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Cuisines traditionnelles d’Algérie

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l’art d’accommoder l’histoire et la géographie

Rachid Sidi Boumedine

Résume: Pour les touristes, la cuisine de l’Algérie n’est pas codifiée comme celle
des autres pays voisins. Conscient de la variation climatique et la diversité des
productions agro-pastorales, ainsi que de l’histoire du contact avec les anciennes
civilisations de Rome à Ottomane, Abbasside, Perse et Andalus l’auteur montre
l’importance et la richesse de la nourriture. Dans les milieux urbains, les aliments
des migrants rappellent leurs origines. Des plats comme «dolma» et «kefta», des
sauces de tomate ou l’utilisation du cumin en sont témoins et l’auteur souligne
bien les relations historiques et toutes les adaptations locales. Un autre sujet abordé
par l’auteur c’est l’ordre et la manière de la présentation des repas, différents selon
les situations : une fête, une occasion particulière ou bien un repas quotidien
et de tous les jours. Autrement dit, les repas sont considérés comme un cadeau
impliquant un rituel ou une continuation des relations. La nourriture identifie les
classes sociales et explique les relations entre les gens. Elle n’est pas donc la simple
compilation d’ingrédients, mais une donne culturelle ayant une identité à la fois
sociale, économique et historique explorée historiquement par l’auteur.

Mots clefs: Algérie, nourriture, identité, contact culturel, relation culturelle,


histoire

Abstract: Algerian food has not been codified into one symbolic food for tourists.
This article examines the production of Algerian food in diverse climates, the
various ingredients featured in Algerian cuisine and the influence of different
ancient civilizations — notably Roman, Ottoman, Persian and Andalusian —
on cooking. Street food dishes, imported and relished by migrants, have their
own particularities. Rural and urban foods are then compared and described for
different classes. At various occasions, the types of food consumed and the order of
its presentation carry special meaning. Food thus becomes an emblem of class and

Anthropology of the Middle East, Vol. 17, No. 2, Winter 2022: 48–63 © The Author(s)
doi:10.3167/ame.2022.170204 • ISSN 1746-0719 (Print) • ISSN 1746-0727 (Online)
Cuisines traditionnelles d’Algérie → 49

of ritual, a gift which must be returned, just like any gift, and which gives identity
to the hosts and the guests. Medicinal advice for keeping delicate food for a long
time is also studied. Algerian food is thus understood not as a series of ingredients,
but rather as a cultural entity with an identity which must be explored.

Keywords: Algeria, food, identity, ritual, cultural contact, history

Introduction

Comme tous les pays, l’Algérie a ses cuisines, qu’ont façonnées les conditions
géographiques et climatiques, les cultures des populations qui l’ont occupée
depuis les ères historiques et les modulations qu’y ont apporté les reliefs et
les distances. Mais l’intérêt de leur étude ne réside pas seulement dans la dé-
couverte de la façon dont se tressent et se conjuguent ces effets mais, surtout,
pour un sociologue, de leur place dans les rituels et cérémonies collectives, qui
en codifient les usages, jusque dans les relations du quotidien. Pendant que le
Maroc et la Tunisie ont, dans le cadre de leurs politiques touristiques respec-
tives, construit et diffusé une image de leur cuisine, illustrée par des plats et des
dénominations emblématiques, l’Algérie n’a pas fait l’effort équivalent.
Le résultat est que pour beaucoup de non-Maghrébins, si le Maroc ou la
Tunisie sont, chacun à sa manière, les pays du «tajine», du «couscous», l’Algérie
reste «un point aveugle», ce qui n’est pas gênant en soi1, mais introduit, dans
la description du réel, des désignations «globales» et figées dans un univers où
tout est pourtant variation.

Des dénominations multiples, connotées ou «piégées»

L’Algérie est le siège de l’action conjuguée de deux facteurs de nature diffé-


rente : d’un côté, elle a été traversée et/ou habitée par de nombreux peuples
avec leurs cultures propres, durant les trois derniers millénaires au moins ;
et, de l’autre, la disposition de son territoire est responsable d’importantes
variations climatiques du Nord au Sud. Cela explique en partie la grande di-
versité des productions agro-pastorales, bases de l’alimentation humaine. De
plus, dans une même région, les vallées et villes ont été plus sensibles que les
montagnes, souvent fermées et peu accessibles, aux influences culturelles des
conquérants, ce qui engendre des variations locales notables.
Ces cuisines ou ces variantes culinaires cristallisent des combinaisons d’in-
fluences entre ce que le fonds berbère local conditionne et ce que les courants
migratoires les plus puissants ont apporté. Parmi eux, comptent principalement
50 ← Rachid Sidi Boumedine

l’arrivée des peuples musulmans allant de l’est vers l’ouest, charriant les in-
fluences mésopotamiennes et persanes, et le retour des Andalous, appor-
tant avec eux leur culture élaborée et des ingrédients nouveaux. A quoi il
faut ajouter l’influence ottomane, sensible dans certaines villes telles qu’Alger,
Constantine, Blida, Medea, Oran…
Nous sommes donc amenés à nous pencher sur ce qui fait l’unité et la di-
versité de ces cuisines, sachant qu’il faut également tenir compte de la varia-
tion du goût et de la composition d’un même plat d’une ville à l’autre, et/ou
d’une circonstance à l’autre. L’imprécision des dénominations est cependant
interdite : ne serait ainsi pas pardonnée l’approximation qui consisterait, par
exemple, à dénommer des plats, seulement comme «tajines», alors qu’il existe
des appellations, nombreuses, qui indiquent, d’un mot, pour un même type de
plat, quelle est sa sauce de base, les ingrédients qui le composent, et voire sa
région de provenance.
Prenons le cas le plus simple, celui du potage, ce plat inséparable et in-
contournable des repas, notamment ceux de l’Iftar (rupture du jeûne du
Ramadhan). Le terme générique qui le désigne est «chorba». Mais il est appelé,
avec les variations d’ingrédients qui le composent et de goût qui en découlent :
«djari» à l’est, «chorba» au centre, «h’rira» à l’ouest. Si l’on s’en tient simplement
au goût de chacun d’eux, qui, en soi, est «standardisé» on trouverait encore
d’infimes variations. Prenons ensuite l’exemple du mot «tajine» qui désigne à
l’origine l’ustensile en terre dans lequel on prépare le plat, jusqu’à ce qu’il soit
fondant2 pour respecter les principes de la diététique hérités de Ptolémée et
d’Avicenne. L’usage de ce nom a été étendu, comme on l’a fait ailleurs pour
«potée», aux plats qui doivent mijoter longuement.
On dit aussi parfois, dans les villes portuaires (Alger), à propos d’un plat
amoureusement mijoté, qu’il est cuit sur le «coke» (tayeb ‘ala lcouke) – une
contribution des dockers au vocabulaire culinaire. Mais il faut distinguer,
parmi les plats mijotés, entre la «chtitha» (petite danse) , la «tbikha» (petite
cuisine) et autres «mderbel»3, qui constituent eux-mêmes des catégories4 ,
alors que tous les plats de légumes farcis, le plus souvent à la viande, sont des
«dolma»5 à Alger, Blida, Médéa ou d’autres villes encore, cuits dans une sauce
blanche aromatisée à la cannelle, et auxquelles on attribue une origine turque.
L’équivalent s’appellera «kefta» à Constantine, par exemple, dès lors que le plat
est à base de viande hachée et cuit dans une sauce tomate, à moins qu’il ne
devienne «tajine el hout» (tajine de poisson) s’il est fait usage de cumin, ce qui
lui donne un goût de poisson.6
Quant à «charmoula» (ou «mcharmla») c’est le nom générique des plats vi-
naigrés, souvent au cumin, servis en salade (« charmoula» de foie, de carottes,
etc.). Il désignerait ce qui, dans la terminologie abbasside puis andalouse aurait
eu le nom de «moukhallalate» (les vinaigrées), soit un ensemble de salades
servies au début des repas.
Il y a cependant une perte de sens des mots, en raison du mode de trans-
mission orale des recettes, ainsi que du brassage culturel favorisé par l’apport
Cuisines traditionnelles d’Algérie → 51

des brus, lesquelles deviennent, plus tard, et par la force de l’âge, gardiennes
des (nouvelles) traditions familiales. La raison exacte des différentes dénomi-
nations n’est pas toujours connue et les recettes évoluent bon gré mal gré.

Une cuisine ou des cuisines : une présentation sélective

Les livres de recettes ne manquent pas en Algérie, mais ils sont le plus sou-
vent focalisés sur la cuisine festive, de représentation, censée être la «bonne
cuisine», ne laissant ainsi que peu de place à la cuisine populaire, souvent
plus pauvre. Or il est flagrant, dans le cas d’Alger par exemple, qu’il existe
deux sources de «légitimité» dans la cuisine citadine : la première, celle qui
émane des couches sociales se référant à une appartenance (réelle ou suppo-
sée) turque, koulouglie7 ou andalouse, couches où se perpétue par ailleurs la
vénération pour la musique arabo-andalouse8, ainsi que, pour caricaturer,
la «dolma» et la «chorba bitâ»9 en cuisine. L’expression «chorba bîta» désigne
une soupe (chorba, dans l’Algérois) dite blanche, à la cannelle, sans recours
à la tomate ; elle est associée à des origines turques10/orientales, alors que la
présence de la tomate serait due aux Andalous qui l’auraient ramenée lors de
leur retour d’Espagne.
Se donner, à travers la désignation de la cuisine que l’on confectionne et
consomme, des références andalouses n’est pas un acte gratuit et inutile, car
l’Andalousie est le symbole de suprême civilisation. Le statut culturel passé, tel
que Andalous ou Turc, se prolonge au présent, au moins au niveau culturel,
dans celui de bourgeois (un terme qui recoupe celui de citadin). Et la cuisine
de rue est essentiellement une cuisine de pauvre. La seconde source de légiti-
mité est populaire. Liée surtout à l’activité maritime, elle est celle de ceux qui
se déclarent «qasbadji», fils de la Casbah, adeptes de de musique Chaabi, et
consommateur de cette cuisine du pauvre qui est si proche de la cuisine de rue,
dont nous allons parler, justement dévolue aux travailleurs de force.
La Casbah est, de longue date, le quartier de première arrivée des migrants
de toutes provenances, et ces derniers travaillent surtout comme dockers ou
pêcheurs. C’est pour ces raisons qu’il est aussi celui où les cuisines de diffé-
rentes origines géographiques se retrouvent, constituant un «melting pot» des
cuisines populaires de chaque région.

Une résilience de la cuisine populaire

Parallèlement à la géographie culinaire des fêtes familiales dont les marqueurs


que sont les plats cuisinés, annoncent ou dénoncent l’identité, il y a une autre
géographie, celle de la «cuisine du dehors». Cette cuisine-là, servie dans les
restaurants populaires, est, du moins pour des plats spécifiques, presque ca-
ractéristique de la ville où elle est préparée.11 Elle n’est jamais servie par les
52 ← Rachid Sidi Boumedine

familles aux invités, car elle est aussi la cuisine de tous les jours. Elle est in-
terdite de «représentation»12, mais elle a une grande vitalité. Vingt ans plus
tard, les «chawarma» et les «pizzeria», ayant à leur tour envahi nos rues, les
restaurants populaires, bien que déclassés au rang de gargotes par l’appellation
colonia13le, font plus que survivre.
La cuisine de rue en Algérie demeure une tradition vivace, à travers des
plats emblématiques : brochettes d’agneau et de foie, «loubia» (plat de hari-
cots, sans viande, mais avec de la sauce tomate, souvent piquante), «serdine
beddersa»14, «chlita» et «zviti», (poivrons ou piments grillés, les premiers se
distinguant des seconds par leur force), «m’hadjeb», «dobara»15 ( pois chiches
cuits en sauce, très pimentés, spécialité du sud-est), tous plats dont nous avons
déjà évoqué certains.
C’est cette dernière cuisine qui agrège autour d’elle, à Alger, les apports
des cuisines de rue des autres villes, celle des migrants des autres ports et
celle des travailleurs de force : la «carantita» (sorte de polenta de pois chiches
de ­l’Oranie, où elle est dite «calantica») et la «dobara» de l’est, soupe de pois
chiches très pimentée. On peut même noter, une espèce de «réinterprétation
locale» de la pizza, des tacos, des crêpes salées, etc. qui ne cesse d’étendre sa
clientèle par des «additifs» (ingrédients ajoutés) se voulant novateurs.
Cette cuisine des rues a, elle aussi, des racines très anciennes. En recher-
chant ainsi les origines d’un des classiques de cette cuisine-là, à savoir la sar-
dine à l’escabèche — un amuse-gueule que l’on trouvait jadis dans tous les
bars à «kemia» —, j’en suis arrivé à la Rome antique. Selon son traducteur et
commentateur, J. André, Apicius16, qui a vécu à la même période que Jésus, y
montrait comment on conservait les poissons dans une sauce, parfois pimen-
tée, au vinaigre et au cumin.
J’avais cru y avoir trouvé le secret de la «dersa» et de la sauce à l’escabèche,
et avoir ainsi la preuve qu’il s’agissait d’une préparation typiquement médi-
terranéenne, unanimement partagée par toutes les sociétés riveraines de la
Méditerranée, chacune en revendiquant d’ailleurs la paternité. Las ! Lucie
Bolens, dans la présentation qu’elle fait d’un ouvrage consacré à la cuisine an-
dalouse du onzième au treizième siècles17, nous apprend que le mot escabèche
est un dérivé du persan «sakbâdj» ou «sikbâdj», et qu’il désigne une prépara-
tion vinaigrée de poisson, dont on a des traces depuis plus de deux mille ans:
la «méditerranéité» du terme est donc plus que relative !

Pâtes et filiations historiques : le nom comme indicateur

Revenons à certains principes édictés par la médecine ancienne, à l’époque


abbasside, dont témoigne l’ouvrage dit de l’»Anonyme»18 , un ouvrage revu et
corrigé par son passage en Andalousie avant qu’il ne parvienne au Maghreb.
L’alimentation y est pensée comme soin du corps, en quelque sorte comme une
diététique.
Cuisines traditionnelles d’Algérie → 53

Entre autres préconisations, il conseille que les sauces soient équilibrées et


qu’on leur ajoute des pâtes pour leur donner plus de corps et renforcer leur
potentiel énergétique. Les petites pâtes portent le nom générique de «fdaouch»
et elles servent à préparer ce que l’on appelle des «soupes», alors que les pains,
qui sont des sortes de galettes épaisses, et les «tharîd», des galettes fines comme
des crêpes, servent à faire des «pâtes»19 au sens moderne du mot.
A l’origine, au Moyen-Orient, et plus tard au Moyen-Âge en Europe, ce
«tharîd» était une panade ou «soupe», une sorte de bouillon (ou bouillie)
mêlant légumes et viande, appelé «marqa», où l’on trempait des lèches de pain
si l’on en croit Lucie Bolens. De nos jours en Algérie, le terme de «fdaouch»,
de même origine, reste toujours réservé aux soupes. Il a pourtant perdu une
part de son sens générique pour ne plus désigner que les vermicelles (ou che-
veux d’ange), laissant la place à d’autres termes pour qualifier d’autres types
de pâtes «douida» (petits vers), «lysan al asfour» (langues d’oiseau), «barraqa»
(millet ou petit mil), ou encore «mqattfa», pâtes coupées en petits carrés. Mais
les soupes en Algérie peuvent aussi témoigner d’apports maghrébins puisque
certaines utilisent du blé concassé («frik») et d’autres du blé aux grains ronds,
plus gros que ceux du couscous, appelés «plombs» en français («mhammsâ»).
On notera que, dans la pratique, la frontière entre pâtes et soupes est très sub-
tile, car elle joue sur le degré de liquidité : la soupe d’été est plus liquide, celle
d’hiver plus épaisse.
Les «tharîd» (galettes fines) sont devenus quant à eux des plats de pâtes
et gardent le nom de «trida», sinon celui de «mqettefa» ou «mqartfa» selon
les variantes régionales. Si l’on utilise une galette («kesra») pour la rompre en
petits morceaux afin de les plonger dans la sauce, on parlera de «tridat adhfar»
(la «trida» de l’ongle, formule imagée pour désigner la taille des morceaux
de pain) — ce que les Baghdâdi appelaient les «fatît» (les miettes). La cuisine
d’origine orientale opère ici une jonction parfaite avec la cuisine berbère, pour
aboutir à un remarquable panachage, qui fait que le plat le plus significatif
de cette cuisine originaire de Mésopotamie, le «tharîd», sert de repas, sous la
forme de l’une ou l’autre de ses variantes, [de repas] pour Yennayer, le Nouvel
An berbère.
Avec la conquête, les Maghrébins ont exporté cette tradition festive en
Andalousie, où elle était devenue, pour les musulmans comme pour les chré-
tiens, prétexte à la confection de beignets et de ce que l’on appellera plus tard
«trâz», soit un mélange de fruits secs (noix, amandes, noisettes, raisins secs).20

Le couscous, les couscous, le lien social

Laissons le dernier mot à ce plat multiforme qu’on appelle couscous, terme


trompeur. D’autant plus trompeur que l’on dit que l’on va manger DU cous-
cous, terme à la fois vrai et faux, car il ne dit pas quel couscous nous allons
manger. De fait, c’est la circonstance et le lieu géographique qui vont donner
54 ← Rachid Sidi Boumedine

des précisions sur le plat en jeu ce jour-là. Il portera parfois, en plus de son
nom universel, ceux de «na’ama», «ta’am» (la nourriture par excellence), sinon
de «kousksi», «seksou», «mekfoul», «mesfouf», «berboucha», etc. Plat maghré-
bin et berbère par excellence, il est vieux de plus de deux mille ans, selon les
traces trouvées dans les sépultures. Il est le plat de la rencontre, de la commu-
nauté, de la communion.
Tout le monde est censé savoir que le couscous réunit deux composants : la
«graine», comme on dit, et la sauce, lorsqu’il y en a une. Le grain varie selon
la céréale utilisée (blé ou orge, et même sorgho ou mil au Sénégal) et selon sa
finesse (gros ou fin), mais il informe peu en dehors du statut social de celui qui
l’a préparé, sur le contexte de sa préparation.
La sauce, par contre, révèle pourquoi et où ce couscous a été confectionné
et servi. L’absence de sauce signifie que l’on a affaire à une catégorie spécifique
des couscous, les «Mesfouf», ceux qui sont «oints», selon le cas, à l’huile (d’olive
très souvent), au beurre, voire au «smen» (le beurre salé). En fait, ce sont les
ingrédients qui font la spécificité et la richesse du plat : il peut être avec ou
sans viande, avoir abondance ou non de légumes dont la nature diffère21, et les
épices22 qui l’assaisonnent peuvent varier dans leur composition, donnant en
toute clarté les adresses géographique et culturelle du plat.
Il existe également différentes manières de le consommer : dans certaines
régions, on ajoute, dans le creux qu’auront laissé les premiers coups de cuillers,
des tomates et piments crus, parfois un filet de miel, ou bien, ailleurs, des bouts
de viande que le «semmar»23 y plante avec adresse. Mais cette richesse n’est
grande que pour les fêtes de mariage ou celles appelées «waada», fêtes commu-
nautaires sur lesquelles je reviendrai un peu plus loin. Par contre, le repas des
funérailles est réduit à l’extrême : de la viande, certes, à peine un légume ou pas
du tout, une sauce légère, des pois chiches, une sorte de minimum convenu.
Assez paradoxalement, le couscous de mariage ne fait parfois pas mieux dans
certaines villes : c’est que, servi non seulement aux invités mais à tout le voisi-
nage, mieux vaut que le couscous soit sobre. Cette ouverture au voisinage du
repas de fête ou de funérailles ne leur est pas propre, puisque le couscous s’ins-
crit dans toute la série d’échanges cérémoniels collectifs, réglés aussi, et réglant
tacitement en tant que convention sociale, la nature et l’importance du don et
du contre-don lorsque celui-ci est envisagé.
Désigné pour occuper cette place particulière de rassembleur pour le ren-
forcement du lien social, aucun autre plat ne peut lui être substitué.

L’invention du «menu», séquence standardisée

Si toutes les fêtes de célébration communautaire convoquent le couscous, sou-


vent plat unique, ce n’est pas le cas des invitations privées, marquées par la
multiplicité des plats. Ceux-ci sont servis dans un ordre immuable, le menu,
encore en vigueur de nos jours. Le menu, invention et héritage andalous, fixe
Cuisines traditionnelles d’Algérie → 55

l’ordre de service des plats : «entrées froides, plats de viande et de volailles, di-
versement assaisonnés au vinaigre et au garum, entremets d’une grande variété
en transition subtile entre les pâtés et les tourtes, les petites pâtes et les cous-
cous, etc. « 24, tel serait l’ordre préconisé par à son inventeur, qui serait Ziryab,25
souvent cité pour son apport à la musique dite arabo-andalouse. Cet ordre
d’apparition des plats serait lié à une conception diététique de l’alimentation,
dans la continuité des enseignements de Galien et d’Avicenne26.

Socle culturel, variations locales et savoir-faire

Puisqu’il existe de nombreuses références pour définir ce qu’est un « vrai »


plat et préciser les conditions de sa consommation, il devient, s’il est bien
«confectionné», c’est-à-dire avec les ingrédients idoines, son goût et ses sub-
tilités particulières, le degré de cuisson permettant, selon le cas, la fusion ou
la «survie» des composants, le plat caractéristique d’une ville, d’une région.
En conséquence, savoir faire la cuisine ne revient pas à innover ou à créer en
«dérogeant» aux recettes, mais se mesure à la capacité de reproduire le plat
«comme il faut», afin qu’il soit conforme à ce qu’on en attend. C’est cela qui fait
que l’on est bon cuisinier ou pas.
Dans ces conditions, lorsqu’on offre, selon les rituels des invitations et des
représentations en usage, des plats qui ont, chacun, son goût propre, le cuisi-
nier ou la cuisinière fait savoir par leur truchement sa région d’origine, révèle
quelque chose de son identité et témoigne, indirectement, des efforts qu’il
(elle) a faits pour l’invité.
On ne peut donc servir à ses invités de plats à l’européenne27, car non seule­
ment ils ne sont pas représentatifs, mais que, de plus, ils ne procèdent pas du
désir de servir ce qui vient du fonds culturel familial, quelle que soit leur qua-
lité gustative. Inutile donc de penser à servir du faisan aux bananes, des cailles
au raisin, du lapin en sauce moutarde ou du poulet en sauce suprême ! Car, en
servant un plat «international», l’hôte n’y met rien de lui-même, il ne fait que
servir de la nourriture, laquelle, entre parenthèses, et si coûteuse soit-elle, peut
se trouver dans n’importe quel restaurant digne de ce nom. Elle ne vient pas
de l’invitant.

Les savoir-vivre, les codes, explicites ou implicites

Mais si les menus et les plats constituent le code d’identification et d’apparte-


nance des familles, ils sont aussi inscrits dans un rituel qui codifie le savoir-­
être, dans chacune des circonstances qui justifient leur présentation. C’est à
ces occasions, sous la forme de gestes ritualisés et dans le respect des règles
par lesquelles s’établit le lien social, que s’affichent les positions réciproques,
se nouent et se renforcent les relations, depuis l’invitation à un repas familial
56 ← Rachid Sidi Boumedine

jusqu’aux différentes sortes de «waada», qui peuvent réunir des milliers de


personnes, durant plusieurs jours.
En dehors de l’acte d’aumône pure, quasi anonyme, qui consiste à déposer
du couscous (ou d’autres pâtes) à la mosquée pour que les passants puissent en
manger 28, la règle générale est qu’»on ne vient pas les mains vides» lorsqu’on
est invité. Toutes les manifestations sont donc l’occasion du don et du contre-
don. Et c’est le type de circonstances qui en règle la nature et l’importance.
Exception faite de la «walima», repas offert aux membres de la grande fa-
mille et aux proches, et de la «zerda», repas de «relations publiques» — raison
pour laquelle ce terme véhicule une connotation péjorative d’agapes29 — c’est
bien autour du couscous que se font la rencontre et la communion. Car la
zerda, par le faste qu’implique l’offre en surabondance de nourriture, comme
c’est le cas, par exemple, avec le méchoui (agneau rôti), un signe explicitement
ostentatoire de richesse, ouvre la porte à toutes les accusations de concussion
et de corruption30.
La zerda s’apparente donc à une pratique qui ne respecte pas les formes tra-
ditionnelles. En effet, s’il y a des aspects protocolaires dans l’invitation privée31,
l’acte d’échange a besoin, pour sa part, à la fois d’exister et de se dissimuler, sa
visibilité pouvant être ressentie comme humiliante par le recevant. Ainsi, l’ap-
port du visiteur ou de l’invité, que ce soit pour un mariage ou des funérailles,
se doit lui aussi d’être discret32 pour marquer que l’on accomplit un devoir basé
sur la réciprocité et que le récipiendaire ne doit rien en retour à celui qui offre.
Ainsi la «waada» tendra à revêtir la forme du partage de nourriture, le cous-
cous, où tous participent, chacun apportant selon ses moyens, ce qui permet
néanmoins aux plus riches de faire une démonstration de puissance sans que
cela laisse apparaître une volonté d’ostentation.
Dans le cas où elle se rend visible, c’est que le clan tout entier veut cette
fausse dissimulation, car le clan ou la tribu a parfois besoin qu’apparaisse sa
puissance aux yeux des autres clans. Faire alors semblant de cacher l’apport des
puissants du clan sert en réalité à mieux montrer leur importance.

Les fêtes religieuses et les fêtes de la renaissance

Passons maintenant aux autres circonstances qui concernent la collectivité et


qui soulèvent d’autres questions en matière de rituel. Il s’agit des fêtes qui, dans
leur cycle annuel, constituent une occasion de refondation des liens, qu’elles
aient une base religieuse ou non (rites agraires). Ce renouvellement se marque
à travers le culinaire, à savoir le large emploi des légumes, signes du printanier
et de la vie qui renaît, car le printemps marque le renouveau de la nature et,
partant, la résurrection.
Partout en Algérie, en effet, sous une forme ou sous une autre, existe une
conjonction entre renouveau, légumes et cérémonie festive : c’est le cas au
moment de Yennayer (Yennar, Ennaïr), qui marque le début de l’année berbère,
Cuisines traditionnelles d’Algérie → 57

comme à celui du Mouloud, où l’on fête la naissance du Prophète, ou encore à


l’occasion de l’arrivée du printemps, tout simplement.
Toutes ces occasions sont bonnes pour préparer le couscous aux légumes.
Cela pourrait presque apparaître comme une banalité si, systématiquement,
n’était aussi signalée pour les mêmes occasions la présence de l’œuf, que ce soit
dans le couscous du type «mesfouf» avec le «khobz eddar», pain fait maison et
décoré d’un œuf dur. Au printemps, et dans certaines régions, on donne aux
enfants des paniers et on les envoie chercher des fleurs, ou des œufs peints
cachés dans la nature.
Il existe donc une sorte de consensus dans tout le pays pour que certaines
fêtes donnent lieu à la confection des mêmes (types de) plats, comme la
«chakhchoukha», composée de feuilles de pâte fine déchiquetées et trempées
dans une sauce à la viande de volaille, épicée.
Ces chakhchoukha sont, certes, dégustées en toutes circonstances, festives
ou non, mais elles le sont plus particulièrement pour le Mouloud ou lors de
Achoura, le dixième jour du mois de Muharram, ou encore pour le Nouvel An
amazigh qu’on appelle «Yennayer». Ce Nouvel An, donne lieu à une double
célébration ou, si l’on préfère, un double marquage : celui de la veille, fin de
l’année écoulée (qui donne son nom de « Laadjouza» à cette fête)33, où on
consomme du sec et, le lendemain premier jour de la nouvelle année, où on
consomme des plats en sauce, chacun proposant des variantes locales dans la
combinaison légumes et œufs.

Une conclusion, tout à fait partielle, sur la question

Etant parti des généralités sur les cuisines en Algérie, pour mettre en garde
contre les images construites, je suis allé ensuite vers une description plus fine
des types de plats, des rituels, etc, Ce faisant, j’ai essayé de montrer combien, en
permanence, on a affaire à la fois à des «constantes» et, cependant, des nuances.
Ces nuances sont importantes lors des «invitations» à un partage, puisqu’elles
sont l’occasion de présenter (des plats) et de se présenter en conséquence.
Et dès lors que l’on considère l’invitation au partage comme une partie d’une
relation plus globale de don et de contre-don, on débouche sur les cérémonies
consacrées, codées, où ils se manifestent à chaque fois sous des formes con­
venues. Les «menus» sont ainsi autant définis que le reste. Notre voyage s’est
terminé par le couscous, ce plat symbolique qui, en définitive, parce qu’il est
multiple sous le UN qui le désigne, révèle bien toute la subtilité des situations
et du grand nombre de codes culturels qui sont mis en œuvre dans sa consom-
mation collective.
58 ← Rachid Sidi Boumedine

Rachid Sidi Boumedine Enseignant-chercheur et dirigeant d’équipe de


recherche en urbanisme et aménagement, il a dirigé plusieurs organismes
publics d’étude et de recherche. Après sa retraite, il travaille pour l’UNESCO
assurant des consultations auprès d’organismes publics ou privés. Parmis ces
publications nous avons Cuisines traditionnelles en Algérie: un art de vivre
(2015) ; Alger 1955, essai de géographie social (2015) ; Céramiques d’Algers,
Toute une histoire (2021). Email: rsidiboumedine@yahoo.fr

Rachid Sidi Boumedine began his career teaching and directing research
groups in urban management and public organizations. Afterwards he worked
for UNESCO and in public and private consulting firms. Among his many
publications are Cuisines traditionnelles en Algérie: un art de vivre (2015); Alger
1955, essai de géographie social (2015), Céramiques d’Algers, Toute une histoire
(2021). Email: rsidiboumedine@yahoo.fr

Notes

1. Heureusement que, actuellement, les quatre pays du Maghreb se sont entendus


pour faire inscrire ce(ces) plat(s) commun(s) appelé(s) couscous comme patri-
moine immatériel commun des pays du Maghreb, sur la liste du patrimoine im-
matériel de l’UNESCO. Je pense même, pour ce plat en particulier, et compte
tenu de la densité des rapports établis entre le Maghreb et les pays du Sahel et
du Sahara, depuis plus de mille ans, qu’il faudrait étendre cette liste au Sénégal,
qui vient de remporter un concours du meilleur couscous, ainsi qu’au Mali et au
Niger.
2. C’est pour cette raison que l’on ne trouve ni couteau ni fourchette dans les usten-
siles traditionnels. On peut prélever une bouchée avec sa cuiller, sans avoir à la
découper, si la recette ne prévoit pas déjà sa présentation en «miettes». A compa-
rer avec le mode de présentation asiatique des plats qui a besoin uniquement de
baguettes pour prendre.
3. Le nom constitue en fait l’indication de l’usage de la viande, ou non, et/ou de cer-
taines épices (cumin, etc.)
4. Un plat d’aubergines portera le nom spécifique de « El Barrania», qui se réfère au
plat préféré d’une princesse persane.
5. (Une) «Dolma» désigne tous les plats où l’on a affaire à des légumes farcis à la
viande (courgettes, poivrons, choux, feuilles de vigne, etc.) accompagnés d’une
sauce généralement à l’oignon et à la cannelle. Dans les viles portuaires, on trouve
aussi des «dolmas» de poisson (sardines). Ce plat est dit turc – en Algérie, on
n’emploie pas le terme «ottoman». La «kefta», quant à elle, est une désignation
qui s’applique elle aussi à un plat de viande hachée, dont l’origine est là encore
moyen-orientale. Ce plat se caractérise par sa sauce à la tomate, ce qui lui confère
une origine andalouse, la tomate étant venue d’Espagne avec le retour des Mo-
risques. La «kefta» est donc dépourvue de référence aux Ottomans.
Cuisines traditionnelles d’Algérie → 59

6. Sans compter les plats qui ont une dénomination poétique, telle que «le Cadi et
ses bandes», «l’ivrogne dans l’escalier», «la Giroflée sur la balustrade», et qui sont
des plats de viande dans une sauce blanche liée à l’œuf, comme on en fait tant dans
la cuisine d’Alger. Et il y en a bien d’autres comme le soi-disant «le Portefeuille de
l’Agha», «embrasse-le, mais ne le touche pas», «les doigts de la mariée», «la beauté
de la table», etc.!
7. Il s’agit des familles issues de mariages mixtes entre «Turcs» (souvent des janis-
saires) et femmes maghrébines, conclus durant la période ottomane.
8. Les noms des association musicales sont, à eux seuls, tout un programme :
«­Qortobia» (de Cordoue), Andaloussia (l’Andalouse), «Gharnatia» (de Grenade)
et Mossilia (référence à El Mossili, c’est-à-dire de Mossoul) supposé père de cette
musique).
9. «Bîta» est la prononciation «snob» du terme arabe «beidha» (blanc) qui désigne ici
une sauce sans tomate. A sa différence la chorba, soupe classique, requiert en effet
(comme on l’a déjà dit), dans toutes ses variantes régionales, avec leurs dénomina-
tions diverses (djari, chorba, hrira) l’usage de la tomate.
10. En Algérie, pays qui a connu une présence ottomane pendant trois siècles (la
Régence d’Alger), on emploie toujours le mot «Turc» car on réfère au peuplement,
même si les janissaires ou «mamlouk» pouvaient être serbes ou croates (on dit
encore «Ikharvat» pour dire de quelqu’un qu’il parle (mal) l’arabe, comme un
Croate) ; «turc» s’applique donc aussi, logiquement, aux modes de vie dont la
cuisine. Le régime politique n’est désigné comme ottoman que par les historiens.
11. Ainsi, les villes portuaires se partagent les plats de sardine ou de sépia (seiche),
ainsi que le couscous au poisson, tandis que les villes sahariennes ont aussi leurs
spécialités à base de dattes. Rentrer dans le détail de tous les facteurs de variations
nous entraînerait dans des développements dépassant largement le cadre du pré-
sent article
12. Il y a une similarité forte entre les plats de la cuisine du dehors, simple et peu coû-
teuse, et les plats que l’on peut consommer en famille mais qu’on ne sert jamais aux
invités, et celle, riche en ingrédients et temps de préparation que j’appelle «cuisine
de représentation». Ces plats comprennent les «tbikha» ou «mderbel» que j’ai
évoqués un peu plus haut.
13. Etaient dénommés «gargotes» les restaurants populaires proposant des plats tra-
ditionnels, y compris les couscous. Ils ne sont élevés au rang de l’appellation «res-
taurants» que s’ils présentent des plats de type occidental.
14. Dans «Beddersa», mot composé qui signifie «avec Dersa», où le mot «dersa»
renvoie au sens de «pilé» : il s’agit ici d’un mélange d’ail pilé et de cumin (auquel
on ajoute parfois avec du paprika). La fréquente présence de ce mélange dans
les cuisines populaires s’explique sans doute par les qualités diététiques que la
médecine antique lui attribuait, en particulier pour l’amélioration de la digestion
des légumes secs, cette viande du pauvre et base fréquente de la cuisine populaire,
ainsi que de celle des poissons.
15. Un inventaire rapide : brochettes (sans commentaire), chlita et zviti, m’hadjeb
(dites mlaoui au Maroc) pluriel de mahdjouba qui signifie voilée, cachée (sorte
de crêpes farcies aux oignons, tomates, etc.). La chlita, salade de poivrons et
zviti salade de piments forts, la dobara ((Biskra -El Oued), mais très appréciée à
Constantine, par exemple.
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16. Il s’agit de l’ouvrage intitulé : Apicius, l’art culinaire. De re coquinaria, texte traduit
et commenté par Jacques André, Paris, Ed. Kliencsieck, 1965.
17. Lucie Bolens La cuisine andalouse, un art de vivre, XIe-XII e siècle, Paris, Albin
Michel, 1990.
18. C’est un article d’Ambrosio Oti Miranda, qui a fait connaitre un ouvrage anonyme
écrit en arabe et intituléKitâb Attabîkh fi Almaghrib Wa l’Andalu (Le livre de la
cuisine dans le Maghreb et l’Andalousie) ; il aurait été publié en 1012 de l’Hégire,
ce qui correspond à l’année grégorienne 1604. Cet Anonyme, qui aurait travaillé
en qualité de cuisinier auprès des cours de Cordoue et Séville avant leur chute,
dresse toute une typologie de plats, des pâtes et des pains, qui reste en usage à ce
jour en Algérie.
19. La distinction entre soupe et pâtes n’est pas nette. Ainsi un plat peut être désigné
de façon générique comme «chakhchoukha» alors qu’il recourt non seulement
à des types de pâtes différentes, mais que, en plus, cette désignation peut corres-
pondre ici à une soupe (en Kabylie) et ailleurs à des pâtes. Derrière cette confusion
apparente dans la désignation, il y a ce fait partagé que ce sont les mêmes plats
dans tout le pays, avec des variantes dans le choix des épices, par exemple.
20. In Lucie Bolens, op. cit., qui repend à ce sujet Fernando De La Granja, Al-Andalus,
XXXIV, Granada, 1969, citant Abul Qasim al A’zafi (1249–1278) qui critiquait le
caractère païen de ces fêtes de nouvel an ou de printemps.
21. Sans que cela soit écrit nulle part, ce sont surtout, selon ce que j’ai observé dans
les différentes variantes dont j’ai eu connaissance, des légumes qui deviennent
«sucrés» à la cuisson qui sont utilisés : navets, carottes, courgettes, courges et po-
tirons, choux, cardes.
22. On appelle Ras el hanout (le Capital du magasin) le mélange d’épices principal
qui entre dans la recette du couscous, car il comporte les principales épices géné-
ralement en vente. Sa composition (le nombre d’ingrédients et leur proportion)
varie d’une région à l’autre ainsi qu’en fonction de la nature du plat exigé pour la
circonstance (fête, cérémonie funéraire, etc.). C’est un indicateur puissant au plan
culturel et il sert, à travers le goût, de véritable identifiant. C’est ainsi que l’addition
de suc de dattes (appelé «rob» dans le couscous de la région du M’Zab, pour ne
citer qu’elle, donne naissance à un couscous qu’on appelle «ouchoutini».
23. Dans le nord de l’Algérie, en général, la viande est servie en même temps que le
couscous sous la forme de gros morceaux, fondants évidemment. Dans le sud-
ouest du Sahara algérien, la viande est mise à part, et aux deux tiers du repas (un
fois les fameux creux formés), un invité, proche de l’invitant, extrait de petits
bouts de la viande et la lance habilement (il «cloue») dans le creux que la cuiller
de chaque commensal a fait dans le couscous, lequel invité n’a plus qu’à la prendre
dans sa cuiller. Le lanceur est le cloueur («semmar»).
24. Cf. L. Bolens, op. cit. p. 29. Ces séquences sont toujours en vigueur, dans un ordre
immuable, surtout pour les repas de représentation : une ou des salades, une
soupe (frik, chorba ou hrira), un ou des plats de viande, puis un couscous qui
précède un plat sucré - sinon un «mesfouf» (couscous) sucré ou une «seffa». Les
variantes sont néanmoins nombreuses, tant en matière de richesse des plats que
du nombre des salades, l’apport de «bourek» (rouleaux farcis) avec la chorba ou
non, etc. Mais les séquences du menu, sont bien, quant à elles, immuables.
Cuisines traditionnelles d’Algérie → 61

25. Qui est Ziryab ? On dit qu’il est né en Mésopotamie en 789. Abou-l-Hassan Ali
Ibn Nafi était un affranchi du khalife abbasside Al Mahdi ; il a été surnommé
Ziryab en raison de son teint foncé, par référence à l’oiseau au plumage noir de
même nom ; accueilli à Cordoue par Abd Er Rahman II, il y vécut jusqu’à sa mort,
en 857.
26. Pour L. Bolens (op. cit.) et J. Vernet (1985), selon les thèses développées par ces
écoles, l’objectif serait, dans un système marqué par l’unité du corps et du cosmos,
de réaliser un équilibre entre une nature mouvante et cyclique et un corps marqué
par des humeurs comme la joie ou la résignation, qui induisent santé ou maladie;
les intermédiaires entre le corps et le monde, que sont la nourriture et les mé-
dicaments. Le meilleur système alimentaire varie donc autant selon la saison et
l’heure que l’âge et le sexe de l’individu. Les principes de la médecine d’Avicenne,
celles de Râzi (avec son Traité sur les correctifs des aliments), d’Averroès (Livre des
aliments) ou encore de Maïimonide (Régime de santé) sont, dans leur flexibilité,
applicables à tous.
27. Nous parlons ici du cadre général qui définit les règles sociales en usage, car, entre
membres de certains milieux, universitaires par exemple, il est possible de faire
plaisir à ses amis avec un «pot-au-feu», en faisant «chabrot» comme il se doit.
Mais ceci est une autre histoire.
28. C’est une sorte de généralisation du précepte coranique qui édicte de nourrir, en
certaines circonstances «soixante pauvres», souvent comme «une peine de substi­
tution» à la pénitence, sinon un geste de piété. C’est une forme qui porte le nom
de «waada», et qui ressemble beaucoup aux ex-voto en usage chez les Chrétiens,
car il s’agit souvent d’actions de grâce.
29. A tel point qu’on ne dit jamais «zerda», remplacé dans l’usage par le mot «walima»
qui laisse supposer une relation de type «familial» et non clanique ou d’affaires.
30. On compte en général un agneau de dix à douze kilos (cru) pour dix personnes. Et
les méchouis (fête éponyme) où l’on sert les agneaux rôtis/fondants, comportent
souvent cinq à vingt animaux, avec, à la fin, beaucoup de gaspillage (qui nourrira
les serviteurs plus tard). Etant donné le coût du mouton et de ses préparatifs, il
est le signe évident d’une grande richesse… quasi proportionnelle au gaspillage
consenti. Il n’est donc pas étonnant que ce genre de fête, lorsqu’elle n’est pas or-
ganisée par des individus ou des organismes publics ou privés, soit assimilé à des
opérations de concussion, corruption (à mettre en partie dans le texte).
31. Lorsque cette invitation est celle qui réunit deux familles, qui vont faire connais-
sance en vue d’un mariage de leurs enfants, elle peut engendrer, en raison des
différences entre sous-cultures, des malentendus quant au protocole, à l’accueil,
au service, et même à l’emploi de certains ustensiles, etc. Ces incompréhensions
peuvent être telles qu’elles sont susceptibles de briser certains mariages avant
même leur conclusion. Cela donne donc une importance cruciale à la qualité des
plats, des couverts, de l’apparat, qui concourent, à travers les savoir-faire qui les
sous-tendent, à marquer l’appartenance culturelle et le niveau social des familles.
Toute mésalliance possible est immédiatement détectée… ou soupçonnée. Voir,
pour le cas du Maroc, l’article de Sofia El Mokri, 2008.
32. Si on est invité en famille, on peut offrir directement un bouquet de fleurs, car
symbolique, mais plus l’apport gagne en importance et plus on doit déléguer sa
62 ← Rachid Sidi Boumedine

remise à un subalterne (enfant, par exemple) pour en minorer l’importance ou ne


pas écraser l’invitant par excès, pour éviter qu’il ne pense à une sorte d’assistance
ou à une aumône déguisée, ou encore, à l’inverse, à une démonstration de force.
On voit bien que si l’invité est plus riche que l’invitant, il doit assurer un équilibre
délicat entre ce qui est attendu : un apport à la hauteur de sa qualité ou de son
statut, mais proportionné à la modestie de l’invitant. A l’inverse, l’équivalence de
statut entre invitant et invité ne crée pas ce genre de problèmes. Toutes ces subti-
lités échappent totalement à qui est soit étranger à cette culture, soit ignorant de
leur existence. J’en ai donné quelques exemples dans mon ouvrage publié en 2016.
33. Sont associés à ces festivités des rites qui appellent le respect de l’année écoulée
(manger des légumes et fruits secs, finir son plat en signe de reconnaissance des
bienfaits qu’elle a apportés) et le rite sacrificiel dit de l’»asfel» à la fois exorcisme et
acte propitiatoire. Pour aller plus loin, on peut consulter Servier 1962.

References

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sciences islamiques de Madrid, (The Book of Cuisine in North Africa and ­Andalusia,
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