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Couverture
Page de titre
Copyright
Introduction
Avertissement au lecteur
Remerciements
Image de un bas-relief
I – L’INVINCIBLE NOSTALGIE DE L’ANTIQUITÉ
Guillaume Budé
François Rabelais
Étienne de la Boétie
Michel de Montaigne
Saint François de Sales
II – LES CLASSIQUES
PHILOSOPHES MODERNES
Pierre Gassendi
René Descartes
Blaise Pascal
Nicolas Malebranche
Gottfried Wilhelm Leibniz
MORALISTES, LIBERTINS ET AUTRES
François La Mothe Le Vayer
Gabriel Naudé
Madeleine de Scudéry
Charles le Brun
Géraud de Cordemoy
THÉOLOGIE
Jacques Bénigne Bossuet
François Fénelon
III – LES LUMIÈRES
LA RAISON ET L’AUTORITÉ
Pierre Bayle
Bernard Le Bouyer de Fontenelle
Jean Meslier
L’ENCYCLOPÉDIE
Voltaire
Jean Le Rond d’Alembert
Nicolas Condorcet
L’INVENTION DE LA NATURE ET DE LA
SENSIBILITÉ
Georges-Louis Buffon
Julien Offray de La Mettrie
Étienne Bonnot de Condillac
Paul Thiry d’Holbach
Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre
CEUX QUI ONT VU PLUS LOIN
Charles Louis de Montesquieu
Denis Diderot
Jean-Jacques Rousseau
LA PART DES TÉNÈBRES ?
Donatien-Alphonse-François de Sade
Louis-Claude de Saint-Martin
IV – LA GRANDE RÉVOLUTION
DANS LA TOURMENTE
Olympe de Gouges
Henri Grégoire
Adrien Duport
Louis-Antoine de Saint-Just
EN PRENANT UN PEU DE RECUL…
Germaine de Staël
Joseph de Maistre
Benjamin Constant
V – LE MONDE D’APRÈS
LES IDÉOLOGUES
Antoine Destutt de Tracy
Pierre-Jean-Georges Cabanis
PENSER AUTREMENT
Maine de Biran
Pierre-Hyacinthe Azaïs
Étienne Pivert de Senancour
LA SOCIÉTÉ, L’HISTOIRE
Auguste Comte
Alexis de Tocqueville
LA PHILOSOPHIE OFFICIELLE
Pierre Leroux
Pierre Laromiguière
Pierre-Paul Royer-Collard
Victor Cousin
Théodore Jouffroy
PHILOSOPHES DU SIÈCLE
Félix Ravaisson
Jules Lequier
Charles Renouvier
Elme-Marie Caro
Jules Lagneau
Jules Lachelier
Octave Hamelin
INSOLENCES
Gustave Flaubert
Jules Vallès
Maurice Barrès
III – LA RAGE AU CŒUR
Louis-René Villermé
LE SOCIALISME
Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon
Charles Fourier
Étienne Cabet
LE FÉMINISME
Claire Démar
Flora Tristan
Suzanne Voilquin
LES COMMUNARDS
Auguste Blanqui
Louis Blanc
Auguste-Jean-Marie Vermorel
Louise Michel
Caroline Rémy dite Séverine
ANARCHISME ET LUTTES SOCIALES
Joseph Proudhon
Karl Marx
Paul Lafargue
Jean Jaurès
LES CATHOLIQUES
Félicité de Lamennais
Frédéric Ozanam
Léon Bloy
VII – DÉCOUVRIR, EXPLORER
LES GRANDS VISIONNAIRES
Honoré de Balzac
Victor Hugo
LE VIVANT
Xavier Bichat
Claude Bernard
SCIENCES DE L’HOMME
Alfred Espinas
Émile Durkheim
Lucien Lévy-Bruhl
VOIES NOUVELLES
Charles Péguy
Henri Bergson
Jean Cavaillès
VIII – TRANSMETTRE
LES PÉDAGOGUES
Augustine Tuillerie
Pauline Kergomard
Ferdinand Buisson
MÉMOIRE ET CIVILISATION
Ernest Renan
Romain Rolland
Simone Weil
L’ESSENTIEL
Antoine de Saint-Exupéry
Achevé de numériser
Table of Contents
Couverture
Page de titre
Copyright
Introduction
Avertissement au lecteur
Remerciements
Image de un bas-relief
I – L’INVINCIBLE NOSTALGIE DE L’ANTIQUITÉ
Guillaume Budé
François Rabelais
Étienne de la Boétie
Michel de Montaigne
Saint François de Sales
II – LES CLASSIQUES
PHILOSOPHES MODERNES
Pierre Gassendi
René Descartes
Blaise Pascal
Nicolas Malebranche
Gottfried Wilhelm Leibniz
MORALISTES, LIBERTINS ET AUTRES
François La Mothe Le Vayer
Gabriel Naudé
Madeleine de Scudéry
Charles le Brun
Géraud de Cordemoy
THÉOLOGIE
Jacques Bénigne Bossuet
François Fénelon
III – LES LUMIÈRES
LA RAISON ET L’AUTORITÉ
Pierre Bayle
Bernard Le Bouyer de Fontenelle
Jean Meslier
L’ENCYCLOPÉDIE
Voltaire
Jean Le Rond d’Alembert
Nicolas Condorcet
L’INVENTION DE LA NATURE ET DE LA
SENSIBILITÉ
Georges-Louis Buffon
Julien Offray de La Mettrie
Étienne Bonnot de Condillac
Paul Thiry d’Holbach
Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre
CEUX QUI ONT VU PLUS LOIN
Charles Louis de Montesquieu
Denis Diderot
Jean-Jacques Rousseau
LA PART DES TÉNÈBRES ?
Donatien-Alphonse-François de Sade
Louis-Claude de Saint-Martin
IV – LA GRANDE RÉVOLUTION
DANS LA TOURMENTE
Olympe de Gouges
Henri Grégoire
Adrien Duport
Louis-Antoine de Saint-Just
EN PRENANT UN PEU DE RECUL…
Germaine de Staël
Joseph de Maistre
Benjamin Constant
V – LE MONDE D’APRÈS
LES IDÉOLOGUES
Antoine Destutt de Tracy
Pierre-Jean-Georges Cabanis
PENSER AUTREMENT
Maine de Biran
Pierre-Hyacinthe Azaïs
Étienne Pivert de Senancour
LA SOCIÉTÉ, L’HISTOIRE
Auguste Comte
Alexis de Tocqueville
LA PHILOSOPHIE OFFICIELLE
Pierre Leroux
Pierre Laromiguière
Pierre-Paul Royer-Collard
Victor Cousin
Théodore Jouffroy
PHILOSOPHES DU SIÈCLE
Félix Ravaisson
Jules Lequier
Charles Renouvier
Elme-Marie Caro
Jules Lagneau
Jules Lachelier
Octave Hamelin
INSOLENCES
Gustave Flaubert
Jules Vallès
Maurice Barrès
III – LA RAGE AU CŒUR
Louis-René Villermé
LE SOCIALISME
Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon
Charles Fourier
Étienne Cabet
LE FÉMINISME
Claire Démar
Flora Tristan
Suzanne Voilquin
LES COMMUNARDS
Auguste Blanqui
Louis Blanc
Auguste-Jean-Marie Vermorel
Louise Michel
Caroline Rémy dite Séverine
ANARCHISME ET LUTTES SOCIALES
Joseph Proudhon
Karl Marx
Paul Lafargue
Jean Jaurès
LES CATHOLIQUES
Félicité de Lamennais
Frédéric Ozanam
Léon Bloy
VII – DÉCOUVRIR, EXPLORER
LES GRANDS VISIONNAIRES
Honoré de Balzac
Victor Hugo
LE VIVANT
Xavier Bichat
Claude Bernard
SCIENCES DE L’HOMME
Alfred Espinas
Émile Durkheim
Lucien Lévy-Bruhl
VOIES NOUVELLES
Charles Péguy
Henri Bergson
Jean Cavaillès
VIII – TRANSMETTRE
LES PÉDAGOGUES
Augustine Tuillerie
Pauline Kergomard
Ferdinand Buisson
MÉMOIRE ET CIVILISATION
Ernest Renan
Romain Rolland
Simone Weil
L’ESSENTIEL
Antoine de Saint-Exupéry
Achevé de numériser
Suivi éditorial Laure de Chantal
www.lesbelleslettres.com
ISBN : 978-2-251-91920-1
INTRODUCTION
« Bibliothèque idéale des philosophes français ». Pourquoi
prendre le risque de constituer une telle bibliothèque ? Les ouvrages
scolaires, les anthologies ne manquent pas et font pacifiquement
cohabiter les philosophes français et bien d’autres, en grand
nombre. Si cela n’a pas vraiment de sens de parler de « philosophie
française1 », il est clair, cependant, que les philosophes d’expression
française dessinent une figure singulière, et, contrairement à bien
des idées reçues, renouvellent et inventent sans modération,
subvertissent à l’infini le modèle d’existence d’une vie de philosophe
à peu près présentable. Nos philosophes ne se tiennent pas bien, et
ça ne manque pas de femmes ! On ne saurait entièrement exclure
qu’en proposant au public cette Bibliothèque idéale des philosophes
français nous ne nous découvrions en train de rééditer l’aventure
insolente, demeurée à jamais irrespectueuse et dérangeante, des
Vies des philosophes illustres, de Diogène Laërce, cet impertinent
qui, à la fin de l’Antiquité, efface d’un grand geste tant de siècles
d’édification et de bonne conduite, en faisant apparaître à force
d’anecdotes ce qu’avaient de dérisoire ces illustres philosophes.
Efface ? ou rappelle à la vie ? Voilà peut-être où nous emmène,
ingénument, un recueil non prévenu des philosophes français. Pour
peu qu’on les lise. Pour peu qu’on les lise… et pour peu qu’on les
trouve. Cette bibliothèque voudrait y aider…
***
Les principes de notre choix devraient être ceux qui conviennent à
une bibliothèque idéale, d’une part, et à des philosophes, d’autre
part. On vérifiera facilement que, si les philosophes français
présentent une certaine unité, c’est en raison de leur éparpillement
et de leur mobilité, plutôt que par des traits communs. Ils forment ou
dessinent une sorte d’archipel. En fait, ceux qu’on identifie comme
des « philosophes français » constituent un groupe, ou des groupes,
qui ne présentent aucune unité, rien d’essentiel en tout cas, même
si, selon les époques, surgissent, entre les uns et les autres, des
formes de relation, de communauté ou d’opposition, tout à fait
caractéristiques.
***
e
Au XVI siècle, deux massifs escarpés barrent le paysage :
Rabelais et Montaigne. Ils sont resplendissants. Et ils sont
irremplaçables parce qu’ils créent une langue, parce qu’ils inventent
cette écriture qui consacre le français à la philosophie. Ils ont tout lu,
les Grecs, les Latins et quelques autres, mais leur nouveauté,
nourrie à l’intarissable source des Anciens, explose et part de tous
les côtés. Nourris aux lettres, les philosophes de la Renaissance se
sont approprié une culture dans son intégralité, mais ils ne cessent
d’en sortir, chacun à sa manière, pour en vérifier la force dans le
monde et dans les temps nouveaux qui sont les leurs : Rabelais, en
racontant la geste d’une dynastie de géants, invente le roman de
culture et renouvelle absolument la forme du questionnement
philosophique ; Montaigne consigne le journal d’un moi qui
s’interroge sur lui-même, mais aussi la perplexité d’une civilisation
qui en découvre une autre, et ce sont tout le savoir, toute la sagesse
antiques qui remontent à la surface, et s’emparent de leur présent.
Descartes aussi a été « nourri aux lettres ». Mais les temps ont
changé : autant la Renaissance était tournée vers l’Antiquité, dont
e
elle portait brillamment tout le poids, autant le XVII siècle cherche
une autre voie, et la trouve, sans doute, avec Descartes, plus
pénétré de culture antique qu’on ne croit, mais résolument moderne,
par le refus de toute autorité en matière de philosophie.
***
***
Notes
3. Citons au moins, parmi ceux qui ne figurent pas dans ce recueil, Gaston Crémieux,
philosophe, dramaturge et poète, ami de Victor Hugo, condamné à mort et exécuté après la
Commune de Marseille, dont il fut un des chefs, et aussi, en forme d’hommage, Maurice
Halbwachs, Hélène et Victor Basch. La place manque, mais la liste n’est pas close…
J.-L. P.
Mars 2023
Crédit : Robert Valette, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>,
via Wikimedia Commons
Note
[…]
Mais certes nous sommes nés pour ce combat, sans fin et sans
issue, du corps et de l’âme, dans lequel les forces de celle-ci,
quoique mieux équipées et meilleures, sont pourtant – nous en
faisons sans cesse l’expérience –, impuissantes devant l’audace des
sens, qui se rendent maîtres de sa garnison. Contre cette audace, à
laquelle s’ajoutent effronterie et licence, la philosophie profane,
debout et bien armée, est merveilleusement habile, du moins quand
il s’agit de mettre en valeur ses propres ressources mais elle n’est
pas aussi efficace et énergique pour fournir à point nommé conseils
et secours.
[…]
THÉLÈME
Il ne restait plus qu’à doter le moine : Gargantua voulait le faire
abbé de Seuilly, mais il refusa. Il voulut lui donner l’abbaye de
Bourgueil ou celle de Saint-Florent, celle qui lui conviendrait le mieux
ou toutes les deux s’il lui plaisait. Mais le moine lui répondit
catégoriquement qu’il ne voulait ni se charger de moines ni en
gouverner : « Comment, disait-il, pourrais-je gouverner autrui alors
que je ne saurais me gouverner moi-même ? S’il vous semble que je
vous aie rendu et que je puisse à l’avenir vous rendre quelque
service qui vous agrée, permettez-moi de fonder une abbaye à mon
idée. »
En outre, parce que les hommes aussi bien que les femmes, une
fois reçus en religion, étaient, après l’année probatoire, forcés et
contraints d’y demeurer continûment leur vie durant, il fut établi que
les hommes aussi bien que les femmes admis en ces lieux
sortiraient quand bon leur semblerait, entièrement libres.
Toute leur vie était régie non par des lois, des statuts ou des
règles, mais selon leur volonté et leur libre arbitre. Ils sortaient du lit
quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient,
donnaient quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul ne
les obligeait à boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi en
avait décidé Gargantua. Et toute leur règle tenait en cette clause :
Parce que les gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant en
bonne société, ont naturellement un instinct, un aiguillon qu’ils
appellent honneur et qui les pousse toujours à agir vertueusement et
les éloigne du vice. Quand une vile et contraignante sujétion les
abaisse et les asservit, pour déposer et briser le joug de servitude,
ils détournent ce noble sentiment qui les inclinait librement vers la
vertu, car c’est toujours ce qui est défendu que nous entreprenons,
et c’est ce qu’on nous refuse que nous convoitons.
Ils étaient si bien éduqués qu’il n’y avait aucun ou aucune d’entre
eux qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments de musique,
parler cinq ou six langues et s’en servir pour composer en vers aussi
bien qu’en prose. Jamais on ne vit des chevaliers si preux, si nobles,
si habiles à pied comme à cheval, si vigoureux, si vifs et maniant si
bien toutes les armes, que ceux qui se trouvaient là. Jamais on ne
vit des dames si élégantes, si mignonnes, moins ennuyeuses, plus
habiles de leurs doigts à tirer l’aiguille et à s’adonner à toute activité
convenant à une femme noble et libre, que celles qui étaient là.
Pour ces raisons, quand le temps était venu que l’un des
Thélémites voulût sortir de l’abbaye, soit à la demande de ses
parents, soit pour d’autres motifs, il emmenait avec lui une des
dames, celle qui l’avait choisi pour chevalier servant, et ils étaient
mariés ensemble. Et s’ils avaient bien vécu à Thélème en
affectueuse amitié, ils cultivaient encore mieux cette vertu dans le
mariage ; leur amour mutuel était aussi fort à la fin de leurs jours
qu’aux premiers temps de leurs noces.
MOUTONS…
Notes
1. Nous donnons ces pages en français moderne, dans la version – le cas échéant
modifiée – de Pierre-Henri Clouzot, 1865.
[…]
Ils sont vraiment miraculeux les récits de la vaillance que la liberté
met dans le cœur de ceux qui la défendent ! mais ce qui advient,
partout et tous les jours, qu’un homme seul opprime cent mille villes
et les prive de leur liberté : qui pourrait le croire, si cela n’était qu’un
ouï-dire et n’arrivait pas à chaque instant et sous nos propres yeux ?
encore, si ce fait se passait dans des pays lointains et qu’on vint
nous le raconter, qui de nous ne le croirait controuvé et inventé à
plaisir ? Et pourtant ce tyran, seul, il n’est pas besoin de le
combattre, ni même de s’en défendre ; il est défait de lui-même,
pourvu que le pays ne consente point à la servitude. Il ne s’agit pas
de lui rien arracher, mais seulement de ne lui rien donner. Qu’une
nation ne fasse aucun effort, si elle veut, pour son bonheur, mais
qu’elle ne travaille pas elle-même à sa ruine. Ce sont donc les
peuples qui se laissent, ou plutôt se font garrotter, puisqu’en refusant
seulement de servir ils briseraient leurs liens. C’est le peuple qui
s’assujettit et se coupe la gorge : qui, pouvant choisir d’être sujet ou
d’être libre, repousse la liberté et prend le joug, qui consent à son
mal ou plutôt le pourchasse. S’il lui coûtait quelque chose pour
recouvrer sa liberté, je ne l’en presserais point : bien que rentrer
dans ses droits naturels et, pour ainsi dire, de bête redevenir
homme, soit vraiment ce qu’il doive avoir le plus à cœur.
[…]
Mais en vérité est-ce bien la peine de discuter pour savoir si la
liberté est naturelle, puisque nul être, sans qu’il en ressente un tort
grave, ne peut être retenu en servitude et que rien au monde n’est
plus contraire à la nature (pleine de raison) que l’injustice. Que dire
encore ? Que la liberté est naturelle, et qu’à mon avis non seulement
nous naissons avec notre liberté, mais aussi avec la volonté de la
défendre. Et s’il s’en trouve par hasard qui en doutent encore et
soient tellement abâtardis qu’ils méconnaissent les biens et les
affections innées qui leur sont propres, il faut que je leur fasse
l’honneur qu’ils méritent et que je hisse, pour ainsi dire, les bêtes
brutes en chaire pour leur enseigner et leur nature et leur condition.
Les bêtes (Dieu me soit en aide) ! si les hommes veulent les
comprendre, leur crient : Vive la liberté ! plusieurs d’entre elles
meurent sitôt qu’elles sont prises. Telles que le poisson qui perd la
vie dès qu’on le retire de l’eau, elles se laissent mourir pour ne point
survivre à leur liberté naturelle. (Si les animaux avaient entre eux
des rangs et des prééminences, ils feraient, à mon avis, de liberté
leur noblesse.) D’autres, des plus grandes jusqu’aux plus petites,
lorsqu’on les prend, font une si grande résistance des ongles, des
cornes, des pieds et du bec qu’elles démontrent assez, par là, quel
prix elles attachent au bien qu’on leur ravit. Puis, une fois prises,
elles donnent tant de signes apparents du sentiment de leur
malheur, qu’il est beau de les voir, dès lors, languir plutôt que vivre,
ne pouvant jamais se plaire dans la servitude et gémissant
continuellement de la privation de leur liberté. Que signifie, en effet,
l’action de l’éléphant, qui, s’étant défendu jusqu’à la dernière
extrémité, n’ayant plus d’espoir, sur le point d’être pris, heurte sa
mâchoire et casse ses dents contre les arbres, si non, qu’inspiré par
le grand désir de rester libre, comme il l’est par nature, il conçoit
l’idée de marchander avec les chasseurs, de voir si, pour le prix de
ses dents, il pourra se délivrer, et si, son ivoire, laissé pour rançon,
rachètera sa liberté. Et le cheval ! dès qu’il est né, nous le dressons
à l’obéissance ; et cependant, nos soins et nos caresses
n’empêchent pas que, lorsqu’on veut le dompter, il ne morde son
frein, qu’il ne rue quand on l’éperonne ; voulant naturellement
indiquer par là (ce me semble) que, s’il sert, ce n’est pas de bon gré,
mais bien par contrainte.
[…]
Mais cette ruse des tyrans d’abêtir leurs sujets n’a jamais été plus
évidente que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens, après
qu’il se fût emparé de Sardes, capitale de la Lydie et qu’il eût pris et
emmené captif Crésus, ce tant riche roi, qui s’était rendu et remis à
sa discrétion. On lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes
s’étaient révoltés. Il les eût bientôt réduits à l’obéissance. Mais ne
voulant pas saccager une aussi belle ville, ni être toujours obligé d’y
tenir une armée pour la maîtriser, il s’avisa d’un expédient
extraordinaire pour s’en assurer la possession : il établit des
maisons de débauches et de prostitution, des tavernes et des jeux
publics et rendit une ordonnance qui engageait les citoyens à se
livrer à tous ces vices. Il se trouva si bien de cette espèce de
garnison, que, par la suite, il ne fût plus dans le cas de tirer l’épée
contre les Lydiens. Ces misérables gens s’amusèrent à inventer
toutes sortes de jeux, si bien que de leur nom même les Latins
formèrent le mot par lequel ils désignaient ce que nous appelons
passe-temps, qu’ils nommaient, eux, Ludi, par corruption de Lydi.
Tous les tyrans n’ont pas déclaré aussi expressément qu’ils
voulussent efféminer leurs sujets ; mais de fait ce que celui-là
ordonna si formellement, la plupart d’entre eux l’ont fait occultement.
À vrai dire, c’est assez le penchant naturel de la portion ignorante du
peuple qui, d’ordinaire, est plus nombreuse dans les villes. Elle est
soupçonneuse envers celui qui l’aime et se dévoue pour elle, tandis
qu’elle est confiante envers celui qui la trompe et la trahit. Ne croyez
pas qu’il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun
poisson qui, pour la friandise, morde plus tôt et s’accroche plus vite
à l’hameçon, que tous ces peuples qui se laissent promptement
allécher et conduire à la servitude, pour la moindre douceur qu’on
leur débite ou qu’on leur fasse goûter. C’est vraiment chose
merveilleuse qu’ils se laissent aller si promptement, pour peu qu’on
les chatouille. Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les
gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres
drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts
de la servitude, la compensation de leur liberté ravie, les instruments
de la tyrannie. Ce système, cette pratique, ces allèchements étaient
les moyens qu’employaient les anciens tyrans pour endormir leurs
sujets dans la servitude. Ainsi, les peuples abrutis, trouvant beau
tous ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir qui les éblouissait,
s’habituaient à servir aussi niaisement mais plus mal encore que les
petits enfants n’apprennent à lire avec des images enluminées.
[…]
[…]
C’est ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres. Il
est gardé par ceux desquels il devrait se garder, s’ils n’étaient avilis :
mais, comme on l’a fort bien dit pour fendre le bois, il se fait des
coins du bois même. Tels sont ses archers, ses gardes, ses
hallebardiers. Non que ceux-ci ne souffrent souvent eux-mêmes de
son oppression ; mais ces misérables, maudits de Dieu et des
hommes, se contentent d’endurer le mal, pour en faire, non à celui
qui le leur fait, mais bien à ceux qui, comme eux, l’endurent et n’y
peuvent rien. Et toutefois, quand je pense à ces gens-là, qui flattent
bassement le tyran pour exploiter en même temps et sa tyrannie et
la servitude du peuple, je suis presque aussi surpris de leur stupidité
que de leur méchanceté. Car, à vrai dire, s’approcher du tyran, est-
ce autre chose que s’éloigner de la liberté et, pour ainsi dire,
embrasser et serrer à deux mains la servitude ? Qu’ils mettent un
moment à part leur ambition, qu’ils se dégagent un peu de leur
sordide avarice, et puis, qu’ils se regardent, qu’ils se considèrent en
eux-mêmes : ils verront clairement que ces villageois, ces paysans
qu’ils foulent aux pieds et qu’ils traitent comme des forçats ou des
esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, ainsi malmenés, sont plus
heureux et en quelque sorte plus libres qu’eux. Le laboureur et
l’artisan, pour tant asservis qu’ils soient, en sont quittes en
obéissant ; mais le tyran voit ceux qui l’entourent, coquinant et
mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il
ordonne, mais aussi qu’ils pensent ce qu’il veut, et souvent même,
pour le satisfaire, qu’ils préviennent aussi ses propres désirs.
Ce n’est pas tout de lui obéir, il faut lui complaire, il faut qu’ils se
rompent, se tourmentent, se tuent à traiter ses affaires et puisqu’ils
ne se plaisent que de son plaisir, qu’ils sacrifient leur goût au sien,
forcent leur tempérament et le dépouillent de leur naturel. Il faut
qu’ils soient continuellement attentifs à ses paroles, à sa voix, à ses
regards, à ses moindres gestes : que leurs yeux, leurs pieds, leurs
mains soient continuellement occupés à suivre ou imiter tous ses
mouvements, épier et deviner ses volontés et découvrir ses plus
secrètes pensées. Est-ce là vivre heureusement ? Est-ce même
vivre ? Est-il rien au monde de plus insupportable que cet état, je ne
dis pas pour tout homme bien né, mais encore pour celui qui n’a que
le gros bon sens, ou même figure d’homme ? Quelle condition est
plus misérable que celle de vivre ainsi n’ayant rien à soi et tenant
d’un autre son aise, sa liberté, son corps et sa vie !
Note
1. On pourra se reporter, plus bas, au texte de la Préface que Lamennais a rédigé pour
e
ce discours, à l’occasion de sa réédition au XIX siècle. Rappelons aussi
qu’Auguste Vermorel a également préfacé ce texte.
MICHEL DE MONTAIGNE
(1533-1592)
DES CANNIBALES
Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare
et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté : sinon
que chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son usage. Comme
de vray nous n’avons autre mire de la verité, et de la raison, que
l’exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes.
Là est tousjours la parfaicte religion, la parfaicte police, parfaict et
accomply usage de toutes choses. Ils sont sauvages de mesmes,
que nous appellons sauvages les fruicts, que nature de soy et de
son progrez ordinaire a produicts : là où à la verité ce sont ceux que
nous avons alterez par nostre artifice, et destournez de l’ordre
commun, que nous devrions appeller plustost sauvages. En ceux là
sont vives et vigoureuses, les vrayes, et plus utiles et naturelles,
vertus et proprietez ; lesquelles nous avons abbastardies en ceux-
cy, les accommodant au plaisir de nostre goust corrompu. Et si
pourtant la saveur mesme et delicatesse se trouve à nostre goust
mesme excellente à l’envi des nostres, en divers fruits de ces
contrées là, sans culture : ce n’est pas raison que l’art gaigne le
poinct d’honneur sur nostre grande et puissante mere nature. Nous
avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par noz
inventions, que nous l’avons du tout estouffée. Si est-ce que par tout
où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à noz vaines et
frivoles entreprinses.
[…]
Ils ont leurs guerres contre les nations, qui sont au delà de leurs
montagnes, plus avant en la terre ferme, ausquelles ils vont tous
nuds, n’ayants autres armes que des arcs ou des espées de bois,
appointées par un bout, à la mode des langues de noz espieuz.
C’est chose esmerveillable que de la fermeté de leurs combats, qui
ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang : car de
routes et d’effroy, ils ne sçavent que c’est. Chacun rapporte pour son
trophée la teste de l’ennemy qu’il a tué, et l’attache à l’entrée de son
logis. Apres avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de
toutes les commoditez, dont ils se peuvent adviser, celuy qui en est
le maistre, faict une grande assemblée de ses cognoissans. Il
attache une corde à l’un des bras du prisonnier, par le bout de
laquelle il le tient, esloigné de quelques pas, de peur d’en estre
offencé, et donne au plus cher de ses amis, l’autre bras à tenir de
mesme ; et eux deux en presence de toute l’assemblée l’assomment
à coups d’espée. Cela faict ils le rostissent, et en mangent en
commun, et en envoyent des loppins à ceux de leurs amis, qui sont
absens. Ce n’est pas comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que
faisoient anciennement les Scythes, c’est pour representer une
extreme vengeance. Et qu’il soit ainsi, ayans apperceu que les
Portugais, qui s’estoient r’alliez à leurs adversaires, usoient d’une
autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenoient ; qui estoit, de
les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps
force coups de traict, et les pendre apres : ils penserent que ces
gens icy de l’autre monde (comme ceux qui avoient semé la
cognoissance de beaucoup de vices parmy leur voisinage, et qui
estoient beaucoup plus grands maistres qu’eux en toute sorte de
malice) ne prenoient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et
qu’elle devoit estre plus aigre que la leur, dont ils commencerent de
quitter leur façon ancienne, pour suivre cette-cy. Je ne suis pas
marry que nous remerquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une
telle action, mais ouy bien dequoy jugeans à point de leurs fautes,
nous soyons si aveuglez aux nostres. Je pense qu’il y a plus de
barbarie à manger un homme vivant, qu’à le manger mort, à
deschirer par tourmens et par gehennes, un corps encore plein de
sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux
chiens, et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement leu,
mais veu de fresche memoire, non entre des ennemis anciens, mais
entre des voisins et concitoyens, et qui pis est, sous pretexte de
pieté et de religion) que de le rostir et manger apres qu’il est
trespassé.
MÉCHANIQUES VICTOIRES
Quand tout ce qui est venu par rapport du passé, jusques à nous,
seroit vray, et seroit sçeu par quelqu’un, ce seroit moins que rien, au
prix de ce qui est ignoré. Et de cette mesme image du monde, qui
coule pendant que nous y sommes, combien chetive et racourcie est
la cognoissance des plus curieux ? Non seulement des evenemens
particuliers, que fortune rend souvent exemplaires et poisans : mais
de l’estat des grandes polices et nations, il nous en eschappe cent
fois plus, qu’il n’en vient à nostre science. Nous nous escrions, du
miracle de l’invention de nostre artillerie, de nostre impression :
d’autres hommes, un autre bout du monde à la Chine, en jouyssoit
mille ans auparavant. Si nous voyions autant du monde, comme
nous n’en voyons pas, nous appercevrions, comme il est à croire,
une perpetuelle multiplication et vicissitude de formes. Il n’y a rien de
seul et de rare, eu esgard à nature, ouy bien eu esgard à nostre
cognoissance : qui est un miserable fondement de nos regles, et qui
nous represente volontiers une tres-fauce image des choses.
Comme vainement nous concluons aujourd’huy, l’inclination et la
decrepitude du monde, par les arguments que nous tirons de nostre
propre foiblesse et decadence.
[…]
Nostre monde vient d’en trouver un autre (et qui nous respond si
c’est le dernier de ses freres, puis que les Dæmons, les Sybilles, et
nous, avons ignoré cettuy-cy jusqu’à c’est heure ?) non moins grand,
plain, et membru, que luy : toutesfois si nouveau et si enfant, qu’on
luy apprend encore son a, b, c : Il n’y a pas cinquante ans, qu’il ne
sçavoit, ny lettres, ny poix, ny mesure, ny vestements, ny bleds, ny
vignes. Il estoit encore tout nud, au giron, et ne vivoit que des
moyens de sa mere nourrice. Si nous concluons bien, de nostre fin,
et ce Poëte de la jeunesse de son siecle, cet autre monde ne fera
qu’entrer en lumiere, quand le nostre en sortira. L’univers tombera
en paralysie : l’un membre sera perclus, l’autre en vigueur.
[…]
Notes
4. En son temps, Montaigne ne partage qu’avec quelques rares esprits, le triste privilège
d’avoir identifié et dénoncé les crimes qui se commettaient en Amérique. Citons au moins
Bartolomé de las Casas (cf. notamment, L’Histoire des Indes, et La Très Brève Relation de
la destruction des Indes), qui en fut également le témoin direct. Les vrais philosophes –
c’est même à cela qu’on les reconnaît – savent juger leur temps.
5. Properce, I, II, 10. « Le lierre vient bien meilleur quand il vient de lui-même, l’arbousier
surgit encore plus beau dans les lieux solitaires, et le chant des oiseaux, qui ne l’ont pas
appris, n’en est que plus doux ».
6. Sénèque, Lettres, XC. « Hommes, récemment sortis des mains des dieux. »
7. Virgile, Géorgiques, I, 20. « Ces façons de vivre, c’est la nature qui les leur donna
d’abord. »
SAINT FRANÇOIS DE SALES
(1567-1622)
Une jeune fille de l’île de Sestos avait nourri une petite aigle, avec
le soin que les enfants ont accoutumé d’employer en telles
occupations. L’aigle devenue grande commença petit à petit à voler
et chasser aux oiseaux selon son instinct naturel, puis, s’étant
rendue plus forte, elle se rua sur les bêtes sauvages, sans jamais
manquer d’apporter toujours fidèlement sa proie à sa chère
maîtresse, comme en reconnaissance de la nourriture qu’elle avoi
reçue d’icelle. Or advint-il que cette jeune damoiselle mourut un jour,
tandis que la pauvre aigle était au pourchas2, et son corps, selon la
coutume de ce temps et de ce pays-là, fut mis sur un bûcher en
public pour être brûlé. Mais ainsi que la flamme du feu commençait à
le saisir, l’aigle survint à grands traits d’ailes, et voyant cet inopiné et
triste spectacle, outrée de douleur elle lâcha ses serres, et
abandonnant sa proie se vint jeter sur sa pauvre chère maîtresse, et
la couvrant de ses ailes comme pour la défendre du feu ou pour
l’embrasser de pitié, elle demeura ferme et immobile, mourant et
brûlant courageusement avec elle, l’ardeur de son affection ne
pouvant céder la place aux flammes et ardeurs du feu, pour ainsi se
rendre victime et holocauste de son brave et prodigieux amour,
comme sa maîtresse l’était de la mort et des flammes.
Du ventre de ma mère
Notes
1. Saint François de Sales a lu cette histoire dans Pline (Histoire naturelle, livre X, ch. VI),
ou une variante de cette histoire qui réapparaît chez Élien (La Personnalité des animaux, II,
40). Ajoutons que, plus près de nous, Jean Tzétzès évoque aussi l’aigle de Pyrrhos
(Chiliades, livre IV, Histoire 134, vers 289 et suivants).
2. Action de pourchasser.
II – LES CLASSIQUES
e
Le XVII siècle est, paraît-il, « le grand siècle », en Europe, mais
tout particulièrement dans le royaume de France. Il est de ce fait
classique : il mérite d’être étudié dans les classes. Et pas seulement
dans les classes, d’abord parce que la grandeur de ce siècle en
déborde largement les limites, surtout scolaires, ce à quoi les
philosophes de ce siècle ont donné naissance étant proprement
fondateur, et quelque chose d’historique étant devenu définitif.
Ensuite parce que ce siècle de solidité et de clarté a su accueillir en
lui la controverse, la contradiction, la mise à l’épreuve. Les
philosophes ont su y confronter leurs idées, se contredire sans
concessions, et cela sans jamais le moindre fanatisme. Et il est vrai
que pareille vitalité n’est pas de tous les temps, ni de partout.
[…]
Ibidem, Art. 7
Note
Pour moi, je n’ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus
parfait que ceux du commun ; même j’ai souvent souhaité d’avoir la
pensée aussi prompte, ou l’imagination aussi nette et distincte, ou la
mémoire aussi ample ou aussi présente, que quelques autres. Et je
ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection
de l’esprit ; car pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle est la
seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je
veux croire qu’elle est tout entière en un chacun ; et suivre en ceci
l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et
du moins qu’entre les accidents, et non point entre les formes ou
natures des individus d’une même espèce.
Discours de la Méthode, Première partie
LE NATUREL ET L’ARTIFICIEL
Principes de la philosophie,
Quatrième partie, article 203.
Mais la principale raison, selon moi, qui peut nous persuader que
les bêtes sont privées de raison, est que, bien que parmi celles
d’une même espèce les unes soient plus parfaites que les autres,
comme dans les hommes, ce qui se remarque particulièrement dans
les chevaux et dans les chiens, dont les uns ont plus de dispositions
que les autres à retenir ce qu’on leur apprend, et bien qu’elles nous
fassent toutes connaître clairement leurs mouvements naturels de
colère, de crainte, de faim, et d’autres semblables, ou par la voix, ou
par d’autres mouvements du corps, on n’a point cependant encore
observé qu’aucun animal fût parvenu à ce degré de perfection d’user
d’un véritable langage, c’est-à-dire qui nous marquât par la voix, ou
par d’autres signes, quelque chose qui pût se rapporter plutôt à la
seule pensée qu’à un mouvement naturel. Car la parole est l’unique
signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée
dans le corps ; or tous les hommes les plus stupides et les plus
insensés, ceux même qui sont privés des organes de la langue et de
la parole, se servent de signes, au lieu que les bêtes ne font rien de
semblable, ce que l’on peut prendre pour la véritable différence entre
l’homme et la bête.
Je passe, pour abréger, les autres raisons qui ôtent la pensée aux
bêtes. Il faut pourtant remarquer que je parle de la pensée, non de la
vie ou du sentiment ; car je n’ôte la vie à aucun animal, ne la faisant
consister que dans la seule chaleur du cœur. Je ne leur refuse pas
même le sentiment autant qu’il dépend des organes du corps. Ainsi
mon opinion n’est pas si cruelle aux animaux qu’elle est favorable
aux hommes, je dis à ceux qui ne sont point attachés aux rêveries
de Pythagore, puisqu’elle les garantit du soupçon même de crime
quand ils mangent ou tuent les animaux.
Madame,
J’ai quasi peur que Votre Altesse ne pense que je ne parle pas ici
sérieusement ; mais cela serait contraire au respect que je lui dois,
et que je ne manquerai jamais de lui rendre. Et je puis dire, avec
vérité, que la principale règle que j’ai toujours observée en mes
études et celle que je crois m’avoir le plus servi pour acquérir
quelque connaissance, a été que je n’ai jamais employé que fort peu
d’heures, par jour, aux pensées qui occupent l’imagination, et fort
peu d’heures, par an, à celles qui occupent l’entendement seul, et
que j’ai donné tout le reste de mon temps au relâche des sens et au
repos de l’esprit ; même je compte, entre les exercices de
l’imagination, toutes les conversations sérieuses, et tout ce à quoi il
faut avoir de l’attention. C’est ce qui m’a fait retirer aux champs ; car
encore que, dans la ville la plus occupée du monde, je pourrais avoir
autant d’heures à moi, que j’en emploie maintenant à l’étude, je ne
pourrais pas toutefois les y employer si utilement, lorsque mon esprit
serait lassé par l’attention que requiert le tracas de la vie. Ce que je
prends la liberté d’écrire ici à Votre Altesse, pour lui témoigner que
j’admire véritablement que, parmi les affaires et les soins qui ne
manquent jamais aux personnes qui sont ensemble de grand esprit
et de grande naissance, elle ait pu vaquer aux méditations qui sont
requises pour bien connaître la distinction qui est entre l’âme et le
corps.
Madame,
er
À Chanut, 1 février 1647
INVITATION AU VOYAGE
Baudelaire, écolier, avait sûrement eu à traduire cette lettre en
thème latin. Il l’avait comprise en tout cas : l’homme habite le monde
entier ; sa vérité, son bonheur, ne se limitent pas à la proximité, mais
ils vont aussi loin que ses désirs.
Monsieur,
L’EXPÉRIENCE ET L’AUTORITÉ
S’il s’agit de savoir qui fut premier roi des Français, en quel lieu
les géographes placent le premier méridien, quels mots sont usités
dans une langue morte, et toutes les choses de cette nature, quels
autres moyens que les livres pourraient nous y conduire ? Et qui
pourra rien ajouter de nouveau à ce qu’ils nous en apprennent,
puisqu’on ne veut savoir que ce qu’ils contiennent ? C’est l’autorité
seule qui nous en peut éclaircir. Mais où cette autorité a la principale
force, c’est dans la théologie, parce qu’elle y est inséparable de la
vérité, et que nous ne la connaissons que par elle : de sorte que
pour donner la certitude entière des matières les plus
incompréhensibles à la raison, il suffit de les faire voir dans les livres
sacrés, comme, pour montrer l’incertitude des choses les plus
vraisemblables, il faut seulement faire voir qu’elles n’y sont pas
comprises ; parce que ses principes sont au-dessus de la nature et
de la raison, et que, l’esprit de l’homme étant trop faible pour y
arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir à ces hautes
intelligences s’il n’y est porté par une force toute-puissante et
surnaturelle.
Il n’en est pas de même des sujets qui tombent sous les sens ou
sous le raisonnement : l’autorité y est inutile ; la raison seule a lieu
d’en connaître. Elles ont leurs droits séparés : l’une avait tantôt tout
l’avantage ; ici l’autre règne à son tour. Mais comme les sujets de
cette sorte sont proportionnés à la portée de l’esprit, il trouve une
liberté tout entière de s’y étendre : sa fécondité inépuisable produit
continuellement, et ses inventions peuvent être tout ensemble sans
fin et sans interruption.
[…]
C’est ainsi que la géométrie, l’arithmétique, la musique, la
physique, la médecine, l’architecture, et toutes les sciences qui sont
soumises à l’expérience et au raisonnement, doivent être
augmentées pour devenir parfaites. Les anciens les ont trouvées
seulement ébauchées par ceux qui les ont précédés ; et nous les
laisserons à ceux qui viendront après nous en un état plus accompli
que nous ne les avons reçues.
L’HUMANITÉ
Pensées, 6881
Nous avons donc montré que l’homme est vain par l’estime qu’il
fait des choses qui ne sont point essentielles. Et toutes ces opinions
sont détruites.
Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont très
saines, et qu’ainsi, toutes ces vanités étant très bien fondées, le
peuple n’est pas si vain qu’on dit. Et ainsi nous avons détruit
l’opinion qui détruisait celle du peuple.
99 Ce qui cause cela est que nous sommes bien certains que
nous n’avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux,
mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai.
De sorte que, n’en ayant d’assurance qu’à cause que nous le
voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le
contraire, cela nous met en suspens et nous étonne. Et encore plus
quand mille autres se moquent de notre choix, car il faut préférer nos
lumières à celles de tant d’autres. Et cela est hardi et difficile. Il n’y a
jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux.
L’homme est ainsi fait qu’à force de lui dire qu’il est un sot il le
croit. Et à force de se le dire à soi-même on se le fait croire, car
l’homme fait lui seul une conversation intérieure, qu’il importe de
bien régler. Corrumpunt bonos mores colloquia prava. Il faut se tenir
en silence autant qu’on peut et ne s’entretenir que de Dieu qu’on sait
être la vérité, et ainsi on se le persuade à soi-même.
Épictète. Ceux qui disent : vous (avez) mal à la tête, ce n’est pas
de même. On est assuré de la santé, et non pas de la justice, et en
effet la sienne était une niaiserie.
. Travailler pour l’incertain, aller sur mer, passer sur une planche.
Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce
qui est le plus fort soit suivi.
Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que
ce qui est fort fût juste.
Pensées, 85 et suiv.
LE POUVOIR ET LE POSSIBLE
Toutes les choses qu’il est possible qui arrivent à un sujet ne sont
pas toujours au pouvoir de ce sujet : et quoiqu’on se laisse aisément
prévenir de l’opinion qu’il y a une relation nécessaire de l’un à
l’autre, il n’y a rien de plus facile et de plus commun que de voir le
contraire.
Ce n’est pas que cette relation ne soit aussi assez ordinaire, mais
il s’en faut beaucoup qu’elle soit générale et nécessaire. Voici des
exemples de l’un et de l’autre : Un prince étant légitime héritier d’un
royaume, et reconnu pour véritable roi par tous ses sujets, sans
division et sans répugnance, il est ensemble véritable, et qu’il est
possible qu’il soit roi, et qu’il est en son pouvoir de l’être.
Ainsi il est possible qu’un homme sain et libre coure quand il lui
plaît, et il est aussi en son pouvoir de le faire. En ces exemples il y a
relation de la possibilité au pouvoir.
Mais on sait aussi qu’il est possible qu’un homme vive soixante
ans, et que cependant il n’est au pouvoir de personne, non
seulement d’arriver à cet âge, mais de s’assurer d’un instant de vie.
Et qu’il est possible qu’un prince du sang, quoique le dernier de la
Maison royale, devienne roi légitime, sans qu’il soit toujours en son
pouvoir de le devenir. Et ainsi il est aussi simple et aussi ordinaire de
voir que cette relation ne se rencontre pas, que le contraire d’où il
paraît assez qu’elle n’est pas perpétuelle et nécessaire. Et qu’ainsi il
n’y a point de répugnance nécessaire et convaincante par la seule
force des paroles à dire que les commandements soient possibles
aux hommes ; et que néanmoins les hommes n’aient pas toujours le
pouvoir de les accomplir puisque la grâce par laquelle ils sont
rendus possibles n’est pas toujours et nécessairement dans chacun
des hommes.
Il n’en est pas de même d’un captif retenu dans les fers ; sa liberté
est bien possible, mais elle n’est pas en sa puissance parce que la
rupture de ses chaînes, qui est la cause capable de la lui donner,
n’est pas en sa dépendance. Et ainsi on ne peut dire que sa sortie
soit en sa puissance, quelque possible qu’elle soit en elle-même.
e
4 Écrit sur la grâce, II.
Note
L’être humain est tourné vers l’objectivité, il est fait pour le monde
extérieur et la connaissance de la nature, mais ce qu’il est lui-même
lui échappe.
Dieu, enfin, n’agit que par des lois générales, ce qui nous garantit
une nature lisible, où la mécanique des causes est parfaitement
aveugle et où l’ordre peut, normalement, produire des monstres.
e
Méditations chrétiennes, IX Méditation
LA NATURE
On admet quelque chose de divin dans tous les corps qui nous
environnent, lorsqu’on admet des formes, des facultés, des qualités,
des vertus, ou des êtres réels capables de produire certains effets
par la force de leur nature ; et l’on entre ainsi insensiblement dans le
sentiment des païens par le respect que l’on a pour leur philosophie.
Il est vrai que la foi nous redresse ; mais peut-être que l’on peut dire
que, si le cœur est chrétien, le fond de l’esprit est païen. De plus, il
est difficile de se persuader que l’on ne doive ni craindre ni aimer de
véritables puissances, des êtres qui peuvent agir sur nous, qui
peuvent nous punir par quelque douleur ou nous récompenser par
quelque plaisir.
[…]
[…]
[…]
[…]
XI. Mais pour les sujets, il me paraît certain qu’ils doivent obéir
aveuglément, lorsqu’il n’y va que de leur propre intérêt ; car, pourvu
qu’en obéissant à une des deux puissances on ne manque point à
ce qu’on doit à Dieu ou à la puissance opposée, sans doute il faut
obéir. C’est s’établir juge de son Souverain que de critiquer sa
conduite. C’est s’attribuer une espèce d’indépendance que de ne
vouloir se rendre qu’à sa propre lumière. C’est mépriser la puissance
et se révolter que de prétendre qu’elle doive rendre raison de ses
actions à d’autres qu’à celui qui l’a établie. Mais encore un coup,
c’est lorsqu’on ne nous commande rien contre Dieu même ou contre
la puissance qui le représente. Car comme l’obéissance qu’on rend
au Souverain n’est due et ne se rapporte qu’à Dieu seul, il est clair
qu’on peut et qu’on doit lui désobéir, lorsqu’il commande ce que Dieu
défend, ou par lui-même, par la loi divine et immuable, ou par
quelqu’une des puissances qu’il a établies.
XII. Mais lorsque la loi éternelle ne répond point par son évidence
à notre attention, ou que les lois écrites sont obscures, et que les
deux souveraines puissances nous donnent des ordres opposés,
c’est une nécessité de s’instruire de leurs droits naturels, et d’en tirer
les conséquences qui doivent régler notre conduite. Il faut avoir
recours aux personnes éclairées, et surtout examiner avec soin les
circonstances et les suites du commandement qui nous est fait. Et
enfin, lorsqu’on se voit obligé, par l’obéissance qu’on doit à Dieu, de
désobéir à quelqu’une des puissances qui le représentent, il faut le
faire généreusement et sans crainte, mais avec tout le respect qu’on
doit rendre aux personnes constituées en dignité. Car, quoiqu’il ne
soit pas toujours permis d’obéir aux puissances établies de Dieu, qui
ne sont nullement infaillibles, il n’arrive presque jamais qu’il soit
permis de leur perdre le respect, quelque abus qu’ils fassent de leur
autorité. Comme ils ne perdent point leur dignité et leur caractère par
des commandements injustes, il faut toujours honorer Dieu en leur
personne. Et les supérieurs de leur côté doivent se souvenir qu’ils
ont un maître qui les traitera comme ils auront fait leurs sujets ; et
qu’ils doivent aussi bien qu’eux se soumettre à la loi divine, à
laquelle pour ainsi dire Dieu même se soumet. Et quoiqu’ils soient
peut-être persuadés du droit qu’ils ont de se faire obéir dans
certaines circonstances difficiles et embarrassées, ils ne doivent
point trouver mauvais qu’on hésite, ou qu’on n’obéisse pas
promptement. Car il ne faut pas forcer les hommes à agir contre leur
conscience, ils ne peuvent pas avoir tous un même sentiment,
lorsqu’il y a de grandes difficultés à surmonter pour s’éclaircir de
l’Ordre de leurs devoirs. Il faut les conduire par raison, et lorsqu’ils
ne sont point assez éclairés pour le reconnaître, et que d’ailleurs ils
ne manquent pas aux devoirs qui leur sont connus, certainement ils
méritent qu’on ait pour eux de la compassion et de la
condescendance.
L’INDIVIDU
[…]
Essais de Théodicée, I, 25
Il se trouve que, s’il n’y avait que vertu, s’il n’y avait que créatures
raisonnables, il y aurait moins de bien. Midas se trouva moins riche,
quand il n’eut que de l’or. Outre que la sagesse doit varier. Multiplier
uniquement la même chose, quelque noble qu’elle puisse être, ce
serait une superfluité, ce serait une pauvreté : avoir mille Virgile bien
reliés dans sa bibliothèque, chanter toujours les airs de l’opéra de
Cadmus et d’Hermione, casser toutes les porcelaines pour n’avoir
que des tasses d’or, n’avoir que des boutons de diamants, ne
manger que des perdrix, ne boire que du vin de Hongrie ou de
Shiras ; appellerait-on cela raison ? La nature a eu besoin
d’animaux, de plantes, de corps inanimés ; il y a dans ces créatures
non raisonnables des merveilles qui servent à exercer la raison. Que
ferait une créature intelligente s’il n’y avait point de choses
inintelligentes ? à quoi penserait-elle s’il n’y avait ni mouvement, ni
matière, ni sens ? Si elle n’avait que des pensées distinctes, ce
serait un Dieu, sa sagesse serait sans bornes ; c’est une des suites
de mes méditations. Aussitôt qu’il y a un mélange de pensées
confuses, voilà les sens, voilà la matière. Car ces pensées confuses
viennent du rapport de toutes les choses entre elles suivant la durée
et l’étendue. C’est ce qui fait que, dans ma philosophie, il n’y a point
de créature raisonnable sans quelque corps organique, et qu’il n’y a
point d’esprit créé qui soit entièrement détaché de la matière. Mais
ces corps organiques ne diffèrent pas moins en perfection que les
esprits auxquels ils appartiennent. Donc, puisqu’il faut à la sagesse
de Dieu un monde de corps, un monde de substances capables de
perception et incapables de raison ; enfin puisqu’il fallait choisir, de
toutes les choses, ce qui faisait le meilleur effet ensemble, et que le
vice y est entré par cette porte ; Dieu n’aurait pas été parfaitement
bon, parfaitement sage, s’il l’avait exclu.
Note
LIBERTÉ CHÉRIE
[…]
Note
1. Mot égyptien qui veut dire « bon et vertueux », et rappelle la forme achevée de la
perfection qui équivaut au kalos kagathos des Grecs. Cf. Hérodote, Enquête, II, 143.
GABRIEL NAUDÉ
(1600-1653)
[…]
[…]
LA SAINT-BARTHÉLÉMY
LA POPULACE
Or parce que si cet accident fût arrivé, c’eût été par le moyen de la
populace, laquelle, sans juger et connaître ce qui était de la raison,
se fût jetée à l’impourvu et à l’étourdie sur ceux qu’on lui aurait mis
les premiers en butte de sa fureur ; il n’est pas hors de propos
d’avertir et de mettre pour une troisième persuasion que les
meilleurs coups d’État se faisant par son moyen on doit aussi
particulièrement connaître quel est son naturel, et avec combien de
hardiesse et d’assurance on s’en peut servir, et la tourner et
disposer à ses desseins. Ceux qui en ont fait la plus entière et la
plus particulière description la représentent à bon droit comme une
bête à plusieurs têtes, vagabonde, errante, folle, étourdie, sans
conduite, sans esprit, ni jugement. Et en effet si l’on prend garde à
sa raison, Palingènes dit que le jugement du commun peuple est
toujours sot, et son entendement faible. Si à ses passions, le même
ajoute que la populace est une très cruelle bête, et qu’elle devient
furieuse et frappe le plus souvent. Si à ses mœurs et façons de faire,
voici les mœurs du menu peuple, haïr les choses présentes, désirer
les futures, et célébrer celles qui sont passées. Si à toutes ses
quatre qualités, Salluste nous la représente d’un naturel inconstant,
séditieuse, querelleuse, convoiteuse de choses nouvelles, et
ennemie du repos et de la tranquillité. Mais moi je passe plus outre,
et dis qu’elle est inférieure aux bêtes, pire que les bêtes, et plus
sotte cent fois que les bêtes mêmes ; car les bêtes n’ayant point
l’usage de la raison, elles se laissent conduire à l’instinct que la
nature leur donne pour règle de leur vie, actions, passions et façons
de faire, dont elles ne se départent jamais, sinon lorsque la
méchanceté des hommes les en fait sortir. Là où le peuple (j’entends
par ce mot le vulgaire ramassé, la tourbe et lie populaire, gens sous
quelque couvert que ce soit de basse, servile, et mécanique
condition) étant doué de la raison ; il en abuse en mille sortes, et
devient par son moyen le théâtre où les orateurs, les prédicateurs,
les faux prophètes, les imposteurs, les rusés politiques, les mutins,
les séditieux, les dépités, les superstitieux, les ambitieux, bref tous
ceux qui ont quelque nouveau dessein, représentent leurs plus
furieuses et sanglantes tragédies. Aussi savons-nous que cette
populace est comparée à une mer sujette à toutes sortes de vents et
de tempêtes : au caméléon qui peut recevoir toutes sortes de
couleurs excepté la blanche ; et à la sentine et cloaque dans laquelle
coulent toutes les ordures de la maison. Ses plus belles parties sont
d’être inconstante et variable, approuver et improuver quelque chose
en même temps, courir toujours d’un contraire à l’autre, croire de
léger, se mutiner promptement, toujours gronder et murmurer : bref
tout ce qu’elle pense n’est que vanité, tout ce qu’elle dit est faux et
absurde, ce qu’elle improuve est bon, ce qu’elle approuve mauvais,
ce qu’elle loue infâme, et tout ce qu’elle fait et entreprend n’est que
pure folie. Aussi est-ce ce qui a fait dire à Sénèque, les choses
humaines n’ont pas tant de bonne fortune que les plus saines et les
meilleures soient agréables au plus grand nombre : la foule est
ordinairement une marque du peu de prix que valent les choses.
Note
1. Thébaïde, Livre X.
MADELEINE DE SCUDÉRY
(1607-1701)
LES VOYAGES
CE QU’APPREND LA VIE
– J’y fus entraîné par votre parent, répondit le Solitaire, par des
raisons que je ne puis expliquer. Mais de grâce, reprit Philocrite,
contentez notre curiosité sans nous dire votre nom, ni nulle
circonstance qui vous fasse connaître, puisque vous voulez être
ignoré, & je vous promets de ne dire pas même à mon parent que
nous vous ayons vu.
MONTAIGNE
L’ADMIRATION
D’autres disent que sans savoir quels sont les parties ou les
signes qui marquent les affections des animaux il faut faire cette
distinction, les unes sont propres et les autres sont communes ; les
propres sont particulières à une seule espèce, les autres
conviennent à plusieurs comme la lubricité, quoiqu’elle le soit
davantage aux boucs, aux ânes et aux pourceaux, les autres
animaux ne laissent pas d’en être aussi émus. Donc pour connaître
le signe propre, il faut considérer une seule espèce d’animal,
universellement sujette à une même passion, et ensuite une autre
espèce, en laquelle cette passion ne se rencontre qu’en particulier ;
pour exemple du signe de la force, il faut considérer toutes les
espèces d’animaux, le lion, le taureau, le cheval, le sanglier, etc. Et
si le signe qui est au lion est aussi aux autres, et que les animaux
faibles ne l’aient pas, il faut reconnaître que c’est le signe de la
force.
L’on remarque que les animaux qui ont le nez élevé par-dessus
sont audacieux, que l’audace est quand un animal entreprend
témérairement un combat n’ayant pas de force pour le soutenir, d’où
vient que ce qui est audace à un mouton est valeur à un lion ; la
différence qu’il y a de la force humaine à celle des brutes est que
l’homme a les yeux situés sur une même ligne qui traverse droit au
nerf des oreilles, lequel conduit à l’ouïe ; les animaux brutes au
contraire ont l’œil tirant en bas vers le nez, plus ou moins, suivant
leurs affections naturelles. Secondement, l’homme élève la prunelle
en haut, ce que les animaux ne sauraient faire sans élever le nez, le
mouvement de leur prunelle tournant bien en bas, tant que quelques
fois le blanc paraît beaucoup au-dessus, mais jamais ils ne l’élèvent
en haut. Troisièmement, les sourcils des animaux ne se rencontrent
jamais et baissent toujours leurs pointes en bas, mais ceux de
l’homme s’approchent au milieu du front et haussent leurs pointes du
côté du nez.
Ainsi ce n’est pas assez que les Corps rendent des sons, forment
des voix, ou même articulent des paroles semblables à celles par
lesquelles je dis ce que je pense, pour me persuader qu’ils pensent
tout ce qu’ils semblent dire. Par exemple, je ne dois pas légèrement
croire qu’un perroquet ait aucune pensée quand il prononce
quelques mots : car outre que je remarque qu’après lui avoir répété
une prodigieuse quantité de fois les mêmes paroles dans un certain
ordre, il ne rend jamais que les mêmes mots & dans la même suite ;
il me semble que ne faisant point ces redites à propos, il imite moins
les hommes que les échos qui ne répondent jamais que ce qu’on
leur a dit ; & s’il y a quelque différence entre les perroquets & les
échos, c’est que les rochers en repoussant l’air sans rien changer
aux impressions qu’il a reçues, rendent les mêmes voix qui les ont
frappés, au lieu que les perroquets forment une autre voix semblable
à celle qui leur a frappé l’oreille, & que souvent ils répètent les
Paroles qu’on ne leur redit plus. Mais enfin, comme je ne puis pas
dire que les rochers parlent quand ils renvoient les paroles, je n’ose
pas assurer aussi que les perroquets parlent quand ils les répètent ;
car il me semble que parler n’est pas répéter les mêmes paroles
dont on a eu l’oreille frappée, mais que c’est en proférer d’autres à
propos de celles-là : & comme j’ai raison de croire que tous les corps
qui font des échos ne pensent point, quoique je leur entende redire
mes paroles, parce qu’ils ne les rendent jamais que dans l’ordre que
je les ai proférées, je devrais juger par la même raison que les
perroquets ne pensent point aussi.
LE CORPS
LES BÊTES
De sorte que s’il ne se rencontre dans les bêtes que des effets
semblables, nous ne pouvons pas dire raisonnablement qu’elles
aient autre chose que le corps.
Mais pour nous, il faut avouer (quoi que nous devions attribuer à
nos corps en ce qui regarde les causes & les effets de la voix) qu’il y
a toujours quelque chose qui les accompagne, qui ne peut être que
de la part de l’âme. Car s’il est vrai de dire en général qu’il suffirait
des mouvements auxquels notre corps est propre, & des effets que
font sur lui les divers objets qui agitent son cerveau pour le
conserver, parce que la proportion que Dieu a mise entre lui & les
autres corps de l’Univers lui donne sans que nous y pensions tout ce
qui le peut entretenir dans un état convenable à sa nature ; il est vrai
aussi de dire que tout cela se passerait en nous sans que nous nous
en aperçussions, si nous n’avions que le corps.
LA PAROLE
De sorte que la parole n’est autre chose qu’une voix, par laquelle
on signifie ce qu’on pense : ce n’est pas qu’on ne puisse (comme ici
j’ai déjà remarqué) joindre ses pensées à d’autres signes qu’à la
voix, comme aux caractères de l’écriture, ou à certains gestes, &
qu’en effet toutes ces manières de s’exprimer ne soient des façons
de parler, à prendre le mot de parler en général.
Car enfin l’esprit doit plus aisément apercevoir une pensée, qui est
une chose spirituelle, que le signe de cette pensée, puisque ce signe
est une chose corporelle.
Quand vous lisez si souvent dans leurs écrits que les rois
entreront en foule dans l’Église, et qu’ils en seront les protecteurs et
les nourriciers, vous reconnaissez à ces paroles les empereurs et
les autres princes chrétiens ; et comme les rois vos ancêtres se sont
signalez plus que tous les autres, en protégeant et en étendant
l’Église de Dieu, je ne craindrai point de vous assurer que c’est eux
qui de tous les rois sont prédits le plus clairement dans ces illustres
prophéties.
Dieu donc qui avait dessein de se servir des divers empires pour
châtier, ou pour exercer, ou pour étendre, ou pour protéger son
peuple, voulant se faire connaître pour l’auteur d’un si admirable
conseil, en a découvert le secret à ses prophètes, et leur a fait
prédire ce qu’il avait résolu d’exécuter. C’est pourquoi comme les
empires entraient dans l’ordre des desseins de Dieu sur le peuple
qu’il avait choisi, la fortune de ces empires se trouve annoncée par
les mêmes oracles du Saint-Esprit qui prédisent la succession du
peuple fidèle.
[…]1
CE MOI OÙ JE ME RENFERME…
Où l’on retrouve les Méditations Métaphysiques de Descartes.
Mais avec une reprise, dramatisée, de la preuve de l’existence de
Dieu dite a contingentia mei.
Note
1. La place nous manque pour donner les pages suivantes, consacrées en particulier aux
animaux. Elles relèvent du même étonnement continué…
III – LES LUMIÈRES
e
Le XVIII siècle, ce sont les Lumières, mais pas seulement. Il y faut
aussi d’ombre, « une morne moitié » – pas si morne, comme nous le
verrons.
[…] les savants sont quelquefois une aussi méchante caution que
le peuple, & […] une tradition fortifiée de leur témoignage n’est pas
pour cela exempte de fausseté. Il ne faut donc pas que le nom & le
titre de savant nous en impose. Que savons-nous si ce grand
Docteur qui avance quelque doctrine a apporté plus de façon à s’en
convaincre qu’un ignorant qui l’a crûe sans l’examiner ? Si le
Docteur en a fait autant, sa voix n’a pas plus d’autorité que celle de
l’autre, puisqu’il est certain que le témoignage d’un homme ne doit
avoir de force qu’a proportion du degré de certitude qu’il s’est acquis
en s’instruisant pleinement du fait.
– J’ai vu des gens qui l’en estimaient moins, depuis qu’ils l’avaient
connu.
er
Entretiens sur la pluralité des mondes, I soir
JEAN MESLIER
(1664-1729)
D’un autre côté, on n’y verra qu’un mélange de quantité de lois &
d’ordonnances, ou de pratiques superstitieuses, touchant les
sacrifices, les purifications de l’ancienne loi, le vain discernement
des animaux, dont elle suppose les uns purs & les autres impurs.
Ces lois ne sont pas plus respectables que celles des nations les
plus idolâtres.
Pour faire tout cela, il est visible qu’il ne fallait pas avoir un grand
génie, ni avoir des révélations Divines. Ce n’est pas faire honneur à
un Dieu.
Enfin on ne voit, dans ces livres, que les discours, la conduite &
les actions de ces renommés Prophètes qui se disaient être tout
particulièrement inspirés de Dieu. On verra leur manière d’agir & de
parler, leurs songes, leurs illusions, leurs rêveries ; & il sera facile de
juger qu’ils ressemblaient beaucoup plus à des visionnaires & à des
fanatiques qu’à des personnes sages & éclairées.
Mais ce qui fait encore voir que ces sortes de livres ne peuvent
venir d’aucune inspiration Divine, c’est qu’outre la bassesse & la
grossièreté du style, & le défaut d’ordre dans la narration des faits
particuliers qui y sont très mal circonstanciés, on ne voit point que
les auteurs s’accordent ; ils se contredisent en plusieurs choses ; ils
n’avaient pas même assez de lumières & de talents naturels pour
bien rédiger une histoire.
Mais on doit avoir une idée plus vaste et plus juste du philosophe,
& voici le caractère que nous lui donnons.
Les autres hommes sont emportés par leurs passions, sans que
les actions qu’ils font soient précédées de la réflexion : ce sont des
hommes qui marchent dans les ténèbres ; au lieu que le philosophe
dans ses passions mêmes, n’agit qu’après la réflexion ; il marche la
nuit, mais il est précédé d’un flambeau.
[…]
[…]
[…]
[…]
nous voulons un homme, & leur sage n’était qu’un fantôme. Ils
rougissaient de l’humanité, & nous nous en faisons gloire ; nous
voulons mettre les passions à profit ; nous voulons en faire un usage
raisonnable, et par conséquent possible, et ils voulaient follement
anéantir les passions, & nous élever au-dessus et nous abaisser au-
dessous de notre nature par une insensibilité chimérique. Les
passions lient les hommes entr’eux, et c’est pour nous un doux
plaisir que cette liaison. Nous ne voulons ni détruire nos passions, ni
en être tyrannisés, mais nous voulons nous en servir et les régler
pour lui, il ne prétend pas au chimérique honneur de détruire les
passions, parce que cela est impossible ; mais il travaille à n’en être
pas tyrannisé, à les mettre à profit, & à en faire un usage
raisonnable, parce que cela est possible, & que la raison le lui
ordonne.
L’HISTOIRE
C’est là qu’on apprend à n’estimer les hommes que par le bien
qu’ils font, et non par l’appareil imposant qui les entoure : les
souverains, ces hommes assez malheureux pour que tout conspire à
leur cacher la vérité, peuvent eux-mêmes se juger d’avance à ce
tribunal intègre et terrible ; le témoignage que rend l’histoire à ceux
de leurs prédécesseurs qui leur ressemblent, est l’image de ce que
la postérité dira d’eux.
DE L’UTILITÉ DU LATIN
Y a-t-il sur le globe des contrées dont la nature ait condamné les
habitants à ne jamais jouir de la liberté, à ne jamais exercer leur
raison ?
[…]
[…]
[…]
IMMORTALITÉ ?
[…]
La terre élevée au-dessus du niveau de la mer est à l’abri de ses
irruptions ; sa surface émaillée de fleurs, parée d’une verdure
toujours renouvelée, peuplée de mille et mille espèces d’animaux
différents, est un lieu de repos, un séjour de délices où l’homme,
placé pour seconder la nature, préside à tous les êtres ; seul entre
tous, capable de connaître et digne d’admirer, Dieu l’a fait spectateur
de l’univers et témoin de ses merveilles ; l’étincelle divine dont il est
animé le rend participant aux mystères divins : c’est par cette
lumière qu’il pense et réfléchit, c’est par elle qu’il voit et lit dans le
livre du monde comme dans un exemplaire de la Divinité.
Quelle est belle, cette nature cultivée ! que par les soins de
l’homme elle est brillante et pompeusement parée ! Il en fait lui-
même le principal ornement, il en est la production la plus noble, en
se multipliant il en multiplie le germe le plus précieux, elle-même
aussi semble se multiplier avec lui ; il met au jour par son art tout ce
qu’elle recelait dans son sein : que de trésors ignorés, que de
richesses nouvelles ! Les fleurs, les fruits, les grains, perfectionnés,
multipliés à l’infini ; les espèces utiles d’animaux transportées,
propagées, augmentées sans nombre ; les espèces nuisibles
réduites, confinées, reléguées : l’or, et le fer plus nécessaire que l’or,
tirés des entrailles de la terre : les torrents contenus, les fleuves
dirigés, resserrés ; la mer même soumise, reconnue, traversée d’un
hémisphère à l’autre ; la terre accessible partout, partout rendue
aussi vivante que féconde ; dans les vallées de riantes prairies, dans
les plaines de riches pâturages, ou des moissons encore plus
riches ; les collines chargées de vignes et de fruits, leurs sommets
couronnés d’arbres utiles et de jeunes forêts ; les déserts devenus
des cités habitées par un peuple immense, qui, circulant sans cesse,
se répand de ces centres jusqu’aux extrémités ; des routes ouvertes
et fréquentées, des communications établies partout comme autant
de témoins de la force et de l’union de la société : mille autres
monuments de puissance et de gloire démontrent assez que
l’homme, maître du domaine de la terre, en a changé, renouvelé la
surface entière, et que de tout temps il partage l’empire avec la
nature.
Qu’on ne m’objecte point que les animaux sont pour la plupart des
êtres féroces, qui ne sont pas capables de sentir les maux qu’ils
font ; car tous les hommes distinguent-ils mieux les vices & les
vertus ? Il est dans notre espèce de la férocité, comme dans la leur.
Les hommes qui sont dans la barbare habitude d’enfreindre la loi
naturelle, n’en sont pas si tourmentés que ceux qui la transgressent
pour la première fois, & que la force de l’exemple n’a point endurcis.
Il en est de même des animaux, comme des hommes ; les uns & les
autres peuvent être plus ou moins féroces par tempérament, & ils le
deviennent encore plus avec ceux qui le sont. Mais un animal doux,
pacifique, qui vit avec d’autres animaux semblables, & d’aliments
doux, sera ennemi du sang & du carnage ; il rougira intérieurement
de l’avoir versé ; avec cette différence peut-être, que comme chez
eux tout est immolé aux besoins, aux plaisirs, & aux commodités de
la vie, dont ils jouissent plus que nous, leurs remords ne semblent
pas devoir être si vifs que les nôtres, parce que nous ne sommes
pas dans la même nécessité qu’eux. La coutume émousse, & peut-
être étouffe les remords, comme les plaisirs.
Mais je veux pour un moment supposer que je me trompe, & qu’il
n’est pas juste que presque tout l’univers ait tort à ce sujet, tandis
que j’aurais seul raison ; j’accorde que les animaux, même les plus
excellents, ne connaissent pas la distinction du bien & du mal moral,
qu’ils n’ont aucune mémoire des attentions qu’on a eues pour eux,
du bien qu’on leur a fait, aucun sentiment de leurs propres vertus ;
que ce lion, par exemple, dont j’ai parlé après tant d’autres, ne se
souvienne pas de n’avoir pas voulu ravir la vie à cet homme qui fut
livré à sa furie, dans un spectacle plus inhumain que tous les lions,
les tigres & les ours ; tandis que nos compatriotes se battent,
Suisses contre Suisses, frères contre frères, se reconnaissent,
s’enchaînent, ou se tuent sans remords, parce qu’un prince paie
leurs meurtres : je suppose enfin que la loi naturelle n’ait pas été
donnée aux animaux, quelles en seront les conséquences ?
L’homme n’est pas pétri d’un limon plus précieux ; la nature n’a
employé qu’une seule même pâte, dont elle a seulement varié les
levains. Si donc l’animal ne se repent pas d’avoir violé le sentiment
intérieur dont je parle, ou plutôt s’il en est absolument privé, il faut
nécessairement que l’homme soit dans le même cas : moyennant
quoi adieu la loi naturelle, tous ces beaux traités qu’on a publiés sur
elle ! Tout le règne animal en serait généralement dépourvu. Mais
réciproquement si l’homme ne peut se dispenser de convenir qu’il
distingue toujours, lorsque la santé le laisse jouir de lui-même, ceux
qui ont de la probité, de l’humanité, de la vertu, de ceux qui ne sont
ni humains, ni vertueux, ni honnêtes gens ; qu’il est facile de
distinguer ce qui est vice, ou vertu, par l’unique plaisir, ou la propre
répugnance, qui en sont comme les effets naturels, il s’ensuit que
les animaux formés de la même matière, à laquelle il n’a peut-être
manqué qu’un degré de fermentation, pour égaler les hommes en
tout, doivent participer aux mêmes prérogatives de l’animalité, &
qu’ainsi il n’est point d’âme, ou de substance sensitive, sans
remords.
ÊTRE MACHINE
[…]
Ne disons point que toute machine, ou tout animal, périt tout à fait,
ou prend une autre forme, après la mort ; car nous n’en savons
absolument rien. Mais assurer qu’une machine immortelle est une
chimère, ou un être de raison, c’est faire un raisonnement aussi
absurde, que celui que feraient des chenilles qui, volant les
dépouilles de leurs semblables, déploreraient amèrement le sort de
leur espèce qui leur semblerait s’anéantir. L’âme de ces insectes
(car chaque animal a la sienne) est trop bornée pour comprendre les
métamorphoses de la nature. Jamais un seul des plus rusés d’entre
eux n’eût imaginé qu’il dût devenir papillon. Il en est de même de
nous. Que savons-nous plus de notre destinée que de notre
origine ? Soumettons-nous donc à une ignorance invincible, de
laquelle notre bonheur dépend.
Qui pensera ainsi, sera sage, juste, tranquille sur son sort, & par
conséquent heureux. Il attendra la mort, sans la craindre, ni la
désirer ; & chérissant la vie, comprenant à peine comment le dégoût
vient corrompre un cœur dans ce lieu plein de délices ; plein de
respect pour la nature ; plein de reconnaissance, d’attachement, &
de tendresse, à proportion du sentiment & des bienfaits qu’il en a
reçus, heureux enfin de la sentir & d’être au charmant spectacle de
l’univers, il ne la détruira certainement jamais dans soi, ni dans les
autres. Que dis-je ! Plein d’humanité, il en aimera le caractère
jusques dans ses ennemis. Jugez comme il traitera les autres. Il
plaindra les vicieux, sans les haïr ; ce ne seront à ses yeux que des
hommes contrefaits. Mais en faisant grâce aux défauts de la
conformation de l’esprit & du corps, il n’en admirera pas moins leurs
beautés & leurs vertus. Ceux que la nature aura favorisés lui
paraîtront mériter plus d’égards que ceux qu’elle aura traités en
marâtre. C’est ainsi qu’on a vu que les dons naturels, la source de
tout ce qui s’acquiert, trouvent dans la bouche & le cœur du
matérialiste des hommages que tout autre leur refuse injustement.
Enfin le matérialiste convaincu, quoi que murmure sa propre vanité,
qu’il n’est qu’une machine, ou qu’un animal, ne maltraitera point ses
semblables ; trop instruit sur la nature de ces actions, dont
l’inhumanité est toujours proportionnée au degré d’analogie prouvée
ci-devant ; ne voulant pas en un mot, suivant la loi naturelle donnée
à tous les animaux, faire à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fit.
L’Homme machine
ÉTIENNE BONNOT DE CONDILLAC
(1714-1780)
UNE STATUE…
[…]
Comme il a remarqué, que tous lui ont à peu près dit les mêmes
choses ; il s’est borné à rendre compte de celui dont il a tiré le plus
de détails.
Dans le premier cas, ce sera une preuve que l’œil juge, sans avoir
tiré aucun secours du tact ; et dans le second, qu’il ne juge qu’après
l’avoir consulté.
L’ENFANT SAUVAGE
LA CONSCIENCE
[…]
Une conscience éclairée est le guide de l’homme moral ; elle ne
peut être le fruit que d’une grande expérience, d’une connaissance
parfaite de la vérité, d’une raison cultivée, d’une éducation qui ait
convenablement modifié un tempérament, propre à recevoir la
culture qu’on a pu lui donner. Une conscience de cette trempe, loin
d’être dans l’homme l’effet d’un sens moral inhérent à sa nature, loin
d’être commune à tous les êtres de notre espèce, est infiniment rare,
& ne se trouve que dans un petit nombre d’hommes choisis, bien
nés, pourvus d’une imagination vive ou d’un cœur très sensible, &
convenablement modifié.
Pour peu que l’on regarde autour de soi, l’on reconnaîtra ces
vérités : on trouvera que très peu de gens sont à portée de faire les
expériences & les réflexions nécessaires à la conduite de la vie. Très
peu de gens ont le calme & le sang froid qui rendent capable de
peser & de prévoir les conséquences de leurs actions ; enfin la
conscience de la plupart des hommes est dépravée par les préjugés,
les exemples, les idées fausses, les institutions déraisonnables qu’ils
rencontrent dans la Société.
Le repentir est une douleur interne d’avoir fait quelque chose dont
nous envisageons les conséquences désagréables ou dangereuses
pour nous-mêmes.
Il n’y a que des réflexions profondes & suivies sur les rapports
immuables & les devoirs de la Morale, qui puissent éclairer la
conscience, & nous montrer ce que nous devons éviter ou faire,
indépendamment des notions fausses que nous trouvons établies.
La conscience est nulle, ou du moins elle se fait très faiblement, très
passagèrement entendre dans les sociétés trop nombreuses, où les
hommes ne font point assez remarqués, où les êtres les plus
méchants se perdent dans la foule.
D’où l’on voit que la conscience suppose une imagination qui nous
peigne d’une façon vive & marquée les sentiments que nous
excitons dans les autres ; un homme sans imagination ne se
représente que peu ou point ces impressions ou sentiments ; il ne se
met point en leur place. Il est très difficile de faire un homme de bien
d’un stupide, à qui l’imagination ne dit rien, ainsi que d’un insensé
que cette imagination tient dans une ivresse continuelle.
Tout nous prouve donc que la conscience, loin d’être une qualité
innée ou inhérente à la nature humaine, ne peut être le fruit que de
l’expérience, de l’imagination guidée par la raison, de l’habitude de
la replier sur soi, de l’attention sur ses actions, de la prévoyance de
leurs influences sur les autres & de leur réaction sur nous-mêmes.
INFINIMENT PETIT
Or Dieu n’a rien fait en vain. Quand il dispose un lieu propre à être
habité, il y met des animaux ; il n’est pas borné par la petitesse de
l’espace. Il en a mis avec des nageoires dans de simples gouttes
d’eau, et en si grand nombre, que le physicien Leeuwenhoek en a
compté des milliers. On peut donc croire, par analogie, qu’il y a des
animaux qui paissent sur les feuilles des plantes, comme les
bestiaux dans nos prairies ; qui se couchent à l’ombre de leurs poils
imperceptibles, et qui boivent, dans leurs glandes façonnées en
soleil, des liqueurs d’or et d’argent. Chaque partie des fleurs doit leur
offrir des spectacles dont nous n’avons point d’idée. Les anthères
jaunes des fleurs suspendues sur des filets blancs leur présentent
de doubles solives d’or en équilibre sur des colonnes plus belles que
l’ivoire ; les corolles, des voûtes de rubis et de topaze d’une
grandeur incommensurable ; les nectaires, des fleuves de sucre ; les
autres parties de la floraison, des coupes, des urnes, des pavillons,
des dômes que l’architecture et l’orfèvrerie des hommes n’ont pas
encore imités.
[…]
[…]
SOLITUDE
La lumière les éblouit. Ce qui n’est rien est tout pour eux ; ce qui
est tout ne leur semble rien. Cependant qui ne vous voit pas n’a rien
vu, qui ne vous goûte point n’a jamais rien senti : il est comme s’il
n’existait pas, et sa vie entière n’est qu’un songe malheureux.
[…]
LES TOMBEAUX
PAYSAGES
Opposons au saule l’aune, qui se plaît comme lui sur les bords
des fleuves, et qui, par sa forme pareille à celle d’une longue tour,
son feuillage large, sa verdure sombre, ses racines charnues, faites
comme des cordes qui courent le long des rivages, dont elles lient
les terres, contraste en tout avec la masse étendue, la feuille légère,
la verdure frappée de blanc, et les racines pivotantes du saule ;
ajoutons-y les individus de l’aune des différents âges qui s’élèvent
comme autant d’obélisques de verdure, avec leurs plantes parasites,
telles que des capillaires qui rayonnent en étoiles sur leur tronc
humide, de longues scolopendres qui pendent de leurs rameaux
jusqu’à terre, et les autres accessoires en insectes et en oiseaux, et
même en quadrupèdes, qui contrastent probablement en formes, en
couleurs, en allures et en instincts avec ceux du saule ; nous aurons,
avec deux genres d’arbres, un concert ravissant de végétaux et
d’animaux. Si nous éclairons ces bosquets des premiers rayons de
l’aurore, nous verrons à la fois des ombres fortes et transparentes se
répandre sur le gazon, une verdure sombre et une verdure argentée
se découper sur l’azur des cieux, et leurs doux reflets, confondus
ensemble, se mouvoir au sein des eaux.
Ce qui est sûr, c’est que ces trois-là ont compris leur temps.
CHARLES LOUIS DE MONTESQUIEU
(1689-1755)
[…]
DES LOIS
[…]
Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu’ils ont
faites : mais ils en ont aussi qu’ils n’ont pas faites. Avant qu’il y eût
des êtres intelligents, ils étaient possibles, ils avaient donc des
rapports possibles, & par conséquent des lois possibles. Avant qu’il
y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire
qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent
les lois positives ; c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous
les rayons n’étaient pas égaux.
Il faut donc avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi positive
qui les établit : comme par exemple, que supposé qu’il y eût des
sociétés d’hommes, il serait juste de se conformer à leurs lois ; que
s’il y avait des êtres intelligents qui eussent reçu quelque bienfait
d’un autre être, ils devraient en avoir de la reconnaissance ; que si
un être intelligent avait créé un être intelligent, le créé devrait rester
dans la dépendance qu’il a eue dès son origine ; qu’un être
intelligent qui a fait du mal à un être intelligent, mérite de recevoir le
même mal ; & ainsi du reste.
Mais il s’en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien
gouverné que le monde physique. Car quoique celui-là ait aussi des
lois qui par leur nature sont invariables, il ne les suit pas
constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison
en est que les êtres particuliers intelligents sont bornés par leur
nature, & par conséquent sujets à l’erreur ; & d’un autre côté, il est
de leur nature qu’ils agissent par eux-mêmes. Ils ne suivent donc
pas constamment leurs lois primitives, & celles même qu’ils se
donnent, ils ne les suivent pas toujours.
[…]
L’homme, comme être physique, est ainsi que les autres corps,
gouverné par des lois invariables : comme être intelligent, il viole
sans cesse les lois que Dieu a établies, & change celles qu’il établit
lui-même. Il faut qu’il se conduise ; & cependant il est un être borné ;
il est sujet à l’ignorance & à l’erreur, comme toutes les intelligences
finies ; les faibles connaissances qu’il a, il les perd encore : comme
créature sensible, il devient sujet à mille passions. Un tel être
pouvait à tous les instants oublier son créateur ; Dieu l’a rappelé à lui
par les lois de la religion : un tel être pouvait à tous les instants
s’oublier lui-même ; les philosophes l’ont averti par les lois de la
morale : fait pour vivre dans la société, il y pouvait oublier les
autres ; les législateurs l’ont rendu à ses devoirs par les lois
politiques & civiles.
LA LIBERTÉ POLITIQUE
Il n’y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, &
qui ait frappé les esprits de tant de manières, que celui de liberté.
Les uns l’ont pris pour la facilité de déposer celui à qui ils avaient
donné un pouvoir tyrannique ; les autres, pour la faculté d’élire celui
à qui ils devaient obéir ; d’autres, pour le droit d’être armés, & de
pouvoir exercer la violence ; ceux-ci, pour le privilège de n’être
gouvernés que par un homme de leur nation, ou par leurs propres
lois. Certain peuple a longtemps pris la liberté pour l’usage de porter
une longue barbe. Ceux-ci ont attaché ce nom à une forme de
gouvernement, & en ont exclu les autres. Ceux qui avaient goûté du
gouvernement républicain l’ont mise dans ce gouvernement ; ceux
qui avaient joui du gouvernement monarchique l’ont placée dans la
monarchie. Enfin chacun a appelé liberté le gouvernement qui était
conforme à ses coutumes, ou à ses inclinations : et comme dans
une république on n’a pas toujours devant les yeux, & d’une manière
si présente, les instruments des maux dont on se plaint, & que
même les lois paraissent y parler plus, & les exécuteurs de la loi y
parler moins ; on la place ordinairement dans les républiques, & on
l’a exclue des monarchies. Enfin, comme dans les démocraties le
peuple paraît à peu près faire ce qu’il veut, on a mis la liberté dans
ces sortes de gouvernements, & on a confondu le pouvoir du peuple
avec la liberté du peuple.
Il est vrai que dans les démocraties le peuple paraît faire ce qu’il
veut : mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on
veut. Dans un État, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la
liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, &
à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir.
Quelle vive et douce réaction n’en résultera-t-il pas des êtres vers
l’homme, de l’homme vers les êtres ? Voilà ce qui nous a déterminés
à chercher dans les facultés principales de l’homme la division
générale à laquelle nous avons subordonné notre travail. Qu’on
suive telle autre voie qu’on aimera mieux, pourvu qu’on ne substitue
pas à l’homme un être muet, insensible et froid. L’homme est le
terme unique d’où il faut partir, et auquel il faut tout ramener, si l’on
veut plaire, intéresser, toucher, jusque dans les considérations les
plus arides et les détails les plus secs. Abstraction faite de mon
existence et du bonheur de mes semblables, que m’importe le reste
de la nature ?
DESPOTISME ÉCLAIRÉ
Réfutation d’Helvétius
Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il
est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque
part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent
une fin, et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon
existence éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui
s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de
ces masses suspendues au-dessus de ma tête, et qui s’ébranlent ?
Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière ; et je ne veux
pas mourir ! et j’envie un faible tissu de fibres et de chair, à une loi
générale qui s’exécute sur le bronze ! Un torrent entraîne les nations
les unes sur les autres, au fond d’un abîme commun ; moi, moi seul,
je prétends m’arrêter sur le bord, et fendre le flot qui coule à mes
côtés !
Sous ces arcades obscures, la pudeur serait moins forte dans une
femme honnête ; l’entreprise d’un amant tendre et timide, plus vive
et plus courageuse. Nous aimons, sans nous en douter, tout ce qui
nous livre à nos penchants, nous séduit, et excuse notre faiblesse.
Je quitterai le fond de cet antre, et j’y laisserai la mémoire importune
du moment, dit une femme ; et elle ajoute : si l’on m’a trompée, et
que la mélancolie m’y ramène, je m’abandonnerai à toute ma
douleur. La solitude retentira de ma plainte. Je déchirerai le silence
et l’obscurité de mes cris, et lorsque mon âme sera rassasiée
d’amertumes, j’essuierai mes larmes de mes mains ; je reviendrai
parmi les hommes, et ils ne soupçonneront pas que j’ai pleuré.
Salons de 1767
Note
[…]
[…]
Mais comment savez-vous, Monsieur, que j’irais vivre dans les
bois si ma santé me le permettait, plutôt que parmi mes Concitoyens
pour lesquels vous connaissez ma tendresse ? Loin de rien dire de
semblable dans mon ouvrage, vous y avez dû voir des raisons très
fortes de ne point choisir ce genre de vie. Je sens trop en mon
particulier combien peu je puis me passer de vivre avec des
hommes aussi corrompus que moi, & le sage même, s’il en est, n’ira
pas aujourd’hui chercher le bonheur au fond d’un désert. Il faut fixer,
quand on le peut, son séjour dans sa Patrie pour l’aimer & la servir.
Heureux celui qui, privé de cet avantage, peut au moins vivre au
sein de l’amitié dans la Patrie commune du genre humain, dans cet
asyle immense ouvert à tous les hommes, où se plaisent également
l’austère sagesse & la jeunesse folâtre ; où règnent l’humanité,
l’hospitalité, la douceur, & tous les charmes d’une société facile ; où
le pauvre trouve encore des amis, la vertu des exemples qui
l’animent, & la raison des guides qui l’éclairent. C’est sur ce grand
théâtre de la fortune, du vice, & quelquefois des vertus, qu’on peut
observer avec fruit le spectacle de la vie ; mais c’est dans son pays
que chacun devrait en paix achever la sienne.
JUSTICE
Émile, livre IV
LA CONSCIENCE
Émile, livre IV
Ceux d’entre nous qui sont à portée de converser avec des Juifs
ne sont guère plus avancés. Les malheureux se sentent à notre
discrétion ; la tyrannie qu’on exerce envers eux les rend craintifs ; ils
savent combien peu l’injustice et la cruauté coûtent à la charité
chrétienne : qu’oseront-ils dire sans s’exposer à nous faire crier au
blasphème ? L’avidité nous donne du zèle, et ils sont trop riches
pour n’avoir pas tort. Les plus savants, les plus éclairés sont toujours
les plus circonspects. Vous convertirez quelque misérable, payé
pour calomnier sa secte ; vous ferez parler quelques vils fripiers, qui
céderont pour vous flatter ; vous triompherez de leur ignorance ou
de leur lâcheté, tandis que leurs docteurs souriront en silence de
votre ineptie. Mais croyez-vous que dans des lieux où ils se
sentiraient en sûreté l’on eût aussi bon marché d’eux ? En
Sorbonne, il est clair comme le jour que les prédictions du Messie se
rapportent à Jésus-Christ. Chez les rabbins d’Amsterdam, il est tout
aussi clair qu’elles n’y ont pas le moindre rapport. Je ne croirai
jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs, qu’ils n’aient un État
libre, des écoles, des universités, où ils puissent parler et disputer
sans risque. Alors seulement nous pourrons savoir ce qu’ils ont à
dire.1
Émile, livre IV
[…]
Je suis trop pressé de vous envoyer cette lettre, pour vous faire à
présent un détail de mon voyage ; j’ose espérer d’en avoir bientôt
une occasion plus commode. Je me contente ici de vous en donner
une légère idée, plus pour exciter que pour satisfaire votre curiosité.
J’ai mis près de quatre ans au trajet immense dont je viens de vous
parler, et suis revenu dans le même vaisseau sur lequel j’étais parti,
le seul que le commandant ait ramené de son escadre.
Notes
1. Citons également ici ces lignes extraites des Fragments politiques : « Un spectacle
étonnant et vraiment unique est de voir un peuple expatrié n’ayant plus ni lieu ni terre
depuis près de deux mille ans, un peuple altéré, chargé, mêlé d’étrangers depuis plus de
temps encore, n’ayant plus peut-être un seul rejeton des premières races, un peuple épars,
dispersé sur la terre, asservi, persécuté, méprisé de toutes les nations, conserver pourtant
ses coutumes, ses lois, ses mœurs, son amour patriotique et sa première union sociale
quand tous les liens en paraissent rompus. Les Juifs nous donnent cet étonnant spectacle ;
les lois de Solon, de Numa, de Lycurgue sont mortes, celles de Moïse bien plus antiques
vivent toujours. Athènes, Sparte, Rome ont péri et n’ont plus laissé d’enfants sur la terre.
Sion détruite n’a pas perdu les siens, ils se conservent, ils se multiplient, s’étendent par tout
le monde et se reconnaissent toujours, ils se mêlent chez tous les peuples et ne s’y
confondent jamais ; ils n’ont plus de chefs et sont toujours un peuple, ils n’ont plus de patrie
et sont toujours citoyens. »
2. Le Tasse, La Gerusalemme liberata, III, 1.31. [« Sur une mer incertaine, sous des
cieux inconnus, je fis l’expérience d’une onde traîtresse et d’un vent infidèle. »].
LA PART DES TÉNÈBRES ?
Si les très grands – Montesquieu, Diderot, Rousseau, et sans
doute quelques autres – ont débordé le cadre des Lumières, il est
d’autres philosophes, possiblement moins grands, qui se sont tenus
résolument à l’écart et n’en ont jamais partagé les valeurs.
À moins, bien sûr, que la raison dont il tire ses principes ne doive
être tenue pour une raison déréglée ou pervertie.
CRUAUTÉ
LA PEINE DE MORT
La nécessité de faire des lois douces, et surtout d’anéantir pour
jamais l’atrocité de la peine de mort, parce que la loi qui attente à la
vie d’un homme est impraticable, injuste, inadmissible ; ce n’est pas,
ainsi que je le dirai tout à l’heure, qu’il n’y ait une infinité de cas où,
sans outrager la nature (et c’est ce que je démontrerai), les hommes
n’aient reçu de cette mère commune l’entière liberté d’attenter à la
vie les uns des autres, mais c’est qu’il est impossible que la loi
puisse obtenir le même privilège, parce que la loi froide par elle-
même ne saurait être accessible aux passions qui peuvent légitimer
dans l’homme la cruelle action du meurtre ; l’homme reçoit de la
nature les impressions qui peuvent lui faire pardonner cette action,
et la loi au contraire toujours en opposition à la nature, et ne
recevant rien d’elle, ne peut être autorisée à se permettre les mêmes
écarts ; n’ayant pas les mêmes motifs, il est impossible qu’elle ait les
mêmes droits, voilà de ces distinctions savantes et délicates qui
échappent à beaucoup de gens, parce que fort peu de gens
réfléchissent ; mais elles seront accueillies des gens instruits à qui je
les adresse, et elles influeront, je l’espère, sur le nouveau code que
l’on nous prépare.
LE MORIBOND. – Créé par la nature avec des goûts très vifs, avec
des passions très fortes ; uniquement placé dans ce monde pour m’y
livrer et pour les satisfaire, et ces effets de ma création n’étant que
des nécessités relatives aux premières vues de la nature ou, si tu
l’aimes mieux, que des dérivaisons essentielles à ses projets sur
moi, tous en raison de ses lois, je ne me repens que de n’avoir pas
assez reconnu sa toute-puissance, et mes uniques remords ne
portent que sur le médiocre usage que j’ai fait des facultés
(criminelles selon toi, toutes simples selon moi) qu’elle m’avait
données pour la servir ; je lui ai quelquefois résisté, je m’en repens.
Aveuglé par l’absurdité de tes systèmes, j’ai combattu par eux toute
la violence des désirs, que j’avais reçus par une inspiration bien plus
divine, et je m’en repens, je n’ai moissonné que des fleurs quand je
pouvais faire une ample récolte de fruits… Voilà les justes motifs de
mes regrets, estime-moi assez pour ne m’en pas supposer d’autres.
[…]
Le système de la liberté de l’homme ne fut jamais inventé que
pour fabriquer celui de la grâce qui devenait si favorable à vos
rêveries. Quel est l’homme au monde qui, voyant l’échafaud à côté
du crime, le commettrait s’il était libre de ne pas le commettre ?
Nous sommes entraînés par une force irrésistible, et jamais un
instant les maîtres de pouvoir nous déterminer pour autre chose que
pour le côté vers lequel nous sommes inclinés. Il n’y a pas une seule
vertu qui ne soit nécessaire à la nature et réversiblement, pas un
seul crime dont elle n’ait besoin, et c’est dans le parfait équilibre
qu’elle maintient des uns et des autres que consiste toute sa
science, mais pouvons-nous être coupables du côté dans lequel elle
nous jette ? Pas plus que ne l’est la guêpe qui vient darder son
aiguillon dans ta peau.
Voilà, mon ami, voilà les seuls principes que nous devions suivre
et il n’y a besoin ni de religion, ni de dieu pour goûter et admettre
ceux-là, il n’est besoin que d’un bon cœur. Mais je sens que je
m’affaiblis, prédicant, quitte tes préjugés, sois homme, sois humain,
sans crainte et sans espérance ; laisse là tes dieux et tes religions ;
tout cela n’est bon qu’à mettre le fer à la main des hommes, et le
seul nom de toutes ces horreurs a plus fait verser de sang sur la
terre que toutes les autres guerres et les autres fléaux à la fois.
Renonce à l’idée d’un autre monde, il n’y en a point, mais ne
renonce pas au plaisir d’être heureux et d’en faire en celui-ci. Voilà la
seule façon que la nature t’offre de doubler ton existence ou de
l’étendre. Mon ami, la volupté fut toujours le plus cher de mes biens,
je l’ai encensée toute ma vie, et j’ai voulu la terminer dans ses bras :
ma fin approche, six femmes plus belles que le jour sont dans ce
cabinet voisin, je les réservais pour ce moment-ci, prends en ta part,
tâche d’oublier sur leurs seins à mon exemple tous les vains
sophismes de la superstition, et toutes les imbéciles erreurs de
l’hypocrisie.
MINISTRE DE LA LUMIÈRE
2/ Ce ne sont donc pas les hommes, mais plutôt les idées qui ont
fait la présence de la philosophie dans la Révolution. On ne
mesurera jamais à quel point cela, en fait, est encore plus
important : dans le mouvement révolutionnaire lui-même, on a affaire
à des hommes nouveaux qui s’évertuent à mettre en œuvre ce qu’on
a appelé les idées révolutionnaires : égalité des droits, liberté, mais
pointe aussi une volonté d’absolu, qui se signale par la maladive
obsession de la table rase ; dans l’histoire, cependant, on observera
une sorte de dissociation en extrêmes : d’un côté, notamment dans
l’Assemblée constituante, une foule de députés consciencieux
étudient méticuleusement les questions, montent des dossiers,
préparent des lois remarquables avec une minutie et un sérieux qui
forcent le respect. La philosophie fait à travers eux la preuve de sa
capacité à comprendre et transformer la réalité, peut-être à
l’améliorer. Mais d’un autre côté, on le sait, la rage de l’absolu,
l’abstraction au pouvoir – ce qui est aussi un visage de la
philosophie – engendrent la Terreur et le crime.
DANS LA TOURMENTE
Entraînée dans cette tourmente, voici une partie que la
philosophie ne maîtrise pas vraiment, même si elle y joue un rôle
essentiel, et dans des formes singulières. Elle abandonne les Salons
où elle brillait encore au milieu de ce siècle, elle passe chez les
orateurs, elle prend la forme du discours et invente une rhétorique : il
s’agit moins de convaincre des assemblées que de faire partager
des idées, et, ces idées animant les volontés ou soulevant les
enthousiasmes, de les faire entrer dans les faits, de changer la vie,
sinon le monde.
HOMME, es-tu capable d’être juste ? C’est une femme qui t’en fait
la question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce droit. Dis-moi ? Qui t’a
donné le souverain empire d’opprimer mon sexe ? Ta force ? Tes
talents ? Observe le créateur dans sa sagesse ; parcours la nature
dans toute sa grandeur, dont tu sembles vouloir te rapprocher, et
donne-moi, si tu l’oses, l’exemple de cet empire tyrannique.
Remonte aux animaux, consulte les éléments, étudie les végétaux,
jette enfin un coup d’œil sur toutes les modifications de la matière
organisée ; et rends-toi à l’évidence quand je t’en offre les moyens ;
cherche, fouille et distingue, si tu peux, les sexes dans
l’administration de la nature. Partout tu les trouveras confondus,
partout ils coopèrent avec un ensemble harmonieux à ce chef-
d’œuvre immortel. L’homme seul s’est fagoté un principe de cette
exception. Bizarre, aveugle, boursouflé de sciences et dégénéré,
dans ce siècle de lumières et de sagacité, dans l’ignorance la plus
crasse, il veut commander en despote sur un sexe qui a reçu toutes
les facultés intellectuelles ; il prétend jouir de la Révolution, et
réclamer ses droits à l’égalité, pour ne rien dire de plus.
Préambule
[…]
VI. La Loi doit être l’expression de la volonté générale ; toutes les
Citoyennes et Citoyens doivent concourir personnellement ou par
leurs représentants à sa formation ; elle doit être la même pour
tous : toutes les Citoyennes et tous les Citoyens, étant égaux à ses
yeux, doivent être également admissibles à toutes dignités, places et
emplois publics, selon leurs capacités, & sans autres distinctions
que celles de leurs vertus et de leurs talents.
VII. Nulle femme n’est exceptée ; elle est accusée, arrêtée, &
détenue dans les cas déterminés par la Loi. Les femmes obéissent
comme les hommes à cette Loi rigoureuse.
Postambule
L’ESCLAVAGE COLONIAL
Il était bien nécessaire que je dise quelques mots sur les troubles
que cause, dit-on, le décret en faveur des hommes de couleur, dans
nos îles. C’est là où la nature frémit d’horreur ; c’est là où la raison et
l’humanité n’ont pas encore touché les âmes endurcies ; c’est là
surtout où la division et la discorde agitent leurs habitants. Il n’est
pas difficile de deviner les instigateurs de ces fermentations
incendiaires : il y en a dans le sein même de l’Assemblée Nationale :
ils allument en Europe le feu qui doit embraser l’Amérique. Les
Colons prétendent régner en despotes sur des hommes dont ils sont
les pères et les frères ; et méconnaissant les droits de la nature, ils
en poursuivent la source jusque dans la plus petite teinte de leur
sang. Ces colons inhumains disent : notre sang circule dans leurs
veines, mais nous le répandrons tout, s’il le faut, pour assouvir notre
cupidité, ou notre aveugle ambition. C’est dans ces lieux les plus
près de la nature, que le père méconnaît le fils ; sourd aux cris du
sang, il en étouffe tous les charmes ; que peut-on espérer de la
résistance qu’on lui oppose ? la contrainte avec violence, c’est la
rendre terrible, la laisser encore dans les fers, c’est acheminer
toutes les calamités vers l’Amérique. Une main divine semble
répandre partout l’apanage de l’homme, la liberté ; la loi seule a le
droit de réprimer cette liberté, si elle dégénère en licence ; mais elle
doit être égale pour tous, c’est elle surtout qui doit renfermer
l’Assemblée Nationale dans son décret, dicté par la prudence et par
la justice.
[…]
[…]
DIASPORA
La dispersion des Juifs est un événement unique dans l’histoire
des hommes.
[…]
La sotte crédulité a parlé d’un Juif errant ; ils le sont tous. Vaincus
par les Assyriens, les Perses, les Mèdes, les Grecs & les Romains,
ces nations puissantes disparaissent, & le Juif, dont elles ont brisé le
sceptre, survit avec ses lois aux débris de son Royaume, & à la
destruction de ses vainqueurs.
UN SIÈCLE NOUVEAU
« Voici la liste des députés qui, dans la séance d’hier, ont voté en
faveur de l’Angleterre contre la France. » Le sentiment qui rattache
les hommes de bien à la défense des Africains s’est renforcé par
l’indignation qu’inspirent les libelles de certains individus qui, d’après
leur propre cœur, jugeant tous les hommes, ne croient pas sans
doute à la vertu désintéressée, et supposent toujours aux autres des
sentiments vils. Non, la postérité ne pourra jamais concevoir la
multitude et la noirceur des menaces, des impostures, des outrages
dont, jusqu’à l’époque actuelle inclusivement, nous fûmes les objets
et dont plusieurs d’entre nous ont été les victimes : on essaya
même, et sans succès, de flétrir le nom de Philanthrope, dont
s’honore quiconque n’a pas abjuré l’amour du prochain. Puis,
d’après le langage usité alors, il fut du bon ton de répéter que les
principes d’équité, de liberté étaient des abstractions, de la
métaphysique, voire même de l’idéologie, car le despotisme a une
logique et un argot qui lui sont propres.
De la traite et de l’esclavage des Noirs
et des Blancs par un ami des hommes
de toutes les couleurs, ch. I, La traite des noirs
ET LES BLANCS ?
Note
1. Cet Essai a été publié en 1788. On rendra justice à Robespierre en rappelant les
lignes suivantes, prononcées dans son Discours à la Constituante du 23 décembre 1789 :
« On vous a dit sur les Juifs des choses infiniment exagérées et souvent contraires à
l’histoire. Comment peut-on leur opposer les persécutions dont ils ont été les victimes chez
différents peuples ? Ce sont au contraire des crimes nationaux que nous devons expier, en
leur rendant les droits imprescriptibles de l’homme dont aucune puissance humaine ne
pouvait les dépouiller. On leur impute encore des vices, des préjugés, l’esprit de secte et
d’intérêt. Mais à qui pouvons-nous les imputer si ce n’est à nos propres injustices ? Après
les avoir exclus de tous les honneurs, même des droits à l’estime publique, nous ne leur
avons laissé que les objets de spéculation lucrative.
D’autre part, on soutient que la société peut faire tout ce qui est
indispensable à sa conservation, et qu’elle peut en conséquence
établir la peine de mort, si elle la juge indispensable pour se
conserver.
Mais, sans entrer plus avant dans cette discussion, je vais poser
la question d’une manière moins favorable peut-être à l’opinion que
je défends, mais propre à conduire à un examen plus facile, et à une
solution plus prompte et plus complète de la difficulté. J’accorde qu’il
faut établir la peine de mort, si elle est indispensable à la
conservation de la société, ou, ce qui est la même chose, au
maintien des droits naturels des hommes. Sans doute, on ne me
contestera pas que, si cette peine n’est pas nécessaire à cet objet,
elle doit être abolie. Ce principe, Messieurs, je le puise dans vos
propres décrets, dans l’article 8 de la Déclaration des droits qui
porte :
La loi ne peut établir que des peines strictement et évidemment
nécessaires.
[…]
Leur esprit s’habitue à ces calculs, leur âme se fait à ces idées, et,
dès lors, vos supplices perdent tout leur effet sur leur imagination.
[…]
Ainsi donc une peine qui n’est point répressive pour l’assassin
devient encore dangereuse et corruptrice pour le spectateur, elle est
à la fois inutile et funeste ; et vous, loin de favoriser la nature dans
les moyens qu’elle emploie pour la conservation des individus, vous
atténuez ces moyens, et vous multipliez ainsi les crimes en
détruisant leur plus grand obstacle : je veux dire l’horreur du meurtre
et de l’effusion du sang.
[…]
[…]
[…]
er
Et, certes, Cromwell n’était pas plus usurpateur que Charles I ,
car lorsqu’un peuple est assez lâche pour se laisser mener par des
tyrans, la domination est le droit du premier venu, et n’est pas plus
sacrée ni plus légitime sur la tête de l’un que sur celle de l’autre.
[…]
Le recul, ici, n’est donc pas affaire de temps, mais – encore une
fois – d’idées : il s’installe ou se creuse dans le mouvement
intellectuel de prendre ses distances, étant admis qu’un tel recul ne
peut avoir un sens philosophique que s’il est exempt d’émotion ou
d’effroi. Il s’agit de comprendre ce qui est arrivé et – une fois n’est
pas coutume – on comprend mieux ces choses si l’on s’en détache :
les philosophes qui ont le mieux compris la Révolution française, en
son temps ou peu après, sont ceux qui lui étaient le moins acquis.
La distance, ou une certaine façon d’être spectateur, leur ont permis
de voir bien des choses qui devaient échapper aux acteurs.
GERMAINE DE STAËL
(1766-1817)
[…]
La justice, lors même qu’elle n’aurait fait que punir, aurait eu l’air
de se venger. D’ailleurs, l’autorité légitime garde toujours une
certaine modération dans la punition des crimes qui ont une
multitude de complices. Quand elle envoie cinq ou six coupables à la
mort pour le même crime, c’est un massacre : si elle passe certaines
bornes, elle devient odieuse. Enfin, les grands crimes exigent
malheureusement de grands supplices ; et dans ce genre il est aisé
de passer les bornes, lorsqu’il s’agit de crimes de lèse-majesté, et
que la flatterie se fait bourreau. L’humanité n’a point encore
pardonné à l’ancienne législation française l’épouvantable supplice
de Damiens. Qu’auraient donc fait les magistrats français de trois ou
quatre cents Damiens, et de tous les monstres qui couvraient la
France ? Le glaive sacré de la justice serait-il donc tombé sans
relâche comme la guillotine de Robespierre ? Aurait-on convoqué à
Paris tous les bourreaux du royaume et tous les chevaux de
l’artillerie, pour écarteler des hommes ? Aurait-on fait dissoudre dans
de vastes chaudières le plomb et la poix pour en arroser des
membres déchirés par des tenailles rougies ? D’ailleurs, comment
caractériser les différents crimes ? comment graduer les supplices ?
et surtout comment punir sans lois ? On aurait choisi, dira-t-on,
quelques grands coupables, et tout le reste aurait obtenu grâce.
C’est précisément ce que la Providence ne voulait pas. Comme elle
peut tout ce qu’elle veut, elle ignore ces grâces produites par
l’impuissance de punir. Il fallait que la grande épuration s’accomplît,
et que les yeux fussent frappés, il fallait que le métal français,
dégagé de ses scories aigres et impures, parvînt plus net et plus
malléable entre les mains du roi futur. Sans doute la Providence n’a
pas besoin de punir dans le temps pour justifier ses voies ; mais à
cette époque elle se met à notre portée, et punit comme un tribunal
humain.
LA GUERRE
[…]
CONSTITUTIONS…
[…]
Ainsi chez les Anciens, l’individu, souverain presque
habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les
rapports privés. Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre ;
comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses
mouvements ; comme portion du corps collectif, il interroge, destitue,
condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magistrats ou ses
supérieurs ; comme soumis au corps collectif, il peut à son tour être
privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la
volonté discrétionnaire de l’ensemble dont il fait partie. Chez les
Modernes, au contraire, l’individu, indépendant dans sa vie privée,
n’est, même dans les États les plus libres, souverain qu’en
apparence. Sa souveraineté est restreinte, presque toujours
suspendue ; et si, à des époques fixes, mais rares, durant lesquelles
il est encore entouré de précautions et d’entraves, il exerce cette
souveraineté, ce n’est jamais que pour l’abdiquer.
[…]
Nous devons être bien plus attachés que les Anciens à notre
indépendance individuelle. Car les Anciens, lorsqu’ils sacrifiaient
cette indépendance aux droits politiques, sacrifiaient moins pour
obtenir plus ; tandis qu’en faisant le même sacrifice, nous
donnerions plus pour obtenir moins. Le but des Anciens était le
partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie.
C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des Modernes est la
sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les
garanties accordées par les institutions à ces jouissances.
[…]
[…]
[…]
Les Éléments d’idéologie, dont sont tirés les extraits qui suivent,
exposent assez bien, et clairement, l’essentiel de cette doctrine, et
en quoi est justifié le nom d’« idéologie ». La volonté, partagée par la
plupart des Idéologues, de réduire la philosophie à l’étude de la
formation des idées, selon une approche sensualiste, fait apparaître
une rupture provocante par rapport à toutes les traditions
philosophiques, et explique sans doute l’absence de culture qui les
caractérise.
[…]
L’IDÉOLOGIE
[…]
[…]
[…]
Tel est l’état de l’homme primitif ; tel est aussi le spectacle que
nous offrent les animaux. Privés presqu’absolument de moyens
commodes de communication intellectuelle avec leurs semblables,
réduits à leurs propres combinaisons, que des inventions
ingénieuses ne facilitent pas comme les nôtres, ils atteignent plus ou
moins vite, mais toujours assez promptement le degré de
développement de leur intelligence, sans lequel ils ne pourraient
subsister ; mais ils ne le passent presque plus. Leur instinct est
également remarquable par sa promptitude à se former, sa rectitude,
sa sûreté, et par son peu d’étendue et son immutabilité. Ils nous
surprennent continuellement et presque en même temps par leur
finesse et par leur stupidité. L’esprit des sauvages, proportion
gardée, nous cause les mêmes impressions, et a à peu près les
mêmes qualités. Ils nous donnent souvent lieu d’admirer que des
hommes si peu éclairés fassent des combinaisons si fines, et que,
les faisant, ils soient tout à fait incapables d’en faire d’autres qui
nous paraissent moins difficiles. Dans les sociétés civilisées, la
classe qui a les communications les moins étendues et les moins
variées offre des phénomènes analogues. Les paysans des
campagnes écartées, ceux des montagnes, sont remarquables par
la rectitude d’un petit nombre de combinaisons, l’ignorance absolue
d’une foule d’autres, et leur incapacité à en faire de nouvelles.
[…]
LE CERVEAU ET LA PENSÉE
Pour se faire une idée juste des opérations dont résulte la pensée,
il faut considérer le cerveau comme un organe particulier, destiné
spécialement à la produire ; de même que l’estomac et les intestins
à opérer la digestion, le foie à filtrer la bile, les parotides et les
glandes maxillaires et sublinguales à préparer les sucs salivaires.
Les impressions, en arrivant au cerveau, le font entrer en activité ;
comme les aliments, en tombant dans l’estomac, l’excitent à la
sécrétion plus abondante du suc gastrique, et aux mouvements qui
favorisent leur propre dissolution. La fonction propre de l’un est de
percevoir chaque impression particulière, d’y attacher des signes, de
combiner les différentes impressions, de les comparer entre elles,
d’en tirer des jugements et des déterminations, comme la fonction
de l’autre est d’agir sur les substances nutritives, dont la présence le
stimule, de les dissoudre, d’en assimiler les sucs à notre nature.
Dira-t-on que les mouvements organiques par lesquels s’exécutent
les fonctions du cerveau nous sont inconnues ? Mais l’action par
laquelle les nerfs de l’estomac déterminent les opérations différentes
qui constituent la digestion ; mais la manière dont ils imprègnent le
suc gastrique de la puissance dissolvante la plus active, ne se
dérobent pas moins à nos recherches. Nous voyons les aliments
tomber dans ce viscère, avec les qualités nouvelles : et nous
concluons qu’il leur a véritablement fait subir cette altération. Nous
voyons également les impressions arriver au cerveau, par
l’entremise des nerfs : elles sont alors isolées et sans cohérence. Le
viscère entre en action ; il agit sur elles : et bientôt il les renvoie
métamorphosées en idées, que le langage de la physionomie et du
geste, ou les signes de la parole et de l’écriture, manifestent au-
dehors. Nous concluons avec la même certitude que le cerveau
digère en quelque sorte les impressions ; qu’il fait organiquement la
sécrétion de la pensée.
LE MOI
[…]
[…]
LA CLEF DE L’HISTOIRE
Que de biens nécessaires sont refusés aux enfants nés dans une
condition pauvre ! Que leur santé est exposée par le défaut de soin,
de propreté, d’aliments salutaires ! Dans les classes supérieures, les
excès opposés, la surabondance de la nourriture, ou ses qualités
trop échauffantes, appellent aussi bien des maladies sur les enfants.
Généralement, et cette compensation est remarquable, les enfants
sont plus souvent malades que les grandes personnes, et la
faiblesse de ces tendres plantes les désigne plus fréquemment à la
faux de la mort.
Des compensations, livre IX
ÉTIENNE PIVERT DE SENANCOUR
(1770-1846)
FONTAINEBLEAU
L’HISTOIRE HUMAINE
Lettre XII
ABÎME
SEULEMENT VIVRE
C’est une bien belle chose, dans les livres, que le mépris des
richesses ; mais avec un ménage et point d’argent, il faut ou ne rien
sentir, ou avoir une force inébranlable ; or je doute qu’avec un grand
caractère on se soumette à une telle vie. On supporte tout ce qui est
accidentel ; mais c’est adopter cette misère que d’y plier pour
toujours sa volonté. Ces stoïciens-là manqueraient-ils du sentiment
des choses convenables, qui apprend à l’homme que vivre ainsi
n’est point vivre selon sa nature ? Leur simplicité sans ordre, sans
délicatesse, sans honte, ressemble plus, à mon avis, à la sale
abnégation d’un moine mendiant, à la grossière pénitence d’un fakir,
qu’à la fermeté, qu’à l’indifférence philosophique.
EXISTENCE
Lettre XLII
LA SOCIÉTÉ, L’HISTOIRE
AUGUSTE COMTE
(1798-1857)
RELIGION DE L’HUMANITÉ
L’état religieux repose donc sur la combinaison permanente de
deux conditions également fondamentales, aimer et croire, qui,
quoique profondément distinctes, doivent naturellement concourir.
Chacune d’elles, outre sa nécessité propre, ajoute à l’autre un
complément indispensable à sa pleine efficacité.
[…]
[…]
LE LANGAGE
[…]
[…]
INFLUENCE FÉMININE
[…]
La révolution n’a pu encore leur inspirer que des sympathies
individuelles, sans aucune adhésion collective, d’après le caractère
essentiellement négatif propre à sa première partie.
[…]
Quoi qu’il en soit, ces dispositions féminines représentent
naïvement la principale condition de notre vraie régénération, le
besoin de rétablir la subordination systématique de la politique à la
morale, sur une base plus directe, plus étendue, et plus durable que
celle du Moyen Âge. Le culte de la femme constitue dès lors un
résultat caractéristique d’un tel régime.
L’ÉGALITÉ
Durant les sept cents ans qui viennent de s’écouler, il est arrivé
quelquefois que, pour lutter contre l’autorité royale ou pour enlever le
pouvoir à leurs rivaux, les nobles ont donné une puissance politique
au peuple.
En France, les rois se sont montrés les plus actifs et les plus
constants des niveleurs. Quand ils ont été ambitieux et forts, ils ont
travaillé à élever le peuple au niveau des nobles ; et quand ils ont
été modérés et faibles, ils ont permis que le peuple se plaçât au-
dessus d’eux-mêmes. Les uns ont aidé la démocratie par leurs
talents, les autres par leurs vices. Louis XI et Louis XIV ont pris soin
de tout égaliser au-dessous du trône, et Louis XV est enfin
descendu lui-même avec sa cour dans la poussière.
Il est facile de voir cependant que presque tous les habitants des
États-Unis dirigent leur esprit de la même manière, et le conduisent
d’après les mêmes règles ; c’est-à-dire qu’ils possèdent, sans qu’ils
se soient jamais donné la peine d’en définir les règles, une certaine
méthode philosophique qui leur est commune à tous.
Quant à l’action que peut avoir l’intelligence d’un homme sur celle
d’un autre, elle est nécessairement fort restreinte dans un pays où
les citoyens, devenus à peu près pareils, se voient tous de fort près,
et, n’apercevant dans aucun d’entre eux les signes d’une grandeur
et d’une supériorité incontestables, sont sans cesse ramenés vers
leur propre raison comme vers la source la plus visible et la plus
proche de la vérité. Ce n’est pas seulement alors la confiance en tel
homme qui est détruite, mais le goût d’en croire un homme
quelconque sur parole.
LE NOUVEAU DESPOTISME
C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare
l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un
plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à
l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces
choses ; elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les
regarder comme un bienfait.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains
chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses
bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau
de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers
lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus
vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne
brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il
force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on
agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point,
il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin
chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et
industrieux, dont le gouvernement est le berger.
INJUSTICE DE L’ESCLAVAGE
Une belle leçon de politique : bien sûr que l’esclavage est injuste !
mais là n’est pas le problème, et le vrai problème (« comment il
convient qu’il cesse ? ») est une question pratique, dont la solution
passe par le pragmatisme et est loin d’être simple.
Une grande injustice a été commise par les uns et par les autres ;
il faut que les uns et les autres contribuent à la réparer.
Note
1. Il faut savoir gré à Georges Canguilhem, qui, dans les années 1950, a rendu la
philosophie aux philosophes en prescrivant le retour aux textes.
PIERRE LEROUX
(1797-1871)
L’ÉCLECTISME
[…]
[…]
[…]
L’éclectisme, en effet, devait naître de la psychologie entendue et
cultivée comme elle l’avait été à l’École normale. C’était le fruit
naturel du germe déposé dans cette école sous l’Empire. Le
gouvernement qui dit à M. de Fontanes : « Formez-moi des hommes
qui sachent de la logique, de l’analyse, et qui, fidèles sujets de
l’empereur, ne s’occupent de politique et de religion que pour
respecter et maintenir ce qui est », ce gouvernement a engendré
l’éclectisme. Formé d’après cette règle, on était logicien, abstracteur,
psychologue ; on n’était d’aucun siècle et d’aucun temps, on
n’appartenait à aucune tradition, on n’en connaissait aucune ; on
était surtout complétement indifférent à l’œuvre de la philosophie du
dix-huitième siècle et de la Révolution : premier caractère de
l’éclectisme.
On lira plus bas (p. 432), dans Vallès, comment cette question, au
bac, fut fatale au jeune Vingtras.
Deux questions surtout, disons mieux, deux vérités qui sont au-
dessus de toutes les autres vérités, ont été le but des méditations de
la philosophie. Il n’est plus permis aujourd’hui à quiconque peut
suivre le fil d’une démonstration de mettre en doute la simplicité ou
l’unité du principe qui pense ; et, si les preuves de l’existence d’un
Dieu créateur et modérateur de l’univers ne pouvaient pas acquérir
un nouveau degré de certitude, on a pu, du moins, leur imprimer le
caractère d’une évidence plus frappante, plus générale. De tels
objets ont une dignité et une grandeur qu’on ne peut méconnaître.
Ils élèvent la raison, ils l’ennoblissent ; et celui qui voudrait les
dédaigner trahirait le secret d’une âme pauvre et commune, qui ne
trouve des jouissances qu’en les cherchant hors d’elle-même. Mais,
si rien n’a droit de nous intéresser autant que l’étude de la
philosophie ; si l’on ne peut se défendre d’un sentiment de joie par
l’espérance de connaître enfin ce qui nous touche de si près ; il faut
bien se dire que, dans l’état d’imperfection où se trouve jusqu’ici la
langue des philosophes, rien aussi n’exige plus de persévérance
dans la méditation, plus de recueillement dans la pensée, plus de
bonne foi avec soi-même, et plus, en même temps, de cet esprit
simple, naturel et naïf, qui n’ôte rien, n’ajoute rien, voit les choses
comme elles sont, et les énonce comme il les voit. L’imagination
serait ici le plus grand des obstacles. En s’interposant entre nous et
la nature, elle nous en déroberait la vue ; et nous serions éblouis par
des fantômes. Il faudra cependant que nous arrêtions quelquefois
nos regards sur ces fantômes, pour apprendre à ne pas les
confondre avec la réalité. Nous serons plus assurés de nous bien
connaître, lorsque nous nous serons étudiés, et en nous-mêmes, et
dans les opinions des philosophes. Nul esprit ne peut suffire à ce
double travail de critique et de méditation, si l’ordre n’en dispose les
parties de telle sorte, que l’intelligence des premières facilite
l’intelligence de celles qui suivent. Il faut donc qu’un lieu commun les
unisse, pour en former un système qui se développe de lui-même, et
sans effort. Et, puisque les physiciens ont porté l’ordre dans le chaos
immense que leur avait d’abord présenté l’étude de l’univers, en
ramenant tout à la théorie des forces des corps, pourquoi n’aurions-
nous pas essayé d’imiter leur exemple ? Pourquoi, afin de
régulariser la suite de nos pensées, n’aurions-nous pas cherché à
les rapporter toutes à une pensée unique, à réduire tout à un traité
des puissances de l’esprit, des facultés de l’âme ? Tel est le titre que
nous avons placé à la tête de nos leçons. Si ce titre est juste, il faut
qu’il appelle autour de lui toutes les questions agitées par les
philosophes. En effet, quelle question peut échapper à une théorie
complète des facultés de l’âme, à une théorie qui nous les montrerait
dans leur nature, dans leurs effets et dans leurs moyens ? Nous
avons essayé, dans la première partie, de dire en quoi consiste la
nature de ces facultés. La philosophie, trompée par une fausse
apparence, avait cru les apercevoir, tantôt dans les sensations,
tantôt dans les idées. Nous les avons séparées des unes et des
autres. L’être qui sent agira sans doute ; mais sentir n’est pas agir.
L’être qui agit produira un effet ; mais cet effet n’est pas l’action. Il ne
suffisait pas d’avoir marqué les facultés par le caractère qui les
distingue de ce qui n’est pas elles. Il fallait encore saisir le caractère
qui les distingue les unes des autres, quoique toutes, dans leur
nature, ne soient qu’une seule et même chose. Nous nous sommes
assurés de ce qu’elles ont d’identique et de ce qu’elles ont de divers,
en les voyant sortir d’un même principe, non pas à la fois, mais
successivement et dans un ordre nécessaire ; en sorte que, celles
qui sont composées n’auraient jamais pu se produire, si les plus
simples ne s’étaient montrées d’abord.
SENSATION ET PERCEPTION
Mais la sensation n’est pas moins réelle dans ce dernier cas que
dans le premier ; il ne tient qu’à vous de la recueillir, en observant
attentivement ce qui se passe en vous. Si vous n’êtes pas capable
de ce degré d’attention, pressez le corps dur, et la sensation se
manifestera aussitôt par la douleur : vous ne douterez pas que la
douleur qui est en vous ne soit distincte de la dureté et de l’étendue
qui sont dans le corps extérieur.
e e
Fragment de la 3 leçon de la 2 année
VICTOR COUSIN
(1792-1867)
Victor Cousin affiche, d’un ton patelin, une sorte de retour au bon
sens. On se demande comment celui qui a, paraît-il, suivi les cours
de Hegel, peut assener pareilles platitudes. On prendra garde, tout
de même, à ne pas trébucher si on se rapproche de Kant : « au
milieu et au-dessus des embarras de sa métaphysique » !
[…]
La philosophie, dans tous les temps, roule sur les idées
fondamentales du vrai, du beau et du bien. L’idée du vrai,
philosophiquement développée, c’est la psychologie, la logique, la
métaphysique ; l’idée du bien, c’est la morale privée et publique ;
l’idée du beau, c’est cette science qu’en Allemagne on appelle
l’esthétique, dont les détails regardent la critique littéraire et la
critique des arts, mais dont les principes généraux ont toujours
occupé une place plus ou moins considérable dans les recherches
et même dans l’enseignement des philosophes, depuis Platon et
Aristote jusqu’à Hutcheson et Kant. Sur ces points essentiels qui
composent le domaine entier de la philosophie, nous interrogerons
e
successivement les principales écoles du XVIII siècle. Lorsqu’on les
examine toutes avec attention, on les ramène aisément à deux :
l’une qui, dans l’analyse de la pensée, sujet commun de tous les
travaux, fait à la sensibilité une part excessive ; l’autre qui dans cette
même analyse, se jetant à l’extrémité opposée, tire la connaissance
presque tout entière d’une faculté différente de la sensibilité, la
raison. La première de ces écoles est l’école empirique, dont le père
ou plutôt le représentant le plus sage est Locke, et Condillac le
représentant extrême ; la seconde est l’école spiritualiste ou
rationaliste, comme on voudra l’appeler, qui compte à son tour
d’illustres interprètes, Reid, le plus irréprochable, et Kant le plus
systématique. Évidemment il y a du vrai dans ces deux écoles, et la
vérité est un bien qu’il faut prendre partout où on le rencontre.
Du Vrai, du Beau, du Bien, Discours d’ouverture, De la philosophie
e
au XIX siècle
L’ÉCLECTISME
[…]
Cette doctrine est si simple, elle est tellement dans toutes nos
puissances, elle est si conforme à tous nos instincts, qu’elle paraît à
peine une doctrine philosophique ; et en même temps, si vous
l’examinez de plus près, si vous la comparez avec toutes les
doctrines célèbres, vous trouverez qu’elle s’en rapproche et qu’elle
en diffère, qu’elle n’est aucune d’elles et qu’elle les embrasse toutes,
qu’elle en exprime précisément le côté qui les a fait vivre et qui les
soutient dans l’histoire. Mais ce n’est là que le caractère scientifique
de la doctrine que nous vous présentons : elle en a un autre encore
qui la distingue et vous la recommande bien davantage. L’esprit qui
l’anime est celui qui inspira jadis Socrate, Platon, Marc Aurèle, qui
vous fait battre le cœur quand vous lisez Corneille et Bossuet, qui a
dicté à Vauvenargues ce petit nombre de pages qui ont immortalisé
son nom, que vous sentez partout dans Reid soutenu par un bon
sens admirable, et dans Kant même au milieu et au-dessus des
embarras de sa métaphysique, à savoir le goût du beau et du bien
en toutes choses, la passion de l’honnête, l’ardent désir de la
grandeur morale de l’humanité. Oui, ne craignons pas de le répéter,
c’est là que nous tendons par toutes les voies ; c’est la fin à laquelle
se rapportent toutes les parties de notre enseignement ; c’est la
pensée qui leur sert de lien et qui en est l’âme pour ainsi dire. Puisse
cette pensée vous être toujours présente, et vous accompagner,
comme une amie fidèle et généreuse, partout où le sort vous
conduira, sous la tente du soldat, dans le cabinet du jurisconsulte,
du médecin, du savant, de l’homme de lettres, comme aussi dans
l’atelier de l’artiste ! Puisse-t-elle enfin vous rappeler quelquefois
celui qui en a été auprès de vous le bien sincère mais trop faible
interprète !
e
Du Vrai, du Beau, du Bien, Troisième partie, 17 leçon
THÉODORE JOUFFROY
(1796-1842)
Note
De là il résulte que c’est pour l’œil que travaillent tous les arts du
dessin.
[…]
Celui-là seul dessine qui sait, sans le secours d’aucun appareil, ni
mécanique ni scientifique, apprécier, estimer les proportions des
choses, et à qui il suffit pour cela, du sens même auquel elles
apparaissent, de la vue, et de l’intelligence qui juge par la vue. « Ce
n’est pas dans la main que doit être le compas, disait Michel-Ange,
mais dans l’œil. » Or, à la difficulté d’apprécier les proportions réelles
des choses s’ajoute, dès qu’il s’agit de représenter leurs apparences
seules, celle de voir ces apparences comme elles sont. De cela
même, en effet, qu’au lieu du raccourci de la réalité, que nous
présente si souvent l’apparence visible, nous croyons voir la réalité
même, et que nous lui rendons, par un jugement dont nous n’avons
pas conscience, les dimensions que nous lui supposons, il résulte
que ce n’est qu’avec beaucoup de peine que nous parvenons à voir
simplement l’apparence telle qu’elle est sur le tableau visuel, telle
aussi qu’elle doit être sur la reproduction que le dessin a pour objet
d’en faire.
LA FEUILLE DE CHARMILLE
C’est moi qui l’ai livré, me disais-je avec tristesse : le caprice qui
m’a fait toucher cette branche, et non pas cette autre, a causé sa
mort. Ensuite, dans la langue de mon âge (la langue ingénue que
ma mémoire ne retrouve pas), je poursuivais : Tel est donc
l’enchaînement des choses. L’action que tous appellent indifférente
est celle dont la portée n’est aperçue par personne, et ce n’est qu’à
force d’ignorance que l’on arrive à être insouciant. Qui sait ce que le
premier mouvement que je vais faire décidera dans mon existence
future ? Peut-être de circonstance en circonstance toute ma vie sera
différente, et que, plus tard, en vertu de la liaison secrète qui par une
multitude d’intermédiaires rattache aux moindres choses les
événements les plus considérables, je deviendrai l’émule de ces
hommes dont mon père ne prononce le nom qu’avec respect, le soir,
près du foyer, pendant qu’on l’écoute en silence.
[…] Quel est cet oiseau de proie dont j’affronte les serres, disais-je
en moi-même, ou quel est ce sort glorieux que je me prépare ?
Toutefois, j’avançai la main, je saisis la feuille fatale.
Ajoutons, ce qu’il serait facile, mais trop long, de prouver par des
citations, que l’analyse psychologique des impressions et des
sentiments des personnages de roman, dans Les Misérables, dans
Les Travailleurs de la mer, dans L’Homme qui rit, est toujours vraie
et pénétrante, quelque extraordinaires ou fantastiques que soient les
circonstances où les place le narrateur, et les émotions qu’il en tire
pour lui-même et cherche à nous communiquer. L’enfant perdu, qui
rencontre le cadavre d’un pendu oscillant dans l’obscurité, cet
enfant, Gwynplaine, épuisé de veilles, de fatigues et d’émotions,
devenu pair du royaume et soumis aux tentations d’un nouvel état,
est aussi bien vu et approfondi en ses pensées, par l’auteur qui
invente pour lui ces situations, que s’il n’y avait pas à sortir, pour les
peindre, du théâtre ordinaire des passions où tout homme a pu
apprendre de sa propre expérience ce qu’on y éprouve. C’est le
même talent d’artiste assimilateur et inventeur de sentiments vrais
qu’on admire dans Le Dernier jour d’un condamné, dans la Tempête
sous un crâne, et dans tout ce qui se rapporte à la psychologie
descriptive du criminel. Il y a autant de vérité simple et saisissante
dans la peinture des terreurs de l’enfant devant le gibet, dans
l’ombre, que de fantaisie et de virtuosité dans les détails horribles et
dans les fictions bizarres qui nous traduisent les sentiments du
poète : « Cet être expiré était dépouillé. Dépouiller une dépouille,
inexorable achèvement. Sa moelle n’était pas dans ses os, ses
entrailles n’étaient plus dans son ventre, sa voix n’était plus dans
son gosier. Un cadavre est une poche que la mort retourne et vide.
S’il avait eu un moi, où ce moi était-il ? Là encore peut-être, et c’était
poignant à penser. Quelque chose d’errant autour de quelque chose
d’enchaîné… La vaste dispersion l’usait silencieusement, etc., etc. »
(longue suite d’images sur l’Arbre d’invention humaine, la potence,
et sur la Bataille entre la mort et la nuit).
« Garder son libre arbitre dans cette dilatation, c’est être grand.
Mais, si grand qu’on soit, on ne résout pas les problèmes. On presse
l’abîme de questions. Rien de plus. Quant aux réponses, elles sont
là, mais mêlées à l’ombre. Les énormes linéaments des vérités
semblent parfois apparaître un instant, puis rentrent et se perdent
dans l’absolu1. »
Il y a des mots profonds dans ce curieux passage, le plus propre,
selon nous, à expliquer la situation réelle de Victor Hugo vis-à-vis de
la pensée philosophique. Il a fortement senti les problèmes
supérieurs de la vie et de la destinée, c’est incontestable : fortement,
et mieux, ou plus réellement, que tels philosophes qui se flattent de
les avoir compris et résolus. Il s’est fait une idée juste de la relation
de la croyance avec la volonté, avec les tentations d’affirmer, devant
« l’étendue du possible ». Car « le rêve qu’on a en soi on le retrouve
hors de soi », dit-il. Il a vu aussi que certains penseurs descendaient
dans l’abîme et savaient s’y conduire, découvrant ou ne découvrant
pas, mais gardant leur raison ; et il a nommé Kant.
Note
LA RECHERCHE MÉTAPHYSIQUE
[…]
De là vient que cet acte de réflexion, cet acte de liberté, peut être
considéré à la fois comme le commencement de tout bien et le
commencement de tout mal. Réfléchir, en effet, c’est se détacher en
soi de la raison naturelle ; c’est sortir de l’innocence primitive,
imperfection sans doute, mais en même temps perfection. C’est
douter de sa valeur en tant qu’individu, mais aussi de cette loi
supérieure de la raison à laquelle, jusque-là, on obéissait sans le
savoir. L’acte de réflexion est donc à la fois un mouvement vers
l’absolu et un mouvement vers le néant, un mouvement de
désobéissance, l’introduction du mal dans la nature. L’enfant qui
commence à réfléchir commence à se soustraire à la loi. Il devient
du même coup capable, il est vrai, de l’accepter librement puisqu’il la
reconnaît ; mais il ne l’accepte pas encore. C’est donc une aventure
qui commence. Deux voies sont ouvertes pour lui : l’une qui conduit
à l’égoïsme, au scepticisme, c’est la voie de la nature, bonne, en fait,
avant la réflexion, désormais mauvaise. Le premier acte de la vie
morale est donc un acte de liberté, mais un acte de liberté pure,
inqualifiable, à la fois bon et mauvais, par lequel s’ouvrent deux
voies, celle du mal, c’est-à-dire de la nature, celle du bien, c’est-à-
dire de l’esprit. La chute telle que nous la présente la Genèse est à
la fois la possibilité de l’entrée dans l’esprit et de la chute de la
nature dans le mal. La liberté se manifeste d’abord par le refus
d’obéir ; mais cela même suppose la connaissance de la loi, d’où
résulte la possibilité de lui obéir.
[…]
[…]
DÉTERMINISME ET LIBERTÉ
MONSIEUR HOMAIS
Il est vrai que l’on ne peut enseigner, au nom de la raison, que des
propositions probables, attendu que, rationnellement parlant, il n’y
en a pas d’autres. La science de M. Homais est la seule qui ne
doute de rien. Or, je ne voudrais pas dire trop de mal de ce
personnage, car il n’est pas encore en situation de me faire
condamner comme réactionnaire et, en attendant, il contribue, pour
sa bonne part, à m’empêcher d’être brûlé demain. J’avoue
cependant que ni ses explications simples et péremptoires des
phénomènes les plus compliqués, ni les applications morales qu’il en
déduit, avec une étonnante sécurité, ne paraissent les expressions
les plus adéquates de l’esprit scientifique. Je soupçonne même cet
excellent ami et allié (car ce n’est pas seulement en matière de
politique internationale qu’on n’a pas toujours les alliés qu’on veut)
d’avoir emprunté, sans le savoir, à nos adversaires son idéal de
certitude et jusqu’à la résolution intrépide dont il fait preuve quand le
moment est venu d’agir ou du moins de parler d’agir. Mettons que la
nouveauté des thèses spéculatives et pratiques auxquelles
M. Homais croit, les yeux fermés, soit incontestable ; sa façon d’y
croire n’est sûrement pas nouvelle. C’est celle du traditionaliste et
autoritaire M. Prudhomme en personne. Les maîtres rationalistes et
leurs élèves devront se contenter de certitudes plus modestes que
celles de ces messieurs ; car ils n’oublieront pas que les sciences
elles-mêmes, et jusque dans leurs parties les plus assurées, sont
encore, à certains égards, quelque chose d’humain. Ils l’oublieront
d’autant moins que leur savoir sera plus direct et puisé aux sources.
C’est dans les manuels seulement que les sciences affectent une
immobilité et une roideur qui n’ont rien de commun avec cette
impersonnalité légitime à laquelle la connaissance scientifique tend
sans y atteindre. Mais de ce que les sciences se font par l’homme et
dans le cours de l’histoire, de ce que les plus complexes et les plus
récentes d’entre elles tâtonnent encore, s’entendant même contester
leur titre de sciences, s’ensuit-il qu’il faille leur refuser toute
confiance, et nos éducateurs rationalistes vont-ils être et façonner
des sceptiques enchantés de se bercer d’un doute soi-disant
confortable et élégant ? C’est là un état pathologique dans lequel
l’esprit critique et le probabilisme scientifique ne se reconnaissent
pas. Les sciences se font par les hommes et dans l’histoire, mais,
sans arriver à la perfection, elles marchent : c’en est assez pour que
notre adhésion à leurs enseignements soit confiante en même
temps que toujours prête à se corriger. Et si cette attitude
particulière, nouvelle assurément dans l’humanité, ne peut manquer
d’être l’effet de l’éducation par l’instruction, au lieu de s’en plaindre, il
faut s’en féliciter.
On dit que des hommes qui n’auront plus que des probabilités
pour déterminer le choix des buts et des moyens de leurs actions ne
seront plus que des agents hésitants et sans énergie. L’allégation
est-elle sérieuse ? Pourquoi donc ne pourrait-on régler l’ensemble
de sa conduite sur des probabilités, alors que, dans le détail, on n’a
jamais eu d’autre guide et que personne ne peut l’ignorer ? Est-ce
que, malgré ce que la prudence humaine a fait pour les diminuer,
toute entreprise industrielle ou commerciale n’a pas ses risques ?
Est-ce que nous pouvons seulement traverser une rue avec
l’absolue certitude de n’être pas écrasés ? Nous vivons de
probabilités et souvent de probabilités très faibles.
[…]
Il n’en fallait pas plus pour que se forme une image désastreuse,
que reflète volontiers la littérature : citons Maupassant, dont une
nouvelle1 exploite la réputation de folie faite aux professeurs de
philosophie ; et n’oublions pas Flaubert, qui s’en prend aux sottises
prétentieuses charriées par la philosophie officielle : le scientisme
criminel d’un Homais, avec Madame Bovary, l’éclectisme niais dans
Bouvard et Pécuchet. Sans parler, bien sûr, du Sang noir de Louis
Guilloux, et du personnage de Cripure2, ou du Bouteiller de Barrès,
qui avance une critique d’une tout autre nature.
Notes
DISCUSSIONS
– Où cela se trouve-t-il ?
Note
LA CLASSE DE PHILOSOPHIE
[…]
Le professeur m’a mis aux facultés de l’âme. Les autres n’y sont
pas encore, il fait cela pour moi. Ce n’est qu’après Pâques qu’on sait
comment l’âme est faite dans ce collège-ci.
Il y a sept facultés de l’âme. « Comptez sur vos doigts, c’est plus
facile », me dit le maître. On annonce à Nantes l’arrivée d’un
professeur de Faculté célèbre, M. Chalmat. Chalmat lui-même est
dans nos murs ! Il a connu mon père à Paris, au moment de
l’agrégation. Ils dînaient à côté l’un de l’autre, dans un restaurant à
prix fixe. M. Chalmat sortit le premier, oubliant un manuscrit, que
mon père prit. Il y avait l’adresse, et il put rapporter le paquet à son
propriétaire désespéré. « Quand vous aurez besoin de moi, dit le
philosophe, je suis là. » Il était là, en chair et en os, par hasard, et
par hasard aussi il y avait un appartement meublé dans notre
maison, ce qui fit de lui notre voisin. M. Chalmat dormait sur le
même carré que nous. Il dormait peu, et la nuit il parlait tout haut. Je
l’entendais qui disait : « Il y en a HUIT, HUIT ! Oui, il y en a HUIT. » Il
voulut me faire un cadeau. Il nous prit à part, mon père et moi ; il
nous parla à cœur ouvert. « Mes amis, dit-il (il m’honorait moi-même
de ce nom), je désire vous payer du service que vous m’avez rendu
jadis, en sauvant mon manuscrit. Je n’ai pas de fortune, mais je
vous donnerai ce que j’ai, le résultat de vingt ans de réflexions et de
travail ! » Mon père semble dire : « C’est trop ». « Non, non !
Écoutez-moi bien. » Nous retenons notre souffle, on aurait entendu
voler une mouche. « On vous dit qu’il y a sept facultés de l’âme ? Il y
en a huit ! »
[…]
………………………………
Note
LE PARFAIT PROFESSEUR
Car une fois de plus nous sommes bel et bien en présence d’une
dissociation qui oppose d’un côté des philosophes, souvent
professeurs, parfois débordants de génie, mais singulièrement
étrangers à l’histoire qui se fait, et de l’autre côté, dans la rue, voire
emportés un peu plus loin par le cours des choses – … au bagne ou
promis à tomber sous les balles ! –, d’autres philosophes, non moins
géniaux, non moins philosophes, pour autant. Et non moins
talentueux : nous devons à Louise Michel quelques-unes des plus
belles pages de notre littérature.
Notes
1. « Quand le 2 décembre 1851, à neuf heures du matin, nous nous trouvâmes, Arnould,
Chassin, Ranc et moi, en face des affiches collées par Bonaparte sur le cercueil de la
République, nous regardâmes d’abord autour de nous si la foule était nombreuse et
décidée. »
L’INSTRUCTION PUBLIQUE
Dans le cas qui nous occupe, son utilité dépend donc de sa rareté.
Son seul effet est de déplacer la misère en faisant augmenter le
salaire de l’ouvrier qui sait lire et écrire, aux dépens de celui qui ne
le sait pas ; mais elle n’influe en rien sur la condition générale du
peuple.
Si tout cela est vrai, il en résulte que l’instruction n’est pas, ainsi
qu’on le répète tous les jours et partout, avec un accord qui me fait
presque craindre de me tromper, un moyen de prévenir la misère, et
que son utilité bien réelle a été jusqu’ici fort mal appréciée, du moins
sous le rapport que nous examinons. On ne peut en être privé dans
tous les pays véritablement civilisés sans rester dans une position
inférieure. Voilà pourquoi, dans ces pays, tout le monde en a besoin,
et pourquoi, dès qu’elle est devenue le partage d’une partie
considérable de la population, ceux qui ne l’ont pas sentent vivement
la nécessité de l’acquérir.
[…]
Beaucoup de personnes pensent que tous les maux dont j’ai parlé
seraient facilement prévenus si les ouvriers, se réunissant entre eux,
formaient des associations dans le but de fabriquer et de vendre,
pour le compte de tous, les produits de leurs fabriques communes.
Le phalanstère des fouriéristes, sorte de communauté ou de grand
ménage de travailleurs, vivant presque à la manière des moravites,
comme une seule famille dans une maison, est aujourd’hui, chez
nous, le modèle qu’on leur propose.
[…]
Note
NON À L’ANARCHIE
[…]
Vous dites, nous sommes dix fois, vingt fois, cent fois plus
nombreux que les propriétaires, et cependant les propriétaires
exercent sur nous une domination bien plus grande que celle que
nous exerçons sur eux : Je conçois, mes amis, que vous soyez très
contrariés, mais remarquez que les propriétaires, quoiqu’inférieurs
en nombre, possèdent plus de lumières que vous ; et que pour le
bien général, la domination doit être répartie dans la portion des
lumières : Regardez ce qui est arrivé en France pendant le temps
que vos camarades y ont dominé, ils y ont fait naître la famine.
PARABOLE
Saint-Simon invente ici une rhétorique dont seront très friands les
politiques : celle de l’énumération et de la précision. Les
suppositions avancées font apparaître à l’évidence, justement parce
que ces événements n’arrivent pas – du moins « le même jour » –,
que l’ordre ordinaire des choses, dans la société, est ruineux, parce
qu’il est indifférent aux talents. Le philosophe fait voir les choses.
D’abord par la raison qu’il serait très facile de remplir les places
qui seraient devenues vacantes ; il existe un grand nombre de
Français en état d’exercer les fonctions de frère du Roi aussi bien
que Monsieur ; beaucoup sont capables d’occuper les places de
prince tout aussi convenablement que Monseigneur le duc
d’Angoulême, que Monseigneur le duc de Berry, que Monseigneur le
duc d’Orléans, que Monseigneur le duc de Bourbon ; beaucoup de
Françaises seraient aussi bonnes princesses que Madame la
duchesse d’Angoulême, que Madame la duchesse de Berry, que
Mesdames d’Orléans, de Bourbon et de Condé.
LE MONDE RENVERSÉ
Puisque les savants, les artistes et les artisans, qui sont les seuls
hommes dont les travaux soient d’une utilité positive à la société, et
qui ne lui coûtent presque rien, sont subalternisés par les princes et
par les autres gouvernants qui ne sont que des routiniers plus ou
moins incapables.
FRATERNITÉ
[…]
Note
1. Pour résumer : ouvrir une souscription permettant de « donner aux hommes de génie
considération et aisance »
CHARLES FOURIER
(1772-1837)
[…]
[…]
RESTAURATION CLIMATIQUE
Il s’agit donc d’opérer par effet de l’art sur la totalité des glaces,
comme la nature vient d’opérer sur cette portion qui masquait le
Groenland ; et de faire fondre et débâcler, sinon en entier, au moins
en grande partie, la croûte des glaces polaires arctiques ; les réduire
tellement, qu’elles ne soient pas plus gênantes en été pour les côtes
d’Amérique et de Sibérie, que ne sont les glaces antarctiques pour
les pointes d’Australie et d’Afrique. La réduction des glaces polaires
arctiques ne tient qu’à échauffer et modifier une atmosphère de
600 lieues de diamètre : qu’y a-t-il de gigantesque dans cette
prétention ? […] D’ailleurs serait-ce une nouveauté qu’un
radoucissement de température aux régions polaires ? N’est-il pas
constant qu’elles ont joui autrefois d’une climature fort douce, et
même chaude, puisque les éléphants y habitaient, et qu’on y voit
leurs ossements d’autant plus abondants qu’on s’avance davantage
vers le pôle ? J’expliquerai quand il en sera temps cette énigme, sur
laquelle on a débité tant de contes absurdes, et je prouverai qu’il est
plus d’un moyen d’échauffer les régions polaires et de les rendre
habitables.
L’ANNEAU BORÉAL
[…]
Tels seront les hivers dans le nouvel Ordre. Alors la vigne croîtra
au soixantième degré, tandis que l’oranger sera cultivé aux
cinquante-troisième et soixante-dixième degrés. Varsovie aura des
forêts d’orangers comme en a aujourd’hui Lisbonne, et la vigne sera
plus en sûreté à Stockholm qu’elle n’est aujourd’hui à Mayence,
parce que la métamorphose des vents du pôle en zéphyrs la mettra
à l’abri des surprises qui sont aujourd’hui par toute la terre une des
principales causes d’appauvrissement.
OCÉANS DE LIMONADE
SUCRES ET CONFITURES
PLAISIRS DE LA TABLE…
C’est ici qu’on pourra élever contre moi des arguments spécieux.
Les opposants voudront jeter de la défaveur sur les caves de cet
Ordre combiné dont les cuisines accumuleront tant de trophées.
Écoutons parler ces antagonistes : « Nous accordons, me diront-ils,
que vos Phalanges, vos Séries et vos Groupes « puissent fournir les
productions les plus exquises en telle abondance que le pauvre
même y obtienne quelque part ; mais pour correspondre à cette
chère toute divine, pourrez-vous créer sur « tous les points de la
terre des vignobles tels que Médoc, Chambertin, Xérès, Tokai, etc. ?
Ces vignobles, limités à un petit espace, ne pourront pas fournir aux
tables de première classe dans trois millions de cantons ; la bonne
chère du peuple ne sera donc arrosée que de piquette et ne
présentera qu’une cacophonie gastronomique ; car il n’est point de
bon repas sans bon vin. Or, pour assortir une chère dont les
moindres mets surpasseront par toute la terre ceux de nos régions, il
faudrait par toute la terre des vins supérieurs à ceux de nos
vignobles fameux. Ce dîner n’est-il pas payé bien chèrement par
l’ennui de soutenir des discussions léthargiques sur la pluie et le
beau temps, sur les chères santés des parents et amis, les progrès
des enfants si dignes de leurs vertueux pères, le bon caractère des
demoiselles, le bon cœur des tantes et les tendres sentiments de la
tendre nature ! » Quel déluge de fadeurs et de niaiseries dans ces
réunions civilisées qu’on a pourtant préparées à grands frais et
soutenues d’un festin dispendieux ; festin aussi ennuyeux pour les
convives que pour la maîtresse qui a l’embarras de le diriger et de le
préparer ! Eh ! comment les Civilisés osent-ils prétendre à quelque
renommée gastronomique, lorsqu’ils sont dans une absolue nullité
sur l’art de former des réunions piquantes et variées, ce qui est une
moitié du plaisir de la table. Il semble que sur ce point les Rois
soient encore plus au dépourvu que la populace ; réduits à manger
en famille, isolés comme des ermites, et sérieux comme des hiboux
pendant tout leur repas, ils nous prouvent, à table comme ailleurs,
que les jouissances du plus puissant des Rois sont bien inférieures à
celles que trouvera le plus pauvre de ses sujets dans l’Ordre
combiné. Encore ce Souverain doit-il s’estimer heureux si, dans
l’isolement et la tristesse qui président à ses repas, il peut écarter le
soupçon d’empoisonnement dont il est menacé sans cesse. Ô vanité
des jouissances de la Civilisation !
[…]
« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. » Qu’était-il
de plus vrai que l’opinion de Christophe Colomb, à qui j’aime à me
comparer ? Il annonçait le nouveau monde matériel, et moi le
nouveau monde social. J’exprime ainsi que lui ce vrai qui n’est pas
vraisemblable aux yeux du préjugé.
Notes
1. Fourier, qui se souvient peut-être du chapitre Des Cannibales (voir plus haut,
Montaigne), désigne par là l’organisation du monde social tel qu’il est, « civilisé » parce qu’il
réprime les passions. À la « civilisation » s’oppose ce que Fourier appelle « l’ordre
combiné ». Voir les textes suivants.
L’ICARIE
PAS DE PAUVRES
Tandis que nous, grâces à notre bon Icar, nous n’avons pas de
Pauvres…
Ah, ah, milord, puisque vous êtes venu nous voir pour apprendre,
nous vous en montrerons bien d’autres ! mais nous ne pourrons
vous montrer ni oisifs ni domestiques…
ÉGALITÉ
– Cela est vrai, répondit-il ; mais n’est-ce pas aussi la nature qui a
donné à tous les hommes le même désir d’être heureux, le même
droit à l’existence et au bonheur, le même amour de l’égalité,
l’intelligence et la RAISON pour organiser le bonheur, la société et
l’égalité ?
Tous les biens meubles des associés, avec tous les produits de la
terre et de l’industrie, ne forment qu’un seul CAPITAL social. Ce
domaine social et ce capital social appartiennent indivisément au
Peuple, qui les cultive et les exploite en commun, qui les administre
par lui-même ou par ses mandataires, et qui partage ensuite
également tous les produits.
Mais c’est donc la COMMUNAUTÉ DE BIENS ! m’écriai-je.
NOURRITURE
Il a fait plus : parmi les bons, il a indiqué les nécessaires, les utiles
et les agréables, et en a fait imprimer la Liste en plusieurs volumes,
dont chaque famille a un exemplaire.
La liste des bons aliments ainsi arrêtée, c’est la République qui les
fait produire par ses agriculteurs et ses ouvriers, et qui les distribue
aux familles ; et comme personne ne peut avoir d’autres aliments
que ceux qu’elle distribue, tu conçois que personne ne peut
consommer d’autres aliments que ceux qu’elle approuve.
Elle fait produire d’abord les nécessaires, puis les utiles, puis les
agréables, et tous ceux-ci autant qu’il est possible.
[…]
PERFECTIONNER L’HUMANITÉ
« LIBERTÉ » DE LA PRESSE
LA LOI D’INCONSTANCE
L’union des sexes dans l’avenir devra donc être le résultat des
sympathies les plus larges, les mieux étudiées, sous tous les points
de vue possibles ; sans l’intervention d’aucune volonté étrangère,
sans le concours d’aucune circonstance déterminante, autre que le
libre arbitre, né le plus souvent du bouillonnement d’un sang
enflammé de l’exaltation des sens.
[…]
L’union des sexes doit reposer sur les sympathies les plus larges,
les mieux établies ; et, comme la vie se formule constamment sous
les deux aspects d’esprit et de matière, il devra y avoir sympathie de
l’esprit avec l’esprit, de la matière avec la matière, essai plus ou
moins long de l’un et de l’autre par l’un et l’autre, cohabitation plus
ou moins prolongée.
Consacrée chez tous les peuples, par toute loi civile ou religieuse,
la puissance paternelle, armée des foudres imaginaires de ses
malédictions, est comme une arche sainte qui paralyse et dessèche
toute main imprudente qui s’en approche. Je ne sais quelle froide et
mystérieuse horreur s’attache aux pas de ceux qui osent attaquer le
géant et lutter contre lui… Tout homme pour ceux-là retrouve un peu
de haine et de mépris ; le monde élève autour d’eux une barrière de
réprobation infranchissable et les rejette de son sein comme une
chose immonde !
[…]
Puis, force vous est enfin de vous soumettre aux décrets d’un
vouloir plus puissant que le vôtre, contre les actes duquel la lutte
vous est impossible ; et les neuf mois révolus, vous recevez dans
vos bras cette faible créature, chargée dès le ventre de sa mère de
votre haine et de votre injuste courroux ; elle qui n’avait pas
demandé l’être !
Dès ce jour, plus de repos, plus de joie pour lui : vous lui avez
assigné une case dans le vaste échiquier du monde, sans vous
inquiéter si le développement de son organisation lui permettra de la
remplir : – vous le pétrissez, vous le meurtrissez, vous l’étendez ou
vous le mutilez, suivant qu’il est à la convenance de vos projets ; et,
après de longues années, au monstre hideux qui s’échappe de vos
mains, vous demandez reconnaissance des dons que vous lui avez
faits ; vous le poursuivez encore de vos exigences insatiables ; vous
le forcez à vous rendre un culte d’amour et de vénération ; et
lorsqu’enfin, à votre heure d’agonie, il peut reprendre haleine, et
cherche à redresser ses membres déformés, sa tête inclinée, il
l’essaye en vain : ses membres et sa tête garderont le pli, et sa
nature rachitique porte à jamais un germe de destruction.
Ma loi d’avenir
Est-ce qu’il est reconnu légal parmi vous, quand vous passez un
bail, un contrat, que l’une des parties impose des clauses à l’autre,
et que cette dernière n’ait pas le droit d’en discuter les conditions ?
mais non : cela serait absurde, et les serfs de Russie riraient au nez
d’un Français, s’il osait se déclarer d’un pays libre et où de
semblables choses seraient tolérées.
Pitié de lois faites ainsi ! pitié des hommes qui osent les appliquer
et des femmes qui ne rougissent pas de s’y soumettre !
[…]
[…]
Note
FILLES PUBLIQUES
Jamais je n’ai pu voir une fille publique sans être émue d’un
sentiment de compassion pour nos sociétés, sans éprouver du
mépris pour leur organisation et de la haine pour leurs dominateurs
qui, étrangers à toute pudeur, à tout respect pour l’humanité, à tout
amour pour leurs semblables, réduisent la créature de Dieu au
dernier degré d’abjection ! – la ravalent au-dessous de la brute !
Je comprends le brigand qui détrousse les passants sur les
grands chemins et livre sa tête à la guillotine ; je comprends le soldat
qui joue continuellement sa vie et ne reçoit en échange qu’un sou
par jour ; je comprends le matelot qui expose la sienne à la fureur
des mers ; tous trois trouvent dans leur métier une poésie sombre et
terrible ! – mais je ne saurais comprendre la fille publique !
s’abdiquant elle-même ! annihilant, et sa volonté, et ses sensations ;
– livrant son corps à la brutalité et à la souffrance, et son âme au
mépris ! – La fille publique est pour moi un impénétrable mystère… –
Je vois dans la prostitution une folie affreuse, ou elle est tellement
sublime que mon être humain n’en peut avoir conscience. – Braver
la mort n’est rien ; – mais quelle mort affronte la fille publique ! elle
s’est fiancée à la douleur, vouée à l’abjection ! – tortures physiques
incessamment répétées, mort morale de tous les instants ! et mépris
de soi-même !!!
Ainsi donc que cette monstruosité soit imputée à votre état social,
et que la femme en soit absoute !
USINES À GAZ
Ils vont se jeter sur un lit qui est sous ce hangar, me répondit-il
froidement, et au bout d’une couple d’heures ils recommenceront à
chauffer.
Ce hangar, ouvert à tous les vents, ne garantit que de la pluie, il y
fait un froid glacial. – Une espèce de matelas, qu’on ne distingue
point du charbon qui l’entoure, est placé dans un des coins ; je vis
les chauffeurs s’étendre sur ce matelas dur comme la pierre. – Ils
étaient couverts d’un paletot très sale, pénétré de sueur et de
poussière de charbon à un tel point qu’on n’en pouvait deviner la
couleur. – Voilà, me dit le foreman, comment ces hommes
deviennent poitrinaires, – c’est en passant sans nulle précaution du
chaud au froid.
SOCIALISME
Owen n’a pas étudié la philosophie, il n’a pas observé toutes les
classes des sociétés européennes, à l’époque des convulsions de la
Révolution française, et son esprit n’est pas disposé, comme celui
de Saint-Simon, à formuler une organisation sociale ; il ne s’élève
pas non plus, comme Fourier, à la loi de l’univers pour y découvrir la
loi d’harmonie qui doit régir les sociétés humaines ; rien de tout cela.
– Owen est un homme dont le cœur est aimant, l’esprit juste et
observateur. Il s’est instruit dans les manufactures, où, pendant
trente ans, il a eu un nombre considérable d’ouvriers sous ses
ordres, et où il a étudié toutes les misères du pauvre.
Les idées d’Owen résultent d’une série d’observations et
d’expériences, mais ne forment pas une théorie complète qui
comprenne l’homme dans toutes ses formes variées, telles que
l’histoire et le monde les présentent à nos yeux. – Préoccupé de
l’immense influence qu’exercent sur nous les circonstances
extérieures, Owen ne tient presque aucun compte de l’organisation ;
l’être humain est pour lui le bloc de marbre dont le statuaire fait à
son gré un héros, un monstre ou une cuvette ; l’homme d’Owen est
une statue de main d’homme, j’avoue que je n’y vois la créature de
Dieu avec ses pressentiments de l’infini et de sa vie éternelle et
progressive. – Disons-le, Owen ne s’occupe pas assez des besoins
animiques ; mais, en revanche, Owen me paraît admirable quand il
organise les intérêts matériels. Il convie aux associations l’immense
population des prolétaires de l’Europe ; il leur en fait voir l’urgente
nécessité, s’ils ne veulent mourir de faim, le bien-être qui en
résulterait pour eux, et leur indique les moyens de les réaliser. Il leur
démontre, par des calculs et des raisonnements fondés sur
l’expérience, que, par l’association, le travail et le capital produiraient
le plus possible, et que les dépenses seraient les plus faibles,
relativement à la somme des jouissances. – Owen est le saint Jean
du désert qui annonce le Christ ; c’est le précurseur d’un autre, qui
viendra compléter sa création, animer cette statue de Prométhée,
colorer de poésie cette vie matérielle, élever le temple que les arts
embelliront de leurs prestiges, et où une divine harmonie exaltera les
âmes vers Dieu et Marie.
[…]
Au nom des pères et des mères dont le Moloch social dévore les
enfants, au nom des hommes qu’on mutile et qu’on empoisonne, au
nom des femmes dont on mange le cœur et qui n’osent se plaindre,
au nom des enfants qu’on broie et dont on aplatit le crâne afin qu’ils
n’aient ni cœur ni pensée…
J’ai crié, j’ai pleuré, et vous avez ri ! Je me suis tue, je me suis
traînée à vos pieds et vous m’avez mis le pied sur la tête ! Que suis-
je, moi ! Qu’importe ce qui m’arrive ? N’ai-je pas donné ma vie pour
ce peuple ? C’est bien ! flétrissez-moi, emprisonnez-moi, calomniez-
moi, poussez plus loin l’outrage, jetez-moi un peu de pain sous la
table. C’est bien ! j’accepte tout, excepté votre pain. Tout cela est
pour moi, mais le peuple, que ferez-vous pour lui ? – Ah ! je l’avais
deviné depuis longtemps, le peuple n’a rien à attendre de vous. La
prospérité vous enivre, l’habitude des voluptés et des remords vous
fait craindre l’ennui des idées sérieuses : ce peuple vous est à
dégoût et vous ne lui pardonnez pas d’être malheureux et d’avoir
faim !
[…]
Est-ce que la terre et tout ce qu’elle produit n’est pas à vous ? est-
ce que vous n’en êtes pas les légitimes propriétaires ? est-ce que
vous n’êtes pas les maîtres de gaspiller vos restes quand vous êtes
repus, et de partager votre luxe avec vos chiens plutôt que de vous
occuper du nécessaire des pauvres ?
Est-ce que je puis encourager les voleurs, moi qui les poursuivrais
jusque sous la robe des juges ?
Je n’attaque pas la morale : je constate seulement que nos
prétendus moralistes sont les plus immoraux des hommes. Je
n’attaque pas la religion ; car c’est en son nom que j’élève la voix
pour dénoncer l’égoïsme et le mensonge de ses ministres.
J’écris pour que vous sachiez ; je crie pour que vous entendiez ; je
marche en avant pour que vous connaissiez la route !
La Paria, Préface
LIBERTÉ
Car Lucifer n’avait pas été réprouvé seul, et il avait entraîné une
douce compagne dans sa chute.
Mais un esprit plus beau et plus grand que les autres était né du
regard même et du sourire resplendissant de Dieu.
Dieu regarda alors ce bel ange avec l’amour jaloux que plus tard
connurent les mères, et lui dit : Pourquoi es-tu triste ?
Qui es-tu ? lui demanda l’ange rebelle. – Je suis ton frère Ariel, ou
plutôt, s’il m’est permis d’emprunter d’avance la langue que parleront
les hommes, je suis ta sœur, ô Lucifer !
Je ne pouvais vivre sans toi, et je suis venue dans ton exil pour
me perdre avec toi, souffrir avec toi et me sauver avec toi.
LA FEMME DU MIDI
Ici les femmes sont plus libres dans leur vie habituelle ; leur
physionomie s’en ressent ; toutes sont gaies, vives et aimables. La
femme du Midi fait pressentir ce que deviendra notre sexe dans la
société et dans la famille, lorsqu’il recevra son complet
développement par l’éducation et la liberté. Dans des cafés, luxueux
comme ceux de Paris, on voit venir chaque soir des dames prendre
des rafraîchissements, ce que je n’ai pas vu depuis Paris, même à
Lyon et à Bordeaux ; elles y causent gaîment, laissant de côté l’air
guindé de certaines petites villes.
ABUSER DE LA LIBERTÉ ?
D’une grande sévérité dans tous les actes de sa vie, elle croit
possibles les excentricités de sentiment qu’elle débite très
gravement ; elle veut pour les femmes la liberté de Claire Démar,
c’est-à-dire le droit d’user et d’abuser de notre indépendance. Elle
veut ce droit sans limite, sans règle, enfin sans autorité. – Mais,
chère dame, dans ces droits si étendus, vous admettez sans doute
celui de la contradiction ? Permettez-moi de vous dire que dans tout
système, pousser la réaction trop loin, c’est vouloir échouer. Prenez
garde, ajoutai-je, le pendule trop fortement lancé se brise et
s’arrête ! Voudriez-vous semblable liberté pour votre fille ? La
proclameriez-vous telle quelle immédiatement ? Elle me répondit
aussitôt : oui, sans doute, chère Suzanne, je le veux ainsi, mais
j’affirme aussi qu’avant les modifications amenées par le temps, et
subies par l’esprit humain, ma fille, ou toute femme qui abuserait de
sa liberté, ne l’aimerait, ni ne la comprendrait pas.
[…]
ORIENT
[…]
DÉPART
Jean-Baptiste Clément
[…]
[…]
Là est le droit.
o
Quelques vérités économiques, dans Temps nouveaux, n 48
AUGUSTE-JEAN-MARIE VERMOREL
(1841-1871)
[…]
Note
Figure remarquable, Louise Michel fut une des femmes les plus
actives de la Commune de Paris. Elle le paya de la déportation en
Nouvelle-Calédonie.
« Mon existence se compose de deux parties bien distinctes : elles forment un contraste
complet ; la première, toute de songe et d’étude ; la seconde, toute d’événements, comme
si les aspirations de la période de calme avaient pris vie dans la période de lutte. »
DÉPORTATION
L’HOMME ET LA FEMME
Partout, l’homme souffre dans la société maudite ; mais nulle
douleur n’est comparable à celle de la femme.
Vos titres ? Le temps n’est pas loin où vous viendrez nous les
offrir, pour essayer par ce partage de les retaper un peu.
Des cruautés que l’on voit dans les campagnes commettre sur les
animaux, de l’aspect horrible de leur condition, date avec ma pitié
pour eux la compréhension des crimes de la force.
C’est ainsi que ceux qui tiennent les peuples agissent envers eux !
Cette réflexion ne pouvait manquer de me venir. Pardonnez-moi,
mes chers amis des provinces, si je m’appesantis sur les
souffrances endurées chez vous par les animaux.
Dans le rude labeur qui vous courbe sur la terre marâtre, vous
souffrez tant vous-mêmes que le dédain arrive pour toutes les
souffrances.
N’ai-je pas moi-même jeté aux vilaines gens des crapauds (qui
devenaient ce qu’ils pouvaient) ? Cette pensée me fit changer de
manière d’agir envers les vilaines gens.
[…]
Mais quelle que soit la pitié qui torde le cœur, il faut que l’être
nuisible disparaisse, et la grâce que je demandais enfant, pour la
louve, je ne la demanderais pas pour certains hommes pires que
des loups contre la race humaine.
Ne vaudrait-il pas mieux en finir avec tout ce qui est inutile dans la
mise en scène des sciences ? Tout cela sera aussi infécond que le
sang des petits enfants égorgés par Gille de Rez et d’autres fous
dans l’enfance de la chimie. Une science, au lieu d’or, est sortie des
creusets du grand œuvre ; mais elle en est sortie suivant le procédé
de la nature des éléments que la chimie décompose et recomposera
un jour.
VIOLENCE
J’étais sans doute bien petite, car Manette me tenait par la main
pour traverser le vestibule comme pour faire un voyage.
[…]
Ma pitié pour tout ce qui souffre, pour la bête muette, plus peut-
être que pour l’homme, alla loin ; ma révolte contre les inégalités
sociales alla plus loin encore ; elle a grandi, grandi toujours, à
travers la lutte, à travers l’hécatombe ; elle est revenue de par-delà
l’océan, elle domine ma douleur et ma vie.
C’est à cette saison qu’on fait les cruautés dont j’ai parlé ; les
pauvres bêtes ne pouvant ni vivre ni mourir cherchent à s’ensevelir
sous la poussière ou dans des coins de fumier ; on voit, au grand
soleil, briller comme un reproche leurs yeux devenus énormes et
toujours doux. Les couvées d’oiseaux sont pour les enfants qui les
torturent ; s’ils échappent, les raquettes sont tendues à l’automne, le
long des sentiers du bois ; ils y meurent, pris par une patte et
voletants, désespérés jusqu’à la fin.
Et les vieux chiens, les vieux chats, j’en ai vu jeter aux écrevisses.
Si la femme qui jetait la bête était tombée dans le trou, je ne lui
aurais pas tendu la main.
J’ai vu, depuis, les travailleurs des champs traités comme des
bêtes et ceux des villes mourir de faim ; j’ai vu pleuvoir les balles sur
les foules désarmées.
LE MONDE S’ÉVEILLE
« Quand la foule aujourd’hui muette,
La Commune se lèvera.
La Commune, Avant-propos
CAROLINE RÉMY DITE SÉVERINE
(1855-1929)
L’ESPRIT ET LA MATIÈRE
LA DERNIÈRE LEÇON
C’est kif-kif, vous savez ; et l’on se moque pas mal, dans les
taudis où le pain manque, sous les ponts, à la queue des asiles de
nuit, au fin fond des carrières, et sur les bancs des squares, que
M. Faure soit à l’Élysée, plutôt que Napoléon III aux Tuileries !
[…]
[…]
IRONIE
[…]
ÊTRE GOUVERNÉ
« Tu n’imprimeras pas
« Tu ne liras pas ;
LA GUERRE
[…]
[…]
[…]
[…]
LA CRITIQUE DE PROUDHON
DEUXIÈME OBSERVATION
Ainsi ces idées, ces catégories sont aussi peu éternelles que les
relations qu’elles expriment. Elles sont des produits historiques et
transitoires.
TROISIÈME OBSERVATION
Les rapports de production de toute société forment un tout.
M. Proudhon considère les rapports économiques comme autant de
phases sociales, s’engendrant l’une l’autre, résultant l’une de l’autre
comme l’antithèse de la thèse, et réalisant dans leur succession
logique la raison impersonnelle de l’humanité.
Ce texte est plus compliqué qu’il n’en a l’air. Il ne faut surtout pas
le prendre au premier degré, ni au second, du reste ! Écrites par le
gendre de Marx, ces lignes sont d’abord l’accomplissement d’une
transgression. Il n’y a pas, en effet, de doctrine marxiste sur la
question de la disparition du travail qui est, de surcroît, frappée d’un
interdit : toute description sérieuse de ce qui relève de la société
future ou du rêve communiste est proscrite comme relevant de
l’utopisme. De là les arguments badins, volontairement légers, ou
provocateurs (la malédiction biblique, l’avenir professionnel des
Rothschild ou de certains généraux, etc.) qui tendent surtout à
montrer non pas que le travail est détestable (chacun le sait), mais
que sa suppression est inimaginable : « une étrange folie ».
Autrement dit, ce qui est génial dans ce texte, c’est l’évitement, par
Lafargue, d’une position directe du problème (qui ne pourrait en effet
avoir de sens qu’en utopie), au profit d’une sorte de thérapie :
apprendre aux « travailleurs » que, contrairement à ce qu’ils croient,
ils n’aiment pas le travail. Ce texte génial ne relève donc pas, selon
nous, de l’économie politique, mais de l’interprétation des rêves.
AUVERGNATS ET ÉCOSSAIS
Par contre, quelles sont les races pour qui le travail est une
nécessité organique ? Les Auvergnats ; les Écossais, ces
Auvergnats des îles Britanniques ; les Gallegos, ces Auvergnats de
l’Espagne ; les Poméraniens, ces Auvergnats de l’Allemagne ; les
Chinois, ces Auvergnats de l’Asie. Dans notre société, quelles sont
les classes qui aiment le travail pour le travail ? Les paysans
propriétaires, les petits-bourgeois, les uns courbés sur leurs terres,
les autres acoquinés dans leurs boutiques, se remuent comme la
taupe dans sa galerie souterraine, et jamais ne se redressent pour
regarder à loisir la nature.
INTERDIRE LE TRAVAIL
Les prolétaires ont arrêté en leur tête d’infliger aux capitalistes des
dix heures de forge et de raffinerie ; là est la grande faute, la cause
des antagonismes sociaux et des guerres civiles. Défendre et non
imposer le travail, il le faudra. Les Rothschild, les Say seront admis à
faire la preuve d’avoir été, leur vie durant, de parfaits vauriens ; et
s’ils jurent vouloir continuer à vivre en parfaits vauriens, malgré
l’entraînement général pour le travail, ils seront mis en carte et, à
leurs mairies respectives, ils recevront tous les matins une pièce de
vingt francs pour leurs menus plaisirs. Les discordes sociales
s’évanouiront. Les rentiers, les capitalistes, tout les premiers, se
rallieront au parti populaire, une fois convaincus que, loin de leur
vouloir du mal, on veut au contraire les débarrasser du travail de
surconsommation et de gaspillage dont ils ont été accablés dès leur
naissance. Quant aux bourgeois incapables de prouver leurs titres
de vauriens, on les laissera suivre leurs instincts : il existe
suffisamment de métiers dégoûtants pour les caser – Dufaure
nettoierait les latrines publiques ; Galliffet chourinerait les cochons
galeux et les chevaux forcineux, les membres de la commission des
grâces, envoyés à Poissy, marqueraient les bœufs et les moutons à
abattre ; les sénateurs, attachés aux pompes funèbres, joueraient
les croque-morts. Pour d’autres, on trouverait des métiers à portée
de leur intelligence. Lorgeril, Broglie, boucheraient les bouteilles de
champagne, mais on les musellerait pour les empêcher de s’enivrer ;
Ferry, Freycinet, Tirard, détruiraient les punaises et les vermines des
ministères et autres auberges publiques. Il faudra cependant mettre
les deniers publics hors de la portée des bourgeois, de peur des
habitudes acquises.
Note
Thèse de doctorat
L’HONNEUR DE L’UNIVERSITÉ
L’IDÉE DE JUSTICE
[…]
[…]
[…]
Dans tous les pays il y a des courants contraires. Les uns sont
contre la paix, les autres sont contre la guerre. La balance du Destin
oscille dans les mains des gouvernements. Mais subitement le
vertige peut saisir ceux qui hésitent encore. C’est pourquoi nous, les
travailleurs et les socialistes de tous les pays, nous devons rendre la
guerre impossible en jetant notre force dans la balance de la paix.
Oh ! je l’espère, nous ne serons pas seuls pour livrer ce combat. Ici,
à Bâle, les chrétiens nous ont ouvert leur cathédrale. Notre but
répond à leur pensée et à leur volonté : maintenir la paix. Mais
puissent tous les chrétiens, qui suivent encore sérieusement les
paroles de leur maître, nourrir le même espoir que nous. Ils
s’opposeront avec nous à ce que les peuples soient saisis par les
griffes du démon de la guerre. La nature des souhaits de bienvenue
qui nous ont été adressés ce matin à Bâle nous donne également
réconfort et espérance. Et le salut adressé par le gouvernement de
Bâle à l’Internationale évoqua les mêmes sentiments. Ce fut un bon
signe ; là où l’esprit de la Démocratie a pu, comme à Bâle, pénétrer
profondément, là où cet esprit a derrière lui un prolétariat bien
organisé, là existe une noble conviction répandue dans tout le
peuple et cela nous fait espérer à chaque instant.
Nous avons été reçus dans cette église au son des cloches qui
me parut, tout à l’heure, comme un appel à la réconciliation
générale. Il me rappela l’inscription que Schiller avait gravée sur sa
cloche symbolique : Vivos voco, mortuos plango, fulgura frango !
Vivos voco : j’appelle les vivants pour qu’ils se défendent contre le
monstre qui apparaît à l’horizon. Mortuos plango : je pleure sur les
morts innombrables couchés là-bas vers l’Orient et dont la puanteur
arrive jusqu’à nous comme un remords. Fulgura frango : je briserai
les foudres de la guerre qui menacent dans les nuées.
Mais il ne suffit pas qu’il y ait ici et là, dispersée et hésitante, une
bonne volonté pour la lutte. Il nous faut l’unité de volonté et d’action
du prolétariat militant et organisé. L’heure est sérieuse et tragique.
Plus le péril se précise, plus les menaces approchent, et plus
urgente devient la question que le prolétariat nous pose, non, se
pose à lui-même : Si la chose monstrueuse est vraiment là, s’il sera
effectivement nécessaire de marcher pour assassiner ses frères,
que ferons-nous pour échapper à cette épouvante ? Nous ne
pouvons répondre à cette question dictée par l’effroi, attendu que
nous prescrivons un mouvement déterminé pour une heure
déterminée. Quand les nuages s’accumulent, quand les vagues se
soulèvent, le marin ne peut prédire les mesures déterminées à
prendre pour chaque instant. Mais l’Internationale doit veiller à faire
pénétrer partout sa parole de paix, à déployer partout son action
légale ou révolutionnaire qui empêchera la guerre, ou sinon à
demander des comptes aux criminels qui en seront les fauteurs.
Personne n’est plus soumis que nous aux lois du pays où nous
vivons ; nous le serions de même à Constantinople, nous l’eussions
été de même à Rome, sous la république comme sous les
empereurs, et par les mêmes motifs, et dans la même mesure. Une
fausse liberté ne nous séduit pas, et nous sentons en nous quelque
chose qui nous met à l’abri de la servitude. Le christianisme a pour
toujours délivré l’homme du joug de l’homme, et il n’est pas un
chrétien qui ne puisse et ne doive, en obéissant, selon le précepte
de l’apôtre, répéter ces belles paroles que l’auteur de l’Apologétique
adressait aux magistrats romains : « Je reconnais dans le chef de
l’empire mon souverain, pourvu qu’il ne prétende pas que je le
reconnaisse pour mon dieu : car du reste je suis libre. Je n’ai d’autre
maître que le Dieu tout-puissant, éternel, qui est aussi le sien. »
Que si, examinant quelques-unes des lois qui nous régissent,
nous les avons jugées défectueuses à plusieurs égards, elles nous
autorisent elles-mêmes à émettre le jugement que nous en portons.
On ne nous contestera pas sans doute un privilège qu’on ne cesse,
quel qu’il soit, de vanter avec tant d’emphase. De semblables
discussions, sincères, graves, sur un sujet qui occupe tous les
esprits, ne sauraient être interdites que par un despotisme
timidement soupçonneux, et, dans ses vagues inquiétudes, esclave
de sa propre tyrannie.
Il n’est pas douteux que, poussé par la crainte des complots qui
tourmente sans relâche les gouvernements despotiques, celui que
nous supposons ne cherchât à isoler les uns des autres le plus
possible les citoyens, et que toute réunion, toute association ne fût
rigoureusement interdite : tant il est vrai qu’on ne peut détruire la
liberté sans combattre la nature qui porte d’elle-même les êtres
doués d’intelligence à s’associer. Mais comment, à moins
d’interrompre toutes les relations sociales, empêcher les hommes de
s’entretenir en des lieux, à des jours convenus, de leurs intérêts, de
leurs vœux, de leurs espérances, de s’assembler même en nombre
suffisant pour concerter une action commune, s’ils le veulent ? Rien
en cela qui exige d’organisation spéciale ; et si l’on en jugeait une
nécessaire, la loi qui la prohibe ne réussirait qu’à la rendre secrète et
d’autant plus forte qu’elle y attacherait plus de danger. Un Rütli se
trouverait toujours pour entendre les serments de ceux que leur
cœur presserait de se dévouer à la délivrance de la patrie1. La
vigilance de Constantin et les horribles cruautés de ce monstre
prévinrent-elles la conjuration de Varsovie et le soulèvement de la
Pologne ? En général le despotisme se trompe étrangement sur la
puissance qu’il est enclin à attribuer aux peines. Les législations
atroces créent des mœurs atroces, et voilà tout. Si elles intimident
les faibles, elles irritent et provoquent les âmes énergiques ; car le
péril aussi a je ne sais quoi qui tente. Elles font surtout qu’on ne
s’arrête plus aux pensées modérées, et qu’on se porte d’abord aux
résolutions extrêmes. La grande facilité des communications qui
multiplie tous les rapports et par là même rend impossible de les
surveiller, permettrait aux mécontents de s’entendre rapidement d’un
bout du pays à l’autre. Ils se seraient bientôt connus et unis, sans
que leur union offrît un caractère assez matériel pour que la violence
pût l’atteindre. On compte à cet égard sur la police : autre illusion.
Lorsque chacun est sur ses gardes, lorsqu’aucune des ruses, aucun
des pièges infâmes de l’espionnage n’est ignoré de personne, la
police a beau jeter ses filets, elle n’en retire guère que quelques
gens simples et quelques imprudents. Or ce ne sont pas d’ordinaire
ceux-là qui font les révolutions. Les révolutions se font par le peuple,
et toute action du peuple est imprévue parce qu’elle est soudaine.
Quelques milliers de mouchards de plus auraient-ils sauvé en 89 la
vieille monarchie, et la monarchie restaurée en 1830 ?
De ces considérations il résulte que, dans l’état actuel de la
société européenne, le despotisme s’efforcerait en vain d’isoler les
hommes pour les asservir, et que les entraves apportées au droit
naturel d’association, les interdictions qui le frapperaient, les peines
sévères qui sanctionneraient ces interdictions, loin d’affermir la
tyrannie, contribueraient à hâter sa chute, parce que le droit attaqué
étant le droit de tous, droit d’ailleurs aujourd’hui indispensable à la
vie des peuples, tous réagiraient instinctivement contre le pouvoir
inique qui les en aurait dépouillés.
Note
L’inspiration qui fait les poètes les ramène au ciel d’où elle est
descendue. Par elle, ils atteignent quelquefois, sans calcul et sans
peine, aux dernières hauteurs de la métaphysique. Or, comme
toutes les sciences reposent sur des faits variés à l’infini, et s’élèvent
par degrés jusqu’à la cause unique et première, on peut dire qu’elles
forment entre elles une pyramide, dont la métaphysique est le
sommet. Du haut de ce point, où elles se touchent, on embrasse
d’un coup d’œil toutes leurs faces, les principes paraissent communs
où les phénomènes étaient différents. C’est pourquoi la plupart des
grandes découvertes se sont faites, a priori, par une intuition
soudaine, par la considération des causes finales, par analogie, par
des hypothèses que leurs auteurs n’eurent pas le loisir de justifier.
C’est pourquoi les mystiques, en raisonnant de Dieu à l’homme, de
l’homme à la matière, surprirent souvent en eux le pressentiment de
ces lois de nature, dont la révélation complète était réservée aux
âges suivants. Celui qui écrivit La Divine Comédie semble avoir
éprouvé quelque chose de pareil.
[…]
Ce serait une erreur de croire que la grande querelle qui, dans ces
derniers temps, s’est émue entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire,
reposait sur une innovation scientifique. L’unité de composition
occupait déjà sous d’autres termes les plus grands esprits des deux
siècles précédents. En relisant les œuvres si extraordinaires des
écrivains mystiques qui se sont occupés des sciences dans leurs
relations avec l’infini, tels que Swedenborg, Saint-Martin, etc., et les
écrits des plus beaux génies en histoire naturelle, tels que Leibniz,
Buffon, Charles Bonnet, etc., on trouve dans les monades de
Leibniz, dans les molécules organiques de Buffon, dans la force
végétatrice de Nedham, dans l’emboîtement des parties similaires
de Charles Bonnet, assez hardi pour écrire en 1760 : L’animal
végète comme la plante ; on trouve, dis-je, les rudiments de la belle
loi du soi pour soi sur laquelle repose l’unité de composition. Il n’y a
qu’un animal. Le créateur ne s’est servi que d’un seul et même
patron pour tous les êtres organisés. L’animal est un principe qui
prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les
différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se
développer. Les Espèces Zoologiques résultent de ces différences.
La proclamation et le soutien de ce système, en harmonie d’ailleurs
avec les idées que nous nous faisons de la puissance divine, sera
l’éternel honneur de Geoffroy Saint-Hilaire, le vainqueur de Cuvier
sur ce point de la haute science, et dont le triomphe a été salué par
le dernier article qu’écrivit le grand Gœthe.
Enfin, notons une autre chose qui range ce poète aux côtés de
plusieurs de nos philosophes enragés : il a connu l’exil et il fut l’ami
de beaucoup d’entre eux.
L’APPEL DE L’INFINI
[…]
Vous voulez que je dise à tout cela qui est : Je n’en suis pas !
Vous voulez que je refuse mon adhésion à l’indivisible ! Vous voulez
que je refuse ma chute à la gravitation ! Vous voulez que je ne
regarde pas, que je n’interroge pas, que je ne songe pas, que je ne
conjecture pas ! Vous voulez que de la prodigieuse inquiétude
cosmique je ne tire que ma propre pétrification ! Vous voulez que,
sous le souffle des souffles, je ne remue point ! Vous voulez que
mon petit tas de cendre intérieur ne tourbillonne pas quand de toutes
parts, de la terre et de la mer, du zénith et du nadir, du télescope et
du microscope, de la constellation et de l’acarus, l’infini fait irruption
en moi ! Vous voulez que je me contente de ces deux certitudes : je
suis né et je mourrai ! certitudes qui sont elles-mêmes deux gouffres.
Non, cela ne se peut. Il n’y a pas que l’épiploon graisseux au monde.
Le pancréas n’est pas l’unique affaire. La manière dont mon chyle et
ma bile et ma lymphe se comportent, cela ne peut pas être le point
d’arrivée de ma philosophie. Il y a moi, mais il y a autre chose. La
manifestation universelle et sidérale est là. De là l’effarement. De là
les mains tendues vers l’énigme. De là l’œil hagard des ascètes. Le
genre humain ne peut s’empêcher d’adresser des questions à
l’obscurité et d’en attendre des réponses. Quelle est la destinée ?
Dans quelles proportions l’homme fait-il partie du monde ? Tout
phénomène n’est-il pas fatalement consécutif ? Qu’est-ce que la
vie ? Qu’y a-t-il avant ? qu’y a-t-il après ? Qu’est-ce que le monde ?
De quelle nature est le prodigieux être en qui se réalise au fond de
l’absolu l’identité inouïe de la nécessité et de la volonté ? Toutes ces
questions se résolvent en prosternement. Les plus forts esprits
chancellent sous la pression des hypothèses, et c’est ainsi que les
têtes se courbent devant l’Immanent. La vague présence du possible
crée les religions.
[…]
Pour bien éclairer la plaie que vous voudriez guérir, ouvrez sur elle
toute grande l’idée divine. Le souffle religieux, pénétrant la pitié
sociale, en augmente le frisson. Le réel n’est efficacement peint qu’à
la clarté de l’idéal. Un tas de fumier n’est qu’un tas de fumier ;
mettez Job dessus, Dieu y descend ; et voilà que toute cette
pourriture dégage de la splendeur. Peindre le malheur, tout le
malheur, c’est-à-dire le malheur double, le malheur humain qui vient
de la destinée, le malheur social qui vient de l’homme ; c’est là
incontestablement une tentative utile, mais pour qu’elle atteigne
pleinement son but, le progrès, cette tentative implique une double
foi : foi à l’avenir de l’homme sur la terre, c’est-à-dire à son
amélioration comme homme ; foi à l’avenir de l’homme hors de la
terre, c’est-à-dire à son amélioration comme esprit. En d’autres
termes, il faut, la misère étant matérialiste, que le livre de la misère
soit spiritualiste. Les ouvrages où l’on entend le gémissement du
genre humain doivent être des actes de foi. C’est ainsi que,
désintéressé, solitaire, isolé, descendu peut-être d’une de ces
situations sociales que les hommes prennent pour des sommets,
proscrit, selon le langage bizarre de la terre, n’ayant plus d’autre
patrie que le ciel, heureux d’y avoir laissé envoler mon espérance,
contemplant la transparence sacrée du naturalisme, ébloui
d’hypothèses, englouti dans le possible, confiant et par moments
hagard, perdu dans l’abîme avec épouvante et joie, mais me
souvenant de l’homme, homme moi-même, j’ai écrit ce livre. J’ai
tenu à expliquer cela.
LA DÉFINITION DE LA VIE
Tel est, en effet, le mode d’existence des corps vivants, que tout
ce qui les entoure tend à les détruire. Les corps inorganiques
agissent sans cesse sur eux ; eux-mêmes exercent les uns sur les
autres une action continuelle ; bientôt ils succomberaient s’ils
n’avaient en eux un principe permanent de réaction. Ce principe est
celui de la vie ; inconnu dans sa nature, il ne peut être apprécié que
par ses phénomènes : or, le plus général de ces phénomènes est
cette alternative habituelle d’action de la part des corps extérieurs et
de réaction de la part du corps vivant, alternative dont les
proportions varient suivant l’âge.
LES PASSIONS
Il faut considérer sous deux rapports les actes qui, peu liés à
l’organisation matérielle des animaux, dérivent de ce principe si peu
connu dans sa nature, mais si remarquable par ses effets, centre de
tous leurs mouvements volontaires, et sur lequel on eût moins
disputé si, sans vouloir remonter à son essence, on se fût contenté
d’analyser ses opérations. Ces actes que nous considérons surtout
dans l’homme, où ils sont à leur plus haut point la perfection, sont ou
purement intellectuels et relatifs seulement à l’entendement, ou bien
le produit immédiat des passions. Examinés sous le premier point de
vue, ils ont l’attribut exclusif de la vie animale ; envisagés sous le
second, ils appartiennent essentiellement à la vie organique.
[…]
[…]
[…]
La Définition de la vie
SCIENCES DE L’HOMME
Voici donc le début des « sciences de l’homme », à proprement
parler : elles ne sont pas encore sorties du sein de la philosophie, et
leur naissance n’est pas forcément facile.
Ces débuts laissent ainsi affleurer les problèmes sans doute les
plus intéressants : les découvertes les plus provocantes viennent
nourrir une problématisation philosophique qui interroge
radicalement la représentation traditionnelle de l’homme, de son
histoire, de la société ou des sociétés (le pluriel commence à
apparaître) dans lesquelles il s’accomplit ou accède à la culture.
ALFRED ESPINAS
(1844-1922)
Les premières études d’Alfred Espinas ont porté sur les sociétés
animales et sur l’origine de la technologie. Il y a appris un regard
différent quant aux domaines d’intérêt traditionnels de la philosophie
et il en tire la remarquable lucidité dont il fait preuve en revenant aux
sociétés humaines et à leur histoire. Il a compris, et surtout vérifié,
qu’en ces matières la conscience, ou en général les représentations
des individus, ne sont que des effets, et donc que l’étude de l’histoire
appelle d’autres méthodes, en tout cas une autre approche.
e
La Philosophie sociale du XVIII siècle et la Révolution, livre III, ch. III
e
La Philosophie sociale du XVIII siècle et la Révolution, livre II, ch. III
Note
[…]
Nous ne croyons pas non plus que la science des mœurs ait à
« détruire » la morale théorique. Elle n’y prétend pas, et elle n’en a
pas besoin. À quoi bon s’engager dans une lutte qui prendrait
nécessairement la forme d’une réfutation dialectique des systèmes
de morale, et qui impliquerait l’acceptation de principes communs
avec eux ? Il suffit à la science des mœurs de faire voir ce que sont
historiquement ces systèmes, comment ils expriment un effort, qui a
dû nécessairement se produire, pour rationaliser la pratique morale
existante, et de reconnaître le rôle parfois considérable que ces
systèmes ont joué dans l’évolution morale des sociétés civilisées.
Mais, si elle ne les détruit pas, on peut dire à bon droit qu’elle les
remplace. Car elle est vraiment ce que ces systèmes n’étaient qu’en
apparence : une science objective et désintéressée de la réalité
morale.
[…]
[…]
[…]
UN EXEMPLE ADMIRABLE
Notre jeunesse
Je plains tout jeune homme qui ne s’est pas alors passionné pour
ou contre la liberté, pour ou contre le déterminisme, pour ou contre
l’idéalisme, pour ou contre la morale de Kant, pour ou contre
l’existence de Dieu, pour ou contre Dieu, comme s’il existait. Je
plains tout jeune homme qui, peu après qu’il se fut assis […] aux
bancs en escalier devant les tables noires étroites, ne s’est pas
violemment passionné pour ou contre les enseignements de son
professeur de philosophie. Et je plains tout homme qui n’en est pas
resté à sa première philosophie, j’entends pour la nouveauté, la
fraîcheur, la sincérité, le bienheureux appétit. Ne plus s’occuper des
grandes questions, mon ami, c’est comme de fumer la pipe, une
habitude que l’on prend quand l’âge vous gagne, où l’on croit que
l’on devient homme, alors que c’est que l’on est devenu vieux.
Heureux qui a gardé la jeunesse de son appétit métaphysique.
Ils ne s’effraient point à l’idée que les œuvres d’art, cessant d’être
la propriété individuelle de quelques amateurs privilégiés,
deviendront la propriété collective, commune, de tous les hommes
admis à les contempler et à les admirer ; ils ne s’en effraient point
car c’est vers la propriété collective, vers la propriété commune, que
va naturellement l’œuvre de beauté. Un chef-d’œuvre est diminué à
n’être possédé que par quelques-uns ! Comme un miroir qui ne
réfléchirait éternellement qu’un même visage, et qui contracterait lui-
même les rides de ce visage obstiné et importun, le chef-d’œuvre
est rapetissé à n’être admiré que par quelques-uns ; le chef-d’œuvre
humain veut que l’humanité tout entière vienne mirer en lui son âme
changeante ! Pour moi, je ne sais pas d’émotion plus belle, plus
large, plus auguste et sacrée que celle qui saisit l’âme à certaines
heures dans les grands musées où sont réunies pour tous les
œuvres des maîtres. Rappelez-vous la tombée du jour et ces
minutes indécises précédant le congé que nous signifie le gardien
brutal ; rappelez-vous l’émotion qui s’empare de l’esprit devant tous
ces chefs-d’œuvre assemblés et offerts à l’admiration de tous les
hommes ; on dirait un Olympe où il n’y a que des Dieux emplissant
l’espace sacré de leurs rêves. Oui, c’est là la grande beauté, celle
qui est faite pour tous ; et je ne crains pas que ceux qui rêvent de
gloire aient peur du communisme, car la gloire est le communisme
suprême ! Elle est le communisme suprême puisqu’elle suppose que
l’artiste, le créateur, sortant des limites étroites et misérables de son
individualité, a su donner à son œuvre une valeur impersonnelle et
éternelle ; elle est le communisme puisque par elle l’humanité tout
entière s’approprie les plus hautes richesses de l’esprit humain, et
qu’à chaque génération les esprits qui passent tirent un sens
nouveau, une force nouvelle et une nouvelle joie de l’œuvre
éternelle, immuable et toujours renouvelée !
[…]
[…]
PHILOSOPHIES
[…]
[…]
IL N’Y A PAS D’ÉTOILES DOUBLES AU CIEL DE LA
PHILOSOPHIE
C’est ce qui fait, c’est une des causes et des raisons essentielles
pour laquelle on peut dire qu’il n’y a jamais d’étoiles doubles au ciel
de la philosophie ; c’est une des raisons essentielles pour lesquelles
un élève n’y signifie plus rien. De même que les grandes
métaphysiques, de même que les grandes philosophies ne se
peuvent aucunement remplacer, l’une l’autre, de même les grands
métaphysiciens et philosophes ne se peuvent pas doubler, l’un
l’autre. De même que les grandes métaphysiques et de même que
les grandes philosophies ne se peuvent aucunement remplacer,
l’une l’autre, l’autre étant supposée défaillante, de même elles ne se
recouvrent pas, jamais, et même elles ne jointent pas, et elles ne
peuvent aucunement se doubler l’une l’autre, l’autre étant supposée
existante et présente. Il est évident d’ailleurs que ces deux
impossibilités sont solidaires, se tiennent, se comportent et se
requièrent, qu’elles s’exigent l’une l’autre. De même que l’humanité
n’a reçu aucun don, aucune faculté de substitution, de même qu’il ne
fonctionne aucun remplacement, qu’il ne joue aucun service de
remplacement dans, entre les métaphysiques et entre les
philosophies, d’une métaphysique et d’une philosophie à l’autre, jeu
qui par définition consisterait à faire ou à permettre, à faire et à
laisser faire qu’une philosophie et qu’une métaphysique se fît ou se
laissât prendre pour une autre, de même il ne fonctionne aucun
doublement, d’une métaphysique et une philosophie sur l’autre, il ne
joue aucun service de doublement par lequel une métaphysique,
une philosophie, étant la même qu’une autre, réussirait à se faire
passer comme étant autre et non pas comme étant la même,
réussirait enfin à se faire passer pour une métaphysique, pour une
philosophie, comme les autres, au même titre que les autres. Pour
une métaphysique et une philosophie autonome. C’est pour cela,
premièrement qu’il y a eu des étoiles, et deuxièmement que l’on peut
dire qu’il n’y a jamais eu d’étoiles doubles au ciel de la philosophie.
De même qu’aucun remplacement admis, de même il n’a jamais été
délivré de duplicatum. Il n’y a point là de chargés de cours et de
suppléants. Il y a des airs qui n’ont pas été joués ; mais on n’a
jamais joué deux fois le même air à l’humanité. Une voix qui
donnerait une résonance, et que vous supposez n’exister pas, c’est-
à-dire ne pas se faire entendre, ne sera éternellement pas suppléée
par une autre voix, qui par définition de réalité donnerait une autre
résonance. Une voix qui donne une résonance, et que vous
supposez qui existe, c’est-à-dire qui se fait entendre, ne sera
éternellement pas doublée par une seconde voix, par une autre voix
qui par définition factice voudrait en même temps être la même,
c’est-à-dire donner la même résonance. Un élève ne signifie plus
rien. Le plus grand des élèves, s’il est seulement élève, s’il répète
seulement, s’il ne fait que répéter, je n’ose pas même dire la même
résonance, car alors ce n’est plus même une résonance, même un
écho, c’est un misérable décalque, le plus grand des élèves, s’il
n’est qu’élève, ne compte pas, ne signifie absolument plus rien,
éternellement est nul. Un élève ne vaut, ne commence à compter
que au sens et dans la mesure où lui-même il introduit une voix, une
résonance nouvelle, c’est-à-dire très précisément au sens et dans la
mesure même où il n’est plus, où il n’est pas un élève.
1. Notons, à propos de cette observation, la rude liberté du style de Péguy qui va jusqu’à
subvertir les règles de l’orthographe : c’est bien parce que les formations dont il parle, « les
grandes métaphysiques », sont « uniques » et qu’elles ne sauraient s’additionner que les
verbes demeurent obstinément au singulier. Si le verbe est au singulier, c’est bien le signe
que le sujet, aussi multiplié soit-il, est au singulier. C’est cela le génie de Péguy. .
HENRI BERGSON
(1859-1941)
Ce qui intéresse Bergson dans l’élan vital, c’est qu’il est avant tout
un mouvement, et un mouvement inassignable. C’est la vie, et pour
Bergson, la vie pourrait bien être avant tout un pouvoir de désordre,
pouvoir, en tout cas de défaire l’ordre pour en faire surgir un autre.
D’où quelques analyses géniales dès que ce modèle vient donner
son régime à la pensée : la critique de l’idée d’ordre, ou de l’idée de
néant. Ce sont de nouvelles façons de poser un vieux problème,
mais qui en cela renouvellent entièrement les façons de philosopher,
la forme même de l’interrogation philosophique.
L’INSTINCT ET L’INTELLIGENCE
ORDRE ET DÉSORDRE
L’IDÉE DE NÉANT
[…]
Les philosophes ne se sont guère occupés de l’idée de néant. Et
pourtant elle est souvent le ressort caché, l’invisible moteur de la
pensée philosophique. Dès le premier éveil de la réflexion, c’est elle
qui pousse en avant, droit sous le regard de la conscience, les
problèmes angoissants, les questions qu’on ne peut fixer sans être
pris de vertige. Je n’ai pas plutôt commencé à philosopher que je me
demande pourquoi j’existe ; et quand je me suis rendu compte de la
solidarité qui me lie au reste de l’univers, la difficulté n’est que
reculée, je veux savoir pourquoi l’univers existe ; et si je rattache
l’univers à un Principe immanent ou transcendant qui le supporte ou
qui le crée, ma pensée ne se repose dans ce principe que pour
quelques instants ; le même problème se pose, cette fois dans toute
son ampleur et sa généralité : d’où vient, comment comprendre que
quelque chose existe ? Ici même, dans le présent travail, quand la
matière a été définie par une espèce de descente, cette descente
par l’interruption d’une montée, cette montée elle-même par une
croissance, quand un Principe de création enfin a été mis au fond
des choses, la même question surgit : comment, pourquoi ce
principe existe-t-il, plutôt que rien ?
[…]
FORMALISME ET SCIENCE
[…]
[…]
[…]
Ce qui est après est plus que ce qui était avant, non parce qu’il le
contient ou même qu’il le prolonge mais parce qu’il en sort
nécessairement et porte dans son contenu la marque chaque fois
singulière de sa supériorité. Il y a en lui plus de conscience et ce
n’est pas la même conscience. Le terme de conscience ne comporte
pas d’univocité d’application pas plus que la chose, d’unité isolable.
Il n’y a pas une conscience génératrice de ses produits, ou
simplement immanente à eux, mais elle est chaque fois dans
l’immédiat de l’idée, perdue en elle et se perdant avec elle et ne se
liant avec d’autres consciences (ce qu’on serait tenté d’appeler
d’autres moments de la conscience) que par les liens internes des
idées auxquelles celles-ci appartiennent. Le progrès est matériel ou
entre essences singulières, son moteur l’exigence de dépassement
de chacune d’elles. Ce n’est pas une philosophie de la conscience
mais une philosophie du concept qui peut donner une doctrine de la
science.
Note
Note
1. Rappelons que, jusqu’à une date récente, la formation des « instituteurs » comportait
un enseignement de « philosophie de l’éducation », dispensé, dans les Écoles normales,
par des professeurs de philosophie. Cet enseignement remarquable portait, entre autres
choses, sur les fins de l’éducation.
LES PÉDAGOGUES
AUGUSTINE TUILLERIE
(1833-1923)
LA VOIX DE LA CONSCIENCE
Il est une voix qui parle en nous ; quand elle nous approuve, nous
sommes heureux ; quand elle nous désapprouve, nous sommes
malheureux : c’est la voix de la conscience1.
Il éprouvait une vive colère d’avoir été traité de lâche par Aimée ; il
éprouvait une honte plus vive encore en songeant qu’il avait mérité
ce nom.
L’INSTRUCTION OBLIGATOIRE
[…]
Mes enfants, disait-il, les nations sont les unes par rapport aux
autres comme de grands individus ; elles sont soumises aux mêmes
lois de justice que les individus eux-mêmes.
[…]
Note
– C’est le témoignage intérieur que nous nous rendons à nous-mêmes d’avoir bien ou
mal fait. Lorsque, par exemple, nous avons commis une mauvaise action, nous sommes
mécontents de nous ; quelque chose nous reproche intérieurement d’avoir mal agi.
Droiture de conscience :
– C’est cette franchise intérieure qui fait que nous jugeons nous-mêmes nos actions ce
qu’elles valent, appelant bien ce qui est bien, mal ce qui est mal, sans chercher de détours.
– Il faut être sévère pour soi et indulgent pour les autres ; il faut s’accuser soi-même et
excuser autrui. Nous ne saurions, en effet, être trop scrupuleux dans l’accomplissement du
devoir ; celui qui s’excuse en soi-même finira par trouver des raisons pour mal faire et par
se persuader encore qu’il fait bien. (Note de l’auteur)
PAULINE KERGOMARD
(1838-1925)
Les livres pour enfants dont elle est l’auteur (par exemple Les
Biens de la terre, où l’on fait découvrir le monde agricole aux petits)
accusent beaucoup moins de naïveté qu’en général ceux de cette
époque (par exemple Francinet) : ils évoquent très directement les
problèmes sociaux et d’autres, sans tomber à aucun moment dans
la puérilité.
Si nous voulons que la mère s’attache à son enfant, que, pour lui,
elle se moralise, s’élève, s’épure, faisons-le élever par elle.
Si nous voulons aussi que l’enfant ait les soins, la liberté, les
caresses auxquels il a droit et que l’école ne peut lui donner,
laissons-le encore à sa mère.
Elle doit être d’autant plus « cela » que les enfants qui la
fréquentent sont, pour des causes diverses, plus dignes de
tendresse et de pitié. L’enfant, dans la famille pauvre, est un être
déshérité, à qui l’école maternelle doit ce qui fait, à celui des parents
aisés, les joues roses, les yeux brillants, le rire clair ; elle lui doit la
douce chaleur du nid. L’enfant pauvre a froid et il a faim ; il n’est pas
vêtu et il est malpropre ; il manque du « soleil du bon Dieu » et de
cet autre soleil non moins indispensable : le bonheur des joyeux
ébats, de la tendresse. L’école maternelle lui doit tout cela.
Les parents, ceux-ci avaient hâte de les voir lire, écrire et compter
tant bien que mal, disons plutôt tant mal que bien ; ils assiégeaient
les instituteurs de leurs demandes pressantes, de leurs plaintes ;
l’instituteur qui mettait le plus tôt ses élèves en possession du
mécanisme était réputé le meilleur ; les autres restaient en butte à
mille tracasseries.
Pour cela il faut avoir le courage de rompre avec les préjugés des
parents ; à plus forte raison faut-il lutter contre leur vanité coupable
et se faire un devoir de ne pas chercher à les éblouir par des
résultats de mauvais aloi.
Ce ne sont pas des mots que j’aligne ici ; je n’invente pas des
arguments pour une thèse imaginaire : le mal existe, je le rencontre
tous les jours, j’en ai le cœur serré, et il faut que je le dise ! Ce que
j’appelais tout à l’heure une « tendance à abonder dans les préjugés
des parents » est, malheureusement, plus qu’une tendance : c’est
un principe.
Parmi les parents qui insistent pour que leurs enfants travaillent à
la maison, quelques-uns sont mus par le désir insensé de les faire
« arriver plus vite ». Ce désir est le résultat de leur ignorance, nous
l’avons déjà dit. Mais la plupart veulent surtout être tranquilles, avoir
la paix. Ils n’aiment pas le bruit ; la mobilité du petit être les agace,
ses questions incessantes les embarrassent… Ils n’ont pas compris,
les malheureux, qu’il y a, dans cette vitalité enfantine, des trésors de
délassement pour celui qui est harassé par le combat pour
l’existence…
AIMER L’ENFANT
J’ai essayé, tout à l’heure, de définir ce qu’il fallait entendre par
aimer l’enfant ; je ne veux pas y revenir ; mais j’ai besoin d’ajouter
que, chez l’enfant, l’amour est fait aussi de confiance, de foi.
L’une qui est aussi vieille que l’humanité, innée à tous les cours,
ancrée dans toutes les consciences, inséparable de la nature
humaine, et par là même claire et évidente à tout homme : c’est le
domaine de l’intuition.
LA CONSCIENCE DE L’ENFANT
LIBERTÉ
Ici l’obligation ne concerne plus l’homme tout seul ; il faut que tous
s’entendent pour reconnaître à chacun les mêmes droits qu’à tous
les autres. Tel est le régime connu sous le nom de démocratie ou de
république. Il se distingue des régimes monarchiques,
aristocratiques, oligarchiques, par ce trait essentiel que tout membre
du corps social est supposé en possession d’une sorte de droit
naturel remplaçant le droit divin, base des autres régimes.
Est-il libre, est-il l’égal d’autrui, l’homme qui, pour vivre, dépend du
bon vouloir d’autrui ?
Peut-on l’appeler libre et l’égal des autres, celui qui, enfant, n’a
pas le moyen de développer par la culture son intelligence, si vive
qu’elle soit, par cela seul qu’il est né de parents pauvres et doit
gagner sa vie à l’âge où d’autres enfants, plus heureux, font leurs
études ; celui qui, homme fait, ne sera jamais sûr d’avoir du travail
et, s’il en trouve, jamais sûr d’un minimum de salaire répondant à
ses plus impérieux besoins, jamais sûr de donner à ses enfants le
pain quotidien et le strict nécessaire d’une existence humaine ; celui
qui enfin, vieillard, n’a ni réserve assurée, ni retraite promise, ni
ressource, ni secours, ni asile, ni aucun moyen d’échapper à la
maladie et à l’indigence ?
NÉCESSITÉ DU CONTRESENS
» Mes pères, aussi loin que nous pouvons remonter, étaient voués
aux navigations lointaines, dans des mers que tes argonautes ne
connurent pas. J’entendis, quand j’étais jeune, les chansons des
voyages polaires ; je fus bercé au souvenir des glaces flottantes, des
mers brumeuses semblables à du lait, des îles peuplées d’oiseaux
qui chantent à leurs heures et qui, prenant leur volée tous ensemble,
obscurcissent le ciel.
[…]
» Un immense fleuve d’oubli nous entraîne dans un gouffre sans
nom. Ô abîme, tu es le Dieu unique. Les larmes de tous les peuples
sont de vraies larmes ; les rêves de tous les sages renferment une
part de vérité. Tout n’est ici-bas que symbole et que songe. Les
dieux passent comme les hommes, et il ne serait pas bon qu’ils
fussent éternels. La foi qu’on a eue ne doit jamais être une chaîne.
On est quitte envers elle quand on l’a soigneusement roulée dans le
linceul de pourpre où dorment les dieux morts. »
LE VAINQUEUR
La souffrance est infinie, elle prend toutes les formes. Tantôt elle
est causée par la tyrannie aveugle des choses : la misère, les
maladies, les injustices du sort, les méchancetés des hommes.
Tantôt elle a son foyer dans l’être même. Elle n’est pas alors moins
pitoyable, ni moins fatale ; car on n’a pas eu le choix de son être, on
n’a demandé ni à vivre, ni à être ce qu’on est.
***
Mais qui le sentira mieux que nous, qui avons été mêlés, enfants,
à ces angoisses, – qui avons vu s’y débattre les êtres qui nous sont
le plus chers, nous, dont la gorge connaît l’odeur âcre et enivrante
du pessimisme chrétien, nous à qui il a fallu faire, certains jours, un
effort pour ne pas céder, comme d’autres, dans les moments de
doute, au vertige du Néant Divin !
Et c’est pour cela que je vous aime, chrétiens, car je vous plains.
Je vous plains et j’admire votre mélancolie. Vous attristez le monde,
mais vous l’embellissez. Le monde sera plus pauvre, quand votre
douleur n’y sera plus. Dans cette époque de lâches, qui tremblent
devant la douleur et revendiquent avec bruit leur droit au bonheur,
qui n’est le plus souvent que le droit au malheur des autres, osons
voir la douleur en face et la vénérer ! Louée soit la joie, et louée la
douleur ! L’une et l’autre sont sœurs, et toutes deux sont saintes.
Elles forgent le monde et gonflent les grandes âmes. Elles sont la
force, elles sont la vie, elles sont Dieu. Qui ne les aime point toutes
deux n’aime ni l’une, ni l’autre. Et qui les a goûtées sait le prix de la
vie et la douceur de la quitter.
Michel-Ange, Préface
PRO ARIS
J’aime à voir que, d’ailleurs, ce n’est pas dans les pays latins que
ce devoir sacré a pu jamais cesser d’être tenu pour le premier de
tous. Notre France, qui saigne de tant d’autres blessures, n’a rien
souffert de plus cruel que de l’attentat contre son Parthénon, la
cathédrale de Reims, Notre-Dame de France. Les lettres que j’ai
reçues de familles éprouvées, de soldats qui, depuis deux mois,
supportent toutes les peines, me montrent (et j’en suis fier, pour eux
et pour mon peuple) qu’aucun deuil ne leur fut plus lourd.
Notes
[…]
[…]
Hors d’Europe, il est des traditions millénaires qui nous offrent des
richesses spirituelles inépuisables. Mais le contact avec ces
richesses doit moins nous engager à essayer de les assimiler telles
quelles, sinon pour ceux qui en ont particulièrement la vocation, que
nous éveiller à la recherche de la source de spiritualité qui nous est
propre ; la vocation spirituelle de la Grèce antique est la vocation
e
même de l’Europe, et c’est elle qui, au XII siècle, a produit des fleurs
et des fruits sur ce coin de terre où nous nous trouvons.
Chaque pays de l’Antiquité préromaine a eu sa vocation, sa
révélation orientée non pas exclusivement, mais principalement vers
un aspect de la vérité surnaturelle.
[…]
L’eau !
de Jean-Louis Poirier
par IGS-CP.
(ISBN 978-2-251-45457-3).