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Les facteurs de dysfonctionnement

des commissions vérité et


réconciliation : études de cas
Les Commissions Vérité et Réconciliation (CVR) sont un mécanisme de la justice
transitionnelle. La justice transitionnelle comprend en effet un ensemble de mesures judiciaires
et non judiciaires permettant de confronter, comprendre et réparer les lourds héritages en
matière de violations des droits humains. Ces mesures se basent sur les fondations du droit
interne et international et placent les victimes au centre du processus.
Ainsi, Priscilla Hayner définit les CVR au travers de leurs objectifs : « to discover, clarify, and
formally acknowledge past abuses; to address the needs of victims; to “counter impunity” and
advance individual accountability; to outline institutional responsibility and recommend
reforms; and to promote reconciliation and reduce conflict over the past »1.
Pourtant, comme le souligne Emmanuel Guematcha, Mark Freeman a remis en question cette
définition2. Cette dernière est alors revenue sur les caractéristiques des CVR ; ces controverses
ont permis de définir les contours des CVR en conjuguant des critères formels et matériels qui,
en fonction des auteurs, pourraient s’avérer plus ou moins précis3. Pour autant, la communauté
internationale s’accorde à penser que les Commissions vérité et réconciliation étant l’un des
instruments majeurs de la justice transitionnelle, elles doivent, notamment, respecter les quatre
piliers évoqués par Louis Joinet4. C’est-à-dire, le droit à la vérité, à la justice, à la réparation et
la garantie de non-répétition. Par exemple, Pierre Hazan disait à ce titre : « L’ignorance n’a
jamais libéré quelqu’un des chaînes du passé, la connaissance, si ». Sur le plus long terme, il
semble pertinent de préciser qu’en tant qu’instrument la justice transitionnelle, les CVR
participent, ou souhaitent participer, d’un processus de démocratisation, voire de renforcement
de la démocratie.
« In Tutu's own words, the aim is 'the promotion of national unity and reconciliation' ...'the
healing of a traumatised, divided, wounded, polarized people'. Laudable aims but are they
coherent? Look at the assumptions he makes: that a nation has one psyche, not many; that the
truth is one, not many; that the truth is certain, not contestable; and that when it is known by
all, it has the capacity to heal and reconcile. These are not so much assumptions of
epistemology as articles of faith about human nature: the truth is one and if we know it, it will
make us free. »5
En revanche, ces éléments indiquent qu’il n’existe pas un seul modèle de CVR qui soit
participatif de la justice transitionnelle. Celles-ci peuvent en effet être parties intégrantes d’un

1
Priscilla Hayner, Unspeakable truths, Routledge, 2001, p.20
2
Voir Mark Freeman, Truth Commissions and Procedural Fairness, Oxford University Press, 2006
3
Emmanuel Guematcha, Les Commissions vérité et les violations des droits de l’homme et du droit humanitaire,
A. Pedone, 2014
4
« Question de l'impunité des auteurs des violations des droits de l'homme (civile et politiques) », Rapport final
révisé établi par M.L. Joinet, en application de la décision 1996/119 de la Sous-Commission, 2 octobre 1997
5
Michael Ignatieff, Articles of faith, INDEX ON CENSORSHIP 5 1996, p.110
processus juridictionnel, que celui-ci soit judiciaire ou non. Cette variété implique donc de se
référer à la justice transitionnelle elle-même et aux objectifs évoqués, que ce soient ceux d’un
processus transitionnel, ou des CVR elles-mêmes.
Comme il sera détaillé ci-après, elles peuvent donc être mises en place dans des contextes
extrêmement diversifiés. Elles peuvent ainsi être utilisées pour mettre la lumière sur le passé,
même longtemps après un conflit ; parfois, pour enrichir un système juridique préexistant ;
souvent, pour accompagner une transition démocratisante. Elles cherchent, en fait, à
reconstruire des sociétés brisées par les conflits. Comprendre ces mécanismes, les corriger puis
les perfectionner est essentiel à un rétablissement durable des individus qui composent une
communauté.
Les CVR sont aujourd’hui en plein essor, et ce d’autant plus depuis la fin de la Guerre Froide.
C’est ce que souligne l’œuvre du United States National Research Council6. C’est ainsi que, si
les conflits auxquels chaque CVR fait référence ont jusqu’ici majoritairement été nationaux,
cela n’empêche pas que l’importance de leur résolution soit, elle, d’envergure internationale.
C’est ainsi que le Committee on International Conflict Resolution poursuit, lorsqu’il évoque
les changements de méthode de résolution des conflits dans un monde lui-même changeant :
« But now some conflicts are treated as threats to international peace and security even if two
states are not fighting. Particularly when internal conflicts involve violations of universal
norms such as self-determination, human rights, or democratic governance, concerted
international actions—including the threat or use of force—are being taken to prevent,
conclude, or resolve them just as they sometimes have been for old-fashioned wars. In this
sense some conflicts within a country’s borders are being treated as international. »7
L’utilité voire la nécessité des CVR est donc d’envergure internationale. Matériellement, cela
se perçoit notamment dans la participation d’organisations internationales et d’organisations
non-gouvernementales, tant dans l’établissement de ces Commissions que dans les enquêtes
qu’elles poursuivent. L’intérêt de la communauté internationale aux pacifications internes est
aujourd’hui évident, et ce d’autant plus que les droits de l’homme sont devenus une cause
défendue internationalement.
Pour autant, la seule amnistie, comme elle avait pu être envisagée dans les travaux de certaines
commissions, n’est pas une solution durable. C’est ce que questionne, et résume, l’œuvre de
Pierre Hazan8. Mais cela avait également été souligné par l’archevêque Desmond Tutu,
Président de la « Truth and Reconciliation Commission » sudafricaine, mise en place aux
lendemains de l’apartheid (1996) et souvent érigée en modèle. Celui-ci, répondant à un
questionnement sur la nécessité de guérir les plaies passées à travers la Commission
sudafricaine, avait répondu :
« So how important is it that the Commission addresses these scars? »
Bishop Tutu: « Absolutely crucial. You see there are some people who have tried to be
very facile and let bygones be bygones: they want us to have a national amnesia. And

6
Committee on International Conflict Resolution, International Conflict Resolution After the Cold War, The
National Academies Press, 2000
7
Committee on International Conflict Resolution, op. cit.
8
Voir Pierre Hazan, « Du bon usage de l’amnistie dans les processus de paix », Centre pour le Dialogue
Humanitaire, 2020.
you have to keep saying to those people that to pretend that nothing happened, to not
acknowledge that something horrendous did happen to them, is to victimise the victims
yet again. But even more important, experience worldwide shows that if you do not deal
with a dark past such as ours, effectively look the beast in the eye, that beast is not
going to lie down quietly; it is going, as sure as anything, to come back and haunt you
horrendously. We are saying we need to deal with this past as quickly as possible --
acknowledge that we have a disgraceful past -- then close the door on it and concentrate
on the present and the future.
This is the purpose of the Commission; it is just a small part of a process in which the
whole nation must be engaged. »9
En effet, les moyens de résolution de conflits ont subi un bouleversement depuis les années
1990, lorsque la vérité a primé sur les tribunaux judiciaires, comme le soulignent de nombreux
auteurs10. Il n’est alors plus besoin de prouver à quel point ces commissions sont utiles et
nécessaires. Pour autant, il n’est pas aisé de juger de la réussite d’une CVR, d’autant que celles-
ci sont extrêmement variées. L’objectif de cette étude est de dégager des facteurs de
dysfonctionnement pouvant s’appliquer de façon globale et généralisée. Il faudra alors faire
une sélection des Commissions à étudier, ce qui implique, évidemment, un choix de critères
pertinents.

Si l’on s’accorde à penser que les CVR ont globalement poursuivi le même objectif dès
leur mise en place, on peut alors penser que leur réussite en va de l’accomplissement de cet
objectif. Comme le souligne Stéphane Lemane-Langlois, « la question la plus immédiatement
évidente – sans doute la plus importante pour les gouvernements qui se proposent de suivre ce
modèle dans l’avenir – est de savoir si ces commissions ont eu ou non du succès »11. Leur
utilisation s’est effectivement démultipliée au cours des dernières décennies sans pour autant
être toujours une réussite. En effet, si une CVR ne peut prétendre à elle seule vaincre un conflit
et rétablir la paix, elle peut y contribuer. Mais cette contribution trouve parfois ses propres
limites. L’exemple du Sri Lanka est en ce sens frappant, le pays ayant mis en place quatre
commissions différentes entre 1978 et 2011 ; ces essais reflètent les échecs qui les précèdent,
et démontrent la nécessité de les comprendre. La délimitation des devoirs et obligations de ces
mécanismes, d’une « marche à suivre » ou d’une recette qui fonctionnerait à chaque fois est
rendue difficile.
Pourtant, là est le but de cette étude. Elle souhaite, à travers quelques exemples, répondre à la
nécessité contemporaine d’accéder à la paix nationale pour trouver une paix internationale.
C’est une ambition qui pourrait paraître utopiste, néanmoins elle est d’autant plus louable
qu’elle s’intéresse, pour ce faire, aux CVR comme mécanisme intégrant de la justice
transitionnelle. En réalité, ce travail de recherche mènera à la question de la légitimation du
recours aux CVR.

9.
“Wounded Nations, Broken Lives”, Index on Censorship, n°5, 1996, p. 112
10
Voir, par exemple, Geoff Dancy& Oskar Timo Thoms, “Truth commissions and Democracy: Testing the
Links”, APSA Annual Meeting, 1 septembre 2019
11
Stéphane Leman-Langlois, « Le modèle “Vérité et réconciliation”. Victimes, bourreaux et institutionnalisation
du pardon », Informations sociales, 2005/7 (n° 127), p. 112-121
Elle va donc impliquer quelques questions préalables. Les facteurs de dysfonctionnement de
ces CVR sont en effet aussi divers et variés que les contextes auxquels elles sont confrontées :
des conditions endogènes sont en jeu, en ce qu’elles dépendent de leur processus de création,
de leur mandat, de leurs membres ; mais il faut aussi prendre en compte des facteurs exogènes
tels que le contexte dans lequel le conflit s’est déroulé, ainsi que celui dans lequel il est
appréhendé. Pour résumer, l’ensemble des facteurs permettant la résolution d’une crise par une
CVR dépendent de la crise elle-même mais aussi d’un milieu social donné, ainsi que de la
création et de la vie de la CVR. Ainsi, il s’agit de comprendre les conditions sociales, politiques
et économiques conduisant à la réussite de ces Commissions. Pour juger de la réussite d’une
commission, seront donc étudiés les résultats au niveau micro et au niveau macro, comme le
suggèrent les rapports de l’ICTJ12. Effectivement, l’utilité des CVR peut être remise en cause
au regard de ses destinataires : les victimes, la société, ou les deux conjointement. Amy Gutman
et Dennis Thompson résumaient: « Specifically, what it needs is an account that would show
how the process of a truth commission itself can help create a more just society »13. Le recours
à ces mécanismes est pourtant aujourd’hui très fréquent et ne dépend plus d’une sortie de
conflit.
Il sera ainsi intéressant de se pencher sur les motivations premières des acteurs ayant mis en
place la CVR : on pourra les questionner dès la mise en place de la Commission, c’est-à-dire
qu’elle pourrait répondre au désir d’être conforme à la communauté internationale et recevoir
une meilleure acceptation du projet de démocratie, par exemple. On évoque alors une
instrumentalisation de la justice transitionnelle et de ses mécanismes, que sont les CVR. Alors,
il est aussi question de savoir si les commissions, en tant qu’instrument non-judiciaire,
participent à la transition démocratique. Bien que
Cette étude pourra s’aider du rapport annuel de la Economist Intelligence Unit, basé sur le
critère de démocratisation. Celui-ci se penche en effet, annuellement, sur la qualité
démocratique de chaque Etat. De cette façon, le rapport faisant suite à l’année 2020 met en
exergue le fait que la pandémie ayant eu lieu sur l’année précédente a beaucoup affecté les
démocraties14. Il semble pour autant utile de préciser que, de ce fait, le rapport de 2020 sera
sans doute écarté dans les recherches ici présentes : bien que tous les ans, certains événements
puissent faire varier le niveau de démocratisation de chaque pays, la pandémie est un facteur
de démocratisation, ou inversement, qui ne saurait dépendre de la réussite d’une CVR l’ayant
précédée. Si certaines CVR actuellement en place, ou à l’avenir, devront la prendre en compte,
ce n’est pas ici l’objectif visé par ce travail de recherche.

Les CVR ont été créées dans des contextes extrêmement variés. Cette diversité oblige cette
étude à concentrer sur des exemples qui permettraient de mener ces recherches à bien : ils
devraient démontrer l’existence, ou non, de facteurs de fonctionnement ou de
dysfonctionnement qui pourraient être généralisés à l’ensemble des exemples donnés,
communs à toutes les CVR. Il faut donc avoir des exemples de commission les plus diversifiés

12
Voir, par exemple, le rapport de recherche : « Mesure des résultats et suivi des progrès des processus de justice
transitionnelle », ICTJ, janvier 2021
13
Amy Gutmann et Dennis Thompson, « The Moral Foundations of Truth Commissions », dans R. Rotberg et D.
Thompson (dir.), Truth versus Justice. The Morality of Truth Commissions, Princeton University Press, 2000
14
“Democracy Index 2020 : In sickness and in health?”, The Economist Intelligence Unit, 2021
possibles, tout en ayant des critères de sélection assez simples afin de les faire apparaître
comme admissibles. Ces recherches sont, en réalité, une étude croisée entre différents critères.
Premièrement, la situation géographique de chaque CVR devra être considérée : sans aller vers
un « choc des civilisations » comme l’aurait fait Samuel Huntington, il s’agit de mettre en
exergue une différence de culture en fonction des continents, voire des pays. Chaque culture
va en effet appréhender assez différemment certains concepts, du conflit en cause à la
démocratie visée. Le devoir de mémoire sera donc, de la même façon, inégalement entendu.
Deuxièmement, un critère temporel ne saurait être écarté. Samuel Huntington, lui, qualifiait les
trente dernières années de « troisième vague de démocratisation ». Depuis les années 1990 en
effet, la justice transitionnelle est constamment et profondément étudiée15. Plusieurs
générations de commissions vérité ont donc pu être dégagées, classées en déca-années.
Un autre aspect du critère temporel serait celui selon lequel le délai couru après le conflit
jusqu’à l’intervention de la commission devrait être pris en compte : c’est le contexte de la
justice transitionnelle. Certaines sont immédiates (par exemple, les nombreuses commissions
colombiennes), d’autres interviennent dans les cinq premières années (comme la TRC
sudafricaine), jusqu’aux vingt années suivantes (au Chili par exemple) ou très longtemps après
(un cas très rare, qui a pu être observé concernant l’Île Maurice). Indubitablement, l’approche
au conflit est considérablement différente selon ce temps écoulé, tant dans l’approche macro
que dans la conception micro. L’initiative d’une CVR, qu’elle provienne du gouvernement, de
la société civile ou de toute autre entité, sera déjà impactée par cette donnée. Cet impact dure
jusqu’à la rédaction d’un rapport. Instinctivement, l’on pourrait s’autoriser à penser que le recul
sur les faits étudiés vient avec le temps, et permettrait d’accéder plus facilement à une situation
pacifiée. Mais une CVR qui interviendrait trop longtemps après les faits pourrait aussi se voir
pénalisée en ce que les témoins et les archives manqueraient.
La nature des faits ayant entraîné la création de la commission est, à priori, un critère
déterminant. Si l’objectif de la justice transitionnelle est communément accepté comme étant
un rétablissement de la paix, au point qu’elle en soit devenue une mesure quasi prescriptive16,
elle ne peut pas procéder à une réponse automatique. Une sortie de conflit n’appellera pas les
mêmes réactions que la résolution d’un conflit antérieur à une démocratie déjà en place. Ainsi,
certaines commissions font suite à un génocide ; c’était par exemple le cas au Burundi, où une
CVR a été créée en 2020 pour enquêter sur les exactions ayant débuté le 29 avril 1972, et
poursuivis par de nombreux massacres de hutus à l’encontre de tutsis. Par ailleurs, une simple
fin de conflit peut être marquée par la création d’une CVR, c’est l’exemple de référence de
l’Afrique du Sud, où le Promotion of National Unity and Reconciliation Act du 19 juillet 1995,
rédigé au cours d'un processus de transition démocratique (visant à mettre fin à l'apartheid et à
la domination de la minorité blanche en Afrique du Sud), et alors que Nelson Mandela avait
accédé au pouvoir l'année précédente, a permis de créer la TRC. Le passage d’une dictature à
une démocratie est également du ressort de la justice transitionnelle, et peut donc faire appel à
une CVR. Une quatrième possibilité est celle de l’auto-transformation, comme a essayé de le
faire le Maroc. C’est-à-dire, que la Commission a lieu dans un régime dictatorial qui souhaite
opérer une démocratisation. Ce cas est extrêmement rare et pourra être écarté dans cette étude,

15
Jorge Helen, “All the truth but only some justice?”, dans Atrocities and international accountability: Beyond
transitional justice, United Nations University, 2007
16
Pierre Hazan, Juger la guerre, juger l’histoire, PUF, 2007
bien qu’il soit intéressant, du fait de la particularité de ses caractéristiques. Enfin, une CVR
peut être mise en place au sein même d’une démocratie déjà en place ; récemment, le Canada
a ainsi cherché à rétablir la vérité sur les peuples autochtones.
Il est fondamental de considérer que la réussite, le bon fonctionnement ou le
dysfonctionnement de la Commission sont aussi aléatoires. Comme l’explique Stéphane
Lemane-Langlois, cet élément est tangible tant objectivement que subjectivement : « la notion
de succès, tout comme celles de réconciliation, de réparation et de vérité, est à géométrie
variable »17. Dire qu’une CVR a « échoué » implique donc de définir « l’échec » en lui-même
et, déjà, d’en esquisser quelques causes possibles. En ce sens, il court d’un projet de création
d’une Commission inabouti, à l’inexécution du rapport qu’elle rend à la fin de son mandat. Elle
peut ainsi ne jamais être formée, ou être créée mais ne jamais aboutir à un rapport, constituant
alors une autre forme d’échec. Mais encore, les auditions auxquelles elle procède peuvent
s’avérer être insatisfaisantes : que ce soit d’un point de vue quantitatif, d’un point de vue
qualitatif ou concernant une problématique particulière (par exemple, la représentation des
peuples autochtones). La publicité du rapport peut affecter son efficacité ou sa prise en compte
par les pouvoirs publics. Toutes ces formes de dysfonctionnement sont variées et vastes, et
découler de manque de moyens matériels, financiers ou humains. La faculté de la Commission
à répondre à diverses questions, telles que la prise en compte des droits économiques et sociaux,
peut aussi être appréhendée18 : si les violations des droits de l’homme comprennent les
violations des normes internationales en matière de droits de l’homme, les violations du droit
humanitaire et les actes criminels, elles peuvent aussi comprendre les violations des droits
économiques, sociaux et culturels. C’est d’ailleurs ce qu’a estimé la Commission du Timor-
Leste, dite CAVR19.
Enfin, on pourra s’interroger sur des éléments externes à la CVR, qui toutefois la concernent
de près. D’abord, l’inscription du projet de CVR au sein de la communauté internationale : le
soutien de celle-ci paraît fondamental à sa réussite. Également, le fait qu’elle fasse partie
intégrante d’un processus juridique bien complexe, car celui-ci inclut parfois une procédure
juridictionnelle – une coopération avec des tribunaux internes ou internationaux, ou d’autres
outils de la justice transitionnelle.
Cet échantillon démontrera que la réussite d’une commission dépend en réalité très fortement
d’une combinaison de facteurs liés à son contexte. Ce, quand bien même chaque CVR souhaite
établir une nouvelle forme de justice, morale et juridique, ce qui nécessite l’établissement de
la vérité : « La vérité […] était le premier pas vers la justice »20. Il faut effectivement se
souvenir que le « droit à la vérité » est le premier pilier de la justice transitionnelle.

17
Stéphane Lemane-Langlois, op. cit.
18
« Justice transitionnelle et droits économiques, sociaux et culturels », Rapport du Haut-Commissariat aux
Nations Unies, 2014
19
« Chega! The report of the Commission for Reception, Truth and Reconciliation in Timor-Leste (CAVR) »,
partie 2.
20
Elizabeth Salmon, « Interview de Salomon Lerner, président de la Commission de la Vérité et de la
Réconciliation du Pérou de 2001 à 2003 », Revue internationale de la Croix-Rouge, n° 862, 2006
Tous ces éléments invitent à construire un panel le plus représentatif qui soit. Représentatif
de cette diversité, de ce mélange culturel, de cette ambition de vérité et de réconciliation
difficile à résoudre. Une commission sera étudiée par pays, et plusieurs pays seront sélectionnés
par continent.
L’Afrique par exemple, est un continent largement représenté en matière de justice
transitionnelle : non seulement du fait des antécédents belliqueux, mais aussi parce que la
démocratie tend à s’y étendre.
L’Afrique du Sud a connu une des CVR les plus incontournables qui soient, et il semble
impossible d’en écarter l’exemple tant il est perçu comme une réussite. De plus, il a servi de
modèle à la majeure partie des CVR mises en place dans le monde. Appelée « Truth and
Reconciliation Commission », elle a été mise en place suite au Promotion of National Unity
and Reconciliation Act, No. 34 de 1995. Les 17 commissaires présents ont exercé leur activité
jusqu’en 2002, année durant laquelle un rapport public a été rendu ; son mandat a été étendu
(initialement terminé en 1998). Elle faisait suite à l’apartheid, une politique de ségrégation
raciale au travers de laquelle la minorité blanche imposait des lois discriminantes. Tous les
domaines publics en étaient affectés, et cela s’accompagnait de détention arbitraire, torture,
privation de liberté d’expression. La fin de la guerre froide a permis une série de négociations
avec le parti opposant, l’ANC, puis des élections démocratiques. Celles-ci ont abouti à la mise
en place d’un parlement, lequel a promu la TRC. Nelson Mandela en fut bien évidemment une
figure emblématique. Ainsi, cette Commission devait enquêter sur les exactions commises
entre 1960 en 1994, qu’elles aient été l’œuvre du gouvernement ou des opposants. De façon
exceptionnelle et controversée, elle a permis l’amnistie aux bourreaux ayant avoué leurs
méfaits. Son travail a toutefois été efficace et globalement pris en compte par le gouvernement
Mandela, lequel a présenté des excuses publiques. C’est un élément fondamental de la justice
transitionnelle. La TRC a également été à l’origine de plusieurs procès et d’une véritable
politique de réparation ; notamment, en 2006, une institution chargée de mettre en œuvre les
recommandations contenues dans le rapport a vu le jour.
Plus récemment, le Maroc a été représentatif du modèle d’auto-transformation ci-dessus
évoqué. L’Instance Equité et Réconciliation (IER) a vu le jour grâce au Dahir royal n°1.04.42
du 7 janvier 2004. Alors que le Maroc accédait à l’indépendance en avril 1956, Mohammed V,
alors au pouvoir, avait exercé une forte répression à l’encontre de ses opposants, craignant un
renversement politique. Hassan II devint roi, en 1961, et poursuivit cette pratique ; il alla même
jusqu’à prendre le contrôle du pouvoir législatif, lorsqu’un parti d’opposition gagna une partie
des élections. Il fut alors à l’origine de détentions arbitraires, et plusieurs opposants politiques
disparurent durant ce qu’on appelle aujourd’hui « les années de plomb ». Face aux
protestations, il finit par créer le Conseil National des Droits de l’Homme en 1990. A son décès,
en 1999, Mohammed VI, son fils, succéda au trône. Soumis à une forte pression politique, il
mit en place l’Instance indépendante d’arbitrage, qui devait indemniser les victimes de la
répression politique, puis l’IER. Cette dernière devait enquêter sur les exactions commises
entre 1956 et 1999. Composée de 16 commissaires, elle a rendu un rapport public dès la fin de
son mandat, soit après une activité d’une année qui s’est terminée le 30 novembre 2005. Pour
donner suite au rapport, plusieurs mesures ont été prises par le gouvernement marocain, mais
peuvent paraître insuffisantes ou ont été controversées21. De la même façon, les enquêtes
menées par la Commission ont de nombreuses fois été jugées incomplètes22. Par exemple, le
rapport n’évoquait pas le Sahara occidental, pourtant fortement touché par la vague répressive.
Cela n’empêche pas de saluer le fait que ce soit la première commission mise en place dans le
monde arabe.
A l’initiative de son parlement, l’Île Maurice a créé la CVR la plus éloignée du temps du conflit
concerné. En effet, elle devait rétablir la vérité sur l’ère coloniale (c’est-à-dire, depuis 1638) et
l’esclavage. Si ce dernier avait été aboli en 1835, les pratiques qui lui étaient propres ont
perduré. Ainsi, le Truth and Justice Commission Act No. 28, fut adopté par le Parlement le 22
août 2008, qui donnait un mandat extrêmement large du point de vue temporel, puisque étalé
sur 370 ans. Les cinq commissaires ont rendu leur rapport en 2011, lequel adressait plusieurs
recommandations.
Deux expériences récentes et notables devront également être étudiées concernant l’Afrique.
Premièrement, celle du Burundi, créée suite à l’impulsion du Conseil de Sécurité des Nations
Unies en 2020, afin d’enquêter sur les exactions ayant débuté le 29 avril 1972, et poursuivies
par de nombreux massacres de hutus à l’encontre de tutsis. Si sa compétence temporelle aurait
pu lui permettre de s’intéresser à d’autres massacres23, il n’en a rien été : cette Commission
peut même être qualifiée d’échec.
Deuxièmement, un projet de Commission Vérité, Justice, Réparations et Réconciliation
(CVJRR) a éclos en République Centrafricaine. Elle pourrait être vouée à l’échec du fait de
son contexte politique notamment24, le projet de loi de sa création ayant déjà été sujet à
controverses25.
L’Amérique du Sud est également un continent très sujet aux CVR.
Notamment, en Colombie, « Deux facteurs endogènes, la nature et l'ampleur du conflit armé,
font de la justice transitionnelle en Colombie une entreprise particulièrement complexe »26.
Pour autant, l’étude du cas colombien paraît essentiel, parce qu’il y a eu aujourd’hui une
douzaine de tentatives de mise en place d’une CVR qui se sont, pour la plupart, soldées par un
échec. Les nombreuses années conflictuelles ont en effet eu d’innombrables répercussions,
dont le gouvernement colombien et la communauté internationale ont voulu sortir rapidement.
Cela s’est souvent soldé par un échec. Il semble donc primordial de voir l’activité récente de
la dernière commission en place, qui a notamment fait face à la pandémie liée au coronavirus
et s’est réinventée27. Elle a donc dû le faire doublement, puisqu’elle doit aussi tirer les leçons
du passé, que ce soit concernant le conflit et ses évolutions ou les commissions qui n’ont pas
su y mettre fin.

21
Nadia Lamlili, “Morocco”, dans Justice for a Lawless World? Rights and Reconciliation in a New Era of
International Law: Morocco: History Will Keep its Secrets, IRIN In-Depth, 2006
22
Voir Pierre Hazan, Juger la guerre, juger l’histoire, PUF, 2007
23
« Commission vérité au Burundi : le rapport de la discorde », Ephrem Rugiririza, JusticeInfo.net, 4 mars 2021
24
« L’avant-projet de loi sur la CVJRR soumis à l’appréciation du Chef de l’Etat », Actualités MINUSCA, 22
janvier 2020
25
« Pour une CVJRR qui respecte la parité genre », Communiqué OXFAM, 3 février 2020
26
Felipe Arango García, « Le processus de justice transitionnelle en Colombie », Critique internationale, no. 58
(janvier-mars 2013), pp. 117-132
27
“How Colombia’s Truth Commission navigated a pandemic year”, Justiceinfo.net, 7 janvier 2021
La commission chilienne est tout aussi fondamentale. De 1990 à 1991, elle a enquêté sur la
politique menée au cours de la présidence du Général Augusto Pinochet, lequel avait été accusé
de nombreux actes de répression à l’encontre de toute opposition de 1973 à 1989. Patricio
Alywin, lui succédant, a mis en place, par le Décret Suprême n°355 du 25 avril 1990, la très
connue « Commission Rettig », qui a remis son rapport de façon publique. Cette commission
est d’autant plus incontournable que la communauté internationale avait vivement dénoncé ces
exactions, à tel point que les tribunaux espagnols ont souhaité exercer leur compétence
universelle, ce qui a été une affaire retentissante et très médiatisée. Ces faits permettront d’avoir
un recul différent sur les résultats de la Commission Rettig.
Au Pérou, les années 1980 ont été au cœur d’affrontements entre la dictature organisée par le
pouvoir militaire, un groupe d’opposition Maoïste (the Shining Path) et le Túpac Amaru
Revolutionary Movement. La région Ayacucho a été profondément touchée par cette guerre,
jusqu’à ce que le président soit destitué et que le gouvernement intérimaire de Valentin
Paniagua approuve la mise en place d’une commission vérité. Celle-ci fut inaugurée le 13 juillet
2001, grâce au Décret n°065-2001-PCM. Cette Commission est intéressante à plusieurs points
de vue : d’une part, le nombre de commissaires a augmenté au fur et à mesure de son activité ;
d’autre part, le travail de la CVR a abouti mais n’a pas réussi à mener à une réparation
complète28, et les inégalités se sont poursuivies29.
Quant à la Bolivie, la « Comisión Nacional de Investigación de Desaparecidos » a exercé son
activité du 28 octobre 1982 à la mi-année 1984. En réalité, elle a été dissoute par le
gouvernement, peu avant de venir à bout de son mandat. Cette-ci devait traiter des disparitions
de personnes survenues de 1964 à 1982. Ces années avaient été marquées par une succession
de gouvernements militaires. Le Décret Suprême n°19241 du 30 octobre 1981 devait donc
permettre de rétablir la vérité sur ces faits, mais l’obstacle à sa réalisation a même empêché
l’accès aux archives de la Commission, et donc leur implication dans les procès qui ont ensuite
été rendus.
En Amérique centrale, la deuxième CVR mise en place en Equateur fait écho à celle qui
l’a précédée, vingt ans plus tôt. Cette dernière visait les exactions perpétrées de 1979 à 1996.
En 2007, la seconde commission souhaitait tirer les leçons de l’expérience passée. Il serait donc
intéressant d’étudier la raison pour laquelle son mandat a été réduit à la période 1984-1988, par
exemple. La première ayant dénoncé un manque de moyens puis s’étant détachée du
gouvernement lui-même30, peut-être que certaines améliorations notables contribueront au
bien-fondé de cette étude.
Le Salvador semble être un exemple fondamental : des poursuites ont été engagées par instances
internationales alors que le gouvernement avait ignoré les conclusions de la CVR. Ainsi, ce
modèle pourrait démontrer la nécessité d’une coopération entre acteurs nationaux et
internationaux. La Comisión de la Verdad Para El Salvador (CVES) avait pour mandat de
rétablir la vérité sur les violations des droits de l’homme survenues depuis 1980, et elle a réussi
à publier un rapport en 1993.

28
« Commission vérité et réconciliation : dix ans après, toujours pas de justice, ni de vérité ni de réparation »,
Déclaration publique d’Amnesty International, 30 août 2013
29
Voir le rapport Spécial « Sexual Violence and Justice in Postconflict Peru », USIP, 2012
30
José Sebastián Cornejo Aguiar, « Justicia Transicional en Ecuador », disponible sur derechoecuador.com, 12
juil. 2019
En Amérique du Nord, le Canada est une illustration récente des évolutions de la justice
transitionnelle et de sa nécessité à la résolution de conflit telle qu’elle est perçue dans le monde
contemporain. La Truth Commission du Canada est un exemple récent de réussite, mais qui
n’a pas été fait dans le même contexte que l’Afrique du Sud du tout. Elle s’intéresse notamment
au sort des peuples autochtones du Canada. Cela permettrait de démontrer, par une étude
comparative, que plusieurs modèles sont compatibles avec plusieurs types de conflits à des
périodes très différentes. Ou, au contraire, que les modèles doivent toujours évoluer.
En Asie, les Philippines et le Bangladesh devront être pris en compte. En effet, la
Commission Philippine a été un véritable échec : elle a été jugée inconstitutionnelle par la Cour
Suprême, mais aucune autre n’a depuis été créée. Tandis qu’au Bangladesh, le « War Crimes
Fact Finding Committee », à l’initiative de la société civile, n’a jamais été véritablement
effectif mais a su faire pression pour qu’il y ait des poursuites judiciaires. Si cette dernière
expérience semble s’écarter de l’objectif initialement poursuivi par la justice transitionnelle et
que certains l’aient accusée d’être au service d’un prétexte politique31, il n’en reste pas moins
qu’un de ses outils a pu servir certaines de ses causes.
En Europe, enfin, il est difficile aujourd’hui de se concentrer sur un type d’exemple. En
effet, des réponses extrêmement variées ont été données au conflit dans les balkans32. Mais
ceux-ci pourront être étudiés de façon plus détaillée, afin de comprendre pourquoi tant de
réponses différentes ont été données et comment elles ont su se compléter, ou au contraire,
n’ont pas su garantir une véritable réconciliation. Plus récemment, l’Irlande avait un projet
concernant les foyers filles-mères. Celui-ci devrait, au même titre qu’en République
Centrafricaine, être surveillé…

31
Awal Hossain Mollah, “War Crimes Trials in Bangladesh: Justice or Politics?”, Journal of Asian and African
Studies, Vol. 55, 2020
32
Nadya Nedelsky, “Divergent responses to a common past: Transitional justice in the Czech Republic and
Slovakia”, Theory and Society n°33, 2004

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