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2015
Présentation
L’œuvre de Frantz Fanon, psychiatre et militant anticolonialiste
prématurément disparu en 1961 à l’âge de trente-six ans, a
marqué depuis lors des générations d’anticolonialistes,
d’activistes des droits civiques et de spécialistes des études
postcoloniales. Depuis la publication de ses livres (Peau noire,
masques blancs, 1952 ; L’An V de la révolution algérienne, 1959 ;
Les Damnés de la terre, 1961), on savait que nombre de ses
écrits restaient inédits ou inaccessibles. En particulier ses écrits
psychiatriques, dont ceux consacrés à l’« aliénation colonialiste
vue au travers des maladies mentales » (selon les mots de son
éditeur François Maspero).
Ce matériel constitue le cœur du présent volume, établi et
présenté à la suite d’un patient travail de collecte et d’une longue
recherche par Jean Khalfa et Robert JC Young. Le lecteur y
trouvera les articles scientifiques publiés par Fanon, sa thèse de
psychiatrie, ainsi que certains inédits et des textes publiés dans
le journal intérieur de l’hôpital de Blida-Joinville où il a exercé de
1953 à 1956. On y trouvera également deux pièces de théâtre
écrites durant ses études de médecine (L’Œil se noie et Les
Mains parallèles), la correspondance qui a pu être retrouvée ainsi
que certains textes publiés dans El Moudjahid après 1958, non
repris dans Pour la révolution africaine (1964). Cet ensemble
remarquable est complété par la correspondance qu’avaient
échangée François Maspero et l’écrivain Giovanni Pirelli pour un
projet de publication des œuvres complètes de Fanon, ainsi que
par l’analyse raisonnée de la bibliothèque de ce dernier.
La parution de ces Écrits sur l’aliénation et la liberté constitue
un véritable événement éditorial, par le nouveau regard qu’ils
permettent de porter sur la pensée de Fanon autant que par leur
portée toujours actuelle, dans le champ psychiatrique comme
dans le champ politique.
Les auteurs
Jean Khalfa est fellow et senior lecturer en études françaises
au Trinity College de l’université de Cambridge, senior research
fellow de la British Academy et du Leverhulme Trust pour ce
projet et membre du comité de rédaction des Temps modernes.
Spécialiste d’histoire de la philosophie, de littérature moderne,
d’esthétique et d’anthropologie, il est l’auteur de nombreux
travaux dans ces domaines.
Robert JC Young est Julius Silver professor en anglais et en
littérature comparée à la New York University. Spécialiste de
l’histoire coloniale et des questions postcoloniales, il est
notamment l’auteur de Postcolonialism. An Historical Introduction
(2001), Postcolonialism. A Very Short Introduction (2003), The
Idea of English Ethnicity (2008) et Empire, Colony, Postcolony
(2015).
Collection
Sciences humaines
Du même auteur
Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952.
L’An V de la révolution algérienne, Maspero, 1959.
Les Damnés de la terre, Maspero, 1961.
Pour la révolution africaine, Écrits politiques, Maspero, 1964.
Œuvres, La Découverte, Paris, 2011 (édition regroupant les
quatre ouvrages précédents).
Copyright
L’édition de cet ouvrage a été assurée par François Gèze.
S’informer
Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos
parutions, il vous suffit de vous abonner gratuitement à notre
lettre d’information bimensuelle par courriel, à partir de notre site
www.editionsladecouverte.fr, où vous retrouverez l’ensemble de
notre catalogue.
Table
Introduction générale
Remerciements
Introduction
Correspondance de François Maspero et Frantz Fanon
1959
1960
1961
Le Fanon italien : révélation d’une histoire éditoriale enfouie
Le rôle majeur de Giovanni Pirelli
La publication de Fanon en italien : 1960-1961
La publication de Fanon en Italien : 1962-1971
La correspondance entre Frantz Fanon, François
Maspero,Giovanni Pirelli et Giulio Einaudi
Présentation
Livres
Marxisme et brochures politiques
Actes de congrès, tirés à part d’articles, brochures médicales
Périodiques
Repères chronologiques
Index
Introduction générale
Jean Khalfa et Robert
JC Young
Remerciements
Nombreux sont ceux qui nous ont aidés. Nous remercions tout
particulièrement la British Academy, le Leverhulme Trust, New York
University, Trinity College, Cambridge et Wadham College, Oxford, qui ont
rendu cette recherche possible. Le rôle de Mireille Fanon-Mendès France
(présidente de la Fondation Frantz-Fanon, créée à Paris et Montréal en 2007
et constituant un réseau international) a été décisif : dès 2001, elle a pris
l’initiative de déposer avec son frère Olivier à l’Institut Mémoires de
l’édition contemporaine (IMEC, Paris et Caen) un Fonds Fanon comportant
une grande partie des documents sur lesquels nous avons travaillé et
auxquels elle nous a donné accès, ce dont nous la remercions vivement.
Nous sommes particulièrement reconnaissants aux archivistes de l’IMEC
qui n’ont eu de cesse de faciliter notre travail. Olivier Fanon (président de
l’Association nationale Frantz-Fanon, créée à Alger en 2012) nous a
autorisés à consulter les documents qu’il y a lui aussi déposés et nous a
permis, avec le professeur Slimane Hachi, de consulter et ranger la
bibliothèque du Fonds Frantz Fanon qu’il a créé au Centre national de
recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques d’Alger
(CNRPAH).
La famille de Jacques Azoulay nous a aimablement communiqué le texte
complet de sa thèse de doctorat et Numa Murard nous a donné accès à la
transcription de ses entretiens avec Jacques Azoulay. Charles Geronimi a
longuement répondu à nos questions et nous a communiqué son beau texte
sur Fanon à Blida. Marie-Jeanne Manuellan – qui a été l’assistante de
Fanon à Tunis – nous a généreusement donné grand nombre de précisions et
éclaircissements sur le travail d’écriture, sur la pratique clinique et sur la vie
et les rencontres de Fanon. Nous sommes particulièrement reconnaissants à
Neelam Srivastava, qui a localisé la correspondance Fanon-Pirelli et l’a
introduite, ainsi qu’à Sara Shariati qui a fait de même pour la
correspondance avec son père. Amina Bekkat nous a donné un nombre
considérable de copies du journal de Blida et Paul Marquis nous a
aimablement communiqué un certain nombre de ceux qui manquaient,
retrouvés dans le cadre de sa recherche. Pour leur aide dans la recherche de
la matière, nous remercions Margaret Atack, Levanah Benke, J. Michael
Dash, Olysia Dmitracova, Louise Dorignon, Lucy Graham, Azzedine
Haddour, Ellen Iredale, Nicholas Mirzoeff, Weimin Tang, Daniel
Wunderlich, Heather Zuber. James Kirwan, de la Wren Library, a restauré
une partie des textes illisibles. Mélanie Heydari a offert un soutien éditorial
important tout au long de la préparation de ce volume, en particulier pour la
traduction, et Jessica Galliver en a préparé l’index.
Notes
1. Frantz FANON, Œuvres, La Découverte, Paris, 2011, p. 686. Cette édition regroupe les quatre
volumes d’œuvres de Fanon publiés jusqu’à présent : Peau noire, masques blancs (Seuil, 1952) ;
L’An V de la révolution algérienne (Maspero, 1959) ; Les Damnés de la terre (Maspero, 1961) ; Pour
la révolution africaine, Écrits politiques (Maspero, 1964). Nous nous référons à cette édition dans le
présent volume.
2. On en trouvera les principaux repères chronologiques à la fin de cet ouvrage, p. 657.
3. Sur ce point, voir infra l’introduction à la partie « Écrits psychiatriques », p. 166, note 1.
4. L’anonymat était la règle à El Moudjahid. Les articles retenus en 1964 l’avaient été « sous le
contrôle de Mme F. Fanon ». L’éditeur précisait qu’il n’avait conservé que « ceux dont nous avons la
certitude irréfutable qu’ils ont été écrits par Frantz Fanon. Certes, sa collaboration ne s’est pas limitée
à ces textes précis. Mais, comme dans toute équipe, et particulièrement dans cette révolution en plein
jaillissement, c’était un perpétuel travail d’osmose, d’interaction, de stimulations réciproques »
(Œuvres, p. 687). Nous donnons les raisons de notre sélection dans l’introduction aux articles
retenus.
5. Celle-ci a été remise par Olivier Fanon en 2013 au Centre national de recherches préhistoriques,
anthropologiques et historiques (CNRPAH) à Alger (voir <www.cnrpah.org/index.php/fonds-et-
catalogues>[consulté le 3 mai 2015]).
6. Pour ces documents, restaurés à partir de manuscrits ou de tapuscrits de qualité médiocre
(comme dans le cas des deux pièces de théâtre), nous avons indiqué entre crochets les mots à la
graphie incertaine.
Première partie
Théâtre
Introduction1
Robert JC Young
Tandis que Lucien prône un usage militant des mots, son frère François
s’attache plutôt à défier toute idée de clarté en se rangeant du côté de
l’obscurité et du silence des étoiles. Le constat « L’homme parle trop » dans
le passage sur les mots du clochard fait écho au grief de François selon
lequel les hommes ne font que parler (« Ils arrivent. Ils parlent. Il faut qu’ils
parlent37 ») et à son refus d’adresser la moindre parole à Bussières, son ami
dévoué. Alors que les mots sont en grande partie superflus aux yeux de
François, ils ne sont pas assez réels ou matériels pour Lucien ou Bussières,
l’ami de François : « Quand les mots se prennent les cheveux, il ne reste
qu’une ressource : l’action », observe ce dernier. Et d’ajouter
mystérieusement : « Mais quand les actes vous glissent des doigts, il n’y a
qu’à s’allonger38. » La pièce interroge la fonction que revêtent les mots :
nous éloignent-ils de la réalité ou nous mènent-ils vers une réalité plus
primordiale, au-delà des compromis superficiels de l’apparence
quotidienne ? Le rôle du langage s’impose comme un problème
fondamental pour déterminer la valeur de la vie, la question étant : les mots
peuvent-ils transformer, non le sens de la vie mais sa portée même, et être
transformés en actes ?
Cette interrogation sur la valeur des mots, sur leur rapport à la réalité
physique, à l’immédiateté et à l’action – préoccupation commune à Fanon
et Césaire – peut être située dans le contexte plus large d’un questionnement
politique sur le rôle du langage suite à la Seconde Guerre mondiale. Ayant
fait l’expérience directe des leurres du langage – de sa capacité à produire
un sens non compatible avec la réalité et la vérité, et à détacher le signifiant
du signifié –, de nombreux auteurs (parmi lesquels Édouard Glissant, Yves
Bonnefoy, Roger Giroux ou encore Sartre) partageaient après la guerre le
sentiment de la vacuité du langage. Ils s’attelèrent ainsi à le réarticuler au
monde matériel et à lui réinsuffler du pouvoir. Dans Peau noire, Fanon
s’intéresserait davantage aux diverses manières dont le langage est utilisé
pour définir attitudes raciales et identités, mais l’accent porte ici sur la
conception d’un langage actif, physique, sur des mots directement
impliqués dans la vie – hérissés de vie ou étranglés par la vie –, des mots
qui exercent sur l’auditeur un effet physique et l’incitent à l’action
transformatrice, des mots qui doivent être comme des villes en feu et les
morts ressuscités, des bannières et des épées. Il apparaît dans ce contexte à
quel point la composition des pièces offrit à Fanon la pratique nécessaire
pour développer dans ses œuvres ultérieures son style linguistique unique,
viscéral, étroitement lié à sa prise de position sur la nécessité de l’action
politique.
Outre la question de la langue de Fanon, c’est l’emploi d’une voix et
d’un chœur qui interpelle dans ces pièces. L’emploi d’un chœur varie dans
le théâtre classique et contemporain français : Racine, par exemple, n’y a
presque jamais recours ; Sartre n’en fait pas usage non plus dans Les
Mouches (1943), bien que cette pièce soit écrite à la manière d’une tragédie
grecque. Lorsque chœur il y a, il tend à déclamer de longs monologues
pondérés, ou il intervient au même titre qu’un autre personnage, comme
dans Œdipe roi. Dans les deux pièces de Fanon, ni la voix ni le chœur
n’offrent un point de vue détaché par rapport aux personnages ; ni l’un ni
l’autre n’adoptent une position médiane entre la scène et le public, à la
manière du « spectateur idéal » de Schlegel, tel que le décrit Nietzsche dans
L’Origine de la tragédie 39. Les pièces de Fanon se rapprochent davantage
de la pièce de Césaire Et les chiens se taisaient, où figurent un chœur, un
demi-chœur, un écho, un narrateur, une narratrice et d’autres voix encore.
Mais toutes ces voix font elles aussi office de « personnages » et
interagissent à ce titre avec le Rebelle, ou l’Amante.
Dans les pièces de Fanon, la voix ou le chœur se place – comme chez
Eschyle – du côté du statu quo dans l’affrontement de points de vue mis en
scène. Dans L’Œil, la voix exprime son adhésion au monde cosmique plus
vaste et plus sombre, au-delà des confins de l’humain, auquel s’associe
François. À des moments en apparence fortuits, mais en vérité stratégiques,
elle énonce au présent gnomique des vers sinistres et sibyllins, épousant une
perspective apparemment cosmique, divine ; morigénant Lucien en
particulier, elle prend le parti de François. Le chœur présente quant à lui un
monde d’inéluctable nécessité, un monde visionnaire, presque déterministe,
qui s’étend au-delà de l’humain. Les déclarations prophétiques auxquelles il
se livre comptent parmi les vers les plus évocateurs, et difficiles à
interpréter, des pièces. Elles semblent incarner la voix de l’Absolu, de
l’ordre cosmique démiurgique, au-delà des portes de l’humain ; cet ordre
évoque celui de Césaire, lequel puise à son tour son inspiration dans la
cosmogonie primitive de Frobenius40.
Dans Les Mains, le chœur apparaît également comme le représentant du
monde des dieux, mais le rôle de ces derniers a changé. L’instance chorale a
pour fonction de veiller sur le roi Polyxos, son serviteur, qu’il met
directement en garde, à la faveur d’une même litanie, contre les dangers qui
l’attendent. La pièce s’ouvre avec un long prologue où le chœur présente
certains des thèmes principaux de la pièce de son point de vue conservateur,
tout en annonçant la nécessité de mettre un terme au spectacle qui suit,
c’est-à-dire à l’événement central de la pièce : le meurtre de Polyxos. Ainsi
désire-t-il en vérité mettre un terme à la pièce elle-même. Le rôle du chœur
n’est pas identique à celui de la voix dans L’Œil, la deuxième pièce
adoptant une perspective différente. Dans L’Œil, l’impulsion de la voix est
d’appuyer le cosmique et l’inhumain au détriment de l’ordre social humain
quotidien, tandis que dans Les Mains, le chœur défend le statu quo, à savoir
l’alliance entre les « divines choses » et les dirigeants actuels – alliance que
cherche précisément à détruire le héros Épithalos.
L’Œil se noie
Fanon avait achevé L’Œil se noie, la première des deux pièces, en
juillet 194941. Le manuscrit est composé d’un seul acte constitué de cinq
scènes – la quatrième fait défaut. La pièce comporte trois personnages –
Lucien, son frère cadet François et Ginette, une jeune femme éprise de
François mais que Lucien tente de dérober à ce dernier –, ainsi qu’un
serviteur et un chat, tous deux aveugles, et une voix off. Un tableau de
l’artiste cubain Wifredo Lam, accroché dans un coin, évoque
immédiatement la présence d’Aimé Césaire : celui-ci avait fait l’éloge de
Lam, rencontré, tout comme Breton, à la Martinique en 1941 et y faisait
régulièrement référence depuis le deuxième numéro de Tropiques
(juillet 1941).
c’est un homme seul qui défie les cris blancs de la mort blanche
(TOUSSAINT, TOUSSAINT LOUVERTURE)
c’est un homme seul qui fascine l’épervier blanc de la mort
blanche58.
L’on trouve déjà, dans l’étrange scène qui ouvre la pièce, des indices
d’une conscience racialisée. Nous avons déjà noté que Fanon subvertit la
dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, laquelle fait commodément
abstraction de la question raciale. De manière assurément plus directe, c’est
dans le récit d’un rêve de François que l’on trouve peut-être l’expression la
plus personnelle d’un sentiment d’insécurité émotionnelle et d’aliénation.
Affleure dans ce rêve le sentiment que les réactions auxquelles fait face le
protagoniste sont soit blessantes et hostiles, soit, lorsqu’elles semblent
positives et affectueuses, foncièrement inauthentiques, dans la mesure où
elles reposent toutes explicitement sur un préjugé racial. Le songe de
François est esquissé en des termes marquants qui évoquent le sud des
États-Unis. Ce cauchemar semble tout droit tiré de l’univers de La Putain
respectueuse de Sartre, pièce que Fanon avait peut-être vue à Lyon et qu’il
commente dans Peau noire 59. Alors qu’il décrit à Ginette son monde
cauchemardesque, qui le coupe de l’existence quotidienne, François relate
un rêve dans lequel il se fait lyncher – cauchemar qui devait hanter Fanon
jusqu’à la fin de sa vie, lorsqu’il fut envoyé, en dernier ressort, aux États-
Unis pour soigner sa leucémie60. Contre toute attente, dans le rêve les
hommes reviennent, reconnaissent qu’il est un « homme dur » et lui
décernent une médaille. Couvert de bleus et décoré : il s’est fait battre parce
que homme noir avant d’être reconnu comme être humain et de recevoir
une médaille61.
Tu es dans ton grand lit blanc, léger comme un rêve de vol, on
frappe à ta porte, des hommes entrent. Tu les vois mal, très mal. Ils
parlent, tu entends mal, très mal et puis ils se mettent à te frapper à
te lyncher et tu as mal, très mal. Ils s’en vont et tu n’as rien compris
et tu es lourd de coups.
Après ils reviennent, tu te lèves tu veux leur parler et tu crois que tu
comprendras. Alors on te dit que tu es toi aussi un homme dur et ils
te laissent seul avec une médaille et tu es lourd de coups62.
De la partie la plus noire de mon âme, à travers la zone hachurée me monte ce désir d’être
tout à coup blanc.
Je ne veux pas être reconnu comme Noir, mais comme Blanc.
Or – et c’est là une reconnaissance que Hegel n’a pas décrite – qui
peut le faire, sinon la Blanche ? En m’aimant, elle me prouve que je
suis digne d’un amour blanc. On m’aime comme un Blanc.
Je suis un Blanc82.
Jean Veneuse n’est pas un nègre, ne veut pas être un nègre. Pourtant,
à son insu, il s’est produit un hiatus. Il y a quelque chose
d’indéfinissable, d’irréversible, véritablement le that within de
Harold Rosenberg83.
Fanon revient ici à Hamlet, insérant dans une note de bas de page la
référence d’un article de Harold Rosenberg, traduit peu auparavant dans Les
Temps modernes (1948)84. Le hiatus, la brèche, la lacune ou encore le
« clivage »85 que Fanon décèle chez Jean Veneuse, le nègre qui n’est pas un
nègre, est inexprimable, intraduisible : « La civilisation blanche, la culture
européenne ont imposé au Noir une déviation existentielle86. » Tout comme
Jean Veneuse aspire à l’amour de la femme blanche pour s’affirmer
comme Blanc, François a besoin de l’amour de Ginette pour asseoir son
identité, sauf qu’il ne parvient pas à se satisfaire des déclarations d’amour
de Ginette telles qu’elle les formule. C’est seulement lorsqu’elle déclare
qu’il a ouvert en elle une blessure que seul lui est en mesure de panser
(« Mais cette blessure ouverte que tes mains m’ont faite, il fallait la
refermer87 ») qu’il lui suffit enfin d’avoir été choisi et reconnu par elle.
La formule décrivant la blessure intérieure de la conscience, le that
within que Fanon cite en anglais, est extraite dans l’article qu’il cite d’une
traduction des propos qu’Hamlet tient à sa mère dans l’acte I, scène 288.
Hamlet est lui aussi un homme mélancolique, un homme de la nuit et des
ombres en quête d’authenticité au-delà des apparences du quotidien ; il
abrite en lui la plaie cuisante provoquée par la mort de son père.
L’insistance d’Hamlet sur la réalité plutôt que sur l’apparence et la feinte,
sur le douloureux « quelque chose là » de la blessure de la mort de son père,
et son interrogation sur la manière dont le langage peut à la fois exprimer et
éluder cette condition, préfigurent la réflexion de François sur
l’authenticité, le rôle du langage, et son ralliement à la « vie intérieure » au
détriment du monde extérieur. De fait, la tirade déjà citée de Lucien qui
commence par « Des mots, dites-vous ? » est une référence directe à
l’échange d’Hamlet avec Polonius : « Des mots, des mots, des mots89 ! »
Ainsi François épouse-t-il les caractéristiques de Jean Veneuse, l’Hamlet
noir de Fanon. Si leurs caractéristiques raciales ne sont pas précisées, les
personnages de L’Œil se noie adoptent tour à tour certains des traits
psychologiques associés aux divers positionnements raciaux décrits dans
Peau noire – ces mêmes névroses dont Fanon cherchait à se délivrer en
composant ce livre ultérieur. Tandis que Ginette s’asservit par endroits à
François comme s’il était blanc et elle noire, elle lui voue une adoration
sexuelle comme s’il était noir ; de même, François exige sans relâche,
insatiablement, d’être reconnu par elle, comme s’il était noir et elle blanche.
Dans ce monde vacillant de transpositions fluides entre le noir et le blanc,
François apparaît comme le prince morbide des ténèbres : « Il est nuit et le
règne de François arrive90. »
Questionnements existentialistes
À un certain niveau, L’Œil se noie présente de manière dialogique une
série d’alternatives existentielles – « un homme aura toujours à choisir entre
la vie et la mort91 », comme l’affirme Lucien à la suite d’Hamlet ou encore
Jaspers92 – qui fait l’objet d’un vif débat tout au long de la scène 3. Ces
alternatives sont renforcées à travers une alternance d’images : le soleil
(rouge ou blanc) et la lune, le jour et la nuit, ou encore les étoiles et la mort.
La pièce met également en scène un débat existentiel plus vaste sur le sens
ou l’absurdité de la vie, débat amorcé par le sujet du devoir que l’on assigna
à François à l’école : « Quelles peuvent être pour un homme les raisons
d’exister93 ? »
Nous voilà plongés ici dans le monde des écrivains existentialistes, de
Nietzsche94 à Kierkegaard, Sartre et Camus. L’on peut interpréter le
dialogue antiphonique présentant les perspectives et réponses contrastées
des deux frères face à la situation existentielle de l’absurdité comme un
débat philosophique dont la forme était peut-être inspirée par Ou bien… ou
bien de Kierkegaard, que Fanon avait lu95. La pièce possédant une structure
dialectique, elle peut être interprétée à la lumière d’un certain nombre
d’oppositions. Tandis que la vie hédoniste et esthétique que mène Lucien
correspond à celle de « A » dans le livre de Kierkegaard, l’égotisme de
François le place aux antipodes du « juge Wilhelm », c’est-à-dire de
l’éthique ou, selon la description que fit Fanon de la dialectique
kierkegaardienne, du religieux96.
Ce débat philosophique peut également être interprété en termes
sartriens. La pensée sartrienne s’incarne dans les choix antithétiques que
doit effectuer Ginette entre les deux frères, dont les personnalités évoquent
la distinction entre être-en-soi et être-pour-soi. François est à la recherche
du premier mode d’existence, qui caractérise pour Sartre les animaux ou les
objets inanimés et se manifeste chez les êtres humains comme un désir de
contrôle, une aspiration à un état absolu, quasi divin – désir hégélien et
heideggérien qui, aux yeux de Sartre, cristallise la mauvaise foi. Dans sa
quête de l’être-en-soi, François rejette ce qu’il perçoit comme
l’inauthenticité qui découle des concessions au conformisme social de la
bourgeoisie. Lucien suit quant à lui la seconde voie, l’être-pour-soi, et
affirme sa décision de savourer la vie. Il a conçu sa propre forme de liberté
et est parvenu à la conscience de soi, même s’il ne peut transcender sa
propre subjectivité. Lucien prétend qu’il s’agit là d’un choix délibéré, mais
Ginette le contredit et déclare que seul le refus de François mérite d’être
qualifié de vrai choix97.
Mais l’opposition que met en scène la pièce ne peut être résolue en
termes sartriens. Tandis que Sartre favorise le second mode d’existence au
détriment du premier, l’on trouve dans L’Œil se noie une fascination pour
l’Autre hégélien rejeté par Sartre. Cela concorde avec le commentaire de
Fanon sur Sartre dans Peau noire : « Pour une fois, cet hégélien-né avait
oublié que la conscience a besoin de se perdre dans la nuit de l’absolu, seule
condition pour parvenir à la conscience de soi98. » Fanon rejette toute
conception du soi impliquant une relation à l’Autre, car c’est précisément la
construction de l’altérité qui engendre la condition dégradante de la
conscience noire : « Ce qui est certain, c’est qu’au moment où je tente une
saisie de mon être, Sartre, qui demeure l’Autre, en me nommant m’enlève
toute illusion99. » Ainsi, loin de se résumer à une pièce « sartrienne », L’Œil
se noie met en scène un dialogue critique avec Sartre. Cela est corroboré
par le fait que François exige que Ginette le reconnaisse comme une part
d’elle-même, non comme un autre, ainsi que par l’identification du
personnage avec le monde matériel, quoique nullement inerte, des choses,
qui inspire à Roquentin une telle nausée dans le livre du même nom100.
C’est le titre emphatique et fuyant, presque une rime pour l’œil, de la
pièce qui révèle la source philosophique où Fanon puisa principalement son
inspiration ; or il n’est pas aisé, de prime abord, de percevoir sa
pertinence101. La pièce ne porte pas de titre dans le manuscrit, mais Joby et
Josie Fanon s’accordent tous deux à la nommer « L’Œil se noie ». Cette
formule pourrait simplement se référer à l’acte de pleurer : tel est le cas
dans le poème créole de la fin du XIX e siècle de Joseph-Auguste-André
Maltrait, « Le chapeau de prêcheur »102. Cependant, un vers extrait du
poème de Victor Hugo « En passant dans la place Louis XV un jour de fête
publique », publié dans Les Rayons et les Ombres (1840), se rapproche bien
davantage de l’esprit de la pièce et de la question centrale du rapport de
l’œil à la réalité extérieure :
c’est un homme seul qui défie les cris blancs de la mort blanche
(TOUSSAINT, TOUSSAINT LOUVERTURE)151.
Dràhna propose le seul jugement d’Épithalos d’un point de vue autre que
celui de la défense des intérêts du statu quo. Les femmes deviennent ici les
figures de l’ordre apollinien, les hommes des destructeurs violents de la
société, homicides dionysiaques. La rencontre de Dràhna et d’Épithalos à la
fin de la pièce évoque la réunion du Rebelle et de sa mère dans l’acte II des
Chiens quand elle reproche à son fils ses actions révolutionnaires. Mais,
alors qu’elle s’effondre et meurt quand le Rebelle rejette ses objections,
Dràhna, elle, a la force de la survie. Dans la scène d’ouverture de l’acte
final, nous trouvons Épithalos ambivalent et vacillant, encore occupé en
partie à se convaincre que son acte a été libératoire et transformateur
(« Voici que l’EXTRAORDINAIRE a redressé l’obliquité des ténèbres et
que la force assaillante de l’ACTE invente de sublimes
métamorphoses165 »), mais sentant bien aussi que les forces du monde qui
l’entoure se referment sur lui.
Quand il rencontre sa mère dans la scène suivante, c’est la première fois
qu’ils sont sur scène ensemble : le moment est venu du dénouement
dramatique où il fait enfin face à la résistance d’un autre être humain. Il la
salue de façon équivoque, affirmant une certaine forme de triomphe en lui
offrant le jour en remplacement de la nuit (« Mère, accepte le jour que je
t’apporte166… »). Mais la nouvelle qu’elle lui donne de la mort d’Audaline,
et sa critique profonde du narcissisme brutal de son entreprise
prométhéenne, son défi direct à l’égard des revendications intellectuelles
présidant à son acte – « Qu’as-tu fait de tes mains radiaires ? » – dégonflent
vite ses prétentions au point qu’il entame la scène finale en demandant leur
pardon à Audaline et à Dràhna. Comme la scène progresse, il vacille sur la
crête des vieilles affirmations (« Langage habilité par l’ACTE soulevez le
monde/C’est [de] nourrir du spectacle que vous créerez d’absolues
exigences ») et un sens croissant, hésitant et incertain de l’échec de son
pouvoir (« Mais le monde m’écrase en sa noire irresponsabilité167 »).
La chute du héros à la fin n’est pas la représentation d’une souffrance
tragique dans laquelle se gagne un aperçu de sa propre humanité. Il s’agit
plutôt d’une prise de conscience progressive des conséquences de son
ambition démesurée. Cherchant à atteindre une forme de mort sacrificielle
aux portes de l’absolu, dans des termes qui rappellent L’Œil se noie (« Seul
je veux aller à l’abîme téméraire où s’enlise la conscience168 »), la pièce se
clôt sur un Épithalos résigné et bientôt conscient des avantages humains des
forces s’approchant de lui comme il prie la nuit de revenir :
Alors que dans Et les chiens se taisaient la pièce se terminait sur l’idée
que la collectivité avait pu renaître et se renouveler par le résultat du
sacrifice du Rebelle et la convulsion qu’il avait précipitée175, nous assistons
dans Les Mains à la défaite tragique du héros qui atteint les limites de
l’humain et sent le retour imminent à la forme de société contre laquelle il a
sacrifié sa vie.
Les deux pièces de Fanon mettent en scène de jeunes hommes qui
réagissent contre l’ordre politique, social et familial. Le premier le rejette,
le second cherche à le renverser. Les deux pièces présentent ces projets sous
un jour ambivalent : si François semble réussir là où Épithalos échoue, tous
deux terminent dans l’incertitude. Les deux pièces offrent des critiques
fournies des positions défendues par leurs héros ; dans les deux cas, le
« héros » est présenté comme le personnage le moins attirant : dans leurs
actes d’affirmation de soi et d’autotransformation créatrices, tous deux sont,
de différentes manières, des antihéros. L’implication globale du théâtre de
Fanon semble être que, bien qu’il présente des exemples de refus héroïques
et d’affirmations révolutionnaires, l’autotransformation de la conscience et
la poursuite de la désaliénation doivent être effectuées d’une autre façon,
plus humaine que par les chemins apocalyptiques transcendantaux présentés
par les pièces : ce sera la préoccupation des livres à venir.
Notes
1. *Traduit de l’anglais par Mélanie Heydari et Jean Khalfa.
2. La datation des pièces est donnée par Joby FANON, Frantz Fanon. De la Martinique à
l’Algérie et à l’Afrique, L’Harmattan, Paris, 2004, p. 129, et corroborée par Josie Fanon dans un
entretien (Révolution africaine, no 1241, 11 décembre 1987, p. 33).
3. Peter GEISMAR, Frantz Fanon, The Dial Press, New York, 1969, p. 49. Comme Geismar cite
La Conspiration en dernier, il se peut que Fanon ait entrepris de l’écrire après avoir achevé Les
Mains parallèles, au cours de l’été 1949. L’on a supposé pendant des années que les manuscrits de
toutes les pièces étaient égarés, comme l’avait suggéré Josie Fanon. Elle ne mentionne pas la
troisième pièce ; Joby Fanon n’en fait guère mention non plus dans sa biographie. Cependant, Jean
Khalfa rapporte que Joby Fanon lui fit part en 2001 de l’existence de trois pièces, ce qu’il lui
confirma par un courrier du 21 janvier 2004 en ces termes : « En particulier trois pièces de théâtre,
dont Frantz m’a demandé de procéder à leur destruction en août 1961, car ne correspondant pas à son
évolution intellectuelle et assez éloignées de ses choix politiques du moment. » En réalité, les
tapuscrits des deux pièces reproduites ici – et dont nous sommes partis – ont été confiés par Joby,
dans les années 1980, à Mireille Fanon-Mendès France, qui les a déposés à l’IMEC en 2001.La
Conspiration n’était peut-être pas sans rapport avec le roman célèbre de Paul Nizan, publié sous ce
titre en 1938. Ce dernier raconte le parcours d’un étudiant en philosophie à l’École normale
supérieure, apprenti révolutionnaire en mal d’idéal. Cherchant à prouver son engagement dans la
cause de la révolution en passant de la parole aux actes, il implique son petit groupe de disciples dans
une conspiration qui finit par la trahison et la mort.
4. Les pièces suivantes furent représentées pendant que Fanon résidait à Lyon : Morts sans
sépulture, février 1947 ; Les Mains sales, mai 1949 ; Huis Clos, octobre 1949, avril 1950, mai 1951 ;
La Putain respectueuse, février 1947, octobre 1949, avril 1951. Fanon cite cette dernière pièce dans
Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 140 (Œuvres, p. 175). Les Mains sales est cité dans l’article
de Fanon et Lacaton de septembre 1955, « Conduites d’aveu en Afrique du Nord », voir ici, infra,
p. 345-346, 349.
5. Une représentation de Caligula eut lieu en février 1950. Les Justes, de Camus, figurait dans la
bibliothèque de Fanon.
6. Le premier tome du Théâtre de Claudel, comportant Partage de Midi, figurait dans la
bibliothèque de Fanon (mais il ne s’agit pas là de la version que Barrault mit en scène et que Fanon
vit sans doute au théâtre). Le thème sartrien de l’authenticité au début de L’Œil se noie évoque Huis
Clos, pièce qui fut aussi représentée aux Célestins, bien que l’authenticité en amour ne soit pas en
question dans la pièce de Sartre.
7. Alice Cherki rapporte que, selon Josie Fanon, il avait également envoyé sa première pièce à
Jean-Louis Barrault (Frantz Fanon, portrait, Seuil, Paris, 2000, p. 30).
8. Fanon déclara qu’il avait envisagé de présenter Peau noire en guise de thèse (Peau noire,
op. cit., p. 58-59 ; Œuvres p. 96), ce qui indique qu’il rédigea ce texte avant de soumettre sa thèse en
novembre 1951 (Peau noire fut publié au deuxième trimestre [avril-juin] de 1952). Cela laisse
relativement peu de temps pour la rédaction supplémentaire d’une troisième pièce à la fin de l’année
1949 ou en 1950, mais ce n’est pas impossible.
9. David MACEY, Frantz Fanon, une vie, La Découverte, Paris, 2013, p. 146.
10. Ibid., p. 144 ; Peter GEISMAR, Frantz Fanon, op. cit., p. 43. Outre Sartre, les auteurs suivants
figurent dans la bibliothèque de Fanon : Hegel, Nietzsche, Jaspers et Kierkegaard.
11. Ces deux textes figurent dans la bibliothèque de Fanon et ont été annotés. Sur la dialectique
hégélienne du maître et de l’esclave, voir aussi Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant. Essai
d’ontologie phénoménologique. Édition corrigée par Arlette Alkaïm-Sartre, Gallimard, Paris, 1976,
p. 274-283.
12. Tosquelles rapporte que Fanon faisait preuve au cours de ses conversations d’une connaissance
profonde des textes de la tragédie classique française (François TOSQUELLES, « F. Fanon à Saint-
Alban », L’Information psychiatrique, vol. 51, no 10, 1975).
13. Joby Fanon se souvient que son frère connaissait les préfaces de Bérénice et de Britannicus par
cœur (op. cit., p. 50).
14. Les pièces de Fanon incarnent un argument que Nietzsche formule de la sorte : « Ainsi la
sensualité ne serait pas supprimée dès que se manifeste la condition esthétique, comme c’était
l’opinion de Schopenhauer, mais seulement transfigurée de manière à ne plus apparaître dans la
conscience comme excitation sexuelle » (Friedrich NIETZSCHE, La Généalogie de la morale,
traduit par Henri Albert, Mercure de France, Paris, 1929, p. 191). Dans son exemplaire du livre,
Fanon a annoté ce passage et y a apposé le commentaire « Bien ».
15. Cité dans Karl JASPERS, Nietzsche, introduction à sa philosophie, Gallimard, Paris, 1950,
p. 387. Cette citation figure deux lignes avant le passage que Fanon cite dans sa thèse en guise de
dédicace à son frère Joby.
16. Il n’existe nulle preuve que Fanon ait lu les numéros de Tropiques, la revue de Césaire, qui fut
publiée entre 1941 et 1945. Tropiques comportait des articles sur le surréalisme et les précurseurs de
ce mouvement, tels Lautréamont et Mallarmé, mais aussi sur la peinture de Wifredo Lam, ainsi que
sur des poètes contemporains comme Reverdy et Césaire lui-même.
17. Les passages du Cahier que Fanon cite dans Peau noire sont issus de l’édition Bordas de 1947,
p. 190-192 (Œuvres, p. 219-220) ; Aimé CÉSAIRE, Poésie, Théâtre, Essais et Discours. Édition
critique, coordinateur Albert James Arnold, CNRS Éditions/Présence africaine, Paris, 2013
[désormais Œuvres], p. 177-178.
18. Peau noire, op. cit., p. 89, 192-193 (Œuvres, p. 129, 221).
19. Aimé CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, Éditions Réclame, Paris, 1950.
20. L’on ne note nulle occurrence des termes « engagé » ou « liberté » dans les pièces, à une
exception près, lorsque François exprime sa peur des « grands avec leurs grosses mains d’étrangleurs
en liberté ».
21. Henri EY, La Psychiatrie devant le surréalisme, Centre d’éditions psychiatriques, Paris, 1948.
Fanon commente cet ouvrage dans sa thèse.
22. Ibid., p. 47.
23. « Dès lors, les récits de rêve vont alterner avec les exercices magiques du langage, ces jeux de
l’humour et du hasard qui constituent l’essentiel de la production » (Henri EY, ibid., p. 13).
24. Max ERNST, « Au delà de la peinture », Cahiers d’art, vol. 11, no 6, Paris, 1936. Une étude
plus approfondie de la langue de Fanon prendrait également en compte les œuvres d’autres poètes
contemporains, notamment René Char (présent dans sa bibliothèque), Paul Claudel, Pierre Reverdy,
Léopold Sédar Senghor et l’hermétique Saint-John Perse.
25. André BRETON, L’Amour fou, Gallimard, Paris, 1937.
26. Aimé CÉSAIRE, Œuvres, p. 74, 2/3. Ces vers étaient déjà présents dans la version de 1939, ce
qui confirme que la rencontre de Césaire avec André Breton ne fit qu’accroître son intérêt pour le
surréalisme, et n’en fut pas à l’origine comme on le suggère souvent.
27. L’Œil se noie, scène 3, infra, p. 80.
28. Les Mains parallèles, acte I, scène 1, infra, p. 93.
29. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 130-134. Dans le chapitre « Frantz et l’idée de la
mort », qui commence par « Il m’avait écrit en 1950 » (ce qui attribue à Fanon lui-même la série de
citations qui suit), Joby juxtapose des vers disparates, extraits à la fois des Mains et de L’Œil
(p. 139). Bien que Joby omette parfois des mots au sein d’un même vers ou substitue de temps à
autre le pluriel au singulier, ses citations individuelles sont généralement fidèles au manuscrit. Cela
suggère que les rares vers extraits d’autres manuscrits, aujourd’hui égarés, sont probablement exacts
eux aussi.
30. Ibid., p. 130, 141.
31. Ibid., p. 141. Le commentaire « Il faut qu’on lui apprenne à réfléchir » concorde avec la
déclaration de Fanon dans Peau noire lorsqu’il exprime son adhésion à l’étude « décisive » de Sartre
« Qu’est-ce que la littérature ? » : « La littérature s’engage de plus en plus dans sa seule tâche
vraiment actuelle, qui est de faire passer la collectivité à la réflexion et à la méditation » (Peau noire,
op. cit., p. 180 ; Œuvres, p. 210-211).
32. L’Œil se noie, scène 3, infra, p. 78.
33. Il y a peut-être ici une réminiscence du C’est les bottes de sept lieues/Cette phrase « Je me
vois » de Desnos (1926).
34. « Des mots », selon la version de Joby Fanon.
35. Vers omis par Joby Fanon.
36. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 141 ; L’Œil se noie, scène 3, infra, p. 78. Sur cette
idée des mots étranglés par la vie, voir aussi Césaire dans le Cahier : « Des mots quand nous
manions des quartiers de monde, quand nous épousons des continents en délire, quand nous forçons
de fumantes portes, des mots. Ah oui, des mots ? Mais des mots de sang frais, des mots qui sont des
raz-de marée et des érésipèles et des paludismes et des laves et des feux de brousse, et des flambées
de chair, et des flambées de villes… » (Œuvres, p. 162-163).
37. L’Œil se noie, scène 1, infra, p. 69.
38. Ibid., scène 3, infra, p. 74.
39. « Le chœur est le “spectateur idéal” pour autant qu’il est l’unique voyant, le voyant du monde
de vision de la scène » (Friedrich NIETZSCHE, L’Origine de la tragédie. Ou hellénisme et
pessimisme, traduit par Jean Marnold et Jacques Morland, Mercure de France, Paris, 1947, p. 78 ;
ouvrage présent dans la bibliothèque de Fanon).
40. Voir Césaire : « Et on peut dire que toute grande poésie, sans jamais renoncer à être humaine, à
un très mystérieux moment cesse d’être strictement humaine pour commencer à être véritablement
cosmique » (Poésie et Connaissance, Œuvres, p. 1383).
41. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 129.
42. L’Œil…, scène 1, p. 66.
43. La lecture que fait Fanon de Hegel dans Peau noire (op. cit., p. 209-214 ; Œuvres, p. 238-43),
où il réexamine la relation maître-esclave à la lumière de la problématique de la race, est clairement
préfigurée ici sans être développée en des termes explicitement raciaux (mais voir l’analyse ci-
dessous). Sur Hegel et l’esclavage, voir Susan BUCK-MORSS, Hegel, Haiti and Universal History,
Pittsburgh University Press, Pittsburgh, 2009.
44. L’Œil…, scène 5, p. 90.
45. Pièce montée au Théâtre des Célestins de Lyon par la compagnie Madeleine Renaud-Jean-
Louis Barrault en février 1949.
46. Ce lien du sexuel et de l’absolu n’est pas sans rappeler la fin du Cahier de Césaire.
47. Friedrich NIETZSCHE, L’Origine de la tragédie, op. cit., p. 194.
48. Pierre CORNEILLE, Le Cid, acte IV, scène 3. Voir la critique ultérieure que Roland Barthes fit
de la clarté, au motif qu’un tel langage dissimule un programme idéologique.
49. L’Œil…, scène 3, p. 78.
50. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 135. Fanon lui-même observe dans Peau noire, dans
une note de bas de page : « Quand nous avons commencé ce travail, nous voulions consacrer une
étude à l’être du nègre pour-la-mort » (p. 211 ; Œuvres, p. 239).
51. « Une jeune fille avec laquelle il avait noué des relations intimes pendant sa convalescence à
Paris en 1945 après sa blessure dans les Bouches du Doubs » [note de Joby Fanon].
52. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 111.
53. Ibid., p. 149. Sur cette citation, voir infra, p. 147.
54. Peau noire, op. cit., p. 25 ; Œuvres, p. 64.
55. A. James ARNOLD, Introduction, Aimé Césaire, Lyric and Dramatic Poetry, 1946-1982,
University Press of Virginia, Charlottesville, 1990, p. xxvii.
56. Peter GEISMAR, Frantz Fanon, op. cit., p. 50.
57. L’Œil…, scène 3, p. 77.
58. Aimé CÉSAIRE, Œuvres, p. 158/36.
59. Peau noire, op. cit., p. 140 ; Œuvres, p. 175. La pièce fut jouée au Théâtre des Célestins en
février 1947, octobre 1949 et avril 1951.
60. Voir aussi « Lynch I » et « Lynch II » de Césaire dans Soleil cou coupé (Œuvres, p. 379, 408).
En guise d’exergue au chapitre 4 de Peau noire, Fanon cite le passage suivant issu de Et les chiens se
taisaient : « Il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé, en qui je ne
sois assassiné et humilié » (op. cit., p. 89 ; Œuvres, p. 129).
61. Après avoir été victime de préjugés raciaux au sein de l’armée, Fanon lui aussi reçut une
médaille de guerre (David MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 121).
62. L’Œil…, scène 1, p. 68.
63. Lucien est décrit plus loin comme une « goutte de Soleil » (L’Œil…, scène 3, p. 87).
64. Sur les stéréotypes au sujet des Noirs, voir Aimé CÉSAIRE, « Tam-Tam de nuit », « Tam-
Tam I » et « Tam-Tam II », Œuvres, p. 254, 263-264.
65. Voir Jock MCCULLOCK, Black Soul, White Artifact. Fanon’s Clinical Psychology and Social
Theory, Cambridge University Press, Cambridge, 1983, p. 65 sq.
66. Peau noire, op. cit., p. 52 ; Œuvres, p. 91 ; Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant, op. cit.,
p. 404 sq.
67. Peau noire, op. cit., p. 53 ; Œuvres, p. 92.
68. Mayotte CAPÉCIA, Je suis Martiniquaise, Corrêa, Paris, 1948, p. 36.
69. Voir l’analyse de Hamlet par Nietzsche : « C’est la vraie connaissance, la vision de l’horrible
vérité, qui anéantit toute impulsion, tout motif d’agir, chez Hamlet aussi bien que chez l’homme
dionysien. Alors aucune consolation ne peut plus prévaloir, le désir s’élance par-dessus tout un
monde vers la mort, et méprise les dieux eux-mêmes ; l’existence est reniée, et avec elle le reflet
trompeur de son image dans le monde des dieux ou dans un immortel au-delà. Sous l’influence de la
vérité contemplée, l’homme ne perçoit plus maintenant de toutes parts que l’horrible et l’absurde de
l’existence… » (L’Origine de la tragédie, op. cit., p. 74).
70. Peau noire, op. cit., p. 55-56 ; Œuvres, p. 94, je souligne.
71. Voir Peau noire, « J’avais retrouvé l’Un primordial », op. cit., p. 130 ; Œuvres, p. 167.
72. L’Œil…, scène 3, p. 87, je souligne.
73. Peau noire, op. cit., p. 131 ; Œuvres, p. 168.
74. David MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 137.
75. Ibid., p. 160.
76. Frantz FANON, Pour la révolution africaine, Maspero, Paris, 1964, p. 30.
77. David MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 136.
78. Frantz FANON, Pour la révolution africaine, op. cit., p. 30-31.
79. « L’Antillais qui veut être blanc le sera d’autant plus qu’il aura fait sien l’instrument culturel
qu’est le langage » (Peau noire, op. cit., p. 50 ; Œuvres, p. 87).
80. Ibid.
81. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 89.
82. Peau noire, op. cit., p. 72 ; Œuvres, p. 111.
83. Peau noire, op. cit., p. 79 ; Œuvres, p. 117.
84. Fanon avait annoté l’exemplaire qu’il possédait.
85. Peau noire, op. cit., p. 88 ; Œuvres, p. 125.
86. Peau noire, op. cit., p. 29 ; Œuvres, p. 68.
87. L’Œil…, scène 5, p. 89. Dans la scène 3, Lucien évoque le « Soleil qui panse les plaies froides
des hommes » et déclare à Ginette : « C’est avec mon aiguille et ton fil coudre la blessure du
monde » (L’Œil…, scène 3, p. 87). Voir Nietzsche in L’Origine de la tragédie : « Guérir… la plaie
éternelle de la vie », souligné par Fanon dans son exemplaire du livre, op. cit., p. 161.
88. Le rapprochement avec Hamlet est pertinent pour l’analyse de L’Œil se noie : Hamlet reprend
l’emploi par sa mère du terme seems pour contester que ce qu’elle voit n’est que pure affectation. Le
traducteur français traduit le discours d’Hamlet « “Seems, Madam.” Nay, it is ; I know not “seems” »
par une antithèse à teneur plus philosophique entre réalité et apparence : « Apparence ! Eh ! Non
Madame. Réalité. Qu’ai-je à faire avec l’apparence ? » La réplique d’Hamlet, « But I have that within
which passeth show ; / These but the trappings and the suits of woe » (I.2, 85-86), devient en
français : « Mais j’ai quelque chose là [that within] qui passe la parade. Le reste n’est que faste et
parure de la douleur » (Harold ROSENBERG, « Du Jeu au Je. Esquisse d’une géographie de
l’action », Les Temps modernes, avril 1948, p. 1741).
89. Fanon décrit Jean Veneuse comme le « croisé de la vie intérieure » (Peau noire, op. cit., p. 86 ;
Œuvres, p. 123). Pour une analyse plus détaillée de l’usage que fait Fanon de Maran, voir David
MARRIOTT, « En moi : Frantz Fanon and René Maran », in Max SILVERMAN (dir.), Frantz
Fanon’s Black Skin, White Masks. New Interdisciplinary Essays, Manchester University Press,
Manchester, 2005, p. 146-179.
90. L’Œil…, scène 3, p. 81.
91. Ibid., p. 77.
92. « Il faut vivre maintenant, dans l’instant présent, ou renoncer absolument à vivre. » Souligné
d’un vif trait de plume dans l’exemplaire que possédait Fanon de Joseph DE TONQUÉDEC, Une
philosophie existentielle. L’Existence d’après Karl Jaspers, Beauchesne, Paris, 1945, p. 31.
93. Ibid., p. 76.
94. L’on trouve dans la bibliothèque de Fanon des exemplaires annotés de L’Origine de la tragédie
et de Généalogie de la morale, ainsi que le livre de Charles ANDLER Le Pessimisme esthétique de
Nietzsche (Bossard, Paris, 1921), parmi d’autres ouvrages secondaires. Fanon fait référence à La
Volonté de puissance dans Peau noire (op. cit., p. 214 ; Œuvres, p. 243) et, comme nous l’avons déjà
mentionné, cite quelques lignes attribuées à Nietzsche dans le livre de Karl Jaspers Nietzsche
(op. cit., p. 387) – voir infra, « Fanon psychiatre », p. 147, dans la dédicace de sa thèse. Dans son
analyse de Et les chiens se taisaient, Arnold note que Césaire citait souvent le texte nietzschéen de
Paul Claudel, Tête d’or, parmi les œuvres qui l’avaient le plus marqué pendant ses années d’études
(A. James ARNOLD, Modernism and Négritude. The Poetry and Poetics of Aimé Césaire, Harvard
University Press, Cambridge, 1982, p. 53).
95. Søren KIERKEGAARD, Ou bien… ou bien, traduit du danois par F. et O. Prior et
M. H. Guignot ; introduction de F. Brandt, Gallimard, Paris, 1943. Ouvrage figurant dans la
bibliothèque de Fanon.
96. Voir la note sur L’Air et les Songes de Gaston Bachelard, infra, p. 593.
97. Ginette. –(Oppressée)Il a raison car il a choisi.Lucien. –Moi aussi j’ai choisi.Ginette. –
Non ! Vous savez que vous n’avez pas choisi ; Que nous n’avons pas choisi. (L’Œil…, scène 3,
p. 79.)
98. Peau noire, op. cit., p. 135 ; Œuvres, p. 171.
99. Ibid., p. 138 ; Œuvres, p. 174.
100. Jean-Paul SARTRE, La Nausée, Gallimard, Paris, 1938. À moins, bien entendu, que l’on
n’identifie François à l’Absolu sanctionné par Sartre, celui qu’atteint l’artiste. Voir l’essai sur
Giacometti « La recherche de l’absolu » in Situations III (1949), p. 289-306.
101. Bien que la pièce de Fanon semble n’entretenir nul rapport direct avec L’Histoire de l’œil
(1928) de Georges Bataille, ces deux textes sont eux aussi traversés par une réflexion nietzschéenne
sur la vision, la vue et « der Augenblick ».
102. « Il ajoute, en séchant un pauvre œil qui se noie », cité in Norman R. SHAPIRO, Creole
Echoes. The Francophone Poetry of Nineteenth-Century Louisiana, University of Illinois Press,
Urbana, 2003, p. 124.
103. Victor HUGO, « En passant dans la place Louis XV un jour de fête publique », Les Rayons et
les Ombres, 1840.
104. L’Œil…, scène 3, p. 75.
105. Ibid., p. 81.
106. Friedrich NIETZSCHE, L’Origine de la tragédie, op. cit., p. 201.
107. Ibid., p. 215-216.
108. L’Œil…, scène 3, p. 77.
109. Pour l’analyse du titre L’Œil se noie, voir aussi les derniers vers du Cahier, adressés à la
Colombe : « Je te suis, imprimée en mon ancestrale cornée blanche./monte lécheur de ciel/et le grand
trou noir où je voulais me noyer l’autre lune… » (Aimé CÉSAIRE, Œuvres, p. 177-178).
110. Voir Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant, op. cit., p. 576 : « En tant que telle, il était
naturel qu’une philosophie surtout préoccupée de préciser la position humaine par rapport à
l’inhumain absolu qui l’entoure, considérât d’abord la mort comme une porte ouverte sur le néant de
réalité humaine, que ce néant fût d’ailleurs la cessation absolue d’être ou l’existence sous une forme
non humaine… celle-ci apparaissait comme un contact immédiat avec le non-humain ; par là elle
échappait à l’homme, en même temps qu’elle le façonnait avec de l’absolu non humain. »
111. Friedrich NIETZSCHE, L’Origine de la tragédie, op. cit., p. 88-89.
112. Le jeu des masques ici fait inévitablement lien avec la structure perceptive de Peau noire,
masques blancs.
113. L’Œil…, scène 3, p. 78.
114. Aimé CÉSAIRE, Œuvres, p. 241.
115. Ibid., p. 177/108. Voir aussi Lautréamont, « Je te salue, soleil levant, libérateur céleste, toi
l’ennemi invisible de l’homme », « Hymne au pou », Tropiques, no 6-7, p. 17.
116. Aimé CÉSAIRE, « Le temps de la poésie », Œuvres, p. 52.
117. Sur Nietzsche et Césaire, voir A. James ARNOLD, Modernism and Négritude, op. cit.,
p. 114-118 ; sur Nietzsche, Césaire et Fanon, voir Françoise LIONNET, Autobiographical Voices.
Race, Gender, Self-Portraiture, Cornell University Press, Ithaca, 1989 : « Césaire et Fanon doivent
bien plus aux conceptions nietzschéennes de la culture qu’à toute autre construction conceptuelle
occidentale, ce qui n’est pas pour surprendre au vu de la critique radicale de l’idéologie occidentale
et de son dogmatisme que contient l’œuvre de Nietzsche… » (p. 73).
118. Karl JASPERS, Nietzsche et le christianisme, Minuit, Paris, 1949, p. 38.
119. Peau noire, op. cit., p. 220-221 ; Œuvres, p. 250.
120. L’Œil…, scène 3, p. 76.
121. Friedrich NIETZSCHE, L’Origine de la tragédie, op. cit., p. 143, 38.
122. Le thème de la lumière étant présent dans les deux pièces, voir Emmanuel LEVINAS, De
l’existence à l’existant, Fontaine, Paris, 1947. L’on trouve un exemplaire annoté de ce livre dans la
bibliothèque de Fanon.
123. Voir les métaphores du papier buvard « absorbant » et celles d’un livre que l’on ouvre puis
referme : « Mon corps ouvert comme un roman qu’on finira plus tard » (L’Œil…, scène 3, p. 83) ;
« Je t’en supplie recommence-moi/Je t’en supplie achève-moi » (scène 5, p. 89).
124. Le lieu précis de rédaction de l’acte IV ne peut donc être déterminé, car il y a plusieurs
cimetières à Dunkerque.
125. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 130-134, 139.
126. Toutes les pages ont été renumérotées à l’encre rouge.
127. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 131.
128. « Des mots ! Des mots ! Des mots ! » rappelle des vers de L’Œil se noie aussi bien que
l’exclamation d’Hamlet à Polonius dans Hamlet dans la traduction de l’article de Rosenberg
précédemment mentionnée.
129. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 130. Il est possible que cet argument ait été
dactylographié sur l’une des trois premières pages manquantes au début du tapuscrit.
130. Peau noire, op. cit., p. 24 ; Œuvres, p. 64. Voir la description du sujet découvrant dans la
négritude une forme de reconnaissance : « Enfin j’étais reconnu, je n’étais plus un néant » (Peau
noire, op. cit., p. 131 ; Œuvres, p. 168).
131. Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant, op. cit., p. 185 sq., 670 sq.
132. Dans L’Air et les Songes. Essai sur l’imagination du mouvement (José Corti, Paris, 1943),
Bachelard cite Jean-Paul (Johann Paul Friedrich Richter) : « L’homme […] doit être soulevé pour être
transformé » (p. 296). Fanon marque en marge ce passage dans son exemplaire. Dans l’exemplaire
d’Intuitions préchrétiennes de Simone Weil (1951) que contient sa bibliothèque, les pages 92 à 107
sont coupées ; elles portent sur le Prométhée d’Eschyle et sur sa postérité.
133. Peau noire, op. cit., p. 12 ; Œuvres, p. 51-52.
134. « Le premier regard/ferveur/éclatée/Altère le déterminé » (Les Mains…, acte II, scène 2,
p. 111). Voir la note de Fanon sur le livre de Gaston Bachelard L’Air et les Songes (p. 593) : « La
conversion consiste donc à transposer l’absolu et à le considérer comme une qualité des choses et en
particulier des actes. »
135. Les Mains…, acte II, scène 6, p. 115.
136. Les Mains…, acte II, scène 2, p. 107. Voir la remarque précédente d’Épithalos à Audaline,
« Ô Ivresses refusées ! Ranimerai-je qui m’accueille tel soupir inaccompli quand nos vies parallèles
prisonnières de mes mains déjà se font face ? » (p. 105.).
137. Peau noire, op. cit., p. 27 ; Œuvres, p. 65. Voir aussi, p. 26 : « Le destin du névrosé demeure
entre ses mains » (Œuvres, p. 66).
138. Peau noire, op. cit., p. 216 ; Œuvres, p. 246.
139. Aimé CÉSAIRE, Œuvres, p. 393.
140. Comparer avec Dràhna dans l’acte I : « Sire, protégez-nous du malheur !/D’une
métamorphose, arrêtez l’aveuglante éclosion./D’Épithalos, frémissant, prévenez la transmutation »
(Les Mains…, acte I, scène 3, p. 99).
141. Les Mains…, acte II, scène 2, p. 106.
142. Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945,
p. 44. Nous n’avons pas trouvé ce volume dans la bibliothèque de Fanon, mais il le cite dans une note
de la conclusion de Peau noire, p. 217 ; Œuvres, p. 246. Selon Cherki, l’un des buts de l’installation
de Fanon à Lyon en 1947 était de suivre les cours de Merleau-Ponty (Alice CHERKI, Frantz Fanon,
portrait, op. cit., p. 28 ; David MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 144).
143. Les Mains…, acte II, scène 2, p. 110.
144. Les Mains…, acte I, scène 4, p. 102.
145. Par exemple : afférence, cavitaires, colloïdiale, défluent, fumerolles, gravides, hémorragiques,
lucules, médiances, membrures, pantelances, schisteuses, séreuse, Uranogée (sur le vocabulaire
médical de Césaire, voir René HÉNANE, Aimé Césaire. Le chant blessé, biologie et poétique, Jean-
Michel Place, Paris, 2000).
146. Sur la réaction de Fanon à la mort de son père en 1947, voir Joby FANON, Frantz Fanon,
op. cit., p. 91-97 ; et David MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 140. Il est frappant que le
récit de Joby se déplace sur les relations de Fanon à sa mère. On pourrait comparer la réaction de
Dràhna aux plans d’Épithalos et aux actes en résultant aux reproches de Mme Fanon lorsque son fils
s’enfuit de Martinique, le jour du mariage de son frère, pour essayer de rejoindre les Forces
françaises libres (voir Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 60 ; David MACEY, Frantz Fanon,
une vie, op. cit., p. 109).
147. Les Mains…, acte IV, scène 1, p. 126.
148. Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 138.
149. L’Œil…, scène 3, p. 79.
150. Les Mains…, acte IV, scène 1, p. 126.
151. Aimé CÉSAIRE, Œuvres, op. cit., p. 158/36.
152. Ibid., p. 151/5, 153/17-18.
153. En 1943, le gouverneur pétainiste de la Martinique, l’amiral Georges Robert, fut renversé par
le gaulliste Henri Tourtet.
154. Frantz FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 64-66 ; Œuvres, p. 489-491. À comparer
au commentaire de Nietzsche dans L’Origine de la tragédie : « L’homme noble et généreux ne pèche
point, veut nous dire le poète profond. Toute loi, tout ordre naturel, le monde moral lui-même
peuvent être renversés par ses actes ; justement ses actes eux-mêmes engendrent un cycle magique de
conséquences plus hautes, qui, sur les ruines du vieux monde écroulé, viennent fonder un monde
nouveau » (op. cit., p. 87).
155. Les Mains…, acte I, scène 3, p. 100 ; prologue, p. 91, phrases répétées sept fois dans la pièce.
156. Les Mains…, acte IV, scène 1, p. 126.
157. Il faut rappeler ici la lecture par Fanon du livre de Karl JASPERS, Nietzsche et le
christianisme, op. cit. Dans Peau noire, Fanon mentionne deux millénaires lorsqu’il parle de son
appartenance à une race qui travaillait déjà l’or et l’argent (Peau noire, op. cit., p. 131 ; Œuvres,
p. 168). Mais il le fait du point de vue des tenants de la négritude.
158. Les Mains…, acte II, scène 2, p. 105.
159. Césaire déclare lui-même s’être inspiré de La Naissance de la tragédie dans son essai d’écrire
une tragédie « grecque » (voir A. James ARNOLD, Modernism and Négritude, op. cit., p. 118).
160. Il faut noter qu’en 1949 le terme « holocauste » n’était pas encore utilisé au sens aujourd’hui
courant, qui nomme ainsi l’extermination des juifs d’Europe par l’Allemagne nazie (voir Jon
PETRIE, « The secular word “Holocaust” : scholarly myths, history, and twentieth century
meanings », Journal of Genocide Research, vol. 2, no 1, 2000, p. 31-63).
161. Les Mains…, acte IV, scène 1, p. 125.
162. Acte I, scène 4, p. 102.
163. Acte I, scène 3, p. 98.
164. Ibid., p. 100. On entend peut-être ici quelques échos des poèmes épiques de Saint-John Perse.
165. Acte IV, scène 1, p. 126.
166. Acte IV, scène 2, p. 128.
167. Acte IV, scène 3, p. 132.
168. Ibid., p. 131.
169. Ibid., p. 132.
170. « Ah ! S’il était un acte, vois-tu. Un acte qui me donnât droit de cité parmi eux ; si je pouvais
m’emparer, fût-ce par un crime, de leurs mémoires, de leur terreur et de leurs espérances pour
combler le vide de mon cœur, dussé-je tuer ma propre mère » (Jean-Paul SARTRE, Les Mouches,
acte I, scène 2 ; je souligne).
171. Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant, op. cit., p. 185 sq. Sur la relation de Sartre à
Nietzsche, voir Christine DAIGLE, Le Nihilisme est-il un humanisme ? Étude Sur Nietzsche et
Sartre, Presses de l’université Laval, Montréal, 2006.
172. Les Mains…, prologue, p. 91 ; et répété par le chœur au début de la pièce.
173. Les Mains…, acte IV, scène 1, p. 124.
174. Les Mains…, acte IV, scène 3, p. 133.
175. A. James ARNOLD, Modernism and Négritude, op. cit., p. 124-126.
L’Œil se noie
LES PERSONNAGES
Scène 1
Alors que le rideau se lève, une voix : « La pluie qui gerce la trop
essentielle clarté de la nuit, hier, en pleine saisie, étonna les rivières sans
aveux. »
François. – Tu m’aimes ?
Ginette. – Je t’aime.
François. – Dis-le-moi.
Ginette. – Je t’aime.
François. – Encore.
Ginette. – Je t’aime.
François. – Attends, il ne faut pas répondre aussi vite. Il ne faut pas être
pressé. Jure-moi que tu ne seras jamais pressée !
Ginette. – Je te le jure !
François. – Jure-moi que tu ne regarderas pas l’heure quand tu seras avec
moi.
Ginette. – Oui !
François. – Que tu ne bougeras que quand la lune aura terrassé les hordes
meurtrières du jour.
Ginette. – Oui !
François. – Regarde-moi bien dans les yeux. Plonge en moi, doucement
bien doucement, et dis-moi que jamais tu ne riras comme eux !
Ginette. – Oui !
François. – Jamais tu ne pleureras comme eux.
Ginette. – Oui !
François. – Tu vois, c’est facile ! Eux, ils disent que tout est difficile que
c’est toute une histoire de vivre. Je ne voulais pas partir encore.
J’attendais. Maintenant que tu es là, nous pouvons nous en
aller. (Un temps.) Tu m’aimes ?
Ginette. – Je t’aime !
(Un silence. François va se lever et marcher très lentement. Il réfléchit. Il
voudrait parler. Ginette, contente, a l’air d’avoir été reçue à un examen.)
François. – Depuis quand m’aimes-tu ?
Ginette. – Je ne sais pas. Je t’adore !
François. – C’est venu comme ça ?
Ginette. – Oui ! Je te regardais à travers la fumée de ma cigarette et j’ai su
que bientôt je devais t’aimer. J’ai vu tes yeux qui cherchaient
mes lèvres, tes lèvres tourmentées qui se tordaient d’attente et
j’ai su que je devais t’aimer.
François. – À quoi ?
Ginette. – Je ne sais plus. Je t’aime !
François. – Oui, je sais que tu m’aimes, ou du moins tu le dis. Mais
comprends-tu, je veux savoir.
Ginette. – Quoi ?
François. – Le début.
Ginette. – Quel début ?
Scène 2
Entre Lucien, frère aîné de François. Sportif. Blond. De belles chaussures
jaune écureuil à triple semelle.
Lucien. – Bonjour.
(François le regarde sans répondre.)
Ginette. – Bonjour Lucien.
Lucien. – Je vous en supplie, ne soyez pas si pâles. Le Soleil de son éventail
gifle depuis huit heures le visage du monde et vous êtes là
muets et anémiés.
(Il va à la fenêtre.)
Regardez : dehors il fleurit à pierre fendre.
Les jeunes pousses ricanent au visage des abeilles,
Les feuilles bousculantes grimpent aux arbres.
Écoutez : un coin du globe se soulève. La terre tremble…
(Une voix.) « La pluie se baigne dans la pulpe lunaire et invente des stries
éternelles. »
Écoutez la terre gémit et craque.
Un vent chaud soulève sans lui faire de mal la fragile
enveloppe de froid qui recouvre le monde.
Le soleil de ses mains d’accoucheur secoue la création…
Criez afin de montrer au ciel que la vie
n’est pas plus indomptable que vous.
Le printemps, vainqueur délirant, alarme notre sang.
Notre cœur agrippé chancelle et s’alourdit.
(François se lève et s’apprête à sortir.)
Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous vous êtes encore disputés ?
Quand donc comprendrez-vous que vivre et dormir font deux ?
Allons Ginette, un sourire à votre gladiateur ; embrassez-moi. (Il
l’embrasse sur la joue.)
(À François.)
Et toi, toujours maussade. Toujours abruti de fiel. Toujours la
mort lente dans tes yeux ?
À propos, sais-tu qui j’ai rencontré ce matin ?
(François se retourne sans répondre.)
Bussières. Georges Bussières.
(François le regarde toujours.)
Tu sais, il n’a pas encore compris pourquoi tu as tout plaqué.
Au début, il croyait à une histoire sentimentale, une fatigue, une
petite dépression. Mais maintenant, il dit que tu devrais
t’occuper, faire n’importe quoi, mais ne pas rester là assis dans
ton coin, ruminant on ne sait quelle prière. François, il faut vivre
mon petit. Il faut accepter de vivre, François. Il faut te lever,
secouer ton corps, entrer dans le bain. Il y a un mauvais moment
à passer, quand l’eau vous arrive au bas du ventre. Après c’est
fini ; ça ne fait que recommencer. Et puis il y a l’habitude. La
peau se durcit, l’eau devient moins hostile, plus mouillée.
Au bout du rouleau il paraît même que cela devient un jeu.
(François ne répond pas.)
À quoi penses-tu ? Pourquoi ne réponds-tu pas ? Pourquoi cet
air idiot que tu prends quand on te parle ?
Ginette. – Lucien !
Lucien. – Ah non, assez, vous ! Que voulez-vous que je fasse, que je me
taise, que je ne lui dise rien ? Que je le laisse tranquille ? Mais
dites-lui que cela ne durera pas tout le temps. Dites-lui, puisque
vous l’aimez, que cela doit finir. J’en ai assez moi de ses
chaussures de crêpe, de son « Chut pas de bruit, un ange qui
passe ». Jusqu’à maintenant, il a eu de la chance, d’accord.
Mais, Bon Dieu, il faut qu’il se décide !
Ginette. – Lucien, taisez-vous.
Lucien. – Non !
(À François.)
Il a été chic pourtant Bussières. Il t’en a passé des choses !
Toutes les vacheries que tu lui as jouées, toutes les rosseries que
tu lui as faites, il te les a pardonnées !
Réponds François, réponds puisque je te parle. Bussières, le
garçon qui a été collé trois mois de suite parce que tu avais cassé
les carreaux « pour mieux voir la nuit ».
Bussières l’imbécile qui occupait ton lit quand le soir tu
courais sur les toits du collège !
(François ne répond pas, il regarde très loin.)
Ginette. – Laissez-le tranquille, vous lui faites mal.
Lucien. – C’est cela, allons-y, sortez-moi la chanson vous aussi ! Il faut le
laisser seul, les hommes le fatiguent, le bruit l’énerve, silence
autour de lui ! Vous croyez à tout cela, vous ?
(À François.)
Réponds : Bussières, celui qui pleurait parce que tu étais puni,
qui refusait ses prix parce que tu n’en avais pas, qui allait en
consigne parce que tu y étais ! Bussières, l’homme qui vivait à ta
place, tu t’en souviens ?
(Criant.)
Te casser la gueule, voilà ce qu’il faudrait ! Personne n’a
encore osé. Personne ne t’a pris au collet !
Pourtant… Peut-être que cela arrangerait les choses !
Crois-tu qu’il n’ait pas eu envie quelquefois de te la secouer
de coups, ta petite gueule de « Moi je suis pur » ?
L’affaire de Normale Sup, crois-tu qu’il l’ait digérée ?
Tu avais oublié de porter les lettres. Voilà. Ce n’est pas grave.
Un geste oublié. Un simple geste.
Mais la vie justement, c’est l’accomplissement de tous les
petits gestes bêtes, puérils, maigres. Seulement Monsieur a
décidé de ne pas faire de gestes. Il y a des hommes sans peur,
des hommes sans vergogne, des hommes sans honneur, lui, il
sera un homme sans gestes. Surtout n’allez pas croire qu’il a des
remords. Il ne s’amuse pas à pareil jeu.
Ginette. – Lucien, taisez-vous ! Regardez comme il souffre.
Lucien. – Qui ? Lui ? Vous ne savez pas ce que vous dites.
Lui, souffrir ? Mais puisque je vous dis qu’il est « PUR ».
Les regrets, les pleurs parce qu’on a mal au ventre, les clous
dans les chaussures, la rougeole qui vous démolit la bouche,
c’est pas pour Monsieur. Un ciel de velours le protège.
Il souffre lui ? Demandez-lui de répéter mes paroles. Allez-y.
François, qui est Bussières ? Il erre, erre, erre…
La douleur qui serre la gorge, la fièvre qui abrutit, c’est pour
vous et moi ! Vous comprenez, pour souffrir il faut être quelque
part, pour quelque chose et pas pour une autre. Lui, il n’est nulle
part !
François, veux-tu du pain ? « Du pain, grands dieux, et pour
quoi faire ? »
François, va te coucher, il est tard. « Dormir, qu’est-ce
encore ? »
Depuis qu’il a tout plaqué, Monsieur ne parle à personne. Le
soir, un vieux serviteur aveugle vient et ils discutent jusqu’à
l’aube. Mon père disait : « Ce jeune homme vit du pied
gauche ! » Mais ce n’est pas vrai, il n’y a qu’un pied d’attaque,
c’est le droit. Ceux qui préfèrent l’autre sont des salauds, des
lâches, oui, voilà ce qu’ils sont !
Coûte que coûte, François veut éviter de vivre. Il accepte tout,
tout, tout ! Mais qu’on ne le force pas à vivre et il croit que cela
va durer ! Idiot !
Pendant ce temps François est sorti ; la lumière s’impose de
plus en plus dure. Ginette regarde Lucien.
Scène 3
Ginette. – Vous êtes terrible Lucien, terrible comme un gladiateur.
Lucien. – Et pourtant, s’il voulait comprendre un tout petit peu ?
Juste ce qu’il faut pour faire partir le moteur.
S’il pouvait se lever d’un coup de reins et dire non à l’ombre
qui l’ancre…
S’il pouvait saisir un vase dans ses deux mains…
(La voix.) « Silence ! La gouttière aboie sa rainure et tisse une porte… »
Ginette. – Qui est Bussières ?
Lucien, ce Bussières, qui est-ce ?
Lucien. – Je ne sais plus.
Un jour il est entré dans la vie de François. Pendant douze ans
il essaya de le comprendre.
Un mot, disait-il. Un seul mot me suffirait.
Mais François n’a pas ouvert la bouche.
Ginette. – Alors ?
Lucien. – Alors il est parti sans avoir rien compris.
Il s’en est allé en disant :
Quand les mots se prennent les cheveux, il ne reste qu’une
ressource : l’action.
Mais quand les actes vous glissent des doigts, il n’y a qu’à
s’allonger1.
Ginette. – Qu’est-ce que c’est ?
Lucien. – Je ne sais pas.
Ginette. – C’est tout ?
(La voix.) « Silence ! Le blanc happé gesticule et taille des crayons de
pluie. »
Lucien. – Il ajouta que François était logique… car il avait lui aussi avancé
le pied.
Ginette. – Qu’est-ce que c’est ?
Lucien. – Je ne sais pas.
Ginette. – Il aimait François ?
Lucien. – Bien sûr qu’il l’aimait ! Tout le monde l’aime. C’est là que je
rencontre le problème. Il n’est pas comme vous et vous
l’aimez. Vous aimez crier, chanter, courir, danser ; vous aimez
le bruit.
Vous aimez le jour, la mer plaque d’étain qui [sourit au soleil]
…
Et vous l’aimez lui qui est le contraire de tout cela.
Aussi loin que je me souvienne je le vois seul et silencieux. Il
restait à la même place des matinées entières. Jamais il n’a joué
avec moi. Tout ce qui m’arrachait des cris de joie le laissait
indifférent.
Un jour on nous emmena au cirque. Il y pleura comme à un
enterrement. Il donnait l’impression d’avoir trouvé « quelque
chose » qu’il ne voulait plus perdre. Le moindre mouvement
risquait d’être fatal. Il était rivé à la « chose » et ne la lâchait
plus.
De temps en temps on discutait. J’aimais l’entendre. Il parlait
comme s’il avait ses paroles devant les yeux.
Et puis il y eut cette étoile qui brouilla tout…
Ginette. – Quelle étoile ?
Lucien. – (Soudain grave.) Il avait plu toute la journée. Je ne pouvais
rejoindre mes camarades au jardin. On avait allumé la lampe
car déjà la nuit tombait. (Désignant le coin obscur.) François
était là caressant son chien. Soudain un grand fracas se fit dans
l’air. La maison fut secouée de sanglots et la lumière s’éteignit.
Je poussai un cri, car là-haut juste au-dessus du tableau j’avais
vu une étoile.
(Très agité, il se lève et prend Ginette par les épaules.)
Je vous jure que je l’ai vue, Ginette. Elle était verte de feu.
François, lui dis-je, regarde l’étoile. Il fixa longtemps le point
que je lui montrais mais l’étoile avait disparu. Il me regarda
ensuite avec des yeux mouillés.
Il pleura longtemps. Trois jours durant il resta dans sa
chambre.
Depuis il ne me parle plus.
Ginette. – Il avait vu l’étoile ?
Lucien. – Je ne sais pas.
Ginette. – Vous l’aimiez ?
Lucien. – Oui je l’aimais ! Comme jamais frère n’a aimé. J’aimais ses yeux.
Quelque parcelle de notre être est source et bouche, disait-il.
Un jour il me confia qu’il aimerait être aveugle.
Ginette. – Pourquoi ?
Lucien. – L’œil, me répondit-il, doit être digne du spectacle, mais le
spectateur lui-même doit avoir une certaine dignité. Et il s’en
alla disant : « Quel gâchis ! »
Ginette. – Qu’entendait-il par là ?
Lucien. – Je ne sais pas. D’ailleurs lui-même n’aurait pu répondre. Il n’a
jamais su dire exactement ce qu’il pense.
Être pur, ne pas faire comme eux. C’était sa devise.
Il ne disait rien de banal, il voulait vivre sur le plan du
fantastique.
Pas de ces expressions comme :
Qu’il fait froid.
J’ai faim.
J’ai sommeil.
Quelquefois, il se levait et s’exprimait. Il ne parlait pas, il
exprimait.
Le jour a un goût de sel non purifié.
Après dix mois de caresses pudiques, les feuilles émigrent
dans les profondeurs du sol afin de mieux s’[aimer].
Il pense que comme les étoiles le jour elles prennent leurs
quartiers d’hiver.
J’ai toujours pensé qu’il essayait coûte que coûte de croire à
toutes ces choses.
Il a toujours refusé de voir les choses comme elles sont.
Un jour en classe de philosophie on lui donna un devoir :
« Quelles peuvent être pour un homme les raisons d’exister ? »
Ce fut effroyable. Une autre fois…
Ginette. – Non !
Lucien. – Quoi non ?
Ginette. – Je veux savoir.
Lucien. – Quoi ?
Ginette. – Le devoir. Qu’a-t-il répondu ?
(La voix.) « Un homme des ciseaux entre les dents [mange] sa part de
comédie. »
Lucien. – Il disait que les fleurs n’ont besoin de rien, pas même de l’arbre
qui les porte.
Qu’elles reproduisent inlassablement une fleur unique qui
pleure des gouttes de fleurs ; les hommes par contre ont besoin
de fleurs pour croire que la vie est faite pour eux.
Ginette. – Après ?
Lucien. – Les choses sont belles entre elles et pour elles, pas pour les
hommes.
Et il ajoutait qu’il ne se trouvait pas un homme sur Terre à
croire entièrement à son existence.
Ginette. – Après ?
Lucien. – Seul l’idiot, c’est bien son terme, seul l’idiot peut espérer pareille
joie.
Ginette. – (D’une voix sourde.) Il avait raison !
Lucien. – (La regardant brusquement.) Quoi ?
Ginette. – Ce qu’il disait, Lucien. Il avait raison.
Lucien. – Il avait raison ! Qu’en savez-vous ? Qu’est-ce que ça signifie : il
avait raison ?
S’il était là, il vous dirait que personne n’a raison. Il vous
renverrait de l’autre côté. Loin de lui. Loin de son étrange
monde où les humains que nous sommes exigent des supports. Il
n’aime personne. Vous croyez qu’il vous aime et c’est vous qui
l’aimez.
Il méprise tous ceux qui pensent comme lui ; toux ceux qui
veulent penser comme lui. Il vous fixe de ce regard emprunté à
d’autres cieux qu’il a certains jours et vous dit : « Dommage, la
raison est du côté des étoiles et des fleurs ! »
Ginette. – Il a raison.
Lucien. – Non il n’a pas raison ! Vous croyez qu’il a raison, vous ?
Vous aussi vous dites que la vie est absurde ?
Vos lèvres aiment le vin, vos cheveux aiment les fleurs, votre
corps aime l’eau claire et vos yeux veulent tout voir.
Vous voyez bien qu’il n’a pas raison et que vous ne pensez
pas comme lui.
(Il prend Ginette par la main. Ils vont à la fenêtre.)
Tenez, regardez.
La mort blanche, terrassée, arrachée à son linceul se lève
ruisselante et disparaît.
Un frisson neuf parcourt l’échine de la terre, une joie bleu ciel
balaie nos soirées ennuyeuses, nos pores écartés jusqu’à avoir
mal : distendus, béants, saignant de toutes parts.
Je deviens un vaste champ de foire et vous dansez Ginette en
robe blanche à fleurs violettes.
Il y a le clown qui arrache le premier rayon de soleil à notre
poitrine, la valse qui demande à être emportée dans une valse
rouge vif, il y a vous Ginette seule contre moi et mon corps vous
enveloppe, vous aime et vous appelle…
Il y a vous et je vous dis la prière bleue qui monte de la terre.
Il y a vous et moi et nous dormons sous un lit de fleurs
sauvages…
(La voix.) « Derrière les mornes inféconds, un homme, deux gouttes d’eau
entre les doigts, construit un nouveau monde… »
Ginette. – Il a raison, Lucien.
Lucien. – Non Ginette, il n’a pas raison. La vie n’est pas ce pensum absurde
qui oblige François à courber le front.
Prenez votre gladiateur par la main et partons.
Je vous apprendrai à mordre aux mamelles de la vie,
À caresser les lèvres du monde.
Venez Ginette et peut-être…
(La voix.) « Silence ! Deux étoiles captives se suicident au fond des
orbites. »
Ginette. – Il a raison, Lucien, vous savez qu’il a raison.
Lucien. – Mais puisque je vous dis que ça et ne rien dire, c’est la même
chose !
Nous avons tous raison !
L’essentiel d’ailleurs n’est pas d’avoir raison.
(La voix.) « Un homme, les dents brisées par des éclats d’eaux vives, suce
sa part de comédie. »
Voyez-vous, j’ai bien réfléchi à tout cela : je crois en
définitive qu’un homme aura toujours à choisir entre la vie et la
mort.
On dit que l’homme est grand parce qu’il accepte de mourir.
Mais mourir n’est rien. La grandeur de l’homme, elle est peut-
être dans son acceptation de la vie.
La vie, avec ses coups durs, ses hontes à essuyer, les coups à
recevoir sous la table sans rien dire, ses lâchetés, ses
compromissions, surtout ses compromissions.
Un homme ce n’est peut-être qu’un compromis entre la vie et
la mort.
Mais quand bien même il ne serait que cela, il doit rester.
Il doit vivre, pour rien, parce qu’il est là ;
il doit prendre la vie à bras-le-corps, de front comme un
gladiateur.
Il doit être une constante insulte à la destinée.
Ginette. – Ce sont des mots, Lucien. Il a raison.
Lucien. – Alors c’est que la mort a raison contre la vie.
Que les cœurs doivent s’arrêter de battre.
Que le printemps doit interrompre sa marche nuptiale.
Alors c’est que le sourire doit déserter et faire place à la
hideuse crispation de l’angoisse et de la mort.
Des mots, dites-vous ?
Mais des mots couleur de chair trépidante.
Des mots couleur de montagnes en rut.
De villes en feu.
De morts ressuscités.
Des mots, oui, mais des mots étendards.
Des mots glaives.
L’amour qui vous fait vivre à la puissance seconde.
Un mot,
mais un mot étranglé par la vie,
hérissé de vie.
Un mot qui a soif,
qui a faim,
qui crie
pleure
appelle
s’absorbe
et se
perd.
Ginette. – Ce n’est pas vrai ce que vous dites.
C’est lui qui a raison.
Lucien. – Vous aussi ! Comme vous l’aimez ! Qu’avez-vous donc découvert
en lui ?
Quels secrets lui avez-vous arrachés ?
Que vous a-t-il fait ?
Jeune, les visages se tournaient vers lui. On disait qu’il avait
un secret. Un jour, un prêtre vint à la maison. Il resta toute une
après-midi dans sa chambre.
Quand il en sortit, il dit à ma mère que : « Cet enfant avait vu
quelque chose qui l’avait marqué pour la vie. »
Mais c’est faux. C’est la mort qui habite François.
C’est la mort qui le guide.
François ne veut pas vivre, voilà le secret.
Il n’y a rien à voir sur cette terre.
Rien ! Rien que des soleils rouges et blancs qui font
dégringoler les jours.
C’est facile de serrer les poings
de pincer les lèvres
de courber sa tête de chèque sans provision
et de dire non !
C’est facile de demeurer toute une nuit en plein hiver sur un
toit, parce que paraît-il, on a rendez-vous avec une étoile !
C’est facile de se tenir immobile et de répéter inlassablement :
« La vie est l’antichambre de la mort. »
Ginette. – Mais ce n’est pas facile ça non plus.
Lucien. – Mais c’est plus difficile de croire en la vie et en l’amour.
C’est plus fatigant d’ouvrir les mains et de s’agripper à la vie,
farouchement, humainement, c’est-à-dire terriblement.
C’est plus difficile de se battre, de crier, de hurler non plus à
mort mais à la vie !
Ginette. – (Oppressée.) Il a raison, car il a choisi.
Lucien. – Moi aussi j’ai choisi.
Ginette. – Non ! Vous savez que vous n’avez pas choisi ; que nous n’avons
pas choisi.
Nous voulons vivre, mais nous voulons savoir pourquoi lui
veut mourir.
Lucien. – Alors ?
Ginette. – Alors il faudra qu’il nous le dise.
Nous ne pouvons plus le lâcher,
Nous ne pouvons plus l’oublier
Nous ne pouvons plus nous écarter de lui.
(D’une voix lointaine et comme effrayée par ce qu’elle semble découvrir à
mesure qu’elle parle.)
Ça ne vous embête pas de vivre à grandes lampées à côté de
ce mort chaud ?
Le soir quand vous rentrez après une journée d’homme bien
lourde
humectée encore de la rosée du monde
ça ne vous fait pas mal de le trouver aussi solide qu’avant ?
Dites Lucien, n’avez-vous pas quelquefois envie de le voir se
dissoudre comme le mur de glace qui emprisonne la sève
attendante du printemps ?…
Quelquefois, vous n’avez pas tout à coup envie de le tuer ?
(Lucien la regarde fixement.)
Avez-vous vu au réveil où il va chercher son regard ?
Un mur.
Un mur épais et pesant, voilà ce qu’il est.
(Maintenant elle est tout près de Lucien.)
Savez-vous pourquoi vous voudriez qu’il meure ?
Lucien, Lucien, on dirait que c’est exprès qu’il a été placé là
devant nous,
comme pour nous cacher quelque chose.
Je ne vois pas ce qu’il voit.
Je n’entends pas les bruits qui caressent ses oreilles.
J’en ai assez de me tenir sur les talons.
J’en ai assez d’écarquiller les yeux.
Assez de voir le soleil disparaître avec lui.
Assez d’entendre hoqueter mon sang.
Assez, assez, assez !
(ucien hausse les épaules et va à l’autre bout de la pièce où la lumière se
fait dure et lourde. Ginette au contraire sera de plus en plus dans
l’obscurité. À ses pieds un chat aveugle dort ou joue. C’est la même chose.
Quand l’obscurité est complète, Ginette calmée se met à parler.)
Ginette. – Il est nuit.
Les vagues invitées au fond de la mer rentrent tard,
abandonnent rapidement leurs toilettes d’écume
et se retirent pieds nus,
les lèvres froides dans la gorge du lambi.
Lucien. – Pourquoi dites-vous cela ?
Ginette. – (Sans entendre.) Il est nuit et les crabes tirent leurs yeux du feu.
Le feu du ciel
cette ciélée d’yeux qui tambourine aux portes de ma chair.
Les lèvres du monde
labourées
arrachées
écrasées
succion de mon sang !
Et mes yeux porte de derrière que l’on n’a pas fermée
et ma joie vieille demeure qui babille en se frottant le ventre !
La nuit qui force la nuit à sortir du lit !
Lucien. – Pourquoi dites-vous cela Ginette ?
(Peu à peu la lumière qui éclairait Lucien commence à se voiler les yeux.)
Ginette. – (Sans entendre.) Il est nuit et le règne de François arrive.
Les choses vont se lever.
La table entourée de ses chaises viendra nous faire sa
révérence.
La petite aiguille si timide le jour ira espièglement tirer la
queue du coucou.
Le lierre moqueur répétera sans rougir les secrets qu’il a
entendus.
Il est nuit et le royaume de François s’agite.
À ce royaume il manque une reine !
Lucien. – Vous avez rêvé que vous serez cette reine ?
Ginette. – Je suis la reine de la nuit !
Lucien. – Ce n’est pas vrai, ce royaume n’a pas besoin de reine !
C’est vous qui avez besoin d’un royaume !
C’est vous qui avez besoin d’un petit coin gentil où tout soit à
sa place !
Ginette. – Il est nuit et les larmes…
(À partir de ce moment, la lumière se fera alternativement voilée et
éclatante lorsque Ginette d’une part et d’autre part Lucien parleront.)
Lucien. – Il est midi et le Soleil pète aux quatre coins du monde.
Il est midi et les choses ont perdu leur mystère.
Le petit morceau qu’elles mettent devant ou derrière elles a
disparu.
Fini le mirage !
Un chien c’est fait pour garder la maison.
Et la maison c’est fait pour abriter la famille.
Il est midi !
De nouveau et cette fois définitivement les choses reprennent
leur vrai poids.
Un poids en kilogrammes et en tonnes.
Ginette. – Il est nuit.
D’arbre en arbre un mouvement se met à murmurer.
Mon sang enfile ses veinules tapissées d’or blanc.
Déjà…
Lucien. – Je vous dis que non !
D’ailleurs vous ne croyez pas à tout cela !
Vous n’êtes pas une chose, vous.
Vous êtes une vraie fille et votre sang demande à chausser des
godillots de cuir sauvage.
Ginette, regardez-moi
Regardez comme je vous ressemble !
Vous aussi vous avez eu des rêves,
Des rêves aux membres de chair enragée.
Quand je rêvais que j’étais riche, célèbre, aimé,
Vous, vous rêviez que vous étiez belle, riche, heureuse.
Lui, l’autre n’a jamais rêvé.
Il est bien comme il est.
Lui c’est une chose.
Il est de l’autre côté mais vous et moi, que nous importent le
murmure de la chaise cassée,
le cri hystérique de la fleur de balisier ?
Il nous faut des chaises dociles.
Des portes qui se ferment.
Des plafonds qui ne bougent pas.
(Ginette se prend la tête entre les mains. Peu à peu l’obscurité disparaît. La
lumière cerne Ginette. Lucien comme une torche de feu pénètre dans le
cercle lumineux.)
Ginette. – François, François au secours !
François…
Lucien – Il ne faut pas appeler, Ginette.
Il faut doucement laisser la vie entrer en vous.
Faites que la mort disparaisse à jamais de vous.
Ginette si vous avez mal soyez heureuse,
c’est la vie qui vous habite.
Ginette. – François je t’en supplie, viens !
Lucien. – Non Ginette, il ne peut rien contre le Soleil.
Vous ne l’aimez déjà plus.
Ginette. – Si je l’aime.
François, tu m’entends je t’aime !
Le premier jour tu m’as souri longuement.
J’étais confiante et prétentieuse comme un livre neuf, tu t’en
souviens ?
Sa main sur mon sein gauche, c’est la naissance du monde.
Ses lèvres se mouillant à la source de mes yeux, c’est l’amical
déluge.
Et quand ses reins, grenades éclatées en plein ciel, écoutent le
bourdonnement de mon amour,
je vois Adam pardonné,
la Lune ceindre la tête hirsute du Soleil et
j’entends le bruit de mon sang dévaler les avenues de son
cœur.
Lucien. – Et après ?
Ginette. – Après ? Après il s’en va laissant mon corps ouvert comme un
roman qu’on finira plus tard.
Lucien. – Et s’il ne vous aimait pas ?
Ginette. – Ce n’est pas vrai, vous savez qu’il m’aime.
Dites, répondez, Lucien,
n’est-ce pas qu’il m’aime ?
(Elle lui saisit le bras.)
Répondez, répondez
(Sanglotant.)
Oh. J’en ai assez,
Depuis qu’il m’a touchée je ne sais plus qui je suis !
Il est venu, m’a défoncée me laissant béante sans Soleil et
sans Lune.
Il est parti et je suis là, muette et désemparée devant ce trou
qu’il a creusé en moi.
Il a touché mon corps et je suis devenue éclaboussante.
Ses mains se sont posées sur moi et ont éparpillé ma chair sur
les choses.
Lucien sauvez-moi !
Lucien. – Ne tremblez pas Ginette, je suis là.
Venez sur mon épaule,
je vous protégerai.
(Ginette se blottit contre lui.)
Ginette. – J’ai mal Lucien, j’ai mal défendez-moi !
François je t’appelle, réponds-moi !
Lucien. – Non Ginette il ne faut plus l’appeler.
Vous voyez bien qu’il vous abandonne.
Ginette – (Se dégageant.) Lâchez-moi vous, lâchez-moi !
(Lucien se retire dans son coin. La lumière qui commençait à s’imposer
recule après un moment d’hésitation, à regret.)
La nuit caresse les pattes laiteuses de la lune.
La Grande Ourse a fait un signe de silence aux babillardes
étoiles.
Des larmes de nuit éclairent l’aisselle de mon corps.
Les fleurs abruties par le soleil, vieux soudard enfiévré, se
mouillent les lèvres amoureusement.
Gloire à toi luciole !
Gloire à vous cortèges de la Nuit !
Fiancées brunes et pâlissantes
À vous tous salut !
Lucien. – (Oppressé.)
Terre saoule !
Terre fracassée !
Ginette. – C’est fini Lucien les hommes ont perdu.
L’ombre glisse d’herbe en herbe.
Le cœur asystolique du monde s’engorge.
Le siffleur des montagnes en habit reçoit l’huître jalouse et les
rouges anémones violées une fois de plus pleurent dans leur
coin.
C’est fini Lucien, les hommes ont perdu.
Le soleil goguenard s’est noyé après le cri de sang de tout à
l’heure.
Lucien c’est fini les hommes n’ont pas gagné
Choses arrogantes,
Choses magnanimes
qui ne gardez pas rancune aux hommes de leur bêtise,
souriez à cet intrus et faisons-lui une place parmi nous.
Lucien. – Soleil clame ton nom ! Et tords les boyaux du ventre de la terre !
Ginette. – Lune huileuse comme mon front docile,
demeure et me console.
Lune, plaque où j’ai forgé mon corps
Que ton règne soit éternel !
Que ta plainte soit louée !
Ô toi qui réveilles les choses et endors les hommes
Ô Lune amoureuse salut !
C’est fini Lucien les hommes ont perdu.
Lucien. – Soleil ! Toi qui peignes la chevelure du monde
Soleil qui panses les plaies froides des hommes
Pour toi hosannah !
(Lucien s’approche de Ginette.)
Les arbres se sont pris par la main et dansent.
Soleil les hommes ont ouvert leur vie.
Regarde-les s’offrir à toi comme une jument impatiente.
(Ginette s’écarte encore une fois légèrement inquiète. La lumière, elle,
revient plus confiante, un sourire au coin des lèvres.)
(La voix.) « Les orteils du monde se sont accrochés au ciment de l’eau…
Un homme s’avance jusqu’au silex et s’effondre. »
Les choses se parlent entre elles, s’aiment entre elles.
C’est une famille solide, bien assise, avec un passé, un blason,
une tradition, des martyrs, un livre d’or.
Les choses, c’est pas pour les hommes.
Les hommes ne devraient jamais s’en occuper.
Savez-vous pourquoi François n’aime personne ?
(Délirant.)
Ginette un homme fou frappe de ses poings nus la houle de
l’existence.
Ginette un enfant pleure, pleure de n’avoir rien compris.
Ginette nous sommes debout sur la cimaise du monde et
interrogeons les rêves impossibles.
(La voix.) « L’eau se métamorphose à tous les coins de rue. »
Ginette…
Ginette. – Un mur se cache le visage…
La terre assoiffée hume les brouillards en sueur.
François vertige angoissant je hisse ma frénésie jusqu’à la
limite audacieuse de ton refus.
François ô lourdeur…
Lucien. – (L’interrompant.) François ô mort insondable tes yeux se cassent
au contact de l’avalanche.
Ginette la silhouette roidie de l’existence lâche ses premières
bordées.
Ginette la flamme agrippe les gorges ouvertes
Ginette…
Ginette. – (Hurlant.) Assez… Assez…
(La voix.) « Un tiroir s’ouvre et la pluie, vieux mille-pattes alcoolique,
trébuche <en ricanant> 2 sur le ventre de la terre. »
Restez où vous êtes Lucien, le soleil me fait mal.
Lucien. – Non Ginette, redressez-vous.
Le soleil dore la membrane vitelline qui sépare les hommes
des choses.
Ginette. – J’ai mal,
mon corps crie,
mes ongles se cassent dans le sol aride,
j’ai soif.
Pitié pour ma peau nue !
Pitié pour mes dents de chair !
Lucien. – Le jour entre en nous comme le coupeur dans sa tâche de cannes3.
Le Soleil nous frictionne de sa grosse patte d’infirmier major.
Viens Soleil,
que ton sperme bouleverse le monde !
Salut et gloire au déluge d’ensemencement !
Ginette. – J’ai mal et ma tête chavire.
J’ai mal et tout mon corps en suspens voudrait se reposer !
(La lumière est revenue presque entièrement.)
Lucien. – Soleil,
rouge-gorge échappé du désastre,
ne te penche plus vers le miroir de la mer.
Demeure au Centre de l’univers
que la cervelle des hommes fonde à ta chaleur !
Ginette. – J’ai mal, arrêtez, allez-vous en !
(Elle s’est écroulée sur le sol et pleure frissonnante. La lumière frappe sa
nuque à grands coups. Lucien la relève.)
Lucien. – Debout Ginette, le sacrifice est consommé !
La Vie grimpe sur le dos du ciel.
Les étoiles le regard éteint signent leur testament
et leurs yeux et leur bouche et leur corps disent :
Jour borax d’été, salut !
Les étoiles embrassent une dernière fois les croix impudiques
du cimetière
et leurs yeux et leur bouche et leur corps disent :
Nuit lipothymique4
Nuit blanche
Nuit noire,
le mâle Soleil perfore ton utérus.
Nuit virginale
Nuit impubère,
adieu.
(La voix, très lointaine.) « Les eaux mutilées de l’hiver défont leurs
violences… »
Ginette les mots absorbent toutes germinations
Ginette deux errances chutent en psaumes…
Ginette. – (Angoissée.) Non, non, Lucien j’ai mal,
la lumière m’arrache de moi-même,
j’ai mal, laissez-moi.
Lucien. – Venez Ginette,
je vous aime et je vous protégerai,
je vous apprendrai à vivre et à aimer.
Ginette. – L’amour ?
Lucien. – Oui Ginette, l’amour !
(La voix de Ginette est vaincue. Lucien étincelant parle en conquérant.)
Aimer c’est vivre avec l’autre.
Ginette. – Dans l’autre.
Lucien. – Pour l’autre.
Ginette. – Par l’autre.
Lucien. – Aimer c’est se griser de détresse quand l’autre oublie que vous
n’aimez plus les raisins noirs.
Ginette. – C’est s’alourdir de tendresse pour la moisson des baisers.
Lucien. – Aimer ô adorable abeille c’est se dilater comme un ciel gris de
plaine.
Ginette. – C’est t’éreinter ô brutal frelon jusqu’à ce que tu tombes
ailes repliées dans le creuset où brûle mon âme ardente.
Lucien. – Aimer c’est voir ton visage dans les nuages en route vers ailleurs
baiser tes lèvres dans le ruisseau amer
chérir tes yeux dans le cristal du matin sonore.
Aimer, t’aimer
c’est t’entendre avec mes mains
te boire avec mes mains
te goûter avec mes mains.
Ginette. – C’est me fendre en deux quand tu me mors les dents.
Lucien. – C’est avec mon aiguille et ton fil coudre la blessure du monde.
Ginette. – C’est arrêter l’hémorragie qui m’anémie.
Lucien. – C’est mourir en toi.
Ginette. – C’est vivre en toi.
(Lucien lui prend la taille. Ils parlent doucement.)
Lucien. – Je t’aime Ginette, amande oubliée par la nuit.
Ginette. – Je t’aime Lucien, goutte de Soleil.
Lucien. – Le ventre du monde bouge.
Les bras du monde bougent.
Les yeux du monde bougent
et le sexe du monde violenté par le barrage du ciel se frotte les
mains en ricanant
Soleil vieille canaille !
La source des eaux [phiantres]
La course des paupières sablières
Cri d’horreur au sein de ma blessure perverse
vire et vente.
Ginette. – Ô bouleversement fébrile de mon être !
Geyser creusé dans le culte du feu,
Jour sexe vertical
d’insatiables étoiles ruminent aux portes de mon sang
il y a la course.
Jardins mauves nubiles
la lune affamée jette un coup d’aile et raye
le ciel menstrué
il y a la course.
Glauques sentiments
sourire rouge-gorge prenant racine aux limites confuses de
mes dents.
Lucien. – Ô Ginette
drapée de mon amour
avance seule
avance jusques aux signes incertains où le langage se réfléchit
et t’étant avancée
vivante enfin
Règle le cœur du monde au rythme de ton désir.
Ginette. – Lucien arme-moi de ton amour
Lucien guéris-moi de la lèpre lunaire
Lucien marque-moi
allume-moi
je t’en supplie
augmente-moi !
Lucien. – Les eaux piaffantes du matin m’ont endurci d’espoir
et les mains baillent
au contact de ton corps.
Pierre vive du Midi,
ahurissement enchevêtré d’où s’est précipitée mon âme.
Ginette. – Laisse-moi baiser mes lèvres avec tes lèvres qui me pèsent tant.
Lucien. – Viens Ginette
Viens lune bouleversée
lune timide baigne-toi dans le cancer solaire
Viens Ginette
Viens.
Ginette. – Oui.
Aux dernières phrases la lumière est bouillonnante. À ce moment, Lucien et
Ginette s’apprêtent à sortir. De nouveau l’obscurité. Ils sortent.
Scène 5
Ginette apparaît à la porte. La lumière bat des paupières. Elle s’avance
lentement : à François qui veut aller à elle.
Ginette. – Non, François, ne bouge pas !
Je suis tellement tendue vers toi que d’un mot tu pourrais me
faire chanter et crier mon amour plus haut et plus clair qu’un
hymne,
plus brutal et plus fou que la corde du vent
qui cingle les étoiles.
Je t’aime merveilleusement et je vis et je tremble à la fois.
C’est vrai j’étais partie ! Mais cette blessure ouverte que tes
mains m’ont faite, il fallait la refermer.
Je t’en supplie recommence-moi.
Je t’en supplie achève-moi.
Je t’aime merveilleusement et je vis et je tremble à la fois.
Et c’est pour moi chose nouvelle, mais nouvelle à la façon des
premières feuilles mouillées tombées dans mes cheveux.
Nouvelle, comme la première pierre du froid contre ma
poitrine,
comme tes mains,
comme ton corps.
Je t’aime merveilleusement et je vis et je tremble à la fois.
Je t’en supplie termine-moi.
Je suis à l’orée de la clairière rouge où éclate et flambe notre
amour, mais je sais que dès que je poserai mes lèvres sur le
cercle magique il s’ouvrira et se refermera sur moi…
Et encore une fois ce sera le commencement.
Je t’aime et chaque moment doit être unique.
Ce n’est ni une suite
ni une préface…
Et je ne t’aime pas chaque fois comme la première fois,
mais comme une première fois toujours nouvelle.
Oh ! Que ce soit toujours comme tout à l’heure où,
en te quittant tout pour moi était perdu,
comme maintenant où tout mon corps crépite et vibre en
pensant à ton corps.
Je veux te tenir dans mes deux mains
comme une braise rouge est meurtrière.
Je t’en supplie enveloppe-moi comme
une altière flamme claire et bleue.
(De plus en plus lointaine, la voix.) « J’appelle… »
C’est vrai je t’ai quitté !…
Mais il ne faut pas me gronder, je ne savais pas que
l’attente était comme le désir et qu’elle faisait mal.
Je l’imaginais blanche et calme comme la neige,
mais j’avais oublié que la neige froide brûle
aussi les mains et les lèvres.
Je suis en attente de toi mon amour,
et je ne sais plus être triste
je ne sais que hurler de douleur,
et je ne sais plus être gaie
je ne sais que hurler de joie.
(La voix, presque imperceptible.) « J’appelle la première poésie. »
C’est vrai j’étais partie !
Mais ce gouffre entretenu au milieu de moi-même
il fallait me le combler.
Je t’en supplie François,
Terriblement modèle-moi !
François. – (Lui prend la main et s’apprête à sortir.)
Ô Retour, exubérance non encore déchirée
Ma nudité écumeuse te prend, rompue d’épouvante
et je veux te conduire aux portes ABSOLUES
où la vie se saisit.
Rideau.
Notes
1. Dans le tapuscrit original, ce vers et le précédent sont soulignés d’une ligne ondulée et marqués
de deux barres en marge [NdE].
2. Ajout manuscrit [NdE].
3. Système de rémunération à la « tâche », quantité de travail moyen qu’est censé fournir en une
journée un ouvrier de la canne à sucre [NdE].
4. La lipothymie (ou présyncope) est un malaise bénin, généralement bref, constitué par une
sensation d’évanouissement pouvant survenir lors d’émotions intenses [NdE].
Les Mains parallèles
Argument
Chacune des consciences en scène a réalisé le saut.
Du néant à l’Être justifié
De l’être injustifié au Néant
D’où l’allure finie de l’expression1.
Prologue
Les rideaux sont fermés. Le chœur paraît.
Les faces prismatiques de mes mains anxieuses promènent leurs images
au cœur de l’obscur. Des visages circulent en tranches parallèles et la
génuflexion, centre de gravité de l’humaine nature, apaise. De date
immémoriale, Lébos, d’implacables ténèbres cimentent les esprits.
Je viens abreuvé de sueur d’homme m’appuyer aux contreforts de cette
ville. Las.
C’est pourtant de l’obscur que naît le spectacle ! La pensée humaine
parvenue aux limites maximales ne peut qu’elle ne se transmue.
L’essentiel est d’empêcher le spectacle. Deux mille ans que le soleil a
disparu. Cité de Polyxos, aveugle depuis deux mille ans, je m’arrête dans
tes murs.
La lumière, source dissolvante, cède sa place à la parole. Car la parole ne
s’altère d’aucunes visions.
Abreuvé de sueur d’homme, repu de visages circonflexes, j’étends sur le
monde somnolent un manteau introué.
Ô Polyxos, tu fus sage le jour où par ton ordre les lumières furent
éteintes.
Fixé dans ce non-spectacle l’homme endormi parle et s’oublie.
L’étrange, première prétention du regard, s’abolit aux portes de
l’exprimable et la mer caresse le squelette de l’aventure.
Dors, ville qui m’est propice.
Bénie soit l’Obscurité
Car la lumière est terrible.
Les peignures du jour maussade ont disparu et le monde retrouve son
originelle contingence. Par-delà les catégories abusives, la conscience gît,
heureuse, en sa noire densité.
La lumière, source dissolvante, cède sa place à la parole.
Bénie soit l’Obscurité
Car la parole ne s’altère d’aucune vision.
(Coups de tonnerre, des éclairs glissent leurs yeux rouges sur la scène.
Le chœur, des mains, se protège les yeux.)
Quoi ! Le soleil oserait-il violer son serment ? De ne plus nous
importuner, ne l’a-t-il point promis ?
Polyxos, debout ! L’astre du jour, en furie, tambourine la tête docile de ta
ville.
(Les éclairs se font de plus en plus nombreux. Lentement, le rideau se
lève et le chœur désemparé recule.)
Non, non, ne plus voir, ne plus voir !
Polyxos, debout ! La déchirure d’un monde se prépare.
Polyxos, Polyxos, debout !
Préviens l’ÉVÉNEMENT !
Acte I
Le rideau est levé. Salle du palais ; obscurité allégée par un éclairage
discret. L’ambiance au sein de laquelle se déroule la tragédie est tributaire
de la luminosité. Quand il sera question d’Épithalos, de furtifs éclairs
appuieront les craintes des acteurs en scène.
Épithalos hante la scène. Il brûle d’apparaître.
Scène 1
Le chœur, Polyxos.
(Polyxos, hagard, se frotte les yeux.)
Polyxos. – Ô Songe effroyable ! Hallucinantes pensées ! Mes sens obsédés
s’irritent de crainte et je tremble. Mon nom retentit de toutes
parts. En mon âme marmoréenne s’implante le doute.
Dieux de la cité, Polyxos à vos genoux implore votre
clémence ; daignez de notre front éloigner l’illusoire clarté. Que
jamais le désir anfractueux ne nous possède !
Dieux, faiseurs d’hommes, vous savez que nous avons surtout
soif de paix et de ressemblance.
Obscurité totale ! Silence absolu ! L’homme se révèle sa
parfaite facticité.
Quiètes et indistinctes les passions s’ordonnent en leurs
formes pesantes ! Mais quoi, quels mouvements naissants au
plus profond de moi-même ? Nuit étrange ! Ce bourdonnement à
mes oreilles !
(Le chœur d’un coin de la salle.)
Le chœur à Polyxos. – Prends garde, le malheur est sur toi !
Polyxos. – Qui m’appelle ? (Très fort.) Qui m’appelle ?
(Coups de tonnerre, au loin une cloche se plaint longuement.)
Arrêtez, des chœurs d’enfants criminels, des gouttes de sang
caillé au fond des orbites, s’élancent à l’assaut du firmament.
Arrêtez, l’homme retrouvé, habitant sa conscience d’imminence
glacée, hume les brouillards mensongers.
L’homme, ahurissante illusion, absurde gratuité, s’empare,
limité de sereines ténèbres, du secret incontestable.
Arrêtez, c’est de mensonges que l’homme doit se nourrir.
Admirez de Lébos la tranquille platitude. Hommes et femmes,
les uns aux autres collés, tournent vers mon auguste visage des
fronts heureux.
(De nouveau, coups de tonnerre.)
Le chœur. – Polyxos, prends garde, le malheur est sur toi !
Polyxos. – Polyxos, oui c’est moi l’assassin du jour ! Qui m’appelle ? C’est
moi l’homme de l’obscurité.
Le chœur. – (Très loin.) Bénie soit l’obscurité
Car la lumière est terrible…
Polyxos. – (Sans entendre.) Une brise caresse l’aube néfaste, des fleurs
dociles tombent en larmes, des jardins d’eau morte abritent les
cœurs tremblants, oui c’est moi Polyxos, l’architecte du
Destin ! Le Destin, d’une main sûre, réclame la maîtrise.
Les effusions diverses des avenues se rompent à mon contact.
(Coups de tonnerre.)
Arrêtez ! Des bruits cessez l’émission latérale, arrêtez ! La
parole ne doit s’altérer d’aucune vision.
Le chœur. – Polyxos, Polyxos, prends garde, le malheur est sur toi !
Polyxos. – Pourquoi de vains effrois tenter d’ébranler mon insondable
savoir ? Je ne suis point, vous le savez, en quête
d’argumentations massives. C’est linéairement que s’allonge et
s’amenuise le sort que je prodigue aux hommes. Le soleil
étranglé gît, inerte au creux de son désir. Deux mille ans que le
monde s’épaissit d’extrême complaisance ! Cependant quel
trouble m’habite ? Quelles effusions déjà anarchiques blessent
l’uniformité de ma permanence ? Il y a un point du globe qui
bouge, arrêtez !
Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi avoir tant attendu ? Deux
mille ans ! Si près de la fin.
Audaline à Épithalos est promise. Bientôt, de mon royaume la
descendance assurée, je pourrai admirer l’inégalable
accomplissement.
Quelles soudaines confusions m’assiègent ?
Hallucinantes pensées, songe effroyable ?
Épithalos, en tunique de bourreau, cette nuit m’est apparu.
Étranges visions ! Pourquoi de la sorte vouloir m’importuner ?
Le chœur. – (Très loin.) Polyxos, Polyxos, prends garde !
Terrible est la lumière.
Polyxos. – Quoi ! Quel ! Il n’y a plus de malheur sur la terre des hommes.
Plus de jours miroitants à alimenter les rêves audacieux…
Horrible présage ! Le visage écorché de feux, l’épée nue,
Épithalos menaçant s’avançait. Je reculai, incapable de crier,
sans mouvements et lui, brandissant son arme, la plongea en
mon sein… Le soleil éreinté, depuis deux mille ans a baissé les
mains. Une parcelle du globe s’agite convulsivement. Un
commencement mobilise des forces, arrêtez ! Paix et silence
sur la terre des hommes ! Lébos en diastole organise
l’obscurité. Les souffles nouvellement surgis se perdent, telles
velléités amputées.
Le chœur. – Polyxos, c’est de l’obscur que naît le spectacle.
La pensée humaine parvenue aux limites maximales ne peut
qu’elle ne se transmue.
Polyxos prends garde, le malheur troue le manteau de
l’univers.
Polyxos. – Encore ! Tressaillements perfides, glissements d’instruments
gluants s’insinuant en mon étroite coïncidence. Arrêtez ! La
parole ne doit s’altérer d’aucunes visions. Gardes, à moi !
(Délirant.) Oui c’est moi, Polyxos, l’assassin du jour, l’artisan
du repos humain !
(On entend du bruit.)
Gardes, à moi, arrêtez-le ! Là ! Gardes, Gardes !
(Entre Ménasha affolé.)
Ah ! C’est vous Ménasha.
Scène 2
Polyxos, Ménasha, le chœur.
Ménasha. – Déjà levé, Sire ! Oui Votre Majesté, c’est moi. Quels bruits tout
à coup secouent les oreilles les plus dures ? Arraché de mon lit
je traverse en courant le palais, et le son de mes pas sur les
dalles amnésiques m’excite l’esprit. Dans les salles désertes
l’air se durcit d’hostilité à mesure que je me dirige vers vos
appartements. D’où vient cette subite agitation qui meut
l’atmosphère ? Qu’est-ce ? Je n’ai point trouvé ma fille dans sa
chambre et l’inquiétude, une affreuse inquiétude me gagne.
Pourquoi ces notes mineures agrippées au verso de notre âme ?
Pourquoi cette lourdeur à l’aube de la féconde journée ?
Prêtons une oreille attentive aux manifestations de la nature. Le
secret des problèmes, de tous les problèmes qui alertent le cœur
des hommes, sommeille quelque part au creux d’un vallon ou
dans le murmure des vents glacés. Chaque parfum constitue un
message et l’odorat doit s’habituer à l’interpréter. Hauteur des
sons, incomparables splendeurs, je vous restitue vos anciennes
armoiries. Daignons, Sire, nous réjouir aux premières
palpitations du matin. Audaline à Épithalos ne doit-elle pas
aujourd’hui être donnée ? Des battements d’ailes lourdes
protègent nos pensées. Réjouissons-nous !
Guirlandes vierges, venez en farandoles de nos fronts dissiper
les soucis. Épithalos, le farouche guerrier, s’apprête à cueillir
Audaline la Blanche… Fontaines substantielles, abreuvez nos
sillons de larmes de joie. Venez en bandes folles filles et garçons
entonner les hymnes les plus beaux… Mais quoi, Sire, êtes-vous
souffrant ? Pourquoi ce tremblement ? Je vous distingue à peine
tant est lourde l’obscurité, mais le sang qui d’habitude anime
votre visage semble l’avoir déserté. Quels malheurs de votre
sérénité ont entamé la chair ? Sire, de grâce, me direz-vous ?
(On entend du bruit. Polyxos sursaute.)
Polyxos. – Écoutez, vous entendez ?
Ménasha. – Oui Sire, on a ouvert les portes.
L’air en lourdes grappes s’engouffre chargé de romarin.
Grosse des baisers de la matthiole, la Nature en liesse nous
délègue ses messagers de paix.
Polyxos. – Non Ménasha, l’air en rubans désinvoltes n’a que faire dans ce
palais. Ce sont les premiers accords de l’inutile marche. C’est
lui qui s’anime.
Le chœur. – Polyxos, prends garde !
Polyxos. – Écoutez, il approche !
(Ménasha, la main sur l’épée, prête l’oreille.)
(Polyxos en proie à une intense frayeur.)
Tenez, regardez, là : arrêtez-le !
Ménasha. – (Après quelques pas dans la direction indiquée par Polyxos.) Je
ne vois rien, Sire. Rien que des murs qui tournent vers nous
leurs mains moirées, des colonnes pensives qui depuis tant
d’années portent la voûte imperméable. Lébos au calme éternel
ne s’est-elle pas vouée ? Réjouissons-nous, l’orgueilleux
Épithalos accueille Audaline exhalée.
Le chœur. – (Psalmodiant.) Polyxos, Polyxos, prends garde
Le malheur est sur toi.
Polyxos. – Vous avez entendu. Cette voix, ce bourdonnement,
cette vibration essentielle ; des cheminées, du ciel, tentent
l’escalade. Arrêtez, ne bougez pas ! Arrêtez de votre mission
la terrible préparation. N’augmentez jamais le cercle où se
prend le destin de l’homme. Écoutez-moi. J’ai aujourd’hui,
après deux mille ans, le droit de parler. J’ai découvert le
point d’équilibre où s’immobilise la conscience. Les
raisons élémentaires se substituent à l’inefficace intention ; le
Verbe enferme le Monde, présence exprimée. Arrêtez, ne
bougez plus ! Puisque je vous dis qu’il faut m’écouter.
Arrêtez ; les chantres des églises pleurent et déposent leurs
voix sur mon front glacé. Le cercueil m’isole de toutes
alternances, l’église résonne d’accords inconnus, Ménasha
dites-leur d’arrêter !
Ménasha. – (Allant vers la sortie.) Holà, Gardes ! Lébos est en danger !
Gardes !
Polyxos. – Non, non, n’appelez point
les gardes !
C’est fini. Il est trop tard.
Les Dieux nous avertissent quelquefois des événements qui
doivent bouleverser notre vie. La sagesse recommande de leur
accorder créance… Ménasha, je vous veux conter un songe qui
me laisse interdit. Chacune de ses articulations dévisse la chaîne
de mes jours. Et j’ai peur. Une note qui tombe ! Et rien qui en
puisse suspendre les vibrations.
Ménasha. – Plus ils sont violents à la raison humaine, plus les songes
naissants doivent être décomposés. L’intuition, richesse
vertigineuse de l’âme, se porte au-devant de l’accident et nous
en avertit2. Les fontaines sensibles dont la source désespère
donnent du geste l’esquisse lointaine. Mais Sire, quoi, un
songe, un nuage rapide, laissez…
Soyons avides de fêtes, de rires, d’ornementales pierreries.
Réjouissons-nous, Épithalos s’apprête à trancher Audaline la
fleur aux cuisses tremblantes.
Les eaux totales se conservent au rythme d’une cadence
éternellement reprise.
Sire, Sire, pourquoi ce visage angoissé que vous vous
composez ?
Polyxos. – Taisez-vous. Écoutez plutôt.
C’était le jour. Un jour aussi charnu, aussi épais que celui-ci.
Je m’apprêtais à descendre au conseil quand un noir
pressentiment me fit me retourner.
Blessant l’hermétisme de la nuit, l’aura de l’Aventure lançait
jusqu’à moi ses effluves dépouillés. Un bruit d’ailes heurta mes
oreilles étonnées. J’eus peur Ménasha, j’eus peur et voulus
crier ; de ma gorge asséchée aucun son ne sortit. Je fermai les
yeux. Face à de pareilles menaces les bras se rompent. En cette
immobile position, averti de l’imminence augmentante du
danger par le souffle de l’oiseau, mes paupières impatientes se
soulevèrent… Ô Dieux, l’inoubliable spectacle !…
Ménasha. – De grâce, Sire, continuez !
Polyxos. – Oui, je terminerai. Prêtez l’oreille. Le jour avait perdu son
insondable neutralité. Les objets, allégés, du regard sacrilège
exaltaient la puissance. Et l’univers, secouant ses membres
engourdis, soudain se mettait en marche.
(Désignant un coin de la scène.) Là, couvert de rouges
broderies, semblant ne plus avoir à porter son corps, l’arme au
poing… Lui…
Ménasha. – Qui ? Terminez !
Polyxos. – Épithalos !
Ménasha. – Ciels !
Polyxos. – Imprégné de mille feux, vibrant d’ondes aveuglantes, indéniable
excroissance pourtant de ma chair, Épithalos impitoyable
m’absenta de cette Terre.
Ménasha. – Affreux et horrible présage !
Ô Dieux, sources d’amertumes, éternels indifférents, vous
nous condamnez à d’incessants retours ! Vous affolez nos cœurs
de chair et bouleversez nos cervelles. Douloureuses visions !
Cessez, incontestables divinités, de nous narguer. Nous avons,
sur vos conseils, de cette ville étouffé tous les espoirs. Pourquoi
ces amères visions ? Polyxos de son serment s’est-il donc délié ?
N’a-t-il pas à loisir obscurci les horizons de Lébos ? Les limites
par vous assignées à l’aventure humaine ne sont-elles pas
respectées ? Dieux…
Polyxos. – (L’interrompt.) Ménasha, écoutez.
Ménasha. – Oui Sire, quelqu’un de cette salle approche.
Polyxos. – Soyons sur nos gardes.
Ils se cachent. Entre Dràhna.
Scène 3
Polyxos, Ménasha, Dràhna, le chœur.
Dràhna entre très agitée ; elle sera vêtue d’une robe longue bleu sombre,
sans bijoux, les cheveux sur les épaules.
Dràhna. – Les eaux claires du matin cachent de terribles raz-de-marée. En
inspiration, elles attendent…
Et quand sonne l’heure, elles démolissent les jetées les plus
résistantes – les atomes rouges, isolés autrefois, tentent une
jonction précipitée.
Monde pur, tu peux secouer ta petite tête…
Mais nous, femmes, avons-nous le droit d’oublier ?
À quels sommets m’entraînerez-vous, hommes insatisfaits ?
Qu’y a-t-il d’autre à découvrir sinon ce que nous vous donnons ?
Le cordon ombilical ne peut-il, une fois pour toutes, être
rompu ? Je suis fatiguée ! Fatiguée de lutter, de gémir ! Hommes
trop retentissants, vous nous faites payer chacune de vos
ivresses. Quand donc, méprisant toutes gloires impossibles, vous
suspendrez-vous aux havres maternels ? Où trouver les mots ?
Comment faire comprendre à l’homme que les appels qu’il
perçoit aux heures décisives n’émanent que de nous ? Dieux,
vers qui nos visages ravagés se tournent, inspirez-moi et me
donnez la force de convaincre ! Écoutez, mâles trépidants, la
source n’est nulle part si ce n’est en nous.
Mâles orgueilleux, cessez de votre agitation l’impuissant
édifice. Vos gestes ténébrants font mal et les rêves dont vous êtes
animés, de nulles réalisations, écorchent nos lèvres.
Je suis fatiguée. Fatiguée de vivre pour les hommes. Fatiguée
d’attendre, inquiète, l’éclat de leurs actions.
Hommes qui n’écoutez point, pitié pour vos compagnes !
Pitié !
(Polyxos et Ménasha se découvrent.)
Polyxos. – Madame !
Dràhna. – Sire, Sire, je vous cherchais. D’une mère angoissée, apaisez les
esprits !
Polyxos. – Qu’est-ce, Madame, et de quoi s’agit-il ?
Dràhna. – (Devenue calme.) Les loups, une fois la tanière retrouvée,
s’endorment. Mais les louves, vieilles sorcières tremblantes,
savent, des immobiles alentours, interpréter le moindre
feulement. Elles connaissent de la forêt les retraites les plus
sûres… Or la forêt, pareille à l’âme, s’agite aux vents les plus
légers.
Polyxos. – Parlez, Madame.
Dràhna. – Le point d’intersection atteint, l’homme cesse de parler, Sire.
Ménasha. – D’un si vif émoi, donnez-nous les raisons.
Dràhna. – Les raisons, les ai-je eues moi les raisons par quoi l’on
m’assassine…
Et savais-je quelles impiétés allaient naître en ce jour ?
Savais-je de quels tourments mon âme devait subir le siège ?
(Se tournant vers Polyxos.)
Sire, je tremble. J’ai peur.
Les enfants une fois la marche assurée veulent s’enfoncer en
terre ou s’élever dans les airs.
Sire, protégez-nous du malheur !
D’une métamorphose, arrêtez l’aveuglante éclosion.
D’Épithalos, frémissant, prévenez la transmutation.
Polyxos. – (Lui saisissant le bras.) Mais enfin, Madame, parlez.
Dràhna. – (Reculant légèrement. Un temps.) L’or noir du jour se mouillait
les lèvres et les allées de la nuit, telles nostalgies évocatrices,
ruisselaient.
Je m’élevais, frissonnante, des abîmes du Songe et m’allais
prosterner aux autels.
Je m’avançais, remuante de joie renouvelée.
Notre fils était là, les yeux baignés d’infini. Son visage d’une
architecture nouvelle semblait être l’hypothèse originelle.
De rouge habillé…
Ménasha. – (L’interrompant.) Ô abîmes.
Dràhna. – Qu’est-ce ?
Polyxos. – Poursuivez !
Dràhna. – … Il suscitait d’étranges harmonies.
Je m’approchais, heureuse d’être la première à l’embrasser et
lorsque je voulus sur son front déposer mes lèvres, je vis qu’il ne
m’avait point aperçue.
Je l’appelai. Il me fixa longuement et me prenant les mains :
« Mère, dit-il, mes yeux ont soif de lumière. »
(Un temps. Une cloche descend du ciel sur la pointe des pieds. Comme un
vol d’alouettes surprises.)
Le chœur. – Polyxos, prends garde ! La parole ne doit s’altérer d’aucunes
visions.
La pensée humaine parvenue aux limites maximales ne peut
qu’elle ne se transmue.
Polyxos. – Mon cœur, d’encombrantes hantises, cessez de m’alourdir.
La lumière ! Quelle lumière ?
Dràhna. – Hélas Sire ! Saurons-nous jamais de quelles sources intraduites
l’homme ramène les fièvres tenaces dont il anéantit les villes ?
Dispersées au gré des souffles chauds du monde, les femmes
s’acharnent à défendre un lambeau de racine. C’est à partir de
nous que les univers s’organisent, mais les hommes, dérisoires
créatures arrachées de nous-mêmes, nous fouettent le visage de
leurs mains homicides. Hier les femmes, impuissantes
éternellement, penchaient vers les midis en actes des yeux
combustibles.
Hier, submergées de soleil avide, voraces de vie, nous
lancions aux jours éblouissants nos plus âpres appels.
Au contact de ma mémoire, je retrouve palpitants les souhaits
que formait ma particularité. Mais les hommes, nos idoles
transparentes, sont venus et nous ont, de nouveau, éparpillées à
la cadence de leurs gestes. Depuis, nos têtes mouillées pleurent
des gouttes de nuit. De cette obscurité cancéreuse, nous avons
connu les écailles les plus perlées.
Nous, voluptueuses épouses du soleil pubère, nous avons, à la
nuit, confié nos corps. Et Lébos en deuil du calme destin a
trouvé le secret. Jours monotones s’égrenant au rythme de cette
cité oublieuse de vivre ! Esprits agiles, vers quelles régions
inexplorées m’entraînez-vous le soir à l’heure engorgée où le
sang dans mes artères s’immobilise. Lébos aux murs pesants,
incapable de contenir la symétrique explosion de multiples
appels, tremble en ses entrailles.
Déjà d’un nouvel événement le monde attend le nécessaire
éclaboussement. Qu’arrivera-t-il sur la terre des hommes ?
De quels obscurs desseins Épithalos se charge-t-il ? Quelles
surprenantes pensées à l’éveil de mon âme !
Qu’arrivera-t-il sur la terre des hommes ?
Filles de la chair, quand un coin du globe saigne, c’est la plus
mobile de nos artères qui s’affaisse. Côte à côte avec le secret de
la terre, de cette terre pétrie, perpétuelles routes ravinées nous
gémissons au fond de nos geôles humides. Prisonnières de nos
geôles imbibées, nous nous sommes attardées aux détours
incertains de la vie.
L’orage crève le ciel qui s’éparpille sur le dos des maisons.
Pareillement chaque acte développe de nouvelles harmonies.
Souffrez qu’aux autels je me rende, Sire, prier les Dieux
d’écarter de Lébos l’Étrange, dont je perçois déjà les matinales
modulations.
Elle sort.
Scène 4
Polyxos, Ménasha, le chœur.
Polyxos. – (Accablé.) La lumière !
Le chœur. – Prends garde ô Polyxos, prends garde ! La parole ne doit
s’altérer d’aucunes visions.
Polyxos. – (De même.) La lumière !
Le chœur. – Bénie soit l’obscurité,
Car la lumière est terrible.
Polyxos. – (Doucement.) Étranges manifestations dans le cœur des
hommes ! De temps à autre, sans raisons apparentes, l’un d’eux
se lève et exige l’Inconnu.
La lumière !
Deux mille ans que Lébos, engourdie, sommeille. Ici les jours
s’écoulent dans la fluidité essentielle. Le peuple me rend grâces
de l’immobilité resserrée dans laquelle il se mire. Pourquoi de
l’Insécable ébranler la charpente ?
Sans raisons apparentes, défiant le temps, l’un d’eux se lève et
tente d’inscrire contre le ciel interdit la courbe de son message
triomphal. Et qui donc fait l’homme si ce n’est le TEMPS.
S’ignifiant aux sources du mouvement, l’un d’eux développe
à l’extrême ses multiples dimensions et arrache Dieu de sa
léthargie… Alors, les foudres des coléreuses majestés embrasent
la chevelure du monde. Les coupables cités, lamentables
pécheresses, livrent leurs âmes retentissantes.
Tortueuses catastrophes s’escrimant à découvrir les maisons,
têtes ahuries, poitrines défoncées, jambes et bras précipités,
murs lézardés. Épidémies agiles. Bouches…
Le repentir exsangue sème de nouvelles constitutions. De
temps à autre, l’un d’eux se lève et réclame.
Le chœur. – (L’interrompant.) L’essentiel est d’empêcher le spectacle.
Prends garde Polyxos !
Polyxos. – (Sursautant.) Mais la sereine Lébos refusera l’aventure !
Deux mille ans ! Une note qui tombe et rien qui en puisse
suspendre les vibrations !
Ménasha. – Sire, aux heures ouvertes, les forces en présence cessent de se
mesurer. Oui, sans raisons apparentes, des allures nouvelles
secouent les mondes épanouis. Un homme, un seul homme
change le soleil de place et le colle à ses lèvres.
Le chœur. – L’essentiel est d’empêcher le spectacle.
Ménasha. – La tragédie, cette possibilité palpitante de l’homme, demande à
être confirmée dans son hésitation. Les peuples, en rangées
hexagonales, refusent la scène.
Les expositions3 sous-marines déversent leurs atmosphères en
ébullition au creuset de l’immuable.
Majesté, la sagesse enfante quelquefois de sinistres décisions.
Sortons, SIRE, courons aux remparts du Geste et que soit éteinte
la torche téméraire qui de l’homme veut abolir la parfaite
convergence.
(Ils sortent.
[Alors] que le rideau lentement tombe.)
Le chœur. – (D’une voix répercutée par un écho lointain.) Polyxos, prince
de Lébos,
De l’autre côté du Verbe émacié,
S’érige l’Acte initial.
La pensée humaine parvenue aux limites maximales ne peut
qu’elle ne se transmue.
Acte II
Scène 1
Mêmes décors.
Le chœur. – Audaline goutte de rosée délicatement murmurée entre…
Audaline. – Monde, garde clos tes yeux de velours !
Ne bouge point, les astres anémiés se sont tus.
Paginations intimes, bordures irréfléchies, parenthèses
désespérantes…
Le bleu du jour suce le mauve de la nuit et tous deux,
également tremblants, hésitent.
Ô Minutes légères où deux traînées se peuvent disputer !
Ondées habiles de l’Esprit disposez étroitement les huileuses
relations. Les pétales de la pensée nous font un manteau
d’ombre… que s’ouvre l’ère du remuement.
Fleurs câlines aux nuques intouchées, prenez-moi la main et
sourions,
Lierre, évaporée Audaline vient
Nouvelle chose éclose avec le jour
Bénie.
Monde nubile ne rougis pas, le jour diffus s’entoure la tête de
savoir absolu.
Germes durcis doucement au creux des augustes oublis.
Profondes et lamelleuses les consciences reprises endorment
les nécessités.
Ondes habiles de l’Esprit disposez étroitement les huileuses
relations. Ce matin dans la campagne déserte je suis allée au-
devant du cristal. Ce n’était qu’une petite étoile virginale,
imparfaitement distillée, mais je l’ai serrée contre ma poitrine et
l’apporte à Épithalos.
Je me suis allongée contre la terre… Elle était calme. Nos
respirations doucement se sont mêlées.
Tièdes proximités désarmant les espaces inconnus.
De fleur en fleur portée
Oui je viens, de l’haleine du monde créée
Déposer aux autels le souffle des prairies endormies.
Les murs de Lébos en thèse perpétuelle de toutes interdictions
frappaient leurs désirs. J’allais, prise, baiser les lèvres étonnées
de la jonquille. Les dernières brindilles de la nuit s’éparpillaient,
nonchalantes sur le sol et mes cheveux, humectés du lait hésitant
des brouillards, tombaient sur mon visage.
Des circuits d’eaux obéissantes méditent aux sources de mon
regard tandis que les rives babillardes se lavent les dents.
Je suis celle qui attend et dont les mains ouvertes ne savent
plus se refermer sur rien.
Les algues roses, secrètement ourdies, se sont enroulées
autour de mon corps.
Et l’ont bercé.
Ma gorge, âme entrouverte, a conquis les fleurs sauvages.
Qui l’ont domptée.
Vienne maintenant l’affolement !
Les fournilles hyménéales m’ont frôlée et le sang merveilleux
et navrant de la tendresse a soufflé dans mon cœur.
Je suis celle qui attend, torche non encore enflammée, prise
dans le vent inaugural… et les dentelles de mes jeunes artères
s’allument en rougissant…
(Émues et rouges de sang, des cloches palpitent.)
Courbes légères du corps, herbettes alarmées,
L’arbre brisé par l’orage pleure et
L’unité disperse ses possibilités.
Là-bas une cloche m’appelle
Fêtes, calvaires, dalles imperméables
Oui Audaline germée répond
L’Alléluia vigoureux me harcèle
Trop vite clamée la rigueur de l’étreinte m’envahit
Épithalos, ô ménestrel exaltant, je viens du rythme des
cloches
Modelée chanter les espérances de mon âme en émoi.
Les cloches superposent leurs appels définitifs
Déposent leurs regrets
Oublient le viol…
Cloches aériennes lentement devinées
Abritez-moi !
Entre Épithalos.
Scène 2
Le chœur, Audaline, Épithalos.
Épithalos paraît l’épée à la ceinture. Il est vêtu de satin rouge, un ample
manteau éblouissant sur les épaules. Dès son apparition, les projecteurs
s’emparent de lui. Audaline effrayée recule.
Épithalos. – Demeure Audaline source apeurée demeure, c’est moi
Épithalos le fils de Polyxos.
(Une à une les cloches se taisent. Audaline est tendue vers Épithalos.)
Audaline. – Ô mon bien-aimé aux paupières de tilleul et d’ombre douce !
Épithalos. – Quoi ! Quelles imprévues générosités altèrent mes instances !
À la cime des hautes herbes sommeille la dernière systole de
la nuit…
Les larmes d’amour blessent mes mains de fièvre,
Mon âme courbée un instant retrouve la signifiance de sa
nudité et la lumière, féerie détectée au sein de l’ÊTRE, me fixe
mon destin.
Audaline formes légères qui m’entourez demeurez toutes.
Audaline. – Mon bien-aimé à la poitrine de bouclier d’argent et de fleurs
odorantes pour y poser la tête !
Épithalos. – Hélas ! Créations nulles de toutes participations !
Creusant jusqu’à l’émergence totale, aux prises avec
l’invariant je cesse mon périple et m’enferme dans mon identité.
ÉVÉNEMENT ! Piétinant de l’autre côté de la vie, aux portes
du Regard je m’exhausse Absolu !
Audaline. – Mon bien-aimé aux cheveux de foin coupé séché au clair de
lune.
Épithalos. – Audaline, écho adossé aux ailes de la nuit !
Audaline. – Épithalos, je t’offre mes cheveux baignés dans l’eau du torrent
et mes mains parfumées aux fleurs suspendues…
Épithalos. – Oui, Audaline frémissement essentiel.
Audaline. – … mes yeux baignés de la flamme confuse des corolles
gestantes.
Épithalos. – Des lambeaux d’obscurité m’isolent de moi-même, des nuages
enlacés de mon élaboration retardent l’inévitable devenir,
quelles soudaines mouvances silencieusement me
renouvellent ?
Bas, très bas j’ai cherché les causes de Mondes !
Tenacement j’ai interrogé les croyances cristallisées !
Les lèvres de la terre ont humé les secrets et ma tête
aujourd’hui trépigne d’impatience.
Prisons favorisées ma conscience suscitée contemple la fatale
blessure.
Audaline. – Épithalos l’immédiat se presse ! Voici que mon attente se
consume et que je suis emplie de calme et de confiance et toi.
Épithalos. – Ô Ivresses refusées ! Ranimerai-je qui m’accueille tel soupir
inaccompli quand nos vies parallèles prisonnières de mes
mains déjà se font face ?
ÉVÉNEMENT ! Un jour, un seul jour !
Les cris des oiseaux d’hiver hérissent ma cervelle,
Les applaudissements des foules hagardes et lasses me disent
de mon existence l’impuissante causalité tandis que
Traversée d’ombre muette
Une vision m’obsède…
Le soleil endormi dans un coin voit inquiet le sang battre les
parois ambrées de ses rayons.
Audaline. – Épithalos, fils de Polyxos !…
Épithalos. – De nouveau la trace superbe d’une jeunesse non encore
sommée
Ah que me quittent les aveux maudits où se résorbaient mes
ondes voluptueuses !
Audaline, aventure d’émail vert, je pleure de mes mains
orgueilleuses qui refusent de se toucher
Des notes agressives tourbillonnent aux limites de mes
yeux…
Audaline. – Mon bien-aimé, les aires ensemencées baignent leurs
hypothèses intérieures.
Les premières laves brûlent les paupières de la mer…
Épithalos, proposition sublime de mon attente, vois comme
devant toi je suis faible et démunie.
Je ne suis plus qu’une larme de sourire qui tremble au creux
de tes mains.
Épithalos. – Lébos qui te refuses obstinément aux résonances spirituelles, je
fragmente l’hypoténuse qui dédouble le Monde. Polyxos
intimité angulaire les synthèses admises abandonnent leurs
horizons décharnés, les interprétations arbitraires altèrent la
pureté de l’objectivité.
Oui Épithalos apparition fondamentale
S’arc-boute à l’inachevé.
Audaline. – Épithalos…
Épithalos. – Audaline, mes rêves parsemés d’or titubent lorsque hélée tu
m’apparais
Mes mains commençantes d’un déploiement ont capté les
conjugaisons évoquées.
(Épithalos s’est approché d’Audaline. Il lui prend le bras.)
Audaline !
Audaline. – Seigneur je défaille !
Mes veines s’isolent
Mon sang interdit plie sa nuque lucide…
Épithalos. – Audaline, racine ahurie de mon être surprends de mon regard
l’éclatante surhumanité !
Audaline. – Ô Cultes redoutables ! Trop inégales températures ! Extases
intellectuelles achevées debout aux temples de la vie, saurez-
vous jamais proclamer l’invérifiable affirmation ?
Que coulent et s’effritent les négations imprudemment
sollicitées !
Épithalos, les sous-bois reposent leurs yeux
Les montagnes raisonnables s’étirent
L’eau aboyée retombe épithéliale
Daigne bien-aimé t’abreuver à ma source…
Épithalos. – Je réclame des dunes de soleil pour abriter mon âme de pierre.
Je veux des jours de feu
des jours rouges
verts…
Audaline. – Épithalos, je t’apportais la douceur de la terre, mais ton regard
l’a changée en fièvre
Voici que mon cœur s’étonne et suspend ses pas
Et que mes mains ne savent plus que se tendre vers toi.
(Épithalos, qui n’a pas lâché Audaline, la regarde.)
Épithalos. – C’est vrai un jour et c’est toi.
Un jour et c’est la mort
Un jour et ma vie est arrachée de cette pesanteur
Un jour et l’obscurité prudente de la vieillesse s’anéantit
Un jour et la vie s’épuise à signifier.
(Un temps. Il quitte Audaline et recule.)
Arrêtez foules menacées et horizontales qui me dites de mon
existence l’impuissante causalité.
Un acte ! Je veux éclabousser ce ciel enceint d’un acte
vertigineux !
Mains parallèles d’un acte nouveau faites retentir le monde
empesé !
Audaline. – Quelles pantelances dramatiques transfigurent déjà mon destin
exprimé ?
Quels apports trop aigus ?
Roches bleues les yeux du matin pleurent des nuitées d’eaux
violées.
Ne saurais-je subtile immédiateté confondre les effets
successifs ?
Épithalos – Un jour, un seul jour !
L’homme a un jour à vivre
En un jour doit clore son existence
Un jour
Un seul jour et c’est la mort
Audaline, un jour et c’est l’amour
Un jour, un seul jour !
Audaline. – Épithalos, imperturbables les événements bousculent les
consciences particulières.
Lébos fidélité à soi-même créée développe ses attaches
Épithalos l’embrasement funeste…
Épithalos. – Audaline, que me sont l’Histoire et l’Avenir
La beauté eucharistique du Passé
Les vertus ancestrales4
L’élévation future ?
Que m’importent les proliférations temporelles des hommes ?
Je ne veux être d’aucuns siècles !
C’est au cœur de mon existence que je trouverai
Le cri de rage mon hymne d’amour !
Audaline. – Les circulations lointaines et pensives interrompent du chaos
les profondeurs inemployées.
Polyxos raisons tutélaires conséquences vertigineusement
supposées
Plus ivre de formes
Plus redite
Pâle et incertaine
Que m’illumine l’inchangé
Que meure inutile
Le vertige préparé !
Épithalos. – Fille de Ménasha
Nymphe absorbée
Les approches coalescentes
ensevelies
l’autre soir
ressurgissent
Fécondes et axiales
L’ineffable Uranogée habilitée
S’installe telle spirale inattendue
Polyxos conscience obèse non retentie
Je veux te faire frémir de paix et d’infini !
Père d’Épithalos
Pensée heureuse
J’escalade la herse
Des fragments de soleil dans mes mains !
Audaline. – Croisières volontairement arides, âmes mortellement atteintes,
pleurs pressentis
Épithalos, prétexte d’infaillibles incidences, mon attente
m’enveloppait d’un manteau de gloire et voici que tu m’en as
dépouillée.
Les ouvertures illégitimes proposent des intervalles soutenus
Les profusions densifiées se pénètrent de médiances
Au seuil de la fuite suprême, Épithalos
Audaline
Circulaire
Te NOMME !
Épithalos. – NOMMER !
Ô impénétrable plaie !
Mais Audaline, accord anxieux de mon être
C’est lentement que le langage se forme
La parole issue du Spectacle se nourrit d’essences nouvelles.
Affirmations émotionnelles
Reconquises rapprochées
Liées.
Les unifications réitérées se défont inquiètes…
Et la parole n’est plus le repos du monde
La phrase retourne aux origines gestuelles et désarme la
prolixité de l’observation.
Audaline. – Parler ! Abîmes inclus
Telles inclémences recommencées !
Parler ! présence non élucidée nulles innocences ne ploient
La légère constellation du langage.
Les motivations intelligibles absentent l’âme indécise
L’amour improvise le nécessaire
Occultement
Ta main dans mes cheveux
Mes lèvres…
Épithalos. – Audaline la parole parvenue aux extrêmes volcaniques s’érige
en acte !
Un langage hanté d’exaltante perception !
Le soleil à regarder en face
La pulsation du monde à intégrer à mon existence
La respiration des nuages coureurs à pieds infatigables à
prendre dans mes mains…
C’est perpendiculairement que je m’achemine !
Un rythme de rupture baigne mes pensées
Abruptement je compose des gammes incendiaires
C’est sur un thème unique que je veux développer
Les ruisselants accords de mon ascension.
Je réclame des éclairs à planter dans mes mains
Nuits d’avant-monde
Tombez
Les bouches abyssales de la terre
Quoique inconcevables
Se désistent
Des orgues ébranlent l’air stérile de cette ville
Un jour !
Et aux premiers battements d’ailes de ce jour
Je m’exige audacieux architecte d’un inlassable mépris.
Les accents de ma volonté entament de l’édifice humain les
remparts indifférenciés.
D’une perte absolue je veux être le promoteur
L’eau convaincue hésite à se mouiller les pieds tandis que mes
doigts brûlants dispersent des étoiles frissonnantes.
Un jour. Un seul jour et c’est trop tard
Un jour.
Un acte et l’homme ouvre le cercle où repose la conscience
Immunisé je dirige mes antennes striées contre les
atmosphères diagonales.
Moi Épithalos
Aventure indistincte
Je grimpe écorchant mes mains sonores
Et je fais irruption sur la scène.
ÉVÉNEMENT ! Précipice absolu où se forge la dissociation.
Monde conscience froidement effacée
Qui croit en l’Histoire
Monde attendant qui postules le Destin
Je force les membrures de ma tranquille
Profondeur et j’explose
Telle certitude finale.
Offrandes fortuites
Matrices répressives
Les mains miennes en ce jour
Gonflées de saturnales promesses
De stalactites soupirées
Questionnent les souvenances résiliées.
Audaline. – (Découragée.) La séreuse du monde répudiée se médiatise tel
Suaire confidentiel.
Que faire ?
Quelles habitudes rivales imparfaitement découvertes ?
(On entend du bruit.)
Quels nouveaux heurts frappent ma convulsion échevelée ?
Épithalos l’enclume des événements déclenche
La retombée de l’illusion
Lébos en armes de l’Aventure s’apprête à confondre les
premières solennités !
(Le bruit se rapproche.)
Épithalos fumée sacramentale
Éponge le sol recommandé.
(Épithalos tire l’épée.)
Épithalos. – Moi, conscience élevée
Réalité puissante enfiévrant l’aisselle du cosmos
Moi, Épithalos…
(Audaline qui l’interrompt va à lui.)
Audaline. – Seigneur
Bien-aimé
Le premier regard
ferveur
éclatée
Altère le déterminé.
Scène 5
Le chœur, Ménasha, le commandant de la place.
Le commandant entre désemparé.
Ménasha. – Que se passe-t-il, Monsieur, et que signifie cette agitation
extrême où je vous vois ?
Le commandant. – Un malheur Votre Excellence !
Un malheur de Lébos prépare l’effondrement !
Épais de sommeil je remontais jusques aux rives bleutées du
jour quand d’inexplicables bruits s’y jetèrent lourdement.
Des accents inconnus voltigeaient vigoureux…
Nuages lactescents feutrés de flèches
Je m’éveillai questionnant les alentours ébranlés.
Un officier me venait quérir et au quartier général où je me
rendis l’état d’alarme régnait depuis deux heures.
Là me furent données les raisons de cet effroi.
Le Soleil habillé de flammes meurtrières
approche de Lébos !
Ménasha. – Ô trop essentielle relation !
Comment découvrir les causes premières ?
Avides de savoir les hommes en leurs naissantes livrées
interrogeaient les planètes vagabondes.
Ils lisaient leurs destins géométriques au flanc des astres
épais.
Quiètes années ordonnées !
La lune en proie à quelque cancer s’acharnait à retrouver une
unité éternellement altérée…
Et la nécessaire évolution de cette gestation recommençante
rythmait l’aventure humaine.
Quiètes années où les hommes et les choses en relation
première s’imprimaient doucement.
L’étonnement fatal humecté de toutes parts perdait son
éclatante aridité.
Calmes destins chuchotés !
(Les cloches qui depuis la troisième scène s’entretiennent précisent leurs
propos.)
Que faire ? L’homme maintenant s’initie au pathétique
démiurgique !
Les astres retournés courbent la tête et repensent leur sort
Serait-ce encore Épithalos ?
Erreur, erreur exaspérée
Quelles fatales séparations l’animent ?
Paix aux hommes de bonne volonté !
Paix aux êtres de raison !
L’âpre multitude se tait déchinée [sic]
contestée
ignorante
Quelles exigences illuminent l’espace désespéré ?
Quelles précarités impensables absorbent le néant de toutes
décisions ? Également alourdies les consciences plébéiennes
désaltérées indistinctement
telles effigies univoques
se disposaient.
Les ors cernés d’eaux existences écoulées…
Silences encastrés en l’immanence proximale.
Les hardiesses fracturantes écimées
impalpables thésaurisations
s’engrangeaient…
Éloquences rebues
aux hyperboles abstraitement sonatées.
(Les cloches impatientes, furieuses de n’être pas comprises, incendient la
scène de leurs exclamations. À ce moment coups de tonnerre, des éclairs,
langues satisfaites, s’installent en riant. Ménasha et le commandant se
protègent les yeux.)
Excitations intérieures nulles de réciprocité
les constituantes simplifiées se prennent la main
Les espaces séparés rayonnent de synthèses avortées.
Destructions infinies rotations inintelligibles découvertes
adolescentes
Qu’est-ce ? Quelles inconnues mélodiques marbrent les voix
de l’Esprit ?
Lébos ville harpée d’étoiles pèse sur ta cohérence !
Un temps.
(La lumière précipitée ouvre les portes du palais. Elle proclame
l’effervescence originelle.)
(Ménasha a tiré son épée.) Arrêtez cette main de la terre dressée contre le
visage du ciel !
Entre Dràhna.
Scène 6
Le chœur, Ménasha, le commandant de la place, Dràhna.
Dràhna paraît éperdue…
Dràhna. – Le Ciel torturé gémit les dissensions révolues !
Ô Miséricordes suprêmes
Sanctifications oppressées
Le satin du Soleil déployé courbe les fronts d’ombre…
Je parlerai les dimensions altérées
Je parlerai les résonances ourdies
Je parlerai l’huile piaculaire !
Hommes violences assujetties
Je parlerai les allures tragiques…
Ménasha. – Madame…
Dràhna. – Hommes aventures abusives
Les vitraux d’une chapelle mains abandonnées
me soulèvent…
Polyxos fonction de soi-même
émergée
s’estompe
Ménasha. – Madame les lucules telles morsures désastreuses blessent les
veines de Lébos !
Dràhna. – Qu’elles saignent !
C’est avec le sang que nous laverons nos yeux !
Ménasha. – Quels désespoirs soudains vous irritent ?
Dràhna. – M’irritent ?
Ô virulences arquées
Ville lentement bruitée
Ville aux adjacences surchauffées
Les ais du jardin s’écroulent
Polyxos absence définitive ahurie de sang
Je parlerai les trouvailles magistrales
(Un temps.)
Les veines de Lébos saignent…
Les artères rompues de Polyxos se tarissent…
Épithalos aventure parricide REGARDE…
Ménasha. – Polyxos…
Dràhna. –
Sa Majesté la gorge en maints endroits percée repose son
visage sur les dalles bourgeonnantes.
Ménasha. – Ô Dieux !
Dràhna. – Paix aux dieux inutiles !
C’est avec le sang que nous laverons nos morts !
Je parlerai !
Je parlerai le baptême poursuivi
l’ablution existentielle
le feu liturgique…
Je parlerai l’erreur fondamentale
Je parlerai le crépuscule retourné…
Hommes gloires éternellement vaincues
Je parlerai l’opulence de vos défaites.
De nouveau les intimités impitoyablement lacérées…
Les rues menottes silhouettées
se referment…
Nos têtes pluitées d’astres se suicident…
Hommes discordances spectaculaires
Je parlerai
vos déraisonnements
vos ardeurs émigrées à l’aube
Que cherchez-vous dans les yeux du Soleil ?
Que cherchez-vous dans les rides du Ciel ?
Jusqu’où nous conduira la ferveur déjà reprise d’Épithalos ?
Roseaux hêtre difformes
Berges jumelles feuilles arraisonnées
Vents
Courts-circuits en un jour évincés…
Ménasha. – Ainsi Polyxos est mort !
Épithalos dans le Palais
REGARDE les volcaniques illusions.
(Venant de très loin des chœurs d’enfants irresponsables se penchent vers le
sol. Les cloches désespérées regrettent…)
Les portes de Lébos disjointe bâillent…
Votre Majesté faut-il ?…
Dràhna. – Le monde irrigué s’alluvionne
Des fleurs quotidiennes aspergent les tempes agrippées…
Que faire ?
Amputer les harmonies infécondes ?
Déclarer la disruption fontinale ?
Élaguer les consciences arides ?
Que faire ?
Que faire ?
L’imminence éclusée d’Épithalos
s’incurve
(Délirante.)
De partout me reviennent les assaillances condamnées !
Les ouvertures éplorées se creusent d’abîmes
Ô Créatures intriguées de vous-mêmes
Mon âme glacée
dépose ses limites
sanguinolentes
Elle s’écroule.
Rideau. Fin de l’acte II.
[Acte III5]
Scène 3
Le chœur, Audaline, Dràhna.
Dràhna après quelques pas sur la scène aperçoit Audaline.
Dràhna. – Audaline !
Audaline. –
Dràhna. – Audaline cristal merveilleusement irisé !
Audaline. –
Dràhna. – C’est vrai le cristal s’est noyé de détresse ; les replis d’ombre
pulvérisés se traversent de schisteuses perceptions.
Audaline. –
Dràhna. – Ô trop injustes événements ! Est-ce notre faute si les Soleils
incendient l’existence impalpablement gerbée ?
Est-ce notre faute si les hommes d’un mouvement de leurs cerveaux
s’emparent de possibilités éperdues ?
Audaline. –
Dràhna. – Audaline miroir où se dévore le Jour !
Audaline fiancée d’Épithalos vois comme l’air hésite vois
Comme les instaurations frémissent…
La courbe de l’absence piétine sur le seuil
Vois comme le sillage s’interroge !
Audaline. –
Dràhna. – C’est vrai les démarches rebelles ont rompu les espérances
juvéniles.
La scène tragique autonome aujourd’hui dispose ses
premières fumerolles
Polyxos conscience bue de sang
se ferme…
Épithalos…
Audaline. – Madame…
Dràhna. – Oui je sais… La mort… esquisses déjà défaillantes… Les
origines coïncidées.
Ô juxtapositions intellectuelles…
(Un temps.)
Audaline les diversités se suppriment au contact de la donnée
inclusive !
les nécessités se meuvent au gré de la réflexion…
Audaline. – (Rêvant.) Lierre évaporée Audaline vient
Nouvelle chose éclose avec le Jour
Bénie…
Dràhna. – La structuration du monde…
La réalité un instant torturée de négation isole
les significations accidentelles
les apparitions tangentes
les teintes saturées…
Audaline. – (Rêvant.) Je suis celle qui attend, torche non encore enflammée,
prise dans le vent inaugural… et les dentelles de mes jeunes
artères s’allument en rougissant.
Dràhna. – Hommes transfixiances impitoyables voyez l’irréductible brisure
de nos sourires !
Les corrélations polaires abandonnent le représenté
les espaces harcelés lamentent les immobiles facultés
Audaline voilure incertaine
est-ce notre faute si les inventoriations confondent les
évidences sensibles ?
Le songe affaissé
les gerbes rompues
les altérités éblouies s’entretuent
Audaline inhérente la souffrance se nourrit de notre sang…
(Au loin des hommes dépecés par des lames de Soleil crient.)
Dehors les têtes saoules démesurément fracassées
s’accomplissent
Le palais noyau central jette aux cieux vides de sens les
concepts distendus.
Lébos ville cendrée
le requiem tombe en lourdes clameurs
Je ne sais plus !
Audaline parcelle d’histoire
Je ne sais plus !
Je ne sais plus les Causes !
Oui de nouveau la Mort
de nouveau l’enfer
de nouveau l’enthousiasme
de nouveau les fièvres
les lourdeurs
les rapidités
De nouveau des fleurs écartelées
des orgues entremêlées…
De nouveau les vitesses intolérables
les essors irrépressibles
Audaline. – Épithalos ô ménestrel exaltant je viens du rythme des cloches
modelée chanter tes gloires infinies.
Les cloches superposent leurs appels définitifs
déposent leurs regrets
oublient le viol…
Cloches aériennes lentement devinées
abritez-moi !
Dràhna. – Audaline…
Audaline. – (S’éveillant.) Madame tout dort dans mon âme
les proues tumultueuses fendent nos poitrines glaivées
Madame tout dort dans mon âme et je pleure
Ô transposition immortelle déjà épuisée
mon âme chancelle
le tombeau s’est ouvert et la source retrouvée se désole
Flûtes anxieuses
Hautbois infernaux
retentissez !
Mains arrachées
Mains orphelines tremblez
le tombeau s’est ouvert !
Madame je dors et je traverse le monde les yeux clos la main
crispée sur quelque chose que je ne veux pas voir mourir6.
Dràhna. – Audaline…
Audaline. – (Elle titube.) Le sable emporté brûle les yeux
je meurs ignorante de tout
je meurs et ma mort m’est inconnue
je m’abîme
et le thème s’installe définitivement
descendez anges écumeux du refus
frappez-moi
vos ailes acérées trouveront le chemin de mes malheurs
Nuages
massues de la Pensée
jetez le désarroi dans mon âme échevelée
je m’abîme
Dràhna. – Fille de Ménasha…
Audaline. – Écoutez,
le sommeil revient
Écoutez le sang m’insurge
Écoutez monde qui me perdez
la terre se déchire
Écoutez la profondeur de mon abîme
Je dors la main crispée sur quelque chose qui mourra avec
moi
(Des cloches doucement lui prennent la main.)
Courbes légères du corps
herbettes alarmées
l’arbre brisé par l’orage pleure et
l’unité disperse ses possibilités.
Fêtes calvaire dalles imperméables
oui Audaline germée répond…
Elle sort.
Scène 4
Le chœur, Dràhna, Ménasha.
Les cloches de l’autre côté accompagnent Audaline.
Dràhna. – Voix désespérées,
étreignez l’ultime souvenir
Une aiguille lentement s’achemine
entourez l’originelle palpitation
le thème s’anéantit.
(Les cloches bousculent l’indevinée Audaline.)
Voix qui cherchez l’ouverture
Pleurez
les estuaires s’abîment
Audaline
Symphonies inhabituelles
Essentielles nymphées
agenouillez-vous
les voix se taisent.
(Elle vacille. Les chœurs d’enfants agressifs découpent des tranches de
tourbeaux.)
Ô cette lourdeur
drapée de Soleil, je défaille
le blanc afflué blesse mes yeux
les incarnations explorées s’assouvissent
les inondations incendiées se répudient
la Question se martyrise…
Voix suspendues
couchez-vous
les ailes oppressées de l’amour
s’abîment !
(Au loin des cris d’hommes assassinés.)
Les vérités accumulées s’éteignent
Pitié astre meurtrier !
Que notre résignation nous ressuscite…
Des gouttes d’eau allumée plantent leurs dents dans ma gorge
Des réseaux de consciences abîmées attestent
Des milliers de sourires abîmés attestent
Des milliers de mains désarmées attestent
Pitié astre meurtrier !
(Contre la scène trois harpes mouillent les lèvres d’une âme.)
Ouate humectée
pitié !
Silence séparé de soi-même
Retiens tes assauts ulcérants.
Que notre bouleversement nous ressuscite
Astre meurtrier
Pitié !
(Ménasha entre.)
Ménasha. – Malheur de Vie me déserte ;
Audaline est morte !
Dràhna. – (Vacillante.) C’est avec le sang que nous laverons nos morts.
Je parlerai !
(Cloches et harpes se taisent. Les enfants de leurs voix innocentes soulèvent
Audaline.)
Ménasha. – Audaline blanche et belle…
Dràhna. – C’est avec le sang que nous laverons nos morts !
Je parlerai !
Ménasha. – Tout sombre
l’espace nu adhère aux promesses innocentes
Tout croule
l’atmosphère grise d’hostilité épanouie foudroie les ardeurs
innocentes
Tout craque
la lyre expirante injustement frôlée
gante la main du désespoir.
Les surfaces condamnées tombent
Revenez notes englouties
rivières…
Revenez corde triste trop brusquement flétrie
Tout s’anéantit.
Dràhna. – Le songe affaissé
les gerbes rompues
les altérités éblouies s’entretuent…
Ménasha. – Audaline première syllabe
Dràhna. – (Vacillante.) C’est avec le sang que nous laverons nos morts !
Je parlerai !
Ménasha. – Fatales érosions
les équations se dilatent
Ô Lamentations intraduisibles
les origines s’intriguent
Audaline poème arrosé
La déflagration impulsive t’immole
Audaline murmure agonisant
Les fatalités circulaires regrettent…
Dràhna. – Forces déchaînantes qui m’assaillez
Gammes illimitées qui m’outragez…
Événement qui bousculez mes mânes…
Monde éruptif
Tes rébellions me sont fatales !
(Elle vacille.)
Mais pourquoi ce désespoir qui s’exprime ?
Pourquoi ces mots qui me tuent doublement ?
Pourquoi cette douleur qui se cherche ?
Silence au sein du silence !
Silence sur cette terre désertée !
Silence à l’aridité solaire !
Paix et mort aux portes des cieux gravides
éternellement !
Mort, Mort
Hommes irrémédiables absurdités !
Ménasha. – Oui Tout se tait
Les exclamations hier vibrantes profèrent
leurs ultimes accents.
Tout s’effondre
les eaux se prennent
le monde perd
Tout s’effondre
la Tragédie insertion absolue
fixe le devenir
Notre terre s’endeuille…
Dràhna. – (L’interrompant.) Notre terre !
Rejetée du monde vais-je me créer
d’illusoires conquêtes ?
Notre terre !
Est-ce ma faute si les consciences crayonnent les chairs
offertes ?
Est-ce ma faute si les négations dissolvent les catégories ?
Notre terre !
Quelles appartenances ironiques
imprudemment proférées ?
Seule
Seule dans ce monde étranger je dépouille
La phosphorescence essentielle.
(On entend du bruit.)
Quelles flammes opiniâtres imparfaitement satisfaites
s’acheminent vers nous ?
Entre le commandant de la place.
Scène 5
Le chœur, Dràhna, Ménasha, le commandant de la place.
Le commandant est très agité. Il s’adresse à Dràhna.
Le commandant. – Votre Majesté,
Lébos crucifiée hurle de douleur
les hommes en continuelle transformation
se dissolvent
Majesté Lébos saigne…
Dràhna. – Qu’elle saigne c’est avec le sang que nous laverons nos morts !
Le commandant. – Majesté
J’ai traversé la ville engloutie de morts
Le Soleil frappe les fenêtres environnantes.
Les incendies épouvantent les cieux.
Le chœur. – Bénie soit l’Obscurité car la lumière est terrible
Ménasha. – Savoir et se taire
Telle est la question !
(Des violons se poursuivent.)
Le commandant. – Majesté, Lébos véhémente renie
la désastreuse blessure.
La conscience universelle insercible [sic]
retrouve ses remparts.
Les attributs récemment jaillis du TOUT
demandent, à être interrompus.
La Lumière interdit toutes issues…
Dràhna. – Que faire ?
Ménasha. – L’homme est une erreur incorporée
Les démarches diffluentes introduisent des carrières multiples
Mais l’erreur
Cette subordination colloïdale
Anéantit les sol[s]ticiales perspectives…
Dràhna. – Erreur !…
Quelles constructions légitimer du poids de cette vengeance
de la RAISON ?
Erreur !
Est-ce ma faute si le compact de la pensée
se trouve d’Inconnu ?
Que faire ?
(Elle vacille.)
Astre meurtrier, pitié.
Le commandant. – Majesté
Lébos lourde
Lébos panicide [sic]
De l’Équilibre cherche le retour
Le Soleil bientôt s’abîmera sur nos têtes…
À moins ?
Dràhna et Ménasha ensemble. – À moins.
Le commandant. – Épithalos doit quitter la ville avant deux heures
Alors
la conscience, nulle d’émission inchoatives
se reposera.
Dràhna. – De nouveau la MORT
De nouveau les allures effroyables
(Elle vacille.)
De nouveau les ruptures définitives
De nouveau l’illusoire ABSOLU
(Elle vacille. Ménasha, le commandant veulent la soutenir.)
Arrière, Arrière
Que me sont maintenant les plai[n]es jalonnées
d’interruptions fraternelles ?
Que me sont les espoirs
les tendresses
les peurs d’enfants ?
Monde inutile Dràhna défaite
attend les répressions paradoxales !
Rideau. Fin de l’acte III.
Acte IV
Scène 1
Le rideau se lève. Une incandescence triplée. Pendant une minute pleine,
personne sur la scène.
Entre Épithalos. Après quelques pas.
Épithalos. – Ô trophées éviscérantes [sic]
Appels infrangibles
L’opposition exubérante se coagule…
Les battants de la houle dissèquent les énergies
La révolution sidérale se submerge
Houles effrénées
Ô trophées éviscérantes !
Lébos distendue vibre insondablement
La hiérarchie décuple les intentions
Le schisme brusque les affinités…
Ô somptuosité modère ta motricité
Ne plus voir
Ne plus voir la mort
Lumière sévèrement élargie
Mesure l’hydre de la destruction.
Le chœur. – Épithalos, étincelle hétérogène
l’ACTE parvenu aux cimes éruptives ne peut qu’il ne
s’absorbe !
Épithalos. – Disparaissez inventions de ma neuve conscience !
l’holocauste précise le sacrifice
Spectacle primordial je m’abreuve aux richesses intérieures
Ne plus voir
Ne plus voir la mort
le gouffre
La lumière successivement précipitée
Objets évanescents jetez contre mon regard une résistante
accrue !
Soutenir ma vie à l’empan de ma négation
pulvériser les outrecuidantes habitudes
Oui je vois
Je vois ma vie prise vertigineusement
attachée à l’ACTE
ruée contre l’ACTE
Ma vie de cet acte élaborée
Ma vie dure,
pesante
Je vois les avenues balayées
Les sordides précautions rétrécies
Je vois les vieillesses lamentablement authentifiées
Moi, Épithalos, hissé
la joie voltigeant le long des sommets interdits
la VIE
Mais les mots m’évitent
La seule tragédie, le langage me bat la pensée
Monde enfin non abstrayant
Monde qui trouves l’allure existentielle
Gémis tes soirées souffreteuses
Gémis tes sommeils cavitaires
Gémis et craque
Vieux monde incendié
(Un temps.)
Ne plus voir
Sentir désormais le choc des choses
leurs mouvements
leurs horizons
toucher leurs perspectives
Ô trophées éviscérantes.
(Un cor affronte des gerbes de soleil.)
Neiges impardonnables
liquides humiliés
Voilà que la sécheresse auréole mon âme !
La création multipliée sanglote
L’ivoire du connu geint inesthétiquement
Honte au flanc de la pensée !
Le chœur. – Épithalos aventure déployée l’Acte parvenu aux
cimes éruptives
ne peut qu’il ne s’ABSORBE !
Épithalos. – Aux portes du torrent se tient craintive la
perception dévorante !
La mort me barre la route
Mais le mot doit y chercher la vie
Les paroxysmes impraticables…
Un jour
Un jour et ma vie est arrachée de cette pesanteur
Raisons distribuées à l’inattendue faiblesse !
Deux mille ans et le monde sommeille
Deux mille ans que les Hommes s’oublient au sein d’une
Vie en suspens !
Deux mille ans et les jours asservissent la conscience
Voici que l’EXTRAORDINAIRE a redressé l’obliquité des
ténèbres et que la force assaillante de l’ACTE invente de
sublimes métamorphoses.
Je scrute Tyran d’un azur irrémédiablement violé
irrémédiablement déchiré
Les avenirs illusoires !
Ah que se noient les espoirs temporels !
L’heure écarquillée s’enraie
grotesquement !
Homme aventure enivrante
clame au temps feuillu la raideur de ta courbe
(Il vacille.)
Oh cette intrusion
cette chair qui lentement se confond !
Je cherche les choses !
choses ajustées
phénomènes permanents
Je cherche votre texture
Ne plus voir le blanc muet
la MORT
le VIDE affolant
Ne plus voir l’INSAISISSABLE.
Entre Dràhna.
Scène 2
Le chœur, Épithalos, Dràhna
Dràhna entre, Épithalos ne la voit pas.
Dràhna. – Épithalos !
Épithalos. – Qui m’appelle ? (Apercevant Dràhna.) Ô Mère réveille-toi les
sommets flagellés se frangent d’attente !
Dràhna. – Polyxos…
Épithalos. – Regarde !
Les yeux du ciel se sont ouverts. La vie Mère, la vie requise
frémit au creux de nos mains.
Ô Construction impulsive
Tension oscillante !
Ô Exercice de ma pleine interrogation !
Regarde la brutalité de notre existence…
Dràhna. – Lébos arrêtée s’émiette…
Épithalos. – Misérable béance !
Mère regarde
Mère regarde l’offre qui s’impatiente
aux portes de ma formulation s’irrite la conscience
Universelle impitoyablement traquée.
Aux portes de l’ACTE s’enlumine la voix absolue du REGARD
Mère, ô flamme également infixée
Regarde,
L’existence véritable incarnation s’éploie
Mère réveille-toi les sommets flagellés se frangent d’attente !
Dràhna. – Mon Fils douloureuse impétuosité
Mon attente impuissante s’emprisonne
les portes hermétiques de l’impossible défluent aveuglantes
Ah ! Épithalos exclamation tranchante
pourquoi nous avoir abrutis ?
des falaises barbouillées de sang se lavent au reflux de la stérilité
Mon fils… Qu’as-tu fait ?
(Épithalos lui prend les mains.)
Épithalos. – Mère…
Dràhna. – Qu’as-tu fait ?
Épithalos entaille brûlante
Qu’as-tu fait de tes mains radiaires ?
Ô action effroyable !
Où aller maintenant ?
Les horizons du monde retrouvent le sens de leur afférence
qu’espérer maintenant ?
La conscience singulière s’arrête flanquée de silence
Ô action effroyable
Épithalos qu’as-tu fait ?
(Des cris inondent la scène, Dràhna vacille.)
Vois l’Univers e[x]ige le pardon,
les hommes fantastiques apparitions s’obstinent à paralyser leurs
désirs
Épithalos que n’as-tu entendu la voix de la pure pensée ?
Cette brèche dans mon sanctuaire !
L’immensité telle victime éclairée dissipe ta fureur
Des notes de feu bouleversent le miroir où s’ancre le langage.
Vois le gouffre de l’inaccessible s’entrouvre
Vois le sommet expose ses demeures éphémères
Épithalos origine incisive
Vois, la tragédie interroge sa proie
Épithalos. – Mère le miroir se ternit au souffle de l’indifférencié
La contingence immobile alourdissait les consciences nulles
d’aspérités
Mère, derrière l’inutile et l’obscurité
Derrière le silence
Derrière la divine nuit…
Et là, au centre du monde
notre nuit sacrée,
Nos mains cités sublimes
refusant le sommeil
l’oubli
là, au centre de nous-mêmes, l’instrument
irréductible qui rythmera la vie parfaite des hommes
Ô Rythme d’évidement !
La vérité littéralement assourdie
les splendeurs tonnent et frappent l’écorce du Monde de leurs
scories.
Mère, accepte le jour que je t’apporte…
Dràhna. – Mon fils…
Épithalos. – Mère, de mes mains armées d’inquiétudes infinies je modèle un
jour bouillonnant,
La lune fantômale, voûtée émet son dernier râle
Montagnes harcelées
Promontoires
l’acier de mes mots hante votre silex
Mère je t’apporte,
Éruption damasquinée
le jour fulgural
Dràhna. – Oui, batailles épouvantables
Agitations, sacrilèges
Oui, la lune s’écrase aux portes de la vivacité solaire,
Lébos contemple d’innombrables funérailles
Les mémoires sépulcrales déjà insensibles s’apprêtent à regagner
la bruyère
Mais, mon Fils, qu’espérer de la nudité accablante ?
qu’espérer maintenant, que l’hostilité de la mort nous assaille ?
Polyxos, Audaline7…
Épithalos. – Audaline ?
Dràhna. – L’épine de l’astre nommé a figé l’argent de son âme !
Épithalos. – (Pour la première fois il vacille.) Ô meurtrissures épuisantes
lueurs assassines de quelles chancelances me frappez-vous ?
Audaline versant merveilleux de ma polarité
je t’apportais les profondeurs du jour et voici que la mort
t’arrache aux magnificences de l’Amour !
Audaline, aventure d’émail vert je pleure de mes mains
orgueilleuses qui refusent de se toucher !
Ô Mélancolie !
(Rêvant.)
Un jour
Un jour et c’est l’Amour
Un jour et la conscience saisie de soi se légitime.
(Dràhna l’interrompt doucement.)
Dràhna. – Un jour !
Un jour et c’est la mort !
Un jour et la question retombe inerte,
Un jour et la conscience saisie se suicide.
Le chœur. – Bénie soit l’obscurité
car la lumière est terrible.
Épithalos, l’ACTE parvenu aux cimes éruptives ne peut qu’il ne
s’absorbe.
Dràhna. – Un jour et le monde se dénude !
(Elle vacille.)
Un jour et mes yeux se voilent d’amertume !
Mon fils, qu’as-tu fait de tes mains ?
Dis-moi, mouvement essentiel, pourquoi nous avoir abrutis ?
Épithalos. – Mère, la nécessité se révèle à nos yeux
Les appels constitutifs accusent la déplorable sécurité
Mère les méthodes se résorbent
Entends, la vie chaleureusement nous convie !
Dràhna. – (Vacillante.) La mort…
Épithalos. – Mère, écoute
Dràhna. – La mort…
Épithalos. – La vie, Mère !
ma densité illuminée déferle
La vie, Mère
Le roc par moi institué précise les explosions.
Dràhna. – Tout est perdu mon Fils !
Mais la perte la plus sanglante est la tienne
Ô douloureux insuccès !
Entre Ménasha.
Scène 3
Le chœur, Dràhna, Épithalos, Ménasha.
Ménasha. – Gestes, cris, lamentations, flancs déchiquetés…
Nul arbre ne frémit
l’ACTE doit être ramené à sa première nuit
qu’espérer de cet antre où se regardent les tremblantes
consciences.
Le ver luisant disparaît avec le jour
pareillement l’Homme avec l’ACTE
Épithalos la création se tord les mains
Savoir et se taire !
Parler…
Espérer…
Sinistre tragédie où les cerveaux saignant de l’inlassable
contradiction expulsent l’immobile RAISON !
(Dràhna s’écroule. Épithalos se penche et la soulève.)
Épithalos. – Mère
la vie requise…
Ô Mélancolie
je t’apportais la scintillance du jour et
voici que la mort t’arrache aux solennités
de ma définition.
(Il repose sa mère. À ce moment les projecteurs abandonnent
Dràhna à l’obscurité.)
Astres qui me condamnez…
Audaline, Dràhna, prétextes de moi-même
Je vous demande pardon…
Le chœur. – Bénie soit l’obscurité.
Ménasha. – Que soit éteinte la torche téméraire qui de l’homme veut abolir
la parfaite convergence !
Épithalos. – Seul
J’exprimerai !
Seul je veux aller à l’abîme téméraire où s’enlise la conscience.
Jour, lumière féerique enveloppant ma réalité
Ah ! Le chemin est long qui conduit à l’homme !
Seul, j’irai aux portes ouvertes sur l’impossible certitude.
La fièvre
Mon cœur
Mon corps farouche heurté au flanc de l’histoire humaine
Ma fièvre dissolvant la comique banalité.
Ma gloire
Je m’élève
ACTE sacrificiel je m’élève.
Oh ! Les montagnes s’absentent
Les plaines loin, loin se perdent
la terre immonde
ma chair
Mon effroyable finitude
ma chair
Ah ! Le chemin est désert qui conduit à l’homme
Le chemin est rude qui me conduit à moi-même.
Le chœur. – Le feu dévore le feu naissant !
Épithalos. – Une route montante…
Je m’élève
Ma poitrine lourde d’ivresse exaltante.
(Un orchestre traversé de cris encadre la scène, la lumière s’agite
convulsivement.)
Ménasha. – Qu’espérer…
Épithalos. – (L’interrompant.) Roulez sources infécondes !
Qu’espérer ?
Ma fièvre !
Ah ! Si je pouvais…
Si je pouvais non plus flécher le monde mais
m’ancrer en son éternelle vacuité
Si je pouvais…
Mots arrachés de moi-même
Mots repus de mon sang répandu
Mots assassins
Si je pouvais…
Langage habilité par l’ACTE soulevez le monde
C’est [de] nourrir du spectacle que vous créerez d’absolues
exigences.
Mais le monde m’écrase en sa noire irresponsabilité
Le temps,
dérisoire puissance enrichissant les vieillesses
accroupies
Hommes amusés de vous-mêmes
j’exprimerai les mouvements de vos nerfs flaccides !
(Il vacille.)
Si je pouvais…
Ménasha. – Se moquer de ses pesantes latitudes exubérance
Intarissable de la connaissance !
Épithalos. – Si je pouvais…
Astres hémorragiques qui me condamnez
Cessez !
Oh ! Ne plus voir
Ne plus voir le blanc muet
Ne plus voir la mort
Choses permanentes saisissez mon regard
effréné
Le Vide
La fin
Nuit flagrance démunie
Nuit germination qui légitime le sommeil des hommes
Reviens
Limiter la perspective du monde…
Ne plus voir.
(Cloches et orchestre tentent de s’infiltrer sur la scène.)
Nuit du TOUT reviens noyer la flamme de ma conscience
Mon corps m’attire
Cette chair
Moi, Épithalos réalité enfiévrant le Cosmos
Nuit, je t’en supplie
Reviens
Ne plus voir
Ne plus voir le VIDE
Choses retrouvez votre texture…
(À ce moment la lumière s’installe dans la salle. Sur la scène l’obscurité
revient, alors que le rideau tombe.)
Ménasha. – Épithalos, la nuit s’est faite
mes yeux agrippent les divines choses
Lébos de nouveau s’organise
Bénie soit l’obscurité.
Épithalos. – (Telle une chair arrachée par un roulement de mitraille.) JE
VOIS.
Rideau.
Notes
1. Voir Joby FANON, Frantz Fanon, op. cit., p. 130 [NdE].
2. Phrase marquée en marge de deux barres obliques sur le tapuscrit original [NdE].
3. Explosions ? [NdE.]
4. Dès la première édition du Cahier d’un retour au pays natal, en 1939, lorsqu’il aborde enfin la
négritude, Aimé Césaire la célèbre en ces termes : « Tiède petit matin de vertus ancestrales »
(Œuvres, op. cit. p. 86). Déjà se marque donc, dans la bouche d’Épithalos, le rejet du retour au passé
d’une identité mythique qui sera l’un des thèmes fondamentaux de Peau noire, masques blancs
[NDE].
5. Manquent ici dans le tapuscrit original les scènes 1 et 2 de l’acte III. Dans son livre (p. 131),
Joby Fanon cite les vers suivants, issus de façon certaine de ce passage manquant : « Et moi,
l’allumeur des mondes/Des mots ! Des mots ! Des mots !/Je cherche des étoiles à “ailer” la raison/Je
m’élabore/Surgi de la puissance de l’acte/Moi contestation absolue. » [NdE].
6. Ajout manuscrit en marge sur le tapuscrit original : Ô mensonge ! Dérisions [NdE].
7. Cette page du manuscrit n’a pas été relue par Fanon, Audaline y est écrit Andaline [NdE].
Deuxième partie
Écrits psychiatriques
Fanon, psychiatre
révolutionnaire
Jean Khalfa
Au-delà de l’institution
La réflexion sur l’expérience de Blida avait confirmé à Fanon combien
les aspects culturels autant que sociaux devaient être pris en compte pour
que le modèle de thérapie institutionnelle fonctionne. Il se demanda alors
s’il était possible de concevoir d’autres structures d’hygiène mentale que
l’institution asilaire elle-même. Dans un article de 1957 coécrit avec l’un
des internes de Blida, le docteur Slimane Asselah, sur la question de
l’agitation (la violence des patients et son rapport à l’institution), texte qui
marque pour la première fois une distance avec Tosquelles, Fanon remet en
question l’idée que l’hôpital puisse jamais remplacer le milieu extérieur,
ajoutant qu’en un tel cas les relations de pouvoir de l’extérieur y seraient
également transposées : « Ici, il ne nous semble pas inutile de rappeler que
la compréhension de la nécessité d’organiser le service, de
l’institutionnaliser, d’y rendre possibles des conduites sociales ne doit pas
provoquer une mystification à base de référence externe. C’est ainsi que
l’on peut entendre des réflexions comme : l’hôpital-village ; l’hôpital, reflet
du monde extérieur ; à l’hôpital c’est comme dehors, le malade doit être
comme chez lui… De telles expressions, on s’en doute, sont une tentative
de masquer la réalité sous des préoccupations humanitaires faussement
psychothérapeutiques. Et Le Guillant a mille fois raison de condamner ces
attitudes déréelles68. »
C’est pourquoi, durant ses dernières années à Tunis à partir de 1957,
outre son travail à El Moudjahid et ses activités politiques, Fanon consacra
une énergie considérable à la mise en place et à l’animation d’un centre de
soins de jour, rattaché à l’Hôpital général Charles-Nicolle, afin de
remplacer l’hospitalisation psychiatrique. Le dernier de ses articles
scientifiques, publié en 1959, est un long rapport sur cette expérience de
près de deux ans. Fanon semble avoir été particulièrement fier de ce centre,
qu’il considérait comme un modèle avancé de soins psychiatriques que l’on
pourrait développer partout, en particulier dans les pays décolonisés, en
raison de son faible coût et de sa grande efficacité thérapeutique69.
L’avantage d’un centre de soins de jour par rapport à une institution
d’internement réside dans le fait que la socialthérapie peut avoir lieu dans
l’environnement social et culturel normal des patients qui rentrent chez eux
le soir, après avoir suivi une série de traitements appropriés durant la
journée, comprenant, si nécessaire, des sessions initiales de thérapies de
choc ou d’hypnothérapie, puis des psychothérapies diverses, individuelles
ou en groupe70.
Dans cet article, pour justifier son refus de l’internement, Fanon revient
plusieurs fois à l’idée, héritée de Ey, que la folie est une pathologie de la
liberté : « La maladie mentale, dans une phénoménologie qui laisserait de
côté les grosses altérations de la conscience, se présente comme une
véritable pathologie de la liberté. La maladie situe le malade dans un monde
où sa liberté, sa volonté, ses désirs sont constamment brisés par des
obsessions, des inhibitions, des contrordres, des angoisses. L’hospitalisation
classique limite considérablement le champ d’action du malade, lui interdit
toute compensation, tout déplacement, le restreint au champ clos de
l’hôpital et le condamne à exercer sa liberté dans le monde irréel des
fantasmes. Il n’est donc pas étonnant que le malade ne se sente libre que
dans son opposition au médecin qui le retient. […] À l’hôpital de jour, […]
l’institution, en fait, n’a aucune prise sur la liberté du malade, sur son
apparaître immédiat. […] Le fait pour le malade de se tenir en mains à
travers l’habillement, la coupe de cheveux et surtout le secret de toute une
partie de la journée passée en dehors du milieu hospitalier renforce et en
tout cas maintient sa personnalité à l’opposé de l’intégration dissolvante
dans un hôpital psychiatrique qui ouvre la voie aux fantasmes de
morcellement corporel ou d’effritement du moi71. »
Fantasmes de fragmentation physique, effondrement de l’identité que
l’institution psychiatrique ne fait que renforcer au lieu de les transformer :
ces notions avaient déjà été utilisées par Fanon dans Peau noire, masques
blancs pour décrire l’aliénation produite par le regard raciste et l’institution
coloniale au sein même de l’expérience vécue du Noir, dissolvants
analogues à la phase initiale de dissolution neurologique dans la genèse de
la maladie mentale72. Mais le monde changeait et il n’était pas question de
perpétuer en médecine des structures essentiellement aliénantes. Le
programme de santé mentale pour un pays neuf, que Fanon expose dans son
article sur le centre de soins journaliers à Tunis, pouvait d’ailleurs servir de
modèle à ce qui allait devenir, sous le nom de « psychiatrie de secteur »,
une dimension essentielle des soins psychiatriques en Europe également.
Il est clair que Fanon aimait sa vie de révolutionnaire, de journaliste et
d’ambassadeur. Mais, une fois l’indépendance conquise, il avait l’intention
de consacrer la suite de cette vie à l’organisation, dans son domaine, de
structures capables de résoudre au mieux les « pathologies de la liberté ».
De toutes ses vies, vécues sans réserve, on ne peut séparer ses pratiques
scientifiques et cliniques.
Notes
1. Remarque de Charles Geronimi, qui fut l’un des internes de Fanon, entretien du 24 mai 2014.
2. Voir notre introduction générale, p. 7. Pour une vue d’ensemble de la pratique et des écrits
psychiatriques de Fanon, il convient d’abord de consulter les remarquables biographies que lui ont
consacrées Alice Cherki et David Macey (Alice CHERKI, Frantz Fanon, Portrait, op. cit. ; David
MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit.). Plusieurs numéros spéciaux de revues ont été consacrés à
ces écrits, parmi lesquels : L’Information psychiatrique, vol. 51, no 10, 1975 ; History of Psychiatry,
vol. 7, no 28, 1996 ; Sud/Nord, no 14, 2001, et no 22, 2007 ; Tumultes, no 31, 2008 ; L’Autre, vol. 13,
no 3, 2012. Voir également Hussein Abdilahi BULHAN, Frantz Fanon and the Psychology of
Oppression, Plenum Press, New York, 1985 ; Jock MCCULLOCH, Black Soul White Artifact.
Fanon’s Clinical Psychology and Social Theory, Cambridge University Press, Cambridge, 1983 ;
Jock MCCULLOCH, Colonial Psychiatry and the « African Mind », Cambridge University Press,
Cambridge, 1995 ; Richard KELLER, Colonial Madness. Psychiatry in French North Africa,
University of Chicago Press, Chicago, 2007.
3. Fanon parle le plus souvent de « socialthérapie », terme utilisé par Tosquelles, qui
l’orthographie aussi « social-thérapie ». Daumézon utilisait « sociothérapie ». Nous utilisons en
général « socialthérapie », sauf lorsque nous citons les quelques passages où Fanon utilise
« sociothérapie ». Sur la socialthérapie, on consultera l’important « Symposium sur la psychothérapie
collective » organisé par Henri Ey en septembre 1951, dont les interventions et discussions ont été
publiées par L’Évolution psychiatrique (1952, fascicule 3). On y lit les premières oppositions à la
socialthérapie, en particulier du psychiatre communiste Le Guillant, auxquelles Tosquelles répond
vivement. Les derniers articles de Fanon portent les traces de ce débat. Ce numéro contient aussi un
article de Ey, « À propos d’une réalisation d’assistance psychiatrique à Saint-Alban »,
<ur1.ca/moycg>, p. 579-582. Ey y emploie le terme « socialthérapie ».
4. Frantz FANON, Altérations mentales, modifications caractérielles, troubles psychiques et
déficit intellectuel dans l’hérédo-dégénération spino-cérébelleuse. À propos d’un cas de maladie de
Friedreich avec délire de possession, thèse soutenue à la Faculté mixte de médecine et de pharmacie
à Lyon, le 29 novembre 1951. Un chapitre, « Le trouble mental et le trouble neurologique », en a été
reproduit dans L’Information psychiatrique, vol. 51, no 10, 1975, p. 1079-1090.
5. Voir par exemple Claudine RAZANAJAO et Jacques POSTEL, « La vie et l’œuvre
psychiatrique de Frantz Fanon », Sud/Nord, no 22, 2007, <ur1.ca/k9hv9>, p. 147-174 (p. 149).
6. Frantz FANON, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris (1952), 1971, p. 39 ; Œuvres, p. 96.
7. Ibid., p. 8 ; Œuvres, p. 66.
8. Frantz FANON, Altérations mentales…, op. cit., infra, p. 206.
9. Ibid., p. 215.
10. Voir Maurice MERLEAU-PONTY, Psychologie et pédagogie de l’enfant. Cours de Sorbonne,
1949-1952, Verdier, Lagrasse, 2001 ; en particulier les cours sur Lacan, intitulés « Les stades du
développement enfantin » (p. 108-116). Il est probable que Merleau-Ponty présenta à Lyon, où il
avait une chaire de psychologie, au moins certains des cours sur la psychologie de l’enfant et la
pédagogie qu’il donna à la Sorbonne entre 1949 et 1951. Plusieurs aspects de la thèse de Fanon le
suggèrent : les mêmes références à Lacan se trouvent dans les cours et sont expliquées de la même
façon. Fanon tient également pour acquises certaines idées sur lesquelles Merleau-Ponty se
concentre, telle l’importance du complexe, dans sa dimension pathologique mais surtout comme la
forme que les relations sociales donnent à la personnalité. De plus, plusieurs auteurs moins connus,
amplement cités dans Peau noire, masques blancs et les travaux ultérieurs de Fanon (tels Germaine
Guex, Jacob Moreno et Kurt Lewin), sont également étudiés dans les cours. La bibliothèque de
Fanon contient des copies de Sens et non-sens et de La Structure du comportement ainsi que des
numéros de revue auxquelles Merleau-Ponty a contribué. Peau noire, masques blancs fait également
référence à Phénoménologie de la perception.
11. Frantz FANON, Altérations mentales…, op. cit., infra, p. 224 sq. Dans Peau noire, masques
blancs Fanon rappelle l’importance à ses yeux de la critique lacanienne de l’idée de morbidité
constitutionnelle (op. cit., p. 65 ; Œuvres, p. 124). La citation de Lacan se trouve dans son
intervention au colloque de Bonneval de 1946 : Lucien BONNAFÉ, Henri EY, Sven FOLLIN,
Jacques LACAN, Julien ROUART, Le Problème de la psychogenèse des névroses et des psychoses,
Desclée de Brouwer, Paris, 1950, p. 34 (rééd., Tchou, « Bibliothèque des introuvables », Paris, 2004).
12. Jacques TOSQUELLAS, « Entretien avec Maurice Despinoy », Sud/Nord, no 22, 2007, p. 105-
114 (p. 107). Fin 1952, Despinoy quitta Saint-Alban pour diriger l’hôpital Colson, l’hôpital
psychiatrique de la Martinique. Il resta en contact avec Fanon, qui, de son côté, continua de faire des
expériences sur les sels de lithium, comme le rapporte Charles Geronimi : « Plus intéressants [que
des essais de chocs à l’acétylcholine, infructueux] furent les essais thérapeutiques des sels de lithium
pour lesquels Fanon montra un réel enthousiasme ; curieusement, il les utilisait comme traitement de
l’agitation et non pas comme c’est devenu classique dans la dépression. Leur utilisation impliquant
un contrôle strict de la lithémie, Fanon avait obtenu du pharmacien de l’hôpital l’acquisition d’un
photomètre » (Fanon à Blida, manuscrit non publié, aimablement communiqué par l’auteur).
13. Marie-Jeanne Manuellan, à qui Fanon dicta une bonne partie de l’An V et des Damnés de la
terre, et qui les dactylographia, m’a décrit la méthode de travail de Fanon durant plusieurs
conversations entre 2014 et 2015. Je lui suis profondément reconnaissant pour son temps et sa
générosité.
14. David MACEY, Frantz Fanon, a Life, Verso, Londres, 2012, p. 127 (traduction française :
Frantz Fanon, une vie, La Découverte, Paris, 2013, p. 146).
15. Article publié dans Esprit en février 1952 et repris dans Pour la révolution africaine, p. 13-25
(Œuvres, p. 691-703). On peut y lire la généalogie d’une attitude raciste à partir du présupposé que
tout symptôme implique lésion : « Devant cette douleur sans lésion, cette maladie répartie dans et sur
tout le corps, cette souffrance continue, l’attitude la plus facile et à laquelle on est plus ou moins
rapidement conduit, est la négation de toute morbidité. À l’extrême, le Nord-Africain est un
simulateur, un menteur, un tire-au-flanc, un fainéant, un feignant, un voleur. […] Le Nord-Africain
prend place dans ce syndrome asymptomatique et se situe automatiquement sur un plan
d’indiscipline (cf. discipline médicale), d’inconséquence (par rapport à la loi : tout symptôme
suppose une lésion), d’insincérité (il dit souffrir alors que nous savons ne pas exister de raisons de
souffrir). Il y a une idée mobile qui est là, à la limite de ma mauvaise foi, et quand l’Arabe se
dévoilera à travers son langage : “Monsieur le docteur, je vais mourir.” Cette idée, après avoir
parcouru quelques sinuosités, s’imposera, m’en imposera. Décidément, ces types ne sont pas
sérieux » (Pour la révolution africaine, p. 16 et 19 ; Œuvres, p. 694 et 697).La série D du chapitre 5
des Damnés de la terre est consacrée aux « troubles psychosomatiques ». Fanon y emploie la
terminologie matérialiste, « cortico-viscérale », de la médecine psychosomatique soviétique,
développée à la suite des travaux de Pavlov qui dominaient désormais la pensée des psychiatres
communistes, voyant dans le cerveau la « matrice où s’élabore précisément le psychisme ». Il
s’empresse toutefois de la tempérer par une critique de l’essentialisme ethnopsychiatrique : dans le
contexte colonial, le trouble psychosomatique n’est pas une propriété de l’esprit de l’indigène, mais
une adaptation physiologique à une situation historique particulière.
16. Dans sa remarquable biographie, il se peut qu’Alice Cherki ait simplifié la pensée de Jean
Dechaume, directeur du département où étudiait Fanon et membre de son jury de thèse, lorsqu’elle
écrit : « Dechaume ne s’intéresse qu’à la psychochirurgie, et toute l’activité proprement psychiatrique
est réduite à une neuropsychiatrie très organiciste, où à tout symptôme correspond un médicament et
à tout traitement un internement » (Frantz Fanon, portrait, Seuil, Paris, 2000, p. 31). Dans sa thèse,
Fanon cite à deux reprises le chapitre écrit par Jean Dechaume pour le Traité de médecine dirigé par
André Lemierre et al. (tome 16, Masson & Cie, Paris, 1949, p. 1063-1075). Dechaume y défend avec
vigueur le point de vue de la médecine psychosomatique : « Les maladies viscérales les plus
localisées peuvent avoir un retentissement psychique » (passage cité par Fanon), mais inversement le
trouble mental peut avoir un effet viscéral. Même si Fanon citait Dechaume par obligation, il
s’intéressait à la médecine psychosomatique. Le corps, on le sait, lui semblait un élément crucial dans
l’explication complexe de la réalité humaine qu’il étudiait. Si Dechaume ignorait la dimension
sociale, c’est peut-être pour cet intérêt psychosomatique que Fanon décida malgré tout de terminer
son apprentissage avec lui, comme Cherki le note.
17. Cette maladie génétique relativement rare (elle toucherait une personne sur 50 000 en Europe
et aux États-Unis) est ainsi désignée depuis sa première identification en 1861 par le médecin et
neurologue allemand Nikolaus Friedreich (1825-1882).
18. Frantz FANON, Altérations mentales…, op. cit., infra, p. 169.
19. Ibid., p. 170.
20. Sur l’histoire de la « paralysie générale », voir Jacques POSTEL et Claude QUÉTEL, Nouvelle
Histoire de la psychiatrie, Dunod, Paris, 2012, p. 203-214.
21. Frantz FANON, Altérations mentales…, op. cit., infra, p. 170.
22. Ibid., p. 177-178.
23. Fanon a lu et cite les actes des fameuses rencontres qu’Ey organisa en 1943 à Bonneval (Eure-
et-Loir). Voir Henri EY, Julian DE AJURIAGUERRA et Henri HÉCAEN, Neurologie et psychiatrie
[rencontres de 1943], Hermann, Paris, 1947 ; et Lucien BONNAFÉ et al., Le Problème de la
psychogenèse des névroses et des psychoses [rencontres de 1946], op. cit. La bibliothèque de Fanon
contient les deux premiers tomes des Études psychiatriques de Ey : 1. Historique, méthodologie,
psychopathologie générale, Desclée de Brouwer, 2de éd., Paris, 1952 ; 2. Aspects séméiologiques,
Desclée de Brouwer, Paris, 1950. Fanon s’intéressait en particulier aux Études liées à la
somatogenèse de la maladie mentale, telle la troisième, dans laquelle Ey remarque : « Ne serait-il pas
possible cependant de se demander si la notion de “psychose” n’est pas précisément contradictoire
avec l’idée d’“entité” et cela en analysant simplement la pathologie de la paralysie générale »
(tome 1, p. 44 ; nouvelle édition, CREHEY, Perpignan, 2006, p. 63). Dans une note de sa thèse,
Fanon, que les perspectives psychosomatiques intéressent fort, mentionne le titre du quatrième tome
des Études psychiatriques (annoncé dans les volumes précédents mais jamais publié) : « Les
processus somatiques générateurs » (Frantz FANON, Altérations mentales…, op. cit., infra, p. 213,
note 2).
24. La bibliothèque de Fanon comprend un exemplaire du Nouvel Esprit scientifique de Gaston
Bachelard (PUF, Paris, 1949 [1934]), qui défend une épistémologie non substantialiste. Plusieurs
sections sur l’importance d’incorporer des paramètres temporels à toute recherche sont soulignées
dans l’exemplaire de Fanon, par exemple ce passage : « L’énigme métaphysique la plus obscure
réside à l’intersection des propriétés spatiales et des propriétés temporelles. Cette énigme est difficile
à énoncer, précisément parce que notre langage est matérialiste, parce qu’on croit pouvoir par
exemple enraciner la nature d’une substance dans une matière placide, indifférente à la durée. Sans
doute le langage de l’espace-temps est mieux approprié à l’étude de la synthèse nature-loi, mais ce
langage n’a pas encore trouvé assez d’images pour attirer les philosophes » (p. 64-65).Foucault, lui
aussi influencé tant par la phénoménologie que par l’enseignement de Ey, est alors proche de ce que
dit Fanon : « Tant de fois repris, ces problèmes [opposition de l’organogenèse et de la psychogenèse
de la maladie mentale], aujourd’hui, rebutent et il serait sans profit de résumer les débats qu’ils ont
fait naître. Mais on peut se demander si l’embarras ne vient pas de ce qu’on donne le même sens aux
notions de maladie, de symptômes, d’étiologie en pathologie mentale et en pathologie organique. S’il
apparaît tellement malaisé de définir la maladie et la santé psychologiques, n’est-ce pas parce qu’on
s’efforce en vain de leur appliquer massivement des concepts destinés également à la médecine
somatique ? La difficulté à retrouver l’unité des perturbations organiques et des altérations de la
personnalité, ne vient-elle pas de ce qu’on leur suppose une causalité de même type ? Par-delà la
pathologie mentale et la pathologie organique, il y a une pathologie générale et abstraite qui les
domine l’une et l’autre, leur imposant, comme autant de préjugés, les mêmes concepts, et leur
indiquant les mêmes méthodes comme autant de postulats. Nous voudrions montrer que la racine de
la pathologie mentale ne doit pas être dans une spéculation sur une quelconque “métapathologie”,
mais seulement dans une réflexion sur l’homme lui-même » (Michel FOUCAULT, Maladie mentale
et personnalité, PUF, Paris, 1954, p. 1-2).
25. Claudine RAZANAJAO et Jacques POSTEL, « La vie et l’œuvre psychiatrique de Frantz
Fanon », loc. cit., p. 148.
26. David MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 158.
27. Esprit publiera en décembre 1952 un important numéro consacré à la réforme des institutions
psychiatriques sous le titre Misère de la psychiatrie, avec entre autres des articles d’Henri Ey,
François Tosquelles, Paul Sivadon, Georges Daumézon – que Fanon connaissait.
28. Fanon attribue la citation à Ainsi parlait Zarathoustra, mais elle provient d’un manuscrit
préparatoire de Ecce Homo (automne 1884) : « Ich will das höchste Misstrauen gegen mich
erwecken : ich rede nur von erlebten Dingen und präsentiere nicht nur Kopf-Vorgänge » (Kritische
Studienausgabe, no 14, p. 361). Ce passage était traduit dans deux œuvres auxquelles Fanon avait
accès : l’Introduction à la pensée philosophique allemande depuis Nietzsche de Bernard
GROETHUYSEN (Stock, Paris, 1926, p. 28), dont un exemplaire figure dans sa bibliothèque et dans
lequel le passage est traduit ainsi : « Je ne parle que de choses vécues, et je ne me borne pas à dire ce
qui s’est passé dans ma tête » (texte repris dans Bernard GROETHUYSEN, Philosophie et histoire,
Albin Michel, Paris, 1995, p. 100) ; et dans le livre de Karl JASPERS, Nietzsche, introduction à sa
philosophie (Gallimard, Paris, 1950), l’un des premiers volumes publiés dans la « Bibliothèque de
philosophie » (collection créée par Merleau-Ponty et Sartre), où le passage est rendu ainsi : « Je parle
seulement de choses vécues et n’expose pas uniquement des événements de tête » (p. 387). Jaspers ne
souligne pas « vécues » mais ajoute : « Nietzsche voit dans la connaissance intellectuelle, la
subjectivité d’une vie… » La citation de Nietzsche conclut la dédicace de Fanon à son frère Joby. S’il
s’agit bien ici de l’objet de la thèse, l’espace entre le psychiatrique et le neurologique, il y a aussi
peut-être là un clin d’œil à Joby, une allusion aux choses vécues qui sont étudiées à la première
personne dans Peau noire, masques blancs. Je remercie Mark Chinca et David Midgley qui m’ont
mis sur la piste de ce fragment.
29. Paul GUIRAUD et Julian DE AJURIAGUERRA, « Aréflexie, pieds creux, amyotrophie
accentuée, signe d’Argyll et troubles mentaux », Annales médico-psychologiques, vol. 92, no 1, 1934,
p. 229-234 (p. 233).
30. Paul GUIRAUD et Madeleine DEROMBIES, « Un cas de maladie familiale de Roussy-Lévy
avec troubles mentaux », Annales médico-psychologiques, vol. 92, no 1, 1934, p. 224-229 (p. 225).
31. Ibid., p. 228-229. La thèse de Mollaret, thèse de neurologie bien plus détaillée, et comprenant
un plus grand nombre d’observations de cas que celle de Fanon, ne consacre cependant que deux
paragraphes à la « pathogénie des troubles mentaux » dans la maladie de Friedreich. Mollaret résume
les explications possibles sous trois catégories : pure coïncidence du trouble mental et de la maladie ;
cause directe des pathologies par des lésions neurologiques (du cervelet) ; la troisième position, qui
lui paraît plus vraisemblable, est celle de Saquet, qui indique qu’« il existe chez ces malades une
prédisposition évidente, et les lésions du cortex cérébral résultent d’un processus associé ». Il conclut
cependant : « Nous ne prendrons pas parti dans cette discussion. Nous avons tenu simplement à
souligner l’existence assez fréquente de pareils symptômes dans la maladie étudiée par nous » (Pierre
MOLLARET, La Maladie de Friedreich. Étude physio-clinique, thèse, Paris, 1929, p. 180).
32. Frantz FANON, Altérations mentales…, op. cit., infra, p. 203.
33. Kurt Goldstein (1878-1965) est un neurologue et psychiatre allemand à l’origine d’une théorie
globale de l’organisme fondée sur la Gestalttheorie.
34. « La catégorie sociale de la réalité humaine, à laquelle personnellement nous attachons tant
d’importance, a retenu l’attention de Lacan » (ibid., p. 223).
35. Ibid, p. 228. Parlant de « débilité mentale » d’enfance, liée à une maladie neurologique
affectant la mobilité, Fanon remarque : « Il est facile d’expliquer la débilité mentale de ces malades.
La paralysie consécutive à l’évolution clinique interdit la fréquentation scolaire. D’où, naturellement,
impossibilité de développement intellectuel. D’ailleurs, la liaison débilité motrice-débilité mentale est
une tentative extrêmement séduisante. L’affectivité de ces malades est pareillement atteinte puisqu’ils
ne peuvent franchir les différentes étapes de la génétique décrite par la psychanalyse, étapes qui sont,
comme on le sait, en rapport étroit avec la motricité » (ibid., p. 178).Cette conclusion sur le rôle du
corps dans le développement psychique se retrouvera évidemment dans l’analyse de l’impact du
regard colonial. Mais on trouve aussi ici une réflexion sur la relation entre la destruction du schéma
corporel et le mysticisme, thème repris dans plusieurs textes. Sur l’importance du mouvement
physique, le concept de schéma corporel et l’analyse de sa dissolution sous le regard raciste dans
Peau noire masques blancs et L’An V de la révolution algérienne, voir Jean KHALFA, « Fanon,
corps perdu », Les Temps modernes, no 635-636, novembre-décembre 2005-janvier 2006. Parmi les
textes de Fanon conservés à l’IMEC, se trouvent quelques notes de lecture et fragments sur les
névroses d’angoisse, le vertige thymopathique, l’agoraphobie, la maladie de Westphal, la
dégénérescence hépato-lenticulaire. Ces notes se rapportent souvent à des troubles cliniques de la
relation du corps à l’espace.
36. Voir par exemple Henri EY, Études psychiatriques, tome 1, op. cit., p. 168.
37. Les neuroleptiques n’étaient pas encore utilisés et ces nouvelles méthodes de choc suscitaient
alors des espoirs significatifs (les effets antipsychotiques du premier neuroleptique, la
chlorpromazine, ne seront connus qu’à partir de 1952 ; Jean Delay organisa en 1955 un colloque
international sur la chlorpromazine et les médicaments neuroleptiques dont les actes, publiés en
1956, sont dans la bibliothèque de Fanon). Pour les électrochocs, Fanon s’appuie sur le livre de Paul
DELMAS-MARSALET, L’Électrochoc thérapeutique et la dissolution-reconstruction (J.-
B. Baillière et Fils, Paris, 1943), en particulier le chapitre 7, « La théorie de la dissolution-
reconstruction », qui fonde sa description de la maladie mentale sur une métaphore architecturale : la
maladie y est vue comme une réorganisation défectueuse des moellons que sont les fonctions
mentales. Si ces blocs sont tous là et si les plans du bâtiment ont été préservés (en d’autres termes,
pourvu qu’il n’y ait pas eu de dommage neurologique majeur), il semble que les chocs remettent les
fonctions à leur place dans le plan initial. Dans sa structure générale, cette conception est similaire à
celle qu’Henri Ey trouve chez le neurologue anglais Hughlings Jackson (1835-1911) et dont il
propose une réinterprétation psychiatrique dans un livre qui avait fait date, Essai d’application des
principes de Jackson à une conception dynamique de la neuropsychiatrie (Doin, Paris, 1938 ; rééd.
L’Harmattan, Paris, 2000). Les passages concernant la vitesse de la dissolution mentale sont annotés
dans l’exemplaire de Fanon, qui y ajoute des références à Jaspers et Lacan.En ce qui concerne la
« dissolution » par coma insulinique, Fanon se réfère à l’inventeur de la méthode, le psychiatre et
neurophysiologiste américain Manfred Sakel (1900-1957), qui en fit l’exposé en 1950 au Congrès
international de psychiatrie de Paris, sous le titre significatif « Insulinotherapy and shocktherapies :
ascent of psychiatry from scholastic dialecticism to empirical medicine » (voir Congrès international
de psychiatrie, vol. 4, Hermann, Paris, 1950, p. 163-232). Parmi les papiers de Fanon conservés à
l’IMEC, un long tapuscrit s’est révélé être une traduction d’un passage de ce texte.
38. Günther ANDERS, « Pathologie de la liberté. Essai sur la non-identification », Recherches
philosophiques, vol. 6, no 7, 1936, p. 2-54. La bibliothèque de Fanon contient la plupart des volumes
de la revue Recherches philosophiques et dans celui-là les pages de l’article sont coupées. Fanon y
fait directement référence dans Peau noire, masques blancs : « Certains hommes veulent enfler le
monde de leur être. Un philosophe allemand avait décrit ce processus sous le nom de pathologie de la
liberté » (op. cit., p. 223 ; Œuvres, p. 247). En l’occurrence, la pathologie en question est
l’essentialisme d’une certaine conception de la négritude, incapable de (se) penser en termes de
temporalité. Tant en psychiatrie qu’en politique, la désaliénation consiste donc à « refuser de se
laisser enfermer dans la tour du passé ».
39. Fanon se prononce clairement pour Ey dans le débat avec Lacan sur ce point : « Il faut avoir lu
La Psychiatrie devant le surréalisme de Ey pour comprendre à quel point cet auteur sait poser le
problème des limites de la liberté et de la folie. La même chute prend une valeur différente selon
qu’elle est libre ou irréversible. Selon qu’elle est envol ou conséquence du poids psychique de
l’organisme. Dans le premier cas, on a affaire au poète, dans le deuxième, au fou » (Frantz FANON,
Altérations mentales…, op. cit., infra, p. 211, note 1). L’article de Ey, initialement paru dans
L’Évolution psychiatrique (1948, fascicule 4, p. 3-52), fut publié en un volume séparé par le Centre
d’éditions psychiatriques en 1948, avec un dessin de Frédéric Delanglade, ami commun de Breton et
de Ey. On trouve un exemplaire de cette édition dans la bibliothèque de Fanon, annoté tout du long.
Sur les divergences entre Ey et Lacan concernant le surréalisme, voir Paolo SCOPELLITI,
L’Influence du surréalisme sur la psychanalyse, L’Âge d’homme, Lausanne, 2002, p. 85-88.
40. Frantz FANON et François TOSQUELLES, « Indications de la thérapeutique de Bini dans le
cadre des thérapeutiques institutionnelles », in Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et
neurologues de France et des pays de langue française (51e session, Pau, 20-26 juillet 1953),
Masson, Paris, 1953, p. 545-552 (p. 547) ; voir infra, p. 245.
41. Ibid., p. 549, infra, p. 247.
42. Fanon a été l’un des pionniers dans l’expérimentation des premiers neuroleptiques,
particulièrement à Tunis (voir Frantz FANON et Lucien LÉVY, « Premiers essais de méprobamate
injectable dans les états hypocondriaques », La Tunisie médicale, vol. 37, no 10, 1959, p. 175-191 ;
voir infra, p. 390-391).
43. Voir Isabelle VON BUELTZINGSLOEWEN, L’Hécatombe des fous. La famine dans les
hôpitaux psychiatriques français sous l’Occupation, Aubier, Paris, 2007.
44. Voir Philippe PAUMELLE, « Le mythe de l’agitation des malades mentaux », in Henri EY
(dir.), Entretiens psychiatriques, L’Arche, Paris, 1954, p. 181-193 ; et « Réflexion sur les Principes à
suivre dans la fondation et la construction des asiles d’aliénés de Parchappe, 1853-1953 »,
L’Information psychiatrique, vol. 29, no 10, 1953, p. 270-277. Voici ce qu’écrit Parchappe en 1853,
cité par Paumelle dans cet article : « Dans les temps où l’on a commencé à s’occuper des conditions
spéciales d’habitation à créer pour les aliénés, l’agitation était considérée comme l’état en quelque
sorte habituel de l’aliéné. Et l’asile d’aliénés a été exclusivement ou presque exclusivement constitué
par une réunion de cellules en nombre à peu près égal à celui des malades. Mais à mesure que la
psychiatrie a fait des progrès, on a reconnu que l’agitation chez les aliénés peut être restreinte à un
nombre de moins en moins considérable suivant que les conditions matérielles et médicales du
traitement palliatif et curatif sont de plus en plus perfectionnées. » Sur la carrière de Maximien
Parchappe de Vinay et la naissance de l’analyse statistique dans la gestion des hôpitaux
psychiatriques et des pénitenciers, voir Frédéric CARBONEL, « L’asile pour aliénés de Rouen : un
laboratoire de statistiques morales de la Restauration à 1848 », Histoire et mesure, vol. 20, no 1-2,
2005, p. 97-136.
45. La psychiatrie en Algérie avait été organisée par Antoine Porot, figure majeure de
l’ethnopsychiatrie coloniale, qui justifiait ainsi cette ségrégation : « Nous ne pouvions prendre la
responsabilité de laisser en commun indigènes et Européens ; la communauté hospitalière, acceptable
et réalisée du reste dans des hôpitaux généraux, ne pouvait intervenir ici : dans des esprits troublés,
les divergences de conceptions morales ou sociales, les tendances impulsives latentes peuvent à tout
instant troubler le calme nécessaire, alimenter des délires, susciter ou créer des réactions dangereuses
dans un milieu éminemment inflammable » ; voir Antoine POROT, « L’assistance psychiatrique en
Algérie et le futur hôpital psychiatrique de Blida », L’Algérie médicale, no 65, 1933, p. 86-92
(p. 89).Jacques Ladsous nous a rapporté qu’en 1954, alors qu’il allait prendre la direction de la
communauté d’enfants de la Croix-Rouge de Chréa (toute proche de Blida), Porot l’avait enjoint de
ne pas engager d’éducateurs « indigènes » en raison de leurs limites mentales (entretien du 10 janvier
2015). Sur le travail de Fanon dans cette communauté d’enfants, voir Jacques LADSOUS, « Fanon :
du soin à l’affranchissement », Vie sociale et traitements, no 89, 2006, p. 25-29. Sur l’historiographie
de la psychiatrie dans l’Algérie coloniale, voir Richard C. KELLER, « Madness and colonization :
psychiatry in the British and French empires, 1800-1962 », Journal of Social History, no 35, 2001,
p. 295-326 ; et Colonial Madness. Psychiatry in French North Africa, The University of Chicago
Press, Londres et Chicago, 2007.
46. Frantz FANON et Jack AZOULAY, « La socialthérapie dans un service d’hommes
musulmans : difficultés méthodologiques », L’Information psychiatrique, vol. 30, no 9, 1954, p. 349-
361 (voir infra, p. 297-313). Cet article est une version légèrement modifiée d’une section de la thèse
d’Azoulay. Je remercie la famille de Jack Azoulay de m’en avoir aimablement communiqué une
copie.
47. Ibid., p. 350, infra, p. 299. L’usage thérapeutique du cinéma dans les hôpitaux psychiatriques a
fait l’objet de quatre textes publiés par André Beley dans L’Information psychiatrique entre 1955
et 1959.
48. Ibid., p. 355, infra, p. 305. Sur l’impact significatif de l’échec de ces réformes, voir Alice
CHERKI, Frantz Fanon, portrait, op. cit., p. 106.
49. Charles GERONIMI, Fanon à Blida, op. cit.
50. Voir Numa MURARD, « Psychiatrie institutionnelle à Blida », Tumultes, no 31, 2008, p. 31-45,
qui s’appuie sur une interview d’octobre 2007 avec Jack Azoulay dont voici un passage essentiel :
« Il [Fanon] a cherché d’abord à se renseigner sur la culture spécifique des Arabes algériens et c’est
là qu’on a vécu une période très pittoresque et très stimulante, lui était très actif, moi je l’étais moins
que lui, mais il m’a entraîné dans des cérémonies de traitement des hystériques dans les bleds kabyles
où on enchaînait des femmes dans des crises cathartiques pendant toute la nuit. Et ce qui est frappant,
c’est qu’il était capable de rester toute la nuit, il s’intéressait de l’intérieur à ces pratiques qui étaient
la façon traditionnelle de répondre à certains aspects de la pathologie mentale, bien sûr certains
aspects limités aux réactions hystériques alors que quand les choses n’allaient plus, comme pour les
psychotiques graves, les gens étaient envoyés à l’hôpital de Blida. On a été beaucoup aussi voir les
marabouts, qui étaient les recours de tous les problèmes de mauvais œil, de mauvais esprit, de
djnoun, de transmission de l’impuissance masculine, puisque ceux qui étaient impuissants étaient
censés avoir reçu un mauvais esprit d’une personne jalouse, et ces marabouts, avec sans doute des
succès suffisants, intervenaient en écrivant des choses, en faisant des cérémonies, et arrivaient à
éponger une partie de cette pathologie qui aujourd’hui va voir le psychiatre ou le psychanalyste mais
qui à l’époque était de pratique courante et était un des systèmes de régulation sociale très utilisé et
dominant le côté culturel. Donc Fanon s’est intéressé à tous ces aspects et s’est plongé dans la culture
algérienne. Et il a cherché à transposer ça tant bien que mal dans son pavillon de malades
musulmans, et c’est là qu’on a fait les réunions avec l’activité des infirmiers qui étaient plongés dans
la même culture que les malades, on a fait aussi, je me souviens, le café maure dans le pavillon, ce
qui a bien sûr entraîné les critiques ironiques des autres médecins. Il a aussi fait venir des conteurs,
qui [maintenaient] une tradition qui avait cours, des conteurs qui reprenaient le folklore traditionnel,
et il y a eu là un changement palpable dans l’atmosphère du pavillon. […]« Je ne sais pas s’il y a eu
beaucoup de sorties, mais il y a eu en tout cas un effet spectaculaire de la validité de l’esprit de la
socialthérapie dans le fait de rendre vivant un pavillon d’HP [hôpital psychiatrique] et donc […] je le
dis avec mon expérience d’aujourd’hui, de [permettre] à une partie des patients qui peuvent se
réengager dans un échange avec le monde, que ça se fasse, que ce soit possible. »
51. Regard ironiquement décrit par Fanon dans un billet : « Considérations ethnopsychiatriques »,
Consciences maghribines, no 5, été 1955, p. 13-14. Ce texte non signé a été attribué à Fanon par le
directeur de cette revue anticolonialiste, André Mandouze (voir infra, p. 342-344).
52. Antoine POROT et Come ARRII, « L’impulsivité criminelle chez l’indigène algérien. Ses
facteurs », Annales médico-psychologiques, no 5, décembre 1932 [note de Porot et Sutter].
53. Antoine POROT et Jean SUTTER, « Le “primitivisme” des indigènes nord-africains. Ses
incidences en pathologie mentale », Sud médical et chirurgical, 15 avril 1939, Imprimerie
marseillaise, Marseille, p. 11-12. La bibliothèque de Fanon contient un exemplaire de ce fascicule.
54. Antoine POROT, « Notes de psychiatrie musulmane », Annales médico-psychologiques,
mai 1918 [note de Porot et Sutter].
55. Antoine POROT et Jean SUTTER, « Le “primitivisme” des indigènes nord-africains »,
loc. cit., p. 4-5.
56. Ibid., p. 18.
57. Frantz FANON, « Conduites d’aveu en Afrique du Nord », tapuscrit inédit, p. 3 (voir infra,
p. 351). Ce texte, signé de Fanon seul, pourrait être celui de sa communication orale, ou bien une
première version de l’article publié ensuite avec Lacaton. Alice Cherki note que Fanon s’était
passionné durant ses études pour la médecine légale (op. cit., p. 31). Il la pratiquera ensuite, selon son
frère Joby, lors de son séjour à la Martinique en 1952.
58. Frantz FANON et Raymond LACATON, « Conduites d’aveu en Afrique du Nord », in
Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de langue
française (53e session, Nice, 5-11 septembre 1955), op. cit., 1955, p. 657-660 (p. 660 ; voir infra,
p. 348).
59. Fanon attaqua de la même façon la neurologie durant la guerre d’Algérie : « Cette forme
particulière de pathologie (la contracture musculaire généralisée) avait déjà retenu l’attention avant le
déclenchement de la révolution. Mais les médecins qui la décrivaient en faisaient un stigmate
congénital de l’indigène, une originalité (?) de son système nerveux où l’on affirmait retrouver la
preuve d’une prédominance chez le colonisé du système extrapyramidal. Cette contracture en réalité
est tout simplement l’accompagnement postural, l’existence dans les muscles du colonisé de sa
rigidité, de sa réticence, de son refus face à l’autorité coloniale » (Les Damnés de la terre, p. 280 ;
Œuvres, p. 658).
60. Frantz FANON et Jack AZOULAY, « La socialthérapie dans un service d’hommes
musulmans », loc. cit., p. 356, infra, p. 306.
61. Fanon et Azoulay reprennent presque verbatim de longs passages d’un texte de Leroi-Gourhan
dressant un tableau de la situation démographique, culturelle et légale des « indigènes » d’Algérie,
mais les modifient subtilement pour souligner la nature coloniale de cette situation (voir André
LEROI-GOURHAN et Jean POIRIER, Ethnologie de l’Union française, tome 1, Afrique, PUF, Paris,
1953, p. 121 sq.). Fanon avait suivi les cours de Leroi-Gourhan à Lyon (Claudine RAZANAJAO et
Jacques POSTEL, « La vie et l’œuvre psychiatrique de Frantz Fanon », loc. cit., p. 148).
62. Marcel MAUSS, Essai sur le don (1923-1924), dans Sociologie et anthropologie, PUF, Paris,
1950, p. 274-275.
63. Frantz FANON et François SANCHEZ, « Attitude du musulman maghrébin devant la folie »,
Revue pratique de psychologie de la vie sociale et d’hygiène mentale, no 1, 1956, p. 24-27 (voir ici,
infra, p. 356 ; et aussi, infra, p. 287-293, le remarquable ensemble des éditoriaux de Notre Journal de
novembre et décembre 1956).
64. Ibid., p. 25, infra, p. 357.
65. Dans ses textes sur la littérature, Foucault présente la possibilité de la folie comme une liberté
profonde : « J’ai l’impression, si vous voulez, que très fondamentalement, en nous, la possibilité de
parler, la possibilité d’être fou sont contemporaines, et comme jumelles, qu’elles ouvrent, sous nos
pas, la plus périlleuse, mais peut-être aussi la plus merveilleuse ou la plus insistante de nos libertés »
(Michel FOUCAULT, La Grande Étrangère, Éditions de l’EHESS, coll. « Audiographie », Paris,
2013, p. 52). Dans sa thèse, Fanon mentionnait l’importance du langage du point de vue de la folie et
créditait Lacan de cette remarque, mais prenait finalement le parti d’Henri Ey. En 1969, L’Évolution
psychiatrique a organisé ses journées annuelles sur « La conception idéologique de L’Histoire de la
folie de Michel Foucault ». On y trouve des textes intéressants de psychiatres, dont certains que
Fanon avait connus. Ey s’y en prit violemment à une pensée qui, selon lui, jugeait « que la Démence
vaut la Raison, que le Rêve vaut l’Existence, que l’Erreur vaut la Vérité, que l’Aliénation vaut la
Liberté… » (L’Évolution psychiatrique, vol. 36, fascicule 2, 1971, p. 257).
66. Frantz FANON et François SANCHEZ, « Attitude du musulman maghrébin devant la folie »,
loc. cit., p. 26, infra, p. 359.
67. Ibid., p. 27, infra, p. 360.
68. Frantz FANON et Slimane ASSELAH, « Le phénomène de l’agitation en milieu
psychiatrique : considérations générales, signification psychopathologique », Maroc médical, vol. 36,
no 380, janvier 1957, p. 21-24 (p. 24), voir infra, p. 376. Cet article est une réponse à une critique de
la dénonciation par Paumelle du « mythe de l’agitation » dans l’article de François TOSQUELLES,
« Introduction à la sémiologie de l’agitation », L’Évolution psychiatrique, no 1, 1954, p. 75-97. Le
psychiatre marxiste Louis Le Guillant (fondateur en 1950 de La Raison, avec Lucien Bonnafé, Sven
Follin et Henri Wallon) avait publié dans le même numéro de L’Évolution psychiatrique une étude
intitulée « Introduction à une psychopathologie sociale » (p. 1-52). En se demandant si le désir de
réadapter et donc de normaliser le malade est lié à un « désir de pénaliser », l’éditorial du
15 novembre 1956 de Notre Journal (voir infra) exprime clairement cette inquiétude concernant la
bureaucratisation répressive des commissions de sociothérapie.En 1959-1960, Fanon fit une série de
conférences sur « Rencontre de la société et de la psychiatrie » à l’Institut des hautes études de Tunis,
dans le cadre du certificat de psychologie sociale des licences de sociologie et de psychologie. La
sociologue tunisienne Lilia Ben Salem, qui y a assisté, note que Fanon posait la question sous cette
forme : « On a dit que la sociothérapie crée une société fausse. Est-ce qu’on peut domestiquer le
milieu social comme le milieu naturel ? » (voir ses notes de cours dans la présente édition, infra,
p. 437). Selon elle, ces conférences attiraient un public très large et les digressions de Fanon étaient
aussi intéressantes que les conférences elles-mêmes, ce que confirme Michel Martini dans ses
Mémoires (Chroniques des années algériennes, 1946-1962, Bouchène, Saint-Denis, 2002, p. 369).
69. Frantz FANON, « L’hospitalisation de jour en psychiatrie, valeur et limites » (en deux parties,
la seconde publiée avec Charles Geronimi), La Tunisie médicale, vol. 37, no 10, p. 689-732 (voir ici
infra, p. 397-429). Fanon connaissait les cliniques psychiatriques « à porte ouverte » par le texte de
Georges BOITTELLE et Claudine BOITTELLE-LENTULO, « Quelques réflexions sur le
fonctionnement d’un open door », L’Information psychiatrique, vol. 29, no 1, 1953, p. 15-18, sur une
expérience à l’hôpital psychiatrique de Cadillac ; et par l’enquête d’Henri UEBERSCHLAG,
« L’Assistance psychiatrique hospitalière en Angleterre », L’Information psychiatrique, vol. 31, no 7,
1955, p. 332-347, et vol. 31, no 9 (1955), p. 476-498, qui comprend une section sur le Mapperley
Hospital de Nottingham et son directeur, le pionnier de la psychiatrie de jour Duncan McMillan.
70. Dans son témoignage précité, Lilia Ben Salem décrit ainsi le centre : « Il avait invité quelques-
uns d’entre nous, les étudiants du CES de psychologie sociale, à assister à ses consultations le jeudi
matin dans le cadre du Centre de psychiatrie de jour de l’Hôpital Charles-Nicolle à Tunis. À son
arrivée à Tunis, il avait été d’abord nommé à l’hôpital psychiatrique de La Manouba ; mais,
confronté aux réticences de ses confrères quant à son interprétation “sociologique” de la maladie
mentale, il avait obtenu du secrétaire d’État à la Santé et aux Affaires sociales sa mutation au service
neuropsychiatrique de l’hôpital Charles-Nicolle, où il fut plus libre de rester fidèle à ses principes. Il
eut l’heur d’y créer avec une jeune équipe un centre de neuropsychiatrie de jour, “lieu de Fanon à
Tunis” selon Alice Cherki. » (Sur les tensions au sein du service psychiatrique de La Manouba qui
amenèrent Fanon à créer le Centre neuropsychiatrique de jour à Charles-Nicolle, voir Alice
CHERKI, Frantz Fanon, portrait, op. cit., p. 166.)Plus tard, les collègues tunisiens qu’il avait alors
bousculés n’hésiteront pas à s’approprier son travail ; voir par exemple Sleim AMMAR,
« L’assistance psychiatrique en Tunisie : aperçu historique », L’Information psychiatrique, vol. 48,
no 7, 1972, p. 647-657 (article repris et mis à jour dans le Journal tunisien de psychiatrie, vol. 1, no 1,
janvier 1998, <ur1.ca/n6hci>) : « Avec l’avènement de l’indépendance en 1956, la relève devait être
assurée par les psychiatres tunisiens. Poursuivant et accentuant vigoureusement l’œuvre déjà
engagée, la direction tunisienne de l’établissement (docteurs Tahar Ben Soltane et Sleim Ammar),
renforcée par le passage de 1958 à 1961 du docteur Frantz Fanon, allait s’attacher à briser toutes les
contraintes et tous les interdits : abolition des camisoles de force, des clôtures grillagées et quartiers
cellulaires, et parallèlement développement intensif de l’ergothérapie et de la sociothérapie (journal,
excursions, cinéma, représentations théâtrales, activités musicales, sportives et récréatives de toutes
sortes). »Dans leur étude L’Hôpital Razi de La Manouba et son histoire (Centre de publication
universitaire, Tunis, 2008, p. 79), M. Fakhreddine Haffani et Zied M’Hirsi notent que Fanon a « aboli
les grillages limitant les cours des pavillons de chroniques ». Ils citent des propos rapportés dans la
thèse de doctorat en médecine (Faculté de médecine de Tunis) d’Abdelhamid Bouzgarrou, À propos
d’une expérience de transformation institutionnelle au niveau d’un service de psychiatrie : « Il a
détruit les barrières et a donné la liberté. Avant, nous étions les dompteurs et les malades étaient les
fauves. On vivait tous dans cette cage dans la hantise de l’évasion. F. Fanon a travaillé seulement
quelques mois à Pinel [paradoxalement, nom de l’un des pavillons cellulaires], mais il a pris un
pavillon de gâteux et chroniques et il a commencé à le faire fonctionner comme un pavillon moderne,
il disait : “Ce n’est pas grave si un malade s’évade, s’il s’évade c’est qu’il va bien !”. »
71. Frantz FANON, « L’hospitalisation de jour en psychiatrie, valeur et limites », loc. cit., p. 717
et 723 ; infra, p. 419 et 424.
72. Frantz FANON, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 93 (Œuvres, p. 158). Le cœur de ce
livre est l’aliénation produite par la conscience obsessionnelle du corps/objet qu’induit le regard
raciste sur sa surface, la peau. Fanon comprend cette dissolution comme l’analogue de la coupure
soma/psyché induite par la maladie neurologique. Les chapitres du livre peuvent se lire comme la
description des reconstructions pathologiques qui s’ensuivent dans le contexte historique et
sociologique des colonies d’Ancien Régime, y compris le mouvement de la négritude, perçu à la
suite de Sartre comme un moment négatif dans la dialectique d’une phénoménologie de l’esprit
colonisé (ibid., p. 108 ; Œuvres, p. 171).
Altérations mentales,
modifications
caractérielles, troubles
psychiques et déficit
intellectuel dans l’hérédo-
dégénération spino-
cérébelleuse. À propos
d’un cas de maladie
de Friedreich avec délire
de possession
Frantz Fanon,
novembre 1951*1
Historique
Dans sa description princeps, Friedreich ne signale pas de troubles
psychiques. Il pense au contraire que les fonctions cérébrales sont
respectées. Le problème des troubles mentaux dans l’hérédo-dégénération
spino-cérébelleuse fut pour la première fois étudié dans la thèse de Saquet.
Avant de rapporter les conclusions de l’auteur, un rappel historique nous
paraît indispensable.
C’est Seeligmüller qui, le premier, en 1879, parallèlement avec l’ataxie
motrice, parla d’une ataxie dans le déroulement des pensées5. En 1884,
deux ans après que Brousse6 dans sa thèse eut légitimé la dénomination de
maladie de Friedreich, Musso, étudiant six cas, note des troubles
psychiques7. Dans la même année, Longuet et, quatre ans plus tard, Soca,
dans sa thèse, défendent tous deux le point de vue inverse8. Pour ces
auteurs, il n’y a pas de déficit intellectuel, il n’y a pas de troubles mentaux.
Gilles de la Tourette, Blocq et Huet, dans la Nouvelle Iconographie de La
Salpêtrière, rapprochent, quant à l’intégrité psychique, maladie de
Friedreich et sclérose en plaques9. Pour eux, il n’y a pas atteinte de
l’intelligence. Seuls les troubles moteurs expliquent cette fatigue, cette
lenteur de l’idéation et de l’expression verbale. En 1890, Auscher cite une
maladie de Friedreich à début tardif avec dégénération mentale chez une
prostituée10.
Quelques observations
Nous allons rapporter quatre cas d’hérédo-dégénération spino-
cérébelleuse avec troubles mentaux46.
1. Maladie de Friedreich ([Julio-Oscar] Trelles47)
Ad. Jul., âgée de quarante et un ans, est placée à Sainte-Anne avec le
certificat suivant : « Mlle Ad. Jul., hospitalisée à l’hospice Paul-Brosse, est
atteinte de troubles mentaux caractérisés par une agitation incoordonnée,
cris, insomnie, persistance, quelques idées délirantes à type de persécution.
De plus la malade est atteinte de maladie de Friedreich. En conséquence,
j’estime que, dangereuse pour elle-même et pour les autres, elle doit être
hospitalisée dans un établissement soumis à la loi de 183848 » (Villejuif,
8 janvier 1929. Signé : J. de Dassary).
Certificat immédiat, 20 janvier 1929 : « Est atteinte de quadriplégie par
maladie de Friedreich. Idées de persécution confuses. Alitée. À maintenir »
(Asile Sainte-Anne. Signé : docteur Marie). Certificat de quinzaine :
« Maladie de Friedreich. Troubles du caractère, colères, cris, qui troublent
le repos des malades. Résistance aux soins. À maintenir » (Asile Sainte-
Anne. Signé : docteur Trénel).
Les antécédents familiaux n’offrent rien à signaler, car la malade est fille
unique et la mère est morte jeune. Quatre oncles et tantes maternels ne sont
pas atteints de l’affection. Les antécédents personnels sont typiques.
Naissance et première enfance normales. Vers six ans, cypho-scoliose
traitée et début très lent de troubles de l’équilibre qui n’apparaissent
réellement nets que vers dix-sept ans, époque à laquelle la maladie s’installe
pour réaliser progressivement le tableau classique au complet de la maladie
de Friedreich, qui motivera son admission à l’hospice d’Ivry. Elle y est
examinée par M. Charles Foix en 1926, lequel constate une forme
quadriplégique typique de la maladie de Friedreich, avec troubles
cérébelleux, pyramidaux, sensitifs, (profonds), trophiques (pied bot, cypho-
scoliose) et psychiques. Ceux-ci (irritabilité, colères, tendance à
l’interprétation, agitation) la rendent insupportable dans le service, où elle
est détestée par toutes ses voisines, et motivent enfin son premier
internement, avec le certificat suivant.
Première entrée : « Je soussigné, professeur agrégé de la Faculté,
médecin de l’hospice d’Ivry, certifie que Mlle Ad. Jul., quarante et un ans,
atteinte de maladie de Friedreich, présente un état d’excitation psychique et
motrice caractérisé par des vociférations, des menaces qui troublent le repos
des autres malades de la salle et qui nécessitent son placement dans un
service spécial » (Charles Foix, 6 juin 1928). [Suivi d’un] Certificat
immédiat49 du 7 juin 1928 : « Est atteinte d’excitation confuse, quadriplégie
du type Heine-Médin (alitée). À maintenir » (Asile Sainte-Anne. Signé :
docteur Marie).
La malade est placée à Vaucluse, d’où sa famille la retire pour la faire
admettre à l’hospice Paul-Brousse, dans le service de M. Lhermitte. Mais
en raison des troubles mentaux et du caractère qu’elle présente, on n’y peut
la maintenir et on doit la placer à l’asile. La malade reste dans le service de
M. Trénel pendant vingt et un mois. Le tableau neurologique ne fait que
s’accentuer. Elle ne se prêtait jamais volontiers à l’examen, ne répondait pas
aux questions ou bien insultait avec véhémence et hostilité : « Laissez-moi,
vous ne comprendrez rien à ma maladie, éloignez-vous, sinon je vous donne
un coup de poing. » Si on insistait, la réponse était généralement : « Je ne te
répondrai pas ; d’ailleurs je suis sourde [faux], je n’entends rien. Vous
n’êtes que des propres à rien, m’envoyer chez les fous sans examen… »
Puis ironise : « Il est chouette ton rapport. Tu peux écrire ce que tu
voudras. »
M. Trénel notait encore qu’autant qu’on pouvait s’en rendre compte, le
fond mental était touché, l’autocritique diminuée, mais ce qui frappait chez
la malade étaient ses troubles de caractère, ses colères violentes, son
irritabilité extrême. Elle énonçait parfois des idées de persécution : on lui en
voulait, ses voisines la détestaient, etc. Mais ces idées délirantes n’avaient
pas de systématisation cohérente. Signalons enfin que dans les derniers
mois, elle accusait une baisse de l’acuité visuelle et se plaignait de ne plus
voir très bien. Comme on le voit, la séméiologie psychiatrique proprement
dite est faible. On ne trouve pas de délire cohérent, quelques idées de
persécution, mais surtout une disposition confusionnelle et d’excitation
psychomotrice.
Discussion
Diagnostic neurologique : maladie de Friedreich au complet, trois cas
familiaux.
Diagnostic psychiatrique : nous avons longtemps hésité entre délire
d’influence et manifestations psychiques à structure hystérique. Cette
hésitation trouve sa raison d’être dans la tendance actuelle de la psychiatrie,
qui est de séparer nettement les troubles de la conscience et ceux de la
personnalité. H. Ey, développant les conclusions de l’école de Heidelberg73,
admet deux modalités d’entendement de la vie psychopathologique : une
atteinte au moi ou une atteinte du moi ; un trouble de la conscience ou une
dislocation de la personne. Ici, il s’agit plutôt d’un trouble de la conscience.
En se référant à la symptomatologie classique, il faut considérer : 1) la
plasticité des idées délirantes selon l’attitude de celui qui interroge (il s’agit,
au sens littéral du mot, de manifestations « pithiatiques74 » ; c’est ce que
nous appelons la puissance adductive du comportement hystérique) ; 2) la
tendance à exhiber les tares (Hartenberg75) ou à inventer (exemple : les
relations incestueuses alléguées) ; 3) l’attitude tranquille et euphorique au
sein du délire76 (il y eut bien des crises d’agitation, mais toujours à
signification d’appel ; cette attitude ambivalente d’adhésion au délire, nous
dirons même de complaisance, est bien différente des délires d’influence) ;
4) la forte charge sexuelle qui imprègne l’attitude et la conversation.
Pour ces raisons, nous avons pensé qu’il s’agissait d’un délire, ou tout au
moins d’un comportement délirant à structure hystérique.
La position d’Henri Ey
Henri Ey est incontestablement le plus dense des chefs d’école. Ses
nombreux ouvrages, ses conférences préparatoires au médicat, ses
consultations ont fait de lui un homme de proue. Il est évident que nous
donnerons un résumé très systématique de sa pensée. Nous nous excusons
envers l’auteur. Toutefois, nous essaierons de formuler des idées claires qui
ne soient pas pour autant inadéquates avec l’esprit du médecin de Bonneval.
Pour Ey, le système nerveux se répartit en deux « plans » : 1) le plan des
fonctions sensorimotrices et psychiques élémentaires ou instrumentales
(appareils réflexes de coordination des mouvements, de régulation du tonus,
de la marche…) ; 2) le plan des fonctions psychiques supérieures ou
énergétiques (par exemple se souvenir, juger, croire, aimer). Les fonctions
instrumentales sont spécifiquement et morphologiquement inscrites dans le
cerveau. Leur étude a pour principal objet la genèse morphologique et
spatiale des fonctions nerveuses de la vie de relation, ordonnée par rapport à
la notion de localisation cérébrale des appareils fonctionnels. Les fonctions
énergétiques sont des modes d’activité plus personnels et plastiques. Leur
étude a pour principal objet la genèse historique et chronologique des
niveaux psychologiques de la vie de relation ordonnée par la notion de
tension psychologique. Sur le versant pathologique, nous retrouvons ces
deux plans.
1) Pathologie du plan fonctionnel instrumental représentée par des
désintégrations fonctionnelles ou locales. À ce niveau se situe un élément
extrêmement important : la localisation du trouble. Nous verrons qu’il n’en
est pas de même dans les dissolutions globales. Les caractères des
désintégrations fonctionnelles sont les suivants : ces désintégrations sont
partielles (hémiplégie, aphasie…) ; ces désintégrations sont basales,
autrement dit, elles laissent intact l’édifice global et supérieur. Car, dit Ey,
« l’aphasie sous ses formes les plus typiques, la chorée, un hémi-
tremblement, un syndrome parkinsonien gênent mais n’altèrent pas en soi et
par eux-mêmes la conscience, le jugement et l’activité sociale du sujet77 ».
2) Pathologie du plan fonctionnel énergétique. Ici aucune localisation
n’est possible, car le caractère de ces désintégrations est qu’elles sont avant
tout globales. C’est toute la personnalité qui participe à la maladie. D’où la
deuxième notion de dissolutions apicales. Ey propose d’appeler neurologie
la science du plan instrumental et psychiatrie la science du plan énergétique.
Ces différents points qu’Ey a formulés lors des journées de Bonneval en
1942 continuent la courbe doctrinale de leur auteur78. Il y a une quinzaine
d’années, Ey et Rouart avaient jeté les premières bases d’une conception
organo-dynamiste de la neuropsychiatrie. Reprenant les idées théoriques de
Hughlings Jackson79, ils énonçaient les facteurs des folies si bien étudiées
par le neurologiste anglais.
Les folies étant l’objet propre de la psychiatrie, il importe, dit Jackson, de
distinguer quatre facteurs originaux : a) les profondeurs différentes de
dissolution des centres cérébraux les plus élevés ; b) les personnes
différentes qui ont subi cette dissolution ; c) les vitesses différentes
auxquelles les dissolutions sont effectuées ; d) l’influence des différents
états corporels et des différentes circonstances extérieures sur les hommes
qui ont subi cette dissolution. À côté, Jackson place les dissolutions locales,
objet de la neurologie. Nous ne voulons pas reprendre par le détail l’exposé
du jacksonisme. On sait que la courbe de dissolution va de l’illusion et des
états émotionnels anormaux jusqu’à la démence ; du rêve à la schizophrénie
en passant par la crise d’épilepsie.
Ey conserve dans sa doctrine les éléments fondamentaux de Jackson, à
savoir : évolution, hiérarchie des fonctions, dissolution. Ces trois points
représentant l’infrastructure d’un phénomène capital : l’intégration. La
pathologie qui introduit la désintégration permet la naissance de signes
négatifs (causés par la maladie proprement dite) et de signes positifs
(personnalité restante). Ey pense en définitive que la distinction entre les
dissolutions globales et partielles correspond « à la seule distinction
possible entre l’objet de la neurologie et celui de la psychiatrie80 ». Cette
phrase est significative de la pensée d’Ey. Jackson avait envisagé la
dialectique de l’homme et du monde. Ey, par le dynamisme structural qu’il
introduit, essaie de formuler les grandes lignes d’une dialectique de
l’homme et de la pensée. Le neurologique est le localisable, le spatial,
l’instrumental, l’élémentaire. Le psychiatrique est le non-localisable,
l’historique, le global, le synthétique. Le psychiatrique n’est pas le
psychique81.
Une maladie mentale d’admet pas de causalité psychique. Il y a un
dynamisme organique à la base des psychoses. Et, dit l’auteur dans son
catéchisme du néo-jacksonisme : « Une conception dynamique des troubles
mentaux tout entière basée sur la notion de dissolution des fonctions exige
le rattachement des niveaux structuraux aux désordres organiques, qui
conditionnent nécessairement aussi bien les dissolutions névrotiques légères
que les états délirants confusionnels, démentiels[, etc.]. Le rattachement des
“états”, “syndromes”, “niveaux structuraux” ou “psychoses” aux processus
[organiques] étiologiques est la fin dernière de cette science médicale qu’est
la psychiatrie82. » Le neurologique est le partiel. Le psychiatrique est le
global.
Après avoir déterminé les limites inférieures de la psychiatrie83, Ey tente
d’en expliciter les limites supérieures. Et c’est tout le problème de la
causalité psychique qui est posé. Une maladie mentale, psychose ou
névrose, est-elle d’origine psychique, ou admet-elle obligatoirement un
conditionnement organique ? Dans le cas de coexistence de troubles
neurologiques et de troubles mentaux, s’agit-il de réactions personnelles à
l’inflation psychique ou faut-il admettre tout simplement une extension des
lésions à l’encéphale ?
Il n’y a pas de causalité psychique des troubles mentaux. Telle est la
première affirmation doctrinale d’Ey. Devançant ses adversaires qui
pourraient d’une poignée lui jeter au visage des psychonévroses à
conditionnement psychique, l’auteur prend le cas de l’émotion violente à la
faveur de laquelle les cheveux blanchissent : « Ce symptôme, dit-il, doit
être rapporté non à l’émotion, qui est l’aspect psychogénétique occasionnel,
mais à une perturbation endocrinienne plus profonde84. »
Après avoir écarté la théorie qui classe l’émotion à la base de la
pathologie, l’auteur envisage successivement les trois autres écoles
psychogénétistes, dont les maîtres sont Kretschmer, Freud, Babinski. La
première, bien étudiée dans la thèse de Lacan85, conçoit le délire comme les
réactions d’une conscience « sensibilisée » aux situations vitales au sein
desquelles elle est plongée. La perspective freudienne se recoupe en la
dépassant avec la précédente. Alors que Kretschmer, psychiatre, attache une
importance fondamentale aux prédispositions, à la constitution, Freud les
scotomise. Beaucoup plus tard, à la suite des critiques parfois malveillantes
de ses adversaires, le maître viennois reconnut l’efficience de l’hérédité et
des prédispositions86. La notion de terrain était née.
À Kretschmer, Ey reproche de limiter la causalité psychique par l’idée de
constitution. De plus, il trouve dans le devenir démentiel des dissociations
schizophréniques un argument en faveur de sa critique. S’il y a démence,
c’est qu’à un moment il y a eu lésion organique. Quant à Babinski, Ey, en
en faisant un dualiste, nie toute valeur à sa doctrine. On sait l’importance
que revêt la suggestion dans le système de Babinski. Le plan de l’idée
caractérise la maladie mentale, c’est-à-dire en définitive le pithiatisme87.
Tout ce qui n’est pas cela ressortit de processus neurologiques localisables.
Le fond de la doctrine freudienne est mis en doute : le trauma psychique
n’est qu’un moment désuet dont l’architecture n’indique pas à quel usage
ses ouvriers le destinaient… La régression infantile est présentée comme un
cliché littéraire. Pour Ey, « toute théorie génétiste et dynamiste de l’activité
psychique conduit à la notion de psychogenèse normale et répudie celle de
psychogenèse pathologique ». Ce qui veut dire que l’activité
psychogénétique est une activité normale, libre88. Et voici éventé le
dilemme psychiatricide89. D’abord la thèse psychogénétiste qui fait de la
maladie mentale une création exclusivement psychique, ensuite la théorie
mécaniciste, qui situe la maladie mentale dans une région localisée du
cerveau. Le délire est le produit de cellules nerveuses excitées.
L’auteur renvoie dos à dos dualisme spiritualiste et monisme matérialiste,
car, dit-il : « Nous répudions à la fois le dualisme qui sépare trop et le
monisme qui ne sépare pas assez90. » Toute la position d’Ey pourrait tenir
dans cette pétition : « Entre le physique et le moral, il y a la vie91. » Ey
refuse de choisir entre le physique et le psychique, entre l’esprit et le corps,
pour lui, « la vie psychique est enracinée dans la vie organique, elle s’en
nourrit, l’utilise, l’intègre, et par conséquent la dépasse92 ».
Parlant du psychisme, l’auteur, utilisant d’ailleurs les conclusions de
diverses écoles, écrit : « C’est petit à petit que s’édifie le tout structural dont
s’occuperont plus tard la psychologie et la psychopathologie. » Dans le
psychisme, on devra distinguer le donné et le pris, le passif et l’actif.
Devront être aussi retenus : le caractère, l’affectivité en rapport étroit avec
les fonctions « instrumentales » (qualités sensorielles, mnésiques, verbales,
propres à chacun). Ey appelle cette partie la trajectoire psychique 93. À cette
trajectoire, il faut un champ à parcourir, ce sera le champ psychique. Le
champ psychique renvoie naturellement à la vie psychique qui n’est
nullement douée d’immutabilité. Elle « oscille du désintérêt pour le monde
extérieur et le présent à une suprême adaptation au présent et au réel dans sa
forme la plus attentive et efficace94 ». On voit ce qu’une telle phrase doit
aux recherches de Janet95. D’ailleurs, Ey reconnaît l’influence du théoricien
de la tension psychologique sur l’orientation de sa pensée. La psychogenèse
est le normal. Cette position admet un corollaire : il y a une organogenèse
de la maladie mentale et la psychiatrie, refusant toute valeur au concept de
psychogenèse pathologique, se réserve un domaine d’étude n’ayant aucun
rapport avec celui de la liberté96.
Mais alors, quelle différence y a-t-il entre la schizophrénie et la paralysie
générale ? Une maladie, dit Ey, si elle est toujours organique dans son
étiologie, est toujours psychique dans sa pathogénie : « C’est une altération
mentale de nature organique97. » Dans le cas particulier qui nous intéresse,
quelle est la position du maître de Bonneval ? Les troubles mentaux trouvés
dans l’hérédo-dégénération spino-cérébelleuse ne doivent pas être entendus
comme des réactions de la personnalité à une situation infériorisante, pas
plus qu’ils ne doivent être ramenés à une production d’un inconscient
valorisateur. Les modifications caractérielles et les troubles de la
personnalité sont en rapport avec les altérations organiques de la maladie en
cause, à quelque niveau qu’on les situe98.
La position de Goldstein
Il y a une différence entre l’école de la hormè 99 et celle de la Gestalt.
C’est que l’acte réflexe, tenu par Monakow et Mourgue comme réaction
métamérique100, devient avec Goldstein réaction totale de l’organisme. Car,
dit l’auteur, il est inadmissible qu’une partie soit capable d’une réaction
sans y faire participer d’autres parties. Il n’existe pas, d’une part, des
fonctions primitives et, de l’autre, des fonctions supérieures. Tout geste,
toute fonction supposent la collaboration de tout l’individu.
Le malade Sch., atteint d’une lésion occipitale, avait les deux
calcarines101 détruites. Goldstein et son collaborateur Gelb, à la suite
d’observations minutieuses, montrèrent qu’il ne s’agissait nullement
d’aphasie, mot trop facile à avancer, mais bien d’une incapacité de se placer
dans une certaine attitude : ils ramenèrent ce trouble à une faillite du
symbolisme catégoriel102. Quand on analyse le fond du problème qui
partage les neurologues contemporains, l’on s’aperçoit que les localisations
cérébrales sont encore le seul point vraiment litigieux. Mais, par-delà ce
désir de localiser ou pas, il faut savoir reconnaître la question plus profonde
des rapports de l’âme et du corps.
À un esprit superficiel, il pourrait sembler que la masse de publications et
de systèmes mis au jour ces cinquante dernières années soit plus un aveu
d’impuissance qu’un progrès effectif. De même, le scepticisme en
thérapeutique, devant le grand nombre de spécialités « inoffensives » pour
les maladies, s’empare de plus en plus des médecins et, par induction, des
foules. Il faut dire que seule une recherche passionnée et souvent ardente
permettra de deviner, au-delà du découragement, un espoir d’organisation
de la folie, un espoir de ce que Lacan appelle « logique de la folie ».
Goldstein prend l’œuvre de Monakow et Mourgue et tente de lui donner
une valeur scientifique. Le succès de la Gestalt-théorie dans le monde
indique qu’il n’a pas échoué. Rappelons rapidement les différents points
que les auteurs ont développés dans l’Introduction biologique à l’étude de
la neurologie et de la psychopathologie 103 – nous utiliserons aussi les
travaux isolés de C. V. Monakow qui situent philosophiquement le système.
Monakow estime que, sous peine d’utiliser un raisonnement ascientifique,
on ne peut parler de localisation cérébrale : « Un phénomène psychique ne
peut admettre une localisation spatiale. » Il place l’évolution biologique et
psychologique de l’homme dans la courbe du temps. Donc l’âme n’a pas de
siège, l’étendue ne s’oppose pas à la pensée et l’âme ne s’oppose pas
davantage au corps. Au contraire, toute altération focale peut déterminer
des troubles dans des régions très éloignées (diaschisis). De plus, le corps
n’est pas abandonné à lui-même, il est repris et valorisé par un principe
premier : la hormè. On nous pardonnera ce saut, mais nous ne pouvons
passer sous silence la parenté Monakow-Bergson. La hormè monakowienne
peut à certains égards être ramenée à l’élan vital bergsonien104. Pour
Monakow, l’homme est fusion avec la nature dans la mesure où la hormè
prédomine.
Une chose nous attache à la doctrine de Monakow : l’homme est homme
dans la mesure où il est totalement tourné vers l’avenir. Nous aurons
l’occasion, dans un ouvrage auquel nous travaillons depuis longtemps,
d’aborder le problème de l’histoire sous l’angle psychanalytique et
ontologique. Nous montrerons alors que l’histoire n’est que la valorisation
systématique des complexes collectifs105.
La biologie de C. V. Monakow est génétique et chronogène. Chez
Monakow, le monde des instincts a la priorité sur le monde de
l’orientation : les instincts sont au service de la hormè. La pathologie
provient de l’inversion de ce rapport. En cas d’offense, entre en jeu la
syneidesis 106 qui tente de ramener le calme. Pour Monakow, il n’y a pas une
mais plusieurs âmes. Chaque cellule est douée d’une conscience, d’un
différentiel de conscience. Chaque phénomène vital est considéré comme
affecté d’une âme : l’opposition de l’âme et du corps est surmontée. L’âme
et la vie sont identiques.
Avec Goldstein, la question fait un pas gigantesque. Évolution et
dissolution, intégration et désintégration jacksoniennes, syneidesis et
compensation monakowiennes sont abandonnées. Pour Goldstein, il
n’existe pas un symptôme local absolu. Toute manifestation organique est
affectée d’une tonalité spéciale, fruit de mécanismes globaux. Pour lui,
l’organisme agit comme un tout. Un aphasique n’est pas un homme qui ne
parle plus, ou dont le langage est altéré. C’est un nouvel homme. L’aphasie
est le processus dominant, mais il importe de tenir compte du processus
d’arrière-plan de l’homme aphasique.
Ces données ont été développées en France par Ajuriaguerra et Hécaen
dans l’étude critique qu’ils ont faite de la position doctrinale d’Henri Ey107.
H. Ey, en attachant trop d’importance au symptôme, fausse le problème. On
ne doit nullement valoriser le symptôme. Guillain et Barré ont montré par
exemple qu’un malade en position dorsale peut présenter un réflexe
plantaire en extension : le même malade présente ce réflexe en flexion une
fois placé en décubitus ventral, les jambes fléchies sur la cuisse. Cela veut
dire que le symptôme doit être démuni de toute fixité. La vie que l’on
trouvait chez Ey à l’état indifférencié prend chez Goldstein valeur
organisatrice108. Cannon, dans la Sagesse du corps 109, nous avait montré les
luttes parfois abruptes menées par l’organisme pour le maintien de la santé.
Goldstein s’en rapproche un peu par sa notion de vigilance, qu’il hérite
d’ailleurs de Head110. Pour lui, l’énergie nerveuse est constante. Dès qu’une
fonction est touchée, les autres viennent à son secours. Les études sur la
correction spontanée des hémianopsiques sont très démonstratives111.
Ajuriaguerra et Hécaen contestent la réalité de fonctions élémentaires et
de fonctions de synthèse. Ils rappellent qu’il ne faut pas confondre lésion et
fonction : « Si nous discutions sur le plan lésionnel, il n’y aurait que des
différences quantitatives entre les troubles dits élémentaires et les troubles
des fonctions énergétiques. […] Pourquoi donnerons-nous des valeurs
différentes à ces processus qui ne se distinguent que par une plus grande
étendue lésionnelle112 ? » Il n’y a pas opposition entre phénomène
élémentaire et appareil de synthèse : « C’est l’organisme dans son
organisation qui leur donne une valeur plus ou moins importante113. »
Pour Ey, le focal est le neurologique, le global le psychiatrique. Hécaen
et Ajuriaguerra s’acharnent au contraire à prouver que le trouble
neurologique est un trouble global. Voici quelques-uns des nombreux cas
rapportés par les auteurs.
Obs. I. Chez une jeune fille de vingt-huit ans se développe une
hémiplégie par tumeur cérébrale. Elle nie sa menstruation, ne reconnaît pas
les linges sanglants comme les siens, ignore d’où viennent les taches dans
des draps. Pas d’autres troubles mentaux ; ultérieurement, elle développe
ses idées de négation : tout son corps est pourri et plus tard elle déclare que
son corps a disparu complètement.
Obs. II. Chez une femme de trente-trois ans, se développe une
hémiplégie gauche : elle aussi nie sa menstruation, se comporte puérilement
et ne parle d’elle-même qu’à la troisième personne.
Voici pour la première position d’Ey. Quant au problème de la
psychogenèse des psychonévroses, quelle sera l’attitude des gestaltistes ?
L’état mental, disent-ils, est capable à lui seul de révéler ou de créer des
algies, des paresthésies. Sans soutenir qu’une névralgie trigéminale puisse
être purement psychogène, Wexberg114 admet qu’un état psychique spécial
puisse par sa présence compléter la série de conditions nécessaires à
l’éclosion de cette algie faciale ; et cela, pense-t-il, par l’intermédiaire
du système neurovégétatif. Nous retrouvons ici les conclusions du
professeur Dechaume, qui écrivait dernièrement : « Il est pour le moins
paradoxal que ce ne soit pas le système cérébrospinal, dit de la vie de
relation, qui en soit le principal instrument. C’est en fait le système
neurovégétatif, celui de la vie animale, chargé pour les anciens auteurs de
faire sympathiser entre eux les viscères, qui assure l’unité de la personne
humaine115. »
La douleur, ajoutent Ajuriaguerra et Hécaen, est un fait psychique. C’est
un tout. Elle n’a de signification qu’en fonction de l’individu qui la subit.
Comment ne pas penser au beau livre du professeur Leriche sur la douleur
et surtout à ses derniers ouvrages : Chirurgie discipline de la connaissance
et Philosophie de la chirurgie 116 ? D’ailleurs, cette notion de totalité, le
chirurgien de la douleur l’a adoptée puisqu’il dit : « Le malade pour nous
demeure un pantin dont chaque ficelle produit un mouvement particulier,
alors qu’en fait, dans les actes de la vie, tout est dans le tout117. »
Pour les gestaltistes, le neurologique et le psychiatrique vont de pair. Il y
a intrication entre trouble neurologique et trouble psychiatrique. Le
retentissement du fait neurologique n’est pas « limité » ; ce n’est plus une
simple auréole, mais bien un bouleversement de la personnalité ; c’est un
individu profondément modifié dans son moi que nous avons.
Il est peu d’hommes aussi contestés que Jacques Lacan. L’on pourrait,
parodiant l’expression, dire : parmi les psychiatres, il y a les partisans et les
adversaires de Lacan. Encore faudrait-il ajouter que les adversaires sont de
loin les plus nombreux… Ce qui n’a pas l’air de gêner spécialement le
« logicien de la folie »122. Cet accouplement, bien que sémantiquement
inacceptable, exprime une certaine réalité. Personnellement, si nous avions
à définir la position de Lacan, nous dirions qu’elle est une défense acharnée
des droits nobiliaires de la folie.
Pour tâcher de déterminer le lieu de la pensée lacanienne, il nous a paru
intéressant de rassembler d’abord les idées directrices de sa thèse. Deux
éléments se révèlent importants dans l’analyse que fait Lacan de la
personnalité123. Ce sont : a) les relations de compréhension qu’il hérite de
Jaspers ; b) l’intentionnalité.
a) Les relations de compréhension. Critères de l’analyse psychologique et
psychopathologique, [elles] représentent la commune mesure des
sentiments et des actes humains susceptibles d’être saisis en référence à une
interprétation participationniste.
b) L’intentionnalité. Elle, se traduisant par des phénomènes intentionnels,
révèle dans chacune de ses manifestations le développement personnel.
Ce qui est important dans la thèse de Lacan, c’est la subsomption des
caractéristiques qu’il implique dans sa définition : a) développement
biographique et les relations de compréhension qui s’y lisent (Erlebnis) ;
b) une conception de soi-même (idéal du moi) ; c) une certaine tension des
relations sociales (moi-autrui). Nous verrons que Lacan est demeuré fidèle à
ce cadre général.
Il nous semble que toute la valeur du travail de Lacan réside dans la
définition qu’il donne du désir. Il en fait un cycle du comportement se
caractérisant par certaines oscillations organiques générales, dites
affectives, une agitation motrice plus ou moins dirigée, des fantasmes dont
l’intentionnalité objective sera plus ou moins adéquate selon les cas.
Quand une expérience vitale, donnée, active ou subie a déterminé
l’équilibre affectif, le repos moteur et l’évanouissement des fantasmes, nous
disons par définition que le désir a été assouvi et que cette expérience était
la fin et l’objet du désir. Dans l’analyse détaillée qu’il fait du cas Aimé[e], il
ressort que la psychose est conçue par Lacan comme un cycle du
comportement. De sorte qu’il ne s’agit pas de faire une étude
symptomatique de la psychose comme Kraepelin et Bleuler, mais bien, à
partir des relations de compréhension de Jaspers, de saisir le mécanisme
organisateur du désir et de son assouvissement.
Nous croyons déceler dans la pensée de Lacan l’influence de l’ouvrage
de Paulhan, Socialisation des tendances, qu’il ne cite d’ailleurs pas124. En
effet, l’expérience vitale où se reconnaît la fin du désir est essentiellement
sociale dans son origine, son exercice et son sens. Donc, « reconnaître dans
les symptômes morbides un ou plusieurs cycles de comportement qui, pour
anomaliques qu’ils soient, manifestent une tendance concrète qu’on peut
définir en relations de compréhension, tel est le point de vue que nous
apportons dans l’étude des psychoses125 ».
Nous disions tout à l’heure l’importance considérable qu’attribuait Lacan
à l’instance sociale. Il l’exprime en effet dans les trois fonctions qu’il
reconnaît à la personnalité sous les attributs de la compréhensibilité du
développement, de l’idéalisme de la conception de soi-même, enfin, comme
la fonction même de tension sociale et de la personnalité où les deux
attributs du phénomène s’engendrent en fait126.
À la base de sa doctrine, Lacan place un postulat : le déterminisme
psychogénétique. Ce postulat permet la science de la personnalité ; science
qui a pour objet l’étude génétique des fonctions intentionnelles où
s’intègrent les relations humaines d’ordre social. C’est ce qu’il appelle
phénoménologie de la personnalité127.
Appliquant sa méthode à la psychose paranoïaque d’autopunition, Lacan
en révèle la valeur de phénomène de la personnalité par le développement
cohérent du délire avec l’histoire vécue du sujet, par le caractère de
manifestation à la fois consciente (délire) et inconsciente (tendances
autopunitives de l’Idéal du Moi), par la dépendance des tensions psychiques
propres aux relations sociales (tensions traduites immédiatement tant dans
les phénomènes [et]128 contenus du délire que dans son étiologie et son issue
réactionnelle).
À côté de cette révélation phénoménologique de la psychose, nous
pouvons avec Lacan distinguer trois sous-caractères, d’ailleurs fort
importants : 1) une signification humainement compréhensible ; 2) des
virtualités de progrès dialectique, la guérison étant la catharsis ; guérison
qui représente pour le sujet la libération d’une conception de soi-même et
du monde dont l’illusion tenait à des pulsions affectives méconnues, et cette
libération s’accomplit dans un choc avec la réalité – à noter que la catharsis
spontanée n’est pas entièrement consciente ; 3) son ouverture à la
participation sociale.
La catégorie sociale de la réalité humaine, à laquelle personnellement
nous attachons tant d’importance, a retenu l’attention de Lacan. Il reprend
les découvertes de l’ethnosociologie de la projection, illustrée par Mauss et
Lévy-Bruhl129, et décrit le phénomène du mandatement. Certaines images,
dit-il130 (vedettes de cinéma, journal, sports) représentent les nécessités
d’espace spectaculaire et de communion morale propres à la personnalité
humaine ; elles sont susceptibles de suppléer aux rites orgiastiques ou
universalistes, religieux ou purement sociaux qui les ont représentés
jusqu’alors.
Après avoir fait justice de la notion de constitution, absolument mythique
d’après lui, Lacan aborde le point de vue limitatif de son travail. Le délire
devient l’équivalent intentionnel d’une pulsion agressive insuffisamment
socialisée. Mais ce qui est intéressant à découvrir, c’est la tendance
concrète sous-jacente au phénomène intentionnel qu’est le délire. Faisant
appel à Jaspers131, Lacan distingue : a) le délire qui se manifeste comme le
développement d’une personnalité ; b) qui se présente comme un processus
psychique irruptif qui bouleverse et remanie la personnalité. Seul l’examen
de la continuité génétique et structurale de la personnalité manifestera dans
quel cas de délire il s’agit d’un processus psychique et non de
développement, c’est-à-dire dans quel cas on doit y reconnaître la
manifestation intentionnelle d’une pulsion qui n’est pas d’origine infantile,
mais d’acquisition récente et exogène et telle qu’en effet, certaines
affections comme l’encéphalite léthargique en font concevoir l’existence en
nous démontrant le phénomène primitif.
Après avoir écarté la solution tainienne paralléliste de la personnalité,
Lacan propose une définition du délire : « C’est l’expression sous les
formes du langage, formé pour les relations compréhensibles d’un groupe,
de tendances concrètes dont l’insuffisant conformisme aux nécessités du
groupe est méconnu par le sujet132. » Nous verrons que ce phénomène de
méconnaissance sous-tend l’édifice lacanien. Dans la thèse critique de
l’organo-dynamisme, Lacan pose cette question : l’originalité de notre objet
(la folie) est-elle de pratique sociale, ou de raison scientifique133 ? C’est sur
les deux plans que Lacan ira chercher une réponse.
Ey, dans son analyse structurale de la folie, avait rencontré le délire. Il en
avait fait la conséquence d’un déficit ou d’échappement au contrôle (escape
of control des Anglais)134. Il y a une « intuition délirante » (Dublineau135) à
partir de laquelle prend véritablement naissance la croyance délirante. Pour
Lacan, la croyance délirante est méconnaissance. À ce niveau se situe
d’après nous le renversement logique de l’attitude scientifique de Lacan.
L’auteur, en abordant la valeur humaine de la folie136, passe du plan de la
causalité à celui de la motivation. Partant de la connaissance et de la
croyance, il envisage la folie dans une perspective intersubjectiviste. « La
folie, dit-il, est vécue toute dans le registre du sens. Et […] sa portée
métaphysique se révèle en ceci que le phénomène de la folie n’est pas
séparable du problème de la signification pour l’être en général, c’est-à-dire
du langage pour l’homme137. »
Nous aurions aimé consacrer de longues pages à la théorie lacanienne du
langage138. Mais nous risquerions de nous éloigner davantage de notre
propos. Pourtant, à la réflexion, nous devons reconnaître que tout
phénomène délirant est en définitive un phénomène exprimé, c’est-à-dire
parlé. Aussi le meilleur moyen d’analyser un délire ou un processus
psychique anormal est encore de se placer en face de l’explicitation de ce
délire.
Un parallèle entre Ey et Lacan est difficilement réalisable, pour la bonne
raison que ce dernier veut surtout réaliser une logique du fait délirant. « La
folie, dit Lacan, est ni plus ni moins qu’une stase de l’être139. » Le fou, en
présence du désordre du monde (qui est désordre de sa propre conscience,
transitivisme), veut imposer la loi de son cœur. Alors, deux solutions
demeurent possibles : il rompt le cercle par quelques violences sur
l’extérieur ou il se frappe lui-même par voie de contrecoup social.
Telle est la formule générale de la folie. Elle s’applique à l’« une
quelconque de ces phases par quoi s’accomplit plus ou moins dans chaque
destinée le développement dialectique de l’être humain, et elle se réalise
toujours comme une stase de l’être140 ». La loi du cœur que veut imposer le
fou est le prix de la liberté. Le fou n’est plus l’homme aliéné, mais celui qui
a accepté d’inventorier tous les abîmes que propose la liberté. Ey, en faisant
du délire l’effet contingent d’un manque de contrôle, d’un déficit, passe à
côté du problème et corrélativement de sa solution. Le passionnel qui tue
n’est pas un déficitaire puisque jugé responsable. Il y a une signification de
l’acte que la médecine légale explicite dans son exercice. Donc le déficit
n’est pas phénoménologiquement acceptable.
En terminant, nous voudrions rappeler les grandes lignes de la
psychogenèse telle que la conçoit Lacan. Se prévalant d’une attitude
jungienne non explicitée, Lacan déborde le concept de l’imago, faisant du
phénomène projectionnel relaté par Lévy-Bruhl comme indice d’une
mentalité primitive, la pierre angulaire de son système. Il lie la conscience
malheureuse à la conscience magique. Intérieurement donc, Lacan semble
être le point de rencontre de Hegel et de Lévy-Bruhl.
Alors que, chez Jung, l’image était la projection dans l’objet d’un état
conflictuel subjectif ou second versant d’un idéal, elle devient chez Lacan
le semblable dans sa généralité humaine pour l’adulte et dans son ingénuité
enivrée chez l’enfant. Avec sa phase du miroir, l’auteur base l’histoire de la
vie psychique. Deux instances s’y rencontrent : le Moi primordial,
ontologiquement instable, et le complexe existentiel engagé dans une lutte
au sein de laquelle un Freud avait parfaitement distingué l’instinct de mort.
« Au départ du développement psychique sont liés le Moi primordial
comme essentiellement aliéné et le sacrifice primitif comme essentiellement
suicidaire141. » Ainsi dit Lacan : « Il existe une discordance essentielle au
sein de la réalité humaine. Et quand bien même les conditions organiques
de l’intoxication seraient prévalentes, il faudrait un consentement de la
liberté. Le fait que la folie ne se manifeste que chez l’homme après l’“âge
de raison” vérifie bien l’intuition pascalienne qu’“un enfant n’est pas un
homme”142. »
Conclusions
1) Les troubles mentaux décrits dans l’hérédo-dégénération spino-
cérébelleuse sont, par ordre de fréquence, les suivants : a) l’arriération
mentale sous toutes ses formes ; b) les troubles du caractère avec
perversions instinctives ; c) certains délires, de persécution notamment.
Nous apportons ici un cas de délire de possession à structure hystérique. Il
ne nous a pas été donné d’en trouver de semblables dans la littérature.
2) Le seul problème soulevé ici a été celui des rapports du trouble
neurologique et du trouble psychiatrique, sans que la solution soit apportée.
Mais en fait, c’est l’hypothèse du mécanisme ou du dynamisme en
neurologie qui est mise en question.
3) Trois hypothèses ont été émises par Saquet : a) les lésions cérébello-
médullaires sont la cause de troubles mentaux ; b) il n’y a qu’une simple
coïncidence entre les deux ordres de phénomènes ; c) il existe chez ces
malades une prédisposition évidente et les lésions du cortex cérébral
résultent d’un processus associé.
L’étude de cette observation permet deux conclusions. Les troubles
démentiels, l’arriération mentale, l’immaturation psychologique observés
dans l’hérédo-dégénération spino-cérébelleuse sont en rapport avec les
lésions anatomiques diffuses de ce groupe clinique. Par contre, les délires
systématisés, les manifestations hystériques, les comportements névrotiques
doivent être considérés comme des conduites réactionnelles d’un moi en
rupture de relations intersociales. Toutefois, dans une perspective organo-
dynamiste, il faudrait tenir compte des troubles de la sensibilité
proprioceptive capables au cours d’expériences délirantes147 d’orienter le
délire vers telle ou telle structure.
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Notes
Notes
1. Lettre non datée (IMEC Fonds Fanon, FNN 2.4), probablement de juin 1953, à Maurice
Despinoy, psychiatre dont Fanon fut l’interne à Saint-Alban en 1952 et qui allait fonder l’hôpital
psychiatrique Colson à la Martinique (Centre hospitalier Maurice-Despinoy depuis 2014) en
décembre 1953. Sur l’intérêt de Fanon pour ses expériences sur les sels de lithium dans le traitement
des psychoses, et ses rapports avec lui en général, voir Jacques TOSQUELLAS, « Entretien avec
Maurice Despinoy », Sud/Nord. Folies et culture, no 22, 2007, p. 104-114, <ur1.ca/mtbo8>. Lettre
transcrite dans Sans Frontière, numéro spécial hors-série sur Frantz Fanon, février 1982, et corrigée
d’après un manuscrit conservé à l’IMEC.
Trait d’union
Dans le monde, il y a des objets, des arbres, des champs, des voitures, des
avions. Dans le monde, il y a des choses. L’homme qui regarde ces objets,
ces choses, peut rester indifférent. Il peut aussi les désirer. Vouloir ou
désirer une voiture, c’est vouloir n’avoir plus le désir d’une voiture. Désirer
quelque chose, c’est ne plus vouloir désirer. On répond habituellement que
le désir voit plus loin que la chose désirée : la chose désirée est toujours une
limite.
Il se produit un changement de plan lorsqu’à la place d’une chose on met
un homme. Tout homme appartient à une institution, s’incarne dans un
cadre. C’est un militaire, il est officier ou deuxième classe. C’est un maçon,
un entrepreneur ou un paysan. Il est marié ou célibataire ; il a des enfants ou
il n’en a pas, aime la lecture ou le cinéma, ou les dominos. Quand on
rencontre un homme, il y a presque toujours une certaine timidité. Un
nouveau paysan arrive dans une ferme : les autres d’abord le regardent de
loin, puis ils s’approchent de lui : on lui dit bonjour… À midi, l’acte social
de manger et de boire déliera les langues, si l’on peut dire. Mais au début,
on s’est respecté, on s’est mesuré du regard.
Dès qu’on rencontre un homme nouveau, on parle, on ne peut que parler.
C’est le langage qui rompt le silence et les silences. Alors on peut
communiquer ou communier. Le prochain au sens chrétien est toujours un
complice. Un complice qui peut trahir comme tout complice. Se fâcher avec
quelqu’un, c’est constater qu’on n’a rien de commun. Communier, c’est
communier en face de quelque chose.
Il y a à la base de toute communication une intention, mais il faut que
cette intention soit sincère. Pour découvrir et vouloir cette sincérité, il faut
distinguer le monde et la somme des objets qui se trouvent sur terre. En face
des objets, nous agissons différemment qu’en face d’autres hommes. Nous
mangeons pour manger, nous respirons pour respirer. En faisant cela nous
vivons. Et nous mangeons ou respirons sincèrement. Vivre est une sincérité.
Il ne faut pas dire que manger ou boire ou fumer, ce n’est pas vivre. Il ne
faut pas mépriser ce qu’on appelle le quotidien. Il ne faut pas être à la
recherche de l’inhabituel. C’est à partir du commun que pourront surgir les
intentions créatrices. Mais je continuerai un autre jour…
Samedi matin, à la réunion du journal, on a discuté un peu du sommeil.
Et le docteur Tosquelles nous rappelait que beaucoup de malades réclament
des cachets pour dormir. Cette difficulté à trouver le sommeil s’appelle
l’insomnie. Qu’est-ce que l’insomnie ? L’insomnie est une manière de vivre
qui veut se croire valable. On veille quand il y a raison de veiller. Le
quotidien est celui qui peut suspendre sa veille. Sa sincérité est telle qu’il
possède la liberté de se suspendre. L’insomniaque n’a pas cette liberté de
sommeil, de détente, d’assoupissement. L’insomniaque ne veille pas ; c’est
la nuit qui veille. Ça veille.
Notes
1. Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de
langue française (51e session, Pau, 20-26 juillet 1953), Masson, Paris, 1953, p. 539-544. [Dans ce
texte, Tosquelles et Fanon expliquent comment les électrochocs (méthode de Bini), le choc
insulinique et la narcothérapie peuvent être utilisés pour produire une renaissance ou une
reprogrammation de la personnalité ouvrant la voie à la psychothérapie.]
Indications
de la thérapeutique de Bini
dans le cadre
des thérapeutiques
institutionnelles
Discussion
M. Cossa. – Je serais heureux que l’auteur expliquât ce que signifie
exactement l’expression thérapeutique institutionnelle.
M. Tosquelles. – Il y a en effet une fâcheuse confusion autour des
termes : ergothérapie, socialthérapie, thérapeutiques de groupe et
thérapeutiques institutionnelles. Notre secrétaire général a raison de
demander de bien préciser le sens des mots. Daumézon a importé
d’Amérique l’expression de thérapeutiques institutionnelles, pour qualifier
la forme de thérapeutique de groupe qui s’établit – souvent – à l’insu du
médecin dans les hôpitaux psychiatriques du fait de l’organisation
matérielle, des interactions psychologiques et sociales entre malades et
entre les malades et le personnel. Il est évident qu’une thérapeutique – si
thérapeutique il y a –, tant qu’elle est faite à l’insu du médecin et sans ses
directives, ne peut prétendre être une vraie thérapeutique. La thérapeutique
institutionnelle n’existe, à juste titre, qu’au niveau de cette prise de
conscience, et je dirai, au niveau de l’acquisition du pouvoir et de la
maîtrise dans le maniement médical de l’« institution » à travers tout ce
qu’elle a à la fois de matériel et de vivant. À ce titre, la thérapeutique
institutionnelle se différencie des psychothérapies de groupe :
psychodrames, cours, etc., du fait que ces dernières thérapeutiques
s’établissent par « séances » pour ainsi dire détachées de la vie quotidienne
du malade. Le médecin, dans les « psychothérapies de groupe », doit
amener le malade dans des conditions artificielles et de courte durée, en vue
d’atteindre profondément le vécu du malade. Dans les thérapeutiques
institutionnelles, on part d’un vécu spontané, quotidien et le
psychothérapeute est à la fois matériellement absent et présent dans
l’institution hospitalière qui, de fait, le représente. Dans notre
communication nous avons donné un exemple concret de la dialectique de
cette présence et de son rôle dans le processus de guérison.
Je renvoie notamment au travail d’ensemble de Daumézon-Kœchlin
(Archives portugaises de neurologie et de psychiatrie, janvier 1953), au no 3
de L’Évolution psychiatrique 1952 à l’occasion du colloque de Bonneval et
aux chapitres correspondants de L’Encyclopédie médico-chirurgicale, en
cours de publication. Requet, dans ce dernier travail, montre comment les
techniques ergothérapeutiques, magnifiquement développées dans les pays
anglo-saxons, n’ont rien à voir avec la conception d’une thérapeutique
institutionnelle.
L’ergothérapie peut et doit souvent avoir sa place, comme les chocs
insuliniques ou la thérapeutique de Bini, à l’intérieur de la thérapeutique
institutionnelle. On peut dire la même chose de certaines psychothérapies
de groupe. Mais Daumézon insiste souvent, à juste raison, sur le fait que ce
qu’on réalise dans la plupart des hôpitaux français, sous le nom
d’ergothérapie, se rapproche beaucoup plus d’une thérapeutique
institutionnelle « inconsciente » de la part du médecin que de la vraie
ergothérapie anglo-saxonne.
Si l’on nous poussait à tirer des conséquences de notre expérience de
quatorze ans de tâtonnements « institutionnels » à Saint-Alban, on pourrait
définir les exigences thérapeutiques d’organisation hospitalière dans une
perspective institutionnelle, ainsi :
1) Disposer des possibilités d’organisation de « communautés de vie et
de traitement hétérogènes », comprenant de dix à douze malades maximum.
Ces communautés doivent être, d’une part, reliées entre elles dans le
quartier (trois groupes ou quatre maximum) et, d’autre part – à un autre
niveau –, avec l’ensemble de l’hôpital par le moyen de la centralisation de
la vie sociale commune de celui-ci. La vie du groupe doit comporter la
possibilité permanente d’« expression » des malades et la possibilité de
l’utilisation thérapeutique, psychagogique ou psycho-analytique de leur
initiative.
2) Intégration de l’ergothérapie an niveau de cette communauté de vie,
afin de l’utiliser dans la perspective des psychothérapies de groupe et de la
thérapeutique institutionnelle.
3) Préparation psychologique – par le médecin – du « groupe » et surtout
du personnel soignant en rapport avec le « cas » concret qu’on a à soigner,
ou à entraider. Les réunions de quartier et la réunion régulière des
« cadres » d’infirmiers sont les « organes » indispensables de cette
préparation.
4) Limitation objective des malades en traitement « actif » dans chaque
groupe et dans chaque quartier : les possibilités matérielles d’un quartier de
quarante à cinquante malades ne permettent pas le traitement « actif » ou
l’assimilation thérapeutique d’un grand nombre d’entrantes – cinq malades
par mois et par quartier nous semblent l’optimum souhaitable. Dans certains
cas, il peut être dépassé et pourra atteindre huit. La construction de
l’ensemble de l’hôpital doit tenir compte de cette exigence majeure. Le
quartier d’admission est une hérésie thérapeutique. C’est de
l’embouteillage.
5) La classification de malades par affinités « électives », âge,
culture, etc., ou par similitudes évolutives, syndromiques ou thérapeutiques,
empêche toute possibilité de progrès dans la dialectique des identifications
et des transferts mythiques que le malade établit avec le milieu. Dès lors, le
« milieu » ne peut pas être « manœuvré » comme « institution » de cure. Au
contraire, le quartier ou le milieu « fixe » le malade à des niveaux le plus
souvent pathologiques.
6) Tout travail thérapeutique, psychiatrique, comporte la nécessité d’un
travail médical en équipe… Il faut être deux ou trois médecins au moins
collaborant intimement dans le même « milieu de vie » pour permettre le
jeu dialectique de la plupart des évolutions vers la guérison. Un seul
médecin ne permet pas la solution rapide de la plupart des conflits œdipiens
ou préœdipiens que projettent ou incarnent les malades au cours de leurs
maladies.
7) Toutes les activités – de l’hôpital – doivent permettre au malade de
garder, voire de pousser, sa « conscience de maladie » au maximum.
Démystifiant progressivement les conceptions « approximatives » qu’il se
fait de l’événement morbide et de soi-même, l’hôpital psychiatrique doit
être une institution désaliénante.
Notes
1. Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de
langue française (51e session, Pau, 20-26 juillet 1953), op. cit., p. 545-552.
2. [Les doutes quant aux thérapies d’anéantissement se fondent souvent, selon Tosquelles et Fanon,
sur une vision fixiste de la personnalité. Ils proposent d’incorporer ces techniques à une pratique
psychothérapeutique qui les dépasse et leur donne sens.]
Sur un essai
de réadaptation chez
une malade avec épilepsie
morphéique et troubles
de caractère grave
Notes
1. Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de
langue française (51e session, Pau, 20-26 juillet 1953), op. cit., p. 363-368.
2. [Il s’agit ici d’un cas grave de trauma entraînant une maladie psychiatrique. Les thérapies de
choc (Bini et insuline) servent ici aussi de préliminaire au traitement. Tosquelles et Fanon soulignent,
avec prudence, que le milieu thérapeutique semble crucial, même dans un tel cas. Ils notent que
l’usage antérieur d’hypnotiques a aggravé la maladie. À cette époque, la pharmacie ne leur semble
donc pas d’utilité thérapeutique par elle-même.]
Note sur les techniques
de cures de sommeil avec
conditionnement
et contrôle électro-
encéphalographique
Notes
1. Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de
langue française (51e session, Pau, 20-26 juillet 1953), op. cit., p. 617-620.
2. [Il s’agit de la chlorpromazine, molécule synthétisée à la fin 1950 par Rhône-Poulenc sous cette
appellation « 4560 RP », utilisée initialement comme antihistaminique puis comme anesthésique par
Henri Laborit et qui fut bientôt expérimentée en milieu psychiatrique : les premiers travaux conduits
à l’initiative de Laborit au Val-de-Grâce essayèrent la molécule en association avec la cure de
sommeil (c’est très probablement à ces travaux que cette communication fait allusion). Les
psychiatres du Val-de-Grâce, Pierre Deniker et Jean Delay, observèrent en 1952 les spectaculaires
effets « neuroleptiques » de cette molécule pour traiter certaines psychoses (comme la
schizophrénie).]
Notre Journal
Un petit Parlement
Le journal du 14 octobre nous offre cette semaine une large énumération
d’organisations sociales en service. Je suis toutefois surpris de ne lire
aucune ligne concernant Notre Journal, dont la création remonte à plus
d’un an et dont l’activité se révèle chaque semaine plus intéressante.
Si parmi tous les projets en vue ou réalisations en service, il était permis
de marquer une préférence, je soulignerais la création de Notre Journal qui
se révèle comme un organe de première valeur. Il provoque la personnalité
du pensionnaire et lui restitue son âme. Il est un lien puissant entre tous, il
est aussi un relais de compréhension et un agent de liaison
remarquablement efficace.
Pour ceux qui ont assisté à une réunion de la commission du journal, ne
dirait-on pas un petit Parlement siégeant en face d’un Conseil de ministres,
l’un déposant des vœux, les défendant, l’autre observant, examinant et
passant tout au crible de la discrimination ! Avec un peu d’imagination, ne
voyez-vous pas ces délégués masculins et féminins sortant de la réunion et
rejoignant leurs camarades, répétant à tous ce qui s’est dit, ce qui s’est fait,
comme un compte rendu de leur mandat ! N’est-ce pas une petite institution
et l’institution n’est-elle pas à la base de toute vie sociale !
M. Cohen (1re division).
Notes
1. Nous reproduisons ici les éditoriaux de Fanon dans les numéros retrouvés de Notre Journal, que
nous a aimablement communiqués Amina Azza Bekkat, professeure de littérature comparée et de
littératures d’Afrique à l’université de Blida, qui a bien voulu les introduire – ce dont nous tenons à la
remercier vivement. Paul Marquis nous a aussi communiqué quelques numéros manquants. Pour
1954, les numéros que nous n’avons pu trouver vont donc de 9 à 12 ; pour 1955, 1, 3 à 5, 7, 9 à 12,
24, 40 à 41, 44, 46 à 47, 50 ; pour 1956, 3, 7, 8,11, 12, 14, 24. Plusieurs médecins écrivaient
l’éditorial, nous n’avons reproduit que ceux de Fanon sauf dans les cas où Fanon se référait
explicitement à un éditorial précédent. Chaque numéro était au départ publié sous l’en-tête suivant :
« Notre Journal. Hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, hebdomadaire intérieur paraissant le jeudi.
Ce journal ne doit pas sortir de l’établissement. » Outre les éditoriaux, le journal se composait
d’annonces des différentes associations (musicales, sportives, récréatives) et de billets de patients.
À eux seuls ces billets mériteraient une étude, car ils sont signés et témoignent d’une certaine
diversification sociale des intervenants au fil des années. Les dossiers médicaux des patients ne sont
pas encore disponibles. Nous avons rectifié un certain nombre d’erreurs évidentes de ponctuation.
Nos corrections de vocabulaire sont entre crochets.
2. [Sur le travail réalisé par Fanon à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, on peut utilement se
reporter à : Alice CHERKI, Frantz Fanon, Portrait, op. cit., p. 89 sq. ; David MACEY, Frantz
Fanon, une vie, op. cit., chapitre 6, p. 215 sq. : ainsi que : Paul MARQUIS, « Frantz Fanon et le
personnel soignant à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville », Le Carnet des Glycines, 25 mars
2015, <ur1.ca/momm9>.]
3. [Fanon tiendra lui-même au cours de l’été 1960 un « journal de bord » lors de son voyage de
reconnaissance au Mali (Œuvres, p. 860-871).]
4. [À partir de ce numéro, le journal est sous titré « Hebdomadaire intérieur du pavillon De
Clérambault ».]
5. [L’un des pavillons.]
6. [Mot difficilement lisible sur la copie qui nous est parvenue.]
7. [Le scepticisme de Fanon sur la notion d’agitation s’affirme dans plusieurs articles. Les
comportements regroupés sous ce terme ne résultent pas directement ou seulement d’une causalité
endogène, mais aussi des structures imposées aux conditions d’existence. En ce qui concerne
l’Algérie, Fanon en fera l’inventaire avec ses collègues, dès 1955, dans « Aspects actuels de
l’assistance mentale en Algérie » (voir infra, p. 333).]
8. [À cette date, la mention « Hebdomadaire intérieur du pavillon De Clérambault » est remplacée
par « Hebdomadaire intérieur ».]
9. [Service de traitement psychiatrique de jour, sans internement. Sur les innovations de Porot dans
la conception de l’hôpital psychiatrique de Blida, voir René COLLIGNON, « La psychiatrie
coloniale française en Algérie et au Sénégal », Tiers Monde, vol. 47, no 187, 2006, p. 527-546 ; Saïd
CHEBILI, « La théorie évolutionniste de l’école d’Alger : une idéologie scientifique exemplaire »,
L’Information psychiatrique, vol. 91, no 2, février 2015. Fanon décrira soigneusement le service
ouvert de hôpital de jour qu’il fonde à Tunis dans « L’hospitalisation de jour en psychiatrie, valeur et
limites » (voir, infra, p. 397).]
10. [Nous transcrivons ici l’éditorial du docteur Albert Gambs, car Fanon s’y réfère dans le
numéro suivant de Notre Journal. Il fournit de plus une bonne description des projets menés à bien
depuis l’arrivée de Fanon et du style de fonctionnement de l’hôpital. Il n’était pas rare que l’éditorial
soit écrit non par l’un des médecins de Blida mais par un visiteur, ou bien qu’il consiste en extraits de
textes publiés par des revues psychiatriques. Le journal intérieur était donc aussi un instrument
permanent de formation professionnelle des infirmiers de l’hôpital. Notons par ailleurs que Gambs
venait de publier un ouvrage consacré aux expériences psychiatriques conduites avec la
chlorpromazine, ce qui ne pouvait manquer d’intéresser Fanon : Albert GAMBS, Essai d’application
de la chlorpromazine en cures prolongées au traitement de diverses affections mentales. À propos de
58 observations, Bosc, Lyon, 1954.]
11. [La critique du behaviourisme par Merleau-Ponty était connue de Fanon. Ainsi, dans la copie
de La Structure du comportement qui figure dans sa bibliothèque, la phrase suivante est-elle
soulignée : « Apprendre, ce n’est donc jamais se rendre capable de répéter le même geste, mais de
fournir à la situation une réponse adaptée par différents moyens » (voir infra p. 616, dans la section
« La bibliothèque de Frantz Fanon ».]
12. [Nous reproduisons l’éditorial de Raymond Lacaton parce que l’important éditorial suivant de
Fanon, sur la notion d’institution, s’y réfère directement.]
13. [Cet éditorial reprend à destination des infirmiers le précédent, que Lacaton adressait surtout
aux patients. Ici se lisent évidemment les principes fondamentaux de la socialthérapie : méfiance vis-
à-vis de la routine et de la fragmentation institutionnelles, causes des pathologies produites par
l’asile, mais en même temps conviction qu’une bonne conception et une réactivation constante (la
temporalité est au cœur de cette réflexion) du mouvement de l’institution sont la clef de la
resocialisation des aliénés. Or la pensée politique de Fanon, ses avertissements ultérieurs sur le
néocolonialisme, ses doutes, attestés par plusieurs proches, sur la direction prise par la révolution,
son intérêt enfin pour la Critique de la raison dialectique de Sartre, dès sa publication, sur laquelle il
aurait fait des cours aux cadres de l’ALN aux frontières, peuvent se relire à la lumière de cette
réflexion sur le danger permanent de « viciation » qu’encourt toute institution. On va voir le souci
s’en accentuer au fil des éditoriaux.]
14. [Concept développé par Piaget pour décrire l’égocentrisme de l’enfant dans son utilisation du
langage, jusque vers sept ans, alors qu’il n’est pas encore pleinement socialisé (voir Jean PIAGET,
Le Langage et la pensée chez l’enfant, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel et Paris, 1923).]
15. [Bien des aspects de cette réflexion sur l’engagement et la « vie circulante » au sein des
groupes, poursuivie dans les éditoriaux suivants, font écho à la pensée de Sartre.]
16. [On verra dans la section « La bibliothèque de Frantz Fanon », infra, p. 618, que Fanon était un
lecteur de Nietzsche.]
Lettre à Maurice Despinoy
Notes
1. IMEC Fonds Fanon, FNN 2.5.
2. [Sur cette grève, voir Paul MARQUIS, « Frantz Fanon et le personnel soignant à l’hôpital
psychiatrique de Blida-Joinville », loc. cit.]
3. [Henri AUBIN, L’Homme et la Magie, Desclée de Brouwer, Paris, 1952. Aubin, influencé par la
psychanalyse, y parle de « reniement systématique des troubles mentaux chez le Noir » et développe
une théorie de la valeur thérapeutique du déni. Voir aussi « Conduites de refus et psychothérapie »,
L’Évolution psychiatrique, fascicule 4, 1950 et « Refus, reniement, répression, discussion »,
L’Évolution psychiatrique, fascicule 1, 1951, numéros que Fanon possédait. Sur Aubin, voir Alice
BULLARD, « Late colonial French West African psychiatry », in Warwick ANDERSON, Deborah
JENSON et Richard C. KELLER (dir.), Unconscious Dominions, Duke University Press, Durham et
Londres, 2011. Cet article a été traduit dans Psychopathologie africaine, vol. 36, no 1, 2011-2012,
p. 59-104.]
4. [Sur le nominalisme épistémologique de Fanon en matière de nosographie psychiatrique, voir
supra notre introduction aux écrits psychiatriques. Il y revient dans la lettre à Despinoy de
janvier 1956 (voir infra, p. 353).]
5. [Voir Lucien LÉVY-BRUHL, La Mentalité primitive, Alcan, Paris, 1922. À la fin de sa vie,
Lévy-Bruhl est revenu sur l’idée d’un primitivisme des mentalités mystiques et « prélogiques ».]
6. [Abraham Kardiner, en particulier. Melville J. Herskovits, cité à la fin de cette lettre, décrit sa
théorie dans le chapitre « La culture et la société » de son livre Les Bases de l’anthropologie
culturelle (Payot, Paris, 1952).]
7. [Sur l’homosexualité aux Antilles, voir la note curieusement insérée dans une discussion de
l’analyse des « psychoses antisémites » par Henri Baruk, dans Peau noire, masques blancs (Œuvres,
p. 208).]
8. [Journal interne de Saint-Alban.]
9. [Konrad ZUCKER, Psychologie de la superstition, Payot, Paris, 1952 ; Melville
J. HERSKOVITS, Les Bases de l’anthropologie culturelle, op. cit. Le lapsus de Fanon sur le titre du
classique d’Herskovits, dont les réflexions sur la culture ont dû l’intéresser, fait peut-être écho à ses
doutes sur l’anthropologie.]
La socialthérapie dans
un service d’hommes
musulmans : difficultés
méthodologiques
Notes
1. L’Information psychiatrique, vol. 30, 4e série, no 9, octobre 1954, p. 349-361. [Cet article
reprend en la modifiant la deuxième section de la thèse de doctorat de Jacques Azoulay, Contribution
à l’étude de la socialthérapie dans un service d’aliénés musulmans, thèse dirigée par Fanon et
soutenue à Alger en décembre 1954. La thèse est dédiée à Fanon en ces termes : « Au docteur Fanon,
médecin-chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville. Il nous a accueillis avec
bienveillance dans son service. Il nous a inspiré cette thèse qui reflète les réalisations de son esprit
pénétrant et toujours en éveil. Nous espérons pouvoir encore profiter de son enseignement. » La
première section de la thèse est une présentation historique et théorique de la socialthérapie. Le
prénom de Jacques Azoulay en page de titre de sa thèse est orthographié « Jack », son prénom légal.
Sa famille nous indiquant qu’il préférait « Jacques », qu’il utilise d’ailleurs dans d’autres travaux,
nous avons opté pour cette graphie tout au long de la présente édition.]
2. [Prendre en en compte la dimension culturelle de l’expression de la maladie mentale (qui est une
construction à partir d’un événement biologique, point important de la thèse d’Azoulay) est une
partie essentielle de l’explication scientifique. C’est pourquoi Azoulay parlera d’« erreur
méthodologique ».]
3. [Azoulay : « attentifs et compréhensifs ».]
4. [Azoulay : « Ainsi cette division mixte, comprenant à la fois des femmes européennes et des
hommes musulmans, a servi en un sens de milieu expérimental » (p. 19).]
5. À Saint-Alban, les réunions de psychothérapie collective ont lieu surtout aux réunions du club
ou aux commissions du journal. Mais comme nous étions au stade expérimental, nous étions obligés
de tout grouper dans le pavillon.
6. [Azoulay : « le médecin tient ».]
7. [Non au sens du comportement des behaviouristes, séquence complexe de mouvements
mécaniques, mais au sens d’une « conduite » intégrée et signifiante, telle que Merleau-Ponty l’étudie
dans La Structure du comportement (op. cit., p. 174 sq. et passim).]
8. [Azoulay : « le médecin n’a plus ».]
9. [Du chanteur Luis Mariano, alors fort populaire.]
10. La commission du cinéma ne choisit pas encore les films, car les programmes ont été arrêtés
pour l’année une fois pour toutes.
11. [De fait, la plupart des interventions de Fanon et des internes qui lui sont proches dans le
journal intérieur de Blida consistent à rappeler le sens de chaque activité par rapport à sa fonction
thérapeutique (voir ici supra, p. 260 sq., l’ensemble des éditoriaux de Fanon dans Notre Journal).]
12. [Azoulay : « Le médecin sent bien que la psychothérapie de groupe sera plus difficile chez les
musulmans, et ce n’est qu’après plusieurs colloques avec le personnel infirmier qu’il organise une
réunion de malades. »]
13. [Azoulay : « réveiller ».]
14. [SNP : sans nom patronymique, appellation classique de l’administration coloniale pour
désigner les « indigènes » dont le déroulé du nom ne correspondait pas à ses critères normatifs (nom,
prénom).]
15. [Paralysie générale.]
16. Les séances de cinéma ont lieu à la chapelle.
17. [Voir supra la lettre d’Ahmed Noui, dans Notre Journal du 24 juin 1954, supra, p. 270.]
18. À propos des « malades travailleurs », les mêmes critiques peuvent être faites dans la plupart
des hôpitaux psychiatriques : les malades partent tôt et ne reviennent qu’à la fin de la matinée ou le
soir. Ils sont plus ou moins exclus de l’activité thérapeutique.
19. Les malades cassaient leurs cuillères parce que le manche leur servait de « passe » pour ouvrir
les portes. Au bout d’un mois, le nombre de cuillères cassées était impressionnant.
20. Philippe PAUMELLE, « Le mythe de l’agitation ». [« Le mythe de l’agitation des malades
mentaux », in Henri EY (dir.), Entretiens psychiatriques (1953), L’Arche, Paris, 1954, p. 181-193.
Voir notre introduction p. 154, note 4, et p. 165, note 1.]
21. Comme l’a si bien montré Gusdorf dans son Traité de l’existence morale [Georges GUSDORF,
Traité de l’existence morale, Armand Colin, Paris, 1949].
22. Appelées « you-yous ».
23. [Les pages suivantes reprennent, en les modifiant subtilement dans le sens d’une mise en cause
du colonialisme, de longs passages du livre d’André LEROI-GOURHAN et Jean POIRIER,
Ethnologie de l’Union française, tome 1, Afrique, PUF, Paris, 1953, p. 121 sq. (voir notre
introduction supra, p. 162).]
24. Khammès : métayers qui travaillent au cinquième.
25. [Comme en psychiatrie, Fanon substitue à l’approche substantialiste une perspective
temporelle. Voir ici, supra, p. 145 et 159.]
26. [Dans Peau noire, masques blancs, Fanon écrit simplement, sans référence à Merleau-Ponty :
« Parler une langue, c’est assumer un monde, une culture », Œuvres, op. cit., p. 87.]
La vie quotidienne dans
les douars
Notes
1. [Ce texte manuscrit, figurant dans les archives Fanon à l’IMEC sous la cote FNN 1.1, n’est ni
signé ni daté. Mais il s’inscrit clairement dans le cadre des recherches menées par Fanon et Azoulay à
partir de 1954 sur la perception de la maladie mentale au sein d’une culture donnée. Le manuscrit est
raturé vers la fin et certains mots sont illisibles. Il semble avoir été soigneusement recopié d’un
manuscrit antérieur contenant surtout des notes sur le contexte, auquel les pages finales, qui portent
l’enjeu du texte, ont été ajoutées ou fortement retravaillées. L’écriture de la première page semble
être celle de Jacques Azoulay, le reste a probablement été copié et/ou écrit par Fanon.]
2. [La bibliothèque de Fanon contient un exemplaire de Psychiatrie et civilisation du
neuropsychiatre français Henri Damaye (1876-1952) (Félix Alcan, Paris, 1934).]
3. [Fanon se fixe pour but de concilier l’analyse scientifique d’un objet réel, la maladie mentale,
avec la saisie d’une culture vivante, invariablement décrite dans son ressenti corporel. Cette visée
constante du sens derrière la classification était au départ de sa thèse de doctorat, de même qu’elle
habite ses injonctions aux infirmiers de Blida à réinjecter, chaque jour, la vie dans les commissions
de sociothérapies, trop promptes à se bureaucratiser et à perdre leur sens. Elle est l’ambition du sujet
qui déclare au début du chapitre sur l’expérience vécue du Noir dans Peau noire, masques blancs :
« J’arrivais dans le monde, soucieux de faire lever un sens aux choses ».]
4. Plusieurs douars voisins peuvent dépendre d’une même tribu. La tribu tend à engendrer une
communauté humaine plus large que celle du douar et certaines croyances lui sont propres.
Cependant, sur le plan de la vie quotidienne, elle n’apporte pas d’éléments nouveaux. [Les
recherches de Fanon le persuadent que la réalité de la démographie algérienne est essentiellement
rurale. C’est l’une des sources de sa conviction que la révolution ne pourra y être que paysanne.]
5. Sur le nomadisme et le semi-nomadisme en Afrique du Nord, voir André LEROI-GOURHAN
et Jean POIRIER, Ethnologie de l’Union française, tome 1, Afrique, PUF, Paris, 1953, p. 121 sq. [La
bibliothèque de Fanon contient un exemplaire de cet ouvrage. Voir ici, supra, p. 307, note 1.]
6. Il faut noter le nombre relativement important des sujets qui sont exempts du service militaire en
Algérie.
7. Lorsqu’il émigre en ville, l’habitant du douar y reste un déraciné n’arrivant pas le plus souvent à
s’adapter à son nouveau milieu et y vivant dans des conditions rudimentaires pour finalement s’en
retourner vers le pays natal quand il estime avoir réuni assez d’argent pour faire vivre les siens
pendant une certaine période. Le cas des douars kabyles, où l’émigration vers la France est devenue
habituelle depuis quelques décennies, est très remarquable à cet égard. Après un ou plusieurs séjours
plus ou moins prolongés outre-mer, le Kabyle regagne toujours définitivement la terre de ses pères.
8. [Les urbains musulmans sont plus proches des ruraux musulmans que des urbains européens, et
réciproquement. Ce chiasme suggère qu’une considération purement structurelle ou une explication
simplement socioéconomique (faiblement marxiste) ne suffisent pas : il faut faire intervenir l’élément
de la culture, avec son inertie, mais aussi sa résistance propre, ses mécanismes d’aliénation et de
libération.]
9. Dès la nubilité, la femme doit cacher son visage, elle ne peut le dévoiler qu’aux hommes de sa
famille qui lui sont proches parents. Il est cependant des régions comme la Kabylie où la femme
souvent ne voile pas ses traits ; il faut préciser néanmoins que même dans cette éventualité, celle-ci
ne peut publiquement rencontrer un homme, fût-il son parent.
10. Ces visites sont longues et durent une journée en général. Elles sont toujours fidèlement
rendues et se renouvellent souvent.
11. Les hommes de certains douars sont parfois employés dans les industries ou entreprises qui se
développent non loin de leur lieu d’origine ; de même, il leur arrive d’aller travailler au village ou à
la ville les plus proches. Le plus souvent, ne possédant pas une « qualification » professionnelle qui
les élève, ces individus sont réduits à accomplir les tâches les plus simples. De tels faits ont de
l’importance car ils créent un esprit nouveau dans le douar ; il faudra certainement en tenir compte
dans l’avenir.
12. Le café maure existe déjà depuis des siècles dans le Maghreb. Il est resté longtemps
uniquement localisé dans les villes ; depuis quelques années, on assiste à son implantation dans les
douars, où il devient un élément important de la vie sociale, bien qu’il soulève parfois l’opposition
des anciens.
13. Il faudrait aussi parler des marchés qui offrent à l’individu la possibilité de sortir de son cadre
habituel et de rencontrer au village ou à la ville ceux que d’autres cieux ont vu naître.
14. La hiérarchie entre les habitants du douar n’est jamais très marquée dans le travail, car les
conditions de vie sont peu différentes. Le gros propriétaire terrien et l’industriel musulmans ne
participent pas à la vie du douar, car ils n’y résident pas.
15. La djemaa demeure encore très respectée et écoutée. Elle est aujourd’hui officiellement
supplantée par l’autorité administrative et judiciaire, par celle du caïd en particulier, qui a pour
mission de faire régner l’ordre. C’est là une source de conflits parfois difficiles à résoudre quand la
coutume et la loi s’opposent.
16. Cette entraide publique est très régulièrement pratiquée ; elle est très efficace : c’est une
véritable institution.
17. De la polygamie autorisée par la loi divine, il faut dire un mot : elle se révèle de plus en plus
rarement pratiquée dans le Maghreb. L’influence de la civilisation occidentale et des facteurs
économiques détermine un tel phénomène. La polygamie est un luxe et l’habitant du douar ne connaît
pas le luxe.
18. [Dans L’An V de la révolution algérienne, le motif d’une culture ou d’une communauté vivante
sera crucial dans l’analyse par Fanon de l’impact du colonialisme, qui tend à réifier la culture de
l’autre.]
19. [Cet argument est évidemment important pour la critique du « constitutionnalisme » de
l’ethnopsychiatrie coloniale, qui voit dans ces traits de culture que sont par exemple les différentes
consciences du temps, des différences ou des déficiences raciales.]
20. [Appel de note à cet endroit du manuscrit, mais la note est absente.]
21. [Comme dans la phénoménologie de Peau noire, masques blancs, il s’agit ici de reconstruire
un processus de pensée à la première personne à partir de l’interaction avec un événement extérieur
d’une conscience dont on a analysé préalablement l’histoire, les structures et les attentes.]
Introduction aux troubles
de la sexualité chez
le Nord-Africain
Nous venons de voir que l’impuissance chez l’homme est le plus souvent
attribuée à un ensorcelage, à un attachement. Mais l’attachement peut
également s’adresser à des femmes.
a) Il est fréquent en effet que les jeunes filles soient attachées par leurs
parents. Il s’agit dans ce cas de protéger leur virginité. On sait en effet que
la virginité, dans son sens proprement anatomique, doit être préservée de
façon absolue chez la jeune fille avant le mariage. Donner comme vierge
une fille qui ne l’est pas serait une injure grave et une escroquerie11 de la
part des parents vis-à-vis du mari et, le jour du mariage, les parents de la
mariée attendent avec impatience le moment où le mari sortira de la
chambre nuptiale pour présenter à toute la famille le linge taché de sang,
preuve péremptoire de la virginité de sa jeune épouse. Si cette virginité ne
peut être ainsi prouvée, le mari est en droit de renvoyer chez ses parents la
fille qui est alors vouée à la honte et au célibat, alors que le mariage est
pour la femme la seule consécration humaine et sociale.
En principe, avant le mariage, la jeune fille ne sort pas de la maison, à
moins d’être accompagnée par sa mère ou une parente âgée, mais parfois,
surtout dans les campagnes, cette règle ne peut être observée parce qu’il
faut garder les chèvres ou les moutons, glaner dans les champs de céréales
ou aller chercher l’eau à la source. C’est pourquoi les parents ont soin
d’attacher leur fille pour éviter tout « accident ». Il s’agit là d’une
protection de la famille tout entière et l’attachement n’a pas de caractère
occulte : il se fait au su de l’attachée, qui joue un rôle dans le rite.
Ici encore, les techniques sont multiples et varient selon les traditions
familiales et locales. Une de celles qui nous a semblé particulièrement
fréquente nous a été rapportée par une infirmière musulmane de notre
service qui a été attachée par ses parents avant son mariage : la jeune fille
est placée sur une malle toute neuve fermant à clé12. La mère ferme alors la
malle en prononçant une formule consacrée : la jeune fille est attachée. Au
moment du mariage, on répétera ces gestes dans l’ordre inverse : la jeune
fille étant placée sur la malle, la mère ouvre celle-ci et l’attachement est
levé.
On emploie souvent aussi dans ces rites des liens, des nœuds, des
cadenas, dont la valeur symbolique est évidente, mais dans tous les cas le
résultat est le même : la fille est protégée contre toute atteinte à sa virginité,
acceptée ou non. Le mécanisme de cette protection n’est pas toujours bien
précisé : il semble qu’elle s’exerce de façon générale en rendant impuissant
le déflorateur éventuel. Et cette protection est si absolue qu’elle aboutit
parfois à des conséquences imprévues.
On nous a cité le cas d’une femme qui avait été attachée dans sa jeunesse
et dont la mère était morte avant d’avoir pu la détacher. Cette femme, bien
que mariée plusieurs fois, était à chaque reprise renvoyée par le mari parce
qu’il ne pouvait réussir à avoir des rapports avec elle. Rapportons
également cette anecdote où l’oncle d’une jeune fille, se plaignant à la mère
de voir sa fille un peu trop rechercher la présence des garçons, craignant
pour sa bonne réputation, se vit rétorquer qu’il n’y avait rien à craindre
puisqu’elle était attachée.
b) Les jeunes filles ne sont pas les seules d’ailleurs à être attachées. C’est
ainsi que les parents d’une femme répudiée peuvent attacher celle-ci pour
être sûrs qu’elle respectera son célibat transitoire. Et l’on dit que parfois les
parents attendent quelques jours après le nouveau mariage avant de
détacher leur fille, pour bien montrer au mari que celle-ci est restée sérieuse
depuis son divorce.
c) Parfois, c’est le mari qui est amené à attacher sa femme, surtout quand
il a des raisons de douter de sa fidélité. L’attachement peut se manifester
alors de deux façons : en général en rendant impuissant tout homme autre
que le mari qui veut avoir des rapports avec la femme. On retrouve ici la
notion d’attachement sélectif que nous avons observée dans l’attachement-
impuissance. Mais il arrive aussi que l’ensorcelage détermine chez l’épouse
la disparition de tout désir et même du goût de vivre, aboutissant à une
véritable mort affective, bien propre en effet à éliminer tout risque
d’infidélité conjugale.
d) Enfin, la femme peut être attachée par une autre femme, par une
étrangère : il s’agit souvent par exemple d’une femme trompée ou
abandonnée pour une autre et qui attache celle-ci pour l’empêcher de rester
avec son mari. Mais si, dans les cas précédents, l’attachement de la jeune
fille ou de la femme était une pratique normale, licite, admise par la morale
collective, ici il prend un caractère de vengeance, de malveillance et [est]
condamné comme tel par la société. C’est la même distinction de magie
noire et de magie blanche que nous avons observée dans l’attachement de
l’homme.
Notes
1. IMEC Fonds Fanon, tapuscrit FNN 1.4. [Texte inédit non daté, probablement écrit à la fin 1954
ou en 1955 puisqu’il semble suivre la thèse de Jacques Azoulay. Le tapuscrit disponible à l’IMEC
s’intitulait initialement « Introduction aux troubles de la sexualité chez les Nord-Africains » (le
pluriel de ce dernier terme est barré). Ce texte donne djouns au lieu de djnoun comme pluriel de djinn
(génie).]
2. Taleb : celui qui écrit. Sorte de guérisseur dont l’attribut essentiel est de savoir lire et écrire les
vieilles formules coraniques, d’autant plus efficaces que la population est en majorité analphabète.
3. Voir DESPARMET, Le Mal magique, Jules Carbonel, Alger, 1932. [Joseph DESPARMET, Le
Mal magique. Ethnographie traditionnelle de la Mettidja, Publications de la Faculté des lettres
d’Alger, Ancien bulletin de correspondance africaine, 1re série, tome 63.]
4. Livre de la clémence sur la médecine et la sagesse de Jalal Eddin El-Soyouti. [Jalal al-Din al-
Suyuti] édité à Tanta (Le Caire), par Mustapha Tadj El-Koutoubi. Les passages cités sont traduits par
nos soins.
5. Les djouns ou démons jouent un rôle important dans la pathologie mentale nord-africaine. Cette
influence des djouns dans la psychiatrie est bien étudiée dans la thèse de Suzanne Taieb, inspirée par
le professeur Porot. L’un de nous se propose d’ailleurs d’envisager dans sa thèse les rapports de la
croyance aux génies avec les différents niveaux de déstructuration de la conscience.[Dans sa thèse,
Jacques Azoulay se réfère dans les mêmes termes à la thèse de Suzanne Taïeb : « Nous touchons là à
un aspect extrêmement intéressant de la psychiatrie nord-africaine. La maladie mentale est extérieure
au sujet. Elle est envoyée et peut être reprise par Dieu. Pour certains, elle est due à des djouns ou
esprits que l’on peut essayer de capter au cours de séances d’exorcisme dirigées par un marabout
(voir Suzanne TAIEB, Les Idées d’influence dans la pathologie mentale nord-africaine. Le rôle des
superstitions). »Thèse pour le doctorat en médecine, présentée et soutenue publiquement le 24 juin
1939 par Mlle Suzanne Taïeb, interne à l’Hôpital psychiatrique de Blida, née le 17 août 1907,
Université d’Alger. Le directeur de thèse et président du jury était Antoine Porot. Suzanne Taïeb
écrit, en conclusion de sa thèse : « Les idées d’influence sont très fréquentes dans la pathologie
mentale des indigènes nord-africains. Elles sont l’expression des croyances et des superstitions si
répandues et si profondément ancrées chez eux. Ce qui caractérise, en effet, ces indigènes, au point
de vue psychologique, c’est un “primitivisme” assez spécial, dans lequel entre pour une grande part
un fonds de mysticisme et de crédulité religieuse, au sens où l’ont établi Lévy-Bruhl et Blondel dans
leurs études sur la “mentalité primitive”. Les explications rationnelles et scientifiques n’existent pas
pour eux ; il n’y a que des valeurs affectives, des actions surnaturelles et mystiques qui ne se
discutent pas, ne se contrôlent pas, auxquelles on est soumis et contre lesquelles il faut trouver des
moyens de protection, quand elles sont maléfiques. […] Toutes ces croyances vont se retrouver dans
les différentes manifestations de la pathologie mentale indigène. Toutes ces sensations anormales
qu’il éprouve (troubles coenesthésiques, hallucinations), tous les désordres de son comportement
seront mis sur le compte de ces influences magiques » (p. 147 sq.).Sur Suzanne Taïeb, voir Laura
FARANDA, La signora di Blida. Suzanne Taïeb e il presagio dell’etnopsichiatria, Armando, Rome,
2012.]
6. Joseph DESPARMET, Le Mal magique, op. cit., p. 194.
7. Le sang et le lait répandus ne doivent pas être souillés : ils sont destinés aux esprits du sol.
Certains commentateurs fantaisistes du Coran pensent qu’il faut interpréter selon cette perspective
l’interdiction de consommer le sang (sourate de la table, verset 4).
8. Mircea ELIADE, « Le Dieu lieur », dans Images et Symboles, Gallimard, Paris, 1952, p. 147.
[« Le “Dieu lieur” et le symbolisme des nœuds », chapitre 3 de Images et Symboles, Essais sur le
symbolisme magico-religieux ; cet essai a été publié précédemment dans la Revue de l’histoire des
religions, vol. 134, no 1-3, 1947, p. 5-36.]
9. La hache tranche le lien.
10. Celui-ci respire la vapeur ainsi dégagée.
11. Effectivement, la dot d’une vierge est très supérieure à celle réclamée pour une femme
déflorée.
12. Il vaut mieux, d’après certains, acheter cette malle dans une boutique orientée vers La Mecque.
Aspects actuels
de l’assistance mentale
en Algérie
Les entrées
Alors que dans la métropole les malades qui sont présentés à l’hôpital,
munis d’un certificat de placement et d’une demande d’admission, sont
obligatoirement reçus, il n’en est pas de même en Algérie, où l’admission a
lieu seulement dans la limite des places vacantes (c’est-à-dire des sorties et
des décès). Au 23 septembre 1954, 850 dossiers sont en attente au bureau
des entrées de Blida ; ils se répartissent ainsi : femmes européennes, trente-
trois ; femmes indigènes, cent quarante et une ; hommes européens, quatre-
vingt-sept ; hommes indigènes, cinq cent quatre-vingt-trois. Ces dossiers
émanent des trois départements algériens et leur nombre croît
régulièrement. Beaucoup ont été constitués depuis plusieurs mois, parfois
plus d’une année. (Aussi il arrive qu’un malade soit guéri lorsque son tour
vient d’être admis à l’hôpital…)
Ces retards prolongés entraînent des incidents divers : a) réactions
agressives de sujets placés tardivement ; b) réaction agressive de la famille
à l’égard d’un malade dont on ne peut mesurer les réactions ; c) aggravation
de l’état du fait du retard des soins ; d) scandales mineurs : il arrive que des
malades conduits d’urgence à l’hôpital soient refusés et stationnent
longuement devant les grilles avant de retourner dans leur famille.
Des malades s’étant livrés à des réactions délictueuses bénéficient du
non-lieu et sont néanmoins maintenus en prison en attendant une place. Le
préfet a récemment mis le directeur de l’hôpital en demeure de recevoir ces
« médico-légaux » en priorité dans un délai maximum d’un mois. Il va de
soi qu’une telle mesure ne peut être appliquée qu’au détriment de sujets
présentant des troubles peut-être plus aigus et plus caractéristiques.
Le mode de placement pour l’ensemble de l’hôpital est à peu près
uniforme : il s’agit presque toujours de PO3 puisque pour 2 101 malades
présents au 22 septembre, on ne relève que cent trente-six PV (dont quinze
payants). La demande de placement volontaire gratuit est en effet soumise à
une enquête administrative complexe sur la « situation de fortune et de
famille des aliénés » qui n’est jamais terminée avant deux ou trois mois. On
note cependant que le nombre des PVG tend à augmenter : le PO étant
d’abord ordonné, mais l’admission ne pouvant être effectuée, les demandes
en vue d’un PVG peuvent être entreprises et souvent menées à bonne fin
avant l’internement.
Enfin, une difficulté d’ordre surtout administratif est souvent provoquée à
l’entrée par le défaut d’identité précise d’un certain nombre de malades
(originaires pour la plupart du Maroc ou des Territoires du Sud). Ces X
ou SNP (sans nom patronymique) sont reconnus ensuite grâce à un numéro-
matricule et une photographie.
Le séjour
Les pavillons étant inextensibles, on a été vite amené à utiliser le plus
petit espace. Et l’encombrement massif des services est devenu tel que la
capacité réglementaire prévue est presque partout doublée : un pavillon de
tuberculeux prévu pour trente-deux en a soixante-quatorze. Un pavillon
d’« agitées »4 prévu pour quarante-quatre en compte cent six. Un pavillon
de malades difficiles prévu pour quatre-vingts en compte cent soixante-
cinq, etc. Aussi l’hôpital, prévu au moment de la construction pour
971 malades, en compte actuellement plus de 2 000. Presque tous les
réfectoires, des salles de bains, ont été transformés en dortoir et, en
appendice, on voit apparaître, çà et là, des réfectoires qui ne sont plus
adéquats.
Quelle activité thérapeutique peut-on espérer réaliser dans un pavillon de
cent soixante-dix lits ? Depuis quatorze ans, les médecins demandent à
l’administration de construire des ateliers, des salles de jour. La chapelle,
construite il y a vingt ans, n’est pas seulement utilisée pour le culte (un
prêtre vient une fois par mois) : elle est aussi transformée en atelier
d’ergothérapie, en salle de cours pour les infirmiers, en salle de cinéma, etc.
Pareillement, à la mosquée, s’est installé un atelier de vannerie et sparterie ;
le mufti vient aussi y diriger la prière deux fois par mois.
Dans les pavillons, beaucoup de malades (ceux qui ne bénéficient pas de
l’ergothérapie) n’ont pas le choix ; ils sont déversés dans la cour après le
petit déjeuner ; il n’y a pas de salle de jour. Peu de possibilités pour le
malade de s’asseoir, sinon par terre, et le soleil d’Algérie est très dur en
été…
Les effectifs du personnel des services économiques ont dû être
considérablement augmentés. À la cuisine : trente employés ; électricité,
huit ; lingerie, vingt-six ; peinture, dix-neuf ; maçonnerie, dix-neuf ;
buanderie, vingt. Ce qui permet évidemment à l’hôpital d’assurer son
entretien sans aide extérieure. Dans les bureaux, mêmes chiffres élevés :
vingt-six employés. Entre services économiques et administratifs, on trouve
plus de deux cent quatre-vingts employés.
Par contre, les installations des services généraux n’ont pas subi une
extension parallèle : les installations électriques surchargées connaissent des
pannes fréquentes d’autant plus regrettables que le chauffage des pavillons
se fait aussi à l’électricité. L’adduction d’eau insuffisante ne permet la
distribution que trois heures par jour en été malgré les inconvénients graves
qui résultent de cette situation dans les services, spécialement de gâteux.
Cependant, l’équipement médical est très satisfaisant. Toutes les
demandes sont assez rapidement satisfaites et la commission de surveillance
n’a pratiquement jamais discuté une dépense d’intérêt médical. Le
personnel médical est relativement important. Nous arrivons presque aux
chiffres officiels : un pour quinze dans les pavillons calmes, un pour dix
dans les pavillons d’admission ou d’agités (le nombre des agents médicaux
s’élève actuellement à 820). Enfin, depuis cette année, existe une école
d’infirmiers. Cent vingt agents suivent les cours et en décembre aura lieu
l’examen de passage.
Le recrutement s’étant fait dans des conditions quelquefois assez
exceptionnelles, il arrive hélas souvent que trop d’agents soient illettrés ou
sachent seulement écrire leur nom. Heureusement, ce n’est pas la bonne
volonté qui manque, comme on dit, chaque fois qu’on a demandé au
personnel un effort supplémentaire c’est avec une parfaite spontanéité qu’il
a répondu à notre appel. Petit à petit, même les plus déshérités au point de
vue intellectuel arrivent à être d’un précieux secours dans un service où il y
a tant à faire.
Mais il fallait tout de même essayer de réglementer le recrutement. Aussi
actuellement exige-t-on le certificat d’études ou la réussite à un examen
équivalent. Ces mesures ont pu être adoptées très rapidement, car sur le
plan local l’équipe médico-administrative prend de plus en plus conscience
de l’importance des problèmes collectifs. Aussi les conditions de vie du
malade s’améliorent-elles progressivement.
C’est grâce à cette collaboration qu’il a été possible de réaliser certaines
choses. On a vu ainsi naître un journal hebdomadaire dont l’imprimerie a
été offerte par l’administration. N’ayant pas de salle des fêtes, nous sommes
obligés de donner nos soirées récréatives dans les pavillons et les
électriciens, les menuisiers sont mis à la disposition des malades pour
organiser la scène, l’éclairage, le micro, etc. De même, à l’occasion des
grandes fêtes qui rythment la religion musulmane, des mets traditionnels
sont servis aux malades. Davantage qu’une contribution matérielle, les
services administratifs et économiques apportent un grand intérêt aux
manifestations sociales et collectives qu’organisent les malades et c’est
directeur et médecins qui ont inauguré le café maure.
Évidemment, il sera difficile de continuer si l’on ne se décide pas à
construire la salle des fêtes qui est réclamée depuis quinze ans par les
différents médecins qui se sont succédé ici. Les séances de cinéma
hebdomadaires se déroulent à la chapelle, dont le caractère et l’acoustique
se prêtent mal à de telles manifestations. Enfin, des excursions
hebdomadaires par autocar au bord de la mer ont pu récemment être
organisées.
Les sorties
Le problème des sorties est particulièrement grave en ce qui concerne
surtout les malades musulmans. Ce problème, déjà rendu difficile par
l’existence de certaines réalités d’ordre géographique, devient d’une
complexité insurmontable en l’absence de toute politique d’hygiène et
d’assistance mentales. D’année en année, pour une population hospitalière
qui ne cesse d’augmenter par adjonction de nouveaux lits, le nombre des
sorties diminue ou s’installe en palier. Pour reprendre les termes du rapport
de 1951, l’hôpital s’achemine lentement mais sûrement vers une asphyxie
totale.
Les causes de cet état de fait sont multiples : 1) les malades issus des
services [de] première ligne sont soigneusement sélectionnés suivant un
barème de résistance notoire à la guérison ; pour les services de première
ligne, l’HPB5 est un hospice d’incurables ; 2) les malades mentaux
musulmans n’arrivent à l’HPB qu’après longue évolution au stade du
scandale et du danger public ; 3) les musulmans ont de la réticence à faire
soigner leur femme à l’hôpital.
Si tous ces facteurs retentissent douloureusement sur les possibilités
thérapeutiques, d’autres viennent entraver la bonne marche de la sortie
quand elle est possible.
1) Le statut de la femme musulmane qui permet au mari le remariage
instantané est une source de difficultés insurmontables. Après répudiation,
des femmes guéries restent plusieurs mois à l’hôpital avant de pouvoir
réintégrer un foyer familial, qu’en l’absence de tous renseignements précis
il faut rechercher sans l’aide possible d’aucun service médico-social.
2) Les sorties en milieu étranger sont presque toutes vouées à l’échec.
Outre qu’elles sont pratiquement impossibles en milieu musulman, elles
sont tellement redoutables en milieu européen qu’il vaut mieux ne pas les
envisager.
3) Les contacts avec les familles éloignées de plusieurs centaines de
kilomètres sont difficiles ; ils se font par l’intermédiaire d’administrateurs
ou de commissaires en l’absence de toute polarisation médicale ou
paramédicale.
4) Les placements en hospice de vieillards, de débiles ou d’épileptiques
stabilisés sont difficiles à obtenir et souvent voués à l’échec. En Algérie, la
maladie mentale est doublée de son ancien aspect traditionnel sacré6.
5) Chez les musulmans, la sortie d’essai est un leurre devant
l’impossibilité, faute d’un organisme d’hygiène mentale, de suivre les
progrès de la réadaptation sociale et de la diriger. Même dirigée par le
médecin, la sortie d’essai est souvent irréalisable en raison de l’éloignement
des parents responsables qui se trouvent dans l’impossibilité matérielle de
venir retirer leur malade.
6) Ces difficultés sont multipliées par deux ou trois pour les malades
venant des départements d’Oran et de Constantine. Il n’y a pas de chemins
de retour pour [un] malade guéri vers le service qui l’a admis, et qui serait
mieux placé, géographiquement parlant, pour résoudre tous les problèmes
de la sortie.
En 1940, déjà, le professeur Sutter, dans un rapport à M. le préfet
Gaubert, demandait à la haute administration : 1) des dispensaires de
prophylaxie mentale et de postcure ; 2) un service social annexé à l’HPB ;
3) l’affectation d’une assistante sociale ; 4) une société de patronage, pour
venir en aide aux malades sortants ou sortis. Il a fallu attendre 1954 pour
voir apparaître un début de réalisation.
Conclusions
Cette étude montre que nous ne pouvons nous déclarer satisfaits des
conditions locales de pratique psychiatrique qui nous sont offertes – et
encore moins de l’organisation actuelle de l’assistance mentale dans les
trois départements algériens.
Sur le plan local, nous espérons que l’administration voudra bien tenir
compte de nos doléances régulièrement exprimées depuis plus de dix
années et qu’elle mesurera davantage l’importance de l’HP dans
l’équipement hospitalier général. Nous souhaitons voir compléter notre
équipement, réduire l’encombrement et redonner ainsi à l’établissement son
efficacité thérapeutique. Sur le plan général, il faut hâter la création des
dispensaires d’hygiène mentale et des organismes de postcure.
Il faut surtout que des hôpitaux psychiatriques de capacité suffisante et de
conception rationnelle soient mis en construction à Oran et Constantine. De
toute évidence, la clef du problème est là et les médecins le répètent depuis
longtemps. Ils n’ignorent pas, certes, les difficultés et les résistances de
toutes sortes et particulièrement d’ordre local que rencontre souvent
l’administration, mais il semble que la situation soit devenue trop grave
pour qu’on puisse se contenter désormais de solutions lointaines ou
parcellaires.
Notes
1. L’Information psychiatrique, vol. 31 (4e série), no 1, janvier 1955, p. 11-18.
2. [9 septembre 1954. Selon les sources d’époque, 1 500 morts, 1 200 blessés et 60 000 sans-abri.
Jacques Ladsous, alors directeur de la communauté d’enfants Ceméa (établissement de la Croix-
Rouge) de Chréa, située à 1 800 m d’altitude au-dessus de Blida, décrit ainsi l’implication de Fanon :
« Le tremblement de terre de ce qui s’appelait alors Orléansville multiplia par trois le nombre de mes
pensionnaires (120 × 3). Soigner la souffrance, ne pas laisser souffrir ceux qui nous étaient confiés
fut évidemment notre premier souci. Tandis que Frantz Fanon aidait notre équipe à comprendre les
traumatismes subis par les enfants, nous l’aidions à transformer l’asile, en épaulant ses efforts pour la
construction et la mise en place du terrain de football » (Jacques LADSOUS, « Fanon : du soin à
l’affranchissement », Vie sociale et traitements, no 89, 2006, p. 25-29). Il nous a confirmé
l’engagement constant de Fanon dans la formation des infirmiers et des éducateurs de la communauté
d’enfants de Chréa au soin des traumatismes, et leurs contacts réguliers durant toute la période de
Blida (conversation du 10 janvier 2015).]
3. [PO : placement d’office, c’est-à-dire ordonné par un médecin dans des cas de trouble à l’ordre
public ou mise en danger du malade ; PV : placement volontaire, c’est-à-dire demandé le plus
souvent par la famille ou l’entourage ; PVG : placement volontaire gratuit.]
4. [Les guillemets indiquent les doutes formulés par Fanon et bien d’autres psychiatres de la
période, tel Paumelle, sur la pertinence de la notion d’agitation comme condition psychiatrique. Voir
ci-après l’article de Fanon et Asselah sur le « phénomène de l’agitation en milieu psychiatrique »,
p. 369 et notre introduction p. 164.]
5. [Hôpital psychiatrique de Blida-Joinville.]
6. [Voir ici les articles de Fanon écrits avec Azoulay et Sanchez, p. 325 et p. 356.]
Considérations
ethnopsychiatriques
Notes
1. Consciences maghribines, no 5, été 1955. [Ce texte a été publié dans un petit dossier de cette
revue intitulé « Aperçus sur le racisme : un fait divers… un article médical », précédé d’un
« chapeau » non signé (que nous reproduisons en italiques), mais très certainement d’André
Mandouze, le directeur de la revue alors publiée à Alger. Le premier texte est de Claude Dennery,
ami de Mandouze, avocat progressiste membre du Mouvement national judiciaire (qui regroupe
d’anciens résistants). Le second texte n’est pas signé, mais il a été attribué à Fanon par Pierre Chaulet
et par Alice Cherki. L’introduction de Mandouze, qui reflète clairement les préoccupations de Fanon,
le confirme.]
2. John Colin CAROTHERS, Psychologie normale et pathologique de l’Africain, études
ethnopsychiatriques, Masson & Cie. [Organisation mondiale de la santé, Genève, 1954. Cet ouvrage
est disponible sur le site web de l’OMS : <ur1.ca/mn8nq>. Alors directeur de l’hôpital de Nairobi, le
Sud-Africain John Colin Carothers (1903-1989) a été qualifié par le psychiatre français Bernard
Doray de « pseudo-psychiatre auteur de théories racistes extravagantes » (voir son portrait détaillé :
Bernard DORAY, « De quoi Fanon est-il le contraire ? », Frantz Fanon International, 25 janvier
2012, <ur1.ca/mn8xq>).]
3. [Antoine POROT, « Notes de psychiatrie musulmane »], Annales médico-psychologiques,
mai 1918 [no 74, p. 377-384].
4. C’est-à-dire hystériques.
5. [Antoine POROT et Come ARRII, « L’impulsivité criminelle chez l’indigène algérien. Ses
facteurs »], Annales médico-psychologiques, décembre 1932 [no 90, p. 588-611].
6. [Henri BARUK, « L’hystérie et les fonctions psychomotrices. Étude psycho-physiologique », in
Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de langue
française (Bruxelles, 1935), Masson, Paris, 1935.]
7. [Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de
langue française (Bruxelles, 1935), ibid., p. 264.]
8. [Antoine POROT et Jean SUTTER], « Le “primitivisme” des indigènes nord-africains. Ses
incidences en pathologie mentale » [Sud médical et chirurgical, 15 avril 1939, Imprimerie
marseillaise, Marseille, p. 11-12].
9. Algérie médicale, mars 1938, p. 135 sq.
10. John Colin CAROTHERS, Psychologie normale et pathologique de l’Africain, études
ethnopsychiatriques, op. cit.
11. Ibid., p. 176.
12. Ibid., p. 178.
Conduites d’aveu
en Afrique du Nord (1)
Notes
1. Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de
langue française (53e session, Nice, 5-11 septembre 1955), Masson, Paris, 1955, p. 657-660. [Le
fonds Fanon de l’IMEC contient un tapuscrit de cinq pages (FNN 1.15) « contenant le résumé de la
communication de Fanon » à ce congrès, mais de fait sensiblement différent de la version publiée.
Nous le reproduisons donc à la suite de ce texte. Le lecteur y trouvera des considérations
philosophiques formant le soubassement de la pensée de Fanon sur le sujet.Au congrès de 1955, les
sessions consacrées à la médecine légale avaient pour thème l’aveu. Les actes publiés, qui
contiennent nombre de textes théoriques importants sur le sujet, ont fait date. Dans ces deux textes,
Fanon affirme fortement la nécessité de prendre en compte le « vécu de l’acte […] autrement dit les
faits vus par l’inculpé », pour déterminer la responsabilité pénale. Les valeurs ou attitudes mentales
qui forment l’horizon de l’acte, au-delà de ses causes immédiates, déterminent donc le sens du
processus judiciaire et pénal, son « dénouement », pensé par Fanon au sens théâtral. Mais ces valeurs
sont déterminées par la culture. L’ignorer a conduit la psychiatrie coloniale à hypostasier une
différence culturelle en une différence biologique, une incapacité « raciale » à assumer une
responsabilité. Fanon attaque donc ici – sous l’angle inattendu d’une réflexion sur la notion d’aveu en
médecine légale – l’école psychiatrique d’Alger, qui voyait dans le « primitivisme » la source de
troubles psychiatriques affectant l’action autant que la cognition et donc, dans certains cas, la
conscience de responsabilité. Ce texte est à rapprocher d’un autre article critique de
l’ethnopsychiatrie coloniale publié également en 1955 (« Considérations ethnopsychiatriques »,
loc. cit. ; voir supra, p. 342).]
2. [Hugo, assassin sur ordre de son parti prolétarien d’un dirigeant favorable à un accord avec les
partis libéraux bourgeois, est lui-même condamné à mort lorsque Moscou change de ligne et prône
un tel accord. Il est possible que Fanon, grand amateur de théâtre, ait vu Les Mains sales au Théâtre
des Célestins de Lyon, qui présenta la pièce durant les saisons 1948-1949 et 1950-1951. Voir ici,
supra, p. 16, note 1, et p. 51.]
Conduites d’aveu
en Afrique du Nord (2)
Notes
1. Revue pratique de psychologie de la vie sociale et d’hygiène mentale, no 1, 1956, p. 24-27.
2. Nous avons en mémoire le cas d’un épileptique dont les mouvements d’humeur accompagnés de
remarques désobligeantes envers le personnel de son pavillon avaient « poussé » les infirmiers à se
plaindre au médecin-chef, allant jusqu’à [lui] demander de « serrer la vis » au malade qui abusait de
la gentillesse de chacun. Nous pensons à certains articles de journaux qui parlent de « folie
sanguinaire », de fous meurtriers qui sont de véritables « bêtes immondes » et qui arrivent souvent à
tirer profit de la « crédulité » des experts mentaux.
3. [Dans une telle perspective, l’idée de chronicité n’a donc pas de sens. Elle est devenue
d’ailleurs, au moment où Fanon rédige cet article, l’une des cibles des mouvements de réforme
psychiatrique, ce dont il était bien informé depuis son séjour à Saint-Alban.]
4. [Harmonieuse lorsqu’on la compare aux deux conflits dominant la psychiatrie occidentale, entre
psychogénèse et organogénèse, et entre attitudes morales et attitudes thérapeutique vis-à-vis du
patient. Sérendipité de Fanon, mais non pragmatisme au sens propre : cette harmonie doit inspirer
une réflexion sur l’organisation des structures de soin, mais elle ne constitue pas une compréhension
vraie de la maladie, comme le souligne la fin de l’article.]
5. [Par des structures psychothérapeutiques plutôt qu’asilaires, est-il ainsi suggéré. Pour Fanon, la
folie n’est pas seulement le produit d’une structure sociale déterminée, puisqu’elle se produit partout.
Mais les attitudes sociales à son égard varient en fonction des structures culturelles et permettent plus
ou moins aisément son traitement.]
6. [Fanon se démarque ainsi encore une fois de Jacques Lacan, mais aussi de Paul Balvet, dont il
citait dans sa thèse – avec une certaine distance déjà – l’important article sur « La valeur humaine de
la folie » (Esprit, no 137, septembre 1947). C’est donc paradoxalement par une analyse des rapports
populaires traditionnels à la folie qu’il se détache de toute sacralisation moderne du fou.]
7. Émile DERMENGHEM, Vie des saints musulmans, Baconnier, Alger [1943], p. 283 sq. ;
[Edmond] DOUTTÉ, Les Marabouts. Notes sur l’islam maghribin, [Ernest] Leroux, Paris, 1900,
p. 77.
8. [Dans l’édition originale, cette dernière phrase est encadrée.]
Le TAT chez les femmes
musulmanes, sociologie
de la perception
et de l’imagination
Notes
1. Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de
langue française (54e session, Bordeaux, 30 août-4 septembre 1956), Masson, Paris, 1956, p. 364-
368. [Dans ce texte, ce sont les tests psychologiques standardisés – qui font partie désormais de
l’arsenal de la psychiatrie mondiale – qui révèlent a contrario, par leurs échecs, que perception et
imagination doivent faire l’objet d’une sociologie. Autre corroboration de la nouvelle perspective
ethnopsychiatrique que défend Fanon.]
2. [Le thematic apperception test (TAT) est un « test de projection de la personnalité » utilisé par
les psychologues et les psychiatres pour le diagnostic des altérations de la personnalité, en général en
association avec le test de Rorschach. Il s’agit d’interpréter des images ambiguës ; mais, à la
différence du Rorschach, on demande au patient d’interpréter des planches standardisées figuratives
(Fanon en possédait un jeu), représentant diverses situations sociales. Cela posait évidemment la
question de la détermination culturelle du contenu et des connotations des images.]
3. Alfredo GUERA, « Le TAT comme modèle des méthodes projectives », in Congrès
international de psychiatrie, Psychiatrie clinique, Hermann Éditeurs, Paris, 1950, p. 56 sq.
4. OMBREDANE, Exploration de la mentalité des Noirs congolais au moyen d’une épreuve
projective. Le Congo TAT. [L’Exploration de la mentalité des Noirs congolais au moyen d’une
épreuve projective : le Congo TAT, par le docteur André Ombredane, professeur à l’Université libre
de Bruxelles, membre de l’Institut royal colonial belge, mémoire de l’Institut royal colonial belge,
Bruxelles, 1954. L’exemplaire de l’hôpital psychiatrique de Blida se trouve dans la bibliothèque de
Fanon.]
5. [Dans son intéressant article « The critical impact of Frantz Fanon and Henri Collomb : race,
gender and personality testing of North and West Africans » (Journal of the History of the Behavioral
Sciences, vol. 41, no 3, 2005, p. 225-248), Alice Bullard compare le travail de Fanon et Geronimi
avec celui du psychiatre Henri Collomb (1913-1979), qui fit une communication au même congrès
sur l’adaptation du TAT en Afrique occidentale. Elle les inscrit dans le contexte d’une réflexion plus
large sur l’histoire des tests psychologiques en milieu colonial.]
6. Du point de vue ethnique, on trouve trois Kabyles et neuf Arabes. L’âge moyen est de vingt-
trois ans. Le milieu rural est prédominant. Aucune malade ne sait lire.
7. [Richard H. DANA, A Manual for Objective TAT Scoring, Saint Louis State Hospital, 1956.
Dana définit la catégorie d’organisation perceptive (perceptual organization) dans le système du TAT
comme reflétant la « capacité du sujet à suivre les directions standard pour “raconter une histoire” »
sur présentation des planches du test. Ici encore, il s’agit de mesurer la capacité cognitive à produire
le sens d’une situation en fonction de paramètres culturels.]
8. [Il faut donc dénaturaliser ce qui semblait une évidence, c’est-à-dire le rapporter à une culture
déterminée.]
9. [On retrouve cette métaphore physique d’une sorte de crampe culturelle dans les livres de Fanon
chaque fois qu’il analyse le rapport colonial à la culture et ses effets réels.]
10. [La critique du constitutionnalisme colonialiste de Porot est répétée ici mais, comme dans les
textes sur les djinns, les rationalisations locales doivent elles aussi être dépassées par une perspective
scientifique. Il n’y a cependant pas lieu de parler d’un mouvement dialectique, car s’il y a une
certaine pratique de l’hygiène mentale à conserver dans les conceptions locales, il n’y a rien à
conserver de l’essentialisme de l’école d’Alger, qui ne faisait qu’hypostasier en le nommant ce
qu’elle ne pouvait ou voulait expliquer, erreur capitale de méthode. Voir ici, supra, p. 143.]
11. [Cet article est donc un autre exemple du souci constant de Fanon d’identifier les conditions de
l’activité créatrice de sens d’une conscience constituant un monde, ainsi que ce qui y fait obstacle. Sa
bibliothèque contient un exemplaire usé et marqué tout du long de L’Imaginaire de Sartre.
L’expression « sur fond de monde » dans la phrase suivante y est marquée en marge : « Tout
imaginaire paraît “sur fond de monde”, mais réciproquement, toute appréhension du réel comme
monde implique un dépassement caché vers l’imaginaire » (Gallimard, Paris, 1940, p. 238).]
12. [Ce genre de test d’interprétation n’a donc de sens qu’au sein d’un cadre culturel qui n’est
qu’en apparence universel, ce que paradoxalement la planche blanche va révéler. Charles Geronimi
rapporte ainsi ses souvenirs des travaux avec Fanon sur le TAT : « D’autres travaux seront entrepris :
élaboration d’un test de projection, le TAT (Thematic aperception test, test dans lequel le sujet est
prié de raconter une histoire à partir d’une image qu’on lui présente), adapté à la société algérienne,
une étude préliminaire ayant démontré que les planches classiques étaient inopérantes en milieu
algérien. Des photos avaient été faites dans cette perspective, mais la réalisation du test, son
échantillonnage, etc., remis une fois encore après l’indépendance. Nous pouvons cependant affirmer
que Fanon était très attaché à cette réalisation » (Charles GERONIMI, Fanon à Blida, op. cit.).]
Lettre au ministre résident
Monsieur le ministre,
Sur ma demande et par arrêté en date du 22 octobre 1953, M. le ministre
de la Santé publique et de la Population a bien voulu me mettre à la
disposition de M. le gouverneur général de l’Algérie pour être affecté à un
hôpital psychiatrique de l’Algérie. Installé à l’hôpital psychiatrique de
Blida-Joinville le 23 novembre 1953, j’y exerce depuis cette date les
fonctions de médecin-chef de service.
Bien que les conditions objectives de la pratique psychiatrique en Algérie
fussent déjà un défi au bon sens, il m’était apparu que des efforts devraient
être entrepris pour rendre moins vicieux un système dont les bases
doctrinales s’opposaient quotidiennement à une perspective humaine
authentique.
Pendant près de trois ans, je me suis mis totalement au service de ce pays
et des hommes qui l’habitent. Je n’ai ménagé ni mes efforts ni mon
enthousiasme. Pas un morceau de mon action qui n’ait exigé comme
horizon l’émergence unanimement souhaitée d’un monde valable.
Mais que sont l’enthousiasme et le souci de l’homme si journellement la
réalité est tissée de mensonges, de lâchetés, du mépris de l’homme ? Que
sont les intentions si leur incarnation est rendue impossible par l’indigence
du cœur, la stérilité de l’esprit, la haine des autochtones de ce pays ? La
folie est l’un des moyens qu’a l’homme de perdre sa liberté. Et je puis dire
que, placé à cette intersection, j’ai mesuré avec effroi l’ampleur de
l’aliénation des habitants de ce pays.
Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à
l’homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois
d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de
dépersonnalisation absolue.
Le statut de l’Algérie ? Une déshumanisation systématique. Or le pari
absurde était de vouloir coûte que coûte faire exister quelques valeurs alors
que le non-droit, l’inégalité, le meurtre multiquotidien de l’homme étaient
érigés en principes législatifs. La structure sociale existant en Algérie
s’opposait à toute tentative de remettre l’individu à sa place.
M. le ministre, il arrive un moment où la ténacité devient persévération
morbide. L’espoir n’est plus alors la porte ouverte sur l’avenir, mais le
maintien illogique d’une attitude subjective en rupture organisée avec le
réel.
M. le ministre, les événements actuels qui ensanglantent l’Algérie ne
constituent pas aux yeux de l’observateur un scandale. Ce n’est ni un
accident ni une panne du mécanisme. Les événements d’Algérie sont la
conséquence logique d’une tentative avortée de décérébraliser un peuple.
Il n’était point exigé d’être psychologue pour deviner sous la bonhomie
apparente de l’Algérien, derrière son humilité dépouillée, une exigence
fondamentale de dignité. Et rien ne sert, à l’occasion de manifestations non
simplifiables, de faire appel à un quelconque civisme.
La fonction d’une structure sociale est de mettre en place des institutions
traversées par le souci de l’homme. Une société qui accule ses membres à
des solutions de désespoir est une société non viable, une société à
remplacer. Le devoir du citoyen est de le dire. Aucune morale
professionnelle, aucune solidarité de classe, aucun désir de laver le linge en
famille ne prévalent ici. Nulle mystification pseudo-nationale ne trouve
grâce devant l’exigence de la pensée.
M. le ministre, la décision de sanctionner les grévistes du 5 juillet 1956
est une mesure qui, littéralement, me paraît irrationnelle. Ou les grévistes
ont été terrorisés dans leur chair et celle de leur famille, alors il fallait
comprendre leur attitude, la juger normale, compte tenu de l’atmosphère.
Ou leur abstention traduisait un courant d’opinion unanime, une conviction
inébranlable, alors toute attitude sanctionniste était superflue, gratuite,
inopérante.
Je dois à la vérité de dire que la peur ne m’a pas paru être le trait
dominant des grévistes. Bien plutôt, il y avait le vœu inéluctable de susciter
dans le calme et le silence une ère nouvelle toute de paix et de dignité.
Le travailleur dans la cité doit collaborer à la manifestation sociale. Mais
il faut qu’il soit convaincu de l’excellence de cette société vécue. Il arrive
un moment où le silence devient mensonge. Les intentions maîtresses de
l’existence personnelle s’accommodent mal des atteintes permanentes aux
valeurs les plus banales.
Depuis de longs mois, ma conscience est le siège de débats
impardonnables. Et leur conclusion est la volonté de ne pas désespérer de
l’homme, c’est-à-dire de moi-même. Ma décision est de ne pas assurer une
responsabilité coûte que coûte, sous le fallacieux prétexte qu’il n’y a rien
d’autre à faire.
Pour toutes ces raisons, j’ai l’honneur, M. le ministre, de vous demander
de bien vouloir accepter ma démission et de mettre fin à ma mission en
Algérie, avec l’assurance de ma considération distinguée.
Notes
1. Cette lettre a été reproduite dans Pour la révolution africaine, recueil posthume de textes de
Fanon publiés par François Maspero en 1964 (Œuvres, p. 733). Envoyée par Fanon à Robert Lacoste
en décembre 1956 – ce qui lui vaudra son expulsion d’Algérie en janvier –, cette lettre semble avoir
été rédigée dans sa première version dès l’été 1956, comme le laissent supposer la formulation
« Pendant près de trois ans » et l’allusion détaillée à la répression des grévistes du 5 juillet 1956
(travailleurs et commerçants algériens ayant répondu à l’appel à la grève du Mouvement national
algérien) alors même que bien d’autres actes de répression plus notables encore étaient survenus
depuis lors ; ce que semble confirmer une des dernières phrases : « Depuis de longs mois, ma
conscience est le siège de débats impardonnables. »
Le phénomène
de l’agitation en milieu
psychiatrique :
considérations générales,
signification
psychopathologique
Notes
1. Maroc médical, vol. 36, no 380, janvier 1957, p. 21-24.
2. [François TOSQUELLES, « Introduction à une sémiologie de l’agitation », L’Évolution
psychiatrique, no 1, 1954. Dans ce texte, Tosquelles se distancie de la critique de la notion
d’« agitation » par Philippe Paumelle (dans un texte publié par Henri Ey dans les Entretiens
psychiatriques de 1952). Il écrit en particulier : « S’il est souvent juste de dire que l’“agitation” se
résume dans la peur du fou, celle qu’il éprouve et celle qu’il communique, il n’est pas moins vrai que
le problème de l’agitation dépasse ces positions “psychologiques”. La vérité simple est que nous
avons tous, plus ou moins, fait face à des malades agités, que nous avons eu à en saisir la sémiologie,
que nous avons constamment à instaurer une thérapeutique et un pronostic ; que cette thérapeutique
consiste bien souvent à ne pas se laisser engager aveuglement dans des conduites “mythiques” du
malade et à instaurer une thérapeutique institutionnelle où l’agitation pourra perdre son masque ; cela
n’est pas, a priori, une objection majeure à l’établissement d’une sémiologie de l’agitation. »]
3. [Sur les notions de mélodie de base et de compréhension du corps, voir la troisième section de la
première partie de la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, « La spatialité du corps
propre et la motricité » (Œuvres, Gallimard, Paris, 2010).]
4. [Il s’agit dans la sociothérapie de constituer un horizon de perception et de vie pour le malade.]
5. [Ce vocabulaire anticipe certains thèmes de l’antipsychiatrie de la décennie suivante. On y
reconnaît l’influence de Merleau-Ponty, qui écrit dans la troisième section de la première partie de la
Phénoménologie de la perception, à propos des difficultés de certains malades : « Toutes ces
opérations exigent un même pouvoir de tracer dans le monde donné des frontières, des directions,
d’établir des lignes de force, de ménager des perspectives, en un mot d’organiser le monde donné
selon les projets du moment, de construire sur l’entourage géographique un milieu de comportement,
un système de significations qui exprime au-dehors l’activité interne du sujet. Le monde n’existe plus
pour eux que comme un monde tout fait ou figé, alors que chez le normal les projets polarisent le
monde et y font paraître comme par magie mille signes qui conduisent l’action, comme les écriteaux
dans un musée conduisent le visiteur » (Œuvres, op. cit., p. 792).]
6. [La notion de « mélodie cinétique », développée par le psychiatre et psychanalyste autrichien
Paul Schilder (1886-1940), est reprise par Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception
(ibid., p. 816). L’analyse fanonienne de la rigidité introduite dans la culture et le champ d’action des
colonisés par le colonialisme, et de la violence qu’elle cause en retour, reproduit le schéma de pensée
de cette critique d’une « agitation » qui n’est perçue comme naturelle que par ignorance de la
causalité structurelle de l’institution. Il s’agit encore de révéler l’aveuglement d’une certaine pseudo-
objectivité scientifique.]
7. [Gaëtan DE CLÉRAMBAULT, « Psychoses à base d’automatisme et syndrome
d’automatisme », Annales médico-psychologiques, no 85, février 1927, p. 193-236.]
8. [Voir Jean-Paul SARTRE, L’Imaginaire, op. cit., quatrième partie, chapitre 3, « Pathologie de
l’imagination ». Pour Sartre, l’hallucination est de l’ordre de l’image et non de la perception et, à ce
titre, elle est création. Le passage suivant est marqué dans l’exemplaire de la bibliothèque de Fanon
et souligné par endroits : « [L]’objet de l’image diffère de l’objet de la perception : 1) en ce qu’il a
son espace propre, au lieu qu’il existe un espace infini commun à tous les objets perçus ; 2) en ce
qu’il se donne immédiatement pour irréel, au lieu que l’objet de la perception élève originellement,
comme dit Husserl, une prétention à la réalité (Seinsanspruch). Cette irréalité de l’objet imagé est
corrélative d’une intuition immédiate de spontanéité. La conscience a une conscience de soi non
thétique comme d’une activité créatrice. […] La question se pose donc de la façon suivante :
comment abandonnons-nous notre conscience de spontanéité, comment nous sentons-nous passifs
devant des images qu’en fait nous formons ; est-il vrai que nous conférions la réalité, c’est-à-dire une
présence de chair, à ces objets qui se donnent à une conscience saine comme absents ? » (p. 192).
Merleau-Ponty traite de l’hallucination dans des termes similaires : « L’hallucination désintègre le
réel sous nos yeux, elle lui substitue une quasi-réalité » (Phénoménologie de la perception, op. cit.,
p. 1033.]
9. [L’Étude psychiatrique no 22 de Ey, sur la mélancolie, cite aussi inexactement ces travaux :
« Mac Ferland [sic] et Goldstein, “Biochemistry of M. D.”, American Journal of Psychiatry, 1939,
vol. 96, p. 21-58) » (op. cit., p. 138, n. 1). L’Étude 25, sur les psychoses maniaco-dépressives, cite
Hoskins : « On trouvera dans les principaux ouvrages de pathologie hormonale appliquée à la
psychiatrie, la documentation indispensable. Signalons à ce sujet, le livre de R. G. Hoskins,
Psychoses and the Internal Secretions, Cyclopedie of Medecine, Édit., Piersol, Philadelphie, 1934 »
(op. cit., p. 459, n. 1). Dans les années 1930, R. A. McFarland, H. Goldstein et R. G. Hoskins avaient
publié une série d’études sur des anormalités du métabolisme (en particulier de l’utilisation des
lipides et de l’oxygène) liées aux psychoses.]
10. [La chronicité n’est donc pas un fait de nature et il y a activité de construction de sens dans
l’hallucination.]
11. [Fanon cite ici un passage de l’article « Aliénés (asiles) », in Amédée DECHAMBRE (dir.),
Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, 1865. Dans Des principes à suivre dans la
fondation et la construction des asiles d’aliénés de 1853, p. 150, Parchappe écrit : « C’est dans la
constitution matérielle de la cellule d’aliéné agité que se trouvent réunies toutes les difficultés qui se
rattachent à l’appropriation des conditions d’habitation aux besoins de l’homme en état d’aliénation
mentale. […] En aucun cas, la cellule d’agité ne peut être aujourd’hui conçue comme une habitation
permanente de jour et de nuit, d’où, pendant une durée plus ou moins longue, le malade ne doive pas
sortir. » Inspirée par la publication d’une série de textes de Parchappe par Paumelle, la référence de
Fanon et Asselah à Parchappe contre ceux qui croient en une agitation chronique et sui generis, est
rhétoriquement importante puisque Parchappe était l’un des grands organisateurs de l’institution
asilaire en France. Voir ici, supra, p. 154.]
12. [Une psychiatrie qui ne ferait qu’hypostasier ses catégories de travail en entités substantielles
se prive de comprendre et de traiter. Chaque tentative d’explication doit être spécifique à une
situation donnée, et de cette rigueur épistémologique dérive une transformation de la clinique.]
13. [Le tableau résiduel comprend les symptômes non produits par l’institution. Ey définit ainsi
l’écart organo-clinique : « Nous appelons ainsi cette marge d’indétermination, d’élasticité qui
s’interpose entre l’action directe et déficitaire des processus encéphalitiques ou plus généralement
somatiques et leur expression clinique. Cela situe notre position aux antipodes de l’explication
mécaniciste et constitue le fondement de notre organicisme essentiellement dynamiste en ce qu’il
suppose un ensemble de réactions, de mouvements évolutifs, conditionnés certes par le mécanisme
de dissolution mais qui mettent en jeu également la “dynamique” des instances psychiques
subsistantes » (Étude psychiatrique no 7, « Conception organo-dynamique », op. cit., p. 167 ; voir
aussi p. XI et p. 76-77).]
14. [Louis Le Guillant, psychiatre marxiste, l’un des fondateurs de la psychiatrie de secteur, publie
une longue « Introduction à une psychopathologie sociale » dans le numéro de L’Évolution
psychiatrique où se trouve le texte de Tosquelles sur l’agitation (1954, fascicule 1, p. 1-52, texte
d’une conférence donnée en décembre 1952). Le Guillant donne une citation de Staline sur la
dialectique dont le contenu a pu intéresser Fanon : « Contrairement à la métaphysique, la dialectique
regarde la nature non comme une accumulation accidentelle d’objets, de phénomènes détachés les
uns des autres, isolés et indépendants les uns des autres, mais comme un tout uni, cohérent, où les
objets, les phénomènes sont liés organiquement entre eux, dépendant les uns des autres, et se
conditionnant réciproquement. C’est pourquoi la méthode dialectique considère qu’aucun phénomène
de la nature ne peut être compris si on l’envisage isolément en dehors des phénomènes
environnants. » Le Guillant ajoute : « Ainsi, l’unité indissoluble de l’individu et du milieu, unité
historique bien entendu, dialectique, est la loi fondamentale, loi à laquelle le psychisme normal ou
malade, le malade tout entier lui-même ne peuvent échapper » (p. 19). La bibliothèque de Fanon
contient plusieurs exemplaires de la revue fondée et dirigée par Le Guillant, La Raison, dont l’un des
buts était d’introduire une perspective pavlovienne en psychiatrie.]
15. [Voir supra, p. 293, le dernier éditorial de Notre Journal, rejetant tout règlement disciplinaire.]
16. [Ambiguïté de l’organique et du psychique, d’une conscience aliénée aussi et de ses tentatives
de libération. Finalement, dans ce texte, il s’agit de thérapie bien sûr, de comprendre la genèse de la
violence dans l’asile, mais, comme toujours chez Fanon, s’ouvre une réflexion sur l’aliénation dans
l’existence sociale. Ici encore, psychiatrie et pensée politique se développent en parallèle.]
Étude biologique
de l’action du citrate
de lithium dans les accès
maniaques
Notes
1. IMEC Fonds Fanon, tapuscrit FNN 1.5. [J. Sourdoire était le pharmacien de l’hôpital
psychiatrique de Blida. Ce texte inédit confirme l’intérêt de Fanon pour les sels de lithium et les
premières chimiothérapies en psychiatrie, intérêt souligné par Charles Geronimi et Maurice Despinoy
(voir notre introduction, supra, p. 141).]
2. René HAZARD, Jacques R. BOISSIER et Paule MOUILLE, « Action du chlorure de lithium sur
le cœur isolé de grenouille », C.R. Société de biologie, séance du 12 février 1955, p. 245-249.
3. Jacques R. BOISSIER et Paule MOUILLE, « Action du chlorure de lithium sur l’intestin isolé
de rat », C.R. Société de biologie, séance du 11 juin 1955, p. 1130-1132.
4. HAZARD, BOISSIER et MOUILLE ; BOISSIER et MOUILLE, loc. cit.
5. [Paul PASCAL, Nouveau Traité de chimie minérale, Masson, Paris, 1956.]
À propos d’un
cas de spasme de torsion
Histoire du malade
Antoine F. est né, prématuré de sept mois, le 3 septembre 1936. C’est le
septième d’une fratrie de dix enfants vivants. Un traumatisme important
qu’aurait subi la mère au niveau de la colonne lombaire serait à l’origine de
l’accouchement avant terme. Il est né bleu et a dû être réanimé ; un ictère
important semble avoir existé les premiers jours. Le troisième jour
apparaissent des convulsions. Chez le nourrisson, la mère constate dès les
premiers mois des mouvements pendulaires des yeux.
Le développement d’Antoine va progressivement attirer l’attention de
l’entourage par un retard psychomoteur grave. Il commence à marcher à
quatre ans et forme ses premiers mots à cinq ans. Une scolarisation est
tentée à sept ans, mais des torsions et des mouvements de pantin
provoquent chez ses petits camarades une ironie implacable. Au bout de
deux mois, Antoine est retiré de l’école. À cette époque, la tête animée de
mouvements toniques a tendance à se mettre en hyperextension.
À treize ans, son gros ventre proéminent, une lordose lombaire accentuée
et une incapacité progressive du bras droit attirent l’attention des parents.
À quatorze ans, les troubles s’accentuent nettement, tout déplacement
devenant extrêmement difficile. À cette époque, le FO [fond d’œil] montre
une pâleur pupillaire sans autres signes ; l’EEG est sensiblement normal.
À vingt ans, apparaît brutalement une crise épileptique de type grand mal
avec morsure de la langue et émission des urines. Un EEG pratiqué alors
montre un tracé désorganisé sans focalisation, mais avec un gros retard
électrique. Dans les mois qui suivent, on constate dans le milieu familial
des absences typiques qui nécessitent d’adjoindre aux barbituriques de
l’épidione. En septembre 1958, apparaît une deuxième crise identique à la
première. Il entre dans le service le 29 octobre 1958.
Il n’y a pas d’antécédents pathologiques importants chez les parents.
À signaler toutefois deux fausses couches avant la naissance d’Antoine, une
autre plusieurs grossesses après.
Présentation du malade
Antoine F., vingt et un ans, 1 m 48, présente le tableau caractéristique du
spasme de torsion. Sa démarche fortement et grotesquement contorsionnée
rappelle celle d’un Laocoon, celle d’un « clown macabre », selon
l’expression maintenant classique de [August] Wimmer. Le polygone de
sustentation anormalement élargi, le pied attaque le sol par la plante
principalement à gauche. Au niveau des membres inférieurs, il existe une
hypertonie permanente des muscles extenseurs de la cuisse et de la jambe.
Le bassin est fortement déjeté en arrière, son détroit supérieur regarde en
avant et en bas par rotation autour de l’axe bicotiloïdien, le coccyx
remontant en arrière. Cette bascule du bassin creuse les reins, rejette le
ventre en avant, exagérant au maximum la lordose à concavité postérieure.
Il n’y a pas d’hypotonie des muscles antérieurs de l’abdomen, par contre,
il existe au niveau des muscles antigravidiques une hypotonie constante,
renforcée spasmodiquement, ce qui accentue d’autant plus cette lordose. La
tête est littéralement déjetée à gauche et en arrière, l’occiput semblant aller
à la rencontre du bassin. Au cours de la marche, le bras droit animé de
mouvements toniques forme balancier tandis que le bras gauche reste collé
le long du corps. Des spasmes anarchiques, intempestifs, intéressant la tête,
le tronc et le bras droit déterminent une démarche contorsionnée,
onduleuse, maniérée, burlesque, cahotée à la manière d’un pantin
désarticulé.
Chez Antoine, comme dans la plupart des cas de spasmes de torsion
décrits, il semble exister un rapport inverse entre l’importance de l’effort
musculaire exigé et les mouvements incoordonnés. C’est ainsi que le
spasme de torsion proprement dit diminue considérablement d’intensité dès
lors que l’organisme dans sa totalité se trouve engagé dans une tâche
importante, telle que le port d’un objet lourd ou la course à vive allure.
La station debout est instable. Il existe une véritable torsion du tronc à
concavité gauche avec lordose. La tête fixée en hyperextension, déviée
latéralement à gauche est secouée de spasmes. Aussi Antoine recherche-t-il
des positions privilégiées qui limitent l’amplitude de ces mouvements, le
plus souvent il s’accote au mur. Dans cette position, il y a certes une limite
du spasme céphalique, mais non son abolition. Le mur, véritable soutien
actif, est martelé par la face postérieure du crâne. Cette pression
spasmodique de la tête contre le mur expliquerait les altérations du cuir
chevelu de notre malade et l’exostose de la table externe de l’occipital.
En décubitus dorsal, les troubles sont au minimum, l’attitude paraît
normale, mais il s’en faut que ce soit une attitude de repos réel. On note une
résolution musculaire à la limite du normal sans aucun trouble tonique : ni
hypertonie extrapyramidale ni hypotonie. Tout au plus pourrait-on noter
l’attitude privilégiée de la tête latéro-déviée à gauche et légèrement en
avant, le tronc incurvé à gauche. Spontanément, les extrémités ne sont
animées d’aucun mouvement involontaire ; pourtant, de temps en temps,
quelques mouvements des mains et des doigts surviennent qui évoquent des
mouvements subathétosiques.
De plus, à la moindre incitation, sans aura, vont apparaître des spasmes
qui se suivent en avalanche. Dans ce cas, l’hypertonie des muscles du cou
s’exagère lentement, puissamment, puis le tronc s’incurve à concavité
gauche, les membres supérieurs se mettent en hyperextension, la main
fléchie sur l’avant-bras, les doigts sur la paume. L’onde tonique gagne
ensuite les membres inférieurs. L’hypertonie est d’emblée maxima, mais
n’atteint jamais les muscles de la face. Cette crise tonique dure de trente
secondes à une minute et disparaît sans manifestations cloniques et sans
atteinte de la conscience. D’une manière générale, les spasmes ne sont
influencés ni par la flexion forcée de la tête ni par l’occlusion des yeux.
La position assise est rendue possible si on maintient fortement Antoine
par la face postérieure de la tête. Si ce soutien diminue, le tronc s’incurve
progressivement et à partir d’un certain angle, un grand spasme apparaît qui
va rejeter le sujet brutalement et invinciblement en arrière. Les spasmes
s’accentuent avec l’émotion, la fatigue, et disparaissent au cours du
sommeil et sous narcose, comme nous avons pu le constater.
Paradoxalement, ce grand désordre moteur évolue sans signes
neurologiques. Les signes pyramidaux sont absents, le faisceau pyramidal
est intact, les réflexes tendineux sont normaux, il n’y a pas de clonus, pas de
signe de Babinski. Les réflexes cutanés sont présents. Les sensibilités à tous
les modes sont indemnes.
L’étude du tonus musculaire est rendue difficile du fait de l’existence
d’ondes de contracture spasmodiques. Néanmoins, il ne semble pas exister
d’hypertonie durable. Il n’y a pas de fibrillations, l’allongement ou le
raccourcissement des membres ne fait pas apparaître d’hypertonie, il n’y a
pas de réflexe myotatique. Les paires crâniennes sont indemnes. La parole
est troublée, embarrassée, explosive, spasmodique, grimaçante. La
trophicité musculaire n’est pas altérée, la force musculaire est intacte et
nous pouvons même constater qu’Antoine F. a une musculature très
développée.
Il n’y a pas de troubles viscéraux, le foie, la rate ne sont pas palpables,
les bruits du cœur sont normaux, le pouls est à 70, la TA [tension artérielle]
à 12/8. Il n’y a pas de troubles pigmentaires, la pilosité est normale, les
caractères sexuels secondaires également. Il nous faut signaler une
hyperhydrose importante prédominant aux membres supérieurs sans autres
troubles végétatifs.
L’examen mental
Il existe une arriération mentale, avec un certain degré de puérilisme. Il
n’y a pas eu de scolarisation. Le QI est à six-sept ans. La compréhension
des mots et des gestes est bonne. L’affectivité n’est pas touchée, il existe
plutôt un état de subangoisse chaque fois qu’Antoine se trouve seul, quand
par exemple il attend son frère à l’heure de quitter le CNPJ.
Il n’y a pas de troubles mnésiques. L’humeur, sans être joviale, reste de
tonalité généralement gaie. Les praxies sont intactes ; il n’y a pas
d’agnosies visuelles ou tactiles.
En résumé
Il s’agit d’un prématuré de sept mois ayant eu au cours des premiers jours
de la vie des convulsions et un ictère. Il est manifestement retardé sur le
plan psychomoteur, et le spasme de torsion apparaît dès l’âge de six-sept
ans. Trois crises d’épilepsie de type grand mal depuis 1956.
Nous vous présentons ce malade pour plusieurs raisons. D’abord parce
que les cas de spasme de torsion sont rares. En 1936, Zador n’en
dénombrait que soixante-cinq dans la littérature2 ; également parce que le
spasme de torsion a fait l’objet de nombreuses discussions pathogéniques
qui sont encore éclairées par le dernier congrès international de neurologie
qui s’est tenu en 1957 à Bruxelles ; enfin parce que les thérapeutiques
proposées ont été bouleversées par les apports de la neurochirurgie.
C’est en 1908 que Schwalbe décrivit le premier cas de spasme de
torsion3. Ziehen l’année suivante4 et surtout Oppenheim en 19115
précisèrent la physionomie générale de ce syndrome. Ces auteurs faisaient
du spasme de torsion une maladie familiale cryptogénétique survenant chez
les sujets juifs, polonais ou russes. Depuis, les différents auteurs vont se
classer en unicistes et autonomistes.
Unicistes. Thévenard fait du spasme de torsion un simple cas particulier
des dystonies d’attitude. Pour Thévenard, en effet, les dystonies d’attitude
grouperaient les « troubles moteurs non paralytiques et de nature
dystonique qui ont pour caractère commun d’intéresser électivement les
muscles antigravidiques, de prendre leur développement maximum dans la
station debout et de disparaître dans le décubitus ». Ainsi, à côté des
dystonies d’attitude unilatérales, il y aurait des dystonies d’attitude
généralisées à plicature en arrière qui seraient les spasmes de torsion.
Pour Froment, la chute en arrière dans la station debout serait due surtout
à une insuffisance d’action des fléchisseurs du tronc et du bassin sur la
cuisse. Également uniciste, Hall a voulu classer le spasme de torsion dans
les dégénérescences hépato-lenticulaires. Enfin, il faut signaler l’opinion de
Marchand et Ajuriaguerra, qui intègrent le spasme de torsion dans les
épilepsies toniques.
Autonomistes. À côté de cette tendance, d’autres auteurs pensent que le
spasme de torsion est un syndrome propre, une entité clinique
individualisée dans le groupe des maladies du système extrapyramidal.
Diagnostic différentiel
Nous n’insisterons pas sur le diagnostic qui se pose avec certaines formes
de la maladie de Wilson, de la pseudo-sclérose de Westphall-Strumpfell, ni
avec certaines variétés de syndrome parkinsonien. L’athétose pure présente
avec le spasme de torsion des points de ressemblance, Jakob, d’ailleurs, a
tendance à faire entrer le spasme de torsion dans le tableau symptomatique
de l’athétose.
Par contre, la rigidité de décérébration peut se présenter comme un
spasme de torsion : cas publiés d’encéphalopathies, de certaines tumeurs
cérébrales d’hydrocéphalies. Mais pour affirmer une rigidité de
décérébration chez l’homme, il faut la constatation : de réflexes
myotatiques, du réflexe de Magnus et Klein, de renforcements
proprioceptifs de l’hypertonie, ce que nous ne trouvons pas dans les
spasmes de torsion.
L’épilepsie peut coexister avec un spasme de torsion et fait poser alors le
problème des épilepsies dyskinétiques et des épilepsies toniques. Les
épilepsies dyskinétiques sont caractérisées par l’importance des
mouvements anormaux involontaires, isolés, sans rapport avec les clonies
de la crise classique. Ils surviennent d’une manière paroxystique, le plus
souvent précédés d’une aura, hallucination généralement, ce qui les sépare
des spasmes de torsion.
L’épilepsie tonique est caractérisée par une onde tonique, très importante,
rigidifiant tel ou tel segment, ou le corps tout entier en telle ou telle posture
pendant un court laps de temps. Le tonus étant normal dans la période
intercritique. Signalons également l’épilepsie partielle continue de type
Kojewnikoff ou Unverricht-Lundborg qui a pu se poser dans certains cas.
Pathogénie
Nos connaissances pathogéniques sont encore incertaines et soumises à
de fréquents remaniements comme toute la conception des systèmes
pyramidal et extrapyramidal. Nous ne ferons que citer les hypothèses de
Bino, Mourgue, Wimmer, qui envisagèrent d’abord le spasme de torsion
comme traduisant la simple hypertonie d’un groupe musculaire et celles de
Thévenard qui incriminent un trouble de la régulation du tonus. Foerster
considère le spasme de torsion comme une athétose partielle avec atteinte
prédominante du tronc. Marinesco, Jonesco font intervenir un facteur
périphérique. Pour ces auteurs la lésion des centres extrapyramidaux
supérieurs détermine des modifications de l’excitabilité des neurones
médullaires placés sous leur dépendance. De ce fait, les excitations
périphériques, rencontrant au niveau de la moelle des conditions
physiologiques anormales, se trouvent déréglées dans leur fonctionnement.
Enfin, il nous faut citer les hypothèses de Bucy avec les circuits
contrôlant les systèmes parapyramidal et pyramidal. Une lésion en un point
quelconque de ces circuits libérant les formations sous-corticales et
provoquant le tremblement, l’hypertonie.
Quant à Greenfield, pour expliquer la topographie des lésions, il fait
intervenir la notion de maturation dans une perspective jacksonienne. Les
cellules sont d’autant plus vulnérables que la maturation est plus précoce.
C’est pourquoi l’hippocampe est plus touché que le cortex, le corps de
Luys, le globus pallidus plus que les corps striés. La compréhension des
mouvements anormaux reste encore difficile ; c’est dire qu’aucune théorie
n’est entièrement satisfaisante.
Dans le cas d’Antoine F., il semble, après une étude approfondie de
l’histoire et du dynamisme de sa maladie, que l’hypothèse la plus
séduisante se rapproche de celle de Greenfield. C’est un prématuré, il a eu
une jaunisse à la naissance. Les troubles sont apparus dès les troisième,
quatrième mois, se sont installés progressivement surtout à partir de la
quatrième année. La bilirubinémie indirecte est à 16 mg %, se rapprochant
du cas rapporté par Jervis. Les crises d’épilepsie type grand mal ne sont
apparues que récemment (il y a un an) et sont rares – trois en tout. Elles ne
peuvent s’expliquer par une atteinte corticale, en effet il n’y a pas de signes
de localisation neurologique, pas d’aura, pas de signes de focalisation à
l’EEG. Elles ne peuvent se comprendre que par une induction sous-
corticale.
Toutes ces raisons font que nous pouvons affirmer qu’il s’agit d’un cas
pur de maladie de Ziehen-Oppenheim, bien qu’Antoine ne soit ni juif, ni
polonais ou russe. En cela, Antoine se rapproche des cas décrits par Zador.
Bibliographie
Actes du Congrès international de neurologie, Bruxelles, 1957.
BARRÉ J. A, FONTAINE R., « Heureux effets de l’intervention
chirurgicale sur le système nerveux périphérique dans le spasme de torsion :
la contracture en extension du M.I. de certains cas de sclérose en plaques »,
Revue neurologique, vol. 79, no 10, 1949, p. 775-776.
THÉVENARD A., Les Dystonies d’attitude, thèse, Paris, 1926.
TALAIRACH J., DAVID M., TOURNAUX P., CORREDOR M.,
KVASINA T., Atlas d’anatomie stéréotaxique, Masson, Paris, 1957.
WIMMER A., « Le spasme de torsion », Réunion neurologique
internationale 3-6 juin 1929 (Revue neurologique, 1929, p. 904-905).
Notes
1. La Tunisie médicale, vol. 36, no 9, 1958, p. 506-523.
2. [Jules ZADOR, « Le spasme de torsion », Revue neurologique, no 4, Masson & Cie,
octobre 1936.]
3. [Marcus Walter SCHWALBE, Eine eigentümliche tonische Krampfform mit hysterischen
Symptomen, thèse, Berlin, 1908.]
4. [Plus probablement en 1911 : Theodor ZIEHEN, « Fall von tonischer Torsionsneurose »,
Neurologisches Centralblatt, vol. 30, 1911, p. 109-110.]
5. [Hermann OPPENHEIM, « Über eine eigenartige Krampfkrankheit des kindlichen und
jugendlichen Alters (Dysbasia lordotica progressiva, Dystonia musculorum deformans) »,
Neurologisches Centralblatt, vol. 30, 1911, p. 1090-1107.]
Premiers essais
du méprobamate
injectable dans les états
hypocondriaques
Observations
Première série
Obs. no 1. – Mohamed B., vingt-six ans, marié, deux enfants. En
chômage depuis 1954. Épisodiquement gagne un peu d’argent dans la vente
clandestine de légumes. Une ou deux fois est arrêté par la police
municipale. N’a jamais été condamné. En 1958, après le ramadan,
surviennent des vomissements qui obligent le malade à cesser toute activité.
Il est successivement soigné à l’hôpital E. Conseil, Habib Thameur et
Sadiki. Il vient consulter en neuropsychiatrie le 8 septembre 1958.
La symptomatologie est extrêmement mobile. Ce qui frappe, c’est surtout
l’attitude plaintive et désespérée du malade. Bouffées de chaleur, céphalées
subcontinues à type de pesanteur, paresthésies au niveau du membre
supérieur gauche, enfin, asthénie importante qui brise la voix du malade.
Examen clinique négatif. BWO, calcémie : 92 ; urée : 0,34 ; glucose :
0,96 ; TA : 11/7. Radio gastroduodénale normale.
Le malade est mis à trois ampoules d’Equanil par jour, pendant une
dizaine de jours. Importante amélioration constatée dès le troisième jour.
Sort quinze jours après, pratiquement guéri. Toutefois, il faut signaler que le
malade revient trois semaines après sa sortie, n’ayant pu trouver de travail,
les mêmes difficultés sociales subsistant, le cortège hypocondriaque a fait
sa réapparition.
Obs. no 2. – Hedi Ben M., quarante-cinq ans, marié. Suivi à la
consultation externe depuis janvier 1952 pour troubles hypocondriaques
localisés à la moitié gauche du corps et à début céphalique. Tous les
examens, FO, EEG, PL, sont négatifs. En novembre 1958, la scène clinique
prend une allure grave, avec vertiges, crises syncopales et céphalées. Les
différents neuroleptiques ont été utilisés sans résultat. Le malade est mis à
trois ampoules d’Equanil par jour.
Au bout de quinze jours, l’amélioration constatée est telle que la dose
quotidienne est portée à cinq ampoules. Cette posologie sera maintenue
pendant une semaine, après quoi le malade sera mis à cinq comprimés
d’Equanil par jour. Le malade sort, à la fin de décembre, considérablement
amélioré.
Obs. no 3. – Saïda Bent S., vingt-trois ans. Depuis l’âge de seize ans,
suivie à la consultation externe. Se plaint de douleurs articulaires dans les
mains, les jambes, de palpitations, céphalées, vertiges. Régulièrement vient
consulter tous les mois ou deux mois. Tous les sédatifs nervins ont été
utilisés.
En octobre 1958, la scène clinique s’est considérablement compliquée.
Les céphalées se sont accentuées, avec vomissements intermittents et
troubles de la sphère affective. Par trois fois elle se fiance et rompt ses
fiançailles. A été soignée les semaines précédentes par Gardénal à doses
filées et Largactil. À l’entrée, algies diffuses réparties sur tout le corps,
céphalées, vertiges, douleurs gastriques, mobiles, erratiques, courbatures,
irritabilité. À partir du 14 novembre 1958, est mise à deux ampoules
d’Equanil par jour, jusqu’au 3 décembre 1958. À partir du 3 décembre
1958, à ces deux ampoules d’Equanil on ajoute deux comprimés d’Equanil,
et à partir du 9 décembre 1958 les ampoules sont supprimées et la malade
est mise à six comprimés.
La première amélioration provoquée par les ampoules d’Equanil consiste
en une normalisation du sommeil : les cauchemars disparaissent, à la
fatigue du réveil, habituelle depuis plusieurs années, fait place une
impression de détente et de bonne humeur. Mais les maux de tête persistent
ainsi que les douleurs. À partir du 19 novembre 1958, la jeune Saïda
commence à se préoccuper de son prochain mariage et se met timidement à
la préparation de son trousseau. L’appétit qui était médiocre revient.
Jusqu’au 18 décembre 1958, continue à se plaindre, mais, dans la dernière
semaine, le contact de la malade avec le service va se différencier et les
troubles cénesthopathiques vont pratiquement disparaître. Sort le
25 décembre 1958.
Obs. no 4. – Ali Ben Hadj B., quarante-huit ans, marié, trois enfants.
Docker, ne travaillant pas depuis cinq ans. En 1943, à la suite d’une
échauffourée avec des militaires, il est emprisonné pour cinq ans. Raconte
que ces militaires étaient des Juifs, qui voulaient lui faire du mal. Attribue
sa maladie aux coups reçus. Sorti de prison, il reprend son travail de 1949 à
1953, date à laquelle il tombe malade. Des céphalées avec vomissements,
des insomnies avec cauchemars inaugurent la scène clinique. Ces
manifestations sont interprétées comme les suites d’un empoisonnement,
dont l’auteur est par ailleurs identifié : il s’agirait d’une voisine, amie des
Juifs, qui désire épouser Ali.
Depuis cinq ans, la maladie évolue. Aux vomissements s’ajoutent des
douleurs diffuses, erratiques, de l’asthénie, de l’anorexie épisodique, tout
cela sur un fond anxieux. Le tableau clinique se complète d’une
impuissance qui renforce le malade dans sa conviction délirante
d’empoisonnement.
Il entre dans le service le 27 septembre 1958. Les examens cliniques et
paracliniques sont normaux. Traitement : trois ampoules d’Equanil par jour.
Progressivement et de façon importante, une amélioration apparaît.
L’asthénie, l’anorexie et l’insomnie cèdent totalement, les céphalées et les
douleurs diminuent ainsi que l’impuissance. Après un mois, les idées
subdélirantes sont critiquées. Le malade sort avec des projets de réinsertion
sociale.
Seconde série
Obs. no 1. – Zohra Bent S. Suivie à la consultation externe depuis
juin 1958, pour vertiges, bourdonnements d’oreilles, céphalées. Tous les
examens, EEG, radios, sont négatifs. Est soignée au Belladénal, Largactil.
État inchangé.
Entre dans le service le 1er novembre 1958. À l’entrée : maux de tête,
paresthésie au niveau de la jambe gauche, bourdonnements d’oreilles,
pseudo-hallucinations : voit sa fille, qui est morte, couchée sur ses genoux,
insomnie, anxiété. Est mise à trois ampoules d’Equanil le 27 novembre
1958 jusqu’au 11 décembre 1958. Aucune amélioration notable.
Obs. no 2. – Saïda Bent B., vingt ans. Suivie depuis plusieurs mois à la
consultation externe, pour névrose hystérique. Soignée antérieurement par
Largactil, Nozinan. Plusieurs hospitalisations antérieures dans les services
de médecine générale. Névrose cardiaque, avec souffle systolique latéro-
sternal gauche peu irradiant et disparaissant en position assise. Souffle
anorganique, angoisses, cauchemars continus à thèmes polymorphes.
Actuellement fiancée, refuse le mariage. Notion de fiançailles antérieures
avec un cousin et qui en aurait préféré une autre.
Première hospitalisation du 10 juillet 1958 au 3 octobre 1958. Est
soignée par Sédocaréna, Plégicil, Théophylline, Gardénal à doses filées.
Aucune amélioration. Nouvelle hospitalisation le 1er décembre 1958 : est
mise à l’Equanil, le 2 décembre 1958, à la dose de cinq injections par jour
pendant neuf jours et, à partir du 12 décembre 1958, à trois comprimés par
jour. À la date du 27 décembre 1958, aucun résultat.
Obs. no 3. – Habiba Bent S. Malade de vingt-cinq ans, suivie depuis six
mois à la consultation externe de neuropsychiatrie, mariée, pas d’enfant. Il
y a deux ans, césarienne. Quelques mois après, crise nocturne de nature
probablement hystérique. À l’entrée, céphalées et vertiges, crises
hystériformes épisodiques. L’entretien avec la malade va mettre en évidence
très rapidement un rejet du mari, un investissement sur le beau-frère avec
sentiment de culpabilité depuis la mort de la belle-sœur.
Mise à l’Equanil injectable, trois ampoules par jour, du 24 novembre
1958 au 28 novembre 1958, puis à six ampoules et deux comprimés par
jour à partir du 9 décembre 1958. Les troubles de la maladie – insomnies,
céphalées, vertiges, tremblements – vont rester inchangés pendant toute la
durée du traitement.
On peut décrire un ensemble syndromique de base chez nos malades. Il
s’agit avant tout de plaintifs. Les troubles allégués sont évidemment très
protéiformes. On ne retrouve pas les caractéristiques de l’ancienne
hypocondrie à prédominance abdominale. Tout peut se retrouver ici :
céphalées, bourdonnements d’oreilles, boule dans la gorge, courant
électrique dans les membres, poids sur l’estomac, fatigabilité, sensation de
muscles broyés, constipation, etc.
La voix est habituellement faible, sans ampleur ni emphase. Il n’y a pas
d’agressivité sous-jacente comme on en voit dans les hypocondries
paranoïaques, ni d’anxiété telle qu’elle se manifeste, entre autres, dans les
altérations du schéma corporel ou dans les cénestopathies graves. Il n’y a ni
délire ni manifestations obsessionnelles ou phobiques. La conscience n’est
pas atteinte.
Tout se ramène à des algies diffuses, de type protopathique avec
céphalées, bourdonnements d’oreilles et surtout une importante fatigabilité :
la morosité, la fuite devant les tâches quotidiennes ou l’abandon des projets,
l’impuissance et la frigidité, l’insomnie sans phénomènes oniroïdes
complètent la scène clinique.
Conclusions
Il est clair que notre expérimentation n’est pas suffisamment importante
pour qu’une conclusion thérapeutique puisse être tirée. Deux choses en tout
cas sont claires.
1) L’Equanil administré à des doses extrêmement importantes n’altère
pas l’activité, le jugement, l’affectivité des malades. La tension artérielle, le
pouls, la température, qui ont été suivis régulièrement et plusieurs fois par
jour, n’ont montré aucune modification. Il y a donc une parfaite tolérance à
l’Equanil aux doses importantes que nous avons utilisées.
2) Le service dans lequel cette expérimentation s’est déroulée est un
service neuropsychiatrique de jour où les malades arrivent le matin et
séjournent dans un semi-alitement. De plus, à partir de 14 heures, les
malades commencent à rejoindre leur foyer. Le centre ferme à 18 heures.
De sorte que pratiquement, on peut dire que la cure à l’Equanil s’est
identifiée à une cure ambulatoire. La conclusion est que le médecin
praticien peut utiliser ces doses importantes.
3) Les indications de l’Equanil doivent évidemment être davantage
précisées. Il est remarquable, par exemple, que les malades de la seconde
série, qui présentaient en plus de leurs préoccupations hypocondriaques,
soit une hystérie de conversion (observations 2 et 3, seconde série), soit une
onéirophrénie au sens de Mayer-Gross (observation 1, seconde série), n’ont
pas été améliorés par l’Equanil.
L’intérêt de l’Equanil en ampoules injectables, aux doses que nous avons
utilisées, semble être d’agir sur les dépressions mineures, sans anxiété
majeure, avec fatigabilité, sentiment de malaise corporel, insomnies,
céphalées, bourdonnements d’oreilles. Cette forme mineure de
l’hypocondrie, qui évoque la vieille neurasthénie, paraît être une bonne
indication pour l’Equanil injectable aux doses quotidiennes de quatre à six
ampoules en injections intramusculaires.
Signalons par contre que la sismothérapie est absolument inopérante ici
et, très souvent, après un ou deux EC, se développe sur le fond
hypocondriaque inentamé, une véritable anxiété. Il nous est arrivé
d’administrer les six ampoules en trois injections et, là non plus, nous
n’avons constaté aucun trouble. Il nous semble que le traitement doit
s’étendre sur une vingtaine de jours et que pendant un mois, l’amélioration
constatée doit être consolidée par l’Equanil per os (trois à cinq comprimés
par jour).
(Travail effectué au Centre de neuropsychiatrie de jour, Hôpital Charles-
Nicolle, Tunis).
Bibliographie
Se rapporter pour la bibliographie jusqu’en 1957, à :
GUILLEMAN P., « Le méprobamate. Nouveau médicament ataraxique et
tranquillisant », Gazette des hôpitaux, no 13, 1957.
RACAMIER P. C., BLANCHARD M. et FAUCRET, « Le méprobamate
en thérapeutique psychiatrique : essais préliminaires », Annales médico-
psychologiques, vol. 6, no 1, 1958.
BOUQUEREL J., NAVIAU, LAVOINE, « Effets du méprobamate chez
les psychopathes séniles », Annales médico-psychologiques, vol. 6, no 1,
1958.
Notes
1. La Tunisie médicale, vol. 37, no 10, 1959, p. 175-191. [Il s’agit encore une fois ici de mesurer
l’efficacité des thérapies organiques et d’en fixer les limites.]
2. Nous tenons à remercier les laboratoires Clin-Byla qui nous ont fourni le méprobamate sous sa
forme injectable non encore commercialisé sous le nom d’Equanil.
3. Sur le rejet de l’essentialisme en nosologie médicale, affirmé dès le début de la thèse de Fanon
et ouvrant à des perspectives phénoménologiques, anthropologiques, psychosomatiques et
écologiques, voir notre introduction, supra, p. 145 sq.]
L’hospitalisation de jour
en psychiatrie, valeur
et limites
Introduction générale
Après la Seconde Guerre mondiale, les problèmes de l’Assistance
psychiatrique se sont posés avec acuité aux praticiens des différents pays.
On sait que dès avant 1938 la priorité était donnée d’une part à la
prévention et au dépistage précoce des troubles mentaux, d’autre part à la
simplification des formalités administratives entourant l’hospitalisation des
malades mentaux.
La loi de 1938 adoptée en France, pour ne citer que cet exemple2, visait
précisément à enlever aux asiles psychiatriques leur caractère carcéral.
Pendant la guerre, la recrudescence des troubles mentaux et surtout leur
subite éclosion devaient conduire les médecins anglo-saxons à intensifier la
pratique de l’open door à l’hôpital psychiatrique. Cette formule de porte
ouverte, inaugurée par Duncan McMillan3 à Nottingham et reprise depuis
dans plusieurs pays, permet aux malades d’évoluer librement au sein de
l’hôpital, autorisant ainsi le maximum de contacts entre le malade et le
milieu social : visites des parents, permissions, congés, sorties précoces,
sorties d’essai.
Certes, les premiers malades à bénéficier de l’open door furent des
névropathes, des prépsychotiques, mais l’étude des malades dits chroniques
avait montré que pendant longtemps la majorité des symptômes sont
d’ordre névrotique et que paradoxalement l’asile aggravait la maladie,
favorisait la psychotisation4. Un pas de plus et fut inauguré le principe du
day hospital, hôpital de jour, dont les expériences les plus probantes furent
menées en Angleterre, au Danemark et au Canada.
Quels sont les principes de l’hôpital de jour ? 1) D’abord, le malade ne
rompt pas avec son milieu familial et quelquefois avec son milieu
professionnel. 2) La symptomatologie psychiatrique présentée par le malade
ne disparaît pas à cause de l’internement car, précisément, les éléments du
conflit, la configuration conflictuelle demeurent présents et vivaces dans le
cadre familial, dans le cadre social, dans le cadre professionnel. On
n’assiste pas à la disparition magique de la tension, si classique après
l’internement, et on a constamment la possibilité d’étudier les réactions du
malade dans le cadre naturel de son existence.
Avec l’hôpital psychiatrique de type ancien, on soustrayait le malade à
son milieu conflictuel et très souvent on avait l’impression d’une disparition
subite des symptômes névrotiques sitôt que les portes de l’asile se
refermaient sur lui. C’est dans ce sens qu’on pouvait dire que l’internement
provoquait une détente. Mais les attitudes névrotiques demeuraient
présentes et l’on assistait à leur abréaction à la moindre visite de la femme,
du mari, ou à la moindre évocation des difficultés anciennes. L’asile
étendait un manteau protecteur autour du malade, mais il s’agissait là d’une
fausse protection, car on favorisait la léthargie du malade, cette sorte de
sommeil éveillé au sein duquel le malade menait une vie végétative. Et
l’attention du médecin n’était attirée que par les troubles du comportement
du malade nés le plus souvent des conditions de vie asilaire.
La tentative faite par des médecins de créer au sein de l’hôpital une néo-
société (c’est l’expérience de la socialthérapie) visait précisément à imposer
au malade des situations similaires au monde extérieur, au sein desquelles le
malade pouvait rééditer des attitudes névrotiques telles qu’elles avaient pu
exister auparavant.
On voit donc que l’hôpital de jour répond à deux besoins : 1) le
diagnostic et le traitement précoces des troubles du comportement ; 2) le
maintien du maximum de contacts du malade avec le milieu extérieur, de
telle sorte qu’aucune attitude névrotique, aucune situation conflictuelle ne
disparaisse magiquement. Il ne s’agit donc pas de hors-circuiter le malade
de la vie sociale, mais de mettre en train une thérapeutique dans le cadre de
la vie sociale. Dans la perspective de l’Assistance psychiatrique, c’est une
tentative de se déprendre de l’atmosphère de sécurité apparente que
dispense l’existence de l’asile.
Les expériences d’hôpital de jour qui ont été faites sont rares. Il existe au
maximum vingt hôpitaux de jour dans le monde. Chaque fois, il s’est agi de
pays techniquement avancés ; jamais une expérience d’hôpital de jour n’a
été tentée dans un pays sous-développé. Il devenait important au point de
vue méthodologique, d’abord de se demander si un hôpital de jour était
possible dans un pays à faible industrialisation. Si oui, une question de
doctrine pouvait se poser : l’hôpital de jour peut-il prendre en charge toutes
les affections psychiatriques ?
Il faut apprécier à sa juste valeur la décision prise par le gouvernement
tunisien de créer un centre de neuropsychiatrie de jour, le seul sur le
continent africain à tenter cette expérience. Ce sont les résultats de cette
expérience que nous étudions ici ; c’est la validité de ce principe, même
dans les pays sous-développés, qui est défendue ici ; c’est notre conviction
que dorénavant, il devient médicalement important et socialement rentable
de développer les centres neuropsychiatriques de jour même dans les pays
sous-développés.
Nous verrons qu’en dix-huit mois d’activité, le Centre
neuropsychiatrique de jour de Tunis a reçu et soigné plus de 1 000 malades
et que moins de 0,88 % de ces malades ont dû être internés.
La journée au centre
Les malades arrivent à partir de 7 heures. Ils viennent seuls ou
accompagnés de leur famille. À leur arrivée, les infirmiers sont déjà en
place et les accueillent. Chaque agent a la responsabilité de six à huit
malades. Il n’arrive jamais que des malades changent d’infirmier. Le rôle de
l’agent est d’abord de répéter quotidiennement certains gestes techniques
(prise de la température, du pouls, de la tension artérielle), mais surtout de
s’entretenir avec chacun de ses malades et de se renseigner sur les activités
du malade, ses pensées depuis sa sortie du centre la veille, jusqu’à son
retour. Il est recommandé à l’agent de se renseigner plus particulièrement
sur le sommeil du malade, ses rapports avec son conjoint s’il est marié, ses
cauchemars, ses rêves. Chaque matin à l’arrivée du médecin, un rapport
doit être établi. Il est demandé aux infirmiers d’adopter une attitude
bienveillante, surtout quand le matériel onirique apporté est
spectaculairement angoissant. Dans ce cas, le médecin doit être avisé dès
son arrivée au service.
En principe, trois jours sont consacrés au service des hommes, trois jours
au service des femmes5. Mais très souvent, lorsqu’il est signalé au médecin
un malade anxieux, ou que des difficultés dans le milieu familial ont pris la
veille une acuité inaccoutumée, une intervention est immédiatement
pratiquée.
Deux catégories de psychothérapies ont lieu dans le service :
psychothérapies d’inspiration psychanalytique, les plus nombreuses ;
psychothérapies de soutien, d’explication, s’inspirant principalement de la
théorie pavlovienne du deuxième système de signalisation. Dans le second
cas, la plupart du temps, l’agent affecté au malade assiste à l’entretien. En
règle générale, l’agent doit éviter d’interroger la famille en présence du
malade et précisément pour éviter les maladresses des parents, il est même
demandé de ne point les interroger sur le comportement du malade.
Quelquefois, le malade est à ce point inhibé qu’il n’est pas possible
d’obtenir des renseignements sur son activité en dehors du centre. Dans ce
cas, nous interrogeons les parents.
Le repas est servi au centre aux mêmes heures que dans les autres
services hospitaliers, entre 11 h 30 et 12 h 30. L’après-midi est consacrée
aux activités collectives. Soit de dramatisation : les malades sont réunis par
leurs infirmiers respectifs qui leur racontent une histoire en notant les
projections ou les identifications ; ou c’est un malade particulier, sollicité,
qui doit raconter ses difficultés, et sont alors notées les réactions des
malades à ces dites difficultés (nous reviendrons dans le chapitre
« Psychothérapie » sur l’intérêt de cette méthode). Soit fabrication d’objets
chez les hommes et tricotage, couture, repassage, cuisine chez les femmes.
Soit des séances d’initiation au cours desquelles il est enseigné aux malades
les soins aux bébés, l’utilisation de la machine à coudre et du fer à repasser.
À 17 heures est servi le repas du soir, et à 17 h 30, les malades
commencent à quitter le service. À 18 heures, le service est fermé. Le
centre est également fermé le dimanche.
[Année 1958]
Comme nous le disions précédemment, le Centre neuropsychiatrique de
jour de Tunis a ouvert ses portes en mai 1958. De mai 1958 à
décembre 1958, ont été admis trois cent quarante-cinq malades se
répartissant de la façon suivante6 (figures 1 et 2).
Si l’on suit la courbe de durée moyenne de séjour (figure 1), on
s’aperçoit que, le premier mois, la durée moyenne est de cinquante-trois
jours, chiffre qui ne sera plus jamais atteint. Le mois de décembre, par
exemple, verra la durée moyenne d’hospitalisation réduite à vingt-six jours.
Ces deux chiffres indiquent nettement que l’organisation du service s’est
progressivement améliorée.
Les hommes sont de loin les malades les plus nombreux et le chiffre peu
élevé d’enfants tient uniquement au fait qu’au début, nous avons voulu
surtout insister sur la partie adulte de la population malade. Ce n’est que
progressivement que nous avons pu implanter un box pour enfants. À partir
de 1959, les enfants seront admis en nombre important. Parmi les trois cent
quarante-cinq malades hospitalisés au CNPJ pendant les six premiers mois
de 1958, on trouve : douze Israélites (six hommes, six femmes), neuf
Européens (huit hommes, une femme), vingt-huit réfugiés algériens (vingt
hommes, huit femmes) et deux cent quatre-vingt-seize Tunisiens.
Figure 1. – Mouvement des malades du CNPJ (1958)
Situation familiale
En tenant compte de la situation des malades selon qu’ils sont
célibataires, mariés avec enfants ou mariés sans enfants, certaines
observations peuvent être faites. C’est ainsi, par exemple, que sur trois cent
quarante-cinq malades, cent soixante-deux sont célibataires (cent quinze
hommes, quarante-sept femmes).
Les malades mariés ayant des enfants sont beaucoup plus nombreux que
les mariés sans enfants. C’est ainsi que nous trouvons cent cinq malades
mariés ayant des enfants (cinquante-quatre hommes, cinquante et une
femmes) et seulement vingt-huit mariés sans enfants (quatorze hommes,
quatorze femmes).
Figure 2. – Pyramide des âges des malades (1958)*
* Deux cent deux hommes, cent trente-cinq femmes, huit enfants (quatre garçons, quatre filles), ce
qui fait une moyenne de 57,5 malades par mois.
Il est facile de voir que les cent quinze célibataires hommes sont en âge
de se marier, mais sont sans travail ou touchent un salaire tellement
dérisoire qu’il leur est pratiquement impossible de fonder un foyer
(figure 3). De même, très souvent, les mariés ayant des enfants se trouvent
dans des conditions matérielles extrêmement difficiles qui rendent
dramatique le problème de l’entretien et de l’éducation des enfants.
Figure 3. – Situation familiale, diagramme comparé hommes-femmes
(1958)
Figure 4. – Situation économique, hommes (diagnostics) (1958)
Sur les deux cent deux hommes hospitalisés pendant les six mois de
1958, les petits artisans (tisserands, vendeurs de bonbons, marchands de
légumes ambulants, etc.) sont au nombre de quarante et un, les chômeurs au
nombre de trente-neuf. Ce sont les deux sommets du graphique. Ces
chiffres corroborent une donnée constante dans la problématique de la
maladie mentale : c’est que l’incertitude du lendemain et l’incurie
matérielle favorisent l’éclosion des troubles de l’équilibre individuel, donc
de l’insertion harmonieuse dans le groupe. Il n’est pas inopportun de
signaler que les réfugiés algériens sont ici au nombre de vingt. Nous
verrons qu’en 1959, ce chiffre augmentera considérablement.
Situation géographique
Cent quatre-vingt-quinze malades sont originaires de Tunis-ville,
cinquante-trois de la banlieue et cinquante et un des bidonvilles (Djebel
Lahmar : seize ; Ras Tabia : six ; Melassine, Saïda-Manoubia : vingt et un ;
La Cagna : trois ; Le Borgel : cinq) (figure 6).
Figure 6. – Situation géographique des malades (1958 et 1959)
Diagnostic
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les psychoses
(schizophrénies, psychoses hallucinatoires chroniques, manies, mélancolies,
paranoïas) ne constituent pas l’exception au CNPJ. On trouve en effet, sur
trois cent trente-sept malades, cent vingt-neuf psychoses autres que la
schizophrénie et trente-quatre schizophrénies. Les psychonévroses,
névroses de conversion, hystéries d’angoisse, névroses obsessionnelles,
perversions sexuelles, etc., se chiffrent à soixante-quatorze. À signaler le
nombre relativement élevé d’épilepsies : quarante-sept (voir figures 4 et 7).
Situation familiale
En 1959, nous trouvons également 274 malades célibataires et
213 malades mariés avec enfants. Les mariés sans enfants, les veufs et les
divorcés constituant un nombre infime de la population du service
(figure 10).
Figure 9. – Pyramide des âges des malades (1959)
Figure 10. – Situation familiale, diagramme comparé hommes-femmes
(1959)
Situation géographique
Il est normal que la majorité des malades hospitalisés au service de jour
habitent la ville. Signalons toutefois que, contrairement à ce que l’on
pourrait penser, les malades de Tunis-ville sont plus nombreux que ceux des
bidonvilles. Il faut également noter, en 1959, le grand nombre de réfugiés
algériens atteints de troubles mentaux, qui dépasse celui des Tunisiens
venant des gouvernorats autres que Tunis (quatre-vingt-quinze pour quatre-
vingt-treize) (figure 6).
Diagnostic
Remarquons le nombre toujours élevé des psychonévroses et des
psychoses. En 1959, on relève également l’apparition dans le service de
nombreuses encéphalopathies infantiles et aussi des cas nombreux de
neurologie (figures 11 et 13).
Figure 13. – Diagnostics (femmes, 1959)
Activité thérapeutique du service
Insulinothérapie
Au cours des dix-sept mois écoulés, cent soixante et onze malades ont été
soignés par insulinothérapie : quatre-vingt-quatre pré-comas (choc humide)
et quatre-vingt-sept cures de Sakel classiques. En moyenne, les malades ont
eu quarante-cinq comas et trente-cinq chocs humides.
Du point de vue pratique, l’insulinothérapie en hôpital de jour pose des
problèmes difficiles. C’est ainsi par exemple qu’il faut se montrer très
vigilant au début, car souvent les malades négligent de venir à jeun et se
montrent par la suite réfractaires à des doses importantes d’insuline7.
Quelquefois, alors que la dose d’insuline attribuée est déjà très élevée, il
arrive au malade de venir un jour à jeun, et c’est évidemment un incident
qu’il faut prévoir, d’où la vigilance particulière qui doit régner chez le
personnel chargé de cette thérapeutique. Le malade doit récupérer la
conscience dans toute sa clarté pour lui permettre, l’heure venue, de quitter
le service seul et de rentrer à son domicile.
Un autre problème qui s’est posé est celui des reprises de coma en dehors
du service hospitalier. Nous devons dire que dans l’ensemble, ces incidents
furent rares et toujours mineurs : quatre reprises de coma en 1958 et une
pendant les onze mois de 1959. Les explications ayant chaque fois été
données aux parents, presque jamais il n’est fait appel à un médecin. Le
sucre est immédiatement administré au malade par les soins mêmes de la
famille. En 1958, nous avons eu un incident assez grave : un œdème
cérébral qui nous a amenés à garder le malade une nuit dans le service.
Parmi nos craintes, il y avait le spectre du mois de ramadan, au cours
duquel les malades risquaient a la fois de veiller trop tardivement, donc de
fatiguer le cortex, et d’accumuler de telles réserves de sucre que le coma
hypoglycémique deviendrait pratiquement irréalisable. En réalité, nous
avons remarqué ceci : l’importance de la soirée est telle que les facteurs
émotionnels et l’affectivité investis par le malade dans ces veillées
compensent largement les inconvénients mineurs signalés plus haut.
Signalons également que les réveils agités, classiques dans les hôpitaux
psychiatriques, avec forte décharge d’agressivité, n’ont jamais été constatés
au centre. En réalité, il ne nous semble pas utopique d’affirmer que le
malade sait constamment qu’il doit partir à 17 h 30. Il n’y a pas abandon de
la personnalité à l’atmosphère hospitalière, mais souci constant de se tenir
en main. Les malades léthargiques, endormis, obtus, ralentis, habituels dans
la pratique de l’insulinothérapie en cure asilaire, ne se retrouvent pas en
hôpital de jour.
Neurologie
L’Hôpital Charles-Nicolle ne possédant pas de service de neurologie,
tous les malades atteints d’affections du système nerveux sont soignés au
Centre neuropsychiatrique de jour : scléroses en plaques, PG, tumeurs, etc.
Nous avons pratiqué – et nous pensons que c’est là une expérience
extrêmement intéressante – plus de soixante-dix encéphalographies
gazeuses8. Les malades ont tous quitté le service l’après-midi et sont
revenus le lendemain. Cette méthode d’investigation a été utilisée à la fois
chez les hommes, chez les femmes et chez les enfants.
Si nous avons pratiqué des encéphalographies gazeuses, il est clair que
nous avons pu pratiquer également un nombre important de ponctions
lombaires sans incident. Plusieurs cas de tumeurs cérébrales (treize) ont
ainsi été diagnostiqués au centre.
Sismothérapie
Sur les 1 000 malades qui ont été admis au centre pendant les dix-sept
mois, soixante-douze ont été soignés par la sismothérapie. En général, nous
utilisons l’électrochoc simple, uniquement pour débloquer le malade ou
pour couper un circuit anxiogène qui se révèle trop pénible. La moyenne
globale des séances n’a jamais dépassé trois. Peu d’incidents sont à signaler,
entre autres, une luxation de l’épaule.
Psychothérapie
Le principe directeur de nos interventions psychothérapeutiques est qu’il
faut le moins possible s’attaquer à la conscience. D’où la rareté des
narcoanalyses ou des chocs amphétaminiques. Nous ne croyons pas à la
valeur curative des dissolutions de la conscience. Le service est orienté vers
la prise de conscience, la verbalisation, l’explication, le renforcement du
moi.
Les séances de dramatisation : une histoire est racontée, où un malade
expose ses difficultés et chaque malade du groupe étudié est invité à donner
son avis. Très souvent il y a critique, qui quelquefois peut prendre l’aspect
d’accusation forcenée en cas d’identification en miroir.
On peut évoquer ici le terme de sociodrame9, avec la différence que nous
nous efforçons d’éviter des situations fictives. C’est ainsi que la priorité est
donnée aux biographies de malades exposées par les intéressés. Cet exposé
au cours duquel le malade montre, commente et prend en main ses réponses
aux conflits, provoque des prises de position, des critiques, des réserves de
la part des auditeurs. Corrélativement, le malade tente de se justifier à
travers ses conduites, ce qui réintroduit la priorité de la raison sur les
attitudes fantasmatiques et imaginaires.
Nous utilisons également la méthode psychanalytique au Centre
neuropsychiatrique de jour. Ses applications ne sont pas originales : hystérie
d’angoisse, dépression névrotique, troubles de la sexualité (impuissance,
vaginisme, homosexualité), etc. Les malades ne payant pas le médecin, la
névrose de transfert est particulièrement atypique. Aussi intervenons-nous
souvent pour activer le dynamisme contre-transférentiel. La cadence est
toujours la même : séance quotidienne, sauf le dimanche. La durée de la
séance est de quarante minutes.
Le Centre neuropsychiatrique de jour de Tunis, créé il y a seize mois, est
la seule institution de ce genre sur le continent africain. Pour une capacité
hospitalière de quatre-vingts lits, plus de 1 000 malades ont été admis.
Moins de 1 % des malades a été dirigé sur l’hôpital psychiatrique de La
Manouba. Quoique la majorité des malades soient des prépsychotiques, on
a pu remarquer le nombre relativement élevé d’authentiques psychoses.
Aucun accident médical ou médico-légal n’a été déploré.
Notes
1. La Tunisie médicale, vol. 37, no 10, 1959, p. 689-712.
2. [Même si la référence reste la France, Fanon indique qu’il travaille désormais dans une
perspective plus large.]
3. [Duncan McMillan (1902-1969), directeur de l’hôpital de Mapperley à Nottingham et théoricien
d’un hôpital psychiatrique ouvert. L’open door, mentionné dans plusieurs enquêtes de L’Évolution
psychiatrique dans les années 1950, est bien connu des psychiatres de la période.]
4. [Sur l’agitation et les psychoses provoquées par l’asile, voir supra l’article avec Slimane
Asselah, p. 369.]
5. La pauvreté en personnel médical restreint considérablement l’activité thérapeutique du service.
Depuis plus d’un an, pour quatre-vingts malades, il n’y a ni internes ni assistants. Le seul chef de
service doit donc assumer toute la thérapeutique.
6. Les malades sont admis par la consultation externe de neuropsychiatrie de l’Hôpital Charles-
Nicolle. Chaque jour, un médecin neuropsychiatre assure cette consultation.
7. Il s’agit d’authentiques cures de Sakel. À titre indicatif, nous poussons jusqu’au cinquième
degré de la nomenclature sud-américaine. Il n’est pas rare, chez de vieilles schizophrénies
insulinorésistantes, que soit atteinte la dose de 400 à 500 unités d’insuline.
8. [Technique lourde et compliquée, abandonnée depuis les années 1970. Fanon voulait réunir la
totalité des soins dès le départ.]
9. [Au sens des techniques de psychodrame du psychiatre américain d’origine roumaine Jacob
L. Moreno (1889-1974), que cite Merleau-Ponty.]
L’hospitalisation de jour
en psychiatrie, valeur
et limites. Deuxième
partie : considérations
doctrinales
Le centre de Tunis
Notre expérience tunisoise a confirmé ces données théoriques et nous a
permis de préciser les limites très larges dans lesquelles l’hôpital de jour
peut avoir une efficacité réelle. Le centre de Tunis est créé depuis bientôt
deux ans. Plus de 1 200 malades y ont été hospitalisés au cours de cette
période. Le service est réparti en deux sections : quarante hommes et
quarante femmes. Nous admettons toutes les catégories nosologiques,
depuis le bégaiement jusqu’à l’érotomanie délirante, en passant par les
schizophrénies et les tentatives de suicide.
L’absence de service de neurologie à l’Hôpital Charles-Nicolle nous a
placés dans l’obligation d’admettre selon le même principe des malades de
neurologie : scléroses en plaques au début, comitialités d’apparition brutale
dont l’étiologie demandait à être précisée, parkinsoniens aggravés ou mal
contrôlés se sont ainsi succédé au CNPJ. Chaque fois qu’un processus
tumoral a été suspecté, il fut pratiqué une encéphalographie gazeuse. Près
de soixante-dix malades, soit pour tumeur probable, soit dans une
perspective de pneumo-choc, furent insufflés. Vingt tumeurs ont ainsi été
diagnostiquées et une anxiété pantophobique et un délire secondaire à une
démence ont spectaculairement régressé. Aucun incident n’est à signaler et
les malades qui le matin avaient reçu de 100 à 150 cm3 d’air sont sortis
tranquillement à 17 heures.
Les schizophrénies admises, à majorité paranoïde, ont été soignées par la
cure de Sakel classique. Il ne s’agit pas de choc humide, mais de véritables
comas qui dans certains cas atteignent le cinquième degré de l’école sud-
américaine. La cure débute à 7 h 30 et le malade est réveillé à 12 heures,
selon la technique habituelle. Il reste sous surveillance médicale l’après-
midi, participe aux activités collectives et aux séances de psychothérapie.
Le soir il rejoint son foyer. La famille reçoit toutes les consignes nécessaires
en cas de reprise de coma et à toutes fins utiles un numéro de téléphone lui
est communiqué en cas d’événements graves12. Quoique plus de cent
malades aient été soignés par l’insulinothérapie, un seul schizophrène,
insulinorésistant, a présenté deux reprises de coma nocturnes, sans
complications.
Les différentes thérapeutiques psychiatriques sont généralement
appliquées au CNPJ. Nous insistons particulièrement sur les
psychothérapies de groupe ou individuelles. C’est ainsi que nous avons
constitué des groupes de six à huit malades qui se réunissent l’après-midi.
Chaque malade expose à son tour ses difficultés et chaque membre du
groupe est amené à donner son avis sur les attitudes adoptées par le malade
face à ces difficultés. Ainsi sont étudiés pour chaque patient, à partir de
situations toujours concrètes et vécues, les différents mécanismes de
projection, d’identification, etc.
À côté de ces psychothérapies de groupe, des psychothérapies
individuelles sont quotidiennement pratiquées, depuis la banale
psychothérapie dite de soutien jusqu’à la cure psychanalytique, en passant
par les psychothérapies d’inspiration psychanalytique. Dans la cure
psychanalytique, nous pratiquons l’apaisement, nous favorisons la
reconstruction du fantasme et, en règle générale, nous adoptons une attitude
active au sens de Ferenczi.
Si l’hôpital de jour est un instrument thérapeutique remarquable, il est
cependant des cas où cette formule se révèle insuffisante ou inapplicable.
Ce sont les cas où la participation organique à la maladie mentale est
massive, dominante, les cas où se posent des problèmes thérapeutiques
graves. Il s’agit surtout alors de psychoses aiguës, maniaques ou
confusionnelles, qui nécessitent une véritable thérapeutique d’urgence et
une surveillance médicale constante13. D’ailleurs, grâce aux progrès de la
chimiothérapie, le temps d’hospitalisation complet peut être
considérablement raccourci et très tôt le malade peut être pris en charge par
l’hôpital de jour.
C’est le cas aussi des bouffées aiguës marquant le début des psychoses
graves, comme par exemple la schizophrénie ; le delirium tremens avec sa
perturbation biologique échappe lui aussi à l’hôpital de jour, de même que
les démences organiques. Enfin, ne peuvent être justiciables de l’hôpital de
jour les malades dont le délire actif entraîne des réactions agressives
dangereuses et bien entendu les malades faisant l’objet de mesures de
police, les médico-légaux.
Ainsi tout un secteur de la psychiatrie échappe à l’hôpital de jour, secteur
non négligeable qui fournit habituellement un contingent important de la
clientèle hospitalière psychiatrique. Si nous mettons de côté le problème des
démences qui malgré tous les efforts ne relèvent actuellement encore que
d’une assistance de type asilaire, on peut remarquer que tous les autres cas,
a priori exclus de l’hôpital de jour, peuvent très bien, après disparition des
phénomènes aigus, relever de l’hospitalisation diurne. Par ailleurs, il est un
problème que pose la formule de l’hôpital de jour : c’est celui des malades
habitant trop loin du centre hospitalier et qui ne peuvent faire tous les jours
le trajet aller et retour. De même faut-il signaler la misère économique ou
physiologique qui interdit ce type d’hospitalisation par les déplacements
qu’il entraîne.
Si l’on veut donc multiplier au sein des hôpitaux généraux des services
de psychiatrie ou de neuropsychiatrie – et c’est le but vers lequel doit tendre
tout plan de lutte contre la maladie mentale –, il convient de trouver une
solution qui pallie les inconvénients de l’hôpital de jour tout en conservant
cette formule pour nous idéale. Bien des accommodements sont possibles
en tenant compte des réalisations déjà existantes : par exemple, on peut
transformer les hôpitaux psychiatriques départementaux en services de
psychiatrie, qui accueilleraient pour un temps limité les cas psychiatriques
aigus. On peut aussi imaginer une formule mixte, une certaine proportion de
lits du service de psychiatrie étant réservée à l’hospitalisation de jour,
l’autre à l’hospitalisation à temps complet. Dans ce cas, pour éviter la
transformation de l’hôpital de jour en un banal service ouvert, il
conviendrait de prévoir une législation stricte, limitant par exemple
l’hospitalisation complète aux malades géographiquement éloignés et
restreignant la durée d’hospitalisation des malades aigus. Ce ne sont là que
des exemples et on peut aisément en imaginer d’autres. Ce qu’il faut, en
tout cas, c’est éviter à tout prix la création de ces monstres que sont les
hôpitaux psychiatriques classiques.
Conclusion
Notre expérience tunisienne, qui se poursuit maintenant depuis plus de
vingt mois, a permis de vérifier le bien-fondé des données théoriques sur
l’hospitalisation de jour en psychiatrie. Tant sur le plan thérapeutique que
sur le plan prophylactique, le CNPJ de l’Hôpital Charles-Nicolle a fait la
preuve de son efficacité : le nombre élevé des malades traités (plus de
1 200) et la durée moyenne de séjour raccourcie à vingt-cinq jours sont
suffisamment éloquents et se passent de commentaires.
Par ailleurs, notre expérience prouve que cette technique, née dans des
pays à développement économique élevé, a pu être transplantée dans un
pays dit sous-développé sans rien perdre de sa valeur. L’hospitalisation de
jour est de loin la forme d’assistance psychiatrique la plus adéquate à la
maladie mentale, celle qui s’adapte le mieux aux découvertes modernes sur
l’étiologie des troubles mentaux. La multiplication de petits services de
psychiatrie rattachés aux hôpitaux généraux, dans lesquels la part la plus
importante doit être réservée à l’hospitalisation de jour, nous semble être la
base de tout plan d’équipement psychiatrique d’un pays14. Quelques rares
hôpitaux psychiatriques autonomes peuvent être créés à la condition d’être
réservés à une certaine catégorie de malades mentaux ne pouvant
absolument pas être traités dans le service de psychiatrie type service ouvert
ou hôpital de jour. De toute façon, ces hôpitaux doivent être en nombre
limité et de capacité réduite ; il semble actuellement absurde de créer des
formations psychiatriques de plus de deux cents lits.
Enfin, une législation très stricte doit être établie, garantissant au
maximum la liberté du malade en retirant tout aspect carcéral et coercitif à
l’internement.
Notes
1. La Tunisie médicale, vol. 37, no 10, 1959, p. 713-732.
2. L’un des auteurs a ouvert et dirigé pendant deux ans le seul service ouvert de l’Algérie. La
législation française appliquée en Algérie permet, en effet, sur décision médicale, la transformation
d’un placement ouvert en placement fermé.
3. [Dans sa thèse, Fanon distinguait ainsi les positions de Ey et de Lacan : le délire n’est pas
créativité, mais passivité absolue du moi.]
4. Voir [la] thèse [de Jacques] AZOULAY, La Socialthérapie en milieu nord-africain, Alger, 1956.
5. [La référence à Mauss est toujours signifiante chez Fanon. C’était déjà le cas dans l’article
de 1954 avec Jacques Azoulay sur « La socialthérapie dans un service d’hommes musulmans » (voir
supra, p. 306). Il s’agit ici de l’Essai sur le don qui marque toute l’analyse fanonienne de la culture,
dynamique ou morte. Il est probable que Fanon a découvert Mauss via Gurvitch, dont sa bibliothèque
contient plusieurs livres. Mauss écrit : « Ce sont donc plus que des thèmes, plus que des éléments
d’institutions, plus que des institutions complexes, plus même que des systèmes d’institutions divisés
par exemple en religion, droit, économie, etc. Ce sont des “touts”, des systèmes sociaux entiers dont
nous avons essayé de décrire le fonctionnement. Nous avons vu des sociétés à l’état dynamique ou
physiologique. Nous ne les avons pas étudiées comme si elles étaient figées, dans un état statique ou
plutôt cadavérique, et encore moins les avons-nous décomposées et disséquées en règles de droit, en
mythes, en valeurs et en prix. C’est en considérant le tout ensemble que nous avons pu percevoir
l’essentiel, le mouvement du tout, l’aspect vivant, l’instant fugitif où la société prend, où les hommes
prennent conscience sentimentale d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d’autrui. Il y a, dans
cette observation concrète de la vie sociale, le moyen de trouver des faits nouveaux que nous
commençons seulement à entrevoir. Rien à notre avis n’est plus urgent ni fructueux que cette étude
des faits sociaux » (Marcel MAUSS, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les
sociétés archaïques », L’Année sociologique, Nouvelle série, vol. 1, 1923-1924, p. 103 ; repris dans
Marcel MAUSS, Sociologie et anthropologie, recueil publié par Georges Gurvitch, PUF, Paris, 1968,
p. 275).]
6. [Comme dans l’article avec Asselah sur l’agitation, supra, p. 369, Fanon prend ici ses distances
avec Tosquelles.]
7. [Les notions de valence émotionnelle et, ci-dessous, de relations dynamiques ou d’ambivalence
vis-à-vis du milieu viennent de l’œuvre du psychologue américain Kurt Lewin (1890-1947),
introduite en France par son collègue français Paul Guillaume (1878-1962) et dont la bibliothèque de
Fanon contient plusieurs volumes. Sartre, dans L’Être et le Néant, se réfère en détail au concept
lewinien d’« espace hodologique » : « L’espace originel qui se découvre à moi est l’espace
hodologique ; il est sillonné de chemins et de routes, il est instrumental et il est le site des outils.
Ainsi le monde, dès le surgissement de mon pour-soi, se dévoile comme indication d’actes à faire,
ces actes renvoient à d’autres actes, ceux-là à d’autres et ainsi de suite » (Gallimard, Paris, 1943,
p. 386). L’idée d’un monde comme espace d’actes à accomplir est essentielle dans la
phénoménologie de Peau noire, masques blancs.]
8. [Dans la quatrième Étude psychiatrique, sur « La notion de “maladie mentale” », Ey écrit
précisément : « La psychiatrie est une pathologie de la liberté, c’est la médecine appliquée aux
amoindrissements de la liberté. Toute psychose, toute névrose est essentiellement une somatose, qui
altère l’activité d’intégration personnelle (conscience et personnalité) » (op. cit., p. 77).]
9. [Cette analyse fait écho à bien d’autres écrits cliniques ou théoriques de Fanon au cours de cette
période, dont témoigne également une intéressante page manuscrite, non datée (1955 ? 1956 ?),
figurant dans les archives Fanon à l’IMEC (cote FNN 1.6), où on peut lire ces quatre fragments,
séparés à chaque fois d’une ligne : « Les troubles mentaux, loin de se rapprocher d’entités cliniques
communes, s’éloignent plutôt de la pensée normale. » « Il y a l’évolution des fonctions nerveuses :
celles de l’inconscient instinctivo-affectif, celles des fonctions du réel/forme [terme illisible]. » « Si
le djinn sous sa forme agressive apparaît au cours de la maladie mentale, c’est qu’il y a ambivalence
envers lui. » « Les idées délirantes d’un malade sont ce malade. Elles expriment ses croyances et sa
personnalité. »]
10. [Passage à rapprocher des célèbres analyses sur la fragmentation corporelle sous le regard
clinique du raciste dans Peau noire, masques blancs, p. 93 (Œuvres, p. 158).]
11. Ce qui prouve, sur le plan phénoménologique, que si le malade fuit la société, cette dernière à
partir d’un certain stade d’évolution n’essaie plus de le retenir.
12. On explique à la famille la raison de la décision thérapeutique, le mécanisme d’action du
traitement, le rôle qui lui revient. Cette explication nous paraît jouer un rôle important en ce qu’elle
introduit la constellation familiale dans la dynamique de la guérison. Pareillement, une fiche est
confiée au malade pendant toute la durée du traitement qui signale que des doses d’insuline lui sont
quotidiennement administrées. Cette fiche rappelle les fiches des diabétiques.
13. Plusieurs psychoses confusionnelles colibacillaires ou du post partum ont cependant été
soignées au CNPJ.
14. [Plus qu’un bilan, ce texte est donc déjà le projet d’une politique de santé publique pour les
maladies mentales.]
Rencontre de la société
et de la psychiatrie
Cours de psychopathologie
sociale de Frantz Fanonà
l’Institut des hautes étudesde
Tunis, notes prises par Lilia
Ben Salem,Tunis, 1959-19601
Introduction
par Lilia Ben Salem
Notes
1. [Une première édition de ce texte a été publiée par l’université d’Oran, dans la série « Études et
recherches sur la psychologie en Algérie », CRIDSSH (réalisée avec le concours de l’ONRS et de
l’APW d’Oran), 1984. Elle a été revue en septembre 2013 par Lilia Ben Salem, professeure de
sociologie à l’université de Tunis, qui a bien voulu rédiger une introduction inédite à ses notes, pour
cette édition, ce dont nous lui sommes très reconnaissants (elle est malheureusement décédée le
28 janvier 2015).]
2. [Voici l’avant-propos de l’édition de 1984, par Abdelkader Djeghloul : « La publication de ces
notes de cours de Frantz Fanon que Mme Lilia Ben Salem a eu l’amabilité de nous confier présente
un triple intérêt. 1) Elle constitue une modeste contribution du CRIDSSH aux “hommages” et aux
“relectures” de Fanon qui ont accompagné le vingtième anniversaire de sa mort. 2) Sur le plan
documentaire, ce texte est utile en ce qu’il révèle un aspect de la pratique sociale de Fanon, le plus
souvent méconnu : l’enseignement. Si Fanon est un psychiatre, un homme politique, un journaliste et
un essayiste, il est aussi un enseignant. Pendant sa période tunisoise, parallèlement à ses autres
activités, il donne des cours à l’Université de Tunis. 3) Au niveau de la pensée fanonienne, on trouve
certes dans ce texte des embryons d’analyse qui seront développés dans Les Damnés de la Terre.
Mais son intérêt réside surtout dans la définition explicite rendue sans doute nécessaire par la
pratique pédagogique, de son rapport aux catégories de la psychiatrie, de la sociothérapie et de la
psychanalyse, catégories qui déterminent largement bien qu’implicitement l’écriture de son œuvre
centrale. »]
3. Jean CUISENIER, Économie et Parenté. Essai sur les affinités de structure entre système
économique et système de parenté, Mouton, Paris, 1971.
4. Carmel CAMILLERI, Jeunesse, famille et développement. Essai sur le changement
socioculturel dans un pays du tiers monde, CRESM/CNRS, Aix-en-Provence, 1973.
5. Paul Sebag (1919-2004) a publié aux Éditions sociales en 1951, en pleine lutte nationale, une
monographie de la Tunisie, premier ouvrage qui portait un regard critique sur la colonisation.
6. Frantz Fanon avait démissionné de ses fonctions de psychiatre à l’hôpital de Blida et adressé
une lettre ouverte à Robert Lacoste (voir supra, p. 366) disant qu’il lui était impossible de vouloir
coûte que coûte désaliéner des individus, les « remettre à leur place dans un pays où le non-droit,
l’inégalité et le meurtre sont érigés en principes législatifs, où l’autochtone, aliéné permanent dans
son propre pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolu ». En réponse à cette lettre de
démission, Fanon avait reçu un arrêté d’expulsion.
7. « À la Libération, Fanon et ses camarades antillais ont été démobilisés et rapatriés à bord d’un
rafiot aménagé en négrier, avec le sentiment d’avoir cru faire la guerre pour l’égalité des races et la
fraternité humaine, alors qu’en fait, vu le comportement des foules envers les soldats français, alliés
et eux, ils se sont trouvés solitaires, ignorés et parfois, même, méprisés » (entretien avec Mahmoud
Maamouri, ancien ambassadeur et ami de Fanon, rapporté lors d’une conférence qu’il a donnée en
2008).
8. Voir L’Action, Tunis, décembre 1963 (à l’occasion du deuxième anniversaire de la mort de
Fanon).
9. Dans la lettre de démission qu’il avait écrite en quittant l’hôpital de Blida, il disait : « Si la
psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l’homme de ne plus être étranger
à son environnement, je dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état
de dépersonnalisation absolue… »
10. Alice CHERKI, Frantz Fanon, Portrait, op. cit.
11. Frantz FANON, « Le syndrome nord-africain », Esprit, février 1952.
12. Alice CHERKI, Frantz Fanon, Portrait, op. cit.
13. Frantz FANON et Charles GERONIMI, « L’hospitalisation de jour en psychiatrie.
Considérations doctrinales. Le Centre neuropsychiatrique de jour de Tunis (CNPJ) » (voir supra,
p. 420).
14. [Fanon suit très tôt les travaux du psychiatre communiste Louis Le Guillant, qu’il cite dans
l’article écrit avec S. Asselah sur l’agitation (voir supra, p. 376). Voir en particulier : « La
psychologie du travail », La Raison, no 4, 1952, p. 75-103 ; « La névrose des téléphonistes », La
Presse médicale, no 13, 1956, p. 274-277. Les textes de Le Guillant sur la psychologie du travail ont
été republiés sous le titre Le Drame humain du travail. Essais de psychopathologie du travail
(édition d’Yves Clot), Érès, Toulouse, 2010 (première édition, 2006).]
15. [La Reine des pommes (The Five Cornered Square), Gallimard, coll. « Série noire », Paris,
1958 ; Couché dans le pain (The Crazy Kill), Gallimard, coll. « Série noire », Paris, 1959.]
16. [Dans sa critique du roman de Mayotte Capécia Je suis Martiniquaise (Corrêa, Paris, 1943),
Fanon se réfère aussi au film des Américains Marc Connelly et William Keighley, Green Pastures
(1936) : « La rétraction du moi en tant que processus de défense réussi est impossible au Noir. Il lui
faut une sanction blanche. En pleine euphorie mystique, psalmodiant un cantique ravissant, il semble
à Mayotte Capécia qu’elle est un ange et qu’elle s’envole “toute rose et blanche”. Il y a toutefois ce
film, Verts Pâturages, où anges et Dieu sont noirs, mais cela a terriblement choqué notre auteur :
“Comment imaginer Dieu sous les traits d’un nègre ? Ce n’est pas ainsi que je me représente le
paradis. Mais, après tout, il ne s’agissait que d’un film américain.” Non, vraiment, le Dieu bon et
miséricordieux ne peut pas être noir, c’est un Blanc qui a des joues bien roses. Du noir au blanc, telle
est la ligne de mutation. On est blanc comme on est riche, comme on est beau, comme on est
intelligent. Cependant, André est parti vers d’autres cieux porter le Message blanc à d’autres
Mayotte : délicieux petits gènes aux yeux bleus, pédalant le long des couloirs chromosomiaux »
(Peau noire, masques blancs, in Œuvres, p. 99).]
17. [Fanon avait rencontré à Lyon Louis T. Achille, grand spécialiste français des negro spirituals,
auxquels il avait consacré un article dans le numéro de mai 1951 d’Esprit, consacré à « La plainte du
Noir » et qui contenait aussi, de Fanon, « L’expérience vécue du Noir », futur chapitre de Peau noire,
masques blancs.]
18. [Voir supra, « Conduites d’aveu en Afrique du Nord », p. 351.]
19. [Ferhat ABBAS, Le Manifeste du peuple algérien, réédité avec une préface de Jean Lacouture,
Orients Éditions, Paris, 2014.]
20. [Aimé CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, 1955 (Œuvres, CNRS Éditions/Présence
africaine, Paris, 2013, p. 1443-1476).]
21. [Sur Porot et Carothers, voir supra « Considérations ethnopsychiatriques », p. 344.]
22. [Il s’agit sans doute de la section « Terre africaine » du no 12 de Présence africaine (1952),
consacré au « Travail en Afrique noire ». Cette section contient un article de Rosa Luxemburg :
« L’expropriation des terres et la pénétration capitaliste en Afrique ».]
Troisième partie
Écrits politiques
Introduction
Jean Khalfa
Notes
1. Pour la révolution africaine, écrits politiques, François Maspero, Paris, collection « Cahiers
libres », 1964 (puis « Petite collection Maspero », 1969).
2. Lettre conservée à l’IMEC, Fonds La Découverte.
3. Ibid.
4. Alice Cherki note dans Frantz Fanon, portrait (op. cit. p. 155) : « Il est important de savoir
qu’ils [les articles d’El Moudjahid] ont été retravaillés par l’équipe rédactionnelle dans son ensemble
et qu’ils étaient tenus de refléter une position officielle. »
5. « Dans sa réflexion politique, profondément athée, il continue de séparer politique et religion,
alors qu’il associe culture et politique » (ibid., p. 161). Voir aussi Matthieu RENAULT, « Damnation.
Des usages de la religion chez Frantz Fanon », ThéoRèmes, no 4, 2013, <ur1.ca/ml3ed>.
6. Quelques lettres de Frantz Fanon à sa famille ont été publiées par son frère Joby Fanon, dans
Frantz Fanon, de la Martinique à l’Algérie et à l’Afrique, L’Harmattan, Paris, 2004.
La Légion étrangère
démoralisée
El Moudjahid, no 8, 5 août
19571
Séduction et chantage
C’est à Metz où il est venu participer à un tournoi de boxe, en
février 1957, que Fantini Vittorio a été appréhendé par la police française. Il
nous a déclaré qu’il était en possession d’un passeport en règle et d’une
somme de 600 000 francs. Quoi qu’il en soit, après confiscation de ses
papiers et de son argent, les autorités françaises le mirent devant le dilemme
classique auquel se trouve soumis le futur légionnaire : l’emprisonnement
ou cinq années de service sous le drapeau français. On lui promettait pour
commencer une prime d’engagement de 90 000 francs, une solde de
7 000 francs, sans parler des avantages de toutes sortes dont il serait le
bénéficiaire. On lui annonçait de plus les horizons merveilleux et on lui
expliquait la tâche noble que poursuit la Légion en Algérie, où elle défend
le patrimoine de la civilisation occidentale contre des hordes barbares
surgies du Moyen Âge.
Entre la perte de ses libertés et l’attrait d’une avance assortie de
promesses mirobolantes, le boxeur Fantini Vittorio eut la faiblesse d’opter
pour cette dernière solution. Metz, Strasbourg, Marseille, Bel-Abbès, le
voyage fut long et la nouvelle recrue eut tout le temps de rêver à l’éclatante
carrière qui s’ouvrait devant elle. De Bel-Abbès où il dut remplir certaines
formalités, Fantini Vittorio fut affecté à Mascara, dans une compagnie
d’instruction. C’est dans cette dernière ville que ses illusions s’effondrèrent
comme un château de cartes devant une réalité qu’il était loin de
soupçonner.
Il se retrouvait dans une caserne, astreint à un régime de pénitencier. Les
sorties lui étant interdites, il demeura consigné pendant trois mois. La prime
d’engagement de 90 000 francs ne venait pas, et il devait apprendre plus
tard que les promesses faites à ce sujet étaient purement mensongères. Il
n’était pas d’ailleurs le seul dans ce cas, tous ses camarades de promotion
eurent à souffrir de cette supercherie des autorités françaises. Il en était de
même pour la solde mensuelle que le bureau de recrutement évaluait à
7 000 francs, et qui ne dépassait pas en réalité 3 000…
Notes
1. [I, p. 93 sq. (JF ; GP ?). Pour chaque article reproduit, nous indiquons ainsi la pagination de la
réédition yougoslave des numéros d’El Moudjahid, publiée en trois volumes par Rédha Malek en
1962, suivie d’une ou deux des abréviations JF, RM ou GP, si l’article ne figure pas dans les trois
listes de Josie Fanon, Rédha Malek ou Giovanni Pirelli. Pirelli marque certains textes d’un point
d’interrogation. Plusieurs d’entre ceux-là ont pourtant été publiés dans Pour la révolution africaine.
Nous avons aussi comparé ces listes à celles dressées par les premiers biographes de Fanon, Peter
Geismar, Irène Gandzier et Renate Zahar. L’édition yougoslave ne reproduit que les textes. Les
photos accompagnant les articles dans l’édition originale sont décrites en note. Nous les reproduisons
également en note, comme ci-après.Cet article est illustré par deux photographies : la première
représente Fantini en compagnie du sous-officier français qui l’a brutalisé ; la seconde montre Fantini
s’exerçant au judo avec, à sa droite, les barbelés derrière lesquels la Légion retient les Algériens au
cours des fouilles (région de Mascara).]
L’indépendance
de l’Algérie, réalité de tous
les jours
El Moudjahid, no 8, 5 août
19571
Notes
1. [I, p. 95 sq. (JF ; GP ?).]
2. [Ce vocabulaire et ce ton se retrouvent dans nombre de textes de Fanon.]
L’indépendance nationale,
seule issue possible
Un objectif réaliste
L’idée d’indépendance trouve sa force moins au niveau de la conscience
psychologique des dirigeants du FLN que dans la réalité coloniale objective
dans laquelle elle s’inscrit dialectiquement. Elle serait intransigeance
abstraite et vide de contenu, si elle n’était, comme la révolution qui la
revendique, le fruit d’un profond mûrissement et le résultat d’une longue
progression souterraine.
En temps « normal », le refus de réformes de structure et de modes
sérieux d’évolution aurait exprimé une absence totale d’intelligence de la
part des responsables. En période d’engagement révolutionnaire, un tel
refus traduit une exigence fondamentale. Accepter une formule centrée sur
une autre chose que l’indépendance, c’est renoncer à abattre le colonialisme
alors qu’on en a la possibilité, c’est en laisser subsister les germes virulents
qui auraient vite fait d’engendrer un système d’oppression plus monstrueux
que le précédent.
La révolution est ennemie par essence des demi-mesures, des compromis,
des retours en arrière. Conduite à son terme, elle sauve les peuples ; arrêtée
en cours de route, elle cause leur perte et consomme leur ruine. Le
processus révolutionnaire est irréversible et inexorable. Le sens politique
commande de ne point le contrarier dans sa marche.
L’intransigeance du FLN a donc un contenu. C’est une intransigeance
révolutionnaire qui ne se paie pas de mots. Loin de traduire un irréalisme
politique, elle est l’exigence d’un réalisme révolutionnaire. Ce qui fait la
force du peuple algérien, c’est qu’il sait ce qu’il veut et où il va. Il veut son
indépendance et il sait que c’est une possibilité à portée de sa main qu’il
finira par atteindre.
La France, au contraire, ne sait pas ce qu’elle veut, ni où elle va. Elle
refuse de reconnaître le bien-fondé d’un tel objectif, mais son attitude
demeure négative et stérile, incapable de se convertir en conduite
dynamique et efficace. Elle se contente de refuser l’indépendance, mais
ignore la réalité nouvelle créée en Algérie ; elle échafaude des plans,
élabore des lois-cadres, mais raisonne dans un contexte prérévolutionnaire
et évolue en pleine irréalité, dans l’empyrée des idées de prestige, de
grandeur, de liens permanents et indissolubles.
Dans un tel contexte, l’indépendance algérienne semble une chimère, et
les Algériens sont traités de chimériques. Ce qui est considéré comme une
impossibilité en France, on le transpose en Algérie et on en fait une
impossibilité objective et absolue. C’est assurément partir d’une analyse
bien fragile de la réalité et se précipiter dans l’aventure que de déclarer,
avec M. Mauriac, qu’aucun gouvernement français n’accordera
l’indépendance à l’Algérie.
Notes
1. [I, p. 120 sq. (JF ; GP).]
L’Algérie et la crise
française
El Moudjahid, no 11,
1er novembre 19571
Notes
1. [I, p. 151 sq. (JF ; GP).]
2. [En 1954, sous la pression conjuguée des gaullistes et des communistes et dans un climat
d’apaisement de la guerre froide, la Chambre se divise et finalement rejette le traité de création d’une
Communauté européenne de défense subordonnée à l’OTAN.]
Le conflit algérien
et l’anticolonialisme
africain
El Moudjahid, no 11,
1er novembre 19571
Notes
1. [I, p. 154 sq.]
2. [La conférence de Bandoeng, réunie dans cette ville indonésienne en avril 1955, a marqué la
naissance du mouvement des pays « non alignés » (ni sur le bloc occidental ni sur le bloc soviétique).
Elle avait accueilli les représentants de vingt-neuf États indépendants du « tiers monde » et de
nombreux mouvements de libération des pays encore sous tutelle coloniale – dont le FLN algérien.]
3. [Il s’agit de l’avocat Ali Chekkal, rallié à la cause française qu’il avait défendue à l’ONU en
février 1957 ; il a été tué trois mois plus tard à Colombes, par un militant du FLN.]
4. [Les théories de l’anthropologue allemand Leo Frobenius (1873-1938) ont exercé une influence
considérable sur Senghor et Césaire – qui en publia des traductions pendant la guerre dans sa revue
Tropiques. Frobenius voyait l’Afrique comme composée de sociétés parfaitement ordonnées, en
particulier d’un point de vue esthétique, et suprêmement intégrées à leur environnement, la barbarie
étant du côté des civilisations le détruisant. Sur la vision « germanique » de l’Afrique de Frobenius,
voir Christopher L. MILLER, Theories of Africans. Francophone Literature and Anthropology in
Africa, University of Chicago Press, Chicago, 1990.]
Une révolution
démocratique
El Moudjahid, no 12,
15 novembre 19571
Le 1 er
novembre 1954, le peuple algérien a pris la décision
irrévocable de changer son destin, de tourner la page la plus sombre et la
plus tragique de son histoire et de s’engager dans la voie d’un monde
nouveau, débarrassé de l’oppression et de l’obscurantisme. Cette date ne
marque pas qu’une transition, qu’un simple passage d’une phase historique
à une autre. Elle est le point de départ d’une vie nouvelle, d’une histoire
nouvelle, de l’histoire de l’Algérie bouleversée de fond en comble et
renouvelée sur des bases entièrement neuves.
Cette seconde naissance est conditionnée par une lutte sans merci contre
toutes les forces de régression et de décadence. Elle exige la destruction du
régime colonial et, à travers lui et d’une manière inséparable, la liquidation
de toutes les chaînes du passé, de tous les germes de déliquescence et de
servitude qui ont miné la société algérienne depuis des siècles.
Depuis 1830, le peuple algérien n’a cessé de lutter contre l’occupant
colonial dont il ne s’est jamais résigné à reconnaître le pouvoir et la
mainmise sur le pays. En 1957, la reconquête du territoire national et la
restitution de la souveraineté entre les mains du peuple n’impliquent pas un
retour à 1830, ne signifient pas que l’Algérie doit se retrouver dans la
situation qui était la sienne il y a un siècle. Si la restauration de la
souveraineté nationale crée en Algérie une situation identique à celle qui
existait avant 1830, c’est-à-dire lorsque notre pays constituait un État
indépendant, cela n’est vrai que sur le plan intemporel du droit.
Dans la réalité, la situation n’est plus la même. Les conditions objectives
n’ont pas cessé de se transformer durant cent vingt-cinq ans et continuent à
se transformer sous nos yeux. La libération du régime colonial ne nous
restitue pas une Algérie identique à celle d’il y a un siècle. Cela d’ailleurs
n’aurait pas été souhaitable ; le peuple algérien, qui consent d’immenses
sacrifices, tend de toutes ses forces à l’avènement d’une Nation moderne
qui puisse prendre une place honorable dans le monde d’aujourd’hui.
Les structures économiques et sociales sur lesquelles était édifiée la
société algérienne le siècle dernier ne sont plus viables à notre époque.
Cette société qui aurait pu s’adapter au monde moderne dans le cadre d’une
évolution normale, a été bloquée brutalement en 1830 par le système
colonial qui lui a interdit toute possibilité de développement et de progrès.
Il ne s’agit pas de bâtir un État indépendant sur des bases anachroniques et
branlantes. La promotion de l’Algérie en une Nation moderne et
indépendante nécessite la libération du pays du joug étranger, la destruction
des structures coloniales, comme la rupture avec les structures précoloniales
ou ce qui en subsiste après une oppression séculaire.
À la liquidation du colonialisme s’ajoute, d’une manière concomitante,
celle des structures médiévales et féodales, sur lesquelles il s’appuyait avec
tout ce qu’elles comportent de préjugés et de facteurs de régression, et qui
doivent être remplacées par les structures de la société moderne. En
Algérie, la guerre de libération nationale se confond avec la révolution
démocratique. La lutte pour la libération nationale n’implique pas
nécessairement une telle révolution. Mais celle-ci ne peut se faire que dans
le cadre d’une nation indépendante ou en train de se libérer. C’est dans ce
sens que « révolution algérienne » exprime à la fois le processus de
libération du joug étranger et la destruction des survivances féodales du
Moyen Âge qui devront céder la place aux fondements démocratiques
d’une nation moderne.
La révolution démocratique prépare l’avènement de la démocratie. Cette
dernière notion peut être saisie à deux niveaux différents. D’une part, elle
draine les valeurs essentielles de l’humanisme moderne ayant trait à
l’individu considéré comme personne : liberté de l’individu, égalité des
droits et des devoirs des citoyens, liberté de conscience, de réunion, etc.,
tout ce qui permet à l’individu de s’épanouir, de progresser et d’exercer
librement son jugement et son initiative personnels. D’autre part, l’idée de
démocratie, qui s’oppose à tout ce qui est oppression et tyrannie, se définit
comme une conception du pouvoir. Elle signifie dans ce cas que la source
de tout pouvoir et de toute souveraineté émane du peuple qui les exerce lui-
même à son profit exclusif. Pouvoir du peuple par le peuple et pour le
peuple. Ainsi définie, la démocratie s’oppose à toute forme d’oppression du
peuple ou de l’individu, qui pourrait s’exercer par tout régime étatique
dirigé contre la volonté populaire.
Dans quelle mesure la guerre de libération nationale en Algérie
s’accompagne-t-elle d’une révolution démocratique ? La lutte menée par le
peuple algérien comporte un double caractère dont l’un n’est pas moins
important que l’autre. D’une part, elle s’exprime par une affirmation par
l’Algérien de sa personnalité historique, aliénée par le colonialisme et
reconquise avec la prise de conscience de plus en plus aiguë de son
originalité nationale et culturelle. D’autre part, cette lutte s’inspire de l’idéal
révolutionnaire et des valeurs de l’époque moderne. Elle reflète un effort
d’adaptation aux structures de celle-ci, effort rendu nécessaire et urgent par
une prise de conscience de plus en plus nette du cadre factice du
département et d’un mode de vie archaïque perpétué par le colonialisme.
Ces deux prises de conscience ont été accélérées en Algérie, où elles ont
atteint un rare degré de profondeur, par le régime colonialiste lui-même.
L’oppression qui s’exerce en Algérie est telle qu’elle tend à l’annihilation
du peuple suivant un processus de dépersonnalisation et d’atomisation
implacable. Devant ce danger de mort, le peuple algérien réagit par une
violente prise de conscience vitale qui a pour effet, d’une part, un repli
jaloux sur son Moi menacé et, d’autre part, un affinement de ses facultés
d’adaptation aux valeurs modernes. La nécessité de se survivre engendre
chez l’Algérien le désir d’être lui-même et de comprendre l’Autre,
d’assimiler l’expérience moderne sans se laisser assimiler par autrui.
Cette double exigence fait que le peuple algérien est à la fois le plus
nationaliste et le plus ouvert qui soit, le plus fidèle à l’islam et aussi le plus
accueillant pour les valeurs extra-islamiques. Des peuples musulmans, il est
peut-être un des plus attachés à la foi musulmane et des plus pénétrés de
l’esprit de l’Occident moderne. Ainsi la réaction la plus naturelle du peuple
algérien face à un colonialisme destructeur a été l’assimilation patiente des
valeurs techniques modernes. Ainsi la notion de démocratie ne lui est-elle
pas étrangère ; les valeurs qui ont fait l’épanouissement de l’individu, et
sans lesquelles il n’y a pas de progrès possible, il les fait siennes et leur
attache d’autant plus de prix qu’il en a été sevré.
Seule une propagande grossière reprochera au peuple algérien de vouloir
édifier un État totalitaire, féodal ou théocratique où les préjugés médiévaux
tels que le fanatisme religieux et la xénophobie régneraient en maîtres. Les
appréhensions quant à l’avenir de la minorité française dans le cadre de
l’Algérie ne sont pas fondées. Elles ne peuvent être que le fait
d’oppresseurs obsédés craignant d’être opprimés à leur tour.
Le sentiment national du peuple algérien, si exalté soit-il, ne lui fera
jamais perdre de vue le sens de la mesure et la lucidité qui sont les
conditions de toute réussite vitale et qu’on pourrait assimiler à l’intelligence
politique. Avec le 1er Novembre 1954, l’Algérien retrouve son unité et sa
vérité dans la joie et l’enthousiasme du sacrifice, la fusion se réalise entre
l’idéal national et l’idéal révolutionnaire, une synthèse dynamique créatrice
a lieu entre les aspirations du Moi culturel national et l’esprit moderne dans
son universalité. Nous avons dans l’ALN une incarnation saisissante d’une
telle synthèse ; l’ALN est le creuset où se fondent intimement les valeurs
nationales et l’esprit moderne, où une nation algérienne nouvelle se forge et
s’expérimente dans le combat libérateur.
De là le prodigieux essor de la révolution algérienne, libérant d’un seul
coup les énergies qui sommeillaient depuis des siècles dans les différentes
couches populaires en un torrent qui est à l’échelle de l’Histoire et dont la
nature est de briser toutes les digues, de triompher de tous les obstacles, de
bouleverser toutes les formes figées de la vie.
La démocratie a été jusqu’ici traitée comme une notion culturelle, prise
comme une des composantes essentielles de l’esprit moderne par opposition
à la conscience féodale. Pour la préciser, il faudrait lui donner un contenu
objectif social, c’est-à-dire l’appréhender essentiellement en tant que
conception du pouvoir. Dans ce cas, il faudrait se demander dans quelle
mesure le peuple algérien qui se libère fait une révolution démocratique. Là
encore, s’impose la vérité d’un colonialisme engendrant une conscience
révolutionnaire d’autant plus profonde que son oppression a été plus
grande.
Il est un fait qu’en menant la guerre de libération à son terme victorieux,
le peuple algérien ne se contentera pas d’une indépendance politique
nominale. Il n’entend pas se débarrasser de l’oppression politique pour se
résigner à une oppression économique qui lui interdit tout progrès social et
confère à l’indépendance nouvellement acquise un caractère illusoire.
Le peuple algérien veut se libérer du colonialisme, mais cette libération,
il ne la conçoit que dans une perspective révolutionnaire impliquant la fin
des féodalités et la destruction de toutes les structures économiques de la
colonisation. Le contenu social de la notion de démocratie varie avec les
régimes qui sont chargés de l’appliquer. En arrachant son indépendance, le
peuple algérien, qui a été soumis à une effroyable exploitation, ne pourrait
subsister qu’en édifiant une démocratie sociale effective. Ainsi la révolution
démocratique s’insère dans le processus de la guerre de libération, insertion
qui porte à son apogée les aspirations les plus profondes de toutes les
couches du peuple algérien, visant à la réalisation d’un idéal à la fois
politique et social, national et révolutionnaire.
Indépendance nationale, révolution démocratique sont indissolubles dans
la lutte actuelle du peuple algérien. Le succès de l’une implique le triomphe
de l’autre. L’avènement d’une démocratie effective n’est possible qu’avec
l’avènement de l’indépendance nationale. C’est ce qui explique le refus
obstiné du colonialisme de reconnaître celle-ci, dans laquelle il voit l’abîme
où sombreront ses plus secrètes espérances.
Engagé dans une lutte à mort, le peuple algérien maintiendra jusqu’à la
victoire l’objectif qu’il s’est tracé et édifiera une réelle démocratie sociale et
économique dont la conséquence première sera la consolidation et la
sauvegarde d’une indépendance chèrement acquise.
Notes
1. [I, p. 162 (JF ; GP ?).]
Encore une fois, pourquoi
le préalable
El Moudjahid, no 12,
15 novembre 19571
Notes
1. [I, p. 165 sq. (JF ; RM).]
2. [Comité de coordination et d’exécution, organe de direction du FLN d’août 1956 à septembre
1958.]
La conscience
révolutionnaire algérienne
El Moudjahid, no 14,
15 décembre 19571
Notes
1. [I, p. 213 (JF ; GP).]
Stratégie d’une armée
aux abois
Notes
1. [I, p. 351 sq. (JF ; GP ?). Article illustré par une carte représentant les zones interdites le long de
la frontière algéro-tunisienne.]
2. [Le 8 février 1958, en représailles à des raids militaires en Algérie des troupes de l’ALN
stationnées en Tunisie, l’aviation française opère un bombardement massif du village tunisien
frontalier de Sakiet Sidi Youssef, faisant au moins soixante-douze morts et cent quarante-huit blessés,
dont de nombreux civils et des enfants. La réprobation internationale est très vive.]
Les rescapés du no man’s
land
Notes
1. [I, p. 371 sq. (JF ; GP ?).]
Le testament d’un
« homme de gauche »
Notes
1. [I, p. 401 sq. (JF).]
Logique
de l’ultracolonialisme
Notes
1. [I, p. 462 sq. (JF).]
2. La photographie de « quelques Algériens renfrognés et silencieux, au milieu d’une populace
vociférante scandant des slogans dérisoires » illustre cet article.
Le monde occidental
et l’expérience fasciste
en France
Note
1. [I, p. 488 sq. (RM).]
Les illusions gaullistes
Le style de Gaulle
De Gaulle s’est fait l’instrument le plus exécrable de la réaction
colonialiste la plus obstinée, la plus bestiale. À un colonialisme frappé à
mort, pantelant, condamné à une retraite rapide et définitive, il apporte une
mystique, un style, une caution morale, un renouveau idéologique. Enfermé
dans un égocentrisme monstrueux, imbu d’un paternalisme plein
d’assurance, de Gaulle nie les problèmes qui se posent dans leur réalité
objective.
Refusant de sortir [de] lui-même, il prétend surmonter les obstacles les
plus insurmontables et aplanir les difficultés les plus rebelles en dialoguant
avec lui-même et en décrétant dans sa solitude des solutions unilatérales et
absurdes. Le problème algérien cesse d’être la traduction d’un conflit entre
la France et le peuple algérien. Il demeure un différend essentiellement
français, que de Gaulle, incarnation vivante de la France, est à même de
surmonter par ses propres efforts. La guerre qui fait rage, la révolution pour
laquelle les Algériens meurent tous les jours se réduisent à des accidents
sans portée ni signification réelles, dont la responsabilité incombe à
l’impéritie du système mais que la France éternelle saura surmonter, comme
elle l’a fait jusqu’ici à propos de tant d’autres épreuves.
De Gaulle procède comme si le peuple algérien ne s’était pas dressé les
armes à la main pour détruire le régime colonial, comme si la guerre de
libération nationale n’était qu’une révolte n’obéissant à aucune donnée
objective, comme si la France n’avait pas mobilisé toutes ses ressources
matérielles, humaines et morales pour maintenir sa domination, comme si
l’opinion mondiale n’était pas instruite des graves événements qui se
déroulent depuis quatre ans en Afrique du Nord et qui menacent de rompre
la paix internationale.
Cet acharnement à nier les évidences est la traduction la plus criarde de
l’impuissance à laquelle est réduit le système colonial français, incapable de
se libérer de ses contradictions, de se tracer une ligne de conduite,
d’embrasser les problèmes qui le débordent de partout.
Note
1. [I, p. 554 sq. (JF). Cet article est illustré par un dessin représentant de Gaulle, écrasé sous le
poids d’un lourd fardeau, s’entretenant avec Marianne, avec la légende suivante : « Marianne :
“Alors Général, et ce deuxième voyage ?” De Gaulle : “Rien à faire !” Je leur ai dit : “Vous avez
faim… Voici du pain !” Ils m’ont répondu : “L’indépendance, l’indépendance, l’indépendance”… »
(caricature reprise du bulletin intérieur de la wilaya 5, Oranais).]
Le calvaire d’un peuple
El Moudjahid, no 31,
1er novembre 19581
Face à la révolution
À partir de 1950, et plus précisément depuis la guerre d’Indochine, une
nouvelle stratégie a pris naissance dans les pays coloniaux. Aujourd’hui en
effet, les hommes qui déclenchent un mouvement de libération savent que
le recul du colonialisme ne se réalise pas en quelques semaines. Les
hommes qui prennent la direction du combat savent que les coups les plus
rudes, pour être efficaces, doivent se développer dans le temps.
Aux coups de main et aux révoltes a succédé une politique de combat à
long terme se situant dans une double perspective, politique et militaire. Le
mouvement de colère est devenu volonté d’indépendance et les
insurrections anarchiques se sont transformées en guerre révolutionnaire.
Une telle modification imposée par l’évolution historique des guerres de
libération devait avoir des conséquences directes sur la conscience du
colonisé et sur le comportement des forces colonialistes. Le colonisé qui
commence aujourd’hui une guerre de libération s’engage dans un combat
qu’il sait devoir être long. C’est pourquoi il échappe constamment au désir
d’une solution rapide, politique ou militaire. La tactique de la guérilla est
précisément adéquate à cette forme de lutte à fronts multiples dont le but est
moins d’écraser l’adversaire que de lui rendre la vie quotidienne
impossible. La guérilla installe une faille indéfiniment entretenue dans le
système colonialiste. Cette permanence et cette impossibilité pour le
colonialisme d’espérer une ère de paix introduisent la lassitude et le
désespoir dans les rangs des occupants.
L’intimidation massive
Si le colonisé arrive à dominer son impatience et à imposer à sa soif
immédiate de liberté la nécessité du temps, le colonialiste, lui, avant la
lassitude, va réagir par des massacres successifs. Faute d’avoir analysé les
nouveaux facteurs psychologiques politiques et historiques en présence, il
ne sort pas du cercle classique des attitudes anti-insurrectionnelles.
Le mouvement de colère des colonialistes va durer plusieurs mois : de
novembre 1954 au départ de Soustelle. Pendant ces quatorze mois, les
forces françaises vont appliquer la méthode d’intimidation directe et
massive : déclarations hautement bellicistes, massacres spectaculaires et à
prétention exemplaire de Rivet, Foum-Toub, Constantine. Par ces méthodes,
le colonialisme français entend isoler le « noyau rebelle » en terrorisant de
façon indifférenciée le reste du pays.
La persistance du mouvement de libération et des opérations de guérilla
malgré ces massacres en petits tas [sic] va inquiéter les défenseurs du
régime colonialiste. La lutte du peuple algérien commence à être identifiée
dans sa structure et dans son dynamisme. La révolution est alors aperçue
avec ses organismes politiques, diplomatiques et militaires. Pour se
tranquilliser, l’adversaire invoque une direction étrangère et, en même
temps, repense ses méthodes de lutte.
La répression confiée à l’origine aux policiers des services d’Algérie est
remise à partir de cette période aux organismes spécialisés de l’armée et des
Renseignements généraux. Le gouvernement de M. Guy Mollet amorce sa
campagne antinassérienne et cherche la preuve d’une intervention
égyptienne en Algérie.
L’Algérie à la question
La fameuse bataille d’Alger se déroule dans cette période d’assassinats
délibérés. Par camions, des Algériens sont arrêtés dans les rues et sur les
chantiers, conduits dans des centres et ignominieusement « interrogés ».
Pendant plus de huit mois, le colonialiste français, un tuyau dans la main
gauche et une magnéto dans la droite, « interroge » l’Algérie. Des zones
interdites sont décrétées et des régions entières sont affamées. Par milliers,
les civils algériens des confins frontaliers fuient le déluge de feu et de fer et
se réfugient en Tunisie et au Maroc.
Ce n’est plus alors l’homme qui est agressé et abattu, c’est le pays global,
avec sa flore et sa faune, le pays physique avec ses montagnes et ses forêts
qui est torturé et pris pour cible. L’ampleur de cette phase ne laissera pas
indifférente l’opinion internationale. De partout les condamnations
s’élèvent et dans les rangs même de l’ennemi, le dégoût et l’horreur
s’installent. Des dossiers de plus en plus hallucinants voient le jour et le
président du Conseil français est obligé de désigner une commission de
sauvegarde invertébrée et naturellement inefficace. Le bilan de cette période
fut littéralement atroce pour le peuple algérien : plusieurs dizaines de
milliers de morts, des centaines de milliers de personnes déplacées, des
régions entières détruites.
À la fin de cette période, M. Lacoste pouvait se croire autorisé à
annoncer comme imminente la fin de la guerre d’Algérie. Et de fait,
militaires et civils, Français forts de cette campagne de meurtres collectifs
où le déchaînement homicide visait avant tout l’éreintement de la poussée
révolutionnaire, décèlent, à la demande, les signes avant-coureurs de
l’effondrement des forces nationales.
Avec le recul, on peut dire aujourd’hui que la chute du gouvernement
Mollet, l’apparition des gouvernements météores de Bourgès-Maunoury,
Gaillard et Pflimlin, jusqu’aux équivoques gaullistes, tirent leurs principales
causes de cette défaite attendue, annoncée et éternellement reportée.
Notes
1. [II, p. 38 sq. (JF ; RM).]
L’essor du mouvement
anti-impérialiste
et les attardés
de la pacification
El Moudjahid, no 34,
24 décembre 19581
Depuis le 1 er
novembre 1954, date du déclenchement de la
révolution nationale démocratique, la physionomie de l’Afrique et de l’Asie
n’a cessé de connaître les modifications les plus profondes et les plus
spectaculaires, bouleversant à une allure vertigineuse l’ancien équilibre du
monde que les États impérialistes d’Europe ont façonné durant un siècle
d’hégémonie et de domination.
Un monde nouveau
En l’espace de quatre années, beaucoup d’événements se sont produits,
les uns plus importants que les autres, mais tous traduisant avec une netteté
et un éclat inconnus à ce jour les progrès prodigieux de la révolution anti-
impérialiste universelle.
En Asie, on a vu les jeunes États nouvellement indépendants comme
l’Indonésie consolider les bases de leur souveraineté retrouvée et résister
victorieusement aux menaces d’un impérialisme mal résigné à la défaite. La
République populaire de Chine, qui en était à sa cinquième année en 1954,
a accompli depuis les pas gigantesques que l’on connaît. La Chine des
communes populaires et du « grand bond en avant » s’est substituée à
jamais à la vieille nation sous-développée soumise au régime de
l’exploitation étrangère et des traités inégaux.
Au Moyen-Orient, le peuple arabe s’est engagé dans une phase non
moins décisive de son émancipation. Le monde féodal, qui s’est conservé
tant bien que mal sous la protection de l’impérialisme, s’écroule
définitivement. L’Égypte balaye les vestiges de l’occupation étrangère et
libère le canal de Suez. Une impulsion nouvelle y est donnée à la vie
économique et sociale. Partout des chantiers se construisent, des usines et
notamment des aciéries surgissent, le chômage recule et avec lui la misère,
la corruption et l’analphabétisme, tandis que l’instruction se développe et la
culture progresse au sein des masses les plus larges en même temps que
s’élève leur conscience sociale. L’Irak féodal et semi-colonial secoue les
chaînes du passé et le peuple irakien, mûri sous le poids de l’oppression,
affirme sa volonté de progrès et sa vocation de liberté et d’indépendance
dans la révolution historique du 14 juillet dernier.
Les autres pays arabes, de plus en plus, échappent au sillage des États
impérialistes. L’on a vu la Syrie s’unir à l’Égypte pour construire la RAU et
le générai Glubb Pacha, qui symbolise en Orient toute une époque, quitter
Amman sous la pression populaire. L’Asie et le Moyen-Orient d’il y a
quatre ans ne sont plus les mêmes aujourd’hui. Durant ce laps de temps, ils
ont rattrapé un retard de plusieurs décennies. Leur évolution montre à
l’évidence le renouvellement prodigieux qui est en train de s’opérer au sein
de la majeure partie du monde et qui contribue hautement à la
régénérescence de l’humanité et à son progrès sans fin.
L’Afrique émerge
La même vérité s’impose pour l’ensemble du continent africain, à la fois
le plus défavorisé et le plus jeune de la Terre. Les peuples africains, dans un
effort douloureux et héroïque, se redressent et décident de reconquérir coûte
que coûte leur personnalité ravie, d’affirmer leur dignité humiliée,
d’arracher leur statut de peuples libres, de tourner à jamais la page hideuse
de l’esclavage et de la servitude.
Depuis Novembre 1954, au nord comme au sud du Sahara, les jeunes
indépendances se sont succédé : celles du Maroc et de la Tunisie qui
devront, avec l’Algérie, constituer la Fédération maghrébine, celles du
Ghana et tout récemment de la Guinée qui ont résolu aussi de joindre leurs
destinées dans le cadre d’une union fédérale qui redoublerait leur force et
accroîtrait leur efficience.
Le grand État africain du centre, le Nigéria avec ses 40 millions
d’habitants, sera totalement indépendant en 1960. Il en est de même pour
d’autres territoires, comme la Sierra Leone, le Kamerun, etc., dont
l’accession à l’indépendance est prévue pour la même date. Même le Kenya
et le lointain et riche Congo, qui subissent l’un et l’autre le régime d’airain
des Britanniques et des Belges, voient s’ouvrir devant eux les perspectives
exaltantes de la liberté et de la souveraineté nationale. Déjà les bruits
courent avec insistance sur l’imminente libération du grand leader africain
Jomo Kenyatta.
La domination française elle-même recule. Forcée de jeter du lest, elle se
voit dans l’obligation de se libéraliser, de desserrer son étreinte, de faire, de
bonne ou de mauvaise grâce, des concessions substantielles. Les
Assemblées territoriales des TOM se transforment les unes après les autres
en Assemblées législatives et des « États » surgissent, à Madagascar, au
Sénégal, en Mauritanie ou au Tchad. Enfermés dans la camisole de force de
la « communauté », ces « États » finiront tôt ou tard, et certainement plus
tôt que ne le croient les spécialistes français de l’Afrique, par rompre les
liens qui les enserrent. D’États manchots et paralytiques, dirigés par des
fantoches, ils deviendront des États libres qui s’intégreront dans leur
véritable communauté, la grandiose communauté africaine aujourd’hui en
pleine gestation.
L’axe Bandoeng-Accra
Le réveil des masses asiatiques et africaines n’est pas un vain mot. Ses
effets se traduisent en réalisations concrètes qu’il n’est plus dans le pouvoir
des colonialistes d’ignorer. Le mouvement parti de Bandoeng en avril 1955
ne connaît plus d’arrêt. Ses vagues toutes-puissantes balaient les unes après
les autres les places fortes impérialistes les mieux enracinées.
La multiplication des « journées » et des « semaines » de solidarité
comme celles qui ont été organisées en faveur de l’Algérie, la floraison des
congrès culturels comme celui de Tachkent, ou économiques à l’instar de
celui qui vient de clore ses travaux au Caire, attestent la vitalité de l’idée
afro-asiatique et l’essor du mouvement anti-impérialiste.
Au lendemain de la libération de la Chine en 1949, Mao Tsé-toung
déclarait solennellement à la Conférence consultative de toutes les
organisations nationales : « Nous pouvons affirmer aujourd’hui que le quart
de l’humanité est debout ! » À son tour, Nkrumah annonçait, il y a à peine
quelques jours, devant les représentants de 200 millions d’Africains :
« Toute l’Afrique sera libre de notre vivant, car ce demi-XX e siècle est
celui de l’Afrique ; cette décennie est la décennie de l’indépendance
africaine. »
Ainsi, le mouvement de libération nationale s’affirme comme une
caractéristique de notre époque. Il façonne l’histoire contemporaine, comme
l’expansion impérialiste a façonné celle du siècle dernier.
Le divorce absolu
Le général de Gaulle obéit à l’impulsion du 13 mai lorsqu’il déclare que
« la page des combats est tournée » et décide d’engager en Algérie la
bataille économique qui doit déboucher sur l’intégration. Supposant le
« problème politique » résolu, il s’attaque au « problème humain ».
Sous le règne de Guy Mollet, les dirigeants mettaient l’accent sur la
guerre : arrêt des hostilités par le cessez-le-feu ou par l’écrasement de
l’ALN d’abord ; réformes économiques et sociales ensuite. De Gaulle ne
s’embarrasse plus de ce préalable, il passe d’emblée à la « construction » de
l’Algérie, en minimisant la guerre et en la reléguant au second plan. Sa
politique se justifierait à la rigueur si la situation militaire française était
meilleure qu’il y a deux ans. Comme ce n’est nullement le cas, elle apparaît
comme une forme caricaturale de la pacification de Lacoste.
De Gaulle ne corrige pas Guy Mollet ; il ne progresse pas par rapport à
lui et n’innove qu’en apparence. Il ne fait que reprendre à son compte les
illusions du secrétaire général de la SFIO, en les poussant jusqu’à leurs
derniers retranchements. Ainsi se caractérise l’immobilisme de la politique
française : toujours pire d’année en année.
Immobilisme d’autant plus pitoyable que la révolution algérienne évolue
avec une rapidité foudroyante. Le contraste est pour le moins violent entre
une France qui envoie quarante et un pseudo-députés algériens à son
Parlement et une ONU où l’écrasante majorité des nations se prononce pour
le droit à l’indépendance du peuple algérien. La même différence criarde
apparaît entre le jugement du général de Gaulle affirmant que l’ère des
combats est terminée et celui de l’organisation internationale estimant que
l’état de guerre en Algérie menace la paix mondiale.
Le nouveau délégué général du gouvernement français, M. Delouvrier,
atterrissant à Maison-Blanche, a déclaré aux colonialistes d’Alger : « Votre
sursaut du 31 mai, votre calme résolution du 28 septembre, les élections
législatives dans tout le pays vous ont donné cette certitude : “La France
reste”. » Jamais paroles d’un proconsul débarquant à Alger n’ont rendu un
accent si factice et si dérisoire. Au moment même où ces paroles étaient
prononcées, le gouvernement algérien signait pour la première fois un
communiqué conjoint avec un État souverain. Lorsqu’on sait par surcroît
que cet État est en l’occurrence la République populaire de Chine, l’on se
rend compte du décalage énorme qui s’est créé entre la réalité algérienne et
la politique de la France. Ce décalage ira en s’élargissant.
Aucune fiction juridique, aucune velléité pacificatrice, aucune promesse
et aucune menace ne pourront le réduire. Le moment est venu pour la
France de s’incliner devant la réalité au lieu de ruser avec elle, d’opérer
sous la pression des événements qui se précipitent la reconversion dont elle
s’est toujours refusé à prendre l’initiative. Le gouvernement français n’aura
pas seul raison contre la nation algérienne et la quasi-unanimité des autres
nations du monde. L’ère de la pacification est à jamais révolue. L’Algérie
est entrée de plain-pied dans l’ère de l’indépendance.
Nous ne sommes pas les « attardés de la guerre civile ». C’est le général
de Gaulle qui est un attardé de la « pacification ».
Notes
1. [II, p. 105 sq. (JF).] Article illustré par une photographie prise à l’aérodrome de Pékin au
moment où Benyoucef Benkhedda prononçait [au nom du FLN] une allocution devant le corps
diplomatique et la presse chinoise, et par une autre photographie de délégués africains à une
conférence internationale : « À l’heure où l’Afrique prend conscience de son unité et de sa force. »
Le combat solidaire
des pays africains
Notes
1. [II, p. 114 sq. Ce texte a été publié dans El Moudjahid avec d’autres extraits d’interventions des
participants algériens, à la suite de deux textes qui ont été repris dans Pour la révolution africaine,
« L’Algérie à Accra » et « Accra : l’Afrique affirme son unité et définit sa stratégie ».]
Écoute homme blanc !,
de Richard Wright
S’il est une démarche stérile, c’est bien celle qui consiste, pour
un opprimé, à s’adresser au « cœur » de ses oppresseurs : il n’est pas
d’exemple, dans l’histoire, d’une puissance dominante qui ait cédé aux
objurgations, si émouvantes ou raisonnables soient-elles, de ceux qu’elle
écrasait ; contre des intérêts matériels, sentiments et bon sens ne sont jamais
entendus. On ne voit donc pas très bien quelle raison a pu inciter l’écrivain
noir Richard Wright à solliciter la « compréhension » de l’« homme
blanc » ; on le voit d’autant moins que son essai n’apporte pas d’éléments
nouveaux et qu’il répète, sans grande vigueur, ce que d’autres ont déjà dit.
Écoute homme blanc ! (Calmann-Lévy éditeur) se présente en effet
comme « une sorte de commentaire […] sur les relations entre les Blancs et
les hommes de couleur […] dans le monde d’aujourd’hui ». R. Wright se
propose d’expliquer à l’Européen la mentalité, les sentiments, les conduites
de l’homme noir, et de lui montrer que son comportement est une
conséquence directe des manières d’être et de faire de l’homme blanc.
Il s’agit donc d’une sorte de Portrait du colonisé ; à ce titre, l’étude de
Wright souffre des mêmes défauts que l’essai de Memmi : l’homme noir,
comme l’Arabe, est saisi dans sa généralité, c’est une figure abstraite. Mais,
à la différence de Memmi, qui s’efforce d’analyser en profondeur les
mécanismes psychologiques du colonisé et les démonte avec la minutie, la
rigueur d’un horloger, Wright se contente de citer les principales
composantes de l’homme noir ; il en donne une vue globale et, par
conséquent, superficielle.
Ainsi, dans le premier chapitre, consacré aux « réactions psychologiques
des peuples opprimés », on trouve une énumération rapide, confuse, des
attitudes les plus fréquentes du Noir vis-à-vis du Blanc. Par exemple,
Wright constate que c’est toujours par référence aux Blancs que les Noirs
pensent, sentent, réagissent ; qu’ils reprennent à leur compte, en
l’intériorisant, leur prétendue infériorité ; qu’ils se méfient des Blancs ; que,
se méfiant, ils ont tendance à jouer un rôle devant eux ; que, pour
compenser leur malheur présent, ils se réfugient dans l’évocation du passé ;
que, libérés, ils continuent de se définir par rapport à leurs anciens maîtres,
soit qu’ils redoutent un nouvel esclavage, soit qu’ils s’adonnent à la
« religion de l’industrialisation », au « culte du sacrifice », à la « mystique
des chiffres », pour réaliser au plus vite leur indépendance économique et se
libérer du joug colonial. Ces remarques, dans leur généralité, ne sont pas
fausses, bien sûr ; mais justement, leur généralité – sans parler de leur
banalité – les empêche d’êtres percutantes ; elles paraissent abstraites, sans
relation directe au concret.
Il arrive, certes, que Wright donne des exemples, cite des cas ; mais les
Noirs qu’il met en scène (un chapitre entier traite des poètes noirs
américains) appartiennent tous au petit nombre des occidentalisés, et cela
encore restreint la portée de son livre : l’homme noir que Wright montre à
l’homme blanc n’est pas l’homme noir dont il lui parle. Or, puisqu’il veut
dénoncer la misère des masses africaines, leur aliénation radicale, en tous
domaines, par le colonialisme, et puisqu’il entend sensibiliser l’Européen à
leur absolu dénuement, c’est dans leur vie quotidienne, terre à terre, qu’il
fallait chercher des exemples ; s’il ne la connaissait pas, cette vie, pourquoi
n’avoir pas donné des chiffres (sur la mortalité infantile, la sous-
alimentation, les salaires) plus convaincants, plus significatifs, qu’un
poème ? Il est vrai que les écrivains et les poètes noirs ont aussi leurs
souffrances, que le drame de conscience d’un Noir occidentalisé, déchiré
entre sa culture blanche et sa négritude, peut être très douloureux ; mais ce
drame qui, après tout, ne tue pas son homme, est trop particulier pour être
représentatif : le malheur des masses africaines colonisées, exploitées,
asservies, est d’abord d’ordre vital, matériel ; les déchirements spirituels de
l’« élite » sont un luxe qu’elles n’ont pas les moyens de se payer.
Comment mettre fin à cette exploitation, rendre aux peuples d’Afrique
l’initiative de leur histoire, par quels moyens (guerre révolutionnaire,
émancipation progressive), c’est bien la question principale ; mais là
encore, R. Wright passe à côté, se perd en bavardage ne s’intéressant qu’aux
« élites ».
Il écrit, par exemple : « Notre problème commun [aux Blancs et aux
Noirs] n’est pas racial, n’est pas religieux, n’est pas entièrement
économique, n’est pas essentiellement politique. » Alors, qu’est-il ?
Métaphysique ? R. Wright répond : « Ce problème est celui de la liberté. »
Bonne trouvaille. Mais quelle liberté ? Il ne le dit pas. Et comment
l’acquérir, cette liberté ? En agissant, en luttant ? Non, en attendant :
« L’Occident, pour rester occidental, libre et quelque peu rationnel, doit être
prêt à accorder à l’élite sa liberté… L’Occident doit accomplir un acte de foi
et agir ainsi. » Pour un homme qui se vante d’être laïque et rationaliste, ce
conseil est plutôt surprenant ; mais il est clair : « Hommes d’Europe,
donnez à cette élite [toujours elle] des outils et laissez-la finir la tâche. » Du
coup, la mise en question de l’homme blanc, de ses méthodes, de sa
présence en Afrique comme occupant et comme exploiteur, tourne court :
s’il faut lui faire confiance, c’est qu’il n’est pas si méchant.
Finalement, c’est ce postulat qui sous-entend [sous-tend] l’appel de
R. Wright et motive sa démarche : une confiance, irrationnelle, injustifiée,
dans la « clairvoyance », la « générosité » de l’Occident. L’histoire n’a donc
rien appris à Richard Wright ? Il est permis d’en douter.
Notes
1. [II, p. 393. Dans Frantz Fanon, portrait (op. cit., p. 156), Alice Cherki attribue cet article à
Fanon, qui avait beaucoup admiré Wright à l’époque de Blida mais s’en était détaché ensuite, à la
différence de Chester Himes dont il parlait dans ses conférences à Tunis. Winburn T. Thomas a
publié une lettre de Fanon de 1953 à Richard Wright dans le recueil Richard Wright Impressions and
Perspectives publié par David Ray et Robert M. Farnswirth (The University of Michigan Press, Ann
Arbor, 1971). En voici la retraduction :« Docteur Frantz Fanon, Hôpital psychiatrique de Saint-Alban
(Lozère)Saint-Alban, 6 janvier 1953Cher Monsieur,Je vous prie d’excuser la liberté que je prends de
vous écrire. Alioune Diop, le directeur de Présence africaine, a eu la gentillesse de me donner votre
adresse. Je travaille à une étude consacrée à la portée humaine de vos œuvres.De votre œuvre, j’ai
Native Son, Black Boy, Twelve Million Black Voices et Uncle Tom’s Children, que j’ai commandé (je
ne sais si le livre est disponible en France), deux nouvelles, l’une publiée dans Les Temps modernes,
l’autre dans Présence africaine. Soucieux de circonscrire de la manière la plus complète l’étendue de
votre message, je vous serais reconnaissant de m’indiquer le titre des œuvres que je ne connaîtrais
pas.Mon nom doit vous être inconnu. J’ai écrit un essai, Peau noire, masques blancs, qui a été publié
par Le Seuil et où je m’efforçais de montrer la mécompréhension systématique entre Blancs et Noirs.
Espérant avoir de vos nouvelles, je suis, etc. »Cette lettre à Richard Wright est intéressante en ce
qu’elle montre l’importance de la culture afro-américaine pour le premier Fanon, dans la lignée de
l’influence de la Harlem Renaissance sur les auteurs de la négritude. Cette influence, au moins pour
Wright, commença de s’estomper avec l’engagement dans les révolutions africaines (voir aussi
Michel FABRE, « Fanon et Richard Wright », in Leo DACY (dir.), L’Actualité de Frantz Fanon,
Karthala, Paris, 1986).]
À Conakry, il déclare : « La
paix mondiale passe
par l’indépendance
nationale »
Notes
1. [III, p. 61. Intervention du 12 avril 1960 en qualité de représentant de l’Algérie à la Conférence
afro-asiatique de Conakry, 11-15 avril 1960.]
L’Afrique accuse
l’Occident
Gouvernement provisoirede
la République algérienne,
Mission au Ghana,14 décembre
19601
Notes
1. [Service d’information, vol. 1, no 6 (IMEC Fonds Fanon, FNN 2.2) ; traduction de l’anglais par
Mélanie Heydari. Bien que non signé, ce texte est visiblement de Fanon. On y retrouve son insistance
sur l’articulation psychologie/histoire, en particulier ses réflexions récurrentes sur les raisons
historiques du « complexe de dépendance » du colonisé (voir sa critique de Mannoni dans Peau
noire, masques blancs) et sur les complexes d’infériorité. Pour la direction du FLN, ce document,
traduit en anglais, était destiné à l’Assemblée générale de l’ONU, qui devait adopter une résolution
sur la question algérienne le 19 décembre 1960 (voir notamment Khalfa MAMERI, Les Nations
unies face à la « question algérienne » (1954-1962), SNED, Alger, 1969).]
2. [Allusion aux déclarations à l’ONU sur la « question algérienne » des dirigeants du Sénégal
devenu « indépendant » en juin 1960. Voir La Paix en Algérie par la négociation. La position du
Sénégal à l’ONU dans le débat algérien, préface de Léopold Sédar Senghor, EMI, Tanger, 1961. Ce
volume comprend : le discours prononcé le jeudi 8 décembre 1960 à l’Assemblée générale des
Nations unies par Mamadou Dia (1910-2009, Premier ministre du Sénégal) ; le discours prononcé le
13 décembre devant la première commission des Nations unies par Gabriel d’Arboussier ;
l’intervention de M. d’Arboussier au nom des onze États africains à l’Assemblée plénière de l’ONU,
le 19 décembre 1960. Gabriel d’Arboussier (1908-1976), né au Soudan français, ancien
administrateur colonial, sera l’un des fondateurs (proche alors du PCF) du Rassemblement
démocratique africain, avant d’être ministre de la Justice du gouvernement sénégalais après
l’indépendance (de 1960 à 1962). Curieusement, ce ministre de Senghor avait publié en juin 1949
dans le journal communiste La Nouvelle Critique une violente critique d’« Orphée noir » de Sartre,
sous le titre « Une dangereuse mystification : la théorie de la négritude ». Fanon la cite dans Peau
noire, masques blancs (Œuvres, p. 202).]
3. [Cette association politique proposée par la France aux pays membres de son empire colonial,
inscrite à la Constitution de la Ve République d’octobre 1958, est devenue caduque à la fin 1960 avec
l’indépendance des dernières colonies.]
4. [Conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays africains d’expression française,
octobre 1960.]
5. [Il s’agit en réalité du 4 novembre 1960, date de l’allocution du général de Gaulle à la télévision
française sur la « solution algérienne » (vidéo consultable sur le site des archives de l’INA,
<ur1.ca/muu9q>).]
6. [Particulièrement le 11 décembre 1960.]
7. [Allusion à l’échec, en juin 1960, des négociations secrètes engagées entre le FLN et le
gouvernement français à Melun.]
Lettre à Ali Shariati
Plus que toute l’Asie et toute l’Afrique, [le monde de] l’islam a lutté
contre l’Occident et le colonialisme. De ces deux anciens ennemis, il a subi
de graves plaies sur son corps et sur son âme. Et il porte tout seul la haine
de ces deux-là, qui l’ont frappé plus épouvantablement que d’autres. Et
moi, quoique n’ayant pas envers lui les mêmes sentiments que toi, je
pourrais insister même plus que toi sur ton propos selon lequel dans le tiers
monde (et, avec ta permission, plutôt au Proche et au Moyen-Orient),
l’islam a plus que toutes les autres puissances sociales et alternatives
idéologiques, la capacité anticolonialiste et le caractère antioccidental. […]
Je souhaite que vos intellectuels authentiques puissent, dans le but d’une
prise de conscience universelle des masses populaires de leurs pays et leur
mobilisation dans leur lutte défensive contre l’agression et les tentations des
idées, méthodes et solutions venimeuses et douteuses venant de l’Europe, je
souhaite que vos intellectuels authentiques puissent exploiter les immenses
ressources culturelles et sociales cachées au fond des sociétés et des esprits
musulmans, dans la perspective de l’émancipation et pour la fondation
d’une autre humanité et d’une autre civilisation, et insuffler cet esprit dans
le corps las de l’Orient musulman. C’est à toi et tes collègues qu’il incombe
d’accomplir cette mission. Certes, je sais que tes efforts dans cette direction,
malgré les apparences, ne sont pas incompatibles avec mon objectif de
construire une nation unie et harmonieuse dans ce pays du tiers monde –
plutôt, dirais-je, ce troisième pays du monde. Car ce qui nous réunit
actuellement m’amène à reconnaître cette démarche comme un grand pas
intelligent vers mon idéal.
Néanmoins, je pense que ranimer l’esprit sectaire et religieux entraverait
davantage cette unification nécessaire – déjà difficile à atteindre – et
éloigne cette nation encore inexistante, qui est au mieux une « nation en
devenir », de son avenir idéal, pour la rapprocher de son passé. C’est ce que
je redoute toujours et qui m’angoisse dans les efforts des militants intègres
de l’Association des oulémas maghrébins – avec tout mon respect pour
leurs contributions efficaces à la lutte contre le colonialisme culturel
français.
Cependant, ton interprétation de la renaissance de l’esprit religieux et tes
efforts pour mobiliser cette grande puissance – qui à l’heure actuelle est en
proie aux conflits internes ou atteinte de paralysie – dans un but
d’émancipation d’une grande partie de l’humanité menacée par l’aliénation
et la dépersonnalisation et dont le retour à l’islam apparaît comme un repli
sur soi, sera le chemin que tu as pris, à l’instar de Senghor, Jomo Kenyatta,
Nyerere et Kateb Yacine, avec leur entreprise de renouveau du nationalisme
africain, ou bien du renouveau du classicisme d’Henri Alleg. Quant à moi,
bien que ma voie se sépare de la tienne, voire s’y oppose, je suis persuadé
que nos chemins se rejoindront finalement vers cette destination où
l’homme vit bien.
Notes
1. Shariati rappelle qu’il avait auparavant traduit et publié cette lettre en France (probablement
dans la presse clandestine de l’opposition iranienne à l’étranger) et l’avait confiée ensuite, avec deux
autres lettres, à Mme Zohra Drif qui avait l’intention de publier la correspondance de Fanon à Tunis.
[Nous n’avons pas trouvé trace de cette correspondance. Zohra Drif, née en 1934, est une célèbre
combattante de la guerre de libération, aujourd’hui sénatrice.]
Quatrième partie
Jean Khalfa
Il n’a pas été simple de publier Fanon. Ce sont d’abord, dès son
deuxième livre, L’An V de la révolution algérienne, les risques judiciaires et
bien sûr financiers qu’encourt constamment son éditeur, François Maspero.
On s’en fera une idée par la lettre où Maspero envisage de donner au livre
le titre d’une monographie universitaire pour éviter d’attirer l’attention de la
police au moins le temps de faire sortir les volumes de l’imprimerie (voir
infra, p. 55). Il y a aussi des difficultés de transmission : Les Damnés de la
terre seront rapportés de Tunis au fur et à mesure de leur rédaction par
Claude Lanzmann. Mais il s’agit aussi de complexités de sens et de
structure. La discussion avec Maspero sur le ton polémique, la forme quasi
« officielle » de l’introduction à l’An V montre que Fanon lui-même est
soumis à diverses contraintes ainsi qu’aux changements de circonstances,
comme il l’indique dans ses lettres du 20 juillet 1960 et du 12 mai 1961.
Surtout, les divers plans considérés, soit dans le projet de livre de
juillet 1960, qu’allaient remplacer les Damnés, soit dans la correspondance
avec Pirelli concernant la composition des volumes dans l’édition italienne,
montrent que même s’il ne cessait d’approfondir ses préoccupations
fondamentales (psychologie, histoire et culture, quêtes d’identité,
mystification de la négritude, responsabilité historique…), Fanon
considérait aussi ses textes comme autant d’interventions historiquement et
géographiquement situées, aux formes souples, témoignages d’une pensée
vivante et multiple, engagée très précisément dans son temps, et non
comme des livres destinés à quelque réification canonique.
La correspondance avec François Maspero – dont nous reproduisons tous
les extraits significatifs dans la première section de cette partie – provient
du dossier déposé par ce dernier à l’Institut Mémoires de l’édition
contemporaine. Un bon nombre de lettres ont été conservées : elles
témoignent d’une remarquable aventure éditoriale tout en nous donnant les
premiers inventaires des écrits de Fanon. Dans la seconde section, nous
présentons la correspondance à trois ou quatre voix concernant l’édition
italienne des œuvres de Fanon. Neelam Srivastava1 l’a découverte dans les
archives des Éditions Giulio Einaudi et de la famille de Giovanni Pirelli.
Elle en indique dans l’introduction de cette section le contexte et les
enjeux2.
Notes
1. Neelam Srivastava enseigne la littérature postcoloniale à l’Université de Newcastle (RU). Elle
est, entre autres, spécialiste de l’histoire culturelle du colonialisme et de l’anticolonialisme italiens.
Elle a coédité The Postcolonial Gramsci (Routledge, Abingdon/Londres, 2012), et a dirigé le dossier
« Frantz Fanon en Italie » de la revue Interventions. International Journal of Postcolonial Studies,
vol. 17, no 3, 2015.
2. Nous remercions les Éditions Einaudi et les Archives Giovanni Pirelli de nous avoir autorisés à
reproduire ces lettres.
Correspondance
de François Maspero
et Frantz Fanon
1959
Le 18 juin 1959, François Maspero écrit à Frantz Fanon dans les termes
suivants :
Juin 1959
FF à François Maspero
Monsieur,
Voici ma réponse : le manuscrit et mon accord pour mettre
immédiatement sous presse.
Dès réception de votre lettre, j’ai interrompu toutes les autres
démarches entreprises par moi pour publier en langue française.
Toutefois, un voyage très prochain que je dois faire et dont la durée
est indéterminée risque de nous retarder en ce qui concerne la
signature. Ce serait parfait, en tout cas plus rapide, si cette question
pouvait être réglée de façon différente et si par exemple la présente
lettre pouvait suffire.
De toute façon, écrivez-moi toujours à la même adresse d’où l’on
me fera suivre – dans la mesure du possible – mon courrier.
Soyez remercié et félicité pour cette courageuse tentative de créer
une telle maison d’édition.
Avec toute ma sympathie.
Fanon.
En juillet 1959, François Maspero écrit deux lettres à Fanon pour lui
annoncer qu’il publiera ce qui allait être L’An V de la révolution algérienne.
Dans la première, du 1er juillet, il lui annonce : « Il est assez probable que le
livre sera saisi dès sa parution. C’est pour moi un gros risque, pas seulement
financier, que j’assume d’ailleurs volontiers2. Je vous demanderai seulement
de n’en plus autoriser la publication d’extraits, ni bien sûr d’annoncer
l’édition. » Il ajoute que sa seule modification sera de « retirer l’extrait de
La Question » d’Henri Alleg car, « comme il est malgré tout toujours
interdit, l’autorité pourrait saisir ce prétexte pour interdire le vôtre ». Et il
conclut : « Cela dit, je ne puis vous répéter combien je suis heureux de
publier un livre de cette valeur. Je crois à son utilité. Sa profonde humanité
doit apporter un élément nouveau dans un “dialogue” que nous souhaitons
si nombreux ici ne pas voir mourir. »
Fanon répondra à ces questions le 18 juillet, mais il lui avait écrit entre-
temps.
Tunis, 5.11.59
Cher Monsieur,
J’ai bien reçu les services de presse. J’en ai trouvé la présentation
excellente et votre avertissement fort habile. Mon silence n’était que
le résultat d’une négligence de la personne chargée d’expédier mon
courrier.
J’ai évidemment pu remarquer aussi le silence de la presse « de
gauche » mais cela ne doit pas nous étonner. J’aimerais toutefois
que vous me donniez certaines précisions sur l’attitude de Césaire.
[Suit une liste de quelques coquilles à corriger.]
Voici deux adresses où vous pouvez faire parvenir les droits
d’auteur : Roger Taieb Assurances, 56 Avenue Habib Bourguiba
(Tunis). Et docteur Juminer, Institut Pasteur (Tunis).
Avec toute ma sympathie.
Fanon
1960
En janvier 1960, Fanon envoie une lettre reprenant la précédente avec
quelques modifications, bientôt suivie de plusieurs autres.
Cher Monsieur,
Il semble bien que ma dernière lettre ne vous soit pas parvenue,
puisque je reçois des extraits de presse sans un mot de vous, sans
réponse à certaines questions que je vous posais.
La présentation du livre, je vous le disais aussi, est excellente, votre
introduction très habile. Quant au silence quasi total de la presse
dite de gauche, cela ne doit pas nous surprendre. J’aimerais
cependant des précisions sur l’attitude de Césaire dont vous me
parliez.
[Le reste fait une liste identique à la lettre précédente de coquilles et
d’adresses.]
Amicalement à vous.
Fanon.
Cher Monsieur,
Je reçois avec beaucoup de retard votre lettre concernant la préface
de la nouvelle édition et deux exemplaires de cette nouvelle édition.
Le projet de préface ne m’est jamais parvenu, mais après l’avoir lu
dans le livre, je vous dis de tout cœur que vous fîtes bien de
supposer mon accord.
Je suis également content que vous ayez repris le texte de la
conférence d’Accra, mais je ne vous cacherai pas que certaines
coupures réalisées par vous ne m’ont [pas] permis de retrouver mon
propos fondamental9. Mais je pense que les difficultés que vous
pouviez rencontrer expliquent suffisamment votre décision.
Je suis à la rédaction d’un ouvrage dont je vous ai déjà entretenu,
mais je me déplace énormément et les événements vont à une telle
rapidité qu’il faudrait surtout voir ça sur le plan du journal. La
quotidienneté, même si elle est interprétée à travers une méthode,
impose quand elle est explosive des recoupements et des
recouvrements d’ordre dialectique bien sûr, mais psychologique et
pourquoi le cacher psychopathologique. Je sais que certains
critiques m’ont reproché mon « jargon ».
Le jour venu, je dirai peut-être à ces critiques que, de même que
Lefebvre l’a montré dans son étude sur la Révolution française10, la
peur, [le] complexe d’infériorité, le ressentiment donnent
quelquefois aux événements une orientation et une forme non
prévues par une étude « dialectique ».
Si vous voyez Jean-Paul Sartre, dites-lui que j’ai pu avoir son
dernier ouvrage11 et que les éléments idéologiques qu’il y développe
ont trouvé en moi un écho exceptionnel. Je le remercie de m’avoir
procuré une grande satisfaction intellectuelle et une meilleure
compréhension des choses.
Amicalement vôtre.
Farès.
B.P. 2747
Monsieur
Je viens vous informer que le docteur Frantz Fanon, que j’ai
rencontré dernièrement à Conakry, voudrait nous confier le
manuscrit de son prochain livre afin d’en avoir une meilleure
diffusion en Afrique. Il m’a prié de vous en parler. Je vous verrai
volontiers à mon retour d’Afrique.
Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments
distingués.
Diop.
Nous n’avons pas la réponse de Fanon à cette lettre. Le fait est que
Maspero allait être l’éditeur des Damnés de la terre (nouveau titre, donné
par Fanon, à son projet initial de Alger-Le Cap, qui allait prendre une tout
autre ampleur).
Tunis, 31 octobre
Cher Monsieur,
Votre solution de brochure à grand tirage me paraît excellente.
J’espère bien que vous n’avez pas attendu ma réponse pour le faire.
Votre lettre (du 18) m’est parvenue le 29.
Je suis très heureuse de votre voyage ici. Vous comprendrez alors, si
ce n’est déjà fait, les raisons de mon rôle d’intermédiaire entre vous
et F. Et puis, je pourrai ainsi vous remettre directement le manuscrit,
ce qui me paraît bien préférable. Il y a un chapitre tout à fait
complet, plus le début d’un autre que je viens de recevoir (Morale et
révolution) et que je fais actuellement taper.
J’ai transmis votre lettre.
Bien amicalement à vous.
Nadia Farès.
1961
Le 3 octobre 1961
Cher ami,
Une très bonne nouvelle. La préface de Sartre est là, belle, violente
et utile (en tous cas pour nous Français). Claude [Lanzmann] vous
en a envoyé une copie je crois. Votre livre sortira donc courant
octobre. Je ferai tout pour que ce soit l’événement capital que cela
doit être.
Je prépare la réédition de L’An V avec la préface non publiée,
puisque c’est, m’a dit votre frère, votre vœu.
Le contrat avec les Polonais est signé. Il ne comporte
malheureusement pas d’avance, mais des droits en zlotys non
transférables, à verser après parution. Ils se montrent d’ailleurs
impatients de celle-ci. Je vous joins une copie de leur dernière
lettre : voyez ce que vous pouvez faire à ce sujet.
Je vous envoie aujourd’hui un mandat postal de 2 000 NF, en
avance sur vos droits.
J’ai été heureux de voir votre frère qui a pu me donner de vous des
nouvelles plus précises que je n’en ai à l’ordinaire.
Mon cher Farès, je voudrais que vous soyez assuré de ma très
sincère amitié.
François Maspero
Tunis, 18 octobre [1961]
Cher ami,
J’ai reçu votre lettre, le mandat. Je vous remercie. Pour les Polonais,
vous pouvez leur dire que Farès n’a pas la possibilité de leur faire
quelque chose en ce moment. Donc ils peuvent publier tel quel.
Peut-être seraient-ils satisfaits de recevoir la préface non publiée ?
Jugez vous-même.
Pour cette préface, Farès avait l’intention d’en écrire une autre pour
la seconde édition et de vous l’envoyer. Si vous n’êtes pas trop
pressé, peut-être sera-t-il possible dans quelques temps (je crois que
son frère n’a pas bien compris).
Vous devez savoir par Lanzmann que F. a été gravement malade et
qu’il a dû partir précipitamment se faire soigner à l’étranger23.
Bien amicalement.
Nadia.
Chère amie,
Merci de votre lettre. J’avais appris des nouvelles de Farès entre-
temps par Lanzmann. Serait-il possible d’avoir son adresse afin que
je lui envoie son livre dès la parution ? C’est je crois, hélas, la seule
preuve concrète d’amitié que je puisse lui donner à distance…
Auriez-vous un double de la préface non publiée à la première
édition ?
En effet, il y a eu ici tant de « remue-ménage » qu’à force de la
mettre en sûreté, je ne la retrouve plus… Si vous l’avez, ayez la
gentillesse de me l’envoyer d’urgence. J’aimerais en effet profiter
de la sortie du nouveau livre pour relancer l’ancien…
Le livre paraît dans la première semaine de novembre.
Croyez à ma très sincère amitié.
Notes
1. Frantz FANON, « La minorité européenne d’Algérie en l’an V de la révolution », Les Temps
modernes, mai-juin 1959, no 159-160, 1er mai 1959. Ce texte est paru sous le chapeau suivant : « Le
docteur Frantz Fanon nous a adressé l’étude suivante, extraite d’un ouvrage en préparation sur la
révolution algérienne. Nous la publions d’autant plus volontiers que la personnalité de son auteur lui
confère une importance politique particulière. »
2. On n’a guère idée aujourd’hui des difficultés et des risques encourus alors en France par des
éditeurs de la trempe de François Maspero. Publier cette correspondance est aussi pour nous
l’occasion de rendre hommage à cet homme remarquable.
3. Pseudonyme de Josie Fanon.
4. La Gangrène. Témoignages, Minuit, Paris, 1959.
5. L’introduction sera finalement publiée dans le no 3 de Partisans en février 1962 et dans les
rééditions ultérieures de L’An V.
6. Voir Alice CHERKI, Frantz Fanon portrait, op. cit., p. 186 sq.
7. Marcel Péju, membre du comité de rédaction des Temps modernes de 1953 à juillet 1962,
lorsqu’il rompit avec Sartre. Péju était très impliqué dans le soutien à la révolution algérienne (voir
Marcel PÉJU, « Lettre à Jean-Paul Sartre » ; Jean-Paul SARTRE, « Réponse à la lettre de Marcel
Péju », Les Temps modernes, no 194, juillet 1962).
8. Fanon allait partir en mars 1960 à Accra au Ghana, comme chef de mission et ambassadeur
itinérant du Gouvernement provisoire de la République algérienne en Afrique.
9. L’édition qu’en donne Giovanni Pirelli sous le titre « Perché adoperiamo la violenza » (Opere
scelte, tome 2, Einaudi, Turin, 1971, p. 47-54) est basée, écrit-il en note, sur un tapuscrit portant des
corrections autographes de Fanon et donné à Roger Taieb, ami de Fanon, à Tunis. On y trouve
quelques phrases supplémentaires à l’édition courante, en particulier, à la fin du dernier paragraphe
de la section « Les massacres » (Œuvres, p. 418), cette phrase, que nous retraduisons de l’italien :
« C’est que derrière cette colère [celle des Européens membres du FLN, leur répulsion pour les
exactions des autorités], au contact du message extraordinairement exaltant de la révolution
algérienne, des Européens ont découvert leur amour de la patrie algérienne et affiné leur sens
national. »
10. Georges LEFEBVRE, La Révolution française, PUF, Paris (première édition en collaboration
avec Raymond Guyot et Philippe Sagnac, 1930 ; première édition sous le nom de Lefebvre seul,
revue et augmentée, 1951, révision 1957).
11. Jean-Paul SARTRE, Critique de la raison dialectique. Théorie des ensembles pratiques,
précédé de Questions de méthode, Gallimard, Paris, avril 1960.
12. Thème annoncé dès la thèse (voir supra, p. 215).
13. Ici se radicalise donc la critique de la négritude engagée dans Peau noire, masques blancs, qui
sera développée d’un point de vue historique dans le chapitre sur la culture nationale des Damnés de
la terre.
14. Paul NIZAN, Aden Arabie, 1931, réédition avec préface de Jean-Paul Sartre, Maspero, Paris,
1960.
15. Vérité-Liberté, cahiers d’information sur la guerre d’Algérie, paraît à partir de mai 1960.
16. Fanon, qui savait désormais qu’il souffrait d’une leucémie, avait fait un séjour de plusieurs
semaines en Union soviétique à partir de la mi-janvier pour s’y faire soigner (Alice CHERKI, Frantz
Fanon, portrait, op. cit., p. 224 sq.).
17. Voir section suivante.
18. Voir Claude LANZMANN, Le Lièvre de Patagonie, Gallimard, Paris, 2009.
19. Cette insistance sur la dimension théorique de l’œuvre et sa dimension planétaire se retrouve
dans la correspondance avec Pirelli. Ainsi dans la lettre de Fanon à Pirelli du 22 mai 1961 reproduite
dans la section suivante, infra, p. 579. À Pirelli qui lui demandait un essai sur la situation en Afrique,
Fanon répond par un lapsus : « Il ne s’agit pas d’extraits sur la situation en Afrique, mais d’un
ouvrage qui sera terminé pour octobre. »
20. Dans cette lettre manuscrite, Fanon ne souligne pas ce titre, alors que pour Les Damnés de la
terre, plus bas, il le fait très clairement. La lettre de Maspero n’a pas été retrouvée.
21. En 1957, Germaine Tillion avait publié L’Algérie en 1957 aux Éditions de Minuit, texte publié
sous forme d’article un an avant sous le titre « L’Algérie en 1956 ». Il est repris dans L’Afrique
bascule vers l’avenir, publié par Minuit en 1959.
22. « Fondements réciproques de la culture nationale et des luttes de libération », Œuvres,
p. 613 sq.
23. Le certificat de décès de Fanon à l’hôpital de Bethesda, dans le Maryland, indique qu’il y a été
admis le 10 octobre 1961, qu’il y est décédé le 6 décembre et que son corps a été transféré le
9 décembre à la Mission algérienne, 16 rue du docteur Brunet à Tunis.
Le Fanon italien :
révélation d’une histoire
éditoriale enfouie1
Neelam Srivastava
1961
Cher ami,
Je suis évidemment très heureux des nouvelles que m’apporte votre
lettre. Il est toujours très agréable à un auteur d’être traduit et je suis
sûr, connaissant votre souci du mot juste et la compréhension que
vous avez acquise de l’intérieur des dimensions sociales de la
révolution algérienne, que vous ferez un excellent travail.
Je réponds donc aux quatre questions que vous avez bien voulu me
poser.
1) Je n’ai aucun chapitre à ajouter à ce livre. Le travail que j’ai
entrepris ces derniers mois concerne un ouvrage sur l’Afrique.
2) Je ne vois aucun inconvénient à ce que vous passiez : Culture et
luttes de libération nationale.
3) J’écris très rarement dans Afrique Action et je ne pense pas que
les deux ou trois articles que je pourrai retrouver puissent constituer
quelque chose de suffisant et de cohérent.
4) Il est exact que j’envisage en cas de traduction, une préface à
L’An V puisque cela vous intéresse je vous la ferai parvenir vers le
mois de juillet.
5) Il ne s’agit pas d’extraits sur la situation en Afrique mais d’un
ouvrage qui sera terminé pour octobre.
Je vous souhaite bonne chance.
Amicalement.
Fanon
P.S. Vous seriez très aimables de nous envoyer, dès que possible, un
jeu d’épreuves du nouveau livre de M. Fanon.
1963
En septembre 1963, Maspero mit en œuvre le projet d’une édition des
œuvres complètes de Fanon, et écrivit pour cela à Rédha Malek, ancien
rédacteur en chef d’El Moudjahid – alors ambassadeur d’Algérie à
Belgrade, où il fit publier une réédition des numéros du journal –, ainsi qu’à
Josie Fanon, pour identifier les articles d’El Moudjahid de la plume de
Fanon (voir dans le présent volume l’introduction aux écrits politiques,
supra, p. 449). Il entretint aussi à cet effet une correspondance avec
Giovanni Pirelli. Nous transcrivons ici la lettre principale de Maspero, ainsi
que la réponse de Pirelli, qui essaya par la suite de retrouver les textes
manquants.
Monsieur G. Pirelli
Via Montello 23
Varese, Italie
Paris, le 6 septembre 1963
Cher ami,
Cette lettre est pour vous mettre au courant de l’état de notre projet
d’édition des œuvres posthumes de Frantz Fanon.
J’ai été à Alger en juillet et en ai discuté longuement avec
Mme Fanon. Nous avons pu recueillir pratiquement tout ce qu’il est
possible de réunir d’écrits de F. Fanon, dans le double but de cette
édition et d’un livre sur Fanon que prépare pour moi Claude
Lanzmann.
Il s’avère qu’il n’y a pratiquement que très peu de choses vraiment
inédites ; d’une manière générale, Mme Fanon semble peu désireuse
de voir publier des notes à caractère trop personnel ou inachevées
ou des lettres, car elle pense que ce genre de publication posthume a
un côté abusif qu’il faut éviter et c’est un point de vue que je
partage entièrement, ainsi que Claude Lanzmann.
Les textes qui peuvent être publiés peuvent être réunis dans trois
volumes :
– un premier volume d’œuvres politiques dont les éléments sont
tous disponibles et qui comprendrait : l’article d’Esprit sur les
Antillais en France (1954) ; l’article de Présence africaine sur
« Racisme et culture » (1956) ; les articles d’El Moudjahid que nous
avons répertoriés avec Mme Fanon, la lettre de démission à
R. Lacoste et une « lettre à un ami français » (1956) ; un texte sur la
mort de Lumumba ; le journal de sa mission en Afrique qui est
certainement d’une très grande valeur ;
– un deuxième volume d’œuvres politiques qui serait composé
uniquement de ses conférences (à l’université de Tunis ; à l’école
des commissaires politiques du FLN ; à l’université d’Accra), mais
dont la caractéristique est à l’heure actuelle que nous n’en
possédons aucun élément ;
– un volume d’œuvres « psychosociologiques » ; Fanon a écrit un
certain nombre d’articles médicaux et de rapports, que nous n’avons
pas encore tous regroupés, dont le thème principal recoupe celui qui
lui est familier des conséquences cliniques de l’aliénation coloniale ;
il s’y trouve aussi des études originales, dans le même sens, sur des
pratiques rituelles de l’islam. Mme Fanon veut confier la
publication et la présentation de ces textes à un proche collaborateur
de son mari qui soit qualifié sur le plan technique et médical.
Il reste également une pièce de théâtre, œuvre de jeunesse écrite à
Lyon. C’est une sorte de travail d’exorcisme personnel qui atteint
souvent une extraordinaire beauté formelle, mais n’est pas dénuée
d’hermétisme. Claude Lanzmann l’a actuellement en lecture.
Je vous donne, de cette manière, ainsi que nous en avions convenu,
l’état actuel du travail ; je crois qu’ainsi envisagée, la publication de
ces textes respecte au maximum la volonté de F. Fanon et ne tombe
ni dans l’abusif ni dans la médiocrité.
Le volume des « œuvres politiques » devrait être publié au début de
1964.
J’ai profité de mon séjour à Alger pour une autre question dont nous
avions discuté ; j’ai vu la conservatrice en chef de la Bibliothèque
nationale, Mlle Blum, et lui ai parlé du projet qui consisterait à
répartir Le Peuple algérien et la guerre dans les bibliothèques
municipales algériennes ; non seulement elle ne peut donner aucune
garantie sur la possibilité même de l’opération, mais encore elle la
déconseille formellement, les bibliothèques étant inexistantes et
aucune centralisation n’ayant été encore amorcée. Je me suis donc
contenté d’envoyer, suivant les indications, quelques exemplaires
pour la Bibliothèque nationale et la Bibliothèque universitaire.
Bien cordialement à vous.
François Maspero
II.
(Dans la mesure où les textes pourront être retrouvés.)
– Intervention complète à la conférence d’Accra (le texte paru dans
El Moudjahid étant tronqué),
– Conférence devant la WAY [World Assembly of Youth/Assemblée
mondiale de la jeunesse] à Accra,
– Conférences à l’école des commissaires politiques des frontières,
– Conférences à la faculté de Tunis.
Cher ami,
Je suis très content que le « projet Fanon » soit entré dans sa phase
de réalisation. Je peux vous confirmer le vif intérêt que nous (moi-
même et beaucoup d’autres) portons pour une édition italienne des
œuvres posthumes.
Il y a un seul problème préalable : si vous-même (et éventuellement
Mme Fanon) considérez qu’Einaudi est l’éditeur italien de l’œuvre
de Fanon, indépendamment de l’accord général que vous avez avec
les Editori Riuniti41.
Si votre réponse est positive – comme je l’espère –, je m’engage dès
maintenant à m’occuper immédiatement de la question. Je viendrai
à Paris, si nécessaire.
Bien cordialement à vous.
Giovanni Pirelli.
Notes
1. Traduction française de Mélanie Heydari.
2. David MACEY, Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 417 ; Giovanni PIRELLI, « Nota
biografica », in Frantz FANON, Opere scelte, éd. Giovanni Pirelli, tome 1, Einaudi, Turin, 1971,
p. 28-29.
3. Au cours des années 1950, Pirelli était devenu très célèbre en Italie pour ses recueils de lettres
de résistants italiens et européens condamnés à mort durant la Seconde Guerre mondiale : Lettere di
condannati a morte della resistenza italiana (1951), qui deviendra un classique de la documentation
sur la Résistance et de l’écriture commémorative italiennes ; et Lettere dei condannati a morte della
Resistenza europea (1955), qui élargissait le champ des témoignages italiens pour inclure des
protagonistes antifascistes de la Résistance européenne, soulignant ainsi que la Résistance avait été
un mouvement international et qu’elle ne devait donc pas être uniquement considérée comme un
phénomène relevant des histoires nationales.
4. Voir Cesare BERMANI, Giovanni Pirelli, Centro di Documentazione Editrice Pistoia, Pistoia,
2011, p. 28.
5. Voir son livre : Jacques CHARBY, Les Porteurs d’espoir. Les réseaux de soutien au FLN
pendant la guerre d’Algérie : les acteurs parlent, La Découverte, Paris, 2004.
6. Racconti di bambini d’Algeria (Einaudi, Turin, 1962) fut publié de manière anonyme, mais cette
information figure sur la page de copyright ; Pirelli se chargea de la traduction des entretiens. René
Vautier, Olga Baïdar-Poliakoff et Yann Le Masson ont réalisé un film à partir de ces entretiens en
1961, sous le titre J’ai huit ans. Vautier semble avoir travaillé avec Fanon sur ce projet ; Fanon se
servait du dessin dans ses thérapies et encourageait les enfants à dessiner leurs expériences de la
guerre (voir Nicholas MIRZOEFF, « J’ai huit ans : analysis », in « We are all children of Algeria ».
Visuality and Countervisuality 1954-2011, <ur1.ca/n87dy>, 2012). Sur la rencontre de Fanon et de
Pirelli et le développement de leur amitié, voir Alice CHERKI, Frantz Fanon, portrait, op. cit.,
p. 184-185. Alice Cherki écrit que « les deux hommes avaient une affection et surtout une admiration
réciproques. Fanon admirait l’immense culture de Pirelli, sa capacité d’écoute et sa générosité, Pirelli
la générosité de Fanon et l’acuité de sa pensée ».
7. Voir Cesare BERMANI, Giovanni Pirelli, op. cit., p. 33-34 ; et Rachel LOVE, « Anti-fascism,
anti-colonialism, and anti-self : the life of Giovanni Pirelli and the work of the Centro Frantz
Fanon », Interventions. International Journal of Postcolonial Studies, vol. 17, no 3, 2015, p. 352-353.
8. Lettre de Giovanni Pirelli aux éditeurs d’Einaudi, Archives Giulio Einaudi.
9. Giovanni PIRELLI, préface à Frantz FANON, Sociologia della rivoluzione algerina, traduit par
Eugenia Dolchi Martinet, Einaudi, Turin, 1963, p. 6.
10. Les lettres de Pirelli à Fanon se trouvent dans les archives privées de la famille Pirelli, la lettre
de Fanon dans les Archives Giulio Einaudi à Turin. Je tiens à remercier les Éditions Einaudi de
m’avoir communiqué les lettres conservées dans leurs archives, Mariamargherita Scotti, archiviste
des archives de Giovanni Pirelli, pour l’aide précieuse qu’elle m’a apportée en localisant et
m’envoyant les lettres de Pirelli, ainsi que Francesco Pirelli, fils de Giovanni Pirelli, qui m’a
aimablement permis de publier ces lettres. M’ayant donné accès aux archives, tous deux ont en outre
fait preuve d’une extrême gentillesse en me guidant dans leur contenu.
11. Voir Alice CHERKI, Frantz Fanon, portrait, op. cit., p. 184 ; Rachel LOVE, « Anti-fascism,
anti-colonialism, and anti-self », loc. cit., p. 351.
12. Voir la lettre de Giovanni Pirelli à Raniero Panzieri, 6 juillet 1961, Archives privées Giovanni
Pirelli (APGP), Varèse (Italie).
13. Ibid. Une lettre de Giulio Einaudi à François Maspero datée du 24 juillet 1961 (Archives
Giulio Einaudi) indique la structure exacte du volume et demande un contrat.
14. Ce volume aurait été le premier à l’introduire au public italien. En effet, aucun des travaux de
Fanon n’avait alors été publié en Italie, à l’exception d’une traduction de 1959 de « Fondement
réciproque de la culture nationale et des luttes de libération », texte de la communication de Fanon au
deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs à Rome cette même année, sous le titre « Nazione,
cultura e lotta di liberazione (II congresso degli scrittori e artisti negri) », Rinascita, vol. 16, no 4,
1959, p. 285-288.
15. Lettre de Pirelli à Fanon, 15 mai 1961, APGP, Varèse.
16. Maspero faisait sans doute référence à la lettre de Fanon du 27 juillet 1960 (voir supra, p. 557).
17. Archives Giulio Einaudi.
18. Fanon d’ailleurs indique avoir écrit à Pirelli dans sa lettre à Maspero du 22 mai 1961, voir
supra, p. 561.
19. Pour plus de détails sur la création de ce journal, voir « Jeune Afrique avant Jeune Afrique »,
Jeune Afrique, 10 décembre 2008, <ur1.ca/n894b>. J’ai consulté les numéros disponibles d’Afrique
Action entre octobre et décembre 1960 (à la British Library), mais je n’ai trouvé aucun article de la
plume de Fanon.
20. Lettre de Pirelli à Panzieri, 6 juillet 1961, loc. cit.
21. « I bestseller della saggistica », L’Unità, 7 novembre 1962.
22. Voir lettre de Pirelli à Solmi, 30 janvier 1963 (Archives Giulio Einaudi) ; et lettre de Pirelli à
Maspero du 15 septembre 1963 (IMEC, Fonds La Découverte).
23. Lettre de Maspero à Pirelli, 6 septembre 1963 (IMEC, Fonds La Découverte) ; voir infra,
p. 581.
24. Sur la thèse d’Azoulay, voir Giovanni PIRELLI, « Nota biografica », loc. cit., p. 22 ; et, dans le
présent volume, les articles de Fanon et Azoulay, p. 297 et 314.
25. Lettre d’Einaudi à Maspero, 14 novembre 1963, Archives Giulio Einaudi.
26. Lettre de Pirelli aux éditeurs d’Einaudi, APGP, Varese, 5 mai 1964. La traduction italienne de
Pour la révolution africaine ne paraîtra finalement qu’en 2007 aux éditions Meltemi, sous le titre Per
la rivoluzione africana. Einaudi ne publia jamais ce texte.
27. Ce que confirmait une lettre antérieure de Maspero à Pirelli : « Le volume des articles de
Fanon : il est en partie composé. Malheureusement, il a été très réduit par rapport au plan initial. Il
n’y a pratiquement pas d’inédits » (lettre du 19 décembre 1963, IMEC, Fonds La Découverte).
28. Né en 1936, Boualem Makouf, syndicaliste et militant du Parti communiste algérien, puis du
mouvement de la jeunesse au FLN, a été emprisonné par le gouvernement français de 1956 à 1962. Il
le sera à nouveau après le coup d’État du 19 juin 1965 par le régime de Boumediene, avec nombre de
membres de l’opposition de gauche.
29. Boualem MAKOUF, « Notes sur l’œuvre de Frantz Fanon », APGP, 1966.
30. Cette biographie ne fut jamais publiée, mais elle constitua sans doute la base de la « Nota
biografica » détaillée que Pirelli publia dans son édition des morceaux choisis de Fanon (Opere
scelte, op. cit.).
31. Lettre de Giulio Einaudi Editore à Josie Fanon du 13 juin 1966, Archives Giulio Einaudi.
32. Archives Giulio Einaudi.
33. Lettre de Josie Fanon à Pirelli, Alger, 25 juin 1968 (APGP).
34. Luca ZANETTE, « Sulla Serie politica Einaudi », intervista a Luca Baranelli, L’Ospite ingrato,
15 novembre 2007, <ur1.ca/n8a5i>.
35. Giovanni JERVIS, « Prefazione », Frantz FANON, Opere scelte, vol. 1, op. cit., p. 15.
36. Les œuvres de Fanon publiées aux Éditions Einaudi se vendirent extrêmement bien en Italie
(en comparaison des ventes actuelles). I dannati della terra se vendit à 2 700 exemplaires dans la
série « Libri bianchi » (1962), à 33 000 exemplaires dans la série « Nuova Universale Einaudi »
(1966 et 1975), à 2 000 exemplaires dans la série « Biblioteca di Comunità » (2000) et à
4 500 exemplaires dans la série « Piccola Biblioteca Einaudi » (2007). Sociologia della rivoluzione
algerina (1963) se vendit à 1 800 exemplaires dans la série « Libri bianchi ». Les deux tomes des
Opere scelte se vendirent chacun à environ 7 500 exemplaires. Je remercie Tommaso Munari pour
ces informations.
37. Nous avons corrigé certaines coquilles et erreurs des lettres de Pirelli lorsqu’elles rendaient la
lecture difficile, tout en conservant autant que possible son style.
38. Raniero Panzieri, ami proche et collaborateur de Pirelli, travaillait aux Éditions Einaudi. La
correspondance montre qu’il s’y occupait du projet d’édition de Fanon.
39. Dar Saïd est un hôtel de Sidi Bou Saïd.
40. Cette importante lettre d’Einaudi montre qu’un contrat avait été préparé entre Einaudi et
Maspero avant la mort de Fanon pour une édition de ses œuvres comprenant des extraits des Damnés
de la terre, non encore publié. On y lit donc, encore une fois, l’importance pour Fanon d’une
diffusion planétaire de son œuvre, en particulier par la traduction. La lettre de Rome du 18 juillet
1959 planifiait une diffusion anticipée dans le monde francophone, celle du 21 septembre 1959 une
traduction en chinois, celle du 18 avril 1960 une traduction en anglais et celle du 22 mai 1961 des
traductions en polonais et en tchèque. Quant à la lettre du 24 septembre 1960 où Maspero s’inquiétait
que Présence africaine publie Les Damnés, elle résultait du désir de Fanon d’une diffusion en
Afrique.
41. Maspero avait un accord avec cet éditeur né en 1953 de la fusion des éditions du Parti
communiste italien, les Edizioni Rinascita, et des Edizioni di Cultura Sociale de Roberto Bonchio,
qui prit la direction du groupe.
Cinquième partie
Livres
Nous citons ci-après certains passages annotés (au crayon le plus
généralement) des livres de la bibliothèque de Fanon. Nous indiquons en
italiques (sauf mention contraire) les passages qui sont soulignés.
Albert CAMUS, Les Justes. Pièce en cinq actes, Gallimard, Paris, 1950.
Mayotte CAPÉCIA, Je suis martiniquaise, Corrêa, Paris, 1948.
–, La Négresse blanche, Corrêa, Paris, 1950.
[Volume de l’un des tirages de tête, sans doute offert à Josie Fanon
après la mort de Fanon car portant la dédicace : « Cette épopée du
Nouveau Monde – ses souffrances, son humanité – pour toi, chère
Houria, en ce premier jour du grand État algérien. Espoir ! Espoir !
Éd. »]
[Ce volume est lui aussi marqué tout du long. En voici quelques
passages significatifs.
Présentation des Temps modernes : « Ainsi, en prenant parti dans la
singularité de notre époque, nous rejoignons finalement l’éternel et
c’est notre tâche d’écrivain que de faire entrevoir les valeurs
d’éternité qui sont impliquées dans ces débats sociaux ou politiques.
[…] Bien loin d’être relativistes, nous affirmons hautement que
l’homme est un absolu » (p. 15). « Mais il ne s’agit pas seulement,
répétons-le, de préparer un progrès dans le domaine de la
connaissance pure : le but lointain que nous nous fixons est une
libération [mot encerclé au crayon]. Puisque l’homme est une
totalité, il ne suffit pas, en effet, de lui accorder le droit de vote, sans
toucher aux autres facteurs qui le constituent : il faut qu’il se délivre
totalement, c’est-à-dire qu’il se fasse autre, en agissant sur sa
constitution biologique aussi bien que sur son conditionnement
économique, sur ses complexes sexuels aussi bien que sur les
données politiques de sa situation » (p. 23).
« Sans son avenir, une société n’est qu’un amas de matériel, mais
son avenir n’est rien que le projet de soi-même que font, par-delà
l’état de choses présent, les millions d’hommes qui la composent »
(p. 27).
De longs passages sur le langage et la poésie sont soulignés dans la
section « Qu’est-ce que la littérature » : « En fait, le poète s’est
retiré d’un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois
pour toutes l’attitude politique qui considère les mots comme des
choses et non comme des signes. Car l’ambiguïté du signe implique
qu’on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à
travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et
le considérer comme objet. » En marge : « Lettrisme » (p. 64).
« Ainsi du langage : il est notre carapace et nos antennes, il nous
protège contre les autres, il nous renseigne sur eux, c’est un
prolongement de nos sens. Nous sommes dans le langage comme
dans notre corps » (p. 71).
« Il faut se rappeler que la plupart des critiques sont des hommes qui
n’ont pas eu beaucoup de chance et qui, au moment où ils allaient
espérer, ont trouvé une petite place tranquille de gardien de
cimetière. Dieu sait si les cimetières sont paisibles : il n’en est pas
de plus riant qu’une bibliothèque. Les morts sont là : ils n’ont fait
qu’écrire, ils sont lavés depuis longtemps du péché de vivre et
d’ailleurs on ne connaît leur vie que par d’autres livres que d’autres
morts ont écrits sur eux » (p. 77).
« Et l’objet littéraire, quoiqu’il se réalise à travers le langage, n’est
jamais donné dans le langage ; il est au contraire, par nature, silence
et contestation de la parole » (italiques de Sartre). En marge :
« Merleau, Le langage indirect » (p. 94).
« Car je nomme généreuse une affection qui a la liberté pour origine
et pour fin » (p. 100). « Le monde est ma tâche, c’est-à-dire que la
fonction essentielle et librement consentie de ma liberté est
précisément de faire venir à l’être dans un mouvement
inconditionné l’objet unique et absolu qu’est l’univers » (p. 108).
« Je demande donc qu’on me cite un seul bon roman dont le propos
exprès fut de servir à l’oppression, un seul qui fut écrit contre les
Juifs, contre les Noirs, contre les ouvriers, contre les peuples
colonisés. “S’il n’y en a pas, dira-t-on, ce n’est pas une raison pour
qu’on n’en écrive pas un jour.” Mais vous avouez alors que vous
êtes un théoricien abstrait. Vous, pas moi. Car c’est au nom de votre
conception abstraite de l’art que vous affirmez la possibilité d’un
fait qui ne s’est jamais produit, au lieu que je me borne à proposer
une explication pour un fait reconnu » (p. 115). « La liberté à
laquelle l’écrivain nous convie, ce n’est pas une pure conscience
abstraite d’être libre. Elle n’est pas [italiques de Sartre], à
proprement parler, elle se conquiert dans une situation historique
[souligné au crayon] ; chaque livre propose une libération concrète à
partir d’une aliénation particulière » (p. 119).
Les pages de Sartre sur le Black Boy de Richard Wright, que Fanon
admirait à l’époque de Peau noire, masques blancs, sont soulignées
en plusieurs endroits (p. 126 sq.), surtout concernant la nature du
lectorat que visait Wright (bourgeoisie noire et Blancs libéraux en
Amérique) : « De même que la liberté éternelle se laisse entrevoir à
l’horizon de la libération historique et concrète qu’il poursuit, de
même l’universalité du genre humain est à l’horizon du groupe
concret et historique de ses lecteurs. […] Mais, quelle que soit la
bonne volonté des lecteurs blancs, ceux-ci représentent l’Autre pour
un auteur noir. Ils n’ont pas vécu ce qu’il a vécu, ils ne peuvent
comprendre la condition des nègres qu’à la limite d’un effort
extrême et en s’appuyant sur des analogies qui risquent à chaque
instant de les trahir. » « Ainsi, chaque ouvrage de Wright contient
ce que Baudelaire eût appelé une “double postulation simultanée” :
chaque mot renvoie à deux contextes ; à chaque phrase deux forces
s’appliquent à la fois, qui déterminent la tension incomparable de
son récit. Eût-il parlé aux Blancs seuls, il se fût peut-être montré
plus prolixe, plus didactique, plus injurieux aussi ; aux Noirs, plus
elliptique encore, plus complice, plus élégiaque. Dans le premier
cas, son œuvre se fût rapprochée de la satire ; dans le second, des
lamentations prophétiques : Jérémie ne parlait qu’aux Juifs. Mais
Wright, écrivant pour un public déchiré, a su maintenir, à la fois, et
dépasser cette déchirure : il en a fait le prétexte d’une œuvre d’art »
(p. 128).
De nombreuses marques également aux passages sur religion,
classicisme et enfermement dans le passé (p. 135 sq.) : « Puisque les
deux grandes puissances terrestres, l’Église et la monarchie,
n’aspirent qu’à l’immutabilité, l’élément actif de la temporalité c’est
le passé, qui est lui-même une dégradation phénoménale de
l’Éternel ; le péché perpétuel qui ne peut se trouver d’excuse que
s’il reflète, le moins mal possible, l’image d’une époque révolue. »
« La littérature se confond avec la négativité, c’est-à-dire avec le
doute, le refus, la critique, la contestation. Mais, de ce fait même,
elle aboutit à poser, contre la spiritualité ossifiée de l’Église, les
droits d’une spiritualité nouvelle, en mouvement, qui ne se confond
plus avec aucune idéologie et se manifeste comme le pouvoir de
dépasser perpétuellement le donné, quel qu’il soit » (p. 148).
« Ce sens passionné du présent préserve [l’écrivain] de
l’idéalisme : il ne se borne pas à contempler les idées éternelles de
la Liberté ou de l’Égalité : pour la première fois depuis la Réforme,
les écrivains interviennent dans la vie publique, protestent contre un
décret inique, demandent la révision d’un procès, décident en un
mot que le spirituel est dans la rue, à la foire, au marché, au tribunal
et qu’il ne s’agit point de se détourner du temporel, mais d’y revenir
sans cesse, au contraire, et de le dépasser en chaque circonstance
particulière » (p. 154).
« Dans une société stabilisée, qui n’a pas encore conscience des
dangers qui la menacent, qui dispose d’une morale, d’une échelle de
valeurs et d’un système d’explications pour intégrer ses
changements locaux, qui s’est persuadée qu’elle est au-delà de
l’historicité et qu’il n’arrivera plus jamais rien d’important, dans
une France bourgeoise, cultivée jusqu’au dernier arpent, découpée
en damier par des murs séculaires, figée dans ses méthodes
industrielles, sommeillant sur la gloire de sa Révolution, aucune
autre technique romanesque ne peut être concevable ; les procédés
nouveaux qu’on a tenté d’acclimater n’ont eu qu’un succès de
curiosité ou sont demeurés sans lendemain : ils n’étaient réclamés ni
par les auteurs ni par les lecteurs ni par la structure de la collectivité
ni par ses mythes » (p. 184).
« C’est un caractère essentiel et nécessaire de la liberté que d’être
située. Décrire la situation ne saurait porter atteinte à la liberté »
(p. 188). « Le spirituel d’ailleurs repose toujours sur une idéologie
et les idéologies sont liberté quand elles se font, oppression quand
elles sont faites » (p. 195). « En un mot, la littérature est, par
essence, la subjectivité d’une société en révolution permanente »
(p. 196).
« Il ne s’agit donc pas [pour les surréalistes], comme on l’a dit trop
souvent, de substituer leur subjectivité inconsciente à la conscience
mais bien de montrer le sujet comme un leurre inconsistant au sein
d’un univers objectif. Mais la deuxième démarche du surréaliste est
pour détruire à son tour l’objectivité » (p. 216).]
Les Temps modernes, 1948, no 29, 31, 32 ; 1949, no 48, 49,50, 52 ; 1951,
no 63, 68, 70, 73, 74 ; 1952, no 75, 76, 78, 79, 81, 82, 83 ; 1953, no 92,
no 93-94 ; 1954, no 102, 108 ; 1955, no 109, 110, 111, 114, 115 ; 1956,
no 121, 122, 126.
Notes
1. Catalogue accessible sur le site du CNRPAH, <ur1.ca/mzt8m>.
2. Charles Geronimi le note : « L’enseignement aux internes était également une de ses
préoccupations. Il avait pris en charge la bibliothèque médicale de l’hôpital et l’avait
considérablement enrichie. En 1956, elle était notablement mieux dotée en ouvrages de psychiatrie et
de neurologie que son homologue universitaire à Mustapha. Sous son influence, l’HPB [Hôpital
psychiatrique de Blida] s’était abonné à toutes les revues francophones de neurologie et de
psychiatrie » (Fanon à Blida, op. cit.). Cela explique pourquoi, si certaines collections s’arrêtent à la
date de son arrivée en Algérie, cela n’implique pas qu’il ait cessé de lire ces revues (en particulier
L’Évolution psychiatrique, où se jouaient tous les débats de l’époque dans le domaine). On en voit la
trace dans les éditoriaux de Notre Journal plus particulièrement destinés au personnel de l’hôpital.
3. Ou de « sombres précurseurs » au sens de Gilles Deleuze dans Différence et répétition (PUF,
Paris, 1968, p. 155 sq.). Fanon met d’ailleurs en scène le choc d’une telle rencontre dans Peau noire,
masques blancs à propos de la révélation de la négritude, de sa critique dialectique par Sartre et de la
critique communiste des deux (dans l’article de Gabriel d’Arboussier, « Une dangereuse
mystification : la théorie de la négritude », cité à la note 34 du chapitre sur « Le Nègre et la
psychopathologie », Œuvres, op. cit., p. 202).
4. Médecin français, spécialiste de médecine tropicale, auteur de plusieurs livres sur la poésie
d’Aimé Césaire, qui fut son ami.
5. Louis-Thomas Achille (1909-1994), professeur d’anglais en classes préparatoires au Lycée du
Parc à Lyon de 1946 à 1974, originaire de Martinique, grand spécialiste français de la musique sacrée
afro-américaine sur laquelle il publie « Negro Spirituals » dans le numéro de mai 1951 d’Esprit, celui
où Fanon publie « La plainte du Noir : l’expérience vécue du Noir », plus tard incorporé à Peau
noire, masques blancs, et Octave Mannoni « La plainte du Noir ». Auteur de nombreux articles dans
des revues françaises ou américaines, il participe au premier Congrès international des écrivains et
artistes noirs à la Sorbonne du 19 au 22 septembre 1956. Achille, né en Martinique, avait enseigné à
l’Université Howard à Washington de 1932 à 1943. Il y avait rencontré l’intelligentsia afro-
américaine. L’entrée que lui consacre la sœur Mary Anthony Scally dans son Negro Catholic Writers
1900-1943. A Bio-Bibliography (1945) le décrit comme un écrivain catholique ayant surtout écrit sur
les problèmes raciaux et sur le sort des sujets coloniaux français.
6. Sur cette revue créée par des étudiants au sein de l’Aumônerie générale des étudiants d’Outre-
Mer, voir l’intéressant article d’Andrew M. DAILY, « Race, citizenship, and Antillean student
activism in postwar France, 1946-1968 », French Historical Studies, vol. 37, no 2, 2014, p. 331-357.
Daily cite un article de Lastel dans Alizés d’oct.-nov. 1953, p. 21 : « Dans un article d’Alizés, Lastel
rapporte un échange qu’elle a eu avec un ami étudiant antillais : Un jeune homme m’a très
sérieusement déclaré, avec un ton de reproche dans la voix, que je m’étais “européanisée”. “À quoi
vois-tu cela ?”, lui ai-je demandé. Et il m’a répondu sur le même ton grave : “Tes cheveux courts !”.
Lastel attribue cette attitude à l’indifférence et à l’hostilité de la Métropole et suggère qu’en réaction,
certains étudiants endossent une identité rigide et fétichisée, devenant critiques, voire hostiles, vis-à-
vis de ceux qui sont perçus comme s’étant bien adaptés à la vie en Métropole » (p. 340).
7. Voir Jean KHALFA, « Fanon, corps perdu », loc. cit.
8. Sur Vexliard, pionnier de l’analyse psychosociologique de la destitution sociale, voir Laurent
MUCCHIELLI, « Clochards et sans-abri : actualité de l’œuvre d’Alexandre Vexliard », Revue
française de sociologie, vol. 39, no 1, 1998, p. 105-138.
9. Voir Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p. 615-638. Il est clair que
Fanon s’est aussi intéressé à la section précédente, « Mon prochain », p. 591-615, en particulier les
pages 607 sq. sur l’« aliénation totale de la personne » produite par le regard raciste dans le cas de
l’antisémitisme, théorie développée dans les Réflexions sur la question juive qu’il mentionne
plusieurs fois dans Peau noire, masques blancs.
10. Sur le « manque d’être », voir Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant, op. cit., p. 129 sq. On
sait combien Fanon pouvait s’engager absolument tout en remettant toujours en question ce qui
semblait de l’ordre des certitudes, comme le montre son analyse du néocolonialisme. La fin de Peau
noire, masques blancs est d’ailleurs une célébration de la posture même du questionnement comme
fin ultime.
Repères chronologiques
HACHI, Slimane, 12
HADDOUR, Azzedine, 12
HALÉVY, Daniel, 606
HARANT, Hervé, 606
HARDY, Georges, 606
HARRINGTON, Anne, 215
HARTENBERG, Paul, 206
HAZARD, René, 379, 380
HAZOUMÉ, Paul, 641
HEAD, Henry, 216
HÉCAEN, Henri, 146, 194, 208, 216, 217, 218, 219, 227, 230, 591, 643
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, 16, 27, 36, 46, 63, 220, 225, 588,
593, 595, 606, 607, 611, 625, 639, 640
HEIDEGGER, Martin, 220, 612, 650
HEMINGWAY, Ernest, 607
HEMPEL, 175
HÉNANE, René, 54, 589
HÉRODOTE, 632
HERSKOVITS, Melville J., 295, 296
HESNARD, Angelo, 607, 608, 652
HEYDARI, Mélanie, 12, 15, 537, 565
HEYERDAHL, Thor, 608
HILLER, Friedrich, 174, 231
HIMES, Chester, 441, 524, 608
HITLER, Adolf, 215, 443
HOBBES, Thomas, 160, 161, 351
HOMÈRE, 576, 608
HOSKINS, R. G., 374
HOUPHOUËT-BOIGNY, Félix, 475
HUET, Ernest, 171
HUGHLINGS JACKSON, John, 151, 208, 619
HUGO, Victor, 40, 41, 608, 616
HUIZINGA, Johan, 608
HUSSEINI, Abdul-Kader, 603
HUSSERL, Edmund, 220, 373, 608, 612, 613, 651
Note
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