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De l'humour
D'un bout à l'autre de cette vie humaine, qui est notre lot, la
conscience du peu de stabilité, même du profond manque de
toute véritable stabilité, libère les enchantements du rire.
Georges Bataille 1
trouvent leur objet, mais dans lequel, également, et surtout, elles s'ins-
crivent).
Car on peut sans doute, oui, dès lors qu'il s'agit d'évoquer les
rapports entre l'humour et la théorie, faire, à première vue, état d'une
sorte de contrat de lecture , dans cette région spécifique du discours,
d'une sorte de pacte théorique en somme, dont l'un des aspects majeurs
serait, précisément, la promesse du sérieux , et au moins: d'un ultime
sérieux, d'un sérieux en dernière instance toujours garanti. Ainsi, on ne
s'engagerait dans la lecture d'un travail théorique qu'à la condition
d'être bien assuré que ce qui nous est dit ne va pas finalement se résoudre
en quelque grand éclat de rire par lequel l'auteur nous avertirait que,
hélas, aucune de ses assertions n'était avancée avec une autre intention
que celle de plaisanter. Avec cela, justement, avec ce pacte , il n'est (il
ne serait) pas question que l'on plaisante. Une phrase de Lacan pourrait
du reste former le parfait emblème de ce versant du pacte théorique ; elle
se trouve au début d'une séance de son séminaire et s'énonce: «Cette
année nouvelle, pour laquelle je vous présente mes bons vœux, je
l'introduirais volontiers en vous disant - Fini de rire!»3.
Néanmoins... l'affaire n'est pas si simple. Cette phrase de Lacan
en effet, comment ne pas remarquer que l'une de ses conséquences peut
très bien être, précisément... qu'on en rie! La question se pose donc, de
façon générale, de savoir si l'incompatibilité entre l'humour et la théorie
n'est pas, au fond, un (tenace mais) simple préjugé, habilement souligné
d'un trait par Lacan.
C'est une telle hypothèse - un tel pari - que l'on essayera de
mettre à l'épreuve ici. Mise à l'épreuve évidemment partielle, qui
réclamerait toutes sortes de compléments ; et par exemple un travail, que
nous n'effectuerons pas, de mise en perspective historique 4. De quoi
s'agira-t-il? Premièrement, donc, de Vaujourďhui d'un usage de
l'humour. Mais, plus exactement, c'est au domaine spécifique de la
théorie littéraire que la réflexion sera appliquée; et, de façon plus res-
treinte encore, à celui de ce qu'il est convenu d'appeler, pour effectuer
une distinction avec les divers travaux formalistes qui ne s'intéressent
qu'au fonctionnement du texte, de façon plus restreinte, donc, la
réflexion se déploiera à partir de l'herméneutique, autrement dit: les
3. Jacques Lacan, Le séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, transcription de Jacques- Alain
Miller, Seuil, 1975, p. 13.
4. Nul doute qu'il y ait une histoire des discours, et plus spécifiquement des genres, pensable selon un rap-
port, de proximité ou de distance, au sérieux. Souvenons-nous par exemple du fait que les Goncourt quali-
fiaient ainsi le roman: «la grande forme sérieuse, passionnée, vivante de l'étude littéraire et de l'enquête
sociale» (cité par Philippe Hamon dans: Le personnel du roman , Droz, 1998, p. 28, note 2). Les recherches
historiques devraient également intégrer bien entendu un questionnement sur la tradition allemande concernant 101
le Witz, et la tradition anglaise pour le Wit, comme le rappelle Lacan dans un autre séminaire (Le séminaire,
livre V, Les formations de l'inconscient, transcription de Jacques- Alain Miller, Seuil, 1998, p. 20) tout en. . .LITTÉRATURE
passant à autre chose. N° 132-DÉC. 2003
102
Le premier avantage qu'il y a à proposer la différence dont nous
LITTÉRATURE parlons est qu'elle fait ressortir un constat d'une certaine façon trivial,
N° 132 -DÉC. 2003
Tout au plus oserai-je suggérer que cette présence sache, trouve comment se
faire légère. Passe encore que l'interprète soit là, mais qu'au moins on ne le
voie pas trop. Le voir en plein, de front, cela d'un côté le transforme en
Méduse ; d'un autre côté, ce n'est pas sur lui que doit se porter l'attention dis-
ponible, c'est déjà beaucoup qu'il faille l'entrevoir. Alors, quels moyens de
s'effacer? Je n'en connais qu'un seul: l'humour. L'humour permet de parler
à voix sourde, loin des airs assourdissants de la maîtrise, et de rester comme
présent-absent. En outre, il enveloppe ce qui est dit, ce qu'il faut bien articuler
bon gré mal gré, d'une gaze d'acceptabilité, de recevabilité.7
5. Jean Bellemin-Noël, «Entre lanterne sourde et lumière noire. Du style en critique», Littérature, n° 100,
Larousse, 1995.
6. Un mot à propos de Freud: c'est volontairement que nous n'analysons pas ici son célèbre article sur
«L'humour» (dans L'inquiétante étrangeté et autres essais, folio essais, 1988), où celui-ci est présenté
103
comme «défense [...] contre la possibilité de la souffrance» et fabrication d'une «illusion»: cette théorie
est en effet assez éloignée de ce que nous cherchons à dégager, puisque nous verrons dans l'humour, en
grande part, autre chose qu'une défense. LITTÉRATURE
7. Idem, p. 20. N° 132 -DÉC. 2003
INDÉCIDABILITÉ
Son malaise, parfois très vif - allant certains soirs, après avoir écrit toute la
journée, jusqu'à une sorte de peur - , venait de ce qu'il avait le sentiment de
produire un discours double, dont le mode excédait en quelque sorte la visée:
car la visée de son discours n'est pas la vérité, et ce discours est néanmoins
assertif.
(C'est une gêne qu'il a eue très tôt; il s'efforce de la dominer - faute de quoi
il devrait cesser d'écrire - en se représentant que c'est le langage qui est as-
sertif, non lui. Quel remède dérisoire, tout le monde devrait en convenir, que
d'ajouter à chaque phrase quelque clausule d'incertitude, comme si quoi que
104 ce soit venu du langage pouvait faire trembler le langage.)9
io. Tout l'important essai de Pirandello sur l'humorisme dans la fiction pourrait être relu à partir du motif
de l' indécidabilité, même s'il n'y est pas tout à fait posé en toutes lettres; et notamment lorsqu'il parle de
1'« oscillation entre les pôles contraires» que sont «le vrai et le faux» {Choix d'essais, trad. Georges Piroué,
Denoël, 1968, p. 90), puis, plus directement, d'une mise en cause par l'humour de la logique délimitée par
Aristote (idem, p. 95), c'est-à-dire entre autres, donc, de la distribution organisée pai De l'interprétation.
11. Roland Barthes, Le plaisir du texte, in Œuvres Complètes, tome IV, op. cit., p. 223.
1 2. Voir par exemple : Théophile Gautier, Arria Marcella, Le livre de poche, coll. libretti, p. 29 : « Peut-être
y a-t-il du nouveau sous la lune ! continua Octavien en souriant avec une ironie mélancolique».
13. Minuit, 2000. Notons, p. 138, une définition de l'humour comme «attitude de la pensée qui propose si-
multanément plusieurs lectures, puisqu'elle est en soi-même ouverture à la pluralité des sens et aux contradic- 105
tions du réel.». Cette définition qui fait appel à la «pluralité» est d'une certaine façon très proche de Barthes
(pour qui la pluralité était comme on sait un terme essentiel). Mais l' indécidabilité ne se confond pas avecLITTÉRATURE
la
pluralité, qui n'en est que le résultat - l'indécidable étant l'acte même par quoi la pluralité s'ouvre. N° 132 -DÉC. 2003
16. Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, Minuit, 2002.
17. Idem, p. 167.
18. Ici aussi, il faudrait revenir à l'œuvre de Barthes. Par exemple, in Roland Barthes ( Œuvres Complètes,
tome IV, op. cit., p. 664) : «Visiblement, il songe à un monde qui serait exempté de sens (comme on l'est de 107
service militaire). »
19. Jacques Lacan, Le séminaire, livre V, Les formations de l'inconscient, transcription de Jacques- Alain LITTÉRATURE
Miller, Seuil, 1998, p. 98 et p. 101 notamment. N° 132-DÉC. 2003
Les exemples de travaux qui vont assez loin pour porter, par
l'humour, l'herméneutique jusqu'à un point d'impossibilité, sont évi-
demment assez peu nombreux - on ne peut que souhaiter les voir se
multiplier. Ceux de Pierre Bayard en font partie, et notamment l'enquête
effectuée dans son livre sur Hamlet (l'objet de l'enquête étant: qui a
vraiment tué Hamlet père?). Arrêtons-nous quelques instants, pour illus-
trer notre propos, sur cet ouvrage.
La conclusion à laquelle ce livre arrive - Hamlet serait le vrai
coupable - peut en effet se lire selon deux niveaux. Tout d'abord selon
la logique de l'herméneutique privée dont nous avons parlé: il faut dire
dans cette optique que la solution proposée (Hamlet coupable) appartient
à Pierre Bayard, à une certaine fidélité à son histoire (fidélité dont
d'ailleurs le lecteur ne sait rien: d'où le dialogue de sourds). À un
second niveau pourtant, nous pouvons dire également que l'hypothèse de
la culpabilité d'Hamlet tient de l'humour, en ce qu'elle rejoue et surjoue
le schéma freudien de V Œdipe. À ce niveau, nous assistons à une sorte
de débordement du discours de Freud au lieu même d'un appel à ce
discours: que le livre débouche, après une enquête aussi minutieuse que
clairement explicitée, sur un scénario d'une certaine façon ultra-prévi-
sible - et pour cette raison, tout à fait inattendu - , telle est la façon
particulière ici de conduire le lecteur vers un impossible de l'herméneu-
tique, c'est-à-dire, en l'occurrence, vers une certaine déception qui est
aussi bien une déception qui peut porter à rire, et faire vaciller et remettre
en question - donc en mouvement - l'une des interprétations les plus
figées qui soient, l'Œdipe version Freud, en nous montrant avec quelle
facilité nous nous y laissons conduire.
Mais nous aimerions évoquer également comme exemple ď œuvre
qui manie l'humour à la façon dont nous le définissons un des Petits
traités de Pascal Quignard, «La haine de la musique»20. Il ne serait sans
doute pas exagéré d'aller jusqu'à dire que ce texte, en marge ou en
parallèle par rapport à la théorie littéraire, a quasiment valeur de mani-
feste sur cette question de l'humour, tant il en fait usage d'une façon à la
fois paradoxale et maximale, maximalisant le paradoxe et le mouvement
du «pas-de-sens». C'est cette allure de manifeste qui donne à ce livre
presque le statut d'un modèle pour la théorie littéraire, même s'il ressortit
plutôt au registre de l'essayisme littéraire (mais non pas, et à cela tient
108 tout de même sa proximité avec notre propos, à celui de la fiction).
LITTÉRATURE 20. Pascal Quignard, «La haine de la musique», in La haine de la musique. Petits traités, Calmann-Lévy,
N° 132 -DÉC. 2003 1996.
Sur la totalité de l'espace de la terre, et pour la première fois depuis que furent
inventés les premiers instruments, l'usage de la musique est devenu à la fois
prégnant et répugnant. Amplifiée d'une façon soudain infinie par l'invention
de l'électricité et la multiplication de sa technologie, elle est devenue inces-
sante, agressant de nuit comme de jour, dans les rues marchandes des centres-
villes, dans les galeries, dans les passages, dans les grands magasins, dans les
librairies, dans les édicules des banques étrangères où l'on retire de l'argent,
même dans les piscines, même sur le bord des plages, dans les appartements
privés, dans les restaurants, dans les taxis, dans le métro, dans les aéroports.
Même dans les avions au moment du décollage et de l'atterrissage, (p. 217)
Un tel passage n'a-t-il pas tout pour faire rire? Cette envahissante
musique prend ici presque les traits d'un personnage de dessin-animé,
qui resurgit de partout sans que l'on sache comment. Gageons que dans
un autre contexte, de telles lignes amuseraient davantage leur lecteur;
mais dans «La haine de la musique», certes, les cartes sont brouillées, et
l'humour ne semble pas, peut-on dire, trouver sa place, puisque pour en
rester toujours à l'exemple de ces lignes, en tournant la page après cette
énumération on peut lire, comme fragment immédiatement suivant, cette 109
phrase cinglante: «Même dans les camps de la mort». De quoi faire
froid dans le dos, évidemment. LITTÉRATURE
N° 132-déc. 2003
21. Jacques Lacan, Les formations de l'inconscient, op. cit., p. 10 (la suite de notre phrase fait écho à la 111
page 65 du même livre).
22. Barthes du reste en a pris acte, précisément en appelant de ses vœux dans ses derniers ouvrages, de façon LITTÉRATURE
discrète mais insistante, une «théorie du singulier». N° 132 -DÉC. 2003