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Les quartiers d’évaluation de la radicalisation en détention et la conception

de la religion

Un psychologue1 travaillant dans un quartier d’évaluation de la radicalisation en prison explique


“l’amalgame entre la pratique religieuse qui peut être très fervente, et un terroriste” qui peut y être faite.
En effet, du fait de la méconnaissance de la religion islamique, mais aussi de la religion et de sa fonction
plus généralement, l’appréciation de la radicalisation est chose périlleuse. Ce psychologue nous en donne
une illustration : en commission d'évaluation, un surveillant juge très radicalisé un détenu pour des faits de
prosélytisme qui l’aurait commis en faisant des appels aux meurtres par la fenêtre par le biai de chant
guerrier répandu par les combattants islamiques2, or, il s’agissait d’une prière du soir à voix haute, comme
cela est recommandé pour le musulman, ce qui ne présente pas le même degrè de radicalisation.

L’évaluation de la radicalisation et la perception des pratiques religieuses est donc intrinsèquement


liée et pour que la première soit utile, il convient de la rapporter à une conception plus pertinente et
réfléchie de la religion, dépourvue de biais sociaux et d’idées préconçues en réaction à des faits d’actualité.

Les quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER) constituent depuis octobre 2016 un dispositif
qui permet l’évaluation des détenus dits “radicalisés” dans le cadre de sessions successives de dix-sept
semaines ponctuées de commissions tous les quinze jours afin que les différents professionnels en contact
du détenu puissent discuter, évaluer la radicalité de ce dernier. Ces évaluations serviront à l’administration
pénitentiaire pour émettre des avis, prendre des décisions de transfèrement et aussi pour aider les
différents magistrats à prendre des décisions. Bien que l’administration pénitentiaire a mis en place une
grille de signaux forts et signaux faibles de radicalisation pour faciliter l’identification des détenus
radicalisés, il s’agit d’un processus d’évaluation éminemment humain, il est alors exposé aux biais sociaux,
aux faiblesses des croyances et stéréotypes que les occidentaux se représentent sur l’islam et la religion.
Pour comprendre plus en détail cette difficulté, nous étudierons l’article de Jean-Noël Ferrié qui préconise
une approche déflationniste de la religion3 et celui de Anne-Sophie Lamine qui traite des spécificités, des
fonctions, des variations de l’intensité des croyances religieuses4. Concernant la radicalisation, nous
l’accepterons dans son sens juridique au regard du sujet traité à savoir le processus progressif d’adhésion à
une idéologie extrémiste et subversive à l’ordre public ainsi qu’une adhésion à la violence5.

Il conviendra alors de se demander comment la conception de l'Islam et de ses croyants rend


difficile l’appréciation de la religion et de sa supposée radicalité en prison. Et grâce à nos lectures, nous
comprendrons alors que l’appréciation de la radicalisation, si elle existe, ne doit pas être une appréciation
de la pratique religieuse comme globalisante, uniforme et unanime.

Religion et radicalité en prison : les défauts d’une vision statique des croyants
Un des écueils de l’appréciation de la radicalité dans les QER est la considération qu’il y aurait deux
groupes différents et statiques de croyants homogènes : les musulmans modérés, éclairés et les islamistes
radicaux. Or, la réalité est tout autre. Il y a des intéractions entre ces groupes, des différences notoires en
leur sein avec des profils d’individus ayant rejoint des organisations islamiques politiques extrémistes variés.
Ainsi, si l’administration entend agir sur les croyances radicales de ses détenus, elle ne doit pas penser qu’il
existe une référence religieuse unique et propre à chacun des groupes, mais que les références peuvent
être communes et que les motivations de ces références sont bien différentes chez les individus. En somme,
il n'existe pas de référent unique pour une interprétation unique, et cette variété doit être prise en compte
dans le processus de déradicalisation en prison au risque sinon d’échouer.

1
Témoignage anonyme livré dans l’émission radio Nos prisons antiterroristes, France Culture,
2
Les “anasheed”
3
Jean-Noël Ferrié, “Les formulations de l’islam : Pour une approche déflationniste de la religion”, Socio-anthropologie
4
Anne-Sophie Lamine, “Croyances et transcendances : variations en modes mineurs”
5
Droits de l’homme et libertés fondamentales, Précis, Dalloz, éd. 202
D’abord, les motivations et fonctions de la référence religieuse dite radicale prennent des formes
différentes selon les détenus. Anne-Sophie Lamine, reprenant les travaux de Bronner et Abbruzzese
souligne l’importance d’analyser les raisons qui poussent les individus à endosser des croyances religieuses,
dans notre cas d’étude, rejoindre un mouvement radical fait appel à des références diversifiées, religieuses
mais surtout non religieuses.
Par exemple, au sein des nombreux QER, on trouve des détenus aux profils variés, entre 19 et 55 ans, de
classes sociales différentes, ayant prêté allégeance à des groupes islamiques combattants ou non, ayant
eux-mêmes rejoint ces groupes à l’étranger ou non6. Et au sein de ce groupe hétérogène, les fonctions de la
radicalité sont bien différentes. Si certains se servent des références islamiques au service d’un projet
politique en réponse notamment à une oppression, une discrimination des musulmans, d’autres en réponse
aux nombreux échecs des projets politiques d’arabanisme, de pantouranisme ou encore de tiers-mondisme,
pour d’autres encore c’est la haine de l’occident qui les motive.
Néanmoins le projet politique n’est pas un motif universel, un membre de commission chargée de
l'évaluation du QER explique ainsi que “leur inculture politique et religieuse, la plupart ne connaissent
même pas les cinq piliers de l’islam ! Ils ne se sont jamais impliqués politiquement, ni souciés de ce qui se
passait pendant les printemps arabes dans leur pays d’origine”. La motivation est souvent individuelle, celle
d’un épanouissement personnel, il n’y a alors pas de chemin universel à la radicalisation et donc à la
déradicalisation.
Ce plan individuel se ressent lorsque la radicalisation est le moyen d’accomplir un mythe, les recruteurs
exploitent alors des références historiques et héroïques. Par exemple, K. Khosrokhavar note que Ben Laden
n’est pas une figure politique, ni historique pour les détenus qu’il a interrogés mais bien un mythe, certains
lui racontant que de l’odeur de musc s’échappait des corps qu’il tuait. Un deuxième exemple démontrant
l’aspect individuel et non politique d’un ralliement au djihadisme est celui d’un détenu qui souffrait de son
physique et de harcèlement pendant longtemps qui vers la fin de l’adolescence a pu se “venger” : « alors je
faisais exprès de me balader dans la rue en noir, sans me raser, je provoquais les gens par le simple regard,
on se détournait de moi, les gens avaient peur, je me sentais puissant, c’était l’adrénaline, j’avais jamais
connu ça. Mon beau-père n’osait plus rien me dire, il laissait ma femme tranquille ». Une autre signification
d’une même référence est davantage pragmatique. En effet, les radicalisés en prison avant qu’ils ne soient
transférés dans des centres, quartiers ou ailes dédiés, constituent un groupe solidaire, qui impressionne, est
respecté et donc offre des avantages au sein de la prison. Les rejoindre constitue donc une solution pour
certains détenus vulnérables et fragiles. Là encore, un témoignage d’un membre de l’administration
apparaît pertinent : « un jeune de vingt ans récemment incarcéré (…) fragile et menacé par les autres
détenus, car auteur d’agressions sexuelles répétées. Après quinze jours, il s’est laissé pousser la barbe,
s’habille en noir et a « rejoint les barbus », qui le protègent, en échange de sa soumission à leur cause. Ce
type de radicalisation ne doit pas grand-chose à la foi musulmane, mais est l’exact équivalent d’un
recrutement de type mafieux »7.

Il faut donc dans les QER mettre fin à l’acteur, au croyant unique. La radicalisation ne comprend pas
un acteur unique prêt à mourir avec un projet politique abouti et prédéfini, à l’inverse, les motivations et les
références sont propres à chaque détenu. Il y a donc une disjonction entre ce que les détenus croient et les
fonctions sociales accomplies par cette appartenance religieuse. Ainsi, un attentat sera davantage le moyen
pour certains d’attaquer l’occident-opprimant quand pour d’autres ce sera davantage pour satisfaire un
mythe chevaleresque les laissant exprimer leur agressivité et les revalorisant. Pourtant, le QER induit une
stigmatisation du radicalisé notamment par les grilles de lecture mises à disposition par l’administration des
signaux forts et faibles.

Religion et Radicalité en prison : affirmer l'absence d'unanimité et de globalité de la


pratique musulmane

6
D’après l’enquête réalisée par Chantraine, G., & Scheer, D. Stratégies, ruses et dissimulations dans les « quartiers
d’évaluation de la radicalisation » (QER)
7
Khosrokhavar, F. dans La prison face au djihad. Esprit, 58‑71.
La religion n’est ni unanime, ni globale. Elle ne saurait être totalisante, et ce, même au sein des
détenus radicalisés. Si nous avons vu que les fonctions et les références étaient différentes selon les
individus, il en est de même concernant la croyance et ses variations.

Concernant les différentes interprétations et les divers degré d’engagement que suppose une
croyance, on peut pour illustrer ce point par la référence du martyr. En effet, si dans le Coran le martyr
existe, il est toujours préférable que le musulman vive et fasse vivre sa communauté, le martyr est alors une
figure marginale. Pourtant, dans les mouvements extrémistes, cette référence est centrale et elle est
détournée puisque le martyr non seulement doit mourir mais il doit faire le maximum de victimes. Or, ce
désir de mourir n’est pas présent ni exprimé chez tous les combattants, ni chez les croyants, il s’agit d’un
phénomène moderne qui participe à l’individualisation de l’histoire mythique qui est racontée. Ensuite,
toutes les normes islamiques ne sont pas connues et donc ce sont davantage les règles des groupes sociaux
ou alors ce sont des normes interprétées à la lumière d’une lecture pré-orientée du Coran avec une
insistance sur les versets relatifs au repenti, au djihad, et non concernant ceux qui rentreraient en
contradiction avec leurs codes sociaux. Enfin, certaines règles ne suscitent tout simplement pas
l’engagement des intéressés, en effet, on a tendance à croire que la religion est totalisante mais la pratique
peut se faire sans croire et l’inverse est également vrai. Pourtant, ces idées sont mal intégrées dans les QER.
Et ainsi, quand un détenu exprime un opinion dissident face à son groupe social au sujet d’une norme
religieuse ou présentée comme telle, celui-ci est accusé de taqiyya, le fait de cacher sa foi.

Un autre problème que soulève cette croyance dans les QER, et la volonté d’évaluer la radicalisation
à travers la position, l’adhésion du croyant à certaines croyances. Or, si la croyance connaît des variations,
c’est que la volonté de remettre en question l’autorité politique pour accomplir un projet religieux ne
saurait se résumer au refus de l’homosexualité, de parler à une personne du sexe opposé. Pourtant, les QER
consistent très souvent à tenter de piéger le détenu en interrogeant ses opinions : « Et pendant les
auditions judiciaires, on me pose toujours les trois mêmes questions: “Qu’est-ce que vous pensez de Charlie
Hebdo? Qu’est-ce que vous pensez du Bataclan? Qu’est-ce que vous pensez du djihad global ?”. On ne m’a
jamais demandé si j’avais des armes, si je voulais me faire péter ou si je préparais un attentat. On ne me
juge pas sur mes actes mais sur mes opinions ou sur une image qu’ils ont de moi ».8 Et cet interrogatoire se
fait sur le modèle d’un croyant statique d’une religion totalisante, sans considérer l'individu, ses problèmes
socio-culturels, psychiatriques, psychologiques qui l’ont amené à refuser le projet républicain.

Ce modèle soulève plusieurs écueils. D’abord car il stigmatise le détenu qui sera toujours perçu comme
un terroriste car il ne répond pas comme on attend de lui aux questions sur sa foi, or, ses attentes sont
fixées de manière arbitraire. En effet, quelle est la compétence de l’administration pour déterminer quelles
croyances, et non quelles pratiques, sont éclairées et lesquelles ne le sont pas.

De plus, il faut revoir les attentes de l’administration à la baisse car après des années de propagande, un
système carcéral qui n’apaise pas nécessairement la violence, la déradicalisation ne saurait correspondre à
un Islam modéré comme certains l’idéalisent. Par ailleurs, si la réponse donnée par le détenu est celle
attendue, le détenu sera accusé de taqiya, et le détenu perd alors espoir face à l’impossibilité d’une
confiance entre lui et l’administration, qui cette dernière est soumise à la peur d’une récidive, d’une
commission d’un attentat.

Enfin, la vision d’un croyant statique d’une religion totalisante et globale stigmatise le détenu et le
déshumanise, or, la déradicalisation fait appel à l’humanité du détenu et ne doit pas étiqueter ni stigmatiser
le détenu mais lui montrer la possibilité d’une voie différente. Ainsi, un détenu a déclaré : « comme les
surveillants nous voient comme des terroristes, on doit aussi leur montrer qu’on n’est pas tous comme ça.
J’essaie de discuter, de faire la rigolade ».

Nombre de signes : 12 874

8
ibidem p. 2
Sources :
Bonnefoy, L., & Burgat, F. (2018). Dynamique et omniprésente diversité de la référence islamiste. Critique
internationale, (1), 11-19.
Chantraine, G., & Scheer, D. (2022). Stratégies, ruses et dissimulations dans les « quartiers d’évaluation de la
radicalisation » (QER) – France. Déviance et Société, Vol. 46, 375‑407.
Garapon, A., Khosrokhavar, F., Kies, K., Monod, G. & Schlegel, J-L. (2016). La prison face au djihad. Esprit,
58‑71.
Ferrié, J. N. (2010). Les formulations de l’islam: pour une approche déflationniste de la religion.
Socioanthropologie, (25-26).
Lamine, A. S. (2008). Croyances et transcendances: variations en modes mineurs. Social Compass, 55(2),
154-167.
Quel contrôle pour les djihadistes sortant de prison ? (A. Garapon). (2022, 21 septembre). [Podcast]. France
Culture.

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