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La Pratique de l'administration de la preuve dans
Author l'arbitrage commercial international
Yves Derains (IAI profile) Yves Derains
(★)

Publication Résumé
Revue de l'Arbitrage Afin de faire preuve de la neutralité culturelle qui s'impose en présence de parties d'origine
différente, l'arbitre international doit procéder à une synthèse des diverses traditions
juridiques qui s'affrontent dans le domaine de l'administration de la preuve. Sur ce chapitre,
Bibliographic reference chacune des familles des pays de droit civil et des pays de Common Law se caractérise par un
tronc commun, en sorte que l'une et l'autre peuvent sans difficulté être opposées.
Yves Derains, 'La Pratique de Schématiquement, les points de divergence essentiels entre les deux traditions juridiques
l'administration de la preuve concernent l'objet même du procès, les pouvoirs de direction du juge et le rôle de l'audience.
dans l'arbitrage commercial La pratique de l'arbitrage international a donné naissance à des procédures de caractère
international', Revue de composite, empruntant certains de leurs traits caractéristiques à chacune des deux grandes
l'Arbitrage, (© Comité familles juridiques.
Français de l'Arbitrage;
Comité Français de l'Arbitrage
2004, Volume 2004 Issue 4) Summary
pp. 781 - 802 In order to achieve the cultural neutrality required in the presence of parties of different origins,
international arbitration must combine the various and conflicting legal traditions which exist in
relation to the administration of proof. In this respect, both the civil law and common law
jurisdictions have a core of different rules, which make easy to contrast them. Schematically, the
main points of divergence between these two legal traditions concern the very subject matter of
the proceedings, the courts' powers of intervention and the role of the hearing. The practice of
international arbitration has given rise to procedures of composite nature, which borrow some of
their characteristics from each of the two great legal families.

1. Les lois modernes sur l'arbitrage ne traitent pas de façon générale de l'administration de la
preuve devant l'arbitre (1) . Lorsqu'elles en parlent, c'est en lui octroyant, ponctuellement,
certains pouvoirs, comme celui d'ordonner la production de documents (2) , d'entendre des
témoins (3) ou de nommer des experts (4) .
L'administration de la preuve est traditionnellement incluse dans les questions de procédure
(5) et l'organisation de la procédure arbitrale est, tout aussi traditionnellement, laissée au
libre choix des parties ou, en son absence, à la décision de l'arbitre qui n'est tenu que par
l'obligation de respecter le principe du contradictoire et l'égalité des parties, sous peine de
voir sa sentence encourir l'annulation ou un refus d'exequatur (6) . Les règlements des
institutions d'arbitrage les plus importantes adoptent la même approche (7) .
2. En pratique, il est rare que les parties, dans leur convention d'arbitrage ou ultérieurement,
s'accordent sur l'application de règles concernant la procédure devant l'arbitre, que ce soit
P782 par référence à une loi nationale ou autrement. Il revient donc presque toujours à l'arbitre
d'organiser la procédure et, s'agissant plus particulièrement de l'administration de la preuve,
de donner des directives aux parties. Ce faisant, il doit tenir compte des caractéristiques
propres au litige qui lui est soumis, parmi lesquelles, au-delà de la nature des questions à
trancher, l'appartenance des acteurs de la procédure à telle ou telle tradition juridique joue
un rôle déterminant. Ces acteurs sont, bien sûr, les parties et, de façon plus significative
encore, leurs conseils. L'appartenance de l'arbitre lui-même à une tradition juridique
déterminée n'est certainement pas indifférente, mais il doit s'efforcer de s'en abstraire autant
que faire se peut, surtout s'il s'agit d'un arbitre unique ou d'un président de tribunal arbitral
qui n'a pas été choisi par les parties mais nommé par une institution arbitrale ou une autorité
judiciaire. Même lorsqu'elles choisissent l'arbitre unique ou le président du tribunal arbitral, il
y a tout lieu de penser que des parties de traditions juridiques différentes escomptent de
l'arbitre international un minimum de neutralité culturelle.
3. Pour être en mesure de faire preuve de ce minimum de neutralité culturelle, l'arbitre
international doit avoir une connaissance au moins rudimentaire des différences
fondamentales qui opposent les grands systèmes de droit en matière d'administration de la
preuve (I). Sans quoi il ne sera pas capable, chaque fois que l'origine des parties et de leurs
conseils l'impose, de procéder à une synthèse correspondant à leur attente légitime à l'égard
des différents modes de preuve (II).

I Les Différentes Traditions Juridiques en Matière D'Administration de la


Preuve
4. Nul n'attend de l'arbitre international qu'il ait une connaissance précise et détaillée des

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règles applicables à l'administration de la preuve dans les différents pays. Il n'est même pas
nécessaire ni peut être souhaitable qu'il dispose d'une telle connaissance dans son propre
droit national. Après tout, les règles applicables à la procédure judiciaire ne sont pas toutes
applicables à la procédure arbitrale, loin s'en faut, et les parties qui recourent à l'arbitrage
attendent une autre justice que celle des tribunaux étatiques (8) .
P783
En revanche, l'arbitre international ne peut ignorer les caractéristiques essentielles des
principales traditions juridiques en matière de procédure et surtout ne pas élever celles de la
tradition à laquelle il appartient au statut de droit naturel. Dans son approche comparatiste, il
importe aussi qu'il soit à même d'opérer une distinction entre les fondements mêmes d'une
tradition juridique et des techniques judiciaires conjoncturelles s'il veut être capable de
proposer aux parties une synthèse acceptable pour chacune d'entre elles. L'arbitre
international doit également se méfier des classifications hâtives qui gomment
excessivement, au sein d'une même famille juridique, des différences nationales significatives.
Enfin, beaucoup de modestie lui est nécessaire pour appréhender la complexité et les
contradictions de chacun des grands systèmes de droit qui se partagent le monde en matière
d'administration de la preuve.
5. Il s'agit bien entendu tout d'abord des droits de la famille des pays dits de « droit civil »,
terminologie particulièrement imprécise, qui dans la littérature juridique de langue anglaise,
regroupe les droits nationaux fondés sur le droit romain, tels qu'ils se sont développés à
l'origine en Europe continentale, sous l'impulsion de l'entreprise de codification du 19e siècle
qui conférait un rôle privilégié au Code civil. Ce n'est évidemment plus le cas et c'est pourquoi,
en Europe continentale, on préfère souvent parler de famille romano-germanique (9) .
Cependant, cette terminologie n'est pas satisfaisante non plus en raison de ses connotations
historique et géographique qui dissimulent le fait que de nombreux pays africains, asiatiques
et latino-américains font aujourd'hui partie de cette famille juridique au même titre que les
droits de l'ensemble des pays de l'Europe continentale. C'est pourquoi le recours à la
désignation de famille des pays de « droit civil » sera retenu comme un pis aller.
6. Il s'agit ensuite de la tradition des pays de la famille du Common Law qui regroupent les
droits dérivés du droit anglais. Là encore, la dispersion géographique est impressionnante,
puisque au-delà de l'Angleterre et de l'Irlande, cette famille est représentée en Afrique, en
Amérique, en Asie et en Océanie. Son empire est tout particulièrement étendu en matière
d'administration de la preuve, car au-delà de pays qui comme les Etats-Unis, l'Inde, le Nigeria
P784 et l'Australie ont emprunté à l'Angleterre son système juridique au cours des siècles
passés, de nombreux pays dont le droit substantiel appartient à la famille des pays du droit
civil ont leur droit procédural imprégné par le Common Law. C'est, entres autres, le cas bien
connu de l'Ecosse ou du Québec, mais aussi celui d'un certain nombre d'Etats du Moyen Orient
et, en Asie, des Philippines.
7. Bien entendu, l'appartenance à une même famille de droit ne crée pas une identité entre
les différentes traditions nationales qui accusent parfois des divergences importantes, tout
particulièrement en matière d'administration de la preuve. Ainsi, le droit français décourage
la preuve testimoniale en matière commerciale, alors qu'elle est largement répandue dans les
droits brésilien, espagnol, italien … De même, la notion de « discovery » est beaucoup plus
large aux Etats-Unis qu'en Angleterre, où elle est limitée aux documents alors qu'aux Etats-
Unis, elle s'applique à des déclarations de témoins sous le contrôle de l'adversaire, recueillies
avant l'audience (« depositions »). L'ignorance de ces divergences est dangereuse notamment
pour l'arbitre international. Saisi d'un litige opposant des parties qui appartiennent à la
même famille juridique que lui, il risque de supposer que les parties s'attendent à ce que la
preuve soit administrée selon les principes de son propre droit national, qu'il croit commun à
l'ensemble des droits constituant la famille. Lorsque au contraire, les parties sont originaires
de pays étrangers à sa famille juridique, l'arbitre international commettrait une erreur en
prenant pour modèle des directives qu'il va adopter en matière d'administration de la preuve
la tradition du pays d'une seule des parties.
8. Cela étant dit, l'arbre ne doit pas dissimuler la forêt. Chacune des familles des pays de droit
civil et des pays de Common Law se caractérise par un tronc commun en matière
d'administration de la preuve qui permet d'opposer aisément l'une à l'autre. C'est cette
opposition qui est essentielle pour l'arbitre international, lequel doit en être conscient
lorsqu'il s'efforce, dans une procédure d'arbitrage spécifique, de définir des règles
d'administration de la preuve qui ne désorientent pas trop des parties ressortissantes de l'une
et l'autre famille. On verra plus loin que la pratique de l'administration de la preuve dans
l'arbitrage commercial international contemporain y est plus ou moins parvenue en procédant
à une synthèse des traditions.
9. Au risque d'être excessivement schématique, il reste possible d'opposer les traditions
P785 procédurales des pays de droit civil et des pays de Common Law sur des points de
divergences essentiels : l'objet même du procès (A) ; les pouvoirs de direction du juge (B) ; le
rôle de l'audience (C).
Ces divergences sont beaucoup plus d'ordre théorique et historique que pratique et actuel,
mais elles reposent sur des convictions profondes que l'arbitre international doit prendre en
compte dans son souci de répondre à l'attente légitime des parties en matière
d'administration de la preuve.

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A L'objet du procès
10. Dans la tradition des pays de droit civil, le procès concerne essentiellement le fond du
droit et l'on attend du juge qu'il dise le droit par rapport à une espèce donnée. La tradition du
Common Law reste profondément marquée par le vieil adage, aujourd'hui dépassé, selon
lequel « remedies precede rights », que l'on peut maladroitement traduire par « l'action
précède le droit ». Partant, elle privilégie la procédure (10) .
Il s'agit de deux approches tout à fait opposées, en ce que l'une privilégie le droit au
détriment de la procédure et vice versa. L'objet du procès dans les pays de droit civil est de
faire éclore la vérité juridique ; dans les pays de Common Law, il est de fournir à chaque partie
des moyens égaux et loyaux de façon à ce que le meilleur gagne, le fond du droit ayant une
importance secondaire.
Les conséquences de ces points de départ différents sont considérables en matière
d'administration de la preuve. Pour le juriste des pays de droit civil, l'essentiel est que le
problème juridique à résoudre soit correctement posé afin que le juge puisse le trancher. Ce
n'est que dans la mesure où ils contribuent à le définir que les faits sont pertinents et qu'il
convient de les prouver de façon indiscutable. La démarche du juriste de Common Law est
inverse : il importe tout d'abord que chacune des parties ait une entière connaissance des
faits et ce n'est qu'ensuite qu'elles pourront formuler des demandes en termes juridiques et, le
plus souvent, des demandes présentées de façon alternative et non subsidiaire.
P786

B Les pouvoirs de direction du juge


11. Le rôle du juge est nécessairement perçu différemment dans l'une et l'autre famille de
droit. Soucieux avant tout de la vérité juridique, le juge des pays de droit civil conduit la
procédure en fonction de cet objectif. C'est ainsi qu'il peut restreindre le débat aux points
qu'il estime pertinents pour trancher le problème juridique qui lui est soumis, rejeter des
offres de preuve qui lui paraissent inutiles, interroger lui-même les témoins ou décider des
questions que les conseils des parties seront autorisés à leur poser, ordonner la production de
certains documents alors qu'aucune des parties ne le lui demande. De même, le juge des pays
de droit civil est habilité à soulever des points de droit non évoqués par les parties, pourvu
qu'il les invite à en débattre pour respecter le principe de la contradiction. Enfin, il use et
abuse du pouvoir de nommer des experts, s'il considère que c'est le meilleur moyen d'établir
certains faits.
12. Dans la tradition des pays de Common Law, les pouvoirs du juge ne sont pas moindres, mais
différemment orientés. Ils visent à organiser une procédure loyale, plaçant les parties sur un
pied d'égalité en ce qui concerne la connaissance des faits. Sous la menace de sanctions
pénales, il peut ordonner à une partie ou à un tiers de remettre à une autre partie tous les
documents en sa possession relatifs à l'affaire et contraindre de nombreux témoins à être
soumis à l'interrogatoire des conseils des parties. A la différence du juge des pays de droit
civil, il n'agit pas proprio motu, mais à la demande d'une partie, dont la pertinence est
appréciée de façon extrêmement large, en partant du principe que seule une connaissance de
l'ensemble des faits de l'affaire permettra ensuite à chacune des parties de formuler ses
demandes en termes juridiques précis.

C Le rôle de l'audience
13. Mais c'est probablement en ce qui concerne le rôle de l'audience que les traditions des
pays de droit civil et des pays de Common Law s'opposent avec le plus de vigueur. On s'étonne
souvent de ce que dans les pays de Common Law, en matière commerciale, une audience
puisse durer souvent plusieurs semaines et parfois plusieurs mois alors que devant les
P787 tribunaux des pays de droit civil, une audience d'une journée est considérée comme très
longue. Généralement, quelques heures suffisent.
La réalité est que, dans chacune des traditions, l'audience joue un rôle différent.
14. Dans les pays de Common Law, l'audience est le point d'orgue de la procédure. C'est
l'événement en vue duquel tous les efforts des conseils des parties tendent et dont ils sont, en
fait, des actes préparatoires. Les documents que s'échangent les parties ne sont pas destinés à
être lus par le juge avec les mémoires des parties et, on le verra, ne sont presque jamais tous
introduits dans la procédure. Certains d'entre eux sont produits à l'audience, à l'occasion de
l'interrogatoire des témoins dont le rôle sera, en grande partie, d'en expliquer le contenu. La
présence d'un jury populaire, même si ce n'est plus qu'un souvenir dans la plupart des pays de
Common Law, à l'exception des Etats-Unis, explique historiquement cette procédure
particulièrement lourde. En effet, les jurés, parfois incultes, ne pouvaient avoir une
compréhension suffisante des faits sans la médiation d'individus en chair et en os, soumis à un
interrogatoire et à un contradictoire. La fonction des conseils consiste alors à faire apparaître
leur vérité à travers les déclarations des témoins, après une brève introduction expliquant ce
qu'ils vont prouver et une brève conclusion démontrant ce qu'ils ont prouvé.
15. On est donc très loin de l'audience des pays de droit civil, laquelle n'est que l'accessoire
d'une procédure essentiellement écrite. Après des échanges de mémoires aussi longs que
complets, accompagnés de preuves documentaires, l'audience n'a d'autre objet que
d'administrer la preuve testimoniale, s'il en est fait usage, étant entendu qu'elle complète

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toujours la preuve documentaire et n'est pas un moyen de l'administrer. Enfin, les conseils des
parties présentent sous forme de plaidoirie des explications orales au juge, encore que ce ne
soit pas toujours le cas (ainsi, dans certains cantons suisses).
16. Ce bref examen schématique des deux grandes traditions entre lesquelles se partage le
monde en matière de procédure, et plus particulièrement d'administration de la preuve, ne
prétend pas, ainsi qu'on l'a déjà souligné, être représentatif de la réalité précise du droit
contemporain tant dans les pays de Common Law que dans les pays de droit civil. Mais il est le
reflet de conceptions anciennes, qui, bien que parfois remises en cause sur des points
P788 particuliers, habitent les praticiens du droit dans chacune des familles du droit et à partir
desquelles les arbitres du commerce international se sont efforcés de dégager une synthèse.

II Les Différents Modes de Preuves et la Synthèse des Traditions Juridiques


Dans L'Arbitrage Commercial International
17. La pratique de l'arbitrage commercial international a donné lieu à la mise en œuvre de
procédures qui empruntent, en les édulcorant parfois, à la fois des traits caractéristiques de
l'administration de la preuve dans les pays de droit civil et dans les pays de Common Law, le
résultat constituant dans sa globalité une synthèse de ces traditions différentes. Il est
important de noter que ce syncrétisme trouve application non seulement dans les procédures
qui opposent des parties de Common Law à des parties de droit civil, mais, de plus en plus,
dans des procédures dans lesquelles toutes les parties ressortissent à la même famille
juridique. Ceci peut laisser à la fois penser, selon le point de vue duquel on se place, que
l'arbitrage international, en matière d'administration de la preuve, est envahi par le Common
Law et par la tradition des pays de droit civil. Ceci s'applique à la preuve documentaire (A), à
la preuve testimoniale (B), à la preuve expertale (C) et également aux mesures d'instructions
telles que les descentes sur les lieux (D).

A La preuve documentaire
18. Dans les pays de droit civil, un principe de base est que la preuve documentaire est
soumise plus ou moins tôt dans la procédure, avec les mémoires des parties, ou peu de temps
après, au soutien de ce qui est allégué par les parties. Ceci limite considérablement le rôle de
la production de documents sous le contrôle d'une partie à la demande de son adversaire. En
effet, s'il est aujourd'hui admis qu'une partie peut obtenir du juge qu'il contraigne une autre
partie à produire des documents en sa possession, c'est à la condition qu'il établisse que ces
documents lui sont nécessaires à la preuve de ses allégations. Le concept de « disclosure of
documents » tel qu'il est connu dans les pays de Common Law exclut de telles restrictions.
P789 Comme on l'a vu, les parties sont contraintes de s'échanger tous les documents relatifs à
l'affaire, y compris des memoranda internes, des agendas, des comptes rendus de réunions,
des notes personnelles, etc., sans avoir à formuler préalablement leurs allégations de façon
précise.
Il existe donc « une différence fondamentale entre les mesures visant à obtenir la production de
documents selon les droits de tradition civiliste et les procédures de discovery » (11) . Mais cette
différence fondamentale déborde largement la question somme toute limitée de la
production de documents qui se trouvent sous le contrôle d'une autre partie ou d'un tiers.
Comme on l'a justement noté, « la discovery ne fait pas à proprement parler du droit des
preuves. Elle représente bien plutôt une étape procédurale spécifique qui intervient sur ordre du
juge ou sans qu'il y ait besoin d'ordre » (12) . Il en résulte un grave malentendu entre les parties
de tradition civilistes et celles de Common Law, les premières considérant souvent que
l'opposition porte sur la charge de la preuve. Ainsi, on a pu décrire la tradition civiliste à cet
égard comme exigeant, contrairement à la tradition de Common Law, que chaque partie
prouve elle-même les faits qu'elle allègue et, par conséquent, en apporte elle-même la
preuve, perdant son procès si elle n'est pas en mesure de le faire (13) . Or, l'adage « actori
incumbit probatio » est reçu et respecté dans les deux traditions. Le débat ne porte pas sur la
charge de la preuve mais sur l'accès aux éléments de fait permettant de constituer le dossier
et, le cas échéant, d'apporter la preuve d'allégations construites sur la base de ce dossier.
L'arbitrage commercial international a progressivement dégagé une pratique en matière
d'administration de la preuve documentaire qui se fonde essentiellement sur la tradition
civiliste, tout en permettant, de façon limitée et contrôlée, à une partie d'obtenir des
documents sous le contrôle de son adversaire et, plus rarement, d'un tiers.
19. En règle générale, les preuves documentaires en possession des parties sont produites sans
P790 attendre l'audience. Le plus souvent, chacune des parties doit présenter la preuve de ce
qu'elle allègue dès son premier mémoire au fond (14) , dans la mesure où, bien entendu, elle
est à même de le faire. Ainsi, chacune des parties doit construire son dossier à la lumière des
éléments qu'elle connaît et apporter les preuves qu'elle possède, l'une dans son mémoire en
demande, l'autre dans son mémoire en réponse. Il est d'usage que ces deux mémoires soient
accompagnés de toute la preuve documentaire dont dispose chacune des parties, des
déclarations de témoins (cf. infra, n° 26 et s.), des rapports d'experts le cas échéant (cf. infra,
n° 32 et s.). On est donc loin ici de la tradition du Common Law où les parties grâce à la
procédure de discovery rassemblent les documents et, aux Etats-Unis, les témoignages relatifs
à l'affaire avant de définir précisément leur position respective.
Ce premier échange est presque toujours suivi d'un second, le demandeur déposant un
mémoire en réplique et le défendeur un mémoire en duplique, censés être aussi complets que

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la demande et la réponse (15) .
20. A l'intérieur de ce calendrier, la procédure de discovery peut néanmoins trouver sa place.
Comme l'a constaté Klaus Sachs, les demandes de production de documents dans les
procédures d'arbitrage commercial international ont augmenté de façon significative au cours
des dernières années, et ceci indépendamment de la participation ou non à la procédure de
parties ressortissantes de la famille du Common Law (16) . Sans qu'il s'agisse d'une règle
intangible, les arbitres tendent de plus en plus à admettre ces demandes entre le premier et
le deuxième échange de mémoires. Ceci présente un double avantage. D'une part elle
décourage les « fishing expeditions » dans lesquelles une partie cherche à constituer son
dossier sur la base des documents qu'elle espère trouver en la possession de son adversaire,
sans avoir préalablement formulé ses prétentions sur le fondement des éléments de faits dont
P791 elle dispose. D'autre part, à ce stade de la procédure, l'arbitre est en mesure de se
prononcer sur le caractère légitime de la demande de production de pièces dont il est saisi
avec une connaissance suffisante de la position respective des parties (17) . D'ailleurs, l'arbitre
n'aura pas toujours à intervenir ou ne le fera que de façon limitée. En effet, l'usage le plus
fréquent est d'octroyer aux parties un délai pour examiner leur demande respective de
production de documents et de ne saisir l'arbitre qu'en cas de difficultés entre elles. Celles-ci
sont moins nombreuses qu'on peut le penser lorsque les arbitres prennent soin au début de la
procédure de fixer les limites des demandes de production de documents susceptibles d'être
acceptées.
21. Les règles de l'International Bar Association on the taking of evidence in International
Commercial Arbitration, dans leur version révisée du 1er juin 1999, constituent la source
d'inspiration de la grande majorité des arbitres dans ce domaine, tout en étant rarement
déclarées directement applicables à la procédure dans un souci de conserver une nécessaire
flexibilité. Leur article 3.3 exige qu'une demande de production de documents remplisse les
conditions suivantes :
— être suffisamment détaillée pour permettre l'identification des documents dont la
production est requise (18) ;
— justifier le caractère pertinent des documents requis quant à l'issue du litige ;

— contenir une déclaration confirmant que les documents requis ne se trouvent pas en la
possession de la partie qui souhaite les obtenir et expliquant pourquoi il y a tout lieu de
penser qu'ils se trouvent en la possession de l'autre partie (19) .
Plus simplement, l'arbitre peut indiquer qu'il n'ordonnera la production de documents que s'il
lui est démontré que les documents en question sont pertinents, significatifs et nécessaires à
la solution du litige.
P792
Certains documents peuvent ne concerner le litige que partiellement. Ainsi, l'ordre du jour
d'un conseil d'administration traite normalement de questions diverses, dont une seule
intéresse la procédure arbitrale. Dans un tel cas, l'arbitre autorisera le détenteur du document
à le présenter sous une forme caviardée, les passages non pertinents étant rendus illisibles.
Pour éviter tout débat, on lui conseillera, avec l'accord des parties, de se faire remettre un
exemplaire non caviardé du texte, pour être à même de vérifier que le caviardage est justifié
et prendre les mesures qui s'imposent dans le cas contraire.
22. Il arrive évidemment qu'une partie ne produise pas spontanément des documents qui à
première vue répondent aux critères définis par l'arbitre. Dans ce cas, ce dernier doit
trancher. Il le fait généralement par une ordonnance de procédure (20) . Lorsqu'il ordonne la
production de documents, il précise souvent qu'en cas de résistance de la partie qui est
censée les détenir, il en tirera des conclusions défavorables à son égard au moment de
trancher le litige. C'est d'ailleurs ce que prévoit l'article 9.4 des règles de l'International Bar
Association.
La sentence rendue dans l'affaire CCI n° 8694 (21) fournit un bon exemple d'une telle
démarche. Le tribunal arbitral y déclare en effet : « En raison du défaut de production par X de
ses dossiers d'expérience (relatifs à un produit) et de ses dossiers concernant les brevets, nous
avons été privés de la meilleure preuve pour nous prononcer sur la question de savoir si les
expériences et l'usage de l'information ont eu lieu avant ou après que les secrets d'affaires soient
entrés dans le domaine public … ». Après avoir rappelé que « les parties étaient formellement
averties de ce que le manquement conscient d'une partie à produire des documents pertinents
dans l'arbitrage pouvait conduire le tribunal à tirer une conclusion défavorable vis-à-vis de cette
partie », le tribunal arbitral affirme : « … nous n'avons aucune hésitation à conclure que le
travail expérimental de X et son utilisation a commencé avant que trois secrets de fabrication de
Y ne soient entrés dans le domaine public … ; nous n'avons également aucune hésitation à
conclure qu'à l'occasion de ses expériences et recherches …, X a détourné des informations
confidentielles qu'elle avait reçues de Y en violation de l'accord de confidentialité conclu par les
parties ».
P793
23. Cette solution qui pallie l'absence d'imperium de l'arbitre est généralement approuvée (22)
. Certains juges étatiques sont d'ailleurs autorisés à y recourir (23) . Cependant, elle doit être

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appliquée avec prudence et circonspection. En effet, l'arbitre doit tenir compte de la culture
propre à chaque partie avant de tirer des conclusions de son comportement. La pratique n'est
pas la même partout en ce qui concerne la confection et la conservation des documents. Dans
les pays de la famille du Common Law, l'anticipation par les entreprises de mise en œuvre de
procédures de discovery extensives les conduit à la fois à conserver avec la plus grande rigueur
tous leurs documents, officiels ou non, et à la prudence dans leur rédaction. De plus, les
individus impliqués dans des activités économiques s'attendent à être appelés à témoigner un
jour ou l'autre dans une procédure, compte tenu de la tradition judiciaire et, pour ne pas être
pris au dépourvu, prennent toutes sortes de notes à l'occasion des réunions ou conversations
téléphoniques et les conservent soigneusement. Il n'en va pas toujours ainsi dans les pays de
tradition civiliste où les parties ne prévoient pas d'être contraintes à produire des documents
internes, ni que des cadres ou des employés de l'entreprise soient amenés à témoigner sur
leur pratique professionnelle. D'où beaucoup plus de laxisme dans la rédaction et la
conservation de documents que l'on ne croit pas être obligé de produire contre son intérêt ni
d'ailleurs être autorisé à utiliser à son avantage dans une éventuelle procédure.
Ces différences culturelles doivent aussi être prises en considération par les parties
lorsqu'elles formulent devant l'arbitre une demande de production de pièces. La demande
d'une partie suscite généralement une demande semblable de la part de l'autre, mais l'effet
n'en est pas nécessairement le même. Presque toujours, une partie de Common Law répondra
par une production beaucoup plus importante qu'une partie de tradition civiliste, simplement
parce qu'elle dispose de plus de documents. Ceci risque de tourner à l'avantage de la
seconde. Si l'on ajoute que certaines entreprises de pays civilistes et parfois leur conseil, non
P794 soumis par leur barreau à des règles strictes en matière d'obligation de répondre
sincèrement à une demande de production de documents, ne sont pas toujours très rigoureux
dans ce domaine les parties de Common Law devraient réfléchir à deux fois avant de s'engager
dans cette voie.
24. Reste la possibilité pour l'arbitre de requérir le concours de l'autorité judiciaire.
Cependant, seul le droit d'un nombre limité de pays le permet expressément (24) et ces
procédures ne sont vraiment efficaces qu'à l'égard de parties qui résident au lieu de
l'arbitrage. Sinon, le recours à des commissions rogatoires, auquel il est parfois procédé en
pratique, risque de retarder considérablement l'arbitrage.
C'est pourquoi il est préférable d'autoriser l'arbitre à assortir d'astreintes son ordonnance de
production de pièces. La pratique est aujourd'hui admise en France (25) et autorisée par les
lois belge (article 1709 bis) et néerlandaise (article 1056 du Code de procédure civile). Elle est
contestée en Suisse (26) et inconnue dans la plupart des autres pays. Ces diverses
considérations expliquent qu'en règle générale le refus de produire des documents malgré une
injonction de l'arbitre n'ait d'autre sanction que les conclusions qu'en tirera celui-ci. On a vu
qu'elles pouvaient être redoutables pour la partie récalcitrante.
25. Cet examen rapide de la pratique de la preuve documentaire en matière d'arbitrage
commercial international témoigne donc de la synthèse qui s'est opérée entre les traditions
de Common Law et la tradition civiliste. C'est de toute évidence celle-ci qui domine sur ce
plan, car si l'obligation de produire des documents à la demande de l'adversaire est
beaucoup plus répandue dans l'arbitrage commercial international que devant les tribunaux
judiciaires des pays de droit civil, elle ne joue qu'un rôle secondaire dans l'administration de
la preuve documentaire. Cette appréciation est plus qualitative que quantitative. Ce qui est
significatif n'est pas tant que ce type de production de pièces sera somme toute limité, mais
P795 qu'il ne permet pas à une partie de bâtir son dossier, comme c'est le cas dans les pays de
Common Law. Il ne vient qu'en complément, si la nécessité en est établie, à la preuve
documentaire que chacune des parties aura préalablement apportée.
Les poids respectifs des deux traditions sont inversés en ce qui concerne la preuve
testimoniale.

B La preuve testimoniale
26. Les jeux de langages (27) sont dans ce domaine à l'origine de la plus grande confusion. Les
notions de témoin sont totalement différentes dans la tradition civiliste et dans la tradition du
Common Law. Dans la première, l'indépendance du témoin fait la valeur du témoignage et le
droit de certains pays limite strictement le cercle de personnes autorisées à déposer comme
témoin. Ainsi, le droit allemand ne permet pas aux parties elles-mêmes de témoigner (28) et
dans nombreux droits d'origine hispanique le témoignage de toute personne ayant un intérêt à
l'issue du litige est exclu ou son témoignage est considéré comme dépourvu de tout pouvoir
de conviction. Les représentants des parties y sont le plus souvent entendus au moyen de la
procédure archaïque de confesión (29) . Dans les droits de Common Law ces restrictions
n'existent pas et la notion de witness recouvre toute personne qui peut par ses déclarations
contribuer à éclairer le juge et, le cas échéant, le jury à mieux comprendre l'affaire. C'est ainsi,
on le verra, que les experts sont traités comme des witness.
La conséquence en est une grande incompréhension entre les parties des pays de droit civil et
les parties de Common Law peu rompues à la pratique de l'arbitrage international en matière
d'administration de la preuve testimoniale. Si l'arbitre ne leur donne pas de directives
appropriées, les parties de tradition civiliste estiment qu'elles n'ont pas ou peu de témoins à
faire comparaître, alors que les parties de Common Law considèrent qu'elles sont privées de la
justice la plus élémentaire si elles ne sont pas autorisées à exposer leur position par le

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truchement de l'interrogatoire de witnesses.
P796
27. A cette première incompréhension s'ajoute une seconde concernant le mode
d'interrogation des témoins qui ne reflète pas seulement la ligne de partage traditionnelle
entre Common Law et tradition civiliste. Au sein des pays de droit civil, les pratiques sont
extrêmement variées, depuis la pratique française des déclarations écrites de témoins qui ne
sont pas interrogés à l'audience, les formules latines de liste de questions préparées par les
parties et posées par le juge s'il les considère recevables et l'usage suisse selon lequel le juge
procède lui-même à l'interrogatoire des témoins. Quant à la tradition du Common Law, les
séries télévisées américaines l'ont fait connaître, à tel point que les non-juristes s'imaginent
qu'il s'agit d'une tradition internationale : chaque témoin est interrogé par l'avocat qui le
présente (direct examination), contre-interrogé par l'avocat adverse (cross examination) et,
sous certaines limites, réinterrogé par le premier (re-examination). Le juge ne veille qu'au
respect de règles complexes dont l'objet est entre autres de faire en sorte que le témoin ne
soit pas influencé par l'avocat qui le présente (interdiction des leading questions dans la direct
examination et qu'il ne soit pas conduit à faire des déclarations sur des fondements erronés).
28. Au-delà de cette cacophonie procédurale internationale, la pratique de l'arbitrage
commercial international a progressivement dégagé des usages uniformes en matière
d'administration de la preuve testimoniale qui tendent à s'imposer dans la plupart des
procédures, quelle que soit l'origine des parties (30) .
A cet égard, on peut dire que la notion de witness a prévalu. Nulle définition restrictive ne
vient s'opposer à ce que telle ou telle personne puisse déposer devant les arbitres, quelle que
soit sa qualité dans un droit national particulier : témoin, sachant, représentant des parties
etc. Tous sont désignés par l'appellation générique de témoin, sans que s'y attache une
connotation juridique spéciale. C'est cette réalité que reflète l'article 20.3 du règlement
d'arbitrage de la Chambre de commerce internationale qui précise que « le tribunal arbitral
peut décider d'entendre des témoins, des experts commis par les parties, ou tout autre personne,
en présence des parties ou en leur absence si celles-ci ont été dûment convoquées ».
P797
Dans la grande majorité des cas, les témoins sont des employés des parties, si ce n'est leurs
représentants légaux. Plus que porteurs de preuves complémentaires aux documents qui se
trouvent déjà dans le dossier, ils contribuent surtout à les expliquer et à confirmer que
l'interprétation de la partie qui les présente est correcte. Les liens entre le témoin et la partie
qui s'en prévaut sont connus de tous et les arbitres en tiennent évidemment compte pour
évaluer le poids à donner à leurs déclarations (31) .
Quoi qu'il en soit, leur présence a l'immense avantage de permettre aux arbitres de connaître
les acteurs du différend et d'en apprécier la dimension humaine.
Cependant, l'arbitre demeure libre de refuser la preuve testimoniale présentée par une partie
et par conséquent d'entendre le témoin s'il estime être suffisamment informé sur les points
qui sont l'objet du témoignage proposé (32) . De plus, l'arbitre peut de sa propre initiative
décider d'entendre un témoin.
29. Les témoins sont d'abord interrogés par les parties et seulement ensuite, si nécessaire par
les arbitres. La trame générale est celle de la Common Law, mais il s'agit plus d'un cadre que
de l'application de règles précises. Tout d'abord la direct examination est réduite à sa plus
simple expression sous la forme orale et remplacée par le dépôt d'une déclaration écrite du
témoin, généralement soumise avec les mémoires des parties, en même temps que la preuve
documentaire. Le conseil de la partie qui présente le témoin se contente de lui poser quelques
questions pour en faire une brève présentation. On passe alors au contre-interrogatoire, qui
est le moment important du témoignage oral car il permet d'apprécier la crédibilité du
témoin. Ainsi, l'auteur du contre-interrogatoire lui présentera divers documents, souvent
signés par lui, qui semblent peu compatibles avec la position qu'il a exprimée dans sa
déclaration écrite.
Les arbitres sont actuellement en désaccord sur les limites du contre-interrogatoire. Doit-il
être restreint à la matière traitée par le témoin dans sa déclaration écrite ou peut-il porter sur
P798 tout élément du dossier? Les tenants d'un contre-interrogatoire dont les seules limites
seraient l'objet du litige font valoir qu'à partir du moment où une partie prend le risque de
faire témoigner un des acteurs du différend, elle le soumet librement à toute question de son
adversaire. En faveur d'un contre-interrogatoire limité au seul objet de la déclaration écrite
du témoin ou à ce qu'il a pu ajouter oralement à l'occasion d'un interrogatoire direct plus
large, on fera remarquer que le contre-interrogatoire vise à permettre à une partie de détruire
la preuve que tente d'apporter l'adversaire avec le témoin qu'il présente et non pas de
constituer des preuves sur des points sur lesquels elle n'avait pas annoncé à l'avance qu'elle
souhaitait interroger le témoin. Ce dernier point de vue paraît plus respectueux de l'égalité
des parties. Après tout, la partie qui présente le témoin n'est pas autorisée à l'interroger au-
delà du cadre de sa déclaration écrite pour que son adversaire ne soit pas pris au dépourvu et
puisse préparer, avant l'audience, son contre-interrogatoire. L'inverse doit s'appliquer, en ce
que l'auteur du contre-interrogatoire ne devrait pas pouvoir sortir du cadre des déclarations
du témoin, écrites ou orales, de façon à ce que son adversaire ne soit pas non plus pris par
surprise, sachant qu'il doit procéder immédiatement au re-interrogatoire, toujours limité au
contenu du contre-interrogatoire. Seules devraient faire exception les questions relatives à la

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crédibilité du témoin car c'est plus sa personne qui est alors en cause que l'objet de ses
déclarations.
30. Quoi qu'il en soit, l'égalité de traitement des parties exige qu'elles disposent du même
temps pendant l'audience de témoignage. Le risque est que la partie défenderesse, qui
procède habituellement en premier au contre-interrogatoire des témoins présentés par le
demandeur, absorbe la quasi-totalité du temps prévu pour l'audience, défavorisant ainsi le
demandeur qui doit alors contre-interroger les témoins du défendeur à la va-vite. L'arbitre
peut bien entendu y veiller, comme il en a le pouvoir, en limitant les questions de chacun aux
points qu'il considère essentiels. Mais ainsi, il s'expose à priver les conseils des parties de la
possibilité d'organiser leur contre-interrogatoire comme ils l'entendent, ce qui porte en
pratique, sinon formellement, atteinte aux droits de la défense. Aussi les arbitres préfèrent-ils
diviser l'audience en trois tranches de temps. L'une allouée au demandeur, une autre, égale,
au défendeur et une dernière, plus courte, au tribunal arbitral, pour poser ses propres
questions et trancher les problèmes de procédure qui se présentent ponctuellement au cours
de l'audience.
P799
31. Ainsi qu'on l'a indiqué plus haut, les usages uniformes dégagés par la pratique de
l'arbitrage commercial international en matière internationale concernant l'administration de
la preuve testimoniale s'inspirent du Common Law. Mais ils la trahissent largement en
réduisant par le dépôt de déclarations écrites la prépondérance de l'oral et en imposant des
limites de temps qui, dans la tradition, lui sont inconnues. De même, le pouvoir des arbitres
de refuser d'entendre des témoins s'ils estiment leur audition inutile et de limiter les
questions des conseils à des points essentiels est étranger au Common Law et s'inspire de la
tradition civiliste. Cette rigueur qui dépayse le praticien de Common Law s'accompagne d'un
laxisme tout aussi surprenant pour lui dans la technique de l'interrogatoire et du contre-
interrogatoire où les règles exigeantes qu'il connaît ne sont presque jamais appliquées. C'est
ici une pratique entièrement nouvelle qui, sous la pression des praticiens de la tradition
civiliste, est venue édulcorer la tradition de Common Law. La pratique de la preuve expertale
révèle un mélange tout à fait harmonieux des deux traditions.

C La preuve expertale
32. Dans la tradition civiliste, la nomination d'un expert est une mesure d'instruction ordonnée
par le juge, à la demande d'une partie ou de sa propre initiative. Le juge définit sa mission.
Dans la tradition du Common Law, l'expert a le statut d'un witness, appelé à éclairer le juge sur
des problèmes techniques ou sur le contenu d'un droit étranger. Il est traité comme tel, soumis
à une direct examination, une cross examination et une re examination. En pratique, chacune
des parties présente un ou plusieurs expert witnesses et l'on escompte que celui qui est le plus
crédible et le plus convaincant emportera la conviction du juge. Comme les witnesses de fait, il
fait partie d'une équipe, celle du demandeur ou celle du défendeur. On distingue ainsi
l'expert des parties dans le Common Law de l'expert du tribunal dans la tradition civiliste.
33. La pratique de l'arbitrage international connaît les deux méthodes, encore que leur champ
d'application respectif semble différent, non pas en fonction de l'origine des parties mais des
problèmes posés. Nombreux sont les problèmes techniques qu'un arbitre peut comprendre
s'ils lui sont correctement expliqués de façon contradictoire. Dans ce cas, la tradition du
P800 Common Law est éminemment supérieure. Mais si l'arbitre est confronté à une bataille
d'experts de qualité, il ne pourra en conscience céder au pouvoir de conviction de l'un ou de
l'autre. Dans ce cas il préfèrera nommer un expert dont la mission n'est pas de le convaincre
du bien-fondé de la position d'une des parties. Bien sûr il consultera les parties sur la mission
de l'expert et veillera au respect du principe de contradiction en permettant aux parties de
commenter son rapport et, souvent, de l'interroger au cours d'une audience convoquée à cet
effet. A cette occasion, les parties pourront se faire assister de leurs propres experts.

D La descente sur les lieux


34. C'est un aspect de l'administration de la preuve en matière d'arbitrage commercial
international auquel il n'est pas porté une attention suffisante et dans laquelle les traditions
des droits étatiques sont pauvres dans les litiges commerciaux. Or, il est presque impossible
de trancher en parfaite connaissance de cause un litige dans le domaine de la construction
d'une usine ou d'un barrage, par exemple, sans avoir une connaissance visuelle de l'objet
matériel des débats. D'où de fréquentes descentes sur les lieux de la part des arbitres qui
risquent de se transformer en tourisme arbitral si elles ne sont pas parfaitement organisées.
35. La pratique arbitrale a ici encore développé des usages qui lui sont propres afin d'éviter
non seulement cet écueil mais aussi qu'au cours de la visite, les arbitres puissent être
indûment soumis à l'influence de l'une des parties qui se trouve être soit le maître des lieux,
soit le possesseur de la technique mise en œuvre.
Ces usages consistent tout d'abord en une préparation minutieuse de la visite : précision par
les parties de ce qui va être montré et dans quel ordre ; liste des thèmes qui seront abordés au
cours de la visite et indication de leur relation avec les allégations de chacune des parties
dans la procédure ; nombre limité des participants ; limitation du temps de parole pour les
commentaires de chacune des parties à l'occasion de chaque étape de la visite.
Pendant la visite, il est usuel que les déclarations des uns et des autres soient enregistrées et
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que des photos soient prises à la demande des arbitres ou par eux-mêmes. Après la visite,
les enregistrements et les photos seront intégrés au dossier de l'affaire et les parties seront
invitées à déposer des commentaires écrits dans un délai fixé par les arbitres.
36. Ce dernier exemple de la pratique des arbitres du commerce international en matière
d'administration de la preuve est significatif du développement d'usages procéduraux,
inspirés par des traditions nationales diverses mélangées et transformées par l'expérience
des uns et des autres.
On peut constater que les arbitres ont su progressivement se dégager de leur tradition
juridique propre pour répondre à l'attente de parties originaires de toutes les parties du
monde. La synthèse à laquelle ils procèdent ne saurait être figée et est au contraire en
construction permanente, que l'on se place d'un point de vue général ou du point de vue de
chaque procédure.
D'un point de vue général, l'expérience conjointe des arbitres et des conseils dans les
procédures leur permet de peser ce qui, dans la pratique actuelle est réellement utile au
respect du contradictoire et de l'égalité des parties et ce qui n'est qu'un tribut payé à des
traditions nationales que l'on ne peut ignorer si l'on veut ne pas surprendre les parties. Il reste
beaucoup à faire dans ce domaine pour simplifier et rationaliser les procédures tout en leur
conservant leur capacité de permettre aux parties d'apporter leur preuve dans les meilleures
conditions.
Pour ce qui est de chaque procédure particulière, les connaissances croissantes des arbitres
en droit comparé et leur nécessaire neutralité culturelle facilitera, à partir du tronc commun
qui vient d'être sommairement décrit, la définition, au cas par cas, de directives en matière
d'administration de la preuve, parfaitement adaptées aux caractéristiques de chaque
P802 arbitrage.

References
★) Yves Derains: Avocat au Barreau de Paris (Derains & associés)
1) Les références à l'arbitre dans le présent article visent indifféremment un arbitre unique
ou un tribunal arbitral composé de plusieurs membres.
2) Cf. par exemple en France, l'article 1460 NCPC, en Angleterre, l'Arbitration Act de 1996,
Sect. 34 (2) (d) ; les articles 3 (3), 3 (10) du Code de procédure civile néerlandais.
3) Plus exactement, certains droits nationaux traitent de l'assistance aux arbitres en matière
de convocation de témoins, ce qui implique que les arbitres administrent la preuve
testimoniale.
4) Article 1049 (1) du Code de procédure civile allemand ; Section 37 (1) de l'Arbitration Act
Anglais de 1996 ; Article 26 de la loi-type de la CNUDCI.
5) Cf. P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, Montchrestien, 8e éd., 2004, n° 500.
6) Selon l'article 1494, al. 2 NCPC, « dans le silence de la convention [d'arbitrage], l'arbitre
règle la procédure, autant qu'il est besoin, soit directement, soit par référence à une loi ou à
un règlement d'arbitrage ». Si le texte ne se réfère pas expressément au respect du
principe du contradictoire et à l'égalité des parties, leur violation est sanctionnée par le
recours en annulation et l'appel de l'ordonnance d'exequatur. Plus généralement, cf. les
articles 18 et 19 de la loi-type de la CNUDCI.
7) Ainsi, l'article 15(1) du règlement d'arbitrage de la Chambre de commerce internationale
dispose : « La procédure devant le tribunal arbitral est régie par le présent règlement et,
dans le silence de ce dernier, par les règles que les parties, ou à défaut le tribunal arbitral,
déterminent, en se référant ou non à une loi nationale de procédure applicable à l'arbitrage
». L'alinéa 2 du même texte précise : « Dans tous les cas, le tribunal arbitral conduit la
procédure de manière équitable et impartiale et veille à ce que chaque partie ait eu la
possibilité d'être suffisamment entendue ». Voir aussi l'article 16 du règlement international
de l'American Arbitration Association.
8) Cf. R. David, L'arbitrage dans le commerce international, Economica, 1982, pp. 20 ss.
9) Cf. R. David, Les grands systèmes de droit contemporains, 8e éd., par C. Jauffret-Spinosi, n°
17, p. 23.
10) Cf. R. David, L'arbitrage dans le commerce international, préc., p. 149.
11) J.-F. Poudret et S. Besson, Droit comparé de l'arbitrage international, LGDJ, 2002, n° 652, p.
587.
12) A.-E. Visson, Droit à la production de pièces et discovery – droit fédéral, droits cantonaux de
Vaud, Genève et Zurich, 1987, p. 265.
13) J. Thorens, « L'arbitre international : un point de rencontre des traditions du droit civil et
de la Common Law », in Etudes de Droit international en l'honneur de Pierre Lalive, 1993, p.
694.
14) Ce mémoire est généralement déposé après la constitution du tribunal arbitral, voire de
l'établissement de l'acte de mission lorsqu'il en est rédigé un, et ne doit pas être confondu
avec la requête d'arbitrage dont l'objet est essentiellement de déclencher la procédure
d'arbitrage.
15) Dans l'hypothèse où le défendeur a introduit une demande reconventionnelle, il est
fréquent que le demandeur remette un mémoire supplémentaire, portant exclusivement
sur la demande reconventionnelle.

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16) K. Sachs, « Use of documents and documents discovery : fishing expeditions versus
transparency and burden of proof », Zeitschrift fur Scheidsverfarhen, Schieds VZ5/2003, p.
193.
17) En ce sens, cf. K. Sachs, op. et loc. cit.
18) S'il ne s'agit pas de documents individualisés mais d'une ou plusieurs catégories de
documents, la description doit en être suffisamment précise (par exemple les comptes
rendus des réunions du conseil d'administration d'une société pendant une certaine
période).
19) Il faut reconnaître qu'une telle explication est la plupart du temps inutile, mais ce n'est
pas toujours le cas : une partie peut, par exemple obtenir des correspondances qu'elle
suppose qu'un tiers a adressées à son adversaire : dans ce cas, elle doit justifier le
caractère raisonnable d'une telle supposition.
20) Cf., à titre d'exemple, l'ordonnance dans l'affaire CCI n ° 6041, JDI, 1996.1056, obs. D.
Hascher.
21) JDI, 1997.1056, obs. Y. Derains.
22) Fouchard Gaillard Goldman on International Commercial Arbitration, éd. E. Gaillard et J.
Savage, Kluwer Law International, 1999, n° 1275, p. 698 ; J.-F. Poudret et S. Besson, op. cit., n°
650, p. 586; Y. Derains et E. Schwartz, A Guide to the New ICC Rules of Arbitration, Kluwer law
international, 1998, p. 262.
23) Cf. l'article 11 al. 2 NCPC (applicable également à l'arbitre, par renvoi de l'art. 1460 al. 2),
ou encore l'article 186 du Code de procédure civile du canton de Genève.
24) Allemagne (article 1050 du Code de procédure civile) ; Angleterre (Section 43 de
l'Arbitration Act de 1996) ; Etats-Unis (Section 7 du Federal Arbitration Act) ; Suède (article
26 de la loi sur l'arbitrage de 1999) ; Suisse (article 184.2 LDIP).
25) Cf. Ch. Jarrosson, « Réflexions sur l'imperium », Etudes offertes à Pierre Bellet, Litec, 1991, p.
273 n° 69 ; Ph. Fouchard, E. Gaillard, B. Goldman, op. cit., n° 1274, p. 697.
26) J. F. Poudret et S. Besson, op. cit., n° 540, p. 494.
27) On consultera avec intérêt sur ce point E. Silva Romero, Wittgenstein et la philosophie du
droit, Paris, PUF, 2002.
28) Ph. Fouchard, E. Gaillard et B. Goldman, op. cit. n° 1280, p. 699.
29) Cf. par exemple en Argentine les articles 404 et s. du Code de procédure civile de la
nation.
30) Bien entendu, il existe des procédures d'arbitrage commercial international qui s'écartent
de cette tendance uniformisatrice et qui sont marquées par l'influence d'une tradition
nationale particulière. C'est surtout le cas lorsque tant les arbitres que les conseils des
parties sont de même nationalité ou ressortissent de pays de familles juridiques très
proches.
31) Il en découle que la question de savoir si les arbitres peuvent faire prêter serment au
témoin, qui reçoit des réponses diverses en droit comparé, est presque toujours
dépourvue d'intérêt pratique. Généralement les arbitres se contentent d'attirer l'attention
du témoin sur son devoir de dire la vérité.
32) Cf. sur ce point Ph. Fouchard, E. Gaillard, B. Goldman, op. cit., n° 1277, p. 698 et la
jurisprudence citée aux notes n° 210 et 211.

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