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La Croix -mercredi 10 mai 2023

PLANÈTE
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Oasis, les leçons


d’un savoir-faire
ancestral
Les oasis créent un microclimat en milieu
aride grâce à un lien inséparable
entre ville et agriculture dont pourraient
s’inspirer nos villes. Celle de Tiznit,
dans le Sud marocain, sera à l’honneur
lors des rencontres «Paysages, climats
et sociétés, de l’Antiquité à nos jours»
à l’Institut du monde arabe (1).

Tiznit (Maroc) viennent et pratiquent une agricul- conquises. Vestiges de cette pra- pièces une vaste palmeraie ados-
De notre envoyée spéciale Espagne
ture de subsistance ou d’agrément. » tique ancestrale faisant cohabiter sée à la médina. C’est toujours ce

M
ohamed passe une Les terres largement abandon- arbres et agriculture, des palmiers Rabat
même réseau d’eau – dorénavant
tête dans l’embra- nées et asséchées de Tiznit rever- élancés surplombent encore de enterré – qui chemine sous la ville
sure de la porte. dissent à la faveur d’un combat de vigoureux oliviers qui eux-mêmes Océan MAROC puis se démultiplie dans la targa
« C ’e s t b i e n t ô t vingt ans pour restaurer le péri- abritent des cultures de céréales. Atlantique pour alimenter, l’une après l’autre,
mon tour d’eau ? » mètre agricole de la targa, le canal Dans ce climatiseur et brumisa- Tiznit les petites parcelles façonnées en
s’impatiente le quinquagénaire, d’irrigation qui, par extension, teur naturel – à même de faire pâ- Algérie forme de casier en terre. L’eau ser-
soucieux d’irriguer son lopin de désigne la palmeraie elle-même, lir d’envie les villes occidentales, pente dans ce labyrinthe de cana-
terre dans l’oasis de Tiznit, à une jadis étendue sur 400 hectares. transformées en fours par temps Saahara
a lisations grâce à des clapets qui
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a
centaine de kilomètres au sud de canicule – des femmes viennent s’ouvrent et se ferment, sous l’œil
d’Agadir dans le Sud marocain. Un très ingénieux musarder. À l’aût de plantes aro- Mauritanie Mali
vigilant de l’aiguadier, chargé de
« Attends encore un peu ! », lui ré- matiques ou médicinales, de lu- surveiller la bonne distribution de
pond Omar, l’œil rieur sous la vi- réseau zerne pour leurs deux ou trois
200 km
l’eau. Quarante des 80 hectares de
sière de sa casquette. de canalisations chèvres ou moutons. Certaines cernée par ses remparts crénelés Targa n’Ousengar, la partie est de la
Le fringant quarantenaire, pré- arrachent des troncs des palmes en pisé du XIXe siècle. palmeraie, sont à nouveau irrigués.
sident de l’association des usagers irrigue les terres séchées qui donnent cette saveur « Tiznit veut dire petite mare et Et plusieurs parcelles, dédiées au
de l’eau Abrinaz, est d’humeur par gravitation et crée recherchée à la cuisson du pain tra- oasis un lieu où l’on peut habiter », maraîchage, ont leur propre puits.
joviale : « Si l’oasis va bien, je vais ditionnel, protégeant par là même précise David Goeury, géographe Abrinaz a pour ce faire renoué
bien ! Il y a six ans encore elle était ainsi de toutes pièces la palmeraie du risque d’incendie. de l’université de la Sorbonne, spé- avec le droit coutumier de la ges-
en perdition, les arbres mouraient une vaste palmeraie Dans cette région de steppe cialiste du système oasien. Mais, tion collective de l’eau qui per-
peu à peu, aujourd’hui elle renaît, aride, où il pleut quelques poi- explique-t-il, « le palmier n’est pas met de gérer la rareté et d’assurer
les Tiznitiens reviennent cultiver adossée à la médina. gnées de jours par an, l’associa- un miracle du désert, sans tra- la pérennité de la cité oasienne,
leur terre. » Moulay Ali Ladnany, tion Abrinaz est la précieuse gar- vail il n’y a pas d’oasis ». C’est bien qui repose sur ce lien consubstan-
le monsieur environnement de la dienne de l’eau. Celle qui provient grâce au labeur et au génie hu- tiel entre ville et agriculture. En
municipalité, s’en félicite : « C’est De frêles oliviers, fraîchement de la source Ain Aqdim, cette ré- main qu’a été construit, probable- adhérant à l’association, 500 fa-
un exploit de faire revenir des agri- plantés au milieu de parterres surgence d’eau à l’origine de l’im- ment à partir du XVIIe siècle, un milles ont acquis un droit à l’eau,
culteurs. Il y a des jeunes et quelques d’orge, de blé ou de luzerne, trem- plantation humaine au XVIe siècle, très ingénieux réseau de canalisa- le même pour tous. Plus elles sont
entrepreneurs qui s’installent, des blotent dans le vent, témoins de aujourd’hui magnique fontaine tions pour irriguer les terres par nombreuses, plus il faut attendre
retraités de la diaspora qui re- ces parcelles d’agroforesterie re- restaurée au cœur de la médina gravitation et créer ainsi de toutes son « tour d’eau », qui ne P P P
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l’urgence et les solutions

À Tiznit, les arbres veut remettre en culture la targa », agriculture de la cité oasienne
cohabitent avec l’agriculture, scande Mohamed, un ancien « dé- s’était disloquée. « Au Maroc,
comme ici à gauche. crocheur » scolaire qui, à 28 ans, comme ailleurs, l’agriculture ur-
À droite, une parcelle est aujourd’hui hypermotivé pour baine de subsistance a été considé-
est remise en eau accompagner le projet de dévelop- rée comme un archaïsme incapable
en récupérant celle pement agricole. d’épouser les progrès de l’agricul-
de la station d’épuration. ture productive et ses terres ont été
David Goeury «Au Maroc, prisées comme réserve foncière »,
constate David Goeury.
comme ailleurs, « Mais la targa c’est la naissance
l’agriculture urbaine de la ville elle-même, son patri-
moine, comme un grand potager
de subsistance a été collectif propriété des citoyens ! »,
considérée comme s’émeut Abdellatif Ouammou.
C’est ce projet de cohésion sociale,
P P P revient qu’au bout de plu- nement du jour : la remise en eau mondiale de la santé, pour l’arbori- un archaïsme d’économie circulaire et de micro-
sieurs semaines. « Paris aussi était d’une parcelle après plus de dix- culture et les plantes fourragères. incapable d’épouser climat que, pendant ses douze ans
un modèle agri-urbain, avec ses sept années d’abandon avec… l’eau Tout comme Omar, Brahim et de mandat, le maire s’est attelé à
zones maraîchères dans l’enceinte de la station d’épuration (Step). Mohamed sont responsables de la les progrès mettre sur les rails. Le foncier agri-
de la ville qui fournissaient 40 % de Une première au Maroc. Il a fallu gestion collective de l’eau de la Step de l’agriculture cole a été sécurisé et réintégré dans
son alimentation jusqu’au début du des années pour mettre au point au sein de l’association Ibharen le périmètre urbain. La gestion col-
XXe siècle, rappelle David Goeury. le système et pour changer la lé- (« petite ferme »). En quelques productive.» lective de l’eau a été rétablie et do-
On a discrédité ce modèle, mis en gislation, en 2015, an d’autoriser mois, 83 agriculteurs l’ont rejointe pée par la nouvelle ressource de la
suspens la relation profonde aux le recours aux eaux usées retrai- pour bénécier de tours d’eau. « On Step, créant ainsi un nouveau lien
plantes et à l’environnement. On tées, aux normes de l’Organisation rencontre tous les agriculteurs, on L’aaire était loin d’être gagnée entre ville et agriculture.
a aussi considéré, dans une vision tant l’oasis a connu de vicissi- « La demande sociale d’agricul-
orientaliste, les oasis comme d’exo-
tiques bouts du monde. » Le cher-
repères d’être intégrées au plan local
d’urbanisme et au plan cli-
tudes. En 2003, quand l’avocat
Abdellatif Ouammou prend les
ture de subsistance dans le péri-
mètre urbain émerge en France.
cheur lui-même est facilement mat en cours de révision, pour rênes de la municipalité, porté C’est une voie pour recréer l’habi-
taxé d’aventurier tant les oasis re- Lutter contre ombrager et « débitumiser » la par un idéal de démocratie par- tabilité du monde », estime David
lèvent d’un lointain folklore dans la surchaue urbaine ville. La capitale devrait subir ticipative inspiré du modèle bré- Goeury. « Mais le foncier de la pal-
l’imaginaire. Or aujourd’hui, elles trois fois plus de jours de va- silien de Porto Alegre, l’état des meraie reste très convoité, on doit
donnent une leçon sur les façons Plus fraîche ma ville. L’agence gues de chaleur et sept fois plus lieux est quasi désespéré. La ville rester sur le qui-vive », s’inquiète
de créer un microclimat en al- de la transition écologique de nuits tropicales d’ici à 2080. a explosé. La population de la Omar. Sa reconquête avait d’ail-
liance avec les végétaux. (Ademe) a créé en janvier un médina a quintuplé en trente ans leurs été malmenée pendant les
Des leçons, Tiznit en a plein site Internet intitulé « Plus Programmes Oasis. À Paris, pour atteindre 35 000 habitants et six ans de gouvernance islamiste
sa besace. Brahim et Mohamed, fraîche ma ville » pour aider les cent cours d’écoles « oasis » une ville nouvelle de 45 000 per- de la municipalité et la pandémie.
deux jeunes agriculteurs, se di- collectivités à remédier au pro- ont été végétalisées en 2022 et sonnes a poussé hors des murs de Elle a été relancée en 2022 et fait
rigent d’un pas alerte vers Targa blème d’îlots de chaleur urbain. seront ouvertes hors du temps l’enceinte. Les conits aigus au- l’objet d’un suivi de recherche « Ré-
n’Zit, la vaste partie ouest de ce qui scolaire pour permettre tour de l’eau et du foncier ont ac- génération » nancé par le fonds
fut une palmeraie de 290 hectares Paris à 50 °C. Un rapport de la de se rafraîchir sous les arbres. céléré la déprise agricole et l’assè- national suisse.
délaissée et sous pression de l’ur- mission d’information et d’éva- Financé par des aides de la chement des terres. Protant de la Marie Verdier
banisation depuis des décennies. luation du Conseil de Paris ville de Paris, le programme déshérence, quelques personnes
« On voulait être là ! », se réjouit « Paris à 50 °C » formule 85 re- CoprOasis doit également inci- s’étaient approprié les droits à (1) Du 12 au 14 mai.
Brahim. Pour ne pas rater l’évé- commandations, susceptibles ter les copropriétés à se verdir. l’eau dans l’oasis. L’osmose ville- Rens. : imarabe.org/fr
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22 PLANÈTEportrait

Architecte
du bien
commun
Salima Naji.
Restauratrice de la casbah d’Agadir
anéantie lors du séisme de 1960,
l’architecte et anthropologue
franco-marocaine promeut la dignité
d’habiter ainsi qu’une autre idée
de la modernité. Opposée au béton,
elle défend les constructions
écologiques et bioclimatiques.

Salima Naji en septembre 2017, dans le village d’Amtoudi, dans le sud du Maroc. Frédérique Prabonnaud/AFP

Agadir (Maroc) bilité, d’écologie, et de confort Espagne


que la terre ne s’écroule à la pre- dicale : dans sa démarche et ses
De notre envoyée spéciale
climatique. Même les joyaux ar- mière grosse pluie. La faire durer convictions pour défendre l’ar-

S
alima Naji caresse de chitecturaux – comme le palais Rabat
demande expertise et technicité chitecture comme « un bien com-
la main les flancs plu- de l’Alhambra à Grenade (Es- mais, bien entretenue, elle peut te- mun », soucieuse de la dignité
ricentenaires de la mu- pagne) ou les murailles de Rabat, MAROC nir des siècles. Le pisé est une terre d’habiter et de l’esprit des lieux,
raille de la casbah, émue sa ville natale – ont été renvoyés si comprimée qu’elle devient une avec des bâtiments inscrits dans
Agadir
par ces remparts lourds à leur passé, « fossilisés dans une pierre de terre. » leur contexte social et environ-
d’histoire à nouveau érigés sur vision patrimoniale, comme des Océan Algérie Las, sous le protectorat, des nemental et construits avec des
Atlantique
l’imposant promontoire qui do- cénotaphes ». villes européennes, avec tout le matériaux naturels de terre, de
mine la baie d’Agadir, au Maroc. « Pourtant dans un bâtiment en Saahara
a confort moderne, ont relégué au pierre, de bois et de végétaux dis-
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Une ligne, dessinée comme un terre, on ressent la fraîcheur, on second plan des villes dites « in- ponibles à portée de main. « Une
gros trait de crayon, zigzague le est enveloppé par la douceur de ses Mauritanie Mali
digènes », laissées insalubres, où architecture de collecte », défend-
long de l’enceinte. « C’est la ligne murs. » Cette sensation, l’archi- 200 km s’entassaient les Marocains. « À elle, contre « une architecture
de la douleur qui sépare les murs tecte l’éprouve chaque fois qu’elle l’indépendance, plus personne n’a hors-sol en béton armé », consom-
restés debout de la partie haute, qui rentre dans sa maison faite de voulu vivre dans le gourbi. La mo- matrice d’énergies fossiles, source
était écroulée », témoigne-t-elle. couloirs tortueux, de cour inté- dernité a été associée à l’européa- de mal-développement en faisant
Parce qu’elle est aussi anthro- rieure et de lanterneaux qui ap- nité, les matériaux locaux sont de- fi du climat, de la culture et de
pologue, l’architecte, qui achève portent lumière et circulation de venus honteux, liés à la pauvreté, et l’environnement.
le chantier de restauration de la l’air. « Ma maison, j’en ai fait mon le ciment s’est répandu partout », se Parisienne jusqu’au bout des
vaste forteresse, s’est souciée de laboratoire. Tout le monde a peur désole Salima Naji. Résultat selon ongles, Marocaine au plus pro-
garder la mémoire du drame qui elle de l’obsession d’une généra- fond de son être, elle défend mor-
s’y déroula. Les corps de 600 à tion d’hommes qui a fait du béton dicus une autre idée de la moder-
800 personnes furent enfouis Ses raisons d’espérer. l’aiguillon de la modernité. nité, à savoir « garder le meilleur
sous une chape de chaux à l’in- « Moi je suis une femme, c’est des anciens en apportant ce qu’il
térieur de la fortification après «On arrive à la n exotique. » Et terriblement ardu faut d’innovation et de confort ».
le terrible tremblement de terre d’exercer un métier d’homme, Elle perfectionne ainsi l’immense
du 29 février 1960, qui fit entre du bâtiment en béton» dans un pays machiste et patriar- legs architectural. À la casbah, les
12 000 et 15 000 morts parmi les cal. Un gouverneur n’a-t-il pas ré- nouvelles constructions pour l’ac-
35 000 habitants de la ville. Tous cemment tancé son mari, jugeant cueil du public s’inspirent de tech-
les bâtiments alors mal construits, « La France aussi a tourné le dos à la terre, au nom de la modernité qu’« une femme ne doit pas dire non niques ancestrales et respectent
en terre comme en béton, s’écrou- au sortir de la guerre, malgré un riche patrimoine architectural à un homme en public » ? Qu’im- les normes parasismiques grâce…
lèrent. « Les murailles en terre, en comme celui du quartier de la Croix-Rousse, à Lyon. Mais les men- porte son expertise, et ses nom- à des poutres de bois positionnées
partie restées debout, font la dé- talités commencent à changer. On arrive à la n du béton. Il y a un breux prix, qu’importe qu’elle ait en escalier dans les murs dres-
monstration qu’elles durent des vrai souhait de redévelopper la lière terre. Au Maroc, après un restauré des ksours (villages for- sés en pierre sèche. « Je fais de la
siècles ! », s’exclame Salima Naji. long lobbying, terre crue et pierre parasismique ont été autorisées tiés), des mosquées, des greniers paléo-innovation. Faire mieux que
Depuis plus de vingt ans, l’ar- par un décret en 2014. J’ai pu former un réseau de petites entre- collectifs, qu’elle ait écrit de nom- les anciens, c’est mon hubris ! »
chitecte franco-marocaine, diplô- prises à l’usage des matériaux locaux. Il reste, au Maroc, en France breux ouvrages (1), et une thèse de Marie Verdier
mée de l’école de Paris-La-Villette, et ailleurs, le problème des bureaux d’études et de contrôle rétifs à doctorat en anthropologie sur les
laboure cette terre pour réhabili- ces techniques vernaculaires – pierre, terre crue ou terre cuite, pisé greniers collectifs. (1) Autrice notamment de Architectures
ter ce matériau universel, discré- ou adobe – non standardisées qu’ils ne maîtrisent pas, et pour les- Face à l’adversité, Salima Naji du bien commun. Pour une éthique de
dité malgré ses vertus de dura- quelles ils refusent de décerner des garanties décennales. » n’a eu d’autre choix que d’être ra- la préservation, Métis presses, 2019, 20 €.

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