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Du même auteur, à la même librairie :

Anthropologie de la mort.

Mort et pouvoir (PBP 343).

Civilisation et divagations (PBP 354).


LA MORT
AFRICAINE
Bibliothèque Scientifique

LOUIS-VINCENT THOMAS
Professeur à l'Université de Paris V,
membre fondateur de la Société de Thanatologie

L A M O R T

A F R I C A I N E

IDÉOLOGIE FUNÉRAIRE EN AFRIQUE NOIRE

PAYOT, PARIS
106, BOULEVARD SAINT-GERMAIN

1982
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.
Copyright © Payot, Paris 1982.
INTRODUCTION

« La plupart de ceux qui sont sauvages font plus d'atten-


tion que nous à ces derniers instants ; ils regardent comme le
premier devoir ce qui n'est chez nous qu'une cérémonie, ils
respectent leurs morts, ils les vêtissent, ils leur parlent, ils
récitent leurs exploits, louent leurs vertus, et nous qui nous
piquons d'être sensibles, nous ne sommes pas même
humains, nous fuyons, nous les abandonnons, nous ne
voulons pas les voir, nous n'avons ni le courage ni la volonté
d'en parler, nous évitons même de nous trouver dans les
lieux qui peuvent nous en rappeler l'idée; nous sommes
donc trop indifférents ou trop faibles. »
BUFFON, De la vieillesse et de la mort,
in : Histoire Naturelle (parue en 1749).

Écrire tranquillement un livre sur le thème de la mort dans la


culture africaine traditionnelle est, pour un Occidental, une entre-
prise qui peut paraître dérisoire et suspecte. Cela ressemble en effet à
une double fuite. N'est-ce pas d'abord une manière d'esquiver son
propre problème pour nourrir une certaine nostalgie de la mort
« chaude », rançon du constat d'échec de notre société qui ne sait
plus apprivoiser la mort ? Nous essaierons — mais y parviendrons-
nous ? — de maîtriser ce sentiment et de garder assez de lucidité pour
ne pas idéaliser des comportements dont le sens et l'efficacité sont
d'ailleurs difficilement transposables dans le contexte d'une autre
civilisation. Le second aspect de la fuite tient à l'aspect strictement
culturel dans lequel nous cantonnons notre sujet : les croyances et les
rites afférents à la mort. Or, dans une problématique de la mort en
Afrique, la question cruciale n'est-elle pas plutôt la réalité tragique du
mourir à laquelle se trouvent confrontées quotidiennement des
populations défavorisées par le milieu physique et la conjoncture
politique mondiale ? Moins pour nous innocenter que pour situer le
vécu de la mort dans les ethnies africaines, nous mettrons tout de
suite le doigt sur ce drame en rappelant quelques faits; nous
passerons ensuite à la justification de nos choix anthropologiques.

La réalité de la mort et le discours culturel

Laissons de côté les morts lente ou symbolique perpétrées par le


pillage colonial qui a saigné à blanc certaines populations ou par
l'authentique génocide culturel qui en a tué d'autres dans leurs
langues et leurs dieux, détruits ou confisqués. Pour ne parler que de
la mort physique dans le sens le plus strict du terme, l'Afrique a
connu et connaît en ce domaine une expérience particulièrement
douloureuse. Hier, odieusement ponctionnée par la traite — traite
atlantique qui aurait touché 100 à 200 millions d'individus, traite
arabe aussi, plus insidieuse et moins connue —, l'Afrique a encore
aujourd'hui l'espérance de vie la plus faible du monde (17 pour 1000
alors que le taux mondial est 11) ; ce taux atteint 25 pour l'Éthiopie,
24 pour le Mali, 23 pour la Gambie, la Guinée Bissau, l'Angola, 22
pour la Haute-Volta, la Mauritanie, le Niger, le Sénégal, le Gabon, 21
pour la Guinée et le Tchad... Quant à la mortalité infantile (taux
mondial : 95 pour 1000 naissances), elle atteint une moyenne de 143
pour 1000, dont 208 pour la Guinée Bissau, 203 pour le Cameroun,
200 pour le Niger, 190 pour le Mali et la R.C.A. Le revenu annuel
par tête d'habitant, 20 fois moins élevé qu'aux États-Unis, est le plus
faible du monde. De telles disproportions dans les chiffres, même si
les statistiques demandent à être nuancées, attestent les conditions
matérielles déplorables auxquelles les Africains doivent faire face.
Une longue exploitation coloniale favorisant indûment les cultures
industrielles au détriment des cultures vivrières, la destruction des
forêts et la latérisation des sols qui accélèrent la migration vers les
villes, l'absence totale de politique concertée entre micro-états et à
long terme, l'accaparement des « dons » internationaux par une
bourgeoisie d'affaires, etc., tout cela ajouté à la sécheresse qui sévit
depuis plusieurs années peut expliquer en grande partie l'état de
misère et de sous-nutrition. C'est ainsi que des milliers d'enfants des
régions sahéliennes sont atteints de « marasme », c'est-à-dire de
carence globale en calories affectant leur croissance; le seul Sahel
éthiopien a compté 200000 morts en 1974.
Outre ces difficultés économiques insurmontables, l'Afrique reste
le théâtre de conflits violents et meurtriers : guerres contre les
puissances coloniales (Angola, Mozambique, Guinée Bissau) ; géno-
cides effroyables comme celui des Noirs animistes ou chrétiens du
Sudan (on a parlé de 500 000 morts) ou, pire encore, celui des Ibo lors
de la guerre du Biafra (3 millions de morts, dont 2 millions d'enfants
tués par les armes ou morts de faim) ; conflits tribaux qui opposent
par exemple les Hutu et les Tuutsi au Burundi et au Ruanda, les
Érythréens et les Éthiopiens, l'Éthiopie et la Somalie, etc. Tous ces
antagonismes sont d'ailleurs le plus souvent sournoisement entrete-
nus et mis à profit par les puissances étrangères : armes soviétiques et
américaines, instructeurs d'Occident et des Pays de l'Est, merce-
naires cubains, interventions militaires extérieures. Et que dire des
dictateurs monstrueux dont les excès ont défrayé les médias : Amin
Dada responsable de centaines de milliers de morts en Uganda,
Bokassa dont on connaît les initiatives sanguinaires ; moins célèbres
mais tout aussi cruels sont Macias Nguema, tyran de la Guinée
équatoriale, ou encore le dictateur éthiopien Mengistu dont R. Lefort
(Éthiopie, la révolution hérétique) a décrit le régime de terreur rouge
mis en place pour « faire triompher la dignité humaine ». Un rapport
circonstancié, publié récemment par Amnesty International, a
dénoncé ces faits, et d'autres encore, qui confirment que certains
États africains ont organisé la torture en système de domination.
Ces faits graves n'apparaissent pas dans notre étude de la mort en
Afrique puisque nous avons délibérément tourné le dos à l'économie,
au politique, au médical, pour revenir au traditionnel discours
culturel. Et pourtant nous n'avons pas l'impression de sombrer dans
un idéalisme stérile ou de nous engluer dans un ethnologisme éculé.
Le culturel, en effet — ou l'idéologie, si l'on préfère —, peut avoir
une efficacité propre et une légitimité indiscutable; ce n'est pas un
simple épiphénomène ou un prolongement mécanique des infrastruc-
tures qui ordonnent les rapports de force et de production. Et c'est
peut-être par là que l'Afrique peut trouver ses assises et apporter
quelque chose à la civilisation universelle : conception plus riche de la
personnalité, idéal de la bonne mort (qui va de pair avec le culte de la
vie), appui symbolique des rites, prise en charge collective de la mort
individuelle, liturgie de l'apaisement, autant de thèmes qui font
partie d'une conception particulière des rapports de l'homme au
monde (et que nous avons déjà abordés dans les Cinq essais sur la mort
africaine et l'Anthropologie de la mort).
Précisons notre position. Nous ne pensons pas avec certains
militants africains qui se veulent de gauche que la culture tradition-
nelle doive être rejetée en tant que conception archaïque et révolue,
incompatible avec le modernisme; elle aurait, pense-t-on, donné la
preuve de son inefficacité en ne résistant pas à l'incursion de la
civilisation occidentale. Mais l'histoire nous apprend que des cultures
très élaborées ont été détruites par des conquérants dont la seule
supériorité venait de leur nombre ou de leurs moyens militaires. En
Afrique, on devrait plutôt s'étonner qu'une longue période d'assimi-
lation et de sabotage culturel ne soit pas venue à bout des valeurs
ancestrales dont nous pouvons encore aujourd'hui vérifier les forces
vives. En revanche, nous ne partageons pas non plus les options des
apôtres inconditionnels de la négritude ou de l'authenticité hors
desquelles il n'y aurait point de salut. L'Afrique traditionnelle n'est
nullement un modèle de sainteté ; elle a connu des guerres impitoya-
bles pour accroître le prestige, la richesse, la force de travail (captifs,
rapts de femmes), pour assurer l'hégémonie politique, économique
ou religieuse; elle a eu aussi ses guerriers ambitieux (tel Chaka, le
chef zulu du XVIII siècle) et même ses divinités martiales (Gun ou Gu
dans les royaumes yoruba et fon). D'ailleurs, à propos de l'idéologie
funéraire, nous verrons qu'elle sert le pouvoir gérontocratique et
donne lieu à un circuit d'échanges beaucoup plus motivé par la
compétition que par des préoccupations égalitaristes. Il n'est donc
pas question de démontrer que l'Afrique traditionnelle détient la
sagesse idéale en ce qui concerne l'attitude de l'homme devant la
mort. Et il va de soi que les croyances et comportements qu'elle
implique ne sauraient se maintenir comme tels face à la modernité.
Mais les dénigrer et les rejeter systématiquement, c'est se priver d'un
apport susbtantiel dont les leçons pourraient être prises en compte
pour éviter à l'Afrique de demain les erreurs de l'Occident d'aujour-
d'hui. Avec ce livre, il ne s'agit pas de rêver de retour aux sources en
se voilant la face en présence des difficultés que traversent actuelle-
ment les populations africaines. Simplement, nous avons voulu
porter témoignage d'une entreprise humaine d'une richesse qui
pourrait éclairer les orientations à venir.
L'idéologie funéraire
Notre parti pris étant rigoureusement culturel, nous ne prendrons
donc en considération que les croyances, les mentalités, les attitudes,
les rites dont l'ensemble constitue ce que nous appelons l'idéologie
funéraire. Comme toute idéologie, elle dit beaucoup mais jamais tout,
elle est à la fois « allusion et illusion » selon les termes d'Althusser. Il
n'est donc pas aisé de la décrypter et nous ne sommes pas toujours
sûrs d'apercevoir les véritables tenants et aboutissants qui justifient
tel geste ou telle parole.
Une première remarque s'impose concernant le système de repré-
sentations qui ordonne les divers processus rituels : il obéit à une
dialectique d'expansion et de rétrécissement. Expansion d'abord : la
mort d'un sujet contamine ses proches ; les deuilleurs, tout particuliè-
rement la veuve ou le veuf, sont morts symboliquement pendant
toute la durée du deuil; à des degrés moindres, la mort touche
également l'ensemble de la parenté et de l'alliance, la classe d'âge et
tout le village qui, dans les cas typiques, se mobilisent pour célébrer
les funérailles. Rétrécissement ensuite avec les rites d'adieu, l'inhu-
mation et la levée du deuil. Enfin, avec les rites de commémoration et
le culte des ancêtres s'ouvre une nouvelle phase d'expansion, à cela
près que les défunts révérés et réintégrés se sont transformés en
protecteurs potentiels. Ainsi, dans un premier temps, quand la mort
est dans la place, il faut composer avec la négativité qu'elle introduit,
se réorganiser et l'éliminer ; dans un second temps, le groupe repart
sur un ordre nouveau en comptant avec la valeur positive de l'ancêtre.
L'idéologie funéraire se situe au point de rencontre d'un double jeu
de forces. D'une part, les pulsions et fantasmes de l'inconscient
universel que la psychanalyse a révélés et que l'on reconnaît malgré
les aspects particuliers que leur confère la culture africaine (angoisse
de culpabilité, désir de retenir le mort, peur de son agressivité,
exaltation libidinale en présence de la mort...). D'autre part, les
déterminants liés à l'enracinement démographique, politique et
socio-économique dont on ne peut ignorer l'importance, bien que ce
ne soit pas l'objet de cet ouvrage. C'est en effet parce que l'Afrique
est pauvre en outils et en techniques qu'elle exalte les symboles et les
signes, qu'elle attribue au verbe des pouvoirs exceptionnels : verbe
qui donne la vie ou qui tue, verbe qui protège avec le nom, verbe qui
authentifie avec le mythe. Faute de pouvoir maîtriser l'environne-
ment, on y conçoit le monde à l'image de l'homme ou pour l'homme
et on s'efforce d'y intégrer sa destinée conformément à l'équilibre
harmonieux des forces qui régissent l'univers. En particulier, pour
surmonter les aléas qui pourraient surgir lors des passages, on
multiplie les pratiques magiques et les liturgies symboliques : rites de
naissance lors de l'entrée dans la vie, rites d'initiation lors de
l'incorporation au groupe, rites funéraires lors de l'intégration à l'au-
delà. Dans un tel système, l'accès au pouvoir se confond avec l'accès
au savoir, celui-ci étant empreint de mystère et de secret et, en
l'absence d'écriture, basé sur la mémoire et l'oralité. D'où l'installa-
tion d'une société inégalitaire de type gérontocratique qui repose sur
les lois que détiennent les ancêtres avec lesquels les anciens ont une
relation privilégiée. L'idéologie gérontocratique en relation avec les
forces productives et les rapports de production ne pouvait que
renforcer la hiérarchie des classes d'âge — ce que nous retrouverons à
propos de la représentation de la bonne mort et du faste des
funérailles de vieillards.
D'autre part, toute société ayant besoin de se reproduire pour
survivre, il fallait compter en Afrique avec la faiblesse de l'espérance
de vie et l'ampleur de la mortalité infantile. Devant la dépendance
très grande à l'égard d'un milieu physique hostile (pauvreté relative
des terres, excès du climat, prédateurs, épidémies...), donc le risque
permanent de mourir de faim ou de maladie, l'homme noir d'Afrique
a choisi d'exalter la vie. La stérilité est l'équivalent de la mort et la
procréation une fonction sacrée ; mais le bébé dont on sait l'existence
aléatoire n'a pas de statut social et sa mort ne fait que le renvoyer au
domaine cosmique dont il est à peine sorti. De même, se nourrir étant
une préoccupation vitale quotidienne, l'échange de nourriture, qui
est échange de vie, prend une dimension symbolique fondamentale
dans les rapports entre vivants et morts : il faut « nourrir » des
ancêtres qui, à leur tour, féconderont les femmes et la terre. Bref,
c'est peut-être parce que l'Africain vit en familiarité avec la mort qu'il
a su, par un tour de l'imaginaire, la ramener à quelque chose
d'inessentiel en postulant la survie dans l'au-delà, la réincarnation,
l'ancestralité garante de la pérennité du groupe. La mort individuelle
n'est qu'un accident dans le cycle de la vie ; elle n'est pas une fin qui
clôt une durée de vie inscrite sur un temps linéaire mais un moment
du temps circulaire, répétitif, codifié par ce référentiel capital que
constitue le mythe et contrôlé par les ancêtres dont les patriarches
sont ici-bas les représentants.
Nos sources et nos difficultés d'interprétation

Notre bibliographie ne signale que partiellement les ouvrages


ethnologiques ou historiques dans lesquels nous avons puisé des
matériaux. Nous avons en outre utilisé nos propres enquêtes sur le
terrain qui se sont étalées sur une vingtaine d'années en pays diola, au
sud du Sénégal. Les travaux de nos étudiants, thèses de troisième
cycle ou thèses d'État, dont certaines sont en cours de rédaction, nous
ont été également d'un grand secours. Parmi les éléments recueillis
ou observés, nous avons évidemment attaché beaucoup d'importance
aux gestes et attitudes et aux témoignages des informateurs qui en
proposent l'explication. Parmi ceux-ci, nous avons eu affaire person-
nellement pendant longtemps à un sage diola, le roi-prêtre d'Ous-
souye (Casamance), personnage lucide et inquiétant aujourd'hui
décédé qui, en paroles souvent laconiques, nous a dévoilé quelques
pans de la métaphysique « animiste » au cours de rencontres
multiples. Outre l'interprétation des comportements, la lecture des
mythes relatifs à la mort nous a fourni des éclaircissements d'un grand
intérêt ; nous avons retenu un certain nombre de récits qui figurent
dans la première partie de l'ouvrage. Même si on en juge le ton
anodin ou désinvolte, ils n'en contiennent pas moins un enseigne-
ment capital puisque le mythe constitue, en fait, le fondement ultime
de tout ce qui se sait et de tout ce qui se fait. Les chants et les proverbes
ont retenu aussi notre attention mais, faute de place, nous n'en avons
proposé qu'un petit nombre à titre d'illustration. Parmi les premiers,
les chants de lamentations des femmes nous ont aidé à comprendre la
part du chagrin qui s'exprime parfois avec beaucoup d'émotion mais
dans des limites bien précises ; et les chants de guerre, entonnés au
cours des funérailles, les chants de louanges du défunt, éclairent la
conception de la mort et la finalité du rituel. Quant aux proverbes qui
sont d'authentiques abrégés de la sagesse populaire, ils en disent long
sur le vécu de la mort : inévitable, imprévisible, vorace..., mais aussi
sur la manière de s'y préparer, de l'accepter, de la transcender.
Les embûches que nous avons rencontrées dans la rédaction de ce
livre nous ont fait mesurer les risques que comporte une entreprise
aussi ambitieuse. D'abord, nous n'avons sans doute pas échappé au
piège de notre propre système culturel, ce qui est banal mais
particulièrement scabreux avec un sujet qui suscite des résonances si
profondes ; même si nous avons essayé d'être un voyeur objectif, nous
avons été un voyeur quand même, tour à tour ému, surpris ou
scandalisé. Plus grave est le handicap que nous avons affronté avec
une masse de matériaux disparates, véhiculés par des livres dus à des
voyageurs, des administrateurs, des chercheurs, des missionnaires,
conçus et écrits en des lieux divers, à des époques différentes et selon
des approches variées. Même les descriptions et analyses des
anthropologues de métier font question dans la mesure où elles
répondent à leur propre système d'interprétation (structuralisme,
fonctionnalisme, culturalisme, marxisme) ou à leurs préoccupations
scientifiques (économie, politique, symbolisme); sans parler des
erreurs que tous les ethnologues ont commises — nous en avons fait
aussi — en confondant l'essentiel et le spectaculaire dans la descrip-
tion d'un rituel : l'acte discret qui passe inaperçu est quelquefois
fondamental alors que la liturgie bruyante qui l'accompagne n'est
qu'accessoire. L'interprétation d'un fait dépend aussi de l'optique de
l'informateur, de son niveau d'ouverture au savoir : le villageois
ordinaire n'a pas les mêmes représentations que le vieillard investi de
fonctions cultuelles. Enfin, si la documentation accumulée est de
qualité variable et incontrôlable, elle est aussi quantitativement très
imparfaite. Dans l'espace d'abord : à côté de certaines ethnies bien
inventoriées, d'autres ne sont décrites que par bribes ou pas étudiées
du tout ; dans le temps également : l'africaniste travaille le plus
souvent sur un temps court et manque de recul suffisant pour opérer
valablement un repérage temporel. On a pu reconnaître des cycles
longs, chez les Dogon par exemple, mais les témoignages historiques
et archéologiques ne livrent rien de précis sur les permanences du
temps long et les décrochages imputables aux contingences de
l'histoire.
Mais nous en arrivons à l'obstacle majeur qui tient, non plus à la
teneur des matériaux mais à leur mise en forme. Le projet de synthèse
que nous nous sommes fixé tient de la gageure et nous ne nous faisons
pas d'illusion sur le résultat dont nous savons bien qu'il ne peut être
qu'imparfait, provisoire et partiel. Il y a en Afrique quelque 2 000 à
2500 ethnies que des différences spécifiques séparent indiscutable-
ment. Ici, l'initiation est inexistante alors qu'elle est l'axe fondamen-
tal dans l'ethnie voisine. Tantôt le culte des ancêtres structure
l'activité vitale du groupe, tantôt la relation vivants-morts est
renvoyée au second plan. Si la réincarnation est une croyance
fréquente, il se trouve des groupes qui l'ignorent totalement. Dans
telle ethnie, le veuvage dure deux jours et ailleurs il s'étale sur deux
ans. Les mythes peuvent être omniprésents ou n'avoir aucune
consistance sociologique, etc. Il est inutile de multiplier les exemples
pour se persuader de cette évidente disparité. D'autre part, le
traitement des morts varie à l'intérieur d'une même communauté
selon le statut du défunt, son âge, son sexe, les conditions de sa mort.
Il n'est donc pas facile de distinguer ce qui procède de la totalité du
groupe ou de la particularité du cas : où est l'entité spécifique et
comment se partage-t-elle, selon quel clivage et pour quelles raisons ?
Sans doute, une recherche qui se veut scientifique devrait mettre à
jour les paramètres qui nuancent la conception de la mort et la
manière dont elle est assumée par la collectivité. Mais notre propos
est à la fois beaucoup plus modeste et plus fou : dégager de l'amas
hétéroclite des informations une espèce de portrait-robot de la mort
africaine. Une fois admis le principe de cette tentative, encore faut-il
définir une méthodologie. La plupart du temps, nous nous sommes
placé dans une perspective statistique pour reconnaître, à travers la
répétitivité d'un phénomène, quelques traits caractéristiques de la
culture africaine ; pour cela, nous nous sommes plutôt attaché au cas
typique de la mort « naturelle » du vieillard. Mais, d'autre part, il
nous a paru que certains faits exceptionnels, ou du moins rares,
avaient une valeur d'exemplarité plus riche de signification que
l'expérience banale. Quant au choix des éléments et à la façon dont
nous les croisons, c'est là où le bât blesse. Nous avouons avoir
procédé empiriquement en essayant de ne pas nous laisser solliciter
par un système théorique préalable. Mais nous n'avons pas la
conscience tranquille ; car nous savons bien qu'après tant d'années de
confrontation souvent enthousiaste avec les Noirs, nous nous sommes
forgé une petite idée de la mentalité africaine. Elle est sans doute
entachée de subjectivité et de généralisation arbitraire dont le présent
ouvrage portera les séquelles. Quoi qu'il en soit, en dépit des choix
personnels, des omissions volontaires et de celles que nous n'avons
pas voulues, nous proposons cette esquisse pour ce qu'elle vaut,
compte tenu de notre savoir actuel et des artifices de notre
interprétation.
« L'homme peut se tromper sur sa part de nourriture ; il
ne peut se tromper sur sa part de parole. »
(Proverbe malinké)
CHAPITRE PREMIER

LES DISCOURS MYTHIQUES

Pourquoi la mort? Quelles raisons profondes peuvent justifier


après coup la nécessité de mourir ? Châtiment ou fatalité, la Mort a-t-
elle eu un commencement ? Le récit mythique qui est, dans les
cultures négro-africaines, une mine inépuisable de réponses aux
interrogations de tous ordres, n'a pas éludé le problème de la Mort.
Nous tenterons d'explorer la richesse et la diversité des explications
qu'il propose à cet égard et d'en dégager la conception de la mort
propre à l'Afrique traditionnelle.
Le mythe appartient au registre de l'oralité. Quintessence du verbe
créateur, il joue constamment sur les modes du dire et du non-dire,
sur ce que la parole exprime, voile ou cache. Il oscille entre deux
formes extrêmes qui ne sont que des limites : l'histoire banale qui
masque toujours une réalité profonde, plus essentielle, et l'exposé
didactique que sous-tend encore une expérience vécue mais forte-
ment sublimée. Riche en symboles, en paraboles, en déplacements
métonymiques, il se situe entre la narration populaire concise et
naïve, du moins en apparence, et une structure ésotérique hautement
hiératique quand il s'agit de paroles récitées rituellement. C'est plutôt
sur le premier versant que prennent place les mythes thanatiques,
généralement plus proches de l'événement concret que du dogme
abstrait. En fait, tout mythe donne lieu à trois paliers d'écoute : un
niveau superficiel où se cantonne le « profane » à qui suffit la
connaissance légère ; un niveau moyen accessible à ceux qui parcou-
rent les chemins difficiles de l'initiation ; le stade supérieur enfin est
réservé aux sages, possesseurs du savoir lourd et profond, donc
gardiens vigilants de la tradition. Car la fonction ultime du mythe
réside moins, semble-t-il, dans l'explication du système tribal que
dans la reproduction qu'il assure par le maintien des normes
ancestrales. La pluralité des versions d'un même récit, imputable
certes aux variations spatiales (ethnies, aires culturelles) et temporel-
les, émane aussi d'une intention stratégique : maintenir l'inégalité
d'accès au mythe selon l'âge, le sexe, le statut social. Le fait que le
grand mythe, c'est-à-dire le récit dans sa totalité, n'apparaisse pas
globalement puisqu'on n'en saisit jamais que des fragments plus ou
moins importants, va également dans le même sens. Les mythes
relatifs à la mort n'échappent pas à cette règle. D'autre part, comme
tous les mythes négro-africains, ils nous introduisent dans une
histoire imaginaire, une mytho-histoire qui scande les temps forts du
devenir réel — dans la mesure où le thème se nourrit de l'histoire
vécue — mais surtout fantasmatique de l'humanité. A juste titre,
D. Zahan constate que les récits mythiques constituent « le premier
essai de l'être humain de s'appréhender lui-même diachronique-
ment...; ils sont même des ébauches de la première histoire de la
destinée humaine » (Religion, spiritualité et pensée africaines).

Par-delà la multiplicité et les interférences, il semble qu'on puisse


répartir les mythes thanatiques d'Afrique Noire en deux sous-
ensembles : l'un développe le thème de la mort première, ou mort
utile, et nous reporte vers les temps primordiaux, pré-mythiques, dit-
on parfois pour mieux spécifier la référence à l'origine ; l'autre nous
introduit au cœur du drame de la condition humaine et renvoie aux
thèmes de la punition ou de la fatalité.

1. LES MYTHES DE LA MORT PREMIÈRE OU MORT UTILE

Le devenir du monde, dans les cosmogonies africaines, se définit


schématiquement selon deux types de solutions. Pour certains
systèmes de pensée, chez les Diola (Sénégal) par exemple, le monde
est, dans le cadre de lois immuables, prévues par Ata Emit (Dieu),
mouvement perpétuel, échange de forces, circulation de pouvoirs et
de paroles. Dieu tient en réserve l'infinité des âmes à naître qui, avec
les âmes réincarnées, viendront renouveler indéfiniment la dynami-
que de l'univers. Dans d'autres systèmes, l'origine du monde est
conçue comme une création réalisée en plusieurs temps, une succes-
sion où alternent ordre et désordre avec rétablissement ultime de
l'ordre, comme chez les Dogon (Mali). L'idée de créations successives
se retrouve chez les F ang (Gabon) et les Mosi (Haute-Vol ta) : Dieu a
détruit son œuvre première jugée imparfaite, d'abord par le feu puis
par l'eau. Mais l'un et l'autre sont ambivalents ; le feu symbolisant en
outre la chaleur et la vie, et l'eau étant considérée comme « le fait
nourricier de la vie », leur pouvoir de destruction contient en soi une
promesse de renaissance. Du même type est la croyance en une
destruction projetée dans un futur lointain telle que la présente un
mythe bambara (Mali) : l'univers actuel devra laisser la place à un
monde nouveau mieux organisé ; en effet, « lorsque le premier
ruissellement recouvrit le sol, Faro (Dieu) ne permit qu'à l'eau
primordiale de s'épandre et douze eaux restèrent cachées qui
surgiront plus tard pour submerger la terre. Les paroles qu'elles
contiennent seront révélées et le monde à venir, pensé par Yo (Esprit
créateur), se réalisera ». Les hommes pourront éviter l'anéantisse-
ment s'ils ont pris soin de se munir de pirogues (pêcheurs), de
gourdes (bergers) ou de navettes (tisserands).
Ainsi, l'eschatologie négro-africaine semble exclure l'extinction de
l'univers. Ou bien le monde se reconduit indéfiniment en se
renouvelant, ou bien l'apocalypse implique nécessairement une
renaissance. Dans les deux cas, vie et mort s'équilibrent sans faille et,
à la limite, rien n'est plus utile que la mort puisqu'elle rend possible
une vie neuve. Cette mort utile apparaît sous diverses formes dans les
récits mythiques ; deux d'entre elles nous ont paru assez caractéristi-
ques pour justifier une ventilation schématique des mythes de la mort
première : la bonne mort qui vise l'accomplissement de l'être humain
et la mort créatrice, éventuellement rédemptrice. Rappelons que,
dans les deux perspectives, les récits rendent compte d'une époque à
jamais révolue, celle des temps primordiaux qui ne reviendront plus.

a) La bonne mort

Les mythes traditionnels qui racontent les origines font volontiers


état d'un âge d'or où le statut des hommes était tel que la mort, quand
elle existait, y apparaît totalement dédramatisée. En effet, ou bien ils
mouraient puis ressuscitaient et, dans ce cas, la mort était bénéfique
puisqu'ils retrouvaient une nouvelle jeunesse; ou bien ils quittaient
tout simplement la terre pour rejoindre la demeure des esprits. Tout
cela sans cadavre, ni funérailles ni deuil.
Un des mythes qui illustrent le mieux cette conception concerne les
Mina (Bénin) :
Bomènon, être spirituel, s'est vu confier par Mawu (Dieu) la tâche
d'envoyer les hommes sur la terre. Ces derniers, en attendant,
préexistent dans un lieu prénatal invisible, le Bomè. Périodiquement,
Bomènon « dépose l'homme en réduction dans le ventre d'une
femme » qui en deviendra la mère ; il naîtra ici-bas puis vivra le temps
nécessaire « pour qu'il mûrisse ». Quand Mawu le jugera opportun,
un messager viendra le chercher pour qu'il retourne dans le Bomè
initial. Alors, il se purifiera, revêtira son plus beau pagne, dira adieu
aux siens et, le sourire aux lèvres, quittera son village « chargé de
commissions » pour ceux qu'il va rejoindre.
La mort prend ici la dimension mystique d'un processus naturel,
inscrit dans le projet humain, relevant de la décision divine pour le
plein accomplissement de l'homme (« pour qu'il mûrisse »). Elle se
déroule dans les meilleures conditions d'acceptation; tout au plus
l'adieu implique-t-il quelque regret. Plus que séparation et rupture,
la mort est passage : « L'homme vient faire le marché sur terre ; le
pays des morts est notre pays d'origine », dit un proverbe mina. Ce
passage obéit à un rythme ternaire : du bomè au ventre maternel, c'est
la mort pour l'au-delà; du ventre maternel à l'existence sur terre,
c'est la mort par rapport à la mère ; de la terre au bomè, c'est la mort
ici-bas. Et chacune de ces morts-séparation n'est que l'envers d'une
nouvelle naissance par la médiation d'un personnage (Bomènon et la
mère) ou d'un lieu (le Bomè, le ventre de la femme, la terre).
Cette façon de voir nous paraît capitale. Pour les Mina, tout
homme possède un gbetsi, sorte d'être spirituel qui devient son porte-
parole devant Bomènon ; il s'apparente au sè ou destin personnel qui
est la parole donnée avant de venir sur terre. Conformément à cette
promesse, le gbetsi provoque la mort, gbetsiku, qui est le retour de
l'homme dans le Bomè. De l'homme âgé qui meurt on dit : « il est
parti à la maison ». Le gbetsiku est donc une mort inscrite dans le
devenir individuel, une sorte de passage obligé d'ici-bas vers le lieu
où l'on commence à être. Cette mort se réalise non pas au hasard mais
selon les termes d'un contrat préalable. De plus, elle n'a de raison
d'être que par rapport à l'inscription de la vie humaine dans la
temporalité d'ici-bas (« En dehors du temps, on ne meurt ni ne
naît », pense aussi R. Garaudy). Enfin, en affirmant que l'homme
retourne au Bomè d'où il vient, le mythe souligne que l'homme ex-
siste (sistere = être placé) vraiment en deçà de sa naissance terrestre
et au-delà de son trépas. Une telle mort est bien en effet une bonne
mort ; elle n'est pas la destruction de la personne et l'annulation de
son destin mais la condition de leur épanouissement.

b) La mort, source de vie


Dans un tout autre registre, les mythes africains accréditent
volontiers l'idée d'une mort bénéfique qui serait source universelle de
vie. Nous retiendrons deux thèmes d'inspiration : la sexualité
procréatrice et le sacrifice rédempteur.

La sexualité procréatrice. — Le mythe de la calebasse et du bélier est


particulièrement significatif ; il est très répandu en Afrique Noire et
comporte de nombreuses variantes qui n'en altèrent pas le principe.
Voici la version neyau (Côte-d'Ivoire) rappelée par D. Paulme (La
mère dévorante) :

Dans un village, une petite calebasse tuait tout le monde, hommes et


animaux. Une brebis pleine réussit à s'enfuir. Elle se cacha sous un rocher et
mit bas un jeune bélier. Le bélier grandit. Un jour, il dit à sa mère :
« Sortons d'ici. » La brebis répondit : « Nous serons tués. » — « Non,
protesta le petit; je suis grand maintenant. » — « Donne un coup de tête
dans le rocher », lui dit la mère. Le bélier frappa plusieurs fois la pierre et ne
parvint qu'à l'ébrécher. Sa mère lui conseilla de se reposer et d'attendre une
année.
Un an plus tard, le bélier frappa de nouveau le rocher et le brisa. Ils
sortirent. Quand la calebasse les vit, elle s'écria : « Comment ! J'ai tué tout le
monde, d'où viennent donc ces deux-là ? » Elle provoqua le bélier à un
combat. Le bélier accepta et il brisa la calebasse d'un coup de tête. Alors, des
hommes innombrables en sortirent ; c'est pourquoi on trouve maintenant des
hommes partout.

Les Wobé (Côte-d'Ivoire) proposent un autre scénario : c'est une


femme enceinte qui échappe au massacre; elle met au monde des
jumeaux mâles ; ceux-ci vont s'attaquer à la calebasse et l'un d'eux, la
perçant d'une flèche, donne naissance à une humanité nouvelle. Le
thème que nous voulons souligner est clairement exprimé : le monde
est englouti puis régurgité sous forme de création. La symbolique
sexuelle est, par ailleurs, facile à décoder. Elle est tout particulière-
ment intéressante en ce qui concerne la valence féminine de la
calebasse où se retrouve toute l'ambivalence de la femme : dispensa-
trice de vie et de nourriture, celle-ci est censée pouvoir supprimer
l'une et l'autre. Nous y reviendrons plus loin en essayant d'analyser le
rôle exceptionnel qu'on lui fait jouer dans les mythes thanatiques.
Précisons toutefois que la calebasse symbolise la féminité à plusieurs
titres : elle est l'attribut féminin par excellence comme ustensile pour
puiser l'eau, conserver et préparer les aliments; elle suggère égale-
ment le sexe de la femme (« calebasse cassée » désigne, dans le
langage populaire, la défloration); elle évoque par sa rondeur le
ventre fécondé (« ton ventre est une calebasse », dit-on à la femme
enceinte). Par extension, elle est symbole d'abondance, de fécondité,
de régénération et représente l'image du monde. Ainsi participe-t-elle
du culturel (la cuisine), du cosmique (l'univers), du métaphysique
(mystère de la génération). Quant au bélier, il symbolise la puissance
virile (la corne-phallus — comme la flèche-phallus — brise la
calebasse dans un acte de défloration). Il lui appartient de transfor-
mer la femme gloutonne et cannibale en mère génitrice. La même
symbolique s'appuie sur d'autres images selon les variantes : le récit
bété (Côte-d'Ivoire) substitue à la calebasse le nuage énorme et
menaçant qui envahit le ciel à la fin de la saison sèche. Surviennent le
tonnerre et les éclairs, alias le bélier, qui fait crever le nuage et
déverser la pluie fécondante.
Enfin, ce rapprochement d'Éros et de Thanatos fait clairement
percevoir le lien nécessaire qui existe entre mortalité et reproduction
sexuée, conditions inséparables de la régénérescence.

La mort sacrificielle ou rédemptrice. — La thématique qui se déploie


dans les deux récits qui vont suivre fait écho, sans nul doute, au
dogme chrétien ; et pourtant, il s'agit bien de mythes spécifiquement
africains.

Le premier est emprunté aux Fang (Gabon) :

Mebeghè, l'Être primordial, a engendré dans un Acte unique Nzamé.


Celui-ci, se sentant terriblement seul, était désespéré. Alors, Mebeghè, ému
par ses larmes, lui donna une sœur, Nyingon. Consolé, Nzamé entama son
œuvre créatrice. Mais Nyingon l'incita, avant de se mettre à la tâche, à réaliser
le premier sacrifice. Nzamé acquiesça; il se dépeça lui-même. Son sang
devint du feu qui anima la Forge et la Forge engendra tous les êtres de la
Terre et de l'Univers. Comme la Forge n'était rien d'autre que la bouche de
Nzamé, elle put ressouder toutes les parties éparses de son corps. Ainsi, Dieu
(Nzamé équivaut maintenant au dieu créateur), qui s'était sacrifié pour créer
le monde, a pu renaître et survivre comme Père de l'humanité.
On reconnaît ici le thème, fort répandu en Afrique et ailleurs, du
Forgeron démiurge investi par Dieu d'une mission cosmogonique et
créatrice; généralement, il est chargé de fabriquer l'outil divin et
d'organiser le chaos préalablement créé. Mais Nzamé doit constituer
l'être à partir du non-être ou, du moins, à partir de lui-même
puisqu'il est l'unique créature. L'écoulement du sang dans le sacrifice
de sa propre personne symbolise la libération de l'énergie créatrice, et
surtout c'est l'oblation de ce sang qui lui confère, en échange, la
puissance divine. Cette puissance est infinie, toujours renouvelée
comme le feu de la forge ; aussi lui permet-elle de régénérer sa propre
vie, de ressusciter en quelque sorte. D'autre part, que le sang soit
devenu feu n'a pas lieu d'étonner, l'un et l'autre étant des valeurs
solidaires, symboles de chaleur et de vie, donc de génération.
Signalons enfin le rôle crucial dévolu à la Femme, instigatrice de Vie
et de Mort : Nyingon est l'Ève responsable qui a mis en branle le
processus par ses exhortations.
Le principe de l'échange sacrificiel est beaucoup moins explicite
dans le mythe sonjo (Tanzanie) que nous allons résumer; et pourtant
l'analogie avec l'aventure christique est assez stupéfiante si, comme
l'affirme R. F. Gray, il faut exclure les emprunts possibles à une
source chrétienne (cf. « Some parallels in Sonjo and Christian
mythology », in African Systems of Thought, I.A.I., Londres) :

Khambageu n'eut pas de mère ; il naquit de la jambe enflée de son père... Il


apparut pour la première fois sous la forme d'un homme pauvre qui exécutait
les travaux humbles des autres. Comme il refusait de participer au travail
communal, les anciens le condamnèrent à mort. Il échappa à l'exécution et
s'enfuit dans le village de Soyetu. Là, il accomplit des miracles bienfaisants ;
ce fut alors l'âge d'or des Sonjo. Les habitants lui demandèrent de plus en
plus de miracles jusqu'à ce qu'il eût épuisé ses forces. Il dut partir au village
de Rokhari. Les habitants de Soyetu et de Rokhari se disputèrent à son sujet.
Finalement il annonça qu'il allait mourir et demanda qu'on l'enterre à
Soyetu. Mais les habitants de Rokhari l'enterrèrent dans leur propre village.
Alors les habitants de Soyetu vinrent pour reprendre le corps, mais ils
trouvèrent le tombeau vide. Des témoins déclarèrent qu'ils l'avaient vu se
lever et s'envoler vers le soleil. Tous les Sonjo comprirent à ce moment que
Khambageu était un dieu. Un temple fut construit sur l'emplacement du
tombeau. Quand la fin du monde se produira, Khambageu retournera à son
peuple et sauvera tous ceux qui portent la cicatrice ntemi (marque de
l'initiation).

Les ressemblances avec l'Évangile son évidentes. Celle qui nous


intéresse concerne surtout l'identité de Khambageu et du Christ en
tant que victime sacrificielle expiatrice ou bouc émissaire. Le martyre
du héros et sa mise à mort n'y apparaissent que sous forme d'allusions
feutrées ; la persécution est insidieuse : on l'utilise, on le force à faire
des miracles jusqu'à épuisement, jusqu'à ce que mort s'ensuive. La
rédemption est amorcée avec « l'âge d'or des Sonjo » et se parachè-
vera dans le monde des justes qui naîtra de l'apocalypse. Là encore le
processus de mort débouche sur la régénérescence de la vie.

c) La mort désirable

Si la mort peut être épanouissante, vivifiante ou libératrice et s'il


n'est point de vie sans sa contrepartie de mort, pourquoi la mort ne
serait-elle pas l'acte désirable par excellence ? Divers récits mythiques
témoignent de cette nécessité de la mort, condition souhaitable de la
saveur de la vie.

La mort achetée. — Un mythe samo (Haute-Volta) d'une grande


originalité raconte comment, au fond des âges, une catégorie
d'hommes affligés d'immortalité fit à grands frais l'acquisition de la
mort (cf. F. Héritier-Izard).

Lorsque les hommes vivaient au ciel, ils ne mouraient pas. Comme ils
devenaient trop nombreux, Dieu avec l'aide du Forgeron en envoya un
certain nombre sur la terre où ils s'organisèrent en deux groupes : les Maîtres
de la Terre qui régnaient sur le froid et le sec et les Maîtres de la Pluie qui
régnaient sur le chaud et l'humide. Le monde était donc parfaitement
équilibré : quand les Maîtres de la Pluie augmentaient la chaleur, cela
provoquait la sécheresse de la terre ; alors les Maîtres de la Terre augmen-
taient le froid pour déclencher la pluie. Pour les mêmes raisons d'équilibre,
les Maîtres de la Pluie, destinés à mourir, n'avaient aucun contact avec leurs
morts et les Maîtres de la Terre, immortels, faisaient le travail de fossoyeurs.
Les premiers étaient contents de leur sort et ne disaient rien; quand l'un
d'eux mourait, ils organisaient les fêtes des funérailles et mangeaient le lalso
(plat préparé par les femmes du lignage du défunt). Mais les Maîtres de la
Terre étaient jaloux ; ils voulaient aussi manger le lalso. Alors, ils envoyèrent
deux messagers en brousse afin d'acheter la Mort pour le prix d'un chat. Ils
finirent par l'obtenir en échange d'un bœuf et devinrent les égaux des Maîtres
de la Pluie. Tant pis si l'harmonie du monde fut perturbée ; en effet, il faudra
désormais compter avec les aléas des saisons, la sécheresse et les mauvaises
récoltes : c'était cela le vrai prix à payer pour jouir de la vie.

Cette idée de la chance de la mort qui place l'individu dans les


limites d'une temporalité où s'exalte la ferveur du désir est un sujet de
réflexion qui n'a pas échappé aux penseurs occidentaux. Nous la
retrouvons sous diverses formes paraboliques dans bien d'autres
ethnies africaines et en particulier dans les exemples suivants.

La mort choisie. — Selon certains récits relativement fréquents en


Afrique, Dieu n'engagerait pas directement sa responsabilité et
abandonnerait à l'homme le choix de son destin par le biais d'une
épreuve. Le scénario reste assez stéréotypé : l'alternative se joue
entre deux paquets, deux sacs, deux calebasses, dont l'un contient la
promesse de l'immortalité ou de la résurrection et l'autre la nécessité
de la mort associée aux biens d'ici-bas. Certaines variantes peuvent
intervenir quant à la taille des paquets, le plus grand, donc le plus
tentant, étant celui qui renferme les biens et la mort ; les acteurs sont
également divers : homme, femme, couple, animal. Mais le propos
reste commun comme le montrent ces petits récits lolo (Tanzanie-
Malawi) et diola (Sénégal).

— Dieu avait créé l'homme pour durer toujours. Pas de mort. Il voulut
voir si les hommes étaient sages. Il vint avec deux paquets qu'il mit devant
eux et demanda : « Voulez-vous le paquet de la mort ou la paquet de la vie
éternelle ? » Les hommes ont choisi le paquet de la mort car ils craignaient de
devenir trop vieux et de supporter les infirmités de la vieillesse. Dieu, quand
il constata ce choix, se retira, fâché.
— Ata Emit ayant créé le premier homme lui donna une femme. Il les
appela un jour et leur montra deux sacs dont le plus grand était bourré de
cadeaux, denrées comestibles et biens utilitaires. Il contenait aussi la mort.
L'autre, plus petit, contenait l'immortalité. « Lequel choisissez-vous ? »
demanda Ata Emit. L'homme hésita. Mais la femme insista pour obtenir les
biens. Ils prirent le grand sac et l'emportèrent. Et depuis tous les hommes
doivent mourir.

Ces mythes ne vont pas sans ambivalence. Il semble que la mort


soit choisie délibérément, mais la décision traduit aussi l'attachement
à là vie. D'ailleurs, nous verrons plus loin, avec des récits qui
présentent la mort sous un éclairage différent, que la mort apparaît
comme le prix à payer pour accéder à la plénitude de la condition
humaine. D'autre part, le mythe du choix fait intervenir un jugement
moral sous-jacent : l'option pour la jouissance de la vie implique un
défaut de sagesse et la mort qui y est associée en est la sanction
obligée. Achetée ou réclamée au plan du vécu, elle a déjà, au plan
métaphysique, le goût amer de la punition. Comme si l'homme se
Achevé d'imprimer le 5 septembre 1982
sur presse CAMERON
dans les ateliers de la S.E.P.C.
à Saint-Amand-Montrond (Cher)

— N° d'impression : 376-190.
Dépôt légal : septembre 1982.
Imprimé en France
Bibliothèque Scientifique

LAMORTAFRICAINE
Confronté à un environnement souvent hostile dont il est
étroitement dépendant, l'Africain vit en familiarité avec la
mort. A défaut d'outils et de techniques pour pallier le risque
permanent de mourir de faim ou de maladie, sa culture lui
fournit une exceptionnelle disposition à manier les symboles
pour transcender l'angoisse de la précarité. La mort indivi-
duelle n'est qu'un moment du cycle vital; elle ne saurait porter
atteinte à la continuité de la vie car elle en est la condition
implicite. Cette signification particulière donnée à la mort est
attestée par les mythes.

Il n'empêche que la mort introduit un bouleversement, tant


dans la personne du défunt que parmi s e s proches, dans son
lignage et dans la communauté tout entière. Pour l'efficacité
du rituel funéraire, le désordre se trouvera symboliquement
résorbé et l'équilibre restauré. Quand la mort est dans la
place, il faut d'abord composer avec la négativité qu'elle
représente, s'en protéger, en élucider les causes pour pro-
céder à la remise en ordre. Et surtout, il importe que le groupe
affirme sa cohésion et sa vitalité, mette à nu ses énergies
cachées en vue d'un nouveau départ : les grandes funérailles
africaines sont des fêtes bruyantes qui rassemblent des per-
sonnes de tous âges dans une atmosphère d'excitation entre-
tenue par les danses, chants, harangues, rythmes des tam-
bours, repas et libations. Peu à peu, l'attention se détourne
de la mort réelle, inacceptable dans sa dimension individuelle
et affective, pour se hisser au plan symbolique où la mort est
le gage d'un surplus de vie.

Ainsi fonctionne l'idéologie funéraire de l'Afrique tradition-


nelle : le mort impur et dangereux est transformé en ancêtre
protecteur et révéré, la mort est transformée en vie.

Couverture : Scène de lamentation de deuil (République Centrafricaine).


Cliché : Documentation Française.

PAYOT, 106, boulevard Saint-Germain, PARIS

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