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De l'humour dans la théorie littéraire

Author(s): LAURENT ZIMMERMANN


Source: Littérature , DÉCEMBRE 2003, No. 132, LITTÉRATURE ET PHÉNOMÉNOLOGIE
(DÉCEMBRE 2003), pp. 100-111
Published by: Armand Colin

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/41704941

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■ LAURENT ZIMMERMANN, UNIVERSITÉ DE PARIS 8 VINCENNES-SAINT-DENIS

De l'humour

dans la théorie littéraire

D'un bout à l'autre de cette vie humaine, qui est notre lot, la
conscience du peu de stabilité, même du profond manque de
toute véritable stabilité, libère les enchantements du rire.
Georges Bataille 1

J'entends par subversion subtile celle qui ne s'intéresse pas


directement à la destruction, esquive le paradigme et cher-
che un autre terme: un troisième terme, qui ne soit pas, ce-
pendant, un terme de synthèse, mais un terme excentrique,
inouï.
Roland Barthes2

En guise d'introduction, et après avoir confirmé que le sujet abordé


sera bien celui annoncé en titre, on ne voit guère comment il serait pos-
sible, avec précisément ce sujet, d'éviter de se situer ; question, autre-
ment dit, posée à l'endroit de la disposition à élire pour conduire notre
travail. Or, de ce point de vue, c'est en réalité par quelques excuses qu'il
faudrait, à la limite, commencer: eh bien non, ici, nulle plaisanterie;
dans les pages qui suivent, il y a tout lieu de craindre que l'humour,
lectrices, lecteurs, ne vous bourdonne pas aux oreilles, ou si peu (on
nous autorisera à ne pas examiner très en détail le cas, vraiment tout à
fait particulier, de l'humour involontaire). On choisira dans le présent
travail la visée d'une certaine objectivité, et d'une certaine neutralité, qui
sont a priori celles de toute démarche de recherche, plutôt que de suren-
chérir dans le registre de l'humour.
Mais s'il y a quelques excuses à fournir à qui se serait (trop vite)
frotté les mains, à qui aurait (trop vite) trépigné joyeusement, en imagi-
nant quelque plus ou moins franche partie de rigolade à venir avec cette
réflexion sur l'humour, on peut également envisager les choses un peu
autrement, en passant de l'excuse à l'explication; c'est qu'en effet, pen-
sons-nous, la décision en quelque sorte technique de ne pas recourir à
l'humour est tout à fait homogène avec ce que l'on attend usuellement
100 de la théorie (registre dans lequel les pages qui suivent non seulement

LITTÉRATURE 1. Georges Bataille, Œuvres Complètes , tome V, Gallimard, 1973, p. 112.


N° 132 -DÉC. 2003 2. Roland Barthes, Le plaisir du texte , in Œuvres complètes IV, Seuil, 2002, p. 253.

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DE L'HUMOUR DANS LA THÉORIE LITTÉRAIRE ■

trouvent leur objet, mais dans lequel, également, et surtout, elles s'ins-
crivent).

Car on peut sans doute, oui, dès lors qu'il s'agit d'évoquer les
rapports entre l'humour et la théorie, faire, à première vue, état d'une
sorte de contrat de lecture , dans cette région spécifique du discours,
d'une sorte de pacte théorique en somme, dont l'un des aspects majeurs
serait, précisément, la promesse du sérieux , et au moins: d'un ultime
sérieux, d'un sérieux en dernière instance toujours garanti. Ainsi, on ne
s'engagerait dans la lecture d'un travail théorique qu'à la condition
d'être bien assuré que ce qui nous est dit ne va pas finalement se résoudre
en quelque grand éclat de rire par lequel l'auteur nous avertirait que,
hélas, aucune de ses assertions n'était avancée avec une autre intention
que celle de plaisanter. Avec cela, justement, avec ce pacte , il n'est (il
ne serait) pas question que l'on plaisante. Une phrase de Lacan pourrait
du reste former le parfait emblème de ce versant du pacte théorique ; elle
se trouve au début d'une séance de son séminaire et s'énonce: «Cette
année nouvelle, pour laquelle je vous présente mes bons vœux, je
l'introduirais volontiers en vous disant - Fini de rire!»3.
Néanmoins... l'affaire n'est pas si simple. Cette phrase de Lacan
en effet, comment ne pas remarquer que l'une de ses conséquences peut
très bien être, précisément... qu'on en rie! La question se pose donc, de
façon générale, de savoir si l'incompatibilité entre l'humour et la théorie
n'est pas, au fond, un (tenace mais) simple préjugé, habilement souligné
d'un trait par Lacan.
C'est une telle hypothèse - un tel pari - que l'on essayera de
mettre à l'épreuve ici. Mise à l'épreuve évidemment partielle, qui
réclamerait toutes sortes de compléments ; et par exemple un travail, que
nous n'effectuerons pas, de mise en perspective historique 4. De quoi
s'agira-t-il? Premièrement, donc, de Vaujourďhui d'un usage de
l'humour. Mais, plus exactement, c'est au domaine spécifique de la
théorie littéraire que la réflexion sera appliquée; et, de façon plus res-
treinte encore, à celui de ce qu'il est convenu d'appeler, pour effectuer
une distinction avec les divers travaux formalistes qui ne s'intéressent
qu'au fonctionnement du texte, de façon plus restreinte, donc, la
réflexion se déploiera à partir de l'herméneutique, autrement dit: les

3. Jacques Lacan, Le séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, transcription de Jacques- Alain
Miller, Seuil, 1975, p. 13.
4. Nul doute qu'il y ait une histoire des discours, et plus spécifiquement des genres, pensable selon un rap-
port, de proximité ou de distance, au sérieux. Souvenons-nous par exemple du fait que les Goncourt quali-
fiaient ainsi le roman: «la grande forme sérieuse, passionnée, vivante de l'étude littéraire et de l'enquête
sociale» (cité par Philippe Hamon dans: Le personnel du roman , Droz, 1998, p. 28, note 2). Les recherches
historiques devraient également intégrer bien entendu un questionnement sur la tradition allemande concernant 101
le Witz, et la tradition anglaise pour le Wit, comme le rappelle Lacan dans un autre séminaire (Le séminaire,
livre V, Les formations de l'inconscient, transcription de Jacques- Alain Miller, Seuil, 1998, p. 20) tout en. . .LITTÉRATURE
passant à autre chose. N° 132-DÉC. 2003

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■ RÉFLEXION CRITIQUE

théories de l'interprétation. L'humour, pourtant, peut-on dire pour anti-


ciper un peu, ne sera pas posé comme un support ou un soutien de l'her-
méneutique, mais au contraire comme ce qui agit en son sein à la
manière d'un virus , pour en subvertir les menées et, finalement, la ren-
verser.

DEUX SORTES D'HUMOUR

Sorte de préliminaire de la réflexion, de défrichage indispe


afin d'entrer ensuite au cœur du problème, nous proposons
mencer une distinction qui nous permettra d'écarter comme n
notre objet (ou pas directement), toute une part de ce qui p
première vue, se range du côté de l'humour en usage dans
Distinction élémentaire, donc, mais indispensable pour évite
confusions.

On peut en effet distinguer deux usages très différents de


l'humour. Ils n'ont en commun ni les moyens employés pour être
construits; ni, surtout, les effets produits (ou escomptés). On pourrait
appeler ces deux «côtés» de l'humour, par exemple, pour l'un, l'humour
comme condiment , et pour l'autre, V humour comme aliment (mais bien
entendu ces termes pourraient être remplacés par d'autres: fonction
décorative de l'humour ou non, etc.). De quoi s'agit-il exactement? À
vrai dire, de quelque chose de très simple: dans le premier cas, ce qui
est en jeu est un humour placé, dans l'économie du texte, sur un plan
secondaire, sans importance majeure; dans l'autre cas, tout au contraire,
l'humour est en position de déterminer l'ensemble de l'édifice théorique,
de le faire tenir aussi bien qu'éventuellement, vaciller.
Il va de soi qu'une telle bipartition est surtout très claire et peu
discutable d'un point de vue abstrait, lorsqu'elle est formulée un peu
sèchement. Dès lors qu'il s'agit au contraire de se tourner vers des
exemples de textes théoriques, le problème se complique quelque peu,
comme nous le verrons, dans la mesure où assez peu de critères indiscu-
tables - voire, parfois, aucun - se présentent pour trancher, et déter-
miner si l'on est en présence de l'une ou de l'autre de ces deux
fonctions; l'évaluation subjective étant au fond le pivot majeur pour
s'orienter dans ce registre. Mais une telle bipartition emporte néanmoins
des enjeux déterminants: la possibilité même, à vrai dire, que se passe
quelque chose de vraiment conséquent avec l'intervention de l'humour
dans la théorie. Possibilité que nous ne tenons pas pour un acquis, mais
pour, plutôt, ce que nous avons pour tâche d'exposer.

102
Le premier avantage qu'il y a à proposer la différence dont nous
LITTÉRATURE parlons est qu'elle fait ressortir un constat d'une certaine façon trivial,
N° 132 -DÉC. 2003

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DE L'HUMOUR DANS LA THÉORIE LITTÉRAIRE ■

mais dont les conséquences n'ont pas à être négligées: l'humour


«comme condiment», que l'on pourrait aussi appeler l'humour canalisé,
est très généralement réputé comme recevable dans la théorie littéraire,
et relativement fréquemment employé. On voit bien, en effet, de quoi il
s'agit, et les exemples viennent à l'esprit aisément. Il s'agit dans ce
premier cas, d'employer l'humour comme une sorte de respiration du
propos; comme ce qui permet au lecteur de se dégager un temps d'une
attention trop soutenue et trop contraignante à une démonstration, par
exemple, et, en somme, Rapprendre en se distrayant. Instruire et plaire
à la fois serait de la sorte la formule même de la réussite de V humour
canalisé.

Plus précisément, le point d'impact de ce principe actif pourrait se


décrire comme une transformation du lourd en léger (ce qui pourrait
être trop pesant, étouffant, ou noué de façon trop stricte se dénoue, res-
pire, s'allège), dans toute une série de domaines, dont il serait d'ailleurs
possible - mais tel n'est pas notre propos - de risquer une typologie.
Prenons simplement un exemple dans ce registre, celui d'une proposition
avancée par Jean Bellemin-Noël dans un article sur le «style en critique»5.
En soulignant que selon lui «l'interprète» doit avoir un rôle essentiel,
et revendiqué, dans les lectures de type psychanalytique 6, Bellemin-Noël
émet toutefois une réserve, en quelque sorte, ou en tout cas, estime
nécessaire de préciser la chose suivante :

Tout au plus oserai-je suggérer que cette présence sache, trouve comment se
faire légère. Passe encore que l'interprète soit là, mais qu'au moins on ne le
voie pas trop. Le voir en plein, de front, cela d'un côté le transforme en
Méduse ; d'un autre côté, ce n'est pas sur lui que doit se porter l'attention dis-
ponible, c'est déjà beaucoup qu'il faille l'entrevoir. Alors, quels moyens de
s'effacer? Je n'en connais qu'un seul: l'humour. L'humour permet de parler
à voix sourde, loin des airs assourdissants de la maîtrise, et de rester comme
présent-absent. En outre, il enveloppe ce qui est dit, ce qu'il faut bien articuler
bon gré mal gré, d'une gaze d'acceptabilité, de recevabilité.7

On le voit, la fonction de l'humour est ici très exactement latérale,


dérivée par rapport à l'objectif essentiel, intangible et bien campé, que
Bellemin-Noël appelle «ce qui est dit». Il y a, en somme, le propos, et
puis (par ailleurs) il y a l'humour, qui vient s'y ajouter, et y introduire la
grâce de la légèreté; une légèreté par laquelle, en l'occurrence, l'inter-
prète parvient à estomper sa trop forte, et sans l'intervention de

5. Jean Bellemin-Noël, «Entre lanterne sourde et lumière noire. Du style en critique», Littérature, n° 100,
Larousse, 1995.
6. Un mot à propos de Freud: c'est volontairement que nous n'analysons pas ici son célèbre article sur
«L'humour» (dans L'inquiétante étrangeté et autres essais, folio essais, 1988), où celui-ci est présenté
103
comme «défense [...] contre la possibilité de la souffrance» et fabrication d'une «illusion»: cette théorie
est en effet assez éloignée de ce que nous cherchons à dégager, puisque nous verrons dans l'humour, en
grande part, autre chose qu'une défense. LITTÉRATURE
7. Idem, p. 20. N° 132 -DÉC. 2003

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■ RÉFLEXION CRITIQUE

l'humour, sa possiblement mégalomaniaque, présence. Condiment dès


lors en effet, supplément pas tout à fait essentiel, par l'astuce duquel ce
qui pouvait paraître indigeste tout d'un coup apparaît sous un tout autre
jour. Bien entendu, il n'est pas question de dire que cela, ce rôle de
l'humour, est négligeable. Loin de là! On connaît assez de vastes volumes
dont pas une ligne n'est visitée par le plus minime petit zeste d'humour
pour convenir, et même avec empressement, et même avec un empresse-
ment très empressé, que Jean Bellemin-Noël a raison et cent fois raison
de tenir à la fonction de l'humour telle qu'il en dessine les contours.
Toutefois, nous entendons ici décaler quelque peu les questions posées,
en risquant d'aller jusqu'à un certain vertige , nous le verrons, où
l'humour n'enveloppe plus rien d'aucune gaze, mais au contraire dénude
et livre au rien de la seule métamorphose comme telle, en acte - et
c'est alors le registre de ce que nous avons appelé l'humour comme
aliment qui peut se déployer.

INDÉCIDABILITÉ

Il est une source de regret qui court tout au long de l'œuvre de


Barthes: que l'écriture, mais tout particulièrement l'écriture critique, ne
puisse être, lui semble-t-il, qu' assertive. On peut lire par exemple à la
fin de Critique et vérité :

L'écriture déclare , et c'est en cela qu'elle est écriture. Comment la critique


pourrait-elle être interrogative, optative ou dubitative, sans mauvaise foi,
puisqu'elle est écriture et qu'écrire, c'est précisément rencontrer le risque
apophantique, l'alternative inéluctable du vrai/faux?8

Problématique dont l'insistance n'a jamais cessé de solliciter Barthes,


et de l'inquiéter, puisqu'on trouve un fragment intitulé «Vérité et
assertion» dans son Roland Barthes , qui évoque la même question. Mais
notons toutefois que le propos s'infléchit assez sensiblement dans cet
ouvrage plus tardif:

Son malaise, parfois très vif - allant certains soirs, après avoir écrit toute la
journée, jusqu'à une sorte de peur - , venait de ce qu'il avait le sentiment de
produire un discours double, dont le mode excédait en quelque sorte la visée:
car la visée de son discours n'est pas la vérité, et ce discours est néanmoins
assertif.

(C'est une gêne qu'il a eue très tôt; il s'efforce de la dominer - faute de quoi
il devrait cesser d'écrire - en se représentant que c'est le langage qui est as-
sertif, non lui. Quel remède dérisoire, tout le monde devrait en convenir, que
d'ajouter à chaque phrase quelque clausule d'incertitude, comme si quoi que
104 ce soit venu du langage pouvait faire trembler le langage.)9

LITTÉRATURE 8. Roland Barthes, Œuvres complètes II, Seuil, 2002, p. 801.


N° 132 -DÉC. 2003 9. Roland Barthes, Roland Barthes, in Œuvres Complètes, tome IV, op. cit., p. 628.

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DE L'HUMOUR DANS LA THÉORIE LITTÉRAIRE ■

Que la critique ne puisse pas être «interrogative, optative ou


dubitative», comme le disait Critique et vérité, ne semble, dans ce
second passage, plus si assuré. La possibilité semble s'ouvrir, même
timidement, même de façon un peu floue, d'une modalisation telle que
l'assertif dans le discours, ou le discours comme l'assertif même, puis-
sent être débordés , et renversés - quand bien même Barthes, insistons-
y, n'aperçoit manifestement cette zone que comme une sorte de mirage,
de doux mirage; de mirage à venir d'une douceur en discours.

Or ce point concerne de très près notre sujet, dans la mesure où -


et telle sera notre hypothèse principale - s'il y a un effet conséquent de
l'humour, suivant lequel on peut l'envisager comme l'essentiel même
d'un discours théorique, comme ce qui en fabrique l'armature - notre
second cas de figure, donc - , c'est bien dans la production du déborde-
ment appelé comme horizon par Barthes, autrement dit: dans une certai-
ne façon de déjouer la stricte logique assertive, pour entrer dans le
registre de l' indécidabilité 10 .
L'humour infiltre l'épaisseur du dire, s'y dissimule - c'est sa grande
différence avec le comique: celui-ci pouvant être l'embrayeur de
l'humour, mais s'en distinguant par la nécessité à laquelle il est rivé de se
tenir dans l'explicite, et c'est pourquoi Barthes peut parler avec un certain
dédain du «comique qui fait rire» 11 - pour rendre finalement instable
toute assertion. L'humour ne propose pas, comme le fait l'ironie, un ren-
versement aux coordonnées calculables (propos symétrique et inverse),
voire, dans le cas de l'ironie existentielle (l'ironie du sort), une soudaine et
vive dévaluation du sens dont le point d'aboutissement est, peu ou prou, la
mélancolie 12, c'est-à-dire la nostalgie du sens, non, l'humour au contraire
dissémine le grand partage du vrai et du faux, il fait éclater la frontière qui
sépare les deux termes, pour proposer comme aboutissement un espace où
il devient finalement impossible de séparer les territoires du vrai de ceux
du faux. L'humour fait rire, mais d'un rire auquel succèdent des enjeux
essentiels; ou d'un rire où ces enjeux majeurs se déploient.
Illustrons notre propos avec l'exemple d'un livre de Pierre Bayard,
Comment améliorer les œuvres ratées ? 13. Ce livre, qui comporte un cer-

io. Tout l'important essai de Pirandello sur l'humorisme dans la fiction pourrait être relu à partir du motif
de l' indécidabilité, même s'il n'y est pas tout à fait posé en toutes lettres; et notamment lorsqu'il parle de
1'« oscillation entre les pôles contraires» que sont «le vrai et le faux» {Choix d'essais, trad. Georges Piroué,
Denoël, 1968, p. 90), puis, plus directement, d'une mise en cause par l'humour de la logique délimitée par
Aristote (idem, p. 95), c'est-à-dire entre autres, donc, de la distribution organisée pai De l'interprétation.
11. Roland Barthes, Le plaisir du texte, in Œuvres Complètes, tome IV, op. cit., p. 223.
1 2. Voir par exemple : Théophile Gautier, Arria Marcella, Le livre de poche, coll. libretti, p. 29 : « Peut-être
y a-t-il du nouveau sous la lune ! continua Octavien en souriant avec une ironie mélancolique».
13. Minuit, 2000. Notons, p. 138, une définition de l'humour comme «attitude de la pensée qui propose si-
multanément plusieurs lectures, puisqu'elle est en soi-même ouverture à la pluralité des sens et aux contradic- 105
tions du réel.». Cette définition qui fait appel à la «pluralité» est d'une certaine façon très proche de Barthes
(pour qui la pluralité était comme on sait un terme essentiel). Mais l' indécidabilité ne se confond pas avecLITTÉRATURE
la
pluralité, qui n'en est que le résultat - l'indécidable étant l'acte même par quoi la pluralité s'ouvre. N° 132 -DÉC. 2003

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■ RÉFLEXION CRITIQUE

tain nombre de notations que l'on peut qualifier de comiques, a pour


fonction essentielle - et c'est à partir de cela qu'il bascule dans
l'humour - de mettre littéralement en mouvement une question insolu-
ble, celle de la valeur des œuvres littéraires. Mise en mouvement, qu'est-
ce à dire? Que la visée de cet ouvrage n'est finalement pas tel ou tel
apport de type assertif quant à ce qu'est la valeur d'une œuvre - et
quant aux problèmes, liés à la question de la réception notamment, que
l'idée même de valeur implique - mais qu'elle se situe tout à fait
ailleurs: il s'agira de produire la question comme telle , de s'avancer vers
l'acte de la découvrir pour le lecteur. Dans cette optique, le registre de
l' assertif ne saurait convenir, en ce qu'il figerait inévitablement le
propos; le choix effectué par Bayard va donc être l'humour: manœuvre
suivant laquelle il nous montre, de manière systématique et tout au long
du livre, qu'aucune solution pour isoler véritablement ce qui pourrait
cerner la valeur d'une œuvre n'est satisfaisante. Le tour singulier consis-
tant à opter pour une façon saugrenue de poser la question, en évoquant
non pas la notion de «valeur», académiquement noble et situable, mais
celle de «ratage», qui, par contre, se situe à cheval sur différents pôles
de discours - esthétique, critique, etc. - et, pour cette raison, n'est
presque jamais traitée directement, ce tour singulier constituant la marque
même d'une entreprise gouvernée par l'humour, c'est-à-dire d'une entre-
prise qui dépasse le comique 14 : passage à partir duquel le rire , pourrait-
on dire pour situer le problème dans une formulation paradoxale, devient
sérieux ; et en l'occurrence, le devient par la force avec laquelle il nous
pousse vers l'instable, vers l'infixé 15, vers le non-mesurable de la valeur.
Reste que la théorie, dès lors qu'elle est ainsi envisagée comme
mouvement et décollement de toute stabilité, ne saurait plus voisiner
avec aucun sens laissé intact. Plus précisément: pour autant que l'hermé-
neutique cherche à suivre la ligne droite d'un sens privilégié, ou même à
déployer le jeu d'un ensemble de sens répertoriés - différentes interpré-
tations possibles selon une liste explicitée de conditions - l'humour ne
peut qu'être rejeté en marge et contenu .
Lui laissant libre cours, c'est au contraire toute l'architecture de
l'herméneutique que l'on atteint, en touchant en point ultime à quelque
chose comme une zone vide, une pierre de touche où ce qui s'inscrit
n'indique plus aucun sens, mais seulement la littéralité de la mise en
trajectoire , et ce jusqu'à, pourquoi pas, un voisinage avec des points de
folie - une certaine folie du moins, que l'on pourrait appeler contre-
paranoïaque (la paranoïa se caractérisant précisément par une infatigable
recherche du sens et de la motivation), une folie d'invention, de
décalage et de décollement.
106
LITTÉRATURE 14. Ce dépassement impliquant toutefois, dans ce cas précis, une inclusion.
N° 132 - DÉC. 2003 15. Sur ce point également, il faudrait relire 1 essai de Pirandello; qui la, par contre, est explicite.

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DE L'HUMOUR DANS LA THÉORIE LITTÉRAIRE ■

L'HERMÉNEUTIQUE COMME IMPOSSIBLE

Dans Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds 16, Pierre Bayard a


proposé la notion ¿'«herméneutique privée», de façon à tenir compte du
«dialogue de sourd» qui peut opposer les lecteurs d'une même œuvre, et
pour non pas le récuser, mais au contraire l'encourager. L'herméneuti-
que privée serait donc une herméneutique qui saurait laisser ouverte la
possibilité de paroles plurielles à partir d'un texte, au nom d'un certain
relativisme sans doute, mais aussi, mais surtout, selon l'exigence à cha-
que fois singulière d'une «fidélité» du lecteur «à son histoire» 17 .
Or, en écho à cette notion, nous proposerions volontiers, pour tenir
compte cette fois de la place de l'humour, la notion d'herméneutique
impossible: l'humour serait, dans cette configuration, ce qui dévoile un
impossible de l'herméneutique, ou plutôt l'herméneutique comme juste-
ment ce qui se révèle toujours, enfin de parcours , n'avoir pas été possible.
L'humour en somme contre la colle du sens, contre le coller au sens 18, et
comme dispositif qui, ainsi, ne fuirait pas ce qui pourrait au premier
abord effrayer, un certain «dialogue de fous» dans la théorie littéraire.
Ceci, toutefois, à condition de préciser notre position sur un point: il ne
s'agit pas, avec cette hypothèse, de promouvoir une mise en valeur du
«non-sens»; l'herméneutique impossible n'est pas un calme repos dans
le renoncement à l'herméneutique. Ce que nous visons se trouve bien
plus justement désigné par la remarquable expression de Lacan, le «pas-
de-sens» 19. Autrement dit: nous ne parlons pas d'un état d'absence du
sens, mais d'un retrait ponctuel, local, et indissociable du mouvement
qu'il génère - mouvement libre, en invention, non pré-balisé.
Pourquoi néanmoins, dira-t-on peut-être, tenir malgré tout à
l'herméneutique? Pourquoi, précisément, ne pas choisir le renoncement?
Pourquoi tous ces détours? Autrement dit et plus radicalement: à quoi
bon maintenir une démarche tout en la portant vers un point
d'impossibilité? C'est que dans cette affaire, viser le «pur» et le
«simple» - en voulant par exemple rester rivé à la forme et à elle seule
- a toutes les chances de n'être rien d'autre qu'une illusion. Que le
sens puisse être pensé comme glu ou comme coagulation est indéniable;
mais penser pouvoir s'en décoller une fois pour toutes , pour s'orienter
vers le pur dénuement, consiste, pensons-nous, à se livrer au scintille-
ment du naufrage, c'est-à-dire aussi bien au retour, un temps plus tard,
d'un sens plus tyrannique encore. La stratégie à suivre par rapport au

16. Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, Minuit, 2002.
17. Idem, p. 167.
18. Ici aussi, il faudrait revenir à l'œuvre de Barthes. Par exemple, in Roland Barthes ( Œuvres Complètes,
tome IV, op. cit., p. 664) : «Visiblement, il songe à un monde qui serait exempté de sens (comme on l'est de 107
service militaire). »
19. Jacques Lacan, Le séminaire, livre V, Les formations de l'inconscient, transcription de Jacques- Alain LITTÉRATURE
Miller, Seuil, 1998, p. 98 et p. 101 notamment. N° 132-DÉC. 2003

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■ RÉFLEXION CRITIQUE

sens, pour arriver à s'en «exempter» selon la formule de Barthes, ne


saurait tenir que du recommencement, de l'incessant; ce qu'il faut viser
étant la force ď une dialectique sans synthèse.

Les exemples de travaux qui vont assez loin pour porter, par
l'humour, l'herméneutique jusqu'à un point d'impossibilité, sont évi-
demment assez peu nombreux - on ne peut que souhaiter les voir se
multiplier. Ceux de Pierre Bayard en font partie, et notamment l'enquête
effectuée dans son livre sur Hamlet (l'objet de l'enquête étant: qui a
vraiment tué Hamlet père?). Arrêtons-nous quelques instants, pour illus-
trer notre propos, sur cet ouvrage.
La conclusion à laquelle ce livre arrive - Hamlet serait le vrai
coupable - peut en effet se lire selon deux niveaux. Tout d'abord selon
la logique de l'herméneutique privée dont nous avons parlé: il faut dire
dans cette optique que la solution proposée (Hamlet coupable) appartient
à Pierre Bayard, à une certaine fidélité à son histoire (fidélité dont
d'ailleurs le lecteur ne sait rien: d'où le dialogue de sourds). À un
second niveau pourtant, nous pouvons dire également que l'hypothèse de
la culpabilité d'Hamlet tient de l'humour, en ce qu'elle rejoue et surjoue
le schéma freudien de V Œdipe. À ce niveau, nous assistons à une sorte
de débordement du discours de Freud au lieu même d'un appel à ce
discours: que le livre débouche, après une enquête aussi minutieuse que
clairement explicitée, sur un scénario d'une certaine façon ultra-prévi-
sible - et pour cette raison, tout à fait inattendu - , telle est la façon
particulière ici de conduire le lecteur vers un impossible de l'herméneu-
tique, c'est-à-dire, en l'occurrence, vers une certaine déception qui est
aussi bien une déception qui peut porter à rire, et faire vaciller et remettre
en question - donc en mouvement - l'une des interprétations les plus
figées qui soient, l'Œdipe version Freud, en nous montrant avec quelle
facilité nous nous y laissons conduire.
Mais nous aimerions évoquer également comme exemple ď œuvre
qui manie l'humour à la façon dont nous le définissons un des Petits
traités de Pascal Quignard, «La haine de la musique»20. Il ne serait sans
doute pas exagéré d'aller jusqu'à dire que ce texte, en marge ou en
parallèle par rapport à la théorie littéraire, a quasiment valeur de mani-
feste sur cette question de l'humour, tant il en fait usage d'une façon à la
fois paradoxale et maximale, maximalisant le paradoxe et le mouvement
du «pas-de-sens». C'est cette allure de manifeste qui donne à ce livre
presque le statut d'un modèle pour la théorie littéraire, même s'il ressortit
plutôt au registre de l'essayisme littéraire (mais non pas, et à cela tient
108 tout de même sa proximité avec notre propos, à celui de la fiction).

LITTÉRATURE 20. Pascal Quignard, «La haine de la musique», in La haine de la musique. Petits traités, Calmann-Lévy,
N° 132 -DÉC. 2003 1996.

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DE L'HUMOUR DANS LA THÉORIE LITTÉRAIRE ■

L'argument de ce texte est simple: il s'agit d'une charge extrêmement


violente contre la musique, dont «la fonction secrète» serait «convoca-
tive» (p. 227). La musique, ainsi, serait haïssable parce qu'elle porterait
irrésistiblement à se rassembler en un «troupeau qui obéit» (p. 251)
composé d'« esclaves» (p. 248). Or, le point le plus étonnant dans la
façon dont Quignard défend sa thèse est la sorte de tressage qu'il effec-
tue entre deux propos hétérogènes. En général, on ne retient d'ailleurs
que le premier de ces deux propos, le plus saisissant à première vue en
effet - il a tout pour glacer le sang - , celui qui consiste en ce rappel:
dans les camps de concentration nazis , la musique est le seul art qui ait
eu droit de citer ; bien plus encore, elle y a tenu une certaine fonction;
elle a été utile pour ce qui s'y déroulait, des orchestres jouant à l'occa-
sion quelques morceaux divers pour redonner de l'entrain aux déportés.
Collusion en effet stupéfiante entre l'extrême déshumanisation et le
maintien d'une certaine présence de la musique, dont Quignard tire les
conséquences extrêmes que nous avons rappelées.
Mais pourtant, il existe également une seconde ligne de discours
dans le propos de «La haine de la musique», et il s'agit, précisément, de
toutes sortes de notations qui pourraient tout à fait être qualifiées de
drôles. Si l'on hésite d'ordinaire à le faire, c'est bien entendu en raison
du propos parallèle sur les camps. Mais lisons plutôt cet extrait sans trop
d'idées pré-conçues - en essayant, néanmoins, de bien entendre les
ajouts très scrupuleux qui ponctuent la fin du fragment:

Sur la totalité de l'espace de la terre, et pour la première fois depuis que furent
inventés les premiers instruments, l'usage de la musique est devenu à la fois
prégnant et répugnant. Amplifiée d'une façon soudain infinie par l'invention
de l'électricité et la multiplication de sa technologie, elle est devenue inces-
sante, agressant de nuit comme de jour, dans les rues marchandes des centres-
villes, dans les galeries, dans les passages, dans les grands magasins, dans les
librairies, dans les édicules des banques étrangères où l'on retire de l'argent,
même dans les piscines, même sur le bord des plages, dans les appartements
privés, dans les restaurants, dans les taxis, dans le métro, dans les aéroports.
Même dans les avions au moment du décollage et de l'atterrissage, (p. 217)

Un tel passage n'a-t-il pas tout pour faire rire? Cette envahissante
musique prend ici presque les traits d'un personnage de dessin-animé,
qui resurgit de partout sans que l'on sache comment. Gageons que dans
un autre contexte, de telles lignes amuseraient davantage leur lecteur;
mais dans «La haine de la musique», certes, les cartes sont brouillées, et
l'humour ne semble pas, peut-on dire, trouver sa place, puisque pour en
rester toujours à l'exemple de ces lignes, en tournant la page après cette
énumération on peut lire, comme fragment immédiatement suivant, cette 109
phrase cinglante: «Même dans les camps de la mort». De quoi faire
froid dans le dos, évidemment. LITTÉRATURE
N° 132-déc. 2003

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■ RÉFLEXION CRITIQUE

Malgré tout, force est de constater que de nombreux autres passages


se tiennent sur cette ligne de crête, d'un recours à des arguments ou à
des figures qui pourraient prêter à rire, alors même que la première ligne
de discours, celle qui relie la musique aux camps nazis, au contraire
bloque le rire.
La question se pose, dès lors, d'une possible erreur de lecture.
Aurions-nous l'esprit mal tourné? Le rire qui s'est parfois emparé de nous
à la lecture de ce Petit traité n'était-il qu'un «rire nerveux» (p. 224), une
réaction de défense face à la terrible cruauté que Quignard entreprend
d'exposer sans complaisance? Bien entendu, cette interprétation d'une cer-
taine façon serait extrêmement commode: elle permettrait, tout simple-
ment, de tirer un trait sur cette insistance déconcertante de l'humour dans
un ouvrage par ailleurs si fortement incliné du côté du tragique. Mais une
telle vue réductrice est, nous semble-t-il, rendue impossible par les deux
dernières phrases du texte (auxquelles succède simplement une dernière
citation), phrases qui ouvrent au vertige d'une tout autre lecture. Lisons en
effet ce que Quignard écrit au terme de son parcours :

Il y a un humour ultime. L'humour ultime est le langage à l'instant où il passe


sa propre limite, (p. 255)

Le tressage des deux lignes de discours dans «La haine de la


musique» peut ainsi bel et bien être considéré comme tenant de l'humour,
de cet humour «ultime» du «pas-de-sens» qui n'est pas une absence de
sens, mais l'instant du franchissement de la limite, l'instant où l'on atteint
à l'indécidable, dans le mouvement. Quignard, ainsi, nous propose bien
davantage que le calme repos dans quelque thèse, fût-elle particulièrement
provocatrice - «La musique se tient déjà tout entière dans le coup de
sifflet du SS» (p. 227) - il nous invite au paradoxe maintenu , à l'intena-
ble d'une question posée à l'endroit de ce qui n'est ordinairement envisagé
que selon une certaine dévotion, la musique. Ainsi, venir tout uniment
déclarer, après la lecture de ce livre, que Quignard tient la musique pour
haïssable serait, tout simplement, une lecture fautive - l'enjeu est
ailleurs, bien plus retors au fond, et à la fois plus limpide.

Que faire, pourtant, nous demanderons-nous pour finir, de cette


logique de l'itinéraire, du déplacement, de cette échappée dérivante
qu'est l'humour dans la théorie? Si nous n'envisageons pas ici de tirer
toutes les conséquences d'une orientation de la théorie dont beaucoup de
réalisations peut-être, espérons-le, sont encore à venir, l'une d'entre
elles, néanmoins, mérite d'être soulignée - et deux autres, brièvement
indiquées.
110
Se pose en effet la question de la généralisation, c'est-à-dire: de la
LITTÉRATURE mise en extension des résultats. Autrement dit: les travaux qui parient
N° 132 -DÉC. 2003

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DE L'HUMOUR DANS LA THÉORIE LITTÉRAIRE ■

sur l'humour fabriquent-ils quelque résultat(s) (vérités ou procédures de


vérités, pourrait-on dire) qui puissent être valables plus largement que
pour l'exemple particulier qu'ils traitent? Il y a tout lieu de penser que
non, et que l'un des premiers effets de l'humour est précisément de cou-
per court à la généralisation - d'interrompre le chemin pré- vu par les
rails trop bien ajustés de la déduction. L'humour, peut-on postuler, ne
s'applique qu'à Y exemple (s' agissant du trait d'esprit, Lacan notait qu'il
n'y en a que de «particulier»; «il n'y a pas», ajoute-t-il, «de trait
d'esprit dans l'espace abstrait»21), c'est pourquoi il ne forme aucun genre,
aucune classe, c'est pourquoi son émergence ne bâtit aucun concept
véritable. Les interventions de Bayard sur le ratage et de Quignard sur la
musique sont de ce point de vue très parlantes ; elles portent la pensée de
la valeur et de la musique en un point d'intensité maximale, qui est aussi
un point d'impossibilité, et, précisément pour cette raison, il n'est pas
envisageable d'en déduire une idée stable de la valeur ou de la musique.
Anti-philosophie aussi bien, si l'on veut.
Cette perspective est loin d'être négligeable; elle nous conduit à
proposer une hypothèse quant à V aujourd'hui du rôle de l'humour dans
la théorie, quant à une certaine urgence d'une pensée de l'humour: nous
poserons que notre temps est celui où la nécessité d'une paradoxale
théorie du singulier se fait jour - et que l'humour est l'un des moyens
les plus fermes pour y atteindre. Le temps des triomphes de la linguisti-
que et des espoirs multipliés de scientificité, qui faisait par exemple que
Barthes dans Critique et vérité tenait pour faible la logique de l'induc-
tion, ce temps, en effet, est révolu22. Or, si l'effondrement de cette épo-
que concerne plutôt, dans la théorie littéraire, les divers formalismes,
l'herméneutique ne s'en tient pas indemne. On a pu croire un temps
qu'il devait lui revenir d'effectuer une certaine relève, qui serait une
relève par le sens; mais précisément, ce retour - ce recours au revival
- est au fond, pensons-nous, le plus dangereux des leurres.
Tout à l'inverse, le dénuement du singulier sera ce par quoi notre
époque, en théorie, pourra bouger; ce dénuement - qui est aussi un
événement joyeux - sera ce par quoi la théorie pourra continuer à nous
aider à faire de la littérature une expérience - la chance d'une transfor-
mation, d'une mise hors de soi, d'une sortie du statique. C'est dire qu'en
dernier ressort l'intervention de l'humour demande, et nul doute qu'il y
a là également l'un de ses effets majeurs, une prise de risque du sujet
qui décide de l'entendre. C'est dire aussi - et nous concluons sans
développer ce dernier point - qu'il pourrait bien y avoir une fonction
éminemment politique de l'humour: contre tout conservatisme.

21. Jacques Lacan, Les formations de l'inconscient, op. cit., p. 10 (la suite de notre phrase fait écho à la 111
page 65 du même livre).
22. Barthes du reste en a pris acte, précisément en appelant de ses vœux dans ses derniers ouvrages, de façon LITTÉRATURE
discrète mais insistante, une «théorie du singulier». N° 132 -DÉC. 2003

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