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L’art du design

( Arte come mestiere, 1966)

Bruno Munari

Bruno Munari (1907-1988), célèbre designer, plasticien, peintre et sculpteur mila-


nais, est connu pour ses recherches en communication visuelle. Il a publié plusieurs
textes fondamentaux dans l’histoire du design mondial, et a écrit et illustré de nom-
breux livres pour enfants. Nombre d’expositions ont présenté son travail en Europe,
aux États-Unis et au Japon.
L’art du design

Il est temps de s’atteler à la destruction du mythe de l’artiste-vedette qui ne


crée que des chefs-d’œuvre destinés aux intellectuels. Il faut comprendre
que tant que l’art méprisera les problèmes de la vie courante, il n'intéressera
pas les foules. Aujourd’hui, dans une société toujours plus tournée vers les
phénomènes de masse, l’artiste doit impérativement descendre de son pié-
destal et daigner concevoir l’enseigne du boucher (s’il en est capable).
L’artiste doit renoncer au romantisme pour devenir un actif comme les
autres, au courant des techniques actuelles. des matériaux et des méthodes
de travail et sans brider son sens esthétique inné, répondre avec humilité et
savoir-faire aux demandes de la société.
À l’heure actuelle, le designer rétablit le contact, autrefois perdu, entre art et
public, entre art vivant et public vivant. On ne parle plus de tableaux accro-
chés dans le salon, mais d’électroménager pour la cuisine. L’art ne doit plus
être détaché de la vie. avec d’un côté le beau que l’on admire et, de l’autre,
le laid que l’on utilise. Si les objets du quotidien étaient faits avec art (et non
par hasard ou par caprice), nous n' aurions rien à cacher.
Les professionnels du design doivent toutefois relever un dernier défi : élimi-
ner de l’esprit du grand public tous les préjugés sur l’art et les artistes, préju-
gés d’origine scolaire qui conditionnent une personne à penser de la même
manière toute sa vie, sans tenir compte du fait que la vie change, et aujour-
d’hui encore plus rapidement qu’avant . Il leur faut donc s’attacher à vulgari-
ser leurs méthodes de travail, ces méthodes que nous estimons plus vraies.
plus actuelles, plus aptes résoudre de manière décisive les problèmes esthé-
tiques collectifs . Les utilisateurs d’un objet conçu par un designer ressentent
la présence de l’artiste qui a travaillé pour eux, amélioré leurs conditions de
vie et favorisé la transformation de leur rapport avec l’esthétique.
Lorsque " on expose dans son salon un vase étrusque que l’on trouve magni-
fique, bien proportionné et façonné avec précision et économie, il faut égale-
ment se souvenir que ce vase avait à l’origine une fonction des plus
banales : il contenait probablement de l’huile de cuisine.
Le vase à huile fut conçu par un designer de l’époque. L’art et la vie cohabi-
taient alors, sans objets d’art à admirer et objets quelconques à utiliser.
J’ai donc accepté avec plaisir la proposition des éditions Lareraa , qui m'ont
suggéré de publier dans leur collection économique les articles que j’avais
écrits pour le quotidien Il Giorno. J’ ai ajouté quelqu es textes et de nom-
breuses illustrations qu'il n' était pas possible de publier dans un quotidien en
raison de l’espace nécessaire.
j’espère vivement que d’autres designers rempliront eux aussi leur devoir de
vulgarisation de notre méthode de travail qui chaque jour. dans nos rapports
avec autrui, s’avère être la méthode idéale pour retrouver confiance et redon-
ner un sens à notre mode de vie actuel.
Le design naît en 1919 lorsque Walter Gropius fonde l’école du Bauhaus à
Weimar. Dans son programme, on pouvait lire :
«Nous sommes conscients que seules les techniques artistiques, et non l’art,
sont enseignables. L’art a joui par le passé d’une importance formelle qui le
coupait de notre existence quotidienne, mais il est toujours présent chez les
peuples qui vivent sincèrement et sainement.
Notre devoir est donc d’inventer un nouveau système pédagogique qui per-
mette, au moyen de nouveaux enseignements scientifiques et techniques
spécialisés, de comprendre de percevoir les besoins humains de manière ex-
haustive et universelle.
Notre vocation est donc de former un nouveau type d’artiste, un créateur ca-
pable de comprendre tous les besoins : non parce qu’il est un génie, mais
parce qu’il sait considérer les besoins humains selon une méthode précise.
Nous souhaitons lui faire prendre conscience de son pouvoir créatif, sans re-
douter la nouveauté, indépendamment de toute formule.»
On assiste dès lors à une succession toujours plus rapide de courants artis-
tiques : l’abstrait, le dadaïsme, le cubisme, le surréalisme, l’informel, le néo-
abstrait, le néo-surréalisme, le néo-dadaïsme, le pop art, l’op art ; l’un rem-
place l’autre et nous ne sommes pas plus avancés.
Les mots de Gropius n'ont rien perdu de leur justesse, le programme de cette
première école de design avait pour vocation de former un nouveau type
d’artiste : un artiste utile à la société afin que celle-ci retrouve son équilibre et
cesse d’être scindée entre un monde factice dans lequel vivre matériellement
et un monde idéal dans lequel se réfugier moralement.
Lorsque les objets du quotidien et notre environnement seront à leur tour des
œuvres d’art, nous pourrons dire que nous aurons atteint un équilibre essen-
tiel.
Le designer

Le designer est un concepteur doué de sens esthétique; c'est en grande par-


tie de lui que dépend le succès de certaines productions industrielles. Si elle
est bien conçue, la forme d’un objet du quotidien - machine à écrire, ju-
melles, fauteuil, ventilateur, casserole ou réfrigérateur - peut augmenter ses
ventes.
Le terme designer, ou plutôt industrial designer, né aux États-Unis, n'a pas de
traduction littérale en italie1. On pourrait le traduire par «concepteur industriel
», ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Notre concepteur industriel
conçoit des pièces détachées ou des véhicules, des équipements ou des in-
frastructures. S’il doit concevoir un deux-roues, par exemple, il n'accorde
qu'une importance secondaire au versant esthétique, ou bien l’interprète de
manière toute personnelle. J’ai demandé une fois à un ingénieur qui avait
conçu une moto pourquoi il avait choisi telle couleur; il me répondit que c'était
la moins chère. Le concepteur industriel considère donc l’aspect esthétique
de ses conceptions comme un élément inévitable, indispensable pour par-
achever l’objet; il s’y plie scrupuleusement tout en évitant les problèmes es-
thétiques typiques de la culture moderne, jugés superflus. Un ingénieur ne
doit jamais être surpris en train d’écrire de la poésie. La méthode de travail
du designer ne pourrait pas être plus différente. Le designer considère à leur
juste valeur toutes les parties de l’objet à concevoir; même la forme définitive
de l’objet conçu possède une valeur psychologique décisive lors du choix du
consommateur. Le designer cherche donc à donner à l’objet sa forme idéale,
forme qui naît pour ainsi dire presque spontanément, suggérée par la fonc-
tion, l’aspect mécanique (le cas échéant), les matériaux les plus adaptés, les
techniques de production les plus modernes, l’étude des coûts et d’autres
facteurs à caractère psychologique et esthétique.
Aux premiers jours du rationalisme, la beauté d’un objet dépendait de son
caractère fonctionnel. Seule la fonction strictement pratique entrait en ligne
de compte, par exemple la forme des instruments de travail, des scalpels,
etc. Aujourd’hui, ce n'est plus la beauté mais la cohérence formelle qui prime,
sans oublier la fonction «décorative» de l’objet en tant qu'élément psycholo-
gique.
La beauté en soi peut définir ce que l’on appelle le style, qui peut s’appliquer
à tout objet s’il est dans l’air du temps : c'est ainsi que nous avons vu récem-
ment le style aérodynamique appliqué non seulement aux avions (et aux voi-
tures, mais également à des fers à repasser, des poussettes, des fauteuils,
voire (vu à Bologne) un corbillard, qui est effectivement le summum des aspi-
rations du style aérodynamique.

1 Cette réflexion s’applique aussi au français.


Les problèmes de la beauté abstraite, en tant que paramètre qui s’applique-
rait à la technique, comme une carrosserie de style ou une décoration choi-
sie avec goût par une sommité du monde de l’art, s’effacent au profit de la
cohérence formelle, qui ressemble à ce que nous voyons dans la nature: une
feuille possède sa forme caractéristique parce qu'elle provient de tel arbre et
remplit telle fonction ; sa structure est déterminée par les canaux de la sève
et les nervures semblent dérivées de calculs mathématiques.
Et pourtant il existe d’innombrables variétés de feuilles et même les feuilles
d’un même arbre sont légèrement différentes les unes des autres. Si l’on
voyait une feuille de figuier sur un saule pleureur, on aurait une Impression
d’erreur, d’incohérence: une feuille de figuier ne peut pas pousser sur un
saule. Si une feuille est belle, ce n'est pas d’après des critères de style: c'est
parce qu'elle est naturelle, née de sa fonction avec sa forme exacte.
Le designer cherche à créer l’objet avec le naturel qui caractérise la nais-
sance des choses dans la nature, sans imposer ses propres goûts lors de la
conception, mais en s’efforçant de rester objectif; il aide ainsi l’objet à se for-
mer par ses propres moyens, pour ainsi dire, et c'est grâce à cette méthode
de conception qu'un ventilateur a la forme d’un ventilateur ou qu'une fiole a la
forme exacte du verre soufflé tout comme un chat a sa fourrure; chaque objet
adopte sa propre forme, qui n'est évidemment pas définitive: les techniques
changent, de nouveaux matériaux apparaissent et ainsi, à chaque innova-
tion, le problème resurgit et l’objet peut changer de forme.
On raisonnait autrefois en termes d’arts purs et d’arts appliqués: les ma-
chines à coudre étaient conçues par un ingénieur et leur décoration en or et
nacre était créée par un décorateur. Aujourd’hui, cette distinction entre arts
purs et arts appliqués n'existe plus, pas plus qu'il n'existe d’arts majeurs et
d’arts mineurs; la définition de l’art, source de tant de confusion et de malen-
tendus, perd de son prestige alors que l’art retrouve une fonction, comme
dans l’Antiquité, lorsque l’artiste était appelé par la société à réaliser des
communications visuelles (que l’on appelait alors fresques) afin d’informer le
peuple de tel ou tel événement religieux. Aujourd’hui, le designer (dans ce
cas, le graphic designer, designer graphique) est appelé par la société à réali-
ser des communications visuelles (que nous appelons aujourd’hui publicités)
afin d’informer le public d’une nouveauté dans tel ou tel secteur.
Et pourquoi fait-on aujourd’hui appel au designer et non plus au peintre avec
son chevalet pour réaliser les publicités? Parce que le designer connaît les
moyens d’impression, les techniques idéales, utilise la psychologie des
formes et des couleurs sans réaliser de croquis que l’imprimeur devra en-
suite reproduire par ses propres moyens.
Il utilise les moyens d’impression et les met à profit pour réaliser ses publici-
tés.

Le designer est donc l’artiste de notre époque. Non parce qu’il est un génie,
mais parce qu'avec ses méthodes de travail, il renoue le contact entre art et
grand public; parce qu'il affronte avec humilité et savoir-faire toutes les de-
mandes de la société dans laquelle il vit, parce qu'il connaît son métier, les
techniques et les moyens les plus adaptés pour résoudre les problèmes in-
hérents au design.
Parce qu'enfin, il répond aux besoins humains de son époque et aide la po-
pulation à résoudre certains problèmes indépendamment de tout préjugé sty-
listique ou de fausse dignité artistique née de la division entre les arts.

«La fonction précède la forme.»


Jean-Baptiste Lamarck

Le designer intervient dans bon nombre d’activités humaines : il existe un de-


sign visuel, un design industriel, un design graphique et un design de re-
cherche.
Le design visuel s’intéresse aux images dont la fonction est communiquer
une information visuelle: signes, signaux, symboles, signifié des formes et
des couleurs et rapports entre ces éléments.
Le design industriel s’attache à la conception d’objets utiles, selon les règles
économiques, l’étude des moyens techniques et des matériaux.
Le design graphique concerne la presse, l’édition, la publicité et tout es do-
maines où il faut arranger des textes, que ce soit sur une feuille de papier ou
une bouteille.
Le design de recherche se penche sur les expériences structurelles autant
plastiques que visuelles, en deux dimensions ou plus. Il tente d’associer plu-
sieurs matériaux, cherche à expliquer les images et les méthodes d’un point
de vue technique et mène des recherches cinématographiques sur les
images.
Publicité à image centrale

Les publicitaires de la vieille école l’affirmaient (et cette idée n'a pas encore
tout à fait disparu) : une publicité doit être comme un coup de poing dans
l’œil. Elle doit informer violemment le passant, tout absorbé à méditer sur la
transformation formelle et structurelle de la chenille en papillon, et, comme
chacun le sait, la violence entraîne la violence.
Blague à part, que voulaient dire nos publicitaires de la vieille école en par-
lant de «publicité coup de poing»? Probablement que dans la rue, la publicité
doit avoir un impact plus fort que les publicités censées obtenir un résultat
équivalent. En bref, une publicité doit nettement se démarquer des autres,
sauter aux yeux, frapper le passant et le brutaliser. Ce principe s’applique
également à toutes les publicités voisines.
Une publicité pour un savon par exemple, ou pour n'importe quel détergent,
doit nettement se démarquer d’une publicité pour un autre savon. Aujour-
d’hui, nous savons que le détergent X lave plus blanc, qu'un deuxième pro-
duit lave encore plus blanc, qu'un troisième lave plus blanc que le premier,
qu'un quatrième lave plus blanc que le premier et le deuxième réunis, qu'un
cinquième lave deux fois mieux et qu'un sixième (qui est également le pre-
mier à avoir eu une autre idée) lave si blanc que le blanc paraît noir.
Dans une conversation normale, quand un individu est à court d’arguments, il
se met à hurler. De cette façon, il ne donne plus d’informations nouvelles
mais se fait entendre. De nombreuses publicités veulent se faire entendre à
tout prix, même si elles n'ont rien d’intéressant à dire : elles hurlent alors
avec leurs couleurs, leur format et surtout par leur quantité. Faute de maîtri-
ser les procédés exacts de l’information visuelle, elles recourent à la multipli-
cation d’une imagerie banale, sans chercher à savoir si les formes ou les
couleurs qu'elles utilisent sont celles dont on use indifféremment pour un
pneu, un savon ou une bière. Les recherches visuelles nous apprennent au
contraire qu'il suffirait d’utiliser une certaine couleur insolite, des formes diffé-
rentes, de donner une information précise et immédiate pour informer le pas-
sant, sans le brutaliser, sans avoir à se ruiner pour un effet «quantité».
On voit souvent dans la rue des publicités si fades et mimétiques que l’on ne
peut que se demander comment elles ont pu être acceptées et imprimées.
Elles ont probablement vu le jour ainsi: le peintre (et non l’expert graphique)
qui a réalisé la maquette l’apporte dans le bureau du responsable. La ma-
quette grandeur nature, un mètre sur un mètre quarante, sur un châssis ou
du papier, est placée sur le chevalet face au bureau de la personne qui doit
donner son aval. Le bureau du responsable est très sérieux, comme il
convient à un responsable qui doit montrer du premier coup d’œil qu'il est un
responsable: des couleurs sobres, un mobilier classique, rien de voyant. La
maquette de la publicité a beau être laide, elle ne peut qu'exploser violem-
ment dans cet environnement. La photographie encadrée au mur, en compa-
raison, semble décolorée.
Une fois la maquette acceptée et imprimée, on se rend compte qu'en compa-
raison des autres publicités dans la rue, elle n'a rien de remarquable. Mais ce
qui est fait est fait et on fera mieux la prochaine fois.
Il existe un schéma de publicité auquel les graphistes font souvent référence
en raison de son efficacité visuelle: le drapeau japonais, un disque rouge sur
fond blanc.

Pourquoi ce schéma si simple possède-t-il une telle efficacité visuelle? Car le


fond blanc isole et protège le disque de tout ce qui l’entoure, de n'importe
quelle publicité voisine, et car la forme du disque laisse difficilement échap-
per l’œil. L’œil (le regard) a l’habitude de fuir vers les pointes, comme les
pointes de flèches, par exemple. Un triangle compte trois possibilités de fuite
pour le regard.
Un carré, quatre... Un cercle n'a pas de pointe, d’angle de fuite: l’œil, après
avoir été contraint à tourner au sein du disque, ne s’en détache qu'avec diffi-
culté.
Comment appliquer ce schéma à la publicité?
Le disque peut représenter une tomate, un plat de minestrone ou de bouillon,
une montre, un ballon de football, un coquillage, un gouvernail, une poêle, un
fromage, un bouton, un bouchon de pétillant, un disque, une fleur, un pan-
neau de signalisation, une roue, un pneu, une cible, un roulement à billes,
une rosace gothique, un parapluie ouvert, un engrenage... mais surtout un
globe terrestre.
Un globe terrestre photographié, dessiné à grands coups de pinceau, en car-
ton découpé ou déchiré, en noir, en couleurs...
De nos jours encore, si l’on observe une rue avec attention, on y trouvera
des publicités réalisées sur ce type de modèle.
En revanche, une erreur serait de diviser une publicité en différentes parties,
par exemple selon des couleurs ou des motifs. Une telle publicité ressemble
aux autres, car chaque partie est isolée de la composition, se fond visuelle-
ment à la publicité voisine. Mélanger des informations, en plus de laisser le
public perplexe, annule l’efficacité du message.

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