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Frantz Fanon

Écrits sur l’aliénation et la


liberté
Œuvres II
Textes réunis, introduits et présentés par Jean Khalfa et Robert
JC Young

2015
Présentation
L’œuvre de Frantz Fanon, psychiatre et militant anticolonialiste
prématurément disparu en 1961 à l’âge de trente-six ans, a
marqué depuis lors des générations d’anticolonialistes,
d’activistes des droits civiques et de spécialistes des études
postcoloniales. Depuis la publication de ses livres (Peau noire,
masques blancs, 1952 ; L’An V de la révolution algérienne, 1959 ;
Les Damnés de la terre, 1961), on savait que nombre de ses
écrits restaient inédits ou inaccessibles. En particulier ses écrits
psychiatriques, dont ceux consacrés à l’« aliénation colonialiste
vue au travers des maladies mentales » (selon les mots de son
éditeur François Maspero).
Ce matériel constitue le cœur du présent volume, établi et
présenté à la suite d’un patient travail de collecte et d’une longue
recherche par Jean Khalfa et Robert JC Young. Le lecteur y
trouvera les articles scientifiques publiés par Fanon, sa thèse de
psychiatrie, ainsi que certains inédits et des textes publiés dans
le journal intérieur de l’hôpital de Blida-Joinville où il a exercé de
1953 à 1956. On y trouvera également deux pièces de théâtre
écrites durant ses études de médecine (L’Œil se noie et Les
Mains parallèles), la correspondance qui a pu être retrouvée ainsi
que certains textes publiés dans El Moudjahid après 1958, non
repris dans Pour la révolution africaine (1964). Cet ensemble
remarquable est complété par la correspondance qu’avaient
échangée François Maspero et l’écrivain Giovanni Pirelli pour un
projet de publication des œuvres complètes de Fanon, ainsi que
par l’analyse raisonnée de la bibliothèque de ce dernier.
La parution de ces Écrits sur l’aliénation et la liberté constitue
un véritable événement éditorial, par le nouveau regard qu’ils
permettent de porter sur la pensée de Fanon autant que par leur
portée toujours actuelle, dans le champ psychiatrique comme
dans le champ politique.

Pour en savoir plus…

Les auteurs
Jean Khalfa est fellow et senior lecturer en études françaises
au Trinity College de l’université de Cambridge, senior research
fellow de la British Academy et du Leverhulme Trust pour ce
projet et membre du comité de rédaction des Temps modernes.
Spécialiste d’histoire de la philosophie, de littérature moderne,
d’esthétique et d’anthropologie, il est l’auteur de nombreux
travaux dans ces domaines.
Robert JC Young est Julius Silver professor en anglais et en
littérature comparée à la New York University. Spécialiste de
l’histoire coloniale et des questions postcoloniales, il est
notamment l’auteur de Postcolonialism. An Historical Introduction
(2001), Postcolonialism. A Very Short Introduction (2003), The
Idea of English Ethnicity (2008) et Empire, Colony, Postcolony
(2015).

Collection
Sciences humaines
Du même auteur
Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952.
L’An V de la révolution algérienne, Maspero, 1959.
Les Damnés de la terre, Maspero, 1961.
Pour la révolution africaine, Écrits politiques, Maspero, 1964.
Œuvres, La Découverte, Paris, 2011 (édition regroupant les
quatre ouvrages précédents).
Copyright
L’édition de cet ouvrage a été assurée par François Gèze.

© Éditions La Découverte, Paris, 2015.

ISBN numérique : 978-2-7071-8871-7


ISBN papier :978-2-7071-8638-6

En couverture : © Rue des Archives/Bridgeman Images.

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Table
Introduction générale
Remerciements

Première partie - Théâtre


Introduction
Une passion théâtrale précoce
L’Œil se noie
Les Mains parallèles
L’Œil se noie
Les Mains parallèles

Deuxième partie - Écrits psychiatriques

Fanon, psychiatre révolutionnaire


La thèse fondatrice de 1951 sur les « altérations mentales »
Organogenèse et psychogenèse de la maladie mentale
Valeur et limites des traitements neuropsychiatriques
Socialthérapie et culture : les leçons de l’expérience de Blida
Au-delà de l’institution
Altérations mentales, modifications caractérielles, troubles
psychiques et déficit intellectuel dans l’hérédo-dégénération
spino-cérébelleuse. À propos d’un cas de maladie
de Friedreich avec délire de possession
Préambule
Historique
Considérations générales
Quelques observations
Un cas de délire de possession à structure hystérique
Discussion
Le trouble mental et le trouble neurologique
Conclusions
Bibliographie
Lettre à Maurice Despinoy
Trait d’union
Sur quelques cas traités par la méthode de Bini
Indications de la thérapeutique de Bini dans le cadre
des thérapeutiques institutionnelles
Discussion
Sur un essai de réadaptation chez une malade avec épilepsie
morphéique et troubles de caractère grave
Note sur les techniques de cures de sommeil avec
conditionnement et contrôle électro-encéphalographique
Notre Journal
Introduction : du côté de chez Fanon
Lettre à Maurice Despinoy
La socialthérapie dans un service d’hommes musulmans :
difficultés méthodologiques
La vie quotidienne dans les douars
Introduction aux troubles de la sexualité chez le Nord-
Africain
Aspects actuels de l’assistance mentale en Algérie
Les entrées
Le séjour
Les sorties
Les annexes psychiatriques
Conclusions
Considérations ethnopsychiatriques
Conduites d’aveu en Afrique du Nord (1)
Conduites d’aveu en Afrique du Nord (2)
Lettre à Maurice Despinoy
Attitude du musulman maghrébin devant la folie
Le TAT chez les femmes musulmanes, sociologie
de la perception et de l’imagination
Lettre au ministre résident
Le phénomène de l’agitation en milieu psychiatrique :
considérations générales, signification psychopathologique
Étude biologique de l’action du citrate de lithium dans
les accès maniaques
Essai d’interprétation des résultats
À propos d’un cas de spasme de torsion
Histoire du malade
Présentation du malade
L’examen mental
Les examens paracliniques
En résumé
Le diagnostic positif de la maladie de Ziehen-Oppenheim
Diagnostic différentiel
Pathogénie
Quel est le traitement du spasme de torsion ?
Bibliographie
Premiers essais du méprobamate injectable dans les états
hypocondriaques
Observations
Conclusions
L’hospitalisation de jour en psychiatrie, valeur et limites
Introduction générale
Le Centre neuropsychiatrique de jour de Tunis
[Année 1958]
Année 1959
Activité thérapeutique du service
L’hospitalisation de jour en psychiatrie, valeur et limites.
Deuxième partie : considérations doctrinales
Le Centre neuropsychiatrique de jour de Tunis (CNPJ)
Le malade et sa maladie dans l’hôpital de jour
Présence du conflit
Le centre de Tunis
Conclusion
Rencontre de la société et de la psychiatrie
Introduction

Troisième partie - Écrits politiques


Introduction
La Légion étrangère démoralisée
Séduction et chantage
Faire surgir de l’homme une bête féroce
L’appel irrésistible de la liberté
Une scène macabre
Fantini Vittorio choisit
Supériorité de la révolution algérienne
L’indépendance de l’Algérie, réalité de tous les jours
L’indépendance nationale, seule issue possible
Un objectif fondamental et non une revendication tactique
Une idée inscrite dans la réalité algérienne
Un objectif réaliste
Un objectif en pleine réalisation
La seule issue possible
L’Algérie et la crise française
Le conflit algérien et l’anticolonialisme africain
Une révolution démocratique
Encore une fois, pourquoi le préalable
La conscience révolutionnaire algérienne
Stratégie d’une armée aux abois
Les rescapés du no man’s land
Nous rendrons coup pour coup
Le testament d’un « homme de gauche »
Logique de l’ultracolonialisme
Le monde occidental et l’expérience fasciste en France
Les illusions gaullistes
Une opinion française absente
Le style de Gaulle
Échantillon de la politique d’intégration
Les illusions du référendum
La France à l’heure de Gaulle
Le calvaire d’un peuple
Face à la révolution
L’intimidation massive
Tortures et « services spécialisés »
Répression collective et crimes « légaux »
Territoriaux et tactique Massu
L’Algérie à la question
Le colonialisme français hors la loi
Les crimes de guerre continuent
L’essor du mouvement anti-impérialiste et les attardés
de la pacification
Un monde nouveau
L’Afrique émerge
L’axe Bandoeng-Accra
La révolution algérienne a le temps pour elle
Un nouveau messager de l’intégration
Le divorce absolu
Le combat solidaire des pays africains
Écoute homme blanc !, de Richard Wright
À Conakry, il déclare : « La paix mondiale passe
par l’indépendance nationale »
L’Afrique accuse l’Occident
L’odieux assassinat de Patrice Lumumba
Les laquais de l’impérialisme
Les laquais de l’impérialisme
Le voyage en Algérie du général de Gaulle
Lettre à Ali Shariati

Quatrième partie - Publier Fanon (France et Italie,


1959-1971)

Introduction
Correspondance de François Maspero et Frantz Fanon
1959
1960
1961
Le Fanon italien : révélation d’une histoire éditoriale enfouie
Le rôle majeur de Giovanni Pirelli
La publication de Fanon en italien : 1960-1961
La publication de Fanon en Italien : 1962-1971
La correspondance entre Frantz Fanon, François
Maspero,Giovanni Pirelli et Giulio Einaudi

Cinquième partie - La bibliothèque de Frantz Fanon

Présentation
Livres
Marxisme et brochures politiques
Actes de congrès, tirés à part d’articles, brochures médicales
Périodiques
Repères chronologiques
Index
Introduction générale
Jean Khalfa et Robert
JC Young

Dans sa préface à Pour la révolution africaine, recueil


posthume de textes politiques de Frantz Fanon, François Maspero, l’un des
plus grands éditeurs de son temps, annonçait en 1964 un volume à venir :
« Depuis qu’il est médecin psychiatre à l’hôpital de Blida, et plus encore
après le déclenchement de l’insurrection [de novembre 1954], F. Fanon
milite concrètement dans l’organisation révolutionnaire algérienne. Dans le
même temps, il accomplit un remarquable travail médical, novateur sur tous
les plans, profondément, viscéralement proche des malades en qui il voit
avant tout les victimes du système qu’il combat. Il accumule les notes
cliniques et les analyses sur les phénomènes de l’aliénation colonialiste vue
au travers des maladies mentales. Il explore les traditions locales et leurs
rapports à la colonisation. Ce matériel capital est intact, mais lui aussi
dispersé, et nous espérons pouvoir le réunir en un volume à part1. »
Ce matériel « concernant l’aliénation colonialiste vue au travers des
maladies mentales » constitue le cœur du présent volume de textes de
Fanon. Le lecteur trouvera ici non seulement sa thèse de psychiatrie
(soutenue en novembre 1951) et ses articles scientifiques, publiés au long
des années 1950, seul ou en collaboration, mais aussi les manuscrits et
fragments que nous avons retrouvés. Nous reproduisons les textes des
éditoriaux publiés dans le journal intérieur de l’hôpital de Saint-Alban où
Fanon fit son apprentissage en 1951 et 1952 sous la direction du psychiatre
révolutionnaire François Tosquelles, ainsi que ceux du journal qu’il créa à
l’hôpital de Blida-Joinville (aujourd’hui hôpital Frantz-Fanon) comme
élément essentiel de la « socialthérapie » dont il fut l’un des pionniers. Il y
écrivit de 1954 à 1956 des textes que l’on a longtemps crus pour la plupart
perdus.
La richesse et l’impact de l’œuvre politique sont tels, pour une vie si
courte (trente-six ans)2, qu’on a sans doute eu peine à croire qu’il avait pu
produire en parallèle une œuvre scientifique de quelque importance. On a
peut-être aussi parfois occulté ou minimisé ce travail lorsqu’il ne semblait
pas s’accorder aux modes ultérieures. Mais il eût été étonnant qu’une
pensée si exigeante se soit satisfaite d’une philosophie bâclée. On verra ici
combien l’œuvre politique s’ancre en fait dans une épistémologie
étonnamment lucide ainsi que dans une recherche scientifique et une
pratique clinique novatrices. Le doctorat vise à fonder scientifiquement la
distinction du psychiatrique et du neurologique en soulignant l’importance
du corps et du mouvement, des rapports spatiaux et sociaux dans la
structuration de la conscience, ou bien son aliénation lorsqu’ils sont
empêchés. Les articles scientifiques explorent et déroulent les conséquences
de cette intuition en particulier à l’occasion d’une critique du biologisme de
l’ethnopsychiatrie coloniale qui lui permit de repenser la culture dans son
rapport au corps et à l’histoire. On en voit bien la trace dans la fameuse
communication sur « La culture nationale » au deuxième Congrès des
écrivains et artistes noirs, à Rome en 1959. Mais cette œuvre psychiatrique
aboutit aussi à un programme global de santé mentale, effectivement mis en
œuvre durant son séjour à Tunis où il fonde le Centre neuropsychiatrique de
jour de l’Hôpital Charles-Nicolle, l’un des premiers centres de psychiatrie
ouverte du monde francophone, qu’il dirige de 1957 à 1959. Certains
psychiatres dont il avait semble-t-il bousculé la pratique ne purent d’ailleurs
s’empêcher, bien après, de revendiquer son héritage3.
La sociologue tunisienne Lilia Ben Salem nous a confié ses notes des
conférences que Fanon donna alors à l’Institut des hautes études de Tunis
sur la société et la psychiatrie : elles synthétisent et élargissent la
signification de ces travaux tout en nous renseignant sur les livres et les
films qui passionnaient alors Fanon. Mais on trouvait déjà, au détour de ces
pages de « journaux de bord » que sont les éditoriaux de Saint-Alban et de
Blida, des thèmes structurants de la pensée de Fanon, tels celui de la
vigilance comme essence de l’être humain, à l’occasion d’une remarque sur
la différence de la veille et de l’insomnie, ou bien, dans ses constants
rappels aux infirmiers qu’il formait de s’interroger sur le sens de chacune
de leurs actions, cette méfiance vis-à-vis de toute institutionnalisation qui
nourrira dans les derniers écrits la critique des élites néocoloniales d’après
les indépendances.
Mais, passionné de langage, de poésie et de théâtre, Fanon avait aussi été
écrivain. Nous ouvrons donc ce volume par deux pièces de théâtre écrites à
Lyon durant ses études de médecine. Jamais publiées et longtemps crues
perdues elles aussi, elles jettent un éclairage philosophique saisissant sur les
textes publiés de son vivant. Ces premiers textes sont imprégnés de la
poésie de Césaire et des théâtres de Claudel et de Sartre, mais on y trouve
déjà des passages sur la lumière crue, insoutenable, qu’il faut risquer de
préférer au choix rassurant de l’obscurité sans conflit, ou bien sur le désir
d’accepter l’événement comme tel, contre le confort du connu qui n’est que
mort : conception nietzschéenne du tragique qui nourrit sa pensée politique
sur la désaliénation et l’indépendance. En Sartre, penseur qu’il admira sans
doute le plus, il discernait déjà la pensée du présent que développera la
Critique de la raison dialectique, livre sur lequel il fit bien après des
conférences pour les officiers de l’Armée de libération nationale algérienne.
Théâtre et psychiatrie ouvrent à la réflexion politique. Nous reproduisons
dans une troisième partie un certain nombre d’articles publiés dans El
Moudjahid après 1958, textes non repris dans Pour la révolution africaine,
mais dont il nous a semblé, sur la base de témoignages contemporains
précis et de recoupements faits par ses éditeurs immédiatement après sa
mort, que si certains n’étaient peut-être que partiellement de la plume de
Fanon, ils étaient du moins fortement influencés par sa pensée4. Le lecteur
trouvera en outre ici deux textes inédits concernant des points importants :
un prospectus de propagande publié à Accra, où Fanon fut ambassadeur du
Gouvernement provisoire de la République algérienne, développant une
critique acerbe de certaines nouvelles élites africaines, « laquais de
l’impérialisme », et plus généralement du néocolonialisme ; et, dans une
lettre au philosophe iranien Ali Shariati que Mme Sara Shariati nous a
aimablement communiquée, ses réflexions et ses doutes aussi sur le rôle de
la religion dans un processus révolutionnaire. Une grande partie de la
correspondance politique de Fanon est cependant encore à découvrir.
Nous avons eu accès à la bibliothèque familiale5 et dressons ici la liste
des ouvrages ayant le plus probablement appartenu à Fanon dans cet
ensemble, reproduisant, partout où elles étaient signifiantes, ses marques ou
annotations.
Retrouver et assembler ces textes n’a pas été simple. Nous étions certes
précédés par Giovanni Pirelli et Giulio Einaudi, éditeurs italiens de Fanon,
et par François Maspero, qui ont dressé le premier inventaire des écrits de
Fanon, dans une correspondance dont nous publions l’essentiel dans la
quatrième partie de ce volume : « Publier Fanon ». On s’aperçoit à suivre le
travail de ces pionniers, qui réinventaient l’édition pour créer une nouvelle
société, que les textes que nous prenons désormais comme des œuvres
figées étaient perçus par Fanon comme des éléments d’ensembles assez
mouvants. Leur projet d’œuvres complètes organisées de façon assez
différente de ce que nous considérons aujourd’hui comme le corpus
fanonien n’aboutit cependant pas et nous nous y sommes attelés à nouveaux
frais durant plus d’une décennie.
Fanon ne semble pas s’être beaucoup soucié de conserver ses écrits et ses
travaux préparatoires (même s’il était fier de son théâtre de jeunesse).
D’ailleurs il n’écrivait pas, mais, pour l’essentiel, dictait, sans notes. Les
textes rassemblés ici viennent donc d’une multiplicité de sources. Il a fallu
tout d’abord un soigneux travail d’identification, en Algérie, en France et en
Martinique, de tout ce qui avait été écrit, publié ou non. Notre persistance et
nos travaux nous ont finalement valu la confiance des héritiers de Frantz
Fanon et de celles et ceux qui détenaient des documents, retrouvés parfois à
la faveur des rencontres. Nous avons dû dans certains cas restaurer des
textes désormais trop endommagés pour être immédiatement lisibles6. Nous
remercions chaleureusement tous ceux qui nous ont fait confiance et nous
ont aidés dans notre travail d’édition.
Ce travail se fonde sur le sentiment que l’on ne peut véritablement
comprendre un auteur de cette dimension sans connaître le tout de sa
pensée, dans ses continuités autant que ses transformations. L’un de nous
partait de la perspective d’une histoire de la décolonisation, en particulier
dans les aires anglophone et francophone, l’autre de celle d’une histoire de
la psychiatrie et d’un intérêt ancien pour les écritures des Antilles et
du Maghreb. Nous étions tous deux également insatisfaits des lectures
réductrices de Fanon qui en gommaient soit la dimension
historique/politique soit la dimension philosophique/psychologique, selon la
mode ou les impératifs sociaux du moment. En en faisant une icône
politique, on cachait ses critiques fort lucides et bien argumentées sur le
possible devenir despotique des sociétés postcoloniales. En y voyant le
penseur du trouble identitaire contemporain, on oubliait son but essentiel :
penser et construire la liberté comme désaliénation, dans un processus
forcément historique et politique. Même les écrits psychiatriques les plus
techniques de Fanon nous semblaient ajouter en profondeur à la
compréhension des autres textes, désormais connus dans le monde entier.
Nous nous sommes efforcés d’indiquer en quoi, par un appareil de notes
assez fourni. Tout fait sens chez ce penseur qui avait une idée très précise
de ce qui lui importait et qui se servait de tout ce qui pouvait enrichir sa
perspective (philosophie, psychiatrie, histoire et politique, ethnologie,
littérature, qu’il dévorait). Nous nous sommes aussi longuement entretenus
avec plusieurs de ceux qui ont bien connu Fanon et qui ont bien voulu nous
renseigner sur le détail de ses méthodes de travail et sur sa compréhension
de la signification de son œuvre.
Rétrospectivement, cette édition va bien au-delà de ce que nous espérions
pouvoir réunir et présenter, et de cela nous sommes heureux. La persistance
et les talents de conciliation de toutes les parties prenantes de notre éditeur,
François Gèze, n’y sont pas pour rien. Il s’inscrit dans la tradition des
grands mentionnés il y a un instant. Mais nous concevons cette édition
comme une étape et un appel. D’autres textes de Fanon, en particulier sa
correspondance, restent à publier. L’intérêt de ce que nous présentons dans
cette édition suscitera, nous l’espérons, ses enrichissements futurs.

Remerciements
Nombreux sont ceux qui nous ont aidés. Nous remercions tout
particulièrement la British Academy, le Leverhulme Trust, New York
University, Trinity College, Cambridge et Wadham College, Oxford, qui ont
rendu cette recherche possible. Le rôle de Mireille Fanon-Mendès France
(présidente de la Fondation Frantz-Fanon, créée à Paris et Montréal en 2007
et constituant un réseau international) a été décisif : dès 2001, elle a pris
l’initiative de déposer avec son frère Olivier à l’Institut Mémoires de
l’édition contemporaine (IMEC, Paris et Caen) un Fonds Fanon comportant
une grande partie des documents sur lesquels nous avons travaillé et
auxquels elle nous a donné accès, ce dont nous la remercions vivement.
Nous sommes particulièrement reconnaissants aux archivistes de l’IMEC
qui n’ont eu de cesse de faciliter notre travail. Olivier Fanon (président de
l’Association nationale Frantz-Fanon, créée à Alger en 2012) nous a
autorisés à consulter les documents qu’il y a lui aussi déposés et nous a
permis, avec le professeur Slimane Hachi, de consulter et ranger la
bibliothèque du Fonds Frantz Fanon qu’il a créé au Centre national de
recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques d’Alger
(CNRPAH).
La famille de Jacques Azoulay nous a aimablement communiqué le texte
complet de sa thèse de doctorat et Numa Murard nous a donné accès à la
transcription de ses entretiens avec Jacques Azoulay. Charles Geronimi a
longuement répondu à nos questions et nous a communiqué son beau texte
sur Fanon à Blida. Marie-Jeanne Manuellan – qui a été l’assistante de
Fanon à Tunis – nous a généreusement donné grand nombre de précisions et
éclaircissements sur le travail d’écriture, sur la pratique clinique et sur la vie
et les rencontres de Fanon. Nous sommes particulièrement reconnaissants à
Neelam Srivastava, qui a localisé la correspondance Fanon-Pirelli et l’a
introduite, ainsi qu’à Sara Shariati qui a fait de même pour la
correspondance avec son père. Amina Bekkat nous a donné un nombre
considérable de copies du journal de Blida et Paul Marquis nous a
aimablement communiqué un certain nombre de ceux qui manquaient,
retrouvés dans le cadre de sa recherche. Pour leur aide dans la recherche de
la matière, nous remercions Margaret Atack, Levanah Benke, J. Michael
Dash, Olysia Dmitracova, Louise Dorignon, Lucy Graham, Azzedine
Haddour, Ellen Iredale, Nicholas Mirzoeff, Weimin Tang, Daniel
Wunderlich, Heather Zuber. James Kirwan, de la Wren Library, a restauré
une partie des textes illisibles. Mélanie Heydari a offert un soutien éditorial
important tout au long de la préparation de ce volume, en particulier pour la
traduction, et Jessica Galliver en a préparé l’index.

Notes
1. Frantz FANON, Œuvres, La Découverte, Paris, 2011, p. 686. Cette édition regroupe les quatre
volumes d’œuvres de Fanon publiés jusqu’à présent : Peau noire, masques blancs (Seuil, 1952) ;
L’An V de la révolution algérienne (Maspero, 1959) ; Les Damnés de la terre (Maspero, 1961) ; Pour
la révolution africaine, Écrits politiques (Maspero, 1964). Nous nous référons à cette édition dans le
présent volume.
2. On en trouvera les principaux repères chronologiques à la fin de cet ouvrage, p. 657.
3. Sur ce point, voir infra l’introduction à la partie « Écrits psychiatriques », p. 166, note 1.
4. L’anonymat était la règle à El Moudjahid. Les articles retenus en 1964 l’avaient été « sous le
contrôle de Mme F. Fanon ». L’éditeur précisait qu’il n’avait conservé que « ceux dont nous avons la
certitude irréfutable qu’ils ont été écrits par Frantz Fanon. Certes, sa collaboration ne s’est pas limitée
à ces textes précis. Mais, comme dans toute équipe, et particulièrement dans cette révolution en plein
jaillissement, c’était un perpétuel travail d’osmose, d’interaction, de stimulations réciproques »
(Œuvres, p. 687). Nous donnons les raisons de notre sélection dans l’introduction aux articles
retenus.
5. Celle-ci a été remise par Olivier Fanon en 2013 au Centre national de recherches préhistoriques,
anthropologiques et historiques (CNRPAH) à Alger (voir <www.cnrpah.org/index.php/fonds-et-
catalogues>[consulté le 3 mai 2015]).
6. Pour ces documents, restaurés à partir de manuscrits ou de tapuscrits de qualité médiocre
(comme dans le cas des deux pièces de théâtre), nous avons indiqué entre crochets les mots à la
graphie incertaine.
Première partie

Théâtre
Introduction1

Robert JC Young

Écrites en 1949, les deux pièces qui suivent, L’Œil se noie et


Les Mains parallèles, constituent les premiers textes que l’on possède de
Frantz Fanon2. Selon son premier biographe, Peter Geismar, Fanon aurait
achevé une troisième pièce, La Conspiration ; si celle-ci fut écrite, le
manuscrit ne nous en est pas parvenu3.

Une passion théâtrale précoce

Des mises en scène philosophiques


Fanon conçut un intérêt pour le théâtre alors qu’il poursuivait des études
de médecine, entre 1946 et 1951. À Lyon, il fréquenta Les Célestins,
Théâtre de Lyon, qui proposa, au cours des années où il résida dans cette
ville, un programme extraordinaire de deux cent cinquante-deux spectacles.
Ceux-ci comprenaient des pièces contemporaines de Sartre4, de Camus5,
tout comme la mise en scène acclamée du Partage de Midi, de Paul
Claudel, par Jean-Louis Barrault en février 19496. Si Geismar soutient que
Fanon alla à cette époque jusqu’à envisager de faire carrière dans le théâtre,
il semble que sa seule tentative pour faire représenter ses pièces consista à
envoyer Les Mains parallèles à Barrault7. Il n’existe nulle trace de quelque
réponse de ce dernier. Dès 1950, Fanon s’était détourné du théâtre pour se
consacrer à l’écriture de Peau noire, masques blancs et à la rédaction de sa
thèse de doctorat8.
Le contexte philosophique dans lequel Fanon se trouva plongé dans la
France de l’après-guerre fut celui de l’existentialisme et de la
phénoménologie plutôt que du marxisme. La plupart des biographes
présument que Sartre représente l’influence prédominante sur les pièces –
David Macey suggère que celles-ci constituent « des variations sur les
thèmes des pièces de Sartre des années 19409 » –, mais cela est moins vrai
qu’on pourrait le penser. Tout en poursuivant ses études de médecine,
Fanon se nourrissait de philosophie contemporaine, de Sartre certes, mais
également de philosophes « existentialistes » antérieurs, tels Nietzsche,
Jaspers et Kierkegaard, ou encore de Bachelard, Bergson, Levinas et
Merleau-Ponty, entre autres10. Comme le suggère la section « Le Nègre et
Hegel » dans Peau noire, il lut également la Phénoménologie de Hegel et
l’Introduction à la lecture de Hegel (publiée pour la première fois en 1947)
de Kojève11.
Outre l’autorité omniprésente des codes de la tragédie grecque qui
régissent le théâtre classique français, ses pièces révèlent toutes ces
influences dramaturgiques et philosophiques12. Bien qu’elles mobilisent
dans une certaine mesure les émotions intenses que Racine prescrivait pour
le théâtre13, l’on pourrait les décrire comme des mises en scène
philosophiques : il s’agit principalement d’un théâtre d’idées, non de pièces
centrées sur la caractérisation des personnages. Pour autant, ces pièces ne
sont pas uniquement cérébrales : en vertu de la langue particulière de
Fanon, elles apparaissent comme des « choses vécues », profondément
charnelles, débordantes d’émotions, où les sensations du corps tremblant,
éparpillé, sont autant mises en valeur que celles de la psyché et sont souvent
indissociables de celle-ci14. La déclaration de Nietzsche au sujet de sa
propre œuvre – « J’ai toujours composé mes écrits avec tout mon corps et
toute ma vie15 » – semble s’appliquer bien mieux à Fanon qu’au philosophe
allemand. Cette psychologie somatique différencie le théâtre de Fanon de
toutes les autres influences citées plus haut.
Ce qui distingue également ses pièces des pièces contemporaines de
Camus ou Sartre est l’empreinte omniprésente, sur l’imagination et la
langue de Fanon, d’Aimé Césaire. La langue de Fanon est traversée par une
certaine violence, y compris sexuelle ; comme chez Césaire, l’image du viol
est souvent exprimée ou suggérée à la faveur d’un langage métaphorique.
Étant donné qu’il connaissait personnellement Césaire et que les œuvres de
ce dernier circulaient parmi les intellectuels martiniquais, il n’est pas aisé
de savoir avec exactitude quels écrits de Césaire, et quelles versions de ses
œuvres, connaissait Fanon16. Il connaissait sans nul doute le Cahier d’un
retour au pays natal, dont il pouvait réciter des passages par cœur17 ; dans
Peau noire, il cite la pièce Et les chiens se taisaient – extraite du livre Les
Armes miraculeuses (1946) – dont le titre résonne peut-être dans L’Œil se
noie 18. Selon toute vraisemblance, Fanon avait également lu Soleil cou
coupé (1948) – le troisième recueil, le plus radical, que publia Césaire dans
les années 1940 –, à tout le moins la sélection de poèmes incluse dans
l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française
(1948) de Léopold Sédar Senghor. Le Discours sur le colonialisme, cité au
début de Peau noire, écrit à partir de 1948, a été publié en livre pour la
première fois en 195019.

Une forme spécifique d’existentialisme surréaliste


Les pièces surprendront peut-être les lecteurs familiers des écrits
ultérieurs de Fanon sur la race et la politique : elles offrent peu d’indices
explicites quant aux préoccupations et thèmes qui traversent les dernières
œuvres. Elles présentent plutôt des problématiques existentialistes et
phénoménologiques sur la conscience et l’identité, problématiques mises en
scène et véhiculées par la grâce d’une langue dense, surréaliste. L’étrangeté
de cette langue est d’autant plus grande que la poésie et les pièces de
Césaire, qui constituent le principal modèle des pièces, sont méconnues
sous la forme où les lut Fanon.
Comme Césaire l’avait brillamment compris, l’idiome surréaliste
convenait parfaitement au monde irrationnel et disjoint de la colonialité et
de la postcolonialité. S’il adopta un mode surréaliste plus dense et plus
violent après sa rencontre avec André Breton à New York en 1941, Césaire
modifia par la suite le Cahier dans les années 1950 pour lui imprimer une
orientation anticoloniale de gauche plus aisément reconnaissable ; il
réécrivit, ou élimina, nombre de ses premiers poèmes. Par conséquent, une
grande partie des textes de Césaire qui influencèrent Fanon est demeurée,
jusqu’à très récemment, presque aussi inconnue que les manuscrits des
pièces de Fanon. Comme l’indique peut-être l’absence inattendue de livres
de Césaire dans la bibliothèque de Fanon dont nous disposons, ce dernier
entretenait avec Césaire, et notamment le programme politique et culturel
de la négritude, des rapports toujours ambivalents. Ainsi, tandis que le style
linguistique surréaliste de Fanon porte indubitablement l’empreinte de son
aîné, les pièces sont marquées par l’absence remarquable de toute référence
explicite aux préoccupations politiques de Césaire dans les années 1940 ; on
peut donc déjà lire dans cette omission un rejet vigoureux de la négritude.
Par ailleurs, elles ne révèlent pas non plus des préoccupations uniquement
sartriennes, bien que l’influence de Sartre soit perceptible par endroits. Si
divers niveaux de conscience et la nécessité du choix comme l’un des actes
définitoires de la volonté sont soulignés, l’on chercherait en vain quelque
intérêt explicite pour les concepts politiques sartriens de liberté ou
d’engagement20. Ancrées dans la poétique surréaliste transgressive de
Césaire, les pièces élaborent conceptuellement une forme spécifique
d’existentialisme surréaliste qui se rapproche davantage de la teneur
nietzschéenne des premières œuvres de Césaire, voire du Caligula de
Camus.
L’intérêt que portait Fanon au surréalisme et à la psychologie le conduisit
à lire attentivement des textes comme La Psychiatrie devant le surréalisme,
d’Henri Ey, suite à sa publication en 194821. L’analyse que proposait Ey du
surréalisme comme une forme de conscience, l’accent qu’il plaçait sur la
lutte de ce mouvement contre la réalité normative et sur la pratique
consistant à abdiquer tout contrôle pour laisser s’exprimer l’inconscient et
faire surgir les caractéristiques magiques, merveilleuses, du surréalisme,
ainsi que l’argument selon lequel ce mouvement constituait
fondamentalement une esthétique, centrée avant tout sur les mots22, tout
cela était compatible avec la direction qu’emprunterait l’écriture de Fanon23.
Mais si ce dernier s’inspira des pratiques et analyses plus vastes du
surréalisme, ce fut avant tout Césaire qui exerça une influence linguistique
déterminante sur son écriture. Cela se manifeste tout d’abord par l’emploi
d’une palette lexicale caractéristique, composée de termes tels que :
convulsion, éparpillé, fulgurant, incendié, orbites, palpitant, ricaner, raz-de-
marée, vertigineux, ou encore volcanique. Bien souvent, dans ces deux
pièces, la similarité provient tout autant du ton impératif des exclamations
que du contenu des discours. La langue de Fanon est également marquée
par l’utilisation du procédé, distinctif chez Césaire, de la métaphore filée,
qui met en œuvre la technique surréaliste décrite par Max Ernst dans son
essai de 1936 sur le collage : « L’association de deux réalités,
irréconciliables en apparence, sur un plan qui semble ne convenir à aucune
des deux24. » La tension convulsive, « volcanique », produite par cette
juxtaposition inattendue, que cristallise la formule célèbre d’André Breton
« explosante-fixe » en 193725, est généralement renforcée et réitérée dans un
certain nombre de lignes (ou l’œuvre entière), à l’aide d’anaphores, de
répétitions rythmiques et de césures. Dans le cas de Césaire comme dans
celui de Fanon, ces combinaisons ne sont pas le fruit arbitraire des
mécanismes de l’écriture automatique. Le procédé de la métaphore filée
implique généralement un concept abstrait auquel l’on insuffle vie et
présence physique en le rattachant délibérément à une réalité physique ou
matérielle incongrue, de sorte que ses associations usuelles se trouvent
parfois inversées, à l’instar de ce qui se produit dans les vers suivants,
extraits de l’incipit du Cahier :

Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée eschare sur la


blessure des eaux ; les martyrs qui ne témoignent pas ; les fleurs du
sang qui se fanent et s’éparpillent dans le vent inutile comme des
cris de perroquets babillards ; une vieille vie menteusement
souriante, ses lèvres ouvertes d’angoisses désaffectées ; une vieille
misère pourrissant sous le soleil, silencieusement ; un vieux silence
crevant de pustules tièdes
l’affreuse inanité de notre raison d’être26.

C’est à travers l’image physique violente d’une blessure, image


appropriée au corps humain, que la mer est ici évoquée. Cette métaphore est
filée pour décrire les fleurs du sang qui se flétrissent et les pustules tièdes
du silence. Le sourire de la vieille vie est ensuite matérialisé par la
description de ses lèvres ; de même, dans L’Œil se noie, Ginette décrit les
lèvres des vagues dans la gorge du lambi (ce terme, désignant une conque
dans la Caraïbe, figure également dans le Cahier) pour les transformer
ensuite en lèvres du monde :

Les vagues invitées au fond de la mer rentrent tard,


abandonnent rapidement leurs toilettes d’écume
et se retirent pieds nus,
les lèvres froides dans la gorge du lambi27.
Dans Les Mains parallèles, cette technique linguistique reposant sur des
associations déconcertantes et inappropriées est développée de manière
similaire, quoique souvent plus abstraite :

Arrêtez, des chœurs d’enfants criminels, des gouttes de sang caillé


au fond des orbites, s’élancent à l’assaut du firmament. Arrêtez,
l’homme retrouvé, habitant sa conscience d’imminence glacée,
hume les brouillards mensongers.
L’homme, ahurissante illusion, absurde gratuité, s’empare, limité de
sereines ténèbres, du secret incontestable28.

Le mot comme « mouvement de pénétration


et d’émergence »
Si les deux pièces invoquent par endroits l’absurdité de la vie, elles
ancrent aussi, à la manière de Césaire ou de Saint-John Perse, cette crise
existentielle dans le contexte d’un cosmos plus vaste de forces naturelles et
surhumaines, dont le statut exact demeure indéterminé. En vertu du flux
abrupt de la métaphore filée, il faut bien souvent chercher la signification
des discours autant dans la charge émotive croissante produite par le réseau
serré de métaphores physiques intenses que dans quelque « contenu »
conventionnel ou assemblage syntaxique. C’est précisément en raison du
caractère disjonctif de l’écriture des pièces que Joby Fanon put agencer sur
deux pages, dans le chapitre intitulé « Frantz Fanon dramaturge », des
formules isolées ou des extraits issus de divers endroits d’une même pièce
ou des deux pièces comme s’il s’agissait d’un seul et même poème voire
d’une déclaration de Fanon en son propre nom29. Sa déclaration selon
laquelle, pour son frère, le langage « était le prélude à l’acte » exprime une
idée importante formulée dans Les Mains parallèles, mais dans sa pratique
le verbe de Fanon se rapproche davantage d’une description ultérieure de
Joby : « Le mot doit être mouvement de pénétration et d’émergence. Il doit
être un mouvement soutenu par le mouvement30. » Cette conception du
langage comme mouvement, comme un agent actif qui se soutient lui-même
et fonctionne presque comme un acteur autonome dans la pièce, est
illuminée par un passage saisissant que cite Joby, où Fanon invoque le
langage violent du clochard :
Prendre les mots du clochard et en rénover la dentition. Les mots
ont des crocs et doivent faire mal. Les mots doux et souples doivent
disparaître de cet enfer. L’homme parle trop. Il faut qu’on lui
apprenne à réfléchir. Pour cela il faut lui faire peur. Très peur. Pour
cela j’ai les mots-arcs, les mots-balles, les mots-scies, des mots
transporteurs d’ions. Des mots qui soient des mots. Et avant de
prononcer une parole, je veux voir un masque de souffrance, un
masque de chercheur, de déçu. Car les mots doivent être agiles,
malins. Ils doivent se présenter, s’évader faire de l’œil, s’évanouir31.

L’emploi par Fanon d’infinitifs et la répétition de « doivent » prêtent à ce


passage des accents de manifeste. L’on peut comparer, comme le fait Joby
lui-même, le pouvoir de transformation des mots comme armes violentes,
scies ou transporteurs de charges électriques au jeu de Lucien sur la
proximité de « mot » et « mort » dans L’Œil se noie (l’on trouve la même
association dans Les Mains parallèles) :

Lucien. – […] Il doit vivre, pour rien, parce qu’il est là ;


il doit prendre la vie à bras-le-corps, de front comme un
gladiateur.
Il doit être une constante insulte à la destinée.
Ginette. – Ce sont des mots, Lucien. Il [François] a raison.
Lucien. – Alors c’est que la mort a raison contre la vie.
Que les cœurs doivent s’arrêter de battre.
Que le printemps doit interrompre sa marche nuptiale.
Alors c’est que le sourire doit déserter et faire place à la hideuse
crispation de l’angoisse et de la mort32.

Joby Fanon clôt le passage du clochard en citant la tirade suivante, qu’il


attribue à Fanon lui-même plutôt qu’à Lucien. La première phrase sur le
besoin de trouver des mots possédant le pouvoir magique des « bottes de
sept livres » ne figure pas dans la pièce. Dans cette dernière, « des mots »
succède directement à la formule ci-dessus « l’angoisse et de la mort » :

Il me faut des mots qui ont des bottes de sept livres33.


Des mots, dites-vous ?
Mais des mots couleur de chair trépidante.
Des mots couleur de montagnes en rut.
De villes en feu.
De morts34 ressuscités.
Des mots, oui, mais des mots étendards.
Des mots glaives.
L’amour qui vous fait vivre à la puissance seconde35.
Un mot,
mais un mot étranglé par la vie,
hérissé de vie.
Un mot qui a soif,
qui a faim,
qui crie
pleure
appelle
s’absorbe
et se
perd36.

Tandis que Lucien prône un usage militant des mots, son frère François
s’attache plutôt à défier toute idée de clarté en se rangeant du côté de
l’obscurité et du silence des étoiles. Le constat « L’homme parle trop » dans
le passage sur les mots du clochard fait écho au grief de François selon
lequel les hommes ne font que parler (« Ils arrivent. Ils parlent. Il faut qu’ils
parlent37 ») et à son refus d’adresser la moindre parole à Bussières, son ami
dévoué. Alors que les mots sont en grande partie superflus aux yeux de
François, ils ne sont pas assez réels ou matériels pour Lucien ou Bussières,
l’ami de François : « Quand les mots se prennent les cheveux, il ne reste
qu’une ressource : l’action », observe ce dernier. Et d’ajouter
mystérieusement : « Mais quand les actes vous glissent des doigts, il n’y a
qu’à s’allonger38. » La pièce interroge la fonction que revêtent les mots :
nous éloignent-ils de la réalité ou nous mènent-ils vers une réalité plus
primordiale, au-delà des compromis superficiels de l’apparence
quotidienne ? Le rôle du langage s’impose comme un problème
fondamental pour déterminer la valeur de la vie, la question étant : les mots
peuvent-ils transformer, non le sens de la vie mais sa portée même, et être
transformés en actes ?
Cette interrogation sur la valeur des mots, sur leur rapport à la réalité
physique, à l’immédiateté et à l’action – préoccupation commune à Fanon
et Césaire – peut être située dans le contexte plus large d’un questionnement
politique sur le rôle du langage suite à la Seconde Guerre mondiale. Ayant
fait l’expérience directe des leurres du langage – de sa capacité à produire
un sens non compatible avec la réalité et la vérité, et à détacher le signifiant
du signifié –, de nombreux auteurs (parmi lesquels Édouard Glissant, Yves
Bonnefoy, Roger Giroux ou encore Sartre) partageaient après la guerre le
sentiment de la vacuité du langage. Ils s’attelèrent ainsi à le réarticuler au
monde matériel et à lui réinsuffler du pouvoir. Dans Peau noire, Fanon
s’intéresserait davantage aux diverses manières dont le langage est utilisé
pour définir attitudes raciales et identités, mais l’accent porte ici sur la
conception d’un langage actif, physique, sur des mots directement
impliqués dans la vie – hérissés de vie ou étranglés par la vie –, des mots
qui exercent sur l’auditeur un effet physique et l’incitent à l’action
transformatrice, des mots qui doivent être comme des villes en feu et les
morts ressuscités, des bannières et des épées. Il apparaît dans ce contexte à
quel point la composition des pièces offrit à Fanon la pratique nécessaire
pour développer dans ses œuvres ultérieures son style linguistique unique,
viscéral, étroitement lié à sa prise de position sur la nécessité de l’action
politique.
Outre la question de la langue de Fanon, c’est l’emploi d’une voix et
d’un chœur qui interpelle dans ces pièces. L’emploi d’un chœur varie dans
le théâtre classique et contemporain français : Racine, par exemple, n’y a
presque jamais recours ; Sartre n’en fait pas usage non plus dans Les
Mouches (1943), bien que cette pièce soit écrite à la manière d’une tragédie
grecque. Lorsque chœur il y a, il tend à déclamer de longs monologues
pondérés, ou il intervient au même titre qu’un autre personnage, comme
dans Œdipe roi. Dans les deux pièces de Fanon, ni la voix ni le chœur
n’offrent un point de vue détaché par rapport aux personnages ; ni l’un ni
l’autre n’adoptent une position médiane entre la scène et le public, à la
manière du « spectateur idéal » de Schlegel, tel que le décrit Nietzsche dans
L’Origine de la tragédie 39. Les pièces de Fanon se rapprochent davantage
de la pièce de Césaire Et les chiens se taisaient, où figurent un chœur, un
demi-chœur, un écho, un narrateur, une narratrice et d’autres voix encore.
Mais toutes ces voix font elles aussi office de « personnages » et
interagissent à ce titre avec le Rebelle, ou l’Amante.
Dans les pièces de Fanon, la voix ou le chœur se place – comme chez
Eschyle – du côté du statu quo dans l’affrontement de points de vue mis en
scène. Dans L’Œil, la voix exprime son adhésion au monde cosmique plus
vaste et plus sombre, au-delà des confins de l’humain, auquel s’associe
François. À des moments en apparence fortuits, mais en vérité stratégiques,
elle énonce au présent gnomique des vers sinistres et sibyllins, épousant une
perspective apparemment cosmique, divine ; morigénant Lucien en
particulier, elle prend le parti de François. Le chœur présente quant à lui un
monde d’inéluctable nécessité, un monde visionnaire, presque déterministe,
qui s’étend au-delà de l’humain. Les déclarations prophétiques auxquelles il
se livre comptent parmi les vers les plus évocateurs, et difficiles à
interpréter, des pièces. Elles semblent incarner la voix de l’Absolu, de
l’ordre cosmique démiurgique, au-delà des portes de l’humain ; cet ordre
évoque celui de Césaire, lequel puise à son tour son inspiration dans la
cosmogonie primitive de Frobenius40.
Dans Les Mains, le chœur apparaît également comme le représentant du
monde des dieux, mais le rôle de ces derniers a changé. L’instance chorale a
pour fonction de veiller sur le roi Polyxos, son serviteur, qu’il met
directement en garde, à la faveur d’une même litanie, contre les dangers qui
l’attendent. La pièce s’ouvre avec un long prologue où le chœur présente
certains des thèmes principaux de la pièce de son point de vue conservateur,
tout en annonçant la nécessité de mettre un terme au spectacle qui suit,
c’est-à-dire à l’événement central de la pièce : le meurtre de Polyxos. Ainsi
désire-t-il en vérité mettre un terme à la pièce elle-même. Le rôle du chœur
n’est pas identique à celui de la voix dans L’Œil, la deuxième pièce
adoptant une perspective différente. Dans L’Œil, l’impulsion de la voix est
d’appuyer le cosmique et l’inhumain au détriment de l’ordre social humain
quotidien, tandis que dans Les Mains, le chœur défend le statu quo, à savoir
l’alliance entre les « divines choses » et les dirigeants actuels – alliance que
cherche précisément à détruire le héros Épithalos.
L’Œil se noie
Fanon avait achevé L’Œil se noie, la première des deux pièces, en
juillet 194941. Le manuscrit est composé d’un seul acte constitué de cinq
scènes – la quatrième fait défaut. La pièce comporte trois personnages –
Lucien, son frère cadet François et Ginette, une jeune femme éprise de
François mais que Lucien tente de dérober à ce dernier –, ainsi qu’un
serviteur et un chat, tous deux aveugles, et une voix off. Un tableau de
l’artiste cubain Wifredo Lam, accroché dans un coin, évoque
immédiatement la présence d’Aimé Césaire : celui-ci avait fait l’éloge de
Lam, rencontré, tout comme Breton, à la Martinique en 1941 et y faisait
régulièrement référence depuis le deuxième numéro de Tropiques
(juillet 1941).

L’affrontement de l’ordinaire et de l’absolu


La première scène constitue un dialogue entre François et Ginette ; il
évoque l’échange érotique entre l’Amante et le Rebelle du début de Et les
chiens se taisaient. La deuxième scène présente une conversation entre
Lucien et Ginette face à François, qui demeure silencieux. La troisième
scène est un long face-à-face entre Lucien et Ginette ; cette dernière
commence à s’exprimer beaucoup plus librement et, de fait, plus
intelligemment qu’en la présence de François. Enfin, la cinquième scène est
principalement composée d’un monologue de Ginette face à François ;
celui-ci prononce les quatre dernières répliques sur lesquelles se clôt la
pièce.
La scène d’ouverture introduit le contraste métaphorique entre le jour et
la nuit sur lequel repose L’Œil se noie ; ce contraste symbolise un choix
existentialiste fondamental entre la vie et la mort, à ceci près que François
qualifie le jour de meurtrier (« quand la lune aura terrassé les hordes
meurtrières du jour42 ») : l’on chercherait en vain des oppositions et
catégories tranchées dans cette pièce. Morbide et taciturne, François s’est
retiré de la vie, qui lui apparaît comme absurde. Ce n’est qu’à la fin de la
dernière scène, lorsqu’il prend la main de Ginette et l’emmène avec lui,
qu’il sort de sa passivité. Lucien, qui fait son entrée dans la scène 2, se
place du côté de l’affirmation de la vie, mais il n’est pas en mesure d’offrir
l’intensité, la profondeur et l’ampleur qui caractérisent la sombre vision
cosmique de François.
Alors que s’ouvre la pièce, François met Ginette au défi de lui dire
combien elle l’aime ; elle a beau l’assurer de ses sentiments, il juge son
amour insuffisant, ou trop conditionné par ce qu’on lui a appris dans sa
jeunesse à attendre et à désirer. Rejetant les lignes de conduite et les
principes moraux conventionnels, qu’il perçoit comme une séduisante
imposture, il est en quête d’authenticité. Par contraste, l’amour que lui porte
Ginette semble avant tout profondément charnel et est inséparable d’un
sentiment de soumission et d’impuissance face à lui. Au rebours de la
passion très sexuelle et masochiste de Ginette, l’interrogatoire auquel se
livre François est cérébral et détaché ; il cherche à obtenir de Ginette une
forme d’amour pur et absolu qu’elle n’est pas en mesure d’exprimer comme
il le désire. Cette scène repose sur une réécriture évidente de la dialectique
hégélienne du maître et de l’esclave : François se tient passivement aux
pieds de Ginette et exige d’être reconnu par elle43. Elle lui offre tout et se
soumet entièrement, mais cela ne suffit pas à le satisfaire. Il déclare qu’il
préfère la posséder contre son gré (« te fendre ») et la forcer à l’absorber. Il
refuse d’être reconnu par elle comme étranger à elle-même. L’amour
conventionnel qu’elle lui porte doit être nié : le processus dialectique ne
trouve son accomplissement que dans la dernière scène, lorsqu’elle revient
vers lui après l’avoir quitté.
Dans la deuxième scène, Lucien fait son entrée tandis que François se
mure dans le silence ; il ne prononcera plus un mot avant la fin de la
dernière scène. Lucien, qui révèle plus loin que François ne lui adresse plus
la parole depuis longtemps, tente de lui faire entendre raison, l’exhortant
par des railleries à se départir de sa morosité, à se lever et à « prendre la vie
à bras-le-corps ». Ginette intervient à plusieurs reprises pour défendre
François et reproche à Lucien de le faire souffrir. Lucien réplique que
François est incapable de souffrir : il ne sait qu’infliger de la souffrance aux
autres. La troisième scène, la plus longue, prend la forme d’un dialogue
entre Lucien et Ginette ; le premier tente de détruire François, tandis que
Ginette s’emploie à le défendre. À un premier niveau, il s’agit d’une scène
de séduction : Lucien cherche à faire la conquête de Ginette en discréditant
son frère ; il l’exhorte à dépasser le ressentiment et la négation pour
affirmer toutes les potentialités de la vie. Jusqu’alors asservie à François,
Ginette se laisse peu à peu gagner par les arguments positifs de Lucien.
Bien qu’elle défende vigoureusement François, elle laisse également
entendre qu’il lui est arrivé d’éprouver elle aussi le désir de le tuer, de se
défaire de lui. À la fin de la scène, elle finit par céder, non sans réticence, à
Lucien. La scène 4, aujourd’hui perdue, exposait sans doute la discorde
croissante entre les nouveaux amants. Dans la scène 5, Ginette revient vers
François pour lui déclarer qu’elle n’a pas supporté d’être séparée de lui ;
cette séparation a ouvert en elle un abîme qui doit être comblé. Elle le
supplie : « Terriblement modèle-moi. » Il accepte enfin cette négativité
comme preuve de l’authenticité de son amour : son amour et sa
reconnaissance ne sont plus subordonnés à sa perception de François
comme étranger à elle-même. L’ayant complètement soumise et incorporée,
il se lève pour la première fois et se prépare à sortir, annonçant qu’il désire
la conduire « aux portes ABSOLUES/où la vie se saisit44 ».
La longue scène de séduction au cours de laquelle Ginette est tiraillée
entre les deux frères constitue le pivot structurel et dramatique de la pièce.
Cette situation rappelle le drame explicitement sexuel du Partage de Midi
de Claudel45, où l’on voit l’héroïne, la coquette Ysé, osciller au fil des actes
entre Ciz, son époux, Mesa, personnage misanthrope et solitaire, et
Amalric, son amant d’autrefois. Cependant, dans la pièce de Fanon, malgré
le caractère profondément sexuel de la passion que voue Ginette à François,
et l’emploi d’un lexique sexuel (certes moins explicite que chez Césaire), la
sexualité en tant que telle n’apparaît pas comme la préoccupation
principale. La pièce s’articule autour de François et de sa relation
conflictuelle avec son frère Lucien. À la faveur d’une progression
dialectique, elle met en scène un affrontement intense entre deux formes de
vie possibles : une vie qui se caractérise par son acceptation du quotidien et
une vie qui rejette l’ordinaire en faveur de l’absolu. Pour François, cette
dernière option implique un refus de la raison conventionnelle au profit
d’un secret étrange et mystique qui est le fruit d’une communion avec le
monde céleste et matériel des étoiles. Cette communion est figurée à travers
un désir sexuel intense et violent qui pulvérise toute individualité et délivre
du moi, faisant face à une unité primordiale46. Toutes ces valeurs s’opposent
au choix hédoniste de Lucien, qui consiste à saisir la vie telle qu’elle est
vécue sur Terre comme forme esthétique d’un plaisir positif et comme
affirmation de soi.
Depuis son enfance, François nourrit le plus grand mépris pour le
quotidien, rejetant la réalité socialisée de la société bourgeoise à laquelle il
demeure étranger. Lucien relate ainsi un mystérieux incident au cours
duquel il vit une étoile, « verte de feu », descendre sur Terre et François
entrer en communion avec elle. Bien que Lucien affirme avoir vu l’étoile, le
fait que cette dernière soit spécifiquement décrite comme une étoile verte
suggère sa nature certainement imaginaire, puisque, pour des raisons de
physiologie de la vision, l’œil humain ne peut discerner les étoiles vertes. Et
Lucien d’ajouter que, depuis cet incident, François n’a pas cessé de se
montrer distant et de vivre reclus, semble-t-il absorbé par une passion en
grande partie égoïste pour les visions surnaturelles (il dédaigne la
compagnie des humains, mais passe une soirée entière à discuter avec un
aveugle). François est l’incarnation d’une synthèse nietzschéenne entre
l’inhumain et des aspirations surhumaines à accéder à l’intuition directe,
écrasante, de l’idée cosmique, à la « perception immédiate de l’Idée
suprême du monde47 ». L’élément céleste et surnaturel est renforcé par
l’inclusion dans la pièce d’un chœur, sous la forme d’une voix qui prononce
des énoncés au présent gnomique à des moments stratégiques, et ce dès le
début de la pièce. Cette voix off anonyme déclame en effet le premier vers :
« La pluie qui gerce la trop essentielle clarté de la nuit, hier, en pleine
saisie, étonna les rivières sans aveux. » Ces mots mettent immédiatement en
place des images de dérèglement et de dérangement, posant l’existence d’un
autre niveau de réalité ; l’oxymore « clarté de la nuit » fait écho au vers du
Cid « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles48 ». Ainsi la divergence
fraternelle se voit-elle transformée en un drame cosmique entre le monde
indifférent des étoiles, des choses et de l’Être primitif, et le petit monde des
humains, qui puisent dans leurs vies conformistes leurs propres valeurs.

Un « travail d’exorcisme personnel »


Peter Geismar et Joby Fanon décrivent tous deux L’Œil se noie comme
une entreprise autobiographique d’introspection et d’analyse personnelle.
Dans une lettre que François Maspero adressa à Giovanni Pirelli le
6 septembre 1963 (voir infra, p. 582), il évoque l’existence d’une pièce de
Fanon qu’il avait envoyée en lecture à Claude Lanzmann et qu’il décrit de
la sorte : « C’est une sorte de travail d’exorcisme personnel qui atteint
souvent une extraordinaire beauté formelle, mais [elle] n’est pas dénuée
d’hermétisme. » L’on ignore si ce commentaire portait sur L’Œil se noie ou
Les Mains parallèles ; quoi qu’il en soit, la description par Maspero du
théâtre de Fanon comme un « travail d’exorcisme personnel » était aussi
juste que sa description de l’esthétique de ce théâtre. Il est remarquable que
le personnage de François et le mal dont il souffre – la « hideuse crispation
de l’angoisse et de la mort49 » – constituent l’objet principal, pour ne pas
dire unique, des conversations et débats dans L’Œil se noie. Tandis que
Lucien tente de faire la conquête de Ginette, les deux personnages débattent
longuement des idées et de la personnalité de François : ce dernier ne se
représente pas lui-même mais est constamment représenté par les autres –
de manière négative par Lucien, et positive par Ginette, qui s’identifie à lui
et parle ainsi en son nom.
Il n’est guère difficile de voir dans la rivalité entre les deux frères un
reflet de la relation entre Joby et Frantz. Joby encourage une telle
interprétation dans le chapitre de son livre qui succède immédiatement à
« Frantz Fanon dramaturge » ; il y décrit Frantz à cette période comme un
double de François, un visionnaire obsédé par la mort50. De fait, l’extrait,
cité par Joby, d’une lettre de Fanon à sa marraine de guerre présente des
idées remarquablement similaires à celles de François :

Tu me dis être surprise de mon silence. Mais tu n’ignores pas que


les choses qui me hantent et m’obsèdent ne se peuvent traduire. […]
Je ne veux pas de cette vie larvaire, ramassée, désuète, qui m’attend
une fois mes études terminées. Je ne veux pas « le mariage », les
enfants, le foyer, la table familiale. Je me demande si j’ai le droit
d’imposer à Paule51 ma vie, mes convictions, mes tendances. Au
fond, mon plus grand péché fut de m’exiler à Lyon. Là, je pris
l’habitude de me détacher, de tout détester, de tout haïr52.

Le sombre portrait que dresse Fanon de lui-même dans ce passage


concorde avec les positions de François. Pour sa part, adoptant les
expressions de Lucien, Joby évoque ses propres « critiques incessantes sur
le fait qu’il est dans la lune et qu’il lui convient de remettre les pieds sur
terre ». Il observe que Frantz riposta en lui adressant, dans sa thèse de
doctorat, une dédicace sous la forme d’une citation de Nietzsche : « Je ne
parle que de choses vécues et je ne représente pas de processus
cérébraux53. »
Qu’étaient donc les « choses vécues » auxquelles Fanon fait ici
référence ? Cette dédicace préfigure le chapitre « L’expérience vécue du
Noir » dans Peau noire, texte qui fut publié l’année qui suivit la soutenance
de thèse de Fanon le 29 novembre 1951. Mais, malgré les affinités
littéraires que présente L’Œil se noie avec l’œuvre de Césaire, compatriote
martiniquais de Fanon, cette pièce ne nous donne a priori guère à voir les
« choses vécues du Noir ». Si l’écriture de Fanon porte clairement
l’empreinte du langage surréaliste de Césaire, qu’est-il advenu du discours
anticolonial de ce dernier et de son discours sur la race, sans parler de sa
pensée de la négritude ? L’absence apparente de ces problématiques
paraîtrait moins étrange si Fanon n’avait pas publié son propre livre sur la
race, Peau noire, masques blancs, trois ans seulement après avoir achevé
L’Œil se noie. En l’état, elle est d’autant plus curieuse que Fanon observe
dans l’introduction à Peau noire : « Il y a trois ans que ce livre aurait dû
être écrit… Mais alors les vérités nous brûlaient54. » Trois ans auparavant
nous renvoie à 1949, précisément l’année où il rédigea L’Œil se noie.
Les didascalies précisent que les personnages se meuvent constamment
entre lumière et obscurité : de fait, ce qui est remarquable dans cette pièce,
c’est que tout y est question de blancheur et d’obscurité, de transparence et
d’opacité, de vision et de cécité (soleils rouges et blancs, lunes blanches,
nuit noire et nuit blanche, mort blanche, « le blanc happé »). À l’image de
Césaire, Fanon appartenait à une génération d’intellectuels antillais qui
furent forcés, en vivant en France, de constater qu’ils n’étaient pas français
pour la simple raison qu’ils étaient noirs55. Le problème auquel se trouvait
confronté Fanon, c’est que, en tant qu’évolué ou toubab, il ne se percevait
pas non plus aisément comme « noir ». Ainsi qu’il le suggère lui-même,
dans la mesure où il se sentait français, il se sentait blanc. Selon Geismar,
Fanon composa ses pièces pour apaiser l’anxiété de se trouver, pour
reprendre les termes de Karl Jaspers, dans une « situation limite »
psychique à Lyon, où il se sentait étranger à la fois à la communauté
blanche et à la communauté noire56. Ce commentaire est assurément d’une
remarquable clairvoyance pour l’analyse de L’Œil se noie.
En raison de son insistance sur la blancheur, on pourrait ne pas voir que
cette pièce porte à un certain niveau sur la question de la race – ou peut-être
plus exactement sur l’aliénation radicale que constitue le fait de se trouver
pour ainsi dire entre deux races. Les lecteurs de Césaire reconnaîtront dans
la formule « la mort blanche » – « La mort blanche, terrassée, arrachée à
son linceul se lève ruisselante et disparaît57 » – une allusion aux vers qui,
dans le Cahier, décrivent la captivité de Toussaint Louverture en Europe ; à
une blancheur funeste s’oppose une série d’images positives de la noirceur :

c’est un homme seul qui défie les cris blancs de la mort blanche
(TOUSSAINT, TOUSSAINT LOUVERTURE)
c’est un homme seul qui fascine l’épervier blanc de la mort
blanche58.

L’on trouve déjà, dans l’étrange scène qui ouvre la pièce, des indices
d’une conscience racialisée. Nous avons déjà noté que Fanon subvertit la
dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, laquelle fait commodément
abstraction de la question raciale. De manière assurément plus directe, c’est
dans le récit d’un rêve de François que l’on trouve peut-être l’expression la
plus personnelle d’un sentiment d’insécurité émotionnelle et d’aliénation.
Affleure dans ce rêve le sentiment que les réactions auxquelles fait face le
protagoniste sont soit blessantes et hostiles, soit, lorsqu’elles semblent
positives et affectueuses, foncièrement inauthentiques, dans la mesure où
elles reposent toutes explicitement sur un préjugé racial. Le songe de
François est esquissé en des termes marquants qui évoquent le sud des
États-Unis. Ce cauchemar semble tout droit tiré de l’univers de La Putain
respectueuse de Sartre, pièce que Fanon avait peut-être vue à Lyon et qu’il
commente dans Peau noire 59. Alors qu’il décrit à Ginette son monde
cauchemardesque, qui le coupe de l’existence quotidienne, François relate
un rêve dans lequel il se fait lyncher – cauchemar qui devait hanter Fanon
jusqu’à la fin de sa vie, lorsqu’il fut envoyé, en dernier ressort, aux États-
Unis pour soigner sa leucémie60. Contre toute attente, dans le rêve les
hommes reviennent, reconnaissent qu’il est un « homme dur » et lui
décernent une médaille. Couvert de bleus et décoré : il s’est fait battre parce
que homme noir avant d’être reconnu comme être humain et de recevoir
une médaille61.
Tu es dans ton grand lit blanc, léger comme un rêve de vol, on
frappe à ta porte, des hommes entrent. Tu les vois mal, très mal. Ils
parlent, tu entends mal, très mal et puis ils se mettent à te frapper à
te lyncher et tu as mal, très mal. Ils s’en vont et tu n’as rien compris
et tu es lourd de coups.
Après ils reviennent, tu te lèves tu veux leur parler et tu crois que tu
comprendras. Alors on te dit que tu es toi aussi un homme dur et ils
te laissent seul avec une médaille et tu es lourd de coups62.

Aux nombreuses antithèses qui ponctuent la pièce – blancheur/noirceur,


légèreté/pesanteur, agression/récompense –, s’ajoute avec ce rêve de
lynchage une autre opposition, comme si Lucien était blanc et François noir.
Tout se passe comme si les couleurs de peau des personnages circulaient
entre eux au cours de la pièce. Les didascalies suggèrent déjà une certaine
différence entre eux en leur assignant à chacun une couleur : ici le visage de
Lucien est « couleur étain », donc d’un gris luisant, tandis que celui de
François est « couleur papier buvard neuf », « absorbant », donc mat et
vraisemblablement blanc et, puisque « neuf », non teinté d’encre noire.
Ginette, pour sa part, est « couleur goutte de pluie », transparente, dénuée
de couleur propre : elle ne fait que refléter les couleurs autour d’elle63. Il est
frappant que ces antithèses et oppositions s’effritent, se dissolvent,
s’inversent et fluctuent : nous verrons que François peut être à la fois noir et
blanc. C’est que, comme dans Peau noire, la blancheur et la noirceur ne
constituent pas une dichotomie absolue ; fondamentalement relatives, elles
sont affaire de posture et s’inscrivent dans un continuum. L’on devient
blanc ou noir en fonction de sa tenue vestimentaire, de son éducation, de sa
langue, de l’argent dont l’on dispose, de la manière dont l’on est perçu par
les autres. La phénoménologie de la noirceur est affaire de perception. Au
récit du cauchemar de François, Ginette répond en exprimant le désir que
lui inspire sa couleur de peau noire :

Je t’aime et si tu m’aimes, je te dirai pourquoi ces hommes t’ont


battu de coups et de médailles. […]
Je t’aime, ô mon Dieu, et je veux te dire pourquoi ton corps a la
hardiesse du cocotier et la brutalité sourde d’un tam-tam nègre.
Promettant d’élucider le rêve de François, elle s’adresse à lui comme s’il
était noir, invoquant les images stéréotypées des Noirs qui circulaient parmi
les Européens : le cocotier et le « tam-tam nègre »64.
Dans le même temps, à la faveur d’un renversement de couleur et de
posture, le désir absolu que lui inspire François, par exemple, semble
présenter les mêmes caractéristiques de soumission et d’asservissement que
l’amour de la femme noire pour l’homme blanc, tel que l’analyse Fanon
dans Peau noire. De fait, à un certain niveau, L’Œil se noie met en scène et
explore certains des traits psychologiques que produisent les relations
interraciales analysées dans les deuxième et troisième chapitres de Peau
noire, sans préciser que ces traits sont le produit d’une différence raciale ;
ils sont tous alimentés par le rêve que caressent les Noirs martiniquais de
devenir blancs65. Le chapitre 2, « La femme de couleur et le Blanc »,
s’ouvre sur une analyse de la manière dont l’amour implique d’ordinaire
une affirmation de soi par l’autre – phénomène d’« amour-échec » qui, ainsi
que le souligne Fanon, figure comme exemple de « mauvaise foi » et
d’inauthenticité dans L’Être et le Néant de Sartre66. Ce chapitre démontre
l’impossibilité d’un amour authentique tant que subsistent les sentiments
d’infériorité et d’exaltation qui caractérisent la relation de pouvoir entre une
femme de couleur et un Européen.
Fanon analyse ainsi le livre, publié peu auparavant, de Mayotte Capécia,
Je suis Martiniquaise (1948) ; la relation de Mayotte avec un Blanc obéit à
la même structure de dévotion absolue que l’amour de Ginette pour
François : « Mayotte aime un Blanc dont elle accepte tout. C’est le seigneur.
Elle ne réclame rien, n’exige rien, sinon un peu de blancheur dans sa
vie67. » Dans son exemplaire de Je suis Martiniquaise, Fanon souligna un
commentaire analogue de Capécia : « Avec sa mentalité de l’esclave, elle
était dévouée corps et âme à Isaure68. » Ce qui retient son attention, c’est
que, mue par un désir de lactification, Mayotte projette des images
stéréotypées de la blancheur et de la noirceur qui, comme l’affirme Fanon,
représentent pour elle les « deux pôles d’un monde, pôles en lutte
perpétuelle : véritable conception manichéiste du monde ; le mot est jeté, il
faut s’en souvenir – Blanc ou Noir, telle est la question ». Fanon transforme
le dilemme existentiel d’Hamlet entre la vie et la mort69 en une alternative
entre être noir ou blanc :
Je suis Blanc. C’est-à-dire que j’ai pour moi la beauté et la vertu,
qui n’ont jamais été noires. Je suis de la couleur du jour…
Je suis Noir, je réalise une fusion totale avec le monde, une
compréhension sympathique de la terre, une perte de mon moi au
cœur du cosmos…. Si je suis Noir, ce n’est pas à la suite d’une
malédiction, mais c’est parce que, ayant tendu ma peau, j’ai pu
capter tous les effluves cosmiques. Je suis véritablement une goutte
de soleil sous la terre70…

Dans Peau noire, Fanon entreprend ensuite de critiquer ouvertement ces


positions liées à des conceptions stéréotypées de la blancheur et de la
noirceur, y compris celles de la négritude. L’antithèse que développe ici
Mayotte, citée par Fanon, résonne cependant par elle-même dans la pièce à
travers le contraste entre les deux frères : le premier est associé à la beauté
et au jour, tandis que le second est associé à la nuit et un désir de « fusion
totale avec le monde71 » :

Lucien. – Je t’aime Ginette, amande oubliée par la nuit.


Ginette. – Je t’aime Lucien, goutte de Soleil 72.

À ce niveau de lecture, la pièce montre un auteur aux prises avec une


constellation de stéréotypes raciaux – « hanté par une série de formules
dissolvantes » – qu’il avait intériorisés et qu’il lui fallait dominer afin de se
libérer de l’aliénation qu’ils avaient produite73.
La pièce met ainsi en scène un drame qui se jouait autour de Fanon et en
Fanon lui-même. L’on pourrait presque dire qu’il s’agit d’une auto-
psychanalyse théâtralisée, l’auteur mettant en scène à travers divers
masques l’ambivalence de sa propre conscience et de ses formes de
subjectivité, le fait d’être tiraillé entre être noir et blanc en même temps –
un « écorché vif » selon le mot d’Édouard Glissant74. Comme l’observe
Macey, Fanon était un toubab honorifique, non un indigène 75. Il
n’approuvait pas la réinscription, par Césaire, de l’identité noire dans le
concept de négritude. La négritude était pour Césaire une affirmation
provocatrice et délibérée de son adhésion à l’africanité ; celle-ci jurait avec
la perception que Fanon avait de lui-même comme « quasi-
métropolitain »76. Fanon partit à Lyon parce qu’il y avait selon lui « trop de
nègres à Paris » – formule par laquelle il faisait référence, non à ses
compatriotes martiniquais comme par exemple Césaire, mais aux
Africains77. Il réservait le terme de « nègres » exclusivement à ces derniers,
non aux Antillais, qu’il décrivait à la fois comme « noirs » et
« européens »78. Il abhorrait être traité de quelque manière qui soulignât sa
couleur de peau, par exemple recevoir des éloges sur la qualité de son
français, sujet qui lui tenait à cœur et qui fait l’objet du premier chapitre de
Peau noire, masques blancs 79. Dans ce chapitre, il rapporte avec une vive
désapprobation qu’après avoir donné une conférence à Lyon, il fut
chaleureusement félicité par un camarade français : « Au fond, tu es un
Blanc80. » Percevant qu’il se sentait français et donc blanc culturellement,
l’un des camarades de Fanon l’affubla du surnom provocateur
« Blanchette »81. Sans afficher sa dimension raciale, L’Œil se noie analyse
la conscience clivée d’un homme qui se perçoit à la fois comme blanc et
noir : noir mais pas nègre, avec une mentalité d’Européen, et donc
culturellement blanc.
Dans Peau noire, après le chapitre « La femme de couleur et le Blanc »,
Fanon consacre une étude à « L’homme de couleur et la Blanche », où il se
penche sur la conscience de l’homme noir qui se sent blanc :

De la partie la plus noire de mon âme, à travers la zone hachurée me monte ce désir d’être
tout à coup blanc.
Je ne veux pas être reconnu comme Noir, mais comme Blanc.
Or – et c’est là une reconnaissance que Hegel n’a pas décrite – qui
peut le faire, sinon la Blanche ? En m’aimant, elle me prouve que je
suis digne d’un amour blanc. On m’aime comme un Blanc.
Je suis un Blanc82.

Pour analyser ces sentiments ambivalents et contradictoires, Fanon


s’appuie sur le roman de René Maran Un homme pareil aux autres (1947),
publié peu auparavant. Le portrait de Jean Veneuse, le personnage principal
de ce livre, lui permet d’élaborer une compréhension approfondie de la
condition du Noir qui désire être reconnu comme Blanc.

Jean Veneuse n’est pas un nègre, ne veut pas être un nègre. Pourtant,
à son insu, il s’est produit un hiatus. Il y a quelque chose
d’indéfinissable, d’irréversible, véritablement le that within de
Harold Rosenberg83.

Fanon revient ici à Hamlet, insérant dans une note de bas de page la
référence d’un article de Harold Rosenberg, traduit peu auparavant dans Les
Temps modernes (1948)84. Le hiatus, la brèche, la lacune ou encore le
« clivage »85 que Fanon décèle chez Jean Veneuse, le nègre qui n’est pas un
nègre, est inexprimable, intraduisible : « La civilisation blanche, la culture
européenne ont imposé au Noir une déviation existentielle86. » Tout comme
Jean Veneuse aspire à l’amour de la femme blanche pour s’affirmer
comme Blanc, François a besoin de l’amour de Ginette pour asseoir son
identité, sauf qu’il ne parvient pas à se satisfaire des déclarations d’amour
de Ginette telles qu’elle les formule. C’est seulement lorsqu’elle déclare
qu’il a ouvert en elle une blessure que seul lui est en mesure de panser
(« Mais cette blessure ouverte que tes mains m’ont faite, il fallait la
refermer87 ») qu’il lui suffit enfin d’avoir été choisi et reconnu par elle.
La formule décrivant la blessure intérieure de la conscience, le that
within que Fanon cite en anglais, est extraite dans l’article qu’il cite d’une
traduction des propos qu’Hamlet tient à sa mère dans l’acte I, scène 288.
Hamlet est lui aussi un homme mélancolique, un homme de la nuit et des
ombres en quête d’authenticité au-delà des apparences du quotidien ; il
abrite en lui la plaie cuisante provoquée par la mort de son père.
L’insistance d’Hamlet sur la réalité plutôt que sur l’apparence et la feinte,
sur le douloureux « quelque chose là » de la blessure de la mort de son père,
et son interrogation sur la manière dont le langage peut à la fois exprimer et
éluder cette condition, préfigurent la réflexion de François sur
l’authenticité, le rôle du langage, et son ralliement à la « vie intérieure » au
détriment du monde extérieur. De fait, la tirade déjà citée de Lucien qui
commence par « Des mots, dites-vous ? » est une référence directe à
l’échange d’Hamlet avec Polonius : « Des mots, des mots, des mots89 ! »
Ainsi François épouse-t-il les caractéristiques de Jean Veneuse, l’Hamlet
noir de Fanon. Si leurs caractéristiques raciales ne sont pas précisées, les
personnages de L’Œil se noie adoptent tour à tour certains des traits
psychologiques associés aux divers positionnements raciaux décrits dans
Peau noire – ces mêmes névroses dont Fanon cherchait à se délivrer en
composant ce livre ultérieur. Tandis que Ginette s’asservit par endroits à
François comme s’il était blanc et elle noire, elle lui voue une adoration
sexuelle comme s’il était noir ; de même, François exige sans relâche,
insatiablement, d’être reconnu par elle, comme s’il était noir et elle blanche.
Dans ce monde vacillant de transpositions fluides entre le noir et le blanc,
François apparaît comme le prince morbide des ténèbres : « Il est nuit et le
règne de François arrive90. »

Questionnements existentialistes
À un certain niveau, L’Œil se noie présente de manière dialogique une
série d’alternatives existentielles – « un homme aura toujours à choisir entre
la vie et la mort91 », comme l’affirme Lucien à la suite d’Hamlet ou encore
Jaspers92 – qui fait l’objet d’un vif débat tout au long de la scène 3. Ces
alternatives sont renforcées à travers une alternance d’images : le soleil
(rouge ou blanc) et la lune, le jour et la nuit, ou encore les étoiles et la mort.
La pièce met également en scène un débat existentiel plus vaste sur le sens
ou l’absurdité de la vie, débat amorcé par le sujet du devoir que l’on assigna
à François à l’école : « Quelles peuvent être pour un homme les raisons
d’exister93 ? »
Nous voilà plongés ici dans le monde des écrivains existentialistes, de
Nietzsche94 à Kierkegaard, Sartre et Camus. L’on peut interpréter le
dialogue antiphonique présentant les perspectives et réponses contrastées
des deux frères face à la situation existentielle de l’absurdité comme un
débat philosophique dont la forme était peut-être inspirée par Ou bien… ou
bien de Kierkegaard, que Fanon avait lu95. La pièce possédant une structure
dialectique, elle peut être interprétée à la lumière d’un certain nombre
d’oppositions. Tandis que la vie hédoniste et esthétique que mène Lucien
correspond à celle de « A » dans le livre de Kierkegaard, l’égotisme de
François le place aux antipodes du « juge Wilhelm », c’est-à-dire de
l’éthique ou, selon la description que fit Fanon de la dialectique
kierkegaardienne, du religieux96.
Ce débat philosophique peut également être interprété en termes
sartriens. La pensée sartrienne s’incarne dans les choix antithétiques que
doit effectuer Ginette entre les deux frères, dont les personnalités évoquent
la distinction entre être-en-soi et être-pour-soi. François est à la recherche
du premier mode d’existence, qui caractérise pour Sartre les animaux ou les
objets inanimés et se manifeste chez les êtres humains comme un désir de
contrôle, une aspiration à un état absolu, quasi divin – désir hégélien et
heideggérien qui, aux yeux de Sartre, cristallise la mauvaise foi. Dans sa
quête de l’être-en-soi, François rejette ce qu’il perçoit comme
l’inauthenticité qui découle des concessions au conformisme social de la
bourgeoisie. Lucien suit quant à lui la seconde voie, l’être-pour-soi, et
affirme sa décision de savourer la vie. Il a conçu sa propre forme de liberté
et est parvenu à la conscience de soi, même s’il ne peut transcender sa
propre subjectivité. Lucien prétend qu’il s’agit là d’un choix délibéré, mais
Ginette le contredit et déclare que seul le refus de François mérite d’être
qualifié de vrai choix97.
Mais l’opposition que met en scène la pièce ne peut être résolue en
termes sartriens. Tandis que Sartre favorise le second mode d’existence au
détriment du premier, l’on trouve dans L’Œil se noie une fascination pour
l’Autre hégélien rejeté par Sartre. Cela concorde avec le commentaire de
Fanon sur Sartre dans Peau noire : « Pour une fois, cet hégélien-né avait
oublié que la conscience a besoin de se perdre dans la nuit de l’absolu, seule
condition pour parvenir à la conscience de soi98. » Fanon rejette toute
conception du soi impliquant une relation à l’Autre, car c’est précisément la
construction de l’altérité qui engendre la condition dégradante de la
conscience noire : « Ce qui est certain, c’est qu’au moment où je tente une
saisie de mon être, Sartre, qui demeure l’Autre, en me nommant m’enlève
toute illusion99. » Ainsi, loin de se résumer à une pièce « sartrienne », L’Œil
se noie met en scène un dialogue critique avec Sartre. Cela est corroboré
par le fait que François exige que Ginette le reconnaisse comme une part
d’elle-même, non comme un autre, ainsi que par l’identification du
personnage avec le monde matériel, quoique nullement inerte, des choses,
qui inspire à Roquentin une telle nausée dans le livre du même nom100.
C’est le titre emphatique et fuyant, presque une rime pour l’œil, de la
pièce qui révèle la source philosophique où Fanon puisa principalement son
inspiration ; or il n’est pas aisé, de prime abord, de percevoir sa
pertinence101. La pièce ne porte pas de titre dans le manuscrit, mais Joby et
Josie Fanon s’accordent tous deux à la nommer « L’Œil se noie ». Cette
formule pourrait simplement se référer à l’acte de pleurer : tel est le cas
dans le poème créole de la fin du XIX e siècle de Joseph-Auguste-André
Maltrait, « Le chapeau de prêcheur »102. Cependant, un vers extrait du
poème de Victor Hugo « En passant dans la place Louis XV un jour de fête
publique », publié dans Les Rayons et les Ombres (1840), se rapproche bien
davantage de l’esprit de la pièce et de la question centrale du rapport de
l’œil à la réalité extérieure :

Oh ! Pensais-je, pouvoir étrange et surhumain


De celui qui nous tient palpitants dans la main !
Ô volonté du ciel ! Abîme où l’œil se noie103 !

Les exclamations romantiques d’Hugo expriment des idées que


Nietzsche, puis Fanon, développeront respectivement une trentaine
d’années et plus d’un siècle plus tard. Dans L’Œil se noie, le terme « œil »
n’apparaît qu’une seule fois, dans l’extrait suivant :

Lucien. – Oui je l’aimais ! Comme jamais frère n’a aimé. J’aimais


ses yeux.
Quelque parcelle de notre être est source et bouche, disait-il.
Un jour il me confia qu’il aimerait être aveugle.
Ginette. – Pourquoi ?
Lucien. – L’œil, me répondit-il, doit être digne du spectacle, mais le
spectateur lui-même doit avoir une certaine dignité104.

L’influence du modèle nietzschéen d’affirmation de soi


Le désir que confie François à Lucien d’être aveugle, se noyer les yeux
ou d’avoir les yeux crevés à l’instar d’Œdipe, introduit le thème, développé
tout au long de la pièce, de son mépris pour les manifestations quotidiennes
du monde ordinaire et son désir de voir, par le truchement de son œil
intérieur, au travers du spectacle pour accéder à un monde cosmique de
visions surnaturelles : « Et mes yeux porte de derrière que l’on n’a pas
fermée105. » L’on trouve l’origine de ce concept de spectacle, de l’« abîme
où l’œil se noie », dans L’Origine de la tragédie de Nietzsche.
Pour Nietzsche, le « spectacle » dont l’œil doit être digne est le spectacle
apollinien dont l’artiste dionysien parvient à percer l’apparence – dans ce
contexte, le désir de cécité de François trouve toute sa résonance. Nietzsche
écrit :
Il contemple mieux et plus profondément que jamais et cependant il
souhaite d’être aveuglé. Où devrons-nous chercher la cause de ce
désaccord intime, de cet avortement de l’effort apollinien, sinon
dans l’enchantement dionysien qui, portant en apparence à leur
apogée les émotions apolliniennes, est cependant assez puissant
pour asservir à son usage ce débordement de la force apollinienne.
On ne doit comprendre le mythe tragique que comme une
représentation symbolique de la sagesse dionysienne à l’aide de
moyens artistiques apolliniens ; il conduit le monde de l’apparence
jusqu’aux limites où celui-ci se nie soi-même et veut retourner se
réfugier au sein de la véritable et unique réalité106…

En exprimant le désir d’être aveugle, d’être digne du spectacle afin de


discerner la réalité primordiale qu’il dissimule, François suit précisément la
logique de la dialectique apollinienne et dionysienne de Nietzsche, selon
laquelle l’artiste dionysien pousse le monde humain de l’apparence (schein)
jusqu’à ses limites afin d’apercevoir le spectacle primordial qui se tient au-
delà :

Nous pûmes contempler le drame et pénétrer d’un œil clairvoyant


jusqu’au dedans du monde agité de ses motifs, – et cependant il
nous semblait ne voir se dérouler devant nous qu’un tableau
symbolique, dont nous croyions presque deviner le sens le plus
profond, et que nous souhaitions écarter comme un rideau, pour
apercevoir au-delà l’image originelle, le spectacle primordial.
L’absolue clarté du tableau ne nous suffisait pas ; car celui-ci
paraissait aussi bien dissimuler que révéler quelque chose ; et tandis
que, par sa révélation symbolique, il semblait provoquer à déchirer
le voile, à démasquer l’au-delà mystérieux, cette lumineuse et
intégrale évidence retenait cependant le regard fasciné, et le
protégeait d’une vision plus profonde107.

L’œil qui se noie dans le titre de la pièce représente l’œil clairvoyant de


Nietzsche, capable de percer l’épaisseur superficielle de l’apparence et de
voir le « spectacle primordial ». Cette réalité ultime incarne selon Nietzsche
un processus « artistique » continu de création et de destruction
indifférentes, un domaine que la voix ne cesse d’évoquer dans la pièce :
« Silence ! Deux étoiles captives se suicident au fond des orbites108. » L’œil
qui vacille représente l’oscillation de la pièce entre le spectacle de la réalité
observable et le monde primitif que François peut percevoir ; la
correspondance entre l’œil et le « Je » (présente aussi chez Césaire, ou
Shakespeare) signale également la désagrégation de l’individuation de
François à mesure que celui-ci progresse vers le royaume de l’absolu109.
L’accession au royaume non humain de l’absolu impliquerait une négation
complète du soi qui équivaudrait à la mort elle-même110. François risque la
mort, mais il ne la recherche pas tout à fait pour autant : comme le
suggèrent les multiples références aux portes tout au long de la pièce, il
atteint le seuil de l’expérience primordiale sans se perdre entièrement en
elle – expérience classique, extatique du sublime depuis Longin. Il se tient
au seuil mais ne se précipite pas irrévocablement dans l’abîme. La
description que fait Nietzsche d’Œdipe roi dans L’Origine de la tragédie est
ici éclairante : « Il apparaît alors nettement que toute l’interprétation du
poète n’est que cette image lumineuse qui nous est offerte par la secourable
nature après nos regards dans l’abîme111. »
Si l’œil clairvoyant se noie, si le « Je » vacille face à la sublimité de
l’abîme, c’est également parce que les mots peuvent eux aussi aller au
travers de leur représentation de la réalité pour pénétrer jusqu’à une
intelligence plus profonde du monde qui s’étend au-delà de la surface. Bien
entendu, les mots, comme les yeux, peuvent dans le même temps être
insidieux et donner uniquement à voir le monde du « paraître », le masque
illusoire de la surface. Le rapport des mots au leurre, à la duplicité des
masques, rappelle la fin du passage sur les mots du clochard, cité plus haut :
« Des mots qui soient des mots. Et avant de prononcer une parole, je veux
voir un masque de souffrance, un masque de chercheur, de déçu. Car les
mots doivent êtres agiles, malins. Ils doivent se présenter, s’évader, faire de
l’œil, s’évanouir112. »
Cette dernière phrase établit une dialectique, cruciale pour la
compréhension du titre de la pièce, entre présence et absence ; les verbes
doivent être lus par paires : « se présenter »/« s’évader » ; « faire de
l’œil »/« s’évanouir ». Ces verbes s’inscrivent les uns par rapport aux autres
dans un rapport combatif et fluide, glissant un masque insidieux ou
véridique, blanc ou noir, sur la réalité : pour mettre en œuvre leur pouvoir, il
leur faut à la fois tromper l’œil, créer un masque et disparaître. Face aux
mots, l’œil extérieur de la réalité se noie. Les mots incarnés et agissants
nous conduisent alors vers une réalité cosmique plus profonde, aux confins
de la vie et de la mort, de l’apparence et l’évanescence : « Un mot qui a
soif,/qui a faim,/qui crie/pleure/appelle/s’absorbe/et se/perd113. » De la
même manière, l’œil du soleil s’abîme à l’horizon et se noie dans la mer.
Une association de l’œil avec le soleil, tous deux situés dans leur « orbite »,
donne également lieu à un réseau complexe d’images qui semble provenir à
la fois du Cahier, des Armes miraculeuses et de Soleil cou coupé de
Césaire, et plus particulièrement du poème « Soleil serpent », dont les
premiers mots sont : « Soleil serpent l’œil fascinant mon œil114. » Le soleil
constitue pour Césaire un symbole ambivalent, comme l’indique le titre,
Soleil cou coupé, emprunté à Apollinaire. Le soleil décapité – sang rouge
qui macule l’horizon – convoque une image révolutionnaire : identifié aux
structures de pouvoir inégales du colonialisme (l’« inégal soleil »115), le
soleil oppressif est renversé en faveur d’un environnement nouveau et
équitable116.
Ainsi pouvons-nous discerner dans L’Œil l’influence de la lecture que
Fanon fit de L’Origine de la tragédie, mais aussi de Césaire, qui conçut
l’intrigue tragique de Et les chiens se taisaient conformément à
l’interprétation que propose Nietzsche du sacrifice de Dionysos117. Césaire
fournit le contexte dans lequel cette opposition nietzschéenne prend sens : il
avait découvert dans la critique nietzschéenne de la culture européenne et
de ses valeurs, et dans son insistance sur la nécessité de la création
personnelle de nouvelles valeurs comme affirmation de soi, un point
d’appui pour le colonisé de couleur ayant été relégué à la négativité d’une
position raciale prétendument inférieure. Il développa cette thèse plus avant
à l’aide d’un langage surréaliste antirationnel qui mettait en pièces
l’hégémonie du français standard. Outre cet idiome surréaliste, ce que
Fanon emprunta donc le plus à Césaire était une reconnaissance des
possibilités de transformation que recelait, pour le colonisé, la philosophie
de Nietzsche. Un extrait de Nietzsche et le christianisme, de Karl Jaspers,
que Fanon souligna au crayon, livre une interprétation de l’attrait
qu’exerçait Nietzsche sur Fanon. Dans cet extrait, Jaspers soutient que c’est
Nietzsche qui offre aux dépossédés la possibilité de transformer le
ressentiment suscité par l’impuissance en une forme de puissance créatrice.
Il écrit : « C’est Nietzsche qui a découvert, dans le domaine de la
psychologie, que le ressentiment suscité par l’impuissance, sous l’action de
la volonté de puissance jusque dans l’impuissance, peut devenir créateur,
engendre des valeurs, des idéaux, des interprétations118. » C’est dans ce
contexte qu’il faut comprendre la pertinence de Nietzsche à la fois pour
Césaire et Fanon.
Dans L’Œil comme dans Les Mains, Fanon suit un modèle nietzschéen
d’affirmation de soi dionysienne, comme il le fait à la fin de Peau noire :
« Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement. […] Je
suis mon propre fondement119. » Le dialogue entre les deux frères dans
L’Œil se noie représente un dialogue philosophique entre la lumière
apollinienne et l’obscurité dionysienne, entre les valeurs et plaisirs
esthétiques de la vie et une propension à croire que la réalité quotidienne est
une illusion dissimulant une réalité cosmique plus profonde. Tandis que
Lucien, avec le pragmatisme qui le caractérise, se plaint que François « a
toujours refusé de voir les choses comme elles sont120 », François se perçoit
comme un Dionysos dissonant qui a brisé le « joug de l’individuation » et a
déchiré le voile de l’apparence, accédant au monde cosmique lunaire dans
sa quête d’un statut quasi divin et son désir de devenir l’« Un-absolu »121.
L’opposition farouche et hostile entre l’apollinien et le dionysien sur
laquelle repose la pièce s’incarne dans les images de la vie, du soleil et de la
transparence associées à Lucien, dont le nom même signifie la lumière, et
les métaphores de la mort et de l’obscurité associées à François122. Il est
tentant de chercher une structure nietzschéenne qui scellerait à la fin de la
pièce l’union du dionysien et de l’apollinien, mais la réconciliation de
François avec Ginette ne saurait se substituer à une réconciliation avec
Lucien. Loin de réconcilier ou de synthétiser les deux pôles, Ginette élimine
toute forme d’altérité en se laissant complètement absorber par son amant
dominateur, conformément à un trope surréaliste qui veut qu’Eros ou la
femme laisse le soi aliéné s’élever jusqu’à une plénitude de l’être ; ce
faisant, Ginette se plie à la volonté de François, qui exige que son amour
pour lui n’implique aucune structure d’altérité123.
Dans la scène finale, le monde humain apollinien est abandonné :
François, personnage dionysien, incorpore Ginette et la mène vers un
accomplissement complet de soi aux portes de l’Absolu où,
paradoxalement, « la vie se saisit ». Ce dernier acte d’accomplissement de
soi a de prime abord des accents aussi hégéliens que nietzschéens, comme
le suggère l’emploi par Fanon de la formule « nuit de l’absolu », tirée de la
Phénoménologie. L’on trouve un mélange comparable de Hegel et de
Nietzsche à la fin du Cahier de Césaire, qui met en scène sa propre relève
hégélienne à travers le bond final du locuteur vers une conscience nouvelle.
À l’image du Cahier, L’Œil possède une structure dialectique hégélienne en
trois parties. L’on trouve ainsi une critique approfondie de François dans les
deuxième et troisième scènes, qui aboutissent à son rejet par Ginette : c’est
le long travail du négatif avant la relève (Aufhebung), qui survient au
moment critique de la dernière scène où François agit enfin, en se levant.
Mais l’ascension anticipée vers l’absolu n’est pas l’absolu lui-même.
François mène Ginette au seuil d’une forme nietzschéenne d’unité
primordiale (das Ur-Eine), la réalité non individuée qui existe au-delà de
toutes les formes d’apparence. S’ils franchissaient ces portes ils choisiraient
la mort, mais au lieu de cela ils se tiendront nus face à l’au-delà, face à
l’« abîme où l’œil se noie », l’antichambre de la mort où il est possible de
faire l’expérience la plus intense de la vie. La pièce se clôt sur l’affirmation
d’un moment nietzschéen de devenir, et non sur une résolution hégélienne
complète.

Les Mains parallèles


La seconde pièce de Fanon, Les Mains parallèles, est une œuvre plus
substantielle, en quatre actes, écrite dans l’idiome de la tragédie grecque
classique. Il l’écrivit en 1949, à la suite de L’Œil se noie. Joby rapporte
dans son livre que son frère, qui finissait encore ses études, séjourna chez
lui en juillet de cette année, à Dunkerque où il travaillait comme inspecteur
des douanes. L’écriture de la nouvelle pièce était en cours. Fanon arriva
« fiévreux, agité », et demanda à Joby de lui trouver une dactylographe.
Fanon passa trois jours à dicter les actes III et IV à la femme d’un collègue,
qui s’était portée volontaire. Mais il se sentait « bloqué » quant au
dénouement du dernier acte : il ne savait si Audaline, l’héroïne, survivrait
au héros Épithalos (dans la version que nous reproduisons, Audaline meurt
à l’acte III). Il termina finalement la pièce dans le cimetière de Dunkerque,
« seul lieu qui lui avait paru convenir pour sa concentration »124. Comme
pour L’Œil se noie, Joby interprète Les Mains parallèles comme une
déclaration personnelle de Fanon, et cite des passages de la pièce comme si
le dialogue consistait en une discussion de Frantz avec lui-même125.
Il manque des scènes dans le manuscrit dont nous disposons : les
scènes 3 et 4 de l’acte II, les scènes 1 et 2 de l’acte III. Il est possible que
Fanon ait changé de dactylographe ou que, notre tapuscrit ayant été
composé à partir de plusieurs textes, certaines scènes aient été mal
numérotées126. Comme l’essentiel de l’action se produit hors scène, suivant
les conventions du théâtre grec, il est difficile d’être certain qu’une rupture
dans la narration résulte de la perte d’une scène. Toutefois, Joby Fanon
donne lui-même la preuve qu’une partie du texte a été perdue au début de
l’acte III. Il cite en effet de nombreux vers tirés de la pièce selon l’ordre du
tapuscrit. Or, après un passage de la fin de l’acte II, il cite les vers suivants
qui ne sont pas présents dans notre original (et poursuit ses citations par des
vers de l’acte III, scène 3) :

Et moi, l’allumeur des mondes


Des mots ! Des mots ! Des mots !
Je cherche des étoiles à « ailer » la raison
Je m’élabore
Surgi de la puissance de l’acte
Moi contestation absolue127.

De tels vers, pugnaces, pleins d’abstractions exprimant une


transcendance, sont en effet caractéristiques du langage mégalomane, auto-
héroïsant du personnage principal, Épithalos128. Joby cite aussi cet
« argument » dramatique, qui n’est pas dans le tapuscrit :

Chacune des consciences en scène a réalisé le saut.


Du néant à l’Être justifié
De l’être injustifié au Néant
D’où l’allure finie de l’expression129.

La question du langage et de sa relation à l’action


Cette déclaration philosophique au ton très sartrien suggère que l’objet de
la pièce est la « conscience élevée » d’Épithalos, cette conscience qui fait le
saut hégélien passant du néant à l’être justifié, tout comme Fanon déclare au
début de Peau noire qu’« il y a une zone de non-être, une région
extraordinairement stérile et aride, une rampe essentiellement dépouillée,
d’où un authentique surgissement peut prendre naissance » (et l’on pourrait
décrire en termes opposés la destinée de Polyxos : passant de l’être
injustifié au néant)130. En effectuant cette transformation, Épithalos cherche
à atteindre la complétude de l’inachèvement divin (ens causa sui) qui, selon
Sartre dans L’Être et le Néant (1943), hante l’existence humaine tout en
étant, selon lui, nécessairement impossible131. D’un point de vue
philosophique, le drame de la pièce est cette quête prométhéenne132 de
réalisation de soi. Bien que toujours influencée par Césaire dans son style,
la langue de Fanon est devenue plus opaque et moins étonnamment
surréaliste, préoccupée de concepts et d’idées théoriques. Les vers
« perdus » cités ci-dessus (« Des mots ! Des mots ! Des mots !… »)
suggèrent qu’un élément central de la pièce est la question du langage lui-
même et de sa relation à l’action. Comme dans L’Œil, il semble que la
parole se soit dévaluée, ne produisant que des abstractions sans prise sur le
réel. La parole s’est usée, épuisée et doit être reconnectée à l’acte :

De l’autre côté du Verbe émacié,


S’érige l’acte initial.

Alors que le chœur suggère donc une antithèse entre la lumière et la


parole, où celle-ci ne peut rien changer au-delà d’elle-même, « la parole ne
s’altère d’aucune vision », Épithalos en revanche déclare à Audaline que
poussée aux extrêmes la parole devient performative et peut éclater en
action :

Audaline la parole parvenue aux Extrêmes volcaniques s’érige en


acte !
Un langage hanté d’exaltante perception !

Jusqu’à la fin, Épithalos continue de l’affirmer, interrompant Ménasha :


« Langage habilité par l’ACTE soulevez le monde. » Bien que s’exprime ici
un désir que la parole épouse les pulsations, qu’elle soit intimement liée à
l’action humaine et la produise, d’une autre manière l’idée de la parole
comme acte décrit également la parole étrange de la pièce elle-même, où les
personnages, en particulier Épithalos, prononcent des phrases
performatives, comme de la poésie, c’est-à-dire dont le sens et la résonance
sémantique sont produits au moment même de leur énonciation. Une fois de
plus, la parole devient un agent actif dans la pièce, à un certain niveau très
métaphorique et alambiqué, pleine de zeugmas et de catachrèses, mais
enracinant généralement ses métaphores dans un littéralisme qui en
intensifie la résonance émotionnelle, comme dans des phrases telles que
« Mon sang interdit plie sa nuque lucidité » ou « Alors, les foudres des
coléreuses majestés embrasent la chevelure du monde ». La synesthésie est
couramment utilisée (« Je grimpe écorchant mes mains sonores »), les mots
changent de forme, passant en particulier sous la forme du participe passé
(« essentielles nymphées », « les inondations incendiées », « consciences
abîmées »), de nouvelles formes sont inventées (« l’indevinée Audaline »).
Même les didascalies sont métaphorisées de cette manière littéralisante qui
rendrait impossible la mise en scène, par exemple dans l’acte III, scène 4 :
« Trois harpes mouillent les lèvres d’une âme. »
Cette caractéristique du langage implique que tout discours dans la pièce
se produit à son tour comme un événement, il éclate comme un acte au
moment où il est prononcé, ne nous laissant aucun sens que l’on pourrait
paraphraser ou raconter. La transformation de soi commence en
transformant la parole en acte de langage autocréatif. Cela signifie
également que la langue et donc le sens narratif global de la pièce sont pour
le moins difficiles à suivre. La meilleure description en a été donnée par
Fanon lui-même à Francis Jeanson, qui lui demandait d’expliquer une
phrase dans Peau noire. À quoi Fanon répondit :

Cette phrase est inexplicable. Je cherche, quand j’écris de telles


choses, à toucher affectivement mon lecteur… c’est-à-dire
irrationnellement, presque sensuellement. […] Les mots ont pour
moi une charge. Je me sens incapable d’échapper à la morsure d’un
mot, au vertige d’un point d’interrogation, [souhaitant] couler,
comme [Césaire], s’il le fallait, sous la lave ahurissante des mots
couleur de chair trépidante133.
Ce à quoi parvient exactement le héros Épithalos à la fin de la pièce, c’est
au lecteur ou au public de le déterminer. Bien que l’éruption volcanique,
destructrice, de son intervention ne semble pas réussir politiquement, son
fondement intellectuel ne s’évapore pas non plus. Cependant, pour
l’essentiel, il ne parvient pas à communiquer sa mission de façon
convaincante : la seule personne qu’il parvienne à gagner est sa fiancée
dévouée, Audaline. C’est sa reconnaissance (son « regard ») qui le convainc
qu’il peut atteindre l’absolu à travers son acte et modifier ce qui a été
déterminé (à comparer à la reconnaissance par Ginette de François)134. Mais
à la fin de la pièce elle est morte, et le « regard » de l’Absolu a été défait
par la reconnaissance des « volcaniques illusions »135.

L’au-delà des illusions


Comme Les Mouches, Les Mains parallèles se déroule en un lieu grec de
fiction, l’île de Lébos, le nom évoquant Lesbos mais sans désigner cette île
même. Certains personnages ont un nom grec (Polyxos), ou à consonance
grecque (Épithalos, peut-être d’épithalamus, la « portion dorsale du
diencéphale », nom assez approprié pour un héros qui représente l’intellect
aspirant ; ou bien référence à l’épithalame, poème lyrique composé pour les
mariages en Grèce classique, et chanté par un chœur). Ce n’est pas le cas de
tous les personnages : Audaline est un nom français chrétien, tandis que
Ménasha, par exemple, est un nom hébraïque. La liste des personnages
comprend donc le chœur, Polyxos le roi, Dràhna sa femme, Épithalos leur
fils, un jeune et fier guerrier, Ménasha, mère d’Audaline, Audaline, sa fille
et fiancée d’Épithalos. La pièce se déroule le jour où doit se tenir leur
mariage.
Dans la scène d’ouverture, Polyxos a été perturbé par un rêve sinistre
dans lequel, dit-il, « Épithalos impitoyable m’absenta de cette Terre ». Et en
effet, au lieu d’épouser Audaline, Épithalos choisit ce jour pour tuer
Polyxos. Dans la perspective de la différence des sexes, ou du genre, celle
que Dràhna adopte, on pourrait considérer que la pièce porte sur le choix
d’un jeune guerrier de commettre un assassinat politique (celui de son père)
plutôt que de se soumettre au mariage le jour dit, un acte qui aurait impliqué
la soumission d’Épithalos à une vie conventionnelle (à comparer à la lettre
de Fanon à sa marraine de guerre). Comme en écho à la relation d’Hamlet
et d’Ophélie, Audaline meurt par la suite, sans doute de sa propre main (« je
meurs et ma mort m’est inconnue/je m’abîme »). L’assassinat de Polyxos
déclenche une conflagration apocalyptique dans la ville, au cours de
laquelle beaucoup sont tués ; dans un effort pour contenir la situation, le
commandant militaire annonce qu’Épithalos doit partir. Dans l’acte final,
Épithalos affronte sa propre mère, puis celle d’Audaline, qui lui disent que
ce qu’il considère comme un sacrifice héroïque au nom de l’humanité a été
un échec. Sa conviction commence à s’effriter et il accepte le retour de
l’ordre ancien comme inévitable.
Comme avec L’Œil se noie, il n’y a aucune page de titre dans le tapuscrit
de Les Mains parallèles – il commence à la page 4 mais, une fois de plus,
tant Josie que Joby Fanon citent indépendamment ce titre. Son allusion
évidente est à la pièce de Sartre Les Mains sales, mise en scène à Lyon en
mai 1949. L’exemplaire des Mains sales de Josie Fanon, daté de
juillet 1948, est dans la bibliothèque de Frantz (voir infra, p. 629-630).
Au haut de la page, elle a inscrit cette phrase, attribuée à Marat :
« Dussions-nous avoir les mains flétries, nous ferons triompher la liberté. »
Associées au travail, à l’action, les mains sales de la pièce de Sartre sont
liées à la poursuite de la liberté au cours de la Seconde Guerre mondiale : la
pièce soulève la question de la pureté des motifs de l’assassinat politique
commis par le personnage central, Hugo Barine. Hugo découvre qu’il a été
trahi par le parti qui le lui a ordonné et qui veut maintenant le tuer. Le
mélange dans cette pièce d’existentialisme et d’une vision critique de la
politique soviétique a toujours fait l’objet de controverses. La pièce de
Fanon partage avec celle de Sartre un accent mis sur les mains physiques de
l’assassin et un doute sur la valeur de l’assassinat : dans Les Mains
parallèles, le meurtre est un parricide qu’Épithalos considère comme un
acte révolutionnaire, mais que sa mère tente de lui montrer comme une
illusion. Bien que très différents dans l’exécution, les récits de base sont
donc similaires.
Cependant, que peut bien signifier le titre de Fanon, ces mains
parallèles ? Comme l’œil de L’Œil se noie, elles ne sont évoquées qu’une
seule fois dans le texte, au cours de la rencontre entre Épithalos et Audaline
le matin de leur mariage. Épithalos s’exclame :

Arrêtez foules menacées et horizontales qui me dites de mon


existence l’impuissante causalité.
Un acte ! Je veux éclabousser ce ciel enceint d’un acte vertigineux !
Mains parallèles d’un acte nouveau faites retentir le monde
empesé136 !

Épithalos énonce ici sa volonté de transformer le monde horizontal


ossifié par son acte « vertigineux », un monde conçu comme mû
passivement par des causalités structurelles plutôt qu’agi sous l’effet de la
volonté. À comparer avec la remarque de Fanon dans Peau noire, où il
décrit l’acte de prendre en main propre son destin : « L’homme est ce par
quoi la société parvient à l’être. Le pronostic est entre les mains de ceux qui
voudront bien secouer les racines vermoulues de l’édifice137. » Et à sa
description de la nécessaire destruction révolutionnaire d’une société
bourgeoise sclérosée : « J’appelle société bourgeoise une société close où il
ne fait pas bon vivre, où l’air est pourri, les idées et les gens en putréfaction.
Et je crois qu’un homme qui prend position contre cette mort est en un sens
un révolutionnaire138. » Mais pourquoi cet acte doit-il être commis par des
mains parallèles ? L’accent mis sur les mains est clairement lié au labeur de
l’action révolutionnaire qui s’oppose à la contemplation passive – l’état
dans lequel l’île a stagné durant deux millénaires. Or ces mains comme base
active de résistance politique et de la révolution, on peut les trouver chez
Césaire dans le poème « Transmutation », de Soleil cou coupé, où :

en l’absence de toute référence objective…


défense c’est ce que me hurle incessamment un orage…
Heureusement on ne s’est point aperçu que je me suis aperçu que
j’ai des mains pour me tenir compagnie j’ai mes mains de queue de
singe j’ai des mains d’attrape-nigaud j’ai mes mains d’assassin139…

Le poème continue ensuite à développer le grand nombre de genres de


mains que le poète possède pour se défendre et effectuer une violente
transmutation140. Les mains parallèles dans la pièce de Fanon touchent aussi
spécifiquement à la question de la référence objective, comme dans Césaire.
Épithalos se voit comme celui qui coupe à travers l’illusion pour atteindre
l’objectivité, qu’il décrit en termes matériels et temporels et oppose aux
abstractions géométriques, interprétations arbitraires et confortables
synthèses de Polyxos :
Lébos qui te refuses obstinément aux résonances spirituelles, je
fragmente l’hypoténuse qui dédouble le Monde. Polyxos intimité
angulaire les synthèses admises abandonnent leurs horizons
décharnés, les interprétations arbitraires altèrent la pureté de
l’objectivité.
Oui Épithalos apparition fondamentale
S’arc-boute à l’inachevé141.

Tout comme dans L’Œil se noie, où la plupart ne voient qu’une réalité


illusoire (le Schein, l’apparaître du spectacle) et où seul François perçoit la
réalité primordiale derrière cette illusion, les gens de Lébos ne
reconnaissent pas l’écart entre le sens vrai ou inhérent des signes, entre ce
qui est objectivement là et ce qu’ils jugent être là. Mais, alors que
l’opposition précédente était fondée sur la perspective de Nietzsche dans La
Naissance de la tragédie, ici Fanon emprunte une distinction comparable –
quoique très différente – à celle de la Phénoménologie de la perception de
Maurice Merleau-Ponty (1945) :

Le phénomène de la perception vraie offre donc une signification


inhérente aux signes et dont le jugement n’est que l’expression
facultative. L’intellectualisme ne peut faire comprendre ni ce
phénomène ni d’ailleurs l’imitation qu’en donne l’illusion. Plus
généralement, il est aveugle pour le mode d’existence et de
coexistence des objets perçus, pour la vie qui traverse le champ
visuel et en relie secrètement les parties. Dans l’illusion de Zöllner,
je « vois » les lignes principales inclinées l’une sur l’autre.
L’intellectualisme ramène le phénomène à une simple erreur : tout
vient de ce que je fais intervenir les lignes auxiliaires et leur rapport
avec les lignes principales, au lieu de comparer les lignes
principales elles-mêmes. Au fond, je me trompe sur la consigne, et
je compare les deux ensembles au lieu d’en comparer les éléments
principaux142.

L’illusion de Zöllner, découverte en 1860, consiste en une figure où des


lignes parallèles sont intercalées. Au lieu de reconnaître ce schéma de
lignes parallèles intercalées, l’œil voit des diagonales convergentes.
« Immunisé je dirige mes antennes striées contre les atmosphères
diagonales », déclare Épithalos143 : lui seul peut percevoir les lignes
parallèles quand tous les autres ne voient que des diagonales. Le danger, de
leur point de vue, est qu’il va détruire leurs illusions confortables de
percevoir la « parfaite convergence » (entre eux) :

Ménasha. – Un homme, un seul homme change le soleil de place et


le colle à ses lèvres.
Le chœur. – L’essentiel est d’empêcher le spectacle.
Ménasha. – La tragédie, cette possibilité palpitante de l’homme,
demande à être confirmée dans son hésitation. Les peuples, en
rangées hexagonales, refusent la scène.
Les expositions [explosions] sous-marines déversent leurs
atmosphères en ébullition au creuset de l’immuable.
Majesté, la sagesse enfante quelquefois de sinistres décisions.
Sortons, SIRE, courons aux remparts du Geste et que soit éteinte la
torche téméraire qui de l’homme veut abolir la parfaite
convergence144.

À la fin de la pièce, tandis qu’Épithalos perd de sa confiance en soi,


Ménasha répète cette dernière expression. L’action d’Épithalos a créé le
chaos, mais il continue néanmoins à affirmer l’objectivité de sa conscience,
à grand renfort de vocabulaire scientifique et médical145. Son insistance à
traverser les illusions de la perception commune pour atteindre une
objectivité scientifique est comparable à la volonté de Lucien de voir au-
delà du spectacle esthétisé du monde. Bien que, pour Nietzsche, la vision
scientifique du monde socratique soit la perspective même qui détruisit le
monde apollinien-dionysiaque des Grecs, ici Fanon semble avoir fusionné
le dionysiaque avec le socratique. La structure conceptuelle de la pièce
pourrait être interprétée comme une tentative de briser l’illusion sociale de
l’idéologie, au sens marxiste – et Épithalos, il est vrai, considère que le
peuple de Lébos accepte sans critique le monde sans vie dans lequel il est
né. Cependant, le type de brèche qu’Épithalos cherche à produire n’est
jamais présenté en termes de justice sociale. Pas plus que « liberté », les
mots « justice » ou « social » ne sont prononcés dans la pièce.
Outre le lien au titre des Mains sales, les sources littéraires des Mains
parallèles comprennent Œdipus rex, Hamlet et Les Mouches (pièce à son
tour dérivée de l’Orestie). Alors que, dans les deux dernières œuvres, les
héros commettent un crime pour venger la mort de leur père, Les Mains
parallèles fait écho au récit d’Œdipus rex : l’événement central de la pièce
est le meurtre du roi Polyxos par son fils Épithalos. Contrairement à Œdipe,
cependant, Épithalos commet l’acte délibérément afin de renverser l’ordre
dominant, tout comme Oreste tue Égisthe (et Clytemnestre) dans Les
Mouches. Le propre père de Fanon étant mort en janvier 1947, deux ans
avant l’écriture de cette pièce, il pourrait être tentant d’essayer de faire un
lien. Mais il faut alors noter que si Hamlet et Œdipe se concentrent sur les
sentiments de culpabilité produits par la mort du père, ce n’est pas une
préoccupation signifiante dans Les Mains 146. Épithalos termine en
exprimant un certain regret, mais la culpabilité en tant que telle n’est pas
plus en jeu ici que la justice sociale. La mort est cependant omniprésente
(on compte quatorze versions du mot « mort » dans L’Œil se noie, trente
dans Les Mains parallèles) et, comme dans L’Œil se noie, la pièce entrelace
en jeux de mots de complexes relations antithétiques entre la mort, l’amour
et le mot (« La mort me barre la route/Mais le mot doit y chercher la
vie147 »). Joby rapporte que Fanon était obsédé par la mort au moment où il
écrivit ses pièces et cite à cet égard ce fragment :
Qu’est-ce que la mort ? Il y a une contradiction entre l’héroïque et le
tragique, entre les êtres qui recherchent la mort pour manifester
l’indépendance payée au prix le plus haut. Dans la mort, l’homme
héroïque nie la mort, élève au-dessus de la mort une part invincible
de lui-même148.

Les Mains parallèles dresse le drame de sa tragédie sur le fond de l’acte


héroïque d’autodéfinition d’Épithalos, créatif mais nécessairement
destructif. Son objet serait donc le développement de cette contradiction
jusqu’au moment où Épithalos paie le prix ultime au dénouement. Alors
que François est décrit comme étant habité par la mort (« C’est la mort qui
habite François./C’est la mort qui le guide149 »), la volonté de puissance
d’Épithalos cherche à aller au-delà de la mort et à la dominer par une partie
invincible de lui-même. À la fin de la pièce, cependant, son acte a produit
un niveau de conscience de soi bientôt insupportable, impossible à
perpétuer :

Ne plus voir le blanc muet


la MORT
le VIDE affolant
Ne plus voir l’INSAISISSABLE150…

Dans ces vers de vision torturée s’entend encore un écho de la défaite


héroïque de Toussaint telle que la décrit le Cahier :

c’est un homme seul qui défie les cris blancs de la mort blanche
(TOUSSAINT, TOUSSAINT LOUVERTURE)151.

Après Nietzsche et Césaire, la volonté contre le statu quo


Césaire est de fait la dernière des grandes influences littéraires dans cette
pièce. Le thème nietzschéen, prométhéen, leur est commun, même si,
comme avant, la dette envers Césaire exclut les thèmes centraux de la race,
de l’esclavage et du colonialisme. Encore une fois, leur absence signale le
rejet de toute association explicite à la négritude. Ces liens d’ailleurs ne
concernent pas seulement le Cahier, mais aussi la pièce de Césaire Et les
chiens se taisaient dans Les Armes miraculeuses.
Publiée en 1948 – centenaire de la révolution de 1848 –, la tragédie
« grecque » de Césaire propose le récit stylisé de la révolte d’un rebelle noir
contre le pouvoir blanc et, plus qu’elle ne la représente en détail, fait
allusion à la révolte de Toussaint Louverture contre l’esclavage et la
domination française à Saint-Domingue. La capture, la torture et la mort du
Rebelle sont présentées comme une affirmation héroïque nietzschéenne de
la volonté de résistance contre le statu quo de l’oppression et de l’injustice.
Mais ces deux récits de révolte font également ressortir les différences entre
Fanon et Césaire : quelle qu’ait été l’influence des concepts nietzschéens de
volonté de puissance et de surhomme, la pièce de Césaire se lit
principalement comme un texte poétique évocateur, regorgeant de
références et résonances historiques, géographiques et culturelles. Le
Rebelle peut être une figure symbolique, mais le contexte où se situe son
action et ce contre quoi il se rebelle sont clairs. La pièce de Fanon, à
l’opposé, reste tout à fait abstraite et insituée.
Cela dit, le portrait sombre de la société bourgeoisie étouffante de Lébos
dans le prologue et la scène d’ouverture des Mains parallèles n’est pas sans
rappeler les multiples descriptions répétées du sentiment d’oppression qui
pèse sur Fort-de-France et ses habitants à l’ouverture du Cahier :

Au bout du petit matin, cette ville plate – étalée, trébuchée de son


bon sens, inerte, essoufflée sous son fardeau géométrique de croix
éternellement recommençante, indocile à son sort, muette,
contrariée de toutes façons, incapable de croître selon le suc de cette
terre, embarrassée, rognée, réduite, en rupture de faune et de flore.
[…]
Au bout du petit matin, la grande nuit immobile, les étoiles plus
mortes qu’un balafon crevé,
le bulbe tératique de la nuit, germé de nos bassesses et de nos
renoncements152.

Fanon fait donc écho à l’évocation par Césaire de l’innommée Fort-de-


France lorsque le chœur et Polyxos décrivent la ville assoupie de Lébos,
baignant dans les platitudes, les engourdissements aveugles, l’obscurité et la
nuit. Il y a ici aussi des échos des habitants rongés de culpabilité des
Mouches : « Les coupables cités, lamentables pécheresses, livrent leurs
âmes retentissantes. » Tout comme Argos signifie la France de la guerre
dans la pièce de Sartre, l’île mythique de Lébos pourrait bien représenter la
Martinique. Et, comme Oreste prend les qualités du surhomme de
Nietzsche, tuant le roi et la reine afin de débarrasser la ville d’un régime
d’oppression politique et instituer un nouvel État juste, Épithalos peut être
considéré comme une figure aliénée, révolutionnaire, tentant d’instituer un
nouvel ordre politique à Lébos en assassinant Polyxos153. Comme dans la
pièce de Césaire Et les chiens se taisaient – que Fanon citera à nouveau de
façon révélatrice dans le chapitre « De la violence » des Damnés de la
terre –, la question n’est pas celle de la moralité de l’acte, mais de la
nécessité d’une purification destructrice de l’ordre ancien154. À ceci près
que toute référence contemporaine au thème politique de Fanon reste
immergée – nulle suggestion explicite, nulle allusion auxquelles les
lecteurs, ou un public potentiel, pourraient se raccrocher.
Il n’est pas facile non plus de trouver ici quelques liens développés avec
d’autres œuvres de Fanon à cette époque, à la manière dont les
préoccupations de L’Œil se noie peuvent être liées aux trois premiers
chapitres de Peau noire, masques blancs. Mais, si l’on regarde plus loin,
l’accent mis par Épithalos sur la nécessité de l’affirmation de soi à travers
l’acte de violence pour parvenir à un renouveau politique révèle des liens
évidents et suggestifs avec les écrits politiques de Fanon dix ans plus tard et
montre à quel point il avait déjà exploré et anticipé la base morale et
philosophique d’une conscience révolutionnaire fondée sur la violence. La
différence majeure réside dans l’accent mis sur une figure révolutionnaire
individuelle plutôt que sur le front uni d’un parti national.
Par rapport à L’Œil se noie, il est notable que la structure
kierkegaardienne d’alternative a été inversée dans Les Mains parallèles.
Alors que, dans les deux pièces, la question centrale porte sur la soumission
à un ordre sociopolitique renforcée par la volonté des dieux, les choix que
font les personnages diffèrent sensiblement : François se rebelle en s’alliant
à un monde au-delà de l’humain, Épithalos se révolte contre un monde
humain trop étroitement lié à une volonté démiurgique inhumaine. Il
s’ensuit que l’opposition d’une conscience nocturne et quelque peu inerte
contre une conscience solaire, active, est inversée. Dans la première pièce,
Lucien est lié à la lumière, le jour et l’action, tandis que François, passif,
dédaigne tout engagement dans les affaires humaines et s’associe aux
ombres, à la pluie, aux étoiles et à la nuit, une structure d’images qui
ressemble à la cosmologie inversée du Cahier de Césaire, où le soleil rouge
sang apparaît en plusieurs endroits comme une force d’oppression. Dans
Les Mains, le héros Épithalos est un homme d’action dans le monde, un
antéchrist parricide par-delà le bien et le mal, qui fait le sacrifice volontaire
de lui-même pour libérer le peuple de Lébos de sa soumission insensible. Il
est dûment associé au soleil et à la lumière (« Mère, dit-il [Épithalos], Mes
yeux ont soif de lumière »), tandis que Polyxos, son père, s’abrite avec son
allié, le chœur, dans l’ombre et l’obscurité (« Bénie soit l’obscurité/Car la
lumière est terrible »)155.
Ainsi, bien que les deux pièces partagent l’imagerie du soleil et de la
lune, de la lumière et des ténèbres, elles les invoquent de manière
antithétique : l’inversion de Césaire est elle-même maintenant inversée.
Dans les deux cas, le moteur de la pièce implique un refus du statu quo et
une quête de l’absolu ; mais alors que, dans la première pièce, l’alternative
est un rejet de l’existence humaine banale dans le monde en faveur de
l’accès à un état d’immanence, il s’agit dans la seconde de détruire le statu
quo social et politique à travers la mise à mort du roi pour permettre une
réalisation de soi créatrice et la transmutation du héros. L’intervention
révolutionnaire d’Épithalos n’est cependant pas seulement une remise en
question de l’ordre politique contemporain, ou même de ce qui pourrait être
interprété historiquement comme la domination européenne. Selon la
célébration initiale par le chœur, l’île apaisante et apaisée s’est reposée
docilement et tranquillement depuis deux mille ans, un laps de temps
auquel revient Épithalos à la fin de la pièce : « Deux mille ans et les jours
asservissent la conscience156. » L’acte de volonté de puissance d’Épithalos
est dirigé contre la destinée d’un monde qui a duré deux millénaires, une
période qui suggère l’ère chrétienne et, par conséquent, sa critique
nietzschéenne157.
Avec son fort accent sur le surhomme, Les Mains parallèles est
certainement plus ouvertement nietzschéenne que L’Œil se noie. Alors que
le spectacle de L’Œil se noie était le monde esthétisé au travers et au-delà
duquel François souhaitait regarder, le spectacle ici devient l’événement de
l’acte primordial que le chœur cherche à prévenir et qu’Épithalos est
déterminé à commettre en transformant ses paroles en un acte violent de
destruction. Il affirme qu’ainsi se renouvellera l’ordre politique de Lébos,
en permettant aux habitants de créer activement leur propre signification,
tout en étant également certain de pouvoir élever sa conscience, son être
même, au niveau de l’absolu par la reconnaissance de son acte :
« ÉVÉNEMENT ! Piétinant de l’autre côté de la vie, aux portes du Regard
je m’exhausse Absolu158. »
Nous avons vu comment l’effort surhumain d’Épithalos pour aller au-
delà de l’ordinaire, pour se produire et se définir lui-même, peut également
être comparé à celui du rebelle nietzschéen de Césaire. Chez Césaire, le
héros se fonde sur une conscience cosmique et politique pour refuser la
relation maître-esclave, ce qui le conduit à sa mort sacrificielle : selon
l’analyse que fait Nietzsche d’Œdipus rex dans La Naissance de la
tragédie, sa souffrance et sa douleur deviennent force de renouveau pour la
société de l’avenir159. Mais si Épithalos se voit comme renouvelant la
société par la destruction, et pourrait être décrit comme un héros agoniste,
poursuivant son chemin au nom de la transformation (transmutation) d’un
présent qu’il juge intolérable, il ne passe pas carrément dans le mode
tragique de la souffrance et du chagrin du Rebelle : il n’y a pas de catharsis
comme telle dans Les Mains parallèles.
Épithalos apparaît dès le départ doté d’une conscience déjà auto-créée,
« les yeux baignés d’infini », confiant en la possibilité d’affirmer son
« éclatante surhumanité », poursuivant l’événement qui l’élèvera à la
hauteur de l’absolu. C’est donc Polyxos qui souffrira le rituel de la mort
sacrificielle, qui précipitera la mort des autres – Audaline et les habitants de
la ville –, en un événement convulsif, cataclysmique. Après avoir commis
son acte et semé la destruction dans la cité, Épithalos survit avec une
conscience torturée, une souffrance d’« écorché vif », parlant de plus en
plus sur un ton d’irrésolution qui crée une opacité d’interprétation
particulière, car il est pris entre conscience morale et conscience,
l’holocauste comme sacrifice160 et l’insupportable perception du « spectacle
primordial » de Nietzsche :

Disparaissez inventions de ma neuve conscience !


l’holocauste précise le sacrifice
Spectacle primordial je m’abreuve aux richesses intérieures
Ne plus voir
Ne plus voir la mort
le gouffre161.

Le fier et égocentrique Épithalos oscille entre ces possibilités. Alors qu’à


la suite de son acte apocalyptique il voit maintenant la mort et le gouffre au-
delà, ce refrain s’amenuise progressivement au fil du reste de la pièce en un
souhait de pouvoir ne plus les voir. Tout comme Fanon ne savait comment
mettre fin à la pièce, Épithalos l’irrésolu semble à la fois réussir sans
conviction et échouer avec hésitation. Malgré la violence perturbatrice de
ses actions, il a toutefois montré un courage féroce dans sa détermination
inébranlable à réaliser son acte décisif, destructeur de tout le confort du
connu, affirmation révolutionnaire de la volonté contre le statu quo qui
restera au cœur de la compréhension de Fanon de tout processus de
transformation de soi et de désaliénation. Le renversement final de la pièce,
cependant, vient avec la compréhension tragique de la vérité du leitmotiv
du chœur : la pensée humaine atteint des limites maximales au-delà
desquelles elle ne peut aller sans se transmuer (« La pensée humaine
parvenue aux limites maximales ne peut qu’elle ne se transmue162 »). Le
seul au-delà est la mort.
Ce moment de reconnaissance se produit à la fin de la dernière scène,
après l’intervention de Dràhna, l’un des personnages les plus intéressants et
éloquents de la pièce. Bien que, du point de vue de l’action dramatique, la
pièce soit centrée sur l’affirmation par Épithalos de la volonté
autodéterminée, comme dans L’Œil se noie l’une de ses caractéristiques est
que l’essentiel du dialogue consiste en un argument contre la position
intellectuelle du personnage antisocial principal. Épithalos n’intervient pas
avant l’acte II, et ne revient que pour revendiquer et justifier l’héroïsme de
son action dans l’acte IV. Dans la majeure partie de la pièce, les autres
personnages se lamentent de ses intentions violentes, puis, plus tard, de
leurs effets. Alors que Polyxos se soucie naturellement de lui-même, ce sont
les femmes, en particulier Dràhna, qui prennent une position forte et
critique des idées et des actions d’Épithalos. Ménasha, bien que mère
d’Audaline, endosse le rôle traditionnel d’épouse consolatrice pour le roi
Polyxos ; la reine Dràhna est beaucoup plus indépendante de lui, tant
physiquement qu’intellectuellement. Elle ne blâme ni les dieux ni le destin :
le problème réside à ses yeux dans la psychologie du mâle dominant, dont
le sens d’un manque psychique entraîne le besoin de se surpasser. Pour elle,
le principal problème revient à une contestation des valeurs masculines et
féminines. Dès sa première apparition, après avoir entendu les plans
d’Épithalos, elle critique les aspirations et les prétentions violentes,
prométhéennes des hommes, toujours insatisfaits, du point de vue d’une
mère, et d’une féministe :

À quels sommets m’entraînerez-vous, hommes insatisfaits ? Qu’y a-


t-il d’autre à découvrir sinon ce que nous vous donnons ? […]
Mâles orgueilleux, cessez de votre agitation l’impuissant édifice.
Vos gestes ténébrants font mal et les rêves dont vous êtes animés, de
nulles réalisations, écorchent nos lèvres163.

Quand Polyxos et Ménasha la rejoignent, elle poursuit ses critiques des


effets destructeurs, violents des prétentions égotistes, obstinées des
hommes, qui détruisent des cités de leurs mains meurtrières :

Saurons-nous jamais de quelles sources intraduites l’homme ramène


les fièvres tenaces dont il anéantit les villes ?
Dispersées au gré des souffles chauds du monde, les femmes
s’acharnent à défendre un lambeau de racine. C’est à partir de nous
que les univers s’organisent, mais les hommes, dérisoires créatures
arrachées de nous-mêmes, nous fouettent le visage de leurs mains
homicides164.

Dràhna propose le seul jugement d’Épithalos d’un point de vue autre que
celui de la défense des intérêts du statu quo. Les femmes deviennent ici les
figures de l’ordre apollinien, les hommes des destructeurs violents de la
société, homicides dionysiaques. La rencontre de Dràhna et d’Épithalos à la
fin de la pièce évoque la réunion du Rebelle et de sa mère dans l’acte II des
Chiens quand elle reproche à son fils ses actions révolutionnaires. Mais,
alors qu’elle s’effondre et meurt quand le Rebelle rejette ses objections,
Dràhna, elle, a la force de la survie. Dans la scène d’ouverture de l’acte
final, nous trouvons Épithalos ambivalent et vacillant, encore occupé en
partie à se convaincre que son acte a été libératoire et transformateur
(« Voici que l’EXTRAORDINAIRE a redressé l’obliquité des ténèbres et
que la force assaillante de l’ACTE invente de sublimes
métamorphoses165 »), mais sentant bien aussi que les forces du monde qui
l’entoure se referment sur lui.
Quand il rencontre sa mère dans la scène suivante, c’est la première fois
qu’ils sont sur scène ensemble : le moment est venu du dénouement
dramatique où il fait enfin face à la résistance d’un autre être humain. Il la
salue de façon équivoque, affirmant une certaine forme de triomphe en lui
offrant le jour en remplacement de la nuit (« Mère, accepte le jour que je
t’apporte166… »). Mais la nouvelle qu’elle lui donne de la mort d’Audaline,
et sa critique profonde du narcissisme brutal de son entreprise
prométhéenne, son défi direct à l’égard des revendications intellectuelles
présidant à son acte – « Qu’as-tu fait de tes mains radiaires ? » – dégonflent
vite ses prétentions au point qu’il entame la scène finale en demandant leur
pardon à Audaline et à Dràhna. Comme la scène progresse, il vacille sur la
crête des vieilles affirmations (« Langage habilité par l’ACTE soulevez le
monde/C’est [de] nourrir du spectacle que vous créerez d’absolues
exigences ») et un sens croissant, hésitant et incertain de l’échec de son
pouvoir (« Mais le monde m’écrase en sa noire irresponsabilité167 »).
La chute du héros à la fin n’est pas la représentation d’une souffrance
tragique dans laquelle se gagne un aperçu de sa propre humanité. Il s’agit
plutôt d’une prise de conscience progressive des conséquences de son
ambition démesurée. Cherchant à atteindre une forme de mort sacrificielle
aux portes de l’absolu, dans des termes qui rappellent L’Œil se noie (« Seul
je veux aller à l’abîme téméraire où s’enlise la conscience168 »), la pièce se
clôt sur un Épithalos résigné et bientôt conscient des avantages humains des
forces s’approchant de lui comme il prie la nuit de revenir :

Nuit germination qui légitime le sommeil des hommes


Reviens
Limiter la perspective du monde…
Ne plus voir169.

Ses aspirations fondent dans le conditionnel du « Si je pouvais », une


phrase qui fait écho à la déclaration d’Oreste vers le début des Mouches 170
mais ici dans le contexte tout autre d’une défaite tragique.
Ayant cherché la transformation révolutionnaire et le renouveau,
Épithalos accepte désormais l’inévitabilité du retour d’une structure
apollinienne de la société humaine. Son dernier « JE VOIS », inachevé, qui
laisse « la mort » non dite l’emporter au-delà de l’humain au moment final,
n’est plus que la parole d’un Dionysos agonisant solitaire et assiégé. S’il ne
savait comment finir sa pièce, il semble que dans le cimetière de Dunkerque
Fanon lui-même en soit venu à accepter la critique sartrienne de Hegel et
Nietzsche dans L’Être et le Néant : dans le dernier acte, le « surhomme » et
ses prétentions philosophiques à l’absolu se révèlent irréalisables, même
s’ils demeurent une aspiration171. Épithalos ne peut réaliser sa vision
concrète : il ne peut plus prétendre qu’il « s’arc-boute à l’inachevé », mais
doit plutôt reconnaître la force des aphorismes du chœur, figés dans la
double négation :

La parole ne doit s’altérer d’aucunes visions.


La pensée humaine parvenue aux limites maximales ne peut qu’elle
ne se transmue172.
l’ACTE parvenu aux cimes éruptives ne peut qu’il ne
s’absorbe173 !

Les mains parallèles d’Épithalos désormais vides et ensanglantées,


Ménasha lui annonce le retour de Lébos à l’ordre rationaliste :

Épithalos, la nuit s’est faite


mes yeux agrippent les divines choses
Lébos de nouveau s’organise
Bénie soit l’obscurité174.

Alors que dans Et les chiens se taisaient la pièce se terminait sur l’idée
que la collectivité avait pu renaître et se renouveler par le résultat du
sacrifice du Rebelle et la convulsion qu’il avait précipitée175, nous assistons
dans Les Mains à la défaite tragique du héros qui atteint les limites de
l’humain et sent le retour imminent à la forme de société contre laquelle il a
sacrifié sa vie.
Les deux pièces de Fanon mettent en scène de jeunes hommes qui
réagissent contre l’ordre politique, social et familial. Le premier le rejette,
le second cherche à le renverser. Les deux pièces présentent ces projets sous
un jour ambivalent : si François semble réussir là où Épithalos échoue, tous
deux terminent dans l’incertitude. Les deux pièces offrent des critiques
fournies des positions défendues par leurs héros ; dans les deux cas, le
« héros » est présenté comme le personnage le moins attirant : dans leurs
actes d’affirmation de soi et d’autotransformation créatrices, tous deux sont,
de différentes manières, des antihéros. L’implication globale du théâtre de
Fanon semble être que, bien qu’il présente des exemples de refus héroïques
et d’affirmations révolutionnaires, l’autotransformation de la conscience et
la poursuite de la désaliénation doivent être effectuées d’une autre façon,
plus humaine que par les chemins apocalyptiques transcendantaux présentés
par les pièces : ce sera la préoccupation des livres à venir.
Notes
1. *Traduit de l’anglais par Mélanie Heydari et Jean Khalfa.
2. La datation des pièces est donnée par Joby FANON, Frantz Fanon. De la Martinique à
l’Algérie et à l’Afrique, L’Harmattan, Paris, 2004, p. 129, et corroborée par Josie Fanon dans un
entretien (Révolution africaine, no 1241, 11 décembre 1987, p. 33).
3. Peter GEISMAR, Frantz Fanon, The Dial Press, New York, 1969, p. 49. Comme Geismar cite
La Conspiration en dernier, il se peut que Fanon ait entrepris de l’écrire après avoir achevé Les
Mains parallèles, au cours de l’été 1949. L’on a supposé pendant des années que les manuscrits de
toutes les pièces étaient égarés, comme l’avait suggéré Josie Fanon. Elle ne mentionne pas la
troisième pièce ; Joby Fanon n’en fait guère mention non plus dans sa biographie. Cependant, Jean
Khalfa rapporte que Joby Fanon lui fit part en 2001 de l’existence de trois pièces, ce qu’il lui
confirma par un courrier du 21 janvier 2004 en ces termes : « En particulier trois pièces de théâtre,
dont Frantz m’a demandé de procéder à leur destruction en août 1961, car ne correspondant pas à son
évolution intellectuelle et assez éloignées de ses choix politiques du moment. » En réalité, les
tapuscrits des deux pièces reproduites ici – et dont nous sommes partis – ont été confiés par Joby,
dans les années 1980, à Mireille Fanon-Mendès France, qui les a déposés à l’IMEC en 2001.La
Conspiration n’était peut-être pas sans rapport avec le roman célèbre de Paul Nizan, publié sous ce
titre en 1938. Ce dernier raconte le parcours d’un étudiant en philosophie à l’École normale
supérieure, apprenti révolutionnaire en mal d’idéal. Cherchant à prouver son engagement dans la
cause de la révolution en passant de la parole aux actes, il implique son petit groupe de disciples dans
une conspiration qui finit par la trahison et la mort.
4. Les pièces suivantes furent représentées pendant que Fanon résidait à Lyon : Morts sans
sépulture, février 1947 ; Les Mains sales, mai 1949 ; Huis Clos, octobre 1949, avril 1950, mai 1951 ;
La Putain respectueuse, février 1947, octobre 1949, avril 1951. Fanon cite cette dernière pièce dans
Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 140 (Œuvres, p. 175). Les Mains sales est cité dans l’article
de Fanon et Lacaton de septembre 1955, « Conduites d’aveu en Afrique du Nord », voir ici, infra,
p. 345-346, 349.
5. Une représentation de Caligula eut lieu en février 1950. Les Justes, de Camus, figurait dans la
bibliothèque de Fanon.
6. Le premier tome du Théâtre de Claudel, comportant Partage de Midi, figurait dans la
bibliothèque de Fanon (mais il ne s’agit pas là de la version que Barrault mit en scène et que Fanon
vit sans doute au théâtre). Le thème sartrien de l’authenticité au début de L’Œil se noie évoque Huis
Clos, pièce qui fut aussi représentée aux Célestins, bien que l’authenticité en amour ne soit pas en
question dans la pièce de Sartre.
7. Alice Cherki rapporte que, selon Josie Fanon, il avait également envoyé sa première pièce à
Jean-Louis Barrault (Frantz Fanon, portrait, Seuil, Paris, 2000, p. 30).
8. Fanon déclara qu’il avait envisagé de présenter Peau noire en guise de thèse (Peau noire,
op. cit., p. 58-59 ; Œuvres p. 96), ce qui indique qu’il rédigea ce texte avant de soumettre sa thèse en
novembre 1951 (Peau noire fut publié au deuxième trimestre [avril-juin] de 1952). Cela laisse
relativement peu de temps pour la rédaction supplémentaire d’une troisième pièce à la fin de l’année
1949 ou en 1950, mais ce n’est pas impossible.
9. David MACEY, Frantz Fanon, une vie, La Découverte, Paris, 2013, p. 146.
10. Ibid., p. 144 ; Peter GEISMAR, Frantz Fanon, op. cit., p. 43. Outre Sartre, les auteurs suivants
figurent dans la bibliothèque de Fanon : Hegel, Nietzsche, Jaspers et Kierkegaard.
11. Ces deux textes figurent dans la bibliothèque de Fanon et ont été annotés. Sur la dialectique
hégélienne du maître et de l’esclave, voir aussi Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant. Essai
d’ontologie phénoménologique. Édition corrigée par Arlette Alkaïm-Sartre, Gallimard, Paris, 1976,
p. 274-283.
12. Tosquelles rapporte que Fanon faisait preuve au cours de ses conversations d’une connaissance
profonde des textes de la tragédie classique française (François TOSQUELLES, « F. Fanon à Saint-
Alban », L’Information psychiatrique, vol. 51, no 10, 1975).
13. Joby Fanon se souvient que son frère connaissait les préfaces de Bérénice et de Britannicus par
cœur (op. cit., p. 50).
14. Les pièces de Fanon incarnent un argument que Nietzsche formule de la sorte : « Ainsi la
sensualité ne serait pas supprimée dès que se manifeste la condition esthétique, comme c’était
l’opinion de Schopenhauer, mais seulement transfigurée de manière à ne plus apparaître dans la
conscience comme excitation sexuelle » (Friedrich NIETZSCHE, La Généalogie de la morale,
traduit par Henri Albert, Mercure de France, Paris, 1929, p. 191). Dans son exemplaire du livre,
Fanon a annoté ce passage et y a apposé le commentaire « Bien ».
15. Cité dans Karl JASPERS, Nietzsche, introduction à sa philosophie, Gallimard, Paris, 1950,
p. 387. Cette citation figure deux lignes avant le passage que Fanon cite dans sa thèse en guise de
dédicace à son frère Joby.
16. Il n’existe nulle preuve que Fanon ait lu les numéros de Tropiques, la revue de Césaire, qui fut
publiée entre 1941 et 1945. Tropiques comportait des articles sur le surréalisme et les précurseurs de
ce mouvement, tels Lautréamont et Mallarmé, mais aussi sur la peinture de Wifredo Lam, ainsi que
sur des poètes contemporains comme Reverdy et Césaire lui-même.
17. Les passages du Cahier que Fanon cite dans Peau noire sont issus de l’édition Bordas de 1947,
p. 190-192 (Œuvres, p. 219-220) ; Aimé CÉSAIRE, Poésie, Théâtre, Essais et Discours. Édition
critique, coordinateur Albert James Arnold, CNRS Éditions/Présence africaine, Paris, 2013
[désormais Œuvres], p. 177-178.
18. Peau noire, op. cit., p. 89, 192-193 (Œuvres, p. 129, 221).
19. Aimé CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, Éditions Réclame, Paris, 1950.
20. L’on ne note nulle occurrence des termes « engagé » ou « liberté » dans les pièces, à une
exception près, lorsque François exprime sa peur des « grands avec leurs grosses mains d’étrangleurs
en liberté ».
21. Henri EY, La Psychiatrie devant le surréalisme, Centre d’éditions psychiatriques, Paris, 1948.
Fanon commente cet ouvrage dans sa thèse.
22. Ibid., p. 47.
23. « Dès lors, les récits de rêve vont alterner avec les exercices magiques du langage, ces jeux de
l’humour et du hasard qui constituent l’essentiel de la production » (Henri EY, ibid., p. 13).
24. Max ERNST, « Au delà de la peinture », Cahiers d’art, vol. 11, no 6, Paris, 1936. Une étude
plus approfondie de la langue de Fanon prendrait également en compte les œuvres d’autres poètes
contemporains, notamment René Char (présent dans sa bibliothèque), Paul Claudel, Pierre Reverdy,
Léopold Sédar Senghor et l’hermétique Saint-John Perse.
25. André BRETON, L’Amour fou, Gallimard, Paris, 1937.
26. Aimé CÉSAIRE, Œuvres, p. 74, 2/3. Ces vers étaient déjà présents dans la version de 1939, ce
qui confirme que la rencontre de Césaire avec André Breton ne fit qu’accroître son intérêt pour le
surréalisme, et n’en fut pas à l’origine comme on le suggère souvent.
27. L’Œil se noie, scène 3, infra, p. 80.
28. Les Mains parallèles, acte I, scène 1, infra, p. 93.
29. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 130-134. Dans le chapitre « Frantz et l’idée de la
mort », qui commence par « Il m’avait écrit en 1950 » (ce qui attribue à Fanon lui-même la série de
citations qui suit), Joby juxtapose des vers disparates, extraits à la fois des Mains et de L’Œil
(p. 139). Bien que Joby omette parfois des mots au sein d’un même vers ou substitue de temps à
autre le pluriel au singulier, ses citations individuelles sont généralement fidèles au manuscrit. Cela
suggère que les rares vers extraits d’autres manuscrits, aujourd’hui égarés, sont probablement exacts
eux aussi.
30. Ibid., p. 130, 141.
31. Ibid., p. 141. Le commentaire « Il faut qu’on lui apprenne à réfléchir » concorde avec la
déclaration de Fanon dans Peau noire lorsqu’il exprime son adhésion à l’étude « décisive » de Sartre
« Qu’est-ce que la littérature ? » : « La littérature s’engage de plus en plus dans sa seule tâche
vraiment actuelle, qui est de faire passer la collectivité à la réflexion et à la méditation » (Peau noire,
op. cit., p. 180 ; Œuvres, p. 210-211).
32. L’Œil se noie, scène 3, infra, p. 78.
33. Il y a peut-être ici une réminiscence du C’est les bottes de sept lieues/Cette phrase « Je me
vois » de Desnos (1926).
34. « Des mots », selon la version de Joby Fanon.
35. Vers omis par Joby Fanon.
36. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 141 ; L’Œil se noie, scène 3, infra, p. 78. Sur cette
idée des mots étranglés par la vie, voir aussi Césaire dans le Cahier : « Des mots quand nous
manions des quartiers de monde, quand nous épousons des continents en délire, quand nous forçons
de fumantes portes, des mots. Ah oui, des mots ? Mais des mots de sang frais, des mots qui sont des
raz-de marée et des érésipèles et des paludismes et des laves et des feux de brousse, et des flambées
de chair, et des flambées de villes… » (Œuvres, p. 162-163).
37. L’Œil se noie, scène 1, infra, p. 69.
38. Ibid., scène 3, infra, p. 74.
39. « Le chœur est le “spectateur idéal” pour autant qu’il est l’unique voyant, le voyant du monde
de vision de la scène » (Friedrich NIETZSCHE, L’Origine de la tragédie. Ou hellénisme et
pessimisme, traduit par Jean Marnold et Jacques Morland, Mercure de France, Paris, 1947, p. 78 ;
ouvrage présent dans la bibliothèque de Fanon).
40. Voir Césaire : « Et on peut dire que toute grande poésie, sans jamais renoncer à être humaine, à
un très mystérieux moment cesse d’être strictement humaine pour commencer à être véritablement
cosmique » (Poésie et Connaissance, Œuvres, p. 1383).
41. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 129.
42. L’Œil…, scène 1, p. 66.
43. La lecture que fait Fanon de Hegel dans Peau noire (op. cit., p. 209-214 ; Œuvres, p. 238-43),
où il réexamine la relation maître-esclave à la lumière de la problématique de la race, est clairement
préfigurée ici sans être développée en des termes explicitement raciaux (mais voir l’analyse ci-
dessous). Sur Hegel et l’esclavage, voir Susan BUCK-MORSS, Hegel, Haiti and Universal History,
Pittsburgh University Press, Pittsburgh, 2009.
44. L’Œil…, scène 5, p. 90.
45. Pièce montée au Théâtre des Célestins de Lyon par la compagnie Madeleine Renaud-Jean-
Louis Barrault en février 1949.
46. Ce lien du sexuel et de l’absolu n’est pas sans rappeler la fin du Cahier de Césaire.
47. Friedrich NIETZSCHE, L’Origine de la tragédie, op. cit., p. 194.
48. Pierre CORNEILLE, Le Cid, acte IV, scène 3. Voir la critique ultérieure que Roland Barthes fit
de la clarté, au motif qu’un tel langage dissimule un programme idéologique.
49. L’Œil…, scène 3, p. 78.
50. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 135. Fanon lui-même observe dans Peau noire, dans
une note de bas de page : « Quand nous avons commencé ce travail, nous voulions consacrer une
étude à l’être du nègre pour-la-mort » (p. 211 ; Œuvres, p. 239).
51. « Une jeune fille avec laquelle il avait noué des relations intimes pendant sa convalescence à
Paris en 1945 après sa blessure dans les Bouches du Doubs » [note de Joby Fanon].
52. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 111.
53. Ibid., p. 149. Sur cette citation, voir infra, p. 147.
54. Peau noire, op. cit., p. 25 ; Œuvres, p. 64.
55. A. James ARNOLD, Introduction, Aimé Césaire, Lyric and Dramatic Poetry, 1946-1982,
University Press of Virginia, Charlottesville, 1990, p. xxvii.
56. Peter GEISMAR, Frantz Fanon, op. cit., p. 50.
57. L’Œil…, scène 3, p. 77.
58. Aimé CÉSAIRE, Œuvres, p. 158/36.
59. Peau noire, op. cit., p. 140 ; Œuvres, p. 175. La pièce fut jouée au Théâtre des Célestins en
février 1947, octobre 1949 et avril 1951.
60. Voir aussi « Lynch I » et « Lynch II » de Césaire dans Soleil cou coupé (Œuvres, p. 379, 408).
En guise d’exergue au chapitre 4 de Peau noire, Fanon cite le passage suivant issu de Et les chiens se
taisaient : « Il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé, en qui je ne
sois assassiné et humilié » (op. cit., p. 89 ; Œuvres, p. 129).
61. Après avoir été victime de préjugés raciaux au sein de l’armée, Fanon lui aussi reçut une
médaille de guerre (David MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 121).
62. L’Œil…, scène 1, p. 68.
63. Lucien est décrit plus loin comme une « goutte de Soleil » (L’Œil…, scène 3, p. 87).
64. Sur les stéréotypes au sujet des Noirs, voir Aimé CÉSAIRE, « Tam-Tam de nuit », « Tam-
Tam I » et « Tam-Tam II », Œuvres, p. 254, 263-264.
65. Voir Jock MCCULLOCK, Black Soul, White Artifact. Fanon’s Clinical Psychology and Social
Theory, Cambridge University Press, Cambridge, 1983, p. 65 sq.
66. Peau noire, op. cit., p. 52 ; Œuvres, p. 91 ; Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant, op. cit.,
p. 404 sq.
67. Peau noire, op. cit., p. 53 ; Œuvres, p. 92.
68. Mayotte CAPÉCIA, Je suis Martiniquaise, Corrêa, Paris, 1948, p. 36.
69. Voir l’analyse de Hamlet par Nietzsche : « C’est la vraie connaissance, la vision de l’horrible
vérité, qui anéantit toute impulsion, tout motif d’agir, chez Hamlet aussi bien que chez l’homme
dionysien. Alors aucune consolation ne peut plus prévaloir, le désir s’élance par-dessus tout un
monde vers la mort, et méprise les dieux eux-mêmes ; l’existence est reniée, et avec elle le reflet
trompeur de son image dans le monde des dieux ou dans un immortel au-delà. Sous l’influence de la
vérité contemplée, l’homme ne perçoit plus maintenant de toutes parts que l’horrible et l’absurde de
l’existence… » (L’Origine de la tragédie, op. cit., p. 74).
70. Peau noire, op. cit., p. 55-56 ; Œuvres, p. 94, je souligne.
71. Voir Peau noire, « J’avais retrouvé l’Un primordial », op. cit., p. 130 ; Œuvres, p. 167.
72. L’Œil…, scène 3, p. 87, je souligne.
73. Peau noire, op. cit., p. 131 ; Œuvres, p. 168.
74. David MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 137.
75. Ibid., p. 160.
76. Frantz FANON, Pour la révolution africaine, Maspero, Paris, 1964, p. 30.
77. David MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 136.
78. Frantz FANON, Pour la révolution africaine, op. cit., p. 30-31.
79. « L’Antillais qui veut être blanc le sera d’autant plus qu’il aura fait sien l’instrument culturel
qu’est le langage » (Peau noire, op. cit., p. 50 ; Œuvres, p. 87).
80. Ibid.
81. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 89.
82. Peau noire, op. cit., p. 72 ; Œuvres, p. 111.
83. Peau noire, op. cit., p. 79 ; Œuvres, p. 117.
84. Fanon avait annoté l’exemplaire qu’il possédait.
85. Peau noire, op. cit., p. 88 ; Œuvres, p. 125.
86. Peau noire, op. cit., p. 29 ; Œuvres, p. 68.
87. L’Œil…, scène 5, p. 89. Dans la scène 3, Lucien évoque le « Soleil qui panse les plaies froides
des hommes » et déclare à Ginette : « C’est avec mon aiguille et ton fil coudre la blessure du
monde » (L’Œil…, scène 3, p. 87). Voir Nietzsche in L’Origine de la tragédie : « Guérir… la plaie
éternelle de la vie », souligné par Fanon dans son exemplaire du livre, op. cit., p. 161.
88. Le rapprochement avec Hamlet est pertinent pour l’analyse de L’Œil se noie : Hamlet reprend
l’emploi par sa mère du terme seems pour contester que ce qu’elle voit n’est que pure affectation. Le
traducteur français traduit le discours d’Hamlet « “Seems, Madam.” Nay, it is ; I know not “seems” »
par une antithèse à teneur plus philosophique entre réalité et apparence : « Apparence ! Eh ! Non
Madame. Réalité. Qu’ai-je à faire avec l’apparence ? » La réplique d’Hamlet, « But I have that within
which passeth show ; / These but the trappings and the suits of woe » (I.2, 85-86), devient en
français : « Mais j’ai quelque chose là [that within] qui passe la parade. Le reste n’est que faste et
parure de la douleur » (Harold ROSENBERG, « Du Jeu au Je. Esquisse d’une géographie de
l’action », Les Temps modernes, avril 1948, p. 1741).
89. Fanon décrit Jean Veneuse comme le « croisé de la vie intérieure » (Peau noire, op. cit., p. 86 ;
Œuvres, p. 123). Pour une analyse plus détaillée de l’usage que fait Fanon de Maran, voir David
MARRIOTT, « En moi : Frantz Fanon and René Maran », in Max SILVERMAN (dir.), Frantz
Fanon’s Black Skin, White Masks. New Interdisciplinary Essays, Manchester University Press,
Manchester, 2005, p. 146-179.
90. L’Œil…, scène 3, p. 81.
91. Ibid., p. 77.
92. « Il faut vivre maintenant, dans l’instant présent, ou renoncer absolument à vivre. » Souligné
d’un vif trait de plume dans l’exemplaire que possédait Fanon de Joseph DE TONQUÉDEC, Une
philosophie existentielle. L’Existence d’après Karl Jaspers, Beauchesne, Paris, 1945, p. 31.
93. Ibid., p. 76.
94. L’on trouve dans la bibliothèque de Fanon des exemplaires annotés de L’Origine de la tragédie
et de Généalogie de la morale, ainsi que le livre de Charles ANDLER Le Pessimisme esthétique de
Nietzsche (Bossard, Paris, 1921), parmi d’autres ouvrages secondaires. Fanon fait référence à La
Volonté de puissance dans Peau noire (op. cit., p. 214 ; Œuvres, p. 243) et, comme nous l’avons déjà
mentionné, cite quelques lignes attribuées à Nietzsche dans le livre de Karl Jaspers Nietzsche
(op. cit., p. 387) – voir infra, « Fanon psychiatre », p. 147, dans la dédicace de sa thèse. Dans son
analyse de Et les chiens se taisaient, Arnold note que Césaire citait souvent le texte nietzschéen de
Paul Claudel, Tête d’or, parmi les œuvres qui l’avaient le plus marqué pendant ses années d’études
(A. James ARNOLD, Modernism and Négritude. The Poetry and Poetics of Aimé Césaire, Harvard
University Press, Cambridge, 1982, p. 53).
95. Søren KIERKEGAARD, Ou bien… ou bien, traduit du danois par F. et O. Prior et
M. H. Guignot ; introduction de F. Brandt, Gallimard, Paris, 1943. Ouvrage figurant dans la
bibliothèque de Fanon.
96. Voir la note sur L’Air et les Songes de Gaston Bachelard, infra, p. 593.
97. Ginette. –(Oppressée)Il a raison car il a choisi.Lucien. –Moi aussi j’ai choisi.Ginette. –
Non ! Vous savez que vous n’avez pas choisi ; Que nous n’avons pas choisi. (L’Œil…, scène 3,
p. 79.)
98. Peau noire, op. cit., p. 135 ; Œuvres, p. 171.
99. Ibid., p. 138 ; Œuvres, p. 174.
100. Jean-Paul SARTRE, La Nausée, Gallimard, Paris, 1938. À moins, bien entendu, que l’on
n’identifie François à l’Absolu sanctionné par Sartre, celui qu’atteint l’artiste. Voir l’essai sur
Giacometti « La recherche de l’absolu » in Situations III (1949), p. 289-306.
101. Bien que la pièce de Fanon semble n’entretenir nul rapport direct avec L’Histoire de l’œil
(1928) de Georges Bataille, ces deux textes sont eux aussi traversés par une réflexion nietzschéenne
sur la vision, la vue et « der Augenblick ».
102. « Il ajoute, en séchant un pauvre œil qui se noie », cité in Norman R. SHAPIRO, Creole
Echoes. The Francophone Poetry of Nineteenth-Century Louisiana, University of Illinois Press,
Urbana, 2003, p. 124.
103. Victor HUGO, « En passant dans la place Louis XV un jour de fête publique », Les Rayons et
les Ombres, 1840.
104. L’Œil…, scène 3, p. 75.
105. Ibid., p. 81.
106. Friedrich NIETZSCHE, L’Origine de la tragédie, op. cit., p. 201.
107. Ibid., p. 215-216.
108. L’Œil…, scène 3, p. 77.
109. Pour l’analyse du titre L’Œil se noie, voir aussi les derniers vers du Cahier, adressés à la
Colombe : « Je te suis, imprimée en mon ancestrale cornée blanche./monte lécheur de ciel/et le grand
trou noir où je voulais me noyer l’autre lune… » (Aimé CÉSAIRE, Œuvres, p. 177-178).
110. Voir Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant, op. cit., p. 576 : « En tant que telle, il était
naturel qu’une philosophie surtout préoccupée de préciser la position humaine par rapport à
l’inhumain absolu qui l’entoure, considérât d’abord la mort comme une porte ouverte sur le néant de
réalité humaine, que ce néant fût d’ailleurs la cessation absolue d’être ou l’existence sous une forme
non humaine… celle-ci apparaissait comme un contact immédiat avec le non-humain ; par là elle
échappait à l’homme, en même temps qu’elle le façonnait avec de l’absolu non humain. »
111. Friedrich NIETZSCHE, L’Origine de la tragédie, op. cit., p. 88-89.
112. Le jeu des masques ici fait inévitablement lien avec la structure perceptive de Peau noire,
masques blancs.
113. L’Œil…, scène 3, p. 78.
114. Aimé CÉSAIRE, Œuvres, p. 241.
115. Ibid., p. 177/108. Voir aussi Lautréamont, « Je te salue, soleil levant, libérateur céleste, toi
l’ennemi invisible de l’homme », « Hymne au pou », Tropiques, no 6-7, p. 17.
116. Aimé CÉSAIRE, « Le temps de la poésie », Œuvres, p. 52.
117. Sur Nietzsche et Césaire, voir A. James ARNOLD, Modernism and Négritude, op. cit.,
p. 114-118 ; sur Nietzsche, Césaire et Fanon, voir Françoise LIONNET, Autobiographical Voices.
Race, Gender, Self-Portraiture, Cornell University Press, Ithaca, 1989 : « Césaire et Fanon doivent
bien plus aux conceptions nietzschéennes de la culture qu’à toute autre construction conceptuelle
occidentale, ce qui n’est pas pour surprendre au vu de la critique radicale de l’idéologie occidentale
et de son dogmatisme que contient l’œuvre de Nietzsche… » (p. 73).
118. Karl JASPERS, Nietzsche et le christianisme, Minuit, Paris, 1949, p. 38.
119. Peau noire, op. cit., p. 220-221 ; Œuvres, p. 250.
120. L’Œil…, scène 3, p. 76.
121. Friedrich NIETZSCHE, L’Origine de la tragédie, op. cit., p. 143, 38.
122. Le thème de la lumière étant présent dans les deux pièces, voir Emmanuel LEVINAS, De
l’existence à l’existant, Fontaine, Paris, 1947. L’on trouve un exemplaire annoté de ce livre dans la
bibliothèque de Fanon.
123. Voir les métaphores du papier buvard « absorbant » et celles d’un livre que l’on ouvre puis
referme : « Mon corps ouvert comme un roman qu’on finira plus tard » (L’Œil…, scène 3, p. 83) ;
« Je t’en supplie recommence-moi/Je t’en supplie achève-moi » (scène 5, p. 89).
124. Le lieu précis de rédaction de l’acte IV ne peut donc être déterminé, car il y a plusieurs
cimetières à Dunkerque.
125. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 130-134, 139.
126. Toutes les pages ont été renumérotées à l’encre rouge.
127. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 131.
128. « Des mots ! Des mots ! Des mots ! » rappelle des vers de L’Œil se noie aussi bien que
l’exclamation d’Hamlet à Polonius dans Hamlet dans la traduction de l’article de Rosenberg
précédemment mentionnée.
129. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 130. Il est possible que cet argument ait été
dactylographié sur l’une des trois premières pages manquantes au début du tapuscrit.
130. Peau noire, op. cit., p. 24 ; Œuvres, p. 64. Voir la description du sujet découvrant dans la
négritude une forme de reconnaissance : « Enfin j’étais reconnu, je n’étais plus un néant » (Peau
noire, op. cit., p. 131 ; Œuvres, p. 168).
131. Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant, op. cit., p. 185 sq., 670 sq.
132. Dans L’Air et les Songes. Essai sur l’imagination du mouvement (José Corti, Paris, 1943),
Bachelard cite Jean-Paul (Johann Paul Friedrich Richter) : « L’homme […] doit être soulevé pour être
transformé » (p. 296). Fanon marque en marge ce passage dans son exemplaire. Dans l’exemplaire
d’Intuitions préchrétiennes de Simone Weil (1951) que contient sa bibliothèque, les pages 92 à 107
sont coupées ; elles portent sur le Prométhée d’Eschyle et sur sa postérité.
133. Peau noire, op. cit., p. 12 ; Œuvres, p. 51-52.
134. « Le premier regard/ferveur/éclatée/Altère le déterminé » (Les Mains…, acte II, scène 2,
p. 111). Voir la note de Fanon sur le livre de Gaston Bachelard L’Air et les Songes (p. 593) : « La
conversion consiste donc à transposer l’absolu et à le considérer comme une qualité des choses et en
particulier des actes. »
135. Les Mains…, acte II, scène 6, p. 115.
136. Les Mains…, acte II, scène 2, p. 107. Voir la remarque précédente d’Épithalos à Audaline,
« Ô Ivresses refusées ! Ranimerai-je qui m’accueille tel soupir inaccompli quand nos vies parallèles
prisonnières de mes mains déjà se font face ? » (p. 105.).
137. Peau noire, op. cit., p. 27 ; Œuvres, p. 65. Voir aussi, p. 26 : « Le destin du névrosé demeure
entre ses mains » (Œuvres, p. 66).
138. Peau noire, op. cit., p. 216 ; Œuvres, p. 246.
139. Aimé CÉSAIRE, Œuvres, p. 393.
140. Comparer avec Dràhna dans l’acte I : « Sire, protégez-nous du malheur !/D’une
métamorphose, arrêtez l’aveuglante éclosion./D’Épithalos, frémissant, prévenez la transmutation »
(Les Mains…, acte I, scène 3, p. 99).
141. Les Mains…, acte II, scène 2, p. 106.
142. Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945,
p. 44. Nous n’avons pas trouvé ce volume dans la bibliothèque de Fanon, mais il le cite dans une note
de la conclusion de Peau noire, p. 217 ; Œuvres, p. 246. Selon Cherki, l’un des buts de l’installation
de Fanon à Lyon en 1947 était de suivre les cours de Merleau-Ponty (Alice CHERKI, Frantz Fanon,
portrait, op. cit., p. 28 ; David MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 144).
143. Les Mains…, acte II, scène 2, p. 110.
144. Les Mains…, acte I, scène 4, p. 102.
145. Par exemple : afférence, cavitaires, colloïdiale, défluent, fumerolles, gravides, hémorragiques,
lucules, médiances, membrures, pantelances, schisteuses, séreuse, Uranogée (sur le vocabulaire
médical de Césaire, voir René HÉNANE, Aimé Césaire. Le chant blessé, biologie et poétique, Jean-
Michel Place, Paris, 2000).
146. Sur la réaction de Fanon à la mort de son père en 1947, voir Joby FANON, Frantz Fanon,
op. cit., p. 91-97 ; et David MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 140. Il est frappant que le
récit de Joby se déplace sur les relations de Fanon à sa mère. On pourrait comparer la réaction de
Dràhna aux plans d’Épithalos et aux actes en résultant aux reproches de Mme Fanon lorsque son fils
s’enfuit de Martinique, le jour du mariage de son frère, pour essayer de rejoindre les Forces
françaises libres (voir Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 60 ; David MACEY, Frantz Fanon,
une vie, op. cit., p. 109).
147. Les Mains…, acte IV, scène 1, p. 126.
148. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 138.
149. L’Œil…, scène 3, p. 79.
150. Les Mains…, acte IV, scène 1, p. 126.
151. Aimé CÉSAIRE, Œuvres, op. cit., p. 158/36.
152. Ibid., p. 151/5, 153/17-18.
153. En 1943, le gouverneur pétainiste de la Martinique, l’amiral Georges Robert, fut renversé par
le gaulliste Henri Tourtet.
154. Frantz FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 64-66 ; Œuvres, p. 489-491. À comparer
au commentaire de Nietzsche dans L’Origine de la tragédie : « L’homme noble et généreux ne pèche
point, veut nous dire le poète profond. Toute loi, tout ordre naturel, le monde moral lui-même
peuvent être renversés par ses actes ; justement ses actes eux-mêmes engendrent un cycle magique de
conséquences plus hautes, qui, sur les ruines du vieux monde écroulé, viennent fonder un monde
nouveau » (op. cit., p. 87).
155. Les Mains…, acte I, scène 3, p. 100 ; prologue, p. 91, phrases répétées sept fois dans la pièce.
156. Les Mains…, acte IV, scène 1, p. 126.
157. Il faut rappeler ici la lecture par Fanon du livre de Karl JASPERS, Nietzsche et le
christianisme, op. cit. Dans Peau noire, Fanon mentionne deux millénaires lorsqu’il parle de son
appartenance à une race qui travaillait déjà l’or et l’argent (Peau noire, op. cit., p. 131 ; Œuvres,
p. 168). Mais il le fait du point de vue des tenants de la négritude.
158. Les Mains…, acte II, scène 2, p. 105.
159. Césaire déclare lui-même s’être inspiré de La Naissance de la tragédie dans son essai d’écrire
une tragédie « grecque » (voir A. James ARNOLD, Modernism and Négritude, op. cit., p. 118).
160. Il faut noter qu’en 1949 le terme « holocauste » n’était pas encore utilisé au sens aujourd’hui
courant, qui nomme ainsi l’extermination des juifs d’Europe par l’Allemagne nazie (voir Jon
PETRIE, « The secular word “Holocaust” : scholarly myths, history, and twentieth century
meanings », Journal of Genocide Research, vol. 2, no 1, 2000, p. 31-63).
161. Les Mains…, acte IV, scène 1, p. 125.
162. Acte I, scène 4, p. 102.
163. Acte I, scène 3, p. 98.
164. Ibid., p. 100. On entend peut-être ici quelques échos des poèmes épiques de Saint-John Perse.
165. Acte IV, scène 1, p. 126.
166. Acte IV, scène 2, p. 128.
167. Acte IV, scène 3, p. 132.
168. Ibid., p. 131.
169. Ibid., p. 132.
170. « Ah ! S’il était un acte, vois-tu. Un acte qui me donnât droit de cité parmi eux ; si je pouvais
m’emparer, fût-ce par un crime, de leurs mémoires, de leur terreur et de leurs espérances pour
combler le vide de mon cœur, dussé-je tuer ma propre mère » (Jean-Paul SARTRE, Les Mouches,
acte I, scène 2 ; je souligne).
171. Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant, op. cit., p. 185 sq. Sur la relation de Sartre à
Nietzsche, voir Christine DAIGLE, Le Nihilisme est-il un humanisme ? Étude Sur Nietzsche et
Sartre, Presses de l’université Laval, Montréal, 2006.
172. Les Mains…, prologue, p. 91 ; et répété par le chœur au début de la pièce.
173. Les Mains…, acte IV, scène 1, p. 124.
174. Les Mains…, acte IV, scène 3, p. 133.
175. A. James ARNOLD, Modernism and Négritude, op. cit., p. 124-126.
L’Œil se noie

Une salle. Une fenêtre. Une porte.


La porte donne sur un couloir obscur. La fenêtre sur jardin où s’amusent
des fleurs en robe courte. Un épais rideau de velours. Un canapé. Un
fauteuil. Une table. Dans un coin, un tableau de Wifredo Lam.
Sur un coussin, un chat noir aveugle.
François est assis aux pieds de Ginette. Au lever du rideau, il la regarde
intensément.

LES PERSONNAGES

François : amant de Ginette.


Ginette
Lucien : frère aîné de François.
Un serviteur aveugle.

L’éclairage doit être métallique. Si possible, un jeu intelligent de lumières


doit rendre :
Lucien visant (on ne sait jamais quoi, Ginette peut-être) : couleur étain ;
Ginette absorbée (son visage doit perdre toute lourdeur humaine) :
couleur goutte de pluie ;
François absorbant : couleur papier buvard neuf.

Scène 1
Alors que le rideau se lève, une voix : « La pluie qui gerce la trop
essentielle clarté de la nuit, hier, en pleine saisie, étonna les rivières sans
aveux. »
François. – Tu m’aimes ?
Ginette. – Je t’aime.
François. – Dis-le-moi.
Ginette. – Je t’aime.
François. – Encore.
Ginette. – Je t’aime.
François. – Attends, il ne faut pas répondre aussi vite. Il ne faut pas être
pressé. Jure-moi que tu ne seras jamais pressée !
Ginette. – Je te le jure !
François. – Jure-moi que tu ne regarderas pas l’heure quand tu seras avec
moi.
Ginette. – Oui !
François. – Que tu ne bougeras que quand la lune aura terrassé les hordes
meurtrières du jour.
Ginette. – Oui !
François. – Regarde-moi bien dans les yeux. Plonge en moi, doucement
bien doucement, et dis-moi que jamais tu ne riras comme eux !
Ginette. – Oui !
François. – Jamais tu ne pleureras comme eux.
Ginette. – Oui !
François. – Tu vois, c’est facile ! Eux, ils disent que tout est difficile que
c’est toute une histoire de vivre. Je ne voulais pas partir encore.
J’attendais. Maintenant que tu es là, nous pouvons nous en
aller. (Un temps.) Tu m’aimes ?
Ginette. – Je t’aime !
(Un silence. François va se lever et marcher très lentement. Il réfléchit. Il
voudrait parler. Ginette, contente, a l’air d’avoir été reçue à un examen.)
François. – Depuis quand m’aimes-tu ?
Ginette. – Je ne sais pas. Je t’adore !
François. – C’est venu comme ça ?
Ginette. – Oui ! Je te regardais à travers la fumée de ma cigarette et j’ai su
que bientôt je devais t’aimer. J’ai vu tes yeux qui cherchaient
mes lèvres, tes lèvres tourmentées qui se tordaient d’attente et
j’ai su que je devais t’aimer.
François. – À quoi ?
Ginette. – Je ne sais plus. Je t’aime !
François. – Oui, je sais que tu m’aimes, ou du moins tu le dis. Mais
comprends-tu, je veux savoir.
Ginette. – Quoi ?
François. – Le début.
Ginette. – Quel début ?

François. – Je voudrais que tu m’expliques comment, pourquoi, à quel


moment tu as commencé à m’aimer.
Ginette. – Pourquoi ? Je t’aime !
François. – (Il s’arrête de marcher.) Cela ne me suffit pas ! Je ne veux pas
être aimé à leur manière. Je ne veux pas que le germe de leur
pourriture se mette à vivre à côté de moi…
Il y a des choses qui vous arrivent et vous ne savez ni
comment ni pourquoi. Je suis né et personne ne m’a expliqué.
Quand j’ai trouvé, on m’a dit qu’il fallait être sérieux, alors j’ai
lutté. Tous les jours je me suis battu et j’ai eu mal, très mal.
Minute après minute, j’ai refusé de grandir : j’ai refusé de porter
leur cravate, leurs grosses chaussures qui font mal aux orteils.
Minute après minute, je me suis raccroché à mon enfance, à ma
vieille culotte, à mes poches trouées. Quand j’étais petit, on me
donnait des fortifiants que je crachais ensuite. Je voyais les
grands avec leurs grosses mains d’étrangleurs en liberté et
j’avais peur, très peur ! Minute après minute, toujours tendu,
fatigué, j’ai lutté contre eux qui voulaient me faire croire à la
haine, au sang, aux larmes.
J’ai préféré les chiens aux garçons [et aux] balles de mon âge.
Sais-tu ce que c’est que lutter contre l’homme ?
Il y avait une espèce d’homme qu’on me proposait. Cet
homme-là me faisait peur… Oh ces luttes soutenues contre la
joie des autres, contre la misère des autres, contre l’indifférence
des autres. Il y a dans ce qu’ils appellent leurs sentiments
quelque chose de méprisable. Partout cette impression
d’inachevé, cette impureté qui alourdit les plus merveilleuses
ténuités. Le Soir était ma gloire. Je grimpais sur les toits et
parlais aux étoiles. Seules elles me comprenaient. Elles se
parlaient entre elles et discutaient beaucoup. Mais quand l’une
m’adressait la parole, les autres se taisaient. Une fois, la nuit
bourdonnait, je me hissai sur un arbre et voulus répondre à une
question que l’une des plus grosses m’avait posée. Je criai très
fort pour me faire entendre. Alors toutes les étoiles se mirent à
trembler et je vis leur cœur s’affoler. Mon père me fit rentrer. Je
pleurai beaucoup parce que j’avais certainement peiné mes
amies. Le lendemain, je remontai tout craintif. Quand elles me
virent, elles me sourirent longuement. Elles étaient toutes là,
jeunes, nouvelles, armées de leur première dentition. Elles ne
s’arrêtaient pas de s’amuser. Il y avait celle-là qui se frottait les
yeux encore épaisse de sommeil, celle-ci qui se dépêchait de
regagner son coin…
Je redescendis heureux et m’endormis comme une étoile.
Ginette. – Et puis ?
François. – Et puis ils m’ont secoué comme ils secouent les bêtes le jour de
leur première communion. Ils m’ont dit qu’il y avait les livres,
les émotions, la lutte, le rôle à jouer, la vie à disputer…
Ginette. – Et puis ?
François. – Et puis j’ai connu des hommes. Les vrais, les durs, les forts !
Ceux qui m’ont fait mal parce qu’ils m’aimaient, ceux qui
m’ont fait mal parce qu’ils me détestaient. Ceux qui m’ont fait
mal parce que, disaient-ils, il faut faire quelque chose.
Alors j’ai tout de même voulu comprendre ! Je me suis dit
qu’il y avait peut-être un mot à savoir. Un de ces mots qui
ouvrent les portes et forcent les sourires des hommes
méchants…
Tu ne sais pas toi ce que c’est de ne pas comprendre. Ne pas
comprendre ce qui t’arrive ! Tu es dans ton grand lit blanc, léger
comme un rêve de vol, on frappe à ta porte, des hommes entrent.
Tu les vois mal, très mal. Ils parlent, tu entends mal, très mal et
puis ils se mettent à te frapper à te lyncher et tu as mal, très mal.
Ils s’en vont et tu n’as rien compris et tu es lourd de coups.
Après ils reviennent, tu te lèves tu veux leur parler et tu crois
que tu comprendras. Alors on te dit que tu es toi aussi un homme
dur et ils te laissent seul avec une médaille et tu es lourd de
coups.
Ginette. – Je t’aime !
François. – Non Ginette, je veux comprendre cette fois, rien qu’une fois.
Ginette. – Je t’aime !
François. – Oui Ginette, mais je ne suis pas dur comme eux, pas pressé
comme eux, pas savant comme eux.
Ginette. – Je t’aime et si tu m’aimes, je te sourirai comme les étoiles au
cœur affolé. Je t’aime et si tu m’aimes, je te dirai pourquoi ces
hommes t’ont battu de coups et de médailles. Je t’aime et je
veux te répéter ce que le mancenillier m’a confié un soir où nue
j’éparpillais sur le rivage des grains d’amour. (Elle se met
debout et s’approche de lui.)
Je t’aime, ô mon Dieu, et je veux te dire pourquoi ton corps a
la hardiesse du cocotier et la brutalité sourde d’un tam-tam
nègre.
Je t’aime, ô mon roi, et je veux te dire pourquoi mes seins ont
la turbulence des étoiles et mes cuisses la docilité de la nuit.
François. – Non Ginette, il ne faut pas se presser. Il ne faut pas se dépêcher
de vivre comme un remède qu’on avale trop vite. Eux ils
commencent toujours comme ça.
Ils arrivent. Ils parlent. Il faut qu’ils parlent.
Je t’aime
Je te déteste
Je t’adore
Je te hais
Ils s’en foutent pourvu qu’on leur réponde : « Moi aussi. »
Tu m’aimes ?
Je vous hais !
Je vous exècre !
Crapule !
Goinfre !
Chéri !
Mon amour !
Et voilà. Ils sont bien. Deux ! Un couple ! Un couple
d’hommes bien vivants bien enfoncés dans la vie pour l’amour
et pour la haine. Ça me fatigue Ginette ! Je veux être seul !
Pourquoi m’aimes-tu ? Est-ce bien moi que tu voyais à travers
la fumée de ta cigarette ? Il y avait du monde à cette heure ! Un
homme, n’importe lequel, t’a souri et tu as senti que tu devais
l’aimer. Pourquoi ? Parce qu’il t’a souri ?
Mais voilà, depuis que vous êtes jeunes on vous a dit qu’un
homme viendrait qui vous sourirait. Et vous êtes partout à le
guetter, à l’épier, à l’appeler, à le supplier. Tout jeunes on vous a
appris les sourires, les courbettes, les petites résistances, les
jeux, les mains qu’on abandonne au fond de l’allée. Non Ginette,
ça me fatigue !
Ginette. – Je t’aime ! Laisse-moi t’aimer.
François. – Non Ginette, je ne veux pas que tu m’aies attendu comme on
attend le facteur. Tu m’attendais, Ginette ! Toujours tu m’as
attendu ! Tu t’étais poussée un tout petit peu et tu avais fait une
place à ta droite. Pour celui qui viendrait. N’importe lequel, il
allait venir, on te l’avait promis. N’aie pas peur t’avait dit ta
mère, tu l’auras ton chéri. Alors quand tu m’as vu tu m’as souri
et tu m’as aimé !
Non Ginette, il ne fallait pas sourire. (Un temps.)
J’aurais voulu ne pas trouver de place ! J’aurais voulu entrer
en toi malgré toi. J’aurais écarté tes bras re[p]liés sur ta poitrine
et je t’aurais dit :
Absorbe-moi, toi qui n’as jamais eu faim !
Bois-moi, toi qui n’as jamais eu soif !
Et puis je te dirais encore qu’il n’y ait jamais de place à tes
côtés, mais ouvre-toi que je me fasse un gîte au cœur de toi-
même… mais il ne fallait pas m’attendre ! Il ne fallait pas te
pousser mais te fendre !
Ginette. – Je t’aime !
François. – Non Ginette, non.
Ginette. – Je t’aime et il ne faut pas me questionner comme les paysans les
nuages en temps de Carême.
Je t’aime et je suis petite dans ta main,
Je t’aime, ô mon adoré.
Je t’aime et je rirai quand tu me feras mal,
Je t’aime et…
François. – (S’écroulant sur le fauteuil.) Non, non, Ginette tu ne m’aimes
pas, tu ne m’as jamais aimé !
Ginette. – Si, je t’aime !
François. – (Sourdement.) Alors c’est moi qui ne t’aime pas.

Scène 2
Entre Lucien, frère aîné de François. Sportif. Blond. De belles chaussures
jaune écureuil à triple semelle.
Lucien. – Bonjour.
(François le regarde sans répondre.)
Ginette. – Bonjour Lucien.
Lucien. – Je vous en supplie, ne soyez pas si pâles. Le Soleil de son éventail
gifle depuis huit heures le visage du monde et vous êtes là
muets et anémiés.
(Il va à la fenêtre.)
Regardez : dehors il fleurit à pierre fendre.
Les jeunes pousses ricanent au visage des abeilles,
Les feuilles bousculantes grimpent aux arbres.
Écoutez : un coin du globe se soulève. La terre tremble…
(Une voix.) « La pluie se baigne dans la pulpe lunaire et invente des stries
éternelles. »
Écoutez la terre gémit et craque.
Un vent chaud soulève sans lui faire de mal la fragile
enveloppe de froid qui recouvre le monde.
Le soleil de ses mains d’accoucheur secoue la création…
Criez afin de montrer au ciel que la vie
n’est pas plus indomptable que vous.
Le printemps, vainqueur délirant, alarme notre sang.
Notre cœur agrippé chancelle et s’alourdit.
(François se lève et s’apprête à sortir.)
Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous vous êtes encore disputés ?
Quand donc comprendrez-vous que vivre et dormir font deux ?
Allons Ginette, un sourire à votre gladiateur ; embrassez-moi. (Il
l’embrasse sur la joue.)
(À François.)
Et toi, toujours maussade. Toujours abruti de fiel. Toujours la
mort lente dans tes yeux ?
À propos, sais-tu qui j’ai rencontré ce matin ?
(François se retourne sans répondre.)
Bussières. Georges Bussières.
(François le regarde toujours.)
Tu sais, il n’a pas encore compris pourquoi tu as tout plaqué.
Au début, il croyait à une histoire sentimentale, une fatigue, une
petite dépression. Mais maintenant, il dit que tu devrais
t’occuper, faire n’importe quoi, mais ne pas rester là assis dans
ton coin, ruminant on ne sait quelle prière. François, il faut vivre
mon petit. Il faut accepter de vivre, François. Il faut te lever,
secouer ton corps, entrer dans le bain. Il y a un mauvais moment
à passer, quand l’eau vous arrive au bas du ventre. Après c’est
fini ; ça ne fait que recommencer. Et puis il y a l’habitude. La
peau se durcit, l’eau devient moins hostile, plus mouillée.
Au bout du rouleau il paraît même que cela devient un jeu.
(François ne répond pas.)
À quoi penses-tu ? Pourquoi ne réponds-tu pas ? Pourquoi cet
air idiot que tu prends quand on te parle ?
Ginette. – Lucien !
Lucien. – Ah non, assez, vous ! Que voulez-vous que je fasse, que je me
taise, que je ne lui dise rien ? Que je le laisse tranquille ? Mais
dites-lui que cela ne durera pas tout le temps. Dites-lui, puisque
vous l’aimez, que cela doit finir. J’en ai assez moi de ses
chaussures de crêpe, de son « Chut pas de bruit, un ange qui
passe ». Jusqu’à maintenant, il a eu de la chance, d’accord.
Mais, Bon Dieu, il faut qu’il se décide !
Ginette. – Lucien, taisez-vous.
Lucien. – Non !
(À François.)
Il a été chic pourtant Bussières. Il t’en a passé des choses !
Toutes les vacheries que tu lui as jouées, toutes les rosseries que
tu lui as faites, il te les a pardonnées !
Réponds François, réponds puisque je te parle. Bussières, le
garçon qui a été collé trois mois de suite parce que tu avais cassé
les carreaux « pour mieux voir la nuit ».
Bussières l’imbécile qui occupait ton lit quand le soir tu
courais sur les toits du collège !
(François ne répond pas, il regarde très loin.)
Ginette. – Laissez-le tranquille, vous lui faites mal.
Lucien. – C’est cela, allons-y, sortez-moi la chanson vous aussi ! Il faut le
laisser seul, les hommes le fatiguent, le bruit l’énerve, silence
autour de lui ! Vous croyez à tout cela, vous ?
(À François.)
Réponds : Bussières, celui qui pleurait parce que tu étais puni,
qui refusait ses prix parce que tu n’en avais pas, qui allait en
consigne parce que tu y étais ! Bussières, l’homme qui vivait à ta
place, tu t’en souviens ?
(Criant.)
Te casser la gueule, voilà ce qu’il faudrait ! Personne n’a
encore osé. Personne ne t’a pris au collet !
Pourtant… Peut-être que cela arrangerait les choses !
Crois-tu qu’il n’ait pas eu envie quelquefois de te la secouer
de coups, ta petite gueule de « Moi je suis pur » ?
L’affaire de Normale Sup, crois-tu qu’il l’ait digérée ?
Tu avais oublié de porter les lettres. Voilà. Ce n’est pas grave.
Un geste oublié. Un simple geste.
Mais la vie justement, c’est l’accomplissement de tous les
petits gestes bêtes, puérils, maigres. Seulement Monsieur a
décidé de ne pas faire de gestes. Il y a des hommes sans peur,
des hommes sans vergogne, des hommes sans honneur, lui, il
sera un homme sans gestes. Surtout n’allez pas croire qu’il a des
remords. Il ne s’amuse pas à pareil jeu.
Ginette. – Lucien, taisez-vous ! Regardez comme il souffre.
Lucien. – Qui ? Lui ? Vous ne savez pas ce que vous dites.
Lui, souffrir ? Mais puisque je vous dis qu’il est « PUR ».
Les regrets, les pleurs parce qu’on a mal au ventre, les clous
dans les chaussures, la rougeole qui vous démolit la bouche,
c’est pas pour Monsieur. Un ciel de velours le protège.
Il souffre lui ? Demandez-lui de répéter mes paroles. Allez-y.
François, qui est Bussières ? Il erre, erre, erre…
La douleur qui serre la gorge, la fièvre qui abrutit, c’est pour
vous et moi ! Vous comprenez, pour souffrir il faut être quelque
part, pour quelque chose et pas pour une autre. Lui, il n’est nulle
part !
François, veux-tu du pain ? « Du pain, grands dieux, et pour
quoi faire ? »
François, va te coucher, il est tard. « Dormir, qu’est-ce
encore ? »
Depuis qu’il a tout plaqué, Monsieur ne parle à personne. Le
soir, un vieux serviteur aveugle vient et ils discutent jusqu’à
l’aube. Mon père disait : « Ce jeune homme vit du pied
gauche ! » Mais ce n’est pas vrai, il n’y a qu’un pied d’attaque,
c’est le droit. Ceux qui préfèrent l’autre sont des salauds, des
lâches, oui, voilà ce qu’ils sont !
Coûte que coûte, François veut éviter de vivre. Il accepte tout,
tout, tout ! Mais qu’on ne le force pas à vivre et il croit que cela
va durer ! Idiot !
Pendant ce temps François est sorti ; la lumière s’impose de
plus en plus dure. Ginette regarde Lucien.

Scène 3
Ginette. – Vous êtes terrible Lucien, terrible comme un gladiateur.
Lucien. – Et pourtant, s’il voulait comprendre un tout petit peu ?
Juste ce qu’il faut pour faire partir le moteur.
S’il pouvait se lever d’un coup de reins et dire non à l’ombre
qui l’ancre…
S’il pouvait saisir un vase dans ses deux mains…
(La voix.) « Silence ! La gouttière aboie sa rainure et tisse une porte… »
Ginette. – Qui est Bussières ?
Lucien, ce Bussières, qui est-ce ?
Lucien. – Je ne sais plus.
Un jour il est entré dans la vie de François. Pendant douze ans
il essaya de le comprendre.
Un mot, disait-il. Un seul mot me suffirait.
Mais François n’a pas ouvert la bouche.
Ginette. – Alors ?
Lucien. – Alors il est parti sans avoir rien compris.
Il s’en est allé en disant :
Quand les mots se prennent les cheveux, il ne reste qu’une
ressource : l’action.
Mais quand les actes vous glissent des doigts, il n’y a qu’à
s’allonger1.
Ginette. – Qu’est-ce que c’est ?
Lucien. – Je ne sais pas.
Ginette. – C’est tout ?
(La voix.) « Silence ! Le blanc happé gesticule et taille des crayons de
pluie. »
Lucien. – Il ajouta que François était logique… car il avait lui aussi avancé
le pied.
Ginette. – Qu’est-ce que c’est ?
Lucien. – Je ne sais pas.
Ginette. – Il aimait François ?
Lucien. – Bien sûr qu’il l’aimait ! Tout le monde l’aime. C’est là que je
rencontre le problème. Il n’est pas comme vous et vous
l’aimez. Vous aimez crier, chanter, courir, danser ; vous aimez
le bruit.
Vous aimez le jour, la mer plaque d’étain qui [sourit au soleil]

Et vous l’aimez lui qui est le contraire de tout cela.
Aussi loin que je me souvienne je le vois seul et silencieux. Il
restait à la même place des matinées entières. Jamais il n’a joué
avec moi. Tout ce qui m’arrachait des cris de joie le laissait
indifférent.
Un jour on nous emmena au cirque. Il y pleura comme à un
enterrement. Il donnait l’impression d’avoir trouvé « quelque
chose » qu’il ne voulait plus perdre. Le moindre mouvement
risquait d’être fatal. Il était rivé à la « chose » et ne la lâchait
plus.
De temps en temps on discutait. J’aimais l’entendre. Il parlait
comme s’il avait ses paroles devant les yeux.
Et puis il y eut cette étoile qui brouilla tout…
Ginette. – Quelle étoile ?
Lucien. – (Soudain grave.) Il avait plu toute la journée. Je ne pouvais
rejoindre mes camarades au jardin. On avait allumé la lampe
car déjà la nuit tombait. (Désignant le coin obscur.) François
était là caressant son chien. Soudain un grand fracas se fit dans
l’air. La maison fut secouée de sanglots et la lumière s’éteignit.
Je poussai un cri, car là-haut juste au-dessus du tableau j’avais
vu une étoile.
(Très agité, il se lève et prend Ginette par les épaules.)
Je vous jure que je l’ai vue, Ginette. Elle était verte de feu.
François, lui dis-je, regarde l’étoile. Il fixa longtemps le point
que je lui montrais mais l’étoile avait disparu. Il me regarda
ensuite avec des yeux mouillés.
Il pleura longtemps. Trois jours durant il resta dans sa
chambre.
Depuis il ne me parle plus.
Ginette. – Il avait vu l’étoile ?
Lucien. – Je ne sais pas.
Ginette. – Vous l’aimiez ?
Lucien. – Oui je l’aimais ! Comme jamais frère n’a aimé. J’aimais ses yeux.
Quelque parcelle de notre être est source et bouche, disait-il.
Un jour il me confia qu’il aimerait être aveugle.
Ginette. – Pourquoi ?
Lucien. – L’œil, me répondit-il, doit être digne du spectacle, mais le
spectateur lui-même doit avoir une certaine dignité. Et il s’en
alla disant : « Quel gâchis ! »
Ginette. – Qu’entendait-il par là ?
Lucien. – Je ne sais pas. D’ailleurs lui-même n’aurait pu répondre. Il n’a
jamais su dire exactement ce qu’il pense.
Être pur, ne pas faire comme eux. C’était sa devise.
Il ne disait rien de banal, il voulait vivre sur le plan du
fantastique.
Pas de ces expressions comme :
Qu’il fait froid.
J’ai faim.
J’ai sommeil.
Quelquefois, il se levait et s’exprimait. Il ne parlait pas, il
exprimait.
Le jour a un goût de sel non purifié.
Après dix mois de caresses pudiques, les feuilles émigrent
dans les profondeurs du sol afin de mieux s’[aimer].
Il pense que comme les étoiles le jour elles prennent leurs
quartiers d’hiver.
J’ai toujours pensé qu’il essayait coûte que coûte de croire à
toutes ces choses.
Il a toujours refusé de voir les choses comme elles sont.
Un jour en classe de philosophie on lui donna un devoir :
« Quelles peuvent être pour un homme les raisons d’exister ? »
Ce fut effroyable. Une autre fois…
Ginette. – Non !
Lucien. – Quoi non ?
Ginette. – Je veux savoir.
Lucien. – Quoi ?
Ginette. – Le devoir. Qu’a-t-il répondu ?
(La voix.) « Un homme des ciseaux entre les dents [mange] sa part de
comédie. »
Lucien. – Il disait que les fleurs n’ont besoin de rien, pas même de l’arbre
qui les porte.
Qu’elles reproduisent inlassablement une fleur unique qui
pleure des gouttes de fleurs ; les hommes par contre ont besoin
de fleurs pour croire que la vie est faite pour eux.
Ginette. – Après ?
Lucien. – Les choses sont belles entre elles et pour elles, pas pour les
hommes.
Et il ajoutait qu’il ne se trouvait pas un homme sur Terre à
croire entièrement à son existence.
Ginette. – Après ?
Lucien. – Seul l’idiot, c’est bien son terme, seul l’idiot peut espérer pareille
joie.
Ginette. – (D’une voix sourde.) Il avait raison !
Lucien. – (La regardant brusquement.) Quoi ?
Ginette. – Ce qu’il disait, Lucien. Il avait raison.
Lucien. – Il avait raison ! Qu’en savez-vous ? Qu’est-ce que ça signifie : il
avait raison ?
S’il était là, il vous dirait que personne n’a raison. Il vous
renverrait de l’autre côté. Loin de lui. Loin de son étrange
monde où les humains que nous sommes exigent des supports. Il
n’aime personne. Vous croyez qu’il vous aime et c’est vous qui
l’aimez.
Il méprise tous ceux qui pensent comme lui ; toux ceux qui
veulent penser comme lui. Il vous fixe de ce regard emprunté à
d’autres cieux qu’il a certains jours et vous dit : « Dommage, la
raison est du côté des étoiles et des fleurs ! »
Ginette. – Il a raison.
Lucien. – Non il n’a pas raison ! Vous croyez qu’il a raison, vous ?
Vous aussi vous dites que la vie est absurde ?
Vos lèvres aiment le vin, vos cheveux aiment les fleurs, votre
corps aime l’eau claire et vos yeux veulent tout voir.
Vous voyez bien qu’il n’a pas raison et que vous ne pensez
pas comme lui.
(Il prend Ginette par la main. Ils vont à la fenêtre.)
Tenez, regardez.
La mort blanche, terrassée, arrachée à son linceul se lève
ruisselante et disparaît.
Un frisson neuf parcourt l’échine de la terre, une joie bleu ciel
balaie nos soirées ennuyeuses, nos pores écartés jusqu’à avoir
mal : distendus, béants, saignant de toutes parts.
Je deviens un vaste champ de foire et vous dansez Ginette en
robe blanche à fleurs violettes.
Il y a le clown qui arrache le premier rayon de soleil à notre
poitrine, la valse qui demande à être emportée dans une valse
rouge vif, il y a vous Ginette seule contre moi et mon corps vous
enveloppe, vous aime et vous appelle…
Il y a vous et je vous dis la prière bleue qui monte de la terre.
Il y a vous et moi et nous dormons sous un lit de fleurs
sauvages…
(La voix.) « Derrière les mornes inféconds, un homme, deux gouttes d’eau
entre les doigts, construit un nouveau monde… »
Ginette. – Il a raison, Lucien.
Lucien. – Non Ginette, il n’a pas raison. La vie n’est pas ce pensum absurde
qui oblige François à courber le front.
Prenez votre gladiateur par la main et partons.
Je vous apprendrai à mordre aux mamelles de la vie,
À caresser les lèvres du monde.
Venez Ginette et peut-être…
(La voix.) « Silence ! Deux étoiles captives se suicident au fond des
orbites. »
Ginette. – Il a raison, Lucien, vous savez qu’il a raison.
Lucien. – Mais puisque je vous dis que ça et ne rien dire, c’est la même
chose !
Nous avons tous raison !
L’essentiel d’ailleurs n’est pas d’avoir raison.
(La voix.) « Un homme, les dents brisées par des éclats d’eaux vives, suce
sa part de comédie. »
Voyez-vous, j’ai bien réfléchi à tout cela : je crois en
définitive qu’un homme aura toujours à choisir entre la vie et la
mort.
On dit que l’homme est grand parce qu’il accepte de mourir.
Mais mourir n’est rien. La grandeur de l’homme, elle est peut-
être dans son acceptation de la vie.
La vie, avec ses coups durs, ses hontes à essuyer, les coups à
recevoir sous la table sans rien dire, ses lâchetés, ses
compromissions, surtout ses compromissions.
Un homme ce n’est peut-être qu’un compromis entre la vie et
la mort.
Mais quand bien même il ne serait que cela, il doit rester.
Il doit vivre, pour rien, parce qu’il est là ;
il doit prendre la vie à bras-le-corps, de front comme un
gladiateur.
Il doit être une constante insulte à la destinée.
Ginette. – Ce sont des mots, Lucien. Il a raison.
Lucien. – Alors c’est que la mort a raison contre la vie.
Que les cœurs doivent s’arrêter de battre.
Que le printemps doit interrompre sa marche nuptiale.
Alors c’est que le sourire doit déserter et faire place à la
hideuse crispation de l’angoisse et de la mort.
Des mots, dites-vous ?
Mais des mots couleur de chair trépidante.
Des mots couleur de montagnes en rut.
De villes en feu.
De morts ressuscités.
Des mots, oui, mais des mots étendards.
Des mots glaives.
L’amour qui vous fait vivre à la puissance seconde.
Un mot,
mais un mot étranglé par la vie,
hérissé de vie.
Un mot qui a soif,
qui a faim,
qui crie
pleure
appelle
s’absorbe
et se
perd.
Ginette. – Ce n’est pas vrai ce que vous dites.
C’est lui qui a raison.
Lucien. – Vous aussi ! Comme vous l’aimez ! Qu’avez-vous donc découvert
en lui ?
Quels secrets lui avez-vous arrachés ?
Que vous a-t-il fait ?
Jeune, les visages se tournaient vers lui. On disait qu’il avait
un secret. Un jour, un prêtre vint à la maison. Il resta toute une
après-midi dans sa chambre.
Quand il en sortit, il dit à ma mère que : « Cet enfant avait vu
quelque chose qui l’avait marqué pour la vie. »
Mais c’est faux. C’est la mort qui habite François.
C’est la mort qui le guide.
François ne veut pas vivre, voilà le secret.
Il n’y a rien à voir sur cette terre.
Rien ! Rien que des soleils rouges et blancs qui font
dégringoler les jours.
C’est facile de serrer les poings
de pincer les lèvres
de courber sa tête de chèque sans provision
et de dire non !
C’est facile de demeurer toute une nuit en plein hiver sur un
toit, parce que paraît-il, on a rendez-vous avec une étoile !
C’est facile de se tenir immobile et de répéter inlassablement :
« La vie est l’antichambre de la mort. »
Ginette. – Mais ce n’est pas facile ça non plus.
Lucien. – Mais c’est plus difficile de croire en la vie et en l’amour.
C’est plus fatigant d’ouvrir les mains et de s’agripper à la vie,
farouchement, humainement, c’est-à-dire terriblement.
C’est plus difficile de se battre, de crier, de hurler non plus à
mort mais à la vie !
Ginette. – (Oppressée.) Il a raison, car il a choisi.
Lucien. – Moi aussi j’ai choisi.
Ginette. – Non ! Vous savez que vous n’avez pas choisi ; que nous n’avons
pas choisi.
Nous voulons vivre, mais nous voulons savoir pourquoi lui
veut mourir.
Lucien. – Alors ?
Ginette. – Alors il faudra qu’il nous le dise.
Nous ne pouvons plus le lâcher,
Nous ne pouvons plus l’oublier
Nous ne pouvons plus nous écarter de lui.
(D’une voix lointaine et comme effrayée par ce qu’elle semble découvrir à
mesure qu’elle parle.)
Ça ne vous embête pas de vivre à grandes lampées à côté de
ce mort chaud ?
Le soir quand vous rentrez après une journée d’homme bien
lourde
humectée encore de la rosée du monde
ça ne vous fait pas mal de le trouver aussi solide qu’avant ?
Dites Lucien, n’avez-vous pas quelquefois envie de le voir se
dissoudre comme le mur de glace qui emprisonne la sève
attendante du printemps ?…
Quelquefois, vous n’avez pas tout à coup envie de le tuer ?
(Lucien la regarde fixement.)
Avez-vous vu au réveil où il va chercher son regard ?
Un mur.
Un mur épais et pesant, voilà ce qu’il est.
(Maintenant elle est tout près de Lucien.)
Savez-vous pourquoi vous voudriez qu’il meure ?
Lucien, Lucien, on dirait que c’est exprès qu’il a été placé là
devant nous,
comme pour nous cacher quelque chose.
Je ne vois pas ce qu’il voit.
Je n’entends pas les bruits qui caressent ses oreilles.
J’en ai assez de me tenir sur les talons.
J’en ai assez d’écarquiller les yeux.
Assez de voir le soleil disparaître avec lui.
Assez d’entendre hoqueter mon sang.
Assez, assez, assez !
(ucien hausse les épaules et va à l’autre bout de la pièce où la lumière se
fait dure et lourde. Ginette au contraire sera de plus en plus dans
l’obscurité. À ses pieds un chat aveugle dort ou joue. C’est la même chose.
Quand l’obscurité est complète, Ginette calmée se met à parler.)
Ginette. – Il est nuit.
Les vagues invitées au fond de la mer rentrent tard,
abandonnent rapidement leurs toilettes d’écume
et se retirent pieds nus,
les lèvres froides dans la gorge du lambi.
Lucien. – Pourquoi dites-vous cela ?
Ginette. – (Sans entendre.) Il est nuit et les crabes tirent leurs yeux du feu.
Le feu du ciel
cette ciélée d’yeux qui tambourine aux portes de ma chair.
Les lèvres du monde
labourées
arrachées
écrasées
succion de mon sang !
Et mes yeux porte de derrière que l’on n’a pas fermée
et ma joie vieille demeure qui babille en se frottant le ventre !
La nuit qui force la nuit à sortir du lit !
Lucien. – Pourquoi dites-vous cela Ginette ?
(Peu à peu la lumière qui éclairait Lucien commence à se voiler les yeux.)
Ginette. – (Sans entendre.) Il est nuit et le règne de François arrive.
Les choses vont se lever.
La table entourée de ses chaises viendra nous faire sa
révérence.
La petite aiguille si timide le jour ira espièglement tirer la
queue du coucou.
Le lierre moqueur répétera sans rougir les secrets qu’il a
entendus.
Il est nuit et le royaume de François s’agite.
À ce royaume il manque une reine !
Lucien. – Vous avez rêvé que vous serez cette reine ?
Ginette. – Je suis la reine de la nuit !
Lucien. – Ce n’est pas vrai, ce royaume n’a pas besoin de reine !
C’est vous qui avez besoin d’un royaume !
C’est vous qui avez besoin d’un petit coin gentil où tout soit à
sa place !
Ginette. – Il est nuit et les larmes…
(À partir de ce moment, la lumière se fera alternativement voilée et
éclatante lorsque Ginette d’une part et d’autre part Lucien parleront.)
Lucien. – Il est midi et le Soleil pète aux quatre coins du monde.
Il est midi et les choses ont perdu leur mystère.
Le petit morceau qu’elles mettent devant ou derrière elles a
disparu.
Fini le mirage !
Un chien c’est fait pour garder la maison.
Et la maison c’est fait pour abriter la famille.
Il est midi !
De nouveau et cette fois définitivement les choses reprennent
leur vrai poids.
Un poids en kilogrammes et en tonnes.
Ginette. – Il est nuit.
D’arbre en arbre un mouvement se met à murmurer.
Mon sang enfile ses veinules tapissées d’or blanc.
Déjà…
Lucien. – Je vous dis que non !
D’ailleurs vous ne croyez pas à tout cela !
Vous n’êtes pas une chose, vous.
Vous êtes une vraie fille et votre sang demande à chausser des
godillots de cuir sauvage.
Ginette, regardez-moi
Regardez comme je vous ressemble !
Vous aussi vous avez eu des rêves,
Des rêves aux membres de chair enragée.
Quand je rêvais que j’étais riche, célèbre, aimé,
Vous, vous rêviez que vous étiez belle, riche, heureuse.
Lui, l’autre n’a jamais rêvé.
Il est bien comme il est.
Lui c’est une chose.
Il est de l’autre côté mais vous et moi, que nous importent le
murmure de la chaise cassée,
le cri hystérique de la fleur de balisier ?
Il nous faut des chaises dociles.
Des portes qui se ferment.
Des plafonds qui ne bougent pas.
(Ginette se prend la tête entre les mains. Peu à peu l’obscurité disparaît. La
lumière cerne Ginette. Lucien comme une torche de feu pénètre dans le
cercle lumineux.)
Ginette. – François, François au secours !
François…
Lucien – Il ne faut pas appeler, Ginette.
Il faut doucement laisser la vie entrer en vous.
Faites que la mort disparaisse à jamais de vous.
Ginette si vous avez mal soyez heureuse,
c’est la vie qui vous habite.
Ginette. – François je t’en supplie, viens !
Lucien. – Non Ginette, il ne peut rien contre le Soleil.
Vous ne l’aimez déjà plus.
Ginette. – Si je l’aime.
François, tu m’entends je t’aime !
Le premier jour tu m’as souri longuement.
J’étais confiante et prétentieuse comme un livre neuf, tu t’en
souviens ?
Sa main sur mon sein gauche, c’est la naissance du monde.
Ses lèvres se mouillant à la source de mes yeux, c’est l’amical
déluge.
Et quand ses reins, grenades éclatées en plein ciel, écoutent le
bourdonnement de mon amour,
je vois Adam pardonné,
la Lune ceindre la tête hirsute du Soleil et
j’entends le bruit de mon sang dévaler les avenues de son
cœur.
Lucien. – Et après ?
Ginette. – Après ? Après il s’en va laissant mon corps ouvert comme un
roman qu’on finira plus tard.
Lucien. – Et s’il ne vous aimait pas ?
Ginette. – Ce n’est pas vrai, vous savez qu’il m’aime.
Dites, répondez, Lucien,
n’est-ce pas qu’il m’aime ?
(Elle lui saisit le bras.)
Répondez, répondez
(Sanglotant.)
Oh. J’en ai assez,
Depuis qu’il m’a touchée je ne sais plus qui je suis !
Il est venu, m’a défoncée me laissant béante sans Soleil et
sans Lune.
Il est parti et je suis là, muette et désemparée devant ce trou
qu’il a creusé en moi.
Il a touché mon corps et je suis devenue éclaboussante.
Ses mains se sont posées sur moi et ont éparpillé ma chair sur
les choses.
Lucien sauvez-moi !
Lucien. – Ne tremblez pas Ginette, je suis là.
Venez sur mon épaule,
je vous protégerai.
(Ginette se blottit contre lui.)
Ginette. – J’ai mal Lucien, j’ai mal défendez-moi !
François je t’appelle, réponds-moi !
Lucien. – Non Ginette il ne faut plus l’appeler.
Vous voyez bien qu’il vous abandonne.
Ginette – (Se dégageant.) Lâchez-moi vous, lâchez-moi !
(Lucien se retire dans son coin. La lumière qui commençait à s’imposer
recule après un moment d’hésitation, à regret.)
La nuit caresse les pattes laiteuses de la lune.
La Grande Ourse a fait un signe de silence aux babillardes
étoiles.
Des larmes de nuit éclairent l’aisselle de mon corps.
Les fleurs abruties par le soleil, vieux soudard enfiévré, se
mouillent les lèvres amoureusement.
Gloire à toi luciole !
Gloire à vous cortèges de la Nuit !
Fiancées brunes et pâlissantes
À vous tous salut !
Lucien. – (Oppressé.)
Terre saoule !
Terre fracassée !
Ginette. – C’est fini Lucien les hommes ont perdu.
L’ombre glisse d’herbe en herbe.
Le cœur asystolique du monde s’engorge.
Le siffleur des montagnes en habit reçoit l’huître jalouse et les
rouges anémones violées une fois de plus pleurent dans leur
coin.
C’est fini Lucien, les hommes ont perdu.
Le soleil goguenard s’est noyé après le cri de sang de tout à
l’heure.
Lucien c’est fini les hommes n’ont pas gagné
Choses arrogantes,
Choses magnanimes
qui ne gardez pas rancune aux hommes de leur bêtise,
souriez à cet intrus et faisons-lui une place parmi nous.
Lucien. – Soleil clame ton nom ! Et tords les boyaux du ventre de la terre !
Ginette. – Lune huileuse comme mon front docile,
demeure et me console.
Lune, plaque où j’ai forgé mon corps
Que ton règne soit éternel !
Que ta plainte soit louée !
Ô toi qui réveilles les choses et endors les hommes
Ô Lune amoureuse salut !
C’est fini Lucien les hommes ont perdu.
Lucien. – Soleil ! Toi qui peignes la chevelure du monde
Soleil qui panses les plaies froides des hommes
Pour toi hosannah !
(Lucien s’approche de Ginette.)
Les arbres se sont pris par la main et dansent.
Soleil les hommes ont ouvert leur vie.
Regarde-les s’offrir à toi comme une jument impatiente.
(Ginette s’écarte encore une fois légèrement inquiète. La lumière, elle,
revient plus confiante, un sourire au coin des lèvres.)
(La voix.) « Les orteils du monde se sont accrochés au ciment de l’eau…
Un homme s’avance jusqu’au silex et s’effondre. »
Les choses se parlent entre elles, s’aiment entre elles.
C’est une famille solide, bien assise, avec un passé, un blason,
une tradition, des martyrs, un livre d’or.
Les choses, c’est pas pour les hommes.
Les hommes ne devraient jamais s’en occuper.
Savez-vous pourquoi François n’aime personne ?
(Délirant.)
Ginette un homme fou frappe de ses poings nus la houle de
l’existence.
Ginette un enfant pleure, pleure de n’avoir rien compris.
Ginette nous sommes debout sur la cimaise du monde et
interrogeons les rêves impossibles.
(La voix.) « L’eau se métamorphose à tous les coins de rue. »
Ginette…
Ginette. – Un mur se cache le visage…
La terre assoiffée hume les brouillards en sueur.
François vertige angoissant je hisse ma frénésie jusqu’à la
limite audacieuse de ton refus.
François ô lourdeur…
Lucien. – (L’interrompant.) François ô mort insondable tes yeux se cassent
au contact de l’avalanche.
Ginette la silhouette roidie de l’existence lâche ses premières
bordées.
Ginette la flamme agrippe les gorges ouvertes
Ginette…
Ginette. – (Hurlant.) Assez… Assez…
(La voix.) « Un tiroir s’ouvre et la pluie, vieux mille-pattes alcoolique,
trébuche <en ricanant> 2 sur le ventre de la terre. »
Restez où vous êtes Lucien, le soleil me fait mal.
Lucien. – Non Ginette, redressez-vous.
Le soleil dore la membrane vitelline qui sépare les hommes
des choses.
Ginette. – J’ai mal,
mon corps crie,
mes ongles se cassent dans le sol aride,
j’ai soif.
Pitié pour ma peau nue !
Pitié pour mes dents de chair !
Lucien. – Le jour entre en nous comme le coupeur dans sa tâche de cannes3.
Le Soleil nous frictionne de sa grosse patte d’infirmier major.
Viens Soleil,
que ton sperme bouleverse le monde !
Salut et gloire au déluge d’ensemencement !
Ginette. – J’ai mal et ma tête chavire.
J’ai mal et tout mon corps en suspens voudrait se reposer !
(La lumière est revenue presque entièrement.)
Lucien. – Soleil,
rouge-gorge échappé du désastre,
ne te penche plus vers le miroir de la mer.
Demeure au Centre de l’univers
que la cervelle des hommes fonde à ta chaleur !
Ginette. – J’ai mal, arrêtez, allez-vous en !
(Elle s’est écroulée sur le sol et pleure frissonnante. La lumière frappe sa
nuque à grands coups. Lucien la relève.)
Lucien. – Debout Ginette, le sacrifice est consommé !
La Vie grimpe sur le dos du ciel.
Les étoiles le regard éteint signent leur testament
et leurs yeux et leur bouche et leur corps disent :
Jour borax d’été, salut !
Les étoiles embrassent une dernière fois les croix impudiques
du cimetière
et leurs yeux et leur bouche et leur corps disent :
Nuit lipothymique4
Nuit blanche
Nuit noire,
le mâle Soleil perfore ton utérus.
Nuit virginale
Nuit impubère,
adieu.
(La voix, très lointaine.) « Les eaux mutilées de l’hiver défont leurs
violences… »
Ginette les mots absorbent toutes germinations
Ginette deux errances chutent en psaumes…
Ginette. – (Angoissée.) Non, non, Lucien j’ai mal,
la lumière m’arrache de moi-même,
j’ai mal, laissez-moi.
Lucien. – Venez Ginette,
je vous aime et je vous protégerai,
je vous apprendrai à vivre et à aimer.
Ginette. – L’amour ?
Lucien. – Oui Ginette, l’amour !
(La voix de Ginette est vaincue. Lucien étincelant parle en conquérant.)
Aimer c’est vivre avec l’autre.
Ginette. – Dans l’autre.
Lucien. – Pour l’autre.
Ginette. – Par l’autre.
Lucien. – Aimer c’est se griser de détresse quand l’autre oublie que vous
n’aimez plus les raisins noirs.
Ginette. – C’est s’alourdir de tendresse pour la moisson des baisers.
Lucien. – Aimer ô adorable abeille c’est se dilater comme un ciel gris de
plaine.
Ginette. – C’est t’éreinter ô brutal frelon jusqu’à ce que tu tombes
ailes repliées dans le creuset où brûle mon âme ardente.
Lucien. – Aimer c’est voir ton visage dans les nuages en route vers ailleurs
baiser tes lèvres dans le ruisseau amer
chérir tes yeux dans le cristal du matin sonore.
Aimer, t’aimer
c’est t’entendre avec mes mains
te boire avec mes mains
te goûter avec mes mains.
Ginette. – C’est me fendre en deux quand tu me mors les dents.
Lucien. – C’est avec mon aiguille et ton fil coudre la blessure du monde.
Ginette. – C’est arrêter l’hémorragie qui m’anémie.
Lucien. – C’est mourir en toi.
Ginette. – C’est vivre en toi.
(Lucien lui prend la taille. Ils parlent doucement.)
Lucien. – Je t’aime Ginette, amande oubliée par la nuit.
Ginette. – Je t’aime Lucien, goutte de Soleil.
Lucien. – Le ventre du monde bouge.
Les bras du monde bougent.
Les yeux du monde bougent
et le sexe du monde violenté par le barrage du ciel se frotte les
mains en ricanant
Soleil vieille canaille !
La source des eaux [phiantres]
La course des paupières sablières
Cri d’horreur au sein de ma blessure perverse
vire et vente.
Ginette. – Ô bouleversement fébrile de mon être !
Geyser creusé dans le culte du feu,
Jour sexe vertical
d’insatiables étoiles ruminent aux portes de mon sang
il y a la course.
Jardins mauves nubiles
la lune affamée jette un coup d’aile et raye
le ciel menstrué
il y a la course.
Glauques sentiments
sourire rouge-gorge prenant racine aux limites confuses de
mes dents.
Lucien. – Ô Ginette
drapée de mon amour
avance seule
avance jusques aux signes incertains où le langage se réfléchit
et t’étant avancée
vivante enfin
Règle le cœur du monde au rythme de ton désir.
Ginette. – Lucien arme-moi de ton amour
Lucien guéris-moi de la lèpre lunaire
Lucien marque-moi
allume-moi
je t’en supplie
augmente-moi !
Lucien. – Les eaux piaffantes du matin m’ont endurci d’espoir
et les mains baillent
au contact de ton corps.
Pierre vive du Midi,
ahurissement enchevêtré d’où s’est précipitée mon âme.
Ginette. – Laisse-moi baiser mes lèvres avec tes lèvres qui me pèsent tant.
Lucien. – Viens Ginette
Viens lune bouleversée
lune timide baigne-toi dans le cancer solaire
Viens Ginette
Viens.
Ginette. – Oui.
Aux dernières phrases la lumière est bouillonnante. À ce moment, Lucien et
Ginette s’apprêtent à sortir. De nouveau l’obscurité. Ils sortent.

[La scène 4 est manquante sur le tapuscrit original.]

Scène 5
Ginette apparaît à la porte. La lumière bat des paupières. Elle s’avance
lentement : à François qui veut aller à elle.
Ginette. – Non, François, ne bouge pas !
Je suis tellement tendue vers toi que d’un mot tu pourrais me
faire chanter et crier mon amour plus haut et plus clair qu’un
hymne,
plus brutal et plus fou que la corde du vent
qui cingle les étoiles.
Je t’aime merveilleusement et je vis et je tremble à la fois.
C’est vrai j’étais partie ! Mais cette blessure ouverte que tes
mains m’ont faite, il fallait la refermer.
Je t’en supplie recommence-moi.
Je t’en supplie achève-moi.
Je t’aime merveilleusement et je vis et je tremble à la fois.
Et c’est pour moi chose nouvelle, mais nouvelle à la façon des
premières feuilles mouillées tombées dans mes cheveux.
Nouvelle, comme la première pierre du froid contre ma
poitrine,
comme tes mains,
comme ton corps.
Je t’aime merveilleusement et je vis et je tremble à la fois.
Je t’en supplie termine-moi.
Je suis à l’orée de la clairière rouge où éclate et flambe notre
amour, mais je sais que dès que je poserai mes lèvres sur le
cercle magique il s’ouvrira et se refermera sur moi…
Et encore une fois ce sera le commencement.
Je t’aime et chaque moment doit être unique.
Ce n’est ni une suite
ni une préface…
Et je ne t’aime pas chaque fois comme la première fois,
mais comme une première fois toujours nouvelle.
Oh ! Que ce soit toujours comme tout à l’heure où,
en te quittant tout pour moi était perdu,
comme maintenant où tout mon corps crépite et vibre en
pensant à ton corps.
Je veux te tenir dans mes deux mains
comme une braise rouge est meurtrière.
Je t’en supplie enveloppe-moi comme
une altière flamme claire et bleue.
(De plus en plus lointaine, la voix.) « J’appelle… »
C’est vrai je t’ai quitté !…
Mais il ne faut pas me gronder, je ne savais pas que
l’attente était comme le désir et qu’elle faisait mal.
Je l’imaginais blanche et calme comme la neige,
mais j’avais oublié que la neige froide brûle
aussi les mains et les lèvres.
Je suis en attente de toi mon amour,
et je ne sais plus être triste
je ne sais que hurler de douleur,
et je ne sais plus être gaie
je ne sais que hurler de joie.
(La voix, presque imperceptible.) « J’appelle la première poésie. »
C’est vrai j’étais partie !
Mais ce gouffre entretenu au milieu de moi-même
il fallait me le combler.
Je t’en supplie François,
Terriblement modèle-moi !
François. – (Lui prend la main et s’apprête à sortir.)
Ô Retour, exubérance non encore déchirée
Ma nudité écumeuse te prend, rompue d’épouvante
et je veux te conduire aux portes ABSOLUES
où la vie se saisit.
Rideau.

Notes
1. Dans le tapuscrit original, ce vers et le précédent sont soulignés d’une ligne ondulée et marqués
de deux barres en marge [NdE].
2. Ajout manuscrit [NdE].
3. Système de rémunération à la « tâche », quantité de travail moyen qu’est censé fournir en une
journée un ouvrier de la canne à sucre [NdE].
4. La lipothymie (ou présyncope) est un malaise bénin, généralement bref, constitué par une
sensation d’évanouissement pouvant survenir lors d’émotions intenses [NdE].
Les Mains parallèles

Argument
Chacune des consciences en scène a réalisé le saut.
Du néant à l’Être justifié
De l’être injustifié au Néant
D’où l’allure finie de l’expression1.

Prologue
Les rideaux sont fermés. Le chœur paraît.
Les faces prismatiques de mes mains anxieuses promènent leurs images
au cœur de l’obscur. Des visages circulent en tranches parallèles et la
génuflexion, centre de gravité de l’humaine nature, apaise. De date
immémoriale, Lébos, d’implacables ténèbres cimentent les esprits.
Je viens abreuvé de sueur d’homme m’appuyer aux contreforts de cette
ville. Las.
C’est pourtant de l’obscur que naît le spectacle ! La pensée humaine
parvenue aux limites maximales ne peut qu’elle ne se transmue.
L’essentiel est d’empêcher le spectacle. Deux mille ans que le soleil a
disparu. Cité de Polyxos, aveugle depuis deux mille ans, je m’arrête dans
tes murs.
La lumière, source dissolvante, cède sa place à la parole. Car la parole ne
s’altère d’aucunes visions.
Abreuvé de sueur d’homme, repu de visages circonflexes, j’étends sur le
monde somnolent un manteau introué.
Ô Polyxos, tu fus sage le jour où par ton ordre les lumières furent
éteintes.
Fixé dans ce non-spectacle l’homme endormi parle et s’oublie.
L’étrange, première prétention du regard, s’abolit aux portes de
l’exprimable et la mer caresse le squelette de l’aventure.
Dors, ville qui m’est propice.
Bénie soit l’Obscurité
Car la lumière est terrible.
Les peignures du jour maussade ont disparu et le monde retrouve son
originelle contingence. Par-delà les catégories abusives, la conscience gît,
heureuse, en sa noire densité.
La lumière, source dissolvante, cède sa place à la parole.
Bénie soit l’Obscurité
Car la parole ne s’altère d’aucune vision.
(Coups de tonnerre, des éclairs glissent leurs yeux rouges sur la scène.
Le chœur, des mains, se protège les yeux.)
Quoi ! Le soleil oserait-il violer son serment ? De ne plus nous
importuner, ne l’a-t-il point promis ?
Polyxos, debout ! L’astre du jour, en furie, tambourine la tête docile de ta
ville.
(Les éclairs se font de plus en plus nombreux. Lentement, le rideau se
lève et le chœur désemparé recule.)
Non, non, ne plus voir, ne plus voir !
Polyxos, debout ! La déchirure d’un monde se prépare.
Polyxos, Polyxos, debout !
Préviens l’ÉVÉNEMENT !

Acte I
Le rideau est levé. Salle du palais ; obscurité allégée par un éclairage
discret. L’ambiance au sein de laquelle se déroule la tragédie est tributaire
de la luminosité. Quand il sera question d’Épithalos, de furtifs éclairs
appuieront les craintes des acteurs en scène.
Épithalos hante la scène. Il brûle d’apparaître.

Scène 1
Le chœur, Polyxos.
(Polyxos, hagard, se frotte les yeux.)
Polyxos. – Ô Songe effroyable ! Hallucinantes pensées ! Mes sens obsédés
s’irritent de crainte et je tremble. Mon nom retentit de toutes
parts. En mon âme marmoréenne s’implante le doute.
Dieux de la cité, Polyxos à vos genoux implore votre
clémence ; daignez de notre front éloigner l’illusoire clarté. Que
jamais le désir anfractueux ne nous possède !
Dieux, faiseurs d’hommes, vous savez que nous avons surtout
soif de paix et de ressemblance.
Obscurité totale ! Silence absolu ! L’homme se révèle sa
parfaite facticité.
Quiètes et indistinctes les passions s’ordonnent en leurs
formes pesantes ! Mais quoi, quels mouvements naissants au
plus profond de moi-même ? Nuit étrange ! Ce bourdonnement à
mes oreilles !
(Le chœur d’un coin de la salle.)
Le chœur à Polyxos. – Prends garde, le malheur est sur toi !
Polyxos. – Qui m’appelle ? (Très fort.) Qui m’appelle ?
(Coups de tonnerre, au loin une cloche se plaint longuement.)
Arrêtez, des chœurs d’enfants criminels, des gouttes de sang
caillé au fond des orbites, s’élancent à l’assaut du firmament.
Arrêtez, l’homme retrouvé, habitant sa conscience d’imminence
glacée, hume les brouillards mensongers.
L’homme, ahurissante illusion, absurde gratuité, s’empare,
limité de sereines ténèbres, du secret incontestable.
Arrêtez, c’est de mensonges que l’homme doit se nourrir.
Admirez de Lébos la tranquille platitude. Hommes et femmes,
les uns aux autres collés, tournent vers mon auguste visage des
fronts heureux.
(De nouveau, coups de tonnerre.)
Le chœur. – Polyxos, prends garde, le malheur est sur toi !
Polyxos. – Polyxos, oui c’est moi l’assassin du jour ! Qui m’appelle ? C’est
moi l’homme de l’obscurité.
Le chœur. – (Très loin.) Bénie soit l’obscurité
Car la lumière est terrible…
Polyxos. – (Sans entendre.) Une brise caresse l’aube néfaste, des fleurs
dociles tombent en larmes, des jardins d’eau morte abritent les
cœurs tremblants, oui c’est moi Polyxos, l’architecte du
Destin ! Le Destin, d’une main sûre, réclame la maîtrise.
Les effusions diverses des avenues se rompent à mon contact.
(Coups de tonnerre.)
Arrêtez ! Des bruits cessez l’émission latérale, arrêtez ! La
parole ne doit s’altérer d’aucune vision.
Le chœur. – Polyxos, Polyxos, prends garde, le malheur est sur toi !
Polyxos. – Pourquoi de vains effrois tenter d’ébranler mon insondable
savoir ? Je ne suis point, vous le savez, en quête
d’argumentations massives. C’est linéairement que s’allonge et
s’amenuise le sort que je prodigue aux hommes. Le soleil
étranglé gît, inerte au creux de son désir. Deux mille ans que le
monde s’épaissit d’extrême complaisance ! Cependant quel
trouble m’habite ? Quelles effusions déjà anarchiques blessent
l’uniformité de ma permanence ? Il y a un point du globe qui
bouge, arrêtez !
Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi avoir tant attendu ? Deux
mille ans ! Si près de la fin.
Audaline à Épithalos est promise. Bientôt, de mon royaume la
descendance assurée, je pourrai admirer l’inégalable
accomplissement.
Quelles soudaines confusions m’assiègent ?
Hallucinantes pensées, songe effroyable ?
Épithalos, en tunique de bourreau, cette nuit m’est apparu.
Étranges visions ! Pourquoi de la sorte vouloir m’importuner ?
Le chœur. – (Très loin.) Polyxos, Polyxos, prends garde !
Terrible est la lumière.
Polyxos. – Quoi ! Quel ! Il n’y a plus de malheur sur la terre des hommes.
Plus de jours miroitants à alimenter les rêves audacieux…
Horrible présage ! Le visage écorché de feux, l’épée nue,
Épithalos menaçant s’avançait. Je reculai, incapable de crier,
sans mouvements et lui, brandissant son arme, la plongea en
mon sein… Le soleil éreinté, depuis deux mille ans a baissé les
mains. Une parcelle du globe s’agite convulsivement. Un
commencement mobilise des forces, arrêtez ! Paix et silence
sur la terre des hommes ! Lébos en diastole organise
l’obscurité. Les souffles nouvellement surgis se perdent, telles
velléités amputées.
Le chœur. – Polyxos, c’est de l’obscur que naît le spectacle.
La pensée humaine parvenue aux limites maximales ne peut
qu’elle ne se transmue.
Polyxos prends garde, le malheur troue le manteau de
l’univers.
Polyxos. – Encore ! Tressaillements perfides, glissements d’instruments
gluants s’insinuant en mon étroite coïncidence. Arrêtez ! La
parole ne doit s’altérer d’aucunes visions. Gardes, à moi !
(Délirant.) Oui c’est moi, Polyxos, l’assassin du jour, l’artisan
du repos humain !
(On entend du bruit.)
Gardes, à moi, arrêtez-le ! Là ! Gardes, Gardes !
(Entre Ménasha affolé.)
Ah ! C’est vous Ménasha.

Scène 2
Polyxos, Ménasha, le chœur.
Ménasha. – Déjà levé, Sire ! Oui Votre Majesté, c’est moi. Quels bruits tout
à coup secouent les oreilles les plus dures ? Arraché de mon lit
je traverse en courant le palais, et le son de mes pas sur les
dalles amnésiques m’excite l’esprit. Dans les salles désertes
l’air se durcit d’hostilité à mesure que je me dirige vers vos
appartements. D’où vient cette subite agitation qui meut
l’atmosphère ? Qu’est-ce ? Je n’ai point trouvé ma fille dans sa
chambre et l’inquiétude, une affreuse inquiétude me gagne.
Pourquoi ces notes mineures agrippées au verso de notre âme ?
Pourquoi cette lourdeur à l’aube de la féconde journée ?
Prêtons une oreille attentive aux manifestations de la nature. Le
secret des problèmes, de tous les problèmes qui alertent le cœur
des hommes, sommeille quelque part au creux d’un vallon ou
dans le murmure des vents glacés. Chaque parfum constitue un
message et l’odorat doit s’habituer à l’interpréter. Hauteur des
sons, incomparables splendeurs, je vous restitue vos anciennes
armoiries. Daignons, Sire, nous réjouir aux premières
palpitations du matin. Audaline à Épithalos ne doit-elle pas
aujourd’hui être donnée ? Des battements d’ailes lourdes
protègent nos pensées. Réjouissons-nous !
Guirlandes vierges, venez en farandoles de nos fronts dissiper
les soucis. Épithalos, le farouche guerrier, s’apprête à cueillir
Audaline la Blanche… Fontaines substantielles, abreuvez nos
sillons de larmes de joie. Venez en bandes folles filles et garçons
entonner les hymnes les plus beaux… Mais quoi, Sire, êtes-vous
souffrant ? Pourquoi ce tremblement ? Je vous distingue à peine
tant est lourde l’obscurité, mais le sang qui d’habitude anime
votre visage semble l’avoir déserté. Quels malheurs de votre
sérénité ont entamé la chair ? Sire, de grâce, me direz-vous ?
(On entend du bruit. Polyxos sursaute.)
Polyxos. – Écoutez, vous entendez ?
Ménasha. – Oui Sire, on a ouvert les portes.
L’air en lourdes grappes s’engouffre chargé de romarin.
Grosse des baisers de la matthiole, la Nature en liesse nous
délègue ses messagers de paix.
Polyxos. – Non Ménasha, l’air en rubans désinvoltes n’a que faire dans ce
palais. Ce sont les premiers accords de l’inutile marche. C’est
lui qui s’anime.
Le chœur. – Polyxos, prends garde !
Polyxos. – Écoutez, il approche !
(Ménasha, la main sur l’épée, prête l’oreille.)
(Polyxos en proie à une intense frayeur.)
Tenez, regardez, là : arrêtez-le !
Ménasha. – (Après quelques pas dans la direction indiquée par Polyxos.) Je
ne vois rien, Sire. Rien que des murs qui tournent vers nous
leurs mains moirées, des colonnes pensives qui depuis tant
d’années portent la voûte imperméable. Lébos au calme éternel
ne s’est-elle pas vouée ? Réjouissons-nous, l’orgueilleux
Épithalos accueille Audaline exhalée.
Le chœur. – (Psalmodiant.) Polyxos, Polyxos, prends garde
Le malheur est sur toi.
Polyxos. – Vous avez entendu. Cette voix, ce bourdonnement,
cette vibration essentielle ; des cheminées, du ciel, tentent
l’escalade. Arrêtez, ne bougez pas ! Arrêtez de votre mission
la terrible préparation. N’augmentez jamais le cercle où se
prend le destin de l’homme. Écoutez-moi. J’ai aujourd’hui,
après deux mille ans, le droit de parler. J’ai découvert le
point d’équilibre où s’immobilise la conscience. Les
raisons élémentaires se substituent à l’inefficace intention ; le
Verbe enferme le Monde, présence exprimée. Arrêtez, ne
bougez plus ! Puisque je vous dis qu’il faut m’écouter.
Arrêtez ; les chantres des églises pleurent et déposent leurs
voix sur mon front glacé. Le cercueil m’isole de toutes
alternances, l’église résonne d’accords inconnus, Ménasha
dites-leur d’arrêter !
Ménasha. – (Allant vers la sortie.) Holà, Gardes ! Lébos est en danger !
Gardes !
Polyxos. – Non, non, n’appelez point
les gardes !
C’est fini. Il est trop tard.
Les Dieux nous avertissent quelquefois des événements qui
doivent bouleverser notre vie. La sagesse recommande de leur
accorder créance… Ménasha, je vous veux conter un songe qui
me laisse interdit. Chacune de ses articulations dévisse la chaîne
de mes jours. Et j’ai peur. Une note qui tombe ! Et rien qui en
puisse suspendre les vibrations.
Ménasha. – Plus ils sont violents à la raison humaine, plus les songes
naissants doivent être décomposés. L’intuition, richesse
vertigineuse de l’âme, se porte au-devant de l’accident et nous
en avertit2. Les fontaines sensibles dont la source désespère
donnent du geste l’esquisse lointaine. Mais Sire, quoi, un
songe, un nuage rapide, laissez…
Soyons avides de fêtes, de rires, d’ornementales pierreries.
Réjouissons-nous, Épithalos s’apprête à trancher Audaline la
fleur aux cuisses tremblantes.
Les eaux totales se conservent au rythme d’une cadence
éternellement reprise.
Sire, Sire, pourquoi ce visage angoissé que vous vous
composez ?
Polyxos. – Taisez-vous. Écoutez plutôt.
C’était le jour. Un jour aussi charnu, aussi épais que celui-ci.
Je m’apprêtais à descendre au conseil quand un noir
pressentiment me fit me retourner.
Blessant l’hermétisme de la nuit, l’aura de l’Aventure lançait
jusqu’à moi ses effluves dépouillés. Un bruit d’ailes heurta mes
oreilles étonnées. J’eus peur Ménasha, j’eus peur et voulus
crier ; de ma gorge asséchée aucun son ne sortit. Je fermai les
yeux. Face à de pareilles menaces les bras se rompent. En cette
immobile position, averti de l’imminence augmentante du
danger par le souffle de l’oiseau, mes paupières impatientes se
soulevèrent… Ô Dieux, l’inoubliable spectacle !…
Ménasha. – De grâce, Sire, continuez !
Polyxos. – Oui, je terminerai. Prêtez l’oreille. Le jour avait perdu son
insondable neutralité. Les objets, allégés, du regard sacrilège
exaltaient la puissance. Et l’univers, secouant ses membres
engourdis, soudain se mettait en marche.
(Désignant un coin de la scène.) Là, couvert de rouges
broderies, semblant ne plus avoir à porter son corps, l’arme au
poing… Lui…
Ménasha. – Qui ? Terminez !
Polyxos. – Épithalos !
Ménasha. – Ciels !
Polyxos. – Imprégné de mille feux, vibrant d’ondes aveuglantes, indéniable
excroissance pourtant de ma chair, Épithalos impitoyable
m’absenta de cette Terre.
Ménasha. – Affreux et horrible présage !
Ô Dieux, sources d’amertumes, éternels indifférents, vous
nous condamnez à d’incessants retours ! Vous affolez nos cœurs
de chair et bouleversez nos cervelles. Douloureuses visions !
Cessez, incontestables divinités, de nous narguer. Nous avons,
sur vos conseils, de cette ville étouffé tous les espoirs. Pourquoi
ces amères visions ? Polyxos de son serment s’est-il donc délié ?
N’a-t-il pas à loisir obscurci les horizons de Lébos ? Les limites
par vous assignées à l’aventure humaine ne sont-elles pas
respectées ? Dieux…
Polyxos. – (L’interrompt.) Ménasha, écoutez.
Ménasha. – Oui Sire, quelqu’un de cette salle approche.
Polyxos. – Soyons sur nos gardes.
Ils se cachent. Entre Dràhna.

Scène 3
Polyxos, Ménasha, Dràhna, le chœur.
Dràhna entre très agitée ; elle sera vêtue d’une robe longue bleu sombre,
sans bijoux, les cheveux sur les épaules.
Dràhna. – Les eaux claires du matin cachent de terribles raz-de-marée. En
inspiration, elles attendent…
Et quand sonne l’heure, elles démolissent les jetées les plus
résistantes – les atomes rouges, isolés autrefois, tentent une
jonction précipitée.
Monde pur, tu peux secouer ta petite tête…
Mais nous, femmes, avons-nous le droit d’oublier ?
À quels sommets m’entraînerez-vous, hommes insatisfaits ?
Qu’y a-t-il d’autre à découvrir sinon ce que nous vous donnons ?
Le cordon ombilical ne peut-il, une fois pour toutes, être
rompu ? Je suis fatiguée ! Fatiguée de lutter, de gémir ! Hommes
trop retentissants, vous nous faites payer chacune de vos
ivresses. Quand donc, méprisant toutes gloires impossibles, vous
suspendrez-vous aux havres maternels ? Où trouver les mots ?
Comment faire comprendre à l’homme que les appels qu’il
perçoit aux heures décisives n’émanent que de nous ? Dieux,
vers qui nos visages ravagés se tournent, inspirez-moi et me
donnez la force de convaincre ! Écoutez, mâles trépidants, la
source n’est nulle part si ce n’est en nous.
Mâles orgueilleux, cessez de votre agitation l’impuissant
édifice. Vos gestes ténébrants font mal et les rêves dont vous êtes
animés, de nulles réalisations, écorchent nos lèvres.
Je suis fatiguée. Fatiguée de vivre pour les hommes. Fatiguée
d’attendre, inquiète, l’éclat de leurs actions.
Hommes qui n’écoutez point, pitié pour vos compagnes !
Pitié !
(Polyxos et Ménasha se découvrent.)
Polyxos. – Madame !
Dràhna. – Sire, Sire, je vous cherchais. D’une mère angoissée, apaisez les
esprits !
Polyxos. – Qu’est-ce, Madame, et de quoi s’agit-il ?
Dràhna. – (Devenue calme.) Les loups, une fois la tanière retrouvée,
s’endorment. Mais les louves, vieilles sorcières tremblantes,
savent, des immobiles alentours, interpréter le moindre
feulement. Elles connaissent de la forêt les retraites les plus
sûres… Or la forêt, pareille à l’âme, s’agite aux vents les plus
légers.
Polyxos. – Parlez, Madame.
Dràhna. – Le point d’intersection atteint, l’homme cesse de parler, Sire.
Ménasha. – D’un si vif émoi, donnez-nous les raisons.
Dràhna. – Les raisons, les ai-je eues moi les raisons par quoi l’on
m’assassine…
Et savais-je quelles impiétés allaient naître en ce jour ?
Savais-je de quels tourments mon âme devait subir le siège ?
(Se tournant vers Polyxos.)
Sire, je tremble. J’ai peur.
Les enfants une fois la marche assurée veulent s’enfoncer en
terre ou s’élever dans les airs.
Sire, protégez-nous du malheur !
D’une métamorphose, arrêtez l’aveuglante éclosion.
D’Épithalos, frémissant, prévenez la transmutation.
Polyxos. – (Lui saisissant le bras.) Mais enfin, Madame, parlez.
Dràhna. – (Reculant légèrement. Un temps.) L’or noir du jour se mouillait
les lèvres et les allées de la nuit, telles nostalgies évocatrices,
ruisselaient.
Je m’élevais, frissonnante, des abîmes du Songe et m’allais
prosterner aux autels.
Je m’avançais, remuante de joie renouvelée.
Notre fils était là, les yeux baignés d’infini. Son visage d’une
architecture nouvelle semblait être l’hypothèse originelle.
De rouge habillé…
Ménasha. – (L’interrompant.) Ô abîmes.
Dràhna. – Qu’est-ce ?
Polyxos. – Poursuivez !
Dràhna. – … Il suscitait d’étranges harmonies.
Je m’approchais, heureuse d’être la première à l’embrasser et
lorsque je voulus sur son front déposer mes lèvres, je vis qu’il ne
m’avait point aperçue.
Je l’appelai. Il me fixa longuement et me prenant les mains :
« Mère, dit-il, mes yeux ont soif de lumière. »
(Un temps. Une cloche descend du ciel sur la pointe des pieds. Comme un
vol d’alouettes surprises.)
Le chœur. – Polyxos, prends garde ! La parole ne doit s’altérer d’aucunes
visions.
La pensée humaine parvenue aux limites maximales ne peut
qu’elle ne se transmue.
Polyxos. – Mon cœur, d’encombrantes hantises, cessez de m’alourdir.
La lumière ! Quelle lumière ?
Dràhna. – Hélas Sire ! Saurons-nous jamais de quelles sources intraduites
l’homme ramène les fièvres tenaces dont il anéantit les villes ?
Dispersées au gré des souffles chauds du monde, les femmes
s’acharnent à défendre un lambeau de racine. C’est à partir de
nous que les univers s’organisent, mais les hommes, dérisoires
créatures arrachées de nous-mêmes, nous fouettent le visage de
leurs mains homicides. Hier les femmes, impuissantes
éternellement, penchaient vers les midis en actes des yeux
combustibles.
Hier, submergées de soleil avide, voraces de vie, nous
lancions aux jours éblouissants nos plus âpres appels.
Au contact de ma mémoire, je retrouve palpitants les souhaits
que formait ma particularité. Mais les hommes, nos idoles
transparentes, sont venus et nous ont, de nouveau, éparpillées à
la cadence de leurs gestes. Depuis, nos têtes mouillées pleurent
des gouttes de nuit. De cette obscurité cancéreuse, nous avons
connu les écailles les plus perlées.
Nous, voluptueuses épouses du soleil pubère, nous avons, à la
nuit, confié nos corps. Et Lébos en deuil du calme destin a
trouvé le secret. Jours monotones s’égrenant au rythme de cette
cité oublieuse de vivre ! Esprits agiles, vers quelles régions
inexplorées m’entraînez-vous le soir à l’heure engorgée où le
sang dans mes artères s’immobilise. Lébos aux murs pesants,
incapable de contenir la symétrique explosion de multiples
appels, tremble en ses entrailles.
Déjà d’un nouvel événement le monde attend le nécessaire
éclaboussement. Qu’arrivera-t-il sur la terre des hommes ?
De quels obscurs desseins Épithalos se charge-t-il ? Quelles
surprenantes pensées à l’éveil de mon âme !
Qu’arrivera-t-il sur la terre des hommes ?
Filles de la chair, quand un coin du globe saigne, c’est la plus
mobile de nos artères qui s’affaisse. Côte à côte avec le secret de
la terre, de cette terre pétrie, perpétuelles routes ravinées nous
gémissons au fond de nos geôles humides. Prisonnières de nos
geôles imbibées, nous nous sommes attardées aux détours
incertains de la vie.
L’orage crève le ciel qui s’éparpille sur le dos des maisons.
Pareillement chaque acte développe de nouvelles harmonies.
Souffrez qu’aux autels je me rende, Sire, prier les Dieux
d’écarter de Lébos l’Étrange, dont je perçois déjà les matinales
modulations.
Elle sort.

Scène 4
Polyxos, Ménasha, le chœur.
Polyxos. – (Accablé.) La lumière !
Le chœur. – Prends garde ô Polyxos, prends garde ! La parole ne doit
s’altérer d’aucunes visions.
Polyxos. – (De même.) La lumière !
Le chœur. – Bénie soit l’obscurité,
Car la lumière est terrible.
Polyxos. – (Doucement.) Étranges manifestations dans le cœur des
hommes ! De temps à autre, sans raisons apparentes, l’un d’eux
se lève et exige l’Inconnu.
La lumière !
Deux mille ans que Lébos, engourdie, sommeille. Ici les jours
s’écoulent dans la fluidité essentielle. Le peuple me rend grâces
de l’immobilité resserrée dans laquelle il se mire. Pourquoi de
l’Insécable ébranler la charpente ?
Sans raisons apparentes, défiant le temps, l’un d’eux se lève et
tente d’inscrire contre le ciel interdit la courbe de son message
triomphal. Et qui donc fait l’homme si ce n’est le TEMPS.
S’ignifiant aux sources du mouvement, l’un d’eux développe
à l’extrême ses multiples dimensions et arrache Dieu de sa
léthargie… Alors, les foudres des coléreuses majestés embrasent
la chevelure du monde. Les coupables cités, lamentables
pécheresses, livrent leurs âmes retentissantes.
Tortueuses catastrophes s’escrimant à découvrir les maisons,
têtes ahuries, poitrines défoncées, jambes et bras précipités,
murs lézardés. Épidémies agiles. Bouches…
Le repentir exsangue sème de nouvelles constitutions. De
temps à autre, l’un d’eux se lève et réclame.
Le chœur. – (L’interrompant.) L’essentiel est d’empêcher le spectacle.
Prends garde Polyxos !
Polyxos. – (Sursautant.) Mais la sereine Lébos refusera l’aventure !
Deux mille ans ! Une note qui tombe et rien qui en puisse
suspendre les vibrations !
Ménasha. – Sire, aux heures ouvertes, les forces en présence cessent de se
mesurer. Oui, sans raisons apparentes, des allures nouvelles
secouent les mondes épanouis. Un homme, un seul homme
change le soleil de place et le colle à ses lèvres.
Le chœur. – L’essentiel est d’empêcher le spectacle.
Ménasha. – La tragédie, cette possibilité palpitante de l’homme, demande à
être confirmée dans son hésitation. Les peuples, en rangées
hexagonales, refusent la scène.
Les expositions3 sous-marines déversent leurs atmosphères en
ébullition au creuset de l’immuable.
Majesté, la sagesse enfante quelquefois de sinistres décisions.
Sortons, SIRE, courons aux remparts du Geste et que soit éteinte
la torche téméraire qui de l’homme veut abolir la parfaite
convergence.
(Ils sortent.
[Alors] que le rideau lentement tombe.)
Le chœur. – (D’une voix répercutée par un écho lointain.) Polyxos, prince
de Lébos,
De l’autre côté du Verbe émacié,
S’érige l’Acte initial.
La pensée humaine parvenue aux limites maximales ne peut
qu’elle ne se transmue.

Acte II
Scène 1
Mêmes décors.
Le chœur. – Audaline goutte de rosée délicatement murmurée entre…
Audaline. – Monde, garde clos tes yeux de velours !
Ne bouge point, les astres anémiés se sont tus.
Paginations intimes, bordures irréfléchies, parenthèses
désespérantes…
Le bleu du jour suce le mauve de la nuit et tous deux,
également tremblants, hésitent.
Ô Minutes légères où deux traînées se peuvent disputer !
Ondées habiles de l’Esprit disposez étroitement les huileuses
relations. Les pétales de la pensée nous font un manteau
d’ombre… que s’ouvre l’ère du remuement.
Fleurs câlines aux nuques intouchées, prenez-moi la main et
sourions,
Lierre, évaporée Audaline vient
Nouvelle chose éclose avec le jour
Bénie.
Monde nubile ne rougis pas, le jour diffus s’entoure la tête de
savoir absolu.
Germes durcis doucement au creux des augustes oublis.
Profondes et lamelleuses les consciences reprises endorment
les nécessités.
Ondes habiles de l’Esprit disposez étroitement les huileuses
relations. Ce matin dans la campagne déserte je suis allée au-
devant du cristal. Ce n’était qu’une petite étoile virginale,
imparfaitement distillée, mais je l’ai serrée contre ma poitrine et
l’apporte à Épithalos.
Je me suis allongée contre la terre… Elle était calme. Nos
respirations doucement se sont mêlées.
Tièdes proximités désarmant les espaces inconnus.
De fleur en fleur portée
Oui je viens, de l’haleine du monde créée
Déposer aux autels le souffle des prairies endormies.
Les murs de Lébos en thèse perpétuelle de toutes interdictions
frappaient leurs désirs. J’allais, prise, baiser les lèvres étonnées
de la jonquille. Les dernières brindilles de la nuit s’éparpillaient,
nonchalantes sur le sol et mes cheveux, humectés du lait hésitant
des brouillards, tombaient sur mon visage.
Des circuits d’eaux obéissantes méditent aux sources de mon
regard tandis que les rives babillardes se lavent les dents.
Je suis celle qui attend et dont les mains ouvertes ne savent
plus se refermer sur rien.
Les algues roses, secrètement ourdies, se sont enroulées
autour de mon corps.
Et l’ont bercé.
Ma gorge, âme entrouverte, a conquis les fleurs sauvages.
Qui l’ont domptée.
Vienne maintenant l’affolement !
Les fournilles hyménéales m’ont frôlée et le sang merveilleux
et navrant de la tendresse a soufflé dans mon cœur.
Je suis celle qui attend, torche non encore enflammée, prise
dans le vent inaugural… et les dentelles de mes jeunes artères
s’allument en rougissant…
(Émues et rouges de sang, des cloches palpitent.)
Courbes légères du corps, herbettes alarmées,
L’arbre brisé par l’orage pleure et
L’unité disperse ses possibilités.
Là-bas une cloche m’appelle
Fêtes, calvaires, dalles imperméables
Oui Audaline germée répond
L’Alléluia vigoureux me harcèle
Trop vite clamée la rigueur de l’étreinte m’envahit
Épithalos, ô ménestrel exaltant, je viens du rythme des
cloches
Modelée chanter les espérances de mon âme en émoi.
Les cloches superposent leurs appels définitifs
Déposent leurs regrets
Oublient le viol…
Cloches aériennes lentement devinées
Abritez-moi !
Entre Épithalos.

Scène 2
Le chœur, Audaline, Épithalos.
Épithalos paraît l’épée à la ceinture. Il est vêtu de satin rouge, un ample
manteau éblouissant sur les épaules. Dès son apparition, les projecteurs
s’emparent de lui. Audaline effrayée recule.
Épithalos. – Demeure Audaline source apeurée demeure, c’est moi
Épithalos le fils de Polyxos.
(Une à une les cloches se taisent. Audaline est tendue vers Épithalos.)
Audaline. – Ô mon bien-aimé aux paupières de tilleul et d’ombre douce !
Épithalos. – Quoi ! Quelles imprévues générosités altèrent mes instances !
À la cime des hautes herbes sommeille la dernière systole de
la nuit…
Les larmes d’amour blessent mes mains de fièvre,
Mon âme courbée un instant retrouve la signifiance de sa
nudité et la lumière, féerie détectée au sein de l’ÊTRE, me fixe
mon destin.
Audaline formes légères qui m’entourez demeurez toutes.
Audaline. – Mon bien-aimé à la poitrine de bouclier d’argent et de fleurs
odorantes pour y poser la tête !
Épithalos. – Hélas ! Créations nulles de toutes participations !
Creusant jusqu’à l’émergence totale, aux prises avec
l’invariant je cesse mon périple et m’enferme dans mon identité.
ÉVÉNEMENT ! Piétinant de l’autre côté de la vie, aux portes
du Regard je m’exhausse Absolu !
Audaline. – Mon bien-aimé aux cheveux de foin coupé séché au clair de
lune.
Épithalos. – Audaline, écho adossé aux ailes de la nuit !
Audaline. – Épithalos, je t’offre mes cheveux baignés dans l’eau du torrent
et mes mains parfumées aux fleurs suspendues…
Épithalos. – Oui, Audaline frémissement essentiel.
Audaline. – … mes yeux baignés de la flamme confuse des corolles
gestantes.
Épithalos. – Des lambeaux d’obscurité m’isolent de moi-même, des nuages
enlacés de mon élaboration retardent l’inévitable devenir,
quelles soudaines mouvances silencieusement me
renouvellent ?
Bas, très bas j’ai cherché les causes de Mondes !
Tenacement j’ai interrogé les croyances cristallisées !
Les lèvres de la terre ont humé les secrets et ma tête
aujourd’hui trépigne d’impatience.
Prisons favorisées ma conscience suscitée contemple la fatale
blessure.
Audaline. – Épithalos l’immédiat se presse ! Voici que mon attente se
consume et que je suis emplie de calme et de confiance et toi.
Épithalos. – Ô Ivresses refusées ! Ranimerai-je qui m’accueille tel soupir
inaccompli quand nos vies parallèles prisonnières de mes
mains déjà se font face ?
ÉVÉNEMENT ! Un jour, un seul jour !
Les cris des oiseaux d’hiver hérissent ma cervelle,
Les applaudissements des foules hagardes et lasses me disent
de mon existence l’impuissante causalité tandis que
Traversée d’ombre muette
Une vision m’obsède…
Le soleil endormi dans un coin voit inquiet le sang battre les
parois ambrées de ses rayons.
Audaline. – Épithalos, fils de Polyxos !…
Épithalos. – De nouveau la trace superbe d’une jeunesse non encore
sommée
Ah que me quittent les aveux maudits où se résorbaient mes
ondes voluptueuses !
Audaline, aventure d’émail vert, je pleure de mes mains
orgueilleuses qui refusent de se toucher
Des notes agressives tourbillonnent aux limites de mes
yeux…
Audaline. – Mon bien-aimé, les aires ensemencées baignent leurs
hypothèses intérieures.
Les premières laves brûlent les paupières de la mer…
Épithalos, proposition sublime de mon attente, vois comme
devant toi je suis faible et démunie.
Je ne suis plus qu’une larme de sourire qui tremble au creux
de tes mains.
Épithalos. – Lébos qui te refuses obstinément aux résonances spirituelles, je
fragmente l’hypoténuse qui dédouble le Monde. Polyxos
intimité angulaire les synthèses admises abandonnent leurs
horizons décharnés, les interprétations arbitraires altèrent la
pureté de l’objectivité.
Oui Épithalos apparition fondamentale
S’arc-boute à l’inachevé.
Audaline. – Épithalos…
Épithalos. – Audaline, mes rêves parsemés d’or titubent lorsque hélée tu
m’apparais
Mes mains commençantes d’un déploiement ont capté les
conjugaisons évoquées.
(Épithalos s’est approché d’Audaline. Il lui prend le bras.)
Audaline !
Audaline. – Seigneur je défaille !
Mes veines s’isolent
Mon sang interdit plie sa nuque lucide…
Épithalos. – Audaline, racine ahurie de mon être surprends de mon regard
l’éclatante surhumanité !
Audaline. – Ô Cultes redoutables ! Trop inégales températures ! Extases
intellectuelles achevées debout aux temples de la vie, saurez-
vous jamais proclamer l’invérifiable affirmation ?
Que coulent et s’effritent les négations imprudemment
sollicitées !
Épithalos, les sous-bois reposent leurs yeux
Les montagnes raisonnables s’étirent
L’eau aboyée retombe épithéliale
Daigne bien-aimé t’abreuver à ma source…
Épithalos. – Je réclame des dunes de soleil pour abriter mon âme de pierre.
Je veux des jours de feu
des jours rouges
verts…
Audaline. – Épithalos, je t’apportais la douceur de la terre, mais ton regard
l’a changée en fièvre
Voici que mon cœur s’étonne et suspend ses pas
Et que mes mains ne savent plus que se tendre vers toi.
(Épithalos, qui n’a pas lâché Audaline, la regarde.)
Épithalos. – C’est vrai un jour et c’est toi.
Un jour et c’est la mort
Un jour et ma vie est arrachée de cette pesanteur
Un jour et l’obscurité prudente de la vieillesse s’anéantit
Un jour et la vie s’épuise à signifier.
(Un temps. Il quitte Audaline et recule.)
Arrêtez foules menacées et horizontales qui me dites de mon
existence l’impuissante causalité.
Un acte ! Je veux éclabousser ce ciel enceint d’un acte
vertigineux !
Mains parallèles d’un acte nouveau faites retentir le monde
empesé !
Audaline. – Quelles pantelances dramatiques transfigurent déjà mon destin
exprimé ?
Quels apports trop aigus ?
Roches bleues les yeux du matin pleurent des nuitées d’eaux
violées.
Ne saurais-je subtile immédiateté confondre les effets
successifs ?
Épithalos – Un jour, un seul jour !
L’homme a un jour à vivre
En un jour doit clore son existence
Un jour
Un seul jour et c’est la mort
Audaline, un jour et c’est l’amour
Un jour, un seul jour !
Audaline. – Épithalos, imperturbables les événements bousculent les
consciences particulières.
Lébos fidélité à soi-même créée développe ses attaches
Épithalos l’embrasement funeste…
Épithalos. – Audaline, que me sont l’Histoire et l’Avenir
La beauté eucharistique du Passé
Les vertus ancestrales4
L’élévation future ?
Que m’importent les proliférations temporelles des hommes ?
Je ne veux être d’aucuns siècles !
C’est au cœur de mon existence que je trouverai
Le cri de rage mon hymne d’amour !
Audaline. – Les circulations lointaines et pensives interrompent du chaos
les profondeurs inemployées.
Polyxos raisons tutélaires conséquences vertigineusement
supposées
Plus ivre de formes
Plus redite
Pâle et incertaine
Que m’illumine l’inchangé
Que meure inutile
Le vertige préparé !
Épithalos. – Fille de Ménasha
Nymphe absorbée
Les approches coalescentes
ensevelies
l’autre soir
ressurgissent
Fécondes et axiales
L’ineffable Uranogée habilitée
S’installe telle spirale inattendue
Polyxos conscience obèse non retentie
Je veux te faire frémir de paix et d’infini !
Père d’Épithalos
Pensée heureuse
J’escalade la herse
Des fragments de soleil dans mes mains !
Audaline. – Croisières volontairement arides, âmes mortellement atteintes,
pleurs pressentis
Épithalos, prétexte d’infaillibles incidences, mon attente
m’enveloppait d’un manteau de gloire et voici que tu m’en as
dépouillée.
Les ouvertures illégitimes proposent des intervalles soutenus
Les profusions densifiées se pénètrent de médiances
Au seuil de la fuite suprême, Épithalos
Audaline
Circulaire
Te NOMME !
Épithalos. – NOMMER !
Ô impénétrable plaie !
Mais Audaline, accord anxieux de mon être
C’est lentement que le langage se forme
La parole issue du Spectacle se nourrit d’essences nouvelles.
Affirmations émotionnelles
Reconquises rapprochées
Liées.
Les unifications réitérées se défont inquiètes…
Et la parole n’est plus le repos du monde
La phrase retourne aux origines gestuelles et désarme la
prolixité de l’observation.
Audaline. – Parler ! Abîmes inclus
Telles inclémences recommencées !
Parler ! présence non élucidée nulles innocences ne ploient
La légère constellation du langage.
Les motivations intelligibles absentent l’âme indécise
L’amour improvise le nécessaire
Occultement
Ta main dans mes cheveux
Mes lèvres…
Épithalos. – Audaline la parole parvenue aux extrêmes volcaniques s’érige
en acte !
Un langage hanté d’exaltante perception !
Le soleil à regarder en face
La pulsation du monde à intégrer à mon existence
La respiration des nuages coureurs à pieds infatigables à
prendre dans mes mains…
C’est perpendiculairement que je m’achemine !
Un rythme de rupture baigne mes pensées
Abruptement je compose des gammes incendiaires
C’est sur un thème unique que je veux développer
Les ruisselants accords de mon ascension.
Je réclame des éclairs à planter dans mes mains
Nuits d’avant-monde
Tombez
Les bouches abyssales de la terre
Quoique inconcevables
Se désistent
Des orgues ébranlent l’air stérile de cette ville
Un jour !
Et aux premiers battements d’ailes de ce jour
Je m’exige audacieux architecte d’un inlassable mépris.
Les accents de ma volonté entament de l’édifice humain les
remparts indifférenciés.
D’une perte absolue je veux être le promoteur
L’eau convaincue hésite à se mouiller les pieds tandis que mes
doigts brûlants dispersent des étoiles frissonnantes.
Un jour. Un seul jour et c’est trop tard
Un jour.
Un acte et l’homme ouvre le cercle où repose la conscience
Immunisé je dirige mes antennes striées contre les
atmosphères diagonales.
Moi Épithalos
Aventure indistincte
Je grimpe écorchant mes mains sonores
Et je fais irruption sur la scène.
ÉVÉNEMENT ! Précipice absolu où se forge la dissociation.
Monde conscience froidement effacée
Qui croit en l’Histoire
Monde attendant qui postules le Destin
Je force les membrures de ma tranquille
Profondeur et j’explose
Telle certitude finale.
Offrandes fortuites
Matrices répressives
Les mains miennes en ce jour
Gonflées de saturnales promesses
De stalactites soupirées
Questionnent les souvenances résiliées.
Audaline. – (Découragée.) La séreuse du monde répudiée se médiatise tel
Suaire confidentiel.
Que faire ?
Quelles habitudes rivales imparfaitement découvertes ?
(On entend du bruit.)
Quels nouveaux heurts frappent ma convulsion échevelée ?
Épithalos l’enclume des événements déclenche
La retombée de l’illusion
Lébos en armes de l’Aventure s’apprête à confondre les
premières solennités !
(Le bruit se rapproche.)
Épithalos fumée sacramentale
Éponge le sol recommandé.
(Épithalos tire l’épée.)
Épithalos. – Moi, conscience élevée
Réalité puissante enfiévrant l’aisselle du cosmos
Moi, Épithalos…
(Audaline qui l’interrompt va à lui.)
Audaline. – Seigneur
Bien-aimé
Le premier regard
ferveur
éclatée
Altère le déterminé.

[Manquent ici quatre pages (sur quarante-neuf) du tapuscrit original, dont


les scènes 3 et 4.]

Ménasha. – Savoir et se taire !…


Attendre les similitudes ralliées…
Face aux puissances de l’Esprit
La condition humaine ? Péruvienne paradoxale !
Épithalos erreur magnifique et rivale
Ne hurle point
Cesse du clivage la douloureuse réalisation !
Entre le commandant de la place.

Scène 5
Le chœur, Ménasha, le commandant de la place.
Le commandant entre désemparé.
Ménasha. – Que se passe-t-il, Monsieur, et que signifie cette agitation
extrême où je vous vois ?
Le commandant. – Un malheur Votre Excellence !
Un malheur de Lébos prépare l’effondrement !
Épais de sommeil je remontais jusques aux rives bleutées du
jour quand d’inexplicables bruits s’y jetèrent lourdement.
Des accents inconnus voltigeaient vigoureux…
Nuages lactescents feutrés de flèches
Je m’éveillai questionnant les alentours ébranlés.
Un officier me venait quérir et au quartier général où je me
rendis l’état d’alarme régnait depuis deux heures.
Là me furent données les raisons de cet effroi.
Le Soleil habillé de flammes meurtrières
approche de Lébos !
Ménasha. – Ô trop essentielle relation !
Comment découvrir les causes premières ?
Avides de savoir les hommes en leurs naissantes livrées
interrogeaient les planètes vagabondes.
Ils lisaient leurs destins géométriques au flanc des astres
épais.
Quiètes années ordonnées !
La lune en proie à quelque cancer s’acharnait à retrouver une
unité éternellement altérée…
Et la nécessaire évolution de cette gestation recommençante
rythmait l’aventure humaine.
Quiètes années où les hommes et les choses en relation
première s’imprimaient doucement.
L’étonnement fatal humecté de toutes parts perdait son
éclatante aridité.
Calmes destins chuchotés !
(Les cloches qui depuis la troisième scène s’entretiennent précisent leurs
propos.)
Que faire ? L’homme maintenant s’initie au pathétique
démiurgique !
Les astres retournés courbent la tête et repensent leur sort
Serait-ce encore Épithalos ?
Erreur, erreur exaspérée
Quelles fatales séparations l’animent ?
Paix aux hommes de bonne volonté !
Paix aux êtres de raison !
L’âpre multitude se tait déchinée [sic]
contestée
ignorante
Quelles exigences illuminent l’espace désespéré ?
Quelles précarités impensables absorbent le néant de toutes
décisions ? Également alourdies les consciences plébéiennes
désaltérées indistinctement
telles effigies univoques
se disposaient.
Les ors cernés d’eaux existences écoulées…
Silences encastrés en l’immanence proximale.
Les hardiesses fracturantes écimées
impalpables thésaurisations
s’engrangeaient…
Éloquences rebues
aux hyperboles abstraitement sonatées.
(Les cloches impatientes, furieuses de n’être pas comprises, incendient la
scène de leurs exclamations. À ce moment coups de tonnerre, des éclairs,
langues satisfaites, s’installent en riant. Ménasha et le commandant se
protègent les yeux.)
Excitations intérieures nulles de réciprocité
les constituantes simplifiées se prennent la main
Les espaces séparés rayonnent de synthèses avortées.
Destructions infinies rotations inintelligibles découvertes
adolescentes
Qu’est-ce ? Quelles inconnues mélodiques marbrent les voix
de l’Esprit ?
Lébos ville harpée d’étoiles pèse sur ta cohérence !
Un temps.
(La lumière précipitée ouvre les portes du palais. Elle proclame
l’effervescence originelle.)
(Ménasha a tiré son épée.) Arrêtez cette main de la terre dressée contre le
visage du ciel !
Entre Dràhna.

Scène 6
Le chœur, Ménasha, le commandant de la place, Dràhna.
Dràhna paraît éperdue…
Dràhna. – Le Ciel torturé gémit les dissensions révolues !
Ô Miséricordes suprêmes
Sanctifications oppressées
Le satin du Soleil déployé courbe les fronts d’ombre…
Je parlerai les dimensions altérées
Je parlerai les résonances ourdies
Je parlerai l’huile piaculaire !
Hommes violences assujetties
Je parlerai les allures tragiques…
Ménasha. – Madame…
Dràhna. – Hommes aventures abusives
Les vitraux d’une chapelle mains abandonnées
me soulèvent…
Polyxos fonction de soi-même
émergée
s’estompe
Ménasha. – Madame les lucules telles morsures désastreuses blessent les
veines de Lébos !
Dràhna. – Qu’elles saignent !
C’est avec le sang que nous laverons nos yeux !
Ménasha. – Quels désespoirs soudains vous irritent ?
Dràhna. – M’irritent ?
Ô virulences arquées
Ville lentement bruitée
Ville aux adjacences surchauffées
Les ais du jardin s’écroulent
Polyxos absence définitive ahurie de sang
Je parlerai les trouvailles magistrales
(Un temps.)
Les veines de Lébos saignent…
Les artères rompues de Polyxos se tarissent…
Épithalos aventure parricide REGARDE…
Ménasha. – Polyxos…
Dràhna. –
Sa Majesté la gorge en maints endroits percée repose son
visage sur les dalles bourgeonnantes.
Ménasha. – Ô Dieux !
Dràhna. – Paix aux dieux inutiles !
C’est avec le sang que nous laverons nos morts !
Je parlerai !
Je parlerai le baptême poursuivi
l’ablution existentielle
le feu liturgique…
Je parlerai l’erreur fondamentale
Je parlerai le crépuscule retourné…
Hommes gloires éternellement vaincues
Je parlerai l’opulence de vos défaites.
De nouveau les intimités impitoyablement lacérées…
Les rues menottes silhouettées
se referment…
Nos têtes pluitées d’astres se suicident…
Hommes discordances spectaculaires
Je parlerai
vos déraisonnements
vos ardeurs émigrées à l’aube
Que cherchez-vous dans les yeux du Soleil ?
Que cherchez-vous dans les rides du Ciel ?
Jusqu’où nous conduira la ferveur déjà reprise d’Épithalos ?
Roseaux hêtre difformes
Berges jumelles feuilles arraisonnées
Vents
Courts-circuits en un jour évincés…
Ménasha. – Ainsi Polyxos est mort !
Épithalos dans le Palais
REGARDE les volcaniques illusions.
(Venant de très loin des chœurs d’enfants irresponsables se penchent vers le
sol. Les cloches désespérées regrettent…)
Les portes de Lébos disjointe bâillent…
Votre Majesté faut-il ?…
Dràhna. – Le monde irrigué s’alluvionne
Des fleurs quotidiennes aspergent les tempes agrippées…
Que faire ?
Amputer les harmonies infécondes ?
Déclarer la disruption fontinale ?
Élaguer les consciences arides ?
Que faire ?
Que faire ?
L’imminence éclusée d’Épithalos
s’incurve
(Délirante.)
De partout me reviennent les assaillances condamnées !
Les ouvertures éplorées se creusent d’abîmes
Ô Créatures intriguées de vous-mêmes
Mon âme glacée
dépose ses limites
sanguinolentes
Elle s’écroule.
Rideau. Fin de l’acte II.

[Acte III5]
Scène 3
Le chœur, Audaline, Dràhna.
Dràhna après quelques pas sur la scène aperçoit Audaline.
Dràhna. – Audaline !
Audaline. –
Dràhna. – Audaline cristal merveilleusement irisé !
Audaline. –
Dràhna. – C’est vrai le cristal s’est noyé de détresse ; les replis d’ombre
pulvérisés se traversent de schisteuses perceptions.
Audaline. –
Dràhna. – Ô trop injustes événements ! Est-ce notre faute si les Soleils
incendient l’existence impalpablement gerbée ?
Est-ce notre faute si les hommes d’un mouvement de leurs cerveaux
s’emparent de possibilités éperdues ?
Audaline. –
Dràhna. – Audaline miroir où se dévore le Jour !
Audaline fiancée d’Épithalos vois comme l’air hésite vois
Comme les instaurations frémissent…
La courbe de l’absence piétine sur le seuil
Vois comme le sillage s’interroge !
Audaline. –
Dràhna. – C’est vrai les démarches rebelles ont rompu les espérances
juvéniles.
La scène tragique autonome aujourd’hui dispose ses
premières fumerolles
Polyxos conscience bue de sang
se ferme…
Épithalos…
Audaline. – Madame…
Dràhna. – Oui je sais… La mort… esquisses déjà défaillantes… Les
origines coïncidées.
Ô juxtapositions intellectuelles…
(Un temps.)
Audaline les diversités se suppriment au contact de la donnée
inclusive !
les nécessités se meuvent au gré de la réflexion…
Audaline. – (Rêvant.) Lierre évaporée Audaline vient
Nouvelle chose éclose avec le Jour
Bénie…
Dràhna. – La structuration du monde…
La réalité un instant torturée de négation isole
les significations accidentelles
les apparitions tangentes
les teintes saturées…
Audaline. – (Rêvant.) Je suis celle qui attend, torche non encore enflammée,
prise dans le vent inaugural… et les dentelles de mes jeunes
artères s’allument en rougissant.
Dràhna. – Hommes transfixiances impitoyables voyez l’irréductible brisure
de nos sourires !
Les corrélations polaires abandonnent le représenté
les espaces harcelés lamentent les immobiles facultés
Audaline voilure incertaine
est-ce notre faute si les inventoriations confondent les
évidences sensibles ?
Le songe affaissé
les gerbes rompues
les altérités éblouies s’entretuent
Audaline inhérente la souffrance se nourrit de notre sang…
(Au loin des hommes dépecés par des lames de Soleil crient.)
Dehors les têtes saoules démesurément fracassées
s’accomplissent
Le palais noyau central jette aux cieux vides de sens les
concepts distendus.
Lébos ville cendrée
le requiem tombe en lourdes clameurs
Je ne sais plus !
Audaline parcelle d’histoire
Je ne sais plus !
Je ne sais plus les Causes !
Oui de nouveau la Mort
de nouveau l’enfer
de nouveau l’enthousiasme
de nouveau les fièvres
les lourdeurs
les rapidités
De nouveau des fleurs écartelées
des orgues entremêlées…
De nouveau les vitesses intolérables
les essors irrépressibles
Audaline. – Épithalos ô ménestrel exaltant je viens du rythme des cloches
modelée chanter tes gloires infinies.
Les cloches superposent leurs appels définitifs
déposent leurs regrets
oublient le viol…
Cloches aériennes lentement devinées
abritez-moi !
Dràhna. – Audaline…
Audaline. – (S’éveillant.) Madame tout dort dans mon âme
les proues tumultueuses fendent nos poitrines glaivées
Madame tout dort dans mon âme et je pleure
Ô transposition immortelle déjà épuisée
mon âme chancelle
le tombeau s’est ouvert et la source retrouvée se désole
Flûtes anxieuses
Hautbois infernaux
retentissez !
Mains arrachées
Mains orphelines tremblez
le tombeau s’est ouvert !
Madame je dors et je traverse le monde les yeux clos la main
crispée sur quelque chose que je ne veux pas voir mourir6.
Dràhna. – Audaline…
Audaline. – (Elle titube.) Le sable emporté brûle les yeux
je meurs ignorante de tout
je meurs et ma mort m’est inconnue
je m’abîme
et le thème s’installe définitivement
descendez anges écumeux du refus
frappez-moi
vos ailes acérées trouveront le chemin de mes malheurs
Nuages
massues de la Pensée
jetez le désarroi dans mon âme échevelée
je m’abîme
Dràhna. – Fille de Ménasha…
Audaline. – Écoutez,
le sommeil revient
Écoutez le sang m’insurge
Écoutez monde qui me perdez
la terre se déchire
Écoutez la profondeur de mon abîme
Je dors la main crispée sur quelque chose qui mourra avec
moi
(Des cloches doucement lui prennent la main.)
Courbes légères du corps
herbettes alarmées
l’arbre brisé par l’orage pleure et
l’unité disperse ses possibilités.
Fêtes calvaire dalles imperméables
oui Audaline germée répond…
Elle sort.
Scène 4
Le chœur, Dràhna, Ménasha.
Les cloches de l’autre côté accompagnent Audaline.
Dràhna. – Voix désespérées,
étreignez l’ultime souvenir
Une aiguille lentement s’achemine
entourez l’originelle palpitation
le thème s’anéantit.
(Les cloches bousculent l’indevinée Audaline.)
Voix qui cherchez l’ouverture
Pleurez
les estuaires s’abîment
Audaline
Symphonies inhabituelles
Essentielles nymphées
agenouillez-vous
les voix se taisent.
(Elle vacille. Les chœurs d’enfants agressifs découpent des tranches de
tourbeaux.)
Ô cette lourdeur
drapée de Soleil, je défaille
le blanc afflué blesse mes yeux
les incarnations explorées s’assouvissent
les inondations incendiées se répudient
la Question se martyrise…
Voix suspendues
couchez-vous
les ailes oppressées de l’amour
s’abîment !
(Au loin des cris d’hommes assassinés.)
Les vérités accumulées s’éteignent
Pitié astre meurtrier !
Que notre résignation nous ressuscite…
Des gouttes d’eau allumée plantent leurs dents dans ma gorge
Des réseaux de consciences abîmées attestent
Des milliers de sourires abîmés attestent
Des milliers de mains désarmées attestent
Pitié astre meurtrier !
(Contre la scène trois harpes mouillent les lèvres d’une âme.)
Ouate humectée
pitié !
Silence séparé de soi-même
Retiens tes assauts ulcérants.
Que notre bouleversement nous ressuscite
Astre meurtrier
Pitié !
(Ménasha entre.)
Ménasha. – Malheur de Vie me déserte ;
Audaline est morte !
Dràhna. – (Vacillante.) C’est avec le sang que nous laverons nos morts.
Je parlerai !
(Cloches et harpes se taisent. Les enfants de leurs voix innocentes soulèvent
Audaline.)
Ménasha. – Audaline blanche et belle…
Dràhna. – C’est avec le sang que nous laverons nos morts !
Je parlerai !
Ménasha. – Tout sombre
l’espace nu adhère aux promesses innocentes
Tout croule
l’atmosphère grise d’hostilité épanouie foudroie les ardeurs
innocentes
Tout craque
la lyre expirante injustement frôlée
gante la main du désespoir.
Les surfaces condamnées tombent
Revenez notes englouties
rivières…
Revenez corde triste trop brusquement flétrie
Tout s’anéantit.
Dràhna. – Le songe affaissé
les gerbes rompues
les altérités éblouies s’entretuent…
Ménasha. – Audaline première syllabe
Dràhna. – (Vacillante.) C’est avec le sang que nous laverons nos morts !
Je parlerai !
Ménasha. – Fatales érosions
les équations se dilatent
Ô Lamentations intraduisibles
les origines s’intriguent
Audaline poème arrosé
La déflagration impulsive t’immole
Audaline murmure agonisant
Les fatalités circulaires regrettent…
Dràhna. – Forces déchaînantes qui m’assaillez
Gammes illimitées qui m’outragez…
Événement qui bousculez mes mânes…
Monde éruptif
Tes rébellions me sont fatales !
(Elle vacille.)
Mais pourquoi ce désespoir qui s’exprime ?
Pourquoi ces mots qui me tuent doublement ?
Pourquoi cette douleur qui se cherche ?
Silence au sein du silence !
Silence sur cette terre désertée !
Silence à l’aridité solaire !
Paix et mort aux portes des cieux gravides
éternellement !
Mort, Mort
Hommes irrémédiables absurdités !
Ménasha. – Oui Tout se tait
Les exclamations hier vibrantes profèrent
leurs ultimes accents.
Tout s’effondre
les eaux se prennent
le monde perd
Tout s’effondre
la Tragédie insertion absolue
fixe le devenir
Notre terre s’endeuille…
Dràhna. – (L’interrompant.) Notre terre !
Rejetée du monde vais-je me créer
d’illusoires conquêtes ?
Notre terre !
Est-ce ma faute si les consciences crayonnent les chairs
offertes ?
Est-ce ma faute si les négations dissolvent les catégories ?
Notre terre !
Quelles appartenances ironiques
imprudemment proférées ?
Seule
Seule dans ce monde étranger je dépouille
La phosphorescence essentielle.
(On entend du bruit.)
Quelles flammes opiniâtres imparfaitement satisfaites
s’acheminent vers nous ?
Entre le commandant de la place.

Scène 5
Le chœur, Dràhna, Ménasha, le commandant de la place.
Le commandant est très agité. Il s’adresse à Dràhna.
Le commandant. – Votre Majesté,
Lébos crucifiée hurle de douleur
les hommes en continuelle transformation
se dissolvent
Majesté Lébos saigne…
Dràhna. – Qu’elle saigne c’est avec le sang que nous laverons nos morts !
Le commandant. – Majesté
J’ai traversé la ville engloutie de morts
Le Soleil frappe les fenêtres environnantes.
Les incendies épouvantent les cieux.
Le chœur. – Bénie soit l’Obscurité car la lumière est terrible
Ménasha. – Savoir et se taire
Telle est la question !
(Des violons se poursuivent.)
Le commandant. – Majesté, Lébos véhémente renie
la désastreuse blessure.
La conscience universelle insercible [sic]
retrouve ses remparts.
Les attributs récemment jaillis du TOUT
demandent, à être interrompus.
La Lumière interdit toutes issues…
Dràhna. – Que faire ?
Ménasha. – L’homme est une erreur incorporée
Les démarches diffluentes introduisent des carrières multiples
Mais l’erreur
Cette subordination colloïdale
Anéantit les sol[s]ticiales perspectives…
Dràhna. – Erreur !…
Quelles constructions légitimer du poids de cette vengeance
de la RAISON ?
Erreur !
Est-ce ma faute si le compact de la pensée
se trouve d’Inconnu ?
Que faire ?
(Elle vacille.)
Astre meurtrier, pitié.
Le commandant. – Majesté
Lébos lourde
Lébos panicide [sic]
De l’Équilibre cherche le retour
Le Soleil bientôt s’abîmera sur nos têtes…
À moins ?
Dràhna et Ménasha ensemble. – À moins.
Le commandant. – Épithalos doit quitter la ville avant deux heures
Alors
la conscience, nulle d’émission inchoatives
se reposera.
Dràhna. – De nouveau la MORT
De nouveau les allures effroyables
(Elle vacille.)
De nouveau les ruptures définitives
De nouveau l’illusoire ABSOLU
(Elle vacille. Ménasha, le commandant veulent la soutenir.)
Arrière, Arrière
Que me sont maintenant les plai[n]es jalonnées
d’interruptions fraternelles ?
Que me sont les espoirs
les tendresses
les peurs d’enfants ?
Monde inutile Dràhna défaite
attend les répressions paradoxales !
Rideau. Fin de l’acte III.

Acte IV
Scène 1
Le rideau se lève. Une incandescence triplée. Pendant une minute pleine,
personne sur la scène.
Entre Épithalos. Après quelques pas.
Épithalos. – Ô trophées éviscérantes [sic]
Appels infrangibles
L’opposition exubérante se coagule…
Les battants de la houle dissèquent les énergies
La révolution sidérale se submerge
Houles effrénées
Ô trophées éviscérantes !
Lébos distendue vibre insondablement
La hiérarchie décuple les intentions
Le schisme brusque les affinités…
Ô somptuosité modère ta motricité
Ne plus voir
Ne plus voir la mort
Lumière sévèrement élargie
Mesure l’hydre de la destruction.
Le chœur. – Épithalos, étincelle hétérogène
l’ACTE parvenu aux cimes éruptives ne peut qu’il ne
s’absorbe !
Épithalos. – Disparaissez inventions de ma neuve conscience !
l’holocauste précise le sacrifice
Spectacle primordial je m’abreuve aux richesses intérieures
Ne plus voir
Ne plus voir la mort
le gouffre
La lumière successivement précipitée
Objets évanescents jetez contre mon regard une résistante
accrue !
Soutenir ma vie à l’empan de ma négation
pulvériser les outrecuidantes habitudes
Oui je vois
Je vois ma vie prise vertigineusement
attachée à l’ACTE
ruée contre l’ACTE
Ma vie de cet acte élaborée
Ma vie dure,
pesante
Je vois les avenues balayées
Les sordides précautions rétrécies
Je vois les vieillesses lamentablement authentifiées
Moi, Épithalos, hissé
la joie voltigeant le long des sommets interdits
la VIE
Mais les mots m’évitent
La seule tragédie, le langage me bat la pensée
Monde enfin non abstrayant
Monde qui trouves l’allure existentielle
Gémis tes soirées souffreteuses
Gémis tes sommeils cavitaires
Gémis et craque
Vieux monde incendié
(Un temps.)
Ne plus voir
Sentir désormais le choc des choses
leurs mouvements
leurs horizons
toucher leurs perspectives
Ô trophées éviscérantes.
(Un cor affronte des gerbes de soleil.)
Neiges impardonnables
liquides humiliés
Voilà que la sécheresse auréole mon âme !
La création multipliée sanglote
L’ivoire du connu geint inesthétiquement
Honte au flanc de la pensée !
Le chœur. – Épithalos aventure déployée l’Acte parvenu aux
cimes éruptives
ne peut qu’il ne s’ABSORBE !
Épithalos. – Aux portes du torrent se tient craintive la
perception dévorante !
La mort me barre la route
Mais le mot doit y chercher la vie
Les paroxysmes impraticables…
Un jour
Un jour et ma vie est arrachée de cette pesanteur
Raisons distribuées à l’inattendue faiblesse !
Deux mille ans et le monde sommeille
Deux mille ans que les Hommes s’oublient au sein d’une
Vie en suspens !
Deux mille ans et les jours asservissent la conscience
Voici que l’EXTRAORDINAIRE a redressé l’obliquité des
ténèbres et que la force assaillante de l’ACTE invente de
sublimes métamorphoses.
Je scrute Tyran d’un azur irrémédiablement violé
irrémédiablement déchiré
Les avenirs illusoires !
Ah que se noient les espoirs temporels !
L’heure écarquillée s’enraie
grotesquement !
Homme aventure enivrante
clame au temps feuillu la raideur de ta courbe
(Il vacille.)
Oh cette intrusion
cette chair qui lentement se confond !
Je cherche les choses !
choses ajustées
phénomènes permanents
Je cherche votre texture
Ne plus voir le blanc muet
la MORT
le VIDE affolant
Ne plus voir l’INSAISISSABLE.
Entre Dràhna.

Scène 2
Le chœur, Épithalos, Dràhna
Dràhna entre, Épithalos ne la voit pas.
Dràhna. – Épithalos !
Épithalos. – Qui m’appelle ? (Apercevant Dràhna.) Ô Mère réveille-toi les
sommets flagellés se frangent d’attente !
Dràhna. – Polyxos…
Épithalos. – Regarde !
Les yeux du ciel se sont ouverts. La vie Mère, la vie requise
frémit au creux de nos mains.
Ô Construction impulsive
Tension oscillante !
Ô Exercice de ma pleine interrogation !
Regarde la brutalité de notre existence…
Dràhna. – Lébos arrêtée s’émiette…
Épithalos. – Misérable béance !
Mère regarde
Mère regarde l’offre qui s’impatiente
aux portes de ma formulation s’irrite la conscience
Universelle impitoyablement traquée.
Aux portes de l’ACTE s’enlumine la voix absolue du REGARD
Mère, ô flamme également infixée
Regarde,
L’existence véritable incarnation s’éploie
Mère réveille-toi les sommets flagellés se frangent d’attente !
Dràhna. – Mon Fils douloureuse impétuosité
Mon attente impuissante s’emprisonne
les portes hermétiques de l’impossible défluent aveuglantes
Ah ! Épithalos exclamation tranchante
pourquoi nous avoir abrutis ?
des falaises barbouillées de sang se lavent au reflux de la stérilité
Mon fils… Qu’as-tu fait ?
(Épithalos lui prend les mains.)
Épithalos. – Mère…
Dràhna. – Qu’as-tu fait ?
Épithalos entaille brûlante
Qu’as-tu fait de tes mains radiaires ?
Ô action effroyable !
Où aller maintenant ?
Les horizons du monde retrouvent le sens de leur afférence
qu’espérer maintenant ?
La conscience singulière s’arrête flanquée de silence
Ô action effroyable
Épithalos qu’as-tu fait ?
(Des cris inondent la scène, Dràhna vacille.)
Vois l’Univers e[x]ige le pardon,
les hommes fantastiques apparitions s’obstinent à paralyser leurs
désirs
Épithalos que n’as-tu entendu la voix de la pure pensée ?
Cette brèche dans mon sanctuaire !
L’immensité telle victime éclairée dissipe ta fureur
Des notes de feu bouleversent le miroir où s’ancre le langage.
Vois le gouffre de l’inaccessible s’entrouvre
Vois le sommet expose ses demeures éphémères
Épithalos origine incisive
Vois, la tragédie interroge sa proie
Épithalos. – Mère le miroir se ternit au souffle de l’indifférencié
La contingence immobile alourdissait les consciences nulles
d’aspérités
Mère, derrière l’inutile et l’obscurité
Derrière le silence
Derrière la divine nuit…
Et là, au centre du monde
notre nuit sacrée,
Nos mains cités sublimes
refusant le sommeil
l’oubli
là, au centre de nous-mêmes, l’instrument
irréductible qui rythmera la vie parfaite des hommes
Ô Rythme d’évidement !
La vérité littéralement assourdie
les splendeurs tonnent et frappent l’écorce du Monde de leurs
scories.
Mère, accepte le jour que je t’apporte…
Dràhna. – Mon fils…
Épithalos. – Mère, de mes mains armées d’inquiétudes infinies je modèle un
jour bouillonnant,
La lune fantômale, voûtée émet son dernier râle
Montagnes harcelées
Promontoires
l’acier de mes mots hante votre silex
Mère je t’apporte,
Éruption damasquinée
le jour fulgural
Dràhna. – Oui, batailles épouvantables
Agitations, sacrilèges
Oui, la lune s’écrase aux portes de la vivacité solaire,
Lébos contemple d’innombrables funérailles
Les mémoires sépulcrales déjà insensibles s’apprêtent à regagner
la bruyère
Mais, mon Fils, qu’espérer de la nudité accablante ?
qu’espérer maintenant, que l’hostilité de la mort nous assaille ?
Polyxos, Audaline7…
Épithalos. – Audaline ?
Dràhna. – L’épine de l’astre nommé a figé l’argent de son âme !
Épithalos. – (Pour la première fois il vacille.) Ô meurtrissures épuisantes
lueurs assassines de quelles chancelances me frappez-vous ?
Audaline versant merveilleux de ma polarité
je t’apportais les profondeurs du jour et voici que la mort
t’arrache aux magnificences de l’Amour !
Audaline, aventure d’émail vert je pleure de mes mains
orgueilleuses qui refusent de se toucher !
Ô Mélancolie !
(Rêvant.)
Un jour
Un jour et c’est l’Amour
Un jour et la conscience saisie de soi se légitime.
(Dràhna l’interrompt doucement.)
Dràhna. – Un jour !
Un jour et c’est la mort !
Un jour et la question retombe inerte,
Un jour et la conscience saisie se suicide.
Le chœur. – Bénie soit l’obscurité
car la lumière est terrible.
Épithalos, l’ACTE parvenu aux cimes éruptives ne peut qu’il ne
s’absorbe.
Dràhna. – Un jour et le monde se dénude !
(Elle vacille.)
Un jour et mes yeux se voilent d’amertume !
Mon fils, qu’as-tu fait de tes mains ?
Dis-moi, mouvement essentiel, pourquoi nous avoir abrutis ?
Épithalos. – Mère, la nécessité se révèle à nos yeux
Les appels constitutifs accusent la déplorable sécurité
Mère les méthodes se résorbent
Entends, la vie chaleureusement nous convie !
Dràhna. – (Vacillante.) La mort…
Épithalos. – Mère, écoute
Dràhna. – La mort…
Épithalos. – La vie, Mère !
ma densité illuminée déferle
La vie, Mère
Le roc par moi institué précise les explosions.
Dràhna. – Tout est perdu mon Fils !
Mais la perte la plus sanglante est la tienne
Ô douloureux insuccès !
Entre Ménasha.

Scène 3
Le chœur, Dràhna, Épithalos, Ménasha.
Ménasha. – Gestes, cris, lamentations, flancs déchiquetés…
Nul arbre ne frémit
l’ACTE doit être ramené à sa première nuit
qu’espérer de cet antre où se regardent les tremblantes
consciences.
Le ver luisant disparaît avec le jour
pareillement l’Homme avec l’ACTE
Épithalos la création se tord les mains
Savoir et se taire !
Parler…
Espérer…
Sinistre tragédie où les cerveaux saignant de l’inlassable
contradiction expulsent l’immobile RAISON !
(Dràhna s’écroule. Épithalos se penche et la soulève.)
Épithalos. – Mère
la vie requise…
Ô Mélancolie
je t’apportais la scintillance du jour et
voici que la mort t’arrache aux solennités
de ma définition.
(Il repose sa mère. À ce moment les projecteurs abandonnent
Dràhna à l’obscurité.)
Astres qui me condamnez…
Audaline, Dràhna, prétextes de moi-même
Je vous demande pardon…
Le chœur. – Bénie soit l’obscurité.
Ménasha. – Que soit éteinte la torche téméraire qui de l’homme veut abolir
la parfaite convergence !
Épithalos. – Seul
J’exprimerai !
Seul je veux aller à l’abîme téméraire où s’enlise la conscience.
Jour, lumière féerique enveloppant ma réalité
Ah ! Le chemin est long qui conduit à l’homme !
Seul, j’irai aux portes ouvertes sur l’impossible certitude.
La fièvre
Mon cœur
Mon corps farouche heurté au flanc de l’histoire humaine
Ma fièvre dissolvant la comique banalité.
Ma gloire
Je m’élève
ACTE sacrificiel je m’élève.
Oh ! Les montagnes s’absentent
Les plaines loin, loin se perdent
la terre immonde
ma chair
Mon effroyable finitude
ma chair
Ah ! Le chemin est désert qui conduit à l’homme
Le chemin est rude qui me conduit à moi-même.
Le chœur. – Le feu dévore le feu naissant !
Épithalos. – Une route montante…
Je m’élève
Ma poitrine lourde d’ivresse exaltante.
(Un orchestre traversé de cris encadre la scène, la lumière s’agite
convulsivement.)
Ménasha. – Qu’espérer…
Épithalos. – (L’interrompant.) Roulez sources infécondes !
Qu’espérer ?
Ma fièvre !
Ah ! Si je pouvais…
Si je pouvais non plus flécher le monde mais
m’ancrer en son éternelle vacuité
Si je pouvais…
Mots arrachés de moi-même
Mots repus de mon sang répandu
Mots assassins
Si je pouvais…
Langage habilité par l’ACTE soulevez le monde
C’est [de] nourrir du spectacle que vous créerez d’absolues
exigences.
Mais le monde m’écrase en sa noire irresponsabilité
Le temps,
dérisoire puissance enrichissant les vieillesses
accroupies
Hommes amusés de vous-mêmes
j’exprimerai les mouvements de vos nerfs flaccides !
(Il vacille.)
Si je pouvais…
Ménasha. – Se moquer de ses pesantes latitudes exubérance
Intarissable de la connaissance !
Épithalos. – Si je pouvais…
Astres hémorragiques qui me condamnez
Cessez !
Oh ! Ne plus voir
Ne plus voir le blanc muet
Ne plus voir la mort
Choses permanentes saisissez mon regard
effréné
Le Vide
La fin
Nuit flagrance démunie
Nuit germination qui légitime le sommeil des hommes
Reviens
Limiter la perspective du monde…
Ne plus voir.
(Cloches et orchestre tentent de s’infiltrer sur la scène.)
Nuit du TOUT reviens noyer la flamme de ma conscience
Mon corps m’attire
Cette chair
Moi, Épithalos réalité enfiévrant le Cosmos
Nuit, je t’en supplie
Reviens
Ne plus voir
Ne plus voir le VIDE
Choses retrouvez votre texture…
(À ce moment la lumière s’installe dans la salle. Sur la scène l’obscurité
revient, alors que le rideau tombe.)
Ménasha. – Épithalos, la nuit s’est faite
mes yeux agrippent les divines choses
Lébos de nouveau s’organise
Bénie soit l’obscurité.
Épithalos. – (Telle une chair arrachée par un roulement de mitraille.) JE
VOIS.
Rideau.

Notes
1. Voir Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 130 [NdE].
2. Phrase marquée en marge de deux barres obliques sur le tapuscrit original [NdE].
3. Explosions ? [NdE.]
4. Dès la première édition du Cahier d’un retour au pays natal, en 1939, lorsqu’il aborde enfin la
négritude, Aimé Césaire la célèbre en ces termes : « Tiède petit matin de vertus ancestrales »
(Œuvres, op. cit. p. 86). Déjà se marque donc, dans la bouche d’Épithalos, le rejet du retour au passé
d’une identité mythique qui sera l’un des thèmes fondamentaux de Peau noire, masques blancs
[NDE].
5. Manquent ici dans le tapuscrit original les scènes 1 et 2 de l’acte III. Dans son livre (p. 131),
Joby Fanon cite les vers suivants, issus de façon certaine de ce passage manquant : « Et moi,
l’allumeur des mondes/Des mots ! Des mots ! Des mots !/Je cherche des étoiles à “ailer” la raison/Je
m’élabore/Surgi de la puissance de l’acte/Moi contestation absolue. » [NdE].
6. Ajout manuscrit en marge sur le tapuscrit original : Ô mensonge ! Dérisions [NdE].
7. Cette page du manuscrit n’a pas été relue par Fanon, Audaline y est écrit Andaline [NdE].
Deuxième partie

Écrits psychiatriques
Fanon, psychiatre
révolutionnaire

Jean Khalfa

Les écrits psychiatriques de Frantz Fanon sont souvent


mentionnés lorsque l’on commente les passages de ses livres sur les effets
psychopathologiques de la colonisation, mais ces textes, écrits entre 1951
et 1960, en parallèle à son œuvre politique et tout au long de sa carrière
professionnelle de neuropsychiatre, sont peu étudiés pour eux-mêmes ou
pour ce qu’ils manifestent d’évolution dans sa pensée. Il y a plusieurs
raisons à cela : leur nature technique, l’intérêt jamais démenti de Fanon
pour des thérapies aujourd’hui discréditées tels les électrochocs ou les
comas insuliniques (méthodes qu’il pratiquait et sur lesquelles il a écrit des
articles scientifiques), ou encore ses expérimentations dans le domaine des
neuroleptiques de première génération. Certains sont aussi gênés par le fait
qu’il subordonne la psychanalyse à une approche neuropsychiatrique plus
générale, du moins lorsqu’il la considère d’un point de vue clinique.
Pourtant Fanon se considérait avant tout comme psychiatre et interrompit
rarement sa pratique, que ce soit en France, en Algérie ou en Tunisie. Si elle
n’avait été qu’une activité professionnelle coupée de ses intérêts principaux,
il aurait probablement ouvert l’un de ces cabinets privés qui fleurissaient à
l’époque1. Or il privilégia la clinique hospitalière, mena des recherches
originales qu’il présenta à des congrès professionnels, les publia, dirigea
des travaux universitaires et eut un impact considérable sur la vocation et la
carrière des internes et infirmiers qu’attira très tôt sa réputation de médecin
révolutionnant la pratique dominante. Lorsqu’on les lit systématiquement,
on voit vite que ses textes de psychiatrie renvoient aux débats les plus
intéressants dans le domaine, et ce durant une période passionnante de
fébrile redéfinition de la discipline. Ils méritent aussi d’être étudiés si l’on
veut comprendre le tout de sa pensée, comme l’avait noté François Maspero
dans sa préface à Pour la révolution africaine 2.
L’œuvre scientifique de Fanon part d’une réflexion fondamentale sur la
spécificité de la psychiatrie par rapport à la neurologie, sujet de sa thèse de
médecine soutenue en 1951 (voir infra, p. 168 sq.). Il publia ensuite des
articles sur les traitements neuropsychiatriques dont il avait fait l’expérience
et sur leurs limites, puis s’orienta vers une approche sociothérapeutique
dont les difficultés l’amenèrent bientôt à étudier le rôle essentiel de la
culture dans le développement des maladies mentales. Il en avait refusé dès
le départ toute naturalisation, et allait rejeter violemment celles que
l’ethnopsychiatrie coloniale, essentiellement biologisante et raciste, avait
inventées et incarnées dans la structure même des hôpitaux créés avant la
guerre, en particulier celui de Blida-Joinville. Fanon inventa, chemin
faisant, une approche qui fait de lui l’un des pionniers de l’ethnopsychiatrie
moderne. Il s’éloigna enfin de la socialthérapie3 ou thérapie institutionnelle
pour créer un service de soins mentaux hors hôpital psychiatrique et
proposer un modèle pour les institutions de santé mentale à venir.

La thèse fondatrice de 1951 sur les « altérations


mentales »
Le premier texte important de Fanon est sa thèse de psychiatrie soutenue
à Lyon en novembre 1951 dans le cadre de son doctorat en médecine – il
avait alors vingt-six ans4. Cette thèse a souvent été présentée comme un
travail technique produit en hâte afin d’obtenir une qualification, en lieu et
place de Peau noire, masques blancs, texte jugé inacceptable comme thèse
de doctorat car rédigé d’un point de vue trop subjectif5. Fanon donne une
raison différente : « Quand nous avons commencé cet ouvrage, parvenu au
terme de nos études médicales, nous nous proposions de le soutenir en tant
que thèse. Et puis la dialectique exigea de nous des prises de position
redoublées. Bien qu’en quelque sorte nous nous fussions attaqué à
l’aliénation psychique du Noir, nous ne pouvions passer sous silence
certains éléments qui, pour psychologiques qu’ils aient pu être,
engendraient des effets ressortissant à d’autres sciences6. »
Cette dialectique est celle de la psychiatrie et de la sociologie, de la
subjectivité et de l’histoire, et Fanon l’avait souligné dès l’introduction :
« Réagissant contre la tendance constitutionnaliste de la fin du XIX e siècle,
Freud, par la psychanalyse, demanda qu’on tînt compte du facteur
individuel. À une thèse phylogénétique, il substituait la perspective
ontogénétique. On verra que l’aliénation du Noir n’est pas une question
individuelle. À côté de la phylogénie et de l’ontogénie, il y a la
sociogénie7. » Fanon, qui n’avait aucune hésitation à se placer dans le
sillage de filiations illustres, avait donc dès le départ conscience de ce qui
ferait la force et la modernité de sa pensée politique : prendre la notion
d’aliénation en un sens fort, articulant ces trois dimensions. Pour ce faire,
encore fallait-il avoir prouvé que l’aliénation ne peut se réduire à des
troubles de la constitution organique ou de l’histoire individuelle, hors de
tout lien social. Tel est l’objet de la thèse de psychiatrie « stricte », texte
qu’il faut prendre au sérieux, tant en lui-même que dans son lien essentiel
avec ses autres travaux, pour les raisons suivantes.
Premièrement, le cas médical au cœur de la thèse, une maladie
neurologique héréditaire, souvent mais pas toujours accompagnée de
symptômes psychiatriques, eux-mêmes variables, est celui d’une patiente
observée soigneusement et sur une longue période. Fanon poursuivait ses
études dans un département à orientation neurologique et avait donc à sa
disposition les ressources nécessaires pour étudier le problème des rapports
entre causalité neurologique et causalité psychiatrique. Supposant que cette
maladie lui offrirait une clef du problème, il examina tous les cas récents
tant dans la littérature médicale depuis le XIX e siècle que dans les cliniques
proches, avec pour but explicite de prouver empiriquement l’insuffisance du
réductionnisme organiciste dominant encore la psychiatrie d’avant-guerre.
La résolution de ce problème initial peut donc être considérée comme une
précondition théorique à ses travaux sur l’impact des facteurs sociaux et
culturels sur le développement des maladies mentales et, par conséquent, à
sa pensée ultérieure sur l’aliénation.
Deuxièmement, Fanon marque à plusieurs endroits importants de sa thèse
les orientations à venir de sa propre carrière professionnelle et intellectuelle.
Sur la nature de la neuropsychiatrie et les fonctions respectives du
neurologue et du psychiatre, il déclare : « Loin de proposer ici une solution,
nous croyons nécessaire une vie d’études et d’observations8. » Dans la
partie consacrée au refus de l’atomisme et des localisations cérébrales par
les psychologues de la Gestalttheorie (théorie psychologique de la forme),
notant l’insistance du psychiatre et médecin suisse Constantin von
Monakow (1853-1930) sur le facteur temps dans le développement des
maladies mentales, par opposition à la localisation spatiale des lésions
cérébrales, la thèse annonce un ouvrage à venir, probablement Peau noire,
masques blancs, qui fut publié peu après : « Nous aurons l’occasion, dans
un ouvrage auquel nous travaillons depuis longtemps, d’aborder le
problème de l’histoire sous l’angle psychanalytique et ontologique. Nous
montrerons alors que l’Histoire n’est que la valorisation systématique des
complexes collectifs9. »
Fanon avait lu attentivement le psychanalyste Jacques Lacan,
probablement sous l’influence du philosophe Maurice Merleau-Ponty, dont
il suivait les cours10. Consacrant une section de sa thèse à la théorie
lacanienne d’une psychogenèse pure de la folie (qu’il oppose à
l’organogenèse tempérée du grand psychiatre de la période, Henri Ey), il
souligne l’insistance de Lacan sur la constitution sociale de la personnalité
(« il envisage la folie dans une perspective intersubjectiviste ») et ajoute, en
une intéressante prétérition : « “La folie, dit-il, est vécue toute dans le
registre du sens.” […] Nous aurions aimé consacrer de longues pages à la
théorie lacanienne du langage. Mais nous risquerions de nous éloigner
davantage de notre propos. Pourtant, à la réflexion, nous devons reconnaître
que tout phénomène délirant est en définitive un phénomène exprimé, c’est-
à-dire parlé11. » Fanon voit donc dans sa recherche sur ce groupe de
maladies mentales irréductibles à leur seule origine neurologique l’occasion
de mener une réflexion théorique de fond et indique qu’elle le mène aux
travaux qu’il entend poursuivre ultérieurement, même dans de tout autres
domaines.
Troisièmement, il n’y a pas de raison de sous-estimer l’intérêt continu de
Fanon pour les aspects biologiques de la clinique psychiatrique. Maurice
Despinoy, qui fut son patron d’internat à l’hôpital de Saint-Alban, note qu’il
manifestait un grand intérêt pour ses propres expériences sur les sels de
lithium. Despinoy, l’un des pionniers dans ce domaine, estime que s’il était
resté à Saint-Alban, Fanon « aurait fait une thèse de biochimie12 ».
Quatrièmement, nous savons que Fanon travaillait rapidement, qu’il
dictait ses livres sans utiliser de notes, se corrigeant rarement13. L’écriture
de cette thèse lui a donc peut-être pris autant de temps, sinon plus, que celle
de ses livres : l’historique des cas pertinents et la bibliographie sont
extensifs, les références éclairantes, les citations (généralement correctes)
révèlent une lecture attentive de la littérature et ses analyses vont au cœur
des enjeux dominants à l’époque. C’est une thèse assez courte, surtout par
le nombre de cas résumés ou étudiés directement, et peu respectueuse du
détail des conventions bibliographiques, mais elle va directement au cœur
du problème et l’on voit bien comment le style de sa pensée s’y définit.
Enfin, il ne va pas de soi qu’un travail incorporant certaines des analyses
à la première et à la troisième personne sur le sujet de Peau noire, masques
blancs (dont le premier titre avait été Essai sur la désaliénation du Noir)
n’aurait pu être soutenu comme thèse à une époque où la nécessité d’une
approche phénoménologique de la maladie mentale était au cœur des
débats, sous l’impulsion, entre autres, de Ey et de Merleau-Ponty, tous deux
grands lecteurs de Jaspers (tout comme Fanon). Un tel doctorat serait sans
doute moins acceptable aujourd’hui qu’alors en psychiatrie. David Macey
remarque que Peau noire, masques blancs, que Fanon avait commencé
d’écrire avant de se lancer dans des études de psychiatrie, ne pouvait pas
avoir été conçu initialement comme une thèse de doctorat14. Plus
fondamentalement, les deux œuvres partent de points de départ fort
différents : certes, le doctorat établit le fondement ontologique de Peau
noire, masques blancs en montrant que même lorsqu’elle trouve son origine
dans des problèmes neurologiques, une maladie mentale en général ne se
développe que dans un espace relationnel socialement déterminé et qui
explique la forme qu’elle prend. Mais le livre est une étude psycho-
sociohistorique particulière sur l’aliénation dans une colonie d’Ancien
Régime, la Caraïbe française, où la dépendance intérieure à la métropole est
absolue, tant d’ailleurs sous la forme d’une identification que sous des
identités d’opposition (telle la négritude). Cela va bien au-delà d’une thèse
de psychiatrie.
Fanon aurait certes bien pu se servir des deux chapitres les plus
« psychologiques », l’un subjectif, « L’expérience vécue du Noir » (déjà
publié dans Esprit en mai 1951), et l’autre, que l’on pourrait dire plus
objectif, « Le Nègre et la psychopathologie ». Mais une thèse de médecine
sur la psychopathologie du « Nègre » détachée des contextes socioculturels
et historiques concrets qui sont l’objet essentiel des analyses de Peau noire,
masques blancs serait tombée dans l’essentialisme que Fanon dénonçait
déjà vivement dans « Le syndrome nord-africain », écrit à la même
époque15. Du point de vue de Fanon, il est donc clair que ce livre devait être
aussi une critique de l’idée que des constructions pathologiques attribuées à
une « race » puissent avoir d’autres sources que l’histoire.
Soutenir que les maladies mentales ne sont pas des « entités » naturelles
tout en reconnaissant la possibilité de leur origine organique était donc une
position importante à prendre dans les débats médicaux de l’époque ; et
Fanon la défendit d’autant plus vigoureusement qu’elle lui permettrait de
saper les fondements de l’ethnopsychiatrie coloniale. Préoccupé par les
rapports de l’organique et du mental mais tout aussi passionné par ceux
de l’histoire et de l’aliénation, et étudiant dans un environnement de
recherche neurologique, Fanon vit dans son doctorat de psychiatrie
l’opportunité de commencer à réfléchir au problème philosophique qui en
était pour lui l’horizon : l’espace qu’ouvrirait à la liberté et à l’histoire une
preuve empirique de la distinction du neurologique et du psychiatrique16.

Organogenèse et psychogenèse de la maladie mentale


La thèse de Fanon étudie une maladie neurodégénérative héréditaire,
l’« ataxie de Friedreich17 », afin de questionner les limites de la réduction
du mental au neurologique. Elle conclut, sur une base expérimentale, à la
dimension relationnelle (interpersonnelle et, par extension, sociale) du
développement des maladies mentales et des formes qu’elles prennent : la
plupart des cas sérieux ont bien leur origine dans une pathologie
neurologique qui nécessite un ou plusieurs traitements organiques, selon les
moyens disponibles à une époque donnée, mais ceux-ci ne suffisent pas
pour soigner la maladie mentale. Celle-ci ne se réduit donc pas à sa cause
occasionnelle, elle a sa dynamique propre et requiert un traitement d’un tout
autre ordre. Mais s’il n’y a pas d’organogenèse pure des maladies mentales,
il n’y a pas non plus de psychogenèse pure. Pour Fanon, l’opposition est
obsolète, car les formes que prennent les maladies mentales sont
déterminées par la structure des relations auxquelles l’individu est capable
ou incapable de participer, et donc par des facteurs « externes », ni
organiques ni psychiques, mais institutionnels et sociaux. Désormais, le
trouble neurologique ne sera conçu comme cause que dans la mesure où la
« dissolution » de certaines fonctions supérieures (telles celles qui
contrôlent le mouvement ou l’apprentissage) altère la possibilité et la
structure des relations sociales et donc, par contrecoup, la personnalité.
Avec le temps, l’esprit réagit et recompose la personnalité en utilisant ce
qu’il en reste après la dissolution. Les diverses formes possibles de cette
reconstitution sont répertoriées en autant de maladies mentales.
Le préambule de la thèse annonce dès le départ cette dimension
épistémologique de l’enquête : entre 1861 et 1931, dans une famille de
troubles neurologiques dégénératifs héréditaires, « quelques ensembles de
symptômes cliniques ont essayé de parvenir à la dignité d’entité18 ». Or
cette longue et complexe histoire montre que, dans ces cas, symptôme
neurologique et symptôme psychiatrique « obéissaient à un polymorphisme
absolu19 ». Autrement dit, s’il était possible d’unifier les maladies
neurologiques, cette tâche se révélait impossible pour leurs corrélats
psychiatriques. On sait que la fameuse « paralysie générale » décrite en
1822 par le médecin aliéniste français Antoine Laurent Bayle (1799-1858)
avait paru si clairement liée à un syndrome mental spécifique (le délire
mégalomaniaque et la démence progressive) qu’elle avait été utilisée par le
psychiatre Jacques-Joseph Moreau de Tours (1804-1884), suivi en cela par
le positivisme médical du XIX e siècle, comme preuve du substrat
organique de toute maladie mentale et comme fondement d’une conception
organogénétique de la folie20. Mais dès que l’on élargissait le champ à la
famille des troubles neurologiques dégénératifs héréditaires liés à l’ataxie
de Friedreich, on s’apercevait que si une partie d’entre eux étaient
accompagnés de maladies mentales, ils étaient rarement identiques. Ces
maladies semblaient donc remettre en question les distinctions rigides et la
simplicité des « explications causales et mécanistes ». Fanon y vit
l’occasion d’une refondation du domaine : « À une époque où neurologues
et psychiatres s’acharnent à délimiter une science pure, c’est-à-dire une
neurologie pure et une psychiatrie pure, il est bon de lâcher dans le débat un
groupe de maladies neurologiques s’accompagnant de troubles psychiques,
et de se poser la question légitime de l’essence de ces troubles21. »
Et, dans une importante partie de « considérations générales », il
explique : « Nous ne croyons pas qu’un trouble neurologique, même inscrit
dans le plasma germinatif d’un individu, puisse engendrer un ensemble
psychiatrique déterminé. Mais nous voulons montrer que toute atteinte
neurologique entame en quelque sorte la personnalité. Et cette faille ouverte
au sein de l’ego sera d’autant plus sensible que le trouble neurologique
empruntera une séméiologie rigoureuse et irréversible. […] Nous pensons
organes et lésions focales quand il faudrait penser fonctions et
désintégrations. Notre optique médicale est spatiale, alors qu’elle devrait de
plus en plus se temporaliser22. »
Ce souci épistémologique se retrouve dans l’ensemble des travaux de
Fanon : une classification peut être commode, mais elle ne prouve en rien
une ontologie. Nous devrions toujours pouvoir penser en termes de
processus plutôt que d’entités. Une telle rigueur lui vient à la fois de la
phénoménologie et d’une réflexion sur les débats principaux de la
psychiatrie française de la décennie précédente, en particulier ceux
opposant Henri Ey à Jacques Lacan et aux neurologues Julian de
Ajuriaguerra et Henri Hécaen23. Elle nourrit aussi les travaux de Gaston
Bachelard et Georges Canguilhem, et les premiers écrits de Michel
Foucault24. Fanon en dérivera une dénonciation de la vacuité des concepts
ethnopsychiatriques coloniaux mais, dans le champ d’étude de la thèse, ce
scepticisme conduit surtout à une approche structurale de la maladie
mentale.
On a dit que l’université de Lyon était à l’époque un désert
psychiatrique25. L’étudiant décidant de poursuivre de telles recherches aura
donc dû faire preuve d’une lucidité remarquable et d’une capacité étonnante
à s’engager dans les débats les plus intéressants de la période. Il est
cependant probable que ces débats, que Ey a amplement documentés, aient
été accessibles à Fanon à travers les cours et les travaux publiés de
Merleau-Ponty. De plus, à Lyon, Fanon découvrit aussi hors de l’université
le courant le plus progressiste de la psychiatrie française26. Ainsi rencontre-
t-il, par le biais d’amis communs, Paul Balvet, un psychiatre renommé de
l’hôpital Le Vinatier. Balvet avait publié en septembre 1947 dans Esprit un
important article intitulé « La valeur humaine de la folie », que Fanon
compare dans sa thèse aux analyses de Lacan. Il avait été le directeur de la
clinique de Saint-Alban dans laquelle Fanon devait effectuer plus tard son
internat sous la supervision de François Tosquelles (lui-même recruté par
Balvet) et Maurice Despinoy. En mars 1950, Balvet contribue à un numéro
spécial d’Esprit intitulé Médecine, quatrième pouvoir. L’intervention
psychologique et l’« intégrité » de la personne, qui comprenait entre autres
des articles consacrés à la neurochirurgie, aux thérapies de choc, à la
narcoanalyse et à la psychanalyse27. Leurs discussions ont sans doute porté
sur ces débats, qui étaient au premier plan de la vie intellectuelle de
l’époque. Fanon, qui ne cessait de lire de la philosophie, de la littérature et
de la psychiatrie, informé de ces questions, décida naturellement de prendre
position dans ce champ de recherche et d’y imprimer sa marque.
La thèse s’inscrit donc d’emblée dans la perspective d’une comparaison
de la philosophie et de la psychiatrie et pourrait presque tenir dans les deux
épigraphes en apparence contradictoires qui en constituent l’incipit. La
première est de Nietzsche : « Je ne parle que de choses vécues et je ne
représente pas de processus cérébraux28. » La seconde est tirée d’une
présentation de Paul Guiraud et Julian de Ajuriaguerra à la Société médico-
psychologique, le 8 février 1934 : « La fréquence et l’importance des
troubles mentaux dans les maladies nerveuses familiales ne permettent pas
de les considérer comme des accidents fortuits29. »
Paul Guiraud, neurologue de grand renom, travaillait sur le lien entre
lésions neurologiques et troubles psychologiques, et Julian de Ajuriaguerra
allait devenir une autorité mondiale dans ce domaine. À cette même réunion
de la Société médico-psychologique, Guiraud présenta également, avec
Madeleine Derombies, « Un cas de maladie familiale de Roussy-Lévy avec
troubles mentaux ». Cette maladie s’accompagnait d’un syndrome
psychologique comprenant dépression, irritabilité, atteinte de la sensibilité
musculaire, retentissant sur la synthèse de la personnalité : « Il n’y a plus
appropriation à la personnalité de l’activité musculaire, le sujet a
l’impression de subir passivement les mouvements de la marche, il ne
marche pas, il est transporté, comme si j’étais en voiture, dit-il. Le résultat
de ce déficit est un fléchissement de la notion du moi, de la personnalité, à
tel point, dit le malade, que s’il ne s’arrêtait pas, il perdrait
connaissance30. » Or à cette pathologie s’ajoutaient des « ébauches d’idées
de grandeur à type infantile ». Du point de vue neurologique, le jeune
homme présentait tous les symptômes musculaires et physiologiques de la
maladie de Roussy-Lévy (dystasie aréflexive héréditaire), confirmée par
l’étude de son hérédité.
Les auteurs en concluaient à une corrélation entre syndrome mental
spécifique et syndrome neurologique, mais ils soulignaient, en un texte qui
a peut-être inspiré le sujet de thèse de Fanon, qu’une telle corrélation
neuropsychiatrique n’est pas universelle : « Nous estimons que, dans notre
cas, la lésion encore inconnue (puisque la maladie de Roussy-Lévy attend
encore son anatomie pathologique) ne se confine pas à la moelle, mais vient
atteindre les voies ou les centres terminaux de la proprioceptivité dans ces
régions mêmes où le neurologique devient psychique. Il est en effet
amplement démontré que la privation simple d’impressions kinesthésiques,
ou de tout autre ordre, ne suffit pas pour provoquer des troubles tels que le
défaut d’appropriation au moi et le sentiment de passivité des actes
moteurs. À plus forte raison, il faut autre chose pour expliquer les troubles
du caractère, l’impulsivité, l’état dépressif, etc. Par contre, dans la maladie
de Friedreich, les troubles mentaux sont bien connus. Mollaret les a
soigneusement étudiés dans sa thèse. Il note, assez fréquemment associés à
la débilité mentale, les troubles de l’humeur et du caractère, l’impulsivité,
l’instabilité. Mais dans aucune de ses observations, on ne trouve une liaison
aussi étroite que dans la nôtre entre le syndrome neurologique et le
syndrome mental31. »
Ces considérations sur les différences entre maladies neuropsychiatriques
éclairent l’entreprise de Fanon. L’enjeu ici est la nature du psychique :
l’ataxie de Friedreich rend possible et même nécessaire de comprendre
l’indépendance du psychique par rapport au neurologique au sein d’une
approche scientifique, c’est-à-dire sans recours à un dualisme spiritualiste.
Un autre cas étudié par Guiraud à la même réunion de la Société médico-
psychologique, avec Ajuriaguerra, présentait un syndrome d’« aréflexie,
pieds creux, amyotrophie accentuée, signe d’Argyll et troubles mentaux ».
De nouveau, nous avons une liste de troubles neurologiques liés à des
troubles mentaux – « déséquilibre mental », « troubles du caractère »,
« accès cyclothymique » et parfois « atteinte intellectuelle originelle » –, au
sein d’un syndrome non encore pleinement défini, bien qu’indéniable, et
assez semblable à la maladie de Friedreich. La conclusion des auteurs
comprend la phrase que Fanon cite en seconde épigraphe : ces maladies
nerveuses héréditaires sont accompagnées de troubles mentaux si fréquents
et si significatifs qu’ils ne peuvent être considérés comme fortuits.
Cependant, au cœur des trois présentations, un doute était apparu : ces
liens qui ne sont pas de coïncidence suffisent-ils à expliquer la forme et le
contenu des troubles mentaux ? Peut-on se contenter de parler de
« processus cérébraux », comme disait Fanon, pour traduire les
« événements de tête » de Nietzsche, ou bien doit-on étudier aussi les
« choses vécues », les formes et états de conscience en eux-mêmes ?
L’analyse attentive et détaillée de la littérature sur l’ataxie de Friedreich,
associée à l’étude du cas spécifique sur lequel Fanon s’est penché (un « cas
de délire de possession à structure hystérique » avec des symptômes tels
qu’« agitation, attitudes extatiques, propos sur des thèmes mystiques ou
érotiques »32), montre que la variété extrême de ces formes met en doute par
avance tout réductionnisme.
La solution se trouve dans une longue section de la thèse comparant les
idées de Ey, Goldstein33 (et von Monakow) et Lacan. Même si Fanon resta
semble-t-il plus proche de l’organodynamisme de Ey et de la
compréhension de la nature de la maladie mentale comme reconstruction
pathologique de la personnalité – travail d’une conscience affectée en
première instance par des problèmes neurologiques sous-jacents et y
réagissant –, il souligne plusieurs fois l’insistance de Lacan sur la
dimension sociale du complexe et son impact sur le développement de la
maladie mentale34. Dans le cas spécifique étudié par Fanon, la
dégénérescence cérébrale causait une démence et une immaturité mentale,
mais le délire et les manifestations hystériques et mystiques (délire de
possession) devaient être expliqués comme comportement réactif d’un ego
privé de relations sociales. Le trouble neurologique original avait inhibé le
développement affectif et cognitif en empêchant la mobilité et donc la
socialisation (une idée qui révèle peut-être l’influence d’Henri Wallon, par
le truchement de Merleau-Ponty) : « Les délires systématisés, les
manifestations hystériques, les comportements névrotiques, doivent être
considérés comme des conduites réactionnelles d’un moi en rupture de
relations intersociales35. »
En une formule célèbre, Ey nommait « écart organoclinique » l’espace de
cette « trajectoire psychique » d’autoreconstruction par la conscience, à la
suite d’une dissolution neurologique, qui aboutit à ce que nous percevons
comme une maladie mentale36. Pour Fanon, cet écart apparaîtra de plus en
plus structuré par une multiplicité de facteurs extérieurs, sociaux et
culturels. C’est pourquoi ses publications médicales et ses manuscrits sur
l’utilisation nécessaire des traitements neuropsychiatriques alors
disponibles en soulignent toujours les limites. Dès qu’il fut confronté aux
divisions sociales propres au contexte colonial, il se tourna plus directement
vers le rôle de la société et de la culture dans la maladie mentale, et réfléchit
aux avantages et limites de la thérapie sociale et de la psychothérapie en
tant que traitements au sein de l’hôpital psychiatrique.

Valeur et limites des traitements neuropsychiatriques


La thèse fondait la possibilité d’une approche proprement
neuropsychiatrique du traitement des maladies mentales. Dans tous ses
textes ultérieurs sur le sujet, Fanon explique que ce processus est en deux
étapes : tout d’abord un traitement organique, fondé soit sur les thérapies de
choc – électrochocs (thérapeutique de Bini), comas insuliniques (cure de
Sakel) ou combinaison des deux –, soit sur une cure de sommeil, dans le but
de faire table rase des constructions réactives précédentes. Ce traitement,
qui n’est qu’une phase préalable, est suivi d’un long travail
psychothérapeutique visant à reconstruire la personnalité et à ramener le
patient vers une existence sociale aussi normale que possible37. La maladie
mentale n’est jamais perçue comme une forme extrême de liberté, mais bien
plutôt comme une « pathologie de la liberté », expression que Fanon utilise
dans plusieurs textes, se référant à Ey, qui lui-même l’avait empruntée à
l’essayiste allemand Günther Anders (1902-1992), dans un article
éponyme38. Il oppose d’ailleurs une telle conception de la folie comme
pathologie de la liberté à celle de Lacan, qui voyait dans la possibilité de la
folie une dimension essentielle de l’existence humaine, dans une certaine
proximité avec les surréalistes39.
Après ses études à Lyon et un court séjour à l’hôpital psychiatrique Saint-
Ylie de Dole (Jura) puis en Martinique, Fanon partit en avril 1952 à celui de
Saint-Alban-de-Limagnole (Lozère) pour y travailler comme interne avec le
psychiatre révolutionnaire François Tosquelles, l’un des inventeurs de la
« socialthérapie » (devenue ensuite psychothérapie institutionnelle). Il
publiera bientôt avec Tosquelles et ses collaborateurs une série de textes
centrés sur les thérapies de choc. Ces traitements n’y sont jamais présentés
comme des remèdes en eux-mêmes, mais comme des préparations
nécessaires au travail psychothérapeutique à proprement parler.
Tel est le cas de plusieurs présentations à la 51e session du Congrès des
médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de langue
française, à Pau, du 20 au 26 juillet 1953 : « Sur quelques cas traités par la
méthode de Bini » ; « Indications de la thérapeutique de Bini dans le cadre
des thérapeutiques institutionnelles » ; « Sur un essai de réadaptation chez
une malade avec épilepsie morphéique et troubles de caractère graves »
(tous trois avec Tosquelles) ; « Note sur les techniques de cure de sommeil
avec conditionnement et contrôle électro-encéphalographique » (avec
Maurice Despinoy et Walter Zenner, qui étaient aussi de Saint-Alban). Ces
articles décrivent des cas de patients souffrant de troubles psychotiques
sévères. Fanon et Tosquelles rappellent longuement les débats divers sur les
risques des thérapies de choc et les questions éthiques soulevées et
remarquent que l’une des raisons des résistances à les utiliser (au-delà de
leur assimilation fautive à la lobotomie, alors appelée leucotomie) réside en
une croyance naïve en la permanence de la personnalité : « N’y a-t-il pas
derrière cette attitude une méconnaissance du dynamisme de la
personnalité, tel que la psychanalyse nous le montre40 ? » La personnalité
que les thérapies de choc décomposent n’est pas une essence fixe, mais une
construction pathologique en réaction à un bouleversement initial et à une
« dissolution ».
Les thérapies de choc, que Fanon continuera d’utiliser à Blida et Tunis,
étaient donc l’instrument de choix d’une seconde « dissolution », celle des
reconstructions pathologiques ; mais une telle dissolution impliquait la
création de conditions et processus spéciaux permettant au patient de
reconstruire ensuite sa personnalité. Telles sont les fonctions de la thérapie
institutionnelle et de la psychothérapie (le plus souvent sous forme de
thérapie de groupe) élaborées et mises en œuvre à Saint-Alban. La thérapie
institutionnelle consistait à créer un microcosme du « monde réel », une
ouverture au monde au sein de l’hôpital par laquelle le patient devait jouer
un rôle actif tout au long de la journée, à travers un travail et l’organisation
de multiples activités. La construction d’une structure sociale était donc un
facteur essentiel dans la reconstruction de la personnalité : « Nous insistons
sur le fait que, pour traiter les maladies dans cette perspective, il faut, à la
fois, accorder la plus grande importance au dispositif hospitalier, au
classement et au groupement des maladies, à l’établissement concomitant
des thérapeutiques de groupe. La coexistence de l’atelier, des quartiers et de
la vie sociale de l’ensemble de l’hôpital est aussi indispensable que l’étape
d’analyse active, interventionniste, qui précède la cure. La cure de Bini,
hors de cette possibilité d’enchaînement thérapeutique, nous semble un
non-sens41. »
Comme on l’a souvent dit, la thérapie institutionnelle était fondée sur
l’idée qu’il fallait d’abord soigner l’institution elle-même pour pouvoir
soigner ses patients. L’hôpital demeurait dans bien des cas un simple lieu
d’internement ; et des patients dont les difficultés étaient souvent mineures
au départ réagissaient à cet environnement par un cycle de violences qui, à
son tour, les condamnait à un internement perpétuel42. Après la Seconde
Guerre mondiale, le souvenir des famines dans les asiles français43 et les
récits de camps de concentration avaient rendu la réalité de l’hôpital
psychiatrique particulièrement inacceptable. Mais l’idée que l’institution
engendrait par sa structure même des maladies mentales, sans grand lien
aux problèmes initiaux des patients, n’était pas nouvelle : elle avait été
formulée dès le milieu du XIX e siècle par Maximien Parchappe de Vinay
(1800-1866), inspecteur général des asiles pour aliénés, qui avait supervisé
la deuxième vague de construction d’asiles psychiatriques en France, et
écrit que la majorité des maladies mentales étaient causées par
l’internement.
Fanon connaissait ces textes par le truchement de Philippe Paumelle, qui
fut un pionnier de la thérapie institutionnelle et de la psychiatrie de secteur
à Paris44. Des réformes s’imposaient et, en France, trouvèrent leur origine
en partie dans la solution développée par Tosquelles à Saint-Alban, qui
avait pour objectif l’abolition des structures contraignantes liées à
l’internement (non seulement les instruments de contention, mais aussi
l’oisiveté forcée et la routine) et la recréation au sein de l’hôpital et sous
supervision médicale des structures de la société extérieure, un soin
particulier étant apporté à la texture de la vie quotidienne par opposition à la
routine traditionnelle de la visite matinale du médecin suivie par une
journée vide. Ainsi l’hôpital devait-il être géré dans toutes ses dimensions
sociales et matérielles par les patients et les infirmiers, qui devaient suivre
une nouvelle formation. Lentement et d’une manière contrôlée la plupart
des patients se remettaient, au moins jusqu’à pouvoir interagir. La thérapie
institutionnelle fut l’une des sources de l’antipsychiatrie des années 1960,
en particulier des expériences de Jean Oury et de Félix Guattari à la clinique
de La Borde. Oury, qui avait également été interne à Saint-Alban,
connaissait bien Fanon.

Socialthérapie et culture : les leçons de l’expérience


de Blida
Quand Fanon arrive à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en
novembre 1953 (après avoir travaillé deux mois à celui de Pontorson en
Normandie), armé de sa conception organodynamique, non essentialiste, de
la maladie mentale et de son expérience de la thérapie institutionnelle, il se
trouve plongé dans un environnement qu’il transforme rapidement en une
situation expérimentale unique et qui va avoir un effet décisif sur
l’évolution de sa pensée. Blida-Joinville était un hôpital de « deuxième
ligne », après Mustapha à Alger, ce qui signifiait qu’une bonne partie de ses
patients étaient considérés comme incurables. Dès son arrivée, Fanon
entreprit de réformer les services à sa charge. Les patients étaient séparés,
selon un critère ethnique, en « Européens » et « indigènes » et on lui avait
confié deux pavillons, l’un de femmes européennes, l’autre d’hommes
algériens45. Il s’avéra que si la socialthérapie marchait à merveille avec les
femmes européennes, c’était un échec complet avec les hommes algériens.
Fanon et son interne Jack Azoulay (1927-2011), qui avait décidé de
consacrer sa thèse au problème, publièrent un important article sur cet
échec et sur les leçons à en tirer46. Au-delà de la singularité de l’expérience
coloniale, ils y trouvèrent une chance unique de réfléchir plus en
profondeur sur les processus de la socialthérapie elle-même. Si le ciné-club,
l’association de musique ou le journal de l’hôpital (tous tenus par des
patients) pouvaient avoir une fonction thérapeutique, ce n’était pas
seulement grâce aux films, musiques ou textes en eux-mêmes, mais plutôt
en ce qu’ils étaient des instruments grâce auxquels les patients pouvaient
réapprendre à imposer un sens aux éléments constitutifs d’un
environnement : « Le cinéma ne doit pas rester une succession d’images
avec un accompagnement sonore : il faut qu’il devienne le déroulement
d’une vie, d’une histoire. Aussi la commission du cinéma, en choisissant les
films, en les commentant dans le journal dans une chronique spéciale,
donne-t-elle au fait cinématographique son véritable sens47. »
Cela fonctionnait et bientôt, comme à Saint-Alban, Fanon avait été en
mesure de remiser les camisoles et autres instruments de contention dans le
pavillon européen. Mais pour quelles raisons ces réformes avaient-elles
échoué dans le service d’hommes « indigènes », qui demeuraient pris dans
leur cycle d’indifférence, de retrait et d’agitation avec leur corrélat de
répression ? La réponse ne se trouvait pas dans quelque caractéristique
raciale, mais dans le fait que le travail cognitif d’assignation de sens ne peut
se faire que dans certains cadres de références, et que ceux-ci ne sont pas
universels mais culturellement déterminés, ce qui se manifeste clairement
dans une société coloniale.
« À la faveur de quel trouble du jugement, écrivent Azoulay et Fanon,
avions-nous cru possible une sociothérapie d’inspiration occidentale dans
un service d’aliénés musulmans ? Comment une analyse structurale était-
elle possible si on mettait entre parenthèses les cadres géographiques,
historiques, culturels et sociaux48 ? » Charles Geronimi suggère que cet
échec a été voulu par Fanon comme une étape nécessaire dans la mise en
place des structures thérapeutiques : « On peut légitimement se demander si
Fanon s’est réellement “trompé” en essayant de plaquer les techniques
“européennes” dans un service de musulmans ou s’il s’est volontairement
engagé dans ce qu’il savait être d’emblée une impasse. Jack Azoulay pense
que, selon son expression, “on s’était planté”. Quand je m’étonnais auprès
de Fanon de ce “trouble de jugement” comme il l’écrit, étonnant de la part
de celui qui venait d’écrire Peau noire, masques blancs ou l’article d’Esprit
sur le “syndrome nord-africain”, travaux qui mettaient en évidence
l’impossibilité d’une rencontre authentique dans un cadre colonial, il me
sourit et me répliqua : “Vous savez, on ne comprend qu’avec ses tripes. Il
n’était pas question pour moi d’imposer de l’extérieur des méthodes plus ou
moins adaptées à la `mentalité indigène’. Il me fallait démontrer plusieurs
choses : que la culture algérienne était porteuse de valeurs autres que la
culture coloniale ; que ces valeurs structurantes devaient être assumées sans
complexe par ceux qui en sont porteurs : les Algériens soignants ou soignés.
Il me fallait pour avoir l’adhésion du personnel algérien susciter chez eux
un sentiment de révolte sur le mode : `Nous sommes aussi capables que les
Européens.’ C’était au personnel algérien de suggérer les formes
spécifiques de sociabilité et de les intégrer dans le processus de
socialthérapie. C’est ce qui est arrivé.” Et il ajouta : “La psychiatrie doit
être politique”49. »
Blida offrait donc à Fanon l’occasion idéale de clarifier les deux
problèmes qui le hantaient depuis sa thèse et depuis Peau noire, masques
blancs, ceux des liens entre le neurologique et le psychiatrique et entre le
psychiatrique et le social. Avec ses internes (en particulier Jack Azoulay et
François Sanchez), il entreprit alors d’étudier dans la culture locale la façon
dont les maladies mentales étaient conceptualisées50. Ils étudièrent les
exorcismes des marabouts, fondés sur la croyance en des djinns (des forces
censées prendre le contrôle des malades mentaux), mais aussi l’impact de la
colonisation sur ces cultures. D’un point de vue institutionnel, à Blida la
solution devint évidente et une refonte complète des activités
sociothérapeutiques s’ensuivit : ouverture d’un café maure, célébration de
fêtes traditionnelles, soirée avec conteurs et groupes de musique locale, le
tout impliquant de plus en plus de patients. Footballeur passionné, Fanon y
ajouta la construction par les patients d’un stade dont il était très fier, où il
organisait des matches – et qui est toujours utilisé depuis. Dans l’article
écrit avec Azoulay, ces solutions sont décrites très rapidement, alors que le
problème lui-même avait été analysé en grand détail. Ce qui comptait était
de révéler la nécessité d’un bouleversement conceptuel dont le succès
permettrait à son tour de saper le regard ethnopsychiatrique dominant
alors51.
Les travaux psychiatriques ultérieurs, en particulier ceux sur la maladie
mentale en Afrique du Nord, confirment théoriquement ce qu’avait révélé
cette expérience et attaquent directement la psychiatrie coloniale d’avant-
guerre, fondamentalement viciée en ce qu’elle naturalisait des troubles
mentaux qui apparaissent désormais clairement déterminés par des facteurs
sociaux et culturels. S’il est vrai que les maladies mentales ont souvent à
leur genèse des problèmes neurologiques, cette expérience thérapeutique
confirme aussi l’irréductibilité des syndromes psychiatriques au
neurologique. Le réductionnisme scientiste ne fleurissait aux colonies, en
particulier sous l’influence d’Antoine Porot (1876-1965) et de son influente
« école d’Alger », que parce qu’il offrait au racisme un fondement
d’apparence scientifique.
Dans une communication au congrès des médecins aliénistes et
neurologues de septembre 1955 à Nice, Fanon et son collègue de Blida
Raymond Lacaton abordent le sujet de la maladie mentale en Afrique du
Nord sous l’angle original d’un problème de médecine légale : si la plupart
des criminels « européens » passent aux aveux quand on leur présente des
preuves, la plupart des criminels « indigènes » nient les faits, même en
présence de preuves accablantes, sans d’ailleurs tenter de prouver leur
innocence. La réaction de la police et de l’opinion publique est de
naturaliser ce comportement en disant que le Nord-Africain est
constitutionnellement menteur. Les psychiatres « primitivistes »
l’expliquaient de manière plus subtile. Pour eux, tout d’abord, la criminalité
est inscrite dans la « mentalité » des indigènes : « La criminalité indigène a
un développement, une fréquence, une brutalité et une sauvagerie qui
surprennent au premier abord et qui sont conditionnés par cette impulsivité
spéciale sur laquelle l’un de nous a déjà eu l’occasion d’attirer l’attention52.
Sur soixante-quinze expertises mentales indigènes demandées à l’un de
nous en ces dix dernières années, soixante et une avaient trait à des
meurtres ou tentatives de meurtre d’apparence injustifiée.
« Dans les douars, on ne pouvait se défendre contre de tels malades qu’en
les chargeant de chaînes ; dans nos modernes hôpitaux psychiatriques, on a
dû multiplier les chambres d’isolement qui se révèlent encore insuffisantes
à contenir le nombre surprenant d’“agités indigènes” que nous y devons
placer. Or c’est encore le primitivisme qui nous fournit l’explication de
cette tendance à l’agitation. On doit, à notre avis, considérer ces
manifestations psychomotrices désordonnées, selon l’idée de Kretschmer,
comme la libération soudaine de “complexes archaïques” préformés ;
réactions explosives “de tempête” (peur, panique, défense ou fuite) dans le
cas de l’agitation. Alors que l’individu “évolué” reste toujours, pour une
part, sous la domination de facultés supérieures de contrôle, de critique, de
logique, qui inhibent la libération de ses facultés instinctives, le primitif, lui,
réagit, au-delà d’un certain seuil, par une libération totale de ses
automatismes instinctifs, on retrouve ici la loi du tout ou rien : l’indigène,
en sa folie, ne connaît pas de mesure53. »
Quant à la tendance au déni de l’évidence, elle s’explique pour Antoine
Porot et son disciple Jean Sutter (1911-1998) – qui a débuté sa carrière avec
Porot en 1938, comme chef de service à Blida-Joinville – par une sorte
d’entêtement constitutif, une incapacité à intégrer les données de
l’expérience dans une objectivité commune, comme lorsque de jeunes
enfants nient leur désobéissance même lorsqu’ils ont vu leurs parents les
observer (à ceci près que les enfants ont la capacité d’évoluer) : « La seule
résistance intellectuelle dont ils [les indigènes] soient capables se fait sous
forme d’un entêtement tenace et insurmontable, d’une puissance de
persévération qui défie toutes les entreprises et qui ne s’exerce en général
que dans un sens déterminé par les intérêts, les instincts ou les croyances
essentielles. L’indigène lésé devient vite un revendicateur tenace et obstiné.
Ce fonds de réduction intellectuelle avec crédulité et entêtement
rapprocherait à première vue la formule psychique de l’indigène musulman
de celle de l’enfant. [Ce puérilisme mental diffère pourtant de celui de nos
enfants, en ce sens qu’on n’y trouve pas cet esprit curieux qui les pousse à
des questions, à des pourquoi interminables, les incite à des rapprochements
imprévus, à des comparaisons toujours intéressantes, véritable ébauche de
l’esprit scientifique, dont est dénué l’indigène54.]55. »
Les indigènes étaient donc fixés non pas à un stade de développement
ontogénétique antérieur mais dans une profonde différence phylogénétique.
Porot et Sutter concluent leur essai ainsi : « Car le primitivisme n’est pas un
manque de maturité, un arrêt marqué dans le développement du psychisme
individuel ; […] il a des assises beaucoup plus profondes et nous pensons
même qu’il doit avoir son substratum dans une disposition particulière
sinon de l’architectonie, du moins de la hiérarchisation “dynamique” des
centres nerveux56. »
Dans un tapuscrit non publié, Fanon fait à nouveau table rase des
présupposés et part d’une réflexion philosophique sur les conditions
culturelles et l’histoire légale de l’aveu, citant Sartre, Bergson, Nabert,
Dostoïevski, et surtout Hobbes : « Il y a un pôle moral de l’aveu : ce que
l’on nommerait sincérité. Mais il y a aussi un pôle civique et l’on sait
qu’une telle position était chère à Hobbes et aux philosophes du contrat
social. J’avoue en tant qu’homme et je suis sincère. J’avoue aussi en tant
que citoyen et j’authentifie le contrat social. Certes une telle duplicité est
noyée dans l’existence quotidienne, mais dans des circonstances
déterminées il faut savoir la retourner57. »
L’aveu n’a donc de sens que dans un groupe reconnu par l’individu et qui
reconnaît l’individu. Hormis les juridictions totalitaires, son rôle est
minimal dans les procédures judiciaires modernes, puisqu’il n’a pas le statut
de preuve (on peut s’accuser sous la contrainte ou bien pour disculper le
coupable). La reconnaissance de la culpabilité doit donc se comprendre
plutôt comme un moyen d’amorcer la réintégration dans le groupe social.
Or cela implique qu’il y ait un groupe homogène, cadre ultime, et que
l’individu y ait eu sa place à un moment donné, même si en pratique ce
cadre passe inaperçu en raison précisément de son évidence et de sa
nécessité. Le texte publié de cette intervention commence à ce point de la
réflexion : il ne peut y avoir réinsertion dans un groupe si l’individu n’y
avait pas sa place initialement. De par leur appartenance à un groupe
distinct, avec ses propres normes éthiques et sociales (parmi lesquelles un
code de l’honneur différent), les « indigènes » nord-africains ne peuvent
légitimer par leur aveu un système qui leur est étranger. Ils peuvent très
bien se soumettre au jugement, mais en n’y voyant que décision de Dieu.
Fanon n’a de cesse de le souligner, se soumettre à un pouvoir ne revient pas
à l’accepter : « Pour le criminel, reconnaître son acte devant le juge c’est
désapprouver cet acte, c’est légitimer l’irruption du public dans le privé. Le
Nord-Africain, en niant, en se rétractant, ne se refuse-t-il pas à cela ? Sans
doute voyons-nous ainsi concrétisée la séparation totale entre deux groupes
sociaux coexistant, tragiquement, hélas ! Mais dont l’intégration de l’un par
l’autre n’a pas été amorcée. Ce refus de l’inculpé musulman d’authentifier
par l’aveu de son acte le contrat social qu’on lui propose signifie que sa
soumission souvent profonde, que nous avons notée, en face du pouvoir
(judiciaire en l’occurrence), ne peut être confondue avec une acceptation de
ce pouvoir58. »
L’intérêt de ce problème de médecine légale est donc de révéler que dans
la société coloniale il n’existe pas de contrat social partagé, pas d’adhésion
de l’individu à un tout social et juridique. Ici se révèle une contradiction
irréductible entre une compréhension contractuelle du social et le
colonialisme, en eût-il d’ailleurs agité l’étendard comme l’une de ses
justifications. Encore une fois, l’idéologie d’une pathologie mentale et d’un
caractère naturellement liés à une race, toute spontanée qu’elle parût, n’était
qu’un dispositif destiné à masquer cette contradiction. Sous ses oripeaux
scientifiques, la naturalisation de la maladie mentale sur une base raciale
revenait secrètement à faire d’une certaine structure culturelle importée
d’Europe une norme naturelle59.
Fanon et Azoulay avaient noté que les difficultés d’application de la
socialthérapie aux hommes algériens dans le service de Blida venaient du
fait que « le biologique, le psychologique, le sociologique n’avaient été
séparés que par une aberration de l’esprit60 ». Afin d’explorer les rapports
réels de ces dimensions et de comprendre les liens unissant les membres
individuels d’un groupe à un tout social, Fanon reprit ses livres, en
particulier de sociologues et d’anthropologues tels André Leroi-Gourhan61,
Georges Gusdorf et Marcel Mauss, dont il adopte le concept de « fait social
total62 ». Parmi les pratiques cruciales qui définissent une société, à
l’intersection entre l’économie, la loi, la religion, la magie et l’art, Fanon
place son rapport à la folie.
Il a écrit plusieurs textes intéressants dans ce domaine, dont le plus
frappant est sans doute un article coécrit avec François Sanchez en 1956 sur
les « attitudes du musulman maghrébin devant la folie ». Plutôt que de
revenir à la grande tradition d’écrits médiévaux arabes sur la folie comme
maladie mentale, Fanon et Sanchez se concentrent sur les réactions
populaires face aux malades. Ils les étudient en observant les procédures
thérapeutiques des marabouts et en se faisant traduire les traités de
démonologie sur lesquels ces pratiques se fondent. Ce qui est à relever,
selon eux, c’est que, bien qu’en Europe la folie soit désormais pensée
comme une maladie et non comme une perversion, les réactions tant à
l’extérieur qu’à l’intérieur de l’hôpital restent fondées sur un schéma mental
moral plutôt que médical. Les infirmiers psychiatriques tendent à « punir »
des patients qui posent problème, et les membres de leur famille se sentent
personnellement blessés par leur attitude : « L’Occidental croit en général
que la folie aliène l’homme, qu’on ne saurait comprendre le comportement
du malade sans tenir compte de la maladie. Cependant cette croyance
n’entraîne pas toujours en pratique une attitude logique, tout se passe
comme si l’Occidental oubliait souvent la maladie : l’aliéné lui paraît
montrer quelque complaisance dans le morbide et tendre à en profiter plus
ou moins pour abuser son entourage63. »
La perspective nord-africaine sur la folie est différente : « S’il est une
certitude bien établie, c’est celle que le Maghrébin possède au sujet de la
folie et de son déterminisme. Le malade mental est absolument aliéné, il est
irresponsable de ses troubles ; seuls les génies en supportent l’entière
responsabilité. » Si l’on pense réellement que le fou est malade parce qu’il
est contrôlé par des forces extérieures (les djnoun ou génies), on ne peut
assigner d’intentionnalité, a fortiori de moralité, aux comportements des
patients : « La mère insultée ou battue par son fils malade ne songera jamais
à l’accuser d’irrespect ou de désirs meurtriers, elle sait que son fils ne
saurait en toute liberté lui vouloir du mal. Il n’est jamais question de lui
attribuer des actes qui ne relèvent pas de sa volonté, de part en part soumise
à l’emprise des génies64. »
Fanon considère donc que ces sociétés sont plus avancées en termes
d’« hygiène mentale », c’est-à-dire en soins dispensés localement, que
les sociétés européennes, mais pas en raison de quelque fascination pour la
maladie elle-même (et en cela Fanon est assez loin du Foucault de Folie et
déraison 65) : « Ce n’est pas la folie qui suscite respect, patience,
indulgence, c’est l’homme atteint par la folie, par les génies ; c’est l’homme
en tant que tel66. » L’Europe doit donc tirer des leçons de ces attitudes si elle
veut développer de meilleurs systèmes d’assistance pour les patients, mais
cela ne signifie pas, selon Fanon, que l’on doive abandonner une
perspective scientifique en psychiatrie. L’article se termine par un encadré
contenant la proclamation suivante : « Si l’Europe a reçu des pays
musulmans les premiers rudiments d’une assistance aux aliénés, elle leur a
apporté en retour une compréhension rationnelle des affections
mentales67 ! »

Au-delà de l’institution
La réflexion sur l’expérience de Blida avait confirmé à Fanon combien
les aspects culturels autant que sociaux devaient être pris en compte pour
que le modèle de thérapie institutionnelle fonctionne. Il se demanda alors
s’il était possible de concevoir d’autres structures d’hygiène mentale que
l’institution asilaire elle-même. Dans un article de 1957 coécrit avec l’un
des internes de Blida, le docteur Slimane Asselah, sur la question de
l’agitation (la violence des patients et son rapport à l’institution), texte qui
marque pour la première fois une distance avec Tosquelles, Fanon remet en
question l’idée que l’hôpital puisse jamais remplacer le milieu extérieur,
ajoutant qu’en un tel cas les relations de pouvoir de l’extérieur y seraient
également transposées : « Ici, il ne nous semble pas inutile de rappeler que
la compréhension de la nécessité d’organiser le service, de
l’institutionnaliser, d’y rendre possibles des conduites sociales ne doit pas
provoquer une mystification à base de référence externe. C’est ainsi que
l’on peut entendre des réflexions comme : l’hôpital-village ; l’hôpital, reflet
du monde extérieur ; à l’hôpital c’est comme dehors, le malade doit être
comme chez lui… De telles expressions, on s’en doute, sont une tentative
de masquer la réalité sous des préoccupations humanitaires faussement
psychothérapeutiques. Et Le Guillant a mille fois raison de condamner ces
attitudes déréelles68. »
C’est pourquoi, durant ses dernières années à Tunis à partir de 1957,
outre son travail à El Moudjahid et ses activités politiques, Fanon consacra
une énergie considérable à la mise en place et à l’animation d’un centre de
soins de jour, rattaché à l’Hôpital général Charles-Nicolle, afin de
remplacer l’hospitalisation psychiatrique. Le dernier de ses articles
scientifiques, publié en 1959, est un long rapport sur cette expérience de
près de deux ans. Fanon semble avoir été particulièrement fier de ce centre,
qu’il considérait comme un modèle avancé de soins psychiatriques que l’on
pourrait développer partout, en particulier dans les pays décolonisés, en
raison de son faible coût et de sa grande efficacité thérapeutique69.
L’avantage d’un centre de soins de jour par rapport à une institution
d’internement réside dans le fait que la socialthérapie peut avoir lieu dans
l’environnement social et culturel normal des patients qui rentrent chez eux
le soir, après avoir suivi une série de traitements appropriés durant la
journée, comprenant, si nécessaire, des sessions initiales de thérapies de
choc ou d’hypnothérapie, puis des psychothérapies diverses, individuelles
ou en groupe70.
Dans cet article, pour justifier son refus de l’internement, Fanon revient
plusieurs fois à l’idée, héritée de Ey, que la folie est une pathologie de la
liberté : « La maladie mentale, dans une phénoménologie qui laisserait de
côté les grosses altérations de la conscience, se présente comme une
véritable pathologie de la liberté. La maladie situe le malade dans un monde
où sa liberté, sa volonté, ses désirs sont constamment brisés par des
obsessions, des inhibitions, des contrordres, des angoisses. L’hospitalisation
classique limite considérablement le champ d’action du malade, lui interdit
toute compensation, tout déplacement, le restreint au champ clos de
l’hôpital et le condamne à exercer sa liberté dans le monde irréel des
fantasmes. Il n’est donc pas étonnant que le malade ne se sente libre que
dans son opposition au médecin qui le retient. […] À l’hôpital de jour, […]
l’institution, en fait, n’a aucune prise sur la liberté du malade, sur son
apparaître immédiat. […] Le fait pour le malade de se tenir en mains à
travers l’habillement, la coupe de cheveux et surtout le secret de toute une
partie de la journée passée en dehors du milieu hospitalier renforce et en
tout cas maintient sa personnalité à l’opposé de l’intégration dissolvante
dans un hôpital psychiatrique qui ouvre la voie aux fantasmes de
morcellement corporel ou d’effritement du moi71. »
Fantasmes de fragmentation physique, effondrement de l’identité que
l’institution psychiatrique ne fait que renforcer au lieu de les transformer :
ces notions avaient déjà été utilisées par Fanon dans Peau noire, masques
blancs pour décrire l’aliénation produite par le regard raciste et l’institution
coloniale au sein même de l’expérience vécue du Noir, dissolvants
analogues à la phase initiale de dissolution neurologique dans la genèse de
la maladie mentale72. Mais le monde changeait et il n’était pas question de
perpétuer en médecine des structures essentiellement aliénantes. Le
programme de santé mentale pour un pays neuf, que Fanon expose dans son
article sur le centre de soins journaliers à Tunis, pouvait d’ailleurs servir de
modèle à ce qui allait devenir, sous le nom de « psychiatrie de secteur »,
une dimension essentielle des soins psychiatriques en Europe également.
Il est clair que Fanon aimait sa vie de révolutionnaire, de journaliste et
d’ambassadeur. Mais, une fois l’indépendance conquise, il avait l’intention
de consacrer la suite de cette vie à l’organisation, dans son domaine, de
structures capables de résoudre au mieux les « pathologies de la liberté ».
De toutes ses vies, vécues sans réserve, on ne peut séparer ses pratiques
scientifiques et cliniques.

Notes
1. Remarque de Charles Geronimi, qui fut l’un des internes de Fanon, entretien du 24 mai 2014.
2. Voir notre introduction générale, p. 7. Pour une vue d’ensemble de la pratique et des écrits
psychiatriques de Fanon, il convient d’abord de consulter les remarquables biographies que lui ont
consacrées Alice Cherki et David Macey (Alice CHERKI, Frantz Fanon, Portrait, op. cit. ; David
MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit.). Plusieurs numéros spéciaux de revues ont été consacrés à
ces écrits, parmi lesquels : L’Information psychiatrique, vol. 51, no 10, 1975 ; History of Psychiatry,
vol. 7, no 28, 1996 ; Sud/Nord, no 14, 2001, et no 22, 2007 ; Tumultes, no 31, 2008 ; L’Autre, vol. 13,
no 3, 2012. Voir également Hussein Abdilahi BULHAN, Frantz Fanon and the Psychology of
Oppression, Plenum Press, New York, 1985 ; Jock MCCULLOCH, Black Soul White Artifact.
Fanon’s Clinical Psychology and Social Theory, Cambridge University Press, Cambridge, 1983 ;
Jock MCCULLOCH, Colonial Psychiatry and the « African Mind », Cambridge University Press,
Cambridge, 1995 ; Richard KELLER, Colonial Madness. Psychiatry in French North Africa,
University of Chicago Press, Chicago, 2007.
3. Fanon parle le plus souvent de « socialthérapie », terme utilisé par Tosquelles, qui
l’orthographie aussi « social-thérapie ». Daumézon utilisait « sociothérapie ». Nous utilisons en
général « socialthérapie », sauf lorsque nous citons les quelques passages où Fanon utilise
« sociothérapie ». Sur la socialthérapie, on consultera l’important « Symposium sur la psychothérapie
collective » organisé par Henri Ey en septembre 1951, dont les interventions et discussions ont été
publiées par L’Évolution psychiatrique (1952, fascicule 3). On y lit les premières oppositions à la
socialthérapie, en particulier du psychiatre communiste Le Guillant, auxquelles Tosquelles répond
vivement. Les derniers articles de Fanon portent les traces de ce débat. Ce numéro contient aussi un
article de Ey, « À propos d’une réalisation d’assistance psychiatrique à Saint-Alban »,
<ur1.ca/moycg>, p. 579-582. Ey y emploie le terme « socialthérapie ».
4. Frantz FANON, Altérations mentales, modifications caractérielles, troubles psychiques et
déficit intellectuel dans l’hérédo-dégénération spino-cérébelleuse. À propos d’un cas de maladie de
Friedreich avec délire de possession, thèse soutenue à la Faculté mixte de médecine et de pharmacie
à Lyon, le 29 novembre 1951. Un chapitre, « Le trouble mental et le trouble neurologique », en a été
reproduit dans L’Information psychiatrique, vol. 51, no 10, 1975, p. 1079-1090.
5. Voir par exemple Claudine RAZANAJAO et Jacques POSTEL, « La vie et l’œuvre
psychiatrique de Frantz Fanon », Sud/Nord, no 22, 2007, <ur1.ca/k9hv9>, p. 147-174 (p. 149).
6. Frantz FANON, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris (1952), 1971, p. 39 ; Œuvres, p. 96.
7. Ibid., p. 8 ; Œuvres, p. 66.
8. Frantz FANON, Altérations mentales…, op. cit., infra, p. 206.
9. Ibid., p. 215.
10. Voir Maurice MERLEAU-PONTY, Psychologie et pédagogie de l’enfant. Cours de Sorbonne,
1949-1952, Verdier, Lagrasse, 2001 ; en particulier les cours sur Lacan, intitulés « Les stades du
développement enfantin » (p. 108-116). Il est probable que Merleau-Ponty présenta à Lyon, où il
avait une chaire de psychologie, au moins certains des cours sur la psychologie de l’enfant et la
pédagogie qu’il donna à la Sorbonne entre 1949 et 1951. Plusieurs aspects de la thèse de Fanon le
suggèrent : les mêmes références à Lacan se trouvent dans les cours et sont expliquées de la même
façon. Fanon tient également pour acquises certaines idées sur lesquelles Merleau-Ponty se
concentre, telle l’importance du complexe, dans sa dimension pathologique mais surtout comme la
forme que les relations sociales donnent à la personnalité. De plus, plusieurs auteurs moins connus,
amplement cités dans Peau noire, masques blancs et les travaux ultérieurs de Fanon (tels Germaine
Guex, Jacob Moreno et Kurt Lewin), sont également étudiés dans les cours. La bibliothèque de
Fanon contient des copies de Sens et non-sens et de La Structure du comportement ainsi que des
numéros de revue auxquelles Merleau-Ponty a contribué. Peau noire, masques blancs fait également
référence à Phénoménologie de la perception.
11. Frantz FANON, Altérations mentales…, op. cit., infra, p. 224 sq. Dans Peau noire, masques
blancs Fanon rappelle l’importance à ses yeux de la critique lacanienne de l’idée de morbidité
constitutionnelle (op. cit., p. 65 ; Œuvres, p. 124). La citation de Lacan se trouve dans son
intervention au colloque de Bonneval de 1946 : Lucien BONNAFÉ, Henri EY, Sven FOLLIN,
Jacques LACAN, Julien ROUART, Le Problème de la psychogenèse des névroses et des psychoses,
Desclée de Brouwer, Paris, 1950, p. 34 (rééd., Tchou, « Bibliothèque des introuvables », Paris, 2004).
12. Jacques TOSQUELLAS, « Entretien avec Maurice Despinoy », Sud/Nord, no 22, 2007, p. 105-
114 (p. 107). Fin 1952, Despinoy quitta Saint-Alban pour diriger l’hôpital Colson, l’hôpital
psychiatrique de la Martinique. Il resta en contact avec Fanon, qui, de son côté, continua de faire des
expériences sur les sels de lithium, comme le rapporte Charles Geronimi : « Plus intéressants [que
des essais de chocs à l’acétylcholine, infructueux] furent les essais thérapeutiques des sels de lithium
pour lesquels Fanon montra un réel enthousiasme ; curieusement, il les utilisait comme traitement de
l’agitation et non pas comme c’est devenu classique dans la dépression. Leur utilisation impliquant
un contrôle strict de la lithémie, Fanon avait obtenu du pharmacien de l’hôpital l’acquisition d’un
photomètre » (Fanon à Blida, manuscrit non publié, aimablement communiqué par l’auteur).
13. Marie-Jeanne Manuellan, à qui Fanon dicta une bonne partie de l’An V et des Damnés de la
terre, et qui les dactylographia, m’a décrit la méthode de travail de Fanon durant plusieurs
conversations entre 2014 et 2015. Je lui suis profondément reconnaissant pour son temps et sa
générosité.
14. David MACEY, Frantz Fanon, a Life, Verso, Londres, 2012, p. 127 (traduction française :
Frantz Fanon, une vie, La Découverte, Paris, 2013, p. 146).
15. Article publié dans Esprit en février 1952 et repris dans Pour la révolution africaine, p. 13-25
(Œuvres, p. 691-703). On peut y lire la généalogie d’une attitude raciste à partir du présupposé que
tout symptôme implique lésion : « Devant cette douleur sans lésion, cette maladie répartie dans et sur
tout le corps, cette souffrance continue, l’attitude la plus facile et à laquelle on est plus ou moins
rapidement conduit, est la négation de toute morbidité. À l’extrême, le Nord-Africain est un
simulateur, un menteur, un tire-au-flanc, un fainéant, un feignant, un voleur. […] Le Nord-Africain
prend place dans ce syndrome asymptomatique et se situe automatiquement sur un plan
d’indiscipline (cf. discipline médicale), d’inconséquence (par rapport à la loi : tout symptôme
suppose une lésion), d’insincérité (il dit souffrir alors que nous savons ne pas exister de raisons de
souffrir). Il y a une idée mobile qui est là, à la limite de ma mauvaise foi, et quand l’Arabe se
dévoilera à travers son langage : “Monsieur le docteur, je vais mourir.” Cette idée, après avoir
parcouru quelques sinuosités, s’imposera, m’en imposera. Décidément, ces types ne sont pas
sérieux » (Pour la révolution africaine, p. 16 et 19 ; Œuvres, p. 694 et 697).La série D du chapitre 5
des Damnés de la terre est consacrée aux « troubles psychosomatiques ». Fanon y emploie la
terminologie matérialiste, « cortico-viscérale », de la médecine psychosomatique soviétique,
développée à la suite des travaux de Pavlov qui dominaient désormais la pensée des psychiatres
communistes, voyant dans le cerveau la « matrice où s’élabore précisément le psychisme ». Il
s’empresse toutefois de la tempérer par une critique de l’essentialisme ethnopsychiatrique : dans le
contexte colonial, le trouble psychosomatique n’est pas une propriété de l’esprit de l’indigène, mais
une adaptation physiologique à une situation historique particulière.
16. Dans sa remarquable biographie, il se peut qu’Alice Cherki ait simplifié la pensée de Jean
Dechaume, directeur du département où étudiait Fanon et membre de son jury de thèse, lorsqu’elle
écrit : « Dechaume ne s’intéresse qu’à la psychochirurgie, et toute l’activité proprement psychiatrique
est réduite à une neuropsychiatrie très organiciste, où à tout symptôme correspond un médicament et
à tout traitement un internement » (Frantz Fanon, portrait, Seuil, Paris, 2000, p. 31). Dans sa thèse,
Fanon cite à deux reprises le chapitre écrit par Jean Dechaume pour le Traité de médecine dirigé par
André Lemierre et al. (tome 16, Masson & Cie, Paris, 1949, p. 1063-1075). Dechaume y défend avec
vigueur le point de vue de la médecine psychosomatique : « Les maladies viscérales les plus
localisées peuvent avoir un retentissement psychique » (passage cité par Fanon), mais inversement le
trouble mental peut avoir un effet viscéral. Même si Fanon citait Dechaume par obligation, il
s’intéressait à la médecine psychosomatique. Le corps, on le sait, lui semblait un élément crucial dans
l’explication complexe de la réalité humaine qu’il étudiait. Si Dechaume ignorait la dimension
sociale, c’est peut-être pour cet intérêt psychosomatique que Fanon décida malgré tout de terminer
son apprentissage avec lui, comme Cherki le note.
17. Cette maladie génétique relativement rare (elle toucherait une personne sur 50 000 en Europe
et aux États-Unis) est ainsi désignée depuis sa première identification en 1861 par le médecin et
neurologue allemand Nikolaus Friedreich (1825-1882).
18. Frantz FANON, Altérations mentales…, op. cit., infra, p. 169.
19. Ibid., p. 170.
20. Sur l’histoire de la « paralysie générale », voir Jacques POSTEL et Claude QUÉTEL, Nouvelle
Histoire de la psychiatrie, Dunod, Paris, 2012, p. 203-214.
21. Frantz FANON, Altérations mentales…, op. cit., infra, p. 170.
22. Ibid., p. 177-178.
23. Fanon a lu et cite les actes des fameuses rencontres qu’Ey organisa en 1943 à Bonneval (Eure-
et-Loir). Voir Henri EY, Julian DE AJURIAGUERRA et Henri HÉCAEN, Neurologie et psychiatrie
[rencontres de 1943], Hermann, Paris, 1947 ; et Lucien BONNAFÉ et al., Le Problème de la
psychogenèse des névroses et des psychoses [rencontres de 1946], op. cit. La bibliothèque de Fanon
contient les deux premiers tomes des Études psychiatriques de Ey : 1. Historique, méthodologie,
psychopathologie générale, Desclée de Brouwer, 2de éd., Paris, 1952 ; 2. Aspects séméiologiques,
Desclée de Brouwer, Paris, 1950. Fanon s’intéressait en particulier aux Études liées à la
somatogenèse de la maladie mentale, telle la troisième, dans laquelle Ey remarque : « Ne serait-il pas
possible cependant de se demander si la notion de “psychose” n’est pas précisément contradictoire
avec l’idée d’“entité” et cela en analysant simplement la pathologie de la paralysie générale »
(tome 1, p. 44 ; nouvelle édition, CREHEY, Perpignan, 2006, p. 63). Dans une note de sa thèse,
Fanon, que les perspectives psychosomatiques intéressent fort, mentionne le titre du quatrième tome
des Études psychiatriques (annoncé dans les volumes précédents mais jamais publié) : « Les
processus somatiques générateurs » (Frantz FANON, Altérations mentales…, op. cit., infra, p. 213,
note 2).
24. La bibliothèque de Fanon comprend un exemplaire du Nouvel Esprit scientifique de Gaston
Bachelard (PUF, Paris, 1949 [1934]), qui défend une épistémologie non substantialiste. Plusieurs
sections sur l’importance d’incorporer des paramètres temporels à toute recherche sont soulignées
dans l’exemplaire de Fanon, par exemple ce passage : « L’énigme métaphysique la plus obscure
réside à l’intersection des propriétés spatiales et des propriétés temporelles. Cette énigme est difficile
à énoncer, précisément parce que notre langage est matérialiste, parce qu’on croit pouvoir par
exemple enraciner la nature d’une substance dans une matière placide, indifférente à la durée. Sans
doute le langage de l’espace-temps est mieux approprié à l’étude de la synthèse nature-loi, mais ce
langage n’a pas encore trouvé assez d’images pour attirer les philosophes » (p. 64-65).Foucault, lui
aussi influencé tant par la phénoménologie que par l’enseignement de Ey, est alors proche de ce que
dit Fanon : « Tant de fois repris, ces problèmes [opposition de l’organogenèse et de la psychogenèse
de la maladie mentale], aujourd’hui, rebutent et il serait sans profit de résumer les débats qu’ils ont
fait naître. Mais on peut se demander si l’embarras ne vient pas de ce qu’on donne le même sens aux
notions de maladie, de symptômes, d’étiologie en pathologie mentale et en pathologie organique. S’il
apparaît tellement malaisé de définir la maladie et la santé psychologiques, n’est-ce pas parce qu’on
s’efforce en vain de leur appliquer massivement des concepts destinés également à la médecine
somatique ? La difficulté à retrouver l’unité des perturbations organiques et des altérations de la
personnalité, ne vient-elle pas de ce qu’on leur suppose une causalité de même type ? Par-delà la
pathologie mentale et la pathologie organique, il y a une pathologie générale et abstraite qui les
domine l’une et l’autre, leur imposant, comme autant de préjugés, les mêmes concepts, et leur
indiquant les mêmes méthodes comme autant de postulats. Nous voudrions montrer que la racine de
la pathologie mentale ne doit pas être dans une spéculation sur une quelconque “métapathologie”,
mais seulement dans une réflexion sur l’homme lui-même » (Michel FOUCAULT, Maladie mentale
et personnalité, PUF, Paris, 1954, p. 1-2).
25. Claudine RAZANAJAO et Jacques POSTEL, « La vie et l’œuvre psychiatrique de Frantz
Fanon », loc. cit., p. 148.
26. David MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 158.
27. Esprit publiera en décembre 1952 un important numéro consacré à la réforme des institutions
psychiatriques sous le titre Misère de la psychiatrie, avec entre autres des articles d’Henri Ey,
François Tosquelles, Paul Sivadon, Georges Daumézon – que Fanon connaissait.
28. Fanon attribue la citation à Ainsi parlait Zarathoustra, mais elle provient d’un manuscrit
préparatoire de Ecce Homo (automne 1884) : « Ich will das höchste Misstrauen gegen mich
erwecken : ich rede nur von erlebten Dingen und präsentiere nicht nur Kopf-Vorgänge » (Kritische
Studienausgabe, no 14, p. 361). Ce passage était traduit dans deux œuvres auxquelles Fanon avait
accès : l’Introduction à la pensée philosophique allemande depuis Nietzsche de Bernard
GROETHUYSEN (Stock, Paris, 1926, p. 28), dont un exemplaire figure dans sa bibliothèque et dans
lequel le passage est traduit ainsi : « Je ne parle que de choses vécues, et je ne me borne pas à dire ce
qui s’est passé dans ma tête » (texte repris dans Bernard GROETHUYSEN, Philosophie et histoire,
Albin Michel, Paris, 1995, p. 100) ; et dans le livre de Karl JASPERS, Nietzsche, introduction à sa
philosophie (Gallimard, Paris, 1950), l’un des premiers volumes publiés dans la « Bibliothèque de
philosophie » (collection créée par Merleau-Ponty et Sartre), où le passage est rendu ainsi : « Je parle
seulement de choses vécues et n’expose pas uniquement des événements de tête » (p. 387). Jaspers ne
souligne pas « vécues » mais ajoute : « Nietzsche voit dans la connaissance intellectuelle, la
subjectivité d’une vie… » La citation de Nietzsche conclut la dédicace de Fanon à son frère Joby. S’il
s’agit bien ici de l’objet de la thèse, l’espace entre le psychiatrique et le neurologique, il y a aussi
peut-être là un clin d’œil à Joby, une allusion aux choses vécues qui sont étudiées à la première
personne dans Peau noire, masques blancs. Je remercie Mark Chinca et David Midgley qui m’ont
mis sur la piste de ce fragment.
29. Paul GUIRAUD et Julian DE AJURIAGUERRA, « Aréflexie, pieds creux, amyotrophie
accentuée, signe d’Argyll et troubles mentaux », Annales médico-psychologiques, vol. 92, no 1, 1934,
p. 229-234 (p. 233).
30. Paul GUIRAUD et Madeleine DEROMBIES, « Un cas de maladie familiale de Roussy-Lévy
avec troubles mentaux », Annales médico-psychologiques, vol. 92, no 1, 1934, p. 224-229 (p. 225).
31. Ibid., p. 228-229. La thèse de Mollaret, thèse de neurologie bien plus détaillée, et comprenant
un plus grand nombre d’observations de cas que celle de Fanon, ne consacre cependant que deux
paragraphes à la « pathogénie des troubles mentaux » dans la maladie de Friedreich. Mollaret résume
les explications possibles sous trois catégories : pure coïncidence du trouble mental et de la maladie ;
cause directe des pathologies par des lésions neurologiques (du cervelet) ; la troisième position, qui
lui paraît plus vraisemblable, est celle de Saquet, qui indique qu’« il existe chez ces malades une
prédisposition évidente, et les lésions du cortex cérébral résultent d’un processus associé ». Il conclut
cependant : « Nous ne prendrons pas parti dans cette discussion. Nous avons tenu simplement à
souligner l’existence assez fréquente de pareils symptômes dans la maladie étudiée par nous » (Pierre
MOLLARET, La Maladie de Friedreich. Étude physio-clinique, thèse, Paris, 1929, p. 180).
32. Frantz FANON, Altérations mentales…, op. cit., infra, p. 203.
33. Kurt Goldstein (1878-1965) est un neurologue et psychiatre allemand à l’origine d’une théorie
globale de l’organisme fondée sur la Gestalttheorie.
34. « La catégorie sociale de la réalité humaine, à laquelle personnellement nous attachons tant
d’importance, a retenu l’attention de Lacan » (ibid., p. 223).
35. Ibid, p. 228. Parlant de « débilité mentale » d’enfance, liée à une maladie neurologique
affectant la mobilité, Fanon remarque : « Il est facile d’expliquer la débilité mentale de ces malades.
La paralysie consécutive à l’évolution clinique interdit la fréquentation scolaire. D’où, naturellement,
impossibilité de développement intellectuel. D’ailleurs, la liaison débilité motrice-débilité mentale est
une tentative extrêmement séduisante. L’affectivité de ces malades est pareillement atteinte puisqu’ils
ne peuvent franchir les différentes étapes de la génétique décrite par la psychanalyse, étapes qui sont,
comme on le sait, en rapport étroit avec la motricité » (ibid., p. 178).Cette conclusion sur le rôle du
corps dans le développement psychique se retrouvera évidemment dans l’analyse de l’impact du
regard colonial. Mais on trouve aussi ici une réflexion sur la relation entre la destruction du schéma
corporel et le mysticisme, thème repris dans plusieurs textes. Sur l’importance du mouvement
physique, le concept de schéma corporel et l’analyse de sa dissolution sous le regard raciste dans
Peau noire masques blancs et L’An V de la révolution algérienne, voir Jean KHALFA, « Fanon,
corps perdu », Les Temps modernes, no 635-636, novembre-décembre 2005-janvier 2006. Parmi les
textes de Fanon conservés à l’IMEC, se trouvent quelques notes de lecture et fragments sur les
névroses d’angoisse, le vertige thymopathique, l’agoraphobie, la maladie de Westphal, la
dégénérescence hépato-lenticulaire. Ces notes se rapportent souvent à des troubles cliniques de la
relation du corps à l’espace.
36. Voir par exemple Henri EY, Études psychiatriques, tome 1, op. cit., p. 168.
37. Les neuroleptiques n’étaient pas encore utilisés et ces nouvelles méthodes de choc suscitaient
alors des espoirs significatifs (les effets antipsychotiques du premier neuroleptique, la
chlorpromazine, ne seront connus qu’à partir de 1952 ; Jean Delay organisa en 1955 un colloque
international sur la chlorpromazine et les médicaments neuroleptiques dont les actes, publiés en
1956, sont dans la bibliothèque de Fanon). Pour les électrochocs, Fanon s’appuie sur le livre de Paul
DELMAS-MARSALET, L’Électrochoc thérapeutique et la dissolution-reconstruction (J.-
B. Baillière et Fils, Paris, 1943), en particulier le chapitre 7, « La théorie de la dissolution-
reconstruction », qui fonde sa description de la maladie mentale sur une métaphore architecturale : la
maladie y est vue comme une réorganisation défectueuse des moellons que sont les fonctions
mentales. Si ces blocs sont tous là et si les plans du bâtiment ont été préservés (en d’autres termes,
pourvu qu’il n’y ait pas eu de dommage neurologique majeur), il semble que les chocs remettent les
fonctions à leur place dans le plan initial. Dans sa structure générale, cette conception est similaire à
celle qu’Henri Ey trouve chez le neurologue anglais Hughlings Jackson (1835-1911) et dont il
propose une réinterprétation psychiatrique dans un livre qui avait fait date, Essai d’application des
principes de Jackson à une conception dynamique de la neuropsychiatrie (Doin, Paris, 1938 ; rééd.
L’Harmattan, Paris, 2000). Les passages concernant la vitesse de la dissolution mentale sont annotés
dans l’exemplaire de Fanon, qui y ajoute des références à Jaspers et Lacan.En ce qui concerne la
« dissolution » par coma insulinique, Fanon se réfère à l’inventeur de la méthode, le psychiatre et
neurophysiologiste américain Manfred Sakel (1900-1957), qui en fit l’exposé en 1950 au Congrès
international de psychiatrie de Paris, sous le titre significatif « Insulinotherapy and shocktherapies :
ascent of psychiatry from scholastic dialecticism to empirical medicine » (voir Congrès international
de psychiatrie, vol. 4, Hermann, Paris, 1950, p. 163-232). Parmi les papiers de Fanon conservés à
l’IMEC, un long tapuscrit s’est révélé être une traduction d’un passage de ce texte.
38. Günther ANDERS, « Pathologie de la liberté. Essai sur la non-identification », Recherches
philosophiques, vol. 6, no 7, 1936, p. 2-54. La bibliothèque de Fanon contient la plupart des volumes
de la revue Recherches philosophiques et dans celui-là les pages de l’article sont coupées. Fanon y
fait directement référence dans Peau noire, masques blancs : « Certains hommes veulent enfler le
monde de leur être. Un philosophe allemand avait décrit ce processus sous le nom de pathologie de la
liberté » (op. cit., p. 223 ; Œuvres, p. 247). En l’occurrence, la pathologie en question est
l’essentialisme d’une certaine conception de la négritude, incapable de (se) penser en termes de
temporalité. Tant en psychiatrie qu’en politique, la désaliénation consiste donc à « refuser de se
laisser enfermer dans la tour du passé ».
39. Fanon se prononce clairement pour Ey dans le débat avec Lacan sur ce point : « Il faut avoir lu
La Psychiatrie devant le surréalisme de Ey pour comprendre à quel point cet auteur sait poser le
problème des limites de la liberté et de la folie. La même chute prend une valeur différente selon
qu’elle est libre ou irréversible. Selon qu’elle est envol ou conséquence du poids psychique de
l’organisme. Dans le premier cas, on a affaire au poète, dans le deuxième, au fou » (Frantz FANON,
Altérations mentales…, op. cit., infra, p. 211, note 1). L’article de Ey, initialement paru dans
L’Évolution psychiatrique (1948, fascicule 4, p. 3-52), fut publié en un volume séparé par le Centre
d’éditions psychiatriques en 1948, avec un dessin de Frédéric Delanglade, ami commun de Breton et
de Ey. On trouve un exemplaire de cette édition dans la bibliothèque de Fanon, annoté tout du long.
Sur les divergences entre Ey et Lacan concernant le surréalisme, voir Paolo SCOPELLITI,
L’Influence du surréalisme sur la psychanalyse, L’Âge d’homme, Lausanne, 2002, p. 85-88.
40. Frantz FANON et François TOSQUELLES, « Indications de la thérapeutique de Bini dans le
cadre des thérapeutiques institutionnelles », in Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et
neurologues de France et des pays de langue française (51e session, Pau, 20-26 juillet 1953),
Masson, Paris, 1953, p. 545-552 (p. 547) ; voir infra, p. 245.
41. Ibid., p. 549, infra, p. 247.
42. Fanon a été l’un des pionniers dans l’expérimentation des premiers neuroleptiques,
particulièrement à Tunis (voir Frantz FANON et Lucien LÉVY, « Premiers essais de méprobamate
injectable dans les états hypocondriaques », La Tunisie médicale, vol. 37, no 10, 1959, p. 175-191 ;
voir infra, p. 390-391).
43. Voir Isabelle VON BUELTZINGSLOEWEN, L’Hécatombe des fous. La famine dans les
hôpitaux psychiatriques français sous l’Occupation, Aubier, Paris, 2007.
44. Voir Philippe PAUMELLE, « Le mythe de l’agitation des malades mentaux », in Henri EY
(dir.), Entretiens psychiatriques, L’Arche, Paris, 1954, p. 181-193 ; et « Réflexion sur les Principes à
suivre dans la fondation et la construction des asiles d’aliénés de Parchappe, 1853-1953 »,
L’Information psychiatrique, vol. 29, no 10, 1953, p. 270-277. Voici ce qu’écrit Parchappe en 1853,
cité par Paumelle dans cet article : « Dans les temps où l’on a commencé à s’occuper des conditions
spéciales d’habitation à créer pour les aliénés, l’agitation était considérée comme l’état en quelque
sorte habituel de l’aliéné. Et l’asile d’aliénés a été exclusivement ou presque exclusivement constitué
par une réunion de cellules en nombre à peu près égal à celui des malades. Mais à mesure que la
psychiatrie a fait des progrès, on a reconnu que l’agitation chez les aliénés peut être restreinte à un
nombre de moins en moins considérable suivant que les conditions matérielles et médicales du
traitement palliatif et curatif sont de plus en plus perfectionnées. » Sur la carrière de Maximien
Parchappe de Vinay et la naissance de l’analyse statistique dans la gestion des hôpitaux
psychiatriques et des pénitenciers, voir Frédéric CARBONEL, « L’asile pour aliénés de Rouen : un
laboratoire de statistiques morales de la Restauration à 1848 », Histoire et mesure, vol. 20, no 1-2,
2005, p. 97-136.
45. La psychiatrie en Algérie avait été organisée par Antoine Porot, figure majeure de
l’ethnopsychiatrie coloniale, qui justifiait ainsi cette ségrégation : « Nous ne pouvions prendre la
responsabilité de laisser en commun indigènes et Européens ; la communauté hospitalière, acceptable
et réalisée du reste dans des hôpitaux généraux, ne pouvait intervenir ici : dans des esprits troublés,
les divergences de conceptions morales ou sociales, les tendances impulsives latentes peuvent à tout
instant troubler le calme nécessaire, alimenter des délires, susciter ou créer des réactions dangereuses
dans un milieu éminemment inflammable » ; voir Antoine POROT, « L’assistance psychiatrique en
Algérie et le futur hôpital psychiatrique de Blida », L’Algérie médicale, no 65, 1933, p. 86-92
(p. 89).Jacques Ladsous nous a rapporté qu’en 1954, alors qu’il allait prendre la direction de la
communauté d’enfants de la Croix-Rouge de Chréa (toute proche de Blida), Porot l’avait enjoint de
ne pas engager d’éducateurs « indigènes » en raison de leurs limites mentales (entretien du 10 janvier
2015). Sur le travail de Fanon dans cette communauté d’enfants, voir Jacques LADSOUS, « Fanon :
du soin à l’affranchissement », Vie sociale et traitements, no 89, 2006, p. 25-29. Sur l’historiographie
de la psychiatrie dans l’Algérie coloniale, voir Richard C. KELLER, « Madness and colonization :
psychiatry in the British and French empires, 1800-1962 », Journal of Social History, no 35, 2001,
p. 295-326 ; et Colonial Madness. Psychiatry in French North Africa, The University of Chicago
Press, Londres et Chicago, 2007.
46. Frantz FANON et Jack AZOULAY, « La socialthérapie dans un service d’hommes
musulmans : difficultés méthodologiques », L’Information psychiatrique, vol. 30, no 9, 1954, p. 349-
361 (voir infra, p. 297-313). Cet article est une version légèrement modifiée d’une section de la thèse
d’Azoulay. Je remercie la famille de Jack Azoulay de m’en avoir aimablement communiqué une
copie.
47. Ibid., p. 350, infra, p. 299. L’usage thérapeutique du cinéma dans les hôpitaux psychiatriques a
fait l’objet de quatre textes publiés par André Beley dans L’Information psychiatrique entre 1955
et 1959.
48. Ibid., p. 355, infra, p. 305. Sur l’impact significatif de l’échec de ces réformes, voir Alice
CHERKI, Frantz Fanon, portrait, op. cit., p. 106.
49. Charles GERONIMI, Fanon à Blida, op. cit.
50. Voir Numa MURARD, « Psychiatrie institutionnelle à Blida », Tumultes, no 31, 2008, p. 31-45,
qui s’appuie sur une interview d’octobre 2007 avec Jack Azoulay dont voici un passage essentiel :
« Il [Fanon] a cherché d’abord à se renseigner sur la culture spécifique des Arabes algériens et c’est
là qu’on a vécu une période très pittoresque et très stimulante, lui était très actif, moi je l’étais moins
que lui, mais il m’a entraîné dans des cérémonies de traitement des hystériques dans les bleds kabyles
où on enchaînait des femmes dans des crises cathartiques pendant toute la nuit. Et ce qui est frappant,
c’est qu’il était capable de rester toute la nuit, il s’intéressait de l’intérieur à ces pratiques qui étaient
la façon traditionnelle de répondre à certains aspects de la pathologie mentale, bien sûr certains
aspects limités aux réactions hystériques alors que quand les choses n’allaient plus, comme pour les
psychotiques graves, les gens étaient envoyés à l’hôpital de Blida. On a été beaucoup aussi voir les
marabouts, qui étaient les recours de tous les problèmes de mauvais œil, de mauvais esprit, de
djnoun, de transmission de l’impuissance masculine, puisque ceux qui étaient impuissants étaient
censés avoir reçu un mauvais esprit d’une personne jalouse, et ces marabouts, avec sans doute des
succès suffisants, intervenaient en écrivant des choses, en faisant des cérémonies, et arrivaient à
éponger une partie de cette pathologie qui aujourd’hui va voir le psychiatre ou le psychanalyste mais
qui à l’époque était de pratique courante et était un des systèmes de régulation sociale très utilisé et
dominant le côté culturel. Donc Fanon s’est intéressé à tous ces aspects et s’est plongé dans la culture
algérienne. Et il a cherché à transposer ça tant bien que mal dans son pavillon de malades
musulmans, et c’est là qu’on a fait les réunions avec l’activité des infirmiers qui étaient plongés dans
la même culture que les malades, on a fait aussi, je me souviens, le café maure dans le pavillon, ce
qui a bien sûr entraîné les critiques ironiques des autres médecins. Il a aussi fait venir des conteurs,
qui [maintenaient] une tradition qui avait cours, des conteurs qui reprenaient le folklore traditionnel,
et il y a eu là un changement palpable dans l’atmosphère du pavillon. […]« Je ne sais pas s’il y a eu
beaucoup de sorties, mais il y a eu en tout cas un effet spectaculaire de la validité de l’esprit de la
socialthérapie dans le fait de rendre vivant un pavillon d’HP [hôpital psychiatrique] et donc […] je le
dis avec mon expérience d’aujourd’hui, de [permettre] à une partie des patients qui peuvent se
réengager dans un échange avec le monde, que ça se fasse, que ce soit possible. »
51. Regard ironiquement décrit par Fanon dans un billet : « Considérations ethnopsychiatriques »,
Consciences maghribines, no 5, été 1955, p. 13-14. Ce texte non signé a été attribué à Fanon par le
directeur de cette revue anticolonialiste, André Mandouze (voir infra, p. 342-344).
52. Antoine POROT et Come ARRII, « L’impulsivité criminelle chez l’indigène algérien. Ses
facteurs », Annales médico-psychologiques, no 5, décembre 1932 [note de Porot et Sutter].
53. Antoine POROT et Jean SUTTER, « Le “primitivisme” des indigènes nord-africains. Ses
incidences en pathologie mentale », Sud médical et chirurgical, 15 avril 1939, Imprimerie
marseillaise, Marseille, p. 11-12. La bibliothèque de Fanon contient un exemplaire de ce fascicule.
54. Antoine POROT, « Notes de psychiatrie musulmane », Annales médico-psychologiques,
mai 1918 [note de Porot et Sutter].
55. Antoine POROT et Jean SUTTER, « Le “primitivisme” des indigènes nord-africains »,
loc. cit., p. 4-5.
56. Ibid., p. 18.
57. Frantz FANON, « Conduites d’aveu en Afrique du Nord », tapuscrit inédit, p. 3 (voir infra,
p. 351). Ce texte, signé de Fanon seul, pourrait être celui de sa communication orale, ou bien une
première version de l’article publié ensuite avec Lacaton. Alice Cherki note que Fanon s’était
passionné durant ses études pour la médecine légale (op. cit., p. 31). Il la pratiquera ensuite, selon son
frère Joby, lors de son séjour à la Martinique en 1952.
58. Frantz FANON et Raymond LACATON, « Conduites d’aveu en Afrique du Nord », in
Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de langue
française (53e session, Nice, 5-11 septembre 1955), op. cit., 1955, p. 657-660 (p. 660 ; voir infra,
p. 348).
59. Fanon attaqua de la même façon la neurologie durant la guerre d’Algérie : « Cette forme
particulière de pathologie (la contracture musculaire généralisée) avait déjà retenu l’attention avant le
déclenchement de la révolution. Mais les médecins qui la décrivaient en faisaient un stigmate
congénital de l’indigène, une originalité (?) de son système nerveux où l’on affirmait retrouver la
preuve d’une prédominance chez le colonisé du système extrapyramidal. Cette contracture en réalité
est tout simplement l’accompagnement postural, l’existence dans les muscles du colonisé de sa
rigidité, de sa réticence, de son refus face à l’autorité coloniale » (Les Damnés de la terre, p. 280 ;
Œuvres, p. 658).
60. Frantz FANON et Jack AZOULAY, « La socialthérapie dans un service d’hommes
musulmans », loc. cit., p. 356, infra, p. 306.
61. Fanon et Azoulay reprennent presque verbatim de longs passages d’un texte de Leroi-Gourhan
dressant un tableau de la situation démographique, culturelle et légale des « indigènes » d’Algérie,
mais les modifient subtilement pour souligner la nature coloniale de cette situation (voir André
LEROI-GOURHAN et Jean POIRIER, Ethnologie de l’Union française, tome 1, Afrique, PUF, Paris,
1953, p. 121 sq.). Fanon avait suivi les cours de Leroi-Gourhan à Lyon (Claudine RAZANAJAO et
Jacques POSTEL, « La vie et l’œuvre psychiatrique de Frantz Fanon », loc. cit., p. 148).
62. Marcel MAUSS, Essai sur le don (1923-1924), dans Sociologie et anthropologie, PUF, Paris,
1950, p. 274-275.
63. Frantz FANON et François SANCHEZ, « Attitude du musulman maghrébin devant la folie »,
Revue pratique de psychologie de la vie sociale et d’hygiène mentale, no 1, 1956, p. 24-27 (voir ici,
infra, p. 356 ; et aussi, infra, p. 287-293, le remarquable ensemble des éditoriaux de Notre Journal de
novembre et décembre 1956).
64. Ibid., p. 25, infra, p. 357.
65. Dans ses textes sur la littérature, Foucault présente la possibilité de la folie comme une liberté
profonde : « J’ai l’impression, si vous voulez, que très fondamentalement, en nous, la possibilité de
parler, la possibilité d’être fou sont contemporaines, et comme jumelles, qu’elles ouvrent, sous nos
pas, la plus périlleuse, mais peut-être aussi la plus merveilleuse ou la plus insistante de nos libertés »
(Michel FOUCAULT, La Grande Étrangère, Éditions de l’EHESS, coll. « Audiographie », Paris,
2013, p. 52). Dans sa thèse, Fanon mentionnait l’importance du langage du point de vue de la folie et
créditait Lacan de cette remarque, mais prenait finalement le parti d’Henri Ey. En 1969, L’Évolution
psychiatrique a organisé ses journées annuelles sur « La conception idéologique de L’Histoire de la
folie de Michel Foucault ». On y trouve des textes intéressants de psychiatres, dont certains que
Fanon avait connus. Ey s’y en prit violemment à une pensée qui, selon lui, jugeait « que la Démence
vaut la Raison, que le Rêve vaut l’Existence, que l’Erreur vaut la Vérité, que l’Aliénation vaut la
Liberté… » (L’Évolution psychiatrique, vol. 36, fascicule 2, 1971, p. 257).
66. Frantz FANON et François SANCHEZ, « Attitude du musulman maghrébin devant la folie »,
loc. cit., p. 26, infra, p. 359.
67. Ibid., p. 27, infra, p. 360.
68. Frantz FANON et Slimane ASSELAH, « Le phénomène de l’agitation en milieu
psychiatrique : considérations générales, signification psychopathologique », Maroc médical, vol. 36,
no 380, janvier 1957, p. 21-24 (p. 24), voir infra, p. 376. Cet article est une réponse à une critique de
la dénonciation par Paumelle du « mythe de l’agitation » dans l’article de François TOSQUELLES,
« Introduction à la sémiologie de l’agitation », L’Évolution psychiatrique, no 1, 1954, p. 75-97. Le
psychiatre marxiste Louis Le Guillant (fondateur en 1950 de La Raison, avec Lucien Bonnafé, Sven
Follin et Henri Wallon) avait publié dans le même numéro de L’Évolution psychiatrique une étude
intitulée « Introduction à une psychopathologie sociale » (p. 1-52). En se demandant si le désir de
réadapter et donc de normaliser le malade est lié à un « désir de pénaliser », l’éditorial du
15 novembre 1956 de Notre Journal (voir infra) exprime clairement cette inquiétude concernant la
bureaucratisation répressive des commissions de sociothérapie.En 1959-1960, Fanon fit une série de
conférences sur « Rencontre de la société et de la psychiatrie » à l’Institut des hautes études de Tunis,
dans le cadre du certificat de psychologie sociale des licences de sociologie et de psychologie. La
sociologue tunisienne Lilia Ben Salem, qui y a assisté, note que Fanon posait la question sous cette
forme : « On a dit que la sociothérapie crée une société fausse. Est-ce qu’on peut domestiquer le
milieu social comme le milieu naturel ? » (voir ses notes de cours dans la présente édition, infra,
p. 437). Selon elle, ces conférences attiraient un public très large et les digressions de Fanon étaient
aussi intéressantes que les conférences elles-mêmes, ce que confirme Michel Martini dans ses
Mémoires (Chroniques des années algériennes, 1946-1962, Bouchène, Saint-Denis, 2002, p. 369).
69. Frantz FANON, « L’hospitalisation de jour en psychiatrie, valeur et limites » (en deux parties,
la seconde publiée avec Charles Geronimi), La Tunisie médicale, vol. 37, no 10, p. 689-732 (voir ici
infra, p. 397-429). Fanon connaissait les cliniques psychiatriques « à porte ouverte » par le texte de
Georges BOITTELLE et Claudine BOITTELLE-LENTULO, « Quelques réflexions sur le
fonctionnement d’un open door », L’Information psychiatrique, vol. 29, no 1, 1953, p. 15-18, sur une
expérience à l’hôpital psychiatrique de Cadillac ; et par l’enquête d’Henri UEBERSCHLAG,
« L’Assistance psychiatrique hospitalière en Angleterre », L’Information psychiatrique, vol. 31, no 7,
1955, p. 332-347, et vol. 31, no 9 (1955), p. 476-498, qui comprend une section sur le Mapperley
Hospital de Nottingham et son directeur, le pionnier de la psychiatrie de jour Duncan McMillan.
70. Dans son témoignage précité, Lilia Ben Salem décrit ainsi le centre : « Il avait invité quelques-
uns d’entre nous, les étudiants du CES de psychologie sociale, à assister à ses consultations le jeudi
matin dans le cadre du Centre de psychiatrie de jour de l’Hôpital Charles-Nicolle à Tunis. À son
arrivée à Tunis, il avait été d’abord nommé à l’hôpital psychiatrique de La Manouba ; mais,
confronté aux réticences de ses confrères quant à son interprétation “sociologique” de la maladie
mentale, il avait obtenu du secrétaire d’État à la Santé et aux Affaires sociales sa mutation au service
neuropsychiatrique de l’hôpital Charles-Nicolle, où il fut plus libre de rester fidèle à ses principes. Il
eut l’heur d’y créer avec une jeune équipe un centre de neuropsychiatrie de jour, “lieu de Fanon à
Tunis” selon Alice Cherki. » (Sur les tensions au sein du service psychiatrique de La Manouba qui
amenèrent Fanon à créer le Centre neuropsychiatrique de jour à Charles-Nicolle, voir Alice
CHERKI, Frantz Fanon, portrait, op. cit., p. 166.)Plus tard, les collègues tunisiens qu’il avait alors
bousculés n’hésiteront pas à s’approprier son travail ; voir par exemple Sleim AMMAR,
« L’assistance psychiatrique en Tunisie : aperçu historique », L’Information psychiatrique, vol. 48,
no 7, 1972, p. 647-657 (article repris et mis à jour dans le Journal tunisien de psychiatrie, vol. 1, no 1,
janvier 1998, <ur1.ca/n6hci>) : « Avec l’avènement de l’indépendance en 1956, la relève devait être
assurée par les psychiatres tunisiens. Poursuivant et accentuant vigoureusement l’œuvre déjà
engagée, la direction tunisienne de l’établissement (docteurs Tahar Ben Soltane et Sleim Ammar),
renforcée par le passage de 1958 à 1961 du docteur Frantz Fanon, allait s’attacher à briser toutes les
contraintes et tous les interdits : abolition des camisoles de force, des clôtures grillagées et quartiers
cellulaires, et parallèlement développement intensif de l’ergothérapie et de la sociothérapie (journal,
excursions, cinéma, représentations théâtrales, activités musicales, sportives et récréatives de toutes
sortes). »Dans leur étude L’Hôpital Razi de La Manouba et son histoire (Centre de publication
universitaire, Tunis, 2008, p. 79), M. Fakhreddine Haffani et Zied M’Hirsi notent que Fanon a « aboli
les grillages limitant les cours des pavillons de chroniques ». Ils citent des propos rapportés dans la
thèse de doctorat en médecine (Faculté de médecine de Tunis) d’Abdelhamid Bouzgarrou, À propos
d’une expérience de transformation institutionnelle au niveau d’un service de psychiatrie : « Il a
détruit les barrières et a donné la liberté. Avant, nous étions les dompteurs et les malades étaient les
fauves. On vivait tous dans cette cage dans la hantise de l’évasion. F. Fanon a travaillé seulement
quelques mois à Pinel [paradoxalement, nom de l’un des pavillons cellulaires], mais il a pris un
pavillon de gâteux et chroniques et il a commencé à le faire fonctionner comme un pavillon moderne,
il disait : “Ce n’est pas grave si un malade s’évade, s’il s’évade c’est qu’il va bien !”. »
71. Frantz FANON, « L’hospitalisation de jour en psychiatrie, valeur et limites », loc. cit., p. 717
et 723 ; infra, p. 419 et 424.
72. Frantz FANON, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 93 (Œuvres, p. 158). Le cœur de ce
livre est l’aliénation produite par la conscience obsessionnelle du corps/objet qu’induit le regard
raciste sur sa surface, la peau. Fanon comprend cette dissolution comme l’analogue de la coupure
soma/psyché induite par la maladie neurologique. Les chapitres du livre peuvent se lire comme la
description des reconstructions pathologiques qui s’ensuivent dans le contexte historique et
sociologique des colonies d’Ancien Régime, y compris le mouvement de la négritude, perçu à la
suite de Sartre comme un moment négatif dans la dialectique d’une phénoménologie de l’esprit
colonisé (ibid., p. 108 ; Œuvres, p. 171).
Altérations mentales,
modifications
caractérielles, troubles
psychiques et déficit
intellectuel dans l’hérédo-
dégénération spino-
cérébelleuse. À propos
d’un cas de maladie
de Friedreich avec délire
de possession

Frantz Fanon,
novembre 1951*1

« Je ne parle que de choses vécues et je ne représente


pas de processus cérébraux. »
Friedrich NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra 2.

« La fréquence et l’importance des troubles mentaux dans


les maladies nerveuses familiales ne permettent
pas de les considérer comme des accidents fortuits. »
Paul GUIRAUD et Julian DE AJURIAGUERRA,
communication à la Société médico-psychologique, 8 février
1934.
Préambule
Empruntant certains signes au syndrome décrit pour la première fois par
[Nikolaus] Friedreich en 1861, quelques ensembles cliniques ont essayé de
parvenir à la dignité d’entité. Pierre Marie, trente ans après la
communication de Friedreich à Spire, décrivait une maladie nouvelle qu’il
appela hérédo-ataxie cérébelleuse. Cette individualisation semblait être
justifiée et la thèse de Saquet en un tableau schématique établit une
discrimination séméiologique assez rigoureuse. Quelques années plus tard,
le 4 février 1926, D. Roussy et Mlle Gabrielle Lévy présentaient à la
Société de neurologie sept cas d’une maladie familiale caractérisée par des
troubles de la marche et de la station, une aréflexie tendineuse généralisée,
l’existence d’un pied bot et la tendance à l’extension du gros orteil. Les
auteurs désignèrent ce syndrome sous le nom de dystasie aréflexie
héréditaire. Faisant le pont entre ces trois maladies, on trouve la paraplégie
spasmodique familiale du type Strümpell-Lorain.
En 1929, M. Mollaret, dans sa magistrale étude physicoclinique de la
maladie de Friedreich, insistait sur l’existence de frontières nettes entre
maladie de Friedreich et hérédo-ataxie cérébelleuse de Pierre Marie. Il se
faisait le porte-parole de la théorie uniciste qui, avec Raymond, trouve son
expression idéale dans cette phrase : « Toutes les affections nerveuses
familiales forment une chaîne continue. » Toutefois, dans son introduction,
l’auteur avait soin de faire une réserve quant à la paraplégie spasmodique
familiale. C’est seulement dans sa conclusion qu’il accepte de subsumer
sous le terme de hérédo-dégénération spino-cérébelleuse le chapitre global
de la pathologie nerveuse familiale, car, dit-il : « Selon l’étendue de
l’atteinte des systèmes spino-cérébelleux, l’aspect clinique réalisé sera
tantôt celui d’une maladie de Friedreich, tantôt celui d’une hérédo-ataxie
cérébelleuse, tantôt celui d’une paraplégie familiale particulière. Nous
conservons ces dénominations, mais elles ne désignent plus, pour nous,
[que] des entités morbides correspondant à ce seul processus de la
dégénération d’un certain domaine rendu[e] obligatoire par l’hérédité3. »
M. Mollaret devait revenir sur cette question en 1933, dans un article de la
Presse médicale, et sa dernière mise au point, parue dans l’Encyclopédie
médico-chirurgicale, inclut définitivement la dystasie aréflexive héréditaire
dans le groupe de l’hérédo-dégénération spino-cérébelleuse.
Nous avons insisté sur cette question de pathologie générale, car à
l’examen il nous a semblé que symptôme neurologique et symptôme
psychiatrique, dans le groupe décrit par Mollaret, obéissaient à un
polymorphisme4 absolu. Il était indispensable de réunir en un faisceau
unique les données éparses que constituent les maladies nerveuses
familiales. Et le versant psychique des troubles neurologiques devrait
pareillement être décrit d’une façon univoque. Nous verrons que ce second
souci est loin de trouver sa solution.
La paralysie générale, maladie éminemment neurologique, s’accompagne
presque toujours d’un ensemble psychiatrique donné. Aussi les explications
causales et mécanistes n’ont-elles pas manqué. Or, dans l’hérédo-
dégénération spino-cérébelleuse, les choses se compliquent. Il est vrai que
dans un dixième des cas, un trouble mental est retenu. Mais on retrouve
rarement les mêmes altérations. D’où l’impossibilité de formuler une loi.
Ici donc, devra être envisagé le problème des rapports du trouble
neurologique et du trouble psychiatrique. À une époque où neurologues et
psychiatres s’acharnent à délimiter une science pure, c’est-à-dire une
neurologie pure et une psychiatre pure, il est bon de lâcher dans le débat un
groupe de maladies neurologiques s’accompagnant de troubles psychiques,
et de se poser la question légitime de l’essence de ces troubles.
Nous conserverons aux observations de la littérature la dénomination
clinique sous laquelle elles ont été publiées. Mais c’est le problème des
troubles mentaux dans l’hérédo-dégénération spino-cérébelleuse qui sera
traité dans notre travail. Enfin, il nous a semblé intéressant de publier un cas
de psychopathie à structure hystérique avec idées de possession, dans une
maladie de Friedreich. La malade que nous avons suivie pendant un an
offrait cet avantage d’avoir un développement intellectuel supérieur à la
moyenne (baccalauréat). Nous n’avons pas trouvé de cas semblable dans la
littérature. C’est pourquoi nous n’avons pas hésité à l’étudier.

Historique
Dans sa description princeps, Friedreich ne signale pas de troubles
psychiques. Il pense au contraire que les fonctions cérébrales sont
respectées. Le problème des troubles mentaux dans l’hérédo-dégénération
spino-cérébelleuse fut pour la première fois étudié dans la thèse de Saquet.
Avant de rapporter les conclusions de l’auteur, un rappel historique nous
paraît indispensable.
C’est Seeligmüller qui, le premier, en 1879, parallèlement avec l’ataxie
motrice, parla d’une ataxie dans le déroulement des pensées5. En 1884,
deux ans après que Brousse6 dans sa thèse eut légitimé la dénomination de
maladie de Friedreich, Musso, étudiant six cas, note des troubles
psychiques7. Dans la même année, Longuet et, quatre ans plus tard, Soca,
dans sa thèse, défendent tous deux le point de vue inverse8. Pour ces
auteurs, il n’y a pas de déficit intellectuel, il n’y a pas de troubles mentaux.
Gilles de la Tourette, Blocq et Huet, dans la Nouvelle Iconographie de La
Salpêtrière, rapprochent, quant à l’intégrité psychique, maladie de
Friedreich et sclérose en plaques9. Pour eux, il n’y a pas atteinte de
l’intelligence. Seuls les troubles moteurs expliquent cette fatigue, cette
lenteur de l’idéation et de l’expression verbale. En 1890, Auscher cite une
maladie de Friedreich à début tardif avec dégénération mentale chez une
prostituée10.

En 1891, Courmont, dans son ouvrage sur Le Cervelet et ses fonctions,


note de la tristesse, de l’apathie, de l’indifférence et une perturbation du
sens moral11. On n’ignore pas, en effet, que le cervelet fut pendant
longtemps considéré par les neurologues comme le siège de l’équilibre
psychique et moral. Dans la même année Nonne et en 1892 Sanger Brown
signalent l’insouciance, l’hébétude et la niaiserie chez les sujets atteints de
maladie de Pierre Marie12.
En 1893, Pierre Marie, dans la Semaine médicale, à propos de la maladie
de Friedreich, écrit : « L’intelligence est loin d’être aussi atteinte qu’elle
pourrait le sembler au premier aspect. […] Quand on interroge ces malades
avec soin, on s’aperçoit qu’ils sont parfaitement capables de recevoir une
certaine instruction, que leurs réponses témoignent d’un degré de
raisonnement assez en rapport avec leur âge. On ne pourrait cependant
prétendre que leurs facultés psychiques acquièrent un développement tout à
fait normal et, à cet égard, la différence avec les individus normaux
s’accentue de plus en plus à mesure qu’ils avancent en âge13. » On voit ce
qu’une telle prise de position signifie. La dégénérescence qui porte sur des
secteurs neurologiques particuliers ne touche pas les facultés intellectuelles
avec une pareille électivité. C’est lentement que vont apparaître les troubles
du jugement, les aberrations affectives14. Pour Pierre Marie, il s’agirait
davantage d’un arrêt de l’évolution mentale que d’une véritable déviation
des facultés psychiques.
Bouchaud, en 1894, rapporte le cas d’un frère et d’une sœur atteints de
maladie de Friedreich, avec de l’affaiblissement intellectuel dès le début,
ayant abouti à la démence15. En 1895, Nolan cite le cas de trois sœurs chez
qui évoluait une maladie de Friedreich avec idiotie congénitale. Dans son
étude anatomique, clinique et physiologique sur le cervelet, André Thomas
dit avoir rencontré souvent des troubles mentaux associés aux syndromes
cérébelleux16. Mais cependant, ajoute-t-il, « l’intelligence est habituellement
conservée, le caractère est triste, l’attention peu soutenue, il y a un certain
degré d’asthénie intellectuelle comme d’asthénie physique ».
Raymond, en 1898, ne reconnaît aucune atteinte de l’intelligence et dans
sa Clinique des maladies du système nerveux, il affirme l’intégrité
habituelle des facultés psychiques17. [Jules] Vincelet, qui consacre sa thèse à
l’anatomie pathologique de la maladie de Friedreich, rapporte en 1900 un
cas avec délire de persécution associé. En 1902, Gilbert Ballet fait paraître
son Traité de pathologie mentale où il est dit que : « Chez les individus
atteints de maladie de Friedreich, l’intelligence, originellement débile,
continue souvent à s’affaiblir18. » Pritzche, en 1904, cite le cas de deux
sœurs atteintes de maladie de Friedreich et d’idiotie avec symptômes
démentiels. En 1906, Pellizi décrit une paraplégie spasmodique familiale,
associée à la démence précoce. Flatau, en 190919, Vogt et Astwazaturow, en
191220, publient des cas de Friedreich ou de maladie de Pierre Marie
accompagnés d’idiotie et imbécillité. En 1913, Frenkel et Dide rapportent
trois cas avec affaiblissement démentiel progressif21.
En 1919, Saquet, dans sa thèse, fait le point de la question et ajoute aux
nombreux cas publiés alors : une hérédo-ataxie cérébelleuse avec débilité
mentale profonde et perversions instinctives, une maladie de Friedreich
avec débilité mentale et débilité motrice, une hérédo-ataxie cérébelleuse
avec psychose hallucinatoire. L’an d’après, en 1920, Benon et Lerat, dans la
Gazette médicale de Nantes, publient un cas d’hérédo-ataxie cérébelleuse,
accompagné de délire. En 1921, Emmanuel Bergmann insiste sur
l’association hérédo-ataxie et oligophrénie22. De même Lamsens et Nyssen,
en 1922, y voient de la débilité mentale23. En 1923, de Vries cite deux cas
d’hérédo-ataxie cérébelleuse accompagnés d’imbécillité.
En 1928, Bogaert, dans son rapport au congrès des médecins aliénistes et
neurologues, étudie la coexistence des troubles mentaux dans les atrophies
cérébelleuses. L’année suivante, il englobait dans sa description une variété
d’atrophie olivo-pontive avec troubles démentiels. C’est au cours de cette
même année que fut soutenue la thèse de Mollaret. L’auteur apportait vingt
et une observations parmi lesquelles on pouvait relever environ trois
cinquièmes avec troubles mentaux.
En 1929, Hiller étudie les troubles du langage parlé et ceux du langage
conceptuel dans la maladie de Friedreich24. Il montre les rapports internes
qui existent entre les deux modalités d’expression verbale. Cinq ans plus
tard, J.-O. Trelles, dans une communication fort remarquée, examine les
lésions anatomo-pathologiques et les troubles mentaux dans la maladie de
Friedreich25 – nous aurons l’occasion de revenir sur son observation. La
même année, Guiraud et Mlle Derombies présentent à la Société médico-
psychologique un cas de maladie de Roussy-Lévy avec troubles mentaux.
Toujours en 1934, Paul Courbon et Louise Mars montrent à la Société
médico-psychologique une malade atteinte de lésions phagédéniques
multiples et de débilité mentale, évoluant lentement vers la démence. La
coexistence d’une maladie de Friedreich nous fait penser que les troubles
mentaux ne sont pas en rapport avec le phagédénisme, mais bien avec la
maladie de Friedreich.
En 1935, Pommé présente devant la Société de médecine de Lyon son
second cas de Friedreich. (Le premier avait fait l’objet d’une
communication en 1931.) Dans les deux cas, le psychisme avait été jugé
intact par l’auteur. Klimes et Egedy, en 1936, signalent la labilité affective
dans un cas de Friedreich26. Cette même caractéristique thymique est
retrouvée en 1937 par Stertz et Geyer27. C’est au cours de la même année
que Van Bogaert et ses collaborateurs rapportèrent quatre cas de maladie de
Friedreich avec troubles mentaux. Voici quelles étaient les conclusions des
auteurs : 1) la maladie de Friedreich avec troubles mentaux n’est pas
héréditaire ; 2) dans les maladies de Friedreich avec troubles mentaux, le
syndrome neurologique précède de plusieurs années l’évolution mentale ;
3) les troubles mentaux sont ordinairement tardifs ; 4) les troubles mentaux
acquis ont un certain nombre de caractères communs.
Le début est marqué par des manifestations de violence, des colères, un
état d’excitation survenant d’abord par crises, puis devenant continu. Ces
crises d’excitation ont tantôt un caractère d’irritabilité impulsive, tantôt
d’inquiétude et d’angoisse. Les troubles de la maladie coïncident avec des
paroxysmes. C’est au cours de ces mêmes états que surviennent les fugues.
Pendant la période d’état de leur évolution mentale, ces malades sont
difficiles, impulsifs, négatifs, bruyants, puis brusquement tout rentre dans
l’ordre. Ils ne sont pas incapables de douceur et d’affection vis-à-vis des
leurs, à ces moments. Le déficit mental n’est pas global ; ils paraissent plus
appauvris qu’ils ne sont à cause de leur inattention. Certains ont pu pendant
longtemps travailler chez eux ou même exercer un métier. La mémoire est
assez bien conservée. Leur gâtisme peut être corrigé si on le contrôle
minutieusement. On risque de les prendre, à certains moments de leur
évolution, pour des malades atteints de démence précoce, à cause de leur
opposition, de leur indifférence et leur inattention, mais à aucun moment,
on n’observe chez eux de dissociation mentale vraie, de persistance
cataleptique, ni [de] stéréotypies.
Dans la même année, Klein, dans les Archives suisses de neurologie et de
psychiatrie, envisage les altérations psychopathologiques dans une famille
de Friedreich28. Hempel, en 1938, signale une maladie de Friedreich avec
débilité mentale. La même année, deux Israélites polonais, présentant un
syndrome d’ataxie cérébelleuse progressive avec oligophrénie, font l’objet
d’une publication de Maere et Muyle, dans le Journal belge de neurologie
et de psychiatrie. Toujours en 1938, Persch étudie un cas de schizophrénie
associé à une maladie de Friedreich29. En 1939, Birkmayer décrit un cas de
démence précoce évoluant chez un Friedreich. Piton et Tiffeneau, en 1940,
rapportent deux cas d’ataxie de Pierre Marie avec troubles mentaux à type
de retard de l’idéation30.
En 1941, Götze situe les troubles mentaux dans le groupe des affections
héréditaires par rapport à la nosologie psychiatrique. Le volumineux travail
de Sjögren, en 1943, colligeant 188 cas d’hérédo-ataxie, montre que la
démence progressive se retrouve dans la moitié des cas. Les symptômes de
cette démence progressive sont : la réduction de l’attention, la lenteur et la
difficulté des associations, la pauvreté dans les idées associée à de la
persévération, les fonctions de jugement et de critique étant gravement
atteints31. En 1944, Arieff et Kaplan publient quatre cas d’ataxie
cérébelleuse avec troubles mentaux32.
L’année 1946 fut riche en publications. C’est d’abord K. V. Bagh, qui
étudie un cas de Friedreich avec démence progressive33. Puis dans les
Archives suisses de neurologie et de psychiatrie, Bleuler et Walder essaient
de systématiser les problèmes des troubles mentaux dans la maladie de
Friedreich. C’est avec eux que naît la notion de syndrome psycho-
organique. Les auteurs montrent en effet l’existence d’une parenté entre les
troubles mentaux rencontrés dans la maladie de Friedreich et la démence
épileptique. Ce syndrome est caractérisé : par l’exagération de la
sentimentalité, surtout dirigée vers les idées religieuses ; par l’exagération
de l’influence de l’affectivité sur le raisonnement ; les idées deviennent
vagues et imprécises, elles sont plutôt l’expression de l’humeur générale,
que d’un contenu concret et bien défini. Il y a une pauvreté marquée de
l’idéation ; mais ce qui frappe surtout, c’est l’abondance exagérée et
l’imprécision dans l’explication avec une tendance à la persévération. Dans
ce travail, les auteurs essaient de délimiter le syndrome ; mais leurs
observations, si elles cadrent avec la description, ne permettent pas de tirer
une loi. Schneider, examinant la même année deux cas de maladie de
Friedreich, confirme les conclusions de Bleuler et Walder34. Blöchlinger fait
les mêmes constatations35.
En 1947, Hans Konrad Knoepfel et Jos Macken, dans le Journal belge de
neurologie et de psychiatrie, envisagent de nouveau le problème sous
l’angle adopté par Bleuler et Walder. Nous rapportons plus loin leurs deux
observations. Plus près de nous, Davies, en 1949, examine les modifications
psychiques survenant dans la maladie de Friedreich36.
Comme on le voit, le problème des altérations psychiques ou
caractérielles dans les maladies nerveuses familiales n’a pas manqué de
retenir l’attention. Nous avons revu trois cas d’hérédo-dégénération spino-
cérébelleuse. Les observations que nous avons eues en main ne signalaient
aucun trouble psychique. Pourtant, à l’examen systématique, nous avons pu
mettre en évidence des troubles bien objectivés par le Rorschach.
Considérations générales

« Les maladies viscérales les plus localisées peuvent avoir


un retentissement psychique. »
Jean DECHAUME, in Traité de médecine, tome 16, p. 107137.

Si l’on croit la thèse de Saquet, il existerait des troubles mentaux dans un


dixième des cas. Mollaret trouve dans son étude la même proportion. Nous
avons vu que Friedreich, dans son rapport, avançait que « les fonctions
cérébrales sont respectées ». Toutefois, nous nous demandons si ce
pourcentage ne cache pas un désintérêt systématique du neurologue envers
le symptôme psychiatrique. Il est évident que des malades comme ceux de
Vincelet ou de Dupré et Logre exigeaient qu’on tînt compte de leur état
mental. Mais a-t-on rationnellement interrogé l’état intellectuel ou mental
des cas d’hérédo-dégénération spino-cérébelleuse diagnostiqués ?
Notre propos n’est pas de découvrir chaque fois un trouble psychiatrique
nettement architecturé. Nous ne croyons pas qu’un trouble neurologique,
même inscrit dans le plasma germinatif d’un individu, puisse engendrer un
ensemble psychiatrique déterminé. Mais nous voulons montrer que toute
atteinte neurologique entame en quelque sorte la personnalité. Et cette faille
ouverte au sein de l’ego sera d’autant plus sensible que le trouble
neurologique empruntera une sémiologie rigoureuse et irréversible.
Le trouble mental le plus fréquemment rencontré semble être la débilité.
Encore que cette altération reçoive une signification particulière du fait
qu’elle se mue progressivement en démence. Saquet en fait même une loi,
se plaçant quant à l’évolution dans la perspective de Fouque, qui voit dans
la dégénérescence mentale la fin commune des maladies nerveuses
familiales… Étant entendu, ajoute-t-il, que les quelques cas d’intégrité
psychique ne font que confirmer la règle. En tout cas, il est facile
d’expliquer la débilité mentale de ces maladies. La paralysie consécutive à
l’évolution clinique interdit la fréquentation scolaire. D’où, naturellement,
impossibilité de développement intellectuel. D’ailleurs, la liaison débilité
motrice-débilité mentale est une tentative extrêmement séduisante.
L’affectivité de ces malades est pareillement atteinte, puisqu’ils ne peuvent
franchir les différentes étapes de la génétique décrites par la psychanalyse,
étapes qui sont comme on le sait en rapport étroit avec la motricité.
Apparaîtront des troubles caractériels, de l’irritabilité, si communs dans les
affections neurologiques de l’enfance.
Comment comprendre ces troubles ? Faut-il en faire la conséquence
d’une atteinte diencéphalique ? Faut-il, dans une perspective
monakowienne, parler du retentissement elliptique (diaschisis) des lésions
spatiales sur le développement de la personnalité, sur les forces de la hormè
38
? Ne faudrait-il pas mieux y voir la preuve de l’existence d’une ruse de la
pathologie, de ce que H. Ey appelle l’écart organo-clinique ? Autant de
possibilités d’interprétation qui, cependant, n’arrivent pas à nous satisfaire.
Et cette insatisfaction provient de ce que notre pensée n’arrive point à se
libérer de l’anatomo-clinique. Nous pensons organes et lésions focales
quand il faudrait penser fonctions et désintégrations. Notre optique
médicale est spatiale, alors qu’elle devrait de plus en plus se temporaliser.
C’est ce que Monakow et Mourgue expriment quand ils réclament une
localisation chronogène, c’est-à-dire, qui accorde une place capitale à
l’intégration temporelle des phénomènes. Et voici resurgi, une fois de plus,
le désespérant problème du dualisme cartésien. Si le corps est une chose et
l’âme une autre, les affections neurologiques n’ont aucun rapport avec les
troubles mentaux et il faut se rallier à la thèse de la coïncidence
contingente. Si, par contre, la personne est entendue comme un tout, comme
une unité indissoluble, toute agression comportera deux versants : le
physique et le mental.
La première « étude psychiatrique » de H. Ey est à ce point de vue
hautement significative. Elle montre bien l’alternance rythmée de deux
voies de recherches également fécondes, mais essentiellement incomplètes.
Le tort de Bichat, par exemple, fut d’avoir voulu baser la médecine sur le
socle de la lésion focale. Une telle conception devait pareillement donner
les localisations cérébrales. À l’extrême, dans le domaine qui nous
intéresse, on proclamait l’existence d’une anatomie pathologique des
psychoses et des névroses. On sait ce que telles prémisses ont donné entre
les mains de l’école mécaniciste française du siècle dernier39.
L’esprit est à ce point sollicité qu’on n’hésite pas en présence
d’hypomoralité, c’est-à-dire de troubles de l’équilibre social d’un individu,
à parler d’atrophies cérébelleuses. On essaie de trouver une localisation
anatomique des troubles de la conscience. La chose est, il faut l’avouer,
assez difficile. Combien de fois avons-nous rencontré, sans pouvoir les
expliquer, des troubles mentaux dans la sclérose en plaques ? Ce sont
souvent des malades irritables, qui en une semaine lassent la patience
du personnel soignant, leurs camarades de salle se plaignent également de
leur mauvais caractère. L’irritabilité de ces malades a souvent été méconnue
au bénéfice d’un désintérêt du sujet à l’égard de sa paralysie. Mais que l’on
vive plusieurs jours avec eux et on s’aperçoit que la jovialité n’est
qu’apparente.
Dernièrement nous eûmes l’occasion, pendant une semaine, de suivre un
cas de sclérose multiloculaire dans le service de neurologie de Saint-
Étienne. C’était un ancien inspecteur de police, aujourd’hui en invalidité
permanente. Au bout de quatre jours, infirmiers et malades se plaignirent de
sa mauvaise foi et de son caractère. : « Il ne voulait absolument pas qu’on le
prît pour un idiot. » Quand, au moment de la visite, nous lui demandions
s’il se sentait amélioré par le traitement, il nous rétorquait, superbe : « Le
grand professeur Guillain [le malade a été hospitalisé à La Salpêtrière] n’a
rien compris à mon cas, ce n’est pas vous qui y verrez clair. Passez votre
chemin. » Nous aurions voulu procéder à un examen mental complet mais,
le malade réclamant sa sortie, nous n’eûmes pas la possibilité de le faire.
À la même époque, dans le même service, mais cette fois chez les
femmes, une parkinsonienne refusait de prendre les comprimés de Parsidol
prescrits par le médecin-chef. Devant l’échec de la persuasion, nous lui
laissâmes entendre qu’en cas d’obstination nous nous verrions obligés de
signer sa feuille de sortie. Elle nous voua littéralement à tous les diables,
nous rappelant qu’elle était chez elle et que, si nous avions à faire la loi,
nous n’avions qu’à retourner chez nous, que si ce n’était pas malheureux de
voir de véritables Français persécutés par des étrangers… Il est vrai que la
sensibilité psychique des parkinsoniens n’est contestée par personne. Leurs
parents le savent qui évitent de déclencher leurs fureurs psycho-verbales.
Mais dans ces cas, comment comprendre les modifications mentales ? Faut-
il décrire une contracture affective et caractérielle corrélative de la
contracture musculaire ? Ou bien doit-on admettre, à côté d’un tremblement
moteur intentionnel, l’existence d’une excitation psychique en présence
d’autrui ?
Il nous semble en tous cas dangereux d’avancer qu’une maladie de
Friedreich, ou tout autre syndrome neurologique relevant de l’hérédo-
dégénération spino-cérébelleuse, puisse évoluer en laissant subsister une
intégrité psychique. À l’extrême d’ailleurs, en tenant compte des deux cas
cités plus haut, nous dirons que tout ensemble neurologique permet
l’apparition d’un état mental particulier. Nous développerons ce problème
dans le dernier chapitre de notre travail.
Nous pensons – et en cela nous faisons nôtre les dernières conclusions de
l’école psychiatrique française – que tout trouble organique portant sur le
système de relations induit un remaniement de l’équilibre psychique. Les
trente dernières années ont été à ce point de vue extrêmement fertiles. Des
études comme celles de Gelb et Goldstein40 ou celles non moins célèbres de
Monakow et Mourgue41 nous ont appris à ne plus penser métamériquement,
en tout cas à rechercher en pareille matière un plan d’organisation, un
niveau architectural, sans rapport aucun avec les anciennes théories
atomistiques et localisationistes. Cette nouvelle orientation revient tout
simplement à admettre la méthode génétique en matière de psychiatrie. La
coupe anatomique est éclipsée par le plan fonctionnel. L’homme perd son
caractère de mécanique. Il n’est plus agi passivement. Il se découvre acteur.
Parlant d’un arbre, on dit qu’il est sur la colline, au fond d’une vallée ;
d’un cendrier, qu’il est sur la table. On se contente d’exprimer un fait. Et
certes, selon l’époque, l’arbre sera morne en hiver, lourd et couvert de
feuilles au printemps. Cependant qui ne voit qu’à aucun moment l’idée de
relations42 n’intervient ? Avec l’homme, le fait perd de sa stabilité. Il ne
s’agit plus d’un, mais d’une mosaïque de faits. L’homme existe toujours en
train de… Il est ici, avec d’autres hommes et, en ce sens, l’altérité est la
perspective réitérée de son action. Ce qui veut dire que l’homme, en tant
qu’objet d’étude, exige une investigation multidimensionnelle.
Précisément, c’est l’une des conquêtes de la psychanalyse que d’avoir
dévoilé ce versant de la personnalité, appelé depuis inconscient. De ce fait,
les trois perspectives à partir desquelles Adler, Jung et Freud ont envisagé le
drame de l’homme malade, loin d’être limitatives, indiquent une alternance
de motivations premières. Car à la base de toutes trois, on retrouve ce
spasme de l’affectivité qu’est le complexe.
L’homme cesse d’être un phénomène à partir du moment où il rencontre
le visage d’autrui. C’est autrui qui me révèle à moi-même. Et la
psychanalyse se proposant de réintégrer l’individu aliéné au sein du groupe
se trouve être la science du collectif par excellence. Ce qui veut dire que
l’homme sain est un homme social. Ce qui veut dire encore que la mesure
de l’homme sain, psychiquement, sera sa plus ou moins parfaite intégration
au socius. Nous nous excusons de ces quelques évidences qui,
apparemment, n’entretiennent que peu de rapports avec notre propos. Mais
l’on verra que les quatre cas d’hérédo-dégénération spino-cérébelleuse
rapportés dans ce chapitre ont présenté un effondrement total ou partiel de
ce que nous appellerons volontiers les « constantes sociales de la
personnalité ».
Nous disions précédemment que l’homme représente, pour son
semblable, une latence d’action. Qui dit action, dit geste. Et nous sommes
renvoyés aux conditionnants anatomophysiologiques du geste. C’est-à-dire
à ce qui rend possible une relation. Et il est difficile d’admettre qu’un
bouleversement se soldant par un déficit du stock de relations laisse par
ailleurs une conscience normale43. En d’autres termes, un jeune homme de
dix-huit ans, assistant à la limitation progressive de son champ d’action, ne
peut conserver un psychisme intact. Nous aurions aimé montrer pas à pas
les progrès de cette limitation, d’abord biologique, puis psychique, enfin
métaphysique44.
Il serait intéressant de montrer par exemple la raison profonde du
mysticisme chez les paralysés de l’enfance. D’ailleurs, pour être plus vrai, il
faudrait dire : croyance aux puissances occultes. Si cette croyance revêt
l’aspect de mysticisme, il faut savoir n’y voir qu’une modalité de croyance
à motivation magique uniquement. Un paralysé, surtout, et nous croyons
cela important, si la cause de cette paralysie n’est pas évidente (accident,
poliomyélite), est un rétréci biologique, psychique et métaphysique. L’on
pourrait nous objecter, en nous renvoyant nos arguments, que cette
limitation psychique n’est que le résultat d’un développement intellectuel
insuffisant. Nous accepterions cette critique en demandant toutefois que
l’on nous accorde que la limitation biophysique inexplicable permet
l’installation d’une pente de croyance45 à l’inexplicable.
Nous avons eu l’occasion de voir une jeune femme qui souffrait depuis
l’âge de treize ans de migraines extrêmement violentes. Après avoir éliminé
les étiologies possibles, nous apprîmes que la mère de la malade présentait
la même affection. Nanti enfin d’un diagnostic étiologique, nous apprîmes à
cette jeune femme que ses migraines étaient héréditaires. Alors elle nous
demanda ce qu’était l’hérédité. Et nous eûmes l’impression, tout au cours
d’une explication qui se voulait scientifique, que cette femme, incapable de
comprendre, acceptait un fait qui la dépassait infiniment. Le dirai-je ? Il y
avait de la résignation dans son attitude.
L’hérédité du biologiste n’est pas celle du commerçant. Pour le
biologiste, c’est l’application d’une loi rigoureuse. Pour le commerçant, une
mauvaise affaire ou une malchance. Aussi l’attitude d’un homme atteint de
paraplégie spasmodique familiale ou de maladie de Friedreich sera-t-elle
essentiellement différente de celle d’un amputé des deux jambes après
broiement. Le premier n’a jamais compris ce qui lui arrivait. Le second sait
qu’il a eu un accident. Il a assisté aux hésitations du chirurgien, enfin à sa
décision. Ici et là, pas de commune mesure.

Nous allons maintenant discuter les résultats obtenus par le test de


Rorschach auquel nous avons soumis quelques cas d’hérédo-dégénération
spino-cérébelleuse.
Rorschach de Marie M., épouse J. – Quarante-sept ans, hospitalisée il y a
trois ans dans le service de neurologie de l’Hôpital Bellevue (Saint-Étienne)
pour une paraplégie spasmodique. Grand-mère maternelle : paraplégique.
Mère : paraplégique. Sœur morte de broncho-pneumonie a présenté
pareillement un syndrome paraplégique. Depuis dix ans, la malade présente
des troubles typiques de la série paraplégie spasmodique.
Rorschach de Mlle Huguetto M. – Dix-huit ans, CEP. La malade est allée
à l’école jusqu’à l’âge de quatorze ans. Elle appartient à une famille de trois
enfants. Un frère de dix-huit ans présente depuis un an environ quelques
troubles de la marche qui font fortement suspecter une maladie de
Friedreich au début.
Pauvreté extrême dans les réponses. Absence complète d’originalité.
Telles sont les conclusions qu’on peut tirer de ces deux tests. Le troisième
test va au contraire mettre en évidence une richesse particulière des
réponses. Ce qui montre qu’en matière de maladies nerveuses familiales il
est impossible de formuler une loi. Nous rencontrons Van Bogaert qui dit :
« Nous ne pouvons que rapporter les constatations de la clinique, nous ne
pouvons pas les dépasser. »

Rorschach de J. Maurice. – Vingt-quatre ans, Friedreich typique, gros


troubles cérébelleux, troubles de la parole exagérés nettement depuis l’âge
de dix-neuf ans. Troubles pyramidaux, pied bot. Instruction très sommaire.
En classe jusqu’à l’âge de dix ans. N’a pas continué à étudier tout seul.
Berger.
À partir de quel moment une maladie neurologique devient-elle suspecte
de provoquer des altérations psychiques ? À partir de quel moment doit-on
dire qu’il y a trouble des processus de la pensée ? À partir de quel moment
peut-on affirmer un bouleversement dans le domaine de la pensée, dont
serait tenu responsable un ensemble neurologique déterminé ? Il nous
semble à la réflexion que deux versants également puissants, également
déterminants pourraient en l’occurrence aider le diagnostic. Nous voulons
dire le versant moïque et le versant social.
Ces deux versants dans la vie quotidienne empruntent cette séméiologie
basale : je me sens drôle ; je trouve les autres drôles. Et voici délimitée
l’influence originelle des troubles de la personnalité. Il est évident qu’un
rythme s’inscrira entre ces deux termes. Si je me sens drôle, les autres ne
pourront que me confirmer dans ma mutation, dans ma différence ; et la
communion s’en trouvera altérée. Si je trouve les autres drôles, cette
constatation confirmera ma différence et ma communion s’en trouvera
altérée. La psychiatrie infantile, forte de ces deux thèses, arrive assez
rapidement à diagnostiquer les troubles du comportement chez les
adolescents.
Il nous paraît que tout examen psychiatrique doit en définitive se ramener
à ces deux constatations : altération du moi, altération des rapports du moi
et du monde. Les trois malades que nous avons testés au Rorschach et avec
qui nous avons conversé longuement ont montré d’une façon non
équivoque des troubles portant sur ces deux constantes. Faillite des rapports
familiaux, ignorance des liens affectifs ; ou quand il existait une affectivité,
on la trouvait extrêmement labile, résolument polymorphe.
En définitive, un fou est un homme qui ne trouve plus sa place chez les
hommes. Soit qu’il se sente supérieur à eux. Soit qu’il se sente indigne
d’entrer dans la catégorie de l’humain. En tout cas, il se sent différent
d’eux.

Quelques observations
Nous allons rapporter quatre cas d’hérédo-dégénération spino-
cérébelleuse avec troubles mentaux46.
1. Maladie de Friedreich ([Julio-Oscar] Trelles47)
Ad. Jul., âgée de quarante et un ans, est placée à Sainte-Anne avec le
certificat suivant : « Mlle Ad. Jul., hospitalisée à l’hospice Paul-Brosse, est
atteinte de troubles mentaux caractérisés par une agitation incoordonnée,
cris, insomnie, persistance, quelques idées délirantes à type de persécution.
De plus la malade est atteinte de maladie de Friedreich. En conséquence,
j’estime que, dangereuse pour elle-même et pour les autres, elle doit être
hospitalisée dans un établissement soumis à la loi de 183848 » (Villejuif,
8 janvier 1929. Signé : J. de Dassary).
Certificat immédiat, 20 janvier 1929 : « Est atteinte de quadriplégie par
maladie de Friedreich. Idées de persécution confuses. Alitée. À maintenir »
(Asile Sainte-Anne. Signé : docteur Marie). Certificat de quinzaine :
« Maladie de Friedreich. Troubles du caractère, colères, cris, qui troublent
le repos des malades. Résistance aux soins. À maintenir » (Asile Sainte-
Anne. Signé : docteur Trénel).
Les antécédents familiaux n’offrent rien à signaler, car la malade est fille
unique et la mère est morte jeune. Quatre oncles et tantes maternels ne sont
pas atteints de l’affection. Les antécédents personnels sont typiques.
Naissance et première enfance normales. Vers six ans, cypho-scoliose
traitée et début très lent de troubles de l’équilibre qui n’apparaissent
réellement nets que vers dix-sept ans, époque à laquelle la maladie s’installe
pour réaliser progressivement le tableau classique au complet de la maladie
de Friedreich, qui motivera son admission à l’hospice d’Ivry. Elle y est
examinée par M. Charles Foix en 1926, lequel constate une forme
quadriplégique typique de la maladie de Friedreich, avec troubles
cérébelleux, pyramidaux, sensitifs, (profonds), trophiques (pied bot, cypho-
scoliose) et psychiques. Ceux-ci (irritabilité, colères, tendance à
l’interprétation, agitation) la rendent insupportable dans le service, où elle
est détestée par toutes ses voisines, et motivent enfin son premier
internement, avec le certificat suivant.
Première entrée : « Je soussigné, professeur agrégé de la Faculté,
médecin de l’hospice d’Ivry, certifie que Mlle Ad. Jul., quarante et un ans,
atteinte de maladie de Friedreich, présente un état d’excitation psychique et
motrice caractérisé par des vociférations, des menaces qui troublent le repos
des autres malades de la salle et qui nécessitent son placement dans un
service spécial » (Charles Foix, 6 juin 1928). [Suivi d’un] Certificat
immédiat49 du 7 juin 1928 : « Est atteinte d’excitation confuse, quadriplégie
du type Heine-Médin (alitée). À maintenir » (Asile Sainte-Anne. Signé :
docteur Marie).
La malade est placée à Vaucluse, d’où sa famille la retire pour la faire
admettre à l’hospice Paul-Brousse, dans le service de M. Lhermitte. Mais
en raison des troubles mentaux et du caractère qu’elle présente, on n’y peut
la maintenir et on doit la placer à l’asile. La malade reste dans le service de
M. Trénel pendant vingt et un mois. Le tableau neurologique ne fait que
s’accentuer. Elle ne se prêtait jamais volontiers à l’examen, ne répondait pas
aux questions ou bien insultait avec véhémence et hostilité : « Laissez-moi,
vous ne comprendrez rien à ma maladie, éloignez-vous, sinon je vous donne
un coup de poing. » Si on insistait, la réponse était généralement : « Je ne te
répondrai pas ; d’ailleurs je suis sourde [faux], je n’entends rien. Vous
n’êtes que des propres à rien, m’envoyer chez les fous sans examen… »
Puis ironise : « Il est chouette ton rapport. Tu peux écrire ce que tu
voudras. »
M. Trénel notait encore qu’autant qu’on pouvait s’en rendre compte, le
fond mental était touché, l’autocritique diminuée, mais ce qui frappait chez
la malade étaient ses troubles de caractère, ses colères violentes, son
irritabilité extrême. Elle énonçait parfois des idées de persécution : on lui en
voulait, ses voisines la détestaient, etc. Mais ces idées délirantes n’avaient
pas de systématisation cohérente. Signalons enfin que dans les derniers
mois, elle accusait une baisse de l’acuité visuelle et se plaignait de ne plus
voir très bien. Comme on le voit, la séméiologie psychiatrique proprement
dite est faible. On ne trouve pas de délire cohérent, quelques idées de
persécution, mais surtout une disposition confusionnelle et d’excitation
psychomotrice.

2. Aréflexie, pieds creux, amyotrophie accentuée, signe


d’Argyll et troubles mentaux (Paul Guiraud et [Julian
de] Ajuriaguerra50)
H. A., âgé de quarante ans, est interné à la suite d’une tentative de
suicide. Il nous paraît intéressant par les troubles mentaux qu’il présente51.
Au point de vue mental, H. réalise le type classique du déséquilibré avec
troubles de caractère. Son développement intellectuel a été normal, il a fait
de bonnes études primaires jusqu’à douze ans et demi. Mais dès son
enfance, les troubles du caractère se sont manifestés. H. s’entendait à peu
près avec son père, mais il a toujours manifesté de l’hostilité à l’égard de sa
mère et de son frère. Il se mettait en colère à la moindre contrariété ou avait
des périodes de dépression.
À vingt ans, il est incorporé, mobilisé, étant dans l’armée active, il a été
malade pendant une partie de la guerre. À l’armistice, il gagne assez bien sa
vie comme vendeur, représentant de commerce, mécanicien. En 1920, il se
marie, mais rapidement il ne s’entend pas avec sa femme qui le quitte à
cause de son caractère difficile. Il se met alors à boire de façon irrégulière,
mais en grande partie pendant les périodes de dépression, à la manière des
dipsomanes (jusqu’à quatorze anis par jour). Il utilisait les ruses habituelles
aux déséquilibrés pour obtenir de sa mère de l’argent qu’il gaspillait.
Irritable, surexcité avec une légère tendance aux idées de persécution, il
était mal vu de la plupart de ses voisins.
Pendant d’autres périodes, il se montrait triste, inactif, pessimiste. C’est
au cours d’un de ces accès, provoqué par une désillusion sentimentale et
sous l’influence d’une forte absorption d’alcool, qu’il a fait sa tentative de
suicide par submersion. Le certificat de l’infirmerie spéciale signale un état
d’excitation avec logorrhée, hypertonie, emphase, instabilité, hypomoralité
et déchéance morale52. À l’asile, le malade se montre docile, mais plutôt
subexcité53.
À propos de ce malade, il serait intéressant de soulever le problème de la
responsabilité pénale, si difficile à trancher quelquefois. Les réactions
instinctives et antisociales présentées par H. A. doivent-elles être rapportées
à son syndrome neurologique ? Autrement dit, en cas de comportement
délictueux, est-il prescrit de le considérer comme un « pervers
constitutionnel » (Xavier et Paul Abely54) ? Nous croyons que seule
l’histoire du sujet et de sa maladie peut permettre de conclure.

3. Maladie de Roussy-Lévy (Guiraud et Derombies55)


L. R., dix-sept ans, entre à l’asile de Villejuif le 31 décembre 1932. Les
troubles mentaux ont surtout attiré l’attention de la famille. L., jusqu’au
début de 1932, apparaissait à sa famille comme un jeune homme timide et
faible physiquement, mais non malade. Après une grippe au début de
l’année, il a souffert d’une otite compliquée de mastoïdite qui a nécessité
une opération en avril. Le mois suivant, pendant la nuit, il est pris
brusquement d’un état de peur avec anxiété, se met à pousser des cris, à
trembler. Il se plaint de malaises vagues. Les jours suivants, il est toujours
inquiet, essaie de s’échapper de son domicile sans pouvoir fournir
d’explication. On l’amène à la campagne pour le faire reposer, il déclare
qu’il s’ennuie dans son nouveau logement, qu’il étouffe, qu’il a trop chaud ;
il se plaint d’avoir un côté trop gros. Il est triste, il voit toujours de la
tristesse autour de lui ; la nuit, il a peur, surtout quand il est seul dans sa
chambre. De temps en temps, surviennent des périodes d’irritation ; il se
plaint de ne pas être soigné comme il faut, et en arrive même à bousculer se
mère et sa grand-mère.
Il est placé à La Salpêtrière, où il reste deux mois, mais il a souvent des
accès de peur avec agitation et des colères injustifiées ; une fois, il a jeté un
verre à la tête d’une infirmière. Cet état a motivé l’internement.
L’observation et l’examen mental permettent de mettre en évidence les
éléments suivants.
1) État dépressif presque continu. Inquiétude, pessimisme, tristesse,
sentiment de faiblesse physique et mentale. Tendance à l’isolement, demi-
mutisme par périodes, troubles cénesthésiques avec sensation de chaleur,
d’étouffement. « Quand je suis dans cet état, je n’insiste pas, je m’assois sur
un banc sans rien dire ; la nuit j’ai peur, comme s’il allait se passer quelque
chose, comme si j’allais trépasser. » Une inhibition intellectuelle et
psychomotrice presque continuelle s’ajoute à l’état affectif pénible.
2) Excitation, irritabilité, colère. Les renseignements rapportés plus haut
signalent quelques incidents de ce genre. Pendant son séjour à l’asile, le
malade se montre plus docile et apathique.
3) Atteinte de la sensibilité musculaire et de la personnalité. Cet élément
est le plus intéressant du syndrome mental, il concorde avec l’atteinte
physique. Par périodes, la notion psychologique du corps et spécialement de
l’ensemble des muscles en activité est gravement troublée. Cette
imperfection retentit sur la personnalité psychique du malade. Voici
comment il s’exprime : « Quand je marche un peu longtemps, je suis
fatigué, je ne sens plus mes jambes. Il me semble que je marche sur du
coton ou du caoutchouc, il faut que je me repose, sinon je perdrais
connaissance. » Une autre fois, il s’exprime encore plus nettement :
« Quand j’ai marché longtemps, je suis obligé de m’arrêter, il me semble
que ce n’est pas moi qui marche, je ne sens pas mes jambes marcher par ma
volonté ; je ne me déplace pas, je suis transporté comme si j’étais en
voiture. Je ne sens pas ma personnalité. »
Le premier symptôme signalé par le malade est un trouble subjectif de la
sensibilité proprioceptive que nous avons toujours trouvée normale
objectivement. Il est intéressant de signaler le retentissement de ces troubles
subjectifs de la sensibilité proprioceptive sur la synthèse de la personnalité :
le malade le décrit spontanément avec naïveté et précision ; il n’y a plus
appropriation à la personnalité de l’activité musculaire, le sujet a
l’impression de subir passivement les mouvements de la marche, il ne
marche pas, il est « transporté comme si j’étais en voiture », dit-il. Le
résultat de ce déficit est un fléchissement de la notion du moi, de la
personnalité, à tel point, dit le malade, que s’il ne s’arrêtait pas, il perdrait
connaissance.
Il est important, au point de vue psychiatrique, de souligner ce syndrome.
À plusieurs reprises, à propos de l’hébéphrénie et des délires chroniques,
nous avons soutenu que la synthèse de la personnalité s’effectuait par la
combinaison d’apports cénesthésiques et proprioceptifs ; nous apportons ici
un exemple qui, d’un point de départ purement neurologique, arrive au
trouble psychique. Il faut également souligner l’élément défaut
d’appropriation [à la personnalité56] qui, à notre avis, joue un rôle si
important dans la genèse des symptômes du délire chronique.
4) Ébauche d’idées de grandeur à type infantile. Au questionnaire écrit,
le jour de l’entrée, le malade répond : « Quelles sont vos intentions ? »
Parfois des idées de grandeur, intention d’occuper une situation importante.
Le lendemain, il explique : « Par moments, j’ai des idées de grandeur, je
voudrais être ministre, avocat, docteur, plutôt ministre des PTT pour faire
des réformes. Je suis très sérieux… Je le dis, mais je ne suis pas sûr d’être
bien convaincu. » Il s’agit là de rêveries imaginaires natives de l’enfance et
de la jeunesse, qui sont presque normales, mais exprimées ici avec une
naïveté infantile.
5) Le fond mental du malade est peu atteint, l’intelligence est normale, la
mémoire bonne, le jugement doit être plutôt qualifié d’infantile que de
débile. Il ne présente ni idées délirantes véritables ni troubles
psychosensoriels. À ce syndrome mental, s’adjoint un important syndrome
physique.
Mobilité, force physique : a marché à dix mois comme les autres enfants.
À neuf ou dix ans, sa famille s’aperçoit qu’il ne peut ni marcher vite ni
sauter. Depuis cette époque, il a toujours été faible musculairement, se
fatiguant facilement, n’aimant ni le jeu ni les sports. La station debout
présente une certaine instabilité avec quelques oscillations sans grande
amplitude. La marche est lente, hésitante, mais sans incoordination, sans
aspect ébrieux ni steppage. Nous avons signalé que la fatigue survient
rapidement57.
Guiraud insiste sur le rôle des troubles du schéma corporel dans la genèse
du délire58. Depuis une vingtaine d’années en effet, les études sur la notion
du corps propre ont permis la compréhension d’un grand nombre de
manifestations psychopathologiques. Mieux, elles ont aidé à une nouvelle
thématisation d’un problème philosophique : la corporéité. Dernièrement,
au Congrès international de philosophie de Genève59, M. Merleau-Ponty
constatait que le corps avait, à la suite de multiples études, retrouvé sa
dignité. L’esprit errant, éthéré, méprisant, retrouve un corps à sa mesure.
Là encore, on voit le dualisme spiritualiste combattu. Lhermitte, dans son
ouvrage désormais classique, avait délimité la question60. Hécaen, il y a
quelques années, l’envisage sous l’angle thomiste61. Il conclut ainsi :
« Ce que nous avons exposé tant du retentissement sur la
personnalité des symptômes du type anosognosique que des perturbations
de l’image du moi au cours des névroses et des psychoses ne nous permet
pas de poser de limites entre ces deux modes de faits. […] Le sentiment du
moi physique ne peut être séparé de celui du moi moral, tous deux étant
profondément intégrés l’un à l’autre par notre vie affective qui assure
leur unité ; tout ce qui tend à dissocier l’un se reflète dans l’autre.
Aucune distinction ne peut être faite formellement entre la
dépersonnalisation et l’hémiasomatognosie62. » En tout cas – et Guiraud a
raison d’insister –, il est acquis désormais que les troubles du moi corporel
ont autant d’importance psychopathologique que les troubles caractériels ou
intellectuels.

4. Hérédo-ataxie cérébelleuse et délire63


Uchai…, Gaston, trente ans, charcutier, soldat du no régiment d’infanterie
coloniale, entre le 27 avril 1919 au CDP de la XIe région. Antécédents : les
renseignements qui suivent ont été en partie puisés dans le dossier militaire,
en partie recueillis par des enquêtes de gendarmerie près de la famille et des
voisins. Le père, débile mental congénital probable, est décédé à cinquante-
cinq ans. La mère est bien portante et valide cérébralement. Un oncle, faible
d’esprit, est atteint d’une affection nerveuse qui l’immobilise et paraît
relever de l’ataxie cérébelleuse. Le malade a toujours été considéré comme
« un peu » pauvre d’intelligence. Engagé volontaire en 1908 au no régiment
d’infanterie coloniale, il est réformé à Saïgon, le 18 septembre 1912, pour
« idiotie » (?) à la suite d’accidents vraisemblablement asthéniques
consécutifs à une insolation. Guéri, il a exercé la profession de charcutier
jusqu’au début de la guerre. Son intelligence n’était affaiblie à aucun degré.
Histoire de la maladie : engagé le 28 août 1914 pour la durée de la
guerre, affecté au no régiment d’infanterie coloniale, il part de suite au front.
Le 9 octobre 1914, près de Sainte-Menehould, blessure vive et émotion.
Placé à un poste d’observation avec un de ses camarades, un obus dont
quelques éclats l’atteignent au niveau de l’oreille droite et de l’épaule du
même côté, décapite son compagnon. U. prend la tête de son ami,
l’embrasse en lui disant « Au revoir ». Il reste à son poste, où les infirmiers
viennent le chercher. À aucun moment il ne perd connaissance. Selon lui,
ses blessures de l’oreille et de l’épaule n’étaient pas « trop graves ».
Évacuation le même jour sur Sainte-Menehould. Hospitalisation à Troyes
pendant quinze jours. Le 24 octobre 1914, il est réformé no 2 pour troubles
mentaux.
Revenu à X. chez sa mère, celle-ci s’aperçoit bientôt qu’il a de
l’incontinence d’urine nocturne, du tremblement des membres et des
troubles de la marche ; il fait des chutes fréquentes sans perdre
connaissance. Son état s’aggrave progressivement et « il perd peu à peu la
raison ». Au début de 1918, il devient incapable « de manger et de
s’habiller seul ». Vers mars 1919, la mère du malade, voyant que les
troubles progressent, que les soins et la surveillance demandent une
présence continue, et jugeant que cet état peut avoir été la conséquence des
fatigues de la guerre, demande un avis médical à ce sujet. L’un de nous,
avec un confrère, rédige une « consultation » où sont énumérés les
symptômes physiques et mentaux constatés, et conclut qu’on ne peut
admettre une relation de cause à effet entre eux et les fatigues de guerre
d’après les seuls renseignements donnés par un examen clinique et qu’en
conséquence des investigations d’ordre militaire seraient nécessaires. À la
suite des démarches faites par la famille, le malade entre au Centre de
psychiatrie de la XIe région, le 27 avril 1919.
État actuel, avril 1919 : le malade est resté environ un mois à l’hôpital. Il
a pu faire l’objet d’examens répétés. Il présente un syndrome cérébelleux à
déterminer, et cela sans signes d’affaiblissement intellectuel manifeste64.
Nous étudierons les troubles mentaux qui seuls nous intéressent.
Le syndrome délirant
L’interrogatoire révèle immédiatement des troubles délirants qui
paraissent accompagnés au premier abord de troubles psycho-sensoriels :
illusions ou hallucinations. Nous les décrirons et donnerons ensuite le
résultat de l’examen des fonctions psychiques envisagées en dehors de ce
qui concerne le délire.
a) Les idées délirantes. Le thème du délire est le suivant : le malade
déclare à tout venant être marié (alors qu’il est célibataire), coucher toutes
les nuits avec sa femme, éprouver des sensations voluptueuses, etc. Voici
comment il raconte les faits : « Depuis ma réforme j’habitais chez ma mère
à X., et ma femme passait tous les jours devant chez nous. J’étais sur le pas
de ma porte. Elle suivait son chemin. Jamais on ne s’est causé. Elle me
regardait un petit peu à chaque fois : ça voulait dire qu’elle m’aimait.
Naturellement, je l’ai appelée mais elle n’est pas venue. J’ai dit que je la
demandais en mariage, mais je n’ai rien signé. On n’a jamais convenu du
jour, ni de l’heure. » Il ne se rappelle pas la date exacte de ce mariage qui
peut remonter à un an et demi. Il n’a pas été à la mairie, « ne pouvant pas
marcher ». Mais c’est bien un mariage réel : « Ce n’est pas par la pensée
que je me suis marié », dit-il. Cette femme n’habite pas avec lui, mais elle
vient le voir chaque nuit : « Elle vient coucher avec moi, quand tout le
monde est endormi. Elle ne me parle pas. Elle m’endort avec du
chloroforme, je le sens bien. C’est elle qui m’endort. Elle se met sur moi,
me tient enlacé dans ses bras… Je me sens m’endormir, c’est le
chloroforme… Elle m’endort, j’ai des jouissances… »
Sur certains détails, il y a des variations et des contradictions. Le même
jour, il dit qu’« il n’entend, ni ne voit » cette femme, puis « qu’il la voit,
qu’il la sent, que ses cheveux sont noirs ». Toujours il affirme qu’elle ne lui
parle jamais. Après le prétendu coït, cette femme le « réveille du
chloroforme ». « À ce moment-là, dit-il, mes nerfs me prennent ; les nerfs
me travaillent, je suis de mauvaise humeur et je tombe de mon lit. » Il
présente une crise nerveuse à base d’énervement, c’est-à-dire une crise
hystérique. Il fait remarquer : « Elle devrait rester passer la nuit avec moi,
mais sans m’endormir. » Il ajoute qu’il en a assez de cette femme qui se
cache, et qu’il l’abandonnera ; étant beau garçon, il en trouvera aisément
une autre : « Une de perdue, dix de retrouvées. »
Interrogé sur la personnalité de cette femme, il répond : « Elle a vingt
ans. Elle est marquise. » Un autre jour il dit : « C’est une duchesse…, c’est
une Italienne… J’ignore son nom de famille, mais son père est un major.
Elle est milliardaire, elle est plus riche que toutes les comtesses réunies.
Elle a deux petits poneys qui viennent de Russie ; on les attelle à une petite
voiture. En se mariant, elle m’a fait donner le titre de baron, car je n’avais
rien chez moi. Elle m’a épousé quoique malade, parce que je suis beau
garçon… Elle est belle comme la Sainte Vierge. C’est elle qui fait pleuvoir
et elle pourrait faire tomber les astres. »
Outre ces idées de satisfaction avec mégalomanie, il exprime des idées de
persécution : « Cette femme me jette des poissons par la figure. J’en avais
encore plein le cou tout à l’heure… Ça ressemble un peu aux harengs… Ça
me traverse la peau. C’est pour me rendre vilain garçon ; elle est jalouse de
moi… » Il dit encore qu’un garçon boucher de X. qui suit sa femme se
déguise en démon (il a des cornes sur la tête), se jette quelquefois sur son
lit, lui excite les nerfs par des fils électrisés placés juste au-dessus de son lit
et le fait tomber par terre (crise hystérique).
Un autre jour, il dit : « Ce n’est pas le boucher, c’est ma mère qui
m’électrise pour me rendre fou, par jalousie de ma femme. Le courant
électrique passe sous le plancher, puis dans les pieds et dans le corps. » D. :
« Par qui a-t-il été installé ce courant ? » R. : « Il a été installé dans ma
chambre sans que je m’en aperçoive par le docteur N. (présent à
l’interrogatoire et qui à X. avait vu le malade)… Je ne sais pas qui l’a
installé ici. »
b) État des fonctions psychiques en dehors du délire. Le malade est bien
orienté, sait qu’il est à N. depuis le mois d’avril 1919. Il donne avec
exactitude son âge, sa date de naissance, l’âge de sa mère, son adresse à X.,
où il habitait avec sa mère, sa grand-mère et son oncle, etc.
L’interrogatoire est malaisé par suite des troubles prononcés de
l’élocution (le malade parle spasmodiquement, par à-coups et lentement).
En dehors de cette constatation, deux faits s’imposent : l’attention
volontaire est bien conservée (il fait un effort pour répondre exactement aux
questions posées) ; mais la compréhension paraît peu rapide. Il déclare que
sa mémoire a diminué. Toutefois dans l’ensemble celle-ci, en ce qui
concerne les faits anciens et récents, nous semble normale (en tenant
compte de la culture du sujet et du milieu où il a vécu). En somme, on ne
constate pas de signes d’affaiblissement intellectuel, ni d’indifférence
émotionnelle.
Évolution, février 1920 : état stationnaire. Pas d’affaiblissement des
facultés psychiques. Mêmes idées délirantes65.
Nous rapportons maintenant les deux observations princeps de Konrad
Knoepfel et Jos Macken qui, exploitant les conclusions de Bleuler, essaient
de faire du syndrome psycho-organique la caractéristique mentale des
hérédo-ataxies66. Nous ne jugerons pas la démarche des auteurs, persuadé
que leurs efforts s’intègrent au sein de la discussion qui fait l’objet de notre
dernier chapitre. Nous retiendrons, en tout cas, la faiblesse intellectuelle de
ces deux maladies de Friedreich.

5. Maladie de Friedreich et syndrome psycho-organique


Jeanne L., née en 1900. Antécédents héréditaires : une sœur atteinte de
maladie de Friedreich. La fille d’une autre sœur montre une cyphose, des
mains botes et une malformation cardiaque. Antécédents personnels : la
malade a fréquenté l’école jusqu’à l’âge de douze ans. Sa scolarité fut
mauvaise. Elle a bien appris son métier de coiffeuse. Au commencement de
la guerre 1914-1918, elle est partie pour l’Angleterre et a quitté son métier.
Elle a aidé encore pendant quelques années sa mère dans le ménage, où elle
ne faisait que les travaux les plus simples, par exemple laver et nettoyer les
chambres. Elle n’a jamais réussi à apprendre la cuisine. Son caractère était
calme et docile.
En 1917 (dix-sept ans), après une grippe, la malade a commencé à tituber
en marchant, de sorte que les enfants de la rue la prenaient pour une
ivrogne. En même temps, dans les jambes s’est installée une sorte de
faiblesse qui a gagné progressivement le dos et on voit apparaître une
scoliose. En 1922 (vingt-deux ans), elle a commencé à présenter un
tremblement intentionnel, des troubles de la parole et une incertitude du
regard. Depuis 1923, elle est restée toujours au lit, parce que la station
debout sans soutien et la marche sont devenues tout à fait impossibles. En
1927, environ après dix ans de maladie, sa sœur, qui est une personne
intelligente et observe très bien, a remarqué que la malade a commencé à
rire et à pleurer pour un rien et à faire de violentes crises de colère pour la
moindre raison, ce qu’on n’avait jamais remarqué avant.
Depuis 1936 (après dix-neuf ans de maladie), elle ne s’intéresse plus à sa
famille alors qu’avant elle en prenait toujours des nouvelles. Depuis 1939
environ, s’est installée une lenteur dans la compréhension et dans toutes les
réactions psychiques. Sa labilité affective et surtout son irritabilité se sont
aggravées progressivement. L’examen neurologique montre une maladie de
Friedreich typique67.
Examen psychique s’étendant sur quatre mois, décembre 1946-
mars 1947 : la mémoire ne montre pas le moindre trouble ni pour les
événements anciens ni pour les récents. Seulement la fixation des chiffres
est légèrement diminuée de sorte que la malade n’est plus capable de retenir
un nombre de cinq chiffres pendant dix secondes. Elle est tout à fait
orientée dans le temps, dans l’espace et en ce qui concerne sa personne. Elle
connaît bien son milieu. Sa compréhension est un peu ralentie, mais sans
autre trouble manifeste. Elle comprend les questions qu’on lui pose et
exécute ce qu’on lui demande. La suite de ses pensées est lente et peu
précise. Elle perd souvent le sujet de l’histoire et oblige l’interrogateur de la
reconduire toujours à la question posée. L’examen de l’intelligence révèle
une débilité mentale assez nette. La malade fait des fautes grossières dans le
calcul (par exemple : 22 – 15 = 12 ; 15 : 4 = 3), et est incapable de résoudre
des problèmes un peu compliqués (par exemple : 39 + 49 ; 88 + 77 ; 42 : 2 ;
7 × 12). Elle ne connaît pas les provinces de la Belgique et croit que l’Italie
est un pays voisin. Elle ne sait pas nommer les rivières de son pays sauf
l’Escaut. Sa faculté d’abstraction est très peu développée : par exemple, elle
ne voit pas la différence entre un nain et un enfant, et croit que c’est la
même chose. La différence entre un arbre et un buisson, c’est que l’arbre est
plus grand, et le soldat se distingue de l’agent de police par le fait que le
policier aime son métier et que le soldat est obligé de le faire. Pour elle, un
président d’État est presque un roi, et avoir des dettes veut dire prêter.
Quand on lui demande d’expliquer quelques notions simples, elle donne des
réponses générales et peu précises, par exemple, une loi : « C’est pour faire
le droit » ; un journal : « Il y a des nouvelles dedans ».
Aussi ses connaissances de la vie ordinaire sont-elles très minimes. Elle
ne sait pas combien longtemps il faut marcher pour faire un kilomètre, et
croit tantôt qu’un kilomètre correspond à cent mètres, tantôt à un mètre.
Elle connaît la montre, mais prétend qu’une heure a cinquante minutes, et
ne sait pas combien de secondes il y a dans une minute. Elle n’est pas
capable de reproduire une histoire simple (l’âne chargé de sel) qu’on lui a
relue deux fois lentement et n’a pas dû comprendre les exigences du test de
Jung (association). Après quinze secondes, elle répète la même parole
qu’on lui avait dite et se déclare absolument incapable de faire une
association quelconque. Sa scolarité a été mauvaise et elle n’a même pas été
capable d’apprendre à faire la cuisine.
À côté de cette débilité mentale, elle montre surtout des troubles dans le
domaine affectif. Là, elle est très instable. Quand on lui parle de sa maladie,
elle commence à pleurer, mais se remet directement après une seule parole
gentille et alors rit de toutes ses forces. Quand on lui a demandé pourquoi
elle coupait toujours la TSF, elle s’est mise à pleurer, mais il a suffi de lui
frapper gentiment sur l’épaule pour faire apparaître un sourire béat. Les
différentes questions de l’examen psychique la font souvent éclater de rire,
ce qui exige alors une interruption de l’examen. La sœur de la malade nous
a raconté qu’elle pleure souvent de rage, quand elle ne comprend pas bien
une parole qu’on vient de lui adresser. La religieuse qui la soigne depuis
deux ans a remarqué elle aussi que la malade se met à rire et à pleurer
facilement et sans raison apparente.
N’était cette labilité affective, elle est en bons rapports avec son
entourage. Ses expressions mimiques, bien qu’elles soient rares, peu
différenciées et exagérées, correspondent en gros à la situation
psychologique. Son activité est extrêmement réduite et ses tendances
psychiques montrent une très grande pauvreté. Elle ne s’intéresse plus à sa
famille, tandis qu’autrefois elle en demandait toujours des nouvelles. Quand
elle reçoit une visite, elle répond brièvement aux questions, mais ne parle
jamais d’elle-même. Elle passe ses journées en ne faisant rien, ne s’occupe
pas de sa maladie et ne fait pas de projets en ce qui concerne l’avenir. On
remarque aussi une fatigabilité extrême qui a exigé à plusieurs reprises
l’interruption de l’examen et qui n’existait pas avant la maladie.

6. Maladie de Friedreich avec syndrome psycho-


organique68
Jeanne P., née en 1894. Antécédents héréditaires : la mère est morte à
quatre-vingts ans d’une affection indéterminée ; le père, alcoolique, est mort
à soixante-dix-huit ans de maladie neurologique dont nous ignorons les
détails. Quatre frères et une sœur sont en bonne santé. Un frère de quarante-
neuf ans est lui aussi atteint d’hérédo-ataxie.
Antécédents personnels : la malade est née à terme et a appris
normalement à marcher et à parler. Elle n’a pas eu de maladie, sauf la
rougeole. Elle a fréquenté l’école primaire jusqu’à quatorze ans et a fait
avec succès un apprentissage de couturière. Puis elle a trouvé une place de
femme de compagnie et y est restée vingt-deux ans jusqu’au
commencement de sa maladie. Elle était capable de gagner sa vie par ses
propres moyens et jouissait du respect, de la considération de ses
employeurs. Dans son temps libre, elle aimait à s’occuper des fleurs du
jardin, faire de petits travaux à la main ou lire de bons livres.
Depuis environ l’âge de quarante ans, elle a commencé à souffrir de
difficulté de la marche, ce qui l’a forcée à renoncer à son travail. Ces
troubles de la marche se sont aggravés progressivement de sorte que, pour
le moment, elle ne sait plus marcher seule sans se soutenir. Quelques années
après le début des troubles de la marche, la parole est devenue difficile et
elle a remarqué des changements de caractère. Elle était moins gaie
qu’avant sa maladie et commençait à se fâcher facilement. Pour un rien elle
se mettait en colère et employait les plus laids jurons. Mais ces crises
passaient en général en peu de temps et plus vite elle se fâchait, plus vite
elle se calmait. Son frère, sa belle-sœur et sa nièce nous ont confirmé que la
malade manifestait de violentes crises de colère depuis sa maladie, chose
qu’elle n’avait pas auparavant. Le syndrome neurologique est du type
maladie de Friedreich69.
L’examen psychique a porté sur plusieurs mois (décembre 1946-
mars 1947). La mémoire ne montre pas le moindre trouble, ni pour les
événements anciens ni pour les faits récents. La malade est tout à fait
orientée dans le temps, dans l’espace et en ce qui concerne sa personne. Elle
est d’une intelligence moyenne et comprend vite et avec précision les
questions qu’on lui pose au cours de l’examen psychique. Elle s’intéresse à
la bonne littérature et peut raconter ce qu’elle a lu. Bien que les fonctions
psychiques décrites ci-dessus soient normales, la suite des pensées est
sensiblement troublée. Elle raconte un tas de détails inutiles qui n’ont
aucune importance pour le sujet de ses pensées. Interrogée au sujet de sa
profession, elle nous décrit la maladie de ses patrons et les fleurs du jardin
de G. où elle avait travaillé.
Quand elle raconte l’histoire de sa vie, elle perd tout à fait le sujet et nous
donne une longue description avec beaucoup de détails des fleurs qu’elle a
soignées autrefois. Ses pensées ont perdu leur précision et elle se contente
d’expressions vagues et générales. À la question : « Quels livres avez vous
lus ? », la malade répond : « De beaux livres » et l’on a beaucoup de peine
d’en connaître les titres. De plus, elle montre une légère tendance à la
persévération. Quand on lui demande ce qu’elle fait de son temps libre, elle
répond littéralement : « Dans les fleurs, il y avait beaucoup de fleurs,
planter des fleurs. » En voulant réciter une petite poésie, elle répète trois
fois : « Il pleut, il pleut, il pleut », avant de réciter son poème.
Mais plus nettes que les troubles dans la suite des pensées sont les
altérations affectives. Elle montre une forte labilité affective qui entraîne
souvent de violentes crises de colère. La malade même nous a raconté
qu’elle pouvait se fâcher pour un rien et prononcer les plus vilains jurons.
Ces crises se terminent très vite. Mais elle peut aussi éclater de rire pour la
moindre raison et elle nous a obligé plusieurs fois d’interrompre l’examen
de la sensibilité au chaud et au froid, parce qu’elle trouvait ça si drôle
qu’elle riait de toutes ses forces. L’épreuve de Babinski l’entraîne à crier à
haute voix et elle accompagne ses réponses dans l’examen de la sensibilité
du tact par des grimaces. Souvent, elle frappe du poing sur la table pour
accentuer ses idées. Son humeur générale est euphorique malgré la maladie
grave dont elle souffre et malgré les grandes difficultés et restrictions de sa
vie. Elle prétend avoir de temps en temps des idées de suicide, mais elle ne
les prend pas au sérieux.
L’examen médical lui fait grand plaisir et la divertit. Ses expressions
affectives correspondent toujours à la suite psychologique et elle est capable
d’entretenir de bons rapports affectifs avec son entourage. L’examen de ses
tendances psychiques ne montre rien d’anormal. Elle s’intéresse aux bons
livres, aux journaux, fait son travail de ménage et se réjouit des visites de
ses amies. Le test de Jung montre une pauvreté nette d’association. Souvent
elle ne sait que répéter le mot d’épreuve et en beaucoup de cas, elle donne
simplement une traduction en argot. Ses réactions sont en général très
lentes.
Notre seconde malade est une femme de cinquante-trois ans qui souffre
depuis treize ans d’une hérédo-ataxie (forme de Friedreich à prédominance
radiculo-coronale incomplète). Au cours de cette maladie, se sont installés
différents symptômes psychiques, notamment une pauvreté dans les
associations, avec imprécision des idées et abondance de l’explication, une
tendance à la persévération, une labilité grossière avec manque de critique
et euphorie70.

Un cas de délire de possession à structure hystérique


Nous apportons l’observation d’une jeune femme atteinte de maladie de
Friedreich à début semi-tardif, chez qui des troubles mentaux ont apparu
par la suite. Ces derniers, bien que frustes d’apparence, entrent dans le
cadre de l’hystérie classique.
C. Odile, trente-deux ans, hospitalisée au service libre de la clinique
neuropsychiatrique du 18 décembre 1950 au 22 mai 1951, internée depuis
le 22 mai 1951 à l’asile départemental du Vinatier71. Envoyée à l’hôpital
d’une maison d’infirmes pour troubles psychiques : agitation, attitudes
extatiques, propos sur des thèmes mystiques ou érotiques. Les
renseignements sur la famille et le comportement de la malade avant
l’entrée à l’hôpital ont été recueillis auprès de la sœur aînée de la malade,
assistante sociale.
Antécédents héréditaires et familiaux : les parents sont morts d’affection
non neuropsychiatrique. Quatre sœurs en bonne santé, un frère en bonne
santé, quatre frères décédés, dont trois de « paralysie progressive sans
troubles mentaux ». Par contre, les troubles neurologiques présentés par eux
sont identiques à ceux qu’on retrouve chez notre malade.
Histoire personnelle : la malade a vécu jusqu’à l’âge de douze ans chez
sa grand-mère, chez des tantes pendant quelques mois, avec son père
jusqu’à la mort de celui-ci, ensuite dans différents hospices religieux. Elle a
vécu jusqu’à l’âge de dix-huit ans avec ses frères et sœurs, ayant ainsi
l’occasion d’assister à l’évolution de la maladie chez ses trois frères. Elle a
fait ses études secondaires jusqu’au baccalauréat exclusivement. En raison
de sa maladie, elle n’a préparé par la suite aucun diplôme. Elle a toujours
aimé la lecture et, jusqu’à maintenant, s’efforce de se tenir au courant de la
littérature moderne. Avec ses frères et sœurs, elle s’est toujours montrée
assez « sauvage », avec des sautes d’humeur. À signaler également une
susceptibilité évidente.
Dans les différents hospices où elle s’est trouvée, elle a fait connaissance
avec de jeunes infirmes et, depuis début 1950, elle semble beaucoup
préoccupée de mysticisme72. L’atmosphère dans laquelle elle vécut alors
paraît avoir joué un grand rôle sur l’évolution ultérieure des troubles,
surtout quant à leur retentissement sur le moi. En février 1950, alors qu’elle
ne présentait encore aucun trouble psychique caractérisé, elle voulut se faire
exorciser à La Salette. On ne sait pas si l’exorcisme fut réellement pratiqué.
Il faut signaler aussi un séjour en Algérie vers l’âge de dix ans, au cours
duquel la malade a été en contact avec une vieille femme du pays réputée
pour ses dons occultes et qui pratiquait, disait-on, la sorcellerie.
Histoire de la maladie : les troubles neurologiques ont commencé à l’âge
de douze ans. Les troubles psychiques ont débuté vers la fin du mois de
décembre 1950. La malade raconte qu’elle fit une dépression nerveuse à la
suite de l’échec d’une aventure amoureuse ébauchée avec son confesseur.
Elle crut que celui-ci était devenu amoureux d’elle. Certains signes, dit-elle,
lui avaient fait comprendre que l’abbé nourrissait à son égard des intentions
bien déterminées. Elle dut quitter, pour des raisons étrangères à cette
aventure, l’hôpital où elle se trouvait alors pour un autre hospice, où elle eut
pendant quelques semaines un comportement normal. Les troubles pour
lesquels la malade nous fut envoyée débutèrent à la suite d’un nouveau
placement dans un hospice de la région lyonnaise.
À l’entrée dans le service en décembre 1950, on notait :
1) Syndrome neurologique. La malade ne peut pas marcher, la parole est
cérébelleuse ; syndrome cérébelleux de type cinétique ; syndrome
pyramidal : Babinski bilatéral ; troubles de la sensibilité profonde,
notamment dans l’épreuve de la position des orteils ; abolition des réflexes
tendineux des membres inférieurs ; pied creux bilatéral réductible ; légère
amyotrophie des membres inférieurs ; fond d’œil normal ; hypoexcitabilité
labyrinthique bilatérale dissociée ; acuité auditive normale ; EEC : tracé
normal ; ECC : tracé normal ; métabolisme basal : normal ; PL LCR :
normal ; sérologie sanguine négative ; radiographie du crâne négative.
2) Troubles psychiques. Le premier jour, elle déclare à l’infirmière : « Je
suis possédée du diable » et eut une crise d’agitation spectaculaire devant
les malades de la salle. Le lendemain, on a pu l’interroger : contact facile,
aucun trouble de la série confusionnelle, légère euphorie et sourire ironique
au début de l’interrogatoire. Mimique très changeante dans la suite de la
conversation.
Elle dit que dans la salle, on peut agir sur sa pensée, qu’on est au courant
de tout son passé, qu’on devine ce qu’elle pense : « Pourquoi m’interroger,
vous connaissez déjà toute mon histoire. » Elle s’accuse ensuite d’avoir
couché avec une petite fille à l’âge de huit ans et d’avoir eu des relations
sexuelles avec son frère de douze à quinze ans. Elle a été poussée
récemment vers l’abbé. Ses propos deviennent alors équivoques, elle laisse
supposer que « beaucoup de choses se sont passées ». Tous ces
phénomènes, ces actions perverses prouvent bien, explique-t-elle, qu’elle
est possédée par le démon qui la « précipite dans le vice ». Elle compare
cette action diabolique à celle décrite dans le Journal d’un curé de
campagne de Bernanos. Mais, dit-elle, « l’action diabolique est plus directe,
plus physique en quelque sorte ».
Dans les jours suivants, à mesure qu’on l’interroge, la symptomatologie
s’enrichit : elle a eu des visions, elle ressent souvent l’orgasme ; des
« cochons » la poursuivent et la maltraitent. À l’issue d’une conversation où
l’attitude de la malade a été équivoque, elle nous dit : « Je suis prête », et
elle explique confusément que seul un mariage contrebalancerait l’action
diabolique.
Nous étant aperçu que la malade, à chaque interrogatoire, multipliait des
productions délirantes, nous décidâmes de ne plus nous occuper d’elle
pendant quelque temps. À un nouvel interrogatoire, comme notre attitude
était ironique, elle avoua qu’elle avait beaucoup inventé et qu’au fond, elle
ne croyait pas à cette histoire de diable. Elle dit avoir inventé cette histoire
pour se distraire et comme pour se réfugier dans l’imaginaire. Cependant,
elle continuait à présenter certaines interprétations, trouvant notamment des
ressemblances entre certains médecins du service, son père, son frère et le
jeune abbé.
En avril 1951, la malade est mise dans une chambre particulière car elle
refuse de s’alimenter, s’oppose à tout interrogatoire. Elle a beaucoup
maigri. Elle présente quelques signes d’hyposystolie (altérations du
complexe ventriculaire à l’ECG). Le 22 mai 1951, la malade est internée :
maladie de Friedreich, syndrome psychique de compensation à structure
hystérique, délire de possession, anorexie, opposition.
Certificat de 24 heures : maladie de Friedreich, syndrome délirant,
agitation et opposition.
Certificat de quinzaine : maladie de Friedreich ; troubles du
comportement, négativisme, méfiance ; idées d’influence et d’action
extérieure. À maintenir.

Discussion
Diagnostic neurologique : maladie de Friedreich au complet, trois cas
familiaux.
Diagnostic psychiatrique : nous avons longtemps hésité entre délire
d’influence et manifestations psychiques à structure hystérique. Cette
hésitation trouve sa raison d’être dans la tendance actuelle de la psychiatrie,
qui est de séparer nettement les troubles de la conscience et ceux de la
personnalité. H. Ey, développant les conclusions de l’école de Heidelberg73,
admet deux modalités d’entendement de la vie psychopathologique : une
atteinte au moi ou une atteinte du moi ; un trouble de la conscience ou une
dislocation de la personne. Ici, il s’agit plutôt d’un trouble de la conscience.
En se référant à la symptomatologie classique, il faut considérer : 1) la
plasticité des idées délirantes selon l’attitude de celui qui interroge (il s’agit,
au sens littéral du mot, de manifestations « pithiatiques74 » ; c’est ce que
nous appelons la puissance adductive du comportement hystérique) ; 2) la
tendance à exhiber les tares (Hartenberg75) ou à inventer (exemple : les
relations incestueuses alléguées) ; 3) l’attitude tranquille et euphorique au
sein du délire76 (il y eut bien des crises d’agitation, mais toujours à
signification d’appel ; cette attitude ambivalente d’adhésion au délire, nous
dirons même de complaisance, est bien différente des délires d’influence) ;
4) la forte charge sexuelle qui imprègne l’attitude et la conversation.
Pour ces raisons, nous avons pensé qu’il s’agissait d’un délire, ou tout au
moins d’un comportement délirant à structure hystérique.

Le trouble mental et le trouble neurologique


Depuis une vingtaine d’années, voici certainement l’un des problèmes les
plus épineux qu’aient eu à se poser les neuropsychiatres. Ce problème, bien
qu’envisagé le siècle dernier, n’avait point encore revêtu ce caractère de
pierre d’achoppement des doctrines. Doit être tenue pour responsable de
cela l’urgence si puissante aujourd’hui de la spécialisation, donc de
frontières. Quelles sont les limites respectives de la neurologie et de la
psychiatrie ? Qu’est-ce qu’un neurologue ? Qu’est-ce qu’un psychiatre ?
Que devient dans ce cas le neuropsychiatre ?
Loin de proposer une solution – nous croyons nécessaire une vie d’études
et d’observations –, nous aimerions rapporter les positions des plus
représentatifs des doctrinaires actuels : en France, Henri Ey et Jacques
Lacan ; à l’étranger, Kurt Goldstein. Ajoutons qu’un Ey se situe dans la
lignée jacksonienne et [que] Goldstein, qui présente de multiples points
communs avec Monakow et Mourgue, trouve dans Ajuriaguerra un
défenseur digne de lui.
Il nous a semblé qu’il n’était pas inutile de tenter cette mise au point.
D’abord, elle ne peut que nous faciliter une prise de position théorique à
l’égard de l’objet de la neuropsychiatrie. Enfin, dans le cadre particulier de
notre travail, cette étude revêt une valeur, puisqu’on ne sait absolument pas
à quoi rapporter les troubles psychiques rencontrés dans l’hérédo-
dégénération spino-cérébelleuse.

La position d’Henri Ey
Henri Ey est incontestablement le plus dense des chefs d’école. Ses
nombreux ouvrages, ses conférences préparatoires au médicat, ses
consultations ont fait de lui un homme de proue. Il est évident que nous
donnerons un résumé très systématique de sa pensée. Nous nous excusons
envers l’auteur. Toutefois, nous essaierons de formuler des idées claires qui
ne soient pas pour autant inadéquates avec l’esprit du médecin de Bonneval.
Pour Ey, le système nerveux se répartit en deux « plans » : 1) le plan des
fonctions sensorimotrices et psychiques élémentaires ou instrumentales
(appareils réflexes de coordination des mouvements, de régulation du tonus,
de la marche…) ; 2) le plan des fonctions psychiques supérieures ou
énergétiques (par exemple se souvenir, juger, croire, aimer). Les fonctions
instrumentales sont spécifiquement et morphologiquement inscrites dans le
cerveau. Leur étude a pour principal objet la genèse morphologique et
spatiale des fonctions nerveuses de la vie de relation, ordonnée par rapport à
la notion de localisation cérébrale des appareils fonctionnels. Les fonctions
énergétiques sont des modes d’activité plus personnels et plastiques. Leur
étude a pour principal objet la genèse historique et chronologique des
niveaux psychologiques de la vie de relation ordonnée par la notion de
tension psychologique. Sur le versant pathologique, nous retrouvons ces
deux plans.
1) Pathologie du plan fonctionnel instrumental représentée par des
désintégrations fonctionnelles ou locales. À ce niveau se situe un élément
extrêmement important : la localisation du trouble. Nous verrons qu’il n’en
est pas de même dans les dissolutions globales. Les caractères des
désintégrations fonctionnelles sont les suivants : ces désintégrations sont
partielles (hémiplégie, aphasie…) ; ces désintégrations sont basales,
autrement dit, elles laissent intact l’édifice global et supérieur. Car, dit Ey,
« l’aphasie sous ses formes les plus typiques, la chorée, un hémi-
tremblement, un syndrome parkinsonien gênent mais n’altèrent pas en soi et
par eux-mêmes la conscience, le jugement et l’activité sociale du sujet77 ».
2) Pathologie du plan fonctionnel énergétique. Ici aucune localisation
n’est possible, car le caractère de ces désintégrations est qu’elles sont avant
tout globales. C’est toute la personnalité qui participe à la maladie. D’où la
deuxième notion de dissolutions apicales. Ey propose d’appeler neurologie
la science du plan instrumental et psychiatrie la science du plan énergétique.
Ces différents points qu’Ey a formulés lors des journées de Bonneval en
1942 continuent la courbe doctrinale de leur auteur78. Il y a une quinzaine
d’années, Ey et Rouart avaient jeté les premières bases d’une conception
organo-dynamiste de la neuropsychiatrie. Reprenant les idées théoriques de
Hughlings Jackson79, ils énonçaient les facteurs des folies si bien étudiées
par le neurologiste anglais.
Les folies étant l’objet propre de la psychiatrie, il importe, dit Jackson, de
distinguer quatre facteurs originaux : a) les profondeurs différentes de
dissolution des centres cérébraux les plus élevés ; b) les personnes
différentes qui ont subi cette dissolution ; c) les vitesses différentes
auxquelles les dissolutions sont effectuées ; d) l’influence des différents
états corporels et des différentes circonstances extérieures sur les hommes
qui ont subi cette dissolution. À côté, Jackson place les dissolutions locales,
objet de la neurologie. Nous ne voulons pas reprendre par le détail l’exposé
du jacksonisme. On sait que la courbe de dissolution va de l’illusion et des
états émotionnels anormaux jusqu’à la démence ; du rêve à la schizophrénie
en passant par la crise d’épilepsie.
Ey conserve dans sa doctrine les éléments fondamentaux de Jackson, à
savoir : évolution, hiérarchie des fonctions, dissolution. Ces trois points
représentant l’infrastructure d’un phénomène capital : l’intégration. La
pathologie qui introduit la désintégration permet la naissance de signes
négatifs (causés par la maladie proprement dite) et de signes positifs
(personnalité restante). Ey pense en définitive que la distinction entre les
dissolutions globales et partielles correspond « à la seule distinction
possible entre l’objet de la neurologie et celui de la psychiatrie80 ». Cette
phrase est significative de la pensée d’Ey. Jackson avait envisagé la
dialectique de l’homme et du monde. Ey, par le dynamisme structural qu’il
introduit, essaie de formuler les grandes lignes d’une dialectique de
l’homme et de la pensée. Le neurologique est le localisable, le spatial,
l’instrumental, l’élémentaire. Le psychiatrique est le non-localisable,
l’historique, le global, le synthétique. Le psychiatrique n’est pas le
psychique81.
Une maladie mentale d’admet pas de causalité psychique. Il y a un
dynamisme organique à la base des psychoses. Et, dit l’auteur dans son
catéchisme du néo-jacksonisme : « Une conception dynamique des troubles
mentaux tout entière basée sur la notion de dissolution des fonctions exige
le rattachement des niveaux structuraux aux désordres organiques, qui
conditionnent nécessairement aussi bien les dissolutions névrotiques légères
que les états délirants confusionnels, démentiels[, etc.]. Le rattachement des
“états”, “syndromes”, “niveaux structuraux” ou “psychoses” aux processus
[organiques] étiologiques est la fin dernière de cette science médicale qu’est
la psychiatrie82. » Le neurologique est le partiel. Le psychiatrique est le
global.
Après avoir déterminé les limites inférieures de la psychiatrie83, Ey tente
d’en expliciter les limites supérieures. Et c’est tout le problème de la
causalité psychique qui est posé. Une maladie mentale, psychose ou
névrose, est-elle d’origine psychique, ou admet-elle obligatoirement un
conditionnement organique ? Dans le cas de coexistence de troubles
neurologiques et de troubles mentaux, s’agit-il de réactions personnelles à
l’inflation psychique ou faut-il admettre tout simplement une extension des
lésions à l’encéphale ?
Il n’y a pas de causalité psychique des troubles mentaux. Telle est la
première affirmation doctrinale d’Ey. Devançant ses adversaires qui
pourraient d’une poignée lui jeter au visage des psychonévroses à
conditionnement psychique, l’auteur prend le cas de l’émotion violente à la
faveur de laquelle les cheveux blanchissent : « Ce symptôme, dit-il, doit
être rapporté non à l’émotion, qui est l’aspect psychogénétique occasionnel,
mais à une perturbation endocrinienne plus profonde84. »
Après avoir écarté la théorie qui classe l’émotion à la base de la
pathologie, l’auteur envisage successivement les trois autres écoles
psychogénétistes, dont les maîtres sont Kretschmer, Freud, Babinski. La
première, bien étudiée dans la thèse de Lacan85, conçoit le délire comme les
réactions d’une conscience « sensibilisée » aux situations vitales au sein
desquelles elle est plongée. La perspective freudienne se recoupe en la
dépassant avec la précédente. Alors que Kretschmer, psychiatre, attache une
importance fondamentale aux prédispositions, à la constitution, Freud les
scotomise. Beaucoup plus tard, à la suite des critiques parfois malveillantes
de ses adversaires, le maître viennois reconnut l’efficience de l’hérédité et
des prédispositions86. La notion de terrain était née.
À Kretschmer, Ey reproche de limiter la causalité psychique par l’idée de
constitution. De plus, il trouve dans le devenir démentiel des dissociations
schizophréniques un argument en faveur de sa critique. S’il y a démence,
c’est qu’à un moment il y a eu lésion organique. Quant à Babinski, Ey, en
en faisant un dualiste, nie toute valeur à sa doctrine. On sait l’importance
que revêt la suggestion dans le système de Babinski. Le plan de l’idée
caractérise la maladie mentale, c’est-à-dire en définitive le pithiatisme87.
Tout ce qui n’est pas cela ressortit de processus neurologiques localisables.
Le fond de la doctrine freudienne est mis en doute : le trauma psychique
n’est qu’un moment désuet dont l’architecture n’indique pas à quel usage
ses ouvriers le destinaient… La régression infantile est présentée comme un
cliché littéraire. Pour Ey, « toute théorie génétiste et dynamiste de l’activité
psychique conduit à la notion de psychogenèse normale et répudie celle de
psychogenèse pathologique ». Ce qui veut dire que l’activité
psychogénétique est une activité normale, libre88. Et voici éventé le
dilemme psychiatricide89. D’abord la thèse psychogénétiste qui fait de la
maladie mentale une création exclusivement psychique, ensuite la théorie
mécaniciste, qui situe la maladie mentale dans une région localisée du
cerveau. Le délire est le produit de cellules nerveuses excitées.
L’auteur renvoie dos à dos dualisme spiritualiste et monisme matérialiste,
car, dit-il : « Nous répudions à la fois le dualisme qui sépare trop et le
monisme qui ne sépare pas assez90. » Toute la position d’Ey pourrait tenir
dans cette pétition : « Entre le physique et le moral, il y a la vie91. » Ey
refuse de choisir entre le physique et le psychique, entre l’esprit et le corps,
pour lui, « la vie psychique est enracinée dans la vie organique, elle s’en
nourrit, l’utilise, l’intègre, et par conséquent la dépasse92 ».
Parlant du psychisme, l’auteur, utilisant d’ailleurs les conclusions de
diverses écoles, écrit : « C’est petit à petit que s’édifie le tout structural dont
s’occuperont plus tard la psychologie et la psychopathologie. » Dans le
psychisme, on devra distinguer le donné et le pris, le passif et l’actif.
Devront être aussi retenus : le caractère, l’affectivité en rapport étroit avec
les fonctions « instrumentales » (qualités sensorielles, mnésiques, verbales,
propres à chacun). Ey appelle cette partie la trajectoire psychique 93. À cette
trajectoire, il faut un champ à parcourir, ce sera le champ psychique. Le
champ psychique renvoie naturellement à la vie psychique qui n’est
nullement douée d’immutabilité. Elle « oscille du désintérêt pour le monde
extérieur et le présent à une suprême adaptation au présent et au réel dans sa
forme la plus attentive et efficace94 ». On voit ce qu’une telle phrase doit
aux recherches de Janet95. D’ailleurs, Ey reconnaît l’influence du théoricien
de la tension psychologique sur l’orientation de sa pensée. La psychogenèse
est le normal. Cette position admet un corollaire : il y a une organogenèse
de la maladie mentale et la psychiatrie, refusant toute valeur au concept de
psychogenèse pathologique, se réserve un domaine d’étude n’ayant aucun
rapport avec celui de la liberté96.
Mais alors, quelle différence y a-t-il entre la schizophrénie et la paralysie
générale ? Une maladie, dit Ey, si elle est toujours organique dans son
étiologie, est toujours psychique dans sa pathogénie : « C’est une altération
mentale de nature organique97. » Dans le cas particulier qui nous intéresse,
quelle est la position du maître de Bonneval ? Les troubles mentaux trouvés
dans l’hérédo-dégénération spino-cérébelleuse ne doivent pas être entendus
comme des réactions de la personnalité à une situation infériorisante, pas
plus qu’ils ne doivent être ramenés à une production d’un inconscient
valorisateur. Les modifications caractérielles et les troubles de la
personnalité sont en rapport avec les altérations organiques de la maladie en
cause, à quelque niveau qu’on les situe98.

La position de Goldstein
Il y a une différence entre l’école de la hormè 99 et celle de la Gestalt.
C’est que l’acte réflexe, tenu par Monakow et Mourgue comme réaction
métamérique100, devient avec Goldstein réaction totale de l’organisme. Car,
dit l’auteur, il est inadmissible qu’une partie soit capable d’une réaction
sans y faire participer d’autres parties. Il n’existe pas, d’une part, des
fonctions primitives et, de l’autre, des fonctions supérieures. Tout geste,
toute fonction supposent la collaboration de tout l’individu.
Le malade Sch., atteint d’une lésion occipitale, avait les deux
calcarines101 détruites. Goldstein et son collaborateur Gelb, à la suite
d’observations minutieuses, montrèrent qu’il ne s’agissait nullement
d’aphasie, mot trop facile à avancer, mais bien d’une incapacité de se placer
dans une certaine attitude : ils ramenèrent ce trouble à une faillite du
symbolisme catégoriel102. Quand on analyse le fond du problème qui
partage les neurologues contemporains, l’on s’aperçoit que les localisations
cérébrales sont encore le seul point vraiment litigieux. Mais, par-delà ce
désir de localiser ou pas, il faut savoir reconnaître la question plus profonde
des rapports de l’âme et du corps.
À un esprit superficiel, il pourrait sembler que la masse de publications et
de systèmes mis au jour ces cinquante dernières années soit plus un aveu
d’impuissance qu’un progrès effectif. De même, le scepticisme en
thérapeutique, devant le grand nombre de spécialités « inoffensives » pour
les maladies, s’empare de plus en plus des médecins et, par induction, des
foules. Il faut dire que seule une recherche passionnée et souvent ardente
permettra de deviner, au-delà du découragement, un espoir d’organisation
de la folie, un espoir de ce que Lacan appelle « logique de la folie ».
Goldstein prend l’œuvre de Monakow et Mourgue et tente de lui donner
une valeur scientifique. Le succès de la Gestalt-théorie dans le monde
indique qu’il n’a pas échoué. Rappelons rapidement les différents points
que les auteurs ont développés dans l’Introduction biologique à l’étude de
la neurologie et de la psychopathologie 103 – nous utiliserons aussi les
travaux isolés de C. V. Monakow qui situent philosophiquement le système.
Monakow estime que, sous peine d’utiliser un raisonnement ascientifique,
on ne peut parler de localisation cérébrale : « Un phénomène psychique ne
peut admettre une localisation spatiale. » Il place l’évolution biologique et
psychologique de l’homme dans la courbe du temps. Donc l’âme n’a pas de
siège, l’étendue ne s’oppose pas à la pensée et l’âme ne s’oppose pas
davantage au corps. Au contraire, toute altération focale peut déterminer
des troubles dans des régions très éloignées (diaschisis). De plus, le corps
n’est pas abandonné à lui-même, il est repris et valorisé par un principe
premier : la hormè. On nous pardonnera ce saut, mais nous ne pouvons
passer sous silence la parenté Monakow-Bergson. La hormè monakowienne
peut à certains égards être ramenée à l’élan vital bergsonien104. Pour
Monakow, l’homme est fusion avec la nature dans la mesure où la hormè
prédomine.
Une chose nous attache à la doctrine de Monakow : l’homme est homme
dans la mesure où il est totalement tourné vers l’avenir. Nous aurons
l’occasion, dans un ouvrage auquel nous travaillons depuis longtemps,
d’aborder le problème de l’histoire sous l’angle psychanalytique et
ontologique. Nous montrerons alors que l’histoire n’est que la valorisation
systématique des complexes collectifs105.
La biologie de C. V. Monakow est génétique et chronogène. Chez
Monakow, le monde des instincts a la priorité sur le monde de
l’orientation : les instincts sont au service de la hormè. La pathologie
provient de l’inversion de ce rapport. En cas d’offense, entre en jeu la
syneidesis 106 qui tente de ramener le calme. Pour Monakow, il n’y a pas une
mais plusieurs âmes. Chaque cellule est douée d’une conscience, d’un
différentiel de conscience. Chaque phénomène vital est considéré comme
affecté d’une âme : l’opposition de l’âme et du corps est surmontée. L’âme
et la vie sont identiques.
Avec Goldstein, la question fait un pas gigantesque. Évolution et
dissolution, intégration et désintégration jacksoniennes, syneidesis et
compensation monakowiennes sont abandonnées. Pour Goldstein, il
n’existe pas un symptôme local absolu. Toute manifestation organique est
affectée d’une tonalité spéciale, fruit de mécanismes globaux. Pour lui,
l’organisme agit comme un tout. Un aphasique n’est pas un homme qui ne
parle plus, ou dont le langage est altéré. C’est un nouvel homme. L’aphasie
est le processus dominant, mais il importe de tenir compte du processus
d’arrière-plan de l’homme aphasique.
Ces données ont été développées en France par Ajuriaguerra et Hécaen
dans l’étude critique qu’ils ont faite de la position doctrinale d’Henri Ey107.
H. Ey, en attachant trop d’importance au symptôme, fausse le problème. On
ne doit nullement valoriser le symptôme. Guillain et Barré ont montré par
exemple qu’un malade en position dorsale peut présenter un réflexe
plantaire en extension : le même malade présente ce réflexe en flexion une
fois placé en décubitus ventral, les jambes fléchies sur la cuisse. Cela veut
dire que le symptôme doit être démuni de toute fixité. La vie que l’on
trouvait chez Ey à l’état indifférencié prend chez Goldstein valeur
organisatrice108. Cannon, dans la Sagesse du corps 109, nous avait montré les
luttes parfois abruptes menées par l’organisme pour le maintien de la santé.
Goldstein s’en rapproche un peu par sa notion de vigilance, qu’il hérite
d’ailleurs de Head110. Pour lui, l’énergie nerveuse est constante. Dès qu’une
fonction est touchée, les autres viennent à son secours. Les études sur la
correction spontanée des hémianopsiques sont très démonstratives111.
Ajuriaguerra et Hécaen contestent la réalité de fonctions élémentaires et
de fonctions de synthèse. Ils rappellent qu’il ne faut pas confondre lésion et
fonction : « Si nous discutions sur le plan lésionnel, il n’y aurait que des
différences quantitatives entre les troubles dits élémentaires et les troubles
des fonctions énergétiques. […] Pourquoi donnerons-nous des valeurs
différentes à ces processus qui ne se distinguent que par une plus grande
étendue lésionnelle112 ? » Il n’y a pas opposition entre phénomène
élémentaire et appareil de synthèse : « C’est l’organisme dans son
organisation qui leur donne une valeur plus ou moins importante113. »
Pour Ey, le focal est le neurologique, le global le psychiatrique. Hécaen
et Ajuriaguerra s’acharnent au contraire à prouver que le trouble
neurologique est un trouble global. Voici quelques-uns des nombreux cas
rapportés par les auteurs.
Obs. I. Chez une jeune fille de vingt-huit ans se développe une
hémiplégie par tumeur cérébrale. Elle nie sa menstruation, ne reconnaît pas
les linges sanglants comme les siens, ignore d’où viennent les taches dans
des draps. Pas d’autres troubles mentaux ; ultérieurement, elle développe
ses idées de négation : tout son corps est pourri et plus tard elle déclare que
son corps a disparu complètement.
Obs. II. Chez une femme de trente-trois ans, se développe une
hémiplégie gauche : elle aussi nie sa menstruation, se comporte puérilement
et ne parle d’elle-même qu’à la troisième personne.
Voici pour la première position d’Ey. Quant au problème de la
psychogenèse des psychonévroses, quelle sera l’attitude des gestaltistes ?
L’état mental, disent-ils, est capable à lui seul de révéler ou de créer des
algies, des paresthésies. Sans soutenir qu’une névralgie trigéminale puisse
être purement psychogène, Wexberg114 admet qu’un état psychique spécial
puisse par sa présence compléter la série de conditions nécessaires à
l’éclosion de cette algie faciale ; et cela, pense-t-il, par l’intermédiaire
du système neurovégétatif. Nous retrouvons ici les conclusions du
professeur Dechaume, qui écrivait dernièrement : « Il est pour le moins
paradoxal que ce ne soit pas le système cérébrospinal, dit de la vie de
relation, qui en soit le principal instrument. C’est en fait le système
neurovégétatif, celui de la vie animale, chargé pour les anciens auteurs de
faire sympathiser entre eux les viscères, qui assure l’unité de la personne
humaine115. »
La douleur, ajoutent Ajuriaguerra et Hécaen, est un fait psychique. C’est
un tout. Elle n’a de signification qu’en fonction de l’individu qui la subit.
Comment ne pas penser au beau livre du professeur Leriche sur la douleur
et surtout à ses derniers ouvrages : Chirurgie discipline de la connaissance
et Philosophie de la chirurgie 116 ? D’ailleurs, cette notion de totalité, le
chirurgien de la douleur l’a adoptée puisqu’il dit : « Le malade pour nous
demeure un pantin dont chaque ficelle produit un mouvement particulier,
alors qu’en fait, dans les actes de la vie, tout est dans le tout117. »
Pour les gestaltistes, le neurologique et le psychiatrique vont de pair. Il y
a intrication entre trouble neurologique et trouble psychiatrique. Le
retentissement du fait neurologique n’est pas « limité » ; ce n’est plus une
simple auréole, mais bien un bouleversement de la personnalité ; c’est un
individu profondément modifié dans son moi que nous avons.

En définitive, Ajuriaguerra et Hécaen ont commis à notre avis une grave


extrapolation : partant de recherches phénoménologiques, ils ont voulu faire
de la clinique. Nous pensons comme Ey : « Ce qui définit [le plus
exactement] leur position me paraît être moins le souci manifeste de
concevoir le phénomène neurologique comme un trouble global que la
tendance réelle à “ramener” le trouble psychiatrique au trouble
neurologique118. » Dans la mesure où Hécaen et Ajuriaguerra fondent leur
doctrine sur le schéma corporel et ses altérations119, ils laissent de côté le
versant proprement psychogénétique de la question. Avant de terminer ce
rapide coup d’œil, nous aimerions parler d’un autre théoricien, J. Lacan, qui
a donné en un minimum d’articles un essai vraiment vigoureux [de
solution ?] du problème de la psychogenèse des troubles mentaux120.

La position de Jacques Lacan

« Loin donc que la folie soit le fait contingent des fragilités


de l’organisme de l’homme, elle est la virtualité permanente
d’une faille ouverte dans son essence. Loin qu’elle soit pour
la liberté une “insulte”, elle est sa plus fidèle compagne, elle suit
son mouvement comme une ombre. Et l’être de l’homme
non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait
pas l’être de l’homme s’il ne portait en lui la folie comme
la limite de sa liberté. […] Un organisme débile, une imagination
déréglée des conflits dépassent les forces, ne suffisent pas à faire
un fou. »
Jacques LACAN,
« La causalité essentielle de la folie », 1946121.

Il est peu d’hommes aussi contestés que Jacques Lacan. L’on pourrait,
parodiant l’expression, dire : parmi les psychiatres, il y a les partisans et les
adversaires de Lacan. Encore faudrait-il ajouter que les adversaires sont de
loin les plus nombreux… Ce qui n’a pas l’air de gêner spécialement le
« logicien de la folie »122. Cet accouplement, bien que sémantiquement
inacceptable, exprime une certaine réalité. Personnellement, si nous avions
à définir la position de Lacan, nous dirions qu’elle est une défense acharnée
des droits nobiliaires de la folie.
Pour tâcher de déterminer le lieu de la pensée lacanienne, il nous a paru
intéressant de rassembler d’abord les idées directrices de sa thèse. Deux
éléments se révèlent importants dans l’analyse que fait Lacan de la
personnalité123. Ce sont : a) les relations de compréhension qu’il hérite de
Jaspers ; b) l’intentionnalité.
a) Les relations de compréhension. Critères de l’analyse psychologique et
psychopathologique, [elles] représentent la commune mesure des
sentiments et des actes humains susceptibles d’être saisis en référence à une
interprétation participationniste.
b) L’intentionnalité. Elle, se traduisant par des phénomènes intentionnels,
révèle dans chacune de ses manifestations le développement personnel.
Ce qui est important dans la thèse de Lacan, c’est la subsomption des
caractéristiques qu’il implique dans sa définition : a) développement
biographique et les relations de compréhension qui s’y lisent (Erlebnis) ;
b) une conception de soi-même (idéal du moi) ; c) une certaine tension des
relations sociales (moi-autrui). Nous verrons que Lacan est demeuré fidèle à
ce cadre général.
Il nous semble que toute la valeur du travail de Lacan réside dans la
définition qu’il donne du désir. Il en fait un cycle du comportement se
caractérisant par certaines oscillations organiques générales, dites
affectives, une agitation motrice plus ou moins dirigée, des fantasmes dont
l’intentionnalité objective sera plus ou moins adéquate selon les cas.
Quand une expérience vitale, donnée, active ou subie a déterminé
l’équilibre affectif, le repos moteur et l’évanouissement des fantasmes, nous
disons par définition que le désir a été assouvi et que cette expérience était
la fin et l’objet du désir. Dans l’analyse détaillée qu’il fait du cas Aimé[e], il
ressort que la psychose est conçue par Lacan comme un cycle du
comportement. De sorte qu’il ne s’agit pas de faire une étude
symptomatique de la psychose comme Kraepelin et Bleuler, mais bien, à
partir des relations de compréhension de Jaspers, de saisir le mécanisme
organisateur du désir et de son assouvissement.
Nous croyons déceler dans la pensée de Lacan l’influence de l’ouvrage
de Paulhan, Socialisation des tendances, qu’il ne cite d’ailleurs pas124. En
effet, l’expérience vitale où se reconnaît la fin du désir est essentiellement
sociale dans son origine, son exercice et son sens. Donc, « reconnaître dans
les symptômes morbides un ou plusieurs cycles de comportement qui, pour
anomaliques qu’ils soient, manifestent une tendance concrète qu’on peut
définir en relations de compréhension, tel est le point de vue que nous
apportons dans l’étude des psychoses125 ».
Nous disions tout à l’heure l’importance considérable qu’attribuait Lacan
à l’instance sociale. Il l’exprime en effet dans les trois fonctions qu’il
reconnaît à la personnalité sous les attributs de la compréhensibilité du
développement, de l’idéalisme de la conception de soi-même, enfin, comme
la fonction même de tension sociale et de la personnalité où les deux
attributs du phénomène s’engendrent en fait126.
À la base de sa doctrine, Lacan place un postulat : le déterminisme
psychogénétique. Ce postulat permet la science de la personnalité ; science
qui a pour objet l’étude génétique des fonctions intentionnelles où
s’intègrent les relations humaines d’ordre social. C’est ce qu’il appelle
phénoménologie de la personnalité127.
Appliquant sa méthode à la psychose paranoïaque d’autopunition, Lacan
en révèle la valeur de phénomène de la personnalité par le développement
cohérent du délire avec l’histoire vécue du sujet, par le caractère de
manifestation à la fois consciente (délire) et inconsciente (tendances
autopunitives de l’Idéal du Moi), par la dépendance des tensions psychiques
propres aux relations sociales (tensions traduites immédiatement tant dans
les phénomènes [et]128 contenus du délire que dans son étiologie et son issue
réactionnelle).
À côté de cette révélation phénoménologique de la psychose, nous
pouvons avec Lacan distinguer trois sous-caractères, d’ailleurs fort
importants : 1) une signification humainement compréhensible ; 2) des
virtualités de progrès dialectique, la guérison étant la catharsis ; guérison
qui représente pour le sujet la libération d’une conception de soi-même et
du monde dont l’illusion tenait à des pulsions affectives méconnues, et cette
libération s’accomplit dans un choc avec la réalité – à noter que la catharsis
spontanée n’est pas entièrement consciente ; 3) son ouverture à la
participation sociale.
La catégorie sociale de la réalité humaine, à laquelle personnellement
nous attachons tant d’importance, a retenu l’attention de Lacan. Il reprend
les découvertes de l’ethnosociologie de la projection, illustrée par Mauss et
Lévy-Bruhl129, et décrit le phénomène du mandatement. Certaines images,
dit-il130 (vedettes de cinéma, journal, sports) représentent les nécessités
d’espace spectaculaire et de communion morale propres à la personnalité
humaine ; elles sont susceptibles de suppléer aux rites orgiastiques ou
universalistes, religieux ou purement sociaux qui les ont représentés
jusqu’alors.
Après avoir fait justice de la notion de constitution, absolument mythique
d’après lui, Lacan aborde le point de vue limitatif de son travail. Le délire
devient l’équivalent intentionnel d’une pulsion agressive insuffisamment
socialisée. Mais ce qui est intéressant à découvrir, c’est la tendance
concrète sous-jacente au phénomène intentionnel qu’est le délire. Faisant
appel à Jaspers131, Lacan distingue : a) le délire qui se manifeste comme le
développement d’une personnalité ; b) qui se présente comme un processus
psychique irruptif qui bouleverse et remanie la personnalité. Seul l’examen
de la continuité génétique et structurale de la personnalité manifestera dans
quel cas de délire il s’agit d’un processus psychique et non de
développement, c’est-à-dire dans quel cas on doit y reconnaître la
manifestation intentionnelle d’une pulsion qui n’est pas d’origine infantile,
mais d’acquisition récente et exogène et telle qu’en effet, certaines
affections comme l’encéphalite léthargique en font concevoir l’existence en
nous démontrant le phénomène primitif.
Après avoir écarté la solution tainienne paralléliste de la personnalité,
Lacan propose une définition du délire : « C’est l’expression sous les
formes du langage, formé pour les relations compréhensibles d’un groupe,
de tendances concrètes dont l’insuffisant conformisme aux nécessités du
groupe est méconnu par le sujet132. » Nous verrons que ce phénomène de
méconnaissance sous-tend l’édifice lacanien. Dans la thèse critique de
l’organo-dynamisme, Lacan pose cette question : l’originalité de notre objet
(la folie) est-elle de pratique sociale, ou de raison scientifique133 ? C’est sur
les deux plans que Lacan ira chercher une réponse.
Ey, dans son analyse structurale de la folie, avait rencontré le délire. Il en
avait fait la conséquence d’un déficit ou d’échappement au contrôle (escape
of control des Anglais)134. Il y a une « intuition délirante » (Dublineau135) à
partir de laquelle prend véritablement naissance la croyance délirante. Pour
Lacan, la croyance délirante est méconnaissance. À ce niveau se situe
d’après nous le renversement logique de l’attitude scientifique de Lacan.
L’auteur, en abordant la valeur humaine de la folie136, passe du plan de la
causalité à celui de la motivation. Partant de la connaissance et de la
croyance, il envisage la folie dans une perspective intersubjectiviste. « La
folie, dit-il, est vécue toute dans le registre du sens. Et […] sa portée
métaphysique se révèle en ceci que le phénomène de la folie n’est pas
séparable du problème de la signification pour l’être en général, c’est-à-dire
du langage pour l’homme137. »
Nous aurions aimé consacrer de longues pages à la théorie lacanienne du
langage138. Mais nous risquerions de nous éloigner davantage de notre
propos. Pourtant, à la réflexion, nous devons reconnaître que tout
phénomène délirant est en définitive un phénomène exprimé, c’est-à-dire
parlé. Aussi le meilleur moyen d’analyser un délire ou un processus
psychique anormal est encore de se placer en face de l’explicitation de ce
délire.
Un parallèle entre Ey et Lacan est difficilement réalisable, pour la bonne
raison que ce dernier veut surtout réaliser une logique du fait délirant. « La
folie, dit Lacan, est ni plus ni moins qu’une stase de l’être139. » Le fou, en
présence du désordre du monde (qui est désordre de sa propre conscience,
transitivisme), veut imposer la loi de son cœur. Alors, deux solutions
demeurent possibles : il rompt le cercle par quelques violences sur
l’extérieur ou il se frappe lui-même par voie de contrecoup social.
Telle est la formule générale de la folie. Elle s’applique à l’« une
quelconque de ces phases par quoi s’accomplit plus ou moins dans chaque
destinée le développement dialectique de l’être humain, et elle se réalise
toujours comme une stase de l’être140 ». La loi du cœur que veut imposer le
fou est le prix de la liberté. Le fou n’est plus l’homme aliéné, mais celui qui
a accepté d’inventorier tous les abîmes que propose la liberté. Ey, en faisant
du délire l’effet contingent d’un manque de contrôle, d’un déficit, passe à
côté du problème et corrélativement de sa solution. Le passionnel qui tue
n’est pas un déficitaire puisque jugé responsable. Il y a une signification de
l’acte que la médecine légale explicite dans son exercice. Donc le déficit
n’est pas phénoménologiquement acceptable.
En terminant, nous voudrions rappeler les grandes lignes de la
psychogenèse telle que la conçoit Lacan. Se prévalant d’une attitude
jungienne non explicitée, Lacan déborde le concept de l’imago, faisant du
phénomène projectionnel relaté par Lévy-Bruhl comme indice d’une
mentalité primitive, la pierre angulaire de son système. Il lie la conscience
malheureuse à la conscience magique. Intérieurement donc, Lacan semble
être le point de rencontre de Hegel et de Lévy-Bruhl.
Alors que, chez Jung, l’image était la projection dans l’objet d’un état
conflictuel subjectif ou second versant d’un idéal, elle devient chez Lacan
le semblable dans sa généralité humaine pour l’adulte et dans son ingénuité
enivrée chez l’enfant. Avec sa phase du miroir, l’auteur base l’histoire de la
vie psychique. Deux instances s’y rencontrent : le Moi primordial,
ontologiquement instable, et le complexe existentiel engagé dans une lutte
au sein de laquelle un Freud avait parfaitement distingué l’instinct de mort.
« Au départ du développement psychique sont liés le Moi primordial
comme essentiellement aliéné et le sacrifice primitif comme essentiellement
suicidaire141. » Ainsi dit Lacan : « Il existe une discordance essentielle au
sein de la réalité humaine. Et quand bien même les conditions organiques
de l’intoxication seraient prévalentes, il faudrait un consentement de la
liberté. Le fait que la folie ne se manifeste que chez l’homme après l’“âge
de raison” vérifie bien l’intuition pascalienne qu’“un enfant n’est pas un
homme”142. »

Que faut-il conclure de ces quelques considérations ? Et d’ailleurs, faut-il


conclure ? Ne vaut-il pas mieux laisser ouverte une discussion qui engage
les limites mêmes de la liberté, c’est-à-dire de la responsabilité de
l’homme ? En terminant, nous aimerions parler de la tendance nouvelle des
sciences de l’homme : la médecine psychosomatique143.
Cette science, forte de l’ubiquité fondamentale existant au sein du
système nerveux, convaincue que le sympathique représente en fait la
véritable frontière, c’est-à-dire la ligne d’action effective de l’organique et
du fonctionnel, propose de dépasser l’opposition troubles
lésionnels/troubles fonctionnels, au bénéfice d’une perspective unitaire de
l’homme malade. Les défenseurs de cette théorie se fondent sur des
données anatomophysiologiques et surtout physiopathologiques.
« L’atteinte fonctionnelle est une perturbation transitoire, une
modification anatomique temporaire, décelable par des techniques
histochimiques, réversible, susceptible de restitutio ad integrum, mais
capable aussi, par sa répétition et par des transitions multiples, d’aboutir à
la lésion. La lésion organique est l’altération définitive, en perpétuelle
évolution, souvent irréversible et s’entretenant elle-même dans une sorte de
cercle vicieux. La perturbation fonctionnelle est susceptible de conduire à la
lésion ; il n’est pas de maladie d’un organe, mais de tout l’organisme : c’est
l’unité morbide dans l’unité somatique. » De ces éléments premiers, on
arrive à ces constatations : « 1) Les maladies viscérales les plus localisées
peuvent avoir un retentissement psychique ; 2) les maladies mentales
peuvent avoir un retentissement et des manifestations viscérales ou
somatiques ; 3) des causes psychiques enfin à elles seules peuvent
déclencher, entretenir les maladies viscérales les plus authentiques144. »
On voit ce que de tels faits impliquent. Mais les auteurs précisent au
maximum leur position. De l’ulcère gastrique d’origine psychique aux
impuissances émotives, en passant par les schizophrénies diencéphaliques,
la progression est continue. L’un des intérêts incontestables de cette
nouvelle orientation de la médecine réside en ce qu’elle se porte résolument
au cœur même du conflit humain. Développant à l’extrême les conclusions
jungiennes, ce courant est la preuve de la possibilité d’une médecine de la
personne.
On pourrait reprocher à cette doctrine son caractère ésotérique. De même
que la psychanalyse, le colloque « singulier » risque de prendre l’aspect de
confession. Mais toute consultation n’est-elle pas immanquablement
confession ? N’est-elle donc pas appel, comme le disait le professeur
P. Savy145 ? Et l’apaisement qu’apporte le médecin dans une douleur
ulcéreuse en prescrivant du bismuth, est-il vraiment différent de celui qu’il
apporte aux consciences échevelées et ahuries comme seule peut produire
notre civilisation, en renforçant les bases mêmes de la synthèse psychique ?
Il ne faudrait surtout pas croire qu’il s’agit d’une psychanalyse modifiée.
Les auteurs s’opposent absolument aux psychanalystes. Au travail de
dissection analytique, ils opposent celui plus esthétique de la synthèse146.
La psychanalyse est une vue pessimiste de l’homme. La médecine de la
personne se pose comme choix délibéré d’optimisme en face de la réalité
humaine.

Conclusions
1) Les troubles mentaux décrits dans l’hérédo-dégénération spino-
cérébelleuse sont, par ordre de fréquence, les suivants : a) l’arriération
mentale sous toutes ses formes ; b) les troubles du caractère avec
perversions instinctives ; c) certains délires, de persécution notamment.
Nous apportons ici un cas de délire de possession à structure hystérique. Il
ne nous a pas été donné d’en trouver de semblables dans la littérature.
2) Le seul problème soulevé ici a été celui des rapports du trouble
neurologique et du trouble psychiatrique, sans que la solution soit apportée.
Mais en fait, c’est l’hypothèse du mécanisme ou du dynamisme en
neurologie qui est mise en question.
3) Trois hypothèses ont été émises par Saquet : a) les lésions cérébello-
médullaires sont la cause de troubles mentaux ; b) il n’y a qu’une simple
coïncidence entre les deux ordres de phénomènes ; c) il existe chez ces
malades une prédisposition évidente et les lésions du cortex cérébral
résultent d’un processus associé.
L’étude de cette observation permet deux conclusions. Les troubles
démentiels, l’arriération mentale, l’immaturation psychologique observés
dans l’hérédo-dégénération spino-cérébelleuse sont en rapport avec les
lésions anatomiques diffuses de ce groupe clinique. Par contre, les délires
systématisés, les manifestations hystériques, les comportements névrotiques
doivent être considérés comme des conduites réactionnelles d’un moi en
rupture de relations intersociales. Toutefois, dans une perspective organo-
dynamiste, il faudrait tenir compte des troubles de la sensibilité
proprioceptive capables au cours d’expériences délirantes147 d’orienter le
délire vers telle ou telle structure.
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TRELLES J. O., « À propos d’un cas anatomo-clinique de maladie de
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de Friedreich, les atrophies cérébelleuses avec troubles mentaux », Annales
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VALENTE A., « Transitional form between Friedreich’s disease and
cerebellar heredo-ataxia ; progressive muscular dystrophy with congenital
abnormality of heart », Revista de neurologia e psychiatria de São Paulo,
no 4, avril-juin 1938, p. 63-74. [Référence originale : VALENTE A.,
« Forma de transição entie a doença de Friedreich ea heredo-ataxia
cerebellar : associação de uma dystrophia muscular progressiva e de um
vicio congenito do coração ».]
VINCELET J., Étude sur l’anatomie pathologique de la malade de
Friedreich, thèse, Paris, 1900.
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patient atteint d’ataxie héréditaire », Psychiatrische en Neurologische
Bladen, vol. 2, 1898, p. 36.

Notes

1. *Thèse présentée à la Faculté mixte de médecine et de pharmacie de Lyon soutenue


publiquement le 29 novembre 1951 pour obtenir le grade de docteur en médecine. La thèse était
dédicacée comme suit : « À notre père. Il n’a pas eu la joie de nous voir parvenir à la fin de nos
études médicales. Il eût aimé, nous a-t-on rapporté, nous embrasser avant sa mort. Nous dédions
pieusement ce travail à sa mémoire.« À notre mère. Son ardeur à vivre toujours nous émerveilla.
Qu’elle soit assurée de notre profond amour.« À nos frères et sœurs. À notre frère Joby.« À nos
parents.« Aux membres de notre jury. M. le professeur Jean Dechaume [président du jury], professeur
de clinique neuropsychiatrique à la Faculté de médecine de Lyon. Il nous fit l’honneur quelquefois de
s’occuper particulièrement de nos études, nous évitant par ses conseils de nombreux errements. Son
sens profond de l’humain nous permit de mieux saisir le polymorphisme inhérent à la science
neuropsychiatrique. Qu’il soit ici assuré de note profonde reconnaissance.« M. le professeur
J. Bourret, professeur de médecine légale à la Faculté de médecine de Lyon. Nous sommes heureux
de le voir juger notre thèse. Il nous a enseigné la médecine légale, cette autre science des extrêmes
humains. Et là, nous avons pu apprécier la rigueur de sa pensée. Nous lui devons une affectueuse
admiration.« M. le professeur P. Girard, professeur agrégé à la Faculté de médecine de Lyon. Il nous
fait le grand honneur de juger notre thèse. Nous l’assurons de notre gratitude.« M. le professeur J. de
Rougemont, professeur agrégé à la Faculté de médecine de Lyon. Nous avons trouvé auprès de lui
une grande compétence philosophique. Attendu que la philosophie est le risque que prend l’esprit
d’assumer sa dignité. Nous lui disons tout notre respect. »

2. Sur la source de cette citation, voir notre introduction, p. 147, note 3.


3. Pierre MOLLARET, La Maladie de Friedreich. Étude physio-clinique, thèse, Paris, 1929,
p. 265. [Les crochets en notes contiennent des précisions et des éclaircissements de l’éditeur de cette
section de la présente édition, Jean Khalfa. Les insertions entre crochets dans le texte lui-même
corrigent des erreurs de transcription de Fanon. Nous reproduisons ci-dessous les deux derniers
paragraphes de la thèse de Mollaret que la citation de Fanon condensait.« Tout permet donc
d’admettre qu’il s’agit d’un seul processus frappant d’une manière plus ou moins complète les
mêmes systèmes spino-cérébelleux. Selon l’étendue de cette atteinte, l’aspect clinique réalisé sera
tantôt celui d’une maladie de Friedreich, tantôt celui d’une hérédo-ataxie cérébelleuse, tantôt celui
d’une paraplégie familiale particulière. Nous conservons ces dénominations, mais elles ne désignent
plus pour nous des entités morbides distinctes. Elles ne sont que des schémas cliniques commodes,
correspondant à ce seul processus de la dégénération d’un certain domaine, rendue obligatoire par
l’hérédité. C’est pourquoi nous les gardons, mais comme les sous-titres d’un chapitre plus général,
que nous proposons d’appeler d’un terme, résumant tous les caractères essentiels : “L’hérédo-
dégénération spino-cérébelleuse”. »]
4. [La notion de polymorphisme est importante dans cette thèse. Fanon l’utilise dans sa dédicace à
Dechaume et il y revient plus tard à propos des ambiguïtés perceptives sur lesquelles jouent les tests
de perceptions culturelles tels que le TAT (Thematic Apperception Test). Le polymorphisme de la
maladie mentale révèle l’écart entre le neurologique et le psychiatrique, condition de possibilité de la
socialthérapie aussi bien que des psychothérapies.]
5. [Adolph SEELIGMÜLLER, « Hereditäre Ataxie mit Nystagmus », European Archives of
Psychiatry and Clinical Neuroscience, vol. 10, no 1, 1880, p. 222-242.]
6. [Auguste BROUSSE, De l’ataxie héréditaire, thèse, Montpellier, 1882.]
7. [G. MUSSO, « Sulla malattia di Friedreich », Rivista Clinica, no 10, Bologne, 1884.]
8. [François-Vincent SOCA, Étude clinique de la maladie de Friedreich, thèse, Paris, 1888.]
9. [Nouvelle Iconographie de La Salpêtrière. Clinique des maladies du système nerveux, publiée
sous la direction du professeur Charcot (de l’Institut) par Paul Richer (chef du laboratoire), Gilles de
la Tourette (chef de clinique), Albert Londe (directeur du service photographique), Lecrosnier et
Babé, Paris, 1888. Voir vol. 1, p. 44-63 ; p. 113-118 ; p. 155-162 ; p. 183-190.« La parole présente un
trouble très manifeste se rapprochant de celui de la sclérose en plaques ; elle est hésitante, lente,
traînante et nasonnée. Si on le fait lire, il articule mal les mots, il semble qu’il n’est pas maître de
l’articulation des syllabes et sa prononciation est largement scandée » (p. 48). « Ces malades,
quoique leur intelligence soit parfois assez développée, restent toujours de grands enfants ; ils sont
incapables d’un travail sérieux, s’arrêtent constamment à des futilités et, à propos de conversations
insignifiantes, sont pris d’accès d’un rire niais et prolongé. Il y a lieu de rapprocher cet état normal de
celui qu’on observe parfois dans la sclérose en plaques, ainsi que nous en avons vu et en voyons
encore des exemples frappants dans le service de M. Charcot. Chez tous il existe, mentalement et
physiquement, une instabilité véritablement particulière » (p. 115).]
10. [Ernest AUSCHER, « Sur un cas de maladie de Friedreich (sclérose névrologique pure), suivi
d’autopsie (l’étude histologique de la moelle épinière des nerfs cutanés) », Comptes rendus de la
Société de biologie, no 2, 1890, p. 475. Voir aussi : « Anatomie pathologique de la maladie de
Friedreich », Semaine médicale, no 82, juillet 1890.]
11. [Frédéric COURMONT, Le Cervelet et ses fonctions, Félix Alcan, Paris, 1891.]
12. [Max NONNE, « Vier fälle von Elephantiasis congenita hereditaria », Archiv für Pathologische
Anatomie, no 125, 1891, p. 189-196 ; Sanger BROWN, « On hereditary ataxy, with a series of
twenty-one cases », Brain, vol. 15, no 2, 1892, p. 250-268.]
13. [Pierre MARIE, « Sur l’hérédo-ataxie cérébelleuse », La Semaine médicale, no 50, 1893.]
14. [Cette remarque annonce l’insistance de Fanon sur la dimension temporelle propre à la pensée
psychiatrique. Voir la section sur Goldstein de la dernière partie de cette thèse.]
15. [Jean-Baptiste BOUCHAUD, « Démence progressive et incoordination des mouvements dans
les quatre membres, chez deux enfants, le frère et la sœur », Revue neurologique, no 1, 1894, p. 2-7.]
16. [André THOMAS, Le Cervelet : étude anatomique, clinique et physiologique, G. Steinheil,
Paris, 1897.]
17. [Fulgence RAYMOND, Leçons sur les maladies du système nerveux, Clinique de la Faculté de
médecine de Paris/O. Doin, Paris, 1897-1898.]
18. [Gilbert BALLET, Traité de pathologie mentale, O. Doin, Paris, 1903.]
19. [Germanus FLATAU, « Klinischer Beitrag zur Kenntnis der hereditären Ataxie », Deutsche
Zeitschrift für Nervenheilkunde, no 35, 1908, p. 461.]
20. [Heinrich VOGT et Michail ASTWAZATUROW, « Über angeborene Kleinhirn Erkrankungen
mit Beiträgen zur Entwicklungsgeschichte des Kleinhirns », Archiv für Psychiatrie und
Nervenkrankheit, vol. 49, no 1, 1912.]
21. [Henri FRENKEL, Maurice DIDE, « Rétinite pigmentaire avec atrophie papillaire et ataxie
cérébelleuse familiale », Revue neurologique, no 11, 1913, p. 729.]
22. [Emmanuel BERGMANN, Studies in Heredo-ataxia, Uppsala Läkar, Förhandl., Horh, 1921,
p. xxvi.]
23. [J. LAMSENS, René NYSSEN, « Trois cas d’ataxie familiale cérébello-spasmodique »,
Journal belge de neurologie et de psychiatrie, vol. 22, 1922.]
24. [Friedrich HILLER, « A study of speech disorders in Friedreich’s ataxia », Archives of
Neurology and Psychiatry, vol. 22, 1929, p. 75-90.]
25. [Julio-Oscar TRELLES, « À propos d’un cas anatomo-clinique de maladie de Friedreich avec
troubles mentaux. Les lésions cérébelleuses dans la maladie de Friedreich, les atrophies cérébelleuses
avec troubles mentaux », Annales médico-psychologiques, vol. 2, 1934, p. 760-786.]
26. [Karl KLIMES, Elemér EGEDY, « Beiträge zur Friedreichschen Ataxie », Journal of
Neurology, vol. 141, no 3-4, 1936, p. 200-205.]
27. [Georg STERTZ, Horst GEYER, « Zur Erbpathologie der spinalen Ataxie unter besonderer
Berücksichtigung des Status dysraphicus », Zeitschrift für die gesamte Neurologie und Psychiatrie,
vol. 157, no 1, 1937, p. 795-806.]
28. [D. KLEIN, « Familienkundliche, körperliche und psychopathologische Untersuchungen über
eine Friedreich-Familie », Schweizer Archiv für Neurologie und Psychiatrie, vol. 39, 1937, p. 89-116
et 320-329.]
29. [Reinhold PERSCH, « Schizophrenie (Katatonie) und Encephalitis », Allgemeine Zeitschrift
für Psychiatrie, vol. 107, 1938, p. 246 sq.]
30. [Jean PITON, Robert TIFFENEAU, « Maladie familiale du type de l’hérédo-ataxie », Revue
neurologique, no 72, 1940, p. 774-777.]
31. [Torsten SJÖGREN, Klinische und Erbbiologische Untersuchungen über die Heredoataxien,
Acta psychiatrica et neurologica, suppl. 27, Copenhague, 1943.]
32. [Alex J. ARIEFF, Leo A. KAPLAN, « Cerebellar type of ataxia associated with cerebral
signs », The Journal of Nervous and Mental Disease, vol. 100, no 2, 1944, p. 35-141.]
33. [Konrad von BAGH, « Friedreich’s disease with progressive dementia ; a typical case »,
Annals of Internal Medicine, 1946, p. 241-253.]
34. [Manfred BLEULER, Hedwig WALDER, « Mental disorders in Friedreich’s ataxia and their
classification among basic forms of mental diseases » (« Die geistigen Storungen bei der hereditaren
Friedreich’schen Ataxie und ihre Einordnung in die Auffassung von Grundformen seelischen
Krankseins »), Schweizer Archiv für Neurologie und Psychiatrie, vol. 58, 1946, p. 145.]
35. [Kurt Arthur BLÖCHLINGER, Die psychischen Störungen bei der Friedreichschen Ataxie,
thèse Université de Zurich, 1946.]
36. [D. L. DAVIES, « Psychiatric changes associated with Friedreich’s ataxia », Journal of
Neurology, Neurosurgery and Psychiatry, vol. 12, août 1949, p. 246-250.]
37. [Jean DECHAUME, « Affections du sympathique », in André LEMIERRE, Charles
LENORMANT, Philippe PAGNIEZ, Paul SAVY, Noël FIESSINGER, Lucien DE GENNES, André
RAVINA (dir.), Traité de médecine, tome 16, Masson & Cie, Paris, 1949, p. 1063-1075.]
38. [La hormè (« impulsion », « mise en mouvement » en grec ancien) est un concept
neurophysiologique forgé par von Monakow pour désigner la « tendance propulsive de l’être vivant,
avec toutes ses potentialités acquises par l’hérédité, vers l’avenir ». La hormé individuelle constitue
la synthèse des deux directions des phénomènes vitaux, la vie organo-végétative (intéroceptivité) et
la vie de relation (extéroceptivité et mouvement) (voir Constantin VON MONAKOW et Raoul
MOURGUE, Introduction biologique à l’étude de la neurologie et de la psychopathologie.
Intégration et désintégration de la fonction, Félix Alcan, Paris, 1928, p. 33 et 40.]
39. [Fanon pense sans doute à la deuxième des Études psychiatriques de Ey, qui porte sur « Le
rythme mécano-dynamiste de l’histoire de la médecine », ainsi qu’à la troisième, « Le développement
“mécaniciste” de la psychiatrie à l’abri du dualisme “cartésien” ». La première étude portait sur « La
“folie” et les valeurs humaines ».« Le “cartésianisme”, en rendant particulièrement urgent et
inéluctable le problème des rapports du “physique” et du “moral”, considérés comme deux
substances juxtaposées (l’ordre de la pensée et l’ordre de l’étendue), a certainement servi la cause
psychiatrique, mais il a engagé la science psychiatrique dans une impasse (Henri EY, Études
psychiatriques, op. cit., Étude no 3, p. 53). Ey ajoute en note : « Nous disons le “cartésianisme”,
pensant plus à Malebranche qu’au philosophe des Méditations, dont les spéculations si vivantes et
concrètes ont pu être considérées comme à l’origine du mouvement phénoménologique qui pose la
pensée comme un mode d’existence en soi et pour soi. »Voir aussi p. 55-56 : « Si nous venons de
rappeler avec quelques détails le fracas de ces grandes querelles qui rythment l’histoire de la
psychiatrie depuis sa naissance, c’est pour marquer que, posé dans ces termes antinomiques, le
problème du physique et du moral laisse toujours en suspens sa solution et se prête à des discussions
toujours passionnées et sans fin. Mais le “cartésianisme” ne pose pas seulement mal le problème, il
l’engage nécessairement vers une solution “mécaniciste” qui aboutit rapidement à une impasse.
Rapidement, en effet, spiritualistes et matérialistes se mirent d’accord sur une formule qui assurait
aux premiers le repos et aux seconds la victoire. L’esprit, dans la perspective même que prête le
dualisme cartésien à la discussion, l’esprit est ou absolu (spiritualistes) ou rien (matérialistes). Cela
revient, à peu près, au même et tout le monde se trouve du même côté de la barricade et d’accord
pour déclarer que les phénomènes psychiques (en tant que “parallèles” au cerveau ou identifiés aux
parties du cerveau) ne sont rien d’autre pour notre connaissance scientifique que des atomes
cérébraux. C’est ainsi que la “psychologie” associationniste et sensationniste et le mécanicisme
physiologique des localisations cérébrales ont collaboré pour orienter l’évolution de la psychiatrie
vers le mécanicisme intégral auquel vers la fin du XIX e siècle tous les psychiatres se sont à peu près
ralliés. Ce mécanicisme intégral peut se résumer en quelques propositions qui rejoignent les thèses
anti-hippocratiques du “mécanicisme” de la pathologie générale : l’atomisme séméiologique – la
pathogénie mécanique des symptômes – et la notion d’entités spécifiques. Aussi allons-nous voir le
développement des idées s’effectuer tout au long du XIX e siècle dans ce triple sens. »Dans la
septième Étude, Ey note ainsi son opposition à Paul Guiraud (qu’il considérait comme son maître) :
« Nos divergences portent sur ce point essentiel : le trouble résulte-t-il de la localisation de la lésion
en psychiatrie comme en neurologie ? Pour nous, nous ne le pensons pas, la pathogénie du trouble
mental supposant une organisation évolutive et une désorganisation énergétique de l’ensemble de la
vie psychique » (p. 168, n. 1). Fanon cite Guiraud longuement ci-après mais, on va le voir, se rallie
sur le fond à la perspective de Ey.]
40. [Voir Adhemar GELB, Kurt GOLDSTEIN et Wilhelm FUCHS, Psychologische Analysen
hirnpathologischer Fälle, Barth, Leipzig, 1920. Et Kurt GOLDSTEIN, Der Aufbau des Organismus,
1934 ; trad. française : La Structure de l’organisme. Introduction à la biologie à partir de la
pathologie humaine, Gallimard, Paris, 1952.]
41. [Constantin VON MONAKOW et Raoul MOURGUE, Introduction biologique à l’étude de la
neurologie et de la psychopathologie. Intégration et désintégration de la fonction, op. cit.]
42. [Avec l’idée de relation, le social et par extension le politique définissent la réalité humaine.
Avec la relation viennent le temps et l’histoire.]
43. [Nombreux sont les textes politiques de Fanon où l’immobilisation du corps, par intériorisation
du regard raciste en particulier, se traduit par un déficit des relations sociales et une forme
d’aliénation (voir Jean KHALFA, « Fanon, corps perdu », Les Temps modernes, no 635-636,
novembre-décembre 2005/janvier 2006).]
44. [Alors que la religion est une forme de conscience de l’incapacité d’agir, l’action politique sera
une alternative à ce rétrécissement ou pathologie métaphysique.]
45. [Ici aussi, Fanon se refuse à toute causalité mécanique. Il s’agit plutôt d’une déduction des
conditions de possibilité de la croyance. Autrement dit, le contenu de la folie n’est pas le produit
direct du trouble neurologique. Elle se constitue dans un « espace organo-clinique » irréductible.]
46. [Fanon rapporte ici quatre cas présentés et analysés dans la littérature médicale récente par des
neurologues de grande réputation. Il se contente de citer les passages qui l’intéressent sans grand
souci de précision bibliographique, mais c’était assez courant pour une thèse de médecine à l’époque
(nous indiquons en note les contextes et les quelques modifications qu’il y a apportées). Il les fait
suivre d’un commentaire que nous signalons comme tel en note. Ces quatre « observations » sont
suivies de trois cas étudiés par Fanon lui-même et présentant une progression similaire :
1) dégradation physique ; 2) affaiblissement de la capacité d’attention et de discrimination ;
3) labilité affective croissante. Le septième cas est à peine évoqué mais résume ce schéma. Un
huitième cas, celui suivi par Fanon de plus près, est enfin présenté, c’est le « cas de maladie de
Friedreich avec délire de possession » indiqué en sous-titre de la thèse et qui en forme le cœur
empirique.La présentation de ces cas pourrait sembler aujourd’hui hâtive, les références sont
allusives, mais il est clair que Fanon voyait dans l’examen de cette littérature et des interrogations
qu’elle soulevait, ainsi que dans la présentation des malades qu’il avait suivis, un moment décisif
pour traiter les questions soulevées dans la précédente section de « considérations générales » sur les
rapports du trouble neurologique au trouble psychique, puisque tous ces cas semblent distendre la
causalité mécanique qui dominait précédemment et invitent à une compréhension bien plus
complexe, qui fera l’objet de la dernière partie de la thèse.]
47. [Julio-Oscar TRELLES, « À propos d’un cas anatomo-clinique de maladie de Friedreich avec
troubles mentaux », loc. cit.]
48. [« La loi du 30 juin 1838, dite “loi des aliénés”, promulguée sous le règne du roi Louis-
Philippe, traitait des institutions et de la prise en charge des malades mentaux. Elle est restée presque
complètement valide jusqu’en 1990 » (Wikipédia).]
49. [Certificat attestant d’un péril imminent, délivré par un psychiatre de l’établissement dans les
24 heures de l’hospitalisation.]
50. [Paul GUIRAUD et Julian DE AJURIAGUERRA, « Aréflexie, pieds creux, amyotrophie
accentuée, signe d’Argyll et troubles mentaux », loc. cit., p. 229-234.]
51. [Fanon reproduit ici la description donnée par Guiraud et Ajuriaguerra, en en modifiant
toutefois certaines phrases. Ainsi l’original donnait : « Il nous paraît intéressant par l’association de
troubles mentaux et d’un syndrome neurologique complexe » (ibid., p. 229).]
52. [Original : « déchéance sociale ».]
53. [Ici la description originale indique : « Plus intéressant que ce syndrome mental, en somme
assez banal, est le syndrome neurologique. » Suit une longue description de physiologie et de
neurologie.]
54. [Ce dernier paragraphe, soulignant l’incertitude de la causalité neurologique sur le trouble
mental et ses implications pour l’idée de responsabilité pénale, est le commentaire de Fanon à la
réflexion de Guiraud et Ajuriaguerra. De Xavier et Paul ABÉLY, voir : « L’internement des arriérés
sociaux (pervers constitutionnels) », Annales médico-psychologiques, vol. 92, no 1, février 1934,
p. 157-183. Cet instructif article s’efforce de distinguer « délinquants normaux et délinquants
pathologiques » pour mieux plaider pour la création d’« établissements psychiatriques de sûreté » où
seront enfermés ceux qui ne sont pas justiciables de la prison, qui est de toute façon incapable de
« défendre réellement la société ». « Une seule méthode serait efficace ; une seule serait désirable à
l’égard des pervers instinctifs : l’asile de sûreté. Or, l’application de cette mesure exige deux
conditions : il faut des établissements spécialisés ; il faut une législation spéciale. […] Sans doute
lorsque ces anormaux sont internés, leurs tares mentales, qui se traduisent sous forme antisociale,
n’ont plus que des occasions assez rares de se manifester. Est-ce à dire que cette nocivité,
actuellement latente, a disparu ? Qui oserait soutenir une telle opinion ? C’est comme si l’on
prétendait qu’un agraphique est guéri lorsqu’on ne lui fournit plus ni papier ni porte-plume »
(p. 177 sq.). Les inquiétudes de ceux qui craignent « de voir la médecine mentale, s’engageant dans
une voie illimitée, englober bientôt toute la criminalité, sinon toute la morale » sont écartées car dues
seulement aux « exagérations de quelques auteurs ». « Les notions se sont précisées et la médecine
mentale s’est imposé de justes limites dans la réalité pratique » (p. 160 sq.).]
55. [Paul GUIRAUD et Madeleine DEROMBIES, « Un cas de maladie familiale de Roussy-Lévy
avec troubles mentaux », Annales médico-psychologiques, vol. 92, no 1, 1934, p. 224-229.]
56. [Omis dans la transcription par Fanon du texte de Guiraud et Derombies. Le trouble
neurologique produit un défaut de motricité qui à son tour perturbe la synthèse de la personnalité,
c’est-à-dire l’appropriation du corps au moi. Ce rapport de l’identité au corps, prouvé ici par sa
perturbation pathologique, a de nombreux échos dans l’œuvre de Fanon.]
57. [Suit, dans l’original, une longue description physiologique et neurologique que Fanon ne
copie pas.]
58. [Il le fait dans une certaine mesure, mettant l’accent sur la dimension neurologique :
« L’argument décisif qui nous fait attribuer au même processus le syndrome neurologique et le
syndrome mental est précisément la forme même des troubles mentaux qui n’est que le prolongement
psychique des troubles neurologiques, comme nous l’avons montré précédemment. Nous estimons
que, dans notre cas, la lésion encore inconnue (puisque la maladie de Roussy-Lévy attend encore son
anatomie pathologique) ne se confine pas à la moelle, mais vient atteindre les voies ou les centres
terminaux de la proprioceptivité dans ces régions mêmes où le neurologique devient psychique »
(ibid., p. 228).]
59. [Conférence aux Rencontres internationales de Genève, consacrées en 1951 à La Connaissance
de l’homme au XX e siècle. Les actes en ont été publiés aux Éditions de La Baconnière en 1951 et
sont disponibles sur le site web <www.rencontres-int-geneve.ch> (la conférence de Merleau-Ponty a
été republiée sous le titre « L’homme et l’adversité » in Maurice MERLEAU-PONTY, Signes,
Gallimard, Paris, 1960). On trouve dans le volume de ces actes le texte d’entretiens publics sur les
conférences présentées, en particulier une discussion sur la négritude à propos de celle de
l’ethnologue Marcel Griaule sur « Connaissance de l’homme noir », et sur les thérapies de choc et la
personnalité à propos de la conférence du psychiatre Henri Baruk.]
60. Jean LHERMITTE, L’Image de notre corps, La Nouvelle Critique, Paris, 1939.
61. Henri HÉCAEN, « [La notion de] schéma corporel [et ses applications] en psychiatrie »,
L’Évolution psychiatrique [année 1948, fascicule 2, p. 75-124].
62. [Ibid., p. 112. Dans cette affection le patient ne peut s’approprier la partie paralysée de son
corps. Dans l’exemplaire de ce numéro de L’Évolution psychiatrique que contient la bibliothèque de
Fanon, ce passage est annoté en marge : « Parfaitement. » Il s’agit du premier paragraphe de la
longue conclusion de l’article d’Hécaen. Dans cette conclusion, les phrases suivantes, contenant une
conception essentielle pour la pensée ultérieure de Fanon du rapport de la personnalité avec la
mobilité, sont marquées d’un « bien » : « Avec une autre terminologie, R. Mourgue envisage les faits
de façon voisine lorsqu’il écrit à propos de maladies étudiées par Minkowski : “Chez ce malade, est
inhibé l’élan vers l’avenir, la prospectivité. […] Si la durée ne s’écoule plus suivant un flux
harmonieux sans cesse en mouvement, c’est que, par suite de phénomènes biologiques dont nous
faisons ici abstraction, la sphère instinctive est troublée et que ce trouble se réfléchit d’une façon
symbolique au niveau conscient.” Chaque fois que fléchit cette force propulsive latente, qu’il
reconnaît comme l’essence même de la durée telle que l’entend Bergson, la synthèse de la
personnalité se désagrège à mesure que le statique remplace le dynamique. »]
63. Raoul BENON et Georges LERAT, « Hérédo-ataxie cérébelleuse et délire », L’Encéphale
[vol. 15], 1920 [p. 565-572].
64. [Le texte de Benon et Lerat (p. 566) est différent : « Il présente un syndrome cérébelleux
nettement caractérisé, des idées délirantes précises, mais de nature difficile à déterminer, et cela sans
signes d’affaiblissement intellectuel manifeste. Nous étudierons successivement l’état physique du
malade, puis les troubles mentaux. » Suit alors une longue section décrivant « A. Le syndrome
cérébelleux », suivie d’une section « B. Le syndrome délirant », que reprend Fanon.]
65. [Ici se termine la citation de l’article de Benon et Lerat. L’original considère ensuite les
explications possibles des troubles psychiques liés à la maladie et note : « Aussi obscur est le
problème des rapports de la maladie mentale et de la maladie organique. On constate un parallélisme
évolutionnel, mais on ne voit pas d’arguments pouvant faire conclure que les troubles mentaux
dépendent de l’état organique. Sont-ce là deux syndromes associés, l’un lésionnel, cérébelleux ;
l’autre dynamique, psychique ? Seraient-ils, l’un et l’autre, l’expression de prédispositions
individuelles différentes et coexistantes ? On ne sait » (ibid. p. 572).]
66. [Hans Konrad KNOEPFEL et Jos MACKEN, « Le syndrome psycho-organique dans les
hérédo-ataxies », Journal belge de neurologie et de psychiatrie, no 47, 1947, p. 314-323.]
67. [Cette phrase résume un examen neurologique du 14 mars 1947 occupant deux paragraphes
dans l’original.]
68. [Il s’agit ici de l’observation 2 du même article de Knopfel et MacKen.]
69. [Ici aussi cette phrase résume un examen neurologique, daté du 12 mars 1947.]
70. [L’article se termine par deux pages où les auteurs plaident pour ranger ces troubles mentaux
dans « le syndrome psycho-organique » et déplorent le peu d’études sur la question.]
71. [L’un des premiers centres de psychothérapie institutionnelle de France, depuis 1943 sous la
direction de Paul Balvet, précédemment directeur de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, et que
connaît Fanon. Voir notre introduction dans le présent volume, p. 147.]
72. [Sur ce lien entre infirmité et mysticisme voir supra, p. 182.]
73. [École de psychiatrie dont les grands représentants furent Karl Jaspers et Kurt Schneider
(1887-1967) et qui se consacra en particulier à l’étude de la schizophrénie.]
74. C’est-à-dire causées par une persuasion.
75. [Paul Hartenberg (1871-1949), psychiatre français, auteur d’ouvrages classiques sur les
névroses d’angoisse, la timidité et l’hystérie.]
76. Ce troisième point n’entraîne point l’adhésion de la psychanalyse, qui décrit une infrastructure
d’anxiété dans l’hystérie. [Voir Henri EY, Études psychiatriques, no 15, « Anxiété morbide », op. cit.]
77. Voici une phrase que condamnent absolument d’autres auteurs, tels que Monakow et Mourgue
et surtout Goldstein.
78. Henri EY, Julian DE AJURIAGUERRA, Henri HÉCAEN, Les Rapports de la neurologie et de
la psychiatrie, Hermann & Cie, Paris, 1947. [Nouvelle édition 1998. La phrase d’Henri Ey citée à la
note précédente se trouve p. 12.]
79. [John Hughlings Jackson (1835-1911). Voir : Henri EY, Julien ROUART, Henri CLAUDE,
Des idées de Jackson à un modèle organo-dynamique en psychiatrie, Doin, Paris, 1938 ; Privat,
Toulouse, 1975 ; L’Harmattan, Paris, 2000.]
80. [Henri EY, Julian DE AJURIAGUERRA, Henri HÉCAEN, Les Rapports de la neurologie et
de la psychiatrie, op. cit., p. 100.]
81. [Au sens où le psychique constituerait une entité déterminée.]
82. [Henri EY, Julien ROUART, Henri CLAUDE, Des idées de Jackson…, op. cit., p. 166.]
83. Comme on le voit, il y a ici une attitude nettement axiologique. On retrouve la hiérarchie
jacksonienne.
84. Lucien BONNAFÉ et al., Le Problème de la psychogenèse des névroses et des psychoses,
op. cit. [Citation exacte : « Il y a lieu de rapporter ce symptôme non à l’émotion sous son aspect
psychogénétique occasionnel, mais à une perturbation endocrinienne plus profonde. » Cette phrase de
Ey est en fait ici citée et critiquée par Sven Follin et Lucien Bonnafé, psychiatres matérialistes, dans
leur « Étude critique de l’organo-dynamisme de Henri Ey », rapport présenté lors du troisième
colloque de Bonneval, en 1946. Les rapports et interventions à ce colloque (dont les « Propos sur la
causalité psychique » de Jacques Lacan) constituent ce volume, publié en 1950.]
85. Jacques LACAN, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité. [Thèse,
Paris, 1932 ; Seuil, Paris, 1975.]
86. Freud, cité par Ey : « La causalité psychique n’est qu’une causalité de second degré, le concept
psychique n’acquiert une valeur pathogène que sur certains terrains. » [Henri EY, Études
psychiatriques, Étude no 6, « Freud et la psychanalyse », op. cit., p. 156. Il s’agit en fait d’une citation
de Sacha Nacht, qu’il convient de replacer dans le contexte du texte de Ey, qui cherche à rallier les
psychanalystes à son point de vue : « C’est pourquoi du reste tous les psychanalystes depuis Freud
lui-même, dès qu’ils sont poussés ou qu’ils vont eux-mêmes jusqu’au bout de leur argumentation, ne
manquent jamais d’admettre que les “facteurs organiques”, les “désordres somatiques”, ou, ce qui
revient au même, une “altération du Moi” jouent un rôle déterminant. Nous avons soumis cette étude
à l’appréciation de S. Nacht. Il a bien voulu nous donner quelques conseils qui nous ont été précieux
pour sa rédaction et a poussé l’amabilité jusqu’à commenter notre texte. C’est ainsi qu’à propos de la
“causalité psychique”, c’est-à-dire de la thèse proprement psychogénétique que nous considérons
comme l’essence de la théorie freudienne, il a écrit une petite note que nous nous permettons de
reproduire ici : “La causalité psychique n’est qu’une causalité de second degré, le conflit psychique
n’acquiert une valeur pathogène que sur certains terrains.” En cela, répétons-le, il nous paraît être
d’accord avec la plupart des psychanalystes, qui se défendent d’être purement psychogénétistes… et
avec nous ! »]
87. [Le neurologue français Joseph Babinski (1857-1932) utilise le terme de « pithiatisme » pour
désigner les troubles fonctionnels apparaissant sans cause organique, qui peuvent être reproduits par
la suggestion et qui seraient guérissables par la persuasion. Il essaie en cela, selon Henri Ey, de
« délimiter avec précision le domaine de l’hystérie […] de celui de la neurologie lésionnelle »
(Manuel de psychiatrie, 6e édition, mise à jour par Paul Bernard et Charles Brisset, Masson, Paris,
1989, p. 320).]
88. Il faut avoir lu La Psychiatrie devant le surréalisme de Ey pour comprendre à quel point cet
auteur sait poser le problème des limites de la liberté et de la folie. La même chute prend valeur
différente selon qu’elle est libre ou irréversible. Selon qu’elle est envol ou conséquence du poids
psychique de l’organisme. Dans le premier cas, on a affaire au poète, dans le deuxième, au fou.[Henri
EY, La Psychiatrie devant le surréalisme, « Bibliothèque neuropsychiatrique de langue française »,
Centre d’éditions psychiatriques, Paris, 1948. La bibliothèque de Fanon contient un exemplaire très
annoté de ce volume. Les phrases suivantes de la conclusion sont marquées en marge : « Mais à ce
mouvement de “dégagement” par quoi se définit la liberté, et qui est le vrai chemin de la liberté,
s’oppose certainement le reflux vers le pôle automatique de notre être, véritable principe de l’inertie
psychique. Quand cette chute est libre, c’est-à-dire quand elle engendre l’art (et notamment cette
forme d’esthétique qu’est le surréalisme), quand cette chute est aussi “envol”, le “poète” s’abandonne
à la germination puissante des images qui lèvent en lui et que nous appelons son inspiration. IL FAIT
DU MERVEILLEUX. Quand cette chute, au contraire, dépend, vertigineuse, irrésistible et
irréversible (comme dans le sommeil ou la psychose), du poids physique de notre organisme, elle
engendre le délire. C’est-à-dire qu’elle n’est pas automatisme consenti et recherché, mais
automatisme forcé, automatisme d’impuissance. C’est alors, et alors seulement, que l’homme est fou,
non point qu’il soit devenu une machine mais parce que, n’étant plus libre, il tend à devenir machine.
Et c’est alors qu’à mi-chemin de l’être et du néant, entre la vie et la mort de l’esprit, il devient ce
qu’il n’était qu’au-dedans de lui-même, dans l’envers de sa pleine réalité. Pris dans la fantastique
existence des images, dans leur miraculeuse irréalité, IL EST MERVEILLEUX. »]
89. Expression de Ey. [Henri EY, Études psychiatriques, Étude no 4, op. cit., p. 69 sq. L’objet de
cette étude est le suivant : « La position de la psychiatrie dans le cadre des sciences médicales (la
notion de “maladie mentale”) ». Ey y résume ainsi ce dilemme : « Essayons de nous placer sur le
terrain même où s’opposent ces deux conceptions. L’une plaide l’origine “purement psychique” des
variations pathologiques qu’étudie la psychiatrie. L’autre identifie “purement et simplement” le
trouble psychopathologique à un “simple accident anatomophysiologique”. On nomme les partisans
de la première théorie “psychistes”, “psychologues” ou mieux “psychogénétistes”, car ils défendent
ce que l’on est convenu d’appeler la psychogenèse des “maladies mentales”. On nomme les seconds
“organicistes” ou “somatistes” ou mieux “mécanicistes”, en tant qu’ils défendent le caractère
“purement physique” des “maladies mentales”. »]
90. [Henri EY, Études psychiatriques, Étude no 7, « Principes d’une conception organo-dynamiste
de la psychiatrie », op. cit., p. 157. Ey écrit : « Mais pour dépasser toutes ces théories, il faut bien que
nous répudiions à la fois le dualisme qui sépare trop et le monisme qui ne sépare pas assez le
psychisme de la vie. Il convient de voir dans l’organisme en tant que forme de l’existence, non pas
seulement une architecture mais un devenir, un mouvement qui nous fait passer de l’ordre de la
“vitalité” à celui de l’“humanité”. » Nous verrons que, pour Fanon, cet écart temporel est la condition
de possibilité non seulement de la psychiatrie comme discipline séparée de la neurologie, mais aussi
de la socialthérapie. Ainsi écrit-il le 11 août 1955, dans Notre Journal : « Car la pire erreur consiste à
croire que l’œuvre entreprise, si on l’abandonne ne serait-ce que momentanément, demeure intacte.
Pan après pan elle s’effondre. C’est tous les jours que l’homme se fait ou se défait. C’est tous les
jours que la tâche doit être menée avec ténacité. » Cette conviction animera son opposition radicale
aux bourgeoisies et bureaucraties néocoloniales.]
91. [Henri EY, Études psychiatriques, Étude no 4, op. cit., p. 74.]
92. [Lucien BONNAFÉ et al., Le Problème de la psychogenèse des névroses et des psychoses,
op. cit., p. 13 sq. Ey ajoute ceci, que Fanon commente dans le paragraphe suivant : « Cet
épanouissement dans l’organisme d’une causalité propre constitue le psychisme qui, à son sommet,
constitue la spiritualité de la nature humaine, réalité qu’ignorent et le dualisme qui fait de l’esprit un
esprit sans existence et le matérialisme qui fait de l’esprit un “épiphénomène”. Or la sphère de cette
causalité psychique est une réalité si réelle que c’est celle de nos interactions sociales, de notre vie de
relation proprement humaine. Elle est à la fois déterminée par le déroulement historique de notre
existence qui lui sert de matrice et les fonctions instrumentales qui lui servent de base ; et
indéterminée pour autant que se constitue avec la personnalité un système énergétique propre, un
foyer de forces autonomes, un centre d’indétermination, contenus concrets de ces concepts de
volonté et de liberté dont on peut certes prétendre naïvement se passer alors qu’ils constituent la
réalité spirituelle, substratum de la vie proprement humaine. Tout le jeu de l’activité psychique
s’inscrira donc entre ces deux coordonnées, le “donné” et le “pris”, le passif et l’actif, l’habitude et
l’intention, l’automatisme et la volonté. »]
93. [Ibid., p. 12.]
94. [Ibid., p. 13. Fanon résume et cite en même temps un long paragraphe sur les opérations du
champ psychique, dans sa dimension temporelle.]
95. [Pierre Janet (1859-1947) est un philosophe et psychologue français, inventeur du concept de
« subconscient ». Ey se réfère à La Force et la faiblesse psychologiques (Maloine, Paris, 1932) :
« L’aspect fondamental de la pensée de Pierre Janet est constitué par sa hiérarchie des fonctions du
réel, sous-tendue par la tension psychologique. Pour lui, ce que nous appelons les fonctions
psychiques ne sont pas autre chose qu’une série de conduites, qui nous rapprochent plus ou moins de
la réalité. Tout se passe comme si l’activité de l’homme se déployait en une échelle de niveaux de
pensée de plus en plus compliqués et difficiles jusqu’à l’appréhension du monde des objets » (Études
psychiatriques, op. cit., p. 179). Il sera facile à Ey de parler ensuite de dissolution de cette hiérarchie
et de voir en Janet un précurseur de son organo-dynamisme.]
96. [C’est le cœur de la thèse de Fanon et ce qui le rapproche le plus de la position de Ey.]
97. Le tome 4 des Études psychiatriques de Ey s’appellera Les Processus somatiques générateurs.
[Ce tome 4, annoncé en tête de la deuxième partie des Études psychiatriques, en 1950, n’est
finalement jamais paru.] Les psychoses présentent une originalité pathologique en ce qu’elles
constituent des « anomalies d’évolution de la vie psychique sous l’influence d’une “somatose”,
anomalies impliquant la mise en jeu des forces psychiques qui organisent les “troubles mentaux”, les
“maladies mentales”, les “psychoses”, les “névroses”, selon les lois propres au niveau de la
dissolution correspondant à l’action du processus organique pathogène » (Henri EY, Études
psychiatriques, tome 1, p. 44. [op. cit., p. 64]).
98. [Sur la critique par Ey de « La théorie psychogénétique des états psychopathologiques », c’est-
à-dire du freudisme, voir Études psychiatriques, no 6, « Freud et la psychanalyse », op. cit. Sur les
doutes de Fanon sur la notion de complexe d’infériorité, voir le chapitre 4 de Peau noire, masques
blancs, « Du prétendu complexe de dépendance du colonisé ».]
99. [Voir supra, p. 178, note 1.]
100. [Réaction de proche en proche à une stimulation physique locale du système nerveux.]
101. [Profond sillon du cortex occipital qu’entourent les zones traitant l’information visuelle dans
le cerveau.]
102. [Dans sa critique d’Henri Ey que Fanon présente dans la section suivante, Lacan commente
en détail l’expérience de Goldstein et Gelb sur ce malade qui, suite à une lésion occipitale, présentait
un grand nombre de troubles neuropsychiatriques : agnosie tactile et surtout visuelle – incapacité à
saisir des représentations purement visuelles –, perte du sens du calcul et du raisonnement abstrait,
trouble du schéma corporel et de la vision du mouvement (Lucien BONNAFÉ et al., Le Problème de
la psychogenèse, op. cit., p. 25 sq.).]
103. [Constantin VON MONAKOW et Raoul MOURGUE, Introduction biologique à l’étude de la
neurologie et de la psychopathologie. Intégration et désintégration de la fonction, op. cit.]
104. [Par sa critique du spatialisme, ses réflexions sur la temporalité dans les processus de
développement psychiques et psychopathologiques, le livre de Monakow et Mourgue (surtout son
introduction) a eu une influence importante sur la pensée philosophique de la période. Merleau-Ponty
adopte ainsi le concept de « mélodie cinétique » dans La Structure du comportement (PUF, Paris,
1963, p. 168) pour expliquer le schéma corporel : « L’organisme se distingue aussi des systèmes de la
physique classique parce qu’il n’admet pas la division dans l’espace et dans le temps. La fonction
nerveuse n’est pas localisable ponctuellement, une mélodie cinétique est tout entière présente à son
début et les mouvements dans lesquels elle se réalise progressivement ne peuvent être prévus qu’en
fonction de l’ensemble. » Dans Différence et répétition (PUF, Paris, 1968, p. 372), Gilles Deleuze
commente ce texte – et y revient avec Félix Guattari dans L’Anti-Œdipe (Minuit, Paris, 1975, p. 48) –
à propos de la théorie monakowienne de la décomposition en briques psychiques non localisables
spatialement et de la « localisation chronogène » de la fonction. Monakow et Mourgue introduisent
ces concepts par la remarquable analyse de la métaphore d’une boîte à musique (op. cit., p. 20 sq.
et 184-185). Sur l’histoire du holisme dans la psychiatrie allemande, voir Anne HARRINGTON,
Reenchanted Science. Holism in German Culture from Wilhelm II to Hitler, Princeton University
Press, Princeton, 1999.]
105. [Sujet dont traite en partie le chapitre 6 de Peau noire, masques blancs.]
106. [Chez Monakow, la syneidesis est l’intelligence vitale permettant au cerveau de récupérer ses
fonctions ou au moins de s’adapter à une perturbation neurologique (diaschisis dans son
vocabulaire).]
107. [Julian DE AJURIAGUERRA et Henri HÉCAEN, « Dissolution générale et dissolution
locale des fonctions nerveuses », in Henri EY, Les Rapports de la neurologie et de la psychiatrie.
Rapport présenté lors des débats des 14 et 15 septembre 1943, op. cit. (nouvelle édition : 1998, p. 15-
95).]
108. [Ajuriaguerra et Hécaen citent le phénomène de Guillain-Barré p. 84 sq. – Fanon reproduit
leur description. Ils ajoutent : « Les simples réflexes ostéo-tendineux variant suivant que l’attention
est fixée ou relâchée, des excitations externes peuvent les modifier. Les études de Goldstein et de
Weizsäcker ont montré que si le réflexe n’est pas une abstraction, il n’est cependant pas une réalité
physique mais biologique, c’est une forme de réponse obtenue dans des conditions expérimentales.
Toute l’étude expérimentale est faite de l’isolement de certaines régions en vue d’une simplification.
Mais l’étude physiologique n’empêche pas Magnus de dire que “la moelle épinière est à tout moment
différente, elle est le reflet de la situation et de l’activité de diverses parties du corps et de son
ensemble”. La physiologie a mis en évidence au niveau du cortex la variabilité des réponses,
l’instabilité de points corticaux à une excitation suivant son état au moment de l’excitation. »
Ajuriaguerra et Hécaen auront déjà pris leur distance avec le gestaltisme lors de la publication de leur
rapport. Cette influence gestaltiste se retrouve dans la critique que fait Merleau-Ponty du
behaviourisme dans La Structure du comportement (Paris, 1942), que Fanon cite ci-après.]
109. [Walter Bradford CANNON, La Sagesse du corps, Éditions de la Nouvelle revue critique,
Paris, 1946.]
110. [Maurice Merleau-Ponty note l’utilité de la théorie de la vigilance du neurologue britannique
Henry Head (1861-1940) pour la compréhension des « insuffisances réflexes dans les infections, la
fatigue, l’hypnose » (La Structure du comportement, op. cit., p. 17).]
111. [L’hémianopsie est la perte ou la diminution de la vue dans une moitié du champ visuel d’un
œil ou des deux yeux.] « Si l’on détermine, par la mesure du périmètre de vision, les secteurs
rétiniens qui restent capables de provoquer chez l’hémianopsique des sensations lumineuses, on
constate qu’il ne dispose plus que de deux demi-rétines, et l’on attendrait en conséquence que son
champ visuel correspondît à la moitié, droite ou gauche, selon les cas, d’un champ visuel normal,
avec une zone de vision claire périphérique. En réalité, il n’en est rien ; le sujet a le sentiment de voir
mal, mais non d’être réduit à un demi-champ visuel. C’est que l’organisme s’est adapté à la situation
créée par la maladie en réorganisant le fonctionnement de l’œil. Les globes oculaires ont basculé de
manière à présenter aux excitations lumineuses, qu’elles viennent de droite ou de gauche, une partie
intacte de la rétine ; en d’autres termes, le secteur rétinien préservé, au lieu de rester affecté, comme
avant la maladie, à la réception des rayons lumineux venant d’une moitié du champ, s’est installé
dans l’orbite en position centrale. […] Si nous nous en tenons aux conceptions classiques qui
rapportent les fonctions perceptives de chaque point de la rétine à sa structure anatomique, et par
exemple à la proportion de cônes et de bâtonnets qui s’y trouve, la réorganisation fonctionnelle dans
l’hémianopsie n’est pas compréhensible. Elle ne le devient que si les propriétés de chaque point
rétinien lui sont assignées, non par des dispositifs locaux préétablis, mais par un processus de
distribution souple comparable à la répartition des forces dans une goutte d’huile en suspension dans
l’eau. » (Maurice MERLEAU-PONTY, La Structure du comportement, p. 48-50.)
112. [Julian DE AJURIAGUERRA et Henri HÉCAEN, « Dissolution générale et dissolution
locale des fonctions nerveuses », loc. cit., p. 89.]
113. [Ibid., p. 91-92.]
114. [Erwin Wexberg (1889-1957), psychiatre américain d’origine autrichienne, élève et disciple
d’Alfred Adler, fut l’un des théoriciens de l’école dite de « psychologie individuelle ». Également
neurologue, il s’est intéressé aussi aux troubles neurologiques périodiques et à la médecine
psychosomatique.]
115. Traité de médecine, tome 16, p. 1075 [André LEMIERRE et al. (dir.), Traité de médecine,
tome 16, op. cit., p. 1063-1075].
116. [René LERICHE, La Chirurgie de la douleur, Masson & Cie, Paris, 1940 ; La Chirurgie,
discipline de la connaissance, La Diane française, Nice, 1949 ; La Philosophie de la chirurgie,
Flammarion, Paris, 1951.]
117. [René LERICHE, La Chirurgie, discipline de la connaissance, op. cit., p. 337.]
118. [Henri EY, Neurologie et psychiatrie, op. cit., p. 100. Ey décrit ainsi sa contre-argumentation
au rapport d’Ajuriaguerra et Hécaen : « Elle se résume donc à présenter la distinction que je propose
[entre neurologie et psychiatrie] comme l’expression d’une différence naturelle entre deux modalités
de la pathologie cérébrale. L’une étant hétérogène par rapport à l’autre en ce sens : 1) que les
phénomènes neurologiques ne “passent” pas en eux-mêmes et par eux-mêmes par simple
accroissement d’intensité aux troubles mentaux et qu’ils se présentent en contraste relatif avec eux ;
2) que les troubles mentaux, s’ils “contiennent” souvent des syndromes neurologiques, ne se
“réduisent” pas à eux. Il est donc bien clair que si le trouble mental peut envelopper le trouble
neurologique, le trouble neurologique ne peut envelopper le trouble mental » (ibid., p. 116). Cette
distinction est évidemment au cœur de la thèse de Fanon. Au terme de cette longue comparaison de
points de vue théoriques susceptibles d’expliquer le problème crucial de la maladie de Friedreich, un
choix est fait en faveur de la perspective phénoménologique de Ey contre le mécanicisme
matérialiste. On en trouvera l’écho dans la pensée fanonienne de l’histoire et de la politique,
accordant finalement un crédit assez faible au marxisme dans sa théorie de la libération.]
119. [Dans une section sur « Troubles du schéma corporel et états de dépersonnalisation » (Julian
DE AJURIAGUERRA et Henri HÉCAEN, « Dissolution générale et dissolution locale des fonctions
nerveuses », loc. cit., p. 63-71), Ajuriaguerra et Hécaen se montrent prudents et décrivent une
causalité complexe dans les rapports des troubles psychotiques et de ceux du schéma corporel et de la
conscience du corps propre. On sait l’importance de la notion de schéma corporel dans l’analyse de
l’« expérience vécue du Noir » dans Peau noire, masques blancs, mais la relation causale y est plus
complexe, car si la dépersonnalisation entraîne une atteinte au schéma corporel, cette
dépersonnalisation est elle-même induite par la contrainte sociohistorique imposée à un être réduit à
la facticité d’une couleur de peau.]
120. [Après cet inventaire de toutes les perspectives, décidant, après bien des hésitations, en faveur
de Ey, apparaît enfin la perspective de Lacan, qui pourrait remettre en question la distinction entre
psychiatrie et neurologie, non plus par l’aplatissement du psychique sur le neurologique, mais par un
refus de l’organogénèse de la maladie mentale et, du coup, par l’inscription du pathologique au sein
même du psychique.]
121. [Ce texte est extrait du premier rapport, soumis par Lacan, au troisième colloque organisé par
Henri Ey à Bonneval en 1946. Le premier colloque, sur « L’histoire naturelle de la folie » avait eu
lieu en 1942, le second, sur « Neurologie et psychiatrie », en 1943. Le format était le même :
introduction par Henri Ey, présentation d’un long rapport critique par un opposant, suivi d’une
réponse de Ey et d’une discussion. Aux journées des 28, 29 et 30 septembre 1946, trois rapports
furent présentés comme réaction à l’introduction de Ey sur « Les limites de la psychiatrie, le
problème de la psychogenèse » : 1) Jacques LACAN, « Propos sur la causalité psychique » ; 2) Julien
ROUART, « Y a-t-il des maladies mentales d’origine psychique ? » ; 3) Sven FOLLIN et Lucien
BONNAFÉ, « À propos de la psychogénèse ». La citation retenue ici par Fanon provient de la
deuxième partie du rapport de Lacan intitulée « La causalité essentielle de la folie » (Lucien
BONNAFÉ et al., Le Problème de la psychogenèse, op. cit., p. 42).La question de la psychogénèse
(par opposition à l’organogénèse) des maladies mentales est cruciale pour Fanon, car si la folie est
pathologie de la liberté et si sa genèse est psychique, alors l’aliénation est au cœur de l’essence
humaine. Il résoudra plus tard la question par une sociogenèse de la maladie mentale.]
122. [Rappelant ses années d’études avec Lacan, Ey note dans sa réponse : « J’étais à l’époque où
incertain on se cherche, et tout près de me jeter à corps perdu dans une aventure métaphysique où
j’eusse rencontré, derrière Heidegger et Husserl, Hegel et par-delà Hegel la Logique de la folie. Cette
route qui est peut-être celle qu’il [Lacan] a choisie, je l’ai pourtant délibérément écartée. Et c’est vers
une Histoire naturelle de la folie que je me suis dirigé, refusant de faire fi du “naturalisme”, du
“somatisme”, du “médicalisme”, du “rationalisme” qui, sous-entendus dans le mécanicisme que je
me proposais de combattre, le dépassent pourtant et permettent d’échapper à sa néfaste étreinte »
(Lucien BONNAFÉ et al., Le Problème de la psychogenèse, op. cit., p. 55).]
123. [Jacques LACAN, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (thèse,
1931), Seuil, Paris, 1980, p. 39 sq. Lacan introduit ainsi l’objet de sa thèse : « Est psychogénique un
symptôme – physique ou mental – dont les causes s’expriment en fonction des mécanismes
complexes de la personnalité, dont la manifestation les reflète et dont le traitement peut en dépendre.
Tel est le cas :– quand l’événement causal n’est déterminant qu’en fonction de l’histoire vécue du
sujet, de sa conception de lui-même et de sa situation vitale par rapport à la société ;– quand le
symptôme reflète dans sa forme un événement ou un état de l’histoire psychique, quand il exprime
les contenus possibles de l’imagination, du désir, ou du vouloir du sujet, quand il a une valeur
démonstrative qui vise une autre personne ;– quand le traitement peut dépendre d’une modification
de la situation vitale correspondante, que cette modification se produise dans les faits eux-mêmes,
dans la réaction affective du sujet à leur égard ou dans la représentation objective qu’il en a.Le
symptôme dont il s’agit n’en repose pas moins sur des bases organiques, physiologiques toujours,
pathologiques le plus souvent, parfois sur des lésions notables. Autre chose est pourtant d’étudier sa
causalité organique, lésionnelle ou fonctionnelle, et sa causalité psychogénique. »« Un délire en effet
n’est pas un objet de même nature qu’une lésion physique, qu’un point douloureux ou un trouble
moteur. Il traduit un trouble électif des conduites les plus élevées du malade : de ses attitudes
mentales, de ses jugements, de son comportement social. Encore le délire n’exprime-t-il pas ce
trouble directement ; il le signifie dans un symbolisme social. Ce symbolisme n’est pas univoque et
doit être interprété » (ibid., p. 45-46 et 100).Le caractère relationnel ou social de ces paramètres est
crucial pour Fanon.]
124. [Frédéric PAULHAN, Les Transformations sociales des sentiments, Flammarion, Paris, 1920.
Première partie, « Organisation, spiritualisation et socialisation des tendances ». Dans sa thèse, Lacan
cite d’autres textes de F. Paulhan.]
125. [Jacques LACAN, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité,
op. cit., p. 312.]
126. [Ibid., p. 314.]
127. [Ibid., p. 315.]
128. [Cette phrase est une paraphrase d’un paragraphe de la p. 317 du livre de Lacan. Au lieu de
« phénomènes » Lacan écrivait « symptômes ».]
129. [Ibid., p. 288.]
130. [Ibid., p. 317.]
131. [Ibid., p. 335.]
132. [« De la connaissance délirante au contraire, cette conception permet de donner la formule la
plus générale, si on définit le délire comme l’expression, sous les formes du langage forgées pour les
relations compréhensibles d’un groupe, de tendances concrètes dont l’insuffisant conformisme aux
nécessités du groupe est méconnu par le sujet. Cette dernière définition du délire permet de
concevoir, d’une part, les affinités remarquées par les psychologues entre les formes de la pensée
délirante et les formes primitives de la pensée, d’autre part la différence radicale qui les sépare du
seul fait que les unes sont en harmonie avec les conceptions du groupe, les autres non » (ibid.,
p. 337 sq.). Un tel texte est important pour comprendre la manière dont Fanon rejettera
l’ethnopsychiatrie de l’école d’Alger, fondée sur l’idée de constitution psychique.]
133. [« Pour parler en termes concrets, y a-t-il rien qui distingue l’aliéné des autres malades, si ce
n’est qu’on l’enferme dans un asile, alors qu’on les hospitalise ? Ou encore l’originalité de notre
objet est-elle de pratique sociale – ou de raison scientifique » (Lucien BONNAFÉ et al., Le Problème
de la psychogenèse, op. cit., p. 25).]
134. [Henri EY, Études psychiatriques, Étude 7, op. cit., p. 170.]
135. [René TARGOWLA et Jean DUBLINEAU, L’Intuition délirante, Norbert Maloine, Paris,
1931.]
136. Un psychiatre lyonnais, M. Balvet, a également envisagé ce problème. Notons d’ailleurs que
leurs thèses sont loin de se recouper [Paul BALVET, « La valeur humaine de la folie », Esprit,
no 137, septembre 1947].
137. [Lucien BONNAFÉ et al., Le Problème de la psychogenèse, op. cit., p. 34.]
138. [Le texte de Lacan se poursuit par une réflexion sur le langage.]
139. [Ibid., p. 39.] Levinas, sur un plan ontologique, reconnaît que l’inauthenticité s’introduit dans
l’existence à la faveur d’une stase de l’être (Emmanuel LEVINAS, De l’existence à l’existant
[J. Vrin, Paris, 1947, p. 139 sq.]).
140. [« Telle est la formule générale de la folie qu’on trouve dans Hegel, car ne croyez pas que
j’innove, encore que j’aie cru devoir prendre soin de vous la présenter sous une forme illustrée. Je
dis : formule générale de la folie, en ce sens qu’on peut la voir s’appliquer particulièrement à une
quelconque de ces phases, par quoi s’accomplit plus ou moins dans chaque destinée le
développement dialectique de l’être humain, et qu’elle s’y réalise toujours comme une stase de
l’être ; dans une identification idéale qui caractérise ce point d’une destinée particulière » (Lucien
BONNAFÉ et al., Le Problème de la psychogenèse, op. cit., p. 39).]
141. [Ibid., p. 50.]
142. [Fanon paraphrase ici le texte qui suit la citation précédente : « Ainsi cette discordance
primordiale entre le Moi et l’être serait la note fondamentale qui irait retentir en toute une gamme
harmonique à travers les phases de l’histoire psychique dont la fonction serait de la résoudre en la
développant. Toute résolution de cette discordance par une coïncidence illusoire de la réalité avec
l’idéal résonnerait jusqu’aux profondeurs du nœud imaginaire de l’agression suicidaire narcissique.
Encore ce mirage des apparences où les conditions organiques de l’intoxication, par exemple,
peuvent jouer leur rôle, exige-t-il l’insaisissable consentement de la liberté, comme il apparaît en ceci
que la folie ne se manifeste que chez l’homme et après l’“âge de raison” et que se vérifie ici
l’intuition pascalienne qu’“un enfant n’est pas un homme”. »]
143. [Il était peut-être attendu de Fanon qu’il aborde ce sujet, spécialité de son directeur de thèse.
Il n’en reste pas moins que cet intérêt pour l’articulation du fonctionnel et de l’organique est une
constante de son œuvre, évidente dans Peau noire, masques blancs et dans Les Damnés de la terre,
qui contient une section sur les « troubles psychosomatiques » (Œuvres, p. 657-659).]
144. [Jean DECHAUME, « Affections du sympathique », in André LEMIERRE et al. (dir.), Traité
de médecine, op. cit., p. 1070-1071.]
145. [La bibliothèque de Fanon, comme celle sans doute de la plupart des étudiants en médecine
de son temps, contenait deux ouvrages de Paul Savy : Précis de pratique médicale (Doin & Cie,
Paris, 1942) et Traité de thérapeutique clinique (Masson, Paris, 1948).]
146. [Vers la fin de son article, Dechaume cite un article de 1946 d’Hécaen et Duchêne sur la
médecine psychosomatique : « La médecine psychosomatique se révèle ainsi, disent Hécaen et
Duchêne, “non comme l’application pure et simple de la psychiatrie ou de la psychanalyse à la
médecine générale, mais comme une synthèse originale sachant reconnaître la causalité multiple des
phénomènes morbides. Elle représente un effort pour appréhender l’individu dans sa totalité
biologique et ne négliger dans l’acte thérapeutique aucun des facteurs en cause” » (loc. cit., p. 1072).
L’orientation de la « médecine de la personne » de Dechaume est ultimement chrétienne. Lorsque
Fanon reviendra à la question de la médecine psychosomatique dans l’important chapitre 5 des
Damnés de la terre, « Guerre coloniale et troubles mentaux » (série D), il dira adopter le point de vue
des psychiatres soviétiques pour se démarquer du risque d’« idéalisme » inhérent à la conception
psychosomatique.]
147. Lacan dirait « moments féconds ». [« Moments féconds du délire », in Lucien BONNAFÉ
et al., Le Problème de la psychogenèse, op. cit., p. 37.]
148. Pour une bibliographie complète de la maladie de Friedreich et du groupe de l’hérédo-
dégénération spino-cérébelleuse, voir la thèse de Pierre MOLLARET, Paris, 1929. [Nous
reproduisons ici la bibliographie de la thèse en la complétant et en corrigeant quelques coquilles.]
149. [Nous n’avons pas trouvé trace du texte avec cette référence. Mais il se trouve dans
L’Encéphale (vol. 15, 1920, p. 565-572), comme indiqué dans le corps de la thèse.]
Lettre à Maurice Despinoy

Frantz Fanon, juin 19531

Mon cher Despinoy,


Victoire – bien mince, mais victoire tout de même –, je suis médecin des
HP [hôpitaux psychiatriques] et quelques heures après le résultat, je posais
ma candidature pour la Guadeloupe. Le poste n’est pas libre avant
décembre. Quant à la Martinique, il n’en est pas question. De
Mme Blanchard, pas de nouvelles. Aussi suis-je très embêté. Le ministre
m’a envoyé la liste des postes libres : Blida, Pontorson, Aurillac,
Lannemezan, Aix-en-Provence, Auch, Rennes.
Je suis très ennuyé, car je retarde ainsi mes études entreprises. J’ai vu un
Dell qui a passé le concours. C’est le frère du vôtre. Je lui ai remis votre
lettre. Il vous écrira. De toute façon, si un deuxième poste ne peut être créé
en Martinique, du moins y a-t-il la Guadeloupe. Neuve-Église, qui a passé
le concours, veut y aller. Je suis un peu désavantagé. Je suis reçu treizième
sur vingt-trois. Huit types au moins, si l’on excepte ceux qui ne prennent
pas de postes, choisissent avant moi. Cela évidemment est déprimant.
Josie passe ce matin philologie latine et moi cet après-midi
psychosociologie. Je ne sais rien du programme, d’ailleurs, mais j’ai payé
les inscriptions, alors…
Je rentre à Saint-Alban demain matin.
Sincèrement.

Notes
1. Lettre non datée (IMEC Fonds Fanon, FNN 2.4), probablement de juin 1953, à Maurice
Despinoy, psychiatre dont Fanon fut l’interne à Saint-Alban en 1952 et qui allait fonder l’hôpital
psychiatrique Colson à la Martinique (Centre hospitalier Maurice-Despinoy depuis 2014) en
décembre 1953. Sur l’intérêt de Fanon pour ses expériences sur les sels de lithium dans le traitement
des psychoses, et ses rapports avec lui en général, voir Jacques TOSQUELLAS, « Entretien avec
Maurice Despinoy », Sud/Nord. Folies et culture, no 22, 2007, p. 104-114, <ur1.ca/mtbo8>. Lettre
transcrite dans Sans Frontière, numéro spécial hors-série sur Frantz Fanon, février 1982, et corrigée
d’après un manuscrit conservé à l’IMEC.
Trait d’union

Frantz Fanon, éditoriaux


du journal intérieurde
l’Hôpital psychiatrique
de Saint-Alban,janvier-
mars 19531

30 janvier 1953, n 133. L’homme face aux choses.


o

Dans le monde, il y a des objets, des arbres, des champs, des voitures, des
avions. Dans le monde, il y a des choses. L’homme qui regarde ces objets,
ces choses, peut rester indifférent. Il peut aussi les désirer. Vouloir ou
désirer une voiture, c’est vouloir n’avoir plus le désir d’une voiture. Désirer
quelque chose, c’est ne plus vouloir désirer. On répond habituellement que
le désir voit plus loin que la chose désirée : la chose désirée est toujours une
limite.
Il se produit un changement de plan lorsqu’à la place d’une chose on met
un homme. Tout homme appartient à une institution, s’incarne dans un
cadre. C’est un militaire, il est officier ou deuxième classe. C’est un maçon,
un entrepreneur ou un paysan. Il est marié ou célibataire ; il a des enfants ou
il n’en a pas, aime la lecture ou le cinéma, ou les dominos. Quand on
rencontre un homme, il y a presque toujours une certaine timidité. Un
nouveau paysan arrive dans une ferme : les autres d’abord le regardent de
loin, puis ils s’approchent de lui : on lui dit bonjour… À midi, l’acte social
de manger et de boire déliera les langues, si l’on peut dire. Mais au début,
on s’est respecté, on s’est mesuré du regard.
Dès qu’on rencontre un homme nouveau, on parle, on ne peut que parler.
C’est le langage qui rompt le silence et les silences. Alors on peut
communiquer ou communier. Le prochain au sens chrétien est toujours un
complice. Un complice qui peut trahir comme tout complice. Se fâcher avec
quelqu’un, c’est constater qu’on n’a rien de commun. Communier, c’est
communier en face de quelque chose.
Il y a à la base de toute communication une intention, mais il faut que
cette intention soit sincère. Pour découvrir et vouloir cette sincérité, il faut
distinguer le monde et la somme des objets qui se trouvent sur terre. En face
des objets, nous agissons différemment qu’en face d’autres hommes. Nous
mangeons pour manger, nous respirons pour respirer. En faisant cela nous
vivons. Et nous mangeons ou respirons sincèrement. Vivre est une sincérité.
Il ne faut pas dire que manger ou boire ou fumer, ce n’est pas vivre. Il ne
faut pas mépriser ce qu’on appelle le quotidien. Il ne faut pas être à la
recherche de l’inhabituel. C’est à partir du commun que pourront surgir les
intentions créatrices. Mais je continuerai un autre jour…
Samedi matin, à la réunion du journal, on a discuté un peu du sommeil.
Et le docteur Tosquelles nous rappelait que beaucoup de malades réclament
des cachets pour dormir. Cette difficulté à trouver le sommeil s’appelle
l’insomnie. Qu’est-ce que l’insomnie ? L’insomnie est une manière de vivre
qui veut se croire valable. On veille quand il y a raison de veiller. Le
quotidien est celui qui peut suspendre sa veille. Sa sincérité est telle qu’il
possède la liberté de se suspendre. L’insomniaque n’a pas cette liberté de
sommeil, de détente, d’assoupissement. L’insomniaque ne veille pas ; c’est
la nuit qui veille. Ça veille.

6 mars 1953, no 138. Hier aujourd’hui et demain.


Une des choses les plus difficiles pour un homme comme pour un pays
est de garder toujours présents sous les yeux les trois éléments du temps : le
passé, le présent et l’avenir. Garder ces trois éléments sous les yeux c’est
reconnaître une grande importance à l’attente, à l’espoir, à l’avenir ; c’est
savoir que nos actes d’hier peuvent avoir des conséquences dans dix ans, et
donc que nous pouvons avoir à justifier ces actes ; d’où la nécessité pour
réaliser cette union du passé, du présent et de l’avenir d’avoir de la
mémoire.
Toutefois, la mémoire ne doit pas prédominer chez l’homme. La mémoire
est souvent la mère de la tradition. Or s’il est bon d’avoir une tradition, il
est aussi agréable de dépasser cette tradition pour inventer le nouveau mode
de vie. Celui qui considère que le présent est sans valeur et que seul le passé
doit nous intéresser est en un sens un homme à qui il manque deux
dimensions et sur lequel on ne peut pas compter. Celui qui estime qu’il faut
vivre tout de suite avec le plus de force et que l’on n’a pas à se soucier de
demain ni d’hier peut être dangereux, car il croit que chaque minute est
coupée des minutes qui suivent ou qui ont précédé et qu’il n’y a que lui sur
cette terre. Celui qui se détourne du passé et du présent, qui rêve à un avenir
lointain, souhaitable et souhaité, est aussi privé du terrain contraire
quotidien sur lequel il faut agir pour réaliser l’avenir souhaité. Ainsi voyez-
vous qu’un homme doit toujours tenir compte du présent, du passé et de
l’avenir.
Si nous demandons à quelqu’un de l’hôpital : « Depuis quand êtes-vous
malade ? » et qu’il nous dise : « Je ne me rappelle plus », nous disons que
cette personne essaye d’oublier les mauvais souvenirs – maladie, privation
de parents – et se comporte comme si le passé était mort. Si nous
demandons à quelqu’un, à un malade : « Aujourd’hui, c’est quel jour ? », et
qu’il nous réponde : « Je ne sais ni le jour, ni le mois, ni l’année », nous
devons nous dire que ce malade se désintéresse totalement du monde et fait
comme s’il était mort. De même, si le malade s’abandonne et ne fait aucun
effort pour s’améliorer, pour comprendre ses troubles, pour lutter contre sa
[la] maladie dont il est atteint ; si ce malade n’essaye pas de critiquer son
attitude, ses idées, nous devons nous dire que ce malade n’est plus intéressé
par la vraie vie qui est dans la société, et qu’il a déjà accepté de rester toute
sa vie malade.
Il faut que le passé, le présent et l’avenir constituent les trois intérêts
prédominants de l’homme et il est impossible de voir et de réaliser quelque
chose de positif, de valable et de durable sans tenir compte de ces trois
éléments.

27 mars 1953, no 141. Rôle thérapeutique de l’engagement.


Il y a une chose qui est très importante dans le domaine de la psychiatrie ;
je veux dire le souci constant de ramener chaque parole et chaque geste,
chaque expression du visage d’un malade, à la maladie dont il est atteint.
Chaque geste, chaque parole, chaque expression du visage doit être ramené
à l’affection dont est atteint le malade, au stade actuel de la maladie, à
l’apparition ou non de la chronicité, mais si cette chose est importante en
psychiatrie, se pose une deuxième question : qui doit enregistrer ces
modifications, ces fluctuations, ces changements, ces mutations ? A priori,
il faut dire que le malade peut rarement réaliser cette auto-observation,
attendu qu’il subit sa maladie autant qu’il la vit. Pourtant, il aimerait si cela
lui était possible, matériellement et organiquement possible, il aimerait
certes dire à son médecin ou à son infirmier : « Je vais m’agiter, mes
hallucinations vont recommencer, mes insomnies vont réapparaître ; je sens
que je deviendrai anxieux. »
De même que celui qui a un ulcère à l’estomac au printemps va voir son
médecin pour recommencer son régime, de même le catatonique sentant
revenir son inertie son désintérêt son mutisme, s’il le pouvait, s’il ne faisait
pas abominablement corps avec cette rigidité du corps que nous appelons
catatonie, avec ce corps substantialisé, avec ce corps qui s’acharne à n’être
que corps, s’il le pouvait certes, il nous dirait : « Faites que je ne devienne
plus catatonique. » Mais alors, si ni le médecin ni l’infirmier ne remplace le
malade dans ce rôle de gardien vigilant, il arrive qu’un geste de colère de ce
malade en veille de catatonie soit étiqueté par l’infirmier : réaction
méchante, malade vive, malade désagréable.
Il m’arrive souvent de demander à une infirmière de me parler de telle ou
telle malade. Les réponses sont toujours vagues. J’ai l’impression que
l’infirmière ne regarde jamais la malade à soigner et à guérir ; il n’y a pas
de tension psychothérapeutique, si je puis dire. Ce n’est pas un reproche
que j’adresse aux infirmières, mais plutôt, puisqu’en fait je suis chargé de la
formation professionnelle du premier degré, une technique de bien faire son
métier. Si vous voulez faire parfaitement votre métier d’infirmier, il faut
essayer dans votre quartier de remarquer deux choses : le signe qu’une
malade s’améliore ; le signe qu’une deuxième va rechuter ou évolue vers la
chronicité ; mais surtout un conseil : n’admettez jamais qu’une malade est
chronique définitivement, considérer la malade comme chronique, c’est ne
plus faire attention à l’activité psychothérapeutique, je pense même, mais la
chose dépasse mes prérogatives, je pense dis-je, qu’il ne faudrait pas dans
un hôpital laisser trop longtemps les infirmiers et infirmières dans les
services dits de chroniques, car ils perdent cette vigilance qui est la marque
fondamentale de l’infirmier moderne.
Note
1. Nous reproduisons ici les éditoriaux retrouvés de Fanon dans le journal intérieur de l’hôpital
psychiatrique de Saint-Alban, où il fut l’interne de François Tosquelles. Nous avons rectifié quelques
erreurs évidentes de ponctuation. On notera combien le thème de la vigilance est présent dès le
départ, point central de cette pensée de l’engagement dans le présent et de la méfiance vis-à-vis de
toute institutionnalisation.
Sur quelques cas traités
par la méthode de Bini

François Tosquelles et Frantz


Fanon(de Saint-Alban), juillet
19531

Nous allons proposer à votre réflexion et à votre critique des cas


concrets de thérapeutique psychiatrique où l’organothérapie et la
psychothérapie, avec tout ce qu’elles ont de plus antithétique et de plus
complémentaire, viennent se combiner dans un ensemble cohérent et
efficace.
Il s’agit de situer la thérapeutique d’anéantissement par des chocs répétés
à l’intérieur d’un comportement thérapeutique institutionnel. Notre
expérience concerne des cas de névrose grave ou de psychose délirante
chronique à forte charge pathoplastique. En partant de faits heureux dont
l’orientation théorique reste évidemment très discutable, nous avons
l’intention de dépasser le cadre stéréotypé de ce qui, dans la littérature
psychiatrique, est devenu un lieu commun, sans portée pratique : à savoir
l’appel imprécis que l’on fait à des soi-disant psychothérapies ou
ergothérapies complémentaires, qu’il faut établir consécutivement ou
parallèlement aux organothérapies classiques : choc électrique, insuline,
leucotomie, etc.
Parmi neuf cas que nous avons traités par la méthode de Bini, depuis
trois ans, tous avec efficacité, sinon avec un succès total, nous nous
arrêterons à la description plus étalée d’un cas « exemplaire », une autre
communication étant réservée au problème de la légitimité des indications
très limitées de la technique de l’anéantissement, dans le cadre des
thérapeutiques institutionnelles.
Le cas qui va nous occuper n’a pas été le premier en date parmi ceux qui
constituent notre expérience. C’est avec Millon que l’un de nous a pu mener
à bien, auparavant, la thérapeutique de deux cas « désespérés », après une
série de tâtonnements et d’efforts. Toutefois, il s’agit ici du premier cas où
l’ensemble cohérent de conduites thérapeutiques que nous proposons a été
appliqué en complète connaissance de cause et d’après un plan préconçu.
Les autres lui sont dans une large mesure superposables.
Le docteur Valat, de Limoges, nous confie une malade de quarante-cinq
ans, religieuse, présentant – dit-il – depuis plusieurs mois « des troubles
mentaux sérieux, caractérisés par quelques idées délirantes de persécution,
des troubles graves du comportement se manifestant par des cris rauques,
des hurlements à n’importe quel moment et n’importe où (à la maison, à
l’extérieur, à l’église). Elle présente par phase [sic] une agitation
psychomotrice intermittente diurne ou nocturne, parfois avec un délire
complètement incohérent mais passager. En outre, elle est volontiers
agressive pour les personnes de son entourage. Ses troubles mentaux, déjà
anciens et évolutifs, rendent indispensable son maintien en HP », etc.
Cette sœur arrive à notre service accompagnée seulement d’une de ses
compagnes. Au premier contact, nous avons à déjouer le plan de ruse
bienveillante que sa communauté avait conçu. La malade, lucide, sthénique
et réticente, n’a pas la moindre conscience de maladie, se refuse à toute
enquête psychologique-psychiatrique qu’elle juge incompatible avec le
respect dû à sa condition de religieuse et à sa personnalité ; cependant on
proposait de la tromper, de la placer dans le service d’aiguës, de la
surveiller attentivement pour éviter l’évasion, de la déposséder de ses habits
de religieuse pendant son sommeil. Sa compagne attendait la nuit pour
disparaître. Au risque d’être incompris, mettant à profit le caractère
volontaire du placement, nous nous refusâmes à admettre la malade sans
une première séance d’explications avec la sœur accompagnante. Pendant
cet entretien, il nous fut possible de vaincre en partie les réticences de la
malade et de lui faire admettre l’opportunité d’un placement en service
libre, facilitant ainsi son apparition dans le service habillée d’emblée sous
un complet civil. Cela comportait naturellement le droit de sorties
extrahospitalières en dehors des heures d’exploration et de traitement et
l’observation du règlement intérieur du service. Toutefois la malade accepte
notre proposition plus parce qu’« elle ne discute pas les ordres de ses
supérieurs » (sic) que par compréhension réelle de sa situation. Les
premiers entretiens nous confirment l’impression première d’une forte
personnalité paranoïaque, mais nous ne pouvons pas vaincre sa réticence
sthénique absolue. On peut obtenir un contact verbal correct lorsqu’elle
pose des questions pratiques sur la vie à l’hôpital, mais le silence le plus
franc entoure toute tentative de connaissance de sa vie personnelle,
familiale ou communautaire. Dans cette période, nous ne pouvons obtenir
d’elle aucun aveu délirant, ni aucun indice expliquant sa conduite étrange :
elle n’oppose pas de résistance à l’exploration physique qui, cela va sans
dire, ne nous révèle aucun trouble. Elle passe sa journée à se promener au
jardin ou en dehors de l’hôpital, à la chapelle ; elle lit beaucoup. Elle se lie
très peu, fuit les autres malades : « Je refuse de me mêler à ces filles de là-
haut », nous dit-elle franchement. Toutefois, avec beaucoup de patience, on
obtient d’elle qu’elle s’occupe « dans sa chambre à faire des robes pour des
poupées ». Elle reçoit correctement cependant la commission des membres
du club qui, chez nous, visite les entrants. Elle accepte son cadeau et ses
vœux, mais se dérobe à toute collaboration non sans s’excuser.
Son allure reflète la psychorigidité et l’hypertonie du moi. De vrais
hurlements transforment de simples raclages de gorge, exagérés et répétés à
intensité progressivement croissante. Ils parsèment son discours ou
interrompent son silence. Ils ne semblent pas représenter une défense anti-
hallucinatoire, ni répondre à une attitude délirante. Ils surgissent sans
manifestation extérieure d’angoisse, mais aussi sans qu’elle les considère
étrangers à son moi. Elle essaye avec succès de minimiser la signification
pathologique de cette conduite. Cependant, il n’est pas difficile de constater
leur caractère de signification méprisante pour ses voisins, pour les
personnages qu’elle croise, ou pour le médecin, surtout devant les questions
embarrassantes que celui-ci peut lui poser. L’habileté de nos sœurs
infirmières se heurte à la même symptomatologie faite de refus.
Nous avons eu pendant cette période des renseignements
complémentaires dont voici le plus important : un frère s’est suicidé,
probablement au début d’un processus schizophrénique ; père décédé dans
un syndrome d’affaiblissement mental avec des troubles neurologiques
indéterminés ; comitialité ou hystérie convulsive, chez une sœur. La malade
eut toujours un caractère très orgueilleux. Autodidacte, très attachée à son
frère suicidé, elle est entrée ensuite au couvent où elle s’est montrée
toujours « très difficile à manier ». Envoyée en mission à Libreville, elle a
dû être retirée peu de temps après par ses supérieurs, en raison de sa
conduite violente et méprisante envers les indigènes, surtout les enfants.
Lorsqu’on lui parle de ces difficultés, elle allègue évasivement l’aridité du
climat, tout en laissant échapper que les nègres « étaient nus », et « qu’elle
n’est jamais descendue jusqu’à eux, et leur sale façon de vivre ».
Notre opinion était dès lors faite : nous nous trouvions devant une vraie
paranoïa, développement d’une personnalité dans laquelle s’installaient
accessoirement des conduites hystériques de conversion. Quelques séances
de narco-analyse, avec attitude passive de notre part, n’ont provoqué ni
changement nouveau ni ouvertures à d’autres engagements
psychothérapeutiques. Une fois vérifiée l’impossibilité sociale de
réadaptation dans sa famille, hors du couvent, nous décidâmes de soumettre
notre malade à la thérapeutique de Bini, d’après le plan suivant.
Première étape. Poursuite rapide par l’un de nous d’une psychothérapie
d’intervention active destinée à dévoiler à la malade les significations de sa
conduite, et l’interprétation psychologique de l’ensemble de son
comportement. Le psychothérapeute convertit les séances de narcose en
franche discussion, presque agressive, sur son caractère et sa vie. Ses
défenses s’effritent en partie et bien qu’elle proteste du viol de sa
personnalité, « mon âme ou mon subconscient n’appartient qu’à Dieu », elle
avoue son mauvais caractère et son orgueil, ainsi que sa décision de vivre
isolée, se suffisant à elle-même. Comme il est à prévoir après quelques
jours d’amélioration relative, les syndromes de conversion augmentent.
Alors commence la deuxième étape.
Deuxième étape. Au cours d’une narco-analyse, on pousse la piqûre
jusqu’au sommeil profond, on change la malade de milieu, et on la transfère
à un autre quartier, où elle doit être soumise, sans aucun nouveau contact
avec le psychothérapeute ancien, à la cure de Bini. Atteignant le plus
rapidement possible le stade confusionnel, on substitue au milieu « maison
de santé » avec chambre à part de la première période, le « set » à plusieurs
malades, très « hôpital ». Pratiquement, si elle a quelques éclaircies de
conscience pendant ces premiers jours, elle ne peut que constater la notion
vague de « maladie », et celle bien rassurante de « soins attentifs ».
Troisième étape. Une fois le stade confusionnel amnésique obtenu, la
malade commence à subir une insulinothérapie dont le but se trouve être de
la placer, à ses débuts de reprise de conscience, dans la situation très
primitive des rapports mère-enfant : nourriture à la bouche, soins de
propreté, premiers mots. La « connaissance » du visage de l’infirmière, au
réveil de l’insuline, est dans ces conditions mise objectivement sur le même
plan de confusion maternelle dans laquelle « on vient au monde ». Les
processus d’identification primaire et secondaire doivent être suivis de très
près par le nouveau psychothérapeute qui d’ailleurs, cette fois, agit
indirectement, surtout au moyen de l’institution, sur un mode identique au
mode suivant lequel l’enfant vit la présence du père à l’intérieur de la
famille. D’ailleurs ces identifications interhumaines ne sont pas uniques. Il
y a une démarche « sociale » : l’apprentissage des noms et l’identification
des objets, par l’intermédiaire des autres.
Notre malade a vécu son retour à la conscience autour de plusieurs
« noyaux » complexuels, chaque fois explicités dans sa conduite objective
et verbale. Et chaque fois elle a « dépassé » le stade avec la collaboration
directe de la sœur-mère du service et du psychothérapeute à la fois lointain
et présent. Il y a eu naturellement la période d’émerveillement infantile, où
tout était beau et jeu, où l’on obéit par devoir et où l’on mène son enquête
personnelle devant le monde à l’aide de ses amis et complices (les autres
malades, le personnel…), puis…, elle avait sept ans, « et sa mère était
enceinte ». Elle dit n’avoir pas besoin d’un autre frère (celui précisément
qui s’est suicidé). « J’aimerais davantage mon père (dit-elle à Mlle X., amie
d’enfance, fausse reconnaissance d’une infirmière, dirait-on), s’il n’avait
pas mis tant d’enfants au monde. » Puis revit ses idées de mariage : « J’ai
vingt ans…, qu’est-ce qu’elles font toutes ces filles-là…, elles devraient se
marier comme moi. » Elle s’intègre tout naturellement à la vie collective de
l’atelier ; elle ne sait pas encore qu’elle est « sœur » ; lorsque, finalement,
elle le sait, cela ne l’empêche pas d’accepter de jouer sur la scène de
l’hôpital avec son quartier. Elle choisit un rôle cependant bien significatif.
Le voici : elle travaille comme dactylo ainsi qu’elle l’avait fait avant son
entrée au couvent… Elle est mise à la porte à cause de son caractère,
orgueil, etc. Elle est reprise quand même parce qu’on ne trouve pas mieux
et qu’elle apprend à se conduire différemment.
Peu à peu, les rectifications et la prise de conscience de la situation
deviennent totales. « Je m’excuse, j’ai été bien malade, l’autre jour, je vous
ai parlé comme si vous étiez Mlle X., il y a vingt ans…, quand mon frère
est né…, nous n’en avions pas besoin. Maintenant, je n’ai pas à avoir les
mêmes idées. C’était une conversation que j’avais eue avec elle. Nous
l’avons tellement gâté qu’il a été mal élevé… J’en suis confuse. On me
disait bien que j’étais malade, mais je ne le croyais pas… C’est très bien
chez vous… Si un jour je rechutais – il y a de l’hérédité chez nous –, je
n’hésiterais pas un moment à revenir… »
Elle parle et se préoccupe de problèmes concrets de sa communauté
surtout avec notre sœur-infirmière…, parfois avec nous… ; la conduite
devient tout à fait normale, et il ne reste aucun signe de détérioration. Elle
réintègre la communauté et s’y adapte rapidement. L’hospitalisation chez
nous a duré en tout trois mois. Au cours des cinq jours de l’anéantissement,
elle a eu dix-sept électrochocs. Elle a subi quarante séances
d’insulinothérapie, soit quarante jours de thérapeutique institutionnelle
dirigée.

Notes
1. Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de
langue française (51e session, Pau, 20-26 juillet 1953), Masson, Paris, 1953, p. 539-544. [Dans ce
texte, Tosquelles et Fanon expliquent comment les électrochocs (méthode de Bini), le choc
insulinique et la narcothérapie peuvent être utilisés pour produire une renaissance ou une
reprogrammation de la personnalité ouvrant la voie à la psychothérapie.]
Indications
de la thérapeutique de Bini
dans le cadre
des thérapeutiques
institutionnelles

François Tosquelles et Frantz


Fanon (de Saint-Alban), juillet
19531

Il semble, de nos jours, que la longue confrontation


d’expériences permet de ne plus s’arrêter devant le tabou des thérapeutiques
de choc. Ne pas s’arrêter ne veut pas dire ne pas hésiter, ne pas peser le
pour et le contre chaque fois. Les thérapeutiques de choc sont légitimisées
uniquement par l’efficacité. Dès lors, le problème à la fois scientifique et
humain consiste à préciser le plus soigneusement possible les indications et
les conditions techniques de leur mise en action. C’est ce que nous visons
en ce qui concerne la technique de l’anéantissement. Sans doute, on a abusé
des techniques de choc, et la prudence et l’autocritique doivent être
particulièrement vigilantes avant de proposer une cure par des électrochocs
rapprochés et fréquents ; prudence et vigilance déjà indispensables en ce qui
concerne les chocs simples, capables exceptionnellement, mais
certainement, de provoquer des lésions irréversibles et des décès2.
On parle souvent de l’utilité de la cure d’anéantissement dans l’agitation,
d’ailleurs insuffisamment précisée et décrite au point de vue sémiologique.
On a l’impression, malheureusement juste, que l’électrochoc répété est
parfois pratiqué par commodité ou, dans le meilleur des cas, comme une
médication symptomatique de l’agitation, comme si l’agitation était une
conduite à cause univoque. Il semble, toutefois, que l’on peut vaincre ces
états avec des conduites thérapeutiques moins dangereuses et peut-être plus
efficaces.
L’histoire de l’anéantissement de Bini recouvre, dans ce qu’elle a de
négatif, celle de la leucotomie. Et ce parallèle a été porté assez loin, jusqu’à
la prétention d’établir une identité en ce qui concerne l’efficacité, les
indications et même les mécanismes curatifs ou lésionnels. On sait que
Sargant, toutefois, s’est élevé contre cette prétention. Il est utile néanmoins
de constater dans ce parallélisme certains aspects négatifs ou dangereux
communs : en premier lieu, la possibilité d’établir par les deux méthodes un
état que Bordonner considérait comme un syndrome frontal de Pötzl,
parfois définitif ; d’autre part, le problème des indications pour les deux
méthodes s’étend entre deux pôles qui ne sont pas pour diminuer notre
étonnement et nos hésitations : d’un côté, on parle de l’utilité de la
leucotomie et de l’anéantissement dans une série de troubles, pour ainsi dire
mineurs, mais persistants, les troubles obsessifs par exemple, les troubles
dont on admet facilement l’étiologie psychogénétique. C’est surtout ce qui
découle des travaux de Bini et Cerletti et telle était l’opinion d’Egaz Moniz
au départ de la leucotomie. Cette opinion est combattue cependant par
Stengel, Muller, Jones, etc. Opposition plus nuancée chez Mario, Barbi et
Goldenberg, qui croient à l’efficacité de l’anéantissement dans les névroses
graves « ayant commencé à l’âge mûr », et à son inefficacité dangereuse
dans les névroses de la puberté.
Mais, d’autre part, on présente toujours ces thérapeutiques « majeures »
comme un ultime remède dans les cas chroniques, désespérés, compliqués,
où les troubles déficitaires post-thérapeutiques seraient un mal mineur en
face de l’évolution démentielle ou « vésanique » de la maladie.
Est-il possible que, tenant pour fondés ces deux types d’indications, on
puisse décider logiquement dans chaque cas concret ? Comment relier ces
deux pôles extrêmes : thérapeutique de cas simples et aigus, thérapeutique
de désespoir ? À notre avis, l’unique liaison possible est constituée
essentiellement par la notion de développement de la personnalité, ou, si
l’on veut, de contenu névrotique se manifestant comme syndrome de
premier plan, soit dans le cadre d’une névrose classique, soit dans le cadre
de certaines psychoses. C’est ainsi que, dans beaucoup de tableaux
cliniques de psychoses, la charpente de la nouvelle personnalité,
conditionnée par des processus divers, se remplit de manifestations
humaines, psychologiques, névrotiques. Souvent le langage, l’engagement
ou les conduites de compensation ou de stéréotypie sont authentiquement
névrotiques, bien que la psychose ait pu les conditionner. On sait que
beaucoup de « chroniques » ne tirent cette « chronicité » précisément que
de leur personnalité et non de leur maladie. C’est le cas des « psychoses de
façade », celui des « persistances mentales morbides » ; c’est aussi le cas de
la plupart des stabilisations délirantes. C’est tout le problème des
« attitudes » ou des conduites réactives fortement fixées et conditionnées.
Mais c’est précisément là que la plupart des auteurs nous conseillent la
prudence. Et nous nous demandons si cette prudence ne reflète pas un
préjugé théorique très fréquent sur la « fixité » du caractère, la « fixité » des
soi-disant constitutions, le déroulement implacable des développements
pathologiques de la personnalité, dont la notion de paranoïa constitue
l’exemple extrême. Il s’agit, d’après les auteurs, de contre-indications
classiques des thérapeutiques anéantissantes : Attention, dit-on – par
exemple –, le malade ne va-t-il pas entreprendre de nouvelles démarches
revendicatives devant les troubles possibles de la mémoire ? Pour le dire en
un mot, n’y a-t-il pas derrière cette attitude une méconnaissance du
dynamisme de la personnalité tel que la psychanalyse nous le montre, et
aussi une impossibilité matérielle d’appliquer ces thérapeutiques dans un
cadre hospitalier orienté nettement vers la reconstruction de la
personnalité ?
Nous ne connaissons que la tentative de Barbi et Goldenberg, proposant
la thérapeutique de Bini dans le cadre d’une conduite psychothérapeutique
qui la dépasse. Ils rapportent, dans leur communication au congrès de 1950,
les détails d’aménagement du service, les précautions d’isolement et les
détails techniques d’une psychothérapie instaurée à l’aide d’enregistrements
des dires des malades : ce qui nous semble de première importance. Notre
méthode – différente dans le détail – rejoint pourtant leur intention
majeure ; autrement dit, la thérapeutique de Bini peut être efficace à
l’intérieur d’un cadre institutionnel et psychothérapeutique. Nous n’avons
pas suivi la technique des enregistrements, bien que cette méthode
psychothérapeutique soit très bonne dans la psychagogie de beaucoup de
conduites hystériques, comme le montrait Mira, par l’utilisation de films.
Méthode qui, par ailleurs, rejoint les psychagogies « explicatives » qui sont
de la plus grande utilité à la fin du processus ou dans certains délires en
train de s’encapsuler. Cependant, cette conduite psychagogique, appliquée
après des chocs répétés, ne tient pas compte du processus de dissolution-
reconstruction de la personnalité qui a lieu à grandes étapes, comme on l’a
vu par notre exemple rapporté antérieurement. Elle peut être
complémentaire, non essentielle. Ce qui semble essentiel, dans ce cas, ce
sont les rencontres interhumaines et les activités pratiques où le malade
s’engage pendant le processus de redécouverte du moi et du monde – en
passant naturellement par les étapes fantasmatiques que le milieu lui permet
d’accrocher. Or, ces fantasmes ont la même structure que les fantasmes
analytiques, mais, comme Daumézon l’a bien défini dans la thérapeutique
institutionnelle, c’est le réel hospitalier qui les incarne, les supporte, les
résout. Le médecin et la plasticité matérielle et humaine du « service »
doivent s’adapter à ces investissements et doivent faciliter leur
dépassement. C’est pourquoi l’organisation du groupe de vie où le malade
est placé et engagé doit être prête à évoluer parallèlement à la
« reconstruction » du moi et du monde du malade. Ce qui n’est possible que
par l’intégration de l’atelier et de la vie collective et spontanée de l’hôpital.
C’est pourquoi l’« ergothérapie-usine » et l’ergothérapie gymnasie-motrice
sont inaptes à faciliter ces investissements curatifs.
Nos neuf cas témoignent que les indications majeures de
l’anéantissement – que nous ne sommes même pas loin de considérer
comme indications uniques – sont précisément les névroses graves,
stabilisées en particulier de [sic] l’âge mûr où le déconditionnement
psychothérapeutique élémentaire analytique n’est plus possible. Mais, dans
ces « névroses », il faut inclure un grand nombre de développements
délirants arrêtés, voire de vraies paranoïas, parce que le mécanisme et la
signification des troubles sont, dans les deux cas, identiques. Nous avons
ainsi guéri un délire de jalousie, deux érotomanies, une hypocondrie
paranoïaque, et amélioré ou guéri socialement des psychoses hallucinatoires
– dans la mesure où les troubles les plus apparents correspondaient aux
réactions de la personnalité morbide.
On dit que certains de ces délires rechutent rapidement. Une de nos
malades, qui, d’ailleurs, n’avait bénéficié de la psychothérapie préparatoire
que sous la forme « erronée » du psychodrama [sic], est sortie depuis plus
de deux ans et a rejoint son poste de fonctionnaire dans l’administration
centrale. Dans un développement délirant, passionnel, hallucinatoire, les
hallucinations sont revenues, mais pas le délire. La malade travaille et
s’occupe chez elle. L’aveu inattendu de ses hallucinations, au cours d’une
de nos visites, surprend le mari qui la croyait tout à fait guérie.
De toute évidence, trois ans d’expérience semblent insuffisants ; mais
l’expérience est encourageante, d’autant plus que nous n’avons eu aucune
complication : le syndrome « psycho-organique » a régressé totalement
chez tous les malades. Ainsi, chez une malade de soixante ans, érotomane,
nous avons cru d’abord que les troubles délirants avaient un certain cachet
de détérioration présénile. Détérioration d’ailleurs confirmée par les tests.
Or, après le traitement anéantissant, cette malade a joué sur la scène des
rôles « de mémoire », alors qu’avant le traitement elle le faisait en
consultant, tout le temps, un papier guide.
Nous insistons sur le fait que, pour traiter les malades dans cette
perspective, il faut, à la fois, accorder la plus grande importance au
dispositif hospitalier, au classement et au groupement des malades, à
l’établissement concomitant des thérapeutiques de groupe. La coexistence
de l’atelier, des quartiers et de la vie sociale de l’ensemble de l’hôpital est
aussi indispensable que l’étape d’analyse active, interventionniste, qui
précède la cure. La cure de Bini, hors de cette possibilité d’enchaînement
thérapeutique, nous semble un non-sens.
Si l’électrochoc simple peut être interprété, comme Cerletti le croit,
comme un processus de défense, de « réactivation diencéphalique » ou
comme « stress », ses collaborateurs, G. Martinotti en premier lieu, ont pu
montrer que ce n’est pas le cas dans les électrochocs répétés. Même le
syndrome biologique ne correspond plus au syndrome d’« alarme » de
Selye. Au contraire, le syndrome biologique de la cure de Bini correspond
au syndrome d’« épuisement » du même auteur, syndrome que Martinotti
compare, par ailleurs, au syndrome « confusionnel-amnésique » de
De Morsier, avec impact mésencéphalique ou ponto-bulbaire. Dès lors,
l’opinion de Delmas-Marsalet sur la dissolution-reconstruction, à condition
de la comprendre dans son contenu concret fait d’événements vécus au sein
desquels la vie psychologique se dramatise et apparaît, nous semble la plus
valable. La « dissolution-reconstruction » ainsi comprise, tout en expliquant
l’heureuse évolution de nos cas, nous permet de délimiter les indications de
la thérapeutique de Bini dans le cadre de [sic] thérapeutique institutionnelle.

Discussion
M. Cossa. – Je serais heureux que l’auteur expliquât ce que signifie
exactement l’expression thérapeutique institutionnelle.
M. Tosquelles. – Il y a en effet une fâcheuse confusion autour des
termes : ergothérapie, socialthérapie, thérapeutiques de groupe et
thérapeutiques institutionnelles. Notre secrétaire général a raison de
demander de bien préciser le sens des mots. Daumézon a importé
d’Amérique l’expression de thérapeutiques institutionnelles, pour qualifier
la forme de thérapeutique de groupe qui s’établit – souvent – à l’insu du
médecin dans les hôpitaux psychiatriques du fait de l’organisation
matérielle, des interactions psychologiques et sociales entre malades et
entre les malades et le personnel. Il est évident qu’une thérapeutique – si
thérapeutique il y a –, tant qu’elle est faite à l’insu du médecin et sans ses
directives, ne peut prétendre être une vraie thérapeutique. La thérapeutique
institutionnelle n’existe, à juste titre, qu’au niveau de cette prise de
conscience, et je dirai, au niveau de l’acquisition du pouvoir et de la
maîtrise dans le maniement médical de l’« institution » à travers tout ce
qu’elle a à la fois de matériel et de vivant. À ce titre, la thérapeutique
institutionnelle se différencie des psychothérapies de groupe :
psychodrames, cours, etc., du fait que ces dernières thérapeutiques
s’établissent par « séances » pour ainsi dire détachées de la vie quotidienne
du malade. Le médecin, dans les « psychothérapies de groupe », doit
amener le malade dans des conditions artificielles et de courte durée, en vue
d’atteindre profondément le vécu du malade. Dans les thérapeutiques
institutionnelles, on part d’un vécu spontané, quotidien et le
psychothérapeute est à la fois matériellement absent et présent dans
l’institution hospitalière qui, de fait, le représente. Dans notre
communication nous avons donné un exemple concret de la dialectique de
cette présence et de son rôle dans le processus de guérison.
Je renvoie notamment au travail d’ensemble de Daumézon-Kœchlin
(Archives portugaises de neurologie et de psychiatrie, janvier 1953), au no 3
de L’Évolution psychiatrique 1952 à l’occasion du colloque de Bonneval et
aux chapitres correspondants de L’Encyclopédie médico-chirurgicale, en
cours de publication. Requet, dans ce dernier travail, montre comment les
techniques ergothérapeutiques, magnifiquement développées dans les pays
anglo-saxons, n’ont rien à voir avec la conception d’une thérapeutique
institutionnelle.
L’ergothérapie peut et doit souvent avoir sa place, comme les chocs
insuliniques ou la thérapeutique de Bini, à l’intérieur de la thérapeutique
institutionnelle. On peut dire la même chose de certaines psychothérapies
de groupe. Mais Daumézon insiste souvent, à juste raison, sur le fait que ce
qu’on réalise dans la plupart des hôpitaux français, sous le nom
d’ergothérapie, se rapproche beaucoup plus d’une thérapeutique
institutionnelle « inconsciente » de la part du médecin que de la vraie
ergothérapie anglo-saxonne.
Si l’on nous poussait à tirer des conséquences de notre expérience de
quatorze ans de tâtonnements « institutionnels » à Saint-Alban, on pourrait
définir les exigences thérapeutiques d’organisation hospitalière dans une
perspective institutionnelle, ainsi :
1) Disposer des possibilités d’organisation de « communautés de vie et
de traitement hétérogènes », comprenant de dix à douze malades maximum.
Ces communautés doivent être, d’une part, reliées entre elles dans le
quartier (trois groupes ou quatre maximum) et, d’autre part – à un autre
niveau –, avec l’ensemble de l’hôpital par le moyen de la centralisation de
la vie sociale commune de celui-ci. La vie du groupe doit comporter la
possibilité permanente d’« expression » des malades et la possibilité de
l’utilisation thérapeutique, psychagogique ou psycho-analytique de leur
initiative.
2) Intégration de l’ergothérapie an niveau de cette communauté de vie,
afin de l’utiliser dans la perspective des psychothérapies de groupe et de la
thérapeutique institutionnelle.
3) Préparation psychologique – par le médecin – du « groupe » et surtout
du personnel soignant en rapport avec le « cas » concret qu’on a à soigner,
ou à entraider. Les réunions de quartier et la réunion régulière des
« cadres » d’infirmiers sont les « organes » indispensables de cette
préparation.
4) Limitation objective des malades en traitement « actif » dans chaque
groupe et dans chaque quartier : les possibilités matérielles d’un quartier de
quarante à cinquante malades ne permettent pas le traitement « actif » ou
l’assimilation thérapeutique d’un grand nombre d’entrantes – cinq malades
par mois et par quartier nous semblent l’optimum souhaitable. Dans certains
cas, il peut être dépassé et pourra atteindre huit. La construction de
l’ensemble de l’hôpital doit tenir compte de cette exigence majeure. Le
quartier d’admission est une hérésie thérapeutique. C’est de
l’embouteillage.
5) La classification de malades par affinités « électives », âge,
culture, etc., ou par similitudes évolutives, syndromiques ou thérapeutiques,
empêche toute possibilité de progrès dans la dialectique des identifications
et des transferts mythiques que le malade établit avec le milieu. Dès lors, le
« milieu » ne peut pas être « manœuvré » comme « institution » de cure. Au
contraire, le quartier ou le milieu « fixe » le malade à des niveaux le plus
souvent pathologiques.
6) Tout travail thérapeutique, psychiatrique, comporte la nécessité d’un
travail médical en équipe… Il faut être deux ou trois médecins au moins
collaborant intimement dans le même « milieu de vie » pour permettre le
jeu dialectique de la plupart des évolutions vers la guérison. Un seul
médecin ne permet pas la solution rapide de la plupart des conflits œdipiens
ou préœdipiens que projettent ou incarnent les malades au cours de leurs
maladies.
7) Toutes les activités – de l’hôpital – doivent permettre au malade de
garder, voire de pousser, sa « conscience de maladie » au maximum.
Démystifiant progressivement les conceptions « approximatives » qu’il se
fait de l’événement morbide et de soi-même, l’hôpital psychiatrique doit
être une institution désaliénante.

Notes
1. Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de
langue française (51e session, Pau, 20-26 juillet 1953), op. cit., p. 545-552.
2. [Les doutes quant aux thérapies d’anéantissement se fondent souvent, selon Tosquelles et Fanon,
sur une vision fixiste de la personnalité. Ils proposent d’incorporer ces techniques à une pratique
psychothérapeutique qui les dépasse et leur donne sens.]
Sur un essai
de réadaptation chez
une malade avec épilepsie
morphéique et troubles
de caractère grave

François Tosquelles et Frantz


Fanon (de Saint-Alban),
juillet 19531

Au cours du mois de septembre dernier, une jeune fille de vingt-


huit ans nous était transférée de l’hôpital du Vinatier, où elle était rentrée
courant août 19442. On l’avait trouvée à la gare de Perrache, désorientée ou
confuse. Le certificat d’admission consigne un choc affectif récent : père et
mère tués à côté d’elle dans un bombardement à Saint-Lô. Aurait subi
ensuite une série d’électrochocs.
Le tableau clinique est ainsi décrit : « Présente par périodes une agitation
psychique et motrice discordante, demandant à être attachée, crie, rit quand
on lui parle de la mort de ses parents, sidérations affectives par périodes,
avec désintérêt. Ne présente pas actuellement de troubles du cours de la
pensée, ni catatoniques, malade suspecte de démence précoce et ayant subi
un important traumatisme affectif. Dr GALLAVARDIN. »
Le certificat de 24 heures est ainsi rédigé : « État mélancolique avec
idées et tentatives de suicide. Comitialité ancienne. À maintenir.
Dr ROCHAIX. »
La malade a déclaré avoir eu des crises épileptiques pendant ces trois
dernières années, au rythme d’une par mois. Une sœur serait aussi
épileptique et un frère serait mort de méningite tuberculeuse.
Il nous a été fourni deux autres certificats, dont voici la teneur : « Atteinte
d’épilepsie convulsive et psychique, graves troubles du caractère et du
comportement ; instabilité ; impulsivité, phases de fureur et de dépression,
avec idées et tentatives de suicide. Cette malade, particulièrement
dangereuse, ne pourrait être transférée que maintenue d’office dans un
établissement d’aliénés soumis à la loi de 1838 ; satisfaction ne peut être
accordée à une demande de placement en cure libre. À maintenir.
Dr CHRISTY (10 mai 1952). »
« Atteinte d’épilepsie convulsive et psychique ; graves troubles du
caractère et du comportement ; instabilité ; impulsivité ; phases de fureur et
de dépression, tentatives de suicide ; réactions dangereuses.
« Peut être transférée dans n’importe quel hôpital psychiatrique ;
c’est-à-dire dans n’importe quel établissement d’aliénés soumis à la loi
de 1838, avec de particulières conditions de surveillance pendant le
transfert. Mais, à mon avis, le transfert ne sera pas de nature à améliorer
l’état mental ; la malade étant inaccessible à toute psychothérapie.
Dr CHRISTY (9 juillet 1952). »
Cette opinion pessimiste du docteur Christy était justifiée par les faits.
On comprend aisément les réticences qu’il opposait aux demandes de
transfert, proposées par son ancien élève, le docteur Despinoy, en
l’occurrence médecin à Saint-Alban. Maintenue dans le service cellulaire
du Vinatier, elle avait pratiqué de nombreuses tentatives de suicide, par
pendaison, section des vaisseaux, etc., ainsi que de nombreuses agressions
contre ses voisines, le personnel et les objets. Pendant huit ans, elle a dû
être maintenue presque en permanence en cellule, camisolée. Elle était
devenue l’objet privilégié et le sujet le plus entreprenant du libre jeu des
mythes sadico-masochistes incarnés si souvent dans nos établissements
psychiatriques. L’initiative de Despinoy allait faire subir à notre
organisation socialthérapique un test que nous craignions trop dissolvant, et
qui sans doute l’aurait été sans des circonstances fortuites, qui, à elles
seules, justifient notre communication.
Nous allons diviser notre exposé en trois parties : un bref résumé des
démarches socialthérapeutiques de la première période qui ont abouti
(comme il fallait s’y attendre) à un demi-échec, des considérations
thérapeutiques correspondant à la deuxième période, qui n’est plus un
échec. Et tout naturellement, pour finir, des conclusions que nous voudrions
très modestes.
L’engagement et l’adaptation de la malade au service ont été difficiles.
Placée dans le service des malades entrantes (loi de 1938) – un ex-quartier
d’agitées, aménagé et transformé, où il règne une ambiance extrêmement
féconde en rapports sociaux –, la malade refuse de s’alimenter le premier
soir et de prendre son « gardénal » sans que nos infirmières, averties,
réagissent. Les premiers jours, elle ne présente aucune crise convulsive, se
plaint de ne pas dormir, essaye d’obtenir un régime alimentaire d’exception
en exploitant une soi-disant néphrite ancienne, et on lui administre – à tort
croyons-nous maintenant – 30 cgr de gardénal pendant le jour, 2 gr. de
chloral et une ampoule de phénergan le soir. « Étudie la situation », dit le
rapport de la sœur chef de quartier. À l’exploration, ne présente pas de
signes neurologiques focaux, ni de maladie physique caractérisée. Son B.-
W. est négatif. Son LCR est normal : cellules : 3 ; albumine : 0,30 gr. ;
chlorure : 7 gr. ; sucre : 0,52 gr. ; benjoin : 00000.22110.00000. Orientée et
lucide. On remarque un état affectif pénible, visqueux, bradypsychique,
persévérant, inopportun, capricieux, revendicatif, boudeur, parfois ironique.
Elle témoigne avec insistance de sa bonne volonté et met ses impulsions
sur le compte de sa maladie et du manque d’habitude de vivre dans un
milieu social ordonné. « Je suis éblouie et désorientée, il me faut un certain
temps pour m’adapter, je n’étais pas bien à moi, grisée par l’émotion, écrit-
elle à une infirmière du Vinatier, ici c’est gai, aucune grossièreté, aucune
camisole ; que dirais-tu, si un beau jour, au lieu de cent agités, tu retrouvais
un effectif de seize malades et une vie familiale ? » Ce qui ne l’empêche
pas d’exploser, de jeter la boisson au milieu du dortoir ou de se lever et
faire du tapage d’une porte à l’autre pendant la nuit, casser le cas échéant
quelques carreaux. Au bout de vingt jours, après une blessure au poignet
faite avec des verres cassés, et après deux jours de grève de la faim
accompagnée parfois de cris et chants, elle s’occupe dans le lit à des
travaux de couture, nécessitant des ciseaux. Notre attitude médicale est faite
de recherches biologiques et d’explorations, se désintéressant
ostensiblement des troubles de la conduite. L’engagement et l’examen
de ceux-ci sont réservés uniquement aux séances de psychothérapie
collective, soit à l’occasion de la réunion du groupe ergothérapeutique
du quartier, soit lors des articles du journal où elle s’engage spontanément.
Peu à peu la malade devient « vivable » avec des dysthymies mineures, bien
qu’on soit obligé de déjouer souvent des tentatives d’engagement de
conflits avec d’autres malades et avec le personnel. Deux mois après, dans
une séance mémorable où ses compagnes ne lui épargnent pas les critiques,
ni leur volonté de l’aider, elle est nommée déléguée de quartier, sort
librement de celui-ci pour son travail à la cantine du club. Toutefois,
l’atmosphère générale du quartier est changée profondément par sa
présence. On vit dans une tension constante, des heurts opposent des
malades les unes aux autres, des malades à des infirmières et des infirmières
à des malades, des infirmières à d’autres infirmières. Des colères et des
jalousies éclatent, et un mois durant son essai d’adaptation à la cantine du
club échoue à la suite de « maladresses manuelles » qui provoquent une
casse d’ustensiles considérée comme excessive par la commission de la
cantine. Ce dernier épisode semble coïncider avec l’augmentation du
nombre de crises, toujours nocturnes, bien qu’on ait adjoint six comprimés
de solantyl à son traitement.
Il faut avouer que ces crises n’ont jamais pu être observées directement
par nous. L’hyperventilation et la stimulation lumineuse n’ayant jamais
provoqué de modifications significatives de son tracé électro-
encéphalographique enregistré à plusieurs reprises. Dans celui-ci,
difficilement interprétable, on observe tout au plus une dysrythmie lente de
5 c/s, sans pointes, dans la zone temporo-pariétale droite, ne répondant pas
à l’entraînement ; la réaction d’arrêt est plutôt mauvaise. De fait, la malade
présentait de plus en plus des troubles paratoniques, et une humeur
maussade entrecoupée de poussées de vivacité agressive.
C’est alors que nous décidâmes de pratiquer une cure de Bini suivie
d’insulinothérapie en passant la malade au service libre de l’hôpital. Après
vingt-cinq comas, la malade présente spontanément une série de crises
toniques arrêtées par du somnifène intraveineux. Malgré l’amélioration de
la conduite et sa meilleure adaptation au service libre, des crises nocturnes
continuent à être rapportées et le Rorschach confirme la structure comitiale
de ses troubles caractérologiques ; nous songeâmes à la possibilité d’une
épilepsie morphéique. On substitua peu à peu aux anticonvulsivants
l’ortédrine (cinq comprimés).
Cette malade habituée depuis de longues années à des anticonvulsivants
et à des hypnotiques, et qui ne dormait presque pas, commença à dormir dès
que toute la médication sédative lui fut supprimée. C’est ainsi maintenant
qu’elle doit être réveillée trois fois au cours de la nuit pour prendre son
ortédrine. Elle s’endort ensuite sans difficulté et les troubles du caractère
disparaissent. Elle présente peut-être encore occasionnellement des
absences nocturnes (?) puisqu’on s’aperçoit parfois qu’elle s’est mouillée la
nuit sans s’en apercevoir. Elle s’occupe à l’atelier du service libre, et à la
cantine du club sans trop de difficultés et aide consciemment ses camarades.
L’étude comparée de tests pratiqués à diverses périodes a quelque intérêt.
Nous n’avons pas ici la place de les développer longuement. Citons par
exemple ces faits : Rorschach pratiqué le 16 septembre 1952 : 2 h 20 pour
vingt-quatre réponses. Rorschach du 24 février 1953 : 1 h 10 pour vingt
réponses. Rorschach du 4 mai 1953 : 40 minutes.

Inversions progressives du type de succession dans les trois tests.


Exemple :
Le Szondi cependant continue à montrer des variations nombreuses. Les
réactions ouvertes, notamment en ce qui concerne le vecteur paroxysmal,
sont présentes et tout au plus se substituent au choix négatif du début.
L’anxiété diffuse et l’accumulation affective avec difficultés de leur
manifestation indiquées par le choix négatif disparaissent au prix d’une
libération agressive, pour ainsi dire plus socialisée. Par contre, les choix les
plus récents de la malade montrent la persistance d’une forte tension ou
charge positive dans le couple du vecteur du contact. La dépendance orale
reste toujours très élevée, tandis que le facteur D (anal), jadis positif et
chargé, devient ambivalent.
Pour conclure, nous voudrions, à la lumière de ce cas curieux, attirer
seulement l’attention sur deux problèmes.
1) Le transfert d’un certain nombre de malades doit être envisagé, dans
une politique thérapeutique, sur le même plan que les changements de
quartier. Parchappe insistait beaucoup à ce sujet. Il faut se rappeler aussi
que certaines « persistances mentales morbides » et des « psychoses de
façade » sont maintenues par la « persistance » du milieu. Gruhle avait
montré, par exemple, comment certains délires paranoïaques ou même
paranoïdes, stabilisés et sthéniques, cédaient pratiquement, s’encapsulaient
ou devenaient du « passé révolu » lorsque le malade transféré pouvait
considérer la période aiguë de sa maladie comme un malheur ancien.
2) Le dossier des troubles caractérologiques, perpétués par l’usage des
hypnotiques, contre l’action dépressive et confusionnelle desquels la
malade lutte, doit être rouvert. Et nous sommes en droit de nous demander
si l’état de cette malade n’a pas été aggravé par l’emploi des barbituriques,
bien qu’il ne nous échappe pas que la malade peut essayer de convertir le
traitement stimulant actuel en substitutif toxicomaniaque nouveau.

Notes
1. Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de
langue française (51e session, Pau, 20-26 juillet 1953), op. cit., p. 363-368.
2. [Il s’agit ici d’un cas grave de trauma entraînant une maladie psychiatrique. Les thérapies de
choc (Bini et insuline) servent ici aussi de préliminaire au traitement. Tosquelles et Fanon soulignent,
avec prudence, que le milieu thérapeutique semble crucial, même dans un tel cas. Ils notent que
l’usage antérieur d’hypnotiques a aggravé la maladie. À cette époque, la pharmacie ne leur semble
donc pas d’utilité thérapeutique par elle-même.]
Note sur les techniques
de cures de sommeil avec
conditionnement
et contrôle électro-
encéphalographique

Maurice Despinoy, Frantz


Fanon, Walter Zenner(de
Saint-Alban), juillet 19531

Les cures de sommeil suscitent un nouvel intérêt depuis les


publications des auteurs soviétiques. Mais ce que ceux-ci apportaient de
nouveau, dans cette thérapeutique qui fit l’objet de tant de recherches avant
l’avènement de l’insuline, semble être négligé par la majorité des auteurs.
Les difficultés rencontrées pour créer un conditionnement les découragent
d’autant plus aisément qu’ils doutent de l’efficacité des méthodes
préconisées. L’événement que représente l’introduction, en thérapeutique,
d’un remarquable potentialisateur des anesthésiques semble contribuer à cet
abandon de la partie la plus originale des travaux russes. On lit couramment
dans les publications récentes que le conditionnement, et même
l’insonorisation sont rendus superflus par l’emploi du 4560 RP2.
Notre étude avait pour but de mettre au point une technique des cures de
sommeil permettant le conditionnement, et d’établir si une telle technique
permet une réduction des médicaments somnifères. Nous avons pratiqué
des cures de sommeil en 1951 et 1952, à l’hôpital de Saint-Alban, dans
deux chambres, dont l’une pouvait être occupée par deux sujets. L’excitant
conditionnel était lumineux et sonore, synchrone, un moulin à eau faisait
éclairer à intervalles réguliers une lampe de faible intensité placée au-
dessus de la tête du malade, et déclenchait un métronome électrique. Le
rythme habituel était de 70 par minute. L’isolement des bruits était
recherché par une cloison supplémentaire séparant les pièces du reste du
service, et par des tentures. Les médicaments employés étaient : un
mélange, du type Cloeta, administré en lavements, le somnifène
intramusculaire, les potions de bromure-chloral, l’eunoctal, puis les
mélanges de 4560 et dolosal associés ou non aux précédents.
Nous avons admis que la création de réflexes conditionnés de sommeil
nécessitait la coïncidence, d’une part, de l’endormissement provoqué par les
médicaments, d’autre part, du déclenchement du système sonore et
lumineux. Une difficulté importante est d’éviter la situation de réveil tandis
que l’excitant conditionnel est en activité pendant le début de la cure tant
que le réflexe n’est pas établi. Dans cette condition, en effet, le stimulus
induit perd toute efficacité.
Or, il n’est pas facile de déterminer le moment précis où un sujet est
réveillé. La technique, admise jadis par les auteurs allemands, consistait à
se placer à une certaine distance du malade en l’appelant par son nom à mi-
voix ; elle entraîne le risque d’abréger le sommeil et ne donne qu’une idée
imparfaite du degré de sommeil. La lecture d’un article de [Charles Horace]
Mayo sur le réglage automatique des anesthésies générales par un électro-
encéphalographe nous fit penser qu’il était possible de contrôler à distance
l’état de sommeil de nos sujets.
La mise au point d’un dispositif satisfaisant nécessita beaucoup de
tâtonnements. Nous fûmes obligés d’adopter le dispositif d’aiguilles très
fines intradermiques pour les électrodes, une prise centrale amovible était
connectée avec les fils suspendus au-dessus de la tête du malade. Les
aiguilles furent bien supportées, mais leur position devait souvent être
rectifiée au cours des réveils. L’appareil était placé dans une pièce voisine,
les fils traversant une cloison. Les tracés étaient pris à intervalles réguliers.
Bien que les caractéristiques électro-encéphalographiques du réveil soient
moins stables que celles de l’endormissement, il est facile, en prenant un
tracé environ trois minutes, d’apprécier la profondeur du sommeil. Nous ne
détaillerons pas ici l’enseignement apporté par ces tracés, indiquons
cependant que cette méthode a l’avantage de déterminer à chaque instant les
limites de l’intoxication. Elle montre qu’après plusieurs jours de traitement,
il persiste des ondes lentes pendant le réveil dans tous les cas où les doses
employées sont trop fortes. Grâce à ce dispositif, nous avons pu déterminer
le moment où doit intervenir le réveil provoqué ou le médicament
somnifère.
Résultats. – Nous n’insisterons pas sur les résultats thérapeutiques
proprement dits, nous avons retrouvé l’action euphorisante autrefois
signalée, les préoccupations délirantes s’atténuent, les hébéphréno-
catatoniques ne sont pratiquement pas améliorés, l’agitation des psychoses
aiguës paraît pouvoir être influencée favorablement, les résultats sont
inconstants dans les névroses. D’une façon générale, nous avons cru
remarquer que les cures de sommeil constituaient un bon « mordançage »
préparant d’autres thérapeutiques.
Du fait du grand nombre de produits employés, les vingt cures de
sommeil utilisables que nous avons pratiquées ne nous permettent pas
d’établir d’une façon certaine des comparaisons d’efficacité
quantitativement exactes. Nous pouvons dire cependant que l’emploi
du 4560 permet de réduire considérablement les quantités de médicaments
employés. Il permet surtout, par l’adjonction de dolosal, de porter à six
heures la durée d’un sommeil complet après introduction médicamenteuse,
alors que cette durée n’était auparavant que de quatre heures environ.
Bien que nous ayons rarement employé ce procédé, le goutte-à-goutte
permanent, intraveineux lent de sérum permettant l’adjonction « à la
demande » selon les tracés électro-encéphalographiques de potentialisateur
ou d’eunoctal nous paraît être le meilleur. Les lavements anesthésiques sont
souvent cause d’« incidents » préjudiciables au conditionnement, et les
dangers d’intoxication par le somnifère avaient déjà été signalés. Indiquons
l’inconvénient qui résulte de l’incompatibilité par précipitation du mélange
4560-barbituriques. Quelques réactions fébriles à la suite de l’emploi du
potentialisateur ont été constatées avec une fréquence un peu plus grande
que dans d’autres cas.
Les facteurs les plus importants déterminant la quantité de somnifères à
employer sont le nombre de réveils provoqués, l’isolement des excitations
parasites. Il nous est apparu inexact d’estimer que le potentialisateur permet
de négliger les facteurs du milieu environnant. Le nombre des réveils
spontanés croît, avec le 4560 comme avec n’importe quel somnifère, quand
des bruits extérieurs troublent le sujet.
Il ne faut pas multiplier le nombre de réveils provoqués dans le but
d’accélérer le conditionnement, deux réveils par 24 heures sont un
maximum.
La création du réflexe conditionné de sommeil nous est apparue très
fragile, des réveils spontanés sans arrêt des systèmes rythmiques suffisent à
le faire disparaître. Une technique parfaite est indispensable si on veut
bénéficier de l’acquisition de ce réflexe. Dans l’état actuel de nos
recherches, nous ne sommes pas encore arrivés à un résultat tout à fait
satisfaisant, la différence entre une cure de sommeil en milieu bien isolé et
une cure avec conditionnement est faible, on la constate seulement vers le
sixième jour de la cure par le fait que les doses nécessaires ne subissent pas
le même accroissement. (Il vaut certainement mieux pratiquer une cure sans
excitant conditionnel, mais avec de très bonnes conditions d’isolement,
qu’une cure conditionnée d’une façon approximative.) La technique de
contrôle électro-encéphalographique doit permettre de codifier exactement
les cures de sommeil avec réflexe conditionné. C’est alors seulement qu’il
sera possible de porter un jugement de valeur sur cette technique nouvelle.
Dans l’état actuel des choses, nous n’étudions pas l’effet thérapeutique du
sommeil, mais celui des produits somnifères employés.

Notes
1. Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de
langue française (51e session, Pau, 20-26 juillet 1953), op. cit., p. 617-620.
2. [Il s’agit de la chlorpromazine, molécule synthétisée à la fin 1950 par Rhône-Poulenc sous cette
appellation « 4560 RP », utilisée initialement comme antihistaminique puis comme anesthésique par
Henri Laborit et qui fut bientôt expérimentée en milieu psychiatrique : les premiers travaux conduits
à l’initiative de Laborit au Val-de-Grâce essayèrent la molécule en association avec la cure de
sommeil (c’est très probablement à ces travaux que cette communication fait allusion). Les
psychiatres du Val-de-Grâce, Pierre Deniker et Jean Delay, observèrent en 1952 les spectaculaires
effets « neuroleptiques » de cette molécule pour traiter certaines psychoses (comme la
schizophrénie).]
Notre Journal

Frantz Fanon, éditoriaux


de l’hebdomadaireintérieur
de l’hôpital psychiatrique
de Blida-Joinville,décembre
1953-décembre 19561

Introduction : du côté de chez Fanon


Amina Azza Bekkat, avril 2015

Lorsque l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville fut créé en 1933, il se


situait en marge de la ville, comme le voulait la coutume de l’époque qui
éloignait les malades des centres urbains pour qu’ils ne perturbent pas
l’ordre social. Vaste ensemble entouré de champs et de prairies, il offrait,
croyait-on, les mesures nécessaires de sécurité. Aujourd’hui, plus de quatre-
vingts ans après, la ville s’est étendue en des ramifications parfois
incontrôlées. Partout, le nom de Fanon est présent. Sur les commerces, au
fronton du bus et bien sûr à l’entrée de l’hôpital qui porte désormais son
nom, où des photos de lui maintiennent encore vivace son souvenir.
Lorsqu’il arrive en ce lieu en novembre 1953, jeune médecin fraîchement
diplômé, plein d’ardeur et d’enthousiasme, il entreprend de réformer, selon
l’enseignement « désaliéniste » de l’asile de Saint-Alban et du professeur
Tosquelles, l’approche de la maladie psychiatrique. La cinquième division,
qu’il crée et qui lui est confiée, est constituée de trois pavillons d’hommes
musulmans et d’un pavillon de femmes européennes 2 . Le projet de Fanon
est de mettre à la portée des patients toutes les activités créatrices,
culturelles et manuelles qui doivent leur permettre de redevenir des
humains aux aspirations personnelles. La socialisation est une approche
importante. Dans ce but, Fanon va créer des ateliers de vannerie, de
poterie, célébrer les fêtes religieuses, musulmanes ou chrétiennes, organiser
un ciné-club, des rencontres sportives, des excursions et, surtout, permettre
à tous de s’exprimer dans une petite publication hebdomadaire appelée
Notre Journal lancée dès décembre 1953 – « journal de bord » comme il la
définit lui-même –, qui marque l’évolution et les progrès dans la prise en
charge des malades et qui met « de la vie sur le bateau ».
C’est surtout dans les premières livraisons que Fanon donne les lignes
directrices de ce journal : « Écrire, c’est communiquer avec les autres,
même absents » (no 1). La première remarque, c’est la simplicité de la
langue employée. Fanon, connu pour la richesse de son style affûté aux
blessures ancestrales, s’exprime ici de façon sommaire pour être mieux
compris. Il donne dans les numéros suivants quelques directives pour mieux
appliquer sa méthode : appeler les malades par leur nom (no 2), organiser
un emploi du temps pour rompre l’indifférence et l’inertie (15 avril 1954),
empêcher l’infirmier de devenir un élément perturbateur (22 avril 1954),
appliquer la règle des trois fois huit, travail, distraction, repos (6 mai
1954), maintenir les relations des malades avec l’extérieur, nécessité
d’écrire (27 mai 1954), vivre pleinement en célébrant les fêtes religieuses
(3 juin 1954), permettre les distractions (10 juin 1954)… Le numéro du
24 juin demande une attention particulière, car le premier texte est celui
d’un malade musulman, Ahmed Noui, qui s’étonne que les rôles du
Bourgeois gentilhomme aient tous été joués par des femmes. Et il pose une
question essentielle : pourquoi donc anormaliser les choses par cette
dissociation, pourquoi donc toujours cet écart ? Le docteur Fanon prend le
soin de répondre à Ahmed Noui en lui donnant raison, mais en expliquant
cette situation par l’absence d’une salle de spectacle assez grande pour
réunir tout le monde, femmes et hommes.
Par la suite, on apprend qu’un café maure a été inauguré, le 1er juillet
1954. Fanon en parle le 15 juillet en insistant sur son importance. Il
reprend la parole pour le no 35 du 19 août 1954 avec une manchette
significative : « Pour un journal vivant. » L’accent est mis sur la nécessité
pour les pensionnaires de s’exprimer clairement et de « penser avec des
idées mesurées » pour mieux être compris – il est vrai que certaines
déclarations étaient un peu exaltées. L’éditorial du no 42 signé Fanon
s’inquiète que le journal n’ait pas plus d’écho et qu’il ne rencontre parfois
que cette indifférence que l’on a cherché à combattre.
La présentation du journal s’améliore à partir d’août 1954 (no 35) :
comme dans le premier numéro de décembre 1953 (imprimé, alors que les
suivants étaient simplement ronéotypés), l’en-tête est écrit en français et en
arabe, et un dessin représentant une mosquée – symbole local sans
connotation religieuse, comme l’explique le docteur – l’orne désormais. La
publication s’étoffe, passant d’une feuille à deux, mais les textes de Fanon
se feront désormais plus rares. À partir du no 49, Fanon fait état de
rapports rédigés à la demande de l’OMS et s’inquiète des coûts, gaspillage
et achats inutiles. Le 30 décembre 1954, il précise encore que l’acte
d’écrire est déjà un acte supérieur. Celui de lire aussi.
On sait que, durant tout son passage à Blida, Fanon eut à cœur de
former les infirmiers. En témoignent les cahiers laissés par ceux-ci qui,
d’une main appliquée, ont pris note des cours du docteur. On trouvera ainsi
dans Notre Journal du 4 août 1955 des extraits d’un manuel de psychiatrie
(Paul Bernard), les cours semblant s’introduire dans le journal. De la
même façon, toujours en direction des infirmiers et pour mieux contrôler
leur comportement, Fanon admet que les punitions peuvent être utiles
(no 48). Mais dans l’éditorial du 13 décembre 1956 (no 51), il corrige ce
jugement. Pour ne pas que les malades transformés en « enfants
pensionnaires » tremblent devant des « infirmiers parents », comportements
qui réapparaissent de temps en temps malgré l’évolution de la psychiatrie,
Fanon met en garde : « Chaque fois que nous abandonnons notre métier,
chaque fois que nous abandonnons notre attitude de compréhension pour
adopter une attitude de punition, nous nous trompons. » Cette position sera
à nouveau énoncée et explicitée dans l’éditorial du 20 décembre 1956 et
Fanon demande alors que la rédaction de la réglementation disciplinaire
soit abandonnée une fois pour toutes. C’est sa dernière intervention.
Tous les éditoriaux rédigés par Fanon organisent et mettent en scène un
projet d’hôpital conforme aux enseignements reçus à Saint-Alban. Les
malades prennent le relais et s’expriment, surtout les femmes de la
cinquième section. Certains noms reviennent fréquemment, comme celui de
Cécile Nouad, qui exprime souvent son bonheur et écrit même des poèmes.
Des noms d’hommes musulmans apparaissent dans les derniers numéros,
surtout lorsqu’il s’agit de sport, de football ou de concours de boules.
On ne peut manquer de noter un changement dans les tout derniers
éditoriaux du docteur Fanon, surtout en décembre 1956. Alors que dans les
textes des années précédentes, il s’adressait aussi bien aux malades qu’au
personnel soignant, les trois derniers vont être centrés sur les infirmiers et
leur formation, comme si Fanon passait désormais le relais. En mars 1955,
selon le témoignage de Pierre Chaulet (colloque Fanon, Alger,
juillet 2009), des responsables algériens, dont Chaulet lui-même,
rencontrent le jeune psychiatre qui s’engage dès lors dans la révolution
algérienne. Cette activité parallèle, à laquelle il se consacre avec la
passion qui le caractérise, explique sans doute le ton un peu plus distant
que l’on remarque dans ses derniers textes. En décembre 1956, Fanon
écrivit une lettre de démission au ministre Robert Lacoste, refusant de
participer plus longtemps à l’entreprise de « déshumanisation » menée par
la France en Algérie. Il reçut son arrêté d’expulsion la première semaine de
janvier.

24 décembre 1953, no 1. Mémoire et journal.


Lors de la dernière réunion de pavillon à De Clérambault, on a décidé de
publier un journal. Aussi s’est-on demandé comment on allait l’appeler ; la
question fut posée et vraiment personne ne voyait. Pourtant, au bout d’un
moment, timidement, quelques titres furent proposés. Je me souviens de
l’un d’eux : c’est Journal de bord 3, je voudrais m’attarder un peu sur ce
titre et essayer de montrer l’importance d’un journal.
Sur un navire, il est banal de dire qu’on est entre ciel et eau ; qu’on est
coupé du monde ; qu’on est seul. Justement, le journal lutte contre le
laisser-aller possible, contre cette solitude. Tous les jours paraît une feuille
souvent mal imprimée, sans photos et sans goût. Mais tous les jours, cette
feuille met de la vie sur le bateau. On apprend les nouvelles du « bord » :
distractions, cinéma, concerts, prochaines escales. On apprend aussi, bien
sûr, les nouvelles de la terre. Le navire, bien qu’isolé, garde le contact avec
l’extérieur, c’est-à-dire avec le monde. Pourquoi ? Parce que dans deux ou
trois jours, les passagers retrouveront leurs parents, leurs amis, leurs
maisons.
Remarquez que tout voyageur a un journal. Le touriste envoie à ses amis
des cartes ou de longues lettres où il raconte toutes ses rencontres. Raconter
quelque chose est une discipline très difficile à acquérir. Je me rappelle un
petit garçon de huit ans qui n’arrivait jamais à raconter Le Petit Chaperon
rouge correctement : il mettait les parties de l’histoire n’importe comment.
Écrire est certainement la plus belle découverte, car cela permet à
l’homme de se souvenir, d’exposer dans l’ordre ce qui s’est passé et surtout
de communiquer avec les autres, même absents.
7 janvier 19544, no 3. Mémoire et action.
Il y a quelques jours, je me suis attiré une réponse très brutale. Je
demandais la date à un malade de Reynaud5. « Comment voulez-vous que je
connaisse la date ? Le matin, on me dit levez-vous. Mangez. Allez dans la
cour. Le midi, on me dit mangez. Allez dans la cour et après couchez-vous.
Personne ne me dit la date. Comment voulez-vous que je sache quel jour on
est ? »
Évidemment, ce malade avait raison. Au Moyen Âge, un crieur public
était spécialement payé pour annoncer les jours et les heures. C’était très
pratique. Dans les temps modernes, il y a les calendriers. Mais on ne sait
pas où mettre un calendrier dans un pavillon. Et puis, où prendre ce
calendrier ? C’est un problème fort difficile à résoudre.
Mme Mina par exemple doit organiser une séance récréative le 7 janvier.
Elle devra donc établir un programme de travail. Il faut qu’elle sache qu’il
lui reste peu de jours. Elle doit prendre ses compagnes et travailler avec
elles. Le 7 janvier, pour l’équipe de Mme Mina, est une date importante.
Toute l’équipe de Mme Mina travaille pour le 7 janvier. Mais le reste du
pavillon attend le 7 janvier. Car le pavillon entier veut se divertir.
De même, Mlle Donnadieu prépare une séance récréative pour le
21 janvier. Pour Mlle Donnadieu, c’est une date très importante. Elle et son
équipe auront beaucoup à faire. Comme me disait une malade à qui je
demandais si la chorale marchait : « Docteur, entre les répétitions, les
promenades et l’atelier, on a à peine le temps de manger. »
« Demain, c’est la séance de Noël. » « Dimanche prochain, on ira sur la
route de Médéa. » « Hier, j’ai écrit un article pour le journal. » « Lundi
prochain, au cours de la réunion, je veux vous poser une question,
docteur. » De telles phrases montrent justement qu’il est possible de vivre
dans le temps. Les jours ne se ressemblent pas, car chaque jour réclame une
action nouvelle. Le calendrier est un programme d’action. Retrouver le
calendrier, c’est-à-dire le temps, c’est retrouver un programme de travail.
Le malade de Reynaud a raison. Qui a tort ? Personne. Tout le monde.
Moi, M. Gil, M. Dussauge. Et puis peut-être, si l’on cherche bien, un ou
deux « servants de salle ». Tout le monde quoi ! De Clérambault nous
donne une leçon, il faut l’examiner sans gentillesse mais aussi sans
prévention.
21 janvier 1954, no 5. Hospitalisation ou casiers 6 ?
Hier vendredi, De Clérambault a eu la visite de M. Lempereur,
l’économe de l’hôpital, accompagné de M. Nedjimi, chef de travaux, et de
M. Rabet, chef maçon. Cette visite était motivée car De Clérambault seul,
nous a-t-on dit, n’avait pas subi d’amélioration depuis la création.
Après une première inspection, Mme [illisible] exposa les nécessités du
service : 1) un casier par malade ; 2) un casier par infirmière ; 3) un coin où
Mme [illisible], chef de quartier, pourrait écrire. J’étais présent. Nous avons
donc cherché partout. Après deux heures de recherche, nous fûmes bien
obligés de reconnaître que ces trois exigences ne pourraient pas être
satisfaites.
M. Lempereur, à l’énoncé du premier point, nous demande très gentiment
si les tables de nuit n’étaient pas suffisantes. C’est alors qu’il s’aperçut qu’il
n’y en avait pas. C’est de lui que je tiens le titre de cet article. « Vos
malades ne peuvent pas s’installer. Elles doivent avoir l’impression d’être
en transit. » Et cela est rigoureusement exact. J’irai même plus loin : je
dirais que les malades ont l’impression de n’être nulle part.
Un établissement où l’on conteste leur qualité d’épouse et de mère. On la
leur conteste puisqu’on ignore volontairement leur mariage. Un
établissement où elles n’ont rien à elles. Pas même leur visage, puisqu’il
n’existe pas de miroir à De Clérambault. Les malades sont obligées de
traîner de petits sacs contenant : peignes édentés, croûtons de pain,
mouchoirs déchirés, bonbons laissés par le dernier visiteur ! Ces sacs sont
l’objet de la convoitise des autres. Non pas une convoitise banale : « J’ai
envie de ton peigne. » D’où, lors des tentatives d’effraction visuelle, des
réactions maculaires, des décharges motrices, des comportements globaux
explosifs que nos infirmiers appelleront si naïvement : agitation.
Mais aucune modification ne pourra faire du pavillon un endroit
agréable. Chaque coin est utilisé. Et les lits sont les uns sur les autres. Les
malades aussi naturellement. La vérité est que De Clérambault était prévu
pour quatre-vingt-dix lits. Nous en avons cent soixante-huit7.
1er avril 1954, no 15.
Une circulaire ministérielle demandait que dans les hôpitaux
psychiatriques soit abandonnée l’attitude qui consistait à appeler par leur
nom de jeune fille les femmes hospitalisées. En matière d’innovation, cette
circulaire précisait qu’il était bon de permettre aux malades de conserver
leurs vêtements personnels et leur alliance. Apparemment, ces petites
modifications n’ont pas grande valeur, mais il faut toujours se souvenir que
la maladie mentale se manifeste souvent par une altération de la notion du
JE. Appeler une femme mariée, mère de deux ou trois enfants, par son nom
de jeune fille, c’est l’obliger à refaire un pas en arrière. Je me rappelle le
trouble que causait à un de mes amis, qui dans la Résistance avait un nom
de guerre, le fait en 1949 de se voir appelé de nouveau par ce nom. C’est
que, depuis la fin de la guerre, il avait repris une autre personnalité, avec
d’autres réactions, d’autres pensées et d’autres soucis. En 1950, il n’était
plus un résistant, il avait repris son nom officiel, sa vie normale dans un
pays redevenu normal.
À chaque grande secousse de sa vie, l’homme a besoin de retrouver ses
dimensions, il a besoin d’assurer ses positions. Nous ne devons pas
collaborer à la destruction de ces positions. Combien de fois ai-je senti le
travail de formation qu’il y avait à faire dans certains hôpitaux. Quelquefois
le personnel, non content d’appeler les malades par leur nom de jeune fille,
les appelle par leur prénom ou par un sobriquet. Il y en a qui n’hésitent pas,
exemple : cette infirmière qui appelait « Jeanne d’Arc » une malade
hallucinée.

8 avril 1954, no 16.


Les générations qui suivront se demanderont avec intérêt quel motif nous
a incités à construire des hôpitaux psychiatriques en dehors de tout centre.
Plusieurs malades m’ont déjà posé la question : « Docteur, entendrons-nous
les cloches de Pâques ? – Je ne sais. » Je n’ai pas voulu répondre, car je me
sentais, bien que nouveau dans cet hôpital, responsable du fait que, dans cet
hôpital, il ne nous est pas possible d’entendre les cloches.
Quelles que soient les attitudes religieuses que l’on adopte, la vie
quotidienne est rythmée par un certain nombre de bruits et les cloches de
l’église représentent un élément important de cette symphonie. Il y a en
France une poésie de l’angélus que le paysan attaché à la terre vit d’une
manière très profonde. Il est très probable qu’en Algérie, dans les petites
agglomérations, existe aussi cette mélodie sonore.
Pâques arrive, et les cloches ne mourront pas pour renaître, car elles
n’ont jamais existé à l’hôpital psychiatrique de Blida. L’hôpital
psychiatrique de Blida continuera à vivre dans le silence. Un silence sans
cloches.

15 avril 1954, no 17.


Dans un des premiers articles que j’écrivais, je faisais allusion à ces
malades qui, une fois hospitalisés, dressent entre le monde extérieur et eux
un écran très opaque derrière lequel ils s’immobilisent. Ces malades
s’abandonnent, se laissent gagner par l’inertie. Certains en arrivent même à
ne plus savoir se tenir debout, ce sont eux que l’on aperçoit dans ce qu’on
appelle les « cours d’asile », accroupis, couchés, assis.
Je disais aussi que ce laisser-aller se manifestait souvent par un oubli
total de sa vie antérieure, une indifférence vis-à-vis du temps. Ces malades
ne s’intéressent plus de savoir si l’on est [en] janvier ou [en] décembre, [au]
début ou [à] la fin du mois, jeudi ou dimanche. C’est pourquoi je propose
comme but premier d’une organisation psychiatrique la nécessité de faire
émerger, sur ce fond d’inertie et d’indifférence, des tâches, des occupations,
des emplois du temps, depuis l’intégration d’un malade dans la « corvée »
qui aide l’infirmier à [faire] entrer la soupe jusqu’à la participation active
aux séances récréatives du pavillon, en passant par les promenades
extérieures à l’hôpital.
Cet idéal est très difficilement réalisable, car deux forces s’y opposent :
le personnel infirmier et les malades. Nous envisagerons chacune de ces
deux forces dans les numéros à venir.
22 avril 1954, no 18.
Il y a, à De Clérambault, une malade qui avait l’habitude de sortir tous
les après-midi [pour] se promener dans le parc avec un groupe d’autres
malades. Un jour, cette malade eut une crise en cours de promenade. Les
médecins ont modifié son traitement afin que les crises deviennent moins
fréquentes, mais une indication se posait : on devait attendre quelques jours
avant de lui permettre de sortir et, pour cela, le médecin avait conseillé aux
infirmières de ne pas faire sortir la malade en promenade. Or le lendemain,
quelle fut la surprise du médecin en se voyant prendre littéralement à partie
par la malade : « Effectivement, vous avez donné ordre que je ne sorte pas,
vous avez laissé les consignes aux infirmières et vous avez dit :
“Empêchez-la de sortir”. »
Autrement dit, une indication qui au départ était médicale devient par
erreur une interdiction policière. La vérité est qu’il est plus facile de dire
globalement « C’est un ordre du docteur » que de faire deux efforts :
1) celui de comprendre l’intérêt médical de telles prescriptions ; 2) celui
d’expliquer au malade la raison d’une mesure transitoire.
Au lieu donc que l’infirmier soit ce qu’il devrait être – l’élément
équilibrant qui permette au malade de ne plus être en face de forces
insurmontables ou d’interdictions incompréhensibles –, loin que l’infirmier
devienne le filtre qui permette au malade d’expulser de son esprit les
fragments insolites apparus au cours de sa maladie, loin donc que
l’infirmier devienne le collaborateur immédiat et indispensable du médecin,
il devient au contraire, par le truchement de ses erreurs, un élément
perturb[ant] que le médecin aura à combattre, chaque jour. Faire corps avec
le médecin pour que les malades trouvent dans le service cette atmosphère
équilibrée et homogène devient une des tâches les plus fondamentales du
personnel infirmier.

27 mai 19548, no 23. Relations des malades avec l’extérieur.


On ne dira jamais assez l’impression pénible que ressentent les malades
de se sentir du jour au lendemain privés de leur foyer, de leurs parents, de
leurs amis et hospitalisés dans un établissement distant quelquefois de
quatre à cinq cents kilomètres de leur domicile habituel. Lorsque
l’hospitalisation est reconnue comme indispensable en référence à l’état de
santé du malade, la chose n’est pas bien grave. Mais quelquefois, le malade
a l’impression véritable qu’il est interné et on sait que ce mot, dans l’esprit
des gens, est synonyme d’emprisonnement.
C’est pourquoi l’attitude du personnel doit être telle que le malade
abandonne le plus rapidement possible cette impression de méfiance vis-à-
vis de l’établissement hospitalier. Le malade ne doit pas ressentir
l’hospitalisation comme un emprisonnement, mais comme la seule
possibilité qu’il a de recevoir le maximum de soins dans un minimum de
temps ; et pendant tout le temps que dure l’hospitalisation, nous devons
nous efforcer de maintenir intacts les liens qui unissent le malade avec
l’extérieur. Nous devons insister pour que les malades écrivent le plus
souvent possible à leur famille, à leurs amis. Nous devons insister pour que
les malades soient visités le plus souvent possible.
Il faut garder au malade sa place dans la société, dans sa famille. C’est
pourquoi il lui faut des attitudes sociales : écrire, prendre des nouvelles,
raconter est l’une des activités sociales les plus importantes. Il faut veiller à
ce que le malade qui entre ne se désocialise pas. C’est pourquoi
l’atmosphère encombrée d’un service hospitalier est préjudiciable à cette
rééducation de la personnalité. Il faut si possible que chaque malade écrive
au moins une fois par semaine.

3 juin 1954, no 24.


Il y a une perpétuelle tentation dans les communautés humaines et il faut
savoir opposer à cette perpétuelle tentation une perpétuelle attitude de refus.
Il y a eu la fête du ramadan et puis il y a eu la fin du ramadan.
Normalement, cette fin du ramadan est célébrée avec allégresse,
enthousiasme. Or, véritablement dans cet hôpital, comme l’on dit
vulgairement, « le coup n’a pas été marqué ».
Il y a une expression que j’ai toujours appréciée, c’est l’expression
« prise en charge ». Prendre en charge quelqu’un, ce n’est pas seulement lui
donner la possibilité de ne pas mourir, c’est lui donner surtout la possibilité
de vivre. Or, pour un musulman, vivre veut dire aussi avoir la possibilité de
célébrer la fin du ramadan. Chaque année, cela se faisait paraît-il ; cette
année, rien n’a été fait. Puissions-nous assister, à la prochaine fête
musulmane, à un véritable feu d’artifice de réjouissances !

10 juin 1954, no 25. Fêtes et distractions.


Le service ouvert9 a offert aux malades il y a une dizaine de jours le
spectacle d’une fête très réussie. Il y avait tout dans cette fête : de l’adresse,
de l’effort, du jeu… Il y avait surtout de nombreux spectateurs, un cadre
très agréable, un silence très appréciable. Il y avait donc ce jour-là au
service ouvert une atmosphère importante, profonde, humaine. Il y avait ce
jour-là, au service ouvert, comme la preuve matérielle de ce qu’il faut faire.
Le service ouvert a donc fourni la preuve matérielle qu’une centaine de
malades de divisions différentes peuvent se retrouver comme dans une salle
de spectacle. Cette vie collective. Cette possibilité de jouer pour les uns, de
voir jouer pour les autres. Cette nécessité pour les uns de suivre le jeu, de
respecter le jeu. Cette nécessité pour les autres de jouer le jeu, de porter le
jeu à son maximum de vérité, d’équilibre, de justesse. Cette nécessité, pour
les uns et pour les autres, de rendre possibles à l’hôpital l’équilibre, la
poésie, l’ordre dans des manifestations esthétiques. Tout cela, le service
ouvert nous en a montré la possibilité, nous en a montré la richesse.
Ce qui serait bon maintenant, c’est que le service ouvert ne s’arrête pas
là, ne croie pas que la preuve peut être donnée en une fois. Ce qu’il faudrait,
c’est que dans quinze jours le service ouvert nous invite encore.

24 juin 1954, no 27.


[Lettre d’Ahmed Noui à] M. le médecin-chef, 5e division,
Hier soir, au cours d’une organisation de fête à De Clérambault, on a
joué « Un homme est un homme ». Je dis à mon tour qu’« une femme est
une femme », parce qu[e,] outre les chansons qui ont charmé l’ouïe de
l’assistance par ces douces voix féminines, il a été joué quelques scènes du
Bourgeois gentilhomme où M. Jourdain et son valet étaient représentés par
des femmes. Cela a fait que le son et l’articulation ont manqué. Il n’y a eu
non plus ni charme ni attrait.
Pourquoi donc, M. le médecin, ne fait-on pas appel au concours de
malades hommes sachant tenir un rôle quand il s’agit d’une représentation
pareille ? Pourquoi donc éloigne-t-on les hommes des femmes ? Vous
m’avez un jour reproché la méfiance, qu’appelez-vous alors cela ? Vous
allez me dire, des précautions, mais on ne laisse jamais les malades seuls.
Pourquoi donc toujours cet écart qui crée la timidité chez les uns et la peur
chez les autres ? Pourquoi donc anormaliser les choses par cette
dissociation alors qu’on reproche à certains malades de n’être pas
sociables ? Pourquoi pas un rapprochement qui mettrait fin à cet esprit
d’envie qui les anime, les uns pour les autres, quand ils se voient de loin et
qui fait même travailler l’esprit ?
Où est-elle donc votre société, Messieurs les médecins de l’HPB ? En
somme, elle n’existe pas. On est partisan de l’individualisme, il ne faut pas
le méconnaître. Avec votre lucidité, j’espère que tout prendra fin bientôt,
M. le médecin, pour notre division au moins.

Note du docteur. L’article de M. Noui est très important. Son auteur


signale certaines choses qu’il estime anormales dans un hôpital qui se
donne pour but l’organisation d’une vie sociale pour ses pensionnaires.
M. Noui a donc raison quand il demande pour quelle raison les malades
hommes et les malades femmes sont écartés les uns des autres. Il a raison
quand il souligne qu’il serait bon que les manifestations théâtrales donnent
davantage de possibilité aux différents pensionnaires de se rencontrer et de
ne pas faire jouer des rôles d’hommes à des femmes et inversement. Mais
l’auteur de cet article oublie ou ignore certaines choses : d’abord au service
ouvert les hommes et les femmes répètent ensemble et interprètent
ensemble des pièces de théâtre, ce qui prouve donc que contrairement à ce
que pense M. Noui, il n’y a pas de méfiance. La vérité est que nous n’avons
pas la possibilité de réunir les malades dans une salle de spectacle
commune à l’hôpital. Le jour où cette salle existera, je pense qu’il n’y aura
aucune difficulté à ce qu’hommes et femmes de l’hôpital s’y retrouvent,
mais dans l’état actuel des choses, on ne voit pas très bien comment réaliser
cet idéal. Donc, M. Noui, ne parlez pas de méfiance et ne dites pas que cette
société dont on parle n’est qu’un rêve, elle est au contraire très réelle, mais
demande à être édifiée avec calme, prudence et mesure.

15 juillet 1954, no 30. Du café maure à la vie sociale.


On a fait quelque bruit autour de cette salle encombrée de banderoles
multicolores et de tables insolites… et le bruit a cessé. C’est bien. Mais la
salle dure. Et cette durée nous enseigne de précieuses leçons.
Le café maure est une réalité sociale. En France, aux dernières
statistiques, il y avait un café pour soixante-dix-huit habitants, enfants,
femmes et vieillards compris. Cela veut dire que le café n’est pas
exceptionnel dans la vie sociale, mais qu’il règne à tous les coins de rue. Il
y a donc une nécessité du café. Le café correspond à un besoin. Un besoin
social. Le café est une institution sociale. Le café en France est fréquenté
par des femmes. Le café en France est une société. Dans le sens où l’on dit :
« Je vais en société. »
En Algérie, le café existe aussi. Les Algériens ont l’habitude d’aller au
café. Pourtant, il existe une différence essentielle avec le café européen. En
Algérie, le café est fréquenté uniquement par des hommes. C’est une
société d’hommes. C’est le salon des hommes. Les femmes se reçoivent
chez elles. Les hommes se rencontrent au café. Le café est la propriété de
ceux qui y vont. C’est-à-dire que les consommateurs se comportent au café
un peu comme chez eux.
Le café maure à Reynaud introduit à l’hôpital un embryon de vie sociale
qui devra être porté à son maximum.

22 juillet 1954, no 31.


L’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville se place à l’heure actuelle dans
les vingt hôpitaux psychiatriques où s’élaborent à l’intention de
l’hospitalisé des constellations d’activités à structure sociale. Il y a
naturellement à réaliser, comme le disait dernièrement le docteur Lacaton,
un approfondissement quotidien. Or cet approfondissement [qui] doit
l’effectuer ? Ce sont les différentes équipes de l’hôpital qui rendront
possible cet enrichissement progressif. Si le planton de l’hôpital reçoit mal
les visiteurs, peut-être bien que ces derniers n’auront plus envie de revenir.
Il ne faut jamais oublier que nous avons des malades non seulement de la
région mais quelquefois de Ghardaïa et même de Tunisie. Vous n’ignorez
pas que, pour beaucoup de gens, la maladie mentale est une maladie
chronique et que « quand on entre ici, on n’en sort plus ». Si le contact que
le visiteur a avec nous est désagréable, il en profitera pour ne plus revenir et
qui en souffrira ? Les malades, les parents. Qu’au contraire le planton soit
affable, courtois, qu’il ne soit jamais conçu comme une sentinelle mais au
contraire comme celui qui met le malade à la portée des visiteurs et voilà un
écueil de moins.
J’ai été frappé, et ceux qui ont lu l’avant-dernier numéro de Notre
Journal ont dû l’être pareillement, par la reconnaissance que gardaient au
chauffeur la plupart des malades. Toutes ont dit que le chauffeur allait à une
vitesse moyenne. Une allure d’excursion. Il y avait deux manières de
conduire : aller de l’hôpital au lieu choisi et revenir comme une corvée ;
conduire une quarantaine de pensionnaires à une allure agréable qui
permette d’apprécier et de goûter l’excursion. Le chauffeur a choisi la
seconde. Et il a bien fait. Davantage, il a fait bien.

5 août 1954, no 33.


Il est un peu question de l’Aïd-el-Kébir dans ce numéro. La semaine
prochaine, il en sera question davantage. M. le mufti de Blida a accepté
pour la circonstance de venir à 10 heures lundi rendre visite aux
pensionnaires musulmans de notre hôpital et si possible de présider une
messe à la mosquée.
Nous souhaitons que cette première confrontation de la religion officielle
musulmane et de nos malades soit le prélude à des manifestations
régulières, donc plus édifiantes. Quand on parle de mettre à la disposition
du malade une multiplicité de cadres, une [infinie] variété de tâches, il faut
faire très attention à ne point oublier de toucher la majorité des malades de
l’hôpital.
La célébration de l’Aïd-el-Kébir est une preuve que nous nous efforçons
d’en tenir compte.

19 août 1954, no 35. Pour un journal vivant.


Le samedi 31 juillet, à la commission du journal, il a été question de
choses importantes. De choses graves. La commission a eu à se prononcer
sur la valeur de textes vagues et imprécis. On s’est demandé pour quelles
raisons ces articles étaient si nuageux, si obscurs, si incompréhensibles.
L’un des auteurs, je crois, a donné la solution du problème : l’auteur sait ce
qu’il met dans son texte, cela lui suffit. Qu’importent les autres !
Qui ne voit cependant que, compris ainsi, le journal se fait complice de
ce qu’il prétend combattre ? Le journal n’a pas pour mission de rendre
publiques les fantaisies irréelles ou inactuelles de tel ou tel. Le journal
hebdomadaire intérieur doit rendre publics les efforts, les réalisations de la
communauté.
Nous à l’hôpital n’avons pas besoin de drame intérieur d’« enthousiasme
immanent ». Nous avons besoin de parler un langage simple, direct, actuel,
vrai. Nous avons besoin de penser avec une pensée réfléchie, non
fragmentée mais unie. Nous avons besoin de dialogues, précisément parce
que le dialogue nous rend présents au camarade ou à la commission. Les
monologues intérieurs nous détachent de l’entourage, nous rendent absents
au camarade et à la commission.
Le journal nous aide à penser afin de communiquer à l’ensemble de
l’hôpital nos impressions. Écrire, c’est vouloir être lu. C’est du même coup
vouloir être compris. Aussi y a-t-il dans l’acte d’écrire un effort ; le confus
et le vague sont combattus, dépassés. Il ne s’agit pas de s’enfermer dans des
rêves fumeux.
Il ne s’agit pas de s’imiter soi-même. Au contraire, le journal, par le
grand nombre de textes qui y paraît, sert de lieu de connaissance de soi-
même. Si deux pensionnaires relatent une même sortie, on verra que le ton
des deux articles change. Non parce que le style est l’homme, mais parce
que le ton change.
Le revendiquant qui a toujours quelque chose à critiquer se reconnaît, car
pour lui tout est mauvais. C’est en écrivant et en lisant ce qu’écrivent les
autres que le revendiquant s’aperçoit qu’il ne pense pas exactement comme
les autres. Alors, l’effort peut naître chez lui de penser avec des idées
mesurées.

2 septembre 1954, no 37.


Il y a quelques semaines, les malades de De Clérambault se sont réunies
et ont élu les membres de la commission de la discothèque. Cette
commission est chargée de se procurer les disques les plus demandés par les
pensionnaires et d’organiser, une fois tous les quinze jours, une audition.
Une fois que le nombre de disques sera suffisant, les membres de la
commission se rendront dans les différents pavillons et entendront les
doléances de leurs camarades. Ce sont les disques les plus demandés qui
seront passés le jour de l’audition. Ainsi le même jour pourra-t-on passer
des mélodies, des disques de danse et de la musique symphonique.
Nous demandons à ceux et à celles qui ont une formation musicale de
bien vouloir se faire connaître le jour de l’audition comme conseillers
techniques. Ce sont ces techniciens qui commenteront les disques. Dans le
même ordre d’idées à Reynaud, on souhaiterait qu’il existe aussi une
commission de la discothèque pour faire passer les disques arabes aux
malades musulmans.
Tout est bon qui facilite les rencontres, les contacts. Souhaitons que le
plus tôt possible la première audition soit organisée.

7 octobre 1954, no 42.


Au cours de la dernière commission du journal, un des délégués de la
première division a étonné un grand nombre d’entre nous. Il nous a en effet
appris que la plupart de ses camarades ignoraient l’existence du journal.
Lui-même, nous a-t-il dit, pensait que deux ou trois numéros seulement
étaient parus. En face d’une telle situation deux explications peuvent être
proposées.
1) Les pensionnaires sont indifférents aux manifestations de vie
collective : journal, soirées, excursions, cinéma doivent être interprétés
comme des éléments intempestifs, sans valeur, sans signification, sans issue
et non comme possibilité de rencontres. Et il ne faut plus s’attacher à
cimenter, à socialiser. Il faut au contraire se rendre compte que toutes ces
choses apparaissent dans une atmosphère d’indifférence totale et l’attitude
raisonnable est de les interrompre.
2) Il y aurait une seconde explication. Pour qu’un groupe provoque
l’engagement d’individus particuliers, il faut qu’il offre aux différentes
personnalités ce qu’on pourrait appeler des champs d’action. Tous ces
groupes, toutes ces commissions, permettent-ils réellement des
engagements ? Sont-ils ouverts ? Y a-t-il vraiment cette palpitation
élémentaire, primitive, banale qui est le foyer même de la civilité ? Cette
constatation amère de M. Cohen est en réalité la critique la plus sévère
qu’on puisse nous faire. Mais elle est féconde, car enfin M. Cohen est à la
commission et il a promis d’« ouvrir » Notre Journal.
14 octobre 1954, no 43.
Tout a eu un commencement. Des gens certainement bien intentionnés
mais mal renseignés, ou de courte mémoire, paraissent croire et publient
que l’organisation d’une vie sociale des malades à l’HPB date seulement de
quelques mois. Or il suffit d’un regard en arrière pour constater que :
1) L’organisation du travail date presque de la naissance de l’hôpital il y
aura bientôt vingt ans, tant à la ferme que dans les ateliers ou les ouvroirs.
Depuis plusieurs années déjà, le produit du travail de l’ouvroir est utilisé
pour l’amélioration du sort des malades, et en particulier des travailleurs,
des vieillards et des enfants.
2) L’organisation des distractions remonte déjà à plusieurs années. Tous
les pavillons ont été pourvus de postes de TSF. Le cinéma a lieu chaque
semaine. La bibliothèque prête des livres à tous les malades. Des fêtes
étaient organisées plusieurs fois dans l’année. Des terrains de sport avaient
été créés.
3) Les contacts avec l’extérieur n’avaient pas été négligés : de nombreux
malades sortaient en ville avec leurs familles, des infirmiers et même seuls.
Un groupe de femmes a suivi régulièrement des séances de ciné-club à
Blida. Des hommes allaient régulièrement aux matchs de football. D’autres
malades ont été aux cirques de passage.
4) Chaque année, le rapport des médecins réclamait d’autres
améliorations dont quelques-unes, décidées depuis longtemps, n’ont vu le
jour qu’en 1954 : sorties à la mer, ouverture du service ouvert, création de
l’école d’infirmiers.
Tout cela fut le résultat d’un travail patient et silencieux, réalisé dans une
amicale collaboration par tous les médecins qui se sont succédé à l’HPB,
depuis sa création. Ajouter une aile à un édifice et le faire repeindre ne doit
pas vouloir dire qu’on l’a bâti entièrement. La loyauté la plus stricte est la
condition indispensable des rapports sociaux corrects. C’est pourquoi ce
petit rappel historique s’avérait indispensable.
Les docteurs : Micucci, Fanon, Ramée, Lacaton, Dequeker.

21 octobre 1954, no 44.


L’article de M. Cohen a fait une certaine impression sur la commission
du journal. Aussi a-t-on proposé de le faire paraître intégralement.
Toutefois, il faut faire attention à ne pas rendre abstraits les éléments de la
vie sociale à l’HPB. Il n’est pas vrai que la commission soit un « petit
Parlement ». Et les médecins ne sont pas des ministres. Mais des idées
généreuses sont exprimées ici.

Un petit Parlement
Le journal du 14 octobre nous offre cette semaine une large énumération
d’organisations sociales en service. Je suis toutefois surpris de ne lire
aucune ligne concernant Notre Journal, dont la création remonte à plus
d’un an et dont l’activité se révèle chaque semaine plus intéressante.
Si parmi tous les projets en vue ou réalisations en service, il était permis
de marquer une préférence, je soulignerais la création de Notre Journal qui
se révèle comme un organe de première valeur. Il provoque la personnalité
du pensionnaire et lui restitue son âme. Il est un lien puissant entre tous, il
est aussi un relais de compréhension et un agent de liaison
remarquablement efficace.
Pour ceux qui ont assisté à une réunion de la commission du journal, ne
dirait-on pas un petit Parlement siégeant en face d’un Conseil de ministres,
l’un déposant des vœux, les défendant, l’autre observant, examinant et
passant tout au crible de la discrimination ! Avec un peu d’imagination, ne
voyez-vous pas ces délégués masculins et féminins sortant de la réunion et
rejoignant leurs camarades, répétant à tous ce qui s’est dit, ce qui s’est fait,
comme un compte rendu de leur mandat ! N’est-ce pas une petite institution
et l’institution n’est-elle pas à la base de toute vie sociale !
M. Cohen (1re division).

18 novembre 1954, no 48.


Mme Kaf Zora, à l’occasion de son article, pose une des questions les
plus importantes de l’élaboration d’une vie sociale de l’hôpital : une salle
de fêtes ? Il faudrait venir à De Clérambault, Régis, Magnan, les soirs où il
y a théâtre pour voir la fièvre qui y règne ; les malades sont obligés de
manger rapidement. Il faut laver, nettoyer, briquer, il faut décorer, embellir.
Il faut rendre plaisante, agréable la salle dans laquelle vont se dérouler les
manifestations théâtrales et artistiques.
Tout à l’heure, des dizaines et dizaines de pensionnaires hommes et
femmes, des invités vont arriver ; il faut que tout soit propre, il faut que tout
soit beau, en hâte il a fallu dresser une scène à l’aide de tables, et les
électriciens en hâte sont venus tout installer… Ne serait-il pas infiniment
plus agréable d’avoir une vraie salle de fêtes avec toute l’installation au
cœur même de l’hôpital, indépendante et grandiose…

25 novembre 1954, no 49.


En 1953, paraissait dans le monde une série de rapports ; quelques-uns
avaient été élaborés sur la demande de l’Organisation mondiale de la santé
par un comité d’experts. Notre Journal a publié quelques extraits du rapport
consacré à l’hôpital psychiatrique public. Encore une fois, il me semble
important de rappeler une des données les plus fondamentales de ce rapport.
Le comité estime qu’aucun hôpital psychiatrique ne doit dépasser mille lits.
Certes, ajoute le comité, il existe des hôpitaux dépassant ces dimensions,
mais tout doit cependant être mis en œuvre pour décourager la construction
des hôpitaux de ce genre. Mais laissons la parole au comité.
Ces arguments sont en général basés sur la réduction des frais par malade
et par jour que l’on pourrait réaliser dans un établissement plus vaste. Il
apparaît cependant que l’opinion, fort répandue, selon laquelle les très
grands hôpitaux sont économiques est sans fondement.
Des études récentes ont montré que, du point de vue de l’économie
financière, la capacité optimum des hôpitaux se situe probablement entre
deux cent cinquante et quatre cents lits. Les établissements plus petits sont
onéreux en raison de leur faible coefficient d’occupation et des difficultés
d’amortissement pour un équipement technique qui n’est pas pleinement
utilisé. Au-dessus de quatre cents lits, la courbe des prix de revient par lit
augmente lentement et atteint des valeurs excessives à partir de huit cents
lits ; la cause tient probablement à un gaspillage incontrôlable, au manque
d’esprit de responsabilité de la part d’un personnel trop nombreux, à des
achats inutiles et à une mécanisation de type industriel qui est inévitable
dans les très grands établissements.
30 décembre 1954, deuxième année, no 2.
Le numéro spécial de Notre Journal était consacré aux fêtes du nouvel
an. Il célébrait en un sens aussi le premier anniversaire de l’hebdomadaire
de l’établissement. Les pensionnaires ont écrit à ce sujet de très belles
choses. Ces articles exprimaient une gravité de très haute valeur. Il est
paradoxal d’ailleurs de constater la distance existant entre ceux qui écrivent
et ceux qui lisent.
S’il est vrai que le sérieux de l’écrivain n’arrive pas toujours à toucher le
lecteur, il semble qu’une moyenne puisse être assez facilement atteinte. Or
de nombreux lecteurs de Notre Journal ne semblent pas mesurer toute
l’importance des textes qui y paraissent. Ainsi, dans le no 51, M. Muller fait
des reproches gentils d’ailleurs aux organisateurs de la fête de Magnan. Le
no 52 contient la réponse à cette critique : « On fera mieux la prochaine
fois. » Mais cette critique n’est pas idiote et désagréable. C’est, en un sens,
un conseil afin que « notre fête à tous » soit mieux réussie…
Les pensionnaires qui écrivent dans le journal ne le font pas pour faire
quelque chose. Ils expriment chacun quelque chose qui pour eux
prédomine. L’acte d’écrire est déjà un acte supérieur. Celui de lire aussi.

13 janvier 1955, deuxième année, no 4. À propos d’une visite 10.


Le transfert dans l’hôpital d’une malade que je soignais à Lyon m’a
permis de passer une journée parmi vous. J’ai visité les services et je
voudrais profiter de votre journal pour vous dire l’impression que j’en ai
retirée.
Un hôpital moderne, des pavillons neufs, bien tenus et bien aménagés,
voici ce qui frappe dès l’abord. Mais ce n’est pas le plus important. Un
visiteur habitué des hôpitaux psychiatriques est moins sensible au décor, si
beau soit-il, qu’à l’ambiance qui y règne et chez vous cette ambiance m’a
frappée. Pas d’agitation stérile, pas d’agglutinations autour du médecin
lorsqu’il traverse une salle : chacun est à son travail et s’y intéresse. Vos
infirmiers ne vous surveillent pas, mais « vivent » vraiment avec vous, côte
à côte, participant aux mêmes activités que vous.
J’ai vu votre café maure. C’est un café authentique avec d’authentiques
clients, excellent terrain pour réapprendre les gestes du dehors. J’ai vu votre
stade, résultat de votre travail, vous pouvez en être fier, il servira. J’ai vu
votre atelier de raphia, votre imprimerie, votre journal. J’ai apprécié
l’organisation de vos salles de traitement et la compétence de vos
infirmiers.
Bien sûr, il reste encore à faire. Vous êtes très nombreux et il faudrait
qu’il y ait du travail pour tous, non pas seulement pour les plus
débrouillards. Vous vivez les uns à côté des autres, et vous ne vous
connaissez souvent pas. Les activités de groupe, les occupations qu’on vous
offre doivent devenir l’occasion de faire connaissance, de vous réhabituer à
vivre les uns avec les autres.
Je repars, emportant votre journal, j’espère qu’il formera un lien actif et
sera une source d’échanges fructueux entre Blida et Lyon.
Docteur Gambs.

25 janvier 1955, deuxième année, no 6.


Dans l’article qu’il a bien voulu rédiger à l’intention de Notre Journal, le
docteur Gambs écrivait : « J’ai vu votre café maure, c’est un café
authentique avec d’authentiques clients, excellent terrain pour réapprendre
les gestes du dehors. »
Réapprendre. Je trouve cette expression très belle. Entendons qu’il ne
s’agit pas de donner au pensionnaire un stock de mouvements, d’attitudes,
de paroles. Il ne s’agit pas sur une personnalité inexistante d’ajouter une
somme de comportements. Il ne s’agit pas de créer, de produire, de parfaire,
de terminer11.
Il s’agit de permettre au pensionnaire de reprendre, de recommencer en
l’aidant à mieux comprendre, à mieux saisir, c’est-à-dire encore une fois à
mieux se saisir.
Il ne saurait s’agir de dire : tout ça ne vaut rien, il faut tout détruire. Il
s’agit encore une fois d’offrir au pensionnaire des cadres, des ensembles,
des occasions à l’intérieur desquels il lui devient possible de retrouver ce
qui a existé. Il faut amener le pensionnaire à redécouvrir le sens de la
liberté, premier jalon vers la responsabilité.
La quête de la personnalité de celui qui nous est confié doit être notre
souci permanent.
17 mars 1955, deuxième année, no 13.
N’y a-t-il pas d’autres sujets de méditation que ceux qui font l’objet de ce
numéro ? Telle est la réflexion que j’ai entendue cette semaine. Les
pensionnaires hommes et femmes de cet établissement n’ont-ils pas d’autres
préoccupations, d’autres soucis, moins immédiats, moins terre à terre, plus
élevés ? Et l’on sentait bien dans le ton de ces diverses réflexions que les
considérations et critiques alimentaires contenues dans ce numéro étaient
jugées inopportunes et sans valeur.
Pour ma part je ne pense pas que de telles attitudes, par leur extrémisme,
fassent leur part aux préoccupations concrètes et quotidiennes de cet
hôpital. Manger n’est pas une corvée pour un homme. Le manger n’est pas
inférieur au penser et je ne vois pas en quoi des considérations alimentaires
le céderaient aux préoccupations esthétiques. L’homme qui se préoccupe de
ce qu’il mange, qui demande que les plats, moins abondants, soient mieux
préparés, qui signale que les aliments sont servis froids, que le poisson est
toujours en sauce, que la vinaigrette, souvent, n’est que du vinaigre, qui
déplore la rareté du dessert, qui signale que certains plats par leur caractère
polymorphe (ravioli) rebutent, pour des raisons qu’il précise (présence
possible de porc pour les pensionnaires musulmans).
Le pensionnaire qui demande que le palais soit caressé, qui donc aspire à
transformer la soupe en repas : je ne vois pas que ce malade fasse autre
chose que développer ce sens du goût de la nuance. Cet effort de
s’intéresser concrètement, quotidiennement, avec précision, est une forme
très élevée de sociabilité et nous devons féliciter les pensionnaires d’avoir
réalisé ce numéro.

24 mars 1955, deuxième année, no 14.


Des infirmiers de l’établissement sont allés en France suivre un cours de
perfectionnement. Il semble que la préoccupation majeure des professeurs
ait été d’exposer un programme de ce que l’on nomme actuellement
socialthérapie.
Ce qui a frappé les infirmiers, c’est l’effort mis en œuvre par les
conférenciers pour montrer qu’une entente cordiale entre soignants est
indispensable. Les infirmiers étaient tenus d’organiser chaque soir une
veillée afin de mieux démontrer la nécessité d’une cordialité parfaite entre
infirmiers. Choisissons quelques phrases prononcées par les professeurs.
La vie du malade doit être aussi proche que possible de la nôtre, depuis
sa toilette, tenue vestimentaire, repas, occupation, affection et
considération : l’homme a besoin d’amour, d’affection et de poésie pour
vivre. C’est cette privation que montre le malade dans sa maladie en étant
enfermé en lui-même.
Prochainement, les infirmiers qui ont participé au stage feront pour Notre
Journal un résumé de leurs impressions.

7 avril 1955, deuxième année, no 1612.


Les réunions sportives organisées désormais le jeudi de chaque semaine
sur notre terrain de football rassemblent une « galerie » importante qui
semble prendre un intérêt croissant au jeu lui-même et aux exploits de ses
favoris ; il faut noter que, jusqu’ici, les spectateurs les plus enthousiastes (et
les plus bruyants) sont les infirmiers présents sur le stade. Mais cela n’est
pas un mal si la « passion » sportive est communicative.
Ce qui est encore mieux, c’est que le nombre des pensionnaires qui
jouent effectivement va en augmentant, puisque trois équipes sont déjà
officiellement constituées. D’ailleurs, même pour un profane, leur valeur
technique et leur habileté s’affirment car les joueurs s’astreignent à un
entraînement régulier. Les équipements (maillots, bas, ballons) qui ont été
récemment procurés par le produit du travail des pensionnaires contribuent
encore à valoriser notre football hospitalier.
Il y a dans ce qui précède des mots qui dépendent les uns des autres : jeu,
équipe, entraînement, travail. L’entraînement au jeu d’équipe est en même
temps un entraînement au travail puisque le travail permet, favorise, justifie
le jeu. Cet ensemble doit demeurer une solide institution.
Docteur Lacaton.

14 avril 1955, deuxième année, no 1713.


Dans le précédent éditorial il a été question d’institution ; et le grand
mérite de la définition proposée est l’importance accordée au mouvement.
Ce balancement entre le jeu en équipe, l’entraînement régulier, le travail
ordonné et créateur confère à l’institution sa solidité et sa plasticité.
Dès lors, doit se poser et se pose la question : toute institution n’est-elle
pas en constant danger de viciation ? Ou encore : toute tentative de donner
corps à une institution ne risque-t-elle pas de s’engager dans des directions
fondamentalement opposées au caractère ouvert, fécond, global et pourtant
nuancé de l’institution ?
Il faut s’installer au cœur de l’organisation et l’interroger. Si elle est
source généreuse, elle doit permettre l’apparition de multiples
personnalités. Elle doit rendre possibles d’interminables et fructueuses
rencontres. Elle doit être constamment multipliée. Elle doit être à la
disposition, au service de ses membres.
Si elle ne s’irradie pas, si elle manque à son devoir essentiel qui est le
dialogue incessant entre ses membres, si elle permet le « monologue
collectif14 », si enfin elle ne provoque pas la responsabilité de ses membres,
alors c’est qu’il est temps de s’arrêter.
On fait fausse route.

14 juillet 1955, deuxième année, no 30.


Le mois dernier, les jurys constitués par des membres de l’Académie des
sciences, belles-lettres et arts de Clermont-Ferrand, ainsi que des membres
de la Société des artistes d’Auvergne, ont récompensé les œuvres de
pensionnaires des établissements de France et d’Outre-Mer. L’hôpital
psychiatrique de Blida-Joinville avait tenu à participer à ce grand concours
national. Deux œuvres avaient été envoyées.
Une toile de M. Domby en première division et une miniature de
M. Ranem en seconde. Une lettre du secrétaire général des Sociétés de
croix-marine nous apprend que la miniature a reçu un premier prix ex æquo.
Par contre, la toile de M. Domby, retenue probablement par les services des
douanes, est parvenue après la délibération du jury. En dépit de ce retard, le
secrétariat a décidé de décerner un prix hors jury au Méhariste, thème du
travail du pensionnaire de la première division.
Quelle leçon devons-nous tirer du concours ? On la voit, elle est claire. Il
faut continuer. Il faut véritablement entrer dans le circuit des établissements
d’avant-garde, où de telles manifestations, nombreuses et diverses, facilitent
les rapports sociaux, appellent la comparaison, développent le sens de
l’épreuve, le souci de réaliser.

28 juillet 1955, deuxième année, no 32.


Il y a un an, s’ouvrait le café maure de Reynaud. Il peut être intéressant
de signaler cet anniversaire. Mais, ce faisant, comment ne pas être
singulièrement réjoui de s’apercevoir que le café maure, qui représentait à
un moment donné le seul lieu de rencontre des pensionnaires, a perdu son
caractère central, son caractère d’exception. Et on a vu émerger çà et là
d’autres lieux de rencontres : salon oriental pour les femmes musulmanes à
Fairet, guinguette au parc Magnan.
Nous sommes heureux de constater l’élargissement des rapports sociaux
au sein de notre établissement. Et nous espérons que ces efforts
continueront et nous permettront d’aller toujours de l’avant.

11 août 1955, deuxième année, no 34.


Il n’y a pas bien longtemps de cela, à peine quelques dizaines d’années,
les héros se révélaient sur les champs de bataille. Le propre du héros était
de lutter avec la mort et, la plupart du temps, de provoquer la mort d’autrui.
Il n’y a pas bien longtemps de cela, le héros se caractérisait par des actes
d’exception, par des attitudes non communes, le héros était d’une espèce
différente.
C’est l’un des mérites de l’époque contemporaine que d’avoir montré le
caractère banal, quotidien, sans éclat du héros moderne. Et ce n’est pas
uniquement une boutade que cette phrase d’un de nos romanciers : le
mariage est la tragédie des temps modernes. Très précisément, cet auteur
faisait allusion à la répétition qui doit être enrichissement, à l’apparente
immobilité qui est fécondité interne. Le héros n’est pas celui qui accomplit
une action d’éclat et va se coucher estimant qu’il en a fait assez. Le héros
est bien plutôt celui qui tous les jours abat sa tâche avec conscience et
amour. Tous les jours, sans se hâter mais aussi sans trêve, il tisse son
ouvrage en référence à un ordre précis.
Car la pire erreur consiste à croire que l’œuvre entreprise, si on
l’abandonne ne serait-ce que momentanément, demeure intacte. Pan après
pan elle s’effondre. C’est tous les jours que l’homme se fait ou se défait.
C’est tous les jours que la tâche doit être menée avec ténacité.

25 août 1955, deuxième année, no 36.


Dans quelques jours, le journal des pensionnaires vivra un grand
événement. En effet, l’idée d’une véritable imprimerie a pris corps et il est
définitivement question d’en faire l’acquisition. Naturellement, plusieurs
problèmes se trouveront posés.
Et d’abord le local. À De Clérambault, une petite pièce avait été mise à la
disposition de Notre Journal compte tenu des petites dimensions de la
machine. Or la nouvelle imprimerie sera imposante et il faudra trouver un
véritable atelier. M. l’économe doit mettre à notre disposition la cave de
Rogues de Fursac. Mais cette opération est subordonnée à l’évacuation de
l’annexe d’ergothérapie de la mosquée, elle-même subordonnée… Il y aura
du temps à attendre. De toute façon, une tente sera provisoirement affectée
à l’imprimerie.
Ensuite le personnel. Jusqu’à présent, les pensionnaires femmes de De
Clérambault ont assuré l’impression du journal. Mais il devient évident
qu’elles ne pourront plus assurer la marche d’une machine comme celle
dont on a décidé l’achat ; il serait bon donc que l’atelier d’imprimerie soit
pris en charge par des pensionnaires hommes.
Enfin, troisième problème et non des moindres : la quantité des articles.
Assez souvent quelques articles, faute de place, n’ont pu être publiés, mais
très souvent, trop souvent, il en manqua. Maintenant que le journal espère
sortir sur quatre pages, la consigne est formelle : chacun doit écrire.
L’hôpital, comme disent les sociologues, est passé du stade oral au stade
écrit.

27 octobre 1955, deuxième année, no 45.


Le dernier article de M. Boulez, écrit à l’occasion de son départ,
prouverait s’il en était besoin la nécessité et l’intérêt des différentes
commissions. N’abandonnons pas les comités, conseille-t-il. Lui qui chaque
fois se faisait le devoir d’être présent, sait peut-être les difficultés internes
ou externes qu’il faut vaincre pour, par exemple, être à la commission du
journal le vendredi à 9 h 30. Combien de fois sur les 2 000 pensionnaires de
l’établissement s’est-on retrouvé six ou sept ? Boulez le sait. C’est pourquoi
son article a pour nous une valeur de témoignage.
Réalisez les projets émis par les comités. Et naturellement, comment ne
pas penser au char de fleurs. Ajoutons aussi le 14 Juillet. Venez aux
commissions, travaillez à l’exécution des projets adoptés, et vous vous
remettrez petit à petit dans l’activité de la vie sociale. Cet article de Boulez
est l’un des plus importants de cette année.

17 novembre 1955, deuxième année, no 48.


Pourquoi vouloir coûte que coûte qu’il y ait un journal dans un
établissement psychiatrique ? Pourquoi l’idée d’un journal à l’hôpital de
Mustapha ou à celui de Marengo peut-elle paraître absurde ? Pour quelle
raison existe-t-il depuis dix ans tant de journaux dans les hôpitaux
psychiatriques ? Quelle est l’importance réelle de ces journaux ? À quoi sert
un journal dans un hôpital et plus précisément à l’hôpital psychiatrique ?
En guise d’éditorial, je voudrais soumettre aux pensionnaires et au
personnel de l’établissement ce questionnaire. Les réponses devront
parvenir à la rédaction de Notre Journal. À l’occasion de l’anniversaire de
Notre Journal, un tel sondage peut être significatif. Nous formulons le vœu
que les réponses soient nombreuses.

28 mars 1956, troisième année, no 13.


L’une des difficultés que l’on rencontre dans l’exercice d’une profession
est sans aucun doute l’habitude. Il arrive assez rapidement un moment où
les gestes succèdent aux gestes sans nouveauté aucune. Il faut un gros effort
d’imagination pour découvrir, en tout cas pour permettre, l’apparition d’une
atmosphère de perpétuel mouvement.
Dans un hôpital comme le nôtre, l’effort doit être grand pour éviter
l’installation d’automatismes, les jours ne doivent pas ressembler aux jours,
les heures aux heures.
Quand nous travaillons sur des arbres ou sur des pierres, les seules
modifications, les seuls changements, les seules nouveautés sont le fait de
nos histoires personnelles. Il en est tout autrement au sein de l’hôpital où
nous travaillons avec des hommes. Véritablement, nous travaillons avec des
hommes. Si donc ce sont des hommes qui [constituent] la fin, c’est-à-dire le
but de notre action quotidienne, alors il devient évident, il devient
nécessaire qu’aucune dose d’habitude, d’accoutumance, d’automatisme ne
doit intervenir. Car les hommes ont cette chose extraordinaire qu’ils se
renouvellent constamment.
Répondre à cette obligation de comprendre, jour après jour, les hommes
qui se trouvent en face de nous et plus précisément les hommes qui nous
sont confiés, est l’un des éléments les plus importants de la profession
d’infirmier.
28 juin 1956, troisième année, no 27.
C’est par suite d’une erreur que la lettre des pensionnaires de Jean Lépine
au sujet de la chapelle et de la mosquée a été communiquée à Notre
Journal, posant un problème difficile à résoudre. En fait, il n’y a pas de
problème et il suffit d’expliquer comment l’image de la mosquée a fait son
apparition dans l’en-tête du journal pour que personne ne puisse lui conférer
une signification qu’elle n’a pas.
Pendant l’été 1954, il fut décidé d’améliorer l’en-tête un peu banal de
Notre Journal par l’adjonction d’un dessin de caractère local. Plusieurs
projets furent établis et étudiés, et l’on accepta la reproduction de la
mosquée, non comme symbole de la religion musulmane, mais comme
monument d’architecture typiquement algérienne : si l’on y avait pensé, on
aurait aussi bien pu choisir le palmier et le kiosque de la place d’armes de
Blida.
Cela précisé, il est bien évident qu’il n’y a plus aucune raison pour les
uns ou les autres de créer une polémique autour du journal – il faut surtout
souligner que l’on doit éviter toutes les occasions de s’opposer ou de se
diviser. L’organisation de la vie sociale à l’intérieur de l’hôpital est basée
sur l’existence de rapports amicaux entre pensionnaires, quelles que soient
leur origine, leur religion. C’est pourquoi ont été multipliés les points et les
occasions de rencontre.
Le jour où l’on s’efforcera de monter en épingle ce qui sépare les uns des
autres, on verra apparaître une poussière de commissions et de sous-
commissions : Arabes, Kabyles, Mozabites, Français d’Algérie (avec des
sous-comités pour l’Oranie, l’Algérois et le Constantinois), Français de la
métropole (avec un sous-comité par région…). Et il ne faudra pas oublier le
groupe des non-groupés pour ceux qui n’auront pas trouvé de place dans un
des groupes précédents… Le jour où nous en serons là, il n’y aura même
pas besoin de dissoudre toutes les organisations actuelles qui tendent à
améliorer la vie en commun, elles se seront dissoutes d’elles-mêmes.
Alors, puisque la vie nous oblige à passer ensemble quelques semaines
ou quelques mois, ne vaut-il pas mieux rechercher les occasions de contacts
amicaux ? Sur ce point, les équipes de football ont donné un exemple
remarquable, et tous les spectateurs étrangers ont déclaré en quittant le
stade : « Vos matchs sont beaucoup plus corrects et amicaux que ceux des
équipes de l’extérieur. » Le bon exemple ne vient pas toujours de
l’extérieur. C’est vrai, et il faut que dans tous les domaines cet esprit de
loyauté sportive et de coexistence amicale devienne la règle de vie de
l’hôpital.
Les médecins-chefs de service.

19 juillet 1956, troisième année, no 29-30.


Dans certains pavillons, il existe des concours de salles à manger, de
chambres, de couloirs, de salles de séjour. Ce qui est jugé, apprécié,
récompensé n’est pas la plus grande propreté, les lits au carré, etc. Le jury
n’a pas à se prononcer sur l’aspect accidentel tel qu’on en voit à l’occasion
de revues et de visites officielles. La base du jury, son système de référence
est davantage l’allure générale du pavillon, son caractère ouvert, non
coercitif. Ce qui est recherché par les membres du jury, c’est la vie
circulante, la mise en jeu des pensionnaires, leur engagement, leur
accrochage15. Ce qui est jugé, c’est la valeur des rapports : pensionnaires-
personnel, pensionnaires-pensionnaires, personnel-personnel.
Car évidemment, tout prend à ce niveau une importance. Tant il est vrai
que le pavillon est et demeure l’arme thérapeutique essentielle. Dire d’un
pavillon qu’il doit être par sa structure une arme thérapeutique, c’est répéter
que la journée du pensionnaire du lever au coucher nécessite une
organisation rationnelle. C’est au sein des groupes spontanés ou
institutionnalisés que le pensionnaire, par le jeu des préférences et des
vœux, répond et s’engage.
Le personnel, membre du groupe, n’a jamais l’aspect de l’observateur ou
du censeur. Bien au contraire, son engagement nuancé et équilibré permet
au groupe de se structurer et de devenir source de vie.
4 octobre 1956, troisième année, no 41.
Il faut saluer comme il se doit la fin prochaine du stade. On peut déjà
affirmer que, dans trois ans, le bloc sportif de l’hôpital sera installé. Or
l’important dans cette petite histoire est moins l’épaisseur des murs ou la
solidité des bancs que l’épanouissement progressif de l’atmosphère sportive
de l’établissement.
Équipes supplémentaires, inclusion du personnel entraîneur dans les
équipes, calendrier officiel, licences intérieures, homogénéité des
formations admise unanimement, commission réelle des sports, toutes ces
précisions, toutes ces augmentations de poids, donc de style indiquent ce
qu’il restait à faire. Et certes, tout n’est pas terminé. On s’aperçoit qu’une
rubrique n’est pas forcément une institution.
L’hôpital psychiatrique, comme toute collectivité, exige deux directions
d’évolution. Une direction horizontale et une direction verticale. Ce qui
veut dire que rajouter des commissions à d’autres commissions est une
chose. Donner vie à chaque commission, transformer chaque commission
en parole de vérité et d’enrichissement est une autre chose. Cela n’est pas
immédiatement évident. Car le mensonge n’est pas le fait d’un isolé. Il y a
une complicité dans chaque atteinte à la vérité. Les équipes A et B de l’an
dernier n’avaient guère de sens. De même l’équipe du service ouvert
renforcée par Reynaud. De quoi est-il donc question ?, faut-il toujours se
demander.
D’offrir aux pensionnaires un type d’engagement moteur à possibilités
d’intégration rapide avec débouché sur l’existence en commun ou de
permettre une identification pseudo-ludique à forte charge exhibitionniste
au personnel ? La réponse aujourd’hui ne fait aucun doute, mais il fallait
peut-être passer par ce critère du vrai qu’est l’autocritique. Le personnel en
entier, par la gravité qui préside aux actuelles commissions, exprime une
prise de conscience radicale. Allons, le travail commence.

8 novembre 1956, troisième année, no 46.


Quand deux personnes se rencontrent et décident de vivre ensemble, elles
se mettent d’accord sur un certain nombre de points. Il y a entre elles des
choses permises et des choses interdites. Les choses conseillées
appartiennent à la morale et les choses interdites à la justice. Tout groupe
social entre autres choses implique et requiert des instances morales et des
instances juridiques. Il semble donc que le souci du comité des sports
d’élaborer une discipline générale, avec sanctions, pénalisations, va dans le
sens habituel. Nous allons dans une première partie publier le projet de
règlement de la commission, pour dans une seconde partie présenter
quelques considérations.

Règlement intérieur. Mesures d’ordre.


Art. 1. – Des mesures d’ordre seront appliquées aux joueurs dont la
conduite aura été un objet d’incident ou de désordre avant, pendant ou
après le match et notamment pour attitude inconvenante vis-à-vis de
l’arbitre, des officiels et du public.
Art. 2. – Le barème suivant a été établi :
1) incorrection vis-à-vis du public et voies de fait envers un spectateur ;
2) incorrection envers un adversaire (insultes ou menaces), voies de fait
envers un adversaire, ou voies de fait réciproques ;
3) fautes commises envers un arbitre, envers un juge de touche ou un
arbitre requis : a) paroles désobligeantes ; b) insultes ; c) gestes provocants
ou menaces ; d) voies de fait :
un à trois matchs de suspension.
Art. 3. – Un joueur exclu du terrain par décision d’arbitre devra adresser
dans les 24 heures une relation écrite et détaillée des incidents ou motifs
ayant provoqué son exclusion.
Art. 4. – Le comité de discipline doit se réunir dans les six jours. Il est
composé de joueurs entraîneurs (six). Il est présidé par un membre du
comité de direction. Toutes personnes, dirigeants ou joueurs, signalées par
les arbitres devront obligatoirement se présenter devant le conseil de
discipline. Les arbitres sont tenus également de venir déposer pour les
affaires qu’ils auront signalées.
Art. 5. – La notification des mesures prises sera faite par le conseil de
discipline à l’intéressé après qu’il aura été entendu et fourni ses
explications.
Art. 6. – Le sursis pourra être accordé à la demande du médecin-chef.
15 novembre 1956, troisième année, no 47.
« Punitions, tribunal, enquête, dépositions, sursis » : le projet de
règlement intérieur utilise ces mots avec une facilité étonnante. Est-il
normal qu’un comité qui se veut thérapeutique fasse une telle
consommation de ces mots ? Il semble que oui. Si en effet on doit guérir, ne
doit-on pas faciliter l’apparition de comportements normaux, ordonnés,
socialisés ? Ne doit-on pas en conséquence signaler, pénaliser, sanctionner
les attitudes désordonnées, désocialisées, inconvenantes ? Sachons où nous
allons.
Si le sport est thérapeutique, il doit servir à guérir. Tenir compte d’un
comportement anormal (paroles désobligeantes, insultes, gestes provocants,
voies de fait : paragraphe a, b, c, art. 2 du règlement), le pénaliser,
confondre son auteur, lui faire honte, l’obliger à répondre de son acte, c’est
lui donner le sentiment de sa responsabilité, faciliter son aptitude à défendre
son point de vue, à l’exposer devant le corps de ses semblables.
Pénaliser un joueur n’est ni plus ni moins dans cette perspective que
reprendre à l’intérieur de l’établissement des manières de faire communes à
l’extérieur. Ainsi, il semble encore une fois que le règlement intérieur se
situe dans la voie du vrai et du juste. Ces sanctions préparent le
pensionnaire à la vie de l’extérieur. Réadapter le pensionnaire ne peut être
compris autrement. Un comportement adapté étant celui qui respecte les
usages établis.
Nous verrons dans un prochain éditorial que cette position demeure à la
périphérie du problème. En réalité, les choses sont beaucoup plus
compliquées. Et d’abord d’où vient le désir de pénaliser16 ?

22 novembre 1956, troisième année, no 48.


À l’échelle de la communauté, la punition se réfère à un code écrit. Le
citoyen connaît les choses interdites. Il sait que toute infraction sera
sanctionnée. À l’échelle de la famille, chargée de l’éducation, ce sont les
parents, dépositaires des traditions, qui enseignent aux enfants la morale et
les bonnes manières. Ces parents sont quelquefois durs, quelquefois mous.
Quand les parents sont durs, on rencontre souvent des enfants émotifs,
anxieux, inhibés (c’est-à-dire qui n’osent pas bouger). Ou bien ce sont les
enfants sérieux, calmes, qui à neuf ans « ressemblent déjà à de grandes
personnes ». Les parents sont fiers de ces enfants. Ils travaillent en effet
bien en classe, ils s’intéressent aux questions sérieuses, ils ne jouent pas
avec les gens de leur âge. Ils aiment réfléchir. Ils n’ont que de bonnes
manières.
Chez les parents mous, on trouve des enfants turbulents, bruyants, qui ne
restent jamais en place. En classe, ce sont des élèves moyens, quelquefois
mauvais.
Eh bien, en règle générale, on s’aperçoit que les parents durs ont eu des
parents durs. Leurs parents du temps de leur enfance les ont menés à la
baguette. Devenus grands, ils ont remercié leurs père et mère. C’est parce
qu’ils ont été menés durement qu’ils sont arrivés à avoir une situation dans
la vie. Continuant la tradition, ils sont durs avec leurs enfants. D’ailleurs, ils
le disent à ces derniers : « C’est pour ton bien. Plus tard tu me
remercieras. » La punition dans le milieu familial annonce toutes les autres
punitions. Si l’on veut comprendre pourquoi tel adulte puni par la loi
plusieurs fois de suite recommence, si l’on veut comprendre pourquoi il est,
comme on le dit, inintimidable, il faut chercher comment il réagissait aux
punitions de son père.
Mais, me direz-vous, quel rapport avec le CSP ? Nous aborderons dans
notre prochain éditorial une question importante : l’infirmier n’a-t-il pas
tendance à se considérer comme un père vis-à-vis des pensionnaires ? Ou, si
vous préférez, le pensionnaire n’a-t-il pas très souvent tendance à
considérer l’infirmier comme son père ?

29 novembre 1956, troisième année, no 49.


Voici les principaux passages de la lettre adressée par le docteur Fanon à
M. Ader, président du comité des sports des pensionnaires, à l’occasion de
la discussion inaugurale au projet de statut.
« Comme je le signalais au début, le comité des sports n’est pas une
société ; la société mère est la Société algérienne d’hygiène mentale.
L’activité de ce comité ne peut se comprendre que dans le cadre général de
la Société d’hygiène mentale chargée de réaliser les manifestations de
toutes natures susceptibles de faciliter la réadaptation des pensionnaires.
« Il est absolument aberrant de vouloir constituer, en dehors de la Société
d’hygiène mentale, une autre société, dite sportive, qui n’entretiendrait
aucun rapport de réciprocité avec cette société. On courrait, ce faisant, le
risque de créer des sociétés autonomes sans point de rencontre qui
fonctionneraient en milieu clos et qui gêneraient l’institution d’une
atmosphère collective, d’où la nécessité d’inscrire dans les statuts de la
Société algérienne d’hygiène mentale la naissance de ce comité en tant
qu’émanation de la société. Le comité a une certaine autonomie
administrative et financière, mais doit en rendre compte au moins une fois
par an à la société.
« L’intégration du comité à la société doit se faire de façon progressive et
concertée. Il ne faut pas que le comité des sports soit isolé des autres
activités, que ce soient les cantines, les comités du cinéma ou le journal. Le
comité des sports doit faire partie du club des malades. C’est pourquoi,
M. le président, je vous demande avec insistance d’étudier dans les plus
brefs délais l’éventualité de créer d’autres sections au sein de ce comité.
Section du football, section du volley-ball, section de basket-ball, section de
boules, section de ping-pong, section d’athlétisme. Le comité des sports
chargé d’organiser et de donner naissance à ces activités devra donner lieu à
la création de sous-comités gérant chacune de ces diverses activités.
« En dehors de ses statuts, je vous demande aussi de resserrer les liens de
votre comité avec les autres comités, par exemple, demander au comité du
cinéma de vous commander certains films consacrés aux sports et assurer,
par la désignation de reporters, le compte rendu de vos différentes
manifestations sportives, qui devra paraître dans Notre Journal. Notre
Journal ne doit pas rester à l’écart de votre comité, Notre Journal doit
refléter la vie sociale existant dans l’établissement et, vous le savez, la vie
sportive est à plus d’un titre fondamentale. »

6 décembre 1956, troisième année, no 50.


Le malade est d’abord celui qui souffre et qui demande à être soulagé. La
souffrance provoque de la compassion, de la tendresse. Le malade parce
qu’il souffre fait un peu comme il faisait dans son enfance. C’est
principalement à la mère que l’enfant s’adresse lorsque par exemple il
tombe et se fait bobo. Une caresse, un baiser et l’enfant repart guéri.
Aux heures de grande souffrance, l’adulte retrouve ce besoin de la mère
consolatrice. D’ailleurs, c’est très souvent après un accident ou une
opération que la première personne que l’on appelle est la mère. La mère
est celle qui nous a protégés des souffrances, des ennuis. C’est elle qui
réglait tous les petits problèmes. Dès que cela ne va pas, on a envie d’aller
se confier à sa mère. Il semble donc exister une habitude, une constante
dans notre façon de réagir à la souffrance : appeler sa mère. D’ailleurs, le
papa joue aussi un rôle. La mère elle console, caresse. Le père au contraire
règle les problèmes difficiles.
La maladie amène plus ou moins le malade qui souffre à se comporter un
peu comme un enfant. Comme il est obligé de dépendre des autres – pour la
nourriture, pour lui tenir compagnie, pour les commissions, pour les plus
petits détails –, il se trouve un peu dans la position des enfants qui
dépendent, pour tout, de leurs parents.

13 décembre 1956, troisième année, no 51.


Parce que le malade se tourne vers celui qui le soigne dans une attitude
rappelant celle de l’enfance, il arrive que l’infirmier se comporte comme un
père. Déjà lorsqu’il s’agit de blessures, d’ulcère d’estomac, etc., on assiste à
cette attitude ; pourtant le malade ne reste pas longtemps à l’hôpital, les
malades changent souvent et dans les services de médecine générale, il est
rare de voir un malade demeurer très longtemps, par exemple trois mois, six
mois, huit mois. Pourtant, quand on cherche bien, on s’aperçoit que déjà
dans ces cas le malade respecte et craint l’infirmier.
Dans un service psychiatrique où les pensionnaires peuvent séjourner
plusieurs années, la chose devient très nette. Les infirmiers prennent
l’habitude de commander le pensionnaire et tous, nous avons entendu des
infirmiers dire par exemple : « Qui c’est qui commande ici ? » Comme
l’infirmier a tendance, pour répondre à l’attitude d’enfant du pensionnaire, à
se comporter comme un parent, il fera tout ce que feront les parents, il
grondera, punira. C’est ainsi que, dans certains vieux hôpitaux, des
infirmiers peuvent dire à des pensionnaires : « Vous n’irez pas au cinéma
demain » ; ou : « Vous n’irez pas en promenade » ; ou : « Vous n’aurez pas
de dessert ». Dans d’autres vieux hôpitaux aussi, on peut entendre un
infirmier dire : « Si vous continuez, je vous passe aux agités ou aux
gâteux. »
Autrement dit, si l’on n’y prend pas garde, l’établissement hospitalier qui
est avant tout établissement de guérison, établissement thérapeutique, se
transforme progressivement en une caserne où des enfants-pensionnaires
tremblent devant des infirmiers-parents.
Certes, cet état d’esprit a disparu complètement des hôpitaux
psychiatriques. Mais il faut être vigilant, car, de temps à autre,
réapparaissent des souvenirs de ces époques. Quand des parents amènent à
la consultation du médecin psychiatre leur malade et nous disent qu’ils ont
été obligés de le punir pour le faire rester tranquille, nous ne sommes pas
étonnés car les parents croient toujours que, avec des punitions, on peut
arriver à guérir des malades. Parce que le malade arrive à l’hôpital,
l’attitude des autres avec lui change, ce qui veut dire que dehors, les gens ne
le comprenant pas, pour lui faire peur le punissaient.
Ici, à l’hôpital, tout change car nous sommes des thérapeutes, nous
savons que pour qu’une punition soit valable, il faut qu’elle s’appuie sur des
tas de choses. Nous ne punissons pas le malade, nous comprenons chaque
fois ses attitudes, nous nous devons de comprendre chacune des attitudes du
malade. Chaque fois que nous abandonnons notre métier, chaque fois que
nous abandonnons notre attitude de compréhension pour adopter une
attitude de punition, nous nous trompons.
(À suivre.)

20 décembre 1956, troisième année, no 52.


Dans les premières heures de la civilisation et encore dans certaines
régions, quand un homme est malade, on appelle au secours du malade des
dieux. Mais ailleurs on appelle le médecin, qui n’est pas un dieu, qui n’est
pas un magicien et qui n’essaie pas de demander aux dieux de laisser
tranquille le malade. Le médecin fait un diagnostic et donne un traitement.
Si le médecin commence à implorer les dieux ou à faire de la magie pour
faire partir la maladie, ça n’est plus un médecin.
Eh bien ! L’infirmier qui oublie que son devoir est de comprendre le
malade qui lui est confié et qui a tendance à le punir pour, comme on dit
vulgairement, « lui faire les pieds », eh bien, on peut dire que cet infirmier
oublie son devoir.
Le lien ne semble pas évident entre les attitudes désastreuses signalées ci-
dessus et le souci du comité des sports [des] pensionnaires d’élaborer un
code, une discipline. Toutefois, nous reconnaissons que créer dès le début
une section disciplinaire risque, d’une part, de gêner la disparition des
attitudes désastreuses, d’autre part, de favoriser leur réapparition si elles
avaient disparu.
Il apparaît déjà qu’un arbitre à l’hôpital psychiatrique n’a pas les mêmes
sanctions qu’un arbitre sur le stade du F. B. ou du stade Saint-Eugène. Je
dois avouer que je suis gêné quand je constate l’arbitrage de certains
infirmiers. Ils font comme s’ils n’étaient pas infirmiers, comme si le sifflet
dans la bouche leur enlevait la qualité d’infirmier. Ils oublient quelquefois
que leur fonction est d’être infirmier arbitre, mais non pas arbitre officiel. Il
y a donc plusieurs façons d’être arbitre, mais il y a une seule façon d’être
bon arbitre à l’hôpital psychiatrique quand on se propose de faire du sport
un élément thérapeutique de l’atmosphère générale de l’établissement. Bien
sûr, l’infirmier arbitre peut ne pas savoir comment arbitrer en tant
qu’infirmier, ce n’est pas de sa faute, c’est pourquoi il faut que le comité
des sports demande aux médecins de l’établissement de l’aider à clarifier
ses idées. On voit donc que le rôle du comité des sports n’est pas tant
d’organiser les sports à l’hôpital que d’organiser ces sports dans une
perspective thérapeutique qui s’insère dans une perspective globale.
À l’extérieur, quand on décide d’organiser un groupement, on crée des
lois. Ces lois ne tiennent absolument pas compte des individualités,
autrement dit on se préoccupe du général, on ne fait pas de cas particulier.
À l’hôpital psychiatrique, nous ne pouvons pas établir de loi générale parce
que nous n’avons pas affaire à une population anonyme. Nous avons affaire
à des personnes bien déterminées et nous devons en tant que thérapeutes
tenir compte de ces personnes-ci, particulièrement des nuances, cette
nécessité de s’adapter à chaque pensionnaire. À l’hôpital psychiatrique, on
ne peut pas entendre des phrases comme : « Je ne veux pas le savoir, vous
n’avez qu’à faire comme tout le monde. » Parce que, justement, le
pensionnaire a de nouveau à apprendre à être comme tout le monde ; c’est
parce que, souvent, il n’a pas pu « faire comme tout le monde » qu’il s’est
confié à nous. Il faut d’abord voir comment il se comporte, l’aider à mieux
se comprendre et pour cela nous devons très exactement le comprendre en
totalité.
On voit maintenant que la rédaction d’une réglementation disciplinaire à
l’hôpital psychiatrique est un non-sens thérapeutique et que ce projet doit
être abandonné une fois pour toutes.

Notes
1. Nous reproduisons ici les éditoriaux de Fanon dans les numéros retrouvés de Notre Journal, que
nous a aimablement communiqués Amina Azza Bekkat, professeure de littérature comparée et de
littératures d’Afrique à l’université de Blida, qui a bien voulu les introduire – ce dont nous tenons à la
remercier vivement. Paul Marquis nous a aussi communiqué quelques numéros manquants. Pour
1954, les numéros que nous n’avons pu trouver vont donc de 9 à 12 ; pour 1955, 1, 3 à 5, 7, 9 à 12,
24, 40 à 41, 44, 46 à 47, 50 ; pour 1956, 3, 7, 8,11, 12, 14, 24. Plusieurs médecins écrivaient
l’éditorial, nous n’avons reproduit que ceux de Fanon sauf dans les cas où Fanon se référait
explicitement à un éditorial précédent. Chaque numéro était au départ publié sous l’en-tête suivant :
« Notre Journal. Hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, hebdomadaire intérieur paraissant le jeudi.
Ce journal ne doit pas sortir de l’établissement. » Outre les éditoriaux, le journal se composait
d’annonces des différentes associations (musicales, sportives, récréatives) et de billets de patients.
À eux seuls ces billets mériteraient une étude, car ils sont signés et témoignent d’une certaine
diversification sociale des intervenants au fil des années. Les dossiers médicaux des patients ne sont
pas encore disponibles. Nous avons rectifié un certain nombre d’erreurs évidentes de ponctuation.
Nos corrections de vocabulaire sont entre crochets.
2. [Sur le travail réalisé par Fanon à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, on peut utilement se
reporter à : Alice CHERKI, Frantz Fanon, Portrait, op. cit., p. 89 sq. ; David MACEY, Frantz
Fanon, une vie, op. cit., chapitre 6, p. 215 sq. : ainsi que : Paul MARQUIS, « Frantz Fanon et le
personnel soignant à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville », Le Carnet des Glycines, 25 mars
2015, <ur1.ca/momm9>.]
3. [Fanon tiendra lui-même au cours de l’été 1960 un « journal de bord » lors de son voyage de
reconnaissance au Mali (Œuvres, p. 860-871).]
4. [À partir de ce numéro, le journal est sous titré « Hebdomadaire intérieur du pavillon De
Clérambault ».]
5. [L’un des pavillons.]
6. [Mot difficilement lisible sur la copie qui nous est parvenue.]
7. [Le scepticisme de Fanon sur la notion d’agitation s’affirme dans plusieurs articles. Les
comportements regroupés sous ce terme ne résultent pas directement ou seulement d’une causalité
endogène, mais aussi des structures imposées aux conditions d’existence. En ce qui concerne
l’Algérie, Fanon en fera l’inventaire avec ses collègues, dès 1955, dans « Aspects actuels de
l’assistance mentale en Algérie » (voir infra, p. 333).]
8. [À cette date, la mention « Hebdomadaire intérieur du pavillon De Clérambault » est remplacée
par « Hebdomadaire intérieur ».]
9. [Service de traitement psychiatrique de jour, sans internement. Sur les innovations de Porot dans
la conception de l’hôpital psychiatrique de Blida, voir René COLLIGNON, « La psychiatrie
coloniale française en Algérie et au Sénégal », Tiers Monde, vol. 47, no 187, 2006, p. 527-546 ; Saïd
CHEBILI, « La théorie évolutionniste de l’école d’Alger : une idéologie scientifique exemplaire »,
L’Information psychiatrique, vol. 91, no 2, février 2015. Fanon décrira soigneusement le service
ouvert de hôpital de jour qu’il fonde à Tunis dans « L’hospitalisation de jour en psychiatrie, valeur et
limites » (voir, infra, p. 397).]
10. [Nous transcrivons ici l’éditorial du docteur Albert Gambs, car Fanon s’y réfère dans le
numéro suivant de Notre Journal. Il fournit de plus une bonne description des projets menés à bien
depuis l’arrivée de Fanon et du style de fonctionnement de l’hôpital. Il n’était pas rare que l’éditorial
soit écrit non par l’un des médecins de Blida mais par un visiteur, ou bien qu’il consiste en extraits de
textes publiés par des revues psychiatriques. Le journal intérieur était donc aussi un instrument
permanent de formation professionnelle des infirmiers de l’hôpital. Notons par ailleurs que Gambs
venait de publier un ouvrage consacré aux expériences psychiatriques conduites avec la
chlorpromazine, ce qui ne pouvait manquer d’intéresser Fanon : Albert GAMBS, Essai d’application
de la chlorpromazine en cures prolongées au traitement de diverses affections mentales. À propos de
58 observations, Bosc, Lyon, 1954.]
11. [La critique du behaviourisme par Merleau-Ponty était connue de Fanon. Ainsi, dans la copie
de La Structure du comportement qui figure dans sa bibliothèque, la phrase suivante est-elle
soulignée : « Apprendre, ce n’est donc jamais se rendre capable de répéter le même geste, mais de
fournir à la situation une réponse adaptée par différents moyens » (voir infra p. 616, dans la section
« La bibliothèque de Frantz Fanon ».]
12. [Nous reproduisons l’éditorial de Raymond Lacaton parce que l’important éditorial suivant de
Fanon, sur la notion d’institution, s’y réfère directement.]
13. [Cet éditorial reprend à destination des infirmiers le précédent, que Lacaton adressait surtout
aux patients. Ici se lisent évidemment les principes fondamentaux de la socialthérapie : méfiance vis-
à-vis de la routine et de la fragmentation institutionnelles, causes des pathologies produites par
l’asile, mais en même temps conviction qu’une bonne conception et une réactivation constante (la
temporalité est au cœur de cette réflexion) du mouvement de l’institution sont la clef de la
resocialisation des aliénés. Or la pensée politique de Fanon, ses avertissements ultérieurs sur le
néocolonialisme, ses doutes, attestés par plusieurs proches, sur la direction prise par la révolution,
son intérêt enfin pour la Critique de la raison dialectique de Sartre, dès sa publication, sur laquelle il
aurait fait des cours aux cadres de l’ALN aux frontières, peuvent se relire à la lumière de cette
réflexion sur le danger permanent de « viciation » qu’encourt toute institution. On va voir le souci
s’en accentuer au fil des éditoriaux.]
14. [Concept développé par Piaget pour décrire l’égocentrisme de l’enfant dans son utilisation du
langage, jusque vers sept ans, alors qu’il n’est pas encore pleinement socialisé (voir Jean PIAGET,
Le Langage et la pensée chez l’enfant, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel et Paris, 1923).]
15. [Bien des aspects de cette réflexion sur l’engagement et la « vie circulante » au sein des
groupes, poursuivie dans les éditoriaux suivants, font écho à la pensée de Sartre.]
16. [On verra dans la section « La bibliothèque de Frantz Fanon », infra, p. 618, que Fanon était un
lecteur de Nietzsche.]
Lettre à Maurice Despinoy

Frantz Fanon, 26 mars 19541

Mon cher ami,


Il y a longtemps que j’ai reçu votre lettre, mais les rudes nécessités du
service ne m’ont guère laissé le loisir de vous écrire calmement.
Je suis arrivé début décembre à Blida, dans cet hôpital immense de
2 500 lits qui ne devrait en avoir que 1 200, où les médecins sont éreintés de
travail et où le personnel, après une grève dont vous avez entendu parler, a
adopté une attitude de méfiance vis-à-vis de l’administration et par
extension du corps médical2. Cela rend toute tentative d’organisations de
psychothérapie collective extrêmement difficile, je dirais même impossible.
J’ai cent soixante-huit femmes européennes dans un pavillon de chroniques
et de gâteuses que j’essaie de remplacer un peu. Quand vous savez que ce
sont des malades vieilles de sept ou huit ans d’asile, vous verrez à quelles
difficultés je me heurte quotidiennement. Imaginez-vous « Une
Providence » transformée en admission. À côté – c’est une manière de
parler, car en réalité à 1,2 km –, j’ai deux cent vingt-cinq hommes
musulmans, un pavillon d’épileptiques (exactement ce qu’il me fallait !) et
cent soixante-huit chroniques.
Chez les femmes européennes, je fais l’insuline (douze à quatorze cures)
et chez les hommes pareil. Autrement dit, dans deux ou trois mois, j’aurai
une trentaine de malades en cure de Sakel d’une manière continue.
Les rapports avec les médecins ici sont inexistants, les rapports externes
surtout. À Saint-Alban, ce qu’il y avait d’excellent, c’est que,
indépendamment des attitudes individuelles, il persistait constamment un
accord sur un certain nombre de choses, entre autres sur une certaine
compréhension de la psychiatrie et de la vie mentale des malades qui nous
étaient confiés. Ici, on a l’impression que chaque médecin s’acharne à se
constituer en cellule, en bloc, en absolu. Les contacts sont extérieurs, vous
disais-je, cela veut dire que même quand on se réunit pour discuter, il n’y a
jamais de problème général. Voici un exemple : depuis que je suis arrivé,
j’ai demandé qu’on se réunisse une fois tous les quinze jours. Jusqu’à
présent, on n’a discuté que des jardins potagers et des relations avec les
administrations judiciaires. Aucun projet d’ensemble, aucune collaboration,
aucune coopération ; et le pire, c’est que, au début de la réunion, tout le
monde est déjà fatigué comme si l’on sentait la vanité de tout dialogue. Il
paraît que c’est spécifiquement nord-africain et que, moi aussi, dans peu de
temps je serai claqué.
Je regrette de ne guère pouvoir répondre à vos désirs de travailler avec
vous ces jours-ci, car, vous le savez, le problème de la pathologie mentale
nord-africaine apparaît de plus en plus comme un noyau, je ne dirai pas mal
exploré, mais non encore exploré. Vous vous rappelez le livre d’Aubin dont
je vous entretenais dans le temps et à propos duquel je voulais publier une
critique3. Les raisons que j’avais alors étaient purement d’ordre rationnel,
mais l’on pouvait évidemment objecter mon inexpérience concrète. Après
quatre mois de présence en Afrique du Nord, je puis dire que j’ai [eu]
absolument raison et l’expérience « reniement systématique » vient gonfler
la masse des termes syncrétiques par lesquels on croit englober et expliquer
certaines constellations d’attitudes collectives4. La mentalité prélogique des
sociologues du début du siècle5, la personnalité de base des anthropologues
contemporains américains6 et le « reniement systématique » d’Aubin tentent
de subsumer sous une catégorie de la pensée vide les réalités bio-socio-
psychologiques aux coordonnées multiples. Je pense qu’un jour ou l’autre,
il faudra que je retourne là-bas voir comment évoluent ce que nous pouvons
appeler les structures mentales de l’Antillais. Mais pour tout de suite, je
voudrais que dans votre prochaine lettre vous me parliez de l’homosexualité
là-bas. Lors de mon dernier voyage, j’en constatais la naissance et
j’aimerais savoir si elle prend la part, le type psychanalytique classique, ou
si elle demeure [liée] aux motivations économiques7.
J’ai commencé un journal ici dont je vous envoie un exemplaire, c’est
pauvre, mais c’est un début. Les autres médecins ne bougent pas et
regardent mon agitation avec un œil rêveur. Vous me parlez de L’Espoir,
vous devriez m’en envoyer un numéro, que je le diffuse dans cet
établissement. Avez-vous gardé le même style que Trait d’union 8 ?
J’ai appris avec un effroi mêlé d’ironie l’incarcération de votre président
de votre commission de surveillance. Je veux croire que vous n’êtes pas
offusqué par cette nouvelle, car c’est chose courante sous les tropiques.
J’ai reçu une lettre que je vous communique. Comme vous le voyez, c’est
un type qui veut rentrer à l’hôpital. Je ne sais pas.
Non, Josie n’exerce pas à Blida, elle continue encore à Alger. Et Nelly,
est-elle contente de son travail ? A-t-elle eu beaucoup de succès au
baccalauréat ? S’entend-elle avec ses collègues ?
Faites nos amitiés à vos enfants.
Je vous quitte avec l’espoir de vous lire bientôt.
Amicalement vôtre. Josie embrasse Nelly.

P.S. Je vous conseille un ouvrage que je suis en train de lire : Psychologie


de la superstition de la même collection que Les Bases culturelles de
l’anthropologie 9.

Notes
1. IMEC Fonds Fanon, FNN 2.5.
2. [Sur cette grève, voir Paul MARQUIS, « Frantz Fanon et le personnel soignant à l’hôpital
psychiatrique de Blida-Joinville », loc. cit.]
3. [Henri AUBIN, L’Homme et la Magie, Desclée de Brouwer, Paris, 1952. Aubin, influencé par la
psychanalyse, y parle de « reniement systématique des troubles mentaux chez le Noir » et développe
une théorie de la valeur thérapeutique du déni. Voir aussi « Conduites de refus et psychothérapie »,
L’Évolution psychiatrique, fascicule 4, 1950 et « Refus, reniement, répression, discussion »,
L’Évolution psychiatrique, fascicule 1, 1951, numéros que Fanon possédait. Sur Aubin, voir Alice
BULLARD, « Late colonial French West African psychiatry », in Warwick ANDERSON, Deborah
JENSON et Richard C. KELLER (dir.), Unconscious Dominions, Duke University Press, Durham et
Londres, 2011. Cet article a été traduit dans Psychopathologie africaine, vol. 36, no 1, 2011-2012,
p. 59-104.]
4. [Sur le nominalisme épistémologique de Fanon en matière de nosographie psychiatrique, voir
supra notre introduction aux écrits psychiatriques. Il y revient dans la lettre à Despinoy de
janvier 1956 (voir infra, p. 353).]
5. [Voir Lucien LÉVY-BRUHL, La Mentalité primitive, Alcan, Paris, 1922. À la fin de sa vie,
Lévy-Bruhl est revenu sur l’idée d’un primitivisme des mentalités mystiques et « prélogiques ».]
6. [Abraham Kardiner, en particulier. Melville J. Herskovits, cité à la fin de cette lettre, décrit sa
théorie dans le chapitre « La culture et la société » de son livre Les Bases de l’anthropologie
culturelle (Payot, Paris, 1952).]
7. [Sur l’homosexualité aux Antilles, voir la note curieusement insérée dans une discussion de
l’analyse des « psychoses antisémites » par Henri Baruk, dans Peau noire, masques blancs (Œuvres,
p. 208).]
8. [Journal interne de Saint-Alban.]
9. [Konrad ZUCKER, Psychologie de la superstition, Payot, Paris, 1952 ; Melville
J. HERSKOVITS, Les Bases de l’anthropologie culturelle, op. cit. Le lapsus de Fanon sur le titre du
classique d’Herskovits, dont les réflexions sur la culture ont dû l’intéresser, fait peut-être écho à ses
doutes sur l’anthropologie.]
La socialthérapie dans
un service d’hommes
musulmans : difficultés
méthodologiques

Frantz Fanon et Jacques


Azoulay(hôpital psychiatrique
de Blida-Joinville),octobre
19541

Nous venons de faire une expérience féconde dans notre


tentative d’organiser, selon une perspective sociothérapeutique, un service
de psychiatrie d’hommes musulmans. Nous proposons cette expérience à la
réflexion des lecteurs. Nous exposerons sans ménagement les difficultés
dans lesquelles nous nous sommes engagés, et nous montrerons que seule
une attitude d’où était absente l’objectivité a rendu possibles ces erreurs2.
Et c’est la prise de conscience de la double aliénation due à cette tyrannie
de la subjectivité et à ce que Piaget appelle la sociocentrie qui nous a
permis d’orienter nos recherches dans une tout autre direction. Nous nous
sommes faits humbles devant la culture qui s’offrait à nous. Nous sommes
allés à elle, peureux et attentifs3. Et, chose extraordinaire, les quelques notes
indistinctes qui, au début, éveillèrent notre intérêt, formèrent peu à peu un
tout cohérent.
L’expérience que nous relatons a été rendue possible car notre seule
division comptait à la fois des Européens et des musulmans. Ce qui fait la
valeur de cette exception, c’est que musulmans et Européens n’étaient pas
mélangés : il y avait d’une part cent soixante-cinq femmes européennes, et
d’autre part deux cent vingt hommes musulmans4.
Rappelons quelques particularités de l’hôpital psychiatrique de Blida.
À notre arrivée, nos quatre collègues assuraient la surveillance médicale de
plus de six cents malades chacun. Aussi toute tentative de leur part
d’orienter leur service selon une perspective sociothérapeutique était-elle
impossible. L’arrivée d’un cinquième médecin allégea pour autant les
quatre collègues de quatre cents malades et, à ce moment-là seulement, se
posa l’éventualité d’une sociothérapie réelle.
Nous avions vu fonctionner à Saint-Alban une organisation qui, dans
l’ensemble et dans le détail, nous paraissait réaliser le type même d’une
sociothérapie maximum, dans les conditions actuelles de l’assistance
psychiatrique en France. Nous avons donc pris comme base de départ notre
division, qui servait en un sens de milieu expérimental. Réunions de
pavillon que nous avions voulues bihebdomadaires5 ; réunions du
personnel ; réunions du journal ; fêtes bimensuelles : dans notre service de
femmes européennes, les résultats ne se firent pas longtemps attendre.
Dès le premier mois, les réunions deviennent partie intégrante de la vie
du service. Elles ont lieu à jour et heures fixes, et nous tenons6, par la
grande ponctualité à nous y rendre, à bien marquer l’importance que nous
leur accordons. Y assistent non seulement malades et médecin, mais aussi,
surtout au début, le personnel infirmier qui a besoin de bien comprendre le
sens de nos démarches. Après une brève période de flottement, nous
réussissons vite en général à accrocher l’attention et, dans l’ensemble,
l’atmosphère est créée, les interventions se succèdent sans trop de « temps
morts ». Au début, nous ne faisons que commenter les menus incidents du
service, mais à mesure que l’architecture sociale s’organise, les possibilités
de rencontre sur des thèmes concrets se multiplient.
Noël, avec son caractère traditionnel tenacement ancré, nous offrait une
occasion d’installer au cœur du pavillon une série de comportements
déterminés7. Et, de fait, tout un immense dortoir de soixante-cinq lits fut
vidé. Des différents services affluèrent des malades hommes et femmes, des
infirmières et infirmiers. Le corps médical et les services administratifs
vinrent en nombre imposant assister à cette première expérience. Chants
religieux, chœurs, cantiques, crèche délicatement décorée par des mains
tremblantes d’émotion, sapin, tout fut mis en œuvre pour assurer à cette fête
le maximum de solennité.
Et lorsque deux jours après, au cours d’une réunion de pavillon, nous
proposâmes aux malades d’organiser régulièrement une fête, nous ne
rencontrâmes pratiquement aucune résistance. Certes, au début ce fut très
difficile, mais les multiples petits incidents ont aujourd’hui à peu près
disparu : après une période de lassitude de la part des malades et aussi des
infirmières, car il ne s’agit pas de remettre toujours en avant les mêmes
délirantes, mais d’intégrer telle catatonique, voire telle gâteuse ou
sitiophobique, nous n’avons plus8 à nous en occuper directement. La fête se
prépare, les invitations sont lancées, la scène est arrangée par les malades
aidées d’une ou deux infirmières, et nous y assistons comme un simple
spectateur. La fête prend alors son véritable caractère thérapeutique.
Rapportons ainsi, comme anecdote, la scène où la paranoïaque responsable
de la partie chantée – Sombreros et mantilles 9 – surveille du coin de l’œil la
catatonique qui a tendance à perdre le fil, et la pince au besoin, pour qu’elle
se remette dans le mouvement.
À côté de la commission des fêtes chargée de l’organisation des soirées
récréatives, il existe une commission du cinéma et une commission de la
discothèque. Le cinéma ne doit pas rester une succession d’images avec
accompagnement sonore : il faut qu’il devienne le déroulement d’une vie,
d’une histoire. Aussi la commission du cinéma, en choisissant les films10, en
les commentant dans le journal dans une chronique spéciale, donne-t-elle au
fait cinématographique son véritable sens. De même, la commission de la
discothèque organise-t-elle des séances musicales où il est possible
d’entendre aussi bien les disques de Luis Mariano que la Symphonie
inachevée, cette dernière d’ailleurs commentée par une malade.
Notre Journal, hebdomadaire, est dirigé par deux commissions :
commission du journal qui choisit les textes proposés et commission de
l’imprimerie. L’éditorial, rédigé par un des membres du corps médical,
précise tel ou tel point et provoque chez le personnel et les malades la
nécessité de penser l’hôpital dans sa totalité11. La partie rédigée par les
malades était au début assez monotone : « Je remercie le docteur pour ses
bons soins », « je voudrais sortir bientôt ». Aujourd’hui, si comme le
signale un éditorial récent, on y rencontre encore trop souvent les mêmes
signatures, le journal reflète cependant les progrès accomplis par ailleurs :
invitation pour la prochaine fête, pour une audition musicale ; comptes
rendus ou annonces des excursions, des promenades, des films de la
semaine et, plus généralement, de tous les événements ayant une valeur
collective.
L’ergothérapie tient une place importante dans la vie du service, et nous
cherchons à l’intégrer de façon harmonieuse dans l’ensemble des activités :
en dehors des travaux du ménage, il existe un atelier de tricot dirigé par une
infirmière où plusieurs malades travaillent à la confection d’une même
pièce. D’autres malades font et brodent des serviettes de table, des nappes
et des rideaux. Plus récemment, nous avons pu créer un atelier de couture
chargé de confectionner des robes, le tissu étant acheté avec de l’argent pris
sur le pécule individuel. Pour des malades installées dans l’hôpital depuis
cinq ou six ans, on devine assez l’importance de tels événements : les tissus
à fleurs ou à rayures, clairs ou sombres selon le goût de chacune, tranchent
sur la monotonie de la robe d’hôpital. Et que l’on songe à la cérémonie de
l’essayage où la femme doit se tenir immobile, livrée aux mains expertes de
la couturière. L’institution est alors trop forte pour ne pas modifier l’attitude
de la malade vis-à-vis du milieu : celle-ci ne peut plus vivre [sa] folie sans
s’occuper de ce qui l’entoure.
Ces différentes activités que nous venons de retracer rapidement forment
ainsi la trame d’une vie sociale de plus en plus riche. Celle-ci a pu
s’organiser sans trop de difficultés parce que nous en avions déjà une
expérience probante. Aussi, dès les premiers mois, avons-nous senti dans
notre service de femmes européennes une prise en masse rapide et féconde :
l’atmosphère même du pavillon avait changé, et nous pouvions rendre
spectaculairement tout le matériel de contention sans avoir à craindre de
grosses difficultés. Non seulement la vie asilaire était devenue moins
pénible pour beaucoup, mais le rythme des sorties augmentait déjà
nettement.

Ces succès rapides et relativement faciles ne font que souligner la faillite


totale des mêmes méthodes employées dans notre service d’hommes
musulmans. En reprenant dans l’ordre même de nos efforts, des différentes
tentatives, nous pouvons constater leur échec successif. Nous savons que la
psychothérapie de groupe sera plus difficile pour nous chez les musulmans,
et après plusieurs colloques avec le personnel infirmier, nous nous
réunissons avec les malades12.
La réunion est préparée avec soin. Dans le grand réfectoire, la table est
recouverte d’un drap et décorée de fleurs. Le médecin est entouré de
l’interne, du surveillant et des infirmiers, pour augmenter la valeur du
cérémonial. Les malades les plus agités sont laissés dans la cour. D’emblée,
le contact est difficile à établir parce que nous ne parlons pas la même
langue. Nous pensons surmonter l’obstacle en choisissant parmi les
infirmiers musulmans un interprète intelligent, volubile, à qui nous prenons
soin d’expliquer en détail ce que nous cherchons à réaliser.
Pendant l’heure que dure la réunion, nous essayons d’intéresser
l’ensemble des malades, de transformer cette multitude impersonnelle et
abstraite en un groupe cohérent animé de préoccupations collectives. Nous
parlons des fêtes, des films, du journal. Rarement, nous obtenons le silence.
Inconscients de notre existence, l’un garde sa stéréotypie motrice ou
continue sa conversation hallucinatoire ; deux autres se disputent à haute
voix ; un dernier s’en va pour retourner s’allonger dans la cour. Bien peu
réalisent l’importance de notre présence et acceptent le dialogue. Seul
accroché, et accroché trop, un persécuté paranoïaque parlant bien le français
et qui, loin d’entraîner ses compagnons dans une réaction de groupe,
cherche plutôt plus ou moins consciemment à s’en écarter. Devant ce
désintérêt général, nous ne savons plus quels thèmes exploiter. Les silences
se prolongent, accentuent l’impression de malaise.
Au bout de quelques semaines, les réunions qui devaient primitivement
durer une heure doivent être progressivement écourtées. Elles ne constituent
qu’un cérémonial vide de sens, absurde et, après quelques hésitations, nous
décidons de les interrompre. Nous cherchons alors autre chose : nous
demandons aux infirmiers de choisir chacun dix malades et de les réunir le
soir pendant une heure, de les intéresser par des discussions, des jeux ou des
chants. Nous leur donnons des directives précises, car dans notre esprit, il
s’agit de créer une coopération, un esprit d’équipe propre à ranimer13 leurs
sentiments de sociabilité.
Sur les comptes rendus de séance écrits chaque soir par les infirmiers
responsables, on note les premiers jours : « Nous nous sommes réunis et
nous avons joué à cache-cache, aux cartes et aux dominos. Bonne
atmosphère, mais tel malade, tel autre ne s’intéressent pas aux jeux. » Plus
loin : « Le jeu de la pelote cavalière a été joué par les malades dont les
noms suivent : […], assistés du servant K. Dès le début, le jeu a paru
compliqué, mais ils ont appris les règles et ça s’est bien passé. »
Les jours suivants, la part des jeux collectifs se restreint de plus en plus,
les rapports sont plus pessimistes : « Au début, il y avait dix malades, mais
dix minutes après, il ne restait que six malades. M., N., B. et B. sont des
joueurs acharnés (cartes). B. et L. sont allés se coucher, prétextant qu’ils
étaient fatigués du travail. » Ou bien : « Les malades O., M., SNP14, I. ont
refusé d’assister à notre réunion ; motif, ils sont trop fatigués. Les malades
ont choisi de jouer une partie de dominos, ils étaient très contents de jouer
une partie tranquille et sans discussion. » La soirée se réduit à l’audition de
musique orientale à la radio. Les malades restent indifférents, les infirmiers
interprètent ces réunions comme une corvée. Après quelque temps, malgré
nos encouragements répétés, ils expriment franchement leur manque
d’enthousiasme : « Il n’y a pas moyen d’intéresser les malades, dès qu’ils
ont mangé ils veulent aller se coucher, et il faut fermer les dortoirs à clé
pour les en empêcher. »
Parallèlement à ces « causeries du soir », nous cherchons à organiser une
fête de pavillon. Nous nous donnons du temps, parce que nous savons que
ce sera difficile. La fête doit comprendre une partie chorale et une partie
théâtrale. Mais il nous est difficile de trouver deux infirmiers qui veuillent
bien se charger de l’organisation. Au bout de deux semaines de répétitions,
seul un vieux PG15 marmonne en branlant la tête, tandis que les autres
restent silencieux. Les infirmiers eux-mêmes ne font pas beaucoup d’efforts
et, irrités de leur mauvaise volonté, nous leur disons qu’ils ne font pas tout
ce qu’ils peuvent, puisque ce qui est possible dans le pavillon
d’Européennes devrait l’être aussi dans le pavillon de musulmans. Aussi ne
sont-ils pas fâchés d’être remplacés par d’autres, qui échouent également.
D’autres encore n’ont pas plus de succès ; et disons qu’un dernier pressenti
pour le même travail demande à changer de service, ce qui nous donne à
penser qu’il ne s’agit peut-être pas d’une simple paresse.
Nos tentatives pour amener le malade musulman à organiser lui-même
des soirées récréatives ou théâtrales ayant échoué lamentablement, nous
pensons résoudre le problème en lui « offrant » des distractions. Aussi sont-
ils nombreux à assister aux soirées récréatives des femmes européennes. De
même, ils vont régulièrement au cinéma. Mais nous constatons que si le
chef de pavillon oublie de les envoyer aux fêtes, personne ne vient
réclamer. Et au cinéma, il leur arrive de quitter la chapelle16 pendant le film
et d’aller fumer dehors.
Ainsi donc, qu’il s’agisse de réunions de pavillon, de soirées récréatives
collectives ou de groupes restreints, nous sommes obligés de reconnaître
notre échec. Quant au journal, qui devait véritablement servir de ciment
social, il reste étranger aux malades : depuis six mois, il n’a paru qu’un seul
article d’un malade musulman ; en l’occurrence, il s’agissait du même
paranoïaque qui regrettait que les rôles masculins fussent interprétés par des
femmes17. Et dans les pavillons, seuls quelques infirmiers lisent le journal.
Si au point de vue récréatif et culturel nous ne réussissons pas à
développer une activité valable, nous n’avons pas beaucoup plus de succès
sur le plan de l’ergothérapie. Certes, il existait déjà à l’hôpital, à la
mosquée, un atelier fabriquant des nattes, des paniers et des chapeaux, qui
occupait un certain nombre de malades de notre service. D’autres malades
travaillaient à l’intérieur du pavillon ou dans les services généraux. Mais
nous ne pouvons considérer ces travaux comme ayant une valeur
proprement thérapeutique : les tâches sont réparties sans choix précis ; le
malade les accepte surtout pour se distraire, pour s’évader de la cour du
pavillon et, souvent, quand il a travaillé suffisamment pour se procurer
gâteaux ou cigarettes, il refuse de continuer, arguant au besoin d’une
douleur à la jambe ou à l’estomac18.
C’est pourquoi nous avons pensé créer un atelier d’ergothérapie à
l’intérieur même de notre service. Dans cette intention, nous avons détaché
à temps plein et pendant plus d’un mois et demi un infirmier qui devait
apprendre en détail la technique du raphia. Revenu au pavillon, celui-ci se
voit confier uniquement les malades en traitement à l’insuline, une
quinzaine environ, qu’il doit faire travailler une partie de la matinée et toute
l’après-midi. Mais chaque fois que nous passons à l’atelier, nous constatons
que la plupart restent inoccupés, complètement indifférents à la réalisation
du travail commun. Dès que le moniteur a le dos tourné, ils quittent le local
où ils travaillent, préférant d’ailleurs aider leurs camarades qui, au moyen
de pelles et de pioches, en aménagent les abords. Malgré nos incitations
répétées, il n’y a pas plus de trois paniers de confectionnés, et nous sentons
rapidement qu’il est inutile d’en attendre davantage.
Ainsi, non seulement nous n’avions pu après trois mois, malgré beaucoup
d’efforts, intéresser les malades musulmans au début de vie collective qui
s’organisait dans le secteur européen, mais l’atmosphère du service restait
pesante, irrespirable. Il existait toujours une proportion importante de
gâteux et, à la fin de la journée, il y avait rarement assez de linge pour les
maintenir à peu près propres. Pendant les repas, le vacarme était
assourdissant dans le réfectoire trop exigu pour le nombre très élevé de
malades. Ceux-ci prenaient plaisir semble-t-il à jeter des aliments sur la
table ou par terre, à tordre leurs assiettes de fer ou à casser leurs cuillères19.
Et l’on comprend pourquoi, dans ces conditions, les soins du nettoyage
absorbent une part importante de l’activité du personnel.
Les fréquentes disputes entre malades, que les infirmiers devaient séparer
au risque de recevoir eux-mêmes des coups, entretenaient toujours un
climat de méfiance. L’infirmier avait peur du malade, et le coiffeur exigeait
que ceux-ci fussent attachés pour être rasés. Par peur du malade, ou pour le
punir, on le laissait dans une cellule, parfois sans chemise, sans matelas et
sans draps parce que c’était un « lacérateur ». Les éternels « périodiques »
se voyaient souvent ceinturés avant même de passer aux actes, par mesure
préventive. Comme l’a si bien montré Paumelle, le même rythme, le même
cercle vicieux – agitation, contention, agitation – entretenait toujours un
esprit véritablement concentrationnaire20.
Et chaque nouvelle tentative de notre part pour assouplir la structure
punitive de notre service était accueillie par l’inertie du personnel,
quelquefois même par une nette hostilité déguisés sous l’ironie : « Tel
malade s’est agité, il a frappé un tel ou a cassé des carreaux. Qu’est-ce
qu’on fait, on l’attache ou on le laisse faire ? » Et nous nous sentions
impuissants devant les arguments de ce personnel « chevronné », consacré
par plusieurs années de vie asilaire : « Vous êtes encore jeune en Algérie,
vous ne les connaissez pas, quand vous aurez comme nous quinze ans
d’hôpital, alors vous comprendrez ! »
Ainsi, après quelques mois, le contraste était saisissant : du côté
européen, le journal paraissait chaque semaine, les soirées théâtrales avaient
lieu régulièrement et l’agitation avait disparu. Le climat était devenu
thérapeutique. À l’opposé, dans le service d’hommes musulmans, nous
nous heurtions aux mêmes difficultés : il y avait toujours un nombre
important de malades attachés et, malgré de multiples tentatives, aucune
amélioration ne se dessinait. Et peu à peu, il devenait clair qu’il ne pouvait
s’agir de coïncidences, de paresse ou de mauvaise volonté : nous avions fait
fausse route et il fallait rechercher les raisons profondes de notre échec pour
sortir de l’impasse.

Nous avions entre-temps étudié en profondeur notre service, le caractère


des malades qui l’occupaient et, à l’extérieur, leur milieu d’origine. Nous
avions naïvement pensé notre division comme un tout et avions cru adapter
à une société musulmane les cadres d’une société occidentale à évolution
technique déterminée. Nous avions voulu créer des institutions et nous
avions oublié que toute démarche de ce genre doit être précédée d’une
interrogation tenace, concrète et réelle des bases organiques de la société
autochtone.
À la faveur de quel trouble du jugement avions-nous cru possible une
sociothérapie d’inspiration occidentale dans un service d’aliénés
musulmans ? Comment une analyse structurale était-elle possible si on
mettait entre parenthèses les cadres géographiques, historiques, culturels et
sociaux ? Deux explications peuvent être proposées.
1) D’abord, l’Afrique du Nord est française et véritablement on ne voit
pas, quand on ne cherche pas, en quoi l’attitude doit être différente d’un
service à un autre. Le psychiatre, réflexivement, adopte la politique de
l’assimilation. L’autochtone n’a pas besoin d’être compris dans son
originalité culturelle. L’effort doit être fait par l’« indigène » et celui-ci a
tout intérêt à ressembler au type d’homme qu’on lui propose. L’assimilation
ici ne suppose pas une réciprocité de perspectives. Il y a toute une culture
qui doit disparaître au profit d’une autre.
Dans notre service de musulmans, si l’on excepte la nécessité d’un
interprète, notre comportement n’était absolument pas adapté. En fait, une
attitude révolutionnaire était indispensable, car il fallait passer d’une
position où la suprématie de la culture occidentale était évidente, à un
relativisme culturel. Et il a fallu encore une fois revenir à Piaget : les
notions d’adaptation et d’assimilation sont très importantes et on n’a pas
fini de les exploiter21.
2) Enfin et surtout, il faut dire que ceux qui nous ont précédés dans le
dévoilement du fait psychiatrique nord-africain s’étaient un peu trop limités
aux phénomènes moteurs, neurovégétatifs, etc. Les travaux de l’école
algérienne, s’ils ont révélé certaines particularités, n’ont pas, à notre
connaissance, procédé à l’analyse fonctionnelle qui se révélait pourtant
indispensable. Il fallait changer de perspectives, tout au moins compléter les
premières perspectives. Il fallait essayer de saisir le fait social nord-africain.
Il fallait exiger cette « totalité » dans laquelle [Marcel] Mauss voit la
garantie d’une étude sociologique authentique. Il y avait un saut à effectuer,
une transmutation de valeurs à réaliser. Disons-le, il fallait passer du
biologique à l’institutionnel, de l’existence naturelle à l’existence culturelle.
Le biologique, le psychologique, le sociologique n’avaient été séparés
que par une aberration de l’esprit. En fait, ils étaient indistinctement liés.
C’est faute de n’avoir pas intégré dans notre pratique quotidienne la notion
de Gestalt et les éléments de l’anthropologie contemporaine que nous
avions connu de si rudes échecs.
Pendant six mois, les femmes musulmanes ont assisté régulièrement aux
fêtes données dans les pavillons européens. Pendant six mois, elles ont
applaudi à l’européenne. Et puis un jour, un orchestre musulman est venu à
l’hôpital, a joué et chanté, et notre étonnement fut grand d’entendre les
applaudissements des femmes musulmanes : des modulations courtes,
aiguës et répétées22. Elles réagissaient donc à l’ensemble configurationnel
selon les exigences spécifiques de cet ensemble. Il devenait évident que
nous devions rechercher les ensembles qui faciliteraient des réactions déjà
inscrites dans une personnalité définitivement élaborée. Une sociothérapie
ne pouvait être possible que dans la mesure où l’on tenait compte de la
morphologie sociale et des formes de sociabilité.
Quelles étaient les valeurs biologiques, morales, esthétiques, cognitives,
religieuses de la société musulmane ? Comment réagissait du point de vue
affectif, émotionnel, l’autochtone ? Quelles étaient les formes de sociabilité
qui rendaient possibles les attitudes multiples de ce musulman ? Nous
avions devant nous certaines institutions qui nous étonnaient. À quoi
correspondaient-elles ? Il fallait réaliser une analyse fonctionnelle qui
devait faciliter la tâche. Dans un travail [en] préparation, l’un de nous
montrera la complexité de la société nord-africaine, qui subit actuellement
des modifications structurales extrêmement profondes. Contentons-nous
aujourd’hui de rappeler quelques éléments caractéristiques de cette
société23.
La société musulmane traditionnelle est une société d’esprit théocratique.
La religion musulmane est en effet, outre une croyance philosophique, une
règle de vie qui régit de façon stricte l’individu et le groupe. En pays
musulman, la religion imprègne la vie sociale et ne fait la part d’aucune
laïcité. Le droit, la morale, la science, la philosophie se mêlent à elle. À côté
de l’impératif proprement religieux, islamique, intervient avec force la
tradition, héritée des anciennes coutumes berbères, et c’est ce qui explique
la rigidité des cadres sociaux.
C’est aussi une société gérontocratique. C’est le père qui dirige la vie de
la famille et c’est à lui, ou à défaut le frère aîné ou même l’oncle, qu’il faut
s’adresser pour toute décision de quelque importance. La famille est
d’ailleurs très ramifiée, et parfois tout un douar a le même nom
patronymique ! Elle tend à s’identifier au clan, qui est le véritable groupe
naturel de l’Algérie musulmane. Les décisions sont prises par la djemaâ,
sorte de conseil municipal à la tête de laquelle se trouve un président – et
dont l’administration a d’ailleurs récemment reconnu l’importance. Il
n’existait pas en effet, au moins jusqu’à ces dernières années, de véritable
communauté nationale, mais bien plutôt une communauté familiale,
clanique.
Il faut insister également sur la complexité ethnique de la région, car les
Kabyles forment une minorité importante parmi le reste de la population
arabe. Si les deux groupes [sont] unis par la religion musulmane, la
séparation est nettement marquée par la différence de langue, de tradition et
de culture. Les Kabyles, d’origine berbère, habitent les régions
montagneuses. Leurs villages, perchés sur le sommet d’une colline,
constituent l’élément où l’organisation tribale reste la plus solide. Les
Arabes habitent plutôt la plaine et les villes. Ou y trouve non seulement des
agriculteurs, mais aussi des commerçants et des petits artisans. Nous ne
pouvons évidemment nous étendre sur les autres particularismes locaux :
nomades, Arabes du Sud, Mozabites, Chaouis, beaucoup moins importants
en ce qui nous concerne. C’est ainsi que dans notre service, nous trouvons
sur deux cent vingt malades : cent quarante-huit Arabes, soixante-six
Kabyles et six Chaouis, Marocains et Mozabites.
Enfin, il nous faut dire un mot des conditions de vie habituelles des
malades musulmans, qui expliquent largement leur état d’ignorance, leur
primitivisme traditionnel. Avant la conquête française, la terre était
propriété collective et la notion de richesse était liée à la notion de terre
utile, de terre labourable, et par conséquent à la possession d’un attelage ou
d’une charrue ; les possesseurs de ceux-ci étaient les véritables propriétaires
fonciers.
L’installation française a entraîné la transformation de la propriété
foncière et une redistribution des biens. L’ancienne propriété collective s’est
fractionnée entre possesseurs, puis propriétaires privés. Les membres de
l’ancienne tribu menaient une vie pauvre, mais qui ne connaissait pas de
prolétaires. Aujourd’hui il existe, en dehors d’une minorité de gros
propriétaires fonciers, européens ou musulmans, une masse de petits
propriétaires, de fellahs, qui vivent difficilement de la culture à technique
primitive d’un petit lopin de terre, objet pourtant de l’envie de ceux qui
n’ont pu bénéficier du partage. Ceux-ci sont devenus des miséreux, dont le
lien sociologique avec la personnalité collective tribale se relâche de jour en
jour et qui cherchent à louer leur travail comme khammès 24 ou journaliers.
Il y a donc un mouvement de dissociation de cette société autrefois
homogène, entre d’une part petits propriétaires et d’autre part bergers,
métayers ou journaliers.
Bien plus, il se forme aujourd’hui, par suite de l’extension des techniques
de cultures modernes dans les grandes propriétés, une masse de travailleurs
agricoles sans emploi, que la faim attire vers les villes, mais que l’absence
d’industrialisation condamne au prolétariat – et même au sous-prolétariat –,
accentuant encore le déséquilibre social. Et il faut souligner que, surtout
parmi la population d’origine berbère, nombreux sont ceux qui vont en
France pendant une période déterminée, chercher un emploi qu’ils ne
trouvent pas chez eux ou un complément à leur maigre récolte.
Cette évolution des sédentaires, qui aboutit à un éclatement du groupe,
rejoint en ce sens l’évolution des nomades. On a peine, de nos jours, à
imaginer l’importance du nomadisme ancien en Afrique du Nord : les tribus
du Sud arrivaient jusqu’à la lisière littorale ; c’était une marée périodique
montant des steppes et des sables, venant déferler à travers les haut
plateaux. Mais l’occupation française a naturellement entraîné une
régression constante de ce nomadisme. Et celui-ci se résout en deux
termes : sédentarisation, louage de travail. Mais les travailleurs saisonniers
demeurent extérieurs au groupement sédentaire qu’ils viennent aider. Le
nomadisme ancien maintenait strictement l’autorité traditionnelle et la
cohésion du groupe ; ces circulations individuelles qu’on observe
maintenant s’opèrent en dehors de toute règle tribale et contribuent
grandement à hâter une dangereuse détribalisation : la décadence du
nomadisme est inéluctable, mais il est remplacé par la prolétarisation.
Ces facteurs, qui favorisent la dissolution du groupe de sédentaires ou de
nomades, expliquent la formation d’importants « bidonvilles » aux portes
des grandes cités, qui constituent non seulement un défi à l’esthétique ou
même au simple urbanisme, mais aussi un grave danger au point de vue
sanitaire et moral.
À titre d’exemple, nous avons étudié la composition sociale de notre
service d’hommes musulmans. Sur deux cent vingt malades, on trouve :
trente-cinq fellahs, c’est-à-dire ayant un bout de terrain qu’ils cultivent eux-
mêmes ; soixante-seize ouvriers agricoles, métayers ou journaliers ;
soixante-dix-huit ouvriers (boulangers, peintres, etc.) ; cinq intellectuels ;
vingt-six sans profession. Mais ces chiffres demandent à être interprétés. On
peut penser qu’il existe un nombre relativement élevé d’ouvriers : soixante-
dix-huit sur deux cent vingt. En réalité, il s’agit justement le plus souvent de
ces éléments arrachés des campagnes et qui réussissent à trouver à la ville
un emploi de manœuvre dans une profession quelconque. En définitive, sur
soixante-dix-huit « ouvriers », on ne peut retenir qu’une vingtaine qui ont
au moins une ébauche de spécialisation. En ce qui concerne les cinq
« intellectuels », signalons que ce sont des instituteurs indigènes ayant à peu
près la valeur du brevet élémentaire.
Ces problèmes ont d’importantes résonances : les individus qui
s’échappent isolément de la société traditionnelle sont indéchiffrables, mais
leur nombre est en constante progression. Ces éléments sont les forces,
encore mal analysées, qui sont en train de briser les cadres domestiques,
économiques et politiques. Cette société, que l’on dit figée, fermente par la
base25. Ces quelques notions, bien que trop brèves et qui nécessiteraient
chacune de longs développements, expliquent suffisamment la spécificité
de la société musulmane algérienne dont nous devions tenir compte dans
notre effort de créer les bases d’une sociothérapie chez les musulmans.

Nous pouvons maintenant comprendre les raisons de notre échec. Nous


avons dit que les réunions de pavillon ne s’étaient pas montrées fructueuses.
C’est essentiellement parce que nous ne parlons pas arabe : nous devons
avoir recours à deux interprètes (kabyle et arabe). Cette nécessité de
l’interprète vicie fondamentalement les rapports malades-médecin
psychothérapeute.
En période normale, le malade a déjà trouvé cette image de l’interprète
dans ses relations avec l’administration ou avec la justice. À l’hôpital, la
même nécessité de l’interprète provoque spontanément une méfiance qui
rend toute « communication » difficile. D’ailleurs, lorsque mis en confiance
le malade s’enflamme dans son discours, quand il nous explique avec
véhémence qu’il est guéri et qu’il doit sortir rapidement, souvent il oublie la
présence de ce tiers et s’adresse directement à nous : il sent que l’autre ne
peut pas dire avec la même « chaleur » tout ce qu’il veut exprimer. On voit
sans peine combien une étude de ce dialogue à trois montrerait la
perturbation du phénomène de la rencontre.
L’interprète ne gêne [pas] que le malade. Le médecin, surtout le
psychiatre, fait son diagnostic à travers le langage. Or ici, les composantes
gestuelles et verbales du langage ne sont pas perçues de façon synchrone.
La mimique est expressive, les gestes abondants, mais il faut attendre la fin
du discours pour en saisir le sens. À ce moment, l’interprète résume en deux
mots ce que le malade avait raconté en détail pendant dix minutes : « Il dit
qu’on lui a pris sa terre, ou que sa femme l’a trompé. » Souvent, il
« interprète » à sa manière la pensée du malade selon quelque formule
stéréotypée, lui retirant toute sa richesse : « Il dit qu’il entend des djnoun » ;
et l’on ne sait plus si le délire est réel ou induit.
L’usage d’un interprète est peut-être valable quand il s’agit d’expliquer
une chose simple ou de transmettre un ordre, mais il ne l’est plus quand il
faut engager un dialogue, un échange dialectique de questions et de
réponses seul capable de vaincre les réticences et de mettre en évidence le
comportement anormal, pathologique. Mais, comme le dit Merleau-Ponty,
« parler une langue, c’est supporter le poids d’une culture »26. Ne sachant
pas parler arabe, nous ne connaissions par les éléments du patrimoine
affectif ou culturel susceptibles d’éveiller l’intérêt. Chez les femmes
européennes, il était facile d’accrocher la discussion sur un disque de Tino
Rossi ou un film de Fernandel. Avec les hommes musulmans, la réunion
tournait court parce qu’on ne savait plus de quoi parler.
De la même façon, avec un peu de recul, nos premières tentatives
d’organiser des fêtes nous paraissent bien naïves. La notion même de fête
en dehors de tout événement familial ou religieux semble assez abstraite
pour le musulman. En outre, le contenu des réjouissances collectives nous
paraît différer essentiellement des festivités occidentales. Il était difficile de
constituer une chorale, parce que le musulman répugne à chanter en groupe.
Dans la maison, on ne chante pas parce qu’on respecte le père ou le frère
plus âgé. Et parmi les infirmiers musulmans de notre service, nous n’avons
trouvé personne qui consente à chanter ou à jouer sur une scène. De même,
on ne peut jouer une pièce de théâtre, d’abord parce que le théâtre tel que
nous l’entendons n’existe pas chez le musulman, et aussi parce qu’on ne
joue pas devant les autres. II existe certes aujourd’hui un théâtre arabe, mais
son existence est récente et il ne touche que la population des grandes
villes. L’acteur ou le chanteur est un professionnel qui reste en dehors du
groupe. Dans les villages, dans les douars, c’est un « conteur » itinérant qui
va de place en place colporter les nouvelles, les histoires du folklore,
s’accompagnant d’un luth rudimentaire ou d’une derbouka, évoquant ainsi
les trouvères du Moyen Âge.
Le projet de la fête étant abandonné, les petites réunions du soir n’eurent
pas plus de succès. Si nous reprenons les comptes rendus de ces séances,
nous voyons qu’au début on parle de jeu de cache-cache ou de pelote
cavalière. En effet, nous avions bien insisté auprès des infirmiers, que nous
avions d’ailleurs choisis indifféremment parmi les Européens ou les
musulmans, pour qu’ils trouvent des activités susceptibles d’éveiller un
esprit d’équipe : dans le jeu de la pelote cavalière ou de cache-cache,
chacun doit agir en tenant compte des réactions de son compagnon. II ne
peut les ignorer.
Mais le musulman pratique rarement de tels jeux. C’est à l’école qu’on
apprend à jouer à cache-cache ou à gendarmes et voleurs, que l’on acquiert
l’esprit d’équipe. Mais à dix ou douze ans, le petit garçon arabe est berger
ou bien il aide son père pour les petits travaux. Si nous voulions faire des
réunions du soir quotidiennes, il fallait plutôt s’inspirer de la réalité : après
le travail, le musulman se réunit entre hommes au café maure. Il reste assis
autour d’une table en jouant aux cartes ou aux dominos, ou bien s’allonge
sur une natte pour discuter des événements quotidiens ou écouter de la
musique pendant des heures en buvant une tasse de café ou un verre de thé.
Et c’est bien ce que l’expérience nous a montré : après quelques semaines,
les infirmiers chargés des séances du soir avaient perdu toute initiative, et
les quelques malades qui consentaient encore à ne pas se coucher ne
faisaient qu’écouter la radio.
En dehors de ces tentatives de resocialisation active, les distractions
organisées par l’hôpital ne sont pas pour le malade musulman un besoin
presque « vital » comme pour l’européen. Ainsi pour le cinéma, la plupart
des films qu’il peut voir ne provoquent aucun engagement émotionnel.
Nous avons relevé quelques titres de films passés dernièrement : Les Quatre
Filles du docteur March, Les Mines de roi Salomon, Les Noces de sable,
La Duchesse de Langeais, Cas de conscience, Rio Grande, Theresa, etc.
Évidemment, seuls sont à peu près suivis les films d’action sans grosses
complications psychologiques ou sentimentales. Mais plus qu’à un certain
« primitivisme », on peut sans doute attribuer ce désintérêt à l’impossibilité,
pour le musulman, de comprendre les réactions de personnages occidentaux
qui lui sont complètement étrangères. L’exemple du film de Jean Cocteau
Les Noces de sable est à cet égard particulièrement éloquent. Le film
relatait les aventures d’un prince arabe qui va chercher sa fiancée parmi les
nomades du Sahara. Bien que les costumes et le décor soient en principe
propres à l’Afrique du Nord, la trame psychologique restait occidentale. Il
n’intéressait pas les musulmans, parce qu’ils ne pouvaient participer
pleinement à l’action, s’identifier aux personnages. Et que dire des autres
films ? Au contraire, dans les « films d’action », le schéma est simple,
l’image parle d’elle-même, le langage est inutile.
De même pour les fêtes de nos pavillons européens : si on chante une
mélodie en vogue, si on joue Les Précieuses ridicules, Le Médecin malgré
lui, Cyrano de Bergerac, une pièce de Courteline ou de Colette, toute une
partie de la salle reste complètement insensible : tout au plus sort-elle
vaguement de sa torpeur quand un acteur jette un verre d’eau à la figure
d’un autre ou le frappe à coups de bâton.
Pour le journal, l’échec était encore plus net : comme le journal ne fait
que refléter plus ou moins fidèlement la vie sociale à l’hôpital, il intéresse
assez peu ceux qui en restent pratiquement exclus. C’est pourquoi même les
quelques malades sachant lire et écrire n’ont jamais envoyé d’articles.
Cependant, l’échec est dû surtout au fait que la plupart de nos malades
musulmans sont illettrés. Plus exactement dans notre service, sur deux cent
vingt malades, cinq savent lire et écrire en arabe, deux savent lire et écrire
en français. Les autres sont analphabètes. Et encore, disons que sur les seize
« lettrés », six seulement ont dépassé le niveau du certificat d’études.
Nous avions pensé, au début, à la possibilité de faire écrire les articles par
un infirmier, comme nous le faisons chez les Européens quand un malade
ne sait pas ou ne veut pas écrire. Mais utiliser uniformément ce procédé est
pratiquement inutile. En réalité, on peut dire que dans les conditions
d’analphabétisme régnant actuellement en Algérie, la culture est plus orale
qu’écrite : l’enseignement se fait surtout par la parole. Il existe dans chaque
groupe, en général, un ou plusieurs lettrés chargés de lire et d’écrire pour le
reste du groupe : c’est ainsi que nous reconnaissons facilement l’écriture du
même taleb ou écrivain public dans les lettres que nous recevons de parents
de malades habitant un même douar. Et nous avons vu le rôle important du
« conteur » itinérant, qui va de village en village colporter les nouvelles et
les histoires du folklore, sortes de poèmes épiques relatant les événements
des siècles précédents et assurant ainsi la liaison culturelle entre les
différentes régions.
Pour terminer cette explication de nos premiers échecs, il nous faut parler
de l’ergothérapie. Dans un pays occidental fortement industrialisé, on peut
aisément organiser une réadaptation à partir de possibilités déjà existantes.
Pour le musulman algérien, an contraire, qui vit dans un cadre encore à bien
des égards féodal, cette réadaptation est beaucoup plus difficile. L’homme
travaille la terre, il n’a pas de spécialisation. Il pratique parfois un artisanat
assez rudimentaire en dehors des grands centres urbains, mais il répugne à
travailler la laine ou le raphia, parce que c’est là un travail féminin : ce sont
les femmes qui confectionnent les paniers ou les nattes.
Dans un hôpital psychiatrique, on peut chercher à organiser des ateliers
de raphia, de tissage ou de poterie. Mais il vaudra mieux, nous semble-t-il,
confier ces travaux aux malades femmes. Pour les hommes, il faut partir des
dispositions les plus générales et les plus fortement ancrées dans la
personnalité du malade : nous avons fait l’expérience avec des délirants ou
même des catatoniques. Il suffit de leur donner une pelle ou une pioche
pour qu’ils se mettent à piocher et à biner sans qu’on ait besoin de les
pousser au travail. Ces paysans sont près de la terre, ils font corps avec elle.
Et si on réussit à les attacher à un bout de terrain particulier, à les intéresser
au rendement de la culture, alors le travail sera vraiment un facteur de
rééquilibration ; cette ergothérapie pourra s’insérer dans une activité sociale
spécifique.
En définitive, nous voyons pourquoi nos premières tentatives de réaliser
une sociothérapie chez les malades musulmans se sont soldées par un
échec. Nous croyons cependant que cet échec n’a pas été inutile, dans la
mesure où nous en avons compris les raisons. Depuis, nous avons modifié
le sens de nos efforts et nous avons pu voir se cristalliser certaines
réalisations. La création d’un café maure dans l’hôpital, la célébration
régulière des fêtes musulmanes traditionnelles, des réunions périodiques
autour d’un « conteur » professionnel sont déjà des faits concrets. À chaque
nouvelle manifestation, le nombre de malades engagés dans ces activités
augmente. Cette vie sociale n’en est qu’au début, mais déjà, nous croyons
que les erreurs méthodologiques sont écartées.

Notes
1. L’Information psychiatrique, vol. 30, 4e série, no 9, octobre 1954, p. 349-361. [Cet article
reprend en la modifiant la deuxième section de la thèse de doctorat de Jacques Azoulay, Contribution
à l’étude de la socialthérapie dans un service d’aliénés musulmans, thèse dirigée par Fanon et
soutenue à Alger en décembre 1954. La thèse est dédiée à Fanon en ces termes : « Au docteur Fanon,
médecin-chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville. Il nous a accueillis avec
bienveillance dans son service. Il nous a inspiré cette thèse qui reflète les réalisations de son esprit
pénétrant et toujours en éveil. Nous espérons pouvoir encore profiter de son enseignement. » La
première section de la thèse est une présentation historique et théorique de la socialthérapie. Le
prénom de Jacques Azoulay en page de titre de sa thèse est orthographié « Jack », son prénom légal.
Sa famille nous indiquant qu’il préférait « Jacques », qu’il utilise d’ailleurs dans d’autres travaux,
nous avons opté pour cette graphie tout au long de la présente édition.]
2. [Prendre en en compte la dimension culturelle de l’expression de la maladie mentale (qui est une
construction à partir d’un événement biologique, point important de la thèse d’Azoulay) est une
partie essentielle de l’explication scientifique. C’est pourquoi Azoulay parlera d’« erreur
méthodologique ».]
3. [Azoulay : « attentifs et compréhensifs ».]
4. [Azoulay : « Ainsi cette division mixte, comprenant à la fois des femmes européennes et des
hommes musulmans, a servi en un sens de milieu expérimental » (p. 19).]
5. À Saint-Alban, les réunions de psychothérapie collective ont lieu surtout aux réunions du club
ou aux commissions du journal. Mais comme nous étions au stade expérimental, nous étions obligés
de tout grouper dans le pavillon.
6. [Azoulay : « le médecin tient ».]
7. [Non au sens du comportement des behaviouristes, séquence complexe de mouvements
mécaniques, mais au sens d’une « conduite » intégrée et signifiante, telle que Merleau-Ponty l’étudie
dans La Structure du comportement (op. cit., p. 174 sq. et passim).]
8. [Azoulay : « le médecin n’a plus ».]
9. [Du chanteur Luis Mariano, alors fort populaire.]
10. La commission du cinéma ne choisit pas encore les films, car les programmes ont été arrêtés
pour l’année une fois pour toutes.
11. [De fait, la plupart des interventions de Fanon et des internes qui lui sont proches dans le
journal intérieur de Blida consistent à rappeler le sens de chaque activité par rapport à sa fonction
thérapeutique (voir ici supra, p. 260 sq., l’ensemble des éditoriaux de Fanon dans Notre Journal).]
12. [Azoulay : « Le médecin sent bien que la psychothérapie de groupe sera plus difficile chez les
musulmans, et ce n’est qu’après plusieurs colloques avec le personnel infirmier qu’il organise une
réunion de malades. »]
13. [Azoulay : « réveiller ».]
14. [SNP : sans nom patronymique, appellation classique de l’administration coloniale pour
désigner les « indigènes » dont le déroulé du nom ne correspondait pas à ses critères normatifs (nom,
prénom).]
15. [Paralysie générale.]
16. Les séances de cinéma ont lieu à la chapelle.
17. [Voir supra la lettre d’Ahmed Noui, dans Notre Journal du 24 juin 1954, supra, p. 270.]
18. À propos des « malades travailleurs », les mêmes critiques peuvent être faites dans la plupart
des hôpitaux psychiatriques : les malades partent tôt et ne reviennent qu’à la fin de la matinée ou le
soir. Ils sont plus ou moins exclus de l’activité thérapeutique.
19. Les malades cassaient leurs cuillères parce que le manche leur servait de « passe » pour ouvrir
les portes. Au bout d’un mois, le nombre de cuillères cassées était impressionnant.
20. Philippe PAUMELLE, « Le mythe de l’agitation ». [« Le mythe de l’agitation des malades
mentaux », in Henri EY (dir.), Entretiens psychiatriques (1953), L’Arche, Paris, 1954, p. 181-193.
Voir notre introduction p. 154, note 4, et p. 165, note 1.]
21. Comme l’a si bien montré Gusdorf dans son Traité de l’existence morale [Georges GUSDORF,
Traité de l’existence morale, Armand Colin, Paris, 1949].
22. Appelées « you-yous ».
23. [Les pages suivantes reprennent, en les modifiant subtilement dans le sens d’une mise en cause
du colonialisme, de longs passages du livre d’André LEROI-GOURHAN et Jean POIRIER,
Ethnologie de l’Union française, tome 1, Afrique, PUF, Paris, 1953, p. 121 sq. (voir notre
introduction supra, p. 162).]
24. Khammès : métayers qui travaillent au cinquième.
25. [Comme en psychiatrie, Fanon substitue à l’approche substantialiste une perspective
temporelle. Voir ici, supra, p. 145 et 159.]
26. [Dans Peau noire, masques blancs, Fanon écrit simplement, sans référence à Merleau-Ponty :
« Parler une langue, c’est assumer un monde, une culture », Œuvres, op. cit., p. 87.]
La vie quotidienne dans
les douars

Frantz Fanon et Jacques


Azoulay, 1954 ou 19551

À l’aube d’une recherche psychopathologique en Algérie, il


nous a semblé singulièrement important de préciser certains comportements
privilégiés que l’on s’accorde à dénommer primitifs. Nous ne poserons pas
le problème de la valeur de ces attitudes. Nous n’essaierons pas de les juger
à partir d’une prétendue arithmétique de la civilisation. Certes, nous ne
disons pas que dans ce domaine toute position est valable et défendable,
mais nous ne voulons pas non plus à la faveur du dernier-né, le relativisme
culturel, minimiser les tâches qui se posent au psychiatre comme le
réclamait un peu utopiquement Henri Damaye2.
Il est classique de dire – nous le montrerons au cours de notre propos –
que le Maghreb est la terre des génies. De telles données hagiographiques
ne peuvent intéresser que le spécialiste des religions. Pour le psychiatre, la
réalité palpitante et généreuse des génies est telle qu’il éprouve, çà et là, le
désir d’ordonner3. Non de classer, mais de retrouver au milieu de cet amas
de faits la ligne générale à partir de quoi tout se précise et s’éclaire.
Certaines des données auxquelles nous aboutirons auraient pu être
explicitées à partir d’autres constellations. Or la progression ici n’est pas
linéaire. Une tentative de rendre dans leur articulation ordonnée les
éléments d’une doctrine eût été valable si ne s’était s’imposée à nous la
nécessité de rendre, présentifiée dans sa pétulante aridité, le monde mental
du musulman algérien.
Au départ, il y a ce fait qui domine absolument tout : la population
maghrébine dans son immense majorité est répartie en douars4. Les
individus qui y vivent constituent des communautés humaines dont
l’organisation varie peu d’une extrémité à l’autre du Maghreb. Si l’on
ajoute qu’en général le Maghrébin reste durant toute sa vie fixé à son douar,
il devient évident que ce dernier constitue une unité géographique et
humaine essentielle. Avec la décadence du nomadisme et la sédentarisation
progressive du semi-nomadisme5, l’importance du douar se trouve
renforcée. C’est dans un tel cadre quasi immuable et d’une grande stabilité
de forme et de structure que se déroule, depuis des siècles, la vie du
Maghrébin. Bien que la plupart de ses habitants y demeurent définitivement
attachés, nous devons cependant signaler qu’il existe des exceptions à cette
règle. En dehors des rares nomades et semi-nomades qui sont appelés à
vivre loin du douar, il y a ceux que le service militaire éloigne de leur lieu
de naissance6. Il y a aussi le cas de ceux qui vivent dans des régions
économiquement déshéritées. Là, il est courant de voir les hommes s’en
aller périodiquement travailler dans les villes ou dans les régions de grosse
agriculture7.
Quand on étudie de près la vie dans les douars, on est frappé par le
violent contraste existant entre cette dernière et celle qu’on peut observer
dans les villes du Maghreb. Dans celles-ci, où domine largement une
population d’origine européenne, la vie est de type occidental, c’est-à-dire
dominée par la technique moderne aux formes mouvantes et complexes.
Dans les douars au contraire, le style de vie est naturel et se caractérise par
sa simplicité et sa fidélité à une tradition séculaire qui est demeurée presque
inchangée jusqu’à nos jours. C’est tout particulièrement dans les quartiers
musulmans des villes que l’on assiste au contact des deux cultures, des deux
civilisations que nous évoquons, l’occidentale et la maghrébine. Au lieu d’y
observer leur interpénétration mutuelle aboutissant à un métissage parfait et
harmonieux, on remarque plutôt leur simple coexistence, le citadin
musulman restant souvent en marge de la civilisation occidentale malgré
certaines velléités en vue de dépasser un mode de vie traditionnel. Le
citadin, certes, n’est pas le rural, car sa condition n’est pas modelée par les
mêmes déterminants économiques et sa vie est moins rustique ; cependant,
ces deux musulmans se reconnaissent spontanément comme appartenant à
une même communauté culturelle, ils partagent les mêmes croyances, ils
sont frères. Une autre constatation peut être faite : les villages dont la
population est surtout de souche européenne, si on les compare aux douars
musulmans qui constituent des localités humaines géographiquement
comparables, font ressortir la même dissemblance que nous avons signalée.
De structure très différente et beaucoup plus complexe, ils rappellent de très
près les villages de France par leur aspect : ils ne sont pas typiquement
maghrébins8.
De telles comparaisons font apparaître aujourd’hui le douar comme un
ensemble anachronique, pérennisant un passé qu’il semblerait a priori
impossible de retrouver dans des régions où prospèrent avec une grande
vitalité les surgeons de la civilisation dite occidentale. En définitive, de
puissantes raisons s’attachent donc à l’étude des populations qui demeurent
fixées aux douars.
Le douar constitue un espace stable et géographiquement limité ; c’est le
lieu où se déroule de façon permanente la vie en général peu mouvante
d’une collectivité qui ne s’agite et ne tend vers un bouleversement de sa
structure profonde que lors de paroxysmes échelonnés largement au cours
de l’histoire du Maghreb. Du point de vue humain, il importe de décrire la
société des hommes séparément de celle des femmes, les premiers menant
une vie surtout publique, tandis que celles-ci conservent une existence en
grande partie recluse. L’homme vit peu au domicile familial, qu’il laisse la
plupart du temps sous la domination de la femme. L’élément féminin y
demeure attaché, occupé aux obscures et éternelles tâches ménagères que ne
peuvent compliquer l’absence presque complète de mobilier, la monotonie
des préparations culinaires et la rusticité d’un logis exigu. Il va sans dire
qu’une nombreuse progéniture et des revenus très modestes, comme cela est
de règle, sont des facteurs non négligeables qui tendent à rendre encore plus
naturelles les conditions de la vie familiale et par conséquent féminine.
Dans certaines régions, la femme peut aussi s’occuper à domicile à des
travaux de type artisanal (tissage, poterie, en suivant une technique
rudimentaire en usage depuis des siècles). Quelques corvées domestiques
peuvent attirer les femmes hors des habitations, mais alors elles sortent
voilées9, restant ainsi dans une certaine mesure en marge de la vie publique.
Toutefois, les femmes participent à une vie sociale qui leur est propre. Nous
voulons parler de celle qui s’établit lors des réunions des femmes, réunions
qui sont très fréquentes. Les traditionnelles visites de parentes et d’amies en
sont la base principale10. Il faut ajouter les séjours collectifs du vendredi
dans les cimetières, les pèlerinages réguliers aux marabouts consacrés au
culte des saints locaux. Les grandes fêtes religieuses, les naissances, la
circoncision des garçons, les mariages, les décès sont en outre les multiples
solennités à l’occasion desquelles les femmes se réunissent entre elles, à
l’écart des hommes.
La femme vit en une société fermée qui demeure dans l’ombre de
celle des hommes, ceux-ci étant les seuls à participer à une société vraiment
publique, ouverte au monde. En effet, au contraire de sa compagne,
l’homme rencontre ses semblables librement et au grand jour après le labeur
quotidien, à supposer que celui-ci ne lui permette pas de le faire à
l’occasion des tâches de la campagne, de l’artisanat ou du petit commerce,
voire de l’usine dans certains cas11. La place publique, le café maure12 sont
alors autant de lieux où l’homme retrouve l’homme13. Bien que plus riche et
plus élaborée que celle des femmes, la vie sociale masculine n’en est pas
moins naturelle et sereine cependant. Si au cours du travail une quelconque
hiérarchie se fait jour, subordonnant par exemple le paysan sans terre au
métayer qui l’emploie14, dans la vie publique du douar il n’en est pas de
même. Les rapports masculins y reposent sur des bases profondément
démocratiques et seuls se distinguent de l’ensemble ceux que la sainteté ou
le rayonnement personnels mettent en relief. Ceux-là contribuent à former
la djemaa, sorte d’assemblée des notables qui anime et dirige la vie du
douar, y réglant les conflits particuliers, défendant la morale et la coutume,
faisant régner l’ordre15. Les grandes fêtes religieuses de l’islam sont aussi
pour les hommes l’occasion de larges rencontres où les adeptes d’une même
foi se retrouvent fraternellement. Des réunions comme celles que suscitent
les mariages, la circoncision, etc., offrent encore aux hommes la possibilité
de fraterniser. La solidarité des croyants s’y manifeste toujours de façon
concrète, et est un ciment social remarquable16.
Quand l’homme retrouve la femme à son foyer, c’est pour y occuper la
place que celle-ci lui destine et prépare, celle du maître respectable et
respecté pour sa virilité et son autorité qui vient de Dieu17. Dans une société
de type patriarcal, l’ancien domine, au sein de la famille c’est le mari, le
père qui prime. La femme est la servante que l’on apprécie et la mère que
l’on consulte. La femme est aussi l’être qui est étranger à l’origine, et que
l’on a introduit sous son toit. C’est l’être qui représente le monde, les
autres, l’inconnu. Sa situation est ambiguë : d’une part, c’est celle qui est
soumise et, de l’autre, c’est celle qui fait échec au pouvoir de l’homme. La
femme participe de l’occulte, elle est en relation avec un monde qui déroute
l’homme, elle connaît bien des secrets ; aussi faut-il la ménager. L’homme
redoute sa servante : la femme trouve ainsi sa revanche.
La vie religieuse dans les douars est facilitée par la relative simplicité des
grandes règles religieuses de l’islam et des pratiques qui en résultent. La
croyance en un seul Dieu tout-puissant et en la mission de son Prophète
Mahomet est absolument générale et toujours formulée avec une très forte
conviction. La prière est assez communément pratiquée, surtout par les
hommes quand ils atteignent l’âge mûr. Le jeûne rituel du mois de ramadan
est toujours respecté par les adultes et revêt une grande importance,
modifiant pendant un temps le rythme de vie du groupe, le recueillement et
l’abstinence observés durant le jour contrastant avec l’animation et la liesse
nocturnes. Pour l’enfant qui commence à jeûner à l’approche de la puberté,
il marque l’un des tout premiers contacts avec la religion du père. Quant à
la charité et à l’entraide, elles s’exercent spontanément : la requête du
voisin, du voyageur ou de l’errant reçoit toujours une réponse favorable.
C’est de la sorte que dans la vie du musulman s’extériorise et se concrétise
l’adhésion à l’islam ; adeptes d’une même religion, les croyants ont ainsi la
nette conscience de faire partie d’une communauté réelle, vivante18. Le
maraboutisme, dont nous avons longuement parlé, ajoute encore son
empreinte à la vie religieuse en lui donnant un cachet local que traduit toute
une série de pratiques et de croyances populaires partagées par le groupe
tout entier.
La vie que nous venons d’évoquer apparaît dans l’ensemble simple,
rustique, naturelle, peu fertile en accidents extraordinaires. Cela nous
permet de comprendre pourquoi ces populations ne possèdent pas une
expérience de la durée aussi universelle et abstraite que celle de
l’Occidental. Les seules données remarquables qui leur permettent de
percevoir et de partager une notion du temps valable pour tous sont les
grands rythmes naturels que réalisent les phénomènes cosmiques.
L’évolution du soleil, de la lune, la succession des saisons permettent à
chacun de se faire de la durée une idée suffisamment objective. Il faut
ajouter les grandes fêtes religieuses qui reviennent à date fixe, constituant
des événements saillants scandant la vie de la communauté. Nous avons
ainsi un aperçu assez exact de tout ce qui constitue le calendrier naturel de
populations rurales, non lettrées, restées en marge de la culture occidentale.
Il est évident que notre conception du temps et notre calendrier empreints
d’une culture savante et d’une histoire qui leur est étrangère sont d’un
symbolisme trop abstrait pour ceux que nourrit une tradition séculaire,
d’origine populaire et de transmission orale. Aussi en résulte-t-il une grande
imprécision dans l’appréciation de la durée, ce qui étonne toujours
l’observateur. Le rural n’a souvent de son âge, de son histoire et de celle du
douar qu’une notion assez floue. Il procède par larges approximations et fait
appel à des repères temporels qui sont propres au groupe. Décès d’un
notable, inondation, gelée, famine ou récolte surabondante : ce sont déjà des
éléments valables pour toute une société, si petite soit-elle. Que dire de
celui qui a recours à des faits n’intéressant que sa personne ou ses proches :
naissance, maladie, etc.
Cependant, si l’on replace l’homme dans son milieu, notre étonnement
n’a plus sa raison d’être, car l’habitant du douar évolue avec aisance parmi
les siens, parmi ses semblables19. Durant toute sa vie, il demeure
étroitement adapté au cadre qui l’a vu naître et auquel son passé et son
expérience quotidienne l’attachent sans cesse davantage. Ses pères sont à
son image, ils possèdent le même patrimoine, les mêmes certitudes, le
même système de référence. Entre eux se noue d’emblée un langage jamais
interrompu, qui peut se passer des mots, que le geste voire le silence
peuvent suffire à entretenir, mais que le verbe permet d’élargir en puisant
aux sources d’une tradition vivante au cœur de tous.
Le cas de l’étranger qui arrive au douar présente, nous semble-t-il,
certains traits intéressants à préciser. Parce qu’il est musulman, nourri des
mêmes croyances, héritier d’une même foi, l’étranger est un frère. Son
aspect extérieur, son comportement, sa langue nous le rendent encore plus
familier. L’hospitalité qui lui est réservée est toujours très large, elle est telle
que sa perfection en est devenue proverbiale en Occident. Cependant, si
l’étranger est sacré et respectable, il est aussi l’Autre, celui qui vient
d’ailleurs, celui qui a vécu sous d’autres cieux. C’est pourquoi la présence
du voyageur qui se remet sans défense à son hôte engendre un sentiment de
malaise : il représente l’inconnu, le mystère. Quand bien même il livre ses
pensées et ouvre son cœur sans détour, il ne peut empêcher l’inquiétude de
naître autour de lui. Si différents systèmes de signalisation nous le rendent
familier, il représente virtuellement un système de référence qui nous
échappe. Il est celui dont les pouvoirs sont peut-être grands, mais dont on
ignore les limites et l’origine. Faut-il en attendre une influence maléfique
ou une bienfaisante baraka ? Il est en un mot celui qu’il faut ménager parce
qu’on ignore la puissance de son Verbe, de son regard, parce qu’il a peut-
être quelque relation secrète avec ces Autres Gens20.
En définitive, la vie des douars est paisible et l’existence de chacun
s’inscrit dans un univers d’une sérénité profonde ; elle est, pourrait-on dire,
sans histoire, l’accidentel semblant en être absent. Réglée par une tradition
antique, authentifiée par une religion commune, elle traduit une adhésion
intime et profonde des membres de la collectivité à un style de vie bien
défini, sans à-coups. La croyance inaltérable et unanime en un Dieu parfait
et tout-puissant, la relative simplicité des formes mêmes de la vie religieuse
facilitent l’épanouissement d’une vie proche de la nature avec ses rythmes
réguliers, rendant impossible toute hystérie individuelle. Confiance absolue
de l’homme en Dieu et en sa Création, l’individu, flexible comme le roseau,
ployant et s’effaçant devant la volonté d’Allah. Confiance de l’homme en
ses semblables partageant avec lui une commune vision du monde où
chaque chose occupe la place qui lui est destinée dans un ordre
définitivement établi qu’il importe de ne pas bouleverser, étant l’ordre
divin. Cet ordre, l’effort collectif s’emploie à le faire durer par une
élaboration de tout instant où chacun se lie à ses frères. Rien ne peut
survenir qui ne soit attendu à l’avance ; quant au reste, à l’imprévu, cela
aussi est dans l’ordre de Dieu dont les desseins sont imperméables aux
hommes.
On a parlé de la négligence et de la nonchalance du Maghrébin,
l’insouciance du lendemain le caractériserait ; en un mot, on parle toujours
de son fatalisme. Il nous semble qu’une telle opinion n’envisage que
l’aspect négatif, secondaire, d’un style de vie qui procède en réalité d’une
certitude et d’une sécurité fondamentales : l’homme se retrouve lui-même,
tout entier, dans un monde stable qui est en fait l’héritier d’un passé et d’un
présent dont la continuité est reconnue et valorisée par une adhésion totale
de l’individu. Je sais que demain sera fait d’hier et d’aujourd’hui, dans la
mesure où Dieu me permet d’entrevoir ses desseins ; de toute manière, quoi
qu’il arrive, demain ne saurait signifier autre chose que la toute-puissance
de Dieu. Ce qui m’échappe de mon avenir, ne m’en [est] pas moins destiné
par Dieu, en toute justice. L’accidentel, en me surprenant, prouve combien
je suis faible et impuissant au sein de l’Univers, il me fait mieux entrevoir
la générosité d’Allah, source de toute certitude. La nature, avec ses rythmes
rassurants, constitue pour moi un monde fidèle voulu par Dieu – avec pour
tout changement le poids qu’y ajoute le temps avec les générations
successives qu’il engendre et me rend familières, du fait de notre commune
foi.
Ainsi que nous l’avons décrite, la vie du douar paraît sans histoire, de
même que la vie de ses habitants. L’avènement de l’histoire commence avec
l’adversité. Mais il y a plusieurs formes d’adversité. Il y a celle qui frappe
la collectivité dans son entier ou dans sa quasi-totalité ; celle qui est liée aux
crises économiques, aux cataclysmes météorologiques, aux catastrophes
naturelles. La vie du douar, sa sécurité, sa quiétude sont alors en danger.
L’individu ne se trouve jamais isolé. Qu’il décide de lutter ou de subir sans
résistance les difficultés qui surviennent, il sent à ses côtés ses frères
qu’atteint le même drame. Le malheur de chacun se fond dans celui de tous,
l’individu se sent moins seul, son sort étant lié à celui du groupe. C’est ainsi
qu’il est conduit à penser et à agir en fonction de l’attitude et des décisions
du douar, qui peut en définitive faire appel aux ressources que Dieu offre
aux hommes. L’histoire de chacun, dans ce cas, est encore celle de la
communauté.
Mais celle qui est proprement personnelle s’insère dans l’existence et
commence au moment où la maladie retranche un individu des autres et l’en
isole sans une possible participation de l’entourage. Il se creuse un sillon
profond séparant l’homme du monde, le laissant impuissant, seul avec un
mal qui est rigoureusement sien. C’est alors que l’homme, qu’aucune
initiation n’a fortifié, se tourne spontanément vers les êtres privilégiés qui
peuvent l’aider et le guérir, dans la mesure où Dieu rend efficace un tel
secours. L’action plus ou moins directe de Dieu est en effet essentielle : si
l’on est malade, c’est parce que Dieu l’a permis ; si la guérison demeure
possible, c’est encore avec sa permission. Que Dieu m’éprouve par le mal,
qu’il me favorise en me réservant ainsi plus sûrement et plus rapidement les
récompenses de l’au-delà ou bien qu’il me [punisse] pour des actes qui l’ont
offensé, tout cela m’échappe, les voies de Dieu me sont étrangères ; il n’y a
pas de commune mesure entre sa perfection et sa puissance et l’humble
croyant que je suis. Dieu sonde mon cœur, me juge et je ne puis que
l’adorer. Cependant, il ne m’interdit pas d’avoir recours à ceux à qui il
permet quelque emprise sur le mal, quelque pouvoir de guérison. Aussi
m’adresserai-je à ces privilégiés pouvant m’aider ; et cela avec d’autant
plus d’espoir que je sais l’homme capable de m’atteindre dans ma santé,
dans la mesure où Allah permet une telle action. Ainsi le mal que l’homme
a pu contribuer à m’infliger, il peut aussi concourir à le supprimer21.
Dans la société qui m’entoure, il y a plusieurs catégories d’individus
capables de me secourir. Il y a tout d’abord les femmes, qui participent
souvent aux secrets du monde des génies et connaissent la puissance du
verbe et de l’envie, les femmes peuvent peut-être lever le poids du mal qui
me blesse. Elles se transmettent des recettes mystérieuses très souvent
efficaces. Plus puissants que les femmes et plus savants qu’elles, il y a
encore les iqqachs : versés dans la connaissance des paroles du Livre, ils
savent les faire jouer contre toutes les formes du mal pour protéger et
guérir. Leur science se transmet secrètement, mais elle n’en est pas moins
officielle et publique dans ses applications, elle est entièrement soumise à
Dieu car ces lettrés ne peuvent rien sans l’intervention divine. Au-dessus
des iqqachs, il [y] a enfin les saints, les [amis] de Dieu, qui restent ou sont
destinés à demeurer auprès de Dieu, la source de toute baraka.
Le pouvoir des saints est grand et leur bénédiction inépuisable. Pour
prévenir ou guérir le mal que peuvent me faire les génies, [l’envie] ou le
verbe perfides, il suffit de demander au marabout de faire jouer sa sainte
baraka. L’homme a encore recours aux sorciers, bien qu’il soit peu fréquent
d’entretenir des relations avec de tels individus aujourd’hui peu nombreux
et vivant retranchés du groupe. Leur action ne se recommande pas de Dieu,
bien qu’en réalité celui-ci soit le seul maître qui les gouverne et leur tolère
quelque pouvoir, les faisant ainsi participer à l’accomplissement de ses
desseins. Le sorcier, héritier d’une science secrète transmise par une
initiation purement individuelle, est coupé de la masse des croyants. Il est
inavouable de s’adresser à lui et il est dangereux de le faire en raison de
[ses] relations avec les forces du Mal. L’infirmité qu’il guérit, il a peut-être
participé à son apparition – et de même ultérieurement, il pourra aider à la
faire renaître.
Telle est dans sa simplicité la vie naturelle des douars. Nous croyons
qu’une telle description est fondamentale : elle met en évidence un retard
technique et culturel qui, nous l’avons déjà dit, est caractéristique des
populations de l’Algérie en général et ne nous a paru nulle part aussi
manifeste que dans les douars où l’on peut justement mesurer son ampleur.
Retard rendu plus sensible par l’existence sur le sol algérien d’une fraction
de la population qui vit à l’occidentale et possède une large expérience des
techniques modernes. Une telle coexistence et un tel contraste ne
manqueront pas d’intérêt pour le sociologue soucieux d’établir le
déterminisme exact de phénomènes aussi étonnants et de déceler, sous
l’apparente stabilité de la vie du douar, les indices d’une éventuelle
transformation devant s’opérer progressivement ou sous la forme d’une
soudaine mutation.
Mais tel n’est pas notre but. Bornons-nous à signaler que notre
description, dans la mesure où elle est valable, n’en demeure pas moins liée
à une période donnée de l’histoire de l’Algérie. Les techniques modernes,
même si elles ne sont pas toujours familières à des populations encore
orientées vers l’exploration et l’explication de la nature selon un mode
relativement rudimentaire et primitif, révolu à nos yeux d’Occidentaux,
n’en seront pas moins la source probable de nouveaux problèmes. Stabilité,
passé, tradition n’expliqueront pas tout dans l’avenir. Demain une nouvelle
description sera nécessaire, qui devra être orientée surtout dans la recherche
de tout ce qui, dans cette vie déjà moins naturelle, sera signe de rupture
avec le passé. Sans nous demander pourquoi jusqu’à aujourd’hui ils
demeurent aussi importants, disons simplement que tous les éléments par
nous mis en relief expliquent l’ampleur et la vivacité encore actuelles de
croyances hautement ancestrales et traditionnelles.
De ces données découle une notion importante : certaines conduites,
certaines réactions peuvent nous paraître « primitives », mais ce n’est là
qu’un jugement de valeur, discutable et portant sur des caractères mal
définis, qui nous fait peu progresser dans la connaissance de l’homme
musulman algérien. En réalité, il faut dire que ces croyances, conduites ou
réactions ne doivent pas nous étonner, car elles ne sont pas le signe de
l’anormal, de l’accidentel ou du paradoxe comme cela serait si nous les
retrouvions chez des populations du continent européen, par exemple.
Qu’un Parisien nous dise : « Ce sont les génies qui donnent la folie », cette
affirmation n’a pas la même valeur si nous la recueillons sur les lèvres
d’une musulman maghrébin, car en Algérie une telle croyance est normale
et adaptée et nous la retrouvons chez le malade et chez l’homme sain. Il
n’en est pas de même à Paris, où rien ne la justifie, où elle n’est pas en
accord avec les idées courantes. En Algérie, il est normal de croire aux
génies.
Nous avons dit qu’en Algérie les conditions matérielles des populations
nous paraissaient sur le point de se modifier. Pour ce qui est des croyances
populaires, cela est moins apparent : elles persistent encore très
profondément insérées dans la conscience individuelle et collective, peut-
être en retard sur les conditions vitales, économiques et techniques.

Notes
1. [Ce texte manuscrit, figurant dans les archives Fanon à l’IMEC sous la cote FNN 1.1, n’est ni
signé ni daté. Mais il s’inscrit clairement dans le cadre des recherches menées par Fanon et Azoulay à
partir de 1954 sur la perception de la maladie mentale au sein d’une culture donnée. Le manuscrit est
raturé vers la fin et certains mots sont illisibles. Il semble avoir été soigneusement recopié d’un
manuscrit antérieur contenant surtout des notes sur le contexte, auquel les pages finales, qui portent
l’enjeu du texte, ont été ajoutées ou fortement retravaillées. L’écriture de la première page semble
être celle de Jacques Azoulay, le reste a probablement été copié et/ou écrit par Fanon.]
2. [La bibliothèque de Fanon contient un exemplaire de Psychiatrie et civilisation du
neuropsychiatre français Henri Damaye (1876-1952) (Félix Alcan, Paris, 1934).]
3. [Fanon se fixe pour but de concilier l’analyse scientifique d’un objet réel, la maladie mentale,
avec la saisie d’une culture vivante, invariablement décrite dans son ressenti corporel. Cette visée
constante du sens derrière la classification était au départ de sa thèse de doctorat, de même qu’elle
habite ses injonctions aux infirmiers de Blida à réinjecter, chaque jour, la vie dans les commissions
de sociothérapies, trop promptes à se bureaucratiser et à perdre leur sens. Elle est l’ambition du sujet
qui déclare au début du chapitre sur l’expérience vécue du Noir dans Peau noire, masques blancs :
« J’arrivais dans le monde, soucieux de faire lever un sens aux choses ».]
4. Plusieurs douars voisins peuvent dépendre d’une même tribu. La tribu tend à engendrer une
communauté humaine plus large que celle du douar et certaines croyances lui sont propres.
Cependant, sur le plan de la vie quotidienne, elle n’apporte pas d’éléments nouveaux. [Les
recherches de Fanon le persuadent que la réalité de la démographie algérienne est essentiellement
rurale. C’est l’une des sources de sa conviction que la révolution ne pourra y être que paysanne.]
5. Sur le nomadisme et le semi-nomadisme en Afrique du Nord, voir André LEROI-GOURHAN
et Jean POIRIER, Ethnologie de l’Union française, tome 1, Afrique, PUF, Paris, 1953, p. 121 sq. [La
bibliothèque de Fanon contient un exemplaire de cet ouvrage. Voir ici, supra, p. 307, note 1.]
6. Il faut noter le nombre relativement important des sujets qui sont exempts du service militaire en
Algérie.
7. Lorsqu’il émigre en ville, l’habitant du douar y reste un déraciné n’arrivant pas le plus souvent à
s’adapter à son nouveau milieu et y vivant dans des conditions rudimentaires pour finalement s’en
retourner vers le pays natal quand il estime avoir réuni assez d’argent pour faire vivre les siens
pendant une certaine période. Le cas des douars kabyles, où l’émigration vers la France est devenue
habituelle depuis quelques décennies, est très remarquable à cet égard. Après un ou plusieurs séjours
plus ou moins prolongés outre-mer, le Kabyle regagne toujours définitivement la terre de ses pères.
8. [Les urbains musulmans sont plus proches des ruraux musulmans que des urbains européens, et
réciproquement. Ce chiasme suggère qu’une considération purement structurelle ou une explication
simplement socioéconomique (faiblement marxiste) ne suffisent pas : il faut faire intervenir l’élément
de la culture, avec son inertie, mais aussi sa résistance propre, ses mécanismes d’aliénation et de
libération.]
9. Dès la nubilité, la femme doit cacher son visage, elle ne peut le dévoiler qu’aux hommes de sa
famille qui lui sont proches parents. Il est cependant des régions comme la Kabylie où la femme
souvent ne voile pas ses traits ; il faut préciser néanmoins que même dans cette éventualité, celle-ci
ne peut publiquement rencontrer un homme, fût-il son parent.
10. Ces visites sont longues et durent une journée en général. Elles sont toujours fidèlement
rendues et se renouvellent souvent.
11. Les hommes de certains douars sont parfois employés dans les industries ou entreprises qui se
développent non loin de leur lieu d’origine ; de même, il leur arrive d’aller travailler au village ou à
la ville les plus proches. Le plus souvent, ne possédant pas une « qualification » professionnelle qui
les élève, ces individus sont réduits à accomplir les tâches les plus simples. De tels faits ont de
l’importance car ils créent un esprit nouveau dans le douar ; il faudra certainement en tenir compte
dans l’avenir.
12. Le café maure existe déjà depuis des siècles dans le Maghreb. Il est resté longtemps
uniquement localisé dans les villes ; depuis quelques années, on assiste à son implantation dans les
douars, où il devient un élément important de la vie sociale, bien qu’il soulève parfois l’opposition
des anciens.
13. Il faudrait aussi parler des marchés qui offrent à l’individu la possibilité de sortir de son cadre
habituel et de rencontrer au village ou à la ville ceux que d’autres cieux ont vu naître.
14. La hiérarchie entre les habitants du douar n’est jamais très marquée dans le travail, car les
conditions de vie sont peu différentes. Le gros propriétaire terrien et l’industriel musulmans ne
participent pas à la vie du douar, car ils n’y résident pas.
15. La djemaa demeure encore très respectée et écoutée. Elle est aujourd’hui officiellement
supplantée par l’autorité administrative et judiciaire, par celle du caïd en particulier, qui a pour
mission de faire régner l’ordre. C’est là une source de conflits parfois difficiles à résoudre quand la
coutume et la loi s’opposent.
16. Cette entraide publique est très régulièrement pratiquée ; elle est très efficace : c’est une
véritable institution.
17. De la polygamie autorisée par la loi divine, il faut dire un mot : elle se révèle de plus en plus
rarement pratiquée dans le Maghreb. L’influence de la civilisation occidentale et des facteurs
économiques détermine un tel phénomène. La polygamie est un luxe et l’habitant du douar ne connaît
pas le luxe.
18. [Dans L’An V de la révolution algérienne, le motif d’une culture ou d’une communauté vivante
sera crucial dans l’analyse par Fanon de l’impact du colonialisme, qui tend à réifier la culture de
l’autre.]
19. [Cet argument est évidemment important pour la critique du « constitutionnalisme » de
l’ethnopsychiatrie coloniale, qui voit dans ces traits de culture que sont par exemple les différentes
consciences du temps, des différences ou des déficiences raciales.]
20. [Appel de note à cet endroit du manuscrit, mais la note est absente.]
21. [Comme dans la phénoménologie de Peau noire, masques blancs, il s’agit ici de reconstruire
un processus de pensée à la première personne à partir de l’interaction avec un événement extérieur
d’une conscience dont on a analysé préalablement l’histoire, les structures et les attentes.]
Introduction aux troubles
de la sexualité chez
le Nord-Africain

Jacques Azoulay, François


Sanchez,Frantz Fanon, 19551

Au cours de notre pratique psychiatrique en Algérie, notre


attention a été attirée par la fréquence des troubles rapportés ou liés à la
sexualité. Les modalités fondamentales de ces troubles sont limitées par les
différents types d’impuissance chez l’homme et de vaginisme chez la
femme. L’importance de ce thème dans les délires nous a incités à
rechercher dans quelle mesure il trouvait son origine dans la conscience
normale. Il fallait donc interroger la conscience normale, les nœuds de
croyance…
Une rapide enquête nous a permis de constater que l’impuissance
sexuelle était un problème d’autant plus préoccupant que la société
musulmane est fondée sur l’autorité de l’homme. Tout déficit de la
puissance virile est ressenti comme une altération majeure de la
personnalité, comme si l’homme rendu impuissant était visé dans son
attribut essentiel. Et l’impuissance apparaît proportionnellement beaucoup
plus fréquente en milieu musulman qu’en milieu européen. Plusieurs
praticiens musulmans interrogés nous ont affirmé que deux ou trois cas
d’impuissance étaient dépistés au cours d’une même consultation. Pourtant,
le médecin est ici en général le dernier consulté. On a d’abord recours au
marabout, au taleb 2 parce que, comme nous le verrons, ces troubles ne sont
presque jamais attribués à une origine organique. Ils sont, le plus souvent,
en relation avec des pratiques magiques et doivent être traités comme tels3.
Dans cette perspective, se comprend pareillement l’existence de
phénomènes connexes intéressant la sexualité féminine, et que nous serons
amenés à étudier. Une tentative de compréhension psychopathologique des
troubles de la sexualité peut être esquissée.

On peut grossièrement distinguer en clinique trois grands groupes


d’impuissance : les impuissances par déficit hormonal, les impuissances
d’origine nerveuse liées à des altérations organiques de la moelle lombo-
sacrée et les impuissances nerveuses centrales ou psychiques.
On retrouve en partie ces distinctions dans les croyances des musulmans.
Nous avons pu interroger un taleb, S. A., établi à Castiglione, non loin
d’Alger, et réputé dans la région, spécialisé même pourrait-on dire, dans le
traitement de l’impuissance. Ses explications nous ont paru à vrai dire un
peu confuses, mais il s’inspirait d’un livre que nous avons pu retrouver, où
l’impuissance était minutieusement étudiée au point de vue clinique,
étiologique et surtout thérapeutique. Il s’agit du Livre de la clémence sur la
médecine et la sagesse d’El-Soyouti, écrivain arabe du Moyen Âge, connu
surtout comme commentateur du Coran4. Pour El-Soyouti, l’impuissance
peut provenir de trois causes : malformation des parties sexuelles, souffles
des démons et magie.
a) Le premier groupe comprend toutes les impuissances dues à une
malformation évidente des organes génitaux : insuffisance de
développement, atrophie testiculaire, etc. Ce trouble s’accompagne en
général de faiblesse ou d’absence du désir sexuel. Ici l’impuissance est
attribuée à une infirmité et est en principe au-dessus des moyens
thérapeutiques du taleb. C’est dans ce cas semble-t-il que le patient est
actuellement le plus volontiers ou même systématiquement adressé au
médecin. Tout au plus peut-on essayer, dit Soyouti, de faire absorber au
malade un membre d’âne sauvage, pris sur l’animal avant qu’il n’expire, et
mélangé à certaines épices qu’il détaille savamment.
b) L’impuissance due aux djouns 5 a un caractère différent : « L’homme
rendu impuissant par les souffles des démons se reconnaît à ce qu’il éjacule
avant d’avoir eu des rapports avec une femme », dit Soyouti. Il s’agit on le
voit du phénomène de l’éjaculation précoce.
Cette impuissance est interprétée comme une punition des djouns que
l’homme a dû irriter dans un passé plus ou moins éloigné et l’on sait que
ces démons sont particulièrement susceptibles, d’où la nécessité permanente
de rites propitiatoires pour prévenir leur courroux : « On recommande de
porter la main à la bouche et de prononcer le bismillah avant de cracher, par
crainte des esprits du sol, pour que, s’il s’en trouve un en cet endroit, il soit
averti de s’écarter. […] La miction a ses rites d’avertissement, d’orientation,
d’attitude, etc., auxquels les campagnards restent fidèles. On veille à ce que
les enfants n’urinent pas, surtout la nuit, dans la rue, dans la cour intérieure,
au jardin, sur les ordures, en maint endroit réputé hanté. Ceux qui manquent
de respect aux génies, qui, selon l’expression arabe, “ébrèchent leur
prestige”, sont presque invariablement punis d’afflictions pathologiques
telles que les affections cutanées, la privation d’un sens, les maladies
nerveuses, la folie6. » Et nous citerons le cas d’un de nos malades qui
attribuait son impuissance au fait qu’il avait une fois par mégarde marché
dans le sang d’un mouton fraîchement égorgé à l’occasion de la fête du
mouloud 7.
L’homme rendu impuissant parce qu’il a offensé les djouns doit avoir
recours au taleb, qui va chercher à les apaiser de différentes manières :
invocations, fabrication d’amulettes qui doivent être en permanence portées
sur le corps et où sont inscrites dans un sachet de cuir différentes formules
magiques, ou absorption de produits déterminés. Et le marabout que nous
avons consulté affirme que les résultats sont le plus souvent favorables.
c) Les cas d’impuissance attribués à une pratique magique, à un
ensorcelage, paraissent les plus fréquents et les plus complexes.
L’impuissance est marquée ici par l’impossibilité de l’érection, ou la chute
de l’érection au moment de l’intromission. On dit alors de l’homme qu’il
est ensorcelé ou attaché (marbout).
L’ensorcelage est en général pratiqué par l’épouse qui veut rendre son
mari impuissant, à moins que, s’estimant insuffisamment experte, elle n’ait
recours à une autre femme réputée pour sa connaissance de ces pratiques
magiques. L’impuissance est alors le plus souvent sélective. C’est ainsi
qu’une femme trompée peut attacher son mari qui devient impuissant pour
toute autre femme qu’elle-même. Cet ensorcelage est plus ou moins licite, il
est à peu près admis par la morale collective. Il fait partie de ce qu’on peut
appeler la magie blanche.
Mais l’attachement peut être global : l’homme est alors totalement
impuissant. C’est par exemple le fait d’une femme jalouse ou abandonnée
qui veut se venger de son mari. Il s’ agit cette fois d’une action malveillante
accomplie sous l’influence du chitan, nettement condamnée par la société,
participant de la magie noire, car si d’un côté il y a protection d’une unité,
promotion d’une valeur, de l’autre ce n’est que destruction, annihilation de
l’homme.
Les procédés employés sont multiples. Nous en rapporterons quelques-
uns parmi les plus typiques. La femme qui veut attacher son mari mesure à
l’aide d’une cordelette de laine la grandeur de son membre en érection. Elle
fait un nœud à chaque extrémité et cache la cordelette. L’homme devient
impuissant.
Ou bien elle peut disposer une glace ronde toute neuve sous les pas de
son mari, qui doit l’enjamber à son insu. D’autres fois, c’est un couteau que
la femme dépose ouvert sous les pas du mari, et qu’elle referme ensuite.
Certains procédés sont encore plus pittoresques : c’est ainsi que près
d’Alger, on conseille à la femme qui veut attacher son mari de recueillir
quelques gouttes de son sperme et de les malaxer avec une terre blanchâtre
trouvée dans un endroit déterminé, pour en faire une petite statuette à forme
humaine. Celle-ci est alors cachée dans un endroit connu de la femme seule,
en général une tombe abandonnée dans un cimetière. Enfin, on peut écrire
certaines formules magiques sur la corne d’un bouc que l’on jette dans un
cimetière : l’homme devient progressivement impuissant.
Cette énumération n’est pas exhaustive, les méthodes varient selon les
lieux, les coutumes particulières, mais elles ont certains caractères
communs. Tout d’abord, c’est la valeur essentielle de la parole : dans
l’ensorcelage, il y a toujours une invocation, une incantation qui
accompagne et authentifie le geste. C’est pourquoi il est nécessaire de
connaître la lignée de l’homme qu’on attache, en particulier le nom de sa
mère. Dans le rite magique, le geste d’attachement s’accompagne de
prescriptions, de consignes, de véritables mises en demeure verbales.
Il faut noter aussi l’importance dans ces pratiques d’attachement des
nœuds et des liens que l’on retrouve d’ailleurs dans tous les phénomènes
d’ordre magico-religieux : « Il est significatif qu’on utilise des nœuds et des
ficelles dans le rituel nuptial, pour protéger les jeunes mariés, alors que ce
sont justement les nœuds, on le sait, qui risquent d’empêcher la
consommation du mariage. Mais cette ambivalence est de celles qu’on
observe dans toutes les utilisations magico-religieuses des nœuds et des
liens… En somme, ce qui est essentiel dans tous ces rites magiques et
magico-médicaux, c’est l’orientation qu’on impose à la force qui réside
dans un liage quelconque, dans toute action de lier8. »
L’homme ainsi rendu impuissant peut guérir si la femme renonce à
l’ensorcelage en détruisant le nœud ou la statuette-substitut. Mais la femme
n’est pas toujours aussi miséricordieuse, d’où ici encore l’indispensable
intervention du taleb. Celui-ci fait appel comme dans le cas précédent à des
formules magiques, à des amulettes, à différentes préparations qu’il fait
absorber au patient. Mais formules et produits sont différents dans cette
impuissance due à un ensorcelage et dans celle due à l’action de djouns.
Plus exactement, formules et produits sont adaptés à chaque cas particulier
et il existe des systèmes très compliqués, de véritables clés qui permettent
de déterminer la nature de l’impuissance à traiter. Dans ces systèmes
interviennent le nom du patient, où chaque lettre représente
conventionnellement un certain chiffre, le nom de mère, le jour du
traitement, la durée de la maladie, etc.
D’où une classification assez complexe qui, bien que très détaillée,
demeure confuse dans l’ouvrage d’El-Soyouti, ce qui permet sans doute à
chaque taleb d’y apporter sa note personnelle. Voici les quelques formules
que nous avons cru intéressant de relever chez El-Soyouti : l’homme rendu
impuissant par des pratiques magiques guérit par l’absorption de diverses
épices indiennes (gingembre, poivre, girofle), si son impuissance dure
depuis un an à peine. Si elle est plus ancienne, il faut faire manger au
malade un pénis de renard ou d’âne sauvage accommodé avec les épices
citées plus haut, pendant une période de sept jours. L’impuissance peut
guérir aussi en écrivant certaines formules et des signes sur une hache9
qu’on fait chauffer puis refroidir dans de l’eau placée sous le malade10.
On peut écrire aussi certains versets du Coran sur une soucoupe où sont
mentionnés également le nom de la femme et celui du mari, en ajoutant :
« Ô mon Dieu, je vous demande d’unir un tel et une telle. » Ou bien on écrit
sous le nombril du malade la formule coranique suivante : « Ceux qui se
sont écartés de Dieu et du Prophète seront anéantis comme leurs
prédécesseurs. »
Voici encore une autre manière de guérir l’impuissance : une suite de
formules cabalistiques est écrite sur un vase que l’on remplit d’huile avec
laquelle l’homme et la femme enduisent leurs parties sexuelles. D’autres
fois, on dessine sur un œuf dur une grille cabalistique à neuf carreaux où
sont inscrits chiffres et lettres déterminés et, en marge de cette grille, de
chaque côté, on écrit les qualificatifs suivants : violent, fort, dur, puissant.
On fait manger l’œuf à l’impuissant. La coquille est enfermée dans un petit
sac de toile ayant servi à la cuisson de l’œuf, et on le suspend au cou de la
femme.
En définitive, on voit que le taleb combat l’ensorcelage magique par une
sorte de contre-magie : d’une part, il cherche à remplacer le sexe par un
membre d’animal qui sert de produit de substitution. D’autre part, il répond
aux formules magiques de l’ensorcelage par des formules incantatoires, où
l’on retrouve souvent les mots de clé, d’ouvrir, de piquet, de bâton de
Moïse, etc. Et le marabout de Castiglione nous cite le cas d’un homme de
Tiaret attaché depuis dix ans et qu’il a réussi à détacher en sept jours par de
telles pratiques.

Nous venons de voir que l’impuissance chez l’homme est le plus souvent
attribuée à un ensorcelage, à un attachement. Mais l’attachement peut
également s’adresser à des femmes.
a) Il est fréquent en effet que les jeunes filles soient attachées par leurs
parents. Il s’agit dans ce cas de protéger leur virginité. On sait en effet que
la virginité, dans son sens proprement anatomique, doit être préservée de
façon absolue chez la jeune fille avant le mariage. Donner comme vierge
une fille qui ne l’est pas serait une injure grave et une escroquerie11 de la
part des parents vis-à-vis du mari et, le jour du mariage, les parents de la
mariée attendent avec impatience le moment où le mari sortira de la
chambre nuptiale pour présenter à toute la famille le linge taché de sang,
preuve péremptoire de la virginité de sa jeune épouse. Si cette virginité ne
peut être ainsi prouvée, le mari est en droit de renvoyer chez ses parents la
fille qui est alors vouée à la honte et au célibat, alors que le mariage est
pour la femme la seule consécration humaine et sociale.
En principe, avant le mariage, la jeune fille ne sort pas de la maison, à
moins d’être accompagnée par sa mère ou une parente âgée, mais parfois,
surtout dans les campagnes, cette règle ne peut être observée parce qu’il
faut garder les chèvres ou les moutons, glaner dans les champs de céréales
ou aller chercher l’eau à la source. C’est pourquoi les parents ont soin
d’attacher leur fille pour éviter tout « accident ». Il s’agit là d’une
protection de la famille tout entière et l’attachement n’a pas de caractère
occulte : il se fait au su de l’attachée, qui joue un rôle dans le rite.
Ici encore, les techniques sont multiples et varient selon les traditions
familiales et locales. Une de celles qui nous a semblé particulièrement
fréquente nous a été rapportée par une infirmière musulmane de notre
service qui a été attachée par ses parents avant son mariage : la jeune fille
est placée sur une malle toute neuve fermant à clé12. La mère ferme alors la
malle en prononçant une formule consacrée : la jeune fille est attachée. Au
moment du mariage, on répétera ces gestes dans l’ordre inverse : la jeune
fille étant placée sur la malle, la mère ouvre celle-ci et l’attachement est
levé.
On emploie souvent aussi dans ces rites des liens, des nœuds, des
cadenas, dont la valeur symbolique est évidente, mais dans tous les cas le
résultat est le même : la fille est protégée contre toute atteinte à sa virginité,
acceptée ou non. Le mécanisme de cette protection n’est pas toujours bien
précisé : il semble qu’elle s’exerce de façon générale en rendant impuissant
le déflorateur éventuel. Et cette protection est si absolue qu’elle aboutit
parfois à des conséquences imprévues.
On nous a cité le cas d’une femme qui avait été attachée dans sa jeunesse
et dont la mère était morte avant d’avoir pu la détacher. Cette femme, bien
que mariée plusieurs fois, était à chaque reprise renvoyée par le mari parce
qu’il ne pouvait réussir à avoir des rapports avec elle. Rapportons
également cette anecdote où l’oncle d’une jeune fille, se plaignant à la mère
de voir sa fille un peu trop rechercher la présence des garçons, craignant
pour sa bonne réputation, se vit rétorquer qu’il n’y avait rien à craindre
puisqu’elle était attachée.
b) Les jeunes filles ne sont pas les seules d’ailleurs à être attachées. C’est
ainsi que les parents d’une femme répudiée peuvent attacher celle-ci pour
être sûrs qu’elle respectera son célibat transitoire. Et l’on dit que parfois les
parents attendent quelques jours après le nouveau mariage avant de
détacher leur fille, pour bien montrer au mari que celle-ci est restée sérieuse
depuis son divorce.
c) Parfois, c’est le mari qui est amené à attacher sa femme, surtout quand
il a des raisons de douter de sa fidélité. L’attachement peut se manifester
alors de deux façons : en général en rendant impuissant tout homme autre
que le mari qui veut avoir des rapports avec la femme. On retrouve ici la
notion d’attachement sélectif que nous avons observée dans l’attachement-
impuissance. Mais il arrive aussi que l’ensorcelage détermine chez l’épouse
la disparition de tout désir et même du goût de vivre, aboutissant à une
véritable mort affective, bien propre en effet à éliminer tout risque
d’infidélité conjugale.
d) Enfin, la femme peut être attachée par une autre femme, par une
étrangère : il s’agit souvent par exemple d’une femme trompée ou
abandonnée pour une autre et qui attache celle-ci pour l’empêcher de rester
avec son mari. Mais si, dans les cas précédents, l’attachement de la jeune
fille ou de la femme était une pratique normale, licite, admise par la morale
collective, ici il prend un caractère de vengeance, de malveillance et [est]
condamné comme tel par la société. C’est la même distinction de magie
noire et de magie blanche que nous avons observée dans l’attachement de
l’homme.

Notes
1. IMEC Fonds Fanon, tapuscrit FNN 1.4. [Texte inédit non daté, probablement écrit à la fin 1954
ou en 1955 puisqu’il semble suivre la thèse de Jacques Azoulay. Le tapuscrit disponible à l’IMEC
s’intitulait initialement « Introduction aux troubles de la sexualité chez les Nord-Africains » (le
pluriel de ce dernier terme est barré). Ce texte donne djouns au lieu de djnoun comme pluriel de djinn
(génie).]
2. Taleb : celui qui écrit. Sorte de guérisseur dont l’attribut essentiel est de savoir lire et écrire les
vieilles formules coraniques, d’autant plus efficaces que la population est en majorité analphabète.
3. Voir DESPARMET, Le Mal magique, Jules Carbonel, Alger, 1932. [Joseph DESPARMET, Le
Mal magique. Ethnographie traditionnelle de la Mettidja, Publications de la Faculté des lettres
d’Alger, Ancien bulletin de correspondance africaine, 1re série, tome 63.]
4. Livre de la clémence sur la médecine et la sagesse de Jalal Eddin El-Soyouti. [Jalal al-Din al-
Suyuti] édité à Tanta (Le Caire), par Mustapha Tadj El-Koutoubi. Les passages cités sont traduits par
nos soins.
5. Les djouns ou démons jouent un rôle important dans la pathologie mentale nord-africaine. Cette
influence des djouns dans la psychiatrie est bien étudiée dans la thèse de Suzanne Taieb, inspirée par
le professeur Porot. L’un de nous se propose d’ailleurs d’envisager dans sa thèse les rapports de la
croyance aux génies avec les différents niveaux de déstructuration de la conscience.[Dans sa thèse,
Jacques Azoulay se réfère dans les mêmes termes à la thèse de Suzanne Taïeb : « Nous touchons là à
un aspect extrêmement intéressant de la psychiatrie nord-africaine. La maladie mentale est extérieure
au sujet. Elle est envoyée et peut être reprise par Dieu. Pour certains, elle est due à des djouns ou
esprits que l’on peut essayer de capter au cours de séances d’exorcisme dirigées par un marabout
(voir Suzanne TAIEB, Les Idées d’influence dans la pathologie mentale nord-africaine. Le rôle des
superstitions). »Thèse pour le doctorat en médecine, présentée et soutenue publiquement le 24 juin
1939 par Mlle Suzanne Taïeb, interne à l’Hôpital psychiatrique de Blida, née le 17 août 1907,
Université d’Alger. Le directeur de thèse et président du jury était Antoine Porot. Suzanne Taïeb
écrit, en conclusion de sa thèse : « Les idées d’influence sont très fréquentes dans la pathologie
mentale des indigènes nord-africains. Elles sont l’expression des croyances et des superstitions si
répandues et si profondément ancrées chez eux. Ce qui caractérise, en effet, ces indigènes, au point
de vue psychologique, c’est un “primitivisme” assez spécial, dans lequel entre pour une grande part
un fonds de mysticisme et de crédulité religieuse, au sens où l’ont établi Lévy-Bruhl et Blondel dans
leurs études sur la “mentalité primitive”. Les explications rationnelles et scientifiques n’existent pas
pour eux ; il n’y a que des valeurs affectives, des actions surnaturelles et mystiques qui ne se
discutent pas, ne se contrôlent pas, auxquelles on est soumis et contre lesquelles il faut trouver des
moyens de protection, quand elles sont maléfiques. […] Toutes ces croyances vont se retrouver dans
les différentes manifestations de la pathologie mentale indigène. Toutes ces sensations anormales
qu’il éprouve (troubles coenesthésiques, hallucinations), tous les désordres de son comportement
seront mis sur le compte de ces influences magiques » (p. 147 sq.).Sur Suzanne Taïeb, voir Laura
FARANDA, La signora di Blida. Suzanne Taïeb e il presagio dell’etnopsichiatria, Armando, Rome,
2012.]
6. Joseph DESPARMET, Le Mal magique, op. cit., p. 194.
7. Le sang et le lait répandus ne doivent pas être souillés : ils sont destinés aux esprits du sol.
Certains commentateurs fantaisistes du Coran pensent qu’il faut interpréter selon cette perspective
l’interdiction de consommer le sang (sourate de la table, verset 4).
8. Mircea ELIADE, « Le Dieu lieur », dans Images et Symboles, Gallimard, Paris, 1952, p. 147.
[« Le “Dieu lieur” et le symbolisme des nœuds », chapitre 3 de Images et Symboles, Essais sur le
symbolisme magico-religieux ; cet essai a été publié précédemment dans la Revue de l’histoire des
religions, vol. 134, no 1-3, 1947, p. 5-36.]
9. La hache tranche le lien.
10. Celui-ci respire la vapeur ainsi dégagée.
11. Effectivement, la dot d’une vierge est très supérieure à celle réclamée pour une femme
déflorée.
12. Il vaut mieux, d’après certains, acheter cette malle dans une boutique orientée vers La Mecque.
Aspects actuels
de l’assistance mentale
en Algérie

Jean Dequeker, Frantz


Fanon,Raymond Lacaton,
M. Micucci,F. Ramée (hôpital
psychiatrique de Blida-
Joinville),janvier 19551

L’initiative de L’Information [psychiatrique] de consacrer un


numéro aux établissements des départements français d’outre-mer nous est
apparue particulièrement heureuse à un moment où l’Algérie souffre d’une
insuffisance de plusieurs milliers de lits pour recevoir les malades mentaux
à traiter d’urgence, répondre aux demandes de rapatriements des
musulmans hospitalisés en France, et alors que le séisme d’Orléansville2
vient encore de l’amputer de deux cents lits indispensables.
Le problème de l’assistance psychiatrique aux colonies avait été posé
dans son ensemble par le rapport de Reboul et Régis au 22e congrès des
aliénistes et neurologues en 1912. Les membres du congrès avaient émis un
vœu précisant les conditions de réalisation d’une assistance valable. En
Algérie, on doit cependant attendre jusqu’en 1932 pour que, sous
l’impulsion du médecin général Lasnet et du professeur A. Porot, on
s’occupe activement de la réalisation de l’assistance psychiatrique. Un
arrêté du 14 mars 1933 règle le recrutement des médecins des services de
psychiatrie en Algérie, faisant appel aux médecins du cadre métropolitain.
Deux instructions du 10 août 1934 règlent le fonctionnement des services
psychiatriques de l’Algérie : services de première ligne d’Alger, Oran et
Constantine, et hôpital psychiatrique de Blida.
Pour les services de première ligne, était adoptée la formule du service
ouvert et d’observation, tandis que l’hôpital psychiatrique de Blida devait
fonctionner dans les conditions prévues par la loi du 30 juin 1838. On entre
alors dans la voie des réalisations et en juillet 1935, le dispositif prévu est
en place, avec l’ouverture du service ouvert de Constantine.
En 1938, Aubin dans son rapport au congrès des médecins aliénistes et
neurologues [de France et des pays de langue française] à Alger, dresse
ainsi le bilan des ressources de l’Algérie. Pour les services de première
ligne : Alger, quarante-trois lits ; Oran, cinquante-cinq lits ; Constantine,
soixante-deux lits. À ce moment, l’hôpital de Blida a une population de
1 000 malades (qui dépasse déjà la capacité régulièrement prévue).
Dès cette époque, M. le professeur Porot, conseiller technique de
psychiatrie, ne cesse de réclamer l’augmentation du nombre de lits : il
évalue les besoins à 5 000 lits et préconise la construction d’hôpitaux
psychiatriques dans les départements d’Oran et de Constantine.
Malheureusement, ses conseils ne sont pas suivis, et les créations d’annexes
psychiatriques à Aumale et Orléansville constituent une solution peu
satisfaisante du point de vue psychiatrique sans fournir le nombre de lits
susceptible de parer aux besoins. Depuis 1938, les constructions ont été
insignifiantes, et la situation en 1954 se présente ainsi.
L’Algérie est un pays de 10 millions d’habitants : 8 500 000 musulmans,
1 500 000 Européens. La psychiatrie en Algérie est fondée sur le principe
suivant : dans chaque département, un service de première ligne et un
service de seconde ligne. Dans le département d’Alger le service de
première ligne se trouve à l’hôpital de Mustapha, hôpital de faculté, où il
existe quatre-vingt-un lits. L’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville,
2 200 lits, et les annexes d’Aumale et d’Orléansville, trois cents et deux
cents lits, représentent la seconde ligne.
Le département d’Oran, dont la première ligne se trouve à l’hôpital
d’Oran, possède 545 lits en tout. Pour le département de Constantine,
première ligne : hôpital de Constantine, soixante-seize lits. Des cellules à
Bougie, Philippeville, Guelma et Bordj-Bou-Arreridj au nombre de seize
représentent la seconde ligne.
Ces services de psychiatrie sont assurés par un médecin-psychiatre pour
le département d’Oran, un médecin-psychiatre pour le département de
Constantine, cinq médecins-psychiatres pour l’hôpital de Blida, un
médecin-psychiatre pour l’hôpital de Mustapha. La clinique de la faculté
étant assurée par le professeur Manceaux et ses assistants. Autrement dit :
pour 10 millions d’habitants, il existe huit psychiatres et 2 500 lits.
De plus, en 1952, 536 aliénés musulmans ont été traités dans les hôpitaux
métropolitains. On voit donc qu’il y a à peu près un lit pour 4 000 habitants.
Mais si l’on tient compte – et il faut en tenir compte – que l’hôpital de
Blida-Joinville est prévu pour 1 200 malades, l’encombrement progressif
des services lui retirant peu à peu toute efficacité, on arrive à peine à un lit
pour 7 000 habitants.
On imagine facilement le nombre de problèmes que pose à un psychiatre
qui veut travailler une telle situation. Nous nous proposons dans cette étude
de montrer sur les trois plans des entrées, du séjour et des sorties, qu’une
pratique psychiatrique valable se révèle aujourd’hui très difficile.

Les entrées
Alors que dans la métropole les malades qui sont présentés à l’hôpital,
munis d’un certificat de placement et d’une demande d’admission, sont
obligatoirement reçus, il n’en est pas de même en Algérie, où l’admission a
lieu seulement dans la limite des places vacantes (c’est-à-dire des sorties et
des décès). Au 23 septembre 1954, 850 dossiers sont en attente au bureau
des entrées de Blida ; ils se répartissent ainsi : femmes européennes, trente-
trois ; femmes indigènes, cent quarante et une ; hommes européens, quatre-
vingt-sept ; hommes indigènes, cinq cent quatre-vingt-trois. Ces dossiers
émanent des trois départements algériens et leur nombre croît
régulièrement. Beaucoup ont été constitués depuis plusieurs mois, parfois
plus d’une année. (Aussi il arrive qu’un malade soit guéri lorsque son tour
vient d’être admis à l’hôpital…)
Ces retards prolongés entraînent des incidents divers : a) réactions
agressives de sujets placés tardivement ; b) réaction agressive de la famille
à l’égard d’un malade dont on ne peut mesurer les réactions ; c) aggravation
de l’état du fait du retard des soins ; d) scandales mineurs : il arrive que des
malades conduits d’urgence à l’hôpital soient refusés et stationnent
longuement devant les grilles avant de retourner dans leur famille.
Des malades s’étant livrés à des réactions délictueuses bénéficient du
non-lieu et sont néanmoins maintenus en prison en attendant une place. Le
préfet a récemment mis le directeur de l’hôpital en demeure de recevoir ces
« médico-légaux » en priorité dans un délai maximum d’un mois. Il va de
soi qu’une telle mesure ne peut être appliquée qu’au détriment de sujets
présentant des troubles peut-être plus aigus et plus caractéristiques.
Le mode de placement pour l’ensemble de l’hôpital est à peu près
uniforme : il s’agit presque toujours de PO3 puisque pour 2 101 malades
présents au 22 septembre, on ne relève que cent trente-six PV (dont quinze
payants). La demande de placement volontaire gratuit est en effet soumise à
une enquête administrative complexe sur la « situation de fortune et de
famille des aliénés » qui n’est jamais terminée avant deux ou trois mois. On
note cependant que le nombre des PVG tend à augmenter : le PO étant
d’abord ordonné, mais l’admission ne pouvant être effectuée, les demandes
en vue d’un PVG peuvent être entreprises et souvent menées à bonne fin
avant l’internement.
Enfin, une difficulté d’ordre surtout administratif est souvent provoquée à
l’entrée par le défaut d’identité précise d’un certain nombre de malades
(originaires pour la plupart du Maroc ou des Territoires du Sud). Ces X
ou SNP (sans nom patronymique) sont reconnus ensuite grâce à un numéro-
matricule et une photographie.

Le séjour
Les pavillons étant inextensibles, on a été vite amené à utiliser le plus
petit espace. Et l’encombrement massif des services est devenu tel que la
capacité réglementaire prévue est presque partout doublée : un pavillon de
tuberculeux prévu pour trente-deux en a soixante-quatorze. Un pavillon
d’« agitées »4 prévu pour quarante-quatre en compte cent six. Un pavillon
de malades difficiles prévu pour quatre-vingts en compte cent soixante-
cinq, etc. Aussi l’hôpital, prévu au moment de la construction pour
971 malades, en compte actuellement plus de 2 000. Presque tous les
réfectoires, des salles de bains, ont été transformés en dortoir et, en
appendice, on voit apparaître, çà et là, des réfectoires qui ne sont plus
adéquats.
Quelle activité thérapeutique peut-on espérer réaliser dans un pavillon de
cent soixante-dix lits ? Depuis quatorze ans, les médecins demandent à
l’administration de construire des ateliers, des salles de jour. La chapelle,
construite il y a vingt ans, n’est pas seulement utilisée pour le culte (un
prêtre vient une fois par mois) : elle est aussi transformée en atelier
d’ergothérapie, en salle de cours pour les infirmiers, en salle de cinéma, etc.
Pareillement, à la mosquée, s’est installé un atelier de vannerie et sparterie ;
le mufti vient aussi y diriger la prière deux fois par mois.
Dans les pavillons, beaucoup de malades (ceux qui ne bénéficient pas de
l’ergothérapie) n’ont pas le choix ; ils sont déversés dans la cour après le
petit déjeuner ; il n’y a pas de salle de jour. Peu de possibilités pour le
malade de s’asseoir, sinon par terre, et le soleil d’Algérie est très dur en
été…
Les effectifs du personnel des services économiques ont dû être
considérablement augmentés. À la cuisine : trente employés ; électricité,
huit ; lingerie, vingt-six ; peinture, dix-neuf ; maçonnerie, dix-neuf ;
buanderie, vingt. Ce qui permet évidemment à l’hôpital d’assurer son
entretien sans aide extérieure. Dans les bureaux, mêmes chiffres élevés :
vingt-six employés. Entre services économiques et administratifs, on trouve
plus de deux cent quatre-vingts employés.
Par contre, les installations des services généraux n’ont pas subi une
extension parallèle : les installations électriques surchargées connaissent des
pannes fréquentes d’autant plus regrettables que le chauffage des pavillons
se fait aussi à l’électricité. L’adduction d’eau insuffisante ne permet la
distribution que trois heures par jour en été malgré les inconvénients graves
qui résultent de cette situation dans les services, spécialement de gâteux.
Cependant, l’équipement médical est très satisfaisant. Toutes les
demandes sont assez rapidement satisfaites et la commission de surveillance
n’a pratiquement jamais discuté une dépense d’intérêt médical. Le
personnel médical est relativement important. Nous arrivons presque aux
chiffres officiels : un pour quinze dans les pavillons calmes, un pour dix
dans les pavillons d’admission ou d’agités (le nombre des agents médicaux
s’élève actuellement à 820). Enfin, depuis cette année, existe une école
d’infirmiers. Cent vingt agents suivent les cours et en décembre aura lieu
l’examen de passage.
Le recrutement s’étant fait dans des conditions quelquefois assez
exceptionnelles, il arrive hélas souvent que trop d’agents soient illettrés ou
sachent seulement écrire leur nom. Heureusement, ce n’est pas la bonne
volonté qui manque, comme on dit, chaque fois qu’on a demandé au
personnel un effort supplémentaire c’est avec une parfaite spontanéité qu’il
a répondu à notre appel. Petit à petit, même les plus déshérités au point de
vue intellectuel arrivent à être d’un précieux secours dans un service où il y
a tant à faire.
Mais il fallait tout de même essayer de réglementer le recrutement. Aussi
actuellement exige-t-on le certificat d’études ou la réussite à un examen
équivalent. Ces mesures ont pu être adoptées très rapidement, car sur le
plan local l’équipe médico-administrative prend de plus en plus conscience
de l’importance des problèmes collectifs. Aussi les conditions de vie du
malade s’améliorent-elles progressivement.
C’est grâce à cette collaboration qu’il a été possible de réaliser certaines
choses. On a vu ainsi naître un journal hebdomadaire dont l’imprimerie a
été offerte par l’administration. N’ayant pas de salle des fêtes, nous sommes
obligés de donner nos soirées récréatives dans les pavillons et les
électriciens, les menuisiers sont mis à la disposition des malades pour
organiser la scène, l’éclairage, le micro, etc. De même, à l’occasion des
grandes fêtes qui rythment la religion musulmane, des mets traditionnels
sont servis aux malades. Davantage qu’une contribution matérielle, les
services administratifs et économiques apportent un grand intérêt aux
manifestations sociales et collectives qu’organisent les malades et c’est
directeur et médecins qui ont inauguré le café maure.
Évidemment, il sera difficile de continuer si l’on ne se décide pas à
construire la salle des fêtes qui est réclamée depuis quinze ans par les
différents médecins qui se sont succédé ici. Les séances de cinéma
hebdomadaires se déroulent à la chapelle, dont le caractère et l’acoustique
se prêtent mal à de telles manifestations. Enfin, des excursions
hebdomadaires par autocar au bord de la mer ont pu récemment être
organisées.
Les sorties
Le problème des sorties est particulièrement grave en ce qui concerne
surtout les malades musulmans. Ce problème, déjà rendu difficile par
l’existence de certaines réalités d’ordre géographique, devient d’une
complexité insurmontable en l’absence de toute politique d’hygiène et
d’assistance mentales. D’année en année, pour une population hospitalière
qui ne cesse d’augmenter par adjonction de nouveaux lits, le nombre des
sorties diminue ou s’installe en palier. Pour reprendre les termes du rapport
de 1951, l’hôpital s’achemine lentement mais sûrement vers une asphyxie
totale.
Les causes de cet état de fait sont multiples : 1) les malades issus des
services [de] première ligne sont soigneusement sélectionnés suivant un
barème de résistance notoire à la guérison ; pour les services de première
ligne, l’HPB5 est un hospice d’incurables ; 2) les malades mentaux
musulmans n’arrivent à l’HPB qu’après longue évolution au stade du
scandale et du danger public ; 3) les musulmans ont de la réticence à faire
soigner leur femme à l’hôpital.
Si tous ces facteurs retentissent douloureusement sur les possibilités
thérapeutiques, d’autres viennent entraver la bonne marche de la sortie
quand elle est possible.
1) Le statut de la femme musulmane qui permet au mari le remariage
instantané est une source de difficultés insurmontables. Après répudiation,
des femmes guéries restent plusieurs mois à l’hôpital avant de pouvoir
réintégrer un foyer familial, qu’en l’absence de tous renseignements précis
il faut rechercher sans l’aide possible d’aucun service médico-social.
2) Les sorties en milieu étranger sont presque toutes vouées à l’échec.
Outre qu’elles sont pratiquement impossibles en milieu musulman, elles
sont tellement redoutables en milieu européen qu’il vaut mieux ne pas les
envisager.
3) Les contacts avec les familles éloignées de plusieurs centaines de
kilomètres sont difficiles ; ils se font par l’intermédiaire d’administrateurs
ou de commissaires en l’absence de toute polarisation médicale ou
paramédicale.
4) Les placements en hospice de vieillards, de débiles ou d’épileptiques
stabilisés sont difficiles à obtenir et souvent voués à l’échec. En Algérie, la
maladie mentale est doublée de son ancien aspect traditionnel sacré6.
5) Chez les musulmans, la sortie d’essai est un leurre devant
l’impossibilité, faute d’un organisme d’hygiène mentale, de suivre les
progrès de la réadaptation sociale et de la diriger. Même dirigée par le
médecin, la sortie d’essai est souvent irréalisable en raison de l’éloignement
des parents responsables qui se trouvent dans l’impossibilité matérielle de
venir retirer leur malade.
6) Ces difficultés sont multipliées par deux ou trois pour les malades
venant des départements d’Oran et de Constantine. Il n’y a pas de chemins
de retour pour [un] malade guéri vers le service qui l’a admis, et qui serait
mieux placé, géographiquement parlant, pour résoudre tous les problèmes
de la sortie.
En 1940, déjà, le professeur Sutter, dans un rapport à M. le préfet
Gaubert, demandait à la haute administration : 1) des dispensaires de
prophylaxie mentale et de postcure ; 2) un service social annexé à l’HPB ;
3) l’affectation d’une assistante sociale ; 4) une société de patronage, pour
venir en aide aux malades sortants ou sortis. Il a fallu attendre 1954 pour
voir apparaître un début de réalisation.

Les annexes psychiatriques


Deux annexes psychiatriques existent, l’une à Aumale (120 km de Blida),
l’autre à Orléansville (180 km de Blida). La nécessité impérieuse de la
demande et l’engorgement progressif de l’HPB par des malades ayant peu
ou prou fait la preuve de leur incurabilité ont rendu possible, en l’absence
de constructions adaptées aux thérapeutiques actives, cette solution de
fortune et de facilité.
Aménagée d’une façon rudimentaire dans un hôpital général qu’elle
absorbe presque en entier, elle dépend directement du centre de Blida qui en
a la responsabilité médicale à plus de trois heures de route. Les médecins-
chefs de l’HPB sont tenus de les visiter une fois par mois, ce qui, en
l’absence de tout médecin et même de tout interne sédentaire, les oblige à
en avoir la responsabilité totale. Pratiquement, elles sont abandonnées à la
compétence professionnelle d’anciens chefs de quartier de l’HPB qui les
dirigent avec un personnel recruté sur place et ayant une formation
psychiatrique très sommaire.
Après le séisme d’Orléansville, les deux cents malades de cette annexe
ont été évacués sur l’HP de Blida où ils sont en partie hébergés sous tente.
Pour leur assurer avant l’hiver un véritable abri, le directeur de la santé au
gouvernement général envisage de les répartir dans plusieurs nouvelles
annexes dans les hôpitaux civils des villes de la région (en attendant que
soient construits les hôpitaux psychiatriques d’Oran et de Constantine…).
On peut craindre qu’il faille attendre longtemps encore, en raison
notamment de l’incidence financière.
Enfin, certaines dispositions distinguent, sur le plan administratif, cet
hôpital d’un hôpital métropolitain. Exemples : 1) le directeur est choisi dans
le cadre des hôpitaux civils ; il ne bénéficie pas des mêmes statuts que les
directeurs d’HP métropolitains et son manque de « spécialisation » est un
inconvénient ; si nous n’avons qu’à nous féliciter de la compétence et de la
compréhension du directeur actuel, il faudrait craindre, en cas de
changement, une période de flottement et d’adaptation ; 2) lors du congé
annuel du directeur, ou en cas d’absence, le service administratif n’est pas
confié à l’un des médecins-chefs mais à l’économe ; 3) un médecin-chef de
service est membre de la commission de surveillance, etc. L’expérience a
prouvé que ces anomalies ne vont pas toujours sans inconvénients. Nous
sommes décidés à lutter pour que cet hôpital devienne un HP aussi proche
que possible (sur les questions ci-dessus) d’un HP métropolitain.

Conclusions
Cette étude montre que nous ne pouvons nous déclarer satisfaits des
conditions locales de pratique psychiatrique qui nous sont offertes – et
encore moins de l’organisation actuelle de l’assistance mentale dans les
trois départements algériens.
Sur le plan local, nous espérons que l’administration voudra bien tenir
compte de nos doléances régulièrement exprimées depuis plus de dix
années et qu’elle mesurera davantage l’importance de l’HP dans
l’équipement hospitalier général. Nous souhaitons voir compléter notre
équipement, réduire l’encombrement et redonner ainsi à l’établissement son
efficacité thérapeutique. Sur le plan général, il faut hâter la création des
dispensaires d’hygiène mentale et des organismes de postcure.
Il faut surtout que des hôpitaux psychiatriques de capacité suffisante et de
conception rationnelle soient mis en construction à Oran et Constantine. De
toute évidence, la clef du problème est là et les médecins le répètent depuis
longtemps. Ils n’ignorent pas, certes, les difficultés et les résistances de
toutes sortes et particulièrement d’ordre local que rencontre souvent
l’administration, mais il semble que la situation soit devenue trop grave
pour qu’on puisse se contenter désormais de solutions lointaines ou
parcellaires.

Notes
1. L’Information psychiatrique, vol. 31 (4e série), no 1, janvier 1955, p. 11-18.
2. [9 septembre 1954. Selon les sources d’époque, 1 500 morts, 1 200 blessés et 60 000 sans-abri.
Jacques Ladsous, alors directeur de la communauté d’enfants Ceméa (établissement de la Croix-
Rouge) de Chréa, située à 1 800 m d’altitude au-dessus de Blida, décrit ainsi l’implication de Fanon :
« Le tremblement de terre de ce qui s’appelait alors Orléansville multiplia par trois le nombre de mes
pensionnaires (120 × 3). Soigner la souffrance, ne pas laisser souffrir ceux qui nous étaient confiés
fut évidemment notre premier souci. Tandis que Frantz Fanon aidait notre équipe à comprendre les
traumatismes subis par les enfants, nous l’aidions à transformer l’asile, en épaulant ses efforts pour la
construction et la mise en place du terrain de football » (Jacques LADSOUS, « Fanon : du soin à
l’affranchissement », Vie sociale et traitements, no 89, 2006, p. 25-29). Il nous a confirmé
l’engagement constant de Fanon dans la formation des infirmiers et des éducateurs de la communauté
d’enfants de Chréa au soin des traumatismes, et leurs contacts réguliers durant toute la période de
Blida (conversation du 10 janvier 2015).]
3. [PO : placement d’office, c’est-à-dire ordonné par un médecin dans des cas de trouble à l’ordre
public ou mise en danger du malade ; PV : placement volontaire, c’est-à-dire demandé le plus
souvent par la famille ou l’entourage ; PVG : placement volontaire gratuit.]
4. [Les guillemets indiquent les doutes formulés par Fanon et bien d’autres psychiatres de la
période, tel Paumelle, sur la pertinence de la notion d’agitation comme condition psychiatrique. Voir
ci-après l’article de Fanon et Asselah sur le « phénomène de l’agitation en milieu psychiatrique »,
p. 369 et notre introduction p. 164.]
5. [Hôpital psychiatrique de Blida-Joinville.]
6. [Voir ici les articles de Fanon écrits avec Azoulay et Sanchez, p. 325 et p. 356.]
Considérations
ethnopsychiatriques

Frantz Fanon, été 19551

À partir du fait divers, un avocat parisien nous livre quelques


réflexions non pas sur les « problèmes algériens » qu’il se défend de
connaître, mais sur le phénomène qui s’est imposé à son attention. Ce
racisme, que les gens vivant au Maghreb connaissent bien parce qu’ils en
sont les victimes ou les témoins muets, ou les participants, s’insinue jusque
dans les esprits réputés « scientifiques ». La simple juxtaposition de textes
ou de publications médicales sur la psychiatrie des Nord-Africains,
constitue un raccourci saisissant de racisme à prétention scientifique. Il
convient de noter à ce propos quelques faits qui donnent à réfléchir sur les
pratiques psychiatriques au Maghreb : 1) il n’y a pas de psychiatrie
autochtone ; 2) l’arme essentielle de la psychiatrie est la psychothérapie,
c’est-à-dire un dialogue entre le malade mental et le médecin ; en Algérie,
nombre de médecins psychiatres ignorent la langue ; 3) les tests
psychologiques utilisés sont les tests utilisés en pays européen et ne tiennent
aucun compte de la culture, de la sociologie et des conditions de vie des
masses algériennes.

Depuis quelques années, on parle beaucoup d’ethnopsychiatrie.


D’importantes monographies ont été rédigées, des rapports ont été
présentés. L’Organisation mondiale de la santé vient d’officialiser ces
recherches avec le rapport de J. C. Carothers2. Les acquisitions actuelles
semblent être suffisamment solides pour autoriser un essai de
systématisation.
C’est le professeur Porot d’Alger qui, en 1918, esquissa le premier une
tentative d’approche psychiatrique du musulman 3. Dans ces « Notes de
psychiatrie musulmane », il rappelait, en un diagramme vigoureux, les
principales caractéristiques de l’indigène nord-africain : pas ou presque pas
d’émotivité ; crédule et suggestible à l’extrême ; entêtement tenace ;
puérilisme mental moins l’esprit curieux de l’enfant occidental ; facilité des
accidents et des réactions pithiatiques4. Dans son travail avec Arrii en
19325, sur l’impulsivité criminelle de l’indigène nord-africain, Porot
n’apportait pas de sérieuses modifications dans sa manière de voir. Il
rappelait simplement que le Kabyle est « intelligent, instruit, travailleur,
économe et, de ce fait, échappe à la débilité mentale, tare foncière de
l’Algérien » (p. 590).
C’est surtout en 1935, au congrès des médecins aliénistes et neurologues
de [France et des pays de] langue française qui se tenait à Bruxelles, que
l’idée féconde fut proposée. Discutant le rapport de Baruk sur l’hystérie6 et
envisageant le cas particulier du Nord-Africain, le professeur Porot pouvait
dire que l’indigène, gros débile mental, dont les activités supérieures et
corticales sont peu évoluées, est surtout un être primitif dont la vie
essentiellement végétative et instinctive est surtout réglée par son
diencéphale. Et le moindre choc psychique se traduit surtout par des
démonstrations diencéphaliques beaucoup plus que par des réactions
psychomotrices et différenciées7.
En avril 1939, dans le Sud médical et chirurgical, avec le docteur [Jean]
Sutter, le professeur Porot devait revenir sur la question8. Étudiant le
problème de l’épilepsie9, ces auteurs concluaient : « Le primitivisme n’est
pas un manque de maturité, un arrêt marqué dans le développement du
psychisme individuel, il est une condition sociale parvenue au terme de son
évolution, il est adapté de façon logique à une vie différente de la nôtre. Il
n’est pas seulement une manière d’être résultant d’une éducation spéciale ;
il a des assises beaucoup plus profondes et nous pensons même qu’il doit
avoir son substratum dans une disposition particulière de l’architectonie, du
moins de la hiérarchisation dynamique des centres nerveux. »
Ainsi, pour l’école d’Alger, le Nord-Africain a une dominance sous-
corticale, plus précisément diencéphalique. Les fonctions psychomotrices,
lorsqu’elles sont intégrées corticalement, sont très fragiles, labiles et
dépendent, en fait, du diencéphale. C’est alors que plusieurs travaux dirigés
par [Pierre] Gallais vont apporter à ces hypothèses une racine scientifique.
Étudiant les tracés d’électroencéphalogramme chez les Noirs, les auteurs
concluent à l’existence d’une immaturité neuronale avec tendances aux
manifestations paroxystiques d’une part, prouvant ainsi, d’autre part, la
prédominance des noyaux de la base. Ainsi se trouvait vérifiée l’hypothèse
de l’école d’Alger : sur le plan psychophysiologique, le Noir africain
ressemble beaucoup au Nord-Africain, il y a une unité de l’Africain.
En 1954, le docteur J. C. Carothers était chargé par l’Organisation
mondiale de la santé de l’étude ethnopsychiatrique du Noir africain10. Son
rapport qui, pourtant, se limite à l’Afrique anglaise, se trouve être en
conformité avec les conclusions des auteurs français. La lobotomie, à
laquelle la neurochirurgie nous a habitués, a permis à l’auteur de mieux
comprendre l’Africain, car, dit-il, « la ressemblance entre le malade
européen leucotomisé et le primitif africain est très souvent complète ».
« L’Africain, avec son manque total d’aptitude à la synthèse, ne doit, par
conséquent, utiliser que très peu ses lobes frontaux, et toutes les
particularités de la psychiatrie africaine peuvent être rapportées à cette
paresse frontale11. » « Telles sont les données des cas qui ne concernent pas
les catégories européennes. Elles ont été recueillies dans les différentes
régions de l’Afrique – Est, Ouest, Sud – et, dans l’ensemble, chacun des
auteurs n’avait que peu ou pas connaissance des travaux des autres. La
similitude essentielle de ces travaux est donc tout à fait remarquable12. »

Notes
1. Consciences maghribines, no 5, été 1955. [Ce texte a été publié dans un petit dossier de cette
revue intitulé « Aperçus sur le racisme : un fait divers… un article médical », précédé d’un
« chapeau » non signé (que nous reproduisons en italiques), mais très certainement d’André
Mandouze, le directeur de la revue alors publiée à Alger. Le premier texte est de Claude Dennery,
ami de Mandouze, avocat progressiste membre du Mouvement national judiciaire (qui regroupe
d’anciens résistants). Le second texte n’est pas signé, mais il a été attribué à Fanon par Pierre Chaulet
et par Alice Cherki. L’introduction de Mandouze, qui reflète clairement les préoccupations de Fanon,
le confirme.]
2. John Colin CAROTHERS, Psychologie normale et pathologique de l’Africain, études
ethnopsychiatriques, Masson & Cie. [Organisation mondiale de la santé, Genève, 1954. Cet ouvrage
est disponible sur le site web de l’OMS : <ur1.ca/mn8nq>. Alors directeur de l’hôpital de Nairobi, le
Sud-Africain John Colin Carothers (1903-1989) a été qualifié par le psychiatre français Bernard
Doray de « pseudo-psychiatre auteur de théories racistes extravagantes » (voir son portrait détaillé :
Bernard DORAY, « De quoi Fanon est-il le contraire ? », Frantz Fanon International, 25 janvier
2012, <ur1.ca/mn8xq>).]
3. [Antoine POROT, « Notes de psychiatrie musulmane »], Annales médico-psychologiques,
mai 1918 [no 74, p. 377-384].
4. C’est-à-dire hystériques.
5. [Antoine POROT et Come ARRII, « L’impulsivité criminelle chez l’indigène algérien. Ses
facteurs »], Annales médico-psychologiques, décembre 1932 [no 90, p. 588-611].
6. [Henri BARUK, « L’hystérie et les fonctions psychomotrices. Étude psycho-physiologique », in
Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de langue
française (Bruxelles, 1935), Masson, Paris, 1935.]
7. [Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de
langue française (Bruxelles, 1935), ibid., p. 264.]
8. [Antoine POROT et Jean SUTTER], « Le “primitivisme” des indigènes nord-africains. Ses
incidences en pathologie mentale » [Sud médical et chirurgical, 15 avril 1939, Imprimerie
marseillaise, Marseille, p. 11-12].
9. Algérie médicale, mars 1938, p. 135 sq.
10. John Colin CAROTHERS, Psychologie normale et pathologique de l’Africain, études
ethnopsychiatriques, op. cit.
11. Ibid., p. 176.
12. Ibid., p. 178.
Conduites d’aveu
en Afrique du Nord (1)

Frantz Fanon et Raymond


Lacaton,septembre 19551

Le médecin qui a la charge d’une expertise mentale, s’il veut


répondre à la question principale qui lui est posée – « L’inculpé était-il en
état de démence au moment de l’acte ? » –, est dans l’obligation de
retrouver ou au moins de rechercher avec l’inculpé les idées, les valeurs, les
attitudes mentales à partir desquelles cet acte fut décidé et réalisé. En
pratique médico-légale, le vécu de l’acte, ses justifications, le conflit dont
cet acte tenta le dépassement – autrement dit les faits vus par l’inculpé –
sont toujours de première importance. L’expert doit donc tenter la
découverte de la vérité de l’acte qui sera le fondement de la vérité de son
auteur. Car, pour ce dernier, nier son acte, le rejeter, peut être vécu par lui
comme une aliénation fondamentale de son être. Revendiquer son acte, au
contraire, l’assumer pleinement (tel Hugo, le héros de Sartre disant qu’il ne
lui reste plus que son acte2), c’est échapper à l’absurde et donner à sa vie un
sens.
La cohérence interne de l’acte criminel étant établie, la faute ayant
provoqué dans la conscience une autocondamnation et aboutissant, selon le
mot du rapporteur, à une véritable ségrégation, l’aveu devient pour l’auteur
de l’acte la rançon de sa réinsertion dans le groupe. Mais comment ne pas
remarquer que ce dénouement favorable ne peut intervenir sans une
reconnaissance réciproque préalable du groupe par l’individu et de
l’individu par le groupe ?
C’est à ce point qu’il peut paraître intéressant de placer brièvement les
observations fournies par l’expérience médico-légale en Algérie. Les
expertises pratiquées chez le musulman algérien permettent d’apprécier
rapidement la complexité particulière du problème de l’aveu. En effet, si le
rapporteur dit qu’en règle générale l’inculpé a avoué avant l’expertise, en
Algérie, l’expert se trouve très souvent placé devant un inculpé qui nie de
façon absolue ; à l’extrême, il n’explique pas sa détention.
Dans le cas de crimes commis par des Kabyles et ayant des rapports
étroits avec le droit coutumier berbère, où les règles traditionnelles dont
l’immobilisme et la rigueur n’ont guère été ébranlées (par exemple :
meurtres ou tentatives de meurtre entraînés par des affaires d’héritage, de
vente ou d’échange de terrains, ou encore par la trahison d’une
épouse, etc.), dans ces cas, donc, la proportion des dénégateurs est parfois
très importante (jusqu’à seize sur vingt).
Pourtant, dans beaucoup de cas, le dossier d’information est éloquent.
Parfois, la dénégation s’installe d’emblée, mais plus souvent un aveu
intégral a été obtenu par les premiers enquêteurs, ainsi que les mobiles, le
déroulement de l’acte, la reconstitution concordante des faits. Au cours de
l’instruction, l’attitude ne change guère, puis, à partir d’un certain moment
(après un ou deux mois de détention, en principe), l’inculpé revient sur ses
déclarations, il les nie en bloc (dans le plus grand nombre de cas, il prétend
qu’il a avoué sous la violence). Cette rétractation totale devenant définitive
et inébranlable, l’inculpé n’essaie pas de prouver activement son innocence.
Il se dit innocent. Il est entre les mains de la justice ; si elle le décide, qu’il
soit châtié. Il accepte tout au nom d’Allah… (Nous reviendrons sur cette
soumission qui n’est pas feinte.)
On imagine facilement que l’expert soit mal à l’aise dans ces conditions.
Il ne peut véritablement pas répondre à la question fondamentale, il est
privé de la valeur diagnostique de l’aveu dont a parlé le rapporteur, qui a
montré les grandes difficultés entraînées par une rétractation. Il n’y a plus
appropriation de l’acte par l’inculpé ; l’acte se révèle sans auteur et la
compréhension criminologique se révèle impossible. Il ne reste donc plus
que le dossier. Or les charges qu’il contient sont, nous l’avons vu, souvent
très lourdes pour l’inculpé. Ce dernier a reconstitué le crime, il a révélé la
cachette de l’arme, plusieurs témoins affirment l’avoir vu frapper (il arrive
d’ailleurs que ces témoins reviennent également sur leurs déclarations).
Ainsi, au moment de l’examen, l’expert est en présence d’un homme
lucide, cohérent, qui affirme son innocence. L’assomption de l’acte et par
suite l’assentiment subjectif à la sanction, l’adhésion à la condamnation, la
culpabilité même, font totalement défaut. La vérité du criminel ne peut être
retrouvée par l’expert. De ce système ontologique qui nous échappe, peut-
être nous en rapprocherons-nous en nous demandant si l’autochtone
musulman a bien contracté un engagement envers le groupe social qui le
tient désormais en son pouvoir. Se sent-il lié par un contrat social ? Se sent-
il exclu par sa faute ? Et alors, de quel groupe, l’européen ? Le musulman ?
Quelle signification aura désormais son crime, l’instruction et enfin la
sanction ?
Certes, on peut poser une question pour éviter d’y répondre. On peut dire
aussi que le Nord-Africain est un menteur. C’est une notion couramment
admise. Tout magistrat, tout officier de police, tout employeur donnerait de
nombreux et convaincants exemples (le Nord-Africain, d’ailleurs, est aussi
paresseux, sournois, etc.). Mais une telle simplification permet-elle de
retrouver la vérité hors d’atteinte ? Cette orchestration du mensonge, que
nous avons rapidement décrite, doit requérir une compréhension plus
approfondie.
De toute façon, le menteur lui-même est un être pour qui se pose
constamment le problème de la vérité. Affirmer que la race souffre d’une
propension à mentir, à dissimuler volontairement la vérité, ou qu’elle est
incapable de discerner le vrai du faux, ou encore qu’elle n’intègre pas les
données de l’expérience en vertu d’une prétendue faiblesse phylogénétique,
c’est se débarrasser du problème sans le résoudre. Le chemin de sa solution
passe peut-être par les notions du début de l’exposé.
Rappelons en effet que la réinsertion du criminel par l’aveu de son acte
dépend d’une reconnaissance du groupe par l’individu. II ne peut, en
somme, y avoir réinsertion s’il n’y avait pas insertion. Chaque fois que
plusieurs instances sociales ou éthico-sociales (selon le mot du rapporteur)
coexistent, le groupe n’est pas homogène, l’harmonie est absente.
L’assentiment subjectif du criminel qui fonde et valorise la sanction ne sera
pas accordé dans ces conditions. L’adhésion fondamentale suppose un
ensemble cohérent, des attitudes collectives, un univers éthique.
Pour le criminel, reconnaître son acte devant le juge, c’est désapprouver
cet acte, c’est légitimer l’irruption du public dans le privé. Le Nord-
Africain, en niant, en se rétractant, ne se refuse-t-il pas à cela ? Sans doute
voyons-nous ainsi concrétisée la séparation totale entre deux groupes
sociaux coexistants – tragiquement, hélas ! –, mais dont l’intégration de
l’un par l’autre n’a pas été amorcée. Ce refus de l’inculpé musulman
d’authentifier par l’aveu de son acte le contrat social qu’on lui propose
signifie que sa soumission souvent profonde, que nous avons notée en face
du pouvoir (judiciaire en l’occurrence), ne peut être confondue avec une
acceptation de ce pouvoir.
Ces quelques remarques méritent, certes, des études beaucoup plus
approfondies. Elles peuvent montrer cependant l’incidence d’un vaste et
grave problème sur la tâche du médecin-expert en Algérie, et c’est pourquoi
nous avons pensé vous les présenter.

Notes
1. Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de
langue française (53e session, Nice, 5-11 septembre 1955), Masson, Paris, 1955, p. 657-660. [Le
fonds Fanon de l’IMEC contient un tapuscrit de cinq pages (FNN 1.15) « contenant le résumé de la
communication de Fanon » à ce congrès, mais de fait sensiblement différent de la version publiée.
Nous le reproduisons donc à la suite de ce texte. Le lecteur y trouvera des considérations
philosophiques formant le soubassement de la pensée de Fanon sur le sujet.Au congrès de 1955, les
sessions consacrées à la médecine légale avaient pour thème l’aveu. Les actes publiés, qui
contiennent nombre de textes théoriques importants sur le sujet, ont fait date. Dans ces deux textes,
Fanon affirme fortement la nécessité de prendre en compte le « vécu de l’acte […] autrement dit les
faits vus par l’inculpé », pour déterminer la responsabilité pénale. Les valeurs ou attitudes mentales
qui forment l’horizon de l’acte, au-delà de ses causes immédiates, déterminent donc le sens du
processus judiciaire et pénal, son « dénouement », pensé par Fanon au sens théâtral. Mais ces valeurs
sont déterminées par la culture. L’ignorer a conduit la psychiatrie coloniale à hypostasier une
différence culturelle en une différence biologique, une incapacité « raciale » à assumer une
responsabilité. Fanon attaque donc ici – sous l’angle inattendu d’une réflexion sur la notion d’aveu en
médecine légale – l’école psychiatrique d’Alger, qui voyait dans le « primitivisme » la source de
troubles psychiatriques affectant l’action autant que la cognition et donc, dans certains cas, la
conscience de responsabilité. Ce texte est à rapprocher d’un autre article critique de
l’ethnopsychiatrie coloniale publié également en 1955 (« Considérations ethnopsychiatriques »,
loc. cit. ; voir supra, p. 342).]
2. [Hugo, assassin sur ordre de son parti prolétarien d’un dirigeant favorable à un accord avec les
partis libéraux bourgeois, est lui-même condamné à mort lorsque Moscou change de ligne et prône
un tel accord. Il est possible que Fanon, grand amateur de théâtre, ait vu Les Mains sales au Théâtre
des Célestins de Lyon, qui présenta la pièce durant les saisons 1948-1949 et 1950-1951. Voir ici,
supra, p. 16, note 1, et p. 51.]
Conduites d’aveu
en Afrique du Nord (2)

Frantz Fanon, septembre 19551

En pratique médico-légale, le vécu de l’acte, ses justifications,


le conflit dont cet acte tenta le dépassement, autrement dit les faits vus par
l’inculpé, revêtent une importance non négligeable. Si nous voulons
répondre à la question précise : l’inculpé était-il dément au moment de
l’acte ? il faut que nous retrouvions avec l’inculpé les idées, les valeurs, les
attitudes mentales à partir desquelles cet acte a été décidé et réalisé. Il nous
faut donc rechercher la vérité de l’acte, elle-même fondement de la vérité de
son auteur. L’Hugo de Sartre dit qu’il ne lui reste plus que son acte2. Nier
cet acte, le rejeter, ne pas le « revendiquer » est vécu par lui comme
aliénation fondamentale de son être. Assumer cet acte, au contraire, c’est
nier l’incohérence, c’est échapper au monde de l’absurde et de la
discontinuité, c’est enfin donner à sa vie un sens. Ajoutons qu’une approche
existentielle condamne irréfutablement une telle contracture névrotique de
la conscience.
Toutefois, cette considération pose nettement le problème de la cohérence
interne de l’acte criminel. L’expérience de la faute, dit Nabert3, provoque
dans la conscience une autocondamnation d’allure éternelle et absolue. Et
c’est parce que la faute est vécue comme viciation irréversible de
l’existence, de mon existence, que Bergson voit dans l’aveu de
Raskolnikow la rançon de sa réinsertion dans le groupe4.
Mais comment ne pas remarquer que ces différentes attitudes postulent
une reconnaissance réciproque préalable du groupe par l’individu et de
l’individu par le groupe ? De telles attitudes supposent des rapports de
fondement dialectique5, concrets et quotidiens. La rencontre structurante au
sein du groupe permet la cristallisation de valeurs collectives. C’est à partir
de telles valeurs, marginalement dynamiques, que devient possible la seule
définition sociologique du crime.
Tout cela suppose encore une fois l’homogénéité du groupe. Et la
sanction n’a de valeur qu’entérinée par le moi. L’assentiment subjectif
fonde et donne une signification à la sanction. On devine aisément qu’une
telle harmonie se trouve absente chaque fois que plusieurs instances
coexistent. Le pluralisme moral est impensable au sein d’un même groupe.
L’existence du groupe suppose un ensemble cohérent, des attitudes
collectives, une adhésion fondamentale, un univers éthique.
Il ne s’agit naturellement pas de sombrer dans la poésie de la « loi du
milieu » chère aux romanciers. Non parce que la structure sadomasochiste
de ces milieux est vide d’attitude normative, mais surtout parce qu’il y a
toujours reconnaissance de la vraie loi. Ce n’est pas une tentative
d’instaurer une société meilleure à côté d’une autre jugée inadéquate. C’est
un essai de faire exister le règne de la terreur en recréant le système du
groupe unipolaire qu’était la horde. Pourtant, dans le cas des gangs, l’aveu
est déjà difficile, sinon impossible. On interprète cette non-condamnation
de soi comme agressivité vis-à-vis du surmoi. Une telle interprétation
tranquillise la « conscience collective ». Il n’est pas possible en effet, pense-
t-on, qu’un tel acte, intérieurement, ne soit de part en part condamné.
L’hostilité manifeste, l’agressivité spectaculaire cachent dit-on une déroute
morale latente. Nous faisons confiance aux données culturelles, éducatives,
religieuses, éthiques qui selon un même cérémonial auraient été déposées
dans les consciences.
Reconnaître l’acte devant les juges, c’est avouer déjà qu’on le
désapprouve. Lors même que des circonstances atténuantes viendraient
alléger, voire anéantir, la responsabilité, il reste que cet acte particulier est
illégal, vicié dans sa matérialité. Toutefois, la justice ne peut intervenir que
lorsque l’acte a été reconnu par l’inculpé. Il est permis à l’inculpé de se
défendre. On l’oblige même à le faire. Mais préalablement l’acte doit être
revendiqué. C’est parce qu’il avoue, donc se reconnaît fautif, que la
sanction peut être appliquée à l’inculpé. La sanction veut s’adresser à une
liberté, à une conscience. Il faut toutefois que cette conscience soit vraie.
L’ambiguïté ici est exclue.
Il y a un pôle moral de l’aveu : ce que l’on nommerait sincérité. Mais il y
a aussi un pôle civique et l’on sait qu’une telle position était chère à Hobbes
et aux philosophes du contrat social. J’avoue en tant qu’homme et je suis
sincère. J’avoue aussi en tant que citoyen et j’authentifie le contrat social.
Certes, une telle duplicité est noyée dans l’existence quotidienne, mais dans
des circonstances déterminées, il faut savoir la retourner6.
Dans le cas particulier de l’Arabe algérien, une telle duplicité n’existe-t-
elle pas ? L’autochtone a-t-il contracté un engagement ? Se sent-il lié ? Se
sent-il exclu par le délit ? En l’occurrence par quel groupe, l’européen ou le
musulman ? Quelle est la signification vécue du crime ? De l’instruction ?
De la sanction ? Le Nord-Africain, répète-t-on couramment, est un
menteur ; et tout magistrat, tout officier de police, tout employeur vous
donnerait des exemples significatifs. Une telle simplification, on le devine,
laisse de côté la vérité. Cette orchestration du mensonge requiert une
compréhension plus approfondie, moins primaire et plus nuancée.
Plusieurs expertises pratiquées en Algérie m’ont permis d’apprécier la
complexité du problème. Huit fois sur douze, l’inculpé nie absolument.
À l’extrême, il n’explique pas sa détention. Chaque fois cependant, il a
admis sa culpabilité au cours de l’instruction. Puis à partir d’un certain
moment, en principe après trois mois de détention, il revient sur ses
déclarations. Il n’essaie pas de prouver son innocence. Il se dit innocent. Si
la justice le décide, qu’elle le tue. Il accepte tout : « Allah est grand. » On
imagine facilement que l’expert soit mal à l’aise. Il ne peut répondre à la
question fondamentale. Il n’y a pas appropriation de l’acte par l’inculpé.
L’acte se révèle sans auteur et la compréhension criminologique se révèle
impossible.
Quelquefois cependant, les charges contenues dans le dossier sont, selon
l’expression, extrêmement lourdes. L’inculpé a reconstitué le crime. Il a
révélé la cachette de l’arme. Des témoins affirment l’avoir vu frapper7. Or,
au moment de l’examen, nous nous trouvons en présence d’un homme
lucide, cohérent, sans aucun trouble du jugement, qui affirme son
innocence. L’assomption de l’acte, l’assentiment subjectif à la sanction,
l’adhésion à la condamnation, la culpabilité font totalement défaut ici. La
vérité du criminel n’est pas retrouvée. Nous gravitons autour d’un système
qui, ontologiquement, nous échappe.
Notes
1. « Communication de médecine légale. Résumé de la communication de Frantz Fanon à la
53e session du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de langue
française, Nice, 5-11 septembre 1955 » (tapuscrit IMEC FNN 1.15). [Ce texte est sensiblement
différent de la version publiée, reproduite ci-dessus.]
2. [Voir note 2, texte précédent.]
3. [Jean NABERT, Éléments pour une éthique, PUF, Paris, 1943. Ce volume figure dans la
bibliothèque de Fanon.]
4. [Henri BERGSON, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Felix Alcan, Paris, 1932 et
PUF, Paris, 1941, p. 11 : « Il [le criminel] se réintégrerait dans la société en confessant son crime : on
le traiterait alors comme il le mérite, mais c’est bien à lui maintenant qu’on s’adresserait. »]
5. [Dans la section B du septième chapitre de Peau noire, masques blancs Fanon note que le
racisme a rendu impossible la dialectique hégélienne de la reconnaissance réciproque.]
6. [« Aveu » a pris deux sens : consentement (signé) et reconnaissance de faute. Parlant du pacte
social, Rousseau écrit : « Tout homme étant né libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque
prétexte que ce puisse être, l’assujettir sans son aveu » (Du contrat social, IV, 2). Fanon renoue les
deux sens. Toute assomption de responsabilité, tout aveu, suppose de souscrire à un contrat social,
c’est-à-dire d’adhérer au tout social de son propre aveu.]
7. Il n’est pas rare de voir pareillement tous les témoins revenir sur leurs déclarations.
Lettre à Maurice Despinoy

Frantz Fanon, janvier 19561

Mon cher ami,


Avant toutes choses, puisque aussi bien vous êtes le plus exilé, je pense
que vous devriez me prévenir chaque fois que le gouvernement vous paie
un « voyage d’études ». Sur le plan local, je crois pouvoir arranger les
choses.
Rapidement, quelques nouvelles d’Algérie. Ça va très bien. Ce soir,
Mollet réclame l’investiture2. Soustelle annonce son départ pour jeudi3. De
grandes choses se préparent ici et je suis heureux d’y assister.
Parlons des Antilles. La création d’un troisième poste me réjouit
évidemment. Je vous assure, Despinoy, qu’il ne m’est pas possible
actuellement de vous faire la moindre promesse. Ici, plus de 10 millions
d’hommes à soigner. Toute la psychiatrie colonialiste à désaliéner4. Je sais,
en Martinique aussi le problème s’est posé. Et j’ai été reconnaissant à
[Émile] Monnerot, dans son analyse critique de votre article5, d’avoir très
subtilement indiqué que vous et rien que vous aviez enfin situé le problème.
Ce que vous dites de [Tony ?] est exact. Il faut se battre avec [Tony]. Étant
plus impertinent que vous, moins timide (j’appelle timidité le respect absolu
de la subjectivité d’autrui), la lutte avec moi est plus rapide. On arrive à
l’essentiel plus vite. Ou on n’y arrive pas. Toutefois, il reste que très
souvent cela se révèle pénible.
Daumézon et Le Guillant, accompagnés de Koechlin6, viennent à Blida à
la fin du mois (stage d’infirmiers).
Je fais présenter deux thèses cette année : les sels de lithium en
psychiatrie et la structure des délires chez les Arabes. Le second travail
risque de nous être utile pour le dépouillement du groupe des schizophrènes
selon la perspective abrutissante dite ethnopsychiatrique. J’ai envoyé un
petit article à La Raison dans ce sens.
Je suis absolument enthousiasmé par votre détermination d’aborder le
problème à l’occasion du congrès international de 1957. Dans une première
phase, je pense qu’il nous faudrait déterminer, délimiter nosographiquement
notre propos.
Je vous propose donc dans les mois qui viennent de travailler dans ce
sens :
– la schizophrénie comme forme d’existence (Binswanger),
– la schizophrénie comme entité clinique extensible
(Bleuler/Minkowski),
– le dualisme claudien (DP/schizo – avec les sous-groupes
kretschmeriens)7,
– l’hébéphrénie [démence précoce] floue diencéphalique Guiraud/Dide
rénovée par Delay8,
– et puis Schneider, Mayer-Gross, pourquoi pas Solanes9.
Clarifier d’abord cette question. La schizophrénie est je pense (non je ne
pense pas). Il faut d’abord voir clair. Après, tout se légitime. Si vous voulez
jeter les bases d’une assistance psychiatrique globale, pensez à moi. J’aurai
du travail ici. Et je vous prie de croire que c’est très difficile10.
Je ne vous parle pas de moi. Ça va. Josie en effet est toute à son fils et
épisodiquement se trompe et m’appelle Olivier.
[Nouvelle page] Repris, lentement.
Certes, Nelly doit déplorer l’éloignement de Fort-de-France. Cette
gratuité de la fatigue est la plus inacceptable. Ça n’a pas de sens.
Pour ce qui est de mon oncle, je vous remercie de l’avoir pris en charge.
Je pense que vous avez psychologiquement répondu à son attente : l’air
suffisamment important pour [que] ça le change de « nos petits médecins »
et cependant le contact familier pour qu’il sente l’« ami de mon neveu »…
Ne vous accusez pas trop de votre silence. En fait, nous sommes les uns
et les autres trop éloignés de soi-même, trop à la dérive dans les choses. Ce
sont les choses qui doivent nous permettre de nous retrouver. C’est au sein
des choses, de l’objet, que nous nous retrouverons. Il y a donc forcément
une période vague, de désinsertion, d’infidélité, voire d’indifférence.
Tous trois à vous cinq.
Notes
1. Lettre non datée, probablement du 31 janvier 1956 au vu des événements relatés. Transcription
d’un fac-similé du manuscrit publié dans Sud/Nord, no 22, 2007, p. 115-118.
2. Déclaration d’investiture du mardi 31 janvier 1956. Guy Mollet devient président du Conseil.
On ne se doutait pas alors de la politique qu’il allait suivre en Algérie.
3. Jacques Soustelle, gouverneur général de l’Algérie de janvier 1955 jusqu’à son retour houleux
en métropole, le jeudi 2 février 1956.
4. Dans des propos recueillis par Adams Kwateh, publiés dans France-Antilles du 7 décembre
2011, Maurice Despinoy déclare : « Ma période de travail en Martinique est une des plus riches et
heureuses de ma carrière. Quelques années après mon arrivée, j’obtins la création d’un poste. Fanon
avait les titres nécessaires et je l’avais sollicité pour me rejoindre à Fort-de-France. Mais alors, il était
dans l’enthousiasme de son engagement pour l’Algérie et il m’avait répondu qu’il était dans
l’obligation de poursuivre. »
5. Probablement « Les débuts de l’hôpital psychiatrique de la Martinique », L’Information
psychiatrique, octobre 1955, p. 401-410.
6. Philippe Koechlin, psychiatre, élève de Daumézon, coauteur avec lui d’un article qui fit date :
« La psychothérapie institutionnelle française contemporaine », Anais Portugueses de Psiquiatria,
vol. 4, no 4, décembre 1952, p. 271-312.
7. Henri Claude (1869-1945) distinguait la démence précoce (DP), liée à des lésions organiques,
des schizoïdies d’étiologie psychogénétique.
8. Maurice Dide (1874-1944), auteur avec Paul Guiraud (1882-1974) du classique Psychiatrie du
médecin praticien, Martin, Paris, 1922. Ils assignaient à l’hébéphrénie une source organique
(principalement le diencéphale). Jean Delay (1907-1987), psychiatre et neurologue, connu pour ses
recherches sur les premiers neuroleptiques. La bibliothèque de Fanon contient les actes du Colloque
international sur la chlorpromazine et les médicaments neuroleptiques en thérapeutique psychiatrique
organisé par Delay à Paris en octobre 1955.
9. Kurt Schneider (1887-1967) et Willy Mayer-Gross (1889-1961) étaient membres de l’école de
Heidelberg, fondée avec Jaspers. Josep Solanes (1909-1991), psychiatre vénézuélien d’origine
espagnole, a été exilé en France jusqu’en 1949 ; il a travaillé avec Eugène Minkowski dans le cadre
d’une psychiatrie phénoménologique.
10. Cette lettre est essentielle pour comprendre la pensée de Fanon à ce moment. L’articulation du
neurologique et du psychiatrique est toujours une question importante pour lui et il entend bien
continuer à y travailler. Il s’intéresse d’ailleurs toujours aux neuroleptiques, qu’il s’agisse de la
chlorpromazine de Laborit et Delay ou des sels de lithium de Despinoy. Le tableau qu’il présente des
différentes écoles de pensée sur la schizophrénie et ses origines (organogénétiques ou
psychogénétiques) montre bien qu’il se tenait au courant de la question. Mais on voit aussi s’affirmer
en parallèle ses deux autres domaines d’intérêt : la psychiatrie coloniale, l’ethnopsychiatrie et
l’aliénation, et les questions d’hygiène mentale, c’est-à-dire de politiques publiques de santé (« plus
de 10 millions d’hommes à soigner »).
Attitude du musulman
maghrébin devant la folie

Frantz Fanon et François


Sanchez, 19561

Dans les chapitres que les manuels consacrent à l’histoire de la


psychiatrie, la création d’établissements pour aliénés dans les pays
musulmans est constamment signalée dès avant le Moyen Âge, à une
époque où de telles fondations étaient encore très rares. L’attitude du
musulman à l’égard de la folie revêt donc pour nous une importance non
négligeable. Dans le présent travail, nous nous bornerons à étudier la
position du musulman maghrébin devant la maladie mentale à la lumière de
notre expérience en Afrique du Nord et plus spécialement en Algérie.
Il est classique de parler du respect et de la vénération des foules
musulmanes à l’égard des malades mentaux qui, dit-on, sont en liaison
intime avec le monde mystérieux des génies : l’occulte déclencherait le
respect, engendrerait la vénération. Pour ce qui est du Maghreb, cette
affirmation ne nous paraît pas entièrement exacte. Essayons d’interpréter les
faits en les éclairant de l’intérieur, en ne tenant pas pour inutile le regard
que le Maghrébin projette sur le monde. Comment se conduit-il vis-à-vis de
ceux qu’il considère dans son entourage comme atteints d’une maladie
mentale ?
Nous voudrions avant de répondre à cette question tenter de dire quelle
est l’attitude de l’Occidental en milieu populaire dans une telle
circonstance. L’Occidental croit en général que la folie aliène l’homme,
qu’on ne saurait comprendre le comportement du malade sans tenir compte
de la maladie. Cependant, cette croyance n’entraîne pas toujours en pratique
une attitude logique et tout se passe comme si l’Occidental oubliait souvent
la maladie : l’aliéné lui paraît montrer quelque complaisance dans le
morbide et tendre à en profiter plus ou moins pour abuser son entourage. Le
malade est quelque peu responsable de ses propos et de ses actes, sa volonté
s’y trouve engagée. S’il est agressif, il ne faut pas croire qu’une telle
agressivité soit entièrement du domaine du pathologique, elle est en partie
ambiguë, il s’y mêle une intention consciente de nuire, les coups portent et
entraînent des ripostes qui ne visent pas seulement à maîtriser mais à punir
en même temps. Tel malade reste continuellement immobile, figé dans un
coin, il ne s’anime que pour prendre ses repas ou pour regagner son lit. On
est tenté de penser qu’il a choisi de vivre en parasite social, décidé de se
laisser mourir de faim si on l’abandonne. La collectivité arrive à penser sa
servitude comme une contrainte morale exercée sur elle par le malade. Il
n’est pas rare à l’hôpital psychiatrique de noter des interprétations
comparables de la part du personnel médical. Tel infirmier se sentira touché
par la morgue blessante d’un mégalomaniaque et en gardera une rancune
qui pourra à l’occasion se manifester par la privation d’un casse-croûte ou
d’une promenade2. La mère qui se voit mal accueillie par le fils qu’elle
vient visiter à l’hôpital s’en va, le cœur ulcéré. Certes, elle sait bien que son
fils est malade, mais elle ne lui reconnaît pas le « droit » de se conduire de
la sorte, de ne pas tenir compte de sa vieillesse, de son affection, de sa
sollicitude.
S’il est une certitude bien établie, c’est celle que le Maghrébin possède
au sujet de la folie et de son déterminisme : le malade mental est
absolument aliéné, il est irresponsable de ses troubles ; seuls les génies en
supportent l’entière responsabilité. Le malade est une victime innocente du
ou des génies qui le possèdent. Ce n’est pas de sa faute s’il est grossier et
menaçant ou s’il persiste dans un apragmatisme total. La mère insultée ou
battue par son fils malade ne songera jamais à l’accuser d’irrespect ou de
désirs meurtriers, elle sait que son fils ne saurait en toute liberté lui vouloir
du mal. Il n’est jamais question de lui attribuer des actes qui ne relèvent pas
de sa volonté, de part en part soumise à l’emprise des génies. La collectivité
n’adopte jamais une attitude méfiante et agressive à l’égard du malade lui-
même. En principe, il n’est pas exclu du groupe. Toutefois, il est possible
que l’entourage ait recours à des moyens de contention. N’est-il pas prudent
dans certains cas de maîtriser momentanément des génies semblant vouloir
porter atteinte à la sécurité du malade ou du groupe ? Eux seuls sont
engagés dans ces excès. Le groupe s’accorde à ne pas prêter au patient
l’intention de nuire. Seules sont en jeu la méchanceté et la duplicité des
génies morbidiques.
La conduite du malade est « interprétée » en fonction des croyances
générales. Son crédit reste intact. On conserve à une personnalité troublée
estime et considération sociales. La maladie-génie est une maladie
accidentelle ; plus ou moins durable, elle reste contingente, n’affectant que
l’apparence, n’entamant pas le MOI sous-jacent. Aussi l’espoir est-il
toujours permis d’une guérison3. Elle demeure la préoccupation majeure de
l’entourage. De l’avis de tous, le pèlerinage aux sanctuaires s’impose. Ces
visites thérapeutiques seront répétées au besoin. Si la guérison ne survient
pas, cela doit inciter à poursuivre une thérapeutique qui se présente comme
la plus efficace à condition de ne pas se lasser prématurément. Qu’une
amélioration se manifeste, cela prouve combien il est utile de compléter un
traitement qui a déjà chassé un ou plusieurs génies. Si la guérison est
obtenue, le sujet peut dès lors reprendre sa place dans la société sans
redouter aucune méfiance ni aucune ambivalence de la part du groupe. Il lui
sera possible de parler de sa maladie passée sans l’ombre d’une réticence.
Est-il bien utile de cacher un état qui ne vous a pas engagé directement ?
Interroge-t-on un Maghrébin sur ses ascendants, c’est sans aucune gêne
qu’il parlera des cas de folie dont il peut avoir eu connaissance : les génies
ne se transmettent pas par voie héréditaire. On cite des cas où il est
mentionné dans le contrat de mariage le devoir pour l’époux de conduire sa
femme périodiquement à certain marabout ; il convient d’accomplir
scrupuleusement une promesse faite au saint qui a permis la guérison de la
jeune épousée.
En définitive, nous assistons dans le Maghreb à une articulation
harmonieuse de croyances4 qui permet la création et la mise en œuvre d’une
« assistance mentale »5. Certes, cette assistance est rudimentaire et ne peut
prétendre régler le problème de la folie que d’une façon parcellaire par la
seule mise en jeu des bonnes volontés individuelles ou familiales que tel cas
concret touche de près. Sur le plan social, on ne peut parler d’un
« rendement » satisfaisant du système du point de vue quantitatif. Reposant
solidement sur des bases culturelles, il possède sur le plan humain une
grande valeur qui ne peut se limiter à la seule efficacité de la thérapeutique
maghrébine. Ce mode naturel d’assistance est empreint d’un esprit
profondément holistique qui conserve intacte l’image de l’homme normal
malgré l’existence de la maladie. Que la maladie représente une punition ou
une grâce divines, cela échappe au groupe, les desseins de Dieu lui sont
étrangers : son attitude est guidée par le souci de respecter l’homme. Celui
que l’on considère comme un malade mental est protégé, nourri, entretenu
par les siens dans la mesure du possible. Ce n’est pas la folie qui suscite
respect, patience, indulgence, c’est l’homme atteint par la folie, par les
génies ; c’est l’homme en tant que tel. Les soins attentifs que l’on porte à un
tuberculeux sous-entendent-ils un sentiment particulier vis-à-vis de la
tuberculose elle-même ? Respect du fou parce qu’il demeure malgré tout un
homme, assistance au fou parce qu’il est en proie à des puissances
ennemies. Il n’est jamais question de respecter le fou et encore bien moins
de le vénérer6.
Il ne faut pas cependant passer certains faits sous silence. Bien que cela
ne soit pas très fréquent, il arrive que l’on trouve dans certaines régions,
dans certains douars, des malades mentaux qui sont réellement l’objet de
respect et de vénération de la part de la collectivité ou tout au moins de la
part de certaines personnes. Le malade n’est pas considéré comme un fou
(mahboul), possédé par les génies (majnoun). On le considère comme un
saint, on croit à sa baraka, à son pouvoir bienfaisant. On pense que son
esprit est attiré auprès de Dieu (majdzoub), la pensée humaine n’habite plus
son cerveau. Qu’il s’agisse d’une arriération mentale ou d’une psychose, les
fantaisies du malade, ses bizarreries, ses troubles sont en général tolérables
et compatibles avec l’opinion du milieu7. Nous connaissons des cas de
malades qui ont été internés à l’asile malgré la volonté de leurs familles, qui
les considéraient comme des saints, exempts de toute maladie. Certaine
famille à bout de ressources est même venue demander la sortie de « son »
malade, toujours tenu par elle pour un marabout, afin de tirer quelque profit
de la piété des fidèles.
Telle est en définitive l’attitude du Maghrébin à l’égard de la folie. Ce
point important méritait quelque développement. Il nous a semblé
intéressant de dire comment le Nord-Africain vivait le problème de la folie.
Si l’Europe a reçu des pays musulmans les premiers rudiments d’une
assistance aux aliénés, elle leur a apporté en retour une compréhension
rationnelle des affections mentales 8 !

Notes
1. Revue pratique de psychologie de la vie sociale et d’hygiène mentale, no 1, 1956, p. 24-27.
2. Nous avons en mémoire le cas d’un épileptique dont les mouvements d’humeur accompagnés de
remarques désobligeantes envers le personnel de son pavillon avaient « poussé » les infirmiers à se
plaindre au médecin-chef, allant jusqu’à [lui] demander de « serrer la vis » au malade qui abusait de
la gentillesse de chacun. Nous pensons à certains articles de journaux qui parlent de « folie
sanguinaire », de fous meurtriers qui sont de véritables « bêtes immondes » et qui arrivent souvent à
tirer profit de la « crédulité » des experts mentaux.
3. [Dans une telle perspective, l’idée de chronicité n’a donc pas de sens. Elle est devenue
d’ailleurs, au moment où Fanon rédige cet article, l’une des cibles des mouvements de réforme
psychiatrique, ce dont il était bien informé depuis son séjour à Saint-Alban.]
4. [Harmonieuse lorsqu’on la compare aux deux conflits dominant la psychiatrie occidentale, entre
psychogénèse et organogénèse, et entre attitudes morales et attitudes thérapeutique vis-à-vis du
patient. Sérendipité de Fanon, mais non pragmatisme au sens propre : cette harmonie doit inspirer
une réflexion sur l’organisation des structures de soin, mais elle ne constitue pas une compréhension
vraie de la maladie, comme le souligne la fin de l’article.]
5. [Par des structures psychothérapeutiques plutôt qu’asilaires, est-il ainsi suggéré. Pour Fanon, la
folie n’est pas seulement le produit d’une structure sociale déterminée, puisqu’elle se produit partout.
Mais les attitudes sociales à son égard varient en fonction des structures culturelles et permettent plus
ou moins aisément son traitement.]
6. [Fanon se démarque ainsi encore une fois de Jacques Lacan, mais aussi de Paul Balvet, dont il
citait dans sa thèse – avec une certaine distance déjà – l’important article sur « La valeur humaine de
la folie » (Esprit, no 137, septembre 1947). C’est donc paradoxalement par une analyse des rapports
populaires traditionnels à la folie qu’il se détache de toute sacralisation moderne du fou.]
7. Émile DERMENGHEM, Vie des saints musulmans, Baconnier, Alger [1943], p. 283 sq. ;
[Edmond] DOUTTÉ, Les Marabouts. Notes sur l’islam maghribin, [Ernest] Leroux, Paris, 1900,
p. 77.
8. [Dans l’édition originale, cette dernière phrase est encadrée.]
Le TAT chez les femmes
musulmanes, sociologie
de la perception
et de l’imagination

Frantz Fanon et Charles


Geronimi(de Blida-Joinville),
septembre 19561

Le TAT, test projectif , consiste à soumettre à un sujet une série


2

de situations, de panoramas perceptifs, au sein desquels spontanément des


lignes de force émergent, permettant une restructuration pour moi de ce
champ. Le polymorphisme des contenus formels, la complexité progressive
des situations, la constellation riche et diverse des identifications possibles
permettent l’apparition, au niveau de l’interprétation, de significations
ambiguës.
Les travaux sur le TAT sont rares, sans commune mesure avec
l’abondance bibliographique du Rorschach. Lors du congrès international
de psychiatrie de 1950, Guera, dans une étude exhaustive et doctrinale sur
les méthodes de projection, s’est particulièrement attaché au TAT. La
perspective factorielle est toujours contestable chez Guera, mais il apparaît
pour la première fois des données phénoménologiques, gestaltistes,
anthropologiques : c’est ainsi qu’il est fait mention, par exemple, de la
rencontre de l’homme et de sa circonstance. Une position, en tout cas, chez
Guera, doit nous retenir : « Comme épreuve de projection, le TAT présente
des caractéristiques d’origine qui reflètent une époque et une structure
sociale déterminées3. » Dans le cadre de civilisations occidentales à niveau
technique à peu près équivalent, mais à caractéristiques culturelles
quelquefois spécifiques, il est donc demandé de prendre en considération
les rythmes de vie, les coutumes, la vérité sociale.
Récemment, Ombredane, dans une communication faite à la Société
royale belge d’ethnographie, reprend la question. Légitimant la position
doctrinale de Guera, Ombredane élabore une modalité du TAT à l’intention
des Noirs du Congo belge4. En Afrique du Nord, nous avons pour notre part
réalisé une expérience assez originale que nous voudrions rapporter5.
Nous avons soumis le TAT standard à un assez grand nombre de
musulmanes hospitalisées au service ouvert de l’hôpital psychiatrique de
Blida. Nous avons retenu une douzaine d’observations. Il s’agit de petites
hypocondriaques avec teinte anxieuse, de caractérielles évoluant en milieu
familial sans troubles graves du comportement, et d’une manie juvénile
guérie sans séquelles6. Quelle attitude générale retrouvons-nous ici ?
Comment la femme musulmane réagit-elle au TAT ? Comment vit-elle le
test ? Comment le comprend-elle ?
Chez l’Européenne, la perception est totalement et immédiatement
satisfaite. L’Européenne s’intègre d’emblée dans la planche. La musulmane
ici adopte une attitude radicalement différente. C’est ainsi qu’on la voit se
livrer à un effort patient, laborieux, tenace, de déchiffrage, d’analyse.
Exemples.
Planche 3 BM (obs. 4) : « Je ne sais pas si c’est un garçon ou une fille. Je
crois que c’est une fille. Je ne sais pas ce qu’elle fait. Je ne sais pas quoi
dire. Je ne comprends pas. Peut-être qu’il est malade. Il a mal de tête. Je
suis fatiguée (soupire). »
Planche 11 (obs. 7) (Rit.) : « On dirait la mer, mais elle est bleue ou verte,
et là elle est noire. Ce n’est pas la mer, c’est peut-être un village (tourne et
retourne la planche), on dirait un avion, un bateau, mais ce n’est rien de tout
cela. Je ne comprends pas. On dirait un serpent ? On dirait une personne
(les pierres). (La planche est dans le bon sens.) On dirait des personnages,
mais on ne les distingue pas bien (les pierres). »
Cette démarche inhabituelle transforme le test en une épreuve de
performance intellectuelle. On a l’impression que les malades s’acharnent à
retrouver dans la planche le plus grand nombre de choses connues.
Paradoxalement, cependant, les réponses fournies sont inorganisées,
pauvres, non articulées. Le plus souvent, on n’obtient qu’une énumération
aride. Aucune ligne directrice ne se dégage. Aucune structure n’apparaît. Le
récit est inexistant. Il n’y a pas de scène, pas de drame. Il nous est livré en
désordre des éléments divers ramassés au hasard sur la planche. Ce que
Dana appelle l’organisation perceptive ne se retrouve pas ici7. En dépit de
nos consignes précises, les musulmanes ne nous disent pas ce qui se passe,
mais ce qu’il y a.
Signalons également des identifications défectueuses : c’est ainsi que le
violon de la planche 1 est décrit comme « cercueil », « berceau » ; les croix
du cimetière (planche 15) sont décrites comme brosses à chiendent, niches
de chiens. Des éléments qui « crèvent les yeux »8, tels le soleil de la
planche 17 GF, le fusil de la planche 8 BM, ne sont pas perçus.
Au niveau d’organisation du test, où situations d’allure conflictuelle,
attitudes ambiguës de personnages suscitent généralement l’engagement du
moi, on obtient des réponses pauvres, indigentes, non significatives.
L’analyse des modalités perceptives montre que le test n’est pas compris et
est transformé en test de déchiffrage, de lecture. Cette attitude intellectuelle,
rationnelle, pointilliste, en porte à faux, si l’on se réfère aux intentions de
Murray, est paradoxalement compréhensible. Elle découle de la situation
dans laquelle nous plaçons les malades. Leur demandant en effet de décrire,
de vivre une scène élaborée par des Occidentaux, pour des Occidentaux, on
les plonge dans un monde différent, étranger, hétérogène, non appropriable.
Leurs premières réactions sont d’ailleurs des réactions d’étonnement, de
perplexité devant l’inconnu : « Mon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ! » Les
musulmanes recherchent dans la planche des éléments identifiables, mais
les lignes de force organisant la perception font défaut : les malades
« épellent » la planche sans jamais la vivre. On conçoit dès lors qu’en dépit
d’un effort intellectuel aussi important, aussi laborieux, on n’ait pu obtenir
que des réponses inorganisées ne dépassant pas le stade de l’énumération, le
stade du « il y a ». De même s’expliquent aisément les erreurs perceptives
et les éléments inaperçus. C’est l’absence de corrélation entre les « stimuli
perceptifs » offerts à l’investigation de nos sujets, à leur personnalité, et
l’attente d’un monde culturel précis, exigeant, en un certain sens spasmé9,
qui rend compte de ces erreurs.
Les réponses incohérentes, inadaptées, floues, désarticulées, les
perceptions d’allure caricaturale nous signifient que notre méthode est
fausse. Les dynamismes circulant au sein de la société maghrébine, le vécu
du monde européen environnant, l’existence en marge du musulman,
induisant une scotomisation, un inintérêt, la vérité culturelle, auraient dû
être thématisés. La désadaptation de nos malades est le corrélatif de
l’inadaptation de la méthode.
L’exploration de l’imagination de nos malades s’est heurtée à des
difficultés analogues. À la consigne : « D’après vous, que s’est-il passé ?
Que se passera-t-il ? », nous n’avons obtenu que de rares récits, sans valeur
psychanalytique. Les réponses courtes, non organisées, sont d’une banalité
constante. Il n’y a jamais d’invention. Si le TAT se propose de stimuler la
créativité littéraire, on peut dire que chez nos malades ce but n’a jamais été
atteint. D’autres malades ont d’ailleurs refusé d’inventer. Elles nous
opposaient une ignorance absolue : « Je ne sais pas ce qui s’est passé
avant… Je ne dis que ce que je sais. »
D’autres justifiaient leur refus en fonction d’exigences coraniques
précises : « Je ne peux pas mentir, parce que c’est pécher. Seul Dieu sait ce
qui va se passer. » Dans cette perspective, s’approprier l’avenir revient à se
substituer à Dieu, chose inimaginable pour un musulman. En réalité, nous
devons rechercher ce qui se dissimule derrière cette absence d’imagination,
ce refus de la fiction. Dire que la musulmane est incapable d’inventer, en
référence à une constitution génétique particulière, constitution qui entrerait
dans le cadre plus général d’un primitivisme, nous semble être une position
difficile à défendre. De même, l’explication proposée par la musulmane, la
nécessité pour elle de faire appel à des interdictions coraniques, est une
attitude au-delà de laquelle il faut voir ce qu’il y a10. En réalité, cette
attitude s’explique par la logique même de l’imaginaire. La vie imaginaire
n’est pas isolable de la vie réelle : c’est le concret, le monde objectif qui
nourrissent constamment, qui permettent, légitiment, fondent l’imaginaire.
La conscience imaginaire est certes irréelle, mais elle s’abreuve au monde
concret. L’imagination, l’imaginaire ne sont possibles que dans la mesure
où le réel nous appartient. La planche ici constitue la matrice. Or, dans notre
analyse des modalités perceptives des malades testées, nous avons signalé
que la planche ne fournissait aucun des schèmes, aucun des patterns
culturels spécifiques. Il n’y a pas d’homogénéité entre ce que l’on présente
à la malade et ce qu’elle connaît : le monde qu’on lui présente est déjà un
monde inconnu, étranger, hétéroclite. Face à des objets inhabituels, à des
situations non identifiables, rejetée par des panoramas hostiles parce que
hétérogènes, la musulmane ne peut élaborer une existence imaginaire. Les
rares récits obtenus ne nous restituent pas un monde11.
Signalons un élément intéressant de ce test. En présence de la planche
blanche, l’imagination, n’étant plus entravée par un carcan culturel étranger,
a pu se développer. Ne butant pas sur un monde qui les exclut, nos malades
construisent des récits riches et variés.
Bien que sanctionnée par un échec systématisé, il nous a semblé
opportun de rapporter cette expérience. Actuellement, nous élaborons, après
une enquête culturelle, un test de projection à l’intention des musulmans
maghrébins. Les quelques essais entrepris confirment notre conclusion :
l’indétermination apparente des tests de projection doit s’inscrire dans un
cadre spatio-temporel, animé par des dynamismes culturels, homogènes aux
instances psycho-affectives interrogées12.

Notes
1. Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de
langue française (54e session, Bordeaux, 30 août-4 septembre 1956), Masson, Paris, 1956, p. 364-
368. [Dans ce texte, ce sont les tests psychologiques standardisés – qui font partie désormais de
l’arsenal de la psychiatrie mondiale – qui révèlent a contrario, par leurs échecs, que perception et
imagination doivent faire l’objet d’une sociologie. Autre corroboration de la nouvelle perspective
ethnopsychiatrique que défend Fanon.]
2. [Le thematic apperception test (TAT) est un « test de projection de la personnalité » utilisé par
les psychologues et les psychiatres pour le diagnostic des altérations de la personnalité, en général en
association avec le test de Rorschach. Il s’agit d’interpréter des images ambiguës ; mais, à la
différence du Rorschach, on demande au patient d’interpréter des planches standardisées figuratives
(Fanon en possédait un jeu), représentant diverses situations sociales. Cela posait évidemment la
question de la détermination culturelle du contenu et des connotations des images.]
3. Alfredo GUERA, « Le TAT comme modèle des méthodes projectives », in Congrès
international de psychiatrie, Psychiatrie clinique, Hermann Éditeurs, Paris, 1950, p. 56 sq.
4. OMBREDANE, Exploration de la mentalité des Noirs congolais au moyen d’une épreuve
projective. Le Congo TAT. [L’Exploration de la mentalité des Noirs congolais au moyen d’une
épreuve projective : le Congo TAT, par le docteur André Ombredane, professeur à l’Université libre
de Bruxelles, membre de l’Institut royal colonial belge, mémoire de l’Institut royal colonial belge,
Bruxelles, 1954. L’exemplaire de l’hôpital psychiatrique de Blida se trouve dans la bibliothèque de
Fanon.]
5. [Dans son intéressant article « The critical impact of Frantz Fanon and Henri Collomb : race,
gender and personality testing of North and West Africans » (Journal of the History of the Behavioral
Sciences, vol. 41, no 3, 2005, p. 225-248), Alice Bullard compare le travail de Fanon et Geronimi
avec celui du psychiatre Henri Collomb (1913-1979), qui fit une communication au même congrès
sur l’adaptation du TAT en Afrique occidentale. Elle les inscrit dans le contexte d’une réflexion plus
large sur l’histoire des tests psychologiques en milieu colonial.]
6. Du point de vue ethnique, on trouve trois Kabyles et neuf Arabes. L’âge moyen est de vingt-
trois ans. Le milieu rural est prédominant. Aucune malade ne sait lire.
7. [Richard H. DANA, A Manual for Objective TAT Scoring, Saint Louis State Hospital, 1956.
Dana définit la catégorie d’organisation perceptive (perceptual organization) dans le système du TAT
comme reflétant la « capacité du sujet à suivre les directions standard pour “raconter une histoire” »
sur présentation des planches du test. Ici encore, il s’agit de mesurer la capacité cognitive à produire
le sens d’une situation en fonction de paramètres culturels.]
8. [Il faut donc dénaturaliser ce qui semblait une évidence, c’est-à-dire le rapporter à une culture
déterminée.]
9. [On retrouve cette métaphore physique d’une sorte de crampe culturelle dans les livres de Fanon
chaque fois qu’il analyse le rapport colonial à la culture et ses effets réels.]
10. [La critique du constitutionnalisme colonialiste de Porot est répétée ici mais, comme dans les
textes sur les djinns, les rationalisations locales doivent elles aussi être dépassées par une perspective
scientifique. Il n’y a cependant pas lieu de parler d’un mouvement dialectique, car s’il y a une
certaine pratique de l’hygiène mentale à conserver dans les conceptions locales, il n’y a rien à
conserver de l’essentialisme de l’école d’Alger, qui ne faisait qu’hypostasier en le nommant ce
qu’elle ne pouvait ou voulait expliquer, erreur capitale de méthode. Voir ici, supra, p. 143.]
11. [Cet article est donc un autre exemple du souci constant de Fanon d’identifier les conditions de
l’activité créatrice de sens d’une conscience constituant un monde, ainsi que ce qui y fait obstacle. Sa
bibliothèque contient un exemplaire usé et marqué tout du long de L’Imaginaire de Sartre.
L’expression « sur fond de monde » dans la phrase suivante y est marquée en marge : « Tout
imaginaire paraît “sur fond de monde”, mais réciproquement, toute appréhension du réel comme
monde implique un dépassement caché vers l’imaginaire » (Gallimard, Paris, 1940, p. 238).]
12. [Ce genre de test d’interprétation n’a donc de sens qu’au sein d’un cadre culturel qui n’est
qu’en apparence universel, ce que paradoxalement la planche blanche va révéler. Charles Geronimi
rapporte ainsi ses souvenirs des travaux avec Fanon sur le TAT : « D’autres travaux seront entrepris :
élaboration d’un test de projection, le TAT (Thematic aperception test, test dans lequel le sujet est
prié de raconter une histoire à partir d’une image qu’on lui présente), adapté à la société algérienne,
une étude préliminaire ayant démontré que les planches classiques étaient inopérantes en milieu
algérien. Des photos avaient été faites dans cette perspective, mais la réalisation du test, son
échantillonnage, etc., remis une fois encore après l’indépendance. Nous pouvons cependant affirmer
que Fanon était très attaché à cette réalisation » (Charles GERONIMI, Fanon à Blida, op. cit.).]
Lettre au ministre résident

Frantz Fanon, décembre 19561

M. le docteur Frantz Fanon


Médecin des hôpitaux psychiatriques
Médecin-chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville
à M. le ministre résident,
Gouverneur général de l’Algérie
Alger

Monsieur le ministre,
Sur ma demande et par arrêté en date du 22 octobre 1953, M. le ministre
de la Santé publique et de la Population a bien voulu me mettre à la
disposition de M. le gouverneur général de l’Algérie pour être affecté à un
hôpital psychiatrique de l’Algérie. Installé à l’hôpital psychiatrique de
Blida-Joinville le 23 novembre 1953, j’y exerce depuis cette date les
fonctions de médecin-chef de service.
Bien que les conditions objectives de la pratique psychiatrique en Algérie
fussent déjà un défi au bon sens, il m’était apparu que des efforts devraient
être entrepris pour rendre moins vicieux un système dont les bases
doctrinales s’opposaient quotidiennement à une perspective humaine
authentique.
Pendant près de trois ans, je me suis mis totalement au service de ce pays
et des hommes qui l’habitent. Je n’ai ménagé ni mes efforts ni mon
enthousiasme. Pas un morceau de mon action qui n’ait exigé comme
horizon l’émergence unanimement souhaitée d’un monde valable.
Mais que sont l’enthousiasme et le souci de l’homme si journellement la
réalité est tissée de mensonges, de lâchetés, du mépris de l’homme ? Que
sont les intentions si leur incarnation est rendue impossible par l’indigence
du cœur, la stérilité de l’esprit, la haine des autochtones de ce pays ? La
folie est l’un des moyens qu’a l’homme de perdre sa liberté. Et je puis dire
que, placé à cette intersection, j’ai mesuré avec effroi l’ampleur de
l’aliénation des habitants de ce pays.
Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à
l’homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois
d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de
dépersonnalisation absolue.
Le statut de l’Algérie ? Une déshumanisation systématique. Or le pari
absurde était de vouloir coûte que coûte faire exister quelques valeurs alors
que le non-droit, l’inégalité, le meurtre multiquotidien de l’homme étaient
érigés en principes législatifs. La structure sociale existant en Algérie
s’opposait à toute tentative de remettre l’individu à sa place.
M. le ministre, il arrive un moment où la ténacité devient persévération
morbide. L’espoir n’est plus alors la porte ouverte sur l’avenir, mais le
maintien illogique d’une attitude subjective en rupture organisée avec le
réel.
M. le ministre, les événements actuels qui ensanglantent l’Algérie ne
constituent pas aux yeux de l’observateur un scandale. Ce n’est ni un
accident ni une panne du mécanisme. Les événements d’Algérie sont la
conséquence logique d’une tentative avortée de décérébraliser un peuple.
Il n’était point exigé d’être psychologue pour deviner sous la bonhomie
apparente de l’Algérien, derrière son humilité dépouillée, une exigence
fondamentale de dignité. Et rien ne sert, à l’occasion de manifestations non
simplifiables, de faire appel à un quelconque civisme.
La fonction d’une structure sociale est de mettre en place des institutions
traversées par le souci de l’homme. Une société qui accule ses membres à
des solutions de désespoir est une société non viable, une société à
remplacer. Le devoir du citoyen est de le dire. Aucune morale
professionnelle, aucune solidarité de classe, aucun désir de laver le linge en
famille ne prévalent ici. Nulle mystification pseudo-nationale ne trouve
grâce devant l’exigence de la pensée.
M. le ministre, la décision de sanctionner les grévistes du 5 juillet 1956
est une mesure qui, littéralement, me paraît irrationnelle. Ou les grévistes
ont été terrorisés dans leur chair et celle de leur famille, alors il fallait
comprendre leur attitude, la juger normale, compte tenu de l’atmosphère.
Ou leur abstention traduisait un courant d’opinion unanime, une conviction
inébranlable, alors toute attitude sanctionniste était superflue, gratuite,
inopérante.
Je dois à la vérité de dire que la peur ne m’a pas paru être le trait
dominant des grévistes. Bien plutôt, il y avait le vœu inéluctable de susciter
dans le calme et le silence une ère nouvelle toute de paix et de dignité.
Le travailleur dans la cité doit collaborer à la manifestation sociale. Mais
il faut qu’il soit convaincu de l’excellence de cette société vécue. Il arrive
un moment où le silence devient mensonge. Les intentions maîtresses de
l’existence personnelle s’accommodent mal des atteintes permanentes aux
valeurs les plus banales.
Depuis de longs mois, ma conscience est le siège de débats
impardonnables. Et leur conclusion est la volonté de ne pas désespérer de
l’homme, c’est-à-dire de moi-même. Ma décision est de ne pas assurer une
responsabilité coûte que coûte, sous le fallacieux prétexte qu’il n’y a rien
d’autre à faire.
Pour toutes ces raisons, j’ai l’honneur, M. le ministre, de vous demander
de bien vouloir accepter ma démission et de mettre fin à ma mission en
Algérie, avec l’assurance de ma considération distinguée.

Notes
1. Cette lettre a été reproduite dans Pour la révolution africaine, recueil posthume de textes de
Fanon publiés par François Maspero en 1964 (Œuvres, p. 733). Envoyée par Fanon à Robert Lacoste
en décembre 1956 – ce qui lui vaudra son expulsion d’Algérie en janvier –, cette lettre semble avoir
été rédigée dans sa première version dès l’été 1956, comme le laissent supposer la formulation
« Pendant près de trois ans » et l’allusion détaillée à la répression des grévistes du 5 juillet 1956
(travailleurs et commerçants algériens ayant répondu à l’appel à la grève du Mouvement national
algérien) alors même que bien d’autres actes de répression plus notables encore étaient survenus
depuis lors ; ce que semble confirmer une des dernières phrases : « Depuis de longs mois, ma
conscience est le siège de débats impardonnables. »
Le phénomène
de l’agitation en milieu
psychiatrique :
considérations générales,
signification
psychopathologique

Frantz Fanon et Slimane


Asselah(Hôpital psychiatrique
de Blida-
Joinville),janvier 19571

Le docteur Tosquelles, dans une conférence à L’Évolution


psychiatrique, distinguait deux types d’agitation : au type expressif, il
opposait le type percepto-réactif2. Une telle opposition, intéressante dans
une perspective heuristique, en tout cas didactique, nous semble grave
doctrinalement. De même l’opposition agitation réactive ou non.
En fait, si l’on excepte les agitations profondément toxiques avec atteinte
grave de la conscience, l’expression agitée se fait presque constamment sur
un mode percepto-réactif. Ou si l’on préfère, à côté des agitations
typiquement neurologiques à physionomie automatique, rendues possibles
par des altérations brutales de la conscience (dans l’épilepsie par exemple),
le comportement agité est tout à la fois expressif et percepto-réactif.
Cliniquement, on peut distinguer une agitation à prédominance motrice, une
à prédominance verbale et une de type verbo-moteur.
Les idiots et les imbéciles d’une part, les séniles d’autre part, fournissent
un contingent assez impressionnant des tableaux d’agitation motrice pure.
Nous excluons évidemment l’explosion coléreuse du paranoïde, l’impulsion
hébéphrénique ou l’agitation circonscrite du catatonique. Nous visons ici
l’agitation en tant qu’état. Et nous nous apercevons que les deux pôles qui
favorisent la naissance de l’agitation motrice se caractérisent par une
atteinte d’allure neurologique. Ces agitations vides, anidéiques, confinent à
la stéréotypie (déambulance pseudo-anxieuse du vieillard ou lacération de
vêtement de l’oligophrène).
L’agitation à prédominance verbale apparaît moins neurologique, plus
compréhensible. En fait, la soliloquie incohérente de l’imbécile, la
verbigération en lambeaux du presbyophrène nous frappent par leur
caractère automatique, archaïque, désintégré, somatique.
L’agitation verbo-motrice, enfin, est peut-être le type de comportement
agité le plus étudié, car précisément elle restitue la mélodie de base de
l’homme existant. Le dire et le faire combinés dans la structure temporo-
spatiale semblent retenir l’organisme dans le monde compréhensif3. C’est
pourquoi peut-être la manie franche représente-t-elle la forme clinique la
plus étudiée de cette forme d’agitation. En fait, les agitations verbo-
motrices débordent le cadre de la manie. Manifestations hystériques, phases
aiguës d’un délire actif à thèmes multiples, empruntant la physionomie
d’une agitation confuso-coléreuse, crises ango-extatiques de Schneider
évoquent à plus d’un titre le tableau maniaque.
Les états mixtes de plus en plus élargis sur lesquels a insisté Beringer
nous recommandent, tout au moins pour l’observation clinique, une certaine
liberté à l’égard de la classique équation agitation = manie. Dès lors, nous
voici très à l’aise pour avancer que le comportement d’un malade doit se
comprendre en fonction du service et des possibilités d’assimilation de ce
service. Si le milieu hospitalier est un instrument thérapeutique, si avant
toutes choses l’on s’est occupé d’instituer un cadre général de rencontres
désaliénantes, s’il existe une volonté de prise en charge de l’organisme
vivant agité, alors peut se poser la question d’une authentique
discrimination.
Les notions de « psychose de façade », de « persistance mentale
morbide », les réactions spectaculaires de prestance, les provocations à forte
charge agressive telles qu’on en rencontre dans les milieux
concentrationnaires, les nœuds sadomasochistes si aisément réalisés dans le
cadre asilaire, toutes [ces] choses exigent une véritable vigilance. La
« neutralité bienveillante » doit se retrouver ici dans toute sa pureté. Penser
un service comme instrument thérapeutique, c’est le structurer, c’est
l’amener à être vécu par le malade comme ce qui « enfin comprend » et non
comme ce qui ampute, ce qui châtre. L’agressivité clastique, la
« méchanceté voulue » du malade telles que les vit le personnel sont
évidemment des réponses à un type de structure concentrationnaire à
caractère surtout répressif. Être perméable aux manifestations
pathologiques, certes le service doit l’être. L’apparition d’une agitation ne
doit pas provoquer l’écroulement, l’effondrement de l’équilibre
institutionnel.
L’agitation interroge plutôt le degré de résistance du service, apprécie à la
fois sa plasticité et sa solidité. Et c’est parce que l’agité n’est pas rejeté,
exclu, isolé, encellulé qu’on s’efforce de le comprendre. Il ne s’agit surtout
pas de décréter l’abolition de tous moyens coercitifs par humanité ou
hétéro-imitation. Assez rapidement, l’on s’expose à des déboires et la
reprise des moyens de contention bénéficie d’une surenchère passionnelle.
L’encellulement d’un malade qui s’agite produit des effets le plus
souvent fâcheux. Isoler un aliéné à l’intérieur d’un hôpital psychiatrique,
c’est réaliser un deuxième internement. Le milieu social s’est déjà
débarrassé du malade en demandant l’application de la loi de 1838. Mais les
exigences du milieu social sont formelles. L’équilibre extérieur doit être
monolithique à l’égard de certains comportements. Le milieu hospitalier,
lui, dans la plupart des cas ne présente aucun plan d’organisation. Les lignes
de force qui participent à l’érection du champ phénoménal sont d’une
pauvreté désastreuse4. Si l’on excepte le rythme biologique des trois repas
et du coucher, la journée du malade mental, non alité, la plupart du temps,
est bien propre, dans la cour d’asile, à suggérer l’expression de mouvement
brownien. L’on s’aperçoit assez rapidement que les moyens de contention à
physionomie répressive sont utilisés sur l’initiative du personnel. Et le
médecin croit souvent à l’existence d’un comportement sadique de la part
de ce personnel. Les réactions en chaîne – interdiction d’« attacher le
malade » ; « Docteur, ce malade a tout cassé » ; « Docteur, ce malade a
blessé trois agents » ; « Alors docteur, on l’attache ce malade ? » –
apparaissent et vicient les rapports du médecin et de ses collaborateurs. En
fait, c’est le service lui-même qui est sadique, répressif, rigide, non
socialisé, à manifestations castratrices. Dès lors, il s’agit moins de
conseiller ou d’ordonner la suppression des camisoles de force ou des
cellules que de faire circuler au sein du milieu des lignes de force
productives, désaliénantes, fonctionnelles, à haut potentiel d’exigences
différenciées5.
L’internement provoque une désadaptation première. L’isolement avec
les fantasmes (cachot noir, punition) qu’il réveille (fantasmes favorisés
d’ailleurs par l’explication littérale du personnel : si vous continuez, on
vous isole ou on vous passe aux agités) échoue dans sa pseudo-
préoccupation : calmer l’anxiété du malade.
De plus, à cause de l’isolement, à cause de la solitude imposée, à cause
aussi de la concentration motrice (l’on sait la prégnance de la mélodie
verbo-cinétique et les troubles du schéma corporel qui peuvent apparaître à
l’occasion d’une disjonction6), on assiste à l’apparition d’éléments
nouveaux. Une agitation verbo-motrice du fait de l’isolement devient
coléreuse, prédatrice, élastique, furieuse. Quelquefois aussi, le délire de
référence hyposthénique isolé à l’occasion d’une manifestation d’humeur
intégrée dans le réel, entretenant des rapports compréhensibles avec
l’environnement, se complique d’hallucinations.
Il faudrait peut-être consacrer une étude à ces hallucinations provoquées.
Il existe, du fait de la dissolution, d’une part, de la réaction de l’organisme,
d’autre part, une régression à un type de pensée archaïque, plus massive,
plus dépendante de la motricité, moins discriminative à l’égard des données
sensorielles. Les psychanalystes pensent que l’onirisme, les pseudo-
hallucinations, l’importance du jeu et du mime apparaissent surtout au stade
oral. La logorrhée, l’émergence en tourbillon d’une festivité atmosphérique,
l’être là déployé simultanément aux deux pôles de la temporalité traduisent
l’oralité vertigineuse. Mais aussi l’existence agressive, protestataire,
véhémente, parcourue d’angoisses liées à des frustrations infantiles.
La facilité avec laquelle l’agité de type classique parvient à
l’hallucination n’a pas suffisamment retenu l’attention. En fait, la fuite des
idées prépare le phénomène hallucinatoire (hallucinations verbales
motrices) et de Clérambault l’avait bien vu, qui rattachait à l’automatisme
mental les intuitions, la pensée devancée, l’écho de la pensée, les non-sens,
les mots explosifs, les kyrielles de mots, les jeux syllabiques7. Avec le
processus hallucinatoire, nous assistons à l’effondrement du monde
= système de référence. Le temps hallucinatoire de même que l’espace
hallucinatoire ne postulent aucune prétention à la réalité. Il faut au contraire
dire avec Sartre que l’hallucination coïncide avec un brusque
anéantissement de la réalité perçue8. Le temps hallucinatoire est en fuite
perpétuelle. Le cadre spatio-temporel de l’activité hallucinatoire est sans
ordre, irréel, fictif. Et le phénomène croyance, sur lequel les psychiatres ont
tant insisté, est ce qui légitime aux yeux de l’halluciné la pseudo-prégnance
de ses troubles. Pratiquement donc, l’isolement, la contention, l’utilisation
des méthodes coercitives par l’instrumentation sadique qui est mise en jeu
provoquent ou du moins précipitent, approfondissent la régression. La
pensée en fuite est prise dans le flux des images sans aucune possibilité
pour elle d’y échapper avec l’aide bienveillante et actualisante d’autrui.
Encelluler le malade, l’isoler, le fixer au lit, c’est créer toutes les conditions
d’existence d’une activité hallucinatoire.
À partir de l’anxiété, de la solitude, de l’impression de catastrophe
psychobiologique caractéristique de presque toutes les maladies mentales,
alimentée ici par l’agression de type rejet, mise à l’écart, on voit se
« compliquer » la clinique d’hallucinations. C’est que l’hallucination n’est
pas le produit d’une excitation cérébrale ou le résultat d’un trouble
nutritionnel encéphalique spécifique. L’hallucination est bien plutôt un
comportement global, un type de réaction, une réponse de l’organisme.
Certes, la réponse hallucinatoire suppose une dissolution, une atteinte
organique, un trouble du métabolisme. Mais les altérations ne sont jamais
univoques. Si l’on doit constamment évoquer les travaux de [McFarland] et
Goldstein sur le niveau de stabilité métabolique en rapport avec le niveau
de stabilité émotionnelle et ceux de Hoskins9 sur la pauvreté chronique en
oxygène par perturbations de la catalyse enzymatique caractéristique de la
schizophrénie, l’on doit se rappeler que l’hallucination échappe à toute
explication mécaniciste. Pour qu’il y ait hallucination, il faut autre chose,
singulièrement un effondrement du monde réel. La phase dite de rumination
des anciens auteurs à l’intérieur des délires chroniques hallucinatoires est
assez éloquente. On sait que le malade après une période de début
caractérisée par des préoccupations hypocondriaques, par des
manifestations corporelles inhabituelles, des sensations viscérales étranges,
connaît une phase de rumination anxieuse, de concentration idéique
exacerbée, de méfiance interprétative, de solitude agressive : c’est déjà la
période pré-hallucinatoire dite d’interprétation.
En réalité, le rejet du monde réel est rendu possible par l’émergence d’un
pseudo-monde à base de relations et de significations nouvelles. Le rejet a
besoin d’une confirmation continuée10. La décision solennelle (phase
d’invasion brutale) a besoin d’être confirmée, alimentée. Et les aliénés
migrateurs sont précisément ceux qui n’arrivent pas à neutraliser, à écarter
l’existence du monde environnant. L’isolement dans cette perspective peut
être alors l’autorisation d’halluciner.
Le service a tendance à rejeter le malade agité sans s’apercevoir des
relations de fondement réciproque existant entre eux. C’est à l’intérieur
d’un cadre humain, le service, que l’agitation apparaît. L’agitation demande
à être comprise non mécaniquement mais dialectiquement. Ceux-là mêmes
qui se refusent à une pareille interprétation du phénomène admettent et
reconnaissent que l’agitation diminue en fonction de la formation du
personnel et de la désaliénation même superficielle du milieu. L’agitation,
pourriture d’asile, est une expression adéquate. C’est Parchappe qui écrit :
« L’expérience faite sur une large échelle pendant un grand nombre
d’années a démontré que le séjour permanent dans une cellule, loin d’être
efficace pour amener l’apaisement de l’agitation chez les aliénés, a eu au
contraire pour effet d’augmenter et d’entretenir l’agitation11. »
Si le milieu hospitalier est le nœud de relations sociales, de rencontres
ambiguës, l’agitation perd de sa résonance d’entité12, d’irresponsabilité,
d’incompréhensibilité. Dans une perspective dialectique, l’agitation entre
dans le cycle primordial du miroir reflétant-reflété : tu me donnes, je reçois,
j’assimile, je transforme, je te rends. Certes, toute réaction catastrophique,
dont l’agitation n’est qu’une modalité, ne disparaît pas. Mais on restitue
leur valeur de significations à ces tentatives d’explication de l’organisme.
Le second internement que représente l’isolement est une fois pour toutes
écarté.
Le service se transforme de façon lucide et consciente en laminoir, en
épurateur. Cette notion d’habileté rigoureuse, de souplesse armée,
d’institutions articulées, dès le premier contact, rompt le cercle vicieux où
tend à s’installer le malade. Ce qui était imitation de soi-même, auto-
intoxication, est replacé dans le cadre d’institutions ouvertes. Et c’est
l’engagement dans ces institutions qui libère la conscience du vertige.
Il reste que la réalité pathologique, les symptômes primaires heurtent les
institutions. Et il n’est pas question de guérir une hébéphrénie ou une
paranoïa hypersthénique par le jeu des investissements affectivo-
émotionnels que rend possible l’organisation du service. De plus, le
maintien d’un excité au sein du milieu, par les stimulations pénibles dont il
est l’agent, fatigue l’entourage. Janet, dans ses Médications psychologiques,
a particulièrement insisté sur la nocivité d’une telle conduite.
Le service organisé met en évidence le tableau résiduel et diminue, pour
parler comme Ey, l’écart organo-clinique13. Ramener cet écart à des
proportions infimes, telle est la première tâche du service. La tâche pré et
parathérapeutique. Ici, il ne nous semble pas inutile de rappeler que la
compréhension de la nécessité d’organiser le service, de l’institutionnaliser,
d’y rendre possibles des conduites sociales ne doit pas provoquer une
mystification à base de référence externe. C’est ainsi que l’on peut entendre
des réflexions comme : l’hôpital-village ; l’hôpital, reflet du monde
extérieur ; à l’hôpital c’est comme dehors, le malade doit être comme chez
lui… De telles expressions, on s’en doute, sont une tentative de masquer la
réalité sous des préoccupations humanitaires faussement
psychothérapeutiques. Et Le Guillant a mille fois raison de condamner ces
attitudes déréelles14. De plus, si l’hôpital est le milieu extérieur, la tendance
à le légitimer, à lui fournir des systèmes d’équilibre rappelant l’extérieur est
très forte. La salle de police du médecin rencontre inopinément la
suppression de dessert du chef de pavillon ou la menace de transfert aux
agités ou aux gâteux du servant de salle15.
L’agitation est un corps étranger, mais l’aliéné aussi. Le service doit
permettre une réconciliation entre l’existant et ses manifestations. Le
service ne doit rien refuser d’un malade. En dehors du service, le malade ne
peut frapper à aucune porte. Le milieu hospitalier est paradoxalement la
dernière chance du groupe social qui veut se débarrasser d’un aliéné et celle
du malade qui recherche sa signification perdue. Dès lors, il ne peut en
aucune façon s’agir de calmer purement et simplement une agitation. Les
consultations au téléphone – faites du Sédol ou du Largactil – témoignent
d’une méconnaissance totale des mécanismes pathologiques.
L’agitation n’est pas seulement une excroissance, un cancer
« psychomoteur ». C’est aussi et surtout une modalité d’existence, un type
d’actualisation, un style expressif. L’agitation désarme, car elle est ce qui
réunit les structures. Elle peut apparaître à tous les niveaux de dissolution.
Pareille équivoque est bien propre à provoquer des réactions
catastrophiques. Aussi l’« agité-il-sait-ce-qu’il-fait » rejoint-il en cellule
l’« agité-il-ne-sait-pas-ce-qu’il-fait ». En réalité, l’agité à la fois ne sait pas
ce qu’il fait et sait ce qu’il fait. Ou si l’on préfère, il ne sait pas ce qu’il fait
mais essaie de le savoir. Ce sont ces tentatives qui éclairent çà et là la scène,
laissant à l’observateur l’impression désagréable d’être mystifié. Ainsi,
même au fond de ces comportements désordonnés, anarchiques, marqués du
sceau du non-sens, l’ambiguïté fondamentale de l’existence est assumée
intégralement16.

Notes
1. Maroc médical, vol. 36, no 380, janvier 1957, p. 21-24.
2. [François TOSQUELLES, « Introduction à une sémiologie de l’agitation », L’Évolution
psychiatrique, no 1, 1954. Dans ce texte, Tosquelles se distancie de la critique de la notion
d’« agitation » par Philippe Paumelle (dans un texte publié par Henri Ey dans les Entretiens
psychiatriques de 1952). Il écrit en particulier : « S’il est souvent juste de dire que l’“agitation” se
résume dans la peur du fou, celle qu’il éprouve et celle qu’il communique, il n’est pas moins vrai que
le problème de l’agitation dépasse ces positions “psychologiques”. La vérité simple est que nous
avons tous, plus ou moins, fait face à des malades agités, que nous avons eu à en saisir la sémiologie,
que nous avons constamment à instaurer une thérapeutique et un pronostic ; que cette thérapeutique
consiste bien souvent à ne pas se laisser engager aveuglement dans des conduites “mythiques” du
malade et à instaurer une thérapeutique institutionnelle où l’agitation pourra perdre son masque ; cela
n’est pas, a priori, une objection majeure à l’établissement d’une sémiologie de l’agitation. »]
3. [Sur les notions de mélodie de base et de compréhension du corps, voir la troisième section de la
première partie de la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, « La spatialité du corps
propre et la motricité » (Œuvres, Gallimard, Paris, 2010).]
4. [Il s’agit dans la sociothérapie de constituer un horizon de perception et de vie pour le malade.]
5. [Ce vocabulaire anticipe certains thèmes de l’antipsychiatrie de la décennie suivante. On y
reconnaît l’influence de Merleau-Ponty, qui écrit dans la troisième section de la première partie de la
Phénoménologie de la perception, à propos des difficultés de certains malades : « Toutes ces
opérations exigent un même pouvoir de tracer dans le monde donné des frontières, des directions,
d’établir des lignes de force, de ménager des perspectives, en un mot d’organiser le monde donné
selon les projets du moment, de construire sur l’entourage géographique un milieu de comportement,
un système de significations qui exprime au-dehors l’activité interne du sujet. Le monde n’existe plus
pour eux que comme un monde tout fait ou figé, alors que chez le normal les projets polarisent le
monde et y font paraître comme par magie mille signes qui conduisent l’action, comme les écriteaux
dans un musée conduisent le visiteur » (Œuvres, op. cit., p. 792).]
6. [La notion de « mélodie cinétique », développée par le psychiatre et psychanalyste autrichien
Paul Schilder (1886-1940), est reprise par Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception
(ibid., p. 816). L’analyse fanonienne de la rigidité introduite dans la culture et le champ d’action des
colonisés par le colonialisme, et de la violence qu’elle cause en retour, reproduit le schéma de pensée
de cette critique d’une « agitation » qui n’est perçue comme naturelle que par ignorance de la
causalité structurelle de l’institution. Il s’agit encore de révéler l’aveuglement d’une certaine pseudo-
objectivité scientifique.]
7. [Gaëtan DE CLÉRAMBAULT, « Psychoses à base d’automatisme et syndrome
d’automatisme », Annales médico-psychologiques, no 85, février 1927, p. 193-236.]
8. [Voir Jean-Paul SARTRE, L’Imaginaire, op. cit., quatrième partie, chapitre 3, « Pathologie de
l’imagination ». Pour Sartre, l’hallucination est de l’ordre de l’image et non de la perception et, à ce
titre, elle est création. Le passage suivant est marqué dans l’exemplaire de la bibliothèque de Fanon
et souligné par endroits : « [L]’objet de l’image diffère de l’objet de la perception : 1) en ce qu’il a
son espace propre, au lieu qu’il existe un espace infini commun à tous les objets perçus ; 2) en ce
qu’il se donne immédiatement pour irréel, au lieu que l’objet de la perception élève originellement,
comme dit Husserl, une prétention à la réalité (Seinsanspruch). Cette irréalité de l’objet imagé est
corrélative d’une intuition immédiate de spontanéité. La conscience a une conscience de soi non
thétique comme d’une activité créatrice. […] La question se pose donc de la façon suivante :
comment abandonnons-nous notre conscience de spontanéité, comment nous sentons-nous passifs
devant des images qu’en fait nous formons ; est-il vrai que nous conférions la réalité, c’est-à-dire une
présence de chair, à ces objets qui se donnent à une conscience saine comme absents ? » (p. 192).
Merleau-Ponty traite de l’hallucination dans des termes similaires : « L’hallucination désintègre le
réel sous nos yeux, elle lui substitue une quasi-réalité » (Phénoménologie de la perception, op. cit.,
p. 1033.]
9. [L’Étude psychiatrique no 22 de Ey, sur la mélancolie, cite aussi inexactement ces travaux :
« Mac Ferland [sic] et Goldstein, “Biochemistry of M. D.”, American Journal of Psychiatry, 1939,
vol. 96, p. 21-58) » (op. cit., p. 138, n. 1). L’Étude 25, sur les psychoses maniaco-dépressives, cite
Hoskins : « On trouvera dans les principaux ouvrages de pathologie hormonale appliquée à la
psychiatrie, la documentation indispensable. Signalons à ce sujet, le livre de R. G. Hoskins,
Psychoses and the Internal Secretions, Cyclopedie of Medecine, Édit., Piersol, Philadelphie, 1934 »
(op. cit., p. 459, n. 1). Dans les années 1930, R. A. McFarland, H. Goldstein et R. G. Hoskins avaient
publié une série d’études sur des anormalités du métabolisme (en particulier de l’utilisation des
lipides et de l’oxygène) liées aux psychoses.]
10. [La chronicité n’est donc pas un fait de nature et il y a activité de construction de sens dans
l’hallucination.]
11. [Fanon cite ici un passage de l’article « Aliénés (asiles) », in Amédée DECHAMBRE (dir.),
Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, 1865. Dans Des principes à suivre dans la
fondation et la construction des asiles d’aliénés de 1853, p. 150, Parchappe écrit : « C’est dans la
constitution matérielle de la cellule d’aliéné agité que se trouvent réunies toutes les difficultés qui se
rattachent à l’appropriation des conditions d’habitation aux besoins de l’homme en état d’aliénation
mentale. […] En aucun cas, la cellule d’agité ne peut être aujourd’hui conçue comme une habitation
permanente de jour et de nuit, d’où, pendant une durée plus ou moins longue, le malade ne doive pas
sortir. » Inspirée par la publication d’une série de textes de Parchappe par Paumelle, la référence de
Fanon et Asselah à Parchappe contre ceux qui croient en une agitation chronique et sui generis, est
rhétoriquement importante puisque Parchappe était l’un des grands organisateurs de l’institution
asilaire en France. Voir ici, supra, p. 154.]
12. [Une psychiatrie qui ne ferait qu’hypostasier ses catégories de travail en entités substantielles
se prive de comprendre et de traiter. Chaque tentative d’explication doit être spécifique à une
situation donnée, et de cette rigueur épistémologique dérive une transformation de la clinique.]
13. [Le tableau résiduel comprend les symptômes non produits par l’institution. Ey définit ainsi
l’écart organo-clinique : « Nous appelons ainsi cette marge d’indétermination, d’élasticité qui
s’interpose entre l’action directe et déficitaire des processus encéphalitiques ou plus généralement
somatiques et leur expression clinique. Cela situe notre position aux antipodes de l’explication
mécaniciste et constitue le fondement de notre organicisme essentiellement dynamiste en ce qu’il
suppose un ensemble de réactions, de mouvements évolutifs, conditionnés certes par le mécanisme
de dissolution mais qui mettent en jeu également la “dynamique” des instances psychiques
subsistantes » (Étude psychiatrique no 7, « Conception organo-dynamique », op. cit., p. 167 ; voir
aussi p. XI et p. 76-77).]
14. [Louis Le Guillant, psychiatre marxiste, l’un des fondateurs de la psychiatrie de secteur, publie
une longue « Introduction à une psychopathologie sociale » dans le numéro de L’Évolution
psychiatrique où se trouve le texte de Tosquelles sur l’agitation (1954, fascicule 1, p. 1-52, texte
d’une conférence donnée en décembre 1952). Le Guillant donne une citation de Staline sur la
dialectique dont le contenu a pu intéresser Fanon : « Contrairement à la métaphysique, la dialectique
regarde la nature non comme une accumulation accidentelle d’objets, de phénomènes détachés les
uns des autres, isolés et indépendants les uns des autres, mais comme un tout uni, cohérent, où les
objets, les phénomènes sont liés organiquement entre eux, dépendant les uns des autres, et se
conditionnant réciproquement. C’est pourquoi la méthode dialectique considère qu’aucun phénomène
de la nature ne peut être compris si on l’envisage isolément en dehors des phénomènes
environnants. » Le Guillant ajoute : « Ainsi, l’unité indissoluble de l’individu et du milieu, unité
historique bien entendu, dialectique, est la loi fondamentale, loi à laquelle le psychisme normal ou
malade, le malade tout entier lui-même ne peuvent échapper » (p. 19). La bibliothèque de Fanon
contient plusieurs exemplaires de la revue fondée et dirigée par Le Guillant, La Raison, dont l’un des
buts était d’introduire une perspective pavlovienne en psychiatrie.]
15. [Voir supra, p. 293, le dernier éditorial de Notre Journal, rejetant tout règlement disciplinaire.]
16. [Ambiguïté de l’organique et du psychique, d’une conscience aliénée aussi et de ses tentatives
de libération. Finalement, dans ce texte, il s’agit de thérapie bien sûr, de comprendre la genèse de la
violence dans l’asile, mais, comme toujours chez Fanon, s’ouvre une réflexion sur l’aliénation dans
l’existence sociale. Ici encore, psychiatrie et pensée politique se développent en parallèle.]
Étude biologique
de l’action du citrate
de lithium dans les accès
maniaques

J. Sourdoire et Frantz Fanon,


19571

Cette étude a été faite à l’hôpital psychiatrique de Blida en


1955-1957 avec le docteur Fanon qui en fut l’inspirateur. Elle n’a pas été
publiée en raison du départ de Frantz Fanon début février 1957. (J. S.)

Après une mise au point des techniques de dosage du sodium, du


potassium et du lithium par spectrophotométrie de flamme et du calcium et
du magnésium par complexométrie, nous avons suivi les variations du
mouvement de ces cathions dans le plasma, le liquide céphalo-rachidien et
les urines de sept malades mis en traitement au citrate de lithium.
Variations du sodium.
Dans le plasma : dans l’ensemble, le taux du sodium augmente au cours
du traitement puis se stabilise.
Dans le LCR [liquide céphalo-rachidien] : il y a en moyenne une
diminution.
Dans les urines : une augmentation de l’élimination avec une tendance à
la stabilisation.
Variations du potassium.
Les dosages du potassium étant effectués le matin à jeun, les patients au
repos, ne donnent qu’une approximation des variations au cours des
24 heures pendant lesquelles les malades peuvent passer du calme à
l’agitation.
Dans le plasma : le taux de potassium tend à diminuer puis à se stabiliser.
Dans le LCR : on note une augmentation du taux de potassium avec une
tendance à la stabilisation.
Dans les urines : nous avons pu mettre en évidence une diminution de
l’élimination avec une stabilisation survenant dans un délai variable après le
début du traitement.
Variations du calcium.
Dans le plasma : le calcium ne subit que peu de variations et reste, en
général, voisin de la normale.
Dans le LCR : le taux reste très constant.
Dans les urines : l’élimination tend, en général, à diminuer au cours du
traitement et à se stabiliser à un taux inférieur.
Variations du magnésium.
Dans le plasma : on note des variations relativement importantes avec
une tendance à la stabilisation. (Il faut signaler que les méthodes de dosage
du magnésium dans le plasma n’étaient pas aussi précises qu’aujourd’hui.)
Dans le LCR : le taux reste stable.
Dans les urines : l’élimination tend à diminuer et à se stabiliser à un taux
inférieur, comme pour le calcium.
Variations du lithium.
Dans le plasma : le taux demeure toujours très bas (2 mg/1000) même
lorsque la dose journalière atteint 3 gr de citrate de lithium (soit 240 mg de
Li [lithium] en trois prises de 1 gr). Le taux maximum a été de 5 mg/l000
une heure après la prise de 1 gr de citrate, le taux minimum a été de
0,7 mg/1000.
Dans le LCR : les taux ont varié de 0,25 à 1,3 mg/1000.
Dans les urines : l’élimination moyenne des 24 heures a été, chez nos
malades, de 51 mg avec un maximum de 118 mg. Cette élimination tend
aussi à se stabiliser après un certain temps de traitement.
Variations de la diurèse.
Elle se stabilise et revient à la normale par diminution ou augmentation
du volume dès 24 heures.
Essai d’interprétation des résultats
L’élimination de l’ion lithium étant très inférieure aux quantités
absorbées (compte tenu des doses croissantes et des cachets rejetés ou
refusés) et la lithiémie très basse, on peut en conclure que le lithium,
comme l’avaient déjà pressenti certains auteurs, est retenu dans les tissus.
Les travaux de Boissier et Hazard sur l’action du lithium sur le cœur isolé
de grenouille2 et sur l’intestin isolé de rat3 nous avaient montré que l’ion
lithium provoquait les mêmes réactions que l’ion sodium, mais à un taux
inférieur d’un tiers environ. Contrairement aux résultats obtenus avec le
sodium, le cœur de grenouille arrêté par le lithium ne repart qu’après lavage
et l’intestin isolé de rat dont le tonus a été diminué brutalement par le
lithium récupère immédiatement son tonus après lavage.
De ces travaux, il semble ressortir que : 1) l’ion lithium a une action
analogue à celle du sodium, mais à des doses inférieures correspondant à la
différence des poids atomiques ; 2) le lithium semble sortir des cellules
moins rapidement que le sodium, puisqu’il faut laver l’organe pour obtenir
la cessation de son action.
Nous avons donc examiné les propriétés physico-chimiques du lithium et
nous avons constaté que, grâce à la petitesse de son rayon, le lithium a une
grande faculté de solvatation en solution ou dans l’état cristallin, d’où il
s’ensuit une grande solubilité pour les halogénures, sans analogie dans la
série des autres alcalins. Ces propriétés de l’ion lithium sont communes
avec celles de l’ion magnésium dont l’accroissement du rayon ionique est
compensé par sa double charge. Il semblerait que l’ion lithium pénétrerait
plus facilement dans la cellule que l’ion sodium qu’il déplacerait et il
entraînerait à sa suite plus de molécules d’eau que l’ion sodium dans la
cellule, ce qui pourrait modifier les réactions intracellulaires.
Notre attention fut attirée également par la très faible solubilité des
phosphates et des carbonates de lithium, comme celle des mêmes sels de
magnésium. La faible solubilité de ces anions pourrait expliquer le freinage
de la sortie du lithium4 par rapport au sodium et pourrait ainsi modifier
certaines réactions intracellulaires, les phosphates et les carbonates étant les
principaux anions de ce milieu. Ce remplacement partiel du sodium par le
lithium intracellulaire peut peut-être expliquer son action dans la manie en
raison des modifications qu’il doit apporter aux réactions métaboliques et
aux mouvements ioniques dans le sens d’une régulation.

Pour la bibliographie sur le lithium, voir : Mogens SCHOU, « Biology


and pharmacology of the lithium ion », Pharmacological Reviews, vol. 9,
1957, p. 17-58. Pour cette étude, nous avions relevé tous les travaux
consacrés au lithium depuis 1949. Les renseignements concernant les
propriétés physico-chimiques du lithium ont été puisées dans le Traité de
chimie minérale de Pascal5.

Notes
1. IMEC Fonds Fanon, tapuscrit FNN 1.5. [J. Sourdoire était le pharmacien de l’hôpital
psychiatrique de Blida. Ce texte inédit confirme l’intérêt de Fanon pour les sels de lithium et les
premières chimiothérapies en psychiatrie, intérêt souligné par Charles Geronimi et Maurice Despinoy
(voir notre introduction, supra, p. 141).]
2. René HAZARD, Jacques R. BOISSIER et Paule MOUILLE, « Action du chlorure de lithium sur
le cœur isolé de grenouille », C.R. Société de biologie, séance du 12 février 1955, p. 245-249.
3. Jacques R. BOISSIER et Paule MOUILLE, « Action du chlorure de lithium sur l’intestin isolé
de rat », C.R. Société de biologie, séance du 11 juin 1955, p. 1130-1132.
4. HAZARD, BOISSIER et MOUILLE ; BOISSIER et MOUILLE, loc. cit.
5. [Paul PASCAL, Nouveau Traité de chimie minérale, Masson, Paris, 1956.]
À propos d’un
cas de spasme de torsion

Frantz Fanon et Lucien Lévy,


19581

Nous vous présentons aujourd’hui un cas de spasme de torsion


ou maladie de Schwalbe-Ziehen-Oppenheim, encore appelée dysbasia
lordotica.

Histoire du malade
Antoine F. est né, prématuré de sept mois, le 3 septembre 1936. C’est le
septième d’une fratrie de dix enfants vivants. Un traumatisme important
qu’aurait subi la mère au niveau de la colonne lombaire serait à l’origine de
l’accouchement avant terme. Il est né bleu et a dû être réanimé ; un ictère
important semble avoir existé les premiers jours. Le troisième jour
apparaissent des convulsions. Chez le nourrisson, la mère constate dès les
premiers mois des mouvements pendulaires des yeux.
Le développement d’Antoine va progressivement attirer l’attention de
l’entourage par un retard psychomoteur grave. Il commence à marcher à
quatre ans et forme ses premiers mots à cinq ans. Une scolarisation est
tentée à sept ans, mais des torsions et des mouvements de pantin
provoquent chez ses petits camarades une ironie implacable. Au bout de
deux mois, Antoine est retiré de l’école. À cette époque, la tête animée de
mouvements toniques a tendance à se mettre en hyperextension.
À treize ans, son gros ventre proéminent, une lordose lombaire accentuée
et une incapacité progressive du bras droit attirent l’attention des parents.
À quatorze ans, les troubles s’accentuent nettement, tout déplacement
devenant extrêmement difficile. À cette époque, le FO [fond d’œil] montre
une pâleur pupillaire sans autres signes ; l’EEG est sensiblement normal.
À vingt ans, apparaît brutalement une crise épileptique de type grand mal
avec morsure de la langue et émission des urines. Un EEG pratiqué alors
montre un tracé désorganisé sans focalisation, mais avec un gros retard
électrique. Dans les mois qui suivent, on constate dans le milieu familial
des absences typiques qui nécessitent d’adjoindre aux barbituriques de
l’épidione. En septembre 1958, apparaît une deuxième crise identique à la
première. Il entre dans le service le 29 octobre 1958.
Il n’y a pas d’antécédents pathologiques importants chez les parents.
À signaler toutefois deux fausses couches avant la naissance d’Antoine, une
autre plusieurs grossesses après.

Présentation du malade
Antoine F., vingt et un ans, 1 m 48, présente le tableau caractéristique du
spasme de torsion. Sa démarche fortement et grotesquement contorsionnée
rappelle celle d’un Laocoon, celle d’un « clown macabre », selon
l’expression maintenant classique de [August] Wimmer. Le polygone de
sustentation anormalement élargi, le pied attaque le sol par la plante
principalement à gauche. Au niveau des membres inférieurs, il existe une
hypertonie permanente des muscles extenseurs de la cuisse et de la jambe.
Le bassin est fortement déjeté en arrière, son détroit supérieur regarde en
avant et en bas par rotation autour de l’axe bicotiloïdien, le coccyx
remontant en arrière. Cette bascule du bassin creuse les reins, rejette le
ventre en avant, exagérant au maximum la lordose à concavité postérieure.
Il n’y a pas d’hypotonie des muscles antérieurs de l’abdomen, par contre,
il existe au niveau des muscles antigravidiques une hypotonie constante,
renforcée spasmodiquement, ce qui accentue d’autant plus cette lordose. La
tête est littéralement déjetée à gauche et en arrière, l’occiput semblant aller
à la rencontre du bassin. Au cours de la marche, le bras droit animé de
mouvements toniques forme balancier tandis que le bras gauche reste collé
le long du corps. Des spasmes anarchiques, intempestifs, intéressant la tête,
le tronc et le bras droit déterminent une démarche contorsionnée,
onduleuse, maniérée, burlesque, cahotée à la manière d’un pantin
désarticulé.
Chez Antoine, comme dans la plupart des cas de spasmes de torsion
décrits, il semble exister un rapport inverse entre l’importance de l’effort
musculaire exigé et les mouvements incoordonnés. C’est ainsi que le
spasme de torsion proprement dit diminue considérablement d’intensité dès
lors que l’organisme dans sa totalité se trouve engagé dans une tâche
importante, telle que le port d’un objet lourd ou la course à vive allure.
La station debout est instable. Il existe une véritable torsion du tronc à
concavité gauche avec lordose. La tête fixée en hyperextension, déviée
latéralement à gauche est secouée de spasmes. Aussi Antoine recherche-t-il
des positions privilégiées qui limitent l’amplitude de ces mouvements, le
plus souvent il s’accote au mur. Dans cette position, il y a certes une limite
du spasme céphalique, mais non son abolition. Le mur, véritable soutien
actif, est martelé par la face postérieure du crâne. Cette pression
spasmodique de la tête contre le mur expliquerait les altérations du cuir
chevelu de notre malade et l’exostose de la table externe de l’occipital.
En décubitus dorsal, les troubles sont au minimum, l’attitude paraît
normale, mais il s’en faut que ce soit une attitude de repos réel. On note une
résolution musculaire à la limite du normal sans aucun trouble tonique : ni
hypertonie extrapyramidale ni hypotonie. Tout au plus pourrait-on noter
l’attitude privilégiée de la tête latéro-déviée à gauche et légèrement en
avant, le tronc incurvé à gauche. Spontanément, les extrémités ne sont
animées d’aucun mouvement involontaire ; pourtant, de temps en temps,
quelques mouvements des mains et des doigts surviennent qui évoquent des
mouvements subathétosiques.
De plus, à la moindre incitation, sans aura, vont apparaître des spasmes
qui se suivent en avalanche. Dans ce cas, l’hypertonie des muscles du cou
s’exagère lentement, puissamment, puis le tronc s’incurve à concavité
gauche, les membres supérieurs se mettent en hyperextension, la main
fléchie sur l’avant-bras, les doigts sur la paume. L’onde tonique gagne
ensuite les membres inférieurs. L’hypertonie est d’emblée maxima, mais
n’atteint jamais les muscles de la face. Cette crise tonique dure de trente
secondes à une minute et disparaît sans manifestations cloniques et sans
atteinte de la conscience. D’une manière générale, les spasmes ne sont
influencés ni par la flexion forcée de la tête ni par l’occlusion des yeux.
La position assise est rendue possible si on maintient fortement Antoine
par la face postérieure de la tête. Si ce soutien diminue, le tronc s’incurve
progressivement et à partir d’un certain angle, un grand spasme apparaît qui
va rejeter le sujet brutalement et invinciblement en arrière. Les spasmes
s’accentuent avec l’émotion, la fatigue, et disparaissent au cours du
sommeil et sous narcose, comme nous avons pu le constater.
Paradoxalement, ce grand désordre moteur évolue sans signes
neurologiques. Les signes pyramidaux sont absents, le faisceau pyramidal
est intact, les réflexes tendineux sont normaux, il n’y a pas de clonus, pas de
signe de Babinski. Les réflexes cutanés sont présents. Les sensibilités à tous
les modes sont indemnes.
L’étude du tonus musculaire est rendue difficile du fait de l’existence
d’ondes de contracture spasmodiques. Néanmoins, il ne semble pas exister
d’hypertonie durable. Il n’y a pas de fibrillations, l’allongement ou le
raccourcissement des membres ne fait pas apparaître d’hypertonie, il n’y a
pas de réflexe myotatique. Les paires crâniennes sont indemnes. La parole
est troublée, embarrassée, explosive, spasmodique, grimaçante. La
trophicité musculaire n’est pas altérée, la force musculaire est intacte et
nous pouvons même constater qu’Antoine F. a une musculature très
développée.
Il n’y a pas de troubles viscéraux, le foie, la rate ne sont pas palpables,
les bruits du cœur sont normaux, le pouls est à 70, la TA [tension artérielle]
à 12/8. Il n’y a pas de troubles pigmentaires, la pilosité est normale, les
caractères sexuels secondaires également. Il nous faut signaler une
hyperhydrose importante prédominant aux membres supérieurs sans autres
troubles végétatifs.

L’examen mental
Il existe une arriération mentale, avec un certain degré de puérilisme. Il
n’y a pas eu de scolarisation. Le QI est à six-sept ans. La compréhension
des mots et des gestes est bonne. L’affectivité n’est pas touchée, il existe
plutôt un état de subangoisse chaque fois qu’Antoine se trouve seul, quand
par exemple il attend son frère à l’heure de quitter le CNPJ.
Il n’y a pas de troubles mnésiques. L’humeur, sans être joviale, reste de
tonalité généralement gaie. Les praxies sont intactes ; il n’y a pas
d’agnosies visuelles ou tactiles.

Les examens paracliniques


[Ils] sont sensiblement normaux :

Le FO montre une papille présentant une large et profonde excavation de


type physiologique, pas de dégénérescence maculaire ou périphérique. Il
n’y a pas d’anneau de Keiser Flechner. La radio du crâne met en évidence
une exostose de la table externe de l’occipital, probablement due aux
secousses spasmodiques de la tête contre le mur dans la station privilégiée
que nous avons décrite.
L’EEG, malgré des traces répétées, n’extériorise pas de signes de
comitialité. On n’enregistre que les artefacts musculaires unilatéraux droits.
Le reste du tracé spontané est illisible. Il n’a pas été possible de faire
pratiquer un tracé de sommeil.

En résumé
Il s’agit d’un prématuré de sept mois ayant eu au cours des premiers jours
de la vie des convulsions et un ictère. Il est manifestement retardé sur le
plan psychomoteur, et le spasme de torsion apparaît dès l’âge de six-sept
ans. Trois crises d’épilepsie de type grand mal depuis 1956.
Nous vous présentons ce malade pour plusieurs raisons. D’abord parce
que les cas de spasme de torsion sont rares. En 1936, Zador n’en
dénombrait que soixante-cinq dans la littérature2 ; également parce que le
spasme de torsion a fait l’objet de nombreuses discussions pathogéniques
qui sont encore éclairées par le dernier congrès international de neurologie
qui s’est tenu en 1957 à Bruxelles ; enfin parce que les thérapeutiques
proposées ont été bouleversées par les apports de la neurochirurgie.
C’est en 1908 que Schwalbe décrivit le premier cas de spasme de
torsion3. Ziehen l’année suivante4 et surtout Oppenheim en 19115
précisèrent la physionomie générale de ce syndrome. Ces auteurs faisaient
du spasme de torsion une maladie familiale cryptogénétique survenant chez
les sujets juifs, polonais ou russes. Depuis, les différents auteurs vont se
classer en unicistes et autonomistes.
Unicistes. Thévenard fait du spasme de torsion un simple cas particulier
des dystonies d’attitude. Pour Thévenard, en effet, les dystonies d’attitude
grouperaient les « troubles moteurs non paralytiques et de nature
dystonique qui ont pour caractère commun d’intéresser électivement les
muscles antigravidiques, de prendre leur développement maximum dans la
station debout et de disparaître dans le décubitus ». Ainsi, à côté des
dystonies d’attitude unilatérales, il y aurait des dystonies d’attitude
généralisées à plicature en arrière qui seraient les spasmes de torsion.
Pour Froment, la chute en arrière dans la station debout serait due surtout
à une insuffisance d’action des fléchisseurs du tronc et du bassin sur la
cuisse. Également uniciste, Hall a voulu classer le spasme de torsion dans
les dégénérescences hépato-lenticulaires. Enfin, il faut signaler l’opinion de
Marchand et Ajuriaguerra, qui intègrent le spasme de torsion dans les
épilepsies toniques.
Autonomistes. À côté de cette tendance, d’autres auteurs pensent que le
spasme de torsion est un syndrome propre, une entité clinique
individualisée dans le groupe des maladies du système extrapyramidal.

Le diagnostic positif de la maladie de Ziehen-


Oppenheim
Cliniquement, [ce diagnostic] est basé sur le début progressif se faisant
habituellement au niveau de l’extrémité distale des membres, à
prédominance unilatérale, l’extension des spasmes se faisant de façon
progressive. À la période d’état sur le tableau particulier de clown macabre,
les spasmes sont variables, maximum dans la station debout, diminuant en
décubitus, les troubles ont les caractères extrapyramidaux, ils s’exagèrent
avec les émotions, la fatigue, ne sont pas contrôlés par la volonté. Il y a peu
de signes neurologiques, le faisceau pyramidal n’est jamais atteint.
À côté de ce cas pur, il existe de nombreuses formes cliniques et l’on a
signalé des cas avec rigidité rappelant la rigidité de décérébration, avec des
mouvements anormaux de type athétosique, avec des crises oculo-
céphalogyres, avec des crises épileptiques.
Anatomiquement. Dans le spasme de torsion, il y a une atteinte diffuse
des noyaux de la base avec atteinte nette des centres extrapyramidaux du
striatum, du pallidum, du corps de Luys, souvent aussi du thalamus et de
l’hypothalamus. Également on a pu retrouver des atteintes du noyau dentelé
du cervelet, du système ponto-cérébelleux, de l’hippocampe. Les voies
pyramidales sont toujours respectées.
Étiologiquement. En dehors des trois types étiologiques principaux,
spasme de torsion cryptogénétique familial, spasme de torsion des
syndromes postencéphalitiques, spasme de torsion des dégénérescences
hépato-lenticulaires, on a pu incriminer d’autres facteurs étiologiques
infectieux, toxiques ou dégénératifs. On a discuté chez certains malades le
rôle du traumatisme obstétrical ayant provoqué des lésions discrètes se
révélant tardivement, à la limite Wimmer a pu envisager des
prédispositions.
Une note nouvelle et, semble-t-il, pleine de promesses a été apportée par
Greenfield dans son rapport sur l’« anatomopathologie du système
extrapyramidal » au congrès de Bruxelles en 1957. Dans ce rapport,
Greenfield s’attache à montrer l’importance de l’ictère nucléaire dans la
genèse de ces troubles. Malgré la connaissance du facteur rhésus et de
l’exsanguinotransfusion qui a diminué la mortalité de la maladie
hémolytique du nouveau-né, il reste cependant des ictères nucléaires, soit
apparus discrètement avant la transfusion, soit apparus chez les prématurés
sans incompatibilité Rh, soit enfin que l’ictère ait été masqué par la
coloration de la peau. L’accumulation de la bilirubine indirecte dans le sang
surchargeant le foie immature serait la cause de la maladie.
Ainsi, sur quatre cents enfants spastiques, il en a trouvé cent dix-neuf
ayant eu une incompatibilité sanguine. Sur cinquante-cinq cas d’athétoses,
trente et un avaient eu une jaunisse à la naissance. Bref, Greenfield, dans
ses statistiques, trouve que 65 % de tous les athétosiques et 9 % de tous les
spastiques ont eu des ictères nucléaires.
Soulignons avec Greenfield que dans l’ictère nucléaire les lésions
prédominent sur le corps de Luys, le globus pallidus, l’hippocampe. Le
putamen peut être envahi et le noyau dentelé, les olives, le flocullus ont
habituellement une couleur jaune brillante. Au point de vue histologique, on
trouve des lésions caractéristiques de l’ictère nucléaire.
Rapprochons de cette hypothèse de Greenfield l’observation de Jervis
G.A. (Thielles) qui, dans une encéphalopathie se traduisant par des
mouvements dystoniques, de la rigidité et de la dysarthrie depuis la
première enfance, trouve une bilirubinémie indirecte à 15/20 mg %.
À l’examen anatomique, lésions d’ictère nucléaire.

Diagnostic différentiel
Nous n’insisterons pas sur le diagnostic qui se pose avec certaines formes
de la maladie de Wilson, de la pseudo-sclérose de Westphall-Strumpfell, ni
avec certaines variétés de syndrome parkinsonien. L’athétose pure présente
avec le spasme de torsion des points de ressemblance, Jakob, d’ailleurs, a
tendance à faire entrer le spasme de torsion dans le tableau symptomatique
de l’athétose.
Par contre, la rigidité de décérébration peut se présenter comme un
spasme de torsion : cas publiés d’encéphalopathies, de certaines tumeurs
cérébrales d’hydrocéphalies. Mais pour affirmer une rigidité de
décérébration chez l’homme, il faut la constatation : de réflexes
myotatiques, du réflexe de Magnus et Klein, de renforcements
proprioceptifs de l’hypertonie, ce que nous ne trouvons pas dans les
spasmes de torsion.
L’épilepsie peut coexister avec un spasme de torsion et fait poser alors le
problème des épilepsies dyskinétiques et des épilepsies toniques. Les
épilepsies dyskinétiques sont caractérisées par l’importance des
mouvements anormaux involontaires, isolés, sans rapport avec les clonies
de la crise classique. Ils surviennent d’une manière paroxystique, le plus
souvent précédés d’une aura, hallucination généralement, ce qui les sépare
des spasmes de torsion.
L’épilepsie tonique est caractérisée par une onde tonique, très importante,
rigidifiant tel ou tel segment, ou le corps tout entier en telle ou telle posture
pendant un court laps de temps. Le tonus étant normal dans la période
intercritique. Signalons également l’épilepsie partielle continue de type
Kojewnikoff ou Unverricht-Lundborg qui a pu se poser dans certains cas.

Pathogénie
Nos connaissances pathogéniques sont encore incertaines et soumises à
de fréquents remaniements comme toute la conception des systèmes
pyramidal et extrapyramidal. Nous ne ferons que citer les hypothèses de
Bino, Mourgue, Wimmer, qui envisagèrent d’abord le spasme de torsion
comme traduisant la simple hypertonie d’un groupe musculaire et celles de
Thévenard qui incriminent un trouble de la régulation du tonus. Foerster
considère le spasme de torsion comme une athétose partielle avec atteinte
prédominante du tronc. Marinesco, Jonesco font intervenir un facteur
périphérique. Pour ces auteurs la lésion des centres extrapyramidaux
supérieurs détermine des modifications de l’excitabilité des neurones
médullaires placés sous leur dépendance. De ce fait, les excitations
périphériques, rencontrant au niveau de la moelle des conditions
physiologiques anormales, se trouvent déréglées dans leur fonctionnement.
Enfin, il nous faut citer les hypothèses de Bucy avec les circuits
contrôlant les systèmes parapyramidal et pyramidal. Une lésion en un point
quelconque de ces circuits libérant les formations sous-corticales et
provoquant le tremblement, l’hypertonie.
Quant à Greenfield, pour expliquer la topographie des lésions, il fait
intervenir la notion de maturation dans une perspective jacksonienne. Les
cellules sont d’autant plus vulnérables que la maturation est plus précoce.
C’est pourquoi l’hippocampe est plus touché que le cortex, le corps de
Luys, le globus pallidus plus que les corps striés. La compréhension des
mouvements anormaux reste encore difficile ; c’est dire qu’aucune théorie
n’est entièrement satisfaisante.
Dans le cas d’Antoine F., il semble, après une étude approfondie de
l’histoire et du dynamisme de sa maladie, que l’hypothèse la plus
séduisante se rapproche de celle de Greenfield. C’est un prématuré, il a eu
une jaunisse à la naissance. Les troubles sont apparus dès les troisième,
quatrième mois, se sont installés progressivement surtout à partir de la
quatrième année. La bilirubinémie indirecte est à 16 mg %, se rapprochant
du cas rapporté par Jervis. Les crises d’épilepsie type grand mal ne sont
apparues que récemment (il y a un an) et sont rares – trois en tout. Elles ne
peuvent s’expliquer par une atteinte corticale, en effet il n’y a pas de signes
de localisation neurologique, pas d’aura, pas de signes de focalisation à
l’EEG. Elles ne peuvent se comprendre que par une induction sous-
corticale.
Toutes ces raisons font que nous pouvons affirmer qu’il s’agit d’un cas
pur de maladie de Ziehen-Oppenheim, bien qu’Antoine ne soit ni juif, ni
polonais ou russe. En cela, Antoine se rapproche des cas décrits par Zador.

Quel est le traitement du spasme de torsion ?


Il est classique d’avoir recours à la scopolamine, à l’ésérine, à l’atropine,
à la morphine même. Pour certains, les médicaments les plus actifs seraient
la poudre de datura stramonium à 50/60 cg par jour et la préparation à 5 %
suivant la méthode bulgare de vin de racine de belladone. Récemment, on a
proposé les antiparkinsoniens de synthèse qui auraient eu une certaine
action.
Quant à la neurochirurgie, elle va se baser sur les conceptions
pathogéniques. Barré et Fontaine interviennent sur le système nerveux
périphérique, tandis que d’autres préfèrent les pyradotomies ou les
interventions au niveau du bras postérieur de la capsule interne et de l’anse
lenticulaire. Signalons l’observation non encore publiée de David et
Talairach d’un cas grave de spasme de torsion très amélioré par une
coaculation de l’aire prérubrale du noyau rouge.
(Travail du Centre de neuropsychiatrie de jour, Hôpital Charles-Nicolle,
Tunis).

Bibliographie
Actes du Congrès international de neurologie, Bruxelles, 1957.
BARRÉ J. A, FONTAINE R., « Heureux effets de l’intervention
chirurgicale sur le système nerveux périphérique dans le spasme de torsion :
la contracture en extension du M.I. de certains cas de sclérose en plaques »,
Revue neurologique, vol. 79, no 10, 1949, p. 775-776.
THÉVENARD A., Les Dystonies d’attitude, thèse, Paris, 1926.
TALAIRACH J., DAVID M., TOURNAUX P., CORREDOR M.,
KVASINA T., Atlas d’anatomie stéréotaxique, Masson, Paris, 1957.
WIMMER A., « Le spasme de torsion », Réunion neurologique
internationale 3-6 juin 1929 (Revue neurologique, 1929, p. 904-905).

Notes
1. La Tunisie médicale, vol. 36, no 9, 1958, p. 506-523.
2. [Jules ZADOR, « Le spasme de torsion », Revue neurologique, no 4, Masson & Cie,
octobre 1936.]
3. [Marcus Walter SCHWALBE, Eine eigentümliche tonische Krampfform mit hysterischen
Symptomen, thèse, Berlin, 1908.]
4. [Plus probablement en 1911 : Theodor ZIEHEN, « Fall von tonischer Torsionsneurose »,
Neurologisches Centralblatt, vol. 30, 1911, p. 109-110.]
5. [Hermann OPPENHEIM, « Über eine eigenartige Krampfkrankheit des kindlichen und
jugendlichen Alters (Dysbasia lordotica progressiva, Dystonia musculorum deformans) »,
Neurologisches Centralblatt, vol. 30, 1911, p. 1090-1107.]
Premiers essais
du méprobamate
injectable dans les états
hypocondriaques

Frantz Fanon et Lucien Lévy,


19591

Dans le cadre de nos recherches seméiologiques et


thérapeutiques des « états hypocondriaques », nous avons pu expérimenter
l’action du méprobamate sur ces états2. Ces essais préliminaires font l’objet
de cette communication.
Le méprobamate, qui répond à la formule chimique C9 H18 04 N2 = 218.
2 méthyl-2-n-propyl-l-3-propanédio dicarbamate, a été étudié depuis 1950
où il a été synthétisé dans les laboratoires de Berger par Ludwig et Piech. Il
a fait l’objet d’une longue expérimentation animale dans différents pays, en
particulier aux États-Unis, sous le nom de Miltow, également en
Allemagne. Ses propriétés pharmacodynamiques sont dominées par son
absence presque absolue de toxicité. Chez le rat, en effet, la DL 50 s’établit
aux environs de 500 mg/kg par voie intraveineuse ; 800 mg/kg par voie
péritonéale ; 1,700 mg/kg per os.
L’étude de la toxicité chronique donne des résultats aussi satisfaisants,
puisqu’une série de rats soumis à une ingestion de 250 mg/kg à 500 mg/kg
pendant plus de six mois n’ont présenté à l’issue de l’expérience,
comparativement à une série-témoin, aucune modification de la formule
sanguine, aucun trouble de la croissance, aucune altération viscérale micro
ou macroscopique.
Au point de vue de son action sur le système nerveux central, on constate
d’abord une perte des réflexes de posture, puis à partir d’environ 250 mg/kg
un relâchement de la musculature qui peut aller jusqu’à la suppression de
tout mouvement volontaire. Si on approche de la DL 50, l’animal reste
immobile dans la position où on l’a placé, cet état étant réversible sans
séquelles d’aucune sorte. Soulignons également son action
anticonvulsivante étudiée par rapport à une intoxication strychnique.
L’étude EEG des sujets soumis à l’action du méprobamate va montrer un
tracé non modifié aux doses habituelles de 400 mg/24 h. Le tracé devenant
remarquable par l’abondance de l’EEG, sa régularité, son amplitude avec
apparition de bouffées de bilatérales sporadiques, synchrones aux doses
nettement plus élevées, tracé qui a pu être interprété comme un « effet
fonctionnel de mise au repos du système réticulé ». Enfin, il nous faut
insister sur l’action du méprobamate sur les fonctions de la vie végétative,
le méprobamate ne modifiant ni la pression artérielle, ni le rythme
cardiaque, ni la fréquence ou l’amplitude des mouvements respiratoires.
L’expérience ayant montré que les centres nerveux qui mettent en jeu des
réponses du système sympathique sont plus sensibles à l’action du
méprobamate que ceux qui commandent les réactions vagales, toutes ces
considérations qui ont pu faire dire à Marcel Perrault que le méprobamate
est probablement le tranquillisant le plus sûr et le moins toxique, nous ont
incités à l’employer chez nos malades. Les différents expérimentateurs du
méprobamate en psychiatrie ont tous montré son utilité dans les syndromes
hypocondriaques.
Devant le grand nombre de ces syndromes que nous avions à traiter,
également devant la formule injectable mise à notre disposition (ampoules
dosées à 160 mg), nous nous sommes attachés à l’employer dans ces cas,
allant jusqu’à six et sept ampoules par jour, soit 1,180 mg par jour. Cette
forme injectable a fait l’objet d’une expérimentation de Bouquerel, Naviau
et Lavoine dont il a été rendu compte dans les [Annales médico-
psychologiques] (vol. 6, 1958). Le méprobamate avait été utilisé dans les
formes caractérielles des psychopathies séniles.
Il ne saurait être question de rappeler ici le laborieux travail de précision
nosographique qui s’est effectué autour de l’hypocondrie. Aujourd’hui, la
vieille hypocondrie-maladie a été démembrée et retrouve ses éléments
constitutifs dans des entités nosologiques totalement distinctes. Avec les
« formes hypocondriaques » de la mélancolie, de l’épilepsie, de la
schizophrénie, etc., on tend de plus en plus, avec López-Ibor, à retenir
surtout l’attitude hypocondriaque. La médecine psychosomatique a paru
renouveler l’étude de l’hypocondrie, mais on revient actuellement aux
premières théories, soit purement freudiennes, soit à partir de Stekel à la
tendance phénoménologique et anthropologique avec Schneider, Strauss,
Uexküll, Weizsäcker3.
Tous nos malades nous viennent de dispensaires ou de services
hospitaliers de médecine générale. Ils sont suivis en consultation externe
depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. L’hospitalisation est décidée,
car la scène clinique tend à revêtir une certaine gravité : les malades
prennent la soudaine habitude de revenir tous les jours à la consultation, se
lamentent, deviennent prolixes dans l’exposé de leurs troubles, demandent
un « traitement plus énergique », réclament fermement l’hospitalisation.
Très souvent, les hommes quittent le chantier et les femmes négligent
sérieusement le ménage. C’est dans ces conditions que les malades sont
admis au centre neuropsychiatrique de jour.

Observations

Première série
Obs. no 1. – Mohamed B., vingt-six ans, marié, deux enfants. En
chômage depuis 1954. Épisodiquement gagne un peu d’argent dans la vente
clandestine de légumes. Une ou deux fois est arrêté par la police
municipale. N’a jamais été condamné. En 1958, après le ramadan,
surviennent des vomissements qui obligent le malade à cesser toute activité.
Il est successivement soigné à l’hôpital E. Conseil, Habib Thameur et
Sadiki. Il vient consulter en neuropsychiatrie le 8 septembre 1958.
La symptomatologie est extrêmement mobile. Ce qui frappe, c’est surtout
l’attitude plaintive et désespérée du malade. Bouffées de chaleur, céphalées
subcontinues à type de pesanteur, paresthésies au niveau du membre
supérieur gauche, enfin, asthénie importante qui brise la voix du malade.
Examen clinique négatif. BWO, calcémie : 92 ; urée : 0,34 ; glucose :
0,96 ; TA : 11/7. Radio gastroduodénale normale.
Le malade est mis à trois ampoules d’Equanil par jour, pendant une
dizaine de jours. Importante amélioration constatée dès le troisième jour.
Sort quinze jours après, pratiquement guéri. Toutefois, il faut signaler que le
malade revient trois semaines après sa sortie, n’ayant pu trouver de travail,
les mêmes difficultés sociales subsistant, le cortège hypocondriaque a fait
sa réapparition.
Obs. no 2. – Hedi Ben M., quarante-cinq ans, marié. Suivi à la
consultation externe depuis janvier 1952 pour troubles hypocondriaques
localisés à la moitié gauche du corps et à début céphalique. Tous les
examens, FO, EEG, PL, sont négatifs. En novembre 1958, la scène clinique
prend une allure grave, avec vertiges, crises syncopales et céphalées. Les
différents neuroleptiques ont été utilisés sans résultat. Le malade est mis à
trois ampoules d’Equanil par jour.
Au bout de quinze jours, l’amélioration constatée est telle que la dose
quotidienne est portée à cinq ampoules. Cette posologie sera maintenue
pendant une semaine, après quoi le malade sera mis à cinq comprimés
d’Equanil par jour. Le malade sort, à la fin de décembre, considérablement
amélioré.
Obs. no 3. – Saïda Bent S., vingt-trois ans. Depuis l’âge de seize ans,
suivie à la consultation externe. Se plaint de douleurs articulaires dans les
mains, les jambes, de palpitations, céphalées, vertiges. Régulièrement vient
consulter tous les mois ou deux mois. Tous les sédatifs nervins ont été
utilisés.
En octobre 1958, la scène clinique s’est considérablement compliquée.
Les céphalées se sont accentuées, avec vomissements intermittents et
troubles de la sphère affective. Par trois fois elle se fiance et rompt ses
fiançailles. A été soignée les semaines précédentes par Gardénal à doses
filées et Largactil. À l’entrée, algies diffuses réparties sur tout le corps,
céphalées, vertiges, douleurs gastriques, mobiles, erratiques, courbatures,
irritabilité. À partir du 14 novembre 1958, est mise à deux ampoules
d’Equanil par jour, jusqu’au 3 décembre 1958. À partir du 3 décembre
1958, à ces deux ampoules d’Equanil on ajoute deux comprimés d’Equanil,
et à partir du 9 décembre 1958 les ampoules sont supprimées et la malade
est mise à six comprimés.
La première amélioration provoquée par les ampoules d’Equanil consiste
en une normalisation du sommeil : les cauchemars disparaissent, à la
fatigue du réveil, habituelle depuis plusieurs années, fait place une
impression de détente et de bonne humeur. Mais les maux de tête persistent
ainsi que les douleurs. À partir du 19 novembre 1958, la jeune Saïda
commence à se préoccuper de son prochain mariage et se met timidement à
la préparation de son trousseau. L’appétit qui était médiocre revient.
Jusqu’au 18 décembre 1958, continue à se plaindre, mais, dans la dernière
semaine, le contact de la malade avec le service va se différencier et les
troubles cénesthopathiques vont pratiquement disparaître. Sort le
25 décembre 1958.
Obs. no 4. – Ali Ben Hadj B., quarante-huit ans, marié, trois enfants.
Docker, ne travaillant pas depuis cinq ans. En 1943, à la suite d’une
échauffourée avec des militaires, il est emprisonné pour cinq ans. Raconte
que ces militaires étaient des Juifs, qui voulaient lui faire du mal. Attribue
sa maladie aux coups reçus. Sorti de prison, il reprend son travail de 1949 à
1953, date à laquelle il tombe malade. Des céphalées avec vomissements,
des insomnies avec cauchemars inaugurent la scène clinique. Ces
manifestations sont interprétées comme les suites d’un empoisonnement,
dont l’auteur est par ailleurs identifié : il s’agirait d’une voisine, amie des
Juifs, qui désire épouser Ali.
Depuis cinq ans, la maladie évolue. Aux vomissements s’ajoutent des
douleurs diffuses, erratiques, de l’asthénie, de l’anorexie épisodique, tout
cela sur un fond anxieux. Le tableau clinique se complète d’une
impuissance qui renforce le malade dans sa conviction délirante
d’empoisonnement.
Il entre dans le service le 27 septembre 1958. Les examens cliniques et
paracliniques sont normaux. Traitement : trois ampoules d’Equanil par jour.
Progressivement et de façon importante, une amélioration apparaît.
L’asthénie, l’anorexie et l’insomnie cèdent totalement, les céphalées et les
douleurs diminuent ainsi que l’impuissance. Après un mois, les idées
subdélirantes sont critiquées. Le malade sort avec des projets de réinsertion
sociale.
Seconde série
Obs. no 1. – Zohra Bent S. Suivie à la consultation externe depuis
juin 1958, pour vertiges, bourdonnements d’oreilles, céphalées. Tous les
examens, EEG, radios, sont négatifs. Est soignée au Belladénal, Largactil.
État inchangé.
Entre dans le service le 1er novembre 1958. À l’entrée : maux de tête,
paresthésie au niveau de la jambe gauche, bourdonnements d’oreilles,
pseudo-hallucinations : voit sa fille, qui est morte, couchée sur ses genoux,
insomnie, anxiété. Est mise à trois ampoules d’Equanil le 27 novembre
1958 jusqu’au 11 décembre 1958. Aucune amélioration notable.
Obs. no 2. – Saïda Bent B., vingt ans. Suivie depuis plusieurs mois à la
consultation externe, pour névrose hystérique. Soignée antérieurement par
Largactil, Nozinan. Plusieurs hospitalisations antérieures dans les services
de médecine générale. Névrose cardiaque, avec souffle systolique latéro-
sternal gauche peu irradiant et disparaissant en position assise. Souffle
anorganique, angoisses, cauchemars continus à thèmes polymorphes.
Actuellement fiancée, refuse le mariage. Notion de fiançailles antérieures
avec un cousin et qui en aurait préféré une autre.
Première hospitalisation du 10 juillet 1958 au 3 octobre 1958. Est
soignée par Sédocaréna, Plégicil, Théophylline, Gardénal à doses filées.
Aucune amélioration. Nouvelle hospitalisation le 1er décembre 1958 : est
mise à l’Equanil, le 2 décembre 1958, à la dose de cinq injections par jour
pendant neuf jours et, à partir du 12 décembre 1958, à trois comprimés par
jour. À la date du 27 décembre 1958, aucun résultat.
Obs. no 3. – Habiba Bent S. Malade de vingt-cinq ans, suivie depuis six
mois à la consultation externe de neuropsychiatrie, mariée, pas d’enfant. Il
y a deux ans, césarienne. Quelques mois après, crise nocturne de nature
probablement hystérique. À l’entrée, céphalées et vertiges, crises
hystériformes épisodiques. L’entretien avec la malade va mettre en évidence
très rapidement un rejet du mari, un investissement sur le beau-frère avec
sentiment de culpabilité depuis la mort de la belle-sœur.
Mise à l’Equanil injectable, trois ampoules par jour, du 24 novembre
1958 au 28 novembre 1958, puis à six ampoules et deux comprimés par
jour à partir du 9 décembre 1958. Les troubles de la maladie – insomnies,
céphalées, vertiges, tremblements – vont rester inchangés pendant toute la
durée du traitement.
On peut décrire un ensemble syndromique de base chez nos malades. Il
s’agit avant tout de plaintifs. Les troubles allégués sont évidemment très
protéiformes. On ne retrouve pas les caractéristiques de l’ancienne
hypocondrie à prédominance abdominale. Tout peut se retrouver ici :
céphalées, bourdonnements d’oreilles, boule dans la gorge, courant
électrique dans les membres, poids sur l’estomac, fatigabilité, sensation de
muscles broyés, constipation, etc.
La voix est habituellement faible, sans ampleur ni emphase. Il n’y a pas
d’agressivité sous-jacente comme on en voit dans les hypocondries
paranoïaques, ni d’anxiété telle qu’elle se manifeste, entre autres, dans les
altérations du schéma corporel ou dans les cénestopathies graves. Il n’y a ni
délire ni manifestations obsessionnelles ou phobiques. La conscience n’est
pas atteinte.
Tout se ramène à des algies diffuses, de type protopathique avec
céphalées, bourdonnements d’oreilles et surtout une importante fatigabilité :
la morosité, la fuite devant les tâches quotidiennes ou l’abandon des projets,
l’impuissance et la frigidité, l’insomnie sans phénomènes oniroïdes
complètent la scène clinique.

Conclusions
Il est clair que notre expérimentation n’est pas suffisamment importante
pour qu’une conclusion thérapeutique puisse être tirée. Deux choses en tout
cas sont claires.
1) L’Equanil administré à des doses extrêmement importantes n’altère
pas l’activité, le jugement, l’affectivité des malades. La tension artérielle, le
pouls, la température, qui ont été suivis régulièrement et plusieurs fois par
jour, n’ont montré aucune modification. Il y a donc une parfaite tolérance à
l’Equanil aux doses importantes que nous avons utilisées.
2) Le service dans lequel cette expérimentation s’est déroulée est un
service neuropsychiatrique de jour où les malades arrivent le matin et
séjournent dans un semi-alitement. De plus, à partir de 14 heures, les
malades commencent à rejoindre leur foyer. Le centre ferme à 18 heures.
De sorte que pratiquement, on peut dire que la cure à l’Equanil s’est
identifiée à une cure ambulatoire. La conclusion est que le médecin
praticien peut utiliser ces doses importantes.
3) Les indications de l’Equanil doivent évidemment être davantage
précisées. Il est remarquable, par exemple, que les malades de la seconde
série, qui présentaient en plus de leurs préoccupations hypocondriaques,
soit une hystérie de conversion (observations 2 et 3, seconde série), soit une
onéirophrénie au sens de Mayer-Gross (observation 1, seconde série), n’ont
pas été améliorés par l’Equanil.
L’intérêt de l’Equanil en ampoules injectables, aux doses que nous avons
utilisées, semble être d’agir sur les dépressions mineures, sans anxiété
majeure, avec fatigabilité, sentiment de malaise corporel, insomnies,
céphalées, bourdonnements d’oreilles. Cette forme mineure de
l’hypocondrie, qui évoque la vieille neurasthénie, paraît être une bonne
indication pour l’Equanil injectable aux doses quotidiennes de quatre à six
ampoules en injections intramusculaires.
Signalons par contre que la sismothérapie est absolument inopérante ici
et, très souvent, après un ou deux EC, se développe sur le fond
hypocondriaque inentamé, une véritable anxiété. Il nous est arrivé
d’administrer les six ampoules en trois injections et, là non plus, nous
n’avons constaté aucun trouble. Il nous semble que le traitement doit
s’étendre sur une vingtaine de jours et que pendant un mois, l’amélioration
constatée doit être consolidée par l’Equanil per os (trois à cinq comprimés
par jour).
(Travail effectué au Centre de neuropsychiatrie de jour, Hôpital Charles-
Nicolle, Tunis).

Bibliographie
Se rapporter pour la bibliographie jusqu’en 1957, à :
GUILLEMAN P., « Le méprobamate. Nouveau médicament ataraxique et
tranquillisant », Gazette des hôpitaux, no 13, 1957.
RACAMIER P. C., BLANCHARD M. et FAUCRET, « Le méprobamate
en thérapeutique psychiatrique : essais préliminaires », Annales médico-
psychologiques, vol. 6, no 1, 1958.
BOUQUEREL J., NAVIAU, LAVOINE, « Effets du méprobamate chez
les psychopathes séniles », Annales médico-psychologiques, vol. 6, no 1,
1958.

Notes
1. La Tunisie médicale, vol. 37, no 10, 1959, p. 175-191. [Il s’agit encore une fois ici de mesurer
l’efficacité des thérapies organiques et d’en fixer les limites.]
2. Nous tenons à remercier les laboratoires Clin-Byla qui nous ont fourni le méprobamate sous sa
forme injectable non encore commercialisé sous le nom d’Equanil.
3. Sur le rejet de l’essentialisme en nosologie médicale, affirmé dès le début de la thèse de Fanon
et ouvrant à des perspectives phénoménologiques, anthropologiques, psychosomatiques et
écologiques, voir notre introduction, supra, p. 145 sq.]
L’hospitalisation de jour
en psychiatrie, valeur
et limites

Frantz Fanon, 19591

Introduction générale
Après la Seconde Guerre mondiale, les problèmes de l’Assistance
psychiatrique se sont posés avec acuité aux praticiens des différents pays.
On sait que dès avant 1938 la priorité était donnée d’une part à la
prévention et au dépistage précoce des troubles mentaux, d’autre part à la
simplification des formalités administratives entourant l’hospitalisation des
malades mentaux.
La loi de 1938 adoptée en France, pour ne citer que cet exemple2, visait
précisément à enlever aux asiles psychiatriques leur caractère carcéral.
Pendant la guerre, la recrudescence des troubles mentaux et surtout leur
subite éclosion devaient conduire les médecins anglo-saxons à intensifier la
pratique de l’open door à l’hôpital psychiatrique. Cette formule de porte
ouverte, inaugurée par Duncan McMillan3 à Nottingham et reprise depuis
dans plusieurs pays, permet aux malades d’évoluer librement au sein de
l’hôpital, autorisant ainsi le maximum de contacts entre le malade et le
milieu social : visites des parents, permissions, congés, sorties précoces,
sorties d’essai.
Certes, les premiers malades à bénéficier de l’open door furent des
névropathes, des prépsychotiques, mais l’étude des malades dits chroniques
avait montré que pendant longtemps la majorité des symptômes sont
d’ordre névrotique et que paradoxalement l’asile aggravait la maladie,
favorisait la psychotisation4. Un pas de plus et fut inauguré le principe du
day hospital, hôpital de jour, dont les expériences les plus probantes furent
menées en Angleterre, au Danemark et au Canada.
Quels sont les principes de l’hôpital de jour ? 1) D’abord, le malade ne
rompt pas avec son milieu familial et quelquefois avec son milieu
professionnel. 2) La symptomatologie psychiatrique présentée par le malade
ne disparaît pas à cause de l’internement car, précisément, les éléments du
conflit, la configuration conflictuelle demeurent présents et vivaces dans le
cadre familial, dans le cadre social, dans le cadre professionnel. On
n’assiste pas à la disparition magique de la tension, si classique après
l’internement, et on a constamment la possibilité d’étudier les réactions du
malade dans le cadre naturel de son existence.
Avec l’hôpital psychiatrique de type ancien, on soustrayait le malade à
son milieu conflictuel et très souvent on avait l’impression d’une disparition
subite des symptômes névrotiques sitôt que les portes de l’asile se
refermaient sur lui. C’est dans ce sens qu’on pouvait dire que l’internement
provoquait une détente. Mais les attitudes névrotiques demeuraient
présentes et l’on assistait à leur abréaction à la moindre visite de la femme,
du mari, ou à la moindre évocation des difficultés anciennes. L’asile
étendait un manteau protecteur autour du malade, mais il s’agissait là d’une
fausse protection, car on favorisait la léthargie du malade, cette sorte de
sommeil éveillé au sein duquel le malade menait une vie végétative. Et
l’attention du médecin n’était attirée que par les troubles du comportement
du malade nés le plus souvent des conditions de vie asilaire.
La tentative faite par des médecins de créer au sein de l’hôpital une néo-
société (c’est l’expérience de la socialthérapie) visait précisément à imposer
au malade des situations similaires au monde extérieur, au sein desquelles le
malade pouvait rééditer des attitudes névrotiques telles qu’elles avaient pu
exister auparavant.
On voit donc que l’hôpital de jour répond à deux besoins : 1) le
diagnostic et le traitement précoces des troubles du comportement ; 2) le
maintien du maximum de contacts du malade avec le milieu extérieur, de
telle sorte qu’aucune attitude névrotique, aucune situation conflictuelle ne
disparaisse magiquement. Il ne s’agit donc pas de hors-circuiter le malade
de la vie sociale, mais de mettre en train une thérapeutique dans le cadre de
la vie sociale. Dans la perspective de l’Assistance psychiatrique, c’est une
tentative de se déprendre de l’atmosphère de sécurité apparente que
dispense l’existence de l’asile.
Les expériences d’hôpital de jour qui ont été faites sont rares. Il existe au
maximum vingt hôpitaux de jour dans le monde. Chaque fois, il s’est agi de
pays techniquement avancés ; jamais une expérience d’hôpital de jour n’a
été tentée dans un pays sous-développé. Il devenait important au point de
vue méthodologique, d’abord de se demander si un hôpital de jour était
possible dans un pays à faible industrialisation. Si oui, une question de
doctrine pouvait se poser : l’hôpital de jour peut-il prendre en charge toutes
les affections psychiatriques ?
Il faut apprécier à sa juste valeur la décision prise par le gouvernement
tunisien de créer un centre de neuropsychiatrie de jour, le seul sur le
continent africain à tenter cette expérience. Ce sont les résultats de cette
expérience que nous étudions ici ; c’est la validité de ce principe, même
dans les pays sous-développés, qui est défendue ici ; c’est notre conviction
que dorénavant, il devient médicalement important et socialement rentable
de développer les centres neuropsychiatriques de jour même dans les pays
sous-développés.
Nous verrons qu’en dix-huit mois d’activité, le Centre
neuropsychiatrique de jour de Tunis a reçu et soigné plus de 1 000 malades
et que moins de 0,88 % de ces malades ont dû être internés.

Le Centre neuropsychiatrique de jour de Tunis


Il existait, au sein de l’Hôpital général Charles-Nicolle, un service de
neuropsychiatrie créé depuis plus de quarante ans. Ce service était
pratiquement régi par la loi de 1838. La seule différence était la priorité
relative donnée aux malades dits volontaires et pouvant relever de la
formule service ouvert. Les mesures de surveillance ne le cédaient en rien à
celles de l’hôpital psychiatrique banal de la plus mauvaise formule :
camisoles de force, cachots, grilles, portes fermées et surtout attitude
complaisamment punitive de l’institution. Un plan d’ensemble de
l’Assistance psychiatrique en Tunisie ayant été demandé par les services
ministériels, les psychiatres tunisiens, d’un commun accord, avaient
répondu qu’il leur paraissait important de ne plus multiplier les
établissements psychiatriques type grand hôpital, qui tôt ou tard se
transformeraient en asiles. Ils insistaient davantage sur la nécessité de
rattacher aux hôpitaux généraux déjà existants des services
neuropsychiatriques à faible capacité, mais dont l’efficacité thérapeutique
pourrait être rationnellement étudiée et augmentée. Comme une
réorganisation d’ensemble de l’Hôpital Charles-Nicolle se posait, ils
proposèrent aux autorités de tenter l’expérience immédiatement et de
transformer le service de neuropsychiatrie de cet hôpital en service de jour.
Les modifications architecturales furent minimes. On se préoccupa
principalement de mettre des poignées aux portes, d’enlever les grilles, de
reléguer les moyens de contention type camisoles de force et menottes, et
une équipe de malades fut chargée de la démolition des cachots. Le
bâtiment fut repeint et la capacité hospitalière fut fixée à quatre-vingts lits :
quarante hommes, quarante femmes. Dans le service des femmes, un petit
box de six lits fut réservé aux enfants.
Le problème du personnel se posait de façon aiguë. Le personnel ancien
avait pris certaines habitudes où dominait la répression. Les malades
étaient, comme dans un grand nombre d’asiles de la période contemporaine,
considérés comme source d’ennuis et de désagréments dans le service ;
comme il est classique, on pouvait assister à une inversion de la formule
originelle : loin que les malades soient la fin dernière du service, ils
s’étaient transformés en ennemis de la tranquillité du personnel. Ces
considérations ne sont pas spécifiques, puisque aussi bien la grande critique
qui s’élève depuis une vingtaine d’années contre la conception asilaire est
précisément celle des relations sadomasochistes qui s’instaurent
progressivement entre le groupe des infirmiers et le groupe des malades.
Le personnel se trouve sous l’autorité d’un surveillant. Il y a cinq femmes
et six hommes. Très rapidement, des cours furent institués qui avaient pour
but de détruire les attitudes anciennes et de proposer des comportements en
accord avec la nouvelle conception du service. Il apparut assez rapidement
que quelques infirmiers et quelques infirmières n’étaient pas à même de
s’adapter rapidement. En accord avec les médecins du service, ces agents
demandèrent leur mutation et furent remplacés par de jeunes éléments qui
avaient une formation générale plus importante et surtout qui n’avaient
jamais été mis en contact avec les malades mentaux. Ces nouveaux
infirmiers adoptèrent en face des malades une attitude normale.

La journée au centre
Les malades arrivent à partir de 7 heures. Ils viennent seuls ou
accompagnés de leur famille. À leur arrivée, les infirmiers sont déjà en
place et les accueillent. Chaque agent a la responsabilité de six à huit
malades. Il n’arrive jamais que des malades changent d’infirmier. Le rôle de
l’agent est d’abord de répéter quotidiennement certains gestes techniques
(prise de la température, du pouls, de la tension artérielle), mais surtout de
s’entretenir avec chacun de ses malades et de se renseigner sur les activités
du malade, ses pensées depuis sa sortie du centre la veille, jusqu’à son
retour. Il est recommandé à l’agent de se renseigner plus particulièrement
sur le sommeil du malade, ses rapports avec son conjoint s’il est marié, ses
cauchemars, ses rêves. Chaque matin à l’arrivée du médecin, un rapport
doit être établi. Il est demandé aux infirmiers d’adopter une attitude
bienveillante, surtout quand le matériel onirique apporté est
spectaculairement angoissant. Dans ce cas, le médecin doit être avisé dès
son arrivée au service.
En principe, trois jours sont consacrés au service des hommes, trois jours
au service des femmes5. Mais très souvent, lorsqu’il est signalé au médecin
un malade anxieux, ou que des difficultés dans le milieu familial ont pris la
veille une acuité inaccoutumée, une intervention est immédiatement
pratiquée.
Deux catégories de psychothérapies ont lieu dans le service :
psychothérapies d’inspiration psychanalytique, les plus nombreuses ;
psychothérapies de soutien, d’explication, s’inspirant principalement de la
théorie pavlovienne du deuxième système de signalisation. Dans le second
cas, la plupart du temps, l’agent affecté au malade assiste à l’entretien. En
règle générale, l’agent doit éviter d’interroger la famille en présence du
malade et précisément pour éviter les maladresses des parents, il est même
demandé de ne point les interroger sur le comportement du malade.
Quelquefois, le malade est à ce point inhibé qu’il n’est pas possible
d’obtenir des renseignements sur son activité en dehors du centre. Dans ce
cas, nous interrogeons les parents.
Le repas est servi au centre aux mêmes heures que dans les autres
services hospitaliers, entre 11 h 30 et 12 h 30. L’après-midi est consacrée
aux activités collectives. Soit de dramatisation : les malades sont réunis par
leurs infirmiers respectifs qui leur racontent une histoire en notant les
projections ou les identifications ; ou c’est un malade particulier, sollicité,
qui doit raconter ses difficultés, et sont alors notées les réactions des
malades à ces dites difficultés (nous reviendrons dans le chapitre
« Psychothérapie » sur l’intérêt de cette méthode). Soit fabrication d’objets
chez les hommes et tricotage, couture, repassage, cuisine chez les femmes.
Soit des séances d’initiation au cours desquelles il est enseigné aux malades
les soins aux bébés, l’utilisation de la machine à coudre et du fer à repasser.
À 17 heures est servi le repas du soir, et à 17 h 30, les malades
commencent à quitter le service. À 18 heures, le service est fermé. Le
centre est également fermé le dimanche.

Les hospitalisations à mi-temps


Il arrive souvent que l’état d’un malade nécessite des soins, mais que sa
condition matérielle ne lui permette pas de quitter son emploi ou
d’interrompre son activité. C’est le cas par exemple des femmes de ménage,
des étudiants ou des représentants de commerce. Dans ce cas, il est permis
au malade, une fois son traitement terminé, de quitter le service ; ainsi donc,
la thérapeutique occupationnelle qui pose tant de problèmes dans les asiles
se trouve ici résolue et de la meilleure façon, puisque le malade ne perd pas
le contact avec le milieu de sa praxis et que les mécanismes professionnels
ne risquent pas de se dégrader. Il ne nous semble pas utopique dans une
deuxième étape de soulever un problème qui nous paraît important : ne
serait-il pas possible, comme cela existe dans certains pays, d’organiser à
partir de 18 heures un service de nuit où d’autres malades, placés dans des
conditions sociales spécifiques (fonctionnaires, instituteurs, artisans),
pourraient recevoir des soins sans pour autant interrompre leurs activités
professionnelles ?

[Année 1958]
Comme nous le disions précédemment, le Centre neuropsychiatrique de
jour de Tunis a ouvert ses portes en mai 1958. De mai 1958 à
décembre 1958, ont été admis trois cent quarante-cinq malades se
répartissant de la façon suivante6 (figures 1 et 2).
Si l’on suit la courbe de durée moyenne de séjour (figure 1), on
s’aperçoit que, le premier mois, la durée moyenne est de cinquante-trois
jours, chiffre qui ne sera plus jamais atteint. Le mois de décembre, par
exemple, verra la durée moyenne d’hospitalisation réduite à vingt-six jours.
Ces deux chiffres indiquent nettement que l’organisation du service s’est
progressivement améliorée.
Les hommes sont de loin les malades les plus nombreux et le chiffre peu
élevé d’enfants tient uniquement au fait qu’au début, nous avons voulu
surtout insister sur la partie adulte de la population malade. Ce n’est que
progressivement que nous avons pu implanter un box pour enfants. À partir
de 1959, les enfants seront admis en nombre important. Parmi les trois cent
quarante-cinq malades hospitalisés au CNPJ pendant les six premiers mois
de 1958, on trouve : douze Israélites (six hommes, six femmes), neuf
Européens (huit hommes, une femme), vingt-huit réfugiés algériens (vingt
hommes, huit femmes) et deux cent quatre-vingt-seize Tunisiens.
Figure 1. – Mouvement des malades du CNPJ (1958)

Âge moyen des malades


L’étude du diagramme (figure 2) montre que la majorité des malades se
situent entre quinze et trente-cinq ans, avec chez les hommes et chez les
femmes un sommet entre vingt et vingt-cinq ans. Cette courbe est
intéressante, car elle indique que les maladies mentales éclosent dans la
période considérée généralement par les médecins internistes comme la
moins exposée aux maladies. Le psychiatre pour sa part retiendra cette
période comme celle de l’épanouissement de l’individu, au cours de
laquelle est choisie une profession, se crée un foyer et naissent les enfants.
À signaler la remarquable rareté des maladies de la période
postménopausique, et la quasi-absence des troubles de la sénilité.

Situation familiale
En tenant compte de la situation des malades selon qu’ils sont
célibataires, mariés avec enfants ou mariés sans enfants, certaines
observations peuvent être faites. C’est ainsi, par exemple, que sur trois cent
quarante-cinq malades, cent soixante-deux sont célibataires (cent quinze
hommes, quarante-sept femmes).
Les malades mariés ayant des enfants sont beaucoup plus nombreux que
les mariés sans enfants. C’est ainsi que nous trouvons cent cinq malades
mariés ayant des enfants (cinquante-quatre hommes, cinquante et une
femmes) et seulement vingt-huit mariés sans enfants (quatorze hommes,
quatorze femmes).
Figure 2. – Pyramide des âges des malades (1958)*

* Deux cent deux hommes, cent trente-cinq femmes, huit enfants (quatre garçons, quatre filles), ce
qui fait une moyenne de 57,5 malades par mois.

Il est facile de voir que les cent quinze célibataires hommes sont en âge
de se marier, mais sont sans travail ou touchent un salaire tellement
dérisoire qu’il leur est pratiquement impossible de fonder un foyer
(figure 3). De même, très souvent, les mariés ayant des enfants se trouvent
dans des conditions matérielles extrêmement difficiles qui rendent
dramatique le problème de l’entretien et de l’éducation des enfants.
Figure 3. – Situation familiale, diagramme comparé hommes-femmes
(1958)
Figure 4. – Situation économique, hommes (diagnostics) (1958)

Sur les deux cent deux hommes hospitalisés pendant les six mois de
1958, les petits artisans (tisserands, vendeurs de bonbons, marchands de
légumes ambulants, etc.) sont au nombre de quarante et un, les chômeurs au
nombre de trente-neuf. Ce sont les deux sommets du graphique. Ces
chiffres corroborent une donnée constante dans la problématique de la
maladie mentale : c’est que l’incertitude du lendemain et l’incurie
matérielle favorisent l’éclosion des troubles de l’équilibre individuel, donc
de l’insertion harmonieuse dans le groupe. Il n’est pas inopportun de
signaler que les réfugiés algériens sont ici au nombre de vingt. Nous
verrons qu’en 1959, ce chiffre augmentera considérablement.

Situation économique des malades femmes


Très peu de femmes travaillent. Sur cent trente-cinq femmes, quatre
travaillent (deux femmes de ménage, deux travailleuses à domicile). Parmi
les soixante-cinq femmes mariées, la majorité est constituée par des femmes
de journaliers et des femmes de chômeurs (figure 5).

Figure 5. – Situation économique des malades femmes (profession du mari,


ou profession exercée par la malade) (1958)

Situation géographique
Cent quatre-vingt-quinze malades sont originaires de Tunis-ville,
cinquante-trois de la banlieue et cinquante et un des bidonvilles (Djebel
Lahmar : seize ; Ras Tabia : six ; Melassine, Saïda-Manoubia : vingt et un ;
La Cagna : trois ; Le Borgel : cinq) (figure 6).
Figure 6. – Situation géographique des malades (1958 et 1959)

Quelquefois, il est possible aux malades habitant les autres gouvernorats


d’être hébergés chez des parents habitant Tunis. Dans cette catégorie, on en
trouve quarante-six. Parmi les malades résidant à Tunis, il aurait été
intéressant de savoir s’ils sont nés à Tunis ou depuis combien de temps ils
s’y trouvent, s’ils y sont en permanence ou de façon épisodique, s’ils y
viennent travailler ou se reposer. Ces précisions sont très difficiles à obtenir
et nous avons l’intention de reprendre cette question ultérieurement.

Diagnostic
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les psychoses
(schizophrénies, psychoses hallucinatoires chroniques, manies, mélancolies,
paranoïas) ne constituent pas l’exception au CNPJ. On trouve en effet, sur
trois cent trente-sept malades, cent vingt-neuf psychoses autres que la
schizophrénie et trente-quatre schizophrénies. Les psychonévroses,
névroses de conversion, hystéries d’angoisse, névroses obsessionnelles,
perversions sexuelles, etc., se chiffrent à soixante-quatorze. À signaler le
nombre relativement élevé d’épilepsies : quarante-sept (voir figures 4 et 7).

Figure 7. – Diagnostics (femmes, 1958)


Année 1959
Pendant les onze mois de 1959, six cent soixante-dix malades ont été
admis au CNPJ. Les progrès dans la réduction de la durée moyenne de
séjour ne se sont pas ralentis. C’est ainsi que nous trouvons une durée
exceptionnelle de quinze jours au mois de novembre. Les proportions
relevées en 1958 se retrouvent ici. Pour deux cent trente-deux femmes, nous
trouvons trois cent vingt-deux hommes. Signalons le grand nombre
d’enfants hospitalisés en 1959 : cent seize (soixante-neuf garçons et
quarante-sept petites filles). Les enfants sont souvent adressés par le milieu
scolaire ou le milieu familial pour encéphalopathies infantiles, arriération
intellectuelle, bégaiement, énurésie, etc. (figure 8).

Figure 8. – Mouvement des malades du CNPJ (1959)


Âge moyen
Nous retrouvons en 1959 les mêmes caractéristiques concernant l’âge des
malades : les troubles mentaux apparaissent entre vingt et trente-cinq ans.
Plus on vieillit, mieux on se porte, ce qu’il faudrait peut-être formuler
autrement : plus on vieillit, mieux on se supporte (figure 9).

Situation familiale
En 1959, nous trouvons également 274 malades célibataires et
213 malades mariés avec enfants. Les mariés sans enfants, les veufs et les
divorcés constituant un nombre infime de la population du service
(figure 10).
Figure 9. – Pyramide des âges des malades (1959)
Figure 10. – Situation familiale, diagramme comparé hommes-femmes
(1959)

Situation économique des malades hommes


Un élément important dans ce diagramme est le nombre élevé de réfugiés
algériens (quatre-vingt-quinze), plus du sixième des malades. Cette
pathologie du réfugié, si polyvalente et toujours très grave, devra retenir
notre attention dans un travail ultérieur. Pour les autres rubriques, notons le
nombre élevé d’écoliers et naturellement la place importante prise par les
chômeurs et les « petits métiers » (figure 11).
Figure 11. – Situation économique, hommes (diagnostics) (1959)

Situation économique des malades femmes


On remarque qu’en général les femmes ne travaillent pas. Seules
travaillent, pour des raisons évidentes, les veuves et les divorcées. Les
femmes de chômeurs, par ailleurs, représentent la plus grande partie des
femmes hospitalisées (figure 12).
Figure 12. – Situation économique des malades femmes (profession du
mari, ou profession exercée par la malade) (1959)

Situation géographique
Il est normal que la majorité des malades hospitalisés au service de jour
habitent la ville. Signalons toutefois que, contrairement à ce que l’on
pourrait penser, les malades de Tunis-ville sont plus nombreux que ceux des
bidonvilles. Il faut également noter, en 1959, le grand nombre de réfugiés
algériens atteints de troubles mentaux, qui dépasse celui des Tunisiens
venant des gouvernorats autres que Tunis (quatre-vingt-quinze pour quatre-
vingt-treize) (figure 6).
Diagnostic
Remarquons le nombre toujours élevé des psychonévroses et des
psychoses. En 1959, on relève également l’apparition dans le service de
nombreuses encéphalopathies infantiles et aussi des cas nombreux de
neurologie (figures 11 et 13).
Figure 13. – Diagnostics (femmes, 1959)
Activité thérapeutique du service

Insulinothérapie
Au cours des dix-sept mois écoulés, cent soixante et onze malades ont été
soignés par insulinothérapie : quatre-vingt-quatre pré-comas (choc humide)
et quatre-vingt-sept cures de Sakel classiques. En moyenne, les malades ont
eu quarante-cinq comas et trente-cinq chocs humides.
Du point de vue pratique, l’insulinothérapie en hôpital de jour pose des
problèmes difficiles. C’est ainsi par exemple qu’il faut se montrer très
vigilant au début, car souvent les malades négligent de venir à jeun et se
montrent par la suite réfractaires à des doses importantes d’insuline7.
Quelquefois, alors que la dose d’insuline attribuée est déjà très élevée, il
arrive au malade de venir un jour à jeun, et c’est évidemment un incident
qu’il faut prévoir, d’où la vigilance particulière qui doit régner chez le
personnel chargé de cette thérapeutique. Le malade doit récupérer la
conscience dans toute sa clarté pour lui permettre, l’heure venue, de quitter
le service seul et de rentrer à son domicile.
Un autre problème qui s’est posé est celui des reprises de coma en dehors
du service hospitalier. Nous devons dire que dans l’ensemble, ces incidents
furent rares et toujours mineurs : quatre reprises de coma en 1958 et une
pendant les onze mois de 1959. Les explications ayant chaque fois été
données aux parents, presque jamais il n’est fait appel à un médecin. Le
sucre est immédiatement administré au malade par les soins mêmes de la
famille. En 1958, nous avons eu un incident assez grave : un œdème
cérébral qui nous a amenés à garder le malade une nuit dans le service.
Parmi nos craintes, il y avait le spectre du mois de ramadan, au cours
duquel les malades risquaient a la fois de veiller trop tardivement, donc de
fatiguer le cortex, et d’accumuler de telles réserves de sucre que le coma
hypoglycémique deviendrait pratiquement irréalisable. En réalité, nous
avons remarqué ceci : l’importance de la soirée est telle que les facteurs
émotionnels et l’affectivité investis par le malade dans ces veillées
compensent largement les inconvénients mineurs signalés plus haut.
Signalons également que les réveils agités, classiques dans les hôpitaux
psychiatriques, avec forte décharge d’agressivité, n’ont jamais été constatés
au centre. En réalité, il ne nous semble pas utopique d’affirmer que le
malade sait constamment qu’il doit partir à 17 h 30. Il n’y a pas abandon de
la personnalité à l’atmosphère hospitalière, mais souci constant de se tenir
en main. Les malades léthargiques, endormis, obtus, ralentis, habituels dans
la pratique de l’insulinothérapie en cure asilaire, ne se retrouvent pas en
hôpital de jour.

Cures de sommeil et de détente


Dans chaque service, existent cinq chambres individuelles qui sont
affectées aux cures de sommeil. Dès l’arrivée, il est servi au malade un
repas copieux, totalisant plus de 1 200 calories. Une fois le repas terminé, la
prise des médicaments s’effectue. En principe, le malade dort jusqu’à
16 h 30. La cure de sommeil, donc, s’étend de 8 h 30 à 16 h 30 avec une
interruption d’un quart d’heure à 12 h 30. De 16 h 30 à 17 h 30, le malade
est pris en main et réveillé. Une dose variable de neuroleptiques lui est
donnée pour la nuit.
Une ou deux fois par semaine, sitôt après le repas du matin et avant
l’endormissement, un entretien psychothérapeutique se déroule avec le
médecin. Les cures durent de deux à trois semaines. Dans les cas moins
graves, il est institué une cure de détente avec l’aide dominante des
neuroleptiques. Là encore, le même principe est observé et la durée de la
cure est sensiblement égale à celle de la cure de sommeil.

Neurologie
L’Hôpital Charles-Nicolle ne possédant pas de service de neurologie,
tous les malades atteints d’affections du système nerveux sont soignés au
Centre neuropsychiatrique de jour : scléroses en plaques, PG, tumeurs, etc.
Nous avons pratiqué – et nous pensons que c’est là une expérience
extrêmement intéressante – plus de soixante-dix encéphalographies
gazeuses8. Les malades ont tous quitté le service l’après-midi et sont
revenus le lendemain. Cette méthode d’investigation a été utilisée à la fois
chez les hommes, chez les femmes et chez les enfants.
Si nous avons pratiqué des encéphalographies gazeuses, il est clair que
nous avons pu pratiquer également un nombre important de ponctions
lombaires sans incident. Plusieurs cas de tumeurs cérébrales (treize) ont
ainsi été diagnostiqués au centre.
Sismothérapie
Sur les 1 000 malades qui ont été admis au centre pendant les dix-sept
mois, soixante-douze ont été soignés par la sismothérapie. En général, nous
utilisons l’électrochoc simple, uniquement pour débloquer le malade ou
pour couper un circuit anxiogène qui se révèle trop pénible. La moyenne
globale des séances n’a jamais dépassé trois. Peu d’incidents sont à signaler,
entre autres, une luxation de l’épaule.

Psychothérapie
Le principe directeur de nos interventions psychothérapeutiques est qu’il
faut le moins possible s’attaquer à la conscience. D’où la rareté des
narcoanalyses ou des chocs amphétaminiques. Nous ne croyons pas à la
valeur curative des dissolutions de la conscience. Le service est orienté vers
la prise de conscience, la verbalisation, l’explication, le renforcement du
moi.
Les séances de dramatisation : une histoire est racontée, où un malade
expose ses difficultés et chaque malade du groupe étudié est invité à donner
son avis. Très souvent il y a critique, qui quelquefois peut prendre l’aspect
d’accusation forcenée en cas d’identification en miroir.
On peut évoquer ici le terme de sociodrame9, avec la différence que nous
nous efforçons d’éviter des situations fictives. C’est ainsi que la priorité est
donnée aux biographies de malades exposées par les intéressés. Cet exposé
au cours duquel le malade montre, commente et prend en main ses réponses
aux conflits, provoque des prises de position, des critiques, des réserves de
la part des auditeurs. Corrélativement, le malade tente de se justifier à
travers ses conduites, ce qui réintroduit la priorité de la raison sur les
attitudes fantasmatiques et imaginaires.
Nous utilisons également la méthode psychanalytique au Centre
neuropsychiatrique de jour. Ses applications ne sont pas originales : hystérie
d’angoisse, dépression névrotique, troubles de la sexualité (impuissance,
vaginisme, homosexualité), etc. Les malades ne payant pas le médecin, la
névrose de transfert est particulièrement atypique. Aussi intervenons-nous
souvent pour activer le dynamisme contre-transférentiel. La cadence est
toujours la même : séance quotidienne, sauf le dimanche. La durée de la
séance est de quarante minutes.
Le Centre neuropsychiatrique de jour de Tunis, créé il y a seize mois, est
la seule institution de ce genre sur le continent africain. Pour une capacité
hospitalière de quatre-vingts lits, plus de 1 000 malades ont été admis.
Moins de 1 % des malades a été dirigé sur l’hôpital psychiatrique de La
Manouba. Quoique la majorité des malades soient des prépsychotiques, on
a pu remarquer le nombre relativement élevé d’authentiques psychoses.
Aucun accident médical ou médico-légal n’a été déploré.

Notes
1. La Tunisie médicale, vol. 37, no 10, 1959, p. 689-712.
2. [Même si la référence reste la France, Fanon indique qu’il travaille désormais dans une
perspective plus large.]
3. [Duncan McMillan (1902-1969), directeur de l’hôpital de Mapperley à Nottingham et théoricien
d’un hôpital psychiatrique ouvert. L’open door, mentionné dans plusieurs enquêtes de L’Évolution
psychiatrique dans les années 1950, est bien connu des psychiatres de la période.]
4. [Sur l’agitation et les psychoses provoquées par l’asile, voir supra l’article avec Slimane
Asselah, p. 369.]
5. La pauvreté en personnel médical restreint considérablement l’activité thérapeutique du service.
Depuis plus d’un an, pour quatre-vingts malades, il n’y a ni internes ni assistants. Le seul chef de
service doit donc assumer toute la thérapeutique.
6. Les malades sont admis par la consultation externe de neuropsychiatrie de l’Hôpital Charles-
Nicolle. Chaque jour, un médecin neuropsychiatre assure cette consultation.
7. Il s’agit d’authentiques cures de Sakel. À titre indicatif, nous poussons jusqu’au cinquième
degré de la nomenclature sud-américaine. Il n’est pas rare, chez de vieilles schizophrénies
insulinorésistantes, que soit atteinte la dose de 400 à 500 unités d’insuline.
8. [Technique lourde et compliquée, abandonnée depuis les années 1970. Fanon voulait réunir la
totalité des soins dès le départ.]
9. [Au sens des techniques de psychodrame du psychiatre américain d’origine roumaine Jacob
L. Moreno (1889-1974), que cite Merleau-Ponty.]
L’hospitalisation de jour
en psychiatrie, valeur
et limites. Deuxième
partie : considérations
doctrinales

Frantz Fanon et Charles


Geronimi, 19591

Le Centre neuropsychiatrique de jour de Tunis (CNPJ)


Dans l’histoire de la psychiatrie, la doctrine de l’assistance aux malades
mentaux, la conception de la maladie dans sa causalité et dans son
dynamisme ont évolué en même temps que se précisaient nos connaissances
sur la maladie mentale. L’assistance a d’abord été conçue comme
protection : protection de la société contre le malade, par l’internement ;
protection de l’aliéné contre lui-même par l’asile qui offrait au malade un
cadre apaisant, fermé sur lui-même et où pouvait se dérouler une vie sans
crises, sans drames, une existence de plus en plus calme, mais aussi de
moins en moins socialisée. Puis l’assistance s’est voulue thérapeutique et
préventive : modernisation de la législation, introduction de méthodes
biologiques, création de services ouverts, multiplication des dispensaires.
Il reste qu’une modalité d’assistance et de thérapeutique de la maladie
mentale, née depuis quelques années, nous a paru suffisamment
encourageante pour susciter une expérience en Tunisie. Il s’agit de la
formule hôpital de jour telle qu’elle fut inaugurée par l’école anglo-
saxonne.
C’est au sein de l’Hôpital Charles-Nicolle, hôpital général de
polyclinique, que le Centre neuropsychiatrique de jour de Tunis a été créé.
Les malades s’y rendent le matin à partir de 7 heures, y reçoivent les soins
et regagnent leur domicile à 18 heures. Deux caractéristiques distinguent
ainsi le Centre neuropsychiatrique de jour (CNPJ) des autres établissements
psychiatriques : d’une part, son rattachement à un hôpital général, sa
formule d’hospitalisation diurne d’autre part.
Sur le plan doctrinal et compte tenu de l’orientation radicalement
biologique et physico-chimique des études sur le système nerveux, nous
pensons qu’il est fondamental que les services de psychiatrie soient
rattachés à l’hôpital général. Le psychiatre n’est plus isolé, il n’est plus le
médecin aliéniste et relativement aliéné de la préhistoire psychiatrique. Le
médecin psychiatre bénéficie dans l’exercice de sa spécialité de
l’infrastructure matérielle de l’hôpital général : services de radiologie,
laboratoires de biochimie, d’anatomo-pathologie… Pareillement, le
psychiatre établit de fréquents contacts avec ses autres collègues internistes
ou chirurgiens. Le psychiatre, parce qu’il ne s’enferme plus à l’asile avec
« ses fous », cesse de revêtir aux yeux de ses confrères ce caractère
fantasmatique, mystérieux et dans l’ensemble légèrement inquiétant.
Aux yeux de ses malades également – et ce point nous paraît important –,
il reste un médecin comme les autres. L’hospitalisation dans le service de
neuropsychiatrie de l’hôpital général perd la plus grande partie de son
aspect dramatique. La réintroduction de la psychiatrie dans la médecine
corrige fortement les préjugés généralement enracinés dans l’opinion
publique et transforme le fou en malade.
Toutefois, l’aspect capital de l’hôpital de jour consiste dans la liberté
entière qu’il laisse au malade, brisant de façon éclatante avec la coercition
relative et quelquefois absolue que revêt l’internement. Il est vrai que cette
liberté (possibilité de quitter l’hôpital) est offerte au malade dans la formule
du service ouvert. Mais convenons qu’il s’agit le plus souvent d’une liberté
formelle. Tous les médecins de service ouvert ont eu la tentation (et y ont
succombé) de s’opposer à la sortie d’un malade manifestement non guéri
qui, supportant mal l’hospitalisation, réclamait sa liberté2.
Il est manifeste, et notre expérience nous le confirme tous les jours, que
la demi-hospitalisation pour un malade mental, avec la possibilité de
retrouver le soir ses parents, ses amis, son monde de relations, est plus
facilement acceptée que l’hospitalisation complète.
On voit que toutes ces conduites recouvrent le problème combien crucial
de la conscience de la maladie en psychiatrie. L’internement signifie plus ou
moins explicitement au malade qu’il doit désarmer, qu’il doit s’en remettre
à nous, que la lutte devient inégale et qu’il lui faut, littéralement, tutelle et
protection. L’hospitalisation de jour s’offre au contraire comme soutien
passager, comme renforcement momentané de la personnalité, comme une
visite prolongée au thérapeute. Les rapports malade-thérapeute se
normalisent. Il n’y a plus et il ne peut plus y avoir ce chantage que le corps
médical et les infirmiers, consciemment ou non, font peser sur le malade.
Le malade ne vit plus son éventuelle sortie comme le produit de la
bienveillance du médecin. La dialectique a minima du maître et de
l’esclave, du prisonnier et du geôlier que crée l’internement ou la menace
d’internement est radicalement brisée. La rencontre médecin-malade, dans
le cadre de l’hôpital de jour, reste en permanence la rencontre de deux
libertés. Cela est nécessaire à toute thérapeutique, à plus forte raison en
psychiatrie.
La maladie mentale, dans une phénoménologie qui laisserait de côté les
grosses altérations de la conscience, se présente comme une véritable
pathologie de la liberté. La maladie situe le malade dans un monde où sa
liberté, sa volonté, ses désirs sont constamment brisés par des obsessions,
des inhibitions, des contrordres, des angoisses. L’hospitalisation classique
limite considérablement le champ d’action du malade, lui interdit toute
compensation, tout déplacement, le restreint au champ clos de l’hôpital et le
condamne à exercer sa liberté dans le monde irréel des fantasmes. Il n’est
donc pas étonnant que le malade ne se sente libre que dans son opposition
au médecin qui le retient. Tous les psychiatres savent que les malades les
plus difficiles à soigner, c’est-à-dire à maintenir à l’hôpital, sont les malades
au début de leur maladie, ceux qui pensent s’en sortir par eux-mêmes, qui
n’ont pas renoncé. Objectivement, les malades qui admettent mal
l’hospitalisation sont précisément les moins désorganisés, les névrotiques,
les petits paranoïaques, les délirants mineurs. Par contre, la formule de jour
est généralement rejetée par les malades ayant un moi inactif, complètement
envahi par le délire et qui exigent avec insistance une prise en charge
totale3.
Toujours sur le plan de l’expérience vécue par le malade, l’hospitalisation
de jour présente des traits originaux. Dans un service psychiatrique
habituel, l’action thérapeutique ne s’étend jamais au-delà de 18 heures. Une
fois les médicaments distribués, une fois terminées les séances de
psychothérapie collective de l’après-midi, le malade est abandonné à lui-
même. Ce sentiment d’abandon est particulièrement ressenti le soir après la
contre-visite de l’assistant ou des internes et au moment où infirmiers et
infirmières déjà en civil passent rapidement les consignes aux veilleurs de
nuit. La vie extérieure s’infiltre à l’hôpital dans les projets du personnel :
cinéma le soir, veillées chez des amis, rendez-vous au café. La vie
extérieure reprend une densité accrue aux yeux du malade, qui reste confiné
dans le silence et l’ennui des grandes salles. C’est là une expérience déjà
pénible pour un malade immobilisé par une fracture, une typhoïde, une
asystolie. Pour le malade mental, qui littéralement ne se sent immobilisé
que par la coercition de l’établissement, il y a plusieurs fois par jour
contestation, attitude de révolte contre l’hospitalisation.
C’est pour diminuer cette tension énorme et pour maintenir au malade un
certain degré de sociabilité que fut tentée l’expérience de la socialthérapie.
La création d’une néo-société à l’hôpital psychiatrique, la transformation de
l’hôpital en société avec multiplicité de liens, de devoirs et possibilités pour
les malades d’assumer des rôles et de remplir des fonctions constitue, à n’en
pas douter, un tournant décisif dans notre compréhension de la folie. Nous
avons utilisé cette méthode avec une particulière intensité à Blida4. Dans le
cadre de la nouvelle société mise en place, on assiste à la mutation de la
vieille symptomatologie à l’état pur, désocialisée, envahie de plus en plus
par la sphère motrice (stéréotypies, agitations subintrantes,
catatonisation…) telle qu’on en voyait dans les asiles. Il y a au contraire,
pour le malade, nécessité de verbaliser, d’expliquer, de s’expliquer, de
prendre position. Il y a maintien d’un investissement dans un monde
objectal ayant acquis une nouvelle densité. La socialthérapie arrache le
malade à ses fantasmes et l’oblige à affronter la réalité sur un nouveau
registre.
Certes, cet affrontement demeure pathologique puisqu’il se développe le
plus souvent sur le plan de l’imaginaire ou du symbolique. Mais le médecin
peut étudier, avec profit pour la dynamique du traitement, les mécanismes
de projection, les identifications, les inhibitions instinctuelles… Le médecin
peut assister et suivre le moi dans ses efforts pour maintenir son unité et sa
cohérence déjà fortement régressées.
Il faut toutefois convenir qu’avec l’institutionnal-thérapie [sic], nous
créons des institutions figées, des cadres stricts et rigides, des schèmes
rapidement stéréotypés. Dans la néo-société, il n’y a pas d’invention ; il n’y
a pas de dynamisme créateur, novateur. Il n’y a pas de véritable secousse,
pas de crises. L’institution demeure ce « ciment cadavérique » dont parle
Mauss5.
Certes, l’institutionnal-thérapie est loin d’être inutile. Dans un grand
ensemble psychiatrique comme Blida (près de 1 800 malades) ou comme
l’hôpital Razi (Tunis) qui compte une population de 1 300 malades, la
socialthérapie lutte efficacement contre la progressive désagrégation de la
personnalité. La socialthérapie en milieu asilaire est indispensable, car elle
a l’avantage de conserver aux malades leur aspect socialisé. Elle contribue
de façon active à éviter la chronicisation, la pourriture d’asile et la
déchéance du malade. Mais elle guérit rarement. Elle réactive les processus
délirants et hallucinatoires, elle provoque de nouvelles dramatisations et
permet au médecin de mieux comprendre ce qui a pu « se passer dehors ».
Mais le caractère inerte de cette pseudo-société, sa stricte limitation
spatiale, le nombre restreint des rouages et, pourquoi le cacher, l’expérience
vécue de l’internement-emprisonnement limitent considérablement la
valeur curative et désaliénante de la socialthérapie.
Aussi pensons-nous aujourd’hui que le véritable milieu social-
thérapeutique est et demeure la société concrète elle-même6.

Le malade et sa maladie dans l’hôpital de jour


Sur le plan des rapports professionnels, le malade hospitalisé au centre de
jour est assimilable à un employé en congé. Pratiquement, le malade rejoint
son domicile aux heures habituelles de fermeture de l’atelier ou de l’usine.
Il lui arrive même de rencontrer dans l’autobus ou dans le train suburbain
ses camarades de chantier qui regagnent le foyer. Ces rencontres sont
évidemment fructueuses, car l’appel du milieu professionnel, une fois le
malade pris en main par l’institution psychiatrique, se révèle toujours plus
fort que sa valence négative de la période préhospitalière7. La vie du
chantier, la proximité des camarades de travail qui étaient vécues comme
dangers avant l’intervention du psychiatre perdent progressivement leurs
caractères traumatisants ; et le milieu professionnel devient non plus l’arène
où la liberté se trouve perpétuellement bafouée, mais le lieu d’exercice et
d’approfondissement de la liberté : on comprend que l’école française avec
Ey ait pu définir la folie comme pathologie de la liberté8.
Le malade qui quitte le centre de jour reprend à la porte de l’hôpital ses
automatismes. C’est ainsi qu’il continue à être présent aux rendez-vous
périodiques au café, à la mosquée ou à la cellule politique. Le malade après
18 heures est pris dans le jeu complexe des coordonnées sociopersonnelles
qui délimitent son insertion dans le monde. C’est ainsi qu’il prend place
dans le jeu de cartes bihebdomadaire, ou joue son rôle au sein de la cellule
politique. La mère de famille également reste en rapport constant avec les
lieux de son action. Sur le chemin du retour, elle voit tour à tour l’épicier, le
boucher, le vendeur de journaux. Elle continue à occuper sa place. Son
foyer ne s’offre pas comme bouleversé fondamentalement, mais
provisoirement secoué.
Le dimanche, les réunions de famille sont maintenues et les sorties à la
campagne chez les grands-parents se poursuivent. Le cinéma, le théâtre, les
manifestations sportives continuent à informer la personnalité en y suscitant
réactions affectives, options, relations dynamiques.
On voit donc qu’il n’existe pas de coupure. Le thérapeute n’a jamais en
face de lui un exclu, un isolé. Le psychiatre se trouve au contraire confronté
à une personnalité dont les relations avec le monde demeurent vivaces et
actives. Le malade continue à être imprégné par la société, la famille, le
milieu professionnel. Il n’y a pas un malade aux antennes coupées. On sait
que dans beaucoup de formations psychiatriques, le malade est légalement
privé de visites pendant quinze jours, confiné dans un pavillon, et n’a à
présenter que ses symptômes au psychiatre.
À l’hôpital de jour, le psychiatre a devant lui une maladie vécue par un
malade, une personnalité en crise au sein d’un environnement toujours
actuel. C’est là une étude concrète, dynamique, in vivo de la maladie. Alors
l’ambivalence n’est pas seulement un trouble de l’affectivité in abstracto,
isolée comme symptôme dans un délire ou au cours d’un entretien. C’est
une ambivalence manifeste, perceptible, qui dilacère quotidiennement
l’unité synthétique de l’homme et du milieu.
La symptomatologie s’offre dialectiquement et c’est dialectiquement que
le psychiatre pense et agit. La sémiologie descriptive, si capitale dans la
période asilaire, passe au second plan, au bénéfice d’une approche
existentielle et non plus nosologique9. Nous voyons le malade vivre sa
maladie, développer des formations réactionnelles, des inhibitions, des
identifications dans son cadre naturel. Et c’est à partir de ces conduites du
moi que nous pouvons comprendre dynamiquement la structure en cause,
l’indigence du moi, les assauts auxquels il doit faire face ; bref, c’est à
partir de cette existence pathologique que nous décidons du lieu et du type
de notre action. Mais ce que nous décidons inclut dialectiquement tous les
éléments de la situation. Il n’y a pas approche pointilliste des différents
symptômes, mais attaque globale d’une forme d’existence, d’une structure,
d’une personnalité engagée dans des conflits toujours actuels.
À l’hôpital psychiatrique, nous pouvons autoriser le malade à garder ses
vêtements personnels, sa cravate, sa ceinture ; nous pouvons dans quelques
cas lui laisser son rasoir mécanique, de l’argent, son alliance… À l’hôpital
de jour, le problème s’inverse. L’institution, en fait, n’a aucune prise sur la
liberté du malade, sur son apparaître immédiat. Par la simple confrontation
du malade et de l’institution, il n’y a pas remise en question des formes
d’être. Il y a par contre remise en question progressive des formes
d’existence, des contenus existentiels. Le malade hospitalisé au CNPJ se
rase tous les matins dans sa cuisine ou dans sa salle de bains avec son
rasoir, choisit sa cravate, côtoie un précipice, traverse des rues, longe le
lac… La femme hospitalisée au CNPJ, chaque matin dans son gourbi et au
milieu des siens, se lave, se brosse les cheveux, se maquille… Le fait pour
le malade de se tenir en mains à travers l’habillement, la coupe de cheveux,
et surtout le secret de toute une partie de la journée passée en dehors du
milieu hospitalier renforce et en tout cas maintient sa personnalité à
l’opposé de l’intégration dissolvante dans un hôpital psychiatrique qui
ouvre la voie aux fantasmes de morcellement corporel ou d’effritement du
moi10.
M. Klein et S. Ferenczi, entre autres, nous ont suffisamment signalé
l’importance de cette culture de son propre corps comme mécanisme
d’évitement de l’angoisse. L’internement brise le narcissisme du malade, le
crucifie dans ses tentatives hédoniques et l’engage de manière traumatisante
dans la voie de la régression, du danger et de l’angoisse.
Dans une autre perspective, l’hospitalisation de jour nous permet
d’analyser l’attitude particulière du groupe familial à l’égard du malade et
de la maladie mentale. Avec l’hôpital psychiatrique, la tendance était forte
pour la famille de se désengager11, d’exclure le malade. Et certes, le rejet
familial vise davantage la pathologie, la maladie ; mais le malade ne vit-il
pas cette conclusion comme une authentique condamnation de son essence,
de sa vérité ? En rejetant la pathologie, en se démarquant d’avec la maladie,
la famille déclare ne pas reconnaître cette excroissance. La famille décide
de méconnaître un de ses membres et l’interne. L’unité familiale se trouve
ainsi brisée. Or, la question que soutient la maladie, n’est-ce pas celle du
fondement de l’être en tant que sujet ? Le qui suis-je en définitive ? N’est-
ce pas l’interrogation lancinante que nous réédite le malade mental à des
niveaux multiples et selon des registres différents ? Et si la famille, dans sa
réponse décisive, signifie au malade qu’elle ne l’identifie plus, qu’elle ne le
reconnaît plus, qu’elle participe à une essence fondamentalement différente
de la sienne, quelles possibles désintégrations et quels innombrables ponts
offerts alors aux fantasmes et aux régressions !
L’hospitalisation de jour permet à la famille de prolonger la bataille de
l’unité. Elle offre à la famille les moyens d’éviter l’amputation. Elle permet
au malade de rester dans le corps familial, d’y occuper sa place et d’être
encore porteur de significations, pôle d’activités, élément dynamique au
sein de l’unité familiale. L’hospitalisation de jour permet au thérapeute
d’expérimenter concrètement la famille en tant que valeur normative. Et le
thérapeute, chaque jour, s’appuie réellement sur la famille, lieu de toutes les
médiations.
On comprend que soient évités les phénomènes « vertigineux de la
sortie », les rechutes spectaculaires, les difficultés de réadaptation, puisque
aussi bien le malade n’a pas rompu avec son milieu et que la thérapeutique
s’est précisément développée en tenant compte de la réalité
multirelationnelle de l’individu malade.
Présence du conflit
La formule hôpital de jour suppose et explicite une théorie générale de la
dynamique de la maladie mentale. Si le symptôme psychiatrique témoigne
de la submersion du moi par des forces instinctuelles, anormalement
véhémentes, si la maladie est la manifestation d’une existence conflictuelle
sans espoir, la tendance est forte de soustraire le malade des conditions
d’éclosion et d’activité du conflit. Le caractère pathogène du conflit est
privilégié. On assiste dans l’internement à une authentique chosification du
conflit. Donc du malade. En dressant entre le malade et les conditions
extérieures le mur de l’asile, on nie magiquement l’une des données les plus
essentielles dans la genèse d’une personnalité, qui postule que le conflit est
le malade. On ne peut scotomiser pendant longtemps le fait que la situation
conflictuelle est la conclusion de la dialectique ininterrompue du sujet et du
monde. On insiste systématiquement sur l’événement et on minimise
l’histoire. Il ne s’agit évidemment pas de la biographie, de l’anamnèse, mais
de l’histoire du sujet en tant qu’elle contient sur le plan des intégrations
successives le conflit et les éléments de son dépassement.
Un cerveau malade ne peut pas devenir sain en niant la réalité.
L’internement diminue la violence du conflit, la nocivité de la réalité. Mais
c’est au cœur du dialogue syncopé établi entre la personnalité globale et son
environnement que doit s’opérer la guérison, la mise en question ordonnée
des structures pathologiques établies. L’action sur le réel – et le malade est
un des éléments du réel – est unifiante. Elle ne peut se développer
valablement en ordre dispersé. Le malade hospitalisé dans une formation
psychiatrique voit disparaître les symptômes, assiste à leur atténuation, mais
ces symptômes demeurent étrangers, incompris, scandaleux. Ils ne sont pas
appropriés et thématisés. Nous restons indéfiniment sur le plan magique.
Mais, dira-t-on, ne s’agit-il pas ici d’une description de la thérapeutique
psychiatrique en clientèle privée ? L’hôpital de jour, en neuropsychiatrie,
est-ce simplement une modalité des thérapeutiques externes ? Nous
répondons fermement par la négative. En réalité, le malade de l’hôpital de
jour garde un contact limité avec les conditions conflictuelles. Le thérapeute
contrôle l’action du conflit, interpose entre les messages sociaux
pathogènes ou les substrats fantasmatiques le tampon de l’hospitalisation
diurne. La durée d’action du conflit est diminuée et le moi se renforce en
vue d’affrontements imminents et quotidiens. Les malades hospitalisés ont
été presque toujours soignés auparavant, soit en clientèle, soit dans les
différents dispensaires de neuropsychiatrie. Avec l’hospitalisation de jour, le
noyau névrotique peut être attaqué sur le plan existentiel et la personnalité
dans le même temps effectue ses restructurations, ses remises à jour.

Le centre de Tunis
Notre expérience tunisoise a confirmé ces données théoriques et nous a
permis de préciser les limites très larges dans lesquelles l’hôpital de jour
peut avoir une efficacité réelle. Le centre de Tunis est créé depuis bientôt
deux ans. Plus de 1 200 malades y ont été hospitalisés au cours de cette
période. Le service est réparti en deux sections : quarante hommes et
quarante femmes. Nous admettons toutes les catégories nosologiques,
depuis le bégaiement jusqu’à l’érotomanie délirante, en passant par les
schizophrénies et les tentatives de suicide.
L’absence de service de neurologie à l’Hôpital Charles-Nicolle nous a
placés dans l’obligation d’admettre selon le même principe des malades de
neurologie : scléroses en plaques au début, comitialités d’apparition brutale
dont l’étiologie demandait à être précisée, parkinsoniens aggravés ou mal
contrôlés se sont ainsi succédé au CNPJ. Chaque fois qu’un processus
tumoral a été suspecté, il fut pratiqué une encéphalographie gazeuse. Près
de soixante-dix malades, soit pour tumeur probable, soit dans une
perspective de pneumo-choc, furent insufflés. Vingt tumeurs ont ainsi été
diagnostiquées et une anxiété pantophobique et un délire secondaire à une
démence ont spectaculairement régressé. Aucun incident n’est à signaler et
les malades qui le matin avaient reçu de 100 à 150 cm3 d’air sont sortis
tranquillement à 17 heures.
Les schizophrénies admises, à majorité paranoïde, ont été soignées par la
cure de Sakel classique. Il ne s’agit pas de choc humide, mais de véritables
comas qui dans certains cas atteignent le cinquième degré de l’école sud-
américaine. La cure débute à 7 h 30 et le malade est réveillé à 12 heures,
selon la technique habituelle. Il reste sous surveillance médicale l’après-
midi, participe aux activités collectives et aux séances de psychothérapie.
Le soir il rejoint son foyer. La famille reçoit toutes les consignes nécessaires
en cas de reprise de coma et à toutes fins utiles un numéro de téléphone lui
est communiqué en cas d’événements graves12. Quoique plus de cent
malades aient été soignés par l’insulinothérapie, un seul schizophrène,
insulinorésistant, a présenté deux reprises de coma nocturnes, sans
complications.
Les différentes thérapeutiques psychiatriques sont généralement
appliquées au CNPJ. Nous insistons particulièrement sur les
psychothérapies de groupe ou individuelles. C’est ainsi que nous avons
constitué des groupes de six à huit malades qui se réunissent l’après-midi.
Chaque malade expose à son tour ses difficultés et chaque membre du
groupe est amené à donner son avis sur les attitudes adoptées par le malade
face à ces difficultés. Ainsi sont étudiés pour chaque patient, à partir de
situations toujours concrètes et vécues, les différents mécanismes de
projection, d’identification, etc.
À côté de ces psychothérapies de groupe, des psychothérapies
individuelles sont quotidiennement pratiquées, depuis la banale
psychothérapie dite de soutien jusqu’à la cure psychanalytique, en passant
par les psychothérapies d’inspiration psychanalytique. Dans la cure
psychanalytique, nous pratiquons l’apaisement, nous favorisons la
reconstruction du fantasme et, en règle générale, nous adoptons une attitude
active au sens de Ferenczi.
Si l’hôpital de jour est un instrument thérapeutique remarquable, il est
cependant des cas où cette formule se révèle insuffisante ou inapplicable.
Ce sont les cas où la participation organique à la maladie mentale est
massive, dominante, les cas où se posent des problèmes thérapeutiques
graves. Il s’agit surtout alors de psychoses aiguës, maniaques ou
confusionnelles, qui nécessitent une véritable thérapeutique d’urgence et
une surveillance médicale constante13. D’ailleurs, grâce aux progrès de la
chimiothérapie, le temps d’hospitalisation complet peut être
considérablement raccourci et très tôt le malade peut être pris en charge par
l’hôpital de jour.
C’est le cas aussi des bouffées aiguës marquant le début des psychoses
graves, comme par exemple la schizophrénie ; le delirium tremens avec sa
perturbation biologique échappe lui aussi à l’hôpital de jour, de même que
les démences organiques. Enfin, ne peuvent être justiciables de l’hôpital de
jour les malades dont le délire actif entraîne des réactions agressives
dangereuses et bien entendu les malades faisant l’objet de mesures de
police, les médico-légaux.
Ainsi tout un secteur de la psychiatrie échappe à l’hôpital de jour, secteur
non négligeable qui fournit habituellement un contingent important de la
clientèle hospitalière psychiatrique. Si nous mettons de côté le problème des
démences qui malgré tous les efforts ne relèvent actuellement encore que
d’une assistance de type asilaire, on peut remarquer que tous les autres cas,
a priori exclus de l’hôpital de jour, peuvent très bien, après disparition des
phénomènes aigus, relever de l’hospitalisation diurne. Par ailleurs, il est un
problème que pose la formule de l’hôpital de jour : c’est celui des malades
habitant trop loin du centre hospitalier et qui ne peuvent faire tous les jours
le trajet aller et retour. De même faut-il signaler la misère économique ou
physiologique qui interdit ce type d’hospitalisation par les déplacements
qu’il entraîne.
Si l’on veut donc multiplier au sein des hôpitaux généraux des services
de psychiatrie ou de neuropsychiatrie – et c’est le but vers lequel doit tendre
tout plan de lutte contre la maladie mentale –, il convient de trouver une
solution qui pallie les inconvénients de l’hôpital de jour tout en conservant
cette formule pour nous idéale. Bien des accommodements sont possibles
en tenant compte des réalisations déjà existantes : par exemple, on peut
transformer les hôpitaux psychiatriques départementaux en services de
psychiatrie, qui accueilleraient pour un temps limité les cas psychiatriques
aigus. On peut aussi imaginer une formule mixte, une certaine proportion de
lits du service de psychiatrie étant réservée à l’hospitalisation de jour,
l’autre à l’hospitalisation à temps complet. Dans ce cas, pour éviter la
transformation de l’hôpital de jour en un banal service ouvert, il
conviendrait de prévoir une législation stricte, limitant par exemple
l’hospitalisation complète aux malades géographiquement éloignés et
restreignant la durée d’hospitalisation des malades aigus. Ce ne sont là que
des exemples et on peut aisément en imaginer d’autres. Ce qu’il faut, en
tout cas, c’est éviter à tout prix la création de ces monstres que sont les
hôpitaux psychiatriques classiques.
Conclusion
Notre expérience tunisienne, qui se poursuit maintenant depuis plus de
vingt mois, a permis de vérifier le bien-fondé des données théoriques sur
l’hospitalisation de jour en psychiatrie. Tant sur le plan thérapeutique que
sur le plan prophylactique, le CNPJ de l’Hôpital Charles-Nicolle a fait la
preuve de son efficacité : le nombre élevé des malades traités (plus de
1 200) et la durée moyenne de séjour raccourcie à vingt-cinq jours sont
suffisamment éloquents et se passent de commentaires.
Par ailleurs, notre expérience prouve que cette technique, née dans des
pays à développement économique élevé, a pu être transplantée dans un
pays dit sous-développé sans rien perdre de sa valeur. L’hospitalisation de
jour est de loin la forme d’assistance psychiatrique la plus adéquate à la
maladie mentale, celle qui s’adapte le mieux aux découvertes modernes sur
l’étiologie des troubles mentaux. La multiplication de petits services de
psychiatrie rattachés aux hôpitaux généraux, dans lesquels la part la plus
importante doit être réservée à l’hospitalisation de jour, nous semble être la
base de tout plan d’équipement psychiatrique d’un pays14. Quelques rares
hôpitaux psychiatriques autonomes peuvent être créés à la condition d’être
réservés à une certaine catégorie de malades mentaux ne pouvant
absolument pas être traités dans le service de psychiatrie type service ouvert
ou hôpital de jour. De toute façon, ces hôpitaux doivent être en nombre
limité et de capacité réduite ; il semble actuellement absurde de créer des
formations psychiatriques de plus de deux cents lits.
Enfin, une législation très stricte doit être établie, garantissant au
maximum la liberté du malade en retirant tout aspect carcéral et coercitif à
l’internement.

Notes
1. La Tunisie médicale, vol. 37, no 10, 1959, p. 713-732.
2. L’un des auteurs a ouvert et dirigé pendant deux ans le seul service ouvert de l’Algérie. La
législation française appliquée en Algérie permet, en effet, sur décision médicale, la transformation
d’un placement ouvert en placement fermé.
3. [Dans sa thèse, Fanon distinguait ainsi les positions de Ey et de Lacan : le délire n’est pas
créativité, mais passivité absolue du moi.]
4. Voir [la] thèse [de Jacques] AZOULAY, La Socialthérapie en milieu nord-africain, Alger, 1956.
5. [La référence à Mauss est toujours signifiante chez Fanon. C’était déjà le cas dans l’article
de 1954 avec Jacques Azoulay sur « La socialthérapie dans un service d’hommes musulmans » (voir
supra, p. 306). Il s’agit ici de l’Essai sur le don qui marque toute l’analyse fanonienne de la culture,
dynamique ou morte. Il est probable que Fanon a découvert Mauss via Gurvitch, dont sa bibliothèque
contient plusieurs livres. Mauss écrit : « Ce sont donc plus que des thèmes, plus que des éléments
d’institutions, plus que des institutions complexes, plus même que des systèmes d’institutions divisés
par exemple en religion, droit, économie, etc. Ce sont des “touts”, des systèmes sociaux entiers dont
nous avons essayé de décrire le fonctionnement. Nous avons vu des sociétés à l’état dynamique ou
physiologique. Nous ne les avons pas étudiées comme si elles étaient figées, dans un état statique ou
plutôt cadavérique, et encore moins les avons-nous décomposées et disséquées en règles de droit, en
mythes, en valeurs et en prix. C’est en considérant le tout ensemble que nous avons pu percevoir
l’essentiel, le mouvement du tout, l’aspect vivant, l’instant fugitif où la société prend, où les hommes
prennent conscience sentimentale d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d’autrui. Il y a, dans
cette observation concrète de la vie sociale, le moyen de trouver des faits nouveaux que nous
commençons seulement à entrevoir. Rien à notre avis n’est plus urgent ni fructueux que cette étude
des faits sociaux » (Marcel MAUSS, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les
sociétés archaïques », L’Année sociologique, Nouvelle série, vol. 1, 1923-1924, p. 103 ; repris dans
Marcel MAUSS, Sociologie et anthropologie, recueil publié par Georges Gurvitch, PUF, Paris, 1968,
p. 275).]
6. [Comme dans l’article avec Asselah sur l’agitation, supra, p. 369, Fanon prend ici ses distances
avec Tosquelles.]
7. [Les notions de valence émotionnelle et, ci-dessous, de relations dynamiques ou d’ambivalence
vis-à-vis du milieu viennent de l’œuvre du psychologue américain Kurt Lewin (1890-1947),
introduite en France par son collègue français Paul Guillaume (1878-1962) et dont la bibliothèque de
Fanon contient plusieurs volumes. Sartre, dans L’Être et le Néant, se réfère en détail au concept
lewinien d’« espace hodologique » : « L’espace originel qui se découvre à moi est l’espace
hodologique ; il est sillonné de chemins et de routes, il est instrumental et il est le site des outils.
Ainsi le monde, dès le surgissement de mon pour-soi, se dévoile comme indication d’actes à faire,
ces actes renvoient à d’autres actes, ceux-là à d’autres et ainsi de suite » (Gallimard, Paris, 1943,
p. 386). L’idée d’un monde comme espace d’actes à accomplir est essentielle dans la
phénoménologie de Peau noire, masques blancs.]
8. [Dans la quatrième Étude psychiatrique, sur « La notion de “maladie mentale” », Ey écrit
précisément : « La psychiatrie est une pathologie de la liberté, c’est la médecine appliquée aux
amoindrissements de la liberté. Toute psychose, toute névrose est essentiellement une somatose, qui
altère l’activité d’intégration personnelle (conscience et personnalité) » (op. cit., p. 77).]
9. [Cette analyse fait écho à bien d’autres écrits cliniques ou théoriques de Fanon au cours de cette
période, dont témoigne également une intéressante page manuscrite, non datée (1955 ? 1956 ?),
figurant dans les archives Fanon à l’IMEC (cote FNN 1.6), où on peut lire ces quatre fragments,
séparés à chaque fois d’une ligne : « Les troubles mentaux, loin de se rapprocher d’entités cliniques
communes, s’éloignent plutôt de la pensée normale. » « Il y a l’évolution des fonctions nerveuses :
celles de l’inconscient instinctivo-affectif, celles des fonctions du réel/forme [terme illisible]. » « Si
le djinn sous sa forme agressive apparaît au cours de la maladie mentale, c’est qu’il y a ambivalence
envers lui. » « Les idées délirantes d’un malade sont ce malade. Elles expriment ses croyances et sa
personnalité. »]
10. [Passage à rapprocher des célèbres analyses sur la fragmentation corporelle sous le regard
clinique du raciste dans Peau noire, masques blancs, p. 93 (Œuvres, p. 158).]
11. Ce qui prouve, sur le plan phénoménologique, que si le malade fuit la société, cette dernière à
partir d’un certain stade d’évolution n’essaie plus de le retenir.
12. On explique à la famille la raison de la décision thérapeutique, le mécanisme d’action du
traitement, le rôle qui lui revient. Cette explication nous paraît jouer un rôle important en ce qu’elle
introduit la constellation familiale dans la dynamique de la guérison. Pareillement, une fiche est
confiée au malade pendant toute la durée du traitement qui signale que des doses d’insuline lui sont
quotidiennement administrées. Cette fiche rappelle les fiches des diabétiques.
13. Plusieurs psychoses confusionnelles colibacillaires ou du post partum ont cependant été
soignées au CNPJ.
14. [Plus qu’un bilan, ce texte est donc déjà le projet d’une politique de santé publique pour les
maladies mentales.]
Rencontre de la société
et de la psychiatrie

Cours de psychopathologie
sociale de Frantz Fanonà
l’Institut des hautes étudesde
Tunis, notes prises par Lilia
Ben Salem,Tunis, 1959-19601

Introduction
par Lilia Ben Salem

Il s’agit du cours que le docteur Frantz Fanon a donné à l’intention des


étudiants inscrits dans le cadre des licences de sociologie et de psychologie
au certificat de psychologie sociale, au cours de l’année universitaire 1959-
1960. J’étais alors étudiante en première année de licence de sociologie.
Très intéressée par l’œuvre de Fanon et par ce cours, j’ai conservé les notes
que j’avais prises alors sans les relire. Des années plus tard, alors que se
préparait un hommage à Fanon auquel je ne pouvais assister, j’ai parlé de
ce texte à un collègue et ami de l’université d’Oran, Abdelkader Djeghloul,
et lui ai envoyé mes notes après les avoir relues et dactylographiées 2 . J’ai
beaucoup hésité, ne sachant plus si elles étaient complètes, vraiment fidèles
au discours de Frantz Fanon, si j’avais été absente à certains cours… Je
me rappelais cependant que j’avais été très attentive et que Frantz Fanon
s’exprimait clairement, opérant une nette distinction entre le cours
proprement dit, ce que j’avais transcrit, et ses commentaires ; je ne pensais
pas qu’elles seraient publiées et n’ai pas su qu’elles l’avaient été par
l’université d’Oran. J’essaierai d’évoquer ici, en même temps que la
création de la licence de sociologie, dès 1959, en Tunisie, le contexte dans
lequel, au lendemain de l’indépendance du pays, l’Institut des sciences
sociales a choisi de privilégier les problèmes de la Tunisie voire du
Maghreb en construction.
La Tunisie a recouvré son indépendance en mars 1956. Elle a, durant les
années 1956 et 1957, consolidé sa souveraineté dans la plupart des
domaines : mise en place de l’Assemblée constituante ; formation d’un
gouvernement dirigé par Habib Bourguiba ; tunisification de l’appareil de
sécurité intérieur et extérieur (18 avril 1956) ; rétablissement du ministère
des Affaires étrangères (3 mai 1956) ; mise en place d’un nouvel appareil
administratif avec la nomination de quatorze gouverneurs ; tunisification
de l’administration ; institution de l’armée tunisienne (1er juillet 1956) ;
réforme du système judiciaire en vertu des principes de sécularisation,
d’unification et de tunisification (3 août, 17 août et 25 septembre 1956),
transfert au gouvernement tunisien de la radiodiffusion, Code de l’état civil
(18 juillet 1957)… Une vaste réforme de l’enseignement a été engagée en
1958 (loi du 4 novembre 1958) ; elle concernait les cycles primaire et
secondaire.
L’université de Tunis ne verra le jour que par le décret du 31 mars 1960.
Une École normale supérieure avait été créée en octobre 1956 pour former
les cadres de l’enseignement secondaire. Mais l’enseignement supérieur, ou
plutôt un embryon d’enseignement supérieur, restait assuré par l’Institut
des hautes études qui dépendait des universités françaises. Les étudiants
commençaient leurs études à l’Institut des hautes études, puis les
terminaient dans une université française. C’est dans ce contexte que fut
instituée en 1959 la licence de sociologie. Les étudiants en lettres
préparaient à Tunis le certificat d’études littéraires générales
(propédeutique) ; quelques premiers certificats de licence ont été créés
après 1956, notamment en arabe, histoire, géographie. En 1958, est institué
un premier certificat de la licence de philosophie, le certificat de morale et
sociologie. Cette initiative correspondait moins à une volonté de donner
aux étudiants la possibilité de faire une licence de philosophie à Tunis qu’à
la disponibilité de professeurs agrégés qui, depuis plusieurs années,
enseignaient cette discipline dans le secondaire et à l’Institut des hautes
études. Deux d’entre eux avaient entamé une thèse de doctorat, Jean
Cuisenier 3 et Carmel Camilleri 4 . Georges Granai, qui avait été l’élève de
Georges Gurvitch, fut appelé à enseigner la sociologie.
Il convient de rappeler que la sociologie suscitait un intérêt en Tunisie
dans le contexte de la politique de développement. L’Institut des hautes
études avait initié, depuis le printemps 1951, un cercle d’études
sociologiques, ethnologiques et géographiques qui s’était donné pour
objectif d’entreprendre un certain nombre d’études. En octobre 1955,
l’Institut avait organisé un colloque sur les niveaux de vie en Tunisie auquel
avait participé Paul Sebag, qui enseignait alors au Lycée Carnot. Nommé
peu après chargé de recherche à l’Institut des hautes études, il entreprendra
avec quelques collègues un certain nombre de monographies sur les
salariés de la région de Tunis et sur les quartiers périphériques de la
capitale 5 .
C’est dans ce contexte que fut décidé, avec l’appui de Jacques Berque, la
création de la licence de sociologie, en même temps qu’à la Sorbonne en
1959, ainsi que celle du Centre d’études sociales sous la direction de
Georges Granai. Les étudiants de la première promotion étaient peu
nombreux, étudiants qui avaient suivi les enseignements du certificat de
morale et sociologie et qui avaient décidé de renoncer à la philosophie,
ainsi que quelques nouveaux bacheliers tunisiens, algériens, français et
d’autres nationalités qui, pour la plupart, étaient déjà entrés dans la vie
active. C’était l’époque de la guerre d’Algérie et Tunis accueillait des
réfugiés et nombre de militants de la cause algérienne. La plupart de ces
étudiants considéraient que la connaissance de nos sociétés, notamment
tunisienne et algérienne, était incontournable dans le projet que nous
partagions de contribuer par de solides analyses scientifiques à leur
indépendance et à leur développement. Jacques Berque ne répétait-il pas
sans cesse qu’« il n’y a pas de pays sous-développés, il n’y a que des pays
sous-analysés » ?
La licence de sociologie comprenait quatre certificats, un certificat de
sociologie générale, un certificat de psychologie sociale, un certificat
d’économie politique et sociale ; le quatrième certificat était au choix des
étudiants ; ceux qui sont restés à Tunis ont dû préparer le certificat de
géographie humaine de la licence de géographie ; d’autres sont partis en
France où ils se sont inscrits notamment à un certificat d’ethnologie.
C’est dans le cadre du certificat de psychologie sociale, que suivaient
également des étudiants inscrits en licence de psychologie, que Frantz
Fanon, psychiatre à Tunis depuis 1957, après avoir quitté l’Algérie d’où il
avait été expulsé 6 , a proposé – sans doute à la suggestion de Claudine
Chaulet, réfugiée également avec son mari, le docteur Chaulet, à Tunis et
chercheure à l’Institut des hautes études – de faire un cours semestriel de
psychopathologie sociale. Ce cours, qui avait lieu en fin d’après-midi, était
fréquenté non seulement par les quelques étudiants des deux licences, mais
aussi par un public composite formé de médecins, d’universitaires, de
militants algériens, d’hommes politiques… Au point qu’il revêtait un
caractère mondain et inhabituel en milieu universitaire tunisien.
Le cours proprement dit était le centre de ses interventions, mais les
digressions étaient pour nous aussi importantes et passionnantes. Il nous
parlait de son expérience de psychiatre à l’hôpital de Blida, de ses conflits
avec ses collègues quant aux méthodes d’intervention psychiatrique ; il
défendait les nouvelles méthodes qu’il préconisait, sociothérapie et
psychothérapie institutionnelle, ce qui à cette époque était révolutionnaire
dans ce domaine. Il évoquait aussi les relations entre Noirs et Blancs – il
avait publié en 1952 Peau noire, masques blancs. Il nous parlait aussi de
l’oppression coloniale et de la violence, du racisme qu’il avait éprouvé dès
sa jeunesse, notamment dans l’armée française qu’il avait rejointe à la fin
de la Seconde Guerre mondiale 7 , ou encore à l’université à Lyon où il était
« dévisagé, remarqué, isolé 8 », du racisme à l’égard des Noirs, à l’égard
des colonisés et plus particulièrement des Algériens à la cause desquels il
s’était identifié 9 , du racisme qui s’inscrivait dans la culture de la société
qui le produisait 10 . Il évoquait l’école d’Alger de psychiatrie, caractérisée
par une attitude raciste du corps médical à l’égard des patients nord-
africains, considérés comme des « hommes primitifs dont l’évolution
cérébrale est anatomiquement défectueuse 11 ». Il avait pour projet de
lutter contre toutes les formes d’aliénation. Ses analyses et la passion qui
l’animait nous impressionnaient. Il était en train d’écrire L’An V de la
révolution algérienne. Nous admirions en lui le militant de la
décolonisation et de l’indépendance de l’Algérie, son refus de toutes formes
de soumission et d’inégalités. Il nous a beaucoup appris. Cela
correspondait à nos interrogations du moment.
Il avait invité quelques-uns d’entre nous, les étudiants du CES de
psychologie sociale, à assister à ses consultations le jeudi matin dans le
cadre du Centre de psychiatrie de jour de l’Hôpital Charles-Nicolle à
Tunis. À son arrivée à Tunis, il avait été d’abord nommé à l’hôpital
psychiatrique de La Manouba ; mais, confronté aux réticences de ses
confrères quant à son interprétation « sociologique » de la maladie
mentale, il avait obtenu du secrétaire d’État à la Santé et aux Affaires
sociales sa mutation au service neuropsychiatrique de l’Hôpital Charles-
Nicolle, où il fut plus libre de rester fidèle à ses principes. Il eut l’heur d’y
créer avec une jeune équipe un centre de neuropsychiatrie de jour, « lieu de
Fanon à Tunis » selon Alice Cherki.
Au cours de ses études de médecine, Frantz Fanon avait en même temps
suivi à la Faculté des lettres de Lyon des cours de philosophie (il avait été
entre autres l’élève de Merleau-Ponty), de sociologie, d’ethnologie, de
psychologie. Il avait aussi, à la faveur d’un stage à l’hôpital de Saint-Alban
en Lozère, eu l’occasion de travailler avec le docteur François Tosquelles,
psychiatre d’origine espagnole et militant antifranquiste, pionnier de la
psychothérapie institutionnelle 12 . Sa collaboration avec Tosquelles, écrit
Alice Cherki dans son introduction aux Damnés de la terre, fut pour lui une
formation déterminante, et sur le plan de la psychiatrie et sur celui de ses
futurs engagements.
Nommé en novembre 1953 médecin-chef à l’hôpital de Blida, il avait
pratiqué avec ses collègues la sociothérapie. Dérouté par les positions de
nombre de psychiatres qui avaient tendance à ne considérer que les signes
extérieurs de la maladie, il prêtait une attention particulière au milieu
social des malades. Il avait tendance à refuser le milieu carcéral de
l’hôpital psychiatrique.
Le Centre de neuropsychiatrie de jour avait pour caractéristique de faire
partie d’un hôpital général ; le malade mental y est un malade comme un
autre, moins stigmatisé que dans un hôpital psychiatrique ; le médecin
psychiatre a à sa disposition l’infrastructure matérielle de l’hôpital général
et est en relation quotidienne avec ses collègues internistes et chirurgiens.
Mais ce qui est le plus important, c’est que le malade y a une totale liberté ;
il passe la journée à l’hôpital mais rentre chez lui après 18 heures comme
n’importe quel travailleur, retourne tous les soirs à la vie civile, prend les
transports en commun, va au café, fréquente la mosquée, a une vie de
famille… Le recours à la socialthérapie implique que le malade ne soit pas
un être passif, mais doive « verbaliser, expliquer, s’expliquer, prendre
position » : « La socialthérapie arrache le malade à ses fantasmes et
l’oblige à affronter la réalité 13 . » Parmi les thérapeutiques psychiatriques
pratiquées, Fanon mettait l’accent sur les psychothérapies individuelles et
psychanalytiques, mais surtout sur les psychothérapies de groupe : en
groupes de six à huit malades, les uns et les autres exposent leurs
problèmes qui font l’objet de discussions et d’échanges d’expériences – il
s’entend que cette thérapie ne peut pas s’appliquer à des pathologies
lourdes.
Au cours des séances auxquelles j’ai assisté, le docteur Fanon recevait
beaucoup de malades. Il supportait difficilement le rythme que lui imposait
l’hôpital : il y avait toujours des heurts avec les infirmiers, qui jouaient en
même temps le rôle d’interprètes ; il s’apercevait souvent qu’on lui
résumait ce que disait le malade, or il estimait que toutes ses paroles
revêtaient de l’importance ; il s’attardait souvent à interroger les membres
de leurs familles et faisait faire des enquêtes à domicile par une jeune
assistante sociale qui travaillait avec lui. Ses consultations commençaient
entre 8 h 30 et 9 heures et ne finissaient jamais avant 1 h 30, 2 heures,
parfois 3 heures de l’après-midi. Il commentait longuement avec son équipe
les cas qui s’étaient présentés à lui, s’interrogeant toujours moins sur les
symptômes de la maladie que sur le milieu familial et social du patient.
Beaucoup de malades étaient algériens – certains venaient du maquis. Il
recevait aussi d’anciens fellaghas tunisiens. Il se plaisait à parler de ces
cas de militants qui avaient été confrontés à la violence et qui se révélaient
incapables de se réadapter à une vie civile et familiale normale. Loin de
faire l’apologie de la violence, il la jugeait incontournable en réponse à la
violence de la colonisation, de la domination, de l’exploitation de l’homme
par l’homme. Certaines de ses remarques nous paraissaient par trop
cyniques… J’avoue que son personnage nous fascinait. Il était autoritaire
tout en étant à l’écoute des autres, distant, passionné et passionnant ; on lui
posait des questions, mais il avait plutôt tendance à monologuer, à réfléchir
à haute voix. Ce n’était pas seulement le médecin qui s’exprimait, mais
surtout le philosophe, le psychologue, le sociologue…
Le fou est celui qui est « étranger » à la société. Et la société décide de se
débarrasser de cet élément anarchique. L’internement est le rejet, la mise à
l’écart du malade. La société demande au psychiatre de rendre le malade de
nouveau apte à réintégrer la société. Le psychiatre est l’auxiliaire de la
police, le protecteur de la société contre… Le groupe social décide de se
protéger et enferme le malade. Lorsque le malade quitte l’établissement
psychiatrique sans l’accord du médecin, il y a toute une suite de
conséquences. Les psychiatres ont réagi violemment contre ce rôle ; ils ont
demandé aux autorités de laisser une certaine marge de spontanéité à la
famille et au malade. Cette nouvelle façon de voir a porté ses fruits. On va
voir plus loin comment en pratiquant l’autoplacement, le malade mental
peut être conscient de sa maladie.
Le problème de la conscience de la maladie a posé des dilemmes. Il n’y a
pas de méthode pour constater si une maladie mentale a disparu ; à partir de
quel moment pouvons-nous dire que le malade est guéri ? Dès 1930, les
sociologues ont fourni à la psychiatrie des données intéressantes. Puisque
effectivement le malade a perdu le sens du social, il faut le resocialiser ;
pour certains, l’être socialisé est celui qui vit sans faire parler de lui.
Seulement, à quel groupe doit-on s’adapter ? On s’est aperçu que des êtres
pouvaient être admis dans le groupe familial et difficilement dans le groupe
de travail et inversement. Nous voyons des pervers sexuels qui sont des
réussites sur le plan social. Il y a chez le schizophrène, dans sa forme
catatonique, un repliement. Il y a des masochistes moraux : sont-ils
anormaux ? Est-ce que le but de l’homme est de ne jamais poser des
problèmes au groupe ?
On dit aussi que l’homme normal est celui qui ne fait pas d’histoires.
Mais alors, les syndicalistes qui revendiquent, qui protestent, sont-ils
normaux ? Quels sont les critères de normalité ? Pour certains, le critère est
le travail. Mais une prostituée travaille ! Or, ce peut être une névrosée. De
même, un chômeur est-il malade ? Beaucoup de chômeurs deviennent
malades, mais est-ce parce qu’ils sont chômeurs ? Le médecin est placé
entre la société et le malade. Par exemple, pour la correspondance, le
médecin lit les lettres venant de la société et destinées au malade. Et la
société s’efforce de contrôler le travail du psychiatre. Le malade semble
souvent guéri et rechute au moment de la sortie, parfois de façon grave
(tentatives de suicide par exemple). D’où l’effort pour créer une société
dans l’hôpital même : c’est la sociothérapie.
Avant, la vie à l’hôpital était inorganisée : divisions en quartiers, en
chambres, en cellules ; l’instrument essentiel était la clef. À la base de la
sociothérapie, certains principes.
1) La folie est interdite à l’hôpital. Avant, quand un malade se mettait à
crier, on disait qu’il remplissait sa fonction de fou. Toute manifestation
pathologique doit être accrochée ; la raison doit être opposée à la déraison
du malade. C’est une expérience extrêmement riche pour celui qui la
pratique. On ne peut être malade avec un cerveau sain, avec des connexions
neuroniques nettes ; à travers les connexions, il y a une sorte de voie
ouverte à travers laquelle le médecin doit s’introduire avec des principes
novateurs, donc la folie est permise.
2) Modification du rythme de la journée. Les trajets privilégiés du
malade étaient autrefois rangés par catégories. On a imposé un rythme. On
a créé des salles à manger, remis des fourchettes, des serviettes et on a
demandé aux malades d’avoir des attitudes normales. Il faut que le malade
travaille et touche une rétribution. Des concours sont organisés, des
réunions auxquelles le malade doit participer en présence du médecin. Le
problème de la tolérance du groupe à l’égard du malade est très important.
Difficultés de la sociothérapie : la tolérance à l’égard du malade peut être
à l’origine de dégâts matériels importants ; les médecins anglo-saxons ont
créé la salle de police avec garde champêtre.
On a dit que la sociothérapie crée une société fausse. Est-ce qu’on peut
domestiquer le milieu social comme le milieu naturel ?
Socialisation en fonction de la matière cérébrale.
Nous abandonnons la perspective sociologique classique pour la
neurophysiologie. La station bipède a redressé le corps, fait basculer la tête,
modelé le visage, augmenté la capacité de la boîte crânienne : cette
hominisation doit nous retenir :
– complexité croissante du système nerveux, du cerveau qui parvient à sa
phase terminale qu’est le cerveau de l’homme avec le développement
exagéré des hémisphères ;
– deux sortes d’intégration : intégration sous-corticale (chez beaucoup
d’animaux, le cortex est peu développé) : chez l’homme, sorte de
développement du manteau cérébral. Les intégrations sous-corticales ont
cédé la place au manteau cortical. Le cerveau de l’homme n’est pas
seulement plus gros, mais aussi plus compliqué. Le maximum de neurones
s’accompagne d’un maximum de facultés. Il existe un grand nombre de
faisceaux d’associations ; il n’y a pas de point de cerveau qui ne soit lié à
tous les autres.
Comment fonctionne le cerveau ? Il se comporte comme n’importe quel
protoplasme de l’animal le plus banal (phénomène de dépolarisation et de
repolarisation). Est-ce que le cerveau de l’homme est donné une fois pour
toutes ? Est-ce que l’enfant naît avec un cerveau qui se développe en
fonction d’un phénomène endogène (thèse de Cuvier) ; est-ce que le
cerveau est un produit social (à l’origine il n’y a rien), comme le suggère la
thèse de Lamarck ?
Il y a une dominance hémisphérique : on trouve le centre du langage au
niveau de l’hémisphère gauche ; des enfants présentant une hémiplégie
droite parlent. Quand l’hémisphère gauche est atteint, il y a inversion et le
cerveau droit prend la place du cerveau gauche. Les sourds ne naissent pas
muets : comme ils ne s’entendent pas, il y a progressivement abandon des
mouvements de parole originaires : on devient muet parce qu’on est sourd.
Le cerveau de l’homme a des potentialités énormes, mais il faut que ces
potentialités puissent se développer dans un milieu cohérent. Il faut que les
messages envoyés au cerveau puissent être reçus.
Pouvoir être socialisé, c’est d’abord avoir un cerveau normalement
constitué. Mais s’il s’agit d’une condition nécessaire, d’autres éléments
interviennent. Piaget accorde une grande importance au langage, mais,
avant le langage, il y a un stade préliminaire.
Au niveau du cerveau, il y a consubstantialité du nous et du moi : on ne
peut dire que l’enfant est égocentrique et ne voit pas le monde extérieur.
Otto Rank a décrit son « fameux » traumatisme de la naissance. Dans la
pratique de l’accouchement sans douleur, on s’aperçoit que l’accouchement
est un acte physiologique et non pathologique.
Appuyons-nous sur un certain nombre de faits : 1) un bébé de six mois ne
peut dormir sans lumière : il a toujours dormi la lumière allumée, il y a une
sorte d’intoxication des cellules cérébrales ; 2) un bébé de trois mois fait
une dermatose rebelle à tout traitement : la mère donnait le sein à l’enfant
comme à un objet de répulsion ; 3) un bébé de deux mois et demi ne dort
pas, ne mange pas, puis il arrive à manger mais maigrit : les parents ne
dorment pas non plus ; l’enfant, confié à la grand-mère, a repris, et s’est
remis à dormir ; 4) un bébé de quatorze mois ne dort pas, est agressif : le
père, au chômage, battait sa femme ; 5) un bébé de quatorze mois a des
vomissements incoercibles ; cela se révèle dû à l’attitude des parents envers
l’enfant : le père doute de sa paternité ; 6) un enfant ne sourit pas : la mère a
une double paralysie faciale.
Dès les premières semaines, apparaissent des stéréotypes. Il y a présence
constante du milieu social ; dès les premières minutes de sa vie, l’enfant est
pris en mains par le milieu social. Si certains enfants parlent tard, c’est
généralement parce qu’il leur faut lever des inhibitions qui se sont installées
dans la première enfance. Les cas de dyslexie peuvent être soignés.
La formation du moi.
Le point de vue neurologique rejoint le point de vue psychanalytique qui
veut que, lors de la phase de latence, tout soit mis en ordre. Lacan dit que
l’enfant, quand il naît, est « morcelé » (les associations ne sont pas encore
établies). À six mois, il se produit une mutation qui est la reconnaissance
par l’enfant de l’image de la mère et la certitude qu’acquiert l’enfant que
l’autre est égal au « moi » ; Lacan appelle ce stade le stade du miroir : si on
met un enfant devant un miroir, à quatre mois il ne se passera rien ; à sept
mois, jubilation extraordinaire : reconnaissance qu’il lie à l’image
maternelle. Le fait que je sois moi est hanté par l’existence de l’autre. Pour
l’homme, le stade du miroir est un stade usuel ; l’enfant réagit au visage
humain très tôt ; il y a réflexe conditionné.
L’enfant est très sensible aux modifications de l’atmosphère. Le cerveau
n’est pas faible constitutionnellement. Être socialisable, c’est pouvoir
maintenir une tension constante entre le moi et la société. Avec le langage,
cela se complique : le mot devient signal de signal. Si le milieu ne
m’autorise pas à répondre, il est clair que je m’atrophie, que je suis stoppé,
arrêté, que je ne peux avoir un rythme normal ; si le milieu m’enserre, il y a
conflit ; il n’y a pas cette perspective ouverte à la complexité fractionnelle
du cerveau. Être socialisé, c’est répondre au milieu social, accepter que le
milieu social influe sur le moi.
Le contrôle et la surveillance.
On a pu dire que les temps modernes étaient caractérisés par la mise en
fiches de l’homme. Le psychiatre intervient quand l’homme fait partie d’un
schéma de travail, d’une technique ; l’homme travaillant en équipe, à la
chaîne, a besoin d’être contrôlé.
Avant, on contrôlait un objet, on contrôlait le travail déposé dans un objet
matériel ; c’était un contrôle qualitatif. Puis, avec le développement du
marché, on a introduit une certaine quantification. Il a été question des
heures de travail, du nombre d’heures de présence au sein d’une chaîne de
production. C’est ce qui a été à l’origine de l’appareil à pointer.
L’appareil à pointer a des surnoms, le « marchandeur », le « grand-père ».
Le patron l’appelle l’« antivol ». Être un bon travailleur, c’est ne pas avoir
d’histoire avec l’appareil à pointer. Les rapports du travailleur avec
l’appareil sont stricts, minutés. L’homme ressent la présence de l’appareil
comme un poids. Être à l’heure, pour l’ouvrier, c’est être en paix avec
l’appareil. La notion morale de culpabilité est introduite ici. L’appareil
prévient et limite la culpabilité endémique du travailleur. Pour le patron,
l’appareil est indispensable. L’appareil, parce qu’il est continuellement
présent, introduit un certain nombre de conduites chez l’ouvrier. Il
représente l’appareil tout entier qui emploie l’ouvrier. Avant l’appareil, il y
avait possibilité pour l’ouvrier de s’excuser ; dès lors, l’ouvrier est
constamment rejeté dans la solitude avec impossibilité de persuader
l’employeur de sa bonne foi.
D’où les conduites pathologiques observées : tensions nerveuses ; colères
explosives ; rêves de ces ouvriers-cauchemars : un train qui part et qui me
laisse, une grille qui se ferme, une porte qui ne s’ouvre pas, un jeu qu’on ne
me laisse pas jouer, le patron s’est évanoui en laissant à sa place
l’appareil…
Mais, ce n’est pas simplement le rapport qui s’est réifié, c’est l’employé
aussi. D’où :
– absentéisme : on arrive en retard, mais on ne rentre pas par peur de
l’avertissement. L’ouvrier va chez le médecin et prend un congé de maladie.
Mais il y a le contrôle. Or, l’employé d’usine ne sait pas ce que c’est que
paresser. Il ressent de l’ennui ; il a l’impression d’être exclu du groupe,
d’être déplacé ;
– renforcement des attitudes obsessionnelles : le temps n’est plus [une]
chose au sein de laquelle je m’achemine de façon ordonnée, mais quelque
chose dont je dois sans cesse tenir compte ;
– accidents : il y a 50 % de plus d’accidents avant le travail qu’au retour,
alors pourtant que l’ouvrier est plus fatigué ;
– perte de contrôle des réflexes.
Y a-t-il des moyens de prévenir ces troubles ? Il faudrait que les patrons
et la collectivité puissent s’en préoccuper.
Les névroses des téléphonistes.
Le milieu étudié est l’inter de Paris. Le Guillant14, à partir de nombreux
cas, constate les phénomènes suivants chez les téléphonistes : sensation de
tête vide, travail intellectuel impossible ; impossibilité d’accoucher sans
douleur : perte du contrôle des réflexes ; phénomènes d’obsession ; troubles
de l’humeur dont souffrent le mari et le milieu familial ; les employées ne
peuvent plus supporter le bruit ; insomnies ; troubles somatiques : les
malades ne mangent pas, ont des maladies constantes. Tout cela influe sur la
vie conjugale.
D’où proviennent ces troubles ? Trop d’appels ; il faut garder le casque.
Le Guillant parle aussi de la table d’écoute contrôlée par la surveillante :
l’employée se sent constamment espionnée, elle doit se contrôler
constamment ; le corps en tant qu’il se manifeste est persécuté
hallucinatoirement par la perception d’oreille. Le rôle de l’employée
consiste à mettre en communication, à mettre des fiches, à s’abstraire.
Dans les services publics, la téléphoniste n’est pas surveillée et les
troubles ne sont plus alors dus qu’au caractère mécanisé de la profession et
non à la table d’écoute ou aux écouteurs. Nous avons là un exemple de ce
qu’on appelle en psychiatrie le « syndrome d’action extérieure », qui
déforme et qui est souvent à l’origine de suicides.

Les employés de grands magasins.


En particulier aux États-Unis, des caméras fonctionnent dans les grands
magasins sans que l’employé en soit averti ; il y a surveillance perpétuelle.
Évidemment, ce n’est pas seulement pour les employés, mais surtout pour
les voleurs ; il n’empêche que l’employé se sait constamment épié. D’où
des syndromes du même type que ceux des téléphonistes surveillées par la
table d’écoute. Au sein du milieu technique, on tend à réduire les
communications et à transformer l’homme en automate.
Problème du racisme (États-Unis d’Amérique).
Dans les sociétés cloisonnées, on observe un comportement caractérisé
par une tension nerveuse prédominante qui conduit assez vite à
l’épuisement. Chez les Noirs américains, le contrôle de soi est permanent et
à tous les niveaux, émotionnel, affectif… Cette cloison qui s’appelle color
bar est quelque chose de rigide, sa présence continuelle a quelque chose de
lancinant. Quand on lit les romans policiers de Chester Himes (La Reine des
pommes, Couché dans le pain 15, etc.), on perçoit très bien que la dominante
à Harlem est l’agressivité. Par une sorte d’introjection, l’agressivité du Noir
se retourne contre le Noir ; il y a reprise de la condamnation ; le Noir
« assume » sa propre condamnation. Notez l’importance des sentiments de
culpabilité chez le Noir comme chez le Juif.
On comprend que le « nègre » veuille quitter Harlem ; mais c’est vouloir
être blanc. La religion est souvent conçue comme un moyen de se
« blanchifier ». Quelquefois, on observe aussi d’autres tentatives comme :
celle qui consiste à montrer que le paradis est noir, que Jésus-Christ est noir
(voir Verts Pâturages 16) ; le thème de l’évasion dans les negro spirituals 17,
du départ, de l’envol ; le désir de devenir grand, d’être champion quelque
part – ainsi, la revanche historique du Noir américain à l’occasion de
manifestations sportives comme les jeux Olympiques.
Hantise du suicide : voir les blues et la musique noire américaine. Dans
certains blues, agressivité très nette : « Je prie Dieu que ce train allant vers
l’est s’écrase, que le mécanicien soit tué… » Les Noirs n’ont qu’une
ressource souvent : tuer. Quand un Noir tue un Noir, il ne se passe rien ;
quand un Noir tue un Blanc, toute la police est mobilisée.
Problème de la rencontre.
Dans quelle mesure, dans une société aussi cloisonnée que la société
américaine, un Noir peut-il rencontrer un Blanc ? Quand un Noir américain
est face à un Blanc, il y a tout de suite des stéréotypes qui interviennent ; il
ne faut pas qu’il soit « vrai » avec le Blanc parce que les systèmes de
valeurs ne sont pas les mêmes ; à la base, il y a un mensonge qui est le
mensonge de la situation. Avouer, c’est avouer qu’on fait partie de son
propre groupe social18 ; si le Noir est dominé, on ne peut exiger de lui un
comportement humain. Quand un Noir s’adresse à un Blanc, il a d’abord
une voix particulière, ainsi qu’une tournure et un style particuliers. Quand
l’élément blanc intervient à Harlem, la solidarité raciale se manifeste
aussitôt.
Problèmes de psychopathologie.
Dès l’enfance, la société intervient dans le développement de la
personnalité. Dans les romances des « nounous », déjà apparaît le thème de
la négritude : « Dors, dors, mon négro, prends ton bon temps, parce que
après ce n’est pas drôle. » Sorte de conditionnement par l’absurde. Il y a un
espace réservé avec ce que cela comporte de prohibition. Il y a tension
psychologique et musculaire intense qui va donner des céphalées, des
ulcères organiques. L’inquiétude est importante. Le rejet entraîne des
complexes d’infériorité. La difficulté de défendre son amour-propre
dévalorise cet amour-propre. Il y a en même temps une susceptibilité, une
sensibilité à fleur de peau.
La société « colonisée ».
Dans les territoires sous domination étrangère, on retrouve les mêmes
attitudes. Des Algériens s’enrôlèrent dans l’armée allemande, espérant la
libération de leur pays par l’Allemagne. Le Manifeste du 31 mai 1943
demandait le droit des Algériens à disposer d’eux-mêmes19. Réticence
énorme des Algériens à s’engager dans la guerre. On dit : « Les ennemis de
nos ennemis sont nos amis. » En 1939, la conviction du peuple algérien est
que les Allemands seront victorieux ; on appelle Hitler « Hadj Belgacem ».
En 1942, on institue les milices territoriales. Mais les hommes politiques
conscients de ce qu’était l’idéologie nazie ont expliqué qu’il ne fallait pas
se faire d’illusions. Les mouvements pronazis en Iran et en Irak étaient
avant tout antianglais ou antifrançais.
Il y a remise en place des valeurs ; quand l’indépendance est acquise, il
n’y a plus de gloire pour l’ancien combattant. Aimé Césaire dit que si les
Européens sont antihitlériens, c’est qu’Hitler a essayé de leur appliquer ce
qu’eux appliquent aux peuples qu’ils colonisent20.
Considérations ethnopsychiatriques.
On a décrit une dépendance du Malgache, une indolence de l’Hindou. En
1918, un professeur de neuropsychiatrie, le professeur Porot de la Faculté
d’Alger21, publie un traité de « psychiatrie musulmane » où il caractérise
ainsi le musulman : absence ou presque d’émotivité ; crédulité ; entêtement
tenace ; propension aux accidents et aux crises d’hystérie. Cependant, en
1932 (Annales médico-psychologiques), il dira que le Kabyle, intelligent,
échappe à la débilité mentale constatée chez les autres Algériens. En 1935,
Baruk, lors de la discussion d’un rapport, disait que l’Algérien est un grand
débile mental ; c’est un être primitif dont la vie est essentiellement
végétative et instinctive ; au moindre choc psychique, réactions
diencéphaliques plutôt que psychomotrices.
Le professeur Sutter revient sur la question : « Le primitivisme n’est pas
un manque de maturité, il est une condition sociale parvenue au terme de
son évolution » ; donc, on ne peut expliquer le primitivisme par la
domination ; ce primitivisme est appliqué d’une façon logique à une vie
différente de la nôtre, il a des assises beaucoup plus profondes.
Ces travaux de l’école d’Alger ne sont pas restés isolés. Des remarques
du même genre ont été faites à Marseille par le docteur Gallais à propos des
tirailleurs sénégalais. Le docteur Carothers a fait au Kenya une étude sur la
révolte des Mau-Mau et fait intervenir la notion de jalousie (les Anglais ont
marqué leur préférence pour certaines tribus) : rôle de la frustration de
l’amour du père symbolisé par le colonisateur anglais. Carothers affirme
que l’Africain, avec son manque total d’aptitude à la synthèse, ressemble à
un Européen lobotomisé. L’Africain est selon lui un lobotomisé constitutif
(voir Psychologie normale et pathologique de l’Africain, 1954). Ces
travaux lui ont alors permis d’entrer à l’OMS.
Rapports du colonisé et du travail dans une société colonisée.
Étudier les rapports de collaboration entre le colonisateur, le colon
autochtone et le colonisé, c’est montrer qu’il n’y a pas de rapport.
Le travailleur colonisé et l’État : l’État se donne d’abord comme
étranger. Le travailleur agricole d’hévéas d’Indochine ou le mineur du Sud-
Ouest africain ne sont pas comparables au paysan métropolitain. Le colon,
le patron s’est affirmé par la force ; le drapeau métropolitain hissé sur son
territoire, c’est une violation. Chez les mineurs du nord de la France, il y a
homogénéité, même s’il existe des revendications c’est dans le cadre du
cercle national, de l’univers national. Le colonisé ne peut concevoir de lutte
qu’en mettant en avant la contestation radicale de la domination de son pays
par un autre pays.
Avant l’arrivée des étrangers, le pays colonial n’existe pas, du moins il
existait à l’état de chose, à l’état naturel. L’action de la métropole s’exerce
sur la nature elle-même et sur les êtres en tant qu’ils sont encore à l’état de
nature. Le travail en tant qu’il féconde l’homme est le privilège du colon ;
seul le colon travaille à la fois sur la nature et sur les êtres. Autochtones et
brousse, Mitidja et entêtement paresseux sont les mêmes choses. De même
qu’il faut créer des pistes, de même il faut lutter contre la lèpre et le
paludisme, contre les indigènes ; il faut changer la nature malgré elle, lui
faire violence ; il faut brutaliser l’indigène, faire son bien malgré lui. Quand
on parle de l’or du Transvaal, on pense à l’entêtement du colon. Mais y a-t-
il hostilité réelle de l’autochtone ? Il y a plutôt inertie, aboulie, stagnation,
désir de perpétuer l’état actuel, d’où difficulté d’obtenir une action ; il y a la
paresse. Étudier le travail aux colonies, c’est en quelque sorte étudier la
paresse (se référer dans Présence africaine, 1952, à l’article « Terre » sur ce
sujet22).
Cette notion de non-effort, de non-collaboration du colonisé est une
donnée constante dans les rapports métropole/colonie. Si on veut créer des
œuvres, si on veut humaniser la nature, il faut forcer, c’est le travail forcé.
Le travail forcé est la réplique du colon à la paresse de l’indigène ; on force
l’autochtone à travailler, on va le quérir chez lui. Le travail forcé est une
conséquence logique de la société coloniale. Puisqu’on peut forcer
l’indigène, on comprend qu’on puisse le frapper.
Cette paresse fait face à la rapacité du colon, à son empressement à
gagner de l’argent. C’est une paresse qui est vécue dans le contexte colonial
comme volonté de ne pas rendre aisé le profit ; c’est une conduite de
chapardeur ; le colon ne travaille pas en fonction de l’éternité ; il travaille
pour sa propre vie. C’est pourquoi, si l’on se place du point de vue de l’État
colonial, les investissements sont un non-sens ; car investir c’est être de
plain-pied avec l’avenir de cette région. Aux colonies, l’industrie privée ne
peut guère investir. Les colons ne sont pas installés aux colonies dans une
perspective de développement économique déterminé, mais pour amasser
dans le minimum de temps le maximum de profit.
Si nous considérons le problème syndical, nous verrons qu’il se pose
dans des termes très particuliers. Tout d’abord, le syndicalisme de la
métropole s’est implanté avec les mêmes mots d’ordre que dans la
métropole ; il en est de même des partis politiques. Le problème n’est pas
posé de façon hétérogène, mais de façon homogène. Les mots d’ordre
syndicaux étaient les mêmes dans la métropole et dans les colonies. Les
travailleurs colonisés syndiqués étaient déjà des ouvriers spécialisés ou des
fonctionnaires ; il n’était pas question de syndiquer des ouvriers agricoles.
Les ouvriers syndiqués étaient déjà, sur le plan économique, des
« assimilés » et il ne fallait pas exiger d’eux des prises de conscience
nationale, mais les 87 % de non-syndiqués ne pouvaient poser le problème
dans les mêmes termes. Mais la prise de conscience nationale des ouvriers
et employés aura lieu.
La notion de chômeur : ce n’est pas, aux colonies, un travailleur sans
travail ; c’est un indigène dont l’énergie n’a pas encore été réclamée par la
société coloniale. C’est une réserve en cas de défection des autres
travailleurs : d’après le professeur Porot, le Nord-Africain se sénilise très
vite (trente-cinq/quarante ans). Le chômage n’est pas un problème humain ;
c’est une réserve perpétuelle ; d’abord pour remplacer les séniles précoces,
ou bien en cas de revendication des indigènes employés, réserve de
chantage pour maintenir les salaires à un niveau dérisoire. La masse des
chômeurs ne gêne pas les colons.
Si dans une colonie, il n’y a pas de chômage, s’il y a scolarisation, si les
facultés sont ouvertes, ce n’est pas une colonie. Le chômage doit être
endémique comme la fièvre jaune ou le paludisme. Les statistiques
montrent que dans beaucoup de régions, les maladies tropicales ont
considérablement diminué. Il s’agit d’introduire des rapports nouveaux dans
une société et introduire des rapports nouveaux, c’est nier le système
colonial.
Le colonisé est-il un être fainéant ? La paresse du colonisé est une
protection, une mesure d’autodéfense sur le plan physiologique d’abord. Le
travail a été conçu comme un travail forcé aux colonies, et même s’il n’y a
pas de chicote, la situation coloniale elle-même est une chicote ; c’est
normal que le colonisé ne fasse rien, parce que le travail, pour lui, ne
débouche sur rien.
Il faut reprendre le travail comme humanisation de l’homme. L’homme,
quand il se jette dans le travail, féconde la nature, mais il se féconde
également. Il doit y avoir des rapports fécondants de générosité ; il y a
réforme de la nature, modification de la nature, mais parce que l’homme se
modèle lui-même.
Le colonisé qui résiste a raison.

Notes
1. [Une première édition de ce texte a été publiée par l’université d’Oran, dans la série « Études et
recherches sur la psychologie en Algérie », CRIDSSH (réalisée avec le concours de l’ONRS et de
l’APW d’Oran), 1984. Elle a été revue en septembre 2013 par Lilia Ben Salem, professeure de
sociologie à l’université de Tunis, qui a bien voulu rédiger une introduction inédite à ses notes, pour
cette édition, ce dont nous lui sommes très reconnaissants (elle est malheureusement décédée le
28 janvier 2015).]
2. [Voici l’avant-propos de l’édition de 1984, par Abdelkader Djeghloul : « La publication de ces
notes de cours de Frantz Fanon que Mme Lilia Ben Salem a eu l’amabilité de nous confier présente
un triple intérêt. 1) Elle constitue une modeste contribution du CRIDSSH aux “hommages” et aux
“relectures” de Fanon qui ont accompagné le vingtième anniversaire de sa mort. 2) Sur le plan
documentaire, ce texte est utile en ce qu’il révèle un aspect de la pratique sociale de Fanon, le plus
souvent méconnu : l’enseignement. Si Fanon est un psychiatre, un homme politique, un journaliste et
un essayiste, il est aussi un enseignant. Pendant sa période tunisoise, parallèlement à ses autres
activités, il donne des cours à l’Université de Tunis. 3) Au niveau de la pensée fanonienne, on trouve
certes dans ce texte des embryons d’analyse qui seront développés dans Les Damnés de la Terre.
Mais son intérêt réside surtout dans la définition explicite rendue sans doute nécessaire par la
pratique pédagogique, de son rapport aux catégories de la psychiatrie, de la sociothérapie et de la
psychanalyse, catégories qui déterminent largement bien qu’implicitement l’écriture de son œuvre
centrale. »]
3. Jean CUISENIER, Économie et Parenté. Essai sur les affinités de structure entre système
économique et système de parenté, Mouton, Paris, 1971.
4. Carmel CAMILLERI, Jeunesse, famille et développement. Essai sur le changement
socioculturel dans un pays du tiers monde, CRESM/CNRS, Aix-en-Provence, 1973.
5. Paul Sebag (1919-2004) a publié aux Éditions sociales en 1951, en pleine lutte nationale, une
monographie de la Tunisie, premier ouvrage qui portait un regard critique sur la colonisation.
6. Frantz Fanon avait démissionné de ses fonctions de psychiatre à l’hôpital de Blida et adressé
une lettre ouverte à Robert Lacoste (voir supra, p. 366) disant qu’il lui était impossible de vouloir
coûte que coûte désaliéner des individus, les « remettre à leur place dans un pays où le non-droit,
l’inégalité et le meurtre sont érigés en principes législatifs, où l’autochtone, aliéné permanent dans
son propre pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolu ». En réponse à cette lettre de
démission, Fanon avait reçu un arrêté d’expulsion.
7. « À la Libération, Fanon et ses camarades antillais ont été démobilisés et rapatriés à bord d’un
rafiot aménagé en négrier, avec le sentiment d’avoir cru faire la guerre pour l’égalité des races et la
fraternité humaine, alors qu’en fait, vu le comportement des foules envers les soldats français, alliés
et eux, ils se sont trouvés solitaires, ignorés et parfois, même, méprisés » (entretien avec Mahmoud
Maamouri, ancien ambassadeur et ami de Fanon, rapporté lors d’une conférence qu’il a donnée en
2008).
8. Voir L’Action, Tunis, décembre 1963 (à l’occasion du deuxième anniversaire de la mort de
Fanon).
9. Dans la lettre de démission qu’il avait écrite en quittant l’hôpital de Blida, il disait : « Si la
psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l’homme de ne plus être étranger
à son environnement, je dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état
de dépersonnalisation absolue… »
10. Alice CHERKI, Frantz Fanon, Portrait, op. cit.
11. Frantz FANON, « Le syndrome nord-africain », Esprit, février 1952.
12. Alice CHERKI, Frantz Fanon, Portrait, op. cit.
13. Frantz FANON et Charles GERONIMI, « L’hospitalisation de jour en psychiatrie.
Considérations doctrinales. Le Centre neuropsychiatrique de jour de Tunis (CNPJ) » (voir supra,
p. 420).
14. [Fanon suit très tôt les travaux du psychiatre communiste Louis Le Guillant, qu’il cite dans
l’article écrit avec S. Asselah sur l’agitation (voir supra, p. 376). Voir en particulier : « La
psychologie du travail », La Raison, no 4, 1952, p. 75-103 ; « La névrose des téléphonistes », La
Presse médicale, no 13, 1956, p. 274-277. Les textes de Le Guillant sur la psychologie du travail ont
été republiés sous le titre Le Drame humain du travail. Essais de psychopathologie du travail
(édition d’Yves Clot), Érès, Toulouse, 2010 (première édition, 2006).]
15. [La Reine des pommes (The Five Cornered Square), Gallimard, coll. « Série noire », Paris,
1958 ; Couché dans le pain (The Crazy Kill), Gallimard, coll. « Série noire », Paris, 1959.]
16. [Dans sa critique du roman de Mayotte Capécia Je suis Martiniquaise (Corrêa, Paris, 1943),
Fanon se réfère aussi au film des Américains Marc Connelly et William Keighley, Green Pastures
(1936) : « La rétraction du moi en tant que processus de défense réussi est impossible au Noir. Il lui
faut une sanction blanche. En pleine euphorie mystique, psalmodiant un cantique ravissant, il semble
à Mayotte Capécia qu’elle est un ange et qu’elle s’envole “toute rose et blanche”. Il y a toutefois ce
film, Verts Pâturages, où anges et Dieu sont noirs, mais cela a terriblement choqué notre auteur :
“Comment imaginer Dieu sous les traits d’un nègre ? Ce n’est pas ainsi que je me représente le
paradis. Mais, après tout, il ne s’agissait que d’un film américain.” Non, vraiment, le Dieu bon et
miséricordieux ne peut pas être noir, c’est un Blanc qui a des joues bien roses. Du noir au blanc, telle
est la ligne de mutation. On est blanc comme on est riche, comme on est beau, comme on est
intelligent. Cependant, André est parti vers d’autres cieux porter le Message blanc à d’autres
Mayotte : délicieux petits gènes aux yeux bleus, pédalant le long des couloirs chromosomiaux »
(Peau noire, masques blancs, in Œuvres, p. 99).]
17. [Fanon avait rencontré à Lyon Louis T. Achille, grand spécialiste français des negro spirituals,
auxquels il avait consacré un article dans le numéro de mai 1951 d’Esprit, consacré à « La plainte du
Noir » et qui contenait aussi, de Fanon, « L’expérience vécue du Noir », futur chapitre de Peau noire,
masques blancs.]
18. [Voir supra, « Conduites d’aveu en Afrique du Nord », p. 351.]
19. [Ferhat ABBAS, Le Manifeste du peuple algérien, réédité avec une préface de Jean Lacouture,
Orients Éditions, Paris, 2014.]
20. [Aimé CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, 1955 (Œuvres, CNRS Éditions/Présence
africaine, Paris, 2013, p. 1443-1476).]
21. [Sur Porot et Carothers, voir supra « Considérations ethnopsychiatriques », p. 344.]
22. [Il s’agit sans doute de la section « Terre africaine » du no 12 de Présence africaine (1952),
consacré au « Travail en Afrique noire ». Cette section contient un article de Rosa Luxemburg :
« L’expropriation des terres et la pénétration capitaliste en Afrique ».]
Troisième partie

Écrits politiques
Introduction

Jean Khalfa

Après la mort de Fanon, en décembre 1961, François Maspero,


Giovanni Pirelli et Giulio Einaudi commencèrent à travailler à un projet
d’œuvres complètes (voir infra, quatrième partie, « Publier Fanon »,
p. 581). Des trois volumes envisagés, « Écrits politiques », « Conférences
politiques » et « Écrits psychosociologiques », seul le premier fut publié,
sous le titre Pour la révolution africaine, en 19641. François Maspero
présentait le volume en soulignant la perpétuelle évolution de la pensée de
Fanon en même temps que sa fidélité aux orientations adoptées dès le
départ : « Les textes politiques de Frantz Fanon publiés dans ce volume
couvrent la période la plus active de sa vie, de la publication de Peau noire,
masques blancs en 1952 – il avait alors vingt-huit ans – à celle des Damnés
de la terre en 1961, qui devait coïncider à quelques jours près avec la date
de sa mort.
« La plupart de ces textes ne sont pas inédits. Ils ont été publiés dans
diverses revues et périodiques dont nous donnons à chaque fois la référence
et la date. Mais ils y restaient épars et difficiles à retrouver. Ceux d’El
Moudjahid, en particulier, ne sont guère accessibles aujourd’hui, et ne l’ont
été, à l’époque même, que pour une partie limitée du public.
« Regroupés ainsi dans l’ordre chronologique, ces textes font jaillir une
unité singulièrement vivante. Ils marquent les étapes successives d’un
même combat, qui évolue et s’élargit, mais dont l’objectif et les moyens ont
été vus et fixés depuis le début. Les trois livres publiés jusqu’ici nous
donnaient trois analyses cristallisées à des moments précis de l’évolution de
F. Fanon. Les textes qui suivent sont un fil conducteur plus quotidien,
l’itinéraire d’une pensée en perpétuelle évolution, qui va constamment
s’élargissant et s’enrichissant, tout en restant toujours fidèle à elle-même »
(Œuvres, p. 685).
Le cœur de ce livre était une sélection d’articles de l’édition française
d’El Moudjahid, journal du FLN publié à Tunis et auquel Fanon collabora
de 1957 à 1960. El Moudjahid était une entreprise collective révolutionnaire
et les textes n’étaient pas signés. Maspero demanda donc à Rédha Malek,
qui en avait été le rédacteur en chef, et à l’épouse de Fanon, Josie, elle-
même journaliste, d’indiquer quels étaient les textes indubitablement de
Fanon. Deux listes furent dressées, l’une longue, par Josie Fanon, l’autre,
qui réduisait la première, par Rédha Malek, déclarant à Maspero, dans un
courrier du 14 septembre 1963 : « Responsable d’El Moudjahid de
juillet 1957 à août 1962, je suis à même de déterminer exactement la
contribution de tel ou tel rédacteur. El Moudjahid est l’œuvre d’une équipe
qui a toujours travaillé en commun et dans l’anonymat. Les sujets les plus
importants qui y sont traités ont été conçus, et je dirais même pensés, en
commun. Cela explique un peu l’embarras que je ressens devant votre
projet d’édition qui va naturellement à l’encontre de cet anonymat que nous
avions respecté jusqu’à la fin. […] Je vous demanderai de faire ressortir,
dans la préface par exemple, qu’El Moudjahid est l’œuvre d’une équipe
anonyme dont Fanon faisait partie intégrante et que la publication des
articles de celui-ci constitue en soi un fait assez exceptionnel eu égard à la
règle que cette équipe a toujours observée – du moins jusqu’au cessez-le-
feu. C’est là, à mon avis, qu’il faudra peut-être mettre en lumière – et mon
ami Claude Lanzmann est bien placé pour le faire – l’influence décisive de
la révolution algérienne sur l’évolution de la pensée de Fanon.
« Les Damnés de la terre n’est qu’un développement et un
approfondissement de thèmes traités dans El Moudjahid, élaborés au jour le
jour au sein de notre rédaction (notamment les thèmes concernant les
rapports dialectiques entre le caractère total de l’oppression et le caractère
non moins total de la lutte, entre la guerre de libération et la transformation
de la conscience collective, etc.). Il n’est pas question de diminuer en quoi
que ce soit l’apport personnel de Fanon, il s’agit de situer celui-ci dans le
contexte concret auquel il s’était si merveilleusement intégré2. »
Quant à Josie Fanon, elle déclara dans une lettre à Maspero du
16 décembre 1963, au ton peu amène3, qu’elle n’était pas étonnée de ces
restrictions et l’enjoignait de tout publier, ou rien du tout. Par ailleurs,
Giovanni Pirelli avait lui aussi fait une liste, mais sous réserve de
vérification par Josie.
Or aucune de ces listes ne correspond exactement à celle des textes
publiés dans Pour la révolution africaine. Nous publions donc ici tous les
articles mentionnés dans ces diverses listes et non retenus dans l’édition de
1964, ainsi que quelques autres qui nous ont au moins semblé nourris pour
une bonne part de la pensée de Fanon. On retrouvera ici sans peine, en bien
des endroits, son style, son insistance sur les processus vitaux à l’œuvre
dans toute désaliénation, son intérêt pour une conscience qui ne se forge
qu’en se libérant des identités du passé, mais donc aussi, en les revisitant,
son souci de prévenir l’ossification des structures révolutionnaires et le
néocolonialisme et sa croyance en une dimension proprement
révolutionnaire du mouvement national algérien. Il n’en demeure pas moins
qu’El Moudjahid était véritablement un travail collectif, ce qui fut aussi
sans doute un attrait de ce travail pour Fanon, et que sa pensée s’en est aussi
nourrie. Dans tous les cas, la lecture de ces textes permettra de revivre
l’atmosphère présidant à l’écriture des Damnés de la terre 4.
Dans sa liste des conférences données par Fanon, Giovanni Pirelli
mentionnait plusieurs séries : celles de Tunis, dont nous publions ici des
notes prises par Lilia Ben Salem (voir supra, partie « Écrits
psychiatriques », p. 430), des conférences faites à l’université d’Accra et
une série de conférences faites à l’« École des commissaires politiques des
frontières ». Plusieurs témoins indiquent que ces dernières portaient au
moins en partie sur la Critique de la raison dialectique de Sartre. Cela
prend sens lorsque l’on sait combien Fanon s’intéressait aux processus
d’insurrection et de libération en se méfiant de la bureaucratisation des
institutions susceptibles d’y succéder. Malheureusement, les
enregistrements et le texte de ces conférences demeurent introuvables.
Nous publions cependant dans cette partie l’une des lettres de Fanon au
philosophe et militant iranien Ali Shariati sur la politique et la religion, dont
l’original est perdu mais qui avait été traduite en persan par Shariati. Nous
remercions sa fille Sara Shariati, qui nous a communiqué la traduction faite
par son fils Ehsan Shariati, et qui introduit ici cette lettre. Alice Cherki a
décrit en détail la méfiance de Fanon concernant les mouvements religieux
au sein des processus révolutionnaires5. La lettre citée par Ali Shariati
semble préciser son sentiment : la culture ne fonde un peuple que
lorsqu’elle est création. C’est le colonialisme qui réifie la tradition. Le
resourcement n’a de sens que s’il se tourne vers l’avenir. Il y a sans doute
encore bien des lettres à retrouver de Fanon6. Elles viendront nourrir, nous
l’espérons, une nouvelle édition future du présent ouvrage.
Nous traduisons enfin ici l’un des bulletins de l’ambassade d’Algérie à
Accra, The Stooges of Imperialism (Les Laquais de l’impérialisme),
document de circonstance mais où se lit à nouveau la réflexion de Fanon sur
les pièges du néocolonialisme.

Notes
1. Pour la révolution africaine, écrits politiques, François Maspero, Paris, collection « Cahiers
libres », 1964 (puis « Petite collection Maspero », 1969).
2. Lettre conservée à l’IMEC, Fonds La Découverte.
3. Ibid.
4. Alice Cherki note dans Frantz Fanon, portrait (op. cit. p. 155) : « Il est important de savoir
qu’ils [les articles d’El Moudjahid] ont été retravaillés par l’équipe rédactionnelle dans son ensemble
et qu’ils étaient tenus de refléter une position officielle. »
5. « Dans sa réflexion politique, profondément athée, il continue de séparer politique et religion,
alors qu’il associe culture et politique » (ibid., p. 161). Voir aussi Matthieu RENAULT, « Damnation.
Des usages de la religion chez Frantz Fanon », ThéoRèmes, no 4, 2013, <ur1.ca/ml3ed>.
6. Quelques lettres de Frantz Fanon à sa famille ont été publiées par son frère Joby Fanon, dans
Frantz Fanon, de la Martinique à l’Algérie et à l’Afrique, L’Harmattan, Paris, 2004.
La Légion étrangère
démoralisée

El Moudjahid, no 8, 5 août
19571

Tout en progressant dans sa marche victorieuse, la révolution


algérienne poursuit son œuvre de démystification qui n’a pas manqué de
s’étendre jusqu’au sein des armées colonialistes. Conscients d’un tel péril,
les états-majors français ont réagi en intensifiant le « bourrage de crânes »
de leurs troupes et en multipliant les mesures draconiennes afin de barrer la
voie à la subversion. De son côté, le gouvernement français accentue la
répression des délits « portant atteinte au moral de l’armée et de la nation »
et, à la faveur de pouvoirs discrétionnaires étendus à la France, consommera
l’asservissement d’une presse et d’une opinion qui ont déjà perdu les trois
quarts de leurs libertés.
Il est pourtant évident que les mesures « énergiques », qui traduisent un
profond désarroi, ne sauraient apporter la moindre atténuation au processus
de décomposition qui affecte une armée dont le moral n’a cessé de baisser
depuis quelques temps. Le fléchissement moral des troupes françaises est
une réalité palpable. Les soldats de l’ALN s’en rendent très bien compte
soit dans les combats, soit dans leurs conversations avec les prisonniers.
Notre propos, pour cette fois, est de choisir un exemple entre mille qui
illustre cette situation.
Prenons un « corps d’élite » comme la Légion étrangère, orgueil de
l’armée française. En 1945, il s’est illustré, comme tout le monde sait, dans
la répression qui a déferlé sur le Constantinois. Aujourd’hui, les désertions
dans ce corps sont de plus en plus nombreuses, signe des temps où les
légionnaires passés du côté de l’ALN ont la même formule à la bouche :
« Nous ne voulons pas combattre sans but, nous voulons mourir pour
quelque chose. » À cet égard, le cas de légionnaires qui viennent de
rejoindre les maquis d’où les services de l’ALN les feront rapatrier, bien
que banal, présente un intérêt indéniable.

Séduction et chantage
C’est à Metz où il est venu participer à un tournoi de boxe, en
février 1957, que Fantini Vittorio a été appréhendé par la police française. Il
nous a déclaré qu’il était en possession d’un passeport en règle et d’une
somme de 600 000 francs. Quoi qu’il en soit, après confiscation de ses
papiers et de son argent, les autorités françaises le mirent devant le dilemme
classique auquel se trouve soumis le futur légionnaire : l’emprisonnement
ou cinq années de service sous le drapeau français. On lui promettait pour
commencer une prime d’engagement de 90 000 francs, une solde de
7 000 francs, sans parler des avantages de toutes sortes dont il serait le
bénéficiaire. On lui annonçait de plus les horizons merveilleux et on lui
expliquait la tâche noble que poursuit la Légion en Algérie, où elle défend
le patrimoine de la civilisation occidentale contre des hordes barbares
surgies du Moyen Âge.
Entre la perte de ses libertés et l’attrait d’une avance assortie de
promesses mirobolantes, le boxeur Fantini Vittorio eut la faiblesse d’opter
pour cette dernière solution. Metz, Strasbourg, Marseille, Bel-Abbès, le
voyage fut long et la nouvelle recrue eut tout le temps de rêver à l’éclatante
carrière qui s’ouvrait devant elle. De Bel-Abbès où il dut remplir certaines
formalités, Fantini Vittorio fut affecté à Mascara, dans une compagnie
d’instruction. C’est dans cette dernière ville que ses illusions s’effondrèrent
comme un château de cartes devant une réalité qu’il était loin de
soupçonner.
Il se retrouvait dans une caserne, astreint à un régime de pénitencier. Les
sorties lui étant interdites, il demeura consigné pendant trois mois. La prime
d’engagement de 90 000 francs ne venait pas, et il devait apprendre plus
tard que les promesses faites à ce sujet étaient purement mensongères. Il
n’était pas d’ailleurs le seul dans ce cas, tous ses camarades de promotion
eurent à souffrir de cette supercherie des autorités françaises. Il en était de
même pour la solde mensuelle que le bureau de recrutement évaluait à
7 000 francs, et qui ne dépassait pas en réalité 3 000…

Faire surgir de l’homme une bête féroce


De longues heures de la journée étaient consacrées au travail
psychologique d’endoctrinement. Les « bleus » étaient contraints
d’apprendre par cœur les leçons de leurs maîtres où ils devaient apprendre à
haïr l’Algérien, à mépriser la personne humaine, à bannir de leur esprit tout
respect de la vie. Les vérités officielles, les directives du ministre résident
leur parvenaient, et ils étaient tenus de les ingurgiter accompagnées de
commentaires. Il est évident que cette nourriture sur commande était pour le
moins indigeste pour des nouveaux venus, complètement étrangers aux
problèmes dans lesquels se débat le colonialisme français et ignorant tout
du pays et des habitants dont on dressait un tableau des plus noirs. Cela
aurait présenté moins d’inconvénients s’il avait été de leur pouvoir de
confronter les leçons de leurs maîtres avec la vie de tous les jours ! Mais là-
dessus le règlement est d’une sévérité extrême, les soldats de la Légion sont
maintenus rigoureusement coupés de toute réalité extérieure. La lecture des
journaux même colonialistes leur est formellement interdite, le contact avec
l’indigène est considéré comme une faute grave et parfois sanctionnée
comme un véritable crime.
Un isolement complet, une propagande acharnée de toute heure, voilà un
traitement qui, au bout d’un certain temps, finit par annihiler toute
personnalité, et par provoquer chez le patient un abrutissement qui va
croissant. « On nous monte comme des automates et on nous lâche sur des
populations qui ne nous ont rien fait », disait Fantini Vittorio. Et il ajoutait
que cette technique de l’abrutissement était largement facilitée par
l’ambiance même où ses camarades et lui vivaient. Ambiance où l’on
cultive systématiquement la brutalité et la sauvagerie. C’est ainsi qu’il a été
sauvagement battu par un sous-officier français pour n’avoir pas su porter
son fusil de guerre comme cet instructeur l’exigeait. Il en eut deux dents
brisées et l’arcade sourcilière ouverte. Il porte encore les traces de sa
blessure. Cultiver rationnellement la sauvagerie, tuer l’homme pour en faire
surgir un animal féroce, c’est là une des missions essentielles des
instructeurs de la Légion. C’est ainsi qu’on va jusqu’à exiger des « bleus »
de poser pour l’objectif, casque de guerre, mitraillette au poing et…
poignard serré entre les dents. Le soldat de la Légion ne doit pas être
seulement sauvage, il doit le montrer ostensiblement, il doit savoir inspirer
la terreur par sa voix, ses gestes, son visage, son comportement.
Moralement et physiquement, il doit se conformer à l’image d’une
sauvagerie sans nom. Fantini Vittorio, ex-boxeur mi-lourd qui esquisse
maintenant un sourire d’enfant, s’est efforcé lui aussi, dans sa compagnie à
Mascara, de se conformer à cette image-étalon. Lui aussi a posé devant
l’objectif et la photo qu’il exhibe le montre sous un jour terrifiant, en
position de combat, l’inévitable poignard aux dents, prêt à livrer le corps à
corps.

L’appel irrésistible de la liberté


La Légion est une jungle où se forment et croissent des êtres féroces.
Mais c’est une jungle où la liberté est inexistante, une jungle où l’on
étouffe. L’idée du baroudeur qui mène quelque part en Afrique une
existence libre et aventureuse correspond à un rêve, qui ne peut naître que
dans les brumes d’une Europe romantique. Ajoutez à ce manque total de
liberté, les promesses non tenues, les traitements inhumains et, par-dessus,
tous ces slogans haineux qui reviennent toujours comme une obsession.
Mais à force d’entendre parler des Algériens en des termes inouïs, les
Hongrois, les Allemands, les Italiens et les Espagnols finissent par
concevoir une immense curiosité pour ces êtres tabous, aux crimes
fabuleux. Le désir de les rencontrer s’accroît chaque jour en eux et atteint
un tel degré qu’ils se sentent prêts à courir tous les risques, et à braver tous
les dangers.
Une propagande outrancière produit souvent l’effet contraire de ce
qu’elle recherche. Elle devient une arme à deux tranchants et si elle réussit
à anesthésier l’intelligence et le sens moral des uns, elle provoque
inéluctablement des réactions brutales mais salutaires dans la conscience
des autres. Malgré l’isolement hermétique où ils sont maintenus, beaucoup
de légionnaires, surtout lorsqu’ils parlent français, arrivent à capter çà et là,
au gré des circonstances, des bribes de vérité sur la vie des maquis, sur les
victoires de l’ALN, sur le courage des moudjahiddines et l’idéal pour lequel
ils combattent, comme sur l’oppression et la lâcheté de leurs adversaires.
La curiosité se transforme rapidement en sympathie. S’ajoutant au
mécontentement, elle devient agissante et détermine en lui une conduite de
déserteur. Toutes les causes d’insatisfaction ne suffisent pas en effet, à elles
seules, à provoquer une telle conduite ; il faut l’attrait positif du maquis et
la sympathie idéologique pour le maquisard pour rendre active une révolte
sourde et lui donner la force de se réaliser dans la désertion. C’est en
prenant conscience du fait qu’il a en face de lui, non pas des monstres, mais
des êtres humains parfaitement normaux qui luttent pour une cause juste et
éminemment humaine, que le légionnaire aigri reprend courage et brise ses
chaînes en allant à la rencontre de son libérateur.

Une scène macabre


Les autorités de la Légion courent ce péril et c’est pour le conjurer
qu’elles se sont efforcées d’anéantir les espérances que fonde l’éventuel
déserteur sur l’accueil plein de compréhension qui pourrait lui être réservé
par les unités de l’ALN. C’est ainsi qu’elles ont inculqué à leurs troupes la
peur du maquis, où les moudjahiddines, qui ne respecteraient pas les lois de
la guerre, ne manqueraient pas de faire du déserteur l’objet de leur vindicte
et de leur passion sanguinaire.
L’état-major de la Légion ne recule pas et, pour le besoin de la cause,
recourt aux moyens les plus dégradants. Il a souvent maquillé des soldats ou
des civils tués dans le combat en déserteurs de la Légion massacrés par
l’ALN. Fantini Vittorio rapporte un exemple précis de ces mises en scène
macabres. Trois de ses camarades de promotion, tous italiens comme lui,
désertèrent en mai leur unité. Un véritable souffle de démoralisation balaya
alors la compagnie. La réaction des états-majors ne se laissa pas attendre :
on annonça sur-le-champ la mort des trois déserteurs, tombés sous les coups
de l’ALN. Trois jours plus tard, trois corps mutilés de légionnaires furent
transportés au camp, les visages scalpés au couteau étaient totalement
méconnaissables. Fantini Vittorio crut d’abord à la version de ses chefs.
Mais il devait apprendre plus tard qu’il s’était agi des corps de trois colons
français. Après les avoir habillés en légionnaires, les autorités militaires les
firent mutiler afin de semer la terreur dans le camp et de décourager les
désertions éventuelles. Quant aux trois déserteurs, ils sont bel et bien en vie
et ne manquèrent pas d’écrire de Milan à leur ami Fantini Vittorio pour lui
raconter leur aventure. Ce sont les ex-légionnaires Gattulli Mario, Fabri
Benito, Balelio Lino.

Fantini Vittorio choisit


Les responsables français de la Légion étrangère accusent l’ALN de se
venger sauvagement sur les déserteurs. Mais l’expérience montre que ce
sont eux qui recourent à ces moyens, en livrant, avant de les exécuter, aux
tortures les plus inhumaines les soldats malchanceux dont l’évasion a
échoué. La plupart des légionnaires libérés par l’ALN ont assisté à ces
mises à mort et les décrivent avec tous les détails voulus.
Cela n’empêche pas les désertions de se multiplier. Fantini Vittorio lui-
même ne se laissa pas abattre par les épouvantails qui étaient brandis devant
lui, il ne se laissa pas vaincre par la propagande qui présente l’ALN comme
une armée de sanguinaires sans foi ni loi. L’idée correcte qu’il se faisait des
maquisards algériens, dont il saisissait l’idéal patriotique, et la confiance
qu’il avait en eux eurent raison de toutes les craintes et furent ses guides les
plus sûrs.
Le 2 juillet dernier, alors qu’il était en patrouille à Mascara, il s’esquiva à
la tombée de la nuit, en compagnie de son camarade Santarlano Agostino,
et disparut dans la montagne. Son compagnon devait être tué une
cinquantaine de jours plus tard, au cours d’un accrochage, victime des
balles françaises. Fantini Vittorio se rendit à la première chaumière où il fit
connaissance avec l’hospitalité proverbiale du peuple algérien. Quatre jours
durant, il partagea la vie des fellahs ; leur puissance d’accueil, leur
simplicité émouvante ne manquèrent pas de le frapper. C’est là qu’il put
mesurer la folie criminelle de la propagande française qui tend à dépouiller
ces gens paisibles de leurs attributs humains pour en faire des bêtes bonnes
à abattre.
Quand, le 6 juillet, un groupe de l’ALN passa au douar, Fantini Vittorio
lui confia son armement – un PM, huit chargeurs, deux cents cartouches. Le
groupe devait assurer son rapatriement en Italie.

Supériorité de la révolution algérienne


L’écrasante supériorité morale de la révolution algérienne apparaît avec
suffisamment de relief dans le cas précis de la Légion, où la France
mobilise soit par la séduction, soit par la violence, des hommes d’origines
diverses afin de les faire combattre pour une cause qui leur est non
seulement étrangère mais qui est aussi essentiellement injuste et vouée à
l’échec. Il y a là un abus qui ne peut avoir qu’un nom : le crime contre
l’intelligence. Les légionnaires en souffrent terriblement, qui se sentent
frustrés de leur âme et de leur conscience.
En leur ouvrant ses bras, la révolution algérienne non seulement les
délivre de leur oppresseur mais les guérit de ce mal atroce, en libérant leurs
consciences enchaînées et en éveillant leurs intelligences aux grands idéaux
humains qu’elle défend. Quant à la France, elle paie quotidiennement pour
le crime. Tous les jours, des légionnaires passent du côté de l’ALN avec
armes et bagages. En deux mois, Fantini Vittorio a assisté à trente-sept cas
de désertion, douze Allemands et vingt-cinq Italiens.

Notes
1. [I, p. 93 sq. (JF ; GP ?). Pour chaque article reproduit, nous indiquons ainsi la pagination de la
réédition yougoslave des numéros d’El Moudjahid, publiée en trois volumes par Rédha Malek en
1962, suivie d’une ou deux des abréviations JF, RM ou GP, si l’article ne figure pas dans les trois
listes de Josie Fanon, Rédha Malek ou Giovanni Pirelli. Pirelli marque certains textes d’un point
d’interrogation. Plusieurs d’entre ceux-là ont pourtant été publiés dans Pour la révolution africaine.
Nous avons aussi comparé ces listes à celles dressées par les premiers biographes de Fanon, Peter
Geismar, Irène Gandzier et Renate Zahar. L’édition yougoslave ne reproduit que les textes. Les
photos accompagnant les articles dans l’édition originale sont décrites en note. Nous les reproduisons
également en note, comme ci-après.Cet article est illustré par deux photographies : la première
représente Fantini en compagnie du sous-officier français qui l’a brutalisé ; la seconde montre Fantini
s’exerçant au judo avec, à sa droite, les barbelés derrière lesquels la Légion retient les Algériens au
cours des fouilles (région de Mascara).]
L’indépendance
de l’Algérie, réalité de tous
les jours

El Moudjahid, no 8, 5 août
19571

Les relations qui depuis trois ans se sont établies entre le


combattant algérien et le peuple ne cessent de s’approfondir et de se
diversifier. C’est que le pays tout entier, engagé dans le combat libérateur,
multiplie les actions et oppose une force cohérente et agressive aux troupes
ennemies. Mais la mobilisation de la patrie, le coude à coude des Algériens
et des Algériennes n’expliquent pas suffisamment ces liens. Ce sont surtout
les nombreuses tâches politiques, administratives, culturelles et sociales
devant lesquelles se trouve le combattant qui donnent une idée des qualités
et des vertus requises. L’enrichissement progressif de la révolution
algérienne mesure ainsi la fécondité et le dynamisme illimité du combattant.
Les mots d’ordre précis du mouvement devaient logiquement réaliser
cette rencontre de l’action militaire et de l’édification de la nation. Dans son
activité quotidienne, face aux problèmes concrets d’alimentation en eau du
douar ou de scolarisation des enfants, le combattant exerce une influence
décisive sur les structures politiques et sociales de sa région. Pour le
combattant, la République algérienne n’est pas un vœu ou une quelconque
illusion, c’est très réellement et dès maintenant les assemblées populaires,
l’équitable répartition des richesses, le respect des libertés et la mise à mort
de tout système d’oppression. Le peuple algérien, en même temps qu’il
chasse l’ennemi du territoire national, se mue en force politique authentique
et expérimente l’exercice du pouvoir.
Pareille assurance dans l’action se comprend si l’on se réfère aux
éléments caractéristiques de l’engagement révolutionnaire de l’Algérien. La
participation de l’Algérien à la révolution n’est pas contribution armée ou
souscription financière. Le soutien accordé à la révolution ne se limite pas à
un secteur et ne se ramène pas à une action épisodique. Dans la condition
particulière de chacun, c’est la totalité même de la révolution, ses moyens
de lutte et ses objectifs, sa tactique et sa stratégie, son présent et son futur
qui se trouvent incarnés. En appliquant sa volonté et sa combativité à
l’écrasement de l’ennemi, le peuple algérien acquiert simultanément une
autorité totale sur son destin.
Ce sont ces relations qui échappent à l’appréciation de l’adversaire ; et
l’ignorance de leur existence explique le vain espoir des Français d’un
éventuel « assouplissement de nos exigences ». La souveraineté est une et
indivisible : notre position sur ce point est inébranlable parce que née de
l’exercice même de cette souveraineté. Le citoyen algérien, jour après jour,
installe l’État sur le territoire et le renforce de façon décisive. Chaque
embuscade, chaque acte de solidarité, chaque décision prise au nom du
Front et de l’Armée de libération nationale affermit l’autorité de la
révolution et atteste de sa prodigieuse vitalité2. En retour, l’épanouissement
de la révolution éclaire l’action du combattant en le mettant directement en
communication avec la nation.

Notes
1. [I, p. 95 sq. (JF ; GP ?).]
2. [Ce vocabulaire et ce ton se retrouvent dans nombre de textes de Fanon.]
L’indépendance nationale,
seule issue possible

El Moudjahid, no 10, septembre


19571

Le terme d’indépendance à lui seul suffit à dresser contre nous


l’unanimité des Français. S’il a le don de plonger dans une rage sourde les
impérialistes invétérés, il ne manque pas de hérisser aussi les hommes de
gauche dont les réactions chauvines sont devenues incontrôlables.
L’opinion française ne nous pardonne pas de revendiquer avec tant de
conviction la souveraineté pleine et entière de notre pays. Elle nous taxe
d’infantilisme et nous reproche cette passion fétichiste qui nous rendrait
esclaves d’un mot.
En proie à une poussée nationaliste, cette même opinion n’hésite pas à
mettre en question l’idée d’indépendance nationale en général. Le concept
serait désuet et ne correspondrait plus aux exigences de notre époque où
prévalent les grands ensembles politiques, au détriment des petites
puissances. Elle ne saisit pas l’opportunité de l’indépendance, qui ne serait
plus une promotion, mais une régression pour l’Algérie située aux portes de
l’Europe et ayant encore tout à gagner en restant dans le giron de la France.

Un objectif fondamental et non une revendication


tactique
On s’est emparé en France du problème algérien pour en obscurcir les
données et le poser en termes inintelligibles. Une multiplicité de solutions
souvent contradictoires, toujours illusoires, ont été présentées. Dans ce
foisonnement de projets, la solution valable, la seule qui importe pour la
paix, c’est-à-dire l’indépendance de l’Algérie, n’est envisagée que pour être
systématiquement écartée. Il se dégage de toutes les controverses et
discussions qui se sont instaurées entre les responsables français, qu’elle est
une solution injustifiée et somme toute arbitraire.
En la réclamant, les Algériens manifesteraient une position extrémiste et
essentiellement passionnelle. La France ne serait pas obligée d’y souscrire
et ne se laisserait pas entraîner dans cette surenchère. D’ailleurs, il y a des
Algériens, raisonnables, qui pensent tout bas que la revendication de
l’indépendance n’est qu’une position de façade, un artifice de propagande,
la réalité étant toute différente. En attendant que ces « modérés » puissent
élever leur voix, il faut poursuivre la guerre. La lassitude du peuple aidant,
on parviendrait à une phase de négociations où la France, en position de
force, imposerait le statut « libéral » qui enlèverait l’adhésion d’une fraction
substantielle de l’opinion algérienne, sinon de son unanimité.
Une telle conception est évidemment erronée ; elle exprime des désirs et
des vœux, mais elle ne correspond pas à l’esprit réel qui anime le FLN. Son
erreur est de réduire à une revendication tactique ce qui est posé d’emblée
comme un objectif fondamental de la révolution. Elle montre l’incapacité
de la France d’appréhender dans ses données véritables le problème
algérien, comme la solution qu’il réclame. Ce problème ne peut être abstrait
du contexte révolutionnaire dans lequel il s’insère constamment depuis le
1er novembre 1954, et la solution qu’il exige ne saurait être trouvée en
dehors des limites de ce contexte.
Le peuple algérien pense ses rapports avec la France en termes
d’opposition irréductible entre ses intérêts et ceux de la présence coloniale.
Il ne s’agit pas pour lui d’attendre du colonialisme qu’il se réforme, qu’il se
montre moins cupide et moins féroce, qu’il desserre son étreinte. Le
système est condamné en bloc, et sa chute ne peut être consommée
réellement que par l’avènement de l’indépendance. Reprenant et précisant
ce point de vue, le FLN l’a exposé en novembre 1954 : l’indépendance, dès
cette date, était posée comme une revendication-limite en deçà de laquelle
aucun arrangement ne pouvait intervenir entre le peuple algérien et la
France.
Une idée inscrite dans la réalité algérienne
L’opinion française ne peut cacher son étonnement de voir un pays
comme l’Algérie, considéré comme une « province française », s’élever
d’un seul mouvement à une existence nationale objectivée dans un État
indépendant. Des nations dont la situation juridique présentait moins de
difficultés durent accomplir par étapes le chemin qui les menait à
l’indépendance. Le bond unique que veut accomplir l’Algérie ne
comporterait aucune notion rationnelle et correspondrait donc à une
entreprise suspecte et aventureuse.
Quoi qu’il en soit, l’opinion française se refuse à prendre une conscience
lucide de la mutation qui est en train de se réaliser en Algérie. Elle se
contente de la nier. Seule lui parvient à l’oreille la revendication inouïe que
le FLN formule en termes audacieux. Elle en est choquée et la met sur le
compte de gens passionnés qui transposent en politique leurs rêves
délirants. Elle ne comprend pas que le peuple algérien ne peut pas accepter
la nécessité des transitions qui le conduiraient progressivement à son
autonomie. C’est qu’elle ne tient pas compte suffisamment de la nature
spécifique de l’oppression colonialiste en Algérie, oppression qui a aidé au
déclenchement du processus révolutionnaire.
Décréter l’Algérie département français, c’était y installer une oppression
totale, effacer une nation de la carte, dépersonnaliser un peuple, le réduire à
la déchéance et à la mort ; mais c’était aussi déterminer dans ce pays une
situation explosive, un état de tension permanent et donner naissance à des
contradictions dont la profondeur sera telle que le système qui les a
engendrées se trouvera dans l’impossibilité de les assumer.
En d’autres termes, la forme extrême qu’a revêtue le colonialisme
français en Algérie – colonialisme de peuplement du type sudiste – a
déterminé chez le peuple des réactions non moins extrêmes. Celles-ci ne se
réduisent pas à des accès de violence collective et à des mouvements
incontrôlables de révolte et de désespoir. Elles se traduisent par un lent
mûrissement de la conscience politique qu’elles élargissent en lui apportant
une dimension révolutionnaire. En s’intériorisant et en se développant en
profondeur, elles ont déterminé dans le peuple l’apparition d’une lucidité
progressive qui, tout en lui donnant une idée précise de ses chances de
survie et de ses intérêts essentiels, lui offre la possibilité d’une mise en
question implacable du système colonial, non pas dans telle ou telle forme
particulière qu’il prend, mais dans son essence et dans ses fondements
objectifs.
C’est sous l’extraordinaire pression qui s’exerçait sur lui, qui excluait
toute possibilité d’évolution normale, que le peuple algérien a pu faire son
éducation politique. Soutenue à la base par une pédagogie révolutionnaire,
celle-ci constitue une expérience originale qui jouera un rôle déterminant
dans l’avenir de l’Algérie.
Le propre du néocolonialisme est de prévenir les situations
révolutionnaires, en introduisant dans son système des méthodes évolutives.
L’expérience montre qu’il a souvent réussi et qu’il a pu ainsi préserver
longtemps des situations coloniales qui auraient pu être désespérées. En
Algérie, la situation est précisément désespérée, et le néocolonialisme a raté
sa chance historique. Un décalage historique est né entre le peuple algérien
et la France ; tandis que celle-ci pose le problème en termes d’évolution,
celui-là s’exprime en termes de révolution et traduit la situation effective
dans laquelle il se trouve engagé.

Un objectif réaliste
L’idée d’indépendance trouve sa force moins au niveau de la conscience
psychologique des dirigeants du FLN que dans la réalité coloniale objective
dans laquelle elle s’inscrit dialectiquement. Elle serait intransigeance
abstraite et vide de contenu, si elle n’était, comme la révolution qui la
revendique, le fruit d’un profond mûrissement et le résultat d’une longue
progression souterraine.
En temps « normal », le refus de réformes de structure et de modes
sérieux d’évolution aurait exprimé une absence totale d’intelligence de la
part des responsables. En période d’engagement révolutionnaire, un tel
refus traduit une exigence fondamentale. Accepter une formule centrée sur
une autre chose que l’indépendance, c’est renoncer à abattre le colonialisme
alors qu’on en a la possibilité, c’est en laisser subsister les germes virulents
qui auraient vite fait d’engendrer un système d’oppression plus monstrueux
que le précédent.
La révolution est ennemie par essence des demi-mesures, des compromis,
des retours en arrière. Conduite à son terme, elle sauve les peuples ; arrêtée
en cours de route, elle cause leur perte et consomme leur ruine. Le
processus révolutionnaire est irréversible et inexorable. Le sens politique
commande de ne point le contrarier dans sa marche.
L’intransigeance du FLN a donc un contenu. C’est une intransigeance
révolutionnaire qui ne se paie pas de mots. Loin de traduire un irréalisme
politique, elle est l’exigence d’un réalisme révolutionnaire. Ce qui fait la
force du peuple algérien, c’est qu’il sait ce qu’il veut et où il va. Il veut son
indépendance et il sait que c’est une possibilité à portée de sa main qu’il
finira par atteindre.
La France, au contraire, ne sait pas ce qu’elle veut, ni où elle va. Elle
refuse de reconnaître le bien-fondé d’un tel objectif, mais son attitude
demeure négative et stérile, incapable de se convertir en conduite
dynamique et efficace. Elle se contente de refuser l’indépendance, mais
ignore la réalité nouvelle créée en Algérie ; elle échafaude des plans,
élabore des lois-cadres, mais raisonne dans un contexte prérévolutionnaire
et évolue en pleine irréalité, dans l’empyrée des idées de prestige, de
grandeur, de liens permanents et indissolubles.
Dans un tel contexte, l’indépendance algérienne semble une chimère, et
les Algériens sont traités de chimériques. Ce qui est considéré comme une
impossibilité en France, on le transpose en Algérie et on en fait une
impossibilité objective et absolue. C’est assurément partir d’une analyse
bien fragile de la réalité et se précipiter dans l’aventure que de déclarer,
avec M. Mauriac, qu’aucun gouvernement français n’accordera
l’indépendance à l’Algérie.

Un objectif en pleine réalisation


Quoi qu’en ait dit M. Mauriac, l’indépendance ne s’accorde pas et il ne
dépend point de la volonté des gouvernements français de le faire ou de s’y
refuser. Elle n’est pas un bien qu’on donne, mais une réalité vivante qu’on
construit.
Trois années de guerre révolutionnaire ont ébranlé profondément le
système colonial. Celui-ci, n’est plus qu’un pitoyable édifice tombant en
ruines. C’est sur cette matière, en pleine désagrégation, que les techniciens
de la « pacification » comptent asseoir leurs réformes. Tandis qu’ils
s’efforcent de retenir des murs qui s’écroulent de toutes parts, des
fondations nouvelles se creusent partout dans la terre algérienne d’où
s’élève le puissant édifice de l’indépendance nationale.
L’indépendance est descendue du ciel des possibilités idéales. Elle s’est
faite chair et vie, s’est incorporée à la substance du peuple. Celui-ci exerce
désormais sa souveraineté dans le cadre de son armée et de son
administration. C’est là qu’on peut toucher du doigt la prodigieuse réussite
de la révolution algérienne.
De l’Algérien de la période coloniale a surgi un homme nouveau,
l’Algérien de l’ère de l’indépendance. Celui-ci retrouve sa personnalité
dans l’action, la discipline, le sens des responsabilités, et redécouvre le réel
qu’il appréhende à pleines mains et transforme en renouant avec lui des
rapports efficaces. Il devient organisateur, administrateur, soldat et citoyen
responsable.

La seule issue possible


En maintenant l’indépendance comme condition de la paix, le FLN
n’obéit pas à un extrémisme gratuit. Concevant sa politique dans une
perspective révolutionnaire, il a mis en œuvre les moyens de la faire
aboutir. Le problème algérien a cessé depuis longtemps d’être une affaire
d’hommes politiques. Dès lors que les choix sont faits de part et d’autre,
elle se pose en termes militaires, et sa résolution dépend essentiellement de
l’évolution du rapport des forces en présence.
C’est un fait bien connu que l’ennemi ne peut escompter une victoire
décisive et que la guerre peut durer indéfiniment. C’est un fait moins connu,
mais qui finira par l’être, que les conditions d’un désastre militaire pour les
troupes impérialistes sont de mieux en mieux réalisées. À moins que la
sagesse finisse par reprendre ses droits en France, la quatrième année de la
révolution sera marquée par une intensification de la guerre, où la
possibilité d’un désastre français n’est pas à exclure.
Par ailleurs, l’idée d’indépendance a accompli d’immenses progrès sur le
plan international. Cette évolution est sensible jusque dans l’opinion
américaine et européenne ; elle montre clairement que le FLN n’est plus le
seul aujourd’hui à revendiquer l’indépendance et que l’écrasante majorité
des nations lui font écho. La France ne pourra résister plus longtemps à la
marée internationale que son obstination a déchaînée. Elle devra sortir de
son immobilisme précaire et prononcer le mot tabou dont elle a peur
aujourd’hui.
L’Algérie est devenue un pays qui échappe à la maîtrise de la France.
Celle-ci aura beau élaborer des formules de rechange, des statuts nouveaux
qui lui conserveraient son ancienne colonie ; ces efforts sont tardifs et vains.
La nation algérienne a repris sa liberté et s’est engagée résolument dans
l’ère de l’indépendance.

Notes
1. [I, p. 120 sq. (JF ; GP).]
L’Algérie et la crise
française

El Moudjahid, no 11,
1er novembre 19571

Dans la seconde moitié du XIX e


siècle, on parlait de l’« homme
malade de l’Europe » : l’Empire ottoman. Aujourd’hui également, l’Europe
a son grand malade : la France. Le gouvernement Bourgès-Maunoury,
investi au printemps dernier, est tombé comme prévu dès le début de
l’automne. Depuis le 1er octobre, le président de la République Coty est à la
recherche d’un remplaçant. Cette longue crise, qui n’est pourtant pas la
première du genre, est considérée par tous les observateurs étrangers
comme l’une des plus sérieuses.
C’est directement sur la question algérienne que le gouvernement
Bourgès-Maunoury a été renversé, puisque c’est son projet de « loi-cadre »
qui a été rejeté. Néanmoins l’on assiste, depuis le début de la crise et
pendant toute la période d’« accouchement » d’un nouveau gouvernement,
à une véritable diversion et à un escamotage des vrais problèmes. À peine si
l’on parle de l’Algérie – du moins en public ! Les ministres et ministrables,
les présidents pressentis feignent d’ignorer cette question, pour ne parler –
et s’appesantir – que sur ce qu’ils appellent les « difficultés financières ».
Cependant, si les Français continuent à mener admirablement le jeu de
l’autruche et s’enfoncer la tête dans le sable, les observateurs étrangers sont
moins aveugles. C’est ainsi que le New York Times écrit : « Depuis trois ans,
le conflit entre la France et les nationalistes d’Algérie est une source
d’instabilité politique en France et une saignée pour son économie.
L’Algérie est le problème qui a causé la chute du gouvernement du
président Mendès France en 1955. Elle était à la base des questions
économiques qui ont provoqué la chute du président Guy Mollet ce
printemps. La recherche d’une solution au problème algérien a fait une
troisième victime politique, le président Bourgès-Maunoury. Enfin, cette
question algérienne a coûté beaucoup au prestige international de la France.
[…] Les relations internationales de la France se sont détériorées
grandement. »
Le Times britannique écrit de son côté : « Il vient d’être prouvé une fois
de plus que l’Assemblée élue il y a deux ans ne permet aucune liberté de
manœuvre. Une majorité ad hoc peut être trouvée quand les débats portent
sur un sujet peu important ou quand, comme dans le cas du Marché
commun, les passions ne sont pas soulevées. Mais pour l’Algérie, c’est une
autre affaire. Sur ce point, tout ce que l’Assemblée est capable de produire,
c’est une majorité négative. […] C’est une erreur que de forcer les
analogies, mais il n’en reste pas moins que les deux plus grandes crises
politiques qui ont déchiré la France d’après-guerre, l’Indochine et la CED2,
furent résolues comme maintenant en Algérie. »
Le New York Tribune, enfin, souligne la gravité de la crise politique
française et sa relation avec la guerre d’Algérie. Sous le titre : « La France
encore une fois en difficulté », on lit : « L’Algérie présente, pour la France,
l’un des embarras les plus cruels et les plus dangereux de sa longue histoire.
[…] Une fois de plus, à un moment critique pour ses propres affaires et
celles du monde, la France se trouve sans gouvernement. »
Que la guerre d’Algérie, que la révolution algérienne soient la cause
directe de la crise politique française, cela est évident. L’insurrection du
1er novembre 1954 a été, sans doute, sous-estimée, sinon même considérée
avec un certain mépris par les gouvernants français. « Que pouvaient faire
quelques centaines de fellaghas (sic) contre la police et la gendarmerie
françaises sans parler de l’armée ? » Mais, peu à peu, la « flambée de
terrorisme » est devenue une formidable révolution de tout un peuple, sur
toute l’étendue du territoire. C’est toute la Nation algérienne qui est entrée
en action pour briser la domination colonialiste et instaurer un État
souverain, un régime de liberté, de paix, de progrès.
Pour essayer d’écraser cette insurrection nationale, les colonialistes ont
déversé sur l’Algérie des troupes de plus en plus nombreuses, un armement
de plus en plus puissant. D’un effectif d’environ 80 000 hommes, l’armée
française est passée en Algérie à 800 000, sans compter les policiers, les
gendarmes et les supplétifs. Des divisions de l’OTAN ont été même retirées
de France et d’Allemagne pour être jetées contre la force grandissante de la
résistance algérienne. Blindés, aviation, marine, rien ne manque aux hordes
impérialistes.
Mais cette guerre injuste et barbare que la France mène lui coûte
excessivement. Ce ne sont pas seulement des vies humaines, la vie de ses
jeunes soldats et officiers, que perd la France, mais aussi des centaines de
milliards, c’est-à-dire une importante fraction de ses ressources. Une
commission de l’ONU a évalué à plus de 700 milliards par an le coût de la
guerre d’Algérie pour la France. À ce chiffre, il y a lieu d’ajouter les
dépenses paramilitaires, administratives, liées à cet effort de guerre. Autre
cause de perte : l’absence de plus d’un demi-million de travailleurs dans les
secteurs économiques et, parallèlement, le besoin d’importer davantage de
l’étranger pour faire face aux besoins de la guerre coloniale.
Embarrassée en Algérie tant sur les plans économique et militaire que
politique, la France est absente de l’échiquier international. Plus encore,
pour ses alliés occidentaux elle constitue un lourd fardeau, car non
seulement ils doivent suppléer sa carence en Europe, mais aussi défendre
une cause on ne peut plus mauvaise. Aussi le prestige de la France dans le
monde et même chez ses amis est descendu bien bas. Preuve est faite non
seulement de l’incapacité militaire et politique, mais aussi de la déchéance
morale de la France. Le monde est averti des méthodes barbares utilisées
contre le peuple algérien et il n’est pas de réunion internationale où la
France ne se retrouve sur la sellette, où son colonialisme ne soit dénoncé.
Pendant ce temps, c’est l’équipement économique, social, culturel du
pays qui est freiné, sinon arrêté. La crise du logement continue à sévir ; la
réforme et la modernisation de l’enseignement sont renvoyées à plus tard ;
les fonctionnaires attendent satisfaction des promesses ; les paysans
demandent une aide à leur activité ; les prix montent. Alourdie par la
multiplication des taxes et impôts, l’économie française ne peut tenir devant
la concurrence étrangère. L’inflation du budget à l’intérieur est ainsi
accompagnée d’un appauvrissement en devises. Le franc est dévalué de
20 %. La crise financière touche à la catastrophe. Pour y faire face, les
gouvernements sont amenés à appliquer une politique d’austérité sévère :
blocage des salaires, augmentation des impôts et taxes diverses. C’est le
niveau de vie de chaque Français qui est menacé.
Mais là apparaissent les contradictions. Ceux-là mêmes qui tiennent à la
politique colonialiste de la guerre en Algérie sont incapables de la
supporter. Les classes et les castes, paysannerie, patronat, classe ouvrière, se
rejettent le fardeau. Ces contradictions, ces luttes se répercutent
naturellement au Parlement. Non seulement il y a conflit entre partis, mais
la crise est telle que chaque parti est divisé, scindé en clans selon le jeu des
intérêts. Voilà d’où naissent les crises ministérielles, voilà la cause de
l’instabilité gouvernementale.
Plutôt que de regarder la réalité en face, d’analyser honnêtement les
causes du mal, les dirigeants français, plus préoccupés de leurs intérêts
personnels et de clan que du destin de leur pays, s’engagent dans la
démagogie et cherchent des alibis à leurs échecs. Hier, c’était la faute de
Nasser ! Aujourd’hui, le mal viendrait du communisme international et
parallèlement de ces « Anglo-Saxons qui convoitent le pétrole du Sahara ».
Quand ces dirigeants français daignent regarder chez eux, est-ce pour
changer de politique, pour repenser toute l’orientation ? Non, c’est pour
trouver un nouveau dada, un nouvel alibi : « Réforme des institutions,
nécessité d’un exécutif fort et stable », etc.
Évidemment, de crise en crise, les institutions françaises finiront par
s’user, par « casser ». Où mènera cette explosion ? Nul ne peut le prévoir.
On peut fort bien imaginer une dictature : les noms de De Gaulle, du
maréchal Juin sont prononcés. Mais ce régime fort – cette dictature
même –, que pourra-t-il ? Disposera-t-il d’une baguette magique ? Les
mêmes problèmes se poseront : un effort de guerre de plus en plus grand ;
une hémorragie financière de plus en plus dramatique ; les conflits sociaux
plus aigus et, à l’extérieur, un isolement plus complet.
Par contre, la révolution algérienne s’amplifie. L’Armée de libération
nationale se développe, se perfectionne, s’outille toujours davantage. Elle
frappe et frappera toujours plus fort, jusqu’à ébranler, jusqu’à détruire la
machine colonialiste.
En vérité, il n’y a pas aujourd’hui un problème algérien, il y a un
problème français. En effet, qui dit problème suppose des solutions
inconnues. Or pour l’Algérie la voie est toute tracée, c’est la marche vers
l’indépendance, c’est la lutte révolutionnaire pour reconquérir un droit
naturel, un droit légitime. La route peut être longue et difficile, mais il n’y
en a pas d’autre. L’Algérie suit le mouvement historique.
Par contre, il s’avère que la France est incapable de s’adapter à cette
seconde moitié du XX e siècle, à cette période de décolonisation. Depuis
1945, à peine libérée par la grâce des Alliés et des Algériens, la France
poursuit des guerres de reconquête coloniale. Hier l’Indochine, aujourd’hui
l’Algérie, demain l’Afrique noire. À refuser de voir les réalités en face, à
s’acharner contre le mouvement invincible de libération nationale qui anime
les peuples colonisés et plus qu’aucun autre le peuple algérien, la France ne
peut que s’épuiser et s’avilir.

Notes
1. [I, p. 151 sq. (JF ; GP).]
2. [En 1954, sous la pression conjuguée des gaullistes et des communistes et dans un climat
d’apaisement de la guerre froide, la Chambre se divise et finalement rejette le traité de création d’une
Communauté européenne de défense subordonnée à l’OTAN.]
Le conflit algérien
et l’anticolonialisme
africain

El Moudjahid, no 11,
1er novembre 19571

Les colonialistes français, depuis l’internationalisation du


problème algérien, s’étonnent de voir tant de pays les condamner. Il arrive
même que ce jugement généralisé porté contre la politique française en
Algérie soit interprété comme la conséquence d’une francophobie. En
réalité, il faut comprendre plus simplement cette unanime réprobation. La
plupart des pays qui votent contre la France sont d’anciennes colonies ayant
expérimenté, de façon naturellement très douloureuse, le système colonial.
C’est pourquoi les pays et les peuples les plus résolument à nos côtés sont
ceux de Bandoeng2. En soutenant notre lutte et en nous accordant leur
active sympathie, les pays de Bandoeng remplissent un triple devoir.
Et d’abord envers un pays de 12 millions d’hommes que de savants tours
de prestidigitation colonialiste avaient cru pouvoir anéantir. Les pays de
Bandoeng ont, dès le début, reconnu le FLN comme seul organisme habilité
à engager l’Algérie. Nos représentants furent ainsi accrédités auprès d’eux,
et l’histoire de la diplomatie algérienne postcoloniale aura commencé par la
grande fraternité et le soutien inépuisable des pays arabo-asiatiques.
Une telle attitude suppose évidemment des fins concrètes. Les anciennes
colonies sont parfaitement conscientes d’accélérer à l’échelle mondiale la
liquidation du colonialisme. La mise en question radicale du système
colonial, indépendamment des nations qui l’exercent, et la volonté de le
détruire, d’en extraire les racines, de l’assiéger jusqu’à reddition complète
et inconditionnelle sont pour elles des tâches très précises.
Enfin, anciennes victimes d’un colonialisme international, pendant
longtemps encore elles s’inspirent dans leurs décisions d’un
anticolonialisme systématisé. C’est la consolidation de leur récente
indépendance et le renforcement du camp anticolonialiste qui sont
directement visés. Cette solidarité internationale, rendue plus aiguë par le
coefficient particulier d’anticolonialisme qui l’anime, se justifie par
l’histoire des conquêtes coloniales.
Toutefois, les positions adoptées à l’ONU ne s’expliquent pas [par] les
seuls souvenirs communs. L’urgence d’une solution conforme aux droits
des peuples se révèle de plus en plus grande depuis la divulgation des
tortures justifiées et légalisées par les autorités françaises. Un problème de
morale internationale se trouve aujourd’hui posé et rares sont les nations,
hier encore hésitantes, qui n’aient modifié fondamentalement leur attitude à
l’égard de la France.
Or, si l’indépendance de l’Algérie doit consolider les jeunes
indépendances, si sa conséquence effective est d’affaiblir considérablement
le bloc colonialiste, comment ne pas penser aux autres colonies françaises ?
En imposant un recul au colonialisme, la libération de l’Algérie rend
possible, en tout cas moins illusoire, la revendication nationale des autres
colonies. L’indépendance de l’Algérie cristallise les volontés nationales des
autres colonies, ébranle dans ses fondements le système, oblige le
colonialisme à se repenser, à se mettre en mouvement, créant çà et là une
loi-cadre pour l’Afrique noire ou réclamant avec angoisse la refonte du
titre VIII de la Constitution française.
La plus grande obsession du colonialisme est en effet d’avoir à réprimer
en même temps deux mouvements de libération. C’est pourquoi, à chaque
nouvelle guerre nationale et pour en prévenir l’extension, l’on voit les
colonialistes desserrer un peu plus leur étreinte dans les autres territoires.
La guerre d’Algérie, tel un spectre, hante les autres colonies françaises. Et
le système de défense du colonialisme inclut l’ensemble de son empire.
À cette habileté tactique du colonialisme, doit répondre une solidarité
stratégique des territoires occupés par les forces françaises. L’on mesure
aujourd’hui l’irréalisme de la fameuse doctrine selon laquelle une solidarité
organique existerait entre le prolétariat des pays colonialistes et [celui] des
peuples colonisés. En réalité, la théorie de l’anticolonialisme s’élabore
aujourd’hui et toutes les thèses connues jusqu’ici se révèlent totalement
fausses. Les peuples coloniaux en lutte pour leur indépendance doivent
d’abord compter sur leurs frères colonisés.
La plus grande erreur serait d’ailleurs de miser sur une prétendue
solidarité instinctive et spontanée. Le colonialisme, dans ce qu’il a de plus
pervers et de plus condamnable, en arrive à dresser les uns contre les autres
des hommes que tout rend solidaires et qu’une commune oppression
dégrade. Les hommes d’Afrique noire, ceux de Douala et ceux de Cotonou,
ceux de Dakar et ceux d’Abidjan, sont aujourd’hui aux prises avec notre
peuple. Et les colonialistes, que rien n’effraie, organisent de macabres mises
en scène où dominent le mépris de l’homme et la volonté d’opposer de
façon radicale les Algériens aux Dahoméens ou aux Sénégalais.
Le massacre de Bône éclaire une méthode aujourd’hui codifiée. En
avril 1956, trois soldats d’Afrique noire ont été tués au cours d’un
accrochage avec une section de l’ALN. Les cadavres sont récupérés par les
Français, horriblement mutilés et ramenés au cantonnement. Puis, sur la
base de prétendus renseignements, on désigne un quartier de la ville comme
le point de départ des commandos. Quelques heures plus tard, des camions
déversent dans les rues étroites des hommes qu’obsède l’horrible spectacle
de leurs camarades. Cette opération devait s’élever à plus de cent civils
tués. Peu de temps après, plusieurs des soldats ayant participé à cette tuerie
et découvert l’épouvantable mise en scène désertent les rangs de l’armée
française et rejoignent les forces algériennes. Les récents exemples de Blida
(décembre 1956), où tout le quartier des Glacières fut mitraillé, et de
Tlemcen (juin 1957), où la ville fut bombardée, indiquent que ces
manœuvres sont encore utilisées au détriment de nos peuples.
Mais la faiblesse du colonialisme réside dans les contradictions qui
l’animent. Aujourd’hui, de plus en plus massivement, les soldats d’Afrique
noire refusent de se battre contre leurs frères algériens. Mitrailleurs, ils
excellent dans les tirs hauts et les balles passent à vingt centimètres au-
dessus de nos unités ; chargés de fouiller des mechtas, ils se content
d’ouvrir les portes des maisons sans se soucier d’inspection ; enfin, à
plusieurs reprises, ils ont favorisé l’évasion des civils algériens.
Une telle conscience de l’identité des fins poursuivies constatée
quotidiennement au sein des troupes d’Afrique noire éclaire, en montrant le
caractère antihistorique, l’attitude de certains leaders politiques africains :
leurs déclarations contiennent des expressions que ne désavouerait pas
M. Lacoste. Que la France en arrive à mobiliser des colonisés pour justifier
idéologiquement sa guerre de reconquête coloniale montre le degré de
décomposition du système.
L’affirmation de l’Algérie française est une formule que l’opinion
internationale pardonne aux dirigeants français. Il est établi que personne
n’y croit plus. Reprise par un Africain, elle traduit une inconséquence
fondamentale. Depuis quelques années, on voit certains hommes de couleur,
ministres ou présidents de Chambre, au cours de voyages organisés,
affirmer que le racisme n’existe pas en France, que le colonialisme est une
bonne chose et que les peuples coloniaux sont reconnaissants à la mère
patrie. Il y a un manque de pudeur à s’exposer ainsi sur les places
internationales et à se transformer en pièce à conviction. L’imposture est
flagrante et les peuples qui subissent le racisme et l’exploitation coloniale la
ressentent comme une blessure douloureuse.
L’envoi à l’ONU de délégués africains pour défendre la thèse française
sur l’Algérie est aujourd’hui sérieusement envisagé. Des noms sont
prononcés. Il devrait exister pour les colonisés qui, à titre d’alibi ou de
produit d’exportation, occupent une place dans le système colonialiste, une
préoccupation majeure : allier une certaine dignité à l’opportunisme
démagogique qui caractérise les collaborateurs. C’est littéralement faire bon
marché de l’honneur de l’Afrique noire et de sa misère que d’aller déclarer
en son nom, devant une assemblée internationale dont l’un des objectifs est
la mise à mort du monde colonialiste, que l’univers de la chicotte, du code
de l’indigénat, des boys à cinq sous ou des massacres de Philippeville doit
être protégé et renforcé.
Le peuple algérien, en février 1957, s’est senti profondément atteint par
l’usage que les Français faisaient de Chekkal3. La conscience nationale
s’accommode mal de ces trahisons exploitées, répandues dans les journaux,
étalées devant l’opinion mondiale. La conscience nationale a le sens de
l’esthétique et [le fait] que, devant les représentants des peuples de
Bandoeng, l’apologie du colonialisme soit faite par un colonisé lui semble
de part en part inacceptable.
La signification profonde de la récente conférence de Bamako est
précisément d’avoir condamné « sans ambiguïté » les principaux hommes
politiques africains qui depuis trois ans apportent aux différents
gouvernements français la prétendue caution des colonisés. Les hommes
d’Afrique noire ont réaffirmé au cours de ce congrès leur absolue
détermination à conquérir l’indépendance de leur pays. Le message de
solidarité au peuple algérien, adopté dans l’enthousiasme, a montré que les
masses africaines sont conscientes de leurs devoirs et de leurs intérêts.
Malgré les promesses de sagesse exigées, malgré de multiples conseils de
prudence, les observateurs français à Bamako ont entendu la grande
revendication nationale de 40 millions d’hommes. Ni les mouvements
d’humeur des spécialistes français en alchimie constitutionnelle, ni les
menaces, ni les retraites offensées de M. Houphouët-Boigny n’ont pu venir
à bout de la volonté populaire. La loi-cadre pour l’Afrique, dont on a pu
dire qu’elle représentait la plus grande réalisation de la civilisation française
au XX e siècle, a été balayée en trente-six heures. L’histoire de l’Afrique,
interrompue par des siècles de colonialisme, reprend aujourd’hui.
Le grand concert des peuples africains est menacé et rien ne doit en
altérer les premières notes. Frobenius, restituant sa vérité et sa valeur à
l’Afrique, avait signalé les échanges intellectuels, économiques et
politiques à travers le Sahara4. Hier, les intellectuels de Tombouctou se
retrouvaient à Tunis ou à Bougie et ceux de Dakar se réunissaient à Fez ou
Tlemcen. La plus formidable secousse de son histoire ébranle le continent
africain. Un processus grandiose est en marche. L’avenir sera impitoyable
pour ceux qui en gêneront le plein développement.

Notes
1. [I, p. 154 sq.]
2. [La conférence de Bandoeng, réunie dans cette ville indonésienne en avril 1955, a marqué la
naissance du mouvement des pays « non alignés » (ni sur le bloc occidental ni sur le bloc soviétique).
Elle avait accueilli les représentants de vingt-neuf États indépendants du « tiers monde » et de
nombreux mouvements de libération des pays encore sous tutelle coloniale – dont le FLN algérien.]
3. [Il s’agit de l’avocat Ali Chekkal, rallié à la cause française qu’il avait défendue à l’ONU en
février 1957 ; il a été tué trois mois plus tard à Colombes, par un militant du FLN.]
4. [Les théories de l’anthropologue allemand Leo Frobenius (1873-1938) ont exercé une influence
considérable sur Senghor et Césaire – qui en publia des traductions pendant la guerre dans sa revue
Tropiques. Frobenius voyait l’Afrique comme composée de sociétés parfaitement ordonnées, en
particulier d’un point de vue esthétique, et suprêmement intégrées à leur environnement, la barbarie
étant du côté des civilisations le détruisant. Sur la vision « germanique » de l’Afrique de Frobenius,
voir Christopher L. MILLER, Theories of Africans. Francophone Literature and Anthropology in
Africa, University of Chicago Press, Chicago, 1990.]
Une révolution
démocratique

El Moudjahid, no 12,
15 novembre 19571

Le 1 er
novembre 1954, le peuple algérien a pris la décision
irrévocable de changer son destin, de tourner la page la plus sombre et la
plus tragique de son histoire et de s’engager dans la voie d’un monde
nouveau, débarrassé de l’oppression et de l’obscurantisme. Cette date ne
marque pas qu’une transition, qu’un simple passage d’une phase historique
à une autre. Elle est le point de départ d’une vie nouvelle, d’une histoire
nouvelle, de l’histoire de l’Algérie bouleversée de fond en comble et
renouvelée sur des bases entièrement neuves.
Cette seconde naissance est conditionnée par une lutte sans merci contre
toutes les forces de régression et de décadence. Elle exige la destruction du
régime colonial et, à travers lui et d’une manière inséparable, la liquidation
de toutes les chaînes du passé, de tous les germes de déliquescence et de
servitude qui ont miné la société algérienne depuis des siècles.
Depuis 1830, le peuple algérien n’a cessé de lutter contre l’occupant
colonial dont il ne s’est jamais résigné à reconnaître le pouvoir et la
mainmise sur le pays. En 1957, la reconquête du territoire national et la
restitution de la souveraineté entre les mains du peuple n’impliquent pas un
retour à 1830, ne signifient pas que l’Algérie doit se retrouver dans la
situation qui était la sienne il y a un siècle. Si la restauration de la
souveraineté nationale crée en Algérie une situation identique à celle qui
existait avant 1830, c’est-à-dire lorsque notre pays constituait un État
indépendant, cela n’est vrai que sur le plan intemporel du droit.
Dans la réalité, la situation n’est plus la même. Les conditions objectives
n’ont pas cessé de se transformer durant cent vingt-cinq ans et continuent à
se transformer sous nos yeux. La libération du régime colonial ne nous
restitue pas une Algérie identique à celle d’il y a un siècle. Cela d’ailleurs
n’aurait pas été souhaitable ; le peuple algérien, qui consent d’immenses
sacrifices, tend de toutes ses forces à l’avènement d’une Nation moderne
qui puisse prendre une place honorable dans le monde d’aujourd’hui.
Les structures économiques et sociales sur lesquelles était édifiée la
société algérienne le siècle dernier ne sont plus viables à notre époque.
Cette société qui aurait pu s’adapter au monde moderne dans le cadre d’une
évolution normale, a été bloquée brutalement en 1830 par le système
colonial qui lui a interdit toute possibilité de développement et de progrès.
Il ne s’agit pas de bâtir un État indépendant sur des bases anachroniques et
branlantes. La promotion de l’Algérie en une Nation moderne et
indépendante nécessite la libération du pays du joug étranger, la destruction
des structures coloniales, comme la rupture avec les structures précoloniales
ou ce qui en subsiste après une oppression séculaire.
À la liquidation du colonialisme s’ajoute, d’une manière concomitante,
celle des structures médiévales et féodales, sur lesquelles il s’appuyait avec
tout ce qu’elles comportent de préjugés et de facteurs de régression, et qui
doivent être remplacées par les structures de la société moderne. En
Algérie, la guerre de libération nationale se confond avec la révolution
démocratique. La lutte pour la libération nationale n’implique pas
nécessairement une telle révolution. Mais celle-ci ne peut se faire que dans
le cadre d’une nation indépendante ou en train de se libérer. C’est dans ce
sens que « révolution algérienne » exprime à la fois le processus de
libération du joug étranger et la destruction des survivances féodales du
Moyen Âge qui devront céder la place aux fondements démocratiques
d’une nation moderne.
La révolution démocratique prépare l’avènement de la démocratie. Cette
dernière notion peut être saisie à deux niveaux différents. D’une part, elle
draine les valeurs essentielles de l’humanisme moderne ayant trait à
l’individu considéré comme personne : liberté de l’individu, égalité des
droits et des devoirs des citoyens, liberté de conscience, de réunion, etc.,
tout ce qui permet à l’individu de s’épanouir, de progresser et d’exercer
librement son jugement et son initiative personnels. D’autre part, l’idée de
démocratie, qui s’oppose à tout ce qui est oppression et tyrannie, se définit
comme une conception du pouvoir. Elle signifie dans ce cas que la source
de tout pouvoir et de toute souveraineté émane du peuple qui les exerce lui-
même à son profit exclusif. Pouvoir du peuple par le peuple et pour le
peuple. Ainsi définie, la démocratie s’oppose à toute forme d’oppression du
peuple ou de l’individu, qui pourrait s’exercer par tout régime étatique
dirigé contre la volonté populaire.
Dans quelle mesure la guerre de libération nationale en Algérie
s’accompagne-t-elle d’une révolution démocratique ? La lutte menée par le
peuple algérien comporte un double caractère dont l’un n’est pas moins
important que l’autre. D’une part, elle s’exprime par une affirmation par
l’Algérien de sa personnalité historique, aliénée par le colonialisme et
reconquise avec la prise de conscience de plus en plus aiguë de son
originalité nationale et culturelle. D’autre part, cette lutte s’inspire de l’idéal
révolutionnaire et des valeurs de l’époque moderne. Elle reflète un effort
d’adaptation aux structures de celle-ci, effort rendu nécessaire et urgent par
une prise de conscience de plus en plus nette du cadre factice du
département et d’un mode de vie archaïque perpétué par le colonialisme.
Ces deux prises de conscience ont été accélérées en Algérie, où elles ont
atteint un rare degré de profondeur, par le régime colonialiste lui-même.
L’oppression qui s’exerce en Algérie est telle qu’elle tend à l’annihilation
du peuple suivant un processus de dépersonnalisation et d’atomisation
implacable. Devant ce danger de mort, le peuple algérien réagit par une
violente prise de conscience vitale qui a pour effet, d’une part, un repli
jaloux sur son Moi menacé et, d’autre part, un affinement de ses facultés
d’adaptation aux valeurs modernes. La nécessité de se survivre engendre
chez l’Algérien le désir d’être lui-même et de comprendre l’Autre,
d’assimiler l’expérience moderne sans se laisser assimiler par autrui.
Cette double exigence fait que le peuple algérien est à la fois le plus
nationaliste et le plus ouvert qui soit, le plus fidèle à l’islam et aussi le plus
accueillant pour les valeurs extra-islamiques. Des peuples musulmans, il est
peut-être un des plus attachés à la foi musulmane et des plus pénétrés de
l’esprit de l’Occident moderne. Ainsi la réaction la plus naturelle du peuple
algérien face à un colonialisme destructeur a été l’assimilation patiente des
valeurs techniques modernes. Ainsi la notion de démocratie ne lui est-elle
pas étrangère ; les valeurs qui ont fait l’épanouissement de l’individu, et
sans lesquelles il n’y a pas de progrès possible, il les fait siennes et leur
attache d’autant plus de prix qu’il en a été sevré.
Seule une propagande grossière reprochera au peuple algérien de vouloir
édifier un État totalitaire, féodal ou théocratique où les préjugés médiévaux
tels que le fanatisme religieux et la xénophobie régneraient en maîtres. Les
appréhensions quant à l’avenir de la minorité française dans le cadre de
l’Algérie ne sont pas fondées. Elles ne peuvent être que le fait
d’oppresseurs obsédés craignant d’être opprimés à leur tour.
Le sentiment national du peuple algérien, si exalté soit-il, ne lui fera
jamais perdre de vue le sens de la mesure et la lucidité qui sont les
conditions de toute réussite vitale et qu’on pourrait assimiler à l’intelligence
politique. Avec le 1er Novembre 1954, l’Algérien retrouve son unité et sa
vérité dans la joie et l’enthousiasme du sacrifice, la fusion se réalise entre
l’idéal national et l’idéal révolutionnaire, une synthèse dynamique créatrice
a lieu entre les aspirations du Moi culturel national et l’esprit moderne dans
son universalité. Nous avons dans l’ALN une incarnation saisissante d’une
telle synthèse ; l’ALN est le creuset où se fondent intimement les valeurs
nationales et l’esprit moderne, où une nation algérienne nouvelle se forge et
s’expérimente dans le combat libérateur.
De là le prodigieux essor de la révolution algérienne, libérant d’un seul
coup les énergies qui sommeillaient depuis des siècles dans les différentes
couches populaires en un torrent qui est à l’échelle de l’Histoire et dont la
nature est de briser toutes les digues, de triompher de tous les obstacles, de
bouleverser toutes les formes figées de la vie.
La démocratie a été jusqu’ici traitée comme une notion culturelle, prise
comme une des composantes essentielles de l’esprit moderne par opposition
à la conscience féodale. Pour la préciser, il faudrait lui donner un contenu
objectif social, c’est-à-dire l’appréhender essentiellement en tant que
conception du pouvoir. Dans ce cas, il faudrait se demander dans quelle
mesure le peuple algérien qui se libère fait une révolution démocratique. Là
encore, s’impose la vérité d’un colonialisme engendrant une conscience
révolutionnaire d’autant plus profonde que son oppression a été plus
grande.
Il est un fait qu’en menant la guerre de libération à son terme victorieux,
le peuple algérien ne se contentera pas d’une indépendance politique
nominale. Il n’entend pas se débarrasser de l’oppression politique pour se
résigner à une oppression économique qui lui interdit tout progrès social et
confère à l’indépendance nouvellement acquise un caractère illusoire.
Le peuple algérien veut se libérer du colonialisme, mais cette libération,
il ne la conçoit que dans une perspective révolutionnaire impliquant la fin
des féodalités et la destruction de toutes les structures économiques de la
colonisation. Le contenu social de la notion de démocratie varie avec les
régimes qui sont chargés de l’appliquer. En arrachant son indépendance, le
peuple algérien, qui a été soumis à une effroyable exploitation, ne pourrait
subsister qu’en édifiant une démocratie sociale effective. Ainsi la révolution
démocratique s’insère dans le processus de la guerre de libération, insertion
qui porte à son apogée les aspirations les plus profondes de toutes les
couches du peuple algérien, visant à la réalisation d’un idéal à la fois
politique et social, national et révolutionnaire.
Indépendance nationale, révolution démocratique sont indissolubles dans
la lutte actuelle du peuple algérien. Le succès de l’une implique le triomphe
de l’autre. L’avènement d’une démocratie effective n’est possible qu’avec
l’avènement de l’indépendance nationale. C’est ce qui explique le refus
obstiné du colonialisme de reconnaître celle-ci, dans laquelle il voit l’abîme
où sombreront ses plus secrètes espérances.
Engagé dans une lutte à mort, le peuple algérien maintiendra jusqu’à la
victoire l’objectif qu’il s’est tracé et édifiera une réelle démocratie sociale et
économique dont la conséquence première sera la consolidation et la
sauvegarde d’une indépendance chèrement acquise.

Notes
1. [I, p. 162 (JF ; GP ?).]
Encore une fois, pourquoi
le préalable

El Moudjahid, no 12,
15 novembre 19571

La dernière déclaration du CCE 2


a provoqué dans le monde des
réactions diverses. Certains de nos amis n’ont pas caché leur déception
devant notre réaffirmation du préalable de l’indépendance, indispensable à
toute négociation. Nos amis, qu’étonnent ce qu’on appelle déjà notre
crispation et notre surdité aux conseils de sagesse, estiment que l’heure est
venue pour le FLN d’inaugurer une nouvelle politique, d’assouplir sa
position, bref d’abandonner ce préalable.
Pourquoi maintenons-nous le préalable ? Ayant affirmé depuis trois ans
qu’aucune négociation officielle ne saurait avoir lieu sans cette condition, le
FLN craindrait-il de donner l’impression de reculer, de perdre la face ? Le
FLN est-il esclave d’un mot, s’est-il laissé enfermer dans une formule et dès
lors doit-on faire pression sur lui pour l’aider à se libérer de lui-même ? Ou
plutôt le FLN, croyant exprimer le vœu profond du peuple algérien, veut-il,
en exigeant cette déclaration officielle spectaculaire, effacer cent trente ans
d’indignité nationale que les forces françaises nous ont imposés ? S’agit-il
ici de réflexes d’amour-propre, de conduites d’orgueil, de chauvinisme
exacerbé ? Le FLN, en maintenant intactes ses conditions à toute
négociation, entend-il amener la France, par la déclaration d’indépendance,
à reconnaître la défaite de ses armées, l’inutilité des tortures et des
exactions ? Doit-on voir dans cette apparente intransigeance du FLN une
volonté d’humilier la France, de l’obliger à reconnaître l’échec de toutes ses
tentatives, la vanité de tous ses efforts ? Cette déclaration correspondrait-
elle à l’aveu par la France d’une défaite militaire et diplomatique ?
Ces questions, qui prennent souvent le ton accusateur, créent une
atmosphère d’amicale désapprobation et l’on attend que le FLN entende la
voix de la « raison ». Dans ces conditions, il nous paraît nécessaire
d’expliquer pourquoi nous maintenons le préalable d’une déclaration par la
France de sa décision de reconnaître l’indépendance algérienne.
Qu’est-ce que négocier ? Pourquoi négocie-t-on ? Négocier, c’est
fondamentalement entreprendre des discussions, organiser la rencontre des
divers représentants des parties en présence afin de parvenir à un accord.
On ne négocie pas à n’importe quel moment, ni avec n’importe qui. Une
négociation entre le gouvernement français et les représentants algériens en
1953 est une hypothèse absurde. Aucune modification de la situation ne
permettait pareille chose. En Algérie, en 1953, aux yeux de l’opinion
internationale, la France était seule avec elle-même. Depuis le 1er novembre
1954, c’est-à-dire depuis trois ans, la France a trouvé devant elle, en
Algérie, une force grandissante et ni les déclarations officielles de ses
représentants ni les mensonges de sa presse n’ont pu cacher l’ampleur des
combats, la violence des engagements, l’étendue des tortures infligées aux
civils algériens, la répression atroce qu’une armée de 1 million d’hommes
exerce sur le peuple algérien.
Le 1er novembre 1957, deux forces se trouvent en présence en Algérie : le
peuple algérien en lutte pour son indépendance et l’armée colonialiste
française. Décider de négocier aujourd’hui en Algérie, c’est tenir compte de
la situation nouvelle créée par la volonté de 12 millions d’hommes, c’est
apprécier l’irréductible détermination d’un peuple à être libre, c’est se
rendre compte que les rapports de dominateur à dominé, de maître à esclave
sont révolus en Algérie ; c’est décider, dans un même acte, de briser un
cercle vicieux et d’inaugurer le règne de la liberté, de l’existence nationale,
du respect réciproque.
Jusqu’à présent, aucun gouvernement français, aucun responsable
français ne s’est adressé au peuple français pour lui dire ces vérités. Jamais
depuis trois ans les responsables français n’ont, dans leurs déclarations
officielles, envisagé la nécessité de repenser la structure même des rapports
entre l’Algérie et la France, mais chaque fois nous avons assisté à un
renforcement des thèses colonialistes, à une intensification de la répression.
Jamais la fiction « L’Algérie, terre française » ne fut autant proclamée.
Comment négocier, dans ces conditions, sans garanties ? Les seules
déclarations officielles françaises concernant notre patrie affirment
l’Algérie partie intégrante de la République française. Comment envisager
d’éventuelles négociations alors que nulle déclaration ne vient exprimer une
modification des perspectives, une nouvelle direction dans les conceptions ?
On nous assure que ces mêmes responsables français, si prodigues en
prises de positions véhémentes et françaises, n’expriment pas leur opinion.
En privé, tous ces hommes reconnaîtraient que, tôt ou tard, la France sera
amenée à admettre l’indépendance de l’Algérie, mais pour le moment… On
nous dit que l’opinion publique française n’est pas encore prête, ou que
l’opinion publique est mûre mais l’opinion parlementaire ne l’est pas, que
l’important n’est pas que les responsables français déclarent ceci ou cela
mais qu’il s’agit de causer. Causons donc, sans garanties, sans préalable,
sans conditions ; au bout des négociations, il y a l’indépendance.
Quelques-uns, d’autre part, n’hésitent pas à présenter ce plan comme un
piège où tomberaient les responsables français. Nous avons dit que
négocier, c’est décider de se rencontrer entre responsables pour résoudre les
problèmes en suspens, pour parvenir à un accord, pour définir de nouveaux
rapports. La guerre franco-algérienne qui dresse depuis trois ans l’armée
française contre le peuple algérien exprime un désaccord fondamental. Le
peuple algérien a pris les armes pour se libérer de la domination colonialiste
et accéder à l’existence nationale. Depuis trois ans, toutes les énergies de la
nation française sont jetées dans cette guerre. L’objectif de tous les
gouvernements français est, depuis trois ans, de briser la volonté algérienne,
de renforcer l’oppression, d’anéantir l’esprit national algérien. Si le
gouvernement français veut négocier, il doit manifester dans ses paroles et
dans ses actes le minimum indispensable qui sera une garantie pour le FLN
et le peuple algérien. Ce minimum ne saurait être que l’engagement officiel
de reconnaître l’indépendance de la nation algérienne.
Or, il n’existe pas au Parlement français une majorité qui soit convaincue
de la nécessité de mettre fin à cette guerre inutile et odieuse. Ce qui existe,
c’est le nationalisme le plus virulent, le racisme le plus systématisé, le
mépris de la volonté nationale algérienne. Vouloir engager des négociations
avec l’espoir fallacieux que de la discussion sortira l’indépendance
algérienne, c’est incontestablement passer au-dessus des faits, ne pas tenir
compte des éléments réels qui définissent la situation, c’est donner un peu
trop d’importance à l’élément subjectif et aux illusions.
Le FLN, qui a pris l’engagement solennel de diriger le combat du peuple
algérien, ne peut se lancer dans l’aventure. Le FLN ne tend pas de pièges
aux responsables français. Le FLN ne croit pas que les déclarations
officielles n’expriment pas la conviction des responsables français.
Ce que nous demandons au gouvernement et au peuple français, c’est de
se rendre compte après trois ans de guerre que 12 millions d’hommes et de
femmes sont absolument décidés à exister indépendants et libres. Ce que
nous demandons au gouvernement et au peuple français, c’est de mesurer la
responsabilité historique qu’ils prennent en poursuivant cette guerre. La
déclaration d’intention qui contiendrait l’engagement solennel de la France
de reconnaître au peuple algérien sa dignité nationale n’est pas exigée parce
qu’elle doit satisfaire un réflexe d’amour-propre. Cette déclaration
signifiera au contraire que le gouvernement français, échappant au cycle
infernal de la destruction et des massacres collectifs, décide de tenir compte
de la volonté affirmée du peuple algérien. La vérité est que les responsables
français actuellement n’ont qu’une perspective : la guerre totale au peuple
algérien.
Le 1er novembre 1957, presque tous les responsables français jurent de
persévérer dans l’agression contre la volonté nationale algérienne. En
France, nos compatriotes sont l’objet de mesures d’internement, de
vexations. Plusieurs journaux, avec l’accord des services officiels français,
incitent la population française à créer des cellules antialgériennes calquées
sur le modèle du Ku-Klux-Klan. L’abandon du préalable et l’abandon des
objectifs de notre lutte sont une seule et même chose. Le FLN ne trahira pas
la confiance du peuple algérien pour s’aligner sur quelques bonnes volontés
non insérées dans le réel épouvantable qu’est le martyre de notre patrie. Le
FLN veut négocier dans la clarté.
Le peuple français lui-même n’a rien à gagner à cette confusion. Les
peuples ont droit à la vérité. C’est lorsque le peuple français saura que les
rapports entre l’Algérie et la France ne peuvent plus être basés sur la force
militaire et policière et sur le mépris du droit à l’existence nationale que de
fructueuses relations pourront s’établir entre nos deux peuples. Rien de
solide et de constructif ne s’élabore sur le mensonge et la duplicité.
Telles sont les lignes fondamentales de notre doctrine politique dans la
lutte de libération nationale.

Notes
1. [I, p. 165 sq. (JF ; RM).]
2. [Comité de coordination et d’exécution, organe de direction du FLN d’août 1956 à septembre
1958.]
La conscience
révolutionnaire algérienne

El Moudjahid, no 14,
15 décembre 19571

La lutte que le peuple algérien poursuit avec autant


d’enthousiasme que d’acharnement acquiert sa signification véritable non
pas seulement par rapport au colonialisme français dont elle doit entraîner
la fin, mais plus profondément encore par rapport à l’histoire de l’Algérie
dans son ensemble qu’elle est appelée à transformer et à reconstruire sur
des bases nouvelles. Le processus de libération nationale en Algérie est trop
profond pour ne pas prendre le caractère d’un processus révolutionnaire qui
donne à la lutte anticolonialiste une vigueur accrue et ouvre les perspectives
d’un changement substantiel susceptible de bouleverser le destin du peuple.
Les stratèges bornés de la politique coloniale ne voulaient voir dans
l’insurrection du 1er Novembre qu’une des multiples convulsions locales
sans lendemain qui secouent périodiquement le peuple, qu’un accident
banal survenu dans leur machine oppressive qui n’aurait ainsi aucune raison
de ne pas continuer à tourner. Les progrès de la lutte ne tardèrent pas à
révéler qu’il s’est agi d’une irruption révolutionnaire qui devait trouver son
expression objective dans une révolution organisée et en rapide
développement.
Ce qui impose à la France une révision radicale de ses conceptions
algériennes, bouleverse ses projets à court et à long terme, défait d’une
manière fulgurante les illusions accumulées. Tandis que les
ultracolonialistes, frappés de stupeur, se voient forcés de jouer
désespérément leur va-tout, les promoteurs du colonialisme éclairé se
trouvent désarçonnés, comme pris en défaut devant un problème qu’ils sont
incapables de dominer, sa dimension débordant leurs conceptions
traditionnelles. Les Français se trouvent en Algérie face à une de ces lames
de fond qui ne surgissent qu’une ou deux fois dans la vie d’un peuple et
dont l’action irrépressible entraîne l’apparition de facteurs favorables à un
élan et à un rythme nouveau de l’histoire.
Le propre d’une révolution tant soit peu profonde – et c’est le cas de
l’Algérie – est d’imprimer le mouvement aux masses, de les animer en
catalysant leurs énergies, en les lançant à la conquête de leurs droits. Mises
en branle, elles brisent les structures qui les ont maintenues rivées dans
l’immobilisme et la passivité et provoquent la chute du système
d’oppression qu’elles réduisent en poussière. C’est dans ce mouvement
gigantesque qu’elles achèvent de prendre conscience d’elles-mêmes, de leur
force, et que leur capacité créatrice trouve le moyen de leur réalisation.
La destinée prodigieuse de l’insurrection du 1er novembre 1954 réside
dans le fait que les masses se sont ébranlées, se sont mises en mouvement,
emportant avec elles le reste de l’édifice social algérien dont elles
constituent les fondements. C’est grâce à une telle intervention des couches
populaires que la révolution s’attaque en profondeur, par-delà la domination
coloniale et à travers elle, aux maux inhérents à l’ancienne société
algérienne qui n’a pas connu de changement fondamental depuis l’époque
d’Ibn-Khaldoun. Esclaves de structures féodales et patriarcales figées, les
paysans, les khemmas, les ouvriers agricoles, les petits artisans, qui
constituent aujourd’hui 82 % de la population algérienne, étaient restés
pratiquement en marge de l’action sociale et politique à laquelle ils ne
participaient qu’épisodiquement et de manière souvent inconsciente.

Notes
1. [I, p. 213 (JF ; GP).]
Stratégie d’une armée
aux abois

El Moudjahid, no 19, 28 février


19581

Sur proposition du ministre de la Guerre, M. Chaban-Delmas, le


gouvernement français vient de décider l’évacuation forcée de toute la
région comprise entre la ligne « Morice » (Tébessa-Souk-Ahras-Bône) qui
se prolonge par un dispositif de radar jusqu’à Negrine, et la frontière
tunisienne, par la population civile, laquelle sera regroupée dans des
« camps d’hébergement ». Les colonialistes français veulent établir un
glacis isolant l’Algérie du monde extérieur et empêcher ainsi toute entrée
d’armes pour l’ALN.
Cette stratégie des « zones interdites » n’est pas nouvelle. Dès le début de
la révolution, plusieurs douars des Aurès (alors foyer principal de la lutte)
ont été décrétés « régions interdites » et la population menacée d’un
« châtiment terrible » si elle n’évacuait pas pour se regrouper dans les
camps français prévus à cet effet.
Une zone est-elle décrétée « interdite » qu’un véritable ultimatum est
signifié à la population locale par voie de tracts répandus par l’aviation.
Menaçant cette population de bombardement, ces ultimatums n’accordent
guère plus de quarante-huit heures pour l’évacuation. Devant le refus des
habitants de quitter leurs demeures, l’armée colonialiste procède à des
ratissages. Se ruant à l’assaut des mechtas, elle chasse de leurs foyers
femmes, enfants, vieillards. Massacres et pillages accompagnent
inévitablement ces opérations. La population ainsi évacuée est, selon un
euphémisme de la terminologie colonialiste, entassée dans des « centres de
regroupement ». En fait, elle est placée sous un régime concentrationnaire,
dans des camps entourés de fils barbelés.
La nouvelle zone interdite dont le gouvernement français vient de décider
la création s’étend sur plus de 10 000 km2, soit une superficie égale à trois
départements français, et compte environ 360 000 habitants algériens. Ce
chiffre est largement supérieur à celui de toute la population française du
département de Constantine. Ainsi la politique colonialiste, dont l’alibi
majeur est la défense d’une population minoritaire, n’hésite pas à sacrifier
les droits et l’existence même de tout un peuple !
Cette décision de chasser quelques centaines de milliers d’hommes, de
femmes, d’enfants de leurs foyers souligne le caractère particulièrement
barbare de la guerre faite par la France au peuple algérien. Avec de telles
mesures, le gouvernement français viole les règles de la guerre elle-même
et toutes les conventions de Genève, notamment celle du 12 août 1949 à
laquelle pourtant la France a souscrit. L’opinion mondiale, qui s’est
légitimement émue après le lâche bombardement de Sakiet Sidi Youssef2,
ne manquera pas de stigmatiser des mesures dirigées essentiellement contre
la population civile. Mais qu’attendent les gouvernements pour rappeler la
France au respect des conventions internationales ?
La décision de créer un glacis dépeuplé entre l’Algérie et la Tunisie est
par ailleurs révélatrice des intentions des dirigeants français. Devant le
développement de la révolution algérienne et le renforcement continuel de
l’ALN qui chaque jour inflige de lourdes défaites aux troupes colonialistes,
face également à la sympathie grandissante que la cause algérienne trouve
dans le monde entier, les colonialistes français, plutôt que de se rendre à
l’évidence, s’obstinent dans leur politique insensée et perdent littéralement
la tête.
Tous les moyens imaginés pour isoler l’Algérie, surveillance des côtes,
fermetures des frontières, se sont révélés vains. La fameuse ligne électrifiée
que M. Morice prétendait infranchissable n’a pas tenu devant l’ingéniosité
de nos moudjahiddines. Les unités de l’ALN traversent la ligne barbelée
aux endroits et moments voulus. Mieux, des journalistes et des observateurs
étrangers ont pu transiter aisément et preuve a été donnée au monde de la
puissance de l’ALN et de son contrôle du territoire national. Le plus
cinglant démenti donné aux rodomontades de M. Lacoste a été la visite des
délégués de la Croix-Rouge internationale aux soldats français prisonniers
de l’ALN. Pour des raisons tout à la fois politiques et de prestige militaire,
les responsables français, non seulement n’ont pas voulu faciliter cette
visite, mais ont cru pouvoir l’empêcher. Ce succès de l’ALN, l’état-major
d’Alger l’a durement ressenti ! Il exigeait de nouveaux efforts, de nouvelles
mesures.
Un moment, certains responsables français demandèrent l’institution à la
frontière d’une force mixte franco-tunisienne, constituant une barrière entre
les deux pays. Mais l’absurdité et l’irréalisme d’une telle vue n’ont pas
tardé à éclater. C’est alors qu’en désespoir de cause, le gouvernement
français a décidé d’interdire toute une zone de l’Est algérien, sur une
profondeur de cinquante kilomètres, et de la faire évacuer de tous ses
habitants. Les autorités françaises entendent soumettre cette région à un
bombardement intensif continuel ; elles se préparent à y appliquer la
méthode de la « terre brûlée » rappelant les procédés de Bugeaud de sinistre
mémoire, dont M. Lacoste s’est récemment encore flatté d’être le digne
successeur.
La mesure grave que les dirigeants français viennent de prendre s’inscrit
manifestement dans un plan de guerre totale contre la Nation algérienne. Au
cours d’une conférence de presse, M. Chaban-Delmas, ministre de la
Guerre, vient de déclarer : « Les directives du gouvernement, dont je ferai
part au général Salan lors de mon voyage à Alger, s’efforcent de répondre à
cet impératif : donner à nos forces la liberté d’action sans laquelle elles se
jugeraient diminuées dans leur efficacité. » Ainsi, derrière les glacis
frontaliers à l’abri d’un cercle de feu entourant l’Algérie, l’armée
colonialiste pourra en toute liberté intensifier la guerre contre les
populations civiles et poursuivre la politique de génocide.
Une des justifications officielles pour la création de la nouvelle zone
interdite est le soi-disant désir du gouvernement français d’éviter tout heurt,
toute cause d’incidents à la frontière tunisienne. Ce n’est là qu’un prétexte,
car nous voyons mal comment la population civile algérienne dont
l’évacuation est prévue, pouvait provoquer des incidents de frontières.
N’est-ce pas plutôt dans la guerre elle-même et dans son intensification
qu’il faut voir la cause unique des incidents de frontières ? Suez et Sakiet
prouvent à l’évidence que ce sont les échecs subis en Algérie même, du fait
de l’ALN, qui poussent la France à des aventures extérieures. Tant que
l’incendie brûlera en Algérie, il ne sera pas possible d’empêcher les
flammes de s’étendre aux pays voisins et à tous les pays amis.
Or, sur le plan militaire, si l’état-major croit pouvoir tirer un avantage
quelconque de l’évacuation des habitants d’une région, son erreur ne tardera
pas à apparaître. Dans les régions peuplées, l’ALN limite volontairement
ses actions pour nuire au minimum à la population civile. Dans une zone
inhabitée, les unités de l’ALN ne pourront que reprendre une entière liberté
d’action et intensifier la lutte. L’ennemi, qui semble avoir choisi la zone
frontalière pour faire une guerre classique, trouvera en face de lui une ALN
prête aux combats décisifs. L’Armée de libération nationale est
suffisamment entraînée et outillée pour s’adapter à toutes les conditions.
C’est précisément dans ce corps à corps avec l’armée colonialiste que
l’ALN pourra donner la mesure de sa supériorité. L’étau dans lequel les
colonialistes veulent enserrer l’Algérie sera chaque fois brisé. Toutes les
barrières – ligne Morice, glacis de Chaban-Delmas ou gendarmes de
l’OTAN – seront bousculées et détruites par l’ALN.
De par sa nature même, la révolution algérienne ne peut que rayonner à
l’extérieur et y susciter aide et sympathie. Les temps obscurs où l’Algérie
martyre gémissait comme dans un immense cachot sont révolus. Brisant les
chaînes et les barreaux, le peuple algérien a repris contact avec les peuples
frères. La révolution algérienne, assurée de l’appui de toutes les forces de
liberté, est déjà triomphante. Toutes les stratégies colonialistes sont vouées
à l’échec. Le jour n’est pas loin où c’est toute l’Algérie qui sera interdite à
l’armée française.

Notes
1. [I, p. 351 sq. (JF ; GP ?). Article illustré par une carte représentant les zones interdites le long de
la frontière algéro-tunisienne.]
2. [Le 8 février 1958, en représailles à des raids militaires en Algérie des troupes de l’ALN
stationnées en Tunisie, l’aviation française opère un bombardement massif du village tunisien
frontalier de Sakiet Sidi Youssef, faisant au moins soixante-douze morts et cent quarante-huit blessés,
dont de nombreux civils et des enfants. La réprobation internationale est très vive.]
Les rescapés du no man’s
land

El Moudjahid, no 20, 15 mars


19581

Nous rendrons coup pour coup


L’institution du glacis est une de ces mesures désespérées que la France
n’entreprend que pour mieux illustrer le caractère totalement inefficace
mais fondamentalement criminel de sa politique algérienne. Nous l’avons
dit et redit, la force des armes n’entamera jamais la volonté du peuple
algérien. Les ratissages géants exécutés par des demi-douzaines de
divisions n’ont jamais eu de résultat.
La création du glacis n’est pas pour surprendre les combattants algériens.
Ce n’est pas la première fois que l’ALN se trouve face à une situation de ce
genre. Les zones dites interdites couvrent une grande partie du territoire
national. Il en existe dans l’Ouest-Oranais, dans le Sud-Algérois, en
Kabylie, dans le Nord-Constantinois. Il n’y a pas une wilaya parmi les six
que compte l’Algérie qui n’ait sa « zone interdite ». Le glacis en est une de
plus. Certes, il embrasse un territoire de plus de 300 000 habitants, mais
rappelons que la zone interdite du Nord-Constantinois (Collo, El Milia,
Taher) en compte 600 000.
L’ALN bénéficie d’une grande expérience des zones interdites ; et c’est
dans ces régions précisément où l’état-major français pensait lui apporter
les coups les plus rudes qu’elle s’est le mieux fortifiée, consolidant son
implantation au sein de la population et renforçant ses positions. D’une
valeur militaire quasi nulle, l’institution du no man’s land le long de la
frontière tunisienne est en réalité une décision qui vise essentiellement la
population civile, décision conçue dans un vaste plan d’extermination. Tout
se passe comme si la France, convaincue de son impuissance radicale à
venir à bout de la lutte libératrice du peuple algérien, s’acharnait à imposer
aux civils algériens la tactique de la terre brûlée, multipliant et intensifiant
les tortures individuelles et les massacres collectifs dans les campagnes.
Les témoignages dûment vérifiés, recueillis de la bouche des rescapés
comme ceux qui campent à Aïn-Khemouda, non loin de Kasserine, sont à
ce point de vue unanimes. Les représentants de la presse étrangère présents
sur les lieux n’ont pas manqué d’en prendre connaissance.
Depuis l’agression de Sakiet, l’étau de la répression – quotidienne
comme partout ailleurs en Algérie – dans le couloir compris entre la ligne
« Morice » et la frontière tunisienne s’est traduit par un déferlement soudain
des troupes françaises dans les douars et les mechtas, s’accompagnant de
violences et d’atrocités sans précédent. Rares sont les habitants qui ont été
avertis par les officiers des SAS locales que leur région allait faire partie de
la zone interdite. C’est au cours des massacres et des pillages dans des
mechtas encerclées dès l’aube par des forces impressionnantes, que l’armée
française annonce aux populations qu’il leur faut se transporter dans les
« belles maisons » aménagées à leur intention et qui ne sont autre chose que
les « camps de regroupement » établis à proximité des postes militaires de
la ligne Morice et destinés à recevoir les femmes et les enfants évacués de
force.
De telles opérations, qui se poursuivent sans interruption, sont l’occasion
d’un étalement de barbarie jusque-là inconnu. Le haut commandement
ennemi a donné des ordres précis et eux seuls peuvent expliquer
l’importance des forces engagées et le caractère systématique de cette
immense tentative de génocide, motivant l’exode le plus tragique depuis le
début de la guerre de populations frontalières vers la Tunisie.
Armés jusqu’aux dents, munis de poignards et de coutelas, les soldats
français pénètrent dans les habitations, torturent, égorgent, mutilent. Le
pillage et le viol président à leurs actions. Les maigres provisions des
fellahs sont détruites, le bétail emmené, les maisons et gourbis incendiés.
Les femmes quel que soit leur âge sont violées devant leurs enfants. Il n’y a
pas jusqu’aux hommes d’âge mûr qui ne soient violentés au milieu de leurs
familles, comme en témoigne cet ancien combattant des deux guerres
mondiales qui a subi à son âge cette suprême humiliation. Les magnétos
sont transportées dans les maisons, et les enfants de trois ou onze ans ne
sont pas épargnés par le courant électrique. Les hommes sont conduits
comme du bétail et égorgés sous les yeux de leurs proches. Des bébés sont
arrachés des bras de leur mère et jetés sous les tanks, tandis qu’en se
sauvant, des enfants pris de panique sont fauchés par des rafales de
mitrailleuses.
Ces scènes se poursuivent toujours. Chaque petite vague de rescapés qui
arrive à la frontière tunisienne rapporte avec elle un échantillon nouveau de
ces horreurs. Le sanguinaire et le macabre se mêlent à l’obscène. Chaque
jour qui passe, chaque nuit qui passe, les habitants du no man’s land se
trouvent plongés dans un cauchemar infernal où la France joue le rôle d’un
bourreau monstrueux. Ces actes montrent à quel point la France est décidée
à poursuivre et à intensifier son entreprise de génocide, à quel degré l’armée
française est dressée à cette besogne où elle semble trouver sa vocation.
À ces actes, le peuple algérien est décidé à répondre avec la dernière
énergie ; il ne se résignera jamais à ces mutilations, à ces techniques
raffinées de l’humiliation, à ces massacres en masse ; il n’acceptera jamais
que les femmes algériennes soient traînées dans la boue par la soldatesque
française et que les enfants algériens soient livrés sans défense aux caprices
des tortionnaires.
Le peuple algérien a pris les armes avant tout pour recouvrer sa dignité.
Par son comportement dans la guerre, la France veut le convaincre de son
indignité, de sa faiblesse radicale ; elle veut le dompter et le domestiquer.
Elle se trompe. Devant la terreur généralisée, le peuple algérien ne courbera
pas l’échine. Que la France sache que quatre années de lutte efficace et
implacable ont donné au peuple algérien une conscience irréversible de sa
force et qu’il est décidé de rendre coup pour coup.
Il s’est avéré que la France refuse systématiquement d’observer les lois
de la guerre lorsqu’elle se trouve aux prises avec les peuples colonisés. Les
populations civiles désarmées ont toujours été la cible facile de son armée.
En Indochine comme à Madagascar ou en Afrique. En 1830 comme en
1958. C’est parce que la France ne reconnaît pas à l’Algérien le statut
d’homme, c’est parce qu’elle l’a toujours traité en race inférieure, c’est
parce qu’elle a enseigné dans ses écoles cette conception odieusement
raciste que les soldats français, que le gouvernement français prétendent
sacrifier d’un cœur léger les lois de la guerre et user en toute liberté des
méthodes les plus viles et les plus dégradantes contre le peuple algérien.
Il faut pourtant que la France sache une fois pour toutes que la vie d’un
Algérien est aussi précieuse que celle d’un Français, que l’Algérien qu’elle
a voulu dépouiller de toute son humanité se considère avant tout comme un
homme, à l’image de tous les autres hommes. C’est pourquoi il sera
impossible au FLN de continuer à respecter les lois de la guerre si la France
persistait à les ignorer. Le FLN s’engage à venger les victimes innocentes, à
laver les humiliations infligées à des êtres sans défense. Si l’armée française
s’obstine dans sa conduite ignoble, le FLN ne reculera devant aucune
« loi », aucune « convention humanitaire », aucun « excès ». Il intensifiera
la lutte et fera sentir jusque sur le territoire français la colère du peuple
algérien ; il rappellera, par tous les moyens en son pouvoir, à tous ceux qui
font fi des valeurs sacrées de l’homme, la détermination d’un peuple décidé
à mourir pour les défendre.
Par ailleurs, il faut que le peuple français sache aussi que les crimes
perpétrés en son nom hypothèquent lourdement les relations franco-
algériennes futures. Le FLN se trouve en droit aujourd’hui de remettre
totalement en question non seulement le statut de la minorité française tel
qu’il l’a conçu jusqu’ici, mais le principe même de l’existence d’une telle
minorité dans l’Algérie de demain. Le peuple algérien souverain
n’acceptera pas de voir vivre sur son territoire libéré des bourreaux et des
assassins qui n’ont reculé devant aucune profanation et aucun sacrilège ; la
simple dignité de l’homme se révolte devant une telle éventualité.
Que les partisans de l’extermination du peuple algérien, que ceux qui
applaudissent à tout rompre aux « Sakiet » quotidiens du no man’s land
prennent leur parti. Les ressources du peuple algérien ne le laissent pas
désarmé devant tous ces crimes, dont l’ampleur même indique que l’heure
de la délivrance est proche.

Notes
1. [I, p. 371 sq. (JF ; GP ?).]
Le testament d’un
« homme de gauche »

El Moudjahid, no 21, 1er avril


19581

M. Paul Rivet, mort le 21 mars dernier, pouvait être considéré


comme un prototype de la « gauche » française. Après avoir été l’un des
fondateurs du « Comité de vigilance des intellectuels antifascistes », il
devint le premier élu du Front populaire en 1935. Ami du président Ho Chi
Minh, il eut pendant la guerre du Viêt-Nam une attitude clairvoyante et
déploya une grande activité pour le rétablissement de la paix.
Cependant, voilà que face à la révolution algérienne, Paul Rivet jeta tout
le poids de son nom, de sa réputation d’homme de « gauche », de
« démocrate » et d’« anticolonialiste » dans la balance aux côtés de
Soustelle, Mollet et Pineau. À la demande de ces derniers, il alla en 1956-
1957 plaider dans toutes les républiques sud-américaines puis dans les
couloirs de l’ONU la cause du gouvernement français, c’est-à-dire celle de
la guerre coloniale et du massacre baptisés « pacification ».
Dans un dernier entretien qu’il eut avec M. Gilles Martinet et que
rapporte à titre posthume France-Observateur du 27 mars, Paul Rivet
exprimant ses désillusions ne put cacher un certain sentiment de honte que
lui inspirait son rôle au service des Mollet et Pineau. « J’ai fait, dit-il, en
leur nom aux gouvernements sud-américains des promesses qu’on n’avait
jamais eu, et je m’en suis aperçu trop tard, l’intention de tenir. […] J’ai
accroché les délégués dans les couloirs de l’ONU comme les putains
racolent les clients sur le trottoir. » Voilà souligné le degré de déchéance
auquel la politique coloniale française réduit les élites de ce pays ! Paul
Rivet, déçu et même dégoûté de son action, devait-il pour autant faire son
mea culpa et essayer de racheter ses « erreurs » ? Hélas, non.
Pourquoi n’a-t-il pas rejoint le parti de ceux qui dénonçaient
vigoureusement la politique colonialiste ? Parce que, selon lui, « il y a [dans
ce parti] trop d’hommes qui font bon marché des traditions de l’Occident,
de l’Europe, de la France… Il faut être fier de ce que l’Europe a apporté au
monde, de ce que l’homme blanc – oui l’homme blanc – a fait pour la
culture et la civilisation ». Et d’ajouter : « Je n’ai jamais pu accepter que
l’on montre tant d’empressement à approuver n’importe quelle stupidité
lorsque celui qui la profère porte un burnous ou a la tête couverte d’un
turban… » Chauvinisme et racisme, voilà donc l’héritage spirituel que
laisse Paul Rivet, « homme de gauche » s’il en fut !
D’aucuns expliquent les positions rétrogrades de ces hommes de gauche
en France par une soi-disant ignorance du problème colonial ou par les
difficultés rencontrées dans l’action pratique. Le testament de Paul Rivet –
et ce cas ne nous intéresse que parce que typique – montre à l’évidence que
c’est l’idéologie même de cette gauche qui est en cause. Parce que de
« gauche » et « antifascistes » chez eux, des Français s’estiment en droit de
diriger les autres peuples, de donner des leçons de démocratie même à
coups de bombes. Cette idéologie, pour se distinguer quelque peu de celle
des « ultras », ne vise pas moins à la domination et à l’étouffement de notre
Nation. Elle appelle donc, de notre part, plus de vigilance et de sévérité.

Notes
1. [I, p. 401 sq. (JF).]
Logique
de l’ultracolonialisme

El Moudjahid, no 24, mai 19581

Le coup d’État ultracolonialiste d’Alger crée en Algérie une


situation nouvelle et marque une phase décisive dans la bataille anti-
impérialiste du peuple nord-africain. Fortement ébranlé par la révolution
algérienne, le colonialisme français est aujourd’hui au bord de l’abîme.
À cette situation désespérée, il réagit par des comportements aveugles et
désordonnés qui accusent son profond désarroi. Enfermé dans un cercle de
feu, qui se rétrécit chaque jour, il cherche désespérément une porte de
sortie. Il vient de choisir la voie la plus facile qui puisse s’offrir à lui, la
voie où il devait fatalement s’engager, celle du bellicisme effréné, du putsch
militaire et de l’aventure fasciste en France.
Il n’est pas vrai que le 13 mai 1958 marque un coup d’arrêt dans la
« politique d’abandon » et traduit le sursaut « irréversible » d’un
colonialisme qui se ressaisit. N’en déplaise à M. Soustelle, la vérité est qu’à
cette date le régime colonial est entré dans sa dernière phase, caractérisée
par les ultimes soubresauts de l’agonie.
Cette fièvre qui règne sur les forums et les places publiques d’Algérie, ce
délire collectif qui s’est emparé de la populace vociférante des grandes
villes2, ces spasmes qui secouent ces généraux qui se découvrent
soudainement une vocation de prophètes, tout cela ne saurait tromper. Ce
sont là les signes annonciateurs de la fin : les dizaines de journalistes et
observateurs étrangers qui se trouvent à Alger assistent peut-être à leur insu
aux derniers jours d’une société coloniale qui s’est crue éternelle et qui
sombre au milieu des vacarmes des haut-parleurs, des bruits de bottes et des
accents de La Marseillaise.
Le colonialisme français ne ressuscitera pas. Ce qu’on a baptisé
résurrection n’est que volonté absurde de se survivre et ceux qu’on a
présentés comme des sauveurs ne seront que les fossoyeurs fidèles d’un
ordre qu’ils n’auront que trop bien servi. L’unique ressource qui reste au
colonialisme est la révolte. Il s’insurge contre le régime qui, de Jules Ferry
à Guy Mollet, l’a toujours porté dans ses flancs, et le renie ; il s’insurge
contre l’histoire qui le condamne ; il s’insurge contre son propre destin qui
est de périr.
Tragiquement coupé du réel sur lequel il n’a plus de prise, il se réfugie
dans le culte mystique de mythes surannés et dans l’autosuggestion des
foules en délire. L’Algérie a cessé de lui appartenir. Il s’y agrippe en
invoquant un slogan dérisoire, l’« Algérie française », auquel il découvre
des vertus incantatoires. Niant l’abîme infranchissable qui sépare à jamais
le peuple algérien de ses oppresseurs, il passe d’un coup de baguette
magique d’une fraternité qui n’a jamais existé à une fraternisation
impossible.
Les émeutiers du 13 mai ont voulu effacer d’un revers de manche la
réalité, résoudre en un clin d’œil leurs contradictions, donner corps à leurs
rêves éperdus. En prenant le pouvoir à Alger et en clamant la
« détermination » de l’armée, les ultracolonialistes croyaient que tout allait
rentrer dans l’ordre. Les « musulmans » viendraient se prosterner devant
eux, le FLN s’évanouirait, les maquisards afflueraient des montagnes et
courraient acclamer le nom de De Gaulle, la guerre de libération s’arrêterait
et l’« Algérie nouvelle et française », toute neuve et frémissante, irait
prendre place aux côtés de la mère patrie retrouvée. Faute d’inscrire dans
les faits ces images hallucinatoires, les organisateurs du coup d’État
s’efforcèrent d’en présenter la caricature aux journalistes dans des mises en
scène savantes et des montages subtils. Car c’est à cela que se réduisent
leurs talents et leurs capacités. Les émeutiers du 13 mai crurent changer le
cours de l’histoire ; ils ne réussissent qu’à l’accélérer, précipitant
l’avalanche des événements qui doit les engloutir.
Le coup d’État d’Alger était prévisible. Il est dans la nature du
colonialisme, qui s’est implanté voici cent trente ans au flanc du Maghreb,
de développer toutes ses contradictions avant de disparaître. Frappé dans
ses centres vitaux, il doit livrer le combat jusqu’à la mort. Aucune politique
réaliste, aucun ménagement à l’égard des peuples qu’il opprime ne sont
possibles. L’éveil des Maghrébins à la conscience de l’irréductibilité
absolue de leurs intérêts avec ceux de l’impérialisme l’accule à une
résistance sans merci, à une lutte désespérée où toutes les ressources de la
violence et du machiavélisme sont mobilisées.
Après son effondrement en Asie, l’impérialisme français regroupe ses
forces en Afrique, où il se consacre exclusivement à renforcer ses positions.
Menacé d’un danger mortel en Afrique du Nord, voie d’accès directe au
continent, il se retranche en Algérie et choisit d’y jouer son avenir.
Les impérialistes français sont parvenus à leurs fins en dressant leur pays
contre le peuple algérien et en donnant à leur guerre d’agression et de
rapine une forme nationale et une caution populaire. Jamais l’impérialisme
colonial n’a réussi jusqu’ici une telle mobilisation, ni réalisé semblable
imposture. C’est la France entière qui s’est dressée pour s’opposer aux
forces de liberté et de progrès en Algérie, mettant sa jeunesse, ses capitaux,
ses ressources morales au service du statu quo colonial. Quatre ans de
guerre n’ont cependant pas amélioré la situation du colonialisme. Tout au
contraire, face à un peuple décidé, il s’est enlisé progressivement dans le
bourbier algérien, en proie à l’usure et au désespoir.
Les plus clairvoyants des dirigeants français ont pris acte de la faillite de
la politique de la France en Algérie et de l’échec de la « pacification ». La
fraction la plus intelligente de l’impérialisme a compris la vanité d’une
guerre désastreuse et la nécessité d’une définition nouvelle de la politique
française. C’est cette prise de conscience que les ultracolonialistes ont
toujours redoutée. À mesure que l’échec de la politique qu’ils ont toujours
prônée devenait éclatant, leur méfiance grandissait à l’égard du
gouvernement de Paris. En prévision d’un éventuel « fléchissement » de
celui-ci, ils se préparaient à « relancer » par tous les moyens leur machine
de guerre pourtant essoufflée.
Cette suspicion à l’égard de Paris a pour origine une illusion selon
laquelle les gouvernements de la République n’ont pas fait pour l’« Algérie
française » tout ce qu’ils auraient pu faire. Les ultras d’Alger ont toujours
prétendu en effet qu’ils régleraient toutes leurs difficultés par eux-mêmes, à
condition qu’on leur en donne les possibilités. Cet état d’esprit, très ancré
en eux, est devenu une idée-force ; c’est lui qui a prévalu dans la nuit du
13 mai où, appuyés par l’armée, ils s’emparèrent du pouvoir. Réussissant
leur coup d’État à Alger, ils attendent que Paris succombe à son tour et
qu’un gouvernement de leurs rêves y soit constitué.
Quelle que soit la suite des événements qui se préparent et qui verront la
victoire de la République ou l’institution d’une dictature militaire
ultracolonialiste, un fait est d’ores et déjà acquis : le colonialisme vient de
connaître une nouvelle relance. Ce sera sa dernière.
Car c’est sous sa forme la plus virulente et pour ainsi dire la plus
primaire que le colonialisme apparaîtra désormais en Afrique du Nord.
Débarrassé des semblants de légalité et de raison qui l’empêchaient d’agir à
sa guise, directement et exclusivement contrôlé par ses propres tenants, il
aura atteint sur le plan de l’agressivité et de l’« efficacité » son maximum.
« Paris ne peut pas nous sauver, sauvons-nous nous-mêmes ! » ont crié les
ultras. Ce qui signifie : la bête colonialiste doit être débridée, livrée à elle-
même, à son aveuglement et à ses instincts.
C’est une lourde erreur de croire que le coup d’État d’Alger puisse
changer fondamentalement la situation actuelle, caractérisée par la faillite
politique de la guerre de reconquête et par la position de force du FLN. Ce
n’est pas une moins lourde erreur de penser que le changement opéré le
13 mai se réduise à un changement de pure forme : il n’est pas indifférent
que la conduite de la guerre passe des mains du gouvernement de la
République dans celles des ultras. Certes, l’ennemi demeure le même, mais
le rapport de forces se trouve modifié. C’est à un ennemi plus agressif et
plus décidé qu’il faudra faire face. La guerre est appelée à gagner en
ampleur et en gravité et à prendre une tournure plus implacable que par le
passé. Mais cette accentuation de la guerre ne peut qu’en accélérer le
processus.
Les ultracolonialistes reprochent au gouvernement de Paris de vouloir
pratiquer une politique d’abandon. Ils doivent aujourd’hui prendre eux-
mêmes leurs responsabilités devant l’histoire. Ils réussiront à relancer la
guerre mais, comme on prouve le mouvement en marchant, ils devront
prouver à leur tour leur impuissance radicale à sauver leur système de
domination. La logique de la guerre d’Algérie exige que le colonialisme
résiste jusqu’à l’épuisement. Elle exige aussi que ceux-là qui s’affirment les
pires adversaires de la politique d’abandon abandonnent eux-mêmes la
partie.
C’est pourquoi la phase actuelle est décisive. C’est une phase pleine
d’obstacles et de dangers. Les peuples maghrébins et leurs gouvernements
devront mobiliser toutes leurs forces et transformer l’Afrique du Nord en un
camp retranché inexpugnable. L’heure solennelle du Maghreb uni a sonné.
La conférence de Tanger en a jeté les bases et défini les moyens. La
nouvelle épreuve de force qui commence, la plus grave qu’ait connue
l’Afrique du Nord contemporaine, en éprouvera la solidité et lui donnera
son cachet définitif. À cette bataille anti-impérialiste décisive, toutes les
forces démocratiques du monde devront apporter leur soutien
inconditionnel.
Le moment n’est pas moins décisif pour les forces de gauche en France.
Elles sont intéressées au premier chef ; leurs lourdes responsabilités dans
la guerre d’Algérie, leur carence [leur] font aujourd’hui un devoir
impérieux de se ressaisir. On nous a assez reproché de condamner en bloc la
France colonialiste et la France démocratique. On nous a taxés d’un
chauvinisme à rebours et mis en doute l’essence démocratique de notre
révolution. Soucieux de serrer de près la réalité, nous [nous] sommes
refusés à nous laisser prendre au mirage des théories. La distinction entre le
colonialisme et le peuple français est une donnée théorique. Force nous a
été de constater qu’objectivement elle n’était qu’une virtualité sans effet
pratique.
Aujourd’hui, le colonialisme en déclin se montre sous son véritable
visage ; le 13 mai, il s’est retourné contre la République et a dévoilé à
l’opinion française son essence antidémocratique et fasciste. Ceux en
France sur qui il a pu faire illusion en se drapant du costume démocratique
ou en brandissant l’étendard du socialisme ne peuvent plus se tromper.
Nous arrivons donc à un tournant où les rapports entre la révolution
algérienne et la gauche française peuvent s’instaurer sur des bases non
ambiguës. Fascisme et colonialisme sont intrinsèquement liés ; révolution
algérienne et démocratie française devraient retrouver leurs liens naturels.
Au moment où les libertés sont menacées en France, où le fascisme est aux
portes de la République, la lutte des Français pour la paix en Algérie devra
reprendre ses droits et s’engager résolument dans une voie révolutionnaire.
M. Pflimlin, qui prétend défendre les institutions républicaines tout en
prônant la guerre à outrance, fait le jeu du fascisme et participe à la
démolition de la République. Car, plus que jamais, cette vérité s’impose : la
démocratie en France passe obligatoirement par la paix et l’indépendance
de l’Algérie. Toute carence de la gauche, cette fois, administrera la preuve
définitive qu’en France on n’est même plus capable de défendre ses propres
libertés et que ce pays est mûr pour la tyrannie et le fascisme.

Notes
1. [I, p. 462 sq. (JF).]
2. La photographie de « quelques Algériens renfrognés et silencieux, au milieu d’une populace
vociférante scandant des slogans dérisoires » illustre cet article.
Le monde occidental
et l’expérience fasciste
en France

El Moudjahid, no 25, 13 juin


19581

La venue du général de Gaulle au pouvoir est la conséquence


directe de la guerre d’Algérie. Depuis quatre ans, les partis français au
gouvernement ont laissé à la droite et au militarisme français le temps de se
regrouper et de s’organiser. La complicité des sociaux-démocrates et des
démo-chrétiens avec le fascisme aujourd’hui encore est manifeste et
décisive. Le parti socialiste, pour n’avoir pas voulu comprendre que
l’indépendance du peuple algérien, la suppression de son oppression,
renforçaient sa propre autorité et affaiblissaient considérablement les
éléments colonialistes et antidémocratiques en France, se trouve
actuellement à la merci du général-président.
Les nations occidentales, qui avaient adopté une attitude de critique
bienveillante envers la bourgeoisie française au pouvoir, collent aujourd’hui
au fascisme naissant. Les États-Unis, l’Angleterre, l’Italie, qui hier encore
se déclaraient « inquiets » devant les événements d’Algérie, abandonnent
toute réticence et accourent précipitamment à la cérémonie d’investiture du
fascisme. Les milieux politiques officiels de ces pays ne cachent pas leur
sympathie pour les « méthodes directes » du général de Gaulle et se laissent
impressionner par une intégration pure et simple où se diluerait
miraculeusement la revendication fondamentale du peuple algérien.
L’intérêt de cette nouvelle attitude est qu’elle est provoquée par un
programme déjà ancien, précisément le programme Soustelle. Depuis
longtemps, cette folie intégrationniste avait été rejetée comme inactuelle et
utopique par les instances internationales. C’est en fonction de
l’inadéquation et de l’exigence nationale algérienne que les gouvernements
français avaient proposé la fameuse loi-cadre. De Gaulle, afin d’échapper
aux réalités, fait un saut en arrière et renouvelle le mythe de l’intégration.
Dans un ensemble parfait, les alliés enragés de la France abandonnent leur
apparente sévérité envers la guerre coloniale en Algérie et découvrent à
l’intégration des vertus insoupçonnées.
On a tenté d’interpréter ce revirement des nations occidentales. On a dit
que les nations craignaient la « mauvaise humeur » du général de Gaulle et
tâchaient d’éviter un éventuel retrait de la France du système atlantique. Les
correspondants officiels des journaux américains et anglais les plus
importants ne cessent de répéter que la France doit être soutenue dans ses
difficultés algériennes. C’est une erreur de croire que la solidarité atlantique
constitue l’unique explication de ce revirement.
En réalité, les nations occidentales assistent avec terreur à la naissance de
nouveaux États afro-asiatiques. Les concessions consenties au capitalisme
étranger par les pays sous-développés s’entourent de plus en plus de
réserves. L’heure est révolue où la fin de l’oppression politique signifiait le
début d’une oppression économique. Les gouvernements des pays
nouvellement libérés se révèlent de plus en plus jaloux de leur
indépendance et tolèrent mal la quasi-sujétion aux puissances financières
étrangères.
Les États-Unis et l’Angleterre ont parfaitement analysé la proportion des
forces en présence et savent que la formidable poussée de libération des
peuples coloniaux est appelée partout à triompher. Mais tout retard, tout
frein à cette poussée est accueilli avec joie. La sympathie de ces nations
pour les mouvements de libération nationale est proportionnelle aux forces
de guerre et d’oppression existant dans le pays colonialiste. Le pays
colonialiste n’est jamais lâché avant que tout espoir de redresser la situation
n’ait complètement disparu.
L’expérience de Gaulle a été analysée et les Anglo-Américains ont jugé
que le colonialisme aurait encore de sérieuses chances. Toute leur attitude
depuis le 13 mai doit être comprise à partir de cette analyse. Après Sakiet
Sidi Youssef, les Anglo-Américains ont eu l’impression que la fin du
colonialisme était proche. Aussi ont-ils ouvertement pris position, créé la
commission des bons offices, multiplié des déclarations relativement
objectives. Après Remada, Gafsa et tant d’autres incidents, ils ont provoqué
l’ajournement pur et simple du Conseil de sécurité. Depuis le 13 mai, les
nations européennes ont levé l’équivoque et ont rejoint leur place aux côtés
de la France. L’important aujourd’hui est de savoir si l’analyse anglo-
américaine du phénomène de Gaulle est juste et conforme à la réalité.
Existe-t-il un renforcement de la puissance colonialiste française ?
Existe-t-il un affaiblissement de la révolution algérienne ? Le FLN estime
que les forces colonialistes en France ont acquis depuis le 13 mai un nouvel
essor. Les éléments anticolonialistes ont reconnu ouvertement leur
impuissance et ont enregistré une défaite capitale. Il reste que les forces
matérielles n’ont pas changé ! Ce délire collectif, cette hystérie nationale
qui a soulevé les « âmes » n’apportent aucune note concrète nouvelle. Tout
procède de la magie, de la retraite aux flambeaux et du fantasme. Le
prochain emprunt de M. Pinay fournira quelques centaines de milliards,
mais les contradictions capitales subsistent. Gagner la partie en Algérie, ça
n’est pas construire de gigantesques croix de Lorraine. C’est répondre
réellement à la revendication d’un peuple, à sa lutte, à sa détermination. La
méthode Coué n’a pas cours de ce côté-ci de la Méditerranée.
Existe-t-il un affaiblissement de la révolution algérienne ? Certains
journalistes qui poursuivent un rêve persistant décèlent une diminution de
combativité de l’ALN. Il y a huit mois, pareil phénomène avait été décrit
jusqu’à la formidable offensive du 20 octobre. Or notre armée, notre
mouvement n’ont jamais été aussi puissants. De partout des offres d’appui
direct nous parviennent. Par centaines nos cadres formés dans les écoles
militaires de pays amis affluent sur le territoire national. Les Marocains, les
Tunisiens et les Libyens savent aujourd’hui que seule l’ouverture d’un front
armé à l’échelle du grand Maghreb arabe sera décisive dans la lutte
libératrice.
L’expérience de Gaulle est la dernière manifestation d’un impérialisme
aux abois. Le FLN n’est pas étonné, n’est pas surpris par cette relance du
militarisme français. Nous avons toujours dit que l’indépendance de
l’Algérie suppose d’abord la défaite du colonat d’Algérie. Aujourd’hui,
nous assistons à la collusion fasciste de ce colonat, des milieux militaires
français et du capitalisme métropolitain. La « vieille garde » de
l’impérialisme est donnée, après il n’y a plus rien.
Les nations occidentales qui croient, depuis le 13 mai, à une renaissance
du colonialisme français en Afrique du Nord ont de toute évidence mal
analysé la puissance du mouvement populaire dans le Maghreb. Que le
Département d’État et le Foreign Office le sachent : nul retour en arrière
n’est possible sur cette terre qui s’appelle le Maghreb. Il n’y aura pas de
relance du colonialisme français dans cette région du monde. Ça n’est pas la
peine de mandater le général de Gaulle pour y faire triompher la civilisation
occidentale et l’oppression. Aujourd’hui, il y a dans le Maghreb une
situation irréversible. Les mois qui vont venir seront décisifs, non
seulement pour l’Algérie, mais pour l’Afrique. Nous Maghrébins sommes
décidés à porter le coup de grâce au colonialisme français. La libération de
l’Algérie ne constitue pas un rétrécissement de l’empire colonial français,
mais une impossibilité pour lui à se survivre.

Note
1. [I, p. 488 sq. (RM).]
Les illusions gaullistes

El Moudjahid, no 28, 22 août


19581

Réveillée il y a quatre ans par les premiers exploits de l’ALN,


une partie de l’opinion française s’est mise à s’inquiéter de la politique
coloniale de son gouvernement, à réviser certaines idées considérées
comme acquises une fois pour toutes, à réaliser l’absurdité et le mensonge
du mythe qui fait de l’Algérie une partie intégrante de la France. À la veille
des élections de janvier 1956, ce réveil semblait se traduire par une prise de
conscience irréversible de la réalité algérienne et de la nécessaire mutation
politique devant aboutir à la reconnaissance d’une Algérie indépendante.
Le courant anticolonialiste qui traversait l’opinion française n’était pas
cependant suffisamment fort, ni pleinement conscient de lui-même. S’il a
réussi à hisser la SFIO au pouvoir, il n’a pu résister ni même survivre aux
coups mortels des dirigeants pseudo-socialistes que la France s’était
donnés. Si l’on faisait, en août 1958, un bilan de l’anticolonialisme en
France, on s’apercevrait rapidement qu’il n’exerce plus d’effet notable sur
les attitudes fondamentales de l’écrasante majorité de l’opinion.
Le gaullisme est venu parfaire l’œuvre molletiste. Enlisée dans le
marécage de la social-démocratie, la conscience anticolonialiste s’est
obscurcie au point de se renier complètement. Cette conscience
anticolonialiste n’hésite pas à s’abreuver aujourd’hui aux sources troubles
du supernationalisme décadent et à prêter une oreille complaisante à l’idée
rétrograde de grandeur impériale. On a vu, au cours de la manifestation
républicaine qui s’est déroulée à Paris, place de la Nation, pour protester
contre le coup de force du 13 mai, des universitaires brandir une banderole
portant cette inscription : « Vive Lacoste résistant ! » On ne saurait trouver
meilleure illustration de l’anticolonialisme lénifiant auquel en est réduite la
gauche française.

Une opinion française absente


Depuis l’arrivée au pouvoir de De Gaulle, on assiste à un effort de
propagande intense tendant à faire oublier la guerre d’Algérie, à lui conférer
un caractère inactuel, a en minimiser les incidences et à les rendre moins
sensibles à l’opinion. Les communiqués militaires se font rares et
l’information concernant la situation générale se trouve réduite au
minimum. La mise en congé du Parlement et l’absence de tout débat public
à l’Assemblée maintiennent l’opinion française dans l’ignorance totale et
sur les événements d’Algérie et sur les intentions de la politique
gouvernementale.
Les circonstances ont aidé à la création de cet état de choses. La scène
politique française est occupée essentiellement par les problèmes
institutionnels d’ordre interne. L’Algérie a cédé la place aux controverses et
aux luttes entre les partisans de De Gaulle et ceux demeurés fidèles à
l’esprit républicain. Oubliant la guerre qui les a directement engendrés,
l’opinion a son attention fixée sur la crise du régime et le phénomène de
Gaulle. C’est cette diversion, inscrite dans la logique des événements, mais
aussi voulue et encouragée, que de Gaulle et la clique d’ultracolonialistes
qui l’entourent ont mise à profit pour agir à leur guise en Algérie.

Le style de Gaulle
De Gaulle s’est fait l’instrument le plus exécrable de la réaction
colonialiste la plus obstinée, la plus bestiale. À un colonialisme frappé à
mort, pantelant, condamné à une retraite rapide et définitive, il apporte une
mystique, un style, une caution morale, un renouveau idéologique. Enfermé
dans un égocentrisme monstrueux, imbu d’un paternalisme plein
d’assurance, de Gaulle nie les problèmes qui se posent dans leur réalité
objective.
Refusant de sortir [de] lui-même, il prétend surmonter les obstacles les
plus insurmontables et aplanir les difficultés les plus rebelles en dialoguant
avec lui-même et en décrétant dans sa solitude des solutions unilatérales et
absurdes. Le problème algérien cesse d’être la traduction d’un conflit entre
la France et le peuple algérien. Il demeure un différend essentiellement
français, que de Gaulle, incarnation vivante de la France, est à même de
surmonter par ses propres efforts. La guerre qui fait rage, la révolution pour
laquelle les Algériens meurent tous les jours se réduisent à des accidents
sans portée ni signification réelles, dont la responsabilité incombe à
l’impéritie du système mais que la France éternelle saura surmonter, comme
elle l’a fait jusqu’ici à propos de tant d’autres épreuves.
De Gaulle procède comme si le peuple algérien ne s’était pas dressé les
armes à la main pour détruire le régime colonial, comme si la guerre de
libération nationale n’était qu’une révolte n’obéissant à aucune donnée
objective, comme si la France n’avait pas mobilisé toutes ses ressources
matérielles, humaines et morales pour maintenir sa domination, comme si
l’opinion mondiale n’était pas instruite des graves événements qui se
déroulent depuis quatre ans en Afrique du Nord et qui menacent de rompre
la paix internationale.
Cet acharnement à nier les évidences est la traduction la plus criarde de
l’impuissance à laquelle est réduit le système colonial français, incapable de
se libérer de ses contradictions, de se tracer une ligne de conduite,
d’embrasser les problèmes qui le débordent de partout.

Échantillon de la politique d’intégration


Certains milieux libéraux, proches du gaullisme, se sont efforcés
d’accréditer l’idée selon laquelle de Gaulle n’a pas encore défini sa
politique algérienne. Si pour des raisons d’opportunité, nous disent-ils, il
avait été obligé de sacrifier dans ses discours d’Algérie aux exigences des
« ultras » et de renchérir sur certains de leurs désirs, il n’a pas en revanche
prononcé le mot d’intégration.
La réalité fait justice de ce point de vue intéressé. Il n’y a aucune
équivoque sur les intentions de De Gaulle. Il a choisi l’intégration et, sans
attendre, a procédé à sa mise en application. Reprenant le bluff des forums,
il a pris, pour les besoins de la propagande colonialiste, quelques décrets
qui ébahissent, notamment un collège unique, et confèrent le droit de vote
aux femmes musulmanes.
Toujours pour répondre aux désirs des « ultras », il a pris un certain
nombre de petites mesures dont le caractère purement spectaculaire ne peut
qu’impressionner les petits Blancs d’Alger en les remplissant d’aise. C’est
ainsi qu’il a décrété l’adoption d’une vignette postale commune, la
suppression de la SAONIC (Section algérienne de l’Office national des
céréales), ainsi que celle du Journal officiel d’Algérie, remplacé par un
bulletin de la Délégation générale du gouvernement. En attendant de
supprimer aussi la Banque de l’Algérie, de Gaulle a déjà décidé la mise en
circulation de la monnaie française en territoire algérien.
Ces mesures grotesques qui se veulent autant d’actes d’intégration
condamnent sans rémission la politique dans laquelle elles s’inscrivent.
Cette politique qui pose à son point de départ le principe de l’Algérie
française, de Gaulle prétend la poursuivre jusqu’au bout. C’est en cela que
le référendum constitue pour lui une préoccupation essentielle.

Les illusions du référendum


Le nouveau projet constitutionnel prévoit un régime présidentiel
conférant au Président des prérogatives exorbitantes. Sur le plan colonial, il
demeure essentiellement conservateur et ne s’éloigne pas d’un pouce des
sentiers battus. Le seul choix qu’il laisse aux territoires d’Outre-Mer, est de
devenir soit des départements (!), soit des membres d’une fédération dont la
compétence s’étendrait de la politique étrangère à l’enseignement supérieur,
en passant par la défense, l’économie, etc. (titre XI, art. 68 et 69). Ces
dispositions ne sont pas faites pour satisfaire les « territoires d’Outre-Mer »
actuels, c’est-à-dire l’Afrique noire et Madagascar. Ces pays, qui
revendiquent aujourd’hui l’indépendance immédiate, ne peuvent se
contenter d’une autonomie sans contenu dans le cadre d’une quelconque
fédération.
Quant à l’Algérie, de Gaulle a prétendu lui consacrer une place de choix.
Cette place maintenant est connue. L’Algérie pour lui est département
français.
Si les leaders africains, après avoir analysé les termes du nouveau projet,
ont exprimé leur intention de boycotter le référendum, le FLN,
fondamentalement opposé à toute opération électorale de quelque nature
qu’elle soit qui se tiendrait dans un cadre français, a, dès l’annonce par de
Gaulle d’une participation de l’Algérie au référendum, lancé le mot d’ordre
de la non-participation.
Le gouvernement français attribue la plus haute importance au
référendum en Algérie. Car il s’agit bien pour lui d’une nouvelle
« opération » psychologique à réussir. L’opération « fraternisation » appelle
inévitablement l’opération « référendum », qui est son complément logique.
Si la première a porté sur l’égalité et la réconciliation de tous les
« Français », musulmans ou de souche européenne, dans une seule et même
communauté, la seconde doit réaffirmer, une fois de plus, à l’occasion de la
nouvelle Constitution, l’appartenance de toujours de l’Algérie à la France.
Le « référendum » est devenu le cri de guerre des forces colonialistes en
Algérie. Le 7 juillet dernier, le général Salan s’écriait au cours d’une
conférence de presse : « Il faut gagner maintenant la bataille du référendum,
et l’armée a un rôle essentiel à jouer dans ce domaine. Il s’agit de tout
mettre en œuvre pour que le maximum de citoyens y prenne part. » Le
1er août, les autorités d’Alger annonçaient la clôture des listes et les
journaux colonialistes de la ville pouvaient annoncer le lendemain : « La
bataille du référendum est désormais engagée. »
La manière dont se tiendra le référendum, qui devra durer trois jours au
lieu d’une journée comme en France, nous est indiquée déjà par la façon
dont les listes ont été constituées. Les inscriptions électorales ont été
calquées sur le mode du recensement policier qui eut lieu dans toutes les
villes, c’est-à-dire extorquées au moyen du chantage et de la terreur ou tout
simplement réalisées à l’insu des intéressés.
Destiné à confirmer spectaculairement, à travers une parodie de
démocratie électorale, une option de base implicite faisant de l’Algérie une
partie intégrante de la France, le référendum sera brandi par de Gaulle
comme un argument décisif. La France ne manquera pas de s’en servir pour
affirmer qu’il n’existe plus de problème politique en Algérie et qu’un tel
problème, s’il a jamais existé, a reçu son ultime solution.
Mais la politique des fictions et des mythes est trop usée pour faire
illusion sur le plan international. La guerre qui se poursuit toujours et qui ne
prendra fin qu’avec l’indépendance de l’Algérie lui apportera un démenti
constant. De Gaulle est lui-même obligé d’en convenir : au moment même
où il crie, à qui veut l’entendre, que le problème algérien est résolu, que le
peuple algérien a choisi la France, il doit demander à son pays des efforts
supplémentaires sur le plan militaire. On sait qu’il a porté la durée du
service à vingt-sept mois pour les soldats et à trente mois pour les officiers.
Outre les 100 000 hommes réclamés par le général Salan, il faut compter les
troupes évacuées de Tunisie et du Maroc, ainsi que les 1 000 officiers dont
le rappel vient d’être décidé.

La France à l’heure de Gaulle


La grande faiblesse de la politique de De Gaulle réside dans son
irréalisme fondamental. De Gaulle n’innove rien en Algérie, iI se contente
d’emboîter le pas aux ultras. Or, vouloir bâtir toute une politique sur les
exigences démentielles de ces derniers, c’est se refuser à toute forme de
lucidité et s’engager dans la voie de l’irresponsabilité et du désespoir.
La France à l’heure de Gaulle est une France qui, malgré toutes les
apparences, piétine lamentablement dans l’impasse. Seul un miracle
pourrait l’en dégager, et ce n’est pas sans raison que la notion de miracle est
devenue la tarte à la crème d’un colonialisme mourant qui sombre
irrémédiablement dans la superstition et l’obscurantisme. En proie à une
rage incurable, la bête colonialiste s’obstine dans la voie des dévastations et
des crimes.
La mission du FLN est de débarrasser l’Afrique du Nord de ce fléau, il
est impérieux que les peuples frères du Maghreb et leurs gouvernements
participent activement à cette tâche historique, afin de mettre au plus tôt
hors d’état de nuire la bête colonialiste, même si elle s’affuble de
l’uniforme de l’homme du 18 Juin.

Note
1. [I, p. 554 sq. (JF). Cet article est illustré par un dessin représentant de Gaulle, écrasé sous le
poids d’un lourd fardeau, s’entretenant avec Marianne, avec la légende suivante : « Marianne :
“Alors Général, et ce deuxième voyage ?” De Gaulle : “Rien à faire !” Je leur ai dit : “Vous avez
faim… Voici du pain !” Ils m’ont répondu : “L’indépendance, l’indépendance, l’indépendance”… »
(caricature reprise du bulletin intérieur de la wilaya 5, Oranais).]
Le calvaire d’un peuple

El Moudjahid, no 31,
1er novembre 19581

Pour comprendre et apprécier comme il le convient le dossier


criminel du colonialisme français en Algérie depuis le début de la guerre, il
faut constamment avoir à l’esprit la philosophie du colonialisme. Dans la
perspective colonialiste, il doit toujours exister, sur le sol occupé, un
minimum de terreur. Policiers, administrateurs racistes et prévaricateurs,
colons abominables de malhonnêteté et de jouissance perverse, tissent sur
l’ensemble du pays colonisé un réseau très strict au sein duquel
l’autochtone se sent littéralement immobilisé.
Or, malgré cette terreur, malgré les interminables intimidations, il arrive
épisodiquement que la poussée libératrice fasse irruption. Massivement, les
forces colonialistes réagissent et portent au peuple colonisé des coups qui se
veulent décisifs. Les 45 000 morts de Sétif et les 90 000 morts de
Madagascar attestent des dimensions délibérément hallucinantes de la
méthode. En règle générale, de telles hécatombes brisent momentanément
l’élan libérateur du peuple opprimé.

Face à la révolution
À partir de 1950, et plus précisément depuis la guerre d’Indochine, une
nouvelle stratégie a pris naissance dans les pays coloniaux. Aujourd’hui en
effet, les hommes qui déclenchent un mouvement de libération savent que
le recul du colonialisme ne se réalise pas en quelques semaines. Les
hommes qui prennent la direction du combat savent que les coups les plus
rudes, pour être efficaces, doivent se développer dans le temps.
Aux coups de main et aux révoltes a succédé une politique de combat à
long terme se situant dans une double perspective, politique et militaire. Le
mouvement de colère est devenu volonté d’indépendance et les
insurrections anarchiques se sont transformées en guerre révolutionnaire.
Une telle modification imposée par l’évolution historique des guerres de
libération devait avoir des conséquences directes sur la conscience du
colonisé et sur le comportement des forces colonialistes. Le colonisé qui
commence aujourd’hui une guerre de libération s’engage dans un combat
qu’il sait devoir être long. C’est pourquoi il échappe constamment au désir
d’une solution rapide, politique ou militaire. La tactique de la guérilla est
précisément adéquate à cette forme de lutte à fronts multiples dont le but est
moins d’écraser l’adversaire que de lui rendre la vie quotidienne
impossible. La guérilla installe une faille indéfiniment entretenue dans le
système colonialiste. Cette permanence et cette impossibilité pour le
colonialisme d’espérer une ère de paix introduisent la lassitude et le
désespoir dans les rangs des occupants.

L’intimidation massive
Si le colonisé arrive à dominer son impatience et à imposer à sa soif
immédiate de liberté la nécessité du temps, le colonialiste, lui, avant la
lassitude, va réagir par des massacres successifs. Faute d’avoir analysé les
nouveaux facteurs psychologiques politiques et historiques en présence, il
ne sort pas du cercle classique des attitudes anti-insurrectionnelles.
Le mouvement de colère des colonialistes va durer plusieurs mois : de
novembre 1954 au départ de Soustelle. Pendant ces quatorze mois, les
forces françaises vont appliquer la méthode d’intimidation directe et
massive : déclarations hautement bellicistes, massacres spectaculaires et à
prétention exemplaire de Rivet, Foum-Toub, Constantine. Par ces méthodes,
le colonialisme français entend isoler le « noyau rebelle » en terrorisant de
façon indifférenciée le reste du pays.
La persistance du mouvement de libération et des opérations de guérilla
malgré ces massacres en petits tas [sic] va inquiéter les défenseurs du
régime colonialiste. La lutte du peuple algérien commence à être identifiée
dans sa structure et dans son dynamisme. La révolution est alors aperçue
avec ses organismes politiques, diplomatiques et militaires. Pour se
tranquilliser, l’adversaire invoque une direction étrangère et, en même
temps, repense ses méthodes de lutte.
La répression confiée à l’origine aux policiers des services d’Algérie est
remise à partir de cette période aux organismes spécialisés de l’armée et des
Renseignements généraux. Le gouvernement de M. Guy Mollet amorce sa
campagne antinassérienne et cherche la preuve d’une intervention
égyptienne en Algérie.

Tortures et « services spécialisés »


C’est la période des tortures individuelles et des interrogatoires
spécialisés. C’est aussi, en dehors des villes, le début des répressions
collectives. Les forces colonialistes prennent en effet l’habitude de fusiller
un certain nombre de civils algériens à chaque manifestation de l’ALN. On
espère ainsi amener le peuple à lier dans son esprit la répression dont il est
victime et la présence agissante de l’ALN. La responsabilité collective est
avant tout une délimitation de la responsabilité, culpabilité et inhibition
chez les combattants, lassitude et désir de se disculper donc de désigner les
vrais responsables dans la collectivité. Tels sont, à ce stade, les objectifs des
forces ennemies. Pendant toute l’année 1956, les forces colonialistes
poursuivent leur objectif : terroriser le pays et isoler le Front de libération
nationale.

Répression collective et crimes « légaux »


Dans le même temps, les exécutions de patriotes condamnés à mort
commencent. Chaque jour à Alger, Oran ou Constantine, deux ou trois
combattants algériens sont guillotinés par les colonialistes. La décision de
condamner à mort des combattants et de les exécuter ne traduit pas
uniquement le mépris des Français pour les lois de la guerre. Cette décision
manifeste bien au contraire la volonté délibérée de frapper le patriote dans
sa dignité. En lui contestant la qualité de combattant, en le faisant
comparaître devant une cour de justice et en le guillotinant comme un
vulgaire assassin, l’ennemi veut ignorer la cause, dévaloriser le combat et
mépriser le soldat.

Territoriaux et tactique Massu


Juillet 1956 arrive et le bilan des forces françaises est manifestement
négatif. M. Lacoste, harcelé de partout et sentant lui échapper la partie,
confie ses pouvoirs aux militaires derrière lesquels, ouvertement, se
trouvent amalgamés les colons racistes d’Algérie. Devant l’imminence de la
catastrophe et n’ignorant rien du pourrissement de la situation, connaissant
l’étendue et la profondeur de l’influence du FLN, les militaires décident de
réagir spectaculairement. La consigne officielle « tout musulman est
rebelle » se substitue à celle des premières années « tout musulman est
suspect ».
Complétant le système, M. Lacoste arme, pour la « défense en surface »,
près de 80 000 colons d’Algérie. Ce sont les unités territoriales, composées
d’hommes apeurés par le mouvement révolutionnaire, racistes
congénitalement et foncièrement immoraux qui imprimèrent d’abord à la
répression un caractère de quasi-génocide. À partir de juillet-août 1956, ces
hommes prirent l’habitude de faire irruption dans les douars et d’abattre
préventivement des dizaines d’Algériens, de violer sadiquement les fillettes,
les femmes algériennes et de razzier les biens du peuple. Ces hommes
enhardis par la passivité des pouvoirs civils encouragèrent les militaires
français. Le général Massu apprécia l’efficacité de cette méthode et en fit
l’arme essentielle de son action.

L’Algérie à la question
La fameuse bataille d’Alger se déroule dans cette période d’assassinats
délibérés. Par camions, des Algériens sont arrêtés dans les rues et sur les
chantiers, conduits dans des centres et ignominieusement « interrogés ».
Pendant plus de huit mois, le colonialiste français, un tuyau dans la main
gauche et une magnéto dans la droite, « interroge » l’Algérie. Des zones
interdites sont décrétées et des régions entières sont affamées. Par milliers,
les civils algériens des confins frontaliers fuient le déluge de feu et de fer et
se réfugient en Tunisie et au Maroc.
Ce n’est plus alors l’homme qui est agressé et abattu, c’est le pays global,
avec sa flore et sa faune, le pays physique avec ses montagnes et ses forêts
qui est torturé et pris pour cible. L’ampleur de cette phase ne laissera pas
indifférente l’opinion internationale. De partout les condamnations
s’élèvent et dans les rangs même de l’ennemi, le dégoût et l’horreur
s’installent. Des dossiers de plus en plus hallucinants voient le jour et le
président du Conseil français est obligé de désigner une commission de
sauvegarde invertébrée et naturellement inefficace. Le bilan de cette période
fut littéralement atroce pour le peuple algérien : plusieurs dizaines de
milliers de morts, des centaines de milliers de personnes déplacées, des
régions entières détruites.
À la fin de cette période, M. Lacoste pouvait se croire autorisé à
annoncer comme imminente la fin de la guerre d’Algérie. Et de fait,
militaires et civils, Français forts de cette campagne de meurtres collectifs
où le déchaînement homicide visait avant tout l’éreintement de la poussée
révolutionnaire, décèlent, à la demande, les signes avant-coureurs de
l’effondrement des forces nationales.
Avec le recul, on peut dire aujourd’hui que la chute du gouvernement
Mollet, l’apparition des gouvernements météores de Bourgès-Maunoury,
Gaillard et Pflimlin, jusqu’aux équivoques gaullistes, tirent leurs principales
causes de cette défaite attendue, annoncée et éternellement reportée.

Le colonialisme français hors la loi


Au cours de ces quatre années de guerre, le colonialisme français en
Algérie s’est irrémédiablement mis hors la loi. Il n’a reculé devant aucun
acte aussi horrible fût-il. Nulle ignominie ne l’a effarouché. Il s’est engagé
avec perversion dans une entreprise qui demanda, pour être menée à bien,
mépris de l’homme dans son esprit, mépris de l’homme dans sa chair,
mépris de l’homme dans son âme. « Le colonialisme français en Algérie est
la plus grande honte de l’homme occidental », ont pu répéter pendant des
mois les observateurs étrangers.
Après ces tentatives diverses de briser l’élan de libération du peuple
algérien, les criminels de guerre se retrouvent avec 150 000 Algériens dans
les prisons et dans les camps, près d’un demi-million de réfugiés et
600 000 morts. Proportionnellement, les misères et les souffrances infligées
au peuple algérien par la barbarie colonialiste française dépassent en
intensité et en dimension celles des pays les plus éprouvés par la Seconde
Guerre mondiale.
Et la lutte continue.

Les crimes de guerre continuent


Actuellement, le gouvernement français ordonne des opérations
d’envergure sur l’ensemble du territoire national. En Oranie, plus de dix
généraux français dirigent une bataille qui, de l’avis même des
observateurs, atteint des proportions inattendues. Ceux qui, dans l’opinion
internationale, avaient supposé que de Gaulle inaugurerait une politique de
paix, se trouvent aujourd’hui confrontés avec des faits qui s’appellent :
intensification des opérations armées, exacerbation des méthodes de
répression et des tortures, extension des mesures d’internement. Le général
de Gaulle semble reprendre à son compte la politique aveugle et inefficace
de ses prédécesseurs et donner toute liberté d’action aux bandes
sanguinaires qui depuis quatre ans endeuillent l’Algérie.
Le récent scandale des prêtres du Prado, à Lyon, vient de réveiller une
opinion euphorique et confiante depuis l’assurance donnée par le général de
Gaulle que l’heure des tortures était terminée. C’est le cardinal Gerlier,
archevêque de Lyon et primat des Gaules, qui dans une récente déclaration
accuse de la façon la plus ferme le comportement criminel de la police
française. « On fait souscrire, dit-il notamment, aux suspects musulmans
des déclarations dont le caractère mensonger est aisé à discerner. Pour y
parvenir, on n’a pas reculé devant l’emploi de la violence et des sévices les
plus attentatoires à la dignité humaine. II ne m’appartient pas de donner les
précisions douloureuses et troublantes dont j’ai eu connaissance. Une
enquête sérieuse pourra les mettre en lumière. Je me crois en droit
d’affirmer que tel de ceux qui ont subi ces traitements a été mis dans un état
physique et moral grave. »
Ainsi, après une période ambiguë au cours de laquelle le colonialisme
désarçonné et inquiet avait paru esquisser un recul, voici que les forces
militaires françaises reprennent l’offensive, relançant répression et tortures.
Le peuple algérien, arc-bouté et tendu vers la reconquête de sa
souveraineté, sait que le chemin est encore long et dur car l’ennemi est
anormalement féroce. Mais il sait que l’aube de la paix et de la victoire se
lèvera tôt ou tard.

Notes
1. [II, p. 38 sq. (JF ; RM).]
L’essor du mouvement
anti-impérialiste
et les attardés
de la pacification

El Moudjahid, no 34,
24 décembre 19581

Depuis le 1 er
novembre 1954, date du déclenchement de la
révolution nationale démocratique, la physionomie de l’Afrique et de l’Asie
n’a cessé de connaître les modifications les plus profondes et les plus
spectaculaires, bouleversant à une allure vertigineuse l’ancien équilibre du
monde que les États impérialistes d’Europe ont façonné durant un siècle
d’hégémonie et de domination.

Un monde nouveau
En l’espace de quatre années, beaucoup d’événements se sont produits,
les uns plus importants que les autres, mais tous traduisant avec une netteté
et un éclat inconnus à ce jour les progrès prodigieux de la révolution anti-
impérialiste universelle.
En Asie, on a vu les jeunes États nouvellement indépendants comme
l’Indonésie consolider les bases de leur souveraineté retrouvée et résister
victorieusement aux menaces d’un impérialisme mal résigné à la défaite. La
République populaire de Chine, qui en était à sa cinquième année en 1954,
a accompli depuis les pas gigantesques que l’on connaît. La Chine des
communes populaires et du « grand bond en avant » s’est substituée à
jamais à la vieille nation sous-développée soumise au régime de
l’exploitation étrangère et des traités inégaux.
Au Moyen-Orient, le peuple arabe s’est engagé dans une phase non
moins décisive de son émancipation. Le monde féodal, qui s’est conservé
tant bien que mal sous la protection de l’impérialisme, s’écroule
définitivement. L’Égypte balaye les vestiges de l’occupation étrangère et
libère le canal de Suez. Une impulsion nouvelle y est donnée à la vie
économique et sociale. Partout des chantiers se construisent, des usines et
notamment des aciéries surgissent, le chômage recule et avec lui la misère,
la corruption et l’analphabétisme, tandis que l’instruction se développe et la
culture progresse au sein des masses les plus larges en même temps que
s’élève leur conscience sociale. L’Irak féodal et semi-colonial secoue les
chaînes du passé et le peuple irakien, mûri sous le poids de l’oppression,
affirme sa volonté de progrès et sa vocation de liberté et d’indépendance
dans la révolution historique du 14 juillet dernier.
Les autres pays arabes, de plus en plus, échappent au sillage des États
impérialistes. L’on a vu la Syrie s’unir à l’Égypte pour construire la RAU et
le générai Glubb Pacha, qui symbolise en Orient toute une époque, quitter
Amman sous la pression populaire. L’Asie et le Moyen-Orient d’il y a
quatre ans ne sont plus les mêmes aujourd’hui. Durant ce laps de temps, ils
ont rattrapé un retard de plusieurs décennies. Leur évolution montre à
l’évidence le renouvellement prodigieux qui est en train de s’opérer au sein
de la majeure partie du monde et qui contribue hautement à la
régénérescence de l’humanité et à son progrès sans fin.

L’Afrique émerge
La même vérité s’impose pour l’ensemble du continent africain, à la fois
le plus défavorisé et le plus jeune de la Terre. Les peuples africains, dans un
effort douloureux et héroïque, se redressent et décident de reconquérir coûte
que coûte leur personnalité ravie, d’affirmer leur dignité humiliée,
d’arracher leur statut de peuples libres, de tourner à jamais la page hideuse
de l’esclavage et de la servitude.
Depuis Novembre 1954, au nord comme au sud du Sahara, les jeunes
indépendances se sont succédé : celles du Maroc et de la Tunisie qui
devront, avec l’Algérie, constituer la Fédération maghrébine, celles du
Ghana et tout récemment de la Guinée qui ont résolu aussi de joindre leurs
destinées dans le cadre d’une union fédérale qui redoublerait leur force et
accroîtrait leur efficience.
Le grand État africain du centre, le Nigéria avec ses 40 millions
d’habitants, sera totalement indépendant en 1960. Il en est de même pour
d’autres territoires, comme la Sierra Leone, le Kamerun, etc., dont
l’accession à l’indépendance est prévue pour la même date. Même le Kenya
et le lointain et riche Congo, qui subissent l’un et l’autre le régime d’airain
des Britanniques et des Belges, voient s’ouvrir devant eux les perspectives
exaltantes de la liberté et de la souveraineté nationale. Déjà les bruits
courent avec insistance sur l’imminente libération du grand leader africain
Jomo Kenyatta.
La domination française elle-même recule. Forcée de jeter du lest, elle se
voit dans l’obligation de se libéraliser, de desserrer son étreinte, de faire, de
bonne ou de mauvaise grâce, des concessions substantielles. Les
Assemblées territoriales des TOM se transforment les unes après les autres
en Assemblées législatives et des « États » surgissent, à Madagascar, au
Sénégal, en Mauritanie ou au Tchad. Enfermés dans la camisole de force de
la « communauté », ces « États » finiront tôt ou tard, et certainement plus
tôt que ne le croient les spécialistes français de l’Afrique, par rompre les
liens qui les enserrent. D’États manchots et paralytiques, dirigés par des
fantoches, ils deviendront des États libres qui s’intégreront dans leur
véritable communauté, la grandiose communauté africaine aujourd’hui en
pleine gestation.

L’axe Bandoeng-Accra
Le réveil des masses asiatiques et africaines n’est pas un vain mot. Ses
effets se traduisent en réalisations concrètes qu’il n’est plus dans le pouvoir
des colonialistes d’ignorer. Le mouvement parti de Bandoeng en avril 1955
ne connaît plus d’arrêt. Ses vagues toutes-puissantes balaient les unes après
les autres les places fortes impérialistes les mieux enracinées.
La multiplication des « journées » et des « semaines » de solidarité
comme celles qui ont été organisées en faveur de l’Algérie, la floraison des
congrès culturels comme celui de Tachkent, ou économiques à l’instar de
celui qui vient de clore ses travaux au Caire, attestent la vitalité de l’idée
afro-asiatique et l’essor du mouvement anti-impérialiste.
Au lendemain de la libération de la Chine en 1949, Mao Tsé-toung
déclarait solennellement à la Conférence consultative de toutes les
organisations nationales : « Nous pouvons affirmer aujourd’hui que le quart
de l’humanité est debout ! » À son tour, Nkrumah annonçait, il y a à peine
quelques jours, devant les représentants de 200 millions d’Africains :
« Toute l’Afrique sera libre de notre vivant, car ce demi-XX e siècle est
celui de l’Afrique ; cette décennie est la décennie de l’indépendance
africaine. »
Ainsi, le mouvement de libération nationale s’affirme comme une
caractéristique de notre époque. Il façonne l’histoire contemporaine, comme
l’expansion impérialiste a façonné celle du siècle dernier.

La révolution algérienne a le temps pour elle


Lorsque nous disons que la lutte du peuple algérien sera inéluctablement
victorieuse, nous ne voulons pas entendre par là qu’il existe quelque fatalité
mystérieuse conduisant souverainement et d’une manière mécanique le
mouvement de l’histoire. Nous voulons seulement replacer notre révolution
dans son contexte historique et souligner les profondes complications et les
complexes corrélations existant entre notre lutte et les différents
mouvements de libération qui, comme nous l’avons vu plus haut, ont été
depuis quatre ans constamment victorieux.
La résistance algérienne est un foyer qu’on ne peut éteindre parce qu’il
est sans cesse entretenu par la flamme contagieuse de la révolution anti-
impérialiste. C’est ainsi que se révèle sous son visage de tragique absurdité
l’effort démesuré déployé par la France pour venir à bout de notre lutte. Il
ne suffit pas de couvrir un pays de blindés, de tanks et de soldats, pour y
faire échec à la marée montante de l’histoire. À vouloir, au mépris de toute
évidence, combattre de front un mouvement de libération de l’envergure de
la révolution algérienne, on se trouve réduit à incarner le triste rôle de
Sisyphe condamné à s’épuiser dans des efforts stupides et vains.
Quel proconsul est passé ces dernières années à Alger, qui n’ait
prophétisé sentencieusement la fin imminente de la guerre ? Après avoir fait
tant de bruit sur la pacification dont il s’était cru le héros, Lacoste en a été
finalement la victime honteuse. On se rappelle comment, à la veille du
13 mai, il dut quitter Alger sur la pointe des pieds.
Salan vient d’être contraint lui aussi d’abandonner son poste. Il
n’emporte pour tout laurier que les éloges dithyrambiques d’un général-
président qu’il a aidé à monter au pouvoir, et ne laisse pour tout héritage
qu’un testament lénifiant qui préconise des méthodes vieilles de deux ans.
Le rôle de l’armée, a déclaré le général Salan dans ses ultimes directives,
consiste « avant tout dans la poursuite de la destruction des bandes : la mise
hors d’état de nuire de l’infrastructure politico-administrative des rebelles,
l’organisation et l’information des populations ; les directives qu’elle a
reçues depuis la fin de 1956 restent valables ». Et l’ancien délégué général
de préciser : « II est indispensable que se multiplient les associations, les
cercles, les réunions où Françaises et Français d’Algérie de toutes origines
et de toutes conditions pourront rechercher ensemble, forts de leur unité, les
solutions aux problèmes posés. Par l’évolution de l’Algérie et son accession
définitive au rang de province française à part entière… »
Cette politique inlassablement prônée depuis quatre ans et pourtant
radicalement inopérante a été consacrée dans ce qu’elle comporte
d’immobilisme et d’obstination par le général de Gaulle.

Un nouveau messager de l’intégration


M. Delouvrier, qui succède à Salan, semble pourtant investi d’une
mission nouvelle. Son rôle serait avant tout de promouvoir l’économie
algérienne, conformément aux promesses du dernier discours de
Constantine. Ses préoccupations de spécialiste iraient à des projets à la fois
concrets et ambitieux : d’une part, la mise sur pied du complexe
sidérurgique de Bône et, d’autre part, l’exploitation immédiate du gaz de
Hassi R’Mel.
De tels projets, mis à exécution, créeraient les bases économiques
nécessaires aux transformations sociales et politiques souhaitées par la
France. Les populations algériennes seraient polarisées par ces réformes qui
leur assureraient de meilleures conditions d’existence. L’on constaterait en
elles un reflux du sentiment national que viendrait supplanter
progressivement une sorte de fureur de vivre à tout prix, même dans la
servitude !
Tandis que M. Delouvrier se consacrera à la captation de la conscience
populaire en exerçant les séductions des réformes économiques, le général
Challe aura les mains libres pour « poursuivre la destruction des bandes ».
Car c’est là que réside en définitive le but essentiel de la politique
française : la « destruction des bandes ». Tout le reste n’est que poudre aux
yeux et manœuvres pour gagner du temps.
À mesure que la guerre dure en Algérie, on constate : 1) que les
conditions intérieures et extérieures de la révolution deviennent de plus en
plus favorables, corrélativement aux succès grandissants du mouvement
anti-impérialiste en plein essor ; 2) que le colonialisme perd de plus en plus
pied, accumule les erreurs et aggrave ses contradictions.

Le divorce absolu
Le général de Gaulle obéit à l’impulsion du 13 mai lorsqu’il déclare que
« la page des combats est tournée » et décide d’engager en Algérie la
bataille économique qui doit déboucher sur l’intégration. Supposant le
« problème politique » résolu, il s’attaque au « problème humain ».
Sous le règne de Guy Mollet, les dirigeants mettaient l’accent sur la
guerre : arrêt des hostilités par le cessez-le-feu ou par l’écrasement de
l’ALN d’abord ; réformes économiques et sociales ensuite. De Gaulle ne
s’embarrasse plus de ce préalable, il passe d’emblée à la « construction » de
l’Algérie, en minimisant la guerre et en la reléguant au second plan. Sa
politique se justifierait à la rigueur si la situation militaire française était
meilleure qu’il y a deux ans. Comme ce n’est nullement le cas, elle apparaît
comme une forme caricaturale de la pacification de Lacoste.
De Gaulle ne corrige pas Guy Mollet ; il ne progresse pas par rapport à
lui et n’innove qu’en apparence. Il ne fait que reprendre à son compte les
illusions du secrétaire général de la SFIO, en les poussant jusqu’à leurs
derniers retranchements. Ainsi se caractérise l’immobilisme de la politique
française : toujours pire d’année en année.
Immobilisme d’autant plus pitoyable que la révolution algérienne évolue
avec une rapidité foudroyante. Le contraste est pour le moins violent entre
une France qui envoie quarante et un pseudo-députés algériens à son
Parlement et une ONU où l’écrasante majorité des nations se prononce pour
le droit à l’indépendance du peuple algérien. La même différence criarde
apparaît entre le jugement du général de Gaulle affirmant que l’ère des
combats est terminée et celui de l’organisation internationale estimant que
l’état de guerre en Algérie menace la paix mondiale.
Le nouveau délégué général du gouvernement français, M. Delouvrier,
atterrissant à Maison-Blanche, a déclaré aux colonialistes d’Alger : « Votre
sursaut du 31 mai, votre calme résolution du 28 septembre, les élections
législatives dans tout le pays vous ont donné cette certitude : “La France
reste”. » Jamais paroles d’un proconsul débarquant à Alger n’ont rendu un
accent si factice et si dérisoire. Au moment même où ces paroles étaient
prononcées, le gouvernement algérien signait pour la première fois un
communiqué conjoint avec un État souverain. Lorsqu’on sait par surcroît
que cet État est en l’occurrence la République populaire de Chine, l’on se
rend compte du décalage énorme qui s’est créé entre la réalité algérienne et
la politique de la France. Ce décalage ira en s’élargissant.
Aucune fiction juridique, aucune velléité pacificatrice, aucune promesse
et aucune menace ne pourront le réduire. Le moment est venu pour la
France de s’incliner devant la réalité au lieu de ruser avec elle, d’opérer
sous la pression des événements qui se précipitent la reconversion dont elle
s’est toujours refusé à prendre l’initiative. Le gouvernement français n’aura
pas seul raison contre la nation algérienne et la quasi-unanimité des autres
nations du monde. L’ère de la pacification est à jamais révolue. L’Algérie
est entrée de plain-pied dans l’ère de l’indépendance.
Nous ne sommes pas les « attardés de la guerre civile ». C’est le général
de Gaulle qui est un attardé de la « pacification ».

Notes
1. [II, p. 105 sq. (JF).] Article illustré par une photographie prise à l’aérodrome de Pékin au
moment où Benyoucef Benkhedda prononçait [au nom du FLN] une allocution devant le corps
diplomatique et la presse chinoise, et par une autre photographie de délégués africains à une
conférence internationale : « À l’heure où l’Afrique prend conscience de son unité et de sa force. »
Le combat solidaire
des pays africains

Extraits de l’intervention de Frantz Fanon


à la Conférence pour la paix et la sécurité en Afrique,
Accra, 7-10 avril 1958.
El Moudjahid, no 34, 24 décembre 19581

Cette conférence qui nous donne la possibilité de nous


rencontrer et d’exposer les situations concrètes dans lesquelles les uns et les
autres se trouvent engagés marque une date importante dans la lutte contre
la domination coloniale. Nous devons essayer au cours de nos travaux
d’établir des formes dynamiques de combat capables de déjouer les
manœuvres d’un adversaire qui, personne ne doit en douter, ne veut pas se
retirer purement et simplement de l’Afrique. […]
La caractéristique fondamentale du mouvement africain de libération est
qu’il se situe d’emblée à un niveau international. C’est que l’Afrique vit
ployée sous le joug de l’étranger et les intérêts de l’impérialisme obéissent à
une solidarité organique. Certes, il existe entre les puissances coloniales des
contradictions majeures, mais il ne faut jamais oublier que leur exploitation
doit demeurer tactique sans jamais altérer la stratégie de la libération du
continent. Il faut accepter de rechercher les alliances tactiques avec des
puissances coloniales aux intérêts opposés pour les affaiblir, en prenant
toutefois garde à ce que ces alliances n’entament jamais nos positions
doctrinales.
Chaque Africain doit se savoir engagé dans la lutte de libération du
continent et très concrètement doit pouvoir répondre physiquement à
l’appel de tel ou tel territoire. Chaque parti africain doit développer la
conscience africaine de son peuple. Il n’est pas possible, pensons-nous,
confrontés que nous sommes aux implacables visées impérialistes, de
pratiquer une politique d’arrangement particulier avec les forces
colonialistes. Il ne faut pas isoler le combat national du combat africain. Si
cette faille s’installe dans la stratégie d’ensemble du combat, on assistera à
une reconversion du système colonial ou un changement de physionomie ou
une opération magique de camouflage et l’hypothèque impérialiste
demeurera vivace sur le sol africain.
La volonté nationale en Afrique aujourd’hui doit se doubler de la volonté
de libération de l’Afrique. Toute propagande, tout mot d’ordre, tout appel
aux masses doit contenir en bonne place une référence au combat pour la
libération de l’Afrique. Il n’est pas possible à un Algérien d’être vraiment
algérien s’il ne ressent au plus profond de lui-même le drame inqualifiable
qui se déroule dans les Rhodésie ou en Angola.
L’anticolonialisme d’un Africain, même déjà indépendant, ne […] peut
pas être ramené à une prise de position morale. Chaque Africain est un
soldat anticolonialiste et nous savons bien que, dans certaines circonstances,
nous n’avons pas le choix des armes. L’anticolonialisme de l’Africain est un
anticolonialisme de combat et non un secteur de la conscience ethnique –
les colonialistes belges, anglais ou français doivent s’habituer à voir en
chaque Africain un ennemi acharné de leur domination en Afrique.
L’Algérien, dans la lutte qu’il mène depuis plus de quatre ans contre une
armée de près d’un million de soldats, a renforcé à la fois sa conscience
nationale et la dimension africaine de son existence. L’édifice colonial
africain dans son ensemble ressent au plus profond de sa substance les
contrecoups de la guerre d’Algérie ; et les innovations politiques françaises
dans le reste de l’Afrique ont vu le jour sous la pression de la guerre
d’Algérie. Plus précisément, la loi-cadre et la récente communauté des États
se sont proposées à des moments déterminés de prescience d’ouverture d’un
éventuel front armé dans les territoires sous domination française.
Le peuple algérien lutte pour la libération de l’Afrique et contribue avec
les autres peuples à chasser le colonialisme de notre continent. L’Afrique
est en guerre contre le colonialisme et elle est impatiente. Les pays africains
doivent s’engager dans la voie d’une association de combat, car l’ennemi
est puissant, fort et ses possibilités de manœuvre demeurent importantes.
Les pays africains doivent s’unir, car l’impérialisme pour sa part consolide
ses positions, découvre de nouveaux visages, de nouvelles formes de
pérennité.

Notes
1. [II, p. 114 sq. Ce texte a été publié dans El Moudjahid avec d’autres extraits d’interventions des
participants algériens, à la suite de deux textes qui ont été repris dans Pour la révolution africaine,
« L’Algérie à Accra » et « Accra : l’Afrique affirme son unité et définit sa stratégie ».]
Écoute homme blanc !,
de Richard Wright

El Moudjahid, no 47, 3 août


19591

S’il est une démarche stérile, c’est bien celle qui consiste, pour
un opprimé, à s’adresser au « cœur » de ses oppresseurs : il n’est pas
d’exemple, dans l’histoire, d’une puissance dominante qui ait cédé aux
objurgations, si émouvantes ou raisonnables soient-elles, de ceux qu’elle
écrasait ; contre des intérêts matériels, sentiments et bon sens ne sont jamais
entendus. On ne voit donc pas très bien quelle raison a pu inciter l’écrivain
noir Richard Wright à solliciter la « compréhension » de l’« homme
blanc » ; on le voit d’autant moins que son essai n’apporte pas d’éléments
nouveaux et qu’il répète, sans grande vigueur, ce que d’autres ont déjà dit.
Écoute homme blanc ! (Calmann-Lévy éditeur) se présente en effet
comme « une sorte de commentaire […] sur les relations entre les Blancs et
les hommes de couleur […] dans le monde d’aujourd’hui ». R. Wright se
propose d’expliquer à l’Européen la mentalité, les sentiments, les conduites
de l’homme noir, et de lui montrer que son comportement est une
conséquence directe des manières d’être et de faire de l’homme blanc.
Il s’agit donc d’une sorte de Portrait du colonisé ; à ce titre, l’étude de
Wright souffre des mêmes défauts que l’essai de Memmi : l’homme noir,
comme l’Arabe, est saisi dans sa généralité, c’est une figure abstraite. Mais,
à la différence de Memmi, qui s’efforce d’analyser en profondeur les
mécanismes psychologiques du colonisé et les démonte avec la minutie, la
rigueur d’un horloger, Wright se contente de citer les principales
composantes de l’homme noir ; il en donne une vue globale et, par
conséquent, superficielle.
Ainsi, dans le premier chapitre, consacré aux « réactions psychologiques
des peuples opprimés », on trouve une énumération rapide, confuse, des
attitudes les plus fréquentes du Noir vis-à-vis du Blanc. Par exemple,
Wright constate que c’est toujours par référence aux Blancs que les Noirs
pensent, sentent, réagissent ; qu’ils reprennent à leur compte, en
l’intériorisant, leur prétendue infériorité ; qu’ils se méfient des Blancs ; que,
se méfiant, ils ont tendance à jouer un rôle devant eux ; que, pour
compenser leur malheur présent, ils se réfugient dans l’évocation du passé ;
que, libérés, ils continuent de se définir par rapport à leurs anciens maîtres,
soit qu’ils redoutent un nouvel esclavage, soit qu’ils s’adonnent à la
« religion de l’industrialisation », au « culte du sacrifice », à la « mystique
des chiffres », pour réaliser au plus vite leur indépendance économique et se
libérer du joug colonial. Ces remarques, dans leur généralité, ne sont pas
fausses, bien sûr ; mais justement, leur généralité – sans parler de leur
banalité – les empêche d’êtres percutantes ; elles paraissent abstraites, sans
relation directe au concret.
Il arrive, certes, que Wright donne des exemples, cite des cas ; mais les
Noirs qu’il met en scène (un chapitre entier traite des poètes noirs
américains) appartiennent tous au petit nombre des occidentalisés, et cela
encore restreint la portée de son livre : l’homme noir que Wright montre à
l’homme blanc n’est pas l’homme noir dont il lui parle. Or, puisqu’il veut
dénoncer la misère des masses africaines, leur aliénation radicale, en tous
domaines, par le colonialisme, et puisqu’il entend sensibiliser l’Européen à
leur absolu dénuement, c’est dans leur vie quotidienne, terre à terre, qu’il
fallait chercher des exemples ; s’il ne la connaissait pas, cette vie, pourquoi
n’avoir pas donné des chiffres (sur la mortalité infantile, la sous-
alimentation, les salaires) plus convaincants, plus significatifs, qu’un
poème ? Il est vrai que les écrivains et les poètes noirs ont aussi leurs
souffrances, que le drame de conscience d’un Noir occidentalisé, déchiré
entre sa culture blanche et sa négritude, peut être très douloureux ; mais ce
drame qui, après tout, ne tue pas son homme, est trop particulier pour être
représentatif : le malheur des masses africaines colonisées, exploitées,
asservies, est d’abord d’ordre vital, matériel ; les déchirements spirituels de
l’« élite » sont un luxe qu’elles n’ont pas les moyens de se payer.
Comment mettre fin à cette exploitation, rendre aux peuples d’Afrique
l’initiative de leur histoire, par quels moyens (guerre révolutionnaire,
émancipation progressive), c’est bien la question principale ; mais là
encore, R. Wright passe à côté, se perd en bavardage ne s’intéressant qu’aux
« élites ».
Il écrit, par exemple : « Notre problème commun [aux Blancs et aux
Noirs] n’est pas racial, n’est pas religieux, n’est pas entièrement
économique, n’est pas essentiellement politique. » Alors, qu’est-il ?
Métaphysique ? R. Wright répond : « Ce problème est celui de la liberté. »
Bonne trouvaille. Mais quelle liberté ? Il ne le dit pas. Et comment
l’acquérir, cette liberté ? En agissant, en luttant ? Non, en attendant :
« L’Occident, pour rester occidental, libre et quelque peu rationnel, doit être
prêt à accorder à l’élite sa liberté… L’Occident doit accomplir un acte de foi
et agir ainsi. » Pour un homme qui se vante d’être laïque et rationaliste, ce
conseil est plutôt surprenant ; mais il est clair : « Hommes d’Europe,
donnez à cette élite [toujours elle] des outils et laissez-la finir la tâche. » Du
coup, la mise en question de l’homme blanc, de ses méthodes, de sa
présence en Afrique comme occupant et comme exploiteur, tourne court :
s’il faut lui faire confiance, c’est qu’il n’est pas si méchant.
Finalement, c’est ce postulat qui sous-entend [sous-tend] l’appel de
R. Wright et motive sa démarche : une confiance, irrationnelle, injustifiée,
dans la « clairvoyance », la « générosité » de l’Occident. L’histoire n’a donc
rien appris à Richard Wright ? Il est permis d’en douter.

Notes
1. [II, p. 393. Dans Frantz Fanon, portrait (op. cit., p. 156), Alice Cherki attribue cet article à
Fanon, qui avait beaucoup admiré Wright à l’époque de Blida mais s’en était détaché ensuite, à la
différence de Chester Himes dont il parlait dans ses conférences à Tunis. Winburn T. Thomas a
publié une lettre de Fanon de 1953 à Richard Wright dans le recueil Richard Wright Impressions and
Perspectives publié par David Ray et Robert M. Farnswirth (The University of Michigan Press, Ann
Arbor, 1971). En voici la retraduction :« Docteur Frantz Fanon, Hôpital psychiatrique de Saint-Alban
(Lozère)Saint-Alban, 6 janvier 1953Cher Monsieur,Je vous prie d’excuser la liberté que je prends de
vous écrire. Alioune Diop, le directeur de Présence africaine, a eu la gentillesse de me donner votre
adresse. Je travaille à une étude consacrée à la portée humaine de vos œuvres.De votre œuvre, j’ai
Native Son, Black Boy, Twelve Million Black Voices et Uncle Tom’s Children, que j’ai commandé (je
ne sais si le livre est disponible en France), deux nouvelles, l’une publiée dans Les Temps modernes,
l’autre dans Présence africaine. Soucieux de circonscrire de la manière la plus complète l’étendue de
votre message, je vous serais reconnaissant de m’indiquer le titre des œuvres que je ne connaîtrais
pas.Mon nom doit vous être inconnu. J’ai écrit un essai, Peau noire, masques blancs, qui a été publié
par Le Seuil et où je m’efforçais de montrer la mécompréhension systématique entre Blancs et Noirs.
Espérant avoir de vos nouvelles, je suis, etc. »Cette lettre à Richard Wright est intéressante en ce
qu’elle montre l’importance de la culture afro-américaine pour le premier Fanon, dans la lignée de
l’influence de la Harlem Renaissance sur les auteurs de la négritude. Cette influence, au moins pour
Wright, commença de s’estomper avec l’engagement dans les révolutions africaines (voir aussi
Michel FABRE, « Fanon et Richard Wright », in Leo DACY (dir.), L’Actualité de Frantz Fanon,
Karthala, Paris, 1986).]
À Conakry, il déclare : « La
paix mondiale passe
par l’indépendance
nationale »

El Moudjahid, no 63, 25 avril


19601

Le Front de libération nationale algérien, conscient de la portée


de la lutte des combattants en vue de la liquidation totale des forces de
domination et d’exploitation, conscient de la contribution qu’il apporte à la
libération de notre continent, affirme qu’il poursuivra sans relâche son
combat libérateur pour l’indépendance et la souveraineté nationale
algérienne.
Et de fait, la reconquête de la souveraineté nationale algérienne ne sera
pas seulement une victoire algérienne, mais une victoire africaine, un
triomphe asiatique, un pas vers la réalisation d’une humanité libre et
heureuse. Le colonialisme français, pris dans les tenailles de notre
commune volonté, est amené à une cadence accélérée à livrer des combats
d’arrière-garde, tous voués à l’échec.
C’est ainsi qu’en installant des républiques sans substance et en
accordant des indépendances nominales au sud du Sahara, le colonialisme
français espère se renforcer au nord, précisément en Algérie, présentée
comme la tête de pont de l’impérialisme sur le continent africain. Mais ce
repli pseudo-stratégique n’est en réalité que le commencement d’un
processus de désagrégation de l’impérialisme. Vaincre le colonialisme en
Algérie, c’est à la fois permettre et assurer le triomphe de la souveraineté
nationale algérienne et enlever à l’impérialisme tout espoir de retour en
force en Afrique. Aussi chaque faille dans les rangs du colonialisme
français se répercute-t-elle au sein des forces impérialistes…
La révolution algérienne, parce qu’elle consacre l’épanouissement du
citoyen algérien, parce qu’elle rencontre le soutien enthousiaste de
l’opinion mondiale, est une force avec laquelle on doit compter. Le
gouvernement algérien propose au gouvernement français de rechercher
avec lui une solution viable afin que le sang cesse de couler.
Le gouvernement français répond qu’il lui faut d’abord écraser les forces
révolutionnaires algériennes. Nous affirmons que l’armée française ne peut
envisager une victoire militaire. La vaillante Armée de libération nationale
ne cesse de renforcer son potentiel militaire et, dans le même temps, les
organisations révolutionnaires installent l’autorité de l’État algérien à
travers tout le territoire national et ce avec l’appui constant du peuple qui
est plus uni et résolu que jamais.
Le gouvernement français prend prétexte de l’existence d’une minorité
européenne pour refuser toute solution susceptible de mettre fin au conflit
qui ravage l’Algérie. Le président Ferhat Abbas, dans sa déclaration du
22 février 1960, réaffirmait solennellement la volonté du peuple algérien de
faire bénéficier à tous des libertés démocratiques et en termes élevés invitait
les Européens d’Algérie à prendre place au sein de la patrie et à édifier avec
nous la République algérienne démocratique et sociale…
Au moment où la détente fait des progrès sensibles dans le monde, où de
plus en plus le recours à la force se trouve condamné, le gouvernement
français décide d’intensifier la guerre d’Algérie et le général de Gaulle
promet à l’armée française de futurs champs de bataille. C’est pourquoi,
nous, Algériens, à la veille de l’importante conférence au sommet, tenons-
nous à affirmer que la détente internationale et la sécurité dans le monde
passent nécessairement par l’indépendance nationale, la reconnaissance
effective du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la liquidation des
régimes d’oppression.
Guerre d’Algérie et expériences nucléaires au Sahara se situent dans une
politique précise d’intimidation des peuples et de sabotage de la paix. La fin
de la guerre d’Algérie est une impérieuse nécessité si l’on veut
sérieusement œuvrer pour la paix dans le monde. Il n’est pas utile de dire
pourquoi nous sommes confiants sur le plan strictement militaire. Nous
tenons simplement à souligner que notre stratégie se déroule selon le
programme prévu et que la volte-face du gouvernement français ne nous
surprend pas.
Ajoutons qu’il nous est difficile d’accepter que des États demeurent
neutres en face de la guerre d’Algérie. Le juste combat que nous
poursuivons doit, à notre avis, entraîner le soutien de tous les hommes de
bonne volonté. Certains tentent d’excuser leur neutralisme négatif par
l’existence de traités avec la France. Nous pensons, quant à nous, que de
tels traités doivent éveiller la suspicion et la méfiance de ceux qui
combattent pour le droit de l’homme, pour le droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes, pour la liberté et la dignité.
Nous ne disons pas que ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous,
mais nous disons que ceux qui ne sont pas avec nous ne sont pas avec nous,
et le peuple algérien dénombrant ses amis, se trouve puissamment
encouragé par leur fermeté et par l’épaisseur de leurs rangs.

Notes
1. [III, p. 61. Intervention du 12 avril 1960 en qualité de représentant de l’Algérie à la Conférence
afro-asiatique de Conakry, 11-15 avril 1960.]
L’Afrique accuse
l’Occident

El Moudjahid, no 78, 23 février


19611

Patrice Lumumba est né le 2 juillet 1925 à Katako-Kombé dans


le Kasaï, son père et sa mère sont des petits cultivateurs appartenant à
l’ethnie Batetela qui soutint presque seule la lutte contre l’envahisseur belge
pendant près de vingt ans. À six ans, Patrice est inscrit par ses parents dans
une école de missionnaires catholiques. Deux ans plus tard, il se révolte
contre l’enseignement des prêtres : « C’est là, disait-il, que j’ai eu la
révélation de l’injustice des prédicateurs qui étaient, en fait, nos maîtres
absolus. »
Il quitte l’école de la mission. « Mon père, racontait-il, était superstitieux,
il craignait le “Dieu des Blancs”. » Patrice est chassé de la maison
paternelle malgré les supplications de sa mère. C’est son oncle maternel,
qui deviendra plus tard le général Lundula, qui l’assiste en secret, craignant
lui aussi les représailles des « bons pères ». Patrice réussit à suivre
l’enseignement plus libéral d’une mission protestante, mais toute sa vie il
gardera le souvenir de sa première école.
En 1943, il est employé dans une entreprise de commerce, puis devient
commis des Postes, à Stanleyville. Il fait partie du « Cercle des évolués »,
association culturelle où seuls sont admis les Congolais lettrés et pourvus
d’un emploi. Il est rapidement président de ce Cercle, où les idées
d’émancipation et de libération sont âprement discutées par ceux qui, plus
tard, deviendront les responsables du gouvernement de Stanleyville.
En 1954, Patrice Lumumba se heurte une nouvelle fois aux tout-puissants
missionnaires à propos de la laïcisation de l’enseignement. En 1956,
Lumumba est condamné à deux ans de prison pour un prétendu
« détournement de fonds ». C’est l’époque où les missionnaires se
déchaînent contre ceux qui menacent leur empire… En 1958, Patrice
Lumumba émigre, à sa sortie de prison, à Léopoldville où il se fait
embaucher par la brasserie « Polar » en qualité de comptable ; il deviendra
vite directeur commercial adjoint de l’entreprise.
La même année, il se rend à Bruxelles visiter l’Exposition internationale
des arts et techniques. Il y rencontre tout ce que le Congo compte de jeunes
conscients de l’état de leur pays. À son retour à Léopoldville le 10 octobre,
il fonde le Mouvement national congolais avec Diorni, Iléo (qui le trahira),
N’Guvulu. Programme du MNC : démocratisation des institutions, défense
de l’unité congolaise, indépendance. Lumumba assiste en décembre à la
première conférence panafricaine d’Accra. Il a dit lui-même que c’est là
qu’il prit définitivement conscience de la solidarité des peuples d’Afrique.
En janvier 1959, la police belge provoque des troubles à Léopoldville
pour tenter de décapiter le mouvement d’indépendance, la répression est
sanglante : plusieurs centaines de fusillés. Lumumba multiplie les meetings,
les réunions de masse, il est partout, ce qui inquiète les représentants du
gouvernement belge. Ils vont tenter une opération contre lui, sachant très
bien que son parti cesserait d’être dangereux en son absence. Le 17 juillet
1959, Iléo (au service de la Société générale) et Kalondji (l’un des assassins
de Lumumba au service de l’Union minière) créent une scission devant
l’impossibilité d’exclure Lumumba de son parti.
Ne parvenant pas à neutraliser Patrice Lumumba, ses ennemis avec l’aide
de la police coloniale provoquent des émeutes à Stanleyville le 30 octobre
1959, à l’occasion d’un meeting où le leader du MNC devait prendre la
parole. Plusieurs dizaines de militants congolais y trouveront la mort.
Patrice Lumumba est emprisonné à Stanleyville, puis transféré en décembre
au Katanga dans la « prison du désespoir » construite à Jadotville par
l’Union minière…
En janvier 1960, malgré toutes les manœuvres de ses ennemis, les
autorités coloniales sont contraintes de le libérer. II gagne directement
Bruxelles où il participe à la Conférence de la table ronde. Il y défend le
principe de l’indépendance immédiate et inconditionnelle contre Kasavubu,
qui sur le conseil de Couve de Murville – le ministre français – ne songe
qu’à unir la province de Léopoldville au Congo dit ex-français, et contre
Tshombé, porte-voix de l’Union minière qui se contente de lire les notes
que son « conseiller » belge lui prépare et qui… proposent le contrôle
permanent de la Belgique sur les finances et les affaires étrangères du
Congo ! Patrice Lumumba réussit à arracher l’indépendance pour le 30 juin
1960.
En mai de la même année, le MNC et ses alliés remportent une victoire
écrasante lors des élections générales : 80 % dans le Kivu, 70 % dans le
Kasaï, 55 % dans la province de Léopoldville ; dans le Katanga,
l’administration réussira à imposer ses créatures : Tshombé, Monongo, bien
qu’ils n’aient que 20 % des suffrages réels. Malgré cette victoire, Kasavubu,
Tshombé, Iléo, Kalondji, tous les mercenaires de la colonisation font tout
pour l’écarter du pouvoir où le peuple l’a placé. Il réussira à s’imposer et à
faire triompher le droit populaire.
C’est en Premier ministre que, le 30 juin 1960, il reçoit le roi des Belges,
invité du premier gouvernement de la République congolaise. Il rappelle à
son hôte ce que fut le martyre des Congolais pendant quatre-vingts ans de
régime colonial, mais souligne qu’il est prêt à coopérer sur un pied d’égalité
avec la Belgique. Mais la Belgique ne cessera pas d’intriguer et de
comploter contre la souveraineté du Congo : en juillet, des émeutes
provoquées d’abord dans deux entreprises belges puis dans les rangs mêmes
de la Force publique, encadrée et commandée par des officiers belges,
donnent le prétexte au gouvernement de Bruxelles d’intervenir
militairement et brusquent le complot qu’il projetait. C’est la sécession du
Katanga avec le traître Tshombé, puis celle du Kasaï avec Kalondji…
Devant l’intervention des Belges, Lumumba et Kasavubu appellent le
13 juillet à l’aide les Nations unies. Dans un message qu’ils signent
ensemble, ils précisent : « Il est possible que nous soyons forcés de
demander l’intervention de l’Union soviétique si le camp occidental ne met
pas fin à l’agression contre la souveraineté de la République du Congo. »
Mais l’Occident répond par la condamnation de Patrice Lumumba. Le
5 septembre, Kasavubu, d’accord avec Tshombé, Kalondji et sur les
conseils de ses amis belges et français, prononce illégalement la
« destitution » du gouvernement de Patrice Lumumba. Quelques jours plus
tard, un indicateur de la police belge, devenu colonel, Joseph Mobutu, fait
un coup d’État militaire. Pendant plus d’une semaine, la vie de Patrice
Lumumba et de ses collaborateurs est gravement menacée par des tueurs au
service des colonialistes et de leurs valets, Patrice Lumumba isolé tient tête
à ses ennemis déchaînés. Ses collaborateurs sont traqués, ses amis africains
menacés d’être livrés aux colonialistes français. En décembre, Patrice
Lumumba s’évade de Léopoldville avec quelques amis sûrs. Au Kasaï, il
apprend que sa femme et son dernier fils âgé de trois ans, Rolland, sont
emprisonnés par les mercenaires de Kalondji et de Mobutu. Il était déjà sûr
d’atteindre librement Stanleyville où l’attendait M. Gizenga, vice-Premier
ministre du gouvernement légal. Il tente d’arracher sa femme et son fils des
griffes des tueurs et prend la décision de retourner seul les délivrer. Il est
fait prisonnier à Léopoldville et transféré à Thysville, où il réussit à
communiquer à ses propres gardiens sa foi révolutionnaire.
Mais à Élisabethville, de nouvelles intrigues se nouent. Des aventuriers
européens proposent leur services à Tshombé, qui tremble de savoir
Lumumba vivant et est pressé par ses employeurs occidentaux d’en finir et
d’entreprendre une fois pour toute la reconquête du Congo. Des tueurs
professionnels, comme le para criminel de guerre Trinquier, « conseillent »
l’assassinat du héros de l’indépendance afin de provoquer des représailles
en Province orientale, représailles qui seraient massivement exploitées pour
la destruction de Stanleyville, de Bukavu et de Manono.
Kasavubu et Mobutu livrent leur prisonnier, en parfaite connaissance du
plan projeté, contre la somme de 56 millions de francs. La date limite du
8 février 1961 avait été arrêtée pour l’assassinat de Patrice Lumumba et de
ses deux compagnons. Le 11, les assassins avouaient leur crime. Patrice
Lumumba est mort sachant que son sacrifice apporterait la victoire à son
peuple. Qu’il soit vivant à jamais dans le cœur des combattants de l’Afrique
libre.

L’odieux assassinat de Patrice Lumumba


« Si je suis assassiné, disait Patrice Lumumba à ses intimes, ce ne sera
pas par un Africain authentique, mais par des Occidentaux. » Patrice
Lumumba a été assassiné, il est tombé en moudjahid de la liberté, « cette
liberté qui, disait-il encore, ne se discute pas ». Patrice Lumumba est mort
parce qu’il se refusait à tout compromis avec les ennemis de la liberté, avec
les traîtres qui sont allés jusque dans sa prison de Thysville lui proposer le
plus ignoble marché : la trahison ou la mort. Il a choisi le sacrifice en
militant : « Nous lutterons jusqu’à la dernière goutte de notre sang pour que
l’Afrique soit libre… »
L’Afrique, aujourd’hui, accuse l’Occident de l’assassinat de Patrice
Lumumba, Premier ministre de la République du Congo. L’Afrique accuse
les mercenaires de l’Occident, Kalondji, Monongo, Mobutu, N’Dele,
Kandolo, Tshombé, Kasavubu, bourreaux du peuple congolais. Le
10 octobre 1960, alors que Lumumba tenait tête à la meute de ses ennemis,
seul, le journal de la Société générale, Le Courrier d’Afrique, titrait sur cinq
colonnes : « Lumumba reste l’assassin qu’il faut condamner. » C’était le cri
de la haine lancé par Albert Kalondji, homme à gages de l’Union minière,
contre l’homme qui n’acceptait pas la misère de son peuple et les
exorbitants privilèges, les pillages des sociétés coloniales. Mais Kalondji
allait plus loin : dans son discours si allègrement publié par le journal belge
de Léopoldville, il ajoutait qu’« il faut juger et exécuter ».
L’Afrique accuse Fulbert Youlou de complicité d’assassinat2. Le
8 février, l’abbé de la Communauté [franco-africaine] était à Élisabethville
avec ses amis Tshombé et Monongo. Fulbert Youlou, fin juillet, recevait à
Brazzaville les émissaires de ces mêmes personnages chargés à l’époque de
prendre contact avec les hommes de Kasavubu afin de liquider Patrice
Lumumba et ses amis. Un certain Delarue présidait ces rencontres avec le
conseiller intime de Kasavubu, le Belge Le Hallu. Les deux compères sont
très liés au policier Dides et au chef des ultras d’Algérie, Jacques Soustelle,
la créature du trust Péchiney intéressé au barrage d’Ingra au Congo et
subvenant accessoirement aux « frais de représentation » des autonomistes
Bakongo – dont le chef est précisément Joseph Kasavubu, qui aimait à
recevoir les conseils du chef de cabinet de Soustelle, Eydoux, chargé de
mission au Congo et « conseiller de l’ONU » à Léopoldville…
L’Afrique accuse les créatures de l’Union minière et de la Belgique :
Monongo et Tshombé. Godefroy Monongo, bras droit de Tshombé, dit
l’« homme fort du Katanga » qui déclarait en juillet, en août, en septembre,
à des journalistes occidentaux : « C’est ma peau ou celle de Lumumba, je
ne le raterai pas… » [Manque ici une ligne] en revendiquant sa haine de
Patrice Lumumba : « Vous savez, dit-il, quels étaient mes sentiments à son
égard. » C’est Godefroy Monongo qui menaça en août de faire tirer sur
l’avion de Ralph Bunche, représentant le secrétaire général des Nations
unies, et qui maintint sous la menace des mitrailleuses des femmes et des
enfants sur les pistes d’atterrissage du Katanga par crainte d’y voir un
retour de l’ONU.
L’Afrique accuse les grandes sociétés impérialistes et, en premier lieu, le
trust du cuivre [de crime ?] contre le peuple congolais et d’assassinat de son
libérateur. Le principal actionnaire de l’Union minière avant l’indépendance
était l’administration de la colonie représentée par le CSK, ou Comité
spécial du Katanga, détenant les deux tiers des actions de la puissante
société minière. Normalement, il avait été prévu que l’État congolais
succédait à l’administration belge lors de sa création, ce qui rendrait
minoritaires les groupes financiers occidentaux au Congo. Deux hommes
allaient s’employer dès janvier 1960 à déposséder le futur État congolais :
Ganshof, « ministre des Affaires africaines » – homologue d’un Lacoste –,
et Schryver, « chargé des affaires économiques ». Le premier est le père du
président de l’American Eurafrican Development Corporation. Le second
est lui-même administrateur de la Compagnie minière, de la Société
d’électricité du Katanga…
Ces « deux grands amis du sous-sol congolais » réussissent à dissoudre le
27 juin 1960, trois jours avant l’indépendance, la CSK. C’était retirer à la
jeune République ses principaux revenus, c’était la condamner à la
dépendance économique. Toutefois, Patrice Lumumba était parvenu à
arracher, in extremis, 22,5 % des parts de l’Union minière du Haut-Katanga.
Mais une « erreur » fut commise : il n’a pas été spécifié si ces parts
devaient revenir à l’État central congolais ou… au gouvernement provincial
katangais ! Tout fut fait pour que le gouvernement central ne contrôle
d’aucune manière les activités des trusts au Congo. Le 2 mars 1960, le
Soustelle régnant de la Rhodésie du Nord, Sir Roy Welensky, déclarait :
« Des milieux katangais m’ont contacté pour me suggérer de… de tendre
une main amicale au Katanga, après l’indépendance. » Les négociations
entre financiers belges et l’Anglo-American Group de Rhodésie se
multiplièrent. La commission des Affaires étrangères du Sénat américain
convenait qu’« en raison de la contribution du Congo aux besoins
industriels et militaires des États-Unis, il est essentiel que nos relations
futures avec ce pays nous assurent la continuation de ses fournitures ».
Quelles sont ces fournitures ? L’uranium de Shinkolobe au Sud-Kasaï et le
cuivre du Katanga.
L’opération allait être menée tambour battant. L’Union minière et l’Union
pour la colonisation fondatrices de la Conakat portent au pouvoir de la
province Moïse Tshombé, bien qu’il ne représente que moins du quart de la
population katangaise, les trois quarts (un million d’habitants) étant
représentés par un cartel allié à Patrice Lumumba. Au Kasaï, où Lumumba
lui-même dispose de 80 % des voix, on encourage Kalondji à la sécession.
Et c’est la crise. Et c’est la guerre au peuple congolais, la guerre à
l’Afrique.
L’Afrique accuse les États-Unis de ce complot. L’Afrique accuse le
secrétariat de l’ONU d’avoir couvert cette entreprise de reconquête
économique et d’avoir compromis le crédit des Nations unies. Patrice
Lumumba a été assassiné parce qu’il se refusait à ce que son pays ne vive
qu’en complément de l’économie impérialiste des trusts miniers. Patrice
Lumumba a été assassiné parce qu’il voulait que son pays se libère de la
misère et des servitudes imposées par les monopoles impérialistes. Patrice
Lumumba a été assassiné parce qu’il a voulu défendre l’unité de son pays et
que, lui vivant, même enchaîné, torturé, humilié, il représentait la volonté
du peuple congolais de se libérer.
« Si je suis assassiné, ce ne sera pas par un Africain authentique, mais par
des Occidentaux… » Patrice Lumumba a lui-même dénoncé ses meurtriers
avant qu’ils ne se dévoilent par leur ignorance de l’Afrique. Ils ont oublié
qu’en annonçant la disparition de Lumumba sans oser révéler les
circonstances réelles de son assassinat, ni le lieu de son inhumation, ils
proclamaient que Lumumba n’a pas été vaincu. Pour le peuple congolais,
Patrice Lumumba est à jamais le héros légendaire d’un Congo victorieux.
Demain, la ferveur populaire signalera la présence de Patrice Lumumba
partout où les militants de la liberté combattront les hordes impérialistes : il
sera en même temps au Kivu, au Kasaï, au Katanga, à Stanleyville, à
Léopoldville…
Patrice Lumumba aura eu raison totalement. Il a rappelé, par son sacrifice
suprême, qu’« il n’y a pas de compromis avec les ennemis de la liberté ».
Notes
1. [III, p. 417 sq. (JF ; GP).]
2. [De novembre 1959 à août 1963, l’abbé Fulbert Youlou (1917-1972), pro-occidental et
anticommuniste, est le premier président de la République du Congo (ex-Congo français).]
Les laquais
de l’impérialisme

Gouvernement provisoirede
la République algérienne,
Mission au Ghana,14 décembre
19601

Les laquais de l’impérialisme


C’est une platitude d’affirmer que chaque période de l’histoire a ses
caractéristiques particulières. L’ère coloniale, par exemple, possédait une
psychologie propre, ses propres héros et traîtres. Avant l’effondrement du
colonialisme en Afrique et dans le monde, des Africains pouvaient soutenir
tout à fait sérieusement qu’il était absolument impossible de se passer de
l’Europe. Pour le dire plus directement, l’on pouvait voir des hommes
politiques africains lutter contre leurs frères qui avaient décidé de se battre
pour la libération de leur pays.
Mais il faut dire que, dans l’ensemble, ces anachronismes ont disparu. On
peut certes observer, ici et là, quelques individus inébranlables, mais jamais
de vrais traîtres à proprement parler, qui le soient consciemment et
désespérément. Les activités de ceux qui ont poursuivi un combat d’arrière-
garde en faveur du colonialisme ont ainsi été dissimulées derrière un voile
de décence et de prudence. On pouvait sans grande difficulté discerner chez
eux un complexe de dépendance ou d’infériorité, ou pour dire les choses
plus crûment, une propension très claire à la flagornerie, mais jamais
l’attitude résolue de traîtrise dont viennent de faire preuve les dirigeants de
la mission sénégalaise auprès des Nations unies2.
En vérité, bon nombre de dirigeants africains savaient que la
« Communauté française », qui a vu le jour dans un moment de confusion et
d’[ir]responsabilité, n’augurait rien de bon3. Même vus de loin, trop de
gouvernements mis en place dans ces pays par le gouvernement français
mènent une politique africaine marquée par la félonie. Les débats de la
commission politique des Nations unies sur le problème algérien viennent
de confirmer (ce qui est fâcheux pour la dignité africaine) qu’il existe
toujours en 1960, année que d’aucuns ont appelée l’année de l’Afrique, des
représentants de peuples africains qui entendent combler les brèches
ouvertes dans les forteresses du colonialisme et lutter « vaillamment » pour
prolonger de quelques années, voire de quelques jours, la domination
occidentale sur les hommes et les femmes d’Afrique.
Le gouvernement français savait depuis maintenant six mois que les
Nations unies se préparaient cette année à se départir de leur attitude
théorique et à intervenir concrètement dans la guerre coloniale en Algérie :
les alliés occidentaux de la France l’avaient prévenue qu’ils ne se battraient
plus ouvertement pour le maintien de l’Algérie française. C’est alors que le
gouvernement français a mis hâtivement en place sa Communauté,
exhortant des États qui n’étaient que fantômes, pour ne pas dire fantoches, à
adhérer aux Nations unies et les enjoignant de s’engager dans une action
politique particulièrement dangereuse et mortifère, comme des mercenaires
exposés aux coups les plus meurtriers et heureux de laisser les troupes
nationales ou les groupes alliés faire office de réservistes.
Cela n’empêcha point M. Dia d’ôter son masque et de révéler son visage
perfide, son visage de félon, et de prôner devant le monde entier, de concert
avec M. d’Arboussier (qui a passé ces six dernières années à visiter une
région d’Afrique après l’autre en quête des deniers et douceurs de la
corruption), la défense de la France, dans ses efforts pour éradiquer le
peuple d’Algérie.
Après que l’« abbé » Youlou eut échoué à assurer un simple report du
débat, M. Dia a dévoilé son vil jeu. Il a demandé aux Nations unies de ne
pas condamner la France, de faire confiance à de Gaulle. Et, d’un même
souffle, récapitulant les théories habituellement mises en avant par les
colonialistes, il a affirmé que différentes tendances existaient au sein du
Gouvernement provisoire de la République algérienne : extrémisme,
modération et mollesse. Enfin, pour couronner le tout, M. Dia a demandé
aux Nations unies de lui confier (ou à ses complices de la Communauté) la
tâche d’organiser et de superviser un référendum en Algérie.
Les délégations africaines aux Nations unies ont unanimement condamné
les interventions des porte-parole du colonialisme français en Afrique.
L’expression la plus souvent utilisée pour qualifier leurs machinations est le
terme de « trahison ». Et, de fait, nous assistons à un acte de trahison
délibérée. La conférence d’Abidjan4, qui s’est tenue à huis clos, avait bien
un parfum de complot. Lui a succédé le fameux voyage à Tunis [de
M. Dia], au cours duquel les théories colonialistes furent défendues avec
ardeur, conviction et passion. Aujourd’hui, le masque est tombé : M. Dia
apparaît comme rien moins qu’un misérable pantin, désavoué par l’histoire
et en passe d’être envoyé à la « chambre des horreurs ». Et c’est bien là
qu’il sera relégué.
Nous Algériens sommes engagés à ne reculer devant aucun obstacle. Les
divisions blindées de l’armée française, les milliers d’avions, les barrières
électrifiées, rien de tout cela n’a eu raison de notre détermination à vaincre.
Nous avons eu des traîtres, et nous les avons liquidés.
M. Dia, traître à la nation sénégalaise qu’il a vendue aux colonialistes
français, étend aujourd’hui sa trahison à l’ensemble de l’Afrique et il est
désormais disposé à vendre l’Algérie. Mais il devrait savoir que l’Algérie
ne se laissera pas vendre. Notre peuple est soumis depuis six ans aux coups
les plus meurtriers jamais assenés à un peuple colonisé. Il ne laissera pas
des hommes de l’engeance de Dia lui voler la victoire. Puisque M. Dia nous
a attaqués, nous riposterons, et notre riposte sera impitoyable. On a
demandé à M. Dia s’il consentirait à tirer sur des patriotes algériens. Il a
répondu qu’il réservait sa réponse. Qu’il soit certain que nul patriote
algérien ne réservera sa réponse. Il existe des créatures odieuses, et il est
urgent que l’Afrique en soit délivrée.

Le voyage en Algérie du général de Gaulle


Le 1er novembre [1960], le général de Gaulle a lancé la première
offensive de ses opérations onusiennes5. Dans un discours adressé à la
nation française, qui était en vérité destiné au premier chef à l’opinion
mondiale, le président de la République française sembla faire, sur la forme,
des concessions importantes à l’idée d’une nation algérienne. Il a dit tout
haut ce que pensait le monde entier, à savoir que la guerre en Algérie était
dans une impasse, qu’il fallait y mettre un terme et que la souveraineté du
peuple d’Algérie devait être reconnue.
En mettant en avant ce « programme généreux », le général de Gaulle
espérait saboter les débats des Nations unies sur la guerre en Algérie.
Comme cela se produit chaque année à la veille des débats, les
gouvernements français successifs s’activent en effet dans le seul but de
contourner, comme on dit, les Nations unies. L’année dernière, nous avons
entendu le fameux discours sur l’« autodétermination ». Cette année, nous
avons eu droit à une « Algérie algérienne », à la République d’Algérie
associée à la France. Après avoir pleuré la perte d’une Algérie française, le
général de Gaulle rêve aujourd’hui d’une Algérie algérienne de pure forme,
qui demeurerait essentiellement française en substance – une Algérie dans
la Communauté, comme le Gabon ou le Congo de l’« abbé » Youlou, une
Algérie dépouillée du FLN et de la révolution algérienne, en somme une
Algérie très française. Mais ce que le général de Gaulle ne saisit pas, c’est
qu’une telle Algérie n’est que le fruit de son imagination. Il n’y a point de
place pour une Algérie sans le FLN, car celui-ci n’est rien moins que le
rassemblement du peuple d’Algérie animé du désir ferme d’accéder à
l’indépendance.
La seconde phase de la campagne devait être menée par le Conseil de
défense grassement rémunéré de la « Communauté française », tandis que
dans le même temps le général de Gaulle organiserait un plébiscite afin de
tester le soutien dont bénéficiait son programme. L’on sait exactement
aujourd’hui ce que signifiait ce voyage [du 9 au 14 décembre 1960]. Les
colons installés en Algérie ont refusé de laisser de Gaulle entrer en Algérie
et ont maintenu un système de violence sociale comme il en existe dans les
pays fascistes et les lieux où règne la barbarie.
Et au beau milieu de cette vague de violence, les Algériens des villes, qui
ont si souvent été victimes de harcèlements et de tortures, ont défilé en
brandissant le drapeau algérien et ont fait une longue ovation au Premier
ministre Ferhat Abbas, rendant solennellement hommage au gardien de
notre idéal, l’Armée de libération nationale. Les troupes françaises, une fois
encore secondées par les colons, ont mitraillé sans pitié les Algériens,
faisant plus de 200 morts et 2 500 blessés6. Ces morts et ces blessés
prouvent à l’opinion mondiale, s’il en était besoin, qu’il ne peut y avoir une
« troisième force » en Algérie, que le peuple est unanimement retranché
derrière la parole de [ici manque une ligne sur l’original de cette brochure
ronéotypée].
Ces morts et blessés rappellent aussi au monde que cette guerre qui a
plongé l’Afrique dans le deuil présente depuis six ans des caractéristiques à
la fois tragiques et terribles. Un peuple sans défense, fauché par des
mitrailleuses et des blindés, des femmes et des enfants mitraillés du ciel,
des policiers s’adonnant à la torture : tel est l’ordre naturel de l’existence en
Algérie depuis plus de six ans. Pourtant, en dépit de ce traitement
ignominieux, les Algériens continuent d’affirmer au grand jour leur
attachement à l’idée de l’indépendance et leur adhésion active à la glorieuse
armée nationale algérienne.
Au cours de son voyage, le général de Gaulle s’est ainsi trouvé confronté
à une situation inattendue, si bien qu’il a écourté son séjour et est rentré
précipitamment à Paris. Il dispose aujourd’hui de toutes les données du
problème : soit négocier avec le Gouvernement provisoire du peuple
algérien, soit continuer à caresser le rêve morbide de mettre en place une
République algérienne irresponsable, fantoche. Les Nations unies auront
aussi eu l’occasion, pendant le débat approfondi sur l’Algérie, d’évaluer à
quel point il est urgent d’intervenir directement dans cette guerre face à la
défaillance et à l’impuissance du gouvernement français. Après l’échec de
Melun, le Gouvernement provisoire de la République algérienne se retrouve
isolé, sans interlocuteur valable7. Les Nations unies doivent donc remplir
leur mission : organiser et superviser un référendum en Algérie.

Notes
1. [Service d’information, vol. 1, no 6 (IMEC Fonds Fanon, FNN 2.2) ; traduction de l’anglais par
Mélanie Heydari. Bien que non signé, ce texte est visiblement de Fanon. On y retrouve son insistance
sur l’articulation psychologie/histoire, en particulier ses réflexions récurrentes sur les raisons
historiques du « complexe de dépendance » du colonisé (voir sa critique de Mannoni dans Peau
noire, masques blancs) et sur les complexes d’infériorité. Pour la direction du FLN, ce document,
traduit en anglais, était destiné à l’Assemblée générale de l’ONU, qui devait adopter une résolution
sur la question algérienne le 19 décembre 1960 (voir notamment Khalfa MAMERI, Les Nations
unies face à la « question algérienne » (1954-1962), SNED, Alger, 1969).]
2. [Allusion aux déclarations à l’ONU sur la « question algérienne » des dirigeants du Sénégal
devenu « indépendant » en juin 1960. Voir La Paix en Algérie par la négociation. La position du
Sénégal à l’ONU dans le débat algérien, préface de Léopold Sédar Senghor, EMI, Tanger, 1961. Ce
volume comprend : le discours prononcé le jeudi 8 décembre 1960 à l’Assemblée générale des
Nations unies par Mamadou Dia (1910-2009, Premier ministre du Sénégal) ; le discours prononcé le
13 décembre devant la première commission des Nations unies par Gabriel d’Arboussier ;
l’intervention de M. d’Arboussier au nom des onze États africains à l’Assemblée plénière de l’ONU,
le 19 décembre 1960. Gabriel d’Arboussier (1908-1976), né au Soudan français, ancien
administrateur colonial, sera l’un des fondateurs (proche alors du PCF) du Rassemblement
démocratique africain, avant d’être ministre de la Justice du gouvernement sénégalais après
l’indépendance (de 1960 à 1962). Curieusement, ce ministre de Senghor avait publié en juin 1949
dans le journal communiste La Nouvelle Critique une violente critique d’« Orphée noir » de Sartre,
sous le titre « Une dangereuse mystification : la théorie de la négritude ». Fanon la cite dans Peau
noire, masques blancs (Œuvres, p. 202).]
3. [Cette association politique proposée par la France aux pays membres de son empire colonial,
inscrite à la Constitution de la Ve République d’octobre 1958, est devenue caduque à la fin 1960 avec
l’indépendance des dernières colonies.]
4. [Conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays africains d’expression française,
octobre 1960.]
5. [Il s’agit en réalité du 4 novembre 1960, date de l’allocution du général de Gaulle à la télévision
française sur la « solution algérienne » (vidéo consultable sur le site des archives de l’INA,
<ur1.ca/muu9q>).]
6. [Particulièrement le 11 décembre 1960.]
7. [Allusion à l’échec, en juin 1960, des négociations secrètes engagées entre le FLN et le
gouvernement français à Melun.]
Lettre à Ali Shariati

Présentation par Sara


Shariatiet traduction
par Ehsan Shariati

Durant son séjour parisien (1959-1964), Ali Shariati fait la


connaissance de l’œuvre et de la personne de Frantz Fanon. Ce militant
iranien, patriote et démocrate convaincu, est membre du Front national du
docteur Mossadegh, leader du mouvement de nationalisation du pétrole
iranien. Il est alors l’élève de Louis Massignon (1883-1962) et de Jacques
Berque (1910-1995) en islamologie ; de Georges Gurvitch (1894-1964) et
Henri Lefebvre (1901-1991) en sociologie ; et il est influencé en
philosophie par le courant phénoménologique et existentialiste via Sartre et
Merleau-Ponty.
Nous sommes, durant ces années, en pleine guerre d’Algérie. Shariati ne
cachait pas ses sympathies pour la lutte du peuple algérien et du FLN, avec
lequel il était entré un jour en contact direct, tout à fait par hasard, dans un
salon de coiffure algérien. Le coiffeur, membre du FLN, l’avait mis en
relation avec un réseau parisien qui allait utiliser sa petite chambre
d’étudiant. C’est à partir de cette collaboration qu’il s’est mis à lire
passionnément toute une littérature révolutionnaire de l’époque, qualifiée
plus tard de « tiers-mondiste » (l’ont particulièrement frappé La Nuit
coloniale de Ferhat Abbas et Le Meilleur Combat d’Amar Ouzegane, tous
deux publiés en 1962 par Julliard).
C’est ainsi qu’il a connu Fanon et s’est mis à le traduire en persan pour
le faire connaître au monde intellectuel iranien et inciter son entourage à
accomplir ce travail. Il a traduit la conclusion des Damnés de la terre,
accompagnée de l’ouverture de la préface de Sartre, après s’être engagé
dans une traduction (inachevée) de L’An V de la révolution algérienne. De
ce travail naîtra ultérieurement une série de traductions collectives et
individuelles plus complètes. Auparavant, il était entré en contact avec
Fanon et avait essayé d’entretenir avec lui une correspondance. Fanon
décéda le 6 décembre 1961, à l’âge de trente-six ans, et Shariati quitta la
France, plus de deux ans après, en mars 1964.
Dans l’« avant-propos adressé aux lecteurs » de son traité d’Islamologie
(Œuvres complètes, no 30, p. 6-7), Shariati cite Fanon, dont il traduit une
lettre expédiée en 1961 du bureau d’El Moudjahid, qu’il introduit ainsi :
« J’aimerais bien, en fin de ce dialogue avec vous [dans cette introduction],
lire un passage de la lettre de Frantz Fanon, mon génial ami, l’une des plus
belles figures héroïques de ces temps lâches, lettre qu’il m’a écrite durant
les derniers jours de sa vie 1. »

Plus que toute l’Asie et toute l’Afrique, [le monde de] l’islam a lutté
contre l’Occident et le colonialisme. De ces deux anciens ennemis, il a subi
de graves plaies sur son corps et sur son âme. Et il porte tout seul la haine
de ces deux-là, qui l’ont frappé plus épouvantablement que d’autres. Et
moi, quoique n’ayant pas envers lui les mêmes sentiments que toi, je
pourrais insister même plus que toi sur ton propos selon lequel dans le tiers
monde (et, avec ta permission, plutôt au Proche et au Moyen-Orient),
l’islam a plus que toutes les autres puissances sociales et alternatives
idéologiques, la capacité anticolonialiste et le caractère antioccidental. […]
Je souhaite que vos intellectuels authentiques puissent, dans le but d’une
prise de conscience universelle des masses populaires de leurs pays et leur
mobilisation dans leur lutte défensive contre l’agression et les tentations des
idées, méthodes et solutions venimeuses et douteuses venant de l’Europe, je
souhaite que vos intellectuels authentiques puissent exploiter les immenses
ressources culturelles et sociales cachées au fond des sociétés et des esprits
musulmans, dans la perspective de l’émancipation et pour la fondation
d’une autre humanité et d’une autre civilisation, et insuffler cet esprit dans
le corps las de l’Orient musulman. C’est à toi et tes collègues qu’il incombe
d’accomplir cette mission. Certes, je sais que tes efforts dans cette direction,
malgré les apparences, ne sont pas incompatibles avec mon objectif de
construire une nation unie et harmonieuse dans ce pays du tiers monde –
plutôt, dirais-je, ce troisième pays du monde. Car ce qui nous réunit
actuellement m’amène à reconnaître cette démarche comme un grand pas
intelligent vers mon idéal.
Néanmoins, je pense que ranimer l’esprit sectaire et religieux entraverait
davantage cette unification nécessaire – déjà difficile à atteindre – et
éloigne cette nation encore inexistante, qui est au mieux une « nation en
devenir », de son avenir idéal, pour la rapprocher de son passé. C’est ce que
je redoute toujours et qui m’angoisse dans les efforts des militants intègres
de l’Association des oulémas maghrébins – avec tout mon respect pour
leurs contributions efficaces à la lutte contre le colonialisme culturel
français.
Cependant, ton interprétation de la renaissance de l’esprit religieux et tes
efforts pour mobiliser cette grande puissance – qui à l’heure actuelle est en
proie aux conflits internes ou atteinte de paralysie – dans un but
d’émancipation d’une grande partie de l’humanité menacée par l’aliénation
et la dépersonnalisation et dont le retour à l’islam apparaît comme un repli
sur soi, sera le chemin que tu as pris, à l’instar de Senghor, Jomo Kenyatta,
Nyerere et Kateb Yacine, avec leur entreprise de renouveau du nationalisme
africain, ou bien du renouveau du classicisme d’Henri Alleg. Quant à moi,
bien que ma voie se sépare de la tienne, voire s’y oppose, je suis persuadé
que nos chemins se rejoindront finalement vers cette destination où
l’homme vit bien.

Notes
1. Shariati rappelle qu’il avait auparavant traduit et publié cette lettre en France (probablement
dans la presse clandestine de l’opposition iranienne à l’étranger) et l’avait confiée ensuite, avec deux
autres lettres, à Mme Zohra Drif qui avait l’intention de publier la correspondance de Fanon à Tunis.
[Nous n’avons pas trouvé trace de cette correspondance. Zohra Drif, née en 1934, est une célèbre
combattante de la guerre de libération, aujourd’hui sénatrice.]
Quatrième partie

Publier Fanon (France et Italie,


1959-1971)
Introduction

Jean Khalfa

Il n’a pas été simple de publier Fanon. Ce sont d’abord, dès son
deuxième livre, L’An V de la révolution algérienne, les risques judiciaires et
bien sûr financiers qu’encourt constamment son éditeur, François Maspero.
On s’en fera une idée par la lettre où Maspero envisage de donner au livre
le titre d’une monographie universitaire pour éviter d’attirer l’attention de la
police au moins le temps de faire sortir les volumes de l’imprimerie (voir
infra, p. 55). Il y a aussi des difficultés de transmission : Les Damnés de la
terre seront rapportés de Tunis au fur et à mesure de leur rédaction par
Claude Lanzmann. Mais il s’agit aussi de complexités de sens et de
structure. La discussion avec Maspero sur le ton polémique, la forme quasi
« officielle » de l’introduction à l’An V montre que Fanon lui-même est
soumis à diverses contraintes ainsi qu’aux changements de circonstances,
comme il l’indique dans ses lettres du 20 juillet 1960 et du 12 mai 1961.
Surtout, les divers plans considérés, soit dans le projet de livre de
juillet 1960, qu’allaient remplacer les Damnés, soit dans la correspondance
avec Pirelli concernant la composition des volumes dans l’édition italienne,
montrent que même s’il ne cessait d’approfondir ses préoccupations
fondamentales (psychologie, histoire et culture, quêtes d’identité,
mystification de la négritude, responsabilité historique…), Fanon
considérait aussi ses textes comme autant d’interventions historiquement et
géographiquement situées, aux formes souples, témoignages d’une pensée
vivante et multiple, engagée très précisément dans son temps, et non
comme des livres destinés à quelque réification canonique.
La correspondance avec François Maspero – dont nous reproduisons tous
les extraits significatifs dans la première section de cette partie – provient
du dossier déposé par ce dernier à l’Institut Mémoires de l’édition
contemporaine. Un bon nombre de lettres ont été conservées : elles
témoignent d’une remarquable aventure éditoriale tout en nous donnant les
premiers inventaires des écrits de Fanon. Dans la seconde section, nous
présentons la correspondance à trois ou quatre voix concernant l’édition
italienne des œuvres de Fanon. Neelam Srivastava1 l’a découverte dans les
archives des Éditions Giulio Einaudi et de la famille de Giovanni Pirelli.
Elle en indique dans l’introduction de cette section le contexte et les
enjeux2.

Notes
1. Neelam Srivastava enseigne la littérature postcoloniale à l’Université de Newcastle (RU). Elle
est, entre autres, spécialiste de l’histoire culturelle du colonialisme et de l’anticolonialisme italiens.
Elle a coédité The Postcolonial Gramsci (Routledge, Abingdon/Londres, 2012), et a dirigé le dossier
« Frantz Fanon en Italie » de la revue Interventions. International Journal of Postcolonial Studies,
vol. 17, no 3, 2015.
2. Nous remercions les Éditions Einaudi et les Archives Giovanni Pirelli de nous avoir autorisés à
reproduire ces lettres.
Correspondance
de François Maspero
et Frantz Fanon

1959
Le 18 juin 1959, François Maspero écrit à Frantz Fanon dans les termes
suivants :

Je sais par un ami commun que vous venez d’achever un nouveau


livre. J’en ai lu par ailleurs le remarquable article publié par Les
Temps modernes 1 qui, je pense, en est extrait.
Je viens de créer une collection. Elle est consacrée avant tout à la
défense des libertés. Il paraît un volume par mois. Elle rencontre un
grand intérêt dans toute la presse dite « de gauche ». […] Je serais
heureux – plus qu’heureux : enthousiaste – de publier votre livre.
J’ai assez d’admiration pour Peau noire, masques blancs pour faire
confiance au suivant. Vu son caractère d’actualité, je serais prêt à le
mettre immédiatement sous presse, et à le faire paraître en priorité
avant tout autre. […] Le tirage minimum est de 3 500 ex.

Fanon répondit vite.

Juin 1959
FF à François Maspero
Monsieur,
Voici ma réponse : le manuscrit et mon accord pour mettre
immédiatement sous presse.
Dès réception de votre lettre, j’ai interrompu toutes les autres
démarches entreprises par moi pour publier en langue française.
Toutefois, un voyage très prochain que je dois faire et dont la durée
est indéterminée risque de nous retarder en ce qui concerne la
signature. Ce serait parfait, en tout cas plus rapide, si cette question
pouvait être réglée de façon différente et si par exemple la présente
lettre pouvait suffire.
De toute façon, écrivez-moi toujours à la même adresse d’où l’on
me fera suivre – dans la mesure du possible – mon courrier.
Soyez remercié et félicité pour cette courageuse tentative de créer
une telle maison d’édition.
Avec toute ma sympathie.
Fanon.

[Sur une feuille séparée :]

Titre : L’An V (cinq) de la révolution algérienne


Introduction (x) ; ch. I Le voile L’Algérie se dévoile ; ch. II Ici la
voix de l’Algérie… (x) ; ch. III La famille ; ch. IV La médecine ;
ch. V La minorité (x) ; Conclusion.
(x) L’introduction, le deuxième chapitre et la minorité (mais ici se
référer au texte des TM) ont été imparfaitement revus.

En juillet 1959, François Maspero écrit deux lettres à Fanon pour lui
annoncer qu’il publiera ce qui allait être L’An V de la révolution algérienne.
Dans la première, du 1er juillet, il lui annonce : « Il est assez probable que le
livre sera saisi dès sa parution. C’est pour moi un gros risque, pas seulement
financier, que j’assume d’ailleurs volontiers2. Je vous demanderai seulement
de n’en plus autoriser la publication d’extraits, ni bien sûr d’annoncer
l’édition. » Il ajoute que sa seule modification sera de « retirer l’extrait de
La Question » d’Henri Alleg car, « comme il est malgré tout toujours
interdit, l’autorité pourrait saisir ce prétexte pour interdire le vôtre ». Et il
conclut : « Cela dit, je ne puis vous répéter combien je suis heureux de
publier un livre de cette valeur. Je crois à son utilité. Sa profonde humanité
doit apporter un élément nouveau dans un “dialogue” que nous souhaitons
si nombreux ici ne pas voir mourir. »
Fanon répondra à ces questions le 18 juillet, mais il lui avait écrit entre-
temps.

Rome, 9 juillet [1959]


Cher Monsieur,
De passage à Rome pour, je le crains, une durée minimum de deux
semaines, je vous demande, si cela est possible, de vous mettre en
contact avec moi dans les meilleurs délais pour ce qui a trait à notre
histoire.
Si cela vous était possible de venir vous-même ou d’envoyer
quelqu’un à Rome, ce serait évidemment la meilleure solution.
Voici la personne qui vous mettra en rapport avec moi ici :
Mme Nadia Farès3, Clinique Valle Giulia, Via De Notaris 2/B.
Amicalement.
Fanon.

De son côté, croyant sa première lettre, du 1er, perdue, Maspero réécrit le


15 juillet 1959 pour en réitérer le contenu. Il ajoute :

Il y a évidemment beaucoup de chances pour que le livre ne voie


pas longtemps le jour. Ce sont là des risques que je prends
volontiers. Car je crois à l’extrême utilité de ce texte. […] Êtes-vous
bien décidé pour ce titre : L’An V de la révolution algérienne ? Je
n’ai rien contre, au contraire, en principe. [C’est] seulement qu’un
titre aussi précis me semble attirer la saisie la plus rapide : celle-ci
risque même de se faire au brochage. Pour cette simple et basse
raison, j’eusse préféré un titre plus vague du genre par exemple
Naissance d’une nation. (Prenez l’exemple de La Gangrène 4. Le
brocheur a cru qu’il s’agissait d’un livre médical !) Il s’agit là d’une
simple question. Je ferai ce que vous déciderez.

Fanon répond ainsi :

Rome, 18 juillet [1959]


Cher Monsieur,
On me communique votre lettre du 15 et j’y réponds sans tarder. Il
est exact que je n’ai pas reçu votre lettre adressée à Tunis, pour des
raisons trop longues à expliquer.
Je déplore sincèrement que vous ne puissiez venir à Rome, car
j’aurais aimé vous connaître. J’espère que ce n’est que partie
remise. Je réponds aux questions que vous me posez.
D’abord, je pense comme vous qu’il serait hasardeux de me faire
parvenir les copies, c’est pourquoi j’accepte avec reconnaissance
votre proposition d’assurer les corrections.
Pour l’extrait de La Question, je vous laisse juge, car j’avoue que ce
passage ne m’a pas semblé superflu. Si vous pensez qu’une simple
référence est susceptible de réveiller ce que je veux y faire paraître,
je me rangerai alors à votre avis.
Pour le titre, cela me semble un peu plus difficile. En effet, on
attend déjà dans le Maghreb l’ouvrage sous ce titre. Mais je pense
que vos craintes sont suffisamment fondées pour que j’accepte votre
proposition de modifier le titre. Toutefois, à Naissance d’une nation
je préférerais par exemple Réalité d’une nation.
Je vous suggère alors autre chose. La bande qui entoure l’ouvrage
pourrait peut-être porter le titre primitif. Vous pourriez alors destiner
ces bandes uniquement à l’étranger.
Je veux ajouter encore quelque chose. Je pense qu’avant de mettre
le livre dans le circuit commercial en France, vous devez en
expédier le maximum dans les pays suivants : Tunisie, Maroc,
Guinée, Sénégal, Soudan, Cameroun, Antilles françaises, Haïti,
Suisse, Belgique.
Cela compte non tenu de vos correspondants habituels, mais dans
les pays dont je vous parle les mouvements de gauche sont prévenus
de la parution de l’ouvrage et une assez grande diffusion est au
départ assurée.
Je vous indiquerai ultérieurement où me faire parvenir les droits
d’auteur.
Laissez-moi vous dire avec toute ma sympathie mon admiration
aussi pour votre courageuse entreprise.
Fanon.
Le 11 août 1959, Fanon écrit à Maspero qu’il a quitté Rome huit jours
plus tôt et qu’il est de nouveau à Tunis. Le 17 septembre, Maspero écrit
pour annoncer que le livre est composé et sortira finalement sous le titre
initial et avec l’extrait de La Question. Il exprime cependant des doutes sur
l’introduction :

[Il me semble en effet avant tout] que ce texte est comme


« raccroché » artificiellement au livre proprement dit ; plutôt que de
présenter le livre, c’est une prise de position dont tous les termes
sont repris clairement ou implicitement mais toujours avec logique
dans les chapitres suivants. Il n’y ajoute donc rien, il est surtout une
affirmation de principes, affirmation violente et sans nuances.
Finalement, le ton contraste beaucoup avec le reste ; il semble que le
texte a été écrit très rapidement, au contraire du livre. Cette
impression m’a été confirmée, je dois le dire, par Aimé Césaire à
qui j’ai montré le livre, et qui s’est enthousiasmé pour lui, lui
trouvant une « force ramassée », parlant de « concision », de
« puissance » et de « maturité » mais s’étonnant de ne pas retrouver
ces qualités dans l’introduction. En fin de compte, sa rédaction
rapide, son ton peu nuancé me semblent plutôt nuire à ce qui suit.
Mis à part le plan « formel » en quelque sorte, il reste le plan
politique. Êtes-vous sûr qu’après six mois tout soit toujours
valable ? Le texte est-il toujours opportun ? Je ne vous cache pas
que j’en doute personnellement. Une chose est certaine : c’est la
première fois qu’on essaie de publier en France le texte d’une
personnalité aussi engagée. Peut-être peut-il prendre en la
circonstance une valeur quasi officielle, de « réponse » par exemple.
Ce que je puis vous dire, c’est qu’en cas de saisie, et je sais qu’il y
aura saisie si nous [le] laissons tel quel, votre livre avec son
introduction ne trouvera guère d’appui dans la gauche française (que
vous avez d’ailleurs parfaitement jugée dedans…) qui sans cela,
saisie ou pas saisie, serait heureuse de saluer sa lucidité.
Voilà donc ce que je vous propose : amputer un livre sérieux,
pénétrant et opportun d’un « appendice » qui lui est extérieur et qui
semble moins opportun.
Maspero ajoute qu’il ne sera pas possible de récrire un autre texte sans
compromettre désormais la confidentialité de l’entreprise et que si Fanon
désire publier cette introduction il le fera, l’amputant seulement du
« passage sur le tableau de chasse des officiers français, car si vous avez les
photos, moi je ne les ai pas et serai bien en peine de les montrer (à moins
que vous me les envoyiez, ce qui vaudrait la peine5 ». Il conclut en
demandant à Fanon de lui envoyer les noms de journalistes amis pour le
service de presse. Celui-ci répond aussitôt.

Tunis, 21 septembre [1959]


Monsieur,
Je reçois votre lettre et j’y réponds immédiatement. Les problèmes
que vous me posez sont graves et ma liberté de manœuvre se trouve
sérieusement restreinte.
Les réserves que vous formulez qui ont trait à l’introduction ne me
semblent pas superflues. Reste qu’il faut introduire ce livre et que je
ne vois pas comment la suppression pure et simple du chapitre
maintiendrait la cohésion.
Puisqu’il ne m’est pas possible d’écrire autre chose, je vous autorise
à décider ce qui vous paraîtra le plus opportun : ou vous enlevez
l’introduction comme vous me le proposez, ou vous retenez les
dernières pages qui annonçaient l’ouvrage, laissant de côté les prises
de positions politiques où domine un ton peut-être polémique.
C’est à vous de voir – je vous laisse seul juge. Ce que vous
déciderez a déjà mon accord.
Deuxièmement, vous avez peut-être deviné, par les relations
données par les journaux, que le docteur Omar sérieusement blessé
et contre lequel il fut dirigé un attentat à Rome était en fait le
docteur Fanon6.
Je suis encore pratiquement couché. Les précisions que j’aurais dû
vous fournir en ce qui concerne les noms des libraires, je puis
difficilement vous les donner.
La seule adresse que je possède est à Tunis celle de la librairie « La
Cité des livres », M. Lévy, 19 rue d’Alger. C’est un ami. Il doit
d’ailleurs vous passer commande. Aussi à Fort-de-France : la
Librairie Bertrand.
Troisièmement, dans les SP [services de presse], réservez-moi
quelques exemplaires que je voudrais donner à des amis partant en
Chine le 9 octobre – nous avons reçu des propositions de traduction
du livre là-bas.
Pour les SP en France, je pense que nous avons beaucoup d’amis
communs. Pensez à Péju7 pour qu’il en fasse un compte rendu dans
TM [Les Temps modernes]. Et à Sartre.
Pour Le Monde, j’y pense : si les circonstances s’y prêtent, je ferai
ce que vous me demandez.
Cordialement à vous.
F. Fanon.

L’An V est donc publié en octobre et Fanon écrit à Maspero sa


satisfaction.

Tunis, 5.11.59
Cher Monsieur,
J’ai bien reçu les services de presse. J’en ai trouvé la présentation
excellente et votre avertissement fort habile. Mon silence n’était que
le résultat d’une négligence de la personne chargée d’expédier mon
courrier.
J’ai évidemment pu remarquer aussi le silence de la presse « de
gauche » mais cela ne doit pas nous étonner. J’aimerais toutefois
que vous me donniez certaines précisions sur l’attitude de Césaire.
[Suit une liste de quelques coquilles à corriger.]
Voici deux adresses où vous pouvez faire parvenir les droits
d’auteur : Roger Taieb Assurances, 56 Avenue Habib Bourguiba
(Tunis). Et docteur Juminer, Institut Pasteur (Tunis).
Avec toute ma sympathie.
Fanon

1960
En janvier 1960, Fanon envoie une lettre reprenant la précédente avec
quelques modifications, bientôt suivie de plusieurs autres.

Cher Monsieur,
Il semble bien que ma dernière lettre ne vous soit pas parvenue,
puisque je reçois des extraits de presse sans un mot de vous, sans
réponse à certaines questions que je vous posais.
La présentation du livre, je vous le disais aussi, est excellente, votre
introduction très habile. Quant au silence quasi total de la presse
dite de gauche, cela ne doit pas nous surprendre. J’aimerais
cependant des précisions sur l’attitude de Césaire dont vous me
parliez.
[Le reste fait une liste identique à la lettre précédente de coquilles et
d’adresses.]
Amicalement à vous.
Fanon.

Tunis, 8 février [1960]


Mon cher ami,
Je dois quitter très prochainement Tunis pour une durée
indéterminée mais assez longue semble-t-il8. Aussi vous
demanderai-je de ne pas envoyer les droits d’auteur (j’ai reçu le
relevé, merci) aux adresses que je vous ai indiquées, mais de vous
mettre en relation avec : Mme Dublé, Receveur des PTT, Sainte-
Foy-Lès-Lyon, Rhône, qui vous communiquera son numéro de CCP
[Compte chèques postal].
Je voudrais vous remercier ici pour tout. Pour ce que vous faites,
mais pour ce que vous êtes aussi. Mon amitié, vous le savez, vous
est acquise.
Vous recevrez sans doute d’ici la fin de l’année un autre manuscrit
que j’ai l’intention d’écrire.
Vous pouvez m’écrire encore à la même adresse à Tunis pendant
une dizaine de jours. Fixons au 18 février la date limite à laquelle je
pourrai recevoir du courrier à cette adresse.
Amicalement à vous.
Fanon.

Accra, 18 avril 1960


Cher ami,
J’ai appris par les journaux la saisie de L’An V. J’espère que vous
n’avez pas eu à cette occasion de trop graves ennuis financiers.
Je vous avais annoncé un second ouvrage sur l’Algérie. J’espère
l’avoir terminé d’ici fin août-mi septembre. Voyez si vous pouvez
envisager également sa traduction en anglais.
Voici mon adresse postale : Private Box 2747, Accra.
Avec toute mon amitié.
Fanon.

Maspero répondit le 26 avril 1960.

Votre lettre du 18 avril, comme toujours, m’a fait le plus grand


plaisir. La saisie de L’An V, comme vous avez dû le savoir, est
survenue tout à fait en fin de tirage, au moment où nous espérions
pouvoir réimprimer. Elle a stoppé pour un moment la vente dans le
circuit commercial. Mais nous espérons quand même pouvoir faire
la réimpression d’ici un mois ou deux.
À cette occasion, je n’ai pas l’intention de laisser la préface
première, qui a fait son temps. Je vous enverrai d’ici une quinzaine
de jours le texte d’une nouvelle préface qui prendra beaucoup plus
nettement position en faveur de la cause que vous défendez ; car il
n’y a pas de doute maintenant que la cause de la révolution
algérienne c’est aussi, en France, la cause de la démocratie.
J’attends donc avec impatience votre second livre. Pour sa
traduction en anglais, je ne puis rien dire dès à présent, puisque
L’An V est toujours en option chez un éditeur américain qui n’a pas
donné de réponse. […]
Je vous envoie mes amitiés les plus cordiales.

Le 27 mai 1960, Fanon envoie une demande d’abonnement à France-


Observateur, L’Express et Le Monde, pour M. Farès, P. O. Box 2747, Accra.
Nous avons ensuite une série assez dense de lettres fort importantes de
Fanon.

Accra, le 20 juillet 1960


Monsieur François Maspero
40, rue Saint-Séverin
PARIS Ve

Cher Monsieur,
Je reçois avec beaucoup de retard votre lettre concernant la préface
de la nouvelle édition et deux exemplaires de cette nouvelle édition.
Le projet de préface ne m’est jamais parvenu, mais après l’avoir lu
dans le livre, je vous dis de tout cœur que vous fîtes bien de
supposer mon accord.
Je suis également content que vous ayez repris le texte de la
conférence d’Accra, mais je ne vous cacherai pas que certaines
coupures réalisées par vous ne m’ont [pas] permis de retrouver mon
propos fondamental9. Mais je pense que les difficultés que vous
pouviez rencontrer expliquent suffisamment votre décision.
Je suis à la rédaction d’un ouvrage dont je vous ai déjà entretenu,
mais je me déplace énormément et les événements vont à une telle
rapidité qu’il faudrait surtout voir ça sur le plan du journal. La
quotidienneté, même si elle est interprétée à travers une méthode,
impose quand elle est explosive des recoupements et des
recouvrements d’ordre dialectique bien sûr, mais psychologique et
pourquoi le cacher psychopathologique. Je sais que certains
critiques m’ont reproché mon « jargon ».
Le jour venu, je dirai peut-être à ces critiques que, de même que
Lefebvre l’a montré dans son étude sur la Révolution française10, la
peur, [le] complexe d’infériorité, le ressentiment donnent
quelquefois aux événements une orientation et une forme non
prévues par une étude « dialectique ».
Si vous voyez Jean-Paul Sartre, dites-lui que j’ai pu avoir son
dernier ouvrage11 et que les éléments idéologiques qu’il y développe
ont trouvé en moi un écho exceptionnel. Je le remercie de m’avoir
procuré une grande satisfaction intellectuelle et une meilleure
compréhension des choses.
Amicalement vôtre.
Farès.
B.P. 2747

Lausanne, 27 juillet [1960]


Cher Monsieur,
Je reçois des nouvelles de F., qui me demande de vous écrire au
sujet du livre qu’il vous annonçait il y a quelque temps. Le livre est
commencé et je vous ferai parvenir les chapitres au fur et à mesure
que je les recevrai. Pouvez-vous me dire assez rapidement si vous
êtes d’accord pour le publier.
Voici quel serait en gros le plan.
Sujet : à partir de la révolution armée au Maghreb, le
développement de la conscience et de la lutte nationale dans le reste
de l’Afrique.
Titre : Alger-Le Cap.
Plan :
I. Guerres du Maghreb et libération de l’Afrique.
II. Notes sur le courage en Algérie.
III. Morale et révolution en Algérie.
IV. Notes de psychiatrie de guerre.
V. La violence en Afrique.
VI. Psychologie et histoire12.
VII. Négritude et civilisations négro-africaines, une mystification13.
Pouvez-vous envoyer à Accra, toujours au même nom et à la même
adresse, vos dernières publications – notamment les Nizan14.
Merci.
Voici où vous devez me répondre : Chez Mme Poncey, Le Crêt-
Ministre, Belmont-sur-Lausanne, Suisse.
Amicalement.
Nadia Farès.
Genève, 2 septembre [1960]
Cher Monsieur,
Bien qu’achevé, le texte du premier chapitre d’Alger-Le Cap n’a pu
encore me parvenir intégralement. Je vous enverrai néanmoins dans
peu de temps ce qui est en ma possession. Fanon désirait à l’origine
voir paraître ce premier chapitre dans TM. Mais, d’autre part, je
reçois le texte d’une conférence prononcée devant le congrès de la
World Assembly of Youth à Accra University, le 17.8.60. Fanon
vous prie de faire paraître ces textes dans TM ou Vérité-Liberté 15.
Enfin, voyez.
La lettre que vous vouliez lui faire remettre s’est plus ou moins
égarée. Quelqu’un l’a reçue à Conakry, puis l’a remise à une autre
personne qui voyage en ce moment quelque part en Afrique. Il
espère pourtant la récupérer bientôt.
Voici mon adresse pour le mois de septembre : 38, chemin de
Villardiez, Pully, Suisse.
Amicalement.
Nadia Farès.

Le 13 septembre, Maspero écrit pour faire le point des ventes, en


indiquant à Fanon que malgré toutes les difficultés de diffusion, la vente
continue « très régulièrement ». Le 19 septembre 1960, cependant, il reçoit
d’Alioune Diop, directeur de Présence africaine, la lettre suivante.

Monsieur
Je viens vous informer que le docteur Frantz Fanon, que j’ai
rencontré dernièrement à Conakry, voudrait nous confier le
manuscrit de son prochain livre afin d’en avoir une meilleure
diffusion en Afrique. Il m’a prié de vous en parler. Je vous verrai
volontiers à mon retour d’Afrique.
Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments
distingués.
Diop.

Il en envoie copie à Fanon, avec la lettre suivante :


Paris, le 24 septembre 1960
Cher Monsieur,
Je reçois la lettre dont je vous envoie ci-joint une copie. Je la reçois
le lendemain du jour où le juge d’instruction me notifie mon
inculpation pour la publication de votre livre, et huit jours après une
nouvelle descente de police dans mes locaux.
Cette lettre, que n’accompagne aucune nouvelle de vous, me fait
tout simplement l’effet d’un cauchemar.
Je croyais que les conditions dans lesquelles j’avais édité votre livre
– et encore plus celles, invraisemblables, dans lesquelles je l’ai
réédité et qu’aucun autre éditeur, j’en suis convaincu, n’aurait voulu
affronter – avaient créé entre nous autre chose que des liens fragiles
d’auteur à éditeur : mais une véritable amitié.
Il se peut que vous soyez insatisfait de la diffusion du livre, mais je
la mesure quant à moi au travail quotidien de diffusion « militante »
auquel nous nous sommes attelés depuis sa parution.
Dans cette diffusion, la librairie Présence africaine figure pour une
vingtaine d’exemplaires, tous vendus avant la saisie, puisqu’elle a
refusé d’en continuer la vente par la suite.
Votre livre a représenté pour moi tout ce que devait être ma
collection : révolutionnaire et violente. Je l’ai toujours considéré
comme le plus important de ceux que j’ai publiés. Vous
comprendrez donc ma réaction passionnée…
Cela dit, ayez la gentillesse de me préciser s’il s’agit finalement
d’un malentendu. Et quoi qu’il en soit, croyez à mon indéfectible
amitié.

Nous n’avons pas la réponse de Fanon à cette lettre. Le fait est que
Maspero allait être l’éditeur des Damnés de la terre (nouveau titre, donné
par Fanon, à son projet initial de Alger-Le Cap, qui allait prendre une tout
autre ampleur).

Tunis, 31 octobre
Cher Monsieur,
Votre solution de brochure à grand tirage me paraît excellente.
J’espère bien que vous n’avez pas attendu ma réponse pour le faire.
Votre lettre (du 18) m’est parvenue le 29.
Je suis très heureuse de votre voyage ici. Vous comprendrez alors, si
ce n’est déjà fait, les raisons de mon rôle d’intermédiaire entre vous
et F. Et puis, je pourrai ainsi vous remettre directement le manuscrit,
ce qui me paraît bien préférable. Il y a un chapitre tout à fait
complet, plus le début d’un autre que je viens de recevoir (Morale et
révolution) et que je fais actuellement taper.
J’ai transmis votre lettre.
Bien amicalement à vous.
Nadia Farès.

1961

Tunis, 7 avril [1961]


Cher ami,
Mon état de santé s’étant légèrement amélioré ces temps derniers16,
je me suis décidé à écrire tout de même quelque chose. Il faut dire
que j’y étais fermement invité par les nôtres.
Ce n’est plus du tout ce dont je vous avais entretenu il y a huit mois.
Je vous demande et je sais que vous me donnerez satisfaction, de
précipiter l’impression de ce livre : nous en avons besoin en Algérie
et en Afrique.
Je vous enverrai les chapitres l’un après l’autre.
Demandez à Sartre de me préfacer. Dites-lui que chaque fois que je
me mets à ma table, je pense à lui. Lui qui écrit des choses si
importantes pour notre avenir, mais qui ne trouve pas chez lui des
lecteurs qui savent encore lire et chez nous tout simplement des
lecteurs.
Donnez-moi par retour du courrier une adresse sûre. Mon cher
Maspero, j’aimerais assez que ce livre sorte fin juin.
À vous toutes mes amitiés.
F. Farès.
Écrivez toujours au journal.
Ce 12 mai [1961]
Cher Maspero,
Tâchez de ne pas m’en vouloir, car je vous apporte une mauvaise
nouvelle. Vous ne recevrez pas le manuscrit à la date indiquée. Un
certain nombre d’événements dont quelques-uns vous sont connus
m’ont arraché à la rédaction de ce livre qui somme toute est moins
important que l’actualité.
Je vous fais parvenir le troisième chapitre et j’espère terminer le
dernier qui traitera de la culture nationale dans quelques temps.
Nous voici donc ramenés à la rentrée d’octobre pour la parution.
J’écris dans ce sens à Péju et à Sartre. Puisque aussi bien vous en
aurez la possibilité, j’aimerais pendant les mois d’été que vous
m’expédiiez les épreuves à corriger.
J’ai l’impression d’avoir été très, trop véhément dans mes
descriptions. C’est que l’enjeu me paraissait terriblement
compromis.
Avec mes regrets pour ce retard.
Fanon.

Tunis, 22 mai [1961]


Cher ami,
J’ai reçu une lettre de Pirelli. Je lui ai répondu en lui donnant mon
accord17.
Pouvez-vous me donner des nouvelles des demandes de traduction
concernant la Pologne et la Tchécoslovaquie ? Avez-vous reçu une
réponse ?
Amicalement à vous.
Fanon.

Tunis, 25 juillet [1961]


Cher ami,
Je vous ai expédié par L. le manuscrit intégral et définitif18. Je vous
demanderai avec une particulière insistance de tout mettre en œuvre
pour que ce texte paraisse au début de septembre. Il est possible que
cela vous soit difficile, mais seules des considérations politiques
précises et importantes m’amènent à insister auprès de vous.
Comme vous avez pu vous en rendre compte, il s’agit ni plus ni
moins dans ce livre d’une tentative de situer doctrinalement le tiers
monde par rapport à l’Occident19.
Vous me parlez de L’An V20. Je ne vous cache pas que je ne
comprends pas très bien le problème que vous posez. Ce livre que
vous me dites épuisé est demandé un peu partout en Afrique et la
Librairie Lévy de Tunis vient de m’apprendre avoir reçu de vous
une réponse négative à ma demande de renouvellement de stock.
J’ignore encore aujourd’hui le tirage de la deuxième édition. Si vous
voulez faire une troisième édition, faites-le. De toute façon, il ne
m’est absolument pas possible de faire comme Mme Tillion21. Il y a
deux ans j’ai écrit sur la révolution algérienne et cela a donné
L’An V. Si vous estimez qu’une réédition s’impose sur le plan
politique et sur le plan commercial, faites-le.
Quant au chapitre sur les intellectuels dans la révolution22, vous
avez pu vous rendre compte qu’il constitue une annexe au
chapitre IV de Les Damnés de la terre (titre du prochain livre).
Si vous maintenez votre intention de rééditer L’An V, faites-le-moi
savoir, j’écrirai en effet une introduction.
Fanon.

Tunis, 10 août [1961]


Cher Monsieur,
J’ai reçu votre lettre du 20 juillet. J’espère que vous avez reçu
également mon dernier mot où j’attirais votre attention sur la
nécessité de sortir le nouvel ouvrage au début de septembre. Je
pense que cela se fera.
Le titre auquel je me suis définitivement arrêté est : Les Damnés de
la terre.
Je vous demande avec insistance de bien étudier la question de la
diffusion. Entre autres en direction de l’Afrique et de l’Amérique
latine. J’ignore le montant du premier tirage, mais je pense qu’il ne
faut pas sortir à moins de 10 000. Ce bouquin est attendu avec fièvre
dans les milieux politiques du tiers monde.
Je crois que Sartre fera diligence. Ce qui [est] important, c’est que
vous lui précisiez la date limite pour vous remettre la préface. De
toute façon, je dois le voir dans quelques jours.
Tenez-moi au courant des Damnés et de ce que vous aurez décidé
pour la troisième édition éventuelle de L’An V.
Amicalement.
Fanon.

Maspero écrivit à Fanon en octobre pour lui annoncer la publication des


Damnés.

Le 3 octobre 1961
Cher ami,
Une très bonne nouvelle. La préface de Sartre est là, belle, violente
et utile (en tous cas pour nous Français). Claude [Lanzmann] vous
en a envoyé une copie je crois. Votre livre sortira donc courant
octobre. Je ferai tout pour que ce soit l’événement capital que cela
doit être.
Je prépare la réédition de L’An V avec la préface non publiée,
puisque c’est, m’a dit votre frère, votre vœu.
Le contrat avec les Polonais est signé. Il ne comporte
malheureusement pas d’avance, mais des droits en zlotys non
transférables, à verser après parution. Ils se montrent d’ailleurs
impatients de celle-ci. Je vous joins une copie de leur dernière
lettre : voyez ce que vous pouvez faire à ce sujet.
Je vous envoie aujourd’hui un mandat postal de 2 000 NF, en
avance sur vos droits.
J’ai été heureux de voir votre frère qui a pu me donner de vous des
nouvelles plus précises que je n’en ai à l’ordinaire.
Mon cher Farès, je voudrais que vous soyez assuré de ma très
sincère amitié.
François Maspero
Tunis, 18 octobre [1961]
Cher ami,
J’ai reçu votre lettre, le mandat. Je vous remercie. Pour les Polonais,
vous pouvez leur dire que Farès n’a pas la possibilité de leur faire
quelque chose en ce moment. Donc ils peuvent publier tel quel.
Peut-être seraient-ils satisfaits de recevoir la préface non publiée ?
Jugez vous-même.
Pour cette préface, Farès avait l’intention d’en écrire une autre pour
la seconde édition et de vous l’envoyer. Si vous n’êtes pas trop
pressé, peut-être sera-t-il possible dans quelques temps (je crois que
son frère n’a pas bien compris).
Vous devez savoir par Lanzmann que F. a été gravement malade et
qu’il a dû partir précipitamment se faire soigner à l’étranger23.
Bien amicalement.
Nadia.

La dernière lettre conservée de Maspero à Fanon est du 26 octobre 1961,


adressée à Mme Nadia Farès, El Menzah, Tunis.

Chère amie,
Merci de votre lettre. J’avais appris des nouvelles de Farès entre-
temps par Lanzmann. Serait-il possible d’avoir son adresse afin que
je lui envoie son livre dès la parution ? C’est je crois, hélas, la seule
preuve concrète d’amitié que je puisse lui donner à distance…
Auriez-vous un double de la préface non publiée à la première
édition ?
En effet, il y a eu ici tant de « remue-ménage » qu’à force de la
mettre en sûreté, je ne la retrouve plus… Si vous l’avez, ayez la
gentillesse de me l’envoyer d’urgence. J’aimerais en effet profiter
de la sortie du nouveau livre pour relancer l’ancien…
Le livre paraît dans la première semaine de novembre.
Croyez à ma très sincère amitié.

En novembre 1961, Claude Lanzmann écrit ainsi à Maspero : « Mon cher


Maspero, voici l’adresse de Fanon : Dr Ibrahim Fanon, 13 East National
Institute of Health, Bethesda, Maryland, USA. N’oubliez pas Ibrahim, c’est
important. Si je puis faire quoi que ce soit pour vous aider, n’hésitez pas à
me le demander. À bientôt. »
Une note manuscrite ajoutée à cette lettre indique : « URGENT. Envoyer
20 Fanon par avion/Fait 16.XI. »

Notes
1. Frantz FANON, « La minorité européenne d’Algérie en l’an V de la révolution », Les Temps
modernes, mai-juin 1959, no 159-160, 1er mai 1959. Ce texte est paru sous le chapeau suivant : « Le
docteur Frantz Fanon nous a adressé l’étude suivante, extraite d’un ouvrage en préparation sur la
révolution algérienne. Nous la publions d’autant plus volontiers que la personnalité de son auteur lui
confère une importance politique particulière. »
2. On n’a guère idée aujourd’hui des difficultés et des risques encourus alors en France par des
éditeurs de la trempe de François Maspero. Publier cette correspondance est aussi pour nous
l’occasion de rendre hommage à cet homme remarquable.
3. Pseudonyme de Josie Fanon.
4. La Gangrène. Témoignages, Minuit, Paris, 1959.
5. L’introduction sera finalement publiée dans le no 3 de Partisans en février 1962 et dans les
rééditions ultérieures de L’An V.
6. Voir Alice CHERKI, Frantz Fanon portrait, op. cit., p. 186 sq.
7. Marcel Péju, membre du comité de rédaction des Temps modernes de 1953 à juillet 1962,
lorsqu’il rompit avec Sartre. Péju était très impliqué dans le soutien à la révolution algérienne (voir
Marcel PÉJU, « Lettre à Jean-Paul Sartre » ; Jean-Paul SARTRE, « Réponse à la lettre de Marcel
Péju », Les Temps modernes, no 194, juillet 1962).
8. Fanon allait partir en mars 1960 à Accra au Ghana, comme chef de mission et ambassadeur
itinérant du Gouvernement provisoire de la République algérienne en Afrique.
9. L’édition qu’en donne Giovanni Pirelli sous le titre « Perché adoperiamo la violenza » (Opere
scelte, tome 2, Einaudi, Turin, 1971, p. 47-54) est basée, écrit-il en note, sur un tapuscrit portant des
corrections autographes de Fanon et donné à Roger Taieb, ami de Fanon, à Tunis. On y trouve
quelques phrases supplémentaires à l’édition courante, en particulier, à la fin du dernier paragraphe
de la section « Les massacres » (Œuvres, p. 418), cette phrase, que nous retraduisons de l’italien :
« C’est que derrière cette colère [celle des Européens membres du FLN, leur répulsion pour les
exactions des autorités], au contact du message extraordinairement exaltant de la révolution
algérienne, des Européens ont découvert leur amour de la patrie algérienne et affiné leur sens
national. »
10. Georges LEFEBVRE, La Révolution française, PUF, Paris (première édition en collaboration
avec Raymond Guyot et Philippe Sagnac, 1930 ; première édition sous le nom de Lefebvre seul,
revue et augmentée, 1951, révision 1957).
11. Jean-Paul SARTRE, Critique de la raison dialectique. Théorie des ensembles pratiques,
précédé de Questions de méthode, Gallimard, Paris, avril 1960.
12. Thème annoncé dès la thèse (voir supra, p. 215).
13. Ici se radicalise donc la critique de la négritude engagée dans Peau noire, masques blancs, qui
sera développée d’un point de vue historique dans le chapitre sur la culture nationale des Damnés de
la terre.
14. Paul NIZAN, Aden Arabie, 1931, réédition avec préface de Jean-Paul Sartre, Maspero, Paris,
1960.
15. Vérité-Liberté, cahiers d’information sur la guerre d’Algérie, paraît à partir de mai 1960.
16. Fanon, qui savait désormais qu’il souffrait d’une leucémie, avait fait un séjour de plusieurs
semaines en Union soviétique à partir de la mi-janvier pour s’y faire soigner (Alice CHERKI, Frantz
Fanon, portrait, op. cit., p. 224 sq.).
17. Voir section suivante.
18. Voir Claude LANZMANN, Le Lièvre de Patagonie, Gallimard, Paris, 2009.
19. Cette insistance sur la dimension théorique de l’œuvre et sa dimension planétaire se retrouve
dans la correspondance avec Pirelli. Ainsi dans la lettre de Fanon à Pirelli du 22 mai 1961 reproduite
dans la section suivante, infra, p. 579. À Pirelli qui lui demandait un essai sur la situation en Afrique,
Fanon répond par un lapsus : « Il ne s’agit pas d’extraits sur la situation en Afrique, mais d’un
ouvrage qui sera terminé pour octobre. »
20. Dans cette lettre manuscrite, Fanon ne souligne pas ce titre, alors que pour Les Damnés de la
terre, plus bas, il le fait très clairement. La lettre de Maspero n’a pas été retrouvée.
21. En 1957, Germaine Tillion avait publié L’Algérie en 1957 aux Éditions de Minuit, texte publié
sous forme d’article un an avant sous le titre « L’Algérie en 1956 ». Il est repris dans L’Afrique
bascule vers l’avenir, publié par Minuit en 1959.
22. « Fondements réciproques de la culture nationale et des luttes de libération », Œuvres,
p. 613 sq.
23. Le certificat de décès de Fanon à l’hôpital de Bethesda, dans le Maryland, indique qu’il y a été
admis le 10 octobre 1961, qu’il y est décédé le 6 décembre et que son corps a été transféré le
9 décembre à la Mission algérienne, 16 rue du docteur Brunet à Tunis.
Le Fanon italien :
révélation d’une histoire
éditoriale enfouie1

Neelam Srivastava

C’est en grande partie à travers la traduction que l’œuvre de Fanon est


aujourd’hui connue à travers le monde. L’impact de Fanon dans différents
pays et langues montre le succès avec lequel ses théories circulent et
l’aisance avec laquelle elles ont été appliquées à divers contextes de lutte et
d’oppression, réalisant ainsi le potentiel de tendances universalisantes à
l’œuvre dans ses écrits anticoloniaux, même lorsque ceux-ci portaient
spécifiquement sur la lutte algérienne pour l’indépendance contre
l’occupation coloniale française. Cette section traite de la publication et de
la traduction des œuvres de Fanon en italien ; elle comporte un certain
nombre de documents restés jusqu’alors inédits, issus des archives de la
maison d’édition italienne Giulio Einaudi à Turin et des archives privées de
la famille Pirelli. L’un de ces documents, jusqu’ici inconnu, est une lettre
manuscrite datée du 22 mai 1960 à Tunis, dictée par Fanon à Josie et signée
de son nom. On y voit Fanon contribuer activement au projet éditorial d’une
anthologie italienne de ses écrits, qui diffère des éditions « de référence » de
ses œuvres publiées jusqu’à nos jours.

Le rôle majeur de Giovanni Pirelli


Fanon se rendit en Italie à plusieurs reprises, en particulier à Rome, où il
présenta une partie de son célèbre essai « Sur la culture nationale » (qu’il
développa et incorpora par la suite dans Les Damnés de la terre) au
deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs en 1959. En tant que
membre du FLN puis représentant du GPRA, il passait souvent par l’Italie
pour voyager en Afrique. À Rome, Fanon fut d’ailleurs la cible d’une
tentative manquée d’assassinat, semble-t-il orchestrée par La Main rouge,
une organisation terroriste clandestine des services secrets français2.
L’accueil que reçut Fanon n’est guère surprenant, puisque l’Italie était
plus favorable au mouvement d’indépendance algérien que la plupart des
autres nations européennes. À l’époque où les idées de Fanon circulaient en
Italie, de jeunes progressistes prenaient parti pour le mouvement de
libération algérien contre l’occupation coloniale française ; ils percevaient
l’engagement dans les luttes anticoloniales comme une occasion de rénover
la gauche italienne, à leurs yeux usée, stérile et liée à un communisme
rétrograde et rigide d’inspiration soviétique. Un internationalisme ancré
dans un soutien en faveur des mouvements luttant contre la domination
coloniale européenne : telle leur semblait la voie à suivre pour redéfinir ce
que beaucoup d’entre eux percevaient comme des manifestations purement
« rhétoriques » d’antifascisme et inclure de la sorte des nations émergentes
au-delà des confins de l’Europe.
L’italien fut fort probablement la première langue dans laquelle parurent
des traductions de Fanon, publiées par les éditions Giulio Einaudi. Einaudi
joua un rôle clé dans le développement de la culture italienne de l’après-
guerre ; c’était en outre une maison d’édition extrêmement engagée
politiquement, qui entretenait des liens avec le Parti communiste italien et
des courants plus radicaux de la gauche italienne. Ainsi parurent une série
de livres sur la guerre de libération algérienne (par exemple La Question,
d’Henri Alleg, publié en italien par Einaudi en 1958 sous le titre La
Tortura). Le rythme des traductions était tel que Maspero (ou Minuit) et
Einaudi publiaient fréquemment le même livre la même année (comme ce
fut le cas pour le livre d’Alleg). Giulio Einaudi avait donc déjà publié des
volumes de témoignages et de documents relatifs à la guerre en cours ; et il
était proche de Giovanni Pirelli, figure clé dans le paysage intellectuel de
l’Italie des années 1960, lequel s’intéressa naturellement à Fanon.
Descendant d’une illustre famille industrielle d’Italie, Pirelli s’était battu
lors de la Seconde Guerre mondiale avant d’embrasser la cause de la
Résistance italienne. Son expérience en tant que partigiano et son
militantisme contre le fascisme expliquent en partie qu’il se soit tourné vers
la politique après la guerre : d’abord vers le communisme et le socialisme,
puis vers l’anticolonialisme, dans un rejet simultané du fascisme et du
colonialisme.
Le soutien de Pirelli à la cause algérienne et son désir de publier des
témoignages de protagonistes et combattants dans des guerres de libération
et d’indépendance l’amenèrent à s’intéresser à Fanon3. Il était déjà proche
de certains membres du FLN et du « réseau Jeanson » et aidait nombre
d’entre eux sur un plan à la fois financier et pratique4. Et surtout, il eut un
rôle crucial pour faire connaître et exposer la guerre à un public plus large,
au-delà de l’Algérie et de la France, en particulier en Italie.
En 1963, Pirelli, en collaboration avec le journaliste français Patrick
Kessel, devait publier chez Einaudi un très important recueil de lettres,
Lettere della rivoluzione algerina, réunissant des textes et des témoignages
d’Algériens sur la guerre de libération qui s’était achevée un an auparavant.
Le livre fut simultanément publié en français par Maspero, sous le titre Le
Peuple algérien et la guerre. Lettres et témoignages 1954-1961. Pirelli
contribua de manière exceptionnelle, sur un plan à la fois culturel et
politique, au mouvement algérien pour l’indépendance ; son intérêt pour ce
mouvement le conduisit logiquement à tisser des liens étroits avec Fanon.
Mais il avait conçu aussi un autre livre extraordinaire, aujourd’hui oublié,
Racconti di bambini d’Algeria (publié par Einaudi en 1962 et,
simultanément, par Maspero sous le titre Les Enfants d’Algérie. Récits et
dessins). Ce livre recueillait les témoignages d’enfants réfugiés et leurs
dessins sur leur expérience traumatisante de la guerre ; les entretiens avec
les enfants avaient été menés par le « porteur de valises » Jacques Charby5
et d’autres membres du ministère de l’Information du Gouvernement
provisoire de la République algérienne (GPRA)6. Selon Charby, Fanon et
Pirelli collaborèrent sur la méthodologie des entretiens7.
C’est grâce à Pirelli que les premières publications de Fanon virent le
jour en Italie. Il était son soutien indéfectible auprès d’Einaudi, comme le
montrent les documents commentés ci-après, les lettres qu’échangèrent
Pirelli, Fanon, Einaudi et Maspero au sujet de la publication de l’œuvre de
Fanon en italien, avant la mort de l’auteur en décembre 1961. Après cette
date, les décisions éditoriales changèrent radicalement : la stratégie de
publication suivie fut différente de celle qu’avaient originellement prévue
Pirelli et Einaudi en discussion avec Fanon, à l’exception de l’anthologie de
son œuvre que publia Pirelli sous le titre d’Opere scelte (Einaudi, 1971).
C’est le seul recueil de ses écrits qui ne se conforme pas aux volumes
publiés pour l’essentiel par Maspero selon les instructions de Fanon et qui
devinrent ainsi la forme de ses livres pour la postérité.

La publication de Fanon en italien : 1960-1961


C’est dans le travail préparatoire au Peuple algérien et la guerre, le
recueil de témoignages de patriotes algériens sur la guerre de libération
dirigé par Pirelli et Kessel, que l’on trouve la première référence à Fanon
dans les lettres de Pirelli à Einaudi. Dans une lettre du 5 janvier 1960,
Pirelli explique quel type de documents il désire inclure dans ce livre, en
partant du postulat que son point de vue et celui de Kessel coïncident avec
celui du FLN. Dans cette lettre à Einaudi, Pirelli déclare son intention
d’effectuer un relevé exhaustif d’El Moudjahid, des documents du FLN, de
Résistance algérienne (organe de la Fédération de France du FLN), et de se
rendre à Tunis pour entrer en contact avec des dirigeants algériens et
français du FLN, « et par eux avec Fanon à Accra et les groupes au
Maroc8 ».
De fait, Pirelli se rendit à Tunis au cours du printemps 1960 pour
rassembler de la documentation pour son livre, et y retourna par la suite à
plusieurs reprises. Dans sa préface à la traduction italienne de L’An V de la
révolution algérienne, il affirme qu’il chercha pour la première fois à entrer
en contact avec Fanon entre la fin 1960 et le début de 19619. La
correspondance que nous reproduisons ci-après montre que Pirelli rencontra
Fanon au moins à deux occasions, et cette rencontre modela profondément
sa vision politique et son écriture, en particulier son idée qu’une révolution
mondiale ne pourrait venir que du tiers monde10. Fanon se trouvait à Tunis,
étant tout juste rentré d’Union soviétique, où il avait été traité pour sa
leucémie. Il avait déjà pour projet d’écrire Les Damnés de la terre lorsqu’il
fit la rencontre de Pirelli. D’aucuns ont décrit cette rencontre comme un
« coup de foudre » entre deux activistes extrêmement engagés et anciens
partisans antifascistes, qui partageaient une passion pour la littérature et
pour la libération algérienne11.
Entre mai et juillet 1961, Pirelli et Fanon conçurent ensemble le projet
éditorial d’une anthologie rassemblant des essais publiés et inédits de
Fanon, mais il est clair d’après une lettre de Pirelli (dont on trouvera la
traduction infra, p. 579) à son collègue et ami Raniero Panzieri, qui
travaillait chez Einaudi, que c’est bien Fanon qui décida de la structure du
volume italien. Cette anthologie devait s’intituler en italien Saggi sulla
rivoluzione algerina e sulla decolonizzazione nell’Africa (Essais sur la
révolution algérienne et sur la décolonisation en Afrique)12. Cette
discussion eut lieu avant la publication des Damnés de la terre par Maspero
en octobre 1961. Dans cette lettre du 6 juillet 196113, Pirelli écrivait à
Panzieri depuis Tunis pour l’informer de ce qu’il appelait le « résultat » de
sa conversation avec Fanon sur le projet éditorial. Fanon lui avait dit que
son nouveau livre (Les Damnés de la terre) s’était complètement éloigné de
l’Algérie. Ils tombèrent d’accord sur l’idée que, pour une audience
italienne, le livre devrait contenir des essais antérieurs de L’An V de la
révolution algérienne aussi bien que les textes inédits qui allaient composer
Les Damnés, de façon à illustrer l’évolution de sa pensée depuis les textes
« algériens » jusqu’à ceux, plus théoriques, des Damnés 14. Selon Pirelli,
Fanon lui avait donc proposé une structure composite comprenant des
« écrits anciens et récents ».
Cette rencontre sur la composition du « livre italien » de Fanon que
devait publier Einaudi avait été précédée d’un échange de courriers entre
Pirelli et Fanon, en mai 1961, correspondance consistant en trois lettres :
une de Pirelli à Fanon, la réponse de Fanon, enfin la réponse de Pirelli à
Fanon. Cette correspondance révèle que Pirelli avait prévu d’entreprendre
une édition italienne de L’An V de la révolution algérienne (1959) après sa
première rencontre avec Fanon à Tunis au début de l’année 1961.
Cependant, cette édition ne devait pas suivre l’édition publiée par Maspero.
Pirelli souhaitait inclure d’autres essais et écrits de Fanon, ce pourquoi il lui
écrit en lui posant des questions spécifiques sur les travaux en cours qui
pourraient éventuellement figurer dans cette édition, ainsi que sur les essais
qui se trouvaient ailleurs (Pirelli avait saisi combien l’œuvre de Fanon était
éparpillée et dispersée déjà de son vivant). Il s’enquiert également d’autres
articles publiés dans le journal Afrique Action et dans d’autres publications15
et demande à Fanon de rédiger une préface à l’édition italienne de L’An V.
De plus – et c’est important pour retracer la préhistoire des Damnés –,
Pirelli rapporte que Maspero lui avait fait part de l’intention de Fanon
d’envoyer à son éditeur français un « essai sur la situation et les
perspectives générales en Afrique16 ». Très enthousiasmé par cette idée,
Pirelli évoque la possibilité de publier un tel écrit sous la forme d’un
« bouquin séparé dans une collection qui s’adapte parfaitement à un essai
de ce genre ».
Pirelli souhaitait donc publier une édition italienne de L’An V qui mît en
valeur l’œuvre de Fanon de manière plus vaste, et sous un jour plus
« actualisé » que l’édition de 1959, en incluant ses écrits les plus récents.
Car il ne s’agissait pas de se contenter de faire un « autre » livre sur
l’Algérie, mais « un bouquin très sérieux qui puisse représenter un saut
qualitatif en opposition aux infinis cahiers de doléances et aux protestations
libérales ». Pirelli souhaitait exposer la lutte algérienne du point de vue des
Algériens et des militants eux-mêmes, et non à travers le prisme paternaliste
de la gauche européenne, « leçon méthodologique » qu’il avait apprise de
Fanon. Il conclut sa lettre en proposant à Fanon une entrevue à Tunis dans
les premières semaines de juin.
La réponse de Fanon à Pirelli, datée du « 22 mai 1960 », est un manuscrit
jusqu’ici inconnu17. Il est clair que le destinataire de la lettre était Pirelli,
puisque Fanon répond point par point à la lettre de ce dernier datée du
15 mai 1961 : il y a donc une erreur sur l’année, d’autant que la lettre de
Pirelli fait allusion à un projet de Fanon connu de Maspero seulement en
juillet 196018. Pirelli répondit à la lettre de Fanon le 31 mai 1961.
Dans sa lettre à Pirelli, Fanon écrit : « Il est toujours très agréable à un
auteur d’être traduit et je suis sûr, connaissant votre souci du mot juste et la
compréhension que vous avez acquise de l’intérieur des dimensions sociales
de la révolution algérienne, que vous ferez un excellent travail. » Puis il
entreprend de répondre point par point aux questions de Pirelli.
En premier lieu, Fanon affirme qu’il « n’a nul chapitre à ajouter à ce
livre », car le projet qu’il avait entrepris dans les mois précédents portait sur
l’Afrique. Le projet évoqué ici semble faire allusion au projet Alger-Le Cap
de juillet 1960, mais se réfère plus probablement aux Damnés de la terre
dont Fanon a annoncé l’écriture à Maspero en avril 1961. Dans cette lettre,
Fanon autorise également Pirelli à faire « passer » son essai « Culture et
luttes de libération nationale » dans ce volume. En ce qui concerne la
référence de Fanon à Afrique Action, ce journal, fondé à Tunis en
octobre 1960, comportait une équipe prestigieuse de collaborateurs, dont
Josie Fanon19. Pourquoi donc Fanon affirme-t-il ici qu’il y « collabore très
rarement » ? Peut-être parce que c’était un journal tunisien et qu’il suivait
une « ligne de modération calculée », comme l’indique l’éditorial du
premier numéro. Peut-être aussi Fanon, déjà malade et surchargé de travail
et d’engagements politiques, ne voulait-il plus faire de recherche sur des
textes appartenant désormais au passé. Dans cette lettre, Fanon indique à
Pirelli sa volonté d’écrire une préface à une traduction de L’An V et de la lui
envoyer pour le mois de juillet, mais il n’y a pas trace d’un tel envoi parce
que Fanon et Pirelli décidèrent ensuite de publier le volume de textes tirés
de L’An V et du futur Les Damnés, avec la préface de Sartre, « auquel cas,
pas de préface de Fanon à l’édition italienne20 ».
Il existait donc, avant la mort de Fanon, un projet de publication avec
Einaudi dont le format différait de ceux qui parurent aux Éditions Maspero.
De plus, la correspondance de Pirelli et Maspero, que nous allons
maintenant considérer, répertorie pour la première fois tous les écrits de
Fanon et montre que le Fanon canonique, dont nous connaissons l’œuvre à
travers les éditions établies, est une construction ultérieure. Son œuvre peut
plutôt être perçue comme un continuum de textes susceptibles d’être
organisés de diverses manières selon les circonstances et les actions
politiques spécifiques dans lesquelles Fanon était impliqué. Pour un penseur
tel que lui, dont la perspective était si profondément panafricaine et
internationaliste et dont le champ d’intérêt n’avait cessé de s’étendre, visant
désormais Les Damnés de la terre, la traduction jouait un rôle important.
Ses dernières œuvres, et justement Les Damnés, étaient d’ailleurs une
tentative de « traduction » de l’expérience de la révolution algérienne au
contexte plus vaste des luttes anti-impérialistes.

La publication de Fanon en Italien : 1962-1971


En juillet 1962, six mois après la mort de Fanon, Einaudi publia Les
Damnés sous le titre I dannati della terra. Ce fut immédiatement un succès
de librairie (l’une des meilleures ventes d’essais en Italie pour l’année
1962)21. Sociologia della rivoluzione algerina (titre choisi pour L’An V) fut
publié en 1963, et Il negro e l’altro [Peau noire, masques blancs] en 1965
(mais par Saggiatore et non Einaudi). Ces livres furent donc publiés dans
l’ordre inverse de celui des textes originaux en français. Après la mort de
Fanon, il semble qu’Einaudi ait jugé qu’il valait mieux suivre la stratégie de
publication adoptée par les éditions Maspero des œuvres de Fanon, et
publier Les Damnés et L’An V séparément.
Après la publication de Sociologia, l’étape suivante semblait être la
publication posthume des œuvres inédites et dispersées de Fanon. Pirelli
s’était fixé pour mission de faire d’Einaudi l’« éditeur de Fanon en Italie »,
comme il l’annonça à la fois à Renato Solmi et à François Maspero22.
Maspero était aussi l’éditeur de Pirelli ; en 1963, on l’a vu, parut en français
dans sa maison le livre de témoignages de Pirelli sur la révolution
algérienne. Ils entretenaient donc une correspondance sur les deux sujets.
Dans une lettre du 6 septembre 1963, Maspero écrit à Pirelli qu’il prévoyait
de publier trois tomes d’œuvres posthumes de Fanon23. Le premier tome
devait constituer un recueil de ses écrits politiques ; la description qu’en fait
Maspero est fort similaire à l’ouvrage qui parut finalement, en 1964, sous le
titre Pour la révolution africaine. Les deuxième et troisième tomes ne
virent jamais le jour. Le deuxième devait inclure l’ensemble des
conférences de Fanon, mais toutes n’étaient pas aisément localisables. Le
troisième devait comprendre les œuvres psychosociologiques de Fanon.
À cela s’ajoutait l’une des pièces de théâtre de jeunesse (voir infra la lettre
du 6 septembre et le plan en annexe, établi par Maspero, des deux premiers
tomes « politiques »).
Il semble que Pirelli ait transmis à Maspero une partie des documents que
celui-ci souhaitait inclure, ainsi que des textes sur Fanon, dressant ce faisant
une très précieuse bibliographie de l’œuvre ainsi que de sa première
réception critique. Parmi les documents transmis, se trouvent une
biographie rédigée par Pirelli ainsi que la thèse de doctorat de Jacques
Azoulay, Contribution à l’étude de la socialthérapie dans un service
d’aliénés musulmans (Université d’Alger, 1954)24.
Einaudi avait acquis les droits sur l’ensemble de l’œuvre posthume de
Fanon telle qu’elle était envisagée par Maspero, en trois volumes25. Mais,
tout comme Maspero, Einaudi décida finalement de ne publier que Pour la
révolution africaine. Einaudi commanda initialement la traduction de ce
texte en 1964, sur la tiède recommandation de Pirelli26. Quoique positif, le
rapport critique de Pirelli notait que le texte posthume comportait peu de
documents inédits27. Pirelli soutenait la publication de ce texte en des
termes caustiques : il présageait que les « anti-Fanon » à Einaudi se
réjouiraient de la parution en italien de Pour la révolution africaine, car la
publication de l’œuvre de Fanon semblerait plus désinvolte, plus aléatoire,
« moins systématiquement engagée et donc moins motivée
idéologiquement ». Il suggérait aussi de couper « Aux Antilles : naissance
d’une nation », car sans rapport au thème du reste du volume. Pirelli se
considérait donc tout aussi qualifié que Maspero pour prendre des décisions
éditoriales sur le texte de Fanon. S’il avait manifestement abandonné le
projet qu’il avait nourri de publier toute l’œuvre de Fanon – dont il avait
fait un inventaire exhaustif –, il y fait encore allusion dans cette lettre.
En mars 1966, la traduction en italien de Pour la révolution africaine
n’était toujours pas parue, bien qu’elle eût été commandée près de deux
années auparavant. Les Archives Pirelli contiennent une préface non
publiée à cette traduction par Boualem Makouf, militant du FLN28, qui vaut
la peine d’être citée pour son appréciation de la contribution de Fanon au
socialisme révolutionnaire dans le tiers monde : « Au contraire de
l’intelligentsia, confortablement installée dans les “sphères spéculatives”,
Fanon s’est donné tout entier à la guerre d’indépendance. » Makouf note en
particulier : « Fanon a aidé un peu plus à couper le cordon ombilical reliant
l’avant-garde du tiers monde à la gauche européenne29. »
Mais, en fin de compte, Pirelli était parvenu à dissuader Einaudi de
publier le recueil posthume de Fanon, afin de faire place à son propre projet
d’anthologie de ses écrits, qu’il n’avait jamais complètement délaissé, en
dépit de ses dénégations acerbes. Les Archives Einaudi comportent
également une petite biographie de Fanon rédigée par Pirelli, composée de
trois pages dactylographiées en français, qui date probablement de 196630.
Ce texte avait été envoyé pour vérification à Josie Fanon, en juin 196631.
Einaudi souhaitait l’insérer dans la deuxième édition de I dannati della
terra. Cette biographie constitue l’une des premières tentatives de
présentation et d’interprétation générales de la vie et l’œuvre de Fanon.
Dans ses commentaires sur le travail de ce dernier à l’hôpital de Blida
pendant la guerre d’Algérie, Pirelli note qu’« il élabore un modèle
absolument original d’analyse de l’aliénation colonialiste, observée à
travers les maladies mentales du colonisé et en rapport avec les traditions
éthico-culturelles du monde arabe32 ». Il rapporte que Fanon se définissait
comme un « citoyen de la révolution algérienne » lorsqu’il fut forcé de
quitter l’Algérie pour Tunis. Selon lui, c’est à cette période que l’on perçoit
chez Fanon l’« essai d’insérer l’expérience algérienne dans une perspective
d’unité africaine et d’initiative révolutionnaire étendue à tout le “tiers
monde” ».
La correspondance de Pirelli montre qu’il passa plusieurs années à
essayer de trouver les derniers éléments de l’œuvre non publiée de Fanon. Il
avait demandé à Jacques Charby de chercher les premiers textes
psychiatriques à la Bibliothèque nationale en particulier, ce qu’il fit avec un
certain succès. Il essaya sans succès de trouver les conférences de
sociopsychologie de Tunis (voir supra, p. 430). Sa correspondance de 1967
et 1968 avec Josie Fanon montre aussi qu’il essaya d’obtenir les bandes
d’enregistrement des cours faits par Fanon aux cadres de l’Armée de
libération nationale à l’été 1961. Josie en détenait une copie, mais refusa de
la lui communiquer malgré son insistance, lui écrivant : « Ces conférences
appartiennent à ceux pour qui elles ont été faites, c’est-à-dire, ne vous en
déplaise, le commissariat politique des frontières, Boumediene et les autres.
Ils ont le droit d’en faire ce qui leur plaît et je suis la première à reconnaître
leur droit33. » Pirelli, lui, pensait que ces enregistrements faisaient partie de
l’héritage du socialisme révolutionnaire mondial, mais il ne put rien faire…
Finalement, après de nombreux débats houleux avec divers éditeurs chez
Einaudi au sujet du format que devait avoir l’anthologie de Fanon, Pirelli
parvint à publier en 1971 une édition en deux tomes d’œuvres choisies,
Opere scelte. L’échange de lettres que l’on trouve dans les Archives Einaudi
autour de la composition de cette anthologie révèle que la question de la
préface ne faisait pas consensus. Tandis qu’un des éditeurs suggérait de
faire appel à Federico Stame, un critique marxiste, Pirelli avait quant à lui
une préférence pour Giovanni Jervis, psychiatre sur lequel Fanon avait
exercé une influence considérable, et qui se trouvait à l’avant-garde du
courant antipsychiatrique en Italie. Jervis était en outre membre de l’équipe
éditoriale à Einaudi34. La préface de Jervis fut finalement retenue et publiée.
Cet excellent essai se concentrait sur la contribution de Fanon au
domaine de la psychiatrie à travers ses écrits politiques (Jervis souhaitait au
départ produire un recueil de ses écrits psychiatriques, avant de se raviser :
il estimait que ses articles techniques n’étaient pas aussi novateurs que les
textes issus de son œuvre politique). Jervis trouvait les intuitions de Fanon
particulièrement pertinentes pour une analyse de la psychopathologie des
classes ouvrières européennes, puisque l’oppression capitaliste sous
laquelle elles vivaient était analogue à l’oppression coloniale : « Fanon
insiste particulièrement sur la relation entre l’oppression politique et
psychologique et la souffrance, ainsi que sur les aspects subjectifs (c’est-à-
dire ceux qui se rapportent à la conscience) du processus de libération
personnelle dans la lutte révolutionnaire35. » Aux yeux de Jervis, l’œuvre de
Fanon représentait un important pas en avant dans la définition d’une
psychiatrie d’inspiration marxiste qui tînt compte des conditions culturelles
et psychologiques spécifiques des « subalternes », européens comme
colonisés.
Cette histoire de l’édition de Fanon en Italie révèle deux choses. Tout
d’abord à quel point Fanon était considéré en Italie, peut-être plus encore
que dans le reste de l’Europe, comme un auteur engagé dont l’œuvre aurait
de nouvelles et profondes résonances dans la génération de 1968,
génération nourrie d’idéaux antifascistes mais qui désirait aussi rénover la
gauche européenne en s’inspirant de mouvements extérieurs à l’Europe. Les
Opere scelte parurent en 1971 dans la « Serie politica », où elles côtoyaient
des livres de Malcolm X, des ouvrages sur le mouvement étudiant
international ou sur la guerre du Viêt-nam, ainsi que le livre de photos et
d’essais sur les hôpitaux psychiatriques en Italie de Franca Ongaro Basaglia
et Franco Basaglia, dont la psychiatrie révolutionnaire portait fortement la
marque de Fanon. Mais I dannati della terra devint un classique, par-delà
les contingences relatives du mouvement tiers-mondiste, et trouva sa place
dans « Le Nuova Universale Einaudi », série de livres à la reliure luxueuse,
au milieu d’auteurs tels que Marx, Benjamin et Gramsci aussi bien
qu’Homère, Goethe et Shakespeare et de nombreux classiques
« universels »36.
La seconde remarque qui s’impose lorsque l’on examine cette histoire est
que l’œuvre de Fanon doit être comprise et lue par-delà la trajectoire établie
de ses livres les mieux connus. Il est important de reconstruire et de
recueillir soigneusement ses écrits dispersés et d’analyser les conditions
matérielles entourant leur publication, puisqu’il percevait lui-même ses
écrits comme les moments d’une œuvre en acte.
La correspondance entre Frantz Fanon, François
Maspero,Giovanni Pirelli37 et Giulio Einaudi

1961

Giovanni Pirelli à Frantz Fanon


Varese, 15 mai 1961

Cher docteur Fanon,


Maspero a donné à l’éditeur Einaudi de Turin l’option pour l’édition
italienne de L’An V de la révolution algérienne. C’est le camarade
Raniero Panzieri et moi-même [qui nous en occupons] auprès
d’Einaudi. On va tâcher d’y arriver vite et bien. Cela dépend
beaucoup des réponses que vous nous donnerez aux demandes que
je vous pose ici.
1) Voulez-vous ajouter un (ou plus d’un) chapitre nouveau ? Dans
ce cas, avez-vous du matériel déjà écrit et quand pourriez-vous nous
le faire parvenir ?
2) On penserait ajouter en tout les cas votre intervention au congrès
de Rome : Culture et luttes de libération (Présence africaine,
numéro spécial, tome 1, p. 82-89).
3) On se posait la question si publier un recueil de vos articles pour :
a) Afrique Action (je me souviens de votre article à l’occasion de
l’assassinat de Lumumba) ; b) les journaux syndicalistes marocains
(c’est Ben Barka qui m’en a parlé ; je ne les connais pas). Si vous
êtes d’accord en principe, il faudrait que vous nous envoyiez aussi
vite que possible tous vos articles, ou tous ceux que vous considérez
les plus valables dans le temps. Il est évident que dans ce cas le livre
serait constitué de deux parties : une d’essais, une d’articles pour les
journaux.
4) Maspero m’a dit deux choses :
– que vous envisagiez, dans le cas d’une édition étrangère de
L’An V, d’écrire une préface. Si vous n’avez pas changé d’avis, pour
ce qui nous concerne on est très contents. Vous pourriez l’écrire
avec calme pendant que nous préparons les traductions du livre et de
ce que vous nous enverrez ;
– que vous envisagiez de lui envoyer un essai sur la situation et les
perspectives générales en Afrique. Nous espérons vivement que cela
se réalise. Chez nous on pourrait en faire un bouquin séparé dans
une collection qui s’adapte parfaitement à un essai de ce genre, ou
bien inclure l’essai dans le bouquin même. On préférerait la
première solution.
Dois-je ajouter que si on vous demande beaucoup, c’est qu’on veut
faire un bouquin très sérieux, qui puisse représenter un saut
qualitatif en opposition aux infinis cahiers de doléances et aux
protestations libérales ? Si j’ai pu me faire comprendre un peu dans
nos rencontres de Tunis en février dernier, j’ose espérer que vous
vous rendez compte que quand nous envisageons cette entreprise
éditoriale, ce n’est pas pour faire un autre bouquin sur l’Algérie.
Enfin : si vous jugerez cela nécessaire ou utile, je tâcherai – quand
vous aurez examiné le problème qu’on vous pose, quand vous aurez
réuni le matériel – [de venir] quelques jours à Tunis pour organiser
le bouquin dans son ensemble. Dans la première dizaine de juin, par
exemple ?
Je vous remercie aussi à nom de mes camarades et de l’éditeur
Einaudi. Je vous demande pardon pour mon abominable français. Je
vous salue avec grande amitié.
Giovanni Pirelli

Frantz Fanon à Giovanni Pirelli


Tunis, 22 mai 1960 [en fait 1961, voir supra, p. 571]

Cher ami,
Je suis évidemment très heureux des nouvelles que m’apporte votre
lettre. Il est toujours très agréable à un auteur d’être traduit et je suis
sûr, connaissant votre souci du mot juste et la compréhension que
vous avez acquise de l’intérieur des dimensions sociales de la
révolution algérienne, que vous ferez un excellent travail.
Je réponds donc aux quatre questions que vous avez bien voulu me
poser.
1) Je n’ai aucun chapitre à ajouter à ce livre. Le travail que j’ai
entrepris ces derniers mois concerne un ouvrage sur l’Afrique.
2) Je ne vois aucun inconvénient à ce que vous passiez : Culture et
luttes de libération nationale.
3) J’écris très rarement dans Afrique Action et je ne pense pas que
les deux ou trois articles que je pourrai retrouver puissent constituer
quelque chose de suffisant et de cohérent.
4) Il est exact que j’envisage en cas de traduction, une préface à
L’An V puisque cela vous intéresse je vous la ferai parvenir vers le
mois de juillet.
5) Il ne s’agit pas d’extraits sur la situation en Afrique mais d’un
ouvrage qui sera terminé pour octobre.
Je vous souhaite bonne chance.
Amicalement.
Fanon

Giovanni Pirelli à Frantz Fanon


Varese, 31 mai 1961

Cher docteur Fanon,


Je vous remercie beaucoup pour votre lettre.
On a demandé les droits pour « De la violence » (Temps modernes,
mai 1961) que l’on voudrait en tout cas pouvoir inclure dans le
livre. J’attends de recevoir Peau noire, masques blancs que je ne
connais pas encore.
En venant à Tunis à la fin du mois de juin, je compte apporter des
propositions précises sur l’ensemble du livre (ce qui n’empêche que
l’on peut commencer la traduction de ce qu’on a déjà), étudiées
avec les amis des Éditions Einaudi.
Je m’en réjouis pour deux raisons, la deuxième étant le fait que
j’aurai une nouvelle occasion pour vous rencontrer.
Avec mes salutations les plus amicales.
Giovanni Pirelli
Giovanni Pirelli à Raniero Panzieri38
Dar Saïd, Sidi Bou Saïd (Tunis)39, 6 juillet 1961
Cher Raniero,
Résultat de ma rencontre avec Fanon : 1) il a fini d’écrire son
nouveau livre. Sartre a le manuscrit et écrit une préface ; 2) il me dit
que ce nouveau livre ne parle en rien de rév. algérienne (si ce n’est à
titre d’exemple), parce qu’il est l’exécution et la théorisation de ce
discours antérieur ; si, comme il le dit, les derniers essais sont son
dernier mot (les mois du pauvre homme sont comptés, mais de cela
il ne dit rien), je pense qu’il est utile que l’on comprenne en Italie de
quel type d’analyse et d’expérience son discours a pris son essor.
Conclusion : il propose, et j’en suis pleinement d’accord, un volume
pour l’Italie organisé comme suit.
Titre : Essais sur la révolution algérienne et la décolonisation en
Afrique.
Note de l’éditeur : explication des raisons de la composition du
volume Einaudi par rapport aux deux volumes français.
Préface de Sartre : il la prévoit ample et pertinente aux deux
groupes d’essais. Auquel cas, pas de préface de Fanon à l’édition
italienne.
Écrits anciens et nouveaux distribués ainsi :
– quatre essais de L’An V de la révolution algérienne : L’Algérie se
dévoile, Ici la voix de l’Algérie, La famille algérienne, Médecine et
colonialisme ;
– Puis l’un des nouveaux essais qui a le caractère d’une transition
entre les écrits algériens et les écrits théoriques : Guerre coloniale et
troubles mentaux ;
– Enfin les quatre textes théoriques : De la violence (voir Temps
modernes), Mésaventures de la conscience nationale, Grandeur et
faiblesse de la spontanéité, De la culture nationale.

L’ensemble des nouveaux essais fera environ 230-250 pages


dactylographiées.
Le nouveau volume doit sortir en septembre chez Maspero à qui
vous devriez demander (si, à Einaudi, vous êtes d’accord sur la
proposition Fanon-Giovanni) : a) les droits sur le second groupe
d’essais ; b) son accord sur le volume composite ; c) s’il peut vous
envoyer le volume avant sa sortie ou une copie dactylographiée de
la première version (Fanon considère comme final le manuscrit
dactylographié). Mais dans l’intervalle, si vous décidez de [vous
mettre en mouvement], vous pouvez commencer à donner à traduire
les quatre essais du premier volume et De la violence.
Si vous avez des contre-propositions, vous pouvez me les envoyer à
l’adresse ci-dessus, pour que je puisse les examiner avec Fanon.
Je vous parlerai de vive voix d’une autre chose (une possibilité de
travailler sur le syndicalisme en Afrique).
Je vous prie de remercier Einaudi pour son télégramme sur la
proposition d’histoires d’enfants réfugiés, s’il vous plaît, travail
(laborieux) dont je vous entretiendrai de vive voix.
Avec beaucoup d’affection.
Giovanni

Giulio Einaudi à François Maspero40


Turin, le 24 juillet 1961
François Maspero Éditeur
40, rue Saint-Séverin
Paris Ve

Messieurs et chers confrères,


Comme vous le saurez peut-être, M. Giovanni Pirelli et M. Fanon se
sont mis d’accord récemment pour la publication en Italie d’un livre
contenant un choix d’écrits de M. Fanon, et précisément : les quatre
premiers chapitres de Algérie An Cinq, l’essai De la violence (publié
dans Les Temps modernes) et un certain nombre de chapitres tirés
du livre de Fanon qui paraîtra prochainement chez vous.
Si vous êtes d’accord, comme nous l’espérons, sur ce choix, voulez-
vous avoir l’obligeance de nous envoyer un contrat ? Les conditions
que nous proposons sont une avance de 750 NF à valoir sur le 7 %
du prix fort.
Dans l’attente, nous vous prions d’agréer, Messieurs et chers
confrères, l’expression de tous nos meilleurs sentiments.
Giulio Einaudi Editore S.p.A.

P.S. Vous seriez très aimables de nous envoyer, dès que possible, un
jeu d’épreuves du nouveau livre de M. Fanon.

1963
En septembre 1963, Maspero mit en œuvre le projet d’une édition des
œuvres complètes de Fanon, et écrivit pour cela à Rédha Malek, ancien
rédacteur en chef d’El Moudjahid – alors ambassadeur d’Algérie à
Belgrade, où il fit publier une réédition des numéros du journal –, ainsi qu’à
Josie Fanon, pour identifier les articles d’El Moudjahid de la plume de
Fanon (voir dans le présent volume l’introduction aux écrits politiques,
supra, p. 449). Il entretint aussi à cet effet une correspondance avec
Giovanni Pirelli. Nous transcrivons ici la lettre principale de Maspero, ainsi
que la réponse de Pirelli, qui essaya par la suite de retrouver les textes
manquants.

Monsieur G. Pirelli
Via Montello 23
Varese, Italie
Paris, le 6 septembre 1963

Cher ami,
Cette lettre est pour vous mettre au courant de l’état de notre projet
d’édition des œuvres posthumes de Frantz Fanon.
J’ai été à Alger en juillet et en ai discuté longuement avec
Mme Fanon. Nous avons pu recueillir pratiquement tout ce qu’il est
possible de réunir d’écrits de F. Fanon, dans le double but de cette
édition et d’un livre sur Fanon que prépare pour moi Claude
Lanzmann.
Il s’avère qu’il n’y a pratiquement que très peu de choses vraiment
inédites ; d’une manière générale, Mme Fanon semble peu désireuse
de voir publier des notes à caractère trop personnel ou inachevées
ou des lettres, car elle pense que ce genre de publication posthume a
un côté abusif qu’il faut éviter et c’est un point de vue que je
partage entièrement, ainsi que Claude Lanzmann.
Les textes qui peuvent être publiés peuvent être réunis dans trois
volumes :
– un premier volume d’œuvres politiques dont les éléments sont
tous disponibles et qui comprendrait : l’article d’Esprit sur les
Antillais en France (1954) ; l’article de Présence africaine sur
« Racisme et culture » (1956) ; les articles d’El Moudjahid que nous
avons répertoriés avec Mme Fanon, la lettre de démission à
R. Lacoste et une « lettre à un ami français » (1956) ; un texte sur la
mort de Lumumba ; le journal de sa mission en Afrique qui est
certainement d’une très grande valeur ;
– un deuxième volume d’œuvres politiques qui serait composé
uniquement de ses conférences (à l’université de Tunis ; à l’école
des commissaires politiques du FLN ; à l’université d’Accra), mais
dont la caractéristique est à l’heure actuelle que nous n’en
possédons aucun élément ;
– un volume d’œuvres « psychosociologiques » ; Fanon a écrit un
certain nombre d’articles médicaux et de rapports, que nous n’avons
pas encore tous regroupés, dont le thème principal recoupe celui qui
lui est familier des conséquences cliniques de l’aliénation coloniale ;
il s’y trouve aussi des études originales, dans le même sens, sur des
pratiques rituelles de l’islam. Mme Fanon veut confier la
publication et la présentation de ces textes à un proche collaborateur
de son mari qui soit qualifié sur le plan technique et médical.
Il reste également une pièce de théâtre, œuvre de jeunesse écrite à
Lyon. C’est une sorte de travail d’exorcisme personnel qui atteint
souvent une extraordinaire beauté formelle, mais n’est pas dénuée
d’hermétisme. Claude Lanzmann l’a actuellement en lecture.
Je vous donne, de cette manière, ainsi que nous en avions convenu,
l’état actuel du travail ; je crois qu’ainsi envisagée, la publication de
ces textes respecte au maximum la volonté de F. Fanon et ne tombe
ni dans l’abusif ni dans la médiocrité.
Le volume des « œuvres politiques » devrait être publié au début de
1964.
J’ai profité de mon séjour à Alger pour une autre question dont nous
avions discuté ; j’ai vu la conservatrice en chef de la Bibliothèque
nationale, Mlle Blum, et lui ai parlé du projet qui consisterait à
répartir Le Peuple algérien et la guerre dans les bibliothèques
municipales algériennes ; non seulement elle ne peut donner aucune
garantie sur la possibilité même de l’opération, mais encore elle la
déconseille formellement, les bibliothèques étant inexistantes et
aucune centralisation n’ayant été encore amorcée. Je me suis donc
contenté d’envoyer, suivant les indications, quelques exemplaires
pour la Bibliothèque nationale et la Bibliothèque universitaire.
Bien cordialement à vous.
François Maspero

ŒUVRES POLITIQUES DE FRANTZ FANON


I.
– Les Antillais en France (article d’Esprit, 1954),
– Racisme et culture (intervention au premier Congrès des écrivains
noirs à Paris ; 1956. Présence africaine),
– Lettre à un ami français (inédit, 1956),
– Lettre de démission à M. R. Lacoste,
– Articles d’El Moudjahid,
– Pouvions-nous faire autrement ? (La mort de Lumumba, Afrique
Action),
– Journal de mission en Afrique (inédit).

II.
(Dans la mesure où les textes pourront être retrouvés.)
– Intervention complète à la conférence d’Accra (le texte paru dans
El Moudjahid étant tronqué),
– Conférence devant la WAY [World Assembly of Youth/Assemblée
mondiale de la jeunesse] à Accra,
– Conférences à l’école des commissaires politiques des frontières,
– Conférences à la faculté de Tunis.

Varese, 15 septembre 1963

Cher ami,
Je suis très content que le « projet Fanon » soit entré dans sa phase
de réalisation. Je peux vous confirmer le vif intérêt que nous (moi-
même et beaucoup d’autres) portons pour une édition italienne des
œuvres posthumes.
Il y a un seul problème préalable : si vous-même (et éventuellement
Mme Fanon) considérez qu’Einaudi est l’éditeur italien de l’œuvre
de Fanon, indépendamment de l’accord général que vous avez avec
les Editori Riuniti41.
Si votre réponse est positive – comme je l’espère –, je m’engage dès
maintenant à m’occuper immédiatement de la question. Je viendrai
à Paris, si nécessaire.
Bien cordialement à vous.
Giovanni Pirelli.

Notes
1. Traduction française de Mélanie Heydari.
2. David MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 417 ; Giovanni PIRELLI, « Nota
biografica », in Frantz FANON, Opere scelte, éd. Giovanni Pirelli, tome 1, Einaudi, Turin, 1971,
p. 28-29.
3. Au cours des années 1950, Pirelli était devenu très célèbre en Italie pour ses recueils de lettres
de résistants italiens et européens condamnés à mort durant la Seconde Guerre mondiale : Lettere di
condannati a morte della resistenza italiana (1951), qui deviendra un classique de la documentation
sur la Résistance et de l’écriture commémorative italiennes ; et Lettere dei condannati a morte della
Resistenza europea (1955), qui élargissait le champ des témoignages italiens pour inclure des
protagonistes antifascistes de la Résistance européenne, soulignant ainsi que la Résistance avait été
un mouvement international et qu’elle ne devait donc pas être uniquement considérée comme un
phénomène relevant des histoires nationales.
4. Voir Cesare BERMANI, Giovanni Pirelli, Centro di Documentazione Editrice Pistoia, Pistoia,
2011, p. 28.
5. Voir son livre : Jacques CHARBY, Les Porteurs d’espoir. Les réseaux de soutien au FLN
pendant la guerre d’Algérie : les acteurs parlent, La Découverte, Paris, 2004.
6. Racconti di bambini d’Algeria (Einaudi, Turin, 1962) fut publié de manière anonyme, mais cette
information figure sur la page de copyright ; Pirelli se chargea de la traduction des entretiens. René
Vautier, Olga Baïdar-Poliakoff et Yann Le Masson ont réalisé un film à partir de ces entretiens en
1961, sous le titre J’ai huit ans. Vautier semble avoir travaillé avec Fanon sur ce projet ; Fanon se
servait du dessin dans ses thérapies et encourageait les enfants à dessiner leurs expériences de la
guerre (voir Nicholas MIRZOEFF, « J’ai huit ans : analysis », in « We are all children of Algeria ».
Visuality and Countervisuality 1954-2011, <ur1.ca/n87dy>, 2012). Sur la rencontre de Fanon et de
Pirelli et le développement de leur amitié, voir Alice CHERKI, Frantz Fanon, portrait, op. cit.,
p. 184-185. Alice Cherki écrit que « les deux hommes avaient une affection et surtout une admiration
réciproques. Fanon admirait l’immense culture de Pirelli, sa capacité d’écoute et sa générosité, Pirelli
la générosité de Fanon et l’acuité de sa pensée ».
7. Voir Cesare BERMANI, Giovanni Pirelli, op. cit., p. 33-34 ; et Rachel LOVE, « Anti-fascism,
anti-colonialism, and anti-self : the life of Giovanni Pirelli and the work of the Centro Frantz
Fanon », Interventions. International Journal of Postcolonial Studies, vol. 17, no 3, 2015, p. 352-353.
8. Lettre de Giovanni Pirelli aux éditeurs d’Einaudi, Archives Giulio Einaudi.
9. Giovanni PIRELLI, préface à Frantz FANON, Sociologia della rivoluzione algerina, traduit par
Eugenia Dolchi Martinet, Einaudi, Turin, 1963, p. 6.
10. Les lettres de Pirelli à Fanon se trouvent dans les archives privées de la famille Pirelli, la lettre
de Fanon dans les Archives Giulio Einaudi à Turin. Je tiens à remercier les Éditions Einaudi de
m’avoir communiqué les lettres conservées dans leurs archives, Mariamargherita Scotti, archiviste
des archives de Giovanni Pirelli, pour l’aide précieuse qu’elle m’a apportée en localisant et
m’envoyant les lettres de Pirelli, ainsi que Francesco Pirelli, fils de Giovanni Pirelli, qui m’a
aimablement permis de publier ces lettres. M’ayant donné accès aux archives, tous deux ont en outre
fait preuve d’une extrême gentillesse en me guidant dans leur contenu.
11. Voir Alice CHERKI, Frantz Fanon, portrait, op. cit., p. 184 ; Rachel LOVE, « Anti-fascism,
anti-colonialism, and anti-self », loc. cit., p. 351.
12. Voir la lettre de Giovanni Pirelli à Raniero Panzieri, 6 juillet 1961, Archives privées Giovanni
Pirelli (APGP), Varèse (Italie).
13. Ibid. Une lettre de Giulio Einaudi à François Maspero datée du 24 juillet 1961 (Archives
Giulio Einaudi) indique la structure exacte du volume et demande un contrat.
14. Ce volume aurait été le premier à l’introduire au public italien. En effet, aucun des travaux de
Fanon n’avait alors été publié en Italie, à l’exception d’une traduction de 1959 de « Fondement
réciproque de la culture nationale et des luttes de libération », texte de la communication de Fanon au
deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs à Rome cette même année, sous le titre « Nazione,
cultura e lotta di liberazione (II congresso degli scrittori e artisti negri) », Rinascita, vol. 16, no 4,
1959, p. 285-288.
15. Lettre de Pirelli à Fanon, 15 mai 1961, APGP, Varèse.
16. Maspero faisait sans doute référence à la lettre de Fanon du 27 juillet 1960 (voir supra, p. 557).
17. Archives Giulio Einaudi.
18. Fanon d’ailleurs indique avoir écrit à Pirelli dans sa lettre à Maspero du 22 mai 1961, voir
supra, p. 561.
19. Pour plus de détails sur la création de ce journal, voir « Jeune Afrique avant Jeune Afrique »,
Jeune Afrique, 10 décembre 2008, <ur1.ca/n894b>. J’ai consulté les numéros disponibles d’Afrique
Action entre octobre et décembre 1960 (à la British Library), mais je n’ai trouvé aucun article de la
plume de Fanon.
20. Lettre de Pirelli à Panzieri, 6 juillet 1961, loc. cit.
21. « I bestseller della saggistica », L’Unità, 7 novembre 1962.
22. Voir lettre de Pirelli à Solmi, 30 janvier 1963 (Archives Giulio Einaudi) ; et lettre de Pirelli à
Maspero du 15 septembre 1963 (IMEC, Fonds La Découverte).
23. Lettre de Maspero à Pirelli, 6 septembre 1963 (IMEC, Fonds La Découverte) ; voir infra,
p. 581.
24. Sur la thèse d’Azoulay, voir Giovanni PIRELLI, « Nota biografica », loc. cit., p. 22 ; et, dans le
présent volume, les articles de Fanon et Azoulay, p. 297 et 314.
25. Lettre d’Einaudi à Maspero, 14 novembre 1963, Archives Giulio Einaudi.
26. Lettre de Pirelli aux éditeurs d’Einaudi, APGP, Varese, 5 mai 1964. La traduction italienne de
Pour la révolution africaine ne paraîtra finalement qu’en 2007 aux éditions Meltemi, sous le titre Per
la rivoluzione africana. Einaudi ne publia jamais ce texte.
27. Ce que confirmait une lettre antérieure de Maspero à Pirelli : « Le volume des articles de
Fanon : il est en partie composé. Malheureusement, il a été très réduit par rapport au plan initial. Il
n’y a pratiquement pas d’inédits » (lettre du 19 décembre 1963, IMEC, Fonds La Découverte).
28. Né en 1936, Boualem Makouf, syndicaliste et militant du Parti communiste algérien, puis du
mouvement de la jeunesse au FLN, a été emprisonné par le gouvernement français de 1956 à 1962. Il
le sera à nouveau après le coup d’État du 19 juin 1965 par le régime de Boumediene, avec nombre de
membres de l’opposition de gauche.
29. Boualem MAKOUF, « Notes sur l’œuvre de Frantz Fanon », APGP, 1966.
30. Cette biographie ne fut jamais publiée, mais elle constitua sans doute la base de la « Nota
biografica » détaillée que Pirelli publia dans son édition des morceaux choisis de Fanon (Opere
scelte, op. cit.).
31. Lettre de Giulio Einaudi Editore à Josie Fanon du 13 juin 1966, Archives Giulio Einaudi.
32. Archives Giulio Einaudi.
33. Lettre de Josie Fanon à Pirelli, Alger, 25 juin 1968 (APGP).
34. Luca ZANETTE, « Sulla Serie politica Einaudi », intervista a Luca Baranelli, L’Ospite ingrato,
15 novembre 2007, <ur1.ca/n8a5i>.
35. Giovanni JERVIS, « Prefazione », Frantz FANON, Opere scelte, vol. 1, op. cit., p. 15.
36. Les œuvres de Fanon publiées aux Éditions Einaudi se vendirent extrêmement bien en Italie
(en comparaison des ventes actuelles). I dannati della terra se vendit à 2 700 exemplaires dans la
série « Libri bianchi » (1962), à 33 000 exemplaires dans la série « Nuova Universale Einaudi »
(1966 et 1975), à 2 000 exemplaires dans la série « Biblioteca di Comunità » (2000) et à
4 500 exemplaires dans la série « Piccola Biblioteca Einaudi » (2007). Sociologia della rivoluzione
algerina (1963) se vendit à 1 800 exemplaires dans la série « Libri bianchi ». Les deux tomes des
Opere scelte se vendirent chacun à environ 7 500 exemplaires. Je remercie Tommaso Munari pour
ces informations.
37. Nous avons corrigé certaines coquilles et erreurs des lettres de Pirelli lorsqu’elles rendaient la
lecture difficile, tout en conservant autant que possible son style.
38. Raniero Panzieri, ami proche et collaborateur de Pirelli, travaillait aux Éditions Einaudi. La
correspondance montre qu’il s’y occupait du projet d’édition de Fanon.
39. Dar Saïd est un hôtel de Sidi Bou Saïd.
40. Cette importante lettre d’Einaudi montre qu’un contrat avait été préparé entre Einaudi et
Maspero avant la mort de Fanon pour une édition de ses œuvres comprenant des extraits des Damnés
de la terre, non encore publié. On y lit donc, encore une fois, l’importance pour Fanon d’une
diffusion planétaire de son œuvre, en particulier par la traduction. La lettre de Rome du 18 juillet
1959 planifiait une diffusion anticipée dans le monde francophone, celle du 21 septembre 1959 une
traduction en chinois, celle du 18 avril 1960 une traduction en anglais et celle du 22 mai 1961 des
traductions en polonais et en tchèque. Quant à la lettre du 24 septembre 1960 où Maspero s’inquiétait
que Présence africaine publie Les Damnés, elle résultait du désir de Fanon d’une diffusion en
Afrique.
41. Maspero avait un accord avec cet éditeur né en 1953 de la fusion des éditions du Parti
communiste italien, les Edizioni Rinascita, et des Edizioni di Cultura Sociale de Roberto Bonchio,
qui prit la direction du groupe.
Cinquième partie

La bibliothèque de Frantz Fanon

Liste établie, présentée


et commentéepar Jean Khalfa
Présentation
Cette liste de quelque quatre cents ouvrages a été dressée à partir du
catalogue réalisé par F. Boulkroune et S. Khouider de la bibliothèque
donnée au Centre national de recherches préhistoriques anthropologiques et
historiques (CNRPAH) d’Alger par Olivier Fanon1. Il s’agit d’une
bibliothèque familiale, comprenant donc aussi les livres de Josie Fanon,
ainsi que de nombreux livres publiés après la mort de Fanon en
décembre 1961. On ne trouvera bien entendu dans la liste qui suit que les
titres publiés de son vivant. Un certain nombre d’ouvrages qui de toute
évidence n’étaient pas les siens ont été éliminés, d’autres ont été conservés
qui appartenaient probablement à Josie mais qui ont pu susciter leur intérêt
commun. On sait en particulier que Fanon lisait beaucoup de poésie et de
théâtre.
C’est une période où les livres et revues en France n’étaient pas encore
tous massicotés. Dans plusieurs cas, seules certaines pages sont coupées, ce
que nous indiquons. Chaque volume a été vérifié. Beaucoup portent des
marques en marge ou sous certains mots ou phrases. Lorsqu’elles ont paru
signifiantes, en particulier par rapport au reste de l’œuvre, ou lorsqu’elles
sont accompagnées d’annotations, nous les indiquons. S’il est fort possible
que certaines de ces marques ou inscriptions aient été le fait d’autres
lecteurs, on reconnaît dans la plupart des cas les intérêts, le style ou
l’écriture de Fanon. Cette bibliothèque contient aussi un certain nombre de
brochures de propagande ou d’éditions de classiques du marxisme. Il est
fort probable que Fanon, en tant que journaliste, et Josie elle-même
journaliste à Alger, en aient reçu automatiquement un grand nombre,
comme ce fut le cas pour une bonne partie de l’intelligentsia en Europe et
en Afrique jusque dans les années 1970. Pour la plupart, elles ne semblent
pas avoir été lues. Nous en présentons une liste séparée par souci de clarté.
Mais il est clair aussi que dans cette liste, certaines œuvres de Marx,
Engels, Lénine ou Plekhanov ont été lues avec soin par Fanon. Enfin, Fanon
lisait plusieurs revues importantes de la période, en particulier Esprit, Les
Temps modernes et Présence africaine, qui marquèrent sa génération, ainsi
que les grandes revues francophones de psychiatrie et de neurologie2. Nous
dressons une liste séparée de ces revues qui sont souvent abondamment
annotées et qui de plus indiquent souvent par leur datation ses
préoccupations à des moments précis.
Les témoignages concordent : Fanon lisait sans cesse et très largement.
Beaucoup de livres se sont sans aucun doute perdus au fil des
déménagements, mais cette bibliothèque donne une idée de l’étendue de ses
intérêts. Il ne s’agit en aucun cas de prendre ces ouvrages pour des
« sources » au sens où l’œuvre s’y réduirait, mais plutôt comme des
rencontres ou des chocs3 ou bien des boîtes à outils qui permettent à l’œuvre
qui se les approprie sans hésitation d’approfondir les questions et intuitions
qui la fondent.
On trouvera ici une bonne partie des livres auxquels se réfèrent les
œuvres publiées, en particulier Peau noire, masques blancs. Il y a bien
entendu ici une large littérature médicale et psychiatrique ainsi que les
classiques de la philosophie existentialiste, Jaspers, Kierkegaard, Merleau-
Ponty, Sartre. Il faut toutefois noter un intérêt significatif pour d’autres
penseurs, Nietzsche bien sûr, mais aussi Bachelard, Kojève (pour sa lecture
de Hegel), Jean Wahl, Emmanuel Levinas, Simone Weil ou Michel
Carrouges. En littérature, théâtre et poésie dominent et, ayant lu les pièces
de Fanon, on n’est pas surpris de trouver Eschyle, Corneille, Racine et
Claudel aux côtés de Saint-John Perse et Césaire.
Dans un texte envoyé à René Hénane4, qui nous l’a aimablement
communiqué, Raymond Péju, le grand libraire de Lyon (Librairie La
Proue), décrivait ainsi le rapport de Fanon aux livres : « Je revois cet
homme qui, depuis quelque temps, fréquentait de plus en plus
régulièrement la librairie. C’était en 1948, j’étais jeune libraire et très
attentif aux clients, aux lecteurs, qui revenaient fréquemment au magasin ;
il était de ceux-là ! Je le revois entrant, le sourire aux lèvres et “glissant”
entre les banques avec cette élégance et cette souplesse qui n’étaient qu’à
lui. Il était assez jeune (nous avions, je pense, à peu près le même âge),
plutôt grand et mince, le regard vif et pénétrant – d’emblée, il attirait la
sympathie, la mienne en tout cas !
« Il revenait de plus en plus souvent, tantôt en coup de vent, tantôt plus
tranquillement et bavardait alors volontiers. Il se livrait peu et nous parlions
surtout littérature ; il était curieux de tout, mais plus particulièrement de
sciences humaines et de poésie et c’était là un de nos sujets favoris. Je n’ai
pas un souvenir exact des poèmes que j’ai pu lui faire découvrir, mais ce
dont je me souviens, c’est que c’est lui qui m’a amené à vraiment apprécier
Aimé Césaire, dont il parlait avec intelligence et sensibilité. Très vite, nous
avons sympathisé et il a commencé à me parler de lui.
« Il s’appelait Frantz Fanon, il était Martiniquais, il terminait ses études
de médecine, spécialisé en psychiatrie ; il parlait de son pays comme de son
métier avec cette passion qui était un des traits essentiels de sa
personnalité ; une passion que l’on sentait, sous des dehors calmes et
aimables, toute prête à s’enflammer, à exploser.
« Nos conversations devenaient plus longues, plus personnelles et, un
jour, je lui proposai de les poursuivre plus confortablement chez moi ; il
accepta avec enthousiasme ! Le soir venu, ma femme Marie-Aimée et lui
firent plus ample connaissance et sympathisèrent spontanément ; la soirée
fut longue et chaleureuse et naquit ce jour-là, entre nous trois, une amitié
qui devait durer tout au long de sa vie.
« Il revint souvent ; je crois qu’il aimait se retrouver avec nous dans une
atmosphère amicale, presque familiale qui, vraisemblablement, lui
manquait ; et petit à petit, il commença à nous parler de lui, de façon plus
intime, et plus précisément de sa souffrance d’“homme exclu”, d’homme
rejeté pour la couleur de sa peau ! Il nous dit les rebuffades, les affronts
qu’il subissait : il évoquait cette femme qui proposait la location d’une
chambre et qui lui rétorqua lorsqu’il se présenta : “J’ai demandé un
étudiant, pas un nègre !” Ou encore cet homme dans le train qui
l’interpella : “Eh negro, tu montes ma valise dans le filet…” Un racisme
imbécile qui se manifestait à tout propos dans les actes les plus anodins de
la vie courante. Nous étions ulcérés, meurtris ! […]
« Ce devait être l’époque où il a commencé à écrire Peau noire, masques
blancs. Il m’en parlait parfois au hasard de nos conversations. […]
Toutefois, si ce sujet revenait fréquemment dans nos conversations, il n’en
constituait pas pour autant l’essentiel… La poésie par exemple y tenait
toujours une large place ; nous prenions toujours le plus grand plaisir à
bavarder de Césaire ou Char, aussi bien que d’Aragon, Breton et Éluard ou
Damas et Senghor.
« Un soir, il nous emmena à un récital de poésie organisé par son ami
Achille5 autour d’Aimé Césaire, lui-même avait choisi de dire “Batouque”,
un poème qu’il aimait et qu’il disait avec une remarquable justesse de ton.
Frantz était curieux de toutes choses et il pouvait être des plus diserts,
c’était un conteur-né ! »

Livres
Nous citons ci-après certains passages annotés (au crayon le plus
généralement) des livres de la bibliothèque de Fanon. Nous indiquons en
italiques (sauf mention contraire) les passages qui sont soulignés.

ABD-EL-GHANI, Le Problème algérien de l’émigration en France,


Cahiers algériens, Paris, 1951.
A. M. Paul ABÉLY, Jean DELAY, L’Anxiété. Limites et bases,
diagnostic, thérapeutique, considérations endocrinologiques, Masson
& Cie, Paris, 1947.
Albert ADÈS et Albert JOSIPOVICI, Le Livre de Goha le simple,
Calmann-Lévy, Paris, 1921.
Alfred ADLER, Connaissance de l’homme. Étude de caractérologie
individuelle, Payot, Paris, 1949.

[Le chapitre intitulé « Compensation du sentiment d’infériorité,


tendance à se faire valoir et à la supériorité », thème abordé dans
Peau noire, masques blancs, est marqué en marge à plusieurs
endroits. En particulier les phrases suivantes : « C’est le sentiment
d’infériorité, d’insécurité, d’insuffisance, qui fait qu’on se pose un
but dans la vie et qui aide à lui donner sa conformation. » « Le but
est dressé de telle sorte que son obtention ouvre la possibilité de se
sentir supérieur ou de soulever sa personnalité en une mesure qui
fera paraître la vie comme valant d’être vécue » (p. 52).]
Julian AJURIAGUERRA et Henry HÉCAEN, Le Cortex cérébral. Étude
neuro-psycho-pathologique, Masson, Paris, 1949.
ALAIN, Système des Beaux-Arts, Gallimard, Paris, 1926.
–, Préliminaires à la mythologie, P. Hartmann, Paris, 1951.
Théophile ALAJOUANINE, Les Grandes Activités du lobe temporal,
Masson & Cie, Paris, 1955.

[Dans ce volume, l’article de Warren S. McCulloch,


« L’organisation fonctionnelle du système nerveux central en vue du
contrôle de la position et du mouvement », a été soigneusement lu et
souligné en plusieurs endroits.]

–, La Douleur et les Douleurs, Masson & Cie, Paris, 1957.


–, Bases physiologiques et aspects cliniques de l’épilepsie, Masson
& Cie, Paris, 1958.
–, Les Grandes Activités du lobe occipital, Masson & Cie, Paris, 1960.
Jacques Stéphen ALEXIS, L’Espace d’un cillement, Gallimard, Paris,
1959.
Nelson ALGREN, La Rue chaude, Gallimard, Paris, 1960.
Georges ALLÈGRE, Robert VIGOUROUX, Traitement chirurgical des
anévrysmes intracrâniens du système carotidien : anévrysmes
supraclinoïdiens, Masson & Cie, Paris, 1957.
Ferdinand ALQUIÉ, La Nostalgie de l’être, PUF, Paris, 1950.
Alexis AMOUSSOU, Synergie vasodilatatrice, nicotinate de sodium,
électrochoc dans les psychoses, Impr. Bouchet et Lakara, Paris, 1951.
Charles ANDLER, Nietzsche, sa vie et sa pensée. Le pessimisme
esthétique de Nietzsche : sa philosophie à l’époque wagnérienne, vol. 3,
Bossard, Paris, 1921.

[De nombreux passages sont soulignés. Ainsi les phrases suivantes :


« La grande nouveauté de la pensée nietzschéenne, c’est qu’elle fait
de la philosophie une théorie de la civilisation, c’est-à-dire de la vie
supérieure que peuvent vivre les hommes » ; une annotation en
marge indique : « Le critère du progrès serait celui des relations
entre hommes » (p. 25). « Une civilisation est un monde de normes
immatérielles auxquelles les hommes se soumettent parce qu’ils y
trouvent, dans la joie ou dans la souffrance, leur plus pur
épanouissement. Qui donc a le droit de créer ces normes ? Dans
l’ancien intellectualisme aussi, on se demandait : qui donc a qualité
de nous contraindre à observer le droit ? Et Fichte répondait : “Celui
qui démontre par le fait qu’il le peut.” Dans l’ordre immatériel des
normes, Nietzsche affirme de même une maîtrise de fait » (p. 377).]

Joseph M. ANGEL, Francis PEILLET et Pierre WERTHEIMER, La


Thérapeutique par le sommeil. Physiopathologie, technique, indications,
Masson & Cie, Paris, 1953.
Jean ANOUILH, La Valse des toréadors, La Table ronde, Paris, 1952.
ARISTOPHANE, Comédies. Les Guêpes, La Paix, tome 2, Les Belles
Lettres, Paris, 1948.
ARISTOTE, Éthique de Nicomaque, Texte, traduction, préface et notes
par Jean Voilquin, Garnier frères, Paris, 1940.
ARTÉMIDORE D’ÉPHÈSE, La Clef des songes ou les cinq livres de
l’interprétation des songes, rêves et visions, Arcanes, Paris, 1953.
Miguel Angel ASTURIAS, Hommes de maïs, Imprimerie A. Martel,
Givors, 1953.
Maurice AUBERT, Vertiges et surdités d’origine vasculaire, Masson
& Cie, Paris, 1958.
André AUBIN, L’Appareil vestibulaire. Anatomie, physiologie,
pathologie. Conférences et travaux pratiques publiés, PUF, Paris, 1957.
Gaston BACHELARD, L’Intuition de l’instant. Étude sur le Siloë de
Gaston Roupnel, Stock/Delamain et Boutelleau, Paris, 1932.
–, La Psychanalyse du feu, Gallimard, Paris, 1938.
–, L’Air et les Songes. Essai sur l’imagination du mouvement, José Corti,
Paris, 1943.

[Les chapitres suivants portent de nombreuses marques en marge ;


voici quelques passages significatifs. Ici les italiques sont de
Bachelard :
« Le vent », p. 259 : « Par la colère, le monde est créé comme une
provocation. La colère fonde l’être dynamique. La colère est l’acte
commençant. Si prudente que soit une action, si insidieuse qu’elle
se promette d’être, elle doit d’abord franchir un petit seuil de colère.
La colère est un mordant sans lequel aucune impression ne marque
sur notre être, elle détermine l’impression active. »
« La déclamation muette », p. 278 : « Naissant dans le silence et la
solitude de l’être, détachée de l’ouïe et de la vision, la poésie nous
paraît donc le premier phénomène de la volonté esthétique humaine.
[…] Avant toute action, l’homme a besoin de se dire à lui-même,
dans le silence de son être, ce qu’il veut devenir ; il a besoin de se
prouver et de se chanter son propre devenir. C’est là la fonction
volontaire de la poésie. La poésie volontaire doit donc être mise en
rapport avec la ténacité et le courage de l’être silencieux. »
« Philosophie cinématique et philosophie dynamique », p. 295 :
« Nous avons d’abord besoin de donner une valeur à notre être pour
estimer la valeur des autres êtres. Et c’est en cela que l’image du
peseur est si importante dans la philosophie de Nietzsche. Le je
pense donc je pèse n’est pas pour rien lié par une profonde
étymologie. Le cogito pondéral est le premier cogito dynamique.
C’est à ce cogito pondéral qu’il faut référer toutes nos valeurs
dynamiques. »
Dans une note manuscrite inachevée sur une feuille insérée à la fin
de ce volume, qui rejoint les réflexions et les lectures de Fanon sur
l’existence et le temps (Jaspers, Lachièze-Rey, Blondel peut-être,
Wahl sans doute, et bien sûr Kierkegaard et Sartre), on voit se
dessiner un immanentisme et un scepticisme fondamental vis-à-vis
des pensées religieuses ou dialectiques, que l’on retrouve
notamment dans ce qui est dit de Hegel dans Peau noire, masques
blancs et même de Sartre à propos d’« Orphée noir » : « Ne pas
chercher l’Absolu par un relatif. C[omplètemen]t illogique. Il faut
donc effectuer une conversion et ne pas considérer l’Absolu comme
une sorte de Fin [qui] ne saurait se concevoir étant donné la
relativité des moyens. Je pense essentiellement à la connaissance.
La conversion consiste donc à transposer l’absolu et à le considérer
comme une qualité des choses et en particulier des actes (cela
supprimerait le pseudo-problème de l’échec, et même celui de
l’échec objectif). Cela revient à ramener à l’Existence son caractère
d’unicité, métaphysique par excellence. D’où découle la notion de
l’Autre absolu. Mais il semblerait que l’on rejoigne par là le plan
esthétique de Kierk[egaard]. Mais tout vient d’une différence
d’interprétation de l’instant, que l’on considère l’instant non plus
vécu sur le plan esthétique mais sur le plan religieux, la conversion
est faite sans [donner] la primauté à cet instant unique où le disciple
reçoit la condition et qui apparaît en fait comme une infiltration
essentialiste qui grève le plus lourdement l’avenir métaphysique de
l’homme. Tout instant [doit] le plus possible. »]

–, Le Nouvel Esprit scientifique, PUF, Paris, 1949.

[Il y a ici un certain nombre de marques en marge, par exemple à


ces phrases de l’introduction, p. 7 : « Comme le dit Nietzsche : tout
ce qui est décisif ne naît que malgré. C’est aussi vrai dans le monde
de la pensée que dans le monde de l’action. Toute vérité nouvelle
naît malgré l’évidence, toute expérience nouvelle naît malgré
l’expérience immédiate. » Italiques de Bachelard.]

Georges BALANDIER, Sociologie actuelle de l’Afrique noire, PUF,


Paris, 1955.
Gustave BARDY, Saint Augustin. L’homme et l’œuvre, Desclée de
Brouwer, Paris, 1940.
Maurice BARIÉTY et George BROUET, Phtisiologie du médecin
praticien, Masson & Cie, Paris, 1953.
Philippe BARRÈS, Charles de Gaulle, Brentano’s, New York, 1941.
Georges BATAILLE, La Haine de la poésie, Minuit, Paris, 1947.
–, L’Érotisme, Minuit, Paris, 1957.
Pierre BAYLE, Pensées diverses sur la comète, Librairie E. Droz, Paris,
1939.
Simone DE BEAUVOIR, Le Deuxième Sexe. Les Faits et les Mythes,
tome 1, Gallimard, Paris, 1949.
–, Les Mandarins, Gallimard, Paris, 1954.
Nicolas BERDIAEFF, L’Esprit de Dostoïevski, Stock, Paris, 1946.
André BERGE, Le Facteur psychique dans l’énurésie, Seuil, Paris, 1946.
François BERGE et al., Le Destin de l’individu dans le monde actuel.
Enquête internationale auprès des étudiants, Éditions de Clermont, Paris,
1947.
Henri BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience,
Félix Alcan, Paris, 1929.
–, L’Évolution créatrice, PUF, Paris, 1948.
Paul BERNARD, Psychiatrie pratique. Formation, spécialisation et
sélection des auxiliaires médico-sociaux du psychiatre. Formation
psychiatrique générale, tome 1, Desclée de Brouwer, Paris, 1947.

[Quelques marques dans ce volume en regard de certaines phrases


de l’auteur, comme celles-ci : « Les troubles du comportement,
objet de la psychiatrie, ont en général des causes plus complexes
que les troubles organiques qu’on étudie dans les autres branches de
la médecine. Nous savons en effet que le comportement est la
réaction de tout l’organisme engagé dans son effort d’adaptation à
son milieu, avec des échanges incessants entre le milieu et
l’organisme » (p. 60).]

Jacques BERQUE, Les Arabes d’hier à demain, Seuil, Paris, 1960.


Auguste BLANQUI, Textes choisis, Éditions sociales, Paris, 1955.
Jean BOBON, Introduction historique à l’étude des néologismes et des
glossolalies en psychopathologie, Masson & Cie, Paris, 1952.
Gerhardt V. BONIN, Essai sur le cortex cérébral, Masson & Cie, Paris,
1955.

[Ce volume porte le tampon de l’Hôpital psychiatrique de Blida-


Joinville (arrivée du 24 février 1955).]

Joël BONNAL et al., Les Abcès encéphaliques à l’ère des antibiotiques.


Étude statistique de 547 observations, Masson & Cie, Paris, 1960.
Jacques BOREL, Le Déséquilibre psychique. Ses psychoses, sa morale,
PUF, Paris, 1947.
Jorge Luis BORGES, Fictions, Gallimard, Paris, 1956.
Georges BOUDIN et Bernard PÉPIN, Dégénérescence hépato-
lenticulaire, Masson & Cie, Paris, 1959.
L. BOURRAT, Jean DECHAUME, Robert GALLAVARDIN et al.,
L’Enfance irrégulière. Psychologie clinique, PUF, Paris, 1946.
Olivier BRACHFELD, Les Sentiments d’infériorité, Éditions du Mont
Blanc, Genève/Annemasse, 1945.
Bertolt BRECHT, Théâtre complet. Le Cercle de craie caucasien.
Homme pour homme. L’Exception et la Règle, tome 1, L’Arche, Paris,
1956.
Albert BURLOUD, Le Caractère, PUF, Paris, 1948.
Frederik J. J. BUYTENDIJK, Attitudes et Mouvements. Étude
fonctionnelle du mouvement humain, Desclée de Brouwer, Paris, 1957.
Roland CAILLOIS et al., L’Homme. Le monde. L’histoire, Arthaud,
Grenoble, 1948.

[Les marges de plusieurs pages de ce petit volume sont marquées.


Ainsi les passages suivants, dont certaines phrases sont soulignées
au crayon : « J’ai choisi ce sujet “Le monde vécu et l’histoire”,
parce qu’il me semble que, dans le temps où nous vivons, nous
avons une conscience de plus en plus aiguë de la profondeur
historique du monde tel qu’il est vécu, et aussi, corrélativement, une
conscience de participer à l’histoire, de faire l’histoire. […]. Par
conséquent, tout en étant une philosophie comme les autres, une
philosophie désintéressée qui cherche le vrai, elle a pour ainsi dire
une prétention révolutionnaire, puisque la prise de conscience de la
situation doit être en même temps un acte » (p. 8-9). « Marx disait :
“La raison n’est pas vécue comme raison”, la raison a son
fondement dans une réalité historique vécue » (p. 12). « […]
phénoménologique signifie également historique car l’histoire de la
conscience contient dans sa profondeur l’histoire du monde entier.
Si Hegel peut retrouver dans l’homme, tel qu’il le décrit, les étapes
du monde, c’est parce qu’il les contient réellement, parce qu’il les
vit de quelque manière. S’il n’y avait pas une histoire vécue – et
cette histoire se prolonge à l’infini dans le passé –, il n’y aurait pas
d’histoire réfléchie » (p. 47).]

Nicolas CALAS, Foyers d’incendie, Denoël, Paris, 1938.


[Plusieurs passages marqués ici, en particulier dans une section sur
le complexe d’infériorité, mais aussi sur l’évolution et la culture.
Ainsi : « Dorénavant, l’adaptation de l’homme à son milieu s’opère
en deux temps, le premier se fait comme chez tous les êtres vivants,
par un mouvement d’adaptation organique, et le second produit une
transformation des éléments de la matière en objets de valeur, qui
devient une forme d’assimilation spécifiquement humaine et qui est,
comme nous l’avons vu, le principe fondamental de la civilisation »
(p. 241).]

Albert CAMUS, Les Justes. Pièce en cinq actes, Gallimard, Paris, 1950.
Mayotte CAPÉCIA, Je suis martiniquaise, Corrêa, Paris, 1948.
–, La Négresse blanche, Corrêa, Paris, 1950.

[Deux passages sont marqués en marge : « Aucune goutte de sang


blanc. Avec sa mentalité d’esclave, elle [Lucia, qui “était du type
africain le plus pur”] était dévouée corps et âme à Isaure » (p. 36).
« Mais vous n’êtes pas noire, Isaure, vous êtes à peine métisse, vous
avez la peau presque blanche. Dans quelques années, quand vous
aurez gagné des millions avec votre bar, vous vous ferez construire
une maison sur le plateau Didier et vous passerez pour une créole »
(p. 44).]

Fernand CARIDROIT, Psychophysiologie des glandes endocrines et du


système neuro-végétatif, PUF, Paris, 1946.
John C. CAROTHERS, Psychologie normale et pathologique de
l’Africain. Étude ethnopsychiatrique, Organisation mondiale de la santé,
Genève, 1954.
Pierre CARPENTIER-FIALIP et René LAMAR, Les États-Unis.
Civilisation, Hachette, Paris, 1948.
Michel CARROUGES, La Mystique du surhomme, Gallimard, Paris,
1948.

[Nombreuses marques et « oui » d’approbation de la main de Fanon


dans la section sur « Le surhomme et la mort de Dieu ».]
John CASSELS et al., The Sterling Area. An American Analysis,
Economic Cooperation Administration, Special Mission to the United
Kingdom, Londres, 1951.
Jean CATHALA, Pierre MOLLARET et al., Manuel de pathologie
médicale. Physiopathologie et clinique, Masson & Cie, Paris, 1947.
Aimé CÉSAIRE, Les Armes miraculeuses, Gallimard, Paris, 1946.
Paul CÉSARI, Les Déterminismes et la Contingence, PUF, Paris, 1950.
René CHAR, Poèmes et prose choisis, Gallimard, Paris, 1957.
Paul CHAUCHARD, Mécanismes cérébraux de la prise de conscience.
Neurophysiologie, psychanalyse et psychologie animale, Masson & Cie,
Paris, 1956.
Jean CHESNEAUX, Contribution à l’histoire de la nation vietnamienne,
Éditions sociales, Paris, 1955.
Maryse CHOISY, L’Anneau de Polycrate. Essai sur la culpabilité
collective et recherche d’une éthique psychanalytique, Éditions Psyché,
Paris, 1948.

[Ce livre sur le sentiment de culpabilité, auquel Fanon se réfère dans


Peau noire, masques blancs (Œuvres, op. cit., p. 134), est marqué en
de nombreux endroits. La page de garde porte la mention :
« À consulter : WEULERSSE, Noirs et Blancs, Armand Colin. » Le
livre de Jacques WEULERSSE, Noirs et Blancs. À travers l’Afrique
nouvelle de Dakar au Cap (Armand Colin, Paris, 1931), n’est
toutefois pas référencé dans l’œuvre publiée de Fanon.
Cette phrase, notamment, est annotée en marge : « Sans doute est-il
possible aussi de concevoir à la limite un surhomme évolué idéal,
parfait, “comme un Dieu” chez qui tout l’inconscient serait devenu
graduellement conscient » (p. 68) ; annotation très probablement de
Fanon : « Non ! Ce serait rejoindre Valéry : conscience de néant sur
les rives du “rien”, “puissance qui se consume à se connaître” »
[Réminiscence du « Cimetière marin »]. Le passage suivant est
également annoté : « Le petit d’homme recommence dans ses jeux
un événement même désagréable, peut-être “pour pouvoir, par son
activité, maîtriser la forte impression qu’il en a reçue au lieu de se
borner à la subir en gardant une attitude purement passive” [note :
FREUD, Essais de psychanalyse, p. 47]. Cette répétition est
quelquefois un plaisir. En tout cas une façon de se rendre maître de
la réalité. Pourquoi n’aurions-nous pas deux vies, dont l’une
servirait de brouillon à l’autre ? » (p. 89) ; annotation : « Cf. Lacan
(imago). »]

Édouard CLAPARÈDE, L’Éducation fonctionnelle, Delachaux et Niestlé,


Neuchâtel/Paris, 1931.
Henri CLAUDE et Stéphen CHAUVET, Sémiologie réelle des sections
totales des nerfs mixtes périphériques. Considérations sur la technique
concernant l’étude des troubles des sensibilités, les modifications des
réactions vasomotrices et sudorales, les altérations trophiques ostéo-
articulaires et cutanées, Maloine, Paris, 1911.
Paul CLAUDEL, La Sagesse ou la Parabole du festin, Gallimard, Paris,
1939.
–, Théâtre (première série). Tête d’or (première et seconde versions),
Mercure de France, Paris, 1946.
–, Théâtre, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1947.
Raymond COIRAULT, Le Syndrome de Guillain-Barré, Masson & Cie,
Paris, 1958.
Auguste COMTE, Cours de philosophie positive. Discours sur l’esprit
positif, Garnier frères, Paris, 1949.
CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE, « Statut
organique de l’Algérie. Loi portant fixation des circonscriptions électorales
pour la désignation des membres de l’Assemblée algérienne, décrets portant
règlements d’administration publique pour l’application du statut de
l’Algérie », Journal officiel de la République française et Journal officiel
de l’Algérie, Alger, novembre 1950.
Pierre CORNEILLE, Rodogune, Larousse, Paris, [s. d.].
–, Cinna. Tragédie, Hachette, Paris, 1935.
–, Le Cid, Arthème Fayard, Paris, 1946.
Auguste CORNU, Karl Marx et la révolution de 1848, PUF, Paris, 1948.
Michel COURNOT, Martinique, Gallimard, Paris, 1949.
André CRESSON, Les Courants de la pensée philosophique française,
Armand Colin, Paris, 1946.
[Quelques annotations dans ce volume. La première phrase de
l’introduction (« La réflexion humaine a toujours oscillé entre deux
pôles : le pôle intellectuel, le pôle moral ») est notamment annotée
ainsi : « Non, la connaissance n’est pas opposée [à] l’action. La
meilleure connaissance est par l’action. »]

–, Les Courants de la pensée philosophique française, tome 1, Armand


Colin, Paris, 1947.
–, Les Systèmes philosophiques, Armand Colin, Paris, 1947.
–, Saint Thomas d’Aquin. Sa vie, son œuvre, avec un exposé de sa
philosophie, PUF, Paris, 1947.
Benedetto CROCE, La Poésie. Introduction à la critique et à l’histoire de
la poésie et de la littérature, PUF, Paris, 1951.
Bertrand D’ASTORG, Aspects de la littérature européenne depuis 1945,
Seuil, Paris, 1952.
Henri DAMAYE, Psychiatrie et civilisation, Félix Alcan, Paris, 1934.
Albert DAUZAT, La Philosophie du langage, Flammarion, Paris, 1912.
–, Le Génie de la langue française, Payot, Paris, 1954.
Jean-Pierre DEHAYE, Contribution à l’étude des états pseudo-
démentiels après traumatisme crânien, [s. n.], Paris, 1955.
Jean DELAY, Colloque international sur la chlorpromazine et les
médicaments neuroleptiques en thérapeutique psychiatrique. Paris 20, 21,
22 octobre 1955, clinique des maladies mentales et de l’encéphale de la
Faculté de médecine, G. Doin, Paris, 1956.
Robert DELAVIGNETTE, Les Paysans noirs, Stock, Paris, 1947.
Victor DELBOS, De Kant aux postkantiens, Aubier, Paris, 1940.
Jean DELMAS et Georges LAUX, Système nerveux sympathique. Étude
systématique et macroscopique, Masson & Cie, Paris, 1952.
Paul DELOST et Marthe BONVALLET, Récents progrès en physiologie,
PUF, Paris, 1956.
Georges DEL VECCHIO, La Justice, la vérité. Essais de philosophie
juridique et morale, Dalloz, Paris, 1955.
[On trouve dans ce volume un chapitre sur « L’obligation juridique
de la véracité. Spécialement dans le procès civil ».]

Émile DERMENGHEM, Le Culte des saints dans l’islam maghrébin,


Gallimard, Paris, 1954.

[Un paragraphe sur le saint de Birmandreis, dont la spécialité est la


« guérison des fous, nerveux et paralytiques », est marqué d’une
croix en marge (p. 104).]

René DESCARTES, Discours de la méthode pour bien conduire sa


raison et chercher la vérité dans les sciences, suivi des Méditations en latin
et en français, Librairie Delagrave, Paris, 1918.
Maurice DESPINOY, Circonstances et signes du début de la
schizophrénie, Bosc frères, Lyon, 1948.

[Dédicace de Maurice Despinoy : « Au docteur Frantz Fanon j’offre


cette thèse bien que la psychologie y paraisse dédaignée. Très
amicalement et avec l’espoir d’avoir prochainement le plaisir de
travailler encore avec lui. »]

Jean DESPOIS, L’Afrique blanche française. L’Afrique du Nord, tome 1,


PUF, Paris, 1949.
Isaac DEUTSCHER, Staline, Gallimard, Paris, 1953.
Mohammed DIB, L’Incendie, Seuil, Paris, 1954.
Denis DIDEROT, Textes choisis. Pensées philosophiques, Lettre sur les
aveugles, Suite de l’apologie de l’abbé de Prades, tome 1, Éditions
sociales, Paris, 1952.
–, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers. Textes choisis, préface et commentaires par Albert Soboul, tome 1,
Éditions sociales, Paris, 1952.
–, Textes choisis. De l’interprétation de la nature (Pensées sur
l’interprétation de la nature). Articles de l’Encyclopédie (sept premiers
tomes), tome 2, Éditions sociales, Paris, 1953.
–, Les Salons. 1759-1781, Éditions sociales, Paris, 1955.
–, Essais sur la peinture. De la manière. Pensées détachées sur la
peinture, la sculpture, l’architecture et la poésie. Tableaux de nuit de
Skalken, tome 5, Éditions sociales, Paris, 1955.
Paul DIEL, Psychologie de la motivation. Théorie et application
thérapeutique, PUF, Paris, 1948.

[Dans l’introduction de ce livre, plusieurs passages sont marqués, en


particulier : « Le monde extérieur et le monde intérieur sont
inséparables, ils s’interpénètrent et cette interpénétration est la vie »
(p. 13) ; « Mais la psychothérapie dépasse nécessairement le
domaine médical. Elle cherche une direction sensée de la vie, une
direction vers le sens de la vie. Une thérapie qui ne voudrait pas
envisager le sens de la vie, qui voudrait s’opposer au sens de la vie,
serait nécessairement insensée, fausse. À la difficulté fondamentale
de définir la base métaphysique, s’ajoute la difficulté non moins
redoutable de définir le but moral » (p. 15) ; « Chez l’individu qui
ne peut valoriser ses désirs par rapport à un sens de la vie et ne peut
les satisfaire que par l’imagination, la séparation entre le monde
extérieur et le monde intérieur, cause de toute insuffisance, de toute
souffrance, deviendra un abîme infranchissable ; la souffrance
deviendra insupportable » (p. 19).]

John DOS PASSOS, Sur toute la terre, Gallimard, Paris, 1936.


–, 42e Parallèle, Gallimard, Paris, 1951.
Fiodor DOSTOÏEVSKI, Mémoires écrits dans un souterrain, Gallimard,
Paris, 1949.
Auguste DUFOUR, Paralysies nucléaires des muscles des yeux, Impr.
Victor van Doosselaere, Gand, 1890.
Marc DUFOUR, Traité des maladies du nerf optique, Doin, Paris, 1908.
Mikel DUFRENNE et Paul RICŒUR, Karl Jaspers et la philosophie de
l’existence, Seuil, Paris, 1947.

[Un certain nombre de passages marqués. Ainsi : « Kierkegaard et


Nietzsche savaient que le dernier mot de la méditation sur
l’existence n’est ni dans le rapport de la conscience d’être libre avec
la connaissance objective, ni même dans le rapport de l’existence
avec elle-même ; le cœur du drame est dans le rapport de l’existence
avec quelque transcendance qu’elle n’est pas elle-même et qui est
pourtant sa raison et son ultime paix » (p. 23) ; « Or il y a un
scandale qui ne peut plus être tu, à poser la question de l’être, c’est-
à-dire la question du commencement et de la fin, quand celui qui
questionne n’est ni au commencement ni à la fin, mais se trouve pris
dans une situation entre commencement et fin, chargé de passé,
mouvant lui-même, limité par un caractère, des passions, une
naissance, une courte vie, une information bornée. Le philosophe
doit avoir conscience de l’immensité de son horizon et de la
précarité de sa perspective : l’être ne se donne que dans des profils,
des esquisses, qui doivent par eux-mêmes échouer pour livrer leur
message » (p. 28).
Toute la première page du chapitre sur « La liberté existentielle »
(p. 144) est marquée en marge. (« Il nous faut donc voir maintenant
comment la liberté est l’acte de l’existence, ou mieux comment
s’identifient liberté et existence. […] Je suis celui qui choisit, et qui
par son choix décide de son propre être. »)
Dans ce volume, une lettre manuscrite de Pierre Lachièze-Rey
(1885-1957), philosophe kantien, proche du mouvement chrétien de
gauche du Sillon, titulaire d’une chaire à Lyon, en date du 17 juin
1949 : « Cher Monsieur, j’ai regretté que les circonstances ne
m’aient pas permis d’entrer hier plus avant dans vos préoccupations
et de répondre plus longuement à vos questions. Je vous répète que
je reste à votre disposition dans la mesure où vous jugerez que je
puis vous rendre service dans vos recherches. J’espère que
M. Lacroix pourra également vous être utile. Je vous envoie, comme
je vous l’ai promis, un article que j’ai fait sur la méthode de
Maurice Blondel. Je vous recommande encore de lire la première
“Action” de cet auteur, si vous pouvez la trouver. Dans cet ouvrage,
vous verrez ce qu’est une véritable transcendance. En ce qui
concerne le problème des valeurs et de la destinée, je me permets de
vous renvoyer à un article que j’ai publié dans la Revue de
métaphysique et de morale de juillet-octobre 1947. Veuillez croire,
cher Monsieur, à mes sentiments sympathiquement dévoués. »
L’article de Lachièze-Rey (Revue de métaphysique et de morale,
52e année, no 3-4, juillet-octobre 1947, p. 244-258) s’intitule
« Esquisse d’une métaphysique de la destinée ». Le livre de Maurice
Blondel recommandé est L’Action. Essai d’une critique de la vie et
d’une science de la pratique, PUF, Paris, 1893. Jean Lacroix (1900-
1986), philosophe lyonnais, lui aussi chrétien de gauche, était
proche d’Emmanuel Mounier et de sa revue Esprit, qui publiera les
premiers textes de Fanon. André Mandouze (plus tard fondateur de
Consciences maghribines à Alger, revue à laquelle Fanon
contribuera) fréquente ses séminaires clandestins à la fin de la
guerre. La question des rapports entre valeurs, action et
transcendance est évidemment au cœur des préoccupations de
Fanon à cette époque.]

Georges DUMAS, Le Surnaturel et les dieux d’après les maladies


mentales, PUF, Paris, 1946.

[Plusieurs marques dans les chapitres sur « Les psychoses et le


réel » et sur « L’automatisme, les hallucinations ».]

René DUMONT, Terres vivantes, Plon, Paris, 1961.


Charles DURAND, L’Écho de la pensée, G. Doin & Cie, Paris, 1941.
Pierre DURANTON, La Schizophrénie infantile, Librairie Arnette, Paris,
1956.
Léon ECTORS, M. J. SAINTES, Jacques ACHSLOGH, Les
Compressions de la moelle cervicale. Lésions intrinsèques et traumatiques
exclues, Masson & Cie, Paris, 1960.
ÉRASME, Éloge de la folie, Éditions de Cluny, Paris, 1941.
ESCHYLE, Les Perses, Hatier, Paris, 1933.
–, Tragédies. Traduction de Paul Mazon, Club français du livre, Paris,
1955.
Auguste ETCHEVERRY, Le Conflit actuel des humanismes, PUF, Paris,
1955.
ÉTIEMBLE, Le Mythe de Rimbaud. Structure du mythe, Gallimard,
Paris, 1952.
Henri EY, La Psychiatrie devant le surréalisme, Centre d’éditions
psychiatriques, Paris, 1948.
[Ce texte d’une longue conférence d’Henri Ey est abondamment
marqué à la plupart des pages. Sur l’intérêt de Fanon pour le
surréalisme, voir David MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit.,
p. 147 sq.).]

–, Études psychiatriques. Aspects séméiologiques, Desclée de Brouwer,


Paris, 1950.
–, Études psychiatriques. Historique, méthodologie, psychopathologie
générale, Desclée de Brouwer, Paris, 1952.
Henri EY et Julien ROUART, Essai d’application des principes de
Jackson à une conception dynamique de la neuropsychiatrie, Doin, Paris,
1938.

[La section concernant « Le troisième facteur des folies. La vitesse


avec laquelle s’effectue la dissolution (vitesse de la disparition du
contrôle des niveaux d’évolution qui persistent) » est marquée d’un
astérisque. Dans une note au texte de Jackson, Ey relève : « Ce que
Jackson dit de l’importance de la vitesse de la dissolution est d’un
intérêt extrême et que nous n’avons jamais vu souligner. » Une
inscription en marge, p. 37, indique : « À ce propos, voir Jaspers
(Introduction) ». À la p. 69 de ce chapitre sur « Les dissolutions de
l’activité psychique », plusieurs passages sont marqués : « L’activité
hallucinatoire est contingente par rapport à la structure essentielle de
tels délires [les délires de structure paranoïaque]. En règle générale,
la forme hallucinatoire exprime les affects les plus inconscients : les
hallucinations, lorsqu’elles existent, sont manifestement
l’expression de la personnalité paranoïaque ». Ce passage est
marqué de deux « oui » en marge ; « Nous avons été frappés, avec
Lacan, de l’extrême importance des moments féconds dans
l’évolution de tels délires. Tout se passe comme si l’organisation
délirante se nouait et se nourrissait dans des états d’expériences
délirantes à forme intuitive ou illusionnelle. » Seul ce dernier mot
est souligné par Fanon. Ce passage est annoté : « Voir thèse Lacan.
Cas Aimée. »]
Guy FAGEOT, Troubles de l’intelligence et du caractère à la suite de
brûlures chez l’enfant, Bosc frères, Lyon, 1953.
Howard FAST, La Route de la liberté, Gallimard, Paris, 1948.
William FAULKNER, Absalon ! Absalon !, Gallimard, Paris, 1953.
Philippe FAURÉ-FRÉMIET, La Recréation du réel et l’Équivoque,
Alcan/Presses universitaires de France, Paris, 1940.
Jean-Claude FILLOUX, Psychologie des animaux, PUF, Paris, 1950.
Abou’Lkasim FIRDOUSI, Le Livre de Feridoun et de Minoutchehr, rois
de Perse, H. Piazza, Paris, 1924.
Victor FLEURY et Mohammed SOUALAH, L’Arabe pratique et
commercial. À l’usage des établissements d’instruction et des hommes
d’affaires. Lecture, écriture, grammaire, syntaxe, exercices d’application,
textes suivis, conversation, lexiques, dictionnaire commercial, La Typo-
litho Jules Carbonel, Alger, 1950.
Benjamin FONDANE, Baudelaire et l’expérience du gouffre, P. Seghers,
Paris, 1947.
Louis-René DES FORÊTS, La Chambre des enfants, Gallimard, Paris,
1960.
Émile FORGUE, Précis de pathologie externe, G. Doin & Cie, Paris,
1948.

[Une note au revers de la couverture indique : « Alan Paton, Pleure


ô pays bien aimé. »]

Michel FOUCAULT, Histoire de la folie à l’âge classique, Plon, Paris,


1961.
H. FRAISSE et Abdul-Kader HUSSEINI, « Dégénérescence cancéreuse
de la vésicule lithiasique. À propos d’une statistique médico-chirurgicale de
197 cas recueillis dans les services du docteur M. Girard et du professeur
Bertrand », Journal de médecine de Lyon, vol. 35, p. 121-129, 5 février
1954.
Simon FRANK, La Connaissance et l’être, Fernand Aubier, Paris, 1937.

[Quelques marques dans l’introduction des traducteurs. En


particulier, p. VI : « En opposition avec toutes les doctrines
subjectivistes qui pensent déifier l’homme en en faisant par sa
connaissance l’origine du monde où il vit, mais n’aboutissent qu’à
le rendre étranger à la réalité en l’enfermant dans une représentation
superficielle et fictive, [Simon Frank] exprime et défend son
inébranlable conviction que nous appartenons intimement au réel. »]

Sigmund FREUD, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard,


Paris, 1923.

[De nombreuses marques dans les chapitres sur « Les aberrations


sexuelles » et « La sexualité infantile ».]

–, L’Avenir d’une illusion, Denoël et Steele, Paris, 1932.


–, Introduction à la psychanalyse, Payot, Paris, 1947.

[Les chapitres sur le rêve sont marqués en plusieurs endroits.


Quelques annotations semblent être de Fanon, exprimant en
particulier quelques doutes sur le symbolisme des organes sexuels et
l’idée d’une connaissance inconsciente du symbolisme. Ainsi,
p. 183 : « Nous pouvons dire seulement que chez le rêveur la
connaissance du symbolisme est inconsciente, qu’elle fait partie de
sa vie psychique inconsciente [expression en italiques dans
l’original et soulignée]. » Cette phrase est assortie en marge d’un
« Cesse de dire des conneries ». La phrase suivante, p. 185, est
marquée d’un « Salaud » : « On dirait que l’homme primitif ne s’est
résigné au travail qu’en en faisant l’équivalent et la substitution de
l’activité sexuelle. »]

–, Essais de psychanalyse. I. Au-delà du principe du plaisir.


II. Psychologie collective et analyse du moi. III. Le Moi et le Soi.
IV. Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, Payot, Paris, 1948.
–, Psychopathologie de la vie quotidienne, Payot, Paris, 1948.
–, Abrégé de psychanalyse, PUF, Paris, 1955.
Georges FRIEDMANN, Problèmes humains du machinisme industriel,
Gallimard, Paris, 1946.
Claude FRIOUX, Maïakovski par lui-même, Seuil, Paris, 1961.
Eugène FROMENTIN, Dominique, Éditions de Cluny, Paris, 1938.
[Ouvrage portant le tampon de l’Hôpital psychiatrique de Blida-
Joinville.]

Peter FRYER et Patricia MCGOWAN PINHEIRO, Oldest Ally.


A Portrait of Salazar’s Portugal, D. Dolson, Paris, 1961.
André GALLI et Robert LELUC, L’Analyse biochimique médicale, PUF,
Paris, 1957.
Jean GARAMOND, Images de l’homme immobile, Éditions de La
Baconnière, Paris, 1943.
Alexandre GARDE, Les Complications neurologiques des néoplasmes
viscéraux. Rapport de neurologie. Congrès de psychiatrie et de neurologie
de langue française, Masson & Cie, Paris, 1958.
Arthur VAN GEHUCHTEN, Les Maladies nerveuses, Librairie
universitaire, Louvain, 1945.
Jean GIRAUDOUX, Simon le pathétique, Grasset, Paris, 1926.
Édouard GLISSANT, Les Indes. Poème de l’une et l’autre terre, Falaize,
Paris, 1956.

[Volume de l’un des tirages de tête, sans doute offert à Josie Fanon
après la mort de Fanon car portant la dédicace : « Cette épopée du
Nouveau Monde – ses souffrances, son humanité – pour toi, chère
Houria, en ce premier jour du grand État algérien. Espoir ! Espoir !
Éd. »]

Kurt GOLDSTEIN, La Structure de l’organisme. Introduction à la


biologie à partir de la pathologie humaine (Der Aufbau des Organismus),
Gallimard, Paris, 1951.

[Volume marqué en marge en de nombreux endroits, sans


annotation.]

André GORZ, Le Traître, Seuil, Paris, 1958.


Marcel GRANET, La Civilisation chinoise, Albin Michel, Paris, 1929.
Antoine GRÉGOIRE, Le Bégaiement. Conseils indispensables à sa
guérison, Éditions Lumières, Paris, 1948.
Bernard GROETHUYSEN, Introduction à la pensée philosophique
allemande depuis Nietzsche, Stock, Paris, 1926.
Romano GUARDINI, De la mélancolie, Seuil, Paris, 1952.
Daniel GUÉRIN, Où va le peuple américain ?, Julliard, Paris, 1951.
Miller GUERRA, Le Syndrome cérébelleux et le Syndrome vestibulaire,
Masson & Cie, Paris, 1954.
Georges GUILLAIN, Ivan BERTRAND, Anatomie topographique du
système nerveux central, Masson & Cie, Paris, 1926.
Jean GUILLAUME, Les Accidents circulatoires du cerveau, PUF, Paris,
1957.
–, Les Méningiomes. Étude clinique et chirurgicale, PUF, Paris, 1957.
Jean GUILLAUME et Jean SIGWALD, Diagnostic neurochirurgical,
PUF, Paris, 1947.
Jean GUILLAUME, Gabriel MAZARS et Stanislas DE SÈZE, Chirurgie
cérébro-spinale de la douleur, PUF, Paris, 1949.
Paul GUILLAUME, La Psychologie de la forme, Flammarion, Paris,
1937.

[Volume portant le tampon de la bibliothèque médicale de l’Hôpital


psychiatrique de Saint-Alban.]

–, La Psychologie animale, Armand Colin, Paris, 1947.

[La section « L’emploi des symboles » du chapitre sur « Le


problème de l’intelligence » est marquée en marge en plusieurs
endroits, en particulier les passages sur l’échec des tentatives
d’enseigner un symbolisme aux singes, ou sa transmission, par
opposition, à l’enfant humain.]

Gérard GUIOT, Adénomes hypophysaires, Masson & Cie, Paris, 1958.


Georges GURVITCH, La Sociologie au XX e siècle. Les études
sociologiques dans les différents pays, tome 2, PUF, Paris, 1947.

[Un certain nombre de marques.]


–, La Vocation actuelle de la sociologie. Sociologie différentielle, tome 1,
PUF, Paris, 1957.

[Quelques marques dans les sections portant sur l’anthropologie et


l’ethnologie culturelle. En particulier : « Pourtant, on voit s’imposer
de plus en plus l’idée que le social pénètre jusque dans le psycho-
pathologique. Ainsi, dans les sociétés musulmanes, les sociologues
ont pu constater que les fous ne se suicident pas tant ils sont sous
l’emprise des interdits religieux qui prohibent le suicide et qui
restent profondément enracinés dans la mentalité des malades »
(p. 34). De même, concernant le symbole dans la conscience
collective vivante, thème souvent abordé par Fanon : « Chaque fois
que, dans un type de société globale (à l’état de révolution, de
guerre ou de transition), ou dans un groupement particulier
(groupement d’activité économique, groupement fraternel,
groupement mystico-extatique, classe sociale, etc.), on voit
prédominer des conduites collectives effervescentes, novatrices,
créatrices, on peut constater que, d’une part, des communions
activistes et volitives sont à l’œuvre et que, d’autre part, les
symboles et modèles jusqu’alors valables perdent leur efficacité et
leur prestige » (p. 84).]

– (dir.), Traité de sociologie, tome 1, PUF, Paris, 1958.

[Dans cet ouvrage collectif, les pages de la section III du premier


chapitre sont coupées. Il s’agit de l’article de Roger Bastide,
« Sociologie et psychologie ».]

–, Traité de sociologie, tome 2, PUF, Paris, 1960.


Aron GURWITSCH, Théorie du champ de la conscience, Desclée de
Brouwer, Paris, 1957.
Georges GUSDORF, Traité de l’existence morale, Armand Colin, Paris,
1946.
–, Mémoire et personne. La Mémoire concrète, tome 1, PUF, Paris, 1951.
–, Mémoire et personne. Dialectique de la mémoire, tome 2, PUF, Paris,
1951.
–, La Parole, PUF, Paris, 1953.
Daniel HALÉVY, La Vie de Proudhon, Stock, Paris, 1948.
Hervé HARANT et Nguyên DUC, Pathologie exotique, Maloine, Paris,
1948.
Georges HARDY, Portrait de Lyautey, Existence du monde, Paris, 1949.
Georg W. F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Gallimard,
Paris, 1940.
–, Esthétique, Aubier, Paris, 1944.
–, La Phénoménologie de l’esprit, tomes 1 et 2, Aubier-Montaigne, Paris,
1947.

[Quelques passages sont marqués en marge, en particulier, dans le


chapitre sur « La vérité de la certitude de soi-même », la section
« Maître et esclave ». Par exemple : « C’est seulement par le risque
de sa vie qu’on conserve la liberté [seul passage souligné par
Fanon. Les italiques suivantes sont dans l’original], qu’on prouve
que l’essence de la conscience de soi n’est pas l’être, n’est pas le
mode immédiat dans lequel la conscience de soi surgit d’abord,
n’est pas son enfoncement dans l’expansion de la vie ; on prouve
plutôt par ce risque que dans la conscience de soi il n’y a rien de
présent qui ne soit pour elle un moment disparaissant, on prouve
qu’elle est seulement un pur être-pour-soi. L’individu qui n’a pas
mis sa vie en jeu peut bien être reconnu comme personne ; mais il
n’a pas atteint la vérité de cette reconnaissance comme
reconnaissance d’une conscience de soi indépendante » (t. 1,
p. 159). « La conscience inessentielle est ainsi, pour le maître,
l’objet qui constitue la vérité de sa certitude de soi-même. Il est
pourtant clair que cet objet ne correspond pas à son concept ; mais il
est clair que là où le maître s’est réalisé complètement, il trouve tout
autre chose qu’une conscience indépendante [en marge : “miroir”] ;
ce qui est pour lui ce n’est pas une conscience indépendante, mais
plutôt une conscience dépendante » (t. 1, p. 163).
Dans le volume dirigé par André Leroi-Gourhan, L’Homme, races
et mœurs, nous avons trouvé la note manuscrite suivante, peut-être
note de cours ou de lecture sur Hegel : « Sur la logique de Hegel.
Selon Hegel, seul le langage est sens et sens de sens. Il n’y a de sens
effectif que par l’unité de l’en-soi et du pour soi. À travers le
langage, il y a un passage du sensible au sens et passage inverse de
la pensée à son aliénation propre. Comment passe-t-on de la
phénoménologie au savoir absolu ? Hegel définit la pensée vraie, le
concept comme une pensée qui donne au Moi la consistance de
l’être en-soi, la valeur objective, et à la chose pensée la valeur
subjective du pour-soi de la conscience. Kant, pour passer du
sensible à l’entendement, parlait de l’imagination comme source
commune. Le savoir absolu chez Hegel suppose l’homme agissant,
car il n’est pas signification donnée, nécessité, mais signification
engendrée, signification de soi : l’absolu est sujet. Chez Hegel, la
logique spéculative se substitue à la métaphysique dogmatique. Le
logos comme vie spéculative est selbst-bewust-sein avec ses trois
moments : l’être comme immédiat (sein), l’apparaître de l’être
(bewust) et le sens ou le soi (selbst).]

Ernest HEMINGWAY, L’Adieu aux armes, Gallimard, Paris, 1948.


–, Pour qui sonne le glas, Gallimard, Paris, 1961.
Angelo HESNARD et René LAFORGUE, L’Évolution psychiatrique.
Psychanalyse, psychologie clinique, Payot, Paris, 1927.

[Plusieurs passages des articles composant ce recueil historique, où


Hesnard fit la première histoire du mouvement psychanalytique en
France, sont marqués :
René LAFORGUE et Georges PARCHEMINEY, « Conflits
psychiques et troubles organiques » : « En définitive, la
psychanalyse, en élargissant le champ de la conscience, permet
d’étudier d’une façon plus précise les complexes organo-
psychiques ; quant à l’explication intime de ces processus, nous ne
pouvons ici qu’en souligner l’intérêt, sans prétendre la résoudre »
(p. 35). « Dans le traitement des cas cliniques complexes, à
participation organique, sympathique et psychique, qui n’ont pas
cédé aux traitements rationnels utilisés jusqu’alors, la psychanalyse
nous paraît devoir constituer une arme efficace » (p. 44).
Angelo HESNARD, « Les applications de la psychanalyse à l’étude
du mécanisme psychogénétique des psychoses délirantes
chroniques » : de nombreuses marques sur des points techniques.
« Cette conception des symptômes névrotiques en tant que solution
morbide du conflit entre les tendances refoulées et le “moi
conscient” qui refoule est à la base de la théorie psychanalytique des
névroses » (p. 76, note 1).
Eugène MINKOWSKI, « De la rêverie morbide au délire
d’influence » : « Comprendre le contenu de la psychose ne nous
suffit point. Nous voulons encore expliquer, expliquer aussi bien
l’apparition des troubles mentaux que leurs caractères particuliers »
(p. 157) ; en marge une accolade où « Jaspers » chapeaute
« Verstehen-Erklären ».
Édouard PICHON, « De l’extension légitime du domaine de la
psychanalyse » : commentaires très négatifs, surtout à la page 223
où Pichon semble préconiser une connaissance « nouménale » du
psychisme par opposition aux « ombres chinoises » qui feraient
l’objet de la psychanalyse. Ainsi : « Un tantinet de réflexion
phénoménologique révélerait, Pichon, le champ pré-personnel de la
conscience empirique et la transcendance de l’ego. »

Angelo HESNARD, L’Univers morbide de la faute, PUF, Paris, 1949.


Thor HEYERDAHL, L’Expédition du Kon-Tiki. Sur un radeau à travers
le Pacifique, Albin Michel, Paris, 1951.
Chester HIMES, La Troisième Génération, Gallimard, Paris, 1954.
HOMÈRE, Iliade, Garnier, Paris, 1945.
–, Odyssée, Armand Colin, Paris, 1947.
Victor HUGO, Les Voix intérieures, Garnier frères, Paris, 1950.
Johan HUIZINGA, Le Déclin du Moyen Âge, Payot, Paris, 1948.
Edmund HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie,
Gallimard, Paris, 1950.

[Quelques passages soulignés dans l’introduction du traducteur,


Paul Ricœur].

Alex INKELES, L’Opinion publique en Russie soviétique. Une étude sur


la persuasion des masses, Les Îles d’or, Paris, 1956.
Anatoli Georgievitch IVANOV-SMOLENSKI, « Essais sur la
physiopathologie de l’activité nerveuse supérieure. La Raison », Cahiers de
psychopathologie scientifique, no 11-12, 4e trimestre 1955.
Max JACOB, Le Cornet à dés, Stock, Paris, 1923.
–, Lettres de Max Jacob à Jean Cocteau (1919-1944), Gallimard, Paris,
1950.
Cyril Lionel Robert JAMES, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et
la révolution de Saint-Domingue, Gallimard, Paris, 1949.
Claude JAMET, Images mêlées, Éditions de l’Élan, Paris, 1947.
Pierre JANET, Les Médications psychologiques, Félix Alcan, Paris,
1919.
–, De l’angoisse à l’extase. Études sur les croyances et les sentiments,
tome 1, Félix Alcan, Paris, 1926.
–, De l’angoisse à l’extase. Les sentiments fondamentaux, tome 2, Félix
Alcan, Paris, 1928.

[Plusieurs passages marqués dans le chapitre sur « Les béatitudes »,


notamment p. 500 à 532, sur les rapports entre schizophrénie,
hystérie, autisme et état inspiré, extatique ou d’inaction totale.]

Auguste JARDÉ, La Grèce antique et la vie grecque. Géographie,


histoire, littérature, beaux-arts, vie publique, vie privée, Delagrave, Paris,
1946.
Alfred JARRY, Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien,
Stock, Paris, 1923.
Karl JASPERS, Nietzsche et le christianisme, Minuit, Paris, 1949.

[Quelques passages marqués dans ce volume. Ainsi : « Le


christianisme a jadis détruit tout ce dont l’homme vivait
auparavant ; et, avant tout, la vérité tragique de la vie que
connaissaient les Grecs présocratiques. À cela, le christianisme
n’oppose plus que des fictions : Dieu, l’ordre moral de l’univers,
l’immortalité, le péché, la grâce, la rédemption » (p. 23).]

Andreï JDANOV, Sur la littérature, la philosophie et la musique,


Éditions de « La Nouvelle Critique », Paris, 1950.
Francis JEANSON, La Phénoménologie, Téqui, Paris, 1951.

[Ce volume a été lu très soigneusement et porte des marques tout du


long.]

–, La Vraie Vérité : alibi. Suivi de la récrimination : essai, Seuil, Paris,


1954.
–, Sartre par lui-même, Seuil, « Écrivains de toujours », Paris, 1955.
Pierre Jean JOUVE, Ode, Minuit, Paris, 1950.
Claude JULIEN, Le Nouveau Nouveau monde. L’élite au pouvoir, les
syndicats ouvriers, tome 1, Julliard, Paris, 1960.
Carl Gustav JUNG, L’Homme à la découverte de son âme. Structure et
fonctionnement de l’inconscient, Éditions du Mont-Blanc, Paris, 1940.

[Un certain nombre d’annotations dans ce volume, en général


négatives. Ainsi, tout ce qui concerne la conscience à partir de la
p. 77, sur les contenus de conscience médiatement accessibles, est
jugé « absurde » ou « simple ». Les pages qui suivent, localisant la
conscience dans l’organique (par opposition au reste de la psyché) et
les passages concernant les « primitifs » sont marqués de
commentaires violents. Ainsi : « Merde, et dire qu’il existe une
psychanalyse basée sur cette psychologie » en marge de ce
paragraphe : « Observez un primitif et vous constaterez que s’il
n’est pas tenu en haleine par quelque événement, il ne se produit
rien en lui : il reste assis pendant des heures, simplement là, dans
une inertie totale ; si vous lui demandez à quoi il songe, il est
offensé, car penser est à ses yeux le privilège des fous ! Il n’y a donc
pas lieu de supposer qu’une pensée s’agite en lui ; cependant son
état est aussi fort éloigné d’un état de repos absolu : l’inconscient
exerce en lui une activité vivace, d’où peuvent jaillir des idées
soudaines et intéressantes, le primitif étant maître dans l’“art” de
laisser parler son inconscient et de lui prêter une oreille attentive »
(p. 84).
Ou bien : « Espèce de salaud » en marge de ces phrases : « Au début
de mon séjour en Afrique, j’étais étonné de la brutalité avec laquelle
les indigènes étaient traités, le fouet étant monnaie courante ; tout
d’abord, cela me parut être superflu, mais je dus me convaincre que
c’était nécessaire ; j’eus dès lors en permanence mon fouet en peau
de rhinocéroce [sic] à mes côtés. J’appris à simuler des affects que
je ne ressentais pas, à crier à plein gosier et à piétiner de colère. Il
faut, de la sorte, suppléer à la volonté déficiente des indigènes »
(p. 92).]

–, Aspects du drame contemporain, Librairie de l’Université, George


& Cie, Paris, 1948.
Franz KAFKA, Journal intime, Grasset, Paris, 1945.

[Quelques marques dans l’introduction de Pierre Klossowski, ainsi


de ce passage, qui trouve un écho dans les réflexions de Fanon sur
les rapports entre maladie et religion : « Le malade qui se voit
refuser la santé peut trouver dans la maladie la voie qui mène au-
delà de la santé vers la sainteté. L’homme qui jouit de la santé peut
choisir le climat de la maladie ; sa propre santé l’empêchait de vivre
de la vie de Dieu qu’il trouve enfin au milieu de la maladie des
autres. Dans les deux cas, la santé paraît obstruer la vraie voie. Et il
semble que la vie saine soit contre Dieu » (p. 16).]

–, L’Amérique, Gallimard, Paris, 1946.


–, La Métamorphose, Gallimard, Paris, 1946.
–, La Muraille de Chine. Et autres récits, Gallimard, Paris, 1950.
Immanuel KANT, Critique de la raison pure, Librairie Joseph Gibert,
Paris, 1943.
–, Fondements de la métaphysique des mœurs, Delagrave, Paris, 1951.
Søren KIERKEGAARD, Ou bien… ou bien…, Gallimard, Paris, 1943.
–, Vie et règne de l’amour, Aubier, Paris, 1945.
–, Crainte et tremblement, Aubier, Paris, 1946.
–, Les Miettes philosophiques, traduction nouvelle de Paul Petit, Éditions
du Livre français, Paris, 1947.
–, Étapes sur le chemin de la vie, Gallimard, Paris, 1948.

[Quelques marques dans la dernière section, « Un mot pour


terminer ». Ainsi, p. 393-394 : « Je regarde le religieux de tous les
côtés et, à ce titre, j’ai toujours un côté de plus que le sophiste qui
ne regarde que d’un côté, mais ce qui fait de moi un sophiste est que
je ne deviens pas un homme religieux. […] Les sophistes peuvent
êtres classés en trois groupes : 1) ceux qui de l’esthétique reçoivent
un rapport immédiat avec le religieux [en marge : “FF”]. En ce cas,
la religion devient poésie, histoire ; […] mais le religieux se trouve
précisément dans le fait de s’intéresser religieusement et infiniment
à soi-même, et non pas à des fantasmagories ; s’intéresser
infiniment à soi-même et non pas à un but positif, ce qui est négatif
et fini, parce que le négatif infini est la seule forme adéquate de
l’infini ; s’intéresser infiniment à soi-même et donc ne pas se juger
près de soi-même, ce qui est négatif et perdition. Cela, je le sais,
mais je le sais dans l’équilibre de mon esprit, et c’est pourquoi je
suis un sophiste comme les autres, car cet équilibre est un péché
contre la passion sacrée du religieux. »]

Arthur KOESTLER, Le Zéro et l’Infini, Calmann-Lévy, Paris, 1938.


Alexandre KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la
phénoménologie de l’esprit, Gallimard, Paris, 1947.

[Bien entendu, la première section, célèbre analyse de la section A


du chapitre 4 de la Phénoménologie de l’esprit, « Autonomie et
dépendance de la conscience-de-soi : maîtrise et servitude », est
largement marquée en marge, notamment la page où Kojève
commente la proposition « Le désir humain doit porter sur un autre
désir ». La phrase « la réalité humaine ne peut être que sociale » est
soulignée (p. 13). Dans la dernière section, où Kojève revient sur la
dialectique de la reconnaissance, dans le paragraphe suivant, la
dernière phrase est marquée d’un trait en marge : « L’homme qui a
engagé la lutte pour la reconnaissance doit rester en vie pour
pouvoir vivre humainement. Mais il ne vit humainement que dans la
mesure où il est reconnu par l’autre. Son adversaire doit donc lui
aussi échapper à la mort. Le combat doit cesser avant la mise à
mort, contrairement à ce que Hegel disait dans les Conférences de
1803-1804 (vol. 19, p. 229) (p. 569).]
Alexandre KOYRÉ, Henri-Charles PUECH et André SPAIER (dir.),
Recherches philosophiques. 1931-1932, tome 1, Boivin & Cie, Paris, 1932.

[Quelques annotations à l’article de Gaston Bachelard sur


« Noumène et microphysique ». En particulier cette phrase : « Nous
ne pouvons donc plus voir dans la description, même minutieuse,
d’un monde immédiat qu’une phénoménologie de travail dans le
sens même où l’on parlait jadis d’hypothèse de travail » (p. 57).]

–, Recherches philosophiques. 1932-1933, tome 2, Boivin & Cie, Paris,


1932.

[L’article de Jean Wahl sur « Heidegger et Kierkegaard » est marqué


en plusieurs endroits, avec des références ajoutées à Jaspers (p. 355
et 362) et Husserl (p. 367).]

–, Recherches philosophiques. 1933-1934, tome 3, Boivin & Cie, Paris,


1933.
–, Recherches philosophiques. 1934-1935, tome 4, Boivin & Cie, Paris,
1935.

[Les articles d’André Spaier (« Le complexe de l’individualisme »)


et d’Eugène Minkowski (« Esquisses phénoménologiques ») sont
coupés et marqués en plusieurs endroits.]

–, Recherches philosophiques. 1936-1937, tome 6, Boivin & Cie, Paris,


1937.

[L’article de Günther Stern (Günther Anders), « Pathologie de la


liberté. Essai sur la non-identification », est marqué en plusieurs
endroits. Cet important volume contient aussi « La transcendance de
l’Ego. Esquisse d’une description phénoménologique » de Sartre, et
un article de Jean Wahl sur « Le Nietzsche de Jaspers ».]

Hugo KRAYENBUL, L’Anévrysme de l’artère communicante antérieure,


Masson & Cie, Paris, 1959.
Henri KRÉA, Grand Jour, Éditions Spartacus, Florence, 1956.

[Dédicace datée du 20 septembre 1956 : « À Frantz Fanon qui


connaît ma ville natale et dont l’intelligence pulvérise les monstres.
Fraternellement. »]

Arthur KREINDLER, La Physiologie et la physiopathologie du cervelet,


Masson & Cie, Paris, 1958.
Roland KUHN, Phénoménologie du masque. À travers le test de
Rorschach, Desclée de Brouwer, Paris, 1957.
Henri LABORIT et Geneviève LABORIT, Excitabilité neuromusculaire
et équilibre ionique. Intérêt pratique en chirurgie et en hibernothérapie,
Masson & Cie, Paris, 1955.
Pierre LACHIÈZE-REY, Les Idées morales, sociales et politiques de
Platon, Boivin & Cie, Paris, 1938.
Jean LACROIX, Le Sens du dialogue, Éditions de La Baconnière,
Neuchâtel, 1944.

[Quelques marques dans les premières sections, « Orgueil et


vanité » et « De la duplicité ».]

Jules LAFORGUE, Anthologie poétique. Hamlet, Club français du livre,


Paris, 1952.
André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie,
PUF, Paris, 1951.
Quentin LAUER, Phénoménologie de Husserl, PUF, Paris, 1955.
Louis LAVELLE, De l’acte, Montaigne, Paris, 1946.

[Quelques marques. En particulier dans la section sur l’« action


dialectique » : « Ce qui suffit pour montrer que la philosophie et la
vie elle-même n’ont un caractère de sérieux qu’à condition que
l’Absolu soit non pas devant moi et hors de moi comme un but
inaccessible, mais au contraire que je sois en lui et qu’en lui je trace
mon sillon » (p. 49.)]
Guy LAZORTHES, Le Système neurovasculaire, Masson & Cie, Paris,
1949.
Serge LEBOVICI et Joyce MCDOUGALL, Un cas de psychose infantile.
Étude psychanalytique, PUF, Paris, 1960.
Auguste LECŒUR, L’Autocritique attendue, Girault, Paris, 1955.
Henri LEFEBVRE, Le Matérialisme dialectique, PUF, Paris, 1949.
–, Problèmes actuels du marxisme, PUF, Paris, 1958.
Michel LEIRIS, Contacts de civilisations en Martinique et en
Guadeloupe, Gallimard/Unesco, Paris, 1955.
–, La Règle du jeu. Biffures, tome 1, Gallimard, Paris, 1948.
–, Race et civilisation, Unesco, Paris, 1951.

[Volume portant le tampon de l’Hôpital de Blida-Joinville.]

Jean LEPOIRE et Bernard PERTUISET, Les Kystes épidermoïdes


cranio-encéphaliques, Masson & Cie, Paris, 1957.
René LERICHE, La Chirurgie, discipline de la connaissance, La Diane
française, Paris, 1949.
André LEROI-GOURHAN, Ethnologie de l’Union française. Asie,
Océanie, Amérique, PUF, Paris, 1952.
– (dir.), L’Homme, races et mœurs, Clartés, Paris, 1957.
Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes tropiques, Plon, Paris, 1955.
Emmanuel LEVINAS, De l’existence à l’existant, Fontaine, Paris, 1947.

[Quelques marques en marge. Ainsi ces phrases de Levinas : « Ce


qui a été interrompu ne sombre pas dans le néant comme le jeu.
C’est dire que l’acte est l’inscription même dans l’être. Et la paresse
en tant que recul devant l’acte est une hésitation devant l’existence,
une paresse d’exister » (p. 37) ; « La santé, ce mouvement sincère
du désirant vers le désirable, cette bonne volonté, sachant
exactement ce qu’elle veut, mesure le réel et le concret de l’être
humain » (p. 62).]

Georges LÉVY, Formulaire vénérologique du praticien, Doin & Cie,


Paris, 1948.
Jean LHERMITTE et Julian DE AJURIAGUERRA, Psychopathologie
de la vision, Masson & Cie, Paris, 1942.

[Quelques marques dans le premier chapitre sur les hémianopsies


(p. 12-14), dont une annotation : « Belle illustration de la gestalt
th. »]

Maurice LOEPER et André LESURE, Formulaire pratique de


thérapeutique et de pharmacologie. Ancien formulaire de Dujardin-
Beaumetz-Yvon et Gilbert, Michel, G. Doin & Cie, Paris, 1948.
Juan José LÓPEZ IBOR, La Angustia vital. Patología general
psicosomática, Paz Montalvo, Madrid, 1950.
–, El Español y su complejo de inferioridad, Rialp, « Biblioteca del
pensamiento actual », Madrid, 1954.
Malcolm LOWRY, Au-dessous du volcan, Corrêa, Paris, 1950.
Georg LUKACS, Existentialisme ou marxisme ?, Nagel, Paris, 1948.

[Inscription en page de garde : « Fanon Frantz, 29 rue Tupin » (il


s’agit d’une rue du centre de Lyon). Les pages des chapitres « Sartre
contre Marx » (p. 141-160) et « La morale de l’ambiguïté et
l’ambiguïté de la morale existentialiste » (p. 160-211) sont coupées
et portent quelques marques. Ainsi : « Mais cette opinion
[suppression par Sartre de l’objectivité de la nature et de l’histoire
“car à ses yeux, seule la subjectivité intérieure pure est digne de ce
nom”] devient très malaisée à défendre, lorsqu’on a l’ambition de la
défendre vis-à-vis du marxisme, en tant que vraie philosophie de
l’histoire » (p. 148) ; « Aucun compromis n’est possible, non plus,
entre la conception existentialiste de la liberté et l’unité dialectique
et historique de la liberté et de la nécessité, établie par le
marxisme » (p. 204). Plusieurs pages du chapitre « Signification
dialectique de l’approximation dans la théorie de la connaissance »
sont coupées et marquées. La plupart des annotations concernent le
relativisme en épistémologie défendu par Lukacs (« Nos
connaissances ne sont que des approximations de la plénitude de la
réalité et, par là même, elles sont toujours relatives », p. 286). Les
commentaires expriment en général un désaccord.]
–, La Destruction de la raison. Les débuts de l’irrationalisme moderne de
Schelling à Nietzsche, tome 1, L’Arche, Paris, 1958.
Nicolas MACHIAVEL, Les Pages immortelles de Machiavel, Corrêa,
Paris, 1947.
Gabriel MADINIER, Conscience et amour. Essai sur le « nous », PUF,
Paris, 1947.

[Une page détachée du chapitre « Espace et durée » du Traité du


caractère d’Emmanuel Mounier (1946, p. 319) est insérée ici à la
page 66. Il s’agit d’une réflexion sur Bergson. Le paragraphe qui
commence comme suit a sans doute intéressé Fanon : « Une
découverte trop puissante bloque souvent la réflexion dans des voies
exclusives. En restaurant la dignité de la durée vécue, Bergson a,
bon gré mal gré, longtemps empêché que l’on regarde avec justice
les régions où la durée touche à l’espace par l’extension et le temps
mesuré. Ainsi que le remarque Minkowski, après avoir péché, en
parlant du temps, par excès de statisme, on pèche depuis Bergson
par excès de dynamisme. Tout nous porte aujourd’hui cependant à
l’idée d’une solidarité spatiotemporelle aussi étroite que la solidarité
organo-psychique. »]

Claude-Edmonde MAGNY, Les Sandales d’Empédocle. Essai sur les


limites de la littérature, Éditions de La Baconnière, Neuchâtel, 1945.
–, Histoire du roman français depuis 1918, Seuil, Paris, 1950.
André MALRAUX, Les Voix du silence, Gallimard, Paris, 1951.
–, Romans, Gallimard, Paris, 1951.
Clara MALRAUX, Journal psychanalytique d’une petite fille, Gallimard,
Paris, 1928.
Thomas MANN, Mario et le magicien, Stock, Paris, 1932.
Octave MANNONI, Psychologie de la colonisation, Seuil, Paris, 1950.

[Quelques marques, jusqu’à la page 109. Pas d’annotation.]

Gabriel MARCEL, Journal métaphysique, Gallimard, Paris, 1935.


Jules MAROUZEAU, La Linguistique ou science du langage,
P. Geuthner, Paris, 1950.
Luis MARTÍN-SANTOS, Dilthey, Jaspers y la comprensión del enfermo
mental, Paz Montalvo, Madrid, 1955.

[Note manuscrite insérée dans ce volume et traduisant le début du


chapitre 9 de la deuxième partie de ce livre : « Psychologie et
psychopathologie compréhensive chez Jaspers. La compréhension
psychologique consiste à appliquer à des éléments psychiques
individuels isolés par un travail descriptif un schéma idéal de
motivation qui se situe sur le plan de l’esprit. Le type idéal est une
vérité absolue a priori qui ne peut être démontrée. La relation de
motivation par exemple entre la mélancolie automnale et la décision
[de] suicide constitue une vérité absolue. Ce travail psychologique
qui consiste à la mise en évidence de motivations typiques constitue
plus une interprétation. »]

Jules MASSERMAN, Principes de psychiatrie dynamique, PUF, Paris,


1959.
François MAURIAC, L’Agneau, Flammarion, Paris, 1954.
André MAUROIS, Olympio ou la vie de Victor Hugo, Hachette, Paris,
1954.
Marcel MAUSS, Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1950.
Heinrich MENG, Protection de la santé mentale, Payot, Paris, 1944.

[Un exemplaire du journal intérieur de l’Hôpital psychiatrique de


Blida-Joinville est inséré dans ce volume (no 39, 16 septembre 1954)
avec cet éditorial de Jacques Azoulay sur le tremblement de terre
d’Orléansville du 9 septembre : « Jeudi matin vers 1 heure, un
tremblement de terre a ébranlé tout l’hôpital. Chacun, surpris dans
son sommeil, a ressenti une angoisse pénible, vite apaisée ; à notre
lever, ce n’était plus qu’un sujet de conversation, voire de
plaisanterie. Mais dans la journée, nous apprenions peu à peu
l’étendue du désastre qui avait bouleversé en quelques secondes
toute une région de notre beau pays. Ce qui menaçait de passer au
rang de souvenir à peine saillant dans notre mémoire devait en
réalité nous émouvoir longtemps, il nous touche encore. Ce qui
risquait de laisser rapidement insensible, le monde entier allait en
parler : à Londres, à Rome, à Paris, chacun avait une pensée pour
notre pays, pour nos frères blessés dans leur chair. À l’hôpital
même, nous devions nous serrer pour faire une place à nos
camarades d’Orléansville désormais sans abri. Ce triste événement
vient nous rappeler, s’il en était besoin, qu’il nous faut rester en
relation avec le monde, qu’il faut nous raccrocher à lui, qu’il nous
faut penser à lui comme il doit penser à nous. »]

Charles MENTHA, Bases physiologiques de la chirurgie


neurovasculaire. Énervations sympathiques, assistance mutuelle des
territoires vasculaires, Masson & Cie, Paris, 1956.
Fernand MERCIER (dir.), Les Médicaments du système nerveux
cérébrospinal, Masson & Cie, Paris, 1959.
Maurice MERLEAU-PONTY, La Structure du comportement, PUF,
Paris, 1942.

[Plusieurs marques signifiantes, en particulier pour souligner les


passages suivants : « Apprendre ce n’est donc jamais se rendre
capable de répéter le même geste, mais de fournir à la situation une
réponse adaptée par différents moyens » (p. 130) ; « Elle
[l’intuition] est l’une des perspectives possibles sur la structure et le
sens immanent de la conduite qui sont la seule “réalité” psychique »
(p. 248) ; « L’étude du réflexe nous avait montré que le système
nerveux est le lieu où se réalise par une organisation continuée un
ordre sans garantie anatomique » (p. 281) ; « Le comportement
supérieur garde dans la profondeur présente de son existence les
dialectiques subordonnées, depuis celle du système physique et de
ses conditions topographiques jusqu’à celle de l’organisme et de son
“milieu”. Elles ne sont pas reconnaissables dans l’ensemble, quand
il fonctionne correctement, mais leur imminence est attestée par la
désintégration en cas de lésion partielle » (p. 282).]

–, Sens et non-sens, Nagel, Paris, 1948.


Robert King MERTON, Éléments de méthode sociologique, Plon, Paris,
1953.
Gaston MILHAUD, Études sur Cournot, Librairie philosophique Vrin,
Paris, 1927.

[Dans ce volume, les pages du chapitre 2, « La définition du hasard


de Cournot », sont coupées. Il y a quelques marques en marge que
l’on peut présumer de Fanon car elles portent sur l’idée d’une
causalité qui ne saurait se réduire à une détermination simple. Ainsi,
p. 41 : « La dépendance au sens le plus large se représenterait sans
doute aux yeux de Cournot par une fonction ou par un ensemble de
fonctions, ne s’exprimant qu’à l’aide de paramètres constants, ne
comprenant aucun coefficient variable, et conduisant des données
précises de l’une des séries aux déterminations précises de l’autre.
L’indépendance au contraire – et j’arrive ici à l’un des points les
plus importants et les plus méconnus de la pensée de Cournot – est
inséparable de l’idée d’une multiplicité de déterminations possibles
pour l’une des séries, étant donné l’autre. »]

Louis MOLAND, Théâtre de Marivaux, Classiques Garnier, Paris, 1951.


Georges MORIN, Physiologie du système nerveux central, Masson
& Cie, Paris, 1948.
Marcel MOUQUIN, Manuel de pathologie médicale. Physiopathologie
médicale. Cœur-Artères-Veines-Sang, tome 1, Masson & Cie, Paris, 1947.
Paul MOUSSET, Ce Sahara qui voit le jour, Presses de la Cité, Paris,
1959.
Henry A. MURRAY, Manuel du Thematic Apperception Test, Harvard
University Press, Cambridge, 1948 (traduction : Centre de psychologie
appliquée, 1950).

[Porte le tampon de l’Hôpital psychiatrique de Blida-Joinville.]

Jean NABERT, Éléments pour une éthique, PUF, Paris, 1943.


Pierre NAVILLE, La Psychologie science du comportement. Le
behaviorisme de Watson, Gallimard, Paris, 1942.

[Quelques marques dans cette introduction classique au


behaviorisme. Certaines pages sont marquées tout au long de la
marge. Elles portent sur l’articulation du comportement verbal au
mouvement physique (p. 182, p. 184-185). Ce qui a pu intéresser
Fanon dans cette théorie behavioriste du langage qui allait bientôt
paraître obsolète, c’est un nouveau rapport de la pensée au monde,
non plus comme représentation, mais, par le langage, comme
disposition corporelle : « [Entre les mots et les choses s’établit une
équivalence de réaction…] Elle permet aussi à l’individu isolé de
transporter le monde extérieur avec lui, et de le manipuler dans la
solitude. Le monde n’est plus alors constitué d’objets présents aux
sens, mais est emmagasiné sous forme d’une organisation corporelle
particulière (comprenant en première ligne la gorge et la poitrine
avec les organes sensoriels des muscles et le système nerveux) »
(p. 184).]

Friedrich NIETZSCHE, Considérations inactuelles, deuxième série,


Mercure de France, Paris, 1922.

[Une citation est inscrite au crayon sur la page de titre de la


première considération de cette série, « Schopenhauer éducateur » :
« “Ne laissez pas votre vertu s’envoler des choses terrestres et battre
des ailes contre des murs éternels. Ramenez comme moi la vertu
égarée sur la terre – afin qu’elle donne un sens à la terre – un sens
HUMAIN”, F. Nietzsche. » Il s’agit d’extraits du début de la
deuxième section du sermon « De la vertu qui donne » à la fin de la
première partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, dans la traduction
d’Henri Albert (Mercure de France, Paris, 1903). Dans la traduction
de Maurice de Gandillac (Gallimard, Paris, 1971), ce sermon est
intitulé « De la prodigue vertu ». « Humain » n’est pas en capitales
chez Nietzsche.]

–, La Généalogie de la morale, Mercure de France, Paris, 1943.

[Quelques marques dans ce volume. L’essentiel du sixième


paragraphe de l’avant-propos est marqué en marge ou souligné. Il
porte sur la critique des valeurs morales et la morale comme
« danger par excellence ».]
–, L’Origine de la tragédie, ou Hellénisme et pessimisme, Mercure de
France, Paris, 1947.

[Quelques marques dans la section 18. Ainsi : « Lorsque Goethe, à


propos de Napoléon, déclare un jour à Eckermann : “Oui, mon ami,
il y a aussi une productivité des actes”, il rappelle ainsi, d’une
manière charmante et naïve, que l’homme non théorique est, pour
les hommes modernes, quelque chose d’invraisemblable et de
déconcertant, de sorte qu’il faut encore une fois la sagesse d’un
Goethe pour concevoir, oui, pour excuser un mode d’existence aussi
insolite » (p. 163).]

Paul NIZAN, Les Matérialistes de l’Antiquité. Démocrite, Épicure,


Lucrèce, Éditions sociales internationales, Paris, 1936.
–, Aden Arabie, François Maspero, Paris, 1960.
Charles-Henry NODET, Le Groupe des psychoses hallucinatoires
chroniques, G. Doin & Cie, Paris, 1938.

[De nombreuses marques (jusqu’à la p. 151), dans ce volume que


Fanon a sans doute lu lors de la rédaction de sa thèse ainsi que de
Peau noire, masques blancs (pour le chapitre sur « L’expérience
vécue du Noir »). Il souligne plusieurs passages de la section sur la
théorie de la dissolution des fonctions de Hughlings Jackson
(appliquée à la psychopathologie dans la théorie organo-dynamique
d’Henri Ey), semblant accepter avec une certaine réticence
l’étiologie organique des psychoses qu’elle implique. En particulier
cette annotation à la p. 105 : « J’avoue que le problème de
l’interaction psychosomatique a trouvé dans l’organo-dynamisme
néo-jacksonien son compromis le plus élégant. »
Après la phrase : « On peut retrouver et remonter un enchaînement
psychologique compréhensible de l’événement concret à d’autres
situations (objectives ou subjectives) dont il dépend », la phrase
suivante est marquée d’un B(ien) en marge : « Mais cet
enchaînement, reconstitué après coup, considéré dans son
déchaînement historique et vécu, apparaît seulement comme une
possibilité réalisée, et non comme un déroulement totalement
nécessaire » (p. 106). « De si près qu’elle serre les faits,
l’explication psychologique se heurtera toujours à une certaine
indétermination, souvent réduite, qu’elle sera incapable de saisir.
[…] L’inconnue la plus déconcertante n’est pas l’explication totale
du contenu du phénomène psychopathologique, mais la raison de
son déclanchement. Si compréhensibles que puissent apparaître, en
dernière analyse, tous les ressorts psychologiques d’un délire, le
problème reste entier quand il s’agira d’expliquer pourquoi ce délire
existe. Autrement dit, en termes jacksoniens, l’analyse de la
structure psychopathique ne donnera jamais la cause de la
dissolution. [Les italiques sont dans l’original.] » Ces phrases sont
annotées ainsi : « Incommensurabilité de la phénoménologie – étude
des structures (nécessité) à la psychologie – étude des formes
(contingence) (p. 107).
Dans la section sur « Les expériences délirantes » (où une
annotation renvoie à Lacan) : « Nous entendons par là un trouble
original de l’esprit, un fléchissement passager de la personnalité à la
faveur desquels le malade vit un certain épisode morbide, plus ou
moins conceptualisé. Ce peut n’être qu’une intuition, un certain état
d’âme, une certaine humeur délirante (Grundstimmung). Cet
Erlebnis est intensément senti par le malade qui prend une
conscience concrète, particulière, très nouvelle de son Moi, du
monde extérieur, des relations qui les unissent. Cette donnée
phénoménologique, fugace mais irrésistiblement adoptée, laisse une
empreinte profonde dans la personnalité du malade, sous la forme
d’une signification spéciale, d’une croyance plus ou moins diffuse
désormais, admise, ou d’une attitude définitivement inscrite dans
son comportement » (p. 143).

Julien OFFRAY DE LA METTRIE, Textes choisis, Éditions sociales,


Paris, 1954.
André OMBREDANE, L’Exploration de la mentalité des Noirs
congolais au moyen d’une épreuve projective, le Congo TAT, Institut royal
colonial belge, Bruxelles, 1954.

[Porte le tampon de l’Hôpital psychiatrique de Blida-Joinville.]


Marcel PAHMER, Les Méthodes de choc et autres traitements physio-
pharmacologiques dans les maladies mentales. Travaux américains de
1940-1946, Hippocrate, Paris, 1946.

[Quelques marques sur des points de méthodologie de ces


traitements et p. 29 : « Dans l’ensemble, la schizophrénie reste
l’indication de choix du traitement hypoglycémique, à condition
qu’il s’agisse de cas aigus, d’origine récente, chez des sujets jeunes,
qui forment la majorité des rapports favorables, et que le traitement
soit précédé et suivi de toutes les méthodes adjuvantes en usage et
en particulier de psychothérapie. »]

Blaise PASCAL, Pensées. Extraits, Hatier, Paris, 1921.


–, Les Provinciales. Extraits, Hatier, Paris, 1938.
Jean PAULHAN, Petite Préface à toute critique, Minuit, Paris, 1951.
–, La Preuve par l’étymologie, Minuit, Paris, 1953.
Charles PÉGUY, Clio, Gallimard, Paris, 1932.
–, Victor-Marie, comte Hugo, Gallimard, Paris, 1934.
–, Cinq prières dans la cathédrale de Chartres, Gallimard, Paris, 1947.
Roger PEYREFITTE, Les Clés de Saint-Pierre, Flammarion, Paris, 1955.
Édouard PICHON, Le Développement psychique de l’enfant et de
l’adolescent. Manuel d’étude, Masson & Cie, Paris, 1936.
Édouard PICHON et Suzanne BOREL-MAISONNY, Le Bégaiement. Sa
nature et son traitement, Masson & Cie, Paris, 1937.
Henri PIÉRON, Psychologie expérimentale, Armand Colin, Paris, 1939.
Roger PINTO, La Liberté d’opinion et d’information, Domat, Paris,
1955.
Luigi PIRANDELLO, Quand j’étais fou. « Novelle per un anno »,
tome 2, Les Éditions mondiales, Paris, 1950.
Thérèse PLAINOL, Diagnostic des lésions intracrâniennes par les radio-
isotopes (gammaencéphalographie), Masson & Cie, Paris, 1959.
PLATON, Œuvres complètes, tome 1, Garnier frères, Paris, 1936.
–, Ménon (trad. Alfred Croiset), Les Belles Lettres, Paris, 1949.
–, La République, Hatier, Paris, 1952.
PLAUTE, Amphitryon-Asinaria-Avicularia, tome 1, Les Belles Lettres,
Paris, 1952.
Roger PLUVINAGE, Malformations et tumeurs vasculaires du cerveau,
Masson & Cie, Paris, 1954.
Edgar POE, Histoires extraordinaires, Au Grand Passage, Genève, 1946.
Raymond POLIN, La Création des valeurs. Recherches sur le fondement
de l’objectivité axiologique, PUF, Paris, 1944.

[Dans ce livre, les chapitres suivants sont marqués tout du long :


ch. 1 : « Le problème d’un fondement des valeurs » ; ch. 2 :
« Définition du concept d’objectivité » ; ch. 3 : « Postulats généraux
de toute axiologie objective ». Ce volume contient une note
manuscrite inscrite au dos d’une demande d’extrait de casier
judiciaire datée du 26 septembre 1947, faite par une étudiante
martiniquaise, Madeleine Lastel, laquelle a contribué régulièrement
à Alizés, revue antillo-guyanaise d’inspiration chrétienne dans les
années 19506. La note manuscrite porte : « Si l’on admet que Dieu
est créateur, on doit admettre aussi que par sa création Dieu s’est
“engagé” et désormais il se trouve partiellement engagé dans un
système de relations. »]

Raymond POLIN, La Compréhension des valeurs, PUF, Paris, 1945.


Georges POLITZER, Le Bergsonisme. Une mystification philosophique,
Éditions sociales, Paris, 1949.

[Plusieurs pages sont marquées ici, en particulier les passages


critiquant la théorie bergsonienne de la liberté : « Faire de la liberté
une affaire purement intérieure, une affaire de moi avec lui-même,
est aussi abstrait que d’en faire une affaire entre l’homme et la
nature : on a escamoté dans les deux cas la vie concrète de
l’homme » (p. 77). « Rien dans l’ordre où vit actuellement l’homme
n’est adapté à l’unicité de sa vie. [Italiques dans l’original.] Il est
plongé dans un ordre social dont l’existence est liée au fait que la
majeure partie de l’humanité est traitée abstraction faite de la vie
unique de chacun de ses membres, ces derniers sont ainsi confondus
tous ensemble en une masse qui n’est plus humaine et qu’on
manœuvre comme la matière ; un ordre qui implique à chaque
instant le bouleversement irréparable et la destruction des vies
uniques, et cela n’émeut pas plus que la fonte de la neige. […] Mais
ce qui importe surtout ce ne sont même pas ces constatations, c’est
le fait qu’elles sont inséparables de l’action. Car une fois qu’on
épouse vraiment le point de vue humain, ce ne sont pas les choses à
dire qui frappent, mais les choses à faire » (italiques dans l’original)
(p. 91).]

Antoine POROT et Jean SUTTER, Le « Primitivisme » des indigènes


nord-africains. Ses incidences en pathologie mentale, Imprimerie
marseillaise, Marseille, 1939.

[Pas d’annotation ou de marque sur cet article violemment attaqué


par Fanon en 1955 dans ses « Considérations ethnopsychiatriques »
(voir supra, p. 342), mais la p. 3 est déchirée en diagonale. Manque
donc le début de la section de « Séméiologie psychiatrique » qui
contient notamment le paragraphe suivant : « Lorsqu’on aborde la
pratique de la psychiatrie en milieu nord-africain, on éprouve
d’abord une impression de monotonie : tous les malades paraissent
se ressembler, on a l’impression d’une grisaille assez uniforme où
ne se distingue pas la riche variété des formes mentales que nous
avons appris à connaître chez les Européens. Cette diversité existe
cependant, mais elle nous est masquée par un ensemble de traits
communs qui nous surprennent parce que nous ne les connaissons
pas : il faut changer d’optique, il faut remplacer une échelle de
valeurs qui n’a plus cours par une autre qui est celle des valeurs
primitives, ou plus exactement qui participe de l’échelle des valeurs
primitives dans la proportion où la mentalité indigène procède du
primitivisme. »]

Georges POULET, Études sur le temps humain. La distance intérieure,


Plon, Paris, 1952.
Ezra POUND, Cantos et poèmes choisis, Pierre-Jean Oswald, Paris,
1958.
Maurice PRADINES, Traité de psychologie générale. Le psychisme
élémentaire, tome 1, PUF, Paris, 1948.
–, Traité de psychologie générale. Le génie humain, tome 2, PUF, Paris,
1948.
Marcel PROUST, Un amour de Swann, Gallimard, Paris, 1919.
Raymond QUENEAU, Le Chiendent, Gallimard, Paris, 1933.
Pierre QUERCY, L’Hallucination. Les philosophes : théorie de la
perception, de l’image et de l’hallucination chez Spinoza, Leibniz, Bergson.
Les mystiques : sainte Thérèse, ses misères, sa perception de Dieu, ses
visions, tome 1, Félix Alcan, Paris, 1930.

[Quelques marques dans l’introduction. Ainsi, concernant les


visions des saintes : « Le plus sûr est la lumineuse certitude de celui
qui n’est plus le rêveur et l’hébété de nos ordinaires veilles, mais qui
est enfin éveillé à la lumière divine. » Les deux derniers mots en
italiques le sont dans l’original.]

François RABELAIS, Gargantua, Les Belles Lettres, Paris, 1946.


Jean RACINE, Théâtre complet de Racine. Suivi d’un choix de ses
épigrammes concernant son théâtre, Garnier frères, Paris, 1937.

[Un certain nombre de marques, par exemple : Andromaque. – « Je


me livre en aveugle au transport qui m’entraîne./J’aime : je viens
chercher Hermione en ces lieux,/La fléchir, l’enlever, ou mourir à
ses yeux. » Phèdre. – « Le jour n’est pas plus pur que le fond de
mon cœur./Et l’on veut qu’Hippolyte épris d’un feu profane… »
Une note manuscrite est insérée dans ce volume : « Lyon, 20 août.
Certif. Études spéciales de neuropsych. »]

Ramadhan, Éditions algériennes Ennahda, Alger, 1961.


Charles-Ferdinand RAMUZ, Les Signes parmi nous, Grasset, Paris,
1931.
–, Besoin de grandeur, Grasset, Paris, 1938.
John REED, Dix jours qui ébranlèrent le monde, Éditions sociales, Paris,
1958.
Martial RÉMOND, Djurdjura. Terre de contraste, Baconnière frères,
Alger, 1940.
Ernest RENAN, Vie de Jésus, Calmann-Lévy, Paris, 1957.
Joseph RENNARD, Histoire religieuse des Antilles françaises des
origines à 1914, Société de l’histoire des colonies françaises, Paris, 1954.
Retour dans la nuit. Récits par des auteurs chinois contemporains,
Éditions en langues étrangères, Pékin, 1957.
Jean REVERZY, Place des angoisses, Julliard, Paris, 1956.
Géza RÉVÉSZ, Origine et préhistoire du langage, Payot, Paris, 1950.
Louis REVOL, La Thérapeutique par la chlorpromazine en pratique
psychiatrique, Masson & Cie, Paris, 1956.
André REY, Étude des insuffisances psychologiques (enfants et
adolescents). Méthodes et problèmes, tome 1, Delachaux et Niestlé,
Neuchâtel/Paris, 1947.
–, Étude des insuffisances psychologiques (enfants et adolescents). Le
Diagnostic psychologique, tome 2, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel/Paris,
1947.
André DE RICHAUD, Le Mal de la terre, Charlot, Paris, 1947.
Walter RIESE (avec André RÉQUET), L’Idée de l’homme dans la
neurologie contemporaine, Félix Alcan, Paris, 1938.

[En page de garde, deux notes manuscrites : « Ba Amadou


Hampaté, 51, rue Lauriston, Paris XVIe » (l’écriture ne semble pas
celle de Fanon) ; « 53 bis, Quai des Grands-Augustins ». Fanon
avait rencontré Ba au premier Congrès international des écrivains et
artistes noirs, tenu à la Sorbonne du 19 au 22 septembre 1956.]

Albert RIVAUD, Les Grands Courants de la pensée antique, Armand


Colin, Paris, 1929.
Maxime RODINSON, Mahomet, Seuil, Paris, 1961.
Pierre DE RONSARD, Sonnets pour Hélène, E. Droz, Paris, 1947.
Hermann RORSCHACH, Psychodiagnostics. Plates, Grune et Stratton,
New York, 1955.
–, Psychodiagnostic. Méthodes et résultats d’une expérience
diagnostique de perception. (Interprétation libre de formes fortuites), PUF,
Paris, 1947.
[Quelques marques sur des passages techniques, mais pas
d’annotation.]

Jacques ROUMAIN, Gouverneurs de la rosée, Les Éditeurs français


réunis, Paris, 1944.
David ROUSSET, Les Jours de notre mort, Éditions du Pavois, Paris,
1947.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Rêveries du promeneur solitaire, Droz,
Genève, 1948.
Mario ROUSTAN, Montesquieu. Morceaux choisis avec une introduction
et des notes, H. Didier/Éditions Privat, Paris/Toulouse, 1921.
Henri ROUVIÈRE, Atlas aide-mémoire d’anatomie, Masson & Cie,
Paris, 1959.
Jean H. ROY, L’Imagination selon Descartes, Gallimard, Paris, 1944.

[Dans ce volume, la couverture détachée du livre de Paul Ricœur


Gabriel Marcel et Karl Jaspers (Temps présent, Paris, 1948) est
insérée à la p. 112, où la phrase suivante est soulignée : « Mais pour
Descartes, il n’y a pas de raisonnement dont la conscience ne se
rende pas compte. »]

Bertrand RUSSELL, Histoire de la philosophie occidentale. En relation


avec les événements politiques et sociaux de l’Antiquité jusqu’à nos jours,
Gallimard, Paris, 1952.
Raymond RUYER, L’Humanité de l’avenir d’après Cournot, Félix
Alcan, Paris, 1930.
Maurice SAILLET, Saint-John Perse. Poète de gloire, Mercure de
France, Paris, 1952.
Antoine DE SAINT-EXUPÉRY, Œuvres, Gallimard, Paris, 1953.
Léonard SAINVILLE, Dominique. Nègre esclave, Fasquelle Éditeurs,
Paris, 1951.
Henri SALANDRE et René CHEYSSAC, Les Antilles françaises.
Histoire et civilisation, Fernand Nathan, Paris, 1962.
Nathalie SARRAUTE, Le Planétarium, Gallimard, Paris, 1959.
Jean-Paul SARTRE, L’Imaginaire. Psychologie, phénoménologie de
l’imagination, Gallimard, Paris, 1940.
[La plupart des pages de ce volume portent des marques. Quelques
annotations : « Roger Stéphane », devant une citation donnée par
Sartre comme « Observation de R. S., étudiant » : « J’aurais aimé
me convaincre de l’idée selon laquelle tout opprimé ou tout groupe
d’opprimés puise dans l’oppression même qu’il subit, des forces
pour la secouer » (p. 154).
Le chapitre sur « La vie imaginaire » porte un très grand nombre de
marques en marge, ainsi ce passage : « Le monde du rêve comme
celui de la lecture se donne comme entièrement magique ; nous
sommes hantés par les aventures des personnages rêvés comme par
celles des héros de roman. Ce n’est point que la conscience non
thétique d’imaginer cesse de se saisir comme spontanéité, mais elle
se saisit elle-même comme spontanéité envoûtée. » Les mots en
italiques ici sont soulignés et annotés : « Il serait intéressant
d’expliquer le mécanisme de l’envoûtement » (p. 217).
« La condition même du cogito n’est-elle pas d’abord le doute,
c’est-à-dire à la fois la constitution du réel comme monde et sa
néantisation de ce même point de vue et la saisie réflexive du doute
comme doute ne coïncide-t-elle pas avec l’intuition apodictique de
la liberté ? » (p. 236). « Lorsque l’imaginaire n’est pas posé en fait,
le dépassement et la néantisation de l’existant sont enlisés dans
l’existant, le dépassement et la liberté sont là mais ils ne se
découvrent pas, l’homme est écrasé dans le monde, transpercé par le
réel, il est le plus près de la chose. » Annotation en marge :
« Hegel. » (p. 237).]

–, Situations, tome 1, Gallimard, Paris, 1947.

[Ouvrage très usé et abondamment marqué et annoté dans les


marges. Nombre de ces passages ont des échos dans Peau noire,
masques blancs. Par exemple : « Telles sont les choses dans son
univers [celui de Giraudoux] : d’abord des vérités, d’abord des
idées, des significations qui se choisissent elles-mêmes leurs
signes » (p. 84). « La liberté de l’homme réside moins dans la
contingence de son devenir que dans la réalisation exacte de son
essence » [marqué d’un « oui » en marge] (p. 96).
« Kafka est le romancier de la transcendance impossible : l’univers
est, pour lui, chargé de signes que nous ne comprenons pas ; il y a
un envers du décor » (p. 112). Annotation de Fanon en marge de la
p. 116 : « Camus a raison, ce que Sartre ne voit pas, c’est que nous
ne sommes pas fondement du fait que nous fondons le sens –
l’absurde est là. »
« Ils [Kafka, Blanchot] ont supprimé le regard des anges, ils ont
plongé le lecteur dans le monde, avec K., avec Thomas ; mais, au
sein de cette immanence, ils ont laissé flotter comme un fantôme de
transcendance. Les ustensiles, les actes, les fins, tout nous est
familier, et nous sommes avec eux dans un tel rapport d’intimité que
nous les percevons à peine ; mais, dans le moment même où nous
nous sentons enfermés avec eux dans une chaude atmosphère de
sympathie organique, on nous les présente sous un jour froid et
étranger » (p. 137).
Tout ce paragraphe est marqué en marge, avec un « TB » (très bien)
à la dernière phrase : « On se rappelle en effet le fameux précepte de
Durkheim : “Traiter les faits sociaux comme des choses.” Voilà ce
qui séduit M. Bataille dans la sociologie. Ah ! S’il pouvait traiter
comme des choses les faits sociaux et les hommes et lui-même, si
son inexpiable individualité pouvait lui apparaître comme une
certaine qualité donnée, alors il se serait débarrassé de lui-même.
Malheureusement pour notre auteur, la sociologie de Durkheim est
morte : les faits sociaux ne sont pas des choses, ils sont des
significations et, comme tels, ils renvoient à l’être par qui les
significations viennent au monde, à l’homme, qui ne saurait à la fois
être savant et objet de science. Autant vouloir tenter de soulever la
chaise sur laquelle on est assis en la prenant par les barreaux. C’est
pourtant à cet effort vain que se complaît M. Bataille. Le mot
d’impossibilité revient souvent sous sa plume : ce n’est pas par
hasard. Il appartient sans aucun doute à cette famille d’esprits qui
sont par-dessus tout sensibles au charme acide et épuisant des
tentatives impossibles. C’est son mysticisme plus que l’humanisme
de M. Camus qu’il conviendrait de symboliser par le mythe de
Sisyphe. […] Mais nous sommes [italiques de Sartre] projet, en
dépit de notre auteur. Non par lâcheté ni pour fuir une angoisse :
mais projet d’abord » (p. 186-187).
« Le reste est l’affaire de la psychanalyse. Qu’on ne se récrie pas : je
ne pense pas ici aux méthodes grossières et suspectes de Freud,
d’Adler ou de Jung ; il est d’autres psychanalyses. » Annotation en
marge : « Sartre peut-il psychanalyser Bataille ? » (p. 188).
« Le mouvement de Ponge est inverse : pour lui, c’est la chose qui
existe d’abord, dans sa solitude inhumaine ; l’homme est la chose
qui transforme les choses en instruments. Il suffira donc de museler
en soi cette voix sociale et pratique, pour que la chose se dévoile
dans sa vérité éternelle et instantanée. » Annotation en marge :
« TB » (p. 258).
« Son but dernier cependant est la substitution d’un ordre humain
véritable à l’ordre social qu’elle défait. Le parti pris des choses
conduit à la « leçon de choses ». » Annotation : « Bien ». On trouve
nombre de marques d’approbation similaires dans ce chapitre sur
Ponge (p. 268).
La citation suivante, par Sartre, de la quatrième des Méditations
métaphysiques de Descartes, texte essentiel sur la volonté, est
marquée en marge d’un « capital » : « Car, encore qu’elle [la
volonté] soit incomparablement plus grande dans Dieu que dans
moi, […] elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la
considère formellement et précisément en elle-même » (p. 318).]

–, Situations, tome 2, Gallimard, Paris, 1948.

[Ce volume est lui aussi marqué tout du long. En voici quelques
passages significatifs.
Présentation des Temps modernes : « Ainsi, en prenant parti dans la
singularité de notre époque, nous rejoignons finalement l’éternel et
c’est notre tâche d’écrivain que de faire entrevoir les valeurs
d’éternité qui sont impliquées dans ces débats sociaux ou politiques.
[…] Bien loin d’être relativistes, nous affirmons hautement que
l’homme est un absolu » (p. 15). « Mais il ne s’agit pas seulement,
répétons-le, de préparer un progrès dans le domaine de la
connaissance pure : le but lointain que nous nous fixons est une
libération [mot encerclé au crayon]. Puisque l’homme est une
totalité, il ne suffit pas, en effet, de lui accorder le droit de vote, sans
toucher aux autres facteurs qui le constituent : il faut qu’il se délivre
totalement, c’est-à-dire qu’il se fasse autre, en agissant sur sa
constitution biologique aussi bien que sur son conditionnement
économique, sur ses complexes sexuels aussi bien que sur les
données politiques de sa situation » (p. 23).
« Sans son avenir, une société n’est qu’un amas de matériel, mais
son avenir n’est rien que le projet de soi-même que font, par-delà
l’état de choses présent, les millions d’hommes qui la composent »
(p. 27).
De longs passages sur le langage et la poésie sont soulignés dans la
section « Qu’est-ce que la littérature » : « En fait, le poète s’est
retiré d’un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois
pour toutes l’attitude politique qui considère les mots comme des
choses et non comme des signes. Car l’ambiguïté du signe implique
qu’on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à
travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et
le considérer comme objet. » En marge : « Lettrisme » (p. 64).
« Ainsi du langage : il est notre carapace et nos antennes, il nous
protège contre les autres, il nous renseigne sur eux, c’est un
prolongement de nos sens. Nous sommes dans le langage comme
dans notre corps » (p. 71).
« Il faut se rappeler que la plupart des critiques sont des hommes qui
n’ont pas eu beaucoup de chance et qui, au moment où ils allaient
espérer, ont trouvé une petite place tranquille de gardien de
cimetière. Dieu sait si les cimetières sont paisibles : il n’en est pas
de plus riant qu’une bibliothèque. Les morts sont là : ils n’ont fait
qu’écrire, ils sont lavés depuis longtemps du péché de vivre et
d’ailleurs on ne connaît leur vie que par d’autres livres que d’autres
morts ont écrits sur eux » (p. 77).
« Et l’objet littéraire, quoiqu’il se réalise à travers le langage, n’est
jamais donné dans le langage ; il est au contraire, par nature, silence
et contestation de la parole » (italiques de Sartre). En marge :
« Merleau, Le langage indirect » (p. 94).
« Car je nomme généreuse une affection qui a la liberté pour origine
et pour fin » (p. 100). « Le monde est ma tâche, c’est-à-dire que la
fonction essentielle et librement consentie de ma liberté est
précisément de faire venir à l’être dans un mouvement
inconditionné l’objet unique et absolu qu’est l’univers » (p. 108).
« Je demande donc qu’on me cite un seul bon roman dont le propos
exprès fut de servir à l’oppression, un seul qui fut écrit contre les
Juifs, contre les Noirs, contre les ouvriers, contre les peuples
colonisés. “S’il n’y en a pas, dira-t-on, ce n’est pas une raison pour
qu’on n’en écrive pas un jour.” Mais vous avouez alors que vous
êtes un théoricien abstrait. Vous, pas moi. Car c’est au nom de votre
conception abstraite de l’art que vous affirmez la possibilité d’un
fait qui ne s’est jamais produit, au lieu que je me borne à proposer
une explication pour un fait reconnu » (p. 115). « La liberté à
laquelle l’écrivain nous convie, ce n’est pas une pure conscience
abstraite d’être libre. Elle n’est pas [italiques de Sartre], à
proprement parler, elle se conquiert dans une situation historique
[souligné au crayon] ; chaque livre propose une libération concrète à
partir d’une aliénation particulière » (p. 119).
Les pages de Sartre sur le Black Boy de Richard Wright, que Fanon
admirait à l’époque de Peau noire, masques blancs, sont soulignées
en plusieurs endroits (p. 126 sq.), surtout concernant la nature du
lectorat que visait Wright (bourgeoisie noire et Blancs libéraux en
Amérique) : « De même que la liberté éternelle se laisse entrevoir à
l’horizon de la libération historique et concrète qu’il poursuit, de
même l’universalité du genre humain est à l’horizon du groupe
concret et historique de ses lecteurs. […] Mais, quelle que soit la
bonne volonté des lecteurs blancs, ceux-ci représentent l’Autre pour
un auteur noir. Ils n’ont pas vécu ce qu’il a vécu, ils ne peuvent
comprendre la condition des nègres qu’à la limite d’un effort
extrême et en s’appuyant sur des analogies qui risquent à chaque
instant de les trahir. » « Ainsi, chaque ouvrage de Wright contient
ce que Baudelaire eût appelé une “double postulation simultanée” :
chaque mot renvoie à deux contextes ; à chaque phrase deux forces
s’appliquent à la fois, qui déterminent la tension incomparable de
son récit. Eût-il parlé aux Blancs seuls, il se fût peut-être montré
plus prolixe, plus didactique, plus injurieux aussi ; aux Noirs, plus
elliptique encore, plus complice, plus élégiaque. Dans le premier
cas, son œuvre se fût rapprochée de la satire ; dans le second, des
lamentations prophétiques : Jérémie ne parlait qu’aux Juifs. Mais
Wright, écrivant pour un public déchiré, a su maintenir, à la fois, et
dépasser cette déchirure : il en a fait le prétexte d’une œuvre d’art »
(p. 128).
De nombreuses marques également aux passages sur religion,
classicisme et enfermement dans le passé (p. 135 sq.) : « Puisque les
deux grandes puissances terrestres, l’Église et la monarchie,
n’aspirent qu’à l’immutabilité, l’élément actif de la temporalité c’est
le passé, qui est lui-même une dégradation phénoménale de
l’Éternel ; le péché perpétuel qui ne peut se trouver d’excuse que
s’il reflète, le moins mal possible, l’image d’une époque révolue. »
« La littérature se confond avec la négativité, c’est-à-dire avec le
doute, le refus, la critique, la contestation. Mais, de ce fait même,
elle aboutit à poser, contre la spiritualité ossifiée de l’Église, les
droits d’une spiritualité nouvelle, en mouvement, qui ne se confond
plus avec aucune idéologie et se manifeste comme le pouvoir de
dépasser perpétuellement le donné, quel qu’il soit » (p. 148).
« Ce sens passionné du présent préserve [l’écrivain] de
l’idéalisme : il ne se borne pas à contempler les idées éternelles de
la Liberté ou de l’Égalité : pour la première fois depuis la Réforme,
les écrivains interviennent dans la vie publique, protestent contre un
décret inique, demandent la révision d’un procès, décident en un
mot que le spirituel est dans la rue, à la foire, au marché, au tribunal
et qu’il ne s’agit point de se détourner du temporel, mais d’y revenir
sans cesse, au contraire, et de le dépasser en chaque circonstance
particulière » (p. 154).
« Dans une société stabilisée, qui n’a pas encore conscience des
dangers qui la menacent, qui dispose d’une morale, d’une échelle de
valeurs et d’un système d’explications pour intégrer ses
changements locaux, qui s’est persuadée qu’elle est au-delà de
l’historicité et qu’il n’arrivera plus jamais rien d’important, dans
une France bourgeoise, cultivée jusqu’au dernier arpent, découpée
en damier par des murs séculaires, figée dans ses méthodes
industrielles, sommeillant sur la gloire de sa Révolution, aucune
autre technique romanesque ne peut être concevable ; les procédés
nouveaux qu’on a tenté d’acclimater n’ont eu qu’un succès de
curiosité ou sont demeurés sans lendemain : ils n’étaient réclamés ni
par les auteurs ni par les lecteurs ni par la structure de la collectivité
ni par ses mythes » (p. 184).
« C’est un caractère essentiel et nécessaire de la liberté que d’être
située. Décrire la situation ne saurait porter atteinte à la liberté »
(p. 188). « Le spirituel d’ailleurs repose toujours sur une idéologie
et les idéologies sont liberté quand elles se font, oppression quand
elles sont faites » (p. 195). « En un mot, la littérature est, par
essence, la subjectivité d’une société en révolution permanente »
(p. 196).
« Il ne s’agit donc pas [pour les surréalistes], comme on l’a dit trop
souvent, de substituer leur subjectivité inconsciente à la conscience
mais bien de montrer le sujet comme un leurre inconsistant au sein
d’un univers objectif. Mais la deuxième démarche du surréaliste est
pour détruire à son tour l’objectivité » (p. 216).]

–, L’Imagination, PUF, Paris, 1948.


–, Les Mains sales, Gallimard, Paris, 1948.

[En page de garde : « “Dussions-nous avoir les mains flétries, nous


ferons triompher la liberté.” MARAT. » M. J. Dublé [nom de jeune
fille de Josie Fanon], 29 juillet 1948.]

–, Les Séquestrés d’Altona, Gallimard, Paris, 1960.


Lucien SAUSY, Grammaire complète, Librairie Fernand Lanore, Paris,
1947.
Alfred SAUVY, Théorie générale de la population. Économie et
population, tome 1, PUF, Paris, 1952.
Paul SAVY, Précis de pratique médicale, G. Doin & Cie, Paris, 1942.

[En page de garde : « Dr Fanon Frantz, 19, rue Salomon Reinach,


Lyon. De nombreuses marques dans le chapitre sur les arythmies
extrasystoliques].
–, Traité de thérapeutique clinique, tomes 1 et 3, Masson, Paris, 1948.
Paul SEBAG, La Tunisie. Essai de monographie, Éditions sociales, Paris,
1951.
Gregorio SELSER, Sandino. General de hombres libres, tome 1,
Ediciones especiales, La Havane, 1960.
SÉNÈQUE, Dialogues. De la vie heureuse. De la brièveté de la vie,
tome 2, Les Belles Lettres, Paris, 1949.
William SHAKESPEARE, Théâtre. Hamlet, prince de Danemark,
Othello ou le Maure de Venise, Macbeth, Beziat, Paris, 1936.
L. William SHIRER, Le Troisième Reich des origines à la chute, Stock,
Paris, 1960.
Miguel SHOLOJOV, Campos roturados, tome 1, ESTA, [s. l.], 1960.
René SILVAIN, Rimbaud. Le précurseur, Boivin, Paris, 1945.
Samuel R. SLAVSON, Psychothérapie analytique de groupe. Enfants,
adolescents, adultes, PUF, Paris, 1953.
Edgar SNOW, La Chine en marche, Stock, Paris, 1961.
Leonid SOBOLIEV, Alma marinera, Ediciones en lenguas extranjeras,
Moscou, 1955.
Albert SPAIER, La Pensée concrète. Essai sur le symbolisme intellectuel,
Félix Alcan, Paris, 1927.
Oswald SPENGLER, Le Déclin de l’Occident. Esquisse d’une
morphologie de l’histoire universelle, Gallimard, Paris, 1948.
Baruch SPINOZA, Éthique. Démontrée suivant l’ordre géométrique et
divisée en cinq parties, tome 1, Garnier, Paris, 1934.
–, Éthique. Démontrée suivant l’ordre géométrique et divisée en cinq
parties (traduction et notes par C. Appuhn), tome 2, Garnier, Paris, 1953.
Oliver SPURGEON ENGLISH, Problèmes émotionnels de l’existence,
PUF, Paris, 1956.
STENDHAL, Le Rouge et le Noir. Chronique du XIX e siècle, Les Belles
Éditions, Paris, [s. d.].
–, La Chartreuse de Parme, Éditions du Dauphin, Paris, 1948.
Éric STERN, Le Test d’aperception thématique de Murray (T.A.T.).
Description, interprétation, valeur diagnostique, Delachaux et Niestlé,
Neuchâtel/Paris, 1950.
August STRINDBERG, Le Fils de la servante. Fermentation. Histoire
d’une âme (1867-1872), tome 2, Stock, Paris, 1927.
–, La Sonate des spectres. Pièce en trois actes, Stock/Delamain et
Boutelleau, Paris, 1949.
–, Le Fils de la servante. Dans la chambre rouge. L’Écrivain, Stock,
Paris, 1949.
Raphaël TARDON, Le Combat de Schœlcher, Fasquelle éditeurs, Paris,
1948.

[Quelques passages de ce livre du romancier martiniquais Raphaël


Tardon sur l’abolitionniste Victor Schœlcher sont marqués d’un trait
en marge : « Qu’est-ce donc qu’un esclave au XIX e siècle ? C’est
forcément un nègre, souvent un sang-mêlé, jamais un Blanc, aux
colonies. Qu’est-ce qu’un nègre esclave ? Un nègre esclave est une
marchandise, un meuble – au sens juridique du terme –, un animal
d’un cheptel, un singe enfin » (p. 16). Inscription en marge : « Objet
du droit de propriété. »
« Art. 46 [du Code noir] : “Seront, dans les saisies des esclaves,
observées les formes prescrites par nos ordonnances et les coutumes
pour les saisies des choses mobilières.” Et, enfin, art. 48 : “Défend
de saisir pour dettes les esclaves d’une habitation ou l’habitation, les
uns sans les autres” » (p. 17). Inscription en marge : « Le nègre est
immeuble par destination. »
« Aucun code n’a réglementé le droit de jambage. La négresse est
une femelle. Rien d’autre. » (p. 20).
« Schœlcher parle : “M. Virey affirme que l’épine dorsale du nègre
est plus creuse dans sa longueur et plus cambrée à sa base que celle
des Blancs. Le trou occipital du nègre (c’est comme on sait
l’ouverture placée à la base du crâne, par laquelle passe la moelle
épinière, prolongement du cerveau) est comme dans la brute
beaucoup plus rapproché dans la partie postérieure du crâne, de
façon qu’un Africain ne pourrait tenir sa tête perpendiculaire sur les
épaules. “L’homme blanc, dit le docteur, est parfaitement droit,
l’homme noir penche en avant…” La grosseur des nerfs cervicaux,
chez les nègres comme chez les bêtes, fait que la nature physique
doit l’emporter sur la nature morale. C’est pourquoi les nègres ont
les sens plus développés et plus actifs que les Blancs. Ils sont
gourmands, ivrognes ; ils ont la vue perçante et un odorat assez fin
“pour flairer les serpents et suivre à la piste les animaux qu’ils
chassent”. Le sang, l’humeur bilieuse, les viscères, la vessie, etc., du
nègre sont imprégnés d’une teinte noirâtre. (Merckel, médecin
prussien, copiant Hérodote et Aristote, avait déjà écrit en 1757 que
les nègres “sont une race d’hommes à part, parce que leur cerveau et
leur sang sont noirs)” » (p. 40).]

Lê THANK KHÔI, Histoire de l’Asie du Sud-Est, PUF, Paris, 1959.


Gérard THIRIET, Contribution à l’étude des kystes vrais et des pseudo-
kystes nécrotiques du pancréas, Bosc frères, Lyon, 1949.
André TILQUIN, Le Behaviorisme, origine et développement de la
psychologie de réaction en Amérique, J. Vrin, Paris, 1942.
Léon TOLSTOÏ, Anna Karenine, Moscou, 1956.
Palmiro TOGLIATTI, Le Parti communiste italien, François Maspero,
Paris, 1961.
Joseph DE TONQUEDEC, Une philosophie existentielle. L’existence
d’après Karl Jaspers, Beauchesne et ses fils, Paris, 1945.

[Plusieurs passages soulignés sur les rapports essentiels de la liberté


et de l’existence chez Jaspers. Ainsi : « Dans l’action et la décision,
je suis l’origine (Ursprung) de mon action et de mon être tout à la
fois » (p. 23). « Ce choix est la décision d’être moi-même dans le
Dasein [“décision” en italiques dans l’original]. […] [Il implique]
qu’en voulant, je puisse être à proprement parler. […] La décision
comme telle est avant tout un bond (ou ne consiste qu’en un bond :
ist erst im Sprunge) » (p. 27). Face au passage suivant, est inscrit en
marge « L’engagement » : « Mais la grande source de clarté qui
illumine surtout le théâtre où la liberté doit se produire, c’est ce que
Jaspers nomme la Weltorientierung, l’orientation dans le monde.
Sans relâche l’homme explore l’univers, pour arriver à en démêler
le mystère, à s’y retrouver et à y agir. Il y découvre, à perte de vue,
des conditions et des possibilités d’action ; il prend conscience des
motifs qui peuvent l’y solliciter en divers sens » (p. 29). Le titre de
la section « Liberté et nécessité », dans le chapitre sur la liberté, est
souligné. On trouve dans cette section des thèmes familiers de Peau
noire, masques blancs, en particulier l’historicité constitutive de
toute existence humaine (p. 37).]

Sékou TOURÉ, L’Action politique du Parti démocratique de Guinée


pour l’émancipation africaine, Imprimerie nationale, Conakry, 1958.
Rodolphe TOURNEUR et François CONTAMIN, Dossier de pathologie
médicale pour l’internat des hôpitaux de Paris, Jean Bertrand, Toulouse,
1951.
Arnold J. TOYNBEE, La Civilisation à l’épreuve, Gallimard, Paris,
1951.
–, L’Histoire. Un essai d’interprétation, Gallimard, Paris, 1951.
Tsouen TSING, Le Vieux Messager, Éditions en langues étrangères,
Pékin, 1956.
UNION DES POPULATIONS DE L’ANGOLA, Populations de
l’Angola. La lutte pour l’indépendance de l’Angola. Déclaration du comité
directeur de l’Union des populations de l’Angola, 1960.
Paul VALÉRY, Poésies, Gallimard, Paris, 1942.
–, Souvenirs poétiques, Guy Le Prat, Paris, 1947.
–, Traduction en vers des Bucoliques de Virgile, Gallimard, Paris, 1956.
Gisèle VALLEREY, Contes et légendes de l’Afrique noire, Fernand
Nathan, Paris, 1955.
Joseph VENDRYES, Le Langage. Introduction linguistique à l’histoire,
Albin Michel, Paris, 1950.
Paul VERLAINE, Nos Ardennes. Huit dessins de Paul Verlaine, Ernest
Delahaye, Germain Nouveau, P. Cailler, Genève, 1948.
Louis VIDAL, Dictionnaire de spécialités pharmaceutiques, Office de
vulgarisation pharmaceutique, Paris, [s. d.].
Alfred DE VIGNY, Poésies complètes, Éditions de Cluny, Paris, 1937.
VOLTAIRE, Zadig et autres contes, Éditions de Cluny, Paris, 1950.
–, L’Ingénu. Anecdotes sur Bélisaire, Éditions sociales, Paris, 1955.
Jean WAHL, Le Choix, le Monde, l’Existence, Arthaud, Grenoble, 1947.
Simone WEIL, Intuitions préchrétiennes, La Colombe, Paris, 1951.

[Les pages 92 à 107 sont coupées. Elles portent sur le Prométhée


d’Eschyle et sa postérité.]
Jean WEILL et Justine BERNFELD, Le Syndrome hypothalamique.
Synthèse endocrinienne, métabolique, végétative et psychique, Masson
& Cie, Paris, 1954.
Edward WEISS et Olivier SPURGEON ENGLISH, Médecine
psychosomatique. L’application de la psychopathologie aux problèmes
cliniques de la médecine générale, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel/Paris,
1952.
Pierre WERTHEIMER et René LERICHE, Neurochirurgie fonctionnelle,
Masson & Cie, Paris, 1956.
Walt WHITMAN, Feuilles d’herbe, Mercure de France, Paris, 1955.
Oscar WILDE, Le Portrait de Dorian Gray, Stock, Paris, 1947.

[Inscription en page de garde : « 26 mai 1952. Errance et


aberrance. »]

Thomas WOLFE, Aux sources du fleuve, Stock, Paris, 1929.


Richard WRIGHT, Les Enfants de l’oncle Tom, Albin Michel, Paris,
1946.
–, Black Boy, Gallimard, Paris, 1947.

[Quelques passages sont marqués en marge, en particulier : « Je


savais depuis longtemps qu’il y avait des gens appelés “Blancs”
mais ce fait n’avait jamais eu pour moi une signification
suffisamment claire pour m’émouvoir. J’avais vu mille fois des
Blancs et des Blanches dans les rues, mais ils ne m’avaient jamais
paru particulièrement “blancs”. Pour moi, c’étaient simplement des
gens comme les autres et cependant curieusement différents, car je
n’avais eu de contact direct avec aucun d’eux ; la plupart du temps,
je ne pensais pas à eux ; ils existaient simplement comme un tout,
une sorte de masse sur la toile de fond de la ville » (p. 32). « Il
m’interrogea à voix basse d’un ton confidentiel et, sans que je m’en
rendisse compte le moins du monde, il avait cessé d’être “Blanc” »
(p. 40-41).
« Et quand je songeais à la stérilité culturelle de la vie noire, je me
demandais si la tendresse pure, réelle, si l’amour, l’honneur, la
loyauté et l’aptitude à se souvenir étaient innés chez l’homme. Je
me demandais s’il ne fallait pas nourrir ces qualités humaines, les
gagner, lutter et souffrir pour elles, les conserver grâce à un rituel
qui se transmettait de génération en génération » (p. 46).
« Je restais des heures assis sur les marches d’entrée des maisons
voisines, à écouter les conversations ; j’apprenais qu’une femme
blanche avait giflé une femme noire, qu’un Blanc avait tué un
Noir… J’étais rempli de crainte, d’étonnement et de peur, et je
n’arrêtais pas de poser des questions » (p. 80).
« Semblable au “K” du roman de Kafka Le Château, il essaya
désespérément jusqu’au jour de sa mort de convaincre les autorités
de sa véritable identité et il échoua » (p. 144).
Les deux premières phrases de ce paragraphe sont marquées d’un
trait en marge : « En moi, ce fut un effondrement ; j’avais
l’impression que mon corps était de plomb. Je regardais la rue
tranquille et ensoleillée. Bob avait été pris après la mort blanche, ce
fléau dont la menace était suspendue au-dessus de la tête de chaque
mâle noir vivant dans le Sud. J’avais entendu chuchoter des
histoires de jeunes Noirs qui avaient eu des relations sexuelles avec
des prostituées blanches dans des hôtels en ville, mais je n’y avais
jamais fait attention ; et maintenant ces histoires me revenaient sous
la forme de la mort d’un homme que je connaissais » (p. 177).
« Dans mes rapports avec les Blancs, j’avais toujours présent à
l’esprit l’ensemble de mes relations avec eux, tandis que de leur
côté, ils n’avaient conscience que des circonstances ayant trait à un
moment donné. Je devais constamment me remettre en mémoire ce
qui, aux yeux des autres, était un fait acquis ; je devais percevoir par
la pensée ce que les autres ressentaient » (p. 200).
« C’est là, dans ce repaire du monde inférieur de l’immeuble, que
nous discutions des manières des Blancs tout en mastiquant notre
déjeuner. Dès que nous étions deux ou plusieurs à bavarder, il
devenait impossible de ne pas aborder ce sujet. Chacun de nous
haïssait et craignait les Blancs et cependant, si un Blanc était
subitement apparu, nous aurions arboré des sourires silencieux et
soumis » (p. 233).
« Il est des choses insaisissables, profondes, obscures, que les
hommes trouvent difficiles de communiquer à leurs semblables,
mais chez le nègre, ce sont les petits événements de la vie qu’il
devient difficile d’exprimer, car ce sont ces menus détails qui
façonnent sa destinée. Un homme peut essayer d’exprimer ses
rapports avec les étoiles, mais lorsque l’âme d’un homme a été rivée
à un objectif unique tel que l’obtention d’une miche de pain, cette
miche de pain est pour lui aussi importante que les étoiles »
(p. 236).]

Joseph ZOBEL, La Rue Cases-nègres, Jean Froissart, Paris, 1950.


Émile ZOLA, Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale d’une
famille sous le Second Empire, Fasquelle éditeurs, Paris, 1960.

Marxisme et brochures politiques


Chassons les impérialistes Américains de l’Asie !, Éditions en langues
étrangères, Pékin, 1960.
Liou CHAO-CHI, Rapport sur le projet de constitution de la République
populaire de Chine. Constitution de la République populaire de Chine,
Éditions en langues étrangères, Pékin, 1954.
Constitution de la République populaire de Chine. Adoptée le
20 septembre 1954 à la première session de la première Assemblée
populaire nationale de la République populaire de Chine, Éditions en
langues étrangères, Paris, 1960.
Constitution de la République socialiste tchécoslovaque, Orbis, Prague,
1960.
Ivo BABIC, Marijan FILIPOVIC, Mihailo MILOSEVIC, Les Institutions
scientifiques de Yougoslavie, Belgrade, 1958.
COMMISSION MÉDICALE DU CENTRE CULTUREL ET
ÉCONOMIQUE FRANCE-URSS, Orientation des théories médicales en
URSS, Centre culturel et économique France-URSS, Paris, 1951.
Friedrich ENGELS, Études sur Le Capital. Suivies de deux études de
Franz Mehring et de Rosa Luxemburg sur Le Capital, Éditions sociales,
Paris, 1949.
–, Anti-Dühring, Éditions sociales, Paris, 1950.
[Alice Cherki rapporte qu’à Tunis « Rédha Malek, qui avait
entrepris avant 1955 des études de philosophie, donne à lire à Fanon
Le Rôle de la violence dans l’histoire et l’Anti-Dühring d’Engels.
Fanon se montre réservé. Il trouve ces textes trop éloignés de
l’expérience qualitative qu’un individu fait de la violence » (Frantz
Fanon portrait, op. cit., p. 155). L’essentiel de l’ouverture du
chapitre premier de l’Anti-Dühring est marquée de longs traits en
marge. « Nous savons aujourd’hui que ce règne de la raison n’était
rien d’autre que le règne idéalisé de la bourgeoisie ; que la justice
éternelle trouva sa réalisation dans la justice bourgeoise ; que
l’égalité aboutit à l’égalité bourgeoise devant la loi ; que l’on
proclama comme l’un des droits essentiels de l’homme… la
propriété bourgeoise » (p. 50).]

–, L’Origine de la famille. De la propriété privée et de l’État. Sur


l’histoire des anciens Germains. L’époque franque. La Marche, Éditions
sociales, Paris, 1954.
HÔ CHI MINH, Œuvres choisies. Le procès de la colonisation française,
Éditions en langues étrangères, Hanoi, 1960.

[Ce volume porte une dédicace : « En témoignage de notre fraternité


de combat. Boualem et Ali. W[ilaya]4. »]

Vladimir Ilitch LÉNINE, L’État et la Révolution. La doctrine du


marxisme sur l’État et les tâches du prolétariat dans la révolution, Éditions
en langues étrangères, Moscou, 1918.
–, La Maladie infantile du communisme (le communisme de gauche),
essai de vulgarisation de la stratégie et de la tactique marxistes, Éditions
sociales internationales, Paris, 1930.
–, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Éditions sociales, Paris,
1945.
–, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution
démocratique, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1949.
–, Notes critiques sur la question nationale. Et Du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes, Éditions sociales, Paris, 1952.
[Ce volume est marqué en quelques endroits.]

–, L’Alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie, Éditions en


langues étrangères, Moscou, 1954.
–, La Faillite de la IIe internationale, Éditions en langues étrangères,
Moscou, 1954.

[Ce volume est marqué en quelques endroits.]

–, Que faire ?, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1958.


–, Sur le parti révolutionnaire du prolétariat de type nouveau, Éditions
en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, L’État et la Révolution. La doctrine du marxisme sur l’état et les
tâches du prolétariat dans la révolution, Éditions en langues étrangères,
Moscou, [s. d].
–, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme. Essai de vulgarisation,
Éditions en langues étrangères, Moscou, [s. d.].
Chao-Chi LIOU, Le Triomphe du marxisme-léninisme en Chine. Écrit
pour la Nouvelle Revue internationale. Problèmes de la paix et du
socialisme à l’occasion du Xe anniversaire de la République populaire de
Chine, 14 septembre 1959, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1959.
MAO TSÉ-TOUNG, La Guerre révolutionnaire, Union générale
d’éditions, Paris, 1955.
–, De la juste solution des contradictions au sein du peuple. Discours
prononcé le 27 février 1957 à la onzième session élargie de la Conférence
suprême de l’État, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1958.
–, Analyse des classes de la société chinoise, Éditions. en langues
étrangères, Pékin, 1960.
–, À propos de la pratique, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, Contre le libéralisme, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, De la guerre prolongée, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, Discours prononcé à l’assemblée de la région frontière Chensi-
Kansou-Ninghsia, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, Discours prononcé à une conférence des cadres de la région libérée du
Chansi-Souei-Yuan, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, Entretien avec la journaliste américaine Anna Louise Strong, Éditions
en langues étrangères, Pékin, 1961.
–, La Démocratie nouvelle, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, La Dictature démocratique populaire. En commémoration du
28e anniversaire du Parti communiste chinois, Éditions en langues
étrangères, Pékin, 1960.
–, La Ligne politique, les mesures et les perspectives de la lutte contre
l’offensive japonaise, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, La Révolution chinoise et le Parti communiste chinois, Éditions en
langues étrangères, Pékin, 1960.
–, La Tactique de la lutte contre l’impérialisme japonais, Éditions en
langues étrangères, Pékin, 1960.
–, Le Camarade Mao Tsé-toung sur L’Impérialisme et tous les
réactionnaires sont des tigres en papier. Département de la rédaction du
Renmin Ribao (le 27 octobre 1958), Éditions en langues étrangères, Pékin,
1960.
–, L’Impérialisme et tous les réactionnaires sont des tigres en papier,
Éditions en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, Le Rôle du Parti communiste chinois dans la guerre nationale,
Éditions en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, L’Orientation du mouvement de la jeunesse, Éditions en langues
étrangères, Pékin, 1960
–, Les Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine,
Éditions en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, Les Questions de stratégie dans la guerre de partisans antijaponaise,
Éditions en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, Les Tâches du Parti communiste chinois dans la période de la
résistance aux envahisseurs japonais, Éditions en langues étrangères,
Pékin, 1960.
–, L’Indépendance et l’autonomie au sein du front uni, Éditions en
langues étrangères, Pékin, 1960.
–, Luttons pour entraîner les masses dans le front national antijaponais
uni, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, Luttons pour la mobilisation de toutes les forces pour remporter la
victoire dans la guerre antijaponaise, Éditions en langues étrangères, Pékin,
1960.
–, Mener la révolution jusqu’au bout, Éditions en langues étrangères,
Pékin, 1960.
–, Pour la parution de Le Communiste, Éditions en langues étrangères,
Pékin, 1960.
–, Pourquoi le pouvoir rouge peut-il exister en Chine, Éditions en
langues étrangères, Pékin, 1960.
–, Pour un gouvernement constitutionnel de démocratie nouvelle,
Éditions en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, Problèmes de la guerre et de la stratégie, Éditions en langues
étrangères, Pékin, 1960.
–, Rapport sur l’enquête menée dans le Hunnan à propos du mouvement
paysan, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, Réformons notre étude, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, Soucions-nous davantage des conditions de vie des masses et portons
plus d’attention à nos méthodes de travail, Éditions en langues étrangères,
Pékin, 1960.
–, Sur les dix grands rapports, Éditions en langues étrangères, Pékin,
1960.
–, Sur quelques questions importantes de la politique actuelle du Parti,
Éditions en langues étrangères, Pékin, 1960.
–, Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine, Éditions en langues
étrangères, Pékin, 1960.
–, À propos des méthodes de direction, Éditions en langues étrangères,
Pékin, 1961.
–, La Situation et notre politique après la victoire dans la guerre de
résistance contre le Japon, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1961.
–, La Situation actuelle et nos tâches, Éditions en langues étrangères,
Pékin, 1961.
–, L’Élimination des conceptions erronées dans le Parti, Éditions en
langues étrangères, Pékin, 1961.
–, L’Enquête à la campagne, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1961.
–, Poèmes, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1961.
–, Préface et postface à L’Enquête à la campagne, Éditions en langues
étrangères, Pékin, 1961.
–, Raffermir le système du comité du Parti, Éditions en langues
étrangères, Pékin, 1961.
–, Rapport à la deuxième session plénière du Comité central issu du
VIIe congrès du Parti communiste chinois, Éditions en langues étrangères,
Pékin, 1961.
–, Sur le Livre blanc américain, Éditions en langues étrangères, Pékin,
1961.
–, Sur le problème de la coopération agricole. Rapport présenté le
31 juillet 1955 à une réunion des secrétaires des comités des provinces,
municipalité et régions autonomes du Parti communiste chinois, Éditions
en langues étrangères, Pékin, 1961.
–, Sur les négociations de Tchongking, Éditions en langues étrangères,
Pékin, 1961.
–, Sur notre politique, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1961.
–, Sur quelques questions importantes de la politique actuelle du Parti,
Éditions en langues étrangères, Pékin, 1961.
Karl MARX, Les Luttes de classes en France (1848-1850). Le 18-
Brumaire de Louis Bonaparte, Éditions sociales, Paris, 1948.
–, La Guerre civile en France, 1871, Éditions sociales, Paris, 1953.
–, Salaire, prix et profit, Éditions sociales, Paris, 1955.
–, Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, Éditions sociales, Paris, 1956.
–, Contribution à la critique de l’économie politique, Éditions sociales,
Paris, 1957.

[Quelques marques dans le premier chapitre, sur la marchandise,


ainsi qu’au début du célèbre passage sur les rapports de l’art grec et
de Shakespeare avec notre temps (p. 174).]

–, Manifeste du Parti communiste, Éditions sociales, Paris, 1960.


Karl MARX et Friedrich ENGELS, Études philosophiques, Éditions
sociales, Paris, 1951.

[Plusieurs marques aux pages sur Hegel de l’essai sur Ludwig


Feuerbach. Une coupure de journaux de 1964 refusant l’idée que la
torture soit désormais utilisée contre les contre-révolutionnaires en
Algérie est insérée dans ce volume, signe qu’il a peut-être été
annoté par un autre lecteur ou une autre lectrice.]
Georges PLEKHANOV, Les Questions fondamentales du marxisme,
Éditions sociales, Paris, 1947.

[Les chapitres sur « La philosophie de Hegel » (jusqu’à la p. 123) et


« Dialectique et logique » sont marqués tout du long.]

–, L’Art et la Vie sociale, Éditions sociales, Paris, 1953.


UNION INTERNATIONALE DES ÉTUDIANTS, Réalités économiques
martiniquaises, Prague, 1960.
Récits de l’Armée rouge chinoise, Éditions en langues étrangères, Pékin,
1961.
Ts’ien SIAO, Leur Terre, ils l’ont gagnée, Les Éditeurs français réunis,
Paris, 1954.
Actes de congrès, tirés à part d’articles, brochures
médicales
Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de
langue française, 54e session, Bordeaux, 30 août-4 septembre 1956.
Rapport d’assistance, Paris, 1956.
Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays
de langue française, 55e session, Lyon. Rapport de neurologie (Paul
Castaigne et Jean Gambier), Valeur des examens paracliniques au cours des
accidents vasculaires cérébraux, Masson & Cie, Paris, 1957.
Les Collagénoses. Rapports présentés au XXXIe congrès français de
médecine, Paris, 1957, Masson & Cie, Paris, 1957.
Jean BANCAUD, Vincent BLOCH et Jacques PAILLARD,
« Contribution EEG à l’étude des potentiels évoqués chez l’homme au
niveau du vortex », Revue neurologique, vol. 89, no 5, 1953.
E. BÉRARD et Gabrielle C. LAIRY-BOUNES, « Quelques remarques
sur l’électro-encéphalogramme au cours de l’hibernation artificielle »,
Electroencephalography and Clinical Neurophysiology, vol. 7, no 4,
novembre 1955.
Georges DAUMÉZON, Yves-Henri CHAMPION et Jacqueline-Louise
CHAMPION-BASSET, « Étude démographique et statistique des entrées
masculines nord-africaines à l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne de 1945
à 1952 », L’Hygiène mentale, no 43, 1954, p. 1-20 et p. 85-107.
Michelle B. DELL, Colette DREYFUS-BRISAC et Gabrielle C. LAIRY-
BOUNES, « Le problème des complexes pointe-onde dans l’épilepsie »,
L’Encéphale, no 4, 1953, p. 353-376.
Michelle B. DELL, « L’électroencéphalographie dans l’épilepsie »,
Encyclopédie médicochirurgicale, Psychiatrie, Méthodes de diagnostic,
1955.
James GRAY, « Le mécanisme du mouvement ciliaire » [traduction de
« The mechanisms of ciliary movement. Photographic and stroboscopic
analysis of ciliary movement, Proceedings of the Royal Society of Biology,
no 107, 1930, p. 313-318].
Paul HAZOUMÉ, « La révolte des prêtres », Présence africaine, no 8-9-
10, juin-novembre 1956, p. 29-42. Actes du 1er Congrès international des
écrivains et artistes noirs, tenu à la Sorbonne du 19 au 22 septembre 1956.

[Il n’est pas étonnant que le remarquable article de Paul Hazoumé


ait retenu l’attention de Fanon, car il articule ses intérêts pour le
rapport entre religion et folie, pour la spiritualité populaire et pour la
désaliénation du colonisé. L’ensemble d’événements et cérémonies
que décrit Hazoumé et qui constituent une révolte de la caste des
prêtres au Dahomey lorsqu’un individu a exprimé une opinion
sacrilège (par exemple en s’entêtant à appeler un prêtre par son nom
profane antérieur), consiste en l’organisation du déclenchement
d’une « folie » sociale allant jusqu’à bloquer toute activité
économique, et réaffirmant le pouvoir de cette caste sur les autorités
politiques. Hazoumé conclut son article par une comparaison avec
les profanations revendiquées des colonialistes athées aussi bien que
faussement religieux et suggère la possibilité de déchaînements
futurs contre le pouvoir colonial désormais dénué de toute autorité
spirituelle. Voir aussi la discussion entre Hazoumé et Achille (ami
de Fanon) sur les rapports entre « croyances animistes et inévitable
diffusion de l’esprit scientifique » (p. 79 sq.).]

Henry CHRISTY, « Encéphalite psychosique suivie d’un syndrome de


démence précoce. Pyrétothérapie. Apparition d’un érythème noueux.
Rémission actuelle », Comptes rendus du congrès des médecins aliénistes et
neurologistes, Bruxelles, 22-28 juillet 1935.
–, « Phénomènes de balancement psychosomatique. Expression
particulière d’une loi générale dans les localisations viscérales
tuberculeuses. Rôle du terrain », Comptes rendus du congrès des médecins
aliénistes et neurologistes, Nancy, 30 juin-3 juillet 1937.
–, « Discussion du rapport de M. Hans W. Maier sur la thérapeutique des
psychoses dites fonctionnelles », Comptes rendus du congrès des médecins
aliénistes et neurologistes, Bâle-Zurich-Berne-Neuchâtel, 20-25 juillet
1936.
LABORATOIRES LAROCHE-NAVARRON, Actualités sur le diabète.
5e partie, « Le coma diabétique », documentation scientifique, fiche no 25,
janvier 1954.
–, « Le virilisme pilaire de la femme : définition », documentation
scientifique, fiche no 26, janvier 1955.
–, « Données récentes sur la cortine naturelle Laroche-Navarron »,
documentation scientifique, fiche no 40, janvier 1956.
Gabrielle C. LAIRY-BOUNES et Joseph BENBANASTE, « Quelques
aspects électroencéphalographiques particuliers des syndromes post-
traumatiques tardifs », Annales de médecine légale, vol. 34, no 1, 1954.
ORGANISATION MONDIALE DE LA SANTÉ, « L’hôpital
psychiatrique public », Troisième rapport du Comité d’experts de la santé
mentale, Série de rapports techniques, no 73, novembre 1953.
Jacques RABEMANANJARA, « L’Europe et nous », Présence africaine,
n 8-9-10, juin-novembre 1956, p. 20-28. Actes du 1er Congrès international
o

des écrivains et artistes noirs, tenu à la Sorbonne du 19 au 22 septembre


1956.

[La célèbre allocution de Rabemananjara exprime un détachement


vis-à-vis de la négritude (néanmoins associée à une admiration de
Césaire) en bien des points similaire à la position de Fanon.]

Léopold Sédar SENGHOR, « L’esprit de la civilisation ou les lois de la


culture négro-africaine », Présence africaine, no 8-9-10, juin-
novembre 1956, p. 20-28. Actes du 1er Congrès international des écrivains
et artistes noirs, tenu à la Sorbonne du 19 au 22 septembre 1956.
Georges VERDEAUX, Jacqueline VERDEAUX, « Étude
électroencéphalographique d’un groupe important de délinquants primaires
ou récidivistes au cours de leur détention », Annales médicopsychologiques,
113e année, vol. 2, novembre 1955, p. 644-658.
Georges VERDEAUX et Gabrielle C. LAIRY-BOUNES, « Valeur et
limites actuelles de l’électroencéphalographie en criminologie ».
Georges VERDEAUX, « Utilisation de l’électroencéphalographie dans
l’expertise médico-légale », L’Encéphale, vol. 47, no 1, février 1958, p. 1-
30.
Périodiques
Bulletin de l’ordre des médecins, 1953, no 4 ; 1956, no 2.
Cahiers du communisme, 1950, no 12 ; 1954, no 6-7.
Cahiers du Sud, 1948, no 291 ; 1953, no 320.
Cahiers internationaux de sociologie, 1952, vol. 12 ; 1965, vol. 39.
Esprit, 1948, no 10 ; 1952, no 5-6 ; 1953, no 2, no 4, no 5, no 8, no 9 ; 1954,
no 5 ; 1955, no 6, no 7, no 12 ; 1956, no 6, no 9.
L’Évolution psychiatrique. Cahiers de psychologie clinique et de
psychopathologie générale, 1929, no 1 ; 1931, no 2 ; 1947, f. 1-f. 4 ; 1948,
f. 1, f. 2 ; 1949, f. 2-f. 4 ; 1950, f. 1 ; 1953, f. 2.

[Dans le fascicule 2 de 1947, l’article de Jan Hendrik van Den Berg,


« Bref exposé de la position phénoménologique en psychiatrie », a
été lu soigneusement, en particulier ce qui concerne la distinction du
subjectif et de l’objectif, que la phénoménologie suspend. La plupart
des annotations semblent indiquer une certaine distance. La phrase
suivante est marquée et annotée : « L’exigence de l’attitude
préréflexive (die Vrowissenschaftlichkeit) est de laisser parler tout
ce qui existe pour lui donner la possibilité de montrer ce qu’il est en
réalité, c’est-à-dire son essence, son sens. » Annotation : « ce n’est
qu’un aspect de la démarche phénoménologique » (p. 30).
Dans le fascicule 4 de 1947, l’article de Sacha Nacht, « Le rôle du
moi dans la structure du caractère et du comportement », comporte
de nombreuses marques. Les passages sur la psychanalyse du
masochisme, de la peur et des comportements d’échec sont
particulièrement soulignés (avec une référence marginale à Lacan à
propos de l’identification primaire au stade oral, p. 62).
Dans le fascicule 2 de 1948, intitulé « Neuropsychiatrie », l’article
d’Henri Hécaen sur « La notion de schéma corporel et ses
applications en psychiatrie » est abondamment souligné et
favorablement commenté. On sait que la notion de schéma corporel,
héritée de Lhermitte et de Merleau-Ponty, est cruciale dans Peau
noire, masques blancs et L’An V de la révolution algérienne, car ce
que le regard raciste produit y est pensé comme pathologie du
schéma corporel7. Fanon marque d’un « Bien » et d’un « Oui » les
paragraphes suivants : « Ce que nous avons dit plus haut du
développement de l’image du moi nous permet de concevoir que les
troubles affectifs soient susceptibles de modifier la connaissance de
notre corps. Il ne paraît pas impossible d’admettre que le processus
incessant de construction et de destruction alternée qui nous donne
notre modèle postural ne se fasse plus, ou tout au moins
s’accomplisse anormalement, lorsque l’énergie qui le maintient et le
dirige, c’est-à-dire les processus émotionnels, est perturbée.
[Ajouté : “Cf. Janet.”]. On concevra facilement que, dans les
mélancolies anxieuses où s’expriment si intensément l’agressivité
du sujet contre son propre moi identifié selon les psychanalystes à
l’objet perdu, la connaissance du moi physique désormais privé de
son élément propulsif s’estompe jusqu’à disparaître de la conscience
ou ne s’y révèle que d’une manière étrange » (p. 97).
En marge d’une réflexion sur l’héautoscopie (la perception de son
corps comme dédoublé) dans son lien aux habitudes introspectives :
« Cf. auto-observation de J.-P. Sartre rapportée par M. MP dans sa
“phéno de perception” » (p. 110).
La phrase suivante est marquée d’un « Parfaitement » : « Le
sentiment du moi physique ne peut être séparé de celui du moi
moral, tous deux étant profondément intégrés l’un à l’autre par notre
vie affective qui assure leur unité ; tout ce qui tend à dissocier l’un
se reflète dans l’autre. Aucune distinction ne peut être faite
formellement entre la dépersonnalisation et l’hémiasomatognosie
[affection ou le patient ne reconnaît pas comme sienne la partie
paralysée de son corps] » (p. 112).
Des désaccords signifiants s’expriment aussi. Ainsi, p. 114, Hécaen
désigne comme schizophrène un de ses malades « dont toutes les
activités ne sont plus centrées que sur la recherche du moi idéal
qu’il possédait dans ses jeunes années » et dont la perception
corporelle est totalement déformée. Observation annotée en marge
d’un : « Non ! Il s’agit d’un psychasthénique. » La psychasthénie,
concept construit par Janet pour désigner une pathologie passant par
une inadaptation fondamentale à la vie sociale, était un paramètre
essentiel pour Fanon.
Dans le fascicule 1 de l’année 1949, l’article d’Hubert Mignot,
« Étude critique de l’exploration du psychisme sous état
hypnagogique provoqué par les barbituriques », a été lu et marqué
soigneusement. Il s’agit de faire le point sur la « narco-analyse ».
Le fascicule 3 de l’année 1949 est important par l’article d’Henri Ey
sur l’« efficacité de la psychothérapie ». On y trouve quelques
annotations révélatrices des préoccupations de Fanon alors, comme
celle portée en regard de ces phrases : « Pour nous, seule une
conception dynamiste des rapports du physique et du moral, qui
suppose que celui-ci est une forme d’intégration de celui-là, peut
nous faire dépasser ces difficultés. En vertu de cette hypothèse, qui
nous paraît conforme à la nature des choses, la maladie mentale se
définit comme une régression de la vie psychique conditionnée par
un trouble de son infrastructure organique. » Face à ce résumé de
l’organo-dynamisme mettant l’accent sur le versant organique,
Fanon inscrit : « Alerte ! » (p. 291).
De même, à la page 292, la première partie du paragraphe suivant
est marquée d’un « oui » alors que la seconde est marquée d’un
« Alerte ! » : « Une telle manière de voir les choses situe au centre
de toute “maladie mentale” la vie psychique (c’est-à-dire l’ensemble
de la vie de relation) de l’individu qui en est atteint, de telle sorte
que cette maladie mentale apparaît phénoménologiquement comme
une manière d’être inférieure quant à son adaptation au réel, à la
société, aux événements, mais tout de même comme une façon
d’“être-au-monde”, un “Dasein” perturbé, objet d’une analyse
structurale ou d’une “Daseinanalyse” indispensable. Mais elle fait
dépendre cette organisation anormale de la vie psychique d’un
trouble hérité ou acquis de l’infrastructure organique, objet d’une
physiopathologie indispensable. Il est clair, par conséquent, qu’elle
postule à la fois la nécessité et la limite de la psychothérapie. »
P. 297, ce paragraphe est marqué d’un trait en marge et d’une croix :
« Ce que nous appelons “psychose” est non point une structure
immobile et statique avec des caractéristiques nosographiques
rigides, mais une certaine forme plus ou moins typique d’évolution,
qui passe par une série de niveaux de dissolution et d’organisation
secondaire de la personnalité – et, au cours de “ce travail”
psychopathologique, certaines phases sont favorables à la
psychothérapie. Tout le problème pratique consiste à apprécier
exactement le travail évolutif et à ne pas laisser perdre les occasions
d’un acte psychothérapique qui peut être décisif. »
On trouve ensuite quelques marques à l’article d’Eugène
Minkowski sur « Les voies d’accès à l’inconscient », indiquant un
certain scepticisme quant aux diverses distinctions examinées de
l’inconscient et du conscient, telle la possibilité d’expliquer
l’inconscient comme conservation « sous forme de traces d’ordre
physiologique » (annotation : « Terrain glissant ! »), et quant à toute
conception statique. En revanche, la présentation par Minkowski de
la conception de Janet est marquée d’un trait et d’une croix : « Là, la
trace inconsciente, si trace il y a, ne sert point à être évoquée à
l’occasion, mais c’est elle qui déterminera à un moment donné ma
conduite ; loin de servir à une simple reproduction du passé, elle
comportera en elle une sorte de propulsion vers l’avenir, qui en
temps voulu entrera en action. Nous rappelons ici le rôle qu’attribue
Pierre Janet à l’acte différé dans la constitution de la notion du
temps ; il le considère comme premier élément » (p. 390).
L’ontologie dynamique de Janet a en effet d’importants échos dans
la thèse de Fanon.
Les phrases qui suivent, que l’on pourrait croire wittgensteiniennes,
définissent la conscience dans les termes pragmatiques d’un
« vécu ». Elles sont marquées d’un trait en marge : « [Le remords,
l’espérance, la prière, la croyance] dépassent le “champ de la
conscience”, non pas dans le sens qu’ils se situent en dehors de ce
champ, mais en ce qu’ils ressortissent à une tout autre façon d’être,
qui, beaucoup plus large, déborde celle que détermine le couple
conscient-subconscient. Ils relèvent du vécu ; et la conscience avec
son champ semble maintenant se détacher, en l’appauvrissant en
partie, de ce vécu et n’en constituer qu’une des formes, et
certainement pas la plus vivante » (p. 393). Une telle conception
correspond aux descriptions que donne Fanon tant de l’expérience
du racisme (expérience vécue structurant la conscience aliénée) que
de la réification coloniale des cultures, transformées en “formes” de
conscience et en objets de savoir.
La conception de l’inconscient comme profondeur de la conscience,
soulignée dans les phrases suivantes, est en effet nécessaire à une
analyse de l’idéologie : « À côté du conscient, il y a le vécu, avec les
caractères qui lui sont propres. Celui-ci, beaucoup plus large,
englobe celui-là » (p. 394). « Tout ce qui a trait ainsi à la recherche,
à la création, à la découverte, s’élabore en partie en dehors des
démarches de la pensée consciente pour surgir, ou mieux encore
jaillir, à un moment donné, non certes pas dans les détails, mais
dans une vision condensée d’ensemble, à l’instar d’un rayon
lumineux, dans la conscience » (p. 395). « Cet inconscient se situe
par rapport au conscient non pas sous le signe de l’“à côté”, comme
le faisait le subconscient dans le champ de la conscience, mais sous
le signe de la profondeur. Il constitue le fond de notre vie dont
viennent jaillir les diverses expériences très personnelles de cette
vie » (p. 397).
Ce paragraphe sur le temps est marqué d’un « Oui » : « Passé,
présent, avenir ne sont point pour nous simplement des “points
cardinaux”, des tranches du temps, mais présentent, chacun pour
soi, comme nous avons essayé de le montrer dans nos travaux
antérieurs, un mode particulier de vivre le temps. Ces différences,
nous les avons retrouvées par rapport à l’inconscient » (p. 399).
Face à un paragraphe notant que « l’inconscient n’est pas
exclusivement un dépôt de complexes refoulés », Fanon note :
« Bon Dieu ! Est-ce tellement difficile – pour un philosophe
surtout – de “signifier” la libido en la reconnaissant comme
puissance indéterminée de “fixation” et d’“investissement” ? »
(p. 401).
Dans une page sur la nécessité de préserver le rapport de la
conscience à la libération et donc de réviser le rôle attribué à
l’inconscient, Minkowski écrit : « C’est la conscience qui libère. »
Fanon souligne le mot « seule » ici : « Sur le plan psychologique et
philosophique s’affirme ainsi – et c’est ce qui nous paraît avant tout
important – que cette faculté de libérer et de liquider est un trait
fondamental de la seule conscience » (p. 403). Le paragraphe
suivant est marqué d’un « Oui » : « Toute doctrine relative à l’être
humain doit respecter les caractères fondamentaux qui confèrent à
cet être l’aspect humain et qui en font ainsi l’essence. Il existe ainsi
pour les doctrines de cet ordre un spécifique critère de l’humain.
Elles font fatalement fausse route dans la mesure où elles s’en
écartent dans un souci excessif de ce qu’on a coutume d’appeler
explication scientifique, basée sur les principes d’évolution, de
causalité, de déterminisme, de finalité universelles » (p. 403-404).
Enfin, la page 404, qui pose d’importantes questions sur la nature de
l’inconscient et du complexe, est largement annotée : « L’opposition
du contenu latent et du contenu manifeste du rêve, de même que,
par la suite, du contenu latent et du contenu manifeste de la
psychose, nous mène à un carrefour. Là les chemins se séparent : le
contenu latent conditionne-t-il l’état de rêve ou en détermine-t-il
uniquement le contenu ? [Annotation de Fanon : “Pourquoi
abstraire la signification du contenu ?”] Il semble bien que la
réponse doive abonder dans le second sens. Il en est de même de la
psychose. Mais de ce fait, le rôle générateur du complexe se trouve
limité ; il ne paraît être appelé qu’à remplir secondairement d’un
contenu précis la forme particulière de vie, déterminée par d’autres
mécanismes. Il se peut fort bien que la psychogenèse dont se
réclame la psychanalyse ne soit en réalité ni genèse ni “psycho”. »
Annotation en marge de ces deux dernières phrases : « En d’autres
termes : réductibilité du complexe à des formes primaires de
significations. C.-à.-d. rechercher dans le complexe – si archaïque
soit-il – l’annonce et la première esquisse du drame humain. »
Le fascicule 3 de 1950 porte le tampon de la bibliothèque médicale
de l’hôpital psychiatrique de Saint-Ylie (où Fanon eut son premier
poste). Il s’agit d’un numéro spécial en « Hommage à Pierre Janet ».
Pas d’annotation, mais il est significatif de l’importance de Janet
pour Fanon qu’il ait conservé ce volume.
Au sommaire du fascicule 4 de 1950, de nombreux articles sont
marqués d’une croix comme le faisait Fanon pour indiquer les
sections importantes d’un livre ou d’une revue. Le remarquable
article d’Alexandre Vexliard sur « Le clochard, les phases de la
désocialisation » est marqué tout du long8. Ainsi dans l’analyse de la
troisième phase d’adaptation régressive à la situation de destitution
sociale du sans-abri, Fanon marque ce paragraphe de plusieurs
traits : « La conscience, dont le rôle habituel est d’être un guide de
l’action, parvient avec peine à suivre les événements qui
dévalorisent le moi. Cependant, si l’individu avait eu effectivement
conscience de sa situation, il aurait pu prendre d’avance des
dispositions qui lui auraient (peut-être) permis de mieux s’adapter à
la situation nouvelle au lieu de chercher le rétablissement du passé »
(p. 633). La conclusion de l’article est soulignée d’un trait fort :
« Le contact social est rompu, parce que les besoins, les
motivations, les valeurs et les mécanismes du comportement, qui
permettent une vie sociale normale, ont presque complètement
disparu, sous la poussée envahissante d’une existence où les
anciennes valeurs ont perdu toute signification, tout pouvoir
stimulant » (p. 639).
Le deuxième article marqué dans ce numéro est l’analyse par
Hubert Mignot de la pensée d’Henri Ey dans ses Études
psychiatriques. Fanon y souligne tout ce qui concerne le rapport au
temps et la mémoire. Ainsi, parmi de nombreux passages signalés,
ce paragraphe qui correspond bien à l’analyse que fait Fanon du
rapport à la mémoire dans l’aliénation coloniale, où le passé n’a
plus de lien avec l’existence possible : « Et pour conclure, H. Ey
souligne que “les troubles de mémoire peuvent être considérés
comme la substance phénoménologique de tous les symptômes des
névroses et des psychoses, pour autant que celles-ci sont des effets
plus ou moins directs de la dissolution de conscience, c’est-à-dire de
l’altération des liens qui unissent dans le temps la forme d’existence
actuellement vécue à l’existence enfouie et à l’existence possible” »
(p. 647). On note aussi quelques marques sur les rapports entre
ordre spatial des localisations et ordre temporel de l’évolution en
psychiatrie dans l’article qu’Ey consacre à la Psychiatrie générale
de Guiraud (auquel se réfère Fanon dans sa thèse), en particulier
p. 653.
Ailleurs dans ce numéro, on trouve quelques marques soulignant en
particulier l’intérêt de Fanon pour les développements de la
médecine psychosomatique aux États-Unis, mais aucune annotation
dans le compte rendu édifiant que fait Henri Aubin de l’« Orphée
noir » de Sartre. Aubin, ancien élève de Porot et contributeur aux
sections d’ethnographie coloniale du Manuel alphabétique de
psychiatrie (PUF, Paris, 1952), voit l’article de Sartre comme un
essai de « compréhension sincère de l’âme noire ». Il note
cependant que « les recherches physiologiques récentes montrent
chez le Noir de l’Afrique tropicale certaines caractéristiques électro-
encéphalographiques qui témoignent d’une “immaturité neuronique
incontestable” du cortex ». Si Fanon a lu cet article (marqué d’une
croix dans le sommaire), il y a peut-être trouvé matière à réflexions
parallèles sur la négritude et l’ethnopsychiatrie contemporaine.
Aucune marque au fascicule 1 de 1951, mais ce numéro contient la
seconde partie de l’article de Vexliard ainsi qu’un article, coupé, de
E.L.K. Zeldenrust, sur « L’art et la folie : étude ontologique et
anthropologique », revenant (p. 84) sur les réflexions d’Ey sur art et
folie dans l’étude sur psychiatrie et surréalisme, que Fanon cite dans
sa thèse. Voir ici, supra, p. 21.]

L’Information psychiatrique. Livraisons mensuelles publiées par le


Syndicat des médecins des hôpitaux psychiatriques, 1954, no 1 à 10 (le no 3
manque) ; 1955, no 1 à 10 ; 1956, no 1 à 10 (le no 4 manque).

[Le no 1 de 1955 est consacré à la psychiatrie dans les colonies.


C’est dans ce numéro que Fanon et ses collaborateurs publient
« Aspects actuels de l’assistance mentale en Algérie » (supra,
p. 333). L’article du docteur Le Mappian sur « La psychiatrie à l’île
de la Réunion » y dépeint les difficultés à mener des
psychothérapies dans le milieu local (voir p. 43 en particulier).]

La Nouvelle Critique, 1953, no 45 ; 1954, no 51, 53 ; 1955, no 66, 67.

[Le no 66, de juin 1955, est un numéro spécial sur le thème


« Racisme, colonialisme et civilisation ». Il contient un article
fameux de Maxime Rodinson, « Racisme et civilisation », qui
s’attaque à l’« agnosticisme de l’ethnographie bourgeoise »,
ignorante du marxisme ; le passage souligné dans la phrase suivante
est aussi marqué de deux traits de stylo en marge : « Mais il faut
bien voir que l’attitude que je viens de décrire [le relativisme qui
consiste à mettre toutes les “cultures” sur le même plan] sert à
beaucoup d’ethnologues (je ne dis pas à tous), consciemment ou
non, à appuyer une politique enfermant l’“indigène” dans sa vie
tribale, archaïque, dans ses activités traditionnelles (puisque toutes
les civilisations se valent et que “le progrès ne fait pas le bonheur”),
tandis que les Blancs continuent à porter leur fardeau, comme disait
cyniquement Kipling : le gouvernement de ces peuples
sympathiques » (p. 131-132).]

La Nouvelle Revue française, 1948, no 10 ; 1953, no 6 ; 1954, no 16, 17 ;


1955, no 25.
La Nouvelle Revue internationale, 1959, no 14, 16.
Les Lettres et les Arts, 1956, no 1.

[Ce numéro, dont les rédacteurs sont Michel Beaugency et Henri


Kréa (voir son livre dédicacé supra), contient une section « Trois
poètes noirs : Charles Calixte, Édouard Glissant, Léopold Sédar
Senghor ».]

Les Temps modernes, 1948, no 29, 31, 32 ; 1949, no 48, 49,50, 52 ; 1951,
no 63, 68, 70, 73, 74 ; 1952, no 75, 76, 78, 79, 81, 82, 83 ; 1953, no 92,
no 93-94 ; 1954, no 102, 108 ; 1955, no 109, 110, 111, 114, 115 ; 1956,
no 121, 122, 126.

[Dans le no 29 de 1948, la seconde partie de l’article de Francis


Jeanson « La récrimination » (publié en trois parties dans les no 28,
29 et 30) est marquée tout du long. Par exemple : « Ainsi puis-je
récriminer contre le mal de vivre dans un monde où l’on me vole ma
vie, et tout aussi bien contre celui de vivre dans un monde où j’ai
voulu que ma vie m’appartînt pleinement [note en marge :
“Chimérique possession de soi”] et où je me heurte à l’impossibilité
de me faire valoir une fois pour toutes. Ce sont ces deux formes de
récrimination que nous allons maintenant faire apparaître, en nous
adressant tour à tour aux divers aspects de la situation, au sens où
nous l’avons déjà entendue, c’est-à-dire dans ce qu’elle semble
avoir d’objectif et de fatal – pour une conscience dont tout l’effort
consiste précisément à admettre que tout a déjà un sens, et que ce
sens ne saurait dépendre d’elle » (p. 1420). Annotation en marge :
« Cf. Robert Browning (la vie a un sens et il est vital pour moi de le
découvrir). »
« “Lorsque ma signification n’est pas en jeu”, je m’identifie à mon
corps – et c’est pourquoi j’y tiens tellement. Par là cependant que le
“je” va pouvoir s’évader dans un regard irresponsable, ce “moi” va
se figer en objet, en un faisceau de caractéristiques, en un
“caractère”, un tempérament, une nature ; corrélativement, mon
corps en recevra une sorte de signification objectivée, solidifiée.
Mais qu’une difficulté surgisse, que je me trouve soudain en un péril
immédiat, alors je me désolidarise franchement à la fois de ce corps
et de ce “moi” ; les ayant faits objets, je puis m’en désintéresser, je
les quitte pour me constituer en pur sujet – et c’est à peu près ce
qu’André Breton disait, à la suite de Freud : qu’en cas d’alerte
grave, l’accent psychique est retiré au moi pour être reporté au
compte du “sur-moi” » (p. 1422). Dans Peau noire, masques
blancs, Fanon note qu’une telle désolidarisation n’est pas possible
pour celui qui fait l’objet du regard raciste.
Face à un passage sur la mort, annotation en marge : « Lire le
formidable chapitre de L’Être et le Néant, “Ma mort”9 » (p. 1429).
« Si la pensée de la mort peut gâcher ma vie et m’empêcher de la
vivre vraiment, c’est bien dans la mesure où je persiste puérilement
[souligné d’un double trait] à penser la mort comme étant pour moi
le suprême péril et la plus définitive des catastrophes. [Annotation :
“C’est en effet une fondamentale ineptie.”] Et nous ne citerons que
pour mémoire la pensée spinoziste selon laquelle “un homme libre
ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une
méditation non de la mort, mais de la vie [ce dernier mot souligné
d’un double trait]”, pensée qu’il conviendrait évidemment
d’opposer à toute la tradition inverse, aboutissant à Heidegger »
[Annotation : « Et son “être pour la mort” »] (p. 1430).
« On le voit, tous ces comportements se comprennent en référence à
quelque absolue possession de soi. Que je m’abandonne à
l’anonymat d’un destin collectif ou que je m’insurge sans trêve
contre toute spoliation, d’où qu’elle vienne, c’est toujours pour
avoir posé [souligné d’un double trait] en principe que la forme
idéale d’existence et le type parfait du bonheur résidaient dans la
satisfaction totale de mon droit de propriété sur moi-même. »
Annotation face à « absolue possession de soi » : « C.-à.-d.
coïncidence de soi avec soi – abolition de cette distance à soi dont la
permanence conditionne tout “manque d’être” authentique10 »
(p. 1432).
Face à la description suivante d’une attitude de refus de
l’engagement, « BIEN » et « c’est là le nœud de l’inauthentique » :
« Il s’agit – dans la trame serrée de ma vie ou dans sa vacuité
compacte, faite de perpétuels refus – de ne pas laisser place au
bouleversement de l’instant, au surgissement catastrophique d’une
interrogation qui ne ferait plus partie du système, mais remettrait en
question le système tout entier » (p. 1435). « Tout effort de
moralisation implique une pratique du social en tant que milieu
humain, lieu d’inéluctable coexistence [ce dernier terme souligné
d’un double trait] pour des êtres dont chacun dispose intérieurement
du même pouvoir de libération, mais dont les situations diffèrent à
l’extérieur et dont aucun ne saurait parvenir à se libérer tout seul »
(p. 1445).
Dans le no 31 de 1948, l’article d’Harold Rosenberg, « Du jeu au je.
Esquisse d’une géographie de l’action (The stages) », sur le théâtre,
en particulier Shakespeare, est marqué en plusieurs endroits, surtout
aux points concernant l’acte libre, la volonté humaine, la
spontanéité et la folie (p. 1740 sq.). Quelques marques aussi au texte
des Mains sales de Sartre (p. 1773 et 1800).
Dans le no 50 de 1949, l’article de Francis Pasche, « Le
psychanalyste sans magie », porte de nombreuses marques. Il s’agit
de répondre à la critique de Lévi-Strauss, qui compare la
psychanalyse au chamanisme dont les succès thérapeutiques
pourraient être réduits « à une simple réintégration au système
irrationnel des croyances du groupe » (p. 961). Le paragraphe
suivant est marqué d’un « Bien sûr ! » : « Reste à examiner
l’accusation la plus grave qu’on puisse porter contre la
psychanalyse : “Vous abolissez peut-être les cultes domestiques,
mais c’est au profit d’une religion d’État, puisque en interprétant
comme trouble d’origine familiale ce qui peut résulter d’un conflit
de classes, vous livrez le malade aux mythes collectifs qui
l’aliènent. Vous le guérissez en l’adaptant coûte que coûte à la
société dont vous faites partie l’un et l’autre même si elle est en
réalité intenable, ce qui revient à absoudre le privilégié
objectivement oppresseur et à faire accepter à l’opprimé son joug” »
(p. 971). Annotations en marge : « La psychanalyse officielle ne
peut avoir d’autre ambition. » Plus bas, face à la dernière phrase :
« Régression absolue par rapport à la “situation conflictuelle
antérieure”. » « Notre ambition sera donc, pour adopter la
terminologie de Lévi-Strauss, de les [les exploités] désadapter : le
réveil de leur conscience sociale et non l’euthanasie. » En marge :
« J’en doute » (p. 972).
Le no 57 de 1950 contient le compte rendu par Francis Jeanson du
livre d’Octave Mannoni Psychologie de la colonisation. Pas de
marque ou d’annotation. Cette analyse subtile et serrée est sans
doute à mettre en rapport avec l’ambivalence de Fanon vis-à-vis de
Mannoni dans Peau noire, masques blancs.
Le no 60 de 1950 comprend l’article d’Else Frenkel Brunswik et
R. Nevitt Sanford, « La personnalité antisémite. Essai sur quelques
conditions psychologiques de l’antisémitisme ». Plusieurs marques
dans ce texte, qui fait une analyse de la personnalité antisémite,
montrent qu’il a pu intéresser Fanon non seulement par le thème
(dans Peau noire, masques blancs, il déclare essentiel à sa pensée le
livre Réflexions sur la question juive publié par Sartre en 1946),
mais aussi par l’utilisation de tests psychologiques basés sur
l’interprétation d’images.
Au dos du no 81 (juillet 1952), qui contient la première partie de
l’article de Sartre « Les communistes et la paix », note manuscrite :
« Vocabulaire de psychiatrie, de psychologie. Idées de Husserl par
Ricœur. Coll. TM. »]
Présence africaine, 1947, no 1, 3, 5, 7, 8-9 ; 1951 ; no 11, 12.

[Dans le no 3, de 1947, l’article d’Horace R. Cayton,


« A psychological approach to race relations », est marqué tout du
long et son titre est entouré et marqué d’une croix dans le sommaire.
De même un certain nombre de marques dans le long poème de Paul
Niger qui le suit, « Je n’aime pas l’Afrique ».
Dans le no 7 de 1947, l’important article de Francis Jeanson sur
« Sartre et le monde noir » est largement marqué. Le passage
suivant est annoté en marge : « Oui. Oncle Rémus » (Fanon parle
des contes de l’Oncle Rémus et du film qu’en a tiré Disney en 1946
dans Peau noire, masques blancs) : « Le maître attend de l’esclave
quelque chose de plus que son travail : il attend de lui qu’il joue
sans réticence aucune, et qu’il figure sa parfaite résignation à travers
une parfaite insouciance » (p. 209). Une bonne partie de la page 214
est marquée, en particulier : « Aussi toute la question est-elle de
savoir dans quelle mesure l’incompréhension, l’hostilité et la
mauvaise foi joueront ici contre les révolutionnaires noirs pour les
rejeter soit vers l’oubli de cette signification universelle que
comporte leur projet, soit vers son détournement au profit d’on ne
sait quelle certitude théorique, vaine arrogance à l’égard de
l’histoire ».
Le no 12 de 1951 est un important numéro, coordonné par Alfred
Métraux, consacré à « Haïti : poètes noirs ».]

Présences. Revue trimestrielle du « monde des malades », 1956, no 54,


« Le malade mental. Qu’en avons-nous fait ? ».

[Pas de marques, mais plusieurs articles de psychiatres que Fanon


connaissait, par exemple Philippe Paumelle (« Folie et conscience
de la maladie »), Paul Balvet et Guillet (« Le malade mental, un
malade comme les autres »), Louis Le Guillant et Paul Béquart
(« Relations avec les familles et le milieu extérieur »), Paul Sivadon
(« La sortie de l’hôpital psychiatrique »), Jean Oury
(« Désaliénation en clinique psychiatrique »).]
Psyché. Revue internationale des sciences de l’homme et de
psychanalyse, 1948, no 15 ; 1949, no 27-28.

[Le no 15 contient la première partie de l’article d’Octave Mannoni,


« Ébauche d’une psychologie coloniale. Le complexe de
dépendance et la structure de la personnalité ». Pas de marque.
Le no 27-28 contient de Maryse Choisy « Quelques réflexions sur la
guerre de la paix », d’Angelo Hesnard « Le drame de l’aveu » et de
René Laforgue « Au-delà du scientisme. Freud et le monothéisme.
Psychologie du mérite ». Fanon annote surtout l’article de Choisy,
dont il cite l’ouvrage sur la culpabilité collective L’Anneau de
Polycrate dans Peau noire, masques blancs. Quelques passages sont
marqués, en particulier sur la création, le génie et l’ennui. Ainsi
cette citation de Nicolas Berdiaeff : « Si le communisme menace
l’esprit de son totalitarisme, le socialisme le menace de son ennui et
de son prosaïsme. » Le problème de l’ennui est un problème
sérieux. Le virus de l’ennui existe dans toutes les paroisses
chrétiennes de toutes confessions ainsi que dans la littérature
chrétienne traditionnelle qui à cet égard peut concourir avec la
presse socialiste. L’antidote de l’ennui est la puissance créatrice ou
la puissance de la haine » (p. 71).
À la p. 78, en guise de marque-page, une demi-feuille,
dactylographiée recto-verso et inscrite à la main : « Éléments pour
une éthique de Nabert, p. 110 » (ouvrage référencé supra) : « Or, si
humble, si fugitif que soit, tout d’abord, le sentiment du contraste
entre la profondeur du penchant et la satisfaction recueillie après
que la tendance a en quelque sorte été jetée hors de soi à la
recherche de l’objet, il est la condition de possibilité, autant que
l’indice, d’une conscience en qui naît un désir qui ne se confond
plus avec le désir tourné vers l’objet, dépendant de l’objet, et ne se
connaissant comme tel que dans l’intervalle qui l’en sépare, par les
résistances qu’il rencontre et par la tension intérieure qui les
accompagne. Ce désir qui s’éveille au fond du désir atteste que la
conscience, qui n’était que l’expérience d’une certaine opposition
qu’il fallait à la fois subir et surmonter, ne retourne pas à la nuit. Car
il se sert, pour éclairer la tendance, de la lumière qu’il doit à
l’expansion contrariée du penchant. » Ici le papier est déchiré. Au
dos : « Car la subjectivité qui se produit pour apaiser cette
opposition ne peut le faire que par une appropriation du penchant
pour une finalité qu’il est appelé à servir, bien qu’elle le passe. Par
là se découvre déjà ce paradoxe de l’éthique que les racines du
penchant ne doivent jamais être coupées, que la sève du penchant
doit circuler à travers les finalités les plus éloignées de la fonction
primaire de la tendance. » Cette dialectique (religieuse chez Nabert)
d’un désir qui, par la réflexion sur son exercice même, se détache
progressivement de l’objet, a peut-être trouvé des échos hégéliens
chez Fanon. Elle se transformera chez l’un de ses contemporains,
Deleuze, en une théorie du désir non plus comme manque d’objet
mais comme créativité.
Note manuscrite sur un autre papier inséré dans ce numéro : « Grâce
et mérite. La santé, dit Laforgue (Psyché, no 27-28, p. 41), est un
équilibre entre plusieurs maladies. Supprimons-en une et la maladie
éclate. Laforgue ne conçoit pas le bien sans le mal. Le ghetto
moral. »
Deux autres articles sont marqués : Marie-Madeleine DAVY, « Des
limites de la psychanalyse à la forme de la mystique », passage
marqué : « Le délire se caractérise par une fausse interprétation des
événements quotidiens, alors que le sentiment mystique laisse
entièrement subsister le sens commun (p. 110) ; François PIAZZA,
« Sur le Chien andalou de Luis Buñuel et Salvador Dalí ». Il s’agit
d’un « examen psychanalytique des thèmes essentiels du scénario ».
Les parties de l’article consacré au symbolisme des séquences
(p. 148 à 154) sont soulignées en de multiples endroits.]

Revue de la nouvelle médecine, 1953, no 1, 2 ; 1954, no 3.

[Il s’agit d’une revue de médecins communistes, dirigée par Yves


Cachin. Plusieurs articles liés à Pavlov ou portant sur la médecine
en URSS et en Roumanie. Le no 3 est consacré à l’accouchement
sans douleur.]

Revue française de psychanalyse, 1948, no 3, 4 ; 1949, no 2.


[Dans le no 3 de 1948, quelques marques à l’article de Nacht sur
« Les manifestations cliniques de l’agressivité et leur rôle dans le
traitement psychanalytique ». L’article de Lacan sur « L’agressivité
en psychanalyse » n’est pas marqué.
Dans le no 4 de 1948, l’article de Marie Bonaparte « De l’angoisse
devant la sexualité (notes du 23 juillet 1935) » est abondamment
marqué. L’article de Mostapha Ziwar, « Psychanalyse des
principaux syndromes psychosomatiques », qui analyse
systématiquement des cas présentant des troubles physiques
(asthme, ulcères, hypertension, etc.) pour les rapporter à des
névroses, a été soigneusement lu et marqué en de nombreux
endroits. Plusieurs des références bibliographiques sont soulignées.
Très tôt, Fanon s’est intéressé à la médecine psychosomatique, qui
jouera plus tard un rôle majeur dans sa compréhension du « vécu »
de l’aliénation. Voir ici, supra, p. 226.
Ce paragraphe expliquant certains troubles psychogènes de la vision
est marqué de deux traits en marge : « Freud distingue donc deux
catégories de troubles fonctionnels ; l’une est de nature physique et
consiste essentiellement en altérations physiologiques occasionnées
par l’usage intempestif d’une fonction donnée ; l’autre catégorie
comprend des troubles fonctionnels ayant un sens inconscient
précis, qui sont l’expression de fantasmes dans un langage corporel
et sont directement accessibles à la psychanalyse exactement
comme le sont les rêves. Ces troubles-ci sont évidemment des
“conversions”. Ce sont les premiers qui sont actuellement nommés
psychosomatiques » (p. 507-508).
La conclusion de l’article (p. 539) est marquée d’une croix : « Il faut
toutefois se garder de considérer ces caractéristiques psychologiques
comme des facteurs étiologiques. La spécificité du tableau
psychique n’implique pas la psychogenèse, pas plus d’ailleurs que
les succès thérapeutiques obtenus par la psychanalyse. Comme le
font remarquer Bonger et ses collaborateurs, nous ne pouvons, dans
l’état actuel de nos connaissances, considérer les troubles
psychiques et les perturbations somatiques que comme deux
expressions de l’échec fondamental de l’adaptation. »
L’article de Fernand Lechat, « De la sublimation », est souligné en
plusieurs endroits. Les passages sur la différence entre sublimation
et schizophrénie à propos du mysticisme ont pu avoir un écho dans
la thèse de Fanon. Ainsi, aux p. 580-581, ce paragraphe est marqué
plusieurs fois en marge : « Il faut souligner ici, pour prévenir une
confusion, une différence essentielle entre la sublimation et
l’attitude schizophrénique : sublime et schizophrène ont le même
goût de l’abstraction et tendent à placer leurs intérêts principaux
hors du champ des relations humaines, mais ils n’ont que cela
comme trait commun. Un facteur important supprime toute
ressemblance entre leurs structures, c’est le contact social. […] Et
cela m’amène à mettre en opposition la vraie sublimation et le
mysticisme, de quelque idéologie qu’il dépende. À mon avis, le
mysticisme, tel que je le conçois, est un fait pathologique
appartenant à la constitution schizophrénique : c’est un autisme
extériorisé en actes et les actes qu’il inspire sont marqués du sceau
psychotique comme en témoigne le délire permanent des mystiques
et les manifestations psychopathologiques, depuis les hallucinations
chez certains jusqu’aux actes démentiels chez d’autres. »
À noter, un point d’interrogation en marge de la p. 577 marque la
mention par Lechat du « Groupe lyonnais d’études médicales,
philosophiques et biologiques (1947) ». Ce groupe, animé par
Gustave Thibon, était donc inconnu de Fanon.]

Revue pratique de psychologie de la vie sociale et d’hygiène mentale,


1954, no 3, 4 ; 1955, no 1, 2 ; 1956, no 1, 2.

Notes
1. Catalogue accessible sur le site du CNRPAH, <ur1.ca/mzt8m>.
2. Charles Geronimi le note : « L’enseignement aux internes était également une de ses
préoccupations. Il avait pris en charge la bibliothèque médicale de l’hôpital et l’avait
considérablement enrichie. En 1956, elle était notablement mieux dotée en ouvrages de psychiatrie et
de neurologie que son homologue universitaire à Mustapha. Sous son influence, l’HPB [Hôpital
psychiatrique de Blida] s’était abonné à toutes les revues francophones de neurologie et de
psychiatrie » (Fanon à Blida, op. cit.). Cela explique pourquoi, si certaines collections s’arrêtent à la
date de son arrivée en Algérie, cela n’implique pas qu’il ait cessé de lire ces revues (en particulier
L’Évolution psychiatrique, où se jouaient tous les débats de l’époque dans le domaine). On en voit la
trace dans les éditoriaux de Notre Journal plus particulièrement destinés au personnel de l’hôpital.
3. Ou de « sombres précurseurs » au sens de Gilles Deleuze dans Différence et répétition (PUF,
Paris, 1968, p. 155 sq.). Fanon met d’ailleurs en scène le choc d’une telle rencontre dans Peau noire,
masques blancs à propos de la révélation de la négritude, de sa critique dialectique par Sartre et de la
critique communiste des deux (dans l’article de Gabriel d’Arboussier, « Une dangereuse
mystification : la théorie de la négritude », cité à la note 34 du chapitre sur « Le Nègre et la
psychopathologie », Œuvres, op. cit., p. 202).
4. Médecin français, spécialiste de médecine tropicale, auteur de plusieurs livres sur la poésie
d’Aimé Césaire, qui fut son ami.
5. Louis-Thomas Achille (1909-1994), professeur d’anglais en classes préparatoires au Lycée du
Parc à Lyon de 1946 à 1974, originaire de Martinique, grand spécialiste français de la musique sacrée
afro-américaine sur laquelle il publie « Negro Spirituals » dans le numéro de mai 1951 d’Esprit, celui
où Fanon publie « La plainte du Noir : l’expérience vécue du Noir », plus tard incorporé à Peau
noire, masques blancs, et Octave Mannoni « La plainte du Noir ». Auteur de nombreux articles dans
des revues françaises ou américaines, il participe au premier Congrès international des écrivains et
artistes noirs à la Sorbonne du 19 au 22 septembre 1956. Achille, né en Martinique, avait enseigné à
l’Université Howard à Washington de 1932 à 1943. Il y avait rencontré l’intelligentsia afro-
américaine. L’entrée que lui consacre la sœur Mary Anthony Scally dans son Negro Catholic Writers
1900-1943. A Bio-Bibliography (1945) le décrit comme un écrivain catholique ayant surtout écrit sur
les problèmes raciaux et sur le sort des sujets coloniaux français.
6. Sur cette revue créée par des étudiants au sein de l’Aumônerie générale des étudiants d’Outre-
Mer, voir l’intéressant article d’Andrew M. DAILY, « Race, citizenship, and Antillean student
activism in postwar France, 1946-1968 », French Historical Studies, vol. 37, no 2, 2014, p. 331-357.
Daily cite un article de Lastel dans Alizés d’oct.-nov. 1953, p. 21 : « Dans un article d’Alizés, Lastel
rapporte un échange qu’elle a eu avec un ami étudiant antillais : Un jeune homme m’a très
sérieusement déclaré, avec un ton de reproche dans la voix, que je m’étais “européanisée”. “À quoi
vois-tu cela ?”, lui ai-je demandé. Et il m’a répondu sur le même ton grave : “Tes cheveux courts !”.
Lastel attribue cette attitude à l’indifférence et à l’hostilité de la Métropole et suggère qu’en réaction,
certains étudiants endossent une identité rigide et fétichisée, devenant critiques, voire hostiles, vis-à-
vis de ceux qui sont perçus comme s’étant bien adaptés à la vie en Métropole » (p. 340).
7. Voir Jean KHALFA, « Fanon, corps perdu », loc. cit.
8. Sur Vexliard, pionnier de l’analyse psychosociologique de la destitution sociale, voir Laurent
MUCCHIELLI, « Clochards et sans-abri : actualité de l’œuvre d’Alexandre Vexliard », Revue
française de sociologie, vol. 39, no 1, 1998, p. 105-138.
9. Voir Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p. 615-638. Il est clair que
Fanon s’est aussi intéressé à la section précédente, « Mon prochain », p. 591-615, en particulier les
pages 607 sq. sur l’« aliénation totale de la personne » produite par le regard raciste dans le cas de
l’antisémitisme, théorie développée dans les Réflexions sur la question juive qu’il mentionne
plusieurs fois dans Peau noire, masques blancs.
10. Sur le « manque d’être », voir Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant, op. cit., p. 129 sq. On
sait combien Fanon pouvait s’engager absolument tout en remettant toujours en question ce qui
semblait de l’ordre des certitudes, comme le montre son analyse du néocolonialisme. La fin de Peau
noire, masques blancs est d’ailleurs une célébration de la posture même du questionnement comme
fin ultime.
Repères chronologiques

1925 20 juillet : naissance de Fanon à Fort-de-France, en


Martinique.

Fanon habite la maison de famille au 33, rue de la


République, Fort-de-France. Il fréquente l’école de la rue
Périnnon, puis le Lycée Schœlcher.

1939 Début de la Seconde Guerre mondiale. Les écoles de Fort-de-


France sont fermées.

Septembre : l’amiral Georges Robert arrive à la Martinique.


« Tan Robè » commence sur l’île.

1940 Juin : armistice entre la France et l’Allemagne. Robert


déclare son soutien à Pétain et au gouvernement de Vichy.

Novembre : Frantz et Joby envoyés au François pour rester


avec l’oncle Édouard. Le lycée y était encore ouvert.

1941 Réouverture des écoles, les garçons reviennent à Fort-de-


France. Fanon rencontre Aimé Césaire, un enseignant de
vingt-six ans au Lycée Schœlcher.

1943 Janvier : le jour du mariage de son frère, Frantz Fanon, âgé


de dix-sept ans, fait la traversée clandestine vers la
Dominique pour tenter de rejoindre les Forces françaises
libres.

Juin : l’amiral Robert est renversé par le gaulliste Henri


Tourtet.

Fanon, rapatrié de la Dominique, retourne au lycée.

1944 Fanon s’engage dans les Forces françaises libres, dans le


5e Bataillon de marche des Antilles (BMA5), contre l’avis de
sa famille.

Mars : le bataillon se dirige vers Casablanca, d’où il est


acheminé au camp El Hajeb près de Meknès.

Juillet : transfert à Orléansville (Chlef) en Algérie.

Août : opération Anvil (Enclume) lancée par la 1re Force


aéroportée des États-Unis (US First Airborne Task Force) sur
le sud de la France ; libération de Paris.

Septembre : Fanon traverse la Méditerranée et débarque près


de Saint-Tropez.

Fanon réassigné au 6e régiment de tirailleurs sénégalais. Ils


avancent vers le nord jusqu’à la vallée du Rhône.

Septembre : Lyon libéré.

Novembre : l’avancée française en Alsace commence.

25 novembre : alors qu’il se bat près de Montbéliard dans le


Doubs, Fanon est blessé à la poitrine par des éclats d’obus. Il
est hospitalisé à Nantua. Il reçoit la croix de guerre avec
étoile de bronze. Rétabli, Fanon se rend à Paris.

1945 Janvier : il rejoint son régiment sur les rives du Rhin.


Mai : l’Allemagne capitule. Fanon est stationné à Toulon.

Août : Fanon est déplacé vers Rouen et cantonné dans le


Château du Chapitre.

Octobre : il prend le San Mateo, un cargo, pour la


Martinique.

Retour au Lycée Schœlcher pour terminer son baccalauréat.

1946 Automne : Fanon part au Havre, d’où il prend le train pour


Paris, avec l’intention d’étudier la dentisterie. Au bout de
quelques semaines, il quitte Paris pour étudier la médecine à
Lyon. Il suit des cours en biologie, physique et chimie.

1947 Janvier : Félix Casimir Fanon, le père de Fanon, meurt à


l’âge de cinquante-six ans.

Fanon matraqué par la police, alors qu’il manifeste pour la


libération de Paul Vergès, le chef du Parti communiste de la
Réunion.

1948 Février : Fanon publie un petit magazine étudiant, Tam-Tam.

Fanon commence une relation avec Michelle B. ; naissance


de sa fille Mireille.

1949 Fanon rencontre Marie-Josèphe Dublé (Josie) aux Célestins,


théâtre de Lyon.

Il écrit deux pièces de théâtre, L’Œil se noie et Les Mains


parallèles.
1949- 1951 Il commence sa spécialisation en psychiatrie. Il suit un cours
à l’hôpital psychiatrique du Vinatier, puis il choisit d’étudier
à la Faculté de médecine de l’université de Lyon sous la
direction du professeur Jean Dechaume. Il rencontre Nicole
Guillet, qui lui présentera le psychiatre François Tosquelles
(probablement en 1952).

1951 Il prend un poste temporaire comme interne à l’hôpital de


Saint-Ylie à Dole (Jura).

L’idée de soumettre Peau noire, masques blancs comme


thèse est rejetée.

Novembre : il soutient sa thèse Altérations mentales,


modifications caractérielles, troubles psychiques et déficit
intellectuel dans l’hérédo-dégénération spino-cérébelleuse.

1952 Février : il publie son premier article, « Le syndrome nord-


africain », dans Esprit.

Févier-mars : séjour à la Martinique.

Il se rend à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-de-


Limagnole (Lozère), où il travaille comme interne avec
François Tosquelles.

Avril-juin : publication de Peau noire, masques blancs par


les Éditions du Seuil.

Fanon et Josie se marient.

1953 Juin : Fanon passe le médicat des hôpitaux psychiatriques,


qui lui permet d’occuper le poste de médecin-chef. Il pose sa
candidature pour un poste à la Guadeloupe.
Septembre : il occupe un poste de remplaçant temporaire à
Pontorson, dans la Manche.

Octobre : il est nommé en Algérie.

Novembre : Fanon est nommé comme psychiatre à l’hôpital


de Blida-Joinville. Il commence à y réformer les pratiques
existantes et lance la psychothérapie institutionnelle sur le
modèle de Saint-Alban. Ses stagiaires comprennent Jacques
Azoulay et, à partir de 1956, Charles Geronimi.

1954 1er novembre : début de la guerre d’Algérie.

1955 Fanon prend ses premiers contacts avec le FLN.

Naissance de son fils, Olivier.

Février : mort de sa sœur Gabrielle, âgée de trente-trois ans.

Avril : l’état d’urgence est proclamé en Algérie.

Durant l’été, il publie un article non signé critique de la


psychiatrie de l’École d’Alger dans Consciences
maghribines.

1956 Septembre : conférence au premier Congrès mondial des


écrivains et artistes noirs, à Paris, sur « Le racisme et la
culture ».

Décembre : Fanon envoie sa démission au ministre résident à


Alger. Il est expulsé d’Algérie. Il se rend à Paris, puis, via la
Suisse et l’Italie, à Tunis.

1957 Janvier : il arrive à Tunis. Sous le pseudonyme de « docteur


Farès », psychiatre à l’hôpital de La Manouba, puis crée le
Centre psychiatrique de jour à l’Hôpital général Charles-
Nicolle.

Septembre : membre du comité de rédaction d’El Moudjahid.

1958 Juin : le général de Gaulle prend le pouvoir en France, visite


Alger et appelle à un référendum pour septembre afin
d’établir la Ve République. La Martinique vote pour
continuer à faire partie de la Communauté française.

Septembre : mise en place du Gouvernement provisoire de la


République algérienne (GPRA). Fanon visite Rome.

Décembre : Fanon est membre d’une délégation du FLN à


l’All-African People’s Congress à Accra. Contre Nkrumah, il
plaide pour l’utilisation de la violence si nécessaire. Retour à
Tunis, via Lisbonne.

1959 Mars : Fanon parle sur « Culture nationale et guerre de


libération » au deuxième Congrès des écrivains et artistes
noirs, à Rome. Il appelle à une « littérature de combat ».

Mai : voyage à Rabat, au Maroc, en passant par Rome et


Madrid ; sa destination est la base militaire ALN de Ben
M’Hidi à la frontière. Il est victime d’un accident de voiture.

Juillet : il retourne à Rome pour un traitement hospitalier ;


tentative d’assassinat à l’hôpital par un commando de La
Main rouge (services secrets français).

Août : retour à Tunis pour des réunions de politiques de


l’ALN.

Octobre : publication aux Éditions François Maspero de


L’An V de la révolution algérienne, sans l’introduction
rédigée par Fanon. Le livre est saisi par la police trois mois
après publication.

1960 Février : nommé ambassadeur itinérant du Gouvernement


provisoire de la République algérienne (GPRA) en Afrique,
basé à Accra, Ghana.

Avril : Fanon donne une conférence à l’Afro-Asiatic


Solidarity Conference, à Conakry ; puis à la Positive Action
Conference for Peace and Security in Africa, à Accra.

Juin : il parle à la Conference of Independent African States,


à Addis-Abeba.

Septembre : il assiste au Congrès panafricain de Léopoldville


(Kinshasa) dans une République du Congo nouvellement
indépendante.

Octobre : vol d’Accra à Monrovia, il est informé que l’avion


pour Conakry est plein et qu’il lui faut prendre le vol d’Air
France ; soupçonnant un piège, il préfère voyager par la route
vers Bamako. Écrit un journal de bord lorsqu’il se rend à
Mopti, Douentza, Gao, et ensuite à Tessalit à la frontière
algérienne pour reconnaître une route possible de pénétration
de l’ALN en Algérie par le sud.

Il retourne à Accra et écrit « Les laquais de l’impérialisme »


pour le GPRA (publié en décembre dans le bulletin
d’information de la Mission algérienne au Ghana).

Décembre : Fanon retourne à Tunis pour des tests médicaux ;


on diagnostique sa leucémie.

1961 Janvier : assassinat au Congo de Patrice Lumumba.


Fondation en Algérie de l’Organisation armée secrète (OAS).
Printemps : séjour à Moscou pour un traitement médical.

Avril : retour à Tunis. Il écrit Les Damnés de la terre. Il écrit


à Maspero pour demander que Sartre écrive une préface.

Mai : l’article « De la violence » est publié dans Les Temps


modernes.

Durant l’été : il donne des conférences sur la Critique de la


raison dialectique de Sartre aux forces de l’ALN à la
frontière tunisienne.

Juillet : Fanon voyage à Rome. Simone de Beauvoir et


Claude Lanzmann viennent à sa rencontre à l’aéroport. Il
rencontre Sartre avec qui il parle pendant trois jours.

Dernière rencontre avec Édouard Glissant, à Rome.

Juillet-septembre : Sartre écrit la préface des Damnés de la


terre.

Octobre : Fanon voyage à nouveau à Rome, rencontre Sartre


pour la dernière fois, puis il s’envole vers Washington pour
un traitement médical. Il attend une semaine avant d’être
admis au Clinical Center, National Institute of Health,
Bethesda, Maryland (Washington).

Octobre : publication des Damnés de la terre par François


Maspero.

6 décembre : décès de Fanon.

7 décembre : exemplaires des Damnés de la terre saisis par la


police à Paris.

1962 3 juillet : proclamation de l’indépendance de l’Algérie.


1964 Publication par François Maspero de Pour la révolution
africaine. Écrits politiques.
Index1

ABBAS, Ferhat, 442, 528, 541, 542


ABD-EL-GHANI, 590
ABELY, Paul, 191
ACHILLE, Louis-Thomas, 441, 590, 641
ACHSLOGH, Jacques, 601
ADANO, E., 229
ADER, 289
ADÈS, Albert, 590
ADLER, Alfred, 181, 218, 590, 626
AGOSTINO, Santarlano, 458
AJURIAGUERRA (DE), Julian, 146, 148, 149, 168, 190, 191, 206, 208,
216, 217, 218, 219, 230, 386, 591, 614
ALAIN (Émile Chartier, dit), 591
ALAJOUANINE, Théophile, 591
ALBERT, Henri, 17, 618
ALEXIS, Jacques Stéphen, 591
ALGREN, Nelson, 591
ALLEG, Henri, 544, 550, 566
ALLÈGRE, Georges, 591
ALQUIÉ, Ferdinand, 591
ÁLVAREZ SALA, J. L., 230
AMMAR, Sleim, 166
AMOUSSOU, Alexis, 591
ANDERS, Günther, 152, 612
ANDERSON, Warwick, 295
ANDLER, Charles, 38, 591
ANGEL, Joseph M., 592
ANOUILH, Jean, 592
ANTHONY SCALLY, Mary, 590
APOLLINAIRE, Guillaume, 44
AQUIN (D’), Thomas, 598
ARAGON, Louis, 590
ARBOUSSIER (D’), Gabriel, 538, 588
ARIEFF, Alex J., 176
ARISTOPHANE, 592
ARISTOTE, 592, 632
ARNOLD, Albert James, 18, 31, 39, 44, 59, 64
ARRII, Come, 159, 343
ASSELAH, Slimane, 164, 165, 336, 369, 375, 398, 421, 440
ASTORG (D’), Bertrand, 598
ASTURIAS, Miguel Angel, 592
ASTWAZATUROW, Michail, 173
ATACK, Margaret, 12
AUBERT, Maurice, 592
AUBIN, André, 592
AUBIN, Henri, 295, 334, 647
AUSCHER, Ernest, 171
AZOULAY, Jacques, 12, 156, 157, 158, 162, 297, 298, 299, 301, 314,
325, 327, 339, 420, 573, 616, 659

BABIC, Ivo, 635


BABINSKI, Joseph, 202, 204, 209, 210, 383
BACHELARD, Gaston, 16, 39, 48, 50, 146, 588, 592, 593, 611
BAGH (VON), Konrad, 176, 229
BAÏDAR-POLIAKOFF, Olga, 567
BALANDIER, Georges, 593
BALELIO, Lino, 457
BALLET, Gilbert, 173
BALVET, Paul, 147, 203, 224, 359, 652
BANCAUD, Jean, 640
BARANELLI, Luca, 575
BARBI, 244, 245
BARDY, Gustave, 593
BARRAULT, Jean-Louis, 16, 28
BARRÉ, Jean Alexandre, 216, 389, 597
BARRÈS, Philippe, 594
BARUK, Henri, 194, 296, 343, 443
BATAILLE, Georges, 40, 594, 626
BAUDELAIRE, Charles, 603, 628
BAYLE, Antoine Laurent, 145
BAYLE, Pierre, 594
BEAUGENCY, Michel, 649
BEAUVOIR (DE), Simone, 594, 660
BEKKAT, Amina Azza, 12, 260
BELEY, André, 156
BENBANASTE, Joseph, 641
BENJAMIN, Walter, 576
BENKHEDDA, Benyoucef, 516
BEN M’HIDI, Mohamed Larbi, 659
BENON, Raoul, 173, 195, 196, 198, 229
BEN SALEM, Lilia, 8, 165, 166, 430, 451
BEN SOLTANE, Tahar, 166
BÉQUART, Paul, 652
BÉRARD, E., 640
BERDIAEFF, Nicolas, 594, 652
BERGE, André, 594
BERGE, François, 594
BERGMANN, Emmanuel, 173
BERGSON, Henri, 16, 160, 194, 215, 349, 594, 615, 621, 622
BERINGER, Klaus, 370
BERMANI, Cesare, 567
BERNANOS, Georges, 204
BERNARD, Paul, 210, 262, 594
BERNFELD, Justine, 633
BERQUE, Jacques, 432, 542, 594
BERTRAND, Ivan, 605
BICHAT, Xavier, 178
BINI, Lucio, 151, 153, 154, 238, 241, 243, 245, 247, 248, 250, 253
BINO, 388
BINSWANGER, Ludwig, 354
BIRKMAYER, Walter, 175, 229
BLANCHARD, M., 233, 396
BLANCHOT, Maurice, 626
BLANQUI, Auguste, 594
BLEULER, Manfred, 176, 198, 222, 229, 354
BLOCH, Vincent, 640
BLÖCHLINGER, Kurt Arthur, 176
BLOCQ, Paul-Oscar, 171
BLONDEL, Maurice, 601
BOBON, Jean, 594
BOGAERT (VAN), Ludo, 173, 174, 185, 229, 230
BOISSIER, Jacques R., 379, 380
BOITTELLE, Georges, 165
BOITTELLE-LENTULO, Claudine, 165
BONAPARTE, Louis, 639
BONAPARTE, Marie, 654
BONGER, 654
BONIN, Gerhardt V., 594
BONNAFÉ, Lucien, 141, 146, 165, 209, 212, 214, 220, 224, 225, 228,
230
BONNAL, Joël, 594
BONNEFOY, Yves, 24
BONNUS, Gaston, 229
BONVALLET, Marthe, 598
BOREL, Jacques, 594
BOREL-MAISONNY, Suzanne, 620
BORGES, Jorge Luis, 594
BORREMANS, Pierre, 229
BOUCHAUD, Jean-Baptiste, 172
BOUDIN, Georges, 595
BOULEZ, Pierre, 283, 284
BOULKROUNE, F., 587
BOUQUEREL, J., 391, 396
BOURGÈS-MAUNOURY, Maurice, 467, 513
BOURGUIBA, Habib, 431, 554
BOURRAT, L., 595
BOURRET, J., 168
BRACHFELD, Olivier, 595
BRANDT, F., 39
BRECHT, Bertolt, 595
BRETON, André, 18, 20, 26, 152, 590, 649
BRISSET, Charles, 210
BROUET, George, 594
BROUSSE, Auguste, 171, 189
BROWN, Sanger, 172
BROWNING, Robert, 649
BUCK-MORSS, Susan, 27
BUCY, Paul C., 388
BUELTZINGSLOEWEN (VON), Isabelle, 154
BUGEAUD, Thomas-Robert, 489
BULHAN, Hussein Abdilahi, 138
BULLARD, Alice, 295, 362
BUNCHE, Ralph, 534
BUÑUEL, Luis, 653
BURLOUD, Albert, 595
BUYTENDIJK, Frederik J. J., 595

CACHIN, Yves, 654


CAILLOIS, Roland, 595
CALAS, Nicolas, 595
CALIXTE, Charles, 649
CAMILLERI, Carmel, 431
CAMUS, Albert, 16, 17, 19, 38, 596, 625, 626
CANGUILHEM, Georges, 146
CAÑIZO (DEL), Agustín, 230
CANNON, Walter Bradford, 216
CAPÉCIA, Mayotte, 34, 441, 596
CARBONEL, Frédéric, 155, 326, 603
CARIDROIT, Fernand, 596
CAROTHERS, John Colin, 342, 343, 344, 443, 596
CARPENTIER-FIALIP, Pierre, 596
CARROUGES, Michel, 588, 596
CASSELS, John, 596
CASTAIGNE, Paul, 640
CATHALA, Jean, 596
CAYTON, Horace R., 651
CERLETTI, Ugo, 244, 247
CÉSAIRE, Aimé, 9, 17, 18, 19, 20, 21, 23, 24, 25, 26, 28, 31, 32, 33, 35,
38, 39, 42, 43, 44, 45, 46, 48, 49, 52, 54, 56, 57, 58, 59, 108, 443, 475, 552,
554, 555, 588, 589, 590, 596, 642, 657
CHABAN-DELMAS, Jacques, 487, 489, 490
CHALLE, Maurice, 520
CHAMPION, Yves-Henri, 640
CHAMPION-BASSET, Jacqueline-Louise, 640
CHAO-CHI, Liou, 635, 636
CHAR, René, 20, 590, 596
CHARCOT, Jean-Martin, 171, 229
CHAUCHARD, Paul, 596
CHAULET, Claudine, 432
CHAULET, Pierre, 263, 342, 433
CHAUVET, Stéphen, 597
CHEBILI, Saïd, 269
CHEKKAL, Ali, 474
CHERKI, Alice, 16, 53, 138, 143, 144, 157, 161, 166, 261, 342, 433,
434, 451, 524, 553, 560, 567, 569, 635
CHESNEAUX, Jean, 596
CHEYSSAC, René, 625
CHINCA, Mark, 148
CHOISY, Maryse, 596, 652
CHRISTY, Henry, 251, 641
CLAPARÈDE, Édouard, 597
CLAUDE, Henri, 208, 209, 230, 354, 597
CLAUDEL, Paul, 9, 16, 20, 28, 38, 588, 597
CLÉRAMBAULT (DE), Gaëtan G., 263, 264, 265, 267, 268, 270, 273,
276, 283, 372, 373
COCTEAU, Jean, 312, 608
COIRAULT, Raymond, 597
COLETTE, Sidonie-Gabrielle, 312
COLLIGNON, René, 269
COLLOMB, Henri, 362
COMBES, Philippe, 230
COMTE, Auguste, 597
CONNELLY, Marc, 441
CONTAMIN, François, 632
CORNEILLE, Pierre, 29, 588, 597
CORNU, Auguste, 598
CORREDOR, M., 389
COSSA, Paul, 247
COURBON, Paul, 174
COURMONT, Frédéric, 172
COURNOT, Michel, 598, 617, 624
COURTELINE, Georges, 312
CRESSON, André, 598
CROCE, Benedetto, 598
CROISET, Alfred, 620
CUISENIER, Jean, 431
CUVIER, Georges, 437

DACY, Leo, 524


DAIGLE, Christine, 63
DAILY, Andrew M., 621
DALÍ, Salvador, 653
DAMAS, Léon, 590
DAMAYE, Henri, 314, 598
DANA, Richard H., 363
DARRE, H., 230
DASH, J. Michael, 12
DASSARY (DE), J., 188
DAUMÉZON, Georges, 138, 147, 245, 247, 248, 354, 640
DAUZAT, Albert, 598
DAVID, M., 389
DAVIES, D. L., 176, 230
DAVY, Marie-Madeleine, 653
DECHAMBRE, Amédée, 375
DECHAUME, Jean, 143, 144, 168, 170, 177, 218, 227, 228, 595, 658
DEHAYE, Jean-Pierre, 598
DELAHAYE, Ernest, 633
DELANGLADE, Frédéric, 152
DELARUE, Charles, 534
DELAVIGNETTE, Robert, 598
DELAY, Jean, 151, 256, 354, 355, 590, 598
DELBOS, Victor, 598
DELEUZE, Gilles, 215, 588, 653
DELL, Michelle B., 233, 640
DELMAS, Jean, 598
DELMAS-MARSALET, Paul, 151, 247
DELOST, Paul, 598
DELOUVRIER, Paul, 519, 520, 521
DENIKER, Pierre, 256
DENNERY, Claude, 342
DEQUEKER, Jean, 275, 333
DERMENGHEM, Émile, 359, 598
DEROMBIES, Madeleine, 148, 174, 191, 193, 231
DESCARTES, René, 599, 624, 626
DESPARMET, Joseph, 326, 327
DESPINOY, Maurice, 141, 147, 153, 233, 251, 256, 294, 295, 353, 355,
378, 599
DESPOIS, Jean, 599
DEUTSCHER, Isaac, 599
DIA, Mamadou, 538, 539
DIB, Mohammed, 599
DIDE, Maurice, 173, 354
DIDEROT, Denis, 599
DIDES, Jean, 534
DIEL, Paul, 599
DIOP, Alioune, 524, 558, 559
DJEGHLOUL, Abdelkader, 430
DMITRACOVA, Olesya, 12
DOLCHI MARTINET, Eugenia, 568
DOMBY, 281
DORAY, Bernard, 342
DOS PASSOS, John, 600
DOSTOÏEVSKI, Fiodor, 160, 594, 600
DREYFUS-BRISAC, Colette, 640
DRIF, Zohra, 543
DUBLÉ, Marie-Josèphe, 555, 630, 658
DUBLINEAU, Jean, 224
DUC, Nguyên, 606
DUCHÊNE, Hardy, 227
DUFOUR, Auguste, 600
DUFOUR, Henri, 230
DUFOUR, Marc, 600
DUFRENNE, Mikel, 600
DUMAS, Georges, 601
DUMONT, René, 601
DUPRÉ, J., 177, 230
DURAND, Charles, 601
DURANTON, Pierre, 601
DYCKMANS, J., 230

ECKERMANN, Johann Peter, 618


ECTORS, Léon, 601
EGEDY, Elemér, 174
EINAUDI, Giulio, 10, 449, 548, 556, 565, 566, 567, 568, 569, 570, 571,
572, 573, 574, 575, 576, 577, 578, 579, 580, 583
ELIADE, Mircea, 329
EL-KOUTOUBI, Mustapha Tadj, 326
EL-SOYOUTI, Jalal Eddin, 326, 330
ÉLUARD, Paul, 590
ENGELS, Friedrich, 588, 635, 639
ÉRASME, 601
ERNST, Max, 20
ESCHYLE, 25, 48, 588, 601, 633
ETCHEVERRY, Auguste, 601
ÉTIEMBLE, René, 601
EY, Henri, 19, 138, 141, 142, 146, 147, 150, 151, 152, 154, 164, 166,
178, 179, 205, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 212, 213, 214, 216, 217, 218,
219, 220, 224, 225, 230, 304, 369, 374, 375, 419, 422, 602, 619, 647, 648
EYDOUX, Henri-Paul, 534

FABRE, Michel, 524


FABRI, Benito, 457
FAGEOT, Guy, 602
FANON, Félix Casimir, 658
FANON, Joby, 15, 17, 21, 22, 23, 26, 29, 30, 36, 40, 46, 47, 51, 55, 91,
116, 148, 161, 168, 452, 657
FANON, Josie (voir aussi FARÈS, Nadia), 15, 16, 40, 51, 233, 296, 355,
450, 453, 551, 565, 571, 574, 575, 581, 587, 604, 630, 658
FANON, Olivier, 10, 11, 587
FANON-MENDÈS FRANCE, Mireille, 11, 15
FANTINI, Vittorio, 453, 454, 455, 457, 458
FARANDA, Laura, 327
FARÈS, Nadia (Josie Fanon, dite), 551, 556, 557, 558, 560, 563, 659
FARNSWIRTH, Robert M., 524
FAST, Howard, 602
FAUCRET, M., 396
FAULKNER, William, 602
FERENCZI, Sandor, 424, 427
FERNANDEL (Fernand Contandin, dit), 310
FERRY, Jules, 498
FEUERBACH, Ludwig, 639
FIESSINGER, Noël, 177
FILIPOVIC, Marijan, 635
FILLOUX, Jean-Claude, 602
FIRDOUSI, Abou’Lkasim, 602
FLATAU, Germanus, 173
FLEURY, Victor, 603
FOERSTER, O., 388
FOIX, Charles, 188, 189
FOLLIN, Sven, 141, 165, 209, 220, 230
FONDANE, Benjamin, 603
FONTAINE, René, 389
FORÊTS (DES), Louis-René, 603
FORGUE, Émile, 603
FOUCAULT, Michel, 146, 163, 164, 603
FRAISSE, H., 603
FRANK, Simon, 603
FRENKEL, Henri, 173, 651
FREUD, Sigmund, 139, 181, 209, 210, 213, 226, 597, 603, 626, 649,
652, 654
FRIEDMANN, Georges, 604
FRIEDREICH, Nikolaus, 139, 144, 145, 149, 150, 168, 169, 170, 171,
172, 173, 174, 175, 176, 177, 180, 183, 184, 185, 188, 189, 198, 199, 200,
201, 202, 203, 205, 219, 229, 230, 231, 232
FRIOUX, Claude, 604
FROBENIUS, Leo, 25, 475
FROMENT, 385
FROMENTIN, Eugène, 604
FRYER, Peter, 604
FUCHS, Wilhelm, 181

GAILLARD, Félix, 513


GALLAIS, Pierre, 344, 443
GALLAVARDIN, Robert, 250, 595
GALLI, André, 604
GAMBIER, Jean, 640
GAMBS, Albert, 277, 278
GANDILLAC (DE), Maurice, 618
GANDZIER, Irène, 453
GANSHOF, Walter Jean, 534
GARAMOND, Jean, 604
GARDE, Alexandre, 604
GAREISO, Aquiles, 230
GATTULLI, Mario, 457
GAUBERT (préfet), 339
GAULLE (DE), Charles, 470, 498, 502, 503, 504, 505, 506, 507, 508,
509, 514, 519, 520, 521, 528, 539, 540, 541, 594, 659
GEHUCHTEN (VAN), Arthur, 604
GEISMAR, Peter, 15, 16, 29, 31, 453
GELB, Adhémar, 181, 214
GENNES (DE), Lucien, 177
GERLIER, Pierre-Marie, 514
GERONIMI, Charles, 12, 137, 141, 157, 165, 361, 362, 365, 378, 417,
435, 588, 659
GEYER, Horst, 174
GILLES DE LA TOURETTE, Georges, 171
GIRARD, P., 168, 603
GIRAUDOUX, Jean, 604, 625
GIROUX, Roger, 24
GIZENGA, Antoine, 532
GLISSANT, Édouard, 24, 35, 604, 649, 660
GOETHE (VON), Johann Wolfgang, 576, 618
GOLDENBERG, 244, 245
GOLDSTEIN, H., 374
GOLDSTEIN, Kurt, 150, 172, 181, 206, 207, 213, 214, 216, 374, 604
GORZ, André, 604
GÖTZE, Wasja, 175, 230
GRAHAM, Lucy, 12
GRAMSCI, Antonio, 548, 576
GRANAI, Georges, 432
GRANET, Marcel, 604
GRAY, James, 640
GREENFIELD, Joseph Godwin, 386, 387, 388
GRÉGOIRE, Antoine, 605
GRIAULE, Marcel, 194
GROETHUYSEN, Bernard, 147, 605
GRUHLE, Hans Walter, 255
GUARDINI, Romano, 605
GUATTARI, Félix, 155, 215
GUERA, Alfredo, 361, 362
GUÉRIN, Daniel, 605
GUERRA, Miller, 605
GUEX, Germaine, 141
GUIGNOT, M. H., 39
GUILLAIN, Georges, 180, 216, 230, 597, 605
GUILLAUME, Jean, 605
GUILLAUME, Paul, 422, 605
GUILLEMAN, P., 396
GUILLET, Nicole, 652, 658
GUIOT, Gérard, 605
GUIRAUD, Paul, 148, 149, 168, 174, 179, 190, 191, 193, 194, 230, 231,
354, 647
GURVITCH, Georges, 420, 421, 432, 542, 605
GURWITSCH, Aron, 606
GUSDORF, Georges, 162, 305, 606
GUYOT, Raymond, 557

HACHI, Slimane, 12
HADDOUR, Azzedine, 12
HALÉVY, Daniel, 606
HARANT, Hervé, 606
HARDY, Georges, 606
HARRINGTON, Anne, 215
HARTENBERG, Paul, 206
HAZARD, René, 379, 380
HAZOUMÉ, Paul, 641
HEAD, Henry, 216
HÉCAEN, Henri, 146, 194, 208, 216, 217, 218, 219, 227, 230, 591, 643
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, 16, 27, 36, 46, 63, 220, 225, 588,
593, 595, 606, 607, 611, 625, 639, 640
HEIDEGGER, Martin, 220, 612, 650
HEMINGWAY, Ernest, 607
HEMPEL, 175
HÉNANE, René, 54, 589
HÉRODOTE, 632
HERSKOVITS, Melville J., 295, 296
HESNARD, Angelo, 607, 608, 652
HEYDARI, Mélanie, 12, 15, 537, 565
HEYERDAHL, Thor, 608
HILLER, Friedrich, 174, 231
HIMES, Chester, 441, 524, 608
HITLER, Adolf, 215, 443
HOBBES, Thomas, 160, 161, 351
HOMÈRE, 576, 608
HOSKINS, R. G., 374
HOUPHOUËT-BOIGNY, Félix, 475
HUET, Ernest, 171
HUGHLINGS JACKSON, John, 151, 208, 619
HUGO, Victor, 40, 41, 608, 616
HUIZINGA, Johan, 608
HUSSEINI, Abdul-Kader, 603
HUSSERL, Edmund, 220, 373, 608, 612, 613, 651

ILÉO, Joseph, 531, 532


INKELES, Alex, 608
IREDALE, Ellen, 12
IVANOV-SMOLENSKI, Anatoli Georgievitch, 608
JACOB, Max, 608
JACOBI, J. W., 232
JAMES, Cyril Lionel Robert, 608
JAMET, Claude, 608
JANET, Pierre, 212, 213, 375, 609, 643, 644, 645, 646
JARRY, Alfred, 609
JASPERS, Karl, 16, 17, 31, 38, 44, 59, 142, 147, 152, 205, 221, 222,
223, 354, 588, 593, 600, 602, 608, 609, 612, 615, 624, 632
JDANOV, Andreï, 609
JEANSON, Francis, 49, 567, 609, 649, 651, 652
JENSON, Deborah, 295
JERVIS, Giovanni, 387, 388, 575
JONES, 244
JONESCO, 388
JOSIPOVICI, Albert, 590
JOUVE, Pierre-Jean, 609
JUIN, Alphonse (maréchal), 470
JULIEN, Claude, 609
JUMINER, Bertène, 554
JUNG, Carl Gustav, 181, 200, 202, 225, 609, 626

KAFKA, Franz, 610, 625, 626, 634


KALONDJI, Albert, 531, 532, 533, 535
KANDOLO, Damien, 533
KANT, Immanuel, 598, 607, 610
KAPLAN, Leo A., 176
KARDINER, Abraham, 295
KASAVUBU, Joseph, 531, 532, 533, 534
KEIGHLEY, William, 441
KELLER, Richard C., 138, 156, 295
KENYATTA, Jomo, 517, 544
KESSEL, Patrick, 567, 568
KHALDOUN, Ibn, 486
KHOUIDER, S., 587
KIERKEGAARD, Søren, 16, 38, 39, 588, 593, 600, 610, 612
KIPLING, Rudyard, 648
KLEIN, D., 175, 231
KLEIN, M., 424
KLIMES, Karl, 174
KLIPPEL, Maurice, 231
KLOSSOWSKI, Pierre, 610
KNOEPFEL, Hans Konrad, 176, 198, 231
KOECHLIN, Philippe, 248, 354
KOESTLER, Arthur, 611
KOJÈVE, Alexandre, 16, 588, 611
KRAEPELIN, Emil, 222
KRAYENBUL, Hugo, 612
KRÉA, Henri, 612, 649
KREINDLER, Arthur, 612
KRETSCHMER, Ernst, 159, 209, 210
KUHN, Roland, 612
KVASINA, T., 389
KWATEH, Adams, 353

LABORIT, Geneviève, 612


LABORIT, Henri, 256, 355, 612
LACAN, Jacques, 140, 141, 146, 147, 150, 152, 164, 206, 209, 214, 219,
220, 221, 222, 223, 224, 225, 226, 228, 230, 359, 419, 438, 597, 602, 619,
643, 654
LACATON, Raymond, 16, 159, 161, 271, 275, 280, 333, 345
LACHIÈZE-REY, Pierre, 593, 600, 601, 612
LACOSTE, Robert, 263, 366, 432, 473, 488, 489, 506, 512, 513, 519,
520, 534, 581, 582
LACOUTURE, Jean, 442
LACROIX, Jean, 601, 612
LADSOUS, Jacques, 155, 156, 333
LAFORGUE, Jules, 613
LAFORGUE, René, 607, 652
LAIRY-BOUNES, Gabrielle C., 640, 641, 642
LALANDE, André, 613
LAM, Wifredo, 18, 26, 65
LAMAR, René, 596
LAMARCK (DE), Jean-Baptiste, 437
LAMSENS, J., 173
LANDOWSKI, M., 230
LANZMANN, Claude, 29, 450, 547, 561, 562, 563, 564, 581, 582, 660
LASNET, Alexandre, 333
LASTEL, Madeleine, 621
LAUER, Quentin, 613
LAUTRÉAMONT (Isidore Lucien Ducasse, dit comte de), 17, 44
LAUX, Georges, 598
LAVELLE, Louis, 613
LAVOINE, 391, 396
LAZORTHES, Guy, 613
LEBOVICI, Serge, 613
LECHAT, Fernand, 654, 655
LECŒUR, Auguste, 613
LEFEBVRE, Georges, 557
LEFEBVRE, Henri, 542, 613
LE GUILLANT, Louis, 138, 165, 354, 376, 440, 652
LEIBNIZ, Gottfried Wilhelm, 622
LEIRIS, Michel, 613
LELUC, Robert, 604
LE MAPPIAN, 648
LE MASSON, Yann, 567
LEMIERRE, André, 143, 177, 218, 227, 229
LEMPEREUR, Louis-Simon, 265
LÉNINE (Vladimir Ilitch Oulianov, dit), 588, 636
LENORMANT, Charles, 177
LENZ, Heimlich, 229
LÉPINE, Jean, 285
LEPOIRE, Jean, 613
LERAT, Georges, 173, 195, 196, 198, 229
LERICHE, René, 218, 613, 633
LEROI-GOURHAN, André, 162, 307, 315, 607, 613
LESURE, André, 614
LEVINAS, Emmanuel, 16, 45, 225, 588, 613
LÉVI-STRAUSS, Claude, 613, 651
LÉVY, Gabrielle, 169
LÉVY, Georges, 614
LÉVY, Lucien, 154, 381, 390
LÉVY-BRUHL, Lucien, 223, 225, 295, 327
LEWIN, Kurt, 141, 422
LHERMITTE, Jean, 189, 194, 614, 643
LIONNET, Françoise, 44
LLOYD, James Hendrie, 231
LOEPER, Maurice, 614
LOGRE, E., 177, 230
LONDE, Albert, 171
LONG, E., 231
LONGUET, Adam, 171
LÓPEZ IBOR, Juan José, 391, 614
LOUVERTURE, Toussaint, 32, 56, 608
LOWRY, Malcolm, 614
LUDWIG, Bernard John, 390, 639
LUKACS, Georg, 614
LUMUMBA, Patrice, 530, 531, 532, 533, 534, 535, 536, 577, 581, 582,
660
LUXEMBURG, Rosa, 444, 635

MAAMOURI, Mahmoud, 433


MACEY, David, 16, 32, 35, 53, 55, 138, 142, 147, 261, 565, 602
MACHIAVEL, Nicolas, 614
MACKEN, Jos, 176, 198, 200, 231
MADINIER, Gabriel, 615
MAERE, M., 175, 231
MAGNAN, Valentin, 276, 277, 282
MAGNUS, Rudolph, 216, 387
MAGNY, Claude-Edmonde, 615
MAIER, Hans W., 641
MAKOUF, Boualem, 574
MALCOLM X, 576
MALEBRANCHE, Nicolas, 179
MALEK, Rédha, 450, 453, 581, 635
MALLARMÉ, Stéphane, 17
MALRAUX, André, 615
MALRAUX, Clara, 615
MALTRAIT, Joseph-Auguste-André, 40
MAMERI, Khalfa, 537
MANDOUZE, André, 158, 342, 601
MANN, Thomas, 615
MANNONI, Octave, 537, 590, 615, 651, 652
MANUELLAN, Marie-Jeanne, 12, 141
MARAN, René, 36, 37, 38
MARAT, Jean-Paul, 51, 630
MARCEL, Gabriel, 615, 624
MARCHAND, Léon, 386
MARIANO, Luis, 299
MARIE, Pierre, 169, 172, 173, 175
MARINESCO, 388
MAROUZEAU, Jules, 615
MARQUIS, Paul, 12, 260, 261, 294
MARRIOTT, David, 38
MARS, Louise, 174
MARTINET, Gilles, 495
MARTINI, Michel, 165
MARTINOTTI, G., 247
MARTÍN-SANTOS, Luis, 615
MARX, Karl, 576, 588, 595, 598, 614, 639
MASPERO, François, 7, 10, 29, 35, 138, 366, 449, 450, 547, 549, 550,
551, 552, 553, 554, 555, 556, 558, 559, 560, 561, 562, 563, 564, 566, 567,
568, 569, 570, 571, 572, 573, 576, 577, 579, 580, 581, 582, 583, 618, 632,
660
MASSERMAN, Jules, 616
MASSIGNON, Louis, 542
MAURIAC, François, 465, 616
MAUROIS, André, 616
MAUSS, Marcel, 162, 223, 306, 420, 421, 616
MAYER-GROSS, Willy, 354, 396
MAYO, Charles Horace, 257
MAZARS, Gabriel, 605
MAZON, Paul, 601
MCCULLOCH, Jock, 138
MCCULLOCH, Warren S., 591
MCDOUGALL, Joyce, 613
MCFARLAND, R. A., 374
MCMILLAN, Duncan, 165, 397
MEHRING, Franz, 635
MEMMI, Albert, 525
MENDÈS FRANCE, Pierre, 467
MENG, Heinrich, 616
MENTHA, Charles, 616
MERCIER, Fernand, 616
MERCKEL, 632
MERLEAU-PONTY, Maurice, 16, 53, 140, 141, 142, 147, 150, 194,
215, 216, 217, 278, 298, 310, 370, 371, 372, 373, 416, 434, 542, 588, 616,
643
MERTON, Robert King, 617
MÉTRAUX, Alfred, 652
MICUCCI, M., 275, 333
MIDGLEY, David, 148
MIGNOT, Hubert, 644, 647
MILHAUD, Gaston, 617
MILLER, Christopher L., 475
MILLON, 238
MILOSEVIC, Mihailo, 635
MINH, Ho Chi, 495, 636
MINKOWSKI, Eugène, 194, 354, 608, 612, 615, 645, 646
MIRZOEFF, Nicholas, 12, 567
MOBUTU, Joseph, 532, 533
MOLAND, Louis, 617
MOLLARET, Pierre, 149, 169, 170, 174, 177, 229, 230, 231, 596
MOLLET, Guy, 353, 467, 495, 498, 511, 513, 520
MONAKOW (VON), Constantin, 140, 150, 178, 181, 206, 207, 213,
214, 215, 231
MONIZ, Egaz, 244
MONNEROT, Émile, 353
MONONGO, Godefroy, 532, 533, 534
MOREAU (DE TOURS), Jacques-Joseph, 145
MOREAU, M., 229
MORENO, Jacob L., 141, 416
MORICE, André, 487, 488, 490, 492
MORIN, Georges, 617
MORSIER (DE), Georges, 247
MOSSADEGH, Mohammad, 542
MOUILLE, Paule, 379, 380
MOUNIER, Emmanuel, 601, 615
MOUQUIN, Marcel, 617
MOURGUE, Raoul, 178, 181, 194, 206, 207, 213, 214, 215, 231, 388
MOUSSET, Paul, 617
MUCCHIELLI, Laurent, 647
MURARD, Numa, 12, 157
MURRAY, Henry A., 363, 617, 631
MUSSO, G., 171
MUYLE, G., 175, 231

NABERT, Jean, 160, 349, 617, 653


NACHT, Sacha, 210, 643, 654
NASSER, Gamal Abdel, 470
NAVIAU, 391, 396
NAVILLE, Pierre, 617
NIETZSCHE, Friedrich Wilhelm, 16, 17, 24, 29, 30, 34, 37, 38, 41, 42,
43, 44, 45, 46, 53, 54, 56, 57, 59, 60, 63, 147, 148, 150, 168, 288, 588, 591,
592, 593, 600, 605, 609, 612, 614, 618
NIGER, Paul, 651
NIZAN, Paul, 15, 558, 618
NKRUMAH, Kwame, 518, 659
NODET, Charles-Henry, 619
NOLAN, M. J., 172, 231
NONNE, Max, 172
NOUAD, Cécile, 262
NOUI, Ahmed, 261, 270, 271, 303
NYERERE, Julius, 544
NYSSEN, René, 173

OFFRAY DE LA METTRIE, Julien, 620


OMBREDANE, André, 362, 620
OPPENHEIM, Hermann, 381, 385, 386, 389
OURY, Jean, 155, 652
OUZEGANE, Amar, 542

PAGNIEZ, Philippe, 177


PAHMER, Marcel, 620
PAILLARD, Jacques, 640
PANZIERI, Raniero, 569, 571, 577, 579
PARCHAPPE, Maximien, 154, 255, 374, 375
PARCHEMINEY, Georges, 607
PASCAL, Blaise, 620
PASCAL, Paul, 380
PASCHE, Francis, 651
PAULHAN, Frédéric, 222
PAULHAN, Jean, 620
PAULIAN, D., 231
PAUMELLE, Philippe, 154, 165, 304, 336, 369, 375, 652
PAVLOV, Ivan Petrovich, 143, 654
PÉGUY, Charles, 620
PEILLET, Francis, 592
PÉJU, Marcel, 554, 561
PÉJU, Marie-Aimée, 589
PÉJU, Raymond, 589
PELLIZI, Giovanni Battista, 173, 231
PÉPIN, Bernard, 595
PERRAULT, Marcel, 391
PERSCH, Reinhold, 175, 231
PERSE, Saint-John (Marie-René Auguste Alexis Leger, dit), 20, 21, 61,
588, 624
PERTUISET, Bernard, 613
PÉTAIN, Philippe, 657
PETRIE, Jon, 60
PEYREFITTE, Roger, 620
PFLIMLIN, Pierre, 501, 513
PIAGET, Jean, 281, 297, 305, 438
PIAZZA, François, 653
PICHON, Édouard, 608, 620
PIECH, E. C., 390
PIENKOWSKI, M., 231
PIÉRON, Henri, 620
PINAY, Antoine, 504
PINEAU, Christian, 495
PINTO, Roger, 620
PIRANDELLO, Luigi, 620
PIRELLI, Francesco, 569
PIRELLI, Giovanni, 10, 12, 29, 449, 450, 451, 453, 547, 548, 556, 561,
565, 566, 567, 568, 569, 570, 571, 572, 573, 574, 575, 576, 577, 578, 579,
580, 581, 583
PITON, Jean, 175
PLAINOL, Thérèse, 620
PLATON, 612, 620
PLAUTE, 621
PLEKHANOV, Georges, 588, 639
PLUVINAGE, Roger, 621
POE, Edgar Allan, 621
POIRIER, Jean, 162, 307, 315
POLIN, Raymond, 621
POLITZER, Georges, 621
POMMÉ, 174
PONCEY, 558
PONGE, Francis, 626
POROT, Antoine, 155, 159, 160, 269, 327, 333, 334, 343, 364, 443, 445,
622, 648
POSTEL, Jacques, 139, 145, 146, 162
POULET, Georges, 622
POUND, Ezra, 622
PRADINES, Maurice, 622
PRITZCHE, 173
PROUST, Marcel, 622
PUECH, Henri-Charles, 611

QUENEAU, Raymond, 622


QUERCY, Pierre, 622

RABELAIS, François, 623


RABEMANANJARA, Jacques, 642
RACAMIER, Paul-Claude, 396
RACINE, Jean, 17, 24, 588, 623
RAMÉE, F., 275, 333
RAMUZ, Charles-Ferdinand, 623
RANK, Otto, 438
RAVINA, André, 177
RAY, David, 524
RAYMOND, Fulgence, 169, 173
RAZANAJAO, Claudine, 139, 146, 162
REBOUL, Henri, 333
REED, John, 623
REFSUM, Sigvald, 232
RÉGIS, Emmanuel, 276, 333
RÉMOND, Martial, 623
RENAN, Ernest, 623
RENAULT, Matthieu, 451
RENNARD, Joseph, 623
REQUET, André, 248, 623
REVERDY, Pierre, 18, 20
REVERZY, Jean, 623
REVOL, Louis, 623
REY, André, 623
RICHAUD (DE), André, 623
RICHER, Paul, 171
RICŒUR, Paul, 600, 608, 624, 651
RIESE, Walter, 623
RIMBAUD, Arthur, 601, 630
RIVAUD, Albert, 624
RIVET, Paul, 495, 496, 511
ROBERT, Georges, 57, 657
RODINSON, Maxime, 624, 648
RONSARD (DE), Pierre, 624
RORSCHACH, Hermann, 177, 183, 184, 185, 187, 253, 361, 612, 624
ROSENBERG, Harold, 36, 37, 47, 650
ROSSI, Tino, 310
ROUART, Julien, 141, 208, 209, 220, 230, 602
ROUGEMONT (DE), J., 168
ROUMAIN, Jacques, 624
ROUSSEAU, Jean-Jacques, 351, 624
ROUSSET, David, 624
ROUSSY, Gustave, 148, 169, 174, 191, 193, 230, 231
ROUSTAN, Mario, 624
ROUVIÈRE, Henri, 624
ROY, Jean H., 624
RUSSELL, Bertrand, 624
RUYER, Raymond, 624
SAGNAC, Philippe, 557
SAILLET, Maurice, 624
SAINTES, M. J., 601
SAINT-EXUPÉRY (DE), Antoine, 624
SAINVILLE, Léonard, 624
SAKEL, Manfred, 151, 152, 294, 413, 414, 426
SALAN, Raoul, 489, 508, 509, 519
SALANDRE, Henri, 625
SANCHEZ, François, 157, 162, 163, 164, 325, 339, 356
SAQUET, René, 149, 169, 171, 173, 177, 228, 232
SARGANT, William, 244
SARRAUTE, Nathalie, 625
SARTRE, Jean-Paul, 9, 16, 17, 19, 22, 24, 32, 34, 38, 39, 40, 42, 48, 51,
57, 63, 147, 160, 167, 281, 286, 345, 349, 365, 373, 422, 451, 538, 542,
554, 557, 558, 560, 561, 562, 571, 579, 588, 593, 609, 612, 614, 625, 626,
628, 643, 648, 649, 650, 651, 652, 660
SAUSY, Lucien, 630
SAUVY, Alfred, 630
SAVY, Paul, 177, 227, 630
SCHELLING, Friedrich Wilhelm Joseph, 614
SCHNEIDER, Kurt, 176, 205, 354, 370, 391
SCHŒLCHER, Victor, 631, 657, 658
SCHOPENHAUER, Arthur, 17, 618
SCHOU, Mogens, 380
SCHRYVER (DE), Auguste, 534
SCHWALBE, Marcus Walter, 381, 385
SCOPELLITI, Paolo, 152
SCOTTI, Mariamargherita, 569
SCRIPTURE, Edward Wheeler, 232
SEBAG, Paul, 432, 630
SEELIGMÜLLER, Adolph, 171
SELSER, Gregorio, 630
SELYE, Hans, 247
SÉNÈQUE, 630
SENGHOR, Léopold Sédar, 18, 20, 475, 537, 538, 544, 590, 642, 649
SÈZE (DE), Stanislas, 605
SHAKESPEARE, William, 42, 576, 630, 639, 650
SHAPIRO, Norman R., 40
SHARIATI, Ali, 9, 451, 542, 543
SHARIATI, Ehsan, 451, 542
SHARIATI, Sara, 9, 12, 451, 542
SHOLOJOV, Miguel, 630
SIAO, Ts’ien, 640
SIGWALD, Jean, 605
SILVAIN, René, 630
SILVERMAN, Max, 38
SIVADON, Paul, 147, 652
SJÖGREN, Torsten, 175, 176
SLAVSON, Samuel R., 630
SMEDT (DE), E., 230
SNOW, Edgar, 630
SOBOLIEV, Loeonid, 630
SOBOUL, Albert, 599
SOCA, François-Vincent, 171
SOLANES, Josep, 354
SOLMI, Renato, 572
SOUALAH, Mohammed, 603
SOURDOIRE, J., 378
SOUSTELLE, Jacques, 353, 495, 497, 502, 511, 534, 535
SPAIER, Albert, 630
SPAIER, André, 611, 612
SPENGLER, Oswald, 630
SPINOZA, Baruch, 622, 630
SPURGEON ENGLISH, Oliver, 630, 633
SRIVASTAVA, Neelam, 12, 548, 565
STENDHAL (Henri Beyle, dit), 631
STENGEL, Erwin, 244
STÉPHANE, Roger, 625
STERN, Éric, 631
STERTZ, Georg, 174
STRINDBERG, August, 631
STRONG, Anna Louise, 637
SUTTER, Jean, 159, 160, 339, 343, 443, 622

TADDEI, G., 232


TAIEB, Roger, 554, 556
TAIEB, Suzanne, 327
TALAIRACH, J., 389
TANG, Weimin, 12
TARDON, Raphaël, 631
TARGOWLA, René, 224
THANK KHÔI, Lê, 632
THÉVENARD, André, 385, 388, 389
THIBON, Gustave, 655
THIRIET, Gérard, 632
THOMAS, André, 172, 615
TIFFENEAU, Robert, 175
TILLION, Germaine, 562
TILQUIN, André, 632
TOGLIATTI, Palmiro, 632
TOLSTOÏ, Léon, 632
TONQUÉDEC (DE), Joseph, 38, 632
TOSQUELLAS, Jacques, 141, 233
TOSQUELLES, François, 7, 17, 138, 147, 152, 153, 155, 164, 165, 234,
235, 238, 243, 247, 250, 261, 369, 376, 421, 434, 658
TOURÉ, Sékou, 632
TOURNAUX, P., 389
TOURNEUR, Rodolphe, 632
TOURTET, Henri, 57, 657
TOYNBEE, Arnold J., 632
TRELLES, Julio-Oscar, 174, 188, 232
TRÉNEL, Marc, 188, 189
TRINQUIER, Roger, 533
TSHOMBÉ, Moïse, 531, 532, 533, 534, 535
TSING, Tsouen, 632
TUDOR, M., 231
UEBERSCHLAG, Henri, 165
UEXKÜLL (VON), Jacob, 391

VALENTE, A., 232


VALÉRY, Paul, 597, 633
VALLEREY, Gisèle, 633
VAUTIER, René, 567
VENDRYES, Joseph, 633
VERDEAUX, Georges, 642
VERDEAUX, Jacqueline, 642
VERGÈS, Paul, 658
VERLAINE, Paul, 633
VEXLIARD, Alexandre, 647, 648
VIDAL, Louis, 633
VIGNY (DE), Alfred, 633
VIGOUROUX, Robert, 591
VIJNOVSKY, Bernardo, 230
VINCELET, Jules, 173, 177, 232
VIREY, Julien-Joseph, 631
VOGT, Heinrich, 173
VOLTAIRE (François-Marie Arouet, dit), 633
VRIES (DE), E., 173, 232

WAHL, Jean, 588, 593, 612, 633


WALDER, Hedwig, 176, 229
WALLON, Henri, 150, 165
WEIL, Simone, 48, 588, 633
WEILL, Jean, 633
WEISS, Edward, 633
WEIZSÄCKER (VON), Viktor, 216, 391
WELENSKY, Sir Roy, 535
WERTHEIMER, Pierre, 592, 633
WEULERSSE, Jacques, 596
WEXBERG, Erwin, 218
WHITMAN, Walt, 633
WILDE, Oscar, 633
WIMMER, August, 382, 386, 388, 389
WINCKLER, C., 232
WOLFE, Thomas, 633
WRIGHT, Richard, 524, 525, 526, 628, 633
WULF (DE), A., 230

YACINE, Kateb, 544


YOULOU, Fulbert, 533, 534, 539, 540

ZADOR, Jules, 385, 389


ZAHAR, Renate, 453
ZANETTE, Luca, 575
ZELDENRUST, E.L.K., 648
ZENNER, Walter, 153, 256
ZIEHEN, Theodor, 381, 385, 386, 389
ZIWAR, Mostapha, 654
ZOBEL, Joseph, 635
ZOLA, Émile, 635
ZÖLLNER, Johann Karl Friedrich, 53
ZUBER, Heather, 12
ZUCKER, Konrad, 296

Note
1. Afin de simplifier la lecture des recherches indexées, tapez ou copiez-collez dans l’outil
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