Vous êtes sur la page 1sur 198

See

Fone

ge na efi
Wants motte
ere

ealReNW woptae
Digitized by the Internet Archive
in 2022 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/legliseenafrique0000rpjo
L'Eglise en Afrique Noire
R. P. Joseph BOUCHAUD C.S. Sp.

L'Eglise
en
Afrique Noire
Préface de Mgr LEFEBVRE
Délégué pao e de Dakar

LA PALATINE
ae a

PARIS-GENEVE
eect 7 8 & » ‘

et) Copyrightby La Palatine, Genéve


ts Droits de reproduction réservés pour tous pays, t
NE y compris 1’U.R.S.S.
&

Préface

Vie un livre qui vient a son heure et qui


est rédigé par un des hommes les plus compétents
en la matiére.
L’encyclique « Fidei Donum » a projeté sur
les problémes d’apostolat en Afrique une lumiére
bien nécessaire a bon nombre d’esprits, pourtant
cultivés, et il en est beaucoup pour qui cette lettre
de Notre Saint Pére le Pape a été une révélation.
Elle a répondu avec opportunité a une cer-
a

taine maniére de présenter les missions et les


missionnaires qui mettait en cause |’apostolat
méme de l’Eglise. Elle a montré avec évidence

zi
L’'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

que l’ceuvre de l’implantation de la religion chré-


tienne était loin d’étre terminée et que, tout au
contraire, la proportion des ouvriers et des
moyens, par rapport au développement extraor-
dinaire de l’apostolat, s’écartait chaque jour un
peu plus des exigences de la normale.
Le livre du R. P. BoucHAuD donnera a ceux
qui s’inquicétent désormais de la situation de
VEglise dans l'Afrique d’aujourd’hui cet ensem-
ble d’explications et d’apercus sur les problémes
principaux, que seul pouvait donner un mission-
naire expérimenté, doublé d’un observateur assidu”
et perspicace des réalités africaines. IJ est difficile
d’écrire sans broncher sur un sujet dont la matié-
re est d’une diversité et d’une mobilité telles, que
en l’espace de deux ou trois ans, bon nombre de
faits se sont modifiés et bon nombre de jugements
sont a reviser.
Combien d’auteurs, au retour d’un premier
voyage ou aprés quelques mois de séjour en
Afrique, ont cru avoir compris et se sont aventu-
rés a juger ! N’ayant percu, des hommes et des
choses, que l’aspect qui les avait le plus frappés,
ils ont été incomplets, donc inexacts, au risque
d’éveiller chez leurs lecteurs des impressions faus-
ses et des conclusions erronées.

Ce n’est pas le cas de notre auteur qui, en


certaines questions en’ particulier, a décrit la

8
LEGLISE EN AFRIQUE NOIRE

Situation d’une maniére étonnamment juste et


complete. Je pense spécialement aux pages concer-
nant l’enseignement, l’islamisme, le communis-
me... Alors que, sur les problémes abordés dans
ces pages, tant de littérature a été écrite, souvent
sur un ton passionné qui lui 6tait toute valeur
objective, le R. P. BoucHAUuD leur donne la mesu-
re qui convient, chose bien rare a notre époque
ou beaucoup sacrifient la vérité au désir de popu-
lariser leurs théories ou de se donner de |’impor-
tance.
Je souhaite donc vivement a ce livre d’étre
connu et Ju, comme il le mérite, par tous ceux
qui tiennent a se faire une idée exacte de la
véritable situation de lEglise en Afrique noire.

+ Marcel LEFEBVRE,
Archevéque de Dakar,
Délégué Apostolique.
5 anePa feet Se SE a e Seve Serigh
r c aes ee ee z= come =~ * ba 2
deel ee TaBS a Be ai
Ut i ia = ees Eee
etl, ae EE ee a a
PREMIERE PARTIE

Missions d'hier
et
Missions d‘aujourd
hui
_ Situation actuelle
des Missions Catholiques
en Afrique noire

BA récente encyclique « Fides Donum » de


S. S. le pape PIE XII a attiré l’attention sur les
missions catholiques d’Afrique. Avant d’appeler
les pasteurs et les fidéles du monde entier a favo-
riser de tout leur pouvoir l’évangélisation de ce
continent, le Souverain Pontife rappelait que
« expansion de VEglise en Afrique, au cours de
ces derntéres décades, est pour les chrétiens un
sujet de jote et de fierté. » 1 En effet, nulle part,

(1) Encyclique Fidei Donum, 21 ayril 1957


(Edition de )’U.M.C.)

13
L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

dans Jes temps modernes, |’apostolat missionnaire


n’a connu succés plus rapides et plus étendus, et,
maintenant surtout que trop de pays de missions
ont été pratiquement coupés du reste de la chré-
tienté et réduits a ume existence de catacombes,
les missions d’Afrique restent le plus florissant
domaine de |’Eglise en expansion.

En 1901, les catholiques africains pouvaient


étre évalués a un million et demi environ ;
aujourd’hui, ils sont plus de seize millions. Sans
doute, toutes les régions du continent ne consti-
tuent pas a proprement parler des « pays de
missions ». Ne meéritent cette appellation que
ceux qui relévent juridiquement du dicastére
romain qui porte le nom de « Sacrée Congréga-
tion de Propaganda Fide » et que l’on pourrait
considérer comme le « Ministére des Colonies »
du Saint-Siége, en faisant abstraction, naturelle-
ment, du caractére péjoratif qui s’attache aujour-
d’hui aux termes de « propagande » et de « colo-
nies »..

Certains territoires africains, en effet, comme


les diocéses d’Algérie et de Tunisie, les Eglises
d’Egypte et d’Abyssinie qui ne sont pas de rite
latin, les territoires portugais qui recurent leur
organisation religieuse avant que la S. C. de la

14
SITUATION ACTUELLE DES MISSIONS

Propagande fat créée, ne sont pas officiellement


des « pays de missions », méme si, comme c’est le
cas pour certains d’entre eux, l’apostolat y revét
une forme nettement missionnaire. En gros et
sous bénéfice de- quelques réserves, on peut dire
_ que l'Afrique missionnaire coincide avec |’Afri-
que noire.
Au début de ce siécle, on ne comptait guére,
sur tout le continent africain, qu’une cinquantai-
ne de circonscriptions ecclésiastiques relevant
ainsi de la S. C. de la Propagande. II s’en trouve
aujourd’hui 225, dont 59 en Afrique Francaise,
soit : 27 en A. O. F. et au Togo, 5 au Cameroun,
10 en A. E. F., 14 4 Madagascar et a la Réunion,
et trois « isolées » : une au Maroc, une au Sahara
et une a la Cote des Somalis. En général, ces
circonscriptions missionnaires ont a leur téte un
_Chef de Mission, qu’on appelle « vicaire aposto-
lique » s'il a le caractére épiscopal, « préfet
apostolique » s'il ne l’a pas.
Quand un vicariat atteint un degré de déve-
loppement suffisamment avancé, quand il com-
mence a avoir un clergé indigéne et une organi-
sation locale capable d’assurer sa marche propre,
il est érigé en « diocése ». Le Chef de Mission
n’est plus alors seulement un « vscatre apostoli-
que », un « lieutenant de l’Apotre » C'est-a-dire

15
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

du Pape considéré jusque la comme véritable


évéque de la contrée, mais il devient lui-méme
vraiment évéque du lieu de sa résidence et du
territoire qui en dépend. L’érection en diocéses,
avec l’établissement de la hiérarchie correspon-
dante, a maintenant eu lieu presque partout en
Afrique, le Congo Belge constituant la seule
notable exception. En Afrique Francaise, elle a
été instaurée en 1955 et l’on y dénombre actuelle-
ment 12 archidiocéses et 35 diocéses.

Un autre stade est atteint dans |’évolution


des pays de missions, quand le soin d’une
circonscription ecclésiastique est confié a un
évéque originaire du pays. C'est en 1939 que
furent nommés par le Pape PIE XI les deux pre-
miers évéques africains, l’un dans l’Ouganda,
lautre a Madagascar. Pour l'Afrique Francaise,
aprés Mgr Ignace Ramarosandratana, évéque de
Miarinarivo, récemment décédé, ont été nommés
successivement : Mgr Paul EroGA, évéque auxi-
liaire de Yaoundé (1955), Mgr Thomas Monco,
évéque auxiliaire, puis résidentiel, de Douala
(1955), Mgr Adéodat YOUGBARE, évéque de Kou-
péla (1956) et Mgr Benoit GANTIN, évéque
auxiliaire de Cotonou-Ouidah (1956). Il est cer-
tain que le Saint-Siege progressera encore dans
cette voie, non seulement pour répondre aux

16
SITUATION ACTUELLE DES MISSIONS

_désirs des chrétientés africaines, mais surtout


parce que l’Eglise ne peut vraiment étre dite
implantée, acclimatée, dans un pays que quand
elle a une hiérarchie originaire de ce pays.

Cest pour cela que le Saint-Siége envisage


de substituer progressivement au systéme de la
« commission », par lequel l’évangélisation d’une
région déterminée était confiée a un institut reli-
gieux particulier, le systéme de la « région
missionnaire », qui serait une portion du diocése
spécialement confiée aux missionnaires étrangers
sous la direction de i’un des leurs, mais aussi sous
Ja juridiction et la haute autorité de l’évéque
_africain du diocese. Car le fait que la hiérarchie
a été instituée dans tels ou tels territoires d’Afri-
que ne signifie nullement qu’ils aient cessé
d’étre « pays de missions » et de relever de la
'§.C. de la Propagande. Longtemps encore, a
moins de circonstances imprévisibles, missionnai-
res étrangers et clergé autochtone auront a
travailler céte a cOte, jusqu’a ce que les Eglises
africaines parviennent a l’age adulte, a ]’égal des
vieux pays chrétiens d’Occident.

Les territoires africains ot les missions catho-


liques sont le plus prospéres sont Jes suivants :

17
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

Dahomey, Togo, Nigeria, Cameroun, Congo


Belge, Ruanda-Urundi, Angola, Basutoland, Ou-
ganda, Tanganyika et Madagascar. Du moins est-
ce dans ces pays que le pourcentage de la popula-
tion catholique atteint le taux le plus élevé.

En ce qui concerne |’Afrique Francaise, les


chiffres sont les suivants :

Afrique Occidentale :
20.423.779 h. 824.627 cath. soit 4 %

Cameroun :
3.387.808 h. 622.491 cath. soit 18 %

Afrique Equatoriale :
4.266.016 h. 512.946 cath. soit 12 %
Océan Indien :
5.157.970 h. 1.246.302 cath. soit 24 %

Isolés ;
9.158.000 h. 420.759 cath. soit 4,5%

Total :
42.393.573 h. 3.627.125 cath. soit 8,5 %)

18
SITUATION ACTUELLE DES MISSIONS

Ces chiffres ne comprennent que les catho-


liques proprement dits, c’est-a-dire les baptisés, et
non les catéchuménes encore en cours d’instruc-
tion et n’ayant pas recu le baptéme. Par contre ils
incluent aussi les catholiques non-africains vivant
dans ces territoires : ceux-ci ne forment d’ailleurs
qu’une partie minime de Ja population catholique.

Evidemment, ces statistiques ne sont pas


d’une rigueur absolue. Dans beaucoup de terri-
toires africains, les recensements sont encore
sujets a caution ; les missionnaires ne sont pas des
staticiens de profession et, s'il y a un domaine ou
les chiffres sont d’un maniement délicat, c'est
bien celui-de la sociologie religieuse. Néanmoins,
elles doivent correspondre en gros a la réalité et
peuvent au moins suggérer un ordre de gran-
deurs.

Ainsi donc, en Afrique Frangaise, sur


42.393.573 habitants, on n’en compterait que
3.627.125 qui se réclament du catholicisme, soit
un peu plus de 8 % de la population totale. Cette
proportion n’est pas tres considérable, mais il
faut observer que :

1° - si, en certaines régions, comme les ré-


gions musulmanes ou islamisées, les catholiques

19
L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

ne forment en général qu’une toute petite mino-


rité, il en résulte que, dans les autres régions, ils
constituent une proportion bien supérieure a 8 %.
Ainsi, en A.E.F., si l’on met a part le Territoire
du Tchad, ils forment prés de 15 % de la popu-
lation totale. De méme, au Cameroun, si I’on fait
abstraction de la moitié Nord du Territoire, on
constate que, dans le Sud, la proportion des catho-
liques s’éléve jusqu’a 34 %. Crest dire que le
catholicisme est tres inégalement réparti. Les
principaux foyers sont les régions cétiéres du,
Togo, du Dahomey et de la Cote-d’Ivoire, le pays
Mossi, le Sud-Cameroun, le Gabon, le Moyen-
Congo et Madagascar. L’fle de la Réunion, ot Ja
population catholique est d’origine européenne
ou métisse, constitue un cas spécial.

2° - la proportion des catholiques est en


général plus forte dans les centres que dans la
brousse. D’une part, en effet, c’est en brousse que
se maintiennent le mieux les religions tradition-
nelles, D’autre part, ce sont les chrétiens qui se
sont ouverts le plus aux influences de la coloni-
sation européenne et de la civilisation occiden-
tale, et ce sont eux qui forment, le plus souvent:
Pélément le plus évolué et le plus influent du:
pays. C'est ainsi que, dans les régions non islami- |
sées, les hommes politiques et les fonctionnaires

20
SITUATION ACTUELLE DES MISSIONS.

sont presque tous des chrétiens. Il est vrai que,


comme nous le verrons plus loin, les chrétientés
tiennent mieux en brousse que dans les villes et
que, dans ces derniéres, bon nombre de baptisés
sont exposés a perdre, sinon la foi, du moins la
pratique religieuse.

3° - le nombre des catholiques augmente


réguliérement et continuera vraisemblablement a
augmenter, du fait que les religions tradition-
nelles ne résistent pas au bouleversement du
milieu provoqué par l’évolution moderne, et
aussi parce que les missions intensifient leur
action. En Afrique Francaise, de 1952 a nos jours,
le chiffre des catholiques s’est accru de plus de
100.000 par an. Par ailleurs, le nombre des
catholiques qui passent a islam ou a une autre
confession chrétienne est minime. Sans doute, il
ne manque pas de « mauvais catholiques », non
ptatiquants, en situation irréguliére, conservant
des habitudes paiennes ou glissant vers l’indiffé-
rence, mais il est bien rare qu’ils renoncent offi-
ciellement 4 leur appartenance religieuse.

4° - comme nous venons de le dire, tous les


catholiques qui sont englobés dans ces statistiques
n’ont pas été radicalement « convertis » par
l’évangélisation, et il en est un bon nombre qu'il
L’'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

faudrait appeler simplement « christianisés ». Il


est vrai, par contre, que le nombre est peut-étre
encore plus grand des paiens qui, sans s’étre déci-
dés a recevoir le baptéme et a se déclarer officiel-
lement catholiques, ont été fortement touchés par
Yinfluence missionnaire, de sorte qu’eux aussi
pourraient mériter |’étiquette de « christianisés ».
Mais cette distinction entre « chrétiens » et
« christianisés » — encore plus que celle entre
« musulmans » et « islamisés » — est bien difficile
a faire, puisqu’il ne s’agit plus d’enregistrer seu-~
lement le fait de l’adhésion, mais d’apprécier une
appartenance spirituelle plus ou moins sincére et
plus ou moins profonde. Quoi qu’il en soit on
peut dire que des régions entiéres de |’Afrique
noire sont, aujourd’hui, pratiquement christiani-
sées.

5° - ces chiffres, enfin, sont Je résultat d’un


siécle seulement d’évangélisation. Encore les dé-
buts, depuis le milieu du XIX® siécle jusqu’aux
premiéres années du XX°, furent-ils difficiles et
lents, et les premiéres tentatives missionnaires ne
suscitérent guére de conversions massives : long-
temps, ce fut la péche a la ligne, bien plus qu’au
filet, et il en est d’ailleurs encore ainsi en certai-
nes régions ! En fait, ce n’est que depuis une

22
SITUATION ACTUELLE DES MISSIONS

Cinquantaine d’années que le catholicisme a réa-


lisé, en Afrique noire, des progrés substantiels.

*
kok

A vrai dire, il y a bien plus d’un siécle que


Je christianisme a été présenté aux Africains. Sans
entrer dans le détail, il suffit de rappeler les an-
ciennes missions portugaises qui, du XVI* au
XVIII°* siécles, s’établirent tout le long de la céte
et dont certaines connurent une étonnante pros-
périté. N’y eut-il pas un royaume chrétien au
Congo, et méme un évéque, qui fut le premier
en date de tous les évéques noirs ? Mais, dans les
Pays qui constituent aujourd’hui |’Afrique Fran-
¢aise, il n’y eut, sous l’Ancien Régime, que de
rares tentatives, au Sénégal, a la Cote des Escla-
ves, au Loango et a Madagascar, et elles ne furent
guére couronnées de succés.

Outre que les missionnaires étaient rares et


ne faisaient que passer, tot découragés ou décimés
par le climat, les populations du littoral, avec
lesquelles ils devaient d’abord entrer en contact,
ne comptaient pas parmi les plus saines, et leurs
relations avec les aventuriers européens qui fré-

23
L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

quentaient ces parages ne les amélioraient guére.


Puis, la formule de l’apostolat prés des Africains
n’était pas encore trouvée. On se bornait a solli-
citer leur adhésion et, quand on croyait l’avoir
obtenue, on les baptisait séance tenante, sans
attendre qu’un changement de vie manifestat la
véritable conversion des cceurs, Le souci de l’adap-
tation, ni de l’utilisation des « pierres d’attente »,
ne préoccupait guere les intrépides missionnaires
de ce temps-la. Le catholicisme, sous sa forme tri-
dentine et tel qu’on le pratiquait en Europe, était
considéré comme un bloc qu’il fallait accepter tel
quel : tout ce qui en différait ne pouvait qu’étre
VYoeuvre du démon et voué a la condamnation.
Aussi l’évangélisation ne fut que de surface et ne
dura guére plus qu’un feu de paille : au lende-
main de la Révolution, il n’en restait plus rien et
tout était a recommencer.

La reprise n’eut lieu qu’en 1843, quand les


premiers disciples du Pére Libermann réussirent,
non sans de lourds sacrifices, 4 prendre pied au
Sénégal et au Gabon. Plus tard, d’autres instituts
missionnaires, comme celui des Missions Africai-
nes de Lyon et celui des Péres Blancs, pour ne
nommer que les deux principaux, vinrent se
joindre aux Péres du Saint-Esprit et, avec le
temps, a mesure que le continent mystérieux s’est

24
SITUATION ACTUELLE DES MISSIONS

ouvert et que le sens missionnaire des chrétiens


d’Europe s’est développé, les missions se sont mul-
tipliées. Elles ont fini par recouvrir I’Afrique tout
entiére.

Les mission du XIX® siécle différaient pro-


fondément des anciennes entreprises d’avant la
Révolution. Cette fois, on ne venait plus sous le
haut patronage d’un roi, ni en aumdénier de
mavire ou en chapelain de forteresse. On venait a
ses frais et risques, et l’on entendait s’occuper
sérieusement de la conversion des indigénes. Les
commencements furent pénibles. Cela tenait a
bien des causes. Le pays était inexploré, immense,
difficile 4 pénétrer. Le climat était malsain pour
les Blancs, spécialement sur les cétes, ou les mis-
sionnaires abordérent et durent souvent piétiner
avant de pouvoir avancer dans l’intérieur. Les
indigénes se montraient fréquemment méfiants ou
hostiles. De plus, beaucoup d’entre eux, surtout
dans les régions équatoriales ou le milieu naturel
est particuliérement « inhumain », occupaient un
degré plutét bas dans |’échelle des civilisations, si
bien que le christianisme n’y trouvait pas un sol
fertile pour y germer a l’aise.

Les missionnaires, presque tous francais,


étaient peu nombreux et le restaient, par suite des

25
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

maladies et des fatigues qui les emportaient rapi-


dement. Il étaient sans expérience et sans connais-
sance préalable des pays a évangéliser. Il leur
fallut se mettre a l’étude de la langue, de la men-
talité, des croyances et des mceurs, tout cela, en
partant pour ainsi dire, de zéro. On a peine
aujourd’hui a imaginer tout ce que cela a di
exiger d’efforts, de patience et de tenacité ! Sans
compter qu’ils ne disposaient pas de grands
moyens matériels : peu de ressources sur place et
le ravitaillement d’Europe était rare et irrégulier..
Sans compter, aussi, qu’ils furent souvent contra-
riés par ceux-la méme qui auraient du les aider...
Aussi le démarrage a-t-il cofité bien cher. I fut un
temps ou, parmi les missionnaires du Saint-Esprit
qui travaillaient en Afrique noire, la moyenne de
vie ne dépassait pas trente-cing ans ! Du moins,
tant de labeurs héroiques et tant de jeunes exis-
tences n’ont pas été dépensés en vain, et il
convient de s’incliner bien bas devant ces pion-
niers dont le sacrifice a permis les moissons d’au-
jourd’hui.

Si les conditions du travail se sont notable-


ment améliorées depuis cette époque, il en est

26
SITUATION ACTUELLE DES MISSIONS

une, malheureusement, qui n’a guére changé : le


manque d’ouvriers apostoliques. Au 30 juin 1957,
il n’y avait pour toute |’Afrique, dans les terri-
toires dépendant de la S. Congrégation de la
_ Propagande, que 11.199 prétres, dont 1.811 afri-
cains, ce qui correspond a peu prés au quart du
clergé de France ! Et cette pénurie se trouve
encore aggravée du fait que les missionnaires
d’aujourd’hui n’ont pas a se conmsacrer presque
exclusivement, comme ceux d’autrefois, a la con-
version des masses non-chrétiennes, mais qu’ils
ont aussi a se préoccuper de la formation et de la
persévérence de chrétientés nombreuses et exi-
geantes, de sorte que l’avance de |’évangélisation
en est grandement retardée. Des régions entiéres
passeraient au christianisme s’il y avait suffisam-
ment de missionnaires.

C'est ce que le Souverain Pontife mettait


bien en relief, dans sa récente encyclique : « Il
n’est pas jusqu’au progrés méme des missions qui
ne pose a |’Eglise, en certains territoires, une diffi-
culté nouvelle. Car le succés de |’évangélisation
appelle un accroissement proportionné du nom-
bre des apétres, sous peine de compromettre cette
avance magnifique. Or, les congrégations mission-
naires sont sollicitées de toutes parts et leur
recrutement insuffsant ne leur permet pas de

27
L’'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

répondre a tant de demandes simultanées. La pro-


portion du nombre des prétres par rapport a
celui des fidéles diminue en Afrique. Certes, le
clergé africain augmente, mais ce n’est pas avant
bien des années qu’il pourra, dans ses propres
diocéses, remplir pleinement sa place, toujours
aidé d’ailleurs par ceux qui furent ses maitres
dans la foi. Dans l’imédiat, ces jeunes chrétientés
d’Afrique ne peuvent pas, avec leurs ressources
actuelles, suffire a la tache dans la période décisive
qu’elles traversent. Les difficultés d’une sembla+
ble situation éveilleront-elles enfin a leur devoir
missionnaire tant de Nos fils, qui ne remercient
pas assez Dieu du don de la foi recue dans leur
famille chrétienne et des moyens de salut qui leur
sont offerts comme a portée de la main ? » Et
c'est pourquoi le Pape invitait les évéques des
vieux pays chrétiens a « autoriser tel ou tel de
leurs prétres a partir se mettre, pour une durée
limitée, a la disposition des Ordinaires d’Afrique.
Ce faisant, ils rendent 4 ceux-ci un service irrem-
placable, tant pour assurer implantation sage et
discrete des formes nouvelles et plus spécialisées
du ministére sacerdotal, que pour suppléer le
clergé de ces diocéses dans les taches d’enseigne-
ment ecclésiastique et profane, auxquelles il ne
peut plus suffire. Nous encourageons volontiers

28
SITUATION ACTUELLE DES MISSIONS

ces initiatives généreuses et opportunes ; prépa-


rées et réalisées avec prudence, elles peuvent
apporter une solution précieuse dans une période
difficile, mais pleine d’espérance, du catholicisme
africain ».

29
Il

La Mission traditionnelle

AS. le temps et l’expérience, les mission-


naires en arriverent 4 mettre au point des métho-
des qui se concrétisérent en un type de mission
que l’on pourrait qualifier désormais de « tradi-
tionnel ». On le retrouve, en effet, a quelques
variantes prés, dans toutes les régions de |’Afrique
noire dont |’évolution d’aprés-guerre n’a pas radi-
calement altéré la physionomie. C’est un fait que,
sauf dans les grands centres, les missions se res-
semblent toutes et sont concues sur le méme plan,

31
LEGLISE EN AFRIQUE NOIRE

plus ou moins réalisé suivant les moyens dont on


a disposé et le succés que l’on a rencontré.

Habituellement, la mission doit son origine


a un simple poste de catéchiste fondé par un
missionnaire venant d’une mission plus ancienne.
Peu a peu, ce petit poste, ot le prétre ne passait
que de temps en temps, se développe, étend son
rayon d’action et devient un poste central, rayon-
nant lui-méme sur d’autres postes moindres éta-
blis dans la région. Le missionnaire ne se contente_
plus d’y faire de bréves apparitions au cours de
ses tournées : il y séjourne périodiquement, sur-
tout au moment des fétes. Enfin, avec le dévelop-
pement de la chrétienté, le besoin d’un établisse-
ment stable, autonome, avec des missionnaires en
résidence, se fait sentir et la fondation est décidée. .

Un emplacement est choisi, constitué par


une concession en général aussi vaste que le per-
mettent la générosité des indigénes et les régle-
ments administratifs, et peu a peu s’éléve tout un
ensemble de constructions, modestes d’abord et
ne différant guére de celles du pays, puis moins
rudimentaires et ayant un caractére plus définitif :
église, résidence des Péres, résidence des Sceurs,
écoles de garcons et de filles, dispensaire, ateliers,
logements des auxiliaires africains, etc... A proxi-

32
LA MISSION TRADITIONNELLE

mité, un jardin ou une plantation. Tout cela est


plus ou moins complet, plus ou moins bien
installé, mais cela constitue comme un grand
village, évoquant les monastéres du Moyen-Age
qui ont été a l’origine de tant de nos bourgades
‘ou de nos cités.

La mission est ordinairement fort animée et


ne tarde pas a jouer un rdle dans Ja vie du pays,
non seulement du fait des gens qui viennent assis-
ter aux offices, suivre les cours d’instruction caté-
chistique ou « parler leurs palabres » — ce qui
est une grande occupation en Afrique ! — mais
aussi par suite des travaux en cours et des ceuvres
de bienfaisance et d’éducation qui y fonctionnent.
Ce n’est pas sans raison que l’on a souvent mis
en relief le rdle social et économique des mis-
sions : il a souvent été capital pour l’évolution et
le progrés matériel d’un pays et suffirait a justifier
leur présence, méme pour qui n’apprécierait pas
leur action proprement religieuse.

L’importance du rdle des missions dans le


domaine de l’éducation des Africains mérite par-
ticuliérement d’étre souligné ; et nous y revien-

33
L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

drons plus loin. De par la nature méme de leur


« mission », qui était de persuader et de convain-
cre, les missionnaires ont été amenés 4 ouvrir des
écoles dés le début et, comme 1|’enseignement
officiel ne s’est vraiment développé dans ces pays
que depuis une trentaine d’années, il faut en
conclure que tout ce qui a été fait pour |’instruc-
tion des Africains, depuis les origines de la colo-
nisation jusque vers les années 1920, l’a été pres-
que exclusivement par les missions. Nous n’en
donnerons qu’un exemple : le premier mission-.
naire catholique est débarqué au Gabon le 28
septembre 1844 ; dés l’année suivante, 1845, il
ouvrait une école a Libreville ; tandis que la
premiere école officielle en ce pays n’a été fondée
qu’en 1909, soit 54 ans plus tard. Et il en a été
de méme a peu preés partout.

Ainsi donc, de tout temps, les missions


d’Afrique se sont intéressées a l'éducation de la
jeunesse. Jamais, cependant, elles n’avaient autant
fait, en ce domaine, qu’aujourd’hui. C’est que,
depuis la guerre, les Africains ont manifesté une
soif d’instruction qui ne fait que croitre en inten-
sité et en exigence. Pour y répondre, il a fallu
non seulement multiplier les écoles du premier
degré, auxquelles s’était borné jusque la l’intérét
des missions, mais y ajouter des colléges, des

34
LA MISSION TRADITIONNELLE

écoles professionnelles, des cours normaux, qui


ont posé de difficiles problémes aussi bien pour
l’équipement matériel que pour le recrutement
d’un personnel enseignant suffisamment nombreux
et qualifié.

A Vheure actuelle, en Afrique noire francai-


se, Cest plus d’un demi-million d’enfants qui
recoivent plus ou moins complétement, grace aux
missions catholiques, l’enseignement du premier
degré, Il faut y joindre Veffectif des établisse-
ments secondaires et professionnels, en attendant
le jour, qui n’est plus tellement éloigné, ot il
faudra envisager un enseignement supérieur
catholique. Les missions ont fait un gros effort
sur ce point, aidées par les crédits qui leur ont
été alloués par le FipEs et les Assemblées locales.
Elles ont maintenant des colléges dans tous les
grands centres. Les écoles professionnelles sont
moins nombreuses, car elles exigent un outillage
et un personnel spécialisé difficiles a rassembler :
il en existe cependant plusieurs, et le succés crois-
sant qu’elles rencontrent prés des jeunes Africains
est de bon augure, car il prouve que ceux-ci ont
compris que leur pays a encore plus besoin de
techniciens que d’intellectuels et de bureaucrates.
Durant Jl’année scolaire 1956-1957, 12.495 éléves
fréquentaient les divers colléges des missions

35
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

d’Afrique francaise, 5.342 leurs écoles profession-


nelles et 1.458 leurs écoles normales préparant a
la carriére d’instituteur ou d’institutrice.

A leurs ceuvres d’éducation, les missions joi-


gnent des ceuvres de bienfaisance : souvent méme
cest par celles-ci que se sont établis leurs pre-
miers contacts avec les populations et qu’elles
ont pu aborder le travail de lévangélisation
directe. Ayant affaire, le plus souvent, a des
sociétés ot l’insuffisance de l’hygiéne, la dureté_
du milieu physique, la précarité de l’existence
et bien d’autres facteurs provoquent de multiples
tares physiques, les misionnaires ont compris tout
de suite qu’ils se trouvaient en présence d’un
impérieux devoir de charité et que les corps
avaient besoin de leurs services tout autant que
les ames : avant de convertir ces populations, il
fallait au préalable leur permettre de survivre.
C'est pourquoi il n’est guére de poste de mission,
si humble et si reculé soit-il, qui n’ait au moins
son modeste dispensaire, comme il n’est guére de
missionnaire qui ne parte en tournée de brousse
sans emporter quelques médicaments d’urgence.

Cest d’ailleurs ce souci qui a fait affluer en


Afrique ces admirables phalanges de Religieuses
infirmiéres et hospitaliéres, ainsi que des mission-

36
LA MISSION TRADITIONNELLE

naires laics de plus en plus nombreux, et qui a


permis l’ouverture, non seulement de dispensaires,
mais d’hopitaux, de maternités, d’orphelinats, de
léproseries, d’ceuvres d’assistance familiale et
sociale, etc... En 1956, les missions catholiques
d’Afrique francaise entretenaient 270 dispensai-
res, 18 hdpitaux et 21 léproseries, et des Religieu-
ses se dévouaient dans 125 établissements sanitai-
res officiels.

CEuvres d’éducation, ceuvres de bienfaisance


et de charité, a cela s’ajoutent, au moins dans les
principales stations, des ateliers et des dépendan-
ces souvent importants. C’est que la mission a da
s'organiser et s’équiper pour suffire elle-méme a
ses besoins matériels, se nourrir, se loger, abriter
ses oeuvres et son personnel, se procurer sur place
autant que possible les ressources nécessaires a
son fonctionnement. A ce propos, il convient de
rendre hommage au travail des Fréres mission-
naires, malheureusement bien trop nombreux,
qui assument avec compétence et dévouement
Vinstallation matérielle de la mision et permet-
tent a leurs confréres prétres de se consacrer
pleinement a leur besogne spirituelle.

A ce point de vue, la situation des stations


est bien différente suivant les régions, l’ancienneté

37
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

de la fondation, Jes ressources locales, le plus ou


moins de succés de |’évangélisation, les disposi-
tions des indigénes, ou méme le tempérament ou
le savoir-faire des missionnaires. Il en est dont la
pauvreté rappelle |’étable de Bethléem ; d’autres,
au contraire, possédent une installation complete,
et il y a toute la gamme entre ces deux extrémes.

On a parfois reproché a certaines missions


cette installation, qui tranche, a vrai dire, sur celle
des indigénes qui les entourent, et l’on a fait grief.
aux missionnaires, non seulement d’avoir consacré
a des taches matérielles une activité qui eit été
mieux employée a des fins spirituelles, mais
encore de s’étre ainsi confortablement établis
grace a l’exploitation du travail de leurs fidéles.

A quoi l’on répondra qu’il fallait d’abord


vivre, et que, dans ces pays, le missionnaire, s’il
veut faire ceuvre utile et durable, doit s’assurer
une installation suffisante pour résister a un
climat débilitant et a un ministére épuisant. Les
premiers missionnaires qui, dans le désir de se
faire tout a leurs ouailles et de se rapprocher
d’elles le plus possible, ont voulu loger dans des
cases et se mettre au régime indigéne, n’ont pas
tardé a payer de leur vie cette généreuse impru-
dence. Il faut, d’ailleurs, en ces lieux et sous ces

38
LA MISSION TRADITIONNELLE

climats, beaucoup plus de vrai courage pour se


construire une maison de briques ou entretenir
un jardin, que pour se laisser vivre a l’africaine !

De plus, les ceuvres ont besoin d’un cadre et


dun équipement qui favorisent leur exercice et
leur succés : une église doit étre digne du culte
qui s’y célébre et de Celui qui en est l’objet ; une
école doit présenter, elle aussi, une installation
aussi adaptée que possible au travail qui s’y fait :
elle est d’ailleurs exigée par l’inspection des servi-
ces de l’enseignement. Quant aux résidences des
missionnaires, s’il en est de plus en plus qui soient
saines et commodes, on ne saurait le trouver
mauvais, et nous n’en connaissons pas qu’on puisse
qualifier de luxueuses. Ne sont-elles pas, aussi,
une « lecon de choses » pour les africains qui les
fréquentent et un exemple des améliorations qui
pourraient étre apportées a Vhabitat indigéne,
qui en a bien besoin ?

On peut encore faire remarquer que leur


installation matérielle, les missionnaires la doi-
vent a leur travail, et ce n’est pas rien que de se
faire macon, menuisier, mécanicien, planteur,
dans des pays ou, pendant longtemps, on ne
pouvait compter que sur soi-méme. Qu’ils aient
sollicité le concours de leurs fidéles, il n’y a la

39
wm

L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

rien que de normal, et il faut reconnaitre que


ceux-ci le leur ont apporté volontiers, compre-
nant bien que c’était « leur » mission qui s’édi-
fiait ainsi et qu’ils en resteraient, en fin de comp-
te, les vrais bénéficiaires.

D’ailleurs, les missions ne disposaient ni de


police, ni de prison pour imposer tout ce qui eit
pu ressembler 4 du travail forcé. Quant a la
pression morale qu’elles auraient censément exer-
cée, s’y soumettait qui voulait, et il était bien_
facile de s’y soustraire !

I] n’en est pas moins vrai que les mission-


naires ont insisté avec force sur le travail : c’est
qu’ils concevaient cette insistance comme une
forme d’apostolat, et le travail lui-méme comme
la preuve et la garantie d’une conversion sincére
et durable. En Afrique Equatoriale surtout, le
mépris du travail et loisiveté qui en résultait ont
été, longtemps, un des principaux obstacles a la
promotion des populations. C’est ce qu’avaient
bien vu leur premier apétre, le Pére Bessieux.
Préchant lui-méme d’exemple, il s’astreignit a
faire chaque jour une tache de défricheur, et
l’épiscopat, qu’il regut au bout de ses six premié-
res années de Gabon, ne lui fit pas interrompre
cette méritoire détermination. Non seulement les

40
LA MISSION TRADITIONNELLE

missions ont formé, pendant longtemps, la quasi-


totalité de la main-d’ceuvre de ces pays, mais les
travaux qu’elles ont réalisés ou inspirés ont consti-
tué une prédication concréte qui commence
aujourd’hui a porter ses fruits.

Dans la mission « traditionnelle », l’autorité


du missionnaire est grande, au spirituel comme
au temporel : il est vraiment « le Pére », au sens
africain du terme, celui de qui tout émane et a
qui tout aboutit en dernier ressort. De la, sans
doute, cette accusation de « paternalisme » que
portent volontiers contre lui ceux qui n’ont pas
connu l’ambiance d’autrefois, — et « autrefois »
en Afrique, c’était « hier »...

« Jadis, écrit un témoin de cette époque, le


missionnaire n’avait guére que des ouailles incul-
tes et naives... Son ascendant sans discussion, les
pouvoirs quelque peu matériels dont il disposait
lui permettaient de régenter la vie sociale suivant
des méthodes assez autoritaires... En pratique, il
avait 4 intervenir aussi bien dans les palabres des
champs que dans les histoires conjugales, et

41
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

parfois avec cette fureur sacrée qui animait le


Christ 4 l’encontre des vendeurs du temple. Ses
grand-messes du dimanche ressemblaient souvent
a un tribunal, ot les fidéles trop tiédes a tous
points de vue recevaient, en guise de sermon,
des semonces que le plus audacieux de nos curés
de paroisses bretonnes ne saurait imaginer.
C’était le temps ou les gens simples avaient besoin
qu’une conscience extérieure leur mette les
points sur les i et leur indique la voie matérielle
du salut » 2. D’ailleurs, cette attitude autoritaire_
ne scandalisait ni ne rebutait personne : les Afri-
cains comprenaient parfaitement qu’elle n’était
que l’expression, a leur endroit, d’un attachement
profond et d’un total dévouement.

Quoi qu'il en soit, on peut dire que cette


méthode d’apostolat a fait ses preuves et donné
d’heureux résultats. Sans doute, elle vise a une
évangélisation surtout quantitative, c’est-a-dire
qu’elle cherche a atteindre le plus de monde
possible, et la masse plutét que les individus,
mais elle a l’avantage de se situer dans le milieu
indigéne lui-méme et de faire évoluer les gens

(2) René CHARBONNEAU-BAUCHAR, « Missionnaires


d’hier » dans Cahiers Charles de Foucauld, vol. 42
(2° trim. 1956).

42
LA MISSION TRADITIONNELLE

sans les déraciner de ce milieu. Sans doute


aussi, elle ne donne qu’une formation religieuse
limitée : l’enseignement repose sur les catéchistes
et ne va guére en profondeur. Il en est de méme
pour les habitudes de la vie chrétienne. Celle-ci se
' manifeste surtout par une piétié affective, ou
lassistance aux offices et la réception des sacre-
ments jouent un role prépondérant. Trés vite, la
chrétienté a tendance a devenir de type « tradi-
tionnaliste ». Tout va trés bien tant que le milieu
n’est pas troublé et que les brebis restent a la
portée de la houlette du pasteur ! Le malheur est
que, de plus en plus, méme dans les coins les plus
reculés de la brousse, l’évolution se fait sentir et
provoque des pertubations. La mission d’hier
« colle » de moins en moins a l'Afrique d’aujour-
roidott Ba

43
mit
Dames)
Il

La Mission moderne

|B eee la derniére guerre, la transforma-


tion la plus spectaculaire qu’ait subie le continent
africain, c’est son urbanisation. Ce phénoméne ne
peut manquer de frapper l’observateur le moins
attentif. La brousse se vide et la population a
tendance a s’agglutiner dans des centres de plus
en plus importants. En dix ans, les villes se sont
considérablement développées. Dakar, avant
guerre, ne comptait guére que 50.000 habitants :
il en compte plus de 300.000 aujourd’hui. Dans
le méme laps de temps, Abidjan est passé de

45
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

17.000 a 170.000 ; Douala, de 35.000 a 125.000 ;


Brazzaville de 20.000 4 80.000, etc... Si certaines
de ces villes semblent avoir atteint leur plafond
et auraient plutét tendance a diminuer, les déve-
loppements que l’on peut raisonnablement
escompter de |’exploitation du sous-sol et de l’in-
dustrialisation peuvent grossir considérablement
des centres comme Conakry ou Port-Gentil, ou
méme en susciter de toutes piéces.

Dans ces agglomérations, on se trouve ordi-_


nairement en présence de deux villes bien diffé-
rentes, juxtaposées et se compénétrant assez peu:
la ville européenne, avec ses rues bien tracées et
ses édifices obéissant aux ois, et méme aux
modes, de l’urbanisme colonial, et la ville indi-
gene, formée le plus souvent de quartiers corres-
pondants aux diverses races qui l’habitent et
tenant a la fois du faubourg-dortoir, du bidon-
ville et du village africain démesurément gonflé :
entassements désordonnés de cases disparates ou
la foule indigéne grouille et vit comme elle peut,
dans des conditions d’hygiéne physique et morale
plus que déficientes.

La croissance rapide de ces agglomérations


s’explique par les efforts considérables qui ont
été déployés, depuis la guerre, pour l’équipement

46
LA MISSION MODERNE

et la mise en valeur de ces pays sous-développés.


Les échanges commerciaux ont repris, des capi-
taux ont été investis, des techniciens et du maté-
riel perfectionné ont été importés d’Europe ou
d’Amérique et, sur un continent ot la masse de
la population se consacrait traditionnellement a
Pagriculture, a l’élevage et a l’artisanat suivant
des méthodes surannées, on a vu apparaitre |’in-
dustrialisation moderne la plus avancée. Il ne
s’'agit pas seulement d’industries de type courant,
ayant pour objet la transformation de produits
locaux ou importés, mais aussi de grands ensem-
bles miniers et industriels. Citons, par exemple,
Vexploitation du phosphate au Sénégal et au
Togo, du fer et du cuivre en Mauritanie, de la
bauxite en Guinée, du manganése et des hydro-
carbures au Gabon, ainsi que les grands ensembles
hydro-électrique du Konkouré en Guinée, d’Edéa
au Cameroun, du Kouilou au Moyen-Congo, avec
tout ce que ceia comporte d’installations annexes
_ et d’organisations satellites,
Ces développements ont provoqué un appel
de main-d’ceuvre et fait miroiter une ére de pros-
périté. Les Africains sont accourus de la brousse,
espérant trouver en ville un travail facile et rému-
nérateur, tout en échappant aux servitudes du

47
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

village. Espoirs qui ne se sont guére réalisés.


L’abondance de la main-d’ceuvre et sa faible qua-
lification ont eu pour conséquence les bas salaires
pour ceux qui trouvaient a s’employer et le ché-
mage pour les autres. Malgré ces déboires, bien
rares sont ceux qui peuvent s’arracher a la séduc-
tion de la ville, avec ses rues goudronnées et
illuminées le soir, ses magasins, ses marchés, ses
écoles, ses lieux de plaisir, ses foules si attirantes
pour des gens qui ont une personnalité peu accu-
sée mais possédent au contraire un sentiment~
grégaire tres vif.

Ce sont surtout les hommes et les jeunes


gens qui sont venus ainsi tenter leur chance en
ville, notamment les anciens éléves des écoles et
les évolués, incapables de retrouver leur place
dans l’économie traditionnelle du village et 4 qui
leur éducation méme a inspiré de nouvelles exi-
gences. Beaucoup n’ont pu découvrir la situation
révée ni méme l’emploi qui leur permit de vivre
décemment. Décus, aigris, désaxés, oisifs ou
astreints a des besognes sans attrait, sous-alimen-
tés, mal logés dans des quartiers surpeuplés, ils
sont préts a toutes les compensations faciles, expo-
sés a toutes les formes d’exploitation.

48
LA MISSION MODERNE

*
Boe

S’il est difficile de mener une vie personnelle


décente dans de telles conditions, que dire de la
vie familiale ? D’abord, dans les grandes villes,
‘comme nous venons de le dire, les hommes sont
bien plus nombreux que les femmes. Peu de
débouchés s’offrent encore a celles-ci et beaucoup
de professions qui leur sont réservées en Europe
sont tenues en Afrique par des hommes : il ne
Saurait en étre autrement tant que |’évolution
féminine n’aura pas rattrapé son retard. Il en
résulte qu’en ville la femme africaine ne peut ni
trouver d’emploi a sa mesure, ni exercer celui
qui était traditionnellement le sien au village :
le soin des cultures vivrieres. Exceptionnellement,
elle pourra exercer quelque petit métier, quelque
commerce de détail, mais en régle générale il lui
faudra s’attacher a un homme qui puisse l’entre-
tenir, en échange des services domestiques qu’elle
lui rendra. IJ serait éminemment souhaitable que
cet homme fit son mari. Mais combien de salariés
sont en mesure de faire vivre femme et enfants
uniquement sur leur salaire ? Et, d’autre part,
quelles facilités Ja ville n’offre-t-elle pas a la
femme africaine, émancipée soudain de toutes ses
contraintes traditionnelles, pour se procurer tout
ce quelle désire en usant de moyens que lui a

49
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

donnés la nature, mais que la morale ne saurait


approuver !...

D’autant plus que |’évolution des moeurs a


entrainé une perversion radicale du systeme ma-
trimonial africain. On sait que, dans toute 1’Afri-
que noire, quand un jeune homme veut se marier,
sa famille doit verser a celle de sa fiancée une
« dot », qui est une sorte de compensation pour
la perte subie par la communauté qui céde a
l’autre un de ses membres actifs, en méme temps
qu’une garantie pour la stabilité du contrat lui-
méme. Or, par suite de l’introduction de l’argent
qui a ouvert la voie a la spéculation, par suite
aussi des conditions de vie qui ont fait monter
le prix de toutes choses, ce systéme a abouti prati-
quement a la vente des filles aux plus offrants.
En certaines régions, il est extrémement difficile
aujourd’hui pour un jeune africain qui ne
dispose pas de ressources exceptionnelles, de
réunir la « dot » et les « cadeaux » qu’exige
la cupidité de sa belle-famille pour que le
mariage puisse étre conclu, et par conséquent
de fonder un foyer stable et harmonieux.
On comprend comment un tel état de choses
peut favoriser la prostitution et I’union libre, et
quelles funestes répercussions il peut avoir sur
toute la moralité publique !

50
LA MISSION MODERNE

%
me

En face de cette situation, les missions ont


vite constaté que les méthodes traditionnelles
s'avéraient inopérantes. Bien des missions de
brousse, parfois déja anciennes et complétement
installées, ont vu fondre leurs effectifs, émigrés
vers les centres voisins, et c’est un fait que le
catholicisme africain a de plus en plus tendance
a se concentrer dans les villes. En pays islamisé,
les centres de Conakry, Bamako, St-Louis-du-
Sénégal, Dakar, groupent plus de la moitié des
catholiques du diocése dont ils sont le chef-lieu.
Méme en pays dit « animiste », cette proportion
atteint 25 % a Douala, 37 % a Abidjan, 43 % a
Brazzaville et 45 % a Tananarive et sa banlieue.
Concentration qui est plus impressionnante enco-
re, si l’on songe a la grande dispersion et a la
faible densité des populations rurales. C’est donc
de plus en plus dans les villes que les mission-
naires rencontreront la majorité de leurs fidéles,
et c’est la qu'il leur faut se transporter s’ils veu-
lent poursuivre un apostolat effectif.
Cette constatation, jointe a celle du rayonne-
ment et du prestige dont jouissent toujours les
villes par rapport aux campagnes, explique pour-
quoi un ministére de type urbain a di compleéter

51
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

un ministére de caractére plutét rural. Et cela


entraine un grand changement dans |’apostolat
missionnaire, car les relations qui se forment
dans une paroisse de ville sont trés différentes de
celles qui existent dans une paroisse de village.
L’action ne saurait plus étre congue en fonction
du milieu géographique ou tribal, mais en fonc-
tion des relations professionnelles ou sociales.

Cet apostolat nouveau n’est pas sans présen-


ter des difficultés particuliéres. D’abord, du fait
du missionnaire lui-méme, qui se voit obligé de”
remettre en question son expérience, de reviser
ses méthodes et de renoncer a telles facons de
voir ou a telles habitudes, ce qui implique par-
fois une sorte de « conversion » dont on n’est pas
toujours capable. Puis, en ville, le chrétien se
trouve en contact étroit et quotidien avec des
gens qui professent d’autres religions que la sien-
ne ou qui n’en professent aucune. L’atmosphére
religieuse, si sensible dans Ja vie du village afri-
cain, ne se retrouve plus ; ce qu'il respire, c’est
Yambiance matérialiste de la civilisation moder-
ne. A cela s’ajoute le prosélytisme de l’islam, car
les commercants musulmans sont toujours nom-
breux dans les centres, et celui des confessions
non-catholiques, qu’elles soient d’importation
étrangére ou d’origine locale. Devant toutes ces

52
LA MISSION MODERNE

sollicitations, le catholique qui arrive de sa


brousse se trouve désemparé et, littéralement,
« ne sait plus a quel saint se vouer ». Transpo-
sant la parole célébre d’un évéque africain, on
pourrait presque dire : « la brousse nous fournit
_ des chrétiens, la ville nous les enléve ».

La premiére chose a faire est de repérer les


fidéles dispersés dans les quartiers populeux de
Ja ville, car, en quittant leur village, ils ont pra-
tiquement rompu avec la mission dont ils dépen-
daient et qui faisait partie de leur cadre habituel
d’existence. En ville, il y a bien aussi une mission,
mais comment l’aborder ? d’autres missionnaires,
mais on ne les connait pas ; d’autres chrétiens,
mais la plupart sont de race et de langue diffé-
rentes. Bientét, les nécessités de la vie matérielle,
la fréquentation de coreligionnaires qui ont tout
laché, souvent aussi des liens que la morale
n’approuverait pas, font qu'il n’est plus telle-
ment facile de renouer les relations avec la mis-
sion et qu’on s’accoutume a une existence ou
celle-ci ne tient plus de place. Il faut donc que
le missionnaire aille 4 la recherche de la brebis
perdue. Mais il a déja tant a faire a la résidence
méme ! Et cette visite des quartiers ne peut étre
faite que le soir, a travers les cases sordides, dans
les ruelles maj éclairées et grouillantes d’une

2)
L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

population que la nuit a le don de mettre en


effervescence...

Une fois renoué le contact avec la mission,


il faut que celle-ci puisse le maintenir. Elle a
besoin pour cela de tout un équipement spirituel
et matériel. A ce dernier point de vue, les mis-
sions des centres présentent a peu prés les mémes
installations que les missions de brousse, mais
souvent moins importantes, parce que, en ville,
la place est prise et les conditions d’achat de
terrain et de construction d’immeubles trés oné-
reuses. I] n’est donc pas toujours possible de
réaliser ce qui a été fait, par exemple, a Brazza-
ville, ou un évéque prévoyant a su implanter a
temps, dans tous les points stratégiques de l’agglo-
mération indigéne, un organisme paroissial com-
plet, et il faut souvent se contenter de modestes
cases-chapelles de quartiers. Il est vrai que celles-
ci ont l’avantage d’étre des foyers spirituels a
échelle humaine, ot tous ces gens étouffés par la
ville trouvent un milieu a leur niveau, qui leur
rappelle celui du village qu’ils ont quitté. Encore
faut-il que cette action « en ordre dispersé » aille
de pair avec une unification des moyens d’apos-

54
LA MISSION MODERNE

tolat pour toute l’agglomération, qui lui donne


toute son efficacité.

A la mission de ville on retrouve aussi toutes


les ceuvres de la mission de brousse, notamment
les écoles. Celles-ci prennent méme une impor-
tance particuliére et constituent, habituellement,
le complément des écoles des autres stations.
L’apostolat de |’éducation chrétienne de la jeu-
nesse se complete par des ceuvres scolaires et post-
scolaires : Coeurs-Vaillants et Ames-Vaillantes,
Scoutisme et Guidisme, Associations sportives et
culturelles, etc... I] me s’agit pas de lacher le
jeune chrétien ou la jeune chrétienne, a sa sortie
de l’école ou du collége, comme si sa formation
religieuse était terminée. Au contraire, il est
nécessaire qu’arrivant a lage adulte, ils puissent
vivre une religion d’adultes.

Car c’est la une des principales faiblesses du


christianisme africain : la conscience individuelle
des baptisés n’est pas suffisamment trempée. Dans
la société indigéne de jadis, l’individu comptait
peu ; il n’était qu’un des composants de Ja com-
munauté ; tout son comportement était réglé
d’avance dans tous ses détails par les traditions,
les coutumes, les rites, les conseils des anciens, les
décisions du chef. Aujourd’hui, au contraire, il

55
ea
ti

L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

faut que chacun se détermine lui-méme et prenne


ses responsabilités selon ses propres convictions et
avec ses seules forces. Rien d’étonnant a ce qu’on
se laisse entrainer tout de suite vers les solutions
faciles et qu’on recule devant les exigences aus-
téres du devoir. IJ ne s’agit donc plus maintenant
de convertir des foules, mais de former des per-
sonnes.

Pour cela, rien de plus efficace que |’Action


Catholique et ses mouvements spécialisés. Aprés
des tatonnements inévitables et les adaptations
nécessaires, la J.O.C. et son équivalent féminin
la J.O.C.F. ont démarré pour de bon dans la plu-
part des centres africains. A vrai dire, il ne s’agit
pas la d’un mouvement réservé aux jeunes ou-
vriers exercant effectivement un métier et passant
huit heures de leur journée en atelier ou en usine,
mais d’un mouvement qui prend en charge ceux
qui ne sont ni des étudiants ni des ruraux. Les
Jocistes ont donné une belle preuve de leur dyna-
misme lors de la Premiére Rencontre Panafri-
caine de Douala, en septembre 1956, et plus enco-
re a l’occasion du Rassemblement Mondial du
Mouvement a Rome, en aotit 1957. Leurs groupes
forment comme des « cellules d’Eglise », suscep-
tibles de mettre a la portée de tout groupement
humain, si modeste soit-il, le moyen concret de

56
LA MISSION MODERNE

s’organiser en « communauté chrétienne de base »


assurant la présence réelle de l’Eglise. Car il ne
suffit plus que la Parole de Dieu soit annoncée
par la prédication, ni méme que soient organisés
le culte et l’administration des sacrements, il faut
encore que tous ceux qui se réclament de I’Eglise
trouvent en elle le soutien fraternel dont ils ont
besoin, quel que soit leur niveau de civilisation et
de culture, pour que leur vie humaine soit divi-
nement transformée.
L’action de la J.O.C. et des mouvements de
méme esprit qui la prolongent chez les adultes, a
été retardée par le manque de cadres, de diri-
geants, de militants responsables. On n’avait gue-
re eu le temps ni les moyens d’en former sur
place, et en faire venir d’Europe est chose cot-
teuse et délicate, car il y faut une adaptation qui
ne s’acquiert que par une longue expérience et
dont les meilleures volontés ne sont pas toujours
capables. Néanmoins, le concours qu’ont pu
apporter certains apotres laics métropolitains, par
exemple les membres de I’Association Ad Lucem,
a été extrémement précieux, et les militants afri-
cains qu’ils ont contribué a former sont leur plus
bel éloge.
Parallélement a |’Action Catholique spécia-
lisée, et pas seulement dans les villes, la Légion

57
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

de Marie accomplit aussi d’excellent travail. Cette


modalité d’apostolat, qui unit étroitement la
dévotion mariale 4 des besognes apostoliques pré-
cises et concrétes, semble convenir parfaitement
aux chrétientés africaines. Le fait est qu’elle s’est
répandue trés rapidement dans tous les territoires
et que les Légionnaires apportent aux mission-
naires une aide que ceux-ci apprécient grande-
ment.

*
5K ok

Les Missions, nous l’avons dit, se sont tou-


jours préoccupées d’action sociale. Mais il est
évident que l’ébranlement des structures tradi-
tionnelles et la constitution des concentrations
urbaines ont posé, en ce domaine, des problemes
nouveaux, auxquels tout ce qui est simple « assis-
tance sociale » ne peut apporter que des solutions
incompletes. Quand on aura multiplié les blocs-
types d’habitation ouvriére, on ne tardera pas a
constater qu'il restera autant de prolétaires a
loger, car, pendant qu’on logeait les premiers,
d’autres continuaient d’affluer. De méme, quand
on aura fait disparaitre la lépre ou Ja maladie du
sommeil, on s’apercevra que la malnutrition,
Valcoolisme ou la tuberculose auront pris de telles

58
LA MISSION MODERNE

Proportions que l’action sanitaire sera 4 recom-


mencer sur de nouveaux frais. I] est donc néces-
saire de rechercher des structures sociales qui
permettent linsertion d’un homme transformé
dans un milieu transformé. C’est a cette recherche
que se consacrent, dans les principaux centres, les
secrétariats sociaux, en liaison avec le Secrétariat
Social d’Outre-Mer de Paris 3.

Ainsi, en brousse, on a travaillé a mettre sur


pied des institutions correspondant a l’originalité
de la mentalité africaine, mais qui cependant per-
mettent un progres réel, au niveau des réalités
économiques comme a celui des responsabilités
personnelles. Les mutualités ou coopératives de
production ou d’achat en sont un exemple. De
méme, les catholiques ont été invités a prendre
une part active a la vie municipale qu’a permise
Vérection des communes mixtes ou de plein exer-
cice. Sur ce terrain, |’Education de Base, que les
missions ont pratiquée bien avant que l’UNESCO
lait préconisée, donne aux populations un ensei-
gnement, plus pratique que théorique, qui met
entre leurs mains les moyens de mieux s’adapter

(3) Cf. : Notes documentaires du _ Secrétariat


Social d’Outre-Mer, 9 rue Guénégaud, Paris 86°.

59
gl

L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

a leur milieu, de se libérer de certaines de ses


servitudes et de réaliser certains progres.
Quant aux sociétés urbaines, elles ont a
construire des structures sociales nouvelles, en ce
sens qu’elles ne sont pas soumises 4 la nécessité
de partir d’une tradition locale. Cela peut aller
de la formation morale et technique de homme
jusqu’a la mise a sa disposition des crédits et des
instruments de travail nécessaires. L’ampleur des
travaux d’équipement, du trafic commercial et de
Vindustrialisation a posé tout un éventail de»
problémes sociaux qui réclament de nouvelles
institutions et dont il est urgent de s’occuper.
Cest ainsi qu’est apparu le Syndicalisme chrétien.
Fondé sous les auspices de la C.F.T.C. métropoli-
taine, il a recu, depuis, son autonomie, et il ouvre
ses rangs, non seulement aux catholiques, mais a
tous les travailleurs croyants.
Si toutes ces modalités d’action sociale ont
été lancées par des missionnaires et des militants
européens, elles sont de plus en plus le fait,
aujourd’hui, des chrétiens africains. Car il est
‘évident que, si les populations, dont elles doivent
constituer le cadre de vie et l’expression sociolo-
gique, ne sont pas responsables de leur adaptation
et de leur animation, ces nouvelles structures ne
sauraient étre ni vivantes, ni durables.

60
LA MISSION MODERNE

*
oR

Comme, chaque année, les établissements


scolaires déversent un nombre toujours croissant
de « Jettrés » et d’« écrivains », il a fallu se
“préoccuper de leur fournir de quoi lire. Jadis, la
presse catholique ne consistait qu’en livres reli-
gieux : catéchismes, histoires saintes, manuels de
prieres, que les missionnaires rédigeaient, dans
la langue du pays, a lintention de leurs fidéles.
A quoi il faut ajouter, cependant, quelques ou-
vrages classiques, écrits en francais, dans le souci
d’adapter l’enseignement a la mentalité des éléves
africains. D’ailleurs, le nombre des lecteurs était
infime...

Aujourd’hui, sil reste vrai de dire que des


Noirs, dune facon générale, lisent peu et que la
lecture ne figure pas au premier rang de leurs
nouveaux besoins, il n’en est pas moins vrai qu’ils
lisent de plus en plus, surtout les jeunes. La
lecture ne tardera pas a devenir pour eux une
faim, que les missionnaires devront étre en mesu-
re de satisfaire. Déja toutes les villes de quelque
importance ont leurs librairies et leurs kiosques
a journaux, ou des commercants de papier impri-
mé débitent leur marchandise, importée d’Europe
ou fabriquée sur place, sans autre souci que de

61
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

faire de l’argent. Des librairies et bibliothéques


catholiques existent bien ici ou 1a, mais en petit
nombre, et elles ne connaissent trop souvent
qu'une activité réduite. Plusieurs missions ont
aussi leurs imprimeries, mais elles se bornent
ordinairement a des travaux commerciaux desti-
nés a alimenter le budget de la mission. Signalons
toutefois le grand effort qui est fait dans ce
domaine par les Petites Soeurs de St-Paul, de Fri-
bourg, qui ont pris en charge plusieurs impri-
meries missionnaires. ‘

Malgré bien des difficultés, le journalisme


catholique africain a fini par s’imposer. Pour ne
parler que de |’Afrique d’expression francaise, il
parait actuellement 19 périodiques d’intérét géné-
ral, en dehors des organes spécifiquement reli-
gieux. Dans les territoires francais, lAfrique
Nouvelle, a Dakar, l Effort Camerounais, 4 Yaou-
dé, la Semaine de l’A.E.F., a Brazzaville, la Voix
de l’Oubangui, a Bangui, Lumiére, a Fianarant-
soa, sont les seuls hebdomadaires, mais il faut y
ajouter plusieurs mensuels et bon nombre de pu-
blications plus modestes, soit en francais, soit en
langue vernaculaire. Un illustré pour enfants a
méme été lancé, non sans succés. Mais il n’est pas
douteux que, sur ce terrain de la Presse — et a

62
LA MISSION MODERNE

plus forte raison sur celui du cinéma et de la


radio — un grand effort missionnaire ne doive
encore étre tenté.

Une des modalités que devra revétir cet


effort, c’est la formation de journalistes catholi-
ques autochtones. Les Africains, en effet, a mesure
que l’accés aux diverses responsabilités leur sera
ouvert, accepteront de plus en plus difficilement
que leurs propres affaires soient traitées par des
étrangers dans leurs propres journaux. Il est donc
indispensable de prévoir le jour ou la Presse sera
aux mains d’un laicat qui puisse penser et écrire
africain et chrétien a la fois.

Et cela ne vaut pas seulement pour le jour-


nalisme, mais aussi pour tous les genres de litté-
rature. Déja de jeunes intellectuels africains
— catholiques pour la plupart — ont fait parai-
tre, chez les grands éditeurs de la métropole, des
Ouvrages qui ne sont pas sans mérites, mais qui
appellent trop souvent de sérieuses réserves. Dans
ce domaine, les colléges des missions et les éta-
blissements d’études supérieures qui les comple-
tent, peuvent avoir une influence et un rayonne-
ment qu'on ne saurait trop estimer.

63
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

*%
K

Si l’on ajoute a tout cela le culte, l’adminis-


tration des sacrements, les besognes administrati-
ves et matérielles indispensables, le ministére
occasionnel toujours abondant dans les centres,
on comprendra combien cet apostolat urbain est
écrasant. Les missionnaires qui s’y consacrent sont
trop souvent, étant donné leur petit nombre, dans
Vincapacité de faire face sur tous les fronts. Enco-
re n’avons-nous parlé que du ministére paroissial,.
de celui qui s’adresse aux seuls fidéles. Mais la
tache essentiellement missionnaire n’est-elle pas
de précher |’évangile aux non-chrétiens ? et, ceux-
ci ne manquent pas dans les cités africaines ! I
est donc regrettable que, faute du personnel suf-
fisant, la Mission soit contrainte de piétiner sur
place, pour consolider les positions acquises, au
lieu d’aller de lavant pour étendre encore les
conquétes de la Foi et l’implantation de l’Eglise.
DEUXIEME PARTIE

Problémes d'‘Apostolat
La Mission et l'enseignement

ereavetion des enfants, nous l’avons vu, a


toujours compté parmi les premiéres préoccupa-
tions des missionnaires et ils y ont consacré une
grande partie de leurs efforts. On ne congoit pas
une mission sans écoles. Cepandant, par rapport a
cette importante question de Jlinstruction des
Africains, leur attitude a variéet on peut distin-
guer plusieurs phases.

Les premiers missionnaires, qui, en débar-


quant en Afrique, ne connaissaient a peu prés

67
eetB

LYEGLISE EN AFRIQUE NOIRE

rien du pays et de ses habitants, se figuraient,


semble-t-il, que leur tache était exclusivement de
présenter le message évangélique, c’est-a-dire de
précher 4 leurs auditeurs les vérités a croire et de
les exhorter 4 pratiquer la morale qui en découle.
Mais ils remarqueérent vite que l’apostolat direct
me donnait pas grand résultat. Outre que l’on
suscitait ainsi l’opposition de ceux qui avaient
beaucoup a gagner au maintien de la situation
religieuse existante et beaucoup a perdre en se
soumettant aux exigences du christianisme, les’
adultes n’étaient pas du tout préparés, en général,
a accueillir ce qui leur apparaissait comme « la
religion des Blancs ». Us restaient attachés aux
croyances et aux coutumes de leurs ancétres et
n’éprouvaient pas, pour des seuls motifs d’ordre
religieux, le besoin d’y renoncer. « Ce qui était
bon pour nos péres, disaient-ils, est bien bon pour
nous ! Nous ne désirons qu’une chose, c’est d’aller
les rejoindre dans l’au-dela, aprés avoir vécu
comme ils lont fait ». Il ne servait de rien de
leur faire observer qu’ils ne se trouvaient plus,
par rapport a la foi, dans la position de leurs
ancétres, a qui elle n’avait jamais été proposée.
Trés vite, les missionnaires comprirent qu’ils
devaient s’adresser aux enfants : ceux-ci seraient

68
LA MISSION ET L’ENSEIGNEMENT

plus ouverts et plus malléables, et « qui tient Ja


jeunesse, tient l’avenir ».

Mais, pour former les enfants, il fallait les


avoir: On commenga souvent par racheter de
“jeunes esclaves ou recueillir des orphelins, mais
cette entreprise charitable suscitait plus de mépris
que d’admiration et détournait du christianisme
les notables et la population libre. Il fallait donc
convaincre les parents de confier leurs enfants a
la mission, ce qui ne pouvait étre obtenu par la
perspective de la conversion, mais par celle de
VPéducation morale et de linstruction profane. Ce
que les parents voulaient, c’est que leurs enfants
apprissent les « bonnes maniéres » et qu’ils fus-
sent capables de tirer parti des nouvelles condi-
tions de vie que la colonisation introduisait dans
le pays.

Puis, les missionnaires se rendirent vite


compte que christianisme ne pourait étre greffé
que sur un certain niveau de civilisation et que,
au contraire, il ne pourrait prendre racine la ot
on se trouvait en présence d’une civilisation trop
inférieure ou trop éloignée des éléments essen-
tiels d’une civilisation chrétienne. I] y avait un
pont a établir par ot l’évangélisation pit passer :
il fallait former homme avant de former le

69
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

chrétien. D’ot Ja nécessité de relever le niveau de


ces populations et de modifier certaines de leurs
structures sociales, et cela ne pouvait se faire que
par Vinstruction et l’éducation, non seulement
religieuses, mais profanes. Aussi, pendant long-
temps, l’école, congue généralement sous la forme
de l’internat, fut-elle la principale activité mis-
sionnaire, parfois méme la seule. Il en est d’ail-
leurs encore ainsi en certaines régions.

Mais, avec le temps, les missionnaires cru-


rent remarquer que cette méthode ne donnait pas
les résultats escomptés. En effet, parmi les éléves
sortant des écoles des missions, beaucoup déce-
vaient leurs anciens maitres. Les uns, retournant
dans leur brousse, étaient repris par leur milieu
et oubliaient a peu prés tout ce qu’on leur avait
enseigné. Les autres se prévalaient de leur instruc-
tion pour déserter leur village, mépriser toute
besogne utile et affluer dans les centres, ot ils
constituaient une classe d’individus prétentieux et
insupportables, donnant aux observateurs une
piétre idée de l’enseignement missionnaire. Chez
les filles, sorties des internats des Sceurs, les
dégats étaient plus lamentables encore...

Aussi, pour beaucoup de missionnaires, |’éco-


le ne resta plus l’ceuvre unique, ni méme Ja prin-

70
LA MISSION ET L’ENSEIGNEMENT

cipale. La premiére place revint a l’évangélisation


directe, au moyen des postes de catéchistes répar-
tis dans la brousse et fréquemment contrélés. On
ne supprima pas les écoles pour autant, mais on
sen tint a une instruction profane élémentaire,
de peur de « faire tourner la téte » aux éléves et
de les déclasser, et on insista surtout sur l’instruc-
tion religieuse, le plus souvent en langue indi-
gene. Ainsi, sans renoncer a J’instruction géné-
rale, on ne chercha pas a la développer aussi
rapidement qu’on aurait pu le faire, parce que
lon se demandait si elle contribuait vraiment au
progres moral des Africains — ce qui est le véri-
table objectif des missions — et si méme, de fait,
elle ne leur faisait pas plus de mal que de bien.

En réalité, il y avait la une erreur de pers-


pective. Les mauvais résultats ne venaient pas de
Vécole elle-méme, mais de la fagon dont on la
faisait, surtout par défaut de programmes adaptés
et de maitres compétents. L’instruction était
comme une machine que l’on mettait entre les
mains des Africains, sans leur en expliquer sufh-
samment Je mode d’emploi. Rien d’étonnant a ce
qu’il se soit produit des accidents ! D’autant plus
que, ces écoles étant peu nombreuses et fréquen-
tées seulement par une proportion minime de la
population enfantine, ceux qui en sortaient fai-

val
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

saient figure de privilégiés et, au lieu de consti-


tuer une élite véritable, se transformaient le plus
souvent en « fruits-secs » et en profiteurs.

Enfin, a mesure que, sous l’influence de nom-


breux facteurs, la civilisation occidentale pénétra
dans ces pays, y provoquant des transformations
aussi rapides que radicales, les missionnaires
virent bien que, pour faire face aux nouveaux
problémes que posait |’évolution du milieu afri-
cain, le simple ministére de brousse ne suffisait.
plus, mais qu’il fallait donner aux chrétiens une
formation plus poussée, non seulement sur le
plan proprement religieux, mais aussi sur le plan
proprement humain. Cela ne pouvait se faire que
par Véducation et linstruction, c’est-a-dire au
moyen de l’école, non pas de I’école a la bonne
franquette dont on s’était souvent contenté jadis,
mais de l’école vraiment capable de rendre les
services qu’on était en droit d’en attendre. De
nouveau, donc, l’enseignement devint l’ceuvre
principales des missions.

*
mK ok

Pour juger équitablement cette action éduca-


trice, il est bon de connaitre les motifs qui l’ins-

72
LA MISSION ET L’ENSEIGNEMENT

pirent. En venant a la rencontre des infidéles des


pays de missions, l’Eglise ne se propose pas
seulement de leur exposer une doctrine, mais
aussi de leur faire saisir l’esprit de cette doctrine,
et cet esprit est un esprit de charité. Cest pour-
quoi elle s’efforce de soulager toutes les miséres
qu’elle rencontre. Or lignorance est une misére,
et cette misére se guérit par l’école. De méme que
chaque mission s’efforce d’ouvrir un dispensaire
pour soigner les maladies corporelles, elle tient
a avoir son école pour remédier a cette infirmité
spirituelle qu’est lignorance.

Une preuve que les missions considérent bien


leurs écoles comme des ceuvres charitables, c’est
Vénorme dépense en personnel, en travail et en
argent qu’elles n’ont cessé de consentir en leur
faveur. Beaucoup d’écoles de missions ont été et
sont encore gratuites, surtout celles de brousse
qui atteignent un si grand nombre d’enfants.
Dans les autres écoles, on demande parfois un
modeste « écolage » et les éléves doivent acheter
leurs fournitures classiques, mais il est évident
que les ressources que l’on se procure ainsi sont
loin de couvrir les frais engagés. D’ailleurs, les
missions ne demanderaient pas mieux que d’assu-
rer la gratuité complete, comme cela se fait en
certains territoires, si elles en avaient les moyens.

73
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

Une autre preuve de l’aspect charitable de


cet apostolat scolaire, c'est son désintéressement.
Les missions travaillent surtout pour les autres.
Ce n’est qu’un nombre infime de leurs éléves qui
reste a leur service. Le plus grand nombre fait
bénéficier de instruction recue soit les services
publics, soit les entreprises privées, soit la collec-
tivité africaine elle-méme. C’est ainsi que, pen-
dant longtemps, dans presque tous nos territoires,
ce sont les écoles et les ateliers des missions qui
ont fourni toute la main-d’ceuvre qualifiée, depuis |
les « écrivains » jusqu’aux macons, sans laquelle
la mise en valeur de ces territoires n’aurait jamais
pu se réaliser.

I] est une autre raison qui justifie l’existence


de l’enseignement missionnaire en Afrique : c’est
qu'il est un enseignement religieux. Or, une
chose est certaine, c’est que toute |’Afrique est
religieuse. Animiste ou musulmane, elle ne con-
coit pas de société qui ne soit basée sur |’exis-
tence et le respect de Dieu, ni que l’on puisse
poser des obligations ou des interdictions qui ne
seraient pas fondées sur des motifs d’ordre sur-
naturel. Le laicisme, que nous avons introduit en
Afrique et qui implique, sinon le dénigrement
systématique, du moins |l’omission volontaire,
dans le domaine éducatif, de tout ce qui a trait

74
LA MISSION ET L’ENSEIGNEMENT

aux questions religieuses, ne pouvait qu’impres-


sionner facheusement les Africains. Ignorer tou-
tes les valeurs spirituelles qui, traditionnellement,
imprégnaient la mentalité et inspiraient la con-
duite, c’était pratiquement les détruire, surtout
quand cette attitude était assumée officiellement
par la puissance coloniale. Le mal était d’autant
plus grand qu’on ne les remplacait par rien
d’équivalent, de sorte que l’ame africaine s’est
trouvée moralement démunie a I’heure de la crise
Ja plus grave qu’elle ait jamais eue a subir. Par
la s’expliquent, pour tout esprit clairvoyant, les
dégats que l’on dépiore dans |’évolution de l’Afri-
que d’aujourd’hui. Il n’est pas douteux que I’in-
troduction du laicisme sceptique et matérialiste
parmi des populations naturellement croyantes
et spiritualistes, ne soit l’un des principaux griefs
a porter au passif de la colonisation francaise en
Afrique noire. Par contre, une éducation a am-
biance religieuse convient particuliérement a la
mentalité des populations africaines et répond a
leur attente. Et c’est certainement au caractére
religieux de l’enseignement missionnaire qu'il
faut attribuer le fait que beaucoup de parents
non-chrétiens, et notamment les musulmans, lui
confient leurs enfants, quand il leur est loisible
de manifester leur préférence.

75
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

prement religieuse. A quoi l’on peut répondre


que, pendant longtemps, les écoles des missions
n’ont pas recu la moindre assistance pécuniaire
de l’Administration et que, cependant, elles n’ont
pas cessé de se maintenir malgré les charges trés
lourdes que cela imposait a leur modeste budget.
Et méme maintenant qu’un régime plus compré-
hensif a été inmstauré, il suffit d’examiner les
chiffres pour se rendre compte que, dans la
plupart des cas, les subventions recues par les
missions sont loin de compenser les dépenses_
consenties par elles.

Il serait intéressant d’examiner les problemes


que pose, en Afrique noire, l’exercice de |’ensei-
gnement lui-méme, comme, par exemple, l’adap-
tation des programmes ou |’emploi des langues
africaines, mais cela nous entrainerait trop loin.
Contentons-nous de dire que les missions atta-
chent la plus grande importance a leur organisa-
tion scolaire, car c’est d’elle que dépend, en
grande partie, l’avenir de l’Eglise en ces pays.
Actuellement, en ce qui concerne l'Afrique
Francaise, on peut dire que 1l’enseignement
missionnaire est prospére et en pleine expansion.
Mais la rapidité de la transformation économique
et sociale que connaissent ces territoires, et sur-
tout l’incertitude de leurs lendemains politiques,

78
LA MISSION ET L’ENSEIGNEMENT

ne laissent pas sans appréhensions. Les jeunes


Etats montrent parfois, en matiére d’éducation
« nationale », des prétentions totalitaires qui
entrainent des conflits avec l’Eglise, comme cela
a déja eu lieu au Ghana, en Nigéria, au Soudan,
sans parler de |’Afrique du Sud. Espérons que
ceux qui auront a conduire |’Afrique de demain
n’oublieront pas tout ce que |’Eglise a fait pour
le progrés de leurs peuples et lui laisseront toute
liberté de poursuivre sa mision éducatrice. Elle
n’en demande pas davantage.

79
II

La Mission et la famille africaine

ed les répercussions de |’évolution actu-


elie sur la société africaine, les plus graves sont
peut-étre celles qui concernent les structures fami-
liales. Car la colonisation occidentale, et l’évangé-
lisation avec elle, a introduit en Afrique une
conception du mariage et du foyer fort différente
de la conception traditionnelle. On peut dire que
la création de la famille chrétienne est un des
buts essentiels de la Mission et que, « tant qu'il
n’est pas atteint, un pays n’est pas évangélisé, le
christianisme n’y est pas enraciné. C’est un des

81
L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

aspects de l’incarnation du christianisme : il ne


suffit pas qu’il y ait des conversions individuelles,
il faut encore que le christianisme soit incorporé,
en quelque sorte, a la vie méme et aux traditions
d’un peuple. Or, de ce point de vue, le rdle de la
famille est capital » 4. On concoit donc facilement
Yimportance de ce probléme pour l’apostolat
missionnaire.

S’il est vrai que l’Eglise s’accommode des


structures les plus diverses et respecte les coutu-
mes qui ne s’opposent pas au droit divin naturel»
ou positif, il ne l’est pas moins qu’elle ne peut
admettre celles qui sont en contradiction avec les
principes fondamentaux du christianisme. Or il
/ Sest trouvé que certaines modalités de la morale
familiale africaine, soit dans les principes qui les
inspiraient, soit par suite des déviations qui s’y
étaient introduites, s’avéraient incompatibles avec
la doctrine de l’Eglise de sorte que celle-ci ne
pouvait que demander leur élimination ou, du
moins, leur modification fonciére dans un sens
chrétien. Ce heurt inévitable entre les exigences
de l’évangélisation et les impératifs de la coutume
a été peut-étre le principal obstacle a la diffusion

(4) R.P. Danierovu. Bull. du Cercle St-Jean-Bap-


tiste, juin-juill. 1953.

82
LA MISSION ET LA FAMILLE AFRICAINE

du christianisme, tant en extension qu’en profon-


deur, et l’on a pu écrire que « la constitution de
foyers vraiment chrétiens reste le point névralgi-
que de toutes les missions d’Afrique noire » 5.
Le concept méme de « famille » est différent,
en Afrique, de celui que suppose le christianisme,
puisqu’il ne consiste pas essentiellement en
T’union de deux personnes de facon a constituer
une entité nouvelle autonome, mais qu'il est
ordonné au maintien et a l’accroissement d’un
groupe plus large, en durée comme en extension,
le Clan. Le mariage africain ne donne donc pas
Maissance a une nouvelle cellule sociale ; chacun
des époux continue a faire partie de son propre
clan. Les femmes sont d’abord filles de leur pére
(c’est-a-dire de leur clan) avant d’étre méres de
leurs enfants, a fortiori avant d’étre épouses de
leur mari ; alors que le christianisme renverse
cet ordre, faisant passer en premier lieu l’union
des époux, union qu’il n’est pas permis de rompre,
méme temporairement, pour obéir au chef de
clan. De plus, méme aprés le mariage, chacun des

(5) Sceur MaRrIE-ANDRE du SacrkE-Caur. Commu-


nication Aa la Semaine d’Etudes de Léopoldville (aoat
1955). Voir aussi, du méme auteur, «< La femme en
Afrique Occidentale » (Ed. Payot, 1939), « La condition
humaine en Afrique noire » (Ed. B. Grasset, 1953) et
« Civilisations en marche » (Ed. B. Grasset, 1956).

83
LEGLISE EN AFRIQUE NOIRE

époux continue a garder ses attaches avec son


clan d’origine, homme sympathisant surtout
avec ses « fréres », tandis que la femme concentre
tout son intérét sur le petit groupe qu’elle forme
avec ses enfants et qui, suivant les tribus, reléve
bien plus de son pére ou de son frére ainé que de
son mari.
C'est que, dans la perspective traditionnelle,
il faut assurer avant tout la prospérité et la péren-
nité du clan : d’ou la polygamie, qui procure a
la fois beaucoup de femmes (donc de travailleuses)..
et, au moins en principe, beaucoup d’enfants. De
la, aussi, le systéme de la « dot », qui vise a une
compensation entre les clans, l’échange des
femmes, le peu de cas qui est fait du consente-
ment de celles-ci, le mariage a l’essai, le rempla-
cement de la femme stérile, certaines pratiques
repréhensibles de préparation physiologique au
mariage, les sacrifices aux ancétres protecteurs du
clan, l’ingérance des beaux-parents dans le ména-
ge, etc... Tout cela est parfaitement logique
quand on se place dans la perspective de la sauve-
garde et de la prospérité du clan, mais ne I’est
plus si l’on envisage Ja perspective surnaturelle
qui est celle de la morale évangélique.
Ce conflit entre les exigences chrétiennes et
les coutumes traditionnelles s’aggrave encore

84
LA MISSION ET LA FAMILLE AFRICAINE

lorsque celles-ci se dépouillent de leur significa-


tion premiére et se corrompent, par suite de la
transformation du milieu dont elles étaient, pour
ainsi dire, l’émanation. Nous avons dit, par exem-
ple, comment trop souvent la dot africaine, jadis
compensation pour le clan de la femme, hommage
au chef de famille, symbole, preuve et garantie
de la stabilité de union, a perdu son caractére
originel pour n’étre plus qu’un odieux marchan-
dage.

Il arrive donc fréquemment que la constitu-


tion d’un foyer chrétien se heurte a de graves
difficultés et que, une fois constitué, il demeure
exposé a bien des risques. C’est que les coutumes
paiennes pésent toujours trés lourd sur les conver-
tis et que, malgré le développement numérique
des chrétientés, elles restent sanctionnées par la
législation. Sans doute des mesures ont été prises
pour empécher Je mariage des fillettes impubéres
ou réglementer le montant de la dot ; le décret
Mandel (1939) a rendu nécessaire le consentement
de la fille pour la validité du mariage et donné
aux veuves la possibilité de se libérer de leur
belle-famille ; le décret Jacquinot (1951) a donné
aux fiancés Ja faculté de contracter mariage sans
le consentement de leurs parents quand ceux-ci
exigent une dot abusive, et leur a accordé la

85
-"

L’'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

époux continue a garder ses attaches avec son


clan d’origine, homme sympathisant surtout
avec ses « fréres », tandis que la femme concentre
tout son intérét sur le petit groupe qu’elle forme
avec ses enfants et qui, suivant les tribus, reléve
bien plus de son pére ou de son frére ainé que de
son mari.
Cest que, dans la perspective traditionnelle,
il faut assurer avant tout la prospérité et la péren-
nité du clan : d’ot la polygamie, qui procure a
la fois beaucoup de femmes (donc de travailleuses).
et, au moins en principe, beaucoup d’enfants. De
la, aussi, le systéme de la « dot », qui vise a une
compensation entre les clans, l’échange des
femmes, le peu de cas qui est fait du consente-
ment de celles-ci, le mariage a l’essai, le rempla-
cement de la femme stérile, certaines pratiques
repréhensibles de préparation physiologique au
mariage, les sacrifices aux ancétres protecteurs du
clan, l’ingérance des beaux-parents dans le ména-
ge, etc... Tout cela est parfaitement logique
quand on se place dans la perspective de la sauve-
garde et de la prospérité du clan, mais ne |’est
plus si l’on envisage la perspective surnaturelle
qui est celle de la morale évangélique.
Ce conflit entre les exigences chrétiennes et
les coutumes traditionnelles s’aggrave encore

84
LA MISSION ET LA FAMILLE AFRICAINE

lorsque celles-ci se dépouillent de leur significa-


tion premiére et se corrompent, par suite de la
transformation du milieu dont elles étaient, pour
ainsi dire, l’émanation. Nous avons dit, par exem-
ple, comment trop souvent la dot africaine, jadis
compensation pour le clan de la femme, hommage
au chef de famille, symbole, preuve et garantie
de la stabilité de union, a perdu son caractére
originel pour n’étre plus qu’un odieux marchan-
dage.

IJ arrive donc fréquemment que la constitu-


tion d’un foyer chrétien se heurte a de graves
difficuités et que, une fois constitué, il demeure
exposé a bien des risques. C’est que les coutumes
paiennes pésent toujours trés lourd sur les conver-
tis et que, malgré le développement numérique
des chrétientés, elles restent sanctionnées par la
législation. Sans doute des mesures ont été prises
pour empécher le mariage des fillettes impubéres
ou réglementer le montant de la dot ; le décret
Mandel (1939) a rendu nécessaire le consentement
de Ja fille pour la validité du mariage et donné
aux veuves la possibilité de se libérer de leur
belle-famille ; le décret Jacquinot (1951) a donné
aux fiancés Ja faculté de contracter mariage sans
le consentement de leurs parents quand ceux-ci
exigent une dot abusive, et leur a accordé la

85
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

faculté d’opter en faveur de la monogamie ; mais


Vapplication de ces réglements se heurte a de
telles difficultés et a des oppositions si puissantes
qu’ils sont pratiquement inefficaces.
D’autre part, il serait vain d’attendre de la
législation seule Ja suppression’ de cet état de
choses. I] faut que J’évolution du droit exprime
Vévolution des consciences. « Quid leges sine
moribus ? » Or il faut bien le dire, trop d’évolués
et de chrétiens, lorsqu’il s’agit de questions matri-
moniales ou familiales, raisonnent en primitifs
et en paiens.
Il importe donc d’inculquer d’abord aux
convertis la vraie notion du mariage chrétien,
avec les exigences qu’elle comporte : unité et
indissolubilité de l’union sacramentelle, liberté
du choix et du consentement, chasteté avant le
mariage et aussi dans le mariage quand les cir-
constances l’imposent, respect mutuel des fiancés
puis des époux, dignité de la femme et son éga-
lité essentielle avec l'homme, beauté de la mater-
nité, importance d’une bonne éducation des en-
fants, nécessité de l’amour et de la charité qui
vivifieront le foyer et en assureront le bonheur.
Ce passage du systéme familial traditionnel |
au systéme chrétien pose pour les missionnaires }

86
LA MISSION ET LA FAMILLE AFRICAINE

des problémes délicats. « Non seulement ils au-


ront a résoudre des cas de conscience pénibles
pour leurs chrétiens, a les fortifier contre la ten-
tation de retourner a une vie plus facile, a ne
pas les laisser s’enfoncer dans le découragement
. lorsqu’ils se sentent en butte a un certain ostra-
cisme. Ils ont aussi 4 se préoccuper du choc
qu’exerce leur action — fit-elle surnaturelle et
prudente — sur la vie familiale. Ils savent qu’ils
n’ont pas a instaurer un ordre la ou il n’y avait
que désordre ; il existait des éléments sains et ils
ne doivent point disparaitre, mais étre intégrés
dans des institutions nouvelles animées d’esprit
chrétien ; cela demande des soins attentifs, qui ne
sauraient étre différés sans danger. Il ne suffit pas
de proclamer l’obligatoire, le permis et le défen-
du, il faut former des hommes 4 vivre » 6.

C’est ici qu’apparait le rdle irremplacable de


V’éducation chrétienne, spécialement de l’éduca-
tion de la femme africaine. Car on a eu raison de
dire que « quand on forme un homme on ne

(6) R.P. Courunmr. « Mission de lEglise » (Ed.


de ’Orante, 1957) p. 73.

87
LYEGLISE EN AFRIQUE NOIRE

forme qu’un individu, tandis que quand on forme


une femme on forme une famille ». « Hélas ! la
femme noire s’ignore encore elle-méme ; elle ne
connait pas les virtualités que Dieu a mises en
elle. Elle ignore la dignité et la noblesse de sa
vocation. Pendant de longs siécles, elle a vécu
sous la tyrannie de homme, dans des conditions
souvent dégradantes, ne pouvant en aucun cas
faire valoir sa volonté. De 1a chez elle un formi-
dable complexe d’infériorité, accepté, voire
méme... aimé ! Elle semble considérer sa condi-
tion comme normale, elle s’y complait. A tout
effort tendant a l’élever, elle oppose une force
d’inertie : son étonnante passivité ! Cet état d’es-
prit est un fameux handicap au développement
de l’esprit chrétien dans les jeunes foyers afri-
cains » 7. Pendant longtemps, |’éducation n’a pas
apporté grand reméde a cette situation, car il y
avait, a ce point de vue, un décalage considérable
entre les deux sexes. Méme en 1950, par exemple,
en Afrique continentale francaise, 166.000 gar-
cons et 38.000 filles fréquentaient les écoles des
missions catholiques : soit une fille contre cing
garcons. Cette disproportion était plus forte

(7) Abbé MAtuLa. Communication 4a la Semaine


d’Etudes de Léopoldville (aoft 1955).

88
LA MISSION ET LA FAMILLE AFRICAINE

encore dans l’enseignement officiel et dans les


établissements secondaires ou professionnels.

Cela tenait 4 plusieurs raisons. D’abord, les


Africains me se souciaient pas d’envoyer leurs
filles a l’école, soit pour des motifs d’ordre éco-
nomique : la fillette fournissant & sa mére une
aide appréciable dans les travaux de la famille et
du village, — soit pour des motifs d’ordre psy-
chologigue : on craignait que instruction
n’apportat aux filles une émancipation préma-
turée et ne les rendit prétentieuses, indisciplinées,
dédaigneuses du réle qui avait été de tout temps
celui de la femme dans la société africaine. Il faut
reconnaitre que ces appréhensions n’étaient pas
sans fondement, car cette libération, si désirable
qu'elle fit a certains égards, apportée a des étres
que la coutume maintenait dans une sorte de
minorité perpétuelle et n’avait jamais préparés
a assumer leurs responsabilités personnelles, ris-
quait de dégénérer en licence et de provoquer des
excés fort dommageables a tout I’édifice social.

Il faut dire aussi que, dans les débuts, l’ensei-


gnement officiel n’a guére visé qu’a former des
cadres administratifs, donc masculins. Les mis-
sions ouvraient plus largement leurs écoles a la
masse enfantine, mais si elles recrutérent assez

89
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

facilement des instituteurs indigénes pour faire


la classe aux garcons, il leur fut beaucoup plus
malaisé de trouver des institutrices pour les filles.
Quant aux Religieuses missionnaires, qui ont
accompli dans ce domaine une ceuvre admirable,
elles furent longtemps en nombre trés insuffisant
et, par suite des circonstances que nous venons de
rapporter, elles distribuérent un enseignement,
de qualité certes ! mais quantitativement assez
restreint.

A Vheure actuelle, les conséquences de ce


décalage entre le niveau d’instruction des garcons
et celui des filles entravent grandement le progrés
des familles africaines, car il n’a fait que creuser
le fossé qui séparait déja les deux sexes. Prati-
quement, les éléves qui sortent des écoles peuvent
se répartir en deux catégories fort inégales : d’un
coté, ume masse de jeunes gens qui ont recu une
intruction a la francaise et ont été plus ou moins
touchés par les influences modernes ; de l’autre,
une petite minorité de jeunes filles qui ont requ
une instruction analogue, mais qui ont bénéficié
d’une éducation bien plus poussée. Le résultat est
qu'il est difficile a un membre de I’une ou I’autre
catégorie de trouver un partenaire 4 son niveau
et de contracter une union harmonieuse. Par 1a
s’expliquent, pour une bonne part, le désquilibre

90
LA MISSION ET LA FAMILLE AFRICAINE

de beaucoup de foyers, le manque d’intimité entre


les époux, les lacunes dans I’éducation des enfants,
la stagnation dans le domaine matériel comme
dans tout le reste.

Hatons-nous de dire que, ces derniéres an-


nées, des progrés sensationnels ont été réalisés. Si
nous reprenons les statistiques citées plus haut,
nous constaterons qu’aujourd’hui, a coté de
284.500 garcons, c’est 106.700 filles qui recoivent
Venseignement du premier degré dispensé par la
Mission Catholique. Bien plus, dans les établisse-
ments secondaires et professionnels, la proportion
des filles est plus grande encore, puisqu’on en
compte 7.511 contre 12.188 garcons.

On le voit, le décalage est en train de se


résorber rapidement. Il est encore notable en
brousse, mais il sera bientét éliminé dans les
centres, car les écoles de filles y sont aussi nom-
breuses et aussi fréquentées que les écoles de gar-
cons. Le nombre des jeunes filles instruites aug-
mente d’année en année et on commence a en
trouver dans les administrations et les entreprises,
dans les services sanitaires et sociaux, dans |’ensei-

91
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

gnement lui-méme. Dans leur foyer, les jeunes


femmes qui ont bénéficié d’un enseignement,
méme simplement primaire, appliquent les no-
tions d’hygiéne, d’enseignement ménager et de
puériculture apprises a l’école. Vis-a-vis de leur
mari, elles savent discuter ou écouter selon les
nécessités de l’heure, partager ses soucis et lui
rendre le foyer agréable. On pourrait peut-étre
leur reprocher de ne pas assez s’inquiéter du sort
de leurs compatriotes moins favorisées, mais cela
viendra a mesure que le sens social se développera
chez les Africaines.

Il n’est pas jusqu’a la vie civique et politique


du pays a laquelle elles ne commencent de parti-
ciper, depuis qu’il leur est possible de prendre
part aux élections. Il en est méme qui s’y adon-
nent avec passion ! Mais, d’une facon générale,
elles jouent un role pondérateur, s’intéressant
peu aux beaux discours et aux programmes uto-
piques, mais portant grand intérét aux réalisa-
tions concrétes, aux questions vitales qui concer-
nent la santé publique, le ravitaillement, l’éduca-
tion des enfants, l’amélioration de l’habitat, l’élé-
vation du niveau de vie.

Tout cela suppose que la femme africaine


soit préparée a ses diverses taches par une édu-

92
LA MISSION ET LA FAMILLE AFRICAINE

cation appropriée. C’est 4 quoi répondent, non


seulement les écoles de filles et les établissements
d’enseignement ménager qui se sont multipliés
ces derniéres années, grace au concours de nom-
breuses congrégations de religieuses francaises,
--canadiennes et méme africaines, mais aussi les
ceuvres post-scolaires qui ont pour objectif prin-
cipal la formation des fiancées et celle des jeunes
foyers. Ceux-ci sont en effet le grand espoir de la
chrétienté de demain.

*
aK

Les problémes que pose |’évolution chrétien-


ne de la femme et de la famille en Afrique ont
été clairement énoncés dans les résolutions adop-
tées par la « Commission Afrique », lors du
récent Congrés de Rome de |’Union Mondiale des
Organisations Féminines Catholiques (UMOFC).
Nous ne saurions mieux conclure cette bréve
étude qu’en reproduisant ce texte actuel et im-
portant : « La Commission Afrique, représentant
11 pays différents, remercie !UMOFC d’avoir
obtenu du Conseil Economique et Social des Na-
tions Unies la reconnaissance de l’égalité de
droits entre l’homme et la femme, avant le ma-
riage et pendant le mariage ;

93
L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

— demande a l'UMOFC de continuer son


action dans ce sens en vue d’obtenir que la tutelle
des enfants mineurs soit accordée a la mére en
cas de décés de son mari ou de séparation des
époux pour quelque cause que ce soit ;

— demande que dans les pays ot. des mesu-


res législatives favorables a la femme ont été pri-
ses, celles-ci soient vraiment appliquées ;

— souhaite la promotion totale de la femme


et de la famille africaine et, en conséquence, de-
mande la protection du mariage monogame, en
attendant la suppression de la polygamie qui
entrave l’évolution.

— que la dot ne soit jamais un obstacle a la


conclusion d’un mariage normal et qu’elle repren-
ne sa valeur symbolique la ou elle ne peut étre
supprimée ;

— souhaite que des stages de préparation au


mariage soient organisés pour les jeunes gens
comme pour des jeunes filles, afin de favoriser
l’éclosion de vrais foyers chrétiens ;

— demande que la jeune fille recoive une


formation religieuse profonde, afin d’intervenir

94
LA MISSION ET LA FAMILLE AFRICAINE

dune facon plus active dans I’éducation de ses


enfants ;

— demande aux divers gouvernements le


développement systématique de 1l’enseignement
public et privé en faveur de toute jeunesse sco-
Jarisable ;

— demande la défense de la moralité publi-


que par des mesures efficaces contre la prostitu-
tion, les films anti-éducatifs, la presse immorale,
erc..:

— constate la nécessité d’éveiller toutes les


femmes catholiques au sens de leurs responsabi-
lités religieuses, sociales et civiques ; demande
qu’une formation sérieuse et réaliste leur soit
donnée en ce sens, si possible dans le cadre des
organisations catholiques déja existantes. II faut,
pour cela, préparer des cadres auxquels une solide
formation de base sera donnée, sur place ou en
Europe. Ainsi la femme africaine, contrebalan-
cant V’action néfaste des théories subversives,
pourra tenir toute sa place dans |’évolution chré-
tienne, sociale et politique de son pays ;

— demande que des centres sociaux soient


créés partout, en milieu rural comme en milieu

95
pi

L’'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

urbain, pour aider la femme a devenir une véri-


table maitresse de maison, une meilleure éduca-
trice et une chrétienne soucieuse de ses devoirs
civiques ;

— demande aux gouvernements et aux Na-


tions-Unies de prendre des mesures efficaces pour
le développement économique des Territoires
Africains, condition indispensable de tout pro-
grées humain ;

— attire l’attention des femmes catholiques:


du monde entier sur les immenses besoin de
lAfrique « a l’heure ot celle-ci s’ouvre a la vie
du monde moderne et traverse les années les plus
graves, peut-étre, de son destin millénaire ».
(S. S. Pie XII).

Depuis cinquante ans, l’Afrique a réalisé de


magnifiques chrétientés et elle en aurait bien
davantage si elle avait eu un nombre suffisant de
missionnaires, d’assistantes sociales, de militantes
d’Action Catholique. Le sort de l'Afrique se joue
en ce moment ; son’ avenir religieux et social dé-
pend, en grande partie, de la collaboration que
lui apporteront les autres continents.

96
LA MISSION ET LA FAMILLE AFRICAINE

Aussi, la Commission Afrique exprime-t-elle


sa respectueuse et filiale gratitude a S.S. Pie XII
pour l’admirable encyclique Fidez Donum, qui
appelle attention du monde entier sur les graves
problémes que posent |’extension et l’approfon-
dissement de la vie chrétienne dans le continent
africain ».

97
Ill

La Mission et l'évolution politique

C "ESY un fait incontestable que, parmi tous


les problémes qui se posent a la conscience des
Africains, celui qui les passionne le plus et qu’ils
expriment avec le plus de véhémence, c’est le
probleme politique. Non quils perdent de vue
leurs problémes économiques et sociaux, mais
ceux-ci mémes leur semblent conditionnés par le
probléme politique, et la solution de ce probléme
tient en un mot : indépendance. Ils peuvent étre

oo.
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

en désaccord sur la nature, le degré, l’urgence de


cette indépendance, mais sur le fait lui-méme
V’unanimité est absolue, et les chrétiens ne diffé-
rent pas, sur ce point, de leurs compatriotes.

La Mission ne pouvait donc éviter de se pro-


noncer sur cette question. La premiére déclaration
a caractére officiel vint des évéques de Madagas-
car, en décembre 1953, et fit, a l’époque, quelque
bruit. On y lisait : « Nous reconnaissons la légi-
timité de l’aspiration a l’indépendance, comme
aussi de tout effort pour y parvenir... L’Eglise
souhaite ardemment que les hommes comme les
peuples... assument toujours davantage leurs res-
ponsabilités — la grandeur de l'homme vient de
ce qu’il est libre et responsable, — et la liberté
politique est l’une de ces libertés et de ces respon-
sabilités fondamentales. Ne pas en jouir prouve
une évolution inachevée et ne peut étre que
temporaire... »

En avril 1955, les évéques du Cameroun,


puis ceux de |’A.O.F. et du Togo parlaient dans
le méme sens : « Dans le domaine politique, di-
saient ces derniers a leurs fidéles, vous aspirez a
l’autonomie qui vous fera les gérants directs de
vos propres affaires. Cette aspiration est légitime.
Tout peuple, toute société douée d’une personna-

100
LA MISSION ET L’EVOLUTION POLITIQUE

lité originale a, en effet, le droit d’affirmer et de


développer cette personnalité, en vue d’enrichir
d’une nouvelle valeur la communauté des hom-
mes. Pour y parvenir, il faut que chaque individu,
selon sa capacité, participe a cette gestion des
affaires de l’Etat, depuis le simple droit et le
devoir de voter jusqu’a l’exercice direct du pou-
voir politique... »

Ceci posé, les évéques n’ont pas manqué de


faire observer que ce désir d’émancipation devait
étre animé par le sens du Bien Commun et res-
pecter les grandes lois de l’évangile : vérité, justi-
ce, prudence et charité. Sans doute, il ne leur
appartenait pas de décider a quel moment précis
doit cesser la domination coloniale, ni sous quelle
forme et dans quels délais doit se réaliser l’accés
a la souveraineté : ce sont la des problemes de
caractére temporel et d’ordre purement politique
que l’Eglise n’a pas qualité pour résoudre. Néan-
moins, ils recommandaient que le passage fit
progressif et se faisaient l’écho du pape Pie XII
qui, dans son message de Noél 1955, repris dans
Vencyclique Fidei Donum, demandait aux Afri-
cains de « reconnaitre a l’Europe le mérite de
leur avancement ; sans l’influence de |’Europe,
étendue a tous les domaines, ils pourraient étre

101
L’'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

entrainés, par un nationalisme aveugle, a se jeter


dans le chaos et l’esclavage ».

Tout cela n’était que l’application de la


doctrine traditionnelle de l’Eglise aux circonstan-
ces concrétes de l’actualité africaine. Comme le
faisaient observer les évéques de |’A.O.F. et du
Togo, « l’Eglise est, avant tout, universelle ; ce
qu’elle cherche, c’est le bien commun de tous les
hommes et le bien de chacun d’eux au sein de
ce « rassemblement ». Par nature cette Eglise et.
cette ceuvre sont, l’une et l’autre, supranationa-
les... Et c'est a cause de cette universalité qui
transcende toute frontiére qu’elle peut porter,
fidélement son message aux hommes concrets de
chaque pays et de chaque temps, s’adaptant a eux
comme ils sont, sans cesser de les unir a Dieu et
au reste du monde ».

*
Lt

Il n’en est pas moins vrai que, du fait de


cette transition d’un régime politique a un autre,
la Mission s’est trouvée dans une position délicate
et en butte a des supicions et a des critiques
venant d’horizons opposés. D’une part, il s’est
trouvé des « coloniaux » pour reprocher aux

102
LA MISSION ET L’EVOLUTION POLITIQUE

missionnaires de trahir les intéréts de leur patrie


d’origine, en prétant la main a |’écroulement de
son « empire » outre-mer. D’autre part, certains
« nationalistes » africains les ont accusés de frei-
ner leur libération et de se montrer les pires
valets de l’impérialisme.

Aux premiers il est aisé de répondre que


laccés des peuples africains 4 l’autonomie poli-
tique fait partie de ces bienfaits qui, seuls, fon-
dent et justifient le droit de colonisation, et que,
s’il se fait avec la sagesse que l’Eglise recomman-
de et sans attendre que la situation ne pourrisse,
il ne saurait étre contraire aux intéréts de qui-
conque. Evidemment, il y a certains intéréts, qui
sont ceux d’un chauvinisme désuet, d’une poli-
tique a courte vue, voire d’un mercantilisme sans
scrupules, que l’Eglise n’entend nullement res-
pecter ! Mais sont-ce la les véritables intéréts de
la France ? Ceux-ci ne consistent-ils pas plutdt a
mettre en application les conseils que donnait
aux nations dites « coloniales » le Souverain
Pontife dans son message de Noél déja cité :
« ...Qu’une liberté politique juste et progressive
ne soit pas refusée a ces peuples (qui, hors d’Eu-
rope, aspirent a la pleine indépendance poli-
tique)... Les peuples de Il’Europe ne devraient pas,
sur l’ensemble des questions dont il s’agit, demeu-

103
L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

rer passifs dans un regret stérile du passé ou


s'adresser des reproches de colonialisme. Ls de-
vraient, au contraire, se mettre a l’ceuvre de facon
constructive pour étendre, la ou cela n’aurait pas
encore été fait, les vraies valeurs de l'Europe et
de l’Occident qui ont porté tant de bons fruits
dans d’autres continents. Plus ils tendront a cela
seulement, plus ils aideront les libertés des peu-
ples jeunes, et plus ils demeureront eux-mémes
préservés des séductions du faux nationalisme.
Celui-ci est, en réalité, leur véritable ennemi... »

Il est agréable de constater que c’est dans


cet esprit que semble avoir été concue, pour nos
territoires africains, la Loi-Cadre promulguée le
23 juin 1956. Ce n’est la qu’une premiére étape,
mais si on ne s’arréte pas en chemin, si on ne
reprend pas d’une main ce que l’on donne de
autre, surtout si on n’introduit pas dans le pro-
cessus la démagogie et l’esprit de parti qui vicient
nos institutions métropolitaines, on peut légiti-
mement espérer I’heureuse solution d’une évolu-
tion politique qui aura, de toutes facons, des
répercussions considérables. L’opposition qu’y ont
faite les extrémistes en est un signe. « Aider
progressivement et franchement |’Afrique a for-
mer des nations fortes, ce pourrait étre la tache
de la France. Notre politique tirerait sa « force »

104
LA MISSION ET L’EVOLUTION POLITIQUE

de la force qu’elle donnerait a l’Afrique. Et ce


ne seraient pas des liens toujours préts a se rom-
pre que ceux qui, dans ]’accomplissement de cette
tache, se formeraient entre nous et 1|’Afrique,
entre l’Afrique et nous » 8.

A YVopposé, on reproche aujourd’hui aux


missionnaires, en certains milieux principalement
africains, d’avoir été les meilleurs « suppéts du
colonialisme ». II s’est trouvé, de fait, que dans
le courant du XIX°® siécle, la reprise et le déve-
loppement de l’évangélisation ont coincidé avec
la main-mise des grandes puissances européennes
sur le continent africain et avec le partage de
celui-ci en colonies, de sorte que les Noirs ont
vu arriver les missionnaires en méme temps que
les explorateurs, les conquérants, les administra-
teurs, les colons et les ayenturiers de tout acabit
qui s’introduisirent dans leur sillage, tout cela
venant du « pays des Blancs » et faisant apparem-
ment bon ménage. Mais il ne s’ensuit nullement
que cette coincidence ait été voulue ! Croit-on
que les missionnaires aient été ravis de voir arri-
ver certains de ces compatriotes qui, trop sou-
vent, ne favorisaient guére leur apostolat, quand

(8) R. pE Montvaton. Revue de VAction Populaire,


n° 109, p. 710.

105
or

L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

ils ne le contrariaient pas en théorie comme en


pratique ?

De tout temps, les gouvernements ont tenté


dutiliser la religion au profit de leurs desseins
temporels. Vingt siécles de l’histoire de l’Eglise
attestent l’influence des facteurs politiques sur son
expansion. Tantét ils la favorisent et il est natu-
rel qu’elle en profite : le danger est que l’Etat
cherche a obtenir une contrepartie pour les servi-
ces rendus et que le missionnaire, par un patrio-
tisme bien compréhensible, s’y préte en cherchant
a servir son pays. Tantot ils lui font obstacle et il
faut bien qu’elle en tienne compte, sans renoncer
pour cela a poursuivre son oeuvre ; mais alors le
missionnaire risque de s’aliéner sa patrie d’ori-
‘gine, d’ou il attend les ressources indispensables
en sympathies, en subsides et en personnel.

En ce qui concerne l'Afrique francaise, il


faut bien reconnaitre que |’Administration colo-
niale s’est montrée, a l’égard des missions, non
seulement neutre et laique en principe, mais bien
souvent, en fait, tracassiére et malveillante, ne
réservant ses faveurs qu’a l’islam et ne facilitant
guére la tache des missionnaires. Longtemps, le
Ministéres des Colonies fut un bastion de la
Franc-Maconnerie et, malgré la fameuse déclara-

106
LA MISSION ET L’'EVOLUTION POLITIQUE

tion de Gambetta, l’anticléricalisme véritable-


ment un article d’exportation. S’il y eut des acal-
mies pendant cette cohabitation orageuse, elles
ne furent dues qu’a des personnalités qui, sur
place, surent s’élever au-dessus de la mesquinerie
des vues et des attitudes.

A cette politique trop souvent sectaire, la


France a, d’ailleurs, perdu plus que J’Eglise, car
la civilisation des Africains placait la religion a
la base de toute autorité. « Nos fonctionnaires,
quelquefois mal préparés aux particularités de
leur tache, insuffisamment avertis des questions
délicates qu’ils allaient avoir a traiter, trop sou-
vent enchainés a un parti qui assurait leur carrié-
re, n’ont pas toujours vu ce rapport entre |’autorité
et la religion. Nourris dans des milieux ou tout
rapport de cet ordre est nié depuis longtemps,
comment J’eussent-ils soupconné chez leurs nou-
veaux administrés ? Ils l’ont donc ignoré, quand
ils ne Yont pas combattu... » Or, méme sur le
plan de la politique pure, on ne peut faire abs-
traction du fait religieux, pas plus qu’on ne peut
méconnaitre le fait économique. « Le fait reli-
gieux existe. Le combattre, c’est attester sa réa-
lité ; Pignorer est une erreur ; le nier, une sottise.
Quelle aberration, de croire que l’on peut ignorer
lesprit ! De cette aberration, notre politique reli-

107
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

gieuse a vécu trois quart de siécle. Nous voyons


aujourd’hui quels fruits amers elle a miris » 9.
Ceci dit, les missionnaires reconnaissent vo-
lontiers que, dans l’ensemble et vue de haut, la
colonisation a pu faciliter indirectement leur
tache, ne serait-ce qu’en faisant régner la paix et
un certain ordre dans ces pays, et en activant leur
développement économique et social. Lorsqu’il se
trouvait que la colonisation favorisait, incons-
ciemment ou non, lévangélisation, pourquoi
celle-ci n’en aurait-elle pas profité ? Et fallait-il
renoncer aux facilités que les autorités coloniales
laissaient ou apportaient a l’apostolat, sous pré-
texte qu’elles pouvaient en tirer aussi avantage ?...
De méme, les missionnaires admettent sans peine
que leur présence et leur travail aient pu étre
utiles a leur patrie, en inspirant a |’Africain une
confiance et une sympathie que celui-ci reportait
tout naturellement sur la nation dont ils étaient
originaires. L’Eglise respecte les autorités établies
et, bien souvent, ne pourrait se passer de leur
bienveillance sans compromettre les intéréts spi-
rituels qui sont les siens. D’ailleurs, il est certains
domaines, comme celui de |’éducation et de la

(9) Col. Fontsonne, dans L’Ordre Frangais, n° 19


(février 1958).

108
LA MISSION ET L’EVOLUTION POLITIQUE

bienfaisance, ot la coopération entre les gouver-


nements coloniaux et les missions n’a rien de
répréhensible : les Africains en bénéficient dou-
blement. Il n’en reste pas moins que, sauf de
fares exceptions, les missionnaires ont toujours
“dissocié leur apostolat religieux de |’action poli-
tique des puissances coloniales. S’ils ont rendu
hommage aux bienfaits indéniables qui doivent
étre portés a l’actif de la colonisation, ils n’ont
pas manqué non plus d’en réprouver les méfaits.
S’ils n’ont pas toujours protesté aussi fort qu’ils
Yauraient désiré, c’est quils n’étaient pas libres
de le faire, et qu’ils auraient risqué de compro-
mettre, a propos d’incidents localisés et tempo-
raires, l’ensemble de Jeur action et le fait méme
de leur présence.

Est-ce a dire, pour cela, que les missionnaires


doivent se poser en apdtres de la « décolonisa-
tion », qui est a l’ordre du jour ? Pas davantage,
car c'est la une option temporelle qui ne les
concerne pas, méme si elle concerne directement
leurs fidéles. En un tel domaine, I’action de l’Egli-
se et l’action des chrétiens sont fonciérement dis-
tinctes. Le mystére de I’Eglise veut qu'elle ne soit

109
a

LVEGLISE EN AFRIQUE NOIRE

pas « du monde », tout en étant « dans le mon-


de », et il ne faut pas s’étonner si son action, en
face des Etats et des problémes -politiques, est
incomprise ou mal interprétée. « Dans la fermen-
tation nationaliste actuelle, par exemple, il est
évident que l’Eglise se trouve en opposition avec
les Etats coloniaux, parce qu’elle atteste que la
liberté politique est un droit naturel inaliénable,
méme si son plein exercice peut admettre des
étapes. Elle se trouve en opposition, aussi, avec
les jeunes nations, parce qu’elle atteste que celles-
ci ne pourraient sans injustice léser les intéréts
légitimes acquis sur leurs territoires par leurs ex-
métropoles, et que le « racisme a rebours » n’est
pas moins haissable que l’autre » 10. D’ailleurs, si
l’on reproche aux missionnaires d’avoir apporté,
dans le passé, leurs concours a la colonisation, qui
sait si, dans l’avenir, on ne leur reprochera pas,
avec la méme acrimonie, d’avoir collaboré 4 une
décolonisation qui ne réalisera peut-étre pas tous
les espoirs qu’elle suscite aujourd’hui ? Si nous
ne pouvons échapper tout-a-fait aux reproches
d’hier, tachons au moins d’éviter ceux de demain !

A Vheure actuelle, depuis les retentissantes


déclarations du Gouverneur Eboué au temps de

(10) R.P. Couturier. Op. cit. p. 84.

110
LA MISSION ET L’'EVOLUTION POLITIQUE

PAfrique Francaise Libre, |’Administration ne se


défend plus d’envisager une certaine collabora-
tion avec les missions. De plus, les autorités colo-
niales ne jouissent plus du pouvoir discrétionnai-
re et sans appel qu’elles exercaient jadis, et les
~Africains ont leur mot a dire dans la gestion
politique de leur pays. Or, les nouveaux gouver-
nements locaux mis en place par suite de la Loi-
Cadre sont presque tous trés favorables aux mis-
sions. Dans les régions non-islamisées, les mem-
bres de ces gouvernements sont en grande majo-
rité d’anciens éleves des missionnaires et ils s’en
souviennent. On peut dire que, jusqu’a présent,
PEglise n’a rien perdu a « l’africanisation des.
cadres », au contraire.

Elle n’a nullement intention de profiter de


cette situation pour se livrer a l’action politique
directe, ce qui ne manquerait pas d’engendrer la
confusion entre action missionnaire et action
temporelle, et, méme si elle était contrainte de
prendre publiquement parti, elle ne pourrait que
se tenir au plan des principes. Mais elle peut agir
par ses fidéles, en inspirant un laicat indigéne
chrétien, spirituellement formé, disposant d’une
compétence véritable et prét a assumer ses res-
ponsabilités dans tous les secteurs d’action tem-
porelle que |’émancipation remettra progressive-

111
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

ment entre ses mains. « Il apparait donc indispen-


sable de former la conscience civique des chré-
tiens. Au début, ils peuvent se trouver absorbés
par Ja découverte du monde surnaturel qui s’of-
fre 4 eux ; ils peuvent se sentir faibles, parce que
peu nombreux ; ils peuvent aussi étre quelque
peu découragés par la méfiance dont ils sont
Vobjet. De la nait facilement chez eux une cer-
taine apathie politique, qui n’est pas sans contri-
buer a ancrer chez leurs compatriotes des préju-
gés contre l’Eglise. I] importe d’éveiller les chré-
tiens au sens de leurs responsabilités sociales et
nationales, de les habituer a réfléchir aux proble-
mes qui se posent, de les aider a élaborer des
solutions, de leur faire comprendre qu’ils doivent
travailler a faire régner dans leur pays, paix,
justice et charité » 11,
Il faut reconnaitre que, dans les conjonctures
présentes et face a l’éveil du nationalisme dans
les pays d’outre-mer, la position du missionnaire,
et surtout celle du prétre et du militant laic
africains, est fort délicate. Impossible de se désin-
. téresser de la question et de se réfugier dans
labsentéisme : ce serait indigne d’un chrétien
conscient de ses responsabilités et c’est l’avenir

(11) R.P. Courunienr. Op. cit. p. 92.

112
LA MISSION ET LYEVOLUTION POLITIQUE

du christianisme en son pays — et celui du pays


lui-rméme — qui est en jeu!2. Mais, d’autre
part, il voit bien que ce nationalisme n’est
pas « pur », qu’il se présente sous une forme sur-
tout négative, excessive, aveugle, pouvant facile-
ment s’exaspérer et s’envenimer, et surtout qu'il
a pour ses plus ardents champions les commu-
nistes avoués ou clandestins, Renoncer a soutenir —
la cause nationaliste qui séduit les masses, ce
serait se couper de celles-ci et passer a leurs yeux
pour un « collaborateur » et un traitre. Ce serait
aussi en laisser pratiquement le monopole au
communisme. Faut-il donce faire route commune
avec lui sur ce point, au risque d’étre entrainé,
dépassé et finalement éliminé par lui ? L’option
n’est pas facile... Les élites africaines ont besoin
de beaucoup de clairvoyance et de prudence. Et
les flatteries intéressées ou les critiques malveil-
lantes que d’aucuns croient devoir leur adresser,
ne faciliteront pas leur tache.

(12) Lettre pastorale de Mgr ROLLAND, évéque


d’Antsirabé. Noéi 1956.

113
IV

La Mission

et le paganisme traditionnel

eat les obstacles que rencontre aujour-


dhui lévangélisation de 1’Afrique noire, on cite
communément lislamisme, le laicisme, le com-
munisme, et l’on se contente de mentionner,
comme en passant, le paganisme. Celui-ci fut
pourtant le premier adversaire auquel s’attaqué-
rent les missionnaires et il retint longtemps leur
attention. Serait-il donc hors de combat et devrait-
on le considérer comme un ennemi négligeable
dont on escompte lélimination a bref délai ? Il

115
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

serait étonnant, au contraire, qu’un systéme reli-


gicux qui a imprégné si profondément la menta-
lité africaine pendant des siécles ait dit son
dernier mot et ne soit pas capable de quelques
« retours de flamme ». Quoi qu’il en soit, le sujet
vaut qu’on s’y arréte, méme si sa complexité
déborde de beaucoup Il’espace dont nous dispo-
sons.
Il est malaisé de désigner la religion des
Noirs par un terme clair et précis. Tantdt on_
parle d’animisme ( du latin animus : esprit),
parce que le culte des esprits semble y tenir une
grande place ; tantét de fétichisme (du portugais
fettico : talisman, charme) parce qu’on y utilise
certains objets qui semblent avoir une significa-
tion magique ou religieuse. Puis, en y regardant
de plus prés, on se rend compte que ce n’est pas
si simple et que peuvent étre objets de culte, au-
dessous d’un Etre Supréme universellement recon-
nu, des demi-dieux, des héros primordiaux, des
forces de la nature divinisées, des génies de diver-
ses catégories, des manes, des ancétres et méme
certains lieux, certaines plantes, certains animaux,
tout cela se rattachant 4 un ensemble de croyan-
ces, de mythes, de rites, beaucoup plus compliqué
qu’on pourrait le penser. Alors on a eu recours
a des expressions plus générales : on a parlé de

116
_LA MISSION ET LE PAGANISME TRADITIONNEL

« cultes du terroir », de « religions traditionnel-


les », de « religions de peuples de style oral »,
etc... périphrases qui ne font que situer ces phé-
nomeénes dans |’espace ou dans le temps, mais ne
sont nullement révélatrices de leur contenu.

Pour nous qui examinons les choses par rap-


port au christianisme, nous dirons tout simple-
ment : paganisme, Sans doute ce terme est-il aussi
vague que les précédents, mais il a l’avantage
d’étre d’un emploi facile et de se justifier étymo-
logiquement aussi bien dans |’Afrique d’aujour-
d’hui que dans l’empire romain de jadis, puisque
c’est surtout dans la campagne — dans la brous-
se — que la religion traditionnelle se maintient,
de sorte que le paien c’est surtout le villageois, le
paysan, suivant les deux acceptations du latin
paganus.

S’il est difficile de trouver une appellation


exacte pour désigner la religion africaine, il ne
Vest pas moins de la définir. Les historiens des
religions, les ethnologues, les sociologues, les
africanistes se sont efforcés d’élaborer avec pré-
cision les notions de phénoméne religieux, de
superstition, de magie, de totémisme, etc... Mais
il arrive que, sur place et dans le concret, on
passe insensiblement de la religion a la supersti-

117
L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

tion, de la croyance en Dieu au culte des étres


divinisés, du culte des esprits a la magie blanche,
de celle-ci 4 la magie noire, du rituel cérémonial
4 l’institution sociale, de la confrérie religieuse a
la société secréte, etc... de sorte qu'il n’est pas
facile de circonscrire ce qui est proprement
d’essence religieuse. Du moins une chose est cer-
taine, c’est que l’Africain est fonciérement reli-
gieux. Toute sa conception des étres et des choses,
ainsi que de leurs relations, baigne pour ainsi
dire dans Je surnaturel.

% *

Nous n’aborderons pas une description, mé-


me sommaire, de cet ensemble de croyances et de
cultes si divers, si complexes et encore si mal
connu, qu’est le paganisme africain : cela nous
entrainerait trop loin. Demandons-nous seule-
ment ce qu’il faut en penser et quel en sera vrai-
semblablement le sort.

Remarquons d’abord que ce sont la des for-


mes religieuses intimement associées au milieu de
vie, a la nature environnante, car les Noirs vivent
au sein des éléments et a leur rythme, en sympa-
thie avec le monde total. Pour eux, le naturel et

118
LA MISSION ET LE PAGANISME TRADITIONNEL

le surnaturel communiquent et on passe insensi-


blement de !’un a I’autre, grace a la force vitale
qui pénétre tous les étres a des degrés divers et
dont la source premiére est en Dieu. Cette force
primordiale se répand a travers l’univers visible
et invisible, en un faisceau de forces secondaires,
que la religion aide a capter et a utiliser a notre
profit.

Ce sont aussi des formes sociales, des reli-


gions de groupes, exigeant la sujétion de l’indi-
vidu a la collectivité, le conformisme moral
absolu. C’est pourquoi la religion informe les
comportements humains dans tous leurs détails.
Il n’y a pas de tradition, de coutume, de connais-
sance, de loi, de technique, qui n’ait une signifi-
cation religieuse. De la limportance des rites et
leur caractére pratique et intéressé.

Cette adaptation au milieu naturel et ce


caractére social ont permis au paganisme de durer
pendant des siécles, tant que l’ancien ordre de
choses n’a pas été mis en question. Mais lorsque
Virruption du monde extérieur, soit par la force,
soit par le jeu normal des échanges, a fait craquer
les cadres traditionnels, le paganisme a été vitale-
ment menacé. Car il souffre d’une inaptitude
radicale a survivre comme religion universelle ou

119
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

méme comme religion personnelle. Si un membre


d’une communauté paienne en sort pour une
raison quelconque, il sort aussi, pour ainsi dire,
de sa religion natale et se trouve exposé sans pro-
tection 4 la contagion des grandes fois universa-
listes, comme le christianisme et l’islam.
C'est pourquoi la rapide modernisation de
l’Afrique a la suite de la guerre, l’européanisa-
tion des élites, le développement de l’instruction,
le succés des missions, la désertion de la brousse
au profit des villes, le simple fait que les Afri-
cains ont des communications plus faciles entre
eux et avec le reste du monde, tout cela a été
fatal, en bien des points, au paganisme tradi-
tionnel. Cependant, cette fermentation de tout un
continent a provoqué des réactions en sens inver-
se et on a assisté, ca et la, a des « revivals » des
anciens cultes. Bien plus, on a vu apparaitre des
cultes nouveaux, sortes de créations spontanées,
qui sont peut-étre le résultat d’un certain appro-
fondissement spirituel qui accompagne souvent |
une évolution culturelle. |
*
He

Certains de ces cultes nouveaux, notamment:


ceux qui éclosent sous l’influence des sociétés |

120
LA MISSION ET LE PAGANISME TRADITIONNEL

secrétes et dont l’essentiel consiste en ces prati-


ques superstitieuses et magiques qu’on groupe
sous le nom de « fétichisme », restent dans la
ligne du vieux fonds religieux africain. On voit
ainsi surgir de temps en temps des illuminés ou
des charlatans qui prétendent faire la chasse aux
sorciers et expulser les mauvais esprits de ceux
qui pourraient en étre les réceptacles, méme
inconscients : de la des confessions publiques et
des cérémonies expiatoires, auxquelles tout le
monde doit se soumettre bon gré mal gré et pour
le bénéfice desquelles il faut payer fort cher.

D’autres fois, le paganisme a, pour ainsi dire,


fait peau neuve, en empruntant certains éléments
au christianisme. Cela s’est produit surtout dans
les régions ou l’influence missionnaire dominante
était celle du catholicisme. Il est normal que les
Africains aient été impressionnés par les moyens
d’expression religieuse que posséde la liturgie
romaine et tentés de lui faire des emprunts. Dans
ces cultes, on trouve un clergé hiérarchisé, des
chapelles avec autel, crucifix et bougies, des pro-
cessions, des sortes de messes avec sermon et
communion, l’usage de vétements et d’insignes
spéciaux et, bien entendu, le « denier du culte ! »
Mais derriére ce démarquage du rituel catholique,
on retrouve aussi le vieux cérémonial paien, avec

121
L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

ses réunions nocturnes, ses danses extatiques, ses


pratiques magiques, l’intoxication collective au
moyen de drogues diverses, et méme, pour autant
qu’on peut le savoir, les crimes rituels. Tel est,
par exemple, le bougisme qui sévit au Moyen-
Congo.

Il arrive que, dans ces mouvements, le féti-


chisme ne soit qu’une méthode d’action dont se
servent certaines idéologies pour s’assurer une
propagande plus efficace et une emprise plus pro-
fonde sur les populations. Ces idéologies sont’
tantdt religieuses, tant6t politiques, mais le plus
souvent les deux a la fois. Cela est vrai surtout de
celles qui ont fait des emprunts moins aux for-
mes extérieures du christianisme qu’a son conte-
nu, surtout biblique, interprété et déformé pour
les besoins de la cause. C’est pourquoi ces mouve-
ments ont généralement pris naissance et connu
leurs plus grands succés parmi les populations
protestantisées. Tels sont, par exemple, le Harris-
me, le Kibangisme, le Ngounzisme, le Kakisme,
le Matsouanisme ou Balalisme, le Moulafou qui
est un dérivé de l Armée du Salut, le Kitewala,
- forme africaine de la « Watch Tower » ou de nos
« Témoins de Jéhovah ».

Ces sectes ont ordinairement a leur origine

122
LA MISSION ET LE PAGANISME TRADITIONNEL

un prophéte qui se fait passer pour le messie et


le sauveur de son peuple. Comme sa prédication
ne tarde pas a troubler l’ordre public, il entre en
conflit avec l’Administration, qui se voit obligée
de le « mettre a l’ombre ». Il en recoit l’auréole
~ du martyre et passe alors facilement pour le Ré-
dempteur des Noirs, comme Jésus-Christ l’a été
pour les Blancs. S’il disparait, son souvenir
demeure et la légende de sa survivance ne tarde
pas a prendre corps. Comme on le voit, on est en
présence d’une sorte de messianisme, dont le
caractére a la fois racial et mystique est évident :
il y est question de la fin du monde actuel, de la
création d’un royaume dont les Blancs seront
exclus et du triomphe final des Noirs, qui consti-
tuent le peuple élu.

Les leaders politiques modernes ont bien


saisi la puissance de ces aspirations et ils s’en
servent pour intensifier leur action auprés des
masses traditionnalistes, C’est ainsi que l’on a pu
constater cette utilisation du paganisme foncier
lors de la rébellion de Madagascar, chez les Mau
Mau du Kenya et a l’occasion de troubles récents
a Brazzaville et au Cameroun. « La vieille Afrique
joue de tout son poids malgré les apparentes
modernisations. Des prophétes se lévent et leur
passion peut emporter les élites confectionnées

123
aie
ot

L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

sur mesure, en méme temps que les traces d’une


civilisation qui a importé l’idée de tolérance sans
savoir se faire tolérer » 13.

L’apparition de ces mouvements, ot le vieux


fonds fétichiste s’allie avec les aspirations moder-
nes pour former des mélanges parfois... déton-
nants, est ume marque de la fermentation qui
travaille, 4 l’heure actuelle, les ames africaines.
Et ce bouillonnement n’est pas seulement le fait
des simples et des masses. « I] se trouve dans
Vélite intellectuelle africaine des penseurs pour
justifier le vieux paganisme, des poétes pour le
magnifier, des hommes politiques pour |’exploi-
ter... Certains ethnologues, qui se dépensent pour
préserver les anciennes coutumes et qui décou-
vrent a celles-ci des qualités et des vertus que les
Africains semblent eux-mémes ignorer, accélérent
ce mouvement... Ils en viennent a regretter qu’on
ne « protége » pas les Africains contre les influen-
ces culturelles extérieures, qu’on ne les parque
pas, pour ainsi dire, dans des réserves naturelles,
Et pourtant, que dirions-nous, si les Romains
avaient ainsi « protégé » les Gaulois et avaient
réussi a nous maintenir au niveau de nos ancétres

(13) G. BALANDIER. <« Afrique ambigiie » (Ed. Plon,


1957) p. 249.

124
LA MISSION ET LE PAGANISME TRADITIONNEL

aux moustaches pendantes et buvant dans le crane


de leurs adversaires vaincus ? » 14,

Il est certain que les Africains restent tou-


jours sensibles aux impulsions religieuses ances-
‘trales et que, malgré V’instruction a la francaise
— et méme a la chrétienne — qu’ils ont recue
dans leur enfance, ils sont exposés a dériver vers
les zones malsaines ow la sorcellerie africaine et
Yoccultisme européen mélent leurs eaux troubles.
Des trafiquants sans scrupules n’ont pas été longs
‘a s’apercevoir du parti qu’ils pourraient tirer de
=
cette situation. Mages, fakirs, astrologues, spiri-
tes, cartomanciennes, voyantes_ extra-lucides,
'« professeurs » de tout acabit ont inondé 1’Afri-
'que de leurs prospectus mirobolants, offrant de
dévoiler |’avenir, d’écarter le mauvais ceil, d’assu-
rer la réussite en amour, dans les affaires ou aux
-examens, le tout dans un style qui eit di décou-
rager les plus naifs. Au contraire, ils n’ont pas
eu de peine a s’attirer une abondante clientéle.
Il faut dire de ce trafic tout le mal qu’on dit de
celui de |’alcool, car ses effets ne sont pas moins
funestes. Sans parler des sommes considérables
que draine cette exploitation de la crédulité afri-

(14) R.P. RUMMELHARDT. Communication 4 la


XXVI° Semaine de Missiologie de Louvain (1956). p. 58.

125,
oe

L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

caine, le nombre est plus grand qu’on ne croit


des pauvres tétes qui ont été déboussolées par ce
fétichisme d’importation.

Les perversions du paganisme africain n’em-


péchent pas qu’il ne posséde des valeurs religieu-
ses authentiques : convictions vraies, pratiques
louables, lois morales justes et recommandables.
Les missionnaires qui vont a la rencontre des
paiens ne leur apportent donc pas une nouveauté -
totale et insoupconnée d’eux. Il y a déja des
points de contact, des « pierres d’attente », une
puissance latente qu’ils peuvent utiliser judicieu-
sement et avec prudence. IJ ne faudrait pourtant
pas exagérer les ressemblances et en conclure que
les paiens possédent déja une bonne somme de_
croyances et d’habitudes auxquelles il ne resterait
plus qu’a surimposer un léger vernis pour en faire
des vérités et des vertus chrétiennes. Plutét qu’a
un édifice qu’il suffirait de nettoyer pour lui
donner un nouvel usage, la religion paienne res-
semble a un sous-sol sur lequel il demeure possible |
d’asseoir des fondations pour batir ensuite. C’est:
ce qui explique et justifie la nécessité du long:

126
LA MISSION ET LE PAGANISME TRADITIONNEL

catéchuménat que les missionnaires imposent aux


paiens avant de les introduire dans l’Eglise.

De nos jours, on a tendance a minimiser cet


aspect négatif du paganisme et on assimile volon-
“tiers le paien africain au déchristianisé européen,
oubliant que celui-ci garde quand méme, au
moins dans l’ordre moral, une mentalité et des
complexes qui ont été faconnés par des siécles de
christianisme. De méme, il arrive, comme nous
l’avons signalé plus haut, que, dans le désir de
revaloriser la civilisation africaine, on présente
de Ja religion traditionnelle, qui était si étroite-
ment li€e avec cette civilisation, une image idéa-
lisée qui en estompe volontairement les ombres.
C'est ainsi que certains Africains souhaitent une
résurrection de leurs coutumes dans leur intégrité
premiére, dégagées seulement des scories du féti-
chisme, que ne saurait tolérer |’évolution actuelle.

A les en croire, le christianisme ne serait pas


fait pour les Noirs et il serait opportun de réno-
ver les cultes traditionnels. « Le paganisme, di-
sent-ils, a fait le bonheur de nos ancétres. Nous
apporter une autre religion, prétendue supérieu-
re, constitue une atteinte 4 notre personnalité,
une tentative d’assimilation aussi pernicieuse que
celle recherchée par le colonialisme dans d’autres

127.
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

domaines. Enseigner le christianisme a |’homme


noir, cest lui donner J’occasion de _ trahir
lAfrique ».

A quoi !’on peut répondre qu’il n’est pas si


sir que cela que le paganisme ait fait le bonheur
de J’Afrique d’autrefois, car ce qu'il y avait de
meilleur en lui a presque toujours été recouvert
par une excroissance malsaine de superstitions
grossiéres ou barbares, qui lui ont donné cette
atmosphére de fatalisme et d’oppression si carac-
téristique. Puis, on ne fait pas tourner en arriére
la roue du temps. Le paganisme correspondait a
un état de choses qui est en voie de disparition et
ne reviendra plus. Les tentatives qu’on pourrait
faire pour le renflouer n’auraient pas plus de
chances que celles, jadis, de Julien l’Apostat.

Enfin, le christianisme, qui s’est adressé, dans


le passé, a bien des peuples divers, ne leur a
jamais enlevé leur personnalité. Souvent, au con-
traire, il les a aidés a dégager cette personnalité
et a la mettre en valeur. C’est que |’Eglise sait
s'adapter au tempérament des différents peuples
et assimiler ce qu’elle trouve de bon dans chaque
pays et dans chaque civilisation. Comme |’écrivait
un étudiant africain : « la civilisation africaine
a une base spirituelle trés forte, que risqueraient

128
LA MISSION ET LE PAGANISME TRADITIONNEL

d’ébranler des conceptions matérialistes. Avec la


technique, nous devons chercher un surcroit
d’ame ; nous voulons quelque chose qui éléve et
qui sublimise nos principes moraux. Il y a une
-feligion toute désignée : le christianisme. Cette
religion, durant vingt siécles, a conduit plus d’un
continent dans sa voie et sa vie de tous les jours,
et cCest pour avoir fait fi de certains principes
chrétiens que l’Occident passe par cette crise
grave de l’époque que nous ressentons tous. Non,
il n’est pas vrai que le christianisme aliéne l’afri-
cain, l’arrache de son milieu, de son histoire. Une
transformation est loin d’étre une destruction.
Une adaptation requiert sans doute une certaine
assimilation, mais l’africain, en retour, assimilera
le christianisme en lui donnant le visage de son
terroir. Dans cette interprétation, |’Afrique a
tout a gagner » 15,
Il faut donc, suivant l’expresion de R. P. Van
Bulk, a la Semaine d’Etudes de Léopoldville, que
VAfricain se rende compte que « Vimpact du
christianisme avec les religions traditionnelles a
été prévu et préparé de toute éternité par la
Providence » et que « le christianisme ne vient

(15) Emm. Karu. Jeunesse d’Afrique (Bul. des Etu-


diants catholiques de Dakar).

129
san

L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

pas détruire pour construire sur des décombres,


mais bien combler des lacunes et effacer des défi-
ciences. »

Cest dans cet esprit que l’Eglise missionnaire


doit chercher a s’adapter de mieux en mieux a la
mentalité religieuse spécifiquement noire. « Notre
enseignement catéchistique a l’européenne, les
manifestations de notre christianisme occidenta-
lisé apparaissent froids a ce peuple de soleil...
Aussi faut-il encourager les essais tentés ¢a et la
dans le domaine de la liturgie, de la paraliturgie
et de la musique sacrée. Ce sera sans doute, nous
V’espérons, la tache a laquelle s’attellera plus.
hardiment le clergé autochtone. Ce sera le:
meilleur moyen pour lutter contre le retour du:
vieux paganisme et de faire vibrer les cordes,
pour nous mystérieuses, de l’Ame africaine » 16,

(16) R.P, RUMMELHARDT. Op. cit. p. 59.

130
La Mission et l'Islamisme

Ores rapides qu’aient été les progres


du christianisme en Afrique noire, il semble bien
que ceux de Vislamisme l’aient été plus encore.

En A.O.F., sur 20.433.779 autochtones, on


peut considérer que 9 millions sont musulmans et
un peu plus de 800.000 chrétiens ; il y a donc
presque autant de musulmans que de paiens.
Quant a l’A.E.F., elle-méme peuplée de 4.266.016
habitants, elle comprendrait 2.074.964 paiens,
1.263.766 musulmans et seulement 743.838 chré-

131
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

tiens, dont 512.946 catholiques et 230.892 protes-


tants. En Nigéria et au Ghana, on dénombre
12.500.000 musulmans sur une population totale
de l’ordre de 30 millions d’habitants. Le Libéria
en aurait 300.000 sur 1.800.000. Au Soudan,
6.200.000 Africains sont musulmans sur une
population totale de 8.500.000. L’Ethiopie, pour
sa part, en compterait déja prés de 4 millions sur
un total de 16. La Somalie peut étre considérée
comme entiérement islamisée. Au Cameroun, le
nombre des musulmans est de 600.000 sur une
population de 3.387.808 habitants. Par contre, le
Congo Belge n’en posséde qu’un nombre rest-
reint : environ 125.000. En Ouganda : 154.000
pour une population évaluée a un million ; au
Kenya, un million en voie d’islamisation pour
5.300.000 ; au Tanganyika, un million sur 7 ; au
Mozambique, 250.000 pour 5 millions ; en Afri-
que du Sud, environ 80.000 islamisés pour 11.500.
000 ames.

De ce bref apercu statistique, on peut conclu-


re que prés d’un tiers des Noirs peuvent étre
considérés comme acquis a lislam ou en voie
d’islamisation. Ainsi l’Afrique noire, prise dans
son ensemble, comprendrait sur un total de
Yordre de 95 millions d’ames, en gros, plus de
37 millions de musulmans contre 16 millions

132
LA MISSION ET L’ISLAMISME

seulement de catholiques et 4 millions de protes-


tants. En certaines régions, l’islam semble avancer
a pas de géant : cette progression serait de l’ordre
d’environ 500.000 convertis par an. Ces chiffres
seraient sans doute excessifs sil s’agissait de
--conversions véritables, mais ils donnent une
juste idée des progrés de l’influence islamique,
laquelle, si superficielle soit-elle, suffit le plus
souvent a barrer la route a l’évangélisation.

On peut apporter a l’avance de lislam


plusieurs explications. Il y a eu, jadis, la peur de
Vesclavage. On sait, en effet, que les populations
noires ont été longtemps considérées par les
musulmans arabisés comme des « réserves a escla-
ves », qu’ils venaient razzier périodiquement pour
approvisionner en bétail humain les marchés de
P Afrique du Nord et du Proche-Orient. Le seul
moyen de leur échapper était de se convertir a
Pislam puisque, en principe, un musulman ne
saurait étre réduit en servitude par un autre
musulman,

Une autre cause a été la dislocation de la


société traditionnelle, entrainant la décadence de

133
L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

la religion qui en était l’expression. Nous avons


dit comment l’animisme, étant la religion d’un
groupe humain déterminé, se trouvait condamné
dés que ce groupe était disloqué : lorsqu’un
animiste sort de son cadre tradtionnel, il se
produit en lui comme un vide religieux qui ne
peut étre comblé que par l’une ou I’autre des
grandes religions universalistes. Or, le Noir
subit une sorte de fascination par rapport a
Vislam, en méme temps qu’il en recoit des élé-
ments, précieux a ses yeux, de prestige, de sécu-
rité et d’organisation sociale. b

L’islam le séduit facilement par la simplicité


de sa doctrine, la modération de ses exigences
morales, la facilité de ses compromissions avec
le paganisme lui-méme, la satisfaction qu'il
apporte a tous ses besoins, aux moins bons comme
aux autres. L’islamisé a l’impression de s’élever,
a peu de frais, sur l’échelle sociale et d’appartenir
a l'une des grandes religions du monde, a une
famille spirituelle antique et glorieuse, 4 une
fraternité qui ne connait plus de barriére de race
ni de couleur.

Ajoutez a cela que le prosélytisme semble


chose naturelle au musulman. Le pasteur peul qui
conduit ses troupeaux a travers la savane et le

134
LA MISSION ET L'ISLAMISME

commercant dioula, haoussa ousouahili qui ouvre


boutique dans les villages préparent la voie au
marabout et a son école coranique. Mais, pour ce
qui concerne |’Afrique francaise, le grand « mis-
_ Sionnaire » de islam, a été |’Administration elle-
~méme. C’est un fait que, depuis cent ans, sa
politique a toujours été pro-musulmane et qu’elle
a presque constamment réservé ses faveurs et
accordé son appui a Vislam, introduisant des
marabouts en pays paien, imposant des chefs
musulmans a des groupements animistes, construi-
sant mosquées et écoles coraniques, organisant et
subventionnant les pélerinages a la Mecque, etc...

Quand on considére aujourd’hui — ne


Serait-ce qu’au seul point de vue de lintérét
national — les résultats de cette politique, dont
nous commencons a comprendre le caractére
néfaste, on a peine a concevoir une telle aberra-
tion ! Peut-étre, dans les débuts, cela a-t-il pu
s'expliquer par le fait que notre conquéte
_commenca a partir de bases situées en terre
_ d@islam et que nos premiers auxiliaires furent des
musulmans ? Ou bien, a une certaine époque, par
un anticléricalisme d’exportation qui redoutait
par dessus tout de paraitre pro-chrétien et qui, de
peur d’en étre soupconné, se faisait pro-musul-
man, méme aux dépens de la neutralité ? Sans

135
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

doute, plut6t, par simple naiveté, parce que le


monde musulman a plus d’allure et de relief que
le monde paien, surtout quand on ignore tout de
ce dernier, comme c’était le cas. Ou par facilité,
parce que le chef musulman est plus apte que le
chef paien a débarrasser |’administrateur des
besognes qui l’ennuient, comme le recensement
ou la perception de l’impot. Ou encore parce
qu’on s’imaginait avec candeur qu’en amenant
les Noirs a Vislam on leur faisait faire un pas en
avant dans la voie de la civilisation, et qu’on ne
voyait pas que ce premier pas serait aussi le
dernier. Ou tout simplement, parce que c’était
devenu une tradition administrative, et que c’était
bien vu en haut lieu... Quoi qu’il en soit, il est
incontestable que, dans toute |’Afrique francaise,
Vadministration s’est faite le meilleur auxiliaire
de la propagande musulmane, quand elle ne I’a__
pas suscitée.

se
Kok

L’islam noir, a vrai dire, différe quelque peu


de Vislam originel et orthodoxe, car, né chez les
nomades et les citadins de l’Orient, celui-ci a di,
pour s’implanter parmi les villageois de la savane
ou de la forét africaine, subir une certaine adap-

136
LA MISSION ET L’ISLAMISME

tation, La croyance a Allah rejoint celle du Dieu


créateur des religions paiennes, qui communique
sa force vitale a tous les étres, et spécialement au
« marabout ». Mahomet est assez mal connu : on
en fait un thaumaturge ou un intermédiaire entre
_ Dieu et les mortels. Les esprits de la brousse sont |
devenus des djinns, et le culte des génies fami-
liaux et des ancétres subsiste. Ce qui compte
surtout, ce sont les pratiques extérieures, la priére
faite obstensiblement, les interdits et les sortilé-
ges. Peu de grandes mosquées, mais surtout des
mosqueées-paillotes ou méme de simples enclos
bordés de pierres. Le jeine est observé, au moins
les premiers jours, mais on ne se passe ni de
tabac ni de femmes. L’aumOne va surtout au mara-
bout. Les fétes sont d’amples occasions de diver-
tissement. Le pélerinage a la Mecque est rare,
mais il existe des pélerinages locaux.

Sauf en certaines villes, le type d’habitat reste


le méme, mais le vétement a changé et le musul-
man se reconnait a son ample « boubou ». L’inter-
dit du porc est observé ; celui des boissons fortes
lest moins. La vie sociale et familiale n’a été que
faiblement touchée, surtout en ce qui concerne la
situation de la femme. Le mariage suit plus ou
moins les anciennes coutumes et les funérailles
observent plus ou moins les rites musulmans.

137
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

Cependant, le droit islamique est de plus en plus


en vigueur. L’enseignement se donne dans de
petites écoles coraniques, et l’ignorance religieuse
est grande. Souvent Je marabout a pris la succes-
sion du féticheur. L’usage des gris-gris et amulet-
tes est trés répandu. Telle est l’attitude de la
masse. Les plus fervents alimentent leur vie
religieuse prés des grands marabouts et des
confréries : celles-ci attirent particuliérement les
Noirs en leur fournissant, un peu comme les
sociétés secrétes du paganisme, un cadre social et
religieux qui les rassure et les exalte a la fois, _

Cet islam respectueux des traditions et des


coutumes présente des séductions et des facilités
qui favorisent grandement son implantation ;
elles rendent d’autant plus difficile l’évangéli-
sation qui exige une transformation plus radicale
des croyances et des mceurs. Mais lV’islam waha-
bite, ou réformiste, inspiré par le Caire et
l’Arabie séoudite, est plus dangereux encore. Car,
non seulement il vise a une islamisation plus radi-
cale et plus militante, mais il implique la volonté
bien déterminée d’éliminer de l’Afrique tout ce
qui s’apparente a |’Occident avec plus ou moins
de raison, et donc le christianisme. A ce point de
vue, l’influence du pélerinage 4 la Mecque, que

138
LA MISSION ET L’ISLAMISME

l’Administration frangaise continue de favoriser


et de subventionner, est des plus néfastes.

L’islam noir, qui vivait plus ou moins replié


sur lui-méme dans le cadre des races et des ré-
gions naturelles, commence a prendre conscience
de son unité, et méme de son appartenance a une
communauté religieuse mondiale. Les mots
d’ordre préchés par les imans d’El-Azhar ou de la
Mecque circulent de Fez a Karachi et du Caire
au Tchad et ont leur retentissement en Afrique
noire. Ainsi islam noir s’ouvre au panislamisme
et, par la, au panarabisme qui en est « l’aile
marchante ». De la Vintérét qu’il commence a
porter au réveil des puissances musulmanes, au
Maghreb, en Egypte, au Soudan et dans tout le
Moyen-Orient, et au rdle de plus en plus bruyant
que s’attribuent ces puissances sur la scéne mon-
diale.

La politique des nations occidentales, divisées


entre elles et parfois opposées, joue dans le méme
sens. C’est ainsi que la politique des U.S.A. ne
peut, en tant qu’elle affaiblit les positions de la
France, qu’agréer aux leaders musulmans, en les
aidant a constituer un front unique allant de
Rabat au Caire, ce qui facilitera grandement leur
main-mise sur tous les pays africains situés plus

139
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

au Sud. C’est pour des motifs analogues qu’ils


acceptent aussi volontiers les avances de |’U.R.S.S.
ainsi que nous le dirons plus loin. Ainsi, les
circonstances actuelles offrent a l’islam des possi-
bilités de renforcement et d’extension telles qu'il
n’en avait pas connues depuis longtemps, et dont
il ne manquera vraisemblablement pas de profiter.

Que l’on ne croie pas que |’enseignement


moderne, qui se répand de plus en plus dans les
milieux, jusque la si ignares, de l’islam noir, et
la politique démocratique que nous y introdui-
sons, soient des barrriéres suffisantes. Le vide
religieux qui les caractérise suffit a les frapper
d’impuissance. D’autant plus que l’enseignement
religieux musulman se renforce et s’organise,
comme le prouvent le nombre toujours croissant
des étudiants noirs qui fréquentent l’université
d’El Azhar, et le prosélytisme qui les anime a leur
retour.

Au point de vue missionnaire, l’imperméa-


bilité de Vislam 4 -l’évangélisation constitue un
pénible sujet d’étonnement, voire méme de scan-
dale. Tous les autres blocs religieux du monde se

140
LA MISSION ET L’ISLAMISME

sont laissés entamer par l’apostolat missionnaire,


seul le bloc musulman demeure réfractaire. Faut-
il donc jeter le manche aprés la cognée ? Certai-
nement non ! Si la résistance de |’islam semble
encore devoir se prolonger, si elle a été fortifiée
par certaines erreurs de tactique dans le passé,
aussi bien que par suite de certaines circonstan-
ces historiques, il semble que quelques indices
permettent d’espérer qu’une bréche finira par
souvrir dans le mur jusqu’a présent infranchis-
sable qui sépare les deux religions.

Bon nombre de musulmans, parmi les plus


ouverts et les plus sincéres, s’inquiétent au
spectacle de la crise religieuse et morale que
traverse le monde moderne en général, et qui
commence a sévir dans le monde islamique lui-
méme. Aussi, non contents de travailler a la
purification de leur propre religion, recherchent-
ils des alliances et des appuis auprés des autres
forces spirituelles, spécialement pres de celles qui
sont a l’ceuvre au sein de ce monde occidental,
d’ot. leur vient cette marée de scepticisme et
d’indifférentisme religieux qui les menace a leur
tour. A quoi il y a lieu d’ajouter la crainte confuse
des bouleversements sociaux que prépare un
communisme toujours aux aguets et qui, tout en
persécutant les musulmans dans les territoires

141
aa
see

LYEGLISE EN AFRIQUE NOIRE

déja soumis 4 sa domination, sait habilement se


poser ailleurs en champion de |’islam quand cela
sert sa politique mondiale.

Sans insister sur le fait que certains Etats


musulmans ont établi des relations diplomatiques
avec le Vatican et que, au sein des Organisations
Internationales, les délégués des pays d’islam se
trouvent habituellement d’accord avec les chré-
tiens quand il s’agit de démarches ayant une
répercussion d’ordre moral, on peut relever tout
un ensemble d’attitudes encourageantes : la
tendance de l’élite a la monogamie, la libération
et la promotion de la femme, la confiance de.
certaines familles envers les institutions catholi-
ques d’enseignement, la considération générale
dont jouissent les prétres et les religieuses, I’éta-
blissement de relations cordiales entre chrétiens |
et musulmans a l’occasion d’études, de travaux
scientifiques et méme d’occupations profession-|
nelles. Tout cela contribue a un rapprochement:
certain entre la société musulmane et l’idéal |
chrétien, et améne J’islam a concevoir l’Eglise:
catholique sous un jour nouveau. Car l’ignorance:
du christianisme yéritable est grande chez les)
musulmans, qui ne trouvent souvent devant eux:
que le laicisme et le rationalisme d’une Europe:
déchristianisée.

142
LA MISSION ET L'ISLAMISME

En face de ces dispositions, qui ne sont encore


que celles d’une élite, comme en face de I’attitude
plus réservée de la masse, que peut-on discerner,
du cété catholique, soit pour encourager les
bonnes volontés qui se dessinent, soit pour les
susciter quand c’est possible ?

Disons d’abord que, dans les régions non


encore islamisées mais ou la propagande musul-
mane se fait sentir, les missionnaires s’efforcent
naturellement de lui barrer la route. Ils savent,
en effet, que si l’islam prend pied quelque part,
méme d’une facon sommaire, la voie se ferme a
Pévangélisation. Au marabout et au karamoko,
ils opposent le catéchiste et l’instituteur, s’effor-
gant d’atteindre le plus de villages possibles, d’y
ouvrir des écoles et des chapelles, et de multiplier
leur présence par des fréquentes tournées. Cette
course de vitesse est d’ailleurs conforme a la
consigne répétée du Saint-Siége ; plutdt que de
s’attarder au perfectionnement des chrétientés
déja existantes, aller toujours de |’avant, toujours
plus loin, de fagon a occuper le terrain, a l’exem-
ple du Bon Pasteur qui n’hésite pas a laisser au
bercail les 99 brebis fidéles, pour courir aprés
celle qui s’est perdue. Combien cela est-il plus
vrai encore quand, comme cela arrive, il n’y a
guére qu’une brebis dans le bercail missionnaire

143
Na
7

L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

et que les 99 autres vagabondent dans les patura-


ges de l’erreur et sont exposées au loup ravisseur !

En pays déja islamisé, le missionnaire prati-


que d’abord — et parfois uniquement, — |’apos-
tolat de la présence. Et c’est déja beaucoup, car
la présence du prétre entraine celle du Christ
dans |’Eucharistie. Ce fut la tout l’essentiel de
Vapostolat du Pére de Foucauld et qui oserait
dire qu’il fut inutile ?...

La présence du missionnaire lui permet, de


plus, un apostolat indirect, ce qui ne veut pas
dire inefficace. Il y a, en premier lieu, le témoi-
gnage de sa vie, si différente de celle des autres
Européens et consacrée a la priére et aux bonnes
ceuvres. On le regarde vivre et cest déja une
prédication muette qui, un jour ou J’autre, finira
par porter ses fruits. Puis, il y a les contacts
personnels. Sans doute, il ne peut étre question
d’une présentation explicite du message chrétien,
encore moins de controverse : le musulman ne le
supporterait pas. Mais il y a d’autres sujets qui
peuvent constituer un terrain d’entente : questions
naturelles, problémes d’ordre moral ou culturel,
action sociale, idéal religieux commun, interpré-
tation religieuse des situations et des événements,

144
LA MISSION ET L’ISLAMISME

etc... La aussi, il est possible de trouver des


« pierres d’attente ».

C'est surtout dans le domaine de |’enseigne-


ment et dans celui de la bienfaisance que peut
‘sexercer l’apostolat du missionnaire. Les musul-
mans se rendent compte, de plus en plus, de
Pinsuffisance de l’enseignement coranique tradi-
tionnel et, en Afrique noire du moins, ils ne
parviennent pas a le renouveler pour |’adapter
aux circonstances actuelles. Bon gré mal gré, il
leur faut donc s’adresser a l’enseignement que
| distribuent les Blancs. Or celui-ci se présente a
/eux sous une double forme : l’enseignement
' officiel et l’enseignement des missions. Spontané-
| ment c’est a ce dernier qu’ils donnent la préféren-
ce, quand ils le peuvent, parce qu’on y parle de
Dieu et que la formation qu’on y donne est
dinspiration religieuse. Il n’est pas rare, en
| Afrique Occidentale, de trouver des écoles de
“missions ot la majorité des éléves sont musul-
'mans. Suivant les régions, le caractére chrétien
de l’enseignement qu’on y donne est plus ou
“moins mitigé, afin de ne pas blesser les suscepti-
bilités ni violenter les consciences, mais il est
' évident que, méme si ce systéme n’aboutit pas
_présentement a des conversions personnelles, il

145
of =

St
-

L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

est de nature a faire tombrer bien des barriéres


et des préjugés.

Il en est de méme des ceuvres de bienfaisan-


ce : visites des malades, maternités, dispensaires,
hépitaux, orphelinats, etc... Les musulmans y
recourent volontiers et y sont acceptés au méme
titre que les chrétiens. Ils ne manquent pas
d’apprécier le dévouement des religieuses mission”
naires, sachant bien quels sont les motifs surna- |
turels qui linspirent. C’est méme sur ce terrain
surtout que l’influence de la charité chrétienne
peut atteindre le milieu si fermé des femmes |
musulmanes.

Dans les centres, ot lévolution de lislam|


apparait davantage et ou l’emprise du milieu |
islamique n’a pas la méme homogénéité, l’action|
missionnaire procéde suivant des modalités diffé- .
rentes. Beaucoup de jeunes musulmans ont requ!
Venseignement a la francaise et exercent des)
professions qui les mettent en relations constantes;
avec des non-musulmans, blancs ou noirs ; aussii
les contacts sont-ils plus faciles sur le plan cultu- -
rel, professionnel, social, voire politique. Evolués ;
chrétiens et évolués musulmans se rencontrent en}
bon nombre de leurs aspirations et peuvent se:
donner la main en bon nombre de leurs démar- -

146
LA MISSION ET L’ISLAMISME

ches. Dans ces conditions, la Presse catholique


peut avoir une grande influence. Nous connaissons
tel centre de Guinée ot le journal catholique
« Afrique Nouvelle » compte une forte majorité
de lecteurs musulmans, qui y sont fort attachés.
Ainsi donc, Vapostolat chrétien en terre
d’islam n’est pas impossible. 1 reste qu’il est
délicat et difficile. Il risque de se compromettre
par son succés méme, a cause des raidissements
et des réactions que déclanche chaque conversion.
Il est donc nécessaire de laisser de c6té, pour tout
le temps que la Providence voudra, les méthodes
usuelles en pays paien, et particuliérement cette
hate des conversions nombreuees, cette soif des
résultats immédiats, qui n’auraient d’autres consé-
quence que de faire reculer encore plus la date
espérée de l’accés des musulmans a la foi pure et
a la vérité complete.

147
La Mission et le Communisme

Be sa lutte pour la domination mondia-


le, le marxisme ne pouvait laisser de coté |’Afri-
que, ce continent offrant, de par la situation
coloniale qui y régnait presque partout, des con-
ditions particuliérement favorables pour une
action révolutionnaire. De fait, depuis la fin de
la guerre, la propagande communiste s’est nota-
blement intensifiée & travers tout Je continent.
Les troubles qu’elle a suscités, au Kenya, en Ou-
ganda et au Cameroun par exemple, prouvent

149
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

qu’elle commence a porter ses fruits. Un évéque


missionnaire, témoin et victime de la révolution
communiste en Chine, disait récemment : « La
situation actuelle de l'Afrique présente bien des
points de ressemblance avec celle ot se trouvait
Ja Chine il y a une vingtaine d’années : je suis
convaincu que, a moins d’un miracle, l'Afrique
sera submergée par le communisme avant dix
ans ».

Ces propos sont-ils trop pessimistes ?...


Evidemment, il ne faudrait pas crier au commu-
nisme toutes les fois qu’une revendication ou un
mécontentement s’exprime en Afrique noire !
Mais il faut se dire aussi que les communistes
savent habilement dissimuler leur avance et tirer
parti d’autres mouvements, dont ils recueillent
les fruits en fin de compte. Nous n’entrerons pas
dans Je détail de cette action communiste en
Afrique. La presse y a fait maintes fois écho,
méme si l’opinion n’y a pas accordé toute l’atten-
tion qu’il eit fallu. Rappelons que, s’il n’y a pas
en Afrique francaise d’organisation politique
ouvertement étiquetée « communiste », il en est
dont les attaches avec ce Parti sont manifestes,
et il en est d’autres qui comptent parmi leurs
membres plus d’un ancien communiste dont la
conversion pourrait bien étre suspecte et le rallie-

150
LA MISSION ET LE COMMUNISME

ment seulement tactique. L’U.G.T.A. (filiale de


la C.G.T.) Vorganisation syndicale la plus nom-
breuse parmi les travailleurs africains, est
d’obédience marxiste et méme ceux de _ ses
membres qui se défendent d’étre communistes,
»Simpregnent de la mentalité du Parti et en
suivent inconsciemment les directives.

C'est surtout aux jeunes et aux évolués, c’est-


a-dire a ceux qui ont recu un certain degré d’ins-
truction et qui ont commencé a échapper a |’em-
prise du milieu traditionnel, que s’adresse la
propagande communiste. Les étudiants qui vien-
nent poursuivre leurs études a la métropole sont
« chambrés » dés leur arrivée, endoctrinés et
embrigadés de toutes maniéres, notamment dans
des associations syndicales ou régionales dont tous
Jes meneurs sont communistes. On les invite aux
Congrés de Ja Paix et aux Rassemblements de la
Jeunesse Démocratique. On organise pour eux des
stages « culturels » et des camps de vacances dans
les pays d’Europe Centrale, et on n’hésite pas a
y faire venir aussi, tous frais payés, des jeunes
d’outre-mer. IJ existe, en outre, dans plusieurs
villes de ces mémes pays, des établissements spé-
cialisés ot l’on enseigne aux Africains la théorie
et la technique de la révolution marxiste. II est
évident que, de retour chez eux, ces jeunes s’em-

ewe
asia
o

L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

pressent de mettre en pratique ce qu’on leur a


enseigné, d’autant plus que, en Afrique méme, les
associations de jeunesse sont déja lobjet d’un
noyautage systématique.

Habituellement, la propagande communiste


en Afrique noire orchestre simultanément deux
themes principaux, d’ailleurs connexes. Elle cher-
che d’abord a jeter le discrédit sur les puissances
« impérialistes » et a condamner toute leur ceuvre
sous |’étiquette honnie de « colonialisme ». Tout
ce qu’elles ont accompli de valable en faveur des
pays colonisés est passé sous silence, dénaturé,
contesté ; tandis que les abus qui ont pu se pro-
duire sont montés en épingle, généralisés, rappe-
lés avec insistance. C’est a cet aspect de la propa-
gande communiste que se rattache la campagne
de dénigrement lancée contre les missionnaires,
et qui a fait tant de dupes, méme dans certains
milieux catholiques métropolitains qu’on aurait
pu croire moins naifs ! De méme, dans le présent,
toutes les mesures que prennent les autorités
coloniales en faveur de la promotion progressive
des populations d’outre-mer et de leur accession

152
LA MISSION ET LE COMMUNISME

graduelle a l’autonomie, sont systématiquement


déformées et contrariées, dans le but de provo-
quer des déceptions et des mécontentements qu’on
exploitera sans vergogne, On n’hésitera méme pas
a susciter des soulévements hatifs et désordonnés :
s’ils réussissent par chance, tant mieux ! s’ils
échouent, on bénéficiera de Ja rancoeur que laisse-
ra la répression.

En méme temps, la propagande communiste


cherche a utiliser a son profit les aspirations
nationalistes qui se font jour chez les peuples
africains et qui, nous ]’avons vu, n’ont en soi rien
que de légitime. Tous les mouvements qui mili-
tent en faveur de l’autonomie sont assurés de
VYappui des communistes, parce que ceux-Cci esti-
ment que, dans les circonstances présentes, ces
mouvements, en contribuant 4 la lutte contre
Vimpérialisme capitaliste, font le jeu de la straté-
gie soviétique et vont dans le sens de la révolu-
tion mondiale. A ce point de vue, les Soviets
possédent sur les Occidentaux un double avan-
tage. D’abord, il n’y a jamais eu de passé commun
entre la Russie et |’Afrique, et par conséquent
celle-ci n’a rien a reprocher a celle-la. Comment
les Africains se rendraient-ils compte que l’?URSS
est actuellement la plus grande puissance colo-
niale du monde, et que 90 millions de Russes

153
Re
2G

L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

tiennent les leviers de commande d’un véritable


empire, au sens le plus colonialiste du terme, qui
groupe 250 millions d’individus sous son obédien-
ce directe, et plus de 800 millions dans son orbe
dinfluence ?

Puis, la société communiste, quoique criblée


dinégalités et de discriminations, ne donne pas
a l’Africain le sentiment qu'il est frustré de quel-
que chose, qu’il y a un palier auquel il ne peut
accéder. Pour lui, les Soviétiques ne sont pas,
comme le reste des Blancs, d’affreux racistes,
d’orgueilleux colonialistes, d’odieux exploiteurs.
C'est surtout chez les intellectuels africains que
les communistes entretiennent ce sentiment de
frustration, que favorise déja chez eux le com-
plexe de race et de couleur. Pour eux, la « situa-
tion coloniale » suffit a expliquer tous les maux
et dispense de leur chercher d’autres causes :
Jutter contre elle est l’unique devoir, et n’est
intéressant que ce qui y contribue. On concoit les
funestes effets d’une telle « mystification ».

Si le communisme est expert a exploiter les


aspirations politiques des Africains, il ne manque
pas, non plus, de prendre a son compte toutes
leurs autres revendications, et il faut avouer que
celles-ci ne sont pas toujours sans fondement.

154
LA MISSION ET LE COMMUNISME

Nous avons dit, par exemple, comment !’urbani-


sation et l’industrialisation de l’Afrique avaient
provoqué la formation d’une classe ouvriére
encore instable et malhabile 4 exprimer ses aspi-
rations, et surtout d’un vaste prolétariat de gens
» détribalisés, réduits a des conditions de vie misé-
rables et constituant une proie de choix pour les
propagandes les plus simplistes et les plus extré-
mistes. Les militants communistes savent tirer
parti de cette situation, en exploitant au maxi-
mum chaque grief, chaque manifestation de l’in-
justice ou de la misére, chaque « cas » pouvant
étre, méme au prix d’une interprétation menson-
geére ou tendancieuse, utilisé au bénéfice du Parti.
Cependant, étant donné que le prolétariat afri-
Cain est encore trop peu conscient et trop inor-
ganisé pour étre manceuvré facilement, il est a
remarquer que les dirigeants communistes ne font
pas porter leur principal effort sur l’exploitation
de la condition prolétarienne et |’embrigadement
de Ja classe ouvriére. Cette méthode, qui vaut
pour les pays fortement industrialisés, leur semble
trop lente et trop aléatoire quand il s’agit de
pays sous-développés. En Afrique noire comme
en Afrique musulmane, le premier objectif est de
prendre le pouvoir par n’importe quel moyen et
4 n’importe quel prix, comme cela a été fait en

ys)
L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

Chine ou au Kérala. Le reste suivra, par |’élimi-


nation des irréductibles et par l’endoctrinement
des masses naturellement plus malléables.

Enfin, le communisme profite de ce que la


conception technique de la vie, si éloignée soit-
elle de la conception traditionnelle, commence a
s'implanter en Afrique. Dans son radio-message
de Noél 1953, le Pape en dénongait les dangers :
aveuglement de l’esprit devant les réalités spiri-
tuelles, dépersonnalisation de l'homme, destruc-
tion de la famille, détérioration des relations
entre les personnes et entre les nations. Or, les
peuples les plus tardivement atteints par les pro-
gres de la technique sont plus exposés que d’au-
tres a ces périls. « Les Africains, lit-on dans Fides
Donum, qui parcourent en quelques décades les
étapes d’évolution que |’Occident a mis plusieurs
siécles a parcourir, sont plus facilement ébranlés
et séduits par l’enseignement scientifique et tech-
nique qui leur est dispensé, comme aussi par les
influences matérialistes qu’ils subissent ». Ainsi
le matérialisme pratique, introduit par une civi-
lisation qui ne se préoccupe que de J’exploitation
des richesses de la terre, prépare-t-elle la voie au
matérialisme athée et militant du marxisme.

156
LA MISSION ET LE COMMUNISME

*
**

Il est intéressant de constater qu’au début de


son action en terre africaine, le communisme
évite soigneusement de préciser sa position en
matiére de religion. Il sait que l’Africain est
profondément religieux, que I’athéisme et le
matérialisme lui répugnent, et que les forces spi-
_rituelles — qu’il s’agisse du paganisme, de J’isla-
-misme ou du christianisme, — occupent des
| positions encore trop solides pour qu’on puisse
les attaquer de front. Aussi a-t-il bien soin de
_dissimuler son étiquette marxiste sous celle du
nationalisme intégral ou de la justice sociale. Il
assure ne se préoccuper que de l’avenir temporel
et o’en vouloir aucunement a Ja religion en tant
que telle, laissant chaque individu libre de suivre
Jes impératifs de sa conscience en ce domaine. I]
pratique méme, le cas échéant, la politique de
« Ja main tendue » a |’égard des autorités et des
élites religieuses locales. En fait, on peut se
demander si les trois religions qui se partagent
actuellement J’allégeance des Africains sont de
taille a lui résister.
Le paganisme ? certainement pas ! A mesure
que la civilisation traditionnelle est battue en

157
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

bréche par la civilisation moderne, les cultes


locaux perdent du terrain. Expressions religieuses
de petits groupements tribaux ou familiaux, ils
sont incapables de s’'adapter aux nouveaux ensem-
bles économiques et politiques qui se constituent
sur le continent africain, d’autant plus que ces
ensembles doivent leur origine, le plus souvent,
a Varbitraire de la colonisation et ne correspon-
dent que trés imparfaitement aux réalités ethni-
ques ou géographiques. Non seulement ils ne sont
pas en mesure de résister a la « critique scienti-
fique » que leur appliquera la dialectique marxis-
te, mais ils s’effondreront d’eux-mémes devant
le nouvel ordre de choses, comme des survivances
d’un autre age, des comportements rétrogrades et
périmés. Ce qui n’empéche pas, en attendant,
d’utiliser l’emprise qu’ils gardent encore sur les
ames africaines, en les présentant comme des
valeurs religieuses nationales a remettre en hon-
neur et en recourant a leurs « techniques » pour
fanatiser les simples. Tout est bon, qui sert au
progres de la cause...

A premiére vue, il semblerait que la religion


musulmane puisse constituer une barriére infran-
chissable au communisme. En islam, en effet, tout
est centré sur Dieu et la religion : celle-ci inspire
et régit tous les domaines de |’existence ; la vie

158
LA MISSION ET LE COMMUNISME

dici-bas n’est rien a cOté de la vie future, et les


choses de la terre sont sans intérét en comparai-
son des réalités célestes. Et puis, la Vérité nous
a été révélée, au nom d’Allah, par Mahomet et
il n’y a rien a ajouter au Coran : toute doctrine
- nouvelle est donc suspecte. Commentla révolu-
tion pourrait-elle se justifier, puisque « tout est
écrit » et que l’homme ne peut rien changer a ce
qu’a fixé la volonté divine ? D’ailleurs, dans les
pays ou le communisme a pris le pouvoir il n’a
pas tardé a persécuter Vislamisme comme toutes
les autres religions, et c'est dans la logique méme
de ses principes.

Mais, si on y regarde de plus prés, si de


Vislam théorique on passe a J’islam pratique, on
constate qu’il en va tout différemment. En effet,
il existe entre islam et communisme bien des
affinités : le caractére totalitaire des deux systé-
mes, leur indifférence par rapport a la liberté
individuelle, la conception suivant laquelle tous
les maux peuvent étre éliminés par l’instauration
d’un ordre imposé de J’extérieur et la mise en
place d’une organisation efficace par elle-méme.
La théorie de la prédestination fataliste rejoint
facilement le déterminisme historique ; le carac-
tére communautaire de la société musulmane ne
différe pas tellement du collectivisme marxiste ;

159
LWEGLISE EN AFRIQUE NOIRE

Ja confusion du temporel et du spirituel en islam


peut se résoudre dans |’absorption de celui-ci par
celui-la comme le préconise le communisme ;
entre la théocratie musulmane et le totalitarisme
étatique de type soviétique, la différence réside
moins dans le contenu que dans |’énoncé.

De plus, les pays musulmans nourrissent a


l’égard de l’Occident une hostilité qui entre tout-
a-fait dans le jeu des Soviets. Pour eux, |’Occi-
dent, qui les a si longtemps asservis, c’est le
capitalisme, l’impérialisme, le colonialisme, pré-
cisément tout ce que le communisme ne cesse de
dénoncer et de combattre. On sait comment les
dirigeants de |’URSS ont su exploiter ces thémes
pour étendre leur influence au Proche-Orient et
en Afrique du Nord, d’ot elle ne peut manquer
de rayonner jusqu’en Afrique noire.

D’ailleurs, c’est un fait que l’islam contem-


porain se vide de plus en plus de sa substance
proprement religieuse qui, seule, pourrait le pré-
server de la tentation du marxisme. Le monde
musulman est en train de perdre la foi. C’est
surtout le cas chez les jeunes, les intellectuels, les
éléments des classes dirigeantes, ceux qui ont
fréquenté le monde occidental, ceux qui consti-
tuent en fait les élites. Pour combler ce vide

160
LA MISSION ET LE COMMUNISME

religieux, il leur faut quelque chose d’aussi tota-


litaire que islam, une idéologie moderne et
vivante qui les aide a sortir de l’archaisme et de
la 1éthargie ou leur religion a maintenu les pays
musulmans. On comprend qu’ils soient séduits
_ par le marxisme soviétique, dont les missionnaires
sont déja a pied-d’ceuvre.

Quant aux masses, lignorance, la misére,


Vexploitation par les classes privilégiées, le bou-
leversement de la vie familiale, lVincapacité a
s'adapter au monde moderne, tendent a les rédui-
re a des conditions vraiment prolétariennes, et la
propagande communiste n’aura aucune peine a
les enflammer, dés que leur sentiment religieux
et leur sens de la communauté islamique se seront
suffisamment affaiblis.

Pour Vinstant, la tactique des Soviets est de


gagner la confiance du monde islamique, en se
faisant les champions de leur « libération » et
les défenseurs de leurs intéréts. Cela est facile, car
« islam ne marque en général aucune méfiance
pour le communisme, dont il sous-estime les dan-
gers. Elevées dans la crainte de toute idéologie en
| provenance de |’Europe, les jeunes générations
| musulmanes ne voient dans l’idéologie soviétique
|qu’un systéme économique et social. Leur erreur

161
L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

en l’occurence parait étre de ne pas avoir compris


que le communisme, lui aussi, est une véritable
religion. A cet égard, le vocabulaire employé par
certains intellectuels musulmans d’Asie et d’Afri-
que, sous la pression sociale, ressemble d’une
maniére saisissante a celui des auto-critiques aux-
quels les intellectuels des pays communistes nous
ont habitués. Derriére le front de l’islam en mar-|
che, la propagande communiste emboite le pas,
prompte et habile comme toujours a exploiter la;
moindre faille » 17, Son objectif immédiat est donc;
de ruiner l’influence occidentale et d’aider les
mouvements nationalistes a conquérir leur éman-.
cipation, quitte a se substituer a eux quand ils:
auront retiré les marrons du feu. Telle est la
manoeuvre qui se déroule sous nos yeux a travers!
tout le monde islamique, depuis le Maroc jus4
qu’en Indonésie.

Pratiquement, il ne reste donc que le chris:


tiamisme qui puisse faire échec au communismei!

(17) Louis AxeL. « Le danger du panislamismm|


pour l’Afrique noire » dans Revue politique et parie¢|)
mentaire, janv. 1958. ;

162
LA MISSION ET LE COMMUNISME

en Afrique comme ailleurs. Celui-ci s’en rend


bien compte. Si, dans les débuts, il évite de s’en
prendre directement aux Missions, la logique des
ptincipes et le déroulement des faits le contrai-
‘gnent tot ou tard a lever le masque. Sa tactique
est de dissocier les chrétientés locales, dont on
assure respecter les convictions religieuses, d’avec
les missions, qui sont présentées comme les colla-
boratrices des puissances colonialistes, et d’avec
les missionnaires, qui ne sont que des Blancs
comme les autres, ne cherchant que leurs intéréts
aux dépens de ceux des Africains. Comme, dans
ces pays, la grande majorité du clergé est encore
d’origine européenne, on cherche ainsi a semer
la méfiance entre les chrétiens et leurs prétres,
afin de les séparer de lEglise. Aprés quoi, il sera
. facile de les détacher de la religion elle-méme.
Ainsi, auprés des chrétiens comme auprés des
musulmans, c’est sous le couvert des revendica-
tions anti-impérialistes et des aspirations natio-
nalistes que les communistes cherchent a saper
les valeurs religieuses, pour faire passer l’idéolo-
gie marxiste et s’emparer du pouvoir.

Pour dissiper cette équivoque, les Chefs de


Missions sont intervenus a plusieurs reprises. Ils
ont dévoilé a leurs fidéles la vraie nature du
communisme : son athéisme et son hostilité a

163
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

toute religion — au catholicisme en particu-


lier — son matérialisme, l’étouffement qu'il im-
pose a Ja pensée et a la conscience, le faux
messianisme et la fausse mystique de la libération
de l'homme et des peuples, dont il se fait le pro-
phéte, mais qui n’aboutissent, en fait, qu’a
Yoppression et a l’esclavage.

Bien que ses manifestations ouvertes n’aient


encore été que sporadiques, le communisme
constitue, pour les chrétientés africaines, une
menace d’une extréme gravité. Il ne dispose
encore que de foyers latents, mais il peut se
répandre avec la soudaineté et la rapidité d’un
« feu de brousse ». Il ne faudrait pas que les
missionnaires se laissent absorber par leurs taches
immédiates, au point de perdre de vue un péril
qui peut ruiner leur ceuvre en un instant. Non
seulement ils doivent reviser leur attitude afin:
d’éviter tout ce qui pourrait servir de prétexte a:
leur mise en accusation, et leurs méthodes pour
les adapter aux besoins de |’heure, mais il leur:
faut dés maintenant barrer la route a la propa:
gande marxiste, en utilisant tous les moyens
d'information dont ils disposent. L’essentiel est
de ne pas perdre la confiance des Africainss
d’accueillir avec sympathie leurs aspirations, dd
les comprendre et de savoir les guider tout ef;

164
LA MISSION ET LE COMMUNISME

leur laissant les initiatives et les responsabilités


nécessaires. C’est pourquoi l’ceuvre des ceuvres, a
Vheure actuelle, est de donner aux chrétiens, et
plus spécialement a lélite, une formation spiri-
tuelle, apostolique, sociale et technique profonde.
’Préparons-les dés maintenant aux luttes de l’ave-
nir, y compris l’éventualité ot, comme cela s’est
produit ailleurs, leur Eglise pourrait étre privée
de ses pasteurs et coupée du centre de la catho-
licité.

165
rae:

CONCLUSION

De la Mission 4a I'Eglise
3
&

ap
aw

Waa
Ibn gravité et lurgence des problémes que
nous venons d’exposer — et ce ne sont pas les
seuls — n’échappera a personne. L’Eglise en est
pleinement consciente : il suffit de parcourir les
documents émanant du Saint-Siége et de l’Epis-
copat africain pour s’en rendre compte. Nous
avons vu, en commencant, les moyens dont elle
dispose pour une solution efficace, bien que celle-
ci soit malheureusement limitée par la pénurie
de ressources et de personnel. Encore faut-il que
la mise en ceuvre de ces moyens réponde aux
nécessités de la situation présente. L’adaptation
a toujours été le grand devoir des missionnaires,
et c’est une entreprise qui est toujours a recom-
mencer. L’Afrique subit, de nos jours, une évo-
lution extrémement rapide : il est indispensable
que l’évangélisation aille du méme pas.

169
Sh

L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

En bon nombre de régions — et ce nombre


s’étend de jour en jour — les Africains ont cessé
d’étre des enfants ou des adolescents qui s’en
remettent de tout 4 leur pére, et le « paternalis-
me », méme le paternalisme spirituel le mieux
intentionné, leur devient de plus en plus insuppor-
table. Ils arrivent 4 l’A4ge adulte et réclament bien
haut leur émancipation. Il serait naif de s’en
étonner et vain de s’y opposer. Un pére doit
comprendre que son fils devait nécessairement
grandir et s’établir a son compte. IJ faudra passer
la main, partager les responsabilités, faire des
concessions, méme si on n’approuve pas tout et
si l’on se sent plein d’appréhensions.

Il y a ainsi, chez les Africains, une tendance


de plus en plus marquée a |’émancipation intel-
lectuelle. Ils ne se contentent plus d’écouter ; ils
parlent a leur tour, ils écrivent, ils jugent, ils
discutent, ils réclament, ils exigent. Cette tendan-
ce, les missionnaires ne sauraient la condamner a
priori, méme si elle ne va pas sans quelque
outrance, car elle est dans le sens de cette affirma-
tion de la personnalité que fait naitre le chris-
tianisme en tout homme qu’il libére. Ce sont eux,
plus que personne, qui ont ouvert les yeux, éveillé
les esprits, inculqué les principes d’ow jaillissent
des idées qui éclatent comme des bombes : il

170
DE LA MISSION A L’EGLISE

arrive méme qu’ils en recoivent quelques éclats !


Il ne sert a rien de s’indigner, de crier 4 |’ingra-
titude ou d’invoquer |’appui du bras séculier. Ce
qu'il faut, c’est préter une oreille calme et patien-
te aux aspirations des Africains et, sans encoura-
' ger en eux la critique négative et stérile, leur
donner une formation sérieuse et constructive,
qui leur permette de juger avec clairvoyance
leurs propres problémes et d’y apporter eux-
mémes la solution.

Il y a aussi l’émancipation sociale, qui se


manifeste dans bien des domaines, mais qui se
cristallise autour de certains points névralgiques,
comme les problémes du travail et des salaires, de
V’alimentation et du logement, du mariage et de
l’aide a la famille, de la discrimination raciale et
de la question de couleur, etc... A ces problémes,
les Africains ne veulent plus que |’on impose des
solutions toutes faites, sous prétexte « de faire
leur bien malgré eux ». Ils souhaitent qu’on les
éclaire et qu’on les aide, mais ils tiennent a ce
qu’on leur demande leur avis et qu’on les laisse
prendre leurs responsabilités. Emancipation par-
faitement légitime et parfois d’une extréme
urgence, Il est évident que |’Eglise ne saurait s’en
désintéresser, sans voir se détacher d’elle les mas-
ses africaines, mais qu’elle doit faire bénéficier

171
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

celles-ci de son expérience séculaire. Car il


importe que cette évolution, dans l’intérét des
Africains eux-mémes, se fasse avec ordre et
sagesse.

Il y a encore |’émancipation politique. De


plus en plus, les Africains demandent a prendre
part au gouvernement de leurs pays en attendant
de l’assurer intégralement eux-mémes. Rien de
plus normal et de plus légitime, nous |’avons vu.
Il -importe donc que |’Eglise apparaisse moins que
jamais comme une importation étrangére, mais
qu'elle s’intégre a la vie de la jeune nation, afin
d’y insufler les principes chrétiens. Bien qu’uni-
verselle et supranationale par nature, l’Eglise
catholique, en fait, se ramifie en Eglises nationales
ayant chacune son originalité sans que cela nuise
en rien a lunité fondamentale.

Et cela nous conduit a |’émancipation reli-


gieuse elle-méme. Les missionnaires doivent
envisager le jour ou il leur faudra passer a des
Africains les leviers de commande et ot ils
devront abandonner le rdle de chefs pour celui
d’auxiliaires. Sans doute, dans Ja plupart des
missions d’Afrique, “cette « passation des pou-
voirs » n’est pas pour demain ! Mais il en est
déja ot le catholicisme est suffisamment implanté,

172
7

DE LA MISSION A L’EGLISE

développé, organisé, pour que les chrétientés y


fassent figure de « paroisses » plutét que de
« missions ». Si le missionnaire arrive a se rendre
inutile, ce n’est nullement le signe d’un échec,
mais au contraire la marque du succés, puisque le
but des Missions n’est autre que d’implanter
VEglise dans des pays nouveaux et d’aider a sa
croissance jusqu’a ce qu’elle puisse se suffire a
elleeméme. Au fond pour le missionnaire
d’aujourd’hui, la tache principale c’est de se
préparer des collaborateurs et des successeurs afri-
cains, en formant un clergé et une élite catholi-
que autochtones.
Re
We

La nécessité d’un clergé indigéne en pays de


mission est évidente. Non seulement parce que le
nombre des missionnaires est insuffisant et n’aug-
mente pas en proportion des besoins ; — ou parce
qu’il est anormal que, dans un pays, l’évangélisa-
tion ne soit effectuée que par des étrangers et
donne ainsi l’impression d’une sorte de colonisa-
tion spirituelle ; — ou parce que les autochtones
sont mieux qualifiés que personne pour adapter
le christianisme a la mentalité et aux besoins de
leurs compatriotes et lintégrer ainsi de facon

173
L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

stable dans la vie et la civilisation nationales ; —


mais surtout parce que cela découle de la nature
méme de l’Eglise. « Celle-ci, instituée par Jésus-
Christ comme moyen ordinaire et perpétuel de
salut pour les hommes de toutes langues et de
toutes races, doit étre établie solidement et
définitivement en chaque pays, appelé a recevoir
d’Elle les richesses divines et a Lui apporter ses
ressources humaines. .. L’Eglise ne sera catholique
en fait, que le jour ot chaque nation aura son
Eglise propre, avec un clergé sorti de son sein et
se suffisant a lui-méme. Elle ne sera pleinement
catholique que le jour ou toutes les nations
lauront enrichie de leur apport original, aprés
avoir pensé et vécu, dans leur style propre, le
message chrétien » 18,

Bien entendu, il ne saurait s’agir d’une sorte


de clergé subalterne, confiné en des besognes
auxiliaires. Le pape Benoit XV écrivait déja, dans
son encyclique Maximum Illud, « De toute néces-
sité, le clergé indigéne doit étre convenablement
formé et éduqué, si l’on veut qu’il produise les
fruits qu’on en espére. Jamais on ne pourra se

(18) R. P. DestomsEs. « Le clergé indigéne : néces-


sité, formation, résultats » dans Cahiers Charles de
Foucauld, vol. 42, p. 139.

174
DE LA MISSION A L'EGLISE

borner a un rudiment élémentaire qui serait


suffisant pour lui permettre d’accéder aux saints
ordres. Sa formation sera intégrale et compleéte-
ment achevée dans toutes ses parties, telle que la
_ recoit communément le clergé des pays de haute
culture. Elle ne visera pas a fournir aux mission-
maires étrangers des aides juste bons pour les
besognes les plus humbles. Le prétre indigéne
doit étre rendu capable de gouverner lui-méme
ses compatriotes, si Dieu l’appelle un jour a leur
téte. » A une époque ou les Africains admettent
de moins en moins que les Européens intervien-
nent dans leurs affaires pour leur dicter leur facon
de parler et d’agir, et ou ce qui émane des
missionnaires est accepté avec de plus en plus de
suspicion par les chrétiens eux-mémes, le role du
clergé indigéne prend une importance particulié-
re. « IJ est donc nécessaire que les prétres africains
recoivent une formation sacerdotale et une culture
humaine qui les élévent a la hauteur de leur
tache, de sorte que leur compétence et leur auto-
rité puissent étre reconnues de tous. »

*
oe

L’action du clergé indigéne doit étre renfor-


cée par celle d’un laicat catholique africain. I ne

|
Wi
eS

L'EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

s'agit pas la seulement des fidéles qui coopérent


a l’apostolat du missionnaire, comme les catéchis-
tes, les instituteurs, les membres des associations
pieuses ou des ceuvres diverses. Non que ces
auxiliaires ne remplissent une tache indispen-'
sable ! « Devant la masse non-chrétienne qui le
sollicite, comment le missionnaire ne sentirait-il
pas, jusqu’a l’angoisse, l’urgence d’insuffler a la
minorité chrétienne un esprit apostolique extré-
mement dynamique ? II sait qu’il ne doit pas
faire seulement des convertis, mais des convertis-
seurs, et il appuiera de tout son pouvoir toute
initiative venant épauler et amplifier son propre
effort sur le terrain de l’apostolat directement
spirituel » 19,

Il s’agit principalement de laics chrétiens


ayant recu une formation doctrinale et spirituelle
plus poussée, qui les rende aptes 4 rayonner leur
foi dans tous les engagements temporels qui
peuvent s’offrir a eux. En Afrique aujourd’hui,
« un monde nouveau est en train de s’élaborer,
dans lequel les chrétiens, qu’ils le veuillent ou
non, se trouvent pris et qui risque de leur étre
totalement étranger s’ils ne s’engagent pas eux-

(19) J. Brus. Eglise vivante, 1954, n° 4, p. 400.

176
DE LA MISSION A LEGLISE

_mémes dans son élaboration. Se limiter a |’aspect


_ purement spirituel de l’apostolat, ce serait oublier
que la vie de la grace est vécue dans un monde
d’hommes, et que le chrétien lui-méme est un
homme en mission sur cette terre pour « instaurer
toutes choses dans Je Christ ». C’est tout son réle
d’homme-chrétien que le laic apostolique doit
remplir et, s'il met au premier plan les valeurs
surnaturelles, il ne peut négliger tout ce qui,
dans l’ordre humain, doit libérer >homme de ses
' servitudes et l’orienter vers Dieu » 29.

Les laics ont donc a jouer leur réle propre :


témoigner que le christianisme peut informer
toutes les modalités de la vie humaine, promou-
voir des solutions chrétiennes aux problémes
\
temporels et travailler a la transformation des
institutions dans un esprit chrétien. C’est le rdle
de l’Action Catholique, au sens strict comme au
sens large.

Il importe donc que les chrétiens d’Afrique


soient de plus en plus animés d’une spiritualité
authentique, qui ne réduise pas le christianisme
aux seuls actes du culte, mais qui soit faite du

(20) J. Bruts. Op. cit. p. 401.

177
Ra
Arc

L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

souci de « mettre tout |’évangile dans toute la


vie ». La diffusion d’une telle spiritualité dans
lVesprit des élites chrétiennes réclame une certaine
orientation de la catéchése, de la prédication et
de la pastorale missionnaire, restées peut-étre
trop exclusivement soucieuses jusqu’ici de déve-
lopper chez les baptisés la préoccupation du salut
individuel. Elle postule aussi que les élites afri-
caines consentent a la formation qui leur est
ainsi donnée, sous la direction du Saint-Siége et |
de la Hiérarchie, et qu’elles ne se laissent pas
distraire par les idéologies ou des activités
apparemment plus réalistes peut-étre, mais en
fait illusoires et néfastes.

Cet effort de rectitude spirituelle doit se.


doubler d’un effort de compétence. « Il faut que |
les élites africaines chrétiennes sachent prendre:
leurs initiatives, non seulement avec le souci de:
sauvegarder les valeurs spirituelles en toute:
conjoncture, mais encore avec une connaissance :
exacte et avertie des données techniques de:
Situation et des moyens concrets a mettre en!
ceuvre pour résoudre les difficultés » 21,
*

|
|
(21) R.P. DE Sornas. Revue de l’Action Populaire, |
n° 109, p. 678-679.

178
DE LA MISSION A L’EGLISE

cia
Wee

Cest au clergé et au laicat catholique afri-


cains que reviendrait en particulier, chacun dans
sa sphére et sous le contrdéle de l’autorité ecclé-
Siastique, la tache d’adapter l’évangélisation —
mais non pas l’Evangile ! — aux aspirations et
aux besoins de leurs compatriotes. Importé par
des missionnaires européens, le message chrétien,
sémitique d’origine, gréco-latin de formulation,
romain d’organisation, s’est présente sous un
revétement étranger, qui ne lui est pas essentiel,
mais qui ne le rendait pas immédiatement acces-
sible aux esprits africains ni ajustable aux struc-
tures africaines. C’est ainsi, par exemple, qu'il a
semblé mettre l’accent sur la conversion indivi-
duelle et sur la distinction, trop fréquente en
Occident, entre la religion et les autres domaines
de l’existence, alors que les populations noires
sont animées d’un sentiment communautaire trés
vif et que l’esprit religieux imprégne tout leur
comportement. Il serait donc naturel de tenter
une sorte de décantation du message missionnaire
classique, pour en écarter tout ce qui est propre-
ment européen, en ne conservant que ce qui
constitue l’essence méme et Joriginalité du

179
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

christianisme, et en le revétant ensuite d’un


vétement africain.

Certes, cette africanisation de Jlinstitution


chrétienne est possible, pourvu que soit sauve-
gardée la fidélité au dépét révélé, a la tradition,
a la pureté de la doctrine, 4 l’autorité et a lunité
de l’Eglise. La transcendance de la vérité et de la
vie divines n’est nullement en contradiction avec ~
son « incarnation » dans un milieu humain
donné. Mais, sauf s'il s’agit d’adaptations de
détail, qui peuvent répondre a certaines conve-
nances pastorales et qui ne vont pas bien loin,
comme par exemple dans le domaine de la
catéchése, du culte extérieur ou de l’art religieux,
cette africanisation est-elle indispensable ? Est-
elle méme opportune ? On peut se le demander. . .

Cest que l’Afrique d’aujourd’hui, en méme


temps qu’elle prend conscience de ses valeurs
traditionnelles, s’occidentalise de plus en plus.
Ceux de ses fils qui revendiquent le plus haut en
faveur de la « négritude » ou de I’ « africanité »
sont précisément ceux-la mémes qui ont assimilé
Je mieux la civilisation européenne — ou qui ont
été le mieux assimilés par elle, — et qui, ce
faisant, se sont coupés le plus de leur civilisation
ancestrale. Le récent Congrés international des

180
DE LA MISSION A L’EGLISE

Ecrivains et Artistes Noirs a montré avec éviden-


ce, aussi bien par les thémes abordés que par la
facon dont ils ont été exprimés, que les partici-
pants n’avaient plus guére d’africain que la
couleur de leur peau ! Quant aux masses indigé-
nes, elles ne paraissent nullement attachées 4 un
ordre de choses qu’elles estiment inférieur et dont
elles n’aspirent qu’a s’évader pour rejoindre les
Blancs sur leur propre palier. Ainsi, le drame de
la civilisation africaine, 4 l’heure actuelle, c’est
que, d’une part, les élites qui l’apprécient et la
pronent en ont perdu le secret, et que, d’autre
part, les masses qui en vivent encore ne songent
qu’a s’en débarrasser.

De plus, c’est un fait incontestable que, par-


tout dans le monde actuel, les anciennes civilisa-
tion particuliéres sont menacées, sinon moribon-
des, (qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore !)
et que, malgré les efforts touchants que |’on peut
faire pour les revivifier, on ne réussira guére qu’a
en prolonger l’agonie. Elles finiront toutes, a plus
ou moins bréve échéance, par étre submergées par
cette forme scientifique et technique de civilisa-
tion moderne, que !’on peut d’ores et déja quali-
fier de « mondiale », et qui est faite, pour une
bonne part, de valeurs occidentales et chrétiennes
« devenues folles ». Soit sous sa forme capitaliste,

181
WEGLISE EN AFRIQUE NOIRE

soit sous sa forme marxiste, elle recouvre, nivelle


et uniformise dés maintenant la grande majorité
de V’humanité, et elle commence a envahir |’Afri-
que. Lors du récent Rassemblement Mondial de
la J.O.C. a Rome, le jeune jociste de Douala ou
de Léopoldville s’est senti bien plus proche de
ses camarades de Paris ou Bruxelles que de ses
ancétres de la forét équatoriale. Il en était d’ail-
leurs exactement de méme du jeune communiste
africain qui, vers le méme temps, participait au
Festival de la Jeunesse 4 Moscou !

Dans ces conditions, on peut se demander si


adapter le christianisme a des valeurs africaines
qui ne seront bientét plus que des objets de
musée, nme serait pas commettre l’erreur de
« verser du vin nouveau dans de vieilles outres »
(Math. IX, 17), et s'il ne vaudrait pas mieux se
tourner résolument vers l’avenir et envisager un
apostolat vraiment « catholique », dépassant les
contingences de tous les temps et de tous les pays.

Car pourquoi cette civilisation mondiale ne


pourrait-elle pas étre « baptisée » ? Pourquoi
VEglise appréhenderait-elle une civilisation de
la science et de la*technique, alors que c’est: le
christianisme qui a engendré le climat social ot
cette civilisation a trouvé son milieu d’éclosion et

182
DE LA MISSION A L’EGLISE

pris son essor ? Pourquoi ne réussirait-elle pas a


rendre ce monde nouveau conforme aux exigen-
ces de l’Evangile ? « L’Eglise tient de la révéla-
tion toutes les lumiéres nécessaires a l’accomplis-
sement de cette ceuvre magnifique, si elle ne
s’attarde pas a des détails temporaires, mais sait,
au contraire, saisir |’évolution d’ensemble et ses
conséquences futures. L’enjeu est d’importance :
communauté ou communisme, spiritualisme cons-
cient de la vraie nature de homme ou paganisme
matérialiste. L’Eglise n’a pas a redouter cette
civilisation technique nouvelle, mais il lui appar-
tient de la diviniser ; elle doit résolument s’adap-
ter au monde moderne, tout en le transcendant
par sa mission éternelle » 22,

(22) René Perrin, dans « L’Eglise et la Civilisa-


tion », Semaine des Intellectuels catholiques, 1955, p.
202. « Ce qu’il s’agit de promouvoir par cette univer-
salité de la culture, c’est moins, si utile soit-elle, la
mise en commun des spécialités propres 4 chaque pays
ou a chaque peuple, que la coopération de leurs apti-
tudes diverses. Les tempéraments, les caractéres, les
traditions, les climats aussi, infusent pour ainsi dire
et cultivent ces aptitudes qui, appliquées en cordiale
collaboration A un méme objet, se complétent les
unes les autres et conduisent 4 une plus parfaite réa-
lisation. C’est ainsi que les peuples, loin de se faire
concurrence et de s’opposer entre eux prendront gofit
A se compiéter mutuellement, chacun apportant ses

183
L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

Il faut bien reconnaitre que, dans la plupart


des pays dont elle a déja fait la conquéte, la
civilisation moderne ne s’est guére inspirée de
Vesprit chrétien, qu’elle s’y montre généralement
indifférente, sinon hostile. Heureusement, le
continent africain commence a peine a subir son
emprise, et peut-étre n’est-i] pas trop tard pour
qu’au contact d’un christianisme jeune et que
n’encombre aucune routine, elle s’y éclose et sy
épanouisse sous une forme authentiquement chré-
tienne. Mais il n’y a pas de temps a perdre...

wk

En conclusion, les solutions que réclament les


problémes apostoliques dans |’Afrique d’aujour-
d’hui ne pourront étre valables que si l’Eglise y
iy
devient une Eglise africaine, avec ses évéques, ses
prétres et ses laics autochtones. Car il n’y aura,

dons et. chacun bénéficiant des dons de tous les


autres... Mais vous avez compris que cette unité ne
tendra vers sa perfection que dans la mesure ot elle
se cherchera en Dieu, dans la charité éclairée de la
science, selon la vérité unique de l’Evangile, sous la
conduite de l’Eglise une et sainte. Que cet effort, plus
fécond que bruyant, .soit votre part Aa lceuvre tant
désirée de Vunion sincérement cordiale de V’huma-
nité ». (Discours de S.S. Pie XII au Congrés pour
Punité et Vuniversalité de la culture. 1951).

184
DE LA MISSION A L’EGLISE

en Afrique, de christianisme qu’africain. Toute


Paction de la Mission tend vers ce but. Est-ce a
dire que ce but est prés d’étre atteint ? que l’ére
missionnaire est terminée et que la jeune Eglise
d’Afrique est d’ores et déja en mesure d’assumer,
par ses propres moyens, ses responsabilités ? I
faut bien reconnaitre que non, et que, dans la
grande majorité des territoires, ce passage de la
situation de Mission a |’état d’Eglise n’est encore,
malgré l’instauration de la Hiérarchie et la nomi-
nation de plusieurs évéques noirs, qu’un idéal
plutot qu’une réalité.

Il est, en effet, bien des régions ou l’évangé-


lisation est a peine commencée, et d’autres ou
elle n’est que fort peu développée. Pour ne parler
que de J’Afrique francaise, on y compte encore
plus de 16 millions de paiens, et leur nombre,
par le seul fait de la natalité, augmente plus rapi-
dement que celui des convertis. De plus, le nom-
bre des fidéles eux-mémes, aussi bien par suite de
la fécondité des familles chrétiennes que par
l’accroissement du chiffre des conversions, est
également en constante progression. De sorte que
le champ d’apostolat des missions, bien loin de se
restreindre, devient chaque jour plus vaste. II est
bien évident que le clergé indigéne, numérique-
ment si faible, et le laicat africain, qui est encore

185
~y

L’EGLISE EN AFRIQUE NOIRE

a ses débuts, se trouvent dans l’incapacité de faire


face a une telle situation, et que la présence de
missionnaires étrangers est plus nécessaire que
jamais.

De cette nécessité, les chrétiens africains se


rendent compte mieux que personne, et les évé-
ques autochtones n’ont jamais manqué, en pre-
nant possession de leur siége, d’insister pour que
les missionnaires européens demeurent en leur
diocése et y poursuivent l’ceuvre qu’ils y avaient
commencée, non seulement pour l’évangélisation’
des paiens, mais aussi pour l’entretien des chré-
tientés elles-mémes. Ils ne font ainsi que suivre
les directives de S.S. Pie XII qui, dans son ency-
clique Evangelit Praecones, demandait aux mis-
sionnaires de ne pas se retirer de leur champ
d’apostolat quand le Saint-Siége le confiait a un
évéque du pays, mais de lui continuer leur
concours, « et c'est ainsi que se réalisera heureu-
sement ce que le divin Maitre a déclaré, au puits
de Sichar, « le moissonneur recoit son salaire et
recueille des fruits pour la vie éternelle, si bien
que le semeur se réjouit en méme temps que le
moissonneur ». (Jn. IV, 36)

Ce serait donc une erreur de croire que


l’Afrique noire n’est plus « pays de mission » et

186
DE LA MISSION A L’EGLISE

n’a plus besoin de missionnaires européens. Au


contraire, ce besoin est plus grand et plus urgent
que jamais, car ce continent traverse actuellement
une phase de son évolution qui orientera peut-
étre d’une facon décisive et définitive son avenir
spirituel. Fidei Donum soulignait bien « cette
précipitation générale des événements... Au mo-
ment ou se cherchent les structures nouvelles et
ou certains peuples risquent de s’abandonner aux
prestiges les plus fallacieux de ‘la civilisation tech-
nique, l’Eglise a le devoir de leur offrir, dans
toute la mesure du possible, Jes substantielles
richesses de sa doctrine et de sa vie, animatrices
d’un ordre social chrétien. Toute hésitation, tout
retard seraient lourds de conséquences... »

C’est pour cela que le Souverain Pontife a


fait appel au concours de toute l’Eglise, pour en
obtenir, non seulement un effort spécial de priére
et de charité, mais aussi les apOtres, prétres et
laics, dont l’Eglise a besoin pour annoncer |’Evan-
gile aux peuples de l'Afrique. L’Occident en géné-
ral, et la France en particulier, ont encore a jouer
un rdle missionnaire important. Peut-étre trou-
verons-nous, dans ]’accomplissement de ce rdle, le
secret de la renaissance spirituelle aprés laquelle
soupirent, plus ou moins consciemment, nos pays
de vieille chrétienté. « Une communauté chré-

187
Nihil obstat :
Paris, le 17 mars 1958,
F. LEFEuvVRE, C.S.Sp.
cens. dep.

Imprimi potest :
Paris, le 17 mars 1958
L. Rozo, C.S.Sp.
Supérieur provincial.

Imprimatur :
Paris, le 18 mars 1958
+ J. LE CORDIER
Ey. Aux. de Paris
vic. gén.
Achevé d’imprimer
le 15 avril 1958
sur les presses de la

Sté des Imprimeries


Maury 4a Millau
—— (Aveyron)
DOUCTAUA, VOUoseyt.
| 3500
Bo8 Le
eg lise sen
lige doe: Afrique noire
GTU

BV Bouchaud, Joseph,
3500
B68 L' Eglise en
1958 Afrique noire
GTU

G.
Graduate Theological Union
2400 Ridge Road
Berkeley, CA

GTU Library

be
BV3500 .B68 1958 G
Bouch - Afrigue noi

00153 8002

Vous aimerez peut-être aussi