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de Rome
Résumé
En retraçant l'histoire de la fortune foncière du monastère d'Iviron au Mont Athos depuis la fin du Xe s. jusqu'à la fin du XIIIe s.,
on examine l'évolution des rapports entre le monastère et l'État d'une part, le monastère et les paysans d'autre part. La
substitution d'une économie domaniale à une économie communale s'est accompagnée d'un changement de statut de la
paysannerie (généralisation du statut de parèque). Ces changements sont étroitement liés à l'évolution de la politique fiscale et
financière de l'État.
Lefort Jacques. Une grande fortune foncière aux Xe-XIIIe siècles : les biens du monastère d'Iviron. In: Structures féodales et
féodalisme dans l'Occident méditerranéen (Xe-XIIIe siècles). Bilan et perspectives de recherches. Actes du Colloque de Rome
(10-13 octobre 1978) Rome : École Française de Rome, 1980. pp. 727-742. (Publications de l'École française de Rome, 44);
https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1980_act_44_1_1254
S'il n'est plus nécessaire de montrer que la société byzantine n'est pas
devenue une société féodale entre le Xe et le XIIIe siècles, bien qu'elle soit
liée à une économie rurale comparable à celle de l'Occident, il resterait à
décrire l'évolution de cette société, qui reste obscure sur bien des points.
Dans l'étude de cette évolution, les lentes transformations du système
financier et fiscal de l'Empire tiendraient une place centrale : du fait de la
nature des sources tout d'abord ; ensuite parce que ce que l'on a décrit en
termes de féodalité, la pronoia par exemple, est avant tout une institution
fiscale qui s'inscrit dans une histoire de la fiscalité; enfin parce que ces
transformations témoignent de changements dans la société rurale,
changements auxquels l'État a tenté de s'adapter. On ne fera ici que suggérer ces
transformations en évoquant un exemple : l'histoire d'une grande fortune
foncière entre le Xe et le XIIIe siècles, celle du monastère d'Iviron au Mont
Athos, et en tentant de montrer ce qui évolue dans les rapports entre un
grand propriétaire, les paysans et l'État
L'exemple choisi se justifie aisément : les archives d'Iviron, dont
l'édition est en préparation, sont particulièrement riches en documents fiscaux
qui décrivent périodiquement les biens du monastère. On sait que le
monastère, dédié à la Vierge, fut fondé en 979/80 par deux nobles
géorgiens, Jean l'Ibère et Jean Tornik, qui venait de s'illustrer dans la répression
d'une révolte fomentée contre l'empereur Basile IL En récompense de ses
services, Tornik avait reçu de l'empereur, outre une part de butin, le titre
de syncelle et d'importantes donations. Il mit dès lors son influence et ses
richesses au service du nouveau monastère. Celui-ci avait été installé dans
un ancien monastère de la côte Nord-Est de l'Athos, qui avait été aussitôt
rénové et agrandi, et qu'on appela bientôt la laure des Ibères, ou Iviron1.
1) Le domaine d'Iviron.
2 Cette estimation repose sur l'indication de la superficie de certains domaines dans les
documents fiscaux inédits de 1047 et de 1104, et sur l'évaluation que nous avons faite de la
superficie des autres domaines d'après leur délimitation dans ces documents : elle ne vise qu'à
fixer un ordre de grandeur.
3 Cette donation est mentionnée dans un acte d'Iviron de 1059, édité par F. Dölger, Ein
Fall slavischer Einsiedlung im Hinterland von Thessalonike im 10. Jahrhundert, dans Sitzungsbe-
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richte der Bayer. Akad. der Wissen., Philol.-histor. Klasse, 1952, Heft 1 (cité par la suite : Ein
Fall).
4 Cf. Actes du Prôtaton, p. 36-40, 56.
5 Cf. Ein Fall.
6 C'est ce qui ressort d'un acte d'Iviron de 975, édité dans Grègorios ho Palamas, 1, 1917,
p. 787-788 (cité Greg. Pai).
7 Le testament de Dèmètrios Ptéléôtès est partiellement inséré dans un acte d'Iviron
inédit de 996.
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tin VII conféra des privilèges au monastère, mais celui-ci ne conserva son
autonomie que peu de temps : il devint une dépendance de Kolobou avant
9758.
Les acquisitions faites par Iviron entre 980 et 1047 sont elles aussi, pour
l'essentiel, des biens monastiques: le monastère patriarcal de Spèlaiôtou,
qui existait en 9429 et dont les biens étaient dans la région d'Hiérissos, fut
uni à Iviron avant 1047. Avant 1031 Iviron avait acquis le monastère de
Mélissourgion près d'Hiérissos10, le monastère de Génésè au Sud du Mont
Pangée et un domaine voisin, Dobrobikeia, qu'Iviron avait acheté au fisc11.
Mais au total la part des achats et celle des donations privées sont
faibles dans la constitution de la fortune du monastère d'Iviron. L'essentiel
provient de la donation au monastère de biens déjà monastiques, et surtout
des biens de Kolobou.
Le regroupement des biens monastiques au profit d'institutions
financièrement puissantes, comme Kolobou puis Iviron, répondait toujours à la
même intention : l'empereur ou le patriarche confiaient, sous une forme ou
sous une autre, aux monastères les plus riches le soin des monastères les
plus pauvres, pour favoriser le relèvement de ces derniers et la remise en
valeur de leurs domaines. En effet, la plupart de ces monastères, fondés soit
par des moines soit par des laïcs soucieux d'assurer le salut de leur âme ou
de mieux garantir à leur héritier la jouissance de leurs biens12, n'ont pas
toujours été capables de faire face à l'insécurité, aux mauvaises récoltes ou
à une mauvaise gestion, malgré l'importance des privilèges impériaux dont
ils bénéficiaient souvent. Beaucoup étaient au bord de la ruine moins d'une
génération après leur fondation.
Mais le regroupement des terres monastiques présentait pour l'État un
autre avantage : il pouvait richement doter un monastère nouvellement
fondé, comme Iviron, sans retirer au fisc un seul arpent de terre, en lui
faisant don des biens d'un monastère en déclin. En effet, si la terre en friche
dévolue au fisc avait été abondante jusqu'au début du Xe siècle, époque à
obligations étaient plus lourdes que celles des petits propriétaires. Mais en
fait les parèques étaient maîtres de la terre qui leur était allouée, la
limitation de leur liberté était dans bien des cas théorique et il n'est pas
certain que la situation économique des parèques ait toujours été inférieure
à celle des petits propriétaires15.
A la suite de diverses donations impériales, Iviron avait reçu le droit
d'accueillir sur ses domaines un total de 246 familles de paysans exemptés
de toute charge fiscale; on sait par plusieurs documents que le monastère
veillait à ce que le nombre de ses parèques atteignît réellement ce total16.
Lorsque l'empereur «donnait» des parèques, il en spécifiait toujours le
nombre, et mettait la condition que ces parèques ne devaient pas être des
parèques du fisc. Cette limite de nombre et cette condition visaient
probablement à modérer l'appel de main d'œuvre que pouvait créer l'exemption
de charges sur un domaine privilégié, et en particulier à empêcher des
parèques du fisc d'abandonner les terres d'État qu'ils exploitaient. Ces
précautions visaient peut-être aussi à retenir sur le territoire des communes
rurales les petits propriétaires qui, par manque de terre par exemple,
pouvaient eux aussi avoir intérêt à s'installer sur un domaine.
Ces communes rurales sont bien attestées au milieu du XIe siècle dans
le dossier d'Iviron, en particulier comme voisins des biens du monastère17,
mais l'institution y paraît menacée. Les habitants de ces communes tiennent
leurs archives, vont en justice, gagnent souvent des procès, gèrent des biens
communaux, plantent des vignes. Mais ils manquent de terre. A la suite,
probablement, de catastrophes qui avaient entraîné le départ des paysans,
une importante partie de leurs terres avait été laissée en friche, acquise par
le fisc et souvent cédée à des monastères au début du Xe siècle. A la fin du
Xe siècle, on voit les habitants de ces communes - par exemple ceux
d'Hiérissos ou de Sidèrokavsia en Chalcidique orientale - exiger par tous
les moyens que le monastère de Kolobou, puis celui d'Iviron, leur vendent
ou leur louent d'importantes quantités de terre18. On a le sentiment que ces
communes étaient asphyxiées par les domaines qui les entouraient ou les
15 Sur le statut des divers types de parèques au Xe siècle, cf. P. Lemerle, Esquisse.. ., dans
Revue Historique, 220, 1959, III, p. 77-94.
16 D'après Greg. Pal.; Ein Fall; F. Dölger, Aus den Schatzkammern des Heiligen Berges,
Munich, 1943, n° 56; Iviron inédits de 996 et 1061.
17 On notera que dans le document de 1047, communes et domaines figurent comme
voisins d'Iviron un nombre de fois comparable: 10 communes et 13 domaines.
18 Iviron inédits de 957, de 982 et de 995.
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3) Iviron et l'État
du fisc, soit à celle des monastères. Peu à peu des villages de parèques, au
centre des domaines, se substituent aux anciens villages de petits
propriétaires, au centre des territoires communaux.
1) Le domaine d'Iviron.
Dans le troisième quart du XIe siècle le monastère d'Iviron traverse une
crise dont il n'est pas sûr qu'elle lui soit propre : il est possible que la crise
financière qui affecte alors l'État s'accompagne dans les provinces d'une
désorganisation administrative. En tout cas, on voit alors le monastère bien
souvent victime des empiétements de ses voisins, qui s'emparent de ses
terres ou de ses parèques, parfois avec l'accord des fonctionnaires locaux,
parfois par la violence. Justice est finalement rendue au monastère, mais
après bien des déboires. En 1059, l'higoumène d'Iviron demande au juge de
Thessalonique de vérifier au vu des documents qu'il présente le nombre
total de parèques auxquels le monastère a droit: comme l'higoumène le
supposait, Iviron en détenait en réalité moins. Dans les années suivantes le
monastère tente de recouvrer les parèques qui lui ont été abusivement
soustraits22. Dans les mêmes années à Ézoba, dans la vallée du Strymon,
l'évêque a tenté de se faire reconnaître par des fonctionnaires du fisc la
propriété d'un bien qui appartenait à Iviron. Les juges ayant hésité à
donner raison à l'évêque, les habitants du kastron d'Ézoba - ils étaient
semble-t-il du parti de l'évêque - ont vendangé les vignes d'Iviron, détruit
quinze maisons des parèques du monastère et tué trois d'entre eux. Iviron
porta plainte une fois de plus et un juge lui restitua le bien en 1062. On
pourrait citer d'autres exemples d'usurpation de biens d'Iviron à cette
époque - à Mélintziani dans la vallée du Strymon par exemple23 - et
rappeler comment l'higoumène du monastère de Lavra et d'autres moines
de l'Athos, dont semble-t-il le prôtos, n'hésitèrent pas à commettre un faux
pour tenter d'obtenir d'un juge qu'il leur reconnaisse la propriété du
monastère de Mélissourgion24.
3) Iviron et l'État.
Le contrôle du fisc sur les domaines du monastère et sur ses parèques
est donc, au début du XIIe siècle, plus étroit et plus précis qu'auparavant.
Mais insensiblement ce contrôle change de signification. Dès la seconde
moitié du XIIe siècle, il est clair que le rôle de l'administration fiscale est
moins de fixer l'impôt portant sur une terre et de lever cet impôt au profit
de l'État que d'asseoir territorialement une rente qui doit être directement
versée par les paysans à ceux qui servent l'État, selon une ancienne
pratique qui se généralise alors. Sous Alexis Ier, cette étape n'est pas
franchie, mais il semble que les innovations vont dans ce sens.
La notion d'impôt, par exemple, semble parfois moins nette qu'à
l'époque précédente, peut-être parce que pour l'État le revenu de l'impôt foncier
est désormais moins important que celui des redevances des parèques
installés sur les domaines du fisc. Comme on l'a vu à propos de la
confiscation de biens d'Iviron, l'impôt foncier n'est plus fonction de la terre
détenue, mais, au contraire, la terre qui est attribuée est fonction de l'impôt
qui est dû: l'impôt foncier est, dans ce cas du moins, considéré comme
signe de la propriété plutôt que comme somme de pièces d'or à verser. Par
ailleurs, la distinction, nette auparavant, entre impôt et redevance, tend à
comme un fait inquiétant par les dimensions qu'il prenait, fut un expédient :
le moyen pour Alexis Ier, dans une situation militaire et financière difficile,
de s'assurer ou de récompenser des fidélités. A l'arrière-plan de cette
politique, on trouve non pas une soudaine féodalisation de l'Empire
d'Orient, mais plutôt cette conception, que nous avons vu s'affirmer peu à
peu, de l'Empire comme juxtaposition de domaines produisant des revenus
que l'on peut distribuer.
1) Le domaine d'Iviron.
Le préambule du chrysobulle délivré par Michel VIII à Iviron en 1259
expose que le monastère est au bord de la ruine36; des pirates italiens l'ont
pillé et ont dispersé ses chrysobulles. Les moines ont prié l'empereur de
confirmer leurs droits sur le peu de biens qui leur reste. Mais, si le
chrysobulle de Nicéphore Botaniate de 1079 nous a semblé faire allusion à
une crise réelle, on sera ici plus sceptique. Car la liste des biens que le
monastère possède effectivement en 1259 montre que, malgré quelques
abandons, la fortune foncière du monastère est alors à peu près ce qu'elle
était au début du XIIe siècle : manquent quelques domaines en Chalcidique
orientale, peut-être 800 ha37. La liste enregistre une acquisition récente : le
3) Iviron et l'État.
Tout n'est pas clair, dans cette lente transformation des institutions
financières et fiscales de l'Empire. L'évolution des techniques fiscales, celle
des finances de l'État, le changement de statut de la paysannerie, les
progrès de la grande propriété sont des phénomènes étroitement liés, que
l'on ne peut décrire isolément: il y a moins lieu de chercher où sont les
causes et où sont les effets, qui furent les gagnants et qui furent les
perdants, que de tenter de discerner ce qui a changé, entre le Xe et le XIIIe
siècles.
Depuis longtemps il existait de grandes propriétés, et en particulier de
grands monastères dont les domaines étaient cultivés par des parèques. On
ne voit pas que les principes de gestion de ces domaines aient changé, ni le
rapport entre des grands propriétaires et l'État d'une part, les paysans
d'autre part. Mais le nombre de ces grands domaines s'accroît entre le Xe et
le XIIIe siècles, et ils semblent de mieux en mieux cultivés.
La condition des paysans a changé plus en apparence qu'en réalité.
Beaucoup ont perdu l'initiative juridique et économique que leur
permettait l'institution communale, la plupart d'entre eux ont perdu le prestige qui
s'attache à la propriété, même petite. Il n'est pas sûr qu'ils aient gagné en
échange une protection accrue contre toutes les formes d'insécurité; mais
on ne voit pas que leur situation matérielle, ni personnelle, se soit dégradée.
Ce qui change, c'est qu'ils sont plus nombreux au XIIIe siècle qu'au Xe.
Dans l'État, ce qui change le plus visiblement, ce sont les techniques
fiscales, l'organisation des finances, les moyens de paiement : on est passé
d'un système fondé, pour l'essentiel, sur des caisses centrales alimentées
par l'impôt versé par les communes, servant à rétribuer les serviteurs de
l'État sous forme de pensions ou de soldes, à un système fondé, pour
l'essentiel, sur le service direct à ces serviteurs d'une rente fiscale assise sur
un domaine foncier, disons d'un système de fiscalité communale à un
système de rente domaniale. Ce changement est important, mais il n'a pas
eu les implications féodales que l'on a dites. La crise de l'État au XIIe siècle
devra sans doute être attentivement analysée, mais une fois restauré, sous
Michel VIII Paléologue, l'État ne semble pas avoir changé de nature. Il n'a
d'ailleurs jamais renoncé au monopole de l'administration, ni à celui de la
justice, ni au contrôle des terres du fisc.