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Norois

Environnement, aménagement, société

233 | 2014
Mobilité, santé et développement territorial : de
nouveaux défis pour la gouvernance des territoires
ruraux
Mobility, Health and Territorial Development: New Challenges for Rural Areas
Governance

Sylvie Lardon, Émilie Jamet et Marie-Anne Lenain (dir.)

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/norois/5215
DOI : 10.4000/norois.5215
ISBN : 978-2-7535-4127-6
ISSN : 1760-8546

Éditeur
Presses universitaires de Rennes

Édition imprimée
Date de publication : 20 décembre 2014
ISBN : 978-2-7535-4083-5
ISSN : 0029-182X

Référence électronique
Sylvie Lardon, Émilie Jamet et Marie-Anne Lenain (dir.), Norois, 233 | 2014, « Mobilité, santé et
développement territorial : de nouveaux défis pour la gouvernance des territoires ruraux » [En ligne],
mis en ligne le 20 décembre 2016, consulté le 18 mars 2022. URL : https://journals.openedition.org/
norois/5215 ; DOI : https://doi.org/10.4000/norois.5215

Ce document a été généré automatiquement le 18 mars 2022.

© Tous droits réservés


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SOMMAIRE

Introduction
Sylvie Lardon, Émilie Jamet et Marie-Anne Lenain

Vers une grille d’analyse de l’expérience géographique : cas-type dans la campagne au


Québec
Laurie Guimond

Habiter les espaces ruraux : les enjeux des formes de mobilité des jeunes. Regards
interdisciplinaires
Mélanie Gambino et Olivier Desmesure

Mobilités des jeunes adultes et politiques d’accueil dans les territoires ruraux. Etudes de cas
en France et au Québec
Émilie Jamet, Patrice LeBlanc et Sylvie Lardon

Territorialisation des soins primaires : initiatives des collectivités et des professionnels de


santé sur le Massif central pour une autre gouvernance
Adélaïde Hamiti

Du potentiel à l’action : la gouvernance territoriale des pôles d’excellence rurale


Sylvie Lardon, Johan Milian, Salma Loudiyi, Patrice LeBlanc, Laurence Barthe et François Taulelle

Compte-rendu bibliographique

Bretagne, Guide géologique


Maxime Hoffman

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Introduction
Sylvie Lardon, Émilie Jamet et Marie-Anne Lenain

1 Les territoires ruraux se recomposent sous l’effet de la transformation des modes de


vie, de l’émergence de nouvelles activités et de l’évolution des politiques publiques
(David et Jousseaume, 2008 ; Cognard, 2012 ; Pistre, 2012). Ces transformations à la fois
sociales et spatiales se traduisent, entre autres, par un accroissement de la mobilité,
l’apparition de nouvelles temporalités et de nouvelles exigences (discours) en matière
de qualité de vie. Dans le cadre de ces dynamiques, de nouveaux rapports s’établissent
entre les fonctions productives, résidentielles, récréatives et de conservation des
territoires ruraux, qui modifient les interactions entre les activités (Perrier-Cornet,
2002 ; DATAR, 2003). Les politiques publiques prennent acte de ces transformations qui
touchent en profondeur l’ensemble de la société française. Depuis la loi Voynet (1999)
jusqu’aux lois Grenelle (2010) et celles sur les réformes des collectivités territoriales
(2010), on assiste à la modification des processus d’organisation des acteurs et des
institutions, et plus largement des modalités de gouvernance dans les territoires
(Lardon et al., 2008), qui influent sur l’élaboration des politiques publiques et leur
évaluation et par là même sur l’émergence de nouveaux modèles de développement des
territoires ruraux.
2 Ces nouveaux modèles procèdent d’une triple rupture : celle du regard porté sur les
territoires, celle des dynamiques en cours dans ces territoires et celle relative aux
leviers d’actions pour les transformer. Quelles sont les dynamiques en cours dans les
territoires ruraux, signes de nouvelles modalités de gouvernance ? Qui sont les acteurs
du changement et comment accompagner leurs actions ? Entre incitations des
politiques publiques territoriales et initiatives des individus et acteurs locaux, quels
nouveaux acteurs émergent ? Comment accompagner les nouvelles dynamiques
d’action territoriale ? C’est ce que les travaux de recherche interdisciplinaire présentés
ici ambitionnent.
3 Ce numéro spécial aborde la question de la gouvernance des territoires ruraux par trois
types d’actions : celles des politiques publiques, celles des habitants et celles des
acteurs intermédiaires. Les politiques publiques territoriales sont porteuses de
nouveaux regards sur les territoires ruraux Les habitants expriment de nouvelles
territorialités et inscrivent durablement leur marque dans les territoires. De nouveaux

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acteurs interviennent, à des niveaux d’organisation intermédiaires. Peuvent-ils mettre


en synergie le potentiel d’actions territoriales ? Et si tous contribuaient à cette nouvelle
gouvernance rurale, quelles pourraient-être les formes d’organisation et les modalités
d’accompagnement à concevoir ? Quelques pistes sont ici esquissées.
4 Les deux premiers articles s’intéressent aux modes d’habiter dans les territoires ruraux
et à la mobilité des habitants. Que ce soit en géographie ou en psychologie, les études
de cas montrent un fort ancrage territorial des individus, une diversité des récits de vie
et une pluralité des modes de vie.
5 Laurie Guimond, dans son article « Vers une grille d’analyse de l’expérience
géographique : cas-type dans la campagne au Québec » donne une grille de lecture des
différentes façons de vivre à la campagne et des significations que lui confèrent ses
habitants. L’expérience géographique rattache l’individu et les groupes aux conditions
sociales qui déterminent leurs pratiques et leurs représentations, mais aussi leurs
intérêts, leurs réseaux ainsi que leurs manières d’interagir et de se présenter et
déborde ainsi sur les autres échelles du social. Sens des lieux, pratiques quotidiennes et
habitus sont les clés de lecture des récits de vie des habitants. Milieux de vie et
contexte de société structurent les façons d’habiter et de cohabiter dans la campagne.
6 Mélanie Gambino et Olivier Desmesure, dans leur article « Habiter les espaces ruraux :
les enjeux des formes de mobilité des jeunes. Regard interdisciplinaire » explorent les
pratiques de mobilité des jeunes dans les territoires ruraux, en France et en république
d’Irlande, du double point de vue de la géographie et de la psychopathologie. Ils
montrent que « l’habiter est un acte complexe et ne se réduit pas à une simple
occupation des lieux. Il implique à la fois des comportements, habitudes, sentiments,
représentations qui se matérialisent dans les pratiques des jeunes ». La façon dont les
jeunes habitent les territoires ruraux relève de logiques de circulation, d’ancrage ou
d’errance. Elles sont à contretemps des politiques publiques actuelles qui misent plus
sur les équipements et les dispositifs que sur l’accompagnement des jeunes dans une
relation éducative et leur intégration dans le monde adulte et le territoire rural.
7 Les relations entre les comportements des individus et les politiques publiques mises en
œuvre mettent en évidence des contradictions, des décalages, parfois des synergies. Des
acteurs intermédiaires émergent. Ils contribuent au repérage de potentiels de
développement.
8 Émilie Jamet, Patrice LeBlanc et Sylvie Lardon, dans leur article « Mobilités des jeunes
adultes et politiques d’accueil dans les territoires ruraux. Études de cas en France et au
Québec » caractérisent les interactions qui existent aujourd’hui entre parcours
migratoires des jeunes adultes, dynamiques locales et actions publiques territoriales.
L’étude de parcours migratoires de jeunes adultes permet de comprendre les processus
de mobilité résidentielle des jeunes adultes. En retour, cela interroge la façon dont les
politiques d’accueil et de mobilité dans les territoires ruraux peuvent accompagner
localement ces processus. Ainsi ces politiques peuvent être associées à des initiatives
visant à développer chez les jeunes adultes des apprentissages liés aux mobilités pour
mieux contribuer aux dynamiques des territoires.
9 Adelaïde Hamiti, dans son article « Territorialisation des soins primaires : initiatives
des collectivités et des professionnels de santé sur le Massif central pour une autre
gouvernance » instruit plus en avant cette question. Sur la problématique de la santé
dans les territoires ruraux, de plus en plus d’actions sont menées, en particulier la
création de maisons et de pôles de santé. Ces initiatives offrent un cadre nouveau de

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coordination entre les collectivités locales et les professionnels de la santé. Il y a une


nécessité de dialogue mutuel, qui s’ajoute au défi de coopération intercommunale et
politique pour les élus et celui de collaboration interdisciplinaire pour les
professionnels de la santé. Des acteurs intermédiaires, tels que les Pays et cabinets de
conseil, prennent alors un rôle prépondérant pour la construction de stratégies et
actions locales innovantes.
10 Si l’on parle de territoires de projets, on pourrait parler aussi de politiques « de
projets ». Ce serait des politiques qui impulsent des projets, les facilitent, les
accompagnent, sans imposer de vision globale inadaptée à la spécificité des territoires,
mais en portant des orientations ambitieuses.
11 L’article de Sylvie Lardon, Johan Milian, Salma Loudiyi, Patrice LeBlanc, Laurence
Barthe et François Taulelle, « Du potentiel à l’action : la gouvernance territoriale des
pôles d’excellence rurale », pose un cadre d’analyse de la gouvernance des territoires
ruraux. Il s’appuie sur un dispositif particulier, celui des pôles d’excellence rurale
(PER), pour identifier s’ils ont permis des formes innovantes de gouvernance des
territoires ruraux. Les auteurs montrent que le dispositif d’appel à projets, mettant en
compétition les territoires pour faire reconnaitre leur excellence, n’a pas vraiment
fonctionné comme attendu par la DATAR, en produisant systématiquement du
développement territorial. Pour autant, des formes nouvelles de coordination d’action
ont été expérimentées au niveau des territoires, s’agissant pour les acteurs
institutionnels de conforter les initiatives locales sans les étouffer ou les contrôler, et
pour les acteurs locaux de savoir coordonner leurs actions et faire appel aux acteurs
institutionnels aux moments clés de leurs projets. Ces nouveaux rapports entre acteurs
institutionnels et acteurs locaux mettent en évidence l’intérêt d’une réflexion sur la
mise en œuvre d’une gouvernance multi-niveaux. Elle passe par l’invention d’une
diversité de formes d’organisation qui valorisent le potentiel de développement des
territoires.
12 Nous sommes maintenant à un moment charnière dans la construction de démarches
d’accompagnement du développement territorial (Angeon et al., 2014). De nouvelles
interrogations s’ouvrent, en particulier sur les formes d’action territoriales et le niveau
d’organisation par lequel les aborder. Les métiers évoluent, en particulier ceux des
acteurs intermédiaires qui font ce lien entre les politiques publiques et les initiatives
locales. Une nouvelle ingénierie territoriale est à inventer, qui requiert tant la
participation des acteurs que l’apport théorique et méthodologique de la recherche.

BIBLIOGRAPHIE
ANGEON V., LARDON S., LEBLANC P., 2014. Formation et apprentissage collectif territorial – Compétences et
nouvelles formes de gouvernance territoriale, Tome 1, Paris, L’Harmattan, coll. « Administration et
Aménagement du Territoire », 220 p.

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COGNARD F., 2012. Les nouveaux habitants dans les régions rurales de moyennes montagnes en
France : de la recomposition sociale au développement territorial ?, Revue Canadienne des Sciences
Régionales, 2012, 34(4), p. 177-188. (http://www.cjrs-rcsr.org/Volume34-4.htm)

DATAR, 2003. Quelle France rurale pour 2020 ? Contribution à une nouvelle politique de développement
rural durable, Paris, La Documentation française, 64 p.

DAVID O., JOUSSEAUME V., 2007. Introduction : éléments pour une nouvelle géographie des
campagnes, Norois, 202, p. 7-8.

LARDON S., CHIA E., REY-VALETTE H. (dir.), 2008. Outils et dispositifs de la gouvernance territoriale,
Norois, n° 209, 4, 177 p.

PISTRE P., 2012. Renouveaux des campagnes françaises : évolutions démographiques, dynamiques spatiales
et recompositions sociales, Thèse de doctorat en géographie, Université Paris 7, 420 p.

PERRIER-CORNET P. (dir.), 2002. Repenser les campagnes, Bibliothèque des territoires. Editions de
l’Aube-DATAR, 280 p.

AUTEURS
SYLVIE LARDON
INRA & AgroParisTech, UMR Métafort Clermont-Ferrand

ÉMILIE JAMET
UMR Métafort Clermont-Ferrand

MARIE-ANNE LENAIN
Crefad Auvergne et UMR Métafort Clermont-Ferrand

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Vers une grille d’analyse de


l’expérience géographique : cas-
type dans la campagne au Québec
Towards an analytical framework of the geographical experience: a test case
from the Quebec countryside

Laurie Guimond

NOTE DE L’ÉDITEUR
Article reçu le 25 mars 2014, définitivement accepté le 21 janvier 2015

Introduction
1 Marcher dans la forêt sur un lit d’épines de sapin, respirer l’air salin ou une odeur
nauséabonde de fertilisant naturel, visiter des amis dans son village natal, ignorer son
voisin car il tond sa pelouse le dimanche matin à sept heures, se souvenir de son
enfance passée au bord du fleuve ou du lac, déneiger sa cour l’hiver, reconduire son
adolescent dans le village voisin faute de transport en commun font partie de
l’expérience de la campagne. L’expérience renvoie ainsi à tout un ensemble de
pratiques, de représentations et d’émotions, qui caractérisent la vie quotidienne. Du
point de vue des géographes, qui l’analysent depuis maintenant plus de 40 ans par le
truchement de divers concepts comme ceux d’espace vécu, de « place » et de mode
d’habiter, l’expérience ne peut être envisagée sans tenir compte des lieux concrets qui
la structurent. L’expérience géographique relève des relations matérielles comme
idéelles que les individus entretiennent avec les lieux qu’ils fréquentent au quotidien.
Comment redonner sens à de telles relations avec la campagne d’aujourd’hui ?
2 Le Québec accueille une population rurale composée de plus de 1,5 million d’individus
qui occupent 90 % du territoire habité et qui représentent près de 20 % des Québécois

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(Statistique Canada, recensement de 2011). Avec une superficie supérieure à 1,3 million
de kilomètres carrés², le relief du Québec est jalonné par les montagnes
appalachiennes, les basses terres du Saint-Laurent et, plus aux marges de l’écoumène,
le Bouclier canadien. Ses vastes plans d’eau, dont le fleuve Saint-Laurent, le
caractérisent tout autant, à l’instar de ses saisons accusées et fortement marquées par
la nordicité. Bien que l’économie rurale québécoise tend à se diversifier et à se
tertiariser, la proportion des emplois dans les secteurs primaires (agriculture,
foresterie, activités minières, pêcheries) et secondaires (secteurs manufacturier et de la
construction) atteint un peu plus de 30 % (ibid.). Comme ailleurs, les campagnes
québécoises connaissent d’importantes mutations sur le plan des usages, des
populations, des paysages, des modes d’habiter ou des modes de gouvernance (Domon
et al., 2011 ; Jean et Lafontaine, 2010 ; Simard, 2011 ; Simard et al., n.p.). Une
transformation qui retient particulièrement notre intérêt est celle de la recomposition
sociodémographique par l’installation en permanence d’individus d’origine urbaine
dans les campagnes. Ce phénomène touche de nombreuses municipalités rurales de
régions administratives localisées tant à proximité des grandes villes du Québec
(Laurentides, Chaudière-Appalaches, Outaouais…), que dans des régions intermédiaires
(Centre-du-Québec, Mauricie…) ou éloignées (Îles-de-la-Madeleine, Côte-Nord…). Cette
recomposition invite à réfléchir les campagnes sur la base de l’expérience de ceux qui
l’habitent.
3 À cet effet, les outils existants sont lacunaires. Diverses typologies, le plus souvent aux
visées démographiques, statistiques et politico-administratives, sont mises en avant
pour définir les campagnes québécoises. Quasi systématiquement, elles sont
catégorisées en fonction de la distance à la ville et de ses effets économiques (Jean,
2006). C’est le cas de la typologie de Jean et ses collègues (2014), retenue dans la
Politique nationale de la ruralité 2014-2024, à savoir : milieux ruraux
périmétropolitains, milieux ruraux situés au voisinage d’une ville de moyenne
importance, milieux essentiellement ruraux non éloignés des milieux densément
peuplés, milieux ruraux éloignés du Québec densément peuplé. À cette fin
fonctionnelle, le vocable « rural » est souvent juxtaposé aux notions d’espace, de
territoire, de milieu et de région, en faisant fi de la signification de ces concepts
géographiques fondamentaux1. Ces typologies ne reflètent qu’une infime partie de la
réalité des campagnes québécoises qui sont, avant tout, un milieu de vie habité,
pratiqué, socialisé, rêvé et renégocié au quotidien par des populations hétéroclites.
4 De ce fait, nous proposons plutôt une approche expérientielle de cette « ruralité », car
au-delà des critères numériques, ce sont des individus qui habitent et expérimentent la
campagne. À notre sens, la notion de « campagne » renvoie à cette forte signification
expérientielle, voire culturelle, sociale et symbolique qui révèle un état d’esprit. Notre
grille d’analyse propose une exploration des différentes façons de vivre la campagne et
des significations que lui confèrent ses habitants. Cela, à l’image des travaux de Ruiz et
Domon qui, par la notion de « communauté de relations au paysage », étudient les
populations rurales sur la base de leur expérience avec le paysage (2013). En
complément des recherches menées par des géographes, sociologues et ruralistes qui se
sont attachés à scruter, souvent de façon isolée, certaines facettes de l’expérience de la
ruralité, notre grille d’analyse met en dialogue différentes dimensions relatives à cette
expérience.

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5 Fondamentalement géographique, l’expérience de la campagne s’enracine dans des


lieux, qui sont à la fois pratiqués, socialisés, vécus, rêvés et chargés de sens. Portée par
des individus, elle s’appréhende d’abord par l’usage quotidien des lieux. Au-delà de leur
caractère routinier et ordinaire, les pratiques quotidiennes dévoilent l’expérience plus
large, nourrie par ces individus et leurs rapports subjectifs aux lieux, mais aussi
influencée par le contexte dans lequel elles s’opèrent.
6 Notre approche a ceci d’intéressant qu’elle élargit de deux façons l’analyse des seuls
pratiques et sens des lieux. Premièrement, elle leur adjoint le concept d’habitus qui
offre la possibilité de mieux « contextualiser » l’expérience des lieux, en replaçant
l’individu comme être social au cœur de celle-ci. Qui plus est, l’habitus éclaire cette
expérience par le fait même qu’il rattache l’individu et les groupes aux conditions
sociales qui déterminent leurs pratiques et leurs représentations, mais aussi leurs
intérêts, leurs réseaux ainsi que leurs manières d’interagir et de se présenter.
Deuxièmement, notre approche situe l’individu et son expérience dans le contexte plus
large dans lequel il évolue. Cela implique que l’on considère non seulement son milieu
de vie immédiat, c’est-à-dire son voisinage, sa localité, voire la région où il habite, dans
ce qu’ils confèrent de spécifique à l’expérience, mais aussi l’ensemble des milieux
façonnant l’expérience géographique, qui débordent ainsi sur les autres échelles du
social. Cette approche s’intéresse aux facteurs structuraux qui en conditionnent
l’évolution, parmi lesquels les transformations générales de l’économie, de la nature, de
la société, du politique.
7 C’est par le recours au récit de vie spatialisé que nous testons cette grille d’analyse. Le
cas-type retenu est issu d’une thèse de doctorat sur les migrations ville-campagne et
l’espace de rencontre des populations rurales au Québec (Guimond, 2012). Les
entrevues qualitatives approfondies ont permis de penser le sens des lieux et les
pratiques avec une approche en termes d’habitus. Couplée à cette méthode,
l’observation participante a permis de mieux contextualiser les propos des participants.
Concrètement, l’étude de l’expérience géographique fait ressortir les façons
polymorphes dont les populations rurales habitent, expérimentent et se représentent
la campagne.

Assises théoriques : entre géographicité, modes


d’habiter et expérience géographique
8 La relation universelle entre l’homme et la Terre se matérialise par des pratiques et des
valeurs qui forment son mode d’existence. La géographie d’Eric Dardel, qui, de façon
précoce, a annoncé le tournant humaniste en géographie enseigne : « Amour du sol
natal ou recherche du dépaysement, une relation concrète se noue entre l’homme et la
Terre, une géographicité de l’homme comme mode de son existence et de son destin »
(1952, 1 et 2). L’homme détient le moyen de donner un sens à ses actions, à cette
relation dialectique existentielle qu’il entretient avec la Terre. La contribution de
Dardel s’attache à « approfondir la relation fondatrice de l’homme à son milieu de vie »,
aux milieux qu’il habite (Bédard, 2011, 282). Malgré cette riche contribution à tort
reléguée aux oubliettes, ce ne sera que dans les années 1970 que la géographie se
donnera pour mission d’élucider les rapports matériels comme idéels aux lieux, voire
les rapports existentiels. Les travaux de la géographie humaniste anglosaxonne sur
l’espace social, « place » et « sense of place » (Buttimer, 1969 ; Relph, 1976 ; Tuan, 1977)

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ainsi que française sur l’espace vécu (Frémont, 1974, 1976) sont déterminants à cet
égard. Ils insistent tous sur le fait que l’expérience renvoie à un ensemble de
sentiments, d’émotions et de rapports subjectifs aux lieux et aux autres qui viennent
enrichir les connaissances de la vie quotidienne.
9 La compréhension géographique des rapports hommes-milieux fut aussi affinée par des
réflexions sur les modes d’habiter en insistant sur les actions de « demeurer, travailler,
circuler, vivre ensemble » (Mathieu, 2007). Pour la chercheure, ces rapports s’appuient
sur les relations réciproques et indissociables entre lieux et habitants. En fait, les
habitants habitent et sont habités par une panoplie de lieux et, réciproquement, ils
affectent ces lieux par leurs pratiques (2014). Au-delà du rapport à l’habitation (le
logis), l’acte d’habiter passe par des pratiques sociales et spatiales à différentes
échelles, voire des activités quotidiennes individuelles et collectives qui sont
indéniablement nourries par les représentations et le sens des lieux. Les actions
d’habiter, de se déplacer et de cohabiter constituent le socle de l’expérience
géographique. D’où la richesse du concept de mode d’habiter qui intègre les façons de
faire et de vivre l’expérience des lieux et qui articule « l’espace de vie, la mobilité, le
sens des lieux et les relations sociales » (Schmitz, 2012). La notion d’expérience
géographique affine la compréhension de ces pratiques et sens des lieux en les
contextualisant. Nous proposons de le faire de deux façons, d’abord en nous penchant
sur le profil de l’individu qui l’expérimente, ensuite en nous attachant à l’ensemble des
circonstances dans lesquelles s’inscrit son expérience géographique.
10 Alors que la géographie maitrise bien les pratiques et le sens des lieux dans l’analyse de
l’expérience géographique, elle semble parfois négliger l’individu au cœur de celle-ci.
Pourtant, comme le relève Di Méo : « L’homme qui se représente l’espace et son milieu,
qui le façonne et le transforme est à la fois une conscience, une psyché, un sujet
philosophique et politique, un individu, une personne, un être humain et un être
social » (2000, 37). L’individu est avant tout socialisé et il a une expérience antérieure le
rattachant à des groupes d’appartenance qui se déclinent selon leur classe sociale, leur
origine géographique, leur sexe, leur personnalité, leurs comportements, leurs
connaissances… Ses repères individuels font qu’il n’est pas libre d’appartenance. C’est
surtout ce qui justifie notre recours à la notion d’expérience géographique qui tient
compte à la fois de l’expérience individuelle et du profil de celui qui la produit. À cela
s’ajoutent deux conditions extérieures étroitement liées qui structurent l’expérience
géographique, soit le milieu et les facteurs structuraux.
11 L’expérience géographique des individus et des groupes auxquels ils appartiennent
s’opère dans un milieu avec ses propres conditions d’existence : localisation et
caractéristiques naturelles, paysagères, physiques et biogéographiques, situation
sociodémographique, projets politiques, contexte économique, encadrement
institutionnel, histoire… De ce fait, chaque milieu ne se développe pas au même
rythme, ni avec la même intensité, ni de la même façon. Le milieu structure
l’expérience géographique et occupe un rôle déterminant tant par la nature des liens
sociaux entre les individus, que par leurs conceptions et leurs façons de voir l’Autre. Le
milieu peut se décliner à différentes échelles, de la localité à la région, des milieux
urbains, ruraux, littoraux, alpins, nordiques, à l’espace virtuel… Ce qui se produit à une
échelle donnée agit sur ce qui se produit à une autre, en particulier dans le contexte
actuel de mobilité (Stock, 2004). L’expérience des lieux est configurée aussi bien par les
migrations prolongées que par la mobilité quotidienne, que ce soit de la maison au lieu

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de travail, d’un village à un autre, de la campagne à la ville, d’une part et d’autre de la


frontière.
12 L’individu se situe dans un milieu de vie, mais aussi à une époque donnée, avec des
conditions économiques, écologiques et démographiques, puis des influences politiques
et sociétales notamment véhiculées dans la médiasphère. L’expérience géographique
s’élabore dans un contexte plus large que le milieu, et qui relève de divers facteurs
structuraux. Ces mécanismes sont parfois peu perceptibles, mais ils affectent
assurément l’expérience géographique. D’où l’importance de s’intéresser aux
structures et aux contraintes qui agissent sur la vie quotidienne (Highmore, 2002).
13 Pour déceler ces mécanismes et mieux saisir l’expérience, l’étude de la vie quotidienne
est une approche des plus pertinentes. C’est au gré du quotidien que les individus
expérimentent le monde et que se tisse l’expérience géographique. Par l’entremise des
pratiques, l’étude de la vie quotidienne permet ainsi d’accéder à l’univers riche et dense
du sens que les individus confèrent à leur milieu de vie. C’est dans ce milieu habité que
s’articulent les pratiques communes et répétitives se produisant au fil des jours. En
raison de leur caractère routinier, elles sont habituellement tenues pour acquises.
L’observation des comportements (se déplacer, travailler, se divertir, socialiser…) et des
lieux dans lesquels ils se produisent permet de s’attacher aux aspects visibles et
concrets des rapports hommes-milieux. Mais ces actions sont révélatrices des
motivations qui les guident, dans un espace traversé de nombreuses inégalités tant
spatiales que sociales. L’analyse de la vie quotidienne permet d’entrevoir les stratégies
individuelles qui alimentent les pratiques (De Certeau, 1980 ; Goffman, 1973). Cela
permet de dépasser leur matérialité pour accéder aux modalités par lesquelles les uns
et les autres font leur place dans un environnement qui ne leur est pas toujours
favorable (Harvey, 2003 ; Highmore, 2002, 2011 ; Lefebvre 1968, 2008).
14 Plusieurs géographes abordent l’expérience par l’entremise des espaces et des lieux que
les individus pratiquent au quotidien, habitent, fréquentent et investissent, parce que
« notre existence, à chaque instant et de bout en bout, est entièrement spatiale »
(Lussault, 2007, 7). Les significations données aux espaces du quotidien se tissent au gré
des pratiques produites dans des lieux tangibles, ce qui justifie leur observation
fouillée, comme l’ont fait Gilbert et ses collègues dans l’espace transfrontalier d’Ottawa
et de Gatineau (2014). Cette analyse démontre que les groupes minoritaires
développent des stratégies selon le côté de la frontière duquel ils se situent. Les
pratiques matérialisent leur résistance individuelle et collective devant la majorité et
ouvrent la porte à la face cachée du quotidien.
15 Si le quotidien s’expérimente au moment présent vécu dans un lieu donné, la
temporalité toujours en filigrane le structure. Au-delà des pratiques journalières, les
représentations diachroniques et prospectives des lieux sont essentielles pour saisir
l’expérience géographique. Le quotidien n’est pas uniquement journalier, il peut aussi
bien être hebdomadaire, mensuel, annuel, voire se produire sporadiquement et ce,
parce qu’il s’inscrit éminemment dans un cycle de vie particulier s’organisant autour
des itinéraires de la vie quotidienne (Di Méo, 1999). Haicault insiste sur l’importance
des événements imprévus ou spontanés venant déstabiliser le caractère « ordinaire »
du quotidien, comme la venue d’un enfant ou un déménagement (2000, 22). À cela
s’ajoutent les festivals, les fêtes ou les rites funéraires qui font aussi partie du
quotidien. Ces passages empruntés à Tuan révèlent toute la richesse de la
multitemporalité pour une meilleure compréhension de l’expérience : « The past really

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existed. All that we are we owe to the past. The present also has its merit ; it is our
experiential reality […]. The future, in contrast, is a vision » (2005, 197).
16 En somme, les enseignements tirés de ces diverses perspectives pour la compréhension
des relations homme-milieu sont à la fois riches et foncièrement complémentaires.
Ainsi, il apparait que c’est sur l’élaboration d’un cadre conceptuel permettant
l’articulation et la mise en relation entre les dimensions objectives et subjectives puis
les dimensions individuelles et structurelles de l’expérience géographique que les
efforts théoriques doivent porter.

Grille d’analyse de l’expérience géographique de la


campagne
17 Une approche expérientielle de la campagne constitue le socle de cette grille d’analyse.
Les dimensions retenues rassemblent sens des lieux, pratiques quotidiennes et habitus
(figure 1). Notre approche s’appuie donc sur une micro-analyse sans toutefois négliger
les milieux et les facteurs structuraux qui figurent à l’arrière-scène du quotidien. Elle
s’inscrit dans une perspective qui prête à la vie quotidienne un rôle déterminant dans
l’expérience que les individus entretiennent avec leur milieu de vie.
18 La grille d’analyse insiste sur la nécessité d’établir la relation étroite et réciproque
d’une part, entre les dimensions individuelles et contextuelles, et d’autre part, entre
celles-ci et l’expérience géographique. Le pointillé représente la possibilité d’inclure
d’autres éléments, ce qui rappelle le caractère dynamique de l’expérience
géographique. Les dimensions que sont les milieux et les facteurs structuraux sont
localisées au haut et au bas du schéma pour illustrer combien elles encadrent, voire
structurent l’expérience, sans exclure l’ajout éventuel d’autres éléments contextuels.

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Figure 1 : Grille d’analyse de l’expérience géographique de la campagne


Analytical framework of the geographical experience of the countryside

Dimensions individuelles de l’expérience géographique


Sens des lieux

19 Le sens des lieux représente les rapports subjectifs et affectifs que les ruraux
entretiennent avec la campagne et les populations qui l’habite. Nous l’appréhendons
par leurs représentations qui renvoient aux formes symboliques entourant leurs
schèmes de pensée, leur sentiment d’appartenance à leur milieu de vie, ainsi que leurs
identités territoriales révélées par leur autodéfinition. Le sens des lieux dérive de
différentes modalités d’appartenance qui impliquent également des conditions sociales
déterminantes pouvant créer des clivages ainsi que des intérêts et des valeurs partagés
par un groupe. Ainsi, cette grille d’analyse s'inscrit au sein des travaux en sciences
régionales et en développement territorial qui accordent une importance centrale à la
subjectivité humaine, à l’instar de plusieurs contributions scientifiques (Bassand, 2002 ;
Dionne et Thivierge, 2000 ; Faure, 1995 ; Mathieu, 1989 ; Moquay, 1997 ; Paasi, 2002 ;
Raagmaa, 2002 ; Sencébé, 2011). C’est par l’entremise du sens des lieux qu’il est possible
d’explorer la campagne vécue.
20 Les rapports aux lieux sont intimement liés aux représentations idéelles et symboliques
entretenant une relation directe et réciproque avec les comportements. Elles sont
fondamentales pour mettre en lumière l’expérience géographique. Pour Tuan,
l’expérience « is compounded of feeling and thought » (2005, 10). La campagne n’est pas
uniquement un milieu physique et social avec des attributs spécifiques, elle est chargée
de significations et de connaissances acquises par l’expérience.

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Pratiques quotidiennes et habitus

21 L’expérience se produit dans des lieux concrets dans lesquels se matérialisent


différentes pratiques quotidiennes loin d’être anodines. En effet, « pratiquer les lieux,
c’est en faire l’expérience, c’est déployer, en actes, un faire qui a une certaine
signification » (Stock, 2004). Les pratiques se déroulent dans l’espace local, régional,
extrarégional et le cyberespace. Dans les campagnes québécoises, elles sont
particulièrement façonnées par la dispersion et l’éloignement. Les pratiques de
mobilité vers les villes modulent spécialement l’expérience de la ruralité. Cela parce
que la mobilité comporte des facettes objective (fréquence, durée) et subjective
(valeurs, aspirations, émotions) (Cresswell, 2010).
22 Non seulement les pratiques quotidiennes sont-elles localisées dans des lieux concrets à
diverses échelles, mais elles cristallisent des liens et des interactions se construisant au
sein du voisinage, de la famille, du réseau d’amis, des espaces professionnel, associatif
ou politique. Par l’entremise des pratiques d’engagement, il est possible d’entrevoir
jusqu’à quel point les ruraux interagissent avec l’ensemble de la population locale et
régionale et s’investissent dans leur milieu de vie.
23 Les pratiques quotidiennes permettent d’étudier les liens de sociabilité entre les
populations rurales qu’elles soient nouvelles ou anciennes puisque l’expérience
géographique est fondamentalement sociale. L’individu est non seulement en
interaction avec les lieux qu’il fréquente, mais aussi en relation avec les autres qu’il
côtoie dans ces mêmes lieux. Indubitablement spatialisées, ces interactions
quotidiennes sont modulées par les trajectoires de vie, les origines géographique et
sociale, les pratiques, les représentations, les personnalités de chacun (Di Méo et
Buléon, 2005). De ces différences naissent des tensions dans lesquelles peuvent se
dessiner des rapports de pouvoir. Les formes de sociabilité les plus banales, comme
saluer son voisin, « sont porteuses de fortes charges symboliques qui structurent des
jeux de position, si bien que leur étude permet de dresser la carte des différenciations
sociales » (Lévy et Lussault, 2003, 849). L’expérience se matérialise dans un espace
social où se rencontrent, se confrontent, se mobilisent et peuvent se rallier les
individus, un espace « médiateur des relations sociales » (Chivallon, 2000). De l’espace
de rencontre où se côtoient les différentes populations rurales, nouvelles comme
anciennes, émanent tensions, conflits, compromis et nouvelles alliances.
24 Les pratiques sont façonnées par les groupes d’appartenance des ruraux qui découlent,
entre autres, de leur classe sociale, leur trajectoire géographique (lieu de jeunesse, lieu
de vie adulte, migration…), leur statut socioprofessionnel, leur âge… En outre, les
microhistoires individuelles agissent sur les rapports à l’Autre, dont les types de
personnes fréquentées, les affinités et la nature des liens de sociabilité entretenus avec
eux. Dans le contexte des interactions quotidiennes, l’habitus est un facteur explicatif
de l’expérience géographique permettant de contextualiser l’individu en tant qu’être
social. Il dévoile l’effet de l’origine urbaine ou rurale ou de classe sociale quant aux
tensions liées aux représentations et usages de la campagne. Sans qu’il en soit
forcément conscient, ses façons d’agir, de penser et de concevoir le monde sont
conditionnées par les structures objectives et subjectives qui lui ont été transmises ou
qu’il a acquises dans le passé, que ce soit par les parents ou par la scolarisation
(Bourdieu, 1979) ou encore au cours de la trajectoire géographique.

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25 L’habitus occupe un rôle déterminant dans l’expérience des lieux et occasionne des
luttes matérielles et symboliques que nous observons à la campagne. À titre d’exemple,
les liens sociaux parfois élitistes des nouveaux ruraux appartenant à la bourgeoisie,
leurs goûts et leurs pratiques de consommation d’arts et de culture ou de produits
raffinés configurent leur expérience rurale2. L’ensemble des dispositions propres aux
néo-ruraux a été bien documenté dans les travaux sur l’embourgeoisement rural qui
décrivent souvent ces individus en faisant référence à leur classe sociale plus aisée que
celle des ruraux de longue date (Cloke et al., 1998 ; Guimond et Simard, 2010 ; Stockdale,
2010). Peuvent alors surgir des clivages liés à des conditions sociales divergentes
(réseaux, niveau de scolarité, catégorie socioprofessionnelle, prise de parole en
public…). L’habitus permet, en se basant sur les schèmes référentiels et les pratiques, de
rendre compte des différences dans les modes de vie, valeurs, opinions, représentations
et identités propres à chacun. Ces repères découlent d’une origine sociale alimentée par
les milieux géographiques où ils furent acquis ou transmis antérieurement (Marshall et
Foster, 2002). L’expérience géographique ne peut être détachée des « milieux où on a
vécu, leurs caractéristiques sociales et spatiales, ainsi que […] les routines
spatiotemporelles et les significations qui y sont attachées » (Fortin et Després,
2008, 155). Ainsi, elle est façonnée tant par les conditions sociales que les expériences
géographiques du passé.

Dimensions contextuelles de l’expérience géographique


Milieux

26 L’expérience géographique s’opère dans un milieu avec ses propres conditions


d’existence liées à un contexte géographique particulier. La campagne s’organise en
fonction des possibilités d’emplois et du potentiel de projets entrepreneurial, de la
localisation par rapport aux centres urbains, des infrastructures et des services locaux,
des modalités de la planification et de l’aménagement du territoire, de la
réglementation de zonage… Kayser soulève, dans ses recherches sur la renaissance
rurale en France, que « l’évolution des territoires se différenciera en fonction de leur
position dans le contexte du peuplement, des moyens de communication, des activités
économiques ou du semis urbain » (1993). Chaque milieu a sa propre dynamique
d’ouverture et de fermeture, de tradition d’accueil ou de guerre de clocher…
27 Dans le contexte de la migration de la ville vers les campagnes, notamment au sein des
migrations d’agrément (Moss, 2006), les caractéristiques paysagères (Ruiz et Domon,
2013) sont un important facteur attractif du milieu. Au Québec comme ailleurs, les
municipalités les plus convoitées sont celles dont les paysages sont les plus attrayants.
Mais ne tombons pas dans les clichés faciles. Les municipalités moins attrayantes aux
yeux d’un certain type d’individu peuvent l’être pour d’autres, comme celles où le prix
des terrains et des maisons est abordable et qui accueillent des migrants en situation
précaire (Cognard, 2010).
28 Dans notre grille d’analyse, la notion de milieux est écrite au pluriel, car l’expérience de
la campagne n’est pas restreinte à un seul milieu. On y compte les villages
environnants, les villes régionales ou les métropoles localisées tant à proximité du
domicile qu’ailleurs dans la province, le pays, le monde. L’espace virtuel fait partie du
quotidien des ruraux alors que les technologies de l’information et des communications
(TIC) sont fréquemment utilisées pour l’emploi, les réseaux sociaux, les actualités, la

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consommation, les loisirs… Multiscalaire et modulée par la mobilité, la vie quotidienne


à la campagne ne peut se fermer à l’expérience qui se produit au-delà de ses frontières,
dans l’espace « extrarural » (Halfacree, 2007).

Facteurs structuraux

29 L’expérience géographique évolue par ailleurs dans un contexte sociétal plus large que
nous nommons facteurs structuraux. Dans les campagnes, on n’a qu’à penser au
désengagement de l’État-providence, à la crise financière qui se reflète sur le budget
des municipalités, à la décentralisation des lieux de travail, à la migration de la ville
vers la campagne, à la difficulté accrue de l’accès à la propriété dans certaines
campagnes convoitées, à la dévitalisation du milieu rural et au vieillissement de sa
population, au rejet de la société de surconsommation ou à la montée des valeurs
environnementalistes. Ajoutons que l’amélioration des réseaux de transport et des TIC,
rendant les lieux constitutifs de la vie quotidienne plus accessibles physiquement ou
virtuellement, agissent directement sur le rapport au temps et à l’espace des ruraux.
Ceci est crucial dans un milieu où les distances sont, de tout temps, un enjeu. Bien que
les manifestations structurelles ne soient pas toujours immédiates et visibles, il importe
de rester sensible à leur entrecroisement pour une meilleure compréhension de
l’expérience de la campagne.

Cas-type : l’exemple de Léo


30 Afin de tester cette grille d’analyse, nous présentons le cas-type de Léo 3. Celui-ci a été
sélectionné à partir d’un échantillon de 71 entrevues qualitatives approfondies menées
en 2006 et 2007 dans les municipalités régionales de comtés (MRC) de Brome-Missisquoi
et d’Arthabaska auprès de nouveaux résidents et de ruraux de longue date 4. Ce cadre
géographique a déjà été décrit ailleurs (Simard et Guimond, 2010) 5. Bien que Léo ait été
retenu du fait que son expérience recoupait celle d’autres nouveaux résidents, les
expériences de chacun de ces participants sont manifestement singulières et distinctes,
les ruraux, nouveaux comme anciens, formant une population hétérogène, à l’instar
des milieux différenciés qu’ils habitent. Le but de cette partie n’est pas de brosser un
portrait général de ces populations, ni de l’expérience géographique des campagnes
québécoises, mais plutôt d’illustrer la capacité opératoire et le potentiel de la grille
d’analyse proposée.
31 Léo se situe dans la trentaine et il est père de trois enfants. Les professions de ses
parents, tous deux travailleurs sociaux dans le secteur public, ainsi que son profil
(éducation, revenu, goûts, valeurs, intérêts, loisirs, etc.), révèlent qu’il provient d’une
classe sociale moyenne se situant dans une position intermédiaire entre les classes
populaires et supérieures. Il a grandi et a fait ses études dans un quartier ouvrier de
Montréal que ses parents habitent toujours. Léo détient deux diplômes d’études
collégiales, l’un dans un métier, l’autre dans les arts. N’étant pas rectiligne, sa
trajectoire professionnelle correspond à celle des jeunes adultes d’aujourd’hui puisque,
depuis son entrée sur le marché du travail, il a occupé plusieurs emplois, souvent de
« survie », dans des secteurs n’étant pas liés à sa formation académique. Léo se dit
polyvalent, débrouillard, flexible et curieux, ce qui est conforté par son parcours
scolaire et ses expertises professionnelles et personnelles diversifiées. Le revenu
familial annuel brut du ménage de Léo, en 2005, se situait entre 30 000 et 45 000$. C’est

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bien en deçà du revenu moyen des ménages québécois en couple avec enfants qui
s’élevait, pour la même année, à 70 106 $ (Institut de la statistique du Québec, 2014).
Cette différence notable s’explique entre autres par le faible revenu de la femme de Léo,
qui s’occupe des enfants en bas âge et de la maison.
32 Avant de s’installer en permanence à la campagne il y a quatre ans, Léo a vécu la
majeure partie de sa vie à Montréal, bien que celle-ci fût entrecoupée de voyages en
Europe et en Amérique du Sud, ainsi que dans plusieurs états américains 6. Voyageur
dans l’âme, il est toujours en quête de nouveaux défis et d’aventures. C’est d’ailleurs
une des principales raisons pour laquelle lui et sa conjointe ont fait le choix de migrer à
la campagne, un milieu de vie qu’ils n’avaient guère connu avant leur migration.
Voulant « essayer quelque chose de nouveau », ils étaient à la recherche de grands
espaces, de tranquillité et de nature pour y élever leurs enfants. On voit ici à l’œuvre
l’effet structurel du contexte sociétal plus large où la recherche d’une qualité de vie
domine. D’ailleurs, les représentations de la campagne de Léo correspondent à celles
souvent projetées dans les médias et l’opinion publique qui présentent la campagne
comme un « refuge » permettant de fuir les inconvénients urbains. Ces représentations
véhiculent l’idée que la campagne offre une qualité de vie d’une valeur telle qu’on ne
saurait l’estimer. Avant de s’y installer, Léo considérait que campagne rimait avec
« tranquillité », « sécurité » et « espace ». La plupart de ses représentations antérieures
concordent toujours avec celles qu’il a aujourd’hui. Toutefois, cherchant un équilibre
« famille-boulot-loisirs-amis » lui permettant de réaliser ses rêves, Léo est
« désillusionné » du marché de l’emploi en région.
33 L’expérience quotidienne de Léo est profondément marquée par l’absence d’un emploi
convenable dans son nouveau milieu de vie. Lors de ses deux premières années
d’établissement, Léo dénicha quelques emplois localement, mais ceux-ci étaient
précaires et n’offraient pas de bonnes conditions (faible rémunération ; irrégularité du
nombre d’heures de travail ; incertitude face à l’avenir, etc.). Le travail qu’il occupe
actuellement lui procure un meilleur salaire, mais sa qualité de vie en est grandement
affectée :
« On n’a pas eu de difficultés depuis notre arrivée en permanence à la campagne, à part pour
trouver des emplois. Je dois travailler à Montréal, Québec, Trois-Rivières…, où se trouvent les
contrats de l’entreprise qui m’embauche. Normalement je pars le lundi matin et je reviens le
vendredi soir et je suis en vacances ou au chômage aléatoirement, entre les contrats. […] Il
faut que je change encore d’emploi parce que j'ai trois enfants : partir le lundi matin et
revenir le vendredi soir, ce n'est pas l'idéal, je ne suis pas là finalement. »
34 Afin de subvenir aux besoins de sa famille, il doit, depuis deux ans, s’exiler
hebdomadairement dans diverses localités québécoises pour réaliser des contrats
temporaires et irréguliers pour l’entreprise qui l’embauche. Tant avec cet emploi
qu’avec ceux qu’il a occupés localement, Léo fut dans l’obligation d’avoir recours à
l’assurance-emploi :
« Je n’ai jamais eu de chômage avant de partir de Montréal, mais depuis que je suis ici, les
trois emplois que j’ai occupés m’ont mis sur le chômage éventuellement, c’est soit des emplois
saisonniers ou contractuels. […] Chaque année, j’ai une période de chômage qui est tout à fait
contre mon gré. »
35 Ceci dénote le problème structurel du manque d’emplois qualifiés dans sa localité et en
région et potentiellement de la reconnaissance des diplômes et des expertises. Léo
explique que les employeurs de son milieu privilégient l’embauche de résidents de
longue date nés dans Arthabaska. Son statut de nouveau résident est donc un obstacle à

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son insertion professionnelle puisque son réseau et ses repères sociaux comme spatiaux
découlant de son habitus ne se trouvent pas dans son nouveau milieu de vie.
36 Déplorant son manque de temps avec sa famille, il envisage de changer d’occupation à
nouveau. Pour remédier à cette situation, Léo et sa conjointe affectionnent l’idée de
créer leurs propres emplois car le travail autonome leur permettrait d’avoir une
meilleure qualité de vie conciliant famille, travail et intérêts personnels. Dans leur
projet, on décèle les valeurs dominantes des jeunes adultes d’aujourd’hui, où la volonté
d’accéder à une meilleure qualité de vie passe par la réalisation de soi et par un
équilibre travail-famille. L’absence d’un réseau Internet à large bande dans sa localité
est un sérieux obstacle à leur démarche. Ainsi, les facteurs structuraux comme les
valeurs sociétales contemporaines, les contraintes du marché de l’emploi en régions et
l’état lacunaire des infrastructures de TIC agissent directement sur le quotidien de Léo.
37 La situation professionnelle de Léo teinte éminemment son rapport subjectif avec la
campagne. Il en fait mention tout au long de son récit, même lorsqu’il décrit son
identité territoriale et le sens qu’il confère à son milieu de vie :
« Notre obstacle ici, c’est vraiment l’accessibilité à l’emploi. […] On est ici, on aime ça, mais
je ne travaille pas ici, mon job est ailleurs. Est-ce que je suis vraiment un gars de la
campagne ? Oui, je vis ici, mais ce n’est pas la campagne qui me fait vivre. »
38 Léo est moyennement attaché à son milieu, sentiment qu’il explique par son
tempérament. Il dit ne s’être jamais attaché à un milieu, ne voulant pas « être triste de
s’en séparer ». D’ailleurs, Léo et sa conjointe n’excluent pas l’idée de partir
éventuellement. Ils ne savent pas où ils iraient, ni à quel moment s’effectuerait leur
départ qui semble être motivé par leur souci d’offrir une meilleure éducation à leurs
enfants, tout en leur donnant accès à la diversité urbaine. Leur profond désir de vivre
de nouveaux défis anime leurs projets d’avenir :
« La campagne nous satisfait pour l’instant et [correspond à] notre dose d’aventure qu’on est
capable d’avoir avec les enfants. Mais un moment donné, ça ne sera plus assez, nous allons
vouloir une plus forte dose d’aventure, de dépaysement. Nous, on ne cherche pas à s’entourer
de ce qu’on connaît, on cherche à modifier et élargir un peu notre horizon puis maintenant
celle des petits. »
39 En dépit de sa situation professionnelle difficile, Léo souligne s’être bien intégré
socialement. Ses premiers emplois locaux lui ont permis de nouer des liens rapidement
puisqu’il devait côtoyer quotidiennement les résidents de sa municipalité. Son
ouverture aux autres a facilité son insertion sociale. Il se sent bien dans sa localité,
même s’il sait qu’aux yeux des résidents de longue date, il restera toujours « le gars qui
ne vient pas d’ici » :
« Pour nous, ça n’a pas été trop difficile de se faire un nouveau réseau social, mais je pense
qu'on est de nature ouverte à tout, puis à tout essayer. Par contre, on est étranger pour
encore 10 ans, 20 ans : Ah oui ! Le gars qui ne vient pas d'ici. Même dans 20 ans, je suis sûr
que si je suis encore là, ça va être ça. Puis même mes enfants, [les gens vont savoir] qu’ils se
sont installés ici : Oui, oui, ton père venait de Montréal. Mais sinon, on s’est bien intégré
quand même malgré ça. »
40 Léo a développé des liens d’amitié à la campagne, surtout avec des personnes se situant
à la même étape de vie que lui et sa famille. Les activités sociales qu’il réalise avec eux
s’expriment sous forme de sorties avec les enfants, repas, participation à des
événements locaux, etc. Il entretient également des relations cordiales et d’entraide
avec ses voisins qui sont des résidents de longue date. Léo fréquente surtout des ruraux
de longue date nés dans sa municipalité. Ses amis intimes sont d’ailleurs un jeune

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couple de ruraux de longue date qu’il connaissait avant même de migrer, ainsi que des
amis plus anciens résidant toujours à Montréal. Ses pratiques de sociabilité montrent la
juxtaposition de deux univers à la fois rural et urbain faisant tous deux partie de son
expérience géographique. En expliquant les modalités de son insertion sociale, Léo
déplore le manque de lieux de sociabilité à l’échelle locale, ce qui contribue à
l’isolement de certaines personnes, dont les « jeunes mamans à la maison » comme sa
femme. Il souhaite que son milieu puisse lui offrir des lieux de socialisation (restaurant,
café, petit bistro). Son besoin d’accéder à un univers social plus diversifié, tout en
bénéficiant d’une variété de produits et de services, est assurément influencé par ses
expériences urbaines antérieures et actuelles.
41 Effectivement, Léo entretient un rapport étroit avec son lieu d’origine, Montréal, parce
qu’il doit s’y rendre à l’occasion pour travailler et pour visiter sur une base régulière
famille et amis. Il en profite pour « faire le plein de ce qu’il a besoin et qu’il ne peut pas
trouver à la campagne ». Cela n’empêche pas qu’il fréquente hebdomadairement la
principale ville régionale desservant sa MRC pour faire les courses. Son expérience de la
campagne n’est donc pas confinée à son milieu de vie immédiat, mais elle est
grandement marquée par les pratiques de mobilité intra et extrarégionales, parfois
choisies, d’autres fois contre son gré.
42 Léo prend part régulièrement à des festivals, foires ou autres événements dans sa
municipalité et dans sa MRC. Il utilise les infrastructures locales, dont la patinoire avec
les enfants. Il n’a pas le temps de s’impliquer bénévolement en raison de ses charges
professionnelles et familiales, puis ses nombreux déplacements à l’extérieur. Léo
s’intéresse néanmoins aux enjeux touchant son milieu de vie. Il précise que la qualité et
l’approvisionnement en eau sont actuellement des enjeux locaux importants. Il
s’exprime aussi sur la question des productions porcines qui pose de nombreux défis
aux décideurs et aux citoyens de sa municipalité. Selon lui, les décideurs se trouvent
devant un dilemme et ils devront éventuellement faire un choix qui déterminera
l’avenir de sa municipalité : développer l’agriculture intensive ou miser plutôt sur le
secteur touristique. En partageant sa vision d’avenir, Léo insiste sur le repeuplement de
son milieu qui pourrait être assuré par la migration d’urbains vers la campagne :
« Moi, la tendance que je vois est qu’il va y avoir de plus en plus de monde, comme nous, qui
vont partir des gros centres et qui vont chercher à être tranquilles. […]. C’est une qualité de
vie, juste l’air qu’on a, la paix. C’est un beau coin ici. Puis tout ça va amener d’autres choses
qui manquent dans la région : plus il va y avoir de monde, plus il va y avoir de besoins, puis
des gens qui vont offrir des services pour combler ces besoins-là. […] Ces gens qui arrivent de
l’extérieur vont créer leur emploi et ils vont peut-être engager des gens. Je pense que c’est ça
l’avenir. »
43 Les représentations prospectives de Léo laissent présager la possibilité d’une
amélioration sur le plan des emplois en région, ce qui pourrait avoir un réel impact sur
sa situation professionnelle actuelle ainsi que celle de sa conjointe. Les représentations
diachroniques des lieux alimentent le quotidien de Léo.

En guise de conclusion : la portée de la grille d’analyse


44 Le cas-type de Léo illustre à quel point l’articulation des pratiques, du sens des lieux et
de l’habitus est au cœur de l’expérience géographique de la campagne. Or, cette
dernière est structurée par les contraintes du marché de l’emploi local engendrant une
mobilité non désirée ainsi que par les valeurs actuelles des jeunes adultes (quête de

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nouveaux défis, d’une meilleure qualité de vie, d’un équilibre travail-famille…).


Chacune des dimensions observées peut avoir un poids différent qui varie selon
l’individu et plus largement selon son milieu, comme le démontrent nos analyses
antérieures sur l’habitus (Guimond et al. 2014) ainsi que sur le sens des lieux et les
pratiques d’engagement local (Guimond et Simard, 2011). L’expérience géographique
est unique à chacun et nécessairement multiforme. Nous reconnaissons les limites de
notre démarche méthodologique s’appuyant sur la présentation d’un seul cas d’étude.
Cependant, cette grille d’analyse peut éventuellement contribuer à de nouvelles
typologies basées sur l’expérience de la campagne. C’est à partir de ces expériences
individuelles que se dessine la ruralité contemporaine.
45 Cette grille d’analyse permet de mettre en relation plusieurs facettes, tant individuelles
que contextuelles, de l’expérience géographique. Dans la foulée des travaux
géographiques sur la déconstruction de la lecture binaire des espaces et des groupes
sociaux, elle suggère de nouvelles façons d’habiter et de cohabiter dans ce milieu qu’est
la campagne. En s’appuyant sur les mécanismes à l’œuvre dans les lieux quotidiens de
sociabilité, ce cadre peut apporter de nouvelles connaissances sur les modalités de la
rencontre des diverses populations rurales.
46 Plus concrètement pour les communautés rurales, cette lecture de l’expérience des
campagnes permet aux acteurs locaux de mieux cerner comment les ruraux
expérimentent, pratiquent et se représentent la campagne, à savoir celle d’hier,
d’aujourd’hui et de demain. Dans une perspective de développement territorial et de
volonté de renouvellement démographique, cela fait ressortir tant les faiblesses que les
forces des milieux ruraux ainsi que leurs facteurs d’attractivité et de rétention. Ceci est
utile pour élaborer des stratégies et des politiques dans le but d’attirer de nouvelles
populations potentielles et/ou d’accueillir, d’intégrer et de retenir celles qui y sont
déjà. Notre approche incite à reconnaitre la complexité des pratiques quotidiennes de
mobilité et de sociabilité, des représentations et des identités qui se dessinent
désormais à la campagne.
47 De façon plus générale, cette démarche offre la possibilité d’identifier les impacts et
défis liés à la diversification des populations rurales, dont les nouveaux liens de
sociabilité qui en émergent au quotidien. En faisant valoir les expériences polymorphes
de la campagne, elle renforce l’idée qu’il faut dépasser la catégorisation dichotomique
traditionnelle des populations selon leurs origines rurale ou urbaine et entrevoir plutôt
la construction d’une nouvelle ruralité marquée par leur rencontre. Ces catégories sont
trop restrictives, puisque chacun a ses propres visées pour ce milieu de vie qu’est la
campagne, selon qu’il soit jeune ou plus âgé, travailleur ou retraité, agriculteur ou
artiste, décideur ou simple citoyen, bien nanti ou défavorisé… De par la diversité des
populations rurales, établir des références communes à la campagne est de plus en plus
difficile. Les visées et les tensions qui peuvent en émerger s’inscrivent dans des
processus complexes que l’expérience géographique permet d’élucider.
48 Ainsi, cette démarche suscite des réflexions critiques et prospectives sur l’évolution et
le sens des transformations que connaissent les campagnes contemporaines. Cette
grille d’analyse peut s’appliquer à divers milieux, d’autres espaces, d’autres populations
que ceux illustrés ici, tant et aussi longtemps que leurs propres spécificités soient
prises en compte. L’expérience géographique, telle qu’elle se décline au quotidien, offre
des repères cruciaux pour conceptualiser et repenser de façon plus interactive les
relations des hommes aux milieux qu’ils habitent.

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Je remercie vivement Anne Gilbert et Myriam Simard pour leurs relectures critiques
ainsi que leurs conseils constructifs ayant contribué à enrichir cet article. Merci
également à Nicole Mathieu, Yves Jean et Mario Bédard ainsi qu’aux évaluateurs
anonymes de l’article pour leurs judicieux commentaires. La grille d’analyse qui y est
présentée a fait l’objet de communications auprès des pairs lors d’évènements
scientifiques en France et au Canada, et les échanges tenus lors de ces événements ont
permis son affinement. Cette recherche a bénéficié du soutien financier du Conseil de
recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).

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NOTES
1. Par exemple, selon Statistique Canada, les « régions rurales » se situent à l’extérieur
des « centres de population ». Ces dernières comprennent une concentration
démographique d'au moins 1 000 habitants et une densité de population d'au moins 400
habitants au kilomètre carré. Les centres de population sont classés selon la taille de
leur population : petits (1 000 à 29 999 habitants) ; moyens (30 000 à 99 999 habitants) ;
grands (100 000 habitants et plus) (recensement de 2011).
2. Les populations néo-rurales sont toutefois très hétéroclites et plusieurs nouveaux
ruraux ne font pas partie d’une bourgeoisie ex-urbaine. On n’a qu’à penser aux
migrants de classes plus modestes qui s’établissent à la campagne pour accéder à un
logement moins coûteux ou pour des raisons professionnelles ou familiales (Simard et
Guimond, 2009).
3. Afin de conserver l’anonymat du participant, un nom fictif lui a été désigné. Toute
information permettant de le reconnaître n’est pas dévoilée, dont le nom de la
municipalité qu’il habite. Précisons qu’il réside dans une municipalité de moins de 1
000 habitants faisant partie de la MRC d’Arthabaska dont l’économie repose surtout sur
les secteurs agricole, industriel et manufacturier.
4. Dans le cadre de cette recherche, les néo-ruraux sont des ex-urbains qui se sont
installés en permanence à la campagne depuis un minimum d’un an et un maximum de
20 ans. Les ruraux de longue date sont des individus nés à la campagne et qui y vivent
depuis toujours malgré des migrations temporaires ou des ruraux qui y résident en
permanence depuis plus de vingt ans sans y être nés. Un nouveau résident est
sélectionné ici plutôt qu’un rural de longue date car la recherche vise à cerner le
phénomène de néo-ruralité au Québec.
5. Se référer également aux travaux du Groupe de recherche sur la migration ville/
campagne et les néo-ruraux, dirigé par Myriam Simard de l’INRS (http://
www.neoruraux.ucs.inrs.ca/).
6. La durée totale de ces séjours à l’étranger dépasse quatre ans.

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RÉSUMÉS
Cet article propose une grille d’analyse de l’expérience géographique pour étudier les relations
que les individus entretiennent avec leur milieu de vie en se penchant plus spécifiquement sur
celui de la campagne. Il suggère d’explorer les significations que les populations rurales y
confèrent, en s’attachant aux modalités et finalités de leur appartenance, à leurs identités
territoriales et à leurs représentations des lieux. Une attention particulière est portée à leurs
origines géographiques et sociales ainsi qu’à leurs pratiques quotidiennes de mobilité, de
sociabilité et d’engagement. En outre, l’approche préconisée insiste sur la nécessité de tenir
compte des facteurs structuraux et du milieu modulant l’expérience géographique. Un cas-type
retenu dans la campagne au Québec teste et met en relation ces diverses dimensions. Notre
proposition semble fournir un cadre fécond pour la compréhension des différentes façons
d’habiter, de cohabiter et d’expérimenter la campagne contemporaine.

This article proposes an analytical framework of the geographical experience to study the
interactions between individuals and the milieu they inhabit, in this case, the countryside. It
suggests to explore the meanings that rural populations confer to the countryside, through their
sense of belonging, their territorial identities, and their representations of the places that shape
their everyday lives. A particular attention is paid to their geographical and social origins as well
as their everyday practices of mobilily, sociability and involvement. Moreover, the advocated
approach insists on the necessity to consider structural factors and the milieu which affect
geographical experience. A test case from the Québec countryside illustrates the interactions
between the proposed dimensions. Our analytical framework seems to enhance the
understanding of the different ways of inhabiting, cohabiting and experiencing the
contemporary countryside.

INDEX
Index géographique : Québec
Mots-clés : expérience géographique, sens des lieux, campagne, espace rural
Keywords : geographical experience, sense of place, countryside, rural area

AUTEUR
LAURIE GUIMOND

Professeure, Département de géographie, Université du Québec à Montréal, Case postale 8888


Succursale Centre-Ville, Montréal (Québec, Canada), H3C 3P8 (guimond.laurie@uqam.ca)

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Habiter les espaces ruraux : les


enjeux des formes de mobilité des
jeunes. Regards interdisciplinaires
Living in rural areas: interdisciplinary perspectives on young people’s mobility

Mélanie Gambino et Olivier Desmesure

NOTE DE L’ÉDITEUR
Article reçu le 25 mars 2014, définitivement accepté le 19 décembre 2014

Introduction
1 La jeunesse rurale en tant que stéréotype renvoyant à la société paysanne n’existe plus.
Ce groupe a subi de nombreuses transformations : la jeunesse rurale n’est pas la
jeunesse agricole et présente des caractéristiques populaires et ouvrières (Galland,
Lambert, 1993). De plus, les modes de vie, les valeurs et les loisirs tendent à
s’homogénéiser entre jeunes urbains et jeunes ruraux. Cela ne signifie pas pour autant
qu’il n’y a plus de jeunes dans les espaces ruraux. Mais, comme le souligne N. Renahy
(2005), bien souvent la jeunesse rurale apparaît reléguée par rapport à celle des espaces
urbains, davantage médiatisée. Les jeunes ruraux ont, en outre, le sentiment d'être
moins considérés que ceux vivant dans des espaces urbains (Bronner, 2007). La récente
crise économique a renforcé ce sentiment, d'autant plus que les espaces ruraux de
faible densité offrent peu d'opportunité d'emploi et des conditions de travail qui
n'attirent pas toujours les jeunes, ce qu’ils intériorisent fortement. L'objectif de cet
article est donc de porter une analyse pluridisciplinaire sur cette partie mal connue de
la jeunesse d’aujourd'hui, en explicitant les modes d’habiter adoptés, notamment à
travers la mise en relation entre leurs pratiques spatiales et leurs représentations
sociales de la ruralité. L’analyse des modes d’habiter, du point de vue du géographe ou

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du point de vue psychopathologique permet également de mettre au jour une mobilité


des jeunes peu repérée mais qui n’a de cesse d’exprimer « les contretemps de la
jeunesse » (Desmesure, 2011) : ils sont appréhendables à partir d’un mouvement
spontané qui n’est pas ou peu pris en compte dans ce qu’on appelle communément la
mobilité. Or, il s’agit là d’un versant singulier de la mobilité qui dérange lorsqu’on le
revendique comme moteur de la construction d’un parcours ou d’une trajectoire. La
mobilité, lorsqu’elle s’apparente à un tâtonnement, est décrite comme une perte de
temps par les pouvoirs publics et les adultes, que l’on soit en situation d’entrée dans le
monde du travail ou sur le « marché scolaire » alors qu’elle représente, selon nous, une
opportunité pour la jeunesse d’être là où on ne l’attend pas, ce qui est en soi une forme
de mobilité inédite et peu analysée. Nous illustrons ici que pour les jeunes,
l'apprentissage et l'exercice de la mobilité ne sont pas linéaires et ne vont pas de soi. Ils
se font par à coup, par des contretemps qui peuvent nous saisir à bien des égards de par
leur effet de surprise. L'objectif ici est donc bien de donner à voir une jeunesse qui n’est
jamais là où on l’attend et de cerner les enjeux pour les espaces ruraux de cette
mobilité imprévisible.

« L'habiter », point de départ d'une analyse


pluridisciplinaire des mobilités des jeunes
2 Pour tenter de définir un cadre commun à la pratique interdisciplinaire, nous sommes
partis d’une définition ouverte de « l’habiter » initiée dans les travaux de M. Gambino
(2008) et dont le regard pluridisciplinaire s’est exprimé grâce à l’influence de M. De
Certeau (1990). Nous considérons que l’habiter est un acte complexe et ne se réduit pas
à une simple occupation des lieux. Il implique à la fois des comportements, habitudes,
sentiments, représentations qui se matérialisent dans les pratiques des jeunes. Cette
définition passerelle intègre une complexité mais elle a le mérite, pour ce qui nous
concerne, de montrer les limites propres à nos modèles théoriques. L’approche
géographique est bénéfique quand elle concentre son analyse sur les
« représentations » et les « habitudes » des jeunes et celle de la psychopathologie
enrichie l’analyse lorsqu’elle prend plus de temps pour établir un rapport entre
l’habiter, les pratiques sociales et les « affects » des jeunes.
3 Mais, au-delà de cette complémentarité, nous avons repéré un fil conducteur entre ce
que dit M. De Certeau au sujet de l’habiter comme prise en compte de « l’insignifiant et
de l’anecdotique » et ce que nous apprend l’anthropologie comparative au sujet du
mythe comme expérience, « une expérience mythique » (Détienne, 1981), des
expérimentations revendiquées maladroitement par les jeunes lorsqu’ils réhabilitent
des « mondes retranchés ». Ce que la géographe décrit comme étant des « recoins »
(Gambino, 2011) pour les jeunes et ce que le clinicien appelle « les arrières boutiques »
(Desmesure, 2011).
4 Le propos de M. De Certeau (1990) invite à s’intéresser à la dynamique qui fonde
l’habiter. Pour nous, elle s’appuie sur « deux pulsions antagonistes et
complémentaires » (Guetat-Bernard, 2007), la première étant liée à l’abri, la protection,
la stabilité, l’enracinement et la seconde étant motivée par la découverte, l’aventure, la
mobilité, le dépassement et dans certains cas, la métamorphose. C’est pourquoi notre
intérêt se porte si fortement sur l’habiter. Ce n’est pas une simple occupation des lieux
mais un acte (Lazzarotti, 2006) qui implique à la fois des comportements, habitudes,

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représentations, affects qui se matérialisent dans les pratiques. Cet acte est constitué de
lieux et de liens entretenus par le travail, par la filiation, la mémoire, la projection dans
le futur. C’est un acte géographique qui inscrit les hommes dans l’espace à toutes les
échelles (Besse, 2013) et plus globalement, c’est une expérience de mise à l’épreuve, un
« passage », qui laisse des traces dans le territoire. Comprendre cette expérience de
l’habiter passe donc par un repérage des pratiques sociales et spatiales où « se trament
en effet les conditions déterminantes de la vie sociale » (De Certeau, 1990) pour relever
les logiques d’usages et d’appropriations de l’espace, qui ne sont pas dans le cas des
jeunes, comme les adultes ou les acteurs publics voudraient qu’elles soient.
5 On ne peut pas comprendre l’analyse pluridisciplinaire présentée ici si on ne la replace
pas dans un contexte de passerelle entre un « espace vécu » qui, par définition, est bien
celui de la géographie et celui psychopathologique qui a trait à un « arrière monde » du
jeune, dont on va voir paradoxalement qu’il pèse, de par sa réalité, sur sa trajectoire.

Enquêtes et méthodes

L’analyse présentée ici utilise un corpus d’enquêtes issu de deux recherches


achevées s’intéressant aux conditions dans lesquelles la ruralité est aujourd’hui habitée
par les jeunes.

Les travaux de M. Gambino s'appuient sur un doctorat de géographie (Gambino,


2008) portant sur les pratiques et les représentations des espaces de faible densité.
La méthode d’enquête s’appuie sur l’observation participante, la réalisation et
l’analyse de 100 entretiens semi-directifs individuels avec des jeunes de 15 à 25 ans
vivant en France (Périgord Vert) et en Irlande (partie rurale du comté de Galway).
Les jeunes ont été choisis pour la diversité de leur trajectoire personnelle et de
leur position sociale (membre d'une association, lycéens, jeunes parents, en
recherche d'emploi…). Tous vivent depuis plus de 5 ans dans les deux zones
d'étude. En dépit des différences des contextes nationaux, de fortes similitudes ont
été constatées entre les deux pays.

Les travaux d’O. Desmesure (2011) sont issus d’un doctorat de psychopathologie.
Les jeunes enquêtés sont situés dans le département de la Dordogne et ils ont fait
l’objet d’un premier repérage par le biais de leur prise d’initiative dans la vie
publique locale. L’intérêt de ce point d’observation réside dans la connaissance
longitudinale de trajectoires de jeunes, avant, pendant et après la rencontre. Ce
travail est le saisissement d’un point de vue analytique élaboré entre le jeune et
une clinique de l’éducation. Le terme même de « clinique de l’éducation » fait
référence à un corps de recherches issu de la tradition psychanalytique et désigne
le « lieu de théorisation où des connaissances se construisent à même le vivant et
dans l’implication » (Cifali, 1996). Cette clinique qui ne néglige ni les « savoirs
savants » ni la « singularité du vivant » s’incarne aujourd’hui grâce aux nombreux
travaux dont ceux du Centre de recherche sur la clinique de l’éducation à
l’Université de Paris VIII. Il s’agit donc de partir d’une initiative portée par un
jeune tout en se donnant, avec celui-ci, la possibilité de revenir à « l’expérience
source » (Boccara, 2002) et ses fondements affectifs. En quelque sorte, il existe bien
un fond pulsionnel à l’action mais c’est par le biais de l’affect, en tant que
« connaissance » (Bion, 1967), que nous reconstituons, avec le jeune, ce que nous
considérons comme une trajectoire et donc un déplacement (voire une mobilité)

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pas comme les autres : autant, en effet, nous voyons bien ce que le jeune met en
jeu lorsqu’il exécute son initiative, autant, notre méthode de travail est édifiante
pour enregistrer ce que nous appelons « l’envers du décor ». Cette méthode
s’appuie principalement sur des séries d’entretiens cliniques, des observations et
une connaissance chronologique du jeune.

Différentes définitions des « espaces ruraux de faible densité » existent, tant le


critère démographique est relatif. Ce sont des espaces qui ont été désignés par des
termes à connotation négative : le rural « profond », la « diagonale du vide »… Ici,
nous faisons référence à des espaces de moins de 40 habitants/km².

Le point de vue méthodologique compréhensif adopté lors de la réalisation de ces


recherches invitent à souligner qu’il ne s’agit pas de prétendre à une comparaison
entre elles mais bien de faire exister des parcours, des discours et des figures d’un
« vécu » des espaces ruraux de faible densité.

Les modes d’habiter dans les espaces ruraux


aujourd’hui : entre captivité et ancrage
6 L’approche géographique des modes d’habiter des jeunes a mis en évidence trois
groupes qui ont chacun une représentation des espaces ruraux et des pratiques .

Ruralité et mobilité : le sens de la proximité

7 Pour un premier groupe, les discours des jeunes font état des caractéristiques de
l’espace rural de faible densité. Ils décrivent le caractère naturel et agricole de l’espace
et ce qui fait défaut : l’absence d’activité de loisirs et d’animation sociale, la faible
densité de personnes, le manque de services, l’uniformité de marché professionnel, tout
comme la difficulté d’accès à l’emploi, à l’information à cause de l’éloignement.
Plusieurs thèmes présents dans les entretiens donnent à voir un espace fermé. Par
exemple, l’interconnaissance est mal vécue car elle interfère avec la volonté des jeunes
d’évoluer discrètement, elle est vécue comme une surveillance mais elle est reproduite
dans la mesure où des relations sociales sont centrées sur le village et ses habitants.
L’espace de faible densité est considéré comme un cadre peu pénétré d’influences
extérieures, replié sur lui-même. Les discours soulignent le sentiment d’y être coincé et
dévalorisé. Les jeunes sont eux marqués par cet espace qui manquerait d’horizon et qui
est vécu comme enfermant.
8 Leurs pratiques traduisent un vécu moins négatif des espaces de faible densité parce
qu’ils ont une vie quotidienne animée et bien remplie. Ils se livrent en effet à de
nombreuses activités entre eux, leur socialité primaire est intense et nous avons vu peu
de jeunes livrés à l’ennui et désœuvrés. Différents cercles tels que la famille, les amis,
les petits amis, renforcent l’attachement local. Ces pratiques laissent penser que les
jeunes sont donc présents, actifs et visibles dans les territoires ruraux. La nuance est de
mise, car si présence il y a, elle est décalée. En effet, les jeunes se retrouvent dans des
lieux exclusifs (le banc, l’arrêt de bus) qu’ils s’approprient fortement et dont ils
excluent les adultes et ceux qui n’appartiennent pas à leur cercle de socialité primaire.
Ils se donnent rendez-vous dans des lieux cachés et difficiles d’accès (lacs, bois, ruines)

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dans lesquels on (l’enquêteur) n’accède pas sans être introduit. Lors d’événement
important de la vie du village (fêtes locales, festivals, expositions), les jeunes occupent
aussi des lieux qui sont à l’écart des espaces publics (sur le parking du pub ou derrière
la salle des fêtes pendant des événements). Ils sont finalement peu visibles dans
l’espace public et ne participent que très peu à la vie locale.
9 La mobilité n'est faite que de déplacements nécessaires et contraignants. Elle s’organise
alors autour des lieux facilement accessibles dans un périmètre continu, plus ou moins
étendu, centré sur le lieu de résidence. Peu marquée par la multi-appartenance
territoriale, leur mobilité l’est en revanche par de nombreux déplacements entre des
localités voisines. Ils n’ont pas intégré, dans leurs pratiques de l’espace, l’idée de
mobilité géographique à une autre échelle que locale : celle du nord du département
pour le Périgord Vert et celle du bassin de vie pour le Comté Galway. La mobilité leur
permet de maîtriser un territoire local, mais la migration, à cause de l’attachement au
local, ou de la perte de repères connus qu’elle engendre, ne fait pas partie de leur mode
de vie (Gambino, 2010). C’est ainsi que se délimite un territoire, continu, aréolaire,
construit dans une dialectique entre enfermement local et circulation intense dans un
périmètre bien identifié. Le territoire dessiné par leur mobilité géographique se
rapproche d'un territoire circulatoire.
10 Généralement, ce sont les adolescents et jeunes adultes ayant peu l'occasion de
découvrir d'autres espaces qui pratiquent majoritairement cette mobilité locale. Moins
scolarisés et dans une situation économique souvent précaire, leur insertion sociale et
professionnelle doit beaucoup à leurs réseaux familiaux ou à leurs connaissances.

Ruralité et instabilité résidentielle

11 Dans les discours d’un deuxième groupe apparaissent d’autres caractéristiques de


l’espace de faible densité, les jeunes décrivent l’attrait que leur département exerce sur
les étrangers. Les jeunes du Comté Galway notamment évoquent la construction
récente de lotissements ou d’infrastructures de transports. Ils se livrent aussi à un
inventaire de lieux, d’activités, de services et aussi de caractères forts : the community
spirit, la tranquillité, la convivialité. Deux thèmes font ressortir des composantes, selon
eux, de la campagne. D’abord la nature : les jeunes font abondamment référence au
décor, au paysage, à la beauté de l’environnement qui les entoure. Ensuite, le thème de
la qualité se décline à travers la qualité de l’éducation (petites classes, proximité avec
les enseignants) et la qualité des produits et la qualité de la vie. Celle-ci tient aussi à la
présence des habitants et à l’entente qui peut exister entre eux. Ils trouvent que
l’éloignement caractérise ces espaces. Mais ils le vivent comme une protection contre la
ville. Les représentations des jeunes se construisent autour d’une opposition entre les
attributs de la ville, lieu où les jeunes peuvent se sentir seuls et ceux de la campagne,
lieu où les jeunes se sentent protégés. L’opposition des discours sur la ville et sur la
campagne fait ressortir le rôle que les jeunes donnent aux espaces de faible densité :
celui d’un refuge.
12 Les pratiques sont structurées tant en France qu’en République d’Irlande, autour des
loisirs qui occupent leur temps libre et qui permettent d’avoir une sociabilité intense,
de conserver des liens dans le village et d’en forger de nouveaux en ville. Les jeunes
font état d’un capital relationnel nourri, au sein duquel peuvent se distinguer des amis
proches, des amis d’enfance, des connaissances, des relations de travail, des copains de

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sortie… Ils tissent des liens sociaux à la fois forts et superficiels autour d’un diptyque
lieu de vie d’origine - lieu de travail ou de scolarité. Leurs pratiques répondent
véritablement à une stratégie identitaire intériorisant les valeurs de la « société des
35 heures », de loisirs, temps libre, réussite sociale, individualisme, accession à la
propriété (Viard, 2002). Elles témoignent d’une appropriation forte de sphères
personnelles et privées (maison des parents, maison des amis). L’attachement est
également incontestable pour les différents lieux du village propices à leurs pratiques :
le club de sport (en particulier pour les garçons) en Irlande et le café pour les jeunes en
France.
13 La mobilité dans leur cas se caractérise par une instabilité résidentielle, ponctuée par
des déplacements fréquents entre leur lieu d'appartenance dans l’espace rural et leur
lieu de résidence en ville. Deux lieux de résidence coexistent en complémentarité. Un
espace d’origine et d’appartenance identitaire stable, représenté par l’espace rural de
faible densité, où se trouve la maison des parents, et qui renvoie à la normalité de la
vie, à leur univers familier. Il se double d’un espace secondaire, lieu de réalisation
sociale, investi par choix ou par nécessité. Ils vont et viennent entre ces lieux de vie au
sein desquels ils recréent des sociabilités distinctes, se forgent des compétences et
adoptent des pratiques spécifiques. Ce mouvement pendulaire permet l’appropriation
et le marquage d’un territoire qui se construit dans l’itération des allers-retours entre
la ville et le village (Gambino, 2010). Pour mieux vivre et tirer parti de l’incertitude de
la jeunesse, ils mettent en place une décohabitation et jouent sur deux mondes
différents. Par cette mobilité s’affirme davantage la figure du territoire à la carte,
propre au mode de vie contemporain.
14 Cette mobilité alternante touche en majorité des étudiants et des jeunes ayant entre 18
et 20 ans, principalement issus des couches moyennes. Les filles y sont plus
représentées que les garçons. Leur niveau d’étude, comme celui de leurs parents, est
varié mais tous considèrent la poursuite d’études comme un élément de réussite
sociale.

La ruralité construite autour de la sédentarité

15 Enfin dans un troisième groupe, d’autres caractéristiques de l’espace de faible densité


sont mises en avant : l’isolement, la distance auxquels les jeunes sont, selon leurs dires,
« habitués ». La notion d’habitude souligne combien l’isolement n’est pas interprété, au
contraire des types précédents, en termes de contrainte ou de protection. Le manque,
notamment de formations professionnelles, s’il est un élément différenciant ces
espaces, leur donne toutefois des opportunités. En effet, il les pousse à regarder
ailleurs, à chercher des lieux de formation, à découvrir d’autres environnements. Pour
eux, vivre dans ce type d’espace oblige à se débrouiller, à s’organiser, à anticiper, à
développer leurs compétences. Les jeunes se représentent donc l’espace rural de faible
densité comme un lieu de réalisation personnelle ou professionnelle car ses
caractéristiques posent des défis qui offrent des perspectives aux jeunes. Ils détournent
leur description des qualités ou des désavantages liés à la faible densité mais mettent
l’accent sur ce que ce cadre de vie a offert : une éducation et une famille. L’espace de
faible densité est vécu comme un signe distinctif. Il leur donne des « capabilités » (Sen,
1981) qui les singularisent car leurs lieux de vie, à leurs yeux, ne sont pas des lieux

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quelconques. Les lieux sont vécus comme un « espace des possibles » car ils sont le
cadre des projets de vie des jeunes.
16 Quelles sont les pratiques des jeunes ayant cette représentation ? Ils s’occupent à
mettre en place un projet de vie ancré territorialement, conserver ou revaloriser un
patrimoine, cultiver un jardin, vivre au calme, être présent où ils ont grandi. Le travail
constitue un moyen de financer l’installation dans l’espace rural. Il permet de financer
les études, de se déplacer, mais ne représente pas la pierre angulaire de leur projet de
vie (contrairement aux précédents). La famille, plus précisément le couple, permet de
connaître du monde et d’être entouré, constitue un repère et un soutien. Leur
sociabilité est cependant mise en œuvre de façon très individuelle et maitrisée. Quant
aux loisirs, ils sont aussi moins tournés vers les activités sportives et davantage vers
des activités culturelles et associatives qui font l’objet d’un investissement plus fort que
celui des jeunes des deux autres types.
17 A travers leurs pratiques et leurs représentations, on peut voir que les espaces ruraux
de faible densité expriment une correspondance entre leur identité et la ruralité. Ici, la
mobilité est une condition de réalisation sociale (Gambino, 2010). Elle représente le
moyen de vivre selon une logique différente de la majorité des autres jeunes, et
constitue une alternative à la vie en ville. Elle est fonctionnelle, entièrement maîtrisée
et mise au service d'un projet de vie, à savoir vivre chez soi à la campagne. Elle est
rendue possible par le permis de conduire (qui facilite l’autonomie dans le
déplacement) et par la situation professionnelle. La mobilité quotidienne est mise au
service de la sédentarité, centrée sur la maison et l'espace local élargi auquel les jeunes
ruraux s’identifient. Elle est également caractérisée par la mise en relation de
nombreux lieux éloignés les uns des autres, chacun correspondant à des rôles différents
dans la vie quotidienne : le lieu de résidence, le lieu de travail, le lieu des loisirs et de la
sociabilité, le lieu de la famille (la maison des parents et celle d’autres membres de la
famille). Le lieu de vie dans son ensemble est donc d’une part ancré sur la maison
individuelle ainsi que le village et, d’autre part, éclaté en plusieurs lieux éloignés
auxquels sont assignés des fonctions précises (récréative, professionnelle, sociale, etc.).
18 Les jeunes interrogés qui adoptent cette forme de mobilité sont souvent les plus âgés et
les mieux diplômés. Cependant, tous n’ont pas fait des études supérieures. Ils ont en
revanche en commun un fort capital culturel et exercent souvent un métier artisanal
ou artistique. Leur réseau relationnel privilégie la qualité des liens sociaux à leur
nombre. Ils sont issus de familles pour lesquelles vivre en milieu rural fait partie d’un
projet de vie, ou de retour, pour ceux qui en étaient originaires.
19 L’évocation des représentations et des pratiques montre que la mobilité des jeunes
ruraux ne peut être seulement interprétée comme la marque d’une désaffection pour la
ruralité, ceux-ci restent (quitte à se sentir piégés), reviennent, et/ou s’installent. Ils
sont nombreux à concevoir la ruralité comme un lieu correspondant à leurs modes de
vie, marqués par la tension entre l’impératif de mobilité et l’aspiration à la sédentarité
rurale.

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Une approche psychopathologique de l’habiter relative


aux pratiques et aux affects exprimés par les jeunes
20 Parallèlement à cette approche géographique de l’habiter des jeunes, nous avons
souhaité compléter ce premier éclairage par le recours aux sciences humaines dites
« cliniques ». En effet, derrière ce qui est manifeste et repérable grâce aux méthodes du
géographe, il existe un repérage qui doit se faire entre les lignes des actes posés par les
jeunes. Ce repérage est rendu possible grâce à l’organisation méthodique d’une
interaction avec le jeune, un « cheminement commun » (Stern, 2003) qui vise à
reconstruire les soubassements de la mobilité des jeunes dans leur propre territoire.
Comprendre cette mécanique intrapsychique consiste donc à interroger justement une
pratique sociale à travers ce qui se joue dans le monde intérieur du jeune et la façon
dont cela interagit avec le territoire.

Les sables mouvants comme mobilité décalée

21 Il y a plusieurs années de cela, nous avons rencontré Zoé qui souhaitait revenir dans
son village natal pour créer un festival culturel pour « jeune public ». Elle faisait ses
études dans une autre région mais, elle voulait réinvestir ses compétences dans son
village. Elle s’est mise au service d’une association locale pour inventer un festival qui
existe désormais depuis plusieurs années et qui permet, tous les ans, à des enfants qui
vivent en milieu rural, d’accéder à des rencontres de qualité avec des artistes locaux et
internationaux. Outre les difficultés et les blocages qu’a pu rencontrer Zoé, nous avons,
de notre côté, suivi cette initiative à travers une aide et une possibilité d’expression
libre au sein d’une brochure départementale. Cette initiative s’est donc inscrite dans la
durée, elle a même élargi son rayonnement territorial mais parallèlement, s’est
développé une géographie pulsionnelle que nous n’aurions pas pu saisir sans une
approche longitudinale du parcours de Zoé. En effet, derrière ce qui est manifeste et
sophistiqué (la création d’un festival pour « jeune public » en milieu rural ancré dans
une unité de temps et de lieux), nous avons progressivement découvert un envers du
décor qui correspond à la façon dont Zoé gère ses entrées et ses sorties du temps social
(temps de travail, de l’éducation, familial, temps libre), ce que Boccara appelle le « trou
noir du social » (1994). Ce que nous avons pu constater avec Zoé, c’est qu’il existe bien
une suspension par le sujet du temps social pour travailler la relation avec son univers
pulsionnel et affectif, sorte d’aller-retour au sein de ce que nous appelons « l’arrière
boutique ». Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette arrière boutique, n’est
pas seulement un refuge mais une scène ouverte où se jouent des conflits
intrapsychiques. Ainsi, à partir de la matière brute que nous a laissé Zoé (un festival,
des partenaires, des prises de paroles, un article etc.), nous l’avons, de nouveau,
sollicitée notamment à travers ses mots et la justification de sa pratique.
22 Bien évidemment, ce questionnement a eu lieu plusieurs années plus tard grâce au
travail clinique que nous engageons avec chaque jeune et il s’est construit dans une
progression de l’analyse : des échanges de courriels, des rencontres ponctuelles puis
des entretiens. Dans l’entre-temps, Zoé s’est déplacée entre la Bretagne, la région
Rhône-Alpes, la Bosnie, la Turquie et surtout, fait intéressant, elle a fini par revenir
dans le lieu du festival. C’est donc à partir ce qu’elle avait écrit plusieurs années
auparavant qu’a démarré notre travail avec Zoé. Il est complexe de rendre compte ici ce

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que représente cette « géographie pulsionnelle », mais, l’envers du décor, le


soubassement du festival pourrait-on dire, nous a conduit à analyser le rapport que Zoé
entretient entre son attachement au territoire, ses déplacements et ses retours
ponctuels. Ainsi, lorsque Zoé initie son festival, nous sommes à mille lieux de savoir
qu’elle venait d’avorter. Cette expérience de la douleur sera donc un premier moyen
pour Zoé d’affronter ses conflits, sa tristesse avec la réalité de la mise en place d’un
festival (son « bébé » dit-elle). Bien entendu, Zoé nous dira que l’absence du père sera,
selon elle, aussi un fil conducteur de sa recherche mais, c’est à l’occasion d’un long
entretien avec elle que nous apprendrons qu’il s’est passé quelque chose dans son
village natal (le lieu du festival) : Zoé a été victime d’attouchements sexuels durant son
enfance. Pour ne pas sombrer (plusieurs tentatives de suicide à l’adolescence), Zoé
passe son temps à s’engager dans ce qu’elle appelle des « situations rocambolesques »
et des temps de recherche (des thérapies, l’écriture d’un journal, des dialogues avec des
personnes ressources). Ces « sables mouvants », comme elle nous l’indique, lui sont
indispensables pour avoir une certaine maîtrise de l’équilibre. Zoé n’est donc jamais là
où la logique sociale voudrait qu’elle soit, mais cela ne l’empêche pas de s’impliquer
dans la vie publique locale. Ici, la suspension du temps social n’est pas synonyme de
renoncement ou bien de déni du social mais de mise à distance vitale pour accéder à la
connaissance.
23 Cet exemple emprunté à la clinique montre que derrière ces déplacements
géographiques entre le village d’enfance de Zoé et des lieux éloignés, il existe un autre
type de déplacements dont le moteur est éminemment pulsionnel. Malgré un trouble
psychologique, une situation familiale avec l’absence du père, cette jeune femme arrive
à organiser et animer un festival et à assumer ce qui pour la famille et les pouvoirs
publics pourrait ressembler à un parcours à risques. Ainsi, même si, comme disent ses
proches avec un profond respect, il est parfois « difficile » de suivre Zoé, elle laisse un
festival, une trace de son passage en tant que « lieu unitaire où peut s’effectuer le
rassemblement du divers » (Starobinski, 1993).

L’errance comme autre forme de mobilité

24 De la même manière, une expérimentation de l’errance n’est pas forcément dépendante


des conditions sociales et économiques. Cette forme de mobilité radicale est une autre
manière d’aborder les modes « d’accessibilité socio-cognitive de l’espace
géographique » (Ramadier, 2011). C’est donc volontairement, que nous avons souhaité
faire référence à l’expérience de Martha qui, lorsque nous l’avons rencontrée, était
« socialement étiquetée » comme jeune « Sans Domicile Fixe » alors que sa trajectoire
et sa position nous conduisent à lire entre les lignes de nos classifications. Martha est
issue d’une famille d’ouvriers avec un père qui était à l’origine routier puis artisan
terrassier et une mère ouvrière dans le textile (mécanicienne en confection) qui finira
sa carrière dans la fraisiculture. A la suite de la mort de son père, alors qu’elle avait
treize ans, Martha va basculer dans une fuite en avant, hors de sa famille, pour entrer
progressivement en errance avec « ses amis de la rue ». Au fond, depuis toujours, elle
ne s’accommode pas de cette vie de famille au sein de laquelle les parents travaillent
énormément sans prendre vraiment le temps de se parler. Ainsi, malgré la mort, la
violence du couple parental, une vie peu expressive au sein de la famille,
l’omniprésence de la religion, la violence avec son partenaire… cela n’empêche pas
Martha de reconstituer un idéal à l’extérieur, dans son implication en tant que mère, au

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travail, dans les associations, avec ses amis. C’est donc à partir du lycée, précisément en
première, qu’elle décide d’entamer une rupture avec sa formation initiale en décidant
d’aller vivre avec ses amis dans la rue. Elle se sent, dit-elle, en « insécurité dans le lycée
et son internat », comme persécutée par le « regard des autres ». Les questionnements
radicaux de Martha ne trouvent pas forcément un écho dans la communauté éducative
du lycée et l’orientation qui lui sera proposée (comptabilité) finira par la rendre
totalement étrangère à la vie scolaire tandis qu’elle souhaitait poursuivre des études
dans le domaine de la littérature. Elle le dit encore aujourd’hui, elle a lancé un défi en
mettant fin à son parcours scolaire (en partant elle a dit à ses enseignants : « A bientôt
dans la rue ! »). Martha s’engage dans une vie de rue tout en conservant un point de
chute (un appartement) et un contact avec sa mère. Pour assurer le quotidien, elle fait
des petits boulots et elle apprend à ne « pas rester inactive » : dans la rue, selon Martha,
il y a ceux qui ne font vraiment rien et il y a ceux qui vont vers les gens pour proposer
un service, « rendre un sourire », faire une animation. De cette époque, elle a conservé
des amis qu’elle voit encore et dont certains sont toujours dans la rue. Elle décrit ses
amis comme étant à la fois des voyageurs et des personnes qui étudient. Dans la rue,
elle a rapidement sympathisé avec les plus anciens, les « plus vieux de la zone » car ils
sont gentils, partagent et surtout parlent de leurs vies, de leurs voyages. Elle va
s’intégrer progressivement à la communauté, connaître les lieux où l’on squatte (les
trains condamnés dans les zones de triages), les lieux de rendez-vous réguliers, les
personnages sédentaires qui assurent des relations avec les nomades (la « mamie
caddy » qui fait ses courses, sollicite une aide pour du portage et qui, en échange, fait
des achats pour le groupe). Comme cela est rendu difficile socialement parlant, Martha
se sert du no man’s land comme d’un bouclier protecteur (comme une défense aurait
dit Freud) tout en continuant à prendre du temps (perdre du temps diront ses amis ou
ses employeurs) pour continuer ses recherches et ses analyses. Elle va,
progressivement, revenir à une vie qui s’équilibre entre l’éducation de son fils, un
engagement déterminant au sein d’un projet européen et surtout une vie qui s’assume
dans une globalité : Martha, malgré un contexte social et économique difficile, est dans
une recherche permanente qui ne dissocie pas les éléments dépressifs d’une
construction progressive de sa connaissance.

Les trajectoires et les espaces de l’intérieur

25 A travers l’évocation de deux cas cliniques, nous avons voulu montrer l’intérêt que
revêt cette forme d’analyse microscopique du social qui entend investiguer une
mobilité manifeste à travers ses fondements pulsionnels. En effet, comme on a pu le
voir avec les expérimentations de Zoé et de Martha mais aussi par le biais de
l’application méthodique d’une clinique de l’éducation, une mobilité latente dresse un
autre rapport des jeunes à leur territoire faisant état de leur temporalité qui alterne
entre engagement dans la vie publique locale (création d’un festival, projet européen),
vie professionnelle et privée (formation, recherche d’emploi, logement, loisirs…) et
préoccupation intérieure pour reconstruire une histoire et, finalement, une géographie
qui se laisse pénétrer par des éléments affectifs.
26 Entre le déplacement de Zoé pour, officiellement, revenir dans son village afin de faire
son stage pratique d’animatrice et celui officieux pour tenter de retrouver son
agresseur et lui exprimer son malaise, il y a un décalage, un contretemps qu’on ne peut
pas voir si nous n’introduisons pas la mise en chantier du jeune pour construire et

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reconstruire sa propre trajectoire de vie. De la même manière, pour explorer une


notion comme la mobilité, il faut dès lors ne pas exercer un « déni de sens » (Bourdieu,
1979) en reléguant d’autres catégories comme celle de l’errance dont on a vu, avec
Martha, qu’elles correspondent à des pratiques sociales signifiantes.
27 D’ailleurs, dans une approche résolument macro-sociale, cette hypothèse générale
concernant l’état de la jeunesse en France a bien été caractérisée par la sociologue C.
Van de Velde (2008) qui introduit, selon nous, une variable tout à fait novatrice pour
décrire ce qu’elle appelle le « devenir adulte ». Réinitialisant ainsi le questionnement
par les sciences humaines des effets de la normativité des politiques publiques, elle
redonne, grâce à l’emprunt de la notion du « devenir », tout son sens à une trajectoire
sociale comme celle de Martha ou de Zoé.

Diversité des mobilités et place des jeunes


28 Dans ce contexte de travail pluridisciplinaire entre la géographie et la
psychopathologie, nous avons essayé de montrer que si l’on souhaite aborder une
problématique comme la mobilité avec les jeunes, il faut au préalable prendre en
compte leurs pratiques et ce qui va avec. Nous constatons que quel que soit notre
posture de recherche, trois tendances se dégagent de la mise en regard de nos travaux
respectifs.
29 La première tendance est que les jeunes habitent leur espace rural selon une logique de
circulation. En effet, contrairement à ce qui est souvent exprimé par la communauté
des adultes, les jeunes circulent dans leur territoire plus qu’on ne le pense. Tout comme
le montre M. Gambino, ils développent une vie relationnelle parfois intense qui est peu
visible ou peu repérée parce que cachée ou éloignée du lieu de vie. Si nous savons que
les jeunes se mettent systématiquement à l’écart dans la vie publique (en préférant
s’installer dans ce qu’ils appellent les « recoins », c’est-à-dire, l’arrière du bistrot ou 20
mètres face à la salle des fêtes où sont les adultes), ils sont souvent ignorés dans le
rapport aux territoires du quotidien. Les travaux d’O. Desmesure confortent cette
tendance pour ces jeunes qui vont et viennent parfois dans le silence et l’indifférence
liés à un drame personnel et pour lesquels il n’existe pas forcément d’espace pour
exprimer cette solitude.
30 La deuxième tendance est que les jeunes sont dans une logique d’ancrage parce que
leur cadre de vie peut à la fois les préparer à une future sédentarité tout en
représentant une protection face à l’avenir : les territoires font repère y compris pour
celles et ceux qui s’engagent loin de chez eux. En revanche, si pour certains jeunes, la
nature et le cadre de vie sont une richesse, pour d’autres, ils ne sont qu’épisodes dans
un enchaînement psychopathologique au sein duquel une personne ou un groupe de
personnes peuvent être la figure de référence.
31 Enfin, la troisième tendance commune est celle qui contredit le plus le modèle normatif
de la mobilité et qui a trait à l’errance. En effet, l’errance est souvent interprétée
comme une perte de contrôle de soi ou comme une maladie alors qu’elle représente,
selon nous, un versant commun à l’ensemble des jeunes en tant que droit à
l’expérimentation.
32 Ce qui se passe dans les endroits reculés ou dans les espaces favorables à l’expression
des jeunes met en lumière une vie intense et une aspiration à la prise d’initiative en

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tant que mise en chantier même si, bien souvent, ces tâtonnements expriment
l’ampleur d’un malaise (« nos villages sont morts »). Or, comme nous l’enseigne
Montaigne (1962), dans toute forme d’errance, lorsqu’elle est imprimée et exprimée, il
y a accès à la connaissance, ce que démontrent à eux seuls les exemples empruntés à la
clinique.
33 Ce travail sur les jeunes met bien en évidence une jeunesse dont la mobilité n’est ni
uniforme, ni linéaire et peu compréhensible par une seule approche disciplinaire. Ce
résultat est d’autant plus fondamental qu’il montre que vouloir mettre les jeunes « sur
des rails » (Van de Velde, 2008) (par la « tyrannie du diplôme », du placement par les
Missions Locales, de l’injonction à la mobilité), tout en ignorant les tâtonnements, les
balbutiements est contre-productif pour donner du sens à leurs modes d’habiter et
concevoir un accompagnement des jeunes. C’est pourquoi nous parlons de contretemps
de la jeunesse pour qualifier leurs modes d’habiter.
34 De façon plus générale, les jeunes constatent une domination du monde adulte dont ils
sont dépendants. Le sentiment de n’avoir aucun contrôle et aucune emprise sur ce
monde accentue leur isolement social. Ce ressenti existe par ailleurs pour les jeunes
vivants dans les périphéries des villes où se sont déroulées les émeutes en 2005, où il se
conjugue avec un sentiment d’abandon (Avenel, 2006). Étant peu consultés, nous
remarquons que les jeunes se dévalorisent. Ils pensent que ce qu’ils font est toujours
moins bien que ce que pourraient faire les autres. La dévalorisation les pousse à sous-
estimer leurs capacités à réaliser leurs projets. Cela crée les conditions pour que se
développe chez les jeunes, mais aussi pour l’ensemble des habitants un sentiment de
mise à l’écart.
35 Parallèlement, il ne suffit pas de mettre en place des équipements et des dispositifs
pour aménager le territoire, encore faut-il, pour cela penser et pratiquer
l’aménagement éducatif de ce territoire. Au moment où justement il est fortement
question de remettre la jeunesse au cœur des politiques publiques, nous posons là les
limites d’une « pensée d’État » telle que décrite par P. Bourdieu qui mesure le
développement des territoires au prorata de la quantité de dispositifs mis en œuvre tout
en continuant à morceler les approches entre les administrations. Dès lors, nous voyons
bien que lorsque les partenaires territoriaux se mettent en « ordre de bataille » pour
aménager des espaces de transition et de transmission, il s’agit de faire appel non plus
uniquement à la capacité de production d’une société mais à sa capacité d’intégration.
36 Enfin, si nous sommes tout à fait d’accord pour dire qu’il existe désormais des clivages
importants entre les jeunes et la société des adultes, nous ne sommes pas certains que
les voies uniques des sciences humaines (qu’elles soient cliniques ou non) seront
efficaces tant qu’elles seront séparées, elles aussi, des objets qu’elles prétendent
investiguer. Par conséquent, accepter de faire des recherches au sujet des jeunes, c’est
aussi prendre le risque de pouvoir entrer dans une relation éducative, signifiant ainsi
au chercheur qu’il n’est pas qu’un simple observateur. De la même manière, cela
implique un rapport de collaboration étroite avec les partenaires éducatifs qui va bien
au-delà de l’intervention professorale, c'est-à-dire, un engagement dans un collectif de
travail qui s’équilibre entre travail théorique et participation, dans le temps et dans le
territoire.

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Conclusion : les jeunes ruraux, une appropriation


décalée de la mobilité
37 On ne peut pas faire l’impasse aujourd’hui d’une réflexion qui vise à déconstruire cette
notion de mobilité devenue, au fil du temps, une sorte d’injonction paradoxale entre un
encouragement social à la mobilité (Le Breton, 2005) et une vie qui se sédentarise de
plus en plus (Chauvel, 1998). On pourrait, à cet égard, mettre en parallèle deux
manifestations de la mobilité avec, d’un côté, celle des camping-cars souvent utilisés
par les retraités, illustrant parfaitement cette forme de « mobilité programmée » et,
d’un autre côté, celle des mobilités plurielles exposées ici mais aussi décrites par
l’ethnologue G. Loiseau (2012) qui, elle, évoque les « tares de la mobilité » pour ces
jeunes qui vivent désormais dans les yourtes, tipis, caravanes, cabanes, camions ou
autres habitats légers et mobiles.
38 Comme nous venons de le voir, face à ce que d’aucuns appellent la « souffrance
générationnelle » (Chauvel, 1998), il nous a semblé nécessaire de repositionner la
notion de mobilité eu égard aux contretemps de la jeunesse mais aussi, à travers la
prise en compte de ce qui se révèle être des trajectoires atypiques. C’est aussi ce que
confirment P. Loncle et V. Muniglia (2010) en indiquant justement que « les trajectoires
des jeunes vers l’âge adulte se présentent avant tout comme étendues, peu linéaires et
empreintes de complexité et de réversibilité ».
39 Par ailleurs, les solutions pour faciliter la mobilité des jeunes ruraux ne sont pas
uniquement liées aux transports et aux conditions matérielles de vie, mais aussi et
surtout aux conditions sociales et économiques d'usage de leur « motilité » (Kaufmann,
Jemelin, 2004 ; Kaufman, Widemer, 2005), c'est-à-dire de leur capacité à s’approprier la
mobilité comme espace d’expérimentation et de connaissance.
40 Contre « une vision événementielle des problèmes sociaux » (Ebersold, 2013) nous
avons voulu montrer, à travers une analyse fouillée des pratiques des jeunes, que la
mobilité n’est pas que l’affaire des jeunes mais aussi celle des pouvoirs publics pour
introduire le questionnement de la « motilité territoriale », formule inédite qui
pourrait désigner, la capacité des partenaires à élaborer une stratégie commune
notamment à partir d’un repérage établi par un collectif de travail pluridisciplinaire
autour des jeunes et de leurs pratiques. C'est en rendant plus favorables les conditions
faites aux jeunes dans tous les territoires que les politiques publiques pourront les
aider à réussir leur transition vers l'âge adulte.

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RÉSUMÉS
En s’appuyant sur des éléments de réflexion issus de plusieurs recherches dans des disciplines
peu habituées à travailler ensemble, la géographie et la psychopathologie, nous livrons une
analyse sur une partie mal connue de la jeunesse contemporaine, les jeunes de 15 à 25 ans qui
vivent dans les espaces ruraux de faible densité de population. A partir de deux études de cas
internationales (en France et en République d'Irlande), nous considérons, en prenant pour objet
les modes d’habiter, que les mobilités des jeunes sont désormais plurielles. Elles se déclinent sur
le mode de la circulation, de l'ancrage ou de l'errance. Elles trouvent leur origine dans leur
rapport au territoire et dans les formes que les jeunes définissent à leur trajectoire.

Based on different studies in two foreign disciplines (geography and psychopathology), this
article focuses on a poorly documented part of today’s youth population: 15 to 25 year old young
people living in sparsely populated areas. In France and in the Republic of Ireland, where our
cases studies are set, we explain how young people’s mobility is nowadays plural. We show that
the mobility of young people, often unexpected, can be qualified as circular, sedentary or close to
roving life. It originates from their territoriality and how they define their trajectory.

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INDEX
Mots-clés : habiter, jeunesse, pratique spatiale, espace rural
Keywords : youth, spatial practice, inhabiting

AUTEURS
MÉLANIE GAMBINO
UMR Dynamiques Rurales (MA 104) - Université de Toulouse II Jean Jaurès, 5, Allées Antonio
Machado, 31058 Toulouse Cedex 9, France (gambino@univ-tlse2.fr)

OLIVIER DESMESURE
Centre de recherche en médecine et psychanalyse (EAD N°3522) - Université de Paris VII Diderot,
5 Rue Thomas Mann, 75013 Paris, France. Conseiller jeunesse DDCSPP Dordogne.
(olivier.desmesure@dordogne.gouv.fr)

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Mobilités des jeunes adultes et


politiques d’accueil dans les
territoires ruraux. Etudes de cas en
France et au Québec
Young adults mobilities and policies for welcoming in rural areas. Cases studies
in France and Quebec

Émilie Jamet, Patrice LeBlanc et Sylvie Lardon

NOTE DE L’ÉDITEUR
Article reçu le 25 mars 2014, définitivement accepté le 3 décembre 2014

Introduction : Mobilités et accueil de jeunes adultes


dans les territoires ruraux
1 Depuis les années 1970-1980, en France comme au Québec, des territoires ruraux de
plus en plus éloignés des villes connaissent un regain démographique (Roussel et
Mamdy, 2001 ; Cognard, 2010 ; Pistre 2011, 2012 ; Simard et Guimond, 2010 ; Guimond,
2012). Dans ceux qui composent avec de faibles densités de population 1 (Gambino,
2008 ; Barthe et Milian, 2011) et sont éloignés des villes, la croissance démographique se
pose comme un enjeu prioritaire. Après des décennies d’exode rural, « l’arrivée de
nouvelles populations est considérée, par [les] territoires [touchés par l’exode rural],
comme un phénomène positif » (Guérin, 2001), susceptible de contribuer aux
dynamiques de développement territorial, et ainsi permettre « d’assurer la satisfaction
des besoins et l’épanouissement des populations, tout en poursuivant des objectifs
d’équité sociale, de ménagement de la nature, d’innovation économique et sociale et de
participation démocratique » (Jean, 2006).

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2 Dans le but d’accroître ou de maintenir le nombre d’habitants, des politiques


territoriales d’accueil et de maintien de la population sont mises en œuvre. Elles visent
à ralentir le vieillissement de la population, à pourvoir des besoins en main d’œuvre, à
maintenir des écoles ouvertes. Les jeunes adultes comptent parmi les profils
particulièrement recherchés. Or, ces derniers sont souvent amenés à quitter les
territoires ruraux pour des durées variables afin de poursuivre des études, d’occuper
un emploi, de rejoindre un-e conjoint-e… Ces départs ne sont pas sans poser question
aux élus et acteurs locaux qui misent sur une augmentation et un rajeunissement de la
population pour assurer le développement de leurs territoires.
3 David (2014) souligne que « les connaissances portant spécifiquement sur les jeunes
vivant en milieu rural n’ont pas vraiment été renouvelées depuis le début des années
1990 ». Cet article a pour objectif d’y contribuer, sans toutefois s’appuyer sur un clivage
entre l’urbain et le rural. Il éclaire la manière dont les parcours migratoires des jeunes
adultes structurent leurs rapports aux mobilités comme aux territoires ruraux. Il
analyse aussi les politiques d’accueil ou de mobilité mises en œuvre localement pour
accompagner ces processus. Nous étayons l’hypothèse selon laquelle les départs ne sont
pas nécessairement synonymes de rupture de l’attachement ou de manque
d’implication des jeunes dans les territoires ruraux. Réciproquement, des parcours
sédentaires peuvent aussi être source d’isolement et de non-participation des jeunes
aux dynamiques sociales, économiques, culturelles… Nous suggérons alors que les
politiques d’accueil puissent être associées à des initiatives, conduites dans les
territoires ruraux, visant à développer chez les jeunes adultes, des apprentissages liés
aux mobilités pour mieux contribuer aux dynamiques des territoires.
4 Après une description des deux terrains d’étude et des méthodes employées, nous
présentons quatre types de parcours migratoires des jeunes adultes observés. Ils
combinent différents rapports aux territoires, ruraux et urbains, et à la mobilité.
5 Nous détaillons ensuite les dispositifs en faveur de l’accueil, du maintien et de la
mobilité des jeunes adultes mis en oeuvre dans chacun de nos territoires d’étude. Nous
les distinguons selon qu’ils permettent de favoriser les arrivées et les retours et de
pérenniser les installations, de laisser partir mais aussi permettre de revenir,
d’accompagner les départs ou de favoriser les apprentissages par la mobilité.
6 À partir de ces résultats, nous discutons alors la manière dont la mobilité peut être une
ressource tant pour les jeunes adultes que pour les territoires ruraux. Pour cela, nous
mobilisons les notions de motilité (Kaufman, 2005) et de capital spatial territorial (Lévy,
2013) pour rendre compte de nos observations et proposer un renouvellement du
regard des politiques territoriales sur la mobilité des jeunes adultes.

Une mise en perspective de deux territoires : Pays de


Saint-Flour Haute Auvergne (France) et
Témiscamingue (Québec)
7 Les résultats présentés et discutés dans cet article sont issus d’un travail de doctorat
sur le rôle des parcours migratoires des jeunes adultes dans le développement des
territoires ruraux2. Deux territoires ruraux de faible densité de population sont
étudiés : le Pays de Saint-Flour Haute Auvergne, en France et le Témiscamingue, au
Québec. Le choix de ces deux terrains ne s’inscrit pas dans une démarche comparative

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au sens classique, où il s’agit de « relever des différences et des points communs en


fonction d’un critère défini au préalable » (Vigour, 2005) afin de vérifier des hypothèses
préalablement définies. C’est une autre manière de comparer que nous avons retenue,
dans la mesure où « l’objet à comparer n’est pas fixé mais à découvrir et porte autant
sur les dissimilarités que sur les similarités » (Soulet, 2010).
8 A plusieurs reprises, des élus, agents de développement et acteurs socio-économiques
du Pays de Saint-Flour Haute Auvergne et du Témiscamingue ont échangé au cours de
voyages d’études3. Bien que situés dans des contextes politico-administratifs distincts,
les acteurs, présents lors des échanges, ont constaté qu’ils faisaient face aux mêmes
difficultés pour penser leurs projets de développement tout en prenant en compte le
phénomène de migration des jeunes depuis leur territoire. C’est sur cet échange
naissant entre deux territoires que nous avons empiriquement basé notre recherche.
Nous avons cherché à mettre en perspective deux territoires partageant un même
questionnement sur la mobilité des jeunes pour apporter des éléments de connaissance,
mobilisables pour la mise en oeuvre d’initiatives favorisant la participation des jeunes
adultes dans les dynamiques territoriales, qu’elles soient sociales, économiques,
culturelles ou environnementales.

Pays de Saint-Flour Haute Auvergne et Témiscamingue : deux


territoires ruraux éloignés des villes

9 Le Pays de Saint-Flour Haute Auvergne et le Témiscamingue sont des territoires ruraux,


peu denses et éloignés géographiquement des grandes agglomérations et de leur
influence. Le Pays de Saint-Flour Haute Auvergne (figure 1) est un territoire de
moyenne montagne situé dans le département du Cantal (Région Auvergne) qui figure
parmi les six départements les moins peuplés de France (Insee, 2013a). La densité de
population moyenne du territoire est de 16,3 habitants/km² en 2009 4 (Insee, 2013b).
Seules trois communes, Saint-Flour, Murat et Neussargues-Moissac, ont une densité de
population supérieure à la moyenne nationale (Insee, 2009). En 2009, on comptait
37 830 habitants dans le Pays dont 9 729 dans la ville de Saint-Flour, sous-préfecture du
département.

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Figure 1 : Présentation du Pays de Saint-Flour Haute Auvergne (terrain d'étude) (Jamet, 2014)
Presentation of Pays de Saint-Flour Haute Auvergne (field study)

Le Témiscamingue (figure 2)
est une Municipalité Régionale de Comté (MRC) située dans la Région Abitibi-
Témiscamingue, limitrophe de la Province de l’Ontario à l’Ouest du Québec. La MRC est
composée de 21 municipalités dont la plupart appartient à des zones sans influence
métropolitaine ou à influence faible ou modérée (Statistiques Canada, 2002). En 2013, le
Témiscamingue compte 16 346 habitants, soit 11 % de la population d’Abitibi-
Témiscamingue représentant elle-même 1,8 % de la population de la Province du
Québec (Institut de la Statistique du Québec, 2014). La ville la plus importante de la MRC
est Ville-Marie, qui comptait 2595 habitants en 2011.

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Figure 2 : Présentation de la MRC du Témiscamingue (Jamet, 2014)


Presentation of MRC of Temiscamingue

10 En plus d’être faiblement peuplés, les deux territoires à l’étude ont la caractéristique
commune de voir leur population décroître : -3 % entre 1999 et 2009 pour le Pays de
Saint-Flour Haute Auvergne et -8,2 % de 2001 à 2013 pour le Témiscamingue. Si un
regain d’attractivité est observé dans le Pays de Saint-Flour Haute Auvergne comme
dans le reste du Cantal, celui-ci reste insuffisant pour compenser la perte de population
due à un solde naturel négatif (Insee, 2013b). Au Témiscamingue, en revanche, le solde
migratoire reste globalement négatif sur la période 2001-2013, même si pour la
première fois en 2013, la MRC a connu un solde migratoire quasi nul, ne perdant que 4
habitants (Observatoire de l’Abitibi-Témiscamingue, 2014a). Concernant la structure de
la population, la part des moins de 30 ans est supérieure à celle des plus de 60 ans au
Témiscamingue et cela malgré un départ des jeunes, notamment des 14-25 ans, plus
marqué que pour les autres tranches d’âge (Observatoire de l’Abitibi-Témiscamingue,
2014b). Dans le Pays de Saint-Flour Haute Auvergne, le vieillissement de la population
est fortement marqué : les plus de 60 ans représentent une part plus importante que
celle des moins de 30 ans. Comme au Témiscamingue, ce sont également les jeunes, et
notamment les 18-25 ans, qui sont la tranche d’âge la plus déficitaire dans le Pays de
Saint-Flour Haute Auvergne, à l’image du reste du Cantal (Insee, 2013a).
11 Souhaitant relever le défi démographique, les acteurs de nos deux territoires d’étude, à
l’instar d’autres régions rurales, en France comme au Québec, s’interrogent sur les
éléments qui expliquent le départ des jeunes, mais également sur ceux qui peuvent
favoriser leur arrivée ou leur retour. Le présent article a pour but d’alimenter ces
interrogations « de terrain », mais aussi de contribuer à accroître les connaissances
portant sur les jeunes vivant ou ayant vécu dans des territoires ruraux. Nous nous
intéressons aux parcours migratoires des jeunes adultes - c’est à dire aux différents
endroits qu’ils habitent au cours de leur vie et aux raisons qui expliquent les

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changements - et aux actions menées au sein des territoires qui peuvent freiner les
départs, les accompagner ou favoriser l’accueil ou les retours. Notre travail s’inscrit
dans le courant de recherche portant sur la migration des jeunes, notamment depuis et
vers les territoires ruraux5 et celui sur les migrations villes-campagnes6.

Une posture empirico-déductive et entretiens compréhensifs

12 Afin de répondre aux questions posées par les acteurs du terrain, nous avons opté pour
une « posture d’enquête empirico-inductive ayant pour but la formulation de théories
ancrées dans la production et l’analyse progressive de données de terrain » (Paillé,
2010). Nous revendiquons donc comme point de départ de la réflexion une « réalité
locale et contextuelle » que nous avons tenté de « hisser à un niveau théorique par un
travail méthodique de terrain » (Paillé, 2010). Nous n’avons pas cherché à vérifier une
théorie formulée à partir d’une exploration de la littérature, mais à expliquer les
phénomènes observés sur le terrain (Dumez, 2012 cité par Robineau, 2013).
13 Des séjours en immersion sur les territoires d’étude se sont avérés primordiaux pour
atteindre un triple objectif (Gambino, 2008) : se créer une place au sein de nos terrains
d’étude, décentrer notre regard pour ne pas focaliser sur nos a priori et être en
interaction avec les acteurs du terrain pour vérifier nos interprétations. Au cours de
ces séjours, des entretiens compréhensifs (Kaufman, 2007) menés de façon
systématique ont été réalisés. Nous en distinguons trois types : les entretiens conduits
avec des jeunes adultes, avec des acteurs intermédiaires et avec des élus.

Entretiens conduits avec les jeunes adultes

14 Nous avons cherché à comprendre les raisons pour lesquelles les jeunes adultes
partent, viennent ou reviennent s’installer dans les deux territoires étudiés. Si la
principale classe d’âge déficitaire dans les territoires étudiés s’étend jusqu’à 25 ans, il
nous a semblé pertinent de ne pas nous arrêter à cette limite, de manière à prendre
compte les parcours de vie des individus sur un pas de temps plus large que celui de la
jeunesse absente de la campagne. Nous avons donc rencontré, lors d’entretiens
compréhensifs, une trentaine de jeunes adultes âgés de 18 à 35 ans. Le récit de leur
parcours migratoire a occupé une place centrale dans les échanges. En effet, nous leur
avons demandé de nous raconter les différents lieux où ils ont habité depuis l’enfance
et les raisons pour lesquelles ils ont déménagé. Les éléments de récit, c’est à dire « les
moments où les enquêtés racontaient sous la forme narrative des épisodes de leur
expérience vécue » (Bertaux, 2010) sont principalement ceux que nous avons mobilisés
pour l’analyse. Les profils des jeunes adultes rencontrés en entretien étaient variés. Ils
pouvaient ne jamais avoir quitté le territoire, en être parti puis revenu, habiter
toujours à l’extérieur ou encore venir d’une autre région. Nous avons également été
vigilants à rencontrer des personnes vivant dans différents lieux des territoires d’étude
et aux profils sociodémographiques diversifiés : des jeunes sans ou avec diplômes (du
secondaire jusqu’au doctorat), des personnes en couple avec ou sans enfants, d’autres
célibataires, des jeunes occupant des emplois dans les secteurs primaire, secondaire ou
tertiaire et des personnes sans emploi.
15 Chacun des entretiens a été enregistré, transcrit puis codé, d’abord de manière très
descriptive, en utilisant des formulations proches du vocabulaire utilisé par les
enquêtés. Au fur et à mesure des nouveaux entretiens, nous avons synthétisé un certain

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nombre de codifications à travers des intitulés plus génériques, regroupant de plus


larges passages de verbatims, dégageant ainsi des profil-types de parcours migratoires.
Au-delà des arguments justifiant le maintien ou les mobilités entre plusieurs
territoires, nous nous sommes également attachés à saisir la dimension spatiale et
temporelle des parcours migratoires.

Entretiens conduits avec les acteurs intermédiaires et les élus

16 Il était aussi indispensable de saisir les représentations des « autres » acteurs des
territoires qui qualifient souvent le phénomène de migration des jeunes adultes comme
une difficulté, voire une contrainte pour le développement. Une quarantaine
d’entretiens compréhensifs a donc été conduit avec des élus et avec des acteurs
intermédiaires, c’est à dire des personnes ayant à la fois une connaissance de l’action
publique menée localement et un contact relativement direct avec les jeunes adultes du
territoire. Dans ce cadre, nous avons rencontré des agents de développement, des
chargés de mission (accueil, jeunesse, culture, installation, participation citoyenne), des
travailleurs sociaux, des enseignants ou encore des conseillers en emploi.
17 Ces entretiens avaient deux objectifs principaux. Le premier visait à comprendre en
quels termes, par rapport à quels questionnements les « acteurs du développement »
(élus et acteurs intermédiaires) qualifient le phénomène de migration des jeunes. Le
second objectif était de recenser les actions mises en oeuvre dans les territoires pour
freiner, accompagner, favoriser les départs ou les arrivées de jeunes adultes.
18 Comme pour les entretiens conduits avec les jeunes adultes, nous avons utilisé le même
système de codification pour analyser les entretiens enregistrés et transcrits.

Jeunes adultes : une diversité de rapport à la mobilité


et au territoire
19 Les quatre types de parcours migratoires présentés dans cette partie sont issus du
travail de codification réalisé à partir des entretiens. Une telle synthèse est
nécessairement réductrice de la singularité des cas de chaque individu. Il importe donc
de garder à l’esprit que certains parcours individuels peuvent se situer à l’interface de
ces différentes catégories que nous proposons. Ces résultats corroborent, sans toutefois
complètement se confondre aux trois modalités de mobilités géographiques des jeunes
– mobilité locale, mobilité alternante, mobilité pour la sédentarité – mises en avant par
Gambino (2008, 2010).

Des parcours migratoires sédentaires

20 Dans le premier type de parcours, les jeunes adultes rencontrés expliquent n’avoir pas
ou peu déménagé au cours de leur vie. L’attachement à leur territoire d’origine est fort
et leur vie quotidienne s’organise le plus souvent dans un périmètre proche et continu.
« Je suis née à Saint-Flour. J'ai grandi à Ussel et je suis toujours à Ussel. J'ai déménagé parce
que j'ai déménagé dans Ussel. La maison familiale. Après mes parents ont pris un commerce
à Ussel, donc on a déménagé au bar. Et après donc j'ai pris un appartement à Ussel et là j'ai
acheté une maison à Luc d'Ussel. C'est juste à côté. » (Femme, 25 ans, Pays de Saint-Flour
Haute Auvergne)

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21 Lorsqu’ils sont amenés à quitter le territoire, c’est souvent de manière temporaire et


pour un projet précis : réaliser des études, saisir une opportunité professionnelle
« pour mettre l’argent de côté »…
« — Et pourquoi du coup être parti à Lyon ?
— Pour la paye tout simplement. » (Homme, 30 ans, Pays de Saint-Flour Haute
Auvergne)
22 La vie en ville n’est pas un objectif en soi, c’est d’ailleurs souvent un type de territoire
déprécié. Des caractéristiques, qu’ils jugent négatives, sont mises en avant : la forte
densité de population, l’anonymat, l’insécurité… Dans leur récit, ils opposent leurs
représentations de la ville – négative – et de la campagne – positive.
« Parce qu'on peut… parce qu'on n'a pas peur non plus de sortir dehors, tsé parce que des
fois en ville, les gens sont peut-être des fois plus malveillants mais ici les gens sont
accueillants, sont sociables, on dit salut à tout le monde, je trouve que c'est ça qui… Oui, je
pense que oui c'est rassurant d'être dans une place où tu sais que les gens sont
gentils. » (Femme, 20 ans, Témiscamingue)
23 Ces jeunes adultes maintiennent des liens denses avec le territoire d’origine lorsqu’ils
sont amenés à le quitter. C’est le réseau relationnel de leur ancien lieu de vie qu’ils
entretiennent et ils cherchent peu à en recréer un nouveau sur leur territoire d’accueil.
« — On remontait tous les weekends, la semaine on travaillait, le weekend on était là.
— Et vous vous êtes fait des amis là-bas ?
— Non du tout.
— Et vos amis venaient vous voir ?
— Bah nous on rentrait tous les weekends, donc le problème était réglé, ils n’avaient pas
besoin de venir. » (Homme, 30 ans, Pays de Saint-Flour Haute Auvergne)
24 L’emploi et la vie de famille (avec leurs enfants, mais aussi avec leurs parents) et
l’établissement dans une maison familiale sont des éléments centraux du projet de vie.

Des parcours migratoires comportant des arrivées ou des retours


dans les territoires ruraux

25 Dans le second type de parcours, le rapport à la ville et à la campagne évolue dans le


temps. Les jeunes adultes qui composent cette catégorie sont soit des migrants de
retour, soit des nouveaux arrivants dans nos territoires d’étude. Ils associent des
« milieux de vie » bien précis aux différentes étapes de leur parcours, de leur vie. A la
fin des leurs études secondaires, ces jeunes se montrent avides de quitter le territoire,
non seulement pour poursuivre leurs études ou occuper un emploi, mais aussi parce
qu’ils souhaitent découvrir de nouveaux horizons et plus particulièrement la ville.
« Oh bah moi j'étais tannée de voir le même monde […]. Et c'est pour ça que j'ai pas choisi
d'aller à Rouyn […]. J'aurais pu faire mon programme au Cegep à Rouyn aussi sans problème
[…]. Moi j'étais contente, à l'âge que j'avais avec les connaissances que j'avais, de le
découvrir à cet âge là. Puis y'a beaucoup de gens qui disent le Témis quand t'es jeune c'est
plate tout ça. Moi je trouve ça sain de partir pour mieux revenir. Quand j'avais 17 ans et que
je suis partie, j'avais le goût de m'en aller pour voir autre chose. » (Femme, 30 ans,
Témiscamingue)
26 Le départ à cette étape de leur vie est considéré comme normal.
« Bah déjà après ici, sorti de Murat, y’a pas de lycée. A part le lycée professionnel spécialisé
dans le bâtiment. Donc déjà pour le lycée t’es obligé de partir un petit peu. Et ensuite, sorti
de Saint-Flour, plus autre chose que le lycée. Donc si tu veux faire des études supérieures,
c’est Clermont-Ferrand, Aurillac, mais Aurillac y’a pas grand-chose non plus. Donc tous les

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jeunes d’ici s’ils veulent faire des études supérieures, quoi qu’il arrive ils
bougent. » (Homme, 23 ans, Pays de Saint-Flour Haute Auvergne)
27 Si dans un premier temps, la plupart se rend dans le centre urbain de proximité -
Rouyn-Noranda ou Clermont-Ferrand – d’autres, moins nombreux, effectuent un
départ plus lointain. Le départ n’est pas vécu comme une contrainte mais comme une
opportunité. Pour autant, il n’implique pas nécessairement une rupture des liens avec
le territoire d’origine. Ceux qui restent à proximité, sont souvent amenés à rentrer le
weekend et pendant les vacances. Ils entretiennent alors souvent deux cercles de
relations amicales : sur leur territoire d’origine et sur leur territoire d’accueil.
« Mais au CEGEP c'était vraiment différent, je revenais toutes les fins de semaines. Y'a
vraiment un système de covoiturage incroyable entre cégépiens, c'était 5 dollars aller et puis
on faisait vraiment super commun, on passait toutes nos fins de semaines ici. » (Femme, 28
ans, Témiscamingue)
28 Pour ceux, qui habitent à une plus grande distance, les retours sont moins fréquents,
mais toutefois réguliers. Ils peuvent s’effectuer sur des courtes durées, de type une à
deux semaines, pour rendre visite à la famille, aux amis, ou des durées plus longues,
lorsque, par exemple, ils occupent un emploi d’été dans le territoire rural.
« L’été, c'est sur que c'est tout le monde qui sont aux études normalement, qui sont revenus.
Tsé, à moins de vraiment pas aimer, y'en a qu'aiment pas, qui n'aiment pas vivre ici pour X
raison, eux ils ne reviennent pas. Mais moi je trouvais ça dur les étés de pas revenir, parce
que je travaillais là-bas, fait que je n’avais pas le choix. Je travaillais dans un restaurant là-
bas à Québec, fait que là… Je trouvais ça dur de venir passer deux semaines, je ne trouvais
pas ça assez. » (Femme, 27 ans, Témiscamingue)
29 Après un nombre variable de déménagements, à des distances plus ou moins lointaines
selon les études, les projets professionnels, relationnels… propres à chacun, les jeunes
ayant ce type de parcours envisagent un retour vers la campagne. Ce retour correspond
généralement à une période charnière de leur vie : la fin des études, d’un contrat de
travail, la naissance d’un enfant. Au Témiscamingue, le dispositif Place Aux Jeunes 7
(PAJ), semble jouer, pour certains, un rôle décisif dans la décision de revenir. Il facilite
la reprise de contact avec le territoire et notamment avec des employeurs. De retour
sur le territoire, ces jeunes adultes prennent généralement une part active à la vie
locale. Le fait d’habiter sur le territoire correspond à un choix de vie. Des nouveaux
arrivants possèdent également ce type de parcours. Même s’ils n’ont pas vécu leur
enfance sur le territoire, l’arrivée à la campagne est un choix, qui correspond à une
étape de leur vie.

Des parcours migratoires qui combinent des modes d’habiter à la


ville et à la campagne.

30 Les parcours migratoires de cette catégorie sont révélateurs de stratégies résidentielles


qui combinent des modes d'habiter à la ville et à la campagne. Ils se différencient de la
catégorie précédente, dans la mesure où le fait de vivre dans différents types de lieux se
combine dans le temps, au lieu de se succéder.
« J'ai quand même une assez grande opposition entre semaine et weekend même si, par
exemple, y'a beaucoup de weekend comme ce weekend là où j'ai un truc à Clermont samedi
soir mais je vais quand même rentrer chez moi [dans le Cantal] vendredi, parce que j'ai du
travail à faire vendredi soir, samedi dans la journée. » (Homme, 23 ans, Pays de Saint-
Flour Haute Auvergne)

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31 Contrairement à la première catégorie également, on ne cherche pas à vivre tout le


temps à la campagne, ni à y revenir rapidement et/ou définitivement. Les jeunes ayant
un tel type de parcours sont aisément mobiles sur le plan résidentiel mais cherchent à
conserver quelques ancrages fixes. Ils ne se considèrent ni comme des urbains, ni
comme des ruraux, car ils attribuent des fonctions différentes à chaque espace qu'ils
habitent. Ils possèdent (en tant que propriétaires ou locataires), ou bien fréquentent
(en rendant visite à de la famille, des amis, pour le travail) alors plusieurs lieux de
résidence. L'attachement à ces différentes résidences, mais surtout aux territoires dans
lesquels elles se situent, peut varier en fonction des activités qu'ils y mènent. Les
territoires ruraux que nous avons étudiés peuvent, dans ce cas de figure, faire office de
port d'attache, soit comme une transition entre plusieurs mobilités résidentielles, soit
aux côtés d'un ou plusieurs autres lieux de vie. Un point commun entre les jeunes ayant
ce type de profil réside dans leur capacité organisationnelle et/ou financière à adopter
un tel mode d'habiter. Des déplacements fréquents sont nécessaires pour entretenir ce
rapport aux territoires. En eux-mêmes, ces derniers peuvent générer des coûts, même
s’ils peuvent être diminués par des pratiques comme le covoiturage notamment. Pour
les jeunes adultes possédant deux résidences, il convient de considérer les frais liés au
logement.

Des parcours migratoires marqués par une crainte de la stabilité


résidentielle

32 Dans le dernier type de parcours migratoires que nous avons identifiés, la découverte
de nouveaux territoires, la mobilité résidentielle, sont des éléments mobilisés de
manière récurrente et structurante dans les récits. Les jeunes adultes ayant un tel type
de parcours ont pour point commun une certaine crainte de la stabilité résidentielle. Ils
disent ne pas avoir envie « de se poser », trouvent cela « apeurant ».
« Moi ce qui me fait peur c'est toutes les contraintes de logement. J'ai l'impression qu'à
partir du moment où tu as vraiment ton pied-à-terre et tout ça, t'as beaucoup moins de…
j'sais pas. Après je paralyse et j'ai un espèce de traumatisme de la stabilité je pense, de tout
ce qui est maison à toi, tout ça. Pour moi, ça engendre beaucoup de responsabilités et de
contraintes qui font que t'as peut-être moins de possibilités de bouger partout
quoi. » (Femme, 24 ans, Pays de Saint-Flour Haute Auvergne)
33 Leurs parcours sont souvent constitués de nombreuses étapes, les déménagements sont
fréquents et souvent lointains, y compris à l'international. C’est le cas par exemple de
cette jeune femme âgée de 24 ans au moment de l’entretien. Après avoir quitté le Cantal
pour suivre des études à Clermont-Ferrand puis à Lyon, elle enchaîne des séjours à
l’étranger : Mexique, Palestine, Espagne, Mauritanie. Les motivations au départ
reposent beaucoup sur des envies dites de "découvertes", de dépaysement,
d'apprentissage de langues étrangères, mais aussi pour rencontrer de nouvelles
personnes ou rejoindre des amis. Dans ce type de parcours migratoires, les jeunes
adultes se distinguent des touristes. Ils ne sont pas là uniquement pour visiter des lieux,
mais souhaitent s’y impliquer et pérenniser leurs réseaux relationnels. Les durées de
séjours s’étalent en général sur plusieurs mois ou années. Afin que cela soit possible, les
jeunes adultes sont souvent mobiles avec un statut qui leur permet de prendre une
place dans les territoires qu'ils habitent : étudiants, volontaires, travailleurs… Ils
cherchent aussi souvent à s'impliquer dans les réseaux associatifs ou militants. Il y a
des moments où ils choisissent leurs destinations en fonction de leurs projets et

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d'autres où ils configurent leurs projets en fonction de l'endroit qu'ils souhaitent


rejoindre.

Dispositifs territoriaux en faveur de l’accueil, du


maintien et de la mobilité des jeunes adultes dans les
territoires ruraux
34 Les jeunes adultes possèdent, comme nous venons de le voir, un rapport complexe à la
mobilité (avérée ou potentielle) et aux territoires. Les dispositifs mis en oeuvre dans les
territoires ruraux prennent-ils en compte cette complexité ?

Les territoires ruraux face aux mobilités des jeunes adultes

35 Dans le Pays de Saint-Flour Haute Auvergne et au Témiscamingue, la majorité des


actions, à destination des mobilités ou de l’accueil des jeunes adultes, vise d’une part à
favoriser leurs retours ou leurs arrivées et d’autre part à pérenniser leurs installations.
De nombreux dispositifs, dont certains sont présentés dans les paragraphes suivants,
sont mis en œuvre et mobilisent une diversité d’acteurs à l’échelle du territoire, mais
aussi des régions dans lesquelles ils s’inscrivent. Si globalement elles se chargent de
promouvoir l’ensemble de la région, à l’extérieur, le Pays ou la MRC mettent en œuvre
des actions plus ciblées à destination de personnes souhaitant s’installer.

Favoriser les arrivées et les retours, pérenniser les installations

36 Dans le Pays de Saint-Flour Haute Auvergne, les potentiels nouveaux arrivants ciblés
par les dispositifs institutionnels sont surtout « les porteurs de projets », des personnes
souhaitant créer leur propre activité ou emploi ou reprendre une entreprise existante.
Aussi, les jeunes adultes ne constituent-ils pas une « cible » identifiée des dispositifs en
œuvre. Les nouveaux arrivants, jeunes ou non, peuvent bénéficier d’accompagnement
au montage de leur projet professionnel – le plus souvent en termes de création
d’activité – ainsi que d’une présentation du territoire, et cela même en amont de leur
installation. Des sessions d’accueil d’actifs sont ainsi organisées deux fois par an à
l’échelle des communautés de communes du département du Cantal. La région
Auvergne a également mis en place un dispositif de résidence d’entreprise permettant
de démarrer ou de tester des projets d’activités. En parallèle de l’accompagnement ou
de l’accueil des personnes souhaitant s’installer, le Pays de Saint-Flour Haute Auvergne
travaille également sur les conditions d’accueil du territoire et notamment sur la
dimension habitat – logement et services à la population –, qu’ils cherchent à
améliorer, tant dans une optique d’attractivité du territoire que de maintien de la
population. Afin de favoriser le maintien des habitants dans le territoire, la chargée de
mission « accueil » du Pays souligne le rôle clé des élus locaux pour s’assurer que les
nouveaux arrivants sont bien installés, mais aussi celui de l’accueil réservé par les
autres habitants et de la capacité même de la personne à faire sa place dans le
territoire.
37 En Abitibi-Témiscamingue, il y a une forte préoccupation pour recruter une main
d’œuvre qualifiée ou non afin de pourvoir les emplois vacants. L’accent n’est pas mis de
façon aussi prégnante sur les porteurs de projets, de créateurs d’activité ou

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d’entreprises, même si ces derniers peuvent également être accueillis de manière


spécifique par les territoires. La Région de l’Abitibi-Témiscamingue ainsi que
l’organisme PAJ du Témiscamingue cherchent tout particulièrement à accueillir des
jeunes adultes. Pour ce faire, deux dispositifs phares sont mis en œuvre. Il s’agit tout
d’abord d’inciter des étudiants finissant leurs études à revenir ou à découvrir les offres
d’emploi du Témiscamingue. Les agents de migration8 de la région participent à une
tournée de promotion du territoire dans les centres urbains du Québec (Montréal,
Sherbrooke, Québec, Trois Rivières). Cette tournée (1er dispositif) s’appelle « l’Abitibi-
Témiscamingue débarque ! ». PAJ du Témiscamingue organise par ailleurs, deux fois par
an, des séjours exploratoires (2e dispositif), qui permettent à des étudiants de venir
découvrir le territoire (par des visites touristiques, de lieux culturels, d’entreprises…),
de rencontrer des employeurs et de prendre ou reprendre contact avec des habitants
(témoignages de gens s’étant installés ou étant revenus, soirées festives avec des jeunes
adultes habitant le Témiscamingue…). Au Témiscamingue, on observe aussi une forte
préoccupation des acteurs du territoire (élus et acteurs intermédiaires) à retenir les
habitants, comme en témoigne la planification stratégique du Témiscamingue, faisant
de l’attractivité, mais aussi du maintien9 de la population, un axe de développement.
Sans prétendre à l’exhaustivité, nous relatons trois initiatives veillant à ce que
l’intégration des nouveaux arrivants soit facilitée. La première consiste en la création
d’un comité d’accueil des nouveaux arrivants, composé principalement des « employeurs
ou des gens qui font une différence sur le territoire » (Acteur intermédiaire, Témiscamingue) : la
MRC du Témiscamingue, la commission scolaire, le Centre local d'emploi, le Centre de
santé et de services sociaux, la corporation Augustin Chénier 10, le Carrefour Jeunesse
Emploi. Tous les nouveaux arrivants ne transitent pas par des dispositifs institutionnels
permettant aux acteurs organisés pour l’accueil de prendre connaissance de leur venue.
Les membres du comité d’accueil veillent donc à ce que les nouveaux arrivants soient
bien accueillis dans leur milieu de travail, soient mis au courant des opportunités de
découvertes et d’expériences au Témiscamingue de manière plus générale. Ils
informent l’agente de participation citoyenne11, aussi chargée de l’accueil des nouveaux
arrivants, de l’arrivée des nouveaux venus. Celle-ci envoie ensuite un courriel pour
proposer aux personnes de la rencontrer, afin de discuter de leurs envies et besoins sur
le territoire. La seconde initiative, ponctuelle, est inspirée d’habitudes prises par
certaines municipalités d’accueillir de façon directe les nouveaux arrivants, en leur
offrant un cadeau de bienvenue, en les présentant à la fête du village… Afin de
répandre cette pratique à l’ensemble du territoire, le comité d’accueil des nouveaux
arrivants travaille à la création d’une pochette d’accueil qui sera remise par toutes les
municipalités à chacun des nouveaux arrivants. Elle contiendra des informations sur la
municipalité choisie, ainsi qu’un DVD retraçant le parcours croisé d’un nouvel arrivant
et d’un témiscamien de longue date. Enfin, si les initiatives du comité d’accueil sont
nées pour dynamiser le milieu et le sensibiliser à l’accueil des nouveaux arrivants, il est
rapidement apparu que les activités proposées par ce dernier n’étaient pas
suffisamment fréquentes pour permettre aux nouveaux arrivants de tisser des liens
sociaux entre eux. C’est pourquoi, les nouveaux arrivants, eux-mêmes, se sont
constitués en comité afin de faciliter l’intégration au milieu.

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Laisser partir, mais permettre de revenir

38 Concernant le départ des jeunes depuis les territoires, le discours des élus locaux ou des
acteurs intermédiaires est ambivalent. Les départs sont considérés comme un
problème. On cherche à maintenir des jeunes sur le territoire, parfois pour contrer des
menaces de fermeture d’établissements scolaires faute d’effectifs. Même s’ils
considèrent les départs comme une contrainte pour le développement, les élus locaux
ou les acteurs intermédiaires que nous avons rencontrés, les considèrent aussi comme
une opportunité pour les individus.
« Je pense que le départ est une étape importante, parce que la réalité de notre territoire fait
qu'on n'a pas accès à la formation à tous les niveaux et tous les types de formation chez
nous. Donc forcément un jeune qui veut une formation de façon plus précise doit quitter la
région de toute façon. Et puis en même temps, le fait de quitter la région, souvent aussi ça
amène un regard nouveau, ça amène une dynamique nouvelle. » (Acteur intermédiaire,
Témiscamingue)
39 Bien que les départs du territoire apparaissent comme une difficulté, le maintien
n’apparaît pas comme la solution la plus pertinente. Plutôt que de retenir, il convient
de mettre en oeuvre les conditions favorables aux retours.
« Le risque c'est que les jeunes partent, fassent leur vie ailleurs et ne reviennent pas. Je
dirais, ce n’est pas grave en soi, l’important c'est que le jeune il puisse vivre sa vie. Par contre
en termes de territoire, c'est compliqué parce que l'ouverture à de jeunes populations qui
viennent de l'extérieur n'est pas toujours si facile que ça. » (Élu, Pays de Saint-Flour
Haute Auvergne)
40 Le départ du territoire est en fait considéré comme une sorte d’étape logique des
parcours individuels des jeunes adultes, face auxquels les acteurs publics des territoires
ruraux n’ont pas ou peu de rôle à jouer.

Accompagner les départs

41 Dans le Pays de Saint-Flour Haute Auvergne, le territoire n’intervient pas dans


l’accompagnement du départ des jeunes adultes. Les choix d’orientation se font au
niveau individuel, dans le cadre familial ou par l’intermédiaire des établissements
scolaires. Si les jeunes adultes font des choix qui les amènent à s’installer dans une
autre région, les acteurs du développement ne gardent pas le contact. Au
Témiscamingue, en revanche, l’organisme PAJ a mis en place un dispositif à destination
des adolescents sur le point de quitter le territoire à la fin de leurs études secondaires.
Organisé sur le temps scolaire et composé de deux volets, il consiste d’une part à
apporter aux élèves des éléments de connaissance sur leur région, des témoignages de
jeunes adultes revenus s’installer au Témiscamingue de manière à en faire des
« ambassadeurs » lorsqu’ils habiteront dans un autre territoire. D’autre part, l’agent de
migration territorial recueille les contacts des élèves, de manière à les tenir informés à
distance, via des envois de courriels, des évolutions du territoire, en termes de cadre de
vie, d’opportunités d’emploi ou d’évènements culturels, lorsqu’ils sont partis.
« Ben en fait, Place aux Jeunes Ados prépare un peu [le départ du territoire] , enfin
rappelle aux jeunes dans le fond qu'ils vont partir. Ça leur rappelle qu'il faut qu'ils fassent
des choix et que nécessairement ils ne seront pas au Témiscamingue. Mais nous, c'est plus
dans la sensibilisation au niveau du sentiment d'appartenance et tout, c'est qu'ils soient
aussi de bons ambassadeurs de leur région ! Qu'ils parlent de leur région
positivement. » (Acteur intermédiaire, Témiscamingue)

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Des initiatives discrètes pour favoriser les apprentissages par la mobilité

42 Lors des entretiens, certains acteurs intermédiaires et élus locaux se sont montrés
sensibles aux difficultés rencontrées par certains jeunes adultes pour quitter le
territoire. Selon eux, ces jeunes adultes manquent de repères, de compétences ou
d’habitudes. Ces difficultés sont considérées comme un problème, dans la mesure où
elles ne permettent pas aux individus de développer leurs projets ou de s’impliquer
comme ils le souhaiteraient sur le territoire, les conduisant à y rester de manière subie
et non choisie. Les élus ou acteurs intermédiaires nous parlent tout particulièrement de
jeunes adultes, principalement dans les filières courtes et professionnalisantes, ou se
trouvant éloignés du marché de l’emploi. Dans le Pays de Saint-Flour Haute Auvergne
et au Témiscamingue, deux expériences visant à dépasser ces situations, jugées
difficiles, par un projet de mobilité à l’international nous ont été relatées 12.
43 La première expérience, au Témiscamingue, consiste à accompagner un groupe de
jeunes âgés de 18 à 35 ans sur la préparation et la réalisation d’un voyage au Honduras.
Portée par le Carrefour Jeunesse Emploi, cette initiative vise à leur permettre de
développer des compétences dans différents domaines pour favoriser le retour à
l’emploi ou aux études : découverte d’une langue étrangère, montage de projet, travail
en équipe…, à favoriser la reprise de confiance en soi et à susciter des envies nouvelles.
« Donc de le faire [la préparation + le voyage] à travers ça, ça permet un nouvel
apprentissage, de nouvelles énergies peut-être puis dans le fond, travailler des éléments
nouveaux, soit de l'emploi ou d'un retour aux études, mais la mise en mouvement […]. Fait
qu'à travers ce projet là, les jeunes apprennent les éléments de la culture entrepreneuriale,
sans trop s'en rendre compte, parce qu'on va participer à des levées de fond, parce qu'on va
monter un projet, parce qu'on va travailler en équipe, parce qu'on va découvrir la gestion du
budget, tsé y'a plusieurs habiletés qui vont se découvrir sans qu'on ait à mettre un titre […].
Là-bas à l'étranger, ben c'est une énorme prise de confiance de soi […] parce que pour
plusieurs de ces jeunes là, ils n'ont jamais quitté nécessairement, soit la région, soit le Québec
et puis encore moins été à l'international, fait que c'est souvent des gros défis qui font que au
retour les jeunes sont fiers d'avoir réalisé. » (Acteur intermédiaire, Témiscamingue)
44 Dans le Pays de Saint-Flour Haute Auvergne, un groupe de 12 jeunes âgés de 18 à 23 ans,
élèves du lycée professionnels du bois de Murat, participent à un projet européen de
festival de cinéma itinérant entre cinq pays et établissements scolaires (France,
Belgique, Allemagne, République Tchèque et Turquie). Selon l’enseignante à l’initiative
du projet, la plupart des jeunes impliqués étaient, au départ, réticents à l’idée de
quitter le territoire, par peur de ne pas en avoir les capacités.
« Moi je ne viens pas de lycée général. Je travaille dans un lycée professionnel. C'est deux
publics complètement différents. En lycée professionnel, pour les élèves qui viennent du
territoire, parce que je n'ai pas que des élèves qui viennent du territoire, mais pour les élèves,
on va dire, qui viennent du Cantal, s'expatrier c'est souvent douloureux. En tout cas c'est
inquiétant. Parce qu'ils ont l'impression de ne pas maîtriser les outils et donc il y en a qui se
brident et qui vont modifier leur carrière ou leur projet professionnel pour ne pas avoir à
quitter le territoire, parce que pour eux ce n'est pas possible quoi. » (Enseignante, Pays de
Saint-Flour Haute Auvergne)
45 Comme dans le projet précédent, l’objectif de cette expérience est de donner aux jeunes
une capacité d’agir, pour, par la suite, prendre place dans les dynamiques sociales,
culturelles ou économiques du territoire avec un regard neuf, ou tout au moins de ne
pas y rester de manière subie.

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La mobilité des jeunes adultes : une ressource pour


les territoires ruraux ?
46 Les résultats présentés ci-avant donnent à voir que les mobilités des jeunes adultes sont
multiples et se combinent de façon différenciée avec l’ancrage territorial et la
participation aux dynamiques sociales, économiques, environnementales ou culturelles
des territoires qu’ils habitent. Parallèlement à ces mobilités résidentielles, qui relèvent
de l’individu et de son environnement, les politiques mises en place par les territoires
favorisent principalement l’accueil ou le retour des jeunes. Dans cette dernière partie,
nous discutons ces résultats en nous demandant s’il est possible de changer le regard
réciproque et les pratiques des différents acteurs pour une plus grande mise en
dynamique.

Rôle des territoires dans l’augmentation du capital motilité des


jeunes adultes

47 En mettant la focale sur le parcours migratoire des jeunes, c’est-à-dire en nous


intéressant aux différents lieux habités au cours de leur vie et aux éléments ayant
motivé ou non les changements, nous avons montré que la mobilité résidentielle des
jeunes adultes, contrairement à ce qu’ont longtemps laissé entendre les discours sur
l’exode rural, n’est pas un phénomène linéaire qui conduit nécessairement, et de
manière irréversible, les jeunes de la campagne à la ville (LeBlanc, 2005). Les jeunes
adultes mobilisent les caractéristiques des territoires – urbains comme ruraux – pour
justifier ou organiser leur vie quotidienne, leurs choix résidentiels, actuels ou futurs
(Gambino, 2008). Ils font aussi partie des migrants qui s’installent dans les territoires
ruraux (Cognard, 2001). Même si les jeunes adultes sont plus nombreux que les autres
tranches d’âge à déclarer vouloir quitter la campagne pour la ville (Perrier-Cornet,
2002), les circulations sont complexes et multiples, les retours et arrivées sont
envisageables (Gaultier et al., 2006). Partir d’un territoire rural car on emménage
ailleurs n’implique pas nécessairement une rupture des liens et peut même renouveler
l’ancrage et la manière de s’y impliquer.
48 Pourtant, « le discours contemporain du rural [est] positif et séduisant, [mais] ne doit
pas masquer les inégalités liées à la mobilité dont il est aussi un révélateur. » (Perrier
Cornet, 2002). Tous les jeunes adultes ne sont pas égaux dans leur capacité à être
mobiles et a fortiori à s’y appuyer pour développer des projets pour eux-mêmes ou pour
le territoire. Certaines personnes subissent la mobilité ou la sédentarité. Afin de mieux
comprendre les relations que les jeunes adultes entretiennent aux mobilités, mais
également pour éviter des irréversibilités socio-spatiales, la notion de motilité,
développée par Kaufman et Jemelin (2004) nous semble pertinente à la fois pour
l’analyse du phénomène et la mise en oeuvre de dispositifs territoriaux répondant aux
problèmes constatés.
49 Pour ces auteurs, la notion de motilité recouvre non seulement les déplacements
avérés, mais aussi « potentiels ». La notion se compose de trois dimensions (Kaufman et
Jemelin, 2004) : l’accessibilité, la compétence et l’appropriation. « L’accessibilité
renvoie à la notion de service, il s’agit de l’ensemble des conditions économiques et
spatio-temporelles auxquelles une offre de déplacement et de communication peut être
utilisée » (existence d’une ligne de train, possession d’une voiture, horaire, tarif…).

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« Les compétences relèvent de la socialisation et reposent sur deux aspects centraux


dans la dimension des compétences : les savoir-faire acquis permettant de se déplacer
et les capacités organisationnelles, comme la manière d’agencer ses activités dans le
temps et l’espace, ou la manière de les planifier (programmation, réactivité…) ».
L’appropriation, quant à elle, est « le sens donné par les acteurs aux possibilités de
mobilité auxquelles ils ont accès. C’est la manière dont les individus évaluent leurs
possibilités d’être mobiles. L’appropriation relève donc de stratégies, valeurs,
perceptions et habitudes. Elle se construit notamment par l’intériorisation de normes
et de valeurs. ». Pour Kaufman et Widmer (2005), la motilité est un capital qui s’acquiert
pour une bonne partie dans le cadre de la famille, et qui, comme les autres capitaux,
peut-être source d’inégalités entre les individus.
50 Construire des dispositifs permettant aux jeunes adultes d’accéder aux trois dimensions
de la motilité est selon nous un moyen de faire en sorte qu’ils ne se sentent ni « piégés »
dans les territoires ruraux (Gambino, 2008) ni par des mobilités résidentielles subies. La
dimension de l’accessibilité est souvent le point central des dispositifs en oeuvre sur les
territoires : transport à la demande, tarifs préférentiels pour les déplacements par train
en région, en fournissant des aides au permis de conduire… Les dimensions
« compétences » et « appropriation » ne sont que rarement prises en compte. Il nous
semble alors que c’est l’expérience du départ, du déplacement, qui permet de les
développer. Certains jeunes adultes ont été amenés, dans leur enfance ou leur
adolescence par exemple, à être mobiles pour diverses raisons (déménagement,
vacances, visites à la famille…). Lors de ces déplacements, ils ont pu développer des
compétences nécessaires à devenir mobiles, de façon autonome : prendre le train, le
métro, combiner les modes de transports, organiser un séjour… L’expérience du départ
contribue aussi probablement, à démystifier l’ailleurs, le « trop loin ». Ce sont là les
effets recherchés par les acteurs intermédiaires à l’origine des initiatives discrètes
présentées ci-avant, qui gagneraient probablement à être plus soutenues dans les
dispositifs territoriaux afin de permettre à l’ensemble des jeunes adultes de développer
leur capital motilité.

Contribution de la mobilité des jeunes au capital spatial des


territoires

51 Au travers de leurs parcours migratoires, les jeunes adultes tissent des liens entre les
différents territoires qu’ils habitent. Par le biais de leurs mobilités, notamment
résidentielles, les jeunes adultes contribuent à forger l’image du territoire à l’extérieur.
Ils en parlent et le présentent à d’autres qui ne le connaissaient peut-être pas
auparavant. Pour Moquay (1997) comme pour les tenants du dispositif PAJ Ados, les
jeunes adultes qui quittent le territoire deviennent les ambassadeurs de leur région car
ils contribuent à diffuser une image de cette dernière. En partant, c’est également leurs
propres représentations du territoire qui évoluent. La mise à distance du territoire est
parfois même à l’origine d’une prise de conscience d’un attachement au territoire
d’origine (Jamet, 2011 ; Guérin-Pace, 2006 ; Garneau, 2003).
52 Ce constat nous semble aller dans le sens de ce que Lévy (2013) décrit comme le
« capital spatial des territoires ». Pour lui, ce dernier comporte non seulement des
éléments qu’il nomme « objectifs », comme « leur localisation, leurs liens avec d’autres
lieux, les réalités qu’ils contiennent », mais aussi des éléments plus « subjectifs comme

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leur image sur place ou à l’extérieur, l’identité spatiale de ses habitants ou encore la
capacité de mobilisation de la société sur un projet » (Lévy, 2013).
53 Parallèlement aux actions conduites pour favoriser les arrivées et les retours, les
territoires ruraux semblent avoir intérêt à questionner et travailler la question des
départs, de manière à ce qu’ils ne se posent plus comme une contrainte mais comme
une ressource pour le développement. Dès lors, il s’agit d’envisager que les temps des
départs et des arrivées ne soient plus opposés mais combinés au sein de politiques
globales de mobilité. Plutôt que de les configurer en interne des périmètres
administratifs, n’est-il pas nécessaire de concevoir des politiques de mobilité,
considérant, dès le départ, des liens entre territoires ?

Conclusion
54 Au travers des récits de leurs parcours migratoires, les jeunes adultes donnent à voir,
dans nos deux terrains d’étude essentiellement ruraux et éloignés des grands centres
urbains, des rapports complexes aux territoires et aux mobilités. Pour la plupart des
jeunes, arrivées et départs sont des éléments qui se combinent, plus qu’ils ne
s’opposent. Cependant, tous les jeunes adultes ne sont pas égaux face aux mobilités. Si
certains sont en capacité de mettre leurs mobilités au service de leurs projets
personnels, professionnels, familiaux… ou de projets pour le territoire, d’autres -
souvent plus fragiles - la subissent et se sentent alors soit contraints de partir, soit
contraints de rester. S’il ne s’agit pas d’inciter les jeunes adultes à quitter les territoires
ruraux, ils convient de permettre à chacun d’avoir le potentiel de le faire, de manière à
ce que le fait d’habiter le territoire soit non plus un état subi mais choisi, que
l’installation se fasse sans ou suite à une mobilité résidentielle préalable. Pour cela, les
dispositifs territoriaux doivent combiner les trois dimensions de la motilité (Kaufmann,
2005) que sont l’accessibilité, les compétences et l’appropriation.
55 Pour les élus et acteurs intermédiaires, les mobilités des jeunes adultes – et notamment
lorsqu’ils quittent le territoire – sont sources d’inquiétude car la croissance
démographique est considérée comme un gage du développement territorial. De ce fait,
ils concentrent l’essentiel de leurs actions à favoriser les retours ou les arrivées dans
leurs territoires. Pourtant, le départ des jeunes adultes peut s’avérer comme une
ressource, non seulement pour les jeunes eux-mêmes mais aussi pour les territoires. La
mise à distance du territoire permet aux jeunes de se former, d’acquérir des
connaissances et compétences, de développer des réseaux sociaux qu’ils n’auraient pu
avoir en restant sur place. Le départ est parfois à l’origine de la prise de conscience
d’un sentiment d’attachement, et peut, de temps à autre, déboucher sur un retour ou
permettre la conservation d’un ancrage solide, d’une fréquentation régulière voire
d’une implication dans la vie locale. Le capital spatial des territoires (Lévy, 2013),
renforcé par les mobilités des jeunes adultes, lui donne une visibilité depuis les autres
régions.

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NOTES
1. Nous n’avons pas caractérisé la faible densité au recours d’un critère statistique, qui
aurait d’ailleurs été très différent en France et au Québec. Les territoires que nous
avons étudiés comptent toutefois parmi les moins denses de leur contexte national
(France) ou provincial (Québec). Ils se caractérisent par un point commun mis en
évidence par Barthe et Milian, 2011, p.141 : « [Des] espaces marqués par la rareté des
hommes et souvent aussi par celle des ressources financières pour les collectivités
concernées. »
2. Jamet E., Le rôle des parcours migratoires dans le développement des territoires
ruraux. Le cas des jeunes adultes dans le Pays de Saint-Flour Haute Auvergne et au
Témiscamingue. Travail de doctorat en cours débuté en 2010 sous la direction de Sylvie
Lardon et Patrice LeBlanc.
3. À deux reprises, en 2009 et 2010, et à la suite de collaborations entre des chercheurs
de l'UQAT et d'AgroParisTech avec qui ils travaillaient, des agents de développement et
des élus du Témiscamingue se sont rendus dans le Pays de Saint-Flour Haute Auvergne
pour échanger sur leurs problématiques de développement.
4. La densité de population moyenne en France métropolitaine est de 64,3 habitants/
km² (Insee, 2013)
5. C’est plus précisément dans l’optique des travaux conduits, au Québec, par le Groupe
de Recherches sur la Migration des Jeunes (GRMJ) que nous inscrivons notre travail, et
en France, par le travail de doctorat conduit par Gambino (2008) sur les modes
d'habiter des jeunes dans les territoires de faible densité.
6. Notamment dans le courant des travaux présentés sur la thématique lors de la
session spéciale « Migrations ville-campagne : dynamiques territoriales comparées » de
l’ASRDLF 2011, du colloque « Politiques d’accueil et mobilités dans les territoires
ruraux. L’action publique face aux nouvelles géographies des modes de vie . » (Lyon,
2011), ou des recherches conduites par le groupe de recherche québécois sur les
migrations ville-campagne et les néoruraux.
7. Place aux jeunes du Témiscamingue est la déclinaison dans la MRC de l’organisme
Place aux Jeunes en Région, organisant principalement des « séjours exploratoires »
courts (une fin de semaine) ou longs (trois fins de semaines). Ces séjours permettent à
de jeunes migrants diplômés de revenir dans leur région d’origine, de découvrir ses
potentiels en termes d’activité, d’emploi et de vie culturelle, ainsi que de créer des
relations avec des acteurs locaux, dans l’optique de favoriser le retour de jeunes en
région. Présent dans 15 régions (sur 17) au Québec, l’organisme propose aussi, au
Témiscamingue, un volet de sensibilisation au territoire destiné aux adolescents.
8. Les personnes travaillant pour l’organisme Place aux Jeunes en Région sont appelées
« agents de migration ».
9. Au Québec, le terme employé pour désigner le maintien est celui de « rétention ».
10. La corporation Augustin Chénier, regroupe au Témiscamingue un théâtre et une
salle d’exposition.
11. Chaque région du Québec est dotée d’un forum jeunesse au sein duquel travaille un
agent de participation citoyenne. Au vu de l’étendue de la Région Abitibi-
Témiscamingue, il a été décidé, en lien avec les Carrefours Jeunesse Emploi de créer un
poste d’agent de participation citoyenne dans chacune des MRC de la Région.

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12. Nous ne sommes pas exhaustifs sur la diversité des initiatives de ce genre ayant
cours dans nos territoires d’étude.

RÉSUMÉS
Cet article a pour objectif d’alimenter les connaissances sur les migrations ville-campagne des
jeunes adultes. Il éclaire la manière dont leurs parcours migratoires structurent leurs rapports
aux mobilités comme aux territoires ruraux. Il se penche aussi sur les politiques d’accueil ou de
mobilité mises en œuvre localement pour accompagner ces processus. Nous mobilisons les
principes de la théorie ancrée pour analyser deux études de cas, dans le Pays de Saint-Flour
Haute Auvergne (France) et au Témiscamingue (Québec). Nous étayons l’hypothèse selon laquelle
les départs des jeunes adultes depuis les territoires ruraux ne sont pas nécessairement
synonymes de rupture de l’attachement ou de manque d’implication des jeunes dans les
territoires ruraux. Nous suggérons que les politiques d’accueil peuvent être associées à des
initiatives, conduites dans les territoires ruraux, visant à développer chez les jeunes adultes, des
apprentissages liés aux mobilités pour mieux contribuer aux dynamiques des territoires. Les
concepts de « motilité » et de « capital spatial des territoires » apparaissent opérants à la fois
pour renouveler la compréhension du phénomène de migration des jeunes depuis les territoires
ruraux, mais également pour repenser les actions locales pour l’accompagnement des mobilités
des jeunes ou leur accueil dans les territoires ruraux.

This article aims to develop knowledge about rural-urban migration of young adults. We show
how their migration routes structure their relationships to mobility as to rural areas. We also
analyze how local welcoming and mobility policies support these processes. We mobilize the
principles of grounded theory to analyze two case studies, in the Pays de Saint-Flour Haute
Auvergne (France) and Témiscamingue (Québec). We support the hypothesis that the departure
of young adults from rural areas does not necessarily mean breaking the attachment or a lack of
involvement of young people in rural areas. We suggest that welcoming policies can be based on
initiatives, conducted in rural areas, to develop learning concerning mobility and to better
contribute to territorial dynamics. The concepts of "motility" and "spatial capital of territory"
appear as a good way to renew the understanding of the phenomenon of migration of young
people from rural areas, and also to rethink local actions to support young mobilities or
welcoming policies.

INDEX
Keywords : migration routes, low population density, motility, spatial capital
Index géographique : Québec, France
Mots-clés : faible densité de population, motilité, capital spatial

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AUTEURS
ÉMILIE JAMET
UMR Métafort, INRA/AgroParisTech, 9 avenue Blaise-Pascal, CS 20085 – 63178 Aubière, France
(emjamet@gmail.com)

PATRICE LEBLANC
Chaire Desjardins en développement des petites collectivités, Université du Québec en Abitibi-
Témiscamingue, 445 boulevard de l’Université – Rouyn-Noranda (Québec), Canada – J9X 5E4
(Patrice.Leblanc@ugat.ca)

SYLVIE LARDON
UMR Métafort, INRA/AgroParisTech, 9 avenue Blaise-Pascal, CS 20085 – 63178 Aubière, France
(sylvie.lardon@agroparistech.fr)

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Territorialisation des soins


primaires : initiatives des
collectivités et des professionnels de
santé sur le Massif central pour une
autre gouvernance
Territorialisation of primary care: actions of local authorities and healthcare
professions for another governance in the Massif Central

Adélaïde Hamiti

NOTE DE L’ÉDITEUR
Article reçu le 25 mars 2014 et accepté le 5 février 2015

Introduction
1 De plus en plus de territoires connaissent des difficultés pour le maintien d’une
présence médicale de proximité, à commencer par le médecin généraliste. Ce problème
inquiète populations et élus et est largement relayé dans les médias. Bien que la
compétence santé incombe à l’État, les collectivités locales, en particulier les
communes et intercommunalités ainsi que les territoires de projets, participent,
initient et animent des actions de manière récente et croissante dans le domaine de la
santé. Les professionnels de santé, que l’on connaissait peu ou pas dans le « théâtre »
du développement local, sont des acteurs de plus en plus impliqués dans l’organisation
des soins, aux côtés des acteurs territoriaux. Aussi, de nouvelles relations s’installent
entre des acteurs qui se connaissent peu et qui possèdent des logiques différentes.
Peraldi et Pieri (2009), à travers l’exemple de la Corse, montre l’intérêt d’une

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gouvernance de l’offre de soins fortement territorialisée, fondée sur le diagnostic


territorial et la coopération entre acteurs, particulièrement en milieu rural. Les
territoires ruraux présentent en effet des spécificités dans l’organisation de l’offre de
soins. Roca et al. (2000) identifie en particulier la médecine rurale comme davantage
globale et intégrée (en appréhendant le patient, dans son environnement, comme une
personne et non plus sous le prisme de la maladie). Ainsi, la médecine rurale semble
mieux composer avec les caractéristiques de sa population : les conditions de vie, la
sociologie des communautés rurales, les contextes socio-économiques, les croyances,
les comportements face à la maladie et à la prévention. L’approche des chercheurs, en
dégageant les spécificités des territoires ruraux en matière d’offre de soins, favorisent
l’élaboration de réponses ciblées (Roca et al., 2000). À partir des situations présentes sur
le Massif central, nous montrons dans cet article en quoi les mécanismes à l’œuvre dans
les réponses apportées localement aux problèmes de renouvellement et d’implantation
de l’offre de soins dans les territoires ruraux fragiles renforcent la pertinence d’une
gouvernance territorialisée des soins primaires. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous
revenons d’abord sur les difficultés du renouvellement de l’offre de soins de premier
recours auxquelles font face les territoires ruraux et leurs causes. Nous présentons
ensuite les postures et les initiatives que nous avons pu observer, à la fois des élus et
techniciens des collectivités territoriales et des professionnels de santé, ces nouveaux
acteurs dans la gouvernance du système de santé. Nous avons cherché à identifier leurs
motivations, leurs craintes, leurs actions et en quoi les initiatives des uns et des autres
et leurs collaborations sont nouvelles. Enfin, nous nous interrogeons sur les conditions
et les acteurs de l’accompagnement de ces différentes initiatives, faisant apparaitre les
Pays comme des acteurs intermédiaires structurants pour les changements dans l’offre
de soins en milieu rural.
2 Les principaux résultats de cet article sont issus d’un travail de terrain, réalisé entre
mai 2009 et octobre 2011, dans le cadre d’une thèse en entreprise à l’Agence régionale
des territoires d’Auvergne (Schindler Hamiti, 2014). La position de chercheur-acteur a
permis notamment une observation participante qui enrichit ce travail. Ainsi, dans le
cadre de la mission professionnelle, en tant que conseil et appui technique aux
territoires de projets, six Pays de la Région Auvergne1 ont été accompagnés (rédaction
du cahier des charges, sélection des prestataires, suivis) pour la mise en œuvre d’étude-
action en matière de santé. Cet accompagnement nous a permis, à partir de prises de
note, de recueillir les problèmes d’offre de soins exprimés par les différents acteurs
locaux rencontrés lors des seize réunions auxquelles nous avons participé. Cette
observation participante est complétée par une analyse comparative des études-actions
de 14 Pays du Massif central2 (figure 1), qui présentent la diversité des situations que
l’on peut rencontrer sur le Massif, selon deux entrées complémentaires. La première
relève de la diversité des configurations géographiques pouvant influer sur l’état de
l’organisation des soins (présence de villes ou de bourgs ruraux structurants, présence
ou absence d’un centre hospitalier, éloignement ou proximité d’un CHU, densité de
population et dynamiques démographiques, etc.). La seconde traduit la diversité de
stratégies adoptées par les Pays (approche large de la santé ou ciblée sur l’offre de
soins, étude volontaire ou voulue par les institutions régionales ou d’État, intervention
d’un prestataire ou étude réalisée en interne). Par ailleurs, nous avions le souci
d’étudier des Pays de chaque région qui compose le Massif central (Auvergne, Limousin,
Midi-Pyrénées, Rhône-Alpes, Bourgogne, Languedoc-Roussillon).

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Figure 1 : Localisation des Pays et réseaux de santé de proximité en projet enquêté de 2009 à 2011
Location map to “Pays” and network healthcare proximity, study site between 2009 and 2011)

3 Enfin, nos résultats sont également issus de l’exploitation d’une vingtaine d’entretiens
individuels, enregistrés et retranscrits dans leur totalité, effectués auprès de
professionnels de santé (médecins libéraux, infirmiers, sage-femme, pédicure-
podologue) et d’élus (maires, conseillers municipaux, conseillers généraux) porteurs
d’un projet de réseau de santé de proximité, à la fois sur le PNR Millevaches (Limousin)
et sur le Nord Aveyron (Midi-Pyrénées). Les territoires avaient pour caractéristiques
d’être éloignés et en situation de confins avec plusieurs projets de maisons de santé. Les
questions qui guidaient les entretiens portaient sur leur perception du projet de réseau,
leurs intérêts et leurs attentes. Pour ceux qui en sont à l’origine, nous leur avons
demandé d’en raconter la genèse, d’évoquer leurs motivations, les difficultés
rencontrées, les aides dont ils ont pu bénéficier. Les élus ont été questionnés quant à
eux sur leur ressenti, leur rôle et sur les actions qu’ils ont menées. Ces éléments de
témoignages, mettent en perspective des données quantitatives à l’échelle du Massif
central et appuient l’intérêt d’une territorialisation des politiques de santé face aux
enjeux de redynamisation de l’offre de soins dans les espaces fragiles.

Démographie médicale et territoires ruraux :


accroissement des tensions
Des territoires qui peinent à renouveler l’offre médicale en soins
primaires

4 L’offre de premier recours (ou offre de soins primaires) en France était définie de
manière assez floue jusqu’en 20093. La définition des soins de premier recours ont alors

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été précisés4. Le premier recours est composé de cinq professionnels de santé (médecin
généraliste, infirmier, kinésithérapeute, dentiste, pharmacien). Ces professionnels
bénéficient de la liberté d’installation à l’exception des infirmiers et des pharmaciens.
Le médecin généraliste constitue le pivot des soins primaires. Or, on assiste à un
phénomène de vieillissement des médecins et à un grand nombre de départs à la
retraite avec des difficultés de renouvellement. En janvier 2010, on comptait en
moyenne au niveau national un écart croissant entre le nombre de médecins entrants
(+ 1,8 % en un an) et le nombre de sortants (+ 6,6 % en un an) (CNOM, 2010). Le Massif
central, terrain de notre étude, réunit des situations critiques en termes d’offre de soin.
Composé de territoires de moyenne montagne (altitudes, routes sinueuses et
enneigement), ce massif possède une dominante rurale, de faibles densités de
population (avec une moyenne de 40 hab/km²5 et plus de la moitié des communes avec
moins de 20 hab/km²). L’habitat y est dispersé. La croissance démographique est
positive mais reste inférieure de moitié au dynamisme démographique national (+ 0,4 %
en moyenne par an entre 1999 et 2006) et est due principalement à l’arrivée de
nouvelles populations, avec une diminution dans les communes situées à plus de 40
kilomètres des pôles urbains6. Le Massif central connaît un phénomène de
vieillissement de sa population, occasionnant un besoin plus important en soin et la
diminution de la mobilité. La part moyenne des médecins de plus de 55 ans atteint dans
le Massif 41,6 % en 2009, soit une augmentation de 28 % en 4 ans. De fait, le
renouvellement des médecins généralistes devient un problème particulièrement ardu
pour les territoires du Massif central et constitue un enjeu pour le maintien de l’offre
de soins de premier recours. Nous avons établi une évolution de la présence des
médecins libéraux sur un temps court, de 2006 à 2009, selon le découpage de l’espace en
aires urbaines de 20107 (figure 2). Si le nombre moyen de médecins est stable voire
légèrement supérieur entre 2006 et 2009 dans le Massif, on constate que l’augmentation
des installations des médecins se situe davantage dans les grands pôles urbains et leurs
couronnes, et que les petits pôles, leurs couronnes et les communes isolées peinent à
attirer les installations de nouveaux praticiens. En effet, 16 % des communes des
grandes aires urbaines (soit 68 communes) comptent un ou plusieurs médecins
supplémentaires en 2009 et seulement 7,6 % ont perdu un ou plusieurs praticiens. En
comparaison, 14,4 % des communes appartenant aux petites et moyennes aires
urbaines ou à l’espace rural isolé (soit 81 communes) ont perdu un ou plusieurs
praticiens : 24 communes ont perdu leur seul médecin, 12 communes ont perdu un
médecin sur deux, 9 communes un médecin sur trois et 13 communes un médecin sur 4,
majoritairement dans des communes isolées et multipolarisées. De plus, la diminution
du nombre de médecins généralistes dans les communes isolées et multipolarisées
risque d’avoir un impact plus important que la diminution observée dans les grands
pôles urbains et leurs couronnes, en raison du faible nombre total de médecins dans ces
zones, la charge de travail des collègues non-remplacés s’ajoutant à celle des praticiens
déjà bien occupés.

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Figure 2 : Évolution du nombre de médecins généralistes par commune du Massif central


entre 2006 et 2009
Evolution of the number to GPs per municipality in Massif central between 2006 and 2009

Les facteurs explicatifs pour des difficultés accrues dans les


territoires ruraux

5 Pour la médecine générale, plusieurs éléments expliquent cette situation au niveau


national ; d’une part, la diminution du nombre d’installations en activité libérale pour
les jeunes diplômés, soit moins de 10 % d’installation en libéral, au profit du salariat
dans les établissements qui augmente de 60 % (CNOM, 2010) ; d’autre part, même si le
nombre de médecins généralistes n’a jamais été aussi important, on observe une faible
démographie médicale, liée en partie au numerus clausus 8 qui a longtemps restreint le
nombre de médecins formés (ONDPS, 2005).
6 Par ailleurs, la spécialité de médecine générale souffre d’un désintérêt de la part des
étudiants en médecine par rapport à d’autres spécialités. De plus en plus de jeunes
diplômés souhaitent pratiquer à temps partiel et la féminisation accrue de la profession
implique également des changements dans les pratiques. À cette situation s’ajoute pour
les territoires ruraux un manque d’attractivité qui s’explique par plusieurs facteurs. Un
premier facteur tient à la difficulté de trouver un emploi pour le conjoint du médecin.
Deuxièmement, la formation des médecins se déroule essentiellement en centre
hospitalier avec un faible nombre de stages en campagne. Faute d’expérience en milieu
rural, les jeunes diplômés en médecine ont tendance à avoir une image négative de la
campagne. Ce manque d’expérience en milieu rural se traduit par un réseau de
connaissances professionnelles faible voire nul alors que ce type de réseau permettrait
justement d’envisager plus facilement une installation. Troisièmement, la
restructuration de la carte hospitalière depuis la fin des années 1990 a entraîné la

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reconcentration des services de soins et la reconversion d’établissements de santé,


entraînant un éloignement important de certains territoires aux plateaux techniques
(Lerouvillois et Vinclet, 2002). La proximité d’un centre hospitalier, qui rassure les
jeunes diplômés, constitue pour certains un critère déterminant pour s’installer en
libéral. Enfin, les jeunes diplômés ont la crainte de devoir exercer de manière isolée, de
souffrir d’horaires chargés, d’être contraints par l’image du médecin de campagne
dévoué qui ne correspond plus aux pratiques et aux aspirations actuelles des jeunes
médecins9. Les obstacles au renouvellement de l’offre dans ces territoires, pour les
différentes raisons citées, compromettent donc de plus en plus l’accès aux soins des
populations, d’autant plus que leurs besoins augmentent du fait du vieillissement
(Mouquet et Oberlin, 2008). De plus, d’autres professions libérales telles que dentistes,
kinésithérapeutes et certaines spécialités médicales libérales, rencontrent les mêmes
difficultés de renouvellement.

Interventions des élus locaux et des professionnels de


santé : des hésitations aux innovations
Agir en faveur de l’offre de soins : une implication croissante des
collectivités territoriales

7 Pour les collectivités territoriales, les services de santé sont perçus comme l’un des
facteurs majeurs pour le développement et l’attractivité des territoires. Les travaux de
Talandier et Jousseaume (2013) mettent en avant la diversité d’offre équivalente, sur le
plan de la « centralité quotidienne », entre d’une part les petites villes et les gros
bourgs-centres et les villes moyennes et grandes d’autre part. Cette diversité constitue
un facteur d’attractivité résidentielle et favorise la captation de revenus qui contribue
au développement des territoires ruraux. Les tensions et les situations de pénurie
interpellent les collectivités. Elles interviennent de plus en plus dans le soutien de
projets en faveur du maintien et du développement de l’offre de premier recours. Si en
France un processus de régionalisation des politiques et une approche territoriale de la
santé se développent depuis plusieurs années avec une série de lois portant réforme du
système de santé (« Ordonnances Juppé » de 1996, loi de 2004, loi HPST de 2009), les
pouvoirs décisionnels de la santé se renforcent au niveau de l’État (Vidana, 2012). Ainsi,
l’approche territorialisée est privilégiée mais ne remet pas en cause la répartition des
compétences entre l’État et les collectivités. Depuis la loi HPST en 2009, les institutions
sanitaires ont mis en avant l’intérêt de co-construire des actions en s’appuyant sur les
différents acteurs dont les collectivités territoriales. Ainsi, ces dernières participent
aux conférences régionales et territoriales de santé. Cependant, leur rôle demeure
limité à un pouvoir consultatif. Les Agences Régionales de Santé (ARS) ont la possibilité
d’établir des contrats locaux de santé avec différents partenaires territoriaux dont les
collectivités territoriales, qui ont pour but de partager les diagnostics et de convenir
des priorités d’actions localement.
8 Depuis la loi de 200410 les collectivités territoriales ont la possibilité de mettre en place
des expérimentations. Certaines collectivités, face aux problèmes croissants en
particulier de départs non remplacés des médecins, réagissent aux sollicitations des
professionnels et des habitants ou adoptent une posture proactive. « Il n’y avait pas de
souci particulier, mais c’est qu’on s’est dit qu’un beau jour, on va voir partir les médecins, on

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aura rien organisé. » (Maire et conseillère générale, active sur le projet de réseau de
santé Nord aveyronnais.) Initié avec « Wanted » en 2006 par le Département de l’Allier
(Auvergne), la majorité des Conseils régionaux et Conseils généraux établissent des
dispositifs afin de contribuer au maintien de professionnels dans leurs territoires, avec
des bourses à l’intention des étudiants en médecine générale, en odontologie et en
formation paramédicale (aide-soignant, infirmier, masseur-kinésithérapeute). Par
ailleurs, les Régions et Départements participent aux financements d’études sur l’offre
de soins, notamment en Auvergne et dans le Limousin, et octroient des aides pour
l’investissement en faveur des regroupements de professionnels en maison ou pôle de
santé pluridisciplinaire (MSP). À l’échelle des communes et des intercommunalités, on
agit pour l’installation (mise à disposition de locaux, avantages pour l’habitation
personnelle) et pour les regroupements de professionnels en maison de santé en tant
que maîtrise d’ouvrage. Ainsi, face aux changements dans l’offre de premier recours
que connaît le système de santé français aujourd’hui, les collectivités jouent un rôle
non négligeable dans l’émergence, l’accompagnement et la création de projets dans
l’organisation des soins.

Des initiatives isolées des élus locaux…

9 Si de nombreux élus locaux du Massif central, interpellés par les professionnels et les
habitants, s’engagent dans des actions, leurs postures sont davantage réactives, et les
solutions élaborées émergent majoritairement dans un contexte de crise et d’urgence.
S’ils sont pour la plupart volontaires, une partie des élus locaux que nous avons pu
entendre au cours des réunions publiques et des entretiens exprime une certaine colère
face à la situation de recul de l’offre de soin. Cette colère est dirigée principalement
contre l’État et le système de numerus clausus qui a, pendant une période, limité le
nombre de médecins formés. Selon ces élus, le manque actuel de professionnels
ressenti sur leurs territoires résulterait de l’application de ce principe. Face au départ
et au non-renouvellement de leurs professionnels, ils expriment leur résignation et un
sentiment d’obligation à agir, pour pallier l’insuffisance des moyens de l’État et
l’absence de solutions proposées. Des élus hésitent également à mettre en place des
aides en direction des professionnels de santé, en particulier des médecins, car ces
derniers sont considérés comme ayant une activité lucrative. Ils n’ont pas l’habitude
d’être sollicité en faveur des professionnels de santé qui ont toujours fonctionné de
manière indépendante et privée. Un maire d’une commune du Nord de l’Aveyron
explique : « C’est quand même un paradoxe, il faut que ce soit nous qui devenions, une fois de
plus, inventifs et créatifs pour s’adapter à la situation. […] Mais à un moment donné, cette
problématique de santé, ce n’est pas quelque chose de naturel. […] Ce sont des libéraux. On vient
nous chercher là où on ne s’y attendait pas. » Des élus s’interrogent également sur le fait
d’accorder une aide au médecin sans pouvoir agir de la même manière pour le garagiste
en cessation d’activité et qui a pourtant contribué aussi au développement du
territoire.
10 Lorsqu’ils agissent, les élus interviennent principalement sur l’offre de premier
recours, levier sur lequel ils ont plus de possibilité d’action, contrairement au milieu
hospitalier plus complexe où la plupart ont le sentiment de n’avoir ni leur place dans
l’organisation, ni les outils et les moyens financiers pour agir. Néanmoins, quelques
élus, membres des conseils d’administrations, interviennent pour le maintien des
services relayés fréquemment par les médias, tels que Saint-Affrique (Aveyron) ou

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Guéret (Creuse) pour le maintien de la maternité ou du service de radiothérapie.


L’objectif que se fixe la majorité des élus locaux est d’assurer le renouvellement du
médecin sur leur commune. Pour cela, une partie d’entre eux font appel à des
prestataires chargés de trouver un médecin (par exemple le maire des Ancizes dans les
Combrailles ou la communauté de communes de la montagne thiernoise au nord de la
Vallée de la Dore). Certains lancent leur propre prospection en publiant un « avis de
recherche » sur différents supports de communication. Par dépit, certains médiatisent
leur recherche, parfois par des appels atypiques (banderole, émission radio, article
dans la presse locale, marche…) le plus souvent à la suite de premières recherches
infructueuses. C’est le cas par exemple de la commune de Sainte-Feyre dans la Creuse
avec un appel au médecin suspendu sur la façade de la mairie. La plupart des élus
entendus ne sont pas très à l’aise avec le système de santé et l’organisation des soins. Ils
possèdent assez peu de connaissances, pour la raison que leur collectivité ne possède
pas la compétence en matière de santé. Ils entendent dire que les souhaits des
professionnels évoluent et que les maisons de santé attirent de jeunes praticiens. Ainsi,
certains financent des locaux, voire la création d’une maison de santé sans savoir
toujours quels professionnels y travailleront, considérant que l’outil favorisera
l’installation, ce qui conduit parfois à des locaux vides.
11 Au moment de notre enquête, plusieurs maisons cherchaient des médecins et d’autres
professionnels pour exercer dans les nouveaux locaux construits ou rénovés, tels que la
Bastide-Puylaurent en Lozère, St Laurent d’Olt dans l’Aveyron ou Varennes dans
l’Allier. Derrière ces situations, on peut voir une démarche volontariste des élus pour
trouver des solutions. Certains dépenseront sans compter pour maintenir ou attirer les
professionnels de santé. « Nous somme prêts à perdre de l’argent dans ce projet de maison de
santé. Cela ne nous fait rien de faire des actions à perte. Les cinq commerces que nous avons
réhabilités et dont nous payons les loyers, on est tous à perte. Mais il y a un enjeu. C’est la vie de
notre commune qui est en jeu » affirme le maire d’une commune de Haute-Loire, lors de
l’étude sur le Pays Jeune Loire et ses Rivières. Plusieurs initiatives issues des
collectivités traduisent une certaine absence de vision globale et à long terme. Aussi, Dr
de Haas (2013), président de la fédération des maisons et pôles de santé et médecin
généraliste rappelle que le seul souci de « combler » la chaise du cabinet médical qui
sera vacante ne suffit pas. Il est nécessaire de réfléchir aux besoins de la population et
de trouver des solutions avec l’offre de soins encore en place. Pour cela, le champ de
réflexion doit être élargi à l’ensemble des professionnels de santé, aux services
sanitaires voire médico-sociaux. Cette nécessité d’élargir le champ de vision peut
désemparer plus d’un élu. Si l’implication et la co-construction avec les acteurs de
santé semblent favoriser des projets plus pertinents et durables, on constate que le
monde des professionnels de santé et celui des élus ne se connaissent pas ou très peu,
en raison de l’absence d’échange et de travaux collectifs jusqu’alors.

…Aux projets de santé concertés entre élus et professionnels de


santé

12 Les besoins en médecin généraliste renvoient, plus globalement, à la nécessité de


repenser le système de santé du premier recours, en raison de la complexification de
l’exercice. La complexité est liée à une gestion administrative plus lourde, une
augmentation des malades chroniques, des difficultés à trouver un remplaçant ou
encore à assurer les gardes de la permanence des soins (De Haas, 2010). La

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réorganisation de l’offre de soins primaires à travers les projets de pôles, de réseaux et


de maisons de santé, regroupant des professionnels de santé autour d’un projet de
santé partagé, semble constituer des réponses aux problèmes de désaffection des
professionnels pour le premier recours en milieu rural. Les projets de coopération
interprofessionnelle répondent en effet aux aspirations formulées par les médecins
généralistes, vis-à-vis notamment des horaires de travail, des relations avec les autres
professionnels de santé et les établissements, ou encore sur la place accordée au temps
personnel et familial (Bourgueil et al., 2009). Si des initiatives en faveur d’un exercice
regroupé pluridisciplinaire émergent dès les années 1970, c’est depuis les années 2000,
et de manière plus marquée en 200711, que le concept d’exercice groupé et coordonné
de professionnels libéraux est progressivement développé et s’affirme comme un
facteur d’innovation pour répondre aux multiples défis actuels de l’ambulatoire. Les
projets de réorganisation des soins primaires, qu’ils émanent des professionnels de
santé ou qu’ils soient envisagés et proposés par les collectivités et les institutions,
représentent d’importants changements pour les professionnels de santé. En effet, pour
la plupart, cela implique des mutations dans leurs habitudes et leurs pratiques
personnelles et collectives. Le regroupement au sein d’une même structure par
exemple nécessite un réel effort d’adaptation, car il signifie souvent un changement
d’implantation géographique, une modification des statuts juridiques et fiscaux, de
nouvelles modalités d’exercice et des surcoûts. Libéraux, ils ont le souci de maintenir
leur activité économique stable et souhaitent garder leur liberté. Les professionnels
craignent bien souvent des dépenses trop importantes lorsqu’il est question de loyer,
de secrétariat, d’entretien et de pièces collectives dans une nouvelle structure, ce qui
peut freiner leur enthousiasme. Ils redoutent également, même s’ils ne le formulent pas
ou rarement dans les réunions collectives mais davantage lors des entretiens
individuels, les conflits entre professionnels, car l’entente peut être bonne ou cordiale
dans le même village, mais elle peut être plus difficile au sein d’un même bâtiment
lorsqu’il s’agit de partager des projets. Ils ont exercé de manière individuelle pour la
plupart depuis des décennies, même s’ils échangent régulièrement avec certains
collègues. Un médecin généraliste investi dans un projet de réseau en Limousin
explique : « Travailler en collaboration avec les collègues, ce n’est pas si mal. Mais ça veut dire
aussi accepter qu’on regarde un peu comment vous faites dans votre coin. […] C’est très très
personnel. Personne d’autre que notre patient ne sait comment on fait notre boulot. Comment on
se comporte, notre relationnel, notre raisonnement, notre façon de faire. Et de mettre tout ça en
commun… » constitue un vrai challenge, que des professionnels, de plus en plus
nombreux, entreprennent. « Il faut bien voir qu’un médecin est d’un individualisme forcené.
Il ne veut surtout pas qu’on lui dise que ce n’est pas comme ça qu’il faut qu’il fasse et qu’il doit
faire autrement. Ce n’est pas quelqu’un de très ouvert généralement. Et là, chacun avec sa
personnalité, on sent bien qu’on a envie de faire des choses ensemble. Mais ça demande de se
bousculer soi-même. »
13 Les élus locaux ne mesurent pas toujours les changements qu’impliquent ces projets et
souhaiteraient parfois que les projets avancent plus vite. Les réorganisations
demandent une concertation et une négociation entre les professionnels, entre
plusieurs collectivités et également entre professionnels et collectivités. Pour les
professionnels, la co-construction d’un projet représente un double défi de
compréhension mutuelle et de partage du leadership à la fois entre professionnels et
avec la collectivité. Bien qu’ils partagent l’analyse des problèmes et les solutions
possibles avec les élus, les professionnels ont besoin de temps pour accepter les

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changements et s’approprier les projets. Les collectivités se positionnent en soutien


face aux professionnels de santé : « Ce sont des gens qui bossent beaucoup, qui n’ont pas
tellement de temps disponible, par rapport à d’autres professionnels on va dire. Pour faire de
l’associatif, du militantisme, il faut le vouloir quand on a des boulots comme ça. Donc on est là
pour les soutenir » (directeur d’un territoire de projet). Il arrive que les élus soient
confrontés à des conflits entre professionnels de santé, les obligeant à chercher des
compromis face à des oppositions de professionnels et de corps de métier. Nous avons
pu observer plusieurs situations de tensions, par exemple entre des professionnels du
projet de maison de santé de Peyrelevade et celui de Faux-la-Montagne sur le plateau
Millevaches. Dans certains contextes intercommunaux, les élus locaux sont amenés à
veiller à une certaine « justice » spatiale dans la répartition des services d’une
commune à l’autre, et le compromis n’est pas toujours facile pour satisfaire les
différentes parties. Ces questions de répartition et de localisation de l’offre de soins
peuvent exacerber des conflits liés aux intérêts divergents de l’intercommunalité.
L’ancienneté des collaborations entre les acteurs, les frictions et les rapports de
pouvoir politique influent sur l’élaboration du projet, facilitant ou au contraire
« parasitant » la concertation, les partenariats ou encore l’obtention de financements.
Nous avons pu l’identifier pour plusieurs projets sur le Pays Jeune Loire et ses rivières,
entre les communes de Sainte-Sigolène et Saint-Pal-de-Mons, ou entre Bas-en-Basset et
Monistrol, ou encore St Pal-en-Chalencon et Usson, éloignées chacune de 5 à 10
kilomètres entre elles. L’implication des élus et leur capacité à s’approprier les
problématiques sanitaires sont également déterminantes pour les projets.
14 La plupart des collectivités territoriales sont tentées de se positionner principalement
sur le soutien financier aux projets des professionnels de santé, en particulier pour
l’investissement des maisons de santé, de la même manière qu’elle le fait pour d’autres
bâtiments (équipements scolaire, sportif, de loisir…). Toutefois, les choses semblent
différentes pour les structures réunissant des professionnels libéraux. En amont des
regroupements, un diagnostic et la réalisation d’un projet de santé doivent permettre
d’évaluer l’opportunité d’un tel projet, de définir les activités au sein de la structure
ainsi que les modalités de collaboration entre professionnels. Ces éléments facilitent
l’acceptation des changements et favorisent un meilleur fonctionnement de la
structure. En raison de la nouveauté de ces démarches, aux différents niveaux de leur
implication, les élus et les professionnels de santé qui participent aux projets, ont
besoin d’être accompagnés.

Quels accompagnements pour les différentes


initiatives ?
Un cadre législatif changeant pour les projets de regroupements et
de coordination

15 L’État et les ARS considèrent les regroupements pluri professionnels en maison, pôle ou
réseau de santé comme une réponse aux problèmes de démographie médicale. Dans un
cadre budgétaire national contraint, ces regroupements ne sont pas généralisés à
l’ensemble des territoires mais encouragés sur des territoires prioritaires, selon l’état
de l’offre. Les ARS ont pour mission d’encadrer les initiatives et de sélectionner les
différents projets. Un fond d’intervention régional (FIR), selon le décret du 27 février

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2012, dresse la liste des types d’actions, de structures et d’expérimentations pouvant


être financés12. Pour s’assurer de la qualité et de la pertinence, et peut-être aussi pour
en limiter le nombre, l’État impose un cahier des charges, un processus de labellisation
par le biais d’une commission de sélection, pour tous les projets qui souhaitent obtenir
des soutiens financiers des différents partenaires. L’annonce en 2010 par le Président
de la République du soutien pour la création de 250 maisons de santé pluridisciplinaires
(MSP), pour les trois ans à venir, a entraîné dans chaque région un appel à projet qui a
suscité l’énergie des porteurs de projet pour répondre dans un délai assez court. Un
agent de la délégation territoriale de l’ARS dans l’Aveyron explique : « Si on divise les 250
MSP sur trois années, divisées par le nombre de départements, bref, en gros, ça faisait un, deux
projets maximum par département finalement, ce qui n’est pas énorme […]. En fait il y a une
question d’opportunité dans ces moments-là, c'est-à-dire quand on a un délai, on doit présenter
deux projets. Clairement, il faut que les deux projets soient prêts, donc par opportunité,
malheureusement, il y a une part de chance, il y a le projet qui est prêt au bon moment, et celui
qui pourrait être mieux mais qui est né trois mois après et qui du coup a raté le coche, mais bon
ça c’est comme tout, y’a une part de hasard là-dedans. » Pour les réseaux de santé, les ARS
orientent et sollicitent les porteurs de projet pour qu’ils répondent au mieux aux
objectifs jugés pertinents et opérationnels, selon le cahier des charges des maisons de
santé. Ces sollicitations sont parfois perçues par les porteurs de projet comme
excessives, pas toujours justifiées et comme un abus de pouvoir des institutions au
détriment de leur investissement qui n’est pas reconnu à sa juste valeur. Un
professionnel de santé investi dans la création d’un réseau nous confie : « Finalement, ce
serait plus à l’ARS de venir voir comment ça se passe, d’aller chercher comment on fonctionne et
de voir si ça vaut le coup de nous donner les sous, plutôt que ce soit nous qui passions notre
temps à se justifier, au lieu de faire ce que l’on sait faire, c'est-à-dire soigner et organiser la prise
en charge des patients. » La mise en œuvre de la loi HPST et des ARS en 2009 et 2010 a
entrainé une instabilité et une irrégularité des positions et des soutiens. On ressent un
certain antagonisme entre le fait d’élaborer rapidement le projet, du fait d’un cadre
financier contraint, et le temps nécessaire de discussion et de négociation au niveau
local pour installer le projet. Les cofinancements entre l’État, la Région, parfois le ou les
Départements, l’intercommunalité et également d’autres fonds plus occasionnels (fonds
européens notamment), participent aux coûts de l’investissement et parfois des études.
Pour financer le fonctionnement des nouvelles structures et des nouvelles actions, la
tarification à l’activité présente des limites. En effet, si les maisons ou pôles de santé
ont pour obligation de fonctionner en exercice coordonné entre professionnels, de
développer des protocoles et des réunions pluriprofessionnelles ou encore de mettre en
place des actions de santé publique (prévention, dépistage, éducation thérapeutique), le
paiement à l’acte ne valorise pas ce genre d’activité et les nouveaux modes de
rémunérations (NMR), qui représente une alternative, ne sont pour le moment pas
encore généralisés. Pour les projets de réseau enquêtés, l’absence de modèle
économique freine le développement de l’exercice coordonné. L’incertitude et
l’instabilité des financements perturbent les dynamiques enclenchées et empêchent les
acteurs de se projeter dans le temps. Certains ne souhaitent pas engager des patients,
des collègues et d’autres partenaires, car ils craignent d’être obligés d’arrêter dans
deux ou trois ans faute de fonds suffisants. Les ARS souhaitent développer un système
de contractualisation d’objectifs et de moyens pour les maisons et pôles de santé, mais
les modalités de financement pérenne doivent encore être trouvées.

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16 Pour que les projets soient labellisés et puissent bénéficier potentiellement d’aides
financières, les porteurs doivent justifier de la pertinence et répondre aux modalités
inscrites dans le cahier des charges (un projet de santé fondé sur un diagnostic des
besoins de santé, de la pluriprofessionalité, des actions de prévention, des horaires
d’ouverture larges, des partenaires hors de la structure, etc.). Pour ce faire, ce sont bien
souvent des prestataires qui accompagnent élus et professionnels de santé, pour définir
les stratégies d’organisation de l’offre de soins, pour soutenir la maîtrise d’ouvrage et
l’élaboration du projet de santé. Cet accompagnement se fait tantôt à l’échelle des Pays,
tantôt à l’échelle des intercommunalités.

Un accompagnement technique réalisé par les Pays et les cabinets


spécialisés

17 Face aux différentes initiatives locales, les ARS jouent partiellement le rôle
d’accompagnant pour l’élaboration de projet. Ils offrent un certain nombre de services
aux porteurs de projet (explications et conseils par rapport au cahier des charges) mais
n’interviennent pas dans l’animation et la définition des modalités du projet car ils ne
souhaitent pas être « juge et partie », c'est-à-dire qu’ils ne peuvent à la fois participer à
la construction du projet et participer à sa validation et l’octroie de fonds. Le rôle et
l’importance de l’accompagnement au projet semblent avoir été mieux pris en compte
du fait du possible financement d’une ingénierie dans le cadre du Fond d’intervention
régionale. On notera cependant que les collectivités territoriales contribuent encore
pour une large part aux financements de cette ingénierie de projet.
18 Nous avons pu constater que les Pays, avec l’appui des cabinets spécialisés, contribuent
à élaborer des stratégies et des actions en faveur de l’organisation de l’offre de soins. Ils
deviennent de nouveaux acteurs intermédiaires avec toutefois une grande diversité des
situations. Chaque projet varie selon les Pays, leur ancienneté de création, leurs
priorités, leurs compétences attribuées, leurs moyens d’actions développées. C’est
pourquoi, la question de la santé n’est pas traitée de la même manière d’un Pays à
l’autre, et peut également ne pas être abordée du tout (Leurquin, 2007). Les Pays ont un
fonctionnement basé sur la concertation multi-acteur, dans une démarche
intersectorielle et interterritoriale (avec les communes et intercommunalités qui les
composent). Ces trois dimensions sont des éléments intéressants pour l’élaboration de
solutions locales pertinentes en matière de santé. En effet, à travers les études-actions,
les Pays peuvent contribuer à la concertation des acteurs de proximité, favorisant une
implication et une appropriation des problèmes et des solutions. La prise en compte des
perceptions, des préoccupations et des vécus des différents acteurs en jeu, en
particulier des élus et des professionnels de santé est un élément fondamental pour
obtenir une certaine pertinence et efficacité dans les stratégies et les projets en santé
élaborés localement. Pour cela, les Pays permettent d’une part une démarche globale
réunissant les champs du sanitaire, du social voire plus largement les préoccupations
de l’aménagement et du développement du territoire. D’autre part, l’approche des Pays
rassemble des initiatives locales éparses, notamment des projets de maisons de santé
qui peuvent se faire concurrence ou se méconnaissent, vers une cohérence et une
solidarité territoriale. Ainsi, par exemple sur le Pays Jeune Loire et ses rivières, l’état
des lieux des projets a mis à plat la multitude d’initiatives sur des communes voisines

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qui se méconnaissent, révélant un manque de concertation et l’absence de cohérence


dans les réponses territoriales aux besoins.
19 Par ailleurs, les Pays possèdent une liberté de choix dans les formes d’animation et
d’intervention pour le déroulement des études. Des groupes territoriaux ont par
exemple été proposés sur le Pays des Combrailles (nord, centre et sud), dépassant les
limites intercommunautaires et répondant à des logiques de projets en cours et de
fonctionnement des professionnels. Afin d’obtenir une meilleure mobilisation des
acteurs et de favoriser l’animation locale de la démarche, certains Pays ont désigné des
élus référents. Pour le Pays Charolais Brionnais, un élu référent par commune, pour les
Combrailles, un élu par communauté de communes. Le Pays Haut Languedoc et
Vignoble a organisé une visite de maison de santé tandis que sur le Pays Vichy-
Auvergne, le prestataire a organisé un séminaire pour les élus, sous forme de
questionnaire-jeu et d’échange, afin de les faire réfléchir sur les besoins de leur
intercommunalité et les problématiques liées à la présence et l’organisation des soins.
Cette diversité de formes d’intervention et cette adaptabilité au terrain se retrouvent
peu dans les interventions des services de l’État. Les ARS possèdent un mode
d’intervention fondé sur l’organisation de réunions à différentes échelles (conférences
régionales, conférences territoriales, projet de contrats locaux de santé). Ces
rencontres sont pour la plupart régies par des protocoles (présence des représentants
désignés par collège, ordre du jour défini selon les obligations nationales). Elles
permettent peu de souplesse et d’innovation dans les modes de concertation. Faute de
temps, de disponibilité et de personnes dédiées nécessaires pour se rendre sur le
terrain, les interventions des ARS sont limitées.
20 Les études des Pays produisent le plus souvent un plan d’actions concret au plus proche
des réalités du territoire, dans la mesure où ce plan intègre les contraintes locales de
réalisation, avec une priorisation des actions, les moyens financiers et humains
nécessaires et un calendrier. À la suite des études-actions, le Pays peut jouer le rôle de
garant des orientations et de l’exécution du plan d’actions élaboré. Il n’existe pas
d’autres acteurs pour le moment qui peuvent jouer ce rôle d’animation et de
coordination. Ainsi, l’action des Pays peut représenter une plus-value pour
l’élaboration de projets territoriaux de santé, en particulier pour les territoires peu
peuplés, étendus et fragiles dans leurs dynamiques socio-économiques. En effet, il
devient parfois un interlocuteur privilégié pour les institutions sanitaires et les
institutions financeurs (Conseils généraux, Conseil Régional, Etat…) et représente une
porte d’entrée pour l’élaboration des projets avec l’ARS, notamment avec les contrats
locaux de santé. C’est le cas du Pays des Combrailles, avec la mise en place d’une
association Avenir Santé Combrailles, co-présidée par un élu et un professionnel et
animé par une coordinatrice. Certaines démarches Pays ont en 2011 déjà abouti à
plusieurs contractualisations (Vallée de la Dore en Auvergne, Pays Haute-Corrèze en
Limousin).

Conclusion
21 Ainsi, face aux difficultés de la démographie médicale et face à la nécessité de repenser
les soins primaires, des dynamiques de changement se développent. Les situations de
tensions, aux multiples causes, offrent sur les territoires ruraux des opportunités
d’innovation dans l’organisation de l’offre de soins et dans les modalités de

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gouvernance pour y parvenir. Malgré les difficultés et les écueils que rencontrent
collectivités et professionnels de santé pour dialoguer et trouver des solutions adaptées
aux problèmes soulevés localement, on voit se développer des initiatives (associations,
maisons, pôles, réseaux territoriaux de santé) qui présentent des modalités et des
actions nouvelles, originales, stimulantes, source d’amélioration, tant du côté des
pratiques professionnelles que des services offerts à la population. Les différentes
situations et les mécanismes de construction des projets soulevés dans cet article
amènent peut-être quelques éléments de préconisations au service d’une gouvernance
territorialisée des politiques de santé, notamment l’idée de respect et de
compréhension mutuelle des positions des uns et des autres qui devrait guider les
projets, favorisée par la concertation. Ce sont les démarches issues des Pays, nouveaux
acteurs intermédiaires structurants dans le système de santé, qui semblent améliorer à
la fois les rencontres, les échanges des problèmes, l’élargissement des champs d’action,
la co-construction de solutions, et amènent les acteurs locaux aux innovations. On
remarquera toutefois que si les Pays représentent une échelle et un territoire pouvant
être pertinent pour la mise en place d’une politique territorialisée de la santé voulue
par l’État, en particulier dans les territoires ruraux étendus et peu peuplés, ils ont été
l’échelon territorial remis en cause dans l’acte III de la décentralisation et fragilisés par
la réforme des collectivités territoriales en 2010 en supprimant la possibilité d’en créer
de nouveaux.

BIBLIOGRAPHIE
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exploratoire des maisons de santé pluridisciplinaires de Franche-Comté et de Bourgogne,
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BRUTEL C., LEVY D., 2011. Le nouveau zonage en aires urbaines de 2010 : 95 % de la population vit
sous l’influence des villes. INSEE Première, octobre 2011, n° 1374, 4 p.

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développement, Association Pour la Fondation des Pays, coll. « Services et Territoires », 2007, 288
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Langue Française, 6-7-8 juillet 2009, Clermont-Ferrand, 18 p.

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VIDANA J.-L., 2012. Les agences régionales de santé : de l'usage du mythe du préfet sanitaire, Revue
de droit sanitaire et social, n° 2, p. 267-279.

ANNEXES

Textes législatifs

Décret n° 2012-271 du 27 février 2012 relatif au fonds d’intervention régional des


agences régionales de santé.
Ordonnance n° 96-346 portant réforme de l'hospitalisation publique et privée, et
Ordonnance n° 96-344 relative à l’organisation de la Sécurité sociale du 24 avril 1996 –
dites également « Ordonnances Juppé ».
Loi n° 2004-810 du 13 août 2004 relative à l’assurance maladie.
Loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à
la santé et aux territoires dite loi HPST.

NOTES
1. Combrailles, Vichy-Auvergne, Jeune Loire et ses Rivières, Saint-Flour, Aurillac, Vallée
de la Dore.
2. Les résultats sont développés plus largement dans la thèse intitulée « Offre de soins
dans le Massif central : Territorialisation, gouvernance et initiatives pour faire face aux
nouveaux enjeux », sous la direction de Laurent Rieutort.
3. Dans la circulaire du 5 mars 2004, l’organisation des soins doit être graduée et
comprend différents niveaux de prise en charge. Cinq niveaux sont proposés
(proximité, intermédiaire, recours, régional, interrégional). Le premier recours est

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alors celui de la permanence des soins, impliquant le généraliste, l’infirmier et le


pharmacien.
4. Loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux
patients, à la santé et aux territoires (Loi HPST), Art. L. 1411-11.
5. La moyenne nationale française étant de 114 hab./km².
6. INSEE Auvergne, 2010. Atlas du Massif central-Démographie-Attractivité, Les
Dossiers n° 25.
7. Cette hiérarchie des espaces urbains est établie à partir de la concentration de
l’emploi et à partir des aires d’influence basées sur les trajets domicile-travail de la
population. Cette approche permet d’évaluer l’influence des villes au-delà du bâti.
(Brutel et Levy, 2011).
8. Le numerus clausus est un nombre plafond d’étudiants ou de professionnels admis
dans un cursus, fixé chaque année, dans chaque université, afin de réguler le nombre
de diplômes et donc le nombre de professionnels exerçant ces métiers. Le numerus
clausus des médecins a été mis en place par la loi en 1979, fixant par arrêté ministériel
le nombre d’étudiants pouvant être admis en deuxième année d’études.
9. Ces résultats proviennent des sondages et des observations du conseil national de
l’ordre des médecins et de l’InterSyndicale Nationale Autonome Représentative des
Internes de Médecine Générale (ISNAR-MG), repris dans le rapport Hubert sur la
médecine de proximité (novembre 2010). Ce rapport présente plusieurs propositions
pour réformer la formation des médecins généralistes, leur organisation, leur
rémunération, et soutenir leur installation.
10. Loi de santé publique du 13 août 2004
11. En 2007, la Haute Autorité de Santé (HAS) crée un groupe de réflexion d’où sortira
une définition et un premier cahier des charges sur l’exercice coordonné et protocolé.
12. Les actions visant à améliorer la qualité des pratiques et des soins, le
développement de nouveaux modes d’exercice, les actions favorisant un exercice
pluridisciplinaire, les actions tendant à assurer une meilleure répartition géographique
des professionnels de santé, ou encore les réseaux de santé.

RÉSUMÉS
Afin de surmonter les problèmes croissants pour le maintien des soins primaires, notamment en
milieu rural, le principal levier est d’agir à la fois sur les contraintes multifactorielles du
renouvellement des professionnels de santé et sur l’évolution des organisations
interprofessionnelles. Pour ce faire, les collectivités territoriales soutiennent et impulsent de
plus en plus d’actions, en particulier pour la création des maisons et des pôles de santé
pluridisciplinaires, occasionnant des échanges nouveaux avec les professionnels de santé de leurs
territoires. Nous avons cherché à montrer les contextes d’émergence des initiatives des
collectivités, leurs motivations, leurs actions, leurs difficultés et l’impact de leur implication sur
les professionnels de santé présents localement. Nous nous sommes appuyés sur les propos des

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élus et des techniciens des collectivités ainsi que sur ceux des professionnels de santé exerçant
dans des territoires ruraux du Massif central, recueillis lors d’entretiens individuels et collectifs
et lors de réunions de projets dans quatorze Pays et deux projets de réseaux territoriaux de santé
de proximité. Nous retiendrons que les collectivités et les professionnels de santé constituent les
nouveaux acteurs dans la gouvernance territorialisée des soins primaires. Au cœur des projets
pour maintenir et développer l’offre de soins, nous avons identifié un enjeu fort autour de la
nécessité du dialogue mutuel entre collectivités et professionnels de santé, qui s’ajoute au défi de
coopération intercommunale et politique pour les élus et celui de collaboration pluridisciplinaire
pour les professionnels de santé. Afin de faciliter le dialogue, nous avons constaté le rôle
prépondérant des acteurs intermédiaires que sont les Pays, avec l’appui des cabinets de conseils,
vers la construction des stratégies et des actions innovantes localement.

In order to deal with primary care problems that arise in rural areas, it is deemed necessary to
act on both, the multifactorial constraints related to the renewal of healthcare professionals and
on the requisite support to inter-professional organisations. To this end, local authorities are
taking a deeper action by initiating and supporting many new projects, particularly the local
healthcare centres to bring various healthcare professions together in a collective practice. From
the outset, the research effort has focused on the context in which the initiatives taken by local
authorities emerge, their motivations and actions along with the difficulties they are facing and
the impact of their actions on local healthcare professions. This work is based on interviews of
local elected representatives, technicians, and healthcare professionals practising in rural areas
of the Massif Central (14 “Pays” (territories of local projects) and 2 territories with a network
project of health care proximity). Early observations established that new actors are now
carrying out the governance of primary healthcare: to wit, the local authorities and healthcare
professionals. We later identified the pivotal role of the involvement of principal local actors,
such as health professionals and political representatives on the success of the projects to
maintain and develop the supply of health care. Furthermore, the necessity to establish dialogue
between those actors is of paramount importance and requests the support of project
management, “Pays”, which represent intermediary’ actors.

INDEX
Index géographique : Massif central
Mots-clés : santé, démographie médicale, politique publique, collectivité territoriale
Keywords : health, health demography, public policy, local authorities

AUTEUR
ADÉLAÏDE HAMITI
CERAMAC-EA 997, Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, Maison des Sciences de l’Homme,
4 rue Ledru – 63057 Clermont-Ferrand cedex 1, France (schindleradelaide@yahoo.fr)

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Du potentiel à l’action : la
gouvernance territoriale des pôles
d’excellence rurale
Building-up collective action: place-based governance in the “rural excellence
poles”

Sylvie Lardon, Johan Milian, Salma Loudiyi, Patrice LeBlanc, Laurence


Barthe et François Taulelle

NOTE DE L’ÉDITEUR
Article reçu le 25 mars 2014, définitivement accepté le 12 février 2015

Introduction
1 Les territoires ruraux sont confrontés à des opportunités et des menaces qui, à un
moment ou à un autre, guident leurs choix de développement et convoquent
l’intelligence collective des acteurs (Jean et Vanier, 2008). Dans le cadre de la
territorialisation des politiques publiques, divers acteurs sont amenés à initier des
actions localisées et à les mettre en œuvre dans des projets de territoire. Ces projets de
territoire contribuent au développement territorial, défini comme « l’augmentation de
la capacité des acteurs à maîtriser les dynamiques d’évolution qui les concernent »
(Deffontaines et al., 2001). Ils relèvent d’une gouvernance territoriale, définie comme un
« processus d’articulation dynamique de l’ensemble des pratiques et des dispositifs
institutionnels entre des acteurs géographiquement proches en vue de résoudre un
problème productif ou de réaliser un projet de développement » (Gilly et al., 2004).
L’étude de ce processus s’intéresse donc à la construction des arbitrages et des
coordinations entre les différents acteurs impliqués dans le débat territorial, qu’ils
soient institutionnels, politiques, économiques ou sociaux (Pasquier et al., 2007).

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2 Les modalités de gouvernance territoriale peuvent prendre des formes diverses. Elles se
construisent à l’aide de compétences en matière d’ingénierie territoriale et
d’accompagnement de l’action (Lardon et al., 2008). Nous abordons ici la procédure de
labellisation des pôles d’excellence rurale (PER) pour apprécier les évolutions et
recompositions dans les jeux d’acteurs dont elle témoigne, et rendre compte du
territoire comme un système dynamique organisé. Portée par un appel à projets, cette
labellisation des PER donne ainsi accès à une grande diversité de projets proposés et
présentés par les territoires eux-mêmes. Leur étude fournit un large panorama de la
genèse des actions que mènent des acteurs locaux face aux enjeux de développement,
des choix qu’ils privilégient et des modes de coordination et de décision qui s’opèrent
dans les territoires.
3 L’article est structuré en trois parties. La première partie présente les deux approches
mobilisées dans nos travaux pour étudier les mécanismes de la gouvernance des
territoires ruraux au prisme des PER. La première approche élabore une grille des
configurations socio-spatiales caractérisant les dynamiques sociales et spatiales des
territoires de projet (Lardon et Cayre, 2009). La seconde approche identifie quelles sont
les formes de plus-value que les PER génèrent par l’analyse de leur inscription dans les
trajectoires de développement des territoires (Barthe, 2009). La deuxième partie
montre que les PER étudiés révèlent un potentiel de développement qui s’exprime par
une gouvernance effective sur le terrain, si tant est que les actions prévues sont
réalisées. Bien que les résultats soient mitigés, l’analyse met en évidence des leviers
d’actions possibles pour le développement des territoires. La troisième partie propose
quelques pistes, tant pour accompagner les dynamiques d’acteurs par une nouvelle
ingénierie territoriale que pour élaborer une politique de développement territorial en
lui donnant un cadre institutionnel. Cela ouvre des perspectives de recherche
nouvelles, à l’heure où les recompositions territoriales sont en débat.

Caractériser la gouvernance territoriale dans les PER


4 La DATAR a engagé fin 2005 un appel à projets auprès des territoires ruraux pour
constituer des Pôles d’Excellence Rurale (PER)1. Cette démarche de labellisation avait
pour objectif de soutenir financièrement des investissements censés contribuer au
développement des territoires ruraux. La DATAR a par ailleurs initié en 2008 un
programme de recherche évaluative2 pour assurer un suivi qualitatif de ces PER et
alimenter la réflexion des pouvoirs publics à l’égard des territoires ruraux. Les travaux
présentés ici ont été conduits dans ce cadre par deux équipes de recherche rattachées
respectivement à l’UMR Métafort de Clermont-Ferrand et à l’Université Jean-Jaurès de
Toulouse.
5 Nos équipes ont ainsi chacune étudié un corpus de PER spécifiques issus de la première
génération (2007-2010), en suivant des approches complémentaires. L’une met en avant
les configurations socio-spatiales à partir de l’analyse des documents de projet, l’autre
relève les trajectoires de développement à partir d’entretiens avec les porteurs de
projet.

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Les pôles d’excellence rurale dans le paysage des dispositifs de


développement rural

6 Un PER est un projet de développement économique3 généralement piloté par une


collectivité, une intercommunalité ou un établissement de coopération, portant sur la
réalisation d’investissements matériels censés jouer un rôle d’équipements
structurants pour des activités de services ou de production. Le dispositif PER soutenait
donc théoriquement des initiatives locales. Thématiquement les PER devaient
concerner des secteurs d’activité identifiés par la DATAR comme spécifiques des
fonctions qu’elle attribuait alors aux espaces ruraux, dans le champ de l’économie
productive ou celui de l’économie résidentielle. Quatre secteurs étaient plus
particulièrement ciblés : tourisme, bio-ressources, services et petites industries locales.
La réalisation de ces projets devait être rapide, sous trois ans une fois la labellisation
obtenue, afin notamment de donner une forte visibilité au dispositif. Celui-ci a été
reconduit en 2009 dans le cadre d’un second appel à projets positionné sur les mêmes
thématiques avec une attention plus marquée sur les projets en lien avec les services.
La DATAR a finalement labellisé 670 PER sur les deux générations.
7 Les PER s’inscrivent dans la philosophie des théories relatives aux pôles de croissance
émises dans les années 1950 par des économistes comme François Perroux. Dans le
contexte politique de 2005, la promotion du modèle du « pôle » dans le champ du
développement rural prétend alors rompre avec une logique de « rétribution »
incarnée par les politiques de zonages privilégiant une logique d’assistance (Taulelle,
2008) au profit d’une logique distinctive fondée sur la figure du « projet structurant » et
« la capacité des territoires à savoir s’organiser » (Guigou, 2008). Le dispositif promeut
donc une action volontariste, centrée sur les investissements et orientée vers une
vision libérale et entrepreneuriale du développement qui serait en mesure de
« mobiliser les potentiels de compétitivité » pas ou insuffisamment exploités et
d’investir des domaines économiques « hors des sentiers battus » (Alvergne et De Roo,
2008). Cette vision performative du dispositif confère aux PER alors en puissance une
capacité de territorialisation endogène, le PER constitué étant censé venir nourrir une
systémogenèse de développement territorial (Woessner, 2010 ; Milian et Bacconnier,
2014).
8 Dans cette rhétorique, des effets étaient attendus en matière de « gouvernance de
projet et de collaboration entre acteurs » puisqu’il s’agissait d’un des cinq critères
d’évaluation des candidatures. Les PER devaient constituer des scènes de discussion de
projet et permettre de dégager des périmètres de coopération. En mettant notamment
en exergue la question des partenariats publics-privés et du soutien aux initiatives des
petits porteurs de projet, le dispositif espérait encourager des pratiques de
gouvernance territoriale mixte où « les acteurs qui pilotent la coordination locale sont
des acteurs publics et aussi des privés qui travaillent ensemble sur un projet commun
de développement » (Leroux, 2006).

L’approche par les configurations socio-spatiales

9 L’équipe clermontoise s’est centrée sur l’élaboration d’une grille d’analyse des
configurations socio-spatiales des PER, à partir des dossiers de réponse à l’appel à
projets PER (Lardon et al., 2012). Cette grille d’analyse vise à décrypter les dynamiques

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territoriales associées à la mise en œuvre d’un PER et à identifier comment ces derniers
peuvent être un levier d’action dans les territoires. Elle spécifie les dynamiques de
relations sociales nécessaires à la construction de l’action collective (Angeon et al.,
2006). Elle explicite leur ancrage territorial et les modèles spatiaux qui résultent des
dynamiques territoriales (Lardon et Piveteau, 2005). À cet égard, il s’agit d’un repérage
des potentiels de développement, des ingrédients nécessaires à la valorisation des
ressources territoriales par les acteurs (Gumuchian et Pecqueur, 2007).
10 La méthodologie s’appuie sur l’analyse des dossiers PER ; elle a été élaborée sur les 21
dossiers de la région Auvergne (Perraud, 2009). Les configurations socio-spatiales sont
caractérisées par la répartition spatiale, concentrée ou diffuse, des acteurs et des
actions dans le territoire de projet et les liens, établis ou non, avec des acteurs
extérieurs. Elles sont croisées avec la façon dont les différents types d’acteurs
(institutionnels, consulaires, associatifs, entreprises, recherche) s’impliquent dans la
construction du projet PER. Les modèles ainsi élaborés donnent à voir la contribution
des actions au projet de territoire (figure 1).

Figure 1 : Configuration socio-spatiale


Socio-spatial configuration

11 L’approche par les configurations socio-spatiales a permis une première caractérisation


du potentiel de développement porté par le projet PER, à partir des dossiers de
candidature. Le potentiel et les capacités de développement d’un territoire de projet
sont caractérisés par l’enchaînement logique des événements qui contribuent à la
genèse du projet. En particulier, il est important de spécifier à quel moment intervient
l’institution porteuse du projet, si elle est plutôt initiatrice, fédératrice ou porteuse de
la dynamique et à quel moment interviennent d’autres types d’acteurs (par exemple
des entreprises, des associations, le monde de l’enseignement-recherche, l’expertise).
La reconstruction de la genèse du projet PER s’organise selon un axe de développement
révélateur des synergies opérées entre les acteurs et des marges de manœuvre pour
réaliser leur projet.
12 Le potentiel de développement identifié à partir des dossiers PER selon la méthodologie
précédemment établie a été confronté à la réalité terrain par des enquêtes menées
auprès des porteurs de projets (Ider, 2010). Cette analyse a été faite sur un échantillon
de 25 PER qu’étudiaient par ailleurs d’autres équipes du groupe de recherche évaluative
dans le Sud-Ouest (Barthe et al., 2009), le Massif central (Mainet et al., 2009) ou la région

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Rhône-Alpes (Pecqueur et al., 2009) ou par l’équipe Clermontoise (figure 2). La typologie
des actions a été affinée, en distinguant les actions de construction, d’aménagement et
de gestion et les relations de financement, de conseil et d’animation et les liens de
travail et de voisinage, permettant de mieux comprendre le rôle des acteurs dans la
conduite du projet. La confrontation terrain sur les quelques cas de la région Auvergne
a permis de valider l’identification du potentiel de développement à partir de l’analyse
des dossiers PER, selon la méthodologie des configurations socio-spatiales. Le taux de
réalisation des actions (écart entre ce qui est indiqué dans le dossier et ce qui est mis en
œuvre sur le terrain) a également pu être évalué.

Figure 2 : Corpus des PER étudiés et croisés


Presentation of REP sample surveyed

L’approche par les trajectoires de développement

13 L’équipe de l’Université de Toulouse a conduit une enquête approfondie sur un


échantillon de 29 PER du Sud-Ouest de la France en vue de caractériser leur place et
leur rôle dans les trajectoires de développement des territoires porteurs de la
candidature. Les dynamiques et les changements qui marquent les trajectoires (Berger
et al., 2010 ; Milian et Bacconnier, 2014) peuvent s’interpréter à travers les continuités,
les inflexions, voire les ruptures qui s’opèrent dans la (re)définition des ressources sur
lesquelles un système territorial appuie son développement (activation et valorisation
de ces ressources) ainsi que les recompositions organisationnelles et structurelles dont
il se dote en ce sens. Ces recompositions ont pu concerner par exemple la création
d’établissements de coopération, voire des structures associant des acteurs publics et
privés (types SEM, SCIC, GIE) pour réagencer une filière économique ou bien répondre à
des besoins nouveaux pour la population. L’objectif était de retracer l’évolution de la
capacité d’initiative du système local et de reconstituer la manière dont il s’était investi
dans des démarches « innovantes » (variables en fonction des périodes : par exemple la
conception de SCoTs en zone rurale, le lancement d’une démarche de type Plan Climat-
Energie-Climat-Territoire etc.) et s’approprier la méthodologie du projet de territoire.

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Ce second aspect dans la caractérisation des trajectoires permettait d’étudier finement


si le PER contribuait à la construction ou la consolidation d’une gouvernance
territoriale, puisqu’il amenait à étudier le système d’animation et de décision à l’œuvre
autour de la trajectoire de développement du territoire et les innovations et
recompositions dont il était porteur ou catalyseur.
14 Cette recherche a étudié finement les contextes de montage et de réalisation des PER,
en appréciant comment le dispositif participait à la redéfinition des ressources
territoriales, et, le cas échéant, venait infléchir les stratégies des acteurs institutionnels
comme socioprofessionnels et faire évoluer les systèmes d’action. L’étude a ainsi abordé
les modalités d’émergence du PER, les méthodes d’animation et de sélection des
actions, ainsi que les impacts de ces actions sur le système d’acteurs. L’analyse s’est
appuyée sur un corpus d’une centaine d’entretiens semi-directifs auprès de trois
catégories d’acteurs : des animateurs et accompagnateurs du dispositif (services
déconcentrés de l’État, collectivités territoriales, c’est-à-dire les partenaires financiers
publics), des concepteurs locaux des PER, notamment les décideurs et opérateurs
locaux (élus, personnels des collectivités, ingénierie privée d’appui, co-financeurs
privés), enfin des bénéficiaires des aides (organismes publics, associations, particuliers
et entreprises). La participation à des réunions de travail (programmation des
financements, comités de pilotage) dans certains PER a complété les enquêtes.

La gouvernance des pôles d’excellence rurale


15 Les deux approches ont été menées sur des corpus en partie différents, mais elles ont
pu être croisées sur quelques cas. Les résultats s’avèrent complémentaires pour
aborder la question de la gouvernance des PER et convergents pour rendre compte des
atouts et limites du dispositif à cet égard.
16 Chacune des approches a mené à la constitution d’une typologie, basée sur le
croisement entre réalisation des actions et dynamiques de développement pour
l’équipe clermontoise et sur le croisement entre gouvernance territoriale et réalisation
des actions pour l’équipe toulousaine. Les 6 PER communs aux deux études ont servi à
croiser les approches et à évaluer le lien entre potentiel de gouvernance territoriale et
mise en œuvre effective (Lardon et al., 2014). L’ensemble des PER analysés a fourni des
éléments de réflexion sur ce qu’a été la gouvernance des territoires PER.

Du potentiel de gouvernance territoriale…

17 Ainsi, sur le corpus étudié des 21 PER de la région Auvergne, nous avons mis en
évidence des effets différenciés de gouvernance territoriale. Les formes de PER portées
par des acteurs institutionnels ont eu peu d’effet, car elles n’ont souvent fait que
reproduire des situations existantes, où la place des acteurs était déjà fixée. A contrario,
les initiatives d’entreprises ou d’associations, relayées et légitimées ensuite par l’acteur
institutionnel, se sont révélées plus porteuses de dynamiques, car elles innovaient tant
dans la forme que dans les relations nouvelles entre acteurs, en particulier par
l’hybridation public-privé (aussi bien pour des projets touristiques foisonnants que
pour des services plus ciblés comme les maisons médicales). Le rôle intermédiaire des
acteurs de la formation et de la recherche a souvent catalysé la mise en synergie pour
des actions collectives coordonnées (en particulier dans les projets sur le bois-énergie).

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18 La dynamique de développement engendrée par les PER, identifiée à partir des dossiers
(Perraud, 2009) et vérifiée par enquête (Ider, 2010), nous amène à distinguer 5 types de
PER (figure 3). Un PER « défectueux » n’a pas réalisé ses objectifs initiaux en terme de
réalisation des actions, même s’il a pu apporter un plus aux institutions porteuses, par
exemple en terme de légitimité, comme ça peut être le cas pour des PER portés par des
communautés de communes, qui n’ont souvent pas assez d’envergure, mais qui sont
montées en capacité avec cette expérience. Un PER « opportuniste » a réalisé ses
actions, mais sans engendrer de dynamique territoriale nouvelle, notamment lorsque
les projets sont liés à la valorisation de produits agricoles ou touristiques sans que cela
n’ait de répercussion notable sur les autres activités du tissu socio-économique du
territoire. Un PER à « dynamique temporaire » a pu réaliser ses objectifs de départ en
terme d’actions, mais sans que les liens créés n’entrainent une dynamique pérenne,
souvent par essoufflement du collectif d’acteurs et manque de relais dans l’animation
et la conduite du projet. Un PER qui « renforce une dynamique » correspond à des
actions abouties qui s’inscrivent dans un projet plus large et viennent renforcer une
démarche préexistante sur le territoire, ce qui est le cas soit dans des démarches
institutionnelles engagées de longue date ou dans des territoires où le projet est déjà
bien ancré. Il s’appuie sur une dynamique déjà existante pour la renforcer et la relayer.
Enfin, un PER « porteur de dynamique » a réalisé ses objectifs d’action, a créé une
dynamique qui vient renforcer d’autres projets assurant sa pérennité. C’est le cas où la
labellisation PER a pleinement joué son rôle de levier de développement, comme pour
le PER « Valorisation de la forêt par le développement du bois-énergie et du frêt
ferroviaire » du PNR Livradois-Forez, qui a su impulser une dynamique de
développement intégrée autour des ressources forestières et de la voie ferrée (Lardon et
al., 2012).

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Figure 3 : Typologie de la dynamique territoriale engendrée et de la réalisation des actions, par


l’approche des configurations socio-spatiales (d’après Lardon et al., 2014).
A typology of territorial dynamics and achievements using socio-spatial configuration methodology

…À la mise en œuvre de la gouvernance territoriale

19 Dans l’approche par les trajectoires de développement, sur le corpus des 29 PER du Sud-
ouest, nous avons reconstruit l’historique de l’émergence des PER. Nous avons étudié
comment les PER s’articulaient avec des dispositifs de développement déjà existants,
notamment des programmes Leader ou des politiques territoriales de type Pays, en vue
de comprendre comment le PER s’insérait dans ces trajectoires et s’il jouait à cet égard
un rôle positif (rôle d’activateur ou d’accélérateur) ou négatif (rôle perturbateur). Nous
avons essayé enfin d’identifier les éventuels effets positifs sur la gouvernance
territoriale à travers une grille de lecture des innovations (Fontan et al., 2004)
apportées par le PER. Un premier aspect de cette grille, dit méthodologique,
s’intéressait aux liens entre acteurs et à l’amélioration de la coordination entre eux, par
exemple en étudiant si la démarche PER permettait d’apaiser des conflits ou bien de
susciter la création de liens nouveaux entre des acteurs différents avec la formulation
d’un intérêt commun (une complémentarité économique par exemple). C’est
essentiellement cet aspect qui concernait la gouvernance territoriale. Le second aspect
regardait les innovations techniques, c’est-à-dire les apports contribuant à la
structuration d’une filière (équipements de mise à niveau), à l’amélioration de
pratiques professionnelles (apprentissages, formation) ou encore à l’élargissement des
débouchés commerciaux. Un aspect d’innovation institutionnelle pouvait apparaître
enfin, dans les quelques cas où le PER a permis, ou accompagné, une recomposition plus
complète du système d’acteurs et l’émergence d’un territoire de projet.

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20 Cet objectif a amené à croiser la dynamique de réalisation du PER et ce qui s’opérait en


matière de gouvernance territoriale (figure 4). On constate que le PER est un dispositif
qui n’agit pas nécessairement dans le sens d'une amélioration et d'un enrichissement
de la gouvernance.

Figure 4 : Typologie de la gouvernance territoriale et de la réalisation des actions par l’approche des
trajectoires de développement (d’après Barthe et al., 2009).
A typology of territorial governance and achievements using trajectories development methodology

21 Pour la catégorie 1, le PER a atteint ses objectifs opérationnels (compris ici en termes de
réalisation, sans appréciation sur la performance des actions réalisées) et il produit des
effets positifs en termes de gouvernance territoriale. Dans la catégorie 3, le PER n’a pas
pu concrétiser les principales actions projetées mais il a joué en revanche un effet
bénéfique en matière de gouvernance. Pour ces deux situations, dans la plupart des cas,
les bénéfices en matière de gouvernance ont d’abord résidé dans la construction d’une
expertise commune sur les enjeux de développement. La préparation d’une candidature
a généralement stimulé des liens déjà existants entre des acteurs du territoire
(socioprofessionnels d’un même secteur économique, associations en lien avec des
collectivités par exemple) mais qui ne s’étaient pas forcément concrétisés en termes de
coordination structurée. Elle a également pu initier de nouveaux rapprochements
d’acteurs, voire la construction de partenariats plus étroits, parfois formalisés dans le
cadre de conventions. En incitant à présenter des « projets innovants » (Alvergne et De
Roo, 2008), la démarche a également pu amener certains acteurs, jusque-là non
agissants ou désintéressés par les enjeux de développement territorial, à s’y impliquer
(effet d’activation ou de consolidation de ressources territoriales). C’est enfin à la
construction d’une capacité d’autonomie de décision du système local d’acteurs
(empowerment, capacité à réagir et à anticiper) qu’ont contribué certains PER.
22 Pour la catégorie 2, le PER a atteint globalement ses objectifs de réalisation, sans
toutefois rien apporter de neuf à la gouvernance territoriale. C’est généralement le cas

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de projets de PER très opérationnels, structurés autour d’une action phare et contrôlés
par une structure porteuse qui est le leader du projet. Le dispositif n’a pas constitué
une scène de projet territorial. Enfin, pour la catégorie 4, le PER a complètement
échoué ou alors n’a pas bien fonctionné, même si la réalisation de quelques opérations
a parfois pu être assurée. Ce résultat globalement décevant est en partie lié au fait que
des problèmes majeurs de gouvernance sont survenus (absence d'animateur clairement
défini par exemple) et n’ont pas pu être surmontés. D’autres projets ont connu des
difficultés majeures car n’ayant pas tenu compte des orientations déjà définies par le
projet de territoire ou étant demeuré sans lien fonctionnel réel avec des structures
institutionnelles et professionnelles (projet « hors sol »).

Regards croisés
23 La comparaison du classement des 6 PER communs aux deux approches dans les
typologies respectives (configuration socio-spatiale et trajectoire de développement)
met en évidence une convergence du potentiel de développement des territoires et des
modalités de gouvernance. Lorsque les conditions de mise en œuvre effective du projet
sont réalisées, les résultats convergent entre l’analyse menée à partir d’enquêtes
directes sur la gouvernance et la réalisation des actions (analyse des trajectoires de
développement) et celle conduite sur les projets énoncés dans les dossiers et confrontés
aux réalités de terrain (analyse des configurations socio-spatiales). La cohérence du
projet dans sa continuité semble être garante d’une réelle gouvernance territoriale. Des
écarts apparaissent cependant lorsque le projet PER ne correspond pas, dans la
réalisation de ses actions, à ce qui était initialement énoncé dans le dossier, mais
correspond cependant aux objectifs des porteurs de projets enquêtés. Il s’agit là à la fois
de différence de méthode d’approche (l’enquête par panel d’entretiens s’avère plus
précise que l’analyse des dossiers), mais aussi d’appréciation sur « ce qui fait
développement pour le territoire » (un bilan limité à la réalisation d’une seule action ou
d’une étude de faisabilité ne suffisent pas à qualifier le PER de « réussi » in fine). Un
autre écart d’appréciation entre les analyses existe lorsque la dynamique enclenchée
sur le terrain ne semble pas aussi ambitieuse qu’elle aurait pu l’être, pour un opérateur
ayant des capacités fortes en matière d’ingénierie et d’animation territoriale, comme
un PER porté par un PNR par exemple.
24 L’ensemble des PER étudiés par nos deux équipes montre que l’on peut bien interpréter
les projets tels qu’énoncés dans les dossiers en termes de capacité d’organisation des
acteurs et de potentiel de développement des territoires. Réciproquement, les
modalités de gouvernance et les conditions de réalisation des actions confirment
l’importance des relations socio-spatiales que les acteurs ont su créer et de l’historique
de constitution du projet. Les grilles d’analyse des configurations socio-spatiales et des
trajectoires de développement constituent un cadre théorique commun qui met en
avant les modalités de construction des territoires et les modes d’organisation
collective. Elles dépassent le cas des pôles d’excellence rurale et permettent de
s’interroger sur l’appropriation des dispositifs par les acteurs de terrain et de
questionner en retour la conception et la mise en œuvre des politiques publiques
territoriales (Barthe, 2009).

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Un retour d’expérience mitigé sur la gouvernance territoriale

25 Les résultats produits par ces deux recherches mettent en évidence que les effets des
PER sur la gouvernance territoriale sont globalement modestes. Les PER ont eu des
difficultés à constituer dans la durée des véritables lieux de débat territorial. D’une
part, la gestation de certains PER s’est déroulée en dehors de cette préoccupation.
D’autre part, les entretiens ont montré que là où elle a tenu une place structurante, la
gouvernance s’est essentiellement exprimée au lancement du dispositif, c'est-à-dire au
moment de la construction des candidatures. De plus, les comités de pilotage n’ont pas
tenu un rôle d’animateur territorial, à la différence des programmes LEADER
(Chevalier, 2014) où le comité de programmation notamment fait exister ce débat tout
au long du projet. Dans le cas des PER, les échanges entre les catégories d’acteurs
impliqués (services de l’État, cofinanceurs, collectivités, porteurs de projet) ont souvent
glissé vers une phase de gestion technique centrée sur l’aboutissement des projets.
26 Deux éléments pondèrent cependant ces résultats mitigés. Tout d’abord, les conditions
données par l’appel à projets ne laissaient guère de latitude (dossier de candidature à
proposer sous 3 mois) pour impulser des projets nouveaux, engager des mobilisations
nouvelles et élargies, bien que certains leaders et porteurs de projet soient parvenus à
tenir cet objectif. Ensuite, les entretiens ont souligné combien, d’un PER à l’autre, les
porteurs de projet n’avaient pas les mêmes postures dans la mobilisation de ce
dispositif. Si certains PER peuvent sembler modestes dans leurs ambitions, c’est en
partie parce qu’ils ont servi de relais pour l’achèvement d’une opération ou d’une
réalisation engagée avec un autre dispositif (un contrat Leader par exemple).
27 Nous avons néanmoins observé quelques cas de renforcement de dynamiques de
gouvernance territoriale (Lardon et al., 2014). Certains territoires ont utilisé le dispositif
PER pour impulser une dynamique d’action collective qui se poursuit au-delà du
financement direct des opérations (rôle intégrateur). Le simple aboutissement d’une
candidature a pu en soi constituer un résultat, dans le cas de démarches réellement
partenariales révélant une capacité des acteurs territoriaux à se fédérer et se
coordonner pour porter un projet commun (rôle activateur). Pour certaines petites
intercommunalités, la reconnaissance d’un PER a parfois constitué un premier acte de
la légitimité de cet échelon administratif à porter un projet de développement propre
pour son territoire (rôle promoteur). La mise en place du dispositif a même servi de
support à des formes d’innovation institutionnelle locale, en incitant des
recompositions profondes des débats sur le territoire et des modalités d’organisation
dont il se dote, comme l’émergence d’un projet de PNR (rôle générateur).
28 Cependant, ces résultats ont révélé des postures différentes de gouvernance territoriale
au sein du triptyque d’encadrement des dynamiques de développement : acteurs
institutionnels (État, régions, départements)/structures intermédiaires (consulaires et
organisations socioprofessionnelles/territoires locaux organisés. Ils ont tout d’abord
souligné la montée en puissance des communautés de communes sur les questions de
développement. Certaines ont profité de cette occasion pour réaliser leur premier
projet en la matière. Les départements ont tenu un rôle clef dans le système de
financement et le portage politique de nombreuses candidatures. Acteur
incontournable de l’appui aux porteurs de projets, ils ont parfois « écrasé » le dispositif,
soit en en prenant le leadership, soit en imposant ou conditionnant leur appui à
certaines opérations. Les Pays apparaissent comme les principaux porteurs de

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candidature, mais ils ont fréquemment été les relais d’initiatives construites à une
échelle inférieure. Ils ont rarement été leaders sur cette première génération de PER,
car ne disposant que d’une capacité organisationnelle et technique limitée. Les PNR
affichent des postures contrastées, nombreux étant ceux ayant mobilisé le dispositif
dans une « stratégie d’aubaine » et d’opportunité pour compléter ou relayer des plans
de financements d’actions déjà engagées. Certains ont cependant réussi à mobiliser le
PER comme un levier de développement (Lardon et al., 2012).
29 Finalement, nous avons montré que la procédure PER a parfois fonctionné comme un
levier de développement pour des territoires ruraux. Deux points de vigilance sont à
noter pour la gouvernance territoriale. Le premier est la nécessité de favoriser les lieux
et les moments de dialogue entre les différents acteurs impliqués, en vue d’une co-
construction des démarches de développement. En effet, l’acteur institutionnel doit
venir conforter des initiatives locales et non pas les imposer. Pour ce faire, les acteurs
institutionnels tels que les PNR et les départements ont une marge de manœuvre
limitée, car ils restent trop souvent sur leur posture institutionnelle, qui leur donne
légitimité, mais sans beaucoup de souplesse. A contrario, d’autres structures, telles que
les pays et les communautés de communes, ont des atouts pour être au plus près des
acteurs locaux, mais restent trop souvent pris dans des rapports politiques, plus
sectoriels que transversaux. Ainsi, ce n’est pas tant le type de structure, que la capacité
de dialogue entre les acteurs, qui est nécessaire pour conforter le développement
territorial. Le second point est de s’assurer l’appui d’acteurs médiateurs, qui n’étaient
pas obligatoirement prévus au départ, mais que nous avons vu émerger au cours du
processus. C’est ainsi par exemple que l’implication des lycées agricoles et de la
recherche dans les PER Bioressources s’est révélée très profitable, pour relier les
différents acteurs concernés et compenser le fait qu’il n’y avait pas d’animation prévue
dans la procédure institutionnelle. Les chambres consulaires peuvent aussi aider à
dépasser les contingences du local et à relier les acteurs, tout comme les associations,
ce qui était peu le cas lors du démarrage des PER, mais semble maintenant possible, vu
les évolutions organisationnelles en cours.

Quels leviers de développement pour les territoires


ruraux ?
30 Les analyses menées sur la gouvernance territoriale des PER ont mis en évidence les
atouts et les limites de la procédure. De ces expériences, nous pouvons tirer quelques
enseignements sur les modalités d’accompagnement des acteurs par une nouvelle
ingénierie territoriale et soumettre quelques propositions pour élaborer une réelle
politique de développement des territoires ruraux.

Vers une ingénierie de la gouvernance territoriale

31 Les contraintes de réalisation ont marqué le déroulement de cette première génération


de PER. Elles sont dues en partie à la rigidité des engagements, mais aussi à une
appréciation insuffisante de la faisabilité des projets et des moyens nécessaires,
notamment en matière d’ingénierie, pour l’accomplissement des actions. Le dispositif
PER a montré le besoin du renforcement de l’ingénierie territoriale : les porteurs de
projet ont besoin d’accompagnement, de temps et des savoir-faire se révèlent souvent

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nécessaires pour faire travailler des acteurs venant d’horizons variés, comme pour
expliciter des démarches (Piveteau, 2010). Or le contexte rural à cet égard se singularise
souvent par des situations très contrastées en matière de compétences disponibles.
Nombre de territoires ruraux ne disposent ainsi que d’une ingénierie incomplète,
souvent moins structurée que dans les territoires urbains, où notamment les services
de l’État comme des collectivités sont plus présents. Cette situation s’est dégradée
depuis le lancement de la réforme des collectivités en 2010, avec l’affaiblissement d’un
certain nombre de structures animatrices du développement comme les pays.
32 Hélène Rey-Valette et al. (2011), dans un guide pour la mise en œuvre de la gouvernance
en appui au développement durable des territoires, proposent de constituer un outil
qui concourt à renforcer l’ingénierie de la gouvernance territoriale. Celle-ci est définie
comme « l’ensemble des méthodes et outils permettant la coordination, la
participation, la collaboration et l’apprentissage des acteurs au pilotage des projets de
territoires ». Les points clés retenus en sont : le partage de connaissances sur la
question de la gouvernance territoriale et de formes de partenariat complémentaires,
la nécessité, chemin-faisant, de faire évoluer les échelles d’observation, et les
partenariats, à la fois du fait du caractère multi niveaux des processus et en raison de la
complexité des contextes. Ils permettent de rendre compte et de comparer la diversité
des formes possibles de mise en œuvre de cette gouvernance territoriale.
L’opérationnalisation de la gouvernance territoriale repose sur cinq propriétés : la
participation, l’organisation du pilotage, la transversalité, l’évaluation et l’amélioration
continue. Participation, organisation du pilotage et évaluation positionnent le cadre
des dispositifs et actions menées. La transversalité et l’amélioration continue sont des
objectifs plus généraux qui posent des questions pour intégrer ces principes dans les
procédures. Elles conduisent à des démarches adaptatives impliquant la prise en
compte du long terme et nécessitant des processus d’apprentissage collectif dans une
perspective de développement durable (Rey-Valette et al., 2008).
33 La chaîne d’ingénierie territoriale (Lardon, 2011), définie comme « la façon dont les
acteurs s’organisent, tout au long de la conduite du projet, selon différentes
temporalités et modalités » permet de répondre à ces cinq propriétés. Il s’agit de
comprendre quels sont les référentiels institutionnels mobilisés par les acteurs et
comment de nouveaux acteurs émergent, dans le déroulement d’un projet de territoire,
afin de développer de nouvelles compétences. Il s’agit également d’accompagner ces
dynamiques de changement, par l’apport de modèles théoriques et par leur mise à
l’épreuve sur le terrain. Cela amène à construire des modèles et outils pour rendre
compte des transformations, dans le temps et dans l’espace, des coordinations
d’acteurs, des combinaisons d’actions et des compositions d’espaces. La mise en œuvre
de tels principes d’ingénierie est en cours de construction dans les territoires.

Pour une politique de développement des territoires ruraux

34 Inscrire les PER dans une politique de développement rural plus transversale et mieux
structurée sur le long terme (Datar, 2003), à l’instar de ce qui se fait dans d’autres pays
(Gouvernement du Québec, 2006 ; 2013 ; Le Blanc et al., 2007) pourrait avoir un effet
déterminant sur les dynamiques de développement des territoires.
35 Nous pouvons faire quelques recommandations relatives à l’accompagnement que la
DATAR aurait pu mener auprès des territoires de projet, afin de capitaliser ces

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expériences. La DATAR aurait pu jouer un rôle fédérateur, car les territoires et les
porteurs de projet en étaient demandeurs. Plusieurs propositions en direction des
acteurs institutionnels peuvent ainsi être tirées de nos analyses. Elles ouvrent
également des pistes sur les potentiels de développement et d’innovation des acteurs
ruraux. Ces potentiels sont mis en lumière tant dans l’évolution des lieux et des formes
de l’action territoriale, que dans la transformation de l’espace de formation que
nécessite la professionnalisation des acteurs pour rendre reproductibles les
compétences valorisées.
36 La première proposition consiste à reconnaître la diversité des formes d’organisation
des territoires (échelles, portage, combinaisons d’acteurs, objectifs de réalisation etc.)
et d’évaluer les projets en prenant en compte leurs natures différentes. Le croisement
de nos analyses sur les PER a bien montré l’existence d’une diversité de leviers de
développement possibles, en écho à des postures et des objectifs différents formulés
par les acteurs territoriaux en fonction de situations multiples quant aux formes
d’organisation de l’action collective, de régulation, de conduite de projet, etc. Ces
leviers ne sont pas partout adaptables, interchangeables ni pertinents. Il faut donc de la
souplesse dans leur emploi, que l’institution devrait reconnaitre et favoriser. Les
critères d’évaluation doivent être multiples, mais pour cela, il est nécessaire de mieux
connaitre les projets. L’analyse des configurations socio-spatiales est un outil qui
pourrait être facilement utilisable à ces fins.
37 La seconde proposition est de faciliter l’articulation entre plusieurs types d’acteurs et
plusieurs types d’actions. La condition pour qu‘un projet de territoire soit un levier de
développement, c’est qu’il y ait un lien entre la dimension institutionnelle apportée par
la politique publique et la capacité d’innovation des acteurs locaux. Cela passe par les
réseaux de dialogue entre les acteurs concernés et par des dispositifs de concertation,
pour construire ensemble un projet de territoire. L’incitation à l’innovation et
l’institutionnalisation de ces instances de dialogue, telles que définies dans l’approche
des trajectoires de développement, pourraient servir de modèle pour une meilleure
gouvernance territoriale.
38 La troisième proposition est d’aider à gérer l’incertitude dans la dynamique de
transformation des territoires, donc dans les métiers des acteurs du développement
territorial. Cela pose la question des compétences et de la formation de ces acteurs. De
nouvelles compétences sont à inventer pour accompagner le développement territorial.
La formation est un laboratoire d’expérimentation de ces nouvelles formes
d’intervention sur le terrain, qui rend reproductible non pas les solutions mais la façon
de résoudre les problèmes, en situation (David et al., 2001). L’accompagnement de
l’ingénierie territoriale par la formation constitue vraisemblablement une piste
d’avenir pour conforter les projets et coordonner les dynamiques de développement
territorial.

Conclusion – Perspectives de recherche


39 Les analyses produites sur la première génération de PER permettent de suivre les
évolutions récentes, tant dans les conceptions que dans les pratiques, de l’action de
développement dans les territoires ruraux. Au-delà de ces apports, ces travaux
renouvellent aussi les questions de recherche sur les formes et la conduite de ce
développement par les expérimentations et questions qu’ils soulèvent. Les

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expérimentations diverses ainsi observées dans les PER pourraient être transférées vers
d’autres territoires et promouvoir des manières originales de penser et de faire le
développement territorial.
40 Aussi diversifiés soient-ils dans leurs configurations propres (thématiques investies,
systèmes d’acteurs, contexte politique, etc.), les PER n’épuisent pas les situations et les
problématiques soulevées par les enjeux du développement territorial. Les travaux de
la recherche évaluative ont d’ailleurs montré les limites d’un dispositif finalement
conçu de manière très détachée des autres instruments d’appui au développement
rural, notamment des politiques territoriales menées par les collectivités. Les
approches proposées interrogent « la capacité des territoires à savoir s’organiser »
selon la formule de P. Dartout (ex-délégué interministériel DATAR), mais également le
sens donné aux choix des acteurs et aux outils mis à leur disposition. À travers les PER,
nous nous interrogeons aussi sur les évolutions des conceptions de la ruralité et des
réponses proposées par la puissance publique pour construire ou consolider les leviers
de développement.
41 Analyser les formes de développement territorial, les comparer et les mettre à
l’épreuve sont des perspectives très stimulantes. Les analyses que nous avons menées
sur les pôles d’excellence rurale nous semblent dépasser ce cas spécifique et s’adapter à
tout projet de territoire, qu’il soit rural, urbain ou péri-urbain, articulant des initiatives
locales et institutionnelles. L’ensemble des travaux sur les territoires de projet peut
ainsi en être enrichi. Pour aller plus loin, on peut aussi penser que cette approche peut
être utile à différentes échelles, pour comprendre comment chaque territoire
s’organise et comment ils contribuent à une cohérence globale. La nouvelle politique
d’égalité des territoires (AdCF, 2014) pourrait trouver là concepts, méthodes et outils
pour le développement territorial.

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NOTES
1. [http://poles-excellence-rurale.datar.gouv.fr/]
2. [ http://www.datar.gouv.fr/programme-de-recherche-evaluative-sur-les-poles-
dexcellence-rurale-2009]
3. Les PER ont été une sorte de compensation à la politique des pôles de compétitivité
engagée en faveur des métropoles et des systèmes industriels. L’Etat critiqué par les
associations des maires des villes petites et moyennes et des élus locaux de l’espace
rural s’est vu contraint de proposer une initiative pour les territoires ruraux (il excluait
les aires urbaines de plus de 30 000 habitants). Cependant les sommes mobilisées
étaient sans commune mesure avec les financements des pôles de compétitivité.

RÉSUMÉS
Cet article analyse les effets des pôles d’excellence rurale (PER) en matière de construction de la
gouvernance territoriale. Il s’appuie sur deux recherches appliquées à des territoires porteurs de
PER. Pour caractériser les dynamiques sociales et spatiales constitutives de ces territoires, la
première recherche a travaillé sur les dossiers de candidature à la labellisation PER au moyen
d’une grille des configurations socio-spatiales. Sur un corpus de PER en partie différent, la
seconde recherche a interrogé le panel des acteurs parties-prenantes impliqués dans
l’élaboration et l’animation des PER, afin de reconstituer leur élaboration et d’étudier leur
ancrage dans les trajectoires de développement de ces territoires. Le croisement de ces deux
approches sur quelques PER communs met en évidence les leviers d’actions possibles pour le
développement des territoires. Les configurations socio-spatiales donnent à voir le potentiel de
développement des projets PER et les trajectoires de développement valident ou non la mise en
œuvre de la gouvernance territoriale. Elles sont ainsi appréhendées à la fois comme des
révélateurs des processus de développement et comme des activateurs de nouveaux modèles
pour les territoires ruraux.

This article analyses the effects of Rural Excellence Poles (PER) on the development of territorial
governance. PER have been advocated by the French Ministry of Regional Planning as a key
element for the promotion and the organisation of rural development. PER framework was a
financial tool that supported 670 local initiatives. This paper focuses on two research studies
based on territories implementing a PER. To characterise the social and spatial dynamics of these
spaces, the first study analysed PER application files using a socio-spatial pattern grid. Based on a
similar corpus, the second study interviewed a panel of stakeholders involved in the making and
the animation of PER to reconstruct their elaboration and study how they are anchored in the
development trajectories of these territories. Socio-spatial configurations highlight the
development potential of PER projects while development trajectories determine if territorial
governance benefits from PER. Socio-spatial configurations are acknowledged as indicators of
development processes and as activators of new models for rural territories.

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INDEX
Keywords : local system stakeholders, collective action, territorial project, socio-spatial
configuration
Mots-clés : système d’acteurs, action collective, projet territorial, configuration socio-spatiale

AUTEURS
SYLVIE LARDON
INRA & AgroParisTech, UMR Métafort, (sylvie.lardon@agroparistech.fr)

JOHAN MILIAN
Université Paris 8, UMR LADYSS et Dynamiques Rurales (johan.milian@univ-paris8.fr)

SALMA LOUDIYI
VetAgroSup, UMR Métafort (sloudiyi@vetagrosup.fr)

PATRICE LEBLANC
UQAT (Québec) (Patrice.Leblanc@uqat.ca)

LAURENCE BARTHE
Université Toulouse Jean-Jaurès, UMR Dynamiques Rurales (barthe@univ-tlse2.fr)

FRANÇOIS TAULELLE
Centre universitaire Jean-François Champollion d’Albi, UMR LISST-CIEU (francois.taulelle@univ-
jfc.fr)

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Compte-rendu bibliographique

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Bretagne, Guide géologique


Maxime Hoffman

RÉFÉRENCE
Pierrick Graviou, Pierre Jegouzo, Jean Plaine, Max Jonin, 2014, Bretagne, Guide géologique,
Coédition BRGM-Omniscience, 256 p.

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1 L’ouvrage Bretagne de la série « Guides


géologiques » est publié aux éditions
Omniscience en collaboration avec BRGM
éditions et SGMB, coréalisé par P. Graviou,
P. Jégouzo, M. Jonin, J. Plaine et D.
Decobecq, en juillet 2014. Ce livre est
constitué d’itinéraires de randonnées
détaillés d’éléments géologiques, naturels,
culturels et patrimoniaux à travers toute
la Bretagne. L’ouvrage de 255 pages est
divisé en 10 itinéraires : (1) Ploumanac’h,
(2) Pleubian, (3) Erquy, (4) Montfort-sur-
Meu, (5) Camaret-sur-Mer, (6) Belle-Isle-
en-Terre, (7) Le Conquet et Plougonvelin,
(8) Pointe du Raz, (9) Île de Groix, (10)
Penmarc’h ; précédés d’une prestigieuse
préface d’Erik Orsenna et d’une brève
histoire géologique de la Bretagne. À
l’issue de l’ouvrage un glossaire
géologique propose les définitions des
termes nécessaires à la compréhension
des observations géologiques de terrain.
2 L’histoire géologique de la Bretagne est brièvement retracée en 21 pages clairement
illustrées de schémas, de cartes et de photos. Présentés successivement, les roches les
plus anciennes de France, les chaînes de montagnes très anciennes érodées par
l’érosion au fil des millions d’années, l’ouverture de l’Océan atlantique, le climat
tropical précédant les périodes glaciaires nous offrent la Bretagne telle que l’on peut la
voir aujourd’hui. Ce chapitre, aussi bien destiné aux connaisseurs qu’aux néophytes,
permet d’entrevoir l’histoire évolutive de la Bretagne au travers des forces et
contraintes apportées à ses roches. Deux cartes de la Bretagne, l’une géographique sur
la couverture, l’autre géologique à la fin du guide, permettent de replacer les itinéraires
dans leur contexte orographique régional.
3 Les itinéraires (1) (2) (3) (5) (7) (8) (9) et (10) proposés dans cet ouvrage jalonnent le
littoral breton de randonnées face à l’Océan Atlantique ou à la Manche, en proposant
des promenades pédestres réalisables en quelques heures, sur une demi-journée. Ces
randonnées sont clairement illustrées d’une carte IGN et BRGM, et chaque arrêt
proposé au cours des pages de l’itinéraire sont très ponctuellement et clairement
annotés sur celle-ci. Ces arrêts proposent d’admirer les roches affleurant les eaux, avec
des explications claires et précises sur leur nature, formation, mise en place, et même
leur contenu minéralogique voire paléontologique. Compte tenu du caractère
« protégé » des sites fossilifères et minéralogiques, des précisions sont apportées aux
itinéraires et arrêts pédestres en question. Citons les itinéraires (5) Camaret-sur-Mer
avec les structures fossiles remarquables et (9) Île de Groix avec ses affleurements de
grenats, glaucophane, épidote ; structures très largement connues et appréciées de
nombreux amateurs étrangers.
4 Les itinéraires (4) et (6) permettent un peu de « magie » dans l’intérieur des terres, avec
de magnifiques arrêts dans la forêt de Brocéliande évoquant les légendes associées,

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102

ainsi que de remarquables sites témoignant d’une antique anthropisation (mégalithes,


églises, maisons anciennes restaurées).
5 À l’issue de chaque itinéraire, une double page thématique illustre aux randonneurs la
vie et les coutumes bretonnes qui font la force culturelle de la Bretagne, à travers les
traditions vestimentaires et cultuelles comme les pardons et coiffes, les ressources
faunistiques et floristiques (les oiseaux littoraux, le goémon, la pêche à la Saint-Jacques,
les calvaires, les légendes), et les produits de la gastronomie locale.
6 Cet ouvrage a le défaut de ressembler à d’autres livres liés aux littoraux bretons publiés
par le BRGM dans la série « Curiosités géologiques ». Ces derniers sont une référence
dans les itinéraires publiés à l’intérieur, mais l’ouvrage « Bretagne » ci-présent a le bon
sens de reprendre cette présentation en « itinéraires » au travers de la Bretagne, en
apportant un nouveau regard sur des sites de grande renommée.
7 L’ouvrage « Bretagne », très généreusement illustré de magnifiques photos, de schémas
structuraux clairs et colorés donne, à celui qui se le procure, l’envie de partir à la
découverte de la région présentée. Les conditions d’affleurements du littoral étant
tributaires des marées, il est nécessaire de consulter les horaires des marées avant de
commencer la randonnée. L’estran rocheux étant parfois dangereux, malgré le
caractère « facile » de certains itinéraires abordables à tout âge, il est nécessaire de
posséder l’équipement minimal à toute randonnée (chaussures) et de s’armer de
prudence sur les roches.

AUTEURS
MAXIME HOFFMAN
Université d’Angers

Norois, 233 | 2014

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