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EMMA COLIN

2022
MÉMOIRE D’EXPERTISE

Ou comment l’UX a dessiné


les contours d’un design
numérique standardisé et
aseptisé, ne laissant pas
place à la complexité et à
la singularité

1
?
2
EMMA COLIN

2022
MÉMOIRE D’EXPERTISE

Ou comment l’UX a dessiné


les contours d’un design
numérique standardisé et
aseptisé, ne laissant pas
place à la complexité et à
la singularité

3
?
4
résumé
À l’heure où le métier de designer dans le numérique se développe de jour en jour et voit son champ
d’activité se spécialiser de plus en plus, on assiste depuis quelques années à une uniformisation
générale de toutes les interfaces graphiques qui se trouvent sur nos téléphones et ordinateurs. La
conception des interfaces doit suivre la cadence effrénée de la consommation de produits et ser-
vices numériques à laquelle nous faisons face actuellement, les designers doivent être efficaces et
doivent pouvoir répondre rapidement aux “besoins” des utilisateurs. Cette course au profit immédiat
couplée aux différents standards imposés par les géants du numérique (Material Guide de Google,
contraintes d’Apple sur l’AppStore, etc.) mène à un appauvrissement clair du travail de design dans
le numérique. Les designers sont hyperspécialisés pour designer des interfaces convenues d’avance
pouvant être adoptées immédiatement par leurs utilisateurs.

Face à ce constat, il est nécessaire de poser la question de ce qu’est ou non le design, qu’est-ce qui
définit qu’un projet est un projet de design ou ne l’est pas. Pour cela, grâce aux travaux de diffé-
rents auteurs comme Stéphane VIAL, Bruce ARCHER, Alain FINDELI, Edgar MORIN ou encore Victor
PAPANEK, j’ai pu dresser quatres grandes caractéristiques de ce que constitue le projet de design.
Le design se reconnaît comme un langage, une manière de rendre intelligible le projet, de l’affiner, de
le penser et le présenter grâce à la modélisation formelle. C’est également une approche bien spé-
cifique : un designer travaille dans l’incertitude, son projet est infini et ne répond pas à des critères
quantitatifs, ses critères sont qualitatifs et mouvants, en design on recherche le mieux ou le moins
pire et non pas le bon ou le meilleur. Ensuite, le propre du projet de design est qu’il répond à des pro-
blématiques complexes, il est impossible de “templatiser” un projet de design puisqu’il répond à un
besoin dans un contexte précis et pour un public défini, le designer se doit donc d’investiguer le sujet
et le comprendre dans toute sa complexité afin d’y répondre de manière adéquat. Enfin, le projet de
design, s’il veut en être un, doit à mon sens questionner son impact sur le monde et sur sa propre
utilité et les bénéfices qu’il peut apporter aux sociétés dans lesquelles nous vivons.

Après avoir défini ce qui constitue un projet de design, lorsque l’on met ces caractéristiques face à
la réalité du monde du numérique, une question se pose : y a-t-il du design dans les projets numé-
riques ? Car la recherche perpétuelle d’efficacité (tant dans l’organisation du travail des designers
que dans la conception des objets ou services qu’ils créent) entre en désaccord total avec ce que
l’on attend du design. Où retrouve-t-on le design dans l’utilisation d’UI kits, de packs d’icônes ou de
templates Figma ? Où retrouve-t-on le design lorsque l’on s’évertue à proposer les mêmes principes
de navigation, les mêmes squelettes d’interfaces, les mêmes polices d’écriture dans le seul but que
l’utilisateur comprenne le plus vite possible le but de l’interface et qu’il se laisse guider par celle-ci
? Il est nécessaire pour les designers de travailler en tant que tels et proposer de nouvelles visions,
de nouvelles propositions, créer de nouvelles habitudes et sortir de cela par le haut. Inverser la ten-
dance est tout à fait possible si l’on décide de changer notre vision de ce que l’on est en tant que
designer, de ce qu’est le projet de design et de la manière que l’on a de travailler.

5
SOMMAIRE

02
01 Reconnaître le

00
design
p. 28

De la naissance du Le design comme langage


propre
design à son
p. 32
Débuts... essoufflement à Une approche propre au
l’ère du numérique designer
p. 5
p. 36
Résumé p. 14 La prise en compte de la
Définitions du design : complexité et de la
p. 9
racine, histoire, évolution singularité des systèmes
Remerciements qu’il traite
p. 20
p. 11 Les designs à l’arrivée du p. 40
Introduction numérique Que sert le projet design ?

6
03
le design
numérique actuel
en entreprise
p. 46
Impossibilité de designer

04 05
réellement en entreprise ?

p. 52
Les bénéfices d’un vrai
exercice de design en
entreprise

p. 66
Les clés pour designer dans
le numérique en entreprise Conclusion AnnexeS

7
8
Je tiens à remercier en premier lieu M. Julien Pascual qui a été à l’origine
des questionnements quant à la place du design dans le numérique au tra-
vers de ses cours. Mais également pour toute l’aide et le soutien apportés
tout au long de la réalisation de ce mémoire.

Je souhaite également remercier mes professeurs M. Julien Champagne


et M. Arthur Grosjean pour leur enseignement et l’accompagnement à la
compréhension de ma vision personnelle du design tout au long de ma
formation.

Inévitablement, je remercie grandement Mathias DE MAGALHAES, Alexis


COURTIN et Isabelle CHEN pour m’avoir écouté, conseillé et rassuré tout
au long de cette année et pendant l’écriture de ce mémoire.

Je remercie également Benoît DROUILLAT et Anthony MASURE pour le


temps qu’ils m’ont accordé afin d’échanger autour de leur vision du design,
ces échanges m’ont notamment permis d’affiner ma réflexion autour de
mon sujet. Je remercie également Malicia MAI VAN CAN qui a pris le temps
de me montrer comment un vrai projet de design fut possible en
entreprise et des effets que cela a eu.

Enfin, je tiens également à remercier plus globalement tous les interve-


nants, professeurs et professionnels que j’ai pu rencontrer depuis le début
de ma formation pour leurs enseignements, leurs conseils et leurs cri-
tiques qui m’ont permis de guider au mieux ma réflexion autour du sujet
de ce mémoire.

9
10
Intro-
duction
À l’heure où plus de 2 millions de nouvelles applications ont été 1 State of Mobile 2022, App
Annie, 2022
rendues accessibles sur le Play Store et sur l’App Store en 2021¹
et où près de 2 milliards de sites web existent en 2022², la ques-
tion de la création et du design de ces sites et applications est 2 Internet Live Stats.
Disponible à l’adresse : https://
primordiale. En effet, en voyant ce nombre faramineux d’inter-
www.internetlivestats.com/
faces numériques, et surtout leur croissance depuis les années
1990-2000, il est clair que leur processus de création est main-
tenant bien organisé et demande un certain nombre de compé- 3 Designers Interactifs, Enquête
tences. En effet, plusieurs corps de métier sont concernés par la sur l’emploi et les salaires du
design numérique en France, 2022
production d’interfaces numériques, la partie technique est as-
surée par les développeurs, la partie contenu et promotion est
assurée par le marketing et enfin, tout ce qui concerne la concep-
tion et la création du squelette et du visuel de l’application relève
du design.

Suite à l’importance qu’a pris Internet dans la vie de tout un cha-


cun, le marché de la création d’objets et services numériques est
encore en plein essor, ce qui offre un panel très large d’emplois
reliés à ce secteur. Le métier de designer en fait largement partie
et peut maintenant se spécialiser davantage. En effet, on ne parle
pas de design numérique mais de product design, design UX/UI,
design UX, design UI, design de service, recherche utilisateur³, etc.

11
INTRODUCTION

4 MASURE Anthony, Entretien On ne parle plus de webdesign, on parle de User eXperience


personnel, 2022
design (design UX) et de User Interface design (design UI), pour
autant, le constat est clair “on n’a jamais autant parlé d’expérience
dans un monde où il y en a de moins en moins, quand on prend le
discours de Mark Zuckerberg qui parle de Meta, si on doit prendre
le mot “expérience” il doit y être au moins vingt fois : les interfaces
n’ont jamais été aussi formatées que quand on parle d’expérience,
c’est ça qui est assez paradoxal⁴ .” En effet, à l’heure où l’on parle
sans cesse de designer des expériences, il n’y a jamais eu autant
de sites et applications ressemblant toutes les unes aux autres.

Et pour cause, différents phénomènes contribuent à cette homo-


généisation et cette standardisation des interfaces. Tout d’abord,
il est important de rappeler que depuis l’arrivée du smartphone
en 2008, les sites web et mobiles doivent maintenant pouvoir
s’adapter aux différentes tailles d’écran. Rendant plus complexe
leur conception, il faut penser une interface pour qu’elle puisse
être comprise, utilisée et appréciée sur tout type d’appareil, tout
en gardant un aspect harmonieux entre eux. Cette contrainte est
notamment la raison pour laquelle tant de sites et applications
utilisent des systèmes de blocs de contenus pouvant bouger se-
lon la taille de l’écran, limitant ainsi très largement la liberté de
création graphique.

De plus, une autre cause identifiée est celle de la course au ren-


dement. Lorsque l’on “design” une application actuellement, on
cherche à comprendre le besoin de l’utilisateur et à y répondre
par une solution la plus ergonomique possible. En effet, il existe
dans le monde de l’UX design un certain nombre de critères à
respecter pour avoir une interface intuitive. L’utilisabilité d’un ob-
jet étant une des composantes de ce qu’est le design, il va de
soi que l’ergonomie est un critère à prendre en compte. Cepen-
dant, lorsque l’on parle d’expérience utilisateur actuellement, ce
n’est que ce caractère ergonomique qui en ressort. Actuellement,
lorsque l’on conçoit une interface graphique en tant que designer,
le but est de proposer une solution qui sera facilement comprise
car de fait, facilement vendable et attrayante, on met le “design”
ou plutôt l’ergonomie au service de l’efficacité et le profit, puis
l’on décide d’appeler cela une “expérience”.

12
Par ailleurs, si la dimension prépondérante de l’efficacité est vraie pour l’interface graphique, elle
l’est également lors de la conception. En effet, les modes de création ont évolué depuis les débuts
du Web Design. Actuellement, l’heure est à la spécialisation : on segmente les designers UX des
designers UI, puis on livre les maquettes produites aux développeurs. Ce mode de création est
donc de plus en plus standardisé et la recherche de productivité est de mise : pléthore de tem-
plates, UI kits ou designs systems sont accessibles et adaptables à nos souhaits, les outils de ma-
quettage sont de plus en plus automatisés (auto layout, redimensionnement automatiques, etc.)
et offre un panel toujours plus large de plug-ins. Si tous ces outils permettent de gagner énormé-
ment de temps (pour les designers comme pour les développeurs), ils exercent sur les designers
une influence de taille et sont également en grande partie responsables de l’uniformisation fade
et ennuyeuse que connaissent les produits numériques d’aujourd’hui.

Suite à ces observations, je questionne l’existence même d’un design numérique aujourd’hui et
pour se faire, je définis ce que constitue le design selon moi en retraçant ses origines : de sa nais-
sance en tant que design industriel jusqu’au design numérique actuel, puis proposant différents
critères permettant de reconnaître ce qu’est un projet de design ou non. Enfin, je tente d’analyser
et de poser un regard critique sur ce qu’est le design numérique en entreprise actuellement, et je
termine en dressant les dix ingrédients d’un réel projet de design numérique.

« on n’a jamais autant


parlé d’expérience dans
un monde où il y en a
de moins en moins»

13
De la naissance du
design

14
1 à son
essoufflement à
l’ère du numérique
15
DE LA NAISSANCE DU DESIGN À SON ESSOUFFLEMENT À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE

A Définitions du design :
racine, histoire, évolution
ÉTYMOLOGIE
5 VIAL Stéphane, Court traité du Définir le design est un exercice auquel se prêtent bon nombre de
design, Presses Universitaires de
France, 2010 designers, philosophes ou essayistes depuis plusieurs siècles. En
effet, ce n’est pas chose facile que de définir une discipline si tant
est qu’elle en soit une aussi large et diversifiée. Par ailleurs, une
base commune est à établir pour comprendre au mieux le propos
de ce mémoire.

Revenons donc à l’étymologie même du mot « design ». Ce mot


anglais n’a pas de réelle traduction française, on parle sinon de
« conception », mais ce terme ne couvre pas toute l’étendue du
design. Il trouve sa racine dans le terme « designare » en latin, si-
gnifiant «marquer d’un signe distinctif, dessiner, indiquer⁵ ». L’origine
du mot anglais est le français « dessein » qui signifiait à la fois
“dessin” et “but” jusqu’au XVIIe siècle. On a donc dans ce terme la
complémentarité de deux éléments, celui du dessin, du croquis et
celui du but, du plan, de la conception.

HISTOIRE
On place souvent la naissance du design, en tant que discipline, à
la naissance du design industriel, celui-ci prend vie à la révolution
industrielle. En effet, c’est à cette période que les prémices de ce
qu’on appelle le design apparaissent. On parle notamment de la
première Grande Exposition universelle de 1851, organisée par
Henry Cole à Londres, comme étant le symbole de la naissance
du design industriel. En effet, cet événement marque la rencontre
entre les sciences et l’art, travaillant en harmonie pour démontrer
la puissance et la qualité de l’industrie britannique.

La Révolution industrielle apporta son lot de dérives en Angle-


terre, faisant naître des contestations politiques mais également
dans le monde de l’Art et l’artisanat. En effet, en réaction à ces
objets produits en série sans aucune esthétique, William Morris

16
veut redonner à l’artiste et l’artisan la place qu’il mérite dans la 6 Ibid.

conception des objets : c’est pour lui la seule manière de sortir de


7 Ibid.
l’industrialisation qu’il voit nocive pour l’homme. En créant sa so-
ciété d’ameublement en 1861, dans laquelle il fait travailler des 8 LOEWY Raymond, La Laideur
artistes à la création d’objets décoratifs, il donne vie à l’Art and se vend mal, Éditions Gallimard,
Craft, un mouvement qui tente de lutter contre la laideur des 1963

productions industrielles et mettre en avant le savoir faire arti-


sanal, ce mouvement peut être assimilé à l’équivalent anglais de
l’Art Nouveau Français.

Si la plupart des auteurs, historiens ou designers s’accordent sur


l’ère de la révolution industrielle comme berceau du design in-
dustriel, tous n’en ont pas la même interprétation. Pour Stéphane
Vial, par exemple, le design ne naît pas en même temps que l’in-
dustrie, il « naît avec l’assomption de l’industrie, c’est-à-dire à partir
du moment où les artistes, architectes, artisans, cessant de la rejeter,
décident d’assumer la production industrielle et de travailler non plus
contre elle et à cause d’elle, mais avec elle et grâce à elle ⁶ ». Selon
Vial, le design est né de la collaboration entre les concepteurs,
artistes et industriels, lorsque les « les défenseurs de la produc-
tion en série » et « les partisans d’un retour au travail manuel
et artisanal ⁷ »se sont réconciliés et ont donné le souffle d’un air
nouveau. Donnant vie à une école, un style : celui du Bauhaus,
mené par Walter Gropius au début du XXème siècle.

La Révolution industrielle a donc fait naître en Angleterre un mou-


vement de contestation de la part d’artistes et artisans, étant
dans le rejet de la production de masse, c’est là qu’est arrivée
l’importance de l’esthétique de l’objet : ce qui peut s’apparenter à
du design. Et c’est en Allemagne que le design industriel tel qu’on
le connaît aujourd’hui est né : lorsque les artistes et ingénieurs
ont décidé de travailler de concert.

Dans les années 1930, le Streamline apparaît aux États-Unis,


grâce à Raymond Loewy, qui prend conscience de la nécessi-
té de l’esthétique de l’objet. On ne parle pas là de décoration ni
d’ornement, mais d’une esthétique qui sert à la technique, et in-
versement, en effet, selon lui “Certains professeurs d’« industrial
design» ou de publicité enseignent à leurs Elèves que le but principal,
qu’il s’agisse de l’aspect d’un objet, d’une annonce ou d’une affiche,
est d’attirer à tout prix l’attention du public. Cela n’est pas toujours
exact, car le but ne doit jamais être atteint aux dépens de la logique
et du bon goût ⁸.»

17
DE LA NAISSANCE DU DESIGN À SON ESSOUFFLEMENT À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE

9 WDO (World Design Orga- Ce mouvement est la représentation même de la modernité et de


nization), Définition du design l’innovation dans la conception d’objets. Quelques décennies plus
industriel, 2022
tard, le design industriel allemand reprend les bases du Bauhaus
et trouve un nouveau tournant avec notamment l’école d’Ulm et
10 PAPANEK Victor, Design pour la vision fonctionnaliste de l’objet qu’elle transmet. À cette même
un monde réel, 1971
période, Dieter Rams, designer chez Braun, dressera les dix com-
mandements d’un bon design dans son ouvrage Ten Principles
11 Ibid.
for Good Design. Le design industriel est maintenant bien instal-
lé dans les chaînes de production et trouvera des contestations
12 ARCHER Bruce, “Design as a dans des mouvements comme le postmoderne.
discipline”, Design Studies, 1979.

DÉFINITIONS DU DESIGN
Alors, lorsque l’on connaît son étymologie et son histoire, qu’est-
ce qui définit le design ? Plusieurs définitions sont possibles. Celle
de l’International Council of Societies of Industrial Design est la
suivante : “Le design industriel est un processus stratégique de ré-
solution de problèmes qui favorise l’innovation, la réussite des entre-
prises et une meilleure qualité de vie grâce à des produits, systèmes,
services et expériences innovants ⁹.” Selon cette définition, le design
est une activité et a un but de mise en valeur et une pratique qui
permettrait l’innovation centrée sur l’humain.

Plusieurs designers, philosophes et auteurs ont tenté de donner


leur propre définition de ce qu’est le design. Pour Victor Papanek
par exemple, le design est très large, et “les hommes sont tous des
designers10 ”. Il définit l’acte de design comme étant “La prépara-
tion et le modelage de toute action en vue d’une fin désirée et prévi-
sible11 ”. Bruce Archer, lui, voit cette discipline comme “le domaine
de compréhension, de compétences et d’expérience humaines par
lequel l’homme s’intéresse à l’appréciation et à l’adaptation de son
environnement au regard de ses besoins matériels et spirituels [Tra-
duit]12.” Il met ce domaine de compétence au même pied d’égalité
que les sciences et la littérature. Archer reprend même la ques-
tion du langage propre au designer. Selon lui, le design serait un
domaine ayant son propre langage, sa propre voie éducative.

Si le design est perçu comme un domaine, une activité, il est


également question de méthodologie. De fait, dans le design nu-
mérique par exemple, on parle davantage de process design, de
méthodologie design, etc. Il n’est plus question de pratiquer le
design mais bien d’avoir une pensée design, d’appliquer une

18
méthodologie de design dans des systèmes diversifiés et com- 13 VIAL Stéphane, “Design et
épistémè : de la légitimité cultu-
plexes : «le design s’est invité dans de nombreux domaines extérieurs relle à la légitimité épistémolo-
à la seule création industrielle en s’imposant comme une méthodo- gique”, La Revue du Design, 2013.
logie créative singulière, une culture du penser inédite, susceptible
d’accélérer l’innovation sociale sous toutes ses formes, par exemple
dans la santé, l’humanitaire, l’environnement, les politiques publiques,
l’éco-conception, l’espace urbain, les technologies numériques ou en-
core le management13.»

Ces différentes définitions correspondent à ma vision person-


nelle du design, le design comme méthodologie, comme vision
de projet mais également comme langage. En tant que designer,
on traite les différents sujets en modélisant, en testant et en ap-
prenant. Et c’est, selon moi, cette manière de pratiquer qui mène
vers l’innovation.

LES
HOMMES
SONT tous
DES

DESIGNERS 19
DE LA NAISSANCE DU DESIGN À SON ESSOUFFLEMENT À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE

B Les designs à l’arrivée du


numérique
LE DESGIN THINKING
14 GAMBA, Tiphaine, «D’où vient Si le design industriel est né il y a maintenant deux siècles, le de-
la «pensée design» ?», I2D,
sign thinking, ou « pensée design » est apparu très récemment
Information, données & docu-
ments, 2017 dans le monde de l’entreprise. On place ses origines à la fin du
XXème siècle, dans les années 1960 - 1970. La théorie d’un de-
15 Ibid. sign comme manière de penser et de concevoir a pris place suite
aux travaux de Herbert Simon, chercheur en sciences cognitives.
C’est dans Les Sciences de l’artificiel qu’il est l’un des premiers à
définir le design non plus comme l’activité de donner des formes
différentes aux objets, mais bien comme une manière de penser
les projets. À cette époque, le design thinking naît dans la pensée
de théoriciens du design, on ne parle donc pas de pratique mais
bien de la discipline, de la science du design.

Ce n’est que plus tard que le design thinking tel qu’on le connaît
actuellement commence à être exploré : En 1987, Peter Row
popularise le terme design thinking dans son ouvrage éponyme
dans lequel il désigne «les méthodes et les approches utilisées par
les architectes et les urbanistes afin de donner forme à des idées de
bâtiments et d’espaces publics14».

Enfin, en 1992, Richard Buchanan écrit sur le design thinking


dans son article « Wicked Problems in Design Thinking ». Dans
ce papier, il « présente le design thinking comme un concept qui peut
s’appliquer dans tous les domaines, tangibles ou intangibles. Il définit
quatre grands champs d’intervention du designer : la communication
visuelle, les objets matériels, les activités et services organisationnels,
les systèmes complexes ou environnementaux15.» Le design thinking
devient un tout et non plus un agrégat de méthodes.

20
Depuis les années 2000, le design thinking est vu comme un 16 Ibid.

vecteur d’innovation. Tim Brown, CEO de Ideo devient le fervent


17 Ibid.
défenseur de cette idée, il présente et popularise le processus en
5 étapes qu’utilise son agence pour mener ses projets. De fait,
la croissance notable qu’a connu son entreprise ne fait que lé-
gitimer l’idée selon laquelle le design thinking est bénéfique aux
entreprises et est la bonne manière de traiter les projets. Tim
Brown nous offre une définition actuelle du design thinking, en-
core valable aujourd’hui. Selon lui, c’est « une discipline qui utilise
la sensibilité, les outils et les méthodes des designers pour permettre
à des équipes multidisciplinaires d’innover en mettant en correspon-
dance attentes des utilisateurs, faisabilité et viabilité économique 16.»

Au fil des années, le design thinking s’étend en Occident et de-


vient de plus en plus pratiqué. Mais, s’il est de plus en plus utilisé,
il ne l’est pas toujours pratiqué de la bonne manière. En effet,
si l’on voit le design thinking simplement comme une méthode,
suivant des processus établis, alors il devient un outil alléchant
car prometteur de projets biens réalisés. Cependant, il n’est pas
question que d’une simple méthodologie, on parle de manière
de penser les projets, de façon de réfléchir en designer. Le terme
même de design thinking peut être remis en question s’il est
pratiqué par d’autres corps de métiers. Tiphaine Gamba pose
cette question : «Paradoxalement, ce sont ces consultants qui ont
su s’emparer du design thinking tel qu’on le professe en Californie et
non les professionnels. Lorsqu’on fait du design sans designer, peut-
on encore parler de « pensée design » ? Le débat reste ouvert17.»

L’intérêt du design thinking est de s’entourer d’une équipe diver-


sifiée et utile au trois grands principes définis par Tim Brown, que
sont : la désirabilité, la faisabilité et la viabilité du projet. Il est donc
nécessaire de travailler en collaboration avec les représentants
de la partie technique et commerciale du projet, mais il est impé-
ratif de penser les problématiques sous le prisme du design. On
centre la réflexion sur l’humain et non sur les qualités de l’objet ou
la manière de le vendre. L’humain étant complexe, les questions
et problématiques à poser le seront également. Ainsi, le proces-
sus consistant à répondre à des problématiques complexes ne
peut être linéaire et fixe, il induit une remise en question continue
et une itération presque infinie tout au long du projet.

21
DE LA NAISSANCE DU DESIGN À SON ESSOUFFLEMENT À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE

Conception d’une LE DESIGN D’EXPÉRIENCE UTILISATEUR OU UX DESIGN


expérience C’est un pan du design que l’on attribue souvent à Donald Nor-
d’utilisation d’un man, qui écrit The Design of everyday things en 1988. Pour autant,
certaines expérimentations antérieures peuvent être assimilées
objet ou d’un de près ou de loin à du design d’expérience utilisateur. En effet,
service adapté nous pouvons prendre l’exemple de Toyota qui, dans les années
1940, a mis en place un système centré sur l’humain et le retour
aux besoins d’expérience au sein même de sa chaîne de production. Le prin-
de ses usagers. cipe est simple : l’entreprise part du postulat que chaque maillon
de la chaîne que représente chaque employé est important, et
que c’est à ces mêmes employés de veiller au bon fonctionne-
ment de celle-ci. Il a donc été mis en place un système par lequel
chaque travailleur pouvait tirer sur ce que l’on appelle le cordon
d’Andon afin de stopper la chaîne dès qu’un problème est ob-
servé. Ce problème était remonté et faisait l’objet de réflexion
pour améliorer le processus de fabrication. Ce n’est donc plus à
l’homme de s’adapter à la machine, mais l’on adapte la machine
à l’homme.

Si ce phénomène marque les prémices de ce qu’est le design


d’expérience, cela se rapproche davantage de l’ergonomie que du
design. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que la vision
plus ou moins scientifique du design apparaît. En effet, avec la
publication de Designing for the people en 1955, Henry Dreyfuss y
présente sa vision du design basée sur l’ergonomie et la science.
Par ailleurs, son ouvrage permet de mettre également en avant
l’importance du plaisir à utiliser un objet, passant par l’ergonomie
mais également l’esthétique et l’émotion que l’objet peut pro-
voquer à son utilisateur. Avec cette nuance apportée, le design
d’expérience tel que nous le connaissons commençait à prendre
forme. La question du plaisir, de l’émotion étant au cœur de l’ex-
périence, on ne cherche plus simplement à faire de l’intuitif, à se
cantonner à la simple fonction de l’objet ou du service ; on sou-
haite faire vivre une expérience positive.

À la fin des années 1980 et au début des années 1990, Donald


Norman et Jakob Nielsen marquent cette époque comme la
naissance du design UX. En effet, avec son ouvrage The Design
of Everyday Things, Donald Norman expose un concept novateur
pour son époque : la question d’un design centré utilisateur. Dans
son livre, il défend l’idée d’un design qui ne s’attarde pas que sur
l’esthétique de l’objet mais davantage sur sa fonction, et même

22
au-delà : son utilisation. Si l’on compare grossièrement, en prati- 18 Nielsen / Norman Group,
“10 Usability Heuristics for User
quant le design UX, on ne raisonne pas comme un ingénieur par Interface Design”, 2020.
le prisme de la fonctionnalité de l’objet et de la prouesse tech- Disponible à l’adresse : https://
www.nngroup.com/articles/
nique. Mais l’on ne raisonne pas non plus comme un artiste qui
ten-usability-heuristics/
se soucie de l’esthétique de l’objet ou d’amener un propos au tra-
vers d’une œuvre. Finalement, selon Norman et Nielsen, le desi-
gner UX doit concevoir des interfaces en prenant en compte les
notions d’utilisabilité et de création d’expérience.

Cette notion d’utilisabilité est matérialisée par les travaux de


Jakob Nielsen dans les années 1990. En effet, il délivre les dix
heuristiques de la conception d’interfaces. Ces dix règles ont
comme but d’encadrer la conception d’interfaces selon des prin-
cipes d’utilisabilité parmi lesquels on peut retrouver des notions
clés comme la flexibilité et l’efficience, la prévention des erreurs
ou encore la visibilité de l’état du système18. Toutes ces règles
sont encore une fois très proches de ce que l’on retrouve en er-
gonomie. En effet, on y voit dans ces dix principes la volonté de
concevoir une interface facile d’utilisation et intuitive, mais alors
la dimension de création d’expérience ne serait cantonnée qu’à
une utilisation fluide de l’interface et rien de plus.

Plus tard, durant les années, le design UX se popularise avec


l’avènement d’internet. En effet, le métier de designer s’étend
peu à peu au monde numérique, le design UX est maintenant
pratiqué lors de la conception d’interfaces graphiques. Au même
moment, Jesse James Garrett publie son ouvrage The Elements
of User-Experience dans lequel il traite du sujet de l’UX dans le
numérique. Ce livre deviendra un classique de l’UX et ira de pair
avec l’expansion du métier d’UX designer.

LE DESIGN D’INTERFACE UTILISATEUR OU UI DESIGN


Le Design UI (User Interface Design) naît suite à l’arrivée des ordi-
nateurs. Par ailleurs, jusqu’en 1980, les interfaces telles que l’on
les connaît aujourd’hui n’existent pas encore. En effet, l’utilisation
des ordinateurs était possible via des lignes de commande, ou via
des environnements textuels (Textual User Interface). C’est avec
l’arrivée des interfaces WIMP (Windows, Icons, Menus, Pointing)
popularisées grâce au Macintosh d’Apple en 1984, que l’on com-
mence à parler de design d’interfaces. Pensé comme la méta-
phore du bureau, les interfaces WIMP sont aujourd’hui encore la
base de toutes nos interfaces numériques, avec plus ou moins

23
DE LA NAISSANCE DU DESIGN À SON ESSOUFFLEMENT À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE

19 Usabilis, “Qu’est-ce que l’UI de différences. Depuis les années 1990, une révolution majeure
design ?”, 2020.
Disponible à l’adresse : https://
a eu lieu : l’arrivée du tactile. On entre dans l’ère de l’informatique
www.usabilis.com/ui-de- ubiquitaire et des systèmes connectés.
sign/#:~:text=L’UI%20Design%20
d%C3%A9signe%20la,aspect%20
et%20%C3%A0%20l’agencement. Depuis, les interfaces numériques se sont multipliées et se sont
ancrées dans notre quotidien. Des applications existent pour tout
20 MASURE Anthony, FENOGLIO ce qui nous entoure : il y en a pour les transports, pour la nour-
Antoine, Capitalisme cognitif et riture, pour la vie sentimentale, pour le travail, le cinéma et les
économie de l’attention : vers un
design à sens unique ?
séries, etc. Le design d’interface utilisateur est donc d’autant plus
Disponible à l’adresse : https:// important à l’heure où tout domaine peut nécessiter une appli-
chaire-philo.fr/cours-8-capita- cation. À l’heure actuelle, le design d’interface a une définition
lisme-cognitif-et-economie-de-
lattention-vers-un-design-a- claire, selon Usabilis « L’UI Design désigne la conception de l’inter-
sens-unique/ face utilisateur pour une application, un logiciel ou tout dispositif di-
gital. Le design est le processus qui permet de concevoir l’interface
homme-machine. Dans sa définition, l’UI Design englobe donc tout
ce qui s’apparente au graphisme, à l’aspect et à l’agencement19.» Le
design UI s’inscrit comme une composante du design UX au sens
où il permet de concevoir des interfaces graphiques en se basant
sur les besoins des utilisateurs, tout en leur donnant un aspect
agréable et cohérent. De par son histoire, liée étroitement à l’in-
formatique et donc à l’ingénierie, le design d’interface comme
une réponse aux contraintes d’utilisabilité d’objets informatiques,
cette discipline, tout comme le design UX se rapproche donc lar-
gement de l’ergonomie.

Ces différents outils de production ont, selon moi, accentué la


non-diversité flagrante de toutes les interfaces que l’on connaît
aujourd’hui. En effet, si l’on prend pour exemple les landing pages
parmi les start-ups françaises les plus valorisées, la même struc-
ture est toujours utilisée, avec à chaque fois de légères déclinai-
sons de couleurs, images et typographies. S’il on recherche des
templates de landing page, nous faisons face à la même conclu-
sion : des déclinaisons infinies d’une même interface dont les co-
des sont acquis et donc rassurants pour l’utilisateur. La question
de l’expérience utilisateur est donc facilement remise en ques-
tion : “Le Material Design Guideline, ces gabarits d’interface qui per-
met d’unifier l’expérience, car de quelle expérience on parle si tout se
met à se ressembler ? Est-ce encore de l’expérience ? Y’a-t’il encore de
la surprise, de l’inattendu 20?”

24
25
26
27
ReConnaître

28
2
Le design
29
RECONNAÎTRE LE DESIGN

A Le design comme langage propre


21 VIAL Stéphane, “Design et Lorsque l’on parle de design, il ne s’agit pas uniquement de créa-
épistémè : de la légitimité cultu-
relle à la légitimité épistémolo- tion d’objet ou d’interface. En effet, la création d’un objet, d’un
gique”, La Revue du Design, 2013. service ou d’une interface comprend différents domaines : le
développement informatique ou l’ingénierie, le choix des maté-
riaux ou des technologies utilisées, etc. Dans ces différents do-
maines se trouve la conception de l’objet, un domaine qui est for-
tement associé au design.

Pour autant, le design n’est pas réductible à la simple fonction


de conception. Concevoir un objet ou une interface est possible
dans d’autres disciplines : un ingénieur est capable de concevoir
les plans d’un objet et de le construire par la suite. Bien qu’en
s’appuyant davantage sur les aspects techniques de l’objet, il
parviendra à concevoir quoi qu’il arrive. De plus, un ergonome,
de par son étude des comportements humains et son travail sur
l’utilisabilité de l’objet, serait tout à fait à même de concevoir un
objet adapté aux besoins des futurs utilisateurs. Cependant, un
designer, au-delà de la conception de l’objet, doit pouvoir com-
prendre les systèmes complexes gravitant autour de cet objet et
les synthétiser grâce à un langage propre à sa discipline.

En effet, le design étant une discipline répondant à des besoins


humains, son exercice ne traite donc pas de sujets simples ou
binaires. Selon S. Vial «Le design s’est invité dans de nombreux
domaines extérieurs à la seule création industrielle en s’imposant
comme une méthodologie créative singulière, une culture du penser
inédite, susceptible d’accélérer l’innovation sociale sous toutes ses
formes, par exemple dans la santé, l’humanitaire, l’environnement, les
politiques publiques, l’éco-conception, l’espace urbain, les technolo-
gies numériques ou encore le management 21.»Le design s’applique
donc au traitement de sujets complexes et dont la résolution ne
réside pas dans une réponse unique et irréfutable (à l’inverse des
mathématiques par exemple).

Dans l’exercice de compréhension et de conceptualisation de


systèmes complexes que pose le design, il sera donc difficile de
penser et réfléchir par le prisme des deux voies éducatives prin-
cipales : les sciences et la littérature. Bruce Archer introduit l’idée

30
d’une troisième voie propre au design, qui serait la modélisation. 22 ARCHER Bruce, “Design as a
discipline”, Design Studies, 1979
Selon lui, alors que “Le langage essentiel de la science est la no-
tation, en particulier la notation mathématique. Le langage essentiel
des sciences humaines est le langage naturel, en particulier le langage
écrit. Le langage essentiel du design est la modélisation formelle 22.”
[Traduction] La modélisation formelle, modelling dans son terme
original, c’est cette spirale infinie qui est le fait de modéliser pour
comprendre et comprendre pour modéliser. Le designer modé-
lise sa pensée pour comprendre et faire comprendre la problé-
matique qui se pose à lui.

« The essential
language of Science
is notation, especially
mathematical notation.
The essential language
of the Humanities is
natural language,
especially written
language. The essential
language of Design is
modelling»
31
RECONNAÎTRE LE DESIGN

B Une approche propre au


designer
23 FINDELI, Alain, Le design Si le projet design est fait au moyen de son propre langage : la
social, Journée SFE (Société Fran-
çaise de l’Évaluation), 2015. modélisation formelle, il est en fait le fruit d’une façon de réfléchir
le projet, d’une approche spécifique de designer. Alain Findeli liste
huit caractéristiques de ce qui constitue la pensée design, trai-
tant à la fois du raisonnement, des procédés et de la logique uti-
lisés. Selon lui, le designer se distingue des scientifiques, agents
administratifs et ingénieurs par ces caractéristiques spécifiques.
Grâce à ces différentes caractéristiques, on peut comprendre da-
vantage comment réfléchit le designer.

Premièrement, le designer réfléchit le monde comme un projet :


il ne s’agit pas de comprendre, théoriser et trouver une solution à
un problème, l’idée est que le designer voit cette problématique
complexe comme moteur d’un projet à mettre en place. Cette
complexité étant d’ailleurs le terrain privilégié des designers car
aucune réponse n’est prévisible : on se plonge donc dans une si-
tuation d’incertitude qui nourrit la créativité et l’inventivité. Cet
aspect là est une différence majeure avec la pensée scientifique
qui vise à comprendre les problèmes et les résoudre grâce à des
principes mathématiques.

C’est également dans l’argumentation que la différence est faite


entre le scientifique et le designer. En effet, Alain Findeli explique
que là où le scientifique prouve par la démonstration, le designer
s’appuie sur la « monstration ». Cette argumentation « montre
comment un ensemble complexe de critères, souvent contradictoires,
peut se résoudre et s’incarner en une forme singulière : la «propo-
sition de design» ou «hypothèse conceptuelle23» qui sera ensuite
éprouvée au moyen de mise en situation de ces propositions. La
réponse par le design ne peut donc pas être validée ou invalidée,
elle ne peut être que testée et l’avis sur sa réussite ne se vérifie
que de manière empirique.

Si les projets de design se caractérisent par leur aspect complexe,


c’est parce que ces projets visent une résolution de probléma-
tique humaine : simplement parce que le designer conçoit pour

32
ses « bénéficiaires ». En design, il ne s’agit pas de penser un ob- 24 Ibid.

jet pour sa fonction, ni pour son attrait ou sa valeur pécuniaire,


25 Ibid.
il s’agit de penser son utilisation, sa pratique par ses usagers et
leur relation à l’objet. Puisque l’humain est complexe, la problé-
matique qui lui est liée l’est également. Et c’est d’ailleurs parce
que le projet de design est destiné à l’humain que la conception
de l’objet doit être faite en prenant en compte toutes les parties
prenantes du projet : le designer ne réfléchit pas l’objet, il réfléchit
l’impact et la relation de l’objet dans un éco-système hétérogène
existant. En design, il convient donc de co-concevoir plutôt que
de concevoir. Par cet aspect prépondérant de l’humain, le desi-
gner intègre également une réflexion anthropologique implicite
dans son projet. Selon lui, cette anthropologie implicite de l’usa-
ger ou du designer lui-même doit être explicitée, comme « toute
profession qui s’adresse à un public 24».

Pour ce qui est du procédé de réalisation de projets design, le de-


signer raisonne de différentes manières. Afin de comprendre et
rendre intelligible son projet, le designer passe par ce que A. Fin-
deli appelle le « langage figuratif », le designer modélise ses pen-
sées et ses hypothèses afin de rendre compte de la complexité
des situations qu’il traite. En effet, dans un projet design, le trai-
tement de la complexité se traduit par ce langage propre mais
également par le caractère « multi logique » des raisonnements
utilisés.

Contrairement aux autres professions (ingénieurs, administra-


teurs, etc.), le designer ne réfléchit que très peu de manière dé-
ductive. Utilisant tout au long du projet différentes logiques dont
A. Findeli nous donne une liste non exhaustive. Le designer peut
donc faire appel à la logique « inductive mais plus fréquemment
encore abductive, analogique, complexe, rhétorique, modale, heuris-
tique, déontique, phénoménologique, narrative, herméneutique, holis-
tique25, … » Ces manières de penser et réaliser le projet consti-
tuent une part importante de ce qui fait que le design permet la
prise en compte des domaines complexes auxquels il fait face.

33
STÉPHANE VIAL
2013.

En d’autres term
donner

34
mes, modéliser, prototyper,
forme, ce n’est rien d’autre
que parler une langue
35
RECONNAÎTRE LE DESIGN

C La prise en compte de la
complexité et de la singularité
des systèmes qu’il traite
26 RITTEL, Horst W. J., “Di- À l’ère de la révolution industrielle, la pensée productiviste eut un
lemmas in a General Theory of
Planning”, Policy Sciences, 1958. impact considérable sur le traitement des problèmes complexes.
çaise de l’Évaluation), 2015. Rittel & Webber parlent de wicked problems26, que l’on pourrait
traduire par problèmes « épineux », « complexes » ou encore «
pénibles ». C’est avec la glorification de l’efficacité et de la tech-
nique que l’on a commencé à répondre à tout problème par la
technique. En mettant en œuvre le moyen le moins coûteux pour
le résultat le plus bénéfique. Pour autant, cette philosophie ne
peut s’appliquer aux wicked problems qui sont des probléma-
tiques trop complexes pour pouvoir les résoudre de manière
unilatérale. Afin de définir clairement ce qu’est, et n’est pas un
wicked problem, Rittel et Webber proposent 10 caractéristiques
permettant de le reconnaître :

1 «The formulation of a wicked problem is the problem» : Définir un


wicked problem est difficile et mouvant car ce type de problème
englobe une diversité de causes et conséquences. Ce sont des
problèmes venant de systèmes complexes, dans un contexte et
une temporalité donnée. Un projet de design est par définition
la résolution d’un problème humain. L’humain étant un système
complexe vivant dans un environnement et une temporalité don-
née, on peut considérer que les problèmes que le design tente de
résoudre sont par définition des wicked problems.

2 «Wicked problems have no stopping rule» : En effet, résoudre une


équation ou terminer un jeu d’échecs est possible car on sait où
l’on doit arriver, alors que la complexité du wicked problem réside
justement dans le fait que l’on ne peut pas définir à l’avance et de
manière intemporelle le moment où le problème est totalement
résolu. Lorsque l’on tente de répondre à un wicked problem, on
sait donc que les critères de réussite ne lui sont pas intrinsèques.
En tant que designer, il convient donc de les définir nous-même.
Cependant, on ne peut savoir à l’avance si ces critères posés sont

36
les bons. C’est la raison pour laquelle ces critères sont évolutifs
et empiriques. Les critères de réussite ; et donc de fin de projet ;
étant variables, le projet de design ne s’arrête donc que lorsque
sa solution nous semble assez satisfaisante dans les limites de
temps et de moyen donnés.

3 «Solutions to wicked problems are not true-or-false, but good-or-


bad» : Suivant les deux autres principes, on ne peut pas définir si
la solution est vraie ou fausse, car elle dépend de la formulation
et de la compréhension du problème. Il s’agirait donc plutôt de
voir si la solution est satisfaisante suivant les intérêts des per-
sonnes concernées, de leurs idées et de leurs valeurs. On imagine
donc non plus une évaluation sur le prisme du bien et du mal mais
plutôt selon le meilleur ou le pire.

4 «There is no immediate and no ultimate test of a solution to a


wicked problem» : La solution apportée à un wicked problem aura
des conséquences attendues ou non. C’est une des composantes
principales d’un projet de design, si le designer peut guider l’utili-
sateur dans la manière dont il “devrait” utiliser un dispositif, il y a
toujours des usages imprévus par le concepteurs dont les consé-
quences peuvent être multiples. C’est le fait que le projet soit à
destination de l’humain qui crée cette part d’incertitude.

5 «Every solution to a wicked problem is a «one-shot operation»; be-


cause there is no opportunity to learn by trial-and-error, every attempt
counts significantly» On ne peut pas apprendre à force de se trom-
per comme peut le faire un joueur d’échec, ici chaque proposition
de solution aura une conséquence sur les personnes concernées
et ne sera pas réversible. Même si le caractère itératif et expéri-
mental du design est une composante essentielle de la discipline,
on ne peut pas considérer les résultats des tests mis en place
sans prendre en compte les conséquences des tests précédents.

6 «Wicked problems do not have an enumerable (or an exhaustively


describable) set of potential solutions, nor is there a well-described
set of permissible operations that may be incorporated into the plan»
Un wicked problem a un nombre indéfini de solutions, selon par
quel angle on décide de le traiter, comment on le comprend, dans
quel contexte et quelle interprétation on en a selon notre propre
histoire.

37
RECONNAÎTRE LE DESIGN

27 MORIN Edgar, Introduction à la 8 «Every wicked problem can be considered to be a symptom of ano-
pensée complexe, 1990. ther problem» : Chaque problème pointé peut être un symptôme
d’un problème de niveau supérieur, il n’est pas nécessaire de ten-
ter de répondre à un symptôme, il faut solutionner directement
sa cause. Cependant, il est évident que plus le problème est d’un
niveau supérieur, plus il devient général et complexe, et donc plus
difficile à résoudre.

9 «The existence of a discrepancy representing a wicked problem


can be explained in numerous ways. The choice of explanation deter-
mines the nature of the problem’s resolution» Un même problème
peut avoir différentes causes selon la vision des personnes qui
se penchent dessus. Les hypothèses ne peuvent pas être confir-
mées ou réfutées car elles ne sont pas basés sur de l’expérimen-
tation scientifique, une hypothèse peut être discutée car elle est
à prendre en compte avec un certain nombre d’éléments exté-
rieurs qui ont un impact à des niveaux d’importance différents et
difficilement quantifiables.

10 «The planner has no right to be wrong» A l’inverse d’un scienti-


fique qui peut, par la démonstration prouver qu’une hypothèse
est fausse alors qu’il la pensait vraie sans problème. Le planner,
ou designer, lui, sera tenu en partie responsable, car la solution
présentée aura un impact irréversible sur les personnes concer-
nées. C’est pourquoi la responsabilité du designer dans les dispo-
sitifs mis en place est encore une question largement débattue à
l’heure actuelle.

En reconnaissant les problématiques design comme des wicked


problems, on peut analyser la manière avec laquelle les designers
y répondent. On distingue le designer du scientifique (ingénieur,
ergonome, etc.) par sa capacité à penser le monde différemment
grâce à un processus de création propre au designer, qui est celui
de la modélisation formelle. On arrive donc à une dimension phi-
losophique et anthropologique du design.

Cette manière de penser le projet s’inscrit dans ce que Edgar


Morin appelle la pensée complexe. En effet, dans son ouvrage
Introduction à la pensée complexe, il explique que «Les êtres hu-
mains, la société, l’entreprise, sont des machines non triviales : est
triviale une machine dont, si vous connaissez tous les inputs, vous
connaissez tous les outputs ; vous pouvez en prédire le compor-
tement dès que vous savez tout ce qui entre dans la machine 27.»

38
En effet, selon lui, si l’homme peut-être prévisible, notamment 28 Ibid.

grâce aux travaux des sciences sociales, il y a une part d’imprévu


et de paramètres que l’on ne peut pas prédire. C’est parce que 29 VIAL Stéphane, Design et créa-
l’homme est un système complexe faisant lui-même partie d’un tion: esquisse d’une philosophie de
la modélisation, 2013
environnement complexe qu’il n’est pas possible d’analyser uni-
latéralement son comportement. Il est donc primordial de consi-
dérer les liens et impacts de ces systèmes entre eux, et ainsi de 30 Ibid.

ne pas analyser simplement chaque élément indépendamment


les uns des autres car selon lui “l’intelligibilité du système doit
être trouvée, non seulement dans le système lui-même, mais aussi
dans sa relation avec l’environnement, et que cette relation n’est pas
qu’une simple dépendance, elle est constitutive du système28.”Par-
tant de ce principe, l’humain étant et évoluant dans un système
complexe, on attend donc du designer qu’il soit capable de com-
prendre, prendre en compte et penser la complexité d’un projet
pour l’humain.

Pour ce faire, le designer prototype, pense en modélisant et mo-


délise en pensant, il prototype, mais «Le prototype n’est pas seu-
lement un outil, une méthode, une étape. C’est un lieu où l’on projette
un idéal, où l’on fabrique des idées d’avenir, où l’on travaille le maté-
riau du futur. La pensée-design est fondamentalement une pensée
de l’anticipation29» Il y a donc une notion importante de penser
le futur, de proposer une meilleure manière d’habiter le monde.
Ces prototypes relevant d’un idéal atteignable sont appelés des
«idéalects».

Cet idéalect est donc issu d’un projet de design et ne peut pas
s’étendre, au sens qu’il appartient au domaine spécifique du pro-
jet. «Par exemple, un projet de design dans le domaine médical pro-
duit un idéalect de la médecine, c’est-à-dire une certaine idée de ce
que devrait être la médecine30.» Mais un idéalect ne doit pas uni-
quement être compris, existant lorsqu’il est délivré après un tra-
vail de recherche pour sa réalisation ; on doit également pouvoir
comprendre sa théorie grâce au processus de recherche propre
au designer. Par ailleurs, cet idéalect est périssable puisqu’il
trouve sa source dans l’étude de l’humain à une époque précise
et avec une perception du monde spécifique. Il est donc voué à
évoluer et être éprouvé, puis finir par s’épuiser. Le lien avec les
wicked problems est clair : on peut répondre au projet par diffé-
rentes manières selon l’angle choisi, de plus, la réponse n’est pas
réplicable à un autre projet et est ancrée dans le temps.

39
RECONNAÎTRE LE DESIGN

D Que sert le projet design ?


31 HEIDEGGER Martin, “Bâtir, Si le design se reconnaît de par son langage, son approche et son
habiter, penser”, Essais et confé-
rences, 1958. traitement de système complexe, il tient également à un der-
nier élément clé : l’intention. Cette dernière a souvent été traitée
32 FINDELI Alain, “La re- et théorisée par différents auteurs. Lorsque l’on concentre ses
cherche-projet en design et compétences de designer au service d’une création d’application
la question de la question de
recherche : essai de clarification de paris sportif par exemple, peut-on considérer que l’on amé-
conceptuelle”, Sciences du Design, liore l’habitabilité du monde et donc que l’on fait du design ? Bien
2015. Disponible à l’URL : https://
que l’on améliore l’expérience vécue lors de l’utilisation de cette
www.cairn.info/revue-sciences-
du-design-2015-1-page-45.htm dite application, le designer ne devient-il pas surtout complice
des dérives connues du paris sportif (addiction, endettement,
etc.). Dans cette situation, le designer ne devrait-il pas avoir pour
rôle de rendre l’application la plus désagréable possible ? Et ce
dans le but d’éviter au maximum à l’utilisateur de tomber dans
une addiction du paris sportif, au grand damne de l’entreprise.
De par ces exemples, on voit bien que le but du projet est crucial
dans ce qui rend un projet un projet design.

Mais alors comment savoir s’il on agit ou non en tant que desi-
gner ? S’il on prend la vision du design d’Alain Findeli, la mission
du designer est d’améliorer l’habitabilité du monde. Permettre à
l’homme d’habiter le monde, de la meilleure manière possible.
Heidegger a d’ailleurs défini l’habiter comme étant le fait de “res-
ter enclos dans ce qui nous est parent, c’est-à-dire dans ce qui est
libre et qui ménage toute chose dans son être31” Le designer doit
donc parvenir à agir sur ce qui est parent à chacun, il doit savoir
pouvoir manipuler les interactions entre celui qui habite et ce qui
est habité, et ce dans une volonté d’amélioration.

Alain Findeli explique clairement le rôle que doit jouer le designer


dans la société : “[...] on s’intéresse ainsi à l’interface et aux inte-
ractions entre les habitants (individuels ou collectifs) du Monde (leur
corps, leur psychisme, leur esprit) et l’environnement (naturel et arti-
ficiel) dans lequel ils vivent : biocosme, technocosme, sociocosme, sé-
miocosme 32” Cette notion d’amélioration d’habitabilité du monde
est fondamentale lorsque l’on se pose la question de ce qui est
design ou non.

40
Dans cette volonté d’améliorer, il faut donc se pencher sur ce 33 PAPANEK Victor, Design pour
un monde réel, 1971
que l’on souhaite améliorer, ce à quel besoin le projet design ré-
pond-il. Victor Papanek développa largement cette question du
besoin. Selon lui, un designer doit exercer son métier au service
des besoins réels. En effet, le point de départ de son raisonne-
ment réside dans l’idée qu’actuellement, le design répond à des
problématiques d’exigence plus que de besoin. Il met en opposi-
tion les exigences, qui sont régies par le marché et le snobisme
des consommateurs et les besoins, que sont les choses néces-
saires que chaque homme tend à obtenir (santé, liberté, justice,
paix, environnement, etc.). Selon lui, ce phénomène est intrinsè-
quement lié à la société dans laquelle nous vivons.

« Au siècle de la production de masse, où tout doit être planifié et étu-


dié, le design est devenu « un outil à modeler les outils » qui permet à
l’homme de transformer son environnement et, par extension, la société
et sa propre personne. Cela exige de la part du designer un sens aigu des
responsabilités morales et sociales, et une connaissance plus approfon-
die de l’homme ; le public, quant à lui, doit parvenir à une perception plus
fine du processus de design. […] Il est grand temps que le design - tel que
nous le connaissons actuellement - cesse d’exister. Tant que le designer
s’occupera de confection de futiles « jouets pour adultes », des machines
à tuer avec des ailerons brillants et des enjolivements « sexy » pour les
machines à écrire, les grille-pain, les téléphones et les ordinateurs, il n’au-
ra pas de raison d’être. Le design doit devenir un outil novateur, haute-
ment créateur et pluridisciplinaire, adapté aux vrais besoins des hommes.
Il doit s’orienter davantage vers la recherche, et nous devons cesser de
profaner la Terre avec des objets et des structures mal conçus 33.»

Dans ce que sa vision défend, on retrouve l’idée même de l’utilité,


le designer doit donc questionner l’utilité du projet sur lequel il
travaille. Contribue-t-il à améliorer l’habitabilité du monde ? Ré-
pond-il à des besoins et non à des exigences ?

De fait, lorsque l’on comprend que le design doit répondre aux


besoins réels des humains, c’est-à-dire d’êtres complexes habi-
tant le monde. Alors on peut difficilement imaginer que le design
consisterait à concevoir des objets sans porter de considération
sur l’impact que cet objet aura dans l’écosystème dans lequel
l’utilisateur se trouve. Si ces impacts doivent servir à l’améliora-
tion de l’écosystème dans lequel gravite l’humain, alors on com-

41
RECONNAÎTRE LE DESIGN

34 GAUTHIER Philippe, PROULX prend que le design est par essence une discipline sociale. C’est
Sébastien, VIAL Stéphane, « Ma-
nifeste pour le renouveau social d’ailleurs un aspect que l’on retrouve dans la vision du design de
et critique du design », dans : S. Vial selon qui «Toute pratique se réclamant du design est néces-
Stéphane Vial éd., Le design.
sairement sociale, en ce sens qu’un de ses problèmes fondamentaux
Paris cedex 14, Presses Univer-
sitaires de France, « Que sais-je ? consiste à mettre en œuvre une anthropologie sociale et philo-
», 2015, p. 120-122. sophique de l’appréciation de la vie ordinaire dans le monde, c’est-
Disponible à l’adresse : https://
à-dire de la vie en compagnie des objets, des lieux, des services, des
www.cairn.info/---page-120.
htm institutions et des organisations34.»

Les deux premiers des 5 principes des actes de design convergent


35 Ibid.
d’ailleurs vers l’idée que l’intention et le but du projet est primor-
dial dans la qualification de ce qu’est le design authentique.
36 Ibid.

“Principe 1. Un acte de design authentique est un acte social et cri-


tique. Il commence par un moment critique, c’est-à-dire un moment
où le designer détecte l’existence d’une insatisfaction vis-à-vis
du monde qui le propulse dans un projet en vue de rendre ce monde
plus habitable pour la collectivité 35.” Selon ce principe, un design ne
peut être dénué de propos, et prend racine dans le constat d’un
élément perturbateur auquel une solution doit être apporté, et
surtout pour le bien de tous

“Principe 2. Un acte de design authentique est nécessairement tour-


né vers l’amélioration de la vie d’autrui et de la collectivité. Ses ob-
jets sont les usages sur lesquels le designer agit en façonnant les
dispositifs de notre monde habité, artefacts matériels ou
immatériels36.” Ici encore, on retrouve l’idée d’amélioration et de
collectivité, le design doit servir le mieux si ce n’est le bien et pour
le plus grand nombre.

On comprend donc aisément que le design se reconnaît par


quatre grandes caractéristiques : son langage, son approche, sa
capacité à comprendre et considérer la complexité de ses sujets
et enfin son objectif d’amélioration de l’habitabilité du monde.

42
43
Le design
numérique

44
Actuel en
entreprise
45
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE

A Impossiblité de designer
réellement en entreprise ?
37 Ministère de l’Économie, des
DES BUTS QUI DIFFÈRENT
Finances et de la Souveraineté
Industrielle et Numérique, «
L’Entreprise, c’est quoi ? » Maintenant que l’on sait que l’objectif d’amélioration de l’habita-
Disponible à l’adresse : https:// bilité du monde est constitutif de ce qu’est un projet de design, il
www.economie.gouv.fr/facileco/
convient de poser la question d’une compatibilité entre le projet
dossier-lentreprise-cest-quoi
design et le projet de création d’un produit pour une entreprise. Si
le design a pour unique but une amélioration de la qualité de vie
des utilisateurs, l’entreprise, elle, n’est pas tenue de suivre cela.
En effet, s’il on cherche à comprendre ce qu’est une entreprise,
au sens d’une compagnie, d’un business, l’INSEE nous la définit
comme étant une “unité économique, juridiquement autonome dont
la fonction principale est de produire des biens ou des services pour
le marché37”. Si le fait de créer des biens ou des services est éga-
lement une affaire de design, la question de l’adéquation au mar-
ché est une préoccupation réservée à l’entreprise.

En effet, le projet de design doit répondre à un besoin et non à une


demande sur le marché, la différence entre ce que Victor Papanek
appelle les besoins réels et les exigences. Les exigences sont ré-
gies par le marché et le snobisme des consommateurs, alors que
les besoins sont des choses bien plus nécessaires et que chaque
homme tend à obtenir (santé, liberté, justice, paix, etc.).

Le but d’une entreprise est donc bien différent de celui d’un projet
de design : initialement, l’entreprise a pour but de créer des pro-
duits et des services tout en gardant un équilibre entre les coûts
et les revenus. En effet, si elle souhaite perdurer, elle doit être au
minimum viable économiquement, et au mieux engendrer un bé-
néfice. C’est la raison pour laquelle elle se conforme aux attentes
du marché : l’entreprise doit réussir à vendre ses produits comme
prévu. Cette contrainte économique est accrue depuis l’ère de la
mondialisation, de la surconsommation et du capitalisme à ou-
trance.

Les entreprises ne cherchent plus seulement à atteindre un équi-


libre mais souhaitent s’étendre, s’élargir et prendre en puissance.

46
Pour cela, plusieurs compétences sont nécessaires : étudier le
marché, comprendre ses clients, proposer des solutions ayant un
rapport qualité/prix convenable, etc.

Le travail du designer tiendrait donc dans l’élaboration de pro-


duits ou services portant une plus-value claire : celle de l’expé-
rience. L’objet de design, vu par le prisme de l’entreprise, est un
produit ou service qui est adapté aux besoins (ou exigences) de
l’utilisateur (ou du client) permettant de vendre mieux ses pro-
duits.

En somme, l’entreprise place tous ses objectifs sur des questions


de marché, vendre ses produits ou services le mieux possible, au
plus grand nombre ou au plus haut prix possible et pour ce faire,
il peut se servir du design. De l’autre côté, le designer se sert de
l’entreprise pour mettre ses objets ou services sur le marché afin
qu’ils soient propagés et utilisés auprès des usagers dans un but
d’amélioration ou au moins le maintien de l’habitabilité du monde
: pour le designer, le marché est un moyen de diffuser sa création
auprès des usagers là où il est une fin en soi pour l’entreprise.

L’ERGONOMIE, L’IMPOSTEUR DU DESIGN AU SERVICE


DE L’ENTREPRISE

L’ergonomie au sens large, c’est la science d’adapter l’objet à


l’homme. Apparu à l’origine durant la révolution industrielle, l’er-
gonomie servait à adapter la machine à l’homme dans le but
d’améliorer ses conditions de travail, et ce, en vue d’une aug-
mentation de sa productivité. Élargi maintenant à la conception
d’objets physiques ou virtuels, l’ergonomie permet de concevoir
un objet qui sera le plus intuitif, facile à comprendre et à utiliser
possible. La question de l’utilisation, de la relation homme-objet
est donc primordiale. C’est pourquoi l’ergonomie prend une place
prépondérante dans le travail du designer, bien qu’elle soit sou-
vent confondue avec le design d’eXperience Utilisateur (UX De-
sign).

En effet, si l’ergonomie fait partie des questions fondamentales


de l’UX, elle n’est pas la seule constituante. La différence princi-
pale entre l’ergonomie et le design UX serait l’émotion. L’ergo-
nomie vise à créer un objet physique ou virtuel qui sera intuitif.

47
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE

38 PAPANEK Victor, Design pour Mais il ne faudrait donc pas s’arrêter là. Le design doit aller beau-
un monde réel, 1971
coup plus loin : dans son analyse et sa définition du design, Vic-
tor Papanek va à l’encontre de certaines pensées qui défendent
l’idée que le design se réduit à la simple fonction de l’objet. Pour
lui cette philosophie “a servi d’excuse bancale aux meubles, aux us-
tensiles aseptiques et rappelant ceux des salles d’opération, des an-
nées 1920 et 193038.”

Selon lui, l’esthétique est une des armes principales du designer,


qui permet de faire vivre des émotions au travers de l’utilisation
d’un objet. Il considère la fonction différemment, elle est à la croi-
sée de six concepts liés : l’utilisation, le besoin, la télésis, l’asso-
ciation, l’esthétique et la méthode.

Cependant, travailler uniquement sur l’ergonomie d’un produit


pour qu’il soit adopté par les utilisateurs, c’est une aubaine pour
les entreprises : le produit se vendra mieux, et l’on peut écarter
toutes les autres contraintes de ce qui fait un projet de design.
Alors, l’ergonomie a un côté très “pratique” pour les entreprises,
bien plus que le design. En effet, lorsque l’on pousse le travail du
designer, notamment dans la question de la prise de besoin sans
s’attarder sur les exigences du marché, il est tout à fait possible
que la création d’un produit soit totalement remise en question.

Pour le dire autrement, un travail de recherche et d’analyse mené


dans le contexte d’un projet design peut tout à fait atterrir sur la
conclusion qu’il n’y a pas d’objet à créer, ou en tous les cas, qu’il
ne sera pas forcément viable économiquement dans l’immédiat.
Dans le cas d’une recherche et analyse menée dans le contexte
d’une création ou amélioration ergonomique, on cherchera en-
suite à concevoir le produit ou service de la manière la plus adap-
tée à l’utilisateur, un compromis nettement plus viable pour les
entreprises à première vue.

Actuellement, en entreprise, lorsque l’on prône l’UX dans le nu-


mérique, on prône donc très souvent l’ergonomie ou le marke-
ting plutôt que le design. Ce phénomène s’explique notamment
par l’origine des premiers UX Designers : “C’est des personnes qui
viennent du marketing, avec un manque de culture en design qui est
évident. Ce sont des gens qui ne connaissent pas les affiches, la ty-
pographie, la culture visuelle en général. Donc les seuls critères sont
les critères quantitatifs. Je ne dis pas qu’il faut ne pas les prendre en
compte, mais il n’y a pas que ceux-là, car on voit que cela donne des

48
choses pas très intéressantes mais simplement efficaces. Or le but du 39 MASURE Anthony, Entretien
personnel, 2022
design n’est pas que de l’efficacité 39“. On ne se sert que des critères
quantitatifs et l’on déclare cela comme étant du design UX.

En France par exemple, on nous parle des critères de Bastien &


Scapin comme étant des règles à suivre en UX Design, alors que
ces règles sont des critères ergonomiques pensées et publiées
par des ergonomes, et non des designers.

LA PLACE ET LA RESPONSABILITÉ DU DESIGNER

Mais alors comment agir en tant que designer ? Au sein d’une


entreprise, est-ce que l’on peut considérer qu’un designer peut
avoir assez de poids dans les décisions pour orienter un projet
sous le prisme du design plutôt que de la rentabilité ? Cette ques-
tion de la responsabilité du designer est fondamentale et se pose
depuis le tout début de l’arrivée du métier. En effet, le designer
conçoit des objets et est donc responsable de l’impact que cet
objet aura sur le monde, que cet objet soit créé par lui seul ou au
sein d’une entreprise.

Cette notion de responsabilité est primordiale dans tout ce qui


rassemble l’éco-design, le design éthique ou encore le design du
milieu. En effet, ces courants du design mettent en avant la né-
cessité de créer en veillant à garder des valeurs fortes de soucis
des problématiques environnementales et sociales, toujours en
vue d’améliorer l’habitabilité du monde. La notion de responsabi-
lité est donc encore plus visible lorsque l’on parle d’engagement
comme ceux-ci. Pour autant, dans tout champ d’action du design
se trouve cette notion de responsabilité : l’objet conçu ne sera
pas neutre et sera quoi qu’il en soit porteur de valeurs, car il aura
été conçu par une ou plusieurs personnes en vue de répondre à
un problème subi par un autre groupe de personnes.

Mais si le designer souhaite assumer la responsabilité qui lui est


confiée et travailler en phase avec ses propres valeurs, est-il en
capacité de le faire ? Dans quelle mesure peut-il aller à l’encontre
de sa hiérarchie dans l’exercice de ses fonctions ? Effectivement,
du fait qu’il soit contraint par des décisionnaires extérieurs (supé-
rieurs hiérarchiques ou clients par exemple), il peut se trouver ra-
pidement confronté à l’impossibilité de mener son projet comme
il le voudrait. C’est là que sa responsabilité est donc remise en

49
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE

40 MASURE Anthony, Entretien question : si ses propositions ne sont pas acceptées et qu’il dé-
personnel, 2022
cide de s’aligner avec les contraintes qui lui sont imposées, est-il
réellement responsable de sa création ?
41 Ibid.

Selon Anthony Masure, la cause de ce problème réside dans la


place qu’a le designer en entreprise. En effet, selon lui “c’est aus-
si le problème des designers qui de eux-mêmes ne se sont pas mis
en poste de décisionnaires mais plutôt en exécutants. La plupart des
formations en design amènent vers des rôles d’exécution plus que
des rôles de décision40”. Effectivement, au-delà d’attendre que les
décisionnaires soient convaincus par les explications du designer,
l’enjeu serait de faire partie des décisionnaires eux-mêmes.

Une solution envisagée serait de sortir de ce schéma “en essayant


justement d’être dans des postes plus à décision, ou en supprimant
le plus possible les intermédiaires, aller sur des secteurs d’activité
avec peut-être plus de liberté41.” C’est donc au designer de choi-
sir quel rôle il souhaite avoir dans son entreprise et ce pourquoi
il veut mettre à profit ses compétences. Sur cette idée, Victor
Papanek va plus loin en affirmant que le designer devrait pou-
voir par exemple passer à minima 10% de son temps sur des su-
jets portant sur les besoins réels. En effet, ce temps mis à profit
d’un projet totalement désintéressé mais fort de sens serait déjà
un grand pas pour améliorer la vie de bon nombre de personnes
dans le monde.

50
51
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE

B Les bénéfices d’un vrai exercice


de design en entreprise
42 MAI VAN CAN Malicia,
L’EXEMPLE DE MILAN
Entretien personnel, 2022

Milan est une maison d’édition jeunesse française fondée il y


a maintenant quarante ans et appartenant au groupe Bayard
Presse depuis une vingtaine d’années. Spécialisée dans la litté-
rature pour enfants : magazines, documentaires, histoires, etc.
Milan est à l’origine de deux mensuels à destination des enfants
: Wapiti et Curionaute des Sciences. Ces deux magazines sont le
résultat de projets réalisés en projet design. Pour en discuter plus
en détail, j’ai rencontré Malicia MAI VAN CAN, directrice éditoriale
chez Milan presse qui m’a raconté comment s’étaient déroulé ces
deux projets.

Premièrement, ces deux projets ne répondaient pas aux mêmes


enjeux : Wapiti est le premier magazine de la maison d’édition en
nombre de lecteurs, il existe depuis maintenant 35 ans, sa re-
fonte pouvait donc être facilement critiquée, ou du moins appré-
hendée. Pour ce qui est du Curionaute des sciences, c’était tout
à fait différent : le magazine n’existait pas et il fallait le créer de
toute pièce, il y avait donc beaucoup plus de liberté et des enjeux
moins visibles. Au niveau temporel, ces deux projets ont été me-
nés à deux ans d’intervalle : le Curionaute des sciences en pre-
mier en 2018, suivi de Wapiti en 2020.

Lors de la création du Curionaute des sciences, Milan a fait appel à


un designer pour les aider à construire le projet de toutes pièces.
Le design thinking se répand de plus en plus en entreprise et c’est
la raison pour laquelle la maison d’édition décide de s’essayer à ce
genre de méthodes. Si la directrice éditoriale avait déjà travaillé
avec divers consultants et coachs en créativité auparavant, elle
note une différence avec l’apport d’une approche de design “c’est
vrai que j’avais déjà travaillé avec des coachs ou consultants en créa-
tivité. Ce que j’ai trouvé intéressant dans cette méthode c’est le côté
plus ouvert, moins doctrinal et plus concret42.” Dans la façon de tra-
vailler des éditoriaux, c’était assez inhabituel. Pour les refontes
ou les évolutions à mener sur un magazine, ils avaient plutôt ten-

52
« [...]
j’avais déjà travaillé avec
des coachs ou consultants
en créativité. Ce que j’ai
trouvé intéressant dans
cette méthode c’est le côté
plus ouvert, moins
doctrinal et plus concret.»

53
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE

43 Ibid. dance à agir de la sorte : “On regardait le magazine, et on débriefait


sur ce qui marche et ne marche pas entre nous, c’est-à-dire entre jour-
44 Ibid. nalistes, mais en fait on restait toujours un peu sur les mêmes idées,
on restait assez superficiel43.”
45 Ibid.

Pour entamer le travail sur Curionaute et la refonte de Wapiti, le


début de projet a été quasiment identique, il s’agissait de faire se
rencontrer chaque partie prenante du projet. Pour le premier, légè-
rement moins de gens différents étaient impliqués, notamment
au niveau hiérarchique, cependant, pour la refonte de Wapiti “Il y
avait la rédaction (donc les journalistes, les éditoriaux), mais il y avait
aussi presque toute la chaîne : la directrice générale, une personne
du marketing, une personne de la vente au numéro mais également
des personnes de la fabrication. Ce sont des gens qui n’avaient pas
l’habitude d’être associés, et qui, grâce à leur implication au début du
projet, vont voir venir les changements et surtout, les comprendre44.”
En effet, un des enseignements que Malicia MAI VAN CAN a tiré
de sa première expérience avec le Curionaute des sciences deux
ans auparavant c’est que “c’est important d’impliquer également les
dirigeants, même s’il faut qu’ils jouent le jeu, ça permet d’avancer plus
rapidement, d’être plus libre quand il y a l’adhésion de la hiérarchie45.”

Pour les deux magazines, après avoir fait quelques séances de


créativité et de prise de besoin avec toutes les parties prenantes,
ou en tout cas le plus possible, il a été décidé de former une équipe
plus restreinte qui sera mobilisée en permanence sur la création
du projet. Pour le Curionaute des sciences, l’équipe était de 5 per-
sonnes, dont Malicia, avec des caractère et des références très
assumée, ce qui a permis des phases de divergence très riches.
Au cours de ces projet, l’idée était surtout de formuler une inten-
tion, un propos et une vision de la relation de l’usager à l’objet:
un travail de recherche approfondi a été mené pour nourrir au
mieux ces réflexions, et le projet s’est déroulé de manière moins
cadencée prenant toujours en compte la complexité du projet et
de ses usagers.

Pour autant, si le projet était riche en enseignements, l’expé-


rience était pour beaucoup une première, et mon interlocutrice
devait pouvoir rendre compte à sa hiérarchie : c’était ce qui im-
pliquait le plus de pression : “Les séances de créativité allaient très
loin, il fallait vraiment que j’écoute et que je laisse parler, même si
je me demandais si on allait vraiment retomber sur nos pattes. La
première expérience est incertaine : on ne sait pas si on va y arriver.

54
Est-ce qu’on va sortir quelque chose ? Est-ce qu’on va se mettre d’ac- 46 Ibid.
cord.” elle ajoute : “en tant que manager, je savais où on devait aller,
mais je ne savais pas si on allait y arriver ou quand. Sur Curionaute, 47 Ibid.

à l’inverse de Wapiti, ma supérieure hiérarchique était là au début,


mais était moins présente lors du processus de création, donc je me
demandais, comment j’allais pouvoir raccorder les wagons avec toute
l’entreprise46.”

Au terme de cette phase d’imprégnation en groupe restreint, la


place était ensuite à la production, à la modélisation formelle de
l’intention formulée : pour Wapiti par exemple, l’ambition était
de permettre d’entrer dans la nature réelle et existante tout en
gardant sa magie aux yeux des enfants, il ne fallait plus que les
usagers lisent un magazine sur les animaux, mais qu’ils soient
invités dans le merveilleux de la nature. Pour ce qui est du Curio-
naute des sciences, l’intention était de déconstruire la vision de
la science auprès des enfants, notamment sur les questions de
genre : imaginer un objet invitant petites filles et petits garçon à
découvrir la science comme des explorateurs à la grande curiosité
que l’on connaît des enfants ; qu’ils deviennent des curionautes.

Il ne s’agissait donc pas de créer un énième magazine papier pour


les enfants à l’ère où le numérique prend de plus en plus de place
et où le format papier a tendance à être délaissé. Le but était de
repenser l’objet, penser l’interaction et la relation entre l’utilisa-
teur et l’objet Wapiti ou l’objet Curionaute. Par ailleurs, rien qu’au
niveau du vocabulaire utilisé, Malicia MAI VAN CAN me confie
que “ce terme, ‘utilisateur’, on avait pas du tout l’habitude de l’utiliser,
on parle plutôt de lecteur47”. Bien que cela puisse paraître anodin,
lorsque l’on remplace la notion de lecteur par celle d’utilisateur,
on ne pense plus à créer ou refondre un magazine, mais bel et
bien un objet et la relation que l’on veut créer entre lui et son
utilisateur.

C’est cette vision défendue par le design qui mène à des réflexions
plus globales sur l’objet créé en tant que tel, l’interaction qui se
crée entre l’utilisateur et lui, et de fait, l’expérience vécue. Dans le
cas de Wapiti par exemple, on peut tout à fait parler d’expérience
utilisateur : “Pour Wapiti, on a pensé l’objet dans sa globalité, jusque
dans les sens, c’est-à-dire que dès le début du projet, on a travaillé sur
le rendu papier que l’on souhaitait avoir. On a travaillé à être en totale
cohérence avec l’objet : c’est-à -dire un magazine proche de la nature,
c’était donc très important d’avoir un papier agréable et écologique.

55
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE

48 Ibid. On a donc travaillé sur les sens, le côté visuel avec la refonte de la
page de couverture, mais également côté “sensation” avec le toucher
49 Ibid. au contact du papier.” Pour autant, si cette exigence mise dans la
refonte de Wapiti est noble, elle impose des changements dras-
50 Ibid. tiques par rapport à ce qu’était le magazine depuis trente ans
: “Par exemple, sur la page de couverture du nouveau Wapiti, on a
complètement changé pour une couverture très épurée, on a enlevé
la plupart des informations car on s’est rendu compte que les enfants
ne lisaient pas, et ça nous permet également de nous démarquer à
côté des autres magazines dans les kiosques. Si en tant qu’édito-
riaux, on était arrivé avec ce changement là, on ne nous aurait pas
pris au sérieux48.” En effet, tous ces changements peuvent per-
turber les autres corps de métier qui sont liés au magazine : les
commerciaux, le département marketing, les distributeurs, etc.
Mais également les journalistes et pigistes qui écrivaient depuis
longtemps sur Wapiti et qui voyaient leurs rubriques changer ou
disparaître complètement.

Toutes ces inquiétudes, bien que fondées, ont été mises de côté
durant le projet afin de partir avec le moins d’a priori possible.
Fort heureusement, le succès du Curionaute des sciences a per-
mis d’avoir des arguments quant aux choix qui ont été faits. Les
magazines ont été totalement repensés en collaboration avec les
designers graphiques : “il y a deux chartes : la charte éditoriale et
la charte graphique, donc le fond et la forme. Ce qu’il y avait de bien
avec cette façon de repenser le magazine, c’est que l’on travaillait les
deux en même temps49.” L’avantage de travailler de la sorte, c’est
que l’on ne considère plus la charte graphique comme simple ha-
billage des pages de contenus, c’est un contenu à part entière, le
graphisme des magazines porte un propos.

Par exemple sur Wapiti, “on n’a plus de titres de rubrique : les en-
fants ne les regardent pas. Un simple titre évocateur de l’angle de la
rubrique suffit, et cela permet de ne pas surcharger la page. Notre but
est de rentrer directement au cœur de la nature, sans dire ‘ici on par-
lera de la Libellule’ , on préfère montrer la Libellule légendée en pleine
page, car c’est ça qui intéresse50.” La forme sert le fond, et inverse-
ment. De fait, la promesse d’un magazine qui amène les enfants
au cœur de la nature est tout à fait remplie.

Ces deux projets ont été une réussite au niveau économique :


“Très bien accueilli par les enfants et les enseignants, il [Curionaute
des Sciences] reçoit lors de la cérémonie de la 21e édition du Grand

56
Prix des Médias le prix du meilleur lancement presse de l’année.51” 51 Actualités Milan Presse,
Disponible à l’adresse : https://
www.milanpresse.com/les-ac-
Le projet est très apprécié et dépasse les attentes en termes de tus/curionautes-des-sciences-
vente. Pour ce qui est de Wapiti, l’enjeu est de taille car c’est le grand-prix-des-medias

magazine le plus important de Milan au niveau économique, il ne


52 MAI VAN CAN Malicia,
fallait surtout pas perdre d’abonnés et il fallait également en ga-
Entretien personnel, 2022
gner de nouveaux. Le bilan pour les deux magazines est très po-
sitif : “Aujourd’hui, on peut dire que 4 ans après Curionaute et 2 ans
53 Ibid.
après la nouvelle forme de Wapiti, les deux titres fonctionnent encore
mieux que ce que l’on imaginait52.“ 54 Ibid.

Au-delà de l’aspect économique, les magazines ont su convaincre


les enfants qui envoyaient davantage de dessins de remercie-
ment par exemple, mais également les intermédiaires comme
les professeurs ou les parents qui s’en servent à des fins pé-
dagogiques. Enfin, si l’adhésion en externe est claire, en interne
également : “Les gens qui étaient plutôt transversaux, donc des diffé-
rents services étaient aussi très contents, le mot qui ressortait c’était
‘intéressant’, c’est aussi le fait d’avoir été impliqué dès le départ qui
permet d’avoir ce ressenti53.”

En effet, la méthode a fait émerger une nouvelle manière de tra-


vailler chez Milan encore aujourd’hui, Malicia MAI VAN CAN nous
explique qu’encore actuellement elle, et ses équipes voient l’im-
pact que le projet a eu sur leurs habitudes de travail “le fait de
laisser parler la créativité de chacun, avoir confiance en ce process
et savoir qu’on va y arriver. S’immerger dans le contexte, dans le su-
jet. Créer des pilotes, prendre en compte tous les services dès le dé-
but. Réfléchir en objet, dans le fond et la forme liés54” voilà certains
points qu’elle retient de ces deux projets et qu’elle veille à appli-
quer aux nouveaux actuels et à venir.

De cet échange, on comprend qu’il est effectivement possible de


designer réellement au sein d’une entreprise. Pour autant, cela
requiert certaines conditions auxquelles il est difficile d’échapper.
En premier lieu, si ce projet a pu aboutir de la sorte, c’est tout
d’abord grâce à l’équipe mobilisée : les profils étaient diversifiés
et de nature ouverts au changement. De plus, ils ont été encadrés

57
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE

55 Ibid. en amont a permis de poser les fondations de la compréhension


du contexte du projet, de ses utilisateurs et du sujet qu’il traite.
56 MASURE Anthony, Entretien C’est un point qui a d’ailleurs été souligné plusieurs fois par les
personnel, 2022
différentes parties prenantes selon la directrice éditoriale. Enfin,
on voit également qu’il est plus simple d’avoir la confiance des
dîtes parties prenantes lorsque l’on a déjà un exemple de réussite
“après le succès Curionaute, c’est beaucoup plus facile de refaire ce
genre de méthode : la confiance est établie et on a la preuve que ça
marche55.”

POURQUOI PAS DANS LE DESIGN NUMÉRIQUE ?

Dans l’exemple pris plus haut, il est question de presse jeunesse


et surtout de création papier, donc physique. Un projet mené
comme tel est-il possible dans le numérique, et qui plus est, dans
un secteur moins libre que celui des médias jeunesse ? De fait,
lorsque l’on parle d’expérience dans le numérique, on peut très
rapidement penser au milieu du jeu vidéo : en effet, selon Antho-
ny Masure “aujourd’hui si l’on veut trouver des interfaces plus inté-
ressantes, je pense qu’il faut vraiment aller dans dans le jeu vidéo.
Un secteur qui est pour autant très puissant économiquement : c’est
quand même deux fois le cinéma et la musique, et pourtant on garde
quand même encore cette vision indépendante sur les créations56.“

On voit que le jeu vidéo, ou même les médias jeunesse, par-


viennent à éviter le piège de la standardisation. Mais pour quelle
raison ? Selon moi, si le jeu vidéo ou le magazine pour enfant est
acheté pour être utilisé, il n’en est rien pour les interfaces web
et les applications mobiles. En effet, la plupart des sites et ap-
plications que l’on utilise aujourd’hui sont des plateformes ser-
vant à des besoins qui se trouvent au-delà du site en lui-même.
Par exemple, lorsque j’utilise des interfaces comme Uber Eat ou
Deliveroo, ma volonté n’est pas d’utiliser cette application mais
plutôt d’avoir un repas de mon choix au pas de ma porte en
moins d’une heure. Le “besoin”, si tant est qu’il en soit un, n’est
pas assouvi dans l’utilisation de mon interface mais plutôt dans
le service qu’elle propose. Le but de la plateforme devient donc
l’efficacité, l’expérience utilisateur se réduit donc à l’utilisation
la plus claire, simple et rapide de l’application dans le seul but
qu’elle soit réutilisée après. Pire encore “Quand vous commandez
une pizza ou une course avec un taxi Uber, ce n’est pas l’idée de juste
vous piloter d’un point à un autre. C’est l’idée de piloter la personne

58
qui viendra vous chercher ou qui vous apportera la nourriture. La pro- 57 MASURE Anthony, FENOGLIO
Antoine, Capitalisme cognitif et
messe d’efficacité est réussie si vous n’avez pas conscience du labeur
économie de l’attention : vers un
que vous faites reposer sur d’autres personnes. L’application va pré- design à sens unique ?
cisément être pensée pour que vous n’ayez pas en tête ce composite Disponible à l’adresse : https://
chaire-philo.fr/cours-8-capita-
entre l’humain et la machine. Autrement dit, il y a cette promesse que lisme-cognitif-et-economie-de-
la machine fait tout, alors qu’il est presque impossible de tout lui délé- lattention-vers-un-design-a-
guer57”. Le design de l’application n’est pas pensée pour vous faire sens-unique/

vivre une expérience singulière, elle est pensée pour que vous
puissiez recevoir votre nourriture rapidement chez vous, sans 58 MASURE Anthony, Entretien
personnel, 2022
avoir l’impression de profiter de qui que ce soit.

Si l’on prend cette question de l’efficacité, c’est selon moi la cause


primaire de l’inexistence du design dans les applications mobiles
et les sites web : on base notre réflexion sur l’utilisation la plus
rentable de notre solution et l’on crée le produit le plus rentable
“on va perdre 0,1 % si l’on met ce pixel à cet endroit. Alors que selon
moi il faut aussi faire confiance à l’intelligence des gens, car autre-
ment on va se retrouver avec des interfaces qui vont toutes se res-
sembler et c’est la mort du design58.” Ce phénomène est à l’origine
de la standardisation des interfaces dont nous faisons face : la re-
cherche de l’efficacité est faite pour créer des interfaces toujours
plus rapides et simples d’utilisation, mais elle est également faite
en interne lors de la création de ces dîtes interfaces. En effet,
depuis ces dernières années, l’heure est à la maximisation : on
utilise des systèmes de composants utiles aux développeurs, on
peut également se servir d’UI Kits déjà existants ou pire, de tem-
plates. Aujourd’hui le processus de design est siloté en dans un
process bien ficelé afin de pouvoir délivrer des interfaces le plus
efficacement possible, dans lequel il est compliqué de s’attarder
sur l’expérience utilisateur.

De plus, on voit que chaque site utilise les mêmes principes de


navigation, les mêmes systèmes de blocs de contenus, etc. Pour
Anthony Masure c’est à cause de “L’arrivée du smartphone en
2008, en effet cela a créé plusieurs problèmes parce qu’il faut penser
un même site Web pour plusieurs écrans : il faut donc se soucier des
ratios, de la taille, des proportions. Ce qui fait qu’il faut des interfaces
beaucoup plus standardisées graphiquement. Il y a également tous
les AppStore et Play Store avec les guidelines Material Design ou les
Apple guidelines. On est vraiment dans le formatage, parce que si
on ne s’y conforme pas on prend le risque que notre application soit
censurée. On n’est plus dans le Web, on est dans des systèmes cen-
tralisés, et même si le Web n’est pas soumis à ces obligations, il y

59
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE

59 Ibid. a forcément un formatage car les sites doivent ressembler aux appli-
cations59.” En effet, le besoin de créer des interfaces qui s’adaptent
à tout type d’écran donne une contrainte énorme au designer,
on doit créer des interfaces modulables, simples et intuitives
en priorité : il n’est plus question de design mais d’ergonomie.
Par ailleurs, le design ne s’arrête pas à l’ergonomie et la prati-
cité, en effet, l’aspect esthétique doit également permettre de
transmettre des valeurs, des émotions : le design se réduit à la
simple fonction de l’objet, ou ici, de l’interface. Outre la capacité
à concevoir des objets adaptés aux utilisateurs, l’esthétique est
également une des armes principales du designer : elle permet
de faire vivre des émotions au travers de l’utilisation d’un objet
ou d’une interface.

Mais comment faire si le designer souhaite sortir de ces sché-


mas ? Est-il possible aujourd’hui de sortir de sortir de ces créa-
tions d’interfaces convenues et industrialisées ? La création, au
sens de l’utilisation d’un logiciel pour produire des maquettes,
est elle-même à remettre en question. En effet, il est évident
que des logiciels comme Figma, Sketch ou Adobe XD ne sont
pas neutres dans ce phénomène de standardisation. Ces trois
principaux outils de maquettage et prototypages proposent des
plugins et autres fonctionnalités permettant de faire gagner du
temps aux designers. De fait, n’étant pas designer, je peux très
bien utiliser un UI Kit ou un template proposé par Figma et jouer
à assembler tous ces éléments entre eux, je n’aurais même pas à
faire un travail de recherche typographique car toutes les Google
Fonts sont déjà intégrées dans l’outil. Lorsque l’on fait le bilan de
toutes ces fonctionnalités, on comprend très facilement que le
logiciel conditionne également son utilisateur et qu’il joue donc
un rôle prépondérant dans la production à la chaîne d’interfaces
ennuyeuses et dénuée d’originalité.

Enfin, une dernière contrainte principale à la création d’expé-


riences singulières dans le numérique est l’existence des règles
ergonomiques devenues dogmatiques : il y a des critères à res-
pecter pour produire un objet qui soit compréhensible et pour
que l’on soit sûr de son efficacité. Mais si cette problématique
d’utilisabilité est fondamentale, elle ne doit pas être le seul cri-
tère : ”Par exemple, si l’on veut mesurer l’efficacité d’une police de
caractère, finalement la réponse est assez simple : une police lisible
c’est une police que les gens ont l’habitude de lire. Donc ça ne sera
pas sérif, sans-sérif, untel ou untel, c’est simplement une question

60
d’habitude. Mais les habitudes peuvent changer, et donc si l’on met ça 60 Ibid.
comme seul critère, c’est aussi qu’on va mettre de côté tout ce qui va
être autour de l’invention60.” Il est clair qu’une interface paraissant 61 Ibid.
familière à un utilisateur sera plus simple à utiliser, cependant,
le fait de bousculer quelques règles peut être davantage inté- 62 Ibid.
ressant pour la question de l’expérience : je crée la surprise chez
l’utilisateur et je l’amène dans l’univers que je souhaite, de par
mon design je lui transmets des émotions et des valeurs.

Si le designer d’interface aujourd’hui ne fait qu’utiliser des UI Kits,


des templates ou s’il s’attèle à créer des interfaces ressemblant
à toutes les autres, tant dans le style que dans la construction,
alors quel rôle a-t-il réellement ? S’il doit se confronter sans
cesse à des contraintes techniques lui obligeant à standardiser
les interfaces qu’il crée afin qu’elles soient adaptable à tout type
d’écran ou intégrable facilement dans divers CMS, alors quel est
vraiment son apport dans les projets ?

Ces questions, au-delà de poser la question du rôle du designer


aujourd’hui, ouvre le débat sur le designer numérique de demain.
“Avec cette standardisation, si l’on arrive à vraiment automatiser, la
machine sera meilleure que le designer : dès qu’une tâche est répéti-
tive il y a une opportunité pour une machine61” La question du ma-
chine learning est donc un vrai sujet pour le designer d’interface
de demain, rien qu’actuellement, des solutions de builders de site
web basés sur l’intelligence artificielle existent déjà : Prototypr
by Dspaces, Teleport, 10Web, Appy Pie etc. Il est alors nécessaire
pour le designer d’évoluer dans ce qui n’est pas automatisable,
et sortir de cette façon de produire à la chaîne des interfaces in-
terchangeables et réplicables à l’infini. Lorsque l’on se penche sur
les compétences du designer difficilement remplaçables par une
machine, on trouve plusieurs choses.

Premièrement, le designer apporte une culture du design à un


produit, il peut baser la conception de son objet sur des fonda-
tions fortes : les connaissances sur les principes visuels, les cou-
leurs ou encore sur l’histoire du design et donc les inspirations
qu’il peut en tirer, etc. Effectivement, d’un point de vue visuel, les
choix de design ne sont font pas forcément sur des choix de cou-
leurs qui plaisent ou qui fonctionnent bien : “ce n’est pas forcément
une question de goût au sens subjectif, mais aussi des choses qui
sont fondées sur une culture et une intuition 62”, c’est en cela que
le designer peut apporter une réelle plus-value et ne pas être

61
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE

63 Ibid. remplacé par des builders ou autre templates de CMS pris en


main par ses clients.

En effet, il est clair que ces solutions clés-en-main permettent


aux clients de s’affranchir du travail de designer s’ils le souhaitent.
S’il est tout à fait compréhensible que des personnes souhaitent
éviter de passer par un designer, une agence ou autre (que ce soit
pour des raisons de temps ou de budget), il est vrai que la solution
délivrée en aura une qualité amoindrie. De fait, l’une des grandes
compétences du designer est sa capacité à prendre le besoin et
amener la problématique au-delà d’une réflexion superficielle, et
ce grâce à deux choses. La première est la reformulation du brief
en problématique de design : “Le travail de designer consiste à com-
prendre le besoin et l’analyser : si un brief est bien fait, il est analysé
et il est ré-écrit, et ça, pour l’instant, une machine ne peut pas le faire.
C’est toute cette partie de l’analyse de contexte que le client ne peut
pas avoir parce que lui est pris dans son besoin immédiat63“. En effet,
de par son analyse du besoin et de la situation, le designer peut
aller plus en profondeur dans le besoin réel exprimé et le prisme
par lequel prendre le projet. Si le client est satisfait de la manière
dont il a construit son propre site, des couleurs qu’il a utilisé, etc.
Il sera tout de même bien plus facilement égalé voire dépassé par
une concurrence qui aurait été plus loin dans la compréhension
de ses utilisateurs grâce à l’aide d’une expertise design.

La deuxième capacité que sont censés avoir les designers afin


d’axer le projet sur des problématiques réelles et plus profondes,
c’est le soin pris dans le travail de recherche utilisateur. Autre-
ment dit, toute l’analyse et la compréhension du sujet, des uti-
lisateurs, de leurs besoins et du contexte dans lequel le projet
s’inscrit. Le designer doit pouvoir résoudre des wicked problems,
grâce à son langage, son approche, et sa capacité à comprendre
et considérer la complexité de ses sujets. Cette manière de tra-
vailler permet une recherche ne se basant pas uniquement sur
des critères quantitatifs, il y a aussi toute une étude du contexte,
de la culture, de la compréhension des comportements humains.
Ces recherches ne sont d’ailleurs pas à mener seul : un designer
n’est pas psychologue, sociologue, anthropologue ou même phi-
losophe. Cependant, il peut et doit s’appuyer sur ces différentes
études de l’homme pour analyser au mieux la situation du projet.
Il ne base donc pas son analyse sur une vision marché avec des
clients et des opportunités commerciales. C’est cette particulari-
té qui fait du design une expertise différenciante.

62
Enfin, ce que l’on demande au designer UX, c’est d’imaginer une 64 PETIT Victor, « L’éco-design::
design de l’environnement ou
expérience pour les utilisateurs, s’il remplit effectivement son
design du milieu ? », Sciences du
travail, il doit être en mesure de proposer des solutions qui ne Design, 2015/2 (n° 2).
pourraient pas être façonnées par une intelligence artificielle. En Disponible à l’adresse : https://
www.cairn.info/revue-sciences-
effet, le designer est engagé pour créer une réelle expérience, du-design-2015-2-page-31.htm
pour s’approcher de la complexité du sujet pour y répondre de la
manière la plus appropriée qu’il soit. On ne reste plus dans l’idée
simple et mesurable de concevoir des interactions efficaces,
mais on choisit de créer de réelles expériences pour l’utilisateur.
Cela peut-être par exemple en invitant l’utilisateur à devenir lui
même indépendant et acteur de sa solution “Si sa Tin Car Radio
conçue en 1965 (Papanek, 2011, p. 224-228) nous apparaît comme
révolutionnaire dans l’histoire du design, ce n’est pas parce qu’elle est
économiquement accessible au plus grand nombre, mais parce qu’elle
rend l’utilisateur intelligent (en ouvrant la boîte noire de la technique)
et créatif (en luttant contre l’imposition d’une esthétique uniforme).” Il
est clair qu’une intelligence artificielle n’aurait pas pu concevoir
un tel outil, c’est donc dans cette voie que l’on peut sortir de cette
menace par le haut.

Si le métier de designer numérique (tel qu’il est exercé aujourd’hui)


est remis en question et menacé par le machine learning, il existe
encore toute une partie du métier à creuser et étendre : l’apport
d’une culture design, la reformulation de brief de projet en pro-
blématique de design, le travail pluridisciplinaire de la recherche
utilisateur, et enfin, la volonté réelle de designer des expériences,
et non des interfaces.

63
VICTOR PETIT
2015.

64
Si sa Tin Car Radio conçue en 1965
(Papanek, 2011, p. 224-228) nous
apparaît comme révolutionnaire dans
l’histoire du design, ce n’est pas parce
qu’elle est économiquement accessible
au plus grand nombre, mais parce qu’elle
rend l’utilisateur intelligent (en ouvrant la
boîte noire de la technique) et créatif
(en luttant contre l’imposition
d’une esthétique uniforme
65
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE

C Les clés pour designer dans le


numérique en entreprise
C’est à nous, EN TANT QUE DESIGNER
designers numé-
La responsabilité du designer numérique
riques de demain, Le designer doit être conscient de l’impact qu’il peut avoir sur les
de s’inspirer utilisateurs de son objet ou service, il est donc important d’aligner
de ce que sont les ses créations et ses choix de projet avec des valeurs qui lui sont
propres. S’il n’est pas le seul responsable de l’objet pour lequel
fondations du de-
il a mis à profit ses compétences, il ne peut pas non plus s’en
sign pour lui donner dédouaner.
un second souffle
et ne pas assister à La culture et les références
Que ce soit en termes de culture design ou de culture en sciences
sa mort certaine. humaines, le designer doit pouvoir nourrir ses projets de ré-
Grâce à tous les flexions et théories déjà établies. En effet, sa culture visuelle doit
constats et pistes de pouvoir lui permettre d’avancer et défendre ses propositions,
solutions évoqués mais surtout de les baser sur une réelle expertise et donc sortir
de la subjectivité. Plus il aura de références diversifiées, moins il
auparavant, on peut sera possible pour lui de simplement reproduire des interfaces
maintenant voir un convenues et attendues. Enfin, des références sociologiques,
certain nombre de psychologiques, anthropologiques et de toutes autres sciences
humaines permettent une lecture plus approfondie des utilisa-
principes émerger
teurs et du contexte dans lequel ils évoluent.
et proposer une
vision de ce que sera Le designer numérique comme décisionnaire
le designer numé- Le designer, pour permettre d’exercer au mieux son métier en en-
treprise, doit être en mesure de défendre son projet (ou le projet
rique de demain.
de son équipe) face à d’autres corps de métiers plus réticents, et
Ces différents de fait, réussir à prouver l’efficacité du design lorsqu’il est exercé
principes s’axent complètement voire même radicalement.
sur trois angles
de réflexion : le
designer, le projet
de design et la ma-
nière d’y travailler.

66
EN TANT QUE PROJET

L’importance de l’intention
Tout comme le designer numérique se doit de prendre conscience de sa responsabilité, il doit pou-
voir mettre à profit ses compétences dans des projets visant à améliorer l’habitabilité du monde et
répondre au plus proche des besoins réels plutôt qu’aux exigences du marché

Approfondir la recherche sur l’humain, usager de l’objet ou du service


Le designer numérique doit amener la recherche plus loin que dans la recherche du besoin à com-
bler : il doit s’immerger dans le contexte du projet, la compréhension de la culture et du quotidien
de l’usager, et donc de l’humain. Il doit également réfléchir à toutes les parties prenantes du projet
et en quoi chacun sera impacté. Enfin, il est important de savoir s’entourer des personnes qui ont
des compétences et connaissances que le designer n’a pas forcément.

Sortir des dogmes de l’UX


Pour proposer un renouveau dans le numérique et de l’innovations dans l’interaction entre l’utili-
sateur et l’objet numérique, le designer doit pouvoir s’affranchir des dogmes imposés par l’UX qui
sont davantage basés sur de l’ergonomie que sur du design. Sans pour autant oublier l’importance
primordiale de l’utilisabilité, le designer numérique doit être capable de proposer de nouvelles ha-
bitudes d’interaction à l’usager afin de lui permettre de retrouver sa capacité d’adaptation et faire
confiance en son intelligence et son esprit de déduction. En ce sens, les designers auront de plus
en plus de liberté de création et les utilisateurs de plus en plus de diversité d’objets numériques.

Penser une expérience


Ce principe allant de pair avec le précédent, le but est de mener le projet en réfléchissant en ex-
périence : on redevient littéralement un designer d’expérience utilisateur car on décide de ne plus
réfléchir uniquement à l’utilisabilité mais également aux messages implicites, valeurs et émotions
que l’on veut transmettre aux
utilisateurs.

67
LE DESIGN NUMÉRIQUE ACTUEL EN ENTREPRISE

EN TANT QUE FAÇON DE TRAVAILLER

La modélisation formelle
Le designer numérique doit s’approprier les techniques et enseignements du design d’objet : le
designer réfléchit en créant et crée en réfléchissant. Il doit être capable d’affiner sa création en la
modélisant, c’est-à-dire en lui donnant forme autant qu’en l’imaginant. Le designer exerce son mé-
tier avec une approche singulière mais également avec un langage propre : la modélisation formelle
est un langage par lequel le designer est capable de prendre en compte la complexité de son sujet
et de matérialiser sa solution en conséquence.

Travailler pour le projet, et non pour le process


Le designer numérique, d’autant plus depuis ces dernières années, est une maille d’une chaîne
de production d’objets et services numériques. Dans une recherche perpétuelle d’efficacité et de
maximisation de process, il est devenu normal de segmenter les compétences. Le designer numé-
rique doit pouvoir sortir de cette vision en silo et retrouver le travail commun du fond, de la forme
et de la technique. Le designer numérique doit se réapproprier ses outils et manières de travailler
et ainsi restructurer la chaîne linéaire de production d’un objet ou service numérique.

Une équipe adaptée


Le designer ne travaillant jamais seul, il est primordial pour le bon déroulé d’un projet d’avoir une
équipe suffisamment adaptée pour la conduite d’un projet de design. En premier lieu, les personnes
engagées dans le projet doivent être un minimum promptes au changement et à l’innovation.
L’équipe doit être diversifiée, tant dans la personnalité que dans l’expertise métier, que dans l’âge,
l’origine sociale ou même le genre : plus une équipe est diversifiée, plus elle permet de mener la
réflexion sur différentes questions ou en tout cas sous différents angles de vue.

68
69
CONCLU-
SION
Pour conclure ce mémoire, il est nécessaire de se reposer la ques-
tion initiale “L’UX a-t-il tué le design ?”. À cette question, je tenterai
de la reformuler en “Le design a-t-il déjà existé dans l’UX ?” En effet,
si l’on reprend les diverses définitions du design ainsi que les ca-
ractéristiques permettant de reconnaître un projet de design, il
n’est pas évident de catégoriser l’UX comme tel.

Le design dans un projet se reconnaît comme langage, et no-


tamment le principe de modélisation formelle : c’est peut-être la
caractéristique dans laquelle se trouve le plus l’UX de nos jours,
notamment grâce à la conception itérative par la création de
wireframes tout au long de la définition de la solution. Pour au-
tant, cette phase n’intervient que dans une partie spécifique du
processus de conception.

Le design se reconnaît par son approche : ici, l’UX comme elle est
pratiquée actuellement ne répond pas à l’approche que l’on at-
tend d’un designer, il ne doit pas travailler en scientifique sur un
projet : il est nécessaire d’accepter l’incertitude de la direction du-
dit projet. De plus, la mesure de la qualité de la solution proposée
doit pouvoir se baser sur des critères qualitatifs, possiblement
subjectifs et évolutifs. Pourtant, actuellement on mesure l’effet
du design par le prisme de l’efficacité ergonomique, qui certe
fait partie de l’expérience utilisateur, mais qui ne suffit pas à elle
seule.

70
Un autre des quatre constitutifs d’un projet de design est la ca-
pacité qu’a le designer à considérer la complexité des sujets qu’il
traite : le designer ne doit pas simplement réfléchir à l’objet qu’il
design, il doit tout d’abord comprendre le contexte dans lequel
s’inscrit la relation de l’objet à l’utilisateur. Pour cela, il doit à la
fois mener une réflexion d’un point de vue des sciences humaines
et sociales et être capable de faire des observations terrain : une
masse d’informations complexes à traiter, analyser et rendre in-
telligible. Aujourd’hui, même si l’attention apportée à la recherche
utilisateur augmente, elle reste d’une part trop peu importante
par rapport à son impact et d’autre part trop centrée sur une re-
cherche terrain, qui seule, demeure trop superficielle.

Enfin, la nécessité de travailler à améliorer l’habitabilité du monde


est peut-être la caractéristique la plus délaissée dans l’UX Design
actuellement. Si l’on réfléchit au nombre de sites et applications
ne servant que des exigences futiles et des intérêts contraires à
l’amélioration de la condition de vie des utilisateurs, il paraît clair
que ce pan du design est tout à fait oublié.

Face à ces constats, il est légitime de poser la question de la


part de design existante dans l’UX Design tel qu’il est exercé au-
jourd’hui. Selon moi, le frein à l’exercice de design dans le numé-
rique est dû à différents facteurs : Le premier est la recherche
perpétuelle d’efficacité, de productivité et de profit. Le designer
doit créer plus vite, plus simple et pour le moins cher pour un
utilisateur qui doit comprendre en quelques secondes l’interface
qu’il a devant lui sans prendre la peine de réfléchir. L’obsession
pour la productivité a mené les designers à une standardisation
de leurs méthodes de création : templates, UI kits, pack d’icons,
Google Fonts, etc. et n’a que pour résultat une interface aussi ori-
ginale que novatrice conduisant à un appauvrissement des capa-
cités d’adaptation de l’utilisateur : c’est en proposant toujours les
mêmes interfaces avec les mêmes principes de navigation que
l’utilisateur s’habitue, mais au détriment de l’innovation et la sin-
gularité.

Pour autant, si la part de design dans l’UX pose question, il me


semble tout à fait faisable d’inverser la tendance en changeant
les façons de faire en tant que designer dans le numérique, plus
encore, ce changement est nécessaire. En effet, tout ce qui est
standardisé, répétitif et convenu peut être automatisé. C’est la
raison pour laquelle le designer a intérêt, s’il ne veut pas être
remplacé par des intelligences artificielles, à capitaliser sur ses
compétences différenciantes : la culture design, la recherche uti-
lisateur poussée et la capacité à traiter une problématique en de-
sign, c’est à dire en designant la complexité.

71
annexes

72
annexes
73
TRAME D’ENTRETIEN
ENTRETIEN ANTHONY MASURE

Objectif : Comprendre sa vision du design numérique et son avis sur la possibilité de pouvoir réellement
designer des expériences dans le numérique. Avoir davantage d’informations sur des sujets qu’il a déjà
évoqués

O - Présentation de l’objectif de cet entretien


- Explication rapide de mon sujet de mémoire d’expertise
- Explication de pourquoi j’ai voulu le contacter (après avoir parcouru sa thèse + regardé sa
conférence sur le capitalisme cognitif et le design à sens)
- Explication de mes attentes et revoir avec lui de ce qu’il attend précisément de la retranscription >
précision que je n’en ai jamais fait

O - Présentation de son parcours

Lors de votre conférence, sur le capitalisme cognitif et le design à sens unique, vous avez parlé des interfaces WIMP
et du fait que ces interfaces connaissent toujours les mêmes logiques
O - Est-ce qu’il serait mieux selon vous d’en changer ? Pensez-vous que la notion d’ergonomie (très
présente en UX) ne serait pas un frein à un tel changement ? Selon vous, pourquoi de nouveaux types
d’interface n’ont pas encore vu le jour ?

Dans votre thèse, il y a une partie qui m’a particulièrement interpellée, d’autant plus en tant qu’UX/UI Designer,
c’est celle sur le contrôle implicite qu’exerce le logiciel de création sur le concepteur qui l’utilise.
O - Pensez-vous possible la fin de cette « stupidité logicielle » dont vous parlez ? Pensez-vous qu’il est
possible de concevoir un logiciel de création dénué d’intention ?

Vous parlez également de Word comme un outil organisé grâce à « une logique de structuration du
développement informatique du logiciel »
O - Selon vous, est-ce que le design numérique, parce qu’il prend sa naissance dans l’informatique, ne
peut être soumis par une autre philosophie que celle de la programmation ? Est-ce que le design
d’interface, puisqu’il est produit sur des interfaces numériques ne peut s’affranchir des codes qui lui ont
été associés depuis toujours ?

Lors de votre conférence, la question que vous posez sur l’existence réelle d’une « expérience » lorsque l’on utilise
une interface graphique m’intéresse spécialement.
O - Pensez-vous qu’il soit possible de faire vivre une réelle expérience qui soit inattendue tout en
conservant le caractère pratique et intuitif d’une interface ?

74
S’il on prend l’exemple du jeu vidéo, la question de l’expérience dans le domaine numérique existe pourtant bel et
bien. La différence fondamentale étant que l’interface ou l’objet porte une utilité, un « moyen de » alors que le jeu
vidéo est une fin en soi : on paie pour l’utiliser, on ne l’utilise pas pour autre chose que le plaisir et le divertissement.
O - Pensez-vous qu’il est possible de faire vivre une « expérience » lorsque l'utilisation d’une interface
n’est pas une fin en soi mais un « moyen de » ?

O - Finalement, quelle est votre définition du design, et surtout est-elle applicable au monde numérique
et capitaliste actuel dans lequel nous nous trouvons ?

75
retranscription D’ENTRETIEN
13/07/2022

ENTRETIEN ANTHONY MASURE


------------------

Bonjour et merci d’avoir accepté cet échange, je vous propose de commencer par vous présenter, vous et
votre parcours professionnel notamment.

J'ai à la base un parcours en école de mode à la base. J'ai également créé une entreprise en même temps que
mes études dans le domaine du bijou (Molusk SARL), dans laquelle je m'occupais surtout de la
communication. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à m'intéresser au numérique, via le site Web de
l’entreprise. J'ai ensuite passé l’agrégation de design puis une thèse de doctorat début 20141 qui portait sur
l'influence des programmes dans les processus de création.

J'ai enseigné dans plusieurs endroits : À la Fonderie de l'Image à Bagnolet où j’ai dirigé un master en design
graphique, à Boulogne-Billancourt en design au niveau Bachelor. J'ai également enseigné en tant que maître
de conférence à l'Université Toulouse – Jean Jaurès, et depuis 3 ans, en Suisse, à la Haute école d’Art et
Design de Genève en tant que responsable de la recherche. J'ai aussi co-fondé une revue de recherche
intitulée Back Office2. Et depuis 2-3 ans je travaille essentiellement sur l'intelligence artificielle et sur la
blockchain.

Concernant votre thèse, il y a une partie qui m'a particulièrement interpellée, celle sur le contrôle
implicite qu'exercent les logiciels de création sur les créateurs et concepteurs. Est-ce que pour vous c'est
possible qu'il existe actuellement, ou plus tard, un logiciel de création qui soit complètement dénué
d'intention ?

Lorsque je me suis intéressé à cela en 2008, il n'y avait pas beaucoup de sources d’informations, ce qui a
changé depuis. Je me suis intéressé à cela car mon projet de master 1 portait à la base sur l’apprentissage de
la philosophie par le jeu. Peu de temps après, j'ai commencé à enseigner Photoshop à la fac, et je trouvais cela
étrange de se dire que la thématique du cours n’était pas l'image et le traitement de l’image mais
l’apprentissage d’un logiciel propriétaire. J’ai essayé de prendre du recul pour savoir pourquoi ce logiciel et pas
un autre, et sur le fait que dans le design, on parle de création, d’ouverture et pourtant on peut observer que
90-95 % des designers utilisent les trois même logiciels d’une même entreprise. Je me suis donc dit qu'il y
avait un paradoxe intéressant à creuser puis j’ai trouvé quelques sources en anglais dans ce qu'on appelle les
“software studies”3.

1
MASURE, Anthony, 2014. Le design des programmes : des façons de faire du numérique. Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Disponible à l’adresse :
https://www.archives-ouvertes.fr/hal-01169095/document

2
Revue de recherche disponible à l’adresse : http://www.revue-backoffice.com/

3
Les software studies sont un champ de recherche multidisciplinaire et émergent des sciences humaines et sociales qui étudie les logiciels en
particulier sous l'angle de leurs effets socioculturels, « extra-fonctionnels »

76
Pour répondre à votre question, selon moi un logiciel ne peut pas être neutre ; il y aura toujours des valeurs
implicites. Ce qui n'est pas souhaitable, c'est quand un acteur économique aussi puissant qu’Adobe n'a pas de
concurrence : s’il pouvait y avoir de la diversité ça serait déjà mieux. Ensuite, est-ce que les valeurs sont
explicitées ? Chez Adobe pas du tout. On n'a pas accès au code source, c'est un logiciel qui évolue très peu et il
n’y a pas forcément de prise de position de l'entreprise par rapport à ça. Je pense que c'est plutôt la capacité à
expliciter les valeurs et les modèles qui est importante, plus que de croire que ça ne va pas exister. Prenez un
pays qui revendique beaucoup la neutralité : la Suisse. La Suisse a pourtant aussi une politique extérieure et
un passé colonial. Quand on revendique la neutralité, c'est surtout qu'on est en position de pouvoir. On a donc
pas intérêt à expliciter ses valeurs. D’ailleurs c’est assez intéressant de voir que tous les pays qui se disent
neutres, en général, sont des pays qui se positionnent sur des valeurs capitalistes.

Donc, pour vous, ce n'est pas possible d'être neutre. Le problème réside plutôt dans le fait qu'une
entreprise ait le monopole et que les valeurs de cette entreprise ne soient jamais explicitées ?

Si on prend une autre profession qui a l'air plutôt éloignée de la création, c'est-à-dire le métier de comptable, il
y a bien plus de diversité dans les logiciels de cette profession que dans les logiciels de design. C’est la capacité
à changer d'environnement : avec Adobe, le fait que les fichiers soient propriétaires et qu'on ne puisse pas les
ouvrir dans un navigateur par exemple, fait donc qu’on est bloqué dans un seul et même environnement
(c’est un problème que potentiellement la blockchain pourrait résoudre).

Lors de votre conférence sur le capitalisme cognitif et le design à sens unique4, il y a une partie où vous
parliez des interfaces WIMP5 et notamment le fait que jusqu'à maintenant on garde toujours ce même
principe pour la création d’interfaces. Est-ce qu’il serait possible, et est-ce que selon vous, il faudrait en
changer ? Car lorsque l’on parle d’UX, on parle beaucoup d’utilisabilité, et donc de familiarité : est-ce que
changer complètement de principe d'interface serait une bonne chose, ou est-ce qu’il ne serait pas
préférable de garder les mécanismes avec lesquels les utilisateurs sont habitués ?

À la base, le principe d'interface WIMP a été inventé justement par familiarité : pour que les gens puissent se
retrouver facilement. Ils connaissaient déjà le principe de fenêtre, de dossier papier etc. Donc c'est vrai que ça
a peu changé, même sur téléphones d’ailleurs. Avant de voir si c'est une bonne chose ou pas, il y a quand
même différentes pistes qui vont un petit peu au-delà : il y a les interfaces vocale (Siri, Alexa, etc.) Et puis de
façon peut-être plus balbutiante, les interfaces neuronales où l’on agit directement avec le cerveau. Ce n’est
pas encore vraiment commercialisé mais il y a peut-être une piste pour sortir de ce que l’on connaît déjà trop.

Dans ces deux cas, la singularité, c’est qu’on sort du visuel. La question qui se pose ensuite c’est : qu'est-ce qui
se passe pour le design graphique s'il n’y a plus de visuel ? Par rapport aux questions sur l'utilisabilité, c’est une
question assez complexe : comment mesurer cela ? Est-ce que déjà c'est une bonne méthode de tout
mesurer ? Et puis, qu’est-ce que l’on mesure ? Sur quels critères ?

4
MASURE, Anthony. Antoine, FENOGLIO. Capitalisme cognitif et économie de l’attention: vers un design à sens unique ? Disponible à l’adresse :
https://www.youtube.com/watch?v=KullVX-Zgjw

5
WIMP : Windows, Icons, Menus and Pointing device

77
Par exemple, si l’on veut mesurer l'efficacité d'une police de caractère, finalement la réponse est assez simple
: une police lisible c'est une police que les gens ont l'habitude de lire. Donc ça ne sera pas sérif, sans-sérif,
untel ou untel, c’est simplement une question d'habitude. Mais les habitudes peuvent changer, et donc si l’on
met ça comme seul critère, c'est aussi qu'on va mettre de côté tout ce qui va être autour de l'invention. Si on
prend par exemple Don Norman, qui avait dit il y a quelques années qu’un lien hypertexte doit toujours être
bleu et souligné absolument, cela voudrait dire que jusqu'à la fin des jours on va avoir des liens bleus
soulignés absolument. Pourquoi le lien bleu est-il souligné ? Vous voyez c'est un peu l' œuf ou la poule, si l’on
fait ça on va jamais changer, si on dit “le logo est en haut à gauche”, “il ne faut pas le mettre en bas” : c'est pas
si sûr, il y a peut-être un contexte où on va décider de privilégier un élément plutôt qu'un autre. Cela me gêne
vraiment quand ça devient des dogmes, et je pense que dans l’UX il y a beaucoup cette question du dogme.
Mais pourquoi ? Beaucoup pour la rentabilité : on va perdre 0,1 % si l’on met ce pixel à cet endroit. Alors que
selon moi il faut aussi faire confiance à l'intelligence des gens, car autrement on va se retrouver avec des
interfaces qui vont toutes se ressembler et c'est la mort du design. Je dis souvent que le web est devenu
affreusement ennuyeux. Si vous me demandez pourquoi on est arrivé à cette situation, il y a effectivement
l’influence des logiciels, mais ce n'est pas que cela. L'arrivée du smartphone en 2008, en effet cela a créé
plusieurs problèmes parce qu'il faut penser un même site Web pour plusieurs écrans : il faut donc se soucier
des ratios, de la taille, des proportions. Ce qui fait qu'il faut des interfaces beaucoup plus standardisées
graphiquement. Il y a également tous les AppStore et Play Store avec les guidelines Material Design ou les
Apple guidelines. On est vraiment dans le formatage, parce que si on ne s'y conforme pas on prend le risque
que notre application soit censurée. On n'est plus dans le Web, on est dans des systèmes centralisés, et même
si le Web n'est pas soumis à ces obligations, il y a forcément un formatage car les sites doivent ressembler aux
applications.

Et puis il y a aussi la complexité : auparavant il était encore possible de faire un site Web tout seul alors que
maintenant on segmente tout avec les UX, les UI, les développeurs etc. On arrive donc forcément sur des
process standardisés qui induisent beaucoup plus de formatage. Il y a aussi les CMS qui ne sont pas neutres
non plus. Il n'y a pas que les logiciels comme Figma, Illustrator ou autres. Toutes ces raisons concordantes font
que le Web est devenu stéréotypé et qu'aujourd'hui si l’on veut trouver des interfaces plus intéressantes, je
pense qu'il faut vraiment aller dans dans le jeu vidéo. Un secteur qui est pour autant très puissant
économiquement : c'est quand même deux fois le cinéma et la musique, et pourtant on garde quand même
encore cette vision indépendante sur les créations. Cela montre bien qu'il n’y a pas forcément de symétrie
entre le poids économique et le formatage.

Par rapport au fait que le secteur du Web est devenu stéréotypé, c'est un constat que j'ai fait et qui a été
à la base de la réflexion de mon mémoire : en entreprise on pense beaucoup plus standardisation,
notamment sur les interfaces et finalement, on arrive toujours au même type de structure car on a
toujours les mêmes méthodes de conception (tirée des méthodes de développeur plutôt que de
designers).

Effectivement, il y a des méthodes de modularité avec des composants que l’on retrouve par exemple dans
Figma. Il y a des blocs qui s’imbriquent dans d'autres bloc et finalement on se retrouve à faire du LEGO

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Exactement, et vous parliez du jeu vidéo tout à l’heure, c’est cette comparaison qui m’avait amenée à me
demander si le Web n'est pas condamné à cette standardisation : est-ce que les interfaces numériques
ne sont juste pas vouées à être designées mais simplement à être conçues de manière ergonomiques ?
Dans le jeu vidéo, on arrive à créer des univers qui ne se ressemblent pas et où l’on peut parler
réellement d'expérience. La seule explication que j'ai trouvé est que le jeu vidéo est une fin en soi
c'est-à-dire qu'on l'achète pour l'utiliser. Alors que sur le Web, ou dans les applications, l'interface est un
“moyen de”, c'est-à-dire un intermédiaire entre l’utilisateur et son besoin : trouver un travail, acheter à
manger, réserver un hôtel, etc. À l’inverse de l’interface, le jeu vidéo est lui-même le produit et non pas
un moyen de trouver un produit.

Oui, je comprends votre point de vue, en tout cas cela montre que dans le jeu vidéo on peut quand même
avoir des interfaces qui ne sont pas toujours les mêmes et dont les gens arrivent à se servir. Mais je pense que
le problème fondamental c'est effectivement que l’interface soit vue comme un moyen. Pourtant quand vous
allez sur un site web de presse par exemple, ce n'est pas uniquement pour les contenus, sinon la typographie
serait uniquement pour lire des textes, mais ce n’est pas le cas. La typographie, le design, ça permet de
transmettre des valeurs. C'est un problème dans l’UX s'imaginer que l'interface est un moyen pour autre
chose et n’a donc pas de valeurs en soi. Il y a aussi toute la question de l'esthétique : est-ce que sans
esthétique on peut vraiment parler de design ?

C’est pour ça que ce même le fait de détacher l’UX de l’UI designer pose problème selon moi, si on
imagine que l’un va travailler à l'expérience d’utilisation d’un produit sans se soucier de l'esthétique, et
inversement, dans ce cas, est-ce qu'on peut dire que c'est un designer ? Car selon moi la part de
l’esthétique dans le projet design est nécessaire.

Oui c’est sûr, mais il n’y a pas que ça, pour moi il faut se demander aussi qui étaient les premiers UX Designers.
Regardez les personnes comme Don Norman, c'est des personnes qui viennent du marketing, avec un
manque de culture en design qui est évident. Ce sont des gens qui ne connaissent pas les affiches, la
typographie, la culture visuelle en général. Donc les seuls critères sont les critères quantitatifs. Je ne dis pas
qu'il faut ne pas les prendre en compte, mais il n’y a pas que ceux-là, car on voit que cela donne des choses
pas très intéressantes mais simplement efficaces. Or le but du design n'est pas que de l'efficacité. On peut
aussi s’interroger sur la place du designer par rapport au machine learning. Avec cette standardisation, si l’on
arrive à vraiment automatiser, la machine sera meilleure que le designer : dès qu’une tâche est répétitive il y a
une opportunité pour une machine, et si vous trouvez que vos tâches sont répétitives, alors une machine
pourra le faire à votre place. C'est d’ailleurs déjà le cas sur Figma où vous pouvez très bien automatiser
certaines actions. Et sans doute que des gens seraient prêts à payer plus cher parce qu’il n’y aura plus besoin
d’UX et d’UI designers, le travail sera donc terminé plus rapidement. Pour faire des interfaces comme cela, il
n'y a même pas besoin d’UX designers, ou du moins seulement de quelques-uns pour vérifier.

Oui et même sans aller jusqu'au machine learning rien qu'avec les templates ou les CMS dont vous parliez
tout à l’heure, on n’a plus forcément besoin de designers

Exactement, et même si on le voit actuellement avec les templates, je pense que ça va s’accélérer
drastiquement avec l'arrivée du machine learning. Après, on n'a jamais autant parlé d'expérience dans un

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monde où il y en a de moins en moins. Quand on prend le discours de Mark Zuckerberg qui parle de Meta, si
on doit prendre le mot “expérience” il doit y être au moins vingt fois : les interfaces n’ont jamais été aussi
formatées que quand on parle d'expérience, c'est ça qui est assez paradoxal.

Au vu de ce que l’on s’est dit depuis le début de cet entretien, est-ce que vous pensez qu’actuellement il
est possible de recommencer à designer des sites et applications ou alors c'est complètement voué à
l'échec ?

Pour moi c'est possible mais à condition de sortir de tous ces dogmes de l’UX. Si l’on prend certains studios de
design graphique (qui d’ailleurs ne parlent jamais d’UX), ils le font. Bien que ce soit effectivement minoritaire,
mais c’est possible. Quand je dis que c’est possible, il faut voir dans quel secteur, par exemple le domaine
culturel : ça l’est. Maintenant, pour des sites de grands groupes ou même encore pire des sites de start-up,
c’est plus compliqué.

J'ai un ami typographe et comptable qui a fait une étude sur les typographies des 40 start-up lauréates du
Paris Fintech Forum6, et il arrive à la conclusion que la plupart de ces sites utilisent des Google fonts.
Globalement ce sont des entreprises qui ont énormément d'argent et qui pourraient très bien payer des
typographies spécialement faites pour eux. Pour autant, ils préfèrent prendre de la Montserrat, Roboto, etc
Mais alors pourquoi, puisque ce n'est pas une question de budget car ces groupes là ont les moyens : c'est en
premier lieu pour la méconnaissance de la culture design et pour l'efficacité. En effet, les Google font sont
toutes intégrées dans Figma, et même si on peut y ajouter des fonts locales, c'est un processus
supplémentaire. Alors que là il faudrait acheter une licence, connaître la licence, etc. Donc au final, on va aller
vers la facilité. Et comme c'est un environnement clos, on arrivera à cette situation ou n'importe quel site aura
exactement la même typographie.

Effectivement, sur les interfaces de grands groupes ou de start-ups, on retrouve peu voire pas
d'originalité ni d'expérience. Et on laisse le design numérique plus recherché, plus intéressant et plus
original à des secteurs beaucoup plus spécifiques comme le secteur culturel avec des sites de
photographe, de designer, etc.

C'est une tendance qui se confirme, car on voit bien que l’on a moins d'espace, et même dans ces contextes
on commence aussi à voir des choses qui ne sont pas très intéressantes. Je pense qu'on va arriver à un stade
où l’on aura d’un côté des sites de grands groupes dont l’UX se basera sur de l’analyse de comportements
utilisateur en temps réel et pourquoi pas des interfaces qui s'adaptent en temps réel grâce aux algorithmes. Et
pour une autre petite frange de la population, donc dans des secteurs culturels comme les festivals, les sites
de musée, etc. qui eux vont plutôt être éphémères, avoir moins cette obligation d'efficacité. Ça pose quand
même un problème pour la profession : si on prend les filières du design graphique en France c'est quand
même des milliers d'étudiants par an. Et cela risque de devenir compliqué si ce n’est qu’un faible pourcentage
du marché qui leur est accessible. Donc on voit qu'on va arriver vers un problème fondamental que pour
l'instant les écoles n’osent pas affronter.

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ADEBIAYE, Frank, 2021. Start-up typography: beyond Google Fonts, a rejuvenation of type?. Medium. Disponible à l'adresse :
https://medium.com/@fadebiaye/start-up-typography-beyond-google-fonts-a-rejuvenation-of-type-bd9d27dfc052

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Effectivement, et je vois déjà la différence entre mon arrivée à l'école et maintenant, 5 ans plus tard : les
missions ne sont pas les mêmes, on nous demande beaucoup plus rapidement de maquetter en pensant
en composants, d'utiliser des templates, ou ce genre de chose. Là ou en début de cursus, on nous
enseignait l’importance de la singularité et de l’expérience complète. Donc on imagine que ça peut ne pas
évoluer dans le bon sens pour les designers effectivement

On retrouve les mêmes enjeux pour les développeurs, parce que même s'il y aura toujours besoin de
quelqu'un pour créer des générateurs de code, ce ne sera peut-être pas les mêmes.

Mais, même si on parle beaucoup d’interface, il y a aussi la compréhension du contexte en UX. C'est quelque
chose de très important et qui est très difficile à automatiser, donc il y a peut-être aussi une piste positive de
sortie. Car ce qui va se passer, avec ce remplacement des designers, c'est que ce sont directement les clients
qui seront capables, grâce à des logiciels, (et c'est déjà le cas avec les templates) de directement créer leur
propre site sans passer par une agence ou un designer. Pour le client ça peut être bien à court terme, mais à
long terme ça peut se discuter. Car on ne sait pas en tant que client si on est allé dans la bonne direction, on a
pas de recul sur notre besoin et on aura tendance à se tourner plus facilement vers des solutions beaucoup
plus évidentes.

Le travail de designer consiste à comprendre le besoin et l’analyser : si un brief est bien fait, il est analysé et il
est ré-écrit, et ça, pour l'instant, une machine ne peut pas le faire. C'est toute cette partie de l'analyse de
contexte que le client ne peut pas avoir parce que lui est pris dans son besoin immédiat. C'est aussi toute la
culture visuelle qu'il n’aura pas, et ce n’est pas forcément une question de goût au sens subjectif, mais des
choses qui sont fondées sur une culture et une intuition. Je pense aussi qu'avec l’UX, il y a une disparition de
l'intuition, on ne fait plus confiance à l'intuition. Il y a des choses qui ne s'expliquent pas : si je vous montre une
police de caractère et que je vous demande objectivement pourquoi celle-ci est préférable, ce sont avant tout
des questions d'intuition, de culture et de proportion, ça ne peut pas s'expliquer et se rationaliser totalement.

Tout à l'heure vous avez parlé de faire confiance à l'intelligence des utilisateurs, cette idée fait partie des
questions que je me suis posées lors de mes recherches. Notamment le fait qu’à force de leur donner les
mêmes schémas, est-ce qu'on ne crée pas justement cette non-intelligence vis-à-vis des interfaces, au
lieu de cultiver l'adaptation à la nouveauté. Là où actuellement, à force de proposer toujours directement
l'unique action à faire, on ne se trouve plus dans l'interaction entre l'objet et l'homme mais simplement
l'objet qui guide l'homme dans ce qu’il doit faire. Est-ce que l’on finit pas par abêtir les utilisateurs ?

Complètement, je ne sais pas comment le dire autrement mais on propose toujours aux gens la même chose,
puis on leur reproche de ne pas vouloir changer, il y a un bien un lien à faire entre ces deux phénomènes.

Il y a aussi un autre aspect, notamment le fait qu’un designer en entreprise peut parfois tenter de faire
des propositions un peu différentes, mais se retrouve bloqué par d'autres décisionnaires qui ne veulent
pas prendre le risque de se tromper et partent du principe que l'utilisateur ne va pas comprendre, est-ce
qu'il n’y a pas un travail de pédagogie à faire sur les personnes décisionnaire qui ne sont pas designers ?

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Bien sûr, effectivement. Mais c'est aussi le problème des designers qui de eux-mêmes ne se sont pas mis en
poste de décisionnaires mais plutôt en exécutants. La plupart des formations en design amènent vers des
rôles d'exécution plus que des rôles de décision. C’est quelque chose que l’on voit aussi en architecture où les
constructions se mettent à toutes se ressembler : on va réfléchir en standardisation, faire des portes avec des
dimensions minimales : donc on est sur des contraintes et des problématiques similaires et ça devient très
inintéressant et répétitif, et donc potentiellement automatisable. Maintenant, comment est-ce que l’on sort de
ça ? C’est en essayant justement d'être dans des postes plus à décision, ou en supprimant le plus possible les
intermédiaires, aller sur des secteurs d'activité avec peut-être plus de liberté. On peut aussi s'intéresser au
Web 3.0 qui a des formes d'interface pas encore formatées. Ou tout simplement d’autres types d'interfaces :
ça peut être des interfaces embarquées, du jeu vidéo : en tout cas il y a peut-être des pistes pour essayer d'en
sortir par le haut.

Du coup l'idée serait plutôt d'élargir notre champ des possibles et essayer de partir dans d'autres
secteurs, ou d'autres entreprises plus à même d'accepter l’innovation ?

Oui et puis montrer que c'est possible, il y a des exemples de sites ou d’interfaces différents qui sont tout aussi
bien utilisés. Mais l'argument peut aussi être de se démarquer du concurrent. Il y a aussi beaucoup d'exemples
où la rapidité va annuler toute l’efficacité recherchée, par exemple le site de la SNCF où on veut simplement
acheter un billet de train et on se retrouve avec des pubs de voiture de location, d’hôtel ou ce genre de choses
qui viennent polluer tout le parcours. On peut donc tout à fait critiquer cet argument de l'efficacité, parce
qu'après on arrive à une espèce de sapin de Noël de l'interface.

Oui c'est vrai sur le site de la SNCF, mais c'est aussi vrai sur les sites de compagnies aériennes où avant
d’enfin payer son billet d'avion, on doit passer par quatre, cinq voire six étapes, ce qui rend le parcours
interminable.

Oui, ou les sites de presse. Si les sites de presse étaient efficaces, ça se saurait. On est plutôt sur une
recherche d'efficacité commerciale et non pas sur une efficacité ergonomique.

Effectivement, on voit que l'efficacité ergonomique doit servir l'efficacité commerciale, là où le contraire
n'est pas forcément nécessaire aux yeux des entreprises.
Pour finir cet entretien, vous qui avez plusieurs expériences dans divers secteurs en tant que designer,
votre définition du design a forcément dû être nourrie par ces différentes expériences. Quelle est donc
pour vous votre définition du design actuellement ?

Ce sont des questions qui sont toujours compliquées les définitions. Pour moi, le design c'est essayer de faire
le mieux possible avec les techniques que l’on a à notre disposition. Car finalement on n'a jamais eu de
moyens aussi formidables qu’aujourd'hui. Des écrans qui affichent des couleurs absolument inimaginables
par exemple. J'ai travaillé notamment sur une interface dans un domaine que je connais bien : les archives en
ligne. On n'a jamais eu autant de possibilités de les stocker, et pourtant les interfaces sont globalement
inintéressantes. Toujours les mêmes moteurs de recherche avec des filtres utilitaires. Des interfaces où une
archive de mairie va ressembler à une archive de jeux vidéo. Et donc c'est affreux parce qu’il y a un lien
intellectuel qui est absent entre ce que l'on veut afficher et ce qui est affiché. Ce n’est pas la même chose de

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faire une interface d’archive pour l'un ou pour l'autre, car il y a des liens intellectuels qui se font. Si on veut
donner un exemple simple, il y a Gallica qui est l’archive de la BNF. Cette archive en ligne contient des milliers
de documents dont les filtres ne sont pas pensés, c'est pourtant l'archive la plus importante en France et
majoritaire sur le marché. Donc chaque musée a voulu faire une archive calquée sur Gallica alors qu'il y a
tellement mieux à faire. Et là on voit c'est qu'une question de budget mis dans l’UX. Et souvent on a cette
vision que l’UX va coûter cher mais ce n’est pas vrai : des fois ça peut coûter plus cher d'avoir du formaté car
on est plus facilement remplaçable dès l'arrivée d'un service mieux pensé. D’ailleurs cette question de
formatage elle vient aussi dans la mode avec tous les logos qui se ressemblent de plus en plus par exemple :
des logos de marques avec le nom écrit en noir sans-serif.

Donc c'est un problème qui se retrouve dans plusieurs domaines : la typographie, l'architecture, la mode et
non pas que dans le design. Alors oui c'est une question qu'il faut voir de manière globale. Allez dans plusieurs
boutiques de mode et vous verrez que vous aurez la même taille de sac et de porte carte que dans toutes les
autres marques. Il y a peut-être Balenciaga qui sort du lot mais c'est tout. Ce sont les mêmes tailles de sac, les
mêmes porte-cartes qui sont faits dans les mêmes usines, on change simplement le logo.

Donc effectivement selon vous la question est plus globale. Je pense avoir fait le tour de toutes mes
questions et de tout ce que je voulais approfondir avec vous, je ne sais pas s'il y avait des sujets que vous
vouliez évoquer peut-être en ouverture ?

Je pense que la question du machine learning est à approfondir.

Mais j'ai été assez étonné, parce que j'ai enseigné aussi en master en UX design, et donc je suis surpris de ce
que vous avez dit sur la différence entre ce que vous avez appris et le milieu professionnel. Parce que dans ce
master j'ai vu à quel point les étudiants étaient déjà formatés, notamment sur le fait d'aller chercher des pack
d'icônes déjà faits, etc.

Ce sont des choses qui ont changé justement. Comme je vous le disais, il y a une grande différence entre
ma première et dernière année d'études. Durant nos trois premières années on a été un peu plus ouverts
sur la manière de designer. Et c'est petit à petit en avançant dans les études qu'on a fini par se formater
nous-mêmes à ce qu'on voyait autour de nous, s’inspirer de ce qui se faisait le plus, et donc finir par
designer des interfaces qui se ressemblent toutes. C'est d’ailleurs en voyant ce phénomène que j'ai voulu
axer mon mémoire sur cette question de la standardisation. En tout cas, merci beaucoup pour le temps
que vous m'avez accordé, j’ai maintenant beaucoup de réponses à mes questions et cet échange a été
vraiment très intéressant. Je vous en remercie.

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EMMA COLIN
2022
MÉMOIRE D’EXPERTISE

L’UX A-T-IL TUÉ LE DESIGN ? OU COMMENT L’UX A DESSINÉ LES CONTOURS D’UN DESIGN NUMÉRIQUE
STANDARDISÉ ET ASEPTISÉ, NE LAISSANT PAS PLACE À LA COMPLEXITÉ ET LA SINGULARITÉ

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