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20/10/2023 08:51 2. Le désordre du discours | Cairn.

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2. Le désordre du discours
Où l'on déconstruit et reconstruit le mot « design »
Stéphane Vial
Dans Court traité du design (2010), pages 15 à 30

Chapitre

L a plupart des gens croient que le mot « design » est un adjectif. « C’est design »,
disent-ils. En général, ils veulent dire : beau, élégant, distingué, chic, « classe » ; ou
bien : moderne, récent, nouveau, original, branché, « tendance » ; et, parfois : décalé,
1

bizarre, extravagant, fou. Pourquoi utilisent-ils ce substantif comme un adjectif ? Ne


faites pas semblant de l’ignorer, vous savez très bien pourquoi : c’est plus « design » de
dire que « c’est design ». Autrement dit, c’est un facteur de distinction sociale. Cela
permet de séparer les gens en deux grandes catégories : ceux qui ont du goût, c’est-à-
dire ceux qui ont un appartement ou une maison « design », et ceux qui n’en ont pas,
c’est-à-dire tous les autres. Grâce aux « magazines de décoration et de design », aux
« émissions télé qui transforment votre intérieur » et aux sites Web qui vous disent
« tout pour la décoration et l’aménagement de la maison », le design est associé dans
l’esprit du public à l’univers de l’habitat, du mobilier et de la décoration. À Carouge, en
Suisse, il existe même une boutique de décoration dont le nom est It’s so design (« C’est
tellement design »). Quant aux grandes enseignes du secteur, elles emploient le mot
« design » dans leurs campagnes de communication comme n’importe quel attracteur
marketing, en plus d’afficher le nom et la photo de leurs « designers » dans les rayons
de leurs magasins. À l’heure où j’écris ces lignes, par exemple, on peut lire sur la
version britannique du site Web de la marque ikea le slogan suivant : Beautiful Designer
Kitchens (« Belles cuisines de designer »). Un slogan qui contient deux présupposés : le
premier, c’est que les designers savent faire de belles cuisines ou qu’une cuisine de
designer est nécessairement belle, autrement dit, le design a le pouvoir et le rôle de
créer le beau ; le second, c’est qu’il est éminemment souhaitable de s’offrir une cuisine
signée d’un designer ou que le design est une valeur en soi, autrement dit le design est
un signifiant de consommation à lui tout seul. Par là, il faut comprendre qu’en
achetant une « belle cuisine de designer », ce que l’on consomme n’est pas la cuisine
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comme produit mais la cuisine comme signifiant, c’est-à-dire l’idée abstraite de la


cuisine-de-designer. Car consommer, nous a appris Jean Baudrillard, ce n’est pas faire
usage des choses, mais jouir des signes interposés entre les choses et nous, et qui
déclenchent l’acte d’achat plus que les choses mêmes [1].

Ainsi, dans l’espace public contemporain réduit à l’espace de consommation des 2


signes, le design se présente comme un signifiant de consommation parmi d’autres,
mis en scène par la société de consommation dans les produits de consommation, et à
des fins de consommation. Il « sert à habiller un produit, du canapé au radio-réveil »
et, par là même, « à inscrire l’objet qui en bénéficie dans un jugement de goût,
strictement délimité dans le temps du jour », c’est-à-dire dans l’éphémère du « goût du
jour », indique à juste titre Bruno Remaury [2]. Il est synonyme de décoration et
considéré comme facteur d’embellissement ou producteur de style.

De ce look du jour est né un répertoire décoratif qui n’est plus tout à fait du design ni 3
même toujours design, c’est-à-dire un vocabulaire néomoderniste souvent surchargé
et inutile, destiné à « faire moderne » et dont les boutiques sont pleines – pied de
lampe métallique plié en zigzag, boulons chromés en trompe-l’œil, assiettes noires
triangulaires, grille-pains vert et jaune au gros bouton-poussoir rouge, poussettes
calibrées comme des véhicules tout-terrains, chaînes stéréo façon Goldorak. Ce
design là est purement et simplement un répertoire décoratif destiné à faire
[3]
consommer de l’air du temps .

C’est ce que j’appellerai le degré zéro du design, ou la conception décorationniste de 4


celui-ci, en tant qu’elle est fondamentalement enracinée dans la mise en
consommation de l’idée de design, réduit au statut de prédicat exclusif du jugement
de goût.

Pour commencer à comprendre quelque chose au design, il faut donc se détourner des 5
incantations décorationnistes et chercher d’abord du côté de l’origine de ce vocable.
Contrairement aux idées reçues, le terme « design » n’est pas tant un anglicisme qu’un
latinisme. Introduit dans la langue anglaise à partir du terme latin designare,
« marquer d’un signe distinctif, dessiner, indiquer », le mot design – dizajn – est formé
à partir de la préposition de et du nom signum, « marque, signe, empreinte ». Il signifie
étymologiquement « marquer d’un signe », un signe ayant la qualité d’être distinctif,
c’est-à-dire le pouvoir de créer de la différence. Si le verbe anglais to design signifie
étymologiquement « “dé-signer” une chose », ce n’est donc pas au sens de « lui ôter son
“signe” » comme le prétend à tort Vilém Flusser [4], mais au contraire au sens de la
marquer d’un signe, la dessigner ou la sign-aler. De là vient que le verbe anglais to design
signifie aujourd’hui « dessiner », c’est-à-dire tracer des figures, des contours ou des
motifs, autrement dit former des signes ou signer des formes. L’acte de design ne
saurait donc avoir lieu en dehors d’un acte de dessin. Cependant, le verbe anglais to
design a deux sens : celui de « dessiner », de faire des croquis et des plans, mais aussi
celui de « concevoir » en fonction d’un « plan », c’est-à-dire de projeter en fonction
d’une « intention », d’un « dessein », d’un « concept ». En ce sens, faire du design, ce

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n’est pas seulement marquer quelque chose d’un signe (signifiant), mais aussi forger
un « projet » qui s’incarnera dans ce signe, c’est-à-dire donner un sens (signifié). D’où
l’oscillation perpétuelle, que les dictionnaires aiment tant à répéter, de la notion de
design entre celles de « dessin » et de « dessein ».

Néanmoins, quoique le terme « design » existe depuis des siècles dans la langue 6
anglaise, son premier usage connu pour tenter de qualifier une discipline nouvelle
remonte à l’année 1849 et la parution en Angleterre du premier numéro du Journal of
Design and Manufactures. Le créateur et directeur de ce journal, Henry Cole, est un
fonctionnaire britannique touche-à-tout, inventeur de la première carte de Noël,
auteur de livres pour enfants, dessinateur d’objets manufacturés, et membre de la
Société royale pour l’encouragement des arts, des manufactures et du commerce
(« The Royal Society of Arts »). En publiant avec Richard Redgrave le Journal du design et
des manufactures, il cherche à « établir les principes d’une production industrielle
associant harmonieusement la “fonction”, la “décoration” et l’“intelligence” » et à
« marier le grand art avec l’habileté mécanique » [5]. L’ambition du design est née : faire
converger les arts avec l’industrie et faire émerger des « projeteurs industriels »
capables d’améliorer l’art industriel par l’épuration des formes. Toutefois, malgré le
succès de The Great Exhibition of the Works of Industry of All Nations, plus connue sous le
nom de Première Exposition universelle, que Cole organise grâce au soutien du prince
consort Albert de Saxe du 1er au 11 mai 1851, à Hyde Park, à Londres, et qui célèbre la
puissance industrielle britannique en associant les arts, les sciences et l’industrie (avec
notamment le célèbre Crystal Palace de Joseph Paxton), il faudra encore attendre de
longues années avant de voir réellement apparaître une nouvelle discipline, le design,
et surtout une nouvelle profession, celle de designer.

Pour l’heure, les artistes ne sont pas prêts, et aucun d’entre eux ne se dit encore 7
designer. Face à l’industrialisation massive dans laquelle l’Angleterre, pionnière de la
révolution industrielle, est engagée depuis la fin du xviiie siècle, les artistes comme les
intellectuels sont avant tout préoccupés des conséquences sociales : exode rural,
misère ouvrière, déshumanisation du travail, insalubrité des villes et des logements…
Karl Marx, un jeune Allemand tout juste âgé de 30 ans et proche des cercles ouvriers
français, vient de publier un Manifeste du Parti Communiste (1848), dans lequel il affirme
que « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de
classe. » Au même moment, John Ruskin, un jeune Anglais tout juste âgé de 30 ans lui
aussi, publie Les Sept Lampes de l’architecture (1849), ouvrage dans lequel il dénonce
l’avilissement de l’ouvrier par la machine, la disqualification du travail de l’artisan
ainsi que la laideur et la mauvaise qualité des produits manufacturés. Lorsque le
Crystal Palace sort de terre pour la Grande Exposition universelle de 1851, Ruskin n’y
voit qu’une gigantesque « serre à concombres » [6].

Cette condamnation du mauvais goût industriel, sur fond de socialisme naissant, 8


conduit un jeune artiste anglais issu des arts décoratifs à initier un profond
renouveau. Ancien élève de Ruskin à Oxford, socialiste convaincu et lecteur assidu de
Marx, William Morris voit dans le renouveau et la défense des arts décoratifs le seul

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moyen de sauver l’homme de l’industrialisation, en réhabilitant le travail d’auteur de


l’artiste par un artisanat ornemental de qualité, et en améliorant du même coup le
cadre de vie offert par la société moderne. Avec quelques autres, il crée en 1861 une
firme d’ameublement et de décoration dans laquelle il produit de nombreux textiles,
tissus, tapisseries et imprimés, dont les motifs de fleurs et de feuillages créent un style
inédit annonçant l’Art Nouveau.

William Morris n’est pas et ne se dit pas designer, mais il a une vision de designer. Il 9
voit dans les arts décoratifs un moyen de faire progresser la société moderne et de la
sauver du fléau de l’industrie. À ce titre, on peut dire qu’il est le David Hume du
design, celui qui a réveillé la production industrielle de son « sommeil dogmatique ».

L’art m’amène à ma dernière revendication, s’exclame Morris en 1884 : je demande que 10


soit plaisant, beau et généreux le cadre matériel de ma vie. C’est une exigence de
taille, je m’en rends compte. Je n’en dirai qu’une chose : si l’on ne peut y répondre, si
les sociétés civilisées ne sont pas toutes en mesure de garantir à l’ensemble de leurs
membres un environnement de cette qualité, je souhaite que le monde s’arrête ! C’est
[7]
un désastre que l’homme ait jamais existé .

Considérés jusque-là comme « arts mineurs », les arts décoratifs sont appelés alors à 11
jouer un rôle majeur dans le destin de la modernité. Ce sont eux qui vont faire naître,
après William Morris, ce « style 1900 » qu’on a appelé Art Nouveau [8] et qui correspond
au projet de créer une

œuvre d’art totale réunissant les arts et l’artisanat, où chaque chose, de l’architecture 12
au cendrier, [participe] d’une décoration raffinée, et où chaque créateur ou designer
[s’efforce] d’imprimer sa subjectivité à toutes sortes d’objets au moyen d’un langage
vitaliste – comme si le fait d’habiter l’objet ainsi ouvragé permettait de résister à la
[9]
poussée de la réification industrielle .

Et si cette rencontre des arts décoratifs et de l’industrie, d’abord sous la forme d’un 13
rejet, n’est pas encore la naissance du design, elle en est l’origine. Car le design a
désormais un projet : celui de créer un monde meilleur. Et cette ambition utopique,
comme l’a bien montré Alexandra Midal, marquera toute son histoire [10].

Cependant, le terme « design » n’est pas encore à la mode. Bien que Cole ait proposé de 14
l’employer dès 1849, on lui préfère encore au début du xxe siècle celui d’art décoratif ou
d’art appliqué. Ces deux expressions sont d’ailleurs généralement considérées comme
synonymes, contrairement au bon sens, et ce dès 1889, par William Morris lui-même :

Les « arts appliqués », c’est le nom communément employé pour désigner le domaine 15
artistique dont je vais vous parler aujourd’hui. Que faut-il entendre par là ? Je
répondrai que ce que l’on entend par arts appliqués, c’est l’activité qui confère des
[11]
qualités ornementales aux objets utilitaires .

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Quelle belle définition des arts décoratifs ! En effet, n’en déplaise à William Morris, 16
l’expression « arts appliqués » a, en toute rigueur, un sens un peu différent. Étienne
Souriau nous apprend qu’elle est une abréviation de la formule « Arts appliqués à
l’Industrie », que l’on voit fleurir en France dès 1863 avec la fondation de l’Union
centrale des arts appliqués à l’industrie, laquelle devient cependant quelques années
plus tard, tenez-vous bien, l’Union centrale des artistes décorateurs [12] ! Belle
confusion. On comprend mieux pourquoi, en France, le design s’enseigne de nos jours
dans des établissements aux noms aussi divers que les écoles supérieures d’arts
appliqués (esaa), l’École nationale supérieure des arts décoratifs (ensad) ou encore
l’École nationale supérieure de création industrielle (ensci)… Les Français aiment la
complication.

Il n’empêche que, selon le vœu de Cole, le design ne saurait être autre chose que l’art 17
appliqué à l’industrie. C’est pourquoi, même s’il s’avance masqué sous les traits de l’art
décoratif, le design naît véritablement en 1907. Cette année-là, en pleine maturité de
l’Art Nouveau, une association d’artistes, d’architectes et d’artisans voit le jour en
Allemagne, à Munich, sous le nom de Deutscher Werkbund (« Union de l’œuvre
allemande »). Son chef de file, l’architecte Hermann Muthesius, revient d’un long
voyage en Angleterre, où il a été détaché d’ambassade de 1896 à 1903 pour y observer
l’architecture et les arts décoratifs anglais. Défenseur de l’industrialisation, Muthesius
fait l’éloge de la machine et revendique l’alliance des arts décoratifs avec le standard
industriel : il voit dans le Crystal Palace un exemple d’architecture du xxe siècle. La
même année, l’architecte Peter Behrens, membre du Werkbund, devient directeur
artistique de aeg, grande industrie électrotechnique, dont il conçoit aussi bien le
design des nouveaux produits, la nouvelle image de marque, le logo ou le papier à
lettres, que les nouvelles usines et les logements pour les familles d’ouvriers [13]. C’est la
première grande collaboration entre l’art et l’industrie. Le design est né. Cole avait
inventé le mot, Behrens invente la chose. En proposant chez aeg une vaste
collaboration entre concepteurs, artistes et industriels, Behrens devient non
seulement le premier designer industriel de l’histoire, mais celui qui met fin aux
querelles du Werkbund, divisé entre les défenseurs de la production en série emmenés
par Muthesius et les partisans d’un retour au travail manuel et artisanal, au nom de la
liberté de l’artiste, emmenés par Henry Van de Velde, le grand maître de l’Art
Nouveau.

Cette réconciliation des idéaux des arts décoratifs, faisant la part belle au travail de 18
l’artisan, et des ambitions de l’industrie, centrée sur la production en série, va alors
s’épanouir dans l’heureuse aventure du Bauhaus, emmené par Walter Gropius,
architecte et lui aussi membre du Werkbund, rangé aux idées de Van de Velde. Créé en
1919 à Weimar en fusionnant l’École des beaux-arts et l’École des métiers d’art, le
Bauhaus se veut « un établissement d’enseignement, conseiller artistique de
l’industrie, des métiers d’art et de l’artisanat », écrit Gropius. Considéré aujourd’hui –
non sans une certaine idéalisation – comme un véritable laboratoire du design
moderne, le Bauhaus est paradoxalement centré sur l’artisanat et la peinture. Les

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principaux ateliers de l’école sont ceux de reliure, textile, imprimerie, métal, sculpture
sur bois, pierre, menuiserie, céramique et, bien sûr, peinture. L’atelier d’architecture
n’ouvrira ses portes que très tardivement, dans les dernières années de l’école. La
formation est donc principalement artisanale, et l’enseignement est plutôt le fait
d’artistes. Les ateliers sont encadrés par un maître d’ouvrage, responsable technique, et
un maître de formes, responsable artistique. Parmi ces derniers, on compte Johannes
Itten, Wassily Kandinsky, Paul Klee mais aussi László Moholy-Nagy, Ludwig Mies van
der Rohe et Gropius lui-même. Lieu d’expérimentations pédagogiques, l’école tente de
s’ouvrir à l’industrie, avec l’objectif de fabriquer en série, mais sa production demeure
principalement artisanale. Elle n’en demeure pas moins emblématique – même si c’est
paradoxal – du Mouvement moderne et de l’esthétique fonctionnelle centrée sur
l’adéquation de la forme et de la fonction.

Ainsi, contrairement à ce que beaucoup d’auteurs ont écrit [14], le design ne naît pas 19
avec l’industrie. L’aventure et les conséquences du Werkbund le montrent bien : le
design naît avec l’assomption de l’industrie, c’est-à-dire à partir du moment où les
artistes, architectes, artisans, cessant de la rejeter, décident d’assumer la production
industrielle et de travailler, non plus contre elle et à cause d’elle, mais avec elle et grâce à
elle. Par « production industrielle », il faut entendre à la fois la production mécanisée,
fondée sur l’usage de la machine, et la production en série, fondée sur la reproduction
d’un standard permettant la distribution de masse. Peter Behrens annonce ainsi
Raymond Lœwy, Norman Bel Geddes et les grandes agences américaines d’esthétique
industrielle qui apparaissent à partir des années 1930. En quelques décennies, une
nouvelle profession voit le jour et se fait connaître du grand public : « en moins de
vingt-cinq ans, l’“industrial design”, tentative hésitante et incertaine, est devenu ce que
Times appelle “un des phénomènes les plus remarquables de l’industrie aux États-
Unis” », témoigne Raymond Lœwy en 1952 [15].

Née en Angleterre au milieu du xixe siècle, l’idée du design s’invente donc en 20


Allemagne au début du xxe et se réalise pleinement aux États-Unis, avant de se
réexporter dans toute l’Europe. Dans l’Hexagone, par exemple, c’est à Jacques Viénot,
qui voyage aux États-Unis pour apprécier l’état d’avancement du design industriel afin
d’en faire bénéficier la France (comme autrefois Muthesius avait voyagé en Angleterre
pour apprécier l’état d’avancement des arts décoratifs afin d’en faire bénéficier
l’Allemagne), que l’on doit la notion d’« esthétique industrielle », introduite dans la
langue française pour traduire l’américain « industrial design ». Après avoir créé en 1949
le bureau d’études techniques et esthétiques Technès, la première agence de design
française, dont Roger Tallon sera le directeur artistique, Viénot crée en 1951 l’Institut
d’esthétique industrielle, qui édite une célèbre revue du même nom et devient en 1984
l’actuel Institut français du design. Par « esthétique industrielle », on entend alors la
recherche d’une beauté dans les objets fabriqués industriellement qui soit conforme à
l’idéologie fonctionnaliste moderne selon laquelle la beauté d’un objet fabriqué
provient de son adaptation à sa fonction. Conception très « callo-centriste » qui, fort
heureusement, a laissé la place à une vision plus large et plus juste, avec l’introduction
progressive du terme « design » lui-même, adopté très tôt par les Italiens avec la
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création, en 1956 à Milan, de l’Association pour le design industriel (adi), et finalement


adopté par l’Académie française en 1971, après une longue bataille sémantique dans
toute l’Europe [16].

Étrange destin que celui des mots, souligne Étienne Souriau : c’est au moment où 21
l’esthétique industrielle a enfin acquis droit de cité et gagné définitivement la
bataille qu’on rejette la formule pour lui substituer une expression “franglaise” : le
[17]
design (et même plus : l’industrial design) .

Le terme a fini en effet par s’imposer partout, parfois en se latinisant, comme dans 22
l’italien disegno industriale ou dans l’espagnol diseño, mais sans jamais parvenir à se
faire pleinement accepter dans la langue française, dont l’académisme congénital
produit régulièrement des aberrations. En 1994, par exemple, la loi Toubon prévoit de
remplacer le terme design par celui de stylique. Sans succès. En 2010, l’Institut national
de la statistique et des études économiques (INSEE) propose de supprimer le terme
design de sa nomenclature et de traduire le mot par concept et le métier de designer par
celui de concepteur. Absurde. Le champ du design a mis un siècle à se forger une identité
disciplinaire et une légitimité professionnelle. Aucune nomenclature ne pourra plus le
changer. Le succès du mot dépasse d’ailleurs les frontières autant que l’entendement,
puisqu’on le retrouve aussi bien dans les slogans publicitaires que dans les catalogues
de vente par correspondance. Le design se vend bien. Et ça ne fait que commencer.

Notes

[1] Jean Baudrillard, La Société de consommation (1970), Paris, Gallimard, 2005.

[2] Bruno Remaury, « Les usages culturels du mot design », in Brigitte Flamand (dir), Le
Design : essais sur des théories et des pratiques, Institut français de la mode & Éditions du
Regard, 2006, p. 106.

[3] Ibid, p. 108.

[4] Vilém Flusser, Petite philosophie du design, Belval, Circé, 2002, p. 7.

[5] Alexandra Midal, Design : introduction à l’histoire d’une discipline, Paris, Pocket, 2009, p.
33-34.

[6] Cité par Nikolaus Pevsner, Les Sources de l’architecture moderne et du design (1968), Paris,
Thames & Hudson, 1993, p. 13.

[7] William Morris, « Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre » (1884).
Citation extraite de la version française, traduite sous le titre Contre l’art d’élite, Paris,
Hermann, 1985, p. 139. Version plein texte disponible en ligne à l’adresse :
http://www.morrissociety.org/how.we.live.french.html (consulté le 17 mai 2010).

[8] Du nom d’une boutique parisienne inaugurée en décembre 1895 (Nikolaus Pevsner,
op. cit., p. 43).

[9] Hal Foster, Design et crime (2002), Paris, Les Prairies ordinaires, 2008, p. 27.

[10] Alexandra Midal, op. cit.

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[11] Conférence donnée le 30 octobre 1889 à Édimbourg, publiée sous le titre « Les arts
appliqués aujourd’hui », in William Morris, L’Âge de l’ersatz et autres textes contre la
civilisation moderne, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1996, p. 83.

[12] Étienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, puf, 1990, p. 146.

[13] Voir Andrea Branzi, Qu’est-ce que le design ?, Paris, Gründ, 2009, p. 126 sq.

[14] Voir par exemple Danielle Quarante, Éléments de design industriel (1984), Polytechnica,
1994, p. 21 : « On situe généralement le commencement de l’histoire du design vers la
fin du xviiie siècle avec l’apparition de la machine à vapeur ». Il ne faut pas
confondre design et industrie. Mais il y a pire, sous la belle plume de Kenya Hara (op.
cit., p. 412) : « Le design a commencé au moment précis où l’homme s’est mis à se
servir d’outils. » Il ne faut pas confondre design et technique.

[15] Raymond Lœwy, La laideur se vend mal (1952), Paris, Gallimard, 2005, p. 248-249.

[16] Voir à ce sujet Alexandra Midal, op. cit., p. 169.

[17] Étienne Souriau, op. cit., p. 880.

Auteur
Stéphane Vial

Stéphane Vial est philosophe et enseigne à l’École Boulle. Directeur de création interactive
(www.lektum.com), il tient également un blog sur www.reduplikation.net. On lui doit un
premier essai remarqué, Kierkegaard, écrire ou mourir (puf, 2007).

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2015

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