum sont nécessaires. Mais s’ils paraissent simples
en théorie, ils sont très difficiles à mettre en place.
Nous avons besoin d’un système d’input. Les leaders doivent faire
en sorte que chacun puisse s’impliquer.
Nous avons besoin d’un système de retour. Les leaders doivent
faire en sorte que cette implication soit réelle. C’est une grave erreur
que d’inviter les gens à s’impliquer dans quelque chose, de recueillir
leurs idées et ensuite de les exclure des processus d’évaluation, de
prise de décision et de mise en place.
Nous avons besoin d’agir. Nous devons transformer ensemble
notre action réciproque en produits et services pour notre clientèle.
Cette question de l’implication ne doit pas être prise à la légère.
C’est un processus qui peut se révéler très onéreux. Il en coûtera aux
leaders l’obligation d’être véritablement ouverts à l’influence
d’autrui.
Le droit d’appel
Il est nécessaire que nous construisions dans les structures de
notre entreprise une voie d’appel qui ne comporte pas de menace.
Son propos est d’offrir une garantie contre toute action arbitraire du
leadership qui risquerait de menacer n’importe lequel des droits
individuels que nous venons de traiter. L’une des responsabilités les
plus importantes des leaders est de faire tout leur possible pour
offrir ces droits à leurs followers.
Le droit à l’engagement
[…] Pour s’engager, n’importe quel salarié devrait pouvoir
répondre « oui » à la question suivante : Sommes-nous dans un lieu
où l’on va me laisser donner le meilleur de moi-même ? Comment
des leaders peuvent-ils s’attendre à ce que les gens qu’ils dirigent
s’engagent, si ceux-ci se sentent frustrés et rencontrent des
obstacles ? Or, vous pouvez me croire, il existe beaucoup d’obstacles
qui se dressent par la faute de leaders insouciants.
Intimité
Histoires tribales
Communiquez !
Post-Scriptum
La nature humaine
Synthèse
Principes directeurs
En quelques mots
SOL aujourd’hui
SOL s’est ensuite diversifiée dans la maintenance d’installations
et de bâtiments, puis nous avons racheté en 2001 les services de
blanchisserie et de pressing de l’ancienne maison mère. SOL a
commencé en 2000 sa « conquête ensoleillée du monde » et emploie
aujourd’hui 1 300 personnes en Estonie, 400 en Lettonie, ainsi qu’un
certain nombre d’agents à Moscou et en Pologne.
SOL est actuellement l’une des plus anciennes entreprises de
Finlande et emploie 7 000 personnes. C’est une entreprise familiale
et elle le restera encore longtemps. Je m’en suis assurée en faisant
don de 90 % de mes parts à mes trois enfants, Pasi, Peppi et
Juhapekka. Ma fille Peppi est directrice générale de la branche de
blanchisserie et de pressing, qui compte 62 adresses et dont le
développement va se poursuivre en Finlande et dans d’autres pays.
Mon fils Juhapekka est chargé des affaires internationales.
Est-ce que j’ai réalisé mon rêve ? Sans l’ombre d’un doute. Mais,
si beaucoup de choses ont été faites, il reste aussi beaucoup à faire.
SOL est devenue en peu de temps l’une des entreprises les plus
connues du secteur des services et elle a également amélioré l’image
de son secteur. SOL part à la conquête du monde et a de bonnes
chances de devenir une entreprise de premier plan au niveau
mondial. La jeune génération a les moyens de décrocher la lune.
[…]
Ce livre a pour sujet la Deuxième Possibilité.
Il s’adresse à tous ceux qui se sentiront assez de courage,
d’humour et d’énergie pour concevoir des entreprises qui ne soient
pas des monstres en soi ou de monstrueux fragments de monstres
plus redoutables encore, mais des organisations à échelle et à
vocation humaines, imaginées, gérées et utilisées par des êtres
humains.
On ne vous demande qu’une chose : repérer les absurdités du
système tel qu’il existait jusqu’ici. Mais vous devrez renoncer à être
un administrateur qui aime d’abord avoir des gens sous ses ordres
pour devenir un manager soucieux d’aider ses salariés à s’acquitter
au mieux de leurs diverses fonctions. Il faudra vous armer de
méfiance envers les fumistes et autres dangereux personnages qui se
plaisent à nourrir vos incertitudes ou flattent votre orgueil déjà
vulnérable à coups d’extraits de presse, de privilèges de fonction et
de rapports financiers optimistes. Il vous faudra donner un sens à
des rituels aussi désuets que la sauterie annuelle du personnel. Enfin
il vous faudra certainement admettre, quand viendra l’heure du
partage des bénéfices, que tous les salariés de l’entreprise, jusqu’au
plus modeste, devraient y participer. Ces diverses attitudes, où
l’élégance le dispute à la simplicité, exigeront de vous un sens de la
justice auquel il ne vous sera pas facile de rester fidèle.
C’est après avoir constaté à quel point certains de mes amis
responsables d’une petite entreprise étaient dangereusement fascinés
par leurs monstrueux modèles (Si Time Inc. offre des bureaux
somptueux à ses directeurs, nous devons en faire autant, et nous serons
nous aussi une grosse compagnie…) que j’eus l’idée d’écrire ce livre.
Or, cette tendance à l’imitation béate a sur tous, à tous les niveaux
et dans tous les secteurs, les effets les plus désastreux. Pour aider
mes amis à renverser la vapeur, je fis faire des copies de ce livre –
alors à l’état de projet – et en déposai une sur chaque bureau.
Si vous assimilez chacun de ces chapitres et si vous décidez de
mettre toute votre imagination en œuvre pour aider vos salariés à
obtenir ce qu’ils méritent, alors vous aurez toutes les chances de les
voir revenir à la vie et s’enrichir par la même occasion.
Art du leadership
« Celui qui conduit doit marcher le dernier. »
Lao Tseu
Bibliographie
Les deux meilleurs ouvrages (et de très loin) que j’ai lus sur la
façon d’organiser plus efficacement les entreprises sont : Bien
connaître votre affaire et réussir, de Peter F. Drucker (Éditions
d’organisation) et La Dimension humaine de l’entreprise, de Douglas
McGregor (Gauthier-Villars).
Conviction ou orgueil ?
Dans notre société, chaque fois qu’il se passe quelque chose, c’est
grâce à un homme ou à une femme qui croit en ses idées.
Bill Bernbach, à l’époque où il créa la plus fantastique agence de
publicité qui ait jamais existé, avait fait installer dans son bureau,
pour les réunions, une grande table circulaire. Il avait d’ailleurs
commencé par une de ces tables rectangulaires comme on en voit
partout. Mais, devait-il expliquer par la suite : « Les plus jeunes
s’asseyaient toujours à l’autre bout. Or je savais que la foi,
l’enthousiasme, brillent plus souvent dans les yeux des plus jeunes.
Une table circulaire me permettait de les avoir plus près de moi. »
Par ailleurs, notre économie étouffe aujourd’hui sous le poids de
gigantesques institutions – scientifiques, religieuses, pédagogiques
ou artistiques – qui, loin de représenter des foyers d’enthousiasme et
d’esprit créateur, ne sont que des monuments de vanité et
d’égoïsme. Jetez un coup d’œil autour de vous et vous comprendrez
tout de suite de quoi je veux parler. Des sommes considérables s’y
engouffrent et s’y perdent ; d’innombrables talents s’y épuisent. Et
tout cela sans le moindre résultat.
Avant de vous engager dans une nouvelle entreprise, prenez le
temps de répondre à deux questions fondamentales : « Ce que nous
voulons entreprendre en vaut-il réellement la peine ? Ou bien
allons-nous simplement édifier un nouveau monument de vanité
autour de quelque égoïsme maladif ? »
Délégations d’autorité
Erreurs
Horaires de travail
Tous ceux qui gagnent plus de 3 000 francs par mois devraient
être libres de fixer eux-mêmes leurs horaires de travail. Beaucoup
s’en tiendraient au traditionnel 9 heures-18 heures, mais ils en
auraient décidé ainsi. Quelques autres se donneraient des horaires
préjudiciables à leur efficacité et y perdraient leur place. Et dans
l’ensemble chacun s’en trouverait mieux, à commencer par
l’entreprise.
Chacun vit selon son propre métabolisme. Si vous travaillez
mieux entre midi et minuit et si votre métier vous le permet, rien ne
devrait vous en empêcher. Et si vous ne pouvez pas vous passer
d’une secrétaire, trouvez-en une qui fonctionne sur le même
métabolisme.
Vanitas vanitatum
Nul n’est plus obnubilé par les résultats qu’un leader, mais cette
obsession n’est gérable que si on sait ce qu’on veut. Savoir traduire
ce qu’on veut en actions est une clé supplémentaire du leadership
efficace.
Il y a bien des façons d’élaborer une vision, mais le principal est
de transmettre à vos followers – et à d’autres – l’énergie qui
permettra de transformer cette vision en réalité de l’entreprise. Une
vision, ça s’empare de vous. Ça s’empare d’abord des leaders puis,
via leur enthousiasme, des followers, pour finalement attirer
l’attention d’autres collaborateurs. En revanche, ce qui seul
maintient l’attention d’une entreprise, c’est ce que le leader fait et
met en œuvre pour réaliser son rêve.
Si la vision est mise en œuvre concrètement, les followers
prennent confiance, et se persuadent qu’ils sont capables eux aussi
de faire tout ce qu’il faut pour réaliser ce rêve. Inversement, une
vision impossible à réaliser à cause d’un organigramme confus ou de
règles inutiles a un effet démoralisant, voire destructeur. Quand on
parle de transformer une organisation, il s’agit aussi de cela : assainir
le système afin d’étayer et non de corrompre le bon leadership. […]
Conduire la transformation
[…] Si le leadership est une chose qui me tient tant à cœur, c’est
qu’il m’a donné le privilège, à de multiples reprises, de donner vie et
d’appartenir à cette famille d’un genre particulier que l’on appelle
une « équipe » – un groupe d’individus dont l’ambition est d’exceller
dans la compétition et de réussir. Je suis un homme chanceux. […]
Le prérequis du leadership
De l’importance du caractère
[…] Un leader qui éprouve des difficultés à respecter La Règle
d’or [« Traite les autres comme tu voudrais toi-même être traité »]
est comme une [fine couche de glace sur un étang] – peu fiable,
indigne de confiance. Sans la confiance entre une équipe et son
leader, en réalité, il n’y a pas d’équipe du tout – juste une collection
d’individus qui ne valent pas grand-chose.
La Règle d’or me semble être une bonne pierre de touche pour
savoir comment se comporter envers les membres d’une équipe.
Malheureusement, on voit trop souvent des leaders qui ne respectent
pas la Règle d’or et dont l’attitude et les décisions reposent
uniquement sur un critère de rentabilité financière.
« Traite les autres comme tu voudrais toi-même être traité » :
cela ne signifie pas qu’il faut leur accorder des faveurs particulières
ou des avantages qu’ils ne méritent pas. Si un joueur n’est pas assez
bon pour être titulaire ou si un individu n’est pas assez talentueux
pour rejoindre l’équipe, qu’ils n’obtiennent pas ces privilèges. C’est
de bonne guerre. Au fond, la Règle d’or, c’est une histoire
d’honnêteté et de dignité – les gens doivent être traités
correctement.
Cette règle vous semble peut-être dépassée, impossible à mettre
en pratique, naïve ou niaise ? Vous avez tort, et je n’aimerais pas
faire partie de votre équipe ni ne vous inviterai à rejoindre la
mienne.
À l’inverse, un leader qui traite ses équipes avec respect
s’apercevra vite que son organisation attirera les bonnes personnes.
Pourquoi ? Parce que le caractère est important. […]
Un bon leader est un bon vendeur. Nous vendons avant tout des
idées aux personnes dont nous avons la charge – qu’il s’agisse d’une
équipe, d’une entreprise ou de tout un groupe. Portées à leur
summum, ces idées constituent notre philosophie, c’est-à-dire les
principes qui nous animent et que nous cherchons à mettre en
œuvre ; à la fois notre action et ce qui explique notre action ; ce qui
forge notre identité, individuelle et en tant qu’équipe.
Que vendez-vous ? Quelle est votre philosophie ? Qu’est-ce que
la réussite pour vous ?
Nombre de leaders savent seulement vendre des « bénéfices »,
des « indicateurs » ou des « victoires ». Ces termes ne sont ni une
philosophie, ni une réussite : ce sont plutôt d’éventuelles
conséquences, effets secondaires ou retombées de celles-ci.
Avec l’expérience, j’ai arrêté de vendre des « victoires » –
j’évitais même de prononcer le mot – et j’ai commencé à mettre en
avant un ensemble de principes et de valeurs qui sont les prérequis
de la réussite telle que j’en suis venu à la définir. […]
Questions dérangeantes
Le cadeau de la réussite
Le deuxième étage
Le troisième étage
Le quatrième étage
Le sommet
Écoutez avec vos yeux, pas seulement avec vos oreilles. « Je vais
bien, coach », me disaient systématiquement les joueurs blessés.
Leur corps disait la vérité, pas leurs mots. Quand un jeune cadre
vous affirmera : « c’est une bonne idée, chef », c’est son regard qui
dira la vérité, pas ses mots. […]
Membres à 100 %
Tous les rôles comptent, tous les postes sont importants. Chaque
membre de l’équipe doit être fier de son travail. Il est du ressort du
leader de transmettre cette fierté, surtout à ceux dont les rôles sont
moins visibles.
À UCLA, un joueur remplaçant devait savoir qu’il était aussi
chargé d’aider un titulaire à progresser. Ce n’est pas glamour, pas
plus que la tâche d’un employé administratif, d’un opérateur
téléphonique ou d’un ouvrier. La plupart des jobs ne sont pas
glamour (y compris être entraîneur, à mon avis).
Les joueurs assignés à une mission précise et limitée doivent
comprendre que leur rôle compte, qu’ils contribuent véritablement
au succès de leur équipe.
Pour moi, il n’y a pas d’emploi secondaire ni de rôle sans
importance. Il n’y a que les rares personnes persuadées que leur
mission est secondaire ou que leur rôle est sans importance. Un
leader doit pousser ces personnes à changer de raisonnement – ou
bien les remplacer. […]
[…] Quels que soient vos résultats, vous auriez pu faire plus.
Quoi que vous ayez fait, vous auriez pu faire mieux.
La mission du leader est d’apprendre à tous comment faire plus
et mieux, et d’enseigner à chacun comment exploiter son potentiel à
100 %.
On ne peut atteindre la perfection, mais on peut faire le
maximum pour s’en approcher. Tel a été mon objectif tout au long
de ma carrière. […]
Quel que soit ce que vous faites en tant que leader, cela
nécessite, j’en suis persuadé, d’être véritablement convaincu par ce
que vous faites. Dans le cas contraire, votre équipe commencera
aussi à douter et vous serez sacrément mis en difficulté.
Vous devez croire en votre mission et en vos méthodes. Si vous
doutez, c’est sûrement qu’il faut changer de cap. […]
L’ultime appréciation
Votre tribune
Le bénéfice du sang-froid
Délires de leaders
Doit-on prier ?
Le syndrome de la baudruche
La confiance en vous
Ne trichez pas
Rester numéro un est très difficile, mais pas aussi difficile que
d’y parvenir. À mon avis, c’est surtout parce que l’on apprend
beaucoup en cours de route. Si vous persévérez et que vous
l’emportez, vous aurez accumulé énormément de connaissances et
d’expérience au moment où vous arriverez à la première place.
Par ailleurs, la visibilité que vous apporte votre position
dominante peut rendre votre organisation attractive pour les
meilleurs talents. L’expérience et la connaissance que confèrent le
leadership couplées aux meilleurs talents ne sont pas une mauvaise
carte à jouer. Et quand vous êtes au sommet, c’est bien souvent la
carte que vous avez en main.
Naturellement, tout le monde vous vise, s’en prend à vous, à ce
moment-là, mais je préfère largement être la cible que le contraire.
Rester numéro un est plus facile que de parvenir à cette place. La
plupart des leaders ne le savent pas, car ils ont arrêté de persévérer
bien avant d’atteindre le sommet. […]
Gagner sa vie
La richesse n’apporte pas nécessairement de bonheur véritable.
Elle apporte sans doute des choses qui procurent un bonheur
provisoire, mais qui ne durera pas.
Parfois, nous sommes tellement préoccupés par le fait de gagner
notre vie que nous oublions d’avoir une vie. C’est ainsi que des
familles sont détruites, lorsque nous sommes distraits par l’appât du
gain et du prestige, ou par d’autres pièges que nous tend la réussite.
Nous devons certes gagner notre vie, mais nous devons aussi
vivre une vie avec notre famille. Il est facile de le perdre de vue
quand on commence à courir après l’argent et ses compagnons de
route – la célébrité et le pouvoir. […]
S’adapter
Ma journée parfaite
Le but et la promesse
Ce n’est pas pour rien que le premier livre de Ricardo Semler (né
en 1959, président de l’entreprise brésilienne Semco), dont on lira
ici des extraits, s’intitule dans sa version originale Maverick – un
terme qui désigne un non-conformiste, un dissident, un
iconoclaste… De fait, Ricardo Semler, jeune homme de bonne
famille, brillant étudiant en droit, désapprouve soudain, pour des
raisons mystérieuses, les pratiques de travail qui ont cours dans
l’entreprise de son père, et décide de sortir des sentiers battus. Pour
échapper notamment à une hiérarchie extrêmement forte, exerçant
un contrôle absolu, il décide d’abord de quitter l’entreprise
familiale, dont il est pourtant le futur héritier, pour fonder la sienne
ou racheter une petite boîte… – en tout cas avoir les coudées
franches pour tracer sa voie. Ce n’est qu’à ce moment-là que le père
entend son fils et décide, tandis que lui-même partira en croisière,
de laisser les rênes de l’entreprise à Ricardo, avec carte blanche pour
y mettre en œuvre les changements qu’il juge nécessaires.
En quelques jours, Ricardo, alors âgé de 24 ans, licencie treize
personnes parmi les directeurs et les principaux managers. Ayant
travaillé avec eux pendant des années, il ne voyait aucune
possibilité de les faire évoluer pour les associer à la transformation
qu’il souhaitait. Ce type de licenciement de top managers est un cas
unique, exceptionnel, dans les processus de libération d’entreprise.
Mais Ricardo Semler tout comme son entreprise, Semco, sont de fait
exceptionnels et complètement à contre-courant – pour reprendre le
titre français de Maverick.
Le livre est l’histoire de cette transformation-là, écrite quasiment
sur le vif, la trace des années de luttes, d’obstacles, de tâtonnements,
d’échecs qui jalonnent la construction d’une organisation libérée.
L’une des difficultés de fond que Semler pointe souvent est le fait
que ses collaborateurs sont les produits d’une société, d’une
éducation, qui forment essentiellement à l’obéissance, à la sujétion à
l’autorité – et ce pas seulement au Brésil, comme il le précise. Or,
dans l’entreprise libérée, on attend des gens qu’ils prennent des
risques et des initiatives, ce qui chez certains génère peur et anxiété
plutôt qu’enthousiasme et épanouissement.
L’intérêt de Semler pour l’éducation – comme fabrique des
individus de demain, compliquant, ou au contraire facilitant à ce
titre la libération d’entreprises – est profond. Notons par exemple
que son plus proche compagnon dans la libération, qu’il embauchera
comme DRH à Semco, est un ancien directeur de l’école alternative
de Summerhill, ou encore que, quand il quittera les affaires
courantes de l’entreprise, Semler se consacrera à une fondation
éducative – Lumiar –, récemment repérée par la fondation de Bill et
Melinda Gates comme étant l’une des écoles les plus prometteuses
au monde. Si nos écoles, disait-il, n’éduquaient pas avant tout à la
peur de l’échec et à la crainte de l’autorité, on n’aurait pas mis aussi
longtemps à transformer le modèle traditionnel de l’entreprise fondé
sur le contrôle de « bons petits soldats ». Comme Robert Greenleaf•,
Semler est aussi un grand lecteur – qui faisait lire et analyser Kafka
et Tolstoï plutôt que des livres de management aux étudiants de la
Sloan School of Management, où il intervenait en tant que
professeur invité.
Outre son intérêt pour l’éducation, c’est sa propre expérience de
libération de son entreprise – composée d’une dizaine d’unités
opérationnelles – qui est une source d’inspiration inestimable pour
un leader libérateur. Sa leçon principale est que toute libération est
une épreuve et une cocréation, et qu’elle n’est jamais terminée.
Une des grandes frustrations de Ricardo Semler était que presque
aucune entreprise ne s’est inspirée de son expérience pour se libérer
à son tour. J’ai eu l’impression, lors d’une récente conversation, qu’il
était toujours pessimiste. Peut-être devrait-il venir en France pour
voir des centaines de leaders libérateurs suivre les traces de
pionniers comme lui. Et si tous n’ont pas lu son livre, il n’est jamais
trop tard, tant il est riche et palpitant.
À contre-courant (1993)
La règle du jeu
Les patrons croient presque tous que leurs salariés sont impliqués
dans leur entreprise et qu’ils en sont l’atout le plus précieux.
Les salariés croient presque tous qu’on leur accorde trop peu
d’attention et le respect, et qu’ils ne peuvent pas dire ce qu’ils
pensent vraiment.
Comment réconcilier ces deux points de vue ?
La triste vérité, c’est que les salariés ont peu de raisons d’être
satisfaits, et encore moins d’occasions de se réaliser. Les entreprises
manquent de temps pour les écouter, ou cela ne les intéresse guère ;
elles n’ont ni les ressources, ni le désir de les former pour leur
permettre d’obtenir de la promotion. Exigeant un certain nombre de
choses de leur personnel, elles lui versent en contrepartie des
salaires souvent considérés comme insuffisants. Ajoutons qu’elles
ont tendance à se réparer implacablement des éléments qui
commencent à vieillir ou qui traversent une phase difficile, se
traduisant par de moins bonnes performances ; elles mettent les gens
à la retraite plus tôt qu’ils ne le souhaitent, leur laissant le sentiment
qu’ils auraient pu apporter bien davantage si on le leur avait
seulement demandé.
Cette ère tire à sa fin, où l’on utilise la personne comme un outil
de production. La participation s’avère infiniment plus complexe à
mettre en œuvre que l’unilatéralisme traditionnel, de même que la
démocratie constitue un système plus lourd que la dictature. Mais
peu d’entreprises pourront s’offrir le luxe d’ignorer l’une ou l’autre.
[…]
Les grandes organisations centralisées favorisent l’aliénation
aussi inexorablement que les mares stagnantes se couvrent de
lentilles d’eau. Les salariés ne connaissent que peu de leurs
collègues. Chacun n’est qu’un petit engrenage d’une mécanique
aussi gigantesque qu’inhumaine, et on ne peut pas se motiver quand
on a le sentiment de n’être qu’un numéro. L’homme a soif de
considération. Ne se sentant pas estimés à leur juste valeur, les gens
n’ont plus l’impression d’avoir un but à atteindre, ils s’aigrissent,
s’énervent, sont moins productifs. Staline l’avait bien compris. Dans
les goulags, on forçait les prisonniers à creuser d’énormes trous dans
la neige, puis à les reboucher. Cela les brisait.
[…]
L’alternative est, me semble-t-il, claire : soit on adopte des
systèmes complexes et sophistiqués pour tenter de gérer la
complication, soit on tente de la réduire à tous les niveaux. Nous
finissons par choisir la seconde voie. Nous possédons le guide idéal
en la personne de João Vendramin, porteur de lunettes au crâne
dégarni, économiste et sage, que nous avons eu la chance incroyable
de trouver dans l’héritage Hobart 1 […]. Qui de mieux qualifié pour
les voyages d’études ? Qui de mieux placé pour aller rendre visite
aux entreprises qui rompent avec la tradition, l’éliminent ou en
établissent une nouvelle, la leur ? […] Il se rend donc en Suède, où
il regarde travailler les ouvriers de chez Volvo qui, au lieu
d’exécuter chacun une tâche, travaillent en petites équipes qui
assemblent à elles toutes seules des voitures entières. Puis il va dans
le Delaware, rendre visite à W.L. Gore, entreprise qui a rejeté les
organigrammes et créé ce qu’elle baptise une « organisation en
treillage » sans dépendance hiérarchique entre les postes. Gore a
supprimé les titres des cartes de visite de ses cadres et adopté un
système de rémunération reflétant les performances de chacun,
allant jusqu’à permettre à des groupes de salariés de réduire à zéro
le salaire d’un individu. Pratique, selon feu Bill Gore•, qui a tendance
à décourager la personne concernée de continuer à travailler.
[…]
« On ne peut traiter les salariés comme des adultes honnêtes et
responsables que si on leur donne la possibilité de savoir ce qui se
passe autour d’eux et de pouvoir influer dessus », nous déclare-t-il
en revenant de son tour du monde. Et d’ajouter : « Les gens ne
peuvent s’impliquer dans les décisions qui les concernent que si
l’unité dans laquelle ils travaillent n’a pas des effectifs trop lourds. »
« Il existe, certes, des structures et des mécanismes tels que les
gens comprennent qu’ils ont de l’importance, mais cela ne dure
guère. Au bout d’un moment, les salariés remarquent qu’on ne les
consulte jamais pour les décisions vraiment importantes. La seule
manière de réussir le changement, c’est de travailler dans des entités
de taille suffisamment petite pour que les individus puissent
comprendre ce qui s’y passe et participer en conséquence. »
À en croire le diagnostic de Vendramin, Semco souffre d’ores et
déjà d’hypertrophie aiguë, conséquence de ses acquisitions et de sa
réussite. Le traitement est logique, même s’il n’est pas de mode à
une époque où OPA et conglomérats triomphent. Les usines
devenues trop grandes pour leur bien doivent être éclatées en unités
à taille réellement humaine. Dans une petite usine, on peut appeler
tout le monde par son prénom, discuter des objectifs et des
stratégies, se sentir concerné. Avoir un sentiment d’appartenance.
Vendramin propose que Semco se divise comme une amibe.
Nous nous y préparons donc. […]
Partager la richesse
[…] L’entreprise n’a pas créé les préjugés : ce n’est pas elle qu’il
faut accuser. Les préjugés sont inculqués en famille, à l’école – et
sans doute partout ailleurs – bien avant que les gens atteignent l’âge
de commencer à travailler. Cela n’empêche qu’elle a la
responsabilité de lutter contre les discriminations et de les corriger :
comme l’école et les parents, elle participe en effet à la formation de
l’individu. Elle l’aide à progresser et lui apporte une chance de
rectifier les erreurs passées.
En général, il n’est pas difficile d’évaluer si une entreprise est
plus ou moins attachée à la justice. N’allez pas chercher cela dans
les statistiques ou les documents. Il suffit de se promener dans les
bureaux : si presque tout le monde est blanc et a une bonne
présentation, vous pouvez être certain que l’on y pratique, peu ou
prou, la discrimination.
Les entreprises doivent faire preuve de justice en toute
circonstance et sans ambiguïté, et je crois que les exceptions
peuvent coûter cher. Dès qu’il apparaît que la promotion ne dépend
pas uniquement du mérite, votre crédibilité auprès du personnel est
menacée. Même si les promotions injustes ne concernent qu’une
personne sur dix, de quel cas, à votre avis, parlera-t-on ? La justice,
pour le personnel, c’est comme la qualité pour les clients – on met
des années à l’édifier, et tout s’écroule au moindre incident. […]
Si nos salariés ont des vices, nous ne les considérons pas comme
un danger pour nous, mais nous ne nous en considérons pas non
plus comme responsables. Si l’un est alcoolique, ce n’est pas à nous
de le remettre sur le droit chemin. L’association des Alcooliques
anonymes est là pour ça. Si l’autre fume cigarette sur cigarette, nous
ne nous reconnaissons pas, en tant qu’employeur, le devoir de lui
nettoyer les poumons. Si un troisième se drogue à la cocaïne et a
besoin d’un traitement médical ou psychiatrique, nous sommes prêts
à l’aider mais, et c’est l’un de ces mais auxquels nous attachons une
importance considérable, c’est à lui de faire le premier pas.
Notre attitude peut paraître dure ou même démodée à une
époque où nombre d’entreprises estiment et même proclament qu’il
est de leur devoir d’aider leurs employés à lutter contre des
problèmes personnels, de drogue ou d’alcool. Ils croient bien faire,
j’en suis sûr. Pour notre part, nous ne voulons pas transformer nos
cadres en figure du père, même si cela leur donne bonne conscience.
Nous ne voulons pas être une grande famille heureuse. Ce que nous
voulons être, c’est une entreprise. On ne devrait jamais tomber dans
le genre « nous formons tous une grande famille ». Demandez à celui
qui part en retraite : trois jours plus tard il ne peut plus franchir la
porte de son entreprise. On oublie même ceux qui tombent malades
s’ils tardent à revenir. Quelques collègues de travail viennent le voir
au début, et les chèques continuent à tomber tous les mois, mais les
gens qui sont dans ces situations terribles ont vite fait de
comprendre qu’une entreprise n’est pas une famille.
Les hommes d’affaires veulent aller au paradis, comme tout le
monde. Or, quel meilleur chemin vers la paix éternelle que de
bonnes actions sur terre ? Malheureusement, le problème, avec le
paternalisme, c’est que le patron qui caresse d’une main frappe
souvent de l’autre.
[…]
L’amour et la solidarité que nous avons à offrir viennent des
hommes et des femmes qui travaillent chez nous, pas de notre
politique.
Vous ne trouverez ni stade, ni piscine, ni gymnase à Semco.
Beaucoup d’entreprises s’en dotent pour aider leur personnel à
surmonter le stress. Nous, nous essayons de commencer par ne pas
le provoquer.
Arrondir la pyramide
Le public attend
Renaissance
Est-ce exportable ?
[…] Même si nous étions parfaits, cela ne voudrait pas dire pour
autant que toute entreprise devrait nous imiter point par point. Il est
vrai, certes, que les notes titrées en une page réduisent la
paperasserie et que les horaires flexibles améliorent la productivité.
Des méthodes de travail comme la rotation des postes,
l’autodétermination en matière de salaires ou l’évaluation inversée
peuvent, c’est clair, faire progresser n’importe quelle entreprise,
mais Semco ne se réduit pas à ces quelques recettes. J’aurais moins
l’impression d’être un vendeur de poudre de perlimpinpin si les
entreprises adoptaient aussi, parallèlement à nos méthodes, l’esprit
de liberté et de confiance qui les a inspirées.
[…]
Trop de dirigeants, voulant à tout prix trouver des solutions
rapides, se précipitent tête baissée sur les méthodes de gestion à la
mode, comme si c’étaient des panacées propres à soutenir une
productivité défaillante. […]
Pourquoi innover ?
L’innovation managériale
Elle est le fait du chef seul !
En effet, comme elle va remettre en cause le pouvoir de la caste
dirigeante des cadres, ceux-ci vont tout faire pour la saborder.
Elle a pour but de libérer les esprits, pour faire en sorte que tous
et chacun puissent, non pas tant s’exprimer, mais agir à sa guise.
C’est ce que fit le petit patron, bien inconsciemment, en allant, au
gré de ses contacts quotidiens. Il avait compris que la performance
venait des seuls ouvriers, et il avait constaté que les chaînes où le
contremaître était un peu plus cool étaient plus performantes ! Il en
conclut donc qu’il n’y avait pas de performance sans bonheur ! Lui
qui avait des tas de hobbies avait bien compris qu’on est heureux
dans ses hobbies, non pas parce que l’on est le meilleur, mais tout
simplement parce qu’on est libre, indépendant, responsable,
autonome !
Il en conclut donc que pour être heureux, il fallait être responsable,
donc autonome !
L’innovation process
Là aussi, c’est simple :
1. Laisser les opérateurs libres de remettre en cause leur process,
ce qui sous-entend la suppression du service méthodes.
« C’est celui qui fait qui sait » et « le confort est productif », telles
sont les deux règles de base du kaizen [méthode d’amélioration
continue]. Le petit patron, conscient de la valeur de ces deux règles,
poussa régulièrement les ouvriers à se révolter, à remettre en cause
l’existant.
Il découvrit surtout que McGregor• avait tort lorsqu’il prétendait
que « l’imagination et la capacité d’innovation sont les mêmes
quelles que soient la culture et la formation des individus ».
D’expérience, le petit patron constata maintes fois que moins on
est instruit et plus on est imaginatif, parce que l’on n’a pas appris les
interdits.
Il supprima ainsi très tôt le service méthodes. […] Il laissa aux
opérateurs le soin de faire leurs propres méthodes de terrain : en
bougeant eux-mêmes les machines, en les formant à la soudure et au
pliage de tôles (même les opératrices) pour qu’ils puissent faire
librement les petites modifications qui ne coûtent rien mais qui
rapportent beaucoup, sans dépendre d’un service entretien jamais
disponible au bon moment ! Pour ce faire, chaque mini-usine fut
équipée d’un petit poste à souder ;
2. Encourager la mise en place d’actions par les acteurs de
terrain, en pratiquant la politique du loto (un seul gagne très gros,
donc tout le monde rêve de gagner) plutôt que celle de la loterie
(beaucoup gagnent mais peu, donc cela ne fait rêver personne !).
Certaines entreprises ont des boîtes à idées !! Très vite, le petit
patron trouva que c’était doublement stupide : premièrement, parce
que ce sont des cadres qui jugent d’idées d’ouvriers, or seuls des
ouvriers peuvent juger d’idées d’ouvriers ! Ensuite, parce que le
système est ouvert à tous, même à ceux qui sont payés pour avoir
des idées ! Qui plus est, ce sont souvent ces derniers qui jugent des
idées d’ouvriers ! Bien évidemment, les ouvriers les soupçonnent, à
tort ou à raison, de conserver les idées pour eux et les ressortir plus
tard !
C’est pourquoi le petit patron établit deux trophées, réservés aux
seuls ouvriers et ne récompensant que des actions mises en place !
[…]
Depuis des années, grâce à cette conviction collective que pour
rester à Hallencourt il faut que chacun progresse par l’innovation, et
grâce à ce système de management totalement à côté du vieux
système basé sur le contrôle et la sanction, trois actions par semaine
et par mini-usine se mettent en place. […]
Conclusion
Lao Tseu
Tao tö King
1. Dans le taoïsme, le « saint » ou le « sage » signifie la même chose,
les traductions utilisant l’un ou l’autre terme.
Hyacinthe Dubreuil
Douglas McGregor
Leadership (1978)
1. Susanne Langer est une psychologue de l’université Harvard, qui
a notamment inventé la notion de mindfulness (pleine conscience).
2. Burns fait ici une allusion à la « hiérarchie des besoins », une
théorie de la motivation développée en 1943 par le psychologue
américain Abraham Maslow (voir ci-dessus, note 3). La découverte
de cette théorie, comme me l’a expliqué Burns, a été pour lui la clé
pour développer sa propre conception du leadership
transformationnel.
3. Le terme américain est end-values, en référence à l’opposition
courante en américain entre les means (les moyens, d’où les valeurs
modales) et les ends (les fins).
Robert Greenleaf
Jean-Christian Fauvet
Max De Pree
Bill Gore
Liisa Joronen
Robert Townsend
John Wooden
Robert McDermott
À contre-courant (1933)
1. Une entreprise rachetée par Semco.
Jean-François Zobrist
Lao Tseu
Tao tö King
Hyacinthe Dubreuil
L’équipe et le ballon (1948)
Douglas McGregor
Le manager professionnel (1967)
Robert Greenleaf
Le Leadership serviteur (1977)
Jean-Christian Fauvet
L’auto-organisation (2003)
Max De Pree
Le leadership est un art (1987)
DEUXIÈME PARTIE - LES LEADERS LIBÉRATEURS
Bill Gore
L’organisation en treillage, une philosophie d’entreprise (1976)
Bob Koski
Notre philosophie (1970)
Liisa Joronen
L’histoire de Sol (2006)
Robert Townsend
Au-delà du management (1970)
Bob Davids
Les 30 meilleurs trucs de Bob Davids pour devenir un leader éclairé (2012)
John Wooden
L’essentiel selon Wooden (2007)
Robert McDermott
Entretien avec Clyde Porter (1998)
Ricardo Semler
À contre-courant (1993)
Jean-François Zobrist
Comment un petit patron, naïf et paresseux, innove ! (2010)
Notes
Sources
Notes