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THÈSE

Pour l'obtention du grade de


DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE POITIERS
UFR de sciences humaines et arts
Laboratoire Métaphysiques allemandes et philosophie pratique (Poitiers)
(Diplôme National - Arrêté du 25 mai 2016)

École doctorale : Lettres, pensée, arts et histoire - LPAH (Poitiers)


Secteur de recherche : Philosophie

Présentée par :
Valérie Bettelheim

Liberté et nécessité chez Plotin : l'enjeu antéphénoménal

Directeur(s) de Thèse :
Sylvain Roux

Soutenue le 12 décembre 2018 devant le jury

Jury :

Président Pierre Caye Directeur de recherches CNRS - Centre Jean Pépin

Rapporteur Pierre Caye Directeur de recherches CNRS - Centre Jean Pépin

Rapporteur Jérôme Laurent Professeur - Université de Caen

Membre Sylvain Roux Professeur - Université de Poitiers

Membre Luc Brisson Directeur de recherches CNRS - Centre Jean Pépin

Membre Alexandra Michalewski Chargée de recherches CNRS - Centre Léon Robin

Pour citer cette thèse :


Valérie Bettelheim. Liberté et nécessité chez Plotin : l'enjeu antéphénoménal [En ligne]. Thèse Philosophie.
Poitiers: Université de Poitiers, 2018. Disponible sur Internet <http://theses.univ-poitiers.fr>
VALERIE BETTELHEIM

LIBERTÉ ET NÉCESSITÉ CHEZ PLOTIN :


L’ENJEU ANTÉPHÉNOMÉNAL

THÈSE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE SOUS LA DIRECTION DE SYLVAIN ROUX

UNIVERSITÉ DE POITIERS DÉCEMBRE 2018

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VALERIE BETTELHEIM

LIBERTÉ ET NÉCESSITÉ CHEZ PLOTIN :


L’ENJEU ANTÉPHÉNOMÉNAL

THÈSE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE SOUS LA DIRECTION DE SYLVAIN ROUX

UNIVERSITÉ DE POITIERS DÉCEMBRE 2018

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4
Remerciements

Sans eux rien n’aurait été possible.

Cette étude n’aurait pu voir le jour sans Sylvain Roux qui a accepté de diriger ma recherche et
qui l’a accompagnée à chacune de ses étapes. Qu’il en soit remercié.
Je voudrais remercier particulièrement Pierre Caye, dont la pensée n’a cessé d’éclairer et
d’aiguiser la mienne, et dont la lecture autant que le regard m’ont été on ne peut plus
précieux.

Merci également à David Miège, journaliste et artiste de talent, qui a inspiré et soutenu la fin
de ce mémoire par sa pensée et sa présence.
Merci aussi à Raphaël Greffe qui a permis que je m’engage dans ce labeur alors que je
travaillais à l’université Paris Descartes.
Enfin, je dois ma découverte et mon amour de Plotin, il y a fort longtemps, à deux hommes :
Edmond Bettelheim, mon père, professeur de philosophie et d’économie dans le secondaire,
dont la disparition quand j’étais étudiante, signa l’arrêt brutal de mon parcours dont la finalité
devait être la recherche et l’enseignement - tant il est vrai qu’il m’a donné le goût de la
connaissance ; et Jean-Louis Chrétien, dont l’enseignement ne cesse d’habiter mon esprit.
Merci infiniment à eux.
Merci à Victoire Lazzaro, ma fille, petite graine de philosophe, dont la justesse des questions
et l’intérêt me furent un grand soutien.

5
6
À Edmond Bettelheim Ἐκεĩ (Là-bas),
À Victoire Lazzaro ἐνταũθα (ici),

7
8
Introduction

Comme ils sont innombrables, multiples, les uns si fins et presqu’invisibles qu’ils semblent
déjà prêts à se rompre au moindre vent contraire, les autres plus forts, plus brillants, comme
autant de promesses de vies heureuses, les fils de nos destinées. Entre les doigts divins des
filles d’Anankè, la Nécessité – Atropos, la Naissance, Clotho, l’Accouplement, et Lachesis, la
Mort - qui tournent, impassibles, l’immense fuseau de l’univers grevé des huit cercles
planétaires en guise de pesons, et dans une musique céleste qui exprime l’harmonie
cosmique, ils dansent, s’élancent, se séparent, se définissent en autant de vies uniques, celles
que nos âmes ont choisies.

La liberté, en cet instant crucial et essentiel, tout entière rassemblée dans le choix, est déjà
lourde de son inhérent corollaire, la responsabilité : « c’est là le moment critique pour
l’homme », nous dit Platon dans le mythe d’Er1 et même, au plus près des mots : « c’est là que

réside tout l’enjeu pour l’homme (ὁ πᾶ ς κί νδυνος ἀ νθρώπῳ) ». Entrer dans la vie c’est agir,

c’est choisir, et c’est aussi pour l’âme, se déterminer au sein de l’être, dans ce mouvement
continu et infini du cosmos que dessine le geste des Moires fileuses : c’est prendre place,
prendre sa place, celle qui tremble comme une lueur lointaine ou brille comme une trompeuse
image en cet instant toujours solennel du choix – car chez Plotin, cet instant est chaque
instant. Chaque instant peut être chute ou remontée, chaque instant est liberté, chaque

1
Platon, République, X, 618b, traduction Georges Leroux, Paris, GF-Flammarion, 2004.

9
instant est mien car l’Ame est principe et a rang d’hypostase. A chaque instant il m’appartient
d’agir. A chaque instant est le danger, celui de l’égarement dans un stade ontologique
inférieur – même et surtout pour l’âme animée du besoin de procéder toujours plus avant,
simplement parce qu’il est dans la nature de toute hypostase d’illuminer ce qui lui est
inférieur, de donner ce qu’elle a, de rayonner plus bas qu’elle. Et qu’à trop se pencher, l’âme
peut choir vers la matière, obnubilée, attirée par l’extériorité, diffractée soudain dans son
reflet : « devenue une partie, elle s’isole, s’affaiblit, s’affaire, porte ses regards vers la partie
(…) »2

Mais chaque instant est aussi le garant d’un retour vers l’originel éclat, la possibilité de
rompre l’exil en ce monde, de s’arracher au poids de la nécessité qui me leste depuis mon
incarnation – et peut-être même ontologiquement parlant, avant, car l’intelligible, l’être lui-
même n’est-il pas chez Plotin, lui aussi chargé de pesanteur ? Chaque instant est liberté parce
qu’en lui réside depuis et pour toujours, le laisser-être de l’Un3 auquel je demeure suspendu,
quels que soient mes actes, quels que fussent mes choix d’hier. Et parce que l’Un est au-delà
du nombre, mais aussi du temps, parce que remonter vers lui c’est toujours s’alléger, retirer
du poids, convertir la masse en énergie, demeure toujours possible le choix de me rassembler,
de m’unifier. Ce phénomène, telle la fusion nucléaire en physique quantique, est au cœur de
toute lecture plotinienne, il œuvre à même l’âme. « Ce moment expérientiel et présentiel de
la pensée de Plotin est constant : il est lié à la mobilité même de l’âme », nous dit Jean-Louis
Chrétien 4, précisant qu’il s’agit ici d’un « art philosophique », « c’est-à-dire une stricte

2
Traité 6 (IV, 8) 4, 15, traduction Laurent Lavaud, sous la direction de Luc Brisson, GF, 2002.
3
Par « laisser être », nous entendons ici le terme de Plotin lui-même, dans le traité 38 (VI, 7), chapitre 42, 7-8 :
« Car c’est ainsi que tu laisseras chaque chose être ce qu’elle est(…) », l’Un laissant se tenir après lui la réalité qui
lui est la plus proche, l’Intellect. Dans ce passage, Plotin indique la « suspension » des êtres à l’Un qui les laisse
être ce qu’ils sont, autrement dit la puissance auto-constitutive de l’Un qui permet à l’Etre d’advenir. C’est ainsi
que l’âme a la possibilité de s’élever du sensible à l’intelligible, et par-delà jusqu’au Premier, grâce à la mobilité,
à la mouvance de son statut d’hypostase, qui lui permet d’ « être » véritablement elle-même, de se constituer
selon sa raison, sa finalité – et de ne pas être prisonnière du sensible. Nous distinguons donc cette notion de
« laisser-être » de celle qu’utilisera Heidegger (malgré l’écho qu’elle porte en effet sur la phénoménologie
jusqu’aujourd’hui et que nous tenterons aussi de recueillir et de rendre tout en la spécifiant) : c’est la présence-
au-monde de l’homme, événement qui en quelque sorte se comprend, qui fonde toutes choses dans leur être
chez Heidegger, qui les fait apparaître, les dévoile, les « laisse être » (sein-lassen). Chez Plotin, le laisser-être est
le propre de l’Un, de son irrémédiable et radicale différence, de sa puissance qui « donne ce qu’il n’a pas »,
produit ce qu’il n’est pas, et précède nécessairement l’acte (de l’existence effective de toutes choses qui viennent
de lui), comme en témoigne le traité 49. Cet espace infini laissé à l’être, permettant à l’être d’être ce qu’il est,
autre que l’Un, est chez Plotin la procession, le déploiement à la fois libre et nécessaire de l’être que nous
interrogerons dans cette étude.
4
Jean-Louis Chrétien, Plotin en mouvement, Archives de philosophie, Centre Sèvres, 2001, p.254.

10
indication de méthode ». Aussi, bien plus qu’une conventionnelle « conversion » de l’âme vers
son origine, s’agit-il d’un phénomène qui a lieu jusque dans la méditation elle-même. Ici et
maintenant, expérimentalement, Plotin suit la descente de l’âme, son risque de dispersion
dans le multiple – ou sa fusion dans l’Un qui déterminera son unité : et c’est notre liberté qui
expire, alourdie, dispersée, absorbée par le poids de la matière qui l’attire, ou soudain qui
respire, légère, ouverte sur l’éternité, convertie en une énergie nouvelle au contact de l’Un
par sa « merveilleuse puissance »5.

Ainsi résonne le célèbre début du traité 6 où Plotin décrit l’éveil de l’âme à l’intelligible et à
elle-même qui permet d’atteindre « le repos dans le divin » : à partir de là, il nous convie à
l’expérience de la descente, pour mieux comprendre le phénomène en cause :

« Souvent, lorsque je m’éveille à moi-même en sortant de mon corps, et qu’à l’écart


des autres choses je rentre à l’intérieur de moi, je vois une beauté d’une force
admirable, et j’ai alors la pleine assurance que c’est là un sort supérieur à tout autre :
je mène la meilleure des vies, devenu identique au divin, installé en lui, parvenu à cette
activité supérieure en m’étant établi au-dessus de tout le reste de l’intelligible. Après
ce repos dans le divin, quand je suis redescendu de l’Intellect vers le raisonnement, je
suis embarrassé pour savoir comment cette descente a lieu, alors et maintenant, et
comment mon âme a pu se trouver à l’intérieur de mon corps, si elle est bien en elle-
même telle qu’elle a pu se manifester, quoi qu’elle soit dans un corps. »6

Les fondations

§ 1- Au commencement : l’événement de la lecture

Le problème est posé, la question lancée, dans l’expérience que notre âme va tenter, dans
l’actualité de la lecture même. Il en va de même dans le traité 45 Sur l’éternité et le temps. Le
cinquième chapitre appelle non plus à discourir sur ce qu’est l’éternité mais à la « voir »
((ὁρᾶν)7 concrètement par une contemplation qui est aussi une course vers la découverte de
soi, de la part d’éternité en nous, qui est toujours à saisir maintenant. Puis, à rebours de cette
expérience ascensionnelle et focale, Plotin propose l’expérience inverse, celle d’une descente
vers la temporalité, auquel il soumet le discours philosophique pour mieux rendre la descente
de l’âme d’où naît en effet le temps. « Pour chercher ce qu’est le temps, il nous faut donc

5
Traité 33 (II, 9), 8, 26-27, traduction Richard Dufour, GF, 2006.
6
Traité 6, (IV, 8), 1, 1-11, op.cit.
7
Traité 45 (III, 7), 5, 1-3, GF, 2009.

11
descendre de l’éternité pour aller vers le temps. Tout à l’heure en effet, nous sommes allés
vers le haut, alors que maintenant nous devons dans notre réflexion, aller vers le bas, mais
sans descendre jusqu’au fond, et en nous arrêtant là où le temps est descendu.»8

Ainsi ne peut-on parler de l’éternité sans tenter de l’atteindre, de s’élancer vers elle, ni
définir le temps sans l’accompagner dans sa chute. Jean-Louis Chrétien parle d’une
« chronogenèse »9 à laquelle est convié tout lecteur, où le temps soudain raconte son
jaillissement en une prosopopée au style indirect. Le temps se dit lui-même, ponctuant le récit
de la constitution du monde qui pourtant existe bien en-dehors de lui : « (…) l’âme, d’abord,
s’est temporalisée elle-même en produisant le temps au lieu de l’éternité. Puis elle a donné
au monde qu’elle a engendré d’être également soumis au temps, parce qu’elle a fait qu’il se
retrouvât tout entier dans le temps en inscrivant dans le temps toutes ses révolutions. »10 Plus
loin dans le traité 49 Sur les hypostases qui connaissent, l’écriture plotinienne, défiant les lois
physiques, ouvre le temps et l’espace, sans plus aucun référentiel : la vision unitive, loin d’être
une forme vide ou pleine, une durée infinie ou définie, se vit dans une présence totale, qui
est, ne commence ni ne finit ; elle se vit dans l’actualité mais aussi la puissance de l’âme enfin
touchant la puissance infinie, insaisissable, qui n’est plus une puissance ontologique et donc
plus de l’ordre d’une surabondance de l’être, mais au contraire d’une mesure, de la mesure
suprême (μἐτρον), sans laquelle aucun être, aucune réalité ne peut se stabiliser, se définir. Et
soudain, de cette même façon dont s’est constitué le monde intelligible et l’éternité, lorsque
l’Intellect « s’élance vers lui, non pas comme Intellect, mais comme vision qui n’a pas encore
vu, et quand cette vision cesse, elle possède ce qu’elle a elle-même rendu multiple »11,
soudain par ce regard plénier, nous voyons au-devant de nous-même, nous sommes
contemporains de notre propre définition, nous la vivons en même temps que nous la lisons :
l’epistrophé (ἐπιστροφή) ouvre le véritable chemin de la liberté. Comme dans le traité 38, où
Plotin évoque l’autoconstitution de l’Intellect qui n’est pas encore lui-même, qui doit
s’arracher à sa propre informité, à son obscurité par son regard tourné vers la lumière
hénologique, toute insoutenable fût-elle, l’âme ne peut vraiment s’autodéterminer, se libérer
de ce qui l’empêche encore d’être elle-même, le poids, la gravité de l’être, qu’en se tournant

8
Traité 45 (III, 7), 7, 6-11,
9
J-L Chrétien, art.cit p. 255.
10
Traité 45 (III, 7), 11, 30-34, Op.cit.
11
Traité 49 (V, 3) 11, 5-6, traduction Francesco Fronterotta, GF, 2009.

12
vers l’Un. Et c’est ce regard seul qui libère l’âme de la dispersion, de la skédasis (ἡ σκέδασιϛ)
dans le multiple, de la perpétuelle menace d’une fragilité qu’elle porte nécessairement en elle
par sa forme processive et descensionnelle.

Ainsi, lire Plotin c’est d’abord faire une expérience, c’est dans l’acte même de la lecture,
être confronté à la possibilité incessante, éternelle, et constitutive de l’âme, qui est pour ainsi
dire son noyau même, non pas d’échapper à la nécessité, mais bien d’y répondre, tant et si
bien qu’alors apparaît une nouvelle forme de liberté : celle qui seule peut, par une conscience
de soi désormais ouverte, dessillée à la lumière de l’Ineffable, se saisir comme sa propre
occasion, kairos (καιρός), dans ce contact avec l’Un qui n’est pas, n’est déjà plus, ne peut être
non plus synonyme d’événement pour l’âme. Lire Plotin, c’est « fuir » l’événementiel pour
aller, par-delà l’essence, par-delà toutes substances, par-delà l’intentionnalité de la
conscience elle-même, à la découverte d’une constante, survenue « soudain »12. Quelques
lignes peu connues de Husserl, qui sont d’ailleurs un cours sur Plotin13, nous permettent en
effet d’orienter ces questions vers une transmutation de la conscience en l’Un, qui cependant,
loin de marquer sa dissolution, signe plutôt son autoconstitution atemporelle.

Dès lors, en quoi l’architecture plotinienne, par les enjeux phénoménologiques qu’elle
soulève, et par la différence hénologique14 qui trace et prolonge le geste inaugural de la

12
Traité 32 (V,5), 3, 13 et 7, 33-34, traité 38 (VI, 7), 34, 13, traité 36, 18-19, traité 49 (V, 3), 17, 28-29. L’adverbe
« exaiphnès » (έξαίφνηϛ), « soudain », renvoie au Banquet 210 e4 où le beau apparaît soudainement au terme
du cheminement d’Eros : « Celui qu’on aura guidé jusqu’ici sur le chemin de l’amour, après avoir contemplé les
belles choses dans une gradation régulière, arrivant au terme suprême, verra soudain une beauté d’une nature
merveilleuse, celle-là même Socrate, qui était le but de de tous ses travaux antérieurs, beauté éternelle qui ne
connaît ni la naissance ni la mort […] » (Traduction Emile Chambry, 1964, GF). L’exaiphnès rappelle aussi la
définition de l’instant du Parménide 156 d-e : « L’instant ; car l’instant semble signifier quelque chose comme le
point de départ d’un changement dans les deux directions. […] mais il y a cette étrange entité de l’instant qui se
place entre le mouvement et le repos, sans être dans aucun temps, et c’est là que vient, et de là que part le
changement, soit du mouvement au repos, soit du repos au mouvement. » (Traduction Emile Chambry, 1967,
GF).
13
Husserl, Philosophie première, Appendice VIII, « Notes pour l’étude de Plotin », traduction de P. –J. About dans
« Husserl lecteur de Plotin », in Néoplatinisme, Mélanges offerts à Jean Trouillard, Les cahiers de Fontenay, n°19-
22, ENS Fontenay, mars 1991. (Texte original de Husserl : Erste Philosophie (1923-24) Erster Teil : Kritische
Ideengeschichte, La Haye, Martinus Nijhoff, 1956).
14
Nous entendrons la « différence hénologique » comme une possible réponse à la différence ontologique de
Heidegger, voire comme son dépassement : si pour Heidegger l’être comme tel, en tant qu’être, excède toujours
l’étantité de l’étant (de la chose qui est), n’est-ce pas justement parce qu’il est « suspendu » à l’Un ? La différence
ontologique trouve son sens et sa raison dans une différence hénologique qui peut se révéler, dans un contexte
contemporain, tant philosophique qu’existentiel, synonyme de renouvellement, de persistance en soi corollaire
d’une durabilité. Citons Hervé Pasqua dans « Henôsis » et « Ereignis », Contribution à une interprétation
plotinienne de l’Etre heideggerien, Revue philosophique de Louvain, Quatrième série, tome 100, n°4, 2002, p.
682, qui signale, à la suite de Jean-Marc Narbonne : « la philosophie de Plotin s’écarte du modèle onto-
théologique critiqué par Heidegger ». En cela, la maintenance de l’Un plotinien en-dehors du temps et de

13
première hypothèse du Parménide, se maintient-elle à l’épreuve du temps, répondant,
dépassant les ontologies antiques, traversant les pensées modernes et contemporaines ? En
rendant compte de l’entropie de l’être, en cherchant une mesure métaphysique, c’est
résolument ici et maintenant que se maintient la pensée plotinienne : peut-être parce qu’elle
a su poser les limites intrinsèques de toutes recherches scientifiques liées à la fragilité, mais
aussi à la complexité et à la puissance de l’être lui-même – et c’est cet intime paradoxe, qui
rend au mieux la vie, que Plotin a dit et qui rend sa pensée plus que jamais, aujourd’hui,
vivante. Loin d’une parole que frapperait d’aphasie toute véritable connaissance, s’élance l’
« audace »15 du philosophe (tolma), dont la pensée ne craint pas de prendre son « essor »16
jusqu’aux réalités intelligibles, et même au-delà de l’être. Jérôme Laurent exprime cette
ambivalence parfaitement :

« D’une certaine façon, tout est aporétique pour Plotin. Entendez par là : notre langage
où se déploie notre activité de philosophe est intrinsèquement inadéquat aux trois
quarts de la réalité ; […] l’Un, au-delà de l’être, est par nature ineffable, l’être intelligible,
qui vit d’une pensée intuitive et parfaite est au-delà de la discursivité, la matière enfin,
incorporelle et proche du néant, échappe à la rationalité. […]Or, « ce qu’on ne peut
dire », Plotin ne l’a pas tu, il a cherché en revanche inlassablement à le formuler, à le
penser et à le faire penser. »17

Car si la pensée discursive sépare, distingue, coupe, divise ou multiplie, et se faisant s’écarte
toujours de l’unité fondamentale c’est pour mieux dire ce qui est, la substance des choses...
L’acte de penser n’est certes déjà plus « l’acte de voir »18, il divise l’indivis, mais ce faisant il
produit, génère, fait être, suivant la procession plotinienne : autrement dit, toute pensée,
toute science, toute philosophie, en mettant à jour l’être, en le révélant, s’arrache
nécessairement à l’indivision qui règne dans l’intelligible et qui est trace de l’Un, elle signe la
temporalité et la spatialité – lourde d’une gestation qui n’a de cesse de produire,
conformément à l’ordre naturel. Impuissant à rendre ce qui est hors de tous repères
conceptuels, l’Intellect porte en lui la multiplicité de l’être, que Plotin appelle « un et

l’espace, que nous interrogerons, pourrait être une réponse à la béance ouverte dans la métaphysique par l’Etre
qui se dévoile avec le Temps dans l’événement : la différence hénologique c’est ce qui est radicalement non
événementiel, ce qui permet l’événement, mais aussi sa nouveauté et son unicité continuelles.
15
Traité 39 (VI, 8), 1, 8, Traduction Laurent Lavaud, GF, 2007.
16
Ibid., 19, ligne 1. Le verbe anakinetheis (ἀνακινηθεὶς) : faire un mouvement vers le haut.
17
Jérôme Laurent, L’éclair dans la nuit, Les Editions de la transparence, 2011, p.20-21.
18
Traité 38 (VI, 7) 35, 30-31, Traduction Francesco Fronterotta, GF, 2007.

14
plusieurs »19 (heis kai polloi) en référence au Parménide 20, et même « un-plusieurs » (hen
polla)21. Entendons par là que l’altérité22 qui vient après l’Un, engendre la multiplicité, le
nombre, et la matière intelligible, et c’est pourquoi l’intellect (l’être, la vie) appartient déjà au
multiple et ne peut l’exprimer que par le nombre, la division, ou la multiplication, l’addition
ou la soustraction 23. L’être ne se saisit que dans la dyade définie, autrement dit l’Intellect dans
son regard vers l’Un qui aussitôt se fait production, surabondance, parce qu’il contient toutes
les formes, tous les nombres, tous les étants. Mais à la fois, l’Intellect est la mesure de l’illimité,
comme en témoigne le traité 34 : le nombre étant le principe de développement fini qui
participe en l’être à l’engendrement des êtres, il permet à la multiplicité de « rebrousser
chemin et trouver son repos »24, autrement dit de ne se manifester toujours que dans et par
un nombre déterminé. Ainsi l’unité de l’intelligible admet la multiplicité des formes, l’altérité,
la différence, la vie et l’intellection, car « il faut que toutes les choses vivent sous tous les
modes possibles »25, nous rappelle Plotin : cet acte de l’Intellect, générateur du vivant, mais
aussi de la pensée, de l’individu, « division » (diairounti)26dont le résultat final est une forme
intelligible qui ne peut plus être divisée, est aussi, rappelons-le, le modèle de la démarche
dialectique platonicienne. Et d’utiliser dans le traité 5 cette formule toujours troublante dans
son infime et précise saisie de la subtile complexité de l’être qui est « d’une certaine façon »
mais aussi « d’une autre » :

19
Traité 6 (IV, 8), 3, 10, Op. cit. : ici Plotin emploie « un et plusieurs » pour désigner l’Intellect, mais par la suite,
comme on le voit, c’est plutôt à l’Ame qu’il attribue cette expression, l’Intellect étant désigné comme « un-
plusieurs ».
20
Platon, le Parménide, 155 e5, traduction Luc Brisson, GF-Flammarion, Paris, 1994.
21
Traité 10 (V, 1) 8, 25 ; Traité 38 (VI, 7), 14, 12, Op.cit.
22
Traité 38 (VI, 7), 13, 51-55, Op.cit : « L’intellect est aussi les autres choses, de sorte qu’il est tout. S’il est, il est
tout, et s’il n’est pas tout, il n’est pas. S’il est tout, et qu’il est tout parce qu’il est toutes choses, et s’il n’y a rien
qui ne contribue à ce qu’il soit toutes les choses, alors il n’y aura rien de lui qui ne soit pas autre, de sorte que,
comme autre, il contribue à la totalité. »
23
Le mouvement, la pensée, la multiplicité des formes, se situent chez Plotin dans l’Intellect, tandis qu’il faut
situer ce qui est absolument simple au-delà de l’Intellect et de la pensée : le Bien ne saurait penser ni se penser
lui-même, étant Un, vu que toute pensée est pensée de quelque chose : «Car s’il se met à penser, il devient
multiple, intelligent, sujet qui pense et en mouvement, et tout ce qui est propre à l’Intellect. De plus, il convient
de prendre en considération ceci, que nous avons déjà dit ailleurs : toute pensée, si elle doit être pensée, doit
être quelque chose de varié (poikilon), alors que ce qui est simple et partout le même, comme un mouvement,
s’il y en avait un qui était comme une sorte de toucher, n’a rien d’intellectuel. » Traité 38 (VI, 7), 39, 15-20 : Le
propre de ce qui est « intellectuel » est d’être plus qu’un, car la puissance de la pensée est l’engendrement du
réel, autrement dit du multiple et varié.
24
Traité 34 (VI, 6), 3, 9, Traduction de Luc Brisson, GF, 2006.
25
Traité 38 (VI, 7), 13, 15.
26
Ibid., ligne 44, et chapitre 14, ligne 18 : diairesis (διαίρεσις).

15
« l’Intellect est toutes choses ensemble, et en même temps ne l’est pas, car chacune
d’entre elles est une puissance particulière. L’Intellect dans son ensemble les comprend
comme un genre comprend les espèces, ou comme un tout comprend ses parties. Les
puissances des semences donnent une illustration de ce que nous venons de dire : dans
la semence entière, en effet, les parties ne sont pas distinctes, et les raisons y sont en
quelque sorte, concentrées. »27

Dans ce passage, d’ailleurs, pour mieux rendre l’ambiguïté de la relation des intelligibles
entre eux, à la fois relation d’unité et de distinction, Plotin évoque la connaissance et ses
parties, autrement dit les sciences, qui nécessairement distinguent et organisent le réel.28
Ainsi la pensée ne sera jamais que le deuxième acte dans la théorie plotinienne des deux actes,
non pas la brûlure et la lumière fontale du feu, mais la chaleur qui en émane, chaleur des feux
multiples, des lumières qu’allument les sciences dans la nuit du devenir (rappelons tout de
suite que l’expression « en puissance » appliquée à l’Intellect, n’est pas exclusive d’être « en
acte », car l’Intellect total est en acte autant que ses parties, mais d’une autre façon ; elle
signifie, contrairement à la définition aristotélicienne des concepts, l’articulation entre deux
manières d’être en acte, celle d’une unité et celle des parties qui la composent).

« Mais puisqu’il faut penser que ce qui est, est antérieur à l’Intellect, on doit poser que
les choses qui sont se trouvent dans ce qui pense, et que l’acte et l’intellection relèvent
des choses qui sont – tout comme l’acte du feu relève d’emblée du feu – afin qu’elles
aient en elles-mêmes l’Intellect dans son unité, comme leur acte propre. Mais ce qui est
aussi est un acte : l’acte de ce qui est et l’acte de l’Intellect sont un seul et même acte,
ou plutôt, ils sont tous deux une seule et même chose. Ce qui est et l’Intellect ainsi défini
ne font qu’un : de la sorte, les intellections sont la Forme et la figure de ce qui est, c’est-
à-dire son acte. Nous, pourtant, nous les pensons l’un avant l’autre, en le séparant. Car
notre intellect qui sépare est différent de cet Intellect indivisible qui ne sépare pas, qui
est ce qui est, et qui est toutes choses. »29

On le voit, la dualité inhérente à l’intellection du noûs n’est pas exclusive de toute forme
d’unité, car en pensant l’être intelligible, l’Intellect ne saisit pas une réalité extérieure, mais
lui-même, et dans cette mesure il reste aussi un. Par contre, la pensée en l’âme marque une
nouvelle dénivellation, tout objet appréhendé par l’âme, qu’il soit sensible ou intelligible étant
pensé comme une réalité autre qu’elle-même. Face à l’équilibre parfait entre altérité et

27
Traité 5 (V, 9), 6, 7-9, traduction Francesco Fronterotta, GF, 2002.
28
Traité 5 (V,9), 6, 5- 6 : « En effet, bien que l’âme possède en elle-même plusieurs sciences ensemble, elle ne
comporte pourtant aucune confusion. Chacune d’entre elles accomplit la tâche qui lui est propre(…) ».
29
Traité 5 (V, 9), 8, 10-22.

16
identité qu’est la pensée de l’Intellect, s’ouvre en l’âme une scission entre le sujet qui pense
et l’objet pensé : dès lors le discours sur l’être que nous tenons s’éloigne encore davantage de
l’Etre, ne pouvant se tenir qu’ici, maintenant, au cœur d’une temporalité et d’une spatialité
qui le grèvent :

« Est-ce que cet Esprit voit alternativement tantôt les unes, tantôt les autres choses ?
Ne faut-il pas répondre que non ? C’est seulement le discours d’enseignement qui
présente ces choses comme si elles étaient dans le devenir (ὁ δὲ λόγος διδάσκων
γινόμενα ποιεῖ). En fait, l’Esprit possède toujours l’acte de penser, et toujours aussi
l’acte qui n’est pas acte de penser, mais de voir le Bien d’une autre manière que le
penser. »30

§2- Mythos et logos, la gravité plotinienne

Nécessairement analytique et générative est dès lors toute connaissance, déjà pâlie par
l’ombre d’un ordre inférieur qu’elle ne peut cependant qu’éclairer autant qu’il lui est possible.
Et c’est ici le poids d’une nécessité cosmogonique, mais aussi physique, phénoménologique,
métaphysique, qui soudain paraît au-dedans même de l’acte noétique.31 Poids que préfigure,
que symbolise l’image platonicienne du divin peson qui leste et aide au mouvement du fuseau
d’Ananké : les huit cercles planétaires, liés par une colonne de lumière, la voie lactée,
impriment le marque de la nécessité, qu’elle soit à comprendre au premier degré dans
l’influence des astres sur les choses terrestres dans nos destinées, ou à saisir comme le
système ontologique lui-même, émanant de l’axiome plotinien « l’Un donne ce qu’il n’a
pas. » : l’Un imprime à l’être tout ce qu’il n’a pas, tout ce qu’il n’est pas, à savoir les lois-mêmes
de l’univers, le temps, l’espace, tous les référentiels possiblement saisissables par la
connaissance, mais qui font à jamais toutes connaissances en-deçà de lui, parce que grevées
du poids de l’existence.

Car chez Plotin, le mythe et le logos sommes toutes, ne sont que deux expressions d’une
même réalité, « ils relèvent tous deux du régime commun de la temporalité et de la

30
Traité 38 (VI, 7), 35, 27-31, traduction J-L. Chrétien, article cité. Nous avons choisi cette traduction parce qu’elle
permet de mieux différencier l’Intellect en tant que tel de l’intellect produisant le discours, celui que l’âme exerce
dans le raisonnement.
31
Voir la note 68 du traité 5 : Fronterotta précise que « c’est donc parce que nous pensons par distinction et
selon le temps (en posant ainsi un « avant » et un « après ») que nous séparons ce qui se trouve compris dans
l’unité de l’Intellect, en soulevant ainsi le problème de l’antériorité et de la postériorité réciproques de l’Intellect,
de l’intelligible et de l’intellection. »

17
discursivité qui est celui de l’âme humaine », rappelle Jean-Louis Chrétien dans une très belle
formule32. Sur cette même question, Jean Pépin a aussi montré que « c’est à sa structure
foncièrement temporelle que le mythe doit être un précieux instrument d’analyse et
d’enseignement. »33 Joachim Lacrosse, quant à lui, perçoit clairement une « connaturalité »
entre le mythe et le discours (logos) qui implique en effet des causes, des rangs, autrement
dit un ordre d’engendrement des réalités. La texture narrative du mythe constitue une
première étape que la pensée philosophique « sublime » dans un mouvement dialectique :
« l’originalité [de Plotin par rapport à Platon] consiste à y voir [dans les mythes] aussi et
surtout une teneur de sens que l’on pourrait qualifier de dialectique »34. Car la temporalité de
la narration généalogique du mythe donne au philosophe capable d’en intelliger le sens (tôi
noesanti), une passerelle directe vers la métaphysique grâce au rassemblement noétique
(sunarein) produit par la pensée discursive. Ainsi le chapitre 5 du traité 50 définit-il le mythe
comme une propédeutique à une science de l’être, pour qui sait en percevoir la portée
allégorique35 .

« Il faut bien que les mythes, s’ils doivent vraiment être des mythes, à la fois morcellent
en différents moments ce qu’ils disent, et dissocient les uns des autres de nombreux
éléments appartenant à des êtres, qui, tout en étant ensemble, sont distants par le rang
ou par la puissance ; d’ailleurs, même les discours rationnels inventent aussi des
naissances pour les êtres inengendrés, et ils dissocient également les êtres qui
coexistent. Ce n’est qu’après avoir enseigné, sur le mode qui est en leur pouvoir, qu’ils
laissent celui qui a désormais compris associer de nouveau ces éléments. »36

Ainsi, comme le mythe qui présente autant de figures, la pensée discursive, fait-elle devenir
l’éternel, elle pose et énonce l’un après l’autre, l’un hors de l’autre, l’un corrélativement ou
contrairement à l’autre, ce qui fondamentalement est ensemble. C’est en formulant l’Etre
indivisible que celui-ci se disloque, se sépare, se fragmente en phénomènes, suivant en cela

32
J-L Chrétien, art. cit, p. 253.
33
Jean Pépin, Mythe et allégorie, « Le temps et le mythe », Etudes augustiniennes, Paris, 1976, p.503-516.
34
Joachim Lacrosse, « Temps et mythe chez Plotin » dans Revue Philosophique de Louvain, Quatrième série, tome
101, n°2, 2003, p. 271.
35
J-M. Flamand explicite ce lien entre mythe et pensée discursive : « Les mythes ont pour fonction de donner un
accès plus facile aux vérités de la philosophie : ils procèdent donc à une temporalisation et à des
individualisations artificielles. C’est ainsi que les différentes étapes d’un récit mythique servent à exposer des
processus de genèse qu’il faut en réalité concevoir comme atemporels ; c’est ainsi également que des distinctions
qui ne sont que de rang ou de puissances, au sein d’une réalité unitaire, seront illustrés par des personnages
mythiques bien distincts. » (Note 175 de sa traduction du traité 50, GF, 2009).
36
Traité 50 (III, 5), 9, 24-29, traduction J-M. Flamand, GF, 2009.

18
la dyade définie, provenue de la dyade indéfinie qu’est la matière intelligible. « C’est en vue
de l’enseignement que le discours situe tous ces processus dans le devenir. »37

Aussi apparaissent en filigrane, comme dessinées, prêtes au découpage et au remplissage


de la pensée, les figures des mythes, dévoilant, annonçant les concepts. Nous distinguons la
pesanteur, la gravité, dans le fuseau d’Ananké, avons-nous dit, qui suggère le champ
gravitationnel de l’être que l’intellect tentera d’ordonner autant qu’il le peut selon l’ordre
universel, pour recouvrer à sa mesure – c’est- à- dire nécessairement dégradée, amoindrie,
l’unité originelle. C’est également l’articulation ambiguë du concept de liberté, qui est déjà
manifeste, clairement saisissable dans le choix que font les âmes de leur existence, mais aussi
dans leur volontaire acceptation de l’existence, qui pour être tacite et conforme à
l’ordonnancement du monde, n’en est pas moins déjà un acte propre, parce que la mise en
œuvre de leur statut hypostatique.

§ 3- L’entrelac des concepts

Dès lors, comment départager, comment envisager des concepts que la pensée plotinienne
a imbriqués, rendus si indissociables qu’ils en deviennent parfois proches de l’identification
dans « l’entrelacement » organisationnel cher au philosophe ? Par exemple l’alternative entre
la nécessité comprise comme une contrainte extérieure et la liberté définie comme une
capacité de choix, l’expression d’une volonté propre, se dissout d’elle-même dans une
problématique où la nécessité coïncide avec la volonté d’adhérer à ce que l’on est par essence.
Si la liberté consiste à intégrer plus ou moins bien la nécessité, quelle est la part ou la marge
d’erreur, qu’impliquerait celle-ci, à la fois pour l’âme individuelle et pour l’être dans son
ensemble ? Comment concevoir dans le même temps la responsabilité, concept que ne fuit
pas pour autant Plotin, et auquel il confronte nombre de ses traités, allant jusqu’à parler de
« faute » (ἁμαρτία) pour l’âme repliée sur elle-même, pour ainsi dire engluée dans sa propre
existence ? Si la destinée de l’âme répond en fait à son statut ontologique autant qu’à sa
destination, est-elle régie pour autant par le destin ? Quelle sera la part de déterminabilité –

37
Traité 38 (VI, 7), 35, 29-30.

19
et non de déterminisme - d’une pensée qui réfute autant le gnosticisme que les théories
astrologiques, mais aussi le fatum des stoïciens, ou l’atomisme épicurien - parce qu’il suppose
l’absence de cause dans les phénomènes ? « Pousser à ce degré excessif la nécessité et le
destin ainsi compris, c’est par là même abolir le destin, l’enchaînement des causes et leur
entrelacement »38 répond Plotin dans son traité 3 Sur le Destin ; et plus loin : « il faut aussi
que chacun reste distinct, qu’il y ait des actions et des pensées à nous, et que les actions de
chacun, belles ou laides, viennent bien de chacun d’entre nous »39. En introduisant l’âme
humaine dans les réalités, Plotin n’esquisse-t-il pas déjà, la notion de « libre-arbitre » qui
apparaîtra chez Saint Augustin dans le De libero arbitrio, comme en témoignent les positions
récentes d’Alain Petit, de Jérôme Laurent et de Luc Brisson40 - ou du moins n’imprime-t-il pas
un élan décisif à l’émergence du concept de liberté en délimitant « ce qui est en notre
pouvoir », l’âme ayant son propre principe en elle-même, et non dans un principe extérieur
et immanent qui lie toutes choses entre elles comme le soutiennent les thèses stoïciennes ?
L’âme humaine étant principe de son acte, la liberté ne peut être assimilée à une simple
tendance ou au désir, ce qui la réduirait à la liberté d’un enfant-roi, d’un animal ou d’un fou41.
La liberté humaine, reflet qui tremble au cœur du monde sensible - de celle de l’Intellect, et
plus encore de la liberté première de l’Un, comme en témoigne le traité 39, n’est-elle pas

38
Traité 3 (III, 1), 4, 9-10, traduction Alain Petit, GF, 2002.
39
Ibid., lignes 25-26.
40
Traité 3 (III, 1) 7. Alain Petit traduit ainsi par « libre arbitre » en 7-8 le to par’hemôn (ce qui est en notre pouvoir)
et à la ligne 15 le to eph’emîn (ce qui dépend de nous). Les notes correspondantes précisent ainsi : note 64 p.
167 : « Le to par’hemôn ; littéralement « ce qui est en notre pouvoir », comme libre arbitre et fondement de la
responsabilité » ; note 66 p. 167 : « L’expression to eph’hemîn littéralement « ce qui dépend de nous » renvoie
toujours (comme le to par hemôn des lignes 7-8) à la notion de libre arbitre, que le stoïcisme tente de concilier à
l’existence du destin. ». La traduction d’Emile Bréhier des Belles Lettres quant à elle, plus vague, dit seulement
« la liberté ».
41
Traité 3 (III, 1), 7, 13-21 : « Et le fait que ce soit nous qui ayons ces tendances ne confèrera pas plus de réalité
à notre libre arbitre, s’il est vrai que ces tendances se produisent selon ces causes antécédentes. Et ce qui nous
revient en propre n’a pas plus de portée que ce qui revient en propre aux autres êtres vivants, aux tout petits
enfants, qui sont mus par des tendances aveugles, comme à ceux qui ont sombré dans la folie : eux aussi en effet
ont des tendances. Et, par Zeus, le feu aussi a des tendances, et c’est le cas de toutes choses asservies à leur
constitution, et qui se meuvent selon elle. » Voir également le traité 39 (VI, 8) 2, 1-9 : « cela que l’on nous impute
comme dépendant de nous, à quoi doit-on l’attribuer ? Soit en effet on l’attribue à la tendance et au désir, quelle
que soit sa nature par exemple, ce qui est accompli ou ce dont on s’abstient par colère, par désir physique ou
par un raisonnement sur ce qui nous est utile accompagné par un désir. Mais si c’est par colère et par désir
physique, nous accorderons aux enfants et aux animaux, la capacité d’accomplir quelque chose qui dépend d’eux,
ainsi qu’aux fous, aux gens qui sont hors d’eux-mêmes, à ceux qui sont sous l’emprise de drogues, ou dont l’esprit
est assailli d’images dont ils ne sont pas maîtres. »

20
plutôt à chercher dans la volonté, exercice-même de la raison en l’âme, autrement dit de sa
partie supérieure ?

« C’est pourquoi il faut examiner ces questions. Car en les traitant, nous nous
approchons déjà d’un discours sur les dieux. En résumé, nous avons attribué ce qui
dépend de nous à la volonté, et situé ensuite cette dernière dans la raison, puis dans la
raison droite […]. »42
Et quelques lignes plus loin :

« En faisant remonter ce qui dépend de nous au plus beau des principes, l’acte de
l’Intellect, nous conviendrons que les prémisses qui en découlent sont réellement libres
et que les désirs éveillés par l’acte de pensée ne sont pas involontaires, et nous
affirmerons que la libre disposition de soi est présente chez les dieux qui vivent de cette
manière (c’est-à-dire par l’Intellect et le désir qui se conforme à l’Intellect). »43

Car au-delà d’une réception des passages platoniciens (du mythe d’Er de la République, des
conditions de l’incarnation du Timée44, et du destin en tant qu’ordre et loi dont les êtres
animés ont leur cause en eux-mêmes dans les Lois45), Plotin distingue les âmes non
descendues des âmes incarnées, ces dernières n’ayant plus qu’un terne éclat de la liberté dont
disposent les premières, du fait de leur agencement avec d’autres causes qui leur sont
extérieures46. Mais cet éclat demeure, telle une infime étincelle qu’il nous importe de ranimer,
de faire grandir et d’élever vers la hauteur intelligible dont est vraiment issue notre liberté.
Ainsi, dans le traité 52 Sur l’influence des astres, à la question brute qu’il est légitime de poser
à tous les partisans d’une pensée par trop déterministe : «Dès lors, que reste-t-il qui soit
nous ? » Plotin répondra tout aussi directement : « Il reste ce que nous sommes nous-mêmes
véritablement, ce nous à qui il est donné par la nature de dominer les passions. »47 La liberté
pour l’âme humaine n’est autre que sa capacité à coïncider avec sa partie la plus haute, non
descendue, autrement dit sa racine intelligible ; en cela, elle peut s’extraire de tous liens
induits par les causes extérieures et vivre pleinement sa réalité :

42
Traité 39 (VI, 8), 3, 1-4.
43
Ibid., lignes 20-26.
44
Timée, 42a3-b2, traduction Luc Brisson, GF-Flammarion, Paris, 1992, édition revue de 2017.
45
Platon, Les Lois, X, 904c 6-9, traduction Luc Brisson, Paris, GF-Flammarion, 2006. Dans ce passage, l’Athénien
défend la thèse selon laquelle les dieux existent bien et règlent nos destinées, et qu’il nous est impossible de
nous soustraire à ces lois intérieures qui représentent leur pouvoir.
46
Il faut aussi distinguer la position de Plotin de celle d’Alexandre d’Aphrodise dans le De fato, qui utilise le
proairesis comme la capacité des âmes humaines à dominer leur structure déterminée.
47
Traité 52 (II, 3), 9, 14-16.

21
« Ainsi, dans les cas où l’âme, modifiée par les choses extérieures, agit et suit une
tendance qui est pour ainsi dire un mouvement aveugle, il ne faut pas dire que son
action et sa disposition soient volontaires. Pas davantage lorsqu’elle est plus mauvaise
de son propre fait, dans la mesure où elle suit les tendances qui ne sont pas absolument
droites et qui ne devraient pas diriger. Mais chaque fois qu’elle se règle, dans l’une de
ses tendances, sur la raison pure et détachée des passions, qui lui est appropriée, c’est
de cette tendance, et de cette tendance seulement qu’il faut dire qu’elle est en notre
pouvoir, c’est-à-dire qu’elle est volontaire. Et c’est en cela que consiste l’activité qui
nous appartient en propre, laquelle ne vient que de l’intérieur de l’âme lorsqu’elle est
pure, d’un principe premier qui domine et exerce sa maîtrise, et non de l’âme lorsqu’elle
est atteinte d’égarement du fait de son ignorance ou lorsqu’elle est vaincue par la
violence des désirs ; ces désirs qui, lorsqu’ils surviennent, la conduisent, l’entraînent, et
ne permettent plus qu’il y ait en nous des actions, mais n’autorisent que des
passions. »48

La liberté étant ainsi identifiée à notre capacité à vivre pleinement notre raison, notre
finalité, autrement dit à recouvrer la partie supérieure de notre âme, quel sera dès lors le
principe même de la liberté, ce par quoi il nous est toujours possible, malgré le poids d’une
nécessité qui grève bien tous phénomènes – mais qui jamais n’implique pour Plotin quelque
déterminisme que ce soit- de saisir la réalité autrement, de nous positionner autrement ?
N’est-ce pas bien au-delà de la conscience et des phénomènes, mais encore de la pensée, de
l’intellect, par-delà le Noûs, qu’il faut aller chercher la puissance de la liberté, sa source, ce qui
la différencie à jamais de la contingence, et qui du même coup lui confère une consistance ?
Si l’âme peut en effet se libérer de tout ce qui lui fait obstacle pour remonter à l’intellect qui
l’a engendrée, c’est qu’elle est mue par un élan irrépressible de connaissance de soi et de
connaissance de son propre principe (qui signe justement son acte de liberté) : de la même
façon, la nature de l’Intellect consiste chez Plotin dans un effort vers la vision et la
connaissance de son principe – autrement dit de l’Un dans son autarcie et sa simplicité qui
impliquent l’absence totale de tout besoin, y compris de la connaissance et de la pensée. La
source, ou plutôt ce qui fonde, ce qui justifie, ce qui constitue la liberté, ce à quoi se
suspendent tous actes véritablement libres, quelle est-elle, si ce n’est cette irrémédiable
différence, cette radicale simplicité de l’Un dont toutes réalités ont besoin pour être ?

« - Qu’est-ce qui pourrait alors l’emporter sur une vie absolument consacrée à la
réflexion, sans défaillance ni faute, sur un Intellect qui possède toutes choses, sur une
vie totale et un Intellect total ?

48
Traité 3 (III, 1), 9, 4-16.

22
- Si nous répondons : « ce qui produit ces choses », on demandera : « comment les a-t-
il produites » ? Si rien de supérieur à l’Intellect n’apparaît, le raisonnement n’ira pas
vers autre chose , mais il s’arrêtera à l’Intellect. Il faut pourtant poursuivre notre
remontée pour de nombreuses autres raisons, et parce que, pour l’Intellect, le fait de
se suffire à soi-même dépend de toutes ses parties et lui vient de l’extérieur ; chacune
de ses parties est évidemment dans le besoin, et dans la mesure où chacune d’elles a
participé et participe à l’Un lui-même, elle n’est pas elle-même l’Un.
- Qu’est-ce alors, ce à quoi chacune participe, qui fait qu’elle est, et qu’elles sont
« toutes ensemble » ?
- Si l’Un fait être chacune d’elles, et que c’est par sa présence que cette multiplicité
qu’est l’Intellect, c’est-à-dire l’Intellect lui-même, se suffit à elle-même, il est clair que
l’Un lui-même, en tant qu’il produit la réalité et l’autosuffisance, « n’est pas la réalité
mais il est au-delà de la réalité » et au-delà de l’autosuffisance. »49

Qu’en est-il alors de la liberté de la première hypostase, et peut-on parler de liberté


hénologique ? En quoi serons-nous confrontés à une rupture avec toutes les interprétations
onto-thélogiques et sur-ontologiques réductrices sommes toutes, de la conception
plotinienne inédite et inexploitée, d’une energeia non agissante,50 antéphénoménale, et qui
met à distance toutes oppositions : l’acte et la puissance, la liberté et la nécessité, l’être et les
étants, le phénomène et le noumène ? La différence hénologique plotinienne, en droite ligne
de la première hypothèse du Parménide, traversant la pensée moderne, mais aussi la physique
de Galilée à Einstein, jusqu’à de plus récentes découvertes en physique quantique, peut-elle
nous faire découvrir une constante capable d’expliquer le monde ? Comme le dit justement
Bernard Mabille : « l’hénologie ne récuse pas « l’onto-logie » mais l’intègre et la relativise. »51
Si l’enjeu de l’articulation des concepts liberté et nécessité chez Plotin relève bien de
l’antéphénomène, alors apparaît un monde nouveau, dont l’assise et la fondation ne reposent
plus sur l’idée aristotélicienne d’être au repos, mais bien sur la relativité qui analyse un même
phénomène selon des repères différents.

49
Traité 49 (V, 3), 17, 1-14.
50
Traité 24 (V, 6), 6, 4-9 : « - Il sera par conséquent privé d’activité (energeia). – Et pourquoi faut-il que l’acte
agisse ? Car en règle générale, aucun acte ne possède à son tour un acte. Mais même si certains peuvent attribuer
d’autres actes à ce qui est différent d’eux, du moins l’acte qui est le premier de tous, auquel sont suspendus les
autres, il faut le laisser être ce qu’il est, sans rien lui ajouter de plus. L’acte qui est tel n’est donc pas une
intellection, car il ne possède rien qu’il pourrait intelleger : il est lui-même premier. » Traduction Laurent Lavaud,
GF, 2004.
51
Bernard Mabille, Le Principe, « Philosophie première et pensée principielle, la révélation néoplatonicienne »,
Paris, Vrin, 2006, p.19.

23
§ 4- Mobilité et relativité objective

Il peut sembler surprenant d’esquisser une lecture de Plotin en mouvement, et bien


audacieux d’utiliser des concepts propres à la physique galiléenne et à la physique quantique
pour justifier l’ontologie et la métaphysique plotinienne. L’opinion commune présente
généralement sa philosophie comme celle des hypostases immobiles, socles d’une
architecture métaphysique immuable. La philosophie elle-même semble bien souvent rendre
compte de l’immutabilité plotinienne et cloisonner sa métaphysique dans l’éternité immobile
dont somme toute le temps et sa mobilité ne seraient qu’un succédané. Ainsi Bergson dans
l’Introduction à la métaphysique, limite la philosophie ancienne expressément jusqu’à Plotin
à l’avènement de l’invariabilité en métaphysique, source d’une erreur fondamentale selon lui.

« Qu’il n’y ait pas deux manières différentes de connaître à fond les choses, que les
diverses sciences aient leur racine dans la métaphysique, c’est ce que pensèrent
en général les philosophes anciens. Là ne fut pas leur erreur. Elle consista à s’inspirer de
cette croyance, si naturelle à l’esprit humain, qu’une variation ne peut qu’exprimer et
développer des invariabilités. D’où résultait que l’Action était une contemplation
affaiblie, la durée une image trompeuse et mobile de l’éternité immobile, l’Ame une
chute de l’Idée. Toute cette philosophie qui commence à Platon pour aboutir à Plotin
est le développement d’un principe que nous formulerions ainsi : « Il y a plus dans
l’immuable que dans le mouvant, et l’on passe du stable à l’instable par une simple
diminution. » Or, c’est le contraire qui est la vérité. »52

Certes, Plotin affirme bien la fécondité d’un principe, sa capacité et sa nécessité


d’engendrement comme une puissance telle que celle-ci engendre en demeurant ce qu’elle
est, intacte, inaltérée par l’acte même de procréer un étant pourtant toujours plus éloigné de
l’être, amoindri et plus affaibli qu’elle. « Il faut, pour que quelque chose d’autre vienne à
l’existence, que ce principe soit en tout point tranquille en lui-même. »53 Mais peut-on pour
autant, doit-on considérer la métaphysique plotinienne comme fondée sur une immobilité
première et fondatrice, alors que le mouvement est continument à l’œuvre dans tout
processus d’engendrement, autrement dit qu’il fonde l’être même comme nous l’avons vu,
dans un écoulement incessant, un divin « vagabondage »54 dans « la plaine de la vérité » ?
Rappelons aussi, et cela est capital, que ce n’est que par le mouvement, l’élan, le bond, que

52
Bergson, Introduction à la métaphysique, PUF, Quadrige, 2011, p.41.
53
Traité 49( V, 3), 2, 35-36, traduction Bertrand Ham, Plotin, traité 49, Cerf, Paris, 2000.
54
Traité 38 (V, 7), 13, 31-35.

24
l’âme peut atteindre l’Un, et par-là même se réunifier au-delà de tous phénomènes, au-delà
de l’être lui-même, dans son insaisissable et ineffable surgissement. Comme le fait si
justement remarquer le Père Paul Aubin dans une réfutation des « trois hypostases
principielles » telles qu’on les conçoit habituellement - comme les piliers hiératiques d’une
structure, si ce n’est d’un système métaphysique :

« Viser à une authentique lecture des Ennéades demande une continuelle vigilance pour
ne pas y introduire indûment quelque touche d’inertie ou de stagnation. Il est vrai,
l’imagination éprouve de la difficulté à se représenter un jaillissement lorsqu’il est total,
c’est-à-dire lorsqu’un cadre immobile au sein duquel il surgirait ne lui sert pas de point
de repère. »55
C’est ainsi que, comme nous le signalions plus haut, toute lecture de Plotin nous rend
témoin, contemporain du phénomène. Jean-Louis Chrétien ose le terme d’ « hypotypose
métaphysique »56, utilisant cette figure de présence pour rendre au mieux le processus
d’écriture plotinienne, son caractère génératif. Autrement dit, le phénomène en lui-même est
indépendant du référentiel spatial et/ou temporel choisi : et c’est jusque dans le Cratyle de
Platon qu’il faut chercher l’être en mouvement, nonobstant l’analyse bergsonienne.

« C’est le mouvement divin de l’être qui est, je crois, désigné par cette locution alètheia,
entendue comme course divine (alè theia). Pseudos (mensonge) exprime le contraire du
mouvement. Nous voyons revenir une fois de plus le sens péjoratif attaché à ce qui est
arrêté et contraint au repos, et ce mot représente l’état des gens endormis
(katheudousi) (…) ; quant à on (être) et ousia (essence), ils sont analogues à alèthes, si
l’on y ajoute l’iota. Etre en effet signifie allant (ion), et non-être (oukon) n’allant pas
(oukion), et c’est ainsi qu’il est parfois prononcé. »57
Plotin reprend donc la voie platonicienne dans sa conception de l’Etre en mouvement :
l’Intellect se meut dans toutes les directions possibles car étant la vie elle-même, il est toutes
les vies possibles 58: l’être c’est l’allant, ce qui est en mouvement, c’est être partout,
contrairement à ne pas être qui se définirait comme « ce qui n’a pas d’allant ». La pensée
plotinienne de l’intelligible, mais aussi des autres niveaux ontologiques, nous le verrons, ne
peut jamais se départir du mouvement métaphysique que Socrate déjà attribuait à la vérité :
alètheia c’est aussi theia alè, la course divine, qui n’est pas synonyme d’égarement ni de
promenade en chemins de traverse, de contingences offertes, de déviations du droit chemin,

55
Paul Aubin, Plotin et le christianisme, Paris, Beauchesne, 1992, p.221-222
56
J-L Chrétien, art.cit., p.245
57
Platon, Cratyle, 421 b-c, traduction Emile Chambry, GF, 1967.
58
Traité 38 (VI, 7), 15-1: « il faut que toutes les choses vivent sous tous les modes possibles et que rien ne soit
privé de vie.Il faut donc que l’Intellect se meuve, ou plutôt qu’il soit mû vers toutes choses. »

25
car la destination n’en est pas une parmi d’autres ; elle est plutôt l’ensemble des possibilités
de l’être, toutes ses puissances rassemblées – la puissance intelligible, comme nous l’avons
déjà signalé, n’est pas exclusive de l’acte pour Plotin, l'acte de l'essence et l'acte qui résulte
de l'essence n’étant que même et commun éclat : « l’acte du feu relève d’emblée du feu. »59

Et quelle plus frappante, mais aussi complète définition que celle-ci, d’une liberté qui jamais
ne s’oppose à la nécessité de la vie et de l’être dans la multiplicité des possibles ? C’est ici que
la relativité galiléenne et einsteinienne apportent, par-delà le temps écoulé, une lumière
propice à la lecture plotinienne : lumière qui, fidèle en cela à l’hénologie plotinienne, ne fait
apparaître que ce qui était déjà là. Jean-Louis Chrétien, dont nous avons déjà cité les pages
bruissantes de vie du Plotin en mouvement, rappelle le vers baudelairien du poème éponyme
sur la Beauté : Je hais le mouvement qui déplace les lignes, et esquisse une réponse de la
bouche même du philosophe, toute empreinte de l’audacieuse « danse » plotinienne60 : « on
pourrait opposer une virtuelle réponse de Plotin : j’aime le mouvement qui engendre les
formes. »61 Ainsi les essences ne naissent-elles que de la mobilité pure de l’Etre qui va de pair
avec une ouverture du temps et de l’espace, désormais considérés comme de simples repères
ou référentiels différents, mais qui jamais ne limitent ni ne cloisonnent un phénomène dans
une seule lecture, dans un espace ou un temps privilégié. Car c’est l’ensemble des possibilités
de l’être qui est véritablement, et non pas tel cheminement, tel être, tel cadre ontologique :
l’être les « engendre tous, ou plutôt, il les est tous. » nous dit Plotin dans une formule combien
paradoxale mais qui exprime exactement l’infinité des positions de l’être – et sa plus
irrémédiable et primale liberté qu’il tient de l’Un. « Il faut que tout vive en lui (l’Intellect) et
partout, et qu’il n’y ait rien en lui qui ne soit sans vie. (…) Il erre sur toutes les routes
d’errance(…). Précisément, c’est sa nature même qui le fait mener son errance à travers les
essences, et les essences courent avec lui ses courses vagabondes(…). Il contient en lui-même,
en l’embrassant, cette plaine tout entière de Vérité en se créant à lui-même une sorte de lieu
afin de s’y mouvoir, et ce lieu est identique à celui dont il est le lieu. »62

Ce n’est donc pas dans un repos hiératique que peut se saisir l’être, mais bien dans un
incessant mouvement : être à soi-même son lieu ne signifiant pas résider statiquement

59
Traité 5 (V, 9), 8, 13.
60
Traité 9 (VI, 9), 8, 45.
61
J-L Chrétien, art.cit, p. 244.
62
Traité 38 (VI, 7), 13, 28-37. Traduction Pierre Hadot, Traité 38, Editions du Cerf, Paris, 1988.

26
quelque part, mais plutôt transporter le lieu avec soi : ainsi parle-ton de repère propre en
physique ; il existe toujours un repère où un objet est au repos, c’est celui qui voyage avec
l’objet, pour autant, il n’y a pas de repère privilégié dans lequel les lois de la physique seraient
plus fondamentales.

Le regret de l’oubli de la relativité de Bergson, en ce qui concerne la métaphysique, nous


semble ébranlé par une lecture de Plotin qui se veut à même sa propre expérience. Aussi, c’est
ce que nous tenterons de mettre à jour, comme une perfectibilité, celle d’une saisie de
concepts qui demeurent, hors de tous repères quadridimensionnels privilégiés,
interrogateurs.

« Une philosophie véritablement intuitive réaliserait l’union tant désirée de la


métaphysique et de la science.[…] Elle mettrait plus de science dans la métaphysique et plus
de métaphysique dans la science »63: l’intuition plotinienne, n’est-elle pas justement cette
« impulsion » qu’appelle Bergson et qui, aujourd’hui encore, demeure tendue intensément
vers une réalité antéphénoménale qui n’est « ni en mouvement ni en repos, ni dans le lieu ni
dans le temps »64 – mais qui permet et fait être tous les temps, tous les espaces possibles ?
Liberté s’il en est, nécessité s’il en est aussi.

§ 5- La méthode : Suivre les deux mouvements plotiniens, l’axe vertical et la gravitation


circulaire

Nos recherches sur les questions de liberté et de nécessité dans la pensée plotinienne
s’orienteront d’une part, selon l’axe vertical induit par la lecture même du philosophe,
autrement dit le mouvement de procession- conversion des trois réalités que sont l’Un,
l’Intellect et l’Ame, en exprimant toujours leur dimension générative propre, qu’il s’agisse du
mouvement descendant en tant qu’engendrement d’un stade ontologique inférieur, ou du
mouvement ascendant en tant que (re)saisie du stade ontologique supérieur. Ce
cheminement hiérarchique indiqué par Plotin lui-même dans le Traité 10, Sur les trois
hypostases qui ont rang de principes, et fondé à la fois sur sa lecture du Timée et sur son usage

63
Bergson, Introduction à la métaphysique, Paris, PUF, Quadrige, 2011, p.40.
64
Traité 9 (VI, 9), 3, 42-43. Dans le Sophiste (254c-d), Platon explique que toutes les choses qui sont, les réalités
intelligibles, sont soit en repos, soit en mouvement, soit les deux ensemble. Or l’Un étant au-delà de tout ce qui
est, de toutes choses, il ne peut avoir aucune qualité ni attribut.

27
inédit du Parménide, est en effet inhérent à la pensée plotinienne qui se veut une exégèse des
dialogues platoniciens, révélant ce qu’ils disent de façon implicite.

« C’est la raison pour laquelle Platon dit que toutes choses sont en trois rangs « autour
du roi de toutes choses » (il veut alors parler des choses de premier rang), et que
« autour du second, se trouvent les choses de second rang ». Il dit encore qu’il y a un
« père de la cause », voulant dire que la cause est l’Intellect ; en effet, l’Intellect est pour
lui le démiurge qui fabrique l’âme dans un « cratère ». Et il affirme que le père de la
cause (la cause c’est l’Intellect) est le Bien, et qu’il se trouve au-delà de l’Intellect et « au-
delà de la réalité ». Il dit encore souvent que l’être et l’intellect, c’est l’idée ; Platon savait
donc que l’Intellect vient du Bien, et que l’Ame vient de l’Intellect. Nos arguments n’ont
donc rien de nouveau et ne datent pas d’aujourd’hui ; ils ont été proposés il y a
longtemps, sans l’être explicitement ; et ce que nous disons aujourd’hui n’est qu’une
interprétation de ces arguments dont le texte de Platon vient attester l’ancienneté.
[…]Le Parménide de Platon est en revanche plus exact65, car il distingue le premier Un,
qui est Un au sens propre, du second un, qui est « un-plusieurs », et du troisième, qui
est « un et plusieurs ». Il est ainsi et lui aussi, d’accord avec la doctrine des trois
natures. »66

Précisions que ces trois réalités premières et « véritables » qui sont dites « principes » et
que Plotin tient pour les trois hypothèses du Parménide, sont à concevoir dans une hiérarchie
et une génération qui se situent hors du temps et de l’espace : la réalité, quel qu’en soit le
degré, n’a pas commencé un jour d’exister, et son processus d’engendrement ne relève pas
d’une chronologie successive ; et de la même façon, ces trois réalités n’existent pas
« séparément » au niveau local, d’une part étant incorporelles, d’autre part étant les unes
dans les autres au niveau structurel.

Quels seront dès lors les rapports mutuels entre ces trois degrés ontologiques ? En quoi
sont-ils régis par la nécessité ? Et la liberté a-t-elle une place dans l’articulation des
hypostases, autrement dit dans l’être, pour Plotin ? L’Ame est-elle le dernier terme du réel
dans la procession, ou trace-t-elle la voie du phénomène par un logos capable d’arracher le
non-être à lui-même – et cet acte de l’âme signe-t-il sa liberté ou sa contrainte ?

65
Plus exact que ne le fut le Parménide historique au sujet de l’Un et de l’identité entre Etre et Intellect : Plotin
relève que Parménide aussi identifiait être et intellect, mais lui reproche un manque d’exactitude pour avoir
appelé « un » l’être qui relève du multiple. En ce sens, Platon est plus juste quand il appelle « un-plusieurs »
l’Intellect, et « un et plusieurs » l’Ame. (Parménide, 137c-142a pour l’Un, 144 e pour l’Intellect, et 155 e pour
l’Âme)
66
Traité 10 (V, 1), 8 (chapitre entier).

28
Répondre à ces questions implique dès lors, au-delà de la représentation hiérarchique
verticale des réalités, de faire appel chez Plotin à une autre représentation qui structure
également sa métaphysique, et qui constituera l’autre versant de notre méthode : celle de la
gravitation centripète, de l’embrassement. L’Un est le centre autour duquel gravite l’Intellect
qui l’entoure, lui-même entouré par l’Ame qui tourne autour de lui. Ce passage du Traité 28,
Sur les difficultés relatives à l’âme II, entre autres, exprime parfaitement la circularité ainsi que
la gravitation.

« Si l’on donne au Bien le rang de centre, on donnera à l’Intellect celui de cercle


immobile, et à l’Ame le rang de cercle mobile, un cercle que meut le désir. Car l’Intellect
possède directement le Bien et l’embrasse, tandis que l’âme désire ce qui est au-delà de
l’être. Quant à la sphère de l’univers, parce qu’elle possède l’âme qui désire le bien, est
mue par le désir qui lui est naturel. Pour sa part, la sphère du monde, puisqu’elle
possède l’âme qui manifeste un désir de cette sorte, est mue par ce désir qui lui est
naturel. Mais comme cette sphère est un corps, le désir qui lui est naturel porte sur
quelque chose qui se trouve en-dehors d’elle. Cela explique qu’elle se replie et se
retourne de partout sur elle-même, et donc qu’elle se meut en cercle. »67

En appliquant à notre recherche sur la liberté et la nécessité un tel mouvement de


circularité, nous pensons en effet être à même de mieux saisir l’imbrication, l’analogie, et la
coappartenance des réalités. Chaque principe embrassant celui dont il procède, aucune réalité
ne quitte ce qui la produit, au contraire, gravitant autour de lui, il lui est d’autant plus simple,
d’autant plus naturel, de le recouvrer. De plus, l’embrassement circulaire permet aussi
d’exprimer que chaque réalité « possède toutes choses », autrement dit, a la possibilité de se
positionner selon un autre stade ontologique, si elle se tourne vers lui. La liberté résiderait
alors dans la relativité même du positionnement, en ce qui concerne l’âme humaine –relativité
qui n’est jamais synonyme de « subjectivité » mais plutôt un changement de repère,
autrement dit une relativité « objective ».

Cette méthode, propre à dégager la problématique sur la liberté et la nécessité se veut au


plus près de l’expérience même de la lecture de Plotin, parce qu’elle tend à rendre la
circulation libre de l’esprit, l’ouverture sur l’infinité du monde d’une métaphysique porteuse
de modernité, d’actualité, et la mise à jour d’une dimension antéphénoménale susceptible de
traduire le réel de Plotin – mais aussi le réel de Plotin à aujourd’hui. L’intuition plotinienne

67
Traité 28 (IV, 4),16, 24-31, traduction de Luc Brisson, GF, 2005.

29
que certains objets ne peuvent apparaître qu’à un certain regard, que tout noème implique
une figure déterminée de noèse, nous permettra en effet de distinguer la vision unitive de
tous phénomènes, parce que ce qui s’unit en moi à l’Un, ce qui « touche » l’Un ne le pense
pas, l’Ineffable étant au-delà de l’Intellect, du noème.

La construction

I - Nécessité et liberté dans l’ordre du monde : l’articulation des figures et des concepts dans
les phénomènes

Nous étudierons dans une première partie les places de la nécessité et de la liberté dans
l’ordre du monde chez Plotin, tentant de rendre, si ce n’est de résoudre, l’apparent paradoxe
qui suscite et fonde la recherche sur ce thème : « le volontaire est justement compris dans la
nécessité.68 »69. Pour ce faire, la figure d’Anankè chez les présocratiques, la nécessité
atomiste, le destin stoïcien, mais aussi les notions d’ordre et d’harmonie pythagoriciennes, le
nombre, le lien cosmogonique entre musique, mathématiques et essence, nous aideront à
concevoir la constitution du concept de nécessité auquel Plotin se confronte – et du même
coup, l’invisible d’abord, puis de plus en plus précise, émergence de la liberté qui sera chez
Plotin l’essor, le moyen, voire la raison même d’une métaphysique nouvelle.

Que la liberté apparaisse au cœur de la nécessité, ou même de la nécessité, comme les


deux morceaux du même sumbolon, pourrait s’expliquer par le double éclairage platonicien
auquel Plotin se réfère (dans le traité 6 en particulier), nourrissant en apparence la
contradiction : le versant positif d’une descente de l’âme qui coïncide avec la beauté et l’ordre
du monde du Timée répond au versant négatif induit par le mythe du Phèdre et l’allégorie de
la caverne de la République qui confèrent à l’âme une responsabilité dans sa chute, voire une
culpabilité. Le site de l’Âme au sein de l’ontologie plotinienne sera au cœur de cette étude,

68
La traduction de Bréhier dit même : « la nécessité implique la liberté. » Cependant le terme hekousion n’implique pas l’idée
de choix, comme le souligne Laurent Lavaud dans sa traduction annotée (note 72 du traité 6, p. 263), aussi nous y verrons
plutôt un acte propre n’émanant pas d’une délibération.
69
Traité 6 (IV, 8),5, 3, Op.cit.

30
car la troisième hypostase pose en effet le problème de la nécessité et de la liberté dans sa
plus intime complexité : réalité à la jointure du sensible, par son contact avec la matière, l’âme
atteint la frontière même du non-être. Dans ce cheminement, il nous faudra distinguer l’Âme
universelle (ou âme unique) qui n’a pas de contact avec les corps, de « la multiplicité des
âmes »70 qui renvoie aussi bien à l’âme de l’univers, qu’aux âmes des astres et aux âmes
individuelles, toutes issues de l’unité première de l’Ame universelle.

Or, si la filiation pythagoricienne permet d’introduire la positivité dans la nécessité, c’est


pour mieux opposer au déterminisme des thèses gnostiques, astrologiques, mais aussi
stoïciennes et épicuriennes la force de l’ousia, portant l’unité jusque dans le monde sensible.
L’âme chez Plotin résiste ainsi à toutes formes de déterminisme, parce que c’est elle qui a
pour rôle de déterminer la matière, autrement dit d’arracher la contingence à elle-même par
son energeia (ἐνέργεια), d’en faire un choix, sous la forme d’une vie incarnée. La capacité de
résistance de l’âme en tant que principe est donc le pivot entre liberté et nécessité, puisqu’elle
implique à la fois l’acte, la détermination, mais aussi l’intégration de l’ordre, de l’harmonie
divine sous la forme de la sumpátheia (συμπάθεια)71 entre les différentes parties du monde.
L’âme humaine saisissant sa propre analogie avec le vivant universel, sa part de nécessité,
accède alors à une connaissance de soi et du monde supérieure, et peut, de là, remonter à sa
partie non-descendue, intellective.

Se dessine au sein du vivant, une liberté profondément liée à l’ontologie : chaque âme,
végétale, animale, astrale, humaine, disposant d’un jeu plus ou moins large, d’un espace de
liberté et d’une part de nécessité liées intimement à leur situation ontologique. L’éthique du
vivant demeure ainsi suspendue à la métaphysique. L’ombre d’Héraclite, dont la pensée
habite aussi certains passages importants des traités plotiniens, nous permettra d’indiquer un
chemin parmi les apparents contraires que sont la liberté et la nécessité. La différence entre

70
Traité 6 (IV, 8), 3, 12, Op.cit. L’Âme universelle (pasa psukhè) est aussi appelée âme totale (hole psukhè)
n’implique pas de rapport au corps, à la matière, comme le précise le traité 22 (IV, 3), 2, 55-56 : « L’âme totale
ne sera pas l’âme de quelque chose, mais elle existera en elle-même. »En revanche, l’âme de l’univers, les âmes
des astres, et les âmes des êtres vivants, hommes, animaux et plantes, sont toutes issues de de l’unité originelle
de l’Âme universelle, en tant qu’hypostase.
71
Le terme grec sumpátheia peut se rendre par « influence » réciproque. La sympathie universelle entre les
parties du monde est l’explication stoïcienne de la réalité, chaque chose étant liée avec toutes les autres selon
l’ordre cosmique. Plotin s’inspire de cette idée mais la transforme, l’élève à ce qui est davantage une
connaissance du monde et des interactions des phénomènes. Voir à ce sujet la notice de Luc Brisson aux traités
27-30, p. 33.

31
les êtres, révélant davantage l’unité que la multiplicité, la liberté que la nécessité, il est temps
d’interroger la deuxième hypostase.

II - Le poids de l’être et de la liberté

Notre seconde partie, en questionnant l’Etre comme principe de production, mais aussi de
différenciation, mettra l’accent sur une liberté nécessaire, inhérente au tissu ontologique,
mais portant de ce fait le poids même de l’être. Qu’il s’agisse de l’acte spontané de la descente
de l’âme dans le corps, de l’expérience de la matière, ou de l’existence tout simplement,
autant d’actes uniques et propres à chacun, en quoi chez Plotin sont-ils toujours grevés par
une sorte de « masse » qui leur est propre ? Qu’entendre par ce concept de physique,
appliqué à la métaphysique plotinienne ? En quoi rend-il le poids de l’existence, c’est-à-dire le
mouvement de la procession qui ne cesse de s’alourdir jusqu’à l’incarnation de l’âme, jusqu’à
l’embrassement des plus petits phénomènes sensibles ? En révélant la multiplicité au sein de
l’Intellect, qui en effet grève la deuxième hypostase et hante tout l’être chez Plotin, on est
amené à reconnaître à la fois sa fragilité. En cela, la métaphysique plotinienne n’est-elle pas
porteuse, tant de siècles auparavant, de l’épuisement de l’être dont la philosophie
contemporaine peine à se relever ?

Emerge une conception de la liberté à l’opposé des images consensuelles de légèreté. Si


l’Être plotinien ne possède pas son principe de cohérence en lui-même, celui-ci venant de l’Un,
l’être n’est donc pas la réalité dans son ensemble, il n’est que « la trace de l’Un »72, son
déploiement dans la phénoménalité par la procession. Dès lors, le champ gravitationnel de
l’être détermine tous phénomènes, et la liberté s’en trouve chargée dans les processus
d’engendrement et de différenciation : non plus légère et insouciante, mais plutôt lourde de
la détermination de l’être.

Mais cette constatation condamne-t-elle pour autant la liberté à l’engluement dans une
nécessité hiératique ? Ou bien, existe-t-il une constante en tout étant qui permettrait de
convertir sa masse en énergie, pour reprendre la formule d’Einstein, qui nous semble à même

72
Traité 32(V, 5), 5, 16, et 6, 17, traduction Richard Dufour, GF, 2006.

32
de rendre la puissance de l’être plotinien ? A la fragilité de l’être, toujours rempli, alourdi du
multiple qu’il décline, répond chez Plotin sa puissance : elle réside dans le geste auto-
constitutif de chaque ousia, retournement vers son intériorité et son antériorité. L’epistrophé
(ἐπιστροφή), rebours de toute réalité vers la réalité qui lui est antérieure, élan naturel de toute
ousia dans la pensée plotinienne, permet en effet d’appréhender la liberté de l’essence à
même sa puissance. La limite cependant, où semble disparaître tout-à-fait la liberté, demeure
la matière, c’est-à-dire pour Plotin, l’infini illimité et informe, la contingence totale, ce qui est
totalement dénué d’acte et de puissance, car limité à l’en-puissance. Cependant, nous verrons
que le non-être plotinien ne fait que révéler la fragilité de l’être, toujours grevé de multiplicité
dès son premier regard vers l’Un, regard dont naît toute la production des formes, puis des
êtres. Mais jamais le non-être n’acquiert une existence, il demeure prisonnier, au service de
l’âme engendrée. C’est pourquoi la matière est le seul terme dans la métaphysique
plotinienne où la liberté et la nécessité n’entrent pas dans une relation binaire.

Cette imbrication des concepts liberté et nécessité au sein de tout ce qui est (l’imbrication
cesse quand cesse l’être, ou quand ce qui est n’est plus, comme par exemple un cadavre),
nous semble révéler leur phénoménalité : là où se manifeste la liberté, il y a toujours de la
nécessité, et inversement. Il faut donc chercher la clé de cet entrelacs fondamental et
fondateur de tout phénomène, c’est-à-dire chercher par-delà la production, ce qui toujours
empêche l’improduction, la stérilité et le néant, de cette « merveilleuse puissance [qui]
parcourt (thei) l’intelligible, [et qui fait que] lui aussi produit. »73 Dès lors, débordant de part
en part l’espace et le temps, ou plutôt les relativisant, puisqu’ils ne représentent pas des
absolus, mais plutôt des repères selon lesquels un phénomène peut être appréhendé, l’être
peut prétendre à une ouverture capable de l’extraire d’un nécessaire et inévitable
épuisement, de le fonder, de le soutenir : c’est « depuis cette trace qui court sur l’Intellect »74,
depuis cette lumière aurorale pourtant constante, qu’on doit partir pour définir la liberté et
la nécessité chez Plotin.

73
Traité 33 (II, 9), 8, 25.
74
Traité 30 (III, 8), 11, 19,

33
III - L’insoutenable légèreté de l’Un

« Au-delà de la substance », au-delà de tous phénomènes, dans l’apophatique silence de la


première hypothèse du Parménide, l’Un oppose à la pesanteur de l’être la résistance de son
insoutenable légèreté : la force hénologique plotinienne, dévoilant une liberté d’aseité et
d’autoconstitution, mais aussi la condition même de sauvegarde de l’être et du monde, sera
l’objet de notre troisième partie. Au-delà d’une théologie négative, angle trop restreint pour
approcher l’antéphénoménalité, nous nous attacherons à montrer la positivité de l’Un en ce
que seul il permet le « laisser-être » à tout étant, dans l’intime et équivoque fusion de la liberté
et de la nécessité. Dès lors, et puisque la négation semble en effet une des « méthodes » les
plus aptes à rendre ce qui se soustrait par nature à toute parole – comme l’indique Jérôme
Laurent75, se fondant sur le traité 38 – nous montrerons en quoi la liberté de l’Un n’est pas
la contingence, et en quoi la nécessité de l’Un n’est pas déterminable. En quoi « l’acte
hénologique » n’est ni acte ni puissance. Cependant, être libre vis-à-vis de l’essence, n’avoir
pas besoin de l’être tout en étant la condition sine qua non de sa maintenance, est bien plus
qu’une négation : l’impondérabilité de l’Un nous apparaît comme fondement de toute unité
phénoménale.

En définitive, la saisie de l’Un ne dépend pas de la pensée, le logos ne nous permet somme
toute, qu’un essor, une poussée, un élan vers lui76 : « Qu’on le saisisse donc lui-même en
prenant notre essor vers lui à partir de nos propos : on le contemplera alors, bien que l’on soit
incapable de parler comme on le veut.»77 Aussi ne dit-on sa puissance que par notre
impuissance – et tout discours ontothélogique ne fait que figer l’être dans une unitotalité, ou
s’égarer dans la multiplicité de l’être et saisir une différence qui n’est jamais qu’ontologique.
Au contraire, la différence hénologique, que révèle la fusion entre liberté et nécessité dans le

75
Jérôme Laurent dans L’éclair dans la nuit, Paris, Les Editions de la transparence, 2012, p.184-185 distingue «
quatre voies indiquées par le texte : les analogies, les négations, la connaissance par les effets, et si l’on peut
dire, la voie d’éminence » qu’est la saisie de l’Intellect, reprenant en cela les indications de Plotin au traité 38 qui
dévoilent les voies spéculatives menant à l’Un (VI, 7, 36) : « Ce qui nous en instruit (didaskein), ce sont les
analogies, les négations, la connaissance des êtres issus et leur gradation ascendante ; mais ce qui nous mène
(poreuein) à lui, ce sont nos purifications, nos vertus, notre ordre intérieur, c’est que nous arrivons à prendre
pied et à résider dans l’intelligible et que nous nous rassasions des choses d’en-haut. »
76
Plotin convie dans le traité 39 à une réserve quant à toute définition de l’Un, utilisant plusieurs fois le « comme
si » (hoion), en un continuel rappel, une mise en garde nécessaire quant au risque de confusion, le langage
n’utilisant jamais que la terminologie de la substance.
77
Traité 39 (VI, 8), 19, 1-3.

34
kairos - le non-événement, ce qui n’advient jamais mais qui pourtant permet à tout ce qui est
d’advenir – que nous étudierons dans cette dernière partie, nous libère véritablement de
l’hégémonie de la substance tout autant que du risque entropique que transmet cette
domination ontologique. Résultat d’une l’ultime soustraction, celle qui semble mimer le
retrait de l’Un, son absence, la différence hénologique plotinienne n’est pourtant pas à
confondre avec une néantisation. Constante métaphysique, telle la constante cosmologique
d’Einstein, l’Un, force antigravitationnelle, donne assise et fondation à tout ce qui est, mais
aussi délivre l’âme du poids de l’existence et de l’inconsistance. Car il empêche aussi bien la
désintégration de l’âme égarée dans l’extériorité d’elle-même, happée par la contingence de
l’infini multiple lors de son incarnation, que l’effritement de tous phénomènes dans le flux de
l’inconsistance. Le néant se résorbe ainsi dans chaque un qui peut chez Plotin, retrouver l’Un.
C’est par la continuelle possibilité, à tout instant ouverte, du retranchement des choses
extérieures, que chaque individu, exerce une liberté d’aseité, dans la mesure où il se
positionne, où il se maintient et parfois s’élance vers ce qui le fonde et le définit. Le « seul-à-
seul », « la béance magnifique que l’âme de Plotin a rencontrée », pour reprendre la belle
formule de Jérôme Laurent, si rare fût-il, et parce qu’il demeure justement si rare, n’est que
la continuation, la suite logique, naturelle, nécessaire du « connais-toi toi-même » platonicien.
Il marque aussi le paroxysme spéculatif dans la métaphysique, reproduisant en tous points la
rupture hénologique sur laquelle reposent le monde et l’être. L’intime jointure entre liberté
et nécessité n’est autre que l’unité, qui me permet simplement d’être et d’être moi seul. La
liberté et la nécessité, enlacées si étroitement dans tout ce qui est un, font apparaître dans
une lumière aurorale, un monde qui n’est plus substance, mais constance. Car l’Un est-il autre
chose que cet « agir non-agissant »78, au contact duquel les êtres s’auto-constituent de façon
autonome, libre, sans qu’il ait à agir, et s’ordonnent d’eux-mêmes, procédant dès lors jusqu’au
moindre degré de la vie ? « Principe d’improduction de toute productibilité »79 - pour
s’appuyer sur la pensée hénologique de Pierre Caye qui aura guidé ces derniers pas de notre

78
Nous nous inspirons ici de la réflexion de Jean Trouillard dans « Agir par son être-même », la causalité selon
Proclus (Revue des sciences religieuses, 1958, vol.32, p. 347-358) qui s’élève contre une lecture du néoplatonisme
de Plotin et de Proclus visant à « enfermer dans le parti de la nécessité » l’acte de l’Un sous prétexte qu’il n’est
pas « une production par mode de dessein conscient et de libre arbitre ». Se servant « des leçons de Plotin », J.
Trouillard montre que la nécessité ne pouvant affecter que les êtres, de même « le Bien est au-delà de
l’autonomie » : principe d’affranchissement, il laisse être libre tout étant.
79
Pierre Caye, Critique de la destruction créatrice, Production et humanisme, Paris, Les Belles Lettres, 2015.

35
cheminement, l’Un, cimaise du monde80, le rend possible, vivant, transformable, différent,
régénérable, en continuelle évolution – nécessairement.

80
Cette image est de Pierre Caye.

36
1ere partie

Liberté et nécessité dans l’ordre du monde : l’articulation des figures et des


concepts dans les phénomènes

« Le fuseau lui-même tourne sur les


genoux de la Nécessité. Sur le haut de
chaque cercle se tient une sirène qui tourne
avec lui en faisant entendre un seul son,
une seule note ; et ces huit notes
composent ensemble une seule harmonie.
Trois autres femmes, assises à l’entour à
intervalles égaux, chacune sur un trône, les
filles de la Nécessité, les Moires, vêtues de
blanc et la tête couronnée de bandelettes,
Lachésis, Clôthô et Atropos, chantent,
accompagnant l’harmonie des Sirènes. »
Platon, La République, Livre X, 617 d-e

« Et à ce moment précis, de l’autre côté de


l’existence, dans cet autre monde qu’on
peut voir de loin, mais sans jamais
l’approcher, une petite mélodie s’est mise
à danser, à chanter. »
Jean-Paul Sartre, La Nausée

37
Des confins de l’univers, régi par des lois que sonde la physique, de Pythagore aux dernières
recherches de la physique quantique sur la propriété des particules, légère, insaisissable,
éveillant en l’homme l’élan même vers la recherche du monde qui l’entoure, et le définissant
aussi dans ce monde comme seul capable de le comprendre, de l’entendre, s’élève une
musique orphique. Elle nous invite, par-delà le poids de la nécessité qui assigne nos vies à des
circonstances, des situations, des événements que nous n’avons pas choisis et dans lesquels
nous nous engluons, par-delà l’espace, le temps, mais aussi le genre, l’apparence physique, et
même le caractère qui nous sont impartis, à la fuite du Théétète, si chère à Plotin : « Voilà
pourquoi il faut « s’enfuir d’ici »81, se séparer de ce qui est ajouté à nous […]»82.

Car la saisie du beau, de l’harmonie, de l’ordre en soi et dans le monde, est toujours chez
Plotin preuve d’un arrachement de l’âme par rapport au monde sensible et d’une affinité
(suggenia) de celle-ci avec les réalités et les formes au-delà, epekeina : « Lorsqu’il lui arrive
de voir quelque chose qui est apparenté à la nature qu’elle a, ou au moins, une trace de cela,
elle se réjouit, s’agite, revient à elle-même, se ressouvient d’elle-même et de ce qui lui
appartient »83. Il faut se laisser emporter par cette joie, cette agitation fébrile, cette émotion
du chercheur qui soudain voit confirmées ses hypothèses les plus audacieuses – et même
celles qu’il croyait improbables - il faut s’élever jusqu’à « cette vision intérieure »84, laisser un
instant l’harmonie céleste chère au pythagoricien Philolaos et reprise par Platon dans le mythe
d’Er, que le modèle cosmologique de Kepler mettra en forme selon l’alignement des planètes
des siècles plus tard, pour savoir que nous sommes aussi « libres comme l’air ». Il faut se
laisser surprendre, comme Antoine Roquentin, le narrateur de la Nausée, par ce qui est « au-
delà, toujours au-delà de quelque chose »85, et qui trace, au-delà de notre nécessaire
existence, l’englobant peut-être, le chemin de notre liberté.

« Elle chante. En voilà deux qui sont sauvés : le Juif et la Négresse. Sauvés. Ils se sont
peut-être cru perdus jusqu’au bout, noyés dans l’existence. Et pourtant, personne ne
pourrait penser à moi comme je pense à eux, avec cette douceur. Personne, pas même
Anny. Ils sont un peu pour moi comme des morts, un peu comme des héros de roman ;
ils se sont lavés du péché d’exister. Pas complètement, bien sûr – mais tout autant qu’un
homme peut le faire. Cette idée me bouleverse tout d’un coup, parce que je n’espérais
même plus ça. Je sens quelque chose qui me frôle timidement et je n’ose pas bouger

81
Platon, Théétète, 176 a, (Traduction Emile Chambry, Paris, GF, 1967).
82
Traité 52, (II, 3) 9, 20.
83
Traité 1, (I, 6) 2, 9-10.
84
Traité 1 (I, 6), 9, 1.
85
Sartre, La Nausée, p.245, Paris, Gallimard, 1938.

38
parce que j’ai peur que ça ne s’en aille. Quelque chose que je ne connaissais plus : une
espèce de joie. »86

Comment ne pas voir dans ces mots, dans cette joie de l’homme découvrant la possibilité
de se libérer de l’engluement dans la matière par la conception d’une essence, l’éclat du beau
plotinien déchirant l’obscurité, comme un éclair ouvrant la nuit - pour reprendre la belle image
que Jérôme Laurent emprunte à Plotin87, ou comme la caresse d’une aile un instant descendue
des hauteurs célestes : puissance, soudaineté, lumière de la manifestation de l’être,
accessibles au musicien, à l’amant, et plus encore au philosophe, selon la dialectique
plotinienne88 ? « Il faut en effet que surviennent de tels affects à l’occasion de n’importe
quelle réalité qui sera véritablement belle : l’effroi, le saisissement plaisant, le désir, l’amour
et la stupeur accompagnée de plaisir. »89 Ainsi Plotin décrit ce moment décisif pour l’âme
humaine, ce « contact »90 avec la beauté que Jean-Louis Chrétien nomme « l’effroi du beau »
dans son ouvrage éponyme91. Comment ne pas reconnaître aussi l’expression si souvent
employée par Plotin : « autant que faire se peut »92 et qui indique, tout au long de ses traités,
la capacité de réception du sujet, les conditions de possibilité d’un être au sein d’une ontologie
qui n’a de cesse de le rappeler à lui-même, autrement dit à l’Essence dont il émane ?

Nous entendons ainsi la divine musique des sphères célestes qui préside au choix des âmes
de leurs vies comme opposée au « mugissement »93 (to phthegma) que font entendre les
profondeurs de la terre du monde souterrain des enfers – imperceptible légèreté qui permet

86
Sartre, op.cit, p.249,
87
Dans son ouvrage L’éclair dans la nuit, Plotin et la puissance du Beau, Les Editions de la Transparence, Paris,
2011, dont le titre reprend l’exemple de Plotin de l’éclair dans la nuit (Traité 1 (I, 6), 1, 33-34) : « Et comment se
fait-il que la nuit, l’éclair et les astres apparaissent beaux ? ».
88
Traité 20 (I, 3, 1) : Reprenant le passage du Phèdre (248 b) selon lequel Platon, au terme du récit du mythe de
l’attelage ailé relatant la destinée des âmes, enseigne que « l’âme qui a eu la vision la plus riche ira s’implanter
dans une semence qui produira un homme destiné à devenir un philosophe, quelqu’un qui aspire au beau, c’est-
à-dire un musicien ou un amant », Plotin livre les termes et les figures de son analyse de la dialectique : à cet
effet, il distingue les trois personnages que Platon associait, le musicien, l’amant et le philosophe, qui
représentent trois degrés distincts dans l’ascension intelligible. Ainsi, le musicien, dans une première étape est
« disponible » au beau, capable de le recevoir : les chants et les rythmes l’amènent à saisir le beau, autrement
dit quelque chose de l’être, ainsi peu à peu apprend-il « que ce qui le transportait de joie c’était cela, l’harmonie
intelligible et la beauté qui est en elle, et d’une manière générale le Beau […] »
89
Traité 1 (I, 6) 4, 15-16.
90
Ibid.
91
Jean-Louis Chrétien, L’effroi du beau, Editions du Cerf, 1987, chap. 2 : « L’épreuve humaine du beau selon
Platon ».
92
Traité 2 (IV, 7), 10, 10 : καθ´ ὃσον οῖὁν τε.
93
Platon, République X, 615 e, 616 a.

39
à l’âme de choisir. Cette même liberté sera à l’œuvre de façon incessante au cours de la vie,
et ce, quelles que soient les déterminations apportées par la nécessité : on retrouve donc
l’Hadès dans le traité 1 que nous citons, comme le séjour obscur auquel se destine l’âme qui
n’a pas su rejoindre la « chère patrie », et que Plotin n’a de cesse d’exhorter à choisir d’être
elle-même, à enlever le superflu, à sculpter son existence :

« Retourne en toi-même et vois. Et si tu ne vois pas encore ta propre beauté, fais comme
le fabriquant qui doit rendre une statue belle : il enlève ceci, efface cela, polit et nettoie
jusqu’à ce qu’une belle apparence se dégage de la statue ; de même pour toi, enlève le
superflu, redresse ce qui est tordu, et, purifiant tout ce qui est ténébreux, travaille à être
resplendissant. Ne cesse de sculpter ta propre statue jusqu’à ce que brille en toi la
splendeur divine de la vertu et que tu vois la tempérance qui siège sur son « auguste
trône ». Si tu es devenu cela et que tu te vois dans une telle disposition, alors tu es
devenu pur et il n’y a plus aucun obstacle qui s’opposerait à devenir ainsi un ; tu n’as
plus dans ton rapport à toi-même un autre élément qui se mélange à toi, mais tu seras
devenu alors entièrement une unique et authentique lumière. […] étant devenu une
vision, ai confiance en toi, car, même ici-bas, tu es dès à présent parvenu à monter et tu
n’as plus besoin qu’on te montre le chemin ; le regard tendu, vois ! »94

Telle la voix de l’aède chantant les voyages d’Ulysse, arraché volontaire des merveilleux et
factices plaisirs de Circé et Calypso95, s’élance notre choix, notre liberté d’homme – et c’est
elle seule aussi qui fait notre destinée. « Prenons le large, comme le fit Ulysse, nous dit
Homère - et il me semble alors parler par énigmes -, en quittant la magicienne Circé et Calypso
parce qu’il ne se plaisait pas à demeurer chez elles, malgré tous les agréments dont sa vue
jouissait, et la fréquentation d’une abondante beauté sensible.»96Au poids de l’existence et
de ses vicissitudes, régies par une nécessité qui s’impose à l’homme dès son incarnation,
s’oppose la légèreté de la « fuite » libre, du choix éclatant, renversant, « essentiel » - d’où
l’écho sartrien- qui délivre l’âme et la dirige vers sa propre origine.

94
Traité 1 (I, 6), 9, 9-24.
95
Traité 1 ( I, 6), 8, 17-27 : De même qu’Ulysse quitte volontairement la magicienne Circé et Calypso (Homère,
Odyssée, IX, 29, et X, 375 et 483) et tous les vains plaisirs qui lui sont offerts, n’ayant de cesse de retrouver sa
vraie patrie, nous avons toujours le choix de la fuite des simples beautés sensibles « sachant qu’elles ne sont que
des images, des traces et des ombres » vers notre « chère patrie » intelligible : Plotin utilise dans la fin du chapitre
8 le mythe d’Ulysse comme une allégorie des tribulations de l’âme, et le précise : « - Quel est donc ce voyage, et
quelle est cette fuite ? – Ce n’est pas à pied qu’il te faut cheminer, parce que les pieds transportent toujours
d’une région de la terre à une autre. Ne va pas non plus préparer un attelage ou un quelconque navire, mais
laisse tout cela et une fois que tu auras fermé les yeux, échange cette manière de voir pour une autre et réveille
cette vision que tout le monde possède mais dont peu font usage. »
96
Ibid.

40
Dès lors, nous voyons se dessiner, sur le plan phénoménologique, une conception de la
liberté qui va de pair avec la légèreté, non pas une légèreté reléguée à la frivolité, mais au
contraire à la sagesse éclairée, à l’équilibre – et l’équilibre n’est-il pas toujours la condition
sine qua non du vol ? Nous sommes ici au plus près de la « plaine de la vérité » (τῆς ἀληθείας
πεδίῳ) du Phèdre97, qu’approchent les âmes assoiffées avant la perte de leurs ailes, et qu’elles
peuvent aussi recouvrer dans la vie grâce à la vue et à l’amour du beau. L’âme alors à nouveau
« revêt des ailes et […] confiante en ces ailes nouvelles, brûle de prendre son essor […], elle
lève comme l’oiseau ses regards vers le ciel […]98 ». Si la nécessité préside, détermine et grève
toutes vies, y compris la vie des âmes humaines, la liberté pour celles-ci du moins, leur est
tout aussi consubstantielle, tout aussi naturelle : de la divine harmonie des sphères aux ailes
fendant l’air à la réminiscence de l’essence, la pensée plotinienne nous offre l’occasion
d’explorer un modèle d’une liberté coïncidant avec la légèreté de l’âme – qui peut rappeler
l’idéal épicurien de l’ataraxie mais s’en distingue aussi par son inscription dans le processus
d’émanation ontologique – et permettant le délestage, le désencombrement d’une nécessité
déterministe. « La nature a doué l’aile du pouvoir d’élever ce qui est pesant vers les hauteurs
où habite la race des dieux, et l’on peut dire que, de toutes les choses corporelles, c’est elle
qui participe le plus à ce qui est divin. »99, nous dit Platon. Et Plotin de lui répondre : « Si donc
l’âme est quelque chose de ce genre, chaque fois qu’elle revient à elle-même, comment
n’appartiendrait-elle pas à cette nature dont nous déclarons qu’elle est celle de tout ce qui
est divin et éternel ? »100

Ainsi, sur ce tremplin métaphorique que nous venons d’esquisser, et qui coïncide avec
l’arrière-plan souvent allégorique, mais aussi poétique de l’écriture plotinienne, nous nous
attacherons à définir les places de la nécessité et de la liberté dans l’ordre du monde : la
construction puis l’articulation des figures et des concepts dans les phénomènes, des
présocratiques jusqu’à Plotin nous permettant de mettre à jour les positions de l’âme dans
l’univers, et le traçage de son chemin. Car serait-il possible de rendre la pensée plotinienne
quant à la liberté et la nécessité au sein du monde sensible sans tenter de restituer les

97
Platon, Phèdre, 248b. Plotin l’évoque au traité 38 (VI, 7), 13, 34-35
98
Platon, Phèdre, 249d. (Traduction Emile Chambry, Paris, GF, 1964).
99
Ibid.,, 246 e.
100
Traité 2 (IV, 7), 10, 14-15.

41
multiples feux qui l’allumèrent, l’entretinrent, et la firent s’élever jusqu’aux concepts
modernes qu’elle suscita – et dont nous montrerons tout au long de notre étude, l’actualité ?

I- La situation de l’âme dans l’univers

Des trois réalités principielles que Plotin conçoit sur la base du Parménide, et qui épuisent
la totalité du réel, l’Un, l’intellect et l’âme, cette dernière par sa dualité entre l’intelligible dont
elle provient et le sensible dont elle permet l’émergence, soulève de fait et de la façon la plus
criante la question de la nécessité et de la liberté.

Nous avons cité dans l’introduction101 le passage du traité 10 où Plotin, se présentant


comme un exégète de Platon, en s’appuyant sur le Timée et sur le Parménide, présente sa
pensée des trois niveaux de réalité, ou hypostases, qu’il faut traduire par essences (ousia) -
mais dont la connotation substrative nous incline davantage vers la notion de substance102.
Ainsi Plotin distingue chez Platon, « de façon implicite », le premier principe, l’Un, simple, par
qui toutes choses sont engendrées mais qui demeure absolument distinct de toutes choses,
et qui se dérobe à toute saisie intellective ; l’Intellect, qui vient immédiatement après lui, qui
est aussi être et vie par son dynamisme, sa surabondance, sa brillance, soit le « vivant
intelligible »103 du Timée que Plotin désigne par « une vie parfaite »104 ; et enfin l’Ame,
engendrée par l’Intellect et jamais tout à fait séparée de lui, mais qui, par sa constitution
même de réalité, de substance, ne peut de fait qu’engendrer quelque chose – et ce qu’elle
engendre, produit, ordonne, est le monde sensible, qui grâce à son acte participe du beau et
du bon. Or ce « contact » avec la matière, pure indétermination, peut être pour l’âme qui
anime un corps, synonyme de dispersion dans le devenir, d’égarement, voire de reniement

101
Introduction, p. 13.
102
Dans leur introduction à la traduction des Traités de Plotin, Luc Brisson et Jean-François Pradeau parlent de
« réalités qui ont une existence » au sujet des trois hypostases : p. 27, note 2 : « Le terme d’existence rend ici le
grec hupostasis, dont Plotin fait un usage technique. » Brisson et Pradeau, à la suite de H. Dörrie (Hupostasis.
« Worth und Beduntungsgeschichte », distinguent la signification plotinienne de celle de Porphyre pour qui les
hypostases sont des niveaux hiérarchisés de réalité. « Plutôt que d’être une hypostase, Plotin parle du fait, pour
les trois réalités principielles, d’avoir une hypostase, une existence réelle (…). En ce sens, la notion d’hypostase
est synonyme de celle d’ousia (réalité, ou « essence » d’une chose), mais avec une connotation subjective et
substrative, qui explique pour partie la traduction qu’en donneront les Latins (par substantia) »
103
Platon, le Timée, 30 a-c.
104
Traité 26 (III, 6) 6, 14-16.

42
d’elle-même. Et cependant, la production du monde sensible est inhérente à la morphologie
ontologique de l’Ame, elle est en ce sens une nécessité. Cet apparent paradoxe sera l’objet de
notre étude, l’Ame étant corrélativement un «principe libre »105. Aussi nous faudra-t-il, avant
toute tentative de réponse aux difficultés de la doctrine plotinienne de l’âme, distinguer avec
lui l’Ame universelle (âme unique) qui est sans contact avec les corps, des âmes qui en sont
issues, multiples et inégalement incarnées : l’âme du monde animant un corps parfait,
incorruptible, les âmes des astres, ou encore les âmes individuelles, et parmi elles l’âme
humaine, mais aussi les âmes des animaux et celles des plantes, qui autant que faire se peut,
participent aussi de l’être. Les traités Sur l’âme (27, 28 et 29) apporteront des éléments de
réponse à ce qui d’emblée, pourrait poser sous forme d’aporie la nature même de l’Âme, du
fait de la multiplicité des âmes et de leurs différences : « un et plusieurs »106, ainsi faut-il
concevoir l’Ame, nous dit Plotin (toujours dans le passage du traité 10 qui reprend les trois
natures du Parménide). Dès lors, notre recherche sur la liberté et la nécessité dans l’ordre du
monde devra aussi interroger les relations entre ces divers types d’âmes : car ce sont elles qui
dévoileront des rapports de détermination, d’analogie, de causalité, d’influence – et qui, par
les limites intrinsèques de ces relations, nous indiqueront aussi en quoi l’âme peut être dite
libre.

Or parler de liberté pour l’âme, même au sein d’une nécessité, envisager cette
problématique, n’émane pas d’un choix - limitatif toujours, de lecture, mais davantage de la
philosophie elle-même de Plotin, de sa structure, et du monde dans lequel elle s’érige. Car la
figure, l’image, la pensée, le concept de la nécessité, l’anankè, grève l’hellénisme entier, le
lestant d’un poids que seule, peu à peu réduit, à mesure qu’elle s’élance, l’idée de la liberté.
Or ce mouvement d’allègement à l’œuvre dans la philosophie plotinienne, et qui dès les
présocratiques, en imperceptibles notes qui s’égrènent dans le cosmos en un tout
harmonique, n’est possible que par la réalité-même à laquelle renvoie le mot – par
l’adéquation entre le mot et la chose : en effet, l’une des pistes étymologiques d’anankè serait
la composition du mot à partir de l’alpha privatif : an-ankè, qui signifierait littéralement privé
de bras, handicapé107. L’étymologie est discutable, et longuement discutée, ce qu’il nous

105
Traité 48 (III, 3), 4, 6-7.
106
Traité 10 (V, 1) 8, 26 : hen kai polla (ἒν καὶ πολλά).
107
C’est la version d’Henri Grégoire, philologue, historien et helléniste qui présente le premier cette
analyse étymologique : « Il recherche quelle peut être l’origine du mot anankè, « gêne, nécessité, fatalité », un
des plus caractéristiques du grec ancien, et qui demeure inexpliqué, car on le lui avait découvert aucun

43
faudra aussi prendre en compte dans notre étude, afin de mieux comprendre les contributions
de la nécessité jusqu’à Plotin, mais aussi les solutions ou les oppositions qu’apportent les
pensées qui l’ont inspiré afin de mettre à jour sa position particulière quant à l’articulation de
la nécessité et de la liberté.

Car parler de la nécessité, en faire la rigide et implacable destinée qui limite et détermine
tous les phénomènes et tous les êtres, qu’il s’agisse d’entité mythologique, de puissance
cosmogonique, de règles mécaniques et physiques, de pensée tragique ou fataliste, implique
à la base la liberté. N’est privé de bras, d’espace ou de mouvement, que celui qui en disposait
fondamentalement. Aussi, de la nécessité-même, dont l’alpha privatif ne peut totalement
atrophier l’être, nous semble exister, toujours déjà là, la puissance de la liberté. Le bras enlace,
la main saisit, et c’est ce mouvement, ce geste libre de l’âme qui s’incarne, qui se saisit de sa
propre vie, qui embrasse son propre corps108, que grève, limite ou rend toujours plus laborieux
la nécessité parce qu’elle est aussi contrainte, entrave, étranglement (une autre piste
étymologique pouvant être agkô : étrangler). Or Plotin guérit peut-être par sa philosophie,
faisant de l’Âme un principe libre, capable de dominer la nécessité, Plotin guérit disons-nous,
l’invalidité, ou du moins la limitation de l’Etre inhérente à la pensée grecque : car nombreux
sont les échos qui s’éveilleront dès lors dans la philosophie médiévale puis moderne, et qui
permettront de penser la liberté jusqu’à aujourd’hui, où, semble-t-il, le concept s’épuise. La
philosophie plotinienne cependant recèle le ressort même d’un éternel ajustement entre
nécessité et liberté qui permet l’incessant renouvellement de l’être et de la pensée – et ce
n’est pas un hasard que Plotin identifie être et pensée.

prototype indo européen. C’est, pense-t-il, que l’on n’avait pas remarqué qu’anankè n’est pas un mot simple,
mais un composé ou mieux, un juxtaposé : an-ankè, de a(n) privatif et d’un mot qui signifie bras, comme
beaucoup d’autres dérivés de la racine ank. L’anankè, c’est proprement l’état de celui qui ne peut user librement
de son bras ou de ses bras. A l’appui de cette étymologie, M. Grégoire cite les mots grecs signifiant facile,
commode, ou le contraire : presque tous sont composés d’un mot signifiant main, comme eucherès, eumarès,
dyscherès, apalamos. […] » Grégoire déduit aussi l’étymologie du mot latin : ne-cesse est également un composé
négatif (de ne et de cedere). (Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, N°4,
1937, Henri Grégoire : « Etymologie du mot grec anankè et du mot latin necesse », p.353-354.)
108
Pour Plotin, ce n’est pas tant l’âme qui est dans le corps, mais le corps qui est dans l’âme venue s’en saisir.
Voir Traité 27 (IV, 3), 22, 7-9 ; 32 (V, 5), 9, 29-31 ; 45 (III, 7), 11, 33-34. Voir infra. en I, 2, 2-2, b.

44
1- La beauté du monde : de la nuit d’Anankè à la lumière du Noûs

Brise Anankè, ce lourd couvercle


Sous qui, tristes, nous étouffons ;
Franchis la sphère, sors du cercle !
Quand, l’œil plein de vagues effrois
Tu viens regarder l’invisible,
Avide et tremblant à la fois…
Victor Hugo, Au cheval, Chansons des rues
et des bois109

1-1- Négativité de la nécessité dans le mythe et l’allégorie philosophique

Peut-on parler de la « beauté du monde », a fortiori dans le cadre d’une pensée grecque du
IIIe siècle, en-dehors d’une évidente redondance, voire d’un pléonasme induit par les sens du
cosmos même ? Si cosmos désigne en effet l’ordre, l’agencement, l’arrangement habile et
harmonieux, mais aussi la parure du ciel, l’ordonnancement des étoiles depuis Pythagore 110 ,
le qualifier de beau apporte-t-il autre chose qu’une répétition ? Pourquoi dès lors choisir cette
orientation pour aborder la question de la nécessité et de la liberté dans le monde selon
Plotin ? En quoi la beauté du monde peut-elle être le révélateur du nœud liberté-nécessité au
sein de l’âme ?

C’est que nous sommes déjà et brutalement au cœur d’Anankè, marquant le début du
cosmos avec Kronos, son époux, mais aussi gouvernant le monde, présidant à sa genèse, à
son devenir, maîtresse des destins humains : la nécessité impose un ordre, une justice aussi –
dans la figure d’Adrastée qui est parfois son épiclèse, parfois sa fille – dont la beauté
magistrale et implacable échappe à l’homme, l’écrase aussi d’une plombante fatalité. La

109
Victor Hugo, Les chansons des rues et des bois, (1865), Paris, NRF, Poésie/Gallimard, 1982.
110
Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VIII, 48 (Traduction sous la direction de Marie-Odile
Goulet-Cazé, 2ème édition, Paris, Le livre de Poche, 1999), nous dit que Pythagore « fut le premier à appeler le ciel
cosmos (ordre) et à dire que la terre est ronde. »
Plutarque également attribue à Pythagore cette dénomination du kosmos en tant qu’ordre : « Pythagore est le
premier qui ait donné à l'univers le nom de monde, à cause de l'ordre qui y règne. » (Plutarque, Œuvres morales,
tome XII, 2èeme partie, traité 58, livre II, chap. 1, traduction par Guy Lachenaud, Paris, Les Belles Lettres, 1993).

45
référence à la Nécessité en tant que principe cosmique précède en effet Platon et le mythe
d’Er de la République, son origine remonte jusqu’à Hésiode dans la Théogonie111 :

« La Nuit enfanta la Mort, Keres et Thanatos ; elle fit naître le Sommeil, avec la troupe
des Songes, et cependant cette ténébreuse déesse ne s’était unie à aucun autre dieu.
Ensuite, elle engendra Momus, le chagrin douloureux, les Hespérides, qui par-delà
l’illustre océan, gardent les pommes d’or et les arbres chargés de ces beaux fruits, les
Destinées, les Moires impitoyables, Clotho, Lachesis et Atropos, qui dispensent le bien
et le mal aux mortels naissants, poursuivent les crimes des hommes et des dieux, et ne
déposent leur terrible colère qu’après avoir exercé sur le coupable une terrible
vengeance. »
Si l’évocation des Moires se confond dans celle de la Destinée qu’elles accompagnent ou
dont elles sont issues, Hésiode les associe surtout aux entités divines et négatives provenant
de la Nuit, non loin de l’initial Chaos – mais déjà porteuses de l’ordre, de la limite, de la
frontière : « le bien et le mal », impalpable et terrible présent qu’elles offrent aux mortels
naissants, et susceptible de se retourner contre eux selon leurs actes.
Rappelons ici avec Chantraine112 l’étymologie probable du mot anagkè qui proviendrait
d’agkôn, le bras (courbe), le coude, et qui se retrouve aussi dans la lyre ou dans l’arc,
instrument et arme éminemment recourbés (agkulootoxos et palintonos) – se fondant sur
l’étymologie indo-européenne où ank- signifie courbe, d’où la dimension de circularité
d’anankè, capable d’enfermer dans une limite, voire de contraindre par les limites qu’elle
impose. D’ailleurs Chantraine suggère aussi un rapprochement avec l’étreinte et la contrainte,
en relation avec anagkê (esclavage), anagkaiê valant pour anagkê. On peut à ce sujet évoquer
par ailleurs, que le seul témoignage d’un sanctuaire destiné à la divinité mythologique
d’Anankè, celui de Pausaunias dans son livre II sur Corinthe113, nous dit que ce sanctuaire est
partagé avec Bia, la force.

Dans l’orphisme aussi, la figure d’Anankè apparaît comme instauratrice de limites, posant
et imposant à l’univers son agencement et la tragique beauté d’un monde qu’elle régit
inexorablement – et qui déjà dessine les principes du stoïcisme que Plotin ébranlera pour
mieux desserrer l’étau de la nécessité. Ainsi, la cosmogonie de Hieronymos et Hellanikos,

111
Hésiode, la Théogonie, vers 210 : pour Hésiode, les Moires semblent être les sœurs et non les filles de la
Nécessité, même si ces vers sont parfois contradictoires. (traduction Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1986).
112
Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Histoire des mots, Paris, Editions
Klincksieck, 1968, p.83.
113
Pausaunias, Description de la Grèce, II, 4, 6, Paris, Les Belles Lettres.

46
transmise par Damascius, décrit Anankè : « Il y avait avec lui (Kronos) Anankè, qui est à la fois
Physis et Adrastée ; ayant un double corps, elle s’étend sur le monde entier et
touche ses limites. »114, 115. Et si d’autres versions de théogonies orphiques existent, toutes
font, soit de la Nuit initiale aux « ailes noires »116, soit d’Anankè, une figure cosmogonique
primaire dont dépend la constitution, l’organisation et l’ordre du monde à naître. Ainsi,
Aristophane, dans les Oiseaux, comédie créée en 414 avant JC décrit le premier la généalogie
divine qu’on s’accorde à considérer comme une parodie de l’Orphisme. La Nuit seule existe,
auprès du Chaos et du Tartare. Elle produit un œuf dont naît Eros, qui « fit éclore notre race
(celle des oiseaux) et la fit apparaître la première au jour » : d’elle naîtront tous les immortels,
dieux et hommes. Même s’il faut prendre cette version théogonique avec réserve, puisqu’elle
est une parodie et qu’Aristophane ne s’étend pas sur la généalogie des dieux, notons la
primauté, si ce n’est la primordialité accordée à une entité négative, synonyme d’ombre,
proche du Chaos et du fleuve Tartare, qui forme rappelons-le, le rempart pour que nulle âme
n’échappe à sa peine.
Aristote soulignera cette place première d’une réalité fatale et sombre présidant à la
création du monde pour les Orphiques : « les Théologiens [les Orphiques] font naître toutes
choses de la Nuit… »117, et son disciple Eudème de Rhodes de préciser, selon le témoignage
de Damascius, que la théologie orphique « a passé sous silence tout l’intelligible, parce que
celui-ci est complètement ineffable et inconnaissable par procédé discursif et narratif. »118
C’est peut-être ici justement, au creux de cette faille qu’Anankè ne peut combler, celle
qu’ouvre l’intellection, et non plus la théogonie, qu’apparaissent les germes des conceptions

114
Comme le signale Luc Brisson dans « La figure du Kronos orphique chez Proclus », Revue de l’histoire des
religions, tome 219, n°4, 2002, nouvelles recherches, p.439 : « Trois versions d’une théogonie attribuée à Orphée
nous sont parvenues : une version ancienne, celle qu’évoquent Aristophane, Platon, Aristote et son disciple
Eudème (…) ; et deux versions plus récentes, celle des Discours sacrés en 24 rhapsodies, et celle attribuée, non
sans hésitation par Damascius à « Hiéronymos et à Hellanikos », et qui ne se distingue de la précédente que par
son commencement » : de deux principes primordiaux, l’eau et la matière dont vient la terre, naît Kronos, sorte
de serpent ailé pourvu de trois têtes, une d’homme, une de taureau et une de lion, qui est bisexué. Il s’unit avec
une entité féminine, Anankè, assimilée à Adrastée, de qui naîtront l’Ether, le Chaos et l’Erèbe. Il dépose en eux
l’œuf dont naîtra Zeus.
115
Orphicorum Fragmenta, 60, coll. Otto Kern, 1922, reprint 1972 = Damascius, De principiis, I, 317, 15-16,
Combès-Westerink.
116
Orphicorum Fragmenta, 1, coll. O. Kern, 1972 = Aristophane, les Oiseaux, 693-703.
117
Aristote, Métaphysique, Λ 6, 1071 b 26-27 et N 4, 1091 b5
118
Damascius, De principiis, I, 319, 8-11. Le passage exact que nous citons est : « La théologie décrite par le
péripatéticien Eudème, comme étant d’Orphée a passé sous silence tout l’intelligible, parce qu’il est
complètement ineffable et inconnaissable par procédé discursif et narratif ; il a fait de la Nuit le
commencement. » ( voir Orphicorum Fragmenta, 28)

47
platoniciennes puis plotiniennes de la nécessité dans un tout autre sens – et de la liberté qui
lui est corollaire.

1-2- Introduction de la positivité dans la nécessité : la filiation pythagoricienne

Pour suivre et saisir au mieux cette évolution, nous ne pouvons passer sous silence la
doxographie de Pythagore, tout en gardant à l’esprit « les doutes et les contradictions »119 qui
entourent forcément celui dont les auteurs de l’Antiquité ont fait « l’un des fondateurs de la
philosophie »120, si ce n’est un daimôn, être intermédiaire entre les dieux et les hommes. Selon
Jamblique, « Aristote, dans ses livres sur la philosophie pythagoricienne, rapporte que la
division suivante était tenue par ces hommes [les pythagoriciens] : « Dans le vivant rationnel,
il y a d’un côté le dieu, de l’autre l’homme, et enfin l’espèce du type de Pythagore » »121. Dans
sa notice introductive à la traduction de la Vie de Pythagore de Porphyre, Edouard des
Places122 cite Walter Burkert qui reconnaît à Pythagore « son double aspect religieux et
scientifique »123 et qui précise : « nous ne devons pas céder à la tentation d’interpréter
Pythagore comme une figure mythique ; même ce qui est légendaire se rapporte à des
événements historiquement déterminés. »124 Diogène Laërce « affirme que la philosophie eut
une double origine : Anaximandre en Ionie, et Pythagore en Italie du Sud »125, nous dit Luc
Brisson. Précisons aussi que Porphyre et Jamblique, dans leurs Vie de Pythagore, se
rencontrent sur le rôle fondateur et la nature philosophique et scientifique de l’enseignement
de Pythagore – et sur bien des anecdotes qu’on trouve aussi chez Diogène Laërce- sans avoir
lu leurs ouvrages respectifs : « quoi qu’il en soit, l’accord de Porphyre et de Jamblique était
complet en ce qui concerne la nature et le rôle de Pythagore. »126 Le début de notre ère
semble marqué par un renouveau d’influence pythagoricienne, véhiculant si ce n’est une

119
Lire les présocratiques, Paris, Quadrige, PUF, Luc Brisson, « Pythagore », p. 106.
120
Ibid., p.97.
121
Jamblique, Vie de Pythagore, § 31, p.18 de la traduction Brisson et Segonds, Paris, La Roue à livres, Les Belles
Lettres, 2011. Jamblique ici évoque un fragment du traité d’Aristote Sur la philosophie pythagoricienne, qui est
« malheureusement perdu », comme le précise Brisson dans sa note p.167.
122
Edouard des Places, Notice, in Porphyre, Vie de Pythagore, Paris, Les Belles Lettres, 1982, p. 9.
123
Walter Burkert, Lore and Science in Ancient Pythagoreanism, (édition anglaise de Weisheit und Wissenschaft
: Studien zu Pythagoras, Philalaos und Platon, Nuremberg, 1962), traduction Minar, Cambridge, Harvard
University Press, 1972, p.11.
124
Ibid, p. 120.
125
Lire les présocratiques, PUF, Quadrige, Luc Brisson, « Pythagore », p.101.
126
Ibid., p. 102.

48
doctrine précise qu’il nous est interdit d’appeler ainsi en raison de l’absence totale d’écrits de
Pythagore, du moins de mises en pratique de vertus ou comportements induits par une
pensée sur l’existence de l’âme et sa pérégrination : Sénèque tire son végétarisme des
principes pythagoriciens liés à la transmigration des âmes. Et ce qui nous intéresse ici : « les
premiers néoplatoniciens, Plotin et Porphyre, notamment, se considéraient comme des
pythagoriciens. »127Or cette filiation revendiquée par les néoplatoniciens ne peut se limiter à
un effet de mode, ni même à une simple influence de pratiques liées à une éthique, encore
moins à une vague mythologie autour d’une figure, si charismatique fût-elle. La pensée
plotinienne au contraire, assimile, traite, sélectionne des philosophies, leur répond, les
contredit, les met en présence pour dégager in fine sa propre thèse. Elle ne se nourrit pas de
légendes, et quand elle utilise le mythe, nous l’avons dit, c’est pour mieux asseoir un logos.

Aussi, ce que semble apporter Pythagore à la pensée plotinienne, et qui touche notre étude
sur la nécessité, relève-t-il d’une acception différente de celle-ci : il réside dans les notions
d’ordre et d’harmonie, qu’il s’agisse des nombres, qui sont aussi principes, et qui permettent
l’explication de l’univers et des phénomènes. Comme nous l’avons fait remarquer, le premier
usage du terme kosmos en tant que monde ordonné, est attribué à Pythagore aussi bien par
Diogène Laërce que par Plutarque – même s’il existe déjà chez Homère, qui l’emploie pour
signifier plutôt la parure, les atours (ce qui a donné le mot « cosmétique »)128. « En effet [pour
Pythagore], la nature universelle est déterminée par des raisons et des proportions
numériques, […]elle règle par des raisons numériques tout ce qui naît, s’accroît, et atteint son
plein développement […] »129. Déchiffrer la nature des choses c’est en saisir l’ordre divin dans
un tout ordonné que forme le monde, et qui n’est pas toujours dicible : seul un processus
d’apprentissage et de saisie intellective et conceptuelle peut mener à « voir l’invisible » grâce
aux concepts, à l’abstraction, et à l’énoncer clairement. Les mathématiques dès lors sont un
moyen de transmettre simplement des principes premiers, des formes qu’il n’est pas aisé de
dire par le langage courant. Rappelons ici qu’apprendre, comprendre, en grec se dit

127
Ibid, p. 226.
128
Dans l’Iliade, Homère décrit les robes, accessoires, parfums et bijoux dont se pare la déesse Hera pour son
union avec Zeus, et il nomme le résultat de ces soins « cosmos », faisant de l’ordre et de la beauté des
synonymes : Rhapsodie 14 : «Ayant mis à son corps toutes ces parures, elle sortit de sa chambre, appela
Aphrodite à l’écart des autres dieux[…] » L’Iliade, traduction Eugène Lasserre, GF, Paris, 2000. p.239.
129
Porphyre, Vie de Pythagore, § 52, 6-9, traduction Edouard des Places, Belles Lettres, Paris, 1982.

49
manthaneim : de telles capacités à manipuler l’invisible, l’abstraction, ont pour objet le
mathema, objet spirituel.

« Ne pouvant […] expliquer clairement par la parole les premières formes et les premiers
principes, vu la difficulté de les concevoir et de les exposer, les pythagoriciens se
rabattirent sur les nombres pour la clarté de l’enseignement, imitant ainsi les géomètres
et les maîtres d’école. Ceux-ci, en effet, pour faire apprendre la valeur des éléments (du
langage) et des éléments eux-mêmes, ont recours aux caractères de l’alphabet, disant
que ces caractères sont des éléments quand il s’agit de commencer l’enseignement ;
plus tard seulement, ils enseignent que les caractères ne sont pas des éléments mais
que par eux on se représente les éléments véritables. De même pour les géomètres : ne
pouvant représenter par la parole les formes des corps, ils se rabattent sur le tracé des
figures : ils disent que ceci est un triangle, et ne veulent pas qu’un triangle soit ce qui
tombe sous la vue, mais bien ce qui a telle propriété, et par là ils inculquent la
représentation du triangle. C’est ce que les pythagoriciens ont fait pour les raisons et les
formes premières : n’arrivant pas à expliquer par la parole les formes immatérielles et
les premiers principes, ils se sont rabattus sur la représentation par les nombres. Et ainsi,
ils ont appelé « un » la raison de l’unité, de l’identité, de l’égalité, la cause de la
conspiration et de la sympathie de l’univers, de la conservation de ce qui garde identité
immuable ; en effet, l’un dans les parties est tel parce qu’il reste uni et conspire avec
elles par participation à la cause première. »130

Ainsi Porphyre rend compte de l’étude des nombres en tant que représentation ordonnée
des premiers principes dans la pratique de Pythagore : « Par là, en introduisant les hommes à
la contemplation des vraies réalités, il les rendait heureux. Voilà pourquoi l’entraînement aux
mathématiques avait été reçu dans l’école. »131De même, la version d’Aristote souligne le lien
entre nombres et principes premiers, renvoyant aux phénomènes et aux êtres, mais aussi
soutenant l’harmonie fondamentale du monde – d’où l’harmonie des sphères qui fonde la
musique.

« […]ceux qu’on désigne sous le nom de Pythagoriciens se consacrèrent les premiers


aux mathématiques et les firent progresser. Nourris dans cette discipline, ils estimèrent
que les principes des mathématiques sont les principes de tous les êtres. Et comme de
ces principes, les nombres sont, par nature, les premiers, et que dans les nombres, les
Pythagoriciens croyaient apercevoir une multitude d’analogies avec tout ce qui est et
devient, plus qu’ils n’en apercevaient dans le feu, la terre et l’eau […] ; comme ils
voyaient en outre, que des nombres exprimaient les propriétés et les proportions
musicales ; comme enfin, toutes les autres choses leur paraissaient dans la nature
entière, être formées à la ressemblance des nombres, et que les nombres semblaient

130
Ibid., § 48 et 49.
131
Ibid., § 47 et 48.

50
être les réalités primordiales de l’Univers : dans ces conditions, ils considérèrent que les
principes des nombres sont les éléments de tous les êtres, et que le Ciel tout entier est
harmonie et nombre. Et toutes les concordances qu’ils pouvaient relever dans les
nombres et la musique, avec les phénomènes du ciel et ses parties, et avec l’ordre de
l’univers, ils les réunissaient et les faisaient entrer dans leur système. […] le nombre est
principe, à la fois comme matière des êtres, et comme constituant leurs modifications
et leurs états. Les éléments du nombre sont le pair et l’impair ; le pair est infini, l’impair
fini ; l’Un procède de ces deux éléments, car il est à la fois pair et impair, et le nombre
procède de l’Un ; et l’ensemble du ciel, comme il a été dit, est nombres.»132

Il conviendra aussi de distinguer dans notre étude ce que Plotin récuse dans l’héritage
pythagoricien – qui teinte aussi certaines thèses stoïciennes contre lesquelles Plotin s’érige133.
Cependant, l’apport pythagoricien quant à une réalité consistant en une opposition entre ce
qui est déterminé (l’impair) et source de perfection, et ce qui est indéterminé (le pair) et
source d’imperfection, d’illimité, nous semble indéniable quant à l’évolution du concept de la
nécessité. Si l’un détermine et ordonne le monde et les phénomènes, la nécessité ne peut plus
venir du « chaos » ni de quelque obscurité qui soit : elle s’assimile en revanche à la clarté du
principe, à l’ordre suprême.

Or si la descendance platonicienne 134 et plotinienne quant à la question du nombre illimité


semble évidente, en particulier avec le traité 34 Sur les nombres, c’est surtout l’arrachement
du nombre au sensible, son report vers l’intelligible et sa constitution en règle de déploiement
des êtres dans le multiple et l’illimité, associée cependant à la notion de limite, venue de
l’intelligible, qui nous concerne ici. Par-delà la tradition philosophique de la Grèce antique sur
les nombres que nous rappelle Luc Brisson dans la notice introductive de sa traduction au
traité 34135, ce qui émerge avec Pythagore, et qui sera décisif dans la pensée plotinienne, c’est

132
Aristote, Métaphysique A, 5, Op.Cit.
133
Comme la définition de l’âme, ou encore la pensée de l’harmonie (en ce qui concerne l’harmonie, nous
pensons que Plotin est plus proche de la pensée d’Héraclite, voir infra. I, 2, 2.2).
134
Platon, Parménide, 144 a-6
135
Luc Brisson rappelle, en introduction au traité 34 Sur les nombres de Plotin (GF, p.285) que celui-ci s’inscrit
dans la tradition philosophique de la Grèce ancienne depuis Pythagore : « Speusippe, qui fut le premier chef de
l’Académie après Platon, écrivit un petit livre intitulé Sur les nombres selon les pythagoriciens, Xénocrate, qui lui
succéda, écrivit deux livres sur ce thème : l’un intitulé Sur les nombres, et l’autre, Théorie des nombres.
Théophraste, le disciple d’Aristote, est crédité d’un livre Sur les nombres. A l’époque helléniste, deux
pythagoriciens, Bouthéros de Cyzique et Mégillos, sont considérés l’un et l’autre comme les auteurs d’un traité
Sur les nombres. Numésius avait lui aussi à son actif un traité sur le même sujet. A la fin du premier siècle de
notre ère, Modératus de Gadès avait composé un recueil d’opinions pythagoriciennes intitulé Etude sur les
nombres, dont Porphyre nous a conservé des fragments. Au IIe siècle, il faut citer l’Introduction mathématique
de Nicomaque de Gérase et l’Exposé des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon de

51
une conception désormais « ouverte », positive, vivante, de la nécessité, qui renvoie à
l’Intellect pur : l’univers et ses moindres phénomènes sont régis par des lois auxquelles on
peut accéder à partir d’hypothèses sur lesquelles fonder des analyses et des déductions. Ainsi
en ira-t-il du système immobile de la sphère terrestre au centre de l’univers, combinée à la
rotation du ciel - reprise des physiologues ioniens. Dominique Proust, astrophysicien
contemporain, résume ainsi l’ordonnancement du cosmos pour Pythagore, dans les premières
pages de son ouvrage L’harmonie des sphères136, sur lequel nous reviendrons dans notre
réflexion :

« L’explication des pythagoriciens consiste à décomposer le mouvement des planètes


en deux éléments, le « mouvement diurne » commun à tous les corps célestes, et un
mouvement propre à chaque planète, tout en n’admettant dans le ciel que des
mouvements circulaires et uniformes, tous symétriques par rapport au centre de
l’Univers où la Terre reste immobile. Cette superposition de deux mouvements a pour
conséquence de « classer » les planètes dans l’ordre des vitesses de leur mouvement
propre ou, ce qui revient au même puisque ces mouvements sont supposés uniformes,
dans l’ordre des durées de leurs révolutions zodiacales. Ils savent, par les éclipses de
Soleil dont ils donnent une explication juste, que la Lune est plus proche de nous que le
Soleil. Ils commencent donc la série par la Lune pour l’achever par la planète la plus
lente :
Autour de la terre, on a les trois autres éléments dans l’ordre suivant : eau, air et feu.

Terre- Lune- Soleil- Vénus- Mercure- Mars- Jupiter- Saturne- fixes

On retrouve cet ordre des planètes chez Platon […] »

Ainsi, le ciel et les étoiles fixes tournent d’un mouvement uniforme autour de la Terre
immobile, alors que la Lune, le Soleil, et les cinq autres planètes, qui participent aussi à cette
rotation, ont par ailleurs un mouvement propre, circulaire et oblique à l’équateur céleste et
au ciel tout entier, qui s’effectue en sens contraire de la rotation diurne. Cette représentation
géométrique des mouvements célestes implique une régularité toute nécessaire que les
pythagoriciens voient cependant confrontée avec les irrégularités des phénomènes célestes,

Théon de Smyrne. Enfin, Sextius Empiricus avait, peu de temps avant Plotin, écrit un traité Contre les
arithméticiens (= Contre les savants IV), titre que l’on pourrait paraphraser ainsi : Contre ceux qui enseignent
que les nombres sont des principes ; une longue section des Esquisses pyrrhoniennes (III 151-167) peut aussi être
considérée comme un traité Sur le nombre. »
136
Dominique Proust, L’harmonie des sphères, , Paris, Editions du Seuil, 2001, p. 29-30.

52
tels que le Soleil, et plus encore la Lune, et d’autres planètes nous font percevoir à
l’observation par leurs mouvements qui peuvent être stationnaires ou pas.

« Les pythagoriciens n’ignorent pas ces irrégularités, ayant observé que Vénus, l’étoile
du Berger, est visible tantôt le matin, tantôt le soir, suivant ou précédant le soleil, sans
jamais s’en écarter beaucoup.137 Pythagore les justifie en recourant au principe de la
composition des mouvements. En outre, la fascination qu’exercent sur Pythagore les
rapports numériques dans les harmonies musicales l’amène à tenter d’expliquer de
cette manière le cosmos, considéré comme un gigantesque instrument harmonique,
d’origine divine. »138

Nous aurons l’occasion de revenir sur le rapport étroit entre la musique, le monde et l’être
au cours de notre étude. Notons pour le moment qu’avec Pythagore, la nécessité semble
coïncider avec l’harmonie, l’accord, la régularité du monde, obéissant à des principes
mathématiques et logiques que notre intellect peut retrouver : comprendre
l’ordonnancement du monde, sa nécessité systémique, c’est l’entendre, avec les oreilles de
l’entendement, comme une divine et parfaite musique capable d’embrasser jusqu’aux
contraires qu’elle inclut dans une harmonie globale. Ce point sera décisif chez Plotin, pour qui
la beauté et l’ordre dans le sensible ne renvoient jamais qu’à la seconde hypostase, autrement
dit à l’ordre suprême de l’Etre auquel il ne cesse de convier l’individu pensant qu’est l’homme.
Grâce à la partie supérieure de notre âme, toujours en contact avec l’Intellect, l’Etre, nous
pouvons en effet toucher la nécessité elle-même, dans sa transparente beauté : rappelons le
célèbre passage du chapitre 4 du traité 31 Sur la beauté intelligible où nous est décrite la vie
de l’Intellect, et la coïncidence entre savoir et être.

« Là-bas, la vie est facile, la vérité est leur mère et leur nourrice, leur réalité et leur
aliment […]. Toutes choses sont effet transparentes, on ne trouve rien d’obscur ni de
résistant, mais chaque dieu est visible à chacun, dans son intériorité et sa totalité, car la
lumière est visible à la lumière. […]Le mouvement aussi y est pur, car le moteur ne
trouble pas le mouvement dans son progrès, puisque le moteur n’y est pas distinct du

137
Frege dans Sens et dénotation (traduction Claude Imbert in Ecrits logiques et philosophiques, Paris, Seuil,
1971), utilisera cet exemple pour distinguer le sens et la dénotation d’une proposition : dans les énoncés 1-
L’étoile du matin est l’étoile du soir et 2- L’étoile du matin est l’étoile du matin, le schéma est le même (V = V)
mais le sens diffère ; la première apporte une information, la seconde est une tautologie. Cependant, il s’agit
bien de la même planète. Ainsi, le sens est objectif, conventionnel, il est partagé par la communauté des
locuteurs.
138
Dominique Proust, Op.cit. p. 31.

53
mouvement. Et le repos n’est pas ébranlé par le mouvement, parce qu’il n’est pas
mélangé avec ce qui n’est pas au repos. »139
Et, plus loin, toujours au chapitre 4 :

« Cette vie, c’est le savoir, un savoir qui ne s’acquiert pas par des raisonnements, parce
que toujours il est là tout entier et sans manquer de quelque chose qui ferait qu’il y a un
besoin de chercher. Il est le savoir premier, qui ne vient pas d’un autre. C’est l’être lui-
même qui est le savoir ; il n’y a pas d’abord un être, puis un être qui sait. Aussi n’y a-t-il
nul savoir qui soit supérieur, et la Science en soi a son trône près de l’Intellect avec qui
elle se révèle : comme on dit par image, près de Zeus trône Justice. »140

On le voit, pour Plotin, l’être du monde renvoie à l’Etre, traversant toutes oppositions ou
contrairiétés que nos raisonnements, nos connaissances tentent de chercher, de dire, mais
qui existe en tant que science en soi, autrement dit Intellect pur de qui proviennent tous
concepts, tous nombres, toutes sciences. Et surgit l’image de la Justice suprême, réveillant
l’écho platonicien141 et présidant à l’ordre du monde. Mais ici, nulle nuit, nulle sombre fatalité
ne vient hanter le monde, les phénomènes ni les individus : la nécessité dont on parle est
inhérente à l’Etre, donc au monde sensible aussi qui en est le reflet, elle en a la clarté, la
« transparence », mais aussi la puissance. Au niveau théogonique, Anankè n’est plus la
première aux commandes, emprisonnant les vies dans une inexorable fatalité, qui pour être
juste, n’en est pas moins le comble du déterminisme. C’est Kronos fils d’Ouranos, à qui Plotin
conférera symboliquement l’hypostase de l’Etre, de l’Intellect142 qui fixe les limites, détermine
la véritable vie et engendre Zeus, l’Ame qui gouverne l’univers et détermine la matière.

Avant d’explorer les inductions et les conséquences de cette nouvelle figuration de la


nécessité, dévolue grâce à l’héritage pythagoricien non plus à la stricte fatalité, mais
davantage au tissu même de l’être, à son principe, nous invoquerons ce même héritage pour

139
Traité 31 (V, 8), 4, 1-14.
140
Ibid., l. 35-42.
141
Platon, Lois IV, 716a : « Citoyens, leur dirons-nous, Dieu, suivant l'ancienne tradition, est le commencement,
le milieu et la fin de tous les êtres ; il marche toujours en ligne droite, conformément à sa nature, en même temps
qu'il embrasse le monde. La justice le suit, vengeresse des infractions faites à la loi divine. »
142
Dans le traité 50, Sur l’amour, Plotin s’appuie sur le Banquet (180 d-e) en faisant de l’Ame non descendue dans
le sensible, l’Aphrodite céleste qui demeure près de son père Kronos, l’Intellect, et enfante de lui Eros, vision
conversive de l’Ame vers l’Intellect. Dans le traité 31 Sur la beauté intelligible, (V, 8, 12 et 13), Plotin reprend la
théogonie hésiodique en assignant aux trois réalités que sont l’Un, l’Intellect et l’Ame, une image divine
symbolique : Ouranos, Cronos, et Zeus.

54
introduire une liberté désormais possible dans un monde qu’il importe de comprendre pour y
vivre en tant qu’homme si ce n’est en tant que philosophe143. Car Pythagore, en faisant naître
de l’unité le monde, de la limite l’illimité, ouvre une porte essentielle : tel un appel d’air
laissant soudain pénétrer les questions de Parménide sur ce qui est véritablement et ce qui
n’est pas, il nous permet de concevoir un illimité (apeiron) qui n’est plus synonyme de chaos
puisqu’il se réduit toujours dans la totalité, unité suprême (mnémosunè), monade. Dès lors,
« la possibilité se trouve à côté de la nécessité »144, et cette phrase pourrait presque être de
Plotin si elle n’était issue des Vers d’or que l’histoire a attribués à Pythagore. « Parmi les maux
que supportent les mortels, de par les divines Destinées, supporte sans t’indigner la part qui
t’est échue ; mais efforce-toi d’y remédier dans la mesure de tes forces. »145 Là aussi, les mots
pourraient être ceux de Plotin, ne serait-ce que dans cette expression qu’il emploie si souvent :
« dans la mesure du possible ». Il n’est de possible que pour qui a une marge de manœuvre,
autrement dit de liberté. Et c’est elle qui, dès Pythagore, permet de penser le monde et
l’homme comme des réalités, non plus comme de simples personnages (prosopon,
personnages de théâtre, et par extension rôles, puis personnes)146 soumis à la fatalité
d’Anankè et de ses fileuses. Désormais, l’âme appartient à l’être, puisque Pythagore au reste
est le premier qui enseigne l’immortalité des âmes, leur cycle de vie, et leur transmigration –
la dimension hiérarchique dans l’échelle ontologique y semble néanmoins absente. Porphyre
décrit la pensée pythagoricienne sur l’âme ainsi : [Pythagore disait] « que l'âme est
immortelle ; ensuite, qu'elle passe dans d'autres espèces animales ; en outre, qu'à des

143
Selon Cicéron et d’après Héraclide du Pont, disciple de Platon, Pythagore est le premier à avoir utilisé le nom
de philosophe pour se qualifier lui-même : «Par la même raison, sans doute, tous ceux qui se sont attachés depuis
aux sciences contemplatives ont été tenus pour sages et ont été nommés tels, jusqu’au temps de Pythagore qui
mit le premier en vogue le nom de philosophes. Héraclide du Pont, disciple de Platon et très habile homme lui-
même, en raconte l’histoire. Un jour, dit-il, Léon, roi des Philasiens, entendit Pythagore discourir sur certains
points avec tant de savoir et d’éloquence, que ce prince, saisi d’admiration, lui demanda quel était l’art dont il
faisait profession. Pythagore répondit qu’il n’en avait aucun, mais qu’il était philosophe. Et sur ce que le toi,
surpris de la nouveauté de ce nom, lui pria de lui dire qui étaient donc les philosophes, et en quoi ils différaient
des autres hommes. » (Cicéron, Tusculanes, 5, 3, 8). Citons aussi Diogène Laërce dans Vies, doctrines et sentences
des philosophes illustres, GF, 1965, t.2, p. 128 : « On dit que Pythagore le premier s’appela philosophe [nous
rapporte Jamblique dans la Vie de Porphyre (58)]
144
Pythagore, Les Vers d’or, in Les penseurs Grecs avant Socrate, traduction, préface et notes de Jean Voilquin,
GF, 1964, p. 41.
145
Ibid.
146
Le thème des personnages de théâtre est récurrent chez Plotin pour qui la personne incarnée ne représente
qu’un rôle de théâtre, un personnage justement, un jeu sur la scène de théâtre qu’est le monde sensible. Il
distingue donc l’âme de la personne. La raison universelle assignant un rôle à chaque âme pour telle vie, c’est à
l’âme de se déterminer en jouant plus ou moins bien ce rôle, ce qui permet à Plotin de sauvegarder la
responsabilité à l’âme humaine à qui incombe d’être tel personnage le temps d’une incarnation. Voir traité 47
(III, 2), 15, 43-62 ; 47, 17, 15-59

55
périodes déterminées ce qui a été renaît, que rien n'est absolument nouveau, qu'il faut
reconnaître la même espèce à tous les êtres qui reçoivent la vie. Car ce sont là, d’après la
tradition, les dogmes que Pythagore le premier introduisit en Grèce. »147

L’âme en effet acquiert sa propre existence, son cheminement personnel, dans cette
conception attribuée à Pythagore : « À beaucoup de ceux qui l'abordaient il rappelait la vie
antérieure que leur âme avait jadis vécue avant d'être enchaînée à leur corps actuel.»148De
même, Diogène Laërce retrace les pérégrinations de l’âme de Pythagore selon ses propres
dires.149 Même si nous devons relever une contradiction - Porphyre faisant de l’âme selon
Pythagore une chose immortelle parce qu’elle investit des corps différents successivement,
tandis que Diogène Laërce présente l’immortalité comme le seul apanage des dieux,
qu’Hermès aurait donc refusée à Porphyre, lui laissant la mémoire de ses vies 150- , l’âme
désormais provient de l’essence, elle traverse le temps et n’est pas que la résultante d’une
configuration divine ou d’une combinaison théogonique. Mieux encore : si l’on se réfère
toujours à la doxographie de Pythagore, elle a la capacité de se libérer de ses liens qui
l’attachent au corps grâce à l’utilisation optimale de l’intellect : « Il professait une philosophie
dont le but était de délivrer et d’affranchir totalement de ses entraves et de ses liens l’intellect
qui nous a été attribué et sans lequel on ne saurait apprendre ni percevoir absolument rien
de sensé et de vrai, quel que soit le sens en action. »151

Le thème platonicien, repris maintes fois par Plotin, de l’âme fixée au corps et attachée par
des liens que seul l’exercice de l’intellection peut permettre de se délivrer, est déjà là. A ce

147
Porphyre, Vie de Pythagore, §19, Op.cit.
148
Ibid, § 26.
149
« Il racontait sur lui-même les choses suivantes : il avait été autrefois Aithalidès et passait pour le fils
d’Hermès ; Hermès lui avait dit de choisir ce qu’il voulait, excepté l’immortalité. Il avait donc demandé de
garder, vivant comme mort, le souvenir de ce qui lui arrivait. Ainsi dans sa vie, il se souvenait de tout, et une fois
mort il conservait des souvenirs intacts. Plus tard, il entra dans le corps d’Euphorbe et fut blessé par Ménélas. Et
Euphorbe disait qu’il avait été Aithalidès [fils d'Hermès], et qu’il tenait d’Hermès ce présent et cette manière
qu’avait l’âme de passer d’un lieu à un autre, et il racontait comment elle avait accompli ses parcours, dans
quelles plantes et quels animaux elle s’était trouvée présente, et tout ce que son âme avait éprouvé dans l’Hadès,
et ce que les autres y supportaient. Euphorbe mort, son âme passa dans Hermotime qui, voulant lui même
donner une preuve, retourna auprès des Branchidées et pénétrant dans le sanctuaire d’Apollon, montra le
bouclier que Ménélas y avait consacré (il disait en effet que ce dernier, lorsqu’il avait appareillé de Troie, avait
consacré ce bouclier à Apollon), un bouclier qui était dès cette époque décomposé, et dont il ne restait que la
face en ivoire. Lorsque Hermotime mourut, il devint Pyrrhos, le pécheur délien ; derechef, il se souvenait de tout,
comment il avait été auparavant Aithalidès, puis Euphorbe, puis Hermotime, puis Pyrrhos. Quand Pyrrhos
mourut, il devint Pythagore et se souvint de tout ce qui vient d’être dit. » Diogène Laërce, VIII, 4-5, dans l’op.cit.
150
Contrairement aux autres âmes qui oublient leurs vies antérieures après avoir bu l’eau du Léthé.
151
Porphyre, § 46, Op.cit.

56
sujet, Cicéron nous dit que « Dieu était pour Pythagore, une âme répandue dans tous les êtres
de la nature, et dont nos âmes humaines sont tirées. »152 Nous ne sommes pas loin du
démiurge du Timée semble-t-il, ni de l’âme du monde de Plotin.

Loin d’une assimilation hâtive et hasardeuse entre des thèses pythagoriciennes - qui
demeurent difficiles à distinguer entre les versions de Porphyre, de Jamblique, ou de Diogène
Laërce qui bien souvent utilisent Pythagore pour mieux asseoir leurs propres pensées153, et la
philosophie de l’âme de Plotin, qui s’écarte aussi sur certains points de celles-ci, nous voulons
simplement esquisser une filiation possible dans l’émergence d’une nécessité répondant à des
notions d’ordre et d’harmonie d’origine divine mais qui n’enferme plus l’individu dans le
schéma hiératique d’une nécessité proche du cercle vicieux.

Car l’affinité, si ce n’est l’ascendance pythagoricienne sous-tend la pensée plotinienne :


disons d’abord comme le souligne Luc Brisson, que « Pythagore et Platon sont les deux
références prestigieuses de Plotin. »154 Porphyre dans la Vie de Plotin, évoque la préface du
Traité sur la fin de Longin, qu’il nomme « le plus grand critique littéraire de notre époque et
qui a soumis à un examen détaillé tous les écrits de ses contemporains »155. Il explique que
dans un premier temps, influencé par « des gens ignorants, il ne laissait pas de le considérer
comme un auteur de peu d’importance », avant de revenir sur son jugement, distinguant alors
Plotin de ses contemporains qui cependant étaient très nombreux mais qui selon lui
n’apportaient aucun nouvel essor à la pensée philosophique, se contentant de répéter les
discours passés. En effet, les mots de Longin sont incisifs, sans concession, ils coïncident avec
le « critique si réputé et si sévère » que décrit Porphyre :

152
Cicéron, De la nature des dieux, I, 11, 33-35 (traduction anglaise H. Rackham avec le texte latin, Harvard
University Press, London, 1933) : « Nan Pythagoras, qui censuit animum esse per naturam rerum omnem
intentum et commeantem ex quo nostri animi carperentur […] ».
153
Comme le fait remarquer Luc Brisson dans son Introduction à la philosophie du mythe : Sauver les mythes,
Vrin, 2005 : « Jamblique cherche à enraciner la philosophie dans la tradition des Mystères, remontant, à travers
Pythagore, jusqu’à Orphée.[…]Jamblique réfute la thèse de Plotin suivant laquelle une partie supérieure de
l’âme demeure dans les Intelligibles. […]Pour Jamblique, l’âme s’unit complètement au corps », aussi n’hésite-t
il pas à tirer à sa thèse la pensée pythagoricienne, faisant de Pythagore un « initiant » et créant par là-même le
« mythe philosophique » (p. 121, p.125). Or Plotin, même quand il réfute des thèses pythagoriciennes, comme
l’âme en tant qu’harmonie musicale, précise que ce n’est peut-être pas ce qu’il faut entendre chez Pythagore.
(Traité 2, IV, 7, 8 : « En effet, même si ceux qui se disent pythagoriciens entendent l’harmonie d’une autre
manière [comme harmonie purement mathématique résultant des nombres], on a pensé qu’il s’agissait de
quelque chose comme l’harmonie que produisent les cordes d’un instrument de musique. »
154
Luc Brisson et Jean-Marie Flamand dans Porphyre, la Vie de Plotin, vol.2, Vrin, 1992, chap. 12, l’oracle
d’Apollon, commentaire 54-55.
155
Porphyre, Vie de Plotin, 20, GF, traduction sous la direction de Luc Brisson et JF Pradeau.

57
« Pour en revenir à ceux qui ont écrit, les uns n’ont rien fait de plus que de rassembler
et de transcrire des textes composés par leurs prédécesseurs, ce qui est le cas
d’Euclide156, de Démocrite et de Proclinius ; les autres n’ont retenu des recherches des
anciens que des points tout à fait mineurs, ont entrepris de composer des livres sur les
mêmes sujets qu’eux, ce qui est le cas d’Annius, de Médius, et de Phoebion, lequel
cherchait à se faire connaître par un style soigné plus que par l’exposé rigoureux de sa
pensée. On pourrait leur adjoindre Héliodore qui reprenait ce que les anciens avaient
dit dans leur enseignement, sans rien changer à l’articulation de leur raisonnement.
Mais ceux qui ont montré qu’ils prenaient au sérieux l’écriture comme activité en
abordant un grand nombre de problèmes et en les traitant d’une façon personnelle, ce
sont Plotin et Gentilianus Amélius. Le premier a donné des principes pythagoriciens et
platoniciens, comme il les entendait, une interprétation plus claire que celle de ses
prédécesseurs, car les écrits de Numésius de Cronius, de Modératus et de Trasylle sont
loin de s’approcher pour l’exactitude de ce que Plotin a écrit sur les mêmes sujets. »157

Ainsi semble établie de son vivant et par un contemporain, la filiation pythagoricienne. Plus
encore, elle est quelques pages plus loin, réaffirmée par Porphyre dans le fameux oracle
d’Apollon qui aurait été rendu par le dieu que l’on consultait sur le séjour de l’âme de Plotin
défunt. Au-delà des différentes interprétations par les commentateurs modernes158 quant à
l’origine et à la rédaction de cet oracle, sur lesquelles nous ne prenons pas position, c’est
l’évocation de la « triade » Pythagore-Platon-Plotin et donc la filiation dont nous parlons ici,
que nous voulons simplement souligner dans la description du monde bienheureux où accède
l’âme de Plotin après sa mort.

« Là se trouve Amitié, là se trouve Désir, agréable à voir ;


Là te submerge une joie pure, là tu ne cesses de te rassasier
Aux canaux d’ambroisie qui ont pour source le dieu, ce dieu dont
Partent les liens que nouent les élans suscités par Eros,
156
« Il s’agit peut-être de l’Euclide que Proclus cite avec Numésius, Albinus, Gaius, Harpocoration, Maxime et
Porphyre, comme commentateurs du mythe d’Er dans le Commentaire à la République de Platon II, 96.13 »
indique la note 201 p.331 de la traduction de Luc Brisson. Dans les notes suivantes, Brisson indique que
Démocrite, platonicien du IIIe siècle, est aussi cité par Jamblique, Syrianus, Proclus et Damascius, mais que les
autres philosophes cités, Proclinus, Thémistocle, Phoebion, Annius restent inconnu. Médius serait décrit par
ailleurs par Porphyre dans ses Summikta problemata.
157
Longin, Sur la fin, préface, cité par Porphyre, Vie de Plotin, 21.
158
Richard Goulet dans « L’oracle d’Apollon dans la Vie de Plotin », II, Vrin, 1992 soutient que la partie centrale
principale de l’oracle (4-48) constitue une révélation lors d’une séance divinatoire privée dans les milieux
théurgiques syriens, et la rapproche des hymnes funéraires, faisant des vers d’encadrement du début et de la
fin, qui auraient été rajoutés par la suite par Amélius, transformant l’hymne théurgique en un oracle spécifique
à Plotin. Mais la présence d’éléments platoniciens, les références homériques, et les allégories témoignant de
l’écriture philosophique néoplatonicienne, ont porté Jesus Igal (El Enigma del Oracolo de Apolo sobre Plotino,
Emerita, 52 , 1984, p. 83-115) ainsi que Luc Brisson et Jean-Marie Flamant (« Structure, contenu, et intentions
de l’Oracle d’Apollon » dans la Vie de Plotin, Porphyre, II, 1992, p.565-602) à attribuer ce poème à
Amélius, disciple de Plotin, qui aurait été validé dans un temple d’Apollon, et aurait alors pris
sa valeur d’oracle.

58
Ce dieu d’où viennent un souffle délicieux et l’éther sans vent ;
Là ont leur domaine ces personnages qui appartiennent à la race d’or, les fils du grand
Zeus,
Minos et Rhadamante qui sont frères, là se trouve le juste
Eaque, là se trouve Platon, force sacrée, là se trouve l’admirable
Pythagore avec tous ceux qui ont adhéré au chœur de l’immortel Eros,
Tous ceux qui ont reçu en partage une commune parenté
Avec les démons bienheureux, là, oui, où dans les banquets le cœur
Constamment se réjouit.
Bienheureux, qu’ils sont nombreux
Les combats que tu as dû affronter avant de fréquenter les purs démons,
Toi que, au cours de tes vies, l’inspiration protégeait à la façon d’un casque de
guerrier. »159

Notons qu’au chapitre suivant (23), Porphyre prend la peine de souligner encore le lien de
parenté intellectuelle entre Pythagore, Platon et Plotin en citant les vers concernés que nous
avons évoqués ci-dessus, ajoutant que seuls « les meilleurs des hommes » qu’ils sont peuvent
en effet se présenter devant Eaque, Minos et Rhadamante, fils de Zeus et juges aux Enfers tels
que les présente le mythe final du Gorgias160, non pas comme les autres hommes, prêts à être
jugés, mas bien comme des amis « pour partager leur compagnie ».

Or quel est ce séjour divin que nous livre l’oracle d’Apollon, si ce n’est justement l’image
d’un monde désormais allégé de toute nécessité, et auquel seuls ont accès de très rares
hommes, philosophes émérites, devenus amis des dieux et non plus soumis à leurs décrets ou
jugements, devenus libres enfin grâce à leur(s) vie(s) d’effort, de combat, de
recherche ?...Quelle est-elle cette brèche dans le ciel, que l’âme peut atteindre, au milieu des
mouvements circulaires des corps célestes, « sur la route bien incurvée »161, loin des lois de la
nécessité qu’impose le séjour sensible et le poids du corps ? « Route immortelle »162 qu’ont
éclairée « les rayons de ton intellect »163 au cours de la vie terrestre, liberté enfin acquise à
l’âme, tel est bien l’objet de la quête désormais possible depuis Pythagore et que nous voulons
dessiner ici.

159
Vers 48-61 de l’Oracle d’Apollon, La vie de Plotin, Porphyre, 22.
160
Platon, le Gorgias, 524b-527a.
161
Vers 28 de l’Oracle d’Apollon, La vie de Plotin, Porphyre, 22.
162
Vers 37 ibid.
163
Vers 35 ibid.

59
« Démon, toi qui auparavant étais un homme, mais qui maintenant d’un démon as rejoint le
sort
Le plus divin, après avoir défait le lien de la Nécessité
Qui enchaîne les hommes […]».

Les vers 23 et 24 nomment clairement Anankè, dont dépendent bien les âmes encore
immergées dans le sensible, mais dont celles de rares hommes, devenus démons, sont à
jamais affranchis. Ainsi, l’âme humaine, parvenue au sommet d’elle-même, est-elle capable
de « défaire le lien » de la nécessité, de percer l’obscurité de la nuit dans laquelle grouille et
s’épuise le devenir : « en dépit de l’obscurité profonde », nous dit l’oracle au vers 39, « un
épais faisceau de lumière » guide les yeux du philosophe vers la réalité intelligible. L’héritage
pythagoricien réside justement dans cette percée de l’esprit humain à travers l’opacité du
monde : dès lors, celui-ci n’est plus à vivre ni à penser comme une nasse dont les figures
mythologiques divines emprisonnent l’individu et les phénomènes dans une inextricable
fatalité – fût-elle engendrée par leurs propres mouvements ou actes. Au contraire, le monde
c’est l’ordre, l’harmonie, la raison ; et sa saisie, puis son expression rationnelle et discursive,
sont possibles pour l’âme humaine, déjouant alors les difficultés suscitées par son inscription
dans la temporalité et la succession du devenir : en structurant les phénomènes par des logoi,
des discours rationnels qui procèdent d’intuitions intellectuelles, le philosophe coïncide
étroitement avec l’Etre, l’Intellect, la Vie. Il rend aussi au sensible, autant que faire se peut,
l’éclat et la beauté qui lui sont inhérents, sa part de clarté, sa trace intelligible, l’arrachant
« aux tourbillons qui donnent la nausée »164.

« Mais qu’en est-il lorsque l’âme divise (diairei) un seul objet et qu’elle le déploie ? La
division est déjà faite dans l’Intellect, et elle lui sert de point d’appui dans la division
qu’elle opère (enapéiresis). Et comme l’antérieur et le postérieur dans les formes ne sont
pas temporels, ce n’est pas non plus dans le temps que se produira l’intellection de
l’antérieur et du postérieur. C’est en effet une antériorité et une postériorité sous le
rapport de l’ordre […]. »165

Que la beauté et l’ordre du monde reposent effectivement sur la lumière intelligible, cet
un-multiple que nous évoquions plus haut, que le traité Sur les nombres (34) fasse suite au
traité Contre les Gnostiques (33) qui méprisent les réalités de l’univers sensible, et que la

164
Vers 32 de l’Oracle d’Apollon, La vie de Plotin, Porphyre, 22.
165
Traité 28 (IV, 4), 1, 25-29 (traduction Bréhier).

60
Nécessité soit dominée désormais par l’Intellect, comme en témoigne le Timée qui en fait une
« cause errante » (planômenè aitia), ou la cantonne aux « causes accessoires » (ta sunaitia),
témoigne donc bien de l’ouverture de la conception de la nécessité depuis Pythagore pour qui
les réalités invisibles mais essentielles, l’abstraction, le concept (mathema) sont désormais les
fondements mêmes de l’être. Plus exactement, nous pouvons parler de la naissance du
concept de nécessité, du passage d’une figure purement mythologique et de ses
interprétations multiples mais toutes engluantes et limitant l’âme à de simples rôles figuratifs,
au concept riche de sens, recelant en lui diverses acceptions, mais qui signe enfin
l’appartenance de l’âme à l’être –et sa capacité à saisir le logos par ses logoi.

« En effet, la naissance de ce monde a eu lieu par un mélange des deux ordres, de la


Nécessité et de l’Intelligence. Toutefois, l’Intelligence a dominé la Nécessité, car elle l’a
persuadée d’orienter vers le meilleur la plupart des choses qui naissent. Et c’est ainsi,
par l’action de la Nécessité cédant à la persuasion de la sagesse, que ce monde s’est
formé, dès l’origine. D’après cela, si l’on veut dire réellement comment le monde est né,
il faut faire intervenir dans le récit l’espèce de la cause errante et la nature de son
mouvement propre. »166

Ainsi, la nécessité est conçue dans le Timée comme les causes accessoires (ta sunaitia) :
l’auxiliaire dont se sert l’Intelligence (noûs) afin de réaliser son but – qui s’identifie avec le
Bien. La constitution du corps et de l’âme du monde résulte bien de la domination de
l’Intelligence sur la Nécessité (qui préside au départ sur le tout précosmique) : l’action de
l’Intelligence consiste en une organisation, un ordonnancement selon une cause véritable,
première et divine, qui insuffle au désordre primordial l’ordre et la beauté. Sans l’action du
démiurge faisant du monde sensible un tout ordonné (kosmos) selon le Bien, le monde ne
serait pas même vivant, n’existerait pas, puisque pour être il lui faut une âme. Ramenée au
rôle d’adjuvant, la nécessité du Timée n’est autre qu’un système de lois mécaniques et
naturelles, qui ne peuvent être autrement que ce qu’elles sont, et qui régissent la chôra,
matériau dont se sert le démiurge dans sa constitution du monde, des animaux, et des êtres
humains. Les sunaitia sont utilisés « pour atteindre dans la mesure du possible l’idée du
meilleur » (ten tou aristou kata to dunaton idean)167, comme en témoigne dans ce passage le
mécanisme compliqué de la vue, ceux de l’ouïe et de la voix, justifiés par leur finalité168. Mais

166
Platon, le Timée, 48a, traduction Emile Chambry, Paris, GF, 1969.
167
Platon, le Timée, 46d.
168
Par exemple, pour la vue, la capacité à contempler le mouvement des astres dont la régularité peut nous

61
elles ne sont qu’une causalité mécanique, errante, au regard de la causalité intelligente et
divine qui explique le monde et lui donne son sens, toujours dirigé vers le Bien. Notons ici en
outre la position platonicienne critique, voire ironique, quant aux thèses démocritéennes qui
prennent pour cause réelle et principale la nécessité à l’œuvre dans les phénomènes, alors
que, sans la récuser comme on le voit, Platon la combine et la subordonne à l’Intelligence,
autrement dit à la rationalité du divin, cause première du monde et des vivants : « Néanmoins,
la plupart estiment que ce ne sont pas des causes accessoires, mais les causes principales de
toutes choses. »169

Nous aurons l’occasion de revenir sur la pensée atomiste de la nécessité, que Plotin
récuse170. Disons seulement pour le moment, que même cette théorie qui fait de la nécessité
une causalité d’événements maintenant localement un ordre du monde, et que Platon sans la
nier, subordonne à l’action de l’Intelligence – dépasse aussi la simple figure d’une Anankè
fabriquant le tissu du monde, en la théorisant. Christopher Taylor, évoquant les penseurs
atomistes, définit ainsi leur tentative quant à l’ordre du monde : « L’objectif de ces penseurs,
dans le cadre de cette tradition, était de rendre compte de façon spéculative, mais sous le
contrôle de la raison, de la nature des choses en général, et notamment de l’ordre naturel de
l’univers et de la place qu’y occupe l’homme. »171 La nécessité mécanique de Démocrite se
distingue en effet du hasard qui la fonde : l’ordre du monde, selon les atomistes, commence
à se constituer lorsque la masse des atomes qui se meuvent au hasard forme un remous,
tourbillon circulaire. Ainsi, selon Diogène Laërce172, Démocrite identifie la nécessité avec la
dinè (tourbillon), et selon le pseudo-Plutarque173, il la considérait comme « un choc, un
mouvement ou un impact matériel. » Mais le tourbillon lui-même n’est déterminé par rien, il
a lieu par hasard, d’un état pré-cosmique dont la nécessité est absente, comme en témoignent

aider à modeler sur eux le mouvement de nos pensées.


169
Le Timée, 46d.
170
Les traités 47 et 48 Sur la providence s’ouvrent par une critique virulente des thèses atomistes et
Epicuriennes qui font du hasard l’origine de l’univers. En effet, si pour Démocrite tout arrive par nécessité,
cette loi ne vaut que pour ce qui se produit dans le cosmos, mais le tourbillon à l’origine même de toutes
créations, est lui, entièrement dû au hasard des collisions entre les atomes. « Qu’il soit déraisonnable d’attribuer
au hasard et à la fortune la réalité et la constitution de notre univers, et que cette opinion soit le propre d’un
homme qui n’a fait usage ni de son intellect ni de sa sensation, voilà qui est évident je pense, même avant toute
discussion. » Traité 47( III, 2), 1, 1-4).
171
Christophe Taylor, « Démocrite », dans Lire les présocratiques, sous la direction de Luc Brisson, Arnaud Macé
et Anne-Laure Therme, Paris, Quadrige Manuels, PUF, 2012, p. 196.
172
Diogène Laërce, IX 45, dans l’op. cit (Diels et Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin, 1951, 68 A 1
§45).
173
I 26, 2, DK 68 A 66.

62
Aristote174, mais aussi Simplicius175. Certes, on peut estimer avec Aristote, comme le suggère
Taylor « qu’il est absurde de soutenir une théorie selon laquelle, tandis que les événements
dans le cosmos se suivent en une chaîne causale régulière, le cosmos lui-même vient à l’être
par hasard. » 176Et c’est d’ailleurs ce vide, cette lacune, voire ce paradoxe dans le fameux
fragment de Leucippe : « Rien n’arrive au hasard (μάτην), mais toute chose provient de la
raison et de la nécessité »177, qui contredit le principe atomiste de la raison suffisante178 et qui
justifie la critique platonicienne du Timée : puisque la nécessité ne peut rendre compte
pleinement de ce tout ce qui est, c’est qu’elle doit être conçue comme simple adjuvant d’une
cause première, à savoir l’Intelligence.

Ce que nous voulions simplement suggérer par cette parenthèse sur la thèse atomiste, c’est
qu’elle-même fait de la nécessité une rationalité physique, un principe, un ordre, qui n’est
plus assimilable à une fatalité cosmogonique ou théogonique. Nous serons amenés au cours
de notre étude à indiquer clairement pour Plotin les limites d’une telle philosophie qui,
renvoyant somme toute au hasard pré-cosmique l’aporie, ne fait que déplacer le problème
sans le résoudre, la contingence la plus totale engendrant la nécessité la plus totale
également, qui coupe à la racine toute liberté possible. Dans cette configuration, il n’est pas
étonnant que Plotin n’aura de cesse de renvoyer dos-à-dos les théories épicurienne et
stoïcienne, tout aussi réductrices quant à la place de l’homme dans l’ordre du monde et
enfermant celui-ci dans un déterminisme qui est à l’opposé de sa pensée.

Mais pour le moment, au cœur de notre esquisse sur la naissance et l’évolution du concept
de la nécessité en tant qu’ordre du monde, dont nous attribuons l’émergence et l’impulsion à
Pythagore, nous nous contenterons de noter la place du concept atomiste et peut-être en
filigrane, le souvenir « d’une certaine façon » (tropon tina) de Pythagore chez Démocrite, dont
fait état – avec beaucoup de réserve - Aristote dans le traité du Ciel : les atomistes, dit-il, ont

174
Aristote, Physique, 196a 25-28 (Traduction A Stevens, Vrin, Paris, 2008): « Il s’en trouve d’autres pour donner
comme cause du ciel et de tous les mondes le mouvement spontané, car c’est par le mouvement spontané
qu’advient le tourbillon et le mouvement qui sépara et disposa le tout en ordre actuel. »
175
Simplicius, Commentaire à la Physique d’Aristote, 327, 24-6 ; 330, 14-20.
176
Christopher Taylor, Op.cit, p.202-203
177
Leucippe (DK, 67 B 2).
178
Tout ce qui arrive doit arriver, et ne peut pas ne pas arriver. Autrement dit, on explique dans la deuxième
proposition en quoi consiste la raison dont on affirme l’existence dans la première proposition.

63
fait « de toutes les choses des nombres, et des composés à partir des nombres »179 ; et de
préciser immédiatement ensuite qu’ils « ne formulent pas clairement la chose »180 (mè
saphos delousin). Pour Jean Salem, qui relève aussi ce lien de Démocrite à Pythagore dans son
ouvrage Démocrite, Grains de poussière dans un rayon de soleil, « il n’y a guère ici qu’une
analogie fondée sur la constatation d’une commune réduction, chez les atomistes comme
chez les pythagoriciens, de la qualité à la quantité. »181Mais il précise tout de même
« Jamblique prétend bien que Leucippe fut (à l’instar de Philolaos, d’Eurytos et d’Alcméonde
Crotone, tous trois connus comme disciples de Pythagore), l’un de ceux qui « dans leur
jeunesse, suivirent son enseignement »182 »183. Porphyre quant à lui, s’appuyant sur les écrits
de Douris184, nous dit qu’un fils de Pythagore dénommé Arimnestos, avait été le « maître de
Démocrite »185 ; et Diogène Laërce rapporte aussi que, selon Trasylle, Démocrite aurait été
« un fervent adepte des pythagoriciens »186. De là peut-on à juste titre, à l’instar de Vittorio
Alfieri, prendre le parti d’une descendance directe du concept de l’atome qui serait « fils de la
mathématique » ?

« Le concept de l’atome peut être dit fils de la mathématique en tant qu’il comprend le
problème de la représentation spatiale de la réalité multiple, et celui de la multiplicité
numérique, et également le fils de la logique antique, en tant que pure logique de la
pensée abstraite, c’est-à-dire les analyses des contenus objectifs de la pensée, et non
pas de l’activité subjective de la pensée. »187

Cependant, que cette filiation théorique soit possible, ne peut occulter que la multiplicité
infinie de l’univers ne provient d’aucune unité pour les atomistes, ce qui sera justement l’objet

179
Aristote, Traité du ciel, III, 4, 303a 8-10 (Traduction C. Dalimier et P. Pellegrin, GF, Paris, 2004).
180
Ibid.
181
Jean Salem, Démocrite, Grains de poussière dans un rayon de soleil, Vrin, 2002, p.48-49.
182
Jamblique, Vie de Pythagore, 104, Leucippe , DK, 68 A5.
183
Jean Salem, Op.cit. p.47.
184
Douris de Samos, historien de la haute époque helléniste, vivait de 340 à 270 environ. Les fragments de ses
écrits ont été recueillis par F. Jacoby dans Die Fragmente der griechischen Historiker (abrégé FGrHist, suivi d’un
chiffre pour chaque historien, en l’occurrence HA : n°76 = Douris).
185
Porphyre, Vie de Pythagore, 3, 15-18 : « Douris de Samos, au IIe livre des Annales, lui donne pour fils
Arimnestos et fait de lui le maître de Démocrite. »
186
Diogène Laërce, Vies, IX, 46.
187
Vittorio Alfieri, Atomos idea : l’origine del concetto dell’atomo nel pensiero greco, Le Monnier, Florence, 1953,
p.49 : « Il concetto dell’atomo può dirsi figlio della matematica, in quanto in essa trova luogo il problema della
rappresentazionone spaziale della realtàmolteplice e quello della molteplicità numerica, e figlio altresi della
logica antica, in quanto essa è puralogica del pensiero astratto, cioè analisi di oggettivi contenuti pensati e non
della soggettiva attività del pensare. » La traduction proposée est la nôtre.

64
des critiques d’Aristote188, mais aussi de Plotin : « l’ordre ne naît pas du désordre »189, il « est
là parce qu’il y a été introduit »190, et le matérialisme pur s’épuise dans un devenir dont il ne
peut somme toute rendre compte : car si l’on se contente d’observer le multiple, il nous faut
« toujours à nouveau multiplier les causes. »191

Jean Salem attribue donc plutôt l’engouement de Démocrite envers Pythagore davantage à
l’éthique et précise que, même si l’existence du vide est pensée chez Pythagore avant de l’être
par les atomistes, « il reste que la thèse de l’infinie divisibilité de l’étant qu’admirent les
penseurs pythagoriciens, paraît avoir été foncièrement antipathique à l’intuition primitive de
l’atomistique démocritéenne. »192Aussi s’arrête-t-il là tout lien entre Démocrite et Pythagore,
que nous entendons uniquement dans la définition stricte d’une nécessité désormais
conceptualisée, et non plus seulement vécue, subie, figurée ou transfigurée par l’individu.

En effet, la question pour nous est avant tout de mettre à jour le concept d’une nécessité
mécanique et physique dans les phénomènes, que ni Platon ni Plotin ne récuse, mais qu’ils
vont soumettre tous deux à la notion de providence, autrement dit de causalité première et
intelligible à l’œuvre dans le cosmos. C’est cette combinaison parfois paradoxale entre la
nécessité en tant que cause matérielle et efficiente, et l’intelligence, cause finale la dominant,
déjà au cœur du Timée, que Plotin porte à son apogée – tout en prenant une position
particulière face aux théories stoïciennes du destin qu’il récuse autant.

« - Est-ce par des nécessités naturelles et qui s’enchaînent que chaque chose est comme
elle est, et que chacune est aussi bien disposée que possible ? - Non. C’est au contraire
la raison qui produit toutes ces choses, puisque c’est elle qui commande (…) »193
Et, quelques lignes plus loin : « La raison n’agit pas par jalousie, mais selon une raison qui
contient toute la diversité de l’intelligible. »194Ainsi, plusieurs passages se fondant sur le
passage du Timée dont nous avons parlé, vont porter au paroxysme la domination de

188
Aristote, Physique, VIII, 6, 256a, 18-19, Op.Cit. : à la série des mouvements qui se succèdent indéfiniment
dans le temps, et à laquelle on ne peut assigner un terme premier, s’oppose l’ordre de la causalité et du
fondement qui fait qu’il faut s’arrêter à un principe premier : anankè stenai kai mè eis apeiron ienai (256a, 29)
189
Traité 47(III, 2), 4, 26.
190
Ibid.
191
Traité 23 (VI, 5), 9, 6.
192
Jean Salem, Op.cit., p.49.
193
Traité 47(III, 2), 11, 1-3.
194
Idem, 9. Allusion au Timée 29e1-2 et au Phèdre 247a7 : la production par la réalité intelligible n’implique pas
de jalousie, de retenue. Aussi, le monde sensible est-il une image aussi parfaite que possible du monde
intelligible, dans sa diversité (ce qui n’est pas la négation de l’unité de la raison mais plutôt son acte, sa
réalisation).

65
l’intellect sur la nécessité, assimilée chez Plotin à la matière elle-même. Au début du traité 47,
c’est pour rendre compte des maux et des injustices dans le monde, qui pourtant ne peuvent
ni empêcher ni contredire son intime harmonie – ce monde n’étant qu’un succédané du
monde intelligible et ne pouvant prétendre à son ordre ni à sa beauté, qu’il évoque la
nécessité à l’œuvre dans le sensible ; mais « il n’en reste pas moins que l’intellect domine la
nécessité »195, précise-t-il, et c’est bien en cela que notre monde peut participer à la beauté
et même qu’il la porte en lui, contrairement aux thèses gnostiques. De même au chapitre 6
du traité 48, la référence au Timée est-elle clairement citée : la providence « s’étend sur toutes
choses, c’est-à-dire sur tout ce qui y advient, aussi bien les vivants, leurs actions et leurs
dispositions, où « la raison se mélange à la nécessité » »196. Le traité 51 cite aussi ce même
passage du Timée, expliquant que les maux viennent de la nécessité, autrement dit de la
matière. 197

Des hauteurs célestes portant nos destins dans d’insondables trames, soudain descendue
au cœur du monde sensible avec Platon, puis précipitée jusqu’au dernier palier ontologique,
à l’extrême bordure du non-être qu’est la matière chez Plotin, Anankè est dès lors à considérer
autrement : de l’ordre implacable mais absurde - qu’il soit celui qu’instaure le simple mythe,
ou celui des atomes dont la rencontre résulte de la plus totale contingence – la nécessité est
à présent ramenée au désordre de la matière pure qui a besoin de l’ordre de la raison, de
l’intellect, pour que le monde soit vivant : cet acte, ordonner, donner vie, mais aussi libérer à
jamais du handicap que porte en elle Anankè dans son étymologie-même, cet acte qui est
toujours création en même temps que contemplation, et parfois définition, seule l’Ame
désormais en est l’auteur : nos logoi tentent de cerner, de dire, de rendre la plus juste image
de ce qui est véritablement. L’acte noétique préside à l’acte nécessaire au sein des
phénomènes, le dirige et lui donne un sens, que l’âme humaine sera susceptible de recouvrer,
de décrypter grâce à la partie supérieure d’elle-même, par l’acte réflexif, se saisissant elle-
même comme image. Ici s’ouvre avec Plotin sa liberté.

195
Traité 47 (III, 2), 2, 33-36.
196
Traité 48 (III, 3), 6, 10-12, Op.cit.
197
Traité 51 (I, 8), 7, 4-7, traduction Laurent Lavaud, GF, 2010 : « Car ce monde résulte d’un mélange d’Intellect
et de nécessité, et ce qui en lui vient du dieu est bon, alors que les maux sont issus de « l’antique nature » : c’est
ainsi que Platon appelle la matière sous-jacente non encore ordonnée par un dieu. »

66
La dialectique la permet, rendant la remontée du sensible à l’intelligible à portée de l’âme
humaine, et il n’est pas anodin que ce soit par la musique, l’amour, et la philosophie : la beauté
du monde sensible, son ordonnancement, son harmonie, mais surtout son unité jusqu’au
cœur de la multiplicité et de la matérialité des phénomènes renvoie à son modèle intelligible
: « Car si l’intelligible n’était pas supérieurement beau, d’une immense beauté, qu’est-ce qui
pourrait être plus beau que le monde qu’on voit ? »198 Il nous importe dès lors de nous élever
jusqu’à nous-mêmes grâce aux racines célestes de notre âme – ainsi ne serons-nous plus les
simples objets du destin, mais pourrons-nous, autant que possible, coïncider avec la raison
même. 199La beauté intrinsèque de l’âme est-elle pour Plotin autre chose que sa liberté ? « Car
nous-mêmes, lorsque nous sommes beaux c’est que nous nous appartenons, tandis que nous
sommes laids lorsque nous nous abandonnons à une nature qui n’est pas la nôtre. Nous
sommes beaux lorsque nous nous connaissons nous-mêmes, et laids quand nous nous
ignorons. »200

2- La beauté du monde ou la nitescence de l’âme

« Toi, fleur de feu, nuitamment tu me


tiens lieu de soleil, et tu luis profondément
dans le cœur secret de l’homme. »

Paul Klee, Journal (février 1900) 201

198
Traité 31 (V, 8), 8, 20-22.
199
Plotin distingue en effet dans le traité 48 deux stades de la providence : une providence pure, supérieure, qui
appartient au niveau de l’intelligible, et une providence inférieure, qui est un mélange de providence et de
destin, et qui est la partie inférieure de l’âme du monde, produisant l’univers sensible et le gouvernant. Il n’y a
en réalité qu’une seule providence, mais elle est constituée de l’union de ces deux stades : « Toutes ces parties
ne constituent qu’un seul et même être, et il y a une seule providence : au niveau inférieur elle est destin, tandis
qu’au niveau supérieur elle n’est que providence. » 48, II, 3, 5, 15-16
200
Traité 31 (V, 8), 13, 20-21, traduction Jérôme Laurent, GF, 2006.
201
Paul Klee, Journal, Paris, Editions Grasset, Collection « Les Cahiers Rouges », 1959, Journal I, p.42

67
2-1- L’acte de l’âme : dégrèvement et affranchissement

Plotin nous dit « la lumière du soleil »202, l’éclat de l’or, celui des astres dans un ciel sombre,
et « l’éclair dans la nuit »203. Il dit aussi « la beauté simple d’une couleur »204, celle « des chants
et des rythmes »205 et des « compositions de mots »206, et que « chaque élément sonore d’une
composition »207 peut être beau par lui-même, simplement. Au plus proche du phénomène, il
dit aussi l’expérience troublante que chaque jour nous faisons « que les mêmes corps
apparaissent parfois beaux, parfois non. »208

Dans une époque dominée par la pensée stoïcienne qui fait de la parfaite symétrie, des
proportions mathématiques et rigoureuses des corps et des objets, la condition même de la
beauté, Plotin, sans récuser totalement cette dimension de la beauté, la signifie comme
insuffisante, parce qu’elle ne peut rendre compte véritablement de la réalité sensible, vivante,
ni de l’expérience que nous faisons de la beauté. Que le premier traité de l’œuvre plotinienne
envisage le beau n’est pas un hasard ; l’ordre même apporté par Porphyre dans les traités et
leur remaniement en six Ennéades le place dans la première de celles-ci, autrement dit dans
les pensées sur le vivant et l’éthique, soit en I, 6, directement après les traités sur le bonheur.
Pour Jérôme Laurent, le message est on ne peut plus clair : c’est « une introduction générale
à la philosophie platonicienne que Plotin cherche à enseigner »209 que ce traité Sur le beau.
Nulle fortuité non plus à ce que le second traité nous parle de l’immortalité de l’âme : il y a
correspondance, « ajustement »210 entre notre âme et la nature de la beauté, celle-ci étant
autre chose qu’un ordonnancement, si parfait soit-il, autre chose qu’un simple rapport de
proportions, si bien établi soit-il : autre chose donc que nécessité. La beauté du monde,
perceptible à l’âme individuelle humaine jusque dans ses moindres « traces »211 dans les
corps, les phénomènes, est bien en-deçà de tout artefact qui relève de la logique de
l’entendement et de son application, toujours limitatives. « Dans la nature, en revanche, la

202
Traité 1 ( I, 6) 1, 31 : [tou] hèliou phôs.
203
Ibid, 33-34 : nuktos hè astrapè.
204
Traité 1 (I, 6), 3, 17-18 : To tès kroas kallos haploun morphèi.
205
Traité 1 ( I, 6) 1, 3 : kai gar melè kai rhythmoi eisi kaloi : « car les chants et les rythmes aussi sont beaux ».
206
Ibid, 1-2 : logôn suntheseis.
207
Traité 1 ( I, 6) 1, 35-36 : kaitoi ekastou phtongou pollakhèi tôn en tôi holôi kalôi kalou ontos.
208
Ibid, 14-15 : Sômata men gar ta auta hote men kala, hote de ou kala phnainetai.
209
Jérôme Laurent, Traité 1, GF, notice au traité 1, p. 57.
210
Traité 1 (I, 6), 2, 4 : kai oion sunarmottetai.
211
Ibid, 9 : ikhnos (ἴχνοϛ).

68
symétrie rigoureuse n’est pas la règle. Les arbres et les montagnes ont une beauté propre liée
à la singularité de leur configuration : c’est en quelque sorte la dissymétrie qui atteste alors
de la réalité sensible de la vie naturelle »212, va jusqu’à dire Jérôme Laurent ; et de poursuivre :
« L’éclair qui déchire l’obscurité de la nuit un soir d’orage est le symbole le plus net de cette
conception plotinienne de la beauté : lumière, force, soudaineté de la manifestation, tels sont
les traits de ce qui nous émeut dans la rencontre du beau. »213C’est dire que nous sommes
sensibles d’abord à ce qu’il y a d’unique, d’impossible à dupliquer, à multiplier, nous ne vibrons
vraiment que dans l’apparition propre d’une beauté solitaire, indéterminable, que ne peut
rendre la simple symétrie de ses parties: ce qui m’émeut devant un corps c’est que ce n’est
pas qu’un corps parmi d’autres, ses parties fussent-elles parfaitement accordées ensemble,
c’est ce corps ; ce qui me fait contempler chaque soir le coucher du soleil c’est que chaque soir
il est autre, toujours nouveau, toujours unique ; ce qui serre en cet instant ma gorge, quand
j’écoute cette musique, c’est que le rythme et les accords sont singuliers, produits par une
main singulière que nulle autre jamais ne rendra à mon âme. Cette singularité, cette unicité,
cette vie propre à tout phénomène, à toute chose belle, est-elle autre chose que la liberté
même du principe qu’est l’Âme, présidant, signant de sa lumière incorporelle les éléments du
monde dans son déploiement dans le devenir ?

Résonne dans le désert, non loin peut-être de l’Egypte natale de Plotin, la voix du Petit
Prince : « Si quelqu’un aime une fleur qui n’existe qu’à un exemplaire dans les millions
d’étoiles, ça suffit pour qu’il soit heureux quand il les regarde.»214Du secret que lui confie le
Renard, Plotin avait déjà la clé, empruntée au Phèdre – et laissons un instant, dans la lumière
baignant l’âme d’un or où se confondent le sujet et l’objet, comme le préconise souvent la
pensée plotinienne de l’assimilation à la réalité supérieure contemplée, laissons se répondre
les échos troublant l’ordre du temps :

« - Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde. Tu


reviendras me dire adieu, et je te ferai cadeau d’un secret.
Le petit prince s’en fut revoir les roses.

212
Jérôme Laurent dans la notice au traité 1 que nous citons, p.58.
213
Ibid.
214
Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, chap. VII., Paris, Gallimard, 1946.

69
-Vous n’êtes pas du tout semblables à ma rose. Vous n’êtes rien encore.[…] Vous êtes
belles mais vous êtes vides […]. On ne peut pas mourir pour vous. Bien sûr, ma rose à
moi, un passant ordinaire croirait qu’elle vous ressemble.[…] » 215

Les mots de Plotin auraient certainement convaincu plus encore notre petit philosophe :

« La preuve c’est que nous ne percevons pas la beauté tant qu’elle nous reste
extérieure ; mais elle nous émeut dès qu’elle nous devient intérieure. […] Mais nous, qui
ne sommes pas habitués à voir l’intérieur des choses, qui ne le connaissons pas, nous
recherchons l’extérieur, et nous ignorons que c’est l’intérieur qui nous émeut. »216
Car c’est toujours l’unité propre de la chose belle, fleur, éclair, accord musical, voix, femme,
homme, animal, étoile, qui rend compte de sa beauté pour Plotin : la forme, l’essence d’une
chose, toujours et à jamais unique au monde parce qu’engendrée par une forme intelligible.
Les choses sensibles ne se maintiennent dans le devenir que par cette participation à une
forme intelligible. Aussi ne peut-on expliquer exclusivement la beauté d’une chose par la
proportion de ses parties, l’harmonie et la symétrie des parties dans le tout sont insuffisantes
pour dire l’émoi du beau : l’ordonnancement nécessaire des corps et des phénomènes,
comme nous l’avions vu plus haut, n’est que cause matérielle et somme toute incomplète
pour définir l’être. Il faut chercher dans le dynamisme même de la chose, dans sa vie, dans sa
substance – dans « l’intérieur des choses » avons-nous dit, le secret de leur beauté : là réside
la nitescence du sensible. C’est pourquoi chez Plotin, l’incorporation de l’âme n’est pas à voir
sous l’angle unique de la « déchéance » ou du mal, elle est surtout à replacer dans un contexte
ontologique, voire ontique, qui pousse chaque être ayant atteint son point de perfection à
engendrer une réalité dérivée qui en porte la marque indélébile, la trace, la signature vivante.
On conçoit d’autant plus la réfutation des thèses gnostiques dans le traité 33, selon lesquelles
le monde sensible, étranger au divin, est totalement assimilé à la matière et au mal, et ne
constitue qu’une anomalie, une tache sur un beau manteau, pour reprendre l’image gnostique
citée par Saint Irénée de Lyon217. Pour Plotin, le monde sensible

215
Ibid., chap. XXI.
216
Traité 31 (V, 8), 24-34.
217
Saint Irénée de Lyon, Contre les hérésies. Dans Episcopi Lugdununensis, Libros quinque, adversus haeresis,
édition William Wigan Harvey, 1857, tome 1, livre II, ch. III, § 3, p. 259 : « Si autem et aporiati in his confiteantur
continere omnia Patrem omnium, et extra Pleroma esse nihil […], in pleromate autem, vel in his quae continentur
a Patre, facta a Demiurgo aut ab angelis, quaecumque et facta scimus, contineriab inenarrabili magnitudine, velut
in circulo centrum, aut velut in tunica maculam. » Nous traduisons ainsi : « Cependant, si ce point les met en
difficulté, ils avoueront que le Père de toutes choses contient tout, et qu’en dehors du Plérôme il n’y a rien [nous
laissons de côté la parenthèse], alors ils diront que dans le Plérôme ou dans tout ce qui est contenu par le Père,

70
n’est autre que « l’acte »218 même de l’Âme déployant son contenu, l’exprimant dans la
matière qu’elle traverse de part en part : cet acte de l’âme, son energeia, qui rend la chose
engendrée aussi belle que possible parce qu’elle est désormais image de l’intelligible, Laurent
Lavaud l’appelle « liberté expressive » et la définit comme suit : « la capacité de l’âme à
exprimer dans l’extériorité du monde son propre contenu intérieur. »219Le corps animé, le
phénomène physique, sont toujours manifestation, expression, présence d’une forme
intelligible, unique au monde, qui unifie le multiple et lui donne sa beauté, sa puissance
(dunamis) : c’est dire que l’unité propre à l’apparaître d’une chose et qui témoigne de sa
beauté ne peut être ramenée à un rapport harmonique et mathématique entre des parties
parfaitement équilibrées entre elles.

Or la définition de la beauté en tant qu’ordre, agencement des parties multiples en


proportions parfaites, dépasse largement la pensée stoïcienne - elle est sans aucun doute le
résultat de la plus vieille théorie de l’art, et en particulier de l’architecture et de la statuaire
que le stoïcisme reprend- imposant finalement à chaque époque des critères d’une beauté
nécessaire à laquelle il est malvenu de déroger : cette acception de la beauté grève le corps
humain à travers le temps jusqu’aujourd’hui du poids de la nécessité, faisant de lui le simple
résultat d’une opération mathématique – opération différente et résultat différent selon les
époques.

« Bien sûr, tout le monde ou presque affirme que la proportion des parties les unes par
rapport aux autres et par rapport à l’ensemble, ajoutée à l’agrément des couleurs,
produit ce qui est beau pour la vue ; pour ces objets visibles, et pour tous les autres, être
beau c’est être bien proportionné et tout à fait conforme à une mesure. De ce point de
vue, rien de simple ne sera beau, mais seulement, nécessairement, ce qui est
composé. »220

La critique esthétique plotinienne pénètre dès lors le corps pour mieux le rendre à ce qu’il
est vraiment, à ce dont il provient, l’âme : ce mouvement de l’extérieur vers l’intérieur est
justement ce que le philosophe préconise pour saisir l’être de la beauté, pour se libérer des

tout ce qui a été créé par le Démiurge ou par les anges, et tout ce que nous savons avoir été créé, est contenu
dans une grandeur indicible, comme le centre dans un cercle, ou comme une tache sur une manteau. »
218
Traité 6 (IV, 8), 5,33.
219
Laurent Lavaud, « La métaphore de la liberté. Liberté humaine et liberté divine chez Plotin », Archives de
Philosophie, 2012/1, p.14.
220
Traité I (I, 6), 1, 20-26.

71
liens par trop aliénants de la matière. Car réduire la beauté des corps et des phénomènes à la
nécessité d’un ordre harmonique ou d’un rapport de causalité revient somme toute à limiter
le sensible au matériel, à le rabaisser jusqu’au non-être : n’est-ce pas justement ce que
propose et impose, plus encore que tout autre, notre temps, parvenu à l’éclatement de l’être
en myriades d’apparaîtres ? Entre un discours de bon aloi qui prône la différence –toujours
physique, notons-le ! – et des faits qui assignent l’individu au corps le plus conforme possible
aux standards établis, celui-ci a-t-il un autre choix que de faire de son corps un exemplaire le
plus parfait, ou du moins le plus acceptable pour travailler en entreprise, pour séduire, pour
être accepté dans un groupe, pour être aimé, pour être reconnu ? A-t-il un autre choix que de
traiter son corps comme un agrégat de matière, au poids, au centimètre, à la couleur, à la
forme, sur la balance du nutritionniste, la cuvette du coiffeur-coloriste, ou sous le scalpel du
chirurgien esthétique ? Alors dirait Plotin, c’est là que « le même visage apparaît beau et puis
après, ne l’est plus »221, pour qui recherchait, paradoxe ultime, davantage de beauté. C’est
qu’il la poursuivait dans ce qui est le contraire même de la beauté, à savoir la matière, le non-
être. A l’extrême limite de la conception d’une beauté comme nécessité d’un ordre, d’une
proportionnalité, ne sommes-nous pas confrontés au non-être, au mensonge, à l’image
illusoire – et non plus à l’image vivante de l’intelligible, mais plutôt à sa trahison, à sa négation-
même ? A la matérialité que sous-tend et que contient la nécessité, s’oppose, des confins du
phénomène, du dedans du corps lui-même, trace vivante avons-nous dit, éclat si ce n’est éclair
d’une beauté unique toujours, la liberté du principe, celle de l’âme qui l’habite, de la raison
qui l’anime. Lorsque le corps exprime l’âme, lorsque le phénomène témoigne de la forme qui
l’a engendré, « comment ne pas admettre que la beauté soit autre chose que la proportion,
et qu’une belle proportion soit belle grâce à autre chose ? »222C’est cet autre chose qu’un
rapport nombré, qu’une causalité, cet autre chose que la nécessité, qui permet à Plotin de
faire de l’esthétique un tremplin vers l’éthique et vers la dialectique : le traité 1 que nous
citons propose très rapidement d’autres beautés que les corps et les phénomènes : les vertus,
les actions, les lois, mais aussi les sciences, les discours223, autant de réalités « traçant » elles

221
Traité 1 (I, 6), 1, 37-38.
222
Ibid, l.38-40.
223
Ibid, l.40-49 : « Et si, passant aux belles occupations et aux beaux discours, ils font encore de la proportion la
cause de la beauté, que voudront-ils dire à propos de la proportion dans les belles occupations, les lois, les
connaissances et les sciences ? En quel sens en effet, les objets d’étude peuvent-ils être proportionnés les uns
par rapport aux autres ? Si c’est au sens où ils s’accordent entre eux, on pourra dire que pour les méchants eux

72
aussi la beauté dans notre monde sensible, comme le sillage ouvert de l’âme ailée, le chemin
de notre liberté. Et si l’on s’entête à définir la beauté comme une proportionnalité des parties,
une causalité mécanique ou logique, donc une simple nécessité matérielle qui ne repose sur
rien d’autre qu’elle-même, on aboutit soit à l’absurde soit à la falsification : un discours sera
beau parce que composé de parties équilibrées, de propositions qui ne se contredisent pas,
mais qui pourront énoncer des choses fausses. Encore une fois, le paraître, le factice, la
matière noient l’être dans son contraire, la nécessité en tant que causalité et ordre dans la
multiplicité ne pouvant assumer seule la beauté d’une chose. « Ainsi, le mannequin exposant
son corps comme un spectacle inhabité est le double du faux ascète traitant son corps comme
une défroque – impudiques l’un et l’autre, car l’un et l’autre, autant qu’il dépend d’eux, faisant
obstacle au miracle quotidien par lequel notre corps naît à l'esprit et notre esprit au corps »224,
nous dit Jean-Louis Chrétien, rivant au même niveau le corps déserté d’âme du top modèle et
le comportement falsificateur du faux ascète antique : et pourtant le corps qui défile répond
parfaitement aux critères actuels de beauté féminine, et l’action de l’anachorète semble
conforme et ordonnée aux exigences de la vie d’un philosophe dans l’Antiquité.

A rebours de toutes ces fuites du beau qui ne déserte le sensible que si nous le limitons au
nécessaire (harmonie, ordre, proportion, suite causale, principe de non-contradiction), l’acte
de l’âme prenant corps définit une liberté capable seule de rendre compte de la beauté du
monde. Il déploie le principe, la vie, l’éclat de l’ousia à l’intérieur des choses, les arrache à la
matière, les délivre de la nécessité handicapante, affaiblissante et enlaidissante. L’acte de
l’âme rend visible l’invisible, il permet la manifestation du beau dans toute phénoménalité
qu’il libère à la fois de son poids, de sa matière.

« Car l’acte révèle partout la puissance qui sans lui demeurerait totalement cachée,
comme inapparente, et inexistante puisqu’elle n’aurait jamais d’existence réelle. Par
conséquent, chaque homme peut admirer l’intériorité des choses grâce à la variété des
aspects extérieurs, et tirer la connaissance de cette intériorité de ce qu’elle a réalisé des
œuvres si délicates. »225

mêmes, il y a aussi convenance et accord. Par exemple, les deux propositions « la tempérance est une puérilité »
et « la justice est une noble naïveté » sont concordantes, s’accordent et se correspondent. »
224
Jean-Louis Chrétien, La voix nue, Les Editions de Minuit, Paris, 1990, chap.1 : « la gloire du corps », p.14.
225
Traité 6 (IV, 8), 5, 33-37.

73
De même, au traité 52 : « en effet c’est l’âme qui produit toutes choses, car elle a rang de
principe »226, et : « parce qu’elle a rang de principe, l’âme possède un grand nombre de
puissances qui lui sont propres, pour exercer les activités conformes à sa nature. »227

Ainsi la délicatesse, la variété, l’éclat du sensible, capables de bouleverser l’âme individuelle,


ne sont en réalité que le chatoiement de l’intelligible dans les phénomènes, autrement dit,
cette part qui échappe à toute nécessité, et qui est la liberté essentielle du principe, ne
pouvant être ramené à autre chose que lui-même :

« […]même si tu es en mesure de désigner des causes, d’expliquer pourquoi la terre est


au centre, pourquoi elle est ronde, et pourquoi l’écliptique est ainsi disposé, là-bas en
revanche, ce n’est pas parce qu’il fallait que les choses fussent ainsi qu’on a prévu de les
faire ainsi, mais c’est parce qu’elles sont ce qu’elles sont, qu’elles aussi sont belles. C’est
comme si la conclusion devançait le syllogisme qui établit la cause, et ne découlait pas
des prémisses. La beauté de l’univers résulte non pas d’une conséquence logique, ni
même d’une conception, mais elle précède toute conséquence logique et toute
conception, car tout cela vient après, ainsi qu’argumentation, démonstration et preuve.
Et puisqu’il y a un principe, c’est de lui que viennent directement toutes ces choses, et
c’est à cause de lui qu’elles sont comme elles sont. Et on a raison de dire qu’il ne faut
pas chercher les causes d’un principe, et surtout de ce principe de la perfection, principe
qui est identique à la fin. Ce qui est principe et fin est tout à la fois, et rien ne lui
manque. »228

2-2- Liberté du principe et liberté d’orientation

Aussi, plutôt que d’expliciter le beau par une démonstration logique et rigoureuse qui
jamais ne peut en saisir sa lumière propre puisque celle-ci est à la fois inhérente à lui-même
et trace intelligible, plutôt que de chercher des « preuves » logiques, numériques, il faut
s’attacher à « admirer » le sensible (θαûμα)229 parce qu’il expose à nu le secret de l’intériorité
de l’âme. Ce regard qui s’accorde avec la chose contemplée, parce qu’il la regarde du dedans
et non plus dans son extériorité, est seul vraiment capable de reconduire l’œuvre à son
origine, d’en respecter le principe, sans l’assigner à une nécessité réductrice : regard
libérateur qui, pénétrant le sensible est susceptible de percevoir l’energeia de l’âme en lui, et

226
Traité 52 (II, 3), 8, 2.
227
Ibid., 15, 20-21.
228
Traité 31 (V, 8), 7, 36-47.
229
Traité 6 (IV, 8), 5, 36-38 : « Chaque homme peut admirer l’intériorité des choses grâce à la variété des
aspects extérieurs, et tirer la connaissance de cette intériorité de ce qu’elle a réalisé ces œuvres si délicates. »

74
ne juge plus seulement sa conformité à un ordre établi, son poids, sa forme, son étendue, sa
couleur, autrement dit sa matérialité. Regard qui « détache »230 et délivre le corps, libre enfin
de ne plus appartenir qu’à l’âme-même qui l’a pénétré. « Ni les contours, ni la couleur, ni une
certaine grandeur, mais l’âme qui est sans couleur »231 peut alors vraiment être perçue dans
son expression, dans sa manifestation. Pour reprendre les termes de Laurent Lavaud, « l’idée
de liberté est ici étroitement entrelacée à celle de phénoménalité : c’est en rendant visible,
dans l’altérité d’une réalité dérivée, tout ce qu’il porte en elle sur un mode intérieur et
inapparent, que le principe fait l’épreuve de sa spontanéité et de sa souveraineté. En se
manifestant dans le corps, l’âme affirme positivement sa puissance, elle se donne une forme
dans une extériorité qu’elle domine. »232 Et inversement, c’est en délivrant le corps de la
nécessité qui le rive à une pure matérialité, en l’allégeant de sa propre masse par un acte
réflexif qui l’intuitionne, le saisit, le comprend véritablement comme reflet de l’âme qui l’a
choisi, qu’on peut le définir de façon juste : car un corps qui apparaîtrait sans âme, à
proprement parler, n’existe pas, c’est un cadavre ; tout corps vivant est d’abord et
fondamentalement trace d’âme. Et toute définition échappant à ce principe qui fonde le
phénomène est forcément limitative, réductrice, insuffisante. L’harmonie, l’ordre entre les
parties du corps ou du paysage, leurs couleurs, leurs textures, la répartition de leurs
dimensions, celle du poids et de la forme des parties et du tout, jamais ne pourront signifier
ce qui n’est pas de l’ordre du pondérable, de l’étendue, de la proportion : en revanche, c’est
le dynamisme expressif d’une réalité qui porte en elle l’éclat intelligible qui la rend belle à nos
yeux : dire la beauté pour Plotin, implique dès lors une réhabilitation du sensible qui n’est pas
réductible à la nécessité de la matière ou de la logique/mathématique, mais qui est toujours
manifestation libre de l’intelligible, et par-delà encore, témoigne de la puissance de l’Un. Vains
et manqués demeurent nos élans, nos tentatives de définition du beau, s’ils se cantonnent à
diviser au lieu de percevoir l’unité de l’âme dans le sensible : alors nous nous égarons dans
l’opinion, voire dans l’erreur, trompés par l’apparaître, prisonniers de « représentations », ou
pour reprendre les termes platoniciens, par « des choses qui paraissent mais pas des choses
qui sont véritablement. »233Plotin rend compte du mécanisme de l’erreur sensible en ces
termes : « « ce que nous appelons des faussetés de la pensée ce sont des représentations qui

230
Traité 1 (I, 6), 5, 7 : apo tôn (ἀπὸ τῶν), la préposition signifiant l’éloignement (se séparer).
231
Ibid., l.9-10.
232
Laurent Lavaud, Op.cit, p. 17.
233
Platon, République, VI, 509d-510a.

75
n’ont pas attendu l’examen critique de la pensée ».234Images issues de notre perception et
dont notre discours ne rend qu’une beauté diffractée, éclatée dans les parties du phénomène
ou du corps, tels les éclats d’un miroir plus sombre que celui de Dionysos235. Alors qu’en
réalité, comme le fait remarquer Agnès Pigler,

« c’est le sensible qui donne à l’Âme l’apparence de la division, mais en elle-même elle
reste une. Son unité essentielle est garantie par le fait qu’elle ordonne les corps à travers
l’eidos. En résumé : la puissance vitale que l’Âme transmet à la matière sensible obscure
et impassible est la puissance infinie, indéterminée et vitale ; puissance communiquée
qui sourd de l’Un, qui s’actualise dans le Noûs, et se diffuse à nouveau dans l’Âme qui
l’actualise à son tour. […] C’est pourquoi Plotin dit que cette dernière est l’énergie
dérivée du Noûs ou son logos, car pour elle énergie et logos sont des termes
équivalents. »236

Il n’est de beauté du monde que par la puissance productrice, la force active et dynamique
de l’âme qui ordonne le sensible et rend, dans la mesure du possible, le corps engendré
semblable à elle, c’est-àdire indivis. Dès lors la saisie du beau est saisie de l’être, unification
de l’âme individuelle et certainement pas dispersion dans des démonstrations, calculs, pesées,
mesures des corps et des phénomènes, attitude davantage orientée davantage vers le
multiple et qui reste forcément au stade de la matière et du devenir qu’elle s’entête à prendre
pour manifestations du beau. Au contraire, si l’âme s’oriente et s’« habitue »237 à s’élever
jusqu’à l’unité de la chose, comme l’œil se familiarise peu à peu avec la lumière du soleil, si
elle « échange cette manière de voir pour une autre et réveille cette vision que tout le monde
possède mais dont peu font usage »238, alors peut-elle accéder véritablement à elle-même,
alors recouvre-t-elle sa force et sa liberté. D’où la célèbre l’exhortation plotinienne du chapitre
9 du traité 1 que nous avons citée : « Ne cesse de sculpter ta propre statue »239. Et de préciser :

« Tu n’as plus dans ton rapport à toi-même un autre élément qui se mélange à toi, mais
tu seras devenu alors entièrement une unique et authentique lumière ; elle n’est pas
mesurée par une grandeur ou un contour qui en limiterait l’éclat en l’amoindrissant, ou
au contraire par son illimitation, en pourrait augmenter l’ampleur ; elle est absolument
sans mesure, comme peut l’être ce qui est plus grand que toute mesure et supérieur à
234
Traité 53 (I, I), 9, 9.
235
Traité 27 (IV, 3), 12, 1-2 : « Et les âmes humaines qui aperçoivent leur image, comme si c’était dans le miroir
de Dionysos […] »
236
Agnès Pigler, Plotin, une métaphysique de l’amour, l’amour comme structure du monde intelligible Paris, Vrin,
2002, p. 164.
237
Traité 1 (1, 6), 9, 2.
238
Traité 1 (I, 6), 8, 25-27.
239
Traité 1 (I, 6), 9,13.

76
toute quantité. Si tu deviens cela tu pourras te voir. Si tu es devenu une vision, aie
confiance en toi ; car même ici-bas tu es dès à présent parvenu à monter et tu n’as plus
besoin qu’on te montre le chemin ; le regard tendu, vois ! C’est lui, en effet, ce regard,
le seul œil qui puisse voir la grandeur du beau. »240

Et si l’allégorie de la caverne platonicienne241 habite l’éveil à la lueur du beau chez Plotin,


c’est pour mieux mettre en valeur la dimension d’effort, de tension, de travail sur soi et sur la
façon d’orienter son regard qui incombe à l’âme humaine – cette tension, cet effort, ce
« combat »242 dit même Plotin, c’est notre liberté à l’épreuve de l’être, que nous permet la
beauté du monde.

Ce que nous voulons souligner ici, c’est le double rapport de l’âme à la liberté, par-delà une
nécessité matérielle et logique ou mathématique qui peut expliquer la chose certes, mais que
Plotin, sans récuser, relègue au secondaire parce qu’elle la limite à l’apparaître et risque même
d’éloigner de l’être fondamental en restant rivé à la causalité mécanique, physique ou logique
du phénomène : liberté du principe dans l’acte d’incarnation de l’âme individuelle et dans
l’acte de création de l’âme du monde, et liberté d’orientation, de disposition de l’âme envers
ce qu’elle recueille de la chose, ce qu’elle comprend. Laurent Lavaud parle de « liberté
réflexive »243 pour cette modalité de la liberté. Notons au passage qu’une fois de plus, ces
deux aspects se répondent parfaitement, l’un dans le mouvement émanatif, l’autre dans le
geste ascensionnel : là où l’âme exprime sa liberté par l’épanchement des logoi, elle peut aussi
la recouvrer, unifiant la multiplicité de la matière dans la saisie du corps engendré comme
autre chose que pure matière. C’est là le propre de son acte véritable, c’est là qu’elle est
réellement elle-même, et non quand elle s’égare dans une approche purement nécessaire des
phénomènes. Ce moment de coïncidence avec elle-même, seul capable d’élever l’âme à ses
racines célestes, est délivrance parce qu’il apaise enfin la « souffrance »244 de l’errance, et

240
Ibid, l. 15-25.
241
Platon indique bien que l’œil de l’âme doit s’habituer à la lumière avant de pouvoir discerner vraiment les
objets au sortir de la caverne : « Est-ce que, une fois venu au jour, les yeux tout remplis de son éclat, il ne serait
pas incapable de voir même un seul de ces objets qu’à présent nous disons véritables ? – Il en serait incapable,
au moins sur-le-champ ! – Il aurait donc je crois besoin d’accoutumance pour arriver à voir les choses d’en-haut. »
(La République, VII, 516a1-5, traduction L. Robin).
242
Traité 1 (I, 6), 7, 31.
243
Laurent Lavaud, Op.Cit.
244
Traité 5 (V, 9), 2, 9-10 : ôdinos (ὠδῖνοϛ).

77
délie toutes « chaînes »245 fussent-elles d’or. Car en reconduisant le corps à l’âme qui l’a
engendré et en assure la vie et l’éclat, en apercevant le phénomène comme autre chose
qu’une suite causale ou une belle harmonie de sons, de couleurs, de formes, c’est en fait à
elle-même que l’âme accède, à son acte propre, en une parfaite liberté allégée désormais de
toutes contraintes extérieures : seule l’intellection, par laquelle l’âme s’éprouve vraiment
comme principe unique de l’effectuation de son geste, est capable de la libérer de toute
nécessité extérieure, de la rendre à elle-même dans son ipséité246. Cette sunaisthesis247,
perception de soi, ne va pas de soi, comme on l’a vu, et réclame un cheminement intérieur
une force248, une puissance, une volonté : se porter vers le beau en soi, s’élever des
phénomènes à leur seule source véritable et inextinguible – et ceci est bien un choix pour
chacun d’entre nous, « ou bien, privé de cette âme, il vit soumis au destin. »249Ainsi s’érige
une définition plotinienne de la liberté comme immatérialité, essentialité – et cette fois c’est
contre les atomistes et les épicuriens qu’elle fait front, contre une nécessité asservissant le
corps à n’être plus que corps, « tendance passive »250.

« C’est ainsi que, sans jamais s’arrêter aux causes prochaines, il en est qui posent des
principes corporels, comme les atomes, rendent comptent de toutes choses par le
mouvement, les chocs, et les entrelacements de ces atomes, et disent que chacune doit
aussi bien sa génération que son mode d’existence à la façon dont ils se rassemblent,
agissent, et pâtissent. Ils soutiennent de même que nos tendances et nos dispositions
sont telles que les produisent ces principes. Ils introduisent ainsi dans la réalité, la
nécessité qui va de pair avec les atomes. Et même si l’on adopte d’autres corps comme
principes et que l’on affirme que tout en résulte, on asservit encore la réalité à la
nécessité qui est issue de ces corps. »251

245
Traité 51 (I, 8), 15, 25-26.
246
Nous entendons le terme ipséité dans son sens premier et étymologique (ipso) : ce qui existe en tant que soi,
et non dans l’acception de Paul Ricœur qui renvoie à la temporalité.
247
Le terme de sunaisthesis que l’on peut traduire par conscience de soi ou perception de soi, est d’origine
aristotélicienne (Ethique à Eudème, VII 12, 1244b26 et 1245b24 pour désigner la perfection de la vie en acte qui
a conscience de soi.) Plotin conçoit cette perception de soi comme une accession simultanée au principe de soi.
Dans le traité 7 (V, 4), 2, 16-17, il l’applique à l’Intelligible qui se saisit lui-même : « il est lui-même la
compréhension de lui-même, par une sorte de perception de lui-même » qui est Intellect, autrement dit les deux
termes de la dyade intelligible. Dans les traité 28 (IV, 4), 2, 24-32, 30 (III, 8), 4, 16-20, et 53 (I,1), 9, 20-21, que
nous citons ci-après, cette perception de soi est aussi le propre de l’âme supérieure qui se saisit en accédant à
l’Intellect dont elle est le produit, et « qui est la pensée à titre premier, celle qui est véritablement le propre de
l’âme ».
248
Traité 5 (V, 9), 2, 11 : dunamis (δύναμιϛ).
249
Traité 52 (II, 3), 9, 27-28 : littéralement « ou alors, se trouvant privé de cette âme, il vit dans le destin ».
250
Traité 52 (II, 3), 9, 14.
251
Traité 3 (III, 1), 2, 9-17.

78
Ne percevoir dans les corps que la matière, c’est, on l’a vu, les déserter de tout éclat, et
dans l’obscurité de la nuit d’Anankè, perdre tous repères intelligibles jusqu’à l’orée de soi,
oublier l’âme, oublier la vie, oublier la liberté, oublier qui je suis. Les mots de Plotin disent
mieux que nous ne pourrions le faire la pesanteur de l’âme empêtrée dans la matière, selon
l’idéal épicurien qui ne poursuit que l’accomplissement des désirs nécessaires – ou nous allons
le voir, la légèreté de celle qui « s’envole » vers la beauté intelligible, dans le parfait écho
platonicien du Phèdre252. Ainsi, le premier chapitre du traité 5 place les épicuriens au plus bas
degré de la connaissance, parce qu’en faisant fi de ce qui est immatériel et plus réel ô combien
que la matière qu’ils érigent en unique réalité, ils enchaînent en fait l’individu humain dans un
stade ontologique moindre. Et s’il concède aux stoïciens une sagesse restreinte, capable de
belles actions et de reconnaître dans les choses la beauté en tant qu’ordre et harmonie du
monde, c’est finalement pour les renvoyer dos-à-dos : ces doctrines somme toute, en
demeurent au sensible et échouent dans leur velléité de libérer l’homme de la nécessité.

« Dès leur naissance, tous les hommes ont recours à la sensation avant l’intellect, et ils
rencontrent d’abord, nécessairement, les choses sensibles. Certains en restent là et
pensent, leur vie durant, que les choses sensibles sont la réalité première et dernière ;
ils considèrent ce qui est pénible et ce qui est agréable en elles comme le mal et le bien
– en croyant que cela suffit- et ils passent leur vie, on le sait, à poursuivre l’un et à éviter
l’autre. Et ceux d’entre eux qui ont une prétention à la raison, posent que cela est le
savoir, comme de lourds oiseaux qui, après avoir recueilli beaucoup de choses à terre,
sont incapables de s’envoler très haut à cause de leur poids, alors même que la nature
les a pourvus d’ailes. Mais d’autres hommes s’élèvent quelque peu des choses d’ici-bas
parce que la meilleure partie de l’âme les attire de ce qui est agréable vers ce qui a une
beauté plus grande. Mais ils sont incapables de voir ce qui se trouve là-bas et ils n’ont
pas d’autre lieu où se poser : n’ayant de la vertu que le nom, ils retombent parmi les
actions et les choix d’ici-bas, d’où ils ont d’abord tenté de s’élever. Il y a encore un
troisième genre d’hommes, divins par la supériorité de leur puissance et par la
pénétration de leur vue, qui voient par leur vue perçante la splendeur de là-bas et s’y
élèvent, comme au-dessus des nuages et de l’obscurité d’ici-bas ; ils y restent, en
regardant de là-bas toutes les choses d’ici-bas et en se réjouissant de ce lieu de vérité
qui leur est familier, comme un homme qui revient après une longue errance dans sa
patrie bien gouvernée. »253

252
Platon, le Phèdre, 249d.
253
Traité 5 (V, 9), 1, 1-20.

79
Le modèle platonicien d’ascension philosophique du Banquet254 permettra à Plotin une
dialectique propre dans le traité 20, qui n’est pas sans réveiller l’écho du cheminement
pythagoricien évoqué plus haut : si le musicien et l’amant sont « disponibles »255 au beau et
aptes à se libérer rapidement des chaînes matérielles par un accompagnement philosophique,
le philosophe, malgré « des ailes »256 qui d’emblée lui permettent l’accès à l’être et à lui-
même, « détaché par nature et depuis longtemps »257doit être accoutumé à l’incorporel par
les mathématiques, puis par la science de la dialectique, prenant modèle sur l’apprentissage
de la lecture et de l’écriture qui met à disposition des lettres et leur agencement en mots puis
en propositions258, pour comprendre les « opérations de l’âme »259 : le chemin de la liberté,
jamais exempt d’erreurs et d’accidents260, ne cesse cependant d’appeler toute âme humaine
à le prendre, et cela par la grâce-même du sensible. Car l’expérience de la beauté n’est autre
que sa manifestation à l’âme qui se reconnaît, se souvient confusément de la beauté
intelligible dont elle provient : l’âme découvre moins le beau qu’elle ne le retrouve dans le
vivant, dans les phénomènes naturels, et c’est cette retrouvaille, cette réminiscence
platonicienne261 qui du même coup lui ouvre les portes de sa liberté fondamentale et
principielle. Ainsi, en rouvrant « l’œil de l’âme »262, Plotin permet d’introduire une notion
fondamentale, perdue de vue dans l’harmonie stoïcienne qui régit toutes beautés, et plus
encore dans le matérialisme épicurien : ce qui fait qu’un phénomène nous touche par sa
beauté, qu’un corps ou un accord nous bouleverse, ou tout simplement qu’un goût nous
remplisse de plaisir comme « la douceur du miel »263, c’est la consistance ontologique de la
beauté, sa coïncidence avec l’être, et par-delà, l’éclair de l’Un marquant toutes réalités.

254
Platon, le Banquet, 210b3-c6.
255
Traité 20 (I, 3), 1, 25 : etoimos, (ἒτοιμος), prêt à, disponible.
256
Ibi., 3, 2 : epteromenos (ἐπτερωμένος), ailé.
257
Ibid, l.5 : lelumenon (λελυμένον).
258
Voir la citation de Porphyre p. 13 et 14 sur la place des mathématiques dans l’enseignement pythagoricien et
le modèle de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture (Porphyre, Vie de Pythagore, § 52, 6-9). On retrouve
dans le traité 20, chapitres 3 et 4 presque mot pour mot cette comparaison qui permet de penser les
mathématiques puis la dialectique comme science de l’être par excellence.
259
Ibid, 5, 20.
260
Ibid, 5, 14.
261
On retrouve ici le vocabulaire platonicien de la réminiscence : voir Ménon 81b- 86c, Phédon, 72e-76d, et
Phèdre, 249b-252c.
262
Platon, République, VII, 533d.
263
Traité 2 (IV, 7), 8.

80
La beauté du monde, sur laquelle nous reviendrons ne serait-ce que parce qu’elle parcourt
la lecture de Plotin de part et d’autre, parce qu’elle habite sa pensée jusqu’au moindre recoin,
la matière seule n’apparaissant jamais – ce qui apparaît est la forme qu’elle prend et qui vient
des intelligibles via les logoi, assurant ainsi la nitescence du sensible – la beauté du monde
suppose et pose les concepts de liberté et de nécessité, ou du moins leur figuration, leur
esquisse, leur émergence, et leur problématique, comme nous l’avons vu. Loin d’une simple
esthétique, elle est le fondement même de l’éthique, mais aussi de la phénoménologie et de
la métaphysique plotiniennes, parce qu’elle implique un être au monde portant en soi sa
double condition : « c’est grâce à la Nécessité que les êtres engendrés viennent à l’être »264,
mais « le but de tout notre effort »265est la saisie de soi en tant qu’unité qui assure à l’âme
humaine par la « réflexion »266la liberté qui lui est intrinsèque de par sa nature hypostatique,
liberté définie comme principe étant à la source de son acte. Comment concevoir dès lors le
déploiement, l’application, l’imbrication de ces deux composantes au sein de l’heîs kai polloi,
un et plusieurs qu’est l’Âme, puisqu’aussi bien celle-ci prend différentes acceptions et formes
chez Plotin ?

II- Liberté et nécessité dans l’heîs kai polloi

A la croisée des questions éthiques, biologiques, cosmologiques et métaphysiques, l’Âme,


troisième et dernier principe de la procession plotinienne, est aussi le point nodal de la réalité,
parce qu’elle permet sa représentation ordonnée. Aussi occupe-t-elle dans les traités de Plotin
une place majeure : cause de l’univers, du monde sensible dans son ensemble qu’elle arrache
à la matière comme nous l’avons vu, mais aussi sujet de la connaissance véritable, capable de
recouvrer et de penser la réalité dont elle est issue, l’Intelligible – et par-delà, l’intime
verticalité principielle grâce à l’acte noétique. Ici se joue notre liberté proprement humaine.
Ici a lieu le « combat »267, celui qui confronte l’âme individuelle humaine à la nécessité, c’est-

264
Traité 52 (II, 3), 9, 4-6.
265
Traité 1 (I, 6), 7, 31-32 : ô pas ponos (ὁ πᾶς πόνος).
266
Traité 5 (V, 9), 2, 20.
267
Traité 1 (I, 6), 7, 31.

81
à-dire à tout ce qui est extérieur à la sunaisthesis (συναισθησία) à tout ce qui peut influencer,
égarer, divertir notre âme : car ce n’est pas alors vers la légèreté que nous allons lorsque
s’obscurcit notre « activité propre »268, mais plutôt vers la pesanteur de la matière, comme
nous l’indique le traité 51. Il existe aussi d’autres formes de nécessité susceptibles de peser
sur nos choix, sur nos comportements, et donc de modifier nos actes : contrairement à la
matière à laquelle Plotin n’accorde pas le titre de réalité, n’étant que privation d’être, les
astres par exemple, qui appartiennent aussi à l’Âme universelle et sont bien des réalités au
même titre que les âmes individuelles (végétales, animales et humaines), peuvent influencer
les âmes incarnées. Dans quelle mesure, et quelle sera la part de déterminabilité pour l’âme
humaine ? Si la métaphysique plotinienne est d’abord une métaphysique cosmologique, s’il
n’est de légèreté que dans la divine harmonie des sphères, quelle est donc la place de l’âme
humaine au sein de ce système ? Est-elle simplement un élément de l’univers ou bien trace-t-
elle une dialectique cosmologique ?

1- Histoire d’une correspondance

La Nature est un temple où de vivants


piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de
symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se


confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se
répondent.

Charles Baudelaire, Correspondances, Les


fleurs du mal269

268
Traité 51 (I, 8), 4, 4 : l’activité propre de l’âme est désignée comme la pensée, le corps en ce sens lui est un
obstacle (voir Phédon, 65a10), même si Plotin n’en fait pas le mal premier. C’est la matière présente dans le corps
et attirant l’âme jusqu’à la faire devenir semblable à elle, qui peut l’alourdir, la détourner d’elle-même.
269
Charles Baudelaire, Spleen et idéal, Correspondances, Les fleurs du mal, Edition établie par Yves Florenne, Le
Livre de Poche, Paris, Librairie Générale française, 1972.

82
Plotin, nous l’avons déjà noté à ce stade de notre étude, réfute la limitation physique
qu’impose l’harmonie stoïcienne, parce que celle-ci témoigne d’une carence fondamentale :
le stoïcisme en demeure au corporéalisme, seule la physique peut rendre compte des
phénomènes naturels, du monde, mais aussi de l’âme, de l’idée de « dieu » et du destin. Mais
la cosmologie stoïcienne inspire cependant en partie Plotin, l’idée d’ordre universel reliant
toutes les parties de l’univers devenant dans sa philosophie la « sympathie », sumpatheia,
universelle270. Le fameux « tout conspire »271, qu’il cite sans nommer expressément ses plus
fervents adeptes272, permet de concevoir dès lors les notions de « vivant unique »273 régi par
« un unique principe »274 qui seront au cœur de la cosmologie plotinienne : l’univers est un
tout, vivant et multiple dont les parties sont reliées et interactives entre elles, en sympathie275
les unes avec les autres. Cette cohésion est due à l’âme produisant l’univers par sa puissance,
principe d’unité à l’œuvre dans chaque élément du vivant, dans chaque phénomène : « l’âme
gouverne l’univers selon une raison »276, et c’est au cœur de cette nécessité ontologique que
Plotin s’écarte cette fois de la pensée stoïcienne. Car s’il adopte la doctrine de la sympathie
universelle, c’est pour mieux l’adapter aux exigences platoniciennes de l’immortalité et de
l’incorporéité de l’âme, et par-delà même, à sa propre définition de l’âme en tant que réalité
autarcique, qui n’a besoin de rien d’autre que d’elle-même pour être, dont l’existence et le
déploiement sont indépendants des corps. Vivante « par elle-même »277, ousia véritable et
donc principe de sa propre existence, c’est elle qui engendre la totalité du sensible et qui en

270
La thèse stoïcienne est analysée précisément dans les traités 3, 8, 28 et 52.
271
Traité 52 (II, 3), 7, 17 : σύμπνοια μία.
272
Chrysippe et plus encore Posidonios.
273
Ibid., l.19 : ἓν πολὺ ζῷν.
274
Ibid. : μίαν ἀρχὴν.
275
28 (IV, 4), 32, 4-7 : « En premier lieu, il faut poser que notre monde est un vivant unique qui enveloppe tous
les êtres vivants qui se trouvent à l’intérieur de lui, qu’il a une âme unique qui se trouve dans toutes ses parties,
dans la mesure où chaque chose est une partie de lui. » Et l. 13-16 : « Cette unité vient du fait qie l’univers est
un tout en sympathie avec lui-même ; c’est comme un vivant qui forme une unité , où ce qui est loin est en fait
tout près, comme dans l’unité que forme un individu donné, sont près les uns des autres un ongle, une corne, un
doigt, ou toute autre partie parmi celles qui n’y sont pas attenantes. » Le terme sympathie pour sumpatheia
(συμπάθεια) a aussi pour synonyme sumphônia (συμφωνία), l’accord entre les parties, terme d’origine
stoïcienne. Mais Plotin se distingue toutefois de la thèse stoïcienne qui fait du souffle (pneûma, πνεῦμα) un état
de tension permettant à chaque partie de l’univers de ressentir comme une pulsation des autres, ce qui est
uniquement valable pour les corps selon lui. Ce sont les raisons (logos, λόγος), émanation de l’Âme, qui rendent
compte en définitive de l’organisation de la partie comme du tout.
276
Traité 52 (II, 3), 13, 3-4.
277
Traité 2 (IV, 7), 12, 9.

83
prend soin – mais cette rationalité, cet ordonnancement, ce soin, ne sont pas immanents à la
nature comme le soutiennent les stoïciens, l’âme universelle demeure en elle-même ; elle
n’informe et n’illumine la matière que via les logoi, formules rationnelles qui sont issues d’elle.
Ici encore, Plotin emprunte aux stoïciens le logos spermatikos, principe rationnel séminal, mais
il le déleste de la matérialité stoïcienne pour mieux en faire le vecteur même de l’Âme
universelle, non-descendue, adressant à l’âme du monde toutes les informations nécessaires
à la fabrication et au maintien de celui-ci. Loin de la pensée stoïcienne qui considère l’univers
comme un corps animal et impose une cosmogonie physique, le feu divin et primitif devenant
de l’eau sous la forme de la semence du monde278, loin d’un monde sensible programmé, les
logoi stoïciens contenant le destin et l’enchaînement causal et matériel de toutes choses, la
métaphysique plotinienne va proposer une organisation du monde répondant au statut de
principe de l’âme : les corps seront conduits de la puissance à l’acte parce qu’une réalité
autonome et libre les précède et les mène à la vie. L’unité de l’Âme seule désormais répond
de la multiplicité des êtres engendrés ; et les âmes individuelles vont subir nécessairement
des influences entre elles, comme les parties d’un corps se coordonnent et se correspondent
en une intime harmonie.

C’est cette étroite correspondance entre les phénomènes, entre les vivants, cette
sympathie universelle dans le tissu du sensible, création de la partie inférieure de l’âme du
monde - que l’on peut appeler « la nature »- ayant elle-même reçu les logoi directement de
l’Âme universelle afin d’en informer les corps, que nous interrogerons : quels sont ici les points
d’attache de la nécessité et de la liberté pour ces âmes au sein du devenir ? En quoi l’ontologie
plotinienne, en brisant la conception matérialiste stoïcienne, donne-t-elle un statut différent
à la nécessité, un statut qui n’est plus une détermination biologique, physique, et qui déborde
le programme d’une sorte de code génétique ? Non pas niée au profit d’une contingence
totale qui serait seule responsable d’un ordre a posteriori du monde que l’homme se
contenterait de constater sans y apporter d’autre explication que le hasard, comme le font les
épicuriens279, la nécessité acquiert plutôt une valeur proprement métaphysique, en tant
qu’elle échappe à la matérialité : « l’Âme produit les corps sans quitter l’Intellect, son principe
et son propre géniteur, et cette production est pour elle une nécessité », comme le dit Luc

278
Chrysippe, fragment 584-586.
279
La conception épicurienne du hasard est réfutée dans les traités 2 (IV, 7) et 3 (III, 1).

84
Brisson dans sa notice au traité 2280. Dès lors, tout déterminisme disparaît, et ne reste,
brillante trace du mouvement même de l’être, que l’unité profonde et insondable de l’Âme à
questionner. Cette unité permettra aussi de mettre à jour un concept de liberté pour l’âme
humaine capable de lire et de comprendre l’ordre et la raison qui la constituent et de tracer
une dialectique jusqu’aux Formes intelligibles, réunifiant la fragmentation du logos, saisissant
les formules mêmes des logoi à l’œuvre dans les phénomènes.

1- 1 - Contre un déterminisme astrologique

Tout-puissants étrangers, inévitables


astres
Qui daignez faire luire au lointain temporel
Je ne sais quoi de pur et de surnaturel ;
Vous qui dans les mortels plongez jusques
aux larmes
Ces souverains éclats, ces invincibles
armes,
Et les élancements de votre éternité,
Je suis seule avec vous, tremblante, ayant
quitté
Ma couche ; et sur l’écueil mordu par la
merveille,
J’interroge mon cœur quelle douleur
l’éveille,
Quel crime par moi-même ou sur moi
consommé ?...
... Ou si le mal me suit d’un songe refermé,
Quand (au velours du souffle envolé l’or
des lampes)
J’ai de mes bras épais environné mes
tempes,
Et longtemps de mon âme attendu les
éclairs ?

Paul Valéry, La jeune Parque, 1917 281

L’évocation du fuseau des Moires tissant les destinées n’apparaît dans les écrits de Plotin
qu’à trois reprises : dans le chapitre 6 du traité 15 Sur le démon qui nous a reçus en partage,

280
Voir la notice au traité 2 par Luc Brisson dans l’édition GF, p.100.
281
La Jeune Parque, Paul Valéry, Paris, Gallimard, 1992 (vers 18-31).

85
et dans les chapitre 9 et 15 du traité 52 Sur l’influence des astres282. Mais c’est assez pour
entrelacer la trame à la chaîne, et faire peser, ne serait-ce que l’ombre de la Nécessité veillant
à l’aube des incarnations. Sous quelle forme, dans quelle mesure et jusqu’où ce poids va-t-il
lester la pensée plotinienne ? Dans nombre de ses traités, Plotin critique les théories
déterministes du destin que l’astrologie283 engendre, mais il reconnaît aussi une influence
partielle des astres sur les phénomènes et sur les êtres vivants, influence différente selon le
degré ontologique des âmes (végétatives, sensitives, humaines) et selon les parties de l’âme
humaine, mais aussi ses choix, ses orientations. Et Porphyre de rappeler à ce propos que Plotin
maîtrise parfaitement les principes de l’astrologie et qu’il a pu constater lui-même le peu de
fiabilité et de sérieux des astrologues de son temps : « Il porta attention aux tireurs
d’horoscope dont il regardait de très près les prédictions ; mais quand il eut compris qu’elles
étaient sans garantie, il n’hésita pas à les dénoncer dans plusieurs de ses traités. »284 En fait,
ce que propose Plotin c’est davantage une doctrine rationnelle sur l’action des astres :
« certaines choses proviennent du mouvement circulaire et d’autres non, il faut donc dès à
présent distinguer entre ces deux cas et les séparer […].»285

Une fois de plus, la méthode plotinienne consiste à utiliser dans une doctrine certains
éléments – ici l’astrologie chaldéenne - à les transcender en une nouvelle pensée capable de
nier celle dont elle est issue en la confrontant à d’autres éléments de pensées différentes -
l’harmonie stoïcienne ou l’âme du monde du Timée - qui sont, elles aussi dépassées et
intégrées dans la philosophie plotinienne. La méthode se fait reflet même de la pensée sur le
monde, elle lace et entrelace, elle repousse ou appelle les éléments contraires afin de mieux
rendre l’unité fondamentale et fondatrice de l’être. En ce sens on peut dire que le logos
discursif, loin de s’opposer ou d’être inférieur à l’image, comme le soutient Michel Fattal 286,
peut se faire image du logos rationnel, de la puissance dynamique à l’œuvre dans l’être, si et
seulement si la pensée à l’œuvre est capable de coïncider, de s’ajuster autant que possible à

282
Précisément : traité 15 (III, 4), 6, 49, et traité 52 (II, 3) 9, 1-6 et 15, 1-4. Nous y reviendrons au cours de cette
partie.
283
Traité 3 (III, 1), 2 et 5-6 ; traité 27 (IV, 3)7 et 12 ; traité 28 (IV, 4), 31-39 ; Traité 33 (II, 9), 13 ; traité 48 (III, 3),
6 ; traité 52 (II, 3) entier.
284
Porphyre, Vie de Plotin, 15, 23-26, traduction L. Brisson.
285
Traité 52 (II, 3), 13, 1-2.
286
Michel Fattal, dans Logos et image chez Plotin (L’Harmattan, Paris, 1998), associe les notions d’image et de
logos en tant que «puissance productrice et formatrice » (p.18) du monde sensible. Les logoi spermatikoi, raisons
séminales qui informent les corps ont une fonction de représentation des formes rationnelles.

86
la forme de l’être. C’est, croyons-nous, ce que Plotin a fait, rendant ainsi possible le dialogue
philosophique jusqu’aujourd’hui, mais aussi l’ouvrant sur un horizon à la fois multiple et
irréductible.

Et se dessine un sourire, celui du lecteur contemporain rejoignant celui de l’auditeur des


cours de Plotin, lorsqu’il annonce que décidément, les accointances entre Mars et Vénus ne
peuvent être la raison des attirances ou tromperies entre les hommes et les femmes :
« Lorsqu’ils supposent que telle planète s’appelle Arès et telle autre Aphrodite, comment cela
aurait-il un sens de croire que, dans une configuration précise, ces planètes sont causes des
adultères, comme si elles permettaient de satisfaire mutuellement des besoins qui naissent
de l’intempérance des hommes ? »287 Les croyances et poncifs astrologiques grecs se
confondent soudain avec ceux des courants à la mode actuels, astrologie, développement
personnel, vulgarisation de la psychologie, dans la plus légère dérision mais aussi la plus
confondante vérité. Car c’est en 1999 par exemple, que la production écrite du
psychothérapeute américain John Gray, Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent
de Vénus devient un phénomène culturel, portant au sommet les opinions et les clichés les
plus réducteurs en termes de comportement humain, et assignant aux individus des places
stéréotypées selon leur détermination sexuelle : Mars, planète du dieu de la guerre a
engendré le sexe masculin et les valeurs d’action et de pouvoir, alors que Vénus, astre féminin
incarnant l’amour, engendre le sexe féminin porteur d’émotion et de créativité, ce qui
provoque nécessairement incompréhension, malentendus et trahisons entre les deux genres.
Il faut écouter l’ironie plotinienne pousser au maximum les thèses astrologiques déterministes
pour mieux en souligner la vacuité, et laisser un instant la légèreté du rire réduire l’espace et
le temps – car ses réponses peuvent aussi bien s’adapter aux plus férus adeptes de l’astrologie,
et autres courant actuels du « développement personnel » qui ne se fondent que sur des
clichés déterministes aussi vieux que le monde :

« Mais comment les astres peuvent-ils rendre des hommes savants ou ignorants,
d’autres grammairiens ou rhéteurs, joueurs de cithare ou experts en d’autres arts, et
encore riches ou pauvres ? Et comment produiront-ils ces autres effets dont l’origine n’a
rien à voir avec ce qui intéresse les corps ? Par exemple, comment donnent-ils tel frère,
tel père, tel fils ou telle épouse, et comment font-ils que la bonne fortune favorise tel
homme maintenant et qu’il devienne général ou roi ? »288

287
Traité 52 (II, 3), 6, 1-5.
288
Traité 52 (II, 3), 2, 10-16.

87
Au poids qui charge les âmes de déterminations aussi limitatives que fantaisistes, Plotin n’a
cependant pas que l’impondérabilité du rire à opposer : une fois de plus, c’est la nuance,
infime en apparence, qui va réfuter le mieux la thèse adverse en opposant à l’opinion vulgaire
du paraître, l’idée même, la forme de l’être – celle d’une correspondance indéniable et
intrinsèque entre les vivants qui n’exclut pas les interférences mais qui refuse une explication
causale des phénomènes par l’influence astrologique, du fait de son irrationalisme. Et
cependant, il existe bien selon lui, un lien étroit entre les êtres célestes et les êtres terrestres
en vertu de la sympathie qui maintient l’univers. Comme l’a dit avec tant de justesse et de
poésie Jérôme Laurent : « C’est sans doute en contemplant les étoiles de son pays natal que
Plotin a commencé à comprendre la phrase du Timée de Platon, à laquelle son œuvre donne
tout son sens : « l’analogie maintient tout. » »289Ainsi, la fin du traité 28 reprend-elle le thème
de l’animal-univers du Timée, toujours en sympathie avec lui-même, et qui ne saurait
admettre en son fonctionnement nul élément laissé pour compte, autrement dit nulle partie
détachée du tout : « Rien de ce qui appartient à l’univers ne peut donc être laissé de
côté. »290Et c’est en vertu de ce principe fondamental d’un ordre, d’une harmonie entre les
éléments du vivant, sur laquelle il nous faudra revenir bientôt, que Plotin reconnaît aux astres
une certaine relation avec les êtres et les événements. Mais afin de mieux percevoir comment
Plotin utilise les différents courants de pensée pour mieux s’en distinguer, nous aborderons
ici sa réfutation des thèses astrologiques chaldéennes291 et ses raisons.

Si l’influence des corps célestes sur les choses terrestres n’est pas totalement niée, en vertu
de l’harmonie du cosmos qui justifie un certain ascendant des astres sur les réalités
sublunaires, elle n’est pas une cause fondamentale des phénomènes, elle ne peut rendre
compte ni des faits contingents ni même des déterminations physiques et caractérologiques
propres à chacun.

289
Jérôme Laurent, Gradus Philosophique, sous la direction de L. Joffre et M. Labrune, GF, 1994, Commentaire
sur Plotin, p.631.
290
Traité 28 (IV, 4), 37, 1.
291
La thèse des Chaldéens est la plus déterministe, elle considère que les astres produisent les événements de
nos vies. Nous pensons donc que c’est davantage ce type de théories que vise Plotin dans ses réfutations de
l’astrologie, plutôt que la thèse de Ptolémée, qui prône une utilité de l’astrologie mais pour qui tout ce qui arrive
aux hommes n’a pas nécessairement une cause astrologique (Tetrabiblos, I, 3, Feraboli).

88
a- La contingence ou la part d’indétermination de la matière

D’une part, la contingence est liée au devenir : l’âme qui s’incarne, qui s’incline vers la
matière en est nécessairement tributaire. Rejeter la part de contingence des événements sur
une détermination astrologique, une configuration d’étoiles au moment de la naissance ou à
un temps donné de notre existence, revient à occulter les causes extérieures à l’âme que
Plotin a décrites au traité 3 comme secondaires ou « prochaines »292, et que Platon nommait
aussi causes auxiliaires, comme on l’a vu dans le Timée293 – autrement dit la matière, que le
traité 51 sur les maux interroge en tant que cause de la faiblesse et de la part de malléabilité
de l’âme. Or en réalité : « La richesse et la pauvreté proviennent par ailleurs de la rencontre
accidentelle de choses extérieures à nous. »294 On retrouve ici le thème récurrent chez Plotin
d’une extériorité de la matière à l’être, qui est cause d’indétermination pour l’âme, et ne peut
réellement lui être imputée. La part accidentelle dans les événements mais aussi dans un
individu, c’est bien la part matérielle : « c’est elle qui provoque le devenir et la cause de la
venue de l’âme en elle. »295Indigente et indéterminée, la matière appelle l’âme, la harcèle et
la supplie – la réponse de l’âme est sa détermination du corps qu’elle anime. Mais demeure
toujours pour l’âme incarnée, le poids de la matière, ce poids susceptible de la faire tituber,
s’égarer, désormais tributaire en partie de l’indétermination, de la contingence du devenir qui
lui est a priori extérieur.

Or, si l’on rejette cette extériorité sur une configuration astrale, on aboutit à une position
pour le moins risible, pour le pire absurde, qui consisterait en un anthropomorphisme astral,
prêtant aux planètes des volontés et des affects dont résulteraient nos déterminations et nos
situations personnelles. La critique principale de Plotin contre les croyances astrologiques
repose en effet sur leur caractère irrationnel, voire « affectif » pourrait-on dire, qui n’a rien à
voir avec l’esprit scientifique de l’astronomie grecque. Pour les astrologues, non seulement
l’influence des planètes sur les individus est causée par leur nature, mais encore par le

292
Traité 3 (III, 1), 2, 8-9.
293
Platon, Timée, 46d-e. Mais aussi dans les Lois, X, 987a-b.
294
Traité 52 (II, 3), 8, 12-13.
295
Traité 51 (I, 8), 14, 42-43.

89
« regard »296 qu’elles porteraient les unes sur les autres, et par la « configuration » (skêma)297
précise, la forme géométrique qu’elles tracent dans le ciel au moment de la naissance d’un
individu. Plus encore, « même s’ils disent que certaines planètes sont maléfiques et d’autres
bénéfiques, ils estiment néanmoins que les planètes prétendument maléfiques prodiguent
elles aussi des biens, alors que celles qui sont bénéfiques peuvent devenir maléfiques »298,
chacune éprouvant des sentiments bienveillants ou négatifs selon sa position ou son
orientation à l’instant t. Ainsi, tous les avatars de notre existence, les situations imprévues que
nous traversons, mais aussi notre physique et notre état de santé seraient dus à la volonté des
astres :

« Ils disent donc que les planètes lorsqu’elles se déplacent, produisent non seulement
la pauvreté, la richesse, la santé et la maladie, mais aussi la laideur, la beauté, et, ce qu’il
y a bien sûr de plus important, les vices, les vertus, et les actions qui en résultent dans
chaque cas et en chaque occasion. C’est comme si les planètes se mettaient en colère
contre les hommes pour les punir d’injustices que ces derniers n’ont pas commises
contre elles, puisque ce sont les planètes qui ont fait les hommes ce qu’ils sont. »299

La vie entière de chaque individu, jusque dans ses tendances morales et ses actions, sont
donc entièrement tracées depuis sa naissance et dépendent totalement du bon vouloir des
planètes, de leur disposition géométrique et spatiale dont découlent leurs dispositions
affectives. Pour répondre à ces croyances simplistes, Plotin adopte un ton ironique, soulignant
plusieurs fois leurs contradictions et leur aspect irrationnel : « Quelle vie pour les planètes !
Comment peuvent-elles faire tant de choses à la fois ? On dit qu’elles attendent, pour
accomplir les destinées, les ascensions des signes du zodiaque […].Les planètes calculent donc
sur leurs doigts le moment où elles agiront[…]. »300

Ce que le rire dénonce au fond, c’est une conception fausse du rôle des astres dans l’univers
qui aboutit à l’absurdité. Le mouvement des astres a une tout autre fonction que celle de régir

296
Traité 52 (II, 3), 1, 23 : horan (ὁρᾶν).
297
Traité 52 (II, 3), 1, 243.
298
Traité 52 (II, 3), 1, 17-19.
299
Traité 52 (II, 3), 1, 6-12.
300
Traité 52 (II, 3), 6, 9-14.(Trad. Bréhier qui rend davantage l’humour du style adopté par Plotin).

90
la génération et les destinées individuelles : sa mission principale est la préservation de
l’univers, sa fonction seconde d’adresser aux hommes des signes susceptibles d’être lus. Ainsi
le traité 14 explique que c’est par son mouvement que le ciel préserve les réalités sublunaires,
la vie des corps résidant dans le mouvement.301Récuser la dimension fantaisiste, l’aspect
exagérément arbitraire, l’anthropomorphisme des théories et pratiques astrologiques ne
signifie pas pour Plotin refuser un rôle aux astres, simplement c’est au sein d’une cosmologie
bien plus complète et rationnelle que se joue la problématique de l’influence céleste sur les
phénomènes terrestres. Réduire la question à un déterminisme primaire qui donnerait une
sorte de toute-puissance aux planètes et à leurs configurations est contraire au logos
rationnel. Dans cette différence, on peut reconnaître les principes de la physique
platonicienne, fondée sur l’immutabilité des êtres célestes. Mais il faut aussi noter, comme on
l’a vu, la prise en compte d’une part de contingence liée à la matière : c’est elle en effet, et
non pas les positions des planètes, leur nature ou leur état d’être, qui grève les individus et
les événements, et que l’âme humaine a charge de dominer autant qu’il lui est possible par
ses choix de vie, l’exercice d’une éthique et celui, plus ardu, de l’acte discursif, voire intellectif.
La liberté pour l’homme existe bel et bien, et consiste en une coïncidence avec la nature
supérieure de l’âme, qui seule permet le dépassement de la contingence, ou du moins
l’impassibilité devant les événements fluctuants, versatiles, qui n’affectent que les individus
incapables de cette saisie propre, autrement dit incapables d’actes véritablement volontaires.

« Or c’est la fortune qui dirige le plus souvent tout ce qui l’entoure, les choses au milieu
desquelles l’âme est tombée en arrivant : la plupart du temps ces choses la dirigent, de
sorte qu’elle agit sous leur influence, mais parfois elle les maîtrise et les dirige selon le
sens qu’elle veut. Meilleure, elle maîtrise plus souvent, pire, moins souvent. En effet,
l’âme qui concède quelque chose à la complexion du corps est contrainte de désirer ou
de se mettre en colère, de s’humilier dans la pauvreté, ou de s’enfler d’orgueil dans la
richesse, ou enfin de se montrer tyrannique quand elle exerce le pouvoir. Mais l’âme qui
est bonne par nature ne cède pas, fût-elle placée dans les mêmes circonstances, et elle
les transforme plutôt qu’elle n’en est transformée, de sorte qu’elle change certaines
choses et consent à d’autres, sans tomber dans le vice. »302

Au déterminisme astrologique qui retire toute responsabilité aux individus, s’oppose une
pensée plus proche de l’être, capable d’envisager une certaine indétermination quant aux

301
Traité 14 (II, 2), 1, 12-14.
302
Traité 3 (III, 1), 8, 11-20.

91
événements dans le vivant, du fait de la matière, mais qui laisse une place essentielle à l’âme
humaine, à sa possibilité de choisir – autrement dit de déterminer la matière, puisque Plotin
va jusqu’à signifier le pouvoir qu’à l’âme humaine de transformer le réel qui l’entoure.

C’est aussi ce pouvoir qu’on trouve à l’œuvre dans la différenciation génétique, et qui ne
saurait en aucun cas être attribué aux influences astrologiques.

b- La différenciation génétique

Plotin indique en effet à maints endroits que le principe de différenciation des êtres incarnés
se fait en partie par le processus génétique : « car c’est du cheval que naît le cheval, et de
l’homme que naît l’homme »303. Il revient sur la question plusieurs fois, indiquant la part
d’hérédité naturelle dans le processus de génération étudié par Aristote304 : « Il est en outre
certain que la ressemblance d’apparence qui se manifeste entre les parents et les enfants
indique que la beauté et la laideur viennent de la famille, au lieu de dépendre du mouvement
des astres. »305. Les déterminations individuelles passent par l’engendrement, les logoi
s’écoulant dans les corps via l’âme du monde qui produit l’univers, ce que Plotin appelle « la
nature », lui imposant un ordre rationnel, reflet du logos universel. Aussi peut-on dire à juste
titre que :

« La cause de l’enfant est le père, et tout ce qui peut contribuer de l’extérieur à sa


génération par l’engendrement des causes : une nourriture de telle ou telle qualité, par
exemple, ou – cause un peu plus éloignée, une semence assez fluide pour
l’engendrement de l’enfant, ou une femme à même d’enfanter. Et en règle générale, cet
engendrement relève de la nature. »306

Les astres ne sauraient donc avoir une influence déterminante sur le physique, la nature et
le caractère des individus, ils ne président en rien aux unions ni aux naissances, comme le
prétendent les astrologues. C’est à l’univers, gouverné par l’âme du monde qui agit selon la
raison (logos) qu’il revient d’ordonner toutes choses : c’est en ce sens qu’il faut comprendre
le rationalisme que Plotin oppose aux théories astrologiques, parce qu’elles déplacent la

303
Traité 52 (II, 3) 12, 4-5. Déjà au traité 3, Plotin exposait mot pour mot la même pensée concernant la
détermination génétique : « C’est qu’en fait chaque chose naît conformément à sa propre nature, un cheval
parce qu’il vient d’un cheval, un homme parce qu’il vient d’un homme : chacun naît de telle nature parce qu’il
vient d’un être de telle nature. » (Traité 3 (III, 1), 6, 1-3).
304
Aristote, De la génération des animaux, livre IV, chap.3, 737a36-769b30.
305
Traité 3 (III, 1), 5, 53-55.
306
Traité 3 (III, 1), 1, 32-36.

92
déterminabilité des phénomènes et des individus en la conférant à des entités, à des parties
de l’univers – les astres. En réalité, ce qui détermine en partie les individus, au niveau de leur
physique, de leur caractère, c’est la raison séminale pénétrant le corps, reflet vivant de la
raison intelligible.

« Quant aux mariages, ils résultent, ou bien d’un choix, ou bien du hasard et d’un
concours de circonstances dû au cours de l’univers. La naissance d’enfants est une
conséquence de ces mariages. Si rien n’y fait obstacle, l’enfant est bien constitué en
conformité avec sa « raison », mais sa constitution sera défectueuse si son
développement a été empêché dans le ventre de la mère en raison du mauvais état de
santé de la femme enceinte, ou en raison de circonstances dues au milieu qui était
défavorable à cette grossesse. »307

Il peut être utile ici de convoquer l’un des sens étymologiques d’anankè que Chantraine
rappelle dans son dictionnaire étymologique, et qu’Anne-Gabrièle Wersinger308 semble
adopter : « Enfin l’Attique emploie anankaios pour désigner les parents d’une façon générale,
soit par le sang, soit par alliance. […] Ce sens se retrouve dans anankaiotès, « lien de
parenté » »309. Plus loin, Chantraine défend un rapprochement entre les deux sens propres
d’anankè, « contrainte » et « parenté », la notion pouvant justifier ce développement
sémantique duel étant celle du lien. Partant de là, Anne-Gabrièle Wersinger montre que la
parenté qui résulte d’une alliance, comme on peut le vérifier dans le concept de philotès en
tant que lien du sang, est toujours contrainte de parenté : « Il est vraisemblable qu’ici la
philotès rejoigne une partie de l’étymologie du mot nécessité, la parenté, qui renvoie à la
filiation. Le philos est celui qui littéralement, est lié par le sang. »310

Ce qui nous importe ici, c’est de souligner cet axe, inclus dans l’étymologie même d’anankè,
que Plotin ne rejette pas : la nécessité en tant que filiation, engendrement né d’une alliance.
Il indique même que s’il y a une détermination dans le sensible, c’est justement grâce à la
génération : les astres n’ont pas de rôle causal, encore moins de rôle déterminant dans la
reproduction. De la semence à la fécondation, de la constitution de l’embryon à la naissance

307
Traité 52 (II, 3), 14, 27-33.
308
Anne-Gabrièle Wersinger, « Empédocle, la violence sacrificielle et la grâce », Revue de métaphysique et de
morale 2012/3 (n°75), p.379-402.
309
Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Histoire des mots, Paris, Editions
Klincksieck, 1968, p.83.
310
Anne-Gabrièle Wersinger, Op.Cit., p.387, et la note 45 : “Chantraine relève anankaios d’où est tirée anankaiè,
valant pour anankè : la parenté, le lien du sang. »

93
de l’enfant, c’est uniquement « la nature »311 qui est à l’œuvre. En conséquence, comme on
l’a vu aussi, le physique d’un individu est la résultante de l’hérédité, ou plus exactement d’un
patrimoine génétique : si « nous ressemblons en tout cas à nos parents, le plus souvent par
les traits extérieurs et par certaines des affections irrationnelles de l’âme »312, Plotin ne se
limite pas en effet à constater la ressemblance héréditaire comme le faisait Aristote, d’ailleurs
confusément dans l’Histoire des animaux 313. Il interroge l’hérédité et utilise la problématique
pour mieux acculer l’astrologie à l’aporie. Car si les astres déterminent le physique et le
caractère d’un individu par leur position dans l’espace à l’instant t de la naissance, comment
pourraient-ils alors prendre en compte l’héritage génétique, la part héréditaire indéniable, qui
elle se joue sur plusieurs mois avant la naissance de fait ?

« Mais alors, toutes les fois qu’ils affirment de quelqu’un qu’il est de bonne naissance, à
savoir qu’il vient d’un père et d’une mère illustres, comment est-il possible de dire qu’a
été produit ce qui existait chez les parents avant que les astres aient atteint la position
d’où ils tirent cette prédiction ? Il est certain qu’ils prédisent aussi le sort des parents
d’après les circonstances de la naissance des enfants, et inversement, alors même que
les enfants ne sont pas encore nés, ils annoncent quelles seront leurs dispositions et
quel sera leur sort à partir des circonstances de la naissance des parents. En outre, ils
prédisent la mort de quelqu’un à partir de la naissance de son frère, le sort du mari à
partir de la naissance de sa femme, et réciproquement. Comment donc la position
respective des astres à la naissance de chaque individu pourrait-elle bien produire ce
qui, dit-on, est déjà réalisé du fait des parents ? »314

L’aspect totalement fantaisiste, l’utilisation arbitraire des événements familiaux comme


supports aux prédictions par des astrologues, met d’autant mieux en lumière l’irrationalité de
ces théories. Mais c’est surtout le « déjà réalisé du fait des parents » qui démontre dans la
pensée plotinienne le concept d’une transmission génétique, d’ailleurs égale de la part de
l’homme et de la femme, contrairement à la théorie de l’hérédité chez Aristote315. Et Plotin
de conclure ce chapitre 5 du traité 3 :

311
Traité 3 (III, 1), 1, 36.
312
Traité 3 (III, 1), 5, 27-28.
313
Aristote explique la ressemblance aux parents de façon confuse et parfois contradictoire. L’hérédité de
l’acquis est admise : « De parents mutilés naissent des enfants mutilés, par exemple de boiteux naissent des
boiteux, d’aveugles des aveugles », mais il ajoute : « la plupart du temps des enfants bien constitués naissent de
parents estropiés. » (Histoire des animaux, 585b29). La ressemblance héréditaire est aussi étudiée au livre IV de
la Génération des animaux (chap.3 en entier, 737a36-769b30).
314
Traité 3 (III, 1), 5, 41-51.
315
Pour Aristote, les deux parents ont des fonctions essentiellement différentes. La fécondation est comparée à
la présure qui caille le lait (Génération des animaux, 729a19). La femelle est la cause matérielle de l’embryon

94
« De deux choses l’une en effet : ou bien ce sont les parents qui sont antérieurs, qui en
sont la cause, ou bien si ce n’est pas le cas, la position des astres n’en est pas non plus
la cause. Il est en outre certain que la ressemblance d’apparence qui se manifeste entre
les parents et les enfants indique que la beauté ou la laideur viennent de la famille, au
lieu de dépendre du mouvement des astres. »316

Plotin refuse donc le déterminisme des thèses astrologiques parce qu’il reconnaît la
détermination individuelle génétique. En ce sens, l’acception de la nécessité en tant que
parenté, que défend Chantraine au niveau étymologique, s’illustre aussi chez Aristote dans sa
théorie de l’hérédité que nous avons évoquée, et chez les stoïciens avec la doctrine des logoi
spermatikoi, responsables de la transmission et de la conservation de la spécificité de chaque
espèce de vivant. On est tenté de remarquer aujourd’hui la portée novatrice et profondément
moderne d’une théorie de l’information comme l’a développée le modèle stoïcien, parce
qu’elle renvoie immanquablement à la notion actuelle de code génétique. Ainsi, Jean-Joël
Duhot affirme même qu’on pourrait choisir cette traduction pour les logoi stoïciens, ceux-ci
renfermant toute l’information d’une espèce :

« La semence humaine est donc un pneuma qui porte dans chacune de ses gouttes la forme
virtuelle de l’ensemble de l’être humain et son potentiel de développement. Il ne manque
donc qu’un peu d’audace pour traduire logoi spermatikoi par code génétique (le décalage
entre le pluriel grec et le singulier français ne fait pas difficulté puisque ce code contient un
message dont on sait à quel point il est long et complexe). »317

Mais encore faut-il souligner aussi les limites de cette association, qui sont une fois de plus
le fait d’un déterminisme total, d’une conception du destin dans laquelle nulle place n’est faite
à l’imprévisibilité du vivant : Plotin a tenté de répondre à cette aporie, aussi pensons-nous que
sa métaphysique de l’information provoque davantage encore l’écho de la génétique actuelle,

mais ne transmet pas l’âme qu’elle a reçue de son père ; le mâle est à la fois cause efficiente qui déclenche le
développement de l’œuf, inerte sans cela, et cause formelle qui donne la forme spécifique. S’il y a bien une
double transmission, l’information, la détermination, le message pourrait-on dire, provient de la lignée mâle qui
va donner à l’être vivant sa forme, la matière alors informée provenant de la lignée femelle. Aussi peut-on
conclure comme le fait justement Philippe Lherminier, chercheur en sciences biologiques qui a travaillé sur la
génétique : « Aristote manque donc l’idée d’une équivalence des apports génétiques et son erreur s’explique par
ses références aux oiseaux et aux mammifères. » (Philippe Lherminier, « L’hérédité avant la génétique », Société
Française de Génétique, Médecine/Sciences n°3, vol.14, 1998, p.I-XI)
316
Traité 3 (III, 1), 5, 51-55.
317
Jean-Joël Duhot, « Le stoïcisme : une métaphysique de l’information, ou le matérialisme impossible »,
Philosophie antique n°5, Stoïcisme : physique, éthique, 2005, revue dirigée par André Lacks et Michel Narcy,
Presses Universitaires du Septentrion, p.46-47.

95
parce qu’elle en dessine les défis, comme la non-hérédité de l’acquis ou la variation
individuelle aléatoire. S’il est l’héritier de la doctrine des logoi spermatikoi des stoïciens, il en
rejette l’aspect déterministe et matérialiste, ce qui lui permet d’ouvrir aussi d’autres
perspectives que celles, forcément limitées par la nécessité d’un système dont le principe actif
est explicitement et uniquement séminal, autrement dit corporel. Une fois de plus, il faut saisir
la différence plotinienne, non pas comme un consensus, encore moins comme une synthèse
des pensées philosophiques jusqu’à elle, mais davantage comme une ouverture, un chemin
élaguant le déterminisme sous toutes ses formes, et se servant de chacune des théories contre
les autres pour mieux permettre une libération du vivant, autrement dit de l’âme. Aussi, la
doctrine stoïcienne enferme-t-elle encore trop les individus dans un tramage, qui, pour n’être
plus celui des Moires au fuseau contenant les cercles planétaires, n’en est pas moins corollaire
d’une inextricable nécessité : les logoi spermatikoi, produits par un dieu assimilé au feu
artiste318, sont un code structurant l’univers et le cantonnant dans un destin duquel le vivant
ne peut dévier par nul écart. Et si Plotin récuse une anankè astrologique, ce n’est pas non plus
pour admettre une anankè biologique : aucune des deux ne peut en effet rendre compte de
la liberté propre au vivant, puisque tout vivant (zôion) est aussi une âme, et ne peut se limiter
au corps – et c’est en cela qu’il échappe en partie à la nécessité, fût-elle génétique. La thèse
stoïcienne est donc rejetée clairement dans le traité 27, précisément en ce qui concerne l’âme
humaine capable de résister à l’influence de la révolution du monde, mais aussi les âmes des
animaux, qui sont également dites individuelles. Comme l’indique Luc Brisson dans sa notice
introductive aux traités 27 à 29, « tout ce qui se situe au-delà du corps, dans le cas de l’homme
comme dans celui des animaux, étant donné que Plotin admet la métensomatose, peut être
considéré comme « individuel ». »319Dès lors, seulement la partie végétative de l’âme, en
concordance avec l’âme du monde, pourrait subir une certaine affectation de la révolution
céleste : mais l’âme descendue, individuelle, va opposer une résistance à toutes influences,
quelles que soient les origines de ces influences, astrologiques, biologiques, de toutes façons
naturelles – donc incluses dans l’ordre du monde.

318
Aetius (dit Pseudo-Plutarque), Placita philosophorum, I, 7, 881F-882A, in Hermann Diels, Doxographi Graeci,
Berlin, 1929.
319
Luc Brisson, Notice aux traités 27 à 29, p.39.

96
1-2- La résistance de l’âme au poids du déterminisme

Si nous ne pouvons donc assimiler la pensée plotinienne à celle des logoi spermatikoi des
stoïciens, c’est qu’ils en demeurent à un déterminisme matérialiste. Les traités 27, 28 et 29
que la traduction et l’organisation de Luc Brisson a impliqués dans le même titre, Sur les
difficultés relatives à l’âme, rappellent la conception platonicienne de l’âme comme principe
de son propre mouvement : l’Âme universelle laisse sa trace dans le sensible sous la forme de
l’âme du monde, la nature productrice et génératrice des phénomènes et de toutes choses,
et c’est le même sillon à l’œuvre dans les êtres vivants. Cette trace n’est autre justement que
le mouvement, la liberté, la « résistance »320 à la nécessité, qu’il s’agisse du déterminisme
matérialiste d’un code génétique, ou d’un déterminisme astrologique : selon leur degré
ontologique, âme végétative pour la flore, âme sensitive pour la faune, et âme humaine
capable de pensée discursive, les êtres seront plus ou moins porteurs de cette marque de
lumière dont l’éclat va s’amenuisant à mesure qu’il s’enfonce dans davantage de matière. Car
le fait que « la plénitude et la perfection ne sont pas les mêmes pour toutes les âmes »321
explique que l’influence des astres sur ce que Plotin appelle « le vivant qualifié »322, autrement
dit le corps animé, soit relative et proportionnelle à la puissance de l’âme à accomplir son
action propre323. Plus l’âme individuelle participe de l’acte de l’Âme universelle, plus elle en
porte la brillante trace, plus elle a de force pour s’ancrer individuellement dans le vivant, pour
repousser les limites imposées à sa naissance par la nécessité, les circonstances extérieures :
celles-ci ne sont jamais occultées par Plotin, qui accepte une part de déterminabilité pour les
âmes incarnées, même pour l’homme, comme nous l’avons vu déjà avec l’hérédité. Mais la
nécessité n’enferme jamais l’individu dans des limites, fussent-elles celles de la parenté :

« Car l’âme est aussi en mesure d’être modelée de plusieurs façons en fonction de la
nature des lieux, des eaux et de l’air ; il faut aussi tenir compte de la différence des cités
où l’on réside et de la complexion corporelle. Et nous avons soutenu que, puisque nous
nous trouvons en ce monde, nous avons quelque chose de l’âme du monde ; nous avons
aussi admis que nous sommes affectés par la révolution du ciel. Mais nous avons admis
l’existence d’une autre âme qui s’oppose à ces influences ; ce qui montre qu’elle est

320
Traité 27 (IV, 3), 7, 28 : antistasei (ἀντιστάσει). Le terme est aussi utilisé au traité 3 (III, 1), 5, 34.
321
Traité 27 (IV, 3), 8, 16-17.
322
Traité 53 (I, 1), 7, l.3 et l.7.
323
Chez Plotin, une réalité en tant qu’ousia se définit toujours par sa puissance, dunamis (δύναμις) d’accomplir
telle action (ergon, ἔργον) et de subir telle affection (pathos).Nous verrons un peu plus loin quels sont donc les
degrés de puissance pour les âmes individuelles, âme végétative, âme sensitive, âme désirante, âme discursive,
et intellective (nous, νοῦς). A ces degrés de puissances correspondent des affections et des activités propres. Ces
études sur l’âme sont développées pour beaucoup dans les traités 27 à 29 sur les difficultés relatives à l’âme.

97
autre, c’est avant tout cette résistance. Le fait est que nous sommes engendrés à
l’intérieur du monde, et nous disons que, dans le cas de l’embryon qui se trouve dans la
mère, l’âme qui s’introduit de l’extérieur dans l’enfant qui naît, n’est pas celle de la
mère, mais une autre. »324
Ce passage du chapitre 7 dans le traité 27 s’inscrit en effet dans une série de réfutations des
arguments stoïciens exposés dès le premier chapitre du même traité, selon lesquels notre âme
serait une simple partie de l’âme du monde. Il s’agit ici de la thèse selon laquelle l’influence
de la rotation du monde sur nos âmes indiquerait que celles-ci proviennent en réalité de l’âme
du monde. Au chapitre 7, après s’être appuyé sur le Philèbe qui, bien qu’il entende l’âme du
monde, ne dit jamais que notre âme en est une partie, Plotin répond que l’âme humaine
résiste en effet à l’influence de la révolution céleste et que l’âme qui anime l’embryon vient
de l’extérieur, qu’elle ne subit pas d’influence, autrement dit qu’elle est bien autonome :
indépendante par rapport aux mouvements des astres au moment de sa conception,
indépendante aussi par rapport à la génétique. Ici se desserre l’étreinte d’anankè, que ce soit
dans la trame astrologique ou dans le lien de parenté que l’on relevait dans l’étymologie : si
l’anankè doit se définir comme ce qui est complètement recourbé, rond, qui enserre et qui
limite, qui étrangle (agksô) toute velléité de mouvement libre, cette stricte définition ne peut
plus convenir dans la philosophie plotinienne, parce que celle-ci comporte justement le
mouvement, celui de l’être. Il y a donc circulation libre du principe de l’Âme et non contrainte
au cœur même de la génération, tout comme, nous allons le voir, dans toutes déterminations
phénoménales.

Ainsi le milieu naturel, autrement dit l’environnement (climat, topographie, zone


géographique, paysage : « la nature des lieux, des eaux et de l’air »325 et « la différence des
cités où l’on réside »326), mais aussi notre physique : « la complexion corporelle »327, mais
aussi notre situation sociale «pauvreté [ou] richesse [ou] pouvoir »328, peuvent en effet
influencer les comportements individuels. Mais en ce qui concerne l’âme humaine, il ne s’agit
là que de « causes extérieures »329, dites encore « environnantes »330qui ne proviennent que

324
Traité 27 (IV, 3), 7, lignes 22-31.
325
Ibid., l.23.
326
Ibid. l.23-24.
327
Ibid, l.25. et traité 3 (III, 1), 5, 32.
328
Traité 3 (III, 1),8, 17.
329
Traité 3 (III, 1), 9, 4.
330
Traité 3 (III, 1), 10, 3.

98
de la corporalité de la situation de l’âme. A ces diverses causes extérieures à elle, qui
cependant ont bien la capacité de la déterminer en partie, Plotin oppose une cause intérieure
à l’âme, capable non seulement de résister à ces déterminations, mais aussi de les
transformer : l’âme porte toujours en elle sa propre puissance, une puissance
d’autodétermination qu’il importe à chacun de mettre en œuvre. Et c’est dans cet intervalle
entre la nécessité d’une nature naturante et le hasard d’une matière indéterminée, que se
situe la liberté pour l’âme : une liberté modulée selon le corps dans lequel elle est incarnée,
végétal, animal ou humain – liberté éthique et intellectuelle pour l’homme, liberté sensible
pour le vivant animal et principe végétatif dans la plante. L’âme-principe est toujours et déjà
l’être à travers tous les étants, en cela elle introduit le mouvement dans la nécessité, elle rend
mouvant et vivant ce qui sans elle ne serait qu’inertie, elle délivre dans les deux sens du
terme : elle libère de la nécessité pure et dure en donnant, en délivrant la liberté inhérente au
principe.

« C’est l’âme assurément qu’il nous faut introduire dans les réalités comme un autre
principe – et non pas seulement l’âme du monde, mais aussi avec elle, l’âme de chaque
individu –étant donné qu’elle n’est pas un principe négligeable. C’est à elle qu’il incombe
d’entrelacer toutes choses, puisqu’elle ne vient pas, comme les autres choses, de
semences, mais qu’elle est une cause qui est elle-même à l’origine de sa propre activité.
Sans le corps donc, elle est vraiment maîtresse d’elle-même, libre et soustraite à la
causalité cosmique ; en revanche, une fois placée dans un corps331, elle n’a plus cette
maîtrise totale, puisqu’elle est rangée au côté des autres choses. Or c’est la fortune qui
dirige le plus souvent tout ce qui l’entoure, les choses au milieu desquelles l’âme est
tombée en en arrivant : la plupart du temps, ces choses la dirigent, de sorte qu’elle agit
sous leur influence, mais parfois, elle les maîtrise et les dirige dans le sens qu’elle veut.
Meilleure, elle maîtrise plus souvent, pire moins souvent. En effet, l’âme qui concède
quelque chose à la complexion du corps est contrainte de désirer ou de se mettre en
colère, de s’humilier dans la pauvreté ou de s’enfler d’orgueil dans la richesse, ou enfin,
de se montrer tyrannique quand elle exerce le pouvoir. Mais l’âme qui est bonne par
nature ne cède pas, fût-elle placée dans les mêmes circonstances, et elle les transforme

331
Dans la note n°71 (éditions GF), Alain Petit rappelle que le terme grec eis sôma dit davantage la direction de
l’âme vers le corps plutôt que l’inclusion spatiale, qui ne vaut justement que pour les corps. Autrement dit, c’est
bien le mouvement rectiligne une fois de plus, la ligne droite et sans courbes, propre à la propagation de la
lumière, à l’émanation à l’œuvre dans l’être, dont il est question quant à l’incarnation. Ici donc, la piste
étymologique d’anankè de Grégoire et Denys semble plus juste alors, l’a privatif faisant de la nécessité ce qui est
privé de courbe, éminemment droit : pour Plotin, le mouvement de génération se fait bien selon une nécessité
suprême, celle de l’être généré de l’Un lui-même, il ne peut être autrement qu’il n’est et fait aussi être toutes
choses telles qu’elles sont et non autrement ; ce mouvement, qu’on a appelé émanation, répond à un mode de
propagation rectiligne, comme la lumière qui se déplace en rayons à partir d’un point s qui est une source unitaire
mais qui émet sa lumière en faisceau (vers du multiple) – un corps étant par exemple une multiplicité de parties
et d’organes soudain mis en lumière, ordonnés, rassemblés dans l’ordre unitaire grâce à l’âme dirigée vers lui.

99
plutôt qu’elle n’en est transformée, de sorte qu’elle change certaines choses et consent
à d’autres sans tomber dans le vice. »332
Ce passage du chapitre 8 du traité 3 exprime à la fois avec concision et précision la position
complexe de Plotin quant à la puissance de résistance de l’âme au sein du sensible. Il s’agit
bien comme on le voit, des âmes individuelles en tant que vectrices de principe coordinateur
et directeur : à elles d’organiser, d’entrelacer le vivant, de l’unifier, de l’arracher à
l’indétermination de la matière. Cette activité organisationnelle du vivant sensible est
l’activité-même de l’âme engagée dans le corps : c’est « sa propre activité » et c’est bien en
tant que principe qu’elle l’exerce, et non pas seulement comme le chaînon d’une somme de
semences engendrées. Mais ce qui est paradoxal, et que Plotin rend dans toute sa complexité
ontologique, mais aussi éthique, c’est le double aspect de cette activité de l’âme individuelle :
à la fois positif puisqu’elle ordonne le vivant et l’élève à l’unité, à l’individuation, libérant
comme on le dit, le sensible de l’aléatoire et de l’indétermination de la matière pure ; mais
aussi négatif, ou du moins faillible, dangereux, périlleux pour elle, car sa trajectoire vers le
corps lui fait perdre en même temps de sa liberté, de sa maîtrise, en la soumettant aux
influences extérieures dont on a parlé – hasard de la fortune, environnement géographique,
mais aussi social. Cette confrontation à ce qui est extérieur à l’âme sera pour elle épreuve du
feu : l’occasion où elle peut, soit s’incliner davantage vers la matière et se laisser finalement
porter par l’extériorité, balloter par les circonstances favorables ou opposées, ou au contraire
leur résister et exercer son principe, sa liberté, voire même les modifier par ses actes dans le
monde. Rappelons une fois encore la dimension de « combat », de lutte, qui est
nécessairement celle de la vie dans le sensible pour l’âme, et sur laquelle Plotin insiste dans le
traité 46 sur le bonheur, faisant du sage un véritable guerrier, un athlète (άθλος)333 même,
capable de dominer toutes les épreuves de la vie humaine : maladies, souffrances du corps,
précarité, captivité, perte de proches, trahisons334, autant d’événements normaux dans le
périple terrestre de l’âme, mais aussi autant d’éléments proprement extérieurs à elle, dont
d’ailleurs son véritable bonheur ne dépend pas : leurs contraires (bonne santé, honneurs,

332
Traité 3 (III, 1), 8, 3-20.
333
Traité 46 (I, 4), 8, 24-30 : « Pour lutter contre les coups de la fortune, il ne faut pas se poser comme un ignorant
mais comme un habile athlète qui sait que les dangers qu’il brave sont redoutés de certaines natures, mais
qu’une nature telle que la sienne les supporte facilement, n’y voyant rien de terrible, ou du moins ne les trouvant
redoutables que pour les enfants. Mais dira-t-on, est-ce que le sage avait souhaité ces maux ? Non, sans doute ;
mais quand il en est frappé il leur oppose la vertu qui rend l’âme inébranlable et impassible. »
334
Idem chap 7.

100
richesse, chance, etc…) ne sont que des « accessoires »335 pour l’homme digne de ce nom, ils
ne peuvent en aucun cas aider à construire ni à définir le bonheur. Plus encore, le sage va à la
rencontre de l’épreuve336, il lui oppose toujours la force, la puissance de l’âme non-descendue,
et cette puissance soudain confrontée à l’extériorité du monde et des événements, soudain
se fait acte : elle transforme le devenir, dans la mesure où l’événement malheureux n’est plus
vécu comme tel, n’a plus de prise sur l’âme, et que celle-ci sort davantage elle-même de
l’épreuve, davantage constituée, autrement dit véritablement libre de toutes influences. C’est
au cœur de la tempête, quand les vents contraires se déchaînent, quand le corps vacille sous
l’assaut des coups du sort, quand les forces physiques et psychologiques trébuchent dans les
ornières, que l’âme oppose plus que jamais sa résistance au devenir, sa brillance à l’obscurité,
sa liberté propre à la nécessité : « il ne laissera pas éteindre en lui la lumière qui lui est
propre : c'est ainsi que la flamme continue à briller dans le fanal malgré la tempête
déchaînée, malgré le souffle violent des vents. »337

Nous allons voir que cette puissance de l’âme, et toutes les actions vertueuses, mais surtout
intellectives qui en découlent, sont autant d’armes, autant de preuves aussi, contre les
théories du destin, par trop cloisonnantes, qui enclavent la liberté humaine - et donc la
responsabilité, parce qu’elles réduisent l’âme au maillon d’une chaîne causale, que ce soit
dans l’immanence ontologique du logos, ou dans la logique des événements : aux conceptions
du destin stoïcien, Plotin suggère, toujours dans l’infime nuance d’une vérité à saisir entre des
pensées parfois proches, parfois divergentes, le dessin d’une destinée propre à l’âme
humaine.

Mais il nous faut, un instant encore, contemplant la danse céleste des astres, entendre cette
« mélodie naturellement harmonieuse »338 qui en émane, plus légère que l’éther, et rendre à
ceux-ci avec Plotin, leur juste place dans l’univers – loin du déterminisme, mais au cœur des
phénomènes visibles. Il nous faut aussi dire en quoi l’âme humaine possède un libre accès à
la lecture du cosmos. Alors seulement sera-t-il possible d’esquisser au plus près de l’être, sa
destinée, son tracé jusqu’à sa destination suprême.

335
Idem, chap 6, l. 8 : οὐκ ἀναγκαίων.
336
Idem, chap. 14, l.23-26 : s'il ne connaît pas ces maux, il voudra en faire l'épreuve dans sa jeunesse.
337
Idem, chap. 8, l.3-5.
338
Traité 28 (IV, 4), 8, 56-57.

101
1- 3- La saisie du réel par l’analogie

Dans le traité 3 que nous avons déjà évoqué, Plotin envisage les astres comme des lettres
que le sage peut lire, conformément à l’enseignement du Timée 339: les danses des corps
célestes, leurs mouvements, leurs oppositions, leurs rencontres, bref, tous ces phénomènes
qu’étudie l’astronomie, le philosophe peut les saisir comme des signes, les décrypter. Parce
que les astres font partie du même ordre rationnel que les âmes incarnées dans le sensible,
ordre provenant de l’Âme universelle, ils peuvent annoncer les phénomènes au sein du
devenir, et inversement, le décryptage de ceux-ci peut amener à la compréhension rationnelle
des choses et des événements. L’indépendance des âmes individuelles, leur résistance à la
nécessité matérielle dont nous avons parlé, n’est donc pas à concevoir comme la négation de
l’unité du monde, encore moins comme une opposition à celle-ci : au contraire le principe de
différenciation, celui des logoi œuvrant dans le sensible par la génération, n’est autre que le
reflet des raisons pures. Comme l’écrit Luc Brisson :

« L’Ame recèle les Formes intelligibles sous le mode de logoi immatériels qui sont
réfléchis au niveau de la partie inférieure de l’âme du monde qui est la nature, laquelle
intervient dans la matière pour faire apparaître les corps et maintenir l’ordre qui les unit.
En définitive, on pourrait dire que l’Ame hypostase est la somme de tous les logoi, et
que ces logoi sont en fait les Formes qui se trouvent sous le mode de la simultanéité
dans l’Intellect et sous un mode discursif dans l’Ame hypostase. »340

A la fois une et multiple, l’Âme principe rend compte de la notion d’harmonie, d’unité, mais
aussi de correspondance, d’interactivité entre les âmes individuelles, astres, hommes,
animaux, végétaux, autant de membres de cet « animal unique »341, pour reprendre les
termes de Platon ; mais à la fois elle est la seule cause, le seul principe, la seule raison de tout
ce qui advient à l’être. Aussi les astres, outre leur fonction première de maintenance d’un

339
Platon, Le Timée, 40 c-d.
340
Luc Brisson, « Logos et logoi chez Plotin, leur nature et leur rôle », Les Cahiers Philosophiques de Strasbourg,
8, 1999.
341
Le Timée, 69a-70a.

102
ordre naturel dans le sublunaire, seront l’alphabet, les signes annonciateurs des événements,
que l’observateur terrestre peut connaître par induction et déduction342.

« Mais il faut plutôt dire que si, dans leur translation, les astres concourent à la
sauvegarde de l’ensemble des choses, ils remplissent encore une autre fonction : en
regardant vers eux comme si c’étaient des lettres, on est à même, si l’on sait déchiffrer
cette sorte d’écriture, de lire l’avenir à partir de leurs configurations, en usant
systématiquement de l’analogie pour trouver ce qui est signifié ; comme si l’on disait
qu’un oiseau lorsqu’il vole haut, annonce des actions sublimes. »343

Qu’est-ce à dire ? Est-on acculé à reconnaître, si ce n’est une contradiction dans la pensée
de Plotin, du moins un étonnant paradoxe, puisque, comme nous l’avons montré plus haut, il
ironise dans les mêmes traités sur l’astrologie et ceux qui y accordent foi ? Doit-on ici être
tenté de rapprocher la pensée plotinienne sur le rôle divinatoire des astres de certains aspects
des thèses gnostiques qui accordent une grande importance à l’astrologie344 ? Pour les
gnostiques en effet, l’homme est soumis au destin et à la fatalité de puissances invisibles
véhiculées par les astres que révèlent les prédictions des astrologues ; le baptême dans la
gnose est le seul événement capable de rendre inopérantes toutes prédictions et de rompre
le déterminisme astral. Or, bien qu’il faille évidemment exclure ces aspects religieux, et
d’ailleurs toute conception d’un pouvoir astral de la pensée plotinienne, on ne peut renier
chez Plotin une valeur accordée à la divination grâce aux astres. Le traité 3 sur le destin, dont
nous citons justement un passage significatif sur la question, rend bien compte du rôle
indicatif des astres quant à la lecture des phénomènes au sein du monde sensible. La seconde
partie du traité 28 consacrée aux astres et à leurs actions sur le monde explicite cette pensée
par la théorie de la sympathie qui règne dans l’univers, et va préciser les modalités de
l’influence des astres sur quels types de vivants. Le traité 52 revient sur la question, réfutant

342
Traité 52 (II, 3), 1, 1-4 : « Que le cours des astres annonce les événements à venir pour chaque chose, mais
qu’il ne produise pas lui-même toutes choses, comme la majorité des hommes le croit, on l’a déjà dit en d’autres
endroits et notre argumentation en a apporté des preuves. »
343
Traité 3 (III, 1), 6, 19-25.
344
Dans ses Extraits de Théodote, Clément d’Alexandrie rend compte de la position des valentiniens au sujet de
l’astrologie : en 69-70 : « Car, selon que chacun de ces astres se trouve arrivé à la première place, étant élevé
dans le mouvement collectif du monde, il lui échoit la domination sur les êtres engendrés à ce moment décisif,
comme s’ils étaient ses enfants. Ainsi donc, par les étoiles fixes et les planètes, les puissances invisibles,
véhiculées par ces astres, régissent les générations [ou : les « natifs »] et y président. Quant aux astres mêmes,
ils ne font rien : mais ils indiquent l’influence des puissances dominantes, de même que le vol des oiseaux a une
signification, mais ne produit rien. » (Clément d’Alexandrie, Extraits de Théodote, traduction de F. Sagnard,
Editions du Cerf, Paris, 1948). Ici, le gnostique Théodote assimile le rôle des astres à celui des oiseaux
annonciateurs dont le devin sait lire le vol, comme dans le passage que nous avons cité de Plotin. Voir aussi 78,
2.

103
d’abord les thèses admises des astrologues avec ironie pour mieux s’en détacher avant de
livrer une pensée propre et particulière, qu’il nous faut distinguer de toutes celles parmi
lesquelles elle s’érige : si l’on reconnaît en effet la puissance organisatrice et fabricatrice de
l’âme du monde, dont les traités 47 et 48 ont montré l’administration ordonnée, prévoyante
et rationnelle sous la forme de la providence, alors il faut concevoir le vivant sensible comme
un vaste système d’entrelacs de raisons, chacune une mais répondant aux autres selon un
principe de sympathie. Dès lors, les événements, les phénomènes, les êtres vivants,
intrinsèquement liés, peuvent être clairement compris, déchiffrés les uns par les autres et à
leur lumière respective. En ce sens, la divination par les astres n’est qu’un moyen de lecture,
de connaissance du monde. Et c’est bien davantage une métaphysique cosmologique qui est
capable de répondre de la question de l’influence des astres que de simples croyances
anthropomorphiques vouées à l’absurdité dès qu’on les soumet à l’examen de la raison.

Richard Dufour, dans la notice de sa traduction du traité 52345 a parlé d’« une position de
compromis » qu’adopterait Plotin entre deux postures extrêmes : celle des astrologues et des
gnostiques, et celle, totalement opposée des Sceptiques comme Sextus Empiricus346. Pour
Plotin, d’une part, l’action des astres serait limitée, l’homme possédant une âme supérieure
qui le délivre de la nécessité liant le sensible, et d’autre part, les astres n’auraient qu’un rôle
divinatoire et non pas causal dans les phénomènes347 - ce qui est discutable car les astres ont
bien une action sur le monde sublunaire, mais toute relative, comme nous l’avons vu plus

345
Notice au Traité 52, Richard Dufour, GF, p. 111.
346
Sextus Empiricus, Contre les astrologues, dans Contre les professeurs, traduction C. Dalimier, D. et J. Delattre
et B. Pérez-Jean, sous la direction de Pierre Pellegrin, Paris, Points Seuil, 2002.
347
« Plotin considère dans le traité 3, que les astres n’ont pas un rôle causal, mais qu’ils se contentent de donner
des signes des événements futurs », nous dit Richard Dufour (Notice au traité 52, p.112). Il indique nettement
une évolution dans la pensée de Plotin, du traité 3 sur le destin, au traité 28, puis au 52 : dans le traité 28 « les
astres et leurs configurations exercent une influence indéniable ici-bas. Tantôt ils sont des causes et des signes,
tantôt ils ne sont que des signes. » (p.112) ; le traité 52 en ce sens, serait une précision, un achèvement du
traitement de la question après quelques atermoiements : « Le traité 28 s’était montré trop complaisant envers
l’astrologie, dont il défend l’existence sans avoir véritablement critiqué la manière dont les astrologues la
conçoivent. Le traité 3 avait commencé à ruiner les conceptions astrologiques, et le traité 52 mène à bien cette
entreprise. » (p.113). Nous voyons, davantage qu’une correction ou même que des précisions aux positions
antérieures sur la question astrologique et celle du déterminisme qui lui est liée, une poursuite et un
éclaircissement de la part de Plotin : le traité 52 en effet est l’un des derniers, rédigé peu avant sa mort, il
l’adresse à Porphyre en 270 (traités 51-54), sa dernière année. On peut y percevoir, comme nous l’avons indiqué,
l’humour, le choix d’une légèreté dans le ton de réponse à certaines théories astrologiques, cependant que, nous
dit Porphyre, ces livres ont été écrits « alors que son corps souffrait. » (Porphyre, Vie de Plotin, 6, 29). Nous
rapprochons cette distanciation des opinions et croyances d’un degré de clairvoyance intellectuelle encore plus
aigu : nous expliciterons cette position dans le développement de cette partie, au sujet des derniers mots de
Plotin, qui se rapportent à l’âme du monde, à l’ordre du cosmos.

104
haut. Nous lisons, davantage qu’un compromis de la part de Plotin, qui n’est pas adepte du
consensus, la saisie d’une nuance dans le tissu ontologique, correspondant avec une position
précise. Cette nuance, pour être conçue et mise en lumière, réclame l’apport, la contribution
d’autres arguments, parfois opposés, de même que la naissance d’une couleur particulière n’a
lieu que par d’autres couleurs, et celle d’une idée n’émerge que du dialogue avec d’autres
pensées.

En fait, la question de l’astrologie, loin d’être globalisée ou synthétisée, est plutôt déplacée,
bousculée vers une autre acception des astres au sein du cosmos. Ceux-ci n’ont pas d’action
réfléchie ni même de mémoire, bien que Plotin leur conçoit une âme, en relation avec les
âmes incarnées. Il y a donc une certaine influence des astres sur les événements qui ont lieu
sur terre, et inversement, les corps célestes sont accessibles aux prières des hommes et à la
divination, mais il faut préalablement avoir délesté notre pensée de tout
anthropomorphisme : cette action relative est quasi automatique, elle ne répond à aucun
choix préalable ni à aucune intention. Par ailleurs, l’éventuelle influence des astres sur le
monde sublunaire est relative et partielle, tous les individus ne lui étant pas pareillement
soumis selon leur statut ontologique :

« Chacune est différente en fonction de ce qui est en acte en elle. Cela revient à dire que
cette âme est différente en raison du fait qu’elle est unie en acte à l’intelligible, celle-là
en raison du fait qu’elle est en train de connaître, et telle autre en raison du fait qu’elle
est en train de désirer. Et la différence entre les âmes s’explique par le fait qu’une âme
différente contemple des choses différentes, c’est-à-dire qu’une âme est et devient ce
que précisément elle contemple. Cela revient à dire que la plénitude et la perfection ne
sont pas les mêmes pour toutes les âmes. »348

L’arrière-plan du Timée349, d’ailleurs évoqué clairement dans les chapitres 6 et 7 du traité


27 dont il est ici question, où le démiurge tire toutes âmes du même cratère que l’âme du
monde mais selon une composition et un ordre dégressif, donne sa dimension et son sens à
la fois à la différenciation des âmes individuelles et au degré d’influence naturelle auquel elles
peuvent être soumises selon leur rang : « Il faut en effet comprendre que les âmes sont
qualifiées d’âmes « de second et de troisième rang » selon qu’elles sont plus près ou plus loin

348
Traité 27 (IV, 3), 8, 12-17.
349
Platon, Timée, 41d4-7.

105
[de l’intelligible]. »350 Dans ce même passage, Plotin précise aussi la relativité de la position
des âmes humaines par rapport aux réalités intelligibles : de cette position dépend en fait le
degré d’influence subi par l’extérieur, par les astres par exemple, ou comme on l’a vu plus
haut, la fortune et le hasard. En ce qui concerne l’âme humaine, seulement la partie la plus
basse en relation avec la nature, l’âme végétative (tò phutikón)351, peut en subir l’influence :

« Mais comme nous abandonnons à cette influence seulement cette partie de nous-
mêmes qui en nous se rapporte au corps du monde, et que nous considérons que ce
n’est pas la totalité de nous-mêmes qui s’y rapporte, nous subissons son influence de
façon modérée. Nous sommes comme des serviteurs qui ont du bon sens et qui pour
une part servent leur maître, tout en restant de l’autre leur propre maître, et en se
bornant pour cette raison à obéir aux prescriptions les plus modérées qui viennent de
leur maître, étant donné que ce ne sont pas des esclaves et qu’ils n’appartiennent pas
totalement à un autre homme. »352

Ainsi, les âmes individuelles sont soumises en partie aux influences des astres et à leurs
configurations, mais ce sera toujours selon la relativité de leur position dans la hiérarchie
ontologique d’une part, et en ce qui concerne l’homme, selon la relativité de sa position
individuelle : avide de plaisirs, ou encore malade physiquement, il attachera d’autant plus
d’importance à son corps et en subira l’astreinte ; détaché de la recherche des plaisirs353, il
fera davantage usage de l’âme discursive (dianoētikón), la diánoia étant la faculté propre à
l’être humain, et échappera d’autant aux influences extérieures, utilisant sa faculté maximale :
en cela il coïncidera avec l’âme intellective non descendue et touchera sa liberté propre. L’âme
végétative présente dans tous les vivants explique l’influence des astres sur les individus,

350
Traité 27 (IV, 3), 6, 27-28.
351
Plotin rejette la position aristotélicienne de l’âme entéléchie, tout comme la position stoïcienne de l’âme en
tant que souffle, ou celle des épicuriens de l’âme en tant qu’agrégat d’atomes. Il se rapproche de la position
platonicienne, mais sans adopter non plus la tripartition des facultés de l’âme : désirant (epithumetikón), irascible
(thumoeides, θυμοειδής) et rationnel (logistikon). A ce sujet, voir le chapitre 28 du traité 28 par exemple, où la
colère est classée pour partie dans les facultés végétatives de l’homme comme de l’animal, car se rapportant au
corps, comme l’instinct sexuel, et pour partie dans les facultés sensitives que sont les perceptions et
représentations des affections, et que nous partageons aussi avec les animaux. L’âme sensitive (tò aísthētikón)
peut être assimilée à la conscience (sunaísthēsis) qui rassemble les informations des sens et les relie en une
représentation (to phantastikon) des données de la sensation. Chez l’individu humain, ces représentations seront
transmises directement à l’âme discursive qui dispose donc d’une décision de traitement des informations
sensibles, contrairement à l’animal qui agit en fonction de ces représentations : s’il souffre il devient en colère
et a un comportement dangereux, alors que cela n’est pas automatique pour l’homme.
352
Traité 28 (IV, 4), 34,1-6. L’homme ne sera jamais un esclave (ἀνδράποδα) des influences extérieures, car seule
l’âme végétative en lui peut se montrer un bon serviteur (θητευόντων) de la nature.
353
Evoquons encore une fois la résistance que notre âme peut opposer aux événements du corps : « On pourrait
également évoquer ici avec pertinence la résistance que nous opposons à la complexion du corps et aux désirs. »
Traité 3 (III, 1), 5, 31-33.

106
plantes, animaux, et même hommes (influence modérée et modulable sur ceux-ci), et rend de
ce fait possible une lecture des phénomènes selon cet ordre naturel. « De la sorte, tout
individu est un produit de l’âme du monde et partage comme toutes les autres parties du
monde les mêmes effets qui sont associés aux révolutions de l’univers ; c’est pourquoi –
comme le sont les pratiques divinatoires- l’astrologie est partiellement admissible »354, nous
dit Luc Brisson.

On voit ici combien la pensée plotinienne, loin de chercher le compromis entre diverses
théories, cherche davantage à résoudre une problématique complexe, celle dont nous traitons
ici : l’unité et la multiplicité de l’âme et des âmes. Pour ce faire, Plotin se sert plutôt des
apports de différentes théories pour mieux leur répondre et finalement proposer une nouvelle
conception qui met l’accent sur la relativité de la position de l’âme individuelle, plus ou moins
capable d’accéder à sa liberté principielle, et qui pourtant trouve sa place au sein d’une
sympathie universelle.

« Voilà comment on pourrait trouver une solution à ce problème, et le fait que la


« sympathie » existe ne fait pas obstacle à notre raisonnement. Car c’est parce que
toutes les âmes viennent de la même Ame dont vient aussi l’âme du monde, qu’il y a
sympathie entre elles. Oui, on a bien expliqué qu’il y a à la fois une âme unique et
plusieurs âmes. On a aussi expliqué quelle différence il y a entre la partie et le tout. On
a encore parlé en général de la différence qui existe en l’âme. Aussi faut-il maintenant
expliquer brièvement que les âmes diffèrent non seulement par leurs corps, mais
surtout par leurs caractères, par l’exercice de la raison discursive et en vertu des vies
qu’elles ont vécues antérieurement. Platon dit bien que les choix que font les âmes
dépendent des vies vécues antérieurement. »355

Chaque âme qui s’incarne apporte son individualité, son histoire, son propre principe, sa
signature – et c’est en elle qu’on peut lire le geste de la liberté de l’ousia inhérente à sa propre
nécessité. Rappelons ici que les âmes choisissent leur vie avant d’entrer dans la génération,
selon la lecture platonicienne du mythe d’Er : les astres représentent à ce moment crucial de
simples adjuvants à l’effectivité de l’existence choisie356. Et dans ce choix unique résident les

354
Luc Brisson, notice introductive aux traités 27-29, GF, p.39.
355
Traité 27 (IV, 3), 8, 1-9.
356
Dans le traité 52, Plotin revient sur l’importance du choix de vie que font les âmes en République X : « Platon,
avant d’évoquer la révolution du fuseau, parle du choix de sorts faits par l’âme, puis il donne à cette âme comme
aides pour rendre effective dans sa totalité la destinée choisie, les êtres qui se trouvent dans le fuseau. » Traité
52 (II, 3), 15, 1-4. Les êtres dans le fuseau, rappelons-le, ne sont autres que les astres constituant les pesons des
Moires.

107
situations de l’existence terrestre, parents, milieu social, espaces et contrées de nos vies,
aisance ou précarité matérielle. Autant d’éléments qui ne doivent pas être oubliés car ils
contribuent à l’être au monde sensible – mais qui ne doivent jamais occulter la dimension
principielle de l’âme. En effet, juste après avoir notifié cette place d’adjuvants pour les astres,
dans ce passage du traité 52 que nous citons dans notre note précédente, Plotin insistera sur
les différences entre chaque âme quant à leur dépendance de ces éléments extérieurs qui font
leurs existences :

« Parmi les hommes, les uns dépendent de l’univers et ces circonstances extérieures,
comme s’ils étaient sous l’influence d’un charme, n’étant eux-mêmes que peu de chose,
ou rien du tout ; les autres, parce qu’ils dominent ces influences et que pour ainsi dire,
ils dressent leur tête vers le haut et vers l’extérieur, assurent ainsi le salut de la meilleure
partie de leur âme, c’est-à-dire de son principe même. Car il ne faut certes pas croire
que l’âme tire sa nature de ce qui l’affecte de l’extérieur, comme si, elle seule parmi
toutes les choses, n’avait pas de nature propre. Non, et c’est plus vrai pour elle que pour
les autres choses : parce qu’elle a rang de principe, l’âme possède un grand nombre de
puissances qui lui sont propres pour exercer les activités conformes à sa nature. »357

En effet, les âmes particulières portent en elles la puissance divine, totale et unique de
l’Âme en tant qu’existence (hupostasis). Quand l’âme se lie au corps, il ne s’agit jamais d’une
localisation, d’une résidence, mais plutôt d’une relation, d’une interaction, d’une
communication. Dans le traité 53, Plotin distingue la faculté supérieure de notre âme, jamais
descendue, toujours baignée dans l’intellect, et la faculté qui en dérive, qui laisse sa trace de
puissance : l’âme incarnée, présente au corps, en toutes ses parties, est cette puissance
dérivée. Je est un « nous ». « Nous »358 sommes, je suis un mélange, non pas du corps et de
l’âme, mais du corps et de cette puissance dérivée, définie comme une « lumière »359. Or,

357
Traité 52 (II, 3), 15, 13-22.
358
Traité 53 (I, 1) : le statut de « nous » en tant que sujet donne toute sa spécificité à la pensée plotinienne, il est
abordé essentiellement dans ce traité 53. La définition de Plotin s’inscrit dans la tradition platonicienne du
questionnement de l’Alcibiade qui assimile ce que nous sommes à ce qu’est notre âme, mais Plotin réfute cette
assimilation de l’individu humain à l’âme en lui substituant une nouvelle définition : « nous » sommes, en tant
qu’individu vivant dans le monde, une capacité d’orientation, une dynamique de possibles, du fait de la variété
et de la mobilité psychique de chacun d’entre nous. Comme le dit si bien J-F. Pradeau dans la notice du traité 53 :
« Tout est donné au « nous », tout nous est donné, et nous serons selon que nous nous en servons. ». Il dépend
de chacun de ne suivre que ses pulsions et désirs sensibles, de se comporter en bête, ou bien de s’éloigner de la
limite qu’impose le composé âme plus corps (le « corps qualifié » (chap.7, l.3 : tou sômatos tou), ou « vivant
qualifié »(chap.7, l.7 : tou toioutou zôon)), et de s’élever jusqu’à notre faculté intellective : et c’est dans ce choix,
dans cette liberté d’orientation d’être autre chose que simplement un organisme vivant doué de motricité et de
sensation, que réside l’identité de chaque individu humain.
359
Traité 53 (I, 1), 4, 16 : to phôs, et 7, 4 : oion photos.

108
même dans ce qu’elle a de divisible, même engagée dans le corps, l’âme reste indivisible,
parce que justement elle ne cesse d’être présente dans tout le corps, jusque dans ses
moindres parcelles, et le détermine comme le corps de cet être en particulier. Cette double
nature, divisible et indivisible, explique la définition plotinienne de l’âme en tant qu’hèn kaὶ
pỏlla, un et multiple. Elle rend compte aussi du degré d’influence possible des autres parties
de l’univers sur les individus, et de la possibilité pour l’homme de s’élever à une saisie
rationnelle de ces influences, de ces interactions entre les parties du cosmos, et même à une
lecture de celles-ci en tant que signes logiques. Dès lors, il n’est plus question de l’astrologie
telle que la colportent les tendances diverses à la mode, mais il sera question d’astronomie et
d’analogie, autrement dit de connaissance, de science.

L’idée d’une providence qui, reproduisant l’ordre régnant dans l’intelligible, ordonne et
administre le sensible, développée dans les traités 47 et 48, implique comme nous l’avons dit
la puissance de l’âme du monde : puissance de coordination, de pilotage à l’œuvre dans les
phénomènes et les événements du sensible, elle organise avec raison le vivant, car elle
possède aussi une faculté rationnelle et supérieure toujours attachée à l’Intellect. C’est
pourquoi l’âme humaine, possédant aussi cette attache intellective, si elle s’en sert, si elle sait
remonter jusqu’à sa propre raison, peut saisir l’ordre dans les phénomènes : l’homme peut
comprendre comment sont liés les événements, il peut percevoir les plus intimes jointures
des faits, leur secrète imbrication, qui demeureront invisibles pour l’œil de celui qui ne fait
usage que de facultés inférieures. D’ailleurs, Plotin admet différents types de divination se
fondant sur l’analogie, les mouvements des astres n’étant pas les seuls phénomènes
susceptibles d’être lus par l’œil perçant du savant : il mentionne celle par le vol des oiseaux
que nous avons citée360 et par d’autres animaux361, par exemple.

« Supposons donc que les astres sont comme des lettres qui s’inscrivent
continuellement dans le ciel, ou plutôt qui sont écrites une fois pour toutes et qui se
meuvent, même s’ils accomplissent une autre fonction. Admettons même que c’est de
cette fonction que découle la propriété qu’ont les astres d’annoncer l’avenir, tout
comme c’est parce qu’il y a un seul et même principe dans un seul et même vivant que
l’ont peut apprendre quelque chose sur telle partie grâce à telle autre. De fait, en
regardant les yeux d’un homme ou en examinant une autre partie de son corps, on peut
aussi connaître son caractère, les dangers qui le guettent, et les moyens de l’en
prémunir. Tout comme ce sont les parties de notre corps, de même nous sommes des

360
Traité 48 (III, 3), 6, 25-26.
361
Idem, chap. 7, 14-16.

109
parties de l’univers. Les unes peuvent donc faire connaître les autres. Tout est plein de
signes, et être savant c’est pouvoir connaître une chose par le moyen d’une autre. »362

Ramenée dans ce cadre, la divination est plus proche d’opérations intellectuelles de


déduction et d’induction, de lecture logique de la chaîne causale des phénomènes. Elle perd
du même coup son aspect ésotérique, même si elle demeure le fait d’un très petit nombre
d’individus : seul le sage est à même en effet de décrypter l’ordre des choses, mais comme
toujours chez Plotin, peut devenir sage qui sait être en possession de ce qu’il est plus que
tout : la partie supérieure de son âme, toujours en contact avec le noûs. Ainsi, Porphyre
raconte avec force exemples tirés du quotidien le plus concret, combien Plotin mettait en
pratique cet exercice intellectuel, sachant décrypter sur un visage les moindres signes des
actes commis, comme le vol d’un objet de valeur par un esclave, ou même l’avenir des jeunes
qu’on lui présentait. Et c’est jusqu’aux maux de l’âme les plus profonds, les plus cachés dans
les replis d’une conscience, qu’il savait également dénouer les liens, chercher les causes,
remontant des symptômes apparents, des signes visibles aux raisons latentes, précurseur de
l’analyste moderne, ou simplement fidèle « maïeuticien », capable d’accoucher la vérité, de
la mettre à jour au travers de l’entrelacs des phénomènes apparents qui si souvent la
dissimulent pudiquement au lieu de la révéler.

« On trouvait chez lui une telle supériorité dans la pénétration des caractères, que
lorsque fut volé un collier d’une grande valeur qui appartenait à Chionè, une veuve qui,
dans la dignité, vivait avec ses enfants sous le même toit que lui, Plotin, après avoir
regardé tous les esclaves, les dévisagea et déclara : « c’est lui le voleur » en désignant
l’un d’eux. Fouetté, ce dernier commença par nier longtemps, puis il finit par avouer.
Plotin pouvait dire de chacun des enfants qui vivaient auprès de lui ce qu’ils
deviendraient. De Polémon par exemple, il prédit ce qu’il serait, qu’il serait porté à
l’amour, et qu’il ne vivrait pas longtemps ; et c’est ce qui arriva. Et quant à moi,
Porphyre, il sentit un jour que je songeais à m’enlever la vie. Le voici soudain devant
moi, qui habitais là, et il me dit que ce désir résultait non d’une disposition de l’intellect,
mais d’une maladie due à la mélancolie, et il me prescrivit de m’en aller. »363

Porphyre nous dit la justesse, la clairvoyance du regard du maître, car quelque temps plus
tard, au cours de son séjour en Sicile, Porphyre est guéri de sa dépression. Il dit aussi la
puissance de son intellect, capable de retourner contre ses ennemis leurs actes de nuisance,

362
Traité 52 (II, 3), 7, 4-13.
363
Porphyre, Vie de Plotin, §11, 1-15.

110
ceux-ci fussent-ils issus de la magie que pratiquaient à l’époque nombre de pseudos
philosophes de rencontre. 364Dans le même chapitre, Porphyre évoque « l’œil divin »365 de
Plotin, et explique cette sagacité intellectuelle, cette clarté foudroyante et incessante de son
esprit par le fait que son démon était en réalité un dieu. La parenté de l’âme avec l’intelligible
et le divin permet donc une lecture au plus près de l’Etre, une traduction claire et lisible de
tous phénomènes sensibles qui sont ramenés à leur essence par la lecture analogique.
L’entrelacement, (diaplèkein)366, rappelons-le, étant le terme qu’utilisait Platon dans le
Timée367 pour expliquer comment le démiurge fabrique le monde en mêlant ce qui est
corporel, sensible, aux mouvements de l’âme.

« De la sorte, parce que les événements s’entraînent et s’expliquent les uns les autres,
toutes les formes de divination se trouvent justifiées. Mais elles sont si nombreuses
qu’elles se trouvent dissoutes dans un vaste système cosmique où aucun signe n’est
privilégié et où aucun herméneute n’est nécessaire. Plotin finit ainsi par enlever toute
spécificité à la divination en l’assimilant à la connaissance du monde, au sens le plus
général du terme. Ce qu’il s’agit d’apercevoir, selon Plotin, c’est le rôle que joue dans le
monde la « sympathie » de toutes choses, comme les chapitres 30 à 45 du traité 28 en
donnent la démonstration astronomique et cosmologique. »368

Ainsi Luc Brisson résume la position plotinienne quant à la lecture par l’homme des signes
que sont en réalité les phénomènes : davantage qu’une divination, il s’agit d’une
compréhension des phénomènes que seule l’âme humaine est capable d’effectuer lorsqu’elle
saisit sa propre analogie avec le vivant universel, et plus encore, sa parenté divine, son lien
avec l’Intellect dont elle émane. La question n’est plus dès lors limitée à l’astrologie, elle
l’embrasse mais la dépasse totalement dans une pensée cosmologique, et c’est la spécificité
de la pensée plotinienne. A l’homme au cœur du vivant sensible, à l’homme plus que du vivant

364
Porphyre, Vie de Plotin, §10, 1-13 : « L’un de ceux qui voulaient se faire passer pour philosophe, Olympius
d’Alexandrie, qui suivit pendant une courte période l’enseignement d’Amnosius, était jaloux de Plotin parce qu’il
ambitionnait la première place. Il en vint même à s’en prendre à lui, si bien qu’il entreprit, en ayant recours à la
magie, de précipiter sur lui l’influence maléfique des astres. Mais parce qu’il sentait que l’entreprise se retournait
contre lui, Olympius dit à ses familiers que l’âme de Plotin était si puissante qu’il arrivait à repousser les attaques
dirigées contre lui en les détournant vers ceux qui entreprenaient de lui faire du mal. Pourtant Plotin percevait
les tentatives faites par Olympius, disant qu’alors son corps était contracté comme « la bourse que l’on
resserre », ses membres étaient pressés les uns contre les autres. C’est alors qu’Olympius, après avoir risqué
plusieurs fois de subir le mal qu’il voulait infliger à Plotin, cessa ses manœuvres. »
365
Idem, l.29-30.
366
Traité 53 (I, 1), 3, 19.
367
Platon, Timée, 36 e2.
368
Luc Brisson, notice aux traités 27-30, p. 33.

111
sensible, à l’homme disposant d’ « une autre âme, celle qui reste à l’extérieur de ce composé,
[l’âme et le corps]il revient de se porter vers le haut, vers le beau, et vers ce qui est divin
[…] »369.

Or, ce travail de saisie analogique qui incombe en propre à l’âme humaine, de par sa
constitution ontologique, est aussi la libération de toutes influences des phénomènes sur elle,
autant qu’il est possible. Celui qui demeure rivé au corps, incapable d’exercer la fonction
dianoétique de l’âme, subit d’autant plus son incarnation, telle l’âme d’une bête ou d’une
plante, puisqu’il n’exerce somme toute, que les fonctions sensitives et végétatives de son
âme : « il vit soumis au destin. »370 Comme l’indique Daniele Rolando dans une formule très
juste : « le degré de détermination astrale est inversement proportionnel au degré de
perfection. »371L’homme est d’autant plus tributaire de l’influence des astres qu’il est attaché
au sensible et incapable de saisir son propre principe. Ici fonctionne l’articulation de la liberté
humaine, une liberté d’orientation de l’âme dont va dépendre conséquemment une
indépendance relative par rapport aux circonstances extérieures, physiques et matérielles.
Ces dernières, qui constituent bien une part de nécessité, comme nous l’avons déjà indiqué,
ne sont pas niées chez Plotin : mais il en fait la « tendance passive »372 de l’individu humain –
son caractère, ses passions, ses pulsions, mais aussi son ascendance, son corps, sa situation
matérielle, autant d’éléments qui, comme nos actions qui en découlent, « dépendent de la
nécessité »373.

« Parmi les hommes, les uns dépendent de l’univers et des circonstances extérieures,
comme s’ils étaient sous l’influence d’un charme, n’étant eux-mêmes que peu de choses
ou rien du tout ; les autres, parce qu’ils dominent ces influences, et que, pour ainsi dire,
ils dressent leur tête vers le haut et vers l’extérieur, assurent ainsi le salut de la meilleure
partie de leur âme, c’est-à-dire de son principe même. »374

369
Traité 52 (II, 3), 9, 24-25.
370
Traité 52 (II, 3), 9, 27-28.
371
Daniele Rolando, « L’anima e le moire : hard astrology e soft astrology nel pensiero di Plotino », dans Discorsi,
10 : richerche di storia della filosofia, 1990, p.252 : « il grado di determinazione astrale è inversamente
proporzionale al grado di perfezione. »
372
Traité 52 (II, 3), 9, 13 : hexeôs pathètikès (ἓξεωϛ παθητικῆϛ).
373
Traité 28 (IV, 4), 33, 40-41 : paskhon kai drôn eis hauto anankais (πάσχον καἰ δρῶν εἱϛ αὑτὸ ἀνάγκαιϛ).
374
Traité 52 (II, 3), 15, 13-17.

112
Dès lors, il existe bien un lien étroit semble-t-il, entre toutes les réalités vivantes, dont les
astres font aussi partie. Mais en aucun cas les corps célestes n’agissent par intentionnalité 375,
comme le prétendent certaines théories astrologiques qui prêtent aux astres et à leurs
configurations des pouvoirs qu’ils n’ont pas et qui sont de l’ordre de la providence rationnelle
à l’œuvre dans l’univers. C’est là aussi qu’il faut situer la rupture plotinienne avec les croyances
communes. En reconnaissant aux corps célestes une âme, loin de se prêter au jeu des
astrologues qui soumettent l’homme aux influences des planètes, Plotin libère plutôt celui-ci
d’une application astrologique déterministe : l’influence des astres sur les phénomènes
sensibles est automatique, naturelle, en vertu du principe de sympathie dans le vivant ; mais
en ce qui concerne l’individu humain doté de faculté rationnelle, faculté de l’âme la plus
élevée et suspendue au noûs, seule la partie inférieure de l’individu est soumise à cette
influence, parce qu’il demeure une partie de l’univers. Mais, capable de saisir le tout,
l’indivisible, l’homme peut décrypter le réel, et ce faisant, libérer le composé qu’il demeure :
alors l’âme touche la raison même des choses. Impalpable unité dispersée dans la multiplicité
des êtres et des phénomènes, intime correspondance entre ceux-ci, jusque dans les moindres
bruissements de vie, de l’air au soleil, de l’insecte à l’oiseau, du désir à la colère, de la lune à
la mer, de la chair à la plante, c’est ainsi que se conçoivent, que se lisent, que se déchiffrent
aussi les dernières traces, les derniers reflets de l’Un jusque dans le sensible. C’est ainsi que
notre âme peut aussi initier son chemin vers l’unité de l’Etre, percevoir le « sens figuré »376 de
toutes les correspondances naturelles. L’analogie ne se limite pas à une lecture astrologique,
elle embrasse tout le vivant sensible, le rapportant au vivant intelligible : en ce sens la
divination est davantage une opération de translation permettant de rapporter aux réalités
dont ils proviennent les phénomènes et les êtres vivants, si infimes soient-ils (« rien dans ce
qui appartient à l’univers ne peut donc être laissé de côté »377). L’Ame jouant le rôle de
médiateur au niveau du sensible, l’ordonnant selon la raison de l’Intellect, notre âme a donc
la possibilité de remonter à cet ordre grâce à sa structure-même, grâce à sa nature médiatrice,
amphibie.

375
Traité 28 (IV, 4), 31, 48-50 : «Il ne faut pas non plus attribuer soit à une décision volontaire, soit à des
délibérations de l’univers et des astres, les choses qui arrivent aux êtres placés dans la région sublunaire. »
376
Traité 27 (IV, 3), 12, 26 : enigmenos indique un sens caché réservé aux initiés.
377
Traité 28 (IV, 4), 36,7, 1.

113
« L’intellect, lui, reste tout entier en haut, et ne peut jamais se trouver hors du domaine qui
est le sien ; pourtant, même si c’est là-haut qu’il est tout entier établi, il prodigue ses dons
aux choses d’ici-bas par l’intermédiaire de l’âme. Or l’Ame, parce qu’elle en est plus proche,
se trouve disposée selon la forme qu’elle reçoit de là-bas, et elle prodigue sa lumière aux
choses qui se trouvent sous elle […] »378

De la notion stoïcienne de sympathie, sorte de pulsation continue à même le vivant, qui


rend tout effet affectant une partie, une affectation du tout, Plotin tire là aussi une nouvelle
notion : celle d’une sympathie à l’œuvre dans le monde sensible, sous-tendue par le statut
d’image de l’intelligible. Les correspondances ne sont plus uniquement horizontales,
physiques, matérielles, elles sont aussi verticales, les phénomènes et tous les vivants
permettant de recouvrer un sens, une raison, un logos initial. C’est parce qu’on retrouve dans
le monde sensible l’unité de le l’Intellect – et par-delà, la trace de l’Un, que « notre univers a
part aux réalités supérieures »379.Dès lors, toutes les âmes sont de même espèce
(homoeideîs), et tous les corps animés et les phénomènes sont des parties du tout, du corps
du monde. Cette nouvelle conception de la sympathie universelle, qui inclut la verticalité des
correspondances grâce au statut du monde sensible comme image de l’intelligible, va
permettre aussi de libérer le monde et les êtres du déterminisme du destin, la notion de
providence déterminant plutôt le cadre rationnel du devenir sans cependant intervenir dans
les actions de chaque individu, qui détiennent bien la liberté et la responsabilité de leurs
actions propres. Ainsi « les difficultés évoquées peuvent dès lors trouver une solution »380 :
car si « tout ce qui vient d’en-haut dépend de nécessités naturelles et constitue les
conséquences de la vie d’un seul et même vivant dont les parties agissent sur les parties, nous
contribuons nous-mêmes pour beaucoup aux choses qui arrivent »381.

En quoi ? Quelle est donc, au sein du tramage de l’être et des étants, au cœur de l’entrelacs
des correspondances horizontales (entre les vivants), mais aussi verticales (entres le sensible
et l’intelligible), quelle est donc la marge de liberté restant à l’âme individuelle ? S’il y a
communauté d’espèce, parenté principielle entre les âmes individuelles, on a vu pourtant que
Plotin les distingue : d’une part selon leurs facultés à l’œuvre dans le monde qui

378
Traité 27 (IV, 3), 12, 30-34.
379
Traité 28 (IV, 4), 39, 5.
380
Traité 28 (IV, 4), 39,19.
381
Ibid, l.21-23.

114
correspondent à leur nature ontologique, mais aussi biologique : êtres inanimés (minéraux),
flore et végétaux, animaux, êtres humains, mais aussi astres, démons et dieux. D’autre part,
au sein de cette hiérarchie existent encore des classements : par exemple, on doit distinguer
les animaux féroces des autres382 ; et, en ce qui concerne les âmes humaines, c’est leur
capacité à s’orienter vers la raison, autrement dit à exercer leur faculté discursive, qui peut
leur permettre d’atteindre l’âme intellective, partie supérieure d’elles-mêmes et non-
descendue ; et on a vu que toutes ne sont pas également douées pour ce geste conversif, bien
qu’il soit naturel et inhérent à chacun d’entre nous. Dans ce contexte hiérarchique, il semble
évident que la liberté, et surtout le choix, donc la responsabilité qui en découle, ne peuvent
être similaires pour tous les êtres. Et cependant, tous, jusqu’aux moindres – Plotin parle même
des pierres qui ne se comportent pas de même selon leur environnement, et cet aspect
physique des phénomènes révèle plutôt qu’il ne nie l’enjeu métaphysique – tous les êtres
répondent au même principe, celui de la procession, qui consiste pour une réalité donnée,
une fois parvenue à son état de perfection, en une nécessité d’engendrer une réalité
ontologiquement inférieure. La génération peut être physique, biologique, en ce qui concerne
la nature, mais même cette dernière est le reflet pâli de l’émanation. Tous les êtres portent
en eux, si infimes soient-ils, le mouvement à la fois libre et nécessaire de la procession. Ce
mouvement peut être saisi, recouvré par l’entendement humain, le philosophe reconstituant
ainsi l’ordre inhérent et unique au monde par la juste lecture des symboles vivants que permet
la méthode de l’analogie.

382
Nous traitons ce point dans la partie suivante, Plotin différenciant en effet le thêrion du zôion, comme Platon
et Aristote d’ailleurs.

115
2- Le vivant et l’âme : la liberté dans la nécessité

2 – 1- La question animale et ses enjeux

« Et ce sont les étants, plus nombreux que l’Un,


qui se meuvent. »383

Xénophane

a- Une éthique fondée sur l’ontologie

Si la question animale se pose, avant d’aborder de front celle de l’homme, c’est que comme
nous l’avons déjà signalé depuis le début de notre recherche, Plotin ne conçoit les âmes que
dans la logique de la métensomatose. Les animaux peuvent être les avatars d’âmes humaines
lors d’une vie, que ce soit d’ailleurs l’effet d’un choix personnel de l’âme, ou la simple
application de la justice suprême, la divine Adrastée, qui est aussi justice distributive384. Les
conséquences de cette conception seront multiples, et elles impliquent des aspects tant
éthiques qu’ontologiques, mais aussi, nous le verrons, métaphysiques, sur le statut du vivant
– zôion qualifiant aussi bien l’animal que le vivant en général385– et sa participation à l’âme
principielle, donc à l’unité fondamentale, malgré son aspect éclaté, multiple, dans le
devenir386. De l’analyse de ces aspects éthiques, ontologiques et métaphysiques, nous
tenterons de montrer en quoi les animaux, dans la pensée plotinienne, ne répondent que de
la nécessité, contrairement aux individus humains qui peuvent s’orienter vers la fuite du
Théétète pour se délester du poids matériel du sensible et tendre vers l’intelligible autant qu’il
leur est possible. Les animaux ne peuvent pas fuir, ou si peu, leur condition, tandis que

383
Les présocratiques, Paris, Gallimard, collection »Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p.99.
384
Adrastée est mentionnée au traité 47 (III, 2), 13, 16-17: « De là vient la divine formule Adrastée ; l’ordre dont
nous parlons est la véritable Adrastée, la vraie Justice (Dikè), une admirable sagesse.» (Traduction Bréhier).
Adrastée peut être un surnom de Némésis, ou un avatar d’Anankè, ou encore sa fille, elle signifie « inévitable ».
Platon la mentionne dans le mythe de la réincarnation, dans le Phèdre, 248c-249b : thesmos Adrasteias, la loi
d’Adrastée règle les renaissances. Dans les Lois également (904e-905a et 870e), Platon parle de la vie nouvelle en
tant que châtiment de la vie précédente. Voir aussi infra, note 300.
385
Zôion, zoia au pluriel, provient du verbe zên, vivre et donc signifie en premier lieu le vivant, englobant aussi
les plantes. Cependant, les zôia semblent davantage renvoyer chez Platon et surtout chez Aristote, aux animaux,
humains compris, par opposition aux végétaux, appelés phuta, plantes, ou zônta, vivants. La bête féroce, thêrion,
se distingue d’ailleurs des autres animaux : Plotin utilise ces termes distincts dans son traité 53, rapprochant la
partie la plus basse de l’âme humaine de la bête sauvage (Traité 53 (I, 1), 7, 20-21 : Ekeina dè to leontôdes kai to
poikilon holôs thêrion).
386
Nous traiterons cet aspect du vivant et ses conséquences dans un second temps.

116
l’homme peut fuir et dominer sa propre animalité, comme l’indique clairement la fin du traité
53 : là réside sa liberté. Aussi, Plotin n’assigne-t-il pas une place déterminée au « nous », à
« ce que nous sommes » en tant qu’hommes, puisqu’il incombe à chacun de nous de se
déterminer lui-même au sein du zôion, ce que les bêtes ne peuvent pas, ne peuvent plus faire…
Dès lors, il nous faut simplement « laisser-être » le vivant, dans sa suspension à ce qui lui est
supérieur, l’Âme. C’est ainsi que l’homme est réellement homme, parce qu’il se rapproche de
l’Intellect par la partie supérieure de son âme, et parce qu’il coïncide dans ce « laisser-être »
avec l’ordre même de la procession : « car c’est ainsi que tu laisseras chaque chose être ce
qu’elle est. »387 C’est reposant sur la métaphysique qu’il nous faut lire l’éthique plotinienne,
et non comme une simple méthode ou une habitude à acquérir : la question animale, que
Plotin aborde peu de front, mais qui parcourt nombre de ses traités, nous paraît en être
l’exemple le plus « vivant », dévoilant du même coup une place à occuper pour l’être humain,
entre liberté et nécessité – face à l’animal, s’il sait seulement laisser celui-ci être ce qu’il est.
Rappelons ici que Plotin était un végétarien388 très strict, ce sur quoi nous reviendrons,
s’inscrivant une fois dans encore la droite ligne pythagoricienne. Rappelons aussi que la
pratique des vertus civiques et purificatrices n’est pas, dans sa philosophie, une fin en soi mais
la propédeutique aux vertus contemplatives389, qui seules peuvent mener l’âme humaine au
retour vers son origine, l’Intellect, voire, un instant, à l’union avec l’Un. Ce n’est que dans ce
paradigme métaphysique qu’il faut concevoir la pratique des vertus, dont le végétarisme. La
philosophie plotinienne ne peut jamais être réduite à un mode de vie, elle réclame plutôt la
compréhension juste et claire des phénomènes au sein de l’être pour mieux élever l’intellect
humain vers son origine. Ceci pour lever immédiatement toute confusion sur une
interprétation vulgarisante de ce point, comme nous l’avons fait précédemment quant à la

387
Traité 38 (VI, 7), 42, 7-8 : Outo gar auta ekasta easis, os exei (οὔτω γὰρ αὐτὰ ἒκαστα ἐάσειϛ).
388
Vie de Plotin, Porphyre, §2, 4-5.
389
A ce sujet, Plotin est fidèle à l’enseignement platonicien : l’exemple dans le mythe d’Er, du premier appelé à
choisir une vie, qui se précipite d’office sur celle d’un tyran sans approfondir son examen de la vie en question,
le prouve bien, cet homme n’ayant pratiqué les vertus dans sa vie précédente que par habitude et parce qu’il
vivait dans une cité bien policée : «Comme il venait de prononcer ces paroles, dit Er, celui à qui le premier sort
était échu vint tout droit choisir la plus grande tyrannie, et emporté par la folie et l’avidité, il la prit sans examiner
suffisamment ce qu’il faisait ; il ne vit point qu’il y était impliqué par le destin que son possesseur mangerait ses
enfants et commettrait d’autres horreurs ; mais quand il l’eut examinée à loisir, il se frappa la poitrine et déplora
son choix, oubliant les avertissements de l’hiérophante ; car au lieu de s’accuser de ses maux, il s’en prenait à la
fortune, aux démons, à tout plutôt qu’à lui-même. C’était un de ceux qui venaient du ciel : il avait passé sa vie
précédente dans une cité bien policée, et appris la vertu par l’habitude et sans philosophie. » La République, X,
620a.

117
pratique de l’astrologie. Et ce faisant, pour évoquer le statut de l’animal en regard du statut
de l’homme chez Plotin.

Tout d’abord, selon la théorie de la transmigration des âmes, dont Plotin hérite de Platon390,
mais aussi de Pythagore, les âmes peuvent passer du corps d’un homme à celui d’un animal,
et vice-versa, au cours des incarnations. La filiation pythagoricienne, déjà évoquée au cours
de notre recherche, quant à la définition de l’âme, est flagrante sur les points qui nous
intéressent ici, parce qu’elle révèle les principes fondamentaux du vivant chez Plotin – les vies
animales et humaines peuvent s’intercaler pour une même âme, ce qui fonde une
communauté ontologique dont sont exclues les plantes par exemple391 ; et d’autre part, il y a
continuité et changement dans le devenir, ce qui est aussi la thèse d’Héraclite comme nous
l’évoquerons un peu plus loin.

« Toutefois, les points le plus généralement admis sont les suivants : d’abord que l’âme
est immortelle ; ensuite qu’elle passe dans d’autres espèces animales ; en outre, qu’à
des périodes déterminées, ce qui a été renaît, que rien n’est absolument nouveau, qu’il
faut reconnaître la même espèce à tous les êtres qui reçoivent la vie. »392

Ainsi Porphyre résume la doctrine pythagoricienne, pour citer dans les pages suivantes,
maints exemples de la répugnance de Pythagore à consommer de la chair animale, ainsi qu’ à
sacrifier des animaux aux dieux. Davantage, les affinités de Pythagore avec le genre animal,
ou pour mieux dire, le lien entre son âme et les âmes des animaux, la facilité de la
communication silencieuse qu’il établit avec eux, met en exergue la parenté ontologique entre
l’homme et l’animal. Il apprivoise une ourse393, parle à un taureau qui devient gardien du
temple d’Héra394, caresse un aigle qu’il relâche395, prédit la quantité de poissons ramenés dans
le filet de pêcheurs et les fait relâcher, « et le merveilleux est que pendant tout le temps que
dura le compte, aucun des poissons qui était restés hors de l’eau n’expira en sa
présence. »396Mais le plus bel exemple, s’il devait n’en demeurer qu’un, c’est le bœuf…de pâte
qu’il aurait sacrifié le jour de sa découverte du fameux théorème qui porte son nom : « S’il

390
Lois, X, 904b-905c, République X, 617d-620 e, et Timée, 42b-c, 91d-92c.
391
Le mot zôs exlue la flore, que cependant Héraclite et Empédocle semblent comprendre dans ce terme aussi.
392
Porphyre, Vie de Pythagore, 19, l.20-2. (Belles Lettres, traduction Edouard des Places).
393
Idem, 23, l.23-28.
394
Idem, 24, 1-10.
395
Idem, 25, 10-15.
396
Idem, 25, 21-23.

118
sacrifia un bœuf, ce fut un bœuf de pâte, au dire des auteurs plus exacts, quand il eut
découvert que le carré de l’hypoténuse du triangle rectangle était égal à la somme des deux
côtés. »397

Pour Pythagore, la mise à mort des animaux, que ce soit pour se nourrir ou pour des
sacrifices aux dieux, semble même assimilée au meurtre (phoneuein), comme le rapporte
Porphyre, citant Eudoxe de Cnide qui raconte que Pythagore refusait tous contacts avec les
bouchers et les chasseurs, les considérant comme des criminels.398 Or, si le refus de
consommer de la viande et le sacrifice animal sont assimilés au meurtre, c’est parce que la
chair vivante est toujours animée d’une âme dont l’immortalité trace et indique à la fois la
voie de l’éthique, fondée sur l’ontologie elle-même : « les animaux ont en commun avec nous
le droit de vivre et possèdent une âme », indique Marcel Détienne dans son article sur
Pythagore399.

Il y a certes une divergence à noter d’emblée, Pythagore ne semblant pas avoir conçu de
hiérarchie quant aux réincarnations ni de dimension expiatoire dans une vie animale 400, alors
que Plotin, s’inspirant de Platon, insiste plusieurs fois sur cet aspect de « vie sanction » pour
une âme humaine qui se serait laissée choir vers l’extériorité d’elle-même, autrement dit, qui
aurait agi uniquement selon ses pulsions biologiques ou ses instincts les plus bas, et serait
devenue l’âme d’un animal par un juste retournement du sort. Cela dit, l’idée directrice
demeure que l’âme d’un animal (zôion) peut avoir été au cours d’une vie précédente celle
d’un homme. Cette base creuse le lit d’une éthique fondamentale, celle du respect de la vie
animale, qui rend compte en passant du végétarisme dont nous parlons. Ainsi, Plotin poussera
à l’extrême cette exigence, refusant jusqu’à sa mort des traitements médicaux à base de
produits animaux : « Il refusait aussi de prendre des médicaments faits à partir de bêtes
sauvages, car, disait-il, il s’abstenait de consommer même la chair d’animaux

397
Idem, 36, 29-2.
398
Idem, 7, 23-4 : « Mais les autres pratiques sont moins connues, sauf ce que rapporte Eudoxe au VIIe livre de
la Description de la terre : il avait montré tant de pureté, tant de soin à fuir les meurtres (tous phonous) et les
meurtriers (tôn phoneuostôn), que, non content de s’abstenir de ce qui avait eu vie, jamais il ne s’approcha des
bouchers ou des chasseurs. »
399
Marcel Detienne, « La cuisine de Pythagore », Archives de sociologie des religions, n°29, 1970, p.141-162.
400
Diogène Laërce, VIII, 5, au sujet de Pythagore racontant les pérégrinations de son âme : « et il racontait
comment elle avait accompli ses parcours, dans quelles plantes et quels animaux elle s’était trouvée
présente…[…] »

119
domestiques. »401, nous dit Porphyre, qui d’ailleurs reprendra les prescriptions de son maître
à ce sujet, perpétuant la filiation pythagoricienne dans son livre sur l’abstinence : ainsi, il
rappellera les trois lois fondamentales qui auraient été édictées par Triptolème, le plus ancien
législateur d’Athènes, et qui étaient encore en vigueur alors à son époque à Eleusis : « honorer
ses père et mère, offrir à Dieu des fruits, ne pas faire de mal aux animaux. »402Dans ses
considérations sur la pureté, il prône donc l’abstinence totale de viande, dont la
consommation est regardée comme un crime :

« Voilà pourquoi, en prenant comme nourriture les fruits, qui ne sont pas prélevés sur
un être mort, et ne sont pas animés par nature, [les hommes saints] ne pensaient pas
souiller les réalités soumises au gouvernement de la nature ; quant aux animaux, en
revanche, qui sont doués de sensation, ils regardaient comme une souillure vis-à-vis du
vivant de les tuer et de leur enlever l’âme, et beaucoup plus encore, de mêler à la
sensation d’un être vivant un corps qui a été doué de sensation, à qui on a enlevé la
sensation et qui est mort. »403
Porphyre, comme Plotin, comme Pythagore, exclut donc toute consommation de viande et
tout sacrifice animal, manger de la chair animale revenant somme toute au même que
l’anthropophagie, et les offrandes aux dieux devant se limiter aux fruits, céréales, encens.

b - L’éthique du vivant et la métaphysique

Or, chez Plotin, il n’est jamais d’éthique vouée à elle-même, celle-ci n’étant que reflet de
l’ontologie, elle-même incluse dans une métaphysique vers laquelle nous reconduit toujours
la pratique des vertus. Aussi, comme souvent, le thème pythagoricien se complexifie, la
réincarnation animale pouvant avoir des causes différentes, dont chacune est à lier à la
problématique qui nous intéresse, celle de la liberté et de la nécessité – les conséquences
convergeant vers une éthique du vivant animal. D’une part, la migration d’une âme humaine
dans le corps d’un animal peut être le fait de l’âme elle-même, et donc émaner d’un choix
propre et préalable à l’incarnation. Selon le mythe d’Er qu’il faut une fois de plus évoquer ici,
chaque âme a le choix de sa vie, et dans les modèles jetés au sol par le hiérophante devant le
trône d’Anankè, avant même que les Moires n’entreprennent le divin tissage d’une vie, les

401
Porphyre, Vie de Plotin, § 2, 4-5.
402
Porphyre, De l’abstinence, livre IV, 22, 2 , traduction de M. Patillon et Ph. Segonds, avec le concours de Luc
Brisson, Belles Lettres, Paris, 1995.
403
Ibid., 20, 1.

120
vies animales se mêlent aux vies humaines, celle d’un lion à côté de celle d’un sportif, celle
d’un oiseau à côté de celle d’un musicien, celle d’un bouffon ou d’un tyran non loin de celle
d’un cygne, d’un singe ou de bêtes domestiques. Un véritable bestiaire côtoie la galerie des
rôles sociaux qui sont également proposés de façon indifférenciée et neutre aux âmes
animales et humaines qui ont à faire leur choix.

« Le spectacle des âmes choisissant leur condition, ajoutait Er, valait la peine d’être vu,
car il était pitoyable, ridicule et étrange. En effet, c’était d’après les habitudes de la vie
précédente que la plupart du temps, elles faisaient leur choix. Il avait vu, disait-il, l’âme
qui fut un jour celle d’Orphée choisir la vie d’un cygne, parce que, en haine du sexe qui
lui avait donné la mort, elle ne voulait point naître d’une femme ; il avait vu l’âme de
Thamyras choisir la vie d’un rossignol, un cygne échanger sa condition contre celle de
l’homme, et d’autres animaux chanteurs faire de même. L’âme appelée la vingtième à
choisir prit la vie d’un lion : c’était celle d’Ajax, fils de Télamon, qui ne voulait plus
renaître à l’état d’homme, n’ayant pas oublié le jugement des armes. La suivante était
celle d’Agamemnon ; ayant elle aussi en aversion le genre humain, à cause de ses
malheurs passés, elle troqua sa condition contre celle d’un aigle. Appelée parmi celles
qui avaient obtenu un rang moyen, l’âme d’Atalante, considérant les grands honneurs
rendus aux athlètes, ne put passer outre, et les choisit. Ensuite il vit l’âme d’Epéos, fils
de Panopée, passer à la condition de femme industrieuse, et loin dans les derniers rangs,
celle du bouffon Thersite revêtir la forme d’un singe. Enfin, l’âme d’Ulysse, à qui le sort
avait fixé le dernier rang, s’avança pour choisir, dépouillée de son ambition par le
souvenir de ses fatigues passées, elle tourna longtemps à la recherche de la condition
tranquille d’un homme privé ; avec peine, elle en trouva une qui gisait dans un coin,
dédaignée par les autres ; et quand elle l’aperçut, elle dit qu’elle n’aurait point agi
autrement si le sort l’avait appelée la première, et joyeuse, elle la choisit. Les animaux,
pareillement, passaient à la condition humaine ou à celle d’autres animaux, les injustes
dans les espèces féroces, les justes dans les espèces apprivoisées ; il se faisait ainsi des
mélanges de toutes sortes. »404

On voit dans le mythe l’importance et la résonance des vies précédentes relativement au


choix que font les âmes. C’est dire qu’inconsciemment, si toutefois on peut utiliser ce terme
dans une analyse du mythe platonicien, l’âme est grevée déjà de ses actions antérieures, que
ceux-ci l’entraînent plus ou moins à choisir telle vie, animale ou humaine. La notion de choix
est dès lors relativisée, ou du moins peut-elle être éclairée sous un autre angle, celui d’une
responsabilité qu’il nous faudrait porter par-delà le temps d’une vie. Nos erreurs, nos
égarements antérieurs guident notre choix de vie, et ce n’est pas un hasard que le bouffon
choisisse ici la vie d’un singe, le musicien celle d’un cygne, que les oiseaux dont les ailes ont

404
Platon, la République, X, 620a.

121
déjà caressé le ciel, choisissent des vies d’hommes, et qu’Ulysse, fatigué de ses voyages,
cherche avec attention une vie d’homme anonyme et transparent. A rebours du hasard, bien
au contraire, c’est la raison à l’œuvre dans l’univers, et même l’Intellect, au-delà de la raison
–celle-ci appartenant à l’Âme - qui ordonnent tous les êtres selon la providence divine405,
comme le développent les traités 47 et 48 : l’âme du monde peut esquisser des corps de bêtes,
corps que les âmes humaines qui les choisissent par ressemblance ou par conséquence de
leurs vies passées, viennent parachever et investir406.

« De surcroît, si un homme est ce qu’il est, cela s’explique par sa conduite dans une vie
antérieure, comme si la raison, par suite de ses conduites antérieures, s’était obscurcie
comparée à celle qu’elle était auparavant ; c’est comme si l’âme s’était affaiblie. Mais
plus tard, elle pourra briller de nouveau. Enfin, répétons-le, la Raison contient aussi en
elle-même la raison de la matière : elle élabore une matière pour elle-même, soit en la
rendant conforme à elle, soit en la trouvant accordée à elle. Car il n’est pas vrai que la
raison d’un bœuf puisse venir dans une autre matière que celle d’un bœuf. Voilà
pourquoi il [Platon] dit que l’âme entre aussi dans d’autres vivants, en ce sens que l’âme
devient autre et que la raison s’en trouve altérée, au point que l’âme qui était
auparavant celle d’un homme est devenue celle d’un bœuf. Dès lors, c’est justice que
cette âme régresse en un être inférieur. »407

Comme nous l’avons évoqué dans la note 311, les diverses parties résultant de l’action de
la providence sont inégales, elles se complètent pour former un tout, une unité harmonieuse
et belle. C’est au sein de cette unité suprême qu’il faut concevoir les étants, dont la place n’est
d’ailleurs pas immuable et peut changer au gré des vies, des choix, des comportements et des
stades ontologiques : l’homme occupe un rang moyen dans l’ontologie plotinienne, il doit
donc (re)conquérir un statut supérieur grâce à l’exercice des vertus éthiques puis
contemplatives, et tendre vers l’Intellect en recouvrant la partie de l’âme non descendue en

405
Plotin pose la providence comme l’union de deux providences, l’une supérieure et pure, appartenant au
niveau de l’Intellect et de l’Âme non-descendue, et l’autre inférieure, mélange de providence et de destin, car
provenant de la partie inférieure de l’âme du monde qui produit et gouverne l’univers sensible. Traité 48 (III, 3),
5, 1-3 : « La providence qui vient de là-haut s’exerce du début à la fin, non pas selon une égalité pour ainsi dire
mathématique, mais selon une égalité proportionnelle, car elle est différente en des lieux différents. » Et plus
loin, l. 14-21 : « Toutes ces parties ne constituent qu’un seul et même être, et il y a une seule providence : au
niveau inférieur, elle est destin, tandis qu’au niveau supérieur, elle n’est que providence. Tout ce qui se trouve
dans le monde intelligible est en effet raison, ou quelque chose au-delà de la raison, car il y a un Intellect et une
Âme pure. Il s’ensuit dès lors qu’est providence tout ce qui vient de là-bas, c’est-à-dire tout ce qui se trouve dans
l’Âme pure, et tout ce que l’Âme transmet aux êtres vivants. Et la raison vient en eux, mais en se divisant en
parties inégales. Aussi produit-elle des choses qui ne sont pas égales, comme c’est le cas chez chaque être
vivant. »
406
Traité 38 (VI, 8), 7, 8-16.
407
Traité 48 (III, 3), 4, 34-44.

122
lui en coïncidant avec elle. Mais c’est une entreprise, un labeur, un combat aussi, comme nous
l’avons dit, pour celui qui dans l’univers, est également soumis à l’extériorité de la matière, du
corps, et donc de la nécessité et du destin par les parties les plus inférieures de son âme :
« l’homme occupe un rang intermédiaire entre les dieux et les bêtes, il incline vers les uns ou
vers les autres, le plus grand nombre tenant le milieu »408, nous dit Plotin. Quelques lignes
plus loin, dans ce même chapitre 8 du traité 47, il va même jusqu’à justifier des agressions
entre jeunes gens, si les victimes trop passives « malgré les exercices physiques qu’on leur a
enseignés ne se rendent pas compte du fait que leur paresse et leur vie molle et sans
contrainte les ont rendus semblables à des agneaux engraissés devenus des proies pour les
loups »409. Et cela n’empêche pas, bien au contraire, la juste conséquence des actes mauvais
qui sont commis par ceux qui se comportent en bêtes féroces : « Quant à ceux qui leur font
du mal, leur châtiment est d’abord d’être des loups et des hommes malheureux ; puis ils
auront à affronter les châtiments que les gens de ce genre doivent subir. Car pour ceux qui
ont été méchants ici-bas, les châtiments ne cessent pas quand on meurt : les actions
antérieures entraînent toujours des conséquences conformes à la raison et à la nature,
mauvaises pour les actions mauvaises, meilleures pour les actions meilleures. »410

L’étude des textes de Plotin nous montre qu’il ne s’agit pas d’un simple « voyage » pour une
âme humaine égarée ou punie le temps d’une vie dans un corps animal. Selon le principe
d’assimilation par la ressemblance411 qui parcourt et anime tous ses traités, l’âme humaine
devient une âme animale en fonction de son comportement et de ses affinités avec telle bête :
à la fois choix libre, comme l’indique le mythe d’Er, mais aussi conséquence, et donc nécessité
dans l’ordre des choses, selon la justice suprême représentée sous la forme d’Adrastée – qui

408
Traité 47 (III, 2), 8, 9-11.
409
Ibid., l.23-26.
410
Ibid., l.26-31.
411
Nous reviendrons sur le procédé de transformation d’un être par sa ressemblance avec un autre être, qui peut
chez Plotin se faire des deux côtés : soit dans un mouvement descendant, vers une réalité ontologiquement
inférieure (comme dans l’incarnation où l’âme « descend » vers le corps à force de le regarder avec sollicitude),
soit dans un geste ascendant de remontée vers une réalité supérieure contemplée avec amour et désir selon un
élan naturel. Aussi Plotin fait-il sien le principe selon lequel seul le semblable s’unit au semblable, mais à son
habitude, il le sculpte, le précise, l’affine, le module, en introduisant la relativité en lui : le semblable peut être
ce qui nous est inférieur ou supérieur, et c’est à nous de diriger notre contemplation vers ce qui nous est
ontologiquement supérieur, ou de nous niveler par le bas en nous assimilant par notre comportement à des
bêtes féroces ou à des moutons ou des porcs. « Que l’on songe à ces états de contemplations les plus distincts,
même ici-bas, où la pensée ne fait aucun retour sur elle-même ; nous nous possédons nous-mêmes ; mais toute
notre activité est dirigée vers l’objet contemplée ; nous devenons cet objet ; nous nous offrons à lui[…] » Traité
28 (IV, 4), 2, 3-7. Nous étudierons dans la deuxième partie de notre recherche les limites de ce processus
d’assimilation à l’objet contemplé, et ses conséquences quant à la liberté et la nécessité.

123
est selon les mythes la fille d’Anankè et de Melissos (roi de Crète), ou même une épiclèse412
attachée au nom d’Anankè et signifiant son pouvoir de justice. Ici se greffe donc à la première
cause identifiée comme un choix libre pour l’âme de s’incarner en un animal (la notion de
liberté vacillant déjà du fait que le choix est dirigé de façon inconsciente ou automatique vers
une vie animale ressemblant à l’âme), une seconde cause, clairement définie comme
nécessaire, puisqu’émanant de la justice, de l’ordre universel au sein du vivant. Dès lors, la
question animale va souligner d’autant notre problématique, parce qu’elle condense en elle
le paradoxe, l’intime aporie qui fonde l’être et toutes existences chez Plotin : être c’est
exprimer la liberté du principe, mais être c’est aussi ne pouvoir être que ce que l’on est,
nécessairement, au sein d’un ordre rationnel et juste, malgré toutes les apparences qui
pourraient le rendre injuste, laid, désordonné. Les animaux au sein du vivant, par leurs aspects
différents, parfois effrayants, repoussants, ou au contraire agréables et naïfs, sont
l’incarnation, la chair même de la nécessité, ne pouvant plus choisir autre chose que d’être ce
qu’ils sont, de suivre leur instinct, leur voie animale, leur destin. Entièrement soumis à la
nécessité que nous identifiions plus haut aux causes extérieures, influences des astres, de
l’environnement ou de la génétique ; mais aussi soumis à ce qui limite leur liberté : leur
incapacité à saisir leur essence, par-delà leur âme végétative et leur âme sensitive,
contrairement aux individus humains, qui peuvent se libérer de l’emprise de ces deux parties
inférieures de l’âme grâce à la dimension discursive, puis intellective. Comme le dit Jean-
François Pradeau dans une note de sa traduction du traité 53 : « les vivants inférieurs (à
l’homme) ne sont animés que par la faculté psychique descendue et n’ont pas conscience de
ce dont pourtant ils disposent encore : d’une âme qui reste supérieure et séparée. »413

L’animal concentre la nécessité. Et cependant l’animal, fruit de la liberté d’une âme qui en
a choisi la vie, quelles que soient d’ailleurs les raisons de ce choix, l’animal est aussi le témoin,
la trace de la liberté de l’Âme en tant que principe, résistance à la nécessité, autrement dit
acte de l’Âme, acte d’une âme à un moment donné, et c’est en cela que l’éthique plotinienne
le place dans la continuité de l’homme et non en rupture. Pas d’ «animaux machines » chez
Plotin, mais des animaux bien vivants, sensibles, et même images, du plus simple au plus
féroce, dont l’existence se justifie par l’Âme, par le principe : « une bête sauvage est donc ce

412
Epiklèsis : surnom donné à une divinité, qui lui sert d’épithète, comme pour Athena Nikè signifiant Athéna la
victorieuse.
413
Note 102 du traité 53, GF, p.230-231.

124
corps déterminé tel qu’il est produit par une image de l’âme. »414Et même si tous les animaux
ne sont pas obligatoirement des incarnations d’âmes humaines, tous ont le statut
d’émanations de l’âme du monde, tous en sont les produits, et c’est en cela que, morceaux
vivants de la nature productive, ils appartiennent à l’ordre rationnel du monde.

Ainsi, c’est dans la « trame de l’univers »415, dans le tissage même de la nécessité que Plotin
situe les animaux. Mais, dépassant le concept stoïcien de l’utilité des animaux 416, et même
l’idée aristotélicienne que la nature ne fait rien en vain – théories qu’il ne nie pas mais qui sont
insuffisantes dès qu’on s’enfonce plus avant dans cette natura naturans déployée dans
l’œuvre plotinienne – dépassant donc comme souvent les pensées qui peuvent l’inspirer,
Plotin met à jour à travers les animaux le flux du devenir, à jamais suspendu, sauvegardé,
recommencé et transformé grâce aux Formes intelligibles dont il dépend et émane
incessamment. Certes « il est nécessaire que les animaux existent eux aussi. Certains d’entre
eux ont une utilité évidente, et aux autres on découvre avec le temps une utilité. »417Ainsi,
Plotin ne récuse pas la possibilité pour la recherche future de trouver et de prouver l’utilité
d’animaux dont à son époque celle-ci est peu ou pas prouvée418.

414
Traité 53 (I, 1), 11, 8-15.
415
Traité 47 (III, 2), 9, 30.
416
Dans le cinquième livre du traité Sur la nature, Chrysippe dit par exemple que « les punaises nous réveillent
utilement, et les souris nous rendent attentifs à ranger soigneusement chaque chose. » (SVF II, 1163) ; et dans le
second livre de ce même traité, il parle de l’utilisation médicale du venin des serpents (SVFII, 1181). De même
Philon parle de l’utilisation, du « détournement » (katakhresthai) du venin par l’art pharmaceutique.
cellulaire.(De providentia, II, 104-105). La suite de notre paragraphe montre que la recherche a depuis démontré
les propriétés du venin de serpents.
417
Traité 47 (III, 2), 9, 35.
418
Par exemple, dans la lignée des affirmations de Chrysippe et de Philon d’Alexandrie au sujet du venin de
serpents que nous citons dans la note 416, la recherche a prouvé très récemment encore, que les venins de
serpents sont constitués d’un mélange complexe de protéines (déjà en 1843, Lucien Bonaparte avait établi la
nature protéique des venins de vipères) : en plus de l’action létale des toxines, le venin contient bien d’autres
substances pouvant agir sur des fonctions biologiques et être exploitées dans des produits pharmaceutiques.
Cassian Bon, chercheur au CNRS et à l’Institut Pasteur, a consacré d’abord sa thèse en 1979 aux neurotoxines de
venins de serpents, pour orienter ses recherches dans les années 2000 en chimie et biochimie avec pour objectif
d’isoler des molécules d’intérêt thérapeutique. « Les venins de serpents sont constitués d’un mélange complexe
de protéines. On distingue : les toxines, responsables de l’action létale du venin ; les substances responsables
d’actions biologiques parfois importantes mais non létales par elles-mêmes ; et les enzymes, qui jouent un rôle
important dans la digestion des proies. Certaines de ces protéines, caractérisées par une action très particulière
sur différentes fonctions biologiques essentielles (coagulation sanguine, régulation de la pression artérielle,
transmission de l’influx nerveux ou musculaire…) se sont révélées être d’excellents outils pharmacologiques ou
de diagnostic, voire, des médicaments utiles. » Cassian Bion, « Venins de serpents et pharmacopées », p.194,
Serpents, Editions Artémis, Paris 2005, Roland Bauchot, Cassian Bon et Patrick David.

125
Mais au-delà de l’utile, les vies animales sont autant de précieuses parures de la nature,
elles en font la beauté et la diversité : « ces derniers sont les ornements de la terre »419,
précise Plotin dans le même chapitre du traité 47 que nous citons. Une fois de plus, c’est
contre les stoïciens qu’il faut entendre cette thèse d’une parfaite beauté dans l’œuvre de la
providence et ce, jusqu’en ses moindres détails les plus insignifiants420, les animaux, et même
la flore, représentant tous un témoignage vivant de la beauté et de l’ordre divins. Car cette
beauté n’est jamais déliée de ce qui la précède et la fonde, à savoir l’intelligible, au contraire,
elle s’y rapporte continument et nous y renvoie. Puisque « l’ordre de l’univers est donc
conforme à l’Intellect sans cependant provenir d’un calcul rationnel »421, puisque le plus
parfait et le plus juste calcul demeurerait même en-deçà de la réalisation adéquate du monde
telle qu’elle est422, les êtres vivants, jusqu’aux plus féroces ou nuisibles animaux en apparence,
sont en fait la manifestation, le témoignage de l’infini, de l’innombrable, de l’éternité telle
qu’elle se temporalise.

« Si donc mourir c’est changer de corps comme l’acteur qui change de costume, ou si
pour certains c’est se dépouiller de son corps, comme un acteur qui exécute sa sortie de
scène finale et revient tenir un rôle en une autre occasion, qu’y aurait-il de terrible dans
le fait que les animaux se transforment ainsi les uns dans les autres, puisque cette
transformation vaut mieux pour eux que de ne pas être du tout venus à l’être ? Car s’il
en était ainsi, il n’y aurait qu’absence de vie et impossibilité pour la vie de se manifester
en autre chose. Mais en réalité, dans l’univers, il y a une vie dont les aspects sont
multiples, qui produit toutes choses par sa vie même, et qui jamais ne cesse de produire
ces beaux et gracieux sujets qui sont les êtres vivants. »423

Jamais figée dans un état donné, jamais statique ni prédéterminée, la vie est au contraire
une perpétuelle évolution, une dynamique à l’œuvre dans tous les êtres vivants où chacun

419
Traité 47 (III, 2), 9, 32 : cosmon gè (κόσμον Υῇ ).
420
Plotin est en cela fidèle à Platon, pour qui la providence divine embrasse tous les détails (Lois, X, 903 e4-5). En
revanche, Chrysippe admet que la providence néglige les détails insignifiants (SVF II, 1179-1180).
421
Traité 47 (III, 2), 14, 1.
422
Rappelons que pour Plotin il y a une supériorité de ce qui est conçu sans action réfléchie, la perfection d’une
faculté réside dans sa spontanéité, comme la beauté véritable resplendit d’autant plus qu’elle est inconsciente
d’elle-même : l’action alors accomplie est conforme à la nature qui en produisant son œuvre, ne « calcule » pas,
ne réfléchit pas. (Voir traité 28 (IV, 4), 8 et 11, et traité 31 (V, 8, 11). Egalement au traité 47(III, 2), 14, 1-6 :
« L’ordre de l’univers est donc conforme à l’Intellect, sans cependant provenir d’un calcul rationnel. Il est tel que,
si l’on pouvait user du calcul rationnel le plus parfait, on s’émerveillerait de voir qu’un calcul de ce genre ne
trouverait meilleure manière de produire l’univers. On observe quelque chose de ce genre jusque dans les choses
particulières, puisqu’elles viennent sans cesse à l’être en obéissant à l’Intellect encore mieux que si leur ordre
obéissait à un calcul rationnel. »
423
Traité 47 (III, 2), 15, 24-33.

126
d’entre eux peut sans cesse intégrer un stade ontologique supérieur ou inférieur. Mais nul
hasard ici ne préside aux changements inhérents à la nature et aux phénomènes, puisqu’à
jamais ceux-ci suivent une règle unique et juste, un ordre universel conforme à l’Intellect sans
parvenir d’un dessin réfléchi, comme nous l’avons dit. Plotin déploie le spectacle de la nature
comme celui d’un paysage vivant, animé de liens d’intimité entre les êtres vivants, les
phénomènes, autant de pelotes de signes et de traces presqu’imperceptibles, que délivrent
les animaux et les végétaux, à leur insu signifiant cependant l’harmonie de l’intelligible : et
c’est à nous, âmes humaines capables de saisie intellective, capables de reconstituer autant
que faire se peut le logos divin par la pensée et le langage –dont sont privés les autres êtres-
de dépasser la matérialité de ces traces, de lire dans le vivant les empreintes intelligibles et
leur sens, comme le chasseur de Xénophon qui tente de suivre les voies ouvertes par les
lièvres, voies « entremêlées, circulaires, droites, courbes, serrées, non compactes, claires,
obscures »424qui toutes ramènent pourtant, non sans nostalgie, le souvenir de « là-bas »425.

« Le spectacle de l’univers nous amène à reconnaître que l’ordre qui ne cesse de régner
sur l’ensemble est tel qu’il s’étend à toute chose, même la plus petite, ce qui revient à
dire que cet art merveilleux concerne non seulement les choses divines, mais aussi celles
dont on soupçonne que la providence pourrait les négliger parce qu’elles sont
insignifiantes. Voyez par exemple à quel point n’importe quelle espèce d’animaux est
variée et merveilleuse426 ; et cela vaut aussi pour les plantes avec la beauté de leurs
fruits et plus encore de leurs feuilles, ces plantes qui fleurissent sans effort et dont les
fleurs sont délicates et variées. Il faut aussi supposer que les animaux et les plantes n’ont
pas tous été produits une fois pour toutes : ils ne cessent de l’être, car ils sont sans cesse
produits par l’influence des corps célestes, qui ne passent pas aux mêmes endroits par
rapport à eux. Par conséquent, ce n’est pas au hasard que les choses qui changent ou se
transforment, mais avec la beauté comme but, comme il convient qu’agisse la puissance
divine. Car tout ce qui est divin produit selon sa nature, et sa nature est conforme à sa
réalité. C’est sa réalité qui l’entraîne à produire la beauté et la justice dans ce qu’elle
produit. Car si la beauté et la justice n’étaient pas là-bas, où seraient-elles ? »427

424
Xénophon, l’Art de la chasse, traduction E. Delebecque, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p.74.
425
Traité 47 (III, 2), 13, 32 : « ἐκεῖ».
426
Richard Dufour relève ici dans sa traduction la seule occurrence dans les traités plotiniens de thaumatourgia
(note 147 au traité 47, GF)
427
Traité 47 (III, 2), 13, 18-33.

127
Mais il faudrait citer l’intégralité des traités 47 et 48 pour rendre au mieux le déploiement
de la vie sensible, les bruissements des âmes animales, cette « délicatesse »428 des fleurs, et
l’entame possible de la pensée à même le vivant, justifiant d’emblée et sans concessions,
l’éthique, une éthique qui est suspendue infiniment à la métaphysique. C’est donc le statut
même du zôion, ce qu’il en est réellement du vivant chez Plotin, qu’il faut interroger pour
mieux en mesurer les parts de nécessité et de liberté : l’animal, tant par la relativité de son
animalité si l’on peut dire - à l’orée de l’âme humaine, que par l’invitation qu’il délivre sur le
vivant intelligible, dans son ignorance même, puisqu’il ne peut remonter à la partie non
descendue de l’âme, contrairement à l’homme, l’animal révèle une continuité dans le logos,
mieux, une coïncidence étroite entre production et pensée, nécessité et liberté. Il est donc
logique que la question animale soit l’occasion de la liberté humaine, l’exhortation au
« laisser-être » plotinien sous une forme éthique qui, comme nous l’avons vu, repose sur
l’ontologie. Aussi nous permettons-nous, pour clore ce passage sur le vivant, une mise en
perspective troublante, qui pose, de l’Antiquité au XXe siècle, la même question animale
devant la nudité et l’évidence de l’être.

Chacun connaît l’anecdote au sujet de Pythagore, que raconte Diogène Laërce :

« Un jour, passant près de quelqu’un qui maltraitait son chien, on raconte qu’il fut pris
de compassion et qu’il adressa à l’individu ces paroles : « Arrête et ne frappe plus, car
c’est l’âme d’un homme qui était mon ami et je l’ai reconnu en entendant le son de sa
voix ! » »429
En 1984, Milan Kundera, à la fin de L’insoutenable légèreté de l’être, raconte le fait suivant sur
Nietzsche :

« En même temps, une autre image m’apparaît : Nietzsche sort d’un hôtel de turin. Il
aperçoit devant lui un cheval et un cocher qui le frappe à coups de fouet. Nietzsche
s’approche du cheval, il lui prend l’encolure entre les bras sous les yeux du cocher et
éclate en sanglots.
Ça se passait en 1889 et Nietzsche s’était déjà éloigné, lui aussi, des hommes.[…]Et c’est
ce Nietzsche-là que j’aime, de même que j’aime Tereza, qui caresse sur ses genoux la
tête d’un chien mortellement malade. Je les vois tous deux côte à côte : ils s’écartent
tous deux de la route où l’humanité, « maitre et possesseur de la nature », poursuit sa
marche en avant. »430

428
Rhadinos, ῥαδινός (Ibid., l. 25).
429
Diogène Laërce, VIII, 36.
430
Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, 1984, Paris, Editions Gallimard 1987 pour la traduction revue
par l’auteur, citée ici, de François Kérel, p.421-422.

128
Devant le monde dévasté, effrité, écoulé, sans cesse revenu à lui-même en un éternel retour
que Plotin n’ignorait pas431, la question animale semble toujours la même en notre XXIème
siècle – alors que la réponse résiderait sans doute dans le « laisser-être » plotinien qui seul
permet aussi la préservation de l’être parce qu’il ne conçoit celui-ci que dans la continuité et
non dans l’intervalle entre les étants : la liberté de l’homme dès lors, est à chercher dans la
saisie de cette continuité de l’être, dans un accord (sumphonia) capable d’unifier ce qui est
contraire en apparence – ici, l’homme et l’animal.

2 – 2- L’harmonie des contraires : dans l’ombre d’Héraclite

« Ils ne comprennent pas que ce qui est


différent de soi-même s’accorde avec soi-
même. Il y a une harmonie entre les deux
directions, comme dans l’arc et dans la lyre. »
Héraclite, Fragment 51.432

C’est sur l’autel d’Artémis, déesse de la chasse, mais aussi protectrice des enfants en bas-
âge et des animaux, présidant aux accouchements, qu’Héraclite aurait déposé son unique livre
Sur la nature (Peri phuseôs), selon Diogène Laërce433 et Sextus Empiricus434, qui attestent tous

431
Traité 27 (IV, 3), 12, 14-26 : « Cela revient à dire qu’à certains moments, les choses reviennent toujours au
même état en une succession de périodes de vie dont le terme est défini de mesures, que les choses d’ici-bas
sont mises en accord avec celles de là-bas, et qu’elles sont produites en fonction d’elles, puisque ces cycles sont
menés à leur terme en vertu d’un rapport d’alternance unique […]L’image serait mieux rendue par les termes
« musicalement » et « harmonieusement » interprétés en un sens figuré. ». On voit ici que le thème de l’éternel
retour héraclitéen, présent chez Milan Kundera, se conjugue avec les cycles dont il est question dans le Phèdre,
et rend compte des pérégrinations des âmes qui passent de corps en corps, humain ou animal.
432
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, 1-2 : «Ou ksuniasin okôs diatheromenon eôutô omologeei.
Palintropos harmonin, okôper tokson kai lurès. » La traduction de la citation est de Jean-François Pradeau dans
Héraclite, Fragments, GF, Paris, 2002 .
433
Diogène explique qu’Euripide se serait rendu à Ephèse dans le temple d’Artémis pour apprendre par cœur le
livre déposé autrefois par Héraclite, puis serait retourné à Athènes pour le réciter à Socrate (Diogène Laërce, II,
22, et IX, 11-12).
434
La plus longue citation d’Héraclite est celle de Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 126-134, où
il rend compte du début de l’ouvrage qui aurait été écrit par Héraclite, où celui-ci dénonce l’échec des hommes
à saisir la raison (logos) des choses, ceux-ci se bornant à des connaissances ineptes et fausses au lieu d’interroger
la nature des choses, et n’utilisant pas la raison qui est pourtant ce qui leur est commun, lui préférant des pensées

129
deux de l’existence d’un écrit rédigé par Héraclite, dont déjà au IVe siècle avant J.-C., ne
semblait demeurer qu’une somme de formules énigmatiques. Or si nous avons soutenu la
filiation pythagoricienne de la pensée de Plotin, il nous faut évoquer, parvenus que nous
sommes au seuil du devenir, l’ascendance d’Héraclite, ou du moins l’ombre projetée par celui
que ses propres citateurs appelaient déjà « l’Obscur »435 sur la philosophie de la nature telle
que la conçoit Plotin. Comme le dit Jean-François Pradeau, « si les hommes ont échoué à
comprendre la nature véritable des choses, c’est aussi et d’abord parce qu’ils ne parviennent
pas à en parler comme il faut. Héraclite est celui qui prétend y parvenir, en employant une
langue poétique à même de suggérer, sinon d’exprimer la nature perpétuellement
changeante de toutes choses, et l’ordre qui portant les régit toutes. »436Dans ce cadre posé,
celui de l’écoulement perpétuel, porteur d’un risque d’effritement de l’être, et pourtant
toujours sauvegardé par un ordre inhérent à l’être lui-même et qui lui est corollaire, Plotin est
celui qui est parvenu à dire la vie complexe, mouvante, fluctuante, telle qu’elle paraît dans
l’expérience, mais aussi telle qu’elle est, par-delà l’expérience, suspendue à l’unité même dont
faisait état Héraclite – et nulle formule obscure pour cela dans la langue plotinienne : la
pensée seule, par-delà l’aphasie de la première hypothèse du Parménide, parvient à rendre
l’intime paradoxe de l’être, dans une liberté créatrice qui répond toujours cependant une
nécessité métaphysique.

particulières et des sensations. « Mais le reste des hommes échouent à comprendre ce qu’ils font éveillés, tout
comme ils oublient ce qu’ils font durant leur sommeil. »
435
L’obscurité des écrits d’Héraclite est maintes fois évoquée : Aristote (Rhétorique, III, 5, 1407b14-18) après
avoir énoncé les règles d’un bien-parler en grec, syntaxe, ponctuation, vocabulaire adéquat, reproche à Héraclite
l’obscurité de ses propos dont on peine à distinguer si l’adverbe s’attache à la proposition principale ou à la
subordonnée : « C’est un travail de ponctuer les phrases d’Héraclite, car on ne voit pas clairement à quel
membre, le suivant ou le précédent, tel mot appartient ; il dit par exemple, au commencement de son ouvrage :
de cette explication qui existe toujours les hommes demeurent ignorants. On ne voit pas clairement si c’est après
toujours qu’il faut ponctuer. » La question demeure toujours en suspens au XXIe siècle, puisque, comme le signale
J-F Pradeau dans la note 77 de sa traduction des Fragments (p.264) : « les interprètes contemporains ne
répondent pas de la même manière, adoptant l’une ou l’autre de ces deux constructions avec des arguments
d’ordre grammatical et doctrinal. » De même, Diogène Laërce, dans le livre II de ses Vies, au chap. 23 consacré à
Socrate raconte cette anecdote : « On dit d’autre part qu’Euripide, après avoir donné [à Socrate] le recueil
d’Héraclite, lui demanda : « Que t’en semble ? » ; et qu’il répondit : « Ce que j’en ai compris vient de bonne
source, ce que je n’ai pas compris aussi, je crois ; sauf qu’il y faut un plongeur de Délos. » (Traduction M. Narcy).
Ainsi, J-F Pradeau conclut que « son obscurité, aussi légendaire que sa solitude, contraignait ses lecteurs à un
exercice d’interprétation, sinon de traduction, qui ne semble avoir eu aucun équivalent à leurs yeux. »
(Introduction à la traduction des Fragments, Op. cit., p.11). Il rappelle de même l’accent sarcastique de Platon
parlant des « petites formules énigmatiques » dans le Théétète (180a3-4) pour tourner en dérision « des livres
qu’écrivent les héraclitéens dont il est le contemporain » (Op. cit, p.18).
436
Jean-François Pradeau, « Héraclite », Lire les présocratiques, sous la direction de L. Brisson, A. Macé et A-L
Therme, Paris, Quadrige, PUF, 2012.

130
Nous avons déjà souligné une forme de relativisme dans la pensée de Plotin, une même
réalité pouvant être perçue différemment selon qui la perçoit, mais aussi selon ce vers quoi
elle se dirige. Il en va ainsi pour l’individu se comportant en mouton, en porc, ou en loup,
comme nous l’avons vu, qui se retrouve dans une vie animale lors d’une prochaine
incarnation, son âme devenant ce avec quoi elle est en rapport. Il en va ainsi dans le
mouvement dialectique, l’âme s’élevant vers l’Intellect, s’arrachant de son adéquation même
au sensible, revenant à elle-même. Nous avons aussi insisté sur l’harmonie résultant des
contraires, la beauté du monde résidant dans une unité traversant le multiple de part en part,
empêchant le sensible de n’être que matière. Cette harmonie des contraires particuliers, cette
totalité du monde que seul embrasse le regard aguerri du philosophe, et qui permet aussi la
divination qui n’est que connaissance des phénomènes, ce relativisme objectif qui sillonne la
pensée plotinienne, nous semblent bien hériter du paradoxe fondateur de la thèse
héraclitéenne : le changement perpétuel dans l’ordre du devenir et l’unité harmonique du
tout, le premier terme découlant du second, le second sous-tendant le premier. L’obscurité,
l’énigme, l’ombre d’Héraclite, soudain disparaissent dans une mise en lumière aussi vive, aussi
claire que l’est le logos plotinien œuvrant dans le sensible, permettant l’infinie différenciation
au sein du vivant, les changements perpétuels dans les corps soumis à l’action du temps, mais
aussi dans les âmes soumises aux cycles de vie – et qui demeure force active et dynamique,
puissance unificatrice et formatrice jusque dans le devenir, les raisons séminales étant les
produits et les images à la fois des raisons intelligibles. Dès lors, nulle contradiction dans la
pensée d’un vivant contingent, celui-ci étant soumis à la nécessité ontologique, et d’une unité
harmonieuse telle que la concevait Héraclite, celle-là étant la raison même, si ce n’est le
modèle intelligible qui, par dénivellation ontologique, permet à notre monde sensible
d’exister dans sa multiplicité et ses contraires. La liberté et la nécessité s’incluent l’une l’autre
dans le zôion, et cet intime secret de l’existence, Plotin l’a dévoilé dans sa recherche sur le
vivant sensible, sur la production (poïêsis) de la nature, qui est toujours aussi contemplation
(theoria). Ce faisant, il répond au défi d’Héraclite énoncé clairement dès les premières lignes
du chapitre 1 du livre 6, évoquant un de ses plus célèbres fragments437 :

437
« Le chemin ascendant et descendant sont un et le même. », cité par Hyppolyte, Réfutation de toutes les
hérésies, IX, 10, 5. J-F Pradeau indique les deux voies d’interprétation possibles : « Cette citation, qui est
notamment donnée par Plotin, peut avoir deux significations de portée distincte. Soit elle relève encore de
l’illustration de la contrariété, […] et indique bien comment une même chose, ce chemin, peut être qualifiée
selon l’un ou l’autre des contraires qui la définissent et permettent de la nommer. Soit elle a une portée plus

131
« Héraclite, qui nous invite à le chercher [comment l’âme a pu venir dans les corps], pose
la nécessité d’échange entre les contraires ; il parle d’une « route vers le haut et vers le
bas » ; il dit : « en changeant il reste en repos » et : « il est pénible de recommencer le
même effort » ; telles sont les images qu’il emploie, mais il a négligé d’éclaircir ses
paroles ; peut-être pensait-il qu’il faut chercher par nous-mêmes ce que lui-même avait
trouvé en le cherchant. »438

Ainsi, dans ce traité 6 qui traite de la descente de l’âme dans le corps, Plotin s’attache à
montrer que l’âme qui produit le corps et en prend soin, ne quitte pas l’Intellect, le principe
dont elle est issue. A la fois descendue et non descendue, l’âme selon Plotin répond
parfaitement au principe héraclitéen de la relativité défini plus haut. Elle représente aussi dans
toute l’ambigüité de son acte la problématique de la liberté et de la nécessité, réunissant en
elle-même l’antinomie de la question – et n’est-ce pas en cela l’une des plus belles illustrations
de la thèse de l’harmonie des contraires d’Héraclite, si ce n’est l’une de ses résolutions ? Que
« les hommes philosophes doivent surtout être de bons enquêteurs en beaucoup de
choses »439, Plotin ne l’ignore pas, lui qui se fait fort de « chercher par soi-même » comme
l’enjoignait l’Obscur, lui qui certainement fit sien cet autre fragment d’Héraclite (dont l’accent
résonne étonnamment proche de l’accent plotinien) : « si l’on n’attend pas l’inattendu, on ne
le trouvera pas, car il est difficile à trouver. »440Et si Jean-François Pradeau dissuade le lecteur
de toute interprétation religieuse441, voyant surtout dans ce fragment une leçon
épistémologique, nous préférons le laisser dans sa situation même, à la fois physique (dans le
droit fil d’une nature qui toujours se cache et dont il faut sans cesse interroger l’apparence
pour en saisir l’harmonie et le sens réel), et métaphysique (et non pas « religieuse », la
métaphysique étant justement ce qui sous-tend toute physique, et par-delà, l’ordre intime et
invisible de ce qui est, l’unité ordonnant le devenir en Formes définies). Dès lors que rien

vaste, une signification « cosmique », et elle désigne alors les deux chemins de transformation que les éléments
physiques sont susceptibles d’emprunter, selon qu’ils « montent » et se transforment progressivement en feu,
ou bien qu’ils « descendent » (et se transforment alors en mer ou en terre). »J.-F. Pradeau, note 28-6, p.222, de
sa traduction des Fragments. Nous reviendrons dans les lignes qui suivent sur l’incidence de ce fragment dans
notre problématique de la liberté et de la nécessité, et sur l’interprétation plotinienne orientée sur la
métaphysique plutôt que sur la physique (la procession/le chemin descendant et la remontée/le chemin
ascendant pour l’âme individuelle en tant que voies parallèles).
438
Traité 6 (IV, 8), 1, 11-17. (Traduction Bréhier).
439
Héraclite, Fragments, cité par Clément, Stromates, V, 140, 4-6, dans la traduction des Fragments par J-F
Pradeau.
440
Ibid., II, 17, 4, trad. J-F Pradeau.
441
« Les interprètes qui rapportent ce fragment à un contexte religieux ou à une leçon eschatologique font fausse
route. » J-F Pradeau, Op. cit., note 67, p.254.

132
n’entrave la liberté de la recherche, s’ouvre le chemin ascendant, en ligne droite et parallèle
du chemin descendant suivi par l’âme lors de son inclinaison vers le sensible et son de
incarnation : « Et toi, lorsque tu cherches, ne cherche rien d’extérieur à lui, mais cherche à
l’intérieur toutes choses qui viennent après lui. Mais lui, laisse-le. »442

Les mots de Plotin répondent à ceux d’Héraclite, la lumière de la vision unitive ultime
permettant d’éclairer à jamais les ombres portées par une nature naturante dispersée dans le
multiple, dévoilant l’être dans l’apparaître, la raison de tous phénomènes. Héraclite indique
bien une dimension épistémologique dans le fragment en question : la recherche sur les
phénomènes est chose difficile, obscurcis qu’ils sont par le changement perpétuel propre au
devenir ; il faut donc s’attendre à l’inattendu, s’attendre à trouver, à rebours du multiple, qui
est l’apparence, l’Un. Plotin précise cependant qu’il ne nous est connaissable que par ce qui
vient après lui, justement. C’est dire que toute véritable quête épistémologique mène à la
recherche métaphysique, parce que cette dernière reconduit le phénomène visible à sa
Forme unique et résorbe toutes les pistes, toutes les traces des vivants dans le sensible. Aussi,
« les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins pour les hommes s’ils ont des âmes
barbares »443, ce qui signifie que « croire aux sensations qui sont dépourvues de raison est le
fait d’hommes barbares »444. A ces hommes incapables d’utiliser l’âme discursive, qui
demeurent prisonniers de leurs sensations et perceptions, tels des animaux, Plotin assigne
une existence conforme à ce qu’ils sont, des animaux, soumis à la nécessité sous la forme des
contraintes extérieures, comme nous l’avons vu. Ce qu’il appelle destin n’étant somme toute
qu’une soumission, une passivité humaine pour ceux qui se contentent d’exercer les parties
inférieures de leur âme, végétative (par la génération et l’assouvissement des besoins
naturels), et sensitive (par la recherche de sensations agréables). Pour cet homme éloigné de
ce qu’il est en réalité, éloigné de la réalité devrait-on dire, parce qu’égaré dans une nature
dont il ne veut saisir que la multiplicité apparente, nulle liberté, nulle action vraiment
volontaire n’est possible : comme une plante, il vit soumis à ses besoins, comme une bête, il
vit soumis à ses sensations, alors que le propre de l’homme réside dans la partie supérieure

442
Traité 39 (VI, 8), 17, 1-3.
443
Héraclite, cité par Sextus Empiricus, Contre les savants, VII, 126-134, dans la traduction et la présentation des
Fragments de J .-F. Pradeau déjà citée.
444
Ibid.

133
de l’âme, et que, contrairement aux bêtes qui ne peuvent y remonter dans cette vie, l’homme
en a la capacité ontologique :

« Et c’est en cela que consiste l’activité qui nous appartient en propre, laquelle ne vient
que de l’intérieur de l’âme lorsqu’elle est pure, d’un principe premier qui domine et
exerce sa maîtrise, et non de l’âme lorsqu’elle est atteinte d’égarement du fait de son
ignorance ou qu’elle est vaincue par la violence des désirs ; ces désirs qui, lorsqu’ils
surviennent la conduisent, l’entrainent, et ne permettent plus qu’il y ait en nous des
actions, mais n’autorisent que des passions. »445

La définition plotinienne de la liberté, pour l’âme humaine du moins446, consiste en cette


capacité d’être ce qu’elle est fondamentalement, essentiellement, d’être Âme devrait-on dire,
de coïncider, de fusionner avec ses propres racines célestes : de prendre le chemin ascendant.
Quand les autres êtres vivants ne peuvent que suivre la nécessité, que suivre le chemin
descendant, celui qui va de l’un au multiple par la génération jusqu’à la matière, l’individu
humain a toujours la possibilité de remonter. Et c’est aussi pourquoi, pour l’âme humaine,
Plotin conçoit une dimension de responsabilité : le cheval n’aura jamais d’autre possibilité
dans sa vie de cheval que d’être un cheval, de ressentir ses peurs et ses plaisirs équins, comme
chaque bête ressent les siens propres. Les animaux, même s’ils possèdent aussi une partie
d’âme non-descendue, sont dans l’incapacité ontologique de s’en saisir, et même dans
l’ignorance totale de cette partie de leur âme, on l’a vu - bien que paradoxalement, ils en sont
manifestes447. Or si l’on veut comprendre en quoi Plotin résout l’apparente obscurité de la
thèse héraclitéenne, en quoi les clés métaphysiques qu’il apporte permettent de dévoiler une
phusis toujours fuyante et cachée, et que ces clés ne sont rien d’autre que la liberté et la
nécessité en leur plus intime imbrication, il faut s’attarder un instant sur cette manifestation
du vivant.

Nous avons vu que l’âme du monde produit toutes choses, par le moyen des logoi, en
contemplant l’intelligible, et que la providence, dans une administration parfaite et juste,

445
Traité 3 (III, 1), 9, 11-16.
446
Les parties suivantes de notre recherche s’orienteront vers ce qu’il en est de la liberté de l’Intellect, et de la
liberté hénologique, aussi bien en vue d’une tentative de définition de la liberté et de la nécessité au regard de
chaque hypostase, que dans le rapport de l’âme humaine –du sujet individuel effectuant cette recherche- avec
l’être et avec l’Un.
447
Merleau-Ponty, dans ses cours au Collège de France, dira que l’animalité est « le logos du monde sensible »,
et qu’elle est « un sens incorporé » au monde. La Nature, notes des cours au Collège de France, Paris, Editions
du seuil, collection « Traces écrites », 1995, p.219.

134
jusque dans l’ordonnancement des moindres parties du vivant, reproduit dans le sensible
l’ordre de l’intelligible. Nous ne reviendrons donc pas sur les traités 47 et 48, déjà longuement
évoqués pour rendre la puissance de cette âme rectrice qui coordonne et pilote les
phénomènes, du ciel à la terre, des saisons aux animaux. Mais ce qu’il faut souligner c’est que
ce chemin descendant de la procession qui fait que l’âme, dans sa descente, produit la matière
elle-même, répond à la fois à la nécessité et à la liberté, toutes deux inhérentes au mouvement
dynamique de la procession. En ce sens, la nature telle qu’elle nous apparaît, dans sa
complexité, ses ombres et recels, ses chemins de traverse laissant toujours à l’homme la
possibilité de s’y égarer et de revenir à la bête par son comportement, la nature demeure
l’exemple le plus frappant, le plus visible, le plus troublant aussi, de la liberté infinie d’une
production qui en elle-même coïncide avec la pensée.

C’est pour s’opposer aux gnostiques que dans le traité 33, mais aussi dans les traités 13, 15,
et 27 que Plotin rend compte de la production de la matière par l’âme. Cette production n’est
jamais assimilée à une chute pour l’âme qui demeure ce qu’elle est tout en produisant dans
le devenir : ce n’est pas l’inclinaison vers le sensible qui est acte de production, mais au
contraire l’orientation vers l’Intellect. Ainsi, l’âme du monde s’incline vers le haut, vers les
Formes intelligibles, pour créer tout ce qui est visible : « Car d’où lui vient sa capacité de
produire, sinon des réalités qu’elle a vues là-bas ? Si elle produit parce qu’elle s’est souvenue
des intelligibles, elle ne s’est pas inclinée du tout, quand bien même elle les posséderait
obscurément. Ne s’incline-t-elle pas davantage vers là-bas, afin de ne pas voir
obscurément ? »448Le traité 51 montrera aussi que l’Âme s’incline vers l’Intellect pour
produire.449Ainsi, d’une part, en engendrant les corps, l’âme ne descend pas complètement,
et d’autre part, elle ne fait que répondre au principe qui fait que toute réalité parvenue à son
plein degré de développement, éprouve la nécessité d’engendrer une réalité inférieure. Cette
nécessité dépasse l’ontologie parce qu’elle a source en l’Un lui-même :

« Si donc il est nécessaire qu’il n’y ait pas qu’une seule chose – car alors toutes choses
resteraient cachées puisqu’elles n’ont pas de formes en l’Un, aucun être n’existerait, car
l’Un resterait en lui-même, et il n’y aurait pas la pluralité de ces êtres nés de l’Un, de
sorte que n’existeraient pas après eux la procession des êtres qui ont reçu le rang d’âmes
– de la même manière, il ne faut pas qu’existent seulement des âmes, sans que les objets
qu’elles font naître ne deviennent visibles, s’il est vrai qu’en chacune existe par nature

448
Traité 33 (II, 9), 4, 7-11.
449
Traité 51 (I, 8), 4, 25-27.

135
la capacité de produire ce qui est après elle et de se développer en allant, comme une
semence, d’un principe indivisible vers un état final, qui est l’objet sensible. D’un côté,
ce qui vient en premier demeure toujours à la place qui lui est propre, et de l’autre, ce
qui vient après lui, est d’une certaine façon engendré par une puissance indicible qui
est dans le principe supérieur, et qui ne doit pas s’immobiliser, comme bornée par la
jalousie450, mais qui doit avancer toujours, jusqu’à ce que toutes choses atteignent
l’ultime limite possible fixée par cette puissance immense qui envoie ce qui vient d’elle
vers toutes choses, et qui ne peut rien laisser qui ne participe à elle-même. »451

Aussi, la matière même ne peut se trouver à l’écart, en dehors de la puissance suprême, du


mouvement dynamique et libre de production émanant de l’Un. En ce sens, elle est un produit
nécessaire, que fabrique l’Âme sans rien perdre d’elle-même. C’est aussi pourquoi, chez
Plotin, la matière à l’état brut si on peut dire, n’existe pas et s’apparente au non-être. Il n’y a
jamais de matière que recouverte, transcendée par la trace vivante de l’âme. Cette trace de
la puissance de l’âme est justement le logos, la raison, et c’est bien le statut des logoi dont il
est question au chapitre 3 du traité 30 où Plotin fond la production à la contemplation. L’âme
du monde produit, par sa puissance végétative, et contemple par sa partie supérieure et
rationnelle, toujours attachée à l’Intellect. Comme le dit si bien Jean-Christophe Bailly, citant
Plotin dans ce traité 30 : « c’est le monde comme une fabrique, le monde comme le lieu
d’exercitation infinie d’un poïein qui serait en propre celui de la nature, et tel que Plotin l’a pu
définir dans son trentième traité (De la nature, de la contemplation, et de l’Un452), où il
identifie poïein et theoria, production et contemplation, et où il fait de la nature pour laquelle
« être ce qu’elle est c’est produire »453, l’agent, en même temps et selon les voies même de
cette production, d’une « contemplation silencieuse »454. »455

Quelques lignes plus loin, J.- C. Bailly poursuit ainsi :

450
L’absence de jalousie du principe vient du Timée (29 e1-3) : le dieu produisant l’univers « était bon, or en ce
qui est bon on ne trouve aucune jalousie à l’égard de quoi que ce soit. »
451
Traité 6 (IV, 8), 6, 1-16.
452
Porphyre donne deux titres différents au traité 30 dans sa Vie de Plotin : d’abord au §5, 26 lorsqu’il liste les
traités selon leur date de rédaction, le traité a pour nom Peri theorias ; puis au §24, 75, lorsqu’il décrit le contenu
des six Ennéades et comment il y répartit les cinquante-quatre traités, il le nomme alors Peri phuseos kai theorias
kaitoû henos, titre qui suit le plan du traité de façon précise.
453
Traité 30 (III, 8), 3, 17-18 : « To oun einai autè ho hesti touto esti to poiein autè. »
454
Traité 30 (III, 8), 4, 27-28 : kai théôria apsophos, amudrotéra dé : « une contemplation silencieuse et
obscure ».
455
Jean-Christophe Bailly, Le parti pris des animaux, Christian Bourgeois Editeur, Paris, 2013, p.45.

136
« Ces moments ou ces incursions du texte plotinien […] sont fascinants : venant à l’extrémité
du monde antique recueillir tout ce qui a pu s’agréger autour des états de choses composant
le texte mobile de la phusis, ils nous rejoignent au plus vif de notre souci quant aux formes, à
leur existence et à leur multiplicité. Ce qui est à comprendre, ce n’est pas tant que la nature
(natura naturans) méditerait à travers les plantes, les animaux ou les hommes, c’est que
chaque production est une méditation en cours, c’est que « les bêtes, les plantes, et même la
terre qui les engendre », ainsi que Plotin le spécifie dès les premières lignes du traité, sont
eux-mêmes, c’est ce qu’il dit, des « êtres raisonnables »456, eux-mêmes, c’est ce que j’entends,
des pensées. »457

Le traité 30 embrasse en effet l’ensemble des réalités vivantes dans leur activité
contemplative qui est dite leur fin ultime, le but qu’elles poursuivent, même en l’ignorant,
comme nous-mêmes pouvons ignorer contempler alors que nous nous divertissons. Partant
des formes d’existences les plus rudimentaires, la terre, la flore, puis les animaux sensibles,
qui rappelons-le possèdent la sensation, mais aussi la mémoire et l’imagination, propres à
l’âme sensitive, jusqu’à s’élever aux êtres raisonnables, l’individu humain, pour enfin atteindre
la partie supérieure de l’âme, puis l’Intellect contemplant l’Un. Or, si pour Plotin le vivant

456
En réalité, le texte de Plotin n’assimile pas les animaux, les plantes et la terre à des êtres raisonnables,
l’interprétation de J-C. Bailly utilise un raccourci trop hâtif qui aboutit à un glissement de sens du texte plotinien,
voir à un faux sens. En 30 (III, 8), 1, 1-10, Plotin ouvre son traité au sujet de la contemplation sous l’égide de
l’amusement et du jeu, reprenant le thème platonicien du divertissement comme modalité d’énoncé d’une
problématique sérieuse (voir le Philèbe, 30 e, le Politique, 268 e-d, ou encore les Lois I, 643b-d, II, 659 d-e, VI,
769a, et VII, 803d-804d) : « Si nous commençons par nous amuser, avant que de nous remettre à parler
sérieusement, en disant que toutes choses aspirent à la contemplation, que celle-ci est la fin vers laquelle toutes
tournent leur regard –non pas seulement les êtres vivants rationnels, mais aussi bien ceux qui ne sont pas
rationnels, la nature qui est dans les plantes, et la terre qui les engendre – et que toutes y parviennent autant
que le leur permet leur nature, mais que certaines contemplent et parviennent à la fin qui est la leur d’une
manière, et d’autres d’une autre manière, certaines véritablement, et d’autres en ne recevant qu’une imitation
et une image de cette fin, se trouverait-il quelqu’un pour supporter la bizarrerie de notre propos ? Mais puisque
c’est à nous-mêmes que la question est adressée, il n’y a aucun risque à nous amuser de nos propres propos. »
Et de poursuivre immédiatement, retournant le divertissement vers la problématique centrale du traité : « Et
maintenant, nous aussi qui nous amusons, n’est-il pas vrai que nous sommes en train de contempler ? Oui, c’est
ce que nous faisons, et c’est ce que font tous ceux qui s’amusent, ou du moins, c’est ce à quoi ils aspirent quand
ils s’amusent. » (l.10-13). Il est possible que la traduction de Bréhier, qu’utilise J.-C. Bailly ait pu l’induire en erreur
quant au sens de la première phrase : « Avant d’aborder notre sujet sérieusement, si nous nous amusions à dire
que tous les êtres désirent contempler et visent à cette fin, les êtres raisonnables comme les bêtes, et même les
plantes et la terre qui les engendre […] » Mais le comme est ici à comprendre en tant que « tout comme », Plotin
distinguant la hiérarchie des vivants, êtres raisonnables (hommes), animaux, plantes, et minéraux, ce que la suite
du texte montre effectivement, chaque vivant se comportant différemment dans sa contemplation, celle-ci étant
donc toujours autre selon l’être et sa capacité de contempler. La proposition « comme les bêtes » n’est donc pas
attributive du sujet « les êtres raisonnables ». Le texte grec distingue bien chaque catégorie d’êtres : «ou monon
elloga alla kai aloga zôa kai tèn en tois phutoisphusin kai tèn tauta gennôsan gèn ».
457
Ibid, p.45-46.

137
entier peut être dit « contemplatif », à des degrés plus ou moins forts, c’est que toutes les
activités de l’âme sont en fait des contemplations : toutes les âmes entrent donc à ce titre
dans le principe de production par la contemplation de la réalité qui leur est supérieure.

Et s’élève au chapitre 3 de ce même traité, l’étrange prosopopée de la nature, énonçant son


action productrice en tant que contemplation, et résultant d’une forme de nécessité intime à
l’être – aussi, cette contemplation-production ne résulte aucunement d’une délibération ou
d’une décision intellectuelle, elle est ce qu’elle doit être, dans le silence de l’émanation
provenant de l’Un lui-même en définitive :

« Et si on lui demandait pourquoi elle produit, elle répondrait, si elle consentait à


entendre la question et à parler : « Il ne fallait pas me questionner ; mais il fallait
comprendre et se taire, comme je me tais moi-même ; car je n’ai pas l’habitude de
parler. Comprendre quoi ? Que l’être engendré est pour moi un objet de contemplation
muette, l’objet naturel de ma contemplation ; je suis moi-même née d’une pareille
contemplation, et j’ai un goût naturel de la contemplation ; ce qui en moi contemple
produit un objet à contempler ; ainsi les géomètres tracent des figures en contemplant.
Mais moi, je n’en trace aucune ; je contemple, et les lignes des corps se réalisent, comme
si elles sortaient de moi. J’ai en moi la disposition de ma mère et de ceux qui m’ont
engendrée ; eux aussi sont issus d’une contemplation ; je suis née sans qu’ils aient agi ;
mais parce qu’ils sont des raisons meilleures que moi, et que ces raisons se contemplent
elles-mêmes, j’ai été engendrée par eux. » »458

Si la production chez Plotin est toujours émanation, c’est dans les moindres recoins de notre
monde sensible, dans tout le vivant tel qu’il se manifeste, qu’il faut voir les reflets, les traces
brillantes de l’intelligible : ces traces, ces dessins, ces figures que décrit la Nature dans sa
parole silencieuse, ne sont rien moins que tous les vivants, infimes « pensées » parce que
toujours et d’abord formes, logoi. La racine ultime de l’existence du sensible, à travers la
production, étant toujours à situer dans l’Un lui-même, c’est une même nécessité positive,
doublée de son intime corollaire, une energeia expressive, qui vont dès lors déployer au sein
de l’être la réalité des principes.

458
Traité 30 (III, 8), 4, 1-14. Nous choisissons la traduction de Bréhier parce qu’elle présente la prosopopée de la
nature sous la forme d’un monologue, et non d’un dialogue avec un disciple posant les questions, comme le fait
la traduction de J-F. Pradeau. Notons les diverses occurrences chez Plotin de cette figure de style qu’il utilise dans
nombre de ses traités pour personnifier des réalités diverses : la sensation au traité 22 (VI, 4), 6, 15, le temps
(que nous avons citée dans l’introduction) au traité 45 (III, 7), 12, 38, la matière au traité 26 (III, 6) , 15, 28, ou
encore ponctuellement, par utilité, pour une réalité donnée qu’il est plus facile de laisser s’exprimer quant à sa
propre définition, comme en 28 (IV, 4), 7, 14, où un astre se prononce sur lui-même.

138
En effet, le processus d’engendrement résulte en lui-même d’une ambivalence, il réunit en
soi le chemin ascendant et le chemin descendant indiqués par Héraclite : la production n’a
lieu que par la contemplation de la réalité supérieure, et ce mouvement simultané est
inhérent à toutes réalités, il répond à une nécessité intime, substantielle à l’être lui-même.
C’est « l’ensemble du processus constitutif de la réalité [qui] s’effectue […] puisque l’activité
contemplative est ce qui permet à la fois de rendre raison de la genèse de la réalité dans son
ensemble, mais encore d’expliquer comment chaque réalité se détermine elle-même et
engendre selon ce qu’elle contemple », nous dit J.-F. Pradeau459. La nécessité est donc
positive, plus encore, elle inclut jusqu’en ses « dernières lueurs »460 les reflets imperceptibles
du feu unique et premier : toutes les âmes ayant leurs facultés propres, fû-ce simplement la
faculté végétative, toutes répondent incessamment, naturellement pourrait-on dire, de façon
inconsciente, au schéma processif de la production par la contemplation. Mais à la fois, dans
cette parfaite adéquation de tout étant à l’être, si ce n’est à l’Un, dans cette nécessité d’une
manifestation, sans laquelle la puissance resterait cachée, renfermée, intérieure à l’être, c’est
bien l’acte, l’expression libre pour l’âme qui déploie dans une traduction phénoménale sa
puissance.

« Car l’acte révèle partout la puissance, qui sans lui demeurerait totalement cachée,
comme inapparente et inexistante, puisqu’elle n’aurait jamais d’existence réelle. Par
conséquent, chaque homme peut admirer l’intériorité des choses grâce à la variété des
aspects extérieurs, et tirer la connaissance de cette intériorité de ce qu’elle a réalisé des
œuvres si délicates. »461

Rappelons que l’acte (energeia) chez Plotin procède de la dunamis (qui est plus proche en
ce sens du principe dont elle dérive) : l’acte a une fonction de mise à jour, de manifestation
de l’intériorité, il démontre l’ousia, il la dévoile dans l’effectivité de l’être.462Tout comme l’acte
de l’Intellect est manifestation de sa puissance originelle, l’acte de l’Âme est son propre
déploiement, sans entrave aucune, son développement. Ce dépliement de l’essence a lieu

459
J.-F. Pradeau, notice au traité 30, GF, p.25.
460
Traité 27 (IV, 3), 10, 8-9.
461
Traité 6 (IV, 8), 5, 33-37.
462
Il faut noter une légère différence cependant dans le rapport dunamis-energeia en ce qui concerne l’Intellect
vis-à-vis de l’Un : la puissance issue de l’Un devient une ousia, une réalité déterminée, l’Intellect, dont le contenu
est l’energeia. Ici, la puissance et l’acte sont deux moments d’une même réalité : « Certes, c’est par lui-même
que l’Intellect définit son être pour lui-même, au moyen de la puissance qui vient de l’Un. » (Traité 10 (V, 1), 7,
13-14).

139
jusqu’au sensible, et c’est cela le propre de l’Âme, parce qu’elle engendre les corps, autant
d’images de ce qu’elle est. Ainsi l’âme du monde gouverne-t-elle le corps de l’univers dans la
nature, comme nous l’avons vu. Il en va de même de l’âme individuelle fabriquant le corps qui
lui est adéquat, venant au corps dans une fin ordonnatrice, et même curative, soignante,
arrachant la matière au non-être et la couvrant de « chaînes d’or »463 : cet acte de l’âme chez
Plotin est bel et bien liberté, en même temps qu’il s’inscrit dans l’ordre nécessaire de l’être –
et peut-être même plus libre encore, parce qu’il fusionne alors avec la nécessité positive telle
que nous l’avons décrite : se fondent et se confondent les chemins ascendant et descendant
au cœur du phénomène.

Liberté, parce que Plotin inverse l’image habituelle de l’âme dans le corps. C’est le corps qui
est dans l’âme464, c’est l’âme qui le conçoit, c’est l’âme qui le porte et le supporte, le prend en
charge, l’ordonne, l’allège aussi, autant qu’elle le peut, lui donnant part d’éclat, part de
beauté, part de vie, et part d’unicité aussi – comme nous le montrions au début de cette
première partie.

L’image qu’il choisit n’est pas anodine, elle renverse à elle seule le concept du corps prison,
elle permet une réhabilitation du corps, parce que celui-ci est toujours modelé, façonné,
sculpté par l’âme : elle en a le pouvoir, juste par son regard, juste par la force de sa
contemplation, qui est toujours, comme nous l’avons montré, production d’être. « En jetant
son regard sur la réalité antérieure, elle pense ; sur elle-même, elle se conserve ; sur ce qui la
suit, elle ordonne, gouverne, et commande. »465 Ainsi, le corps est ce filet jeté dans la mer
qu’est l’âme, il est extensible et se transforme avec elle, selon l’amplitude de son ressac, il en
porte les trésors aussi. « Il est comme un filet jeté dans la mer ; il vit tout plein d’eau et il ne
peut garder pour lui cette eau dans laquelle il vit ; mais la mer s’étend, et le filet s’étend avec
elle, aussi loin qu’il le peut »466, ramenant des fortunes de mer, « ces œuvres si délicates »467
que sont tous les phénomènes perceptibles par nos sens. La liberté de l’âme réside à la fois
dans sa dunamis, à la fois dans cette maîtrise et cet ordre qu’elle exerce sur le corps, à la fois
dans le résultat de sa production. L’âme, en se manifestant par le corps, affirme positivement

463
Traité 51 (I, 8)), 15
464
Plusieurs occurrences de ce thème du corps dans l’âme parsèment les traités : 27 (IV, 3), 22, 7-9 ; 32 (V, 5), 9,
29-31 ; 45 (III, 7), 11, 33-34. Platon déjà affirmait que le corps est placé dans l’âme : Timée, 36 d-e.
465
Traité 6 (IV, 8), 3, 26-28. (Traduction Bréhier).
466
Traité 27 (IV, 3), 9, 36-41.
467
Traité 6 (IV, 8), 5, 38.

140
sa puissance, sa beauté, sa souveraineté, elle fait le monde à sa mesure : « les âmes
individuelles exercent leur inclination intellectuelle en se retournant vers le lieu d’où elles sont
venues, mais elles possèdent aussi un pouvoir sur les êtres inférieurs ; c’est comme le rayon
lumineux qui, par en haut, se rattache au soleil, mais ne refuse pas de fournir la lumière à
l’être inférieur. »468. C’est la raison intime de la beauté du monde, la raison aussi de l’inclusion
des termes « beauté » et « monde » l’un en l’autre, que nous évoquions au début de notre
partie, la raison profonde de l’opposition la plus nette de Plotin aux gnostiques. Car, dit-il,
« s’ils mettaient déjà le corps en elle [l’âme], ils devraient soutenir, puisque l’âme ne subit
aucune affection mais qu’elle donne au corps (car il n’est pas permis que la jalousie existe
parmi les dieux), ce que dans chaque cas il est capable de recevoir469. »470Ce qui se joue dans
le monde sensible, et dans tous corps vivants, c’est la liberté de l’âme, héritage de la liberté
de l’Un, mouvement descendant créatif, mais toujours à la fois ascendant puisqu’il n’est de
poïein que né d’une theoria. La conception plotinienne du corps dans l’âme permet de poser
le concept de la liberté de l’ousia. En revanche, faire de l’âme une prisonnière du corps, serait
en effet limiter, contraindre, et donc amputer substantivement une hypostase par la matière,
ce qui serait un non-sens : le poème de Parménide, que nous évoquerons dans la partie
suivante, nous indique qu’il faut choisir entre être ou non-être, et que le choix du non-être
s’annihile lui-même. En affirmant la beauté du monde sensible, la perfectibilité du corps dans
l’âme, Plotin affirme l’être et la liberté de l’être. Comme le dit Laurent Lavaud dans son article
sur la métaphore de la liberté chez Plotin, « c’est en rendant visible, dans l’altérité d’une
réalité dérivée, tout ce qu’il porte en elle sur un mode intérieur et inapparent, que le principe
fait preuve de sa spontanéité et de sa souveraineté. En se manifestant dans le corps, l’âme
affirme positivement sa puissance, elle se donne une forme dans une extériorité qu’elle
domine. »471

Ainsi, le phénomène permet-il une lecture harmonique des contraires, non plus dans leur
opposition, dans leur intervalle, mais dans leur continuité intrinsèque : l’obscurité
héraclitéenne est soudain levée par la pensée plotinienne, parce que celle-ci n’oppose jamais

468
Traité 6 (IV, 8), 4, 1-4.
469
Le fait qu’une chose ne peut recevoir que selon ses aptitudes, ses capacités propres, est central et récurrent
chez Plotin, qui laisse ainsi une brèche à la défaillance, mais aussi à la perfectibilité de l’être, ce sur quoi nous
reviendrons dans notre deuxième partie.
470
Traité 33 (II, 9), 17, 15-21.
471
Laurent Lavaud, « La métaphore de la liberté, liberté humaine et liberté divine chez Plotin », Archives de
philosophie, 2012/ 1, p.17.

141
les intervalles ontologiques, si éloignés soient-ils, mais les lie plutôt, conformément à l’unique
et divine harmonie, celle qui dépasse le cosmos, l’être lui-même, et qui naît sans cependant
jamais cesser d’être, de l’Un. La « libre inclination »472 de l’âme, « son propre mouvement »473
qui crée le corps, répond à la fois à la nécessité ontologique : les concepts de liberté et de
nécessité, comme ceux de création et de contemplation que nous évoquions, ne s’opposent
pas, car selon Héraclite, « l’harmonie qui est inapparente l’emporte sur celle qui est
apparente »474, autrement dit, l’harmonie réside dans la continuité entre deux opposés, dans
l’unité même qui les tend, et non plus dans l’intervalle qui les oppose. Aussi, nous dit Plotin,
« il n’y a pas de contradiction entre […] la nécessité et le volontaire – puisque justement le
volontaire est compris dans la nécessité. »475Dans ce passage du chapitre 5 du traité 6, Plotin
cite d’ailleurs Héraclite ; il résout aussi l’apparente contradiction platonicienne entre le
versant positif d’une descente de l’âme qui coïncide avec la beauté et l’ordre du monde du
Timée, et le versant négatif induit par le mythe du Phèdre et l’allégorie de la caverne de la
République qui confèrent à l’âme une responsabilité dans sa chute, voire une culpabilité.

« Il n’y a donc pas de contradiction entre les expressions : l’ensemencement dans le


devenir, la descente en vue de l’achèvement de l’univers, le jugement et la caverne, la
nécessité et le volontaire, - puisque le volontaire est justement compris dans la
nécessité- et le fait d’être dans le corps comme en quelque chose de mauvais ; ne sont
pas non plus contradictoires l’exil loin du dieu, l’errance et la faute qui entraîne le
jugement dont parle Empédocle, le repos dans l’exil dont parle Héraclite, ni en général
le caractère volontaire, et par ailleurs, le caractère involontaire de la descente. »476

Restituer les éléments héraclitéens chez Plotin nous permet ainsi une lecture plus fluide,
plus claire de ce qui bien souvent semble relever du paradoxe, de l’aporie, voire de la
contradiction dans sa pensée. Les entrelacs se délacent, révélant l’unité au sein du multiple,
l’harmonie invisible d’Héraclite, qui comprend les contraires dans une circularité infinie, et

472
Traité 6 (IV, 8), 5, 26.
473
Ibid., l.8-9.
474
Héraclite, cité par Hyppolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 1-6, dans la traduction et la présentation
des Fragments déjà citée de J.-F. Pradeau.
475
Traité 6 (IV, 8), 5, 1-4.
476
Ibid., l. 1-8. Bréhier avait traduit ekousion par liberté. La traduction de Laurent Lavaud est plus proche du sens
plotinien, puisque le mot ekousios signifie volontaire – ce qui coïncide avec la pensée de Plotin d’une descente
de l’âme voulue par celle-ci, mais non pas délibérée. L’âme est donc responsable de son incarnation puisqu’elle
va vers le corps de son propre chef. Cependant, ce mouvement correspond à la fois au mouvement naturel du
principe qui se développe et va au-devant des besoins de ce qui est en-dessous de lui, comme le dit Plotin dans
les lignes suivantes du chapitre 5.

142
donc dans la continuité. Ainsi, l’Âme, heîs kai polloi, que nous avons choisi d’étudier dans ce
premier temps, par sa dimension amphibie qui permet la manifestation du phénomène dans
le sensible, offre une harmonie qu’il est toujours possible de saisir. La très belle et érudite
étude d’Anne-Gabrièle Wersinger sur l’harmonie invisible et le logos de l’Un-conjonction chez
Héraclite477 a parfaitement rendu la structure musicale de l’être où l’Un est liaison des
différences, « lien contre-ajusté » offrant une « nouvelle définition de l’harmonie infinie »478.

« Le contre-ajusté accordant <et> à partir des différents l’harmonie la plus belle. »479 Cette
traduction du célèbre fragment480 cité par Aristote, que l’auteur propose, au plus proche des
mots d’Héraclite, en rendant la dualité du terme sumpheron (accorder et être utile), opposé
ici à antixoun (traduit par « contre-ajusté » et signifiant généralement l’adversité, comme a
choisi de l’exprimer J.- F. Pradeau dans sa traduction des Fragments481), évoque dans toute sa
complexité la problématique de l’âme dans le devenir chez Plotin. Dispersée par son
implication dans la matière à qui pourtant elle apporte son aide, sa puissance et son ordre,
l’âme n’en demeure pas moins le facteur d’unité même du monde, ce qui, de l’Un rayonne
jusqu’aux moindres parcelles d’existence. Ce qui permet donc, in fine, à l’âme humaine, nous
l’avons vu, une lecture analogique des phénomènes, capable de saisir la continuité au cœur
de leur apparente discorde : l’âme humaine peut et doit (re)saisir l’harmonie invisible dans les
contraires qui s’opposent en apparence.

« De même, c’est à partir d’un seul et même Intellect et de la raison qui vient de lui que
notre univers surgit et se divise en parties, parmi lesquelles, de toute nécessité, les unes
sont amicales et pacifiques, les autres hostiles et agressives ; elles se font du tort
mutuellement, les unes de leur plein gré, les autres contre leur gré, et la destruction des
unes donne naissance aux autres. C’est néanmoins une seule et même harmonie que
l’univers fait régner sur les parties qui agissent et sur celles qui pâtissent de cette
manière : même si chacune émet un son qui lui est propre, une raison vient sur elles, qui
produit l’harmonie et l’ordre unique qui règnent dans l’univers. » 482

477
Anne-Gabrièle Wersinger, La sphère et l’intervalle, le schème de l’harmonie dans la pensée des anciens Grecs
d’Homère à Platon, «Chapitre 3 : Héraclite, l’harmonie invisible et le logos de l’Un-conjonction », Editions Jérôme
Million, Grenoble, 2008.
478
Op.cit., p.134.
479
Fragment d’Héraclite, cité par Aristote, Ethique à Nicomaque, VIII, 2, 1155b4, traduction d’A G Wersinger dans
l’op.cit : to antixoun sumpheron <kai> ek tôn diapherontôn kallistèn harmonian. « La traduction par « accorder »
enveloppe les deux idées de « rassembler » et de « donner » et me semble convenir au double sens de
sumpheron : ce qui lie, joint, rassemble, et ce qui est utile », précise A G Wersinger dans sa note 48, p.116.
480
Fragment B8 dans l’édition de H. Diels et W. Kranz.
481
«Héraclite dit que la contrariété est avantageuse, que la plus belle harmonie naît des différences(…). » J.-F.
Pradeau, Op.cit., p. 121.
482
Traité 47 (III, 2), 2, 24-31.

143
Et encore :

« Dans l’univers aussi il y a une harmonie unique, même si elle est faite de
contraires. »483
Aussi, les images musicales sont pléthore dans les traités484, parce que ceux-ci s’adressent
à un auditoire dont il importe de faire travailler l’oreille, tel un musicien, afin qu’il puisse
reconnaître les sons, les accords, et l’harmonie qui règne, invisible dans le visible – que seule
l’oreille avertie reconnaîtra soudain, bouleversée. « Car peut-il y avoir un musicien qui, ayant
saisi l’harmonie qui règne dans l’intelligible, ne serait pas ému en entendant l’harmonie dans
les sons sensibles ? »485 L’invisibilité de l’harmonie, ou plutôt son « inaudibilité », est-on tenté
de dire, répond ainsi au silence de l’Un plotinien, bruissant cependant de toutes les vies
engendrées dans le multiple. Si, comme le dit A. G. Wersinger, « Héraclite considère que
l’harmonie est l’affinité de différences qui croissent ensemble et dont les contraires
constituent non les limites, mais les différences extrêmes à conjuguer »486, celle-ci ne résulte
en effet que « d’Un toutes choses »487 - et l’expression est très plotinienne. L’analyse de
l’auteur s’attache à montrer le statut d’invisibilité de l’harmonie chez Héraclite résultant du
liant qu’est l’Un : « l’Un est la liaison des différents, le lien contre-ajusté. »488Il est la structure
interne du « consonant dissonant »489. Plotin reprend souvent les images de la corde et de la
lyre pour dire l’harmonie des contraires dont ressort et provient l’unicité : « C’est comme
lorsque chaque corde occupe la place qui lui est appropriée et qui lui convient selon le rapport
musical qui gouverne les sons et selon la nature du son qu’elle est capable de produire »490.
De même, la corde et la lyre symbolisent aussi l’accord (invisible) entre l’âme et le corps491.

483
Traité 28 (IV, 4), 41, 7.
484
23 (VI, 5), 6, 26 ; 26 (III, 6), 4, 41-52 ; 27(IV, 3), 12, 25-31 ; 28 (IV, 4), 8, 52-57 ; 28 (IV, 4), 41, 2 ; 47 (III, 2), 17,
61-64.
485
Traité 33 (II, 9), 16, 39-41.
486
A. G. Wersinger, Op.cit, p.141.
487
Pseudo-Aristote, Du monde, 5, 396b28, traduction Wersinger dans l’Op.cit, correspond au fragment B 10 DK.
488
A. G. Wersinger, Op.cit., p.134.
489
Pseudo-Aristote, fragment cité.
490
Traité 47 (III, 2), 17, 61-64.
491
« Les causes du mouvement sont comparables aux musiciens, et les parties ébranlées par la passion aux
cordes de l’instrument. Car alors, ce n’est pas l’harmonie qui pâtit, mais la corde. Or la corde ne serait pas mue,
quand bien même le musicien le voudrait, si l’harmonie ne le demandait pas », traité 26 (III, 6), 4, 41-52.

144
Un corps mal constitué ou malade est comme une lyre mal accordée492. Mais l’image dit aussi,
par-delà toutes les autres, la divine harmonie astrale tendant vers l’unité493.

A l’ek pantôn hen d’Héraclite répond l’heîs kai polloi de Plotin, suspendu à l’hen polla. C’est
ainsi que nous lions liberté et nécessité chez Plotin, par une harmonie qui permet leur lecture
dans sa pensée, non plus sous une forme aporétique, mais sous une forme d’accord. Les
phénomènes visibles, parce qu’ils sont toujours la manifestation des phénomènes intelligibles,
des logoi, permettent à l’âme humaine d’entendre le logos rationnel à la fois dans son intime
nécessité, à la fois dans la spontanéité libre, incessamment jaillissante de son élan. Et dans
cette coïncidence intérieure entre liberté et nécessité, que soulignent d’autant les pistes
étymologiques d’anankè, s’élève, délestée de toutes formes de déterminisme, l’âme ailée, au
plus près de l’essence. Entre gravité et légèreté, elle oscille, vibre telle une « corde
tendue »494capable de révéler, dans le frôlement d’autres cordes qu’elle éveille par
sympathie, les accords mêmes de l’Etre eu sein du devenir.

Conclusion

Ainsi, nous avons observé au niveau structurel l’évolution de la nécessité, d’une entité
mythologique, cosmogonique (chez Hésiode et dans l’orphisme), ou encore génétique, ou
matérialiste (chez les épicuriens et les stoïciens) qui demeure fondamentalement négative
parce que porteuse de limites intrinsèques à l’être, vers un concept positif d’une nécessité qui
conçoit en elle-même son contraire, la liberté. Pythagore faisant naître l’illimité de la limite,
renverse la problématique : c’est l’intellect seul qui dévoile l’illimité des possibles, imposant
son ordonnancement dans le sensible, nécessité qui donne forme et vie, non plus dans la
contrainte de l’étreinte, de l’étau, de ce qui se recourbe sur soi et referme, mais au contraire
dans le mouvement en droite ligne, privé de courbe, de l’engendrement des causes – et les
traces des atomistes et d’Aristote, mais plus encore de Platon qui, sans nier les causes

492
Traité 52 (II, 3), 13, 45-47.
493
« […] l’inclination de leurs âmes [celles des corps célestes] vers l’unité et l’illumination qui émanent d’eux
pour se porter sur le ciel tout entier les apparentent aux cordes d’une lyre , qui, vibrant par sympathie, produit
une mélodie naturellement harmonieuse. » Traité 28 (IV, 4), 8, 54-57.
494
Traité 28 (IV, 4), 41, 2, νευρᾷ τεταμένῃ.

145
matérielles, les subordonne à la cause intelligible, se retrouvent dans la dynamique de la
procession plotinienne. De la nécessité émerge la liberté, de la puissance l’acte, et Plotin
n’hésite pas à relire le mythe pour mieux imager une réalité complexe et peut-être obscurcie
par toutes ces traces qu’ont laissées les anciens, comme autant de pistes à explorer sans
cependant s’y égarer : c’est Kronos, fils d’Ouranos, à qui il confère symboliquement
l’hypostase de l’Etre, de l’Intellect, qui fixe les limites, détermine la vie, et engendre Zeus,
l’Âme qui gouverne l’univers et déterminera la matière495. La nécessité comporte donc une
dimension de jeu, d’espace, de mouvement, celui de l’être, et c’est pourquoi la question de la
liberté lui est si intime chez Plotin. En nous attachant aussi à faire entendre les échos
héraclitéens quant à l’Un en lequel se résorbent les contraires jusque dans leur dissonance,
celle-ci n’existant plus lorsqu’ils se rejoignent dans un accord, nous avons aussi voulu
respecter les deux mouvements propres à la méthode plotinienne : le mouvement ascendant
et descendant rectiligne, et le mouvement circulaire infini, tous deux héritiers de la pensée
d’Héraclite, tous deux permettant deux approches possibles de sa métaphysique, comme
deux référentiels proposés au lecteur – ou deux accords différents qui somme toute révèlent
la même harmonie où liberté et nécessité s’imbriquent et s’embrassent continûment au sein
du phénomène visible, l’Âme manifestant au mieux cette dualité. Mais qu’en est-il de l’Être ?

495
Traités 10 (V, 1), 7, et 31 (V, 8), 12. Voir aussi Jean Pépin, « Plotin et les mythes », Revue Philosophique de
Louvain, t.53, n°37, 1955, p.5-27.

146
147
148
2ème partie

Le poids de l’être et de la liberté

« Car la puissante Nécessité le tient dans


les liens d’une limite qui tout autour
l’enclot, puisqu’il n’est pas permis que
l’être soit non achevé.»
Parménide, Poème, Fragment 8, 30-33496

Seconde hypostase plotinienne, l’Intellect n’est autre que l’Être lui-même – réveillant l’écho
de Parménide d’une coïncidence entre être et penser dont nous avons fait état à la fin de
notre première partie sans expressément la lier à Parménide, car ce lien n’est pas sans
polémique497. Pourtant, et quelles que soient les divergences des traducteurs et

496
Parménide, Le Poème : Fragments, texte grec, traduction, présentation et commentaires par Marcel Conche,
PUF, Paris, 1996.
497
Il s’agit du fragment 3 de Parménide : «τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι » qu’on retrouve au traité 5 (V,
9), 5, 29-30 : « Etre et penser sont la même chose » (traduction Fronterotta, qui met même des guillemets à la
phrase citée par Plotin) et 10 (V, 1), 8, 15-25. Denis O’Brien a nuancé cette identité entre être et pensée dans le
Poème de Parménide, et du même coup relativise une réelle filiation entre les pensées de Plotin et de
Parménide : « Plusieurs traducteurs, y compris les plus récents, prêtent à Parménide une identité de l’être et de
la pensée. Cette thèse est très connue ; elle joue un rôle important dans la philosophie de Plotin, au IIIe siècle de
notre ère. Se réclamant de Parménide, Plotin cite plusieurs fois des mots dont le sens serait en effet pour lui :
« C’est une seule et même chose, penser et être. » […] » Or selon O’Brien, « les deux infinitifs, « penser » et
« être » ne signifient pas dans le vers de Parménide, que l’objet dont on dit qu’il est est aussi l’objet dont on dit
qu’il pense », et il propose une autre traduction : « C’est une seule et même chose que l’on pense et qui est »
(Denis O’Brien in Lire les présocratiques, chapitre V – Parménide, PUF, Quadrige manuels, Paris, 2012). La

149
commentateurs quant à cette filiation, l’identité entre l’Intellect et l’Être, comme le rappelle
Plotin lui-même498, n’est pas une pensée dont il a la primeur. Parménide, mais aussi Héraclite,
Aristote, affirmant l’identité entre la connaissance intellectuelle et son objet, et Platon dans
sa doctrine de la réminiscence, manifestent cette identité entre penser et être – sous d’autres
formes certes, mais la thèse demeure la même. Or elle révèle au cœur de l’être l’altérité, la
diversification, le multiple. Penser c’est toujours penser quelque chose, ne serait-ce que soi-
même. C’est dire qu’en faisant de l’Intellect cet « un-multiple », hèn polla 499 Plotin posait
déjà les fondamentaux de la phénoménologie, si ce n’est de l’intentionnalité. L’intuition
plotinienne que certains objets ne peuvent apparaître qu’à un certain regard, que tout noème
implique une figure déterminée de noèse, qui n’a d’ailleurs pas échappé à Husserl, comme
nous le montrerons500, révèle tout à la fois le mouvement inhérent à l’Être,
« omnidirectionnel », pour reprendre le terme utilisé par Jean-Louis Chrétien501, et la
corrélation entre l’acte de pensée (noétique) et l’objet visé par l’intellect (Forme).

Dès lors, la problématique de la liberté et de la nécessité se pose bien au-delà des seuls
phénomènes visibles et perceptibles, elle s’érige plutôt au sein de l’Être ou Intellect, le
phénomène étant à concevoir non pas comme ce qui apparaît dans l’expérience sensible, mais
ce qui exprime une réalité donnée, sous une forme intelligible (ou sensible) ; et c’est aussi ce
que signifie Husserl dans sa leçon sur Plotin, l’Intellect étant à sa manière phénomène de l’Un,
ou « trace » (ἴχνος), si l’on veut conserver un vocabulaire plotinien502. En révélant l’imbrication

traduction de Heidel proposée en 1913, suppose quant à elle une brachylogie (brachys : court), soit une forme
d’ellipse dans le poème visant à renforcer la vicacité du propos : « For it is one and the same thing to think and
to think that it is. » (William Arthur Heidel, “On certain Fragments of the Pre-Socratics : critical notes and
elucidations”, Proceedings of the American Academy of Arts and Sciences, 48, 1913, p.681-734, “Parmenides”,
p.720), ce que Clémence Ramnoux adopte aussi en 1979 : “C’est même chose que penser, et penser l’être”
(Clémence Ramnoux, Parménide et ses successeurs immédiats, Monaco, Editions du Rocher, 1979, p.116). Guido
Calogero, refusant de faire de auto en même temps l’objet de noein et le sujet de einai, a proposé quant à lui :
« car penser est la même chose que dire être ce que tu penses. » (« pensare infatti è lo stesso che dire che è quel
che pensi ! » (Studi sull’eleatismo, Roma, 1932, p.19). Quoiqu’il en soit, comme le précise Marcel Conche dans
les commentaires sur ce fragment 3 de sa traduction de 1996, « le terme de « penser » n’est lui-même pensble
que par référence à l’être : la pensée n’est rien d’autre qu’ouverture à l’être.[…]Le fragment 3 a donc un sens
très clair si l’on veut bien voir que le to auto ne signifie pas autre chose que noein ou einai –l’un ou l’autre de ces
deux termes- pour dire que l’un des deux termes contient l’autre tout en étant différent de lui. » (Parménide, le
Poème : Fragments, PUF, Epiméthée, Paris, 1996, p.90).
498
Traité 5 (V, 9), 5, 29-32.
499
Traité 7 (V, 4), 1, 21 : ἕν πολλά.
500
Voir notre note 636 au sujet du cours de Husserl sur Plotin : « Appendice VIII : Notes pour l’étude de Plotin »
qui date vraisemblablement de 1913.
501
J.-L. Chrétien, « Plotin en mouvement », p.246. Ce terme rend parfaitement la pluralité du mouvement
intellectif, sa relativité dans l’absoluité.
502
Traité 32 (V, 5), 5, 13: « L’être est la trace de l’Un » (εῑναι τὸ εῑναι ἴχνος ἑνος).

150
étroite de la nécessité et de la liberté dans les phénomènes visibles, grâce aux enjeux
cosmogoniques, esthétiques, éthiques, mais aussi cosmologiques dans la pensée plotinienne,
nous avons montré que ceux-ci renvoient toujours à un point nodal ontologique. C’est donc
l’Être, l’Intellect, qui porte en lui la raison de cette imbrication, en cela qu’il l’exprime plus
encore que l’âme, dans ce qu’il y a de plus réel. Le rapport entre dunamis et energeia dans
l’intelligible, différent de celui que nous avons décrit pour l’âme, parce qu’il est avant tout
intransitif, la puissance se donnant à elle-même la détermination et le contenu de l’acte, peut
aider à comprendre une liberté de l’être grevée de sa propre puissance. Ce poids, ou plutôt
cette « masse d’être » - déjà présente chez Parménide503 - sera dès lors le révélateur de la
fragilité de l’être, mais aussi de sa dimension de dépendance par rapport l’Un, auquel
demeurent suspendues toutes choses nécessairement. En effet, en interrogeant l’être comme
principe de production, mais aussi de différenciation, nous serons amenés à reconnaître qu’il
porte en lui le multiple, et cela originairement, constitutivement – et là réside aussi l’héritage
de Parménide, mais également d’Anaxagore, pour qui tous les étants proviennent d’un
mélange premier comprenant, dans son unité même, l’origine de la distinction et de la
particularité de tous ses éléments. Plotin reprend d’ailleurs souvent l’un des fragments
d’Anaxagore en décrivant l’intelligible comme « une multiplicité qui est tout ensemble » (tò
homoû plêthos)504. Ainsi, l’unité de l’Intellect est telle que ses parties multiples composent un
tout organique, bien que chacune d’entre elles demeure aussi une puissance et une énergie
particulières et distinctes des autres.

Que l’être soit principe de production, de différenciation, de numérisation, de


multiplication, et d’unité concomitante, met forcément en relief une interpénétration des

503
Nombreuses sont les occurrences du terme ogkos (ὄγκος) chez Plotin, qui définit la masse comme propriété
de la matière reçue directement de l’âme dans le processus d’engendrement du corps et de détermination de
celui-ci. Or cette aptitude première et fondamentale de la matière, qui permet ensuite d’autres déterminations
physiques du corps, marque à nos yeux une continuité dans l’être jusque dans la matière, puisque celle-ci n’existe
pas en soi sans l’action de l’âme. La limite, la détermination, la différenciation et l’unicité d’un être vivant
résultent d’une nécessité et d’un ordre imposés par l’âme, et avant elle par l’intelligible dont elle émane. Or nous
relevons aussi le terme ogkoi dans le Poème de Parménide (vers 43-44), où l’être contraint le devenir dans les
limites de la nécessité : utilisé en concomitance avec le terme oulôn (vers 38), et oûlon mounogenes (vers 6), ce
qui pourrait signifier que l’être serait la masse des melia (membres du monde), articulés par l’anankè imposée
au devenir. Nous reviendrons dans cette partie sur la filiation parménidienne.
504
Traité 5 (V, 9), 6, 1-8. Cette expression renvoie certainement au fragment 59 d’Anaxagore, transmis par
Simplicius (Physique, 155, 23). L’idée de ce fragment est reprise fréquemment par Plotin : par exemple en 5 (V,
9), 6, 1-8 ; 31 (V, 8), 9, 3, et 49 (V, 3), 15, 21. L’unité de l’Intellect est une totalité organique composées de
parties qui chacune est en elle-même une unité distincte des autres, ce qui serait l’idée d’Anaxagore pour qui le
mélange originaire des parties constituant la totalité n’est pas contradictoire avec la particularité et la distinction
de chacune de ces parties.

151
concepts de liberté et de nécessité inhérente au tissu ontologique : aucun des deux ne peut
plus être envisagé comme une extériorité à l’Être. Au contraire, c’est dans l’intimité de « l’acte
intérieur »505 que s’élance la seule véritable liberté pour Plotin, telle qu’il la définit en tant que
« libre disposition de soi », autexousion (αὐτεξούσιον)506 : ne peut être dit véritablement libre
que l’être qui est l’origine de son acte, la source de son energeia. Une telle coïncidence n’est
vraiment garantie que par ce qui est exempt de matière : la réalité intelligible permet la
liberté, parce qu’en faisant entrer l’âme au-dedans d’elle-même, elle la rend à elle-même, la
délivre de l’extériorité de la matière.

Mais à la fois, la nécessité elle aussi, ne peut se définir que dans l’intériorité du geste
processif de l’être, traversant tous les degrés du réel, manifestation de l’Un. Ainsi, le destin
n’est plus à entendre comme une somme d’événements qui s’imposent à l’individu (ce qui
reviendrait en fait à le réduire au hasard de l’indétermination de la matière), mais pour Plotin,
il est plutôt comme l’a montré Sylvain Roux dans son étude sur la question, « la conséquence
nécessaire de la loi universelle de toute production »507. C’est dans l’intériorité des êtres qu’il
faut chercher à la fois le principe de leur liberté et celui de leur nécessité : autrement dit, leur
destinée. Nulle force extérieure ne contraint l’Être qui se déploie en un mouvement incessant,
infini, comme nulle force ne peut contraindre non plus l’âme qui suit son élan naturel et
intrinsèque vers le Bien, nous dit Plotin – si ce n’est elle-même pouvant manquer son propre
départ, s’égarer dans son cheminement, manquer par une déviation (paregklisis508 et
également ropè509) sa destinée supérieure. En revanche, il n’est de liberté réelle que celle
toujours allant à sa source intérieure et première, « libre disposition de soi », inentravée de
toute matière, telle celle des dieux dont seuls « l’Intellect et le désir conforme à l’Intellect »510
peuvent tracer le chemin.

Cette imbrication de la liberté et de la nécessité révèle le champ gravitationnel de l’Être,


déterminant tous phénomènes au sein du réel. C’est toujours grevée du poids de l’Être que
s’érige l’élan vers le Bien chez Plotin, et c’est aussi ce qui rend ce mouvement, cet élan, cette

505
Traité 39 (VI, 8), 6, 19-22 : ἐντὸς ἐνέργειαν.
506
Traité 39 (VI, 8), 3, 21 ; traité (VI, 8), 6, 19.
507
Sylvain Roux, « La place du destin, aspects d’une problématique dans la pensée de Plotin », Revue des Etudes
anciennes, t. 113, 2011, Presses Universitaires de Bordeaux, p.426.
508
Traité 3 (III, 1), 1, 16 : παρεγκλίσεσι.
509
Traité 47 (III, 2), 4, 39. Voir Aristote, Sur le ciel, I, 5, 271b8-13 : une légère déviation au départ mène au final à
une grave erreur, car plus on avance sur le chemin dévié, plus on s’éloigne rapidement de la vérité.
510
Traité 39 (VI, 8), 3, 26.

152
course faillible, profondément fragile, telle l’incapacité pour la seconde hypostase de se tenir
entièrement dans l’unité : « comme il aurait mieux valu pour lui ne pas désirer posséder toutes
choses, il est devenu le second »511, rappelle Plotin dans le traité 30. C’est dans cette brèche
que l’érosion de l’Être n’en finit plus jusqu’aujourd’hui, jusqu’à s’effriter dans l’événement
quotidien, qui n’est jamais que l’éternel retour où la liberté se confond à la nécessité.

I- L’inclusion mutuelle de la liberté et de la nécessité dans l’hèn polla

« S’il existait quelque chose d’autre après


le Premier, ce ne pourrait être quelque
chose de simple, mais ce serait quelque
chose d’« un-multiple ». »
Plotin, 7 (V, 4), 1, 20-21.512

L’Être plotinien est un regard, celui de l’Intellect vers l’Un. Il est « d’emblée »513 dyade,
retournement, retroussement, rebroussement –mais trop tard, il est déjà multiple, il est autre
que l’Un, il est l’altérité, il est engendrement, il est mouvement, incessante production,
nécessaire procession. Et ce regard est pensée, il n’est autre que « l’intelligible », l’Un
qu’intellige l’Intellect : autrement dit, déjà et dans l’immémorial, puisqu’il ne s’agit pas de
création, puisque le temps n’a rien à faire ni l’espace dans ce qui est immatériel, déjà l’Être
est le tout, toutes choses ayant leurs formes en lui, leur réalité, leur existence : « Et voilà
pourquoi l’intellect est non pas simple, mais plusieurs, et pourquoi il manifeste une
composition (une composition intelligible toutefois) et voit d’emblée plusieurs choses. Il est
certes lui-même aussi un intelligible, mais il intellige aussi : c’est pourquoi d’emblée, il est
deux »514, nous dit Plotin dans le traité 7, définissant la seconde hypostase issue de l’Un

511
Traité 30 (III, 8), 8, 35.
512
L’expression entre guillemets hèn polla est empruntée au Parménide de Platon, 144 e5.
513
Traité 7 (V, 4), 2, l. 10 et 11 que nous citons infra : ἤδη.
514
Traité 7 (V, 4), 2, 9-11.

153
comme ne pouvant le percevoir que sur le mode de la multiplicité. L’Intellect ne peut saisir
l’Un comme « Un », il le regarde, le pense, et disons-nous, ce regard, cette intellection est la
dyade indéfinie515, matière intelligible qui est principe de production de tout ce qui est,
comme le montre le traité 12 sur les deux matières. La morphogénèse est en route, la
multiplicité des réalités sensibles étant d’avance comprise par la multiplicité intelligible des
Formes, qui est l’origine, la cause et l’ordonnancement du monde (kosmos dans son sens
premier évoqué intra dans notre première partie : arrangement, ordre, mais aussi parure,
beauté). Car si le caractère polymorphe du monde intelligible va de pair avec l’existence de la
matière intelligible516, il implique aussi la marque de l’unité, et la dyade se fait définie, vie
intelligente dans le rebroussement, le retroussement d’elle-même vers l’Un, selon le
mouvement indissociable plotinien de la procession-conversion : mesure de l’illimité, apeiron
(ἄπειρον), l’Être-Intellect permet aussi au multiple qu’il génère de s’ordonner, de « rebrousser
chemin et trouver son repos »517 dans les Formes.

En interrogeant ce geste propre à l’Être qui se prolonge dans les étants (dans chaque étant
serait encore plus juste), nous serons confrontés à deux problématiques : d’une part, la liberté
et la nécessité sont toutes deux à la source même de l’Intellect, non pas comme des
caractéristiques extérieures, mais plutôt intériorisées, constitutives de lui. Elles tracent la
dynamique de toute manifestation, sensible et intelligible jusqu’au non-être lui-même.

515
Voir en ce qui concerne la dyade dans la tradition platonicienne, la note 30 du traité 7, p.30, où J.-F. Pradeau
explique la position de Plotin, différente de celle de ses prédécesseurs : « La dyade (ou « dualité ») est le terme
que les successeurs immédiats de Platon retenaient afin de désigner l’ensemble des choses sensibles,
indéterminées parce que susceptibles de variations selon le plus et le moins, l’excès et le défaut. De cette dyade
indéfinie, on distinguait les unités véritables, les « monades » que sont les réalités intelligibles. Plotin réunit donc
pour sa part ces deux principes, en suggérant que l’Intellect les comprend tous deux. » Voir aussi notre note 22
infra.
516
D’autres traités identifient la matière intelligible à la dyade infinie : 7 (V, 4), 2, 7-8 ; 10 (V, 1), 5. Plotin reprend
en cela la position que la tradition depuis Aristote a admis être celle de Platon, selon laquelle il existe une matière
des formes intelligibles. Voir Aristote, Métaphysique, A, 6, 987b18-26 (Librairie Philosophique Vrin, Paris, 1981,
traduction J. Tricot) : « Les Idées étant causes des pour les autres choses, il [Platon] estima que els éléments des
Idées sont les éléments de tous les êtres ; ainsi, en tant que matière, les principes des Idées sont le Grand et le
Petit, et en tant que substance formelle, c’est l’Un, car c’est à partir du Grand et du Petit, et par participation du
Grand et du Petit à l’Un que naissent les nombres idéaux, - Que pourtant l’Un soit la substance même et non le
prédicat d’une autre chose de laquelle on dit qu’elle est une, Platon en tombe d’accord avec les Pythagoriciens ;
que les nombres soient les causes de la substance des autres êtres, il l’admet encore pareillement avec eux. Mais
remplacer l’Infini qu’ils concevaient comme simple par une Dyade, et constituer l’Infini avec le Grand et le Petit,
voilà l’apport personnel de Platon. » ; et en 988a-11-14 : « et cette matière, qui est substrat (et de laquelle se
disent les Idées, pour les choses sensibles, et l’Un pour les Idées), c’est la Dyade , c’est le Grand et le Petit. »Voir
également Aristote, Physique, III, 4, 203a10 (Librairie Philosophique Vrin, Paris, 2008, traduction A. Stevens) :
«tandis que pour Platon, il n’y a aucun corps au-delà, pas même les Idées, du fait qu’elles ne se trouvent nulle
part, mais l’Infini est dans les choses sensibles et dans les Idées. »
517
Traité 34 (VI, 6), 3, 9.

154
D’autre part, liberté et nécessité ne semblent plus alors à concevoir comme une antinomie
mais comme une inclusion au sein de l’Être dans une relation binaire. J’examinerai donc le
type de relation entre liberté et nécessité au sein de l’Être afin de savoir si l’on peut réduire
l’une à l’autre, comme certains passages paraissent le suggérer.

1- L’intériorisation de la liberté et de la nécessité dans le geste ontologique

« Il n’est mouvement qui ne parle. »

Montaigne, Essais518

1- 1 La liberté comme « libre disposition de soi » : l’être autexousion

Nous avons vu dans la première partie concernant l’âme, que la véritable liberté de
celle-ci consistait en la saisie de sa partie la plus profonde, la plus intime, ses racines
intelligibles : cette saisie d’elle-même suppose non seulement une remontée vers sa
propre définition d’ousia, mais le détachement, l’arrachement à tout ce qui lui extérieur
et ne peut que la détourner, la distraire de l’exercice de sa volonté propre. En se détachant
de la matière - de l’indétermination et du hasard qui en sont les constituants - l’âme
humaine ne subit plus aucun rapport à l’extériorité, aux contingences, elle domine toutes
situations, pauvreté ou richesse, maladie ou bonne santé, heureux hasard ou malchance,
quel que soit l’événement inédit, elle n’en est pas tributaire : là réside la liberté du sage,
supérieure à celle de l’homme d’action, qui lui ne fait que réagir, s’adapter aux
circonstances extérieures, voire même offrir son action à l’extériorité, à la superficialité du
monde sensible. Ainsi « la libre disposition de soi (autexousion) et ce qui dépend de nous
ne doivent pas être rapportés à l’accomplissement d’une action, pas plus qu’à l’acte
externe, mais à l’acte intérieur, c’est-à-dire à l’intellection et à la contemplation propres à
la vertu »519, nous dit Plotin. Car rien de ce qui met l’âme en contact avec la matière n’est
vraiment libre, l’âme qui est dans un rapport à la matière en est forcément aliénée,

518
Montaigne, Essais, II, XII, Editions Thibaudet et Rat, 1962, p.431.
519
Traité 39 (VI, 8), 6, 19-21.

155
alourdie, dispersée, écartelée. En revanche, il n’est de véritable liberté que dans « l’acte
intérieur »520, c’est-à-dire dans la réalité la plus profonde de l’âme, dans ce qui la définit
essentiellement, à savoir l’intellection, car le noûs préserve l’âme, la dispense vraiment de
tout rapport à la matière. C’est là, au cœur de ce sanctuaire, revenue à elle-même que
seulement elle peut atteindre la liberté, parce qu’alors elle ne dépend plus que d’elle-
même, elle est la seule et unique source de son energeia, de son acte.

« Ainsi, dans les cas où l’âme, modifiée par les choses extérieures, agit et suit une
tendance qui est pour ainsi dire un mouvement aveugle, il ne faut pas dire que son
action et sa disposition soient volontaires. Pas davantage lorsqu’elle est plus mauvaise
de son propre fait, dans la mesure où elle suit les tendances qui ne sont pas absolument
droites et qui ne devraient pas diriger. Mais chaque fois qu’elle se règle, dans l’une de
ses tendances, sur la raison pure et détachée des passions, qui lui est appropriée, c’est
de cette tendance, et de cette tendance seulement qu’il faut dire qu’elle est en notre
pouvoir, c’est-à-dire qu’elle est volontaire. Et c’est en cela que consiste l’activité qui
nous appartient en propre, laquelle ne vient que de l’intérieur de l’âme lorsqu’elle est
pure, d’un principe premier qui domine et exerce sa maîtrise, et non de l’âme lorsqu’elle
est atteinte d’égarement du fait de son ignorance ou lorsqu’elle est vaincue par la
violence des désirs ; ces désirs qui, lorsqu’ils surviennent, la conduisent, l’entraînent, et
ne permettent plus qu’il y ait en nous des actions, mais n’autorisent que des
passions. »521

La liberté pour l’âme est ainsi identifiée à sa capacité à disposer de soi conformément à
elle-même, ce qui est le propre de toute essence s’exprimant véritablement, inscrivant
son identité dans l’être. Laurent Lavaud parle d’une « liberté réflexive », distinguant cette
modalité de la « liberté expressive » qu’il assimile à la descente spontanée et à la
manifestation de l’âme dans le sensible, et qui serait une forme de liberté, si ce n’est
supérieure, du moins déjà image de la liberté du Principe, parce qu’elle s’apparente à
l’autoconstitution et à l’auto-causalité.522 Il souligne avec justesse que « l’enjeu est de
toujours vouloir, non ce qui fait défaut, mais ce que l’on possède déjà, de toute
éternité »523. Mais la « libre disposition de soi » (autexousion)524 propre à toute ousia et

520
Traité 39 (VI, 8), ibid.
521
Traité 3 (III, 1), 9, 4-16.
522
Laurent Lavaud, « La métaphore de la liberté. Liberté humaine et liberté divine chez Plotin », Archives de
Philosophie 2012/1, Centre-Sèvres, p.11-28.
523
Ibid., p.20.
524
Traité 39 (VI, 8), 3, 21.

156
qui reflète certainement quelque chose de l’Un, est-elle à séparer de la faculté toute aussi
intérieure et profonde à l’ousia de persévérer en elle-même, c’est-à-dire de produire ?
Nous pensons plutôt que l’une est à la fois l’envers et le prolongement de l’autre, ou plutôt
que chacune de ces formes de liberté est en fait un moment, un terme, un stade de l’être.
Il faut rappeler que la procession plotinienne se produit à partir des êtres eux-mêmes, par
émanation, comme se répand un parfum sur tout ce qui l’entoure, comme s’étend le feu,
embrasant tout son alentour, ou comme le froid glacé de la neige gèle les organismes
qu’elle touche.

« Toutes les choses qui sont, tant qu’elles subsistent, produisent nécessairement grâce
à leur réalité propre et en vertu de la puissance qui est en elles, une réalité indépendante
dirigée vers l’extérieur et qui leur est attachée ; cette réalité est comme une image des
modèles dont elle est née. Le feu produit la chaleur qui vient de lui ; et la neige ne garde
pas à l’intérieur d’elle-même tout son froid. Ce sont les objets odorants qui en donnent
la preuve la plus claire : en effet, tant qu’ils existent, quelque chose vient d’eux et se
diffuse tout autour, et celui qui se trouve proche d’eux jouit de leur existence. Oui,
toutes les choses, une fois qu’elles sont parvenues à la perfection, engendrent. »525

Or ce processus de production, tout spontané et naturel soit-il, n’en vaut pas moins pour
toutes les réalités, dont les Formes intelligibles. La suite du chapitre 6 et le chapitre suivant
du traité 10 que nous citons en témoignent. L’activité de production résulte toujours, non
seulement de la perfection à laquelle est parvenue une essence526, mais elle provient
toujours du cœur même de cette essence : c’est de l’intérieur qu’émane le
« rayonnement »527 qui va derechef produire une réalité inférieure. Si le mouvement de la
liberté de l’essence qui se manifeste dans et par la production est bien tourné vers
l’extérieur en cela qu’il génère une autre réalité, il découle cependant du même principe
intérieur de liberté qu’est l’autexousion. Mieux, sans cette dimension –disposer librement
de soi, être la source de son energeia, l’être ne serait pas, aucune réalité n’en produirait
aucune : « Car ce qui est n’est point un cadavre, ce n’est pas non plus quelque chose privé
de vie ou quelque chose qui ne fait pas acte d’intellection : l’Intellect et l’être sont

525
Traité 10 (V, 1), 6, 30-37. Les exemples du feu et de la neige se retrouvent en 7 (V, 4), 1, 31, en 27 (IV, 3), 10,
30 et en 49 (V, 3), 7, 23, alors que celui de l’odeur semble n’apparaître qu’ici.
526
« Or, dès que n’importe laquelle des choses atteint sa perfection, nous constatons qu’elle engendre, c’est-à-
dire qu’elle ne supporte plus de demeurer en elle-même, mais qu’elle produit une chose différente. » Traité 7
(V, 4), 1, 26-31.
527
Traité 10 (V, 1), 6, 28 : περίλαμψιν.

157
vraiment une seule et même chose »528, déclare Plotin définissant l’Intellect comme vie et
pensée tout à la fois, en une étroite identité, en droite ligne de Parménide 529. L’acte
d’intellection, la pensée de l’Être, c’est à la fois son retournement vers l’Un, l’origine dont
il est issu, et déjà sa production, les vivants intelligibles, qui sont cause des vivants
sensibles. Sur ce modèle parménidien qui fait de l’être et de la pensée une coalescence,
toutes les réalités, intelligibles et sensibles, ne produisent de réalités inférieures que dans
leur capacité à « penser » la réalité supérieure qui les fait être ce qu’elles sont – autrement
dit dans leur réflexivité même.

Aussi, quand Laurend Lavaud conclut ainsi son étude : « la liberté de l’être ne peut être
absolue et première, parce qu’elle suppose une scission entre ce qui relève de l’origine et
ce qui relève de l’effectivité, entre l’essence qui définit ce qu’il a à être, et l’acte qui
accomplit réellement ce devoir-être »530, nous suggérons plutôt qu’une coupure entre
l’origine et l’effectuation de la liberté de l’essence, une continuité, un prolongement du
même geste en une sorte de crase. Cette continuité du geste a pour cause la dyade qu’est
l’Intellect pour qui dunamis et energeia ne sont en fait que les deux moments de son
développement, l’émanation s’écoulant de l’Être à l’orée même de son regard sur l’Un,
contemplation et production toujours intrinsèquement mêlées, comme nous avons pu le
voir dans la fin de notre première partie quant à la réalité de l’Âme. Car, disposer
librement de soi est bien le propre de toute ousia qui ne cesse pas d’être l’origine parce
qu’elle produit d’autres choses : « elle est toujours, parce qu’ « elle ne s’abandonne jamais
elle-même » »531, rappelle Plotin au sujet de l’âme procurant la vie, préférant adopter un
discours qui réhabilite l’essence plutôt que de rabaisser l’âme à ses égarements possibles
dans le « flux du corps »532 qu’elle a produit. Cette intériorité de la liberté de l’essence
rejoint d’ailleurs la fameuse notion d’hupóstasis chez Plotin, qui pose toujours problème
et qu’on assimile trop souvent aux hypostases de Porphyre (qui les conçoit comme des
niveaux de réalités distincts et hiérarchisés). Car Plotin, comme le rappellent Luc Brisson
et J.-F. Pradeau, parle davantage « d’avoir une hypostase, une existence réelle », que

528
Traité 7 (V, 4), 2, 44-46.
529
Parménide, Le Poème, Fragment 3 : « Etre et penser c’est la même chose ». Voir notre note n°497.
530
Laurend Lavaud, art.cit, p. 27.
531
Traité 10 (V, 1), 2, 9. Plotin cite ici Platon, Phèdre, 245c7-8.
532
Idem, l. 15. L’expression est entre guillemets dans la traduction de Fronterotta, qui indique dans sa note 25,
p. 176 que la citation se rapporte à Platon, Timée, 43b5-6.

158
d’être une hypostase : « en ce sens, la notion d’hypostase est synonyme de celle d’ousia
(réalité ou essence d’une chose) mais avec une connotation subjective et substrative, qui
explique pour partie la traduction qu’en donneront les Latins par substantia. »533La liberté
pour toute réalité réside en son substrat, sans lequel l’être ne serait pas, la liberté faisant
partie de la définition même de l’être. Etre c’est toujours être libre, dès qu’il s’agit d’une
ousia, d’un être.

Ici encore, c’est l’image du feu que Plotin invoque, et qui rend célèbre sa théorie des
deux actes que nous avons évoquée plus haut avec d’autres exemples ; car il s’agit bien de
deux actes en un seul et même principe, deux formules de la liberté de l’ousia, qui toutes
deux s’effectuent dans l’intimité de l’être, comme a lieu une gestation – cette image est
aussi plotinienne et s’inscrit dans la problématique de l’engendrement, de la
morphogenèse si ce n’est de l’embryogenèse des Formes.

« En chaque chose, il y a un acte qui appartient à la réalité et un acte qui provient de la


réalité ; l’acte qui appartient à la réalité est la chose elle-même, et l’acte qui provient de
la réalité doit à tous égards en être la conséquence nécessaire, tout en étant différente
de la chose elle-même. Ainsi en va-t-il du feu, pour lequel il y a la chaleur qui constitue
sa réalité, et une autre chaleur qui naît de la première puisque le feu exerce l’acte qui
naturellement inhérent à sa réalité tout en restant du feu. Il en va bien de même pour
l’intelligible ; et même davantage encore, car lorsqu’il demeure « dans son état
habituel », l’acte engendré par la perfection et par l’acte qui est en lui, acquiert
l’existence. »534

Ainsi une réalité n’ « acquiert une existence » (ὑπόστασιν λαβοῦσα), une « hypostase »
que lorsqu’elle accomplit sa liberté – l’acte qui lui est propre, celui pour lequel elle est sa
source, et qui est à la fois l’acte second de son principe. La puissance est déjà l’acte pour
une ousia, et en ce qui concerne l’Intellect plus encore, il s’agit de la même force
intérieure, qui n’a encore aucune part d’indétermination matérielle (l’Âme en produisant
le corps est en cela à l’extrême limite de l’être, et c’est pour cela qu’elle est dite amphibie).
Plotin s’oppose aux deux modes d’être aristotéliciens puissance et acte, où l’acte est
antérieur à la puissance et lui apporte sa détermination, comme l’acte du sculpteur créé
la statue dans l’airain, à la base pure puissance, indétermination qui a besoin de l’acte pour

533
Luc Brisson et J.-F. Pradeau, Introduction aux Traités de Plotin, p.27, note 2.
534
Traité 7 (V, 4), 2, 28-39.

159
l’informer535. Mais pour Plotin, la puissance n’est pas conditionnelle, subordonnée à un
acte, car elle s’exerce toujours entièrement : pouvoir d’action et de production qui n’est
jamais en attente de sa réalisation, liberté intrinsèque aux trois principes qui sont déjà et
d’emblée en action, par le simple fait d’être, autexousion, libre disposition de l’être, qui
finalement renvoie au « laisser-être » de l’Un dont tout provient.

Ainsi, la liberté de l’Intellect n’est pas à circonscrire dans son energeia, elle est aussi déjà
dans la dunamis, traçant le geste même de l’Être : « Or, une merveilleuse puissance
parcourt (thei) l’intelligible, et c’est pourquoi lui aussi produit »536. Le principe de
production n’est pas un acte extérieur à l’Intellect (noûs), il est l’intellection même, la
noesis à l’œuvre. Plotin parle aussi d’un « acte immobile »537 et dénué de toute fatigue
comme de toute satiété susceptibles de mettre un terme à la production de l’être, et telle
est bien la particularité de l’Intellect, contrairement au troisième principe qu’est l’âme. En
effet, le traité 6 évoque une sorte de fatigue métaphysique pour les âmes individuelles qui
se détachent de l’Âme universelle, qui n’est pas sans rappeler le mythe du Phèdre538, et
que Jean-Louis Chrétien appelle « fatigue métempirique »539 : « Les âmes s’éloignent de
ce tout [que forme l’Âme dans l’intelligible] pour devenir une partie et être leurs propres
maîtres, et comme fatiguées d’être avec une autre, elles se retirent chacune en elles-
mêmes »540. Dès lors, l’autonomie à laquelle prétendent les âmes individuelles n’est plus
qu’illusion, puisque déjà grevée de matière par l’incarnation. Ici encore, la double nature
du troisième principe, son caractère amphibie, à la limite du sensible, fait la différence
avec l’Intellect dont l’acte de production n’implique nulle fatigue, nul effort – et c’est en
cela aussi qu’il peut être dit vraiment libre, parce qu’il est à la fois acte et puissance sans

535
Aristote, Métaphysique, Κ 9, 1065b24 : « L’airain est en puissance statue ». (Traduction J. Tricot, Vrin, Paris,
1981).
536
Traité 33 (II, 9), 8, 25.
537
Traité 33 (II, 9), 1, 30 : energeia keimenos (ἐνεργείᾳ κείμενος).
538
Platon, Phèdre, 248a-b, traduction Luc Brisson : « Quant au reste de âmes, comme elles aspirent toutes à
s’élever, elles cherchent à suivre, mais impuissantes elles s’enfoncent au cours de leur révolution ; elles se
piétinent, se bousculent, chacune essayant de devancer l’autre. Alors le tumulte, la rivalité et l’effort violent sont
à leur comble ; et là, à cause de l’impéritie des cochers, beaucoup d’âmes sont estropiées, beaucoup voient leur
plumage gravement endommagé. Mais toutes, recrues de fatigue, s’éloignent sans avoir été initiées à la
contemplation de la réalité. »
539
Jean-Louis chrétien, De la fatigue, Paris, Editions de Minuit, 1996, « Plotin et le corps de la fatigue », p.53-59.
540
Traité 6 (IV, 8), 4, 10-12.

160
aucune entrave matérielle : la pensée est déjà vie, dans l’éclat d’un feu qui ne perd rien
de sa lumière à brûler, dans l’ardeur d’un désir qui ne s’épuise jamais d’être accompli.

« Là-bas, dans cette contemplation, il n’y a ni fatigue ni satiété qui mènerait à mettre un
terme à la contemplation. Il n’y a pas en effet de vide à combler pour que le but soit
atteint.[…] Inlassables sont les êtres de là-bas, . Et l’insatiabilité y vient de ce que la
satisfaction ne fait pas que l’on dédaigne ce qui a comblé ce vide. Car en voyant, on voit
toujours davantage, et en se voyant sans limite, ainsi que les objets que l’on voit, on suit
sa propre nature. Et la vie n’entraîne de fatigue pour personne, dans la mesure où elle
est pure ; pourquoi celui qui vit de la meilleure des vies se fatiguerait-il ? »541

C’est parce qu’elle est toute intérieure que la liberté de l’être est entière, sans fatigue
et sans satiété, contrairement à la liberté de l’âme qui peut être dirigée vers l’extériorité,
et qui en cela perd de son autonomie en fait, croyant en gagner alors qu’elle s’adjoint en
cela une part de pesanteur par la matérialité du corps. Quand en revanche elle parvient à
s’en extraire, à se détacher de l’extériorité matérielle par la contemplation, alors
seulement l’âme recouvre sa véritable liberté, dans l’intimité d’elle-même : d’où la citation
évoquée supra : « la libre disposition de soi (autexousion) et ce qui dépend de nous ne
doivent pas être rapportés à l’accomplissement d’une action, pas plus qu’à l’acte externe,
mais à l’acte intérieur, c’est-à-dire à l’intellection et à la contemplation propres à la
vertu »542

Aussi, émettons-nous une réserve quant à la formulation de Laurent Lavaud dans l’étude
citée plus haut sur les modalités de la liberté « expressive » et « réflexive » : s’il peut y
avoir une différenciation, celle-ci ne vaudrait à mon sens que pour l’âme, qui en effet
exerce sa liberté expressive par une certaine faiblesse à se maintenir dans l’être, en se
manifestant dans le corps (je serai amenée à montrer plus loin que cette faiblesse est due
à l’attraction de la matière sur l’âme). Mais en ce qui concerne l’Intellect, les deux modes
sont à concevoir dans l’intériorité de ce « mouvement immobile » qui intellige et produit
sans effort. « La liberté expressive présente la même ambiguïté que toute procession : elle
est tout autant expression positive et généreuse de l’être que symptôme d’une faiblesse
intérieure, d’une fatigue métaphysique qui interdit de se maintenir dans l’unité

541
Traité 31 (V, 8), 4, 26-35.
542
Traité 39 (VI, 8), 6, 19-21.

161
première »543, conclut L. Lavaud. Or, l’intériorité n’est jamais chez Plotin synonyme de
faiblesse, au contraire, elle révèle toujours la puissance déjà transmuée en acte par l’image
récurrente du feu qui est aussi foyer (hestia) : les traité 32 et 43 définissent l’Intellect
comme le foyer de la réalité (ousia), réveillant l’écho platonicien du Cratyle où le couple
ousia et hestia apparaissait déjà544.

« Car ce qu’on appelle l’«être », c’est la première chose qui s’est un peu éloignée pour
ainsi dire, de l’Un : elle ne souhaitait pas s’avancer plus loin, elle s’est retournée vers
l’intérieur, elle s’est immobilisée et elle est devenue réalité et foyer de toutes choses.
C’est comme ce qui se passe pour le son : lorsque ce qui prononce le mot « être » [eînai]
le fait en appuyant sur sa prononciation [eîn-ai], il fait entendre le son « un » [hén], qui
désigne l’origine qu’il tient de l’Un, et le son « qui est » [on], qui signifie, autant que
possible, ce qui a produit le son. Ainsi, ce qui est engendré (la réalité et l’être) possède
une imitation de l’Un, parce qu’il s’écoule de la puissance de l’Un, et la réalité, lorsqu’elle
regarde vers l’Un, qu’elle est poussée par la contemplation, et qu’elle tente d’imiter ce
qu’elle voit, prononce ces mots : « ce qui est », « être », « réalité » et « foyer »545. Car
ces sons veulent signifier l’existence de ce qui produit le son et qui est engendré dans la
douleur : ils imitent dans la mesure du possible, la naissance de l’être. »546

L’Être marque à la fois sa distance et sa proximité avec l’Un dans son rebours vers lui, il
est son antichambre, car c’est bien par lui que passe le chemin de toute conversion. Il est
le foyer, le sanctuaire, la demeure de toutes réalités. Et l’on peut dire à juste titre avec
Bachelard que « les images de la maison marchent dans les deux sens : elles sont en nous
autant que nous sommes en elles »547. La poésie de l’écriture plotinienne a rendu la force
de l’intime, non pas dans l’imaginaire, mais bien dans ce qu’il y a de plus réel, et c’est aussi
en cela qu’elle préfigure une phénoménologie de l’esprit capable de rendre la texture
complexe d’un tissu ontologique dans lequel s’exerce notre liberté individuelle,
incessamment. Si « le poète parle au seuil de l’être »548, révélant une langue qui est « un
phénomène de la liberté »549, Plotin offre non pas le seuil mais le dedans de l’Être lui-

543
Laurent Lavaud, art.cit., p.27.
544
Platon, Cratyle, 401b.
545
On (ὂν), eînai (εῖναι), ousian (οὐσίαν), hestian (ἑστίαν). Le Cratyle fait aussi le parallèle entre ousia et hestia
(401c-d).
546
Traité 32 (V, 5), 5, 14-27.
547
Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, PUF, 1961, Introduction, p.19.
548
Ibid., p.2.
549
Ibid., p.10.

162
même, ce geste libre qui convie à la seule véritable liberté qui soit, celle qui fait être, celle
qui me fait être qui je suis.

« De quelle façon pourra-t-il donc voir ? Par quel moyen ? Comment aura-t-il la vision de
« cette beauté immense » qui en quelque sorte, demeure à l’intérieur des temples sacrés
sans se risquer à l’extérieur pour que nul profane ne la voie ? - Qu’il s’en retourne et
cherche à s’associer à sa propre intimité, celui qui le peut […] »550répond Plotin, ouvrant à
chacun l’espace intérieur qui est infini et cependant un, celui qui seul est sans entraves
parce qu’il n’est justement pas un espace à proprement parler, celui qui n’a nulle frontière
qui limiterait ma liberté, et qu’il appelle « lieu des Idées », eidôn topos551 : « en s’élevant
en effet, il arrivera d’abord à l’Intellect »552, celui qui a su se faire semblable à lui, car « celui
qui voit doit s’être rendu semblable et apparenté à ce qui est vu pour parvenir à la
contemplation. »553

Nombreuses sont les occurrences plotiniennes du thème de l’intérieur - to eisô (τὸ


εἴσω), opposé à celui de l’extérieur - to exô (τὸ ἒξω)554. Or l’intériorité y est toujours
présentée comme source positive, parce qu’elle renvoie à l’unification de l’être, marque
de l’Un : bien-être, beauté, coïncidence à soi s’opposent en tous points aux
caractéristiques de l’extériorité, qui est exposée comme dispersion, perte d’autonomie,
asservissement à la nécessité matérielle, et qui en fait renvoie à l’écoulement de l’être
hors de soi, vers un illimité (apeiron) dénué totalement d’unité quant à lui, autrement dit
indéfini – qui n’est autre que la matière, comme je le montre infra. Le mouvement vers
l’extériorité est une disjonction de l’être, une coupure en soi, parce qu’il sépare l’être de
l’influence ordonnatrice du principe, le vouant inexorablement à l’effritement, à
l’éclatement en une multiplicité qui n’est plus contenue, maintenue, dirigée par l’unité555.
Il signe aussi une déperdition en autonomie, un affaiblissement de l’être : « De fait, chaque
chose est multiple quand, incapable de s’incliner vers elle-même, elle s’écoule et s’étend

550
Traité 1 (I, 6), 8, 1-4.
551
Traité 1 (I, 6), 9, 41.
552
Traité 1 (I, 6), 9, 34.
553
Traité 1 (I, 6), 9, 29.
554
Traité 10 (V, 1), 10, 6-10, traité 47 (III, 2), 15, 48-52, mais aussi traité 9 (VI, 9), 9, 11-13 et traité 31 (V, 8), 13,
20.
555
Notons ici l’écho platonicien de l’allégorie des bêtes contenues en l’homme qu’il se doit de diriger en tant que
tel : Platon, République, IX, 589a-b. Plotin cite aussi directement Platon dans le chapitre 10 du traité 10, faisant
alors plutôt référence à la République, livre IX, 589a7 : « Ainsi en va-t-il en l’homme de ce que Platon appelle
l’homme intérieur. Il s’ensuit aussi que notre âme est chose divine et qu’elle est d’une autre nature que les
choses sensibles, tout comme l’âme en sa totalité. » (Traité 10 (V, 1), 10, 10-

163
en s’éparpillant. Si elle est totalement privée de l’un dans son écoulement, elle devient
une multiplicité, puisqu’il n’y a plus rien qui unit l’une de ses parties à l’autre. »556Et cette
multiplicité « totalement privée de l’Un », absolument indéfinie, identique à la matière,
que Plotin évoque au début du traité 34 est à opposer à la multiplicité intelligible de
l’être557, que le nombre infini permet d’identifier à la totalité : dans la mesure où chaque
être est un tout, « il est par lui-même ce qu’il est »558, unifié, mesure de soi. Il
s’autodétermine. Il s’élance vers l’infini de l’être en s’élançant vers soi-même, réveillant
l’écho socratique du temple de Delphes « connais-toi toi-même ». Quelques lignes plus
loin, toujours dans ce traité 34 sur les nombres, Plotin poursuit :

« Pour chaque chose, être davantage ce n’est pas devenir multiple ou grande, mais
s’appartenir. Et une chose s’appartient une fois qu’elle est inclinée vers elle-même. Mais
le désir d’être grand de cette manière est le fait de qui ignore en quoi consiste la
grandeur véritable et qui s’efforce d’aller non là où il faut aller, mais vers l’extérieur. Or
aller vers soi, c’est, on le sait, aller vers l’intérieur. »559

Le geste intérieur de l’être, disons-nous est source de liberté pour l’âme, il ouvre à un
nouvel infini, à l’infini qui est à la fois un, qui me centre, m’ordonne, m’équilibre, m’unifie
face au devenir dont je me libère, à la contingence et au hasard de la matière dont je
m’allège. « Car nous-mêmes, lorsque nous sommes beaux, c’est que nous nous
appartenons, tandis que nous sommes laids lorsque nous nous abandonnons à une nature
qui n’est pas la nôtre. »560 Aller vers l’intérieur c’est gagner en liberté, gagner en bien-être,
parce que ce mouvement est toujours auto-constitutif et ne répond en fait qu’à la loi
interne de l’être, qu’à l’élan vers le Premier : « nous sommes plus grand quand nous nous
inclinons vers lui, et c’est là qu’est notre bien-être »561. L’image du temple sacré, foyer
intérieur où règne un feu inextinguible, que nous citions supra dans le traité 1 revient ainsi
à la fin du traité 9, « à la fin du voyage »562 devrais-je dire, dans l’ultime et fugitif seul-à-
seul entre l’âme et l’Un. « Ravi […] sans s’éloigner d’aucune manière de sa propre réalité,

556
Traité 34 (VI, 6), 1, 3-7.
557
Voir à ce sujet l’étude très précise de Laurent Lavaud sur les deux formes d’infini et de multiplicité dans son
ouvrage D’une métaphysique à l’autre, figures de l’altérité dans la pensée de Plotin, Vrin, Paris, 2008, p. 53-64.
558
Traité 34 (VI, 6), 18, 8.
559
Traité 34 (VI, 6), 1, 12-16.
560
Traité 31 (V, 8), 13, 20.
561
Traité 9 (VI, 9), 11, 13.
562
Traité 9 (VI, 9), 11, 45. Référence à Platon, la République, VIII, 532 e3.

164
sans plus tourner autour de lui-même »563, celui qui a laissé derrière lui jusqu’aux belles
statues du temple que sont les vertus, puis plus loin encore, les Formes elles-mêmes, « est
rentré à l’intérieur d’un sanctuaire »564 et accède alors à la seule véritable liberté, celle qui
déborde l’être parce qu’elle le laisse être ce qu’il est, selon la définition du laisser-être
plotinien déjà donnée565. Alors seulement suis-je « libéré des choses d’ici-bas »566.

Or qu’il ne soit de réelle liberté que dans l’espace intérieur, non pas de la délibération,
du décisionnel, mais au contraire de l’inentravement, de la libre disposition de soi, rendue
possible par le « laisser-être » du premier principe, révèle du même coup la nécessité de
l’Être, tout aussi intérieure. Nécessité intérieure qui coïncide avec la notion de principe
selon la définition platonicienne du Phèdre : ce qui est inengendré, incorruptible et
automoteur567, qui agit en tant que cause première et qui est à l’origine de son activité.
Nous retrouvons ici les trois principes plotiniens qui déterminent l’ensemble du réel : déjà
l’âme, nous l’avions vu dans la première partie de notre recherche, en tant que principe,
offre une résistance à la matière, autrement dit à l’extériorité d’elle-même. En tant que
« cause première »568 (prôtourgos), l’âme est assimilée à une cause intérieure, en
opposition aux causes extérieures dans le traité 3, et peut ainsi échapper au destin que la
conception stoïcienne semble limiter aux causes extérieures. Or, comme l’a montré
Sylvain Roux dans son étude sur la problématique du destin chez Plotin 569, celui-ci ne
saurait se limiter à une définition somme toute si réductrice qu’elle aboutit à sa négation
même : en revanche, toujours reliée aux réalités intelligibles et reliant les réalités
sensibles, il est une loi nécessaire et intérieure à l’être, qui est à la fois conforme au
principe de production et à celui de conversion. Ce double mouvement, toujours intérieur,
permet l’émergence d’une nouvelle acception du destin, que nous présentons ici
attributive de l’Être lui-même, autrement dit, non plus eimarmènen, mais plutôt

563
Ibid., l.13-14.
564
Ibid., l.26.
565
Traité 38 (VI, 7), 42, 7-8.
566
Traité 9 (VI, 9), 11, 50.
567
Platon, Phèdre, 245c5-246a2.
568
Traité 3 (III, 1), 8, 8 : πρωτουργοῦ.
569
Sylvain Roux, « La place du destin, aspects d’un problème dans la pensée de Plotin », Revue des études
anciennes, t.113, 2011, n°2, Presses universitaires de Bordeaux.

165
eimarmènon, destinée de l’Être570, qui suppose une nécessité positive inclue dans le geste
intérieur que j’ai tenté de restituer ici.

1- 2 La destinée de l’être

La liberté de l’être en est l’essence elle-même, parce qu’elle relève du dynamisme


propre à l’Intellect : phénomène irréductible qui se reflète dans la liberté de l’âme,
toujours échappant au joug des causalités extérieures. C’est l’intériorisation du concept
dans la pensée plotinienne qui nous permet en effet d’en faire une composante de
l’Intellect : la liberté appartient à l’être parce que la réalité intelligible est toute entière
liberté, en tant que puissance et acte, par sa production qui est en même temps
conversion (regard vers le premier Principe). Le phénomène de la liberté de l’Être repose
sur l’étroite corrélation entre être et pensée évoquée supra, et cette corrélation est
d’ailleurs le modèle même de toute génération dans la pensée de Plotin.

« Il ne faut donc pas séparer ce qui pense et ce qui est pensé l’un de l’autre, même si
notre expérience nous conduit habituellement à les concevoir séparément. – Quelle est
donc cette activité et que pense-t-il, pour que nous puissions affirmer qu’il est lui-même
ce qu’il pense ? – Puisqu’il est bien clair que l’Intellect, étant réellement, pense les
choses qui sont, et les fait exister (huphistanai), il est alors ces choses. » 571

Ce qui « fait exister », ce qui donne substance (et nous rejoignons ici la définition de
l’hypostase comme substrat, intériorité), ce qui cause l’existence est aussi,
paradoxalement, ce qui « fonde », « soutien » dans un sens métaphysique – le verbe
huphistanai (ὑφίσταναι) signifiant soutenir. Ici se profile l’architecture de la métaphysique
plotinienne, que j’interrogerai surtout dans la troisième partie : une architecture inversée,
ou le plus léger, le plus impondérable, le plus libre de toute détermination, mais aussi le
plus « un » soutient le poids du monde. En cela, l’Intellect préfigure déjà l’hénologie, parce
qu’il est libre de l’Un, libre par l’Un, détaché du Premier qui le laisse être à lui-même : la
libre disposition de soi est une condition sine qua non de toute production ontologique.

570
Traité 27 (IV, 3), 13, 23.
571
Traité 5 (V, 9), 5, 10-14.

166
Mais alors, la question qui se pose est celle de la teneur de cette liberté : n’est-elle pas
somme toute, très proche de la nécessité ? La production des corps pour l’Âme, mais aussi
des formes pour l’Intellect remonte en effet au premier Principe, origine même de la
procession. C’est une même nécessité qui commande toute genèse. Et, pour aller plus loin
encore, le mouvement même de retournement vers l’origine, qui signe chez Plotin la
véritable liberté – puisque seul l’acte de l’âme dirigé vers le Bien peut être vraiment dit
libre, puisque « la volonté de l’Intellect, c’est son intellection »572, c’est-à-dire son
embrassement de l’être qu’il est déjà, sa persistance de désir sans fatigue ni satiété – alors
peut-on encore nommer liberté l’adhésion pure et simple, quasi-automatique à ce qui est
(le Bien) ? Le véritable « foyer » de l’être-Intellect, son intimité, sa demeure qui est aussi
sa plus ardente flamme, celle capable d’allumer toutes vies, de réchauffer toute hésitation
à la lumière de la raison, et de diriger toute âme vers elle-même, de lui permettre de se
retrouver dans l’égarement, de revenir à elle-même, n’est-ce pas ce qu’il faut appeler la
destinée de l’être ? Une destinée qu’il nous faut distinguer d’un destin en tant que somme
d’événements extérieurs et contingents, une destinée qui est un cheminement, ce vers
quoi tous les étants s’élancent, fût-ce à leur insu, fût-ce jusque dans leurs égarements dans
le mal ? Une destinée qui se révèlerait être la structure, l’ossature même de l’être, dont
les racines célestes de l’âme rappellent aussi la destination, la direction. Plotin en effet
parle tout aussi bien de « la destinée de la plante »573 que de « la destinée de
l’Intellect »574, et compare ce mouvement naturel et intrinsèque de toute vie à un élan, un
bond, à la croissance du corps, à la pousse des cheveux ou des ongles et à la pulsion du
désir sexuel.

« Cela ressemble aussi à la façon dont se réalise, en chaque cas particulier, le


développement ordonné d’un vivant ; c’est en temps voulu que la nature met en
mouvement et fait naître chaque chose, par exemple qu’elle favorise la venue de la
barbe et des ongles […] ; cela ressemble encore au développement ordonné des arbres
qui se développent selon un ordre fixé à l’avance. Les âmes ne viennent ni de leur plein
gré, ni parce qu’elles ont été envoyées ; ou du moins, dans leur cas, le plein gré ne
correspond pas à un choix préalable. C’est plutôt quelque chose comme bondir
naturellement, ou comme éprouver le désir d’avoir des relations sexuelles, ou être
amené sans réflexion à accomplir de belles actions. Pour tel être, telle destinée est
toujours fixée, celle-ci maintenant, et celle-là ensuite. L’Intellect, qui est antérieur au

572
Traité 39 (VI, 8), 6, 37.
573
Traité 3 (III, 1), 4, 8.
574
Traité 27 (IV, 3), 13, 23.

167
monde a lui aussi une destinée, celle de rester là où il est et d’envoyer autant de lumière
que possible ; et c’est conformément à une loi que chaque rayon de lumière,
subordonné à l’universel, est envoyé. »575

Déjà Paul Henry soulignait, au début du 20eme siècle, l’assimilation de la nécessité à


l’Intellect, et son caractère intrinsèque au second principe : ainsi déclare-t-il au sujet du
mot « destin » - eimarmenon (εἱμαρμένη) « qu’en appliquant ce mot à l’Intelligence elle-
même, il [Plotin] le transforme et en fait un synonyme de nécessité : l’Intelligence doit
demeurer toute entière là-haut et « envoyer ». Cette mission est régie par une loi. »576 Il
note peu après « l’insistance avec laquelle Plotin affirme que cette loi est intérieure aux
êtres, possédée par eux »577. En effet, la suite du chapitre 13 du traité 27 que nous avons
cité, met l’accent sur l’intériorisation de cette loi nécessaire dans tous les êtres, et précise
aussi son « poids », dans le phénomène de l’existence :

« L’universel réside en effet en chaque chose. Et ce n’est pas de l’extérieur que la loi tire
la force de s’accomplir, mais elle est donnée à ceux qui en font usage et qui la
transportent partout. Et si, le temps venu, ce que la loi souhaite voir se produire se
trouve réalisé par des êtres qui l’ont intégrée, de sorte que ce sont eux qui accomplissent
la loi parce qu’ils la transportent partout, cette loi qui tire sa force du fait qu’elle est
établie en eux et qu’elle produit un désir empressé qui s’apparente aux douleurs de
l’enfantement, celui d’aller là où ce qui est en eux leur dit pour ainsi dire d’aller. »578

Nous avons évoqué plus haut la recherche de Sylvain Roux sur le problème du destin
chez Plotin : son étude met à jour une conception nouvelle du destin qui parcourt les
traités, et qui remet en cause l’acception classique du terme en tant que causalité
extérieure, simple enchaînement nécessaire des causes, qui correspond à la définition
stoïcienne579. Le destin plotinien, nous dit-il, est davantage à situer dans l’intériorité des

575
Traité 27 (IV, 4), 13, 12-25.
576
Paul Henry, « Le problème de la liberté chez Plotin », Revue néo-scolastique de philosophie, 33e année,
deuxième série n°29, 1931, p.50-79.
577
Ibid., p.67.
578
Traité 27 (IV, 3), 13, 24-33.
579
Selon Chrysippe, le destin se définit comme un enchaînement - epiplokès (επιπλοκες) causal et
intransgressible. « Le destin (fatum) que les Grecs nomment heimarmenè, Chrysippe, chef de de la philosophie
stoïcienne, l’a défini ainsi : « Le destin est une suite et un enchaînement éternel et immuable de fais se déroulant
et se nouant lui-même par un ordre constant de successions dont il est formé et tressé […]. Dans le livre IV du
traité De la providence, il dit « que le destin est un ordre établi par la nature de la totalité des événements qui se
suivent les uns les autres et se transmettent le mouvement depuis l’éternité, leur enchaînement étant
intransgressible. » (Aulu-Gelle, Nuits attiques, VII, 2, 3, traduction R. Marache). Ainsi, l’image du destin comme
guide que les êtres vivants sont forcés, bon gré mal gré de suivre, est très présente dans la pensée et la littérature

168
principes. C’est du principe de production de l’âme du monde, de la loi régissant toute
chose et assimilée à la dikè (justice) ou « règle inéluctable »580 intrinsèque et constitutive
de l’être, qu’il faut partir pour comprendre la destinée, non seulement de l’âme, mais aussi
de l’intellect lui-même. Toute vie, toute existence, plante, animal, homme, astre, terre,
répond chez Plotin à une destinée, suspendue aux réalités intelligibles, dont la destinée
répond aussi à l’intime pulsation de l’Être. La destinée plotinienne n’est d’ailleurs pas à
situer uniquement dans le mouvement processif et productif, mais elle réside aussi dans
la conversion du regard de toute réalité vers ce à quoi elle est attachée, vers ce qui est sa
source et sa destination en même temps. « Dans tous les cas, le destin se trouve intégré,
intériorisé dans la structure processive de sorte qu’il n’est plus un principe extérieur à
l’âme. »581 Sylvain Roux, s’appuyant sur le traité 48, montre que finalement, cette
intériorisation du destin le ramène à la providence dont il provient. En ce sens, nous avions
déjà évoqué dans la première partie la distinction de Plotin entre deux providences, selon
la position, le niveau du regard sur l’être : « Toutes ces parties forment un seul être et il y
a une seule providence : à commencer par les choses inférieures, elle est destin, tandis
qu’en haut, elle est providence seulement. »582

Si l’on ne considère que les phénomènes sensibles, la providence, unique en elle-même


et venant de l’Intellect, s’applique sous la forme d’un destin selon une définition somme
toute assez proche de la nécessité comme causalité : il désigne alors le sort attribué à
toutes choses. Dans ce cadre, « les conduites de l’âme y découlaient de son choix de vie
préalable et le destin désignait cette conséquence nécessaire. »583Mais si l’on se place au
niveau des réalités intelligibles, le destin prend une forme davantage substantielle, que
Sylvain Roux va jusqu’à nommer un « principe » dans la mesure où il intègre d’emblée tous
les phénomènes - et pas seulement les phénomènes sensibles, dans l’ordonnancement de
l’Être. Aussi le reconduit-il à la providence dont il est la manifestation.

stoïcienne. On peut évoquer aussi ce vers dans L’hymne à Zeus de Cléanthe : « C’est à toi que tout cet univers
qui tourne obéit, où que tu le mènes (8, traduction Bréhier) et la célèbre phrase de Sénèque : « Les destins
conduisent celui qui veut, ils traînent celui qui refuse. » (Lettres, 107, 11)
580
Traité 27 (IV, 3), 13, 1.
581
Sylvain Roux, art. cit., p.428-429.
582
Traité 48 (III, 3), 5, 15-16.
583
Sylvain Roux, art. cit., p.425.

169
Cette analyse confirme l’intériorisation du concept de nécessité chez Plotin et rend
compte de son rejet, tant des conceptions populaires du destin rapportées par Platon 584
(qui tente de les concilier avec l’idée d’une liberté individuelle pour l’homme585), que de
la pensée stoïcienne nécessitariste où tout est prévisible et déterminé à l’avance. Elle
laisse cependant en suspens la réfutation plotinienne de la thèse épicurienne qui nie la
providence et fait de la contingence et du hasard les seules causes de l’être. Car Plotin, en
suspendant le destin – que j’appelle davantage destinée, afin de souligner son traçage, son
cheminement à travers les balises ontologiques de la procession et de la conversion de et
vers l’Un - à la providence, tout en évitant le fatalisme stoïcien, ne nie pas pour autant
l’extériorité, il va même au-delà des thèses stoïciennes qui ne considèrent somme toute
que la causalité logique, bien déterminée de toute éternité : hasard, contingence et
indétermination sont bien le propre de la matière qui donne consistance aux maux et
désordres du monde sensible. Or l’originalité et la force de la pensée de Plotin, c’est
d’embrasser l’indétermination elle-même comme le dernier reflet de l’Être, comme un
vague et confus lambeau de la trame ontologique, comme les ultimes décombres du foyer,
de la demeure intérieure qu’est la nécessité de l’Être. Car de ces derniers brûlis s’élève
encore, nécessaire, impétueuse, la flamme, l’élan vers le Bien, « lui que toute âme
désire »586 – puisque la vie anime, détermine, nécessite et règle tous phénomènes, ceux-
ci n’apparaissent jamais dans la pure extériorité matérielle, et c’est justement la raison de
la réfutation des thèses atomistes. La matière seule est inexistante chez Plotin, elle ne se
manifeste que dans les chaînes d’or du beau, liée de partout, enchaînée par la nécessité
de l’Être, le beau coïncidant aussi avec le second principe. Car loin de réduire la matière
au néant, à la négation totale, loin d’assimiler le mal à une pure « absence », aphairesis

584
Voir Phédon, 115a1-2 et 115a4-5 : Socrate fait allusion au thème du destin des tragédies. Egalement dans le
Gorgias, 512 e3-4, le destin est évoqué sous la forme du proverbe courant « nul ne saurait échapper à son
destin ». « Au lieu de s’attacher à la vie, [l’homme] doit s’en remettre là-dessus à la divinité et croire, comme
disent les femmes, que personne au monde ne saurait échapper à son destin ». (Traduction Emile Chambry, GF,
Paris, 1967).
585
« Les lois du destin » (nomous tous eimarmenous) du Timée (41 e2-3), exposées par le démiurge indiquent
des cycles de vie en adéquation avec les genres d’existence menés par les âmes incarnées. De même, dans le
mythe d’Er de la République, l’âme choisit sa vie, et ce n’est qu’ensuite, dans un second temps, qu’elle va lui être
liée par le destin (620 d7-e6.)
586
Traité 1 (I, 6), 7, 1-2.

170
(ᾀφαίρεσις ) 587, Plotin reconnaît sa « présence », parousia (παρουσία )588 au sein du
monde sensible, mais il la soumet à la destinée de l’être, en droite ligne du Bien :

« Le mal cependant, grâce à la puissance et à la nature du Bien, n’est pas seulement


mauvais : il est en effet forcé d’apparaître, il est enchaîné par de beaux liens, comme
des captifs couverts de chaînes d’or ; il est caché par ces liens pour éviter qu’il ne soit
aperçu par les dieux et pour que les hommes aient la possibilité de ne pas toujours voir
le mal, ou que, même s’ils le voient, ils soient en présence d’images du beau qui invitent
à une réminiscence. »589

Le « non-être »590 lui-même, autrement dit l’extériorité totale, d’une part s’oppose à
l’être en tant qu’intériorité, foyer inhérent, substance, ousia qui est le modèle du sensible
et qui le rend à son image une « demeure belle et variée »591 ; mais, d’autre part il s’incline
nécessairement, se soumet à la puissance du Bien dont provient le mouvement de l’être.
Forcée de se manifester, la matière ne peut le faire que dans les phénomènes, dans le
vivant, via l’âme qui la détermine, même si paradoxalement, celle-ci s’en trouve ensuite
affectée. En intégrant la matière au principe de production de l’être592, Plotin l’assujettit à
la puissance et à la nécessité intérieure qui régit toute existence, quand bien même il
l’assimile au non-être et à l’extériorité. Ainsi, les maux et les injustices ne doivent être
considérés que proportionnellement à leur quantité dans le mélange total d’être et de
non-être, de bien et de mal, d’intérieur et d’extérieur dans une âme593. La problématique
du mal qu’affronte le traité 51, qui creuse et soulève toujours nombre de dilemmes dans
la lecture de la philosophie plotinienne, jusqu’à ériger la matière en aporie, est en fait la
plus criante formulation précursive d’une phénoménologie de la liberté humaine – et de
son corollaire, la nécessité de l’être : contrairement à la liberté de l’Intellect qui est entière

587
Traité 51 (I, 8), 14, 23.
588
Ibid., l.24.
589
Traité 51 (I, 8), 15, 24-27.
590
Traité 51(I, 8), 3, 6 et 5, 11-12.
591
Traité 27 (IV, 3), 9, 29.
592
Le traité 12 Sur les deux matières envisage d’une part la matière intelligible, identifiée à la dyade indéfinie,
directement issue de l’Un, portant en elle la multiplicité des Formes, et d’autre part une matière sensible, dénuée
de toutes déterminations, informe, en-deçà même de la corporéité, illimitée, mais nécessaire à la production, la
formation et la transformation des corps, une matière malléable qui est « en tout point telle que [le] producteur
le veut ». (12 (II, 4), 8, 20).
593
Traité 51 (I, 8), 15, 9-12 : « Il faut donc qu’il y ait un bien, je veux dire un bien qui soit sans mélange, et par
ailleurs, ce qui résulte d’un mélange de bien et de mal ; si ce mélange comporte dès lors une part plus importante
de mal, il contribue à ce qui est le mal dans l’univers, et s’il en contient une moindre part, il contribue au bien, à
mesure que la part du mal s’amoindrit. » Voir à ce sujet le Timée, 31b-32c.

171
et parfaite coïncidence avec son objet, dans l’intériorité de la forme, la liberté de l’âme
humaine, par sa confrontation à la matière, n’est plus dans son intimité, elle ne désire plus
uniquement ce qu’elle est, mais aussi ce qu’elle a perdu, ce dont elle s’est éloignée, ce
qu’elle était sans l’adjonction de la matière, ce qu’elle demeure - et la langue française se
prête au glissement sur le mot, l’âme demeure en effet la demeure d’elle-même. Et c’est
aussi pour cela qu’elle peut se retrouver malgré et dans le mal, parce que celui-ci ne sera
jamais que l’effet de sa liberté, extérieure cette fois, autrement dit de son erreur, de son
égarement. Ceci est un fait, une réalité, et c’est pourquoi Plotin ne nie pas totalement
l’existence du mal et qu’il en fait « une réalité (ousia), ou une quasi-réalité »594, corrige-t-
il aussitôt, voire une « non-réalité » (mè ousia), déplaçant le curseur dans la même phrase,
dans la mesure où l’écartement d’avec la réalité, la distanciation d’avec l’ousia,
l’éloignement de l’être ne sera jamais qu’un élan manqué vers l’être et même vers le Bien.
Et cet écart sera toujours déchirure pour l’âme, ouverture sur l’extériorité, distorsion
d’elle-même, d’où les souffrances endurées en ce monde qui ne proviennent donc que
nos propres actes, lorsqu’ils sont contraires à l’ordre nécessaire de la raison. C’est par
impuissance à coïncider avec soi, avec l’Intellect et avec le Bien en définitive, autrement
dit par un mouvement de tension inverse au mouvement naturel de l’Être que l’âme
humaine exerce sa liberté dans un sens erroné, contraire à la nécessité intérieure de
l’ousia : à la base, les hommes « se portent vers les belles actions par leur nature
propre »595, et ce mouvement ne fait que mimer le rebours initial de l’Intellect vers l’Un,
produisant les intelligibles en même temps qu’il les intellige. Mais il arrive aussi que cette
aspiration naturelle soit faussée, frustrée, abîmée, l’âme individuelle souffrant de son
manque d’unité, par trop diffractée dans l’extériorité matérielle dans laquelle elle s’est
engagée : penchée vers son propre corps, reflet pâli d’elle-même qui l’appelle pour
recevoir ses soins, tel Narcisse perdu en son image, elle peut en effet s’égarer, souffrir, en
s’offrant à l’extériorité596. Cette contradiction dans l’âme incarnée est justement ce qui
fonde le dysfonctionnement qu’est le mal, commis et subi. Seule une saisie de l’ordre
nécessaire, dans l’intériorité d’elle-même, est susceptible de guérir l’âme en lui rendant
sa beauté, reflet de la beauté de l’Intellect. Reprenant le fragment perdu de la tragédie

594
Traité 51 (I, 8), 3, 38.
595
Traité 47 (III, 2), 10, 18-19.
596
Traité 1 (I, 6), 8, 9-12.

172
d’Euripide, Mélanippe, cité par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque597, au sujet de la
justice, assimilée au visage même de l’Intellect ou à son avatar, Plotin nous rappelle « à
quel point est beau le visage de la justice et de la tempérance ; [et que] « ni l’étoile du soir
ni l’étoile du matin ne sont aussi belles ». »598

Le visage de la Justice apparaît aussi au traité 47 sous les traits d’Adrastée, redistribuant
les vies terrestres selon l’ordre et la sagesse, la nécessité coïncidant avec le mouvement
même du logos, principe unificateur et ordonnateur du multiple : « C’est par là que
s’explique le nom d’Adrastée, qui nous vient des dieux, car la disposition de l’univers est
réellement « adrastée », c’est-à-dire justice véritable et sagesse merveilleuse »599 Elle
n’est autre que cette nécessité interne de l’Être, traçant une destinée, et non plus un
destin, une direction, un sens, qui ne peuvent être que celui qui est conforme à l’être.

Aussi, je crois, contrairement à la tradition de bien des commentateurs depuis Proclus,


qu’il n’y a nulle contradiction dans la pensée plotinienne sur la matière, mais que celle-ci
est plutôt une des formulations les plus fines de la problématique entre liberté et nécessité
dans la complexité phénoménale : ni dualisme qui opposerait une sorte de principe du
non-être à l’être et du mal au Bien, comme on a été tenté d’en accuser Plotin, rapprochant
de façon erronée sa pensée des mêmes gnostiques contre qui il s’est cependant toujours
érigé, ni aporie aboutissant à faire du mal le résultat du Bien dans sa dernière production,
la pensée de Plotin rend au contraire dans sa plus exacte et troublante vérité la déchirure
de l’Être et des étants lorsque leur destinée ne peut s’accomplir pleinement : et c’est bien
de notre histoire, en tant qu’individus, et de l’histoire de notre monde, de nos sociétés
qu’il s’agit. Comme l’a très justement suggéré Dominic O’Meara dans son introduction à
la traduction du traité 51, les diverses analyses menées sur le sujet s’engluent dans des
impasses attribuées à la pensée plotinienne, peut-être par facilité600 parce qu’elles
fusionnent les questions éthique et métaphysique.

597
Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 3, 1129b28-29 : « Et c’est pourquoi souvent on considère la justice comme
la plus parfaite des vertus, et ni l’étoile du soir, ni l’étoile du matin ne sont ainsi admirables ». (Traduction J .
Tricot, Vrin, Paris, 1990).
598
Traité 1 (I, 6), 4, 9-12.
599
Traité 47 (III, 2), 13, 16-17. C’est la seule mention plotinienne de la figure d’Adrastée.
600
Cette hypothèse m’est imputable et n’est pas dans le texte de D. O’Meara.

173
Or, « le mal moral, le mal dans l’âme, ne s’explique qu’en fonction d’un mal à l’extérieur
de l’âme et qui l’infecte, la matière ; le mal moral est l’effet d’un mal objectif, un mal
cosmique, ou (si l’on veut), métaphysique. »601 Comme le soutient aussi Denis O’Brien602,
il y a une différence fondamentale dans le mode de production de la matière et celui de
l’émanation du système plotinien, qui se fait toujours par conversion vers la réalité
supérieure, à l’image de ce que nous avons appelé le retroussement ou le rebours de
l’Être : « tant pour la production de l’Intellect que pour celle de l’âme, l’engendré dirige
son regard vers le principe d’où il a pris son essor. »603Et plus loin, décrivant la genèse de
l’Intellect à partir de l’Un, O’Brien précise que la réalité seconde n’est pas directement
produite par l’Un, mais plutôt par le mouvement interne de retournement :

« Comment l’Un engendre-t-il l’Intellect ? L’Un n’engendre pas l’Intellect. L’Un fait naître
un produit indifférencié, un produit qui n’est pas encore Intellect, mais qui le deviendra,
non pas à la suite d’une activité quelconque de la part du premier principe, mais parce
qu’il se constitue lui-même comme Intellect par un mouvement de retour vers son
origine, par le regard qu’il essaie de porter lui-même sur le principe dont il est issu. »604

Ce mouvement, dont je tente ici de montrer la puissance et la nécessité interne dans la


métaphysique plotinienne, est source et modèle de toute production. Or la matière sensible
n’est pas produite de cette façon chez Plotin. Elle émane bien, certes, mais elle ne se retourne
pas vers le principe qui l’engendre, n’étant produite que par une faille, une déchirure dans le
principe, et non pas par la perfection de celui-ci. Bien qu’elle soit production de l’âme, son
processus n’est pas le même : elle ne provient pas de l’état de perfection de l’âme, mais au
contraire de son imperfection. La matière naît d’une lésion ontologique, de l’ouverture de
l’âme sur l’extérieur, et le mal ne provient dès lors que de la distorsion de l’âme agissant
contre sa propre nature, par égarement, par défaut de vision. C’est quand l’âme est dans un
état d’obscurcissement de jugement, quand sa raison, partie supérieure d’elle-même, est

601
Dominic O’Meara, Traité 51, Les Editions du Cerf, Paris, 1999, Introduction, p.37.
602
Denis O’Brien, « La matière chez Plotin : son origine, sa nature », Phronesis, vol.44 n°1, février 1999.
Egalement « Plotinus on Evil. A study of matter and the soul in Plotinus conception of human evil », Le
Néoplatonisme, Colloque international du CNRS, Paris, 1971, p.113-146.
603
Denis O’Brien, art.cit, p. 53.
604
Ibid., p.55.

174
blessée, « endommagée »605 et qu’elle est dans un état de « faiblesse »606, déjà penchée
dangereusement hors de la demeure d’elle-même, ayant perdu ses ailes, qu’elle génère la
matière. Le processus intérieur de la nécessité de l’être est dès lors rompu : à partir de là, le
produit né d’une lésion ne peut être que négativité pure, altérité même de l’être, autrement
dit non-être. Ainsi Plotin définit-il la matière, comme entière privation, et c’est pourquoi
dénuée d’ordre, sans plus de destinée intérieure puisque l’objet de production est incapable
de se retourner vers son principe de production, soudain tout s’arrête en cette dernière étape
ontologique. Et que la rupture du processus interne que j’appelle ici intériorisation de la
nécessité ou « geste de l’être », ou encore destinée de l’être, soit rompu par la faiblesse ou
l’obscurcissement de l’âme n’enlève pas la causalité et la responsabilité de celle-ci dans le
phénomène : la liberté, mal orientée, dirigée non plus vers le foyer, vers l’origine, mais vers
l’extérieur, n’est plus que désorientation, égarement, souffrance et pesanteur. En définitive,
en s’opposant au mouvement naturel dirigé vers la réalité supérieure, l’âme s’est opposée à
elle-même : « cette opposition aux dieux vient de lui-même »607, précise Plotin, laissant ouvert
le champ d’une responsabilité pour l’âme humaine qui serait liée à l’intentionnalité, l’âme
étant capable de choisir son orientation, son niveau d’être, et ce faisant, sa vie. Fût-ce dans
l’erreur et le non-être.

Dans le traité 27, au chapitre 8, Plotin évoque justement la différence : les âmes
individuelles, même si elles proviennent toutes de l’Âme hypostase, et en cela y demeurent
suspendues par essence, sont bien des « individualités », ce qui explique que le choix, le
comportement, le cheminement de chacune diffèrent. Chacune exercera son acte selon sa
nature, mais aussi son regard vers l’intelligible :

« […] les âmes diffèrent, non seulement par leur corps, mais surtout par leurs caractères,
par l’exercice de leur raison, discursive, et en vertu des vies qu’elles ont vécues
antérieurement. […]Chacune est différente en fonction de ce qui est en acte en elle. Cela
revient à dire que cette âme est différente en raison du fait qu’elle est unie en acte à
l’intelligible, celle-là en raison du fait qu’elle est en train de connaître, et telle autre en
raison du fait qu’elle est en train de désirer ; et la différence entre les âmes s’explique

605
Traité 51 (I, 8), 4, 18 : βλάπτοιτο. Traduction Dominic O’Meara dans l’op.cit.
606
Traité 51 (I, 8), 14. On ne relève pas moins de treize occurrences du mot « faiblesse » au sujet de l’âme dans
cet unique chapitre : l. 1, 6, 8, 10, 12, 14, 17, 23, 27 et 49 le terme utilisé est astheneia (ἀσθένεια), et l.11 :
adunamia ( αἀδυναμία). Egalement aux l. 42 et 45 le verbe astheneîn (ἀσθένειν) est utilisé en parlant de l’âme.
607
Traité 47 (III, 2), 10…14-15.

175
par le fait qu’une âme différente contemple des choses différentes, c’est-à-dire qu’une
âme est et devient ce que précisément elle contemple. Cela revient à dire que la
plénitude et la perfection ne sont pas les mêmes pour toutes les âmes. Mais […] elles ne
sont pas non plus livrées au hasard, puisque le hasard ne règne pas, même parmi les
corps. »608

La suite du chapitre nomme « structure »609 l’unité intelligible à laquelle demeurent


cependant accrochées les âmes individuelles. Cette structure intérieure, commune à toutes
les âmes, n’est autre que ce que je nommais supra « demeure » : ainsi se trouve maintenue
du dedans la véritable destinée de toute âme vers le principe, celle-ci fût-elle encore dans
l’erreur ou même égarée dans le mal le temps d’une vie. Mais il importe bien à chacune de
tourner son regard vers sa propre clé de voûte, autrement dit, de saisir sa véritable destinée
supérieure, et c’est la condition de la liberté de l’Âme que chacun peut retrouver.

Aussi, l’intériorisation de la nécessité dans la métaphysique plotinienne dépasse une


conception du destin comme principe reconduit à la notion de providence. Elle va permettre
d’ordonner et de nombrer le multiple, de lui apporter détermination, individuation – et ce,
malgré le péril permanent du non-être, l’effritement du devenir dont la matière grève
désormais l’âme610. La destinée de l’être en est aussi le garant, parce qu’elle empêche le
devenir d’absorber et d’engluer l’être : la matière ne se manifeste que prisonnière de chaînes
d’or, et la boue ne peut jamais recouvrir toute entière une âme, si engagée dans la matière
fût-elle611. C’est aussi la raison pour laquelle le mal ne peut être dit une réalité véritable chez
Plotin.

Je crois avoir montré ainsi que l’intériorisation de la nécessité et de la liberté dans la


métaphysique plotinienne peut résoudre certains apparents paradoxes qu’ont suscité ces

608
Traité 27 (IV, 3), 8, 5-22.
609
Ibid, l.20 : σύνταξίς.
610
Traité 51 (I, 8), 14, 51-54 (Traduction Bréhier) : « à cause de la matière, l’âme qui l’a subie devient génératrice
du devenir ; en communion avec la matière, elle devient mauvaise, la présence de la matière en elle en est cause ;
elle ne s’engagerait pas dans le devenir, si, à cause de la présence de la matière, elle ne recevait en elle la réalité
qui n’est pas, mais devient. »
611
Traité 1 (I, 6), 5, 42-52: « C’est comme un homme tombé dans la boue et la fange qui ne peut plus laisser voir
la beauté qui est la sienne : ce que l’on peut voir de lui, c’est l’impression qu’il tient de la boue et de la fange. Sa
laideur lui est bien sûr venue de l’ajout d’un élément étranger, et son travail, pour peu qu’il doive redevenir beau,
sera de se nettoyer et de se purifier pour retrouver son état intérieur. En disant que la laideur d’une âme
s’explique bien par son mélange et son inclination vers la matière, nous parlerons correctement. Telle est l’âme
laide, celle qui n’est ni pure ni intacte, à l’image de l’or mélangé du terreux. Si on enlève la terre, il reste l’or qui
est beau, isolé de tout autre chose, et ramené à sa propre identité. »

176
diverses lectures et analyses : en intériorisant la liberté à l’Intellect, le noûs (νοῦς) et le noèton
(νοητόν) coïncident et révèlent le véritable chemin de la liberté qui consiste à vouloir, à désirer
ce qu’on est déjà. « L’Intellect possède donc ce que recherche la volonté, et c’est en
rencontrant cet objet que la volonté devient intellection. »612Les germes d’une
phénoménologie de la liberté sont semés, où penser c’est déjà et toujours être, ou plutôt être
libre. Or ce mouvement, cet élan de l’être qui va vers l’intérieur pour être et faire exister les
étants répond à l’impératif de la nécessité : il n’y a de production possible que par ce geste de
l’être. Là où cesse le retour sur soi, qui renvoie au rebours vers la réalité supérieure, il n’y a
plus d’être mais du non-être. La matière signe l’arrêt de cet élan vertical et intrinsèque, et par
là même la cessation de toute production. Dernier produit de l’être, elle devient aussi le siège
du mal, car elle peut égarer l’âme vers l’extérieur, l’alourdir, voire la détourner de son élan
naturel : ici se joue notre liberté d’homme, et Plotin ne l’occulte pas, faisant du mal une sorte
d’ersatz, de raté, d’écorchure de l’être.

Il importe à présent de sonder la relation entre ces deux phénomènes de l’être, liberté et
nécessité, car ils semblent à première vue se rejoindre, voire s’imbriquer, voire même se
résoudre l’un en l’autre.

2- La relation entre liberté et nécessité dans l’Intellect est-elle une relation


binaire d’équivalence ?

La question qui se pose en effet maintenant est de savoir si la liberté de l’Être peut être
équivalente à la nécessité. Doit-on, sous le prétexte de leur coïncidence sur nombre de
composants, comme l’intériorisation que nous venons de démontrer, mais aussi par exemple
la génération, ou encore le rebours vers la réalité supérieure, doit-on simplifier la liberté dans
la nécessité et vice-versa ? S’il n’y a de vraie liberté que conforme à l’Être, et en définitive,
conforme au Bien, si la liberté ne consiste vraiment qu’à tracer la destinée de (son) être, elle
semble en effet toute entière contenue dans le phénomène de la nécessité. Faut-il alors
simplifier les deux concepts en une sorte de crase ? Faut-il rejoindre Spinoza qui assimile les
deux notions : « J’appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de
sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine

612
Traité 39 (VI, 8), 6, 39-41.

177
façon déterminée. […] Vous le voyez bien, je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret
mais dans une libre nécessité. »613 Certes, la liberté plotinienne telle que nous l’avons déjà
abordée, ne consiste jamais à « faire ce qu’on veut » mais plutôt à « vouloir ce qu’on fait »,
autrement dit à utiliser la partie supérieure de l’âme pour se diriger selon l’élan naturel qui
mène tout étant vers son origine. De même, comme nous l’avons vu, la liberté de l’Intellect
est-elle une étroite coïncidence entre volonté et être, puisque l’Intellect se donne à lui-même
sa détermination à partir de sa puissance, l’acte découlant de l’essence étant déjà et aussi
l’essence. Mais avant d’en venir à une conclusion peut-être trop hâtive, qui ferait de la relation
entre les deux phénomènes une équivalence, liberté égalant nécessité, je vais tenter
d’examiner les divers éléments de chacun des deux phénomènes pour vérifier si la relation
d’équivalence existe pour tous ou pas. Car ce n’est qu’à cette condition qu’on pourrait affirmer
une relation de type binaire équivalente entre les deux phénomènes de type A = B, liberté =
nécessité.

2- 1 L’engendrement processif

L’engendrement processif qui consiste en la production par une réalité d’une autre réalité
ontologiquement inférieure semble bien un élément de la nécessité en relation d’équivalence
avec un élément de la liberté telle que nous l’avons définie plus haut : tout principe doit
nécessairement s’écouler dans une réalité qui est à la fois l’effet de son déploiement naturel,
de sa manifestation, et à la fois cependant sa dégradation. En « procédant », en générant une
réalité qui va porter sa trace ontologique (ἴχνος), l’être exprime sa puissance par un acte
effectif qui est, comme je l’ai montré, l’effet de son déploiement et qui correspond aussi à sa
pleine liberté d’essence. Plotin lui-même semble clairement articuler le volontaire et le
nécessaire : « Il n’y a donc pas de contradiction entre ces expressions : l’ensemencement dans
le devenir, la descente en vue de l’achèvement de l’univers, le jugement et la caverne, la
nécessité et le volontaire – puisque le volontaire est justement compris dans la nécessité »614,
nous dit-il au sujet de l’âme engendrant le corps. Paul Henry résume ainsi ce paradoxe par
lequel l’âme qui s’incarne répond à la fois au mouvement libre de réalité autonome disposant
de soi, et à la nécessité intérieure qui fait d’elle une essence : « Quand elle prend corps, elle

613
Spinoza, Lettre à Schüller, 58, LVIII (1674), traduction Ch. Appuhnin, dans Œuvres, vol. IV, Garnier-Flammarion,
1966, p. 303-304.
614
Traité 6 (IV, 8), 5, 1-4.

178
le fait spontanément ; néanmoins, une loi intérieure l’y contraint »615. Si l’on convoque en
effet les traités 27 à 29 Sur les difficultés relatives à l’âme, où Plotin approfondit sa doctrine
sur la troisième réalité, l’âme, et interroge ses rapports avec son géniteur, l’Intellect, mais
aussi avec ses produits, les corps, il apparaît bien que ce paradoxe énoncé dès le livre 6 y soit
traité. Ainsi :

« La règle inéluctable et la justice sont inscrites dans la nature qui commande à chaque
âme de se diriger en suivant son rang vers le corps particulier qui est l’image engendrée
du modèle correspondant au choix préalable qu’elle a fait et à la disposition qui est en
elle (προαιρέσεως καὶ διαθέσεως). Cette règle, c’est que chaque espèce d’âme se trouve
dans le voisinage de ce vers quoi la porte la disposition qui est en elle, et il n’est pas
besoin qu’un être à un moment donné l’envoie. Et l’entraîne pour qu’elle entre dans ce
corps-ci ou dans ce corps-là, mais lorsque le moment est venu, elle descend et s’installe
automatiquement, pour ainsi dire, là où il faut. Le moment est différent pour chacune,
et quand il est arrivé, l’âme descend comme à l’appel d’un héraut et elle entre dans le
corps approprié, comme si, à cette occasion elle était mue et entraînée par des
puissances magiques et par des attractions irrésistibles. »616

Inéluctable (ἁναπόδραστος)617 est donc cette règle, qui prend aussi le visage de Dikè,
comme nous l’avons déjà vu infra. Cependant, il n’empêche que le corps est bien une image
engendrée qui a pour modèle une disposition libre et un choix préalable de l’âme. Que celle-
ci procède automatiquement (αὐτόματος), en suivant l’ordre inhérent à l’Être, n’enlève rien à
sa libre disposition d’elle-même en tant que réalité. Comme le dit très justement Sylvain Roux
dans l’étude déjà citée sur le destin : « Ce que l’âme est conduite à faire ne découle pas des
causes extérieures mais bien de sa qualité »618. Aussi avons-nous insisté à sa suite sur
l’intériorisation du processus, et avons-nous choisi le terme de destinée qui rend à la fois le
caractère libre et la nécessité dans l’engendrement processif impliqué dans l’incarnation. On
peut donc qualifier de binaire la relation entre liberté et nécessité quant à l’engendrement
des corps par l’âme : nulle opposition entre les deux concepts, l’un répond à l’autre,
l’impulsion volontaire de l’âme produisant, organisant et unifiant un corps à son image est
intégrée dans la nécessité de sa propre destinée.

615
Paul Henry, art.cit., p. 69.
616
Traité 27 (IV, 3), 13, 1-12.
617
L. 1. On retrouve le terme au chapitre 24, l.10, où est aussi évoquée Dikè. Le traité 47 (III, 2) 13, 16 évoquera
de même Dikè et Adrastée, en allusion au Phèdre (248c-2).
618
Sylvain Roux, art.cit. p.422.

179
Or cette relation d’équivalence est encore plus visible dans la production des Formes par
l’Intellect, où, comme on l’a vu, l’essence de la volonté est identique à celle de l’intellection :
« La volonté de l’Intellect c’est son intellection »619. Autrement dit, l’Intellect est toujours en
acte, et son acte étant la pensée, il pense les Formes de toutes choses comme étant en lui,
identiques à lui-même, comme son acte même : la liberté de l’Intellect réside en fait dans sa
nécessité. En se pensant soi-même il pense ce qui est, il produit toutes les Formes – qui
pourtant sont déjà en lui, puisqu’il ne s’agit pas d’une succession chronologique, mais plutôt
de stades ontologiques. Plotin, s’appuyant sur Parménide explicitement620 en défendant
l’identité de l’Intellect et des Formes, fait résider dans l’Être-Intellect la délimitation, le
nombre, l’ordonnancement, la règle suprême de déploiement du multiple dans tout ce qui
est. Dès lors, la nécessité, constituant en déterminations enserrées par l’unité et l’harmonie
tous les étants, est à rapprocher du nombre en tant que principe de développement fini qui
participe en l’être à l’engendrement des êtres. Ainsi, dans le traité 34 Sur les nombres, Plotin
instaure un équilibre entre le mouvement spontané et le respect de la règle, les êtres étant
préparés, esquissés dans l’Être par le nombre. La limite vient de l’Intellect et garantit au
sensible l’ordre et la beauté, intrinsèquement, ce qui reste fidèle à la leçon du Timée citée
dans notre première partie.

« Car le mouvement, celui de là-bas, est aussi pensée du mouvement intelligible, et


celle-ci est le mouvement, parce ce qu’il est le premier, étant donné qu’il n’y a pas de
mouvement avant lui, et qu’il est véritablement mouvement, parce qu’il n’est pas un
accident pour autre chose mais l’acte d’un être en acte qui se meut. Ainsi, il est une fois
de plus réalité. Mais la conception qu’on en a est différente de celle qu’on a de l’être.
De même, la justice n’est pas pensée de la justice, mais elle est comme une disposition
de l’intellect, ou mieux encore, son acte621, de sorte que son visage est véritablement
beau, et que ni l’étoile du soir <ni celle du matin>, ni en général rien de sensible, <n’égale
sa beauté> ; on dirait une statue pourvue d’un intellect, surgie en quelque sorte d’elle-
même, ou mieux, qui est en elle-même. »622

619
Traité 39 (VI, 8), 6, 37.
620
Traité 5 (V, 9), 6, 29-30 : « C’est donc à juste titre que l’on peut affirmer : « être et penser sont la même
chose ». » ; traité 10 (V, 1), 8, 15-25 : Plotin signale que Parménide a déjà montré que « l’Intellect et ce qui est
sont une même chose. »
621
La disposition, diathesis et l’acte, energeia, se rapprochent en ce qui concerne l’Intellect, comme nous l’avons
montré intra pour l’âme.
622
Traité 34 (VI, 6), 6, 30-42.

180
Ici encore apparaît le visage de Dikè, mais non plus seulement au sujet de l’âme, comme
dans les traités 27 et 47 que j’ai évoqués : c’est le mouvement même de l’Être-Intellect, de la
pensée et de l’être fusionnant dans l’engendrement des Formes, le jaillissement du multiple
nombré et unifié à la fois, qui est assimilé à la justice, à l’ordre suprême et nécessaire. La
fameuse citation d’Euripide par Aristote, déjà présente au traité 1623, et qui établit une
relation, réflexive cette fois entre l’Intellect et la Justice rayonnant du même éclat astral, est
cependant aussi l’occasion de rappeler qu’il s’agit bien de l’acte, energeia, plus encore que
d’une disposition de l’Intellect. Plotin est conscient du paradoxe, de la difficulté de concevoir
cet acte intelligible qui trace la destinée de l’être et assure stabilité et beauté au monde, car
notre entendement et notre langage peinent à se représenter une telle liberté, une telle
transparence, une telle perfection, une telle unité déjà, disons-le : le traité 31 Sur le beau
intelligible décrit l’acte intelligible processif comme un acte de pensée qui pense tout à la fois,
pour lequel tout l’intelligible, toutes les formes des êtres sont présentes d’un seul coup,
intégralement, ce qui peut être difficilement concevable pour notre esprit qui articule en
propositions distinctes, logiquement subordonnées les unes aux autres, ce qui pourtant est
fondamentalement un, qui découpe et subdivise, classe et sépare, bref, qui fragmente en
parties l’unité organique de l’Être, de l’Intellect : « mais nous n’arrivons pas à prendre
conscience de la chose, parce que nous estimons que les sciences sont faites de théorèmes
déduits et d’un amas de propositions. Or ce n’est pas vrai, même pour les sciences d’ici-
bas. »624

La relation binaire entre liberté et nécessité quant à l’acte de production dans l’Intellect
repose en fait sur l’identité entre être et savoir. Si, rappelle encore Plotin, « près de Zeus trône
Justice »625, si « de fait, l’Intellect est pour ainsi dire le premier législateur »626, si la production
des Formes et des étants répond à un geste ontologique qu’il faut qualifier de nécessaire, c’est
que ce mouvement est la pensée elle-même, la pensée suprême, ordonnant le multiple par le
nombre de la manière la plus juste, de la seule manière qui soit la plus juste, peut-on même
dire. Le mouvement processif de l’Intellect, dans sa volonté qui est déjà pensée, justice, ordre,
offre une parfaite équivalence entre la liberté et la nécessité : il faut écouter Plotin décrire le

623
Au traité 1 (I, 6), 4, 9-12, Plotin a déjà cité la formule d’Euripide que rapporte Aristote dans l’Ethique à
Nicomaque (voir notre note 597).
624
Traité 31 (V, 8), 4, 48-51.
625
Idem, l.41-42.
626
Traité 5 (V, 9), 5, 28-29.

181
monde intelligible, sa transparence intime627, l’absence de vide qui permet aussi sa légèreté,
pour se représenter autant qu’il est possible à notre esprit, ce que peut être la liberté de la
seconde hypostase. « Rien d’obscur ni de résistant »628, « la lumière est visible à la
lumière »629, et le mouvement est à la fois repos630, la mobilité de l’Intellect consistant à
emmener son être avec lui, ce qui équivaut à être partout où il est, à ouvrir, à déployer
l’ensemble des possibilités de l’être : « là court (thei) une merveilleuse puissance de sorte qu’il
produit aussi »631ce qui est après lui, le monde sensible, via l’âme du monde. Le mouvement
intelligible, dont Jean-Louis Chrétien a relevé toutes les occurrences et surtout l’importance
métaphysique chez Plotin632, consiste bien en un parcours des multiples chemins de l’être,
mais plus encore en leur ouverture, leur effectuation, leur mise à jour : or nul égarement, nulle
déviation dans le geste processif de l’être amenant les êtres à la vie par la pensée « car ici le
droit chemin ne peut être un chemin parmi d’autres et s’opposant aux autres ». Cette très
belle formule de J.-L. Chrétien au sujet de la production intelligible résume à elle seule la
parfaite équivalence entre liberté et nécessité à ce stade de notre recherche. Il n’est qu’un
chemin de nécessaire, celui de l’ordre, de la beauté, de la justice, chez Plotin, mais ce chemin
est aussi celui de tous les possibles, de tous les étants, de toutes les vies surgissant des Formes,
elles-mêmes jaillissant de l’acte pur de l’Intellect se pensant et pensant ce qui est, ce qui est
dans la métaphysique plotinienne, la même chose. Un seul chemin peut être dit celui de la
liberté : celui de l’être. Il est donc aussi celui de la nécessité, mais désormais dégrevée de toute
dimension négative.

Reprenant le mythe d’Hésiode à la fin du traité 31, Plotin fait parvenir la nécessité avec
l’Intellect, personnifié par Kronos qu’il qualifie de « dieu enchaîné »633 (θεὸς δεδεμένος), ne
pouvant qu’être, dans toute sa beauté, puisque ce qui est avant lui est en-deça du beau lui-

627
Traité 31 (V, 8), 4, 4 : διαφάνεια. Le traité 32 développera aux chapitres 7 et 8 cette lumière intelligible
en tant que transparence totale, à ne pas confondre avec la luminosité des choses visibles. La transparence de
l’Intellect est une lumière propédeutique à la vision unitive, à l’advenue de l’Un, aussi est-elle pure de toute
adjonction, libre de toute obscurité. On peut noter d’ailleurs que qu’au traité 51, la matière sera décrite au
contraire comme ombre, déficience de lumière, et que l’âme se dirigeant vers elle est amenée à s’obscurcir
(Traité 51 (I, 8), 5, 1-4).
628
Traité 31 (V, 8), 4, 5.
629
Idem, l. 6.
630
Traité 31 (V, 8), 3, 35-36 ; et 4, 11-14.
631
Traité 33 (II, 9), 8, 25.
632
Dans l’étude que nous avons citée en introduction : J.-L. Chrétien, « Plotin en mouvement », Archives de
Philosophie, 2001/2, t.64, p.243-258.
633
Traité 31 (V, 8), 13, 1.

182
même – mais, nous allons le voir, également dans sa séparation d’avec le Premier, et dans sa
génération de ce qui vient après lui.

« Ainsi, le dieu qui est enchaîné de façon à toujours rester ce qu’il est et qui a abandonné
à son fils la royauté sur le monde d’ici-bas (car il n’était pas dans son caractère
d’abandonner sa royauté sur la réalité supérieure pour aller en trouver une autre plus
récente et inférieure à elle, parce qu’il aurait été rassasié des beautés de là-bas), laissant
là ses préoccupations, établit son père, Ouranos, en son domaine, pour aller jusqu’à lui
en montant vers le haut. Et, dans le sens opposé, il établit après lui ce domaine qui
commence à partir de son fils, de sorte qu’il se retrouve entre les deux, par l’altérité que
constitue la coupure qu’il a instaurée avec ce qui est en haut et par le lien qui l’attache
à ce qui vient après lui, en bas ; il se trouve donc entre un père qui est meilleur que lui
et un fils qui lui est inférieur. En vérité, comme son père est supérieur à la beauté, c’est
lui qui reste le premier à être beau. Même si l’âme est belle aussi, il est pourtant plus
beau qu’elle, parce que l’âme n’a qu’une trace de la beauté. »634

Entre Ouranos figurant l’Un dont il provient (mais dont il assume aussi la coupure sous la
forme de l’altérité), et Zeus qu’il engendre, figurant l’Âme qui porte trace de sa beauté,
l’Intellect manifeste la nécessité, assurant désormais les liens de causalité, le nombre qui
ordonne toutes vies, intelligibles et sensibles, autrement dit les règles de déploiement du
multiple.

L’engendrement processif, au cœur de la métaphysique plotinienne, met donc à jour la


relation binaire entre liberté et nécessité, parce que chacun des deux phénomènes est
contenu dans l’autre : est véritablement libre (d’être ce qu’il est) ce qui est nécessairement.
La production des Formes sous-tend à la fois la liberté de l’ousia et sa nécessité ; multiples,
infinis sont les chemins dès lors qu’ils suivent le geste productif de l’être car celui-ci ne peut
jamais être autre chose que ce qu’il est en sa justice, en son ordre, en sa beauté première.

2- 2 Le rebours vers la réalité supérieure, epistrophè

Or que l’engendrement processif mette parfaitement en lumière une relation binaire entre
liberté et nécessité dans l’être repose sur le fondement même de toute production dans la
philosophie de Plotin. En interrogeant de plus près ce que j’ai appelé plus haut le « rebours »

634
Traité 31 (V, 8), 13, 1-15.

183
d’une réalité vers son hypostase, vers ce qui la permet et l’engendre, et que Plotin nomme
epistrophè (ἐπιστροφή) 635, le noyau de la relation entre liberté et nécessité apparaît.

Le passage peu connu de Husserl du tome VII des Husserliana, évoqué dans notre
introduction, qui n’est autre qu’un cours sur Plotin, et qu’a traduit et commenté Pierre-José
About 636, indique clairement la réciprocité entre procession et conversion qui fonde l’ousia.
Husserl, s’appuyant sur le dernier traité de Plotin entre autres, présente le mode de
constitution de chaque réalité, tributaire de son mode d’unification. Soulignant l’aspiration de
tous les étants à la fin absolue qu’est l’Un-Bien, il précise que « dans cette relation se
constituent toutes les autres réalités agathoeidès (ἀγαθοειδής) [apparentées au Bien] »637.
L’engendrement processif porte en lui la traçabilité de sa parenté avec l’Un, et ne s’effectue
que dans le mouvement de rebours vers l’hypostase supérieure – l’âme supérieure pour l’âme
incarnée, les essences intelligibles pour l’âme hypostase, l’Un pour l’Intellect qui dès lors
devient une unité multiple. Husserl parle ainsi d’une « conversion constituante »638, unissant
dans le même mouvement ontologique le regard ascendant et la production descendante. Il
réunit aussi dans ce mouvement la liberté recouvrée par l’aspiration au Bien et la nécessité de
cette aspiration, présente dans ce que j’appelle la traçabilité, le marquage de toutes réalités
comme agathoeidès. Ainsi, Pierre-José About note que les remarques de Husserl « évoquent
d’une manière très rapide la procession et la conversion, thèmes centraux de la méditation
plotinienne, [et que] Husserl semble s’attacher davantage au mouvement de la conversion :
mais l’existence dans la dépendance et la participation appelle l’instance intemporelle de
l’auto-constitution par le retour, ce qui institue le moment de la procession et de la
conversion, dont la coïncidence assure ce qui apparaît une résidence dans l’être » 639. Husserl
a signalé avec netteté la réciprocité de la conversion et de la procession, la seconde dérivant

635
Traité 10 (V, 1), 6, 18 ; et au sujet de l’âme se retournant vers l’Intellect, traité 19 (I, 2), 4, 16. L’epistrophé est
chez Plotin le phénomène de retour d’une réalité inférieure vers une réalité supérieure qu’on traduit souvent
par « conversion ». Le traité 49 (V, 3), 1, 1-5, exclue donc ce phénomène en ce qui concerne l’Un qui est dit « pros
heautô », « vers soi-même ».
636
Pierre-José About, « Husserl lecteur de Plotin » in Néoplatonisme, mélanges offerts à Jean Trouillard, Cahiers
de Fontenay, n° 19-20-21-22, 1981, p. 31-45. L’ouvrage cité et traduit par About est : Edmund Husserl, Erste
Philosophie (1923-24) Erster Teil : Kritische Ideengeschichte (La Haye, Martinus Nijhoff, 1956) Beilage VIII (zur 8.
Vorlesung) : <Notizen Zur Lhere des Plotin.> (etwa 1913-Anm.d. Hrsg.). P.-J. About précise au début de son
étude : « Bien que les textes de Philosophie Première se situent vers 1923, celui que nous analyserons date
vraisemblablement de 1913. Il est donc contemporain de Ideen I, période cruciale dans la méditation
husserlienne. » Il s’agit donc de l’« Appendice VIII (au 8e cours) : <Notes pour l’étude de Plotin> » précise About.
637
Idem, p. 32. Husserl, p.328, l.43-44.
638
Idem, p.37.
639
Idem, p.36.

184
du mouvement de retroussement d’une réalité vers son hypostase, autrement dit de la
« conversion » dans son sens étymologique, retournement. La formulation de Plotin est, elle
aussi, on ne peut plus claire : « La génération de toute réalité à partir de l’Un procède
nécessairement de son éternelle conversion vers lui. »640 Ainsi, chaque niveau de l’être, d’un
même trait pour ainsi dire, se retourne, contemple et produit, conjuguant un mouvement de
retour vers la réalité supérieure, et en définitive vers l’Un, et le mouvement descendant d’une
force productrice. C’est dans la plus intime continuité que la nécessité jaillit de la liberté – à
moins qu’elle ne soit déjà incluse dans le mouvement libérateur de l’étant se transcendant, se
retournant, se convertissant. P.-J. About poursuit ainsi :

« En empruntant à Husserl sa terminologie, « l’existence » est à la jointure de la


« dérivation » et de « l’aspiration ». Et c’est dans cette relation que se constitue toute
réalité. La réciprocité de la procession et de la conversion assure en même temps que le
surgissement à l’existence, le déploiement de toute réalité engendrée dans un mode
d’auto-constitution. »641

En réalité, les termes sont déjà chez Plotin, le fondateur de la phénoménologie les
rencontre, si proches de ses propres évidences : tout noème déterminé ne résulte chez Plotin
que de l’acte noétique en lui-même, fondateur, libre, transcendant, et par-là même vivant le
plus véritable. L’Intellect plotinien, identifié à l’être et à la vie est bien le principe de tout
développement, de toute génération, de toute détermination. En ce sens, la vie sensible n’est
qu’image imparfaite de la vie intelligible, les noèmes les fruits provisoires et soumis aux
fluctuations du temps, de l’espace, apparus avec et par l’Âme dans la pensée plotinienne.

640
Traité 10 (V, 1), 6, 17-19. La traduction présentée ici par About via Husserl est aussi celle adoptée par
Fronterotta qui explique dans sa note 101 p. 190 qu’il y a deux lectures possibles à cause du texte incertain en
ligne 18 : « epistraphentos aei ekeinou pros hauto ». Soit on estime que le démonstratif ekeinou renvoie à l’Un
et que le hauto est un pronom réfléchi avec esprit rude, comme l’ont fait Bréhier (dont la traduction est : « si
une chose vient après lui, elle ne peut venir à l’existence que s’il est éternellement tourné vers lui-même. ») mais
aussi Hadot, « Plotini Opera, tomus II : Enneades IV-V, Paris-Bruxelles 1959 (compte-rendu), p. 94-96. Soit
ekeinou se réfère à l’Intellect (to metà to to hén, « ce qui vient à l’existence après l’Un », l. 17-18), et auto est un
pronom démonstratif avec esprit doux qui renvoie à l’Un. Cette seconde solution est celle adoptée par
Fronterotta qui traduit ainsi : « si quelque chose vient à l’existence après lui, force est d’admettre qu’elle est
venue à l’existence alors qu’elle était tournée toujours vers lui. » Cette traduction se justifie par la suite du traité,
en particulier au chapitre 7, l. 5-6, où Plotin rend compte de la naissance de l’Intellect par son retour sur l’Un :
« Comment donc engendre-t-il l’Intellect ? – Parce que, en se tournant vers l’Un, l’Intellect s’est mis à voir ; et
cette vision c’est l’Intellect. ». Il faut rappeler qu’avant ce rebours autoconstitutif, l’Intellect n’est pas l’Intellect,
mais le produit « informe », la réalité indéterminée survenue du « rayonnement » de l’Un, comme l’expliqueront
les traités 11 et 12. Quand il est produit par l’Un, l’Intellect est indéfini et dépourvu de forme, ce n’est que dans
son retour sur l’Un qu’il adopte la forme et l’existence qui lui sont propres. Nous reviendrons rapidement sur
cette question de la matière intelligible, première émanation d’une entité intelligible avant son epistrophé.
641
P.J. About, art. cit., p.36.

185
Comme le dit Sartre au sujet de Husserl : « la noèse au contraire lui apparaît comme la réalité,
dont la caractéristique principale est de se donner à la réflexion qui la connaît comme « ayant
déjà été là avant ». »642 En regard de cette définition de l’acte noétique husserlien, ce passage
du traité 10 Sur les trois hypostases où Plotin affirme l’activité intellective comme réalité
véritable et déploiement vital de l’être via les formes me semble rencontrer parfaitement, non
seulement la terminologie de Husserl, mais surtout sa pensée :

« Voilà pourquoi ces choses sont des réalités : en effet, elles sont délimitées d’entrée de
jeu, et chacune d’elles possède une sorte de forme. Ce qui ne doit pas flotter, pour ainsi
dire dans l’indétermination, mais se voir fixer une limite et trouver le repos ; le repos
est, pour les intelligibles, la définition et la forme, grâce auxquels ils acquièrent aussi
leur existence ». 643

Ainsi, Husserl, plus qu’un cours d’histoire de la philosophie sur Plotin, semble avoir saisi
dans ces quelques lignes, un moment constituant dans ce qu’il appelait la « philosophie
première » : ce rebours qu’est le « voir » noétique –et rappeler les multiples récurrences du
terme « voir » qui scandent l’écriture plotinienne serait interminable autant que redondant-
n’est autre que le fondement même de toute existence644. En ce sens, « l’exigence
phénoménologique du « voir » immanente à leur méditation »645, voir signifiant penser, hérite
de Parménide et du Parménide platonicien. Aussi, Plotin revendique-t-il cette filiation au
chapitre 8 du traité 10 646. Or c’est justement l’identité entre penser et être qui va lui
permettre d’aller bien au-delà que les médioplatoniciens647 ne le faisaient, lorsqu’ils

642
Sartre, L’Être et le Néant : essai d’ontologie phénoménologique, Gallimard, « Tell », 1976, p.17.
643
Traité10 (V, 1), 7, 22-26.
644
Plotin définit l’Intellect au traité 49 comme un élan immédiat vers l’Un qui serait à la fois vision. Précisément :
« une vision qui n’a pas encore vu ». Or ce regard de la deuxième hypostase vers l’Un est déjà diffraction,
dispersion, vu qu’il « traduit » l’Un en multiple : « C’est pourquoi, cet Intellect qui est multiple, lorsqu’il veut
penser ce qui est au-delà, veut le penser comme un, mais en voulant le saisir dans sa simplicité, il en arrive à
appréhender toujours autre chose, qui devient multiple en lui. Dès lors, il s’élance vers lui comme une vision qui
n’a pas encore vu, et quand cette vision cesse, elle possède ce qu’elle a elle-même rendu multiple[…] » (Traité
49 (V, 36), 11, 1-5). Cette multiplicité n’est autre que la vie, la pensée, permettant toute production à partir des
formes jusqu’au sensible.
645
P.-J. About, art. cit., p.42.
646
Voir notre note 66 dans l’introduction, où Plotin évoque le Parménide historique, puis le « corrige » par le
Parménide de Platon, qui a différencié l’Un et l’Intellect en tant qu’un-plusieurs. Mise à part cette distinction qui
est certes fondamentale dans la métaphysique plotinienne, l’identité entre être et penser est bien signalée par
Plotin comme la dette parménidienne de la philosophie.
647
Cette expression de « médioplatoniciens » est une convenance historique moderne qui distingue trois
« platonismes » successifs : celui de l’Ancienne et de la Nouvelle Académie (voir à ce sujet l’étude de C. Lévy, Les
philosophies héllenistiques, Paris, Livre de Poche, 1997), celui du « médioplatonisme » (voir les ouvrages de J.
Dillon, The Middle Platonists, Londres, Duckworth, 1996, et de P Donini, Le scuole, l’anima, l’impero, : la filosofia

186
soutenaient déjà qu’un principe en produit un autre hiérarchiquement inférieur en prenant
pour modèle celui qui le précède648. Plotin fait émerger, au-delà d’une simple « procession »
quant au modèle de toute production, l’idée que la contemplation, l’acte de penser, contient
en soi l’acte de produire : la contemplation de la réalité supérieure est tout à la fois expression
suprême d’une réalité et production de réalités inférieures. Dès lors, toutes choses, tous
phénomènes ne sortent pas de l’Un : ils y retournent. Exister, être, c’est « se retourner » et
déjà produire en ce mouvement. Aucune réalité chez Plotin ne quitte vraiment ce dont elle
provient, car chacune demeure en fait tournée vers sa cause et son géniteur : c’est cette
réciprocité que les notes de Husserl soulignent, et qui fondent l’existence dans la
métaphysique plotinienne. C’est aussi pourquoi, comme nous le précisions dans notre
introduction, la méthode de Plotin ne consiste pas seulement en un mouvement de
propagation rectiligne comme celui de la lumière émanant d’une source, le mouvement à
l’œuvre dans l’être n’étant pas uniquement une « procession » ou une « émanation » comme
chez ses prédécesseurs cités infra. L’embrassement circulaire, la gravitation centripète permet
de rendre au mieux la relation d’inclusion qui est au cœur de la philosophie plotinienne : tout

anticada Antioco a Plotino, Turin, Rosenberg & Sellier, 1982), et celui du « néoplatonisme » qu’inaugure Plotin,
qui s’achèvera en 529 avec l’édit de Justinien.
648
Plus précisément Alcinoos dans son Didaskalikos rédigé aux alentours de 150 après J.-C. (Enseignement des
doctrines de Platon, édition J. Whittaker et traduction P. Louis, Belles Lettres, 1990), établit un rapport causal et
iconique entre un Intellect divin (Nous), qui est principe et cause première, et les choses sensibles qui sont des
effets-images du monde intelligible. Se prévalant du Timée dont il se veut l’exégète, Alcinoos partage la réalité
en deux mondes, le modèle intelligible et l’eikôn, copie ressemblante, qu’est le monde engendré (Didaskalikos
XII , 166, 39-167 , 15). En vertu de la ressemblance et de la parenté entre l’âme et le divin, celle-ci peut y aspirer
et y accéder grâce à une éthique qui est aussi une assimilation au divin. J.-F. Pradeau résume ainsi la position
d’Alcinoos : « La cosmologie, qui tient lieu de métaphysique au médioplatonisme, aura ainsi distingué des
niveaux de réalité selon l’antériorité causale des agents : le dieu-intellect qui est au principe de toutes choses,
les Formes intelligibles que sont ses pensées et qui servent de modèles aux choses sensibles, l’âme du monde
qui produit effectivement ces choses sensibles […], et enfin le matériau indéterminé, la matière qui est ordonnée
dans la mesure du possible. » (L’imitation du principe : Plotin et la participation, Paris, Vrin, 2003, p. 27-28). De
même, Numénius, contemporain d’Alcinoos, préserve quant à lui l’intégrité d’un premier principe, intellect pur,
qui n’est pas impliqué dans la production, mais qui délègue par « supplémentation » (proskhrèsis) à celui qui lui
succède la puissance de produire son projet, le monde sensible, créé lui aussi par le même processus de
« supplémentation ». La réalité est donc partagée en trois plans hiérarchisés, chacun correspondant à la nature
d’un dieu qui se supplémente, qui « procède ». (Numénius, Fragments, par E. des Places, Paris, Belles Lettres,
1973, Fragment 22.). Plotin hérite certes de ces enseignements, en particulier celui de Numénius (à tel point que,
suspecté de plagiat, il demande à Amélius de rédiger un traité Sur la différence des dogmes de Plotin et de
Numénius, Porphyre, Vie de Plotin, 17, 1-6). Mais en cherchant au-delà de la lecture du Timée, en remontant à la
première hypothèse du Parménide, il met à jour « quelque chose au-delà de l’Intellect » (Traité 5 (V, 9), 2, 24),
et dépourvu de toute qualité susceptible de le multiplier, le qualifier, ou même le faire procéder (Voir à ce sujet
D.J. O’Meara, Introduction aux Ennéades, p.59-70, qui parle du PAS plotinien, Principe d’Antériorité du Simple).
L’usage inédit du Parménide, qui fait de la première hypothèse aporétique le fondement même de sa
métaphysique, ouvre dès lors une nouvelle herméneutique platonicienne – et plus encore, croyons-nous, une
différence radicale et exclusive dans la pensée ontothéologique, qui aujourd’hui peut présenter des esquisses de
réponses à un certain essoufflement de la pensée de l’être.

187
est dans tout. L’Un est le centre autour duquel se trouve l’Intellect, lui-même embrassé par
l’Âme qui tourne autour de lui649. Mais aussi bien, inversement, à rebours, l’Intellect, et même
l’Un-Bien, sont en l’Âme : « tout comme ces trois réalités sont dans la nature des choses, il
faut penser qu’elles sont aussi en nous »650. Cette structure binaire permettra à l’âme
humaine le cheminement dialectique jusqu’à l’Intellect, suivant ainsi sa propre destinée,
gagnant toujours davantage en liberté au fur et à mesure qu’elle intègre la nécessité même
du mouvement de l’être, et in fine, la possibilité de la vision antéphénoménale – ce qui sera
l’objet de notre dernière partie.

Le retroussement d’une réalité sur elle-même, et en définitive le retournement sur la réalité


supérieure, dont le meilleur exemple demeure la dyade après l’Un, autrement dit l’Intellect
un-plusieurs, hèn polla, démontre aussi une relation binaire de type équivalente entre la
liberté et la nécessité. C’est en étant ce qu’il est au plus haut point, en se retournant vers ce
qui est au-delà de la liberté de l’essence (telle que nous l’avons définie : autexousion), vers
l’Un absolument simple, qui est même antérieur à l’unité mathématique ou géométrique,
donc en coïncidant avec la nécessité inscrite en-soi que l’Être exprime sa liberté, produisant
les Formes nées de ce regard, produisant tout ce qui est, ordonnant le monde tout entier.
Finalement, il semble que Plotin ait établi le premier l’existence dans sa continuité, et non plus
dans une rupture, une antinomie entre être et non-être : en choisissant d’inclure la liberté de
l’ousia dans sa nécessité même, et inversement, de faire de sa destinée l’expression même de
sa liberté créatrice, Plotin révèle le processus d’unification du multiple qui commande
l’existence de toutes réalités. Dès lors, l’aspect a priori négatif de la nécessité disparaît,
puisqu’il ne s’agit plus là que d’un phénomène ontologique, d’un terme d’une relation qui
permet d’en comprendre un autre afin de dire au mieux, avec notre esprit, ce qui sinon
demeure en-deçà du dire, parce qu’en-deçà de l’Être.

649
Traité 28 (IV, 4), 16, 23-31 : « Si l’on donne au Bien le rang de centre, alors on donnera à l’Intellect celui de
centre immobile, et à l’âme celui de cercle en mouvement, se mouvant par son désir. Car l’Intellect possède et
embrasse immédiatement ce qui est au-delà de l’être, alors que l’Âme doit toujours le désirer. La sphère de
l’univers, parce qu’elle possède l’âme qui désire le Bien, est mue par le désir qui est dans sa nature. Mais cette
aspiration naturelle, un corps ne peut l’avoir que pour ce qui lui est extérieur ; ainsi cesse-t-elle de tourner et d
revenir sur le même chemin : elle se meut en cercle. »
650
Traité 10 (V, 1), 10, 5-7.

188
3- La matière et la déchirure de l’être

« Tout son col secouera cette blanche agonie


Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie,
Mais non l’horreur du sol où le plumage est pris.

Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne,


Il s’immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l’exil inutile le cygne. »

Stéphane Mallarmé651

Il nous reste à ce stade à vérifier l’inclusion de la nécessité et de la liberté au sein de la


matière chez Plotin, inséparable de la problématique du mal dans sa philosophie. La question
est d’autant plus complexe que Plotin distingue deux matières, l’une intelligible, que nous
avons brièvement évoquée et qui résulte de l’émanation de l’Un avant l’epistrophé, l’autre
sensible, et qui semble être générée par l’âme informant les corps. C’est à celle-ci qu’il attribue
le mal au sein du monde sensible, si ce n’est de façon absolue, du moins comme une nécessité
liée à la contingence et à l’indétermination de la matière. J’ai tenté, à la fin de ma réflexion
sur la destinée, d’esquisser une réponse quant à ce point : la matière sensible serait la
résultante d’une déchirure, d’une ouverture de l’être, dans la mesure où le processus de
retournement vers la réalité supérieure, qui normalement est condition d’engendrement de
la réalité inférieure, est faussé en ce qui concerne l’âme tournée vers la matière. En ce sens,
la troisième hypostase, manquant son élan naturel vers le Bien qui lui est apparenté
(agathoeidès), se retourne vers elle-même et prend le risque de s’égarer vers son extériorité
au lieu de se recentrer vers elle-même et vers sa partie supérieure. Là réside aussi sa liberté –
trompeuse et trompée, car in fine, c’est en pleine nécessité matérielle qu’elle est alors

651
S. Mallarmé, Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui, Poésies, Gallimard, NRF, Paris, 1945 (Le poème est écrit
en 1887).

189
plongée, alourdie, peinée, affaiblie652. Le mal dès lors n’est que ce résultat, un non-être relatif,
c’est-à-dire qu’il participe à l’être tout en étant sa différence, par sa différence – et cette
définition du non-être correspond bien à celle du Sophiste de Platon653 : le non-être absolu
n’existe pas, ce qui existe en réalité c’est un non-être relatif qui n’est pas contraire à l’être,
mais qui est simplement autre, différent de lui. C’est l’altérité vis-à-vis de l’être qui le fait
exister comme non-être. Ainsi, pour Plotin, matière et privation sont identiques,
contrairement à Aristote qui les distingue654 et fait de la seconde l’accident de la première655.
Dépourvue de tout, de couleur, de chaleur, de froid, de légèreté, de pesanteur, de densité, de
figure, de masse, de quantité, de forme, de raison, de beauté, la matière plotinienne s’oppose
en cela à la conception des stoïciens qui en faisaient un corps sans qualité mais restant pourvu
de grandeur. Pour Plotin, seule la masse (ὄγκος) nous le verrons, peut apporter la grandeur à
un corps, via l’âme, mais la matière ne possède aucune grandeur ni masse déterminée, elle
est indéterminée, et c’est en cela justement qu’elle va servir la constitution des corps. Elle
demeure en-deçà de la corporéité à laquelle elle est cependant nécessaire. Or cette nécessité
de la matière, d’un non-être désormais assimilé à une altérité de l’être, à sa différence, fonde
aussi la relativité du mal, qui a besoin du Bien pour exister, et qui en fait n’est que son ultime
reliquat, ne pouvant en être radicalement détaché au niveau ontologique ni causal. Aussi,
Jean-Marc Narbonne décrit la matière comme « inoffensive »656 dans sa Métaphysique de
Plotin.

Comment dès lors concilier cette relativité de la matière et du mal à certaines affirmations
plotiniennes des traités 25 et surtout 51 où la matière est dite incapable de toute participation
à l’être, et même entièrement « séparée »657 (χωρισθεῖσα) de l’existence sensible ? S’il y a

652
Voir le traité 27 (IV, 3), 12, 1-4, l’image du miroir de Dionysos, perdu à cause du miroir que lui offre Héra, et
qui se fait tuer par les Titans : « Et les âmes humaines, qui aperçoivent leur image comme si c’était dans le miroir
de Dionysos, viennent s’installer ici après s’être précipitées de là-haut […] » ; et le traité 1 (I, 6), 8, 9-12, le mythe
de Narcisse égaré dans son reflet : « Car si quelqu’un se précipite vers elles en voulant les saisir parce qu’il pense
qu’il s’agit de l’être véritable, il serait comme l’homme qui, ayant voulu saisir son beau reflet porté sur l’eau,
comme le raconte quelque part un mythe en s’exprimant par énigmes, je pense, disparut au fond de l’eau. »
Dans les deux cas, le miroir représente la matière. Le miroir sera clairement lié à la matière au traité 26 (III, 6), 7.
653
Platon, Sophiste, 256d-259b.
654
Aristote, Physique, I, 9, 192a2-3 et I, 7, 190a15-16 ; 190b23-24. Pour Aristote, matière et privation sont « uns
par le nombre, mais deux par la définition » car la privation est non-être absolu et la matière non-être par
accident (Physique, I, 9, 192a3-5).
655
Aristote, Physique, I, 7, 190b27. Plotin questionne directement Aristote sur ces points au traité 12, et plus
particulièrement au chapitre 14 : « En vérité, il faut examiner la question suivante : la matière est-elle la privation
ou la privation s’applique-t-elle à la matière ? » (l.1-2).
656
Jean-Marc Narbonne, La métaphysique de Plotin, Vrin, Paris, 2001, Appendice, p.136.
657
Traité 25 (II, 5), 5, 12 ; traité 51 (I, 8), 6, 38, 54 et 58.

190
séparation658, khôris (χωρίς), entre la matière et l’être, et que les maux proviennent de ce qui
est le contraire du Bien, la liberté résiderait-elle alors dans le détournement de l’âme cette
fois, dans la possibilité de ne pas accomplir sa destinée, de ne pas se retourner vers l’Intellect
mais vers elle-même, autrement dit de commettre une faille, une erreur, de déchirer l’être
par son acte manqué ? Une telle définition de la liberté ne serait alors valable que pour l’âme,
prise au piège du miroir de Dionysos que la matière lui offre en son indétermination totale. Et
cette définition annulerait ici une relation de type binaire entre liberté et nécessité, faisant
des deux phénomènes des antithèses incompatibles : l’âme, en s’opposant à l’ordre
nécessaire de l’être, au geste de rebours qui est aussi toujours engendrement d’une réalité
agathoeidès, exercerait un acte hors du champ de l’être, un acte dit mauvais, et qui ne pourrait
plus être inclus dans l’ordre ontologique. Qu’en est-il effectivement chez Plotin, dont la
métaphysique répond plutôt à un dynamisme inhérent de production auquel nulle puissance
ne peut vraiment s’opposer, puisque tous les êtres, à quelque stade ontologique qu’ils soient,
sont inclus dans ce mouvement nécessaire ?

Jean-Marc Narbonne, dont nous venons de citer l’étude sur la matière, a montré d’une part
un certain détachement de Plotin vis-à-vis de la question de l’engendrement de la matière, et
d’autre part la subordination du mal-matière au Bien, cela malgré et par sa séparation : en
conséquence, il qualifie de « monisme désaccordé »659 le système métaphysique plotinien,
parce que celui-ci combine un dualisme (entre deux principes originaires opposés) et un
monisme différencié (un seul principe originaire engendrant un dérivé nécessaire à la
production du monde). Une fois de plus, c’est au cœur du paradoxe, dans l’aporie elle-même
qu’il faut suivre la pensée de Plotin, au plus près de l’être dirais-je, jusque dans ses entrelacs,
pour mieux les mesurer, si ce n’est les dénouer.

Or c’est dans le phénomène du mal lui-même, tel qu’il se donne à voir, à vivre au sein du
sensible, que réside l’originalité mais aussi le rationalisme de Plotin. A la fin du traité 51, après

658
Voir à ce sujet Narbonne op. cit., note 1 p. 137 : La séparation « doit nécessairement être soutenue selon lui
[Plotin], si le mal doit avoir une existence réelle et si l’on ne veut pas tomber dans l’absurdité inverse, à savoir
l’idée d’un mal qui est une simple négation, dépourvue de pouvoir […] »
659
J.-M. Narbonne, Op.cit, p.130.

191
avoir identifié la matière au mal660, l’avoir radicalement séparée du Bien661 comme nous
l’avons dit, Plotin propose sous la forme d’une image, une conception de la matière qui me
semble exprimer au mieux la relativité, mais aussi la phénoménalité de la matière et du mal :
toujours entravée de chaînes d’or, incapable d’apparaître en-soi, dans la nudité de l’essence,
elle ne peut se dévoiler que relativement à l’Un-Bien, comme son altérité. Seule, elle n’existe
pas. Seule, elle n’apparaît pas. Elle ne se donne jamais, ni à la perception, ni à l’entendement
toute nue, mais toujours recouverte, enchaînée des liens du beau et de l’être, car le mal, nous
dit Plotin, « n’est pas seulement un mal » même s’il est le mal, il n’est que l’autre, qui ne se
manifeste que relativement à ce que J.-M. Narbonne a appelé « l’économie générale du
Bien »662 :

« Mais en raison du pouvoir et de la nature du bien, le mal n’est pas seulement le mal ;
puisqu’il doit nécessairement apparaître, il est enveloppé (περιληφθὲν) dans les liens de
la beauté, comme certains prisonniers sont enveloppés dans des chaînes d’or et sont
dissimulés par elles. » 663

Que le mal existe en ce monde, l’injustice, la souffrance, la laideur, la privation, Plotin ne le


nie jamais ni ne le relativise, au contraire, il s’attache à le montrer, comme le propre de ce
monde parce que celui-ci justement est alourdi de matière. La matière exerce, tel un noyau
terrestre, une pesanteur qui grève l’être tout entier, et tous les étants engagés dans les corps.
C’est en ce sens qu’on peut dire en effet que la matière n’est pas engendrée par l’âme, mais
antérieure à elle, ou plutôt abandonnée à elle-même, enfoncée, niée, implosée en son propre
non-être : « avant la venue de l’âme, le ciel n’était qu’un corps mort, terre et eau, ou plutôt
obscurité de la matière et non-être »664. Le début du traité 10, montrant comment l’âme
hypostase, après avoir été engendrée par l’Intellect, s’en écarte pour donner la vie au monde
sensible, expose ainsi une matière inerte qui s’apparente à un non-être informe et
indéterminé. Il ne s’agit pas pour Plotin de retracer une « histoire » de la matière pas plus que

660
Le traité 12 déjà se terminait par cette identification de la matière au mal : privée absolument de tout, elle
est l’absence la plus complète (de forme, de qualité, de figure, de beauté, etc…). En ce sens « ce qui ne possède
rien en tant qu’il est dans la pauvreté ou plutôt qu’il est pauvreté, ce doit nécessairement être un mal. ». 12 (II,
4), 16, 19-21. Le traité 51 développe cette pensée, faisant de la matière la véritable cause du mal inhérent au
monde sensible : ni les dieux ni les êtres intelligibles, ni même l’âme qui s’égare, ne sauraient être cause du mal.
La matière seule « corrompt » ce qui se reflète en elle et produit ainsi le mal. 51 (I, 8), 8, 20.
661
Traité 51 (I, 8), 5, 9 : μηδεμίαν ἔχον ἀγαθοῦ μοῖραν.
662
J.-M. Narbonne, op. cit., p.146.
663
Traité 51 (I, 8), 15, 23-26.
664
Traité 10 (V, 1), 2, 25-27 (traduction J-M Narbonne, op.cit.p. 140).

192
de la vie parvenue grâce à l’action de l’Âme, mais plutôt de saisir le statut de la matière
indépendamment de l’action de l’âme du monde qui l’informe et l’anime : aussi, cette
condition de non-être absolu est une hypothèse qui rend parfaitement la malléabilité et
l’informité fondamentales de la matière, mais aussi son statut antithétique à la vie, son
inertion, sa non-réaction inhérente. Si se retirent toutes les déterminations apportées par
l’âme à un corps, ne reste en effet que la matière « abandonnée à sa condition antérieure »665.
Incapable de rien garder en elle, incapable de vivre somme toute, elle peut ainsi être
n’importe quoi 666. C’est en cela qu’elle s’apparente au mal, parce que, contrairement à l’être,
la matière n’a pas de destinée, de mouvement, elle n’est animée d’aucun dynamisme, ni
processif, ni conversif, elle ne répond d’aucune façon à la vie qui anime la métaphysique
plotinienne : elle est le point mort de l’existence et de la pensée, ce qui ne peut engendrer
qu’un « raisonnement bâtard »667 et infructueux. Seule, elle demeure insaisissable parce
qu’inexistante, dénuée de l’essor constitutif de toute ousia, de cet élan naturel de tout étant
vers le Bien, autrement dit sans liberté aucune : nulle autexousion, n’anime la matière qui
n’est en fait qu’à la disposition totale de l’âme. Elle n’existe que pour la constitution des corps
et du monde sensible. Ultime nécessité dans le sens le plus neutre et le plus strict du terme,
c’est-à-dire réduite au maximum, privée d’acte et d’actualisation, donc aussi de puissance
(l’acte étant toujours contenu dans la puissance chez Plotin, comme je l’ai montré plus haut,
et ce déploiement étant la liberté même de toute ousia). Reléguée dans un no man’s land,
celui d’un « ne pas être encore » qui cependant ne peut être autre que cela, ne peut être
véritablement que cela : une « annonce »668, ou un en-puissance sans puissance. Le traité 25
qui s’attache en effet aux notions d’acte et de puissance et à leurs applications dans le sensible
et l’intelligible, distingue la puissance de l’en-puissance : l’être en puissance a besoin d’autre
chose pour passer à l’être en acte, alors que la puissance peut passer à l’acte par elle-même,

665
Traité 26 (III, 6), 16, 15-20.
666
Ibid., l. 28-29 : « Si nous devons préserver la matière en tant que telle, ce n’est que par participation qu’elle
sera toutes choses. »
667
Traité 12 (II, 4), 10, 11. Voir aussi Platon, Timée, 52b2. Le discours sur la matière demeure toujours
problématique chez Plotin, car celle-ci ne peut être approchée ou déduite que par un raisonnement bâtard,
approximatif. C’est aussi pour cela qu’il me semble impossible, si l’on veut respecter la philosophie de Plotin, de
prendre parti sur ce qu’est la matière à proprement parler, et sur la question de sa génération ou pas. Plotin
donne plusieurs possibilités mais ne résout pas la question, peut-être volontairement d’ailleurs, pour cette
raison.
668
Traité 25 (II, 5), 5, 4.

193
puisqu’elle porte en elle son energeia 669: « il vaut mieux utiliser la formule en puissance par
rapport à en acte, et le terme « puissance » par rapport à « acte ». Ce qui est « en puissance »
joue donc le rôle de substrat pour les affections, les figures, les formes qu’il va recevoir », et
cela par nature »670. La matière première a ce rôle de substrat, elle est perpétuel changement
parce qu’elle a besoin d’un être en acte, l’âme en l’occurrence qui l’informe, pour devenir un
corps déterminé. Alors qu’aucune réalité véritable ne peut être en puissance, mais est déjà en
acte - ne serait-ce même que le composé sensible qui est aussi en acte parce qu’une forme
(acte) a pénétré le substrat (être en puissance). L’en-puissance totale de la matière témoigne
chez Plotin de sa dépendance entière, de son incapacité à se transformer, à s’élancer elle-
même vers sa destinée :

« La matière est comme rejetée, totalement séparée, et incapable de se transformer


elle-même. […] En fait, parce qu’elle reste dépendante de son rapport à autre chose,
qu’elle est « en puissance » par rapport aux choses qui se succèdent, qu’elle n’apparaît
pas avant que les êtres intelligibles se soient arrêtés, et qu’elle est accaparée par les
êtres qui viennent à l’existence après elle, elle s’établit à la limite inférieure de ces
derniers. Etant donc accaparée par deux sortes de réalités, elle n’appartient « en acte »
à aucune des deux sortes, mais « en puissance » seulement : il ne lui reste qu’à être « en
puissance » une chose sans force et une image obscure, incapable d’être formée. Par
conséquent, elle est une image en acte. Elle est donc un mensonge (ψευδῶς) en acte.
Mais cela revient à être un mensonge (ψευδῶς) véritable ; et cela revient à être
réellement un non-être ». 671

Ainsi, en reléguant la matière à l’en-puissance, la séparant radicalement de l’être, et ce


faisant de l’acte, de la liberté de l’essence, en la contenant dans ce que Narbonne appelle avec
justesse une « inactualisation pure »672, Plotin la soumet en fait entièrement à l’être, si ce
n’est en définitive à l’Un : sans l’âme qui l’informe, et du coup la transforme, l’arrache à son
statut, en faisant un composé, un corps vivant, la matière n’est pas autre chose que ce non-
être, cette béance sans liberté aucune, sans acte, sans puissance, l’en-puissance totale
revenant à l’impuissance. Enchaînée dès lors, elle n’apparaît donc, ne peut se manifester que
par l’acte de l’âme, ne peut être perçue que dans un phénomène, un composé, mais jamais

669
Plotin s’écarte en cela d’Aristote, qui, bien qu’il dise que la matière est en puissance, soutient aussi qu’elle est
« puissance » (De l’âme, II 1, 412a9 et II 2, 414a16 ; également Métaphysique H5, 1045a1-2). De plus, pour
Aristote, la matière tendant vers la forme, elle a tendance à passer de l’être en puissance à l’être en acte
(Métaphysique Ѳ8, 1050a15-16), ce qui est impossible pour la matière plotinienne.
670
Traité 25 (II, 5), 1, 28-31.
671
Traité 25 (II, 5), 5, 11-30.
672
J.-M. Narbonne, Op.cit, p.56.

194
seule : l’image des chaînes d’or du traité 51 livre donc une conception de la matière à la fois
séparée de l’être et soumise à l’être, puisque le non-être ne peut pas apparaître. Uniquement
au service de l’Âme pour la génération du monde sensible, et des âmes individuelles pour la
constitution des corps, elle est en ce sens nécessaire, impérative dans la métaphysique
plotinienne : « la matière contribue donc très grandement au corps »673. Mais prise
indépendamment du phénomène, elle n’a aucune existence, aucune importance – et c’est en
cela que l’aporie initiale porte en elle sa propre réponse : la matière peut être en effet
considérée comme le dernier reliquat de l’Un-Bien mais sous sa forme la plus radicalement
opposée, la plus éloignée. Aussi ne s’érige-t-elle pas en contre-puissance et n’implique-t-elle
pas une pensée dualiste. Elle introduit en fait deux notions sous-jacentes à la métaphysique
plotinienne qui expliquent les apories des siècles durant quant à son interprétation, mais qui
recèlent également les germes de la pensée moderne et même contemporaine sur certains
points : d’une part la relativité objective, et d’autre part la notion de phénomène.

La relativité objective est introduite par le niveau d’observation adopté face à la matière :
éthique, ontologique, métaphysique. La matière est alors respectivement à chaque niveau :
le mal, la nécessité ou le non-être. Schématiquement, on pourrait représenter ces niveaux
d’observation ainsi :

Ontologique
Nécessité

Matière
Mal Ethique

Non-être
Métaphysique

673
Traité 12 (II, 4), 12, 1.

195
Vouloir à tout prix la limiter à une définition ou tenter de les concilier toutes de façon
arbitraire et finalement erronée par rapport à la philosophie plotinienne, me semble très
réducteur. L’alternative présentée par Proclus ainsi : « ou on sera obligé de faire du bien la
cause du mal ou on devra admettre l’existence de deux principes des êtres »674, ferme toute
perspective à une approche pluriconceptuelle et équivoque de l’être comme celle de Plotin.
Cette formulation aporétique de la question de la matière plotinienne, qu’ont nourrie les
diverses interprétations des commentateurs675, enclave la métaphysique dans l’univocité
d’une ontologie massive, opposant être et non-être depuis le poème de Parménide. Or la
richesse, l’originalité de la métaphysique de Plotin résident plutôt dans sa lecture particulière
de Parménide et du Parménide : l’Être est par essence un-multiple. Aussi toute pensée de
l’être est multiple, pluriconceptuelle disais-je : chaque notion chez Plotin se redéfinit toujours
en fonction de sa position. La matière n’est pas à considérer selon un unique référentiel,
l’hénologie de Plotin permettant le déploiement du multiple dans l’être : le flux héraclitéen
des réalités est donc propre à la détermination, et cette détermination est différente selon le
niveau ontique et noétique de la détermination676. C’est le « voir » qui détermine « comment
voir », qui dévoile le phénomène tel que l’âme peut le saisir, selon son appétence vers l’Un,
selon son degré ontique, son orientation, son « intentionnalité », pourrait-on dire. Et c’est ici
qu’on parvient à la seconde notion en germination chez Plotin, celle du phénomène.

Aussi, sans vouloir gommer les différences qui séparent la phénoménologie de la pensée
plotinienne, ne serait-ce d’ailleurs que parce qu’il faut toujours dépasser le phénomène

674
Proclus, De Mal. Subs.30, 1-31, 16, « De l’existence du mal », Trois études sur la Providence, tome III, trad. D.
Isaac, Belles Lettres, Paris, 1982, p. 68-69.
675
J.M. Rist compare la métaphysique de Plotin à « une série descendante de nombres allant de l’infinité à zéro.
L’Un est infinité et la matière zéro », mais le zéro peut avoir des effets, aussi la matière aurait un certain pouvoir
(« Plotinus on Matter and Evil », Phronesis 6, 1961, p.160.). De même H.-R. Schwyzer a fait de la matière
plotinienne « le pôle opposé de l’Un, en rapport avec l’Être, le pôle opposé de l’Intellect », en tant qu’elle peut
être ramenée à zéro. (« Zu Plotins Deutung der sogenannten Platonischen Materie », Zetesis, 1973, p. 277.). Plus
récemment, H. Benz ne concède à la matière que des pouvoirs métaphoriques afin de gommer l’aspect effectif
de la matière en tant que mal chez Plotin. (Voir à ce sujet J.-M. Narbonne, Op.cit, p. 124 et la note 3 p.122 au
sujet de l’ouvrage de Benz, Materie und Wahrnehmung in der Philosophie Plotins, coll. Epistêmata, Reihe
Philosophie, Bd 85, Würzburg, 1990).
676
Cette « relativité objective » d’une détermination est d’ailleurs visible à propos d’autres notions que la
matière. Par exemple, au traité 45, comme le signale Matthieu Guyot dans une note de sa traduction, au sujet
de la coïncidence entre l’être et l’éternité : « Plotin montre que l’identité de l’être véritable (l’intelligible) et de
l’éternité, peut être saisie par différents biais, sous différents angles : soit à partir de son unité interne (ce qui
constituait l’angle d’approche du précédent chapitre [Traité 45, chapitre 5]), soit à partir de son rapport
immuable à l’Un (dans ce chapitre, lignes 1-12 [traité 45, chapitre 6]), soit à partir de son atemporalité (lignes
12-21) . » (Traité 45, note 204, p. 93, dans la traduction GF).

196
purement sensible chez Plotin pour un accès à l’être véritable, il me semble cependant justifié
de mettre en évidence un certain axe spéculatif parallèle. En effet, l’impossibilité d’être sans
se manifester signale bien le déploiement phénoménal inhérent à l’être, et ce, bien avant le
stade du sensible. Puisque l’être est multiple, il y a manifestation, dispersion, éclatement
jusqu’au sensible : ce déploiement nécessaire de l’être est le corollaire de la phénoménalité.
En ce sens, la liberté et la nécessité ne sont plus uniquement des notions à décrypter dans la
philosophie plotinienne, mais bien des réalités vivantes, signifiantes parce que déployées dans
et par l’existence. Et c’est bien parce qu’elles ne se manifestent qu’intrinsèquement liées dans
les choses mêmes, qu’émerge une problématique. Leur liaison n’est pas uniquement une
question de logique, ou plutôt, la logique ne renvoie somme toute qu’à l’être, puisque toutes
déterminations en proviennent.

Or, pour en revenir à la matière, dont il est ici question, sa manifestation porte en elle son
extrême nécessité, contrairement à la manifestation de tout étant qui signe plutôt sa capacité
à disposer de soi, à se déployer selon son essence. C’est ce point qui peut séparer désormais
liberté et nécessité : là où s’arrête la destinée de l’être, là où l’élan implose et ne peut plus
s’élever seul, la matière ayant toujours besoin de l’information de l’âme pour exister, pour
apparaître, s’anéantit du même coup la notion de liberté. La matière chez Plotin serait plutôt
l’anti-liberté, ce qui n’est jamais laissé à soi-même, contrairement à toutes les autres réalités.

Rappelons ici la définition plotinienne du laisser-être677 qui consiste en ce que chaque


hypostase - à l’image de l’Un laissant être l’Être ce qu’il est - chaque réalité ouvre l’infinie
liberté de la réalité qui en émane, la laissant à elle-même. En revanche, la matière laissée à
elle-même n’existe pas, elle n’est qu’en-puissance, comme nous venons de le montrer,
autrement dit impuissante. Elle a besoin de l’âme pour qu’advienne un corps donné, comme
le rappelle ce passage significatif du traité 2 :

« […] il va de soi que la matière ne se configure pas elle-même, pas plus qu’elle ne se
donne une âme à elle-même. Il faut donc qu’il y ait quelque chose qui dispense la vie,
que ce soit à la matière qu’il la dispense, ou à un corps quelconque, et cette chose doit
exister en dehors et au-delà de toute nature corporelle. Car il n’y aurait pas même de

677
Traité 38 (VI, 7), 42, 7-8. Voir notre note n°3 de l’introduction.

197
corps s’il n’existait pas une puissance psychique. Le corps s’écoule et sa nature réside
dans le mouvement ; et il périrait aussitôt si toutes choses étaient des corps, quand bien
même l’on donnerait à ‘un d’eux le nom d’âme. […] Ou mieux, il ne naîtrait même pas,
mais toutes choses en resteraient au niveau de la matière. Et peut-être même n’y aurait-
il plus du tout de matière : et l’univers qui est le nôtre serait détruit […] »678

Nécessaire mais non libre, la matière est l’élément en lequel ne se vérifie pas la relation
binaire entre liberté et nécessité, où il n’y a ni équivalence ni inclusion entre les deux
phénomènes. C’est aussi ce qui me permet la remarque suivante : puisqu’à l’impuissance
totale nulle liberté n’est inhérente, alors on ne peut en aucun cas faire de la matière
plotinienne l’antithèse de l’Un-Bien ni acculer Plotin au dualisme. La radicalité du mal chez lui
n’est pas synonyme d’une sorte d’anti-substance qui serait susceptible de rompre l’unité de
l’être, puisque cette radicalité est impuissante, privée de phénoménalité679 et incapable d’être
sans l’acte d’une réalité proprement dite, à savoir l’âme. La matière plotinienne n’est que
docilité, malléabilité, dans la mesure où elle peut être dirigée vers toutes choses, où elle n’est
que potentialité de quelque chose et ne peut accéder à ce « quelque chose », autrement dit
au statut d’étant, de composé, que par l’action d’une réalité, à savoir l’âme : « docile »680,
Plotin l’enchaîne au principe intelligible, seul capable de la déterminer en un corps donné,
faisant de la nécessité extérieure l’esclave, la prisonnière de la nécessité intérieure – qui elle,
demeure en son rebours une équivalence de la liberté comme nous avons vu. Aussi,
Narbonne, reprenant l’expression de F.R. Jevons681, parle d’une « matière molle »682 et
l’oppose tant à la matière platonicienne, pour les mêmes raisons que Jevons (le réceptacle de

678
Traité 2 (IV, 7), 3, 15-26.
679
Traité 12 (II, 4), 12, 28-37 : « Elle n’est pas en effet perceptible par les yeux, car elle est sans couleur, ni par
l’ouïe, car elle ne fait pas de bruit. Elle ne possède pas non plus de sucs, c’est pourquoi ni les narines ni la langue
ne la perçoivent. – Est-ce donc par le toucher ? – Non parce qu’elle n’est pas un corps. C’est que le toucher se
rapporte au corps, parce qu’il perçoit le dense et le rare, le mou et le dur, l’humide et le sec. Or aucune de ces
propriétés n’existe dans la matière. En fait elle résulte d’un raisonnement qui ne vient pas de l’Intellect, mais qui
est vide : c’est pourquoi ce raisonnement est bâtard, comme on l’a dit. []Bien plus, la corporéité ne concerne pas
non plus la matière. ». La matière plotinienne échappe à la phénoménalité, parce que d’une part elle n’est pas
perceptible par les sens, et d’autre part elle n’est pas accessible par le raisonnement. Toute pensée qui
chercherait à la saisir ne peut le faire que par une approche approximative…
680
Traité 12 (II, 4), 11, 41 : eyagôgos. Brehier et Narbonne traduisent par docile, Dufour par ductile, ce qui ne
change rien au concept d’une matière totalement mise à disposition de l’action de l’âme.
681
F.R. Jevons, « Dequantitation in Plotinus’ Cosmology », Phronesis, 9, 1964, p.67 : « L’espace de Platon avait
été « dur », il avait une extension mathématique, la matière de Plotin était « molle », non-étendue, dépouillée
de grandeur. » Jevons oppose le réceptacle platonicien envisagé comme une réalité « dure » car liée à l’extension
mathématique, à la matière de Plotin dépourvue de grandeur, de masse, et de toute extension spatiale (comme
de toutes déterminations).
682
J.-M. Narbonne, Op.cit., p.39.

198
Platon est une réalité spatiale, une sorte de contenant dans lequel les phénomènes
apparaissent), qu’à la matière aristotélicienne qui n’est autre que la composition même des
réalités sensibles683. Cette mollesse, cette fluidité –mais doit-on vraiment adopter de telles
qualifications, puisque cette matière échappe en vérité à toute saisie, qu’elle soit
expérientielle ou conceptuelle, reléguant la matière dans une zone d’infraphénoménalité, en
fait, plutôt qu’une substance négative, une pure et totale contingence.

C’est ce point qui est susceptible de bouleverser l’ontologie, parce qu’il rompt avec la
dialectique antique de l’être et du non-être et propose une continuité, voire une relativité de
l’être : jusqu’à l’extrême limite de la matière, qui demeure non accessible directement par
l’expérience ou par l’intellect –annonçant les dilemmes de l’éther que la physique a tenté de
résoudre jusqu’à la découverte du vide quantique, et il faudra y revenir – l’être est par essence
multiplicité : et c’est aussi pourquoi la matière est nécessaire à la constitution des corps, parce
qu’elle offre la neutralité d’une « en-puissance » totale, ne pouvant opposer à la
détermination du logoi aucune résistance, aucune puissance. C’est en cela qu’elle peut être
dite l’opposé de l’Être, l’opposé de l’Un-Bien, et d’ailleurs l’opposé de tout ce qui est : tout ce
qui est fondamentalement, essentiellement libre, comme nous l’avons montré, parce qu’il est
puissance et acte : « pour rendre compte des actes de chacune de ces choses [les choses qui
procèdent], on doit les rapporter à leur réalité : car c’est bien en cela que consiste l’être de
chaque chose, accomplir tel ou tel acte »684, nous dit Plotin au début du traité 3. La matière
ne produit aucun acte, elle est incapable d’autonomie, elle n’est pas dans la logique de
l’autexousion telle que définie supra, elle ne possède aucune puissance en elle-même qui soit
transmuable en acte, son « en-puissance » est impuissante sans la puissance et l’acte des
logoi. En conséquence, avec la liberté définie comme libre disposition de soi, orientée vers le
principe supérieur afin de produire, c’est aussi la nécessité intérieure que j’ai appelée destinée
(destinée à se retourner vers le principe supérieur), qui disparaît. Autrement dit, la matière ne

683
C.f Narbonne, Op.cit., p.40 : « Chez Platon en effet, le réceptacle est une réalité spatiale, un
« espace/matériau », fournissant un emplacement à tous les objets qui y deviennent. C’est pourquoi Platon parle
avant tout du réceptacle comme d’un « ce-en-quoi » (hen ô) les phénomènes sensibles apparaissent. Chez
Aristote, la matière du monde sensible est exclusivement le « ce-de-quoi » les réalités sensibles sont constituées,
comme par exemple le bois dont on fait une statue. Or la matière n’est, chez Plotin, ni le « ce-en-quoi » les
phénomènes sensibles prennent place, puisqu’elle reçoit elle-même son extension des raisons intelligibles, ni le
« ce-de-quoi » les réalités sont faites, puisqu’encore une fois les raisons séminales d’origine intelligible apportent
absolument tout à la matière. »
684
Traité 3 (III, 1), 1, 11-13.

199
peut pas être assimilée à la version positive de la nécessité (principe intérieur) : elle se réduit
plutôt à une version limitée et négative de la nécessité, telle qu’elle n’implique plus la liberté.
Si la matière est bien le seul élément dans la métaphysique plotinienne où ne peut se vérifier
l’inclusion mutuelle de la liberté et de la nécessité, si en elle la relation entre les deux concepts
n’est plus de type binaire parce qu’ils ne s’équivalent plus, c’est qu’elle implique une autre
acception de la nécessité. Une acception bien plus limitée et réduite : une nécessité extérieure
à l’être et non plus intérieure, qui ne répond plus à nul élan naturel tourné vers son principe,
mais qui est rivée, enchaînée, presque murée en elle-même, ne pouvant plus rien produire,
plus rien être véritablement, plus rien penser, ce qui revient au même. Informe, incapable, la
matière sensible est bien le non-être, mais ce non-être n’est plus à lire comme une pure
antithèse de l’être, encore moins comme un contre-pouvoir face à l’être ou au Bien, puisqu’il
n’a strictement aucune puissance en soi. Le non-être de Plotin est le dernier effet de l’être, il
s’inscrit bien dans la chaîne processive, comme reliquat, ouverture de l’être qui ne peut plus
se refermer par l’opération d’epistrophé, qui ne peut plus donc s’unifier et s’ouvre, se déchire
en une béance, telle une blessure dont s’écoule le flux du multiple685. Mais cette béance n’est
pas synonyme de vide (to kenon)686, Plotin conteste d’emblée une telle mésinterprétation de
sa pensée687. Car, précise-t-il, « la matière est nécessaire aussi bien à la qualité qu’à la
grandeur, de telle sorte qu’elle l’est aussi aux corps »688. Elle est plutôt la multitude, l’infinité
des possibles, la contingence totale, et c’est pourquoi elle n’apparait jamais comme
phénomène : pour apparaître, elle a besoin de ses chaînes qui déjà la composent, l’unifient,
l’arrachent à elle-même, les chaînes d’or du beau, de l’être, permettant le phénomène. Aussi,
comme le dit avec justesse Jérôme Laurent, « couverts de chaînes d’or, le mal et la laideur ne
sont jamais une victoire de la matière. Celle-ci, pour manifester ses effets, doit composer avec
ce qui participe à l’être, de même que selon Platon, l’injustice la plus grande respecte toujours
une certaine forme de justice, ne serait-ce précisément que pour exister. »689

685
Plotin parle d’écoulement, khysis (Traité 34 (VI, 6), 1, 6). Nous abordons cette question infra.
686
Traité 12 (II, 4), 12, 22-23 : Plotin définit ainsi la matière : « elle n’est pas un nom vide, mais elle est quelque
chose qui joue le rôle de substrat, même si elle est invisible et dépourvue de grandeur. »
687
La matière contribue au monde sensible, c’est son seul aspect positif, son utilité
688
Ibid, l. 20-21.
689
Jérôme Laurent, Les fondements de la nature dans la pensée de Plotin : procession et participation, Paris, Vrin,
1992, p.99.

200
Ainsi, c’est la matière prise en elle-même qui fait cesser la relation d’inclusion entre liberté
et nécessité propre à l’être. Là où trébuche la pensée, là où la production ne peut plus avoir
lieu par son acte même, là où seules les fils, les liens, les entraves, les chaînes de l’être peuvent
« forcer »690 la matière à apparaître en un composé qui n’est donc plus la matière seule, réside
le poids inertiel, infini, d’un monde que Plotin a pressenti en sa fragilité – dont seul l’Un peut
répondre. En déplaçant la dialectique de Parménide être-non-être à une dialectique Un-
multiple (qui va sous-tendre le rapport du non-être à l’être telle une conséquence), Plotin
fusionne la liberté et la nécessité au cœur de l’être : c’est en étant ce qu’elle est au plus haut
point, en déployant son essence, en se libérant de toute extériorité, que l’âme vit
véritablement, accédant à elle-même par le rebours vers l’Intellect. Il en est ainsi de tout
étant, qui ne réalise vraiment sa destinée que selon le mouvement, l’élan intérieur qui l’anime.
La liberté de l’être et des êtres chez Plotin inclue bien la nécessité, elle est l’opposé même de
la contingence, car elle ne peut être que ce qu’elle est : libre et légère comme l’aile fendant
l’air, échappant à l’inertie de la matière. Toujours à la fin du traité 51, Plotin distingue les âmes
pures qui sont effectivement séparées de la matière, et celles qui sont affaiblies à son contact,
et il explique leur faiblesse par un ajout de quelque chose qui leur est étranger – non pas par
le retrait d’une puissance ou d’une propriété.

« Si par conséquent cette faiblesse ne se trouve pas dans les âmes séparées de la
matière – elles sont en effet toutes pures, et comme on dit ailées et parfaites,
accomplissant la fonction qui est la leur sans rencontrer d’obstacle – il reste que cette
faiblesse se trouve dans les âmes qui ont chuté, qui sont impures et qui n’ont pas même
été purifiées ; elle ne vient pas du fait que quelque chose leur a été enlevé, mais en
raison de la présence en elles d’un élément étranger, comme dans le corps la présence
de phlegme ou de bile. »691

C’est en accomplissant pleinement sa fonction propre, en actant sa puissance que l’âme


s’allège, se libère de l’inertie de la matière : alors elle ne rencontre « plus d’obstacle », la voie
de l’epistrophè étant une voie toujours libre, ouverte, puisqu’elle ne dirige que vers l’Un en
définitive. Aussi la liberté plotinienne n’est autre qu’une unification, et c’est pour cela qu’elle

690
Traité 51 (I, 8), 15, 24 : ἐξ ἀνάγκης.
691
Traité 51 (I, 8), 14, 19-24.

201
coïncide étroitement avec la nécessité. Les deux phénomènes s’incluent l’un l’autre au sein
de l’être, au sein des êtres – sauf accident692.

Pierre Caye a mis à jour de façon magistrale dans son dernier ouvrage Comme un nouvel
atlas693, la menace intrinsèque dans le néoplatonisme d’une entropie de l’être qui ne serait
pas uniquement le fait de la matière, mais qui proviendrait, qui procèderait –j’utilise
volontairement ce verbe, en son acception plotinienne- de la seconde hypostase elle-même.
Je le rejoins dans son analyse à laquelle les lignes qui suivront dans cette seconde partie
doivent beaucoup.

L’Intellect de Plotin, hèn polla, porte déjà en lui par sa multiplicité, la fragilité d’un monde
qui ne peut fondamentalement exister que grâce à l’Un : nous l’avons esquissé dans le geste
intellectif initial, dans la dyade fondant l’être. Dans ce cadre de l’un-multiple qu’est l’être, la
matière constitue le risque suprême de la contingence totale, d’un écoulement (χύσις)694 dans
le multiple, l’infini, l’informe. C’est aussi pourquoi, sous cet angle, Plotin l’assimile au mal695.
Et c’est aussi pourquoi il l’enchaîne à l’acte de l’âme, aux logoi qui l’informent et lui
permettent d’accéder à la phénoménalité grâce aux corps animés : sans l’acte unificateur des
logoi, la matière demeurerait au stade de l’infraphénomène tel un fantôme696 hantant
obscurément le cosmos. Or, la destinée de l’âme l’amenant à produire, c’est cet acte de

692
Rappelons à ce sujet que c’est l’élément matériel, la part de contingence dans un être, autrement dit
« l’accident » quand la Forme ne détermine pas assez la matière, qui provoque la laideur. La laideur est le fait
de la matière que Plotin appelle aussi « l’autre nature » (Traité I (I, 6), 5, 57), et se manifeste dans un corps ou
une action humaine par un manque d’ordre, de structure, d’unité. Voir sur ce point notre première partie sur la
beauté de l’âme que j’ai définie comme unité ordonnant le multiple. Dans cet acte, l’âme, elle-même trace de
l’Intellect, imprime l’un dans le multiple, geste à la fois libre parce qu’il ne dépend que d’elle et répond
parfaitement à sa nature hypostatique et processive, et nécessaire pour les mêmes raisons. « Car ne n’est en
aucune façon un mal pour l’âme de fournir au corps la puissance d’être bien organisé et d’exister, puisque toute
providence qui s’applique à une réalité inférieure n’empêche pas le principe de cette providence de demeurer
dans le meilleur. » (Traité 6 (IV, 8), 2, 25-27) ; « elle ordonne et gouverne ce qui lui est postérieur et règne sur
lui, parce qu’il n’est pas possible que toutes choses demeurent dans l’intelligible, alors qu’une autre réalité peut
exister à sa suite, certes inférieure mais nécessaire, si du moins la réalisation qui la précède l’est aussi. » (Traité
6 (I, 6), 3, 26-29). De même, Plotin, reprenant le Phèdre (246b6), insiste plusieurs fois sur le fait que « toute âme
prend soin de ce qui est dépourvu d’âme » (Traité 15 (III, 4), 2, 1-3 ; voir aussi sur ce thème le traité 27 (IV, 3), 1,
33-34 ; 7, 12-30 ; 12, 1-8 ; ainsi que le 33 (II, 9), 18, 40). Ce soin apporté par l’âme au corps qu’elle anime est donc
à la fois un acte libre et une nécessité. L’accident qu’est la laideur ou le mal survient quand l’âme n’est pas assez
forte ou se laisse distraire et corrompre par la matière. C’est l’avancée trop excessive de l’âme dans un séjour
qui n’est pas naturellement le sien, le sensible, qui l’affaiblit et peut la rendre faillible et trop perméable à la
matière (Traité 13 (III, 9), 3, 4-16).
693
Pierre Caye, Comme un nouvel atlas. Un état meilleur que la puissance, Belles-Lettres, 2017.
694
Traité 34 (VI, 6), 1, 6.
695
Traité 28 (IV, 4), 17, 3 et 8 ; et traité 53 (I, 1), 9, 5-6.
696
Traité 26 (III, 6), 7, 21 et 23 : φάντασμα.

202
production qui est aussi comme je l’ai montré une pensée, un logos, qui entrave la
contingence : l’imbrication de la liberté et de la nécessité dans l’être est en ce sens le principe
même empêchant la skédasis 697, l’effritement, l’éclatement, la dispersion totale dans le
multiple et l’informe. Car l’écoulement est déjà le fait de la procession à partir de l’Intellect,
marquant la dépendance de la seconde hypostase.

II- Le champ gravitationnel de l’être dans la métaphysique plotinienne

« Alors, que choisir ? La pesanteur ou la


légèreté ? »
Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de
l’être698

En révélant l’entrelacement de la liberté et de la nécessité, pour reprendre une image


plotinienne, que j’ai formulée aussi au niveau logique par une relation de type binaire entre
les deux concepts, on est amené à les considérer davantage comme des phénomènes :
"phénomène" signifiant en ce sens, non pas ce qui apparaît aux sens, mais ce qui exprime une
réalité donnée, sous une forme intelligible ou sous une forme sensible. Car ils se manifestent
toujours de manière insécable au sein de l’être, l’un supposant, impliquant, dévoilant ou
annonçant l’autre. Seule la matière prise isolément, semble se soustraire au geste
ontologique, à la fois libre et nécessaire. Mais comme elle ne se manifeste jamais isolément
dans les faits ni ne peut être pensée en tant que telle par aucun raisonnement fiable, elle ne
peut constituer véritablement une opposition à cette coalescence qui fonde l’intégrité même
de l’être. Cependant, elle permet l’égarement de l’âme individuelle par une déchirure de
l’être, mettant en péril sa destinée première, toujours dirigée vers l’Un-Bien. Mettre à jour
une matière nécessairement enchaînée pour prétendre à la phénoménalité lui donne aussi

697
Traité 34 (VI, 6), 1, 5 : ici le participe passé σκιδνάμενον.
698
Milan Kundera, Op.cit., chap.2, p.15.

203
une place, si inquiétante et si réduite soit-elle, dans l’être : celle d’un non-être qui n’est pas à
concevoir comme une entité capable de s’opposer de face, si je puis dire, à l’Âme, à l’Être-
Intellect, et encore moins à l’Un, donc qui ne remet pas en cause l’unité du monde. Parce
qu’elle n’oppose aucune résistance justement, parce qu’elle ne peut même pas être assimilée
à la pesanteur ou à la légèreté, à la masse ou à la grandeur, ni à aucune détermination
réelle699, parce que sans l’acte de l’âme qui l’informe, choisissant un corps qui lui ressemble
pour l’ordonner, et ce faisant l’enchaîne pour apparaître, la matière plotinienne se résume
dans sa condition d’esclave de ce qui est : sans le lien liberté-nécessité de l’être qui lui donne
forme tout en la maîtrisant, elle n’est rien, fantôme avons-nous dit, « absence »700 précise
Plotin, « fuite », commente Laurent Lavaud 701, s’appuyant sur le chapitre 3 du traité 34 qui
indique que le propre de l’infini de la matière est l’échappement702. En revanche, elle signale
en la stigmatisant, la problématique du multiple et son danger inhérent, parce que prise en
elle-même, et non en phénomène existant, elle est cet infini négatif, que rien n’assigne à
résidence, « éloignement total »703 de l’Un, écoulement sans limite, béance de l’être
cependant invisible –« énergie noire » ou « fantôme »704 métaphysique qui hante cependant

699
Traité 12 (II, 4), 8, 9-10 : « la matière ne possède ni la légèreté, ni la pesanteur, ni la densité, ni la rareté, ni
même la configuration. »
700
Traité 12 (II, 4), 10, 13 : ἀπουσία.
701
Laurent Lavaud, Op. cit., p. 60-61. Lavaud précise bien que selon Plotin, il ne s’agit pas d’une fuite au sens
local, mais que par essence, l’infini de la matière non ordonnée fuit toutes limites. En ce sens, Plotin, nous
rappelle-t-il, s’oppose à Aristote qui accusait Platon de confondre la matière et le lieu (Physique, IV, 2, 209b11-
12). Plotin assimile l’infini en soi, ἄπειρον de la matière à la χώρα platonicienne (il ne refuse donc pas du tout
cette identification qu’Aristote reprochait aussi à Platon), mais il précise que justement cette illimitation est en
soi un refus de limite, et donc refus de la « limite du corps » (πέρας). « Dans ce cadre physique, le paradigme de
la fuite ne peut avoir qu’un sens métaphorique. Ce que « fuit » en premier lieu l’infini est la limite, qui pourrait
faire de lui un corps.[…] La « fuite » signifie donc cette résistance de la matière à entrer dans le monde physique
en se laissant limiter. », dit L. Lavaud (p.61). Si je rejoins entièrement cette définition de la matière indéfinie
comme fuite de la limite, en revanche, comme je le précise, je ne crois pas que la matière plotinienne ait une
quelconque capacité ou puissance de résistance, puisqu’il suffit que l’âme se dirige vers elle pour qu’elle en fasse
exactement ce qu’elle veut, comme je l’ai montré supra.
702
Traité 34 (VI, 6), 3, 16-20. Sur l’idée de la fuite, de l’échappement de la matière illimitée, voir l. 15 et 17 φεύγει
et l.34 ὑπεκφεύγουσαν ; également l. 16 : ἔξωθεν.
703
Traité 34 (VI, 6), 1, 2 : ἀπόστασις παντελὴς.
704
Il est troublant de noter les mêmes termes et thèmes dans la physique actuelle : le physicien Robert Caldwell
du Darmouth College parle ainsi d’une « énergie fantôme ». Il fait l’hypothèse d’une « déchirure » de l’univers
possible (« big rip ») à cause de l’étirement de toutes les structures de l’univers, des amas de galaxies jusqu’aux
moindres atomes, dans le cadre de l’expansion de l’univers posée par la constante de Hubble depuis 1929 (la
constante de Hubble correspond à la vitesse d’expansion de l’univers et a été établie pour la première fois par
l’astronome Edwin Hubble en 1929. Ce nombre quantifie l’expansion, la dilatation, la propension de l’univers à
ne cesser de s’étirer tel un film plastique, et partant de là, peut tenter de déterminer son âge et son évolution.
L’observatoire spatial Planck en 2013 a ainsi permis de mesurer avec précision cette « constante »). Or Robert
Caldwell propose depuis 1999 un modèle cosmologique fondé sur l’hypothèse d’une « énergie fantôme » dont
la densité augmenterait alors que l’expansion se poursuit. Cette énergie qu’on a appelée aussi « quintessence »
s’apparenterait à une sorte de gravitation inversée, qui pousse les astres à s’éloigner les uns des autres toujours

204
le monde, comme l’évoque Plotin dans le chapitre 3 du traité 2 : « […] toutes choses en
resteraient au niveau de la matière. Et peut-être même n’y aurait-il plus du tout de matière :
et l’univers qui est le nôtre serait détruit […] »705.

Or, ce risque entropique n’existe au niveau sensible dans la métaphysique plotinienne,


porté à son paroxysme fantasmatique par la matière prise en elle-même, que parce qu’il est
tributaire du déchirement initial de l’être, de la dyade porteuse du multiple.

Il me semble, au fur et à mesure qu’avance une réflexion métaphysique sur les traités de
Plotin, que celle-ci ne peut s’abstenir d’une corrélation physique et cosmologique qu’elle sous-
tend. Troublants sont bien souvent les échos que les découvertes modernes en physique, de
la relativité générale à la mécanique quantique, jusqu’aux dernières observations et
hypothèses qui en découlent en ce début de 21e siècle, réveillent quant à la lecture de Plotin.
Loin de vouloir naïvement, hâtivement, et au risque de s’enfoncer dans l’anachronisme le plus
flagrant, faire de la métaphysique plotinienne une pensée annonciatrice des découvertes
scientifiques modernes puis contemporaines de la physique, de la cosmologie et de
l’astrophysique, je pense néanmoins justifié de s’appuyer sur celles-ci pour rendre compte de
l’intime fragilité de l’être chez Plotin, et de sa paradoxale puissance : l’intuition de

plus vite. Si même les régions les plus vides de l’univers foisonnent d’énergie, comme le mettent en évidence les
fluctuations aléatoires inhérentes au monde quantique, les champs de forces qui y règnent ne sont jamais
totalement nuls mais oscillent sans cesse autour de zéro. Autrement dit, le vide, bien que dépourvu de matière,
devrait être une source d’énergie considérable. La question que pose Caldwell, et qui est donc fondée par les
dernières observations d’amas de galaxies, semble ainsi à la fois valider et remettre en cause la constante
cosmologique, introduite en 1917 par Einstein, dont l’effet équivaut à remplir l’espace d’une mer d’énergie
négative propre à contrebalancer la graviter et assurer la stabilité de l’Univers dans le cadre de la relativité
générale. Robert Caldwell s’appuie sur la constante cosmologique, mais suppose que la densité de cette
« énergie sombre » augmente avec l’expansion et aboutit donc à la déchirure de la cohésion de l’Univers : « Des
arguments ont été proposés selon lesquels nous vivons dans un espace spatial, un Univers d'une matière de
faible densité qui connaît actuellement une période d'expansion accélérée. Si l'observation des preuves sur
lesquelles sont fondées ces revendications est renforcée par des expériences, alors les implications
cosmologiques seront incroyables. Il semblerait alors que le fluide cosmologique soit dominé par une sorte de
densité d'énergie fantastique, qui a une pression négative, et qui commence à jouer un rôle important
aujourd'hui. Aucune théorie convaincante n'a encore été conçue pour rendre compte de cet état de fait, bien
que les modèle cosmologique de la constante (Λ) ou celui de la quintessence (Q) soient les principaux candidats."
Robert Caldwell, « A phantom menace ? Cosmological consequences of a dark energy component with negative
equation of state”, Physics Letters B., n° 545, 2002, p.23-29. (Je propose cette traduction pour ce passage). Mais
ce modèle préconisé est au stade de l’hypothèse cosmologique, précise bien l’astrophysicien : « Je l’ai appelée
énergie fantôme parce qu’elle me hante, et qu’elle n’existe peut-être pas », dit Caldwell dans une interview du
magazine de vulgarisation Science et Vie (septembre 2017). D’où le rapprochement avec l’idée de la matière
pure chez Plotin, qui en demeure toujours à l’idée fantasmatique (le terme de « fantôme », φάντασμα, étant
d’ailleurs utilisé en 26, 7, comme nous l’avons cité supra (note n°198), pour qualifier la matière prise isolément.
705
Traité 2 (IV, 7), 3, 18-29. Voir aussi le traité 52 (II, 3), 8, 4 : « si toutefois l’univers n’est pas destiné à se
dissoudre. »

205
l’épuisement de l’essence dû au renversement de la problématique antique être-non-être en
une nouvelle problématique un-multiple (dont dépendent désormais toutes les catégories de
l’être), porte en effet en elle bien plus qu’une problématique, bien plus que des paradoxes.
Elle révèle une précarité de l’être du fait même de sa constitution en tant qu’un-multiple,
autrement dit en tant qu’unité fragmentée, éclatée, atomisée, dyade en son essence et non
plus Un. De la multiplicité des Formes, toujours contenues en un infini nombré, intelligible, -
qui donc se limite elle-même - au fantôme d’un infini que plus rien ne contient, « multiplicité
privée de nombre » (ἀνάριθμον)706 que représente la matière en elle-même, frémit toujours
le risque de la dispersion, de l’éclatement, de l’anéantissement, et Plotin ne l’a pas fui, ne l’a
pas tu. Est-ce une raison suffisante pour ériger le risque en certitude, l’hypothèse en principe,
voire en contre-principe à opposer à l’Un ? Je ne le crois pas. Je pense au contraire que dans
la fragilité même de l’être que Plotin ne nie pas, il y a aussi sa puissance – et donc son ousia :
la question de la dépendance de la seconde hypostase que j’aborde à présent, révélant un
monde relativiste, c’est-à-dire recélant de multiples référentiels, permet d’envisager une
liberté de l’être grevée du poids existentiel, de son risque inhérent de chute, mais toujours
tenue, maintenue par la nécessité.

1- La dépendance de la seconde hypostase, fragilité ou force de l’être ?

1- 1 Fragilité et infini

« S’il existait quelque chose après le Premier, ce ne pourrait être quelque chose de simple,
mais ce serait quelque chose d’un-multiple (hèn pollà)707. – Mais alors, d’où viendrait cette

706
Traité 34 (VI, 6), 1, 2.
707
Le terme ἔν πολλα est une expression du Parménide (144 e5) qu’on retrouve aussi dans le Philèbe (14c8). La
lecture plotinienne du Parménide distingue en effet, comme nous l’avons dit, l’Intellect (l’être, seconde
hypostase), qui comporte en lui-même une multiplicité étant la totalité multiple des formes, et ce qui est « un et
multiple » (ἔν καὶ πολλα), l’âme, troisième hypostase, comme nous en avons fait état dans la première partie de
notre recherche.

206
chose ? – Du Premier. Elle ne peut bien entendu, être le fait du hasard, suntukhia (συντυχίαν)
708, car dans ce cas le Premier ne serait même plus le principe de toutes choses. »709

D’emblée subordonné à l’Un qui le sauvegarde du hasard, préservant son jaillissement et


du même coup toute production, de la fortuité événementielle, l’être plotinien porte en lui la
soudure même entre liberté et nécessité en tant que phénomènes – traces de l’Un. Ainsi,
d’une part, toute la dynamique existentielle se conçoit selon le modèle autoconstitutif de
l’être recevant l’Un et le réfractant en multiple de façon spontanée, en une sorte de
morphogenèse qui s’élance, se développe et s’épanouit jusqu’aux formes de vies les plus
humbles, les plus ténues710 – et l’on reconnaît dans ce mouvement de l’être allant, se
répandant, se dévoilant, la coïncidence avec une vérité que déjà le Cratyle posait comme une
course divine (alè theia), le mensonge signifiant le contraire même de ce mouvement naturel,
autrement dit ce qui n’est pas711. Mais d’autre part, ce mouvement, si libre, si spontané soit-
il, si propre à tout étant qui persiste en son être et se développe, n’en est pas moins grevé de
pesanteur, dans la mesure où il est nécessairement une dégradation de l’être s’abaissant, se
répandant, s’écoulant en davantage de multiplicité – et ne pouvant échapper à cette perte en
énergie. Or cette déperdition inhérente au déploiement de l’être ne s’explique pas que par la
matière. Si celle-ci exerce bien une attraction au niveau du monde sensible (fort limitée
d’ailleurs, comme nous l’avons vu, puisque l’âme a l’entière capacité de lui opposer sa
résistance, et la configure de toutes façons), elle ne peut en tout cas rendre compte du champ

708
Le terme συντυχίαν que J.-F. Pradeau traduit par « hasard » désigne les circonstances fortuites d’un
événement. Voir aussi le traité 12 (II, 4), 2, 11, où ce terme est utilisé au sujet de la matière intelligible : les
réalités premières ne sauraient dépendre du hasard dans la mesure où le Premier les en préserve.
709
Traité 7 (V, 4), 1, 20-23.
710
Quelques lignes plus loin, dans ce chapitre 1 du traité 7 (V, 4), Plotin rappelle la règle de production des êtres
qui découle de leur parfait achèvement : comme je l’ai fait remarquer dans la première partie de ma recherche,
la production (poeisis) découle de la contemplation (theoria), tout comme la chaleur émane du feu, selon l’un
des plus chers exemples à Plotin qui illustre son principe des deux actes en un. C’est parce qu’une réalité
contemple celle dont elle est issuequ’elle en produit à son tour une image vivante (le terme image étant à
entendre non pas comme un simple reflet , une apparence dénuée d’être, mais bien comme une production
dégradée par rapport au producteur, mais portant cependant sa trace, et par elle, la possibilité d’un traçage
jusqu’à l’Un). On trouve dans le traité 10 (V, 1), 6, 6-53 et dans le traité 30 (III, 8), 3-4, les précisions sur le mode
de production. Ici, Plotin précise bien que toutes les formes d’existence, jusqu’à celles qui ne disposent pas de la
capacité de choisir, la proairesis, obéissent à cette règle de production : « Or, dès que n’importe laquelle des
autres choses atteint sa perfection, nous constatons qu’elle engendre, c’est-à-dire qu’elle ne supporte plus de
demeurer en elle-même, mais qu’elle produit une chose différente. Et cela vaut non seulement pour qui a la
capacité de choisir, mais aussi pour toutes les choses qui croissent sans en avoir le choix, et même pour les choses
dépourvues d’âme, qui donnent d’elles-mêmes tout ce qu’elles peuvent : comme le feu qui réchauffe, la neige
qui refroidit, les remèdes qui agissent sur une autre chose, et comme toutes choses qui imitent le Principe autant
qu’elles le peuvent, en tendant vers l’éternité et la bonté. » (l.26-34).
711
Platon, Cratyle, 421b-c.

207
gravitationnel de l’être. Or c’est bien le mouvement même de la procession depuis l’Intellect,
depuis le geste initial de l’être devenu dyade et scindant, séparant, ouvrant, déchirant l’unité
première pour donner existence aux Formes et à toutes choses en émanant, autrement dit la
dynamique même de la vie chez Plotin, qui est soumise à un champ de gravitation. Cette
pesanteur métaphysique habite la liberté (telle que définie supra en tant qu’autexousion, libre
disposition de soi, qui est le propre de toute essence) et c’est aussi pourquoi la seconde
hypostase rend au mieux la coalescence entre liberté et nécessité, empêchant du même coup
la dissolution de l’être dans le devenir.

Cependant, avant de montrer comment, je voudrais m’arrêter sur ce qu’il est finalement
facile d’occulter dans la pensée de Plotin, parce qu’il n’apparaît pas forcément au grand jour,
parce qu’il est recelé dans la splendeur, la perfection et la grâce de l’être : sa fragilité
intrinsèque due paradoxalement à sa surabondance, à sa capacité de produire une multiplicité
d’essences dont tous les êtres sensibles seront à leur tour les productions. Car l’unimultiplicité
de la seconde hypostase porte en elle-même l’écoulement, khysis (χύσις)712, risque de
dispersion et d’atomisation : l’origine de la divisibilité (qui pourrait être divisibilité à l’infini si
la matière existait seule, en tant qu’infraphénomène) n’est pas le monde sensible mais bien
l’Intellect dont émane toute procession à partir du geste initial de division qu’est la dyade.
Aussi, Pierre Caye a-t-il insisté avec une remarquable justesse dans son dernier ouvrage, sur
le risque entropique de l’être, reposant sur une skédasis (sσκέδασις), dispersion, toujours
possible, du fait même de la surabondante multiplicité qui jaillit continûment de la seconde
hypostase.

« On comprend bien l’existence de l’entropie au niveau du monde sensible sous


l’attraction de la matière. Il est plus surprenant de la voir aussi régner dans le monde
intelligible ; mais il est vrai que le monde intelligible néoplatonicien est autant
conditionné par le chaos que par la limite, qu’il naît du chaos discipliné par la limite,
comme si les formes intelligibles et non seulement les corps du monde sensible,
gardaient toujours latente la possibilité d’un atomisme. Si l’entropie concerne aussi le
monde intelligible, c’est parce que le monde intelligible est non seulement affecté de
multiplicité, mais qu’il est surtout soumis, comme n’importe quel corps sensible, à la
divisibilité, elle-même cause de la multiplicité. »713

712
Traité 34 (VI, 6), 1, 6, 29.
713
Pierre Caye, Op.cit., p.41.

208
Le processus d’entropie est déjà à l’œuvre dès qu’il y a éloignement de l’Un, c’est-à-dire dès
que commence la procession : c’est par fragilité, par impuissance à recevoir l’unité originelle
que l’être est, se déploie, se divise en parties, en étants. Ainsi, au traité 38, Plotin rend compte
du principe de production des êtres - de l’Intellect, par sa propre défaillance en l’Un, son
incapacité à le recevoir tel quel. « […] l’intellect, ne pouvant conserver la puissance qu’il avait
reçue, la divisait en parties, et d’une qu’elle était, il la rendait multiple, pour être ainsi en
mesure de la supporter (φέρειν) partie par partie (κατὰ μέρος). »714 Peu avant, au chapitre 8,
c’est par une formule lapidaire qu’il décrit l’infériorité de l’Intellect à cause de la multiplicité
qu’il porte : « […] il lui est inférieur : si l’Un est ce qu’il y a de meilleur, ce qui vient après lui
doit être plus qu’un, car la multiplicité est un défaut. »715. Au traité 7 également, Plotin montre
que l’Intellect issu de l’Un, ne peut percevoir ce dernier et donc l’exprimer que sur le mode de
la multiplicité. Il ne parvient pas à le saisir comme « Un ». Ce n’est pas la perfection première,
ou plutôt devrais-je dire, ce qui est au-delà de la perfection et qui est l’Unité, que l’Intellect
reçoit, c’est déjà une dégradation de l’Unité car c’est ce qu’il est capable de recevoir de l’Un,
selon le principe plotinien qu’une réalité n’est que ce qu’elle est capable de recevoir de la
réalité supérieure. « Et voilà pourquoi l’Intellect est non pas simple mais plusieurs, et pourquoi
il manifeste une composition (une composition intelligible toutefois) et voit d’emblée
plusieurs choses. Il est certes lui-même aussi un intelligible, mais il intellige aussi : c’est
pourquoi d’emblée, il est deux. »716 Ainsi, la dualité de l’Intellect est établie dès sa constitution
en tant qu’être, dès son fondement originaire : il est sujet de connaissance, mais à la fois son
propre objet de connaissance ; il est Intellect et intellection de tout ce qu’il est : « […] le fait
d’avoir conscience de lui-même, que serait-ce donc que d’être lui-même ? C’est aussi
pourquoi Platon admet à juste titre qu’il y a altérité là où il y a Intellect et réalité. Car il faut
que l’Intellect admette toujours altérité et identité s’il doit penser. »717 Il est donc division,
scission, comme toute pensée, contrairement à l’Un, dont Plotin dira au traité 13 qu’Il « ne
possède aucune intellection »718, et au traité 24 qu’ « Il ne pense pas »719. La seconde

714
Traité 38 (VI, 7), 15, 21-22.
715
Ibid., 8, 20-22.
716
Traité 7 (V, 4), 2, 9-11.
717
Traité 38 (VI, 7), 39, 2-5. Allusion de Plotin au Sophiste où est introduite la notion d’altérité dans les réalités
intelligibles, qui rendra compte au niveau de la pensée de la production de discours faux et du non-être (254 e-
255a).
718
Traité 13 (III, 9), 7, 4.
719
Traité 24 (V, 6), 2, 16 : Οὐκ ἅπα νοήσει.

209
hypostase, elle, est mouvement perpétuel de pensée productrice que Plotin compare, je l’ai
déjà souligné, à un « vagabondage »720 au traité 38, à travers la réalité toujours variée de
l’existence. Ce mouvement ne cesse jamais de diviser, amenant à l’acte toutes choses qu’il
distingue et révèle à la vie.

« Par conséquent, il n’est pas possible que les choses qui sont soient sans que l’Intellect
ne les amène à l’acte, et il les amène à l’acte toujours l’une après l’autre, et comme s’il
vagabondait pour ainsi dire partout et en lui-même, dans la mesure où le fait de
vagabonder en lui-même fait partie de la nature de l’Intellect véritable […]. Son
vagabondage se déroule dans la « plaine de la vérité » d’où il ne sort pas. L’Intellect
l’occupe, en l’embrassant entièrement et en en faisant, pour ainsi dire, le lieu vers où le
porte son mouvement ; et ce lieu lui-même est identique à ce dont il est le lieu. Mais
cette plaine présente assez de variété pour que l’Intellect puisse la parcourir, car si elle
n’était pas partout et toujours variée, l’Intellect s’arrêterait, dans la mesure où il
manquerait de variété. S’il s’arrête il ne pense plus ; dès lors, s’il s’est arrêté, c’est qu’il
a cessé de penser, et dans ce cas il n’est plus. Il est donc intellection, c’est-à-dire
mouvement total qui remplit la réalité en sa totalité, et la réalité totale, c’est
l’intellection totale qui embrasse la vie en sa totalité, une chose venant toujours après
l’autre, et ce qui dans cette chose est identique, et une autre ; à celui qui poursuit la
division, apparaît toujours ce qui est autre. Toute sa marche a lieu à travers la vie, c’est-
à-dire à travers les vivants. »721

C’est dans la procession de l’être qui implique forcément la variété des êtres, la multiplicité,
qu’existe déjà le risque d’une dispersion, d’un éclatement du monde en myriades de reflets :
car « la multiplicité dans le néoplatonisme est une multiplicité réelle et non pas
rationnelle »722, rappelle Pierre Caye. Chaque être, tout un qu’il soit, est aussi une évolution
d’être, un mouvement ne serait-ce d’ailleurs que parce que la seconde hypostase en est le
modèle et le générateur, et qu’elle se conçoit comme déploiement, développement, cohésion
être-vie-pensée : dans le traité 34, aux chapitres 6 à 8, que Plotin pose trois stades de
l’Intelligible, l’acte d’être, l’acte de vivre et l’acte de penser723 , telle une triade intelligible

720
Traité 38 (VI, 7), 13, l.30, 32, 34.
721
Traité 38 (VI, 7), 13, 28-46.
722
Pierre Caye, Op.cit., p.39.
723
« […] il faut prendre en premier l’être, parce qu’il vient en premier, ensuite l’intellect, ensuite le vivant (le
vivant en effet semble déjà embrasser tous les vivants ; l’intellect vient en second, car il est l’acte de la réalité)
[…] »Traité 34 (VI, 6), 8, 17-21. C’est à partir de là que Plotin va situer le nombre comme précédant les Formes
(au stade de l’être donc, avant la pensée et avant la vie qui sont justement des applications si on peut dire, de la
règle de déploiement qu’instaure le nombre dans l’être). Ce que je souligne ici est surtout l’aspect multiple de la
seconde hypostase, ses trois « visages » : être, pensée, vie, qui rendent compte aussi de la substance plurielle de
chaque être qui peut être considéré selon ces trois angles, être, vie, pensée.

210
source de toute production724. De même, le « moi » de l’homme est d’abord un « nous »
composé de multiples visages, qui seront autant d’étapes au cheminement éthique de
l’individu vers le sommet de lui-même, pour atteindre l’Intellect, et par-delà, toucher l’Un
pour certains : « nous sommes multiples (πολλὰ γὰρ ἡμεĩς) »725, l’Âme étant plus éloignée
encore de l’Un que la seconde hypostase et engagée dans le devenir. Ainsi, toute la dynamique
existentielle est soumise au risque entropique du fait de la multiplicité, la procession
plotinienne portant le poids d’une dégradation de l’être à mesure qu’il avance, s’abaisse, se
répand. Aussi, la seconde hypostase, dans la mesure où celle-ci se définit chez Plotin comme
un-multiple, déchirure initiale, Autre que l’Un, porte en elle le fantôme, si ce n’est le fantasme
d’un abaissement vers le non-être, que l’Âme avons-nous vu dans la première partie de notre
recherche, troisième hypostase, réalise en partie par son statut amphibie, une partie d’elle
coulant dans le devenir le temps d’une vie terrestre. L’écoulement (χύσις), la dispersion
(σκέδασις), sont justement des termes ramenant à un thème qui hante Plotin 726, comme le
souligne Pierre Caye, parce qu’il dessine la fuite de l’être vers le non-être, crainte entropique,
voire destructive qui habite le monde antique727, et que le néoplatonisme va tenter de parer
par une stabilité de l’être : en suspendant la procession, et donc toute production au Principe
premier, Plotin permettra, nous verrons comment, une réhabilitation permanente de l’être,
et ce par sa dépendance même à l’Un.

Or, si la fragilité de l’être repose sur la multiplicité, parce que l’Intellect réfracte l’Un en
multiple, fragmente et découpe, offrant « un être qui n’est que visages, où resplendissent des
visages vivants »728, est-ce à dire qu’il existe une continuité entre la multiplicité intelligible et
l’infinité des possibles de la matière ? Comment entendre cette question et ses enjeux sans
retomber dans l’aporie d’une matière mauvaise qui jetterait « une ombre sur la matière

724
Le traité 31 Sur la beauté intelligible révèle que cette identité de la vie, de l’être et de la pensée est corrélative
dans le deuxième principe de sa perfection, et non de sa déchéance ; nous y reviendrons.
725
Traité 53 (I, 1), 9, 7.
726
Traité 34 (VI, 6), 1, 6 ; et aux chapitres 3 et 4 du traité 40, pas moins de sept occurrences du terme : (traité 40
(II, 1), 3, l. 1 et 3, et chapitre 4, l. 15 et 16.
727
Pierre Caye, Op.cit., p. 38 : « Selon Copernic, l’astronome Ptolémée craignait que la Terre et toutes choses
terrestres ne soient détruites par la rotation que produit l’action de la nature. Plotin n’échappe pas à cette crainte
généralisée qui caractérise le monde antique, comme si l’Un au-delà de l’être n’était présent que pour conjurer
l’impuissance de l’être à échapper à sa skédasis. Le néoplatonisme est en réalité traversé par le très fort
sentiment de l’épuisement de la puissance et de la fatigue de l’être à mesure qu’il procède, constatant la
diminution croissante de l’influence des formes intelligibles sur le réel ou de l’influence des astres sur les corps.
La cosmologie antique exprime le même type d’angoisse que les hommes de cette époque éprouvaient à l’égard
de leur sexualité : l’épuisement de la force qu’entraîne l’émission spermatique. »
728
Traité 38 (VI, 7), 15, 25-26.

211
intelligible »729, pour reprendre l’expression de Laurent Lavaud ? Le caractère polymorphe de
la seconde hypostase, sa multiplicité dont découle sa fragilité, feraient-t-il renaître l’apparente
contradiction entre la beauté du monde (reflet de la beauté et de l’ordonnance intelligible,
elle-même émanation de l’Un) et l’assimilation de la matière à l’informe, à la laideur, au
désordre, bref au mal total chez Plotin ? Si la tendance entropique se situe déjà dans la
seconde hypostase, si elle s’étend à mesure que procède l’être dans le devenir, si de ce fait se
trouve établi un lien intrinsèque entre la multiplicité intelligible et la multiplicité sensible, on
aboutit nécessairement à l’infini de la matière brute : car « plus une chose s’étend pour aller
dans la matière, plus elle s’affaiblit par rapport à ce qui reste dans l’unité. Tout ce qui
s’éparpille s’écarte de soi-même (άφίσταται ἑαυτοû)»730. Entre l’ordre suprême des Formes
et le désordre éclaté de la matière, comment comprendre l’infini ? Entre la nécessité intégrée
à la procession et à toutes formes de vie, et la contingence totale qu’est la matière informe
n’y a-t-il qu’une différence de degré ? Car si l’on situe le « germe premier dans la multiplicité
de l’être »731, il semble en effet que l’on soit aculé à gommer la différence entre les deux
matières, intelligible et sensible, que Plotin établit cependant au traité 12, ce que certaines
thèses soutiennent, s’appuyant sur le traité 34 qui signerait une évolution dans sa pensée sur
le sujet732. Mais alors, la continuité de l’être se résumerait somme toute à une dégradation

729
Laurent Lavaud, Op.cit., p.55.
730
Traité 31 (V, 8), 1, 26-28.
731
Idem.
732
C’est la théorie de T.A. Szlezak dans Platone e Aristotele nella dottrina del nous di Plotino (trad. A. Trotta,
Milano, Vita e Pensiero, 1997, p. 125-126) : « Quoique Plotin s’efforce de s’éloigner de l’interprétation
aristotélicienne, il finit par être à ce point influencé qu’il ne prend plus en considération la différence radicale
entre l’apeiron intelligible et celui du sensible, bien que cette différence ait été affirmée dans un traité antérieur
(II, 4, 15, 21), comme s’il était prêt à accepter la thèse selon laquelle Platon aurait postulé un infini unique dans
le monde idéal et dans le monde sensible (Physique, 203a10, 207a29, et Métaphysique, 988a11-14) ». J.-M.
Narbonne aussi affirme que dans le traité 34 « rien semble-t-il ne sépare plus essentiellement, ou
substantiellement, l’infini sensible de l’infini intelligible, le premier apparaissant plutôt comme le prolongement
dégradé, affaibli certes, mais naturel et attendu, du second, semblant à vrai dire être ce second lui-même qui
s’exténue progressivement. » (Les deux matières, Ennéades II, 4 [traité 12], Vrin, Paris, 1993, p.86-87). Luc
Brisson, soulignait déjà dans sa thèse en 1974 la distance de Plotin par rapport à Platon, la matière intelligible
n’existant pas chez ce dernier pour qui les formes sont postulées et non pas fondées sur quelque support que ce
soit. Dès lors, la matière noétique plotinienne constitue le genre, et se fait l’inévitable substrat des différences
(espèces) dans le processus d’individuation à l’œuvre dans l’unimultiplicité de l’être. Il note donc qu’« en ce qui
concerne la participation des formes intelligibles entre elles, si on interprète la diareisis comme un instrument
ontologique, et si par conséquent, on constitue l’espèce à partir d’une limitation du genre par la différence
spécifique, considérée comme la forme, on ne peut faire que l’hypothèse d’une matière intelligible.
Deuxièmement, si on identifie ontologiquement la participation des formes intelligibles entre elles et la
participation des choses sensibles aux formes intelligibles, on doit conclure que la matière intelligible et la
matière sensible sont sinon identiques, du moins analogues. » (Le même et l’autre dans la structure ontologique
du Timée de Platon, Paris, Editions Klicksieck, 1974. Publications de l’Université de Nanterre Paris X, Lettres et
Sciences humaines, série A, Thèses et travaux, n°23).

212
progressive de celui-ci jusqu’au non-être, ce que Plotin a au contraire évité, reléguant la
matière pure à l’état de prisonnière, voire d’esclave, comme je l’ai montré supra. Prise
isolément, en tant que contingence totale, la matière en soi n’est qu’une aptitude, un « désir
d’existence »733, ou encore une « apparence ou [un] fantôme de la masse »734, nous dit-il.
Aussi, je pense que la multiplicité que révèle la seconde hypostase signifie bien le risque
entropique, parce que l’être n’est plus Un mais composé désormais, parce qu’il s’élance vers
tous les possibles que la matière permet, vers l’infini informe, vers le fantôme et le fantasme
de l’effritement ou du non-être – et là réside en effet l’un des aspects de la continuité : dans
cette fragilité de l’être, toujours allant, toujours libre d’aller, autexousion, libre de disposer de
soi en tant qu’ousia, et utilisant cette liberté, cette spontanéité de l’essence à produire
incessamment. Et comme la production implique la division (diairesis), il y a effectivement
dégradation de l’être, perte d’unité. Mais réduire la continuité de l’être à cette fragilité, à ce
péril entropique que serait une liberté sans nécessité, occulter somme toute la force de l’être
qu’il tient de l’Un, qu’il tient par sa dépendance même à l’Un, c’est oublier le pouvoir
ordonnateur et nombrant de la seconde hypostase. Or avec l’Intellect, en l’Intellect, réside le
nombre, et c’est justement l’objet du traité 34. Dès lors, il n’est chez Plotin de mouvement
spontané que limité, tenu, maintenu par la nécessité de l’unité de l’être, de l’unité de tout
étant : la matière brute (sensible) n’existant jamais isolément en tant que phénomène, c’est
son ombre, son angoisse, celle d’un infini hors du monde, immonde dans son sens littéral,
c’est-à-dire inorganisé, inassemblé, disloqué, dispersé, atomisé, qui hante effectivement le
kosmos735, telle la matière noire que nous évoquions supra, hypothèse des astrophysiciens
contemporains qui porte le fantasme de la destruction du monde. Mais la pensée plotinienne,
si elle ne contourne ni ne néglige aucune question métaphysique, dût-elle porter la réflexion
à l’extrême limite de l’impensable – et c’est bien le cas avec la matière - oppose au fantôme
et au fantasme la réalité de l’essence : la multiplicité des formes, toujours nombrant et
ordonnant l’infini de la matière absolue, relègue du même coup cet infini inquiétant, cette
contingence totale, à l’état d’outil, d’esclave de l’être. Et c’est le couple liberté-nécessité, nous
allons voir comment, qui permet la force de l’être, qui empêche la skédasis 736, l’effritement,
l’éclatement, la dispersion totale dans le multiple informe. Au passage, la liberté plotinienne

733
Traité 26 (III, 6), 7, 13.
734
Traité 12 (II, 4), 11-29-30.
735
« […] si toutefois l’univers n’est pas destiné à se dissoudre », Traité 52 (II, 3), 8, 4.
736
Traité 34 (VI, 6), 1, 5 : ici le participe passé skidnamenon.

213
engagée dans la production et dans la contemplation au niveau métaphysique et éthique,
acquiert un poids existentiel, celui de la nécessité de la procession.

1- 2 Force et nombres

La procession plotinienne, reposant sur l’intime et non moins violent paradoxe de l’un et du
multiple, de l’unité toujours maintenant et ordonnant la multiplicité vivante (intelligible et
sensible), qui débute avec la seconde hypostase, témoigne non seulement de sa fondamentale
fragilité, de sa tendance entropique, mais aussi de sa force. Force de l’être parce que celui-ci
trace en tout et pour tout être un être seulement, phénomène de l’Un ; parce que l’être en
tant qu’hypostase a de l’Un le pouvoir unificateur, parce qu’il maintient par le nombre l’illimité
lui-même. A l’infini informe de la matière toujours en fuite vers le néant, il oppose et impose
un infini par le nombre propre à la détermination.
Ainsi, Laurent Lavaud a montré avec exactitude737 une nette distinction entre deux formes
d’infinis dans le traité 34, qui donc n’efface nullement celle établie au traité 12 entre les deux
matières. En dégageant des notions par paires d’opposés : multiplicité/infinité, multiplicité
une/multiplicité absolue, et enfin infini par l’extérieur (sensible)/infini par l’intérieur
(intelligible), il récuse « une lecture moniste de l’infinité dans le traité 34 [qui] passe donc à
côté de cette distinction essentielle entre les deux types de rapport, extrinsèque et
intrinsèque, à la limite », celle-ci étant, grâce à la matière intelligible « une relation intérieure
de soi à soi où la détermination n’est que le prolongement et l’expression dans la multiplicité
de l’être de la puissance de l’infini .»738

Le nombre, apparu en même temps que l’être, dans l’être en tant qu’hypostase, va
permettre de lui garantir une force (relative), reflet de la force (absolue) de l’Un : celle de
délimiter non seulement les étants par genres, par espèces, par branches, mais aussi
individuellement, dans le processus de la génération. Et cette limite, l’unicité d’un être, vient
effectivement de l’intelligible, chaque individu existant réellement en tant qu’individu par sa
Forme. Cette question de l’individuation, Plotin l’aborde de front dans le traité 18 (V, 7) S’il y
a une idée même des êtres individuels, dont la brièveté ne doit pas occulter l’originalité de la

737
Laurent Lavaud, op.cit., p.53-64.
738
Idem, p. 64.

214
position plotinienne : c’est parce que l’intelligible est unimultiplicité qu’il contient en soi
toutes choses, et pas seulement les formes des espèces d’individus, mais bien les formes de
chaque individu pris en son unicité. L’Intellect contient donc autant de variétés que le sensible,
ce que déjà le traité 5 signifiait739. Le traité 27 reviendra sur cette problématique, fondant
l’identité individuelle dans la forme, au-delà même de l’âme qui n’est que réfraction,
dispersion en vies possibles dans le devenir, mais qui demeure, hors de l’espace et du temps,
une expression de cette forme donnée : « Eh bien, oui, c’est ainsi qu’il en va également pour
les âmes qui dépendent immédiatement de chaque intellect, parce qu’elles sont les
« raisons » de ces intellects et qu’elles sont plus dispersées que ne le sont ces derniers, étant
passées, peut-on dire, du petit nombre au grand nombre. »740Ce que je veux souligner surtout
ici, c’est que l’unicité de l’individu ne dépend pas chez Plotin de la matière brute, informe et
sans consistance aucune, ni de la contingence à laquelle renvoie son infini illimité – et quoi de
plus normal, puisque cet infini, cette contingence extrême n’est qu’un fantôme et non une
réalité, qu’elle ne peut en aucun cas déterminer quoi que ce soit, mais qu’au contraire elle est
déterminée d’office par l’âme via le logos qu’elle lui impose. L’unicité, autrement dit, tout ce
qui fait la personnalité, l’identité d’un homme, mais aussi son caractère, ses spécificités
physiques, son histoire personnelle ou le temps et le lieu dans lequel il vit, mais aussi l’unicité
des plus infimes individus vivants, correspondent en fait à des « différences formelles »741.
C’est dans l’Intellect que résident l’identité de tous les êtres, dans leur altérité par rapport à
tous les autres êtres. « - Y a-t-il une idée de chaque individu ? – Oui, c’est le cas : si moi-même
et chacun de nous, nous pouvons remonter jusqu’à l’intelligible, alors le principe de chacun
est également là-haut. Si Socrate et l’âme de Socrate existent toujours, il y aura comme on dit,
un Socrate en soi, au sens où son âme individuelle sera aussi là-bas »742, nous dit Plotin dès les
premières lignes du traité 18, rendant compte peu après par la métempsychose des multiples
vies par lesquelles peut passer un individu donné, et qui sont toutes contenues et déterminées
par sa Forme individuelle résidant dans l’Intellect743. Ainsi, au traité 31 Sur la beauté
intelligible, l’identité de la vie, de l’être et de la pensée que j’ai évoquée comme une triade

739
Traité 5 (V, 9), 12, 4 : « En ce qui concerne l’homme, il faut examiner s’il existe aussi une forme de l’homme
individuel. »
740
Traité 27 (IV, 3), 5, 8-11.
741
Traité 47 (III, 2), 1, 21.
742
Traité 18 (V, 7), 1, 1-4.
743
Voir aussi au traité 27 (IV, 3), le chapitre 8, où Plotin distingue l’identité corporelle qui peut varier, changer,
du fait de la matière, de la véritable identité individuelle d’une âme, qui est le fait de son attache intelligible.

215
dans l’être, est corrélative d’une transparence totale : la vie y est entière et parfaite, la pensée
est totalement en acte, à la fois une et multiple, comme toutes les déterminations de la
seconde hypostase, pensée une de l’Intellect et pensée multiple qui conçoit chaque forme
dans sa spécificité et son contenu ontologique particulier. Il ne s’agit donc pas de stigmatiser
le multiple dans l’Intellect, car il ne révèle pas que la tendance à l’effritement de l’être ou son
attraction naturelle vers l’infini informe, matière et aptitude, qui somme toute n’est là que
pour servir la procession via la troisième hypostase façonnant, déterminant et choisissant les
corps qui coïncident exactement avec les âmes individuelles qui s’y coulent. En revanche, la
multiplicité présente dans la seconde hypostase a la puissance ordonnatrice et unificatrice du
nombre, parce que celui-ci va permettre en chaque forme, en chaque être, une autolimitation
intérieure dans le processus de genèse : le nombre va jouer le rôle d’une anankè au cœur de
l’individu et des individus, posant des limites, divisant, multipliant, retranchant ou ajoutant
conformément à une « formule » qui remonte au Principe premier et qui exige l’unicité
fondamentale de chaque étant, même au sein du devenir, même pétri de matière : l’infini
nombré va dès lors dominer le monde, grevant la liberté de la nécessité, apportant les notions
de temps et d’espace lorsque l’Âme procède – temps et espace advenant, rappelons-le, avec
la troisième hypostase au niveau ontologique. De même, la multiplicité ainsi ordonnée va
déterminer les corps par une masse, celle-ci étant la première détermination que l’âme
apporte à un corps, convertissant son energeia dans le devenir sous cette forme matérielle de
l’ogkos.

Avant d’interroger ces notions, qui vont mettre en relief un lien insécable entre physique et
métaphysique dans la philosophie de Plotin, je vais d’abord situer le nombre dans la réalité
intelligible, puisqu’il s’avère qu’il garantit l’unité et l’harmonie au sein de l’être, distinguant la
matière intelligible de la matière brute et informe du sensible, et se faisant, rendant très
hasardeuse à mon sens une assimilation des deux matières.

L’identité dans la seconde hypostase entre être, vie et pensée évoquée supra, suppose un
mouvement, un développement, dont le premier terme est l’être, le second l’intellection, le
troisième la vie, telles les phases fondamentales de l’ousia : or c’est dès la première phase
ontologique, dès que surgit de l’Un la matière intelligible, autrement dit dans l’être même,

216
dans son autopositionnement face à l’Un (qui implique donc une « coupure »744, division,
dualité), avant la saisie intellective de soi et de toutes formes, avant l’expression dans le vivant
intelligible, que se trouve le nombre, se constituant et constituant tout ce qui est en
déterminations enserrées par l’unité et l’harmonie, au cœur de la multiplicité infinie. « Si donc
il faut prendre en premier l’être, parce qu’il vient en premier, ensuite l’intellect, ensuite le
vivant (le vivant en effet semble déjà embrasser tous les vivants ; l’intellect vient en second,
car il est l’acte de la réalité), alors le nombre ne saurait correspondre ni au vivant, car avant le
vivant il y avait déjà un et deux, ni à l’intellect, car avant l’intellect il y a la réalité qui est une
et multiple. »745Mais il faut préciser, et Plotin le souligne avec vigueur, que grâce au nombre,
par le nombre, cette multiplicité intelligible, toute déchue de l’Unité fontale, n’est pas
mauvaise ou dangereuse.

« - Mais cet illimité dont nous parlons, comment a-t-il de l’existence, s’il est limité ? Car
ce qui a l’existence, ce qui est, est déjà délimité par le nombre. Question préliminaire :
s’il y a vraiment de la multiplicité dans les êtres, comment cette multiplicité serait-elle
un mal ?
– C’est que cette multiplicité est unifiée et qu’elle est empêchée d’être complètement
multiplicité, puisqu’elle est une multiplicité qui est une. Et c’est pour cela qu’elle est
inférieure à l’Un, parce qu’elle comporte de la multiplicité, et dans cette mesure elle est
de condition inférieure par rapport à l’Un. Et, puisqu’elle ne possède pas la nature de
l’Un, et qu’elle est déchue de l’Un, elle est inférieure à l’Un, mais grâce à l’unité qui vient
de lui, elle demeure vénérable ; la multiplicité a rebroussé son chemin et trouvé son
repos. »746

Ce passage est remarquable, parce qu’il dit à la fois l’intime fragilité de l’Être et cependant
sa puissance ; sa déchéance, sa déchirure, immédiatement retenue par le nombre empêchant
l’hémorragie, l’effritement, la dispersion dans un multiple informe. La nécessité sous la forme
du nombre, embrassant la spontanéité généreuse de l’être en son écoulement, en son
effusion, donne dès lors à la liberté de l’essence, libre de disposer d’elle-même, un poids
métaphysique en même temps qu’elle lui impose une règle de déploiement qui n’est autre
que le principe de différenciation des êtres.

744
Traité 12 (II, 4), 4, 12-14 : « Et si les parties sont violemment séparées les unes des autres, la coupure et la
séparation seront une affection de la matière, car c’est elle qui a été coupée. » (il s’agit dans ce début du traité
12 Sur les deux matières, de l’exposé sur la matière intelligible).
745
Traité 34 (VI, 6), 8, 17-22.
746
Traité 34 (VI, 6), 3, 1-9.

217
Ainsi, les nombres vont faire de la morphogénèse plotinienne, une théorie neuve et qui ne
peut qu’émerveiller un lecteur contemporain, parce qu’elle met en place un processus
spontané dans toute réalité vivante ne nécessitant aucun apport extérieur en terme de
prescription ou d’attribution, et que cependant ce processus contient en lui-même une
autolimitation capable de déterminer individuellement et unitairement tout vivant. Or il me
semble que cette question de la cohérence de toute entité individuelle, fondée sur le nombre
et sur les opérations de division et de multiplication d’unités, a trouvé depuis sa formulation
en biologie dans la morphogenèse, et qu’il n’est pas anodin que ce soit les mathématiques qui
lui aient apporté si ce n’est une réponse, du moins sa plus juste formulation et des preuves
expérimentales : en 1952, le mathématicien Alan Turing, après avoir posé les bases de
l’intelligence artificielle et travaillé sur la physique atomique, montre comment les équations
différentielles non linéaires peuvent être le modèle de la morphogenèse747. Les découvertes
de Turing ont ouvert des perspectives que les chercheurs actuels en biologie, en physique et
en programmation informatique explorent aujourd’hui dans le cadre de la théorie des
systèmes dynamiques748 déjà mise en place par les travaux d’Henri Poincaré au siècle dernier.

747
Dans son article The Chemical basis of morphogenesis, en utilisant un système d’équations de réaction-
diffusion, Turing explique la formation de structures (appelées aujourd’hui structures de Turing), par la
conjonction de réactions locales et de la diffusion moléculaire. Les réactions chimiques sont sous contrôle de
deux agents, l’un qui les inhibe et l’autre qui les active, l’ensemble se propageant dans l’espace par diffusion
entre les cellules pour former des motifs et des structures, comme par exemple la formation du pelage d’un
léopard, les motifs sur des coquillages, ou encore le positionnement en rosette des feuilles de l’aspérule (plante
herbacée). Ces exemples de formations de motifs à partir d’un état homogène permettent de rendre compte en
partie du passage d’un embryon initialement parfaitement symétrique (une sphère) à un organisme structuré. Il
y a brisure spontanée de symétrie qui pourrait être la base de la morphogenèse animale et végétale. C’est
l’instabilité intrinsèque de la dynamique qui va prescrire les caractéristiques individuelles : cette déstabilisation
sous l’effet des réactions et de la diffusion moléculaire a lieu quand, dans la substance, une espèce auto-
activatrice A active la production d’une seconde espèce B inhibitrice, et que B diffuse plus vite que A. Ce modèle
emblématique est aujourd’hui utilisé pour expliquer des structures naturelles variées, vivantes, mais aussi
d’autres systèmes « ouverts », comme une épidémie, la propagation d’un front de combustion, ou encore
l’expansion démographique ou économique d’une région par exemple. Sur ce sujet, consulter l’ouvrage de Paul
Bourgine, directeur du Centre de Recherche en Epistémologie Appliquée (spécialisation en mathématiques
appliquées, modélisation mathématique, intelligence artificielle, physique, informatique) et Annick Lesne,
directrice de recherche CNRS au laboratoire de physique théorique de la matière condensée (ses travaux portent
sur l’analyse des dynamiques multi-échelles et sur la modélisation mathématique et physique de mécanismes de
régulation des systèmes vivants) : Morphogenèse, l’origine des formes, Belin, collection Echelles, Paris, 2006.
748
La théorie des systèmes dynamiques est une branche des mathématiques qui étudie les propriétés d’un
système dynamique, c’est-à-dire d’un ensemble de composants en interaction répartis sur plusieurs états et
structurés selon certaines propriétés. Le système dynamique est donc régi par un ensemble d’équations
différentielles décrivant le mouvement des composants (leur dynamique) où intervient une classe de paramètres
accessibles : il peut ainsi s’agir d’un nuage, d’une galaxie, ou d’une région. Henri Poincaré a pensé une théorie
pour les étudier grâce à la géométrie des trajectoires dans l’espace des phases du système. Le paradoxe de Zénon
y trouve sa solution : à l’instant T, la flèche en mouvement a une position mais elle est en train de changer de
position, sa vitesse est instantanée. Les nombres qui permettent de mesurer sa position et sa vitesse sont les
valeurs de ses variables d’état que sont toutes les grandeurs physiques qui déterminent l’état instantané du

218
En situant les nombres à la première phase constitutive de l’être, déterminant déjà les
Formes elles-mêmes, Plotin en fait la règle de déploiement des êtres et renverse en même
temps qu’il guérit la problématique de la fragilité de l’être liée à la multiplicité : certes, le
monde intelligible est affecté de multiplicité, hanté par le spectre d’un infini néantisant l’être
à mesure qu’il procède, mais à la fois il conjure à la racine même la skédasis, grâce aux
processus d’unification du multiple à l’œuvre dans les êtres et à tous les degrés de l’être. Le
nombre permet de fonder la cohérence interne de toute entité, il délimite l’illimité, il
« enveloppe »749 forcément tout système, le mystère ou l’incohérence apparente de celui-ci
dût-il demeurer des siècles en suspens, telle la flèche lancée par Zénon qu’immobilise
l’infini750, et que résolvent pourtant un jour les mathématiques. Le multiple est arraché à
l’infini informe, exhaussé d’office à l’unification par le processus à l’œuvre au sein de la
génération. Le traité 18 situe bien le principe de la différenciation dans l’Intelligible : ainsi, les
différences génétiques ne sont pas l’œuvre d’une matière irrationnelle et aléatoire, elles sont
le résultat des logoi spermatikoi à l’œuvre dans le vivant, eux-mêmes étant contenus dans les
formes desquelles ils proviennent. « Il y a autant de raisons que d’individus différents »751, le
contenu même des raisons séminales étant déterminé individuellement, unitairement dans
l’Être. En cela, la position de Plotin s’oppose à celle d’Aristote quant à l’individualité, ce
dernier la réduisant à la particularisation matérielle, alors que Plotin la situe au plus haut
niveau de l’Intellect, dans l’Être où le nombre détermine et dessine l’infinité des possibles en
un réel qui va contenir, limiter, embrasser la matière par le processus de la génération
processive.

système et qui ne sont pas constantes (ou variables dynamiques). L’état dynamique d’un système est un état
instantané, mais à la fois de mouvement, déterminé par les valeurs de toutes les variables d’état à cet instant T.
749
Traité 34 (VI, 6), 1, 24.
750
L’argument de la flèche est l’un des plus célèbres paradoxes de Zénon d’Elée, le disciple de Parménide : si un
objet quelconque est en repos lorsqu’il ne s’est pas déplacé du lieu qui est égal à ses propres dimensions, et si
d’autre part cet objet qui se meut est sans cesse dans ce lieu qu’il occupe, la flèche qui se déplace est donc
immobile. Elle occupe un espace égal à son volume, elle ne peut se mouvoir ni dans l’espace où elle se trouve,
encore moins dans celui où elle ne se trouve pas : à chaque instant, indivisible de temps, et en particulier l’instant
de départ, la flèche se trouve en un lieu égal à elle-même, immobile. Si elle était mobile, à l’instant suivant, elle
se trouverait aussi dans un autre lieu, immobile. Mais le temps étant composé d’instants, il n’y a pas de temps
entre deux instants consécutifs. Elle ne peut passer du lieu A de l’instant au lieu B de l’instant suivant ; elle ne
peut donc que rester immobile en A.

Voir notre note 249 sur les systèmes dynamiques et la solution de Poincaré.
751
Traité 18 (V, 7), 3, 4-5.

219
Mais il faut aussi noter à ce sujet une autre rupture, qui n’est pas des moindres ; la distance
de Plotin d’avec les thèses communes de Platon et d’Aristote sur la génération qui attribuent
un rôle actif au mâle et un rôle passif de contenant à la femelle, celle-ci étant assimilée à la
matière nécessaire à la fabrication des corps, le mâle fournissant le principe déterminant
l’individuation : « Le mâle fournit la forme et le principe de mouvement, la femelle, le corps
et la matière »752, comme le dit Aristote. Plotin quant à lui, propose une nouvelle approche de
la génération individuelle où le mâle et la femelle ont tous deux un rôle déterminant dans
l’individuation génétique753. Il rejette aussi toutes les thèses astrologiques en vogue comme
nous l’avons montré dans la première partie de notre recherche, qui font de la position des
astres au moment de la naissance ou encore des circonstances historiques les raisons de
l’individuation. Les traités 18 et 52 ne reconnaissent aux planètes qu’une légère influence
possible sur les comportements généraux des individus, et non la cause principale de
l’identité. En revanche, et c’est la grande avancée que constitue la pensée de Plotin sur le sujet
de la génération, le phénomène d’individuation, provenant de raisons intelligibles uniques,
dont l’illimitation est contenue dès l’émergence par les nombres intelligibles, ne peut en
définitive s’exprimer que par le moyen des deux parents : tous deux vont déterminer soit de
façon égale le fœtus à naître, soit de façon inégale – l’intuition de la dominance de certains
caractères génétiques est pour le moins troublante pour un lecteur contemporain :

« - Mais comment se fait-il que de mêmes parents naissent des individus qui diffèrent
entre eux ? – Cette diversité, si elle n’est pas une simple apparence, tient à la manière
dont les deux principes générateurs concourent à l’acte de la génération : tantôt c’est
l’influence du mâle qui y prédomine, tantôt celle de la femelle ; tantôt l’influence de
chacun est égale. En tout cas, la raison séminale est donnée toute entière et domine la
matière fournie par l’un ou par l’autre générateur. »754

752
Aristote, La génération des animaux, I, 20, 729a 9-11.
753
Comme l’a précisé Jean Pépin p.15-16 de son étude citée supra Plotin et les mythes, parlant des philosophies
antérieures à Plotin, « on réduit le rôle de la mère dans l’acte de la procréation, à celui de réceptacle inerte et
stérile, qui reçoit tout sans rien donner, comme le rapporte Plutarque (De Iside, 58). Plotin ne partage pas cette
conception physiologique sommaire ; la mère prend une part active et efficiente au développement
embryonnaire ; elle ne saurait donc figurer la matière, pure infécondité. A moins toutefois que l’on ne gauchise
le personnage de la mère, qu’on lui substitue par exemple la figure mythique de Cybèle, « grand-mère » aussi
stérile que les eunuques qui lui font cortège. » (Voir le traité 26 (III, 6), 19, 1-25)
754
Traité 18 (V, 7), 2, 7-12. Traduction Bréhier.

220
Chaque être est ainsi esquissé, préparé dans l’être lui-même par le nombre et les opérations
(de division et de multiplication) qui en découlent au cours de la génération processive. La
pensée plotinienne, ancrant le nombre au cœur de l’ontologie, en le faisant garant de l’ordre
du monde, mais aussi de sa production et de la différenciation et l’unicité de chacune de ses
parties, si infimes soient-elles, de leur cohérence interne autant que de leur cohérence avec
l’ensemble, rend désormais possible, non seulement la sauvegarde du monde malgré sa
tendance entropique soulignée supra, mais aussi son évolution – tant dans le sensible que
dans l’intelligible, tant dans l’évolution des êtres vivants que dans celle des idées. L’absence
de limite dans la seconde hypostase est le contraire même d’une absence de détermination :
aussi ne faut-il pas « redouter l’infinité (apeiria) dans l’intelligible »755 qui indique plutôt la
puissance infinie de l’Être qui contient en soi autant de variétés que le sensible.

Dès lors la multiplicité née avec et de la seconde hypostase peut déployer la liberté de
l’essence sans craindre une dispersion, une atomisation, voire une néantisation dans un
multiple aléatoire et contingent qui n’est le propre que de la matière fantomatique qui jamais
n’existe seule, en dehors des phénomènes comme je l’ai déjà souligné. Mais désormais, cette
liberté de l’être n’est plus envisageable sans un certaine pesanteur, liée au mouvement même
de la procession, de la génération, de la détermination. Entrelacée à la force nécessitante et
ordonnatrice des nombres qui empêchent la multiplicité de sombrer dans l’informe, dans
l’aléatoire, le contingent, la liberté procède, spontanée, exprimant la réalité de la substance.
Mais ce mouvement d’expansion vers l’infini sera toujours limité, enveloppé, embrassé par la
nécessité nombrant, déterminant, apportant à mesure que la procession avance vers le
devenir des déterminations toujours plus lourdes, à la mesure même du stade ontologique où
s’exprime l’essence : va-t-elle jusqu’au sensible par l’implication de l’âme dans un corps ?
Alors la masse détermine en premier lieu ce corps, puis viennent toutes les autres
déterminations, grevant davantage la liberté de l’ousia. Cette limitation est une sauvegarde,
cette détermination dans la génération est la garante de l’unicité individuelle jusque dans les
plus bas et infimes degrés du vivant.

755
Traité 18 (V, 7), 1, 25.

221
L’entretissage de la liberté et de la nécessité dans le déploiement de la seconde hypostase
révèle alors le champ gravitationnel de l’être, le développement de celui-ci évoluant avec le
temps et dans l’espace - au niveau du sensible. Au niveau de la vie intelligible, l’unimultiplicité
de l’Intellect implique une matière intelligible chez Plotin, et si celle-ci n’est pas engendrée
dans le temps et dans l’espace, elle témoigne cependant de la première « coupure »756, celle
qui produit les formes, toujours variées et composées757 dont naissent incessamment les
êtres. Le monde sensible étant une image de l’intelligible, selon la doctrine platonicienne, le
principe de production et de différenciation des êtres sensibles émane forcément du même
principe ontologique au niveau supérieur de l’Intellect. Dès lors, c’est la procession elle-même
qui s’inscrit dans la pesanteur de l’être. Une pesanteur qu’il ne faut pas confondre avec le
négatif, une pesanteur préservée de confusion, de l’informité, de l’instabilité et de l’aléatoire
de la matière. La pesanteur métaphysique chez Plotin signale plutôt des repères, des lectures,
des univers, des cohérences, autrement dit une relativité objective dès qu’il s’agit de l’être et
de toute pensée de l’être.

2- Le champ gravitationnel de l’être

« Le champ crée une toile à travers tout le ciel. »

James Clerk Maxwell, Lettre du 9 novembre 1857


à Faraday758

756
Traité 12 (II, 4), 4, 12-14 : « Et si les parties sont violemment séparées les unes des autres, la coupure et la
séparation seront une affection de la matière, car c’est elle qui a été coupée. » (il s’agit dans ce début du traité
12 sur les deux matières, de l’exposé sur la matière intelligible).
757
Traité 12 (II, 4), 4, 16-17 : « Cette unité, conçois-là en effet comme variée et présentant plusieurs figures. »
758
On trouve une analyse éclairante du concept de champ chez Faraday et Maxwell dans l’ouvrage de Françoise
Balibar, Einstein 1905. De l’éther aux quanta, PUF, 1992.

222
C’est à la racine même de l’engendrement issu de l’Un que s’ouvre le champ gravitationnel
de l’être : la matière intelligible rend compte du caractère polymorphe du monde (intelligible
et sensible) mais aussi grève toute réalité engendrée d’une pesanteur métaphysique.
Identifiée par Plotin à la dyade indéfinie759, elle présente en sa nature la dualité, le couple, le
contraire760, régis, ordonnés, combinés, œuvrés par le nombre. En cela elle ne peut être
assimilée à l’infini totalement indéterminé et informe de la matière sensible, puisqu’elle est
au contraire la condition de possibilité de toutes déterminations, de toutes formes aussi,
innombrables fussent-elles. C’est de cet infini, contenant en soi la liberté et la nécessité dans
le mouvement processif, qu’on peut dire qu’il détermine un champ gravitationnel pour l’être :
comment et pourquoi attribuer un terme de la physique moderne761 à la métaphysique
plotinienne ? Sur quels éléments peut-on se fonder dans les traités pour justifier cette image,
voire pour s’en servir autrement qu’en tant qu’image : en tant que liant, ou du moins que
jointure entre physique et métaphysique, dans une pensée de la continuité de l’être comme
celle de Plotin ? Et que permettrait alors cette lecture, si ce n’est la mise à jour d’une
conception particulière de la liberté - à l’opposé de l’acception commune que Plotin récuse,
celle de la liberté de l’enfant ou du fou762 consistant en la légèreté totale ; mais à ne pas
confondre non plus avec la réduction stoïcienne à ce qui dépend de soi ?

759
Traité 7 (V, 4), 2, 7-8 ; et traité 10 (V, 1), 5.
760
Dans le traité 12, au chapitre 11, Plotin fait allusion à une définition d’Aristote quant à la matière platonicienne
en tant que le couple « grand et petit » (Physique, I, 4, 187a17 et III, 4, 203a15-16). Si dans ce passage il semble
plutôt s’agir de la matière sensible, qui va s’adapter à la masse apportée par l’âme déterminant le corps, le traité
7 avait déjà défini l’Intellect comme double : « d’emblée il est deux ».( Traité 7, 2, 11), et les premiers chapitres
du traité 12 présentent la matière intelligible comme le substrat même des Formes qui se « coupe » en autant
de Formes et de nombres nécessaires à la constitution du monde : « la coupure et la séparation seront une
affection de la matière car c’est elle qui a été coupée. » (Traité 12 (II, 4), 4, 12-14).
761
La loi universelle de la gravitation est mise en évidence par Newton en 1687, elle exprime la force exercée sur
un corps de masse M placé en point choisi pour origine sur un autre corps de masse m placé au point P. Le corps
à l’origine exerce sur le corps en P une force à distance attractive, proportionnelle aux masses des deux corps,
inversement proportionnelle au carré de leur distance, et dirigée selon la direction de la droite qui joint ces deux
points. Mais Newton lui-même jugeait cette théorie insuffisante pour expliquer l’action à distance et dans le vide,
d’où la supposition d’un éther cosmique dont la force et l’action sur les particules des corps expliqueraient
l’attirance mutuelle. Par la suite, l’idée du champ de force, ou force de gravitation, mise à jour par Faraday,
apparaîtra comme une propriété de l’espace due à la masse d’un corps : une autre masse, entrant dans le champ,
est soumise à son influence. Dès lors, l’influence gravitationnelle n’est pas crée ni transportée directement d’un
corps à un autre, elle est déjà présente dans l’espace sous la forme du champ, et à son contact un corps voit sa
dynamique modifiée. Voir à ce sujet notre note n°787 sur l’énergie et la découverte du champ gravitationnel.
762
Traité 3 (III, 1), 7, 13-20.

223
2- 1 La procession comme force vectorielle détermine le champ gravitationnel de
l’être

J’ai montré d’une part la tendance entropique inhérente à l’être, en m’appuyant sur la
réflexion de Pierre Caye dans son dernier ouvrage, qui a souligné le déplacement de la
dialectique de l’être et du non-être à celle de l’un et du multiple dans le néoplatonisme. Cet
écart parménidien, Plotin veut l’attribuer à Platon, disant qu’il a mieux rendu les trois rangs
de la réalité que Parménide lui-même763. Cependant, ce déplacement, cette rupture, ou du
moins, pour reprendre la nuance qu’apporte très justement Pierre Caye, cet assujettissement
de la problématique être et non-être à la problématique un et multiple, est bien le propre du
néoplatonisme initié par Plotin : « C’est ici, dans la procession de l’être, que prend place, une
place donc seconde, la dialectique de l’être et du non-être propre au parricide de Parménide
sous la forme de cette tendance entropique de l’être vers le non-être. »764

Or cette fragilité de l’être, hanté par le fantôme d’une matière brute et informe, est
cependant conjurée par la dépendance même de la seconde hypostase vis-à-vis de l’Un : de
la dyade dont jaillit continument l’être et toutes formes, dans leur multiplicité et leur variété,
le nombre garantit la puissance de l’être. L’infini dès lors n’est plus synonyme de chute sans
fond ni de « trou noir »765métaphysique menaçant de destruction le monde, il est plutôt

763
Traité 10 (V, 1), 8.
764
Pierre Caye, Op.cit., p.36.
765
Le terme « trou noir » a été employé pour la première fois en 1967 par John Wheeler, l’un des derniers
collaborateurs d’Einstein, pour nommer ce qui jusqu’alors était appelé «astre occlus » ou « singularité »,
autrement dit en astrophysique, un objet céleste si compact que l’intensité de son champ gravitationnel
empêche toute forme de matière ou de rayonnement de s’en échapper, qui semble ne pouvoir ni émettre ni
diffuser la lumière et qui est donc noir, invisible. Un trou noir demeure ainsi par définition inobservable, mais on
a pu en détecter par leurs manifestations : en effet, une importante distorsion de l’espace et du temps dans son
voisinage est une des propriétés les plus étonnantes du trou noir. Le temps s’écoulant plus lentement dans un
champ gravitationnel fort, on est dans un cas extrême de décélération du temps en présence d’un trou noir.
Ainsi, les aiguilles d’une montre à l’approche d’un trou noir tourneraient très lentement, la durée d’une seconde
devenant celle d’un jour, d’un mois, d’un an, s’étirant à l’infini…L’image de l’objet demeure figée pour ainsi dire
pour l’éternité. Alors que pour un individu propulsé vers le trou noir, le temps s’accélèrerait jusqu’au futur en
atteignant le rayon de Schwarzschild (désigné ainsi en hommage à l’astrophysicien allemand Karl Schwarzschild
qui l'a mis en évidence, en 1916, apportant la première solution exacte de l’équation d’Einstein qui s'est avérée
ultérieurement décrire un trou noir). Or la lumière étant affectée par la présence de la gravité, les photons
constituant l’image de l’objet ou de l’individu à l’approche du trou noir deviennent moins énergétiques, ils se
décalent d’abord vers le rouge, puis sortent du domaine visible. L’image disparaît, laissant place au noir. De plus,
le champ de gravité, qui augmente lorsque la distance au centre baisse, sera plus fort au niveau d’une extrémité
de l’objet, ce qui va aboutir à son élongation, à sa distorsion jusqu’à sa désagrégation totale, ce qu’on appelle les
forces de marée d’un trou noir. Ce phénomène a été observé indirectement dans les rayons X par des satellites
récemment. On peut assimiler le trou noir à un astre résultant de la mort des étoiles les plus massives, ce qui en
ferait un cadavre massif dans l’univers. Cet état final d’une étoile en implosion gravitationnelle peut être décrit
à l’aide de trois paramètres, leur masse, leur moment angulaire caractérisant la rotation, et leur charge

224
l’infinité de la puissance de l’Intellect produisant toutes choses selon la trace de l’Un,
marquant par le nombre l’étance, l’arrachant à l’effritement. S’il est pour le moins surprenant
de fonder la puissance sur la dépendance, la force sur qui « repose sur »766 autre chose que
soi, cela dans une pensée qui définit la liberté comme libre disposition de soi, c’est que la force
de l’être, sa dunamis qui est à la fois energeia, comme je l’ai montré supra, demeure un
phénomène, un effet, une trace de l’Un – et signe en cela aussi son incomplétude, voire son
« impuissance »767 relative à l’Un. La force de l’être a beau être infinie, ce ne sera jamais que
par rapport à l’être lui-même, dans un référentiel ontologique. Si « ce qui vient en second
après lui [l’Un] doit forcément être la chose la plus vénérable et la meilleure de toutes les
autres »768, elle n’en demeure pas moins, relativement à l’Un – donc dans un autre référentiel
que je qualifierais d’hénologique – un « vestibule »769, selon les termes que Plotin empreinte
au Philèbe de Platon770. Dès lors, c’est toute la procession qui se retrouve d’office chargée,
grevée, parce que la liberté de l’être c’est aussi toujours la nécessité. Si la relation entre liberté
et nécessité est à tous les niveaux de l’être, comme je l’ai montré, binaire, si chacun des deux

électrique, contrairement à la description complète d’un astre normal qui devrait prendre en compte toutes les
particules mises en jeu et nécessiterait un nombre incroyable de données invraisemblable. Ainsi, toute
l’information sur un trou noir est contenue dans ces trois paramètres, l’information sur les particules de l’étoile
massive qui s’écroule sur elle-même, disparaissant à l’intérieur du rayon de Schwarzschild : l’information est
alors perdue pour le monde extérieur et le trou noir apparaît comme une simple déformation de l’espace-temps
que trois nombres définissent. Le problème qui se pose aujourd’hui est justement l’évaporation d’un trou noir,
Stephen Hawking ayant démontré en 1974 qu’un trou noir rayonne malgré tout, donc perd de l’énergie et qu’il
est donc possible qu’il finisse par s’évaporer avec le temps, ce qui aboutirait à la perte de l’information, alors que
les postulats de la mécanique quantique montraient que l’information ne se perd pas : ils impliquent que tout
état physique est représenté par une fonction d’onde, les états précédant un état donné pouvant toujours être
déterminés de façon univoque. Ce problème, qui soulève la question de l’entropie des trous noirs, à la jonction
de la relativité générale et de la mécanique quantique, ne pourrait être résolu que dans le cadre de la théorie de
la gravité quantique, comme la théorie des cordes. (Sur ce sujet : Stephen Hawking, « Loss of Information in Black
Holes », The Geometric Universe, Oxford University Press, 1998, p. 125 ; Azar Khalatbari, Trous noirs
primordiaux : Les poids plume disparus, Ciel et Espace, juin 2002 ; S. Hawking, Information Loss in Black Holes,
PACS Number : 04.70.Dy, 2005 ; Jacob Bekeinstein, « Blacks holesand entropy », Physical Review D 7 (8), 1973,
2333).).
766
L’intellect repose sur l’Un : traité 34 (VI, 6), 9, 39-40.
767
J’ai signalé déjà plus haut l’incapacité de la seconde hypostase à recevoir « telle quelle » la puissance de l’Un,
l’unité première, et du coup comment l’Intellect est amené chez Plotin à diviser cette puissance en la rendant
multiple, donc moindre : il dut « diviser en partie la puissance qu’il a reçue de l’Un, faute de pouvoir la tenir
(adunatôn exein), et d’une qu’elle était, il la rendit multiple pour être ainsi en mesure de la supporter (pherein)
partie par partie. » (Traité 38 (VI, 7), 15, 21-22).
768
Traité 7 (V, 4), 1, 40.
769
Traité 5 (V, 9), 2, 23-25 : « Faut-il alors s’arrêter là, comme si l’on était parvenu à ce qui est premier, ou bien
avancer encore au-delà de l’Intellect, comme si, de notre point de vue, l’Intellect se trouvait devant le principe
premier, « dans le vestibule du Bien », pour annoncer que toutes choses sont en lui comme une empreinte de ce
principe, ou plus précisément, une empreinte multiple du principe qui « reste absolument un » ? » Plotin se
réfère ici au Timée (37d6) au sujet de l’éternité par rapport au devenir, utilisant la référence dans un tout autre
contexte.
770
Platon, Philèbe, 64c1.

225
concepts renvoie toujours à l’autre chez Plotin, si le nombre et ses opérations protègent la
liberté de l’être jusque dans la génération, empêchant l’aléatoire total, la contingence pure –
la monstruosité d’une matière brute qui ne serait pas unifiée par la puissance de la Forme
donnant au corps toutes les déterminations nécessaires pour être un corps, alors l’ontologie
toute entière ploie et ruisselle d’energeia, d’une energeia qui exprime la puissance
intelligible771 : lourde d’infini, lourde des nombres innombrables, des divisions et
multiplications à l’œuvre dans le vivant, afin que jamais il ne soit un cadavre772, lourde des
possibles qui sourdent de la matière intelligible et se réalisent en autant de Formes, et parfois
de corps dans le temps et dans l’espace, lorsque l’âme s’incarne. Autrement dit, tout l’être en
lui-même, en tant que seconde hypostase générant la troisième hypostase qui elle-même
produit le monde sensible et les corps, tout le champ phénoménal dans son ensemble n’est
autre qu’un champ de gravitation : chaque phénomène, qu’il s’agisse d’une Forme, d’une
raison informant un corps, et a fortiori d’un être vivant, homme, animal, plante, nous dit
Plotin, est soumis à une force vectorielle qui le pousse à procéder, à produire773, et donc à
suivre un mouvement naturel et nécessaire d’abaissement – huphésis774 qui n’a cependant
de valeur que métaphysique – et non péjorative d’ailleurs, la providence veillant à l’ordre et à
l’unité tant de l’ensemble de la production, que des moindres êtres775. Car « tant qu’il le peut

771
L’Intellect produit « en épanchant une puissance multiple », dit ainsi Plotin au traité 11 (V, 2), 1, 14.
772
Voir le traité 7 (V, 4), 2, 43-48 : « Car ce qui est n’est point un cadavre, ce n’est pas non plus quelque chose
privé de vie ou quelque chose qui ne fait pas acte d’intellection : l’Intellect et l’être sont vraiment une seule et
même chose. A la différence en effet de la sensation qui porte sur des objets sensibles, l’Intellect ne porte pas
sur des objets qui existent avant lui ; l’Intellect est lui-même ses objets […]. En réalité, l’Intellect est ici avec ses
objets, il est identique à eux ; aussi la science des objets immatériels est-elle identique à ses objets. » Plotin, en
référence à « l’être total » (pantelôs on) du Sophiste (248 e7-249 a2), définit ici l’Intellect comme une étroite et
totale coïncidence entre vie et pensée qui comprend tous les êtres. Au traité 38 (VI, 7), 9, il insiste sur la dyade
issue de l’Un qui est déjà le vivant total, ensemble comprenant tous les vivants intelligibles, et donc cause de
tous les vivants sensibles.
773
Traité 10 (V, 1), 6, 30-34 : « Toutes les choses qui sont, tant qu’elles subsistent, produisent nécessairement
grâce à leur réalité propre et en vertu de la puissance qui est en elles, une réalité indépendante (hupostasis),
dirigée vers l’extérieur et qui leur est attachée. » (Fronterotta traduit hupostasis par existence, réalité
indépendante, distinguant l’utilisation plotinienne du terme hypostase (existence) de celle de Porphyre qui
signifie par là les trois réalités véritables.)
774
Traité 40 (II, 1), 4, 15-16.
775
Traité 47 (III, 2), 13, 18-27. Plotin, prenant en cela position contre la pensée stoïcienne qui admet que la
providence peut négliger les êtres insignifiants (voir par exemple Cicéron, De la nature des dieux, II, 167), mais
aussi celle d’Aristote pour qui la providence ne s’étend pas du moins à la sphère sublunaire, montre que l’action
de la providence s’étend à chaque détail, chaque être vivant, si petit ou négligeable soit-il en apparence : « cet
art merveilleux concerne non seulement les choses divines, mais aussi celles dont on soupçonne que la
providence pourrait les négliger parce qu’elles sont insignifiantes. Voyez par exemple à quel point n’importe
quelle espèce d’animaux est variée et merveilleuse ; et cela vaut aussi pour les plantes avec la beauté de leurs
fruits et de leurs feuilles […]. Il faut aussi supposer que les animaux et les plantes n’ont pas été produits une fois
pour toutes : ils ne cessent de l’être […]. » (l.19-27).

226
l’Intellect s’avance dans la profondeur du corps. Or, la profondeur de chaque corps c’est la
matière. »776

Il ne s’agit donc certainement pas de prêter à l’âme ni aux formes une masse, que Plotin
n’attribue qu’aux corps déterminés par l’âme – ce sur quoi je reviendrai. En revanche, je
voudrais ici insister sur la force productrice et continue à l’œuvre dans l’être, par l’être lui-
même, à laquelle Jérôme Laurent, reprenant l’expression de Jean Trouillard777, donne le nom
de manence 778parce qu’elle est à la fois puissance et acte779, stabilité et mouvement, et
toujours trace indélébile de la fermeté et de la constance de l’Un. Rappelons ici les traités 47
et 48 Sur la providence, qui font de la production du monde sensible le résultat le plus beau
qui soit possible de l’Intellect : l’univers est complet, autarcique, il contient tous les vivants,
végétaux, animaux, hommes, corps célestes, démons, dieux, il est animé d’une vie incessante,
grouillante, apparente ou recelée dans les moindres organismes comme dans les âmes les plus
belles. Or cette vie, cette force tendue arrachant tout être à l’inanimation - si je puis me
permettre cette expression- de la matière pure, n’est autre que le ruissellement des logoi qui
produisent l’univers de manière naturelle, sans réflexion aucune, par l’entremise de l’Âme :

« Et notre univers est né non pas à la suite d’un calcul qui établit qu’il devait naître, mais
il résulte de la nécessité qu’il y ait une nature de second rang. Car le monde véritable
n’est pas tel qu’il doive être le dernier des êtres. Il est en effet premier, on le sait, car il
possède une immense puissance, une puissance totale. C’est donc une puissance qui
peut produire autre chose sans chercher à le produire. Car si elle cherchait à le produire,
d’emblée elle ne possèderait pas cette chose en elle-même, et cette chose ne viendrait
pas de sa réalité même : cette puissance serait semblable à un artisan qui ne tire pas de
lui-même la capacité de produire, mais qui la possède de l’extérieur, car il l’a acquise par
l’apprentissage. L’Intellect donc, qui donne quelque chose de lui-même à la matière,

776
Traité 12 (II, 4), 5, 6-7.
777
Voir Jean Trouillard, « La manence selon Proclos », dans Néoplatonisme, Colloque international de
Royaumont, 1969, CNRS, 1971, p. 229-238. Egalement sur le sens de ce terme : Paul Aubin, Plotin et le
christianisme, Triade plotinienne et trinité chrétienne, Beauchesne, Paris, 1992, p. 103-104 : « Les Ennéades se
réfèrent plusieurs fois à cette expression, et ce n’est pas sans lien avec la place caractéristique qu’elles donnent
au verbe μένειν pour marquer l’immobilité totale où demeure le producteur lors de la production. »
778
Jérôme Laurent, L’éclair dans la nuit, rend compte de la paradoxale situation de l’Intellect plotinien par le
concept de manence (de menei, cité par exemple du traité 31 (V, 8), 1, l.20 au sujet de la beauté de l’idée qui
transcende l’objet artistique et lui est supérieure dans la mesure où cette beauté demeure en-deçà et au-delà
de l’objet) : l’Intellect est ainsi à la fois repos et mouvement, immobilité stable parce qu’il demeure ce qu’il est
au-delà de sa production, et mouvement pur de la pensée active, de la Forme agissante continûment : « Il est
donc maladroit de parler d’immobilité pour traduire le verbe menei, et on doit préciser ce statut particulier du
monde intelligible où tout est à la fois en repos et en mouvement, en acte donc. » (p.129).
779
Comme je l’ai expliqué p. 157-161.

227
produit toutes choses en demeurant calme et tranquille. Ce don c’est la raison qui
s’écoule de l’Intellect. Car ce qui s’écoule de l’Intellect est une raison, et cette raison ne
cessera de s’écouler aussi longtemps que l’Intellect sera présent dans les êtres. Il en va
comme pour une raison qui se trouve dans une semence : même si toutes les parties se
trouvent ensemble et au même endroit, sans que l’une entre en conflit avec une autre,
ait un différent avec une autre ou lui fasse obstacle, ce qui vient à l’être possède
d’emblée une masse, ses parties occupent des lieux différents, et bien sûr elles ne se
nuisent pas ni ne se détruisent les unes les autres. »780

Plotin lui-même compare ici la production du monde et sa cohésion interne à l’information


d’un corps vivant par les semences véhiculant les logoi, donnant corps à la matière à mesure
qu’elles apportent les déterminations individuelles - la masse étant, on le voit, la première
détermination d’un corps. La force de l’être s’exerce à tous niveaux du vivant, intelligible et
sensible, déterminant un champ de pesanteur où tout ce qui est est soumis nécessairement à
une force gravitationnelle qui n’est autre que la procession. L’image récurrente chez Plotin qui
rend au mieux cette « masse métaphysique » et son champ gravitationnel est celle de
l’enfantement, et corrélativement, de la liquidité de l’être, telle une masse d’eau grevant le
mouvement descendant de procession, qui au final parvient en l’âme et l’amène à in-former
le corps : « désirant produire un ordre conforme à celui qu’elle a vu dans l’Intellect, [elle]
s’efforce de produire et se met à fabriquer, comme si elle était grosse des intelligibles et
ressentait les douleurs de l’enfantement »781. Ainsi, Plotin ne situe pas l’âme (incorporelle,
indivisible) dans le corps, mais l’inverse : c’est le corps qui, comme un filet jeté dans la mer, se
trouve alourdi, pris dans le champ de gravitation de l’être dans laquelle il baigne soudain.
Ainsi, « il est comme un filet jeté dans la mer ; il vit tout plein d’eau, et il ne peut garder pour
lui cette eau dans laquelle il vit ; mais la mer s’étend et le filet s’étend avec elle, aussi loin qu’il
le peut. »782Et il n’est pas anodin que l’image du filet soit reprise au traité 34, mais cette fois
pour une application inverse : ce n’est plus dans l’illimité incorporel de l’âme, dans la
pesanteur de l’être, qu’il est jeté, mais dans l’illimité de la matière en tant qu’indétermination
totale. Dans ce cas, le filet n’est plus extensible ni alourdi d’eau, au contraire, il délimite, il
tente de saisir la matière dans sa fuite, il la détermine et l’enserre – et déjà ce corps qui est
visible, qui apparaît de cette saisie n’est plus matière illimitée, indéterminée : il faut « jeter
sur elle quelque limite à la manière d’un filet, tu l’attraperas alors qu’elle est en train de

780
Traité 47 (III, 2), 2, 6-31.
781
Traité 2 (IV, 7), 13, 6-8. Voir aussi traité 5 (V, 9), 2, 3 ; traité 49 (V, 3), 17, 15-17.
782
Traité 27 (IV, 3), 9, 39-42.

228
fuir »783. La matière seule, rappelons-le, n’ayant pas même de masse, ne saurait être que fuite,
« glissement »784, et non pas pesanteur. Rappelons ici l’étymologie de l’infini, apeiron, dont
un des sens grecs est justement le filet ou la nasse pour la pêche (ἅπειροι), parce qu’ils
entravent leur proie, ne lui laissant aucune issue.

Luc Brisson a interrogé le terme d’ogkos (ὄγκος) chez Plotin785, qu’il choisit de traduire par
masse plutôt que par volume ou poids, bien que la notion contienne ces deux idées. Le mot
est en effet utilisé maintes fois dans les traités 8, 10, 12, 26, 27, 34, 37, 40, 42, et va renvoyer
à une notion particulière, située entre le corps et la matière, contrairement à l’angle de vue
stoïcien ou même à l’acception la plus commune qui associe intuitivement la masse au corps,
au volume qu’il occupe dans l’espace. C’est au chapitre 11 du traité 12 Sur les deux matières
que semble apparaître la définition de la masse pour Plotin :

« Par conséquent, ce qui va recevoir la forme ne doit pas être une masse, mais c’est en
même temps qu’il devient une masse qu’il reçoit le reste des qualités. De plus, il doit
avoir l’apparence d’une masse, comme une sorte d’aptitude première à être une masse,
mais c’est une masse vide. De là vient que certains ont dit que la matière est identique
au vide. Mais je parle d’une apparence de masse parce que l’âme aussi, n’ayant rien à
déterminer lorsqu’elle entre en relation avec la matière, se répand elle-même dans
l’indétermination, ne pouvant circonscrire la matière, et n’étant pas capable de se
diriger vers un point, car elle déterminerait déjà. C’est pourquoi, du reste, il ne faut pas
dire que la matière est grande ou petite, mais qu’elle est grande et petite. […] Et
l’indétermination de la matière est une masse de cette nature : elle est le réceptacle de
la grandeur dans la matière. Mais c’est par l’imagination qu’on la conçoit de cette
manière-là. Et en effet, parmi les autres choses dépourvues de grandeur, toutes celles
qui sont des formes sont chacune déterminée, de telle sorte qu’elles n’impliquent
aucunement la notion de masse. Mais la matière, puisqu’elle est indéfinie et qu’elle
n’est pas encore stable par elle-même, transportée de-ci, de-là vers chaque forme, et

783
Traité 34 (VI, 6), 3, 34.
784
Traité 34 (VI, 6), 3, 41 : ἀπολίσθησις.
785
Luc Brisson, « Entre physique et métaphysique. Le terme ogkos chez Plotin, dans ses rapports avec la martière
(ulè) et le corps (sôma) », in Etudes sur Plotin, sous la direction de Michel Fattal, L’Harmattan, Paris et Montréal,
2000. Dans cette très riche et remarquable étude sur le concept de masse chez Plotin, Brisson restitue
l’opposition de Plotin au stoïcisme sur la question de la matière qui n’est pas un corps, puis tente de cerner la
définition plotinienne de la masse en tant que première détermination de la matière, aptitude à recevoir d’autres
déterminations. En se fondant sur l’étymologie du terme masse, venu du latin massa, et du grec masa, qui
désigne une pâte pouvant prendre des formes variées. La masse de Plotin implique donc une certaine quantité
de matière, mais déjà dans un corps quel qu’il soit, occupant un certain volume dans l’espace. En ce sens on ne
saurait définir le concept d’ogkos ni comme corps ni comme matière. Il serait plutôt la condition de possibilité
du devenir pour un corps.

229
étant en tout point ductile, devient multiple par son transport et son devenir en toutes
choses, et elle acquiert de cette manière la nature d’une masse. »786

La matière en elle-même n’est pas une masse, elle est plutôt pour Plotin une aptitude
première à recevoir la masse en tant qu’esquisse de détermination par l’âme qui s’y coule. Luc
Brisson rappelle dans son étude que Plotin dissocie les notions d’ulè et d’ogkos, car la matière
est dépourvue totalement de grandeur à la différence de la masse qui a déjà la tri-
dimensionalité : en situant l’enjeu de la notion de masse dans une polémique contre les
Stoïciens, qui identifient matière et corps, Brisson restitue la particularité et la difficulté d’un
concept que Plotin situe en effet entre physique et métaphysique. La matière est un incorporel
pour Plotin, mais contrairement aux autres incorporels, à l’âme, aux formes, elle est cette
aptitude naturelle et inhérente à sa propre définition à recevoir l’ogkos, premier stade du
corps qui permettra les autres déterminations individuelles. La masse est même sa condition
d’apparition, de manifestation dans le sensible, elle est ce filet jeté en sa fuite infinie, et
soudain saisissant, déterminant à la fois ce corps-là.

Il semble dès lors évident que de la docilité totale, de la ductilité qui est aussi la plus infinie
contingence, ne peut advenir au sein de la métaphysique plotinienne aucune détermination
première, pas même la masse nécessaire à définir un corps. Aussi, la matière ainsi définie ne
semble pas être en mesure d’exercer ni energeia ni dynamis sur les phénomènes (nous avons
montré supra que la matière brute de Plotin était l’en-puissance mais non la puissance)787.
Elle ne peut donc, seule, impliquer de champ de gravitation. Le champ gravitationnel qui
détermine tous phénomènes, sensibles et intelligibles, serait à concevoir chez Plotin au niveau

786
Traité 12 (II, 4), 11, 25-43. Traduction R. Dufour.
787
C’est William Rowan Hamilton (1805-1865), mathématicien, physicien et astronome, dont les recherches se
sont révélées essentielles pour la mécanique quantique, qui a défini la notion d’énergie en tant que constante
pour tout système isolé (partie de l’univers physique qui n’interagit pas avec son environnement), reprenant le
principe de moindre action de Pierre-Louis Maupertuis (1968-1759), mathématicien, philosophe, physicien et
naturaliste (principe physique selon lequel la dynamique d’une quantité physique, position, vitesse, accélération,
etc, se déduit à partir d’une grandeur unique appelée action, en supposant que les valeurs dynamiques
permettent à l’action une valeur optimale entre deux instants, la valeur étant minimale quand les deux instants
sont trop proches). Or la plupart des équations fondamentales en physiques peuvent être formulées à partir de
ce principe, en mécanique classique, en électromagnétisme, en relativité générale et en théorie quantique des
champs. L’idée de « champ de force », est introduite par Michael Faraday (1791-1867), physicien et chimiste
britannique, qui se fonde sur la gravitation newtonienne, et sera fondamentale pour la gravitation relativiste. Le
champ de force de la gravitation est une propriété de l’espace due à la masse d’un corps ; si une autre masse
entre en contact avec ce champ gravitationnel, elle est soumise à une influence, une force. L’influence de la
gravitation n’est donc pas transportée d’un corps à un autre, mais présente dans l’espace sous la forme du champ
de gravitation : à son contact, un corps va voir sa dynamique modifiée.

230
de la procession, c’est-à-dire de l’Être en tant qu’hypostase engendrant l’Âme qui à son tour
produit les corps, déterminant d’abord par la masse, puis par toutes les autres qualités, la
matière qui est donc condamnée, comme je l’ai dit supra, à n’apparaître que déterminée, prise
au filet, alourdie, influencée d’un corps qui soudain lui donne un volume dans l’espace, une
grandeur, une couleur, une odeur, une visibilité – une existence. Il n’est de véritable pesanteur
que celle de l’être, de l’existence, de la procession : ce champ gravitationnel est le propre de
l’hèn polla de Plotin, parce qu’il surgit avec la seconde hypostase, avec l’être même, dans
l’être-production, l’être-engendrant, l’être-gestant tous les êtres en soi. La force exercée est
vectorielle car elle s’exerce d’un degré ontologique vers un autre selon le schéma
processionnel plotinien. Mais ce champ de force est insuffisant pour rendre compte de la
gravitation métaphysique dans la pensée de Plotin : l’energeia qui circule d’un degré de réalité
à un autre s’exerce aussi selon un mouvement circulaire.

J’ai signalé dans l’introduction qu’au-delà de la représentation hiérarchique verticale des


réalités, Plotin faisait souvent appel à une autre représentation qui structure peut-être plus
profondément sa métaphysique : celle de la gravitation centripète, de l’embrassement. L’Un
est le centre autour duquel gravite l’Intellect qui l’entoure, lui-même entouré par l’Âme qui
tourne autour de lui.788 Ce que j’appelle le champ gravitationnel de l’être c’est aussi ce
mouvement circulaire qu’exprime le traité 14, et qui donne sa consistance, son existence au
monde, mais en même temps le préserve de sa propre fragilité : la pesanteur de l’être, nous
le verrons dans la dernière partie de notre recherche, parce qu’elle est suspendue à l’Un,
détermine tous les phénomènes. Il n’y a donc pas de connotation négative dans l’image de la
gravitation, la production des êtres et du monde (de toute éternité, sans début ni fin, comme
le rappelle le traité 33 Contre les gnostiques), mais plutôt la prise en compte des différences,
de toutes les différences : du principe de différenciation dans les êtres dont j’ai parlé, mais
aussi de l’exercice de la liberté pour chaque être, individuellement, selon son statut
ontologique, sa nature, ses capacités biologiques et son patrimoine génétique, également en
ce qui concerne l’homme, son histoire personnelle, ses choix de vie, son éthique, et la faculté

788
Ce passage du traité 28 par exemple, exprime parfaitement la circularité ainsi que la gravitation : « Si l’on
donne au Bien le rang de centre, on donnera à l’Intellect celui de cercle immobile, et à l’Âme le rang de cercle
mobile, un cercle que meut le désir. Car l’Intellect possède directement le Bien et l’embrasse, tandis que l’âme
désire ce qui est au-delà de l’être. Quant à la sphère de l’univers, parce qu’elle possède l’âme qui désire le bien,
elle est mue par ce désir qui lui est naturel. Mais comme cette sphère est un corps, le désir qui lui est naturel,
porte sur quelque chose qui est en-dehors d’elle. Cela explique qu’elle se replie et se retourne de partout sur
elle-même, et donc qu’elle se meut en cercle. » Traité 28 (IV, 4),16, 24-31.

231
de son âme à assumer la pesanteur de l’être – tel le filet s’agrandissant, se déployant dans la
mer, prenant sa forme et retenant autant qu’il est possible toutes ses « fortunes »…En plaçant
la liberté au cœur de l’être, en la grevant de la nécessité à laquelle elle ne cesse jamais d’être
entrelacée, en liant les deux phénomènes dans la pesanteur, dans la consistance dont la vie
réelle est toujours pleine, lourde, Plotin lui donne un sens nouveau : celui de la responsabilité
selon la position, le statut ontologique, bref, selon la différence, autrement dit l’unicité de
l’individu.

2-2 La liberté : pesanteur et relativité

Evoquer les différences qu’implique la pesanteur existentielle depuis la dyade initiale, c’est
aussi aborder la notion de relativité dans la métaphysique de Plotin, parce qu’existent des
référentiels différents, selon la position de chaque être, de chaque degré ontologique. Ainsi,
le champ gravitationnel de l’être lui-même se modifie dès qu’on se place dans un autre
référentiel que celui de la procession, comme je viens de le suggérer. Chaque principe
embrassant celui dont il procède, aucune réalité ne quitte ce qui la produit, au contraire,
gravitant autour de lui, il lui est d’autant plus simple, d’autant plus naturel, de le recouvrer.
De plus, l’embrassement circulaire permet aussi d’exprimer que chaque réalité « possède
toutes choses », autrement dit, a la possibilité de se positionner selon un autre stade
ontologique, si elle se tourne vers lui. La liberté résiderait alors dans la relativité même du
positionnement, en ce qui concerne l’âme humaine –relativité qui n’est jamais synonyme de
« subjectivité » mais plutôt d’un changement de repère, autrement dit une relativité
« objective ». Que l’âme humaine soit capable, à tout instant, de choisir une vie conforme à
elle-même par l’éthique, que par-delà même la pratique des plus hautes vertus qui n’est
jamais qu’une propédeutique, elle coïncide avec l’Intellect, et dès lors puisse toucher son
propre centre, sa propre unité, rassemblant d’un seul coup ce qui constitue le « nous » d’une
individualité toujours éclatée, atomisée par la vie dans le sensible, n’est-ce pas le témoignage
existentiel même de la liberté que Plotin propose ?

Choisir d’aborder la notion de relativité dans la métaphysique plotinienne par l’exercice de


la liberté au niveau humain, me permet du même coup de « libérer la liberté », si je peux me

232
permettre l’expression, au niveau phénoménal. Une fois de plus, mon étude se veut
simplement au plus près de l’expérience de lecture des traités plotiniens, une expérience qui
est par elle-même celle de la relativité – car elle provoque toujours un décentrement par
rapport aux philosophies antérieures (dont se réclame pourtant Plotin, comme pour rappeler
qu’il n’est de véritable recherche que dialectique), voire un arrachement dont je voudrais
montrer la cause dans ma dernière partie. Ce déplacement, qui implique un repositionnement
dans et de la métaphysique, les commentateurs de notre époque l’ont souvent signalé dans
le néoplatonisme dont Plotin demeure l’initiateur. Gilles Deleuze fait ainsi du préfixe « néo »
l’annonce d’une nouveauté radicale :

« Après les stoïciens, au début du christianisme, et pourtant pas forcément chez des
auteurs chrétiens, se développe un type de philosophie très extraordinaire : l’école
néoplatonicienne. Et là je voudrais montrer que le préfixe « néo » est particulièrement
bien fondé. C’est en s’appuyant sur des textes de Platon extrêmement importants que
les néoplatoniciens vont complètement décentrer tout le platonisme. »789

Plus précisément, en ce qui concerne Plotin, Sylvain Roux évoque « l’ambivalence de


l’analyse » de Plotin quant au destin, par exemple, dans l’étude que j’ai cité supra :

« D’une part, il [Plotin] assigne une place au destin, même si celle-ci se situe en bas de
la hiérarchie des réalités principielles, mais d’autre part, il lui dénie dans le même temps
tout véritable statut. Car comme on l’a vu, le destin n’est qu’un autre nom de la
providence, il est la forme que prend celle-ci à un autre niveau, si bien que ce qui nous
apparaît comme destin (la nature et ses effets), se résout en une pure providence dès
lors qu’on change de niveau, c’est-à-dire que l’on considère les chose d’en-haut. La
conversion du regard dans le traité 3 contribuait à abolir le destin ; dans le traité 48, la
considération des choses depuis un autre niveau ramène le destin à la providence dont
il provient et à laquelle il reste toujours lié. Il se résout alors en quelque chose d’autre
que lui-même. »790

Chez Plotin, le même concept ne renvoie pas forcément à la même réalité selon le degré
hypostatique où se situe la pensée. Sylvain Roux, avec l’exemple du destin qui prend un sens,
et même une définition complètement différente selon le point de vue de réalité où se situe

789
Gilles Deleuze, Cours sur Spinoza, 10e séance, Université de Vincennes, 17 février 1981,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k128298m.
790
Sylvain Roux, La place du destin, 2011, p.428, art.cit.

233
la question - soit dans le sensible, soit dans l’Intellect - montre ici la plurivocité d’un concept
dans la philosophie de Plotin.

J’ai aussi convoqué au cours de cette partie l’analyse de Laurent Lavaud quant aux diverses
modalités de la liberté chez Plotin791. D’ailleurs, dans son ouvrage D’une métaphysique à
l’autre, il montre le passage, le chevauchement, si ce n’est l’imbrication de deux
métaphysiques chez Plotin, la métaphysique de l’être et la métaphysique de l’Un 792. Dans le
même sens, et pour rejoindre Sylvain Roux, mais aussi Pierre Caye sur cette question, je dirais
que la plurivocité des termes est même intérieure à la philosophie de Plotin, l’acte et la
puissance (les termes energeia et dunamis dont j’ai parlés supra constituent en effet l’un des
plus flagrants exemples de cette différence de sens dès qu’on change de niveau ontologique),
mais aussi la liberté et la nécessité, ou bien d’autres dialectiques comme être et non-être, ou
encore un et multiple, forme et matière, n’ayant pas le même sens selon le niveau de réalité
et la fonction que remplit la réalité dans un cadre donné. Ainsi, la question de la matière a-t-
elle alimenté autant de polémiques parce que Plotin propose plusieurs niveaux d’analyses,
plusieurs référentiels pour la traiter. J’ai tenté supra d’en montrer les systèmes et leur
imbrication avec le tissu expérientiel. De même les notions d’un et de multiple ont-elles un
sens différents selon qu’on parle de la seconde ou de la troisième hypostase (heîs kai polloi
ou hèn polla), ou d’un corps qui ne tire son unité que par la forme dont il est le reflet et qui lui
permet d’exister le temps d’une vie, d’être autre chose qu’un « cadavre maquillé »793, pour
reprendre les termes plotiniens. Comme le dit si justement Pierre Caye dans son dernier
ouvrage, citant Porphyre lui-même au sujet de son maître et ami, « il [Plotin] est, écrit
Porphyre à ce propos dans la Vie de Plotin, idios kai exellagmenos (ἲδιος καὶ ἐξηλλαγμένος),
singulier, pour ne pas dire idosyncrasique, et déroutant, en tant précisément qu’il change le

791
Laurent Lavaud, La métaphore de la liberté, 2012, art.cit. Lavaud distingue ainsi « la liberté expressive » qui
intègre le mouvement naturel de la procession et permet à l’âme de prendre corps dans le sensible, « la liberté
réflexive » qui implique une identité du vouloir et du penser et donc une remontée de l’âme vers l’Intellect et le
beau par la volonté, et enfin « la liberté par transcendance » qui se démarque du modèle de la maîtrise de soi et
s’apparente en fait à l’energeia pure de l’Un, acte n’étant pas asservi à une ousia (Voir à ce sujet le traité 39, 20,
19-20).
792
Laurent Lavaud, Op.cit., p. 14 : « C’est pourtant sans doute dans ces moments de croisement entre les odres
de discours que la philosophie de Plotin démontre toute sa profondeur et sa fécondité. Que certaines des
catégories qu’il emploie lui résistent parfois et « ontologisent » subrepticement l’Un ou la matière, ne saurait
signifier l’échec de son entreprise. Car cette apparente incohérence ne résulte pas d’un manque de vigilance ou
de rigueur conceptuelle : elle est le signe d’une connivence qui remonte aux origines de la métaphysique entre
l’être et le langage. En tentant de desserrer le lien, Plotin ouvre une page nouvelle de l’histoire de la
métaphysique. »
793
Traité 12 (II, 4), 5, 16-19 : νεκρὸν κεκοσμημένον.

234
sens des mots. »794Il souligne ainsi que Plotin conçoit la puissance comme modalité, tout
comme l’infini, et qu’alors il faut toujours replacer le concept dans son propre système selon
qu’on parle de la matière, de l’âme, de l’être, ou de l’Un.

« Ressortent trois principales modalités de la puissance dans la métaphysique de Plotin :


la puissance des corps sensibles qui n’est qu’en puissance, la puissance de l’intellect qui
exprime la puissance de l’être total, et enfin la puissance de l’Un pur telle que la formule
la première hypothèse et qui fait l’objet de notre enquête. […] Chaque activité dépend
de sa puissance, chaque puissance de son hyparxis, et chaque hyparxis de la relation
fondatrice que l’étant entretient avec l’Un, selon le principe de l’analogie de
proportionnalité a/b = c/d, ce qui implique l’absence de référent commun, de grand
analogué : il n’y a donc pas dans le néoplatonisme d’acte en soi, de puissance en soi,
d’infini en soi qui traverseraient et structureraient l’ensemble du réel. Le néoplatonisme
minimise ainsi le rôle de l’acte et de la puissance par rapport à Aristote et à sa tradition
scolastique. Il existe simplement des activités et des puissances en fonction de chacun.
Et s’il est vrai que les deux premières hypothèses du Parménide sont à front renversé,
c’est-à-dire que la seconde affirme tout ce que la première nie, alors l’analogie de
proportionnalité entre l’un et l’être se transforme en pure équivocité : l’activité de l’un
et sa force n’ont plus rien à voir avec l’activité et de l’être et sa puissance. Elles en sont
même l’exact opposé. »795

Ainsi, la liberté chez Plotin, bien au-delà de toutes définitions toujours limitées, et somme
toute renvoyant à l’astreinte d’une nécessité, parce qu’elles s’inscrivent dans l’être – la vie de
l’âme dépendant forcément de l’être – est d’abord et surtout cette libre circulation de l’esprit,
capable de saisir l’altérité, la différence, si radicales fussent-elles, et de s’arracher à
l’engluement dans la détermination d’un système, d’un référentiel, d’un monde. Je reviens
sur la lecture husserlienne de Plotin qui est aussi l’une des origines de ma recherche, et qui
signalait déjà dans les Ennéades l’intuition que certains objets n’apparaissent qu’à un certain
regard, que tout noème implique une figure déterminée de noèse. Ainsi, s’appuyant en
apparence sur la notion platonicienne des choix de vie relatifs aux vies antérieures796, Plotin
décentre insensiblement la problématique – toujours en se référant à Platon et au mélange
total d’ingrédients dans les âmes797, pour mieux soudain annoncer une nouvelle formulation
de la question de la liberté. Le glissement est d’autant plus saisissant qu’il semble aller de soi,

794
Pierre Caye dans l’op.cit. à la page 91 cite Porphyre, Vie de Plotin, II, 16, 15, édition Luc Brisson, Vrin, Paris,
1992, p.156.
795
Pierre Caye, op.cit., p.92-93.
796
Platon, République, X, 620a2-3 et la fin du Timée.
797
Platon, Timée, 35a-b. Plotin cite même ce passage au traité 27 (IV, 3), 6, 27 : « Il faut en effet comprendre que
les âmes sont qualifiées d’âmes « de second et de troisième rang » selon qu’elles sont plus près ou plus loin. »

235
alors qu’il y a bien une pensée radicalement nouvelle quant à une liberté relative à la position
d’une entité, et non plus une liberté suspendue à un destin ou à des choix antérieurs :

« Platon dit bien que les choix que font les âmes dépendent des vies qu’elles ont vécues
antérieurement. Pourtant, si l’on considère la nature de l’âme d’un point de vue général,
les différences qui existent entre les âmes sont évoquées dans ces lignes où il est
question d’ingrédients de deuxième ou de troisième rang ; il faut soutenir que toutes les
âmes sont toutes choses, mais que pourtant chacune est différente en fonction de ce qui
est en acte en elle. Cela revient à dire que cette âme est différente raison du fait qu’elle
est unie en acte à l’intelligible, celle-là en raison du fait qu’elle est en train de connaître,
et telle autre en raison du fait qu’elle est en train de désirer ; et la différence entre les
âmes s’explique par le fait qu’une âme différente contemple des choses différentes, c’est-
à-dire qu’une âme est et devient ce que précisément elle contemple. Cela revient à dire
que la plénitude et la perfection ne sont pas les mêmes pour toutes les âmes. »798

Je souligne en italique ces phrases qui indiquent clairement le déplacement plotinien, voire
la disjonction sur l’idée de liberté. Ce qui devient crucial pour définir la liberté n’est plus de
l’ordre du subjectif mais de l’objectif : l’histoire personnelle d’une âme n’expliquera jamais
autant ses choix que la vision, la position, la place qu’elle a prise face au réel. Et cette position,
ce regard fonde sa différence, sa liberté, bien plus que toutes les caractéristiques extérieures
tels que le physique, le caractère, les événements de cette vie ou d’une autre. La liberté
plotinienne réside davantage dans une relativité objective propre à tout étant, parce qu’il
gravite autour de l’Être qui gravite autour de l’Un : en ces cercles embrassés, tout être peut
changer de référentiel, accéder à une autre puissance et l’utiliser en acte, puisqu’il les possède
en fait toutes.

« […] toutes les âmes n’ont pas le même type de relation avec les réalités de là-bas ; en
vérité, certains hommes arrivent à s’y unir, d’autres qui le désirent s’élancent pour
arriver tout près du but, et d’autres encore y sont moins disposés, dans la mesure où
leur activité dépend de puissances qui ne sont pas les mêmes ; les uns usent de la
puissance qui vient en premier, d’autres de la puissance qui vient après celle-ci, d’autres
encore de celle qui vient en troisième, bien que toutes les âmes possèdent toutes les
puissances. »799

La liberté dès lors est bien autre chose que la légèreté d’un « faire ce que l’on veut » (que
Plotin n’assigne qu’à l’enfance ou au dérèglement psychique comme on l’a vu), et même d’un

798
Traité 27 (IV, 3), 8, 9-17.
799
Traité 27 (IV, 3), 6, 29-

236
« vouloir ce que l’on fait » à connotation stoïcienne. Chargée de la pesanteur de l’être, qu’elle
s’inscrive dans la force de son energeia ou la fragilité de la multiplicité réelle, elle échappe à
la contingence grâce à l’unification par le nombre et ses opérations à l’œuvre dans tous
phénomènes : mais en cela, on peut dire que c’est toujours en tant que liée à la nécessité qui
la préserve du hasard. C’est dire que la question de la liberté est pour Plotin de toute autre
envergure qu’une simple question d’éthique, ce que le traité 39 prouve : en réfutant la
définition de la liberté en tant que pure capacité de choix entre des contraires à quoi la limite
Alexandre d’Aphrodise800, Plotin donne une définition de la liberté comme coïncidence entre
volonté et intellection – d’où l’extraction totale du concept de la sphère de la contingence et
de l’aléatoire, propres du devenir, et encore doit-on préciser, d’un devenir par trop soumis à
la matière, ce qui n’est pas même le cas chez Plotin, l’âme dominant toujours la matière on l’a
vu. En plaçant d’office la véritable liberté dans l’Intellect801, Plotin la charge de la pesanteur
de l’être, il n’est plus d’excuse si je puis dire, le hasard ne peut plus être évoqué pour rendre
compte d’une direction, d’un sens, d’une position dans l’être. Etre ce que je suis est ma
charge802, être l’Être, c’est-à-dire coïncider pleinement avec l’ousia, ou plutôt l’hyparxis. Etre
au plus haut degré ce que je suis fondamentalement, telle est la véritable liberté que propose
Plotin, une liberté qui dès lors ne peut plus consister en autre chose que suivre ses propres
traces, celles qui remonteront jusqu’à l’Un, celles que l’âme a laissées dans l’être après avoir
bu au Léthé, et lourde d’oubli, en avoir subi la pesanteur par l’incarnation803. Cette liberté de

800
Alexandre d’Aphrodise, Traité du destin, chapitre 12. Alexandre cantonne la liberté à la sphère de l’action
humaine, en relation avec le hasard et la contingence auxquels nous sommes confrontés dans la vie. Il exclue
donc totalement les dieux ou toute réalité divine de la problématique, les retranchant dans la pure et entière
nécessité, puisqu’ils ne peuvent qu’être ce qu’ils sont et ne disposent pas d’une liberté de choix qu’on peut
assimiler au libre-arbitre : « quant aux dieux (epi tôn theôn), il ne dépend pas d’eux d’être tels qu’ils sont […]
puisqu’ils appartient en fait à leur nature d’être de tel caractère, et que rien de ce qui appartient à la nature d’un
être ne dépend de lui (ep’ autôi). » (204, 12-15). Plotin refuse une telle réduction de la liberté et affronte
clairement ce propos d’Alexandre au traité 39 : « est-il possible de chercher même à propos des dieux (kai epi
theon) si quelque chose dépend d’eux (ep’ autoîs) ? » (chap.1, l. 1-2).
801
« Ce qu’on appelle volonté, c’est ce qui imite ce qui est conforme à l’Intellect. » (Traité 39, 6, 37-38),
802
Déjà au niveau du sensible, explique Plotin au traité 27, évoquant le Phèdre (246b6), l’âme prend en charge
le corps et la vie qui en découle dans le devenir : « Et ce passage du Phèdre : tout ce qui est âme a charge de ce
qui est dépourvu d’âme. » (Traité 27 (IV, 3), 7, 12-13). Dans le traité 39, l’âme, pour être vraiment libre, doit
intégrer l’Intellect en s’identifiant à sa partie la plus haute, ce qui implique un dépassement des simples « vertus
civiques » telles que le courage, la tempérance, la maîtrise de soi, etc (voir à ce sujet le traité 19 (I, 2), 16-21) qui,
parce qu’elles consistent toujours à dominer ou mettre en ordre des passions, ne peuvent faire accéder à une
véritable liberté, étant en contact continuel avec les affects liés au corps et à la vie terrestre. Par contre, la vertu
contemplative réclame à l’âme d’assumer pleinement l’Intellect en elle : seule une saisie de l’ordre de l’être peut
assurer l’accès à une liberté réelle. La liberté implique une charge intellective.
803
Traité 27 (IV, 3), 15, 6-7) : « […] tirées qu’elles sont par la pesanteur et par l’oubli qui les alourdit beaucoup. »
Les âmes sont pleines de l’eau qu’elles ont trop bue au Léthé ; allusion au mythe d’Er de la République X.

237
position, d’ordre proprement métaphysique, dépasse évidemment toutes conceptions
éthiques : aussi ne faut-il pas se méprendre sur certaines notions équivoques une fois de plus,
comme celle de « vertu » quand Plotin en fait usage. La vertu comme simple pratique n’est
jamais synonyme de liberté pour l’âme. Seule une vertu dirigée totalement vers l’Intellect,
c’est-à-dire vers l’intériorité de l’être, et non vers l’aboutissement des actions extérieures,
toujours imbibées de matière, peut-elle rendre l’âme libre :

« Par conséquent, même dans les actions, la libre disposition de soi et ce qui dépend de
nous ne doivent pas être rapportés à l’accomplissement d’une action, pas plus qu’à
l’acte externe, mais à l’acte intérieur, c’est-à-dire à l’intellection et à la contemplation
propres à la vertu elle-même. Dès lors, on doit dire de cette vertu qu’elle est un certain
intellect, en ne comptant pas parmi les vertus les affections qui sont asservies à la raison
ou qui sont mesurées par elle, car ces dernières, comme l’affirme Platon, semblent « se
rapprocher du corps » tout en étant « corrigées par les habitudes et les exercices ». Il
est désormais plus clair que ce qui est immatériel est ce qui est libre, et que c’est à cela
qu’on doit faire remonter (ἀναγωγὴ)804 ce qui dépend de nous. »805

On le voit, Plotin fonde la liberté dans ce que j’ai appelé le champ de l’être, parce qu’en lui
seul l’âme peut, selon la position qu’elle est susceptible de prendre dans sa gravitation
centripète dans le cercle de l’Intellect, voir sa trajectoire modifiée : alors en relation avec la
force de l’Intellect, elle va désormais avoir un point d’observation différent. Telle est la liberté
plotinienne : cet arrachement total au devenir, ce positionnement dans l’Être qui suppose
aussi sa « charge », et qui, paradoxalement, sera l’occasion d’un allègement. « C’est comme
si quelqu’un élargissait son champ de vision en montant sur un point d’observation élevé et
arrivait à voir des choses que ne peut voir aucun de ceux qui ne sont pas montés avec lui. »806
On ne saurait être plus clair. Or, précédemment, au traité 27, Plotin précise deux points. D’une
part, ce positionnement est possible à chacun car il s’agit de suivre une loi interne que nous
possédons tous ; utiliser sa liberté pleinement, c’est-à-dire conformément à la définition que

804
La remontée (ligne 27) indique bien ici le cheminement vers l’Un qui est aussi la véritable liberté.
805
Traité 39 (VI, 8), 6, 19-29. Plotin refuse au simple exercice des vertus la capacité de libérer l’âme, de la diriger
vers son essence, et par-delà, vers le Bien : ce type d’exercice des vertus ressemble trop pour lui à un exercice
physique et sportif, à une habituation, voire à une simulation. La seule véritable vertu à qui il concède ici un accès
réel à la liberté c’est la vertu tournée vers l’Être-Intellect, autrement dit la vertu contemplative, celle qui est
détachée des réalisations pratiques, qui n’a pas pour but l’obtention d’un succès dans l’action, mais qui
uniquement la libération entière des contingences du devenir auxquelles peut être encore soumise l’âme
incarnée.
806
Traité 28 (IV, 4), 5, 9-11.

238
nous venons de montrer – coïncidence avec l’intériorité de son être, donc avec l’Être-Intellect,
et non pas avec l’extériorité revient en fait à suivre un élan intérieur et universel : « Et ce n’est
pas de l’extérieur que la loi tire la force de s’accomplir, mais elle est donnée à tous ceux qui
en font usage et qui la transportent partout. »807Et d’autre part en effet, c’est bien en tant
qu’elle est chargé de la puissance de l’Être, qu’elle est dans son champ de force, que l’âme
individuelle ressent cette force et réagit en fonction d’elle : « cette loi qui tire sa force du fait
qu’elle est établie en eux, qu’elle pèse (βρίθοντα) pour ainsi dire sur eux et qu’elle produit en
eux un désir empressé qui s’apparente aux douleurs de l’enfantement, celui d’aller là où ce
qui est en eux leur dit pour ainsi dire d’aller. »808Le terme « peser sur », déjà utilisé au traité
15, au sujet de la puissance du démon qui nous accompagne en fonction de notre
orientation809, situe la liberté dans la gravitation de l’être, et c’est pourquoi la question est
nécessairement métaphysique pour Plotin, et ne saurait se réduire à une problématique
morale ou même psychologique.

Ainsi replacée dans son contexte propre, celui de l’Être, seconde hypostase, la liberté
plotinienne répond de ce qu’il en est de toutes vies. Les âmes individuelles disposant de
plusieurs degrés d’être, végétatif, sensible, discursif, intellectif, disposent par là même
d’activités (energeiai) et d’actes (érga) différents selon leur statut pour cette vie, jamais
définitif (selon la métensomatose), et en ce qui concerne l’âme humaine, selon la position
qu’elle adopte dans l’être :

« L’âme en effet est plusieurs choses, toutes choses, aussi bien celles d’en haut que
celles d’en bas. Elle s’étend à l’ensemble de la vie, et nous sommes chacun un monde
intelligible, touchant par les choses d’en bas à ce monde, et par les choses d’en haut et
du monde au monde intelligible. Et par tout ce qu’il y a en nous d’intelligible nous
demeurons en haut ; mais par la dernière partie de nous-mêmes nous sommes liés au
monde d’en bas ; et nous donnons à ce monde comme une effluence issue de la partie
intelligible en nous, ou plutôt un acte, sans que cette partie s’en trouve diminuée. »810

807
Traité 27 (IV, 3), 13, 26-27. Comme le repère propre en physique, la loi intérieure voyage avec l’âme.
808
Idem, l. 30-33.
809
Traité 15 (III, 4), 3, 17.
810
Idem, l. 21-28.

239
Dès lors apparaissent plusieurs référentiels dans l’être – qui peut être appréhendé selon
chaque niveau ontique, un niveau noétique lui correspondant, ce que j’appelle « relativité
objective ». Même si le sensible demeure une perte d’être chez Plotin, il faut rappeler
combien il s’érige contre les théories gnostiques et la conception du monde et de sa valeur
qui en découle : pour les Gnostiques, le monde sensible est fermé et étranger au divin et aux
formes, son existence ne répond pas une nécessité exprimant à son niveau les réalités
intelligibles ; il n’a d’ailleurs pas toujours existé et n’existera pas toujours, son existence n’est
que contingence, accident, voire même anomalie, en conclusion de quoi ce monde est
mauvais, pure matière comparable à une tache811. Pour Plotin en revanche, le sensible est
simplement un autre niveau812, un autre référentiel dans l’Être, il émane justement de l’Être
et est tel qu’il doit être. Nul jugement négatif ne peut être porté sur sa valeur. Dans le sensible,
on l’a vu, les mêmes lois s’appliquent que dans l’Être-Intellect, c’est seulement la lecture, la
saisie de ces lois qui varie. C’est pourquoi j’utilise le terme de « relativité » pour parler de la
métaphysique de Plotin, parce qu’un même phénomène peut être considéré, analysé,
démontré selon des repères différents : ainsi s’expliquent les apparents paradoxes, les apories
qu’on est tenté de relever à une première lecture, par exemple celle de la matière, comme on
a vu, celle du destin également (que j’ai tenté d’éclairer par l’utilisation du terme « destinée »
qui fait appel à une intériorité et à une direction qu’indique l’epistrophè de l’Intellect vers l’Un
et que tout étant est amené à retrouver en son cheminement). L’aporie la plus lourde, si je
puis dire, est celle de la liberté, parce que, s’inscrivant dans la pesanteur de l’être, elle ne
trouve son véritable sens, sa réalisation la plus parfaite – parfait signifiant ici conforme à son
être et non pas une valeur- que lorsqu’elle fusionne avec la nécessité. Or Plotin assume cette
fusion mais la fonde dans l’hénologie. Il est donc impossible d’en demeurer là : l’hèn polla, un-
multiple, autrement dit l’être, n’est pas suffisant pour définir la liberté ni la nécessité dans sa
philosophie.

811
Voir notre note n° 217 dans la première partie (I- 2).
812
Comme le dit très justement Laurent Lavaud dans son introduction : « Plotin est loin de ne voir dans le monde
sensible qu’une existence confuse et incohérente, dominée par le mal et l’obscurité. » (Op.cit., p.7)

240
Conclusion

Liberté et nécessité sont fondamentalement liées dans l’existence, dans ce qui constitue
l’être en lui-même : tel semble être le principe, la loi régissant le réel chez Plotin. La relation
binaire entre les deux concepts met à jour cependant l’ouverture, l’accès de tout étant à lui-
même, la possibilité incessante d’être davantage libre, parce qu’elle prend sa source dans le
premier geste ontologique813, celui qui fonde et produit, venu de l’Un lui-même. Ce geste de
l’Être-Intellect, seconde hypostase, ce retroussement sur soi qui implique donc une mise à nu
de ce qu’il y a de plus intérieur en soi, le dedans se retournant, devenant soudain davantage
manifeste, révélé, ce geste dis-je, exprime la liberté de chaque étant. Mais il n’est possible
justement que par l’intégration de la nécessité : c’est en étant ce qu’il est au plus haut point,
en se retournant vers ce qui est au-delà de lui-même, vers l’Un absolument simple, qui est
même antérieur à l’unité mathématique ou géométrique, que l’Être exprime sa liberté,
produisant les Formes nées de ce regard, produisant tout ce qui est, ordonnant le monde tout
entier. De la même façon, c’est en se rassemblant, en s’unifiant, autrement dit en ramenant
la propre multiplicité qui le constitue en une unité, que chaque être gagne en liberté. Là aussi,
le mouvement de cohésion, en sauvant de la dispersion et de la contingence propres au
devenir, ne fait que suivre un ordre nécessaire, celui d’une opération qui n’est possible que
par le nombre, comme dix unités font une dizaine. Or il n’est d’unification que par l’Un, et
toute autoconstitution de l’être, toute force opérationnelle d’unification ne sera jamais que
le phénomène, la manifestation de ce qui la rend possible : chaque réalité construit son unité
individuelle à partir de la trace (ikhnos)814 de l’Un en elle. Cet acte qui est premier pour toutes
choses parce qu’il est celui à partir duquel une chose accède à son essence, concentre en lui
liberté et nécessité : d’une part il répond à l’élan naturel de conversion, rebours de la
procession, à la loi intérieure à chaque être qui le relie à l’Être, et par-delà à l’Un ; et d’autre
part il s’agit bien d’un acte auto-constitutif et non d’une réception passive de l’unité en soi :
ou du moins, la dimension de réception du traçage de l’Un est déjà et toujours un acte propre,
et même l’acte libre par excellence, celui qui ne se détermine par rien d’extérieur mais par
l’intériorité de l’ousia. Dans la gravitation centripète de l’être autour de l’Un, toute réalité
peut ainsi s’auto-positionner, s’incliner vers le centre d’elle-même815, et soudain s’inverse le

813
Plotin parle du « mouvement premier », à savoir la dyade intelligible, fondant l’altérité : traité 12 (II, 4), 5, 30.
814
Traité 38 (VI, 7), 17, 13 et 39. Et traité 39 (VI, 8), 18, 15.
815
Traité 4 (IV, 2), 1, 24-29 ; traité 10 (V, 1), 11, 10-13 ; traité 23 (VI, 5), 5, 1-17 ; traité 39 (VI, 8), 18, 7-18.

241
champ de force vectoriel, la procession du haut vers le bas se fait epistrophè : « il faut que
toutes les choses se retournent vers lui, comme dans un cercle où tous les rayons sont tournés
vers le centre »816. L’unification de l’être est la condition même de l’identité : elle est toujours
autoconstitution. Si remonter à l’Un c’est « chercher non pas un autre, mais soi-même »817, il
existe donc une constante en tout étant capable de lui permettre cette conversion, comme
dans la formule d’Einstein la masse se convertit en énergie. Dès lors, relativisant l’espace et le
temps, repères du monde sensible, relativisant même les Formes et l’infini nombré, repères
dans l’Intellect, permettant tous les repères, c’est toujours selon cette constante que l’Être
s’exprime en une relativité objective, de l’ordre du phénomène, du manifeste, du pensable ou
de l’observable. Mais ce qui l’ouvre initialement en une multiplicité de possibles, ce qui
permet aussi à chaque être l’ordonnancement de sa vie au sein d’un référentiel, ce qui fait
simplement que l’âme s’appartient818, que l’être s’unifie et ne se dissout pas dans le multiple,
n’est plus un phénomène. Le noyau, le centre, le cœur du phénomène où fusionnent liberté
et nécessité, tel un feu incandescent ou l’essence d’un parfum, pour reprendre des images
chères à Plotin, est ce qui nous est à la fois le plus familier et le plus étranger parce
qu’antéphénoménal. « Depuis cette trace qui court sur l’Intellect »819, peut-on s’en approcher
cependant ?

816
Traité 54 (I, 7), 23-24.
817
Traité 34 (VI, 6), 1, 10-11.
818
Traité 9 (VI, 9), 11, 38-39 : « L’âme ne parviendra pas à quelque chose d’autre mais à elle-même. »
819
Traité 30 (III, 8), 11, 19.

242
243
244
3ème partie

L’insoutenable légèreté de l’Un

« Retranche toutes choses. »820

Plotin

A présent que le caractère insécable, l’intimité certaine de la liberté et de la nécessité


semblent suffisamment établis dans la pensée de Plotin au point de frôler parfois la fusion,
qu’aussi cette insécabilité s’ancre dans l’ontologie, révélant la pesanteur de l’être, une
pesanteur tant physique au niveau de la matière et du sensible, que métaphysique puisqu’elle
s’applique à l’être intelligible, il est temps de rendre compte du titre de cette recherche :
liberté et nécessité chez Plotin, l’enjeu antéphénoménal. Il s’agit d’abord du phénomène de
lecture de Plotin dont je suis partie821, de la formation de sens, ou de l’événement (dans une
formulation plus contemporaine de la phénoménologie) d’une lecture philosophique qui se
donne dans la multiplicité, la richesse, la surabondance de l’être, et retrace le cheminement
phénoménal en temporalisant et spatialisant par l’écriture elle-même, les images, l’utilisation

820
Traité 49 (V, 3), 17, 37-38 : «Αφελε πάντα ».
821
Voir p. 2-9 de mon introduction.

245
récurrente des mythes et des figures réinterprétés, mais aussi par la discursivité de la pensée
elle-même - sa structure faisant toujours appel à la causalité, à la déduction, à l’attribution,
à la détermination, et en définitive au nombre - et par l’appel incessant, mais aussi le renvoi,
ou la réception et la confrontation aux philosophies antérieures. Cet ancrage dans le temps et
l’espace, nécessaire pour dire ce qui est, pour donner un sens aux choses, Plotin ne le récuse
pas, il l’accuse ; mais en même temps, il en signale l’insuffisance, la pauvreté, le manque, la
pesanteur, l’inadaptation à rendre compte de tout ce qui est. « L’être véritable n’est donc
jamais d’aucune manière « ainsi puis autrement », en sorte que tu ne pourras ni l’étendre, ni
le déployer, ni le prolonger, ni le distendre, et que par conséquent, tu ne peux pas saisir en lui
quelque chose d’antérieur et quelque chose de postérieur »822, indique Plotin quant à l’être
véritable, qui se situe dans l’éternité (ho aion)823. Mais immédiatement, le « toujours » lui-
même, et toutes nos expressions de la substance sont remises en cause, suspendues à la faille
du langage qui ne peut que référer à la temporalité : « Et chaque fois que nous employons
l’expression « toujours »824, ou quand nous disons qu’il n’y a pas « un moment où » il est et
« un autre moment où » il n’est pas, il faut bien voir que nous nous exprimons ainsi pour nous
rendre les choses plus claires à nos propres yeux. »825

De l’expérience de lecture plotinienne, nulle âme pensante cependant ne s’égare dans le


foisonnement du donné – et c’est cet ultime paradoxe que je voudrais ici interroger, parce

822
Traité 45 (III, 7), 6, 15-17.
823
Pour l’utilisation de ce terme et sa traduction exacte, voir la note 2 p. 68-69 de Matthieu Guyot, pour sa
traduction du traité 45 (GF, Brisson) : « Pour désigner l’éternité, Plotin emploie en effet deux familles de mots
dont on doit se demander si elles sont équivalentes ou non : ho aion et l’adjectif aionios d’une part, hè aidiotès
et aidios d’autre part. Il semble en fait, que si les adjectifs aionios (« éternel ») et aidios (« perpétuel) présentent
le même sens […], il n’en aille pas de même pour les substantifs », hè aidiotès désignant l’éternité comme une
qualité, une manière d’être, « ce que nous traduisons très imparfaitement comme « perpétuité » alors que le
terme grec n’implique aucune idée de durée » (Guyot signale à ce propos que la traduction anglaise de J. E. Mc
Guire et S. K. Strange « eternality » rend beaucoup mieux la notion, ce qui me permet de suggérer le terme
« éternalité » qui rendrait ainsi la manière d’être sans la notion de durée qu’implique en effet le terme
« perpétuité ») ; en revanche aion désigne plutôt l’éternité comme substance, substrat. Et c’est donc en ce sens
que je parle ici de « ce qui est », l’être véritable, et que j’utilise cette citation de Plotin sur l’éternité.
824
Traité 45, 6, 27-29 « τὁ ὂν άεἰ » . Voir Platon, Timée, 27d : « l’être qui est toujours », l’être intelligible.
825
Traité 45 (III, 7), 6, 21-35 : la suite de ce passage témoigne en effet des déficiences du langage qui, ancré dans
le devenir et la temporalité, risque d’égarer l’âme dans les faux-sens dès qu’il touche à la substance. Dès lors,
l’attribution, la qualification, deviennent autant de tentatives pour éviter l’erreur, mais n’en demeurent pas
moins, encore et toujours, des « découpages », des divisions qui éloignent de l’unité. « Mais bien que l’expression
« ce qui est » suffise à nommer la réalité, dans la mesure toutefois où l’on a aussi nommé « réalité » le devenir,
il a bien fallu, afin de bien faire comprendre les choses, ajouter l’attribut « toujours ». Car « ce qui est » et « ce
qui est toujours » ne sont pas deux choses différentes, pas plus que « philosophe » n’est différent de
« philosophe véritable » ; mais comme on ajoute l’adjectif « véritable » parce qu’il est possible d’usurper l’habit
du philosophe, de même on a ajouté « toujours » à l’être, et « toujours » à l’expression « ce qui est », et l’on en
vient ainsi à parler de « ce qui est toujours ». […] »

246
qu’il témoigne à la fois de la phénoménalité d’une liberté alourdie de nécessité dans le tissu
ontologique, qui ne peut se déprendre du temps et de l’espace (Plotin, comme je l’ai déjà
indiqué, spatialise par des images et temporalise par l’utilisation des mythes, entre autres, son
discours), mais aussi se faisant, de l’enjeu antéphénoménal qui est le propre de toute
expérience, sensible et réflexive, de tout événement dans l’être. L’événement, la rencontre
de sens, le don de tout ce qui est, qu’il s’agisse des objets empiriques du monde sensible ou
des objets intelligibles du monde formel, bref toutes les strates de l’apparaître que la
phénoménologie actuelle embrasse dans la générosité d’un geste fédérant l’être mais
l’éclatant d’autant dans son infinitude, ne sont manifestes et vivantes que par un sous-
bassement qui n’est plus de l’ordre du phénomène : à la donation, Plotin substitue la
soustraction pour signifier davantage, autant qu’il nous est possible, à nous « alors que nous
sommes dans le temps »826. La soustraction va permettre d’orienter l’âme vers l’unité, de
l’inviter à se rassembler, à rebours de sa dispersion dans la multiplicité du donné, et ce
mouvement qui est aussi arrachement, est sa plus intime, sa plus réelle liberté – il réclame,
contrairement à la passivité d’un sujet pensant toujours saisi, secoué, soumis au phénomène,
à l’événement, tel que le dessine la pensée phénoménologique actuelle, une capacité propre,
une volonté, un choix, qui est toujours le mien, unique. L’hénologie plotinienne recèle ainsi
une autre voie que le modèle ontothéologique de la métaphysique, remis en cause par
Heidegger – tenter d’en restituer la teneur et la portée permettrait d’éviter une dilution dans
la béance de l’être multiple, en tant que tout est « donné » dans un flux temporel incessant
et matraquant, dissolvant l’intentionnalité elle-même dans l’autojustification du phénomène
par et pour lui-même. L’Un plotinien propose une différence qui n’est plus ontologique, « au-
delà de l’être », une différence radicale qui libère l’être du risque entropique, de la dispersion,
de la dissolution in fine au bord de laquelle se tient le discours philosophique aujourd’hui,
dissolution dans une multitude de descriptions, de situations de l’être qu’effectuent aussi bien
d’autres discours, littéraires, psychanalytiques, artistiques, religieux, etc…Car si l’être est
toujours dans l’excès, dans ce qui déborde le cadre, la limite, si la substance déploie sa liberté
infinie jusqu’aux moindres degrés de l’étant, ce dont témoigne l’ontologie plotinienne par la
générosité de la seconde hypostase, cet un-multiple dont j’ai tenté de rendre la puissance
autant que l’acte dans ma deuxième partie, cet excès, ce débord, cette crue évite cependant

826
Traité 45 (III, 7), 7, 5.

247
toujours la béance, la noyade sans fond dans ce qui ne serait plus somme toute que matière,
non-être : la maintenance du monde, de l’être, de tout être en tant qu’un, radicalement
différent, radicalement un, autrement dit l’être même de l’être n’est pas fondamentalement
de l’être, ou du moins n’est que parce qu’il est un. La différence hénologique peut répondre à
l’ouverture excessive du champ de l’être (et donc de l’apparaître), à la différence ontologique
et à son intime blessure, la temporalité. Elle oppose à une « levée d’écrou »827 qui risque
d’aboutir, paradoxalement, non plus à la libération de toutes formes d’apparaître à laquelle
elle prétend, mais à leur dissolution dans le tout-venant ; elle oppose dis-je, une constante,
une mesure, une force antigravitationnelle capable de soustraire chaque chose, chaque être
du flux totalisateur, de le distinguer, de l’arracher au multiple selon sa propre orientation, sa
propre position par rapport à elle. « La philosophie de Plotin s’écarte du modèle onto-
théologique critiqué par Heidegger »828, dit effectivement Hervé Pasqua : plus encore, je crois
qu’elle rend compte de tous phénomènes en les sauvegardant à la fois de la facticité, de
l’événementiel où tout disparaît dans une parousie absolue, ce qui équivaut somme toute à
la dissolution de l’être dans un non-être de l’apparence. Car la pure matière, pour apparaître,
pour accéder à la phénoménalité, à l’être, se lie aux chaînes d’or du Bien, c’est-à-dire de l’Un.
Et c’est dans cette relation à l’Un, qui n’est pas à concevoir comme un assujettissement, mais
au contraire comme une libération s’il en est, que s’érige la liberté. La relation d’un être à l’Un
délie celui qu’elle lie. Ici réside l’insoutenable légèreté de l’Un, dont seule la trace en l’être
peut rappeler le chemin de la liberté. Comme dit si justement Jérôme Laurent, « la thématique
de l’unité et la thématique de la liberté coïncident : être parfaitement simple revient à être
parfaitement libre »829.

J’interrogerai dans un premier temps l’acte de l’Un, antérieur et indépendant de l’être, force
libre par rapport à la procession et cependant nécessaire, que je distinguerai d’un premier
principe tout-puissant : l’acte hénologique est sans substance, aneu ousias (ἂνευ οὐσἱας) 830,
et c’est en cela qu’il est antéphénoménal, parce qu’il permet le déploiement de la substance,
parce qu’il est la constance, la clé de voute de toute structure qu’il soutient, sous-tend,

827
Jean-Luc Marion, « Réponses à quelques questions », Revue de Métaphysique et de Morale, n°1-1991, p.72.
828
Hervé Pasqua, « Henosîs et Ereignis, Contribution à une interprétation plotinienne de l’Être heideggerien »,
Revue philosophique de Louvain, 4ème série, tome 100, n°4, 2002, p.682.
829
Jérôme Laurent, op.cit., p.275.
830
Traité 39 (VI, 8), 20, 9-10 : « activité première sans substance ».

248
stabilise, hypostasis.831 Cette stabilisation de l’être est le propre du « laisser-être »
plotinien832, qui par sa retenue, permet l’autoconstitution de chaque être, de chaque
phénomène, autrement dit son unification. L’acte hénologique devient le modèle de la liberté
pure, mais aussi le contraire même de l’indétermination totale, de la contingence qui grève
toujours le sensible ; il autorise dès lors l’infini des formes, des nombres, des choses, via
l’Intellect puis l’Âme, autrement dit les phénomènes, ceux-ci étant à définir comme des unités
et non plus des éclatements ou des conglomérats. Dans un second temps, je m’attacherai à
définir autant qu’il est possible l’insoutenable légèreté de l’Un : en tant que force
antigravitationnelle, condition de l’être déployé jusqu’à son plus bas degré - l’energeia de
l’âme définissant d’abord un corps par la masse, l’arrachant à l’inertie et à l’indétermination
de la matière pour le constituer, l’unifier, le libérer ; en tant qu’atemporalité et aspatialité,
offrant à l’âme et à l’être la liberté, contrairement à l’engluement d’une différence
ontologique ; en tant qu’absence et séparation dans l’être multiple, créant la distance
nécessaire entre les êtres à toute autoconstitution, à toute unification. La différence
hénologique plotinienne, s’arrachant du champ phénoménal, pourrait ainsi proposer une
alternative à l’essoufflement événementiel dans lequel tombe inexorablement la
métaphysique à l’épreuve du temps : ce sera l’objet de la fin de ma réflexion qui propose une
nouvelle interprétation du « seul-à-seul ». Le retour de l’âme à l’Un, thématique on ne peut
plus commentée, peut être lu comme la reproduction du retranchement phénoménal de l’Un,
et dès lors comme une opération de réduction dont l’âme, toujours éprise de liberté, dispose
fondamentalement. Selon sa capacité à viser, par-delà tous les phénomènes – et tout logos
possible, toutes énonciations de sens, toutes sciences833, l’antéphénomène qui les rend
possibles, l’âme se libère de la multiplicité, s’allège de la « masse d’être » portée depuis
Parménide. C’est donc sur le mode de la relativité qu’il faudrait dès lors concevoir le fameux
« l’Un donne ce qu’il n’est pas, ce qu’il n’a pas », car la donation de l’antéphénomène est
toujours en fonction de la réception de ceux qui en bénéficient : l’unité n’est pas un donné,
elle n’est pas subie de façon passive ; mais recevoir activement l’unité en soi est bien l’acte

831
Ibid., 20, 9-11 : « Il ne faut pas craindre de soutenir que l’activité première est sans substance, mais il faut
soutenir que cela même est quasi la stabilisation. »
832
Traité 38 (VI, 7), 42, 7 : easeis, ôs exei (ἐάσειϛ, ὡς ἒχει). On peut aussi dire « laisser se tenir ».
833
Traité 49 (V, 3), 17, 24-28 : « […] car il faut que la pensée discursive, quand elle exprime quelque chose, saisisse
une chose, puis une autre, puisque c’est ainsi qu’elle se déroule. - Mais dans ce qui est absolument simple, quel
déroulement peut-il y avoir ? – En réalité, il suffit qu’il y ait un contact intellectuel ; et au moment du contact, ce
qui touche n’a absolument ni la possibilité ni le temps de dire quelque chose. »

249
premier, l’acte vraiment libre à partir duquel tout être accède à l’existence et à soi. Il réclame
de nous la coupure, l’arrachement du multiple qui nous constitue et nous attire aussi par sa
surabondance. Cet acte nous reconduit à l’Un à chaque instant parce qu’il nous détermine un
peu plus dans notre propre unité. La liberté, prenant fondement en l’Un, vainc la nécessité
extérieure, et en devient même son contraire834. La soustraction se substitue à la donation, le
« don » de l’Un à l’être et à l’âme n’étant plus à concevoir dans l’opulence de la substance qui
implique toujours la dépendance ; mais plutôt dans l’intime et indicible équilibre de toutes
choses, soudain définies en et par l’impondérabilité de l’Un. Dès lors, le néant se désagrège,
que ce soit dans la métaphysique ou dans l’éthique.

I- L’Un, fondement antéphénoménal

« L’être est la trace de l’Un. »835

Plotin

Trace, phénomène de l’Un parce qu’il le manifeste au plus haut point, parce qu’il en porte
la marque, à savoir l’unité, l’Intellect de Plotin n’est certainement pas à concevoir dans la
nouménalité mais dans un réalisme dont la prégnance, la puissance et la pesanteur indiquent
déjà les phénomènes sensibles parce qu’il les contient tous, dans leur infinie multiplicité
ordonnée, nombrée, et non plus dispersée et éclatée. L’Âme à son tour, surgie du mouvement
même de l’Intellect, porte la trace de sa lumière, mieux, elle est sa trace dans le procès
dynamique plotinien, et par-delà, porte aussi le sceau de l’Un et transporte jusque dans le
monde empirique quelque chose de lui : cette marque, l’unité, qui rend chaque chose unique,
nous avons vu aussi comment l’âme la manifeste dans le sensible, détachant jusqu’au moindre

834
Traité 34 (VI, 6), 1, 11-14 : « La sortie hors de soi est soit vaine soit sous la contrainte de la nécessité ; chacun
est plus lorsqu’il s’appartient, et il s’appartient lorsqu’il s’est incliné vers lui-même. » Dans ce passage que nous
avons déjà cité, Plotin indique l’intériorisation comme libération, au regard d’une extériorisation qui n’est
toujours que dispersion dans le multiple, et qui nous soumet de fait à la nécessité parce qu’alors nous ne
dépendons plus que des événements, de l’aléatoire, du foisonnement des possibles : l’extériorisation, en nous
plongeant dans la multiplicité, nous rapproche de la matière. En revanche, l’intériorisation nous rapproche de
l’Un par la saisie de notre unité propre, et c’est en cela qu’elle est libération.
835
Traité 32 (V, 5), 5 : « einai to einai ikhnos tou henos ».

250
étant de l’obscurité de la matière, transperçant l’informe pour le constituer, l’ordonner, le
déterminer, en lui donnant un corps, une masse dans l’espace, une couleur, un aspect, une
vie dans le temps, bref le propre de chaque individu, si infime soit-il. C’est en ce sens que
j’utilise le terme de phénomène, non pas simplement comme ce qui apparaît aux sens, mais
comme ce qui exprime une réalité donnée, sous une forme intelligible - puisque l’Intellect
plotinien est à proprement parler, plus que l’âme, et bien davantage que le sensible - ou sous
une forme empirique836. Car l’âme, et tout ce qui est en elle, dans l’ontologie de Plotin, réside
dans l’incorporéité mais n’en est pas moins la manifestation de l’être ; plus encore,
l’incorporéité est davantage l’être que ce à quoi peuvent accéder les sens, puisque plus proche
des Formes et de la matière intelligible issue de l’Un.

Les deux premières parties de ma recherche ont montré la très grande proximité des notions
de liberté et de nécessité dans le phénomène tel que défini supra, à tel point qu’il semble
parfois justifié de se demander si la liberté de toute substance n’implique pas à la fois et
toujours sa nécessité837 : la verticalité de la procession nourrit cette lecture. Mais l’autre
forme de spatialisation que Plotin a utilisée, que j’ai également interrogée, la gravitation
centripète, permet aussi la mise à jour d’une relativité métaphysique, chaque réalité ayant la
possibilité de se positionner autrement par rapport à l’Un, d’évoluer dans un autre référentiel.
Dès lors, la liberté peut faire sens à part entière dans l’orientation de l’âme : l’intentionnalité,
la façon dont l’âme vise ce dont elle provient, la pratique éthique, l’érotique, mais aussi le
choix d’un logos approprié pour dire les phénomènes, sont autant de manifestations de la
liberté chez Plotin. Or une telle lecture réclame d’interroger la source ou la condition de
possibilité de cette liberté : l’acte hénologique. En quoi peut-il être qualifié d’acte ? De
puissance ? Ou bien ces termes se désagrègent-ils en l’Un qui implique une nouvelle
métaphysique de la liberté, non pas fondée sur la surpuissance ou le sur-acte, mais plutôt sur

836
Traité 5 (V, 9), 13, 15-19 : « Dès lors, si quelqu’un prend l’expression « les choses qui se trouvent dans le
sensible » au sens de « les choses que l’on voit », alors là-bas, il n’y a pas seulement les choses qui se trouvent
dans le sensible, mais bien davantage encore. Mais si, lorsqu’on dit « les choses qui se trouvent dans le monde »,
on inclut l’Âme et les choses qui se trouvent dans l’Âme, alors toutes les choses qui sont ici sont aussi là-bas. »
837
Mise à part la matière à l’état pur, pour qui n’existe de fait aucune liberté essentielle, comme je l’ai aussi
démontré : d’une part, la contingence totale et informe pourrait être assimilée à la nécessité extérieure du
Timée, la cause errante ; et d’autre part, cette cause errante, cette illimitation totale n’apparaît jamais, n’accède
même pas au stade du phénomène, puisque pour cela elle doit être liée, attachée, enchaînée par l’acte de l’âme
déterminant une réalité corporelle. La matière pure chez Plotin n’est que le fait de la nécessité, qu’on définisse
cette dernière comme extériorité (cause errante, hasard, aléa), ou comme intériorité, action dominante et
déterminante d’une essence sur quelque chose d’inférieur qu’elle élève à davantage d’être, ici à la
phénoménalité elle-même.

251
le gommage de ce binôme qu’Heidegger signifie fondateur de l’ontologie depuis Aristote, acte
et puissance838 ? Comment Plotin aborde-t-il alors la liberté de l’Un, et d’elle, la liberté dans
la phénoménalité toujours déployée de et par lui ?

1- L’Un, ni acte ni puissance

a- L’acte hénologique

Au niveau de l’Intellect, déjà, Plotin a renversé le couple dunamis/energeia d’Aristote839 : le


premier geste ontologique, fondateur et générateur, l’epistrophè, fait de la puissance et de
l’acte deux moments d’une même réalité. Le déploiement a lieu dans l’immanence et non
dans l’effectuation, la puissance est déjà l’acte, comme le feu est brûlure, et l’acte signe la
puissance comme les foyers sont feu. Jean-Louis Chrétien, dans son admirable analyse du feu
selon Plotin840, a montré jusque dans le sensible l’intime cohérence de la puissance et de l’acte
dans cette image récurrente plotinienne : « De ce feu qui s’échappe, nous ne sommes pas les
maîtres. Celui qui crut l’inventer ne l’inventa que comme un trésor déjà là. Pour Plotin, le
frottement qui semble faire naître le feu ne fait que le dégager. Il faut qu’il y ait déjà du feu
dans le monde, et que les corps frottés en contiennent, pour que surgissent l’étincelle et la
flamme (VI, 7, 11). Les feux que nous allumons couvaient déjà dans les choses. »841L’acte est
contenu dans la puissance qui est tout le contraire d’une indétermination, puisqu’elle porte
les déterminations de l’essence que l’acte mènera à sa pleine manifestation. Aussi la liberté

838
Heidegger, Aristote. Métaphysique Θ 1-3. De l’essence et de la réalité de la force, édition H. Hümi, traduction
P. Vandevelde, B. Stevens, Gallimard, Paris, 1991. De l’ensemble des quatre sens de l’être formulés par Aristote
dans sa Métaphysique, à savoir 1- l’être selon les dix catégories, 2- l’être en tant que substance et accident, 3-
l’être selon le jugement vrai ou faux, 4- l’être comme acte et puissance (Métaphysique Δ, 7, 1017a7-35 ; E, 2,
1026a33-b2 ; Θ, 10, 1051a34-b1), Heidegger montre dans ce cours sur Aristote de 1931 que ce dernier sens, le
couple dunamis/energeia commande les trois autres et fonde toute question métaphysique : « S’interroger sur
dunamis et energeia, […], c’est cela, à proprement parler, faire de la philosophie. » (p. 19).
839
Comme je l’ai signalé dans ma seconde partie, Plotin s’oppose aux deux modes d’être aristotéliciens,
puissance et acte, où l’acte est antérieur à la puissance et lui apporte sa détermination : l’acte du sculpteur créé
la statue dans le marbre, qui est à la base pure puissance, indétermination ayant besoin de l’acte pour l’informer.
Au contraire, pour Plotin, la puissance n’est pas conditionnelle, ni subordonnée à un acte, elle s’exerce toujours
entièrement : c’est un pouvoir d’action et de production qui n’est pas en attente de réalisation, il porte déjà en
lui l’energeia qui l’actualise en une réalité.
840
Jean-Louis Chrétien, La voix nue, chap. 15. « Le feu selon Plotin », Les Editions de Minuit, Paris, 1990, p. 316-
328.
841
J.-L. Chrétien, op.cit, p. 318.

252
est-elle intrinsèquement liée à l’existence, à la substance : une réalité n’ « acquiert une
existence » (hupostasin laboûsa), une « hypostase » que lorsqu’elle accomplit sa liberté –
l’acte qui lui est propre, celui pour lequel elle est sa source, et qui est à la fois l’acte second de
son principe. La puissance est déjà l’acte pour une ousia, et en ce qui concerne l’Intellect plus
encore, il s’agit de la même force intérieure, qui n’a aucune part d’indétermination matérielle
(l’Âme en produisant le corps est en cela à la limite de l’être, et c’est pour cela qu’elle est dite
amphibie). Jean-Louis Chrétien évoque ainsi la générosité de toute procession, capable de
produire les êtres par le seul élan d’une flamme inextinguible – inextinctible dirais-je, car c’est
le foyer même avant ses entours, avant toute propagation de sa chaleur, qui demeure ce qu’il
est, libre de toute sa donation-même : « comme le feu, les principes donnent de façon
indélibérée, sans décision ni contrainte ; le feu donne chaleur parce qu’il est feu, et non parce
qu’il voudrait réchauffer. Cependant sa propre essence ne lui est pas à charge, et l’absence de
choix ne dit pas pour autant violence. »842C’est pourquoi j’ai tenté de montrer supra dans ma
partie précédente, que la liberté de l’Intellect n’est pas à circonscrire dans son energeia, elle
est aussi déjà dans la dunamis, traçant par son propre geste initial la marque, l’empreinte de
toute véritable liberté : à la fois développement de soi en un don qui est production d’une
réalité inférieure, et autoconstitution atemporelle dans le mouvement de rebours vers la
réalité supérieure, de mise à nu de l’ousia qui ne peut être ousia que par se retroussement,
l’epistrophè. C’est ce geste initial par lequel la puissance se donne à elle-même la
détermination et le contenu de l’energeia par son propre jaillissement qui signifie la liberté
plotinienne au plus haut point, du moins la liberté de l’être et de tout être, c’est-à-dire une
liberté de l’existence, une liberté toujours profondément ancrée dans le phénomène parce
qu’elle est sa propre manifestation. Or, si le sommet de la liberté semble ici atteint, son
fondement l’est-il pour autant ? Plotin nous dit que non.

« Il faut pourtant poursuivre notre remontée pour de nombreuses autres raisons, et


parce que, pour l’Intellect, le fait de se suffire à lui-même dépend de toutes ses parties
et lui vient de l’extérieur ; chacune de ses parties est évidemment dans le besoin, et
dans la mesure où chacune d’elle a participé et participe à l’Un lui-même, elle n’est pas
elle-même l’Un. – Qu’est-ce alors, ce à quoi chacune participe et qui fait qu’elle est, et
qu’elles sont « toutes ensemble » ? – Si l’Un fait être chacune d’elles, et que c’est par sa
présence que cette multiplicité qu’est l’Intellect, c’est-à-dire l’Intellect lui-même, se
suffit à elle-même, il est clair que l’Un lui-même, en tant qu’il produit la réalité et

842
J. –L. Chrétien, op.cit, p. 316.

253
l’autosuffisance, « n’est pas la réalité, mais il est au-delà de la réalité » et au-delà de
l’autosuffisance. »843

L’autosuffisance de la substance demeure certes le modèle, l’essence de la liberté, mais


elle-même repose sur l’acte de l’Un, un acte au-delà des deux actes qu’implique la liberté de
l’Intellect. L’autosuffisance est toujours unification du multiple qui compose l’être, rappelle ici
Plotin – et soudain le couple puissance et acte, après avoir fusionné comme la liberté
fusionnant à la nécessité dans la lecture verticale de la procession, soudain ce brasier qui est
aussi foyer844, hestia (έστία), se trouve relativisé. L’acte hénologique le permet, le rend
possible, et de là rend possible toute liberté. Mais cet acte n’est pas un couronnement, une
surpuissance, un suracte qui comprendrait le déploiement existentiel. Par-delà la fusion,
permettant la circulation du feu jusqu’en ses minuscules éclaboussures, traces brûlantes,
vivantes, libres parce qu’autoconstituées, l’acte de l’Un est plus qu’un acte et plus qu’une
puissance, « comme un acte premier se révélant lui-même »845, bien que nous n’employons
ici le terme que par défaut, « puisque nous sommes impuissants à parler comme on le
voudrait »846. Quelques chapitres plus tôt, dans ce même traité 39 que nous citons, dans
lequel Plotin insiste sur l’insuffisance propre à tout discours métaphysique à la saisie de l’Un,
et corrélativement sur la nécessité d’une transposition de déterminations ontologiques –
telles que la volonté, la liberté, la cause, l’acte – pour tenter de rendre préhensible, accessible
à notre entendement ce dont il dira au traité 49 qu’il « n’a pas de nom »847, dans le traité 39
donc, la puissance et l’acte se trouvent déjà résorbées dans l’ousia en ce qui concerne
l’Intellect : c’est pourquoi l’Intellect demeure en effet le modèle, le sommet même de la
liberté existentielle. De là, Plotin va tenter de transposer à l’Un cette identité entre l’être et
l’acte848 qui fonde la liberté véritable tout en opérant une rupture hénologique radicale : il
faut donc avoir toujours à l’esprit que le discours n’opère cette transposition, ce déplacement,

843
Traité 49 (V, 3), 17, 6-14.
844
Traité32 (V, 5), 5, 14-27.
845
Traité 39 (VI, 8), 18, 53.
846
Ibid, l. 55.
847
Traité 49 (V, 3), 13
848
« Plotin ne cesse de répéter que dans l’intelligible, l’être et l’activité s’identifient », dit Laurent Lavaud (in
op.cit., p.11), qui oppose chez Plotin deux métaphysiques, une métaphysique de l’être régie par cette unification
ousia/energeia qui permet aussi d’articuler l’être sensible et l’être intelligible, et d’autre part une métaphysique
du non-être, concernant aussi bien la saisie de l’Un que l’approche de la matière, conçues comme altérités totales
insoumises et extérieures à toute pensée/activité déterminante. Ces deux formes de non-être, selon lui, sont
symétriquement opposées et échappent à l’ontologie.

254
ce glissement que par impuissance à rendre l’Un, et non chercher une contradiction ou un
inachèvement dans la métaphysique plotinienne.

« Cependant, puisque ce qui lui tient lieu d’existence est ce qui lui tient lieu d’acte – l’un
en effet ne diffère pas de l’autre, s’il est vrai que cette différence n’existe même pas
dans l’Intellect : il n’est pas plus vrai de dire que son acte dépend de son être que de
dire que son être dépend de son acte – il s’ensuit qu’il n’agit pas en suivant ce qu’il est
par nature, et qu’il ne faut pas rapporter son acte et ce qui lui tient lieu de vie à ce qui
lui tient lieu de réalité, mais que cela qui est pour ainsi dire sa réalité coexiste, et d’une
certaine façon est né de toute éternité de son acte, et qu’il se produit lui-même à partir
de ces deux éléments, par lui-même, et en ne dépendant de rien. »849

Dans ce passage en effet, apparaissent pour la première fois dans le traité les expressions
nées de l’adverbe hoion signifiant ce qui est « presque », « comme », « quasi », « pour ainsi
dire », qui seront reprises dans la suite du traité pour exprimer la déficience, l’inadéquation,
l’approximation du discours métaphysique quant à l’Un. Il faut considérer constamment cette
mise en garde plotinienne quant à l’hénologie et à la rupture qui se fait dès lors avec l’être,
rupture qu’assumera le néoplatonisme mais que la métaphysique a diluée en une
convertibilité facile mais erronée entre l’être et l’Un : chez Plotin, et plus encore ensuite chez
Proclus, il n’y a pas d’identification possible entre l’être et l’Un. La différence, malgré la
relation de l’Un à l’être et aux étants par une donation particulière850, marque une coupure
radicale avec la substance (ousia), elle-même rapportée à l’ordre des formes : « activité
première sans substance » (aneu ousias)851, l’acte hénologique n’est pas lié quant à lui à
l’ordre des essences et à l’harmonie des formes que produit l’Intellect, au contraire de la
définition de l’entéléchie aristotélicienne. Autrement dit, en ce qui concerne l’Un, l’energeia
–appelons-la ainsi par défaut donc- est libre de l’ousia, libre de l’être, elle dépasse et relativise
totalement les deux actes dunamis/energeia, même s’ils se développaient déjà en un seul au
niveau de l’Intellect : il ne s’agit plus ici que d’un acte, de l’Acte : « il n’est pas deux mais un »852

849
Traité 39 (VI, 8), 7, 46-54.
850
Nous reviendrons infra sur le type de relation que l’Un entretient avec ses participés : une relation par
l’absence dont seuls les participés peuvent en droit et de fait recouvrer la présence dans les phénomènes. C’est
aux étants qu’incombe de faire le lien, de remonter à l’Un via l’Être. Mais l’Un ne se donne que dans son absence
phénoménale qui resserre en même temps les Formes et tous les êtres en l’étant, ce qui est (dans le sens
heideggerien).
851
Traité 39 (VI, 8), 20, 9-10.
852
Ibid., l.9.

255
– et la majuscule est encore à prendre par défaut, l’Acte pur étant autre chose même qu’un
acte, étant la liberté dans son jaillissement atemporel, rupture des chaînes d’or de la
substance elle-même, elles qui déterminent tout phénomène dans son unicité. « Et certes, un
acte qui n’est pas asservi à une réalité est purement libre, et c’est de cette façon qu’il est lui-
même par lui-même. »853 Pierre Caye traduit ainsi ce même passage sur l’activité de l’Un qui
est non encore « soumise à l’esclavage de la substance »854, ce qui ne peut qu’évoquer pour
le lecteur de Plotin que les liens d’or de l’Un-Bien de la fin du traité 51, qui permettent
l’apparition du phénomène jusque dans la matière855 ainsi arrachée à la contingence, à l’alea
total, au trou noir. Elle indique aussi que l’acte de l’Un peut tout, même disjoncter l’être sans
le faire cesser d’être, ne pas être visible ni pensable, c’est-à-dire ne plus dépendre d’aucune
chaîne, ni de celles des sens ni de celles de la pensée, ne plus être un phénomène, ne plus
apparaître d’aucune façon que ce soit tout en permettant à tout, même à la matière la plus
obscure d’apparaître, de venir à l’être, ne plus sembler habiter la réalité – et cependant être,
être-autrement-qu’être, être au plus haut point, être-libre. « Il ne faut pas craindre en effet de
poser que l’acte premier est sans réalité, mais l’on doit soutenir que c’est cela même qui est
comme son existence. »856

Cette phrase énigmatique rejoint l’affirmation du chapitre 10 : « on ne peut pas même dire
du Bien qu’il existe (ὑπέστη), mais ce sont les autres choses venant après lui qui existent grâce
à lui. »857Ce type de propositions peut certes prêter le flanc à une critique facile, ou plutôt à
un contresens total de la pensée plotinienne sur l’Un : délester l’Un de la réalité, de la
consistance, de l’existence, autrement dit du poids de la nécessité impliqué dans la procession
dès l’Être-Intellect, reviendrait somme toute à le réduire à une sorte de fiction, de non-
existence, de néant. En cela d’ailleurs on serait tenté de le rapprocher de la matière brute qui
n’existe pas elle non plus, qui n’est pas, qui sort du champ de la phénoménalité elle aussi chez
Plotin858. Cette conclusion hâtive s’éloigne cependant du texte et de la pensée hénologique

853
Ibid., l.17-18.
854
Pierre Caye, op.cit., p. 56.
855
Traité 51 (I, 8), 15, 24-25.
856
Traité 39 (VI, 8), 20, 9-10.
857
Traité 39 (VI, 8), 10, 36-37.
858
Voir à ce sujet notre note 29, et la thèse de Laurent Lavaud, qui répond en partie à cette problématique, car
loin d’assimiler l’Un et la matière brute, bien qu’il les qualifie tous deux de « métaphysique du non-être », il les
présente comme deux opposés permettant de rompre avec l’ontologie, sans jamais les assimiler, en insistant
plutôt sur leur parfaite opposition : « Le rapprochement entre ces deux modes d’altérité, en-deçà et au-delà de
l’être, ne doit cependant pas masquer une radicale dyssimétrie. La simplicité absolue du principe se situe à une

256
de Plotin : l’indicible, l’ineffable n’est pas synonyme de simple négation mais creuse plutôt
l’irrémédiable séparation entre l’Un et ses effets, entre l’Un pur et le multiple, et somme
toute, entre le discours - notre langage émanant de l’intellect, donc de l’être - et ce qui est
au-delà de l’être. Rappelons ici que Plotin, après son hommage à Parménide, précise que
Platon est cependant plus proche de la vérité, ayant séparé l’un de l’être dans le Parménide859.
On peut en effet évoquer le Sophiste où l’un pur se distingue de ce qui est, de l’être qui est
nécessairement multiple, composé de parties860 : de là, il est évident que la langue est celle
de l’être, de l’Intellect, tout comme le champ du phénomène dans lequel elle apparaît et
s’articule. Aussi Plotin parle-t-il du silence (siopè) qui seul saurait peut-être rendre l’Un : « il
faut nous éloigner en silence (σιωπήσαντας) et cesser toute recherche »861, dit-il toujours au
traité 39. Et cependant, n’est-ce pas, comme l’a souligné Pierre Caye avec une audace au
moins égale à celle de Plotin, n’est-ce pas avec hardiesse comme Jérôme Laurent aussi le
souligne, que Plotin a initié dans la métaphysique cette tentative périlleuse, à l’assaut des
confusions, des apories, des dissolutions et mélanges possibles : dire l’indicible, montrer
l’antéphénomène, indiquer ce à quoi est suspendue toute liberté, toutes conditions de
possibilité ? « Ce qu’on ne peut dire, Plotin ne l’a pas tu, il a cherché en revanche
inlassablement à le formuler, à le penser et à le faire penser »862. Aussi, « véritable coup de
force spéculatif, à la limite du pensable », l’émergence d’une hénologie autonome, disjointe
de l’être, réclamant une approche hors de toutes les modalités d’expression ontologiques,
implique ainsi « une force métaphysique »863 capable jusqu’aujourd’hui même de défier non
seulement l’opinion (doxa), mais aussi l’héritage du Parménide historique, du poids de l’être

absolue distance de la dissémination et de la multiplicité pure propre à la matière. Le non-être par excès du Bien
n’a rien de commun avec le non-être par pauvreté et déficience de la matière. Si donc on définit la métaphysique
comme la recherche du principe de ce qui est, seule la partie de la philosophie plotinienne consacrée au premier
principe est une métaphysique stricto sensu : la matière n’est véritablement principe de rien, elle se définit par
sa totale stérilité. » (Laurent Lavaud, in Op.Cit., p. 9). Je reviendrai sur ce point infra, distinguant pour ma part la
surabondance de l’addition que je crois être le propre de l’être justement dans la métaphysique plotinienne, du
résultat ultime de la soustraction que réclame l’Un, et qui permet à mon sens de poser l’antéphénomène.
859
Traité 10 (V , 1), 8, 15-27 : « Cela étant, Parménide avait lui aussi avant Platon, soutenu pareille opinion, dans
la mesure où il identifiait l’être et l’Intellect, et qu’il posait que l’être ne se trouve pas parmi les choses sensibles,
quand il soutenait que « penser et être sont en effet la même chose ». […]En l’appelant « un » dans ses écrits, il
s’exposait à la critique, car cet un se révèle multiple. En revanche, le Parménide de Platon s’exprime de manière
plus précise, car il distingue l’un de l’autre le premier Un, qui est un au sens propre, le deuxième qu’il appelle
« un-plusieurs », et le troisième qui est « un et plusieurs ». Il est ainsi d’accord lui aussi avec la doctrine des trois
natures. »
860
Platon, Sophiste, 245a : « Car il faut que le véritablement un soit totalement sans partie. »
861
Traité 39 (VI, 8), 11, 1.
862
Jérôme Laurent, L’éclair dans la nuit, Editions de la Transparence, Paris, 2011, p.21.
863
Pierre Caye, op.cit., p.25.

257
qui hante encore la philosophie contemporaine et la grève d’une masse ontologique que la
phénoménologie n’a pu elle-même libérer. Aussi ma thèse prend-elle en compte ce
signalement de taille et souhaite poursuivre la réflexion en ce sens, pour montrer comment
Plotin a indiqué une autre voie, un autre acte que le couple, fût-il fusionné, « acte et
puissance », une liberté capable de balayer la pondérabilité et la nécessité, mais capable aussi
de les maintenir un tant soit peu afin que l’être soit, simplement, librement – à l’image de
l’Un : libre.

b- Le laisser-être de l’Un

« Car c’est ainsi que tu laisseras chaque chose être ce


qu’elle est. »
Plotin, Traité 38 (VI, 7), 42, 7-8.

Dès lors, l’acte hénologique n’est plus à concevoir selon l’interprétation ontothéologique
telle que l’a proposée la scolastique : autre chose qu’une cause première qui contiendrait en
elle tous ses effets, autre chose qu’un étant suprême et ordonnateur qui totalise la réalité en
lui au risque d’une dissolution de tout en l’Un et de l’Un en l’être, coupé de sa différence
fondamentale, ramené somme toute à la puissance de sa production, à l’efficience de l’être;
mais aussi, et c’est l’objet de ma recherche, autre chose que ce que Pierre Caye nomme une
interprétation « surontologique » où l’Un est pure puissance productrice s’autoproduisant et
produisant toutes choses, qui aboutit à une intensification extrême de l’être telle que la
différence ontologique se conçoit depuis Heidegger ; or l’acte de l’Un plotinien est je crois
irréductible au sur-être autant qu’au tout, parce que ces deux conceptions finissent par
délayer « tout » dans une phénoménalité qui épuise et noie l’être et la pensée, et au niveau
sensible, dans une temporalité dissolvante et néantisante. En revanche, l’acte hénologique est

258
proprement le « libérateur », « faiseur de la liberté », eleutheropoion 864 : il pose, fonde, initie
et fabrique la liberté, tout en la protégeant de l’infinité sans limite au niveau des formes, et
de la temporalité et de la contingence dans le sensible, autrement dit, du risque de dissolution
dans le non-être de la matière, dans l’aléatoire et la contingence qui sont les avatars d’une
nécessité totale.

Il faut rappeler ici que Plotin, dès le traité 3 Sur le destin, réfute les doctrines cosmologiques,
comme je l’ai montré dans la première partie de ma recherche : l’atomisme, le stoïcisme et
l’astrologie. La théorie épicurienne des atomes est inacceptable parce qu’elle fonde le monde
sur le primat des corps et de la multiplicité, sur la contingence la plus totale, qui est finalement
reconductible à une nécessité extérieure engluante. Les rencontres hasardeuses des atomes
et leurs agrégats ne peuvent rendre compte ni de l’ordre ni de la beauté ni de la justice dans
le monde, autrement dit d’aucune limite véritable, d’aucune substance, ni même de l’unité
d’un corps. Ainsi, la liberté se retrouve niée au profit d’une nécessité extérieure disposant
totalement de l’être, l’éclatant dans une multiplicité de possibles dont il dépend entièrement.

« C’est ainsi que, sans jamais s’arrêter aux causes prochaines, il en est qui posent des
principes corporels comme les atomes, rendent compte de toute chose par le
mouvement, les chocs et les entrelacements de ces atomes, et disent que chacune doit
aussi bien sa génération que son mode d’existence à la façon dont ils se rassemblent,
agissent et pâtissent. Ils soutiennent de même que nos tendances et nos dispositions
sont telles que les produisent ces principes. Ils introduisent ainsi dans la réalité la
nécessité qui va de pair avec les atomes. Même si l’on adopte d’autres corps comme
principes et que l’on affirme que tout en résulte, on asservit encore la réalité à la
nécessité qui est issue de ces corps. »865

Toute doctrine fondée sur la matière condamne ainsi l’être et les étants à une privation
quasi-totale de liberté. On peut noter ici que les physiologues, qui reconduisent toutes réalités
aux quatre éléments (eau, terre, feu et air), sont tout autant visés que les épicuriens. La suite
de ce chapitre 3 réfute les autres formes de déterminisme, que sont aux yeux de Plotin le

864
Traité 39 (VI, 8), 12, 19. Laurent Lavaud précise dans sa note 222, p. 292 de sa traduction du traité 39, la rareté
extrême de ce mot dans la philosophie antique : « Si l’on se fie au TLG, outre les trois occurrences chez Philo
signalées par R. Beutler et W. Theiler (Sur la sobriété, 57, 5 ; Qui est l’héritier des choses divines, 186, 4), on trouve
ce terme employé une fois par Epictète, Entretiens IV, 177, 1. »
865
Traité 3 (III, 1), 2, 9-17.

259
nécessitarisme stoïcien866 et le courant harmoniciste et astrologique de l’aristotélisme867. Le
principe efficient à l’œuvre en toutes choses du stoïcisme, qui s’immisce jusqu’en nos propres
pensées et décisions, réduit le monde à l’état passif de matière soumise à sa domination, et
l’harmonie des sphères dans l’astrologie que garantit le premier moteur immobile d’Aristote
réduit la liberté aux déterminations planétaires. Plotin renverse ces systèmes cosmologiques,
physiques et métaphysiques, essentiellement pour leurs entraves, et souligne combien
l’indéterminisme le plus total aboutit au final au déterminisme le plus astreignant, le chaos
des atomes et de leur choc contraint tout autant le phénomène et l’individu qu’un logos
hégémonique et régisseur de toutes choses, ou encore que la rotation céleste et la nature ou
la position des planètes. Pour libérer le monde de ces systèmes qui le limitent et l’effritent,
l’acte de l’Un –qu’il ne faut pas confondre avec l’acte au sens de l’être, comme je l’ai souligné
supra, permet en revanche une liberté dans le phénomène et pour l’individu. Loin d’une
conception créationniste et figée, ou totalement aléatoire, dont les conséquences sont
finalement les mêmes, à savoir une incarcération de l’être dans la nécessité extérieure, qu’il
s’agisse de la pure matérialité, d’un principe hégémonique régulant jusqu’au moindre détail
de nos pensées et de nos actes, ou d’une influence astrale, l’acte de l’Un plotinien libère l’être
et les étants parce qu’il rend possible une multiplicité tendue par l’unité et par l’unicité, et un
renouvellement incessant et incessamment différent de l’être et de tous les êtres. Ainsi l’Être-
Intellect, seconde hypostase est-il cet « un-multiple », hèn polla,868 selon l’interprétation
plotinienne du Parménide 869, c’est-à-dire à la fois unité organique « déterminé comme
un »870, et à la fois multiple parce qu’il contient en soi toutes les formes intelligibles, qui
contiennent elles-mêmes les déterminations des êtres, comme nous l’avons vu dans notre
seconde partie. C’est ici que l’acte de l’Un se déploie dans l’indicibilité, dans l’ineffabilité – car
au-delà de la contradiction, de l’antinomie un-multiple, puissance-acte, à l’extrême limite de

866
« D’autres, remontant au principe de l’univers, en font tout descendre ; pour eux, c’est une cause qui se
répand en toutes choses et qui n’est pas seulement cause motrice mais aussi cause productrice de chaque chose.
C’est cette cause qui est pour eux destin et cause absolument souveraine, puisqu’elle est elle-même toutes
choses ; de ses mouvements résultent non seulement toutes les choses qui deviennent, mais aussi nos pensées,
la façon dont les différentes parties d’un être vivant se meuvent, non pas chacune par soi-même, mais en suivant
la partie qui domine dans cet être vivant. » Ibid, 2, 17-25.
867
« D’autres encore, se fondant sur la prédiction que l’on peut en tirer, assurent que toutes choses tiennent
leur origine de la rotation de l’univers qui enveloppe et produit tout par son mouvement, par les positions
respectives des planètes et des étoiles fixes, et les figures qu’elles décrivent les unes par rapport aux autres. »
Ibid, 2, 26-30..
868
Traité 38 (VI, 7), 17, 24.
869
Platon, Parménide, 145a2.
870
Traité 38 (VI, 7), 17, 25.

260
l’improduction, car séparé de l’être qu’il protège cependant de l’éclatement et de la
dispersion, tout en lui garantissant une liberté inhérente, celle d’un laisser-être. Ce laisser-
être permet dès lors au monde de devenir sans cesse tout en restant accroché, suspendu à
l’unité qui le sous-tend. La liberté est garantie. La nécessité n’est plus extérieure, absurde,
aléatoire, comme les chocs atomiques des épicuriens, ni émanant de l’action efficiente d’un
logos somme toute physique, tel le souffle ou le feu artiste des stoïciens : elle a changé de
sens, de visage, de forme, tendue, habitée, transpercée de la liberté de l’Un qui va jusqu’au
dernier être, jusqu’au moindre vivant, jusqu’à la plus inerte matière rendue soudain vivante,
apparue dans la phénoménalité de l’existence ; il s’agit de la nécessité de l’ousia, autrement
dit de la vie elle-même, de l’existence dans ce qu’elle a de plus secret, de plus profond, de plus
unique, de plus propre. L’acte hénologique libère du carcan de l’anankè qui pèse sur la pensée
antique parce que l’Un plotinien prend en compte l’hétérogénéité, la multiplicité, le devenir
de la réalité, tout en permettant la réalité d’être autre chose que n’importe quoi, autre chose
qu’un monde absurde.

La liberté dès lors, à la lumière et à la condition de l’antéphénomène s’inscrit dans l’être,


dans le phénomène comme ce qu’il est vraiment : libre parce qu’insoumis à autre chose qu’à
lui-même, libre de disposer de soi, laissé-libre, laissé-à-soi – mais jamais abandonné au néant,
à la dissolution. La liberté issue de l’Un est le contraire même de la déréliction du laisser-être
d’Heidegger. Car l’acte hénologique produit, non pas l’être, mais l’un en l’être, l’unification,
c’est-à-dire la tenue en soi, qui n’est autre justement que la liberté –qui s’oppose aussi à la
contingence d’un monde créationniste. Ainsi, comme l’a dit Jean-Louis Chrétien, « la liberté
du principe envers ce qu’il produit a été trop souvent identifiée à la liberté d’un acte créateur
qui peut avoir ou n’avoir pas lieu. Dans la pensée de Plotin, la liberté du principe ne renvoie
pas à la contingence des choses, mais à leur suffisance »871. L’acte de l’Un plotinien remet en
cause tous types de déterminisme, parce qu’il se distingue d’une théorie créationniste du
monde par le premier principe, mais aussi d’une détermination, d’une (dé)limitation du
principe comme cause efficiente : il creuse une irrémédiable différence avec l’être, béance de
la différence ontologique certes, où l’être comme tel excède toujours l’étantité de la chose
qu’il est, mais il répond à la fois de cette béance, de cet excès de l’être qui lui demeure

871
Jean-Louis Chrétien, op. cit., « Le Bien donne ce qu’il n’a pas », p.262.

261
suspendu872, pour reprendre les termes de Plotin. En ce sens, la différence hénologique pose
l’antéphénomène et répond de tous phénomènes, parce qu’elle délace l’être sans le délaisser.

Un peu plus loin, Jean-Louis Chrétien poursuit :

« Le don par l’Un de ce qu’il n’a pas est à la fois le mouvement par lequel ce qui vient
après l’Un se constitue et devient présent à soi-même, et le mouvement par lequel il
est à tout jamais distant et distinct de l’ermitage de l’Un. A cette donation qui n’est en
elle-même ni un mouvement ni un acte, mais la station de l’Un en soi, correspond une
réceptivité active (qui est même le premier acte). Le Bien donne ce qu’il n’a pas peut
aussi s’exprimer : ce qui vient après l’Un se reçoit lui-même de l’Un qu’il n’est pas, et
qu’il n’est pas précisément parce qu’il s’en reçoit. »873
L’Un rend libre l’être tout en empêchant sa dissolution, par un laisser-être qui est aussi une
suspension fondamentale de l’être à lui, une imperceptible armature : celle qui fait que
chaque phénomène est unique, chaque individu, si minime soit-il dans l’échelle des êtres, est
un, mais aussi qu’il est seul. Comme l’Un. Et c’est cette unicité, cette solitude irrémédiable,
cette séparation radicale entre toutes choses, entre tous les étants, au sein de l’être, qui est
le propre de la liberté874. Une liberté qui se constitue dans un mouvement conversif de l’être
vers son centre, de chaque chose vers elle-même – vers l’Un autrement dit, l’antéphénomène
qui permet tous phénomènes. L’acte de l’Un n’est pas un sur-acte, une sur-puissance, une
addition de trop qui ferait basculer l’être dans l’infini informe, le chaos, la béance laissée
ouverte de la différence ontologique. Au contraire, c’est l’acte qui n’est en fait un acte que
dans notre discours, par défaut comme le répète Plotin, l’acte qui m’ouvre et me ferme à la
fois, m’ouvre dans l’excès et la surabondance de la substance en effet, mais me referme sur
mon propre, sur moi, seul, libre, délacé du corset de la nécessité soudain rendue elle aussi
dépendante à jamais de la liberté – comme je l’ai montré dans ma deuxième partie : la
procession entière, par l’acte hénologique, se voit désormais dans la métaphysique
plotinienne, libérée d’une nécessité extérieure, dégrevée, paradoxalement parce que la
nécessité qui lui est inhérente (la production, l’émanation) répond à la liberté de l’ousia se

872
« De surcroît, il faut poser le Bien comme ce à quoi toutes choses sont suspendues (ἁνήρτηται) alors que l’Un
n’est suspendu à rien. » (Traité 54 (I, 7), 1, 21-22). Je reviendrai sur cette image plotinienne de la suspension et
ses conséquences métaphysiques.
873
J.- L. Chrétien, Op. cit., p. 264.
874
« La station du principe au-dessus de ce qu’il fait n’implique pas le surplomb écrasant d’un despotisme, mais
la libre altitude d’un laisser-être. Seul un principe absolument indépendant du principiat peut produire des êtres
indépendants ». (J.-L. Chrétien, op. cit., p. 262).

262
déployant. « C’est en effet dans les choses qui suivent le principe que la nécessité existe, et
cette nécessité elle-même n’introduit nulle contrainte au sein des réalités inférieures. »875

L’obscure violence de l’Anankè sous toutes ses formes, est vaincue par la force de l’acte
libérateur de l’Un, acte sans acte ni puissance, principe qui n’en est pas même, va jusqu’à dire
Plotin (« c’est lui le principe de ces choses, même si en un autre sens il n’est pas principe »876).
Et faut-il préciser que ce n’est pas pour la remplacer par la toute-puissance d’un vouloir pur
et indéterminé, que certaines interprétations ont pu percevoir dans l’acte hénologique
plotinien877 ? L’antéphénomène, loin d’être un sur-phénomène, une sorte d’acte pur qui en
définitive ne pourrait se départir du poids de l’être ni de son champ de force défini dans notre
seconde partie – puisqu’il se résorberait au final à la puissance au service de la production
continuée, retombant dans une nécessité somme toute aussi lourde que celle de la
philosophie antique, celle de la béance de l’être, de l’engluement existentiel –
l’antéphénomène est plutôt la légèreté capable de libérer le phénomène et l’individu : de le
laisser être, respirer, vivre, simplement, seul-ement – et même devenir…

c- Dire la puissance par impuissance

Si l’acte hénologique est irréductible à l’energeia, et même à l’agir pur, c’est qu’aussi comme
je viens de le souligner, il est irréductible à la puissance. Et cependant, une première lecture
peut mettre en lumière sans trahir Plotin je crois, l’étroite articulation entre puissance et
transcendance du principe. Au traité 7, par exemple, la transcendance semble même déduite
de la puissance : c’est parce que l’Un est puissance de toutes choses qu’il est au-delà de
toutes. La « dunamis pantôn », puissance de tout, ou puissance totale, n’est pas désignée en
effet comme secondaire à la transcendance du principe, mais comme inhérente à la

875
Traité 39 (VI, 8), 9, 11-13. Comme le souligne Laurent Lavaud dans la note de sa traduction, n°152 p. 278, « la
« contrainte » (bian), suppose une violence exercée de l’extérieur, alors que la nécessité n’est que le
développement de la nature d’un être telle qu’elle dérive du principe supérieur. »
876
Traité 39 (VI, 8), 8, 8-9.
877
Voir Jean-Marc Narbonne, Hénologie, ontologie et Ereignis (Plotin-Proclus-Heidegger), Les Belles Lettres, Paris,
2001, p.64 : « La puissance dont il s’agit alors n’est justement plus conçue à la manière aristotélicienne comme
ce qui se tient en réserve eu sein d’un être lui-même déjà achevé et en acte, mais comme ce qui, de manière
dynamique, est la source active de tous les êtres et de tous les actes à venir. »

263
transcendance. Et pourtant, la puissance de l’Un, entièrement tournée vers l’être, n’en est
déjà plus que sa manifestation, autrement dit sa relation à l’être et à toutes choses, mais cette
relation, cette manifestation n’affectent en rien sa solitude, sa tranquillité, son irrémédiable
différence : « laissé à sa tranquillité »878, en une force primitive qui est retrait, simplicité, l’Un
précède la puissance même qui fait être tout. Gwenaëlle Aubry évoque ainsi l’antériorité du
principe sur sa propre puissance, la puissance se jouant déjà en tant que relation à la
substance, et se posant comme vecteur, intermédiaire : « Il semble bien qu’on ait ici la
position d’une double antériorité : non seulement de la puissance sur ses effets, mais du Bien
lui-même sur sa puissance. »879 Quelques lignes plus loin, elle précise que la puissance n’est
autre que le principe en relation avec la seconde hypostase, avec l’être, autrement dit, déjà
mouvement et relation, et non plus pur en son immobilité : « la dunamis pantôn vaut aussi
comme la médiation entre le principe et l’être, le moment même où le principe, d’absolu qu’il
était, devient principe de, entre en relation avec un effet. »880

L’Un donne ce qu’il n’a pas, et c’est aussi en ce sens qu’il transcende la puissance :
communiquer ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas est autre chose que la puissance, une force
absolument différente. C’est pour cela qu’une interprétation surontologique de l’Un l’égare
dans ses effets, phénoménalisant l’incommunicable et l’imparticipable. La puissance totale de
l’Un dont il est question chez Plotin n’est finalement elle aussi, que le signal, le symptôme, la
révélation de l’impuissance du discours à exprimer ce qu’il en est de l’Un. Parler de la
puissance de l’Un ne peut être qu’un « oîon » de plus, une approximation à partir de ce qui lui
est subordonné : car c’est toujours à partir de son engendrement, donc du phénomène, que
s’élance tout discours. Si le terme est cependant largement utilisé, en particulier dans les

878
Traité 49 (V, 3), 12, 35 : « ἡσυχἱαν ἄγειν»
879
Gwenaëlle Aubry, Dieu sans la puissance. Dunamis et Energeia chez Aristote et chez Plotin, Vrin, Paris, 2006,
p.232.
880
Ibid, p.233.

264
traités 7881, 9882, 32883, 39884, Plotin signale aussi son inadéquation à rendre la nature de la
puissance, tout comme de l’acte hénologique : « Là toutefois où il n’y a pas deux choses qui
sont comme une seule, mais bien une seule chose – qu’elle soit un acte ou qu’elle ne le soit
pas du tout- il n’est pas juste de dire qu’elle est maîtresse d’elle-même. »885

La question de la puissance de l’Un entraîne en réalité sur deux chemins de traverse que
Plotin souligne dans le traité 39 avec netteté, et qui finalement se rejoignent dans le résultat :
une confusion dès que l’on tente de dire ce qu’il en est de l’Un, de sa puissance, de son acte,
inenvisageables en fait selon nos concepts. D’une part, la recherche en elle-même, présentée
dès le début du traité comme une audace (τολμητέον)886 – positive certes, celle de la quête
philosophique – peut verser dans une audace au sens négatif : c’est le propre de tout
« discours téméraire, tolmèros logos » au sujet de la liberté de l’Un887. Sous prétexte qu’il est
impossible de l’assigner à l’autodétermination, celle de l’âme consistant à tendre vers le Bien
(telle est la condition de l’acte volontaire), et celle de l’Intellect résolvant déjà comme on l’a
montré, la puissance et l’acte dans le même geste888, sous prétexte donc que
l’autodétermination ne peut être attribuée à l’Un sans violence (bia)889, le discours téméraire
consiste à faire surgir l’Un du hasard, de la plus totale contingence. Or, nous dit Plotin, « il
n’existait pas encore de hasard ni d’événement spontané »890 : tous les phénomènes, tout
l’être grevé de ses multiples possibles qu’ordonnent les formes et le nombre au niveau de

881
Le traité 7 (V, 4) associe pour l’Un puissance et perfection (1, 23-25), puis puissance et acte (2, 34-36).
882
Au traité 9 (VI, 9), 3, 51-54, Plotin indique déjà cependant que désigner l’Un comme puissance c’est toujours
l’aborder de ses effets, parce qu’à partir de nous-mêmes. « Mais c’est nous qui, en tournant pour ainsi dire autour
de lui de l’extérieur, souhaitons exprimer ce que nous éprouvons lorsque nous nous approchons de lui parfois,
ou que parfois nous nous en éloignons à cause des apories qui surgissent à son propos. »
883
Au traité 32 (V, 5), le principe est cependant distingué de sa puissance, proposant une nouvelle lecture de la
formule platonicienne de la transcendance, où le Bien est dit « au-delà de l’être qu’il surpasse en dignité et en
puissance », « ἐπέκεινα τῆς οὐσίας πρεσβείᾳ καὶ δυνάμει ὑπερέχοντος » de République VI (509b 9-10) : l’idée de
l’antériorité de l’Un sur sa propre puissance apparaît, car il est dit « maître de sa puissance » dans la mesure où
il n’a pas besoin de ce qui naît de lui, de ses effets nés de sa puissance (12, 37-41). Il y a une double antériorité,
celle de la puissance sur ses effets, mais aussi celle de l’Un sur sa puissance, celui-ci n’ayant nul souci de sa
fécondité, de sa puissance d’engendrement, souci, désir ou volonté qui signerait un besoin en lui, donc un
phénomène (12, 41-44).
884
Le traité 39 (VI, 8) pose la puissance de l’Un comme le contraire même de la contingence, ce qui ne peut pas
être ou n’être pas, ou être autre que ce qu’il est. L’Un semble coïncider ici avec la nécessité pure –ce qui serait
en effet la puissance suprême (21, 4-5).
885
Traité 39 (VI, 8), 12, 35-37.
886
Ibid., 1, 8.
887
Ibid., 7, 11. Le terme tolma a deux facettes chez Plotin, l’une positive comme on le voit au début du traité, et
l’autre négative.
888
Ibid.,4, 24-25.
889
Ibid., 7, 11.
890
Ibid., 8, 26.

265
l’Intellect, et qui se déploie jusqu’au devenir, alourdi plus encore d’aléatoire parce qu’il
s’incline vers la matière, tous les événements n’existent qu’avec, qu’après l’Un. Lui-même est
l’opposé de la contingence en cela qu’il ne peut pas être autre qu’il est : sa puissance dès lors
c’est son unité. « Là-bas, être puissant ne revient pas à pouvoir produire les contraires, mais
c’est une puissance inébranlable et immuable qui est la plus grande possible parce qu’elle ne
s’éloigne pas de l’unité. »891

Dès lors, c’est la simplicité même de l’Un, son unité, qui entraîne un autre égarement
inhérent au langage, celui-ci étant en lui-même inadapté dans l’élaboration de toute
problématique quant à sa puissance : toujours au traité 39, Plotin qualifie même de
« relâchement»892 toutes tentatives du langage à l’approche de la simplicité de l’Un qu’on ne
peut jamais dire qu’à partir de sa démultiplication : la puissance envisagée en tant que
débordement, excès, puissance de tout, est trop réductrice quant à l’Un parce qu’elle
ressemble trop en cela à une prédication de l’être. S’il fallait encore concéder ce terme au
discours, l’oxymore seule semblerait être capable de dire un tant soit peu cette puissance au-
delà d’elle-même, au-delà de son flux, préalable à tout l’être, et à son propre acte, ou plutôt,
se confondant en lui sans l’être déjà : « dans une immobile puissance »893, plus proche de la
réduction que de l’effusion, de la soustraction que de l’addition, l’Un engendre l’être, dans
son intacte et fontale perfection qui n’est autre que son laisser-être, laisser-se tenir, laisser-
devenir même. La force de l’Un réside dans son retrait, sa retenue – et il faut entendre cette
retenue dans les deux sens du terme, pronominal ou non : l’Un se (re)tient mais l’un (re)tient
l’être, en une suspension, un équilibre suprême qui fait se tenir tout être.

Les images sont nombreuses dans ce traité 39 en particulier, peut-être seules capables
d’approcher la force hénologique sans la dénaturer, ou du moins de limiter la faille de
l’impuissance ontologique à rendre l’Un. Les anaphores scandent le discours, récurrentes,
révélant l’image du centre d’un cercle et des rayons qui en émanent894, se mêlant à celle du

891
Ibid., 21, 4-5.
892
Ibid., 13, 1-5 : « Mais s’il faut introduire ces noms pour désigner ce que l’on cherche, on doit à nouveau
préciser que ce qui a été dit précédemment n’était pas exact, puisqu’il ne faut pas produire une dualité de
termes, pas même en pensée, mais que d’autre part on va désormais avancer des arguments dans le but de
persuader, et en permettant un certain relâchement de la pensée qui se traduit dans nos discours. »
893
Traité 39 (VI, 8), 18, 24. « δυνάμει μενούσῃ». Laurent Lavaud traduit par : « une puissance immuable », et
Bréhier par : « une force en son immobilité ».
894
Ibid., 18, 4-22 ; 23-25.

266
père et de l’engendrement895. Vivantes métaphores que viennent renforcer celle de la source
lumineuse896 quelques lignes plus loin, rappelant insensiblement la source sans origine
qu’évoquait déjà le traité 30, dont coule incessamment l’être, en de multiples fleuves 897. De
même, au chapitre 15, l’image de l’arbre, souvent utilisée par Plotin898, représente l’Être en
son déploiement, dont la racine, le fondement, le principe, demeure cependant en lui-même :
« le Bien n’est pas une raison, mais il est plus beau que la raison. Et il se tient à une distance
d’autant plus grande de ce qui advient par hasard. Car la racine de la raison vient d’elle-même,
et c’est là que toutes choses se terminent : elle est comme le principe et le fondement d’un
arbre immense qui vit selon la raison, principe qui demeure lui-même en lui-même, et qui
donne à l’arbre d’être selon la raison qu’il a reçue. »899

Ces figures dans le discours, toujours sous le couvert de l’oîon, tendent à une adéquation
plus juste à la force hénologique, car au cours de ce chapitre, on ne cherche plus à concevoir
l’Un à partir de l’être, mais à partir du processus même de l’engendrement de l’être : qu’est-
ce qui fait venir l’être à sa manifestation ? Qu’est-ce qui permet à l’être d’apparaître ?
Comment chercher la source du phénomène si elle n’est pas même un phénomène ? Il s’agit
surtout de rendre le suprême paradoxe que signe l’oxymore de la « puissance immobile » qui
cependant n’est jamais restreinte, circonscrite, limitée, ne serait-ce que par elle-même. Pour
ce faire, Plotin indique le même laisser-être que celui du principe, cette fois-ci, appliqué à la
recherche même du principe : la voie de l’allègement, du retranchement, seule capable de
libérer l’être de son propre poids, de laisser s’élancer notre intellect vers l’Un, à la fin du traité.
« Et toi, lorsque tu cherches, ne cherche rien d’extérieur à lui, mais cherche à l’intérieur toutes
les choses qui viennent après lui. Mais lui, laisse-le. [Je souligne] »900. La « puissance
ineffable »901 de l’Un doit être véritablement dégrevée de la puissance ontologique, chacune

895
Ibid., 18, 24.
896
Ibid., 18, 32-37.
897
Traité 30 (III, 8), 10, 1-14.
898
Cette image de l’arbre est utilisée au traité 26 (III, 6), 4, 33-34 pour évoquer le rapport de la puissance
génératrice au désir dans l’âme ; dans le traité 34 (VI, 6), 9, 38-39 elle concerne le nombre substantiel qui est
« racine, source et principe » des Formes ; dans le traité 30 (III, 8), 10, 10-12, l’image s’applique à l’être : « Conçois
encore la vie d’une gigantesque plante, qui se diffuse à travers toute cette plante, mais dont le principe se
maintient et ne se disperse pas partout en elle, parce qu’il est comme fixé dans sa racine. »
899
Traité 39 (VI, 8), 15, 33-38.
900
Ibid., 18, 1-2.
901
Traité 6 (IV, 8), 6, 11: «δυνάμεωϛ ἀπλέτου ».

267
mise en relief par les antanaclases902 dont Plotin use souvent pour dire l’Indicible au regard
de ce avec quoi on ne doit pas le confondre, c’est-à-dire sa relation à ses effets903. Car la force
de l’Un est autre chose que la puissance de la substance qu’elle libère dans sa procession,
qu’elle laisse-être à elle-même, ce qu’elle doit être dans le déploiement de la procession. Il
est possible de comprendre la puissance hénologique si seulement on agit par mimesis, si on
la laisse-être ce qu’elle est : à la fois extérieure et intérieure, comme le suggèrent les lignes
suivantes dans le passage que je viens de citer, à la fois acte et veille. « Car ce qui est à
l’extérieur c’est lui-même, qui enveloppe toutes choses et en est la mesure. Ou plutôt, il est à
l’intérieur, dans la profondeur, mais ce qui lui est extérieur en le touchant comme par un
cercle et en étant suspendu à lui, c’est tout ce qui est raison et Intellect ; mieux, cette réalité
ne sera Intellect que dans la mesure où elle le touche et pour autant qu’elle est suspendue à
lui. »904

Ce laisser-être de l’Un, de ce qui est avant le phénomène, sans substance, aneu ousias, qu’il
nous faut imiter en abandonnant jusqu’au concept de puissance par trop connoté
ontologiquement par la substance, « puisque nous sommes impuissants à parler comme on le
voudrait »905, ce laisser-être tel qu’en lui-même - transcendance et liberté de l’ousia, est par-
là même la condition de notre liberté, de « notre essor »906 auquel nous convie la fin du traité
39

902
L’antanaclase est une figure qui consiste à dire le même mot dans la même phrase mais avec deux sens
différents. Dans ce chapitre 18 par exemple, Plotin utilise le terme dunamis tant pour parler de la puissance de
l’Intellect et de son efficience que de la puissance de l’Un, qui la génère mais qui reste « en repos avant
l’Intellect » (l.29). De même, la notion de cause, aitia, déjà introduite au chapitre 14 (l. 23, 29, 30, 37, 38, 42), est
reprise dans ce chapitre 18 (l. 37, 38, 39, 40) pour nommer l’Un « père de la cause », selon l’expression emprunte
à la Lettre VI de Platon (323d4) : de la cause de soi, adéquate pour parler de l’Intellect, mais inapte à rendre le
principe, on glisse à la « cause de la cause » (l. 38), ou encore « la plus causale des causes », aitiôtaton aitia (l.40),
c’est-à-dire à un sens différent de la cause de soi, prédicat attribuable à l’Intellect dont il est dit que « l’être et la
cause sont une seule et même chose » (14, 30). En ce qui concerne l’Être-Intellect, Plotin en effet semble
s’inspirer de la formule d’Aristote des Seconds Analytiques : « il est clair qu’il y a identité entre ce qu’est la chose
(ti esti) et la cause grâce à laquelle elle est (dià ti esti) » (90a15), en lui appliquant une lecture platonicienne (car
Aristote parle plutôt dans ce passage de phénomènes physiques telle que l’éclipse) : la Forme est identique à sa
cause car en elle l’existence et l’essence coïncident (« là-bas, le pourquoi d’un être est identique au fait que cet
être existe », Traité 38 (VI, 7), 19, 18-19). Mais l’Un ne saurait être réduit à cette coïncidence, car il précède
l’essence. La cause de la cause est ce qui produit l’ousia, l’acte qui est aussi la force hénologique avant la
coïncidence « cause de l’être-être », « essence-existence ».
903
Traité 39 (VI, 8), 17, 25-27 : « Il est lui-même par lui-même ce qu’il est, en relation avec lui-même et tourné
vers lui-même, de sorte qu’il ne saurait de cette manière être en relation avec ce qui lui est extérieur ou avec
quelque chose d’autre, mais qu’il est tout entier lié à lui-même. »
904
Ibid, 18, 3-7.
905
Ibid, 18, 47.
906
Ibid, 19, 1.

268
2- L’antéphénomène nécessaire et libérateur

« Par conséquent, s’il ne possède rien, il est seul et isolé du


reste. »

Plotin907

a- Station et stabilisation de l’Un : de l’hypostasis (ύποστασις)

Ce retrait radical de l’Un par rapport à l’acte et à la puissance ontologiques nous conduit à
une conception inédite du principe qui suppose que la principialité est antérieure à tout
phénomène. Comprenons que la « puissance » de l’Un, terme que nous utilisons donc par
défaut908, est une force à la fois totalement libre – mais irréductible tant à la toute-puissance
qu’à la pure contingence- et totalement nécessaire – car l’Un ne comportant pas d’altérité ni
de multiplicité909, il ne peut être autre que ce qu’il est, un, afin de sauvegarder l’être et la
phénoménalité. Plus précisément, l’Un dépasse le clivage entre liberté et nécessité, dénoue
une fois pour toutes le nœud de la problématique, parce qu’il est au-delà des contraires et
des ambivalences qui ne sont, somme toute, que des opérateurs ontologiques, comme l’acte
et la puissance. L’acte hénologique de Plotin se dissocie à la fois de l’acte pur du premier
moteur aristotélicien sans puissance, car il est à concevoir « au-delà de l’être qu’il dépasse en
dignité et en puissance » selon la formule de Platon910. Mais il ne peut se confondre non plus
avec un choix pur, car il n’émane d’aucune délibération, avons-nous vu. En ce sens, il se
distingue de la toute-puissance divine de la pensée chrétienne, fût-elle fondée sur la bonté et
la volonté du bien. Ainsi, dans le traité 38, Plotin situe l’Un-Bien avant même la pensée du
bien, à laquelle il demeure également irréductible, tout comme son acte est situé avant
l’activité elle-même :

907
Traité 32 (V, 5), 13, 6.
908
C’est pourquoi Pierre Caye parle plutôt de « force de l’Un », qui est en effet une force autrement qu’être.(Voir
op.cit., « De l’irréductibilité du principe à la puissance », p. 71-79).
909
Contrairement à l’Être-Intellect, nous dit Plotin, s’appuyant sur le Sophiste de Platon (254 e-255a) où le genre
de l’autre est introduit dans les réalités intelligibles, ce qui permet de rendre compte dans la suite du dialogue
du non-être et du faux dans la pensée et le discours : « C’est aussi pourquoi [Platon] admet à juste titre qu’il y a
altérité là où il y a Intellect et réalité. Car il faut que l’Intellect admette toujours altérité et identité, s’il doit
penser. » (Traité 38 (VI, 7), 39, 3-5.)
910
Platon, République, livre VI, 509b 8-9 : ἐπέκεινα τῆς οὐσίας. Plotin y fait référence à cette expression plusieurs
fois : traité 7 (V, 4) 1, 9-10 ; traité 9 (VI, 9), 11, 42 ; traité 10 (V, 1), 8, 7-8 ; traité 38 (VI, 7), 40, 26.

269
« En effet, c’est avant même d’avoir été actif que le Bien a engendré l’activité, car sinon
l’activité aurait dû être déjà avant de s’engendrer. Et ce n’est pas non plus en pensant
qu’il a engendré la pensée, car sinon il aurait fallu qu’il ait déjà pensé avant que la pensée
se produise. En somme, si la pensée était donc la pensée du Bien, elle serait inférieure
à lui ; de sorte qu’elle ne serait pas la pensée du Bien. Lorsque je dis qu’elle ne serait pas
la pensée du Bien, je ne veux pas dire qu’il est impossible de penser le Bien – admettons
que cela est possible- , mais qu’il n’y a pas de pensée dans le Bien lui-même.[…]La pensée
n’est assurément pas dans le Bien, mais étant inférieure à lui, et en recevant du Bien sa
dignité, elle se trouvera alors dans un lieu différent de lui, le laissant ainsi pur à la fois
des autres choses et d’elle-même. Et lui, n’étant en rien mélangé avec la pensée, il est
ce qu’il est d’une façon pure, sans que la présence de la pensée l’empêche d’être pur et
un. »911

L’unité première est donc antérieure à toute pensée, et même à la pensée orientée
uniquement vers le bien, telle que peut la concevoir la pensée chrétienne 912. Elle n’est pas
assimilable à la cause efficiente et créatrice des théologies monothéistes et créationnistes qui
maintient ses effets sous sa dépendance, sous sa domination, si bienveillante et juste soit-
elle : « Puisqu’il est le Bien et non pas quelque chose de bon, il faut qu’il n’ait rien en lui-même,
pas même le fait d’être bon. »913 C’est en cela aussi que l’hénologie de Plotin peut indiquer
une autre voie que celle de l’interprétation ontothéologique : le principe est certes fondement
de l’être, mais ne s’y confond jamais, ne l’absorbe jamais, ni surtout ne l’enchaîne ni ne le
surcharge, fût-ce de sa bonté ou de sa bienveillance. Au contraire, l’Un libère l’être, l’allège
en le laissant être à lui-même et en le laissant être lui-même, car il est « ce qui a rendu libre
la réalité, ce dont la nature est manifestement de rendre libre et que l’on qualifie de
libérateur»914. L’Un délivre à l’être l’autonomie, l’autarcie, qualités qui ne peuvent pas même

911
Traité 38 (VI, 7), 40, 29-43. Dans ce passage, une fois de plus, Plotin situe la pensée et l’être au même niveau,
celui de la seconde hypostase, conformément à son interprétation de Parménide. La pensée est inférieure à l’Un-
Bien, elle n’existe pas en lui, mais séparément de lui, puisqu’il demeure « pur » c’est-à-dire sans mélange. Ainsi
est sauvegardée son absolue simplicité.
912
Voir Genèse I, 2, 4. Saint-Augustin articule ainsi la création à la bonté de Dieu, à sa générosité : « Il y a en effet
en Dieu une bénignité souveraine, sainte, juste, ainsi qu’un amour pour ses œuvres qui ne procède pas de
l’indigence, mais de la bienfaisance. », De Genesi ad litteram (La Genèse au sens littéral, traduction et notes par
P. Agaësse et A. Solignac, Bibliothèque augustinienne 48 et 49, Paris, 1972, L, I,, 5, 11). S’appuyant sur la version
de la Genèse dont il dispose (la Vetus Latina, l’Itala, comme il s’en explique lui-même dans le De doctrina
christiana II, 15, 22, BA 11, p. 271 : « Parmi les versions de l’Ecriture, il faut préférer l’Itala aux autres, car elle
serre de plus près les mots et rend plus nettement les pensées »), il utilise aussi bien le verbe facere que creare,
avec une préférence pour facere, non pas pour viser une quelconque fabrication, mais bien pour rendre l’idée
de création en tant qu’action de créer : « Faire et créer, c’est la même chose […], et quand nous voulons parler
sans ambiguïté, au lieu de créer, nous disons faire. », De fide et symbolo IV, 5.
913
Traité 32 (V, 5), 13, 1-2.
914
Traité 39 (VI, 8), 12, 18-19 : le terme employé est « eleutheropoion ( ἐλευθεροποιὸν)», littéralement, ce qui
crée la liberté, ou la fabrique.

270
lui être attribuées, et c’est en cela qu’il libère tout le champ de l’être et non ne l’écrase sous
le surplomb d’un acte créateur tout-puissant. La nuance, par sa finesse même, par son
paradoxe, exprime cependant au plus juste ce qu’il en est de la liberté fondamentale et
fondatrice telle que Plotin l’a conçue de l’Un : « Lui-même n’est pas toutes choses – car alors
il aurait besoin d’elles- mais, se tenant au-dessus de toutes choses, il a pu et les faire et les
laisser être pour elles-mêmes, lui-même étant au-dessus d’elles »915. La station de l’Un renvoie
à liberté du principe envers ce qu’il produit, mais n’est pas assimilable à la liberté d’un
créateur qui peut s’exercer ou pas : nulle contingence ne l’affecte, nul poids ne grève ce qui
est au-delà du choix. « Plotin refuse l’hypothèse que l’Un ait pu choisir de produire toutes
choses ou qu’il l’ait fait d’un mouvement volontaire : ni l’un ni l’autre de ces deux cas de figure
n’est admissible puisqu’il n’existe rien en dehors de l’Un vers quoi celui-ci pourrait se mouvoir,
et que le principe de toutes choses ne saurait éprouver le moindre besoin. L’un ne peut donc
vouloir produire quoi que ce soit. »916 Il n’y a donc aucune objectivation de la substance par
le principe qui, par sa distance, son irrémédiable séparation d’avec l’être, est pourtant
fondation d’être917, dans la mesure où il permet à l’être d’exister, d’être hors, à l’extérieur : la
mise à distance est donation d’espace libre, d’espace de vie, intelligible puis sensible, et même
matérielle, donation de liberté par excellence. Le retrait de l’Un du champ phénoménal
demeure ainsi la condition même de l’être. C’est parce qu’il est au-delà du bien et du mal,
qu’il n’a rien, qu’il n’est rien que la soustraction même du monde, qu’il en permet le maintien
- tout en le laissant être autre qu’Un, déjà et toujours multiple, différent.

« Puisqu’il est le Bien et non pas quelque chose de bon, il faut qu’il n’est rien en lui-
même, pas même le fait d’être bon. Car ce qu’il possèdera sera soit quelque chose de
bon, soit quelque chose qui ne l’est pas. Mais ce qui n’est pas bon ne peut se trouver
dans le Bien véritable et premier, et le Bien ne peut posséder le bien. Donc, s’il ne peut
posséder ni ce qui n’est pas bon, ni ce qui l’est, il ne possède rien. Par conséquent, s’il
ne possède rien, il est « seul et isolé du reste ». Mais si les autres choses sont bonnes,
sans être le bien, ou ne sont pas bonnes, et s’il est vrai qu’il ne possède ni les unes ni les
autres, alors il ne possède rien, et s’il est le bien, c’est qu’il ne possède rien. Si donc on
915
Traité 32 (V, 5), 12, 47-49. Je reprends ici la traduction de Jean-Louis Chrétien dans La voix nue, p. 262, plutôt
que celles de Bréhier ou de Dufour, parce qu’elle exprime parfaitement cette notion de « laisser-être » plotinien
évoquée supra (voir aussi ma note 45), et citée au traité 38 (VI, 7), 42, 7-8 : « car c’est ainsi que tu laisseras
chaque chose être ce qu’elle est ».
916
Franceso Fronterotta, « Introduction au traité 10 », in Plotin, Traités 7-21, op.cit., p.87.
917
« C’est donc l’opposition entre ce qui procure l’essence et ce qui la « reçoit » qui permet d’indiquer la
transcendance du Bien » et « Plotin insiste particulièrement sur cette différence absolue qui sépare le Bien des
autres formes, puisque, sans être lui-même une essence, le Bien donne l’essence, c’est-à-dire, selon Plotin, ce
qu’il n’a pas. » (Sylvain Roux, La Recherche du principe chez Platon, Aristote et Plotin, Vrin, Paris, 2007, p. 77 et
la note 1 de cette même page).

271
lui ajoute quelque chose, que ce soit la réalité l’intellect ou le beau, on le prive, par cette
addition, d’être le bien. Par suite, si l’on retranche tout, que l’on ne dit rien de lui et que
l’on ne prétend pas faussement qu’une chose se trouve en lui, on lui accorde qu’ « il
est » sans lui imputer aucun des attributs qui ne sont pas les siens. »918

Ce dernier chapitre du traité 32 affirme clairement l’isolement, si ce n’est l’ « isolation » du


bien par rapport à l’être et à tous les étants. Le premier principe n’est aucune des autres
choses, ni bonnes ni mauvaises, et n’est pas bien par participation au bien, il reste « isolé » et
ce n’est que dans ce retranchement total de l’être et de tous ses attributs possible qu’il existe
indépendamment des phénomènes. N’ayant aucune qualité, aucun attribut, il ne possède
donc rien et n’a rien de commun avec l’être qui a besoin de lui. « C’est qu’il est dans la nature
du Bien de n’être ni toutes choses, ni une seule d’entre elles. Car s’il en allait ainsi, il
appartiendrait avec toutes les autres choses à un seul et même genre, et dans ce genre, il ne
se distinguerait de toutes les autres que par son caractère propre et par une différence
spécifique, c’est-à-dire par une addition»919, poursuit Plotin. Seule la soustraction (nous
reviendrons sur ce point très prochainement), est en mesure d’approcher l’antéphénomène,
puisqu’il s’agit effectivement de retirer toutes qualités ontologiques de l’Un si l’on veut tenter
une définition, soustraction qui s’impose aussi au parcours de l’âme en quête de sa propre
liberté fondamentale. Un peu plus tôt dans ce même traité, Plotin caractérise le principe
comme ce « qui passe inaperçu »920, même s’il érige nécessairement tout individu vers son
centre de gravité.

Aussi, je rejoins entièrement Pierre Caye au sujet d’une « disjonction hénologique » qui
permet de penser autrement l’être que ne l’a fait jusqu’aujourd’hui la métaphysique, et qu’il
a développée avec tant de justesse, d’érudition et de précision dans son dernier ouvrage cité
supra 921. Cette différence, cette altérité radicale de l’Un qui pourtant est aussi racine,

918
Traité 32 (V, 5), 13, 1-11. L’expression « seul et isolé » est issue du Philèbe 63b7-8 pour caractérisé le
retranchement total de l’Un. Voir également 26 (III, 6), 9, 37 ; 38 (VI, 7), 27, 15 ; 49 (V, 3), 10, 17.
919
Ibid., l.20-24.
920
Traité 32 (V, 5), 12, 18.
921
Pierre Caye, Op.cit., p. 27-28 : « La disjonction hénologique nous permet de penser l’être en-dehors de ce
cadre métaphysique qui a marqué l’histoire de la philosophie au moins jusqu’à l’idéalisme allemand et à ses
avatars. Et si, néanmoins, il reste encore quelque trace de différence dans cette transmission, il ne s’agit plus de
différence hénologique, mais bien plutôt de différence ontologique propre à l’acte de l’être qui ne cesse de
différer d’avec ses effets pour mieux affirmer la toute-puissance de sa royauté et de sa domination. Revenir à la
différence hénologique, s’efforcer d’en comprendre la différence radicale d’avec la différence ontologique, ne
peut que contribuer à nous libérer de cette royauté et de cette domination. »

272
fondation de l’être, et de l’être libre, ne peut pas être assimilée à un étant suprême qui résume
le tout, tel le Dieu de la philosophie médiévale qui a engendré une convertibilité être-Dieu, ou
être-un permettant dès lors l’installation de l’ontothéologie qu’Heidegger dénonce. Or rien de
tel chez Plotin qui souligne en effet l’insuffisance de l’unitotalité qui est une forme de
limitation par trop phénoménale de la puissance hénologique. Car même en étant puissance
de toutes choses, l’Un n’en est véritablement aucune, ni en particulier, ni en globalité922. Plotin
refuse de toutes les façons une identité entre l’Un et l’être et insiste tout le long des traités
sur la radicalité de la différence hénologique, liée non pas à un genre, mais à l’antériorité923 :
c’est pourquoi je parle d’antéphénomène.

« Si donc il est toutes les choses rassemblées ensemble, il viendra après toutes les
choses ; mais s’il vient avant toutes les choses, toutes les choses seront différentes de
lui et il sera différent d’elles toutes. Et si par ailleurs il est en même temps lui-même et
toutes les choses, alors il ne sera pas principe. Mais il faut qu’il soit un principe et qu’il
vienne avant toutes choses, de façon à ce que toutes les choses existent elles aussi après
lui. Et s’il est toutes les choses l’une après l’autre, alors en premier lieu, n’importe
laquelle sera identique à n’importe quelle autre, puis en second lieu, toutes seront
ensemble sans qu’on puisse les distinguer. Il n’est donc aucune de toutes les choses,
mais il est antérieur à elles toutes. [je souligne]»924

L’Un demeure avant tous phénomènes et ne peut être assimilé à l’un d’eux ni même à la
globalité des phénomènes en une unitotalité. Pour qu’il soit principe, pour qu’il opère, il doit
être retranché dans sa solitude, étanche, isolé, libre fondamentalement –libre même de ce
qu’il engendre, de ce qui vient après lui, dont il n’a ni besoin ni souci. Ce n’est qu’à cette

922
Voir toujours le traité 32 (V, 5), 6, 8-11, et le traité 30 (III, 8), 10, 1 et 10, 28-29.
923
Sylvain Roux a souligné la corrélation entre antériorité et supériorité du principe chez Plotin et l’a ancré dans
le développement de l’exigence de l’archè en interrogeant les pensées de Platon, Aristote et Plotin et leur
confrontation. Il relie cet impératif duel au lien entre dépendance et transcendance chez Plotin, puisque « dire
que toutes les choses sont suspendues au Principe c’est seulement indiquer qu’elles en dépendent » ; et : « Le
Principe doit être supérieur aux choses pour lesquelles il est principe et situé avant elles. Ce qui signifie qu’il est
principe parce qu’il est plus simple qu’elles ou parce qu’il est absolument simple. » (Op. cit., La recherche du
Principe, p.17, et la note n°5 p. 17 rappelant toutes les occurrences de l’antériorité de l’Un en tant que
supériorité, en particulier au traité 30 (III, 8), 9, 39-40 et 44-46, ainsi qu’en 39 (VI, ), 9, 9-10 et en 49 (V, 3), 11,
16). Pour ma part, je m’attacherai à monter que la suspension, dont je parle dans quelques lignes, n’implique
pas une dépendance mais davantage une liberté des êtres par rapport au principe qui les laisse à elles-mêmes,
les laisse à la phénoménalité, à la manifestation de l’essence, tout en les maintenant en équilibre, en leur
assurant une position ontologique. L’antériorité du principe marque je crois autre chose qu’une dénivellation
ontologique de plus, elle marque une rupture, un arrachement de l’Un au reste de la réalité qu’il permet – ainsi
s’entend ce qu’on appelle trop facilement la « transcendance » du principe, et que j’appelle antéphénoménalité
parce qu’il n’apparaît pas dans l’être tel qu’en lui-même (mais uniquement dans ses effets auxquels il ne peut
être ramené).
924
Traité 30 (III, 8), 9, 47-54.

273
condition d’antériorité totale, de séparation, de soustraction du champ phénoménal que,
paradoxalement, il va assurer le soutien, la tenue et l’existence de l’être et de tous
phénomènes. « Car lorsque l’on s’élance à partir de cette réalité [l’Intellect] et de cette
pensée, on ne parvient ni à la réalité ni à la pensée, mais à quelque chose de merveilleux
(thaumaston), qui se trouve au-delà de la réalité et de la pensée, quelque chose qui ne
possède en lui-même ni réalité ni pensée, mais qui est isolé en lui-même et qui n’a pas besoin
de ce qui vient après lui. En effet, c’est avant même d’avoir été actif que le Bien a engendré
l’activité […]. »925
La station de l’Un, dont dépendent l’être et le monde, et qui déclenche la procession et
toute relation entre les êtres et les phénomènes, est bien avant l’energeia et avant la dunamis.
Dès lors, si l’on n’entend la métaphysique plotinienne que par l’unitotalité, on perd je crois
complètement la question de la fondation, on confond la dunamis de l’être à la force de l’Un
qui en aucun cas ne peut s’y assimiler pour Plotin, bref, on tombe en effet dans la critique
heideggerienne de l’ontothéologie. Mais la différence hénologique plotinienne ne peut pas se
confondre à un Etant total et suprême, ni avec la différence ontologique : l’acte de l’être, qui
diffère incessamment d’avec ses effets mais impose en même temps sa souveraineté dans le
champ phénoménal, le grevant de sa puissance, l’acte de l’être chez Plotin est de l’ordre de la
relation et de la procession, et pas du Principe hénologique qui le fonde. Aussi n’est-ce que la
pensée, toujours défaillante devant la différence de l’Un, qui est tentée de l’ignorer, de la fuir
– à moins que ce ne soit l’Un en sa coupure, dans son antéphénoménalité fondamentale qui
fuît véritablement toute pensée : « Allons ! Toi qui approches cette réalité tu l’approches en
tant qu’elle est une totalité, mais tu ne peux la décrire tout entière. Si tu ne l’approchais pas
en tant qu’elle est une totalité, tu serais un intellect qui intellige, et même si tu atteignais cette
réalité, elle te fuirait, ou plutôt, tu la fuirais. »926

Au traité 32, quelques lignes après ce passage éloquent, au chapitre 11, Plotin rend compte
de l’illimitation et de l’insaisissabilité de l’Un par sa station au-delà de toutes choses, de toutes
formes, de toute mesure et des nombres eux-mêmes, réveillant l’écho de la première série de
déductions du Parménide 927. En ce sens, l’unitotalité, quand le principe résume tout, n’est

925
Traité 38 (VI, 7), 40, 24-30.
926
Traité 32 (V, 5), 10, 5-10.
927
Platon, Parménide, 137d7-8 : l’Un est illimité.

274
qu’une « configuration » par trop proche de nos « yeux de mortels »928, alors que l’Un « n’a
donc pas non plus de configuration, […] pas de parties et pas de figure. »929Toujours en
filigrane, la première hypothèse du Parménide pose l’hypostase de l’Un plotinien en un
retranchement de toutes lois physiques et métaphysiques, hors du champ de l’être. Ce
retranchement, cette coupure n’est jamais blessure, vu qu’elle donne au contraire le liant à
l’Être et à tous les êtres, l’ordre, les nombres, les formes, les contraires, nés avec et dans l’Être.
Donc, en ne considérant que l’ordonnancement hiérarchique des êtres sous la domination du
premier principe de façon hiératique, on oublie la solitude fondamentale et fondatrice, que
Jean-Louis Chrétien appelle « l’ermitage » de l’Un plotinien. Car « l’Un n’est pas sorti de lui-
même - demeurant dans son ermitage-, et rien ne s’est ajouté à lui, puisqu’il ne fait pas
nombre avec les étants »930, nous dit-il au sujet de l’irrémédiable solitude hénologique qui est
à la fois constitutive du tissu même de l’être, de la trame et de la chaîne étroitement liant les
étants, à la mesure même de sa séparation fondatrice. On oublie que la métaphysique de
Plotin met en scène une rupture nette entre la réalité et son principe, situé au-delà d’elle, une
séparation entre l’être et l’Un : « sa réalité n’est pas pour lui un principe, mais puisqu’il est lui-
même principe de la réalité, il ne l’a pas produite pour lui-même, mais en la produisant il l’a
laissée à l’extérieur de lui, étant donné qu’il n’avait en rien besoin de l’être, lui qui l’a produit.
Ce n’est par conséquent pas en tant qu’il est qu’il a produit le « c’est » [Je souligne].»931

Or le « c’est », autrement dit l’être qui est, est libre par l’Un qui lui fait contrepoids, qui le
porte, le supporte en son infinité de possibles, ordonnées par les nombres. C’est pourquoi la
rupture est positive et ne se traduit chez Plotin que par le don de l’être, don que seul l’Un est
en mesure de faire, que seul il mesure, suprême mesure (metron) de toute choses, « car ce
qui est à l’extérieur c’est lui-même qui enveloppe toutes choses et en est la mesure »932. La
puissance de l’Un, que nous peinons à définir et même à nommer de la sorte, est en réalité la
mesure même de l’être, ce qui permet non pas sa surprolifération jusqu’à l’illimité, mais au
contraire sa limite, sa (re)tenue. L’axiome fondamental exprimé ainsi par Plotin que « l’Un
donne ce qu’il n’a pas », « ce qu’il n’est pas » 933 trouve ici sa plénitude. Plénitude que

928
Traité 32 (V, 5), 11, 5-6.
929
Ibid., l. 4-5.
930
Jean-Louis Chrétien, La voix nue, « chap. 12 : le Bien donne ce qu’il n’a pas », Les Editions de Minuit, Paris,
1990, p.263.
931
Traité 39 (VI, 8), 19, 16-20.
932
Traité 39 (VI, 8), 18, 3.
933
Traité 49 (V, 3), 14, 19 : « παρασχὼν ταῡτα,ούκ αὐτὸϛ ὢν ταῡτα »

275
négligera la métaphysique postérieure au néoplatonisme, proposant plutôt l’infinité
écrasante du principe sur le tout, alors que Plotin ne pose que l’infinité de l’Un vis-à-vis de lui-
même, qui est la liberté totale, et qui régule, limite, mesure et détermine l’être. J.-L. Chrétien
poursuit quelques lignes plus loin : « En deçà de tout, et du tout qui se suffit à lui-même, il n’y
a rien que ce rien qui donne tout sans rien avoir. Rien où l’on ne saurait trouver à opposer une
action productrice et son en-deçà, car c’est l’esprit qui est le premier acte. »934 Ainsi, à
l’opposé de la contingence, dont le discours téméraire serait tenté de charger la force
hénologique d’un infini aléatoire qui rejoindrait la nécessité purement extérieure de la
matière pure, l’Un permet au contraire l’advenue, toujours unique, de tout phénomène et de
tout événement dans le tissu ontologique : rien ne peut survenir ni apparaître avant ni sans la
force de l’Un sur lequel repose cependant le poids de l’être évoqué dans notre seconde partie.
A cet acte immobile, pour reprendre l’oxymore plotinienne, sont suspendus tout l’être et
l’intégralité des puissances, déjà s’écoulant en actes, se développant en essences. Pour que
l’être survienne, pour que tout phénomène se manifeste, il faut que l’Un demeure en sa
résidence, en son altitude absolue, « se tenant fixe absolument dans le même état »935 : le
sommet suprême de la force est la minimalité au niveau ontologique, ou même le gommage
de l’acte et de la puissance au sens ontologique936. Se substitue alors un autre mode de
puissance, au-delà de la toute-puissance, puisqu’il ne peut s’y réduire : la tranquillité,
l’immuabilité, la fixité de l’Un, à laquelle s’accroche l’être-laissé-tel.

Cette image de la suspension, récurrente dans l’hénologie de Plotin, qui s’inscrit dans une
spatialisation de la métaphysique au niveau du discours et de l’être permet d’envisager un
contrepoids au champ gravitationnel de l’être. Dès lors, il nous faut accepter une
métaphysique de la relativité, c’est-à-dire une métaphysique qui n’est plus univoque, dans
laquelle les concepts ont des sens différents selon qu’ils concernent l’Un ou l’être : la
circulation de ces concepts est aussi l’une des marques de la liberté de l’esprit, par l’acte
libérateur de l’Un.

934
J-L. Chrétien, Op.cit, p. 263.
935
Traité 49 (V, 3), 12, 34 : « ἑν τῷ αὑ ἤθει ὑπέστη». (Voir Timée 42 e 5-6).
936
De même chez Nicolas de Cues, le Principe est la coïncidence entre le Maximum et le Minimum. Voir Nicolas
de Cues, La Docte ignorance, I, 4, trad. P. Caye, D. Larre, P. Magnard, F. Vengeon, GF-Flammarion, Paris, 2013,
p.49.

276
b- Suspension et équilibre

« Je serais enfin à l’air libre, en état d’apesanteur. Je


marcherais d’un pas léger sur le trottoir de droite. »

Patrick Modiano937

L’éloignement du principe n’est je crois pas réductible à un arrière-monde qui hanterait


toute phénoménalité. Mais il n’est pas non plus le synonyme d’une toute-puissance, voire
d’une sur-puissance, qui porte toujours en soi la dissolution de l’un dans le tout, et du tout
dans le rien – la toute-puissance, la sur-puissance aboutissant finalement à la négation même
de la puissance, à son affaiblissement, à l’atomisation du phénomène dans le néant, tout
valant pour tout et ne valant plus finalement pour rien. Or la pensée plotinienne, en
suspendant la réalité à l’unité – qui est donc à situer avant le champ phénoménal et qui est
aussi son centre de gravité et la condition de sa stabilité, de son être, la pensée plotinienne
donne bien une consistance, une existence à tout étant. Autrement dit, l’acte hénologique
sans substance dispense bien l’être aux étants, mais non sur le mode de l’efficience 938, de la
donation ou de la transmission de puissance par dénivellation ontologique : l’Un est l’
ύποστασις, ce qui, stable en lui-même, « par-delà le mouvement et le repos »939, va permettre
la stabilisation et l’équilibre au reste de la réalité et la sauvegarder ainsi d’une dispersion dans
le multiple, dans la néantisation de l’aléatoire total de la matière : « De surcroît, il faut poser
le Bien comme ce à quoi toutes choses sont suspendues (ἀνήρτηται), alors que lui n’est
suspendu à rien. »940La rupture hénologique n’est pas blessure disais-je – parce que la retenue

937
Patrick Modiano, L’herbe des nuits, Gallimard, Paris, 2012, p.69.
938
Plotin définit au traité 49 l’Un comme l’epékeina toû poiûn, ce qui est au-delà de la production (Traité 49 (V,
3), 10, 3-5) : ce n’est donc pas de façon directe et productive que l’Un assure à l’Être l’être, mais davantage par
son « improduction » même, par son laisser-être qui est à la fois nécessairement autoconstitution de l’être. C’est
aussi en cela que l’hénologie plotinienne ne peut être ramenée à une théologie du Dieu créateur, inhérente à
une pensée de l’efficience de la puissance divine, capable de tirer tout l’être du néant – et donc de l’y replonger.
Dans la pensée plotinienne, c’est le caractère indirect de la donation hénologique, cette suspension de l’être à
l’Un, qui assure en revanche la pérennité et la sûreté du monde, puisque la constitution ne peut être
qu’autoconstitution grâce à lui. L’Un, contrairement à la gnose, ne porte aucune possibilité de destruction de
l’être, il demeure en lui-même. Ce faisant, il assure l’être et tous les étants, quel que soit le poids ontologique de
ceux-ci, tel un système d’assurage en escalade.
939
Traité 9 (VI, 9), 3, 42.
940
Traité 54 (I, 7), 1, 21-22.

277
de l’Un en lui-même, dans sa station, est toujours à la fois tenue de l’être, maintien, assiette.
L’un laisse être mais ce laisser-être n’est pas synonyme d’écoulement941, d’atomisation, de
néantisation : retrait et retenue dans l’antéphénoménalité qui est la condition de possibilité
du maintien d’une réalité multiforme, multiple, et même toujours en devenir dans le sensible.
Car rien ne peut exister sans l’abri, la sauvegarde de l’Un, qui n’est autre que la stabilisation
de toutes choses dans l’être et de chaque être en lui-même : l’ ύποστασις maintient ainsi
chaque être dans sa liberté propre, l’empêchant de s’éparpiller dans la contingence pure.
Rappelons ici que la première détermination que l’âme apporte en s’incarnant dans un corps,
est la masse, limitation dans l’espace, arrachant la matière pure à sa propre fuite vers le
néant942. Ainsi en va-t-il de toutes choses, s’autolimitant, s’autodéterminant à mesure qu’elle
s’érigent vers leur propre liberté, qu’elles actualisent leur puissance, bref, qu’elles posent un
peu plus l’ousia : cette assiette, cet équilibre de l’être et de chaque être, également de tous
les êtres entre eux, n’est possible que par ce qui ne se pose sur rien, ce qui ne repose sur autre
chose que lui-même, dans la station hénologique. A partir de l’Un antéphénoménal, sans
support mais supportant tout l’être et son infinité ordonnée par lui de possibles, s’organise
ainsi une suspension, un équilibre qui va de pair avec la liberté de l’essence. De même qu’en
équitation, l’assiette est ce qui permet au cavalier de demeurer maître de son équilibre en
toutes circonstances, quelles que soient les réactions du cheval, l’assiette de l’être, de chaque
être, lui permet l’autonomie, la liberté la plus complète. La suspension à l’Un est égale pour
l’être et pour chaque chose à davantage d’autonomie, de liberté, de maîtrise, et ce, quels que
soient les contingences, les aléas. Ainsi l’Un assure à la fois la fixité et la souplesse dans l’être,
parce qu’il demeure en lui-même, en sa force-même, capable de ne se fixer à rien d’autre que
lui – et par cette nécessité en laquelle se confond la liberté totale hénologique, il libère l’être
de la nécessité extérieure, autrement dit matérielle. La nécessité de l’Un est l’arrachement de
l’être à la nécessité extérieure, qui est chez Plotin le propre de la contingence matérielle : ici
se délie l’aporie de la nécessité, dont nous avons dévoilé depuis le début de notre recherche,
les ascendances, la filiation, à travers les mythes, mais aussi les pensées antérieures. La
nécessité s’inverse désormais avec Plotin. Elle n’est plus l’entrave, la chaîne, le lien qui enserre
et qui limite négativement le mouvement de l’être ; au contraire, elle donne l’assiette, c’est-
à-dire qu’elle donne la liberté à l’être et à tout être, l’aisance au lieu du handicap, la légèreté

941
Traité 39 (VI, 8), 16, 26-27 : « s’il s’écoule vers l’extérieur, il perdra ce qu’il est ».
942
Voir notre deuxième partie, p. 229-231.

278
au lieu de la pesanteur. Devenue intérieure à l’Être, comme nous l’avons vu dans notre
seconde partie, sous la forme de la nécessité processive et dynamique, elle s’élance, elle
bondit, elle délivre jusqu’au corps qu’elle arrache à la pure matière, au chaos, à l’illimité. Elle
donne limite, mais une limite positive, une mesure, un équilibre. C’est en l’Un que se dénoue
vraiment la problématique de la nécessité et de la liberté, car son hypostasis est bien la
fixation, l’attache de l’être – mais à la fois sa libération, son laisser-être-tel : par sa tenue en
lui-même943le principe assure la suspension de tout l’être et de tout être. Le verbe
sterizô utilisé indique bien ici ce sens : enfoncer solidement, fixer, appuyer. Les images qui
s’en manifestent s’inscrivent dans la spatialisation de l’être, dans son déploiement d’autant
plus libre et profond qu’il est assuré, suspendu à l’Un. «Si l’âme est suspendue à l’Intellect, et
l’Intellect au Bien, toutes les choses sont ainsi suspendues à lui par des intermédiaires, les
unes étant proches de lui, les autres proches de celles qui lui sont voisines, les plus éloignées
de lui étant les choses sensibles qui sont suspendues à l’âme. »944

Nous avons dit un peu plus haut que cette image de la suspension est récurrente945 dans les
traités de Plotin. A partir de l’Un, qui n’est suspendu à rien, se positionnent et se stabilisent
toutes les réalités, mais non pas dans une nécessité hiératique, pétrifiée ; au contraire, la
stabilisation qui traverse tout le champ ontologique plotinien, de l’Intellect au corps arraché
à la matière indéterminée par l’acte de l’âme, est à la liberté pour tout être d’être davantage
lui-même, parce qu’elle est l’autoconstitution de l’essence. Aussi, contrairement à une
interprétation sclérosante946 de cette image particulière de la métaphysique plotinienne qui,
ne percevant qu’une causalité verticale dans la suspension, en oublie la gravitation centripète
– née de l’image du cercle et de ses rayons, omniprésente chez Plotin947, et qui est à mon sens

943
Traité 39 (VI, 8), 16, 19-20 : « il prend appui sur lui-même » (pros auton sterizei).
944
Traité 38 (VI, 7), 42, 21-25.
945
Traités 1 (I, 6), 7, 1-12 ; 14 (II, 2), 2, 14 ; 23 (VI, 5), 10, 2 ; 34 (VI, 6), 18, 48 ; 38 (VI, 7), 16, 5 ; 39 (VI, 8), 7, 6-9
et 18, 20 ; 47 (III, 2), 3, 32-38 et 6, 23 ; 48 (III, 3), 4, 8 ; 50 (III, 5), 2, 30 ; 52 (II, 3), 6, 17.
946
Georges Leroux, Traité sur la liberté et la volonté de l’Un ( Enneades VI, 8, traité 39), Introduction, traduction
et commentaires, Editions Vrin, Paris, 1990. Voir en particulier p. 284-285 : « Plotin dit fréquemment que toutes
choses sont suspendues : ce vocabulaire n’a guère été analysé et mériterait de l’être. Il introduit en effet dans la
description du système des êtres une dimension statique de la causalité qui structure le concept d’existence. »
947
Par exemple : traité 4 (IV, 2), 1, 24 ; traité 9 (VI, 9), 8, 1-24 ; traité 10 (V, 1), 7, 5-10 et 11, 10-13 ; traité 23 (VI,
5), 5, 11 ; traité 39 (VI, 8), 18, 7. L’Un est présenté comme le centre de nous-mêmes, les points du cercle se
rapportant forcément au centre par leurs rayons. A la fois totalement extérieur et le plus profondément intérieur
à nous-mêmes ( « Car ce qui est à l’extérieur c’est lui-même, qui enveloppe toutes choses, et en est la mesure.

279
totalement liée à celle de la suspension – c’est une lecture orientée vers le mouvement (né
dans et avec l’être) inhérent à toute existence que je propose. Chaque réalité se situe bien à
un stade ontologique, mais chacune, du fait même de sa suspension à l’Un, a aussi la
possibilité d’évoluer, de se libérer davantage de la nécessité extérieure telle que nous l’avons
définie comme matérielle, alourdie de contingence, d’infini illimité : autrement dit, chaque
être peut se positionner autrement, se définir davantage en se plaçant autrement dans le
champ ontologique par rapport à l’Un, soit selon sa volonté et son travail sur soi, comme l’âme
humaine948, soit selon les cycles de vies nouvelles949 qui s’offrent à lui à diverses incarnations,
comme nous l’avons vu dans notre première partie. La suspension de toutes choses à l’Un
permet davantage même que la liberté de choix : la relativité, le glissement d’un référentiel à
un autre, autrement dit l’ouverture de l’être, de l’intellect à la recherche du fondement. Ici
l’image philosophique a vocation phénoménologique, parce qu’elle manifeste l’infini issue de
l’Un antéphénoménal mais créant incessamment le phénomène, toujours nouveau, toujours
unique. Gaston Bachelard, parlant de l’image poétique, la définit comme une nouveauté
capable d’éveiller bien au-delà de son temps, des sens d’être à venir : « L’image poétique n’est
pas soumise à une poussée. Elle n’est pas l’écho d’un passé. C’est plutôt l’inverse : par l’éclat
d’une image, le passé lointain résonne d’échos et l’on ne voit guère à quelle profondeur ces

Ou plutôt, il est à l’intérieur, dans la profondeur […] (traité 39 (VI, 8), 18, 3-4), il permet la stabilisation, l’équilibre,
grâce au « contact » (9 (VI, 9), 8, 26) avec lui.
948
Plotin évoque ainsi les cercles psychiques des âmes (ψυχικοὶ) au traité 9 (VI, 9), 8, 10-24 : « L’âme n’est pas
un cercle à la façon d’une figure géométrique […] » précise-t-il, « […] nous pouvons faire que notre centre
rejoigne ce qui est comme le centre de toutes choses, tout comme les centres des cercles plus grands coïncident
avec le centre de la sphère qui les comprend ; et alors nous pouvons trouver le repos ». Le mouvement des
cercles psychiques autour du centre qu’est l’Un n’est donc pas local ni spatial, car nul contact matériel et
physique n’a lieu effectivement, ce qui exclue à mon sens une interprétation théologisante de l’hénologie
plotinienne. Il s’agit plutôt d’un contact intelligible, comme l’explique Plotin dans le traité 9.
949
Voir en particulier la théorie plotinienne de la réincarnation dans le traité 18, inspirée de la théorie stoïcienne
de la palingénésie : il y a différents cycles cosmiques au cours desquels les individus peuvent revenir, ce qui donc
conforte l’individualité des logoi. « Un homme considéré comme modèle ne peut suffire à rendre compte
d’individus humains qui se différencient les uns des autres, non seulement par la matière, mais aussi par
d’innombrables différences formelles. Car ils ne sont pas, à l’égard de leur forme, comme le sont les
représentations de Socrate à l’égard de leur original, mais il faut que la production de chaque individu humain
diffère en fonction des différences entre les raisons. Une période toute entière contient toutes les raisons, à la
période suivante les mêmes choses reviennent selon les mêmes raisons. » (Traité 18 (V, 7), 1, 19-25). Et, comme
le souligne à juste titre Gwenaëlle Aubry, « une telle infinité n’est pas le « mauvais infini » quantitatif, car elle est
celle de la puissance du logos : loin d’être un infini en-puissance, elle est contenue en un point indivis. » (G.
Aubry, Individuation, particularisation et détermination selon Plotin, Phronesis, vol. 53, n°3, 2008, p. 279). Plutôt
que de parler de métempsycose, il faut donc parler de métensomatose, l’individu changeant d’apparence
corporelle et non d’âme. Son âme demeure, bien qu’étant perfectible grâce au comportement de l’individu
durant ses incarnations et à sa capacité à se retourner vers soi, à se recentrer vers le centre qu’est l’Un-Bien. De
même, au traité 27 (IV, 3), 8, 8-10, Plotin fait référence aux vies antérieures des âmes pour justifier leurs
différences individuelles.

280
échos vont se répercuter et s’éteindre. Dans sa nouveauté, dans son activité, l’image poétique
a un sens propre un dynamisme propre. Elle relève d’une ontologie directe. »950 A fortiori
l’image philosophique, à laquelle Plotin recourt souvent951, recèle la matrice de pensées
futures, porte en elle la gestation des recherches de l’esprit et des sciences. Celle dont il est
ici question, la suspension, transperce l’opacité et l’amalgame de l’être-un de Parménide,
creusant la différence hénologique jusque dans l’attachement de l’être à l’Un par un fil
invisible qui en assure l’équilibre mais aussi la liberté. Elle permet une liberté de droit, reliée
au fondement de tout ce qui est. D’elle peut naître toute éthique, jusqu’aujourd’hui où les
sciences découvrent, dévoilent de nouveaux espaces d’être, comme ceux des animaux ou
même des plantes. Nous ne sommes finalement pas loin de Plotin. Suspendues à l’Un, toutes
choses, toutes vies, si minimes et infimes soient-elles, ont dès lors la capacité
d’autoproduction, de subsistance, de persévérance, et ce par leur « intelligence », puisque
rappelons-le, la production chez Plotin résulte toujours d’une forme d’activité contemplative,
ce qui rend possible la genèse de la réalité dans son ensemble, mais aussi explique comment
chaque réalité se détermine elle-même et produit selon ce qu’elle peut contempler952.

« […] ce qui lui est à l’extérieur, en le touchant comme par un cercle, et en étant
suspendu à lui, c’est tout ce qui est raison et intellect ; mieux, cette réalité ne sera
Intellect que dans la mesure où elle le touche et pour autant qu’elle est suspendue à lui,
puisque c’est de lui qu’elle reçoit le fait d’être Intellect. Supposons donc un cercle qui
toucherait le centre par toute sa circonférence. On conviendra que ce cercle tient sa
puissance du centre, et qu’il reçoit d’une certaine façon sa forme de lui, étant donné
que les rayons, dans ce cercle, convergent vers un centre unique, et qu’ils rendent leurs
extrémités qui touchent au centre semblables à ce point où ils aboutissent et d’où ils
proviennent. »953

950
Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Presses Universitaires de France, 1957, Paris, p. 1-2.
951
Au sujet de la métaphore parménidienne du cercle, trop souvent négligée par les commentateurs, Anne-
Gabrièle Wersinger défend ainsi une étroite coïncidence entre la langue et la pensée de Parménide, et plus
généralement entre philologie et philosophie. « Les commentateurs, qu’ils soient ou non philosophes, ont
généralement considéré que la sphéricité et la limitation spatiale ne sont que des métaphores qu’entraîne
l’usage de la forme poétique. Il leur paraît aller de soi que le schématisme constitue une question secondaire ou
négligeable qui se limite à l’usage de métaphores. La philologie étant beaucoup plus dépendante qu’elle ne le
croit de la philosophie, elle participe souvent par inadvertance au geste d’occultation du schématisme. » (La
sphère et l’intervalle, Parménide, l’harmonie ou la limite, p. 154). Nous reviendrons d’ailleurs sur le lien entre
l’image du cercle parménidienne et celle de Plotin, leur filiation, et ce en quoi elles diffèrent clairement.
952
Voir notre première partie, p. 135-138, et le traité 30 à ce sujet.
953
Traité 39 (VI, 8), 18, 3-13. Dans la note 330 p. 314 de sa traduction, Laurent Lavaud souligne la dimension de
naissance et de croissance naturelle contenue dans le terme exéphusan (ἐξέφυσαν) l. 11, qu’il traduit par
« proviennent ». « Il faut être particulièrement attentif ici à l’aspect dynamique du vocabulaire de Plotin,
sensible notamment par l’usage des verbes de mouvement qu’il emploi : sunioûsai (συνιοῦσαι : converger, l. 10-
11) ; henéxthesan (ἠνέχθησαν : être porté, l. 12) ; exelixthèn (ἐξελιχθὲν : être développé, l. 18) ». Or cette
dimension de mouvement, ce dynamisme intrinsèque à tout être n’est pas à confondre avec une surrégénération

281
Or, ce que je voudrais ici souligner, c’est que l’image de la suspension empêche dans son
mouvement même toute interprétation surontologique que l’on serait tenté de faire face la
manifestation de cette plénitude de l’être s’autogénérant et résultant de la puissance infinie
de l’Un, sorte de sur-acte permettant toute potentialité de l’essence. Il n’en est rien. Car ce
que l’Un donne n’est pas une potentialité, un pouvoir en devenir. L’Un n’assure que ce qu’il
fait être, et ce qui de fait est. L’Un assure l’unité de l’être, sa délimitation, le sauve de
l’éparpillement dans le multiple indéfini et infini : la procession n’est pas ouverte à l’infini mais
clôturée dans les limites données par l’Un. En ce sens aussi faut-il comprendre que l’Un,
illimité, infini, donne ce qu’il n’a pas. Il est l’instance qui empêche, limite, suspend tout ce qui
est à lui (et donc à soi-même), et suspend par là même la procession toute entière qui s’arrête
à la frontière de la matière pure, du néant. L’Un, par le suspens de toute réalité, endigue la
surrégénération de l’être qui ne pourrait que déborder vers le néant par une potentialité
infinie. La suspension au principe et l’équilibre qui en découle pour toutes réalités équivalent
dès lors à la liberté, mais certainement pas à une pseudo-liberté tournée vers l’illimitation de
la puissance, vers un pouvoir exponentiel et somme toute dirigé vers l’infini informe de la
matière. Au contraire, l’image de la suspension et celle de l’équilibre dévoilent au mieux la
conception plotinienne de la liberté qui n’est jamais une puissance indéterminée positionnée
devant la multiplicité des possibles, mais une orientation interne, une armature invisible de
chaque étant l’orientant vers l’Un-Bien. Etre libre ne signifie pas pouvoir « tout faire »,
autrement dit faire indistinctement le bien ou le mal, mais être tourné vers le Bien qui est le
centre de gravité de l’être. Aussi, toutes les réalités disais-je, bénéficient de cet équilibre : « De
fait, ce dont sont issues les réalités en devenir est comme ces réalités, en étant bien plus
originaire, bien plus vrai, et par rapport à elles, encore plus orienté vers ce qui est
meilleur »954. Si les intelligibles, plus proches de l’Un, sont donc nécessairement plus libres,
Plotin, par cette image de la suspension, indique une liberté intrinsèque à tous les êtres,
inhérente aussi aux sensibles, une continuité et une similitude955 entre intelligibles et

de l’être par lui-même, par sa propre énergie. L’Un assure l’être et son développement selon un infini ordonné
et nombré, et non selon une diffusion débordante infiniment, bouillonnante de potentialité. Cela rend donc
impossible une lecture spinoziste, la puissance totale étant exempte de virtualité, de potentialité : la procession
a toujours besoin de la suspension hénologique pour s’autoengendrer, se revigorer, se développer, s’élancer. Le
dynamisme plotinien n’a de sens que dans l’ancrage, l’enracinement de toutes choses en l’Un.
954
Traité 39 (VI, 8), 14, 33-34.
955
L’adverbe hoîa l. 33 exprime ce lien de continuité.

282
sensibles, de par leur centre de gravité qui demeure le même. C’est donc le rapport au Bien,
autrement dit l’orientation naturelle de l’être et de chaque étant qui est la liberté proprement
dite. Aussi est-elle le contraire même de la contingence, et s’évanouit donc le fantasme d’une
toute-puissance potentielle de l’être tirée de l’Un. « Il sera le principe et comme le paradigme
de ce qui ne participe pas au hasard, lui qui est réellement et en tout premier lieu préservé de
tout mélange avec le hasard, le surgissement spontané, et l’advenue accidentelle, lui qui est
cause de lui-même et par lui-même »956, dit Plotin quelques lignes plus loin dans ce même
chapitre du traité 39 au sujet de l’Un – je reviendrai sur cette définition qui me semble
essentielle dans la problématique, l’événement étant exclu de ce qui échappe à la
phénoménalité.

Le mouvement qui anime effectivement toute la procession, le dynamisme plotinien, trop


souvent confondu avec l’effervescence ontologique, n’a de signification que selon la
suspension à l’Un qui assure l’assise, l’équilibre, l’assiette de tout être. Seul cet attachement,
cet ancrage hénologique, qui se fonde paradoxalement sur le retrait de l’Un de toute
phénoménalité, permet un infini désormais auto-ordonné, capable même de se concevoir
selon des référentiels différents, parce tous logiques et unifiés. Mais c’est l’irréductibilité de
l’Un au phénomène, à la substance, et à toute forme d’étance, pour reprendre un terme
heideggerien, qui permet à la fois la stabilisation et le mouvement de l’être, autrement dit la
liberté. L’Un joue dès lors le rôle de constante. Il délivre, libère l’être de sa propre pesanteur :
le traité 9 indique l’allègement possible grâce à l’unité, fondement de la liberté. F. Fronterotta
commente ainsi avec justesse :

« Dès le début du traité, Plotin établit une correspondance entre l’être et l’unité d’une
chose. Chaque chose, pour être, doit en effet être « une » chose, ce qui implique qu’elle
participe nécessairement à l’unité. Qu’il s’agisse des choses composées de plusieurs
éléments qui restent distincts (comme une armée ou un troupeau), des choses
composées de plusieurs parties qui forment un ensemble unique (comme un navire ou
une maison), des grandeurs « continues », du corps, ou encore de l’âme : tout ce qui
existe n’existe qu’en vertu de son unité, car à la perdre, il se « fragmenterait » et ne
serait plus ce qu’il est. »957

956
Traité 39 (VI, 8), 14, 39-43.
957
F. Fronterotta, Notice à la traduction du traité 9, GF, Op.cit., p.58.

283
L’assiette qu’offre l’Un à l’être l’empêche donc de verser dans le vide du non-être, de se
disperser hors de lui-même, jusque dans la matière pure (c’est-à-dire dans le néant de l’infini
informe) et l’indétermination du hasard. Chaque réalité, à son niveau ontologique va ainsi être
stabilisée en elle-même, préservée de la skedasis (σκέδασις) 958. L’unité arrache l’être à la
dispersion jusqu’à la matière grâce à la raison : préservée de la « dispersion de la raison et de
l’indétermination »959, la vie s’élève donc « à une distance d’autant plus grande de ce qui
advient par hasard »960, nous dit Plotin. L’Un, faiseur de liberté via l’unité qu’il assure à l’être
se situe donc hors de toute contingence, comme nous l’avons dit. Mieux, il assure aussi
l’impossibilité pour le non-être, c’est-à-dire la matière pure, de parvenir telle quelle à la
phénoménalité : les chaînes d’or qui entravent nécessairement la matière pour lui permettre
de parvenir à une manifestation sont peut-être l’image la plus frappante, la plus « matérielle »
si j’ose dire, de la suspension de la réalité à l’Un. Dans sa conférence du 9 août 2016 au
banquet de Lagrasse961, Pierre Caye avait déjà évoqué le terme d’exeremenon (arrachement)
dans les philosophies néoplatoniciennes, avant de le développer davantage dans son dernier
ouvrage cité supra. En introduisant son propos, il précise que la traduction habituelle de
« transcendance » est à son sens impropre dans ces métaphysiques de l’hénologie. Le sens le
plus juste serait l’arrachement, le suspens, notion qui s’applique au principe, le séparant du
reste de la réalité tout en comprenant une opérativité de l’ordre de la tenue, de la
maintenance quant à l’être. Aussi précise-t-il aujourd’hui : « Se dessine ainsi une cosmologie
gracieuse et élégiaque, fondée sur la séparation radicale entre l’un et l’être, le principe et ce
dont il est le principe : séparation qui, pour être radicale, n’en est pas moins amoureuse. Je
ne suis pas sûr que les termes de « transcendance » (pour le principe) et de « dépendance »
(pour ce dont il est le principe), que notre tradition philosophique utilise pour traduire ce
vocabulaire grec, rendent bien raison de ce qui est en jeu ici. »962

L’exeremenon, arrachement du principe à l’être, et non plus transcendance de l’être,


autorise ainsi l’œuvre de la suspension, l’Un devenant la cimaise de toute la réalité, (image

958
Voir également traité 2 (IV, 7), 1, 2 ; traité 4 (IV, 2), 1, 12 et traité 6 (IV, 8), 2, 9.
959
Traité 39 (VI, 8), 15, 30.
960
Ibid., l.33.
961
Pierre Caye, Banquet d’été de Lagrasse, « Ce qui nous sépare, ce qui nous relie », Séparation et libération.
Lectures néoplatoniciennes de la première hypothèse du Parménide de Platon, 9 août 2016. Vidéo disponible sur
http://www.youtube.com/watch?v=L0fA5bEJ-t4.
962
Pierre Caye, Op. Cit., p. 113.

284
que j’emprunte à P. Caye963 pour sa précision et sa justesse) : cette cimaise, ce point d’ancrage
assure le rôle de constante à l’être et permet, outre l’autoconstitution de tout être, sa
stabilisation par son lien au fondement. Lien invisible puisqu’il ne sert pas à attacher, à rendre
dépendant, mais au contraire à délier d’une nécessité extérieure (la matière, la multiplicité
infinie, la contingence), à rendre libre l’être. A la cimaise de l’Un, se suspendent donc toutes
réalités, comme les innombrables tableaux d’une galerie, retenus par un invisible support,
présentés au regard, manifestations de l’indicible, de l’invisible –« imparticipable »964 dira
Proclus – Et c’est toute la phénoménalité de l’être qui s’épanche, s’élance, ruisselle, existe, se
projette toujours au-delà d’elle-même pour être parfaitement ce qu’elle est, toujours
cependant tenue en elle-même, équilibrée par l’Un, attache antéphénoménale. Tout logos ne
peut se tenir et se maintenir que par l’Ineffable. Toute procession ne procède que de l’Un
improcessible, exerçant une force au-delà de la puissance telle qu’en son acception
aristotélicienne et même stoïcienne, comme nous l’avons dit, une force antigravitationnelle
qui est capable de porter, de contenir, de manifester le poids de tout l’être. Ce poids
ontologique qui a fait l’objet de ma seconde partie, et qui, au fur et à mesure que se développe
l’être jusqu’au sensible, se fait toujours plus lourd, va jusqu’à la matière brute et inerte,
entière « en-puissance » impuissante, qu’alors in extremis Plotin attache cette fois par l’image
des chaînes d’or, la seule faut-il noter qui évoque une dépendance totale. La dépendance
totale n’est que le fait de la matière, dépourvue de liberté parce que dépourvue d’être, et
c’est pourquoi à l’image de la suspension, de la légèreté qui aère et maintient la gravité
ontologique, se substitue l’image très matérielle des chaînes, qui pour être d’or, n’en sont pas
moins les plus puissantes déterminations nécessaires, celle que l’âme impose au corps afin de
l’arracher à l’indétermination pure : faut-il rappeler ici que chez Plotin, la première propriété
qu’acquiert la matière est la masse (ogkos) 965, qui dès lors permet d’ériger, de délimiter un
corps qui recevra ensuite d’autres qualités au cours du processus d’engendrement par les

963
Pierre Caye utilise pour fonder cette image le terme d’harpagè employé plus tard par Damascius dans Traités
des premiers principes, §36 I, 111.16-17 CW (cité p. 111 de l’Op. Cit. dans la traduction de J. Combès : « Tout est
donc suspendu à lui (άπῃώρηται), et de cette façon en retire avantage, en étant retenu par lui (έ όμενα ὑπ’
αύτοῡ) ». « Harpagè signifie non seulement la prise, mais aussi le « croc » par lequel l’un à la fois arrache le réel
à sa pesanteur, comme le seau d’un puits, et l’accroche pour mieux le suspendre et le tenir ou le soutenir. » (Op.
Cit. p. 111).
964
« L’un imparticipable (to amèthekton èn) transcende toute puissance. » (Proclus, Théologie platonicienne, V
38, 139.20-21, traduction H.D. Saffrey et L.G. Westerink, Collection des universités de France, Paris, Les Belles
Lettres, 1968.
965
Voir à ce sujet tout le traité 12 (II, 4) sur lequel je reviens infra.

285
logoi ? Mais en-dehors de la matière brute, du non-être, tous les êtres sont dé-liés, suspendus
à l’archè, maintenus par la légèreté même de l’Un, qui demeure en suspens à rien d’autre que
lui-même, « au-delà du mouvement et du repos »966, ne reposant sur rien : « pour ainsi dire,
il prend appui sur lui-même »967, nous dit Plotin.

C’est pourquoi l’antériorité du principe marque davantage je crois une absence, un retrait
du phénomène, et même une coupure nette du champ phénoménal, une séparation qui seule
peut fonder le phénomène, qui seule aussi peut rendre compte de l’être et de sa puissance
processive. Cette coupure ai-je précisé, n’est pas synonyme de blessure, de plaie,
d’écoulement sans fin, car la beauté gracieuse des formes, des unités, empêche l’infinité
d’être contingente : l’épanchement s’arrête à la limite de ce qui n’est pas ou qui pourrait être
n’importe quoi, la matière brute. De l’ancre flottante, du support de l’Un s’élancent les
multiples et innombrables amarres, comme autant d’invisibles fils permettant à l’être d’être,
c’est-à-dire d’être libre dans l’immense plaine des phénomènes. Cet au-delà de la puissance,
antéphénomène, va à l’encontre d’une interprétation surontologique où l’Un est « réduit » à
l’éminence, à la transcendance, tel un couronnement de l’Être dépassé par une sorte de sur-
Être. Si l’antériorité de l’Un est exeremenon, arrachement, et si cette disjonction de l’être est
la condition même pour qu’il y ait de l’être et de la liberté, de la légèreté dans tout ce qui est,
alors apparaît avec Plotin une conception inédite de la métaphysique, qui jusqu’aujourd’hui
est peut-être capable de répondre des apories, voire de la crise actuelle de la pensée,
éparpillée dans l’événementialité.

966
Traité 9 (VI, 9), 3, 42.
967
Traité 39 (VI, 8), 16, 19.

286
II- L’insoutenable légèreté de l’Un

« Cette chose merveilleuse qui est avant lui


c’est l’Un, qui n’est pas un être. »968
Plotin

Le geste plotinien, en désignant et ouvrant un au-delà de l’Être, permet une métaphysique


qui n’est pas réductible à l’ontothéologie dénoncée par Heidegger969, contrairement à la thèse
soutenue par Jean -Marc Narbonne970. Déjà en 1971, Pierre Aubenque 971 y voit une
préfiguration de la pensée heideggerienne. Mais c’est Bernard Mabille qui en 2004, propose
une relecture de l’hénologie néoplatonicienne972, fondée sur la différence de l’Un, et renvoie
dos-à-dos ces thèses qu’il juge somme toute « symétriques »973, dans une démonstration qui
n’est pas sans rappeler la méthode plotinienne de confrontation des thèses, d’utilisation de
leurs arguments contraires pour une meilleure réfutation en vue de l’émergence d’une
nouvelle pensée. « Comme de nombreux interprètes l’ont déjà noté, la démarche
heideggérienne qui nous porte « au-delà de l’étance » risque de perdre la nouveauté absolue
qu’il s’attribue lui-même lorsqu’on s’aperçoit qu’un tel geste existe dans la tradition

968
Traité 9 (VI, 9), 5, 29-30.
969
Comme le fait remarquer Werner Beierwaltes, Heidegger a occulté ou ignoré la pensée hénologique
néoplatonicienne : « Assurément, Heidegger n’aurait jamais pu soutenir et développer dans ses interprétations
sa thèse du cours historial de la pensée - de l’ « oubli » croissant de l’être et du « défaut » de différence
ontologique, s’il s’était seulement confronté sérieusement à la prétention de la pensée néoplatonicienne quant
à la possibilité de penser une « différence ontologique. » (Platonisme et idéalisme, Paris, Vrin, 2000, p. 216).
Cependant, il est à noter que W. Beierwaltes identifie la différence hénologique avec la différence ontologique.
970
J.-M. Narbonne intègre la démarche hénologique plotinienne à la métaphysique comme ontothéologie,
ramenant l’Un à « quelque chose », et plus encore, à ce qui « est » par excellence, c’est-à-dire à un étant
suprême. Voir à ce sujet : La Métaphysique de Plotin, Paris, Vrin, 1994 ; « Henôsis et Ereignis : remarques sur une
interprétation heideggerienne de l’Un plotinien », Les Etudes philosophiques, janvier-mars 1999, p. 105-121 ; et
Hénologie, ontologie et Ereignis, (Plotin, Proclus, Heidegger), Paris, Les Belles Lettres, 2001. Il parle du « sur-
être » (Hénologie, ontologie et Ereignis, p. 247), et considère comme une « dénivellation » (Op. Cit., p. 282) et
non une rupture l’antériorité de l’Un. Dès lors, c’est davantage dans la continuité ontique que se conçoit l’Un,
transcendance, fondement, principe qui « est » au maximum ce qui est, qui est plus que ce qui est. Or ce maintien
de l’Un dans l’étance me semble illégitime au regard de la séparation hénologique opérée par Plotin que j’ai
décrite supra. L’Un n’est pas réductible à « quelque chose », fût-ce à un sur-être, ni même à l’éminence qui
caractérise davantage la seconde hypostase.
971
Pierre Aubenque, « Plotin et le dépassement de l’ontologie grecque classique », in Le Néoplatonisme, actes
du colloque international de Royaumont, 9-13 juin 1969, Paris, Editions du CNRS, 1971, p. 104 : « Plotin fait
apparaître d’un coup, bien qu’on s’en soit peu avisé jusqu’ici, ce qu’il y a de particulier, et par là, de limité dans
ce qu’on a appelé la « structure onto-théologique de la métaphysique ». »
972
Bernard Mabille, Hegel, Heidegger et la métaphysique, Recherches pour une constitution, Paris, Vrin, 2004.
Voir le chap. VII, « Constituer la métaphysique », La relativisation de l’onto-théologie, p. 312-336.
973
B. Mabille, Op. Cit., p.313.

287
métaphysique, en particulier dans le néoplatonisme plotinien. »974En effet, explique-t-il, « il
nous semble légitime de dire, pour donner la dominante néoplatonicienne en matière de
métaphysique, que c’est l’affirmation d’une distinction entre Un et être, la reconnaissance
d’une différence hénologique ou méontologique, comme on voudra, qui la caractérise et que
nous retenons ici. »975Aussi, B. Mabille sonde d’abord la position de J.-M. Narbonne, qui
ramène l’hénologie à une figure de l’ontothéologie, faisant de l’Un un « quelque chose », un
ti - même s’il admet que Narbonne module un tant soit peu sa pensée dans Hénologie,
ontologie et Ereignis et reconnaît le terme plotinien oű ti 976 tout en le traduisant par « non-
objet », ce qui signifierait que l’Un est toujours « quelque chose ». De plus, comme le signale
très justement B. Mabille, Narbonne, en cantonnant l’Un au principe premier transcendant et
résorbant toutes réalités, le fixe, le fige pour ainsi dire du même coup dans l’excellence d’un
étant suprême qu’il appelle d’ailleurs lui-même « sur-être »977. Or c’est oublier que
l’antériorité de l’Un implique bien plus qu’un dénivelé entre la seconde et la première
hypostase : « l’Un n’est pas « avant » le quelque chose comme un quelque chose plus
originaire. Il est avant au sens de l’en-deçà, non seulement de toute choséité, mais
simplement de toute déterminité (ce que ti veut dire ici). Etre avant (pro), c’est être sans
(aneu) la détermination. »978

Ainsi, il faut je crois prendre avec circonspection pour le moins, une conception katholou-
prôlogique 979telle que la présente Narbonne selon laquelle l’ensemble de l’étant est
rapportable au principe, car alors la constitution de la métaphysique elle-même implique,
comme le fait remarquer à juste titre Mabille, « que ce premier soit lui-même un étant »980,
ce qui n’est pas le cas pour Plotin. Dans cette lignée d’ailleurs, on pourrait de même dire
qu’Heidegger, proposant une nouvelle figure du fondement dans l’Abgrund, finit par tomber

974
Ibid.
975
Ibid, note 1.
976
Traité 9 (VI, 9, 3, 37-45) : « L’intellect est quelque chose, et elle est un être ; mais ce terme (l’Un] n’est pas
non plus un être ; car l’être a une forme qui est celle de l’être ; mais ce terme est privé de toute forme, même
intelligible. » (traduction Bréhier).
977
Hénologie, ontologie et Ereignis, p. 247.
978
Bernard Mabille, op. cit., p. 317.
979
Le néoplatonisme « n’échappe pas au katholou-prôlogisme caractéristique de la pensée classique », dit
Narbonne, op. cit., p. 281.
980
B. Mabille, op. cit., p. 319.

288
lui aussi dans un étant fondamental qui dirige et fonde tout l’être. Sans entrer davantage dans
la problématique précise de Mabille - la constitution de la métaphysique- et les réponses
qu’il propose, distinguant d’ailleurs la pensée plotinienne de la démarche heideggerienne, je
relève surtout sa reconnaissance de l’antériorité de l’Un in-déterminé, échappant à l’étance.
A partir de là, Mabille dessine un dédoublement de la constitution de la métaphysique, qui
peut soit se constituer selon un axe thétique (le déterminant), soit selon un axe arsique (l’in-
déterminé), le principe pouvant être appréhendé en étant (par excellence) ou en néant (selon
ce qu’on appelle la théologie négative). Ma position prend cependant une certaine distance
par rapport à ce dernier point, car je rejoins Pierre Caye qui insiste sur la positivité de la
différence hénologique, qui n’existe pas dans la différence ontologique :

« En tant que l’acte pur repose sur l’indétermination de l’être, il n’est pas sans être
affecté par la négativité, car s’il est capable de tout produire à commencer par lui-même,
il est aussi capable de tout détruire, hormis lui-même. Telle est la loi de la différence
ontologique. Par conséquent, la principialité de l’acte pur ne nous permet pas encore
d’accéder à la positivité de la différence entre l’un et l’être, positivité qui, en même
temps qu’elle instaure la différence, sauve et préserve, à la fois et indistinctement, l’être
et l’étant, l’un et l’autre mutuellement rassemblés dans et par le même salut. »981

De plus, comme je l’ai évoqué supra, la métaphysique plotinienne ouvre je crois un autre
axe que celui d’une fondation par l’être ou par le néant : Plotin, en cela davantage héritier
d’Héraclite que de Parménide, révèle surtout une structure un/multiple. Si tout est multiple,
même les formes, même les nombres, même les intelligibles, et a fortiori les phénomènes
sensibles, il faut un fondement qui soit autre que multipliable, dénombrable. Il faut une
constante qui permette toutes les opérations de génération, de multiplication, mais aussi de
différenciation au sein des phénomènes. Cette constante c’est l’Un, indéterminable – mais
non indéterminé puisqu’il est le contraire même de la contingence totale, de l’accident, qui
sont le propre du multiple982 - insaisissable, indicible, que toute tentative intellective réduit

981
Pierre Caye, op. cit., p. 57-58.
982
L’Un plotinien est infini certes, mais « cette infinité n’est pas plus qu’un », rappelle-t-il au traité 32 (V, 5), 11,
1. C’est-à-dire que l’infinité du multiple ne peut jamais l’excéder, la dunamis de l’être est délimitée, ordonnée,
dessinée en son essence même par la force hénologique. Tel est le véritable sens aussi de la supériorité de l’Un
sur l’être et toutes choses : pure constante, il est la limite de tout, parce que rien ne peut le dépasser, le franchir,
le délimiter. Ce sens de l’apeiron se distingue de l’infini dans le sens habituel que la métaphysique lui attribue
généralement en tant qu’ « illimité ». L’étymologie elle-même relève les deux sens : celui d’un infini sans fin,
« avec l’idée de nombre, innombrable », et celui d’ « unique, d’où l’on ne peut se dégager » (Bailly, p. 209). Ainsi

289
nécessairement à une sorte d’être, les mots, la pensée elle-même n’ayant pas d’autre
approche possible que les opérations logiques et mathématiques, qui sont rappelons-le, dans
le nombre, donc dans le multiple elles aussi.

Partant de l’indéterminabilité de l’Un, qui n’est donc pas à confondre avec l’indétermination
contingente du multiple, et qui de fait ne signale que les failles de l’être et de la pensée, je
montrerai dans cette dernière partie la positivité de la différence hénologique sous plusieurs
aspects : en tant que force antigravitationnelle, permettant dès lors la liberté de l’être,
assouplissant la nécessité de son impondérabilité, rendant ainsi compte de la relation binaire
entre les deux termes étudiée dans notre seconde partie ; en tant qu’atenporalité et absence,
créant la distance nécessaire dans l’être et parmi les êtres, la séparation sans laquelle l’être
s’essouffle et finit par étouffer dans et par les phénomènes ; de là, l’antéphénomène seul peut
s’avérer de taille à lutter contre la multiplication des phénomènes à l’infini, contre l’auto-
anéantissement de l’être toujours dirigé processivement jusqu’à la matière et la dislocation :
l’intentionnalité n’émerge et ne se retrouve qu’à partir de l’élan un et fondamental en l’âme,
toujours présent même à qui l’ignore – comme l’avait pressenti et souligné Husserl, à la lecture
de Plotin. Traversé de son absence, tout individu, si minime soit-il, ne s’en dirige pas moins
vers l’Un, reproduisant l’arrachement premier, cherchant à s’unifier, à s’équilibrer, c’est-à-
dire à fuir ce qui le disloque et l’ « anéantise »983. La différence hénologique dès lors est le
contraire même de l’abîme, de l’Abgrund.

Plutarque parle-t-il de « fleuves infranchissables » (« La fortune ou la vertu d’Alexandre I », 326 E, in Œuvres


morales, V, 1, éd. F. Frazier, C. Froidefond, Les Belles Lettres, Paris, 1990, p. 115). L’Un est apeiron parce qu’il
circonscrit l’infinité dans le sens premier (multiplicité, indétermination), il saisit l’être dans son entièreté, si
innombrable soit-elle, et l’empêche de fuir jusqu’à la contingence totale, jusqu’à l’informe : il le délimite, l’unifie,
et délimite ainsi chaque étant par sa puissance infinie, ou plutôt lui donne la capacité de s’autodéfinir, chaque
étant portant le sceau de l’unité. Voir à ce sujet Pierre Caye, Op. Cit., « Indébordable », p.84-91 : « […] l’un se fait
limite de l’être, ce qui en limite l’infinité, tel que l’être ne peut jamais déborder l’un. En tant que la limite de l’un
circonscrit l’infinité de l’être, l’un manifeste sa propre infinité et puissance infinie, de sorte que de l’infini il ne
reste que l’un. » (p.88).
983
J’entends ce néologisme comme une synthèse de ce qui à la fois néantise et anéantit l’être, c’est-à-dire la part
de matière, d’infini multiple qui tend à la fragmentation de l’être et à sa dissolution.

290
1- La force antigravitationnelle

Nous avons vu que l’Un offre à l’être l’équilibre, l’assiette, la capacité de se tenir, de se
limiter – et nous rejoignons ici la notion d’apeiron évoquée supra : il empêche l’écoulement,
l’effritement dans le multiple, l’éclatement de l’être hèn polla. Les nombres, les formes, si
multiples soient-ils, opèrent l’ordonnancement au sein du réel, et c’est aussi pourquoi chez
Plotin la nécessité a dimension positive et se confond presque à la liberté, parce qu’elle n’est
autre que ce mouvement d’ordonnancement, de stabilisation de l’être par l’unité le
traversant, l’habitant de part en part. L’Un, constante et non substance, n’a donc pas une
action « directe » sur l’être, ce qui permet la diversité du monde et des phénomènes, que ce
soit dans les Formes ou dans le sensible984. Comme je l’ai montré dans ma seconde partie, le
principe de production des êtres, qui est à la fois principe de différenciation, opère dans et
dès l’Intellect et jusqu’aux corps, arrachés à la pure indétermination de la matière par
l’energeia de l’âme : or ce « principe » est justement l’unité, la force hénologique oeuvrant
jusqu’au moindre et dernier des êtres, mais non pas de façon directe et transitive, tel un
démiurge, ni même un « sur-être » tout puissant dont l’énergie pure serait au service d’une
productivité d’être comme « en réserve » en lui . L’Un opère de façon indirecte, invisible,
ineffable si je puis dire, et cependant plus forte, plus incontournable, plus nécessaire que ne
le ferait l’action éminente d’un dieu tout-puissant, ou d’un principe identifiable à la puissance
de la procession. L’opérativité de l’Un c’est justement son ermitage, pour reprendre
l’expression de J. L. Chrétien, c’est-à-dire son antériorité, une force d’avant la puissance, qui
est indicible, mais également irréductible à la puissance productive de l’être. Pour cette raison,
l’Un échappe au champ gravitationnel de l’être, au mouvement processif, demeurant
suspendu à lui-même, avons-dit, mais permettant par là même la suspension de l’être. Par sa
légèreté même, son apparente absence de l’être, l’Un marque plus sûrement de son sceau
tout être vivant : et ce n’est pas anodin que la première détermination que l’âme apporte à la
matière soit la masse. L’insoutenable légèreté de l’Un supporte et porte le poids de l’être

984
En ce sens, une interprétation ontothéologique oukhatholou-protologique du principe omet la « différence »
fondamentale entre les êtres, qui est chez Plotin la trace de la différence première, celle de l’Un : il est présent à
toutes choses, mais chacune le reçoit à sa façon, selon sa capacité, insiste à maintes reprises Plotin (je reviendra
sur ce point essentiel dans l’autoconstitution et l’unité des êtres) : « ce qui est présent est présent selon
l’aptitude (epitèdeiotes : ἐπιτηειότης) de ce qui la reçoit » (Traité 22 (VI, 4), 11, 3-4). Si l’Un n’était que la cause
de l’être, son action serait directe, transitive et n’impliquerait pas la différence de réception dans la constitution
des êtres. Pour Plotin, l’Un est surtout la constante, ce qui permet à chaque être de s’autoconstituer, de
s’équilibrer, de se définir. Tel est le « laisser-être » plotinien qui est surtout un « laisser-être-un ».

291
s’écoulant via les logoi jusqu’aux âmes incarnées, jusqu’aux phénomènes physiques : cette
légèreté seule répond de tout l’être et de tous les êtres, parce qu’aussi elle les permet, elle
leur donne corps, vie, consistance, essence, elle est leur constante qui fait qu’à tout moment
chacun d’eux s’équilibre, s’autoconstitue, et peut même, comme nous l’avons dit en ce qui
concerne l’âme humaine, se retrouver davantage, se libérer autant que faire se peut de
l’extériorité, du poids ontologique qui le grève. Plotin définit la force hénologique en tant qu’
« une puissance inébranlable et immuable » (ἀστεμφεῖ καὶ ἀμετακινήτῳ δυνάμει)985 : c’est
pourquoi il faut parler davantage de constante que de cause, car l’Un n’a pas une action
directe et transitive sur l’être, sur le monde, sur les phénomènes. Il est cependant le point fixe
où tout et tous s’arriment à leur insu, le couvert, l’abri, la limite, la mesure, l’étalon, ce qui
rend possible la multiplicité tout en la sauvegardant de l’informe, de l’indéterminé grâce à la
spécification, à l’individualité, à l’unification interne – c’est-à-dire à la liberté de l’essence.
« Mais lui, il siège sur ces réalités [intelligibles] non pour prendre assise sur elles mais pour
donner une assise à la forme [l’Intellect] des premières formes, alors que lui est dépourvu de
forme. »986Sans l’Un, pas d’assise, pas de position, pas de composition, pas de configuration
dans l’être – et le fantôme d’une matière totalement indéterminée, informe, fuyante,
glissante, sombrant dans la néantisation, le chaos, la décomposition du cadavre, le trou noir
absorbant l’être en son non-être apparaît, hantant toujours l’arrière-fond plotinien. Sans la
légèreté, l’impondérabilité de l’Un, il n’est de fait nulle gravité, nulle procession, nulle
descente, nulle liberté pour l’être, mort-né, ou plutôt non-né. Car l’être et tous les étants sont
liés à la constante de l’Un, c’est-à-dire ne peuvent exister, être à soi, être soi, être un
véritablement, que par l’invisible fil qui les maintient en équilibre – et nous n’utilisons le terme
de « lien » que par défaut, car celui de l’Un, imperceptible, inconnu la plupart du temps (par
les âmes animales et végétales et par la plupart des âmes humaines), est un lien qui délie à
proprement parler tout être. La légèreté de l’Un permet le souffle, la respiration de chaque
être vivant, la circulation et la diffusion de la vie : « Nous respirons et nous sommes sauvés,
non pas parce que l’Un nous a donné cela et qu’ensuite il s’est retiré, mais parce qu’il nous
fournit toujours cela aussi longtemps qu’il sera ce qu’il est »987.

985
Traité 39 (VI, 8), 21, 4.
986
Traité 38 (VI, 7), 17, 34-36.
987
Traité 9 (VI, 9), 9, 9-11.

292
L’Un donne ce qu’il n’a pas à l’être, la gravité contenue dans la puissance et l’acte, déployée
dans le champ gravitationnel ontologique, autrement dit dans la procession qui s’avance
jusqu’aux moindres étants, jusqu’à l’extrême limite de la matière inerte. Mais il communique
aussi, par sa soustraction même de ce champ de forces ontologique, par son écart, son
retranchement, sa coupure, il communique aussi la légèreté nécessaire à la constitution, à
l’unité intrinsèque de chaque chose, la liberté impondérable, insaisissable, irréductible à une
simple nécessité biologique, physique, ou même formelle et logique. Si l’être-hypostase
plotinien est une force de gravité, comme je l’ai montré supra, parce qu’il est affecté de
multiplicité et soumis d’emblée à la divisibilité qui en découle, portant en lui déjà le risque
entropique, l’Un en revanche est la force antigravitationnelle qui permet à l’être de se tenir
en lui-même, de ne pas sombrer dans l’atomisation, la néantisation impliquée par le multiple.
L’Intellect, nous dit Plotin, est amené à « diviser en partie la puissance qu’il a reçue de l’Un,
faute de pouvoir la tenir (ἁδυνατῶν ἒχειν), et d’une qu’elle était, il la rendit multiple pour être
ainsi en mesure de la supporter partie par partie »988. Or ce que l’Intellect, l’être, ne peut
supporter, ce qui dès lors se multiplie, se fragmente et s’écoule par la procession, ce qui choit
peu à peu jusqu’au sensible, jusqu’à l’obscurité de la matière, l’Un ne cesse jamais de le
maintenir en soi-même, par son insoutenable légèreté, seule capable de trans-porter (porter
au travers de) aussi sa propre force, telle la constante qu’est la vitesse de la lumière en
physique. Par-delà le dynamisme de la procession, qui demeure soumis au risque entropique
puisqu’il s’étend jusqu’à la matière, l’embrasse et tend parfois à s’y noyer tel Narcisse en son
miroir, la force antigravitationnelle de l’Un transcende, ou plutôt transperce tout l’être et tout
être d’unité, c’est-à-dire de liberté. Et c’est aussi pourquoi l’âme a la possibilité en elle, dans
ce qu’elle a de plus intime, de plus profond, de plus individuel, de saisir cette force, cette
légèreté, de rompre ne serait-ce qu’un instant l’opacité d’elle-même, mais aussi de l’être hèn
pollà : « Il est vrai que dès ici-bas, on peut voir l’Un et se voir soi-même, dans la mesure où il
est licite de le voir ; on se voit soi-même illuminé et rempli de lumière intelligible, ou plutôt
on se voit comme la lumière elle-même, pure, sans pesanteur, légère, car on devient dieu, ou
plutôt, on est dieu ; on est alors enflammé ; mais si l’on s’alourdit à nouveau, c’est comme si
l’on s’éteignait. »989

988
Traité 38 (VI, 7), 15, 21-22.
989
Traité 9 (VI, 9), 9, 56-61.

293
L’impondérabilité de l’Un est donc sa force, cette force antérieure à la puissance et à l’acte
et qui cependant les permet au cœur des phénomènes intelligibles et sensibles. Elle révèle et
souligne du même coup la fragilité intrinsèque de l’être dont j’ai parlé dans ma seconde partie
– la fragilité étant paradoxalement associée au poids ontologique, et davantage encore à la
masse des corps dans le devenir : plus s’avance la procession vers la matière, plus s’alourdit
l’être, jusqu’à devoir déterminer la matière par une masse précise afin de constituer un être
vivant terrestre. Et plus la liberté, la légèreté, trace indélébile de l’Un en l’être, ne peut que
fusionner avec la nécessité afin d’éviter l’entropie et la néantisation totale : la relation binaire
liberté-nécessité que nous avons soulignée au sein de l’être, l’imbrication de ces notions
plotiniennes dans les phénomènes, tant sensibles que formels, sont les garantes de la fragilité
ontologique, elles évitent à l’être la fragmentation, la dissolution dans la matière.

Il convient dès lors de s’interroger davantage sur la notion d’ogkos (masse), chez Plotin, que
nous avons déjà évoquée supra, parce qu’elle révèle une frontière ténue entre physique et
métaphysique, et plus encore dessine une cosmologie nouvelle, libérée du déterminisme, qu’il
s’agisse d’un déterminisme stoïcien, atomiste ou astrologique – nous l’avons montré tant au
niveau de l’âme que de l’être. Bien avant d’aborder la question hénologique, dès le traité 3
Sur le destin, l’atomisme990, le stoïcisme991 et l’aristotélisme garantissant l’harmonie des
sphères par un premier moteur immobile992, les trois principaux systèmes déterministes
antiques, sont remis en cause parce qu’ils ne laissent aucune place à la liberté. Le chaos des
atomes finit par rejoindre la nécessité la plus arbitraire et fatale ; l’action efficiente et
productrice du logos stoïcien a raison des moindres de nos pensées et actes, réduisant à néant
la liberté de l’âme et de l’être par un principe ayant une action globale et totale sur toutes les
réalités993 ; enfin, l’influence des positions des planètes annihile également les libertés
individuelles et même la liberté de l’essence. Il me semble important de rappeler ces points
de la critique plotinienne à présent que se pose la question du fondement de la liberté au sein
de sa pensée : celle-ci tend en effet à libérer les phénomènes à tous les niveaux de l’être d’une

990
Traité 3 (III, 1), 3, 1-4.
991
Ibid., 2, 17-25.
992
Ibid., 2, 26-30.
993
Notons au passage le paradoxe suivant : Plotin assigne au stoïcisme l’idée d’un principe hégémonique duquel
tout le réel découle, qui est la base du système émanatiste qu’on lui attribue.

294
nécessité comprise comme contrainte et limitation de liberté. En élaborant une cosmologie
nouvelle, qui remet en cause les conceptions créationnistes du monde (conceptions certes
récentes dans le monde grec), mais aussi les réductions du principe à une cause efficiente,
Plotin rompt définitivement la massivité de l’être depuis Parménide, en lui opposant
l’insoutenable, l’ « in-supportable » légèreté de l’Un - impossible à supporter et sans support,
à laquelle se suspendent toutes réalités.

Luc Brisson a brillamment mis à jour la définition plotinienne de la masse994 dans son analyse
de passages particulièrement ardus, en particulier du chapitre 11 du traité 12, mis en
perspective avec les chapitres 25 et 26 du traité 42 pour son opposition au stoïcisme, et avec
les chapitres 10 du traité 23 et 16 du traité 26, où la masse apparaît comme ce qui est le propre
du corps, en opposition à l’incorporel. Comme je viens de l’évoquer, le terme d’ogkos désigne
en effet la masse en tant que la première détermination apportée à la matière informe au
cours du processus d’engendrement d’un corps par les logoi. Autrement dit, l’acte de l’âme,
l’energeia, « fabrique » la masse, ou plutôt l’arrache à la matière totalement indéterminée :
elle lui donne cette première propriété physique qui va permettre aux autres propriétés de
poursuivre le travail de détermination individuelle. « En tant que première aptitude de la
matière, l’ogkos est le premier stade du corps, et de ce fait il est pourvu de la grandeur et de
beaucoup d’autres qualités associées à l’extension : divisibilité, pluralité, etc… »995, dit Luc
Brisson. Et de préciser : « la matière n’est pas une masse, mais elle devient une masse »996.
Ainsi l’espace occupé par un corps et sa charge, ne sont pas le fait de la matière, qui seule,
rappelons-le n’est strictement rien. C’est l’âme, incorporelle, qui utilise la docilité totale de la
matière pour en faire, par l’ogkos, le premier support des autres déterminations qu’elle
apporte dans le processus d’engendrement en cours, qui est à la fois processus
d’individualisation sur la base de la pluralité totale et indéterminée de l’ulè.

« Or il faut que la matière, qui est simplement matière, tienne aussi sa grandeur d’une
autre chose. Par conséquent, ce qui va recevoir la forme ne doit pas être une masse,
mais c’est en même temps qu’il devient une masse qu’il reçoit le reste des qualités. De
plus, il doit avoir l’apparence d’une masse, comme une sorte d’aptitude première à être
une masse, mais c’est une masse vide. De là vient que certains ont dit que la matière est

994
Dans son article « Entre Physique et métaphysique. Le terme őgkos chez Plotin, dans ses rapports avec la
matière (űlè) et le corps (sôma) », in Etudes sur Plotin, L’Harmattan, Paris, 2000.
995
In op. cit., p. 101.
996
Ibid., p.98.

295
identique au vide997. Mais je parle d’une apparence de masse, parce que l’âme aussi,
n’ayant rien à déterminer lorsqu’elle entre en relation avec la matière, se répand elle-
même dans l’indétermination, ne pouvant circonscrire la matière et n’étant pas capable
de se diriger vers un point, car elle déterminerait déjà ».998

J’ai déjà suggéré l’aspect pour le moins paradoxal de l’apparition de ce concept de masse
dans la métaphysique de Plotin : l’ogkos, première propriété acquise de la matière grâce à
l’energeia de l’âme en phase initiale du processus de détermination d’un corps, apporte en
effet à celui-ci une résistance – la matière seule n’a aucune résistance chez Plotin, pas plus
que de dimension et d’unité999. Rappelons ici que Plotin parle aussi de résistance 1000au sujet
de l’âme, incorporelle, qui est capable d’opposer sa force, sa liberté d’autodétermination, à la
nécessité extérieure, comprise comme déterminisme sous la forme, soit du mouvement des
astres, soit de la contingence matérielle1001. Nous avons traité cette question dans la première
partie de notre recherche1002. En réalité, derrière l’apparent paradoxe, comme souvent dans
la pensée plotinienne, émerge une nouvelle donnée métaphysique : la résistance de l’âme
dont nous parlions en tant que puissance d’autodétermination, qui résiste en effet à
l’informité de la matière, à l’aléatoire, à l’infini illimité, qui est capable de transpercer, de
transcender la matière pure en lui imposant une forme déterminée, commence son « travail »
en définissant une masse, c’est-à-dire en s’attribuant un corps, qui va recevoir ensuite d’autres
déterminations sur cette base de grandeur et de charge. La résistance de l’âme à toute forme
de nécessité extérieure, qu’il s’agisse du déterminisme lié aux positions des astres, ou de celui
d’un aléatoire totalement arbitraire et hasardeux, consiste justement à donner une masse à
ce qui est sans résistance, docile et infiniment fuyant, à donner une consistance, une unité,
qui sera désormais mesurable. L’ogkos de Plotin est la détermination propre d’un corps, celle
qui rend possible toutes les autres propriétés de ce corps, ce qui à jamais le fait lui aussi
résister au déterminisme de la contingence, le rend libre en partie par rapport à la matière et

997
Allusion à Aristote qui établit une égalité entre hulè (matière), khora (région), topos (lieu), et kenon (vide), (in
Physique, IV, 2, 209b-11-16 et IV, 7, 214a13-14).
998
Traité 12 (II, 4), 11, 24-32.
999
Traité 42 (VI, 1), 26, 23-25.
1000
Traité 27 (IV, 3), 7, 28 : antistasei. Et également traité 3 (III, 1), 5, 34.
1001
« Mais nous avons admis l’existence d’une autre âme [une autre âme que l’âme du monde] qui s’oppose à
ces influences [de la révolution des astres] ; ce qui montre qu’elle est autre, c’est avant tout cette résistance ».
(Traité 27 (IV, 3), 7, 25-29.
1002
Voir « La résistance de l’âme au poids du déterminisme », dans ma première partie.

296
aux conditions extérieures que Plotin ne nie pas (lieu géographique, climat, position des
astres, hérédité…), comme je l’ai aussi indiqué.

Dans le traité 40 qui s’efforce de démontrer la permanence du monde, il est aussi question
de « résistance »1003 au sujet de notre monde sensible. La question que pose Plotin touche
encore ici à la détermination des corps qui va permettre qu’ils participent eux aussi, autant
qu’ils le peuvent, à la pérennité du monde : « Comment donc la matière, c’est-à-dire le corps
de l’univers qui s’écoule toujours, pourrait-il contribuer à l’immortalité du monde ? »1004.
L’apogée du paradoxe semble atteinte. C’est la matière même, les phénomènes sensibles,
constitués d’éléments physiques, eau, terre, feu, air, qui participent à la permanence de
l’univers, et ce malgré leur corruptibilité. La solution plotinienne, une fois de plus, réside dans
l’incorporel, maintenant chaque chose vivante. Sans l’âme le constituant, le corps est sans
vie1005. N’hésitant pas à réinterpréter Platon selon sa propre pensée1006, Plotin une fois de plus
réhabilite, ou du moins rehausse le sensible autant qu’il est possible à son modèle intelligible.
En effet, notre monde sensible bénéficie d’une solidité, et même d’une pérennité l’empêchant
de se répandre totalement dans le devenir, grâce à la sympathie à l’œuvre dans le vivant
unique : certes, l’âme végétative s’écoulant de l’âme du monde, est seule incapable de
maintenir la terre et les vivants, alors que l’âme du monde, proche des intelligibles, maintient
son action sur les corps célestes et l’univers tout entier, les préservant de toute destruction.
Mais grâce à la participation au feu céleste des quatre éléments qui composent notre monde
sublunaire, les êtres vivants et les phénomènes sensibles jouissent d’une consistance, d’une
densité, d’une continuité dans leur être : « Sans doute faudrait-il donc écouter Platon avec
plus d’attention lorsqu’il affirme que dans le monde entier doit se trouver ce genre de solidité
qu’est la résistance : c’est afin que la terre, qui se situe au milieu, soit aussi un support ferme
pour ceux qui séjournent sur elle et afin que les vivants à sa surface aient aussi une solidité
du même genre. Et la terre possédera aussi par elle-même la continuité alors qu’elle sera

1003
Traité 40 (II, 1), 7, 2 : « antéreisis ».
1004
Traité 40 (II, 1), , 3, 1-2.
1005
Traité 2 (IV, 7), 2, 18-19 ; et traité 28 (IV, 4), 18, 22.
1006
Plotin remet pour une fois en cause Platon au chapitre 6 de ce traité 40, lorsqu’il dit dans le Timée que
l’univers se compose des quatre éléments (31b-32b). Pour Plotin, les êtres et les phénomènes sensibles peuvent
très bien exister indépendamment du feu. Puis, au chapitre suivant que je cite, il tempère ses propos en
proposant une nouvelle interprétation de ce passage du Timée, soi-disant plus juste : chaque élément participe
aux propriétés des autres sans qu’il y ait besoin d’un mélange direct. Aussi, les phénomènes sensibles, sans se
mêler au feu céleste, bénéficient cependant de sa lumière.

297
illuminée par le feu. »1007L’unité du monde repose ainsi sur un principe d’harmonie, de
continuité, de communication des éléments entre eux, et cela sans qu’ils soient forcément
mélangés les uns aux autres. La communication est invisible mais elle permet aux corps d’être
des vivants et non des cadavres, en harmonisant chacun d’eux selon sa complexion propre :
c’est l’unité à l’œuvre dans chaque être, tel un accord arraché à la disharmonie, à la
cacophonie, au désordre total que serait la matière pure, qui permet de fait sa solidité, sa
consistance, sa tenue ontologique.

C’est pourquoi la masse est la première détermination de la matière, le premier « lien » si


l’on peut dire, entre l’âme et le corps, esquissant l’armature d’un être vivant. Dès que l’on
parle d’un vivant, on ne parle déjà plus uniquement de physique, de corporel pur, de matériel
chez Plotin : « la matière dont il s’agit dans cas-là ce n’est pas la matière tout court, mais la
matière d’une chose en particulier »1008. Quelques lignes plus loin, la matière est dite
epitèdeiotès (capacité à devenir1009. Nous verrons infra que ce terme est aussi utilisé pour
qualifier l’aptitude de l’âme à recevoir l’unité, et ceci n’est pas anodin : tout comme l’âme
arrache le corps à la matière pure et lui donne unité et consistance par la masse, le
positionnant dans le champ gravitationnel de l’être, l’Un arrache l’âme à l’être par sa force
antigravitationnelle, ce qui est sa détermination la plus haute, mais aussi à la fois sa liberté la
plus grande, qu’elle développe à partir de son epitèdeiotès (ἐπιτηδειότης) individuelle. La
masse est donc une détermination, mais surtout la détermination propre d’un corps, celle qui
explique aussi la résistance, et en cela les définitions de Plotin touchent en partie les
définitions de la physique moderne1010. Dès lors la limite, œuvre de l’Âme, et plus encore de
l’Intellect via les logoi, est bien une nécessité intérieure à l’être, et s’oppose à la totale
contingence et indétermination de la matière : l’Anankè en tant qu’extériorité disparaît au

1007
Traité 40 (II, 1), 7, 1- 7.
1008
Traité 12 (II, 4), 11, 23-24.
1009
Ibid, l. 28.
1010
En physique moderne, la masse est une propriété physique fondamentale d’un corps, elle rend compte de la
quantité de matière contenue dans ce corps indépendamment de l’endroit où il se trouve. Ainsi, la masse
d’inertie indique la résistance qu’un corps oppose à une modification de son mouvement sous l’action d’une
force extérieure ; et la masse gravitationnelle est relative à la gravitation à laquelle est soumis ce corps, ce qui
constitue son poids, qui peut donc varier selon l’endroit où se trouve ce corps (sur la Terre, sur la Lune, dans
l’espace…). La relation entre le poids et la masse s’exprime ainsi : poids = masse x g
(g représentant l’accélération de la pesanteur en un lieu donné)

298
profit d’une nécessité vitale qui contient en elle la liberté de l’être, parce qu’elle est déjà et
toujours allégée par l’Unité.

J’ai indiqué supra la filiation parménidienne chez Plotin1011 mais aussi ses limites1012. Dans
ce cadre, on peut relever par exemple le terme ogkoi dans le Poème de Parménide au vers 43-
44, fragment 8, utilisé en concomitance avec oûlon (vers 38), et oûlon mounogenes (vers 6),
ce qui peut indiquer que l’être lui-même chez Parménide serait la masse des melea (membres
du corps du monde) articulés par la limite, la nécessité qu’il impose au devenir. Mais le rappel
de la masse d’être parménidienne s’arrête dans cette image, ou plutôt se transforme en une
opposition chez Plotin : loin de la masse d’être compacte et sphérique, donc physique de
Parménide, qui d’ailleurs inspira les atomistes, la pesanteur inhérente à l’être plotinien est
métaphysique, le multiple grevant la seconde hypostase comme nous l’avons vu. A cette
pesanteur menacée par le risque d’éparpillement jusqu’à la matière, puisqu’il est naturel que
chaque réalité parvenue à sa perfection d’être engendre une réalité inférieure, rappelle
souvent Plotin – et nous venons de voir que l’âme va jusqu’à l’obscure matière pour lui
apporter sa lumière et la transformer en vivant en la déterminant par la masse sur laquelle
viendront se greffer d’autres qualités propres -, à cette pesanteur ontologique répond la
légèreté, l’impondérabilité de l’Un qui la transcende, l’arrache à elle-même, la maintient. La
métaphysique plotinienne, fondée sur la séparation entre l’Un et l’être1013, sur la suspension
du réel à la force antigravitationnelle hénologique, qui ne se manifeste pas directement dans
l’être mais uniquement par la liberté des êtres, leur « résistance » à toutes déterminations
extérieures, hasardeuses et aléatoires, propose l’unité comme mode opérationnel : une unité
présente en tout être, en tout phénomène, et qui dès lors empêche la dissolution du réel dans
l’irréel, dans le non-être, dans l’informe – dissolution qui hante plus que jamais aujourd’hui la
réalité dans le flux continu, intarissable, infini d’une virtualité capable de réduire, de
supplanter, voire d’anéantir, de détruire le réel ; et corrélativement dans la surabondance
d’une événementialité où tout a la même importance, ce qui revient à dire que plus rien dans
le réel n’a d’importance. De là s’ensuit une réalité totalement prise dans la matière, engluée
dans la pesanteur, incapable de fait de résister, c’est-à-dire d’être libre, d’affirmer l’unité,

1011
Voir le début de ma deuxième partie.
1012
Traité 10 (V, 1), 8, 15-27.
1013
L’ exeremenon : ce qui est arraché, ce qui se tient en suspend, notion qui s’applique au Principe et peut être
traduite autrement que par transcendance. Je développe cette notion infra.

299
l’unicité face à l’universalité, la totalité, la globalité qui absorbe et néantise chaque
phénomène. Le fantôme de la désintégration qui hante la métaphysique plotinienne, est je
crois plus que jamais d’actualité : une fois passés et dépassés le stade de la toute-puissance
de l’être heideggérien, mais aussi celui, contraire, de l’existentialisme, qu’il soit porté à son
paroxysme autodestructeur1014 ou orienté vers l’espoir, et enfin celui d’une phénoménologie
de l’événement, dissoute dans un donné si totalisateur qu’il noie l’intentionnalité, et donc la
pensée elle-même dans le débordement même du « donné », n’est-on pas en droit d’ouvrir
une porte à ce qui est « avant » le phénomène, avant l’être, ou « dedans » - selon la position
de l’observateur ? Plotin, en posant une force antigravitationnelle, capable de faire
contrepoids à l’être tout en le tenant, le soutenant, lui donnant consistance en chacune de ses
plus infimes parties, en chacun de ses plus petits phénomènes, peut nous conduire à une
pensée de la légèreté, de la liberté délivrée du poids métaphysique de l’être tout autant que
de la superficialité ou de la falsification du mythe de l’éternel retour nietzschéen. Car la force
antigravitationnelle de l’Un n’est pas à confondre ni à assigner à une toute-puissance
providentielle, comme je l’ai suffisamment montré ; au contraire, elle se distingue des
théories créationnistes. Cependant, loin de rendre caduque toute responsabilité qui permet
la liberté dans l’être et la liberté des êtres, elle rend compte de la relation entre liberté et
nécessité dans tous phénomènes : tout n’est donc pas également nécessaire ni également
libre chez Plotin, car rien n’est similaire.

L’insoutenable légèreté, pour reprendre la formule de Milan Kundera, n’est pas celle de
l’être, mais celle de l’Un - l’Un donnant ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas1015 : la pesanteur. Elle
leste l’être d’une nécessité intérieure, fondamentale, positive, qui est d’emblée et toujours
une autodétermination, et donc une forme de liberté. Autrement dit, le degré de liberté de

1014
Je pense par exemple à l’idée de la mort, voire du suicide qui habite l’existentialisme, et que Sartre a
manifesté avec tant de justesse, au sujet de la démarche de Mallarmé et de sa poésie dans sa Préface des Poésies
: « Disparaître : on rendrait à l’être sa pureté. », p. 9 ; « […] l’homme mourant sur tout le globe d’une
désintégration de l’atome ou d’un refroidissement du Soleil […] », p. 13-14 ; et : « Plus et mieux que Nietzsche, il
a vécu la Mort de Dieu ; bien avant Camus, il a senti que le suicide est la question originelle que l’homme doit se
poser ; sa lutte de chaque jour contre le hasard, d’autres la reprendront sans dépasser sa lucidité ; car il se
demandait en somme : peut-on trouver dans le déterminisme un chemin pour en sortir ? », p.14 (« Mallarmé »,
Préface de Jean-Paul Sartre, in Mallarmé, Poésies, Gallimard, NRF, Paris, 1952. Je reviendrai sur l’idée du suicide
dont traite Plotin dans un traité entier (Traité 16), qui pour être bref n’en est pas moins clair dans sa position.
1015
« Le don de l’Un de ce qu’il n’a pas est à la fois le mouvement par lequel ce qui vient après l’Un se constitue
et devient présent à soi-même, et le mouvement par lequel il est à tout jamais distant et distinct de l’ermitage
de l’Un. A cette donation qui n’est en elle-même ni un mouvement ni un acte, mais la station de l’Un en soi,
correspond une réceptivité active (qui est même le premier acte). », J.-L. Chrétien, « Le bien donne ce qu’il n’a
pas », p. 264, in Op. Cit.

300
chaque être dépend de sa gravitation autour de l’Un – de sa référence à l’Un.. Comme on l’a
vu, la position de chaque être n’est pas fixe, elle peut se modifier, que ce soit par les cycles de
vies, ou en ce qui concerne l’âme humaine, par le choix d’une existence dirigée vers son centre
de gravité - c’est-à-dire bien au-delà d’une simple application de vertus éthiques, et même de
la contemplation intellectuelle qui se doit d’être dépassée, arrachée elle-même de sa
gravitation ontologique vers l’impondérabilité de l’Un, la dégrevant « soudain »1016 d’elle-
même et du poids de l’être.

2- L’absence de l’Un : ce qui nous sépare et ce qui nous unifie

« L’absence resserre les choses… »


Sartre1017

a- De l’arrachement plutôt que de la transcendance

Il me semble donc que la séparation entre l’Un et l’être, sous-bassement de la métaphysique


plotinienne, justifie l’entrelacement, l’indissociabilité des concepts de nécessité et de liberté
tout en amenant la problématique jusqu’à sa pleine et véritable clarté. L’Un, force
antigravitationnelle, permet la liberté de l’être, assouplissant la nécessité de son
impondérabilité, lui permettant une respiration, une dilatation qui se traduit au niveau de la
procession par l’expressivité de l’ousia, contrebalançant une gravité qui conduit à l’entropie.
Mais aussi elle reconnaît et habilite une relativité objective dans l’être : sa constance permet
tous les mouvements possibles, toutes les translations, tous les changements de référentiels
sans que jamais le monde soit dissout1018 ni ne manque à lui-même. La légèreté de l’Un donne

1016
Traité 38 (VI, 7), 34, 13, repris de Platon, Le Banquet, 210 e4.
1017
Sartre, art. cit.
1018
Les traités 40 et 52 soutiennent la pérennité du monde en dépit de ses changements, grâce à l’âme qui est
principe et oppose ainsi sa résistance, comme nous l’avons vu, aux fluctuations extérieures. Or cette principialité
de l’âme, assurant stabilité au monde est bien la phénoménalité, c’est-à-dire la manifestation d’une stabilité
fondamentale pour tout être, pour toutes choses. Si l’ontologie plotinienne est toujours hantée par la crainte
d’une atomisation, d’un éclatement, d’une dispersion, trace épicurienne visible, elle est cependant sauvegardée
et comme rattrapée par la différence hénologique qui la stabilise d’office jusqu’en ses moindres phénomènes,
aussi sensibles fussent-ils, parce que toujours tendus, maintenus par la constante invisible de l’Un. Voir par
exemple traité 52 (II, 3), 8, 1-5 : « […] L’univers subsiste toujours parce que l’ordre et la puissance de ce qui

301
sa consistance à l’être et empêche son effritement dans le multipliable à l’infini parce qu’aussi
il tient chaque être en lui-même, pour lui-même, en une définition unique et solitaire qui
reflète son ermitage – ignorante de ce reflet, l’âme n’en est pas moins maintenue à la surface
du devenir, amphibie certes, mais toujours sauvée de l’étouffement dans le multiple infini,
dans la saturation de la matière grâce à sa propre légèreté qui est trace de la séparation
première.

Ainsi, dans ce chapitre, je voudrais revenir sur une notion plotinienne, qui d’ailleurs sera
reprise par Proclus, celle d’exeremenon (ἐξῃρηένον), littéralement : ce qui est retranché et
soustrait, ce qui se tient en suspend, et qui est généralement - mal1019- traduit par
transcendance. Car l’arrachement de l’Un à l’être situe d’emblée l’être comme être-libre, mais
aussi être-seul, livré à sa propre essence et non plus à un référent absolu et extérieur, livré à
sa propre quête, fût-ce au cœur de son exil dans le sensible, écartelé, disloqué par la
promiscuité de la matière pure. L’exeremenon c’est la séparation initiale, fondatrice,
atemporelle entre l’antéphénomène et le phénomène : entre ce qui jamais n’apparaît, ce qui
est invisible, absent en apparence du monde, mais qui cependant le tient, le fait, le laisse-être.
C’est la blessure par laquelle commence à chaque instant notre vie, et qui cependant s’avère
positive parce que cet éloignement de l’Un, voire donc cette absence du monde, fonde la
puissance et l’acte de l’être et de chaque être. Entre l’Un plotinien, le principe, et ce dont il est
principe, il s’agit bien davantage d’absence que de transcendance. La liberté à l’œuvre dans
l’être et dans les êtres ne peut être que par la distance nécessaire (dans l’être et parmi les
êtres). Sans cette séparation fondamentale et fondatrice, l’être s’essouffle et risque
l’étouffement dans et par les phénomènes : l’Un plotinien, antéphénoménal, parce qu’il
réclame une réduction de l’être, une soustraction totale – et telle est bien la remontée de
l’âme vers l’Un epékeina tès ousias, s’avère alors seul de taille à lutter contre la multiplication
des phénomènes à l’infini et donc contre l’auto-anéantissement de l’être poussé, par sa
logique processive, à sa propre dislocation dans la matière. Car l’un-multiple qu’est l’être,
seconde hypostase, correspondant à la seconde hypothèse du Parménide, s’avère dans la
métaphysique de Plotin, insuffisant, défaillant, pour rendre compte de la réalité toute entière,

domine le maintiennent dans le droit chemin. ». La structure de l’être, du monde, est aussi rectitude, telle une
colonne vertébrale permettant l’ordonnancement et la marche harmonieuse des membres d’un corps.
1019
Pierre Caye, conférence citée.

302
contrairement à ce qu’il en sera dans toute l’histoire de la métaphysique. Comme je l’ai montré
dans ma seconde partie sur l’Etre-Intellect, celui-ci est déjà marqué par ce que Pierre Caye
appelle l’entropie de l’être, c’est-à-dire une démultiplication qui est à la fois un abaissement
vers le non-être, une fuite vers le néant, un écoulement (χύσις)1020, image qui évoque la
physique de Lucrèce du De natura rerum 1021. L’être est procession, et par là-même il tend vers
son propre affaissement vers le non-être, vers sa dislocation, son éparpillement : « plus une
chose s’étend pour aller dans la matière, plus elle s’affaiblit par rapport à ce qui reste dans
l’unité. Tout ce qui s’éparpille s’écarte de soi-même »1022, note Plotin au traité 31 sur le beau
intelligible. Or le monde intelligible est déjà aussi affecté de multiplicité et de divisibilité. Au
traité 38, Plotin rend compte du passage de l’antéphénomène au phénomène, c’est-à-dire de
l’Un pur, indivisible, inapparent, à l’un-multiple, et donc à la procession, à l’être manifeste :
l’Être-Intellect est amené à « diviser en parties la puissance qu’il a reçue de l’Un, faute de
pouvoir la tenir (adunatôn exein), et d’une qu’elle était, il la rendit multiple, pour être ainsi en
mesure de la supporter (pherein) partie par partie »1023. C’est comme je l’ai précisé supra, par
impuissance (adunatôn), par fragilité que l’être, dans son incapacité à se maintenir « un »,
procède, se multiplie, se rend de plus en plus « visible », les formes s’écoulant en logoi
jusqu’aux raisons spermatiques qui détermineront les corps des âmes incarnées.
Or ce qui limite cet écoulement, ce qui empêche l’éclatement, l’atomisation, l’effritement
du monde dans l’infini multiple de la matière illimitée, c’est ce qui est absent du monde, ce
qui est inapparent et ce qui cependant le porte, le tient, lui donne constance et consistance –
par son absence elle-même qui le resserre, le contracte en son intériorité, en son essence. La
liberté de l’être et des âmes dans la pensée plotinienne n’est autre que ce double mouvement
incessant de respiration ontologique : dilatation (expression) de la substance- contraction
(resserement) de l’essence en elle-même. C’est dire que toute entité ne cohère et ne vit,
n’existe, ne se manifeste, n’est véritablement, que dans et par son propre fondement, son
soubassement : son unité, trace intime, unique, ultime, de l’Un. C’est en ce sens que la matière
pure chez Plotin n’accède pas à l’existence, parce qu’elle ne se tient pas, ne respire pas non

1020
Traité 34 (VI, 6), 1, 6.
1021
Comme le dit P. Caye : «[…]le monde intelligible néoplatonicien est autant conditionné par le chaos que par
la limite, comme si les formes intelligibles et non seulement les corps du monde sensible gardaient toujours
latente la possibilité d’un atomisme ». Op. Cit., p. 41.
1022
Traité 31 (V, 8), 1, 26-28.
1023
Traité 38 (VI, 7), 15, 21-22.

303
plus, pas plus qu’un cadavre inanimé ; c’est pourquoi elle n’est pas un phénomène, elle a
toujours besoin de l’âme la déterminant par des qualités et la faisant être un corps animé pour
être visible, tangible, vivante. C’est aussi pourquoi la matière est esclave, comme je l’ai
indiqué, maintenue par des chaînes pour être portée à l’apparaître, elle est l’antithèse même
de la liberté, l’étouffement, la saturation, le non-être – et mieux vaut donc qu’elle soit
maintenue par les chaînes de la nécessité intérieure de l’âme la déterminant en un corps
donné, ainsi empêchée totalement d’être non-être, forcée d’être un peu, ne serait-ce qu’un
corps…C’est aussi pourquoi, comme je l’ai indiqué, il n’y a pas de dualisme dans la
métaphysique de Plotin, la matière pure ne pouvant pas même opposer à l’Un quelque
structure que ce soit, quelque phénomène, quelque apparence, sans l’acte de l’âme qui
l’arrache à elle-même et du même coup la transforme en autre chose que de la matière pure :
en un être vivant, animé, traversé d’unité, maintenu en sa propre liberté, déjà bien au-dessus
de la contingence totale (synonyme de nécessité extérieure, donc impliquant un déterminisme
absurde et infondé)1024. Car c’est la nécessité intérieure qui dès lors le maintient dans l’être et
le pousse, le dirige vers ce qui lui est antérieur ontologiquement, l’âme. Cette nécessité
intérieure est chez Plotin l’élan commun à tous les êtres, et c’est aussi, l’invisible lien qui tout
à la fois délie de la contingence totale de l’existence terrestre, matérielle, et lie, embrasse tous
les êtres en un ordre total, dépassant le désordre apparent du visible. Ce qui est invisible,
inapparent, absent des phénomènes est cependant ce qui structure et ce qui opère la
cohérence, le sens de l’être. L’absence de l’Un resserre chaque être en lui-même, en son foyer,
sa lumière propre, son essence, comme je l’ai montré dans ma première partie – et tout à la
fois resserre tous les étants en une cohérence, une rationalité qui n’est autre que l’être,
l’Intellect lui-même, comme les sciences, uniques chacune en sa spécialité, se rassemblent en
ce qui est la véritable connaissance, pour reprendre une image chère à Plotin1025.

1024
Traité 9 (VI, 9), 5, 1-5 : « Quiconque s’imagine que les êtres sont gouvernés par la fortune et le hasard et
qu’ils doivent leur cohésion [sunékhesthai : assurer la cohésion, tenir ensemble] à des causes corporelles, est
éloigné de dieu et de la notion de l’Un. Notre discours ne s’adresse pas à ceux-là, mais à ceux qui posent une
nature distincte des corps, et qui remontent jusqu’à l’âme ». Plotin fait référence ostensiblement aux épicuriens
qui ne rendent compte du réel que par l’action involontaire de causes mécaniques. Les stoïciens sont peut-être
aussi visés, faisant reposer la réalité sur un principe corporel unitaire. Comme je l’indique dans les lignes qui
suivent, le hasard (tò autómaton) et la fortune (túkhē), causes extérieures et matérielles, c’est-à-dire la
contingence, est incapable de tenir l’être en lui-même ; en revanche, ce qui le conserve et en rend compte c’est
une nécessité intérieure, incorporelle, invisible, l’âme, qui peut remonter à l’Intellect, puis à l’Un, comme le
montre la suite du chapitre.
1025
L’image des sciences, chacune indépendante, mais qui d’une part, comprennent des théorèmes différents en
elle-même, et d’autre part participent toutes à l’Intellect, est récurrente dans les traités : 5 (V, 9), 8, 5, et 9, 4 ; 7
(V, 4), 1, 21 ; 8 (IV, 9), 5, 5-25 ; 10 (V, 1), 8, 26 ; 49 (V, 3), 15, 24.

304
« Car les choses qui se trouvent dans l’Intellect ne sont pas distinctes comme le sont les
raisons lorsqu’on les pense une par une, et pourtant, elles ne sont pas confondues en
lui, car chacune d’elles procède séparément. C’est aussi le cas dans les sciences : toutes
leurs parties sont indivisibles, mais chacune d’elles est séparée des autres. Cette
multiplicité qui est tout ensemble, le monde intelligible, est donc ce qui est auprès du
Premier, et suivant notre argument, elle existe nécessairement, si on admet que l’Âme
existe. Cette multiplicité l’emporte sur l’Âme, mais elle n’est certainement pas le
Premier, parce qu’elle n’est ni une ni simple, tandis que l’Un est simple et qu’il est le
principe de toutes choses. »

b- L’absence de l’Un est la cohésion de l’être

C’est à la lumière de l’antéphénomène, c’est-à-dire de l’absence, de la soustraction qu’est


l’Un, que peut à présent se concevoir, se déployer dans son infini qui n’est jamais synonyme
de déréliction ni d’informité, l’hèn polla, l’Être-Intellect, dans toute sa surabondance, sa
multiplicité de formes, mais aussi dans toute sa rectitude, son ordonnancement, sa beauté
d’ensemble. Et nous retrouvons ici la définition première du kosmos telle qu’indiquée dans le
début de ma recherche : est monde ce qui est beauté, parure, ordre. Chez Plotin, la beauté est
toujours tenue d’un ensemble, c’est pourquoi la seule symétrie des éléments, la répartition
juste des proportions, ne peuvent en rendre complètement compte, comme l’indique le traité
1 sur le beau. Une fois encore, toute conception mettant l’accent sur la multiplicité, si agréable
à contempler soit-elle, s’égare dans le corporel, et de là dans la matière, comme la pensée
stoïcienne que Plotin vise dès ce premier traité. Or toute inclination vers le multiple, donc vers
la matière éclatée, vers la contingence totale, est pour Plotin le contraire même de la beauté,
autrement dit la laideur de l’informe, du difforme – immonde en son sens premier, signifie
bien le contraire du « monde », c’est-à-dire dans cette perspective, le contraire du beau. Il me
semble utile ici de noter que le chapitre 5 de ce traité sur le beau définit la laideur comme un
ajout, une adjonction, un surplus, c’est-à-dire quelque chose qui va alourdir l’âme incarnée, la
tirer vers la contingence matérielle1026 au lieu de l’élancer vers la liberté de l’ousia qui est unité
fondamentale et source de beauté véritable. La métaphore de la boue recouvrant un corps
vient accentuer encore le champ sémantique et donc conceptuel du poids : la fange qui

1026
Traité I (I, 6) 5, 31-32 : « Précisément, cette laideur, ne dirons-nous pas qu’elle s’ajoute à l’âme au même titre
qu’une beauté d’emprunt […] ». Quelques lignes plus loin, Plotin souligne la « forte accointance avec l’élément
matériel » (l.40), capable de grever l’âme jusqu’à l’entraîner dans la boue : alors on peut dire que « sa laideur lui
est venue de l’ajout d’un élément étranger » (l. 46).

305
recouvre l’âme vautrée, engluée dans la matière, dans la contingence, dans l’extériorité d’elle-
même, et donc dans son contraire, l’alourdit, la fait trébucher et faillir jusque dans les maux.
« C’est comme un homme tombé dans la boue et la fange qui ne peut plus laisser voir la beauté
qui est la sienne, ce que l’on peut voir de lui c’est l’impression qu’il tient de la boue et de la
fange »1027. C’est dire que l’addition risque de mener au surplus, au « trop », à l’écœurement
de l’informe, à la putréfaction du cadavre : c’est « ce qui la prive d’une vie et d’une sensibilité
pures et lui donne l’usage d’une vie affaiblie et mélangée au mal, la rend mêlée à beaucoup
de mort »1028. En revanche, ce qui assure la beauté de toutes choses, des moindres
phénomènes terrestres évoqués dans ce traité, les couleurs, les sons, les éléments ou les
matériaux même dans la nature, jusqu’à l’âme humaine capable d’actions justes et belles, c’est
l’unité les transitant, les transcendant. L’harmonie, bien au-delà d’une simple combinaison
d’accords, est toujours l’unité habitant à la fois l’ensemble d’une musique, et déjà chaque note
ordonnée, colorée, arrachée à la sonorité vide que serait la pure matérialité auditive d’un son.
Car chaque accord, comme chaque science, comme chaque être, se tient et s’élance, lié aux
autres par l’invisibilité, par l’antéphénoménalité de l’Un – par son apparente absence, par
l’apophatique silence qui est le fond même de la légèreté de la musique s’élevant, délivrée du
poids ontologique. Elle en semble irréelle, car elle est au-delà même de ce qui est, tant elle est
liberté, tant elle est unité, et cependant il n’y a pas plus véritable beauté que « cette chose
merveilleuse qui est avant lui [l’Être-intellect], l’Un qui n’est pas un être. »1029

J’ai évoqué à la fin de ma première partie la notion d’harmonie invisible dans l’ontologie
plotinienne, d’une part justifiée par les multiples images musicales qui ponctuent nombre des
traités, d’autre part soutenue par la filiation héraclitéenne1030 : la concordance invisible des
contraires au sein de l’univers, la sympathie unissant les moindres phénomènes,
contrairement aux apparences qui ne présentent qu’un monde déchiré de différences, cette
divine et impalpable harmonie qui fonde le monde visible, à l’image de l’Être, et le structure
en une beauté supérieure bien qu’invisible au premier regard mortel, n’est autre en effet que
la résultante du liant qu’est l’Un. Car l’arrachement hénologique et la suspension de l’Être à

1027
Ibid, l. 42-44.
1028
Ibid, l. 34-36.
1029
Traité 9 (VI, 9) 5, 30.
1030
Partie I,II, 2-2 : « Dans l’ombre d’Héraclite », p. 129-145.

306
l’Un qui sont telles deux parties d’un iceberg, l’une invisible et indicible, l’autre apparente et
démontrable, rendent compte de toute conjugaison, de toute union, de tout accord au sein de
l’être et même du devenir – et permettent même au devenir de se maintenir, comme nous
l’avons montré supra. Chaque étant, tel une « corde tendue »1031est mû par le même élan
naturel, autostructuré par sa propre et solitaire unité d’une part, imperceptible trace de l’Un
en lui, mais d’autre part aussi par l’unité transitant l’Être suspendu à l’Un – ce que j’ai appelé
« l’assiette ». L’ « Un toutes choses »1032 d’Héraclite qu’Anne Wersinger lit comme un « lien
contre-ajusté »1033 dans l’Être, inapparent, indiscernable se retrouve chez Plotin dans la
soustraction fondatrice, dans l’exeremenon : l’union entre les êtres, l’harmonie des plus
dissemblables contraires ne peut avoir lieu que par la séparation première, la blessure qui tient
l’être éloigné de l’Un, arraché, tenu, maintenu suspendu. Ainsi s’explique aussi l’exil des âmes
incarnées, qui chez Plotin est toujours une occasion de se retourner vers elles-mêmes, de se
souvenir de leur nature première, bien davantage qu’une fatale perdition, ou qu’une
déréliction dans l’éclatement matériel. L’Un tient toutes choses, en son absence et par son
absence, reliée à lui par l’invisible trace : la racine céleste de l’âme permet dès lors, non pas la
suture de la blessure fondant toute existence, mais bien plus puissante, l’epistrophè, c’est-à-
dire le retroussement de l’âme sur elle-même. Le dedans d’elle-même venant soudain
coïncider avec tout l’Être, par-delà même l’Être-Intellect, avec l’unité. Ce mouvement auquel
Plotin nous convie dans le traité 9 n’est possible que par la légèreté de l’Un qui permet à l’âme
de respirer au sein de l’être et aussi au sein du devenir, de ne jamais totalement étouffer dans
la saturation des phénomènes sensibles. L’absence resserre les cordes sur la lyre, les étants
dans l’infini de l’être, combinés, conjugués par les nombres, tels les accords enfin libérés en
harmonie – et non plus dispersés dans une contingence cacophonique et discordante. « Car la
corde mise en mouvement à partir du bas se trouve aussi en mouvement dans sa partie
supérieure. Souvent aussi, quand une corde est mise en mouvement, une autre ressent en
quelque sorte ce mouvement en vertu d’un accord et en raison du fait que l’harmonie qui est
la sienne ressortit à une seule et même harmonie. »1034

1031
Traité 28 (IV, 4), 41, 2.
1032
Pseudo-Aristote, Du monde, 5, 396b28, traduction d’A. Wersinger dans l’Op. Cit., correspondant au fragment
B 10 DK.
1033
Anne-Gabrièle Wersinger, Op. cit., p. 134.
1034
Traité 28 (IV, 4), 41, 5-7.

307
Mais, au-delà d’une totalité, d’une unité d’ensemble, l’absence resserre aussi chaque étant
en lui-même - à la fois qu’elle le déploie, et c’est là ce que j’appelle la respiration de l’être,
respiration dans l’insoutenable légèreté de l’Un, dans la liberté à la fois offerte et tenue,
donnée véritablement parce que nécessaire et non pas contingente. La légèreté de l’Un, son
impondérabilité, ce qui fait qu’il en devient « absent » pour la plupart d’entre nous, est aussi
ce qui permet l’ouverture du monde, c’est-à-dire l’infinité des possibles ordonnée et non pas
éclatée en non-sens, en contingence turgescente : elle permet la liberté de l’Être-Intellect qui
est liberté de détermination individuelle, de spécification dans chaque étant. La première et
radicale séparation autorise la dissociation dans le tissu ontologique, chaque partie existant
individuellement et radicalement, et n’étant pas réductible à un morceau, un membre du tout.
Si je reprends par exemple l’image de l’harmonie musicale, Plotin va jusqu’à révéler la beauté
d’un seul son, parce qu’il demeure en son unité-même, en sa séparation des autres accords,
traversé d’harmonie : « chaque élément sonore d’une composition qui est belle l’est aussi par
lui-même. »1035L’absence de l’Un dans l’être est donc la condition de la liberté de l’essence et
de toute existence. Elle arrache du même coup chaque être à son propre engluement dans un
infini multiple, empêche la déréliction, le « jeté-dans-le monde », parce que chaque être porte
sa propre structuration, son unité, sa spécificité qui le sauve du flux de la pluralité pure. C’est
dire que l’Un dépasse jusqu’à sa fonction d’unification totalisante, il ne peut du moins y être
assimilé conceptuellement : la première hypothèse du Parménide ne peut se confondre avec
la seconde – l’être unifié. Ainsi s’expliquent les apparentes contradictions énoncées dans le
traité 9. Car l’Un « n’est ni en mouvement, ni non plus en repos, ni dans un lieu, ni dans le
temps, mais il est de forme unique en soi et par soi, ou plutôt il est privé de forme, car il
précède toute forme ; il précède le mouvement, il précède le repos ; car ces choses sont
relatives à ce qui est, et elles le rendent multiple »1036. Et « nous nous approchons parfois de
lui » et « parfois nous nous en éloignons »1037. L’ «Un n’est ni dans un autre1038, ni dans le
divisible, […mais] il n’est pas non plus indivisible»1039. Au final, seule son absence des
phénomènes tant sensibles que noétiques, peut rendre compte d’une présence qui n’est pas

1035
Traité 1 (I, 6), 1, 36.
1036
Traité 9 (VI, 9), 3, 42-45.
1037
Traité 9 (VI, 9), 3, 53-54.
1038
Platon, Parménide, 138a2-3.
1039
Traité 9 (VI, 9), 6, 6-7.

308
une présence phénoménale mais antéphénoménale, Plotin ne rendant compte de l’Un que
par son antériorité totale et irréductible à une antériorité causale parce qu’irrémédiable,
fondamentale, à la base sans ses propres effets : « car il ne se trouve nulle part et n’abandonne
pas les autres choses, mais il est toujours présent pour qui peut le toucher, absent pour qui en
est incapable. »1040Aussi l’absence dont il est ici question, est absence du manifesté, du
phénomène, tant perceptible que dicible, pensable : c’est pourquoi la présence qui lui répond
est latente, sous-tendue, et qu’elle sous-tend, qu’elle tend, qu’elle tient le monde et tous les
étants, jamais abandonnés, laissés-pour-compte, jamais jetés totalement à la matière, puisque
pour être manifestes, pour être tout simplement, ils sont forcément uns – alors que la matière
pure est informe, absence totale d’unité, et donc n’existe pas. Ainsi, même dans l’ignorance la
plus grande de l’Un, dans l’aveuglement du devenir, dans le flux ininterrompu d’images
engendrées par le sensible, « nous sommes toujours autour de lui – et si tel n’était pas le cas,
nous serions entièrement détruits et nous n’existerions plus- mais nous ne sommes pas
toujours tournés vers lui », précise Plotin, ce qui indique bien que l’Un assure la cohésion, la
stabilisation de tout être et de tout l’être, mais non pas par son omniprésence ; au contraire,
c’est par une non-présence qui réclame de notre part une recherche active, une poursuite, et
tout à la fois l’abandon, la soustraction des phénomènes, fussent-ils d’ordre noétique. A ce
titre seulement peut-on comprendre une présence qui n’est plus phénoménale mais qui fonde
et rend compte de tout l’être. Une fois de plus, je voudrais ici citer Pierre Caye, dont la formule
rend plus exactement que je ne saurais faire la sauvegarde hénologique par l’absence
phénoménale. « L’un n’écarte rien ni personne, […]. Il peut certes, par son retranchement et
sa soustraction laisser les choses à elles-mêmes, mais non pas les déserter. L’un ne fait jamais
défaut à l’être. Ce qui jamais ne fait défaut est infini. »1041

1040
Traité 9 (VI, 9, 7, 3-5.
1041
Pierre Caye, op. cit, p. 87, s’appuie aussi à ce sujet sur le chap. 3 du livre II de la Théologie platonicienne de
Proclus, et corrige la traduction proposée (Théol. Plat. II 3, 26.2-3 SW) : l’Un « n’est jamais séparé de
rien (ούδενοϛ άποστατοῡν τῶν ὃντων) » par : « l’un ne délaisse rien de ce qui existe. »

309
c- De l’absence à la présence : la liberté sans la pesanteur

Emerge ici le noyau positif de l’hénologie négative, qui coïncide avec le dénuement, la
soustraction, l’absence, schèmes habituellement associés à la déficience, au manque, voire au
néant. Au contraire, chez Plotin, il n’est de plénitude, de puissance et d’être que par le
retranchement de l’Un en son ermitage, parce que cette soustraction, cette disjonction du
monde est la condition sine qua non de son existence, c’est-à-dire aussi de sa liberté, l’Un
laissant être chaque chose à elle-même et la tenant à la fois, l’empêchant de sombrer dans la
contingence et le multiple infini. De la même façon, ce n’est que par la soustraction, le
retranchement, que nous pouvons prendre pleinement mesure de notre liberté : l’âme
participe de la légèreté, s’arrache à la pesanteur sensible et même dépasse le poids
ontologique, lorsqu’elle « retranche toutes choses »1042. La mise à nu totale de l’âme se
concentrant en sa partie supérieure non-descendue, et de là remontant à l’Intellect, puis, dans
un « mouvement qui n’est pas linéaire »1043, précise Plotin, parce qu’il n’est autre que celui
d’une gravitation centripète1044, approche l’Un pur et indicible, ce dépouillement dis-je, est
l’intime et secret reflet dans le phénomène du mouvement sans mouvement, de l’exeremenon
hénologique, atemporel et antéphénoménal. L’absence se transforme soudain en présence,
mais une présence dégrevée de toute pesanteur de l’être, et donc de tout danger entropique.
« Si l’être est dispersion, l’homme en perdant son être, gagne une incorruptible unité »1045 :
Sartre et l’existentialisme, mais aussi tout un axe de la phénoménologie, et somme toute, de
la métaphysique depuis l’idéalisme allemand, expriment la coupure, la soustraction nécessaire
de l’étant vis-à-vis de l’être ; mais à la fois ne proposant que la tragique impasse d’une
différence ontologique, clouent l’individu à sa finitude, celui-ci ne pouvant gagner en liberté,
en légèreté que dans l’absurde tracé d’une existence vouée à la mort face à la puissance
débordante que produit la différence ontologique, c’est-à-dire l’être omniprésent, étouffant,
inépuisable et infiniment multiple. La scission entre l’être et l’étant, impliquant le
débordement, la crue incessante de l’être sur toutes les réalités et les essences, noie celles-ci
dans le multiple infini. En revanche, je veux ici montrer la particularité, la singularité du geste

1042
Traité 49 (V, 3), 17, 38.
1043
Traité 9 (VI, 9), 8, 2.
1044
Cette gravitation centripète est paradoxalement une gravitation de légèreté, que Plotin symbolise par la
danse, comme nous allons le voir infra.
1045
Sartre, art. cit.

310
plotinien, qui engendre dans son sillage le néoplatonisme postérieur de Proclus et de
Damascius, et qui a proposé une toute autre coupure, bien plus positive et fondatrice de
liberté. Cette métaphysique, celle de la coupure hénologique, de l’antéphénomène absent du
monde, absent de l’être, et cependant le maintenant hors du multiple infini, hors de la
contingence totale (qui n’est autre que pure nécessité extérieure et absurde, comme nous
l’avons montré maintes fois dans notre exposé), implique une méthode, celle de la
soustraction, susceptible d’alléger, de libérer l’étant de sa propre pesanteur sensible, et même
de la pesanteur ontologique. Alors que toutes les métaphysiques fondées sur la différence
ontologique finissent toujours par aboutir à l’étouffement de l’étant dans son propre être et
dans l’être, celui étant bouché par la temporalité. On aboutit aujourd’hui nécessairement à
une saturation phénoménale où, pour sortir de l’impasse, ne reste plus qu’à sanctifier tout et
n’importe quel fait glané dans le flux d’un donné débordant. L’addition est portée à son
comble, le multiple n’étant qu’une infinité abyssale.

La soustraction que Plotin a indiquée nous conduit au contraire à un autre type d’infini1046,
celui de l’unité autoconstitutive, irréductible, « libérante » parce qu’elle permet à l’âme de
respirer sans sombrer dans la temporalité, la finitude et la mort : et pourtant c’est « dès ici-
bas [qu’] on peut voir l’Un et se voir soi-même […], comme la lumière elle-même, pure et sans
pesanteur, légère […] »1047. La liberté plotinienne, parce qu’elle se fonde sur la disjonction
entre l’Un et l’être, laisse toujours suffisamment de légèreté à l’être et aux étants pour évoluer,
fusse dans le devenir – sans jamais s’y noyer.

Aux images de la musique évoquées supra, s’ajoutent celles, complémentaires, de la danse,


en une imperceptible, indicible, ineffable érotique de l’âme qui se recentre et évolue enfin
autour de cela Seul qui fonde son existence en-dehors du temps et de l’espace. L’épreuve de
la séparation de l’Un est aussi en elle-même, en nous-mêmes, celle de notre relativité
objective, de notre liberté de positionnement, de notre évolution : « chaque fois que nous
regardons vers lui, nous trouvons alors « notre fin et notre repos », et le chant n’est plus
discordant pour nous qui dansons vraiment autour de lui une danse inspirée par la

1046
« Cette infinité n’est pas plus qu’un », dit Plotin au traité 32 (V, 5), 11, 1.
1047
Traité 9 (VI, 9), 9, 56-61.

311
divinité.»1048 L’arrachement de l’Un, son absence du monde, allège celui-ci de sa propre
pesanteur, c’est-à-dire qu’il permet à tout être de ne pas s’engluer dans le multiple, de ne pas
s’embourber dans la fange évoquée au chapitre 5 du premier traité. La séparation est source
de légèreté, de liberté, de relativité, parce qu’elle n’impose nul chemin, nul destin, nulle
nécessité à l’être ni aux étants : l’Un transite l’être et les étants, les maintient sans visibilité
aucune, sans phénoménalité, sans aucune manifestation – la seule manifestation, la seule
phénoménalité est l’être lui-même se déployant, l’ousia autoconstituée en sa propre
résistance, en sa propre puissance. Mais l’Un, en sa radicale séparation, appelle l’être à son
insu même. L’Un est cet « appel d’air » au sein de l’être. Ainsi s’explique que son opérativité
soit celle du retrait et de la soustraction, bien davantage que celle de la causalité et de la
production (qui en reviennent à l’addition). L’Un, absent des phénomènes, est cependant
présent par son retrait-même, par sa tenue-hors-de-l’être et sa tenue-de-l’être. Pierre Caye a
cette magnifique formule : « il retient la chute des êtres et les maintient dans un suspens qui
devient ballet et harmonie sous le couvert de la chorégie.[…] Se dessine ainsi une cosmologie
gracieuse et élégiaque , fondée sur la séparation radicale entre l’un et l’être, le principe et ce
dont il est le principe : séparation qui, pour être radicale, n’en est pas moins amoureuse »1049.
Au champ sémantique de la musique et de la danse, répond soudain en effet celui de l’amour,
d’un amour d’autant plus libre qu’il est sans cesse creusé, ouvert, exposé au temps et à sa
pesanteur, parce que l’âme en l’absence de l’Un, risque sans cesse son éternité. Mais à la fois,
« quand elle s’approche de lui »1050, quand sa « disposition »1051 lui permet de dépasser les
seules « étreintes charnelles »1052, quand elle brise enfin les chaînes de la nécessité, elle
touche alors à sa plus simple et radicale liberté. Celle-ci dès lors est « au-delà du beau »1053,
au-delà de l’Être-Intellect, au-delà du noétique « car la science est un discours et le discours
est multiple »1054 lui aussi. L’Intellect, cohésion entre être et pensée, est encore dans le
domaine du multiple, donc d’une nécessité, certes ordonnée par le nombre, comme je l’ai
souligné dans ma deuxième partie, mais encore trop limitative au regard de la liberté possible
par la soustraction, donnée à l’âme par un procès improcessible, celui de l’Un qui donne ce

1048
Traité 9 (VI, 9), 8, 43-45, avec la référence à Platon, République, VII, 532 e3.
1049
Pierre Caye, Op. Cit., p. 113.
1050
Traité 9 (VI, 9), 9, 47.
1051
Ibid., l. 49.
1052
Ibid., l. 46.
1053
Traité 9 (VI, 9), 11, 16.
1054
Traité 9 (VI, 9), 4, 5-6.

312
qu’il n’a pas. Dans l’Intellect, l’âme en effet « abandonne l’unité et tombe dans le nombre et
la multiplicité. Il faut alors s’élancer au-delà de la science et ne sortir d’aucune manière de
l’unité ; il faut aussi s’éloigner de la science et de ses objets, comme de tout autre objet de
contemplation, même du beau. Car tout ce qui est beau est postérieur à l’Un et vient de lui,
comme toute la lumière du jour vient du soleil »1055.

La méthode pour remonter à ce qui précède le phénomène (une fois de plus, j’entends par
phénomène toute manifestation d’être, y compris la pensée, soit donc la deuxième hypostase
plotinienne), ne peut être que la soustraction parce que celle-ci est allègement d’une part, et
parce que d’autre part cette méthode « imite » la rupture fontale de l’Un, la blessure première,
la disjonction hénologique qui fonde et tient le monde. Ainsi, l’âme peut se libérer du poids
existentiel, qui chez Plotin ne se limite pas au sensible, mais touche aussi à la pesanteur
intrinsèque à l’être, au penser qui subdivise, multiplie, fractionne, utilisant toujours la
causalité, la déduction, et toutes autres opérations logiques qui sont réductrices quant à la
liberté - qui d’ailleurs, corrélativement, sont nécessaires à la pensée et à l’être déployés. A
l’absence succède alors la présence, mais il ne s’agit pas d’une immanence, malgré l’image
amoureuse, car Plotin insiste sur l’arrachement total où l’âme doit parvenir, sa solitude imitant
autant que possible l’ermitage hénologique : pour être libre, nous ne serons jamais trop léger,
nous serons toujours par trop grevé d’être. Ainsi « même s’il est encore retenu dans sa montée
par un poids qui fait obstacle à la contemplation, car il ne monte pas seul mais porte encore
avec lui ce qui le sépare de l’Un, et il ne s’est pas encore rassemblé en une unité (certes, l’Un
n’est absent de rien, et il est absent de toutes choses, de sorte que présent, il n’est pas présent,
sauf chez ceux qui peuvent et qui sont préparés à le recevoir de façon à s’ajuster à lui, et pour
ainsi dire, à le toucher et à l’étreindre en vertu de la ressemblance qu’ils ont avec lui, c’est-à-
dire de la puissance que chacun possède et qui est du même genre que celle qui vient de lui ;
[ …] »1056, même si toujours cette pesanteur indissociable de l’existentialité nous retient un
tant soit peu, il nous est à chacun possible, nous dit Plotin, de toucher notre propre liberté, de
prendre sa mesure antéphénoménale par ce qui dès le moindre souffle de vie, nous anime :
l’unification est non seulement la structure la plus intime de l’être et de tous les étants dans
la métaphysique plotinienne, mais aussi sa force atemporelle, capable de nous dresser contre

1055
Traité 9 (VI, 9), 4, 6-11.
1056
Ibid., l. 21-28.

313
le flux du multiple infini, de nous extraire de ce qui demeure toujours événementiel,
anecdotique et sombre dès demain dans l’abîme, dans un néant que nous tentons vainement
de sauver par la facticité des « violences d’ici-bas »1057 et autres « amours de simulacres »1058
qui jamais n’offrent la liberté véritable. Dès lors, à l’opposé de toutes pensées de l’événement
– qui sont l’aboutissement de la différence ontologique portée à son sommet paroxystique,
on peut découvrir ou recouvrer dans la rupture hénologique qu’initie Plotin, le sens d’un
instant libre, suspendu, hors de toute temporalité, mais aussi hors de tout penser, où l’âme
vise véritablement son centre, c’est-à-dire elle-même. Plotin appelle cet instant le « moment
favorable ».

III- Le moment favorable : envers et contre l’événement

En limitant la lecture de Plotin à l’axe de la procession verticale, comme la grande majorité


des commentateurs le fait, sans s’éloigner de sa métaphysique, on demeure pourtant dans
une lecture partielle, comme prisonnier du champ de pesanteur de l’être, c’est-à-dire du mode
de production ontologique qu’est la procession. Dès lors, ce mode de lecture, linéaire et
hiérarchique, ne permet pas une saisie propre de ce qui est avant l’essence et qui est le pivot,
la clé de voûte et tout à la fois la singularité d’une métaphysique qui peut, des siècles plus
tard, éclairer certaines problématiques existentielles de notre temps, et proposer une
direction dans le magma d’une pensée qui se dissout dans un « donné » total et totalisateur,
bien proche de la matière pure dont parlait Plotin. Que la pensée plotinienne soit une sorte
de synthèse de la philosophie antique, qu’elle porte en elle aussi des philosophies
postérieures – comme celle de Leibnitz, de Spinoza par exemple – est une évidence que tant
de lecteurs brillants ont montré et qui n’est donc pas l’objet de cette recherche. En revanche,
j’ai tenté jusqu’ici de suggérer une lecture qui serait conforme à un second axe métaphysique
indiqué par Plotin, certainement moins « visible », implicite, et pour cause, vu qu’il s’agit de
la gravitation de toutes choses autour de ce qui ne peut pas être défini par la pensée, ni saisi
par les sens, c’est-à-dire l’Un. Mais aborder la question de la différence hénologique posée

1057
Traité 9 (VI, 9), 9, 37 et 38.
1058
Ibid., l. 44.

314
par Plotin, tenter de montrer autant que faire se peut, en quoi elle résout la problématique
de la liberté et de la nécessité, demeurant sinon insoluble et aporétique, c’est du même coup
déraciner la pensée de la linéarité, autrement dit de la temporalité. Ce n’est qu’à ce titre que
j’ai utilisé des termes de la phénoménologie, parce que ceux-ci permettent de comprendre les
enjeux de la disjonction hénologique plotinienne. Chargés aussi des questions de la liberté et
de la nécessité, parce qu’ils s’attachent à l’acte d’être, ils rendent compte d’un certain
engluement de la pensée dans une différence ontologique depuis Heidegger : l’être diffère
d’avec ses effets jusqu’à atteindre un sommet, un paroxysme totalisateur, une toute-
puissance réduisant chaque étant à l’état de « chose parmi les choses »1059, et érigeant la
domination de la pluralité ontologique sous la forme d’un « donné » qui fédère tous les
champs de l’apparaître mais à la fois sature, gorge littéralement, encombre, grève sans limite
aucune l’essence d’une pesanteur susceptible de faire basculer l’être dans le néant. Avec le
nouveau tournant de la phénoménologie depuis les années 1990-2000, et en particulier les
apports considérables de Jean-Luc Marion, on plonge dans une royauté, une absolutisation
ontologique dans la multiplicité du donné, qui paradoxalement déborde même
l’intentionnalité telle que définie par Husserl1060. Or cette phénoménologie plurielle qui
accueille la multiplicité des phénomènes en tant qu’événements1061, si elle se veut à la base
une libération, une « levée d’écrou »1062 contre les interdits épistémiques délimitant les
cadres a priori imposés à l’apparaître depuis Kant, finit par proclamer la nécessité d’un donné
qui surgit, appelle, sollicite le sujet jusqu’au harcèlement, jusqu’à sa plus totale passivité1063,
à la frange de sa néantisation : le donné soumet qui le reçoit dès son premier appel, le liant
d’office dans les chaînes d’une réponse obligée. L’étant est prisonnier de l’être, la liberté est
dissoute dans la pesanteur ontologique. Et le pendant de cette nécessité de l’être sous la
forme du donné asseyant sa domination n’est autre que le néant, car si tout peut être appelé
événement, plus rien n’est finalement distinguable dans le flux de la multiplicité du donné. Si

1059
Jean-Paul Sartre, Situations, Gallimard, 1947, p. 32.
1060
« Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette pluralité foncière et générale qu’a la conscience
d’être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même. », Husserl,
Méditations cartésiennes, 1929, 2e Méditation, § 14).
1061
Jean-Yves Lacoste parle ainsi d’une phénoménologie « ouverte, toujours capable d’offrir l’hospitalité à de
nouveaux phénomènes ». (Jean-Yves Lacoste, Être en danger, Paris, Cerf, 2011, p. 162).
1062
Jean-Luc Marion, « Réponses à quelques questions », in Revue de Métaphysique et de Morale, n° 1-1991, p.
72.
1063
Chez J.-L. Marion, le destinataire de cet appel incessant du donné, c’est-à-dire le sujet, est appelé
« l’interloqué » (art. cit., p. 74), et chez Claude Romano « l’advenant » (L’Evénement et le Monde, Paris, PUF,
1999), deux termes traduisant la totale passivité, la soumission de l’étant à la différence ontologique.

315
« laisser apparaître les phénomènes demande de ne pas leur imposer d’emblée un horizon,
quel qu’il soit, qui exclurait certains d’entre eux »1064, qu’ils soient pauvres ou pleins, alors
tous les phénomènes, quel que soit leur degré, sont réunis sous une commune bannière, le
donné, qui couvre finalement tout.

Mon objectif dans ce chapitre n’est pas de prendre un parti dans l’état actuel de la
phénoménologie, ni de la prendre à partie, ce qui ne saurait entrer dans le prisme de ma
recherche sur Plotin. En revanche, constater que le phénomène, porté à son apogée sous la
forme d’un pur et simple « événement de sens » comme il l’est devenu aujourd’hui, à rebours
de toute donation de sens par une conscience intentionnelle, me permet de définir avec plus
d’exactitude la limite antéphénoménale de l’Un en tant que le non-événement par excellence.
Le « moment favorable » tel que l’a esquissé Plotin dans le traité 39, ainsi que sa saisie possible
par l’âme individuelle dans l’atemporalité, ouvre le chemin de la liberté, à l’opposé radical de
la pure et entière contingence donnée par l’événement – qui se résout finalement à n’être
qu’événementiel dans son sens le plus trivial qui soit. Loin de la dissolution du « Je »
transcendantal, du « sujet » en un « adonné » ou en un « attributaire » pour reprendre les
termes de Marion1065, l’approche de l’antéphénomène, de la césure hénologique, est elle-
même une coupure à l’instant même où s’opère la fusion entre l’âme et l’Un. Cette dernière
aporie porte à son sommet la problématique de la liberté et de la nécessité, mais laisse aussi
la possibilité de poser un fondement qui fonde, et non plus un fondement qui noie, comme le
fait la différence ontologique parvenue à ses plus intimes dépliements. Le vacillement de
l’âme individuelle face à l’anthéphénomène tel que l’a rendu Plotin, est je crois la condition
même de toute liberté, libérée totalement de la contingence, rendue à la fois à une nécessité
sans détermination aucune : « elle ne parviendra pas à quelque chose d’autre, mais à elle-
même »1066, nous dit Plotin parlant de l’âme au-devant de l’Un en sa rupture, rupture telle
qu’elle est capable de rompre toutes amarres entre l’être et l’âme, de rendre la primauté
d’une liberté fondamentale et fondatrice. A l’opposé d’une phénoménologie de la donation
qui dissout l’individu et l’individuel dans un jaillissement phénoménal totalisateur et
néantisant, l’hénologie de Plotin, soustraction suprême, réduction de tout ce qui est

1064
J.-L. Marion, Etant donné, Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, Quadrige, 1997, p. 439.
1065
J.-L. Marion, Op. cit., p. 343-374.
1066
Traité 9 (VI, 9), 11, 39-40.

316
manifeste, permet la fondation un-dividuelle si je peux me permettre ce terme : liberté et
nécessité s’y résolvent.

1- Le moment favorable : le non-événement

Comme le souligne très justement Laurent Lavaud dans la notice qui précède sa traduction
du traité 39, et comme je l’ai déjà indiqué, tous les termes que Plotin utilise pour parler de
l’Un sont des métaphores, c’est-à-dire des transferts 1067. Ils sont employés par défaut, parce
que le langage est lui-même phénoménal, c’est-à-dire qu’il apparaît dans des déterminations
et qu’il ne peut rendre que ce qui est du champ de l’être. Dès lors, parler de liberté en ce qui
concerne l’Un ne peut s’avérer qu’approximatif, ou du moins en-deçà de ce qui serait la liberté
hénologique1068. Notre étude supra a tenté de le montrer. De toutes façons, il importe de
dépasser les stades de l’éthique, de la psychologie, et même donc de l’ontologie, si on veut
approcher un tant soit peu la liberté de l’Un. Le début du traité s’attache donc à définir la
liberté aussi bien de l’âme que de l’Intellect en tant que tension vers l’Un, seule véritable
liberté dépassant toutes autres définitions trop réductrices. Puis l’évocation du discours
téméraire, assignant l’Un à une nécessité hiératique dénuée de liberté parce que ne pouvant
être autre qu’il n’est, permet à Plotin de basculer vers une nouvelle voie, la seule possible dans
l’approche de l’epeikena ousias, la voie dite négative parce qu’elle recense les termes et
concepts qu’il faut renoncer à utiliser pour s’approcher de l’Un. A la « négativité » si souvent
attribuée à l’hénologie plotinienne, je propose comme alternative qualificative en ce qui
concerne la méthode, la soustraction (déjà évoquée dans la partie précédente), ou réduction.
Ce n’est qu’au chapitre 19, assez loin déjà dans l’étude, qu’apparaît l’expression qui nous
intéresse, reprise de Platon1069 : « le moment favorable », kairos (καιρός). Or ce terme est

1067
« Il est, de part en part du traité 39, question de métaphore. […] Lorsque Plotin parle de liberté, de désir ou
de volonté du Bien, faut-il accorder à ces termes un sens analogue à celui qu’ils prennent sur le terrain de la
psychologie ou de l’éthique ? Ou bien, précisément, faut-il parler d’un usage métaphorique de ces concepts
lorsqu’ils désignent le premier principe ? » Laurent Lavaud, in Notice au traité 39, p. 175
1068
Laurent Lavaud ajoute à ce sujet dans la suite de sa notice (p. 176) : « Dans la mesure même où Plotin met
toute son énergie philosophique à parler du premier principe, à en rendre raison avec la plus grande richesse et
la plus grande précision possibles, il lui faut, dans le même temps, faire preuve d’une vigilance extrême en ce qui
concerne l’usage du discours et ne cesser de mettre en œuvre une réflexion critique relative aux carences et aux
insuffisances propres à tout langage métaphysique. »
1069
Le Politique, 284 e6-7.

317
employé pour mieux contraster la thèse précédente qu’il réfute, celle du surgissement de l’Un
en tant qu’événement accidentel et contingent. Car l’Un est le contraire même du hasard, de
l’advenue accidentelle. Il est en tous points l’opposé du phénomène et de l’événement. Les
affirmations en ce sens affluent : « Il est le principe générateur de ce qui n’existe pas par
hasard »1070, « sa volonté n’est pas irrationnelle, ce n’est pas une volonté arbitraire, ni
dépendante des événements, mais elle est conforme à ce qu’elle doit être, puisqu’il n’y a là-
bas rien d’arbitraire »1071, « loin de ce qui advient par hasard, il est ce qu’il doit être »1072. Et
Plotin de préciser à la fin du chapitre que cette nécessité hénologique ne saurait se confondre
avec la nécessité ontologique telle que nous la concevons en métaphysique : « il est ce qui
doit être non comme un substrat, mais comme un acte premier se révélant lui-même comme
ce qu’il devait être »1073. Cette précision est de taille, car qui dit substrat dit aussi virtualité,
en-puissance. La nécessité telle qu’elle est conçue au niveau de la substance, de l’être, est
toujours chargée, alourdie d’une en-puissance, d’une virtualité qui demande à se réaliser,
pesant de tout son poids telle l’épée de Damoclès sur ce qui est en ce moment. C’est en ce
sens aussi que nous l’avons étudiée dans notre première partie, sous le visage d’Anankè,
enchaînant l’être et les étants dans des déterminations potentielles mais inexorables, sous la
forme d’un fatum ou du destin. Or nous avons vu aussi qu’au niveau de l’acte hénologique,
l’en-puissance disparaît totalement, donc toute once de virtualité. En l’Un, le devoir-être (tò
déon) est à la fois déjà energeia, acte. L’Un est pure actualité, et c’est en cela qu’il est kairos,
moment favorable. La scission entre liberté et nécessité ne s’applique que dans le discours,
parce que celui-ci demeure un phénomène, un événement lui aussi. Au niveau de l’Intellect
déjà, nous avons vu que les notions tendent à fusionner dans la métaphysique plotinienne,
toujours entrecroisées et complétives tel le déploiement du feu en deux actes qui n’en sont
qu’un fondamentalement. Mais au niveau de l’Un lui-même, la distinction s’abroge, acte et
être étant un.

Le moment favorable plotinien est bien à situer par-delà et en-deçà du champ phénoménal,
celui-ci fût-il élargi, distendu à son maximum comme il l’est par la phénoménologie actuelle :
après Husserl, l’interrogation philosophique a procédé à l’infinitisation du champ de

1070
Traité 39 (VI, 8), 19, 40-41.
1071
Ibid., l. 41-43.
1072
Ibid., l. 46.
1073
Ibid., l. 50-52.

318
l’apparaître, désincrustant le phénomène des simples étants empiriques ou effectifs, y
assimilant tous types d’événements, de tout ordre, culturel, religieux, fictifs, imaginaires,
jusqu’à l’émergence de la notion de « donné » avec J.-L. Marion – qui empêche dès lors
l’érection voire l’élection d’un absolu, sorte de principe unique et référent (comme l’autre
chez Lévinas ou la chair chez Merleau-Ponty)1074. Avec Marion et Romano, est phénomène
tout ce qui se donne, surgit, advient, même si s’impose une hiérarchisation des événements,
du plus pauvre au plus fort. Or ce qui m’importe ici, c’est de souligner la contingence primale
et totale de l’événement que Marion rend parfaitement par la notion d’ « arrivage » de celui-
ci, une contingence qui d’ailleurs est imposée, nécessitée (et l’on rejoint étrangement la
définition plotinienne de la contingence totale qui équivaut à la nécessité extérieure,
matérielle, du côté de l’infini multiple). La définition de l’événement s’oppose ainsi en tous
points à la définition plotinienne du moment favorable, et c’est en cela que j’appelle celui-ci
le non-événement, ce qui est le contraire d’un événement parce qu’il échappe à la
temporalité, mais aussi au logos, ce qui est dénué de toute virtualité, de toute alternative, et
donc dégrevé de la nécessité ontologique qui ne cesse de charger l’événement - et qui a
chargé la métaphysique jusqu’aujourd’hui donc. Aussi, à l’instar de Jean-Marc Narbonne1075,
reprenant l’étude de R. Schürmann1076 pour l’interroger, je ne crois pas qu’il soit justifiable de
« tenter d’établir une connexion expresse entre le mode d’existence du premier principe
plotinien et ce qui s’atteste comme Ereignis chez Heidegger » et qui a ensuite ouvert le champ
du phénomène jusqu’à son incandescence grâce à J.- L. Marion. Mais d’autre part, réduire
comme il le fait la coupure hénologique plotinienne à une « structure onto-théologique qui
institue à son sommet un existant tout à fait singulier dont la nature transcende la figure
classique de l’étant fondateur, puisqu’il est un étant paradoxalement sans limites » est tout
aussi impropre, comme j’ai tenté de le montrer jusqu’ici en remettant en cause une lecture
de Plotin uniquement fondée sur le schéma vertical de la procession : le « sommet », s’il faut

1074
Au sujet du risque d’une absolutisation d’un phénomène en regard des autres, François-David Sebbah parle
de « la course à l’originaire ou à l’archi-originaire » dans L’épreuve de la limite, Derrida, Henry, Lévinas et la
phénoménologie, Paris, PUF, 2001. De même, Isabelle Thomas-Fogiel évoque cette course vers une notion
originaire pour Merleau-Ponty dans Symposium, Toronto, n°2-2007, et dans Reading Merleau-Ponty, actes du
colloque de 2008, Presses Universitaires de Pékin, 2011.
1075
J. – M. Narbonne, Henôsis et Ereignis : Remarques sur une interprétation heideggérienne de l’Un plotinien,
dans La métaphysique de Plotin, Paris, Vrin, 2001.
1076
R. Schürmann, L’hénologie comme dépassement de la métaphysique, Etudes philosophiques, n°3, 1982, p.
331-350 , et paru également dans une version révisée avec le même titre dans Etudes philosophiques, n01, 1999,
p. 105-121.

319
en nommer un, n’est autre que l’Être-Intellect, deuxième hypostase, se déployant jusque dans
la plaine du sensible grâce à l’Âme qui a la possibilité de s’incarner. Mais l’Un ne saurait être
appelé par ce terme, et le schéma de la gravitation corrige une première lecture forcément
incomplète des traités de Plotin. Le centre qui est nulle part et partout à la fois, inapparent et
cependant permettant l’autoconstitution de l’être et des étants, est encore une fois, une
image plotinienne certainement plus propre à rendre le champ du phénomène tout en
suspendant celui-ci à la liberté fondatrice de l’Un. En fait, l’alternative proposée par Narbonne
est insuffisante1077. Si, comme il le fait justement remarquer, pour Schürmann « l’Un dépasse
le schéma onto-théologique, […], il est la source non entitative »1078, alors il deviendrait
automatiquement « l’événement pur à partir duquel de l’étant peut venir à l’être ». Pire
encore, dans ce cas, « l’Un rejoint le type de causalité-événementielle en direction de laquelle
se meut la pensée de Heidegger lorsqu’elle tente d’approcher l’Ereignis »1079, ce que contredit
totalement la définition plotinienne du moment favorable, comme je vais le montrer. Mais
d’un autre côté, réfuter la thèse de l’événement en ce qui concerne l’Un, n’autorise pas une
assimilation hâtive de l’hénologie plotinienne à une structure onto-théologique, pas plus qu’à
une théologie négative comme on la qualifie bien souvent. Je m’attache donc ici à sortir de
cette alternative en proposant une troisième voie d’interprétation reposant sur
l’antéphénoménalité de l’Un, soit sur la différence hénologique dont j’ai parlé jusqu’ici.

Tout d’abord, le tableau ci-dessous tente de lister et de mettre en regard les


caractéristiques de l’événement et du moment favorable afin de mieux percevoir leur
opposition, et de là, la possibilité d’une issue à la fragmentation événementielle actuelle si
proche de la matière pure, c’est-à-dire du néant tel qu’il hantait la pensée plotinienne. A partir
de là, je dégagerai la positivité et la nouveauté émergeant de la notion de « moment
favorable » appliquée à la rupture hénologique plotinienne.

1077
L’alternative entre
1078
J.-M. Narbonne, op. cit., p. 153.
1079
Ibid., p. 153-154.

320
L’événement Le moment favorable
S’inscrit dans la temporalité de l’avenir1080 Atemporel1081
Arrive (notion d’arrivage)1082 Est = en acte1083
Multiple (tous les événements diffèrent)1084 Un1085
Se donner = se montrer1086 Se retirer = donner1087
Ajoute1088 Soustrait1089

1080
J.-L. Marion, Etant donné, p. 185-186 : « […] la contingence de l’alternative ne sera nécessaire que
« demain », ce qui implique que cette nécessité (qui embrasse la contingence de l’alternative) s’inscrive dans la
temporalité de l’avenir […] »
1081
Traité 39 (VI, 8), 16, 31-34 : « Si donc il n’est pas né, mais si son acte, et pour ainsi dire sa veille et sa
superintellection (ὑπερνὁησιϛ) s’exercent sans cesse, il est telle qu’il a veillé. Mais sa veille est au-delà de la
réalité, de l’Intellect et de la vie sensée ». L’Un n’est pas à situer dans le temps, qui est le fait de l’âme descendue,
donc imprégnée du devenir, et il fonde l’éternité à laquelle l’âme appartient et qui est le propre de l’Intellect est
des formes. Le moment favorable est une nécessité s’embrassant elle-même en tant que liberté d’être ce qu’elle
est, mais elle n’implique pas de temporalité et dépasse même le concept d’éternité. Aussi Laurent Lavaud insiste
sur la « rupture » entre l’Intellect et l’Un induite par le terme hupernoesis : « Le préfixe huper ne doit pas être ici
interprété comme dénotant une intensification ou une hyperbolisation de l’activité intellective, mais comme
impliquant au contraire une rupture avec le régime de la noesis dans le second principe ». (note 303 de la
traduction du traité 39, p. 310). Egalement au chap. 21, 14-15 : « Sa volonté est dans sa réalité ». Sur ce sujet de
l’atemporalité, voir « Chronos psychique, aiôn noétique et kairos hénologique chez Plotin », de Joachim Lacrosse,
dans Les figures du temps, Presses universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 1997, p. 75-87. « Il est réellement
affranchi de tout avènement temporel, même originaire », dit-il au sujet du kairos qui se situe « avant l’éternité »
(prin aiôna) (Plotin, Traité 39(VI, 8), 1, 25).
1082
Ibid. , p.187 : « La contingence originelle du phénomène s’accomplit par son arrivage ».
1083
Traité 39 (VI, 8), 7, 46-49 : « Cependant, puisque ce qui lui tient lieu d’existence est ce qui lui tient lieu d’acte
– l’un en effet ne diffère pas de l’autre ».
1084
Ibid. , p. 186 : « ils diffèrent en ne se ressemblant pas, ils diffèrent surtout en retardant (ou accélérant) leurs
surgissements. Plutôt que d’arrivées, il faut donc parler d’arrivages de phénomènes, selon des rythmes
discontinus, par saccades, inopinés, par surprise, détachés les uns des autres, par rafales, stochastiques ».
1085
Traité 49 (V, 3), 15, 5 : « ce qui est absolument Un » ; et toujours au traité 49, 17, 24-25 : « Mais dans ce qui
est absolument simple, quel déroulement peut-il y avoir ? ».
1086
Ibid. , p. 244 : Le projet est de « […] confirmer l’équivalence entre se montrer et se donner […] ». Et : Nous
tenterons donc de faire correspondre le plus étroitement possibles les déterminations du phénomène donné aux
caractères de la donation du don ».
1087
Traité 49 (V, 3), 14, 18-19 : « lui qui donne toutes ces choses sans être lui-même ces choses ». Sur ce thème
de la donation de l’Un, voir J.-L. Chrétien, LVN, p.263 : « L’Un n’est pas sorti de lui-même – demeurant dans son
ermitage- et rien ne s’est ajouté à lui, puisqu’il ne fait pas nombre avec les étants.[…] En deça de tout, et du tout
qui se suffit à lui-même, il n’y a rien que ce rien qui donne tout sans rien avoir », et p. 274 : « le Bien est er reste
transcendant à ses dons ».
1088
L’événement est un « phénomène saturé », c’est-à-dire un phénomène plein, qui est toujours en excès sur
ma visée, on intention de sens, qui la dépasse. Autrement dit, l’événement donne toujours plus qu’on
n’attendait, et offre du coup une herméneutique infinie. Voir à ce sujet J.-L. Marion, De surcroît, Paris, PUF, 2001.
Egalement dans E.D. p. 318-319. Pour exemple : « Il sature ainsi la catégorie de la quantité » (p. 318), et « Plus
l’excès se constate, plus l’événement s’impose » (p. 241).
1089
Traité 39 (VI, 8), 21, 26 : « retranche toutes choses », et l. 27-28 : « ne cherche pas ce que tu pourrais lui
ajouter, mais vois si tu ne pourrais lui retrancher encore quelque chose dans ta représentation ».

321
Charge et asservit1090 Allège et libère1091
Recevabilité d’office1092 Difficulté de recevabilité1093
Visibilité1094 Invisibilité1095
Passivité du sujet1096 Travail de l’âme individuelle1097
Empirisme radical1098 Rupture hénologique
Contingence totale et nécessaire1099 Nécessité libre ou liberté nécessaire1100
Phénoménalité absolue Antéphénoménalité

Le moment favorable exprime une liberté allégée de toute contingence, mais à la fois une
nécessité allégée de toutes déterminations, et c’est pourquoi l’Un plotinien, en sa rupture

1090
J.- L. Marion, E.D., p. 370 : « L’interloqué, résultant d’une convocation, se reconnaît pris et surplombé par
une emprise ».
1091
Traité 39 (VI, 8), 12, 17-19 : « ce qui a rendu libre la réalité, ce dont la nature est manifestement de rendre
libre, et qu’on qualifie de libérateur » ; et chap. 15, 21-25 : « Lorsque nous remontons vers elle et que nous
devenons cette seule lumière, après avoir donné congé à tout le reste, que pouvons-nous dire à son propos, si
ce n’est que nous sommes alors plus que libres, et plus que librement disposés ? Qui dès lors pourrait nous rendre
dépendants du hasard, de ce qui advient par aventure ou de façon accidentelle quand nous sommes devenus la
vie véritable elle-même […] ? »
1092
Marc Richir, Méditations phénoménologiques, Grenoble, Million, 1992, p. 48 : « l’événement comme ce qui
fait sens, ce en quoi se fait le sens, comme en un Ereignis ».
1093
Traité 9 (VI, 9), 6, 7, 4-5 : « il est toujours présent à qui peut le toucher, absent pour qui en est incapable ».
1094
J.- L. Marion, op. cit. , p.186 : « Ils se font attendre, se font désirer avant de se faire voir » ; et p. 187 : « tout
phénomène, même en apparence le plus subsistant, exerce de lui-même l’initiative de se rendre visible ».
1095
Traité 9 (VI, 9), 10, 14-15 : « Car alors, au moment où il voit, celui qui voit ne voit pas, ne distingue pas, et ne
se représente pas deux choses ».
1096
J. –L. Marion, op. cit. , p. 187 : […] nous – le je/moi – ne décidons plus en rien de la visibilité du phénomène ;
notre initiative se borne à rester prêts à recevoir le choc de son anamorphose, à encaisser le coup de son
arrivage ».
1097
Traité 9 (VI, 9), 4, 15-16 : « La contemplation elle-même, c’est à celui qui veut contempler qu’il revient
désormais de la mettre en œuvre » ; et : traité 39 (VI, 8), 21, 29-30 : « car toi aussi tu es en mesure d’atteindre
un principe dont il n’est plus possible de dire ou de comprendre autre chose ».
1098
Le donné devient l’unique source et principe premier, or ce qui est donné est toute expérience. Le « retour
aux choses » de Husserl finit en un « retour des choses » dictant un primat totalisateur du donné expérientiel sur
l’adonné à qui advient l’événement. L’intentionnalité est en passe dès lors d’être dissoute. Pour Richir par
exemple, l’événement ne dépend pas de moi, il est pur « clignotement » qui « surgit » (Méditations
phénoménologiques, Grenoble, Million, 1992, p. 48).
1099
J.-L. Marion, op.cit., p.195-196 : « La donation, aussi indubitable qu’elle demeure, n’assure pourtant jamais
au donné, une nécessité absolue – le donné, en tant que donné, reste contingent, arrive ». Et « non seulement
création (contingence) et éternité (nécessité) du monde ne se contredisent pas, mais la donation (nécessité)
« n’exclut par principe jamais » que ce donné ne soit pas (contingence). Pour faire droit à ces paradoxes, il faut
donc définir ainsi le phénomène : ce qui, en tant que donné, apparaît toujours comme, à chaque fois, ayant pu
ne pas apparaître ».
1100
Traité 39 (VI, 8), 14, 39-42 : « il sera le principe et comme le paradigme de ce qui ne participe pas du hasard,
lui qui est réellement et en toit premier lieu préservé du mélange avec le hasard, le surgissement spontané, et
l’advenue accidentelle […] » ; et chap. 19, 15-16 : « il n’est asservi ni à la réalité ni à lui-même ; bien plus, sa
réalité n’est pas pour lui un principe […] » et chap. 20, 18-19 : « Et certes, un acte qui n’est pas asservi à une
réalité est purement libre, et c’est de cette façon qu’il est lui-même par lui-même ».

322
d’avec ses effets, tient et soutient tous les possibles, fût-ce jusqu’au risque suprême de la
dissolution dans la matière, dans le non-être, dans le tout-évenement où plonge la
phénoménologie actuelle. De là à dire que la différence hénologique a rendu possible la
différence ontologique, à l’insu de cette dernière, et porte, supporte de son infinie légèreté,
la pesanteur du donné, entièrement contingent, toujours à l’extrême limite de la
fragmentation totale, il n’y a qu’un pas : faut-il oser le franchir pour enfin libérer peut-être des
concepts par trop éculés, torturés, abîmés jusque la fatigue de l’être omniprésent, de
l’existence étouffante, engluante, écrasante ? Si la liberté et la nécessité peuvent s’affranchir
toutes deux en posant la frontière du pensable, les limites du dicible, comme l’a fait Plotin, on
assiste alors à un renouveau possible, à une régénération de l’être : l’appel d’air de
l’antéphénoménalité permet simplement d’admettre une ouverture infinie à la connaissance,
un « essor » encore et toujours possible, pour reprendre un terme cher à Plotin, tout en
recouvrant l’intentionnalité sans laquelle toute science ne serait qu’un magma de faits.

Aussi, avant d’achever ma recherche, je voudrais insister sur la positivité qui émerge de ce
qu’on appelle à mon sens injustement « la voie négative » dans la pensée plotinienne. La
disjonction hénologique est pleine d’espoir parce que pleine de l’être qu’elle permet et ne
cesse de renouveler, pleine de la pensée qui s’élance, pleine de la vie qu’elle délivre de sa
pesanteur intrinsèque et par trop charnelle : j’ai parlé de fatigue, une notion qui a été abordée
avec brillance par Jean-Louis Chrétien, il faut aussi parler de mort, de suicide, une notion que
n’a pas négligée Plotin, et qui hante toute pensée métaphysique et jusque dans toutes formes
de donné, poésie, littérature, arts, puisque j’en ai appelé à cette notion de « donné »
transcendant tous types de phénomènes.

323
2- L’alternative au néant

« La vie n’allait pas assez vite en moi, je l’accélère. La


courbe mollissait, je la redresse. Je suis un homme. Je suis
maître de ma peau, je le prouve. »

Pierre Drieu la Rochelle, Le feu follet1101

a- Vivre ou mourir pour exister

Du divertissement pascalien à l’angoisse de l’être-pour-la-mort d’Heidegger, de


Nietzsche affirmant la mort de Dieu et surtout l’épuisement de l’homme à Camus posant
le suicide comme la question originelle de l’homme, du Cri d’Edvard Munch déchirant un
ciel de sang à l’image de la tortue de Des Esseintes, le héros d’A Rebours de Huysmans,
écrasée par le poids des joyaux incrustés dans sa carapace, du « Rien » de Mallarmé au
kitsch pathétiquement humain de Milan Kundera, de l’Abgrund de Heidegger à la Nausée
sartrienne, le drame de l’existence habite l’âme humaine. Plotin n’y fut pas sourd, et bien
qu’il ait peu traité les questions éthiques et psychologiques dans ses traités, il a consacré
un traité au sujet du suicide1102. De même, il permit à son ami et disciple Porphyre de
combattre une dépression qui aurait pu le conduire à la mort.

« Et quant à moi, Porphyre, il sentit un jour que je songeais à m’enlever la vie. Le voici
soudain devant moi qui habitais là, et il me dit que ce désir résultait non d’une
disposition de l’intellect, mais d’une maladie due à la mélancolie, et il me prescrivit de
m’en aller. Je suivis son conseil, et je partis pour la Sicile, car j’avais entendu dire qu’un
homme de grande réputation, Probus, vivait à Lilybée. Je fus ainsi délivré du désir de me
supprimer, mais du même coup, je fus empêché de rester auprès de Plotin jusqu’à sa
mort »1103.

1101
Pierre Drieu la Rochelle, Le feu follet, Gallimard, Paris, 1931, Folio, 1959, p. 172.
1102
Le traité 16 (I, 9). Il s’agit du plus bref traité qui n’est composé que d’un chapitre. Le titre original des
manuscrits est Peri exagogès (Περι εξαγωγησ), Sur le suicide. Porphyre y adjoint un commentaire sous cette
forme : Peri eulógou exagogès (4, 53) qui est retenue habituellement pour la traduction.
1103
Porphyre, Vie de Plotin, §11, 12-19.

324
En venir à ce thème très existentiel au moment même où culminent dans mon étude les
concepts de liberté et de nécessité qui l’ont suscitée, et ce, grâce au dévoilement d’une
positivité de la différence hénologique est assurément voulu de ma part. Mettre en regard le
néant qui charge l’être depuis Parménide, et sans doute même avant, avec ce qui peut être
susceptible, non pas de l’empêcher, ni même de le résoudre au niveau de la pensée discursive,
mais du moins de l’alléger, de le rendre supportable dans notre vie d’homme, d’existant, Plotin
l’a suggéré. Aussi est-il temps de mettre en lumière la fameuse « vision unitive » par-delà sa
dimension mystique – sans pour autant renier celle-ci, mais en interrogeant ce moment de
l’unification suprême chez Plotin, ce qu’il signifie, ce qu’il permet de penser, dès lors que l’âme
« retombe »1104 nécessairement dans l’être, et doit vivre de toutes façons son parcours dans
le devenir, confrontée aux maux de toutes sortes et à son propre éclatement qui la guette. Le
seul-à-seul plotinien, c’est-à-dire la fusion de l’âme avec l’Un, est un « surmont », si je peux
me permettre ce terme : unification suprême de l’individuel que favorise la relation à l’Un et
qui permet de surmonter l’abîme existentiel, le fantôme de la dislocation dans le multiple qui
guette l’âme incarnée. Plotin le présente comme quelque chose de rare, mais d’accessible à
tous, sursaut toujours possible dans une philosophie fondée sur l’unité originaire de toutes
choses, unité oubliée, ensevelie dès la suite du néoplatonisme sous la chute totale de l’âme
dans le sensible, dans le devenir. Chez Plotin, l’âme n’étant jamais totalement descendue,
l’expérience de l’Un demeure toujours possible par un positionnement adéquat de l’individuel
dans le champ ontologique : aussi ai-je parlé de la relativité objective de la métaphysique
plotinienne, parce que chaque un ouvre un référentiel différent, et qu’il suffit de changer de
position, de direction, de système, pour voir autrement. En ce sens, la vision unitive, s’il faut
reprendre par défaut ce terme, est une autre façon de voir l’être, de se voir, et donc
d’envisager notre vie à l’épreuve du devenir. Moment favorable par excellence, permettant la
connaissance de nous-même par le fait de nous rendre un, elle autorise dès lors une
coalescence, un rassemblement du « nous » (hemeîs) que je suis, autrement dit, une
unification de la multiplicité en moi1105. La « conversion » plotinienne n’a de sens que pour un
un face à l’Un, epistrophè qui réclame de moi jusqu’au retrait de l’être, l’âme court-circuitant

1104
Traité 9 (VI, 9), 9, 60-61. : « jusqu’à ce que l’on retombe sous le poids et que cette fleur se flétrisse ».
(Traduction Bréhier).
1105
Plotin dit bien que le « je » est un « nous », ces niveaux éthique et psychologique témoignant de la substance
plurielle de l’âme humaine qu’il importe de rassembler, d’unifier vers une simplicité supérieure : Traité 53 (I, 1),
7, 8 ; également 9, 7.

325
presque l’Intellect dans le retroussement d’elle-même vers son origine qu’elle opère. Saisir
l’Un c’est devenir un moi-même, c’est me libérer non seulement des chaînes du devenir, mais
aussi de celles du « dieu enchaîné »1106, de l’Intellect, que Plotin figure à la fin du traité 31 par
Kronos - reprenant le mythe d’Hésiode, Kronos étant situé entre Ouranos, son père, figurant
l’Un, et Zeus, son fils, symbolisant l’âme. La nécessité est donc parvenue avec l’Être-Intellect,
assurant les liens de causalité dans ce qui est. C’est ainsi que le noûs est enchaîné au monde
de la procession tout autant qu’il enchaîne, comme nous l’avons vu, dans un champ de
pesanteur, le champ ontologique ; il est lui-même soumis dans son propre déploiement à la
nécessité de l’ordre et du nombre afin de réduire le multiple. Cet enchaînement de l’être est
essentiel et positif, il assure comme je l’ai montré dans ma deuxième partie, l’ordre et la
beauté inhérents au monde, car sans Formes celui-ci serait livré à l’informité du multiple
fuyant et infini de la matière et du chaos. Mais en assurant ce rôle, l’être en demeure chargé
de pesanteur. Seul l’Un dès lors, présent en son absence même, assiette de chaque un, le
libère effectivement de ce poids. L’âme humaine, capable du mal par trop d’égarement dans
le devenir, subit de plein fouet son corollaire : l’égarement dans le mal est toujours chez Plotin
alourdissement, addition d’éléments étrangers1107, mais aussi dislocation de l’unité. Dès lors,
la remontée possible vers l’Un signe sa réunification synonyme de libération et d’allègement.
Parce que l’Un demeure en son ineffabilité, en son invisibilité, parce qu’il est au cœur de moi-
même, parce qu’il est moi-même dans sa plus réduite et minuscule trace, il m’est permis de
le retrouver, de me retrouver, et d’échapper au chaos de la dislocation. Le néant, c’est-à-dire
la matière informe, hante l’existence de l’âme incarnée, l’assombrit, la détériore,
« l’infecte »1108 jusqu’au « bourbier obscur»1109, dit Plotin. Et si le terme moderne d’angoisse
existentielle n’apparaît pas, et pour cause, le concept, l’idée d’une mort « éthique »,
« psychologique » est cependant déjà là : « alors l’âme meurt, pour autant qu’elle puisse
mourir, et sa mort, alors qu’elle est encore immergée dans le corps, consiste à plonger dans

1106
Traité 31 (V, 8), 13, 1 : « ó theòs […] dedeménos ».
1107
Traité 51 (I, 8), 14. La faiblesse de l’âme dont Plotin cherche la cause dans ce chapitre du traité sur les maux
est caractérisée par une adjonction d’éléments étrangers à l’âme, de surplus, ce qui rejoint l’image de la boue
recouvrant l’or évoquée au traité 1 dans le chapitre 5 : « elle ne vient pas du fait que quelque chose leur a été
enlevé, mais en raison de la présence en elle d’un élément étranger, comme dans le corps, la présence de
phlegme ou de bile » (l. 23-24).
1108
Traité 51 (I, 8), 4, 22 : « ἁναπιμπλάναι», contaminer, infecter. On peut noter une autre occurrence de ce
terme au traité 6 (IV, 8), 2, 30 dans le même contexte.
1109
Ibid., 13, 17-18. Pour cette image, voir Phédon, 69c6.

326
la matière, à s’en emplir […] »1110. La violence de cet état contre-nature pour l’âme n’est pas
non plus tue par Plotin. Egaré par la souffrance « sous l’effet de l’angoisse, douleur ou
colère »1111, je peux ainsi souhaiter la mort véritable tant les chaînes de la nécessité extérieure
blessent l’âme et l’entravent. Les images témoignent de la contrainte, de la violence, elles
disent le harcèlement, le viol, le rapt de l’âme par l’informe : « Et la matière qui est là la
supplie, et pour ainsi dire, l’importune, en voulant pénétrer en l’âme. Cet endroit est tout
entier sacré, et il n’y a rien là qui ne prenne part à l’âme. La matière va donc se placer sous
l’âme, et elle est illuminée, mais elle n’est pas capable de recevoir ce par quoi elle est
illuminée »1112. La matière « s’empare du lieu que l’âme occupe, et elle contraint cette
dernière pour ainsi dire à se contracter1113 en rendant mauvais ce qu’elle a acquis par une
sorte de rapt »1114.

A la diffraction, à l’éclatement de l’un-dividu dans le devenir, à l’obscurité et au multiple


infini qui ne cesse de guetter le cheminement de l’âme incarnée en ce monde, comme exilée
en un pays étranger et aspirant, par le bien1115 ou par le mal1116 à retourner vers sa « chère
patrie », s’oppose l’unification par l’Un. A la contraction forcée et douloureuse imposée par
les chaînes de la nécessité extérieure, c’est-à-dire de la matière, s’oppose la dilatation de

1110
Ibid, l. 21-24.
1111
Traité 16 (I, 9), 1, 10.
1112
Traité 51 (I, 8), 14, 35-39.
1113
Voir Le Banquet, 206d6.
1114
Ibid., l. 46-48.
1115
C’est-à-dire dans la philosophie de Plotin par un cheminement qui suit l’élan naturel vers l’Un-Bien, et
consiste en une réduction progressive des éléments extérieurs, d’abord les choses sensibles et les passions qui
leur sont liées, puis, une fois parvenu jusqu’au beau intelligible, en une dernière soustraction, celle de la pensée
elle-même. Car la pensée est encore plurifiante, elle dénombre, déduit, développe, tel l’Intellect Un-multiple,
déployé en Formes, comme je l’ai montré. La conversion plotinienne consiste ainsi, davantage qu’en une ascèse
telle qu’on pourrait l’interpréter à une première lecture, en une simplification, un retrait, une soustraction, qui
reflète aussi la disjonction hénologique. Ainsi la « fusion » est-elle possible, puisque l’âme est capable
fondamentalement de revenir à une unité intime, d’oublier ne serait-ce qu’un instant, sa multiplicité
phénoménale, de ne plus même penser.
1116
Il faut rappeler que dans l’éthique de Plotin, le mal n’est jamais qu’un élan manqué vers le bien. De même le
suicide, évoqué au traité 16, montre que ce geste de l’âme contre-nature, n’est envisagé que dans des cas de
souffrance extrême, voire même de folie, l’âme totalement égarée, éclatée, cherchant à s’arracher à cette
multiplicité devenue insupportable parce que la désagrégeant. « Supposons que quelqu’un s’aperçoive qu’il
commence à devenir fou ? » (Traité 16 (I, 9), 1,11). Nous ne sommes pas loin des schémas en psychiatrie des
troubles de la personnalité. En cela Plotin s’oppose aux stoïciens qui admettaient un « suicide raisonnable » pour
un sage voulant se soustraire à la folie et aux actes qui desserviraient son éthique – ce qui est pour le moins
paradoxal, notons-le. Plotin le note justement : « Il est peu probable que cela arrive au sage » (Traité 16 (I, 9),
1,11-12).

327
l’âme soudain définie, dessinée, recouvrée en l’Un. Le seul-à-seul entre un un et l’Un dévoile
le centre même de la liberté, le point d’où tout (me) devient possible – même devenir dieu1117.
C’est dans ce sursaut, dans cet éblouissement, dans cet ultime paradoxe où l’ineffable me
parvient, où l’antéphénomène me définit dans la phénoménalité de la vie, que l’existence
désormais allégée du poids ontologique peut être dite vraiment liberté. Au terme du traité 9,
l’Un ayant été posé au-delà de la réalité, Plotin indique que cette position de l’Un peut faire
l’objet d’un ajustement de l’un en lui, c’est-à-dire que l’âme a la faculté de coïncider, par-delà
l’Intellect même, à l’Un antéphénoménal : pour ce faire, l’âme, après avoir abandonné toutes
choses sensibles, « s’élance »1118 au-delà de l’Être-Intellect vers ce dont elle garde trace. Elle
touche alors « la condition où l’on était quand on est venu de lui »1119. Cet élan suivi d’un
ajustement où le semblable s’unit au semblable, où l’exil enfin s’achève, où le néant de mon
existence toujours trop pesante se trouve soudain détruit, absorbé, résolu enfin en et par l’Un,
cet élan suit davantage une érotique qu’une dialectique : l’expérience de la coïncidence de
l’âme à l’Un est comparée à l’amour, à son apaisement soudain et fugitif, mais qui n’en est
pas moins ineffable. Qui est l’ineffable à proprement parler. C’est quand je puis me « tenir en
lui seul et devenir lui seul »1120, quand dans ce vacillement je me maintiens encore un instant,
surmontant mon propre poids et le poids de tout l’être1121, qu’enfin s’apaise aussi le néant.
Car « il ne monte pas seul, mais porte avec lui ce qui le sépare de l’Un »1122 : le poids de l’être
est aussi celui de la séparation, des lointains entre l’âme et son centre, entre l’âme-dans-le-
monde et l’âme en-elle-même. Car l’absence de l’Un dont nous parlions est le suprême don
de l’Un libérateur : présent en toutes choses il donne ce qu’il n’a pas, son absence, pour mieux
libérer l’être et les étants, pour les laisser-être-à-eux. Mais cette absence est aussi ce que je
subis, ce qui m’alourdit de néant, puisqu’elle entraîne la matière. Aussi, en chacun demeure-
t-il un mouvement naturel et qui parfois s’ignore même, l’élan vers l’Un, élan qui est ma
propre colonne vertébrale, qui m’arrache du bourbier, qui « me tient » sans cesse alors même
que je ne le sais pas. En ce sens, le seul-à-seul n’est que la concrétisation, la réalisation de cet
élan amoureux – qui demeure chose rare et difficile. Aussi, loin de proposer un « mode

1117
Traité 9 (VI, 9), 9, 59.
1118
Traité 9 (VI, 9), 4, 6-7.
1119
Ibid., 4, 32-33.
1120
Ibid., 9, 52.
1121
Ibid., 9, 58-60 : « […] on se voit comme la lumière elle-même, pure, sans pesanteur, légère »
1122
Ibid., 4, 23.

328
d’emploi », une éthique, Plotin n’indique qu’un cheminement, quelques traces de lumière,
des images, seules capables d’approcher l’antéphénoménalité hénologique, dont il raille lui-
même au passage l’approximation : « il faut le dire, tout cela ce ne sont que des images »1123,
prévient-il. Mais elles constituent l’un des accès possibles à ce qui seul peut justifier mon
existence, à ce qui seul peut faire contrepoids au multiple infini qui ne cesse de hanter l’être.
Car le discours découpe toujours l’unité et ne ramène en fait qu’à l’être, il n’est plus adéquat
pour approcher ce qui est avant tout phénomène, étant lui-même un phénomène.

« C’est pourquoi Platon dit qu’on ne peut ni parler ni écrire à propos de lui, mais que si
nous parlons et écrivons, c’est pour conduire à lui et pour éveiller à la contemplation à
partir des discours, comme si nous indiquions le chemin à celui qui veut contempler. Car
l’enseignement ne peut qu’indiquer la route et le chemin ; la contemplation elle-même,
c’est à celui qui veut contempler qu’il revient désormais de la mettre en œuvre ». 1124

Images d’un mouvement qui n’est plus linéaire1125 – et cela indique bien que nous ne
sommes plus dans le référentiel ontologique, dans la procession de la substance – mais
concentrique ; images du chant du chœur autour du coryphée1126, mais aussi de la danse1127 ;
images de la réalisation amoureuse1128, mais aussi de l’enfant prodigue ou perdu retrouvant
son père1129, ou de la vierge violée loin du père qui enfin le retrouve en un ultime réconfort1130.
Image enfin, et c’est là le cœur-même de mon propos, du sanctuaire – qui se fonde en celle
utilisée au sujet de l’âme par rapport à la matière qui tente de la pénétrer 1131, que j’ai citée
supra. « L’intérieur du sanctuaire »1132 est en effet la dernière image du traité 9, dernier traité
dans les Ennéades selon le classement de Porphyre (VI, 9), incandescence à la limite extrême

1123
Ibid., 11, 26-27.
1124
Ibid., 4, 11-16.
1125
Ibid., 8, 1-9 : “Si donc une âme se connaît elle-même à un autre moment, et qu’elle aperçoit que son
mouvement n’est pas linéaire, sauf s’il est interrompu, mais que son mouvement naturel s’apparente à celui qui
s’effectue en cercle, non pas autour de quelque chose d’extérieur, mais autour d’un centre – le centre étant ce
dont provient le cercle – alors elle tournera autour de ce centre dont elle provient. Elle se suspendra à lui, en se
portant elle-même vers lui, vers ce centre où toutes les âmes devraient se porter, mais vers lequel ne se portent
toujours que les âmes des dieux. »
1126
Ibid., 8, 36-40.
1127
Ibid., 8, 44-45 ; et 9, 1.
1128
Ibid., 4, 18-19 : « une expérience semblable à la passion amoureuse de l’amant qui, en regardant l’objet de
son amour, trouve son repos en lui ».
1129
Ibid., 7, 30-34 : “ […] pas plus qu’un enfant que la folie aura mis hors de lui ne pourra reconnaître son père.”
1130
Ibid., 9, 33-39 : “[…] Mais lorsqu’elle est parvenue dans le devenir, elle est comme trompée par de vaines
promesses de mariage, et ayant échangé son amour contre un autre, mortel celui-là, elle est violentée loin de
son père. […]”.
1131
Traité 51 (I, 8), 14, 35-36
1132
Traité 9 (VI, 9), 11, l. 19, l. 26, l. 28.

329
du « voir », qui ici n’est employé que par défaut, une fois de plus, car ce qui a lieu n’est plus
de l’ordre du phénomène, de la substance, de l’être. Ce qui a lieu, « moment favorable » parce
qu’instantané, saut dans un autre référentiel qui n’est plus ontologique, moment
véritablement unique – un serait plus juste- est le propre de l’Ineffable antéphénoménal.
Aussi, Plotin corrige-t-il ses propres termes utilisés quelques chapitres plus tôt : « Et peut-être
n’était-ce pas une contemplation, mais une autre manière de voir, une extase, une
simplification et une donation de soi, une aspiration au contact, une forme de repos, une
méditation qui aspire à l’union dans la coïncidence…1133 ». L’accès à l’Un, le changement de
référentiel n’a lieu que par le mouvement de retrait de l’âme, de soustraction, imitant par là-
même la soustraction de l’Un de l’être, sa séparation, sa distance. Cette simplification
suprême mène l’âme au sanctuaire, mais il s’agit aussi de son propre sanctuaire, de son unité
la plus intime et réelle : « elle ne parviendra pas à quelque chose d’autre, mais à elle-même ;
et de cette manière, parce qu’elle n’est pas en autre chose, elle ne sera en rien, mais en elle-
même ; et le fait d’être en elle seule, et non pas en ce qui est, implique qu’elle est en lui ; car
dans la mesure où l’on est en relation avec lui, on n’est pas dans une substance (ousia), mais
on se trouve au-delà de la substance »1134. Il faut oublier tout autre référentiel, tout monde,
tout être. Il faut oublier jusqu’à l’être, la pensée, pour accéder à ce qui est ma propre et
fondamentale demeure, ma résidence, mon ermitage, mon un ; c’est-à-dire déjà, alors même
que je tremble et vacille devant l’infini, ce qui est l’Un, « avant toutes choses »1135. Alors
seulement je peux voir, je peux me souvenir de ce qui est avant l’oubli de l’Un, avant son
absence, avant la blessure, avant la disjonction, avant toute phénoménalité. Alors seulement
je retrouve « le reste » de la soustraction – ou plutôt devrais-je dire « la différence », et il n’est
pas anodin que le terme restant de l’opération de la soustraction se nomme « la différence ».
Ce reste impondérable, insoutenable, indicible, correspond à l’Un antéphénoménal, recouvré
dans un instant atemporel (que j’appelle non-événement car situé hors de la temporalité), car
« le reste pour celui qui est monté au-delà de toutes choses, c’est ce qui se trouve avant toutes
choses »1136, et qui est justement la différence hénologique. Celle-ci est donc possible,
accessible par l’opération de soustraction totale de l’être. Et c’est dans ce reste impondérable
que réside, enfin déliée de toutes chaînes, plus légère que l’air, tel le feu sacré du sanctuaire

1133
Ibid., 11, 22-25.
1134
Ibid., l. 38-42.
1135
Ibid., l. 35.
1136
Ibid., l. 35.

330
de moi-même, la liberté. De cette liberté, il n’est plus possible de faire autre chose que la
nécessité. Car elle est à ce moment précis, le kairos, ce qui ne peut être autrement que ce qu’il
est. Mais, prévient Plotin, celui qui « regarde d’une autre manière ne trouve plus rien »1137car
nos yeux, mais aussi notre raison ne sont d’aucune utilité par-delà le champ phénoménal. Les
termes de l’opération de soustraction pour trouver la différence hénologique suggèrent en
effet un court-circuit de l’être.

C–B=A

Diminuende – diminuteur = différence

Ame (individuelle) – être = Un

« Cette chose merveilleuse c’est l’Un qui n’est pas un être »1138, qui ne se trouve qu’une fois
l’Intellect et les formes eux-mêmes retranchés car ils sont affectés d’une certaine façon par la
multiplicité. Si le résultat doit être un, nulle multiplicité ne doit entrer dans ce dernier terme.

Si Plotin évite autant que possible de donner à ses disciples et lecteurs une méthode, on
peut voir qu’il n’a pas cependant négligé les chemins qui mènent à l’Un, telles des suggestions,
des possibles, des accès, autant de trous d’air, de zébrures lumineuses dans l’existence qui
laissent toujours à l’âme la possibilité de supporter son existence. Car ni les images ni la
soustraction ontologique ne sont des exercices éthiques ni même spirituels, pas plus qu’une
habituation ou une technique à acquérir pour parvenir à un état d’apesanteur ou de
plénitude. Tout au plus de simples suggestions1139, dit Plotin, pour qui, consumé du feu
inextinguible, parvenu au seuil du sanctuaire, « au-delà de la réalité »1140, n’ose peut-être pas
laisser venir à lui l’antéphénomène, par crainte, angoisse du vide existentiel, de ce non-être
qui ne cesse d’habiter l’âme. Aussi les mots de Plotin tout au long du traité 9, sont des paroles
qui rassurent, qui apaisent : de l’infini dont il est ici question, il n’est pas possible de le
confondre avec l’infini multiple, avec le non-être, avec l’informe. Il en est la négation même.
Et pourtant, l’âme à son approche est saisie d’effroi, tant elle craint de s’y perdre, tant

1137
Ibid., l. 25-26.
1138
Traité 9 (VI, 9), 5, 29-30.
1139
Traité 9 (VI, 9), 11, 28 : « elles suggèrent donc énigmatiquement ».
1140
Ibid., l. 42.

331
l’absence soudain se transforme en présence, tant insoutenable en cet instant est sa légèreté,
sa liberté : « dans la mesure où l’âme avance vers ce qui n’a pas de forme (ἀνείδεον)1141, tout
en étant incapable de saisir cela parce qu’elle n’est pas délimitée par cela, et qu’elle n’est pas
non plus, pour ainsi dire, affectée par une empreinte multiforme, elle vacille et craint de ne
rien tenir ».1142

L’approche de l’Un antéphénoménal signe en effet pour l’âme non seulement son retour
vers elle-même et son origine, son fondement, par-delà le visible et l’intelligible, mais aussi -
et c’est ce qui provoque le vacillement, le tremblement, l’hésitation – la découverte d’une
liberté sans limites, sans frontières. Enfin à la même mesure que l’Un, les yeux dessillés dans
sa lumière, l’âme éprouve ce qui est au-delà de la simple liberté humaine, c’est-à-dire de la
volonté, du choix, de la détermination. Elle touche à l’indétermination suprême, qui est
ouverture de tous les possibles dans le Bien. Et cette ouverture hors les murs du phénomène,
cette dilatation, cet accès à ce qui fonde et tient tous les phénomènes et tout l’être, est
forcément troublant, déstabilisant pour l’âme humaine, habituée aux limitations du corps dans
la vie sensible et de son propre intellect dans son appréhension des formes. Il me semble utile,
à ce dernier point de mon étude qui porte la pensée plotinienne au cœur d’une problématique
phénoménologique et existentielle propre à notre temps, de souligner combien la « vision
unitive » peut être confondue avec l’expérience de la matière illimitée, c’est-à-dire du néant,
et cependant est à comprendre comme son antithèse, sa négation, son contrepoids, et j’irai
même jusqu’à dire : son antidote.

Les parallèles entre l’expérience de la matière informe, plongeant l’âme dans les maux, et
son union momentanée avec l’Un, sont en effet indéniables. On peut mettre en regard par
exemple cet état d’indétermination de l’âme tant lorsqu’elle se laisse happer par l’informité
multiple du néant1143 que lorsqu’elle s’approche de l’Un1144. De même, la crainte que j’ai
évoquée, qui est l’angoisse même de la dissolution de l’individuel dans le tout, du défini dans

1141
Ce qui est privé de forme. Voir aussi les lignes 43-44 ; et à la ligne 39 où l’Un est dit amorphon (ἄμορφον),
sans forme.
1142
Traité 9 (VI, 9), 3, 4-5.
1143
Traité 12 (II, 4), 10, 32-35 : « […] car l’indéfini la fait souffrir, comme si elle craignait ce qui se trouve à
l’extérieur des êtres, et ne supportait pas de se trouver longtemps dans le non-être. »
1144
Traité 9 (VI, 9), 7, 14-15 : « il faut que l’âme soit dépourvue de forme pour qu’il n’y ait plus aucun obstacle en
elle qui l’empêche d’être remplie et illuminée par le premier ».

332
l’indéfini, semble se manifester dans les deux approches : devant l’Un, l’âme « glisse et craint
de ne rien tenir »1145, et devant la matière pure, elle éprouve « la crainte de se trouver en
quelque sorte hors des êtres »1146, hors de l’être, hors d’elle-même. Citons également la
brièveté de l’expérience et son caractère insoutenable, même si les causes diffèrent : face à la
matière brute, l’âme « ne supporte pas de se trouver longtemps dans le non-être »1147 ; et
quand elle touche l’Un antéphénoménal, elle retombe très rapidement 1148 dans le champ
ontologique, mais « au moment du contact, ce qui touche n’a absolument ni la possibilité ni le
temps de dire quelque chose »1149. Mais là s’arrêtent ces similitudes qui ne sont que formelles.
Car en réalité, l’approche hénologique est la négation même de l’égarement matériel, et ai-je
dit, son ultime réponse curative, son antithèse, ce qui empêche résolument l’âme et l’être de
sombrer dans le néant. A l’éclatement et la dissolution dans le multiple informe qui hante
avons-nous vu, la métaphysique plotinienne, tel le vestige des pensées atomistes, s’oppose le
rassemblement, l’unification sans cesse possible, ouverte en moi, par le retour. Retour qui
réclame de moi la même soustraction que l’antéphénomène s’arrachant à l’être pour mieux
le laisser être. A cette seule condition - la soustraction ontologique totale, c’est-à-dire le fait
pour l’âme individuelle de se soustraire, non seulement au sensible mais aussi à l’hen pollà1150
- m’est accessible la différence hénologique, et avec elle la liberté véritable. « Il faut en
revanche abandonner tout le reste, se tenir en lui seul et devenir lui seul, en retranchant toutes
les autres choses qui nous entourent, au point de nous efforcer de sortir d’ici-bas, et de ne
plus supporter d’être attachés à quelque chose d’autre, pour l’étreindre avec la totalité de
nous-mêmes, sans qu’il reste aucune part de nous qui ne nous mette en contact avec la
divinité »1151.

A la lumière de l’Un, l’âme se découvre, se dénude, telle l’amante découvrant pour la


première fois sa beauté dans le rayonnement de l’amour. Je me découvre comme je n’ai jamais
été, hors de mon exil dans le devenir, hors de toute temporalité, libre en l’Un. Car toutes

1145
Ibid., 3, 5.
1146
Traité 12 (II, 4), 10, 34.
1147
Ibid., l. 35.
1148
Traité 9 (VI, 9), 9, 59 ; et 10, 1.
1149
Traité 49 (V, 3), 17, 27-28.
1150
Comme le dit très justement P. Caye : « Le noûs est l’antithèse de l’un premier : l’un pur libère le multiple
tandis que l’intellect le soumet à son unitotalité ». (op. cit., p 147)
1151
Traité 9 (VI, 9), 9, 50-55.

333
attaches se brisent, se délitent, s’annihilent dans mon geste vers l’Un, dans l’ultime saut, celui
qui résout l’énigme même de mon existence, de ma dépendance ontologique, de mon exil et
de ma souffrance d’être. Le contrepoids de l’Un, insoutenable légèreté, à la pesanteur de
l’existence – existence non seulement sensible mais entendue comme substance1152, est tel,
qu’il est susceptible d’offrir à l’âme la sortie, la rupture avec la temporalité et avec le multiple
autrement que par la mort. Aussi, la vision unitive, si rare soit-elle, permet de penser un
dégrèvement existentiel, autrement dit une liberté absolue et sans limites puisque répandue
par l’Un-Bien. Cette liberté n’est plus de l’ordre du choix1153, qui demeure temporel et sensible,
ni même de l’ordre de la volonté de l’intellect, qui demeure diffracté par le nombre et les
formes. Cette liberté est hénologique. Par « contact »1154 avec l’Un, il m’est possible de la
toucher hors du temps et de l’espace1155, dans un « moment favorable » entre tous les
moments, c’es-à-dire tous les événements de l’être. Ce moment ne peut être dit événement,
parce qu’il dépasse tout événement, toute altérité à moi donnée : « on ne l’a pas vu comme
étant autre, mais comme faisant un avec soi-même »1156. L’atteinte de l’Un réclame de l’âme
une rupture, un bond, un saut par-dessus l’Intellect, une coupure avec toute dualité –
l’Intellect demeure en ce sens la Dyade issue de l’Un, ouvrant et donnant le multiple, les
possibles, les événements. Cette ultime rupture, cependant réalisable par l’âme, signe non
seulement l’effacement de la temporalité, comme si l’âme faisait le chemin de son incarnation
à l’envers, ayant instauré le temps en venant au monde, mais aussi l’abrogation de l’altérité et
de la dualité qui demeurent sources d’éparpillement et d’atomisation, et donc de souffrance
et d’égarement pour l’âme. Car si la liberté, au niveau éthique, est toujours tiraillement,
distension psychique, c’est qu’elle est un choix entre des possibles. Au niveau métaphysique,
dans la pensée plotinienne, il n’y a de véritable liberté que dans l’élan naturel et consubstantiel
à l’âme vers l’Un : toucher l’Un c’est en ce sens être tout-à-fait libre, libéré de toutes entraves.
Or cette liberté n’est plus de l’ordre du choix, liberté d’indifférence, elle n’est plus distendue,

1152
L’Intellect succède à l’Un entant que sa manifestation en une multiplicité, qui demeure cependant unitaire,
totale, comme le rappelle le traité 49 : l’être-Intellect est compris comme un ensemble qui contient toutes les
formes (voir aussi les traités 5 (V, 9), 6, 3-8 et 7, 11-12 ; et 31 (V, 8), 9, 3 ; 38 (VI, 7), 1, 56-57). Cette unitotalité
porte donc en elle la multiplicité, chacune de ses parties se subdivisant en « un-plusieurs » elles aussi. « Ce qui
vient après l’Un montre clairement [manifestation] qu’il vient après lui, en ce sens que sa multiplicité est
absolument une […] ; et chacune des choses qui viennent de lui, tant qu’elle participe de la vie, est également
« un-plusieurs »[…] » (Traité 49, 15, 18-22)
1153
La liberté ne saurait être réduite « à ce qui dépend de toi ou moi », dit Plotin au traité 39 (VI, 8), 7, 6-11.
1154
Traité 49 (V, 3), 17, 25.
1155
Traité 9 (VI, 9), 3, 42-43 : « il n’est ni dans un lieu ni dans un temps ».
1156
Ibid., 10, 20-21.

334
déchirée par les multiples possibles, elle ne peut plus qu’être elle-même, liberté pure, unité,
aséité, simplicité : « il se verra tel qu’il est, ou plutôt il se verra uni à lui-même tel qu’il est, et
il se percevra tel qu’il est, devenu simple »1157. Le sommet où s’étreignent liberté et nécessité
est aussi leur fondement commun. Ce qui me fonde en tant qu’être-libre est ce qui, à la fois
me laisse-être-libre. Le terme de centre est d’ailleurs plus adéquat et plus conforme aux
images plotiniennes que celui de sommet, encore trop connoté d’ontologie parce qu’il s’inscrit
dans la procession substantielle qui implique forcément de la négativité, puisqu’elle s’étend
jusqu’à la matière, comme en témoigne la skédasis 1158: c’est quand « il est un avec lui comme
s’il avait fait coïncider son propre centre avec le centre universel »1159 que se libère vraiment
et entièrement celui qui, imitant au plus haut point la rupture première, a su rompre avec
toutes attaches sensibles et noétiques, ne fut-ce que pour un instant. Mais cet instant, si bref,
si fugace soit-il – fût-il même spéculatif, et telle est aussi la force de l’Un antéphénoménal-
transperce l’existence, l’irradie, la réchauffe, la vivifie à jamais, la sauvegarde de son risque
imminent, celui de l’atomisation, de l’éparpillement dans le néant, c’est-à-dire de la mort. Le
seul-à-seul plotinien, bien au-delà d’une expérience mystique qui demeure le fait d’un
individu, comme le souligne d’ailleurs Porphyre, a valeur de contrepoids, de sauvegarde du
monde, du sens et donc de l’être. Il annihile par sa seule position, par toute tentative de le
dire, si approximative et floue soit-elle, l’autre solitude, celle qui hante à couvert le
néoplatonisme et que Plotin n’a pas négligée : la solitude de l’âme exilée, immergée, violentée
par l’existence, déchirée par la multiplicité, clouée aux croyances déterministes par peur de
vivre vraiment sa destinée.

b- L’un-en-l’Un : fusion de la liberté et de la nécessité

Force antigravitationnelle capable d’inverser la courbe d’une âme happée dans le devenir,
l’Un antéphénoménal de Plotin permet donc de sortir de la négativité de l’être à laquelle se
confronte la métaphysique depuis ses origines, et plus encore depuis Hegel et jusqu’à la

1157
Ibid., 10, 10.
1158
Voir dans notre deuxième partie : II, II, 1-1, p. 206-2013.
1159
Traité 9 (VI, 9), 10, 16-17.

335
phénoménologie actuelle qui n’offre à l’émiettement du réel que la faible résistance d’une
intentionnalité perdue, dissoute dans le magma événementiel.
J’ai souligné maintes fois combien Plotin prenait en compte la négativité, jusqu’à l’inscrire de
façon latente au cœur de l’être, de l’existence, dans le multiple qui habite l’Intellect, mais aussi
à travers les thèmes récurrents dans sa philosophie de la sympatheia et de la sympnoia,
étudiés dans ma première partie. Bien plus complexe et invisible que la négativité de la
dialectique hégélienne, le non-être plotinien ne se limite pas à un moment de l’être, à une
phase de son déploiement : il habite réellement tout ce qui est, parce que tout ce qui est est
multiple et risque l’émiettement, la dissolution. La matière informe est certes un fantôme, ai-
je dit supra, puisque sans âme elle n’accède pas même à la phénoménalité, mais elle est aussi
nécessaire à l’être pour être, puisqu’elle donne à l’âme individuelle la possibilité de faire le
corps – et que l’âme rappelons-le éprouve le besoin de rayonner et d’illuminer en procédant
jusqu’au sensible – et à l’âme du monde de faire le monde. La négativité chez Plotin est comme
un arrière-plan de la procession, un arrière-goût de cette « douceur avec la fragrance»1160
qu’est la surabondance et l’exubérance de l’être. Telle Pénia harcelant Poros jusqu’à
l’accouplement, elle est « cet autre terme par sa présence et son audace, son état en quelque
sorte de mendicité et de pauvreté»1161qui « n’est jamais rassasiée »1162 : participant à l’être
sans y participer, parce que finalement ce n’est qu’un éclat ténu, un écho1163 de l’être qu’elle
recueille en obole sous la forme de Poros, incarnant le corps du monde (c’est-à-dire le reflet
des formes), la matière (non-être), bien que cause de la génération des corps1164, n’atteste
finalement que de la fragilité de ce monde : le traité 26 que j’évoque ici atteste bien de
l’inconsistance ontologique inhérente au monde sensible, à cause de la part de non-être qui
l’habite. L’apparente solidité des roches et du minéral par exemple, témoigne bien davantage
de la précarité, de la friabilité ontologique que de la pérennité de l’être1165. De même, une
autre figure toute aussi négative que l’indigente Pénia, traverse la fin du traité 26, telle une
ombre hantant de stérilité le monde : la Grand-Mère Cybèle du mythe phrygien, entourée

1160
Traité 38 (VI, 7), 12, 28.
1161
Traité 26 (III, 6), 14, 7-8 .
1162
Ibid., l. 14-15.
1163
Ibid., l.25.
1164
Ibid., l. 35.
1165
Ibid., 6, 41-49 : « Je pense plutôt que, d’un côté, plus les corps se suffisent à eux-mêmes, moins ils se gênent,
et moins ils sont mutuellement destructeurs ; et que, d’un autre côté, ils sont d’autant plus lourds et terreux
qu’ils sont déficients, sujets à tomber, et incapables de se relever d’eux-mêmes. Tombant du fait de leur faiblesse,
ils entrainent des chocs à cause de leur mouvement de chute et de leur inertie ».

336
d’eunuques incarne bien davantage la matière en tant que non-être absolu, que l’image de la
mère pour Plotin, revoyant au passage le consensus antique qui fait de la femme le simple
réceptacle et de l’homme le seul générateur : « elle n’est pas en tout point pareille à une
femme », et « ce qui vient vers la matière ne vient pas sur elle comme sur une femme » 1166
car « la mère donne quelque chose d’elle-même à l’enfant, elle n’est pas matière mais forme ;
seule la forme engendre ; l’autre nature est stérile »1167. Aussi, la fragilité liée à la temporalité,
courbe les corps jusqu’à la stérilité et à la vieillesse, la masse (ogkos), affirmant le poids et le
volume qui grèvent toutes choses sensibles1168, alourdissant et affaiblissant la pérégrination
de l’âme en ce monde. L’effritement est interne au devenir ;
le non-être, si difficilement saisissable et dicible1169parce qu’informe, menace toujours chez
Plotin le monde de dissolution1170. Et même au niveau de l’Intellect, la métaphore plotinienne
inspirée du mythe de Kronos dévorant ses enfants1171, signale aussi la multiplicité de l’être
intelligible absorbant ses propres pensées, mettant en lumière une dévoration dans l’être.
Puisque toutes choses, parvenues à leur maturité, engendrent nécessairement une réalité
inférieure, c’est donc que le multiple, synonyme aussi d’affaiblissement, d’affadissement, de
fatigue, porte en lui dès son avènement, c’est-à-dire dès l’Être-Intellect, le non-être ; et le
procès de la génération, fût-il noétique et éternel au niveau des formes, a fortiori voué au
devenir lorsque l’âme, dernière réalité divine, engendre à son tour dans le sensible, est à la
fois habité de sa propre mort, de sa disparition possible dans le non-être. En ce sens, la pensée
de Plotin s’oppose à toutes les théologies créationnistes qui, à son époque commencent à
s’imposent : tenir compte du non-être, le laisser tenir une place au sein de l’être – et
cependant le maintenir, le distancer, le résoudre par l’antéphénoménalité de l’Un qui seule
sauvegarde tous phénomènes, n’est-ce pas comme Plotin l’a fait, proposer une viabilité, une
durabilité à l’être, mais aussi un équilibre ?

1166
Ibid., 19, 38 et 39.
1167
Ibid, 19, 24-25.
1168
Ibid., 6, 57-61 : « De même que les corps épuisés naturellement par la vieillesse sont blessés et détruits par
le moindre coup, de même ce qui est au plus haut point corps, parce que parvenu au plus proche du non-être
n’a pas la force de se rassembler en une unité ». Il s’agit, comme je l’ai dit, du minéral et du terreux qui sont au
plus bas degré de la procession.
1169
Comme le dit très justement Jérôme Laurent dans sa notice précédant la traduction du traité 26 : « Bien des
affirmations du traité 26 surprendront. Il ne faut ni les isoler, ni chercher à mettre Plotin en contradiction avec
lui-même, car c’est l’objet dont il parle qui est contradictoire » (p. 167).
1170
« […] si toutefois l’univers n’est pas destiné à se dissoudre » (Traité 52 (II, 3), 8, 4).
1171
Traité 10 (V, 1), 7, 30-35.

337
« Qu’est-ce donc qui a le plus besoin de l’Un ? – C’est ce qui n’est pas un bien
évidemment, et qui donc est multiple, mais qui aspire cependant à l’unité, car il est un-
plusieurs »1172, nous dit Plotin, posant effectivement la dépendance de la deuxième
hypostase par rapport à l’Un, mais aussi sa déficience, du fait de la multiplicité qu’elle
exprime. Et d’ajouter immédiatement : Tout ce qui n’est pas un, en effet, est sauvegardé
par l’Un, et c’est en vertu de lui qu’il est ce qu’il est, car tant qu’il n’est pas devenu un,
même s’il est composé d’une multiplicité de choses, il n’est pas encore ce dont on
pourrait dire qu’il est en soi. Si l’on peut dire de chaque chose ce qu’elle est, on le dit
parce que chacune d’elles est une, et c’est en vertu de lui qu’elle est une »1173.

Ce que l’Un permet, c’est comme on l’a vu la définition même de chaque chose en elle-
même, son autoconstitution, certes – mais aussi, et c’est ce sur quoi je voudrais terminer cette
étude, sa résistance, sa pérennité, sa sauvegarde face du non-être qui loge en elle
nécessairement : en ce sens, le seul-à-seul, l’un-en-l’Un, par-delà l’expérience mystique,
signale surtout la possibilité de refermer la blessure initiale d’exister, fût-ce par la pensée et la
parole, si inadéquates fussent-elles. A la mélancolie de son élève et ami Porphyre, Plotin n’a
que des mots à offrir, le conseil d’un ami et l’avis d’un philosophe, mais ces mots et ce conseil
ont suffi pour sauver Porphyre du suicide, et avec lui, les Ennéades. Que la vision unitive soit
une affaire individuelle et mystique n’empêche pas, bien au contraire, qu’elle permette un
contrepoids à la pesanteur ontologique et au désir fourvoyé d’une âme tournée vers
l’extériorité d’elle-même, égarée dans le devenir, par trop éloignée de son origine première –
d’une âme ayant perdu ses ailes. Car il suffit justement d’une âme qui, « unie à lui et ayant
pour ainsi dire, suffisamment joui de sa compagnie » pour « venir annoncer aux autres, si elle
le peut, ce qu’est la fréquentation de là-bas »1174. Les mots pour dire l’ineffable, c’est-à-dire
l’antéphénomène, ont beau défaillir, parfois se contredire, tourner autour de leur objet, ou
même finir par expirer dans le silence apophatique, seul capable de rendre l’Un hors de toute
division, ils n’en sont pas moins suffisants, traces brillantes, manifestation de ce que je suis,
pour me rappeler qui je suis. Pour m’unifier face à ma propre atomisation psychique ou
existentielle. Car « nous le possédions même sans en parler »1175, pire : « sans savoir de quoi

1172
Comme on l’a signalé dans la deuxième partie, « l’un-plusieurs » de Plotin s’applique à l’Intellect, deuxième
principe, en tant qu’unité organique composée d’une multiplicité d’éléments, issue de l’Un qui donne ce qu’il n’a
pas, à savoir la multiplicité. La référence à la formule du Parménide (144 e5), s’écarte donc de Platon qui, dans
la deuxième série de déductions, emploie le terme pour désigner l’un considéré comme une réalité acceptant la
multiplicité.
1173
Traité 49 (V, 3), 15, 10-15.
1174
Traité 9 (VI, 9), 7, 21-23.
1175
Traité 49 (V, 3), 14, 8-9.

338
il s’agit »1176. Dès lors, contre le risque toujours inhérent de la confusion, de la dispersion, de
la destruction, c’est bien moi seul, soudain ressaisissant mon unité perdue, soudain opposant
à la nécessité extérieure, au néant qui me hante et me disloque, mon identité propre, qui
accède à cette insoutenable, ineffable, et ô combien nécessaire liberté, pour vivre. Plotin met
ainsi en regard, dans les dernières lignes du traité 9 l’epistrophè et son contraire, soit la chute
de l’âme vers la matière, que le traité 26 appelle kataphora, « mouvement vers le bas »1177, ou
encore « abandon de l’être »1178. Rassurant celui qui hésite encore et vacille devant l’ineffable,
par peur d’être absorbé, de perdre son être, eu égard à la confusion possible entre
l’antéphénomène et le non-être, Plotin use de termes nets et opposés pour distinguer
radicalement l’un-en-l’Un de l’abandon dans le néant, identifié au mal :

« Car l’âme ne parviendra certainement pas au non-être absolu, mais si elle descend vers
le bas, elle parviendra au mal, et de cette manière au non-être, mais non pas au non-
être absolu ; tandis que, en courant dans la direction contraire, elle ne parviendra pas à
quelque chose d’autre, mais à elle-même ; et le fait d’être en elle seule, et non pas en
ce qui est, implique qu’elle est en lui ; car dans la mesure où on est en relation avec lui,
on n’est pas une substance (οὐσία), mais on se trouve au-delà de la substance »1179.

Autant le bond vers l’Un est l’apogée d’une « séparation »1180 qui commence dès l’étape
éthique de purification de l’âme, dès ses premières tentatives de rompre avec les images que
seules peut lui offrir le sensible, autant il déverrouille une fois pour toutes les phénomènes, et
ce jusqu’à moi-même, me faisant accéder « au-delà de la substance» à qui je suis
fondamentalement, hors de l’extériorité, c’est-à-dire hors de la nécessité prise dans son sens
de contrainte, de destin ou de contingence pure ; autant, par opposition, la chute vers le non-
être ne peut pas même détruire totalement l’unité d’une âme, celle-ci fût-elle égarée, attirée
vers la matière. L’Un en fait, bien plus présent par son absence que le non-être fantomatique,
jamais ne m’a vraiment quitté, et c’est aussi pourquoi il demeure à la portée de chacun, ne
serait-ce que par l’approximation, l’approche, la quête « dans le brouillard »1181. Joachim

1176
Ibid., l. 11.
1177
Traité 26 (III, 6), 6, 45 : καταφορᾷ. Le terme ne semble apparaître qu’ici.
1178
Ibid., l. 52.
1179
Traité 9 (VI, 9), 11, 35-40.
1180
Traité 26 (III, 6), 5, 14 et 24.
1181
Au sujet de l’âme dans le sensible, Plotin a cette expression, qui fait de son exil dans le monde un égarement
certes, mais jamais une perdition, une déréliction : « C’est comme une lumière qui n’est plus dans le brouillard,
et qui pourtant n’était pas affectée en étant dans le brouillard ». (Traité 26 (III, 6), 5, 23).

339
Lacrosse1182 explique ainsi que le retour vers le principe premier ne peut avoir lieu de façon
« directe », en ligne droite, si je puis dire. Le « tournoiement » (peridinèsei)1183 de l’âme autour
de l’Un est la seule façon de procéder possible, comme l’écho de la circularité du mouvement
des astres. « La circularité se présente donc ici comme une sorte de recours désespéré face à
la transcendance absolue du Premier »1184, va jusqu’à dire J. Lacrosse, qui rend compte de la
sorte du caractère toujours flou et approximatif du discours sur l’Un : « Dès lors, ne pouvant
parler directement de lui [je souligne] sans l’altérer, pensée et discours sont obligés pour s’en
approcher – la tournure est grossière, mais elle me semble manifester adéquatement ce que
Plotin veut exprimer – de « tourner autour du pot » ! »1185.

Or, si les mots en effet peinent à rendre l’antéphénomène, c’est bien parce qu’ils sont
toujours inscrits dans les phénomènes, et que le discours lui-même est toujours un
phénomène, une manifestation de l’être, qu’il ne peut couper les amarres complètement, qu’il
demeure attaché, lié à la pesanteur ontologique dont il se doit de rendre compte par son
exactitude. En revanche, le seul-à-seul est indicible parce qu’il est vraiment libre : fuite
suprême, libération, rupture de toutes attaches et de tous liens, il n’a pas à « rendre compte »
à l’être ni de l’être, puisqu’il touche ce qui est au-delà de l’être. « Fuir seul vers lui seul »1186,
c’est, en imitant autant que je le puis la rupture hénologique première, en abandonnant toutes
choses, ne serait-ce qu’un instant de pure légèreté, accéder à ma véritable liberté qui me fonde
en tant qu’un. Ainsi, le seul-à-seul sur lequel s’achève le traité 9, dernier traité dans le
classement porphyrien des Ennéades, est le kairos où se rassemblent un instant – un instant
qui a pour mesure l’atemporalité du non-événement – liberté et nécessité : il témoigne au plus
haut point de l’équilibre dans la philosophie plotinienne, parce qu’il permet l’aération dans la
compacité de l’être, le dégrèvement du poids ontologique qui grève et entropise la procession,
et au niveau éthique, le contrepoids, l’alternative à la dissolution de l’âme dans le non-être.
Assimilé comme on l’a vu à la contingence totale, que Plotin appelle aussi la nécessité

1182
Joachim Lacrosse, L’amour chez Plotin, Cahiers de Philosophie ancienne n°11, Editions Ousia, Bruxelles, 1994,
p. 97-100.
1183
Traité 14 (II, 2), 1, 34-37 : « Ainsi l’on convergera vers le centre, non pas en s’infléchissant vers lui, mais
puisque cela est impossible, par un tournoiement. De cette manière seulement, on pourra satisfaire son désir ».
(traduction J. Lacrosse dans l’op. cit.).
1184
J. Lacrosse, op. cit., p. 100.
1185
Ibid., p. 101.
1186
Traité 9 (VI, 9), 11, 50-51.

340
extérieure, le non-être révèle dès lors, à la lumière aurorale de l’Un, sa facticité. Aux « amours
de simulacres » 1187répond à l’âme dans le silence du sanctuaire, le seul amour qui
véritablement « la remplit et dont elle reçoit comme une empreinte en se remplissant »1188.
Ne restent, embrassés en une atemporelle étreinte, que la nécessité pure et la liberté pure :
l’instant où rayonne ce qui est tel qu’il est, et qui ne peut être autrement qu’il n’est. La
métaphore amoureuse utilisée par Plotin, tant dans le traité 9 que dans le traité 38, révèle
ainsi la seule force qui soit véritablement capable d’affronter le devenir et l’effritement de
l’âme dans le néant. C’est cette force aussi qui me permet, parvenue à la fin de ma recherche,
de répondre avec Plotin à et de la faiblesse d’une âme. Parce qu’ « il ne se trouve nulle part et
n’abandonne pas les autres choses »1189, l’Un à tout moment et à mon insu même, me tient,
me soutient, me donne ma propre liberté et ma nécessité d’exister. « Toute âme est une
Aphrodite »1190 amoureuse, et seul l’Un est susceptible de lui assurer la liberté et la nécessité
d’aseité en réponse à son élan érotique. Car pour Plotin, il n’est de véritable solitude que loin
de soi-même, loin de l’unité, c’est-à-dire dans la dispersion de faux amours, de leurres au sein
du devenir : « au contraire, le fait d’être loin de lui implique que nous sommes seuls et que
nous sommes amoindris »1191. Cet « amoindrissement d’être »1192 creuse dès lors une faille
dans l’âme qui ressentira d’autant les maux de ce monde et peut être amenée à un élan contre
nature, autrement dit à souhaiter la mort en guise de délivrance. Avant d’achever ces lignes,
je voudrais lever ce dernier verrou, puisque la question de la mort pose en son point le plus
critique celles de la liberté et de la nécessité, et que, comme je tente de le souligner, Plotin y
a répondu.

Si en effet la pensée de la mort ne cesse d’habiter toute pensée, et je dirais même toutes
philosophies – à tel point que recenser ne serait-ce que les principales, relève du défi et devrait
faire l’objet d’une nouvelle recherche, d’ailleurs condamnée à une non-exhaustivité évidente
du fait de l’ampleur de cette tache- c’est qu’elle souligne, au cœur de notre existence, la
précarité intime de celle-ci du fait de la fragilité du corps. J’ai tenté de montrer combien Plotin,

1187
Traité 9 (VI, 9) ,9, 43.
1188
Traité 38 (VI, 7), 16, 34-35.
1189
Traité 9 (VI, 9), 7, 4.
1190
Ibid., 9, 31.
1191
Ibid., 9, 12-13.
1192
Ibid., : « nous sommes amoindris ».

341
loin de négliger la question du sensible, loin de se contenter d’une condamnation du corps
comme entrave à l’élévation de l’âme, s’est confronté de plein fouet si j’ose dire à la
problématique. En faisant de la dernière hypostase, l’âme, une réalité amphibie, plongeant
naturellement mais de son plein gré dans le devenir comme en un lac obscur qu’elle illumine
de sa détermination, Plotin empêche définitivement le non-être d’être autre chose que ce qui
n’est décidément pas. La question de la mort désormais, c’est-à-dire de la désintégration du
corps qui a été engendré par l’âme, est annihilée à sa source-même, ou du moins porte dans
la nécessité d’être posée, les germes de sa résolution. Le seul-à-seul, dût-il demeurer un non-
événement, un moment non-inscrit dans le temps, spéculatif pour la plupart d’entre nous,
comme l’est aussi notre propre mort d’ailleurs, répond à l’angoisse de celle-ci plus
parfaitement qu’une théologie et que toute autre métaphysique : il permet de penser une
séparation entre l’âme et le corps sans non-être, sans destruction psychique, qui au contraire
rend à l’âme sa liberté fondamentale. Cette liberté que nombre ont poursuivie jusqu’à et dans
la mort, par le souhait dérisoire de trouer l’être enfin, de sortir de l’étouffement, de
l’engluement existentiel, d’exister en tant qu’individu. « Il n’y a qu’un problème
philosophiquement vrai, c’est le suicide »1193, déclare Camus. « Disparaître : on rendrait à
l’être sa pureté. Puisque le hasard surgit avec l’homme, avec lui il s’évanouira »1194, répond
Sartre. Mais le hasard, la contingence totale, l’inconsistance du monde contre lequel se rebelle
l’individu, ressemble fort au fatum antique, ou à la nécessité stoïcienne à laquelle le sage se
soumet en guise de liberté bien alignée sur l’être1195. Comme Anankè présidant aux destinées
humaines, il survient, il advient avec l’homme. Qu’on lui donne un nom ou un autre, somme
toute, la réalité à laquelle il renvoie reste ce surgissement fatal, morbide, angoissant, qui grève
l’existence humaine. Mais si, sans nier la négativité, sans lever totalement le poids de l’être
qui procède jusqu’au non-être, la contingence, le hasard, l’infini multiple, la nécessité
extérieure, donnons-lui n’importe quel nom, n’importe quel avatar – n’était qu’un paramètre
dans l’univers, alors l’homme devient susceptible de l’intégrer et de le contrer autrement que
par la séparation effective du corps et de l’âme.

« Peut-être était-ce sa faute ; comme il n’avait jamais appris à compter sur lui-même,

1193
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, (1942), Folio-Essais, Paris, Gallimard, 1985.
1194
Jean-Paul Sartre, Préface aux Poésies de Stéphane Mallarmé, NRF, Poésie Gallimard, Paris, 1952, p. 11.
1195
Pour Sénèque par exemple, le sage « échappe à la nécessité parce qu’il veut ce à quoi elle contraindra ».
(Lettres à Lucilius, traduction Henri Noblot, Belles Lettres, Paris, 1967, Lettre 54).

342
l’univers, privé de noyau, ne montrait autour de lui aucune consistance »1196. Ainsi le feu follet
de Drieu la Rochelle n’est-il peut-être pas dupe de son aliénation à la drogue, celle-ci figurant
la privation de liberté dans ce qu’elle a de plus total et absolu. « Se heurter enfin à l’objet »1197 :
tels sont les derniers mots du livre. Le heurt avec l’objet donnant la délivrance, avec l’arme,
avec la matière pure, est aussi l’aveu de l’impuissance la plus bouleversante. Tel est le geste
que Plotin empêche quand son ami Porphyre, sombrant dans la mélancolie, veut se donner la
mort, tout comme le poète hanté par le spleen de Baudelaire « Haletant et brisé de fatigue,
au milieu / Des plaines de l’Ennui, profondes et désertes »1198.
Malgré leur attachement mutuel, il l’éloigne de lui, pour alléger son âme, pour lui permettre
de se retrouver soi, seul. La solitude, reflet de l’ermitage de l’Un, serait dès lors la possibilité
toujours ouverte en moi de me retrouver, c’est-à-dire de retrouver mon unité, ce qui fait la
consistance même du monde. L’Un assure toutes choses, n’abandonne aucune vie, si
insignifiante soit-elle, puisqu’elle demeure de toutes façons et irrémédiablement une – reflet
de l’ineffable. Dès lors, plus loin encore et plus intensément que le précepte delphique
« connais-toi toi-même », Plotin, en posant au centre du monde, au centre de l’être et de tout
ce qui existe, l’antéphénomène, cimaise du monde, révèle une ambition, un élan, un défi
capable de braver et de contrer la pesanteur inhérente à l’être : « admire-toi toi-même »1199,
nous dit-il au traité 10. Ne t’abandonne pas. Autrement dit, l’un que je suis, puisque reflet de
l’Un, a vocation au seul-à-seul même s’il l’ignore toute sa vie. Cette vocation, cet appel, suffit
à faire de moi un être libre et nécessaire, un être capable de remonter du multiple à l’Un, et
donc capable de se tenir, de se sauver, autrement que par la mort. C’est pourquoi, et j’en
reviens pour conclure cette partie, à la place accordée au corps dans la pensée plotinienne,
qui malgré son infériorité et sa matérialité à dépasser, n’en demeure pas moins l’image de
l’âme qui l’habite, une chose vivante et donc qui se maintient, se respecte, parce qu’il est
l’ultime trace de mon unité : de même, le monde dans lequel je vis, émanation et production
de l’âme du monde, est cohésion, unité, et ne risque pas la dispersion et la destruction tant
que l’âme universelle y déverse ses logoi.

« C’est grâce à l’âme toute entière que toutes choses vivent, et l’âme est entièrement

1196
Pierre Drieu la Rochelle, Le feu follet, Gallimard, 1931, p. 98.
1197
Ibid., p 172.
1198
Baudelaire, La Destruction, Les Fleurs du mal, Le Livre de Poche, Paris, Librairie Générale Française, 1972.
1199
Traité 10 (V, 1), 2, 51.

343
présente en toutes choses, semblable au père qui l’a engendrée parce qu’elle reste une,
en étant partout. Et même s’il est multiple et qu’il compte différentes parties, le ciel reste
un en vertu de la puissance de l’âme, et c’est en vertu d’elle encore que ce monde-ci est
un dieu. Le soleil aussi est un dieu, car il est animé, et les astres aussi, et nous aussi. S’il
y a quelque chose de divin en nous, c’est pour la même raison, car « les cadavres sont à
jeter plus que du fumier »1200. »1201

La mort est continûment niée, le néant résorbé par la solitude intrinsèque à tout étant, par
son unité, vestige vivant, animé de l’Un. C’est quelques lignes plus loin que Plotin ajoute :
« Mais si le corps est digne d’être poursuivi parce qu’il est animé, pourquoi alors poursuivre
quelque chose d’autre et s’abandonner soi-même ? Si tu admires l’âme qui se trouve en
quelque chose d’autre, admire-toi toi-même »1202. Le connais-toi toi-même devient une
simple étape, celle de l’éthique dépassée vers le noétique, pour bondir plus confiant, plus sûr,
plus léger jusqu’à l’insoutenable légèreté de l’Un, qui seule assure en fait la phénoménalité,
l’existence de toutes choses. Et de poursuivre : « Puisque l’âme est une réalité si précieuse et
si divine, fais d’emblée confiance à une telle réalité pour atteindre le dieu, et remonte jusqu’à
lui grâce à une telle cause. Tu n’auras pas à t’élancer loin, et « les intermédiaires ne seront pas
nombreux »1203. »1204L’étape éthique est suivie par l’étape noétique, l’âme remontant à l’Être-
Intellect duquel elle provient, saisissant sa propre beauté, enlevant le superflu, trop lourd,
inutile. Ainsi dès le premier traité, déjà la statue s’érige, et ma main sûre et comme guidée par
sa propre nature, élague, efface, soustrait davantage de matière. Le non-être, dans ce
mouvement naturel, est renié, relégué, il disparait, il ne m’étouffe ni ne m’englue déjà plus,
quelles que soient les épreuves, les aléas de l’existence.

« Retourne en toi-même et vois. Et si tu ne vois pas encore ta propre beauté, fais comme
le fabriquant qui doit rendre une statue belle : il enlève ceci, efface cela, polit et nettoie
jusqu’à ce qu’une belle apparence se dégage de la statue ; de même pour toi, enlève le
superflu, redresse ce qui est tordu, et, purifiant tout ce qui est ténébreux, travaille à être
resplendissant. Ne cesse de sculpter ta propre statue […] »1205

Ainsi consciente de sa propre beauté, l’âme est nue, s’étant défaite de tous simulacres, plus

1200
Fragments d’Héraclite, DK 22B 96 (cité par Plutarque, Propos de table, IV, 4 , 3, 669a ; et par Strabon, XVI, 4,
26).
1201
Traité 10 (V, 1), 2, 35-42.
1202
Ibid., l.49-51.
1203
Homère, Iliade, I, 156.
1204
Traité 10 (V, 1), 3, 1-4.
1205
Traité I (I, 6), 9, 8-14.

344
proche de l’aimé et prête à vivre pleinement sa liberté, à sa juste mesure. Nul besoin de
détruire le corps, ni par le discours ni par les faits. Celui-ci, vivant, participe de l’existence, mais
déjà laisse place à la véritable beauté, celle qui l’a fait d’ailleurs apparaître. Parvenue à ce
stade, l’âme est suffisamment consistante et légère à la fois pour concevoir ou entreprendre
le seul-à-seul et pour du même coup, s’affranchir totalement de l’épreuve du non-être. « Si tu
veux le saisir, « isolé et seul », tu ne pourras pas le penser »1206, prévient Plotin. Mais aussi,
comme évoqué supra, la saisie de l’unité ne dépend finalement que de moi-même, de ma
capacité : l’epitedeiotès. C’est toujours « selon la capacité de chacun à le recevoir »1207 que
l’antéphénomène se tient plus ou moins à la portée de chacun, et c’est aussi pourquoi il se
tient dans un perpétuel jeu d’absence et de présence que j’ai tenté de montrer : « Certes, l’Un
n’est absent de rien, et il est absent de toutes choses, de sorte que, présent il n’est pas présent,
sauf chez ceux qui peuvent et se sont préparés à le recevoir de façon à s’ajuster à lui, et pour
ainsi dire, à le toucher et à l’étreindre en vertu de la ressemblance qu’ils ont avec lui, c’est-à-
dire de la puissance que chacun possède et qui est du même genre que celle qui vient de
lui »1208. Aussi, les mots de Plotin, qui comme je l’ai dit, prennent souvent à ce sujet la forme
de conseils, d’exhortation, tentent surtout d’aider le disciple dans son propre cheminement,
mais « l’enseignement ne peut indiquer que la route et le chemin ; la contemplation elle-
même, c’est à celui qui veut contempler qu’elle revient désormais de la mettre en œuvre »1209.

Si je tente ici de proposer une nouvelle approche du seul-à-seul, plus large que l’expérience
mystique, ainsi que de la célèbre formule plotinienne : « sculpte ta propre statue »,
légèrement différente d’une conception conforme à l’ascèse stoïcienne, c’est que chez Plotin,
la violence, la contrainte n’ont jamais place. C’est plutôt la douceur des paroles, des images,
qui pas à pas, aident l’âme à se tenir en l’Un, lui rappelant son origine. La contrainte est l’œuvre
de la nécessité extérieure, qui plie et impose l’absurdité de l’informe et du contingent ou d’une
fatalité déterministe et réductrice. La douceur plotinienne de la persuasion est en revanche
proche du laisser-être de l’Un, qui porte sans apparaître, qui délivre l’être et les étants de su
multiple en les définissant comme des uns. Ainsi, dans le traité 10, Plotin signale effectivement

1206
Traité 49 (V, 3), 13, 32-33. Formule du Philèbe, 63b7-8déjà citée au chap. 10, l.17.
1207
Traité 10 (V, 1), 11, 10-11. Voir aussi sur ce thème de l’epitedèiotès les traités 9 (VI, 9), 4, 25-26 ; 30 (III, 8), 9,
23-26.
1208
Traité 9 (VI, 9), 4, 24-28.
1209
Ibid., l. 15-16.

345
deux types de discours bien distincts à tenir à qui s’est égaré dans un mouvement vers le bas,
dans le kataphora qu’évoquera le traité 26 : « Le premier est celui qui montre combien ce que
l’âme tient alors pour estimable ne l’est pas […], le second est celui qui instruit l’âme et qui
lui fait se remémorer son origine et sa dignité [.. .]C’est donc de cela qu’il faut maintenant
parler car le second discours est le plus proche de l’objet de notre recherche et il peut servir
le premier »1210. Au lieu de morigéner l’âme déjà ployant sous le poids de trop de matérialité
adjointe à elle, au lieu de dénigrer le corps, d’accuser le sensible qu’il réhabilite plutôt face aux
Gnostiques, Plotin choisit l’autre discours, celui qui allège, qui libère l’âme de ses chaînes, qui
lui rappelle qui elle est, qui elle n’a jamais cessé d’être, étant toujours suspendue par ses
racines dans le ciel. Expliquer la nature de l’âme pour mieux l’inciter à entreprendre le chemin,
pour retrouver en elle le désir perdu, noyé dans le miroir de Dinonysos 1211 qui ne lui renvoie
que sa propre dispersion, sa diffraction, son atomisation. C’est en permettant à chacun de
chercher le chemin vers soi, vers l’un que je suis – et le verbe « chercher », zeteîn, revient à
plusieurs reprises dans ce chapitre 1 du traité 10, que chacun peut aller à l’Un, libre et digne,
léger et sans regrets, mieux délaisser et oublier le sensible, pour davantage de repos et de joie.
Le matériel, le surplus, le corps dès lors ne sont plus niés par le discours ni arrachés par l’acte
avec violence, ils se détachent d’eux-mêmes sans contrainte aucune à mesure une l’âme
s’allège et va vers elle-même, c’est-à-dire vers Lui seul. Ainsi, Plotin insiste sur le détachement
naturel entre l’âme et le corps, qui doit s’opérer par la seule œuvre de celui qui a entrepris le
chemin, et ne doit en aucun cas être induit par la passion, la souffrance, la déception, la
maladie, qui d’ailleurs ne sont que des aspects de la matière en tant que non-être, en tant que
mal – le mal chez Plotin n’est jamais que le revers de la souffrance, de la peine « portée », du
poids imposé par la matérialité. Aussi, le traité 16 Sur le suicide commence par ces mots :

« Tu n’expulseras pas ton âme du corps, pour éviter qu’elle ne sorte du corps ; car ainsi,
elle partirait en amenant quelque chose pour arriver à s’en aller. Et « s’en aller » veut
dire passer dans un autre lieu. L’âme attend que le corps se sépare entièrement d’elle,
et elle n’a plus alors besoin de se déplacer puisqu’elle est toute à l’extérieur. – Comment
donc le corps se sépare-t-il ? – Quand rien de l’âme n’est plus lié à lui, car l’harmonie au
moyen de laquelle il tenait l’âme n’existe plus ».

La séparation est ici poussée au paroxysme : la mort elle-même est rachetée si l’on peut dire

1210
Traité 10 (V, 1), 1, 25-30.
1211
Traité 27 (IV, 3), 12, 1-2.

346
(sans aucune connotation morale, je signifie plutôt par ce terme une logique, un équilibre
ontologique), ramenée à l’unité suprême, absorbée dans la naturalité, la normalité, la mesure
hénologique (metron) qui fait vivre et tient le monde et l’être1212. L’apparente désagrégation
que nous semble la mort, perçue selon le repère qu’est l’Un, devient en fait le contraire de la
désintégration. Le corps lui-même, dernier reflet pâli de la beauté, de l’unité jamais perdue,
se sépare de lui-même, mimant à son tour la rupture première, la soustraction hénologique,
libérant l’âme du poids qui la grevait encore. C’est pourquoi Plotin est opposé au suicide, bien
plus que les Stoïciens. Le suicide revient en fait à la violence, au mal subi par l’âme qui finit par
céder, et par quitter le lieu de son exil sensible, emmenant avec elle ce dont elle n’a pu se
dessaisir naturellement. Car, rappelons que chez Plotin, l’incarnation a toujours un sens, une
vocation d’apprentissage, d’amélioration pour l’âme dans son cheminement individuel1213. En
ce sens, pour cette vie, mon âme et mon corps demeurent liés, tels les deux époux que les
Evangiles attachent l’un à l’autre par la puissance de la volonté de Dieu : « Ainsi, ils ne sont
plus deux mais une seule chair. Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a unit »1214. On
retrouvera d’ailleurs chez Porphyre cette pensée profonde de l’union entre l’âme et le corps
qu’il ne faut pas séparer volontairement, imagée par une métaphore encore plus charnelle
que celle des Evangiles : l’embryon dans le corps maternel.

« La loi divine, elle, clame dans le livre immaculé de la conscience : si tu ne prends garde
que le corps t’est attaché comme la membrane à l’embryon dans le sein maternel, et la
tige avec le blé qui germe, tu ne te connaîtras pas toi-même. De même donc que la
membrane se forme (avec l’embryon), et la tige avec le blé, mais qu’à la maturité elles
sont rejetées l’une et l’autre, de même aussi le corps attaché à l’âme qui lui a été
inséminée n’est pas partie intégrante de l’homme ; mais pour que celui-ci se formât dans
le sein, une membrane lui a été tissée, et pour qu’il vînt sur la terre, le corps lui a été
attelé »1215.

L’expérience de sa dépression et de son envie d’en finir, sa guérison loin de Plotin qui sut
cependant lui rendre le goût de vivre par son écoute et ses conseils semblent habiter ces mots
de Porphyre. Comme son ami et maître à penser, il présente le corps et l’âme étroitement

1212
L’Un « enveloppe toutes choses et en est la mesure ». (Traité 39, 18, 3).
1213
« Si enfin le rang de chaque homme dépend de l’état dans lequel il est quand on sort de son corps, il ne faut
pas se suicider tant que la possibilité de progresser existe ». (Traité 16 (I, 9), 1, 17-19).
1214
Evangile selon Matthieu, 19, 6.
1215
Porphyre, Lettre à Marcella, 25-35, texte présenté par Jean-Louis Poirier : « Porphyre, Trois sortes de lois »,
in Bibliothèque idéale des philosophes antiques, De Pythagore à Boèce, Paris, Les Belles Lettres, 2017, p. 572.

347
mêlés pour cette vie, dont seule celle-ci est capable de défaire le lien de façon naturelle. Une
autre façon, toute aussi naturelle, bien qu’extrêmement rare, que Porphyre n’atteignit qu’une
fois, est aussi le seul-à-seul qui reproduit la rupture hénologique. Plotin l’a posé dans sa
métaphysique comme un paroxysme spéculatif – accessible cependant par l’expérience à qui
le peut.

A rebours du suicide, que la mélancolie, le spleen ou la nausée de l’existence appellent dans


la logique d’une différence ontologique portée à son apogée, l’être se régénérant sans cesse
par son propre surgissement, par son propre événement, se dresse dans le désert nu de
l’Egypte de Plotin, l’un-en-l’Un, coupure suprême dans le tissu ontologique que je suis capable
de vivre, se supporter. Au poids écrasant de l’événementialité, du multiple en moi qui m’éclate,
me déchire en millions de possibles, en questions à choix multiples si chers à notre société, en
algorithmes offrant la surpuissance de choix qui me correspondent le mieux sans que je n’aie
en réalité plus rien à choisir, s’oppose l’insoutenable légèreté de ce qui est un,
fondamentalement, nécessairement. Le seul-à-seul plotinien, considéré plus largement que
l’expérience mystique, envisagé simplement comme la conscience unitaire et unifiée qui se
dresse, s’élève par-delà sa propre phénoménalité, permet aussi le retour, l’acceptation d’une
intentionnalité perdue dans le donné du surêtre offrant toujours une accumulation d’énergie
potentielle. Car l’intentionnalité se retrouve à partir de l’élan hénologique de toute âme,
toujours présent même à qui l’ignore – comme l’avait pressenti et souligné le père de la
phénoménologie, Husserl, à la lecture de Plotin. Traversé de son absence, tout individu, si
minime soit-il, ne s’en dirige pas moins vers l’Un, reproduisant l’arrachement premier,
cherchant à s’unifier, à s’équilibrer, c’est-à-dire à fuir ce qui le disloque et l’anéantise. La
différence hénologique dès lors est le contraire même de l’abîme, de l’Abgrund. Et le seul-à-
seul est le contraire du désespoir, il éclaire tout exil, si sombre soit-il, l’un faisant corps avec
l’Un, le voyant avec le vu : « on ne l’a pas vu comme étant autre, mais comme faisant un avec
soi-même »1216. Dans son commentaire à sa lecture de Plotin, Husserl en rend ainsi compte :
« Toute différence entre le contemplant et le contemplé disparaît. Extase qui n’est pas
longtemps supportable ». Et il conclut : « Nous en disons quelque chose qui n’est pas, à
proprement parlé, exprimé par lui, mais qui est au contraire exprimé « depuis » notre point de

1216
Traité 9 (VI, 9), 10, 21.

348
vue, parce que nous avons quelque chose de lui, tandis qu’il reste en lui-même »1217. Comme
l’a remarqué P.-J. About dans son étude sur ce commentaire de Plotin par Husserl, « le
fondateur de la phénoménologie résume avec une extrême vigueur cette intuition plotinienne
si proche de ses propres évidences, que certains objets ne peuvent apparaître qu’à un certain
regard […] »1218. Le « point de vue » de l’âme parvenue seule à lui Seul, libérée de toute
nécessité extérieure, n’est autre enfin que le défi suprême lancé au néant, non pas par la
négation de l’Être, mais simplement par son regard devenu différent : à partir de l’Un,
reproduisant un instant qui a valeur atemporelle, la différence hénologique, l’âme ne craint ni
la mort ni le néant, sa propre dispersion dans le néant devenant de fait impossible. Elle se tient
désormais en l’Un, une. « Tout ce qui lui faisait plaisir auparavant, dignités, pouvoir, richesse,
beauté, science, tout cela, elle le méprise et elle le dit ; le dirait-elle si elle n’avait rencontré
des biens meilleurs ? Elle ne craint aucun mal, tant qu’elle est avec lui et qu’elle le voit. Et si,
autour d’elle tout était détruit, elle y consentirait volontiers afin d’être près de lui, seule à
seul : tel est l’excès de sa joie »1219.

Il m’est alors permis de conclure que le seul-à-seul, l’un-en-l’Un, est la rencontre en moi, la
coïncidence véritable entre liberté et nécessité. En cet instant suspendu à l’antéphénomène,
arraché au temps, au devenir, et même à la pensée, je goûte ma liberté fondamentale parce
que je mesure à la fois ma nécessité en l’Un. Déraciné de l’existence et de l’essence, j’accède
à un nouveau différentiel, celui de l’Un, à partir duquel je vois autrement l’être et peux
désormais le vivre, le supporter –me supporter – en la multiplicité. Car je n’en demeure pas
moins un un différent de l’Un, l’âme semblant à la fois absorbée et rejetée par
l’antéphénomène à son approche : près de l’Un et cependant hors de l’Un parce qu’une autre,
l’âme ne peut pas plus se perdre qu’il ne peut la diluer. « Une autre manière de voir, une
extase, une simplification et une donation de soi, une aspiration au contact, une forme de
repos, une méditation, qui aspire à l’union dans la coïncidence »1220...Qu’on lui donne somme
toute le nom qu’on voudra. Là n’est pas l’essentiel puisque le langage demeure impuissant à

1217
Husserl, Philosophie Première, Appendice VIII : « Notes pour l’études de Plotin », p. 328, 34-35 et p. 329, 37-
40. Traduction de P. –J. About in « Husserl lecteur de Plotin », Néoplatonisme, Mélanges offerts à Jean Trouillard,
Les cahiers de Fontenay n019-22, ENS Fontenay, mars 1991.
1218
P.- J. About, op.cit., p. 34.
1219
Traité 38 (VI, 7), 34, 36-38 (traduction Bréhier).
1220
Traité 9 (VI, 9),11, 24-25.

349
rendre la définition hénologique de l’un par l’Un qu’est le seul-à-seul.

« La fin du voyage »1221 semble atteinte. Pour ce bref instant qui s’arrache au temps, pour
ce non-événement qui rend non seulement possibles tous les événements, mais les rend réels,
consistants, vivants, pour cette joie suprême que goûte enfin l’âme libre et nécessaire, le
silence semble être le plus juste commentaire. Il faut laisser l’amante, parvenue dans le
sanctuaire « fuir seule vers lui seul »1222, en sa radicale solitude s’unir au solitaire, rétablir
l’intentionnalité en même temps que l’unité. Et rien ne sera détruit.

1221
Ibid., l. 45. Voir Platon, République, VII, 532 e3.
1222
Ibid., l . 51.

350
351
352
Conclusion

« Tout ce qui n’est pas un en effet est sauvegardé par l’Un ».

Plotin1223

Cette étude a commencé là où s’étaient achevées mes recherches antérieures il y a déjà fort
longtemps : sur l’image platonicienne du mythe d’Er reprise et interrogée par Plotin. Les
Moires, filles de la Nécessité, tissant les destinées au fuseau de l’univers, président à
l’engendrement des êtres dans le devenir. « Remettons-nous maintenant en mémoire le
fuseau, que pour les Anciens, les Moires tournent en filant. Pour Platon, le fuseau c’est la
révolution céleste qui entraîne les planètes et les astres fixes ; les Moires et la Nécessité qui
est leur mère, produisent cette révolution et filent le destin de chaque être à sa naissance :
c’est grâce à la Nécessité que les êtres engendrés viennent à l’être »1224. Des plus sombres et
plus anciennes figures représentant la Nécessité sous une forme négative, voire fataliste, et
grevant les êtres et l’existence du poids du déterminisme, j’ai tenté de montrer comment, au
sein des phénomènes, Plotin déleste l’être de tout déterminisme grâce aux deux hypostases
que sont l’Âme et l’Intellect, toutes deux étant principes d’autodétermination et opposant à
la contingence totale qu’est la matière leur puissance autant que leur acte : telle est la force
de la liberté chez Plotin. Or, en cherchant un peu plus avant une définition de la liberté
plotinienne, on est très vite et toujours reconduit à la nécessité par le mouvement de la

1223
Traité 49 (V, 3), 15, 11, 12.
1224
Traité 52 (II, 3), 9, 1-6.

353
procession lui-même, du premier geste ontologique, l’epistrophè, duquel jaillissent toutes
formes, jusqu’à la constitution du corps par une âme. Liberté et nécessité tracent la
dynamique de toute manifestation, de toute arrivée, de toute procès à tel point que, loin de
s’exclure l’une l’autre, elles se répondent et s’entrelacent dans la métaphysique plotinienne.
Leur relation binaire révèle deux points essentiels. D’une part, Plotin redéfinit la nécessité et
gomme sa négativité en en faisant une instance intérieure à l’être lui-même, une puissance
inhérente à l’existence. La nécessité négative perçue comme destin imposé, hasard de
rencontres d’atomes, ou encore déterminisme physique disparaît au profit d’une nécessité
positive, déjà présente dans le premier rebours de l’Intellect vers l’Un qui oppose la lumière
intellective et intérieure à la nuit fantomatique de l’informe, du hasard, de l’alea qu’est la
matière – nécessité purement extérieure qu’il nous importe en tant qu’âme de transcender.
D’autre part, en liant si étroitement la liberté et la nécessité dans l’être et dans le moindre
vivant, dans le moindre étant, Plotin propose une mobilité de l’âme et de l’être tout autant
qu’une stabilité. L’accès de tout étant à soi-même, la possibilité d’être davantage libre, réside
en ce qu’il demeure nécessairement trace de l’Un, c’est-à-dire un un. L’élan vers l’Un est à la
fois celé et scellé en chaque être : dès lors notre existence dans le sensible, bien qu’elle nous
confronte forcément à la contingence, à l’aléatoire, au multiple infini des possibles non
ordonnés qu’est la matière, ne cesse d’être une occasion, un kairos, à l’image de l’Un lui-
même sur lequel repose le poids du monde et de l’être. Aussi en suis-je venue, au terme de
ma recherche, à souligner ce qui me semble trop occulté jusqu’à présent dans l’approche de
la métaphysique plotinienne, à savoir la différence hénologique, que la pensée de Pierre Caye
met brillamment en lumière. Elle répond de la différence ontologique et peut aussi éviter
l’effritement de la pensée et de l’être dans le multiple qu’il contient cependant en soi –la
deuxième hypostase, l’Intellect, étant comme nous l’avons vu pour Plotin déjà un-multiple. La
liberté et la nécessité fusionnent dans l’unité de l’exeremenon, soustraction plutôt que
transcendance, laissant deviner autre chose qu’un phénomène de plus dans le tissu
ontologique, autre chose que de l’être. La saturation est évitée, le trop-plein libéré, la
pesanteur soudain allégée, l’âme n’a plus à retenir son souffle ni à s’épuiser, la fatigue est
levée, l’être peut être sans risquer sa dissolution, puisque quoiqu’il advienne, quelque
événement qui soit, tout est suspendu à la rupture première. Les mailles serrées du tissage
d’Anankè s’aèrent, l’être respire et ne craint pas le multiple qu’il peut en revanche ordonner,
choisir, délimiter, animer. La liberté est à l’œuvre à chaque instant dans le devenir, parce

354
qu’elle reproduit l’infinie et impondérable liberté de l’Un. L’enjeu de la problématique, son
épicentre duquel naît la rupture entre les deux termes, mais aussi entre l’Un et l’être, et donc
entre l’indicible et le dire, me semble donc bien être antéphénoménal. Il dépasse l’éthique, la
physique, mais aussi l’ontologie et la théologie, tout en assurant toutes ces structures, puisque
celles-ci s’inscrivent au cœur de la phénoménalité en tant que morales, sciences, pensées,
religions. Aussi ai-je été amenée à interroger, non seulement les principaux courants
philosophiques auxquels se réfère directement ou non Plotin, mais aussi certaines pensées
modernes et contemporaines, et même certaines théories scientifiques. J’ai de même cité
souvent, en exergue de ma recherche, les mots de poètes, de romanciers et d’artistes, tant il
est vrai que l’esthétique tient je crois une place fondamentale dans la pensée plotinienne, une
esthétique à la limite de l’éthique, qui bien sûr s’arrache elle aussi du phénomène pour tendre
vers l’antéphénomène. De même, ai-je ancré mon questionnement dès son titre dans
l’actualité de la pensée, parce que je crois que la philosophie de Plotin est la seule qui soit
capable d’apporter, non pas une « réponse » à la crise de l’ontologie caractérisée par la
surenchère actuelle de l’être – tout étant digne d’être, au même titre que toute femme est
belle, peu importe son physique, que toute production artistique est « artistique » tant qu’elle
se vend en tant que telle, que tout est événement dans l’être, dans la facticité d’un aujourd’hui
mort-né – mais au contraire une mesure et une limite à cette surenchère ontologique actuelle.
Car l’amont de la surpuissance ontologique n’est autre que son corollaire immémorial que la
philosophie pose depuis toujours : le néant, c’est-à-dire l’effritement de l’être, sa dislocation,
son atomisation. Plotin répond de cette entropie jusqu’aujourd’hui de façon atemporelle.

La question de la liberté et de la nécessité chez Plotin ne peut donc être limitée à l’angle de
l’éthique, de la physique, de l’ontologie, ni de la théologie, elle s’ancre dans la métaphysique
à laquelle elle permet d’apporter un nouveau souffle, et ce, quel que soit le moment où elle
se pose dans l’histoire de la pensée, grâce à la rupture de l’Un par rapport à l’être. Et
cependant, elle touche au plus profond de l’être, en son intime fragilité, en son inquiétude,
en ses affres et jusqu’à sa facticité. Plotin n’évite ni la question du mal, ni celle du néant, ni
celle de la mort, ni celle des passions. Toutes les entraves, toutes les nécessités extérieures à
l’âme sont prises, comprises, comme embrassées dans un cercle infiniment ouvert en de
multiples circonférences, mais dont chaque point ramène l’étant à l’un qu’il est. Cette pensée

355
de l’unité est toujours inséparable de la manifestation même de l’unité dans tout ce qui est,
et autorise dès lors la tenue et la sauvegarde de chaque étant et de l’être dans leur multiplicité
de possibles. Ici passe, plus légère que l’air, plus rapide que la lumière, la liberté. Car si l’enjeu
est bien avant le phénomène, « avant toutes choses »1225, c’est toujours par le phénomène
qu’il peut être, si ce n’est atteint, du moins perçu par « une autre manière de voir »1226. C’est
pourquoi ai-je mentionné tout au long de cette recherche la dimension de relativité objective
dont témoigne la métaphysique plotinienne, chaque être pouvant se positionner et évoluer
dans un référentiel différent, qui n’empêche cependant pas que tous demeurent, aussi
multiples soient-ils, suspendus à ce qui est « hors norme », hors référentiel, hors de toutes
limites. La liberté chez Plotin est aussi cette circulation, ce mouvement, cet élan qui peut
permettre à l’âme humaine de se retrouver, où qu’elle soit, fût-ce dans l’égarement de la
facticité1227, fût-ce engluée dans le bourbier de la matière1228. Il n’est aucun miroir1229 qui
puisse me mentir tout-à-fait. Il n’est aucune épreuve, aucun mal qui puisse m’absorber au
point de me dissoudre ni de me disloquer : la liberté étant hénologique, elle est ce qui en moi
ne peut se perdre complètement. L’Un n’abandonne aucun étant, il les tient, les maintient
tous en équilibre, même à leur insu. Constance qui seule permet toute substance. Et se définit

1225
Traité 9 (VI, 9), 11, 35.
1226
Ibid., l. 22.
1227
Voir au traité 1, l’image des âmes dans le leurre, se précipitant vers les beautés sensibles et les prenant pour
des substances, des réalités, alors qu’elles ne sont que des reflets, comme Narcisse, pris de démence, croit que
son reflet est un individu réel : « Car si quelqu’un se précipite sur ces images visibles en voulant les saisir comme
si elles étaient vraies, il en serait de lui comme de celui qui, ayant voulu se saisir du beau reflet qui flottait sur
l’eau – ainsi que quelque part, me semble-t-il, un mythe le laisse entendre mystérieusement -, fut entraîné au
fond des flots et devint invisible ». (Traité 1 (I, 6), 8, 8-12). Comme l’a expliqué très justement Pierre Hadot dans
son étude sur le mythe de Narcisse chez Plotin, « l’erreur de Narcisse consiste à croire que l’image de lui-même
qu’il voit dans les eaux est un être réel et à vouloir posséder ce qui n’est qu’une ombre. [...] Si Narcisse tient pour
une réalité substantielle ce qui n’est qu’un reflet, c’est qu’il ignore la relation entre ce reflet et lui-même. Il ne
comprend pas qu’il est lui-même la cause de cette ombre ». (Pierre Hadot, Plotin, Porphyre, chap. 15 : « Le mythe
de Narcisse et son interprétation par Plotin », Etudes néoplatoniciennes, Collection L’Âne d’or, Les Belles Lettres,
Paris, 1999).
1228
Traité I (I, 6), 5, 42-44.
1229
Pas même celui de Dionysos, que Plotin évoque également au traité 27 en ces termes : « Les âmes des
hommes ayant vu leur reflet comme dans le miroir de Dionysos, sont devenues présentes dans ces reflets, en se
précipitant d’en haut ». (Traité 27 (IV, 3), 12, 1-2). Le miroir de Dionysos symbolise justement la dispersion,
l’éclatement, la skedasis. Voir ici aussi l’analyse de Pierre Hadot dans l’op. cit. de la note précédente, qui y voit
« l’expression du désordre qui s’introduit dans les âmes lorsqu’elles se laissent fasciner par leurs reflets. Le
monde sensible est déjà constitué, les reflets sont déjà là, vivants et animés, mais les âmes s’y précipitent, c’est-
à-dire dirigent leur attention vers leurs corps et se laissent envahir par la sollicitude et la sympathie avec ces
réalités inférieures ». P. Hadot rapproche cette interprétation du mythe de celle d’Olympiodore : « Olympiodore,
un commentateur néoplatonicien tardif, comprendra le miroir de Dionysos dans le même sens que Plotin : l’âme
projette un reflet d’elle-même, entre en sympathie avec ce reflet et, à cause de cette sympathie avec le corps,
se laisse disperser et déchirer, non plus par les Titans, comme Dionysos, mais par les passions matérielles ». (p.
248).

356
à la fois une nécessité désormais positive, fondue, fusionnée dans la liberté, parce qu’elle
affirme l’un en chaque être et maintient le monde sans cependant le déterminer. S’ « il faut
poser le Bien comme ce à quoi toutes choses sont suspendues, alors que lui n’est suspendu à
rien, [...] il est vrai de dire qu’il est ce que toutes choses désirent »1230. La liberté plotinienne,
hénologique dis-je, est pourtant donc à l’état résiduel, mais non moins réel, en chaque étant.
Elle est le désir, l’élan, la trace mouvante, vivante, de l’Un dans un. « Les choses dépourvues
d’âme sont tournées vers l’âme, et l’âme l’est vers le Bien par l’intermédiaire de l’Intellect. Il
n’en reste pas moins que chacune possède quelque chose du Bien, car chacune est « une »
d’une certaine manière, tout comme elle « est » d’une certaine manière »1231.

Dès lors, cette fusion entre les deux concepts, révèle autant qu’il se peut la différence entre
l’Un et l’être, et cela en tout être, en chacun de nous, qui permet, insue, invisible, inexprimée
ou inexprimable, la sôteriâ, le salut – non pas dans une acception eschatologique, religieuse,
mystique, ni même théologique, mais dans un sens qui concerne la physique, l’éthique,
l’esthétique, l’ontologie et la métaphysique. Le salut dont il est ici question est simplement
celui de la réalité, de tout ce qui est, de tous les phénomènes au sein du réel. La sauvegarde
de toutes choses et du monde est assurée par le processus d’unification qui est à l’œuvre au
cœur de chaque étant, si infime soit-il, et qui permet aussi à tous les étants de participer à
l’être quelle que soit leur position dans la temporalité, dans l’ontologie et dans l’intellect. Or
ce processus d’unification est justement l’incessante et constante imbrication de la liberté et
de la nécessité au cœur des phénomènes qui a été l’objet de notre recherche, et que l’Un
antéphénoménal porte à son paroxysme dans une fusion qui est de l’ordre du non-
événement, signifiée par le kairos hénologique et par son intime reflet, que j’appelle l’un-en-
l’Un. Car chaque étant ne se tient, ne s’érige, ne s’élance, ne se maintient en équilibre, aussi
précaire soit-il, aussi balloté par les vents contraires du destin, ou influencé par les diverses
déterminations biologiques, spatio-temporelles, sociales, astrologiques, chaque étant dis-je,
ne se maintient en équilibre que parce qu’il demeure un, c’est-à-dire rupture, solitude,
différence, déchirure, unité irréductible, « séparation »1232 : irisation de l’Un. Le salut est

1230
Traité 54 (I, 7), 1, 20-22.
1231
Ibid., 2, 1-3.
1232
Traité 26 (III, 6), 5, 14.

357
assuré, non pas par une divinité, ni même par l’harmonie du tout, mais bien par chaque étant,
si infime soit-il, parce que déjà, en son infinie solitude, il est la trace phénoménale du Solitaire
antéphénoménal. C’est au cœur-même du phénomène que l’antéphénomène amarre, tient,
garantit, et donne ce qu’il n’a pas : l’apparaître, la manifestation, l’expression continue du
monde, à la fois nécessaire et libre. Ainsi est rendue possible, loin des schèmes éculés du
rassemblement en une unitotalité, qui limitent et entravent toujours l’individu, l’individuel –
le désir de la mort en tant que trouée dans l’unitotalité n’en est qu’une conséquence
inévitable, tel l’animal prisonnier d’une nasse cherchant à s’échapper et se blessant davantage
aux mailles du filet ou au piège – ainsi est rendue possible une existence et son maintien dans
la divergence, la séparation et la disjonction1233.

Le défi plotinien est non seulement relevé, il est tenu : si en effet « la nécessité implique la
liberté »1234, c’est que l’entrelacs des phénomènes, les mailles serrées du tissage des
destinées, - qu’importent les images, reflets de l’historicité du discours – bref, toutes
déterminations sont toujours aérées, coupées, ajourées par l’unité à l’œuvre dans l’étant,
rendant à celui-ci sa liberté unique, mais cependant jamais synonyme de « n’importe quoi »,
puisque réglée par une nécessité tout aussi intime et positive, élan vers l’Un. Pierre Caye
appelle ce processus « la diastématisation (de diastema : l’intervalle) le ménagement des
distances dans l’être, la mise en intervalle du réel que règlent les proportions, processus
préalable sans lequel l’ensemble du réel serait absorbé dans le trou noir soit de l’ineffable,
soit de la matière »1235. La sauvegarde de l’être, du monde, est essentiellement celle d’un
monde ouvert, libre, tenu à distance de son origine inapparente, mais toujours lui demeurant
suspendu par l’unité intrinsèque de chaque étant qui signe et dessine à chaque instant une
cohésion, un sens, face au non-être. « Il n’est d’existant qui ne prenne distance d’avec
l’origine. La diastématisation, la mise à distance mutuelle des différents degrés de l’être, est
à la fois l’expression de l’entropie et ce qui la limite et la contient. L’un assure la
diastématisation du réel de même que l’être en assure la procession et la dispensation»1236,
poursuit Pierre Caye. Car la distance est justement ce qui fonde l’existence, ce qui érige

1233
« Il faut aussi que chacun reste distinct », traité 3 (III, 1), 4, 24-25.
1234
Traité 6 (IV, 8), 5, 3 (traduction Bréhier).
1235
Pierre Caye, op.cit., « Tenir », p. 205-206.
1236
Pierre Caye, idem.

358
chaque existant en tant qu’un, et non pas en tant que partie d’un ensemble. L’Un permet la
liberté en toute entité vivante, en tant que celle-ci oppose sa résistance au multiple, en tant
qu’une, apportant d’elle-même sa propre nécessité, sa détermination – unique1237. Aussi ai-je
évoqué dans ma deuxième partie la force de l’être tenu, retenu toujours par le nombre qui
empêche son effritement dans le multiple infini : j’ai parlé d’une morphogénèse plotinienne
qui ne peut que surprendre le lecteur contemporain, parce qu’elle met en place un processus
spontané dans toute réalité vivante qui ne nécessite aucun apport extérieur en terme de
prescription ou d’attribution, qui contient en lui-même une autolimitation capable de
déterminer individuellement et unitairement tout vivant. Cette question de la cohérence de
toute entité vivante individuelle, fondée sur le nombre et sur les opérations de division et de
multiplication, a trouvé sa formulation en biologie dans la morphogenèse et les
mathématiques lui ont apporté une formulation : les découvertes de Turing ont depuis la
seconde moitié du XXième siècle, ouvert des perspectives à la recherche en biologie, en
physique, et en programmation informatique. L’être, chez Plotin, est infiniment libre parce
qu’il ne craint aucune dispersion, aucune néantisation dans l’aléatoire et le contingent, il n’a
pas de limites dans son déploiement, mais cet infinité de possibles n’est jamais « n’importe
quoi » parce qu’elle est tenue, tendue d’unité, autrement dit nécessaire. La puissance
ordonnatrice du nombre empêche la multiplicité de sombrer dans l’indétermination, comme
les réactions chimiques au sein des structures naturelles du modèle de Turing, quand dans la
substance naturelle, une espèce auto-activatrice A active la production d’une seconde espèce
B inhibitrice, B diffusant plus vite que A. La nécessité et la liberté sont au cœur du phénomène,
elles sont le phénomène en son individualité propre, en son déploiement unique. Elles sont à
l’œuvre dans toute la procession plotinienne, entrelacées, et cet entrelac est l’irréductible
trace de l’Un antéphénoménal, du non-événement rendant possible une infinité
d’événements, tous dissemblables, tous uniques. La totalisation disparaît, et avec elle tout
risque d’atomisation et de destruction. La distanciation, la rupture, perceptible au sein de
chaque réalité vivante ne serait-ce que dans cet espacement nécessaire pour cohérer avec
elle-même, pour s’unifier, se tendre, laisse apparaître dès lors une pensée de l’aération, de la

1237
« Il y a autant de raisons que d’individus différents », le contenu même des raisons séminales étant déterminé
individuellement dans l’être. (Traité 18 (V, 7), 3, 4-5.

359
souplesse, de l’impondérabilité : insoutenable légèreté de l’Un qui seule peut laisser être mais
à la fois tenir le poids du monde, et ce jusqu’à l’extrême, jusqu’à la mort.

J’ai abordé, à la fin de ma recherche, les questions de la mort et du suicide, parce qu’elles
s’incluent forcément dans la problématique de la liberté et de la nécessité, et que Plotin leur
a donné une place qui n’est pas négligeable dans sa philosophie. D’une part, la séparation du
corps et de l’âme, lorsqu’elle est naturelle, est le contraire même de la destruction et de
l’effritement, dans une logique tout-à-fait platonicienne – la mort devenant libération, rupture
des liens matériels, mais aussi guérison des maux, et rassemblement, réunification de l’âme
en sa partie supérieure jamais descendue. Il faut rappeler la fin du Phédon, où résonnent les
derniers mots de Socrate jusqu’à nos plus profondes angoisses : « Criton, nous devons un coq
à Asclépios ; payez-le, ne l’oubliez pas »1238. S’il faut faire une offrande au dieu de la médecine,
c’est qu’enfin la mort défait les dernières chaînes, délivre l’âme et lui permet de « se
retourner », de ressaisir son unité originaire, c’est-à-dire de fuir tout ce qui était susceptible
de la disloquer, de la distendre. Et, comme le précise Socrate : « cela vaut la peine d’en courir
le risque, car le risque est beau »1239. Les paroles de Plotin ne disent pas autre chose : « Le
courage, pour sa part, est absence de peur devant la mort, cette mort qui est la séparation de
l’âme et du corps. Cela, il n’en a pas peur, celui qui se plaît à se retrouver isolé »1240. Mais elles
indiquent aussi, dès le premier traité, la possibilité pour l’âme humaine de reproduire la
rupture hénologique, de distancier le sensible et même la pensée, de s’unifier, de rompre
toute dépendance ontologique : se retrouver isolé, comme le Solitaire. Cette trace de la
séparation initiale et fondatrice de l’être et de tout être est d’autre part le sens ultime de la
mort, et donc de la vie chez Plotin. Car, avant que de mourir, Plotin nous dit de vivre, de vivre
le mieux possible : s’ « il y a littéralement un hédonisme plotinien »1241, comme l’a souligné
Jérôme Laurent, c’est que le sensible, ni aucune forme de vie ne sont jamais reniés. « Donc à
mon avis, ceux qui disent que le bonheur réside dans la vie rationnelle ne se rendent pas
compte que, parce qu’ils ne le placent pas dans la vie qui est commune à tous les êtres, ils ne

1238
Platon, Le Phédon, 118a.
1239
Ibid., 115a…
1240
Traité 1 (I, 6), 6, 9-10.
1241
Ici dans sa note 68, p. 90 de sa traduction du traité 1.

360
le posent plus dans la vie »1242. En ce sens, Plotin donne une définition du bonheur qui coïncide
avec celle de la liberté et s’articule avec ce que nous avons appelé une relativité objective : le
bonheur n’est autre que l’état de plénitude lorsqu’un être coïncide pleinement avec la trace
du Bien en lui, autrement dit avec son élan, son propre désir inhérent. « Il faut donc que le
Bien soit objet de désir, même si, bien sûr, il ne devient pas le Bien parce qu’il est objet de
désir, mais il devient objet de désir parce qu’il est le Bien »1243. Bonheur et liberté ne sont en
fait que « la part du Bien »1244, c’est-à-dire la part de l’Un en chacun, sa trace phénoménale.
Ils sont donc à la portée de tout étant. En ce sens, il n’est de différence entre les êtres
qu’ontologique, « selon qu’il s’agit d’une plante ou d’un être privé de raison, la différence
entre eux [et les êtres rationnels] tenant à la clarté et à l’obscurité. […] Or si la vie bonne
appartient à celui qui possède la vie dans sa plénitude – j’entends par là l’être auquel rien de
la vie ne manque-, alors le bonheur ne saurait appartenir qu’à celui qui vit dans la
plénitude »1245. En ce qui concerne l’âme humaine, comme je l’ai montré au cours de mon
étude, sa liberté et donc son véritable bonheur, consistent à se rassembler en sa partie
supérieure, intellective. Dès lors, plus proche de l’Un, peut-elle accéder une forme de liberté
indicible – à un plaisir, si bref et fulgurant soit-il, qui n’en est pas moins son point de fuite
immémorial. S’il n’est pas encore temps d’abandonner sa lyre, c’est-à-dire de mourir à ce
monde1246, la fuite des maux, de la contingence, de l’infini multiple et informe, est déjà chose
possible durant notre existence. Comme Ulysse s’évadant des leurres de Circé 1247, « prenons
le large »1248, rompons les amarres 1249– et pour ceci, il n’est nul besoin de rompre l’union

1242
Traité 46 (III, 7), 3, 9-12.
1243
Traité 38 (VI, 7), 25, 16-18..
1244
Ibid., 27, 18. Voir Platon, Philèbe, 20d1 et 54c10, 60b4.
1245
Traité 46 (I, 4), 3, 20-26.
1246
Plotin compare, à la fin du traité 46, le corps à la lyre du musicien, simple instrument dont il a besoin pour
exprimer le beau et dont il lui importe de prendre soin, sans cependant lui accorder d’autre valeur
qu’instrumentale et transitoire. « Par conséquent, parmi les tâches qu’il accomplit, les unes tendront vers le
bonheur, tandis que les autres ne serviront ni à l’obtention de s afin, ni de façon générale à ce qu’il est, mais à
ce qui lui est attaché, dont il se souciera et qu’il supportera aussi longtemps qu’il est possible, tout comme un
musicien le fait pour sa lyre tant qu’il peut s’en servir. Mais lorsqu’elle est hors d’usage, il en changera pour une
autre, ou bien il cessera de se servir d’une lyre et s’abstiendra d’en jouer puisqu’il a une autre tâche à accomplir
sans lyre, et il laissera de côté sa lyre, qui sera simplement posée à côté de lui, pour chanter sans instrument. Et
ce n’est pas en vain que lui a été donnée dès l’origine son instrument : il s’en est en effet servi bien souvent ».
(Traité 46, 16, 20-29).
1247
Homère, Odyssée, IX, 29, sq. et X, 375 et 483.
1248
Traité 1 (I, 6), 8, 17.
1249
« - Quel est donc ce voyage et quelle est cette fuite ? – Ce n’est pas à pied qu’il te faut cheminer, parce que
les pieds transportent toujours d’une région à une autre. Ne va pas non plus préparer un attelage ou un
quelconque navire, mais laisse tout cela, et une fois que tu auras fermé les yeux, échange cette manière de voir

361
temporaire entre le corps et l’âme : le sage plotinien n’étouffe jamais dans la nécessité
extérieure ni même dans l’existence, il allège, retranche, soustrait, mimant la soustraction
hénologique fondatrice jusqu’à l’entrevoir, jusqu’à la poser par-delà tous les phénomènes. Le
seul-à-seul, reproduisant parfaitement le kairos premier, est bien le non-événement, le
« toucher » de l’antéphénomène qui reproduit la rupture hénologique, sa distanciation d’avec
l’être, radicale, insoutenable, indicible par quelque langage que ce soit.

« L’Un n’et absent de rien et il est absent de toutes choses, de sorte que, présent, il n’est
pas présent, sauf chez ceux qui peuvent et qui sont préparés à le recevoir de façon à
s’ajuster à lui, et pour ainsi dire, à le toucher et à l’étreindre (hoion ephapsasthai kai
thigen omoiotèti) en vertu de la ressemblance qu’ils ont avec lui »1250.

Paroxysme spéculatif posé par Plotin avec une « audace » telle qu’elle défie encore la
pensée jusqu’aujourd’hui, l’un-en-l’Un offre une constante, une assise, un soubassement à
l’existence qu’il libère à la fois de la pesanteur et du conglomérat de l’unitotalité impliqués
dans la différence ontologique. En même temps, le non-événement conditionne tous les
événements dans le champ de l’être, la rupture permettant l’aération, l’espacement, la
distance au sein même de tout ce qui est : la procession est assurée, des formes intelligibles
jusqu’aux moindres recoins du vivant, jusqu’aux plus infimes phénomènes.

« Mais pourquoi m’attarder sous le chêne et auprès du rocher ? comme dit Hésiode »1251,
rappelle Porphyre avant d’évoquer l’oracle d’Apollon qui fut invoqué par Amélius au sujet de
l’âme de Plotin. Si la mort elle-même est arrachée à l’informe, au néant qu’est la matière par
la force de l’Un1252, qui laisse être tout ce qui est en son ultime et inhérente nécessité, c’est-

pour une autre et réveille cette vision que tout le monde possède mais dont peu font usage ». (Traité 1 (I, 6), 8,
17-27).
1250
Traité 9 (VI, 9), 4, 24-30.
1251
Porphyre, Vie de Plotin, 22, 1-2. Voir Hésiode, Théogonie, 35.
1252
Pierre Caye montre comment l’Un, aussi bien chez Plotin que chez Damascius joue le rôle de cimaise de tout
ce qui est, le retranchement du principe étant un arrachement (harpazein) qui est en même temps fixation de
tout ce qui vient après lui. « comme si le principe, une fois soustrait à l’ordre du monde et de sa procession, se
tenait suspendu en flottement – qui néanmoins sert de point d’accroche au reste de la réalité, se tenant à son
tour suspendu et retenu au principe comme à une cimaise. « Tout est donc suspendu à lui, et de cette façon, en
retire avantage, en étant retenu par lui » [Damascius, De principus, 36 I, 111-16-17 CW ; trad. J. Combès] Harpagè

362
à-dire dans la puissance de l’être, c’est que la rupture ineffable, fût-elle un fondement
spéculatif, donne le monde à lui-même – mais aussi le protège de tout risque d’atomisation
dans une pure contingence dénuée de sens. « L’éternel éclair à quoi tout est suspendu et
dont tout dépend »1253, pour reprendre la formule de Jean-Louis Chrétien qui a inspiré son
titre à l’ouvrage de Jérôme Laurent1254, permet d’établir, de soutenir, de maintenir l’être,
tout habité de non-être qu’il soit, à l’abri du non-être : ermitage, mais aussi foyer invisible, il
préserve tous les événements, leur donne leur couleur propre, leur venue, leur éclat, leur
unité. La vie vaut la peine d’être vécue, et Plotin, isolé de ses amis, abandonnant son corps à
la maladie1255, retranché en Campanie dans la maison d’un proche, seul sur son lit de mort
lui rend hommage dans la phénoménalité de l’intime, celle de la philia, l’amitié1256 : « Je
t’attendais »1257, dit-il à Eustochius, celui de ses amis qui lui est resté fidèle et qui arrive
tardivement à son chevet. Puis il ajoute qu’il s’efforce de faire remonter le divin en lui au
divin qui est dans l’univers. La liberté touche la nécessité, l’étreint, se fonde en elle dans le
rassemblement ultime de l’âme, unification suprême. « La fin du voyage »1258 est atteinte hic
et nunc. « Après avoir défait le lien de la Nécessité qui enchaîne les hommes »1259, Plotin a
indiqué comment libérer l’être du non-être qui le grève, comment nous rendre libres,
comment devenir l’un que nous sommes, dans une fugue, si légère, si gracieuse -
véritablement unique - qu’elle rend l’existence supportable, parce que supportée par l’Un.

Septembre 2018

signifie non seulement la prise, mais aussi le « croc » par lequel l’un à la fois arrache le réel à sa pesanteur,
comme le seau du puis, et l’accroche pour mieux le suspendre et le tenir ou le soutenir ». P. Caye, Op.cit. , p. 111.
1253
J.-L. Chrétien, L’appel et la réponse, p. 151.
1254
J. Laurent, L’éclair dans la nuit.
1255
Plotin refusait de se soigner car les médicaments contenaient des substances animales. Voir à ce sujet notre
première partie, et Porphyre, Vie de Plotin, 2, 1-6.
1256
La présence de Philia, Eros, et Himeros (Désir), sont évoquées dans l’oracle d’Appolon quelques lignes plus
loin, signifiant le séjour de l’âme de Plotin aux côtés des dieux, dans l’absence de discorde, de dissensions, dans
le Bien véritable : « Là se trouve Amitié, là se trouve Himéros agréable à voir, là te submerge une joie pure[…] »
(Porphyre, Vie de Plotin, 22, 48-49).
1257
Porphyre, Vie de Plotin, 2, 26.
1258
Traité 9 (VI, 9), 11, 45.
1259
Porphyre, Vie de Plotin, 22, 24-25.

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364
Bibliographie

Plotin

Nous utilisons, sauf mention contraire, la traduction des Traités, sous la direction de Luc
Brisson et de Jean-François Pradeau, Paris, GF-Flammarion, 2002-2010. Les traducteurs des
traités sont : L. Brisson, L. Lavaud, P.-M. Morel, A. Petit, J.-F. Pradeau, F. Fronterotta, M. Guyot,
J.-M. Charrue, J. Laurent, J.-M. Flamand, R. Dufour.
J’ai utilisé ponctuellement les traductions suivantes (et l’ai précisé dans les notes) :
Plotin, Traité 12, traduction Jean-Marc Narbonne, Paris, Vrin, 1993.
Plotin, Traité 38, traduction par Pierre Hadot, Paris, Cerf, 1988.
Plotin, Traité 49, traduction Bertrand Ham, Paris, Cerf, 2000.
Plotin, Traité 50, traduction par Pierre Hadot, Paris, Cerf, 1990.
Plotin, Traité 51, traduction Dominic O’Meara, Paris, Cerf, 1999.
J’ai eu parfois recours aux Ennéades, texte établi et traduit par Emile Bréhier, Paris, Les Belles
Lettres, 6 tomes (7 volumes), 1924-1938, pour comparer et situer des expressions ou des
termes indiqués par les notes de l’édition établie par Luc Brisson.
Le texte grec auquel nous nous référons est celui qui a été publié par P. Henry et H.-R Schwyzer
(editio minor), en trois volumes, Oxford, Clarendon Press, 1964-82 ; et l’editio maior de P.
Henry et H.-R. Schwyzer, en trois volumes, Paris, Bruxelles, Museum Lessianum, 1951-73.

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374
375
376
TABLE DES MATIÈRES

Remerciements 5
Introduction 9
Première partie - Liberté et nécessité dans l’ordre du monde : l’articulation des figures et
des concepts dans les phénomènes 37
I-La situation de l’âme dans l’univers 42
1 La beauté du monde, de la nuit d’Anankè à la lumière du Noûs 45
1.1 Négativité de la nécessité dans le mythe et l’allégorie philosophique 45
1.2 Introduction de la positivité dans la nécessité : la filiation pythagoricienne 48
2-La beauté du monde, ou la nitescence de l’âme 67
2.1 L’acte de l’âme : dégrèvement et affranchissement 68
2.2 Liberté du principe et liberté d’orientation 74
II-Liberté et nécessité dans l’heîs kai polloi 81
1 Histoire d’une correspondance 82
1.1 Contre un déterminisme astrologique 85
a.La contingence ou la part de détermination de la matière 89
b.La différenciation génétique 92
1.2 La résistance de l’âme au poids du déterminisme 97
1.3 La saisie du réel par l’analogie 102
2 Le vivant et l’âme : la liberté dans la nécessité 116
2.1 La question animale et ses enjeux 116
a. Une éthique fondée sur l’ontologie 116
b. L’éthique du vivant et la métaphysique 120
2.2 L’harmonie des contraires : dans l’ombre d’Héraclite 129

377
Deuxième partie : Le poids de l’être et de la liberté 149
I-L’inclusion mutuelle de la liberté et de la nécessité dans l’hèn polla 153
1 L’intériorisation de la liberté et de la nécessité dans le geste ontologique 155
1.1 La liberté comme « libre disposition de soi » : l’être autexousion 155
1.2 La destinée de l’être 166
2 La relation entre liberté et nécessité dans l’Intellect est-elle une relation binaire
d’équivalence ? 177
2.1 L’engendrement processif 178
2.2 Le rebours vers la réalité supérieure, epistrophè 183
3 La matière et la déchirure de l’être 189
II-Le champ gravitationnel de l’être dans la métaphysique plotinienne 203
1 La dépendance de la deuxième hypostase, fragilité ou force de l’être 206
1.1Fragilité et infini 206
1.2 Force et nombre 214
2 Le champ gravitationnel de l’être 222
2.1 La procession comme force vectorielle détermine le champ gravitationnel de l’être 224
2.2 La liberté : pesanteur et relativité 232

Troisième partie : L’insoutenable légèreté de l’Un 245


I-L’Un fondement antéphénoménal 250
1 L’un, ni acte ni puissance 252
1.1 L’acte hénologique 252
1.2 Le laisser-être de l’Un 258
1.3 Dire la puissance par impuissance 263
2 L’antéphénomène nécessaire et libérateur 269
2.1 Station et stabilisation de l’Un : de l’hypostasis 269
2.2 Suspension et équilibre 277
II-L’insoutenable légèreté de l’Un 287
1 La force antigravitationnelle 291
2 L’absence de l’Un : ce qui nous sépare et ce qui nous unifie 301

378
2.1 De l’arrachement plutpôt que de la transcendance 301
2.2 L’absence de l’Un est la cohésion de l’être 305
2.3 De l’absence à la présence : la liberté sans la pesanteur 310
III-Le moment favorable : envers et contre l’événement 314
1 Le moment favorable : le non-événement 317
2 L’alternative au néant 324
a- Vivre ou mourir pour exister 324
b- L’un-en-l’Un : fusion de la liberté et de la nécessité 335

Conclusion 353
Bibliographie 365

379

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