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Table of Contents

Couverture
Page de titre
Copyright
Introduction
Avertissement au lecteur
Remerciements
Image de un bas-relief
I – L’INVINCIBLE NOSTALGIE DE L’ANTIQUITÉ
Guillaume Budé
François Rabelais
Étienne de la Boétie
Michel de Montaigne
Saint François de Sales
II – LES CLASSIQUES
PHILOSOPHES MODERNES
Pierre Gassendi
René Descartes
Blaise Pascal
Nicolas Malebranche
Gottfried Wilhelm Leibniz
MORALISTES, LIBERTINS ET AUTRES
François La Mothe Le Vayer
Gabriel Naudé
Madeleine de Scudéry
Charles le Brun
Géraud de Cordemoy
THÉOLOGIE
Jacques Bénigne Bossuet
François Fénelon
III – LES LUMIÈRES
LA RAISON ET L’AUTORITÉ
Pierre Bayle
Bernard Le Bouyer de Fontenelle
Jean Meslier
L’ENCYCLOPÉDIE
Voltaire
Jean Le Rond d’Alembert
Nicolas Condorcet
L’INVENTION DE LA NATURE ET DE LA
SENSIBILITÉ
Georges-Louis Buffon
Julien Offray de La Mettrie
Étienne Bonnot de Condillac
Paul Thiry d’Holbach
Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre
CEUX QUI ONT VU PLUS LOIN
Charles Louis de Montesquieu
Denis Diderot
Jean-Jacques Rousseau
LA PART DES TÉNÈBRES ?
Donatien-Alphonse-François de Sade
Louis-Claude de Saint-Martin
IV – LA GRANDE RÉVOLUTION
DANS LA TOURMENTE
Olympe de Gouges
Henri Grégoire
Adrien Duport
Louis-Antoine de Saint-Just
EN PRENANT UN PEU DE RECUL…
Germaine de Staël
Joseph de Maistre
Benjamin Constant
V – LE MONDE D’APRÈS
LES IDÉOLOGUES
Antoine Destutt de Tracy
Pierre-Jean-Georges Cabanis
PENSER AUTREMENT
Maine de Biran
Pierre-Hyacinthe Azaïs
Étienne Pivert de Senancour
LA SOCIÉTÉ, L’HISTOIRE
Auguste Comte
Alexis de Tocqueville
LA PHILOSOPHIE OFFICIELLE
Pierre Leroux
Pierre Laromiguière
Pierre-Paul Royer-Collard
Victor Cousin
Théodore Jouffroy
PHILOSOPHES DU SIÈCLE
Félix Ravaisson
Jules Lequier
Charles Renouvier
Elme-Marie Caro
Jules Lagneau
Jules Lachelier
Octave Hamelin
INSOLENCES
Gustave Flaubert
Jules Vallès
Maurice Barrès
III – LA RAGE AU CŒUR
Louis-René Villermé
LE SOCIALISME
Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon
Charles Fourier
Étienne Cabet
LE FÉMINISME
Claire Démar
Flora Tristan
Suzanne Voilquin
LES COMMUNARDS
Auguste Blanqui
Louis Blanc
Auguste-Jean-Marie Vermorel
Louise Michel
Caroline Rémy dite Séverine
ANARCHISME ET LUTTES SOCIALES
Joseph Proudhon
Karl Marx
Paul Lafargue
Jean Jaurès
LES CATHOLIQUES
Félicité de Lamennais
Frédéric Ozanam
Léon Bloy
VII – DÉCOUVRIR, EXPLORER
LES GRANDS VISIONNAIRES
Honoré de Balzac
Victor Hugo
LE VIVANT
Xavier Bichat
Claude Bernard
SCIENCES DE L’HOMME
Alfred Espinas
Émile Durkheim
Lucien Lévy-Bruhl
VOIES NOUVELLES
Charles Péguy
Henri Bergson
Jean Cavaillès
VIII – TRANSMETTRE
LES PÉDAGOGUES
Augustine Tuillerie
Pauline Kergomard
Ferdinand Buisson
MÉMOIRE ET CIVILISATION
Ernest Renan
Romain Rolland
Simone Weil
L’ESSENTIEL
Antoine de Saint-Exupéry
Achevé de numériser
Table of Contents
Couverture
Page de titre
Copyright
Introduction
Avertissement au lecteur
Remerciements
Image de un bas-relief
I – L’INVINCIBLE NOSTALGIE DE L’ANTIQUITÉ
Guillaume Budé
François Rabelais
Étienne de la Boétie
Michel de Montaigne
Saint François de Sales
II – LES CLASSIQUES
PHILOSOPHES MODERNES
Pierre Gassendi
René Descartes
Blaise Pascal
Nicolas Malebranche
Gottfried Wilhelm Leibniz
MORALISTES, LIBERTINS ET AUTRES
François La Mothe Le Vayer
Gabriel Naudé
Madeleine de Scudéry
Charles le Brun
Géraud de Cordemoy
THÉOLOGIE
Jacques Bénigne Bossuet
François Fénelon
III – LES LUMIÈRES
LA RAISON ET L’AUTORITÉ
Pierre Bayle
Bernard Le Bouyer de Fontenelle
Jean Meslier
L’ENCYCLOPÉDIE
Voltaire
Jean Le Rond d’Alembert
Nicolas Condorcet
L’INVENTION DE LA NATURE ET DE LA
SENSIBILITÉ
Georges-Louis Buffon
Julien Offray de La Mettrie
Étienne Bonnot de Condillac
Paul Thiry d’Holbach
Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre
CEUX QUI ONT VU PLUS LOIN
Charles Louis de Montesquieu
Denis Diderot
Jean-Jacques Rousseau
LA PART DES TÉNÈBRES ?
Donatien-Alphonse-François de Sade
Louis-Claude de Saint-Martin
IV – LA GRANDE RÉVOLUTION
DANS LA TOURMENTE
Olympe de Gouges
Henri Grégoire
Adrien Duport
Louis-Antoine de Saint-Just
EN PRENANT UN PEU DE RECUL…
Germaine de Staël
Joseph de Maistre
Benjamin Constant
V – LE MONDE D’APRÈS
LES IDÉOLOGUES
Antoine Destutt de Tracy
Pierre-Jean-Georges Cabanis
PENSER AUTREMENT
Maine de Biran
Pierre-Hyacinthe Azaïs
Étienne Pivert de Senancour
LA SOCIÉTÉ, L’HISTOIRE
Auguste Comte
Alexis de Tocqueville
LA PHILOSOPHIE OFFICIELLE
Pierre Leroux
Pierre Laromiguière
Pierre-Paul Royer-Collard
Victor Cousin
Théodore Jouffroy
PHILOSOPHES DU SIÈCLE
Félix Ravaisson
Jules Lequier
Charles Renouvier
Elme-Marie Caro
Jules Lagneau
Jules Lachelier
Octave Hamelin
INSOLENCES
Gustave Flaubert
Jules Vallès
Maurice Barrès
III – LA RAGE AU CŒUR
Louis-René Villermé
LE SOCIALISME
Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon
Charles Fourier
Étienne Cabet
LE FÉMINISME
Claire Démar
Flora Tristan
Suzanne Voilquin
LES COMMUNARDS
Auguste Blanqui
Louis Blanc
Auguste-Jean-Marie Vermorel
Louise Michel
Caroline Rémy dite Séverine
ANARCHISME ET LUTTES SOCIALES
Joseph Proudhon
Karl Marx
Paul Lafargue
Jean Jaurès
LES CATHOLIQUES
Félicité de Lamennais
Frédéric Ozanam
Léon Bloy
VII – DÉCOUVRIR, EXPLORER
LES GRANDS VISIONNAIRES
Honoré de Balzac
Victor Hugo
LE VIVANT
Xavier Bichat
Claude Bernard
SCIENCES DE L’HOMME
Alfred Espinas
Émile Durkheim
Lucien Lévy-Bruhl
VOIES NOUVELLES
Charles Péguy
Henri Bergson
Jean Cavaillès
VIII – TRANSMETTRE
LES PÉDAGOGUES
Augustine Tuillerie
Pauline Kergomard
Ferdinand Buisson
MÉMOIRE ET CIVILISATION
Ernest Renan
Romain Rolland
Simone Weil
L’ESSENTIEL
Antoine de Saint-Exupéry
Achevé de numériser
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© 2023, Société d’édition Les Belles Lettres

95, boulevard Raspail, 75006 Paris

ISBN : 978-2-251-91920-1
INTRODUCTION
« Bibliothèque idéale des philosophes français ». Pourquoi
prendre le risque de constituer une telle bibliothèque ? Les ouvrages
scolaires, les anthologies ne manquent pas et font pacifiquement
cohabiter les philosophes français et bien d’autres, en grand
nombre. Si cela n’a pas vraiment de sens de parler de « philosophie
française1 », il est clair, cependant, que les philosophes d’expression
française dessinent une figure singulière, et, contrairement à bien
des idées reçues, renouvellent et inventent sans modération,
subvertissent à l’infini le modèle d’existence d’une vie de philosophe
à peu près présentable. Nos philosophes ne se tiennent pas bien, et
ça ne manque pas de femmes ! On ne saurait entièrement exclure
qu’en proposant au public cette Bibliothèque idéale des philosophes
français nous ne nous découvrions en train de rééditer l’aventure
insolente, demeurée à jamais irrespectueuse et dérangeante, des
Vies des philosophes illustres, de Diogène Laërce, cet impertinent
qui, à la fin de l’Antiquité, efface d’un grand geste tant de siècles
d’édification et de bonne conduite, en faisant apparaître à force
d’anecdotes ce qu’avaient de dérisoire ces illustres philosophes.
Efface ? ou rappelle à la vie ? Voilà peut-être où nous emmène,
ingénument, un recueil non prévenu des philosophes français. Pour
peu qu’on les lise. Pour peu qu’on les lise… et pour peu qu’on les
trouve. Cette bibliothèque voudrait y aider…

***
Les principes de notre choix devraient être ceux qui conviennent à
une bibliothèque idéale, d’une part, et à des philosophes, d’autre
part. On vérifiera facilement que, si les philosophes français
présentent une certaine unité, c’est en raison de leur éparpillement
et de leur mobilité, plutôt que par des traits communs. Ils forment ou
dessinent une sorte d’archipel. En fait, ceux qu’on identifie comme
des « philosophes français » constituent un groupe, ou des groupes,
qui ne présentent aucune unité, rien d’essentiel en tout cas, même
si, selon les époques, surgissent, entre les uns et les autres, des
formes de relation, de communauté ou d’opposition, tout à fait
caractéristiques.

Observons simplement que, à l’exception des discussions, des


e
échanges, des controverses mémorables, qui, au XvII siècle, ont
brillamment marqué la vie philosophique en Europe, et
particulièrement en France, les philosophes français, par après et
e e
surtout aux XIX et XX siècles, s’ils n’ont pas manqué de s’opposer,
n’ont pas particulièrement cherché à discuter les uns avec les
autres, dans l’idée de progresser ou de faire triompher une thèse. Si
conflits il y eut – et il y en eut –, ils furent plutôt internes, frileux,
limités au cadre feutré de sociétés savantes, portant sur des sujets
convenus, mettant aux prises des interlocuteurs débordants de
e
bonnes manières : les colloques de ce genre, au début du XX siècle,
en France, n’avaient plus rien de ces échanges impitoyables et
magnifiques qui faisaient la généreuse grandeur intellectuelle des
e
philosophes du XVII siècle. Désormais, chaque philosophe laboure
son champ, poursuit son idée sans se laisser détourner, sans se
préoccuper des autres. Les différences, les oppositions même,
demeurent séparées. Comme les atomes des antiques matérialistes
tombent sans jamais se rencontrer, et donc sans jamais entrer dans
des composés, il nous semble qu’en France, plus qu’ailleurs, on
e
assiste à un mouvement d’atomisation qui culmine au XIX siècle et
e
au début du XX siècle : les philosophes deviennent des individus
certes hostiles, mais séparés, comme si chacun était à son compte,
dans le vide sidéral laissé par l’effacement des écoles, ou
l’émigration à l’étranger des courants supposés essentiels à la
philosophie. D’où il résulte sans doute, pour nos philosophes
français, une incertitude quant à leur identité, celle-ci n’étant plus
garantie ni par une filiation ou une appartenance, ni par un courant
de pensée, ni même par des valeurs partagées, comme ce fut
probablement le cas dans le passé : outre-Manche, pour les
empiristes, mais surtout outre-Rhin, pour l’idéalisme allemand, dont
tant de philosophes, n’ont pas craint de se réclamer, à l’exception
notable de Nietzsche.

Mais il nous semble que cette situation a contribué à un prodigieux


élargissement de la définition de la philosophie, à une sorte de
libération. Cet élargissement – pour reprendre le lexique de
l’application des peines – qui affecte la philosophie telle qu’elle se
déploie en France, concerne d’abord son mode d’expression, le
e
genre d’œuvre dans lequel elle trouve à se loger. Au XIX siècle, les
digues sont rompues : la gravité et le sérieux philosophiques quittent
la supposée terre natale du concept, débordent la clôture du Traité
ou de la Dissertation, font éclater le genre ancestral du Dialogue,
pour envahir la poésie (comme c’était déjà le cas, après tout, dans
l’Antiquité, par exemple avec Lucrèce : qui oserait prétendre que son
poème, pour être de la poésie, n’est pas de la philosophie ? Alors
Victor Hugo…), et peut-être la religion, l’investigation théologique,
l’interprétation des écritures, l’homélie, la littérature… Mais tout cela,
à bien y regarder, est loin d’être nouveau, et ce genre d’excursus de
la philosophie hors du discours magistral bien codifié n’est pas
nouveau non plus, il est attesté dès son origine en Grèce avec les
Présocratiques, même s’il a fallu le regard aigu de Nietzsche pour
rendre sa légitimité au Fragment. Il est clair que c’est par une cécité
plus ou moins délibérée que l’on essaye encore, quelquefois, dans
le monde d’aujourd’hui, de disqualifier les œuvres qui dérangent, au
prétexte qu’elles n’entrent pas dans le moule d’une forme
philosophique prérequise. Socrate, qui par ailleurs composait des
poèmes, dialoguait et avait, depuis longtemps, rappelé la
philosophie à sa vocation populaire et quotidienne ! Il est vrai qu’il fut
jugé, condamné et exécuté. Et ce ne fut pas pour rien…

Cette liberté des formes d’expression ne va pas sans la liberté tout


court, elle annonce le contenu philosophique promis. Les
e
philosophes français, dès le début, et bien plus encore aux XVIII et
e
XIX siècles, donnent l’exemple du contraire d’une pensée figée et
reclose sur elle-même.

***

Tentons de faire les présentations.

e
Au XVI siècle, deux massifs escarpés barrent le paysage :
Rabelais et Montaigne. Ils sont resplendissants. Et ils sont
irremplaçables parce qu’ils créent une langue, parce qu’ils inventent
cette écriture qui consacre le français à la philosophie. Ils ont tout lu,
les Grecs, les Latins et quelques autres, mais leur nouveauté,
nourrie à l’intarissable source des Anciens, explose et part de tous
les côtés. Nourris aux lettres, les philosophes de la Renaissance se
sont approprié une culture dans son intégralité, mais ils ne cessent
d’en sortir, chacun à sa manière, pour en vérifier la force dans le
monde et dans les temps nouveaux qui sont les leurs : Rabelais, en
racontant la geste d’une dynastie de géants, invente le roman de
culture et renouvelle absolument la forme du questionnement
philosophique ; Montaigne consigne le journal d’un moi qui
s’interroge sur lui-même, mais aussi la perplexité d’une civilisation
qui en découvre une autre, et ce sont tout le savoir, toute la sagesse
antiques qui remontent à la surface, et s’emparent de leur présent.

Descartes aussi a été « nourri aux lettres ». Mais les temps ont
changé : autant la Renaissance était tournée vers l’Antiquité, dont
e
elle portait brillamment tout le poids, autant le XVII siècle cherche
une autre voie, et la trouve, sans doute, avec Descartes, plus
pénétré de culture antique qu’on ne croit, mais résolument moderne,
par le refus de toute autorité en matière de philosophie.

Nous ne voudrions en aucun cas réduire la richesse et la variété


de la philosophie en France après Descartes, mais nous croyons
pouvoir sans crainte affirmer, pour autant qu’il y ait une tradition
française, que la plupart des philosophes français ne furent ce qu’ils
furent, et signalés notamment par une immense variété d’inspiration,
inventant toutes sortes de formes d’expression, que parce qu’ils ont
échappé à l’emprise de ce qui a, outre-Rhin, reçu le nom d’idéalisme
allemand. Et dans cette variété, qui est une richesse, on relèvera
évidemment l’attachement aux figures concrètes de la liberté.

Comment douter que ce soit cela qui a fait, ensuite, notre


e
XVIII siècle ? comment douter que la Révolution française fût
l’œuvre des philosophes ? Leurs idées, bien sûr, ces idées affirmées
et proclamées dans leurs écrits, avant la Révolution ; mais aussi,
avec la Révolution elle-même – la « Grande Révolution » –, la
participation, l’action des uns et des autres, dans les Assemblées,
dans les nouvelles instances de décision, auprès du public. Nous
donnons dans ce recueil plusieurs de ces écrits admirables, qui
témoignent de la vitalité de la philosophie en ces temps troublés, de
sa capacité à agir et à trouver de nouvelles formes.

Insistons. Ce qui est exceptionnel chez les philosophes français,


c’est un envahissement qui ne prend pas seulement ses libertés par
rapport aux formes d’expression, ou par rapport à un contenu, mais
aussi par rapport aux lieux ou à la scène sur laquelle la philosophie
vient se livrer au public : non seulement la presse et les journaux,
mais le tumulte du monde historique lui-même, la place de grève, la
rue, voire la barricade. En France, les philosophes transforment le
monde, sont partie prenante des événements majeurs, ils occupent
les tribunaux, les prétoires et les assemblées ; en 1789, ils pénètrent
la Constituante, en 1871, leur présence en personne est essentielle
dans la Commune de Paris, par exemple ; mais leur pensée se
concrétise aussi dans les institutions, les lois, dans l’appareil
juridique, sans oublier, discrète, invisible, mais omniprésente, leur
influence dans l’Instruction publique, dans la politique de santé, dans
la politique tout court ; plus encore : ses créateurs vont assigner à
l’enseignement de la philosophie dans les établissements
d’enseignement secondaire l’objectif inouï de former des citoyens. Il
y a des philosophes partout, dans toutes les luttes sociales, et pour
défendre des causes nouvelles qui n’ont rien d’arbitraire : rappelons
le combat pour l’abolition de l’esclavage, pour les droits des femmes,
rappelons les mouvements féministes, la lutte en faveur de
l’émancipation des Juifs, l’affaire Dreyfus, le pacifisme. Nous avons
évoqué la Commune de Paris, soyons justes et n’oublions pas
l’influence, et même, plus que cela, l’intervention effective des
philosophes – les saint-simoniens, qui ne furent pas seulement une
pépinière du socialisme dit « utopique » ! – dans l’essor du
capitalisme et dans l’industrialisation, le développement économique
de la France et du monde. N’oublions pas non plus qu’anarchisme et
socialisme, par exemple, sont des mouvements qui sont
essentiellement à la fois des mouvements, des doctrines et des
idées. Bref, si quelque chose, en France et à cette époque, a été
présent au monde, c’est bien la philosophie. Cette marche
extraordinaire de la philosophie vers la société, vers ses problèmes
et ses crises, cette intrusion dans l’histoire, sans exemple depuis
l’Antiquité, marqueront la philosophie en France, tout au long des
e e
XIX et XX siècle.

***

Le moment est venu de rappeler quelques points qui ne font pas


seulement la singularité de la philosophie en France, mais aussi son
pouvoir de séduction. Nul n’est obligé d’être d’accord, mais tous
doivent mettre un genou à terre et reconnaître, ici ou là, mais
souvent, l’irruption de quelque chose d’envoûtant – et c’est un choc.
Ce choc, le présent recueil voudrait le restituer, sans choquer, en
prenant toutefois le risque d’un décalage, avoué.

Deux mots concernant ce qu’on peut attendre ici d’une


bibliothèque idéale. En premier lieu, revendiquée, la subjectivité des
choix. Mais pas seulement ! Ce recueil n’est ni scolaire, ni
pédagogique : il s’adresse à tous, il n’est pas réservé (ni d’ailleurs
interdit !) aux élèves de nos lycées. Il n’est pas pédagogique, car si
choc il y a, nous n’avons pas cherché à l’amortir, encore moins à
l’atténuer. Certains textes sont difficiles – et alors ? –, ils sont surtout
déconcertants, et nous les avons choisis pour cette raison : même si
nous assumons les immenses lacunes, les oublis, inévitables, nous
avons veillé à ne pas écarter les auteurs improbables, inconnus au
bataillon des programmes officiels, et pour les autres, bien connus,
nous en avons plutôt sélectionné les textes inattendus ou – croyons-
nous – mal connus. Nous n’avons en rien cherché à provoquer,
simplement à faire revenir à la lumière des œuvres géniales, mais
judicieusement laissées de côté par la police de la pensée ou ses
séides. Nous croyons instructive, en tout cas révélatrice, cette
inspection de la différence. Combien de vrais, d’authentiques
philosophes ont-ils été effacés de notre mémoire, parce qu’ils
dérangeaient, parce que leur tête dépassait, bref, simplement parce
qu’ils n’entraient pas dans le moule. Exclus2, effacés, ou
innocemment passés inaperçus. Il y a là quelque chose que nous
voudrions réparer, quitte à réveiller quelques volcans !

On croit parfois que l’identité d’un philosophe se fait voir, au fond


et au bout du compte, à la conformité de sa vie avec sa pensée, si
on ne néglige pas complétement le fait qu’un philosophe est
éventuellement aussi quelqu’un d’existant, avec et dans une histoire,
en un lieu et en un temps. Depuis l’Antiquité, cette exigence,
d’accorder sa vie et sa pensée, ses paroles et ses actes, posée en
règle absolue par les Cyniques, n’est jamais venue à être démentie,
si bien que les vrais philosophes forcent le respect. Et la France ne
manque pas, à cet égard, de philosophes qui, selon le mot de
Georges Canguilhem, « ne sont pas morts dans leur lit ». Ce livre
s’honore de leur donner toute leur place. À côté de tant d’autres qui
ne figurent pas dans ce recueil3, citons-en quelques-uns, gravés au
marbre de la mémoire : Condorcet, qui n’échappa à la guillotine que
par une mort un peu plus prompte, Olympe de Gouges, Saint-Just,
Auguste Vermorel, Octave Hamelin, Jean Jaurès, Charles Péguy,
Jean Cavaillès, Antoine de Saint-Exupéry ; sans compter celles et
ceux qui ont connu la prison4, l’exil, le bagne ou la déportation :
Auguste Blanqui, Louis Blanc, Victor Hugo, Louise Michel…

***

Il y avait jadis (avant leur honteuse disparition, officiellement


programmée, dans les années 1970), dans chaque classe de
philosophie, tout au fond, une bibliothèque augmentée, d’année en
année, au hasard des dons ou des abandons. S’y trouvaient
rassemblés, empilés dans une armoire branlante, hétéroclites, sans
ordre, contrairement aux plus sains principes de rangement,
d’inépuisables trésors aussi infernaux que paradisiaques. Moments
dérobés de lecture, libérés du poids de l’enseignement officiel,
culture sauvage où les élèves pouvaient un peu respirer : c’était une
fenêtre ouverte à tous les vents. Risquons un rêve : puisse ce
recueil leur faire une digne concurrence ! Puisse le lecteur se laisser
emporter par la marée montante des textes étonnants, sublimes ou
poignants, qui témoignent de tant de déferlantes ! Au moins
découvrira-t-il, en lisant ces pages impertinentes, qu’il y a, dans la
philosophie, parfois, occasion de quelques ravissements,
incalculables.

Plus. Nous revendiquons de proposer au public – au grand


public ! – et pour la première fois, croyons-nous, avec leur pleine
visibilité, des œuvres d’une clairvoyance à couper le souffle, mais
restées en général à l’abri des regards, loin en tout cas des chemins
parcourus par nos lycéens.

On trouvera donc dans cette bibliothèque idéale des extraits de


ces philosophes, extraits plus ou moins larges selon les cas, à
proportion inverse de leur célébrité, à l’avantage résolu des moins
connus ; mais toujours retenus en raison de leur pouvoir de
questionnement et de leur beauté, propres à donner au lecteur le
désir irrésistible d’en lire davantage.

Notes

1. On conviendra qu’il n’y a pas de philosophie française, seulement des philosophes


écrivant en français. Mais les choses sont vite un peu plus compliquées, précisons : on
trouvera évidemment dans ce recueil des textes écrits en français par des auteurs de
langue française, mais aussi des textes de ces auteurs, traduits en français, en général à
partir du latin (certains textes de Descartes par exemple, ou de Gassendi) ; on lira Rabelais,
qui écrivait en français, en une langue française quelque peu modernisée ; mais on
trouvera aussi des textes écrits en français par des auteurs qui ne l’étaient pas (Leibniz par
exemple, et d’Holbach, ou Marx. Et pourquoi pas Rousseau ?). Le critère de la langue est
donc arbitraire, quoique bien défini. Il en va de même pour les époques et la période
retenues : après 1539, bien sûr – date de l’ordonnance de Villers-Cotteret qui donne le
départ officiel de la langue française –, en se limitant aux auteurs morts avant 1950, pour
ne pas sortir du domaine public et, accessoirement, éviter d’indignes querelles
possiblement meurtrières : on ne criera pas au scandale en ne trouvant ici ni Alain, ni
Bachelard, ni Albert Camus, ni Raymond Aron, ni Michel Foucault, ni Emmanuel Levinas,
par exemple, ni tant d’autres qui eurent la bonne idée de survivre à 1950.

2. Exclus de la philosophie, et relégués dans le journalisme, comme Claire Démar, Flora


Tristan, ou Albert Londres…

3. Citons au moins, parmi ceux qui ne figurent pas dans ce recueil, Gaston Crémieux,
philosophe, dramaturge et poète, ami de Victor Hugo, condamné à mort et exécuté après la
Commune de Marseille, dont il fut un des chefs, et aussi, en forme d’hommage, Maurice
Halbwachs, Hélène et Victor Basch. La place manque, mais la liste n’est pas close…

4. Sans aller tous jusqu’à de telles extrémités, on se permettra de rappeler qu’au


e
XIX siècle, en France, une partie importante des philosophes, à l’exception significative des
idéologues et des tenants du spiritualisme rationnel ou de la philosophie officielle, est
passée au moins une fois par la case Sainte-Pélagie.
AVERTISSEMENT AU LECTEUR

Le classement est celui d’une chronologie raisonnée : une simple


chronologie eût fait désordre, il fallait quelques directions de lecture.
Dans le même esprit – le janséniste respect du lecteur –, les
explications et notes sont minimales. On en trouvera tout de même
quelques-unes, car il n’était pas question de laisser qui que ce soit
seul dans des terres parfois redoutables. Sauf mention contraire, les
notes sont de l’auteur du recueil.
Qu’un hommage, respectueux et ému soit rendu, au moment de
transmettre à mon tour tout cela, à ceux à qui je dois tout, ou
presque, mes maîtres et amis, si importants, disparus mais
définitifs : Olivier Clément, Étienne Borne, Jacques Muglioni, André
Bloch, Claude Khodoss, Marie André, Georges Canguilhem, Jean-
Toussaint Desanti, Jean-Paul Dumont, Jean Svagelski, André
Pessel.

Merci enfin à Caroline Noirot et Laure de Chantal, à qui a plu


d’accueillir l’idée de ce livre et de lui accorder l’hospitalité de leur
maison. Ce n’était pas rien.

J.-L. P.

Mars 2023
Crédit : Robert Valette, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>,
via Wikimedia Commons

Ce bas-relief orne un sarcophage paléochrétien, installé dans la


chapelle Saint Genès de la Basilique Saint Trophime à Arles. Il
représente la traversée de la Mer Rouge1 et donne à voir la
« figure » la plus dramatique, mais sans doute la plus nette, de ce
qu’est la transmission.

En se levant et en prenant leur liberté, les Hébreux, debout,


emportent avec eux leur seul bien, auquel ils sont attachés plus qu’à
tout au monde : leurs enfants. La leçon est forte et claire : il n’y a pas
de transmission sans libération, ni de libération sans transmission.

Ainsi sont liées, à la vie à la mort, philosophie, liberté et


transmission : formons le vœu que le lecteur puisse trouver, en cette
figure, comme l’étoile à laquelle se confier pour affronter l’étendue,
plus large que tout horizon, des pages qui suivent, venues de loin…

Note

1. Exode, ch. XIX.


I – L’INVINCIBLE NOSTALGIE
DE L’ANTIQUITÉ
La naissance officielle de la langue française, scellée en 1539 par
l’ordonnance de Villers-Cotteret, coïncide avec l’arrivée, en France,
de la Renaissance, qui avait déjà brillé de tous ses feux, un siècle
auparavant, en Italie, sous le nom de Quattrocento, précisément. Si
ce mouvement est associé à un renouveau dans les sciences, dans
les Arts et dans les Lettres, on se méprendrait si on oubliait qu’il
s’agit essentiellement d’un mouvement de retour en arrière, par
lequel une civilisation se retourne sur son passé et tente de
remonter à son origine pour la repenser, afin de progresser et de
retrouver sa pleine confiance en soi.

La Renaissance est avant tout une époque de fécondité et de


foisonnement, les philosophes de toutes langues ne se comptent
plus, et la France ne fait pas exception. Deux choses caractérisent
cette époque : l’érudition et ce que Nietzsche appellerait la grande
santé. L’érudition est intelligente et immédiate, elle est le bonheur
d’évoluer librement dans le savoir humain : nos humanistes géniaux
vivent dans le grec et le latin comme dans leur langue maternelle, ils
sont chez eux chez les grands auteurs, avec lesquels ils pensent
comme avec leur propre pensée. Culture ouverte et disponible, la
culture antique est, pour les hommes de la Renaissance, le paradis
de l’esprit humain. Grande santé, aussi, puisque rien dans cette
culture n’éloigne de la nature et de la vie immédiate. Cette vie, nos
philosophes la prennent, s’en gorgent avec avidité ; ils en jouissent
sans modération, mais sans angoisse, comme les héros
rabelaisiens. Ajoutons que ce double bonheur, de l’esprit et des
sens, n’empêche en rien la lucidité de nos philosophes : on sera
attentif à la gravité de leur regard, à leur liberté ombrageuse, à leur
attention au réel, et même à leur sens historique. Rien de naïf, rien
de lointain.

Et c’est bien, au fond, ce que veut dire le terme d’Humanités : ce


que la Renaissance a compris, en restaurant, dans l’histoire de la
culture, un rapport heureux au passé, c’est qu’il n’y avait rien à
craindre de la culture antique et de ses philosophes, et que, par
rapport à la foi et aux vérités révélées, la raison naturelle n’avait pas
à se cacher. Les Humanités, c’est-à-dire tout ce qui nous vient de
cette culture antique récusée par le christianisme des premiers
temps, sont là, et nous y avons accès de plein droit. La « transition
du paganisme au christianisme » est le thème de Guillaume Budé.
GUILLAUME BUDÉ
(1467-1540)

Avec Guillaume Budé, on voit que la Renaissance fut, en son


principe même, le lieu d’une réflexion sur la transmission et, très
concrètement, la prise de conscience que les bibliothèques ont des
ennemis pires que l’eau et le feu : l’ignorance et l’oubli.

Cette prise de conscience est un programme. Les textes des


« grands esprits de l’Antiquité » ont été perdus ou détériorés, des
siècles de « barbarie » les ont rendus inintelligibles ou lointains : il
est clair que le retour à ces textes est un travail compliqué de l’esprit
pour se comprendre lui-même, pour récupérer concrètement une
partie essentielle de lui-même. Il faut réapprendre les langues, et
surtout, puisque le christianisme a sa part de responsabilité dans ce
désastre, apprendre à honorer à nouveau les anciens dieux sans
manquer aux devoirs du chrétien.

Rarement la réflexion d’un philosophe fut, à la fois, aussi


historiquement située et, en sa portée, aussi universelle.

LES HUMANITÉS, SAUVÉES DU DÉLUGE

En notre siècle certes la difficulté est plus grande qu’autrefois,


mais ce siècle est pourtant celui qui a entrepris hardiment de
reformer les chœurs des muses, les latines vêtues de la toge, et les
grecques vêtues du pallium, les faisant revenir de ces cimes jadis si
fréquentées, et qui semblaient désormais inaccessibles et
désertées. Il est assurément d’un grand prix de pouvoir estimer les
grands esprits de l’Antiquité d’après les images d’eux-mêmes qui
nous ont été conservées, et qu’une ou deux générations viennent de
restituer après les avoir découvertes dans des monuments
misérablement décrépits, et les avoir nettoyées et polies au point de
leur rendre presque leur éclat d’autrefois. Tout en pensant qu’un
grand nombre de ces monuments ne nous sont pas parvenus
intacts, nous devons pourtant rendre grâces, et maintes fois, à la
providence, de ce que nous avons désormais entre nos mains,
émergeant d’un déluge de plus de mille ans, ce qui en est, je crois,
la meilleure part. Un déluge désastreux avait en effet englouti les
lettres authentiques, les seules dignes de ce nom, et les gardait
enfouies, ensevelies sous un si puissant déferlement de barbarie,
qu’il est étonnant qu’elles aient pu en réchapper. C’est là un bienfait
de la divine providence, qu’elle ait voulu elle-même nous rendre les
reliques et les marques des anciens esprits, pour la culture et
l’ornement de notre vie.

L’Étude des Lettres, ch. IV

L’IDÉAL DE L’ESPÈCE HUMAINE

C’est assurément par le truchement de leur raison que les mortels


eurent d’abord idée et connaissance des choses divines et
humaines. Et d’autre part nous sentons bien que le pouvoir et le
commandement de Dieu sont de quelque manière infus dans les
notions communes, et que nos esprits les pressentent, en vertu de
notre nature douée de raison. À quelle autre école (si j’ose dire)
avons-nous appris ces choses, sinon à celle de la raison, éducatrice
des mortels ? C’est d’elle encore que découle ce droit naturel dont
Marcus Tullius a dit, dans son De Legibus, qu’il est la suprême loi :
« Pour fonder le droit, dit-il nous devons partir de cette loi née avant
tous les siècles, avant qu’aucune loi n’eût été écrite, qu’aucun État
n’eût été constitué. » Et « Qu’y a-t-il, je ne dis pas dans l’homme, dit-
il encore, mais dans tout le ciel et la terre, de plus divin que la
raison ? Lorsqu’elle devient adulte et parfaite, c’est à juste titre que
l’on lui donne le nom de sagesse. » Donc ces deux espèces – raison
et discours – sont, comme je le disais, parentes entre elles, surtout
en ce qu’elles définissent la perfection formelle du premier et du plus
noble des êtres animés ; et sans conteste on doit regarder comme
les plus parfaits des hommes ceux en qui l’une et l’autre se sont le
plus épanouies. Ainsi, celui qui a acquis l’intelligence des choses
divines et humaines, en même temps que l’art de parler en termes
justes, propres, élégants, celui-là, estime-t-on, a atteint l’idéal de son
espèce. Celui qui possède la science des mêmes choses, mais ne
sait pas bien parler, ne mérite pas tout à fait le nom d’homme, mais
est rejeté dans une demi-humanité.

L’Étude des Lettres, ch. IX

LES BONNES LETTRES

Qui empêche en effet aujourd’hui de faire passer les bonnes


lettres, l’antique érudition, et la philosophie, des poètes aux saints
prophètes, des fables de l’impiété à l’histoire d’éternité, enfin des
mystères d’Éleusis (qui jadis imaginèrent poétiquement, mais avec
un sens mystique, les errances de Cérès) à l’éclaircissement d’une
vérité et d’une sagesse qui habitent désormais parmi les mortels ?
Et si l’Antiquité a pu, par le pouvoir de la parole, faire apprécier et
rechercher les fins des biens temporaires, au point d’être encore
admirée pour cela de nos jours, pourquoi jugerait-on absurde que
cette même faculté d’exposition médite, écrive, et tienne de vrais
discours sur les fins des biens et des maux éternels ?

L’Étude des Lettres, ch. XVI-XVII

AU SEUIL DE LA SAGESSE DIVINE

Oui, mais en vérité il n’est pas aisé à quiconque d’émigrer des


lettres des Grecs et des Gentils aux études pures et circoncises des
Hébreux, et d’opérer, après une abondante et longue pratique des
lettres de cette doctrine étrangère, un brusque passage vers la
philosophie plus sainte qui n’a d’autre but que la contemplation des
vérités divines. Pas plus qu’il n’est aisé de passer de pâturages de
l’esprit verdoyants et riants à ceux-ci qui, au premier abord,
semblent incultes et rudes, et tout différents des premiers. En effet,
la jointure et la soudure d’éléments contrastés y laissent des
crevasses et des lézardes. Ni leur lecture ni leur méditation ne
conviennent à un estomac que l’habitude a totalement imprégné de
délicatesses littéraires. C’est pourquoi la pensée profane (comme
j’étais en train de le dire) doit, avant de commencer à faire ses
preuves, se purifier progressivement de ses éléments expiables par
une méditation plus pieuse et prudente dans l’antichambre de la
maîtresse-sagesse.

Ensuite, il importe que l’homme d’étude apprenne à s’appliquer


aux lettres sacrées non plus par agrément, mais plutôt par amour.
Car c’est moins son propre désir que celui de la philosophie que
s’est engagé à servir celui qui de bonne foi s’est donné tout entier à
cette étude. Et quand, de bonne foi (comme j’ai dit), et avec
détermination, il y a réussi quelque temps, et que son esprit devenu
authentiquement philosophe est progressivement parvenu à
s’insinuer dans le plus intime et le plus secret de la philosophie, ne
faut-il pas qu’il soit infirme de naissance pour ne pas être prêt à
répudier enfin les exotiques séductions intellectuelles dont il s’est
longtemps nourri et récréé ?

[…]

Mais certes nous sommes nés pour ce combat, sans fin et sans
issue, du corps et de l’âme, dans lequel les forces de celle-ci,
quoique mieux équipées et meilleures, sont pourtant – nous en
faisons sans cesse l’expérience –, impuissantes devant l’audace des
sens, qui se rendent maîtres de sa garnison. Contre cette audace, à
laquelle s’ajoutent effronterie et licence, la philosophie profane,
debout et bien armée, est merveilleusement habile, du moins quand
il s’agit de mettre en valeur ses propres ressources mais elle n’est
pas aussi efficace et énergique pour fournir à point nommé conseils
et secours.

L’Étude des Lettres, ch. XXXIV-XXXVI

LE PASSAGE VERS LE CHRISTIANISME


Cet enseignement de la vérité, nous le possédons à présent,
consacré en un petit nombre de livres peu volumineux, en écrits
impérissables tout chargés néanmoins des secrets de la sagesse et
que l’éloquence humaine est presque impuissante à commenter.

Cette sorte de philosophie, après que j’eus terminé les études


appelées externes, et aussi au cours de ces études mêmes, m’a
toujours semblé présenter les plus hautes incitations à méditer sur
elle. Car presque tout en elle est symbolique. D’elle on retire, avec
un plaisir profitable, des pensées sublimes, secrètes, prodigieuses,
exhalant un parfum céleste, adaptées à l’intelligence de chacun et à
la capacité des esprits les moins doués.

[…]

Au cours de l’étude de cette philosophie, l’esprit de l’homme est


vraiment pénétré d’un plaisir tout à fait extraordinaire, lorsqu’il
commence à contempler la vérité déposée et renfermée il y a bien
longtemps déjà dans ces énigmatiques cachettes, dans les cryptes
de la sagesse (pour ainsi dire), comme une sorte de provision pour
les âmes immortelles, provision que la philosophie grecque avait si
longtemps cherchée en vain. Cette découverte en effet est réservée
à l’homme très épris de philosophie, pourvu qu’après avoir pris les
auspices il participe aux initiations dans lesquelles l’homme trouve
son renouvellement, et dont la source est ce prodigieux supplice du
Christ, digne d’être toujours commémoré, proclamé et médité,
puisque c’est de là que nous tenons la seule garantie de félicité
reçue le jour de notre purification et de notre initiation, garantie
suffisante, sûre et splendide.

Or, plusieurs philosophes, disciples de l’Hellénisme, qui flairaient


une ombre de cette sagesse et de cette vérité et reconnaissaient la
vanité de leurs efforts et de ceux des autres pour la dépister, ont
assuré que la vérité est immergée dans les profondeurs de l’univers
ou ensevelie au fond de quelque puits intarissable, comme l’a dit
Démocrite, tandis qu’elle est gardée non pas au fond des choses,
mais au sommet de toutes les natures, dont elle est originaire.
D’ailleurs l’image de la vérité était en la possession des Hébreux, ou
plus exactement elle était chez eux enfermée dans des archives qui
n’étaient même pas ouvertes ou visibles à leurs gardiens, à
l’exception de quelques-uns – bien que jadis leurs chefs, Abraham,
Isaac, ainsi que leurs enfants et leur famille, l’aient en quelque sorte
fait jaillir hors des puits qu’ils avaient d’une façon ou d’une autre
creusés.

Mais plus tard, le Christ lui-même puisa et répandit de sa propre


autorité l’eau vive et toujours pure provenant de ce même lieu. Et
cette eau apaise la soif très agréablement et rassasie le désir de la
philosophie, même de celle qui est la plus enflammée de la passion
d’apprendre.

Transition de l’Hellénisme au Christianisme,


livre I, 25 et suiv.
FRANÇOIS RABELAIS
(1483-1553)

Son œuvre étonnante et massive, encombrée de savoirs et


brûlante d’énergie, Rabelais la place sous le signe de Socrate.
Philosophe évidemment, mais attentif à ne point le paraître, et même
– ironie supérieure – à donner l’apparence la plus opposée. La vraie
philosophie se signalerait donc en passant inaperçue, ou plutôt en
ne se laissant apercevoir que par un qui est déjà philosophe, et
compromis. Perdu. Tant pis, et bien fait, pour ceux qui douteront
jusqu’au bout que Rabelais soit philosophe et tiendront que ses
ouvrages indigestes, qui ridiculisent les bons auteurs en leur
empruntant d’absconses citations, ne sont qu’un ramassis de
grossièretés outrancières !

Nous ne voulons surtout pas faire tomber le masque provocateur


du Silène. Regardons-le dans les yeux, au contraire : avec un clin
d’œil complice, un incorrigible Socrate nous interpelle. À toutes les
pages – et dans celles qui suivent –, voilà un irrespect jubilatoire
inséparable d’une libération du langage. Les mots viennent plus vite
que les idées, une sorte de tempête les fait tournoyer et se
bousculer : c’est le bonheur de philosopher dans une langue
française vivante, turbulente, non dégrossie, et que l’on invente à
plaisir1… et comme un bonheur ne va jamais seul, ce verbe débridé
incarne une chair où la philosophie s’inscrit dans l’ivresse d’un trop-
plein de liberté – l’infinie liberté socratique qui renverse tout. Osons
le dire : la langue de Rabelais est l’exemple, probablement unique,
d’une langue philosophique parfaite. Parfaite, en sa fluidité
rocailleuse de langue, elle-même naissante, qui avoue son français
de la Renaissance ; et philosophique, en ce que, traversée de désir,
contemporaine du concept, tout est déjà là dans l’extraordinaire
transparence des mots, où surgit le sens, débordant, à la fois
désigné et insaisissable.

On peut dire cela sous deux noms : Thélème et Panurge.

La règle, subversive, de l’abbaye de Thélème est non pas la


liberté, mais la liberté comme bonheur de l’accord de la règle et de
la volonté. Fais ce que veux, immodérément, parce que ta volonté
est bonne, immodérément.

« Toujours suivre le premier, quelque part qu’il aille » : les moutons


de Panurge mettent en scène le conformisme bêlant, l’accord avec
le troupeau plutôt qu’avec soi-même, ce qui s’appelle aussi bêtise.
Et le mouton, « l’animal le plus bête du monde », animal grégaire,
fait voir, définitivement, comment la bêtise est le contraire de la
liberté, et de la vie.

L’HABIT NE FAIT PAS LE MOINE

Buveurs très illustres, et vous vérolés très précieux, car c’est à


vous, non aux autres, que je dédie mes écrits, Alcibiade, dans un
dialogue de Platon intitulé Le Banquet, faisant l’éloge de son
précepteur Socrate, sans conteste le prince des philosophes,
déclare entre autres choses qu’il est semblable aux silènes. Les
silènes étaient jadis de petites boîtes, comme celles que nous
voyons à présent dans les boutiques des apothicaires, sur lesquelles
étaient peintes des figures drôles et frivoles : harpies, satyres,
oisons bridés, lièvres cornus, canes batées, boucs volants, cerfs
attelés, et autres figures contrefaites à plaisir pour inciter les gens à
rire (comme le fut Silène, maître du bon Bacchus). Mais à l’intérieur
on conservait les drogues fines, comme le baume, l’ambre gris,
l’amome, la civette, les pierreries et autres choses de prix. Alcibiade
disait que Socrate leur était semblable, parce qu’à le voir du dehors
et à l’évaluer par l’aspect extérieur vous n’en auriez pas donné une
pelure d’oignon, tant il était laid de corps et d’un maintien ridicule, le
nez pointu, le regard d’un taureau, le visage d’un fou, le
comportement simple, les vêtements d’un paysan, de condition
modeste, malheureux avec les femmes, inapte à toute fonction dans
l’État ; et toujours riant, trinquant avec chacun, toujours se moquant,
toujours cachant son divin savoir. Mais, en ouvrant cette boîte, vous
y auriez trouvé une céleste et inappréciable drogue : une intelligence
plus qu’humaine, une force d’âme merveilleuse, un courage
invincible, une sobriété sans égale, une égalité d’âme sans faille,
une assurance parfaite, un détachement incroyable à l’égard de tout
ce pour quoi les humains veillent, courent, travaillent, naviguent et
bataillent. Et, en admettant que le sens littéral vous procure des
matières assez joyeuses et correspondant bien au titre, il ne faut
pourtant pas s’y arrêter, comme au chant des sirènes, mais
interpréter à plus haut sens ce que d’aventure vous croyiez dit de
gaieté de cœur.

Gargantua, Prologue de l’auteur

THÉLÈME
Il ne restait plus qu’à doter le moine : Gargantua voulait le faire
abbé de Seuilly, mais il refusa. Il voulut lui donner l’abbaye de
Bourgueil ou celle de Saint-Florent, celle qui lui conviendrait le mieux
ou toutes les deux s’il lui plaisait. Mais le moine lui répondit
catégoriquement qu’il ne voulait ni se charger de moines ni en
gouverner : « Comment, disait-il, pourrais-je gouverner autrui alors
que je ne saurais me gouverner moi-même ? S’il vous semble que je
vous aie rendu et que je puisse à l’avenir vous rendre quelque
service qui vous agrée, permettez-moi de fonder une abbaye à mon
idée. »

La requête agréa à Gargantua, qui offrit tout son pays de


Thélème, le long de la Loire, à deux lieues de la grande forêt de
Port-Huault. Il pria Gargantua d’instituer son ordre au rebours de
tous les autres.

« Alors, dit Gargantua, pour commencer, il ne faudra pas


construire de murailles alentour, car toutes les autres abbayes sont
sauvagement murées. – C’est vrai, dit le moine, et cela ne reste pas
sans effet : là où il y a des murs devant aussi bien que derrière, il y a
force murmures, envies et conspirations réciproques. »

Bien plus, vu qu’il est d’usage, en certains couvents de ce monde,


que, si quelque femme y pénètre (j’entends une de ces femmes
prudes et pudiques), on nettoie l’endroit par où elle est passée, il fut
ordonné que, s’il y entrait par hasard un religieux ou une religieuse,
on nettoierait soigneusement tous les endroits par où ils seraient
passés. Et parce que dans les couvents de ce monde tout est
mesuré, limité et réglé par les heures canoniques, on décréta qu’il
n’y aurait là ni horloge ni cadran, mais que toutes les occupations
seraient distribuées au gré des occasions et des circonstances.
Gargantua disait que la plus sûre perte de temps qu’il connût, c’était
de compter les heures (qu’en retire-t-on de bon ?) et que la plus
grande sottise du monde, c’était de se gouverner au son d’une
cloche et non selon les règles du bon sens et de l’intelligence.

En outre, parce qu’en ce temps-là on ne faisait entrer en religion


que celles des femmes qui étaient borgnes, boiteuses, bossues,
laides, souffreteuses, folles, insensées, maléficiées et tarées, et que
les hommes catarrheux, mal nés, niais, fardeaux de maison…

« À propos, dit le moine, une femme ni belle ni bonne, à quoi sert-


elle ?

– À mettre en religion, dit Gargantua.

– C’est vrai, dit le moine, et à faire des chemises de toile. »

… On ordonna que ne seraient reçus en ce lieu que femmes


belles, bien formées et de bonne nature, et hommes beaux, bien
formés et de bonne nature.

En outre, parce que, dans les couvents de femmes, les hommes


n’entraient qu’à la dérobée, clandestinement, on décréta qu’il n’y
aurait pas de femmes si les hommes n’y étaient, ni d’hommes si les
femmes n’y étaient.

En outre, parce que les hommes aussi bien que les femmes, une
fois reçus en religion, étaient, après l’année probatoire, forcés et
contraints d’y demeurer continûment leur vie durant, il fut établi que
les hommes aussi bien que les femmes admis en ces lieux
sortiraient quand bon leur semblerait, entièrement libres.

En outre, parce que d’habitude les religieux faisaient trois vœux, à


savoir de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, on institua cette
règle que, là, on pourrait en tout bien tout honneur être marié, que
tout le monde pourrait être riche et vivre en liberté.

Gargantua, ch. LII

FAIS CE QUE VOUDRAS

Toute leur vie était régie non par des lois, des statuts ou des
règles, mais selon leur volonté et leur libre arbitre. Ils sortaient du lit
quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient,
donnaient quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul ne
les obligeait à boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi en
avait décidé Gargantua. Et toute leur règle tenait en cette clause :

FAIS CE QUE VOUDRAS

Parce que les gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant en
bonne société, ont naturellement un instinct, un aiguillon qu’ils
appellent honneur et qui les pousse toujours à agir vertueusement et
les éloigne du vice. Quand une vile et contraignante sujétion les
abaisse et les asservit, pour déposer et briser le joug de servitude,
ils détournent ce noble sentiment qui les inclinait librement vers la
vertu, car c’est toujours ce qui est défendu que nous entreprenons,
et c’est ce qu’on nous refuse que nous convoitons.

Grâce à cette liberté, ils rivalisèrent d’efforts pour faire, tous, ce


qu’ils voyaient plaire à un seul. Si l’un ou l’une d’entre eux disait :
« Buvons », tous buvaient ; si on disait : « Jouons », tous jouaient ;
si on disait : « Allons nous ébattre aux champs », tous y allaient. Si
c’était pour chasser au vol ou à courre, les dames montées sur de
belles haquenées, avec leur fier palefroi, portaient chacune sur leur
poing joliment ganté un épervier, un lanier, un émerillon ; les
hommes portaient les autres oiseaux.

Ils étaient si bien éduqués qu’il n’y avait aucun ou aucune d’entre
eux qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments de musique,
parler cinq ou six langues et s’en servir pour composer en vers aussi
bien qu’en prose. Jamais on ne vit des chevaliers si preux, si nobles,
si habiles à pied comme à cheval, si vigoureux, si vifs et maniant si
bien toutes les armes, que ceux qui se trouvaient là. Jamais on ne
vit des dames si élégantes, si mignonnes, moins ennuyeuses, plus
habiles de leurs doigts à tirer l’aiguille et à s’adonner à toute activité
convenant à une femme noble et libre, que celles qui étaient là.

Pour ces raisons, quand le temps était venu que l’un des
Thélémites voulût sortir de l’abbaye, soit à la demande de ses
parents, soit pour d’autres motifs, il emmenait avec lui une des
dames, celle qui l’avait choisi pour chevalier servant, et ils étaient
mariés ensemble. Et s’ils avaient bien vécu à Thélème en
affectueuse amitié, ils cultivaient encore mieux cette vertu dans le
mariage ; leur amour mutuel était aussi fort à la fin de leurs jours
qu’aux premiers temps de leurs noces.

Gargantua, ch. LVII

MOUTONS…

Soudain, je ne sais comment (le cas fut subit, je n’eus loisir le


considérer), Panurge, sans autre chose dire, jette en pleine mer son
mouton criant et bêlant. Tous les autres moutons, criant et bêlant en
pareille intonation, commencèrent de se jeter et sauter en mer
après, à la file. La foule était à qui premier y sauterait après leur
compagnon. Possible n’était les en garder, comme vous savez être
du mouton le naturel, toujours suivre le premier, quelque part qu’il
aille. Aussi le dit Aristote, livre IX du De Historia animalium, être le
plus sot et inepte animant du monde2.

Le marchand, tout effrayé de ce que devant ses yeux périr voyait


et noyer ses moutons, s’efforçait les empêcher et retenir de tout son
pouvoir, mais c’était en vain. Tous à la file sautaient dedans la mer et
périssaient. Finalement il en prit un grand et fort par la toison sur le
tillac de la nef, cuidant ainsi le retenir et sauver le reste aussi
conséquemment. Le mouton fut si puissant qu’il emporta en mer
avec soi le marchand, et fut noyé, en pareille forme que les moutons
de Polyphème, le borgne cyclope, emportèrent hors la caverne
Ulysse et ses compagnons. Autant en firent les autres bergers et
moutonniers, les prenant uns par les cornes, autres par les jambes,
autres par la toison, lesquels tous furent pareillement en mer portés
et noyés misérablement. Panurge, à côté du fougon, tenant un
aviron en main, non pour aider les moutonniers, mais pour les en
garder de grimper sur la nef et évader le naufrage, les prêchait
éloquentement, comme si fût un petit frère Olivier Maillard ou un
second frère Jean Bourgeois, leur remontrant par lieux de rhétorique
les misères de ce monde, le bien et l’heur de l’autre vie, affirmant
plus heureux être les trépassés que les vivants en cette vallée de
misère, et à un chacun d’eux promettant ériger un beau cénotaphe
et sépulcre honoraire au plus haut du mont Cenis, à son retour de
Lanternois, leur optant ce néanmoins, en cas que vivre encore entre
les humains ne leur fâchât et noyer ainsi ne leur vînt à propos,
bonne aventure et rencontre de quelque baleine, laquelle au tiers
jours subséquent les rendit sains et saufs en quelque pays de satin,
à l’exemple de Jonas.

Quart Livre, ch. VIII

LES CHATS FOURRÉS

Les chats fourrés sont bêtes moult horribles et épouvantables : ils


mangent les petits enfants et paissent sur des pierres de marbre.
Avisez, buveurs, s’ils ne devraient bien être camus ! Ils ont le poil de
la peau non hors sortant, mais au dedans caché, et portent pour leur
symbole et devise tous et chacun d’eux une gibecière ouverte, mais
non tous en une manière, car aucuns la portent attachée au col en
écharpe, autres sur le cul, autres sur la bedaine, autres sur le côté,
et le tout par raison et mystère. Ont aussi les griffes tant fortes,
longues et acérées, que rien ne leur échappe depuis qu’une fois l’ont
mis entre leurs serres. Et se couvrent les têtes, aucuns de bonnets à
quatre gouttières ou braguettes, autres de bonnets à revers, autres
de mortiers, autres de caparaçons mortifiés.
Entrant en leur tapinaudière, nous dit un gueux de l’hostière
auquel avions donné demi-teston : « Gens de bien, Dieu vous donne
de bientôt sortir en bonne santé. Considérez bien le minois de ces
vaillants piliers, arcs-boutants de justice grippe-minaudière, et notez
que si vivez encore six olympiades et l’âge de deux chiens, vous
verrez ces chats fourrés seigneurs de toute l’Europe, et possesseurs
pacifiques de tout le bien et domaine qui est en icelle, si en leurs
hoirs, par divine punition, soudain ne dépérissait le bien et revenu
par eux injustement acquis. Tenez-le d’un gueux et bien. Parmi eux
règne la sexte essence, moyennant laquelle ils grippent tout,
dévorent tout, et conchient tout. Ils brûlent, éclatent, décapitent,
meurtrissent, emprisonnent, ruinent et minent tout, sans discrétion
de bien et de mal. Car parmi eux vice est vertu appelé, méchanceté
est bonté surnommée, trahison a nom de féauté, larcin est dit
libéralité, pillerie est leur devise et, par eux faite, est trouvée bonne
de tous humains, exceptez-moi les hérétiques, et le tout font avec
souveraine et irréfragable autorité.

Pour signe de mon pronostic, aviserez que là-dedans sont les


mangeoires au-dessus des râteliers3. De ce quelque jour vous
souvienne. Et si jamais peste au monde, famine ou guerre, vorages,
cataclysmes, conflagrations, malheur adviennent, ne les attribuez ni
les référez aux conjonctions des planètes maléfiques, aux abus de la
cour romaine, ou tyrannies des rois et princes terriens, à l’imposture
des cafards, hérétiques, faux prophètes, à la malignité des usuriers,
faux monnayeurs, rogneurs de testons, ni à l’ignorance, impudence,
imprudence des médecins, chirurgiens, apothicaires, ni à la
perversité des femmes adultères, vénéfiques infanticides : attribuez
le tout à leur ruine indicible, incroyable, inestimable méchanceté,
laquelle est continuellement forgée et exercée en l’officine des chats
fourrés. Et n’est au monde connue, non plus que la cabale des
Juifs : pourtant n’est-elle détestée, corrigée et punie, comme serait
de raison. Mais si elle est quelque jour mise en évidence et
manifestée au peuple, il n’est et ne fut orateur tant éloquent qui par
son art le retînt, ni loi tant rigoureuse et draconique qui par crainte
de peine le gardât, ni magistrat tant puissant, qui par force
l’empêchât de les faire tous vifs là-dedans leur rabulière félonnement
brûler. Leurs enfants propres, chats fourrillons et autres parents les
avaient en horreur et abomination. C’est pourquoi, ainsi qu’Annibal
eut de son père Amilcar, sous solennelle et religieuse adjuration,
commandement de persécuter les Romains tant qu’il vivrait, aussi ai-
je de feu mon père injonction ici hors demeurer, attendant que là-
dedans tombe la foudre du ciel, et en cendre les réduise, comme
autres Titanes prophanes et théomaches, puisque les humains tant
et tant sont des corps endurcis que le mal par iceux advenu,
advenant et à venir ne recordent, ne sentent, ne prévoient, ou le
sentant n’osent, ne veulent ou ne peuvent les exterminer ».

Cinquième livre, ch. XI

Notes

1. Nous donnons ces pages en français moderne, dans la version – le cas échéant
modifiée – de Pierre-Henri Clouzot, 1865.

2. Exemple de l’usage rabelaisien constant de l’érudition, génial et distancé. Sous un


hommage à la science de l’Antiquité, voilà un détournement du style pédant du Moyen Âge
qui le ridiculise sans s’interdire une joyeuse connivence. L’autorité d’Aristote, irrécusable,
nous garantit que « le mouton est l’animal le plus bête du monde » ! Rappelons enfin que
cette affaire de moutons est empruntée aux Histoires macaroniques de Teofilo Folengo,
livre XII.
3. Claire conclusion d’une description de l’institution judiciaire inspirée du Gorgias de
Platon et mettant en évidence l’inversion des valeurs (le vice est appelé vertu, etc.) : « Les
mangeoires sont au-dessus des râteliers. » Autrement dit, c’est le monde à l’envers.
ÉTIENNE DE LA BOÉTIE
(1530-1563)

Le Discours de la servitude volontaire, qui a également reçu le


titre de Contr’un, nous a été transmis – si l’on peut dire, car sa
diffusion est longtemps restée confidentielle – comme l’exercice
rhétorique d’un jeune homme d’abord connu pour avoir été l’ami de
Montaigne. Il est en effet rassurant d’y trouver, brillamment articulé
selon les modèles fournis par les grands auteurs de l’Antiquité, un
exercice de virtuosité construit autour d’un paradoxe singulier mais
abstrait. Le caractère paradoxal de la question posée : « Comment
peut-on vouloir la servitude ? » pique l’attention mais disqualifie
d’avance toute velléité de prendre au sérieux cette question. La
prudence conseille de s’en tenir là : le sujet est sensible.

Et en effet, si au lieu d’un paradoxe on y voit un problème, et


alors, quel problème ! ce sont les bases mêmes de la philosophie
politique qui se trouvent secouées, renversées. Ce paradoxe met en
place un réseau de concepts, selon une rigueur impitoyable et fait
voir ce qui échappe au regard ordinaire : pourquoi le pouvoir
politique, ainsi débarrassé de l’habillage qui l’institue, semble-t-il
défier les lois de la physique ? et comment peut-il produire pareil
effet ? Les réponses vers lesquelles se dirige La Boétie contribuent
à une approche radicalement nouvelle des « ruses de la tyrannie »,
la principale étant « d’abêtir ses sujets »1.
COMMENT PEUT-ON PERDRE JUSQU’AU DÉSIR D’ÊTRE
LIBRE ?

Pour le moment, je désirerais seulement qu’on me fît comprendre


comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations
supportent quelquefois tout d’un tyran seul, qui n’a de puissance que
celle qu’on lui donne, qui n’a pouvoir de leur nuire, qu’autant qu’ils
veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal, s’ils
n’aimaient mieux tout souffrir de lui, que de le contredire. Chose
vraiment surprenante (et pourtant si commune, qu’il faut plutôt en
gémir que s’en étonner) ! c’est de voir des millions de millions
d’hommes, misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un
joug déplorable, non qu’ils y soient contraints par une force majeure,
mais parce qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le
seul nom d’un, qu’ils ne devraient redouter, puisqu’il est seul, ni
chérir, puisqu’il est, envers eux tous, inhumain et cruel. Telle est
pourtant la faiblesse des hommes ! Contraints à l’obéissance,
obligés de temporiser, divisés entre eux, ils ne peuvent pas toujours
être les plus forts. Si donc une nation, enchaînée par la force des
armes, est soumise au pouvoir d’un seul (comme la cité d’Athènes le
fut à la domination des trente tyrans), il ne faut pas s’étonner qu’elle
serve, mais bien déplorer sa servitude, ou plutôt ne s’en étonner, ni
s’en plaindre ; supporter le malheur avec résignation et se réserver
pour une meilleure occasion à venir.

[…]
Ils sont vraiment miraculeux les récits de la vaillance que la liberté
met dans le cœur de ceux qui la défendent ! mais ce qui advient,
partout et tous les jours, qu’un homme seul opprime cent mille villes
et les prive de leur liberté : qui pourrait le croire, si cela n’était qu’un
ouï-dire et n’arrivait pas à chaque instant et sous nos propres yeux ?
encore, si ce fait se passait dans des pays lointains et qu’on vint
nous le raconter, qui de nous ne le croirait controuvé et inventé à
plaisir ? Et pourtant ce tyran, seul, il n’est pas besoin de le
combattre, ni même de s’en défendre ; il est défait de lui-même,
pourvu que le pays ne consente point à la servitude. Il ne s’agit pas
de lui rien arracher, mais seulement de ne lui rien donner. Qu’une
nation ne fasse aucun effort, si elle veut, pour son bonheur, mais
qu’elle ne travaille pas elle-même à sa ruine. Ce sont donc les
peuples qui se laissent, ou plutôt se font garrotter, puisqu’en refusant
seulement de servir ils briseraient leurs liens. C’est le peuple qui
s’assujettit et se coupe la gorge : qui, pouvant choisir d’être sujet ou
d’être libre, repousse la liberté et prend le joug, qui consent à son
mal ou plutôt le pourchasse. S’il lui coûtait quelque chose pour
recouvrer sa liberté, je ne l’en presserais point : bien que rentrer
dans ses droits naturels et, pour ainsi dire, de bête redevenir
homme, soit vraiment ce qu’il doive avoir le plus à cœur.

[…]
Mais en vérité est-ce bien la peine de discuter pour savoir si la
liberté est naturelle, puisque nul être, sans qu’il en ressente un tort
grave, ne peut être retenu en servitude et que rien au monde n’est
plus contraire à la nature (pleine de raison) que l’injustice. Que dire
encore ? Que la liberté est naturelle, et qu’à mon avis non seulement
nous naissons avec notre liberté, mais aussi avec la volonté de la
défendre. Et s’il s’en trouve par hasard qui en doutent encore et
soient tellement abâtardis qu’ils méconnaissent les biens et les
affections innées qui leur sont propres, il faut que je leur fasse
l’honneur qu’ils méritent et que je hisse, pour ainsi dire, les bêtes
brutes en chaire pour leur enseigner et leur nature et leur condition.
Les bêtes (Dieu me soit en aide) ! si les hommes veulent les
comprendre, leur crient : Vive la liberté ! plusieurs d’entre elles
meurent sitôt qu’elles sont prises. Telles que le poisson qui perd la
vie dès qu’on le retire de l’eau, elles se laissent mourir pour ne point
survivre à leur liberté naturelle. (Si les animaux avaient entre eux
des rangs et des prééminences, ils feraient, à mon avis, de liberté
leur noblesse.) D’autres, des plus grandes jusqu’aux plus petites,
lorsqu’on les prend, font une si grande résistance des ongles, des
cornes, des pieds et du bec qu’elles démontrent assez, par là, quel
prix elles attachent au bien qu’on leur ravit. Puis, une fois prises,
elles donnent tant de signes apparents du sentiment de leur
malheur, qu’il est beau de les voir, dès lors, languir plutôt que vivre,
ne pouvant jamais se plaire dans la servitude et gémissant
continuellement de la privation de leur liberté. Que signifie, en effet,
l’action de l’éléphant, qui, s’étant défendu jusqu’à la dernière
extrémité, n’ayant plus d’espoir, sur le point d’être pris, heurte sa
mâchoire et casse ses dents contre les arbres, si non, qu’inspiré par
le grand désir de rester libre, comme il l’est par nature, il conçoit
l’idée de marchander avec les chasseurs, de voir si, pour le prix de
ses dents, il pourra se délivrer, et si, son ivoire, laissé pour rançon,
rachètera sa liberté. Et le cheval ! dès qu’il est né, nous le dressons
à l’obéissance ; et cependant, nos soins et nos caresses
n’empêchent pas que, lorsqu’on veut le dompter, il ne morde son
frein, qu’il ne rue quand on l’éperonne ; voulant naturellement
indiquer par là (ce me semble) que, s’il sert, ce n’est pas de bon gré,
mais bien par contrainte.

Que dirons-nous encore ?… Les bœufs eux-mêmes gémissent


sous le joug, et les oiseaux pleurent en cage. Comme je l’ai dit
autrefois en rimant, dans mes instants de loisir.

Ainsi donc, puisque tout être, qui a le sentiment de son existence,


sent le malheur de la sujétion et recherche la liberté ; puisque les
bêtes, celles-là même créées pour le service de l’homme, ne
peuvent s’y soumettre qu’après avoir protesté d’un désir contraire ;
quel malheureux vice a donc pu tellement dénaturer l’homme, seul
vraiment né pour vivre libre, jusqu’à lui faire perdre la souvenance
de son premier état et le désir même de le reprendre ?

[…]
Mais cette ruse des tyrans d’abêtir leurs sujets n’a jamais été plus
évidente que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens, après
qu’il se fût emparé de Sardes, capitale de la Lydie et qu’il eût pris et
emmené captif Crésus, ce tant riche roi, qui s’était rendu et remis à
sa discrétion. On lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes
s’étaient révoltés. Il les eût bientôt réduits à l’obéissance. Mais ne
voulant pas saccager une aussi belle ville, ni être toujours obligé d’y
tenir une armée pour la maîtriser, il s’avisa d’un expédient
extraordinaire pour s’en assurer la possession : il établit des
maisons de débauches et de prostitution, des tavernes et des jeux
publics et rendit une ordonnance qui engageait les citoyens à se
livrer à tous ces vices. Il se trouva si bien de cette espèce de
garnison, que, par la suite, il ne fût plus dans le cas de tirer l’épée
contre les Lydiens. Ces misérables gens s’amusèrent à inventer
toutes sortes de jeux, si bien que de leur nom même les Latins
formèrent le mot par lequel ils désignaient ce que nous appelons
passe-temps, qu’ils nommaient, eux, Ludi, par corruption de Lydi.
Tous les tyrans n’ont pas déclaré aussi expressément qu’ils
voulussent efféminer leurs sujets ; mais de fait ce que celui-là
ordonna si formellement, la plupart d’entre eux l’ont fait occultement.
À vrai dire, c’est assez le penchant naturel de la portion ignorante du
peuple qui, d’ordinaire, est plus nombreuse dans les villes. Elle est
soupçonneuse envers celui qui l’aime et se dévoue pour elle, tandis
qu’elle est confiante envers celui qui la trompe et la trahit. Ne croyez
pas qu’il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun
poisson qui, pour la friandise, morde plus tôt et s’accroche plus vite
à l’hameçon, que tous ces peuples qui se laissent promptement
allécher et conduire à la servitude, pour la moindre douceur qu’on
leur débite ou qu’on leur fasse goûter. C’est vraiment chose
merveilleuse qu’ils se laissent aller si promptement, pour peu qu’on
les chatouille. Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les
gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres
drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts
de la servitude, la compensation de leur liberté ravie, les instruments
de la tyrannie. Ce système, cette pratique, ces allèchements étaient
les moyens qu’employaient les anciens tyrans pour endormir leurs
sujets dans la servitude. Ainsi, les peuples abrutis, trouvant beau
tous ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir qui les éblouissait,
s’habituaient à servir aussi niaisement mais plus mal encore que les
petits enfants n’apprennent à lire avec des images enluminées.

[…]

J’arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le secret et le


ressort de la domination, le soutien et le fondement de toute
tyrannie. Celui qui penserait que les hallebardes des gardes et
l’établissement du guet garantissent les tyrans se tromperait fort. Ils
s’en servent plutôt, je crois, par forme et pour épouvantail, qu’ils ne
s’y fient. Les archers barrent bien l’entrée des palais aux moins
habiles, à ceux qui n’ont aucun moyen de nuire ; mais non aux
audacieux et bien armés qui peuvent tenter quelque entreprise.
Certes, il est aisé de compter que, parmi les empereurs romains, il
en est bien moins de ceux qui échappèrent au danger par le secours
de leurs archers, qu’il y en eût de tués par leurs propres gardes. Ce
ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de gens à
pied, en un mot ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran,
mais bien toujours (on aura quelque peine à le croire d’abord,
quoique ce soit exactement vrai) quatre ou cinq hommes qui le
soutiennent et qui lui assujettissent tout le pays. Il en a toujours été
ainsi que cinq à six ont eu l’oreille du tyran et s’y sont approchés
d’eux-mêmes ou bien y ont été appelés par lui pour être les
complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les
complaisants de ses sales voluptés et les co-partageants de ses
rapines. Ces six dressent si bien leur chef, qu’il devient, envers la
société, méchant, non seulement de ses propres méchancetés mais,
encore des leurs. Ces six, en ont sous eux six cents qu’ils dressent,
qu’ils corrompent aussi comme ils ont corrompu le tyran. Ces six
cents en tiennent sous leur dépendance six mille qu’ils élèvent en
dignité, auxquels ils font donner ou le gouvernement des provinces,
ou le maniement des deniers publics, afin qu’ils favorisent leur
avarice ou leur cruauté, qu’ils les entretiennent ou les exécutent à
point nommé et fassent d’ailleurs tant de mal, qu’ils ne puissent se
maintenir que par leur propre tutelle, ni s’exempter des lois et de
leurs peines que par leur protection. Grande est la série de ceux qui
viennent après ceux-là. Et qui voudra en suivre la trace verra que
non pas six mille, mais cent mille, des millions tiennent au tyran par
cette filière et forment entre eux une chaîne non interrompue qui
remonte jusqu’à lui.

[…]
C’est ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres. Il
est gardé par ceux desquels il devrait se garder, s’ils n’étaient avilis :
mais, comme on l’a fort bien dit pour fendre le bois, il se fait des
coins du bois même. Tels sont ses archers, ses gardes, ses
hallebardiers. Non que ceux-ci ne souffrent souvent eux-mêmes de
son oppression ; mais ces misérables, maudits de Dieu et des
hommes, se contentent d’endurer le mal, pour en faire, non à celui
qui le leur fait, mais bien à ceux qui, comme eux, l’endurent et n’y
peuvent rien. Et toutefois, quand je pense à ces gens-là, qui flattent
bassement le tyran pour exploiter en même temps et sa tyrannie et
la servitude du peuple, je suis presque aussi surpris de leur stupidité
que de leur méchanceté. Car, à vrai dire, s’approcher du tyran, est-
ce autre chose que s’éloigner de la liberté et, pour ainsi dire,
embrasser et serrer à deux mains la servitude ? Qu’ils mettent un
moment à part leur ambition, qu’ils se dégagent un peu de leur
sordide avarice, et puis, qu’ils se regardent, qu’ils se considèrent en
eux-mêmes : ils verront clairement que ces villageois, ces paysans
qu’ils foulent aux pieds et qu’ils traitent comme des forçats ou des
esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, ainsi malmenés, sont plus
heureux et en quelque sorte plus libres qu’eux. Le laboureur et
l’artisan, pour tant asservis qu’ils soient, en sont quittes en
obéissant ; mais le tyran voit ceux qui l’entourent, coquinant et
mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il
ordonne, mais aussi qu’ils pensent ce qu’il veut, et souvent même,
pour le satisfaire, qu’ils préviennent aussi ses propres désirs.
Ce n’est pas tout de lui obéir, il faut lui complaire, il faut qu’ils se
rompent, se tourmentent, se tuent à traiter ses affaires et puisqu’ils
ne se plaisent que de son plaisir, qu’ils sacrifient leur goût au sien,
forcent leur tempérament et le dépouillent de leur naturel. Il faut
qu’ils soient continuellement attentifs à ses paroles, à sa voix, à ses
regards, à ses moindres gestes : que leurs yeux, leurs pieds, leurs
mains soient continuellement occupés à suivre ou imiter tous ses
mouvements, épier et deviner ses volontés et découvrir ses plus
secrètes pensées. Est-ce là vivre heureusement ? Est-ce même
vivre ? Est-il rien au monde de plus insupportable que cet état, je ne
dis pas pour tout homme bien né, mais encore pour celui qui n’a que
le gros bon sens, ou même figure d’homme ? Quelle condition est
plus misérable que celle de vivre ainsi n’ayant rien à soi et tenant
d’un autre son aise, sa liberté, son corps et sa vie !

Discours de la servitude volontaire

Note

1. On pourra se reporter, plus bas, au texte de la Préface que Lamennais a rédigé pour
e
ce discours, à l’occasion de sa réédition au XIX siècle. Rappelons aussi
qu’Auguste Vermorel a également préfacé ce texte.
MICHEL DE MONTAIGNE
(1533-1592)

Après Rabelais, mais d’une tout autre manière, Montaigne crée la


langue philosophique qui lui convient1 : un français neuf, fait de grec
et de latin, et surtout, en guise d’aliment, un extraordinaire exercice
de la citation qui accomplit l’assimilation du passé et réactive la
culture antique dans une compréhension aiguë du présent.

Le chapitre « Des coches » (III, 6)2 devrait illustrer cette


compréhension du présent et surtout de la réalité historique et
géographique (la découverte de l’Amérique) qui en fait la substance.
Montaigne saisit d’un même mouvement le drame de la rencontre
des cultures – cette méconnaissance de l’autre qui repose, comme
l’a montré Socrate, sur la méconnaissance de soi –, et le laisser aller
au crime – la commission des génocides liée à la découverte du
Nouveau Monde –, qui conduisent à de stupides et « méchaniques
victoires »3.

Et ce qui rend possible cette exceptionnelle prise de conscience4,


c’est une fois de plus le long travail de transmission et de réception
du passé qui fait la base même de la civilisation, ce chemin de
culture où Montaigne apprend aussi à se retrouver lui-même, et dont
les moments de lumière sont le fruit de l’art de conférer. Peut-être
est-ce cela qu’il faut appeler « vie de l’esprit ».

DES CANNIBALES
Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare
et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté : sinon
que chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son usage. Comme
de vray nous n’avons autre mire de la verité, et de la raison, que
l’exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes.
Là est tousjours la parfaicte religion, la parfaicte police, parfaict et
accomply usage de toutes choses. Ils sont sauvages de mesmes,
que nous appellons sauvages les fruicts, que nature de soy et de
son progrez ordinaire a produicts : là où à la verité ce sont ceux que
nous avons alterez par nostre artifice, et destournez de l’ordre
commun, que nous devrions appeller plustost sauvages. En ceux là
sont vives et vigoureuses, les vrayes, et plus utiles et naturelles,
vertus et proprietez ; lesquelles nous avons abbastardies en ceux-
cy, les accommodant au plaisir de nostre goust corrompu. Et si
pourtant la saveur mesme et delicatesse se trouve à nostre goust
mesme excellente à l’envi des nostres, en divers fruits de ces
contrées là, sans culture : ce n’est pas raison que l’art gaigne le
poinct d’honneur sur nostre grande et puissante mere nature. Nous
avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par noz
inventions, que nous l’avons du tout estouffée. Si est-ce que par tout
où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à noz vaines et
frivoles entreprinses.

Et veniunt ederæ sponte sua melius,

Surgit et in solis formosior arbutus antris,

Et volucres nulla dulcius arte canunt5.


Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid
du moindre oyselet, sa contexture, sa beauté, et l’utilité de son
usage : non pas la tissure de la chetive araignée. Toutes choses, dit
Platon, sont produites ou par la nature, ou par la fortune, ou par l’art.
Les plus grandes et plus belles par l’une ou l’autre des deux
premières : les moindres et imparfaictes par la dernière.

Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir receu


fort peu de façon de l’esprit humain, et estre encore fort voisines de
leur naifveté originelle. Les loix naturelles leur commandent encores,
fort peu abbastardies par les nostres : Mais c’est en telle pureté, qu’il
me prend quelque fois desplaisir, dequoy la cognoissance n’en soit
venuë plustost, du temps qu’il y avoit des hommes qui en eussent
sçeu mieux juger que nous. Il me desplaist que Lycurgus et Platon
ne l’ayent euë : car il me semble que ce que nous voyons par
experience en ces nations là, surpasse non seulement toutes les
peintures dequoy la poësie a embelly l’age doré, et toutes ses
inventions à feindre une heureuse condition d’hommes : mais encore
la conception et le desir mesme de la philosophie. Ils n’ont peu
imaginer une naifveté si pure et simple, comme nous la voyons par
experience : ny n’ont peu croire que nostre societé se peust
maintenir avec si peu d’artifice, et de soudeure humaine. C’est une
nation, diroy-je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espece de
trafique ; nulle cognoissance de lettres ; nulle science de nombres ;
nul nom de magistrat, ny de superiorité politique ; nul usage de
service, de richesse, ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles
successions ; nuls partages ; nulles occupations, qu’oysives ; nul
respect de parenté, que commun ; nuls vestemens ; nulle
agriculture ; nul metal ; nul usage de vin ou de bled. Les paroles
mesmes, qui signifient la mensonge, la trahison, la dissimulation,
l’avarice, l’envie, la detraction, le pardon, inouyes. Combien
trouveroit il la republique qu’il a imaginée, esloignée de cette
perfection : « Viri a diis recentes6 »

Hos natura modos primum dedit7.

Au demeurant, ils vivent en une contrée de païs tres-plaisante, et


bien temperée : de façon qu’à ce que m’ont dit mes tesmoings, il est
rare d’y voir un homme malade : et m’ont asseuré, n’en y avoir veu
aucun tremblant, chassieux, edenté, ou courbé de vieillesse. Ils sont
assis le long de la mer, et fermez du costé de la terre, de grandes et
hautes montaignes, ayans entre-deux, cent lieuës ou environ
d’estendue en large. Ils ont grande abondance de poisson et de
chairs, qui n’ont aucune ressemblance aux nostres ; et les mangent
sans autre artifice, que de les cuire.

[…]

Ils ont leurs guerres contre les nations, qui sont au delà de leurs
montagnes, plus avant en la terre ferme, ausquelles ils vont tous
nuds, n’ayants autres armes que des arcs ou des espées de bois,
appointées par un bout, à la mode des langues de noz espieuz.
C’est chose esmerveillable que de la fermeté de leurs combats, qui
ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang : car de
routes et d’effroy, ils ne sçavent que c’est. Chacun rapporte pour son
trophée la teste de l’ennemy qu’il a tué, et l’attache à l’entrée de son
logis. Apres avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de
toutes les commoditez, dont ils se peuvent adviser, celuy qui en est
le maistre, faict une grande assemblée de ses cognoissans. Il
attache une corde à l’un des bras du prisonnier, par le bout de
laquelle il le tient, esloigné de quelques pas, de peur d’en estre
offencé, et donne au plus cher de ses amis, l’autre bras à tenir de
mesme ; et eux deux en presence de toute l’assemblée l’assomment
à coups d’espée. Cela faict ils le rostissent, et en mangent en
commun, et en envoyent des loppins à ceux de leurs amis, qui sont
absens. Ce n’est pas comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que
faisoient anciennement les Scythes, c’est pour representer une
extreme vengeance. Et qu’il soit ainsi, ayans apperceu que les
Portugais, qui s’estoient r’alliez à leurs adversaires, usoient d’une
autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenoient ; qui estoit, de
les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps
force coups de traict, et les pendre apres : ils penserent que ces
gens icy de l’autre monde (comme ceux qui avoient semé la
cognoissance de beaucoup de vices parmy leur voisinage, et qui
estoient beaucoup plus grands maistres qu’eux en toute sorte de
malice) ne prenoient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et
qu’elle devoit estre plus aigre que la leur, dont ils commencerent de
quitter leur façon ancienne, pour suivre cette-cy. Je ne suis pas
marry que nous remerquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une
telle action, mais ouy bien dequoy jugeans à point de leurs fautes,
nous soyons si aveuglez aux nostres. Je pense qu’il y a plus de
barbarie à manger un homme vivant, qu’à le manger mort, à
deschirer par tourmens et par gehennes, un corps encore plein de
sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux
chiens, et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement leu,
mais veu de fresche memoire, non entre des ennemis anciens, mais
entre des voisins et concitoyens, et qui pis est, sous pretexte de
pieté et de religion) que de le rostir et manger apres qu’il est
trespassé.

Essais, I, 31 (« Des cannibales »)

MÉCHANIQUES VICTOIRES

Quand tout ce qui est venu par rapport du passé, jusques à nous,
seroit vray, et seroit sçeu par quelqu’un, ce seroit moins que rien, au
prix de ce qui est ignoré. Et de cette mesme image du monde, qui
coule pendant que nous y sommes, combien chetive et racourcie est
la cognoissance des plus curieux ? Non seulement des evenemens
particuliers, que fortune rend souvent exemplaires et poisans : mais
de l’estat des grandes polices et nations, il nous en eschappe cent
fois plus, qu’il n’en vient à nostre science. Nous nous escrions, du
miracle de l’invention de nostre artillerie, de nostre impression :
d’autres hommes, un autre bout du monde à la Chine, en jouyssoit
mille ans auparavant. Si nous voyions autant du monde, comme
nous n’en voyons pas, nous appercevrions, comme il est à croire,
une perpetuelle multiplication et vicissitude de formes. Il n’y a rien de
seul et de rare, eu esgard à nature, ouy bien eu esgard à nostre
cognoissance : qui est un miserable fondement de nos regles, et qui
nous represente volontiers une tres-fauce image des choses.
Comme vainement nous concluons aujourd’huy, l’inclination et la
decrepitude du monde, par les arguments que nous tirons de nostre
propre foiblesse et decadence.

[…]

Nostre monde vient d’en trouver un autre (et qui nous respond si
c’est le dernier de ses freres, puis que les Dæmons, les Sybilles, et
nous, avons ignoré cettuy-cy jusqu’à c’est heure ?) non moins grand,
plain, et membru, que luy : toutesfois si nouveau et si enfant, qu’on
luy apprend encore son a, b, c : Il n’y a pas cinquante ans, qu’il ne
sçavoit, ny lettres, ny poix, ny mesure, ny vestements, ny bleds, ny
vignes. Il estoit encore tout nud, au giron, et ne vivoit que des
moyens de sa mere nourrice. Si nous concluons bien, de nostre fin,
et ce Poëte de la jeunesse de son siecle, cet autre monde ne fera
qu’entrer en lumiere, quand le nostre en sortira. L’univers tombera
en paralysie : l’un membre sera perclus, l’autre en vigueur.

Bien crains-je, que nous aurons tres-fort hasté sa declinaison et


sa ruyne, par nostre contagion : et que nous luy aurons bien cher
vendu nos opinions et nos arts. C’estoit un monde enfant : si ne
l’avons nous pas fouëté et soubsmis à nostre discipline, par
l’avantage de nostre valeur, et forces naturelles : ny ne l’avons
practiqué par nostre justice et bonté : ny subjugué par nostre
magnanimité. La plus part de leurs responces, et des negotiations
faictes avec eux, tesmoignent qu’ils ne nous devoient rien en clarté
d’esprit naturelle, et en pertinence. L’espouventable magnificence
des villes de Cusco et de Mexico, et entre plusieurs choses pareilles,
le jardin de ce Roy, où tous les arbres, les fruicts, et toutes les
herbes, selon l’ordre et grandeur qu’ils ont en un jardin, estoient
excellemment formees en or : comme en son cabinet, tous les
animaux, qui naissoient en son estat et en ses mers : et la beauté de
leurs ouvrages, en pierrerie, en plume, en cotton, en la peinture,
montrent qu’ils ne nous cedoient non plus en l’industrie. Mais quant
à la devotion, observance des loix, bonté, liberalité, loyauté,
franchise, il nous a bien servy, de n’en avoir pas tant qu’eux : Ils se
sont perdus par cet advantage, et vendus, et trahis eux mesmes.

Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté, constance,


resolution contre les douleurs et la faim, et la mort, je ne craindrois
pas d’opposer les exemples, que je trouverois parmy eux, aux plus
fameux exemples anciens, que nous ayons aux memoires de nostre
monde pardeçà. Car pour ceux qui les ont subjuguez, qu’ils ostent
les ruses et batelages, dequoy ils se sont servis à les piper : et le
juste estonnement, qu’apportoit à ces nations là, de voir arriver si
inopinement des gens barbus, divers en langage, religion, en forme,
et en contenance : d’un endroit du monde si esloigné, et où ils
n’avoient jamais sçeu qu’il y eust habitation quelconque : montez sur
des grands monstres incongneuz : contre ceux, qui n’avoient non
seulement jamais veu de cheval, mais beste quelconque, duicte à
porter et soustenir homme ny autre charge : garnis d’une peau
luysante et dure, et d’une arme trenchante et resplendissante :
contre ceux, qui pour le miracle de la lueur d’un miroir ou d’un
cousteau, alloyent eschangeant une grande richesse en or et en
perles, et qui n’avoient ny science ny matiere, par où tout à loysir, ils
sçeussent percer nostre acier : adjoustez y les foudres et tonnerres
de nos pieces et harquebuses, capables de troubler Cæsar mesme,
qui l’en eust surpris autant inexperimenté et à cette heure, contre
des peuples nuds, si ce n’est où l’invention estoit arrivee de quelque
tyssu de cotton : sans autres armes pour le plus, que d’arcs, pierres,
bastons et boucliers de bois : des peuples surpris soubs couleur
d’amitié et de bonne foy, par la curiosité de veoir des choses
estrangeres et incognues : ostez, dis je, aux conquerans cette
disparité, vous leur ostez toute l’occasion de tant de victoires.

Quand je regarde à cette ardeur indomtable, dequoy tant de


milliers d’hommes, femmes, et enfans, se presentent et rejettent à
tant de fois, aux dangers inevitables, pour la deffence de leurs dieux,
et de leur liberté : cette genereuse obstination de souffrir toutes
extremitez et difficultez, et la mort, plus volontiers, que de se
soubsmettre à la domination de ceux, de qui ils ont esté si
honteusement abusez : et aucuns, choisissans plustost de se laisser
defaillir par faim et par jeusne, estans pris, que d’accepter le vivre
des mains de leurs ennemis, si vilement victorieuses : je prevois que
à qui les eust attaquez pair à pair, et d’armes, et d’experience, et de
nombre, il y eust faict aussi dangereux, et plus, qu’en autre guerre
que nous voyons.

Que n’est tombee soubs Alexandre, ou soubs ces anciens Grecs


et Romains, une si noble conqueste : et une si grande mutation et
alteration de tant d’empires et de peuples, soubs des mains, qui
eussent doucement poly et defriché ce qu’il y avoit de sauvage : et
eussent conforté et promeu les bonnes semences, que nature y
avoit produit : meslant non seulement à la cultures des terres, et
ornement des villes, les arts de deça, en tant qu’elles y eussent esté
necessaires, mais aussi, meslant les vertus Grecques et Romaines,
aux origineles du pays ? Quelle reparation eustce esté, et quel
amendement à toute cette machine, que les premiers exemples et
deportemens nostres, qui se sont presentez par delà, eussent
appellé ces peuples, à l’admiration, et imitation de la vertu, et
eussent dressé entre-eux et nous, une fraternelle societé et
intelligence ? Combien il eust esté aisé, de faire son profit, d’ames si
neuves, si affamees d’apprentissage, ayants pour la plupart, de si
beaux commencemens naturels ?

Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance, et


inexperience, à les plier plus facilement vers la trahison, luxure,
avarice, et vers toute sorte d’inhumanité et de cruauté, à l’exemple
et patron de nos mœurs. Qui mit jamais à tel prix, le service de la
mercadence et de la trafique ? Tant de villes rasees, tant de nations
exterminees, tant de millions de peuples, passez au fil de l’espee, et
la plus riche et belle partie du monde bouleversee, pour la
negotiation des perles et du poivre : Mechaniques victoires. Jamais
l’ambition, jamais les inimitiez publiques, ne pousserent les hommes,
les uns contre les autres, à si horribles hostilitez, et calamitez si
miserables.

Essais, III, 6 (« Des coches »)

COMMENT L’ESPRIT SE FORTIFIE

Le plus fructueux et naturel exercice de nostre esprit, c’est à mon


gré la conference. J’en trouve l’usage plus doux, que d’aucune autre
action de nostre vie. Et c’est la raison pourquoy, si j’estois à ceste
heure forcé de choisir, je consentirois plustost, ce crois-je, de perdre
la veuë, que l’ouyr ou le parler. Les Atheniens, et encore les
Romains, conservoient en grand honneur cet exercice en leurs
Academies. De nostre temps, les Italiens en retiennent quelques
vestiges, à leur grand profit : comme il se voit par la comparaison de
nos entendemens aux leurs. L’estude des livres, c’est un
mouvement languissant et foible qui n’eschauffe point : la où la
conference, apprend et exerce en un coup. Si je confere avec une
ame forte, et un roide jousteur, il me presse les flancs, me picque à
gauche et à dextre : ses imaginations eslancent les miennes. La
jalousie, la gloire, la contention, me poussent et rehaussent au
dessus de moy-mesmes. Et l’unisson, est qualité du tout ennuyeuse
en la conference.

Mais comme nostre esprit se fortifie par la communication des


esprits vigoureux et reiglez, il ne se peut dire, combien il perd, et
s’abastardit, par le continuel commerce, et frequentation, que nous
avons les avec esprits bas et maladifs. Il n’est contagion qui
s’espande comme celle-là. Je sçay par assez d’experience, combien
en vaut l’aune. J’ayme à contester, et à discourir, mais c’est avec
peu d’hommes, et pour moy : Car de servir de spectacle aux grands,
et faire à l’envy parade de son esprit, et de son caquet, je trouve que
c’est un mestier tres-messeant à un homme d’honneur.

La sottise est une mauvaise qualité, mais de ne la pouvoir


supporter, et s’en despiter et ronger, comme il m’advient, c’est une
autre sorte de maladie, qui ne doit guere à la sottise, en importunité :
Et est ce qu’à present je veux accuser du mien.

J’entre en conference et en dispute, avec grande liberté et facilité :


d’autant que l’opinion trouve en moy le terrein mal propre à y
penetrer, et y pousser de hautes racines : Nulles propositions
m’estonnent, nulle creance me blesse, quelque contrarieté qu’elle
aye à la mienne. Il n’est si frivole et si extravagante fantasie, qui ne
me semble bien sortable à la production de l’esprit humain. Nous
autres, qui privons nostre jugement du droict de faire des arrests,
regardons mollement les opinions diverses : et si nous n’y prestons
le jugement, nous y prestons aysement l’oreille. Où l’un plat est
vuide du tout en la balance, je laisse vaciller l’autre, sous les songes
d’une vieille. Et me semble estre excusable, si j’accepte plustost le
nombre impair : le Jeudy au prix du Vendredy : si je m’aime mieux
douziesme ou quatorziesme, que treziesme à table : si je vois plus
volontiers un liévre costoyant, que traversant mon chemin, quand je
voyage : et donne plustost le pied gauche, que le droict, à chausser.
Toutes telles revasseries, qui sont en credit autour de nous, meritent
aumoins qu’on les escoute. Pour moy, elles emportent seulement
l’inanité, mais elles l’emportent. Encores sont en poids, les opinions
vulgaires et casuelles, autre chose, que rien, en nature. Et qui ne s’y
laisse aller jusques là, tombe à l’avanture au vice de l’opiniastreté,
pour eviter celuy de la superstition.

[…]

Je festoye et caresse la verité en quelque main que je la trouve, et


m’y rends alaigrement, et luy tends mes armes vaincues, de loing
que je la vois approcher. Et pourveu qu’on n’y procede d’une troigne
trop imperieusement magistrale, je prens plaisir à estre reprins. Et
m’accommode aux accusateurs, souvent plus, par raison de civilité,
que par raison d’amendement : aymant à gratifier et à nourrir la
liberté de m’advertir, par la facilité de ceder. Toutesfois il est malaisé
d’y attirer les hommes de mon temps. Ils n’ont pas le courage de
corriger, par ce qu’ils n’ont pas le courage de souffrir à l’estre : Et
parlent tousjours avec dissimulation, en presence les uns des
autres. Je prens si grand plaisir d’estre jugé et cogneu, qu’il m’est
comme indifferent, en quelle des deux formes je le soys. Mon
imagination se contredit elle mesme si souvent, et condamne, que
ce m’est tout un, qu’un autre le face : veu principalement que je ne
donne à sa reprehension, que l’authorité que je veux. Mais je romps
paille avec celuy, qui se tient si haut à la main : comme j’en cognoy
quelqu’un, qui plaint son advertissement, s’il n’en est creu : et prend
à injure, si on estrive à le suivre. Ce que Socrates recueilloit
tousjours riant, les contradictions, qu’on opposoit à son discours, on
pourroit dire, que sa force en estoit cause : et que l’avantage ayant à
tomber certainement de son costé, il les acceptoit, comme matiere
de nouvelle victoire. Toutesfois nous voyons au rebours, qu’il n’est
rien, qui nous y rende le sentiment si delicat, que l’opinion de la
préeminence, et desdaing de l’adversaire. Et que par raison, c’est au
foible plustost, d’accepter de bon gré les oppositions qui le
redressent et rabillent. Je cherche à la verité plus la frequentation de
ceux qui me gourment, que de ceux qui me craignent.

Essais, III, 8 (« De l’art de conférer »)

Notes

1. Nous n’avons pas cru devoir moderniser l’orthographe.

2. Et Des cannibales, I, 31.


3. Les « méchaniques victoires » renvoient à des victoires qui se réduisent à l’effet de la
supériorité matérielle du vainqueur (III, 6, « Des coches »).

4. En son temps, Montaigne ne partage qu’avec quelques rares esprits, le triste privilège
d’avoir identifié et dénoncé les crimes qui se commettaient en Amérique. Citons au moins
Bartolomé de las Casas (cf. notamment, L’Histoire des Indes, et La Très Brève Relation de
la destruction des Indes), qui en fut également le témoin direct. Les vrais philosophes –
c’est même à cela qu’on les reconnaît – savent juger leur temps.

5. Properce, I, II, 10. « Le lierre vient bien meilleur quand il vient de lui-même, l’arbousier
surgit encore plus beau dans les lieux solitaires, et le chant des oiseaux, qui ne l’ont pas
appris, n’en est que plus doux ».

6. Sénèque, Lettres, XC. « Hommes, récemment sortis des mains des dieux. »

7. Virgile, Géorgiques, I, 20. « Ces façons de vivre, c’est la nature qui les leur donna
d’abord. »
SAINT FRANÇOIS DE SALES
(1567-1622)

Encore un grand écrivain de ce siècle où le français « moyen »


(c’est ainsi qu’il faut dire) devient le français « classique ». Saint
François de Sales le pratique admirablement, comme il excelle à
s’approprier l’Antiquité et cette culture inoubliable que le
christianisme s’est fait un devoir de retrouver.

Nous voyons ici comment une anecdote bien connue des


Anciens1 offre à saint François de Sales la ressource de sa beauté
et de sa profondeur mythologique pour rendre sensible aux chrétiens
l’amour de Dieu. Bien sûr, on retrouvera dans cette page l’éloge de
la continuité, et donc de l’amour, du saint amour, métaphorisé par le
feu, symbole lumineux de toute transmission.

LA SAINTE EXTASE DU VRAI AMOUR

Une jeune fille de l’île de Sestos avait nourri une petite aigle, avec
le soin que les enfants ont accoutumé d’employer en telles
occupations. L’aigle devenue grande commença petit à petit à voler
et chasser aux oiseaux selon son instinct naturel, puis, s’étant
rendue plus forte, elle se rua sur les bêtes sauvages, sans jamais
manquer d’apporter toujours fidèlement sa proie à sa chère
maîtresse, comme en reconnaissance de la nourriture qu’elle avoi
reçue d’icelle. Or advint-il que cette jeune damoiselle mourut un jour,
tandis que la pauvre aigle était au pourchas2, et son corps, selon la
coutume de ce temps et de ce pays-là, fut mis sur un bûcher en
public pour être brûlé. Mais ainsi que la flamme du feu commençait à
le saisir, l’aigle survint à grands traits d’ailes, et voyant cet inopiné et
triste spectacle, outrée de douleur elle lâcha ses serres, et
abandonnant sa proie se vint jeter sur sa pauvre chère maîtresse, et
la couvrant de ses ailes comme pour la défendre du feu ou pour
l’embrasser de pitié, elle demeura ferme et immobile, mourant et
brûlant courageusement avec elle, l’ardeur de son affection ne
pouvant céder la place aux flammes et ardeurs du feu, pour ainsi se
rendre victime et holocauste de son brave et prodigieux amour,
comme sa maîtresse l’était de la mort et des flammes.

Ah, Théotime, quel essor nous fait prendre cette aigle ! Le


Sauveur nous a nourris des notre tendre jeunesse, ains il nous a
formés et reçus, comme une aimable nourrice, entre les bras de sa
divine providence dès l’instant de notre conception :

Tes doigts m’ayans tissu,

Tout chaud tu m’as reçu,

Du ventre de ma mère

Il nous a rendus siens par le Baptême et nous a nourris


tendrement selon le cœur et selon le corps, par un amour
incompréhensible ; et pour nous acquérir la vie il a supporté la mort,
et nous a repus de sa propre chair et de son propre sang. Hé, que
reste-il donc ? quelle conclusion avons-nous plus à prendre, mon
cher Théotime, sinon que ceux qui vivent ne vivent plus à eux-
mêmes, ains à Celui qui est mort pour eux ? c’est-à-dire, que nous
consacrions au divin amour de la mort de notre Sauveur tous les
moments de notre vie, rapportant à sa gloire toutes nos proies,
toutes nos conquêtes, toutes nos œuvres, toutes nos actions, toutes
nos pensées et toutes nos affections. Voyons-le, Théotime, ce divin
Rédempteur, étendu sur la croix, comme sur son bûcher d’honneur
ou il meurt d’amour pour nous, mais d’un amour plus douloureux que
la mort même, ou d’une mort plus amoureuse que l’amour même :
hé, que ne nous jetons-nous en esprit sur lui, pour mourir sur la croix
avec lui, qui, pour l’amour de nous, a bien voulu mourir ! Je le
tiendrai, devrions nous dire si nous avions la générosité de l’aigle, et
ne le quitterai jamais ; je mourrai avec lui et brûlerai dedans les
flammes de son amour, un même feu consumera ce divin Créateur
et sa chétive créature ; mon Jésus est tout mien et je suis toute
sienne, je vivrai et mourrai sur sa poitrine, ni la mort ni la vie ne me
séparera jamais de lui.

Ainsi doncques se fait la sainte extase du vrai amour, quand nous


ne vivons plus selon les rayons et inclinations humaines, mais au-
dessus d’icelles, selon les inspirations et instincts du divin Sauveur
de nos âmes.

Traité de l’amour de Dieu, livre VII, ch. VIII

Notes

1. Saint François de Sales a lu cette histoire dans Pline (Histoire naturelle, livre X, ch. VI),
ou une variante de cette histoire qui réapparaît chez Élien (La Personnalité des animaux, II,
40). Ajoutons que, plus près de nous, Jean Tzétzès évoque aussi l’aigle de Pyrrhos
(Chiliades, livre IV, Histoire 134, vers 289 et suivants).

2. Action de pourchasser.
II – LES CLASSIQUES
e
Le XVII siècle est, paraît-il, « le grand siècle », en Europe, mais
tout particulièrement dans le royaume de France. Il est de ce fait
classique : il mérite d’être étudié dans les classes. Et pas seulement
dans les classes, d’abord parce que la grandeur de ce siècle en
déborde largement les limites, surtout scolaires, ce à quoi les
philosophes de ce siècle ont donné naissance étant proprement
fondateur, et quelque chose d’historique étant devenu définitif.
Ensuite parce que ce siècle de solidité et de clarté a su accueillir en
lui la controverse, la contradiction, la mise à l’épreuve. Les
philosophes ont su y confronter leurs idées, se contredire sans
concessions, et cela sans jamais le moindre fanatisme. Et il est vrai
que pareille vitalité n’est pas de tous les temps, ni de partout.

Ce qui s’y dessine de nouveau, de compliqué et d’étonnant, c’est


ce qu’on appelle la Raison – puissance d’établir et de fonder, mais
plus encore de douter et de mettre en question, bref, pas tout à fait
la même chose que l’intelligence –, et une raison ouverte, plurielle et
accueillante : on trouvera donc, à côté des philosophes aux vues
larges et élevées, d’autres, minutieux et tenaces, explorateurs de
régions plus particulières, questionneurs inattendus. La hauteur de
vues cède la place à l’examen précis du monde, des hommes, des
institutions ; les yeux se fixent sur une autre dimension de la réalité.
Quelque chose comme la modernité surgit et perce sous la
tranquillité du classicisme.
PHILOSOPHES MODERNES
Si la philosophie se porte si bien, en France, à cette époque, c’est
e
que cette époque est faite pour elle. Il y a en Europe, au XVII siècle,
un singulier besoin de philosophie par rapport auquel, chacun à sa
façon, vont se chercher et se trouver des esprits hors du commun,
écrivant le français, nommés Descartes, Pascal, Malebranche et
Leibniz (un mot pour Spinoza, qui, sous un autre ciel, parle une
autre langue et écrit, lui, presque toujours en latin).

Tous, évidemment, sont pénétrés de culture antique, mais ils ne


sont plus tournés vers l’Antiquité, ils savent qu’il faut construire
quelque chose de nouveau, inventer la modernité, qui renverse
l’ordre de la transmission spirituelle : il ne s’agit plus de recueillir le
passé, mais de préparer l’avenir ; il ne s’agit plus de recevoir, mais
de donner, et donc de transmettre plus, ou autre chose, que ce
qu’on a reçu. On repense le passé, on découvre le progrès.

S’adosse ainsi, à la problématique de la transmission, un autre


pouvoir régulateur que la tradition, à savoir la raison moderne,
libératrice puisque par elle le vieux principe d’autorité se voit frappé
de nullité.

Demeurent, comme en marge des très grands, mais immenses


par leur précision et leur utilité, tous ceux qui, plus ou moins armés
des principes de la nouvelle science, labourent le champ du fini et
interrogent l’inventaire détaillé des choses : logiciens, grammairiens,
politiques, souvent mobilisés par la seule idée, la leur, d’aller
jusqu’au bout de la liberté, quitte à faire trembler l’établissement.
Ces philosophes et ces savants, qui ont découvert l’infini de la
liberté, on les appellera libertins, et c’est l’autre face de ce siècle.
PIERRE GASSENDI
(1592-1655)

Dans sa marginalité de philosophe épicurien et matérialiste,


Gassendi – dont les objections à Descartes sont mémorables –
expose avec force la nécessité pour la pensée d’être libre et pour la
philosophie de se libérer du joug de la théologie. Saluons ici une
protestation rigoureusement argumentée, qui ouvre la modernité.

LA LIBERTÉ DE L’ESPRIT EST PLUS PRÉCIEUSE QUE TOUT


L’OR DU MONDE

Quand il s’agit de la religion établie, il convient que nous soyons


fidèles à cette religion. En ce domaine, il est glorieux que
l’intelligence se soumette à la foi. Dans la mesure où celle-ci
propose à notre créance des Mystères qui excèdent toute raison, ils
ne peuvent s’autoriser que d’une volonté divine. Mais il n’en va pas
de même dans les matières qui regardent à la nature et relèvent de
la recherche philosophique. De quelle indignité ne se rend pas
coupable, je le demande, un philosophe qui soumettrait pareillement
son esprit à l’autorité de tel ou tel homme ? que pourrait faire de pire
un homme de bas étage ? et alors, qu’est-ce qu’un philosophe aurait
de plus que le premier venu ? Bien sûr le vulgaire est porté à suivre
ceux qui ont vite fait de l’enfumer et paraissent lui être supérieurs,
mais comment un philosophe, tenu de tout examiner selon la raison,
pourrait-il s’en laisser ainsi conter ? Au vrai, il n’y a aucune
différence entre la vulgarité tout court et la vulgarité d’esprit. C’est en
ce sens qu’il faut approuver Sénèque lorsqu’il déclare vulgaires
aussi bien ceux qui portent une élégante chlamyde que ceux qui,
dans l’amphithéâtre, occupent les places à bas prix. Qu’en est-il de
la condition humaine ? Tout le monde peut facilement marcher
derrière un autre : ceux qui sont capables de marcher en tête, voire
d’avancer seuls, par eux-mêmes, sont très peu nombreux, et, quels
qu’ils soient, on peut juger qu’ils méritent bien de la Philosophie.

Dissertations en forme de paradoxes


contre les aristotéliciens1, Livre premier, II, Art. 5

[…]

La liberté de l’esprit est plus précieuse que tout l’or du monde : à


tel point que, sous la conduite de la nature, tout être tend à la liberté,
si bien que non seulement les êtres vivants, mais la plupart des
choses inanimées entonnent ce que dit le Poète : La liberté est un
besoin. Nous qui sommes des hommes, et qui nous revendiquons
de la Philosophie, nous abaisserons-nous au point de nous jeter
dans cette servitude avec un tel empressement ?

La Philosophie promet une liberté d’où peut naître la plus parfaite


tranquillité de l’âme, et donc le bonheur suprême, quelle folie, quelle
insanité alors nous porterait-elle à cultiver la Philosophie tout en
supportant le joug d’une telle servitude ? La nature nous a fait don
d’un esprit libre. Toutes sortes d’influences grossières, dès le
berceau, nous ont emprisonnés dans mille nœuds et nous retiennent
dans ces chaînes : la promesse de la Philosophie est que, par elle,
nous soyons restaurés dans notre liberté. Et voilà que, au lieu de
nous livrer sérieusement à l’étude de la sagesse, nous sommes
assez insensés pour nous jeter dans des chaînes et des entraves
plus lourdes encore, et accepter la contrainte d’un dur esclavage en
restant misérablement attachés à la mangeoire comme un vil
troupeau ! N’est-ce pas carrément déraisonner ? Nous qui
éprouvons de la joie lorsque notre réalité terrestre, c’est-à-dire notre
corps, est libre et délivrée de tout liens, nous n’aurions pas horreur
de condamner à la captivité la meilleure partie de nous-mêmes, celle
qui est céleste et divine, je veux dire notre âme ? À moins peut-être
que cette liberté ne doive être tenue pour rien ? Mais ceux qui l’ont
une fois goûtée, ils se retrancheront solidement dans cet asile.

Ibidem, Art. 7

Note

1. Traduit du latin par Jean-Louis Poirier.


RENÉ DESCARTES
(1596-1650)

Le prix de la célébrité est souvent la méconnaissance et le


contresens. Descartes n’échappe pas à la règle, il lui paye un lourd
tribut.

Les textes qui suivent voudraient aider à lui rendre justice et


permettre au lecteur de redécouvrir un Descartes un peu moins
cartésien, mais en sa vérité inattendue, provocatrice, et toujours
attentive à ne rien perdre de la réalité.

LA CHOSE DU MONDE LA MIEUX PARTAGÉE

L’affirmation selon laquelle le bon sens (ou la raison) est


également partagé entre tous les hommes ne s’autorise pas, ici,
d’Aristote.

Descartes expose en fait une argumentation qui en établit


autrement la vérité, argumentation ironique et exactement
irrécusable, puisque celui qui prétend la contredire la confirme :
chacun, en effet, s’estime lui-même parfaitement doué de bon sens
et s’accorde en cela avec chaque autre ! y compris, voire surtout,
lorsqu’il le refuse aux autres. Il y a donc bel et bien un consensus
universel sur ce point.
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car
chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les
plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume
d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que
tous se trompent : mais plutôt cela témoigne que la puissance de
bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce
qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en
tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient
pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais
seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses
voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas
assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien.
Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi
bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort
lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent
toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en
éloignent.

Pour moi, je n’ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus
parfait que ceux du commun ; même j’ai souvent souhaité d’avoir la
pensée aussi prompte, ou l’imagination aussi nette et distincte, ou la
mémoire aussi ample ou aussi présente, que quelques autres. Et je
ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection
de l’esprit ; car pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle est la
seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je
veux croire qu’elle est tout entière en un chacun ; et suivre en ceci
l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et
du moins qu’entre les accidents, et non point entre les formes ou
natures des individus d’une même espèce.
Discours de la Méthode, Première partie

COMME MAÎTRES ET POSSESSEURS DE LA NATURE

On évitera un contresens massif en donnant toute l’attention


voulue au mot « comme », qui introduit la formule :« maître et
possesseur de la nature ». Selon Descartes, l’homme n’en est
certainement pas ni le maître, ni le possesseur. Tout le problème est
de comprendre que la puissance, incontestable, que la technique lui
donne sur la nature, repose sur l’acceptation (et la connaissance)
des lois mêmes de la nature, selon la tradition héritée de Bacon :
« On ne commande à la nature qu’en lui obéissant. »

Mais, sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant


la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses
difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent
conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi
jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans
pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant
qu’il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles
m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui
soient fort utiles à la vie ; et qu’au lieu de cette philosophie
spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une
pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de
l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui
nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les
divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en
même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi
nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui
n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité
d’artifices, qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de
la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais
principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est
sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens
de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de
la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver
quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et
plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la
médecine qu’on doit le chercher. Il est vrai que celle qui est
maintenant en usage contient peu de choses dont l’utilité soit si
remarquable : mais, sans que j’aie aucun dessein de la mépriser, je
m’assure qu’il n’y a personne, même de ceux qui en font profession,
qui n’avoue que tout ce qu’on y sait n’est presque rien à
comparaison de ce qui reste à y savoir ; et qu’on se pourrait
exempter d’une infinité de maladies tant du corps que de l’esprit, et
même aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait
assez de connaissance de leurs causes et de tous les remèdes dont
la nature nous a pourvus.

Discours de la Méthode, Sixième partie

LE NATUREL ET L’ARTIFICIEL

Conséquence de ce qu’expose le texte précédent : on ne peut ni


sortir de la nature, ni s’y opposer. Cela résulte de la définition
moderne de la nature.

Selon la tradition venue d’Aristote, est naturel, « ce qui a en soi le


principe de son mouvement », autrement dit, tout être naturel
dispose, en lui-même, d’une force ou d’une vie – d’une âme – qui lui
permet d’être et d’agir ; il pousse, comme les végétaux. L’objet
technique, au contraire, est artificiel, il est produit par un artisan qui
lui est extérieur, comme le lit par le menuisier. Telle est la différence
entre génération et fabrication.

La problématique cartésienne, moderne, récuse tout principe vital


dans les êtres naturels, qui sont tous, en ce sens, des objets
techniques, artificiels, créés par Dieu, selon les lois de la mécanique.
Les objets créés par l’homme ne sont donc pas plus artificiels que
ceux créés par Dieu, ils sont simplement moins élaborés
techniquement. À partir du moment où tout est réglé selon les lois
mécaniques de la nature, tout est naturel, et si l’homme peut
produire sa propre fabrication, elle n’est jamais moins naturelle que
le reste.

Quelqu’un derechef pourra demander d’où j’ai appris quelles sont


les figures, grandeurs et mouvements des petites parties de chaque
corps, plusieurs desquelles j’ai ici déterminées tout de même que si
je les avais vues, bien qu’il soit certain que je n’ai pu les apercevoir
par l’aide des sens, puisque j’avoue qu’elles sont insensibles. À quoi
je réponds que j’ai, premièrement, considéré en général toutes les
notions claires et distinctes qui peuvent être en notre entendement
touchant les choses matérielles, et que, n’en ayant point trouvé
d’autres sinon celles que nous avons des figures, des grandeurs et
des mouvements, et des règles suivant lesquelles ces trois choses
peuvent être diversifiées l’une par l’autre, lesquelles règles sont les
principes de la géométrie et des mécaniques, j’ai jugé qu’il fallait
nécessairement que toute la connaissance que les hommes peuvent
avoir de la nature fût tirée de cela seul ; parce que toutes les autres
notions que nous avons des choses sensibles, étant confuses et
obscures, ne peuvent servir à nous donner la connaissance
d’aucune chose hors de nous, mais plutôt la peuvent empêcher. En
suite de quoi, j’ai examiné toutes les principales différences qui se
peuvent trouver entre les figures, grandeurs et mouvements de
divers corps que leur seule petitesse rend insensibles, et quels effets
sensibles peuvent être produits par les diverses façons dont ils se
mêlent ensemble. Et par après, lorsque j’ai rencontré de semblables
effets dans les corps que nos sens aperçoivent, j’ai pensé qu’ils
avaient pu être ainsi produits. Puis j’ai cru qu’ils l’avaient
infailliblement été, lorsqu’il m’a semblé être impossible de trouver en
toute l’étendue de la nature aucune autre cause capable de les
produire. À quoi l’exemple de plusieurs corps, composés par l’artifice
des hommes, m’a beaucoup servi : car je ne reconnais aucune
différence entre les machines que font les artisans et les divers
corps que la nature seule compose, sinon que les effets des
machines ne dépendent que de l’agencement de certains tuyaux, ou
ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion
avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs
figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou
ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement
trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes
les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que
toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles. Car,
par exemple, lorsqu’une montre marque les heures par le moyen
des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il
est à un arbre de produire ses fruits. C’est pourquoi, en même façon
qu’un horloger, en voyant une montre qu’il n’a point faite, peut
ordinairement juger, de quelques-unes de ses parties qu’il regarde,
quelles sont toutes les autres qu’il ne voit pas : ainsi, en considérant
les effets et les parties sensibles des corps naturels, j’ai tâché de
connaître quelles doivent être celles de leurs parties qui sont
insensibles.

Principes de la philosophie,
Quatrième partie, article 203.

L’ÂME DES BÊTES

On a voulu nous faire croire que Descartes n’accordait pas la


pensée aux bêtes. Ce n’est pas si simple…

Cependant, quoique je regarde comme une chose démontrée


qu’on ne saurait prouver qu’il y ait des pensées dans les bêtes, je ne
crois pas qu’on puisse démontrer que le contraire ne soit pas, parce
que l’esprit humain ne peut pénétrer dans leur cœur pour savoir ce
qui s’y passe. Mais en examinant ce qu’il y a de plus probable là-
dessus, je ne vois aucune raison qui prouve que les bêtes pensent,
si ce n’est qu’ayant des yeux, des oreilles, une langue, et les autres
organes des sens tels que nous, il est vraisemblable qu’elles aient
du sentiment comme nous, et que comme la pensée est enfermée
dans le sentiment que nous avons, il faut attribuer au leur une
pareille pensée. Or comme cette raison est à la portée de tout le
monde, elle a prévenu tous les esprits dès l’enfance. Mais il y en a
d’autres plus fortes, et en plus grand nombre, pour le sentiment
contraire, qui ne se présentent pas si facilement à l’esprit de tout le
monde ; comme, par exemple, qu’il est plus probable de considérer
que se meuvent comme des machines les vers de terre, les
moucherons, les chenilles, et le reste des animaux, que de leur
donner une âme immortelle. […]

Mais la principale raison, selon moi, qui peut nous persuader que
les bêtes sont privées de raison, est que, bien que parmi celles
d’une même espèce les unes soient plus parfaites que les autres,
comme dans les hommes, ce qui se remarque particulièrement dans
les chevaux et dans les chiens, dont les uns ont plus de dispositions
que les autres à retenir ce qu’on leur apprend, et bien qu’elles nous
fassent toutes connaître clairement leurs mouvements naturels de
colère, de crainte, de faim, et d’autres semblables, ou par la voix, ou
par d’autres mouvements du corps, on n’a point cependant encore
observé qu’aucun animal fût parvenu à ce degré de perfection d’user
d’un véritable langage, c’est-à-dire qui nous marquât par la voix, ou
par d’autres signes, quelque chose qui pût se rapporter plutôt à la
seule pensée qu’à un mouvement naturel. Car la parole est l’unique
signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée
dans le corps ; or tous les hommes les plus stupides et les plus
insensés, ceux même qui sont privés des organes de la langue et de
la parole, se servent de signes, au lieu que les bêtes ne font rien de
semblable, ce que l’on peut prendre pour la véritable différence entre
l’homme et la bête.

Je passe, pour abréger, les autres raisons qui ôtent la pensée aux
bêtes. Il faut pourtant remarquer que je parle de la pensée, non de la
vie ou du sentiment ; car je n’ôte la vie à aucun animal, ne la faisant
consister que dans la seule chaleur du cœur. Je ne leur refuse pas
même le sentiment autant qu’il dépend des organes du corps. Ainsi
mon opinion n’est pas si cruelle aux animaux qu’elle est favorable
aux hommes, je dis à ceux qui ne sont point attachés aux rêveries
de Pythagore, puisqu’elle les garantit du soupçon même de crime
quand ils mangent ou tuent les animaux.

Lettre à Morus, 5 février 1649

L’UNION DE L’ÂME ET DU CORPS

Madame,

Premièrement, donc, je remarque une grande différence entre ces


trois sortes de notions, en ce que l’âme ne se conçoit que par
l’entendement pur ; le corps, c’est-à-dire l’extension, les figures et
les mouvements, se peuvent aussi connaître par l’entendement seul,
mais beaucoup mieux par l’entendement aidé de l’imagination ; et
enfin, les choses qui appartiennent à l’union de l’âme et du corps, ne
se connaissent qu’obscurément par l’entendement seul, ni même
par l’entendement aidé de l’imagination ; mais elles se connaissent
très clairement par les sens. D’où vient que ceux qui ne philosophent
jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que
l’âme ne meuve le corps, et que le corps n’agisse sur l’âme ; mais ils
considèrent l’un et l’autre comme une seule chose, c’est-à-dire, ils
conçoivent leur union ; car concevoir l’union qui est entre deux
choses, c’est les concevoir comme une seule. Et les pensées
métaphysiques, qui exercent l’entendement pur, servent à nous
rendre la notion de l’âme familière ; et l’étude des mathématiques,
qui exerce principalement l’imagination en la considération des
figures et des mouvements, nous accoutume à former des notions
du corps bien distinctes ; et enfin, c’est en usant seulement de la vie
et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et
d’étudier aux choses qui exercent l’imagination, qu’on apprend à
concevoir l’union de l’âme et du corps.

J’ai quasi peur que Votre Altesse ne pense que je ne parle pas ici
sérieusement ; mais cela serait contraire au respect que je lui dois,
et que je ne manquerai jamais de lui rendre. Et je puis dire, avec
vérité, que la principale règle que j’ai toujours observée en mes
études et celle que je crois m’avoir le plus servi pour acquérir
quelque connaissance, a été que je n’ai jamais employé que fort peu
d’heures, par jour, aux pensées qui occupent l’imagination, et fort
peu d’heures, par an, à celles qui occupent l’entendement seul, et
que j’ai donné tout le reste de mon temps au relâche des sens et au
repos de l’esprit ; même je compte, entre les exercices de
l’imagination, toutes les conversations sérieuses, et tout ce à quoi il
faut avoir de l’attention. C’est ce qui m’a fait retirer aux champs ; car
encore que, dans la ville la plus occupée du monde, je pourrais avoir
autant d’heures à moi, que j’en emploie maintenant à l’étude, je ne
pourrais pas toutefois les y employer si utilement, lorsque mon esprit
serait lassé par l’attention que requiert le tracas de la vie. Ce que je
prends la liberté d’écrire ici à Votre Altesse, pour lui témoigner que
j’admire véritablement que, parmi les affaires et les soins qui ne
manquent jamais aux personnes qui sont ensemble de grand esprit
et de grande naissance, elle ait pu vaquer aux méditations qui sont
requises pour bien connaître la distinction qui est entre l’âme et le
corps.

À Élisabeth – Egmond du Hœf, 28 juin 1643


LES GRANDES JOIES SONT MORNES

Madame,

Je me suis quelquefois proposé un doute : savoir s’il est mieux


d’être gai et content, en imaginant les biens qu’on possède être plus
grands et plus estimables qu’ils ne sont, et ignorant ou ne s’arrêtant
pas à considérer ceux qui manquent, que d’avoir plus de
considération et de savoir, pour connaître la juste valeur des uns et
des autres, et qu’on devienne plus triste. Si je pensais que le
souverain bien fût la joie, je ne douterais point qu’on ne dût tâcher
de se rendre joyeux, à quelque prix que ce pût être, et j’approuverais
la brutalité de ceux qui noient leurs déplaisirs dans le vin, ou les
étourdissent avec du pétun. Mais je distingue entre le souverain
bien, qui consiste en l’exercice de la vertu, ou (ce qui est le même),
en la possession de tous les biens, dont l’acquisition dépend de
notre libre arbitre, et la satisfaction d’esprit qui suit de cette
acquisition. C’est pourquoi, voyant que c’est une plus grande
perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre
désavantage, que l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et
avoir plus de connaissance. Aussi n’est-ce pas toujours lorsqu’on a
le plus de gaieté, qu’on a l’esprit plus satisfait ; au contraire, les
grandes joies sont ordinairement mornes et sérieuses, et il n’y a que
les médiocres et passagères, qui soient accompagnées du ris. Ainsi
je n’approuve point qu’on tâche à se tromper, en se repaissant de
fausses imaginations ; car tout le plaisir qui en revient ne peut
toucher que la superficie de l’âme, laquelle sent cependant une
amertume intérieure, en s’apercevant qu’ils sont faux. Et encore qu’il
pourrait arriver qu’elle fût si continuellement divertie ailleurs, que
jamais elle ne s’en aperçût, on ne jouirait pas pour cela de la
béatitude dont il est question, pour ce qu’elle doit dépendre de notre
conduite, et cela ne viendrait que de la fortune. Mais lorsqu’on peut
avoir diverses considérations également vraies, dont les unes nous
portent à être contents, et les autres, au contraire nous en
empêchent, il me semble que la prudence veut que nous nous
arrêtions principalement à celles qui nous donnent de la
satisfaction ; et même, à cause que presque toutes les choses du
monde sont telles, qu’on les peut regarder de quelque côté qui les
fait paraître bonnes, et de quelque autre qui fait qu’on y remarque
des défauts, je crois que, si on doit user de son adresse en quelque
chose, c’est principalement à les savoir regarder du biais qui les fait
paraître le plus à notre avantage, pourvu que ce soit sans nous
tromper.

Et il est aisé de prouver que le plaisir de l’âme auquel consiste la


béatitude, n’est pas inséparable de la gaieté et de l’aise du corps,
tant par l’exemple des tragédies qui nous plaisent d’autant plus
qu’elles excitent en nous plus de tristesse, que par celui des
exercices du corps, comme la chasse, le jeu de la paume et autres
semblables, qui ne laissent pas d’être agréables, encore qu’ils soient
fort pénibles ; et même on voit que souvent c’est la fatigue et la
peine qui en augmentent le plaisir. Et la cause du contentement que
l’âme reçoit en ces exercices consiste en ce qu’ils lui font remarquer
la force, ou l’adresse, ou quelque autre perfection du corps auquel
elle est jointe ; mais le contentement qu’elle a de pleurer, en voyant
représenter quelque action pitoyable et funeste sur un théâtre, vient
principalement de ce qu’il lui semble qu’elle fait une action
vertueuse, ayant compassion des affligés ; et généralement elle se
plaît à sentir émouvoir en soi des passions, de quelque nature
qu’elles soient, pourvu qu’elle en demeure maîtresse.

À Élisabeth – Egmond, 6 octobre 1645

LES PASSIONS DE L’AMOUR

Je n’ay pas peur que ces pensées métaphysiques donnent trop de


peine à votre esprit, car je sais qu’il est très capable de tout ; mais
j’avoue qu’elles lassent le mien, et que la présence des objets
sensibles ne permet pas que je m’y arrête longtemps. C’est pourquoi
je passe à la troisième question ; savoir, lequel des deux
dérèglements est le pire, celui de l’amour, ou celui de la haine. Mais
je me trouve plus empêché à y répondre qu’aux deux autres, à
cause que vous y avez moins expliqué votre intention, et que cette
difficulté se peut entendre en divers sens, qui me semblent devoir
être examinés séparément. On peut dire qu’une passion est pire
qu’une autre, à cause qu’elle nous rend moins vertueux ; ou à cause
qu’elle répugne davantage à notre contentement ; ou enfin à cause
qu’elle nous emporte à de plus grands excès, et nous dispose à faire
plus de mal aux autres hommes.

Pour le premier point, je le trouve douteux. Car en considérant les


définitions de ces deux passions, je juge que l’amour que nous
avons pour un objet qui ne le mérite pas nous peut rendre pires que
ne fait la haine que nous avons pour un autre que nous devrions
aimer ; à cause qu’il y a plus de danger d’être joint à une chose qui
est mauvaise, et d’être comme transformé en elle, qu’il n’y en a
d’être séparé de volonté d’une qui est bonne. Mais quand je prends
garde aux inclinations ou habitudes qui naissent de ses passions, je
change d’avis ; car voyant que l’amour, quelque déréglée qu’elle
soit, a toujours le bien pour objet, il ne me semble pas qu’elle puisse
tant corrompre nos mœurs, que fait la haine qui ne se propose que
le mal. Et on voit par expérience que les plus gens de bien
deviennent peu à peu malicieux, lorsqu’ils sont obligés de haïr
quelqu’un : car encore même que leur haine soit juste, ils se
représentent si souvent les maux qu’ils reçoivent de leur ennemi, et
aussi ceux qu’ils lui souhaitent, que cela les accoutume peu à peu à
la malice. Au contraire, ceux qui s’adonnent à aimer, encore même
que leur amour soit déréglée et frivole, ne laissent pas de se rendre
souvent plus honnêtes gens et plus vertueux, que s’ils occupaient
leur esprit à d’autres pensées. Pour le second point, je n’y trouve
aucune difficulté ; car la haine est toujours accompagnée de
tristesse et de chagrin, et quelque plaisir que certaines gens
prennent à faire du mal aux autres, je crois que leur volupté est
semblable à celle des démons, qui selon notre Religion ne laissent
pas d’être damnés, encore qu’ils s’imaginent continuellement se
venger de Dieu en tourmentant les hommes dans les Enfers. Au
contraire, l’amour tant déréglée qu’elle soit donne du plaisir, et bien
que les Poètes s’en plaignent souvent dans leurs vers, je crois
néanmoins que les hommes s’abstiendraient naturellement d’aimer,
s’ils n’y trouvaient plus de douceur que d’amertume ; et que toutes
les afflictions dont on attribue la cause à l’amour ne viennent que
des autres passions qui l’accompagnent, à savoir des désirs
téméraires, et des espérances mal fondées. Mais si l’on demande
laquelle de ces deux passions nous emporte à de plus grands
excès, et nous rend capables de faire plus de mal au reste des
hommes, il me semble que je dois dire que c’est l’amour ; d’autant
qu’elle a naturellement beaucoup plus de force et plus de vigueur
que la haine, et que souvent l’affection qu’on a pour un objet de peu
d’importance cause incomparablement plus de maux que ne pourrait
faire la haine d’un autre de plus de valeur. Je prouve que la haine a
moins de vigueur que l’amour, par l’origine de l’une et de l’autre. Car
s’il est vrai que nos premiers sentiments d’amour soient venus de ce
que notre cœur recevait abondance de nourriture qui lui était
convenable, et au contraire que nos premiers sentiments de haine
ayant été causés par un aliment nuisible qui venait au cœur, et que
maintenant les mêmes mouvements accompagnent encore les
mêmes passions, ainsi qu’il a tantôt été dit, il est évident que lors
que nous aimons, tout le plus pur sang de nos veines coule
abondamment vers le cœur, ce qui envoie quantité d’esprits animaux
au cerveau, et ainsi nous donne plus de force, plus de vigueur, et
plus de courage ; au lieu que si nous avons de la haine, l’amertume
du fiel, et l’aigreur de la rate, se mêlant avec notre sang, est cause
qu’il ne vient pas tant ni de tels esprits au cerveau, et ainsi qu’on
demeure plus faible, plus froid, et plus timide. Et l’expérience
confirme mon dire ; car les Hercules, les Rolands, et généralement
ceux qui ont le plus de courage aiment plus ardemment que les
autres ; et au contraire ceux qui sont faibles et lâches sont les plus
enclins à la haine. La colère peut bien rendre les hommes hardis,
mais elle emprunte sa vigueur de l’amour qu’on a pour soi-même,
laquelle lui sert toujours de fondement, et non pas de la haine qui ne
fait que l’accompagner.

er
À Chanut, 1 février 1647

INVITATION AU VOYAGE
Baudelaire, écolier, avait sûrement eu à traduire cette lettre en
thème latin. Il l’avait comprise en tout cas : l’homme habite le monde
entier ; sa vérité, son bonheur, ne se limitent pas à la proximité, mais
ils vont aussi loin que ses désirs.

Monsieur,

J’ai porté ma main contre mes yeux pour voir si je ne dormais


point, lorsque j’ai lu dans votre lettre que vous aviez dessein de venir
ici ; et maintenant encore je n’ose me réjouir autrement de cette
nouvelle, que comme si je l’avais seulement songée. Toutefois je ne
trouve pas fort étrange qu’un esprit, grand et généreux comme le
vôtre, ne se puisse accommoder à ces contraintes serviles,
auxquelles on est obligé dans la Cour ; et puisque vous m’assurez
tout de bon que Dieu vous a inspiré de quitter le monde, je croirais
pécher contre le Saint-Esprit, si je tâchais à vous détourner d’une si
sainte résolution. Même vous devez pardonner à mon zèle, si je
vous convie de choisir Amsterdam pour votre retraite et de la
préférer, je ne vous dirai pas seulement à tous les couvents des
Capucins et des Chartreux, où force honnêtes gens se retirent, mais
aussi à toutes les plus belles demeures de France et d’Italie, même
à ce célèbre Ermitage dans lequel vous étiez l’année passée.
Quelque accomplie que puisse être une maison des champs, il y
manque toujours une infinité de commodités, qui ne se trouvent que
dans les villes ; et la solitude même qu’on y espère ne s’y rencontre
jamais toute parfaite. Je veux bien que vous y trouviez un canal, qui
fasse rêver les plus grands parleurs, et une vallée si solitaire, qu’elle
puisse leur inspirer du transport et de la joie ; mais malaisément se
peut-il faire que vous n’ayez aussi quantité de petits voisins, qui
vous vont quelquefois importuner, et de qui les visites sont encore
plus incommodes que celles que vous recevez à Paris ; au lieu
qu’en cette grande ville où je suis, n’y ayant aucun homme, excepté
moi, qui n’exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à
son profit que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu
de personne. Je me vais promener tous les jours parmi la confusion
d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous
sauriez faire dans vos allées, et je n’y considère pas autrement les
hommes que j’y vois, que je ferais les arbres qui se rencontrent en
vos forêts, ou les animaux qui y paissent. Le bruit même de leur
tracas n’interrompt pas plus mes rêveries que ferait celui de quelque
ruisseau. Que si je fais quelquefois réflexion sur leurs actions, j’en
reçois le même plaisir que vous feriez de voir les paysans qui
cultivent vos campagnes ; car je vois que tout leur travail sert à
embellir le lieu de ma demeure, et à faire que je n’y aie manque
d’aucune chose. Que s’il y a du plaisir à voir croître les fruits en vos
vergers, et à y être dans l’abondance jusques aux yeux, pensez-
vous qu’il n’y en ait pas bien autant à voir venir ici des vaisseaux, qui
nous apportent abondamment tout ce que produisent les Indes, et
tout ce qu’il y a de rare en l’Europe. Quel autre lieu pourrait-on
choisir au reste du monde, où toutes les commodités de la vie, et
toutes les curiosités qui peuvent être souhaitées, soient si faciles à
trouver qu’en celui-ci ? Quel autre pays où l’on puisse jouir d’une
liberté si entière, où l’on puisse dormir avec moins d’inquiétude, où il
y ait toujours des armées sur pied exprès pour nous garder, où les
empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient moins
connus, et où il soit demeuré plus de reste de l’innocence de nos
aïeux ? Je ne sais comment vous pouvez tant aimer l’air d’Italie,
avec lequel on respire si souvent la peste, et où toujours la chaleur
du jour est insupportable, la fraîcheur du soir malsaine, et où
l’obscurité de la nuit couvre des larcins et des meurtres. Que si vous
craignez les hivers du septentrion dites-moi quelles ombres, quel
éventail, quelles fontaines vous pourraient si bien préserver à Rome
des incommodités de la chaleur, comme un poêle et un grand feu
vous exempteront ici d’avoir froid. Au reste, je vous dirai que je vous
attends avec un petit recueil de rêveries, qui ne vous seront peut-
être pas désagréables, et soit que vous veniez, ou que vous ne
veniez pas, je serai toujours passionnément, etc.

Lettre à Guez de Balzac, 5 mai 1631


BLAISE PASCAL
(1623-1662)

On ne présente pas Pascal. Ce philosophe ne cesse de repérer


des effets, dont l’examen doit nous apprendre à étudier des
perspectives et à défaire des illusions, surtout celles dont nous
sommes partie prenante. Il faut donc apprendre à renverser, à
subvertir, à resituer, car il y a plusieurs vérités, comme il y a
plusieurs pensées : celles des doctes, celles du peuple, ou celles de
derrière la tête…

On verra ainsi s’organiser autrement les rapports de la raison et


de l’autorité ; on y fera apparaître des configurations inattendues ; on
s’interrogera sur la transmission, sur la place relative des Anciens et
des Modernes – exercice d’orientation –, on découvrira que le
progrès est marque de finitude ; on observera la « raison des
effets », en tentant de suivre, vain, le cheminement des causes, ou
la distribution des places. On s’avisera de ce que veut dire, ou ne
pas dire, « avoir le pouvoir ».

Pascal nous apprend ce qu’est le réel, comme complexité. Il dirige


notre regard. Mais on ne sait où donner de la tête.

L’EXPÉRIENCE ET L’AUTORITÉ

S’il s’agit de savoir qui fut premier roi des Français, en quel lieu
les géographes placent le premier méridien, quels mots sont usités
dans une langue morte, et toutes les choses de cette nature, quels
autres moyens que les livres pourraient nous y conduire ? Et qui
pourra rien ajouter de nouveau à ce qu’ils nous en apprennent,
puisqu’on ne veut savoir que ce qu’ils contiennent ? C’est l’autorité
seule qui nous en peut éclaircir. Mais où cette autorité a la principale
force, c’est dans la théologie, parce qu’elle y est inséparable de la
vérité, et que nous ne la connaissons que par elle : de sorte que
pour donner la certitude entière des matières les plus
incompréhensibles à la raison, il suffit de les faire voir dans les livres
sacrés, comme, pour montrer l’incertitude des choses les plus
vraisemblables, il faut seulement faire voir qu’elles n’y sont pas
comprises ; parce que ses principes sont au-dessus de la nature et
de la raison, et que, l’esprit de l’homme étant trop faible pour y
arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir à ces hautes
intelligences s’il n’y est porté par une force toute-puissante et
surnaturelle.

Il n’en est pas de même des sujets qui tombent sous les sens ou
sous le raisonnement : l’autorité y est inutile ; la raison seule a lieu
d’en connaître. Elles ont leurs droits séparés : l’une avait tantôt tout
l’avantage ; ici l’autre règne à son tour. Mais comme les sujets de
cette sorte sont proportionnés à la portée de l’esprit, il trouve une
liberté tout entière de s’y étendre : sa fécondité inépuisable produit
continuellement, et ses inventions peuvent être tout ensemble sans
fin et sans interruption.

[…]
C’est ainsi que la géométrie, l’arithmétique, la musique, la
physique, la médecine, l’architecture, et toutes les sciences qui sont
soumises à l’expérience et au raisonnement, doivent être
augmentées pour devenir parfaites. Les anciens les ont trouvées
seulement ébauchées par ceux qui les ont précédés ; et nous les
laisserons à ceux qui viendront après nous en un état plus accompli
que nous ne les avons reçues.

Comme leur perfection dépend du temps et de la peine, il est


évident qu’encore que notre peine et notre temps nous eussent
moins acquis que leurs travaux, séparés des nôtres, tous deux
néanmoins joints ensemble doivent avoir plus d’effet que chacun en
particulier.

L’éclaircissement de cette différence nous doit faire plaindre


l’aveuglement de ceux qui rapportent la seule autorité pour preuve
dans les matières physiques, au lieu du raisonnement ou des
expériences, et nous donner de l’horreur pour la malice des autres,
qui emploient le raisonnement seul dans la théologie, au lieu de
l’autorité de l’Écriture et des Pères. Il faut relever le courage de ces
timides qui n’osent rien inventer en physique, et confondre
l’insolence de ces téméraires qui produisent des nouveautés en
théologie. Cependant le malheur du siècle est tel qu’on voit
beaucoup d’opinions nouvelles en théologie, inconnues à toute
l’Antiquité, soutenues avec obstination et reçues avec
applaudissement ; au lieu que celles qu’on produit dans la physique,
quoique en petit nombre, semblent devoir être convaincues de
fausseté dès qu’elles choquent tant soit peu les opinions reçues :
comme si le respect qu’on a pour les anciens philosophes était de
devoir, et que celui que l’on porte aux plus anciens des Pères était
seulement de bienséance ! Je laisse aux personnes judicieuses à
remarquer l’importance de cet abus qui pervertit l’ordre des sciences
avec tant d’injustice ; et je crois qu’il y en aura peu qui ne souhaitent
que cette [liberté] s’applique à d’autres matières, puisque les
inventions nouvelles sont infailliblement des erreurs dans les
matières que l’on profane impunément ; et qu’elles sont absolument
nécessaires pour la perfection de tant d’autres sujets
incomparablement plus bas, que toutefois on n’oserait toucher.

L’HUMANITÉ

N’est-ce pas indignement traiter la raison de l’homme, et la mettre


en parallèle avec l’instinct des animaux, puisqu’on en ôte la
principale différence, qui consiste en ce que les effets du
raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que les autres
demeurent toujours dans un état égal ? Les ruches des abeilles
étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et
chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première
fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux
produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à
mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se
perd avec les besoins qu’elles en ont. Comme ils la reçoivent sans
étude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois
qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature
n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de
perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire toujours
égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne
permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites
qu’elle leur a prescrites. Il n’en est pas de même de l’homme, qui
n’est produit que pour l’infinité. Il est dans l’ignorance au premier âge
de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès : car il tire
avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de
celle de ses prédécesseurs, parce qu’il conserve toujours dans sa
mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises, et que
celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils
en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut
aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont
aujourd’hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient
ces anciens philosophes, s’ils pouvaient avoir vieilli jusques à
présent, en ajoutant aux connaissances qu’ils avaient celles que
leurs études leur auraient pu acquérir à la faveur de tant de siècles.
De là vient que, par une prérogative particulière, non seulement
chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences,
mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à
mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la
succession des hommes que dans les âges différents d’un
particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours
de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui
subsiste toujours et qui apprend continuellement : d’où l’on voit avec
combien d’injustice nous respectons l’antiquité dans ses
philosophes ; car, comme la vieillesse est l’âge le plus distant de
l’enfance, qui ne voit que la vieillesse dans cet homme universel ne
doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance,
mais dans ceux qui en sont les plus éloignés ? Ceux que nous
appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses,
et formaient l’enfance des hommes proprement ; et comme nous
avons joint à leurs connaissances l’expérience des siècles qui les
ont suivis, c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que
nous révérons dans les autres. Ils doivent être admirés dans les
conséquences qu’ils ont bien tirées du peu de principes qu’ils
avaient, et ils doivent être excusés dans celles où ils ont plutôt
manqué du bonheur de l’expérience que de la force du
raisonnement

Fragment d’un Traité du vide, Préface

QU’EST-CE QUE LE MOI ?

688 Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si


je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car
il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à
cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera
la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.

Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-


on ? moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-
même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans
l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités,
qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ?
car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne,
abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut,
et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement
des qualités.

Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour


des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des
qualités empruntées.

Pensées, 6881

RAISON DES EFFETS

90 Raison des effets.

Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance,


les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n’est pas un
avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent,
non par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière. Les
dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent malgré
cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils
en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne, mais les
chrétiens parfaits les honorent par un (e) autre lumière supérieure.

Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre selon


qu’on a de lumière.

91 Raison des effets.

Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en


parlant cependant comme le peuple.

92 Raison des effets.


Il est donc vrai de dire que tout le monde est dans l’illusion, car
encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas
dans sa tête, car il pense que la vérité est où elle n’est pas. La vérité
est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se
figurent. Il est vrai qu’il faut honorer les gentilshommes, mais non
pas parce que la naissance est un avantage effectif, etc.

93 Raison des effets.

Renversement continuel du pour au contre.

Nous avons donc montré que l’homme est vain par l’estime qu’il
fait des choses qui ne sont point essentielles. Et toutes ces opinions
sont détruites.

Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont très
saines, et qu’ainsi, toutes ces vanités étant très bien fondées, le
peuple n’est pas si vain qu’on dit. Et ainsi nous avons détruit
l’opinion qui détruisait celle du peuple.

Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition et


montrer qu’il demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique
ses opinions soient saines, parce qu’il n’en sent pas la vérité où elle
est et que, la mettant où elle n’est pas, ses opinions sont toujours
très fausses et très malsaines.
94 Opinions du peuple saines.

Le plus grand des maux est les guerres civiles.

Elles sont sûres si on veut récompenser les mérites, car tous


diront qu’ils méritent. Le mal à craindre d’un sot qui succède par
droit de naissance n’est ni si grand, ni si sûr.

98 D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas et un esprit boiteux


nous irrite ? À cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit et
qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons. Sans cela nous
en aurions pitié et non colère.

Épictète demande bien plus fortement : pourquoi ne nous fâchons-


nous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous
fâchons de ce qu’on dit que nous raisonnons mal ou que nous
choisissons mal.

99 Ce qui cause cela est que nous sommes bien certains que
nous n’avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux,
mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai.
De sorte que, n’en ayant d’assurance qu’à cause que nous le
voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le
contraire, cela nous met en suspens et nous étonne. Et encore plus
quand mille autres se moquent de notre choix, car il faut préférer nos
lumières à celles de tant d’autres. Et cela est hardi et difficile. Il n’y a
jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux.

L’homme est ainsi fait qu’à force de lui dire qu’il est un sot il le
croit. Et à force de se le dire à soi-même on se le fait croire, car
l’homme fait lui seul une conversation intérieure, qu’il importe de
bien régler. Corrumpunt bonos mores colloquia prava. Il faut se tenir
en silence autant qu’on peut et ne s’entretenir que de Dieu qu’on sait
être la vérité, et ainsi on se le persuade à soi-même.

100 Raison des effets.

Épictète. Ceux qui disent : vous (avez) mal à la tête, ce n’est pas
de même. On est assuré de la santé, et non pas de la justice, et en
effet la sienne était une niaiserie.

Et cependant il la croyait démontrer en disant ou en notre


puissance ou non.

Mais il ne s’apercevait pas qu’il n’est pas en notre pouvoir de


régler le cœur, et il avait tort de le conclure de ce qu’il y avait des
chrétiens.

101 Le peuple a les opinions très saines. Par exemple.

. D’avoir choisi le divertissement, et la chasse plutôt que la prise. Les


demi-savants s’en moquent et triomphent à montrer là-dessus la
folie du monde, mais par une raison qu’ils ne pénètrent pas. On a
raison :

. D’avoir distingué les hommes par le dehors, comme par la noblesse


ou le bien. Le monde triomphe encore à montrer combien cela est
déraisonnable. Mais cela est très raisonnable. Cannibales se rient
d’un enfant roi.

. De s’offenser pour avoir reçu un soufflet ou de tant désirer la gloire,


mais cela est très souhaitable à cause des autres biens essentiels
qui y sont joints. Et un homme qui a reçu un soufflet sans s’en
ressentir est accablé d’injures et de nécessités.

. Travailler pour l’incertain, aller sur mer, passer sur une planche.

103 Justice, force.

Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce
qui est le plus fort soit suivi.

La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est


tyrannique.

La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des


méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre
ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste
soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et
sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que
la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que
c’était elle qui était juste.

Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que
ce qui est fort fût juste.

Pensées, 85 et suiv.

LE POUVOIR ET LE POSSIBLE

Toutes les choses qu’il est possible qui arrivent à un sujet ne sont
pas toujours au pouvoir de ce sujet : et quoiqu’on se laisse aisément
prévenir de l’opinion qu’il y a une relation nécessaire de l’un à
l’autre, il n’y a rien de plus facile et de plus commun que de voir le
contraire.

Ce n’est pas que cette relation ne soit aussi assez ordinaire, mais
il s’en faut beaucoup qu’elle soit générale et nécessaire. Voici des
exemples de l’un et de l’autre : Un prince étant légitime héritier d’un
royaume, et reconnu pour véritable roi par tous ses sujets, sans
division et sans répugnance, il est ensemble véritable, et qu’il est
possible qu’il soit roi, et qu’il est en son pouvoir de l’être.

Ainsi il est possible qu’un homme sain et libre coure quand il lui
plaît, et il est aussi en son pouvoir de le faire. En ces exemples il y a
relation de la possibilité au pouvoir.

Mais on sait aussi qu’il est possible qu’un homme vive soixante
ans, et que cependant il n’est au pouvoir de personne, non
seulement d’arriver à cet âge, mais de s’assurer d’un instant de vie.
Et qu’il est possible qu’un prince du sang, quoique le dernier de la
Maison royale, devienne roi légitime, sans qu’il soit toujours en son
pouvoir de le devenir. Et ainsi il est aussi simple et aussi ordinaire de
voir que cette relation ne se rencontre pas, que le contraire d’où il
paraît assez qu’elle n’est pas perpétuelle et nécessaire. Et qu’ainsi il
n’y a point de répugnance nécessaire et convaincante par la seule
force des paroles à dire que les commandements soient possibles
aux hommes ; et que néanmoins les hommes n’aient pas toujours le
pouvoir de les accomplir puisque la grâce par laquelle ils sont
rendus possibles n’est pas toujours et nécessairement dans chacun
des hommes.

De la même sorte il ne répugne point de dire tout ensemble qu’un


homme sain, mais enchaîné peut courir, puisque la rupture de ses
fers est possible, sans qu’on puisse dire qu’il soit toujours en son
pouvoir de courir, puisque sa liberté ne dépend pas toujours de lui.
On peut dire la même chose d’un malade, et de mille autres
exemples.

Mais il est facile de déterminer par une règle générale en quelles


circonstances cette relation de la possibilité au pouvoir se rencontre.
Celle-ci y satisfait : toutes les fois que la cause par laquelle un effet
est possible est présente et soumise au sujet où il doit être produit, il
y a relation de la possibilité au pouvoir ; c’est-à-dire que l’effet est au
pouvoir de ce sujet, et non pas autrement.

C’est ainsi qu’il est au pouvoir de ce légitime héritier du royaume,


reçu avec applaudissement de tous ses sujets, d’être roi ou non ;
parce que, toutes choses étant disposées à le reconnaître, sa seule
volonté est seule cause et maîtresse de l’événement ; et comme sa
volonté est en sa disposition et dans lui-même, l’effet est dit être en
sa puissance.

Il n’en est pas de même d’un captif retenu dans les fers ; sa liberté
est bien possible, mais elle n’est pas en sa puissance parce que la
rupture de ses chaînes, qui est la cause capable de la lui donner,
n’est pas en sa dépendance. Et ainsi on ne peut dire que sa sortie
soit en sa puissance, quelque possible qu’elle soit en elle-même.

e
4 Écrit sur la grâce, II.

Note

1. La numérotation des fragments des Pensées est celle de l’édition Lafuma.


NICOLAS MALEBRANCHE
(1638-1715)

Ce philosophe écrit bien. Malebranche brille par son style, aussi


élégant que provocateur. Et pourtant il ne fait que donner à voir –
impitoyablement – les conséquences de la science de son temps, la
science moderne.

L’être humain est tourné vers l’objectivité, il est fait pour le monde
extérieur et la connaissance de la nature, mais ce qu’il est lui-même
lui échappe.

La connaissance que nous pouvons avoir de la nature ne nous


renvoie qu’à des choses, de cause seconde, en cause seconde,
sans jamais nous faire accéder à la moindre explication ultime.
Aucune force n’est à l’œuvre dans la nature, tout effet est effet
d’effet : aussi bien le soleil n’éclaire-t-il pas, de même que le feu n’a
pas le pouvoir de chauffer. La science positive, qui renonce à
rechercher les causes, recueillera cette vérité.

Dieu, enfin, n’agit que par des lois générales, ce qui nous garantit
une nature lisible, où la mécanique des causes est parfaitement
aveugle et où l’ordre peut, normalement, produire des monstres.

Reste une véritable morale : la raison est universelle, et si chacun


en dispose, il n’y a aucun devoir d’obéissance aveugle. Malebranche
sait aller jusque-là, et cela ne va pas de soi.
LE MOI ET LES CHOSES

Tu peux connaître les choses en deux manières, ou par sentiment


ou par idée. Le sentiment n’éclaire point l’esprit, mais les idées
répandent tant de lumières qu’il ne tient qu’à ceux qui les
contemplent de découvrir toutes les propriétés des objets qu’elles
représentent. La raison pour laquelle tu connais si clairement
l’étendue, et toutes les modifications dont elle est capable, c’est que
tu en as une idée claire, si tu peux comparer des grandeurs entre
elles, et en mesurer exactement les rapports ; si tu sais que le carré
de la diagonale d’un carré est double de ce carré, et que cette
diagonale est incommensurable avec ses côtés, c’est que tu as une
idée claire de l’étendue, et qu’en la contemplant tu peux en découvrir
les rapports. Or, tu as une idée claire de l’étendue, parce que je te
découvre l’étendue intelligible que je renferme comme je t’ai déjà dit,
et sur laquelle l’étendue matérielle est formée. Tu ne peux pas
manquer de lumière, lorsque tu vois ma substance qui seule éclaire
toutes les intelligences. Et si tu recherchais, avec quelque attention,
les rapports de l’étendue, tu en découvrirais un si grand nombre, et
tu verrais qu’il en resterait encore tant d’autres à découvrir, que tu
demeurerais pleinement convaincu que si tu es dans l’ignorance
d’un nombre infini de vérités géométriques, cela ne vient nullement
du défaut de ton idée, mais uniquement de la faiblesse et de la
petitesse de ton esprit. Ainsi les idées pures éclairent parfaitement
l’esprit, et par elles on peut satisfaire sa curiosité à l’égard des objets
qu’elles représentent.
Mais il n’en est pas de même des idées sensibles ; les sens te
trompent toujours, et le sentiment intérieur que tu as de toi-même
n’est jamais accompagné de lumière. Tu me demandes que je
t’apprenne ce que c’est que ta substance, ta pensée, ton désir, ta
douleur. Tu ne peux connaître clairement ces choses, jusqu’à ce que
je te fasse contempler l’idée de ton être, en te découvrant ce qui est
en moi qui te représente. Car, hors de moi, rien n’est intelligible. Tu
ne peux être ta lumière à toi-même, ni quelque intelligence que ce
puisse être à nulle autre intelligence. Tu connais que tu es, et que tu
es pensant, aimant, souffrant ; parce que tu as sentiment intérieur de
ton être et de ses modifications, sentiment confus qui te frappe,
mais, encore un coup, sentiment sans lumière qui ne peut t’éclairer ;
sentiment qui ne peut t’apprendre ce que tu es, ni servir à résoudre
les difficultés qui t’embarrassent.

e
Méditations chrétiennes, IX Méditation

LA NATURE

On admet quelque chose de divin dans tous les corps qui nous
environnent, lorsqu’on admet des formes, des facultés, des qualités,
des vertus, ou des êtres réels capables de produire certains effets
par la force de leur nature ; et l’on entre ainsi insensiblement dans le
sentiment des païens par le respect que l’on a pour leur philosophie.
Il est vrai que la foi nous redresse ; mais peut-être que l’on peut dire
que, si le cœur est chrétien, le fond de l’esprit est païen. De plus, il
est difficile de se persuader que l’on ne doive ni craindre ni aimer de
véritables puissances, des êtres qui peuvent agir sur nous, qui
peuvent nous punir par quelque douleur ou nous récompenser par
quelque plaisir.

[…]

Les causes naturelles ne sont point les véritables causes du mal


qu’elles semblent nous faire, et, comme c’est Dieu seul qui agit en
elles, c’est lui seul qu’il faut craindre et qu’il faut aimer en elle : Soli
Deo honor et gloria. Enfin, ce sentiment qu’on doit craindre et qu’on
doit aimer ce qui peut être véritable cause du bien et du mal paraît si
naturel et si juste qu’il n’est pas possible de s’en défaire. De sorte
que, si l’on suppose cette fausse opinion des philosophes, et que
nous tâchons ici de détruire, que les corps qui nous environnent sont
les véritables causes des plaisirs et des maux que nous sentons, la
raison semble en quelque sorte justifier une religion semblable à
celles des païens, et approuver le dérèglement universel des
mœurs. Il est vrai que la raison n’enseigne pas qu’il faille adorer les
oignons et les poireaux, par exemple, comme la souveraine divinité,
parce qu’ils ne peuvent nous rendre entièrement heureux lorsque
nous en avons, ou entièrement malheureux lorsque nous n’en avons
point. Aussi les païens ne leur ont jamais rendu tant d’honneur qu’au
grand Jupiter, duquel toutes leurs divinités dépendaient ; ou qu’au
soleil, que nos sens nous représentent comme la cause universelle
qui donne la vie et le mouvement à toutes choses, et que l’on ne
peut s’empêcher de regarder comme une divinité, si l’on suppose
avec les philosophes païens qu’il renferme dans son être les causes
véritables de tout ce qu’il semble produire non seulement dans notre
corps et sur notre esprit, mais encore dans tous les êtres qui nous
environnent. Mais si l’on ne doit pas rendre un honneur souverain
aux poireaux et aux oignons, on peut toujours leur rendre quelque
adoration particulière, je veux dire qu’on peut y penser et les aimer
en quelque manière ; s’il est vrai qu’ils puissent en quelque sorte
nous rendre heureux, on doit leur rendre honneur à proportion du
bien qu’ils peuvent faire. Et certainement les hommes qui écoutent
les rapports de leurs sens pensent que ces légumes sont capables
de leur faire du bien. Car les Israélites, par exemple, ne les auraient
pas si fort regrettés dans le désert, ils ne se seraient point
considérés comme malheureux pour en être privés, s’ils ne se
fussent imaginés en quelque façon heureux par leur jouissance. Les
ivrognes n’aimeraient peut-être pas si fort le vin s’ils savaient bien ce
que c’est, et que le plaisir qu’ils trouvent à en boire vient du Tout-
Puissant qui leur commande la tempérance, et qu’ils font injustement
servir à leur intempérance. Voilà les dérèglements où nous engage
la raison même, lorsqu’elle est jointe aux principes de la philosophie
païenne et lorsqu’elle suit les impressions des sens. Afin qu’on ne
puisse plus douter de la fausseté de cette misérable philosophie et
qu’on reconnaisse avec évidence la solidité des principes et la
netteté des idées dont on se sert, il est nécessaire d’établir
clairement les vérités qui sont opposées aux erreurs des anciens
philosophes, et de prouver en peu de mots qu’il n’y a qu’une vraie
cause, parce qu’il n’y a qu’un vrai Dieu ; que la nature ou la force de
chaque chose n’est que la volonté de Dieu ; que toutes les causes
naturelles ne sont point de véritables causes, mais seulement des
causes occasionnelles, et quelques autres vérités qui seront des
suites de celles-ci. Il est évident que tous les corps grands et petits
n’ont point la force de se remuer. Une montagne, une maison, une
pierre, un grain de sable, enfin le plus petit ou le plus grand des
corps que l’on puisse concevoir, n’a point la force de se remuer.

[…]

Ainsi, les corps n’ont aucune action ; et lorsqu’une boule qui se


remue en rencontre et en meut une autre, elle ne lui communique
rien qu’elle ait, car elle n’a pas elle-même la force qu’elle lui
communique. Cependant une boule est cause naturelle du
mouvement qu’elle communique. Une cause naturelle n’est donc
point une cause réelle et véritable, mais seulement une cause
occasionnelle et qui détermine l’auteur de la nature à agir de telle et
telle manière en telle et telle rencontre. Il est constant que c’est par
le mouvement des corps visibles ou invisibles que toutes choses se
produisent, car l’expérience nous apprend que les corps dont les
parties ont plus de mouvement sont toujours ceux qui agissent
davantage et qui produisent plus de changement dans le monde.
Toutes les forces de la nature ne sont donc que la volonté de Dieu
toujours efficace. Dieu a créé le monde parce qu’il l’a voulu : Dixit, et
facta sunt ; et il remue toutes choses et produit ainsi tous les effets
que nous voyons arriver, parce qu’il a voulu aussi certaines lois
selon lesquelles les mouvements se communiquent à la rencontre
des corps ; et parce que ces lois sont efficaces, elles agissent, et les
corps ne peuvent agir. Il n’y a donc point de forces, de puissances,
de causes véritables dans le monde matériel et sensible ; et il n’y
faut point admettre de formes, de facultés et de qualités réelles pour
produire des effets que les corps ne produisent point et pour
partager avec Dieu la force et la puissance qui lui sont essentielles.
Mais non seulement les corps ne peuvent être causes véritables de
quoi que ce soit, les esprits les plus nobles sont dans une semblable
impuissance. Ils ne peuvent rien connaître si Dieu ne les éclaire.

[…]

Mais les causes naturelles ne sont point de véritables causes, ce


ne sont que des causes occasionnelles qui n’agissent que par la
force et l’efficace de la volonté de Dieu, comme je viens de
l’expliquer. Car comment pourrions-nous remuer notre bras ? Pour le
remuer il faut avoir des esprits animaux, les envoyer par de certains
nerfs vers de certains muscles pour les enfler et les raccourcir, car
c’est ainsi que le bras qui y est attaché se remue, ou selon le
sentiment de quelques autres on ne sait encore comment cela se
fait. Et nous voyons que les hommes qui ne savent pas seulement
s’ils ont des esprits, des nerfs et des muscles remuent leur bras, et
le remuent même avec plus d’adresse et de facilité que ceux qui
savent le mieux l’anatomie. C’est donc que les hommes veulent
remuer leur bras et qu’il n’y a que Dieu qui le puisse et qui le sache
remuer. Si un homme ne peut pas renverser une tour, du moins sait-
il ce qu’il faut faire pour la renverser ; mais il n’y a point d’homme qui
sache seulement ce qu’il faut faire pour remuer un de ses doigts par
le moyen des esprits animaux. Comment donc les hommes
pourraient-ils remuer leurs bras ? Ces choses me paraissent
évidentes et, ce me semble, à tous ceux qui veulent penser,
quoiqu’elles soient peut-être incompréhensibles à tous ceux qui ne
veulent que sentir. Mais non seulement les hommes ne sont point
les véritables causes des mouvements qu’ils produisent dans leur
corps, il semble même qu’il y ait contradiction qu’ils puissent l’être.
Une cause véritable est une cause entre laquelle et son effet l’esprit
aperçoit une liaison nécessaire, c’est ainsi que je l’entends. Or il n’y
a que l’être infiniment parfait entre la volonté duquel et les effets
l’esprit aperçoive une liaison nécessaire. Il n’y a donc que Dieu qui
soit véritable cause et qui ait véritablement la puissance de mouvoir
les corps.

Recherche de la Vérité, livre VI, Deuxième partie, ch. III,


« De l’erreur la plus dangereuse de la philosophie des Anciens »

IL Y A TOUJOURS DU MOUVEMENT POUR ALLER PLUS LOIN :


LA LIBERTÉ

D’où il est facile de reconnaître que, quoique les inclinations


naturelles soient volontaires, elles ne sont toutefois pas libres de la
liberté d’indifférence dont je parle, qui renferme la puissance de
vouloir ou de ne pas vouloir, ou bien de vouloir le contraire de ce à
quoi nos inclinations naturelles nous portent. Car quoique ce soit
volontairement et librement que l’on aime le bien en général,
puisqu’on ne peut aimer que par sa volonté et qu’il y a contradiction
que la volonté puisse jamais être contrainte, on ne l’aime pourtant
pas librement, dans le sens que je viens d’expliquer, puisqu’il n’est
pas au pouvoir de notre volonté de ne pas souhaiter d’être heureux.

[…]

Je rends sensible par un exemple ce que je viens de dire de la


volonté et de la liberté. Une personne se représente une dignité
comme un bien qu’elle peut espérer ; aussitôt sa volonté veut ce
bien, c’est-à-dire que l’impression que l’esprit reçoit sans cesse vers
le bien indéterminé et universel le porte vers cette dignité. Mais
comme cette dignité n’est pas le bien universel, et qu’elle n’est point
considérée, par une vue claire et distincte de l’esprit, comme le bien
universel (car l’esprit ne voit jamais clairement ce qui n’est pas),
l’impression que nous avons vers le bien universel n’est point
entièrement arrêtée par ce bien particulier. L’esprit a du mouvement
pour aller plus loin ; il n’aime point nécessairement ni invinciblement
cette dignité, et il est libre à son égard. Or sa liberté consiste en ce
que, n’étant point pleinement convaincu que cette dignité renferme
tout le bien qu’il est capable d’aimer, il peut suspendre son jugement
et son amour ; et ensuite, comme nous expliquerons dans le
troisième livre, il peut, par l’union qu’il a avec l’être universel ou celui
qui renferme tout bien, penser à d’autres choses et par conséquent
aimer d’autres biens. Enfin il peut comparer tous les biens, les aimer
selon l’ordre, à proportion qu’ils sont aimables, et les rapporter tous
à celui qui les renferme tous et qui est seul digne de borner notre
amour, comme étant seul capable de remplir toute la capacité que
nous avons d’aimer. C’est à peu près la même chose de la
connaissance de la vérité que de l’amour du bien. Nous aimons la
connaissance de la vérité, comme la jouissance du bien, par une
impression naturelle ; et cette impression, aussi bien que celle qui
nous porte vers le bien, n’est point invincible ; elle n’est telle que par
l’évidence ou par une connaissance parfaite et entière de l’objet ; et
nous sommes aussi libres dans nos faux jugements que dans nos
amours déréglés, comme nous l’allons faire voir dans le chapitre
suivant.

Recherche de la Vérité, livre I, ch. I,


« De la nature et des propriétés de la volonté,
et ce que c’est que la liberté »

L’ORDRE : IL PLEUT DANS LES SABLONS

XX. C’est l’obéissance que l’on rend à l’Ordre, c’est la soumission


à la Loi Divine qui est vertu en tout sens. La soumission à la nature,
aux suites des décrets Divins ou à la puissance de Dieu est plutôt
nécessité que vertu. On peut suivre la nature et se dérégler, car
maintenant la nature est déréglée. On peut au contraire résister à
l’action de Dieu, sans contrevenir à ses ordres : car souvent l’action
particulière de Dieu est tellement déterminée par les causes
secondes ou occasionnelles, qu’en un sens elle n’est point conforme
à l’Ordre. Il est vrai que Dieu ne veut que selon l’Ordre : mais
souvent il agit en quelque manière contre l’Ordre. Car l’Ordre même
voulant que Dieu, comme cause générale, agisse d’une manière
uniforme et constante, en conséquence des lois générales qu’il a
établies, il produit des effets contraires à l’Ordre. Il forme des
monstres et, comme dit un prophète, il sert maintenant à l’injustice
des hommes, à cause de la simplicité des voies par lesquelles il
exécute ses desseins. De sorte que celui qui prétendrait obéir à Dieu
en se soumettant à sa puissance, en suivant et respectant la nature,
blesserait l’Ordre, et tomberait à tous moments dans la
désobéissance.

XXI. Si Dieu remuait les corps par des volontés particulières, ce


serait un crime que d’éviter par la fuite les ruines d’une maison qui
s’écroule : car on ne peut sans injustice refuser de rendre à Dieu la
vie qu’il nous a donnée, lorsqu’il la redemande. Ce serait insulter à la
sagesse de Dieu que de corriger le cours des rivières, et de les
conduire dans des lieux qui manquent d’eau : il faudrait suivre la
nature et demeurer en repos. Mais, Dieu agissant en conséquence
des lois générales qu’il a établies, on corrige son ouvrage, sans
blesser sa sagesse : on résiste à son action, sans résister à sa
volonté : parce qu’il ne veut pas positivement et directement tout ce
qu’il fait. Certainement il ne veut point les actions injustes, les
meurtres par exemple, quoiqu’il remue le bras de ceux qui les
commettent ; et quoiqu’il n’y ait que lui qui répande les pluies, il est
permis à tout homme de se mettre à couvert, lorsqu’il pleut. Car Dieu
ne remue notre bras qu’en conséquence des lois générales de
l’union de l’âme et du corps ; lois qu’il n’a pas établies afin que les
hommes s’entre-tuassent. Il ne répand la pluie que par une suite
nécessaire des lois du mouvement ; lois qu’il n’a pas faites, afin que
tel en fût tout percé, mais pour de plus grands desseins, plus dignes
de sa sagesse et de sa bonté. S’il pleut sur les hommes, s’il pleut
dans la mer et sur les sablons, c’est que Dieu ne doit pas changer
l’uniformité de sa conduite, à cause qu’il en arrive des suites ou
inutiles ou fâcheuses.

XXII. II n’en est pas de Dieu comme des hommes, de la cause


générale comme des causes particulières. Lorsqu’on résiste à
l’action des hommes, on les offense : car, comme ils n’agissent que
par des volontés particulières, on ne peut résister à leur action sans
résister à leurs desseins. Mais lorsqu’on résiste à l’action de Dieu,
on ne l’offense nullement, et souvent même on favorise ses
desseins ; parce que, Dieu suivant constamment les lois générales
qu’il s’est prescrites, la combinaison des effets, qui en sont des
suites nécessaires, ne peut pas toujours être conforme à l’ordre, ni
propre à l’exécution du plus excellent ouvrage. Ainsi il est permis
aux hommes d’empêcher les effets naturels, non seulement lorsque
ces effets peuvent leur donner la mort, mais même lorsqu’ils les
incommodent ou qu’ils leur déplaisent. Notre devoir consiste donc à
nous soumettre à la Loi de Dieu et à suivre l’Ordre : ce nous sera
une nécessité de nous soumettre à sa puissance absolue. Nous
pouvons connaître l’Ordre par l’union avec le Verbe Éternel, avec la
Raison universelle. Il peut donc être notre loi, il peut nous conduire.
Mais les Décrets Divins nous sont absolument inconnus, n’en
faisons donc point notre règle. Laissons aux sages de la Grèce et
aux Stoïciens cette vertu chimérique de suivre Dieu ou la nature.
Pour nous, consultons la Raison, aimons et suivons l’Ordre en
toutes choses. Car c’est véritablement suivre Dieu que de se
soumettre à la loi qu’il aime invinciblement, et qu’il suit
inviolablement.
DÉSOBÉIR GÉNÉREUSEMENT ET SANS CRAINTE

XI. Mais pour les sujets, il me paraît certain qu’ils doivent obéir
aveuglément, lorsqu’il n’y va que de leur propre intérêt ; car, pourvu
qu’en obéissant à une des deux puissances on ne manque point à
ce qu’on doit à Dieu ou à la puissance opposée, sans doute il faut
obéir. C’est s’établir juge de son Souverain que de critiquer sa
conduite. C’est s’attribuer une espèce d’indépendance que de ne
vouloir se rendre qu’à sa propre lumière. C’est mépriser la puissance
et se révolter que de prétendre qu’elle doive rendre raison de ses
actions à d’autres qu’à celui qui l’a établie. Mais encore un coup,
c’est lorsqu’on ne nous commande rien contre Dieu même ou contre
la puissance qui le représente. Car comme l’obéissance qu’on rend
au Souverain n’est due et ne se rapporte qu’à Dieu seul, il est clair
qu’on peut et qu’on doit lui désobéir, lorsqu’il commande ce que Dieu
défend, ou par lui-même, par la loi divine et immuable, ou par
quelqu’une des puissances qu’il a établies.

XII. Mais lorsque la loi éternelle ne répond point par son évidence
à notre attention, ou que les lois écrites sont obscures, et que les
deux souveraines puissances nous donnent des ordres opposés,
c’est une nécessité de s’instruire de leurs droits naturels, et d’en tirer
les conséquences qui doivent régler notre conduite. Il faut avoir
recours aux personnes éclairées, et surtout examiner avec soin les
circonstances et les suites du commandement qui nous est fait. Et
enfin, lorsqu’on se voit obligé, par l’obéissance qu’on doit à Dieu, de
désobéir à quelqu’une des puissances qui le représentent, il faut le
faire généreusement et sans crainte, mais avec tout le respect qu’on
doit rendre aux personnes constituées en dignité. Car, quoiqu’il ne
soit pas toujours permis d’obéir aux puissances établies de Dieu, qui
ne sont nullement infaillibles, il n’arrive presque jamais qu’il soit
permis de leur perdre le respect, quelque abus qu’ils fassent de leur
autorité. Comme ils ne perdent point leur dignité et leur caractère par
des commandements injustes, il faut toujours honorer Dieu en leur
personne. Et les supérieurs de leur côté doivent se souvenir qu’ils
ont un maître qui les traitera comme ils auront fait leurs sujets ; et
qu’ils doivent aussi bien qu’eux se soumettre à la loi divine, à
laquelle pour ainsi dire Dieu même se soumet. Et quoiqu’ils soient
peut-être persuadés du droit qu’ils ont de se faire obéir dans
certaines circonstances difficiles et embarrassées, ils ne doivent
point trouver mauvais qu’on hésite, ou qu’on n’obéisse pas
promptement. Car il ne faut pas forcer les hommes à agir contre leur
conscience, ils ne peuvent pas avoir tous un même sentiment,
lorsqu’il y a de grandes difficultés à surmonter pour s’éclaircir de
l’Ordre de leurs devoirs. Il faut les conduire par raison, et lorsqu’ils
ne sont point assez éclairés pour le reconnaître, et que d’ailleurs ils
ne manquent pas aux devoirs qui leur sont connus, certainement ils
méritent qu’on ait pour eux de la compassion et de la
condescendance.

XIII. Ce que je viens de dire des puissances souveraines se doit


appliquer aux puissances subalternes. On doit à un Magistrat, à un
Gouverneur, à quiconque exécute les ordres du Prince, l’obéissance
aussi bien qu’au Prince : de même qu’on doit au Prince l’obéissance
qu’on doit à Dieu, principe de toute-puissance. On ne leur doit pas
rendre un respect aussi profond, ni une obéissance aussi générale
et aussi aveugle qu’au Souverain, de même qu’on ne doit pas obéir
au Souverain comme à la loi et à la puissance divine ; parce qu’ils
ne sont pas revêtus de toute la puissance du Prince, non plus que le
Prince de toute la puissance et de l’infaillibilité de Dieu.

Traité de Morale, Deuxième partie, ch. IX.


GOTTFRIED WILHELM LEIBNIZ
(1646-1716)

L’optimisme leibnizien, souvent caricaturé, est connu.

On insistera plutôt ici, en donnant un texte consacré à la définition


de l’individu, sur l’invention, par Leibniz, d’une raison capable de
maîtriser l’infini et, du même coup, capable d’esquisser les éléments
d’une rationalité spécifique de l’histoire. Il y a des choses, des
connexions, le cas échéant saisies confusément, qui échappent à
l’alternative abstraite de l’affirmation et de la négation, de la
nécessité et de la liberté. L’individu, ici identifié jusque dans son
essence, est cette réalité qui se découvre aussi dans l’histoire (ne
reflète-t-il pas le monde en son intégralité ?) et y inscrit quelque
chose qui excède la pure contingence.

L’INDIVIDU

Comme la notion individuelle de chaque personne renferme une


fois pour toutes ce qui lui arrivera jamais, on y voit les preuves
a priori de la vérité de chaque événement, ou pourquoi l’un est arrivé
plutôt que l’autre, mais ces vérités, quoique assurées, ne laissent
pas d’être contingentes, étant fondées sur le libre arbitre de Dieu ou
des créatures, dont le choix a toujours ses raisons qui inclinent sans
nécessiter.
Mais avant que de passer plus loin, il faut tâcher de satisfaire à
une grande difficulté qui peut naître des fondements que nous avons
jetés ci-dessus. Nous avons dit que la notion d’une substance
individuelle enferme une fois pour toutes tout ce qui lui peut jamais
arriver, et qu’en considérant cette notion on y peut voir tout ce qui se
pourra véritablement énoncer d’elle, comme nous pouvons voir dans
la nature du cercle toutes les propriétés qu’on en peut déduire. Mais
il semble que par là la différence des vérités contingentes et
nécessaires sera détruite, que la liberté humaine n’aura plus aucun
lieu, et qu’une fatalité absolue régnera sur toutes nos actions aussi
bien que sur tout le reste des événements du monde. À quoi je
réponds qu’il faut faire distinction entre ce qui est certain et ce qui
est nécessaire : tout le monde demeure d’accord que les futurs
contingents sont assurés, puisque Dieu les prévoit, mais on n’avoue
pas, pour cela, qu’ils soient nécessaires. Mais (dira-t-on) si quelque
conclusion se peut déduire infailliblement d’une définition ou notion,
elle sera nécessaire. Or est-il que nous soutenons que tout ce qui
doit arriver à quelque personne est déjà compris virtuellement dans
sa nature ou notion, comme les propriétés le sont dans la définition
du cercle, ainsi la difficulté subsiste encore. Pour y satisfaire
solidement, je dis que la connexion ou consécution est de deux
sortes : l’une est absolument nécessaire dont le contraire implique
contradiction, et cette déduction a lieu dans les vérités éternelles,
comme sont celles de géométrie ; l’autre n’est nécessaire qu’ex
hypothesi et pour ainsi dire par accident, mais elle est contingente
en elle-même, lorsque le contraire n’implique point. Et cette
connexion est fondée non pas sur les idées toutes pures et sur le
simple entendement de Dieu, mais encore sur ses décrets libres, et
sur la suite de l’univers. Venons à un exemple : puisque Jules César
deviendra dictateur perpétuel et maître de la république, et
renversera la liberté des Romains, cette action est comprise dans sa
notion, car nous supposons que c’est la nature d’une telle notion
parfaite d’un sujet de tout comprendre, afin que le prédicat y soit
enfermé, ut possit inesse subjecto. On pourrait dire que ce n’est pas
en vertu de cette notion ou idée qu’il doit commettre cette action,
puisqu’elle ne lui convient que parce que Dieu sait tout. Mais on
insistera que sa nature ou forme répond à cette notion, et puisque
Dieu lui a imposé ce personnage il lui est désormais nécessaire d’y
satisfaire.

[…]

C’est donc maintenant qu’il faut appliquer la distinction des


connexions, et je dis que ce qui arrive conformément à ces avances
est assuré, mais qu’il n’est pas nécessaire, et si quelqu’un faisait le
contraire, il ne ferait rien d’impossible en soi-même, quoiqu’il soit
impossible (ex hypothesi) que cela arrive. Car si quelque homme
était capable d’achever toute la démonstration, en vertu de laquelle il
pourrait prouver cette connexion du sujet qui est César et du
prédicat qui est son entreprise heureuse ; il ferait voir, en effet, que
la dictature future de César a son fondement dans sa notion ou
nature, qu’on y voit une raison pourquoi il a plutôt résolu de passer
le Rubicon que de s’y arrêter, et pourquoi il a plutôt gagné que perdu
la journée de Pharsale, et qu’il était raisonnable et par conséquent
assuré que cela arrivât, mais non pas qu’il est nécessaire en soi-
même, ni que le contraire implique contradiction. À peu près comme
il est raisonnable et assuré que Dieu fera toujours le meilleur,
quoique ce qui est moins parfait n’implique point. Car on trouverait
que cette démonstration de ce prédicat de César n’est pas aussi
absolue que celles des nombres, ou de la géométrie, mais qu’elle
suppose la suite des choses que Dieu a choisie librement, et qui est
fondée sur le premier décret libre de Dieu, qui porte de faire toujours
ce qui est le plus parfait, et sur le décret que Dieu a fait (en suite du
premier) à l’égard de la nature humaine, qui est que l’homme fera
toujours (quoique librement) ce qui paraîtra le meilleur. Or toute
vérité qui est fondée sur ces sortes de décrets est contingente,
quoiqu’elle soit certaine ; car ces décrets ne changent point la
possibilité des choses, et comme j’ai déjà dit, quoique Dieu choisisse
toujours le meilleur assurément, cela n’empêche pas que ce qui est
moins parfait ne soit et demeure possible en lui-même, bien qu’il
n’arrivera point, car ce n’est pas son impossibilité, mais son
imperfection, qui le fait rejeter. Or rien n’est nécessaire dont l’opposé
est possible.

Discours de métaphysique, art. 13

LE « CONSÉQUENTIALISME » EST LE PRIVILÈGE DE DIEU


SEUL

La règle qui porte, non esse facienda mala, ut eveniant bona, et


qui défend même de permettre un mal moral pour obtenir un bien
physique est confirmée ici, bien loin d’être violée, et l’on en montre la
source et le sens. On n’approuvera point qu’une reine prétende
sauver l’État, en commettant, ni même en permettant un crime. Le
crime est certain, et le mal de l’État est douteux : outre que cette
manière d’autoriser des crimes, si elle était reçue, serait pire qu’un
bouleversement de quelque pays, qui arrive assez sans cela, et
arriverait peut-être plus par un tel moyen qu’on choisirait pour
l’empêcher. Mais par rapport à Dieu, rien n’est douteux, rien ne
saurait être opposé à la règle du meilleur, qui ne souffre aucune
exception ni dispense. Et c’est dans ce sens que Dieu permet le
péché ; car il manquerait à ce qu’il se doit, à ce qu’il doit à sa
sagesse, à sa bonté, à sa perfection, s’il ne suivait pas le grand
résultat de toutes ses tendances au bien, et s’il ne choisissait pas ce
qui est absolument le meilleur, nonobstant le mal de coulpe qui s’y
trouve enveloppé par la suprême nécessité des vérités éternelles.
D’où il faut conclure que Dieu veut tout le bien en soi
antécédemment, qu’il veut le meilleur conséquemment comme une
fin, qu’il veut l’indifférent et le mal physique quelquefois comme un
moyen ; mais qu’il ne veut que permettre le mal moral à titre du sine
quo non ou de nécessité hypothétique, qui le lie avec le meilleur.
C’est pourquoi la volonté conséquente de Dieu qui a le péché pour
objet n’est que permissive.

Essais de Théodicée, I, 25

LA PORTE PAR OÙ LE VICE EST ENTRÉ DANS LE MONDE

Il se trouve que, s’il n’y avait que vertu, s’il n’y avait que créatures
raisonnables, il y aurait moins de bien. Midas se trouva moins riche,
quand il n’eut que de l’or. Outre que la sagesse doit varier. Multiplier
uniquement la même chose, quelque noble qu’elle puisse être, ce
serait une superfluité, ce serait une pauvreté : avoir mille Virgile bien
reliés dans sa bibliothèque, chanter toujours les airs de l’opéra de
Cadmus et d’Hermione, casser toutes les porcelaines pour n’avoir
que des tasses d’or, n’avoir que des boutons de diamants, ne
manger que des perdrix, ne boire que du vin de Hongrie ou de
Shiras ; appellerait-on cela raison ? La nature a eu besoin
d’animaux, de plantes, de corps inanimés ; il y a dans ces créatures
non raisonnables des merveilles qui servent à exercer la raison. Que
ferait une créature intelligente s’il n’y avait point de choses
inintelligentes ? à quoi penserait-elle s’il n’y avait ni mouvement, ni
matière, ni sens ? Si elle n’avait que des pensées distinctes, ce
serait un Dieu, sa sagesse serait sans bornes ; c’est une des suites
de mes méditations. Aussitôt qu’il y a un mélange de pensées
confuses, voilà les sens, voilà la matière. Car ces pensées confuses
viennent du rapport de toutes les choses entre elles suivant la durée
et l’étendue. C’est ce qui fait que, dans ma philosophie, il n’y a point
de créature raisonnable sans quelque corps organique, et qu’il n’y a
point d’esprit créé qui soit entièrement détaché de la matière. Mais
ces corps organiques ne diffèrent pas moins en perfection que les
esprits auxquels ils appartiennent. Donc, puisqu’il faut à la sagesse
de Dieu un monde de corps, un monde de substances capables de
perception et incapables de raison ; enfin puisqu’il fallait choisir, de
toutes les choses, ce qui faisait le meilleur effet ensemble, et que le
vice y est entré par cette porte ; Dieu n’aurait pas été parfaitement
bon, parfaitement sage, s’il l’avait exclu.

Théodicée, II, 124


MORALISTES, LIBERTINS ET AUTRES
La rencontre, en ce siècle exceptionnel et sur une période aussi
resserrée, de tant de philosophes incomparables qui n’apparaissent,
ordinairement, qu’à des intervalles de temps immenses et
imprévisibles a évidemment pour effet de créer une sorte de vide
alentour, ou de ne laisser être que des minores. La grandeur de ce
siècle en a décidé autrement, et ce reste, ou cet espace laissé par
les grands, a en fait fourni leur carrière à une foule de « petits »
génies qui ont su découvrir, montrer, emprunter, frayer les voies que
les « grands » avaient ouvertes, mais n’avaient pas pu défricher.

La philosophie moderne, en effet, ne va pas sans appeler et


nourrir une prodigieuse différenciation du savoir, et donc sans
susciter de nouveaux domaines d’étude, de nouveaux objets de
science. La philosophie couvre de son unité tout un essaim de
spécialités où se déploient de nouvelles disciplines, où vont exceller
les meilleurs esprits.

De la logique à la linguistique, il n’y a qu’un pas : les difficultés et


les questions soulevées par la théorie cartésienne de l’union de
l’âme et du corps conduiront un Géraud de Cordemoy à proposer
une remarquable théorie occasionnaliste du signe1. La théorie
cartésienne des passions de l’âme servira de base à une foule de
recherches concrètes concernant leur expression et permettront à
un peintre comme Charles Lebrun de se distinguer. Mais n’oublions
pas les inclassables : La Mothe Le Vayer, historien libertin, et Gabriel
Naudé, le lucide conseiller secret de Mazarin, attentif aux jeux de
pouvoir dont se désintéressent ordinairement les philosophes
traditionnels. Et ne laissons pas dans l’oubli un autre proche du
grand cardinal, Madeleine de Scudéry, volontiers frondeuse, du
temps de la Fronde !

Note

1. Voir, plus bas, le commentaire du texte de Cordemoy.


FRANÇOIS LA MOTHE LE VAYER
(1588 -1672)

Ce libertin érudit, qui évoluait – comme Gabriel Naudé – dans


l’ombre du cardinal Mazarin, a su, dans son traité De la liberté et de
la servitude, donner à un thème rhétorique assez classique dans
l’Antiquité un tour plus moderne. Et le problème posé est
passionnant puisque, en fait, La Mothe Le Vayer subvertit la thèse,
héritée des stoïciens, qui pose la liberté comme naturelle en se
référant au modèle de l’animal : le fait que l’homme soit raisonnable
complique les choses et remet tout en question !

LIBERTÉ CHÉRIE

Il semble que la liberté soit un présent de la nature, dont elle


gratifie toute sorte d’animaux. C’est pourquoi nous en voyons fort
peu qui ne la conservent aussi soigneusement que leur propre vie,
et beaucoup même s’exposent souvent à la mort pour ne pas perdre
la possession d’un si grand bien. Philostrate écrit sur ce fondement
qu’Apollonius refusa d’aller à la chasse avec le roi de Perse, ne
voulant pas être spectateur de la captivité des bêtes qui s’y
prenaient contre le droit naturel. Et il assure en un autre lieu
qu’encore que l’éléphant soit le plus docile de toutes, et le plus
obéissant aux hommes, il ne laisse pas pourtant de déplorer la nuit
sa servitude. Plusieurs philosophes, et principalement ceux de la
secte de Pythagore, se sont plu à leur rendre la liberté. Assez de
bons anachorètes les ont imités en cela. Et il y a des Chinois encore
aujourd’hui qui achètent par dévotion des oiseaux, et des poissons,
pour exercer sur eux le même bienfait. On ne saurait nier qu’on n’ait
vu une infinité de fois des animaux mourir d’ennui et de désespoir
après la perte de cette chère liberté. Et certes, ce n’est pas merveille
qu’ils aient tous une si grande passion pour la retenir, puisque les
éléments dont ils sont composés ne peuvent que malaisément
souffrir de contrainte. En vain tâche-t-on quelquefois de s’opposer à
leurs inclinations, et comme l’air et le feu ne sauraient être
empêchés d’aller en haut, la terre cherche toujours le centre, et le
cours des eaux veut être si libre qu’il n’y a point de résistance
qu’elles ne surmontent pour l’obtenir. Cela fait voir combien la liberté
nous est essentielle par la seule partie animale. Que si nous
considérons la supérieure qui nous informe, et par laquelle nous
nous disons raisonnables, il n’y aura plus de quoi s’étonner de cette
commune aversion de tous les hommes contre la servitude.

De la liberté et de la servitude, ch. I

LA LIBERTÉ COMME PROBLÈME

Or puisque nous recherchons naturellement la liberté, et que nous


fuyons la servitude, non seulement comme le reste des animaux,
mais encore davantage à cause de ce qui nous distingue d’eux et de
ce que nous avons de commun avec les intelligences supérieures, il
s’ensuit que l’homme devrait être la plus libre de toutes les créatures
d’ici-bas. Si est-ce qu’il n’y en a point peut-être de plus esclave que
lui en toutes façons.

De la liberté et de la servitude, ch. I


POURQUOI N’Y A-T-IL QUE SI PEU D’HOMMES LIBRES ?

Mais si la liberté mérite qu’on en fasse tant d’estime, n’est-ce pas


une chose merveilleuse qu’il se trouve si peu d’hommes libres, ou,
pour mieux dire, que tout le monde soit si fort dans la servitude qu’il
n’y ait différence, à le bien prendre, entre nous qui croyons en être
exempts et les esclaves, que selon le plus et le moins ? Car si nous
voulons apporter autant d’attention ici que la chose le mérite, et
juger de ce point de morale aussi équitablement que la philosophie
le requiert en tout ce qui la concerne, où trouverons-nous un genre
de vie qui n’assujettisse ceux qui s’y sont adonnés ? Et quelle
profession remarquerons-nous qui n’ait ses chaînes et ses attaches,
dont elle captive ceux qui la cultivent ? Il semble que les plus basses
conditions de la vie soient les plus exposées aux misères de la
servitude, parce qu’elle y paraît tout à nu et sans beaucoup
d’adoucissement. Pour peu néanmoins qu’on veuille examiner les
autres, et leur lever le masque trompeur qui les déguise, l’on
reconnaîtra facilement qu’il n’y en a aucune qui n’oblige à d’autant
plus de sujétion qu’elle est relevée, et qui n’ait ses liens en cela plus
rudes et plus affligeants qu’ils paraissent plus précieux.

De la liberté et de la servitude, ch. III

LA FIGURE DU SAGE N’EST QU’UNE FICTION

Or ayant ainsi réglé ce qui est de la liberté philosophique, et


demeurant pour résolu qu’elle ne doit jamais s’étendre jusqu’aux
choses qui vont contre la religion, la police ou les bonnes mœurs, il
nous reste à considérer s’il est vraisemblable qu’il se trouve des
hommes qui jouissent en tout le reste d’une vraie liberté
philosophique et qui, n’ayant plus de passions déréglées, méprisent
les honneurs, les plaisirs, les richesses, et tous les autres biens qui
ne s’acquièrent ou ne se conservent que par la perte de notre
liberté.

[…]

Et l’importance est de savoir si notre humanité est capable de


jouir, par le moyen de la philosophie, d’une liberté aussi détachée, et
aussi indépendante, qu’on nous la dépeint ordinairement dans
l’École. Pour en parler sainement, il semble que cet homme libre,
qu’elle nous représente sous le nom du sage, soit plutôt une idée de
ce qui peut être le but de nos souhaits qu’une chose réelle. Souvent
notre imagination se forme un sujet qu’elle prend plaisir d’orner de
tant de rares qualités pour le rendre accompli qu’il est hors du
pouvoir ordinaire de la nature de lui donner une véritable existence.
Et il y a raison de croire que ce Sage, ou cette personne libre des
philosophes, n’est pas moins difficile à trouver que l’Orateur de
Cicéron, l’Architecte de Vitruve, le Piromis1 des Égyptiens, ou le
καλός κἀγαθός des Grecs. Je pense pourtant qu’il se rencontre de
temps en temps des hommes qui approchent bien près de ce mérite.
Je crois même qu’il en soit venu quelques-uns à notre
connaissance, encore que leur plus grand soin soit ordinairement de
se tenir cachés.
De la liberté et de la servitude, ch. IV

Note

1. Mot égyptien qui veut dire « bon et vertueux », et rappelle la forme achevée de la
perfection qui équivaut au kalos kagathos des Grecs. Cf. Hérodote, Enquête, II, 143.
GABRIEL NAUDÉ
(1600-1653)

Le conseiller de Mazarin sait tout de la politique, et


particulièrement ce qu’il ne faut pas que l’on sache : les secrets
d’État.

Mais il est un secret qui relève de la philosophie : comprendre,


après Machiavel, que la vertu du politique n’a rien à voir avec celle
du particulier. Et cela se théorise : voilà qui n’empêche pas certaines
analyses d’être saisissantes, et plus que provocatrices. On se
souviendra de la Saint-Barthélémy : Gabriel Naudé dit les choses,
même s’il veille à la confidentialité de ses œuvres.

VERTU DU SOUVERAIN ET VERTU DES PARTICULIERS

Ce que pour mieux comprendre, il faut savoir comme dit Charron,


que la justice, vertu et probité du souverain, chemine un peu
autrement que celle des particuliers ; elle a ses allures plus larges et
plus libres à cause de la grande, pesante et dangereuse charge qu’il
porte, c’est pourquoi il lui convient marcher d’un pas qui peut
sembler aux autres détraqué et déréglé, mais qui lui est nécessaire,
loyal et légitime ; il lui faut quelquefois esquiver et gauchir, mêler la
prudence avec la justice, et comme l’on dit, renarder, ou user de
finesse, avec le renard : c’est en quoi consiste la pédie de bien
gouverner. Les agents, nonces, ambassadeurs, légats sont envoyés
et pour épier les actions des princes étrangers, et pour dissimuler,
couvrir et déguiser celles de leurs maîtres. Louis XI, le plus sage et
avisé de nos rois, tenait pour maxime principale de son
gouvernement que qui ne sait pas dissimuler ne sait pas aussi
régner ; et l’empereur Tibère, de toutes les vertus qu’il possédait il
n’y en avait point qu’il aimât plus que la dissimulation. Ne voit-on pas
que la plus grande vertu qui règne aujourd’hui en cour est de se
défier de tout le monde, et dissimuler avec un chacun, puisque les
simples et ouverts ne sont en nulle façon propres à ce métier de
gouverner, et trahissent bien souvent eux et leur État. Or non
seulement ces deux parties de se défier et dissimuler à propos, qui
consistent en l’omission, sont nécessaires aux princes ; mais il est
encore souventefois requis de passer outre, et de venir à l’action et
commission, comme par exemple de gagner quelque avantage, ou
venir à bout de son dessein par moyens couverts, équivoques, et
subtilités ; affiner par belles paroles, lettres, ambassades ; faisant et
obtenant par subtils moyens ce que la difficulté du temps et des
affaires empêche de pouvoir autrement obtenir ; et si on ne peut
aller tout droit au port, y arriver en louvoyant et en changeant de
cours. (Cicéron.) Il est pareillement besoin de faire et dresser des
pratiques et intelligences secrètes, attirer finement les cœurs et
affections des officiers, serviteurs et confidents des autres princes et
seigneurs étrangers, ou de ses propres sujets ; ce que Cicéron
appelle au premier [livre] des Offices s’acquérir les cœurs des
hommes, et les employer à son usage. À quoi faire donc établir une
prudence particulière et mêlée, de laquelle ces actions dépendent
particulièrement, comme fait Juste Lipse, puisqu’elles se peuvent
rapporter à l’ordinaire, et que telles ruses sont tous les jours
enseignées par les politiques, insérées dans leurs raisonnements,
persuadées par les ministres, et pratiquées sans aucun soupçon
d’injustice, comme étant les principales règles et maximes pour bien
policer et administrer les États et empires. Aussi ne méritent-elles
d’être appelées secrets de gouvernement, coups d’État, Secrets des
Empires, comme celles qui pour être comprises sous cette dernière
sorte de prudence extraordinaire, qui donne le branle aux affaires
plus fâcheuses et difficiles, méritent particulièrement et privativement
à toutes autres d’être appelées Secrets des Empires, puisque c’est
le seul titre que non seulement moi, mais tous les bons auteurs qui
ont écrit auparavant moi leur ont donné.

[…]

CONTRAINDRE SANS LE DIRE…

Ils ont empêché par ce moyen qu’elles n’allassent plus à la


promenade des bons hommes, et à leurs passe-temps accoutumés.
De même que les dames vénitiennes sont forcées de garder la
maison plus souvent qu’elles ne voudraient, par l’usage et les
incommodités non pareilles de leurs grands patins. Mais l’histoire
rapportée par Mocquet est bien plus étrange, et sent beaucoup
mieux son coup d’État ; car il dit avoir appris, et vu même pratiquer
entre les Caraïbes, peuples barbares et farouches, qu’arrivant la
mort du mari pour quelque cause que ce soit la femme est contrainte
sous peine de demeurer infâme, abandonnée, et moquée de tous
ses amis et parents, de se faire aussi mourir. Et d’allumer un grand
feu au milieu duquel elle se précipite avec autant de pompe et de
réjouissance, comme si elle était au jour de ses noces ; de quoi ledit
Mocquet s’étonnant fort, et en demandant la cause, on lui répondit
que cela avait été sagement établi, pour remédier à la grande malice
et lubricité des femmes de ce pays, qui avaient accoutumé devant la
publication de cette loi d’empoisonner leurs maris, lorsqu’elles en
étaient lasses ou qu’elles avaient envie d’en épouser quelque autre
plus robuste et gaillard, et qui fût plus vigoureux que son Ulysse.

Or si ce remède était bien proportionné à la nature de ceux qui


l’avaient ordonné, celui que pratiqua Denys, tyran de Syracuse, pour
empêcher les assemblées et banquets qui se faisaient de nuit,
n’était pas aussi trop éloigné de la sienne : car sans témoigner
qu’elles lui déplussent, ou montrer qu’il craignît qu’on ne les fît à
dessein de conspirer contre son État, il se contenta d’introduire peu
à peu l’impunité pour toutes les voleries et larcins qui se
commettaient de nuit, les tournant plutôt en risée, et donnant la
hardiesse par cette tolérance à tous les mauvais garçons de ladite
ville, de si mal traiter ceux qu’ils rencontraient la nuit par les rues
que personne ne pouvait sortir de sa maison après le soleil couché
qu’il ne se mît au hasard d’être dévalisé, ou de perdre la vie par
cette sorte de voleurs. Venons maintenant à quelques autres moins
sérieux et par conséquent aussi moins fâcheux et dangereux, en ce
qui était de leur pratique. Les républiques de Grèce voulant par règle
de police faire manger le poisson frais et à bon marché à leurs
sujets, ils n’eurent point recours à quelque tarif particulier, duquel
peut-être que les poissonniers (comme nous les appelons) auraient
eu raison de se plaindre ; mais en se servant de l’avis que le poète
comique Alexis dit leur avoir été proposé par Aristonique, ils
défendirent sous grave peine auxdits marchands de poisson de se
pouvoir asseoir dans le marché en vendant leurs marchandises, afin
que, lassés et ennuyés de se tenir debout, ils les vendissent tout
frais.

[…]

Ajoutons encore que le droit de guerre ne permet point que ceux-


là soient en aucune façon outragés, qui mettent les armes bas pour
implorer la miséricorde du vainqueur ; et néanmoins lorsque la
quantité des prisonniers est si grande qu’on ne les peut facilement
garder, nourrir et mettre en lieu de sûreté, ou que ceux de leur parti
ne les veulent racheter, il est permis de les mettre tous bas par
maxime, d’autant qu’ils pourraient affamer une armée, la tenir en
défiance, favoriser les entreprises de leurs compagnons, et causer
mille autres difficultés.

Considérations politiques sur les coups d’État, ch. II

LA SAINT-BARTHÉLÉMY

Puisque nous avons dans notre histoire de France l’exemple de la


Saint-Barthélemy, qui est un des plus signalés que l’on puisse
trouver en aucune autre, il nous y faut particulièrement arrêter, pour
la considérer suivant toutes ses principales circonstances. Elle fut
donc entreprise par la reine Catherine de Médecis, offensée de la
mort du capitaine Charry ; par Monsieur de Guise, qui voulait venger
l’assassinat de son père, commis par Poltrot à la sollicitation de
l’Amiral et des protestants ; et par le roi Charles et le duc d’Anjou ; le
premier se voulant venger de la retraite que lesdits protestants lui
firent faire plus vite qu’il ne voulait de Meaux à Paris, et tous deux
pensant de pouvoir par ce moyen ruiner les huguenots, qui avaient
été cause de tous les troubles et massacres survenus pendant
l’espace de trente ou quarante ans en ce royaume. L’affaire fut
concertée fort longtemps, et avec une telle résolution de la tenir
secrète que Lignerolles, gentilhomme du duc d’Anjou, ayant
témoigné au roi, encore bien que couvertement, d’en savoir quelque
chose, il fut incontinent après dépêché, par un duel que le roi même
sous-main lui suscita. Le lieu choisi pour y attirer tous les plus riches
et autorisés d’entre les huguenots fut Paris. L’occasion fut prise sur
la réjouissance des noces entre le roi de Navarre, qui était de la
religion, et la reine Marguerite. La blessure de l’Amiral causée par le
duc de Guise, son ancien ennemi, fut le commencement de la
tragédie : les moyens de l’exécuter en faisant venir douze cents
arquebusiers, et les compagnies des Suisses à Paris furent même
approuvés par l’Amiral, sur la croyance qu’il eut que c’était pour le
défendre contre la Maison de Lorraine : bref tout fut si bien disposé
que l’on ne manque en chose quelconque sinon en l’exécution, à
laquelle si on eût procédé rigoureusement il faut avouer que c’eût
été le plus hardi coup d’État, et le plus subtilement conduit, que l’on
ait jamais pratiqué en France ou en autre lieu. Certes pour moi,
encore que la Saint-Barthélemy soit à cette heure également
condamnée par les protestants et par les catholiques, et que
Monsieur de Thou nous ait rapporté l’opinion que son père et lui en
avaient par ces vers de Stace1, Qu’il ne se parle jamais plus de ce
jour, et que les siècles à venir ne croient point qu’il ait été ; et pour
nous gardons le silence et couvrons les crimes de notre propre
nation, les ensevelissant dans des profondes ténèbres. Je ne
craindrai point toutefois de dire que ce fut une action très juste, et
très remarquable, et dont la cause était plus que légitime, quoique
les effets en aient été bien dangereux et extraordinaires. C’est une
grande lâcheté ce me semble à tant d’historiens français d’avoir
abandonné la cause du roi Charles IX, et de n’avoir montré le juste
sujet qu’il avait eu de se défaire de l’Amiral et de ses complices ; on
lui avait fait son procès quelques années auparavant, et ce fameux
arrêt était intervenu ensuite, qui fut traduit en huit langues, et intimé
ou signifié, si l’on peut ainsi dire, à toutes ses troupes ; on avait
donné un second arrêt en explication du premier, et tous les
protestants avaient été si souvent déclarés criminels de lèse-majesté
qu’il y avait un grand sujet de louer cette action, comme le seul
remède aux guerres qui ont été depuis ce temps-là, et qui suivront
peut-être jusques à la fin de notre monarchie, si l’on n’eût point
manqué à l’axiome de Cardan, qui dit : Il ne faut jamais rien
entreprendre si on ne le veut achever. Il fallait imiter les chirurgiens
experts, qui, pendant que la veine est ouverte, tirent du sang
jusques aux défaillances, pour nettoyer les corps cacochymes de
leurs mauvaises humeurs. Ce n’est rien de bien partir si l’on ne
fournit la carrière : le prix est au bout de la lice, et la fin règle
toujours le commencement. On me pourra toutefois objecter qu’il y a
trois circonstances à cette action qui la rendent extrêmement
odieuse à la postérité. La première que le procédé n’en a pas été
légitime, la seconde que l’effusion de sang y a été trop grande, et la
dernière que beaucoup d’innocents ont été enveloppés avec les
coupables.

LA POPULACE

Or parce que si cet accident fût arrivé, c’eût été par le moyen de la
populace, laquelle, sans juger et connaître ce qui était de la raison,
se fût jetée à l’impourvu et à l’étourdie sur ceux qu’on lui aurait mis
les premiers en butte de sa fureur ; il n’est pas hors de propos
d’avertir et de mettre pour une troisième persuasion que les
meilleurs coups d’État se faisant par son moyen on doit aussi
particulièrement connaître quel est son naturel, et avec combien de
hardiesse et d’assurance on s’en peut servir, et la tourner et
disposer à ses desseins. Ceux qui en ont fait la plus entière et la
plus particulière description la représentent à bon droit comme une
bête à plusieurs têtes, vagabonde, errante, folle, étourdie, sans
conduite, sans esprit, ni jugement. Et en effet si l’on prend garde à
sa raison, Palingènes dit que le jugement du commun peuple est
toujours sot, et son entendement faible. Si à ses passions, le même
ajoute que la populace est une très cruelle bête, et qu’elle devient
furieuse et frappe le plus souvent. Si à ses mœurs et façons de faire,
voici les mœurs du menu peuple, haïr les choses présentes, désirer
les futures, et célébrer celles qui sont passées. Si à toutes ses
quatre qualités, Salluste nous la représente d’un naturel inconstant,
séditieuse, querelleuse, convoiteuse de choses nouvelles, et
ennemie du repos et de la tranquillité. Mais moi je passe plus outre,
et dis qu’elle est inférieure aux bêtes, pire que les bêtes, et plus
sotte cent fois que les bêtes mêmes ; car les bêtes n’ayant point
l’usage de la raison, elles se laissent conduire à l’instinct que la
nature leur donne pour règle de leur vie, actions, passions et façons
de faire, dont elles ne se départent jamais, sinon lorsque la
méchanceté des hommes les en fait sortir. Là où le peuple (j’entends
par ce mot le vulgaire ramassé, la tourbe et lie populaire, gens sous
quelque couvert que ce soit de basse, servile, et mécanique
condition) étant doué de la raison ; il en abuse en mille sortes, et
devient par son moyen le théâtre où les orateurs, les prédicateurs,
les faux prophètes, les imposteurs, les rusés politiques, les mutins,
les séditieux, les dépités, les superstitieux, les ambitieux, bref tous
ceux qui ont quelque nouveau dessein, représentent leurs plus
furieuses et sanglantes tragédies. Aussi savons-nous que cette
populace est comparée à une mer sujette à toutes sortes de vents et
de tempêtes : au caméléon qui peut recevoir toutes sortes de
couleurs excepté la blanche ; et à la sentine et cloaque dans laquelle
coulent toutes les ordures de la maison. Ses plus belles parties sont
d’être inconstante et variable, approuver et improuver quelque chose
en même temps, courir toujours d’un contraire à l’autre, croire de
léger, se mutiner promptement, toujours gronder et murmurer : bref
tout ce qu’elle pense n’est que vanité, tout ce qu’elle dit est faux et
absurde, ce qu’elle improuve est bon, ce qu’elle approuve mauvais,
ce qu’elle loue infâme, et tout ce qu’elle fait et entreprend n’est que
pure folie. Aussi est-ce ce qui a fait dire à Sénèque, les choses
humaines n’ont pas tant de bonne fortune que les plus saines et les
meilleures soient agréables au plus grand nombre : la foule est
ordinairement une marque du peu de prix que valent les choses.

Considérations politiques sur les coups d’État, ch. III

Note
1. Thébaïde, Livre X.
MADELEINE DE SCUDÉRY
(1607-1701)

La Magdelon de Molière fut, en son existence historique, peut-être


« précieuse » mais sûrement pas « ridicule ». Cette écrivaine,
amoureuse de culture antique (et pas seulement si l’on en croit le
surnom qu’elle aimait à porter – Sappho !), à côté d’admirables
romans, nous laisse des Conversations qui témoignent d’une peu
commune expérience de la vie et du monde et donnent son champ à
une capacité d’interrogation encore neuve.

LES VOYAGES

Comment ne pas être sensible aux accents rousseauistes de cette


page ? À une époque où l’Antiquité est mise à distance et où l’on
découvre l’immensité du globe et la diversité des civilisations, la
décision de choisir la vie de solitude est nourrie à la fois d’une
immense culture et, pour l’individu, d’un profond sentiment
d’abandon.

J’ai étudié le monde, & je me suis étudié moi-même. J’ai vu toute


l’Europe, une partie de l’Asie, & de l’Afrique ; j’ai trouvé partout des
gens accablés des mêmes passions que j’ai surmontées, je me suis
vu en autrui comme on se voit dans un miroir, & beaucoup mieux
que je ne me voyais en moi-même. Je me suis blâmé, je me suis
corrigé, & après avoir connu que rien n’est solide que l’amitié, je me
suis dégagé de tout, & je reviens résolu de ne vivre que pour mes
amis & pour moi ; mais je n’ai pu être de l’avis d’un philosophe, qui a
dit qu’on ne peut vivre avec les femmes ni sans les femmes. Je crois
sans doute difficile, ajouta-t-il en souriant, d’être longtemps
parfaitement heureux, ni avec sa femme, ni avec sa maîtresse, mais
on le peut toujours être avec des amies raisonnables, dont la vertu
fait la seule liaison. J’ai appris en arrivant ici que la personne que
j’aimais n’était plus belle, par une maladie qui détruit presque
toujours la beauté, & qu’elle avait renoncé au monde ; que mon rival
l’avait quittée par cette raison toute seule & qu’il aimait une autre
personne, de sorte que trouvant les fondements de mon amour, de
ma jalousie & de ma haine détruits, je ne dois pas craindre que ces
trois passions renaissent dans mon cœur ; & pour l’ambition je m’en
suis guéri par les inquiétudes qu’elle donne, par l’assiduité qu’elle
demande, & par l’incertitude d’y réussir.

Conversations nouvelles sur divers sujets, Conversation de


l’Absence.

CE QU’APPREND LA VIE

Voici une conversation étonnante, où Madeleine de Scudéry


invente, en quelque sorte, non pas le roman de formation, mais son
exact contraire. Le récit poignant des expériences cumulées d’une
vie nous reconduit, au bout du compte, à une sagesse de la
déréliction qui rime avec solitude.

La solitude où vous vivez est donc un effet de votre choix ou de


votre inclination. C’en est sans doute un de ma raison, reprit-il, qui
m’a donné un si grand dégoût du monde après l’avoir connu, que je
n’y voudrais pas rentrer, & l’Hermitage que je me suis fait m’est si
agréable, que je ne le quitterais pas pour la fortune la plus éclatante.
De grâce, dit Philocrite au Solitaire, dites-nous un peu en détail ce
qui vous a porté à haïr ce que tant d’honnêtes gens aiment, &
puisque je vous ai vu une fois dans les Jardins du Palais, qui est le
lieu le plus éloigné de la solitude qui fut jamais ; il me semble que j’ai
quelque droit de vous demander, ou pourquoi vous étiez-là, ou
pourquoi vous êtes ici.

– J’y fus entraîné par votre parent, répondit le Solitaire, par des
raisons que je ne puis expliquer. Mais de grâce, reprit Philocrite,
contentez notre curiosité sans nous dire votre nom, ni nulle
circonstance qui vous fasse connaître, puisque vous voulez être
ignoré, & je vous promets de ne dire pas même à mon parent que
nous vous ayons vu.

– À cette condition, reprit le Solitaire, j’y consens, car je ne lui ai


pas dit le lieu de ma retraite, quoique je l’estime infiniment. Dites
donc à ces Dames, reprit Cléandre, si vous êtes ici par inclination ou
par raison.

– J’y suis, reprit-il, en adressant la parole à Amerinte, qui avait dit


qu’elle était pour la raison contre l’inclination ; j’y suis, dis-je, pour
avoir été longtemps esclave de mes inclinations, & pour n’avoir pu
trouver d’autre voie d’être délivré de leur tyrannie, qu’en me
confinant pour jamais dans la solitude, où je suis devenu fidèle sujet
de la raison. Car, Madame, ajouta-t-il, le monde est une chose qu’il
faut de nécessité aimer ou haïr, & l’indifférence ne s’y peut trouver.
[…]
N’attendez pas, Madame, poursuivit-il, que je vous parle de ma vie
fort exactement ; ma naissance est noble, j’ai appris plus que je ne
voudrais, & l’ignorance m’aurait été plus avantageuse que ce peu
que je sais. Je perdis ceux à qui je devais la vie au berceau, j’appris
facilement tout ce qui convenait à ma naissance, je fus à la guerre
sans récompense, je choisis des amis qui me trahirent ; je devins
amoureux par inclination toute pure, & l’amour à son tour me fit faire
une infidélité au seul ami que j’avais qui ne m’avait pas trompé ;
mais la même personne qui l’avait quitté pour s’attacher à moi me
quitta pour un autre que je méprisais fort ; & je vins à haïr le rival &
la maîtresse, & à me haïr moi-même. Mon inclination me portant à
voyager, je la suivis, je m’en trouvai mal, je fis naufrage deux fois, &
je trouvai partout les mêmes défauts en tous les hommes. Je
retournai en mon pays, & je trouvai que mes parents & mes voisins
avaient usurpé une grande partie de mon bien ; cette espèce de
malheur m’engagea dans des querelles, & m’eût engagé dans des
procès si je n’avais préféré la perte d’une partie de ce qui
m’appartenait pour acquérir le repos. Ne me trouvant plus d’amis
vivants, j’en cherchai parmi les morts, & ce fut le premier pas que je
fis vers la véritable sagesse ; ce fut là, Madame, que je trouvai des
amis sincères, la passion des livres me prit, & me porta
heureusement à haïr le monde & à n’aimer que la solitude ; & si
j’osais vous dire toutes les réflexions que j’ai faites dans mon désert,
vous trouveriez peut-être que je n’ai pas mal employé mon temps,
puis qu’après tout la fortune ne me saurait plus blesser, & qu’il n’y a
que la mauvaise santé qui puisse m’empêcher d’être heureux.

Conversations nouvelles sur divers sujets, Conversation de


l’Inclination.
VÉRITÉ

Mais il faut au contraire regarder la vérité comme l’âme de la


probité, s’il faut ainsi dire, & comme il n’y a presque que la parole qui
distingue les hommes d’avec les animaux, puis que c’est l’image de
leur raison, si on la falsifie on se rend indigne d’être homme. Les
bêtes, à la réserve de ces redoutables monstres qui naissent sur les
bords du Nil, n’ont point de cris trompeurs, & il n’y a que l’homme
dont la malignité pervertisse l’usage de la voix. Cependant la vérité
est le bien universel qui maintient l’ordre dans l’Univers, c’est sur elle
que se fonde la foi publique, le droit des gens, & la justice.

Conversations nouvelles sur divers sujets, Conversation du


Mensonge.

MONTAIGNE

Ah ! pour cet auteur-là, dit le Comte de Lemos, je ne sais pas si la


nouveauté m’abuse ; car il y a peu qu’on voit ses ouvrages
imprimés ; j’en ai été si touché, que passant à vingt lieues de cet
illustre auteur, je le fus voir à Montaigne, où je le trouvai tel qu’il s’est
dépeint lui-même dans ses écrits. Mais il me semble, dit la
Comtesse de Lemos, qu’un homme qui ne parle que de luy ne doit
pas beaucoup divertir. Ah, Madame, reprit le Comte d’Albe, qui
l’avait lu depuis peu, Montaigne est un philosophe admirable, & les
autres en comparaison de lui fardent la vérité, & la déguisent ; mais
pour celui-là, c’est la nature même. S’il parle de l’amitié parfaite en la
personne de son cher ami Étienne de la Boétie, il en donne une idée
qui met l’amitié héroïque mille degrés au-dessus de l’amour la plus
parfaite ; il l’a même portée au-delà du tombeau, prenant plus de
soin des ouvrages de son ami longtemps après sa mort que des
siens propres. Il connaît admirablement tous les replis du cœur
humain, il en étale les défauts pour les faire éviter, il regarde la mort
sans la désirer ni la craindre, il connaît mieux toutes les misères de
la vie qu’il n’en connaît les plaisirs, ou du moins qu’il ne les sent. En
un mot, son ouvrage est un portrait d’après nature de toutes les
faiblesses humaines, au lieu que les autres livres de cette espèce ne
sont que des tableaux faits à plaisir.

Conversations nouvelles sur divers sujets, L’histoire du Comte


d’Albe.
CHARLES LE BRUN
(1619-1690)

Ou comment la rencontre d’un grand peintre (doublé, comme il se


doit, d’un bon anatomiste) et de la théorie cartésienne des passions
de l’âme rend possible, et effective, une magnifique recherche sur
l’expression et, peut-être, le nouveau départ d’une science, qui
tâtonnait depuis l’Antiquité : la physiognomonie.

L’ADMIRATION

Comme nous avons dit que l’admiration est la première et la plus


tempérée de toutes les passions, et où le cœur sent moins
d’agitation, le visage aussi reçoit fort peu de changement en toutes
ses parties ; et s’il y en a, il n’est que dans l’élévation du sourcil :
mais il aura les deux côtés égaux, et l’œil sera un peu plus ouvert
qu’à l’ordinaire, et la prunelle, également entre les deux paupières et
sans mouvement, attachés sur l’objet qui aura causé l’admiration. La
bouche sera aussi entrouverte, mais elle paraîtra sans aucune
altération, non plus que tout le reste de toutes les autres parties du
visage. Cette passion ne produit qu’une suspension de mouvement
pour donner le temps à l’âme de délibérer sur ce qu’elle a à faire, et
pour considérer avec attention l’objet qui se présente à elle ; car s’il
est rare et extraordinaire, du premier et simple mouvement
d’admiration s’engendre l’estime.

Conférence sur l’expression générale et particulière


LA PHYSIOGNOMONIE

Les sentiments que quelques naturalistes ont écrit de la


physionomie sont que les affections de l’âme suivent le
tempérament du corps et que les marques extérieures sont les
signes certains des affections de l’âme que l’on connaît en la forme
de chaque animal, ses mœurs et sa complexion ; par exemple, le
lion est robuste et nerveux, aussi il est fort ; le léopard est souple et
délicat, il est fin et trompeur ; l’ours est sauvage, farouche et terrible,
il est aussi cruel ; de sorte que les formes extérieures marquant le
naturel de chaque animal, les physionomistes disent que s’il arrive
qu’un homme ait quelque partie du corps semblable à celle d’une
bête, il faut de cette partie tirer des conjectures de ses inclinations,
ce que l’on appelle physionomie : que le mot de physionomie est un
mot composé du grec qui signifie règle ou loi de nature, par
lesquelles les affections de l’âme ont du rapport à la forme du corps :
qu’ainsi il y a des signes fixes et permanents qui font connaître les
passions de l’âme, à savoir celles qui résident en la partie sensitive.
Quelques philosophes ont dit que l’on peut exercer cette science par
dissimilitude, c’est-à-dire par les contraires, par exemple si la dureté
du poil est un signe du naturel rude et farouche, la mollesse l’est
d’un qui sera doux et tendre, de même si la poitrine couverte d’un
poil épais est le signe du naturel chaud et colère, celle qui est sans
poil marque la mansuétude et la douceur.

D’autres disent que sans savoir quels sont les parties ou les
signes qui marquent les affections des animaux il faut faire cette
distinction, les unes sont propres et les autres sont communes ; les
propres sont particulières à une seule espèce, les autres
conviennent à plusieurs comme la lubricité, quoiqu’elle le soit
davantage aux boucs, aux ânes et aux pourceaux, les autres
animaux ne laissent pas d’en être aussi émus. Donc pour connaître
le signe propre, il faut considérer une seule espèce d’animal,
universellement sujette à une même passion, et ensuite une autre
espèce, en laquelle cette passion ne se rencontre qu’en particulier ;
pour exemple du signe de la force, il faut considérer toutes les
espèces d’animaux, le lion, le taureau, le cheval, le sanglier, etc. Et
si le signe qui est au lion est aussi aux autres, et que les animaux
faibles ne l’aient pas, il faut reconnaître que c’est le signe de la
force.

Il y en a qui disent que le signe de la force est d’avoir les


extrémités grandes comme au lion, ce qui est douteux puisque
quelques autres animaux, comme le taureau et le cheval, etc., ne les
ont pas grandes, mais fort nerveuses et bien articulées. Quelques-
uns disent que les animaux ont plusieurs affections, par exemple le
lion est vaillant, fort et colère. Pour distinguer le signe de la valeur, il
faut remarquer si les taureaux et les autres animaux qui sont forts
ont les deux signes ; par exemple les lions ont de grandes
extrémités et le front élevé ; si les autres animaux qui sont forts n’ont
pas le front élevé, il faudra dire par conséquent que le front élevé est
le signe de la valeur, et les grandes extrémités le signe de la force.
Voilà quels sont les sentiments des anciens physionomes, lesquels
étendent leurs observations sur toutes les parties du corps et même
sur la couleur.

Mais il est plus à propos de se réduire à ce qui peut être


nécessaire aux peintres, car quoiqu’on dise que le geste de tout le
corps soit un des plus considérables signes qui marquent la
disposition de l’esprit, l’on peut néanmoins s’arrêter aux signes qui
se rencontrent en sa tête, suivant ce que dit Apulée, que l’homme se
montre tout entier en sa tête et qu’à la vérité si l’homme est dit le
raccourci du monde entier, la tête peut bien être dite le raccourci de
tout le corps, que les animaux sont autant différents dans leurs
inclinations, comme les hommes le sont dans leurs affections. Il faut
donc premièrement observer les inclinations que chaque animal a
dans sa propre espèce, ensuite chercher dans leur physionomie les
parties qui marquent singulièrement certaines affections dominantes.
Par exemple les pourceaux sont sales, lubriques, gourmands et
paresseux. Or l’on doit remarquer quelle partie marque la
gourmandise, la lubricité et la paresse, parce que quelque homme
pourrait avoir des parties ressemblantes à celles d’un pourceau qui
n’aurait pas les autres, et ainsi il faut savoir premièrement quelles
parties sont affectées à certaines inclinations. En second lieu la
ressemblance et le rapport des parties de la face humaine avec celle
des animaux, et enfin connaître le signe qui change tous les autres,
et augmente ou diminue leur force et leur vertu, ce qui ne se peut
faire entendre que par démonstration de figure.

L’on remarque que les animaux qui ont le nez élevé par-dessus
sont audacieux, que l’audace est quand un animal entreprend
témérairement un combat n’ayant pas de force pour le soutenir, d’où
vient que ce qui est audace à un mouton est valeur à un lion ; la
différence qu’il y a de la force humaine à celle des brutes est que
l’homme a les yeux situés sur une même ligne qui traverse droit au
nerf des oreilles, lequel conduit à l’ouïe ; les animaux brutes au
contraire ont l’œil tirant en bas vers le nez, plus ou moins, suivant
leurs affections naturelles. Secondement, l’homme élève la prunelle
en haut, ce que les animaux ne sauraient faire sans élever le nez, le
mouvement de leur prunelle tournant bien en bas, tant que quelques
fois le blanc paraît beaucoup au-dessus, mais jamais ils ne l’élèvent
en haut. Troisièmement, les sourcils des animaux ne se rencontrent
jamais et baissent toujours leurs pointes en bas, mais ceux de
l’homme s’approchent au milieu du front et haussent leurs pointes du
côté du nez.

L’on démontre par un triangle que les impressions des sentiments


des animaux se portent du nez à l’ouïe, et de là au cœur dont la
ligne d’en bas vient fermer son angle à celle qui est sur le nez, et
que quand cette ligne traverse tout l’œil et que celle d’en bas passe
au travers de la gueule, cela marque que l’animal est féroce, cruel et
carnassier.

Il se fait encore un petit triangle dont la pointe est au coin extérieur


de l’œil, d’où la ligne suivant le trait de la paupière supérieure forme
un angle avec celle qui vient du nez ; quand la pointe de cet angle
se rencontre vers le front, c’est une marque d’esprit, comme l’on voit
aux éléphants, aux chameaux et aux singes, et si cet angle tombe
sur le nez, cela marque la stupidité et l’imbécillité, comme aux ânes
et aux moutons, ce qui est plus ou moins selon que l’angle se
rencontre ou plus haut ou plus bas et l’on démontre toutes ces
choses par des exemples dessinés sur le naturel.

Conférence sur l’expression générale et particulière


GÉRAUD DE CORDEMOY
(1626-1684)

Ou comment la théorie cartésienne de l’union de l’âme et du


corps, ou, plus exactement, les difficultés qu’elle soulève (comment
la substance pensante et la substance étendue peuvent-elles agir
l’une sur l’autre ?), ouvrent le champ à une théorie occasionnaliste
du signe. Le son et le sens, la voix et la pensée pourraient-ils se
correspondre sans avoir à agir l’un sur l’autre ?

QUAND UN CORPS PRONONCE QUELQUES MOTS…

Ainsi ce n’est pas assez que les Corps rendent des sons, forment
des voix, ou même articulent des paroles semblables à celles par
lesquelles je dis ce que je pense, pour me persuader qu’ils pensent
tout ce qu’ils semblent dire. Par exemple, je ne dois pas légèrement
croire qu’un perroquet ait aucune pensée quand il prononce
quelques mots : car outre que je remarque qu’après lui avoir répété
une prodigieuse quantité de fois les mêmes paroles dans un certain
ordre, il ne rend jamais que les mêmes mots & dans la même suite ;
il me semble que ne faisant point ces redites à propos, il imite moins
les hommes que les échos qui ne répondent jamais que ce qu’on
leur a dit ; & s’il y a quelque différence entre les perroquets & les
échos, c’est que les rochers en repoussant l’air sans rien changer
aux impressions qu’il a reçues, rendent les mêmes voix qui les ont
frappés, au lieu que les perroquets forment une autre voix semblable
à celle qui leur a frappé l’oreille, & que souvent ils répètent les
Paroles qu’on ne leur redit plus. Mais enfin, comme je ne puis pas
dire que les rochers parlent quand ils renvoient les paroles, je n’ose
pas assurer aussi que les perroquets parlent quand ils les répètent ;
car il me semble que parler n’est pas répéter les mêmes paroles
dont on a eu l’oreille frappée, mais que c’est en proférer d’autres à
propos de celles-là : & comme j’ai raison de croire que tous les corps
qui font des échos ne pensent point, quoique je leur entende redire
mes paroles, parce qu’ils ne les rendent jamais que dans l’ordre que
je les ai proférées, je devrais juger par la même raison que les
perroquets ne pensent point aussi.

LES SIGNES N’ONT AUCUNE CONFORMITÉ AVEC LES


PENSÉES QU’ON Y JOINT

Une des principales choses que je trouve digne de considération


touchant ces signes est qu’ils n’ont aucune conformité avec les
pensées que l’on y joint par institution. En effet elle fait que nous
exprimions nos pensées par des gestes, par des discours, ou par
des caractères, qui sont les trois sortes de signes les plus ordinaires,
par lesquels nous faisons connaître nos pensées, nous voyons bien,
si nous y faisons un peu de réflexion, qu’il n’y a rien de moins
ressemblant à nos pensées que tout ce qui nous sert à les expliquer.
Car enfin quand un homme pour me témoigner qu’il n’est pas
d’accord de quelque chose vient à branler la teste, & quand pour me
l’expliquer mieux il remue la gorge, la langue, les dents & les lèvres
pour former des paroles, ou bien qu’il prend du papier, & trace avec
une plume des caractères pour me l’écrire, je vois si peu de
ressemblance entre tous ces mouvements de la tête, de la bouche,
ou de la main, & tout ce qu’ils m’apprennent, que je ne puis assez
admirer comment ils me donnent si facilement l’intelligence d’une
chose qu’ils représentent si mal.

LE CORPS

Que ce corps est si mécaniquement disposé, que sa seule


construction peut être la cause de ce qu’il est transporté vers les
objets qui lui peuvent être utiles, & loin de ceux qui lui pourraient être
nuisibles ; il me semble que quelque merveilleux que nous
paraissent leurs mouvements, nous ne pouvons raisonnablement les
attribuer qu’à la construction de leurs corps, & surtout leurs cris,
puisque si nous y prenons garde de près, nous trouverons en nous-
mêmes que les cris ne se font que par le corps seulement. Car enfin,
si nous crions, ce n’est pas parce que nous avons une âme, mais
c’est parce que nous avons un poumon & d’autres parties qui
peuvent recevoir & repousser l’air avec certaines modifications.

LES BÊTES

De sorte que s’il ne se rencontre dans les bêtes que des effets
semblables, nous ne pouvons pas dire raisonnablement qu’elles
aient autre chose que le corps.

Mais pour nous, il faut avouer (quoi que nous devions attribuer à
nos corps en ce qui regarde les causes & les effets de la voix) qu’il y
a toujours quelque chose qui les accompagne, qui ne peut être que
de la part de l’âme. Car s’il est vrai de dire en général qu’il suffirait
des mouvements auxquels notre corps est propre, & des effets que
font sur lui les divers objets qui agitent son cerveau pour le
conserver, parce que la proportion que Dieu a mise entre lui & les
autres corps de l’Univers lui donne sans que nous y pensions tout ce
qui le peut entretenir dans un état convenable à sa nature ; il est vrai
aussi de dire que tout cela se passerait en nous sans que nous nous
en aperçussions, si nous n’avions que le corps.

LA PAROLE

De même dans la parole il y a deux choses, savoir la formation de


la voix, qui ne peut venir que du corps, suivant tout ce que j’en ay
dit ; & la signification ou l’idée qu’on y joint, qui ne peut être que de
la part de l’âme.

De sorte que la parole n’est autre chose qu’une voix, par laquelle
on signifie ce qu’on pense : ce n’est pas qu’on ne puisse (comme ici
j’ai déjà remarqué) joindre ses pensées à d’autres signes qu’à la
voix, comme aux caractères de l’écriture, ou à certains gestes, &
qu’en effet toutes ces manières de s’exprimer ne soient des façons
de parler, à prendre le mot de parler en général.

L’UNION DU CORPS DE L’ÂME

L’union du corps & de l’âme ne vient que de la parfaite


correspondance que Dieu a mise entre les divers changements du
cerveau, & les diverses pensées de l’âme, nous ne devons pas nous
étonner que l’un agisse si aisément sur l’autre, & que leurs actions
s’accompagnent toujours si bien, tandis que Dieu fait durer leur
union.

LES ESPRITS SANS LE CORPS…


Au reste il me semble que si l’âme est obligée, tandis qu’elle est
unie au corps, de joindre ses pensées à des voix, qui ne se peuvent
ouïr ni former sans les organes de la langue & de l’oreille ; elle
pourrait, si cette union cessait, découvrir bien plus aisément à tout
autre esprit ce qu’elle penserait ; & véritablement si c’est une peine à
qui l’examine, que de concevoir comment la pensée d’un homme qui
parle est jointe au mouvement de son cerveau, & les mouvements
du cerveau à ceux des parties qui servent à la voix ; s’il est difficile
de comprendre comment cette voix qui n’est qu’un air agité frappe
l’oreille, & peut en émouvant le cerveau exciter en l’âme de celui qui
écoute le son des mots & l’idée des choses qu’ils signifient ; si dis-je
cela fait tant de peine à concevoir, à cause que l’on sait qu’il y a une
étrange différence entre la nature de l’esprit, & celle du corps, on
doit aisément comprendre que si deux esprits n’étaient point unis à
des corps, ils auraient bien moins de difficulté à se découvrir leurs
pensées, puisqu’il y a naturellement bien plus de proportion entre les
pensées de deux esprits semblables qu’entre les pensées & les
mouvements de deux corps ; & pour peu de réflexion que l’on fasse
sur la facilité, & sur la netteté, avec laquelle un homme conçoit les
pensées d’un autre homme par la parole, on avouera qu’une âme
pourrait concevoir incomparablement plus nettement & plus
facilement les pensées d’un autre esprit, s’ils ne dépendaient ni l’un
ni l’autre des organes du corps.

Car enfin l’esprit doit plus aisément apercevoir une pensée, qui est
une chose spirituelle, que le signe de cette pensée, puisque ce signe
est une chose corporelle.

Discours physique de la parole


THÉOLOGIE
Nous ne sommes plus au Moyen Âge, et désormais la théologie
se déploie, au fond, comme une partie de la philosophie, en
s’appropriant des problèmes qui ne sont pas directement nés en
elle. De là, en fait, un renouvellement remarquable et de l’une et de
l’autre.
JACQUES BÉNIGNE BOSSUET
(1627-1704)

La théorie de l’histoire se déploie dans une région qui occupe la


frontière entre la théologie et la philosophie naturelle. Les deux
approches s’enrichissent et se critiquent mutuellement ; Bossuet est
à la fois un grand prédicateur et un grand philosophe. On voit
clairement ici comment la volonté révélée, ou supposée, de Dieu
joue le rôle d’une idée régulatrice pour faire apparaître le sens de
l’histoire humaine.

LA FIN DES EMPIRES

Les jugements de Dieu sur le plus grand de tous les empires de


ce monde, c’est-à-dire sur l’empire romain, ne nous ont pas été
cachez. […] Rome a senti elle-même la main de Dieu, et a été
comme les autres un exemple de sa justice. Mais son sort était plus
heureux que celui des autres villes. Purgée par ses désastres des
restes de l’idolâtrie, elle ne subsiste plus que par le christianisme
qu’elle annonce à tout l’univers. Ainsi tous les grands empires que
nous avons vus sur la terre ont concouru par divers moyens au bien
de la religion et à la gloire de Dieu, comme Dieu même l’a déclaré
par ses prophètes.

Quand vous lisez si souvent dans leurs écrits que les rois
entreront en foule dans l’Église, et qu’ils en seront les protecteurs et
les nourriciers, vous reconnaissez à ces paroles les empereurs et
les autres princes chrétiens ; et comme les rois vos ancêtres se sont
signalez plus que tous les autres, en protégeant et en étendant
l’Église de Dieu, je ne craindrai point de vous assurer que c’est eux
qui de tous les rois sont prédits le plus clairement dans ces illustres
prophéties.

Dieu donc qui avait dessein de se servir des divers empires pour
châtier, ou pour exercer, ou pour étendre, ou pour protéger son
peuple, voulant se faire connaître pour l’auteur d’un si admirable
conseil, en a découvert le secret à ses prophètes, et leur a fait
prédire ce qu’il avait résolu d’exécuter. C’est pourquoi comme les
empires entraient dans l’ordre des desseins de Dieu sur le peuple
qu’il avait choisi, la fortune de ces empires se trouve annoncée par
les mêmes oracles du Saint-Esprit qui prédisent la succession du
peuple fidèle.

Plus vous vous accoutumerez à suivre les grandes choses, et à


les rappeler à leurs principes, plus vous serez en admiration de ces
conseils de la providence. Il importe que vous en preniez de bonne
heure les idées qui s’éclairciront tous les jours de plus en plus dans
votre esprit, et que vous appreniez à rapporter les choses humaines
aux ordres de cette sagesse éternelle dont elles dépendent. Dieu ne
déclare pas tous les jours ses volontés par ses prophètes touchant
les rois et les monarchies qu’il élève ou qu’il détruit. Mais l’ayant fait
tant de fois dans ces grands empires dont nous venons de parler, il
nous montre par ces exemples fameux ce qu’il fait dans tous les
autres, et il apprend aux rois ces deux vérités fondamentales :
premièrement, que c’est lui qui forme les royaumes pour les donner
à qui il lui plaît ; et secondement, qu’il sait les faire servir, dans les
temps et dans l’ordre qu’il a résolu, aux desseins qu’il a sur son
peuple. C’est, monseigneur, ce qui doit tenir tous les princes dans
une entière dépendance, et les rendre toujours attentifs aux ordres
de Dieu, afin de prester la main à ce qu’il médite pour sa gloire dans
toutes les occasions qu’il leur en présente.

Mais cette suite des empires, même à la considérer plus


humainement, a de grandes utilités, principalement pour les princes,
puis que l’arrogance, compagne ordinaire d’une condition si
éminente, est si fortement rabattue par ce spectacle. Car si les
hommes apprennent à se modérer en voyant mourir les rois,
combien plus seront-ils frappés en voyant mourir les royaumes
mêmes ; et où peut-on recevoir une plus belle leçon de la vanité des
grandeurs humaines ? Ainsi quand vous voyez passer comme en un
instant devant vos yeux, je ne dis pas les rois et les empereurs, mais
ces grands empires qui ont fait trembler tout l’univers ; quand vous
voyez les Assyriens anciens et nouveaux, les Mèdes, les Perses, les
Grecs, les Romains se présenter devant vous successivement, et
tomber, pour ainsi dire, les uns sur les autres : ce fracas effroyable
vous fait sentir qu’il n’y a rien de solide parmi les hommes, et que
l’inconstance et l’agitation est le propre partage des choses
humaines.

Discours sur l’histoire universelle, livre III, ch. I


FRANÇOIS FÉNELON
(1651-1715)

L’archevêque de Cambrai est surtout connu, de nos jours, pour


son implication dans la querelle du quiétisme, comme auteur du
Télémaque, et pour la disgrâce qui a suivi, son exil, son silence.

Si les extraits que nous donnons ci-dessous ne proviennent pas


des œuvres qui l’ont rendu célèbre, ils manifestent toutefois un
regard singulier, presque visionnaire, et une qualité d’émotion qui
signalent, avec une façon tranquille de brouiller les partages admis,
quelque chose d’assez exceptionnel en philosophie.

LA NATURE, GRANDE ARTISTE

Les pages, prodigieuses, consacrées à la description de la Terre


ne sont qu’accessoirement le moment d’une preuve de l’existence
de Dieu. Elles sont d’abord le fait – essentiel aux yeux d’un
philosophe – de l’étonnement dont elles naissent et dont naît un
regard réglé sur la variété et la multiplicité des différences, avant de
l’être sur leur articulation. Rien n’échappe à cette pensée, et
s’inaugure ici la découverte, contemporaine du surgissement du
paysage, d’une dimension du monde que retrouveront Buffon et
Bernardin de Saint-Pierre.

10. Arrêtons-nous d’abord au grand objet qui attire nos premiers


regards, je veux dire la structure générale de l’univers. Jetons les
yeux sur cette Terre qui nous porte. Regardons cette voûte immense
des cieux qui nous couvre, ces abîmes d’air et d’eau qui nous
environnent, et ces astres qui nous éclairent. Un homme qui vit sans
réflexion ne pense qu’aux espaces qui sont auprès de lui ou qui ont
quelque rapport à ses besoins. Il ne regarde la terre entière que
comme le plancher de sa chambre, et le soleil qui l’éclaire pendant
le jour que comme la bougie qui l’éclaire pendant la nuit. Ses
pensées se renferment dans le lieu étroit qu’il habite. Au contraire,
l’homme accoutumé à faire des réflexions étend ses regards plus
loin, et considère avec curiosité les abîmes presque infinis dont il est
environné de toutes parts. Un vaste royaume ne lui paraît alors
qu’un petit coin de la terre ; la terre elle-même n’est à ses yeux
qu’un point dans la masse de l’univers, et il admire de s’y voir placé
sans savoir comment.

11. Qui est-ce qui a suspendu ce globe de la terre qui est


immobile ? qui est-ce qui en a posé les fondements ?

Rien n’est, ce semble, plus vil qu’elle. Les plus malheureux la


foulent aux pieds. Mais c’est pourtant pour la posséder qu’on donne
tous les plus grands trésors. Si elle était plus dure, l’homme ne
pourrait en ouvrir le sein pour la cultiver. Si elle était moins dure, elle
ne pourrait le porter, il s’enfoncerait partout, comme il s’enfonce
dans le sable ou dans un bourbier. C’est du sein inépuisable de la
terre que sort tout ce qu’il y a de plus précieux. Cette masse informe,
vile et grossière, prend toutes les formes les plus diverses, et elle
seule devient tour à tour tous les biens que nous lui demandons.
Cette boue si sale se transforme en mille beaux objets qui charment
les yeux. En une seule année elle devient branches, boutons,
feuilles, fleurs, fruits et semences, pour renouveler ses libéralités en
faveur des hommes. Rien ne l’épuise. Plus on déchire ses entrailles,
plus elle est libérale. Après tant de siècles, pendant lesquels tout est
sorti d’elle, elle n’est point encore usée. Elle ne ressent aucune
vieillesse ; ses entrailles sont encore pleines des mêmes trésors.
Mille générations ont passé dans son sein. Tout vieillit, excepté elle
seule ; elle se rajeunit chaque année au printemps. Elle ne manque
jamais aux hommes.

Mais les hommes insensés se manquent à eux-mêmes en


négligeant de la cultiver. C’est par leur paresse et par leurs
désordres qu’ils laissent croître les ronces et les épines en la place
des vendanges et des moissons. Ils se disputent un bien qu’ils
laissent perdre. Les conquérants laissent en friche la terre, pour la
possession de laquelle ils ont fait périr tant de milliers d’hommes, et
ont passé leur vie dans une si terrible agitation. Les hommes ont
devant eux des terres immenses qui sont vides et inutiles, et ils
renversent le genre humain pour un coin de terre si négligé. La terre,
si elle était bien cultivée, nourrirait cent fois plus d’hommes qu’elle
n’en nourrit. L’inégalité même des terroirs, qui paraît d’abord un
défaut, se tourne en ornement et en utilité. Les montagnes se sont
élevées, et les vallons sont descendus en la place que le Seigneur
leur a marquée. Ces diverses terres, suivant les divers aspects du
soleil, ont leurs avantages. Dans ces profondes vallées on voit
croître l’herbe fraîche pour nourrir les troupeaux.
Auprès d’elles s’ouvrent de vastes campagnes revêtues de riches
moissons. Ici des coteaux s’élèvent comme un amphithéâtre, et sont
couronnés de vignobles et d’arbres fruitiers. Là de hautes
montagnes vont porter leur front glacé jusques dans les nues, et les
torrents qui en tombent sont les sources des rivières. Les rochers,
qui montrent leur cime escarpée, soutiennent la terre des
montagnes, comme les os du corps humain en soutiennent les
chairs.

Cette variété fait le charme des paysages, et en même temps elle


satisfait aux divers besoins des peuples. Il n’y a point de terroir si
ingrat qui n’ait quelque propriété. Non seulement les terres noires et
fertiles, mais encore les argileuses et les graveleuses,
récompensent l’homme de ses peines. Les marais desséchés
deviennent fertiles ; les sables ne couvrent d’ordinaire que la surface
de la terre, et quand le laboureur a la patience d’enfoncer, il trouve
un terroir neuf qui se fertilise, à mesure qu’on le remue et qu’on
l’expose aux rayons du soleil. Il n’y a presque point de terre
entièrement ingrate, si l’homme ne se lasse point de la remuer pour
l’exposer au soleil, et s’il ne lui demande que ce qu’elle est propre à
porter. Au milieu des pierres et des rochers on trouve d’excellents
pâturages, il y a dans leurs cavités des veines de terre que les
rayons du soleil pénètrent, et qui fournissent aux plantes pour nourrir
les troupeaux des sucs très savoureux. Les côtes mêmes qui
paraissent les plus stériles et les plus sauvages offrent souvent des
fruits délicieux, ou des remèdes très salutaires qui manquent dans
les plus fertiles pays. D’ailleurs, c’est par un effet de la providence
divine que nulle terre ne porte tout ce qui sert à la vie humaine, car
le besoin invite les hommes au commerce, pour se donner
mutuellement ce qui leur manque, et ce besoin est le lien naturel de
la société entre les nations. Autrement tous les peuples du monde
seraient réduits à une seule sorte d’habits et d’aliments, rien ne les
inviterait à se connaître et à s’entrevoir.

Tout ce que la terre produit, se corrompant, rentre dans son sein,


et devient le germe d’une nouvelle fécondité. Ainsi elle reprend tout
ce qu’elle a donné, pour le rendre encore. Ainsi la corruption des
plantes, et les excréments des animaux qu’elle nourrit, la nourrissent
elle-même, et perpétuent sa fertilité. Ainsi plus elle donne, plus elle
reprend ; et elle ne s’épuise jamais, pourvu qu’on sache dans la
culture lui rendre ce qu’elle a donné. Tout sort de son sein, tout y
rentre, et rien ne s’y perd. Toutes les semences qui y retournent se
multiplient. Confiez à la terre des grains de blé : en se pourrissant ils
germent, et cette mère féconde vous rend avec usure autant d’épis
qu’elle a reçu de grains. Creusez dans ses entrailles : vous y
trouverez la pierre et le marbre pour les plus superbes édifices. Mais
qui est-ce qui a renfermé tant de trésors dans son sein, à condition
qu’ils se reproduisent sans cesse ? Voyez tant de métaux précieux
et utiles, tant de minéraux destinés à la commodité de l’homme.

12. Admirez les plantes qui naissent de la terre. Elles fournissent


des aliments aux sains, et des remèdes aux malades. Leurs
espèces et leurs vertus sont innombrables.

Elles ornent la terre, elles donnent de la verdure, des fleurs


odoriférantes, et des fruits délicieux. Voyez-vous ces vastes forêts
qui paraissent aussi anciennes que le monde ? Ces arbres
s’enfoncent dans la terre par leurs racines, comme leurs branches
s’élèvent vers le ciel. Leurs racines les défendent contre les vents, et
vont chercher, comme par de petits tuyaux souterrains, tous les sucs
destinés à la nourriture de leur tige. La tige elle-même se revêt d’une
dure écorce qui met le bois tendre à l’abri des injures de l’air. Les
branches distribuent en divers canaux la sève que les racines
avaient réunie dans le tronc. En été ces rameaux nous protègent de
leur ombre contre les rayons du soleil. En hiver ils nourrissent la
flamme qui conserve en nous la chaleur naturelle. Leur bois n’est
pas seulement utile pour le feu ; c’est une matière douce, à laquelle
la main de l’homme donne sans peine toutes les formes qu’il lui plaît,
quoiqu’elle soit solide et durable, pour les plus grands ouvrages de
l’architecture et de la navigation. De plus, les arbres fruitiers, en
penchant leurs rameaux vers la terre, semblent offrir leurs fruits à
l’homme. Les arbres et les plantes, en laissant tomber leurs fruits ou
leurs graines, se préparent autour d’eux une nombreuse postérité.
La plus faible plante, le moindre légume contient en petit volume
dans une graine le germe de tout ce qui se déploie dans les plus
hautes plantes, et dans les plus grands arbres. La terre, qui ne
change jamais, fait tous ces changements dans son sein.

[…]1

Démonstration de l’existence de Dieu, I. L’Art de la nature, II

CE MOI OÙ JE ME RENFERME…
Où l’on retrouve les Méditations Métaphysiques de Descartes.
Mais avec une reprise, dramatisée, de la preuve de l’existence de
Dieu dite a contingentia mei.

22. Étant ainsi comme repoussé par tout ce que je m’imagine


connaître au-dehors de moi, je rentre au-dedans et je suis encore
étonné dans cette solitude au fond de moi-même. Je me cherche, je
m’étudie. Je vois bien que je suis ; mais je ne sais ni comment je
suis, ni si j’ai commencé à être, ni par où j’ai pu exister. Ô prodige, je
ne suis sûr que de moi-même, et ce moi où je me renferme,
m’étonne, me surpasse, me confond, et m’échappe dès que je
prétends le tenir. Me suis-je fait moi-même ? Non ; car pour faire il
faut être. Le néant ne fait rien. Donc pour me faire il aurait fallu que
j’eusse été avant que d’être, ce qui est une manifeste contradiction.
Ai-je toujours été ? suis-je par moi-même ? Il me semble que je n’ai
pas toujours été.

Je ne connais mon être que par la pensée, et je suis un être


pensant. Si j’avais toujours été, j’aurais toujours pensé. Si j’avais
toujours pensé, ne me souviendrais-je point de mes pensées ? Ce
que j’appelle mémoire, c’est ce qui fait connaître ce que l’on a pensé
autrefois. Mes pensées se replient sur elles-mêmes, en sorte qu’en
pensant je m’aperçois que je pense, et ma pensée se connaît elle-
même. Il m’en reste une connaissance après même qu’elle est
passée, qui fait que je la retrouve quand il me plaît, et c’est ce que
j’appelle souvenir. Il y a donc bien de l’apparence que si j’avais
toujours pensé, je m’en souviendrais. Il peut néanmoins se faire que
quelque cause inconnue et étrangère, quelque être puissant et
supérieur au mien, aurait agi sur le mien pour lui ôter la perception
de ses pensées anciennes, et aurait produit en moi ce que j’appelle
oubli. J’éprouve en effet que quelques-unes de mes pensées
m’échappent, en sorte que je ne les retrouve plus. Il y en a même
quelques-unes qui se perdent tellement qu’à cet égard-là je ne
pense point d’avoir jamais pensé.

Démonstration de l’existence de Dieu, I. Preuves intellectuelles et


idée de l’infini, II

UNE OMBRE DE VOTRE ÊTRE

En cet état je me regarde comme un milieu entre l’être et le néant.


Ô Dieu, que suis-je ? une ombre de votre être. Une ombre est une
image, mais une image vaine et trompeuse. Elle a une figure
semblable à celle des vrais corps, des dimensions certaines. Elle se
meut, elle paraît vivante, et elle n’est rien, car elle n’est qu’une
privation de lumière.

Je suis tenté de croire que mon être n’est qu’une illusion


semblable. Quand je ne songe point à me chercher, je ne me trouve
que trop partout. Je ne suppose que trop certainement mon
existence. Je ne pense qu’à moi, je veux tout pour moi, je rapporte à
moi seul tout ce qui m’environne.

Je me fais le centre de tout. Est-il question de me trouver, je me


cherche en vain. Je m’échappe à moi-même. Je fuis et je disparais
comme une ombre. Ô lumière éternelle, à vos rayons cette ombre
vaine s’évanouit. Je ne sais ce que je deviens quand je veux
m’approfondir et saisir ma propre substance. Tout au plus je ne suis
qu’un demi-être, toujours prêté, et par un prêt momentané. Je n’ai
aucune consistance. Je ne suis jamais tout entier avec permanence.

L’homme d’hier n’est pas précisément celui d’aujourd’hui, ni quant


aux parties du corps, ni quant aux pensées de l’âme. Je ne suis que
par morceaux détachés qui ne peuvent tenir les uns aux autres. Mon
existence du moment présent ne me répond point de celle du
moment qui arrive. Le moi de l’instant où je parle n’est déjà plus, et
un autre moi qui le pousse pour prendre sa place, à peine a le temps
de paraître. Il n’est déjà plus, et un troisième aussi peu durable
l’anéantit. Les parties qui composent cette portion mesurée d’être
qui m’est échue ne sont jamais ensemble. Je ne suis jamais que par
quelque parcelle de moi. Me voilà un être fluide qui s’écoule sans
cesse, qui perd toujours une partie de son être, et qui n’est jamais
rien de précis ni d’arrêté. Encore une fois que suis-je ? En vérité je
n’en sais rien ; tant je suis peu de chose. Mais enfin ce que je suis
n’est que pensée et volonté. Je pense, je veux. C’est de quoi je ne
puis douter, puisque je dois rapporter à ma fin essentielle tout ce que
j’ai et tout ce que je suis, je ne puis lui rapporter en tribut que ma
pensée et ma volonté.

Lettre III bis

Note

1. La place nous manque pour donner les pages suivantes, consacrées en particulier aux
animaux. Elles relèvent du même étonnement continué…
III – LES LUMIÈRES
e
Le XVIII siècle, ce sont les Lumières, mais pas seulement. Il y faut
aussi d’ombre, « une morne moitié » – pas si morne, comme nous le
verrons.

En cette appellation qu’elles revendiquent, les Lumières ne sont


pas forcément bien nommées : la plupart des extraits que nous
avons retenus font apparaître, si l’on peut dire, une étonnante cécité
à l’égard de la réalité humaine et de son histoire, si bien que l’on
caractériserait mieux, sans doute, ce mouvement en y voyant le
temps des illusions. On sait que les philosophes majeurs de cette
époque sont restés en dehors de ce courant, ou en ont critiqué les
thèmes essentiels, comme la croyance au progrès.

Mais ce qui fait définitivement la grandeur des lumières, c’est la


découverte que la liberté ne pouvait se limiter à n’être qu’une notion
abstraite, et qu’il fallait l’inscrire dans la réalité : ce concept est
devenu un étendard brandi haut par la philosophie, les philosophes
sortent de chez eux, descendent sur la place publique, se battent, et
se battent souvent réellement, non pas pour faire triompher leurs
idées, mais pour faire triompher la justice, défendre les victimes de
l’obscurantisme et de l’oppression.

Et l’on n’oubliera pas non plus, même si cela fait probablement


encore partie des illusions, qu’au premier rang de ce combat il y
avait le combat pour la liberté de penser, et en général, le combat
pour les Lumières, c’est-à-dire en faveur du savoir et pour
l’instruction, auxquels on accorde un pouvoir libérateur.

Résultat ? Ce siècle est, particulièrement en France, celui où les


idées se confrontent et bouillonnent, où la discussion philosophique
s’engage et prend sa place dans l’histoire. Il faut évoquer, bien sûr,
la réalisation de L’Encyclopédie, même si la chose déborde
largement le mouvement des Lumières.

Tout cela, évidemment, ne sera pas pour rien dans la « Grande


Révolution », qui fut un objet pour la philosophie, et un événement
pour les philosophes : ils pourraient y avoir contribué, et, une fois les
choses accomplies, ils y ont réfléchi.
LA RAISON ET L’AUTORITÉ
Le combat visant à libérer la raison du « joug » de l’autorité, bref
pour en finir avec le principe d’autorité, et permettre l’autonomie de
la pensée, a commencé dès la Renaissance et s’est poursuivi au
e
XVII siècle : il prend désormais un autre tour, plus offensif. En
particulier, l’ennemi (ce terme ne s’imposait pas auparavant) n’est
plus le même : Guillaume Budé, Descartes, Pascal, avaient en vue
l’autorité des Anciens ou, pour le dire autrement, des autorités qui
e
« faisaient autorité » ; au XVIII siècle, ce dont doit se libérer la raison
des Lumières, c’est de l’obscurantisme, et le combat se livre contre
la superstition, les prêtres, l’ignorance.

Pourquoi ne pas l’avouer ? un certain simplisme se mêle


quelquefois de la partie. Autant l’intelligence d’un Bayle ou d’un
Fontenelle force le respect, autant les arguments du Curé Meslier
sont désolants.
PIERRE BAYLE
(1647-1706)

La critique du principe d’autorité donne lieu, chez l’illustre auteur


du Dictionnaire, à un admirable élargissement. Bayle intègre la
question de la soumission à l’autorité à une problématique générale
de la croyance et de son partage, rigoureusement argumentée. Il
s’agit de distinguer soigneusement les diverses causes qui
produisent l’assentiment, de qui vient l’opinion reçue, et les
conditions de sa formation.

QUELLE EST LA VÉRITABLE CAUSE DE L’AUTORITÉ D’UNE


OPINION ?

[…] les savants sont quelquefois une aussi méchante caution que
le peuple, & […] une tradition fortifiée de leur témoignage n’est pas
pour cela exempte de fausseté. Il ne faut donc pas que le nom & le
titre de savant nous en impose. Que savons-nous si ce grand
Docteur qui avance quelque doctrine a apporté plus de façon à s’en
convaincre qu’un ignorant qui l’a crûe sans l’examiner ? Si le
Docteur en a fait autant, sa voix n’a pas plus d’autorité que celle de
l’autre, puisqu’il est certain que le témoignage d’un homme ne doit
avoir de force qu’a proportion du degré de certitude qu’il s’est acquis
en s’instruisant pleinement du fait.

Je vous l’ai déjà dit, & je le répète encore ; un sentiment ne peut


devenir probable par la multitude de ceux qui le suivent, qu’autant
qu’il a paru vrai à plusieurs, indépendamment de toute prévention, &
par la feule force d’un examen judicieux ; accompagné d’exactitude,
& d’une grande intelligence des choses : & comme on a fort bien dit
qu’un témoin qui a vu est plus croyable que dix qui parlent par ouï-
dire ; on peut aussi assurer qu’un habile homme qui ne débite que
ce qu’il a extrêmement médité, & qu’il a trouvé à l’épreuve de tous
ses doutes, donne plus de poids à son sentiment, que cent mille
esprits vulgaires qui se suivent comme des moutons, & se reposent
de tout sur la bonne foi d’autrui. Et c’est à cause de cela sans doute
que Themistius & Cicéron ont déclaré si nettement, le premier, qu’il
croirait plutôt à ce que Platon lui ferait entendre d’un signe de tête,
qu’à ce que tous les autres philosophes lui affirmeraient avec
serment : & le dernier, que la seule autorité de Platon sans aucune
preuve briserait toute l’incrédulité de son esprit.

Pensées diverses à l’occasion d’une comète, § XLVII

QU’IL NE FAUT PAS JUGER EN PHILOSOPHIE PAR LA


PLURALITÉ DES VOIX

Je n’approuve pas ces manières, mais j’en reviens toujours là,


qu’il ne faut pas compter les voix, qu’il faut les peser, & que la
méthode de décider une controverse à la pluralité des voix, est
sujette à tant d’injustices, qu’il n’y a que l’impossibilité de faire
autrement qui la rende légitime en certains cas. Vous voyez assez
d’où naît cette impossibilité, c’est qu’il n’y a personne sur la terre qui
puisse déterminer au juste combien un suffrage vaut plus que
l’autre, qui n’ait ni la juridiction, ni les lumières nécessaires pour
réduire les opinions des membres d’une compagnie, chacune à son
juste prix, de sorte qu’il faut nécessairement tolérer que l’une vaille
autant que l’autre, dans certains cas. Mais puisque les controverses
de philosophie ne sont pas de cette espèce, il nous est fort permis
de compter pour rien les suffrages d’une infinité de gens crédules &
superstitieux, & d’acquiescer plutôt, aux raisons d’un petit nombre de
philosophes. Ainsi, Monsieur, sans avoir égard à votre vox populi,
vox Dei, aphorisme qui autoriserait les pensées les plus ridicules, si
on le suivait ; je serais fort d’avis qu’on examinât premièrement s’il
est vrai que les années qui ont suivi de près les Comètes, aient
toujours été remarquables par des événements plus tragiques que
ceux qu’on voit arriver dans d’autres temps. Si l’on trouvait que la
chose fut ainsi, on pousserait ses recherches plus loin, & l’on
examinerait quelle peut être la cause de la liaison des événements
tragiques avec les Comètes. Si l’on trouvait que la chose fût
autrement, on tâcherait de désabuser le monde de ses fausses
imaginations sur ce point-là, & l’on ne ferait pas plus de cas de la
fausseté, sous prétexte qu’elle serait répandue par tout le monde,
que si elle n’était que la maladie de deux ou de trois personnes.
Aussi bien, comme le remarque Cicéron, n’y a-t-il point d’apparence
de faire cas d’un jugement rendu par une multitude de personnes,
dont chacune prise à part est si peu capable de connaître la chose,
que son sentiment n’est d’aucune considération.

Pensées diverses à l’occasion d’une comète, § XLVIII


BERNARD LE BOUYER DE FONTENELLE
(1657-1757)

Un bel éloge de la simplicité, qui repose sur une compréhension


judicieuse du cartésianisme. Il y a des idées, des raisonnements,
des arguties, dont il faut savoir se débarrasser. Car la simplicité des
raisons est la seule vraie simplicité, exempte en effet de tout
simplisme.

DES CHOSES SI SIMPLES…

Toute la philosophie n’est fondée que sur deux choses, sur ce


qu’on a l’esprit curieux et les yeux mauvais ; car si vous aviez les
yeux meilleurs que vous ne les avez, vous verriez bien si les étoiles
sont des soleils qui éclairent autant de mondes, ou si elles n’en sont
pas ; et si, d’un autre côté, vous étiez moins curieux, vous ne vous
soucieriez pas de le savoir, ce qui reviendrait au même : mais on
veut savoir plus qu’on ne voit ; c’est là la difficulté.

Encore si ce qu’on voit on le voyait bien, ce serait toujours autant


de connu ; mais on le voit tout autrement qu’il n’est. Ainsi, les vrais
philosophes passent leur vie à ne point croire ce qu’ils voient, et à
tâcher de deviner ce qu’ils ne voient point ; et cette condition n’est
pas, ce me semble, trop à envier. Sur cela, je me figure toujours que
la nature est un grand spectacle, qui ressemble à celui de l’opéra.
Du lieu où vous êtes à l’opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à
fait comme il est : on a disposé les décorations et les machines pour
faire de loin un effet agréable, et on cache à votre vue ces roues et
ces contrepoids qui font tous les mouvements. Aussi ne vous
embarrassez-vous guère de deviner comment tout cela joue. Il n’y a
peut-être que quelque machiniste caché dans le parterre ; qui
s’inquiète d’un vol qui lui aura paru extraordinaire, et qui veut
absolument démêler comment ce vol a été exécuté ? Vous voyez
bien que ce machiniste-là est assez fait comme les philosophes.

Mais ce qui, à l’égard des philosophes, augmente la difficulté,


c’est que dans les machines que la nature présente à nos yeux, les
cordes sont parfaitement bien cachées, et elles le sont si bien, qu’on
a été longtemps à deviner ce qui causait les mouvements de
l’univers : car représentez-vous tous les sages à l’opéra, ces
Pythagore, ces Platon, ces Aristote, et tous ces gens dont le nom fait
aujourd’hui tant de bruit à nos oreilles : supposons qu’ils voyaient le
vol de Phaëton que les vents enlèvent, qu’ils ne pouvaient découvrir
les cordes, et qu’ils ne savaient point comment le derrière du théâtre
était disposé. L’un d’eux disait : « C’est une vertu secrète qui enlève
Phaëton. » L’autre, « Phaëton est composé de certains nombres qui
le font monter ». L’autre, « Phaëton a une amitié pour le haut du
théâtre ; il n’est pas à son aise quand il n’y est pas ». L’autre,
« Phaëton n’est pas fait pour voler ; mais il aime mieux voler que de
laisser le haut du théâtre vuide, et cent autres rêveries que je
m’étonne qui n’aient perdu de réputation toute l’Antiquité. À la fin,
Descartes, et quelques autres modernes sont venus, qui ont dit :
« Phaëton monte, parce qu’il est tiré par des cordes, et qu’un poids
plus pesant que lui descend. » Ainsi, on ne croit plus qu’un corps se
remue, s’il n’est tiré, ou plutôt poussé par un autre corps : on ne croit
plus qu’il monte ou qu’il descende, si ce n’est par l’effet d’un
contrepoids ou d’un ressort ; et qui verrait la nature telle qu’elle est,
ne verrait que le derrière du théâtre de l’opéra. […]

– Avouez la vérité. N’avez-vous pas eu quelquefois une idée plus


sublime de l’univers, et ne lui avez-vous point fait plus d’honneur
qu’il ne méritait ?

– J’ai vu des gens qui l’en estimaient moins, depuis qu’ils l’avaient
connu.

– Et moi, je l’en estime beaucoup plus, depuis que je sais qu’il


ressemble à une montre. Il est surprenant que l’ordre de la nature,
tout admirable qu’il est, ne roule que sur des choses si simples.

er
Entretiens sur la pluralité des mondes, I soir
JEAN MESLIER
(1664-1729)

Autant les arguments avancés ici sont, en eux-mêmes, solides et


de bon sens, autant on doit remarquer l’absence de tout effort de
l’Abbé Meslier pour simplement comprendre ce à quoi il a affaire.
Hegel a montré comment ce procédé est caractéristique d’une forme
de cécité propre aux Lumières : il suffit de ne voir dans les Écritures
que des fables pour s’autoriser ensuite à leur reprocher de n’être
que des fables, alors que c’est bel et bien l’accusateur lui-même qui
est incapable d’y trouver autre chose. Il est en effet trop facile de
donner de ce qu’on critique une image ridicule pour pouvoir ensuite
lui reprocher de l’être !

LES DIVINES ÉCRITURES NE COMPORTENT RIEN DE DIVIN

Mais voyons si ces livres portent en eux-mêmes quelque


caractère particulier de vérité, comme par exemple d’érudition, de
sagesse & de sainteté, ou de quelques autres perfections qui ne
puissent convenir qu’à un Dieu, & si les miracles qui y sont cités
s’accordent avec ce que l’on devrait penser de la grandeur, de la
bonté, de la justice & de la sagesse infinie d’un Dieu tout-puissant.

Premièrement, on verra qu’il n’y a aucune érudition, aucune


pensée sublime, ni aucune production qui passe les forces
ordinaires de l’esprit humain. Au contraire on n’y verra, d’un côté,
que des narrations fabuleuses, comme sont celles de la formation de
la femme tirée d’une côte de l’homme, du prétendu paradis terrestre,
d’un serpent qui parlait, qui raisonnait, & qui était même plus rusé
que l’homme ; d’une ânesse qui parlait, & qui reprenait son maître
de ce qu’il la maltraitait mal à propos ; d’un déluge universel, & d’une
arche où des animaux de toute espèce étaient renfermés ; de la
confusion des langues & de la division des nations, sans parler de
quantité d’autres vains récits particuliers sur des sujets bas &
frivoles, & que des auteurs graves mépriseraient de rapporter.
Toutes ces narrations n’ont pas moins l’air de fables que celles que
l’on a inventées sur l’industrie de Prométhée, sur la boîte de
Pandore, ou sur la guerre des géants contre les dieux, & autres
semblables que les poètes ont inventées pour amuser les hommes
de leur temps.

D’un autre côté, on n’y verra qu’un mélange de quantité de lois &
d’ordonnances, ou de pratiques superstitieuses, touchant les
sacrifices, les purifications de l’ancienne loi, le vain discernement
des animaux, dont elle suppose les uns purs & les autres impurs.
Ces lois ne sont pas plus respectables que celles des nations les
plus idolâtres.

On n’y verra encore que de simples histoires, vraies ou fausses,


de plusieurs rois, de plusieurs princes ou particuliers qui auront bien
ou mal vécu, ou qui auront fait quelques belles ou mauvaises
actions, parmi d’autres actions basses & frivoles qui y sont
rapportées aussi.

Pour faire tout cela, il est visible qu’il ne fallait pas avoir un grand
génie, ni avoir des révélations Divines. Ce n’est pas faire honneur à
un Dieu.

Enfin on ne voit, dans ces livres, que les discours, la conduite &
les actions de ces renommés Prophètes qui se disaient être tout
particulièrement inspirés de Dieu. On verra leur manière d’agir & de
parler, leurs songes, leurs illusions, leurs rêveries ; & il sera facile de
juger qu’ils ressemblaient beaucoup plus à des visionnaires & à des
fanatiques qu’à des personnes sages & éclairées.

Il y a cependant dans quelques-uns de ces livres plusieurs bons


enseignements & de belles maximes de morale, comme dans les
Proverbes attribués à Salomon, dans le livre de la Sagesse & de
l’Ecclésiastique ; mais ce même Salomon, le plus sage de leurs
écrivains, est aussi le plus incrédule. Il doute même de l’immortalité
de l’âme, & il conclut ses ouvrages par dire qu’il n’y a rien de bon
que de jouir en paix de son labeur, & de vivre avec ce que l’on aime.

D’ailleurs, combien les auteurs qu’on nomme profanes, Xénophon,


Platon, Cicéron, l’Empereur Antonin, l’Empereur Julien, Virgile, etc.,
sont-ils au-dessus de ces livres qu’on nous dit inspirés de Dieu ! Je
crois pouvoir dire que quand il n’y aurait par exemple, que les Fables
d’Ésope, elles sont certainement beaucoup plus ingénieuses & plus
instructives que ne le sont toutes ces grossières & basses paraboles
qui sont rapportées dans les Évangiles.

Mais ce qui fait encore voir que ces sortes de livres ne peuvent
venir d’aucune inspiration Divine, c’est qu’outre la bassesse & la
grossièreté du style, & le défaut d’ordre dans la narration des faits
particuliers qui y sont très mal circonstanciés, on ne voit point que
les auteurs s’accordent ; ils se contredisent en plusieurs choses ; ils
n’avaient pas même assez de lumières & de talents naturels pour
bien rédiger une histoire.

Testament de Jean Meslier, 22-23


L’ENCYCLOPÉDIE

Chez les plus grands, auxquels nous accordons l’hospitalité de ce


chapitre, le progrès n’est pas une illusion naïve, mais une idée
directrice liée à l’exigence de liberté : elle ordonne tantôt un combat,
tantôt une analyse ou une description de l’histoire humaine. Le
concept de progrès, ainsi construit, devient la source de diverses
perplexités et de beaucoup de questions.

Surtout, cette réflexion est au cœur du projet Encyclopédique, qui,


à lui seul, emporterait toute l’admiration due à ce siècle. Ce projet
réalise le pari exceptionnel de réunir les contributions des plus
grands esprits de son époque, dans toutes les disciplines, et de les
faire travailler ensemble. Il est l’occasion, pour ses contributeurs, de
réfléchir non seulement au progrès mais aussi à la présence du
philosophe dans la Cité et – sans doute le plus important et le plus
solide du projet – à la récollection et à la diffusion du savoir. Avec
l’Encyclopédie, apparaît une figure nouvelle de l’organisation du
savoir, non seulement attentive à la pluralité des sciences, mais
accueillante aussi au développement des arts et des techniques. Et
ne méconnaissons pas les enjeux majeurs de cette entreprise :
l’instruction, le progrès et l’avenir de l’humanité !
VOLTAIRE
(1694-1778)

Ce texte – extrait de l’article « Philosophe » de L’Encyclopédie –


fait l’objet d’une discussion quant à son attribution à Voltaire. Ce
dernier serait en tout cas l’auteur de la première version, rédigée
en 1730, et de sa révision pour publication dans L’Encyclopédie,
en 1765. Entre-temps, auraient circulé d’autres versions, attribuées
à Du Marsais.

Peu importe ! C’est un beau portrait du philosophe, qui congédie


les images dépassées du sage antique. Le philosophe voltairien est
de son temps, il vit parmi les hommes, mais il se veut capable,
aussi, de leur montrer le chemin.

« IL MARCHE LA NUIT, MAIS IL EST PRÉCÉDÉ D’UN


FLAMBEAU… »

Il n’y a rien qui coûte moins à acquérir aujourd’hui que le nom de


philosophe ; une vie obscure & retirée, quelques dehors de sagesse,
avec un peu de lecture, suffisent pour attirer ce nom à des
personnes qui s’en honorent sans le mériter. D’autres, qui ont eu la
force de se défaire des préjugés de l’éducation en matière de
religion, se regardent comme les seuls véritables philosophes.
Quelques lumières naturelles de raison, et quelques observations
sur l’esprit et le cœur humain, leur ont fait voir que nul être suprême
n’exige de culte des hommes, que la multiplicité des religions, leur
contrariété, et les différents changements qui arrivent en chacune
sont une preuve sensible qu’il n’y en a jamais eu de révélée, et que
la religion n’est qu’une passion humaine, comme l’amour, fille de
l’admiration, de la crainte et de l’espérance ; mais ils en sont
demeurés à cette seule spéculation, et c’en est assez aujourd’hui
pour être reconnu philosophe par un grand nombre de personnes.
D’autres en qui la liberté de penser tient lieu de raisonnement, se
regardent comme les seuls véritables philosophes, parce qu’ils ont
osé renverser les bornes sacrées posées par la religion, & qu’ils ont
brisé les entraves où la foi mettait leur raison. Fiers de s’être défaits
des préjugés de l’éducation, en matière de religion, ils regardent
avec mépris les autres comme des âmes faibles, des génies
serviles, des esprits pusillanimes qui se laissent effrayer par les
conséquences où conduit l’irréligion, & qui n’osant sortir un instant
du cercle des vérités établies, ni marcher dans des routes nouvelles,
s’endorment sous le joug de la superstition.

Mais on doit avoir une idée plus vaste et plus juste du philosophe,
& voici le caractère que nous lui donnons.

Le philosophe est une machine humaine comme un autre


homme ; mais c’est une machine qui, par sa constitution mécanique,
réfléchit sur ses mouvements. Les autres hommes sont déterminés
à agir sans sentir, ni connaître les causes qui les font mouvoir, sans
même songer qu’il y en ait. Le philosophe au contraire démêle les
causes autant qu’il est en lui, & souvent même les prévient, & se
livre à elles avec connaissance : c’est une horloge qui se monte,
pour ainsi dire, quelquefois elle-même. Ainsi il évite les objets qui
peuvent lui causer des sentiments qui ne conviennent ni au bien-
être, ni à l’être raisonnable, & cherche ceux qui peuvent exciter en
lui des affections convenables à l’état où il se trouve. La raison est à
l’égard du philosophe, ce que la grâce est à l’égard du chrétien,
dans le système de saint Augustin. La grâce détermine le chrétien à
agir ; la raison détermine le philosophe sans lui ôter le goût du
volontaire.

Les autres hommes sont emportés par leurs passions, sans que
les actions qu’ils font soient précédées de la réflexion : ce sont des
hommes qui marchent dans les ténèbres ; au lieu que le philosophe
dans ses passions mêmes, n’agit qu’après la réflexion ; il marche la
nuit, mais il est précédé d’un flambeau.

[…]

L’esprit philosophique est un esprit d’observation & de justesse,


qui rapporte tout à ses véritables principes ; mais ce n’est pas l’esprit
seul que le philosophe cultive, il porte plus loin son attention & ses
soins. L’homme n’est point un monstre qui ne doive vivre que dans
les abîmes de la mer, ou dans le fond d’une forêt : les seules
nécessités de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire ;
& dans quelqu’état où il puisse se trouver, ses besoins & le bien-être
l’engagent à vivre en société. Ainsi la raison exige de lui qu’il
connaisse, qu’il étudie, & qu’il travaille à acquérir les qualités
sociables. Il est étonnant que les hommes s’attachent si peu à tout
ce qui est de pratique, et qu’ils s’échauffent si fort sur de vaines
spéculations. Voyez les désordres que tant de différentes hérésies
ont causés ; elles ont toujours roulé sur des points de théorie : tantôt
il s’est agi du nombre des personnes de la trinité et de leur
émanation ; tantôt du nombre des sacrements et de leur vertu ;
tantôt de la nature et de la force de la grâce : que de guerres, que de
troubles pour des chimères !

[…]

Notre philosophe ne se croit pas en exil dans ce monde ; il ne croit


point être en pays ennemi ; il veut jouir en sage économe des biens
que la nature lui offre ; il veut trouver du plaisir avec les autres : &
pour en trouver, il en faut faire : ainsi il cherche à convenir à ceux
avec qui le hasard ou son choix le font vivre ; & il trouve en même
temps ce qui lui convient : c’est un honnête homme qui veut plaire &
se rendre utile.

La plupart des grands à qui les dissipations ne laissent pas assez


de temps pour méditer, sont féroces envers ceux qu’ils ne croient
pas leurs égaux. Les philosophes ordinaires qui méditent trop, ou
plutôt qui méditent mal, le sont envers tout le monde ; ils fuient les
hommes, & les hommes les évitent. Mais notre philosophe qui sait
se partager entre la retraite & le commerce des hommes, est plein
d’humanité. C’est le Chrémès de Térence qui sent qu’il est homme,
& que la seule humanité intéresse à la mauvaise ou à la bonne
fortune de son voisin. Homo sum, humani a me nihil alienum puto.
[Homme je suis. Rien d’humain ne me saurait être étranger].

[…]

Le philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par


raison, & qui joint à un esprit de réflexion & de justesse les mœurs &
les qualités sociables. Entez un souverain sur un philosophe d’une
telle trempe, & vous aurez un parfait souverain.

De cette idée il est aisé de conclure combien le sage insensible


des stoïciens est éloigné de la perfection de notre philosophe :

[…]

nous voulons un homme, & leur sage n’était qu’un fantôme. Ils
rougissaient de l’humanité, & nous nous en faisons gloire ; nous
voulons mettre les passions à profit ; nous voulons en faire un usage
raisonnable, et par conséquent possible, et ils voulaient follement
anéantir les passions, & nous élever au-dessus et nous abaisser au-
dessous de notre nature par une insensibilité chimérique. Les
passions lient les hommes entr’eux, et c’est pour nous un doux
plaisir que cette liaison. Nous ne voulons ni détruire nos passions, ni
en être tyrannisés, mais nous voulons nous en servir et les régler
pour lui, il ne prétend pas au chimérique honneur de détruire les
passions, parce que cela est impossible ; mais il travaille à n’en être
pas tyrannisé, à les mettre à profit, & à en faire un usage
raisonnable, parce que cela est possible, & que la raison le lui
ordonne.

Article « Philosophe » de L’Encyclopédie


JEAN LE ROND D’ALEMBERT
(1717-1783)

D’Alembert résume, en ce qu’il a d’unique, le projet


encyclopédique. Il a vu que tout tenait à la rencontre des esprits, et
donc à la transmission. On trouve ainsi une magnifique réflexion sur
les langues, sur l’usage des signes, mais aussi sur l’histoire, car ce
que nous enseigne l’étude du passé, ce n’est pas seulement un
savoir ou une histoire, mais au fond une somme d’expériences.
L’histoire nous instruit sur les hommes, parce qu’on peut voir, en
elle, ce que font les hommes pour devenir ce qu’ils sont : comment
ils élaborent leurs lois, comment ils organisent leurs sociétés.

DE LA COMMUNICATION DES IDÉES

La science de la communication des idées ne se borne pas à


mettre de l’ordre dans les idées mêmes ; elle doit apprendre encore
à exprimer chaque idée de la manière la plus nette qu’il est possible,
et par conséquent à perfectionner les signes qui sont destinés à la
rendre : c’est aussi ce que les hommes ont fait peu à peu. Les
langues, nées avec les sociétés, n’ont sans doute été d’abord
qu’une collection assez bizarre de signes de toute espèce, et les
corps naturels qui tombent sous nos sens ont été en conséquence
les premiers objets que l’on ait désignés par des noms. Mais autant
qu’il est permis d’en juger, les langues dans cette première origine,
destinées à l’usage le plus pressant, ont dû être fort imparfaites, peu
abondantes, et assujetties à bien peu de principes certains ; et les
arts ou les sciences absolument nécessaires pouvaient avoir fait
beaucoup de progrès, lorsque les règles de la diction et du style
étaient encore à naître. La communication des idées ne souffrait
pourtant guère de ce défaut de règles, et même de la disette de
mots ; ou plutôt elle n’en souffrait qu’autant qu’il était nécessaire
pour obliger chacun des hommes à augmenter ses propres
connaissances par un travail opiniâtre, sans trop se reposer sur les
autres. Une communication trop facile peut tenir quelquefois l’âme
engourdie, et nuire aux efforts dont elle serait capable. Qu’on jette
les yeux sur les prodiges des aveugles nés, et des sourds et muets
de naissance ; on verra ce que peuvent produire les ressorts de
l’esprit, pour peu qu’ils soient vifs et mis en action par des difficultés
à vaincre. Cependant la facilité de rendre et de recevoir des idées
par un commerce mutuel, ayant aussi de son côté des avantages
incontestables, il n’est pas surprenant que les hommes aient
cherché de plus en plus à augmenter cette facilité. Pour cela, ils ont
commencé par réduire les signes aux mots, parce qu’ils sont, pour
ainsi dire, les symboles que l’on a le plus aisément sous la main. De
plus, l’ordre de la génération des mots a suivi l’ordre des opérations
de l’esprit : après les individus, on a nommé les qualités sensibles,
qui, sans exister par elles-mêmes, existent dans ces individus, et
sont communes à plusieurs : peu à peu l’on est enfin venu à ces
termes abstraits, dont les uns servent à lier ensemble les idées,
d’autres à désigner les propriétés générales des corps, d’autres à
exprimer des notions purement spirituelles. Tous ces termes que les
enfants sont si longtemps à apprendre, ont coûté sans doute encore
plus de temps à trouver. Enfin réduisant l’usage des mots en
préceptes, on a formé la grammaire, que l’on peut regarder comme
une des branches de la logique. Éclairée par une métaphysique fine
et déliée, elle démêle les nuances des idées, apprend à distinguer
ces nuances par des signes différents, donne des règles pour faire
de ces signes l’usage le plus avantageux, découvre souvent par cet
esprit philosophique qui remonte à la source de tout, les raisons du
choix bizarre en apparence, qui fait préférer un signe à un autre, et
ne laisse enfin à ce caprice national qu’on appelle usage, que ce
qu’elle ne peut absolument lui ôter.

Les hommes, en se communiquant leurs idées, cherchent aussi à


se communiquer leurs passions. C’est par l’éloquence qu’ils y
parviennent. Faite pour parler au sentiment, comme la logique et la
grammaire parlent à l’esprit, elle impose silence à la raison même ;
et les prodiges qu’elle opère souvent entre les mains d’un seul sur
toute une nation, sont peut-être le témoignage le plus éclatant de la
supériorité d’un homme sur un autre. Ce qu’il y a de singulier, c’est
qu’on ait cru suppléer par des règles à un talent si rare. C’est à peu
près comme si on eût voulu réduire le génie en préceptes. Celui qui
a prétendu le premier qu’on devait les orateurs à l’art, ou n’était pas
du nombre, ou était bien ingrat envers la nature. Elle seule peut
créer un homme éloquent ; les hommes sont le premier livre qu’il
doive étudier pour réussir, les grands modèles sont le second ; et
tout ce que ces écrivains illustres nous ont laissé de philosophique
et de réfléchi sur le talent de l’orateur, ne prouve que la difficulté de
leur ressembler.

L’HISTOIRE
C’est là qu’on apprend à n’estimer les hommes que par le bien
qu’ils font, et non par l’appareil imposant qui les entoure : les
souverains, ces hommes assez malheureux pour que tout conspire à
leur cacher la vérité, peuvent eux-mêmes se juger d’avance à ce
tribunal intègre et terrible ; le témoignage que rend l’histoire à ceux
de leurs prédécesseurs qui leur ressemblent, est l’image de ce que
la postérité dira d’eux.

La chronologie et la géographie sont les deux rejetons et les deux


soutiens de la science dont nous parlons : l’une, pour ainsi dire,
place les hommes dans le temps ; l’autre les distribue sur notre
globe. Toutes deux tirent un grand secours de l’histoire de la terre et
de celle des cieux, c’est-à-dire des faits historiques, et des
observations célestes ; et s’il était permis d’emprunter ici le langage
des poètes, on pourrait dire que la science des temps et celle des
lieux sont filles de l’astronomie et de l’histoire.

Un des principaux fruits de l’étude des empires et de leurs


révolutions, est d’examiner comment les hommes, séparés pour
ainsi dire en plusieurs grandes familles, ont formé diverses sociétés ;
comment ces différentes sociétés ont donné naissance aux
différentes espèces de gouvernements ; comment elles ont cherché
à se distinguer les unes des autres, tant par les lois qu’elles se sont
données, que par les signes particuliers que chacune a imaginés
pour que ses membres communiquassent plus facilement entre eux.
Telle est la source de cette diversité de langues et de lois, qui est
devenue pour notre malheur un objet considérable d’étude. Telle est
encore l’origine de la politique, espèce de morale d’un genre
particulier et supérieur, à laquelle les principes de la morale ordinaire
ne peuvent quelquefois s’accommoder qu’avec beaucoup de
finesse, et qui, pénétrant dans les ressorts principaux du
gouvernement des états, démêle ce qui peut les conserver, les
affaiblir ou les détruire : étude peut-être la plus difficile de toutes, par
les connaissances profondes des peuples et des hommes qu’elle
exige, et par l’étendue et la variété des talents qu’elle suppose ;
surtout quand le politique ne veut point oublier que la loi naturelle,
antérieure à toutes les conventions particulières, est aussi la
première loi des peuples, et que pour être homme d’État on ne doit
point cesser d’être hommes.

DE L’UTILITÉ DU LATIN

C’est être ignorant ou présomptueux de croire que tout soit vu


dans quelque matière que ce puisse être, et que nous n’ayons plus
aucun avantage à tirer de l’étude et de la lecture des Anciens.

L’usage de tout écrire aujourd’hui en langue vulgaire, a contribué


sans doute à fortifier ce préjugé, et est peut-être plus pernicieux que
le préjugé même. Notre langue étant répandue par toute l’Europe,
nous avons crû qu’il était temps de la substituer à la langue latine,
qui depuis la renaissance des lettres était celle de nos savants.
J’avoue qu’un philosophe est beaucoup plus excusable d’écrire en
français, qu’un Français de faire des vers latins ; je veux bien même
convenir que cet usage a contribué à rendre la lumière plus
générale, si néanmoins c’est étendre réellement l’esprit d’un peuple,
que d’en étendre la superficie. Cependant il résulte de là un
inconvénient que nous aurions bien dû prévoir. Les savants des
autres nations à qui nous avons donné l’exemple, ont cru avec
raison qu’ils écriraient encore mieux dans leur langue que dans la
nôtre. L’Angleterre nous a donc imité ; l’Allemagne, où le latin
semblait s’être réfugié, commence insensiblement à en perdre
l’usage : je ne doute pas qu’elle ne soit bientôt suivie par les
Suédois, les Danois, et les Russes. Ainsi, avant la fin du dix-
huitième siècle, un philosophe qui voudra s’instruire à fond des
découvertes de ses prédécesseurs, sera contraint de charger sa
mémoire de sept à huit langues différentes ; et après avoir consumé
à les apprendre le temps le plus précieux de sa vie, il mourra avant
de commencer à s’instruire. L’usage de la langue latine, dont nous
avons fait voir le ridicule dans les matières de goût, ne pourrait être
que très utile dans les ouvrages de philosophie, dont la clarté et la
précision doivent faire tout le mérite, et qui n’ont besoin que d’une
langue universelle et de convention. Il serait donc à souhaiter qu’on
rétablît cet usage : mais il n’y a pas lieu de l’espérer. L’abus dont
nous osons nous plaindre est trop favorable à la vanité et à la
paresse, pour qu’on se flatte de le déraciner. Les philosophes,
comme les autres écrivains, veulent être lus, et surtout de leur
nation. S’ils se servaient d’une langue moins familière, ils auraient
moins de bouches pour les célébrer, et on ne pourrait pas se vanter
de les entendre. Il est vrai qu’avec moins d’admirateurs, ils auraient
de meilleurs juges : mais c’est un avantage qui les touche peu,
parce que la réputation tient plus au nombre qu’au mérite de ceux
qui la distribuent.

Discours préliminaire à L’Encyclopédie.


NICOLAS CONDORCET
(1743-1794)

L’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain


est une œuvre aussi admirable que complexe. Travail à la fois de
l’intellect et de l’imagination, ce tableau se risque à proposer une
représentation de l’avenir, il rend indissociables des éléments
d’analyse rigoureux et une confiance entière dans le savoir et la
raison. Condorcet invente la prospective. Le risque qui accompagne
cette invention est celui de laisser son champ à l’illusion. Aussi
convient-il de lire cette œuvre avec calme : si l’imagination raisonnée
de l’avenir fournit une règle d’action qui force le respect, la raison qui
l’accompagne ne manque pas de soulever doutes et interrogations.
On ne peut faire comme si ces questions ne se posaient pas.

DES PROGRÈS FUTURS DE L’ESPRIT HUMAIN

Si l’homme peut prédire, avec une assurance presque entière, les


phénomènes dont il connaît les lois ; si, lors même qu’elles lui sont
inconnues, il peut, d’après l’expérience du passé, prévoir, avec une
grande probabilité, les événements de l’avenir ; pourquoi
regarderait-on comme une entreprise chimérique celle de tracer,
avec quelque vraisemblance, le tableau des destinées futures de
l’espèce humaine, d’après les résultats de son histoire ? Le seul
fondement de croyance dans les sciences naturelles est cette idée
que les lois générales, connues ou ignorées, qui règlent les
phénomènes de l’univers, sont nécessaires et constantes ; et par
quelle raison ce principe serait-il moins vrai pour le développement
des facultés intellectuelles et morales de l’homme que pour les
autres opérations de la nature ? Enfin, puisque des opinions formées
d’après l’expérience du passé, sur des objets du même ordre, sont
la seule règle de la conduite des hommes les plus sages, pourquoi
interdirait-on au philosophe d’appuyer ses conjectures sur cette
même base, pourvu qu’il ne leur attribue pas une certitude
supérieure à celle qui peut naître du nombre, de la constance, de
l’exactitude des observations ?

Nos espérances sur l’état à venir de l’espèce humaine peuvent se


réduire à ces trois points importants : la destruction de l’inégalité
entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple ;
enfin, le perfectionnement réel de l’homme. Toutes les nations
doivent-elles se rapprocher un jour de l’état de civilisation où sont
parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus
affranchis de préjugés, tels que les Français et les Anglo-
Américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la
servitude des nations soumises à des rois, de la barbarie des
peuplades africaines, de l’ignorance des sauvages, doit-elle peu à
peu s’évanouir ?

Y a-t-il sur le globe des contrées dont la nature ait condamné les
habitants à ne jamais jouir de la liberté, à ne jamais exercer leur
raison ?

Cette différence de lumières, de moyens ou de richesses,


observée jusqu’à présent chez tous les peuples civilisés entre les
différentes classes qui composent chacun d’eux ; cette inégalité, que
les premiers progrès de la société ont augmentée, et pour ainsi dire
produite, tient-elle à la civilisation même, ou aux imperfections
actuelles de l’art social ? doit-elle continuellement s’affaiblir pour
faire place à cette égalité de fait, dernier but de l’art social, qui,
diminuant même les effets de la différence naturelle des facultés, ne
laisse plus subsister qu’une inégalité utile à l’intérêt de tous, parce
qu’elle favorisera les progrès de la civilisation, de l’instruction et de
l’industrie, sans entraîner ni dépendance, ni humiliation, ni
appauvrissement ; en un mot, les hommes approcheront-ils de cet
état où tous auront les lumières nécessaires pour se conduire
d’après leur propre raison dans les affaires communes de la vie, et
la maintenir exempte de préjugés, pour bien connaître leurs droits et
les exercer d’après leur opinion et leur conscience ; où tous
pourront, par le développement de leurs facultés, obtenir des
moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins ; où enfin, la stupidité et la
misère ne seront plus que des accidents, et non l’état habituel d’une
portion de la société ?

Enfin, l’espèce humaine doit-elle s’améliorer, soit par de nouvelles


découvertes dans les sciences et dans les arts, et, par une
conséquence nécessaire, dans les moyens de bien-être particulier et
de prospérité commune ; soit par des progrès dans les principes de
conduite et dans la morale pratique ; soit enfin par le
perfectionnement réel des facultés intellectuelles, morales et
physiques, qui peut être également la suite, ou de celui des
instruments qui augmentent l’intensité et dirigent l’emploi de ces
facultés, ou même de celui de l’organisation naturelle de l’homme ?

[…]

Il arrivera donc, ce moment où le soleil n’éclairera plus sur la terre


que des hommes libres, ne reconnaissant d’autre maître que leur
raison ; où les tyrans et les esclaves, les prêtres et leurs stupides ou
hypocrites instruments n’existeront plus que dans l’histoire et sur les
théâtres ; où l’on ne s’en occupera plus que pour plaindre leurs
victimes et leurs dupes ; pour s’entretenir, par l’horreur de leurs
excès, dans une utile vigilance ; pour savoir reconnaître et étouffer,
sous le poids de la raison, les premiers germes de la superstition et
de la tyrannie, si jamais ils osaient reparaître !

[…]

L’INÉGALITÉ DES SEXES

Parmi les progrès de l’esprit humain les plus importants pour le


bonheur général, nous devons compter l’entière destruction des
préjugés, qui ont établi entre les deux sexes une inégalité de droits
funeste à celui même qu’elle favorise. On chercherait en vain des
motifs de la justifier par les différences de leur organisation
physique, par celle qu’on voudrait trouver dans la force de leur
intelligence, dans leur sensibilité morale. Cette inégalité n’a eu
d’autre origine que l’abus de la force, et c’est vainement qu’on a
essayé depuis de l’excuser par des sophismes.

Nous montrerons combien la destruction des usages autorisés par


ce préjugé, des lois qu’il a dictées, peut contribuer à augmenter le
bonheur des familles, à rendre communes les vertus domestiques,
premier fondement de toutes les autres ; à favoriser les progrès de
l’instruction, et surtout à la rendre vraiment générale, soit parce
qu’on l’étendrait aux deux sexes avec plus d’égalité, soit parce
qu’elle ne peut devenir générale, même pour les hommes, sans le
concours des mères de famille. Cet hommage trop tardif, rendu enfin
à l’équité et au bon sens, ne tarirait-il pas une source trop féconde
d’injustices, de cruautés et de crimes, en faisant disparaître une
opposition si dangereuse entre le penchant naturel le plus vif, le plus
difficile à réprimer, et les devoirs de l’homme, ou les intérêts de la
société ? Ne produirait-il pas, enfin, ce qui n’a jamais été jusqu’ici
qu’une chimère, des mœurs nationales, douces et pures, formées,
non de privations orgueilleuses, d’apparences hypocrites, de
réserves imposées par la crainte de la honte ou les terreurs
religieuses, mais d’habitudes librement contractées, inspirées par la
nature, avouées par la raison ?

Les peuples plus éclairés, se ressaisissant du droit de disposer


eux-mêmes de leur sang et de leurs richesses, apprendront peu à
peu à regarder la guerre comme le fléau le plus funeste, comme le
plus grand des crimes. On verra d’abord disparaître celles où les
usurpateurs de la souveraineté des nations les entraînaient, pour de
prétendus droits héréditaires.

[…]

IMMORTALITÉ ?

On sent que les progrès de la médecine préservatrice, devenus


plus efficaces par ceux de la raison et de l’ordre social, doivent faire
disparaître à la longue les maladies transmissibles ou contagieuses,
et ces maladies générales qui doivent leur origine aux climats, aux
aliments, à la nature des travaux. Il ne serait pas difficile de prouver
que cette espérance doit s’étendre à presque toutes les autres
maladies, dont il est vraisemblable que l’on saura un jour reconnaître
les causes éloignées. Serait-il absurde, maintenant, de supposer
que ce perfectionnement de l’espèce humaine doit être regardé
comme susceptible d’un progrès indéfini, qu’il doit arriver un temps
où la mort ne serait plus que l’effet, ou d’accidents extraordinaires,
ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales, et
qu’enfin la durée de l’intervalle moyen entre la naissance et cette
destruction n’a elle-même aucun terme assignable ? Sans doute
l’homme ne deviendra pas immortel ; mais la distance entre le
moment où il commence à vivre et l’époque commune où
naturellement, sans maladie, sans accident, il éprouve la difficulté
d’être, ne peut-elle s’accroître sans cesse ?

Esquisse d’un tableau historique des progrès


e
de l’esprit humain, X époque
L’INVENTION DE LA NATURE ET DE LA
SENSIBILITÉ
e
Le XVIII siècle français n’est pas seulement celui de
l’Encyclopédie et de la libération de la raison, tout ne se résume pas,
ni ne se conclut dans la Grande Révolution. S’opère aussi une
modification de la sensibilité ou, comme on dit, des mentalités, qui
s’exprime en particulier dans les arts et les courants littéraires : de
cette transformation de la vie même, la philosophie n’est pas à l’abri,
elle recueille et thématise ce phénomène, elle invente les concepts
et les problématiques propres à l’accompagner : des courants
e
matérialistes émergent. C’est ainsi qu’au XVIII siècle on réinvente la
nature, qui cesse d’être uniquement ce lieu où des causes et des
effets s’enchaînent mécaniquement, mais une nature vivante où
affleurent des forces, où explosent à l’envi les formes et les corps,
où les désirs, les plaisirs et les peines entrent en une sorte de libre
jeu. Il appartiendra au philosophe de s’ouvrir au sentiment de la
nature, et de se rapprocher des artistes pour élaborer le concept de
la sensibilité. Plus largement, il faudra découvrir l’importance des
sensations dans la connaissance et dans la formation des idées.

On ne soulignera jamais assez la portée de ces modifications : ce


qui apparaît, et dont nos philosophes portent témoignage, c’est bel
et bien un nouveau monde.
GEORGES-LOUIS BUFFON
(1707-1788)

Il y a quelque chose qui tient du génie dans l’œuvre de Buffon. Et


il en faut pour articuler de manière aussi heureuse et féconde des
inspirations aussi diverses : une profonde réappropriation de l’esprit
biblique compris comme bénédiction de la fécondité, de la
croissance et de la multiplication, et, à côté de cela, une véritable
expérience de la nature, faite de science et d’observation, faite d’un
savoir merveilleux de l’ensemble et du détail ; et, au cœur de cela,
entre Dieu et la nature, l’Homme, avec son travail et son regard. Et
quel travail ! qui littéralement embellit et produit la nature ; et quel
regard ! qui transforme la nature en spectacle, et nous apprend à
retrouver le bonheur de la contemplation.

Les philosophes pourront mesurer l’importance et l’étendue de ces


pages, ils en retrouveront aussi l’armature puissamment
conceptuelle avec Kant, particulièrement dans le § 86 de la Critique
de la faculté de juger.

« LIRE DANS LE LIVRE DU MONDE COMME DANS UN


EXEMPLAIRE DE LA DIVINITÉ… »

Avec quelle magnificence la nature ne brille-t-elle pas sur la


terre ? une lumière pure, s’étendant de l’orient au couchant, dore
successivement les hémisphères de ce globe ; un élément
transparent et léger l’environne ; une chaleur douce et féconde
anime, fait éclore tous les germes de vie ; des eaux vives et
salutaires servent à leur entretien, à leur accroissement ; des
éminences distribuées dans le milieu des terres arrêtent les vapeurs
de l’air, rendent ces sources intarissables et toujours nouvelles ; des
cavités immenses faites pour les recevoir partagent les continents :
l’étendue de la mer est aussi grande que celle de la terre ; ce n’est
point un élément froid et stérile, c’est un nouvel empire aussi riche,
aussi peuplé que le premier. Le doigt de Dieu a marqué leurs
confins ; si la mer anticipe sur les plages de l’occident, elle laisse à
découvert celles de l’orient : cette masse immense d’eau, inactive
par elle-même, suit les impressions des mouvements célestes, elle
balance par des oscillations régulières de flux et de reflux, elle
s’élève et s’abaisse avec l’astre de la nuit ; elle s’élève encore plus
lorsqu’il concourt avec l’astre du jour, et que tous deux, réunissant
leurs forces dans le temps des équinoxes, causent les grandes
marées : notre correspondance avec le ciel n’est nulle part mieux
marquée. De ces mouvements constants et généraux résultent des
mouvements variables et particuliers, des transports de terre, des
dépôts qui forment au fond des eaux des éminences semblables à
celles que nous voyons sur la surface de la terre ; des courants qui,
suivant la direction de ces chaînes de montagnes, leur donnent une
figure dont tous les angles se correspondent, et coulant au milieu
des ondes comme les eaux coulent sur la terre, sont en effet les
fleuves de la mer.

[…]
La terre élevée au-dessus du niveau de la mer est à l’abri de ses
irruptions ; sa surface émaillée de fleurs, parée d’une verdure
toujours renouvelée, peuplée de mille et mille espèces d’animaux
différents, est un lieu de repos, un séjour de délices où l’homme,
placé pour seconder la nature, préside à tous les êtres ; seul entre
tous, capable de connaître et digne d’admirer, Dieu l’a fait spectateur
de l’univers et témoin de ses merveilles ; l’étincelle divine dont il est
animé le rend participant aux mystères divins : c’est par cette
lumière qu’il pense et réfléchit, c’est par elle qu’il voit et lit dans le
livre du monde comme dans un exemplaire de la Divinité.

La nature est le trône extérieur de la magnificence divine ;


l’homme qui la contemple, qui l’étudie, s’élève par degrés au trône
intérieur de la toute-puissance : fait pour adorer le Créateur, il
commande à toutes les créatures ; vassal du ciel, roi de la terre, il
l’ennoblit, la peuple et l’enrichit ; il établit entre les êtres vivants
l’ordre, la subordination, l’harmonie ; il embellit la nature même, il la
cultive, l’étend et la polit, en élague le chardon et la ronce, y multiplie
le raisin et la rose. Voyez ces plages désertes, ces tristes contrées
où l’homme n’a jamais résidé : couvertes, ou plutôt hérissées de
bois épais et noirs dans toutes les parties élevées, des arbres sans
écorce et sans cime, courbés, rompus, tombant de vétusté ;
d’autres, en plus grand nombre, gisant au pied des premiers pour
pourrir sur des monceaux déjà pourris, étouffent, ensevelissent les
germes prêts à éclore. La nature, qui partout ailleurs brille par sa
jeunesse, paraît ici dans la décrépitude ; la terre, surchargée par le
poids, surmontée par les débris de ses productions, n’offre, au lieu
d’une verdure florissante, qu’un espace encombré, traversé de vieux
arbres chargés de plantes parasites, de lichens, d’agarics, fruits
impurs de la corruption : dans toutes les parties basses, des eaux
mortes et croupissantes, faute d’être conduites et dirigées ; des
terrains fangeux, qui, n’étant ni solides ni liquides, sont inabordables,
et demeurent également inutiles aux habitants de la terre et des
eaux ; des marécages qui, couverts de plantes aquatiques et fétides,
ne nourrissent que des insectes vénéneux et servent de repaire aux
animaux immondes. Entre ces marais infects qui occupent les lieux
bas, et les forêts décrépites qui couvrent les terres élevées,
s’étendent des espèces de landes, des savanes, qui n’ont rien de
commun avec nos prairies ; les mauvaises herbes y surmontent, y
étouffent les bonnes : ce n’est point ce gazon fin qui semble faire le
duvet de la terre, ce n’est point cette pelouse émaillée qui annonce
sa brillante fécondité ; ce sont des végétaux agrestes, des herbes
dures, épineuses, entrelacées les unes dans les autres, qui
semblent moins tenir à la terre qu’elles ne tiennent entre elles, et qui,
se desséchant et repoussant successivement les unes sur les
autres, forment une bourre grossière épaisse de plusieurs pieds.
Nulle route, nulle communication, nul vestige d’intelligence dans ces
lieux sauvages ; l’homme, obligé de suivre les sentiers de la bête
farouche, s’il veut les parcourir ; contraint de veiller sans cesse pour
éviter d’en devenir la proie ; effrayé de leurs rugissements, saisi du
silence même de ces profondes solitudes, il rebrousse chemin et
dit : La nature brute est hideuse et mourante ; c’est moi, moi seul qui
peux la rendre agréable et vivante : desséchons ces marais,
animons ces eaux mortes en les faisant couler, formons-en des
ruisseaux, des canaux ; employons cet élément actif et dévorant
qu’on nous avait caché et que nous ne devons qu’à nous-mêmes ;
mettons le feu à cette bourre superflue, à ces vieilles forêts déjà à
demi consommées ; achevons de détruire avec le fer ce que le feu
n’aura pu consumer : bientôt, au lieu du jonc, du nénuphar, dont le
crapaud composait son venin, nous verrons paraître la renoncule, le
trèfle, les herbes douces et salutaires ; des troupeaux d’animaux
bondissants fouleront cette terre jadis impraticable ; ils y trouveront
une subsistance abondante, une pâture toujours renaissante ; ils se
multiplieront pour se multiplier encore : servons-nous de ces
nouveaux aides pour achever notre ouvrage ; que le bœuf soumis
au joug emploie ses forces et le poids de sa masse à sillonner la
terre, qu’elle rajeunisse par la culture : une nature nouvelle va sortir
de nos mains.

Quelle est belle, cette nature cultivée ! que par les soins de
l’homme elle est brillante et pompeusement parée ! Il en fait lui-
même le principal ornement, il en est la production la plus noble, en
se multipliant il en multiplie le germe le plus précieux, elle-même
aussi semble se multiplier avec lui ; il met au jour par son art tout ce
qu’elle recelait dans son sein : que de trésors ignorés, que de
richesses nouvelles ! Les fleurs, les fruits, les grains, perfectionnés,
multipliés à l’infini ; les espèces utiles d’animaux transportées,
propagées, augmentées sans nombre ; les espèces nuisibles
réduites, confinées, reléguées : l’or, et le fer plus nécessaire que l’or,
tirés des entrailles de la terre : les torrents contenus, les fleuves
dirigés, resserrés ; la mer même soumise, reconnue, traversée d’un
hémisphère à l’autre ; la terre accessible partout, partout rendue
aussi vivante que féconde ; dans les vallées de riantes prairies, dans
les plaines de riches pâturages, ou des moissons encore plus
riches ; les collines chargées de vignes et de fruits, leurs sommets
couronnés d’arbres utiles et de jeunes forêts ; les déserts devenus
des cités habitées par un peuple immense, qui, circulant sans cesse,
se répand de ces centres jusqu’aux extrémités ; des routes ouvertes
et fréquentées, des communications établies partout comme autant
de témoins de la force et de l’union de la société : mille autres
monuments de puissance et de gloire démontrent assez que
l’homme, maître du domaine de la terre, en a changé, renouvelé la
surface entière, et que de tout temps il partage l’empire avec la
nature.

Cependant il ne règne que par droit de conquête ; il jouit plutôt


qu’il ne possède, il ne conserve que par ses soins toujours
renouvelés ; s’ils cessent, tout languit, tout s’altère, tout change, tout
rentre sous la main de la nature ; elle reprend ses droits, efface les
ouvrages de l’homme, couvre de poussière et de mousse ses plus
fastueux monuments, les détruit avec le temps, et ne lui laisse que le
regret d’avoir perdu par sa faute ce que ses ancêtres avaient
conquis par leurs travaux. Ces temps où l’homme perd son domaine,
ces siècles de barbarie pendant lesquels tout périt, sont toujours
préparés par la guerre, et arrivent avec la disette et la dépopulation.
L’homme, qui ne peut que par le nombre, qui n’est fort que par sa
réunion, qui n’est heureux que par la Paix, a la fureur de s’armer
pour son malheur et de combattre pour sa ruine : excité par
l’insatiable avidité, aveuglé par l’ambition encore plus insatiable, il
renonce aux sentiments d’humanité, tourne toutes ses forces contre
lui-même, cherche à s’entre-détruire, se détruit en effet ; et après
ces jours de sang et de carnage, lorsque la fumée de la gloire s’est
dissipée, il voit d’un œil triste la terre dévastée, les arts ensevelis,
les nations dispersées, les peuples affaiblis, son propre bonheur
ruiné, et sa puissance réelle anéantie.

Époques de la nature, Vues de la nature, Première vue.


JULIEN OFFRAY DE LA METTRIE
(1709-1751)

Matérialiste ? Assurément, l’auteur de L’Homme machine l’est.


Mais qu’est-ce à dire ? La richesse de son œuvre, la variété, les
contradictions apparentes, la vitalité débordante de celle-ci en font
un édifice dont aucun choix d’extraits ne pourrait venir à bout. Ce fils
de la terre est avant tout un sceptique, un vrai pyrrhonien : il aime
découvrir, discuter, entendre la différence ; il est ouvert à tout, sauf
au dogmatisme, son intelligence est percutante. Telle est la notion
de la matière qui est la sienne, irréductible en fait à une doctrine. Il
sait vivre et penser : il fait l’un et l’autre pour le plaisir.

Notons qu’il a su reconnaître l’importance de Descartes, qu’il


admire. Il prend bien sûr sa défense sur la théorie des animaux
machines, qui souleva l’indignation de la bien-pensance de l’époque.
Mais rien ne l’arrête, il sait aller jusqu’à la question qui fait problème,
et peut-être plus loin que Descartes, au besoin contre lui : si on
arrivait à montrer que les bêtes ont un comportement intelligent, ou
qu’elles pensent, cela ne devrait pas conduire à la conclusion
qu’elles ont une âme, mais simplement à vérifier que la pensée elle
aussi est réductible au mécanisme. Et en ce cas pourquoi faudrait-il
que les hommes eux-mêmes eussent une âme ?

ADIEU LA LOI NATURELLE ?


Mais pour décider si les animaux qui ne parlent point ont reçu la
loi naturelle, il faut s’en rapporter conséquemment à ces signes dont
je viens de parler, supposé qu’ils existent. Les faits semblent le
prouver. Le chien qui a mordu son maître qui l’agaçait a paru s’en
repentir le moment suivant ; on l’a vu triste, fâché, n’osant se
montrer, & s’avouer coupable par un air rampant & humilié. L’histoire
nous offre un exemple célèbre d’un lion qui ne voulut pas déchirer
un homme abandonné à sa fureur, parce qu’il le reconnut pour son
bienfaiteur. Qu’il serait à souhaiter que l’homme même montrât
toujours la même reconnaissance pour les bienfaits, le même
respect pour l’humanité ! On n’aurait plus à craindre les ingrats, ni
ces guerres qui sont le fléau du genre humain & les vrais bourreaux
de la loi naturelle.

Mais un être à qui la nature a donné un instinct si précoce, si


éclairé, qui juge, combine, raisonne & délibère, autant que s’étend &
lui permet la sphère de son activité : un être qui s’attache par les
bienfaits, qui se détache par les mauvais traitements, & va essayer
un meilleur maître ; un être d’une structure semblable à la nôtre, qui
fait les mêmes opérations, qui a les mêmes passions, les mêmes
douleurs, les mêmes plaisirs, plus ou moins vifs, suivant l’empire de
l’imagination & la délicatesse des nerfs ; un tel être enfin ne montre-
t-il pas clairement qu’il sent ses torts & les nôtres ; qu’il connaît le
bien & le mal, & en un mot a conscience de ce qu’il fait ? Son âme
qui marque comme la nôtre, les mêmes joies, les mêmes
mortifications, les mêmes déconcertements, serait-elle sans aucune
répugnance, à la vue de son semblable déchiré, ou après l’avoir lui-
même impitoyablement mis en pièces ? Cela posé, le don précieux
dont il s’agit n’aurait point été refusé aux animaux, car puisqu’ils
nous offrent des signes évidents de leur repentir, comme de leur
intelligence, qu’y a-t-il d’absurde à penser que des êtres, des
machines presque aussi parfaites que nous, soient comme nous,
faites pour penser, & pour sentir la nature ?

Qu’on ne m’objecte point que les animaux sont pour la plupart des
êtres féroces, qui ne sont pas capables de sentir les maux qu’ils
font ; car tous les hommes distinguent-ils mieux les vices & les
vertus ? Il est dans notre espèce de la férocité, comme dans la leur.
Les hommes qui sont dans la barbare habitude d’enfreindre la loi
naturelle, n’en sont pas si tourmentés que ceux qui la transgressent
pour la première fois, & que la force de l’exemple n’a point endurcis.
Il en est de même des animaux, comme des hommes ; les uns & les
autres peuvent être plus ou moins féroces par tempérament, & ils le
deviennent encore plus avec ceux qui le sont. Mais un animal doux,
pacifique, qui vit avec d’autres animaux semblables, & d’aliments
doux, sera ennemi du sang & du carnage ; il rougira intérieurement
de l’avoir versé ; avec cette différence peut-être, que comme chez
eux tout est immolé aux besoins, aux plaisirs, & aux commodités de
la vie, dont ils jouissent plus que nous, leurs remords ne semblent
pas devoir être si vifs que les nôtres, parce que nous ne sommes
pas dans la même nécessité qu’eux. La coutume émousse, & peut-
être étouffe les remords, comme les plaisirs.
Mais je veux pour un moment supposer que je me trompe, & qu’il
n’est pas juste que presque tout l’univers ait tort à ce sujet, tandis
que j’aurais seul raison ; j’accorde que les animaux, même les plus
excellents, ne connaissent pas la distinction du bien & du mal moral,
qu’ils n’ont aucune mémoire des attentions qu’on a eues pour eux,
du bien qu’on leur a fait, aucun sentiment de leurs propres vertus ;
que ce lion, par exemple, dont j’ai parlé après tant d’autres, ne se
souvienne pas de n’avoir pas voulu ravir la vie à cet homme qui fut
livré à sa furie, dans un spectacle plus inhumain que tous les lions,
les tigres & les ours ; tandis que nos compatriotes se battent,
Suisses contre Suisses, frères contre frères, se reconnaissent,
s’enchaînent, ou se tuent sans remords, parce qu’un prince paie
leurs meurtres : je suppose enfin que la loi naturelle n’ait pas été
donnée aux animaux, quelles en seront les conséquences ?
L’homme n’est pas pétri d’un limon plus précieux ; la nature n’a
employé qu’une seule même pâte, dont elle a seulement varié les
levains. Si donc l’animal ne se repent pas d’avoir violé le sentiment
intérieur dont je parle, ou plutôt s’il en est absolument privé, il faut
nécessairement que l’homme soit dans le même cas : moyennant
quoi adieu la loi naturelle, tous ces beaux traités qu’on a publiés sur
elle ! Tout le règne animal en serait généralement dépourvu. Mais
réciproquement si l’homme ne peut se dispenser de convenir qu’il
distingue toujours, lorsque la santé le laisse jouir de lui-même, ceux
qui ont de la probité, de l’humanité, de la vertu, de ceux qui ne sont
ni humains, ni vertueux, ni honnêtes gens ; qu’il est facile de
distinguer ce qui est vice, ou vertu, par l’unique plaisir, ou la propre
répugnance, qui en sont comme les effets naturels, il s’ensuit que
les animaux formés de la même matière, à laquelle il n’a peut-être
manqué qu’un degré de fermentation, pour égaler les hommes en
tout, doivent participer aux mêmes prérogatives de l’animalité, &
qu’ainsi il n’est point d’âme, ou de substance sensitive, sans
remords.

ÊTRE MACHINE

Être machine, sentir, penser, savoir distinguer le bien du mal,


comme le bleu du jaune, en un mot être né avec de l’intelligence, &
un instinct sûr de morale, & n’être qu’un animal, sont donc des
choses qui ne sont pas plus contradictoires, qu’être un singe, ou un
perroquet, & savoir se donner du plaisir. Car puisque l’occasion se
présente de le dire, qui eût jamais deviné à priori, qu’une goutte de
la liqueur qui se lance dans l’accouplement, fit ressentir des plaisirs
divins, & qu’il en naîtrait une petite créature, qui pourrait un jour,
posées certaines lois, jouir des mêmes délices ? Je crois la pensée
si peu incompatible avec la matière organisée, qu’elle semble en
être une propriété, telle que l’électricité, la faculté motrice,
l’impénétrabilité, l’étendue.

[…]

Brisez la chaîne de vos préjugés ; armez-vous du flambeau de


l’expérience, & vous ferez à la nature l’honneur qu’elle mérite ; au
lieu de rien conclure à son désavantage, de l’ignorance où elle vous
a laissés. Ouvrez les yeux seulement, laissez là ce que vous ne
pouvez comprendre ; & vous verrez que ce laboureur dont l’esprit &
les lumières ne s’étendent pas plus loin que les bords de son sillon,
ne diffère point essentiellement du plus grand génie, comme l’eut
prouvé la dissection des cerveaux de Descartes & de Newton : vous
serez persuadé que l’imbécile, ou le stupide, sont des bêtes à figure
humaine, comme le singe plein d’esprit est un petit homme sous une
autre forme ; qu’enfin tout dépendant absolument de la diversité de
l’organisation, un animal bien construit, à qui on a appris
l’astronomie, peut prédire une éclipse, comme la guérison, ou la
mort, lorsqu’il a porté quelque temps du génie & de bons yeux à
l’école d’Hippocrate & au lit des malades. C’est par cette file
d’observations de vérités qu’on parvient à lier à la matière
l’admirable propriété de penser, sans qu’on en puisse voir les liens,
parce que le sujet de cet attribut nous est essentiellement inconnu.

Ne disons point que toute machine, ou tout animal, périt tout à fait,
ou prend une autre forme, après la mort ; car nous n’en savons
absolument rien. Mais assurer qu’une machine immortelle est une
chimère, ou un être de raison, c’est faire un raisonnement aussi
absurde, que celui que feraient des chenilles qui, volant les
dépouilles de leurs semblables, déploreraient amèrement le sort de
leur espèce qui leur semblerait s’anéantir. L’âme de ces insectes
(car chaque animal a la sienne) est trop bornée pour comprendre les
métamorphoses de la nature. Jamais un seul des plus rusés d’entre
eux n’eût imaginé qu’il dût devenir papillon. Il en est de même de
nous. Que savons-nous plus de notre destinée que de notre
origine ? Soumettons-nous donc à une ignorance invincible, de
laquelle notre bonheur dépend.
Qui pensera ainsi, sera sage, juste, tranquille sur son sort, & par
conséquent heureux. Il attendra la mort, sans la craindre, ni la
désirer ; & chérissant la vie, comprenant à peine comment le dégoût
vient corrompre un cœur dans ce lieu plein de délices ; plein de
respect pour la nature ; plein de reconnaissance, d’attachement, &
de tendresse, à proportion du sentiment & des bienfaits qu’il en a
reçus, heureux enfin de la sentir & d’être au charmant spectacle de
l’univers, il ne la détruira certainement jamais dans soi, ni dans les
autres. Que dis-je ! Plein d’humanité, il en aimera le caractère
jusques dans ses ennemis. Jugez comme il traitera les autres. Il
plaindra les vicieux, sans les haïr ; ce ne seront à ses yeux que des
hommes contrefaits. Mais en faisant grâce aux défauts de la
conformation de l’esprit & du corps, il n’en admirera pas moins leurs
beautés & leurs vertus. Ceux que la nature aura favorisés lui
paraîtront mériter plus d’égards que ceux qu’elle aura traités en
marâtre. C’est ainsi qu’on a vu que les dons naturels, la source de
tout ce qui s’acquiert, trouvent dans la bouche & le cœur du
matérialiste des hommages que tout autre leur refuse injustement.
Enfin le matérialiste convaincu, quoi que murmure sa propre vanité,
qu’il n’est qu’une machine, ou qu’un animal, ne maltraitera point ses
semblables ; trop instruit sur la nature de ces actions, dont
l’inhumanité est toujours proportionnée au degré d’analogie prouvée
ci-devant ; ne voulant pas en un mot, suivant la loi naturelle donnée
à tous les animaux, faire à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fit.

Concluons donc hardiment que l’homme est une machine ; qu’il


n’y a dans tout l’univers qu’une seule substance diversement
modifiée. Ce n’est point ici une hypothèse élevée à force de
demandes & de suppositions : ce n’est point l’ouvrage du préjugé, ni
même de ma raison seule ; j’eusse dédaigné un guide que je crois si
peu sûr, si mes sens portant, pour ainsi dire, le flambeau, ne
m’eussent engagé à la suivre, en l’éclairant. L’expérience m’a donc
parlé pour la raison ; c’est ainsi que je les ai jointes ensemble.

L’Homme machine
ÉTIENNE BONNOT DE CONDILLAC
(1714-1780)

Il n’est pas interdit de renoncer à toute générosité et de voir en


Condillac un bon traducteur de Locke. On retrouve, dans le Traité
des sensations, ce que les manuels de philosophie appelleront
sensualisme. Il s’agit de rendre compte de la formation de la raison
en l’homme à partir des seules sensations. Précisons que la raison
ainsi réduite est définie en termes psychologiques.

La fortune ultérieure de Condillac, porté aux cimes par les


« idéologues », tient peut-être à l’incontestable fluidité conceptuelle
de son écriture, et à la relation de deux ou trois « expériences »,
pour la plupart imaginaires, ou relevant d’observations anecdotiques
toutefois capables d’exciter la curiosité du public en raison de leur
étrangeté.

UNE STATUE…

Nous ne saurions nous rappeler l’ignorance dans laquelle nous


sommes nés : c’est un état qui ne laisse point de traces après lui.
Nous ne nous souvenons d’avoir ignoré que ce que nous nous
souvenons d’avoir appris ; et pour remarquer ce que nous
apprenons, il faut déjà savoir quelque chose : il faut s’être senti avec
quelques idées, pour observer qu’on se sent avec des idées qu’on
n’avait pas. Cette mémoire réfléchie, qui nous rend aujourd’hui si
sensible le passage d’une connaissance à une autre, ne saurait
donc remonter jusqu’aux premières : elle les suppose au contraire,
et c’est là l’origine de ce penchant que nous avons à les croire nées
avec nous. Dire que nous avons appris à voir, à entendre, à goûter,
à sentir, à toucher, paraît le paradoxe le plus étrange. Il semble que
la nature nous a donné l’entier usage de nos sens, à l’instant même
qu’elle les a formés ; et que nous nous en sommes toujours servis
sans étude, parce qu’aujourd’hui nous ne sommes plus obligés de
les étudier.

[…]

Nous imaginâmes une statue organisée intérieurement comme


nous, et animée d’un esprit privé de toute espèce d’idées. Nous
supposâmes encore que l’extérieur tout de marbre ne lui permettait
l’usage d’aucun de ses sens, et nous nous réservâmes la liberté de
les ouvrir à notre choix aux différentes impressions dont ils sont
susceptibles.

Nous crûmes devoir commencer par l’odorat, parce que c’est de


tous les sens celui qui paraît contribuer le moins aux connaissances
de l’esprit humain. Les autres furent ensuite l’objet de nos
recherches, et après les avoir considérés séparément et ensemble,
nous vîmes la statue devenir un animal capable de veiller à sa
conservation.

Traité des sensations, Dessein de l’ouvrage


L’AVEUGLE DE CHESELDEN

Cheselden, fameux chirurgien de Londres, a eu plusieurs fois


occasion d’observer des aveugles-nés, à qui il a abaissé les
cataractes.

Comme il a remarqué, que tous lui ont à peu près dit les mêmes
choses ; il s’est borné à rendre compte de celui dont il a tiré le plus
de détails.

C’était un jeune homme de treize à quatorze ans. Il eut de la peine


à se prêter à l’opération ; il n’imaginait pas ce qui pouvait lui
manquer. En connaîtrai-je mieux, disait-il, mon jardin ? M’y
promènerai-je plus librement ? D’ailleurs, n’ai-je pas sur les autres
l’avantage d’aller la nuit avec plus d’assurance ? C’est ainsi que les
compensations qu’il trouvait dans son état lui faisaient présumer qu’il
était tout aussi bien partagé que nous. En effet, il ne pouvait
regretter un bien qu’il ne connaissait pas.

Invité à se laisser abattre les cataractes, pour avoir le plaisir de


diversifier ses promenades, il lui paraissait plus commode de rester
dans les lieux qu’il connaissait parfaitement ; car il ne pouvait pas
comprendre qu’il ne pût jamais lui être aussi facile de se conduire à
l’œil dans ceux où il n’avait pas été. Il n’eût donc point consenti à
l’opération, s’il n’eût souhaité de savoir lire et écrire. Ce seul motif le
décida ; et l’on commença par abaisser la cataracte à l’un de ses
yeux.

Traité des sensations, Troisième partie, ch. V


Les cataractes étant abaissées, il serait nécessaire de lui défendre
l’usage de ses mains, jusqu’à ce qu’on eût reconnu les idées
auxquelles le concours du toucher est inutile. On observerait si la
lumière qu’il aperçoit lui paraît fort étendue ; s’il lui est possible d’en
déterminer les bornes ; si elle est si confuse qu’il n’y puisse pas
distinguer plusieurs modifications.

Après lui avoir montré deux couleurs séparément, on les lui


montrerait ensemble, et on lui demanderait s’il reconnaît quelque
chose de ce qu’il a vu. Tantôt on en ferait passer successivement un
plus grand nombre sous ses yeux, tantôt on les lui offrirait en même
temps, et on chercherait combien il en peut démêler à la fois ; on
examinerait surtout s’il discerne les grandeurs, les figures, les
situations, les distances et le mouvement. Mais il faudrait l’interroger
avec adresse, et éviter toutes les questions qui indiquent la réponse.
Lui demander s’il voit un triangle ou un carré, ce serait lui dire
comment il doit voir et donner des leçons à ses yeux.

Un moyen bien sûr pour faire des expériences capables de


dissiper tous les doutes, ce serait d’enfermer, dans une loge de
glace, l’aveugle à qui on viendrait d’abattre les cataractes. Car ou il
verra les objets qui sont au-delà, et jugera de leur forme et de leur
grandeur ; ou il n’apercevra que l’espace borné par les côtés de sa
loge, et ne prendra tous ces objets que pour des surfaces
différemment colorées, qui lui paraîtront s’étendre, à mesure qu’il y
portera la main.

Dans le premier cas, ce sera une preuve que l’œil juge, sans avoir
tiré aucun secours du tact ; et dans le second, qu’il ne juge qu’après
l’avoir consulté.

Si, comme je le présume, cet homme ne voit point au-delà de sa


loge, il s’ensuit que l’espace qu’il découvre à l’œil sera moins
considérable, à mesure que sa loge sera moins grande : il sera d’un
pied, d’un demi-pied, ou plus petit encore. Par là, on sera convaincu
qu’il n’aurait pas pu voir les couleurs hors de ses yeux, si le toucher
ne lui avait pas appris à les voir sur les côtés de sa loge.

Traité des sensations, Troisième partie, ch. VI

L’ENFANT SAUVAGE

Notre statue, comme nous l’avons remarqué, pourrait être si fort


occupée du soin de sa nourriture qu’elle n’aurait pas un moment à
donner à l’étude des objets dont elle était curieuse avant qu’elle eût
l’organe du goût. Ne vivant que pour satisfaire à ce pressant besoin,
les plaisirs des autres sens n’auraient plus d’attrait pour elle : elle ne
remarquerait plus les objets qui pourraient les produire. Sans
étonnement, sans curiosité, elle cesserait de réfléchir sur ce qu’elle
a su, elle en oublierait bientôt une partie, elle oublierait comment elle
a appris ce qu’elle sait encore ; et elle ne douterait pas qu’elle n’eût
toujours senti, entendu, vu et touché comme elle sent, entend, voit et
touche. Toute entière à la recherche d’une nourriture, que je
suppose extrêmement rare, elle mènerait une vie purement animale.
A-t-elle faim ? Elle se meut, elle va partout où elle se souvient
d’avoir trouvé des aliments. Sa faim est-elle dissipée, le repos
devient son besoin le plus pressant ; elle reste où elle est, elle
s’endort.
Dans de pareilles circonstances, le besoin de nourriture engourdit
donc à certains égards les facultés de son âme : il tourne vers lui
toute leur action. Il est même vraisemblable, qu’au lieu de se
conduire d’après sa propre réflexion, elle prendrait des leçons des
animaux, avec qui elle vivrait plus familièrement. Elle marcherait
comme eux, imiterait leurs cris, brouterait l’herbe, ou dévorerait ceux
dont elle aurait la force de se saisir. Nous sommes si fort portés à
l’imitation, qu’un Descartes à sa place n’apprendrait pas à marcher
sur ses pieds : tout ce qu’il verrait, suffirait pour l’en détourner.

Tel était vraisemblablement le sort d’un enfant d’environ dix ans,


qui vivait parmi les ours, et qu’on trouva en 1694, dans les forêts qui
confinent la Lithuanie et la Russie. Il ne donnait aucune marque de
raison, marchait sur ses pieds et sur ses mains, n’avait aucun
langage, et formait des sons qui ne ressemblaient en rien à ceux
d’un homme. Il fut longtemps avant de pouvoir proférer quelques
paroles, encore le fit-il d’une manière bien barbare. Aussitôt qu’il put
parler, on l’interrogea sur son premier état ; mais il ne s’en souvint
non plus que nous nous souvenons de ce qui nous est arrivé au
berceau.

Quand on dit que cet enfant ne donnait aucun signe de raison, ce


n’est pas qu’il ne raisonnât suffisamment pour veiller à sa
conservation ; mais c’est que sa réflexion, jusqu’alors appliquée
nécessairement à ce seul objet, n’avait point eu occasion de se
porter sur ceux dont nous nous occupons. Il n’avait aucune des
idées que notre statue a acquises, lorsqu’elle connaissait d’autres
besoins que celui de chercher des aliments : il manquait de toutes
les connaissances que les hommes doivent à leur commerce
réciproque. En un mot, il paraissait sans raison, non qu’absolument il
n’en eût point ; mais parce qu’il en avait moins que nous.

Traité des sensations, Quatrième partie, ch. VII


PAUL THIRY D’HOLBACH
(1723-1789)

En dépit de sa radicalité, avec laquelle il porte les concepts au


bout de leurs possibilités, d’Holbach a tiré profit de ses classiques, et
notamment d’avoir approfondi Spinoza. Matérialiste et athée,
sûrement, son analyse de la morale est exemplaire, car il ne se
contente pas d’en rappeler l’origine, il en décrit impitoyablement tous
les effets, qu’il s’agisse de la bonne conscience ou de l’hypocrisie,
mais il montre aussi, sans naïveté, ce qu’est la politique et ce que
peut être une vraie morale. Voilà un philosophe qui a oublié d’être
conformiste : les moyens conceptuels suivent, et cela va bien au-
delà de la provocation.

LA CONSCIENCE

Les expériences que nous faisons, les opinions vraies ou fausses


que l’on nous donne ou que nous prenons, notre raison plus ou
moins soigneusement cultivée, les habitudes que nous contractons,
l’éducation que nous recevons, développent en nous un sentiment
intérieur de plaisir ou de douleur que l’on nomme conscience. On
peut la définir la connaissance des effets que nos actions produisent
sur nos semblables, & par contre-coup sur nous-mêmes.

[…]
Une conscience éclairée est le guide de l’homme moral ; elle ne
peut être le fruit que d’une grande expérience, d’une connaissance
parfaite de la vérité, d’une raison cultivée, d’une éducation qui ait
convenablement modifié un tempérament, propre à recevoir la
culture qu’on a pu lui donner. Une conscience de cette trempe, loin
d’être dans l’homme l’effet d’un sens moral inhérent à sa nature, loin
d’être commune à tous les êtres de notre espèce, est infiniment rare,
& ne se trouve que dans un petit nombre d’hommes choisis, bien
nés, pourvus d’une imagination vive ou d’un cœur très sensible, &
convenablement modifié.

Pour peu que l’on regarde autour de soi, l’on reconnaîtra ces
vérités : on trouvera que très peu de gens sont à portée de faire les
expériences & les réflexions nécessaires à la conduite de la vie. Très
peu de gens ont le calme & le sang froid qui rendent capable de
peser & de prévoir les conséquences de leurs actions ; enfin la
conscience de la plupart des hommes est dépravée par les préjugés,
les exemples, les idées fausses, les institutions déraisonnables qu’ils
rencontrent dans la Société.

Dans le plus grand nombre des hommes on ne trouve qu’une


conscience erronée, c’est-à-dire, qui juge d’une façon peu conforme
à la nature des choses ou à la vérité : cela vient des opinions
fausses que l’on s’est formées ou que l’on a reçues des autres, qui
font attacher l’idée de bien à des actions que l’on trouverait très
nuisibles si on les avait plus mûrement examinées. Beaucoup de
gens font le mal, & commettent même des crimes en sûreté de
conscience, parce que leur conscience est faussée par des
préjugés.

Il n’est point de vice qui ne perde la difformité de ses traits quand il


est approuvé par la société où nous vivons ; le crime lui-même
s’ennoblit par le nombre & l’autorité des coupables. Personne ne
rougit de l’adultère ou de la dissolution des mœurs, chez un peuple
corrompu.

Personne ne rougit d’être bas à la cour. Le soldat n’est pas


honteux de ses rapines & de ses forfaits, il en fera même trophée
devant ses camarades qu’il connaît disposés à faire comme lui. Pour
peu qu’on ouvre les yeux, on trouve des hommes très injustes, très
méchants, très inhumains, & qui pourtant ne se reprochent ni leurs
injustices fréquentes, qu’ils prennent souvent pour des actions
légitimes, ou des droits ; ni leurs cruautés, qu’ils regardent comme
les effets d’un courage louable, comme des devoirs. Nous voyons
des riches à qui leur conscience ne dit rien pour avoir acquis une
fortune immense aux dépens de leurs concitoyens. Les voyageurs
nous montrent des Sauvages qui se croient obligés de faire mourir
leurs Pères, lorsque la décrépitude les a rendus inutiles. Nous
trouvons des zélés que leur conscience aveuglée par des idées
fausses de vertu, sollicite à exterminer sans remords & sans pitié,
ceux qui n’ont pas les mêmes opinions qu’eux. En un mot, il est des
Nations tellement viciées, que la conscience ne reproche rien à des
hommes qui se permettent des rapines, des homicides, des duels,
des adultères, des séductions, etc., parce que ces crimes & ces
vices font approuvés ou tolérés par l’opinion générale, ou ne font
pas réprimés par les lois ; dès lors chacun s’y livre sans honte &
sans remords. Ces excès ne sont évités que par quelques hommes
plus modérés, plus timides, plus prudents que les autres.

La honte est un sentiment douloureux, excité en nous par l’idée du


mépris que nous savons avoir encouru.

Le remords est la crainte que produit en nous l’idée, que nos


actions sont capables de nous attirer la haine ou le ressentiment des
autres.

Le repentir est une douleur interne d’avoir fait quelque chose dont
nous envisageons les conséquences désagréables ou dangereuses
pour nous-mêmes.

Les hommes n’ont communément ni honte, ni remords, ni repentir


des actions qu’ils voient autorisées par l’exemple, tolérées ou
permises par les lois, pratiquées par le grand nombre : ces
sentiments ne s’élèvent en eux que lorsqu’ils s’aperçoivent que ces
actions sont universellement blâmées, ou peuvent leur attirer des
châtiments. Un Spartiate ne rougissait pas d’un larcin ou d’un vol
adroit qu’il voyait autorisé par les lois de son pays. Un Despote,
continuellement applaudi par ses flatteurs, n’a point de honte du mal
qu’il fait à ses Sujets. Un Traitant ne rougit guère d’une fortune
acquise injustement sous l’autorité du Prince. Un Duelliste ne se
repent pas d’un assassinat qui l’honore souvent aux yeux de ses
concitoyens. Un Fanatique s’applaudit des ravages & des troubles
que son zèle produit dans la Société.

Il n’y a que des réflexions profondes & suivies sur les rapports
immuables & les devoirs de la Morale, qui puissent éclairer la
conscience, & nous montrer ce que nous devons éviter ou faire,
indépendamment des notions fausses que nous trouvons établies.
La conscience est nulle, ou du moins elle se fait très faiblement, très
passagèrement entendre dans les sociétés trop nombreuses, où les
hommes ne font point assez remarqués, où les êtres les plus
méchants se perdent dans la foule.

Voilà pourquoi les grandes villes deviennent communément les


rendez-vous des fripons, qui s’y rendent des campagnes ou des
provinces.

Les remords font bientôt évaporés, & la honte disparaît dans le


tumulte des passions, dans le tourbillon des plaisirs, dans la
dissipation continuelle. L’étourderie, la légèreté, la frivolité, rendent
souvent les hommes aussi dangereux que la méchanceté la plus
noire. La conscience de l’homme léger ne lui reproche rien, ou du
moins sa voix est bientôt étouffée chez celui qui voltige sans cesse,
qui ne pèse rien, & qui jamais n’a l’attention nécessaire pour prévoir
les suites de ses actions. Tout homme qui ne réfléchit point, n’a pas
le temps de se juger. Dans les méchants confirmés, les coups
réitérés de la conscience produisent à la longue un endurcissement,
que la Morale est dans l’impossibilité de détruire.

La conscience ne parle qu’à ceux qui rentrent en eux-mêmes, qui


raisonnent leurs actions, & dans lesquels une éducation convenable
a fait naître le désir, l’intérêt de plaire, & la crainte habituelle de se
faire mépriser ou haïr. Un être ainsi modifié devient capable de se
juger ; il se condamne quand il a commis quelque action qu’il sait
pouvoir altérer les sentiments qu’il voudrait constamment exciter
dans ceux, dont l’estime & la tendresse sont nécessaires à son bien-
être. Il éprouve de la honte, des remords, du repentir, toutes les fois
qu’il a mal fait ; il s’observe, il se corrige, par la crainte d’éprouver
encore par la fuite ces sentiments douloureux, qui le forcent souvent
à se détester lui-même, parce qu’il se voit alors des mêmes yeux
qu’il est vu par les autres.

D’où l’on voit que la conscience suppose une imagination qui nous
peigne d’une façon vive & marquée les sentiments que nous
excitons dans les autres ; un homme sans imagination ne se
représente que peu ou point ces impressions ou sentiments ; il ne se
met point en leur place. Il est très difficile de faire un homme de bien
d’un stupide, à qui l’imagination ne dit rien, ainsi que d’un insensé
que cette imagination tient dans une ivresse continuelle.

Tout nous prouve donc que la conscience, loin d’être une qualité
innée ou inhérente à la nature humaine, ne peut être le fruit que de
l’expérience, de l’imagination guidée par la raison, de l’habitude de
la replier sur soi, de l’attention sur ses actions, de la prévoyance de
leurs influences sur les autres & de leur réaction sur nous-mêmes.

La bonne conscience est la récompense de la vertu ; elle consiste


dans l’assurance que nos actions doivent nous procurer les
applaudissements, l’estime, l’attachement des êtres avec qui nous
vivons. Nous avons droit d’être contents de nous, lorsque nous
avons la certitude que les autres en sont, ou doivent en être
contents. Voilà ce qui constitue la vraie béatitude, le repos de la
bonne conscience, la tranquillité de l’âme, la félicité durable, que
l’homme désire sans cesse, & vers laquelle la Morale doit le guider.
Ce n’est que dans une bonne conscience que consiste le souverain
bien ; & la vertu seule est capable de le procurer.

La Morale universelle ou les Devoirs de l’homme fondés sur sa


nature, ch. XIII
JACQUES-HENRI BERNARDIN DE SAINT-
PIERRE
(1737-1814)

C’est toute l’expérience d’un botaniste et d’un voyageur qui vient


ici organiser une description du monde qui n’a d’égale dans aucune
littérature. L’approche de la nature recueille les parcours du
botaniste dans des spectacles qui en dramatisent l’expression. Les
jeux de la lumière et de l’ombre multiplient les aspects de la nature
qui culminent dans la transfiguration du paysage. Ce qu’enseigne,
ou plutôt ce que vérifie la botanique, c’est que la nature est habitée,
en toutes ses parties et quel que soit l’ordre de grandeur, du ciel à la
moindre goutte d’eau.

Le philosophe traduit ici une métaphysique de la vie et de l’infini


dans la multiplicité des points de vue et des formes vivantes : la
végétalisation de la nature soutient une esthétique de
l’émerveillement, prolongée dans une théologie. Si l’on doit à
Rousseau la découverte du sentiment de la nature, on doit à
Bernardin de Saint Pierre d’avoir dégagé, ou détaillé, l’infinité de ses
ressorts, son lien avec la vie, et d’avoir esquissé la philosophie qui
pourrait en rendre compte – esquissé seulement, il est vrai. Mais il
est vrai aussi que cet émerveillement, loin d’être stupide, est comme
une promesse d’intelligence, puisque la formule de cette plénitude
vivante est que « rien n’a été fait en vain ». La botanique, la
profusion végétale du monde, procurent à la sensibilité un jeu qui
appelle, librement, celui de l’entendement.

INFINIMENT PETIT

Or Dieu n’a rien fait en vain. Quand il dispose un lieu propre à être
habité, il y met des animaux ; il n’est pas borné par la petitesse de
l’espace. Il en a mis avec des nageoires dans de simples gouttes
d’eau, et en si grand nombre, que le physicien Leeuwenhoek en a
compté des milliers. On peut donc croire, par analogie, qu’il y a des
animaux qui paissent sur les feuilles des plantes, comme les
bestiaux dans nos prairies ; qui se couchent à l’ombre de leurs poils
imperceptibles, et qui boivent, dans leurs glandes façonnées en
soleil, des liqueurs d’or et d’argent. Chaque partie des fleurs doit leur
offrir des spectacles dont nous n’avons point d’idée. Les anthères
jaunes des fleurs suspendues sur des filets blancs leur présentent
de doubles solives d’or en équilibre sur des colonnes plus belles que
l’ivoire ; les corolles, des voûtes de rubis et de topaze d’une
grandeur incommensurable ; les nectaires, des fleuves de sucre ; les
autres parties de la floraison, des coupes, des urnes, des pavillons,
des dômes que l’architecture et l’orfèvrerie des hommes n’ont pas
encore imités.

Je ne dis point ceci par conjecture ; car un jour, ayant examiné au


microscope des fleurs de thym, j’y distinguai avec la plus grande
surprise de superbes amphores à long cou, du goulot desquelles
semblaient sortir des lingots d’or fondu. Je n’ai jamais observé la
simple corolle de la plus petite fleur, que je ne l’aie vue composée
d’une matière admirable, demi-transparente, parsemée de brillants,
et teinte des plus vives couleurs. Les êtres qui vivent sous leurs
riches reflets doivent avoir d’autres idées que nous de la lumière et
des autres phénomènes de la nature. Une goutte de rosée qui filtre
dans les tuyaux capillaires et diaphanes d’une plante, leur présente
des milliers de jets d’eau ; fixée en boule à l’extrémité d’un de ses
poils, un océan sans rivage ; évaporée dans l’air, une mer aérienne.

[…]

Quel spectacle nous présentent nos collections d’animaux dans


nos cabinets ? En vain l’art de Daubenton leur rend une apparence
de vie : quelque industrie qu’on emploie pour conserver leurs
formes, leur attitude raide et immobile, leurs yeux fixes et mornes,
leurs poils hérissés, nous disent que les traits de la mort les ont
frappés. C’est là que la beauté même inspire de l’horreur, tandis que
les objets les plus laids sont agréables lorsqu’ils sont à la place où
Dieu les a mis. J’ai vu plus d’une fois avec plaisir des crabes sur le
sable s’efforcer d’entamer avec leurs tenailles un gros coco, ou un
singe velu se balancer au haut d’un arbre à l’extrémité d’une liane
toute chargée de gousses et de fleurs brillantes. Nos livres sur la
nature n’en sont que le roman, et nos cabinets que le tombeau.

[…]
SOLITUDE

Les riches et les puissants croient qu’on est misérable et hors du


monde quand on ne vit pas comme eux ; mais ce sont eux qui,
vivant loin de la nature, vivent hors du monde. Ils vous trouveraient,
ô éternelle beauté toujours ancienne et toujours nouvelle ! ô vie pure
et bienheureuse de tous ceux qui vivent véritablement ! s’ils vous
cherchaient seulement au-dedans d’eux-mêmes. Si vous étiez un
amas stérile d’or, ou un roi victorieux qui ne vivra pas demain, ils
vous apercevraient, et vous attribueraient la puissance de leur
donner quelque plaisir. Votre nature vaine occuperait leur vanité.

Vous seriez un objet proportionné à leurs pensées craintives et


rampantes. Mais, parce que vous êtes trop au-dedans d’eux, où ils
ne rentrent jamais, et trop magnifique au-dehors, où vous vous
répandez dans l’infini, vous leur êtes un Dieu caché. Ils vous ont
perdu en se perdant. L’ordre et la beauté même que vous avez
répandus sur toutes vos créatures, comme des degrés pour élever
l’homme à vous, sont devenus des voiles qui vous dérobent à leurs
yeux malades, ils n’en ont plus que pour voir des ombres.

La lumière les éblouit. Ce qui n’est rien est tout pour eux ; ce qui
est tout ne leur semble rien. Cependant qui ne vous voit pas n’a rien
vu, qui ne vous goûte point n’a jamais rien senti : il est comme s’il
n’existait pas, et sa vie entière n’est qu’un songe malheureux.

Moi-même, ô mon Dieu ! égaré par une éducation trompeuse, j’ai


cherché un vain bonheur dans le système des sciences, dans les
armes, dans la faveur des grands, quelquefois dans de frivoles et
dangereux plaisirs. Dans toutes ces agitations, je courais après le
malheur, tandis que le bonheur était auprès de moi. Quand j’étais
loin de ma patrie, je soupirais après des biens que je n’y avais pas ;
et cependant vous me faisiez connaître les biens sans nombre que
vous avez répandus sur la terre, qui est la patrie du genre humain.
Je m’inquiétais de ne tenir ni à aucun grand ni à aucun corps ; et j’ai
été protégé par vous dans mille dangers où ils ne peuvent rien. Je
m’attristais de vivre seul et sans considération, et vous m’avez
appris que la solitude vaut mieux que le séjour des cours, et que la
liberté est préférable à la grandeur.

[…]

LES TOMBEAUX

Un tombeau est un monument placé sur les limites des deux


mondes. Il nous présente d’abord la fin des vaines inquiétudes de la
vie et l’image d’un éternel repos ; ensuite il élève en nous le
sentiment confus d’une immortalité heureuse, dont les probabilités
augmentent à mesure que celui dont il nous rappelle la mémoire a
été plus vertueux. C’est là que se fixe notre vénération ; et cela est si
vrai que, quoiqu’il n’y ait aucune différence entre la cendre de
Socrate et celle de Néron, personne ne voudrait avoir dans ses
bosquets celle de l’empereur romain, quand même elle serait
renfermée dans une urne d’argent ; et qu’il n’y a personne qui ne mît
celle du philosophe dans le lieu le plus honorable de son
appartement, quand elle ne serait que dans un vase d’argile.
C’est donc par cet instinct intellectuel pour la vertu que les
tombeaux des grands hommes nous inspirent une vénération si
touchante. C’est par le même sentiment que ceux qui renferment
des objets qui ont été aimables nous donnent tant de regrets.

Voilà pourquoi nous sommes émus à la vue du petit tertre qui


couvre les cendres d’un enfant aimable par le souvenir de son
innocence ; voilà encore pourquoi nous voyons avec tant
d’attendrissement une tombe sous laquelle repose une jeune
femme, l’amour et l’espérance de sa famille par ses vertus. Il ne faut
pas, pour rendre recommandables ces monuments, des marbres,
des bronzes, des dorures : plus ils sont simples, plus ils donnent
d’énergie au sentiment de la mélancolie. Ils font plus d’effet pauvres
que riches, antiques que modernes, avec des détails d’infortune
qu’avec des titres d’honneur, avec des attributs de la nature qu’avec
ceux de la puissance.

C’est surtout à la campagne que leur impression se fait vivement


sentir ; une simple fosse fait souvent verser plus de larmes que les
catafalques dans les cathédrales ; c’est là que la douleur prend de la
sublimité : elle s’élève avec les vieux ifs des cimetières ; elle s’étend
avec les plaines et les collines d’alentour ; elle s’allie avec tous les
effets de la nature : le lever de l’aurore, le murmure des vents, le
coucher du soleil et les ténèbres de la nuit. Les travaux les plus
rudes et les destinées les plus humiliantes n’en peuvent éteindre
l’impression dans les cœurs les plus misérables.
[…]

Le mouvement est l’expression de la vie. Voilà pourquoi la nature


en a multiplié les causes dans tous ses ouvrages. Un des grands
charmes des paysages est d’y voir du mouvement, et c’est ce que
les tableaux de la plupart de nos peintres manquent souvent
d’exprimer. Si vous en exceptez ceux qui représentent des
tempêtes, vous trouverez partout ailleurs leurs forêts et leurs prairies
immobiles, et les eaux de leurs lacs glacées. Cependant les
retroussis des feuilles des arbres, frappés en dessous de gris et de
blanc, les ondulations des herbes dans les vallées et sur les croupes
des montagnes, celles qui rident la surface polie des eaux et les
écumes qui blanchissent les rivages rappellent avec grand plaisir,
dans une scène brûlante de l’été, le souffle si agréable des zéphirs.
On peut y joindre avec une grâce infinie les mouvements particuliers
aux animaux qui les habitent : par exemple, les cercles
concentriques qu’un plongeon forme sur la surface de l’eau, le vol
d’un oiseau de marine qui part de dessus un tertre, les pattes
allongées en arrière et le cou tendu en avant ; celui de deux
tourterelles blanches qui filent côte à côte dans l’ombre, le long
d’une forêt ; le balancement d’une bergeronnette à l’extrémité d’une
feuille de roseau qui se courbe sous son poids. On peut y faire sentir
même le mouvement et le poids d’un lourd chariot qui gravit dans
une montagne en y exprimant la poussière des cailloux broyés qui
s’élèvent de dessous ses roues.
[…]

PAYSAGES

Supposons le terroir le plus ingrat, un écueil sur nos côtes à


l’embouchure d’un fleuve escarpé du côté de la mer, et en pente
douce de celui de la terre ; que, du côté de la mer, les flots couvrent
d’écume ses rochers revêtus de varechs, de fucus et d’algues de
toutes les couleurs et de toutes les formes, vertes, brunes,
purpurines, en houppes et en guirlandes, comme j’en ai vu sur les
côtes de Normandie à des roches de marne blanche que la mer
détache de ses falaises ; que, du côté du fleuve, on voie sur son
sable jaune un gazon fin mêlé d’un peu de trèfle, et çà et là quelques
saules, non pas comme ceux de nos prairies, mais avec leur crue
naturelle, et semblables à ceux que j’ai vus sur les bords de la
Sprée, aux environs de Berlin, qui avaient une large cime et plus de
cinquante pieds de hauteur ; n’y oublions pas l’harmonie des
différents âges, si agréable à rencontrer dans toute espèce
d’agrégation, mais surtout dans celle des végétaux ; qu’on voie de
ces saules lisses et remplis de suc dresser en l’air leurs jeunes
rameaux, et d’autres, bien vieux, dont la cime soit pendante et les
troncs caverneux ; ajoutons-y leurs plantes auxiliaires, telles que des
mousses vertes et des lichens dorés qui marbrent leurs écorces
grises, et quelques-uns de ces convolvulus appelés chemises de
Notre-Dame, qui se plaisent à grimper sur leur tronc et à en garnir
les branches, sans fleurs apparentes, de leurs feuilles en cœur et de
fleurs évidées en cloches blanches comme la neige ; mettons-y les
habitants naturels au saule et à ces plantes, leurs papillons, leurs
mouches, leurs scarabées et leurs autres insectes, avec les volatiles
qui leur font la guerre, tels que les demoiselles aquatiques, polies
comme l’acier bruni, qui les attrapent en l’air, des bergeronnettes qui
les poursuivent à terre en hochant la queue, et des martins-pêcheurs
qui les prennent à fleur d’eau : vous verrez naître d’une seule
espèce d’arbres une multitude d’harmonies agréables.

Cependant elles sont encore imparfaites.

Opposons au saule l’aune, qui se plaît comme lui sur les bords
des fleuves, et qui, par sa forme pareille à celle d’une longue tour,
son feuillage large, sa verdure sombre, ses racines charnues, faites
comme des cordes qui courent le long des rivages, dont elles lient
les terres, contraste en tout avec la masse étendue, la feuille légère,
la verdure frappée de blanc, et les racines pivotantes du saule ;
ajoutons-y les individus de l’aune des différents âges qui s’élèvent
comme autant d’obélisques de verdure, avec leurs plantes parasites,
telles que des capillaires qui rayonnent en étoiles sur leur tronc
humide, de longues scolopendres qui pendent de leurs rameaux
jusqu’à terre, et les autres accessoires en insectes et en oiseaux, et
même en quadrupèdes, qui contrastent probablement en formes, en
couleurs, en allures et en instincts avec ceux du saule ; nous aurons,
avec deux genres d’arbres, un concert ravissant de végétaux et
d’animaux. Si nous éclairons ces bosquets des premiers rayons de
l’aurore, nous verrons à la fois des ombres fortes et transparentes se
répandre sur le gazon, une verdure sombre et une verdure argentée
se découper sur l’azur des cieux, et leurs doux reflets, confondus
ensemble, se mouvoir au sein des eaux.

Les Études de la nature


CEUX QUI ONT VU PLUS LOIN
Montesquieu, Diderot, Rousseau : ces trois-là bousculent toutes
les catégories. Peu de siècles ont vu, dans le même temps, dans le
même pays, autant de génies, autant de caractères philosophiques
exceptionnels. De ce fait, et ce n’est pas un point faible, ils n’entrent
pas parfaitement dans le cadre des Lumières : s’ils en partagent le
projet libérateur, ils n’en partagent point les illusions. Ils ont médité
l’histoire des peuples et ils connaissent la réalité : ils ont compris que
la liberté n’allait pas de soi et que l’institution politique portait avec
elle ce problème fondamental. Les meilleurs régimes se corrompent,
l’être humain est capable de n’importe quoi, le progrès des arts et
des lettres peut porter la décadence.

Voir plus loin, alors, c’est surmonter un certain pessimisme.


Chacun à sa façon, Montesquieu, Diderot, Rousseau ont préparé la
Révolution française, quand ils ne l’ont pas annoncée, plus ou moins
sans le savoir. Ils ont dépassé leur temps, mais l’avenir, dans ses
excès, est sans doute allé plus loin qu’ils n’eussent jamais voulu.

Ce qui est sûr, c’est que ces trois-là ont compris leur temps.
CHARLES LOUIS DE MONTESQUIEU
(1689-1755)

Montesquieu connaît par cœur les historiens romains. Il a fait


sienne l’idée stoïcienne d’une raison universelle : toute sa
recherche, toute son œuvre ne visent, en un sens, qu’à vérifier l’idée
selon laquelle le monde est gouverné, raisonnablement, par le
« grand Jupiter ». Il y a donc des lois, et les lois ne se confondent
pas avec les règles, qui semblent arbitrairement décidées, du droit
positif. Les lois « dérivent de la nature des choses », et précèdent le
droit positif même.

De cette approche, il ne résulte pas seulement une redéfinition de


la liberté politique, précisément réglée par les lois, qui dessinent les
frontières du hors-la-loi. Il en résulte aussi, puisque les lois nous
renvoient à la nature des choses, que comprendre la vie des
peuples et leurs lois passe par l’étude des choses et de leurs
rapports nécessaires. L’esprit des lois, c’est donc tout cela – histoire,
mœurs, géographie, climats – qui détermine les sociétés humaines
et les institutions par lesquelles, selon les cas, la liberté se maintient
ou périt. Il les détermine et en rend intelligibles les vicissitudes. Le
domaine du droit s’élargit aux dimensions du monde, une nouvelle
science est née.

CE N’EST PAS LA FORTUNE QUI DOMINE LE MONDE…


On peut le demander aux Romains, qui eurent une suite
continuelle de prospérités quand ils se gouvernèrent sur un certain
plan, et une suite non interrompue de revers lorsqu’ils se
conduisirent sur un autre. Il y a des causes générales, soit morales,
soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l’élèvent, la
maintiennent, ou la précipitent ; tous les accidents sont soumis à ces
causes, et, si le hasard d’une bataille, c’est-à-dire une cause
particulière, a ruiné un État, il y avait une cause générale qui faisait
que cet État devait périr par une seule bataille. En un mot, l’allure
principale entraîne avec elle tous les accidents particuliers.

[…]

Les Romains parvinrent à commander à tous les peuples, non


seulement par l’art de la guerre, mais aussi par leur prudence, leur
sagesse, leur constance, leur amour pour la gloire et pour la patrie.
Lorsque, sous les Empereurs, toutes ces vertus s’évanouirent, l’art
militaire leur resta, avec lequel, malgré la faiblesse de la tyrannie de
leurs princes, ils conservèrent ce qu’ils avaient acquis. Mais, lorsque
la corruption se mit dans la milice même, ils devinrent la proie de
tous les peuples.

Un empire fondé par les armes a besoin de se soutenir par les


armes. Mais, comme, lorsqu’un État est dans le trouble, on
n’imagine pas comment il peut en sortir, de même, lorsqu’il est en
paix et qu’on respecte sa puissance, il ne vient point dans l’esprit
comment cela peut changer ; il néglige donc la milice, dont il croit
n’avoir rien à espérer et tout à craindre, et souvent même il cherche
à l’affaiblir.

Considérations, ch. XVIII

DES LOIS

Les Lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports


nécessaires qui dérivent de la nature des choses ; & dans ce sens
tous les êtres ont leurs lois, la divinité a ses lois, le monde matériel a
ses lois, les intelligences supérieures à l’homme ont leurs lois, les
bêtes ont leurs lois, l’homme a ses lois.

[…]

Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu’ils ont
faites : mais ils en ont aussi qu’ils n’ont pas faites. Avant qu’il y eût
des êtres intelligents, ils étaient possibles, ils avaient donc des
rapports possibles, & par conséquent des lois possibles. Avant qu’il
y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire
qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent
les lois positives ; c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous
les rayons n’étaient pas égaux.
Il faut donc avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi positive
qui les établit : comme par exemple, que supposé qu’il y eût des
sociétés d’hommes, il serait juste de se conformer à leurs lois ; que
s’il y avait des êtres intelligents qui eussent reçu quelque bienfait
d’un autre être, ils devraient en avoir de la reconnaissance ; que si
un être intelligent avait créé un être intelligent, le créé devrait rester
dans la dépendance qu’il a eue dès son origine ; qu’un être
intelligent qui a fait du mal à un être intelligent, mérite de recevoir le
même mal ; & ainsi du reste.

Mais il s’en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien
gouverné que le monde physique. Car quoique celui-là ait aussi des
lois qui par leur nature sont invariables, il ne les suit pas
constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison
en est que les êtres particuliers intelligents sont bornés par leur
nature, & par conséquent sujets à l’erreur ; & d’un autre côté, il est
de leur nature qu’ils agissent par eux-mêmes. Ils ne suivent donc
pas constamment leurs lois primitives, & celles même qu’ils se
donnent, ils ne les suivent pas toujours.

[…]

L’homme, comme être physique, est ainsi que les autres corps,
gouverné par des lois invariables : comme être intelligent, il viole
sans cesse les lois que Dieu a établies, & change celles qu’il établit
lui-même. Il faut qu’il se conduise ; & cependant il est un être borné ;
il est sujet à l’ignorance & à l’erreur, comme toutes les intelligences
finies ; les faibles connaissances qu’il a, il les perd encore : comme
créature sensible, il devient sujet à mille passions. Un tel être
pouvait à tous les instants oublier son créateur ; Dieu l’a rappelé à lui
par les lois de la religion : un tel être pouvait à tous les instants
s’oublier lui-même ; les philosophes l’ont averti par les lois de la
morale : fait pour vivre dans la société, il y pouvait oublier les
autres ; les législateurs l’ont rendu à ses devoirs par les lois
politiques & civiles.

De l’esprit des lois, livre I, ch. I

LA LIBERTÉ POLITIQUE

Il n’y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, &
qui ait frappé les esprits de tant de manières, que celui de liberté.
Les uns l’ont pris pour la facilité de déposer celui à qui ils avaient
donné un pouvoir tyrannique ; les autres, pour la faculté d’élire celui
à qui ils devaient obéir ; d’autres, pour le droit d’être armés, & de
pouvoir exercer la violence ; ceux-ci, pour le privilège de n’être
gouvernés que par un homme de leur nation, ou par leurs propres
lois. Certain peuple a longtemps pris la liberté pour l’usage de porter
une longue barbe. Ceux-ci ont attaché ce nom à une forme de
gouvernement, & en ont exclu les autres. Ceux qui avaient goûté du
gouvernement républicain l’ont mise dans ce gouvernement ; ceux
qui avaient joui du gouvernement monarchique l’ont placée dans la
monarchie. Enfin chacun a appelé liberté le gouvernement qui était
conforme à ses coutumes, ou à ses inclinations : et comme dans
une république on n’a pas toujours devant les yeux, & d’une manière
si présente, les instruments des maux dont on se plaint, & que
même les lois paraissent y parler plus, & les exécuteurs de la loi y
parler moins ; on la place ordinairement dans les républiques, & on
l’a exclue des monarchies. Enfin, comme dans les démocraties le
peuple paraît à peu près faire ce qu’il veut, on a mis la liberté dans
ces sortes de gouvernements, & on a confondu le pouvoir du peuple
avec la liberté du peuple.

Il est vrai que dans les démocraties le peuple paraît faire ce qu’il
veut : mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on
veut. Dans un État, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la
liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, &
à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir.

Il faut se mettre dans l’esprit ce que c’est que l’indépendance, &


ce que c’est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que
les lois permettent ; & si un citoyen pouvait faire ce qu’elles
défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient
tout de même ce pouvoir.

La démocratie & l’aristocratie ne sont point des états libres par


leur nature. La liberté politique ne se trouve que dans les
gouvernements modérés. Mais elle n’est pas toujours dans les états
modérés. Elle n’y est que lorsqu’on n’abuse pas du pouvoir : mais
c’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est
porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le
dirait ! la vertu même a besoin de limites.
Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la
disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution
peut être telle, que personne ne sera contraint de faire les choses
auxquelles la loi ne l’oblige pas, & à ne point faire celles que la loi lui
permet.

De l’esprit des lois, livre XI, ch. II à IV


DENIS DIDEROT
(1713-1784)

En son universalité, Diderot, le touche-à-tout, est insaisissable.


Mais faut-il le saisir pour être emporté soi-même, pour jouir à notre
tour du bonheur de critiquer, d’interroger et de comprendre, qu’il ne
cesse de nous donner à partager ?

En fait, Diderot résume assez bien les paradoxes de son siècle :


d’un côté, contre toutes les tyrannies, chacun découvre en soi une
exigence de liberté, une capacité de refus à tout prix qui, si on lui
laisse son champ, est indomptable ; de l’autre, l’émotion esthétique
(la peinture d’Hubert Robert, par exemple) étend l’âme aux
dimensions de l’univers. À travers le sentiment de la nature et la
poésie des ruines, on invente le paysage, fait pour l’homme, dont il
porte le présent et le passé. Étonnante rencontre, mais apaisante,
de la nature et de l’histoire, dans la libération du sentiment.

L’HOMME TERME UNIQUE

Une considération surtout qu’il ne faut point perdre de vue, c’est


que si l’on bannit l’homme ou l’être pensant et contemplateur de
dessus la surface de la terre, ce spectacle, pathétique et sublime de
la nature, n’est plus qu’une scène triste et muette ; l’univers se tait,
le silence et la nuit s’en emparent. Tout se change en une vaste
solitude où les phénomènes inobservés se passent d’une manière
obscure et sourde. C’est la présence de l’homme qui rend
l’existence des êtres intéressante : et que peut-on se proposer de
mieux dans l’histoire de ces êtres que de se soumettre à cette
considération ? Pourquoi n’introduirons-nous pas l’homme dans
notre ouvrage, comme il est placé dans l’univers ? Pourquoi n’en
ferons-nous pas un centre commun ? Est-il, dans l’espace infini,
quelque point d’où nous puissions, avec plus d’avantage, faire partir
les lignes immenses que nous nous proposons d’étendre à tous les
autres points ?

Quelle vive et douce réaction n’en résultera-t-il pas des êtres vers
l’homme, de l’homme vers les êtres ? Voilà ce qui nous a déterminés
à chercher dans les facultés principales de l’homme la division
générale à laquelle nous avons subordonné notre travail. Qu’on
suive telle autre voie qu’on aimera mieux, pourvu qu’on ne substitue
pas à l’homme un être muet, insensible et froid. L’homme est le
terme unique d’où il faut partir, et auquel il faut tout ramener, si l’on
veut plaire, intéresser, toucher, jusque dans les considérations les
plus arides et les détails les plus secs. Abstraction faite de mon
existence et du bonheur de mes semblables, que m’importe le reste
de la nature ?

Article « Encyclopédie » de L’Encyclopédie,


p. 305-306

DESPOTISME ÉCLAIRÉ

Et c’est vous, Helvétius, qui citez en éloge cette maxime1 d’un


tyran ! Le gouvernement arbitraire d’un prince juste et éclairé est
toujours mauvais. Ses vertus sont la plus dangereuse et la plus sûre
des séductions : elles accoutument insensiblement un peuple à
aimer, à respecter, à servir son successeur quel qu’il soit, méchant
et stupide. Il enlève au peuple le droit de délibérer, de vouloir ou ne
vouloir pas, de s’opposer même à sa volonté, lorsqu’il ordonne le
bien ; cependant ce droit d’opposition, tout insensé qu’il est, est
sacré : sans quoi les sujets ressemblent à un troupeau dont on
méprise la réclamation, sous prétexte qu’on le conduit dans de gras
pâturages. En gouvernant selon son bon plaisir, le tyran commet le
plus grand des forfaits. Qu’est-ce qui caractérise le despote ? Est-ce
la bonté ou la méchanceté ? Nullement ; ces deux notions n’entrent
pas seulement dans sa définition. C’est l’étendue et non l’usage de
l’autorité qu’il s’arroge. Un des plus grands malheurs qui pût arriver à
une nation, ce seraient deux ou trois règnes d’une puissance juste,
douce, éclairée, mais arbitraire : les peuples seraient conduits par le
bonheur à l’oubli complet de leurs privilèges, au plus parfait
esclavage. Je ne sais si jamais un tyran et ses enfants se sont
avisés de cette redoutable politique ; mais je ne doute aucunement
qu’elle ne leur eût réussi. Malheur aux sujets en qui l’on anéantit tout
ombrage sur leur liberté, même par les voies les plus louables en
apparence. Ces voies n’en sont que plus funestes pour l’avenir.
C’est ainsi que l’on tombe dans un sommeil fort doux, mais dans un
sommeil de mort, pendant lequel le sentiment patriotique s’éteint, et
l’on devient étranger au gouvernement de l’État. Supposez aux
Anglais trois Élisabeth de suite, et les Anglais seront les derniers
esclaves de l’Europe.

Réfutation d’Helvétius

POÉSIE DES RUINES


Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout
s’anéantit, tout périt, tout passe.

Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il
est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque
part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent
une fin, et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon
existence éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui
s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de
ces masses suspendues au-dessus de ma tête, et qui s’ébranlent ?
Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière ; et je ne veux
pas mourir ! et j’envie un faible tissu de fibres et de chair, à une loi
générale qui s’exécute sur le bronze ! Un torrent entraîne les nations
les unes sur les autres, au fond d’un abîme commun ; moi, moi seul,
je prétends m’arrêter sur le bord, et fendre le flot qui coule à mes
côtés !

Si le lieu d’une ruine est périlleux, je frémis. Si je m’y promets le


secret et la sécurité, je suis plus libre, plus seul, plus à moi, plus
près de moi. C’est là que j’appelle mon ami. C’est là que je regrette
mon amie. C’est là que nous jouirons de nous, sans trouble, sans
témoins, sans importuns, sans jaloux. C’est là que je sonde mon
cœur. C’est là que j’interroge le sien, que je m’alarme et me rassure.
De ce lieu, jusqu’aux habitants des villes, jusqu’aux demeures du
tumulte, au séjour de l’intérêt, des passions, des vices, des crimes,
des préjugés, des erreurs, il y a loin.

Si mon âme est prévenue d’un sentiment tendre, je m’y livrerai


sans gêne. Si mon cœur est calme, je goûterai toute la douceur de
son repos.

Dans cet asyle désert, solitaire et vaste, je n’entends rien ; j’ai


rompu avec tous les embarras de la vie. Personne ne me presse et
ne m’écoute. Je puis me parler tout haut, m’affliger, verser des
larmes sans contrainte.

Sous ces arcades obscures, la pudeur serait moins forte dans une
femme honnête ; l’entreprise d’un amant tendre et timide, plus vive
et plus courageuse. Nous aimons, sans nous en douter, tout ce qui
nous livre à nos penchants, nous séduit, et excuse notre faiblesse.
Je quitterai le fond de cet antre, et j’y laisserai la mémoire importune
du moment, dit une femme ; et elle ajoute : si l’on m’a trompée, et
que la mélancolie m’y ramène, je m’abandonnerai à toute ma
douleur. La solitude retentira de ma plainte. Je déchirerai le silence
et l’obscurité de mes cris, et lorsque mon âme sera rassasiée
d’amertumes, j’essuierai mes larmes de mes mains ; je reviendrai
parmi les hommes, et ils ne soupçonneront pas que j’ai pleuré.

Salons de 1767

Note

1. « Rien de meilleur, dit le roi de Prusse dans un discours prononcé à l’Académie de


Berlin, que le gouvernement arbitraire sous des princes justes, humains et vertueux. »
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
(1712-1778)

Chacun connaît parfaitement Rousseau et on ne le résume pas. Il


fallait cependant écarter un contresens malveillant, et donner un peu
de relief à d’autres choses.

Rousseau ne cesse de répéter qu’il ne propose pas un instant de


revenir à l’état de nature. Dans la Lettre à M. Philopolis, il redit, très
clairement, qu’il n’est pas dans ses projets d’aller vivre au fond des
bois. À l’égard des accusations de totalitarisme, quelques textes
suffisaient. Ils sont là.

Laissant les lettres d’acier du Contrat social, définitives, à la


diligence du lecteur, nous avons cru devoir faire un sort à des pages
oubliées, ou généralement écartées, mais fortes, de L’Émile et de La
Nouvelle Héloïse. On observera alors que la célèbre Profession de
foi du Vicaire savoyard, loin de s’enfoncer dans l’édification et la
fadeur, porte une violence à peine contenue et ouvre la voie, avec
une intensité peu commune, à la critique impitoyable de toutes les
autorités. On découvrira aussi, en lisant la Lettre à Mme d’Orbe dans
laquelle Saint-Preux relate son voyage autour du monde, que
Rousseau savait diriger ses yeux sur ce qu’on appelle le réel, animé
d’une capacité de dénonciation nourrie de sa sincérité et de son
intelligence.

LE DESTIN DES SOCIÉTÉS


Puisque vous prétendez m’attaquer par mon propre système,
n’oubliez pas, je vous prie, que selon moi la société est naturelle à
l’espèce humaine comme la décrépitude à l’individu, & qu’il faut des
Arts, des Lois, des Gouvernements aux Peuples comme il faut des
béquilles aux vieillards. Toute la différence est que l’état de vieillesse
découle de la seule nature de l’homme, & que celui de société
découle de la nature du genre humain, non pas immédiatement
comme vous le dites, mais seulement comme je l’ai prouvé, à l’aide
de certaines circonstances extérieures qui pouvaient être ou n’être
pas, ou du moins arriver plus tôt ou plus tard, & par conséquent
accélérer ou ralentir le progrès. Plusieurs même de ces
circonstances dépendent de la volonté des hommes ; j’ai été obligé
pour établir une parité parfaite de supposer dans l’individu le pouvoir
d’accélérer sa vieillesse comme l’espèce a celui de retarder la
sienne. L’état de société ayant donc un terme extrême auquel les
hommes sont les maîtres d’arriver plus tôt ou plus tard, il n’est pas
inutile de leur montrer le danger d’aller si vite, & les misères d’une
condition qu’ils prennent pour la perfection de l’espèce.

[…]

Aussi n’est-ce ni à Leibnitz ni à Pope que j’ai à répondre, mais à


vous seul qui, sans distinguer le mal universel qu’ils nient, du mal
particulier qu’ils ne nient pas, prétendez que c’est assez qu’une
chose existe pour qu’il ne soit pas permis de désirer qu’elle existât
autrement. Mais, Monsieur, si tout est bien comme il est, tout était
bien comme il était avant qu’il y eût des Gouvernements & des Lois ;
il fut donc au moins superflu de les établir, & Jean-Jacques alors,
avec votre système, eût eu beau jeu contre Philopolis. Si tout est
bien comme il est, de la manière que vous l’entendez, à quoi bon
corriger nos vices, guérir nos maux, redresser nos erreurs ? Que
servent nos Chaires, nos Tribunaux, nos Académies ? Pourquoi faire
appeler un Médecin quand vous avez la fièvre ? Que savez-vous si
le bien du plus grand tout que vous ne connaissez pas, n’exige point
que vous ayez le transport, & si la santé des habitants de Saturne ou
de Sirius ne souffriraient point du rétablissement de la vôtre ?
Laissez aller tout comme il pourra, afin que tout aille toujours bien. Si
tout est le mieux qu’il peut être, vous devez blâmer toute action
quelconque ; car toute action produit nécessairement quelque
changement dans l’état où sont les choses, au moment qu’elle se
fait ; on ne peut donc toucher à rien sans mal faire, & le quiétisme le
plus parfait est la seule vertu qui reste à l’homme. Enfin si tout est
bien comme il est, il est bon qu’il y ait des Lapons, des Esquimaux,
des Algonquins, des Chicanas, des Caraïbes, qui se passent de
notre police, des Hottentots qui s’en moquent, & un Genevois qui les
approuve. Leibniz lui-même conviendrait de ceci.

[…]
Mais comment savez-vous, Monsieur, que j’irais vivre dans les
bois si ma santé me le permettait, plutôt que parmi mes Concitoyens
pour lesquels vous connaissez ma tendresse ? Loin de rien dire de
semblable dans mon ouvrage, vous y avez dû voir des raisons très
fortes de ne point choisir ce genre de vie. Je sens trop en mon
particulier combien peu je puis me passer de vivre avec des
hommes aussi corrompus que moi, & le sage même, s’il en est, n’ira
pas aujourd’hui chercher le bonheur au fond d’un désert. Il faut fixer,
quand on le peut, son séjour dans sa Patrie pour l’aimer & la servir.
Heureux celui qui, privé de cet avantage, peut au moins vivre au
sein de l’amitié dans la Patrie commune du genre humain, dans cet
asyle immense ouvert à tous les hommes, où se plaisent également
l’austère sagesse & la jeunesse folâtre ; où règnent l’humanité,
l’hospitalité, la douceur, & tous les charmes d’une société facile ; où
le pauvre trouve encore des amis, la vertu des exemples qui
l’animent, & la raison des guides qui l’éclairent. C’est sur ce grand
théâtre de la fortune, du vice, & quelquefois des vertus, qu’on peut
observer avec fruit le spectacle de la vie ; mais c’est dans son pays
que chacun devrait en paix achever la sienne.

Lettre à Monsieur Philopolis

« S’IL SE PERDAIT UN SEUL PROCÈS AVEC INJUSTICE… »

Voulons-nous que les peuples soient vertueux ? commençons


donc par leur faire aimer la patrie : mais comment l’aimeront-ils, si la
patrie n’est rien de plus pour eux que pour des étrangers, et qu’elle
ne leur accorde que ce qu’elle ne peut refuser à personne ? Ce
serait bien pis s’ils n’y jouissaient pas même de la sûreté civile, et
que leurs biens, leur vie ou leur liberté fussent à la discrétion des
hommes puissants, sans qu’il leur fût possible ou permis d’oser
réclamer les lois. Alors soumis aux devoirs de l’état civil, sans jouir
même des droits de l’état de nature et sans pouvoir employer leurs
forces pour se défendre, ils seraient par conséquent dans la pire
condition où se puissent trouver des hommes libres, et le mot de
patrie ne pourrait avoir pour eux qu’un sens odieux ou ridicule. Il ne
faut pas croire que l’on puisse offenser ou couper un bras, que la
douleur ne s’en porte à la tête ; et il n’est pas plus croyable que la
volonté générale consente qu’un membre de l’État quel qu’il soit en
blesse ou détruise un autre, qu’il ne l’est que les doigts d’un homme
usant de sa raison aillent lui crever les yeux. La sûreté particulière
est tellement liée avec la confédération publique que sans les
égards que l’on doit à la faiblesse humaine, cette convention serait
dissoute par le droit, s’il périssait dans l’État un seul citoyen qu’on
eût pu secourir ; si l’on en retenait à tort un seul en prison, et s’il se
perdait un seul procès avec une injustice évidente : car les
conventions fondamentales étant enfreintes, on ne voit plus quel
droit ni quel intérêt pourrait maintenir le peuple dans l’union sociale,
à moins qu’il n’y fût retenu par la seule force qui fait la dissolution de
l’état civil.

En effet, l’engagement du corps de la nation n’est-il pas de


pourvoir à la conservation du dernier de ses membres avec autant
de soin qu’à celle de tous les autres ? et le salut d’un citoyen est-il
moins la cause commune que celui de tout l’État ? Qu’on nous dise
qu’il est bon qu’un seul périsse pour tous, j’admirerai cette sentence
dans la bouche d’un digne et vertueux patriote qui se consacre
volontairement et par devoir à la mort pour le salut de son pays :
mais si l’on entend qu’il soit permis au gouvernement de sacrifier un
innocent au salut de la multitude, je tiens cette maxime pour une des
plus exécrables que jamais la tyrannie ait inventées, la plus fausse
qu’on puisse avancer, la plus dangereuse que l’on puisse admettre,
et la plus directement opposée aux lois fondamentales de la société.
Loin qu’un seul doive périr pour tous, tous ont engagé leurs biens et
leurs vies à la défense de chacun d’eux, afin que la faiblesse
particulière fût toujours protégée par la force publique, et chaque
membre par tout l’État. Après avoir par supposition retranché du
peuple un individu après l’autre, pressez les partisans de cette
maxime à mieux expliquer ce qu’ils entendent par le corps de l’État,
et vous verrez qu’ils le réduiront à la fin à un petit nombre d’hommes
qui ne sont pas le peuple, mais les officiers du peuple, et qui s’étant
obligés par un serment particulier à périr eux-mêmes pour son salut,
prétendent prouver par là que c’est à lui de périr pour le leur.

Discours sur l’Économie politique

JUSTICE

Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de


vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos
actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce
principe que je donne le nom de conscience.

Mais à ce mot j’entends s’élever de toutes parts la clameur des


prétendus sages : erreurs de l’enfance, préjugés de l’éducation !
s’écrient-ils tous de concert. Il n’y a rien dans l’esprit humain que ce
qui s’y introduit par l’expérience, et nous ne jugeons d’aucune chose
que sur des idées acquises. Ils font plus : cet accord évident et
universel de toutes les nations, ils l’osent rejeter ; et, contre
l’éclatante uniformité du jugement des hommes, ils vont chercher
dans les ténèbres quelque exemple obscur et connu d’eux seuls ;
comme si tous les penchants de la nature étaient anéantis par la
dépravation d’un peuple, et que, sitôt qu’il est des monstres,
l’espèce ne fût plus rien. Mais que servent au sceptique Montaigne
les tourments qu’il se donne pour déterrer en un coin du monde une
coutume opposée aux notions de la justice ? Que lui sert de donner
aux plus suspects voyageurs l’autorité qu’il refuse aux écrivains les
plus célèbres ? Quelques usages incertains et bizarres fondés sur
des causes locales qui nous sont inconnues détruiront-ils l’induction
générale tirée du concours de tous les peuples, opposés en tout le
reste, et d’accord sur ce seul point ? Ô Montaigne ! toi qui te piques
de franchise et de vérité, sois sincère et vrai, si un philosophe peut
l’être, et dis-moi s’il est quelque pays sur la terre où ce soit un crime
de garder sa foi, d’être clément, bienfaisant, généreux ; où l’homme
de bien soit méprisable, et le perfide honoré.

Émile, livre IV

LA CONSCIENCE

Connaître le bien, ce n’est pas l’aimer : l’homme n’en a pas la


connaissance innée, mais sitôt que sa raison le lui fait connaître, sa
conscience le porte à l’aimer : c’est ce sentiment qui est inné.

Je ne crois donc pas, mon ami, qu’il soit impossible d’expliquer


par des conséquences de notre nature le principe immédiat de la
conscience, indépendant de la raison même. Et quand cela serait
impossible, encore ne serait-il pas nécessaire : car, puisque ceux qui
nient ce principe admis et reconnu par tout le genre humain ne
prouvent point qu’il n’existe pas, mais se contentent de l’affirmer ;
quand nous affirmons qu’il existe, nous sommes tout aussi bien
fondés qu’eux, et nous avons de plus le témoignage intérieur, et la
voix de la conscience qui dépose pour elle-même. Si les premières
lueurs du jugement nous éblouissent et confondent d’abord les
objets à nos regards, attendons que nos faibles yeux se rouvrent, se
raffermissent ; et bientôt nous reverrons ces mêmes objets aux
lumières de la raison, tels que nous les montrait d’abord la nature :
ou plutôt soyons plus simples et moins vains ; bornons-nous aux
premiers sentiments que nous trouvons en nous-mêmes, puisque
c’est toujours à eux que l’étude nous ramène quand elle ne nous a
point égarés.

Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste


voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et
libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable
à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de
ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus
des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à
l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe.

Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de


philosophie : nous pouvons être hommes sans être savants ;
dispensés de consumer notre vie à l’étude de la morale, nous avons
à moindres frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des
opinions humaines. Mais ce n’est pas assez que ce guide existe, il
faut savoir le reconnaître et le suivre. S’il parle à tous les cœurs,
pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l’entendent ? Eh ! c’est qu’il nous
parle la langue de la nature, que tout nous a fait oublier. La
conscience est timide, elle aime la retraite et la paix ; le monde et le
bruit l’épouvantent : les préjugés dont on la fait naître sont ses plus
cruels ennemis ; elle fuit ou se tait devant eux : leur voix bruyante
étouffe la sienne et l’empêche de se faire entendre ; le fanatisme
ose la contrefaire, et dicter le crime en son nom. Elle se rebute enfin
à force d’être éconduite ; elle ne nous parle plus, elle ne nous
répond plus, et, après de si longs mépris pour elle, il en coûte autant
de la rappeler qu’il en coûta de la bannir.

Combien de fois je me suis lassé dans mes recherches de la


froideur que je sentais en moi ! Combien de fois la tristesse et
l’ennui, versant leur poison sur mes premières méditations, me les
rendirent insupportables ? Mon cœur aride ne donnait qu’un zèle
languissant et tiède à l’amour de la vérité. Je me disais : Pourquoi
me tourmenter à chercher ce qui n’est pas ? Le bien moral n’est
qu’une chimère ; il n’y a rien de bon que les plaisirs des sens. Ô
quand on a une fois perdu le goût des plaisirs de l’âme, qu’il est
difficile de le reprendre ! Qu’il est plus difficile encore de le prendre
quand on ne l’a jamais eu ! S’il existait un homme assez misérable
pour n’avoir rien fait en toute sa vie dont le souvenir le rendît content
de lui-même et bien aise d’avoir vécu, cet homme serait incapable
de jamais se connaître ; et, faute de sentir quelle bonté convient à sa
nature, il resterait méchant par force et serait éternellement
malheureux. Mais croyez-vous qu’il y ait sur la terre entière un seul
homme assez dépravé pour n’avoir jamais livré son cœur à la
tentation de bien faire ? Cette tentation est si naturelle et si douce
qu’il est impossible de lui résister toujours ; et le souvenir du plaisir
qu’elle a produit une fois suffit pour la rappeler sans cesse.
Malheureusement elle est d’abord pénible à satisfaire ; on a mille
raisons pour se refuser au penchant de son cœur ; la fausse
prudence le resserre dans les bornes du moi humain ; il faut mille
efforts de courage pour oser les franchir. Se plaire à bien faire est le
prix d’avoir bien fait, et ce prix ne s’obtient qu’après l’avoir mérité.
Rien n’est plus aimable que la vertu ; mais il en faut jouir pour la
trouver telle. Quand on la veut embrasser, semblable au Protée de la
fable, elle prend d’abord mille formes effrayantes, et ne se montre
enfin sous la sienne qu’à ceux qui n’ont point lâché prise.

Émile, livre IV

« LES RAISONS DES JUIFS… »

Connaissez-vous beaucoup de chrétiens qui aient pris la peine


d’examiner avec soin ce que le judaïsme allègue contre eux ? Si
quelques-uns en ont vu quelque chose, c’est dans les livres des
chrétiens. Bonne manière de s’instruire des raisons de leurs
adversaires ! Mais comment faire ? Si quelqu’un osait publier parmi
nous des livres où l’on favoriserait ouvertement le judaïsme, nous
punirions l’auteur, l’éditeur, le libraire. Cette police est commode et
sûre, pour avoir toujours raison. Il y a plaisir à réfuter des gens qui
n’osent parler.

Ceux d’entre nous qui sont à portée de converser avec des Juifs
ne sont guère plus avancés. Les malheureux se sentent à notre
discrétion ; la tyrannie qu’on exerce envers eux les rend craintifs ; ils
savent combien peu l’injustice et la cruauté coûtent à la charité
chrétienne : qu’oseront-ils dire sans s’exposer à nous faire crier au
blasphème ? L’avidité nous donne du zèle, et ils sont trop riches
pour n’avoir pas tort. Les plus savants, les plus éclairés sont toujours
les plus circonspects. Vous convertirez quelque misérable, payé
pour calomnier sa secte ; vous ferez parler quelques vils fripiers, qui
céderont pour vous flatter ; vous triompherez de leur ignorance ou
de leur lâcheté, tandis que leurs docteurs souriront en silence de
votre ineptie. Mais croyez-vous que dans des lieux où ils se
sentiraient en sûreté l’on eût aussi bon marché d’eux ? En
Sorbonne, il est clair comme le jour que les prédictions du Messie se
rapportent à Jésus-Christ. Chez les rabbins d’Amsterdam, il est tout
aussi clair qu’elles n’y ont pas le moindre rapport. Je ne croirai
jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs, qu’ils n’aient un État
libre, des écoles, des universités, où ils puissent parler et disputer
sans risque. Alors seulement nous pourrons savoir ce qu’ils ont à
dire.1

Émile, livre IV

VOYAGE AUTOUR DU MONDE

J’arrive des extrémités de la terre, et j’en rapporte un cœur tout


plein de vous. J’ai passé quatre fois la ligne ; j’ai parcouru les deux
hémisphères ; j’ai vu les quatre parties du monde ; j’en ai mis le
diamètre entre nous ; j’ai fait le tour entier du globe, et n’ai pu vous
échapper un moment. On a beau fuir ce qui nous est cher, son
image, plus vite que la mer et les vents, nous suit au bout de
l’univers ; et partout où l’on se porte, avec soi l’on y porte ce qui
nous fait vivre. J’ai beaucoup souffert ; j’ai vu souffrir davantage.
Que d’infortunés j’ai vus mourir ! Hélas ! ils mettaient un si grand prix
à la vie ! et moi je leur ai survécu !…
Peut-être étais-je en effet moins à plaindre ; les misères de mes
compagnons m’étaient plus sensibles que les miennes ; je les voyais
tout entiers à leurs peines ; ils devaient souffrir plus que moi. Je me
disais : « Je suis mal ici, mais il est un coin sur la terre où je suis
heureux et paisible », et je me dédommageais au bord du lac de
Genève de ce que j’endurais sur l’Océan.

[…]

Je suis trop pressé de vous envoyer cette lettre, pour vous faire à
présent un détail de mon voyage ; j’ose espérer d’en avoir bientôt
une occasion plus commode. Je me contente ici de vous en donner
une légère idée, plus pour exciter que pour satisfaire votre curiosité.
J’ai mis près de quatre ans au trajet immense dont je viens de vous
parler, et suis revenu dans le même vaisseau sur lequel j’étais parti,
le seul que le commandant ait ramené de son escadre.

J’ai vu d’abord l’Amérique méridionale, ce vaste continent que le


manque de fer a soumis aux Européens, et dont ils ont fait un désert
pour s’en assurer l’empire. J’ai vu les côtes du Brésil, où Lisbonne et
Londres puisent leurs trésors et dont les peuples misérables foulent
aux pieds l’or et les diamants sans oser y porter la main. J’ai
traversé paisiblement les mers orageuses qui sont sous le cercle
antarctique ; j’ai trouvé dans la mer Pacifique les plus effroyables
tempêtes.
E in mar dubbioso sotto ignoto polo

Provai l’onde fallaci, e’l vento infido2.

J’ai vu de loin le séjour de ces prétendus géants qui ne sont


grands qu’en courage, et dont l’indépendance est plus assurée par
une vie simple et frugale que par une haute stature. J’ai séjourné
trois mois dans une île déserte et délicieuse, douce et touchante
image de l’antique beauté de la nature, et qui semble être confinée
au bout du monde pour y servir d’asile à l’innocence et à l’amour
persécutés ; mais l’avide Européen suit son humeur farouche en
empêchant l’Indien paisible de l’habiter, et se rend justice en ne
l’habitant pas lui-même.

J’ai vu sur les rives du Mexique et du Pérou le même spectacle


que dans le Brésil : j’en ai vu les rares et infortunés habitants, tristes
restes de deux puissants peuples, accablés de fers, d’opprobre et de
misères au milieu de leurs riches métaux, reprocher au ciel en
pleurant les trésors qu’il leur a prodigués. J’ai vu l’incendie affreux
d’une ville entière sans résistance et sans défenseurs. Tel est le droit
de la guerre parmi les peuples savants, humains et polis de
l’Europe ; on ne se borne pas à faire à son ennemi tout le mal dont
on peut tirer du profit : mais on compte pour un profit tout le mal
qu’on peut lui faire à pure perte. J’ai côtoyé presque toute la partie
occidentale de l’Amérique, non sans être frappé d’admiration en
voyant quinze cents lieues de côte et la plus grande mer du monde
sous l’empire d’une seule puissance qui tient pour ainsi dire en sa
main les clefs d’un hémisphère du globe.

Après avoir traversé la grande mer, j’ai trouvé dans l’autre


continent un nouveau spectacle. J’ai vu la plus nombreuse et la plus
illustre nation de l’univers soumise à une poignée de brigands ; j’ai
vu de près ce peuple célèbre, et n’ai plus été surpris de le trouver
esclave. Autant de fois conquis qu’attaqué, il fut toujours en proie au
premier venu et le sera jusqu’à la fin des siècles. Je l’ai trouvé digne
de son sort, n’ayant pas même le courage d’en gémir. Lettré, lâche,
hypocrite et charlatan ; parlant beaucoup sans rien dire, plein
d’esprit sans aucun génie, abondant en signes et stérile en idées ;
poli, complimenteur, adroit, fourbe et fripon ; qui met tous les devoirs
en étiquettes, toute la morale en simagrées, et ne connaît d’autre
humanité que les salutations et les révérences. J’ai surgi dans une
seconde île déserte, plus inconnue, plus charmante encore que la
première, et où le plus cruel accident faillit à nous confiner pour
jamais. Je fus le seul peut-être qu’un exil si doux n’épouvanta point.
Ne suis-je pas désormais partout en exil ? J’ai vu dans ce lieu de
délices et d’effroi ce que peut tenter l’industrie humaine pour tirer
l’homme civilisé d’une solitude où rien ne lui manque, et le replonger
dans un gouffre de nouveaux besoins.

J’ai vu dans le vaste Océan, où il devrait être si doux à des


hommes d’en rencontrer d’autres, deux grands vaisseaux se
chercher, se trouver, s’attaquer, se battre avec fureur, comme si cet
espace immense eût été trop petit pour chacun d’eux. Je les ai vus
vomir l’un contre l’autre le fer et les flammes. Dans un combat assez
court, j’ai vu l’image de l’enfer ; j’ai entendu les cris de joie des
vainqueurs couvrir les plaintes des blessés et les gémissements des
mourants. J’ai reçu en rougissant ma part d’un immense butin ; je l’ai
reçu, mais en dépôt ; et s’il fut pris sur des malheureux, c’est à des
malheureux qu’il sera rendu.

J’ai vu l’Europe transportée à l’extrémité de l’Afrique par les soins


de ce peuple avare, patient et laborieux, qui a vaincu par le temps et
la constance des difficultés que tout l’héroïsme des autres peuples
n’a jamais pu surmonter. J’ai vu ces vastes et malheureuses
contrées qui ne semblent destinées qu’à couvrir la terre de
troupeaux d’esclaves. À leur vil aspect j’ai détourné les yeux de
dédain, d’horreur et de pitié ; et, voyant la quatrième partie de mes
semblables changée en bêtes pour le service des autres, j’ai gémi
d’être homme.

Enfin j’ai vu dans mes compagnons de voyage un peuple intrépide


et fier, dont l’exemple et la liberté rétablissaient à mes yeux
l’honneur de mon espèce, pour lequel la douleur et la mort ne sont
rien, et qui ne craint au monde que la faim et l’ennui.

La Nouvelle Héloïse, Quatrième partie, Lettre III, Saint-Preux à


Mme d’Orbe

Notes

1. Citons également ici ces lignes extraites des Fragments politiques : « Un spectacle
étonnant et vraiment unique est de voir un peuple expatrié n’ayant plus ni lieu ni terre
depuis près de deux mille ans, un peuple altéré, chargé, mêlé d’étrangers depuis plus de
temps encore, n’ayant plus peut-être un seul rejeton des premières races, un peuple épars,
dispersé sur la terre, asservi, persécuté, méprisé de toutes les nations, conserver pourtant
ses coutumes, ses lois, ses mœurs, son amour patriotique et sa première union sociale
quand tous les liens en paraissent rompus. Les Juifs nous donnent cet étonnant spectacle ;
les lois de Solon, de Numa, de Lycurgue sont mortes, celles de Moïse bien plus antiques
vivent toujours. Athènes, Sparte, Rome ont péri et n’ont plus laissé d’enfants sur la terre.
Sion détruite n’a pas perdu les siens, ils se conservent, ils se multiplient, s’étendent par tout
le monde et se reconnaissent toujours, ils se mêlent chez tous les peuples et ne s’y
confondent jamais ; ils n’ont plus de chefs et sont toujours un peuple, ils n’ont plus de patrie
et sont toujours citoyens. »

2. Le Tasse, La Gerusalemme liberata, III, 1.31. [« Sur une mer incertaine, sous des
cieux inconnus, je fis l’expérience d’une onde traîtresse et d’un vent infidèle. »].
LA PART DES TÉNÈBRES ?
Si les très grands – Montesquieu, Diderot, Rousseau, et sans
doute quelques autres – ont débordé le cadre des Lumières, il est
d’autres philosophes, possiblement moins grands, qui se sont tenus
résolument à l’écart et n’en ont jamais partagé les valeurs.

Dans la mesure où les Lumières sont un mouvement, elles se


comprennent elles-mêmes à la façon d’un combat contre un ennemi,
l’obscurantisme, dont la figure renvoie une certaine symétrie.
Comme le dit Kant, auteur d’un opuscule intitulé Qu’est-ce que les
Lumières ? elle sont le combat de l’Aufklärung, en faveur de la
liberté de penser et de la raison, contre la superstition et
l’asservissement aux préjugés, contre la Schwärmerei.
DONATIEN-ALPHONSE-FRANÇOIS DE SADE
(1740-1814)

En fait, hâtif serait de dire que le marquis de Sade aurait été en


dehors du cadre des Lumières. Il en est plutôt le reflet inversé, si
bien qu’à ce titre il en est le pur produit et les représente
parfaitement. On pourrait même juger – honni soit qui mal y
pense ! – qu’en se permettant un certain nombre de transgressions,
il porte à son terme ce que les Lumières ont seulement esquissé, il
révèle ce que l’athéisme et le naturalisme rendent possible, et fait
voir par là en sa vérité l’essence même des Lumières, dont il fait
apparaître les contradictions.

À moins, bien sûr, que la raison dont il tire ses principes ne doive
être tenue pour une raison déréglée ou pervertie.

Il demeure que cette mise en question radicale des Lumières par


elles-mêmes est à prendre au sérieux.

QUELQUES ROSES SUR LES ÉPINES DE LA VIE…

Voluptueux de tous les âges et de tous les sexes, c’est à vous


seuls que j’offre cet ouvrage ; nourrissez-vous de ses principes, ils
favorisent vos passions, et ces passions, dont de froids et plats
moralistes vous effrayent, ne sont que les moyens que la nature
emploie pour faire parvenir l’homme aux vues qu’elle a sur lui ;
n’écoutez que ces passions délicieuses, leur organe est le seul qui
doive vous conduire au bonheur.

Femmes lubriques, que la voluptueuse Saint-Ange soit votre


modèle ; méprisez, à son exemple, tout ce qui contrarie les lois
divines du plaisir qui l’enchaînèrent toute sa vie.

Jeunes filles trop longtemps contenues dans les liens absurdes et


dangereux d’une vertu fantastique et d’une religion dégoûtante,
imitez l’ardente Eugénie, détruisez, foulez aux pieds, avec autant de
rapidité qu’elle, tous les préceptes ridicules, inculqués par
d’imbéciles parents.

Et vous, aimables débauchés, vous qui, depuis votre jeunesse,


n’avez plus d’autres freins que vos désirs et d’autres lois que vos
caprices, que le cynique Dolmancé vous serve d’exemple ; allez
aussi loin que lui, si, comme lui, vous voulez parcourir toutes les
routes de fleurs que la lubricité vous prépare ; convainquez-vous à
son école que ce n’est qu’en étendant la sphère de ses goûts et de
ses fantaisies, que ce n’est qu’en sacrifiant tout à la volupté, que le
malheureux individu connu sous le nom d’homme, et jeté malgré lui
sur ce triste univers, peut réussir à semer quelques roses sur les
épines de la vie.

La Philosophie dans le boudoir, Aux libertins

CRUAUTÉ

La cruauté, bien loin d’être un vice, est le premier sentiment


qu’imprime en nous la nature : l’enfant brise son hochet, mord le
téton de sa nourrice, étrangle son oiseau bien avant que d’avoir
l’âge de raison ; la cruauté est empreinte dans les animaux chez
lesquels, ainsi que je crois vous l’avoir dit, les lois de la nature se
lisent bien plus énergiquement que chez nous. Elle est chez les
sauvages bien plus rapprochée de la nature que chez l’homme
civilisé ; il serait donc absurde d’établir qu’elle fût une suite de la
dépravation ; ce système est faux, je le répète, la cruauté est dans la
nature, nous naissons tous avec une dose de cruauté que la seule
éducation modifie ; mais l’éducation n’est pas dans la nature, elle
nuit autant aux effets sacrés de la nature que la culture nuit aux
arbres. Comparez dans vos vergers l’arbre abandonné aux soins de
la nature, avec celui que votre art soigne en le contraignant, et vous
verrez lequel est le plus beau, vous éprouverez lequel vous donnera
de meilleurs fruits ; la cruauté n’est autre chose que l’énergie de
l’homme que la civilisation n’a point encore corrompue, elle est donc
une vertu et non pas un vice ; retranchez vos lois, vos punitions, vos
usages, et la cruauté n’aura plus d’effets dangereux, puisqu’elle
n’agira jamais sans pouvoir être aussitôt repoussée par les mêmes
voies ; c’est dans l’état de civilisation qu’elle est dangereuse, parce
que l’être lésé manque presque toujours, ou de la force, ou des
moyens de repousser l’injure ; mais dans l’état d’incivilisation, si elle
agit sur le fort, elle sera repoussée par lui, et si elle agit sur le faible,
ne lésant qu’un être qui cède au fort par les lois de la nature, elle n’a
pas le moindre inconvénient.

La Philosophie dans le boudoir, Troisième dialogue

LA PEINE DE MORT
La nécessité de faire des lois douces, et surtout d’anéantir pour
jamais l’atrocité de la peine de mort, parce que la loi qui attente à la
vie d’un homme est impraticable, injuste, inadmissible ; ce n’est pas,
ainsi que je le dirai tout à l’heure, qu’il n’y ait une infinité de cas où,
sans outrager la nature (et c’est ce que je démontrerai), les hommes
n’aient reçu de cette mère commune l’entière liberté d’attenter à la
vie les uns des autres, mais c’est qu’il est impossible que la loi
puisse obtenir le même privilège, parce que la loi froide par elle-
même ne saurait être accessible aux passions qui peuvent légitimer
dans l’homme la cruelle action du meurtre ; l’homme reçoit de la
nature les impressions qui peuvent lui faire pardonner cette action,
et la loi au contraire toujours en opposition à la nature, et ne
recevant rien d’elle, ne peut être autorisée à se permettre les mêmes
écarts ; n’ayant pas les mêmes motifs, il est impossible qu’elle ait les
mêmes droits, voilà de ces distinctions savantes et délicates qui
échappent à beaucoup de gens, parce que fort peu de gens
réfléchissent ; mais elles seront accueillies des gens instruits à qui je
les adresse, et elles influeront, je l’espère, sur le nouveau code que
l’on nous prépare.

La seconde raison pour laquelle on doit anéantir la peine de mort,


c’est qu’elle n’a jamais réprimé le crime, puisqu’on le commet
chaque jour aux pieds de l’échafaud.

On doit supprimer cette peine, en un mot, parce qu’il n’y a point de


plus mauvais calcul que celui de faire mourir un homme pour en
avoir tué un autre, puisqu’il résulte évidemment de ce procédé qu’au
lieu d’un homme de moins, en voilà tout d’un coup deux, et qu’il n’y a
que des bourreaux ou des imbéciles auxquels une telle arithmétique
puisse être familière.

Français, encore un effort pour être républicains

LA NATURE DISPENSE DE TOUT REMORDS

LE MORIBOND. – Créé par la nature avec des goûts très vifs, avec
des passions très fortes ; uniquement placé dans ce monde pour m’y
livrer et pour les satisfaire, et ces effets de ma création n’étant que
des nécessités relatives aux premières vues de la nature ou, si tu
l’aimes mieux, que des dérivaisons essentielles à ses projets sur
moi, tous en raison de ses lois, je ne me repens que de n’avoir pas
assez reconnu sa toute-puissance, et mes uniques remords ne
portent que sur le médiocre usage que j’ai fait des facultés
(criminelles selon toi, toutes simples selon moi) qu’elle m’avait
données pour la servir ; je lui ai quelquefois résisté, je m’en repens.
Aveuglé par l’absurdité de tes systèmes, j’ai combattu par eux toute
la violence des désirs, que j’avais reçus par une inspiration bien plus
divine, et je m’en repens, je n’ai moissonné que des fleurs quand je
pouvais faire une ample récolte de fruits… Voilà les justes motifs de
mes regrets, estime-moi assez pour ne m’en pas supposer d’autres.

[…]
Le système de la liberté de l’homme ne fut jamais inventé que
pour fabriquer celui de la grâce qui devenait si favorable à vos
rêveries. Quel est l’homme au monde qui, voyant l’échafaud à côté
du crime, le commettrait s’il était libre de ne pas le commettre ?
Nous sommes entraînés par une force irrésistible, et jamais un
instant les maîtres de pouvoir nous déterminer pour autre chose que
pour le côté vers lequel nous sommes inclinés. Il n’y a pas une seule
vertu qui ne soit nécessaire à la nature et réversiblement, pas un
seul crime dont elle n’ait besoin, et c’est dans le parfait équilibre
qu’elle maintient des uns et des autres que consiste toute sa
science, mais pouvons-nous être coupables du côté dans lequel elle
nous jette ? Pas plus que ne l’est la guêpe qui vient darder son
aiguillon dans ta peau.

LE PRÊTRE. – Ainsi donc, le plus grand de tous les crimes ne doit


nous inspirer aucune frayeur ?

LE MORIBOND. – Ce n’est pas là ce que je dis, il suffit que la loi le


condamne, et que le glaive de la justice le punisse, pour qu’il doive
nous inspirer de l’éloignement ou de la terreur, mais, dès qu’il est
malheureusement commis, il faut savoir prendre son parti, et ne pas
se livrer au stérile remords ; son effet est vain, puisqu’il n’a pas pu
nous en préserver, nul, puisqu’il ne le répare pas ; il est donc
absurde de s’y livrer et plus absurde encore de craindre d’en être
puni dans l’autre monde si nous sommes assez heureux que d’avoir
échappé de l’être en celui-ci. À Dieu ne plaise que je veuille par là
encourager au crime, il faut assurément l’éviter tant qu’on le peut,
mais c’est par raison qu’il faut savoir le fuir, et non par de fausses
craintes qui n’aboutissent à rien et dont l’effet est sitôt détruit dans
une âme un peu ferme. La raison, mon ami, oui, la raison toute seule
doit nous avertir que de nuire à nos semblables ne peut jamais nous
rendre heureux, et que notre cœur, que de contribuer à leur félicité,
est la plus grande pour nous que la nature nous ait accordé sur la
terre ; toute la morale humaine est renfermée dans ce seul mot :
rendre les autres aussi heureux que l’on désire de l’être soi-même et
ne leur jamais faire plus de mal que nous n’en voudrions recevoir.

Voilà, mon ami, voilà les seuls principes que nous devions suivre
et il n’y a besoin ni de religion, ni de dieu pour goûter et admettre
ceux-là, il n’est besoin que d’un bon cœur. Mais je sens que je
m’affaiblis, prédicant, quitte tes préjugés, sois homme, sois humain,
sans crainte et sans espérance ; laisse là tes dieux et tes religions ;
tout cela n’est bon qu’à mettre le fer à la main des hommes, et le
seul nom de toutes ces horreurs a plus fait verser de sang sur la
terre que toutes les autres guerres et les autres fléaux à la fois.
Renonce à l’idée d’un autre monde, il n’y en a point, mais ne
renonce pas au plaisir d’être heureux et d’en faire en celui-ci. Voilà la
seule façon que la nature t’offre de doubler ton existence ou de
l’étendre. Mon ami, la volupté fut toujours le plus cher de mes biens,
je l’ai encensée toute ma vie, et j’ai voulu la terminer dans ses bras :
ma fin approche, six femmes plus belles que le jour sont dans ce
cabinet voisin, je les réservais pour ce moment-ci, prends en ta part,
tâche d’oublier sur leurs seins à mon exemple tous les vains
sophismes de la superstition, et toutes les imbéciles erreurs de
l’hypocrisie.

Dialogue entre un prêtre et un moribond


LOUIS-CLAUDE DE SAINT-MARTIN
(1743-1803)

On ne saurait mieux illustrer, en France, cet obscurantisme [la


Schwärmerei] qui s’oppose totalement aux Lumières qu’en
renvoyant à Louis-Claude de Saint-Martin, qui se faisait lui-même
appeler « le philosophe inconnu ». Son ouvrage fleuve, L’Homme de
désir, propose, à longueur de pages, une sorte de variation répétitive
qui caractérise parfaitement l’obscurantisme : en l’absence complète
d’une argumentation de nature rationnelle, comme du moindre
raisonnement, parfaitement à l’aise dans le supra-sensible, Saint-
Martin décrit ou invoque une fusion avec le divin chargée d’assurer
la régénération de l’être humain.

Même si la musique en est quelque peu monotone, l’écriture de


Saint-Martin a un style et présente des beautés, en particulier quant
à la description de la nature. S’agissant du courant « illuministe »,
dont il est le représentant en France, à côté de Swedenborg en
Suède, nul ne peut faire comme s’il n’existait pas : Swedenborg sert
de repoussoir à Kant, et, plus tard à Renouvier, mais il exerce aussi
un réel pouvoir de séduction et entraîne dans son sillage des esprits
qui ne sont pas toujours les premiers venus, comme Balzac ou
Victor Hugo.

Tradition mystique héritée de la querelle du quiétisme ?


Ésotérisme ? Tentative de donner une version intériorisée de la
théosophie ? Sublimation de difficultés existentielles entraînant,
l’esthétisme aidant, une perte des résistances face à
l’irrationalisme ? – Tout cela aussi, pour le meilleur et pour le pire,
fait partie de la philosophie.

MINISTRE DE LA LUMIÈRE

Comment douterai-je que l’homme ne soit chargé de faire lui-


même son œuvre et de se créer ses plaisirs ? D’où lui viennent tous
ces soins d’orner ses habitations, et d’y intéresser sa vue par mille
objets d’agrément et de surprise ? Cette image, toute fausse qu’elle
est, rappelle à l’homme un bonheur, par lequel la vie coulait
naturellement en lui, comme les fleuves dans leurs lits et les
fontaines dans leurs canaux ; au lieu qu’aujourd’hui, s’il veut goûter
la vie, il faut qu’il commence par la faire sortir de lui, avec les plus
laborieux efforts. Oh ! Homme, si tu n’avais le pouvoir d’éloigner le
bonheur, il ne serait plus pour toi un devoir ; il ne serait pas même
un besoin : il serait un droit ou une loi, comme la gravité ; et tu
n’aurais plus aucun soin, aucun mouvement à te donner. Mais aussi
tu n’aurais plus aucune jouissance à espérer ; car nul être n’a de
vraie jouissance que de sa production et de ses œuvres. Pourquoi
Dieu doit-il, nécessairement et éternellement, se renfermer dans la
propre contemplation de lui-même ? C’est qu’il n’y a aucun autre
être qui soit digne de ses regards. Pourquoi les hommes ne
peuvent-ils, sans danger, contempler d’autre être que ce suprême
auteur de la vie ? C’est qu’au-dessous de lui il n’en est aucun sur qui
ils puissent trouver à faire reposer leur hommage. Homme, la
sagesse autrefois, aux accents de ton amour, entrouvrait son sein
pour verser sur toi de nouvelles faveurs, qui, à leur tour, faisaient
sortir de toi de nouveaux hommages. Ingrat, tu cessas le premier ce
commerce de bienfaits et de délices, qui n’eût jamais dû
s’interrompre. Tu abaissas tes regards sur toi-même ; et en
renfermant ta foi dans toi, tu lui donnas la mort, comme l’airain en
ébullition est saisi par le froid de l’air. Commence par dissoudre, en
t’agitant dans ta prison, toutes les barrières qui resserrent ta vie. Il
faut que tu rompes toi-même ce lien honteux, cet organe étranger à
ton être, par où tu as reçu jusqu’ici ta nourriture dans les ténèbres du
sein de ta mère. Il faut que tu t’empares du nouvel aliment qui t’est
offert, et que tu puises la vie par un organe plus digne de toi,
puisqu’il doit être un jour celui de ta parole et le ministre de la
lumière.

L’Homme de désir, § 94.

L’AIRAIN BOUILLANT DANS LA FOURNAISE

Qu’est-ce que l’esprit demande aux hommes de désir ? C’est


qu’ils concourent avec lui dans son œuvre. C’est qu’ils lui aident par
leur prière à soumettre les princes des nations qui ne sont pas
choisies. Je m’unirai à Dieu par la prière comme la racine des arbres
s’unit à la terre. J’anastomoserai mes veines aux veines de cette
terre vivante, et je vivrai désormais de la même vie qu’elle. Nage
continuellement dans la prière comme dans un vaste océan, dont tu
ne trouves ni le fond, ni les bords, et où l’immensité des eaux te
procure à chaque instant une marche libre et sans inquiétudes.
Bientôt le seigneur s’emparera de l’âme humaine. Il y entrera
comme un maître puissant dans ses possessions. Bientôt elle sortira
de ce pays d’esclavage et de cette maison de servitude, où elle n’est
pas une heure sans violer les lois du seigneur ; de cette terre de
servitude, où elle n’entend parler que des langues étrangères, et où
elle oublie sa langue maternelle ; de cette terre, où les venins même
lui deviennent quelquefois nécessaires pour l’arracher à ses
douleurs ; de cette terre, où elle vit tellement avec le désordre, qu’il
n’y a plus que le désordre où elle puisse trouver son rapport et son
analogue. Quand est-ce que l’action sera pleine ? Quand est-ce que
les masses des rochers seront réduites en poudre ? N’est-ce pas le
repos de l’action qui a tout pétrifié ? N’est-ce pas la renaissance de
l’action qui doit rendre la vie et la mobilité ? Le repos de l’action
donne la couleur des ténèbres. La renaissance de l’action ramène la
couleur de la lumière. Combien elle est vive, cette couleur de la
lumière ! Vous n’êtes rien auprès d’elle, blancheur des lys ! Vous
êtes bien moindre encore, ô vous, blancheur de la neige, qui n’avez
rien d’assez vif pour réfléchir la couleur vraie de la lumière Aussi
vous ne réfléchissez que son image. Vous êtes la couleur de
l’homme lavé de ses péchés. Mais vous ne peignez pas l’homme
régénéré dans l’activité de la vie. C’est l’airain bouillant dans la
fournaise qui peint l’homme régénéré dans l’activité de la vie. Cet
homme est entraîné par le torrent de la vie. Il en est agité, il en est
rempli ; le feu divin ne fait plus qu’un avec lui. Il ne se souvient plus
de ses propres souillures ; il ne sait plus même s’il y a du mal. Le
mal est pour lui un mystère effroyable, dont il n’oserait approcher
qu’avec terreur. Voilà ce que peut devenir l’homme qui a tellement
ouvert son âme à la sagesse qu’il n’est plus libre de sentir autre
chose que la douceur de sa présence et de son amour. Allez vous
laver dans la piscine, allez vous renouveler dans l’esprit.

L’Homme de désir, §§ 250-252.


IV – LA GRANDE RÉVOLUTION
Si nul ne peut contester le rôle des « philosophes » ou, en
général, du mouvement des Lumières, dans la Révolution française.
Il faut tout de même préciser quelques points :

1/ Aucun des philosophes des Lumières (du moins de ceux cités


dans ce recueil), à l’exception de Condorcet et du marquis de Sade,
n’a été partie prenante de la Révolution, où n’y est intervenu en
personne, et d’abord pour des raisons évidemment chronologiques.
On connaît l’implication de Condorcet, son activité chez les
Girondins, député à l’Assemblée législative puis à la Convention,
son action en faveur de l’Instruction publique et des droits des
femmes, notamment. On connaît aussi, après sa condamnation par
la Convention, sa fuite et sa fin tragique. Le rôle de Sade est d’une
autre nature : il se fit remarquer comme secrétaire de la Section des
Piques et par un activisme anti-religieux qui agaçait Robespierre.
Condamné à mort, il n’échappa que de justesse à la guillotine, sauvé
par la réaction thermidorienne.

2/ Ce ne sont donc pas les hommes, mais plutôt les idées qui ont
fait la présence de la philosophie dans la Révolution. On ne
mesurera jamais à quel point cela, en fait, est encore plus
important : dans le mouvement révolutionnaire lui-même, on a affaire
à des hommes nouveaux qui s’évertuent à mettre en œuvre ce qu’on
a appelé les idées révolutionnaires : égalité des droits, liberté, mais
pointe aussi une volonté d’absolu, qui se signale par la maladive
obsession de la table rase ; dans l’histoire, cependant, on observera
une sorte de dissociation en extrêmes : d’un côté, notamment dans
l’Assemblée constituante, une foule de députés consciencieux
étudient méticuleusement les questions, montent des dossiers,
préparent des lois remarquables avec une minutie et un sérieux qui
forcent le respect. La philosophie fait à travers eux la preuve de sa
capacité à comprendre et transformer la réalité, peut-être à
l’améliorer. Mais d’un autre côté, on le sait, la rage de l’absolu,
l’abstraction au pouvoir – ce qui est aussi un visage de la
philosophie – engendrent la Terreur et le crime.
DANS LA TOURMENTE
Entraînée dans cette tourmente, voici une partie que la
philosophie ne maîtrise pas vraiment, même si elle y joue un rôle
essentiel, et dans des formes singulières. Elle abandonne les Salons
où elle brillait encore au milieu de ce siècle, elle passe chez les
orateurs, elle prend la forme du discours et invente une rhétorique : il
s’agit moins de convaincre des assemblées que de faire partager
des idées, et, ces idées animant les volontés ou soulevant les
enthousiasmes, de les faire entrer dans les faits, de changer la vie,
sinon le monde.

Dès ce moment, évoluent aussi les sujets qui s’imposent à la


philosophie : c’est la Révolution, c’est la tourmente qui amène et
définit ses questions. Questions un peu plus que politiques, celles
qui concernent les privilèges et l’égalité, la liberté et l’abolition de
tous les esclavages ; en un temps où la figure du Roi est
déstabilisée, la question de savoir s’il faut le juger ou non s’invite et
empiète sur celle de la peine de mort.
OLYMPE DE GOUGES
(1748-1793)

Cette aristocrate fut une femme libre et engagée. Amie de


Condorcet, elle fut activement présente aux débats et aux luttes qui
occupaient les révolutionnaires. On sait comment ses prises de
position, son caractère entier et son refus de faire des concessions
lui coûtèrent la tête.

On ne saurait réduire son féminisme à un engagement de


circonstances. Ce combat trouve un fondement explicite dans la
philosophie – « réunissez-vous sous les étendards de la
philosophie ! » – et dans les valeurs des Lumières, à commencer par
la référence à la nature.

On remarquera non seulement que la lutte en faveur du droit des


femmes est associée aux luttes abolitionnistes en général (cette
femme de théâtre avait déjà écrit, bien avant la Révolution, une
pièce sur l’esclavage des Noirs), mais que la Déclaration des droits
de la femme et de la citoyenne, extrêmement précise et spécifique,
prend soin de s’intégrer parfaitement à la déclaration de 1789 et en
revendique l’universalité.

DROITS DE LA FEMME, ET DE L’HOMME

HOMME, es-tu capable d’être juste ? C’est une femme qui t’en fait
la question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce droit. Dis-moi ? Qui t’a
donné le souverain empire d’opprimer mon sexe ? Ta force ? Tes
talents ? Observe le créateur dans sa sagesse ; parcours la nature
dans toute sa grandeur, dont tu sembles vouloir te rapprocher, et
donne-moi, si tu l’oses, l’exemple de cet empire tyrannique.
Remonte aux animaux, consulte les éléments, étudie les végétaux,
jette enfin un coup d’œil sur toutes les modifications de la matière
organisée ; et rends-toi à l’évidence quand je t’en offre les moyens ;
cherche, fouille et distingue, si tu peux, les sexes dans
l’administration de la nature. Partout tu les trouveras confondus,
partout ils coopèrent avec un ensemble harmonieux à ce chef-
d’œuvre immortel. L’homme seul s’est fagoté un principe de cette
exception. Bizarre, aveugle, boursouflé de sciences et dégénéré,
dans ce siècle de lumières et de sagacité, dans l’ignorance la plus
crasse, il veut commander en despote sur un sexe qui a reçu toutes
les facultés intellectuelles ; il prétend jouir de la Révolution, et
réclamer ses droits à l’égalité, pour ne rien dire de plus.

DÉCLARATION DES DROITS DE LA FEMME ET DE LA


CITOYENNE,

à décréter par l’Assemblée nationale dans ses dernières séances ou


dans celle de la prochaine législature.

Préambule

Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la nation,


demandent d’être constituées en assemblée nationale, considérant
que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de la femme sont les
seules causes des malheurs publics et de la corruption des
gouvernements, ont résolu d’exposer dans une déclaration
solennelle, les droits naturels inaliénables et sacrés de la femme,
afin que cette déclaration, constamment présente à tous les
membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et
leurs devoirs, afin que les actes du pouvoir des femmes, et ceux du
pouvoir des hommes pouvant être à chaque instant comparés avec
le but de toute institution politique, en soient plus respectés, afin que
les réclamations des citoyennes, fondées désormais sur des
principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de
la constitution, des bonnes mœurs, et au bonheur de tous. En
conséquence, le sexe supérieur en beauté comme en courage, dans
les souffrances maternelles, reconnaît et déclare, en présence et
sous les auspices de l’Être suprême, les Droits suivants de la
Femme et de la Citoyenne.

I. La Femme naît libre et demeure égale à l’Homme en droits. Les


distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité
commune.

II. Le but de toute association politique est la conservation des


droits naturels et imprescriptibles de la Femme et de l’Homme : ces
droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et surtout la résistance à
l’oppression.

[…]
VI. La Loi doit être l’expression de la volonté générale ; toutes les
Citoyennes et Citoyens doivent concourir personnellement ou par
leurs représentants à sa formation ; elle doit être la même pour
tous : toutes les Citoyennes et tous les Citoyens, étant égaux à ses
yeux, doivent être également admissibles à toutes dignités, places et
emplois publics, selon leurs capacités, & sans autres distinctions
que celles de leurs vertus et de leurs talents.

VII. Nulle femme n’est exceptée ; elle est accusée, arrêtée, &
détenue dans les cas déterminés par la Loi. Les femmes obéissent
comme les hommes à cette Loi rigoureuse.

VIII. La Loi ne doit établir que des peines strictement &


évidemment nécessaires, & nul ne peut être puni qu’en vertu d’une
Loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement
appliquée aux femmes.

IX. Toute femme étant déclarée coupable ; toute rigueur est


exercée par la Loi.

X. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes


fondamentales, la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle
doit avoir également celui de monter à la Tribune ; pourvu que ses
manifestations ne troublent pas l’ordre public établi par la Loi.

XI. La libre communication des pensées et des opinions est un


des droits les plus précieux de la femme, puisque cette liberté
assure la légitimité des pères envers les enfants. Toute Citoyenne
peut donc dire librement, je suis mère d’un enfant qui vous
appartient, sans qu’un préjugé barbare la force à dissimuler la
vérité ; sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas
déterminés par la Loi.

Postambule

Femme, réveille-toi ; le tocsin de la raison se fait entendre dans


tout l’univers ; reconnais tes droits. Le puissant empire de la nature
n’est plus environné de préjugés, de fanatisme, de superstition et de
mensonges. Le flambeau de la vérité a dissipé tous les nuages de la
sottise et de l’usurpation. L’homme esclave a multiplié ses forces, a
eu besoin de recourir aux tiennes pour briser ses fers. Devenu libre,
il est devenu injuste envers sa compagne. Ô femmes ! femmes,
quand cesserez-vous d’être aveugles ? Quels sont les avantages
que vous avez recueillis dans la Révolution ? Un mépris plus
marqué, un dédain plus signalé. Dans les siècles de corruption vous
n’avez régné que sur la faiblesse des hommes. Votre empire est
détruit ; que vous reste-t-il donc ? la conviction des injustices de
l’homme. La réclamation de votre patrimoine, fondée sur les sages
décrets de la nature ; qu’auriez-vous à redouter pour une si belle
entreprise ? le bon mot du Législateur des noces de Cana ?
Craignez-vous que nos Législateurs français, correcteurs de cette
morale, longtemps accrochée aux branches de la politique, mais qui
n’est plus de saison, ne vous répètent : femmes, qu’y a-t-il de
commun entre vous et nous ? Tout, auriez-vous à répondre. S’ils
s’obstinaient, dans leur faiblesse, à mettre cette inconséquence en
contradiction avec leurs principes ; opposez courageusement la
force de la raison aux vaines prétentions de supériorité ; réunissez-
vous sous les étendards de la philosophie ; déployez toute l’énergie
de votre caractère, et vous verrez bientôt ces orgueilleux, non
serviles adorateurs rampants à vos pieds, mais fiers de partager
avec vous les trésors de l’Être Suprême. Quelles que soient les
barrières que l’on vous oppose, il est en votre pouvoir de les
affranchir ; vous n’avez qu’à le vouloir. Passons maintenant à
l’effroyable tableau de ce que vous avez été dans la société ; &
puisqu’il est question, en ce moment, d’une éducation nationale,
voyons si nos sages Législateurs penseront sainement sur
l’éducation des femmes. Les femmes ont fait plus de mal que de
bien. La contrainte et la dissimulation ont été leur partage. Ce que la
force leur avait ravi, la ruse leur a rendu ; elles ont eu recours à
toutes les ressources de leurs charmes, et le plus irréprochable ne
leur résistait pas. Le poison, le fer, tout leur était soumis ; elles
commandaient au crime comme à la vertu. Le gouvernement
français, surtout, a dépendu, pendant des siècles, de l’administration
nocturne des femmes ; le cabinet n’avait point de secret pour leur
indiscrétion ; ambassade, commandement, ministère, présidence,
pontificat, cardinalat ; enfin tout ce qui caractérise la sottise des
hommes, profane et sacré, tout a été soumis à la cupidité et à
l’ambition de ce sexe autrefois méprisable et respecté, et depuis la
Révolution, respectable et méprisé.

Dans cette sorte d’antithèse, que de remarques n’ai-je point à


offrir ! je n’ai qu’un moment pour les faire, mais ce moment fixera
l’attention de la postérité la plus reculée. Sous l’Ancien Régime, tout
était vicieux, tout était coupable ; mais ne pourrait-on pas apercevoir
l’amélioration des choses dans la substance même des vices ? Une
femme n’avait besoin que d’être belle ou aimable ; quand elle
possédait ces deux avantages, elle voyait cent fortunes à ses pieds.
Si elle n’en profitait pas, elle avait un caractère bizarre, ou une
philosophie peu commune, qui la portait au mépris des richesses ;
alors elle n’était plus considérée que comme une mauvaise tête ; la
plus indécente se faisait respecter avec de l’or ; le commerce des
femmes était une espèce d’industrie reçue dans la première classe,
qui, désormais, n’aura plus de crédit.

Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne

L’ESCLAVAGE COLONIAL

Il était bien nécessaire que je dise quelques mots sur les troubles
que cause, dit-on, le décret en faveur des hommes de couleur, dans
nos îles. C’est là où la nature frémit d’horreur ; c’est là où la raison et
l’humanité n’ont pas encore touché les âmes endurcies ; c’est là
surtout où la division et la discorde agitent leurs habitants. Il n’est
pas difficile de deviner les instigateurs de ces fermentations
incendiaires : il y en a dans le sein même de l’Assemblée Nationale :
ils allument en Europe le feu qui doit embraser l’Amérique. Les
Colons prétendent régner en despotes sur des hommes dont ils sont
les pères et les frères ; et méconnaissant les droits de la nature, ils
en poursuivent la source jusque dans la plus petite teinte de leur
sang. Ces colons inhumains disent : notre sang circule dans leurs
veines, mais nous le répandrons tout, s’il le faut, pour assouvir notre
cupidité, ou notre aveugle ambition. C’est dans ces lieux les plus
près de la nature, que le père méconnaît le fils ; sourd aux cris du
sang, il en étouffe tous les charmes ; que peut-on espérer de la
résistance qu’on lui oppose ? la contrainte avec violence, c’est la
rendre terrible, la laisser encore dans les fers, c’est acheminer
toutes les calamités vers l’Amérique. Une main divine semble
répandre partout l’apanage de l’homme, la liberté ; la loi seule a le
droit de réprimer cette liberté, si elle dégénère en licence ; mais elle
doit être égale pour tous, c’est elle surtout qui doit renfermer
l’Assemblée Nationale dans son décret, dicté par la prudence et par
la justice.

Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne


HENRI GRÉGOIRE
(1750-1831)

Cet évêque – constitutionnel –, qui fut président de l’Assemblée


constituante et de la Convention nationale, laisse une œuvre
mémorable, qui témoigne sans doute de ce qu’il y avait de meilleur
dans les Lumières. Si, au cours de sa longue carrière politique, qui
l’a conduit bien au-delà de la Révolution et de l’Empire, il n’a cessé
d’agir en faveur de la disparition des privilèges, de l’intégration des
Juifs, de l’abolition de l’esclavage, constamment inspiré par l’idéal
des Lumières, ses ouvrages, qui reposent sur des analyses
rigoureuses, témoignent d’une réflexion théorique puissante, qui ne
perd jamais de vue ni le réel et l’histoire, ni le concept. Universaliste,
l’Abbé Grégoire affirme la convergence des luttes : il n’oublie pas le
sort des Blancs, en Irlande ; réaliste, il s’interroge, par exemple, sur
le poids des rites et sur la rigidité des pratiques religieuses ;
philosophe, il ne perd jamais de vue ce que sont les persécutions, ni
ce qu’exige la tolérance.

UN PEUPLE DONT LE SANG A ROUGI L’UNIVERS

Depuis Vespasien, l’histoire des Juifs n’offre que des scènes de


douleur & des tragédies sanglantes : onze cent mille périrent au
siège de Jérusalem ; deux cent trente-sept mille autres étaient morts
tant à la défense de Jopata, qu’en bataillant dans les plaines de la
Palestine ; & cette contrée, jadis florissante, dévastée par le démon
de la guerre, était une solitude couverte de cadavres & de
décombres. Ce Peuple malheureux vit alors son temple brûlé, ses
villes rasées, sa capitale en cendres, & son corps politique dissous.
Devenu le jouet de la fortune & le rebut de la terre, toujours haletant
entre les poignards & la mort, il crut sans doute que la mesure de
ses maux était comblée ; il se trompait : un Empereur romain sut
encore enchérir sur les cruautés précédentes. Le fer, le feu, la faim
firent périr près de quatre millions de Juifs sous le règne d’Adrien, y
compris cinq cent quatre-vingt mille égorgés dans la révolte de
Barchochebas, & l’on ravit à ceux qui échappèrent en petit nombre
la consolation de contempler, même de loin, les ruines de Jérusalem
foulée sous les pieds des Gentils. Auparavant, on les voyait,
couverts de haillons, parcourir en sanglotant la montagne des
Oliviers & les débris du temple ; ils furent réduits à économiser sur
leur misère, pour payer cette grâce à l’avarice des Soldats. À ce prix,
ils obtinrent la faveur signalée d’y venir pleurer le jour anniversaire
du sac de leur Cité ; & les Juifs achetaient le droit de répandre des
larmes dans les lieux où ils avaient acheté & répandu le sang de
Jésus-Christ.

Pour aggraver leur désastre, on les força de quitter à jamais une


patrie à laquelle ils étaient attachés par tant de liens, & que des
motifs si puissants rendaient chère à leurs cœurs. En s’arrachant
des lieux qui les ont vu naître, vers lesquels sans cesse ils tournent
les yeux, mais qu’ils ne reverront plus, ils se traînent dans tous les
coins du globe pour y mendier des asyles. Ils vont en tremblant
baiser les pieds des nations, qui les lèvent pour les écraser, & chez
lesquelles ils n’échappent aux tourments qu’à la faveur du mépris :
leurs soupirs même sont traités comme des cris de rébellion : & la
fureur populaire, qui s’allume comme un incendie, parcourt les
provinces en les massacrant. On craint de se rappeler les horribles
boucheries d’Alexandrie & de Césarée, où les intervalles du carnage
n’étaient que le temps nécessaire au délassement des bourreaux.

[…]

Les effets de la haine étaient ralentis, lorsque les nations étaient


occupées de leurs propres désastres ; le Peuple Hébreu n’avait
guère alors que les malheurs communs à supporter : c’étaient ses
moments de paix ; mais la rage de ses ennemis, assoupie quelque
temps, se réveilla lors des expéditions dans la terre sainte, & la
population juive parut ne s’être accrue, que pour fournir de nouvelles
victimes. À Rouen, on les égorgea sans distinction d’âge ni de sexe ;
à Strasbourg, on en brûla quinze cents ; treize cents à Mayence, &
le feu se communiquant à la Ville, faillit la réduire en cendres. À
Trêves, à York, les Juifs enfoncèrent eux-mêmes le couteau dans le
sein de leurs femmes, de leurs enfants, disant qu’ils aimaient mieux
les envoyer dans le sein d’Abraham, que les livrer aux Chrétiens ; &
ne pouvant fuir nulle part, sans rencontrer la mort, ils prenaient le
parti de se la donner eux-mêmes, pour se dérober aux tourments
qu’on leur préparait. Douze mille, au rapport d’Aventin, furent
égorgés en Bavière. Toute l’Europe, l’Allemagne surtout, devint un
théâtre de cruauté : en un mot les guerres d’Outremer, que tant de
gens jugent sur parole, parce qu’ils sont incapables d’en juger
autrement, sont consignées dans l’histoire juive comme l’époque la
plus désastreuse depuis la ruine de Jérusalem. Saint Bernard, après
avoir prêché la croisade, s’empressa de prêcher contre la cruauté
des croisés ; & non content d’écrire des lettres pathétiques, il courut
en Allemagne, & protégea efficacement les Juifs par l’ascendant que
lui donnaient sa réputation, son savoir & ses vertus. […]

Qu’on ne croie pas cependant qu’ailleurs ils fussent traités d’une


manière plus humaine. Les chassait-on ? avant leur sortie du pays,
ils étaient sûrs de recueillir des outrages, des tourments ou la mort.
Les rappelait-on ? c’était pour les abreuver d’humiliations, de
douleurs mille fois pires que la mort.

[…]

L’univers en fureur s’est acharné sur le cadavre de cette nation ;


presque toujours leur mieux-être fut de ne verser que des larmes, &
leur sang a rougi l’univers. Nous ne parlons qu’avec horreur de la
Saint Barthélemy : mais les Juifs ont été deux cents fois victimes de
scènes plus tragiques ; & quels étaient les meurtriers ?

Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs1,


ch. I

DIASPORA
La dispersion des Juifs est un événement unique dans l’histoire
des hommes.

[…]

La sotte crédulité a parlé d’un Juif errant ; ils le sont tous. Vaincus
par les Assyriens, les Perses, les Mèdes, les Grecs & les Romains,
ces nations puissantes disparaissent, & le Juif, dont elles ont brisé le
sceptre, survit avec ses lois aux débris de son Royaume, & à la
destruction de ses vainqueurs.

Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs,


ch. II

RÉFORMER LES JUIFS ?

Il ne s’agit pas d’examiner [pour « réformer » les Juifs] si le Juif


considéré en lui-même est apte à tous les arts & métiers, à toutes
les fonctions de citoyens. Son séjour en Palestine prouve la
possibilité par le fait ; mais il est question de savoir si les fonctions
civiles, les arts & métiers, tels qu’on les exerce parmi nous, peuvent
se concilier avec la loi, la morale, les préjugés des Juifs actuels. La
difficulté provient de ce que leur religion englobe tous les détails de
la vie, par des règlements que nos constitutions politiques
n’adopteront jamais ; elles voudront, au contraire, la soumettre à
l’observation des lois nationales. Abstraction faite de la vérité & de la
fausseté des principes religieux, dans toutes croyances le dogme &
la morale doivent être censés seuls invariables, les lois rituelles
peuvent être modifiées, ou du moins leur exercice peut être omis à
raison de la difficulté ou de l’impossibilité ; & quoique l’ignorance & le
préjugé aient quelquefois élevé les pratiques extérieures au niveau
des principes dogmatiques & moraux, tous les gens sensés de
toutes les religions ont senti que, dans certaines circonstances,
omettre les rites n’était pas les abjurer. Ils ont cru que, sans blesser
les droits de la Divinité, on pouvait plier sous le joug de la nécessité,
& cent fois les Juifs l’ont fait sans remords. Je ne parle pas
seulement des lois purement locales, comme celles qui sont
relatives aux sacrifices, à la manducation de l’Agneau pascal, &c.
mais de celles qui, par leur nature, paraissent applicables à tous les
lieux. Est-il une loi plus précise que celle du Levirat, qui veut que
l’homme épouse la veuve de son frère mort sans postérité ? Et quel
Juif se ferait aujourd’hui un scrupule d’y déroger ? Sa conscience
est-elle inquiétée parce qu’il ne peut plus infliger les supplices
ordonnés dans le Pentateuque, & qu’on ne lui permet pas de lapider
les enfants rebelles, les adultères & les blasphémateurs ? On a
même vu les Hébreux s’écarter de la loi dans des points importants
sans y être contraints : telle est la défense d’avoir chez eux des
peintures, malgré laquelle beaucoup de Juifs, en Italie surtout, sont
en possession, d’aimer & de conserver des chefs-d’œuvre des
grands maîtres.

Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs,


ch. XV

APPEL AUX CHRÉTIENS


Enfants de l’Évangile, la religion que vous professez, embrasse,
par les liens de l’amour, tous les mortels non seulement de tous les
pays, mais encore de tous les siècles. Est-ce sa faute, si vous
méconnaissez vos devoirs envers la postérité ? Elle veut
qu’attendris sur le sort même des générations futures vous prépariez
le bonheur à ceux qui dorment encore dans le néant, & qui ne
viendront à l’existence que lorsque vous dormirez dans la poussière.
Vous venez de naître, & bientôt déjà le vermisseau se traînera sur
vos monuments. Ne laisserez-vous que vos cadavres aux hommes
de l’avenir ? Qu’ils apprennent dans votre exemple ce que vous
aurez été envers les Juifs, & ce qu’ils doivent être. Puisque la vie est
si longue pour le mal, & si courte pour le bien, hâtez-vous d’acquitter
cette dette, sans quoi vous partirez insolvables. Appliquons ici
l’inscription gravée sur le monument de Londres, posteri, posteri,
vestra res agitur. Postérité, il s’agit ici de tes intérêts les plus chers :
tu attends de nous des citoyens vertueux : te laisserions-nous une
race d’hommes que nous aurions forcés à devenir pervers ? ce
serait répandre des germes funestes qui se développeraient dans
ton sein, & transmettraient peut-être des principes de corruption aux
siècles les plus reculés. Anticipons un moment sur les temps futurs,
pour paraître au tribunal de nos neveux, & recueillir les sentiments
de leur gratitude ou leurs malédictions.

Quelques personnes avaient craint que notre projet ne fût


contradictoire aux Prophéties, qui dévouent les Juifs à l’opprobre :
elles se sont rassurées par les considérations suivantes. Les oracles
qui annoncent la désolation d’Israël montrent dans le lointain l’instant
qui doit la terminer ; & quand même avant cette époque nous
allégerions les fers de ce peuple, il serait également sans sceptre &
sans autel. Sans autel, car en accordant aux Juifs la liberté de
conscience, nous ne leur rendrons pas le temple de Jérusalem ;
sans sceptre, on s’en doute bien, nous ne verrons pas de Juifs
ceindre le diadème, & en leur accordant une terre de Gessen, nous
n’irons pas choisir nos Pharaons chez eux.

N’essayons donc pas de rendre la religion complice d’une dureté


qu’elle réprouve ; en prédisant les malheurs de la nation juive,
l’Éternel n’a pas prétendu justifier les barbaries des autres ; & si en
qualité d’instruments de sa vengeance, pour accomplir les
prophéties, nous nous prétendions innocents, on aurait bientôt
justifié la trahison de Judas. Nous n’avons pas comme Julien le
projet sacrilège de donner un démenti à la Divinité : & si l’heure n’est
pas encore venue de ramener les Juifs au bercail, elle saura,
comme disait Gamaliel, veiller à l’accomplissement de ses décrets ;
mais nos tentatives infructueuses, justifiées par leur motif,
obtiendraient encore l’approbation du ciel. D’ailleurs il dirige les
événements d’une manière conforme à ses vues suprêmes, & peut-
être il nous réserve la gloire de réaliser ses desseins, en préparant
par nos bontés la révolution qui doit régénérer ce peuple. Il viendra
cet heureux jour, & peut-être touchons-nous à son aurore. Il est donc
prouvé que le vœu de la religion est d’adoucir le sort de la nation
juive ; & si quelques décisions canoniques paraissent contraires à ce
plan, on se souviendra que ces décrets ne furent jamais sanctionnés
par l’autorité de l’Église universelle ; que d’ailleurs, étant relatifs aux
circonstances, ou dictés par la prévention, ils doivent être abrogés
lorsque les circonstances changent, ou que la prévention s’éclaire.
Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs,
ch. XIX

UN SIÈCLE NOUVEAU

Ô nations, depuis dix-huit siècles vous foulez les débris d’Israël !


La vengeance divine déploie sur eux ses rigueurs ; mais vous a-t-
elle chargés d’être ses ministres ? La fureur de vos pères a choisi
ses victimes dans ce troupeau désolé ; quel traitement réservez-
vous aux agneaux timides, échappés du carnage, & réfugiés dans
vos bras ? Est-ce assez de leur laisser la vie, en les privant de ce
qui peut la rendre supportable ? Votre haine fera-t-elle partie de
l’héritage de vos enfants ? Ne jugez plus cette nation que sur
l’avenir ; mais si vous envisagez de nouveau les crimes passés des
Juifs & leur corruption actuelle, que ce soit pour déplorer votre
ouvrage ; auteurs de leurs vices, soyez-le de leurs vertus ; acquittez
votre dette & celle de vos aïeux.

Un siècle nouveau va s’ouvrir : que les palmes de l’humanité en


ornent le frontispice, & que la postérité applaudisse d’avance à la
réunion de vos cœurs. Les Juifs sont membres de cette famille
universelle qui doit établir la fraternité entre tous les peuples ; & sur
eux, comme sur vous, la révélation étend son voile majestueux.
Enfants du même père, dérobez tout prétexte à l’aversion de vos
frères, qui seront un jour réunis dans le même bercail ; ouvrez-leur
des asyles où ils puissent tranquillement reposer leurs têtes &
sécher leurs larmes, & qu’enfin le Juif, accordant au Chrétien un
retour de tendresse, embrasse en moi son concitoyen & son ami.
Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs,
ch. XXVII

LA TRAITE ET L’ESCLAVAGE – ET LA JUSTICE ?

Thémistocle annonce aux Athéniens que, pour accroître la


puissance de la république et la délivrer d’un ennemi redoutable, il a
un moyen infaillible, mais qui ne peut être révélé au public. Aristide
est nommé pour être dépositaire de ce secret, et apprécier l’utilité du
plan de Thémistocle, qui consiste à brûler la flotte de Xerxès, réunie
dans un port. Aristide, persuadé que le salut même de la patrie
serait acheté trop chèrement par un acte contraire à la morale
déclare à l’Assemblée que le moyen proposé serait très avantageux,
mais qu’il est injuste ; et il est rejeté. Dans un traité avec les
Carthaginois, Gelon roi de Syracuse stipule expressément qu’ils
n’immoleront plus d’enfants à Saturne ; et vingt-trois siècles après,
en 1814, dans un traité avec l’Angleterre on y stipule que, pendant
cinq ans encore, les Français pourront faire la traite des Nègres,
c’est-à-dire voler ou acheter des hommes en Afrique, les arracher à
leur terre natale, à tous les objets de leurs affections, les porter aux
Antilles, où, vendus comme des bêtes de somme, ils arroseront de
leurs sueurs des champs dont les fruits appartiendront à d’autres, et
traîneront une pénible existence, sans autre consolation, à la fin de
chaque jour, que d’avoir fait un pas de plus vers le tombeau. Aristide
et Gelon étaient idolâtres, nous sommes chrétiens.

Dans les désastres de Saint-Domingue, des forfaits


épouvantables ont été commis par des hommes de toutes les
couleurs ; mais à des Blancs seuls appartient l’invention infernale
d’avoir tiré à grands frais, de Cuba, des meutes de chiens
dévorateurs, dont l’arrivée fut célébrée comme un triomphe. On
irrita, par une diète calculée, la voracité naturelle de ces animaux ;
et, le jour où l’on fit, sur un Noir attaché à un poteau, l’essai de leur
empressement à dévorer, fut un jour de solennité pour les Blancs de
la ville du Cap, réunis dans des banquets préparés autour de
l’amphithéâtre, où ils jouirent de ce spectacle digne de cannibales.
Comparez ici la conduite des Blancs, qui se disent civilisés et
chrétiens, avec celle des esclaves qui, la plupart, avaient été privés
des ressources de l’éducation et des lumières de l’Évangile, et voyez
à qui reste l’avantage du parallèle.

Notre intérêt, disent les Colons, n’est-il pas de ménager nos


esclaves ? Les charretiers de Paris tiennent précisément le même
langage en parlant de leurs chevaux qui, par une mort anticipée,
périssent excédés d’inanition, de fatigues et de coups. Si des
relations sans nombre n’avaient appris à l’Europe quel est le sort
des esclaves dans les Antilles, il suffirait de jeter les yeux sur le
tableau déchirant qu’en a tracé un ecclésiastique qui, pendant son
séjour à Saint-Domingue, déployait à leur égard une charité
compatissante. Tel est peut-être le motif pour lequel l’ouvrage
anonyme du Père Nicolson est rarement cité dans les écrits des
partisans de l’esclavage. Pour émouvoir la pitié, ils parlent de leurs
sueurs : ont-ils jamais articulé un mot, un seul mot sur les sueurs de
leurs esclaves ? Quel moyen de raisonner avec des hommes qui, si
l’on invoque la religion, la charité, répondent en parlant de cacao, de
balles de coton, de balance du commerce ; car, vous disent-ils, que
deviendra le commerce si l’on supprime la traite ? Trouvez-en qui
dise : En la continuant que deviendront la justice et l’humanité ?
Rappellerai-je les inculpations banales et les mensonges multipliés
dont la répétition tenait lieu de preuves ? Ils assuraient que les amis
des Noirs vendus aux Anglais, payés par les Anglais et par les Noirs,
étaient ennemis des Blancs et voulaient faire égorger les Blancs ;
comme si l’on ne pouvait pas et si l’on ne devait pas simultanément
aimer les uns à l’égal des autres. Lorsqu’à l’Assemblée constituante
une discussion avait eu lieu sur le sort des esclaves ou des sang-
mêlés, les députés qui avaient demandé qu’on restreignît l’autorité
des maîtres pour étendre celle de la loi, devenaient par là même les
objets de l’animosité de ceux-ci, qui le lendemain faisaient crier dans
les rues :

« Voici la liste des députés qui, dans la séance d’hier, ont voté en
faveur de l’Angleterre contre la France. » Le sentiment qui rattache
les hommes de bien à la défense des Africains s’est renforcé par
l’indignation qu’inspirent les libelles de certains individus qui, d’après
leur propre cœur, jugeant tous les hommes, ne croient pas sans
doute à la vertu désintéressée, et supposent toujours aux autres des
sentiments vils. Non, la postérité ne pourra jamais concevoir la
multitude et la noirceur des menaces, des impostures, des outrages
dont, jusqu’à l’époque actuelle inclusivement, nous fûmes les objets
et dont plusieurs d’entre nous ont été les victimes : on essaya
même, et sans succès, de flétrir le nom de Philanthrope, dont
s’honore quiconque n’a pas abjuré l’amour du prochain. Puis,
d’après le langage usité alors, il fut du bon ton de répéter que les
principes d’équité, de liberté étaient des abstractions, de la
métaphysique, voire même de l’idéologie, car le despotisme a une
logique et un argot qui lui sont propres.
De la traite et de l’esclavage des Noirs
et des Blancs par un ami des hommes
de toutes les couleurs, ch. I, La traite des noirs

ET LES BLANCS ?

Il est très louable le zèle que déploie le Gouvernement britannique


contre la traite des Nègres, mais quand obtiendra-t-elle justice cette
Irlande, martyre depuis plusieurs siècles, et dont les annales
présentent l’exemple unique dans l’histoire d’une nation entière
qu’on a expropriée arbitrairement ? Lorsqu’on se montre si fervent
en faveur des Africains, pourquoi refuser obstinément l’émancipation
politique à cinq millions de catholiques ? Que répondrez-vous aux
partisans de l’esclavage colonial, s’ils vous objectent que vous
aimez les hommes à mille ans ou mille lieues de distance, pour vous
dispenser d’aimer vos voisins et d’être équitables envers eux ? Quoi,
le fils d’un Noir, né en Angleterre, aura, s’il est protestant, tous les
droits de cité, qu’on y refuse impitoyablement à un Blanc, parce qu’il
est catholique ! Faut-il qu’on ait à reprocher une telle inconséquence
à un peuple qui, tant de fois, a déployé un caractère magnanime et
généreux, et qui, dans ces derniers temps, a couvert de bienfaits les
émigrés de France ? à un peuple chez lequel des écrivains
sensibles et des prédicateurs ont élevé la voix, même contre les
traitements cruels exercés envers les animaux ! Les règlements,
affichés au marché de Smith Field, infligent des peines pécuniaires à
quiconque les maltraite sans nécessité. Cet exemple louable est
peut-être unique dans son genre. Les défenseurs des Africains
doivent être simultanément les défenseurs des catholiques. Agir
autrement serait une abnégation de droiture, une contradiction, et
cependant peut-on dire que, soit dans leurs écrits, soit dans les
débats parlementaires, les mêmes personnages aient tous
développé la même énergie dans l’une et l’autre cause ? Rien de
plus noble, de plus édifiant que les efforts de la société fondée pour
l’abolition de la traite, mais pourquoi les mêmes individus n’ont-ils
pas formé une société pour accélérer l’émancipation de leurs
concitoyens catholiques ? Les Anglais pensent que leur honneur
serait compromis en souffrant que la France continuât la traite : le
sera-t-il moins si l’on continue d’opprimer l’Irlande ?

De la traite et de l’esclavage des Noirs et des Blancs par un ami des


hommes de toutes les couleurs, ch. II, De la traite et de l’esclavage
des Blancs.

Note

1. Cet Essai a été publié en 1788. On rendra justice à Robespierre en rappelant les
lignes suivantes, prononcées dans son Discours à la Constituante du 23 décembre 1789 :
« On vous a dit sur les Juifs des choses infiniment exagérées et souvent contraires à
l’histoire. Comment peut-on leur opposer les persécutions dont ils ont été les victimes chez
différents peuples ? Ce sont au contraire des crimes nationaux que nous devons expier, en
leur rendant les droits imprescriptibles de l’homme dont aucune puissance humaine ne
pouvait les dépouiller. On leur impute encore des vices, des préjugés, l’esprit de secte et
d’intérêt. Mais à qui pouvons-nous les imputer si ce n’est à nos propres injustices ? Après
les avoir exclus de tous les honneurs, même des droits à l’estime publique, nous ne leur
avons laissé que les objets de spéculation lucrative.

Rendons-les au bonheur, à la patrie, à la vertu, en leur rendant la dignité d’hommes et de


citoyens ; songeons qu’il ne peut jamais être politique, quoiqu’on puisse dire, de condamner
à l’avilissement et à l’oppression, une multitude d’hommes qui vivent au milieu de nous. »
ADRIEN DUPORT
(1759-1798)

Ce parlementaire, issu de la noblesse, eut une part très active


dans les travaux des révolutionnaires. Il n’est pas seulement pénétré
des idées et de l’idéal des Lumières, il a lu et étudié de près les
philosophes, en particulier Montesquieu et Beccaria. Il est un bel
exemple du sérieux et de la hauteur de vue de nombre de députés
de cette époque, au travail dans une Assemblée dont l’œuvre
législative fut remarquable.

Son plaidoyer contre la peine de mort – discours devant la


Constituante – montre ce que peut être une analyse philosophique,
saisie dans l’action la plus concrète, superbe coopération de la
théorie et de la pratique. On notera une argumentation subtile, de
forme juridique et inspirée de Montesquieu, reposant sur l’analyse
précise de la notion de peine, mais foncièrement philosophique par
sa considération des fins d’un État et des exigences morales de
l’humanité.

CONTRE LA PEINE DE MORT

Je ne m’engagerai pas dans la question métaphysique de savoir si


la société a ou non droit de vie et de mort sur ses membres. Les
hommes, a-t-on dit, n’ont pu donner à la société sur eux que les
droits qu’ils avaient eux-mêmes : or, personne n’a le droit de mort
sur les autres, ni sur lui-même ; car il n’y a que des malades ou des
insensés qui se tuent.

D’autre part, on soutient que la société peut faire tout ce qui est
indispensable à sa conservation, et qu’elle peut en conséquence
établir la peine de mort, si elle la juge indispensable pour se
conserver.

Il serait possible de répondre d’abord que jamais un simple


meurtrier ne peut mettre en danger une société entière. On pourrait
ajouter que les hommes ont gardé et gardent encore dans l’état de
société l’exercice de la défense personnelle, dont l’obligation
immédiate peut seule motiver et justifier la mort de celui qui attaque,
et qu’ils ne remettent à la société qu’un droit de protection générale,
celui de prévenir et réprimer les agressions, droit qui ne renferme
point la nécessité, par conséquent l’excuse du meurtre.

Mais, sans entrer plus avant dans cette discussion, je vais poser
la question d’une manière moins favorable peut-être à l’opinion que
je défends, mais propre à conduire à un examen plus facile, et à une
solution plus prompte et plus complète de la difficulté. J’accorde qu’il
faut établir la peine de mort, si elle est indispensable à la
conservation de la société, ou, ce qui est la même chose, au
maintien des droits naturels des hommes. Sans doute, on ne me
contestera pas que, si cette peine n’est pas nécessaire à cet objet,
elle doit être abolie. Ce principe, Messieurs, je le puise dans vos
propres décrets, dans l’article 8 de la Déclaration des droits qui
porte :
La loi ne peut établir que des peines strictement et évidemment
nécessaires.

Or, je prétends prouver non seulement que la peine de mort n’est


pas nécessaire, mais :

1° qu’elle n’est pas propre à réprimer les crimes auxquels on veut


l’appliquer ;

2° que, bien loin de les réprimer, elle tend au contraire à les


multiplier.

[…]

Qu’est-ce que la mort ? La condition de l’existence ; une obligation


que la nature nous impose à tous en naissant, et à laquelle nul ne
peut se soustraire. Que fait-on donc en immolant un coupable ? Que
hâter le moment d’un événement certain ; qu’assigner une époque
au hasard de son dernier instant. N’est-on pas déjà surpris qu’une
règle immuable de la nature soit devenue, entre les mains des
hommes, une loi pénale ; qu’ils aient fait un supplice, d’un
événement commun à tous les hommes ? Comment ose-t-on leur
apprendre qu’il n’y a pas de différence matérielle entre une maladie
et un crime, si ce n’est que celui-ci fait passer, avec moins de
douleur, de la vie au trépas ? Comment n’a-t-on pas craint de
détruire la moralité dans les hommes et d’y substituer les principes
d’une aveugle fatalité, lorsqu’on les accoutume à voir deux effets
semblables résulter de causes si différentes ? Les scélérats qui,
comme presque tous les hommes, ne sont guère affectés que par
les effets, ne sont malheureusement que trop frappés de cette
analogie ; ils la consacrent dans leurs maximes ; on la retrouve dans
leurs propos habituels : ils disent tous que la mort n’est qu’un
mauvais quart d’heure, qu’elle est un accident de plus dans leur
état ; ils se comparent au couvreur, au matelot, à ces hommes dont
la profession honorable et utile offre à la mort plus de prises et des
chances plus multipliées.

Leur esprit s’habitue à ces calculs, leur âme se fait à ces idées, et,
dès lors, vos supplices perdent tout leur effet sur leur imagination.

Législateurs, quoi que vous fassiez, vos lois n’empêcheront pas


que la mort ne soit nécessaire pour l’honnête homme comme pour
l’assassin. Que faites-vous de plus contre ce dernier ? Vous rendez
son époque un peu moins incertaine ; et c’est de cette légère
différence que vous attendez tout votre système de répression !
Vous oubliez qu’il n’y a que la mort actuelle qui puisse être vraiment
répressive ; voilà la source de l’erreur. On dit qu’il n’est pas d’homme
sur lequel elle n’ait une grande influence ; je l’avoue, lorsqu’elle est
devant ses yeux, inévitable et instante ; mais, sitôt que son image ne
se présente que dans un avenir éloigné, elle s’enveloppe de nuages,
on ne l’aperçoit plus qu’à travers les illusions de l’espérance ; alors
elle cesse d’agir sur l’imagination, elle cesse de devenir un motif ou
un obstacle à nos actions.
Je vais plus loin : l’assassin est-il le seul qui coure le risque de
hâter la fin de sa vie ? L’officier civil, le militaire, le simple citoyen, ne
doivent-ils pas être prêts à s’offrir à la mort plutôt que de trahir leurs
devoirs ? C’est vous-mêmes qui le leur prescrivez. Mais comment
espérez-vous assouplir ainsi l’esprit des hommes et en modifier
leurs pensées au point de les diriger à votre gré vers des idées
contradictoires ? Quelle est votre position ? Vous n’avez que la mort
à offrir au crime et à la vertu. Vous la montrez également au héros et
à l’assassin : à l’un, à la vérité, comme un devoir qui l’associe à une
gloire immortelle ; à l’autre, comme un supplice ignominieux. Mais
c’est donc encore sur une distinction subtile et métaphysique que
s’appuie uniquement le ressort que vous employez ; c’est dans
l’amour de l’estime, dans la crainte du blâme que vous cherchez à
trouver le seul mobile qui doit animer les hommes ou les contenir.
Vous réussissez sans doute pour l’homme vertueux, que l’on peut
aisément diriger par ce genre d’influence ; mais aussi vous échouez
nécessairement contre le scélérat ; celui-ci ne voit que l’effet
matériel dans votre supplice ; sa moralité ne saurait l’atteindre.
L’infamie ne le touche point ; la peine, pour lui, n’est que la mort : la
mort n’est qu’un mauvais quart d’heure.

Je le demande aux plus zélés partisans de la peine de mort ; qu’ils


répondent au dilemme suivant : ou le scélérat est affecté de l’idée de
l’infamie attachée à son supplice, alors il est bien plus utile de la
joindre à un supplice vivant et durable ; car il y sera certainement
plus sensible lorsqu’il en sera personnellement l’objet, que lorsque
après lui elle doit s’attacher à sa mémoire ; ou bien il ne sera pas
affecté de l’idée de l’infamie, alors vous êtes forcés de convenir que
la mort n’est plus pour lui qu’un accident commun à tous les
hommes, que le crime et la vertu accélèrent également, et qui ne
renferme plus rien de pénal, plus rien de capable de réprimer et de
contenir : il est donc évident, dans les deux cas, que la peine de
mort est non seulement inutile, mais peu propre à réprimer les
crimes.

[…]

L’homme que l’on fait mourir a, dites-vous, assassiné son


semblable ; mais l’idée éloignée de son crime s’absorbe et se perd
dans la sensation présente et bien plus vive de son supplice. Le
spectateur, celui même que l’indignation contre le coupable a
conduit à le voir périr, au moment de l’exécution lui pardonne son
crime ; il ne vous pardonne pas votre tranquille cruauté ; son cœur
sympathise secrètement avec le supplicié contre vous ; les lois de
son pays lui paraissent moins chères et moins respectables, en ce
moment où elles blessent et révoltent ses plus intimes sentiments ;
et, en se retirant, il emporte avec lui, suivant son caractère, des
impressions de cruauté ou de compassion, toutes différentes de
celles que la loi cherchait à lui inspirer. Il se forme au mépris, non de
sa propre vie, sentiment presque toujours généreux, mais de celle
de ses semblables. Si quelquefois il a médité de se défaire de son
ennemi, ou d’assassiner un citoyen, cette horrible entreprise lui
paraît plus simple et plus facile, elle fatigue moins ses sens depuis
qu’il a vu la société elle-même se permettre l’homicide.

Ainsi donc une peine qui n’est point répressive pour l’assassin
devient encore dangereuse et corruptrice pour le spectateur, elle est
à la fois inutile et funeste ; et vous, loin de favoriser la nature dans
les moyens qu’elle emploie pour la conservation des individus, vous
atténuez ces moyens, et vous multipliez ainsi les crimes en
détruisant leur plus grand obstacle : je veux dire l’horreur du meurtre
et de l’effusion du sang.

Au-dessus de vos lois, et avant vos conventions, il existe des


causes et des agents que vous ne pouvez dénaturer ou contrarier
sans danger. Ce n’est pas l’injustice du meurtre que la nature a
proscrit, c’est le meurtre lui-même, toutes les fois qu’il est volontaire.
Ce qu’elle repousse avec horreur, c’est que plusieurs hommes, de
sang-froid, en massacrent un seul sans défense. Voilà le plus grand
crime à ses yeux ; ce qui le prouve, c’est qu’il révolte à la fois toutes
les sensations humaines. Eh ! ne pouvez-vous punir les hommes
sans corrompre chez eux les habitudes et les mœurs ?

Maintenant mettons en balance vos moyens et ceux de la nature,


et comparons le résultat. Elle défend, je le répète, le meurtre
volontaire, et sa défense s’exprime par cet instinct primitif qu’il ne
faudrait plus que renforcer et raffermir pour en rendre l’effet certain
et invincible.

Vous aussi vous défendez le meurtre, mais vous vous en réservez


l’exclusif usage ; ce n’est pas l’homicide que vous improuvez, mais
seulement l’illégalité de cette action ; vous altérez des agents doux
et directs de l’humanité et de confiance, et vous mettez à la place
des agents indirects, des peines à la fois cruelles et sans effets.

[…]

Nous sommes bien éloignés néanmoins, Messieurs, de vouloir


remplacer la peine de mort par des supplices perpétuels. Il nous a
paru que déraciner dans l’homme l’espérance, c’était détruire en lui
le principe même de la vie, le seul qui le soutienne au milieu de ses
souffrances, et qui, en allégeant le poids de son malheur, le lui rende
possible à supporter. C’est anéantir l’homme : il serait plus humain
de le faire périr. La société, j’ose le dire, n’a pas le pouvoir de faire
éprouver à un individu une si complète dégradation de lui-même ; et
d’ailleurs la raison et la justice s’y opposent ; car jamais l’on ne doit
désespérer de l’amendement d’un coupable ; sa correction même
est un des objets de la peine ; elle n’existerait plus, si l’homme était
condamné à un éternel supplice.

Sur la peine de mort, Discours du 31 mai 1791


LOUIS-ANTOINE DE SAINT-JUST
(1767-1794)

Avec Saint-Just s’inaugure le règne de la vertu. L’idée absolue,


nourrie de références héroïques empruntées à l’Antiquité, anéantit
tout sur son passage.

On s’interrogera, bien sûr, sur le juridisme qui anime le discours


du conventionnel : il réduit tout au droit. Mais en même temps il
exclut ce qui ne saurait y entrer : le roi est un ennemi du peuple, il
n’a pas droit à un jugement en forme. Cette notion de la justice
supprimant tout supprime l’individu : à travers le roi, c’est une
fonction, ce n’est pas un homme qui est jugé. Capet est coupable
seulement d’être roi, et seulement parce qu’on ne règne pas
innocemment. Cette intrusion de la morale dans la politique détruit la
politique et définit la Terreur.

Mais Saint-Just soulève une question inquiétante, et radicale : si


on juge le roi selon les formes, que pourra-t-on lui reprocher ? Un tel
procès sera une parodie de justice. Le vrai problème, présent
derrière cette violence, c’est le problème même de toute révolution :
un changement de régime juridique qui implique une suspension du
droit.

IL FAUT JUGER LE ROI


Moi, je dis que le roi doit être jugé en ennemi, que nous avons
moins à le juger qu’à le combattre, et que, n’étant plus rien dans le
contrat qui unit les Français, les formes de la procédure ne sont
point dans la loi civile, mais dans la loi du droit des gens.

Faute de ces distinctions, on est tombé dans des formes sans


principes, qui conduiraient le roi à l’impunité, fixeraient trop
longtemps les yeux sur lui, ou qui laisseraient sur son jugement une
tache de sévérité injuste ou excessive. Je me suis souvent aperçu
que de fausses mesures de prudence, les lenteurs, le recueillement,
étaient ici de véritables imprudences ; et après celle qui recule le
moment de nous donner des lois, la plus funeste serait celle qui
nous ferait temporiser avec le roi. Un jour, peut-être, les hommes,
aussi éloignés de nos préjugés que nous le sommes de ceux des
Vandales, s’étonneront de la barbarie d’un siècle où ce fut quelque
chose de religieux que de juger un tyran, où le peuple qui eut un
tyran à juger l’éleva au rang de citoyen avant d’examiner ses crimes,
songea plutôt à ce qu’on dirait de lui qu’à ce qu’il avait à faire, et,
d’un coupable de la dernière classe de l’humanité, je veux dire celle
des oppresseurs, fit, pour ainsi dire, un martyr de son orgueil.

On s’étonnera un jour qu’au dix-huitième siècle on ait été moins


avancé que du temps de César : là le tyran fut immolé en plein
Sénat, sans autres formalités que vingt-trois coups de poignard et
sans autre loi que la liberté de Rome. Et aujourd’hui l’on fait avec
respect le procès d’un homme assassin d’un peuple, pris en flagrant
délit, la main dans le sang, la main dans le crime !
Les mêmes hommes qui vont juger Louis ont une République à
fonder, ceux qui attachent quelque importance au juste châtiment
d’un roi ne fonderont jamais une République. Parmi nous, la finesse
des esprits et des caractères est un grand obstacle à la liberté ; on
embellit toutes les erreurs, et, le plus souvent, la vérité n’est que la
séduction de notre goût.

[…]

Citoyens, si le peuple romain après six cents ans de vertu et de


haine contre les rois ; si la Grande-Bretagne, après Cromwell mort,
vit renaître les rois, malgré son énergie, que ne doivent pas craindre
parmi nous les bons citoyens amis de la liberté, en voyant la hache
trembler dans nos mains, et un peuple, dès le premier jour de sa
liberté, respecter le souvenir de ses fers ! Quelle République voulez-
vous établir au milieu de nos combats particuliers et de nos
faiblesses communes ?

On semble chercher une loi qui permette de punir le roi : mais


dans la forme de gouvernement dont nous sortons, s’il y avait un
homme inviolable il l’était, en partant de ce sens, pour chaque
citoyen ; mais de peuple à roi, je ne connais plus de rapport naturel.
Il se peut qu’une nation, stipulant les clauses du pacte social,
environne ses magistrats d’un caractère capable de faire respecter
tous les droits et d’obliger chacun ; mais ce caractère étant au profit
du peuple, et sans garantie contre le peuple, l’on ne peut jamais
s’armer contre lui d’un caractère qu’il donne et retire à son gré. Les
citoyens se lient par contrat ; le souverain ne se lie pas ; ou le prince
n’aurait point de juge et serait un tyran. Ainsi l’inviolabilité de Louis
ne s’est point étendue au-delà de son crime et de l’insurrection ; ou,
si on le jugeait inviolable après, si même on le mettait en question, il
en résulterait, Citoyen, qu’il n’aurait pu être déchu, et qu’il aurait eu
la faculté de nous opprimer sous la responsabilité du peuple.

Le pacte est un contrat entre les citoyens, et non point avec le


gouvernement : on n’est pour rien dans un contrat où l’on ne s’est
point obligé. Conséquemment, Louis, qui ne s’était pas obligé, ne
peut pas être jugé civilement. Ce contrat était tellement oppressif
qu’il obligeait les citoyens, et non le roi : un tel contrat était
nécessairement nul, car rien n’est légitime de ce qui manque de
sanction dans la morale et dans la nature.

[…]

On ne peut point régner innocemment : la folie en est trop


évidente. Tout roi est un rebelle et un usurpateur. Les rois mêmes
traitaient-ils autrement les prétendus usurpateurs de leur autorité ?
Ne fit-on pas le procès à la mémoire de Cromwell ?

er
Et, certes, Cromwell n’était pas plus usurpateur que Charles I ,
car lorsqu’un peuple est assez lâche pour se laisser mener par des
tyrans, la domination est le droit du premier venu, et n’est pas plus
sacrée ni plus légitime sur la tête de l’un que sur celle de l’autre.

Voilà les considérations qu’un peuple généreux et républicain ne


doit pas oublier dans le jugement d’un roi.

[…]

Citoyens, si vous êtes jaloux que l’Europe admire la justice de


votre jugement, tels sont les principes qui le doivent déterminer ; et
ceux que le comité de législation vous propose seraient précisément
un monument d’injustice. Les formes, dans le procès, sont de
l’hypocrisie ; on vous jugera selon vos principes.

Je ne perdrai jamais de vue que l’esprit avec lequel on jugera le


roi sera le même que celui avec lequel on établira la République. La
théorie de votre jugement sera celle de vos magistratures. Et la
mesure de votre philosophie, dans ce jugement, sera aussi la
mesure de votre liberté dans la Constitution.

Je le répète, on ne peut point juger un roi selon les lois du pays,


ou plutôt les lois de cité. Le rapporteur vous l’a bien dit ; mais cette
idée est morte trop tôt dans son âme ; il en a perdu le fruit. Il n’y
avait rien dans les lois de Numa pour juger Tarquin ; rien dans les
er
lois d’Angleterre pour juger Charles I : on les jugea selon le droit
des gens ; on repoussa la force par la force, on repoussa un
étranger, un ennemi. Voilà ce qui légitima ces expéditions, et non
point de vaines formalités, qui n’ont pour principe que le
consentement du citoyen, par le contrat.

Discours concernant le jugement de Louis XVI, 13 novembre 1790

LE BONHEUR EST UNE IDÉE NEUVE

On peut voir ici comment l’idée de faire le bonheur des peuples,


en raison du poids d’abstraction qui la rend fascinante, a plutôt de
quoi effrayer pour peu qu’on prenne le temps d’envisager « les idées
intermédiaires » qui nous séparent du but : « rendre le peuple
heureux aux dépens de tous les vices et de tous les ennemis de la
liberté ».

C’est une cause très généralement sentie, que toute la sagesse


d’un gouvernement consiste à réduire le parti opposé à la Révolution
et à rendre le peuple heureux aux dépens de tous les vices et de
tous les ennemis de la liberté. C’est le moyen d’affermir la
Révolution que de la faire tourner au profit de ceux qui la
soutiennent et à la ruine de ceux qui la combattent.

Identifiez-vous par la pensée aux mouvements secrets de tous les


cœurs, franchissez les idées intermédiaires qui vous séparent du but
où vous tendez. Il vaut mieux hâter la marche de la Révolution que
de la suivre au gré de tous les complots qui l’embarrassent, qui
l’entravent. C’est à vous d’en déterminer le plan et d’en précipiter les
résultats pour l’avantage de l’humanité.
Que le cours rapide de votre politique entraîne toutes les intrigues
de l’étranger. Un grand coup que vous frappez retentit sur le trône et
sur le cœur de tous les rois. Les lois et les mesures de détail sont
des piqûres que l’aveuglement endurci ne sent pas.

Faites-vous respecter, en prononçant avec fierté la destinée du


peuple français ; vengez le peuple de douze cents ans de forfaits
contre ses pères.

On trompe les peuples de l’Europe sur ce qui se passe chez nous.


On travestit vos discussions. Mais on ne travestit point les lois
fortes ; elles pénètrent tout à coup les pays étrangers comme l’éclair
inextinguible.

Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni


un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur
la terre ; qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur ! Le
bonheur est une idée neuve en Europe.

Rapport sur le mode d’exécution du décret


contre les ennemis de la Révolution (3 mars 1794)
EN PRENANT UN PEU DE RECUL…
C’est donc après la tourmente que, plus calmement, d’autres
philosophes trouveront le recul nécessaire et réfléchiront l’un des
événements les plus extraordinaires de l’histoire humaine, et dans
lequel la philosophie avait joué une partie qu’elle était loin de
maîtriser…

Porter à la réflexion un événement, ou plus exactement un


processus historique, comme la Révolution française ne va pas de
soi, et il n’est pas sûr que le temps écoulé donne du recul, ne serait-
ce que parce qu’on ne peut indiquer, sans un certain arbitraire, le
moment où ce processus aurait pris fin, à moins que le retour des
rois n’en décide.

Le recul, ici, n’est donc pas affaire de temps, mais – encore une
fois – d’idées : il s’installe ou se creuse dans le mouvement
intellectuel de prendre ses distances, étant admis qu’un tel recul ne
peut avoir un sens philosophique que s’il est exempt d’émotion ou
d’effroi. Il s’agit de comprendre ce qui est arrivé et – une fois n’est
pas coutume – on comprend mieux ces choses si l’on s’en détache :
les philosophes qui ont le mieux compris la Révolution française, en
son temps ou peu après, sont ceux qui lui étaient le moins acquis.
La distance, ou une certaine façon d’être spectateur, leur ont permis
de voir bien des choses qui devaient échapper aux acteurs.
GERMAINE DE STAËL
(1766-1817)

Pour écrire ses Considérations sur les principaux événements de


la Révolution française, Mme de Staël sait de quoi elle parle. Pleine
de sympathie pour la Révolution, à ses débuts, rapidement inquiétée
par la suite et obligée de s’exiler, elle est restée, par la force des
choses, étrangère à ce mouvement qu’elle observe et analyse sans
s’y impliquer. L’intelligence est chez elle la vie même du concept,
elle sait, dans ses descriptions, saisir et interpréter les moindres
nuances pour parvenir à une vision globale. Ce qui ressort de son
analyse, c’est une compréhension de la Révolution française qui en
fait une sorte de soubresaut social, dont le sens, recouvert par le
fanatisme et la violence, est loin d’être évident et n’a, en tout cas,
selon elle, que peu de rapport avec les idées politiques
d’émancipation et de liberté.

C’EST LE DESPOTISME QUI EST MODERNE

Il importe de répéter à tous les partisans des droits qui reposent


sur le passé que c’est la liberté qui est ancienne et le despotisme qui
est moderne. Dans tous les États européens fondés au
commencement du Moyen Âge le pouvoir des rois a été limité par
celui des nobles ; les diètes en Allemagne, en Suède, en Danemark,
avant sa charte de servitude, les parlements en Angleterre, les
cortès en Espagne, les corps intermédiaires de tout genre en Italie
prouvent que les peuples du Nord ont apporté avec eux des
institutions qui resserraient le pouvoir dans une classe mais qui ne
favorisaient en rien le despotisme. Les Francs n’ont jamais reconnu
leurs chefs pour despotes. L’on ne peut nier que sous les deux
premières races tout ce qui avait droit de citoyen, c’est-à-dire les
nobles, et les nobles étaient les Francs, ne participât au
gouvernement. Tout le monde sait, dit M. de Boulainvilliers qui certes
n’est pas philosophe, que les Français étaient des peuples libres qui
se choisissaient des chefs sous le nom de rois pour exécuter des
lois qu’eux-mêmes avaient établies, ou pour les conduire à la guerre
et qu’ils n’avaient garde de considérer les rois comme des
législateurs qui pouvaient tout ordonner selon leur bon plaisir. Il ne
reste aucune ordonnance des deux premières races de la monarchie
qui ne soit caractérisée du consentement des assemblées générales
des champs de mars ou de mai ; et même aucune guerre ne se
faisait alors sans leur approbation.

Considérations sur les principaux événements de la Révolution


française, Première partie, ch. II

LES FURIES DU FANATISME

Les événements que nous avons rappelés jusqu’à présent ne sont


que de l’histoire dont l’exemple peut s’offrir ailleurs. Mais un abîme
va s’ouvrir maintenant sous nos pas ; nous ne savons quelle route
suivre dans un tel gouffre et la pensée se précipite avec effroi de
malheurs en malheurs jusqu’à l’anéantissement de tout espoir et de
toute consolation. Nous passerons le plus rapidement qu’il nous sera
possible sur cette crise affreuse dans laquelle aucun homme ne doit
fixer l’attention, aucune circonstance ne saurait exciter l’intérêt : tout
est semblable bien qu’extraordinaire ; tout est monotone bien
qu’horrible ; et l’on serait presque honteux de soi-même si l’on
pouvait regarder ces atrocités grossières d’assez près pour les
caractériser en détail. Examinons seulement le grand principe de
ces monstrueux phénomènes : le fanatisme politique. Les passions
mondaines ont toujours fait partie du fanatisme religieux ; et souvent
au contraire la foi véritable à quelques idées abstraites alimente le
fanatisme politique ; le mélange se trouve partout, mais c’est dans
sa proportion que consiste le bien et le mal. L’ordre social est en lui-
même un bizarre édifice : on ne peut cependant le concevoir
autrement qu’il n’est ; mais les concessions auxquelles il faut se
résoudre pour qu’il subsiste tourmentent par la pitié les âmes
élevées, satisfont la vanité de quelques-uns et provoquent l’irritation
et les désirs du grand nombre. C’est à cet état de choses plus ou
moins prononcé, plus ou moins adouci par les mœurs et par les
lumières, qu’il faut attribuer le fanatisme politique dont nous avons
été témoins en France. Une sorte de fureur s’est emparée des
pauvres en présence des riches, et les distinctions nobiliaires
ajoutant à la jalousie qu’inspire la propriété, le peuple a été fier de sa
multitude ; et tout ce qui fait la puissance et l’éclat de la minorité ne
lui a paru qu’une usurpation. Les germes de ce sentiment ont existé
dans tous les temps ; mais on n’a senti trembler la société humaine
dans ses fondements qu’à l’époque de la Terreur en France : on ne
doit point s’étonner si cet abominable fléau a laissé de profondes
traces dans les esprits et la seule réflexion qu’on puisse se
permettre, et que le reste de cet ouvrage j’espère confirmera, c’est
que le remède aux passions populaires n’est pas dans le
despotisme mais dans le règne de la loi.

[…]

Le pouvoir abstrait des gouvernements représentatifs n’irrite en


rien l’orgueil des hommes et c’est par cette institution que doivent
s’éteindre les flambeaux des furies. Ils se sont allumés dans un pays
où tout était amour-propre ; et l’amour-propre irrité chez le peuple ne
ressemble point à nos nuances fugitives ; c’est le besoin de donner
la mort.

Considérations sur les principaux événements de la Révolution


française, Troisième partie, ch. XV

LES FRANÇAIS SONT-ILS FAITS POUR ÊTRE LIBRES ?

C’est sous un point de vue plus philosophique et plus impartial


que nous examinerons ce qu’on entend par un peuple fait pour être
libre. Je répondrai simplement : c’est celui qui veut l’être. Car je ne
crois pas qu’il y ait dans l’histoire l’exemple d’une volonté de nation
qui n’ait pas été accomplie. Les institutions d’un pays toutes les fois
qu’elles sont au-dessous des lumières qui y sont répandues tendent
nécessairement à s’élever au même niveau. Or depuis la vieillesse
de Louis XIV jusqu’à la Révolution française, l’esprit et la force ont
été chez les particuliers et le déclin dans le gouvernement. Mais,
dira-t-on, les Français pendant la Révolution n’ont pas cessé d’errer
entre les folies et les forfaits. S’il en était ainsi, il faudrait s’en
prendre, je ne saurais trop le répéter, à leurs anciennes institutions
politiques ; car ce sont elles qui avaient formé la nation ; et si elles
étaient de nature à n’éclairer qu’une classe d’hommes et à dépraver
la masse, elles ne valaient assurément rien. Mais le sophisme des
ennemis de la raison humaine, c’est qu’ils veulent qu’un peuple
possède les vertus de la liberté avant de l’avoir obtenue ; tandis qu’il
ne peut acquérir ces vertus qu’après avoir joui de la liberté puisque
l’effet ne saurait précéder la cause. La première qualité d’une nation
qui commence à se lasser des gouvernements exclusifs et
arbitraires, c’est l’énergie. Les autres vertus ne peuvent être que le
résultat graduel d’institutions qui aient duré assez longtemps pour
former l’esprit public. Il y a eu des pays comme l’ancienne Égypte où
la religion s’étant identifiée avec la politique a imprimé aux mœurs et
aux habitudes des hommes un caractère passif et stationnaire. Mais
en général on voit les nations se perfectionner ou se détériorer
suivant la nature de leur gouvernement. Rome n’a point changé de
climat et cependant depuis les Romains jusqu’aux Italiens de nos
jours on peut parcourir toute l’échelle des modifications que les
hommes subissent par la diversité des gouvernements. Sans doute
ce qui constitue la dignité d’un peuple, c’est de savoir se donner le
régime qui lui convient ; mais cette œuvre peut rencontrer de grands
obstacles ; et l’un des plus grands est sans doute la coalition des
vieux États européens pour arrêter le progrès des idées nouvelles. Il
faut donc juger avec impartialité les difficultés et les efforts avant de
prononcer qu’un peuple n’est pas fait pour être libre, ce qui dans le
fond est une phrase vide de sens : car peut-il exister des hommes
auxquels la sécurité, l’émulation, le développement paisible de leur
industrie et la jouissance non troublée des fruits de leurs travaux ne
conviennent pas ? Et si une nation était condamnée par une
malédiction du ciel à ne pratiquer jamais ni la justice ni la morale
publique, pourquoi une partie de cette nation se croirait-elle exempte
de la malédiction prononcée sur la race ? Si tous sont également
incapables d’aucune vertu, quelle partie contraindra l’autre à en
avoir ?

Considérations sur les principaux événements de la Révolution


française, Sixième partie, ch. I
JOSEPH DE MAISTRE
(1753-1821)

La Révolution française est un phénomène historique remarquable


parce qu’elle rend visible, à l’observation la plus élémentaire,
comment, dans le moment même où ils croient agir et écrire leur
propre histoire, les hommes sont menés pas autre chose. En sa
cohérence, le phénomène de la Révolution met en scène des
hommes dépassés et dépossédés de leur histoire. À partir de là, de
Maistre peut mettre en évidence « la médiocrité » des acteurs de la
Révolution, preuve qu’ils étaient conduits par une force étrangère,
« une force qui en savait plus qu’eux ». Du même coup, la violence
révolutionnaire, ce qu’a de visible le souffle de la Révolution, semble
emporter avec lui quelque chose qui dépasse l’homme.
Paradoxalement, il est clair que le phénomène révolutionnaire ne
peut être compris qu’à partir de ce qui le dépasse, raison pour
laquelle de Maistre évoque la Providence.

Nous laissons au lecteur le soin de juger du sens historique et de


la puissance d’analyse dont témoigne l’auteur de ces lignes. Faut-il
le tenir pour sulfureux ?

LA RÉVOLUTION MÈNE LES HOMMES…

On a remarqué, avec grande raison, que la Révolution française


mène les hommes plus que les hommes ne la mènent. Cette
observation est de la plus grande justesse ; et quoiqu’on puisse
l’appliquer plus ou moins à toutes les grandes révolutions,
cependant elle n’a jamais été plus frappante qu’à cette époque. Les
scélérats même qui paraissent conduire la révolution n’y entrent que
comme de simples instruments ; et dès qu’ils ont la prétention de la
dominer, ils tombent ignoblement. Ceux qui ont établi la république
l’ont fait sans le vouloir et sans savoir ce qu’ils faisaient ; ils y ont été
conduits par les événements : un projet antérieur n’aurait pas réussi.
Jamais Robespierre, Collot ou Barère, ne pensèrent à établir le
gouvernement révolutionnaire et le régime de la terreur ; ils y furent
conduits insensiblement par les circonstances, et jamais on ne
reverra rien de pareil. Ces hommes excessivement médiocres
exercèrent sur une nation coupable le plus affreux despotisme dont
l’histoire fasse mention, et sûrement ils étaient les hommes du
royaume les plus étonnés de leur puissance. Mais au moment même
où ces tyrans détestables eurent comblé la mesure de crimes
nécessaire à cette phase de la Révolution, un souffle les renversa.
Ce pouvoir gigantesque, qui faisait trembler la France et l’Europe, ne
tint pas contre la première attaque ; et comme il ne devait y avoir
rien de grand, rien d’auguste dans une révolution toute criminelle, la
Providence voulut que le premier coup fût porté par des
septembriseurs, afin que la justice même fût infâme. Souvent on
s’est étonné que des hommes plus que médiocres aient mieux jugé
la Révolution française que des hommes du premier talent ; qu’ils y
aient cru fortement, lorsque des politiques consommés n’y croyaient
point encore. C’est que cette persuasion était une des pièces de la
Révolution, qui ne pouvait réussir que par l’étendue et l’énergie de
l’esprit révolutionnaire, ou s’il est permis de s’exprimer ainsi, par la
foi à la Révolution. Ainsi, des hommes sans génie et sans
connaissances ont fort bien conduit ce qu’ils appelaient le char
révolutionnaire ; ils ont tout osé sans crainte de la contre-révolution ;
ils ont toujours marché en avant, sans regarder derrière eux ; et tout
leur a réussi ; parce qu’ils n’étaient que les instruments d’une force
qui en savait plus qu’eux. Ils n’ont pas fait de fautes dans leur
carrière révolutionnaire, par la raison que le flûteur de Vaucanson ne
fit jamais de notes fausses.

Considérations sur la France, ch. I

L’ORDRE DANS LE DÉSORDRE

C’est encore ici où nous pouvons admirer l’ordre dans le


désordre ; car il demeure évident, pour peu qu’on y réfléchisse, que
les grands coupables de la Révolution ne pouvaient tomber que
sous les coups de leurs complices. Si la force seule avait opéré ce
qu’on appelle la contre-révolution, et replacé le roi sur le trône, il n’y
aurait eu aucun moyen de faire justice. […]

La justice, lors même qu’elle n’aurait fait que punir, aurait eu l’air
de se venger. D’ailleurs, l’autorité légitime garde toujours une
certaine modération dans la punition des crimes qui ont une
multitude de complices. Quand elle envoie cinq ou six coupables à la
mort pour le même crime, c’est un massacre : si elle passe certaines
bornes, elle devient odieuse. Enfin, les grands crimes exigent
malheureusement de grands supplices ; et dans ce genre il est aisé
de passer les bornes, lorsqu’il s’agit de crimes de lèse-majesté, et
que la flatterie se fait bourreau. L’humanité n’a point encore
pardonné à l’ancienne législation française l’épouvantable supplice
de Damiens. Qu’auraient donc fait les magistrats français de trois ou
quatre cents Damiens, et de tous les monstres qui couvraient la
France ? Le glaive sacré de la justice serait-il donc tombé sans
relâche comme la guillotine de Robespierre ? Aurait-on convoqué à
Paris tous les bourreaux du royaume et tous les chevaux de
l’artillerie, pour écarteler des hommes ? Aurait-on fait dissoudre dans
de vastes chaudières le plomb et la poix pour en arroser des
membres déchirés par des tenailles rougies ? D’ailleurs, comment
caractériser les différents crimes ? comment graduer les supplices ?
et surtout comment punir sans lois ? On aurait choisi, dira-t-on,
quelques grands coupables, et tout le reste aurait obtenu grâce.
C’est précisément ce que la Providence ne voulait pas. Comme elle
peut tout ce qu’elle veut, elle ignore ces grâces produites par
l’impuissance de punir. Il fallait que la grande épuration s’accomplît,
et que les yeux fussent frappés, il fallait que le métal français,
dégagé de ses scories aigres et impures, parvînt plus net et plus
malléable entre les mains du roi futur. Sans doute la Providence n’a
pas besoin de punir dans le temps pour justifier ses voies ; mais à
cette époque elle se met à notre portée, et punit comme un tribunal
humain.

Il y a eu des nations condamnées à mort au pied de la lettre,


comme des individus coupables, et nous savons pourquoi. S’il
entrait dans les desseins de Dieu de nous révéler ses plans à l’égard
de la Révolution française, nous lirions le châtiment des Français,
comme l’arrêt d’un parlement. – Mais que saurions-nous de plus ?
Ce châtiment n’est-il pas visible ? N’avons-nous pas vu la France
déshonorée par plus de cent mille meurtres ? le sol entier de ce
beau royaume couvert d’échafauds ? et cette malheureuse terre
abreuvée du sang de ses enfants par les massacres judiciaires,
tandis que des tyrans inhumains le prodiguaient au-dehors pour le
soutien d’une guerre cruelle, soutenue pour leur propre intérêt ?
Jamais le despote le plus sanguinaire ne s’est joué de la vie des
hommes avec tant d’insolence, et jamais peuple passif ne se
présenta à la boucherie avec plus de complaisance. Le fer et le feu,
le froid et la faim, les privations, les souffrances de toute espèce,
rien ne le dégoûte de son supplice : tout ce qui est dévoué doit
accomplir son sort : on ne verra point de désobéissance, jusqu’à ce
que le jugement soit accompli. Et cependant, dans cette guerre si
cruelle, si désastreuse, que de points de vue intéressants ! et
comme on passe tour à tour de la tristesse à l’admiration !
Transportons-nous à l’époque la plus terrible de la Révolution ;
supposons que, sous le gouvernement de l’infernal comité, l’armée,
par une métamorphose subite, devienne tout à coup royaliste :
supposons qu’elle convoque de son côté ses assemblées primaires,
et qu’elle nomme librement les hommes les plus éclairés et les plus
estimables, pour lui tracer la route qu’elle doit tenir dans cette
occasion difficile : supposons, enfin, qu’un de ces élus de l’armée se
lève et dise :

« Braves et fidèles guerriers, il est des circonstances où toute la


sagesse humaine se réduit à choisir entre différents maux. Il est dur,
sans doute, de combattre pour le comité de salut public ; mais il y
aurait quelque chose de plus fatal encore, ce serait de tourner nos
armes contre lui. À l’instant où l’armée se mêlera de la politique,
l’État sera dissous ; et les ennemis de la France, profitant de ce
moment de dissolution, la pénétreront et la diviseront. Ce n’est point
pour ce moment que nous devons agir, mais pour la suite des temps
il s’agit surtout de maintenir l’intégrité de la France, et nous ne le
pouvons qu’en combattant pour le gouvernement, quel qu’il soit ; car
de cette manière la France, malgré ses déchirements intérieurs,
conservera sa force militaire et son influence extérieure. À le bien
prendre, ce n’est point pour le gouvernement que nous combattons,
mais pour la France et pour le roi futur, qui nous devra un empire
plus grand, peut-être, que ne le trouva la Révolution. C’est donc un
devoir pour nous de vaincre la répugnance qui nous fait balancer.
Nos contemporains peut-être calomnieront notre conduite, mais la
postérité lui rendra justice. »

Cet homme aurait parlé en grand philosophe. Eh bien ! cette


hypothèse chimérique, l’armée l’a réalisée, sans savoir ce qu’elle
faisait ; et la terreur d’un côté, l’immoralité et l’extravagance de
l’autre, ont fait précisément ce qu’une sagesse consommée et
presque prophétique aurait dicté à l’armée. Qu’on y réfléchisse bien,
on verra que le mouvement révolutionnaire une fois établi, la France
et la monarchie ne pouvaient être sauvées que par le jacobinisme.

Considérations sur la France, ch. II

LA GUERRE

Qu’on remonte jusqu’au berceau des nations ; qu’on descende


jusqu’à nos jours ; qu’on examine les peuples dans toutes les
positions possibles, depuis l’état de barbarie jusqu’à celui de
civilisation la plus raffinée ; toujours on trouvera la guerre. Par cette
cause, qui est la principale, et par toutes celles qui s’y joignent,
l’effusion du sang humain n’est jamais suspendue dans l’univers :
tantôt elle est moins forte sur une plus grande surface, et tantôt plus
abondante sur une surface moins étendue ; en sorte qu’elle est à
peu près constante. Mais de temps en temps il arrive des
événements extraordinaires qui l’augmentent prodigieusement,
comme les guerres puniques, les triumvirats, les victoires de César,
l’irruption des barbares, les croisades, les guerres de religion, la
succession d’Espagne, la Révolution française, etc. Si l’on avait des
tables de massacres comme on a des tables météorologiques, qui
sait si l’on n’en découvrirait point la loi au bout de quelques siècles
d’observation ? Buffon a fort bien prouvé qu’une grande partie des
animaux est destinée à mourir de mort violente. Il aurait pu, suivant
les apparences, étendre sa démonstration à l’homme ; mais on peut
s’en rapporter aux faits.

Il y a lieu de douter, au reste, que cette destruction violente soit en


général un aussi grand mal qu’on le croit : du moins, c’est un de ces
maux qui entrent dans un ordre de choses où tout est violent et
contre nature, et qui produisent des compensations. D’abord,
lorsque l’âme humaine a perdu son ressort par la mollesse,
l’incrédulité et les vices gangreneux qui suivent l’excès de la
civilisation, elle ne peut être retrempée que dans le sang. Il n’est pas
aisé, à beaucoup près, d’expliquer pourquoi la guerre produit des
effets différents, suivant les différentes circonstances. Ce qu’on voit
assez clairement, c’est que le genre humain peut être considéré
comme un arbre qu’une main invisible taille sans relâche, et qui
gagne souvent à cette opération. À la vérité, si l’on touche le tronc,
ou si l’on coupe en tête de saule, l’arbre peut périr : mais qui connaît
les limites pour l’arbre humain ? Ce que nous savons, c’est que
l’extrême carnage s’allie souvent avec l’extrême population, comme
on l’a vu surtout dans les anciennes républiques grecques, et en
Espagne sous la domination des Arabes. Les lieux communs sur la
guerre ne signifient rien : il ne faut pas être fort habile pour savoir
que plus on tue d’hommes, et moins il en reste dans le moment ;
comme il est vrai que plus on coupe de branches, et moins il en
reste sur l’arbre ; mais ce sont les suites de l’opération qu’il faut
considérer. Or, en suivant toujours la même comparaison, on peut
observer que le jardinier habile dirige moins la taille à la végétation
absolue, qu’à la fructification de l’arbre : ce sont des fruits, et non du
bois et des feuilles, qu’il demande à la plante. Or, les véritables fruits
de la nature humaine, les arts, les sciences, les grandes entreprises,
les hautes conceptions, les vertus mâles, tiennent surtout à l’état de
guerre. On sait que les nations ne parviennent jamais au plus haut
point de grandeur dont elles sont susceptibles, qu’après de longues
et sanglantes guerres. Ainsi le point rayonnant pour les Grecs fut
l’époque terrible de la guerre du Péloponnèse ; le siècle d’Auguste
suivit immédiatement la guerre civile et les proscriptions ; le génie
français fut dégrossi par la Ligue et poli par la Fronde : tous les
grands hommes du siècle de la reine Anne naquirent au milieu des
commotions politiques. En un mot, on dirait que le sang est l’engrais
de cette plante qu’on appelle génie.

[…]

Tonnons cependant contre la guerre, et tâchons d’en dégoûter les


souverains ; mais ne donnons pas dans les rêves de Condorcet, de
ce philosophe si cher à la Révolution, qui employa sa vie à préparer
le malheur de la perfection présente, léguant bénignement la
génération à nos neveux. Il n’y a qu’un moyen de comprimer les
fléaux de la guerre, c’est de comprimer les désordres qui amènent
cette terrible purification.

Considérations sur la France, ch. III

CONSTITUTIONS…

La constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour


l’homme. Or, il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma
vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même,
grâces à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à
l’homme ; je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est
bien à mon insu.

Y a-t-il une seule contrée de l’univers, où l’on ne puisse trouver un


conseil des Cinq-cents, un conseil des Anciens et cinq Directeurs ?
Cette constitution peut être présentée à toutes les associations
humaines depuis la Chine jusqu’à Genève. Mais une constitution qui
est faite pour toutes les nations n’est faite pour aucune : c’est une
pure abstraction, une œuvre scolastique faite pour exercer l’esprit
d’après une hypothèse idéale et qu’il faut adresser à l’homme, dans
les espaces imaginaires où il habite.

Qu’est-ce qu’une constitution ? n’est-ce pas la solution du


problème suivant ?

Étant données la population, les mœurs, la religion, la situation


géographique, les relations politiques, les richesses, les bonnes et
les mauvaises qualités d’une certaine nation, trouver les lois qui lui
conviennent.

Or, ce problème n’est pas seulement abordé dans la constitution


de 1795, qui n’a pensé qu’à l’homme.

Considérations sur la France, ch. VI


BENJAMIN CONSTANT
(1767-1830)

Benjamin Constant a suivi, de plus ou moins loin, les événements


de la Révolution française, de l’Empire et de la Restauration. Il a
bénéficié de nombreux et fructueux échanges avec ce que l’Europe
comptait de bons esprits, intelligents et cultivés. Et n’oublions pas la
liaison, pas seulement intellectuelle, qu’il entretint avec Mme de
Staël. Voilà une existence bien remplie qui a nourri une réflexion
ouverte, attentive aux nuances des choses, et qui soutient une
pensée politique incontestablement originale. Benjamin Constant
apporterait-il sa philosophie à un libéralisme naissant ?

DEUX ESPÈCES DE LIBERTÉ

Demandez-vous d’abord, Messieurs, ce que, de nos jours, un


Anglais, un Français, un habitant des États-Unis de l’Amérique,
entendent par le mot de liberté ? C’est pour chacun le droit de n’être
soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à
mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire
d’un ou de plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son
opinion, de choisir son industrie et de l’exercer, de disposer de sa
propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir, sans en obtenir la
permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses
démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres
individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le
culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir
ses jours ou ses heures d’une manière plus conforme à ses
inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit, pour chacun,
d’influer sur l’administration du gouvernement, soit par la nomination
de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations,
des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins
obligée de prendre en considération.

Comparez maintenant à cette liberté celle des Anciens. Celle-ci


consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs
parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place
publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers
des traités d’alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à
examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les
faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à
les condamner ou à les absoudre ; mais en même temps que c’était
là ce que les Anciens nommaient liberté, ils admettaient comme
compatible avec cette liberté collective l’assujettissement complet de
l’individu à l’autorité de l’ensemble. Vous ne trouverez chez eux
presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant
partie de la liberté chez les Modernes. Toutes les actions privées
sont soumises à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à
l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous
celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion.

[…]
Ainsi chez les Anciens, l’individu, souverain presque
habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les
rapports privés. Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre ;
comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses
mouvements ; comme portion du corps collectif, il interroge, destitue,
condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magistrats ou ses
supérieurs ; comme soumis au corps collectif, il peut à son tour être
privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la
volonté discrétionnaire de l’ensemble dont il fait partie. Chez les
Modernes, au contraire, l’individu, indépendant dans sa vie privée,
n’est, même dans les États les plus libres, souverain qu’en
apparence. Sa souveraineté est restreinte, presque toujours
suspendue ; et si, à des époques fixes, mais rares, durant lesquelles
il est encore entouré de précautions et d’entraves, il exerce cette
souveraineté, ce n’est jamais que pour l’abdiquer.

[…]

CE QUE VOULAIENT LES ANCIENS, CE QUE VEULENT LES


MODERNES

Nous devons être bien plus attachés que les Anciens à notre
indépendance individuelle. Car les Anciens, lorsqu’ils sacrifiaient
cette indépendance aux droits politiques, sacrifiaient moins pour
obtenir plus ; tandis qu’en faisant le même sacrifice, nous
donnerions plus pour obtenir moins. Le but des Anciens était le
partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie.
C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des Modernes est la
sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les
garanties accordées par les institutions à ces jouissances.

[…]

La liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté


moderne. La liberté politique en est la garantie ; la liberté politique
est par conséquent indispensable. Mais demander aux peuples de
nos jours de sacrifier, comme ceux d’autrefois, la totalité de leur
liberté individuelle à la liberté politique, c’est le plus sûr moyen de les
détacher de l’une ; et quand on y serait parvenu, on ne tarderait pas
à leur ravir l’autre.

[…]

CE QUI MENACE L’UNE, CE QUI MENACE L’AUTRE

Car, de ce que la liberté moderne diffère de la liberté antique, il


s’ensuit qu’elle est aussi menacée d’un danger d’espèce différente.
Le danger de la liberté antique était qu’attentifs uniquement à
s’assurer le partage du pouvoir social, les hommes ne fissent trop
bon marché des droits et des jouissances individuelles. Le danger
de la liberté moderne, c’est qu’absorbés dans la jouissance de notre
indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts
particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de
partage dans le pouvoir politique.

[…]

Les dépositaires de l’autorité ne manquent pas de nous y exhorter.


Ils sont si disposés à nous épargner toute espèce de peine, excepté
celle d’obéir et de payer ! Ils nous diront : « Quel est au fond le but
de vos efforts, le motif de vos travaux, l’objet de toutes vos
espérances ? N’est-ce pas le bonheur ? Eh bien, ce bonheur,
laissez-nous faire, et nous vous le donnerons. » Non, Messieurs, ne
laissons pas faire. Quelque touchant que soit un intérêt si tendre,
prions l’autorité de rester dans ses limites. Qu’elle se borne à être
juste ; nous nous chargerons d’être heureux.

De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, Discours


prononcé à l’Athénée royal de Paris en 1819

LA GUERRE N’EST PAS TOUJOURS UN MAL

Il n’est pas vrai que la guerre soit toujours un mal. À de certaines


époques de l’espèce humaine, elle est dans la nature de l’homme.
Elle favorise alors le développement de ses plus belles et de ses
plus grandes facultés. Elle lui ouvre un trésor de précieuses
jouissances. Elle le forme à la grandeur d’âme, à l’adresse, au sang-
froid, au courage, au mépris de la mort, sans lequel il ne peut jamais
se répondre qu’il ne commettra pas toutes les lâchetés et bientôt
tous les crimes. La guerre lui enseigne des dévouements héroïques,
et lui fait contracter des amitiés sublimes. Elle l’unit de liens plus
étroits, d’une part, à sa patrie, et de l’autre, à ses compagnons
d’armes. Elle fait succéder à de nobles entreprises de nobles loisirs.
Mais tous ces avantages de la guerre tiennent à une condition
indispensable, c’est qu’elle soit le résultat naturel de la situation et
de l’esprit national des peuples. Car je ne parle point ici d’une nation
attaquée, et qui défend son indépendance. Nul doute que cette
nation ne puisse réunir à l’ardeur guerrière les plus hautes vertus :
ou plutôt cette ardeur guerrière est-elle même de toutes les vertus la
plus haute. Mais il ne s’agit pas alors de la guerre proprement dite, il
s’agit de la défense légitime, c’est-à-dire du patriotisme, de l’amour
de la justice, de toutes les affections nobles et sacrées. Un peuple
qui, sans être appelé à la défense de ses foyers, est porté par sa
situation ou son caractère national à des expéditions belliqueuses et
à des conquêtes peut encore allier à l’esprit guerrier la simplicité des
mœurs, le dédain pour le luxe, la générosité, la loyauté, la fidélité
aux engagements, le respect pour l’ennemi courageux, la pitié
même, et les ménagements pour l’ennemi subjugué. Nous voyons,
dans l’histoire ancienne et dans les annales du Moyen Âge, ces
qualités briller chez plusieurs nations, dont la guerre faisait
l’occupation presqu’habituelle. Mais la situation présente des
peuples européens permet-elle d’espérer cet amalgame ? L’amour
de la guerre est-il dans leur caractère national ? Résulte-t-il de leurs
circonstances ? Si ces deux questions doivent se résoudre
négativement, il s’ensuivra que, pour porter de nos jours les nations
à la guerre et aux conquêtes, il faudra bouleverser leur situation, ce
qui ne se fait jamais sans leur infliger beaucoup de malheurs, et
dénaturer leur caractère, ce qui ne se fait jamais sans leur donner
beaucoup de vices.

De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la


civilisation européenne, ch. I

LA GUERRE EST UN ANACHRONISME

Un gouvernement qui voudrait aujourd’hui pousser à la guerre et


aux conquêtes un peuple européen commettrait donc un grossier et
funeste anachronisme. Il travaillerait à donner à sa nation une
impulsion contraire à la nature. Aucun des motifs qui portaient les
hommes d’autrefois à braver tant de périls, à supporter tant de
fatigues, n’existant pour les hommes de nos jours, il faudrait leur
offrir d’autres motifs, tirés de l’état actuel de la civilisation, il faudrait
les animer aux combats par ce même amour des jouissances, qui,
laissé à lui-même, ne les disposerait qu’à la paix. Notre siècle, qui
apprécie tout par l’utilité, et qui, lorsqu’on veut le sortir de cette
sphère, oppose l’ironie à l’enthousiasme réel ou factice, ne
consentirait pas à se repaître d’une gloire stérile, qu’il n’est plus
dans nos habitudes de préférer à toutes les autres. À la place de
cette gloire, il faudrait mettre le plaisir, à la place du triomphe, le
pillage. L’on frémira, si l’on réfléchit à ce que serait l’esprit militaire,
appuyé sur ces seuls motifs.

De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la


civilisation européenne, ch. III
Les nations commerçantes de l’Europe moderne, industrieuses,
civilisées, placées sur un sol assez étendu pour leurs besoins, ayant
avec les autres peuples des relations dont l’interruption devient un
désastre, n’ont rien à espérer des conquêtes. Une guerre inutile est
donc aujourd’hui le plus grand attentat qu’un gouvernement puisse
commettre : elle ébranle, sans compensation, toutes les garanties
sociales. Elle met en péril tous les genres de liberté, blesse tous les
intérêts, trouble toutes les sécurités, pèse sur toutes les fortunes,
combine et autorise tous les modes de tyrannie intérieure et
extérieure. Elle introduit dans les formes judiciaires une rapidité
destructive de leur sainteté, comme de leur but ; elle tend à
représenter tous les hommes que les agents de l’autorité voient avec
malveillance comme des complices de l’ennemi étranger : elle
déprave les générations naissantes ; elle divise le peuple en deux
parts, dont l’une méprise l’autre, et passe volontiers du mépris à
l’injustice ; elle prépare des destructions futures par des destructions
passées ; elle achète par les malheurs du présent les malheurs de
l’avenir.

De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la


civilisation européenne, ch. XV
V – LE MONDE D’APRÈS
LES IDÉOLOGUES
Le terme d’Idéologie, utilisé avec mépris par Napoléon, a été
introduit en fait par Destutt de Tracy, et vise à remplacer celui de
philosophie, cette dernière étant délibérément réduite à l’étude de
l’esprit humain. Héritiers des Lumières, passés à travers la
Révolution et lui ayant survécu, les « idéologues » ont en effet
renoncé à faire de la philosophie, mais non pas à toute forme de
pouvoir.

Ils brassent des idées générales, ils construisent des théories


qu’ils tiennent pour scientifiques, ils sont matérialistes, ils étudient
l’homme, ses sensations, la pensée, le jugement et ses opérations,
le langage. Ils prétendent poursuivre l’œuvre de Condillac, dont ils
se réclament. Mais avec cela ils manifestent une superbe
indifférence à l’endroit de tout questionnement, surtout radical, et ils
n’imaginent pas un instant ce que pourrait être un problème.

Cela dit, ces gens-là tiennent l’École normale supérieure et


l’Université, et, en dépit de l’inculture qui est la leur, ils entendent
bien régenter la vie intellectuelle, et former les esprits.
ANTOINE DESTUTT DE TRACY
(1754-1836)

Les Éléments d’idéologie, dont sont tirés les extraits qui suivent,
exposent assez bien, et clairement, l’essentiel de cette doctrine, et
en quoi est justifié le nom d’« idéologie ». La volonté, partagée par la
plupart des Idéologues, de réduire la philosophie à l’étude de la
formation des idées, selon une approche sensualiste, fait apparaître
une rupture provocante par rapport à toutes les traditions
philosophiques, et explique sans doute l’absence de culture qui les
caractérise.

FORMATION DES IDÉES

D’après ces principes, j’ai commencé par vous faire distinguer,


dans cette foule d’idées que vous avez, des sensations, des
souvenirs, des jugements, et des désirs. C’est déjà une manière de
les classer et de s’y reconnaître : il ne s’agit plus que de trouver
comment ces éléments se combinent. Supposons d’abord que vous
savez comment vous êtes parvenus à regarder vos sensations
comme des effets des différents êtres qui existent dans la nature :
cela nous est permis ; car il n’est pas douteux que vous le faites : et
quand un fait est certain, on peut sans inconvénient en différer
l’explication, et pourtant s’en servir comme d’une chose non
contestée. Il ne nous reste donc plus qu’à voir comment, par le
moyen de ces sensations, vous formez les idées individuelles des
êtres qui les causent, et ensuite des idées plus générales, de
classes, de genres, et d’espèces, et toutes celles qui dérivent de
celles-là.

[…]

Observons seulement, en finissant, que la marche que nous


venons de tracer à l’esprit humain dans la formation de nos idées
composées est celle que suivrait nécessairement un homme isolé et
sans secours, qui formerait ces idées et leurs signes pour son usage
à lui tout seul. Elle est méthodique, mais elle est pénible et lente :
aussi certainement cet homme ne composerait guère d’idées, et son
dictionnaire serait fort court. Toute langue un peu riche n’a pu être le
résultat des efforts que de beaucoup d’hommes et de bien des
générations successives. Mais ce n’est pas par ce chemin que tant
d’idées sont entrées dans nos têtes, à nous, jetés dès notre enfance
au milieu d’hommes parlant une langue perfectionnée : nous n’avons
pas créé ces idées, nous les avons reçues ; leurs signes ont d’abord
frappé notre oreille pêle-mêle et au hasard, suivant que l’occasion
s’en est présentée ; nous n’avons eu qu’à en démêler les
significations, et à les classer, en profitant bien ou mal d’expériences
multipliées : c’est sur les mots et d’après les mots que nous avons
appris les idées. Cette opération est souvent restée incomplète : de
là bien des erreurs, bien des fausses liaisons, une grande ignorance
de l’enchaînement de certains résultats. On n’en sera pas surpris si
l’on songe que dans un petit nombre d’années de notre première
enfance, nous mettons dans nos têtes la plus grande partie des
idées qui ont été créées depuis l’origine du genre humain.

Éléments d’idéologie, tome I, ch. VI

L’IDÉOLOGIE

Après vous avoir donné une idée générale de la faculté de penser


ou sentir, et du but que je me propose en l’examinant, je vous ai fait
remarquer qu’elle consiste à sentir des sensations, des souvenirs,
des rapports, et des désirs. Vous avez vu que ces impressions
premières suffisent à former toutes nos idées les plus compliquées
et les plus abstraites, et à nous assurer de la réalité de notre
existence et de celle de tout ce qui nous entoure.

[…]

Je vous ai montré de plus en quoi consiste tout ce que nous


savons des propriétés des corps, et que la manière dont je les
considère explique très facilement la génération et la nature de
plusieurs idées qui ont toujours beaucoup embarrassé les
métaphysiciens, et qui n’embarrassent si peu les autres hommes
que parce qu’ils ne se mettent pas en peine de savoir ce qu’ils font
quand ils pensent et qu’ils raisonnent ; chose cependant assez
nécessaire pour bien penser et bien raisonner, quelque sujet que
l’on traite. Quoi qu’il en soit, il résulte de ce petit nombre
d’observations que, si nous ne nous sommes pas égarés, nous
avons déjà une idée nette de l’instrument universel de toutes nos
découvertes, de ses procédés, de ses effets, de ses résultats, et du
principe de toutes nos connaissances ; ce qui n’était peut-être pas
encore arrivé, et ce qui ne peut être inutile aux progrès ultérieurs de
l’esprit humain.

[…]

Étant certains de la formation et de la filiation de nos idées, tout ce


que nous dirons par la suite de la manière d’exprimer ces idées, de
les combiner, de les enseigner, de régler nos sentiments et nos
actions, et de diriger celles des autres, ne sera que des
conséquences de ces préliminaires, et reposera sur une base
constante et invariable, étant prise dans la nature même de notre
être. Or ces préliminaires constituent ce que l’on appelle
spécialement l’Idéologie ; et toutes les conséquences qui en dérivent
sont l’objet de la grammaire, de la logique, de l’enseignement, de la
morale privée, de la morale publique (ou l’art social), de l’éducation,
et de la législation qui n’est autre chose que l’éducation des hommes
faits.

Éléments d’idéologie, tome I, ch. XI

« NOUS SOMMES ENTIÈREMENT LES OUVRAGES DE L’ART »


L’âge d’or, tant vanté, est le temps de la souffrance et du
dénuement ; et l’état de nature est celui de la stupidité et de
l’incapacité absolue. Nous ne tenons de cette nature si admirable,
c’est-à-dire de notre organisation, que la possibilité de nous
perfectionner, et cela nous suffit ; mais en sortant de ses mains, non
seulement nous sommes dans une ignorance complète, mais encore
nos moyens de connaître sont dans un engourdissement total ; nous
n’en possédons, pour ainsi dire, que le germe, il faut que l’exercice
les élabore, les perfectionne, les développe. Ainsi nous sommes
entièrement les ouvrages de l’art, c’est-à-dire de notre propre
travail ; et nous ressemblons aussi peu aujourd’hui à l’homme de la
nature, à notre manière d’être originelle, qu’un chêne ressemble à
un gland, et un poulet à un œuf.

[…]

Tel est l’état de l’homme primitif ; tel est aussi le spectacle que
nous offrent les animaux. Privés presqu’absolument de moyens
commodes de communication intellectuelle avec leurs semblables,
réduits à leurs propres combinaisons, que des inventions
ingénieuses ne facilitent pas comme les nôtres, ils atteignent plus ou
moins vite, mais toujours assez promptement le degré de
développement de leur intelligence, sans lequel ils ne pourraient
subsister ; mais ils ne le passent presque plus. Leur instinct est
également remarquable par sa promptitude à se former, sa rectitude,
sa sûreté, et par son peu d’étendue et son immutabilité. Ils nous
surprennent continuellement et presque en même temps par leur
finesse et par leur stupidité. L’esprit des sauvages, proportion
gardée, nous cause les mêmes impressions, et a à peu près les
mêmes qualités. Ils nous donnent souvent lieu d’admirer que des
hommes si peu éclairés fassent des combinaisons si fines, et que,
les faisant, ils soient tout à fait incapables d’en faire d’autres qui
nous paraissent moins difficiles. Dans les sociétés civilisées, la
classe qui a les communications les moins étendues et les moins
variées offre des phénomènes analogues. Les paysans des
campagnes écartées, ceux des montagnes, sont remarquables par
la rectitude d’un petit nombre de combinaisons, l’ignorance absolue
d’une foule d’autres, et leur incapacité à en faire de nouvelles.

Éléments d’idéologie, tome I, ch. XV


PIERRE-JEAN-GEORGES CABANIS
(1757-1808)

La question des rapports du physique et du moral de l’homme est


classique. Cabanis ne la reprend que pour ouvrir la voie à une
réduction du moral au physique, selon un matérialisme qu’on dira,
avec Marx, « mécaniste ». Mais le propos ne se limite pas à affirmer
qu’il est « impossible de soustraire les opérations intellectuelles et
morales à l’empire du physique », il ambitionne aussi la « curation »
et la « direction de l’homme moral ».

Pareille ambition a de quoi inquiéter lorsqu’on voit de quel côté se


dirige Cabanis concernant, par exemple, la place à réserver aux
femmes.

RAPPORTS DU PHYSIQUE ET DU MORAL

L’étude de l’homme physique est également intéressante pour le


médecin et pour le moraliste : elle est presque également nécessaire
à tous les deux. En s’efforçant de découvrir les secrets de
l’organisation, en observant les phénomènes de la vie, le médecin
cherche à reconnaître en quoi consiste l’état de parfaite santé ;
quelles circonstances sont capables de troubler ce juste équilibre ;
quels moyens peuvent le conserver, ou le rétablir. Le moraliste
s’efforce de remonter jusqu’aux opérations plus obscures, qui
constituent les fonctions de l’intelligence et les déterminations de la
volonté. Il y cherche les règles qui doivent diriger la vie, et les routes
qui conduisent au bonheur. L’homme a des besoins : il a reçu des
facultés pour les satisfaire ; et les uns et les autres dépendent
immédiatement de son organisation. Est-il possible de s’assurer que
les pensées naissent, et que les volontés se forment, par l’effet de
mouvements particuliers, exécutés dans certains organes ; et que
ces organes sont soumis aux mêmes lois que ceux des autres
fonctions ? En plaçant l’homme au milieu de ses semblables, tous
les rapports qui peuvent s’établir entre eux et lui résultent-ils
directement, ou de leurs besoins mutuels, ou de l’exercice des
facultés que leurs besoins mettent en action ? Et ces mêmes
rapports, qui sont pour le moraliste ce que sont pour le médecin les
phénomènes de la vie physique, offrent-ils divers états
correspondants à ceux de santé et de maladie ? Peut-on reconnaître
par l’observation, les circonstances qui maintiennent, ou qui
occasionnent ces mêmes états ? Et peuvent-ils à leur tour nous
fournir, par l’expérience et par le raisonnement, les moyens
d’hygiène, ou de curation, qui doivent être employés dans la
direction de l’homme moral ? Telles sont les questions que le
moraliste a pour but de résoudre, en remontant dans ses recherches
jusqu’à l’étude des phénomènes vitaux et de l’organisation. Les
écrivains qui se sont occupés avec quelque profondeur de l’analyse
des idées, de celle du langage, ou des autres signes qui les
représentent, et des principes de la morale privée ou publique, ont
presque tous senti cette nécessité de se diriger, dans leurs
recherches, d’après la connaissance de la nature humaine physique.
Comment, en effet, décrire avec exactitude, apprécier et limiter sans
erreur, les mouvements d’une machine, et les résultats de son
action, si l’on ne connaît d’avance sa structure et ses propriétés ?
Dans tous les temps, on a voulu convenir, à ce sujet, de quelques
points incontestables, ou regardés comme tels. Chaque philosophe
a fait sa théorie de l’homme ; ceux même qui, pour expliquer les
diverses fonctions, ont cru devoir supposer en lui deux ressorts de
nature différente ont également reconnu qu’il est impossible de
soustraire les opérations intellectuelles et morales à l’empire du
physique : et dans l’étroite relation qu’ils admettent entre ces deux
forces motrices, le genre et le caractère des mouvements restent
toujours subordonnés aux lois de l’organisation. Mais si la
connaissance de la structure et des propriétés du corps humain doit
diriger l’étude des divers phénomènes de la vie ; d’autre part, ces
phénomènes, embrassés dans leur ensemble, et considérés sous
tous les points de vue, jettent un grand jour sur ces mêmes
propriétés qu’ils nous montrent en action. Ils en fixent la nature ; ils
en circonscrivent la puissance ; ils font sur tout voir plus nettement,
par quels rapports elles sont liées avec la structure du corps vivant,
et restent soumises aux mêmes lois qui présidèrent à sa formation
primitive, qui la développent, et qui veillent à sa conservation.

[…]

Ici, le moraliste et le médecin marchent toujours encore sur la


même ligne. Celui-ci n’acquiert la connaissance complète de
l’homme physique qu’en le considérant dans tous les états par
lesquels peuvent le faire passer l’action des corps extérieurs, et les
modifications de sa propre faculté de sentir ; celui-là se fait des
idées d’autant plus étendues et plus justes de l’homme moral qu’il l’a
suivi plus attentivement dans toutes les circonstances où le placent
les chances de la vie, les événements de l’état social, les divers
gouvernements, les lois, et la somme des erreurs, ou des vérités
répandues autour de lui. Ainsi, le moraliste et le médecin ont deux
moyens directs de donner à la théorie des différentes branches de la
science que chacun d’eux cultive particulièrement toute la certitude
dont sont susceptibles les autres sciences naturelles d’observation,
qui ne peuvent pas être ramenées au calcul : et par ces mêmes
moyens, ils sont en état d’en porter l’application pratique à ce haut
degré de probabilité, qui constitue la certitude de tous les arts
usuels.

Rapports du physique et du moral de l’homme, Préface

LE CERVEAU ET LA PENSÉE

Pour se faire une idée juste des opérations dont résulte la pensée,
il faut considérer le cerveau comme un organe particulier, destiné
spécialement à la produire ; de même que l’estomac et les intestins
à opérer la digestion, le foie à filtrer la bile, les parotides et les
glandes maxillaires et sublinguales à préparer les sucs salivaires.
Les impressions, en arrivant au cerveau, le font entrer en activité ;
comme les aliments, en tombant dans l’estomac, l’excitent à la
sécrétion plus abondante du suc gastrique, et aux mouvements qui
favorisent leur propre dissolution. La fonction propre de l’un est de
percevoir chaque impression particulière, d’y attacher des signes, de
combiner les différentes impressions, de les comparer entre elles,
d’en tirer des jugements et des déterminations, comme la fonction
de l’autre est d’agir sur les substances nutritives, dont la présence le
stimule, de les dissoudre, d’en assimiler les sucs à notre nature.
Dira-t-on que les mouvements organiques par lesquels s’exécutent
les fonctions du cerveau nous sont inconnues ? Mais l’action par
laquelle les nerfs de l’estomac déterminent les opérations différentes
qui constituent la digestion ; mais la manière dont ils imprègnent le
suc gastrique de la puissance dissolvante la plus active, ne se
dérobent pas moins à nos recherches. Nous voyons les aliments
tomber dans ce viscère, avec les qualités nouvelles : et nous
concluons qu’il leur a véritablement fait subir cette altération. Nous
voyons également les impressions arriver au cerveau, par
l’entremise des nerfs : elles sont alors isolées et sans cohérence. Le
viscère entre en action ; il agit sur elles : et bientôt il les renvoie
métamorphosées en idées, que le langage de la physionomie et du
geste, ou les signes de la parole et de l’écriture, manifestent au-
dehors. Nous concluons avec la même certitude que le cerveau
digère en quelque sorte les impressions ; qu’il fait organiquement la
sécrétion de la pensée.

Rapports du physique et du moral de l’homme, Second mémoire,


ch. VI.

LES FEMMES SAVANTES

En général, les femmes savantes ne savent rien au fond : elles


brouillent et confondent tous les objets, toutes les idées. Leur
conception vive a saisi quelques parties ; elles s’imaginent tout
entendre. Les difficultés les rebutent ; leur impatience les franchit.
Incapables de fixer assez longtemps leur attention sur une seule
chose, elles ne peuvent éprouver les vives et profondes jouissances
d’une méditation forte ; elles en sont même incapables. Elles
passent rapidement d’un sujet à l’autre ; et il ne leur en reste que
quelques notions partielles, incomplètes, qui forment presque
toujours dans leur tête les plus bizarres combinaisons. Et pour le
petit nombre de celles qui peuvent obtenir quelques succès
véritables, dans ces genres tout à fait étrangers aux facultés de leur
esprit, c’est peut-être pis encore. Dans la jeunesse, dans l’âge mûr,
dans la vieillesse, quelle sera la place de ces êtres incertains, qui ne
sont, à proprement parler, d’aucun sexe ? Par quel attrait peuvent-
elles fixer le jeune homme qui cherche une compagne ? Quels
secours peuvent en attendre des parents infirmes, ou vieux ?
Quelles douceurs répandront-elles sur la vie d’un mari ? Les verra-t-
on descendre du haut de leur génie, pour veiller à leurs enfants, à
leur ménage ? Tous ces rapports si délicats, qui font le charme et qui
assurent le bonheur de la femme, n’existent plus alors : en voulant
étendre son empire, elle le détruit. En un mot, la nature des choses
et l’expérience prouvent également que, si la faiblesse des muscles
de la femme lui défend de descendre dans le gymnase et dans
l’hippodrome, les qualités de son esprit et le rôle qu’elle doit jouer
dans la vie lui défendent plus impérieusement encore, peut-être, de
se donner en spectacle dans le lycée, ou dans le portique.

Rapports du physique et du moral de l’homme, Cinquième mémoire,


ch. IX
PENSER AUTREMENT
Voici donc un siècle, en fait, où l’on ne philosophera plus
exactement comme avant. Tout n’a pas été dit, mais il faut trouver de
nouveaux paysages, de nouveaux chemins, une fois laissé à lui-
même le carcan des Idéologues. La place est faite, en quelque
sorte.
MAINE DE BIRAN
(1766-1824)

Partie d’une expérience imaginée, sinon imaginaire, Maine de


Biran introduit une sorte de retravail de la Seconde Méditation de
Descartes qui, en substituant la main et le toucher au mouvement de
la pensée, conduit le moi à faire l’épreuve de son existence. Il en
résulte une approche à la fois simple, presque empirique, de la
subjectivité, mais aussi concrète et réaliste, en tout cas originale. On
saura gré à Maine de Biran de faire ainsi exploser l’héritage
sensualiste, d’arracher la statue condillacienne à son abstraction et
à sa condition de statue, et, le talent de l’analyse et de la description
aidant, de donner comme une autre version du cogito, en faisant
entrer le corps propre dans le champ de la philosophie.

LE MOI

Par l’aperception interne immédiate, le sujet moi se distingue non


seulement de l’objet senti ou pensé, c’est-à-dire de la cause des
affections qu’il éprouve au-dedans, ou des objets qui se
représentent au-dehors ; mais de plus il se distingue lui, au fond de
son existence personnelle, des idées et des sensations comme des
représentations qui lui arrivent et passent incessamment. Tout le
monde s’accorde à reconnaître en fait la conscience ou l’aperception
interne, sous telle modification déterminée que le moi éprouve. Mais
ce n’est pas là la solution du problème. En écartant toute impression
accidentelle externe ou interne, en faisant table rase de sensations
ou de représentations, y aurait-il encore une aperception immédiate
interne du moi, immédiate ou simple, car elle ne peut être immédiate
si elle n’est simple ou dégagée de toute composition ? Je réponds
encore Oui. Posez une force agissante ou qui a l’action en
puissance, qui commence le mouvement, en déployant son action
motrice sur une organisation inerte, immobile, insensible et fermée à
toute impression extérieure ; posez de plus que cette force soit
douée du sens de sa propre tendance : ce sens de l’effort immanent,
qui est le fond même de la vie de relation, constituera l’existence
personnelle, à laquelle viennent s’ajouter et se combiner toutes les
sensations venues du dehors ou de l’organisme, et qui ne se
confond avec aucun mode passif ou adventice.

L’aperception interne est donc ce qui reste de toutes les


sensations ou idées, opérations intellectuelles, quand on a ôté tout
ce qui est passif, tout ce qui n’est pas inhérent au moi, ou ne naît
pas de son activité constitutive. Il s’agit ici comme dans les deux
questions précitées de l’habitude et de la décomposition de la
pensée, de faire la part de ce qui est actif et de ce qui est passif
dans l’homme, de ce qui est à nous, ou nous-mêmes, et de ce qui
est extérieur, ou même le plus près de nous, en y étant uni de la
manière la plus intime, sans pourtant être nous.

Nouveaux essais d’anthropologie, p. 211 et suiv.

LA RÉSISTANCE ET L’EFFORT, LE TOUCHER

Que l’on applique sur ma main un corps dont la surface soit


hérissée d’aspérités, ou polie, d’une chaleur douce ou d’un froid
piquant, etc., tant que le contact dure, j’éprouve dans cet organe une
impression agréable ou douloureuse, qu’il n’est point en mon pouvoir
d’augmenter, de diminuer ni de suspendre en aucune manière : voilà
la part du sentiment ; et quand même la faculté motrice serait
paralysée, il s’exercerait de la même manière. C’est à des
sensations de ce genre que le tact serait borné, s’il n’était pas doué
de mobilité.

[…]

Dans ces impressions passives, toujours assez confuses et dont il


m’est très difficile de démêler les degrés, les nuances fugitives
(même dans mon état actuel et avec toute mon expérience acquise),
je ne vois rien qui pût faire distinguer le moi de ses modifications, ni
ses modifications entre elles, si elles étaient seules. Si le corps est
abandonné sur ma main, en lui supposant un certain poids, il
m’occasionne une modification d’un genre bien différent ; je sens ma
main poussée en bas et entraînée par une force opposée à la
mienne ; assurément ce qui pousse ma main, ou qui contraint le
mouvement qui tend à élever ou à retenir mon bras, ce n’est pas le
moi qui agit pour le retenir ou l’élever ; quand je serais réduit à cette
seule impression, je saurais qu’il y a quelque chose hors de moi que
je distingue, que je compare, et tous les sophismes de l’idéaliste ne
sauraient ébranler cette conviction.
Le corps étant toujours sur ma main, si je veux la fermer, pendant
que mes doigts tendent à se replier sur eux-mêmes, leur mouvement
est brusquement arrêté par un obstacle qu’ils pressent et qui les
écarte : nouveau jugement nécessaire ; ce n’est pas moi. Impression
très distincte de solidité, de résistance qui se compose d’un
mouvement contraint, d’un effort que je fais, dans lequel je suis actif,
et de plus des modifications plus ou moins affectives,
correspondantes à ce que l’on appelle les qualités tactiles (de poli,
de rude, de froid ou de chaud) sur lesquelles je ne puis rien.

Arrêtons-nous un instant sur cette impression d’effort qui naît de


tout mouvement contraint : nous avons besoin de la bien connaître.

L’effort emporte nécessairement avec lui la perception d’un


rapport entre l’être qui meut ou qui veut mouvoir, et un obstacle
quelconque qui s’oppose à son mouvement ; sans un sujet ou une
volonté qui détermine le mouvement, sans un terme qui résiste, il n’y
a point d’effort, et sans effort point de connaissance, point de
perception d’aucune espèce.

Si l’individu ne voulait pas ou n’était pas déterminé à commencer


de se mouvoir, il ne connaîtrait rien. Si rien ne lui résistait, il ne
connaîtrait rien non plus, il ne soupçonnerait aucune existence, il
n’aurait pas même d’idée de la sienne propre.
Le mouvement commencé, s’il s’arrêtait à la première résistance
(par exemple, si, lorsqu’un corps est posé sur sa main, ses doigts,
en se fermant, s’arrêtaient au plus léger contact), l’individu saurait
simplement qu’il existe un obstacle mais non point si cet obstacle est
absolument impénétrable, solide, dur ou mou, etc. Ces propriétés de
la matière ne peuvent se manifester à lui qu’autant qu’il veut
continuer le mouvement et c’est l’intensité de son effort qui en est la
mesure ; presse-t-il 1’obstacle de toutes ses forces, sans pouvoir
fermer la main, il a un terme fixe qui lui fait connaître
l’impénétrabilité, la dureté ; si l’obstacle cède plus ou moins
facilement, il a la mesure de ses divers degrés de mollesse, de
mobilité, etc.

L’individu ne perçoit donc le premier rapport d’existence qu’autant


qu’il commence à mouvoir, et les autres rapports successifs,
qu’autant qu’il veut continuer le mouvement. Mais, si nous
supposons que la résistance diminue progressivement au point de
devenir insensible, le dernier terme de l’effort décroissant sera la
limite, et pour ainsi dire l’évanouissement de toute perception, de
toute connaissance. Ce que nous venons de dire du mouvement
contraint s’applique de même au mouvement libre ; la perception de
ce dernier est également dans l’effort, qui se proportionne lui-même
aux divers degrés de résistance que les muscles opposent à la
volonté ; à mesure que l’inertie musculaire diminue, l’effort ou
l’impression même du mouvement s’affaiblit et finit par disparaître, le
mouvement s’exécute alors sans conscience, sans volonté.

On voit donc que l’impression d’effort est susceptible d’une


multitude de nuances, depuis son maximum qui correspond à un
obstacle invincible, impénétrable, jusqu’au dernier degré de la
résistance d’un muscle ; en second lieu, que tant que cette
impression subsiste, il y a toujours un rapport perçu entre le moi qui
veut, et l’obstacle qui résiste ; telle est l’origine et le fondement
premier de tout rapport ; que l’obstacle étant fixe, l’effort dépend de
la volonté, mais que la résistance diminuant jusqu’à s’évanouir,
l’effort et la volonté s’évanouissent avec elle.

[…]

Par le mouvement seul nous ne connaîtrions guère que des


masses diversement résistantes ; la main décompose en quelque
sorte ces masses, met à nu leurs éléments, distingue leurs
propriétés, démêle leurs nuances ; c’est le premier des instruments
d’analyse, et tous ses avantages dépendent évidemment de sa
construction, de la mobilité supérieure de ses parties et de la nature
même de leur sensibilité.
En vertu de leur mobilité, les doigts se replient, s’ajustent sur le
solide, l’embrassent dans plusieurs points à la fois, parcourent
successivement chacune de ses faces, glissent avec légèreté sur les
arêtes, et suivent leurs directions. Ainsi la résistance unique se
sépare en plusieurs impressions distinctes, la surface s’abstrait du
solide, le contour de la surface, la ligne du contour ; chaque
perception est complète en elle-même, et leur ensemble est
parfaitement déterminé. La sensibilité recueille à mesure les
découvertes du mouvement, s’empare des nuances les plus
délicates et se les approprie ; elle saisit ce filet imperceptible, ces
petites éminences, ces saillies, qui disparaissaient dans la
résistance totale ou dans la rapidité de la course, et dessine
exactement ce que l’organe moteur ne pourrait pour ainsi dire
qu’ébaucher, si on le supposait calleux à l’extérieur. C’est ainsi, en
effet, que l’aveugle géomètre doit la netteté et le nombre des
perceptions qu’il se forme des modes de l’étendue figurée, autant à
la délicatesse du sentiment des houppes nerveuses, qu’à l’agilité et
à la flexibilité de ses doigts.

Influence de l’habitude sur la faculté de penser, p. 16 et suiv.


PIERRE-HYACINTHE AZAÏS
(1766-1845)

La théorie des compensations, dont Hyacinthe Azaïs s’enorgueillit


d’être l’inventeur, est d’abord une théorie systématique, dont la
forme même traduit la prétention à se présenter comme une théorie
scientifique. La notion de compensation, construite d’après le
modèle de l’équilibre des plateaux de la balance, introduit une sorte
de nécessité géométrique. À ce titre, comme son auteur l’expose
dans la Préface de son traité, en sa généralité, cette théorie est
appelée à rendre compte de l’histoire, et à y introduire de
l’intelligibilité et une forme de prévision en permettant d’articuler
entre eux des événements opposés, ainsi expliqués. La
compensation intervient comme un principe et, au bout du compte,
comme un principe d’harmonie universelle.

Simplement, comme toute théorie générale, elle souffre de son


abstraction, et le réel ne tarde jamais à la décevoir, ne serait-ce
qu’en raison de son extension, peu convaincante, à tous les
domaines de la vie humaine, au bonheur et au malheur des
hommes, à la santé et à la maladie ! Il y a plus : loin d’être un
principe comparable à ceux de la physique, le principe de
compensation relève trop clairement de l’illusion consolatrice. Vous
expliquerez ainsi aux enfants pauvres que ceux des riches tombent
plus souvent malades ! Voilà une théorie – diront ses adversaires –
qui conduit directement à un conservatisme fort utile à la paix
sociale.
Il reste qu’Azaïs et la théorie des compensations ont joui d’une
immense célébrité en leur temps. Balzac s’en inspire évidemment
dans La Peau de chagrin. Fourier, en revanche, y sera réfractaire.

LA CLEF DE L’HISTOIRE

Cette idée était celle d’une succession équitable dans les


vicissitudes du sort de l’homme, d’un balancement continu dans les
diverses conditions et les divers événements qui composent sa
destinée. J’avais vu autrefois le chagrin, l’amertume, l’ennui, souvent
le désespoir, au sein de la fortune ; moi-même, j’avais été agité des
plus violentes peines lorsque rien ne manquait à mes premiers
besoins. Au contraire, dans ma situation nouvelle, dans l’asile du
malheur et de l’indigence, j’étais paisible, j’étais heureux ; et si
quelque bruit pénétrait dans ma retraite, c’était le plus souvent les
accents de la gaieté et de l’innocence ; j’entendais les jeux de
pauvres orphelins recueillis par la charité.

Où étaient en ce moment les enfants de nos rois ? L’un était mort


lentement sous le poids d’une oppression brutale ; l’autre, conservé
pour toutes les douleurs, avait vu son père, sa mère, traînés à
l’échafaud !… Et tous les trônes étaient ébranlés ! et toutes les
hautes fortunes étaient renversées ! et l’éclat, la prospérité,
l’opulence, étaient remplacés par l’humiliation, l’exil, la pauvreté ! et
la surface entière du globe semblait livrée au déchirement et
enveloppée d’orages !…

Eh quoi ! me dis-je, le malheur, ainsi que la destruction, fait donc


sans cesse le tour du monde ! mais que peut être le malheur, si ce
n’est le fruit de la destruction ?

Et si cette définition est vraie, ou même puisqu’elle est évidente,


que peut être le bonheur, si ce n’est l’œuvre de la Puissance qui
compose, qui répare, qui construit ? Or, la destruction n’est-elle pas
une puissance nécessaire ? n’est-ce pas toujours dans les débris
d’anciens ouvrages que sont puisés les éléments de compositions
nouvelles ? et la somme générale de destruction n’est-elle pas
nécessairement et rigoureusement égale à la somme générale de
recomposition, puisque l’univers se maintient et que son ensemble
est immuable ?

Ainsi, il le faut, et l’observation le démontre, tous les êtres


alternativement se forment et se décomposent. Les êtres sensibles
sont soumis à cette loi comme ceux qui ne sont pas sensibles ; mais
ces derniers sont indifférents et à la formation qui les élève et à la
décomposition qui les détruit. Les êtres sensibles, au contraire,
reçoivent un plaisir, une jouissance, un bonheur, pendant toute la
durée des opérations qui les forment et les développent ; ils
reçoivent une peine, une douleur, un malheur, pendant toute la
durée des opérations qui leur enlèvent ce qu’ils ont acquis. L’être
qui, dès le premier instant de son existence, a été environné du plus
grand nombre de biens et d’avantages, est celui qui a fait les
acquisitions les plus nombreuses, qui a été formé avec le plus de
perfection et d’étendue, qui pour cette raison a eu le plus de bonheur
et de plaisir ; sa destruction doit être la plus abondante en
souffrances ; les opérations de cette puissance cruelle sont non
seulement plus multipliées, mais elles sont plus vivement senties.
Ainsi, le malheur dans cet être a deux causes d’intensité plus forte ;
et ces deux causes sont exactement celles qui avaient rendu son
bonheur plus étendu et plus parfait.

Et cette loi de succession, de retour, d’équilibre, embrasse


nécessairement tout ce qui, n’étant pas éternel, s’accroît, s’arrête, se
dégrade et se détruit. Ainsi, le sort des sociétés humaines, et plus
généralement encore de toutes les institutions humaines, est figuré
par le sort des individus. Pour l’observateur attentif et impartial, le
principe des compensations est la clef de l’histoire.

Des compensations dans les destinées humaines, Préface

LE SORT DES ENFANTS PAUVRES…

Nous avons supposé jusques ici l’enfant au sein de l’aisance et


traité avec douceur par tout ce qui l’environne. Considérons
maintenant le sort d’un enfant né de parents pauvres, ou bien
gémissant sous l’oppression qui résulte du caractère de ses
instituteurs. Pour celui qui est né pauvre, cet âge si intéressant, si
tendre, est-il toujours l’âge du bonheur ? Quelquefois, et trop
fréquemment, l’humeur de ses parents est aigrie par l’atteinte sans
cesse renouvelée du besoin et de la misère ; et alors, malgré son
innocence, c’est sur l’enfant que l’humeur retombe, parce que son
existence, qu’il ne pouvait refuser, est cependant la cause de la
détresse commune, ou du moins de son augmentation. Il n’est que
trop vrai, mon ami, qu’il est certaines situations de l’esprit produites
par la peine accumulée, où la gronderie, l’injustice même sont un
soulagement.
Quelque déraisonnable et barbare qu’il soit de décharger sur de
faibles innocents le poids de ses embarras et de ses souffrances, il
n’en est pas moins vrai qu’il faut de la force d’âme, de la vertu, et
l’habitude d’une raison douce et éclairée, pour ne murmurer dans le
chagrin que contre ses véritables causes, pour ne point s’en prendre
à tout, et principalement à ce qui, par sa timidité, par sa faiblesse,
n’ose que souffrir et ne peut rien opposer. Si l’on demandait à la
plupart des enfants battus, maltraités, ce qu’ils ont fait pour mériter
le châtiment qu’on leur inflige, ils pourraient répondre avec vérité :
« Je n’ai rien fait ; mais l’infortune a battu mon père. » Il n’est point
d’enfants qui soient en état de faire cette réponse, parce qu’ils ne
connaissent point encore les effets de ce genre de chagrin qui
dévore leurs parents, et dont ils sont eux-mêmes victimes ; mais ils
ne sentent pas moins l’injustice du traitement qu’on leur fait subir.
C’est dans ces occasions cruelles que les larmes de ces petits êtres
coulent avec abondance, et coulent encore lorsque la douleur
physique n’existe plus. C’est là, pour eux, la cause d’une mélancolie,
d’une disposition à pleurer, que tout alimente, et qui devient à son
tour le sujet de nouvelles duretés, de nouveaux reproches.

Que de biens nécessaires sont refusés aux enfants nés dans une
condition pauvre ! Que leur santé est exposée par le défaut de soin,
de propreté, d’aliments salutaires ! Dans les classes supérieures, les
excès opposés, la surabondance de la nourriture, ou ses qualités
trop échauffantes, appellent aussi bien des maladies sur les enfants.
Généralement, et cette compensation est remarquable, les enfants
sont plus souvent malades que les grandes personnes, et la
faiblesse de ces tendres plantes les désigne plus fréquemment à la
faux de la mort.
Des compensations, livre IX
ÉTIENNE PIVERT DE SENANCOUR
(1770-1846)

Il y a quelque chose d’inquiétant dans la tranquillité triste de ce


philosophe. Car c’est un philosophe ! L’ennui, la tristesse,
l’indifférence d’être au monde, innocemment décrits ici, conduisent
au seuil de mainte question.

Certes, ce qui manque à cette forme de présence au monde, c’est


l’étonnement. Ce sentiment est refusé parce que l’être qui pourrait
l’éprouver, précisément, n’est pas au monde. Il n’est pas au monde,
mais il n’est pas étranger. C’est cela que, avec son exceptionnel
talent littéraire, thématise Senancour : la difficulté d’être là, de
partager les choses, d’être contemporain de sa propre existence. La
description échoue à saisir un réel qui tente et ne tente pas à la fois,
mais cela fait apparaître un sujet divisé, et, incontestablement, une
manière nouvelle de philosopher, celle d’un existant incapable
d’accéder au sentiment de l’existence, ou, pour le dire autrement,
celle d’une conscience qui aurait rompu tous les fils intentionnels la
reliant au monde, comme si se trouvait suspendue l’attitude
naturelle.

FONTAINEBLEAU

J’avais, je crois, quatorze, quinze et dix-sept ans, lorsque je vis


Fontainebleau. Après une enfance casanière, inactive et ennuyée, si
je sentais en homme à certains égards, j’étais enfant à beaucoup
d’autres. Embarrassé, incertain ; pressentant tout peut-être, mais ne
connaissant rien ; étranger à ce qui m’environnait, je n’avais d’autre
caractère décidé que d’être inquiet et malheureux. La première fois,
je n’allai point seul dans la forêt ; je me rappelle peu ce que j’y
éprouvai, je sais seulement que je préférai ce lieu à tous ceux que
j’avais vus, et qu’il fut le seul où je désirai de retourner.

L’année suivante, je parcourus avidement ces solitudes ; je m’y


égarais à dessein, content lorsque j’avais perdu toute trace de ma
route, et que je n’apercevais aucun chemin fréquenté. Quand
j’atteignais l’extrémité de la forêt, je voyais avec peine ces vastes
plaines nues et ces clochers dans l’éloignement. Je me retournais
aussitôt, je m’enfonçais dans le plus épais du bois ; et, quand je
trouvais un endroit découvert et fermé de toutes parts, où je ne
voyais que des sables et des genièvres, j’éprouvais un sentiment de
paix, de liberté, de joie sauvage, pouvoir de la nature sentie pour la
première fois dans l’âge facilement heureux. Je n’étais pas gai
pourtant : presque heureux, je n’avais que l’agitation du bien-être. Je
m’ennuyais en jouissant, et je rentrais toujours triste. Plusieurs fois
j’étais dans les bois avant que le soleil parût. Je gravissais les
sommets encore dans l’ombre, je me mouillais dans la bruyère
pleine de rosée ; et quand le soleil paraissait, je regrettais la clarté
incertaine qui précède l’aurore. J’aimais les fondrières, les vallons
obscurs, les bois épais ; j’aimais les collines couvertes de bruyère ;
j’aimais beaucoup les grès renversés et les rocs ruineux ; j’aimais
bien plus ces sables mobiles, dont nul pas d’homme ne marquait
l’aride surface sillonnée çà et là par la trace inquiète de la biche ou
du lièvre en fuite. Quand j’entendais un écureuil, quand je faisais
partir un daim, je m’arrêtais, j’étais mieux, et pour un moment je ne
cherchais plus rien. C’est à cette époque que je remarquai le
bouleau, arbre solitaire qui m’attristait déjà, et que depuis je ne
rencontre jamais sans plaisir. J’aime le bouleau ; j’aime cette écorce
blanche, lisse et crevassée ; cette tige agreste ; ces branches qui
s’inclinent vers la terre ; la mobilité des feuilles, et tout cet abandon,
simplicité de la nature, attitude des déserts.

Temps perdus, et qu’on ne saurait oublier ! Illusion trop vaine


d’une sensibilité expansive ! Que l’homme est grand dans son
inexpérience : qu’il serait fécond, si le regard froid de son semblable,
si le souffle aride de l’injustice ne venait pas dessécher son cœur !
J’avais besoin de bonheur. J’étais né pour souffrir. Vous connaissez
ces jours sombres, voisins des frimas, dont l’aurore elle-même,
épaississant les brumes, ne commence la lumière que par des traits
sinistres d’une couleur ardente sur les nues amoncelées. Ce voile
ténébreux, ces rafales orageuses, ces lueurs pâles, ces sifflements
à travers les arbres qui plient et frémissent, ces déchirements
prolongés semblables à des gémissements funèbres ; voilà le matin
de la vie : à midi, des tempêtes plus froides et plus continues ; le
soir, des ténèbres plus épaisses, et la journée de l’homme est
achevée.

Le prestige spécieux, infini, qui naît avec le cœur de l’homme, et


qui semblait devoir subsister autant que lui, se ranima un jour : j’allai
jusqu’à croire que j’aurais des désirs satisfaits. Ce feu subit et trop
impétueux brûla dans le vide, et s’éteignit sans avoir rien éclairé.
Ainsi, dans la saison des orages apparaissent, pour l’effroi de l’être
vivant, des éclairs instantanés dans la nuit ténébreuse.
Lettre XI

L’HISTOIRE HUMAINE

Jadis, comme je parcourais ces bois-ci, je vis, dans un lieu épais,


deux biches fuir devant un loup. Il était assez près d’elles ; je jugeai
qu’il les devait atteindre, et je m’avançai du même côté pour voir la
résistance, et l’aider s’il se pouvait. Elles sortirent du bois dans une
place découverte, occupée par des roches et des bruyères ; mais
lorsque j’arrivai, je ne les vis plus. Je descendis dans tous les fonds
de cette sorte de lande creusée et inégale, où l’on avait taillé
beaucoup de grès pour les pavés : je ne trouvai rien. En suivant une
autre direction pour rentrer dans le bois, je vis un chien, qui d’abord
me regardait en silence, et qui n’aboya que lorsque je m’éloignai de
lui. En effet, j’arrivais presque à l’entrée de la demeure pour laquelle
il veillait. C’était une sorte de souterrain fermé en partie
naturellement par les rocs, et en partie par des grès rassemblés, par
des branches de genévriers, de la bruyère et de la mousse. Un
ouvrier qui pendant plus de trente ans avait taillé des pavés dans les
carrières voisines, n’ayant ni bien ni famille, s’était retiré là pour
quitter, avant de mourir, un travail forcé, pour échapper aux mépris
et aux hôpitaux. Je lui vis une armoire. Il y avait auprès de son
rocher quelques légumes dans un terrain assez aride ; et ils vivaient
lui, son chien et son chat, d’eau, de pain et de liberté. J’ai beaucoup
travaillé, me dit-il, je n’ai jamais rien eu ; mais enfin je suis tranquille,
et puis je mourrai bientôt. Cet homme grossier me disait l’histoire
humaine ; mais la savait-il ? croyait-il d’autres hommes plus
heureux ? souffrait-il en se comparant à d’autres ? Je n’examinai
point tout cela ; j’étais bien jeune. Son air rustre et un peu farouche
m’occupait beaucoup. Je lui avais offert un écu ; il l’accepta, et me
dit qu’il aurait du vin : ce mot-là diminua de mon estime pour lui. Du
vin ! me disais-je ; il y a des choses plus utiles : c’est peut-être le vin,
l’inconduite qui l’auront mené là, et non pas le goût de la solitude.
Pardonne, homme simple, malheureux solitaire ! Je n’avais point
appris alors que l’on buvait l’oubli des douleurs. Maintenant je
connais l’amertume qui navre, et les dégoûts qui ôtent les forces ; je
sais respecter celui dont le premier besoin est de cesser un moment
de gémir ; je suis indigné quand je vois des hommes à qui la vie est
facile reprocher durement à un pauvre qu’il boit du vin, et qu’il n’a
pas de pain. Quelle âme ont donc reçue ces gens-là, qui ne
connaissent pas de plus grande misère que d’avoir faim !

Lettre XII

ABÎME

Que de sentiments généreux ! Que de souvenirs ! Quelle majesté


tranquille dans une nuit douce, calme, éclairée ! Quelle grandeur !
Cependant l’âme est accablée d’incertitude. Elle voit que le
sentiment qu’elle a reçu des choses la livre aux erreurs ; elle voit
qu’il y a des vérités, mais qu’elles sont dans un grand éloignement.
On ne saurait comprendre la nature, à la vue de ces astres
immenses dans le ciel toujours le même.

Il y a là une permanence qui nous confond : c’est pour l’homme


une effrayante éternité. Tout passe ; l’homme passe, et les mondes
ne passent pas ! La pensée est dans un abîme entre les vicissitudes
de la terre et les cieux immuables.
Lettre XVI, Fontainebleau, 12 août, II

SEULEMENT VIVRE

Combien peu il faut à l’homme qui veut seulement vivre, et


combien il faut à celui qui veut vivre content et employer ses jours !
Celui-là serait bien plus heureux qui aurait la force de renoncer au
bonheur, et de voir qu’il est trop difficile ; mais faut-il rester toujours
seul ? La paix elle-même est un triste bien si on n’espère point la
partager.

Je sais que plusieurs trouvent assez de permanence dans un bien


du moment, et que d’autres savent se borner à une manière d’être
sans ordre et sans goût. J’en ai vu se faire la barbe devant un miroir
cassé. Les langes des enfants étaient étendus à la fenêtre ; une de
leurs robes pendait contre le tuyau du poêle ; leur mère les lavait
auprès de la table sans nappe, où étaient servis, sur des plats
recousus, du bouilli réchauffé et les restes du dindon du dimanche. Il
y aurait eu de la soupe si le chat n’eût pas renversé le bouillon. On
appelle cela une vie simple : pour moi, je l’appelle une vie
malheureuse, si elle est momentanée ; je l’appelle une vie de
misère, si elle est forcée et durable ; mais, si elle est volontaire, si
l’on ne s’y déplaît pas, si l’on compte subsister ainsi, je l’appelle une
existence ridicule.

C’est une bien belle chose, dans les livres, que le mépris des
richesses ; mais avec un ménage et point d’argent, il faut ou ne rien
sentir, ou avoir une force inébranlable ; or je doute qu’avec un grand
caractère on se soumette à une telle vie. On supporte tout ce qui est
accidentel ; mais c’est adopter cette misère que d’y plier pour
toujours sa volonté. Ces stoïciens-là manqueraient-ils du sentiment
des choses convenables, qui apprend à l’homme que vivre ainsi
n’est point vivre selon sa nature ? Leur simplicité sans ordre, sans
délicatesse, sans honte, ressemble plus, à mon avis, à la sale
abnégation d’un moine mendiant, à la grossière pénitence d’un fakir,
qu’à la fermeté, qu’à l’indifférence philosophique.

Il est une propreté, un soin, un accord, un ensemble dans la


simplicité même. Les gens dont je parle n’ont pas un miroir de vingt
sous, et ils vont au spectacle ; ils ont de la faïence écornée, et des
habits de fin drap ; ils ont des manchettes bien plissées à des
chemises d’une toile grossière. S’ils se promènent, c’est aux
Champs-Élysées ; ces solitaires y vont voir les passants, disent-ils ;
et, pour voir ces passants, ils vont s’en faire mépriser et s’asseoir
sur quelques restes d’herbe parmi la poussière que fait la foule.
Dans leur flegme philosophique ils dédaignent les convenances
arbitraires, et mangent leur brioche à terre, entre les enfants et les
chiens, entre les pieds de ceux qui vont et reviennent. Là ils étudient
l’homme en jasant avec les bonnes et les nourrices : là ils méditent
une brochure, où les rois seront avertis des dangers de l’ambition ;
où le luxe de la bonne société sera réformé ; où tous les hommes
apprendront qu’il faut modérer ses désirs, vivre selon la nature, et
manger des gâteaux de Nanterre.

Lettre XX, Fontainebleau, 27 août, II.

EXISTENCE

Ce n’est pas que j’aie rien décidé. L’ennui m’accable, le dégoût


m’atterre. Je sais que ce mal est en moi. Que ne puis-je être content
de manger et de dormir ! car enfin je mange et je dors. La vie que je
traîne n’est pas très malheureuse. Chacun de mes jours est
supportable, mais leur ensemble m’accable. Il faut que l’être
organisé agisse, et qu’il agisse selon sa nature. Lui suffit-il d’être
bien abrité, bien chaudement, bien mollement couché, nourri de
fruits délicats, environné du murmure des eaux et du parfum des
fleurs ? Vous le retenez immobile : cette mollesse le fatigue, ces
essences l’importunent, ces aliments choisis ne le nourrissent pas.
Retirez vos dons et vos chaînes : qu’il agisse, qu’il souffre même ;
qu’il agisse, c’est jouir et vivre.

Cependant l’apathie m’est devenue comme naturelle ; il semble


que l’idée d’une vie active m’effraye ou m’étonne. Les choses
étroites me répugnent, et leur habitude m’attache. Les grandes
choses me séduiront toujours, et ma paresse les craindrait. Je ne
sais ce que je suis, ce que j’aime, ce que je veux ; je gémis sans
cause, je désire sans objet, et je ne vois rien, sinon que je ne suis
pas à ma place.

Ce pouvoir que l’homme ne saurait perdre, ce pouvoir de cesser


d’être, je l’envisage non pas comme l’objet d’un désir constant, non
pas comme celui d’une résolution irrévocable, mais comme la
consolation qui reste dans les maux prolongés, comme le terme
toujours possible des dégoûts et de l’importunité.

Lettre XLII
LA SOCIÉTÉ, L’HISTOIRE
AUGUSTE COMTE
(1798-1857)

S’il fallait ramener toute la philosophie d’Auguste Comte à une


seule formule simple, il est clair qu’à ses yeux tout tient à la
sociologie. L’humanité, considérée en son intégralité, autrement dit
le Grand-Être, rassemble non seulement les vivants et les morts,
mais aussi les générations futures : elle est en ce sens la réalité qui
compte dans l’histoire, et elle tire sa puissance de sa propre
réalisation, à savoir du lien qui articule le présent, le passé et
l’avenir. C’est à partir de cela que l’on peut mesurer l’importance de
la religion (de l’humanité) et du langage : ils assurent
remarquablement le déploiement du lien social, comme lien
intelligent et compris, et surtout comme lien transmis. Tous les textes
qui suivent doivent donc être lus par référence à la notion de
transmission : c’est précisément ce lien qui est brisé dans les
moments historiques désastreux où triomphent l’individu et
l’abstraction. Le refus de la mémoire produit des effets destructeurs,
pires qu’il ne semble, puisque c’est le lien social de l’humanité même
qui se trouve alors anéanti. Rien ne saurait être plus grave que
« l’altération de la continuité humaine ».

Tel est le sens de la sociologie : ce qui importe se passe au


niveau de l’histoire de l’humanité, dont le sujet est le Grand-Être. La
politique ne vient qu’après. Cette histoire n’a de sens que parce que
la société, ainsi définie, ne se ramène pas à la diversité contingente
des groupes sociaux, mais tire sa réalité d’un lien transmis et à
transmettre, donc de nature spirituelle.

On voit alors que le soubassement philosophique de la sociologie


s’ordonne à la dénonciation des idées abstraites – témoin de l’âge
métaphysique – qui ont mobilisé la Révolution française. Une autre
tradition, quelque chose de nouveau est apparu.

L’INSURRECTION DES VIVANTS CONTRE LES MORTS

En effet, l’anarchie occidentale consiste principalement dans


l’altération de la continuité humaine, successivement violée par le
catholicisme maudissant l’Antiquité, le protestantisme réprouvant le
Moyen Âge, et le déisme niant toute filiation. Rien n’invoque mieux le
positivisme pour fournir enfin à la situation révolutionnaire la seule
issue qu’elle comporte, en surmontant toutes ces doctrines plus ou
moins subversives qui poussèrent graduellement les vivants à
s’insurger contre l’ensemble des morts. Après un tel service,
l’histoire deviendra bientôt la science sacrée, conformément à son
office normal, l’étude directe des destinées du Grand-Être dont la
notion résume toutes nos saines théories. La politique systématisée
y rattachera désormais ses entreprises quelconques, naturellement
subordonnées à l’état correspondant de la grande évolution. Même
la poésie régénérée y puisera les tableaux destinés à préparer
l’avenir en idéalisant le passé.

Système de politique positive, tome III, Dynamique sociale,


Préambule général

RELIGION DE L’HUMANITÉ
L’état religieux repose donc sur la combinaison permanente de
deux conditions également fondamentales, aimer et croire, qui,
quoique profondément distinctes, doivent naturellement concourir.
Chacune d’elles, outre sa nécessité propre, ajoute à l’autre un
complément indispensable à sa pleine efficacité.

Dans notre chétive constitution cérébrale, la foi ne saurait être


entière sans l’amour, à quelque degré que parvienne la
démonstration. Mais, en sens inverse, le meilleur cœur ne peut
aimer assez une puissance extérieure dont l’existence comporte des
doutes habituels. Si donc l’amour excite à croire en surmontant
l’orgueil, la foi dispose à aimer en prescrivant la soumission.

Tels sont, en général, les offices respectifs du sentiment et de la


raison dans notre principale construction, la constitution graduelle,
spontanée ou systématique, de l’unité humaine.

[…]

La puissance suprême est la résultante continue de toutes les


forces susceptibles de concourir volontairement au perfectionnement
universel, sans même excepter nos dignes auxiliaires animaux.
Chacun de ses vrais éléments comporte deux existences
successives : l’une objective, toujours passagère, où il sert
directement le Grand-Être, d’après l’ensemble des préparations
antérieures ; l’autre subjective, naturellement perpétuelle, où son
service se prolonge indirectement, par les résultats qu’il laisse à ses
successeurs. À proprement parler, chaque homme ne peut presque
jamais devenir un organe de l’Humanité que dans cette seconde vie.
La première ne constitue réellement qu’une épreuve destinée à
mériter cette incorporation finale, qui ne doit ordinairement s’obtenir
qu’après l’entier achèvement de l’existence objective. Ainsi, l’individu
n’est point encore un véritable organe du Grand-Être ; mais il aspire
à le devenir par ses services comme être distinct. Son indépendance
relative ne se rapporte qu’à cette première vie, pendant laquelle il
reste immédiatement soumis à l’ordre universel, à la fois matériel,
vital, et social. Incorporé à l’Être-Suprême, il en devient vraiment
inséparable. Soustrait, dès lors, à toutes lois physiques, il ne
demeure assujetti qu’aux lois supérieures qui régissent directement
l’évolution fondamentale de l’Humanité.

C’est d’un tel passage à la vie subjective que dépend la principale


extension du grand organisme. Les autres êtres ne s’accroissent
que d’après la loi de rénovation élémentaire, par la prépondérance
de l’absorption sur l’exhalation. Mais, outre cette source
d’expansion, la suprême puissance augmente surtout en vertu de la
perpétuité subjective des dignes serviteurs objectifs. Ainsi, les
existences subjectives prévalent nécessairement, et de plus en plus,
tant en nombre qu’en durée, dans la composition totale de
l’Humanité. C’est surtout à ce titre que son pouvoir surpasse
toujours celui d’une collection quelconque d’individualités.
L’insurrection même de presque toute la population objective contre
l’ensemble des impulsions subjectives n’empêcherait point
l’évolution humaine de suivre son cours.
Quelques serviteurs restés fidèles pourraient dignement
surmonter cette révolte, en rattachant leurs efforts aux racines
involontairement laissées dans tous les cœurs et tous les esprits par
la suite des générations antérieures, dont ils seraient alors les seuls
vrais successeurs. En un mot, les vivants sont toujours, et de plus
en plus, dominés par les morts. Mais, pour prévenir, à cet égard,
toute aberration ontologique chez les penseurs trop abstraits, il suffit
de bien concevoir la prépondérance nécessaire des organes
subjectifs. Chacun d’eux résulte toujours d’une existence objective,
et son exercice exige le concours d’une autre. L’homme sert donc
comme être pendant sa vie proprement dite, et comme organe après
sa mort individuelle, qui transforme finalement sa vie objective en
une vie subjective.

[…]

La religion de l’Humanité étant reconnue seule propre à constituer


pleinement l’unité personnelle, sa prééminence est encore moins
contestable envers l’unité sociale. Car cette aptitude à rallier résulte
directement de son principe affectif et de sa base spéculative, qui
tendent également à réunir tous les hommes dans un même
sentiment et une même croyance. Ni la théorie positive de notre
nature ni l’étude historique de notre évolution ne permettent de
concevoir aucun autre régime qui puisse établir une active
communauté d’amour et de foi entre tous les membres de notre
espèce. Enfants du même Grand-Être, tous deviennent d’abord ses
serviteurs objectifs, et enfin ses organes subjectifs. Cette immense
connexité ne peut se borner au présent : le cœur et l’esprit
s’accordent à y comprendre l’ensemble du passé et l’ensemble de
l’avenir humains, l’un comme source, l’autre comme but nécessaire.
Une telle continuité successive caractérise davantage la vraie
religion que la simple solidarité actuelle. Elle y détermine la véritable
destination de notre existence objective, transmettre amélioré à nos
successeurs l’héritage progressif que nous avons reçu de nos
prédécesseurs. Ainsi conçu dans son ensemble, le service de
l’Humanité devient essentiellement gratuit. Car chaque génération
doit rendre gratuitement à la suivante ce qu’elle-même reçut
gratuitement de la précédente.

Système de politique positive, tome II, Statique sociale, ch. I

LE LANGAGE

C’est surtout à la religion que le langage doit être directement


comparé, puisque l’un et l’autre se rapportent spontanément à
l’ensemble de notre existence. Ils surgissent pareillement des
fonctions même qu’ils sont destinés à régulariser. Leur émanation
s’y accomplit semblablement, d’après deux sources naturelles, l’une
morale qui dirige, l’autre intellectuelle qui assiste, complète, et
développe. En effet, le langage est, comme la religion, inspiré par le
cœur et construit par l’esprit. C’est ainsi qu’il tient d’abord à la famille
et ensuite à la société, bases respectives de l’essor affectif et du
progrès mental. Destiné surtout à communiquer nos émotions, il
s’applique de préférence, comme la religion, aux impulsions
sympathiques, seules pleinement transmissibles. L’élaboration
intellectuelle s’y subordonne naturellement à l’inspiration morale, soit
pour exprimer les affections senties, soit afin de mieux satisfaire aux
besoins éprouvés.

[…]

Hobbes a judicieusement comparé l’efficacité de nos signes à


l’influence générale des relations constantes qui se manifestent
entre deux phénomènes quelconques, simultanés ou consécutifs. En
effet, ces liaisons nous servent habituellement à prévoir chaque
phénomène d’après son correspondant, en sorte que l’un devient
alors le signe de l’autre. Mais je ne rappelle ici ce lumineux
rapprochement que pour mieux rattacher l’office essentiel du
langage au précepte fondamental de la philosophie positive sur la
subordination universelle du subjectif à l’objectif. C’est seulement en
liant ainsi le dedans au dehors que nous pouvons procurer à notre
propre existence cérébrale la consistance et la régularité qui
naturellement caractérisent l’ordre extérieur, en vertu de sa simplicité
supérieure, suivant la loi générale de la hiérarchie réelle. Or, cette
fixité constitue la principale aptitude du langage, qui l’obtient toujours
en rattachant l’homme au monde. Il y parvient même d’après des
relations purement artificielles. Car, outre que les vrais signes ne
sont jamais arbitraires, il suffit que la liaison existe pour comporter
une telle efficacité, sans qu’on doive s’enquérir comment elle fut
instituée.

[…]

En appliquant d’abord ce principe à l’influence affective du


langage, il est aisé d’expliquer, d’après la première loi d’animalité, la
profonde réaction de l’expression sur le sentiment. Car elle rentre
dans les effets généraux de l’exercice biologique. Nos penchants
nous poussent à exprimer leurs émotions, même dans l’existence
solitaire, comme à agir pour les satisfaire. Les mouvements qui
concourent à l’expression, du moins quand elle reste mimique,
coïncident essentiellement avec ceux qui servent à l’action. En
outre, chacun exprime le plus souvent ses affections afin de les
mieux satisfaire, en déterminant ses semblables à le seconder. Si
donc l’expression résulte, à tous égards, du sentiment, elle doit,
réciproquement, tendre à le développer et à le consolider. Cette
réaction normale, qui appartient à toutes les affections, convient
surtout aux instincts sympathiques, dont l’expansion produit autour
de nous des émotions propres à nous stimuler heureusement, par
une alternative presque indéfinie. Toutefois, l’expression ne constitue
jamais le plus puissant moyen d’exciter l’affection, qui se trouve
toujours fortifiée davantage d’après l’action même qu’elle doit
déterminer. Mais, après la pratique proprement dite, le langage
devient certainement le meilleur stimulant général du sentiment.
Toutes les religions préliminaires, et surtout le catholicisme,
utilisèrent profondément, quoique d’une manière empirique, cette
précieuse aptitude, pour perfectionner notre culture morale par un
exercice régulier de la prière.

Système de politique positive, tome II, Statique sociale, ch. IV

INFLUENCE FÉMININE

Ainsi, l’alliance nécessaire qui dirigera notre réorganisation


manque encore d’une suffisante représentation du suprême
régulateur humain. Il n’y peut dignement entrer que d’après un
élément qui lui soit directement propre, comme l’élément
philosophique l’est à la raison et l’élément populaire à l’activité.

Tel sera le motif fondamental de l’indispensable adjonction des


femmes à la coalition rénovatrice, aussitôt que ses tendances et ses
besoins deviendront assez appréciables. Ce troisième élément
permettra seul à l’impulsion organique de prendre son vrai caractère
définitif, en y assurant spontanément la subordination continue de la
raison et de l’activité à l’amour universel, de manière à prévenir
autant que possible les divagations de l’une et les perturbations de
l’autre.

[…]
La révolution n’a pu encore leur inspirer que des sympathies
individuelles, sans aucune adhésion collective, d’après le caractère
essentiellement négatif propre à sa première partie.

C’est surtout au Moyen Âge qu’elles continuent à rapporter leurs


prédilections sociales. Or, cette préférence n’est pas seulement due,
comme on le croit, à leurs justes regrets sur la décadence des
mœurs chevaleresques. Sans doute, le Moyen Âge leur offre
l’unique époque où le culte de la femme ait été dignement organisé.
Mais un motif plus intime et moins intéressé détermine surtout leur
attrait spontané pour ces beaux souvenirs. L’élément le plus moral
de l’humanité doit préférer à tout autre le seul régime qui érigea
directement en principe la prépondérance de la morale sur la
politique. Telle est, j’ose l’assurer, la source secrète des principaux
regrets qu’inspire encore aux femmes l’irrévocable décomposition du
système social propre au Moyen Âge.

Sans qu’elles dédaignent les divers progrès spéciaux que


l’humanité doit au mouvement moderne, ils ne sauraient compenser,
à leurs yeux, la rétrogradation générale que leur semble indiquer
une vicieuse tendance à rétablir l’antique suprématie de la politique
sur la morale.

[…]
Quoi qu’il en soit, ces dispositions féminines représentent
naïvement la principale condition de notre vraie régénération, le
besoin de rétablir la subordination systématique de la politique à la
morale, sur une base plus directe, plus étendue, et plus durable que
celle du Moyen Âge. Le culte de la femme constitue dès lors un
résultat caractéristique d’un tel régime.

Voilà donc à quel prix le mouvement rénovateur obtiendra l’intime


adhésion des femmes. Un tel programme ne doit sembler rétrograde
qu’aux philosophes incapables d’y satisfaire.

Les femmes ne repoussent donc pas la révolution, mais


seulement le sentiment anti-historique qui domina sa première
partie, où l’aveugle réprobation du Moyen Âge choquait leurs
principales sympathies. Pouvaient-elles accueillir un régime
métaphysique qui semblait placer surtout le bonheur humain dans
l’exercice habituel des droits politiques, pour lesquels aucune utopie
ne leur inspirera jamais un véritable attrait ?

Mais elles sympathisent profondément avec les justes


réclamations populaires qui caractérisent le but essentiel de la
grande crise. Leurs vœux spontanés seconderont toujours les efforts
directs des philosophes et des prolétaires pour transformer enfin les
débats politiques en transactions sociales, en faisant dignement
prévaloir les devoirs sur les droits. Si elles regrettent leur douce
influence antérieure, c’est surtout comme s’effaçant aujourd’hui sous
un grossier égoïsme, qui n’est plus modifié par l’enthousiasme
révolutionnaire.
[…]

Ce sexe est certainement supérieur au nôtre, quant à l’attribut le


plus fondamental de l’espèce humaine, la tendance à faire prévaloir
la sociabilité sur la personnalité. À ce titre moral, indépendant de
toute destination matérielle, il mérite toujours notre tendre
vénération, comme le type le plus pur et le plus direct de l’Humanité,
qu’aucun emblème ne représentera dignement sous forme
masculine. Mais une telle prééminence naturelle ne saurait procurer
aux femmes l’ascendant social qu’on a quelquefois osé rêver pour
elles, quoique sans leur aveu.

Car leur supériorité directe quant au but réel de toute l’existence


humaine se combine avec une infériorité non moins certaine quant
aux divers moyens de l’atteindre. Pour tous les genres de force, non
seulement de corps, mais aussi d’esprit et de caractère, l’homme
surpasse évidemment la femme, suivant la loi ordinaire du règne
animal. Or, la vie pratique est nécessairement dominée par la force,
et non par l’affection, en tant qu’elle exige sans cesse une pénible
activité. S’il ne fallait qu’aimer, comme dans l’utopie chrétienne sur
une vie future affranchie de toute nécessité matérielle, la femme
régnerait. Mais il faut surtout agir et penser, pour lutter contre les
rigueurs de notre vraie destinée ; dès lors, l’homme doit commander,
malgré sa moindre moralité. Dans toute grande opération, le succès
dépend plus de l’énergie et du talent que du zèle, quoique cette
troisième condition réagisse beaucoup sur les deux autres.

Système de politique positive, tome I, Discours préliminaire,


Quatrième partie
ALEXIS DE TOCQUEVILLE
(1805-1859)

« Il n’y a rien de plus propre à rappeler les philosophes et les


hommes d’État à la modestie que l’histoire de notre Révolution ; car
il n’y eut jamais d’événements plus grands, conduits de plus loin,
mieux préparés et moins prévus. » Ces mots de Tocqueville, qui
ouvrent son histoire de l’Ancien Régime, font voir très clairement en
quoi cet historien est un philosophe, et en quoi ce philosophe pense
à nouveaux frais le rapport que la philosophie entretient avec la
réalité. Hegel observait que la philosophie arrivait « trop tard » ; avec
Tocqueville, elle arrive trop tôt. L’historien fait voir, impitoyablement,
que les idées révolutionnaires qui les ont précédés ou accompagnés
ne sont pour rien, ou peu, dans les événements qui ont secoué la
e
France et l’Europe à la fin du XVIII siècle. Mais ce qu’il fait surtout
apparaître, c’est que le mouvement propre par lequel se produit la
Révolution, et qu’il faut tenter de comprendre, obéit à une rationalité
indépendante de ces idées philosophiques abstraites formulées par
les philosophes, notamment par les philosophes des Lumières. En
revanche, il appartient à une recherche philosophique plus modeste,
non pas de prévoir ou de produire ces événements qui bouleversent
le monde, mais de les expliquer en en dégageant les causes, qui
peuvent venir de loin, de la vie même des peuples et de leur
organisation sociale, et qui ne sont ni des idées, ni des intentions.
C’est donc l’histoire qui fournit son matériau à une recherche qui est
philosophique au moins en ce sens qu’elle propose une
compréhension radicale des événements que les idées des
philosophes n’ont pas su prévoir.

Et c’est bien cette façon de philosopher que pratique Tocqueville


comme historien, s’agissant de l’Ancien Régime, de l’Amérique ou
des Colonies. On s’attache avant tout aux phénomènes eux-mêmes,
et aux idées qui ont une puissance explicative réelle, c’est-à-dire les
idées effectivement pensées ou admises dans une société et à une
époque. La philosophie ne produit pas les idées, elle les analyse,
parce que la nature et le contenu des idées se découvrent avec leur
réalité historique.

La modestie est alors d’admettre – ce qui est une idée post-


révolutionnaire – que les hommes ne sont pas les auteurs de leur
histoire et que c’est l’histoire qui engendre les idées et instruit la
philosophie.

On pourra donc, en suivant les pages les plus puissantes de


Tocqueville, observer comment se forment et opèrent, dans le
mouvement concret de l’histoire, ces idées qui modifient la réalité et
en rendent compte.

« LA RÉVOLUTION SUIT SON COURS »

Burke ou Maistre avaient raison en voyant dans le déferlement de


la violence révolutionnaire la main de Dieu ou la griffe de Satan :
façon commode de dire que ce phénomène dépassait l’histoire
humaine proprement dite et ne pouvait se penser dans les idées
abstraites des philosophes de l’époque.
On ne juge pas mieux l’événement de près que de loin. En
France, la veille du jour où la Révolution va éclater, on n’a encore
aucune idée précise sur ce qu’elle va faire. Parmi la foule des
cahiers, je n’en trouve que deux où se montre une certaine
appréhension du peuple. Ce qu’on redoute, c’est la prépondérance
que doit conserver le pouvoir royal, la cour, comme on l’appelle
encore. La faiblesse et la courte durée des États généraux
inquiètent. On a peur qu’on ne les violente. La noblesse est
particulièrement travaillée de cette crainte. « Les troupes suisses,
disent plusieurs de ces cahiers, prêteront le serment de ne jamais
porter les armes contre les citoyens, même en cas d’émeute ou de
révolte. » Que les États généraux soient libres, et tous les abus
seront aisément détruits ; la réforme à faire est immense, mais elle
est facile.

Cependant la Révolution suit son cours : à mesure que l’on voit


apparaître la tête du monstre, que sa physionomie singulière et
terrible se découvre ; qu’après avoir détruit les institutions politiques
elle abolit les institutions civiles, après les lois change les mœurs,
les usages et jusqu’à la langue ; quand, après avoir ruiné la fabrique
du gouvernement, elle remue les fondements de la société et
semble enfin vouloir s’en prendre à Dieu lui-même ; lorsque bientôt
cette même Révolution déborde au-dehors, avec des procédés
inconnus jusqu’à elle, une tactique nouvelle, des maximes
meurtrières, des opinions armées, comme disait Pitt, une puissance
inouïe qui abat les barrières des empires, brise les couronnes, foule
les peuples, et, chose étrange ! les gagne en même temps à sa
cause ; à mesure que toutes ces choses éclatent, le point de vue
change. Ce qui avait d’abord semblé, aux princes de l’Europe et aux
hommes d’État, un accident ordinaire de la vie des peuples, paraît
un fait si nouveau, si contraire même à tout ce qui s’était passé
auparavant dans le monde, et cependant si général, si monstrueux,
si incompréhensible, qu’en l’apercevant l’esprit humain demeure
comme éperdu. Les uns pensent que cette puissance inconnue, que
rien ne semble ni nourrir ni abattre, qu’on ne saurait arrêter, et qui ne
peut s’arrêter elle-même, va pousser les sociétés humaines jusqu’à
leur dissolution complète et finale. Plusieurs la considèrent comme
l’action visible du démon sur la terre. « La Révolution française a un
caractère satanique », dit M. de Maistre, dès 1797. D’autres, au
contraire, découvrent en elle un dessein bienfaisant de Dieu, qui
veut renouveler non seulement la face de la France, mais celle du
monde, et qui va créer en quelque sorte une humanité nouvelle. On
retrouve, chez plusieurs des écrivains de ce temps-là, quelque
chose de cette épouvante religieuse qu’éprouvait Salvien à la vue
des barbares. Burke, reprenant sa pensée, s’écrie : « Privée de son
ancien gouvernement, ou plutôt de tout gouvernement, il semblait
que la France fût un objet d’insulte et de pitié, plutôt que de devoir
être le fléau et la terreur du genre humain. Mais du tombeau de cette
monarchie assassinée est sorti un être informe, immense, plus
terrible qu’aucun de ceux qui ont accablé et subjugué l’imagination
des hommes. Cet être hideux et étrange marche droit à son but,
sans être effrayé du péril ou arrêté par les remords ; contempteur de
toutes les maximes reçues et de tous les moyens ordinaires, il
terrasse ceux qui ne peuvent même pas comprendre comment il
existe. »

L’Ancien Régime et la Révolution, livre I, ch. I


TOUT ÉTAIT PRÊT

La notion de liberté est complexe. Les notions de la servitude et


de la liberté, s’agissant d’un peuple, à un moment donné, le sont
encore plus. On doit renoncer à l’abstraction qui s’enferme dans des
définitions univoques, il faut considérer tout un contexte, et toutes
sortes d’éléments, l’amour du bien-être, du plaisir, de la joie, etc. La
conclusion nous apprend à modifier notre jugement et nous garantit
du simplisme : « On aurait tort de croire que l’Ancien Régime fut un
temps de servilité et de dépendance. »

Le roi parlait à la nation en chef plutôt qu’en maître. « Nous nous


faisons gloire, dit Louis XVI, au commencement de son règne, dans
le préambule d’un édit, de commander à une nation libre et
généreuse. » Un de ses aïeux avait déjà exprimé la même idée dans
un plus vieux langage, lorsque, remerciant les États généraux de la
hardiesse de leurs remontrances, il avait dit : « Nous aimons mieux
parler à des francs qu’à des serfs. »

Les hommes du dix-huitième siècle ne connaissaient guère cette


espèce de passion du bien-être qui est comme la mère de la
servitude, passion molle, et pourtant tenace et inaltérable, qui se
mêle volontiers et, pour ainsi dire, s’entrelace à plusieurs vertus
privées, à l’amour de la famille, à la régularité des mœurs, au
respect des croyances religieuses, et même à la pratique tiède et
assidue du culte établi, qui permet l’honnêteté et défend l’héroïsme,
et excelle à faire des hommes rangés et de lâches citoyens. Ils
étaient meilleurs et pires.
Les Français d’alors aimaient la joie et adoraient le plaisir ; ils
étaient peut-être plus déréglés dans leurs habitudes et plus
désordonnés dans leurs passions et dans leurs idées que ceux
d’aujourd’hui ; mais ils ignoraient ce sensualisme tempéré et décent
que nous voyons. Dans les hautes classes, on s’occupait bien plus à
orner sa vie qu’à la rendre commode, à s’illustrer qu’à s’enrichir.
Dans les moyennes mêmes, on ne se laissait jamais absorber tout
entier dans la recherche du bien-être ; souvent on en abandonnait la
poursuite pour courir après des jouissances plus délicates et plus
hautes ; partout on plaçait, en dehors de l’argent, quelque autre
bien. « Je connais ma nation, écrivait en un style bizarre, mais qui
ne manque pas de fierté, un contemporain, habile à fondre et à
dissiper les métaux, elle n’est point faite pour les honorer d’un culte
habituel, et elle se trouverait toute prête à retourner vers ses
antiques idoles, la valeur, la gloire, et j’ose dire la magnanimité. »

Il faut bien se garder, d’ailleurs, d’évaluer la bassesse des


hommes par le degré de leur soumission envers le souverain
pouvoir : ce serait se servir d’une fausse mesure. Quelque soumis
que fussent les hommes de l’Ancien Régime aux volontés du roi, il y
avait une sorte d’obéissance qui leur était inconnue : ils ne savaient
pas ce que c’était que se plier sous un pouvoir illégitime ou contesté,
qu’on honore peu, que souvent on méprise, mais qu’on subit
volontiers parce qu’il sert ou peut nuire. Cette forme dégradante de
la servitude leur fut toujours étrangère. Le roi leur inspirait des
sentiments qu’aucun des princes les plus absolus qui ont paru
depuis dans le monde n’a pu faire naître, et qui sont même devenus
pour nous presque incompréhensibles, tant la Révolution en a
extirpé de nos cœurs jusqu’à la racine. Ils avaient pour lui tout à la
fois la tendresse qu’on a pour un père et le respect qu’on ne doit
qu’à Dieu. En se soumettant à ses commandements les plus
arbitraires, ils cédaient moins encore à la contrainte qu’à l’amour, et
il leur arrivait souvent ainsi de conserver leur âme très libre jusque
dans la plus extrême dépendance. Pour eux, le plus grand mal de
l’obéissance était la contrainte ; pour nous, c’est le moindre. Le pire
est dans le sentiment servile qui fait obéir. Ne méprisons pas nos
pères, nous n’en avons pas le droit. Plût à Dieu que nous pussions
retrouver, avec leurs préjugés et leurs défauts, un peu de leur
grandeur !

On aurait donc bien tort de croire que l’Ancien Régime fut un


temps de servilité et de dépendance. Il y régnait beaucoup plus de
liberté que de nos jours ; mais c’était une espèce de liberté
irrégulière et intermittente, toujours contractée dans la limite des
classes, toujours liée à l’idée d’exception et de privilège, qui
permettait presque autant de braver la loi que l’arbitraire, et n’allait
presque jamais jusqu’à fournir à tous les citoyens les garanties les
plus naturelles et les plus nécessaires. Ainsi réduite et déformée, la
liberté était encore féconde. C’est elle qui, dans le temps même où
la centralisation travaillait de plus en plus à égaliser, à assouplir et à
ternir tous les caractères, conserva dans un grand nombre de
particuliers leur originalité native, leur coloris et leur relief, nourrit
dans leur cœur l’orgueil de soi, et y fit souvent prédominer sur tous
les goûts le goût de la gloire. Par elle se formèrent ces âmes
vigoureuses, ces génies fiers et audacieux que nous allons voir
paraître, et qui feront de la Révolution française l’objet tout à la fois
de l’admiration et de la terreur des générations qui la suivent. Il
serait bien étrange que des vertus si mâles eussent pu croître sur un
sol où la liberté n’était plus.

Mais, si cette sorte de liberté déréglée et malsaine préparait les


Français à renverser le despotisme, elle les rendait moins propres
qu’aucun autre peuple, peut-être, à fonder à sa place l’empire
paisible et libre des lois.

L’Ancien Régime et la Révolution, livre I, ch. XI

L’ÉGALITÉ

L’égalité appelle la même analyse que la liberté, et nous sommes


conduits vers la même conclusion paradoxale : « En France, les rois
se sont montrés les plus actifs et les plus constants des niveleurs. »

Une grande révolution démocratique s’opère parmi nous, tous la


voient ; mais tous ne la jugent point de la même manière. Les uns la
considèrent comme une chose nouvelle, et, la prenant pour un
accident, ils espèrent pouvoir encore l’arrêter ; tandis que d’autres la
jugent irrésistible, parce qu’elle leur semble le fait le plus continu, le
plus ancien et le plus permanent que l’on connaisse dans l’histoire.

Je me reporte pour un moment à ce qu’était la France il y a sept


cents ans : je la trouve partagée entre un petit nombre de familles
qui possèdent la terre et gouvernent les habitants ; le droit de
commander descend alors de générations en générations avec les
héritages ; les hommes n’ont qu’un seul moyen d’agir les uns sur les
autres, la force ; on ne découvre qu’une seule origine de la
puissance, la propriété foncière.
Mais voici le pouvoir politique du clergé qui vient à se fonder et
bientôt à s’étendre. Le clergé ouvre ses rangs à tous, au pauvre et
au riche, au roturier et au seigneur ; l’égalité commence à pénétrer
par l’Église au sein du gouvernement, et celui qui eût végété comme
serf dans un éternel esclavage, se place comme prêtre au milieu des
nobles, et va souvent s’asseoir au-dessus des rois.

La société devenant avec le temps plus civilisée et plus stable, les


différents rapports entre les hommes deviennent plus compliqués et
plus nombreux. Le besoin des lois civiles se fait vivement sentir.
Alors naissent les légistes ; ils sortent de l’enceinte obscure des
tribunaux et du réduit poudreux des greffes, et ils vont siéger dans la
cour du prince, à côté des barons féodaux couverts d’hermine et de
fer.

Les rois se ruinent dans les grandes entreprises ; les nobles


s’épuisent dans les guerres privées ; les roturiers s’enrichissent dans
le commerce. L’influence de l’argent commence à se faire sentir sur
les affaires de l’État. Le négoce est une source nouvelle qui s’ouvre
à la puissance, et les financiers deviennent un pouvoir politique
qu’on méprise et qu’on flatte.

Peu à peu, les lumières se répandent ; on voit se réveiller le goût


de la littérature et des arts ; l’esprit devient alors un élément de
succès ; la science est un moyen de gouvernement, l’intelligence
une force sociale ; les lettrés arrivent aux affaires.

À mesure cependant qu’il se découvre des routes nouvelles pour


parvenir au pouvoir, on voit baisser la valeur de la naissance. Au
e
XI siècle, la noblesse était d’un prix inestimable ; on l’achète au
e
XIII ; le premier anoblissement a lieu en 1270, et l’égalité s’introduit
enfin dans le gouvernement par l’aristocratie elle-même.

Durant les sept cents ans qui viennent de s’écouler, il est arrivé
quelquefois que, pour lutter contre l’autorité royale ou pour enlever le
pouvoir à leurs rivaux, les nobles ont donné une puissance politique
au peuple.

Plus souvent encore, on a vu les rois faire participer au


gouvernement les classes inférieures de l’État, afin d’abaisser
l’aristocratie.

En France, les rois se sont montrés les plus actifs et les plus
constants des niveleurs. Quand ils ont été ambitieux et forts, ils ont
travaillé à élever le peuple au niveau des nobles ; et quand ils ont
été modérés et faibles, ils ont permis que le peuple se plaçât au-
dessus d’eux-mêmes. Les uns ont aidé la démocratie par leurs
talents, les autres par leurs vices. Louis XI et Louis XIV ont pris soin
de tout égaliser au-dessous du trône, et Louis XV est enfin
descendu lui-même avec sa cour dans la poussière.

Dès que les citoyens commencèrent à posséder la terre autrement


que suivant la tenure féodale, et que la richesse mobilière, étant
connue, put à son tour créer l’influence et donner le pouvoir, on ne fit
point de découvertes dans les arts, on n’introduisit plus de
perfectionnements dans le commerce et l’industrie, sans créer
comme autant de nouveaux éléments d’égalité parmi les hommes. À
partir de ce moment, tous les procédés qui se découvrent, tous les
besoins qui viennent à naître, tous les désirs qui demandent à se
satisfaire, sont des progrès vers le nivellement universel. Le goût du
luxe, l’amour de la guerre, l’empire de la mode, les passions les plus
superficielles du cœur humain comme les plus profondes, semblent
travailler de concert à appauvrir les riches et à enrichir les pauvres.

Depuis que les travaux de l’intelligence furent devenus des


sources de force et de richesses, on dut considérer chaque
développement de la science, chaque connaissance nouvelle,
chaque idée neuve, comme un germe de puissance mis à la portée
du peuple. La poésie, l’éloquence, la mémoire, les grâces de l’esprit,
les feux de l’imagination, la profondeur de la pensée, tous ces dons
que le ciel répartit au hasard, profitèrent à la démocratie, et lors
même qu’ils se trouvèrent dans la possession de ses adversaires, ils
servirent encore sa cause en mettant en relief la grandeur naturelle
de l’homme ; ses conquêtes s’étendirent donc avec celles de la
civilisation et des lumières, et la littérature fut un arsenal ouvert à
tous, où les faibles et les pauvres vinrent chaque jour chercher des
armes.

Lorsqu’on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre


pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents ans
n’aient tourné au profit de l’égalité.

De la démocratie en Amérique, Introduction

LA PHILOSOPHIE DES AMÉRICAINS

Encore un paradoxe instructif, qui montre que ce ne sont pas leurs


idées qui expliquent les comportements des hommes. Il n’y a pas là
de contradiction, il s’agit simplement de comprendre en quel sens
l’abstraction doit être disqualifiée : « Les Américains ne lisent point
les ouvrages de Descartes, parce que leur état social les détourne
des études spéculatives, et ils suivent ses maximes parce que ce
même état social dispose naturellement leur esprit à les adopter. »

Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays où l’on


s’occupe moins de philosophie qu’aux États-Unis.

Les Américains n’ont point d’école philosophique qui leur soit


propre, et ils s’inquiètent fort peu de toutes celles qui divisent
l’Europe ; ils en savent à peine les noms.

Il est facile de voir cependant que presque tous les habitants des
États-Unis dirigent leur esprit de la même manière, et le conduisent
d’après les mêmes règles ; c’est-à-dire qu’ils possèdent, sans qu’ils
se soient jamais donné la peine d’en définir les règles, une certaine
méthode philosophique qui leur est commune à tous.

Échapper à l’esprit de système, au joug des habitudes, aux


maximes de familles, aux opinions de classe, et, jusqu’à un certain
point, aux préjugés de nation ; ne prendre la tradition que comme un
renseignement, et les faits présents que comme une utile étude pour
faire autrement et mieux ; chercher par soi-même et en soi seul la
raison des choses ; tendre au résultat sans se laisser enchaîner au
moyen ; et viser au fond à travers la forme, tels sont les principaux
traits qui caractérisent ce que j’appellerai la méthode philosophique
des Américains.
Que si je vais plus loin encore, et que parmi ces traits divers je
cherche le principal, et celui qui peut résumer presque tous les
autres, je découvre, que dans la plupart des opérations de l’esprit,
chaque Américain n’en appelle qu’à l’effort individuel de sa raison.

L’Amérique est donc l’un des pays du monde où l’on étudie le


moins, et où l’on suit le mieux les préceptes de Descartes. Cela ne
doit pas surprendre.

Les Américains ne lisent point les ouvrages de Descartes, parce


que leur état social les détourne des études spéculatives, et ils
suivent ses maximes parce que ce même état social dispose
naturellement leur esprit à les adopter.

Au milieu du mouvement continuel qui règne au sein d’une société


démocratique, le lien qui unit les générations entre elles se relâche
ou se brise ; chacun y perd aisément la trace des idées de ses
aïeux, on ne s’en inquiète guère.

Les hommes qui vivent dans une semblable société ne sauraient


non plus puiser leurs croyances dans les opinions de la classe à
laquelle ils appartiennent, car il n’y a, pour ainsi dire, plus de
classes, et celles qui existent encore sont composées d’éléments si
mouvants, que le corps ne saurait jamais y exercer un véritable
pouvoir sur ses membres.

Quant à l’action que peut avoir l’intelligence d’un homme sur celle
d’un autre, elle est nécessairement fort restreinte dans un pays où
les citoyens, devenus à peu près pareils, se voient tous de fort près,
et, n’apercevant dans aucun d’entre eux les signes d’une grandeur
et d’une supériorité incontestables, sont sans cesse ramenés vers
leur propre raison comme vers la source la plus visible et la plus
proche de la vérité. Ce n’est pas seulement alors la confiance en tel
homme qui est détruite, mais le goût d’en croire un homme
quelconque sur parole.

Chacun se renferme donc étroitement en soi-même, et prétend de


là juger le monde.

L’usage où sont les Américains de ne prendre qu’en eux-mêmes


la règle de leur jugement conduit leur esprit à d’autres habitudes.

Comme ils voient qu’ils parviennent à résoudre sans aide toutes


les petites difficultés que présente leur vie pratique, ils en concluent
aisément que tout dans le monde est explicable, et que rien n’y
dépasse les bornes de l’intelligence.

Ainsi, ils nient volontiers ce qu’ils ne peuvent comprendre : cela


leur donne peu de foi pour l’extraordinaire, et un dégoût presque
invincible pour le surnaturel.

Comme c’est à leur propre témoignage qu’ils ont coutume de s’en


rapporter, ils aiment à voir très clairement l’objet dont ils s’occupent ;
ils le débarrassent donc, autant qu’ils le peuvent, de son enveloppe,
ils écartent tout ce qui les en sépare, et enlèvent tout ce qui le cache
aux regards, afin de le voir de plus près et en plein jour. Cette
disposition de leur esprit les conduit bientôt à mépriser les formes,
qu’ils considèrent comme des voiles inutiles et incommodes placés
entre eux et la vérité.
De la démocratie en Amérique, III, Première partie, ch. I

LE NOUVEAU DESPOTISME

La même analyse s’impose pour le despotisme : il en naît un


nouveau concept, provocateur, celui du « despotisme mou ».
Remarquable exemple où l’essentiel selon le concept est mis en
évidence et frappe de nullité une approche seulement descriptive qui
s’en tiendrait à une image, sanguinaire ou violente du despotisme.
On mesure ici la puissance critique de l’analyse de Tocqueville, qui
décèle, au cœur des démocraties, un élément assez peu
démocratique, invisible mais très réel.

Tocqueville esquisse ici une peinture effrayante du despotisme qui


menace les démocraties : le despotisme doux. Il n’est point besoin
de chars ou de gardes prétoriennes pour caractériser les pires
dictatures. De quoi nous faire regretter le pouvoir des rois !

Les empereurs possédaient, il est vrai, un pouvoir immense et


sans contrepoids, qui leur permettait de se livrer librement à la
bizarrerie de leurs penchants, et d’employer à les satisfaire la force
entière de l’État ; il leur est arrivé souvent d’abuser de ce pouvoir
pour enlever arbitrairement à un citoyen ses biens ou sa vie : leur
tyrannie pesait prodigieusement sur quelques-uns ; mais elle ne
s’étendait pas sur un grand nombre ; elle s’attachait à quelques
grands objets principaux, et négligeait le reste ; elle était violente et
restreinte.

Il semble que si le despotisme venait à s’établir chez les nations


démocratiques de nos jours, il aurait d’autres caractères : il serait
plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les
tourmenter.

Je ne doute pas que, dans des siècles de lumières et d’égalité


comme les nôtres, les souverains ne parvinssent plus aisément à
réunir tous les pouvoirs publics dans leurs seules mains, et à
pénétrer plus habituellement et plus profondément dans le cercle
des intérêts privés, que n’a jamais pu le faire aucun de ceux de
l’Antiquité. Mais cette même égalité qui facilite le despotisme le
tempère ; nous avons vu comment, à mesure que les hommes sont
plus semblables et plus égaux, les mœurs publiques deviennent plus
humaines et plus douces ; quand aucun citoyen n’a un grand pouvoir
ni de grandes richesses, la tyrannie manque, en quelque sorte,
d’occasion et de théâtre. Toutes les fortunes étant médiocres, les
passions sont naturellement contenues, l’imagination bornée, les
plaisirs simples. Cette modération universelle modère le souverain
lui-même, et arrête dans de certaines limites l’élan désordonné de
ses désirs.

Indépendamment de ces raisons puisées dans la nature même de


l’état social, je pourrais en ajouter beaucoup d’autres que je
prendrais en dehors de mon sujet ; mais je veux me tenir dans les
bornes que je me suis posées.

Les gouvernements démocratiques pourront devenir violents et


même cruels dans certains moments de grande effervescence et de
grands périls ; mais ces crises seront rares et passagères.

Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours,


à la mollesse de leurs mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la
pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs
habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent
presque tous dans le vice comme dans la vertu ; je ne crains pas
qu’ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des
tuteurs.

Je pense donc que l’espèce d’oppression dont les peuples


démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a
précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en
trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même
une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme
et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne
conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la
définir, puisque je ne peux la nommer.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme


pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable
d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-
mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils
remplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme
étranger à la destinée de tous les autres, ses enfants et ses amis
particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au
demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux ; mais il ne les voit
pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et
pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du
moins qu’il n’a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui


se charge seul d’assurer leurs jouissances, et de veiller sur leur sort.
Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à
la puissance paternelle, si, comme elle, il avait pour objet de
préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire,
qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les
citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il
travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent
et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs
besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige
leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne
peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de
vivre ?

C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare
l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un
plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à
l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces
choses ; elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les
regarder comme un bienfait.

Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains
chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses
bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau
de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers
lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus
vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne
brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il
force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on
agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point,
il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin
chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et
industrieux, dont le gouvernement est le berger.

J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et


paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux
qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la
liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre
même de la souveraineté du peuple.

De la démocratie en Amérique, IV, Quatrième partie, ch. VI

INJUSTICE DE L’ESCLAVAGE

Une belle leçon de politique : bien sûr que l’esclavage est injuste !
mais là n’est pas le problème, et le vrai problème (« comment il
convient qu’il cesse ? ») est une question pratique, dont la solution
passe par le pragmatisme et est loin d’être simple.

La plupart de ceux qui, jusqu’à présent, se sont occupés de


l’esclavage, ont voulu en montrer l’injustice ou en adoucir les
rigueurs.

La Commission au nom de laquelle j’ai l’honneur de parler, a


reconnu, dès les premiers jours de son travail, que sa tâche était
tout à la fois plus simple et plus grande.

On a quelquefois prétendu que l’esclavage des Nègres avait ses


fondements et sa justification dans la nature elle-même. On a dit que
la traite avait été un bienfait pour la race infortunée qui l’a subie ; et
que l’esclave était plus heureux dans la tranquille paix de la
servitude, qu’au milieu des agitations et des efforts que
l’indépendance amène.

La Commission n’a pas, Dieu merci, à réfuter ces fausses et


odieuses doctrines. L’Europe les a depuis longtemps flétries ; elles
ne peuvent servir la cause des colonies, et ne sauraient que nuire à
ceux des colons qui les professeraient encore.

La Commission n’a pas non plus à établir que la servitude peut et


doit avoir un jour un terme.

C’est aujourd’hui une vérité universellement reconnue, et que ne


nient point les possesseurs d’esclaves eux-mêmes.

La question qui nous occupe est donc sortie de la sphère des


théories pour entrer enfin dans le champ de la politique pratique. Il
ne s’agit point de savoir si l’esclavage est mauvais, et s’il doit finir,
mais quand et comment il convient qu’il cesse. […]

Le passage d’un état à l’autre ne se fera jamais sans péril ; il sera


accompagné d’un malaise inévitable ; il amènera des changements
d’habitude et de méthode toujours pénibles et souvent onéreux. Il
est possible, il est probable même que, pendant un certain temps
[…] l’exploitation des terres dans les colonies sera moins productive
et plus chère par le travail libre qu’elle ne l’est par le travail forcé ; en
d’autres termes, que les salaires s’élèveront plus haut chaque année
que ne s’élèvent aujourd’hui l’achat et l’entretien des esclaves.
Laisser courir aux colons seuls ces chances serait une iniquité
flagrante. Il est indigne de la grandeur et de la générosité de la
France de faire triompher enfin les principes de la justice, de
l’humanité et de la raison, qui ont été si longtemps méconnus par
elle et par ses enfants d’outre-mer, aux dépens de ces derniers
seulement ; de prendre pour elle seule l’honneur d’une réparation si
tardive, et de n’en laisser aux colons que la charge.

Une grande injustice a été commise par les uns et par les autres ;
il faut que les uns et les autres contribuent à la réparer.

La Commission a pensé, d’ailleurs, que, quand cette manière


d’agir ne serait pas indiquée par l’équité, l’intérêt seul en ferait une
loi.

Pour arriver sans trouble au résultat heureux que l’émancipation


doit produire, il est nécessaire d’obtenir et de conserver l’actif
concours des colons.

On n’y réussirait point en les abandonnant à eux-mêmes et en ne


les aidant point à traverser la crise qu’on aurait fait naître.

Il y a une vérité qu’on ne saurait méconnaître : l’émancipation sera


d’autant plus facile, la transition d’un état à l’autre d’autant plus
paisible et plus courte, que les propriétaires du sol seront plus
riches. Tout devient difficile si l’émancipation s’opère au milieu de
leur gêne ; tout devient périlleux si elle commence au milieu de leur
ruine. Il n’y a qu’une société coloniale prospère qui puisse aisément
supporter le passage de la servitude à la liberté.

Rapport à la Chambre des Députés, Séance du 23 juillet 1839


LA PHILOSOPHIE OFFICIELLE
Il faut évoquer maintenant un phénomène singulier : l’apparition et
e
l’existence, en France, depuis le début du XIX siècle, d’un
enseignement de la philosophie dans les Universités et dans les
Lycées. C’est un fait institutionnel considérable, aux conséquences
considérables, souvent sous-estimées ou inaperçues.

Qu’on le veuille ou non, l’enseignement de la philosophie – cette


exception française tant vantée ! – a été largement déterminé, dans
son style et sa nature, au moins à ses débuts, par l’existence de ce
qu’on a appelé, non sans raisons, une philosophie officielle. S’en
sont suivis de non négligeables effets. Il est sûr, en tout cas, que la
philosophie, la manière de l’enseigner, la manière même de
philosopher, n’en sont pas sortis inchangés, voire intacts.

Les extraits que nous donnons parlent d’eux-mêmes et se passent


de commentaire. Qu’il s’agisse du Premier Empire, des régimes
issus de la Restauration, mais non moins de la République,
qu’attendent les Princes d’une philosophie officielle ? sans doute,
n’attendent-ils plus, comme ceux de l’Antiquité ou de la
e
Renaissance, que leur pouvoir soit glorifié : au XIX siècle, on
n’achète plus les philosophes. On attend seulement qu’ils ne disent
rien.

Les « fondateurs » de la philosophie officielle en France – Victor


Cousin, Royer-Collard et quelques autres – n’eurent aucun mal à
mettre en œuvre une solution très simple, puisqu’il suffisait de ne
pas avoir d’idées. L’éclectisme permettait de ne se rattacher à
aucune tradition philosophique ; en mettant à la mode les Écossais
(Thomas Reid, traduit par Jouffroy), on s’assurait de ne traiter
d’aucun contenu, la philosophie se ramenant à l’étude de l’esprit
humain.

Cerise sur le gâteau : une telle philosophie, en sa neutralité,


pouvait sans danger être enseignée à la jeunesse des lycées, et cet
enseignement avoir pour objectif la « formation du citoyen », comme
le martelèrent, avec les meilleures intentions du monde, les hommes
e
de la III République.

On connaît le désastre : la stérilisation ou l’affadissement d’une


e
grande partie de la pensée en France, depuis le XIX siècle. Jusqu’à
e
une date récente (le milieu du XX siècle1), l’enseignement de la
philosophie tendait à se réduire à une psychologie misérable ; on ne
lisait pas les philosophes et, si jamais on en parlait, c’était pour en
donner une interprétation psychologique (dont Kant était
ordinairement la triste victime). On ne sortait de ces limites que pour
entretenir une vulgate déclamatoire et rhétorique, ou traiter, de
manière convenue (en pratiquant l’art de la conciliation), de sujets
eux-mêmes convenus (comme Déterminisme et liberté, ou
Perception et jugement pour donner quelques exemples). Les mots
ne coûtant rien, toute dissertation devait se conclure par un
paragraphe sur la liberté, ou, audacieusement, sur l’art.

Note

1. Il faut savoir gré à Georges Canguilhem, qui, dans les années 1950, a rendu la
philosophie aux philosophes en prescrivant le retour aux textes.
PIERRE LEROUX
(1797-1871)

Pierre Leroux fut un esprit, et un philosophe, d’une envergure


exceptionnelle. Il est surtout connu comme homme politique engagé
et théoricien du socialisme.

Toutefois, s’agissant de la philosophie officielle – dont il fut un


adversaire –, nous croyons utile de donner ici le texte parfaitement
éclairant, publié en 1839, où il livre, appuyée sur une compréhension
et une argumentation sans failles, une description impitoyable mais
sans appel de l’éclectisme et de l’enseignement de la philosophie de
cette époque.

L’ÉCLECTISME

Je passe à l’objet de la seconde partie de cet écrit, l’école


éclectique de MM. Cousin et Jouffroy. Quant à cet éclectisme-là, il
ne se perd pas pour nous dans la nuit des temps : nous l’avons vu
naître, se poser, se professer, se propager ; et nous pouvons
aujourd’hui, à notre aise, en contempler les effets. « Il y a environ
vingt ans, dit un disciple de cette école dans l’article « Éclectisme »
de L’Encyclopédie des gens du monde, que l’éclectisme fut
proclamé par M. Cousin comme devant être la philosophie du dix-
neuvième siècle. Depuis son origine, l’éclectisme a joui d’une fortune
très brillante. Ni les applaudissements du public, ni les distinctions
honorifiques du gouvernement, n’ont manqué à ses représentants
principaux.

À partir de 1830, il est devenu, non pas la philosophie de l’État, ce


qui, en supposant que la chose eût été possible, l’eût rendu à jamais
odieux, mais la philosophie de l’Université de France. Puisque
l’éclectisme est, à ce qu’on nous assure, la philosophie de
l’Université de France, et même un peu, sans qu’il y paraisse, la
philosophie de l’État depuis 1850, nous voilà bien forcés, en vérité,
d’examiner si l’Université et l’État se trouvent avoir, depuis 1830, une
bonne philosophie.

La première chose à chercher, c’est l’origine des idées et des


sentiments qui ont conduit MM. Cousin et Jouffroy à embrasser cette
méthode. Rien ne donne mieux l’explication d’un mouvement
philosophique, quel qu’il soit, que de préciser exactement son point
de départ. Nous avons déjà eu occasion, dans un recueil périodique
(la Revue encyclopédique), de nous expliquer sur l’origine de
l’éclectisme ; qu’on nous permette donc de répéter en partie ici ce
que nous disions à ce sujet il y a déjà quelques années.

« On sait que la Révolution et l’Empire ayant rompu toute la


tradition du passé, et l’Empire s’étant mis en réaction contre la
philosophie du dix-huitième siècle, l’École normale participa de cette
réaction, et devint comme un séminaire où l’on s’efforçait de cultiver
les langues, la littérature, et les matières philosophiques pour elles-
mêmes, et indépendamment de la vie politique et sociale. Il
s’agissait de former des rhéteurs ou des dialecticiens, comme à
l’École polytechnique des ingénieurs ou des officiers d’artillerie. Le
génie de Napoléon était de fragmenter les hommes pour en faire des
instruments ; toutes ses institutions allaient là. L’époque d’ailleurs
était favorable : on se prosternait alors devant le principe de la
division du travail ; dans l’industrie, l’idéal eût été de faire des
hommes qui auraient eu une merveilleuse capacité à percer un trou
d’aiguille, et qui n’en auraient pas eu d’autre.

La psychologie devint donc à l’École normale ce qu’était à l’École


polytechnique le calcul différentiel. Le génie des philosophes du dix-
huitième siècle n’entra pas dans cette école : il fut consigné à la
porte. De tous les penseurs qui avaient donné à la France une si
grande initiative, on ne voulut connaître à l’École normale qu’un seul
homme, un homme spécial, Condillac. Voltaire, Montesquieu,
Diderot, J.-J. Rousseau, n’y paraissaient pas de grands philosophes.

[…]

Hors de l’École normale, c’était la même chose. En faisant


exception de quelques hommes profondément ignorés pendant leur
vie, tels que Saint-Simon, on peut dire qu’en France la philosophie
est descendue au tombeau avec Voltaire et Rousseau, Diderot et
Condorcet. Après la Révolution française, en effet, leurs
successeurs n’ont plus été que des Idéologues. Il a existé une
science appelée idéologie, ou, comme d’autres l’appellent,
psychologie, une science particulière, qui tient sa place dans l’ordre
des connaissances humaines, comme la physique ou la
physiologie ; mais il n’y a plus eu de philosophes. Comment
Napoléon nommait-il les hommes qui de son temps semblaient, par
la nature de leurs travaux, occuper la place des philosophes du dix-
huitième siècle ? comment ces hommes se nommaient-ils eux-
mêmes ? des Idéologues. Et plus tard, sous la Restauration, si l’on
examine avec attention l’influence réelle et la nature des travaux
philosophiques de cette époque, on verra, dans ceux qui prennent le
titre de philosophes, des psychologues, des littérateurs, des
historiens, des traducteurs de philosophies anciennes ou modernes,
mais non pas des philosophes.

[…]

En opposition donc aux Idéologues sectateurs de Condillac,


l’école officielle chercha à l’étranger quelques innovations avec
lesquelles elle pût combattre ce qu’elle appelait la philosophie du
dix-huitième siècle. M. Royer-Collard y importa Reid et les Écossais.

[…]
L’éclectisme, en effet, devait naître de la psychologie entendue et
cultivée comme elle l’avait été à l’École normale. C’était le fruit
naturel du germe déposé dans cette école sous l’Empire. Le
gouvernement qui dit à M. de Fontanes : « Formez-moi des hommes
qui sachent de la logique, de l’analyse, et qui, fidèles sujets de
l’empereur, ne s’occupent de politique et de religion que pour
respecter et maintenir ce qui est », ce gouvernement a engendré
l’éclectisme. Formé d’après cette règle, on était logicien, abstracteur,
psychologue ; on n’était d’aucun siècle et d’aucun temps, on
n’appartenait à aucune tradition, on n’en connaissait aucune ; on
était surtout complétement indifférent à l’œuvre de la philosophie du
dix-huitième siècle et de la Révolution : premier caractère de
l’éclectisme.

Ensuite, comme on avait étudié la psychologie pour elle-même,


comme une chose absolue en soi et parfaitement détachée du reste,
comme on s’était appliqué avant tout à bien isoler son domaine de
celui de toute autre science, il était tout naturel qu’on considérât
toutes les sciences et tous les arts comme autant de sphères
distinctes entre lesquelles il n’existait aucun lien. Du moins n’avait-
on dans l’âme aucun sentiment, dans l’esprit aucune idée qui pût
servir de pont entre toutes les parties de la connaissance et de
l’activité humaine ; on était nécessairement fragmentaire.

Eh bien, c’est cette négation même de toute philosophie que


M. Cousin et M. Jouffroy transformèrent en philosophie, vers la fin
de la Restauration, sous le nom d’éclectisme.

M. Cousin prononça le mot, M. Jouffroy le répéta.


Réfutation de l’éclectisme, Deuxième partie, De l’éclectisme
systématique de MM. Cousin et Jouffroy, § I.
PIERRE LAROMIGUIÈRE
(1756-1837)

À en croire Laromiguière, qui en propose ici une dramatisation qui


devrait être à la hauteur, la question des facultés de l’âme est la
question la plus grave que, dans son histoire, la philosophie ait
jamais soulevée !

On lira plus bas (p. 432), dans Vallès, comment cette question, au
bac, fut fatale au jeune Vingtras.

LES FACULTÉS DE L’ÂME

Deux questions surtout, disons mieux, deux vérités qui sont au-
dessus de toutes les autres vérités, ont été le but des méditations de
la philosophie. Il n’est plus permis aujourd’hui à quiconque peut
suivre le fil d’une démonstration de mettre en doute la simplicité ou
l’unité du principe qui pense ; et, si les preuves de l’existence d’un
Dieu créateur et modérateur de l’univers ne pouvaient pas acquérir
un nouveau degré de certitude, on a pu, du moins, leur imprimer le
caractère d’une évidence plus frappante, plus générale. De tels
objets ont une dignité et une grandeur qu’on ne peut méconnaître.
Ils élèvent la raison, ils l’ennoblissent ; et celui qui voudrait les
dédaigner trahirait le secret d’une âme pauvre et commune, qui ne
trouve des jouissances qu’en les cherchant hors d’elle-même. Mais,
si rien n’a droit de nous intéresser autant que l’étude de la
philosophie ; si l’on ne peut se défendre d’un sentiment de joie par
l’espérance de connaître enfin ce qui nous touche de si près ; il faut
bien se dire que, dans l’état d’imperfection où se trouve jusqu’ici la
langue des philosophes, rien aussi n’exige plus de persévérance
dans la méditation, plus de recueillement dans la pensée, plus de
bonne foi avec soi-même, et plus, en même temps, de cet esprit
simple, naturel et naïf, qui n’ôte rien, n’ajoute rien, voit les choses
comme elles sont, et les énonce comme il les voit. L’imagination
serait ici le plus grand des obstacles. En s’interposant entre nous et
la nature, elle nous en déroberait la vue ; et nous serions éblouis par
des fantômes. Il faudra cependant que nous arrêtions quelquefois
nos regards sur ces fantômes, pour apprendre à ne pas les
confondre avec la réalité. Nous serons plus assurés de nous bien
connaître, lorsque nous nous serons étudiés, et en nous-mêmes, et
dans les opinions des philosophes. Nul esprit ne peut suffire à ce
double travail de critique et de méditation, si l’ordre n’en dispose les
parties de telle sorte, que l’intelligence des premières facilite
l’intelligence de celles qui suivent. Il faut donc qu’un lieu commun les
unisse, pour en former un système qui se développe de lui-même, et
sans effort. Et, puisque les physiciens ont porté l’ordre dans le chaos
immense que leur avait d’abord présenté l’étude de l’univers, en
ramenant tout à la théorie des forces des corps, pourquoi n’aurions-
nous pas essayé d’imiter leur exemple ? Pourquoi, afin de
régulariser la suite de nos pensées, n’aurions-nous pas cherché à
les rapporter toutes à une pensée unique, à réduire tout à un traité
des puissances de l’esprit, des facultés de l’âme ? Tel est le titre que
nous avons placé à la tête de nos leçons. Si ce titre est juste, il faut
qu’il appelle autour de lui toutes les questions agitées par les
philosophes. En effet, quelle question peut échapper à une théorie
complète des facultés de l’âme, à une théorie qui nous les montrerait
dans leur nature, dans leurs effets et dans leurs moyens ? Nous
avons essayé, dans la première partie, de dire en quoi consiste la
nature de ces facultés. La philosophie, trompée par une fausse
apparence, avait cru les apercevoir, tantôt dans les sensations,
tantôt dans les idées. Nous les avons séparées des unes et des
autres. L’être qui sent agira sans doute ; mais sentir n’est pas agir.
L’être qui agit produira un effet ; mais cet effet n’est pas l’action. Il ne
suffisait pas d’avoir marqué les facultés par le caractère qui les
distingue de ce qui n’est pas elles. Il fallait encore saisir le caractère
qui les distingue les unes des autres, quoique toutes, dans leur
nature, ne soient qu’une seule et même chose. Nous nous sommes
assurés de ce qu’elles ont d’identique et de ce qu’elles ont de divers,
en les voyant sortir d’un même principe, non pas à la fois, mais
successivement et dans un ordre nécessaire ; en sorte que, celles
qui sont composées n’auraient jamais pu se produire, si les plus
simples ne s’étaient montrées d’abord.

Leçons de philosophie, II, De l’entendement considéré dans ses


effets, ou des idées, Première leçon, Introduction à la seconde partie
PIERRE-PAUL ROYER-COLLARD
(1763-1845)

« […] mais pour apprécier cette durée, pour la soumettre à la


mesure, il faut la faire remonter à sa source ; c’est là seulement
qu’elle rentre en notre puissance, en retombant sous l’observation
de nos facultés. Nous ne durons pas seuls ; mais dans l’ordre de la
connaissance, toute durée émane de celle dont nous sommes les
fragiles dépositaires.

« La durée est un grand fleuve qui ne cache point sa source


comme le Nil dans les déserts, mais qui n’a ni source, ni rives, ni
embouchure ; ce fleuve coule en nous, et c’est en nous seulement
que nous pouvons observer et mesurer son cours » (Fragments,
p. 143).

Le commentaire de l’éditeur de Royer-Collard, André Schimberg,


est édifiant : « Ce morceau, qui fait l’admiration de Taine, est un
modèle de ce style philosophique clair, précis, vivant, élevé, qui fut
cultivé, avec une prédilection si française, par les disciples de Victor
Cousin et de Royer-Collard. »

SENSATION ET PERCEPTION

Que chaque opération des sens soit complexe, et qu’elle renferme


à la fois une sensation, une perception et un jugement, c’est ce dont
vous pouvez vous assurer en réfléchissant sur ce qui se passe en
vous à chaque instant. La philosophie de l’esprit humain est une
science de faits ; les leçons, les livres peuvent diriger votre attention,
vous aider à classer et à retenir ceux que vous observez, mais ils ne
tiennent pas lieu de l’observation. Il faut que les faits reposent sur
l’observation, non sur l’autorité ; si les faits étaient loin de vous, vous
seriez obligés de recourir à l’autorité ; mais quand ils sont en vous-
mêmes, l’autorité est un mot vide de sens.

Ne considérons pas en ce moment les qualités des corps dans ce


qu’elles ont de différent, mais uniquement dans ce qu’elles ont de
commun, qui est d’être, les unes et les autres, les objets de nos
perceptions.

Vous vous approchez du feu : que se passe-t-il en vous ? Vous


éprouvez une sensation qui est agréable, si vous avez froid, mais
qui peut devenir désagréable si elle est trop vive ; puis vous jugez
qu’il y a dans le feu une propriété qui la cause. Voilà deux choses ;
laquelle fixe le plus votre attention ? La sensation, parce qu’elle est
ordinairement accompagnée de plaisir et de douleur, et parce que la
qualité qu’elle vous suggère est une qualité obscure.

Vous vous appuyez contre un corps dur ; d’abord vous êtes


affecté d’une certaine manière en vous-même, ensuite vous
percevez la dureté et l’étendue au-dehors. Voilà deux choses
encore : laquelle domine ? La perception, parce que la perception
est claire et distincte, tandis qu’elle était obscure dans le premier
cas, et parce que la sensation est rarement accompagnée de plaisir
et de douleur. Dans le premier cas, c’est la sensation qui enveloppe
la perception et donne son nom à la qualité perçue ; dans le second
cas, c’est la perception qui enveloppe la sensation et donne son
nom à ce que vous sentez.

Mais la sensation n’est pas moins réelle dans ce dernier cas que
dans le premier ; il ne tient qu’à vous de la recueillir, en observant
attentivement ce qui se passe en vous. Si vous n’êtes pas capable
de ce degré d’attention, pressez le corps dur, et la sensation se
manifestera aussitôt par la douleur : vous ne douterez pas que la
douleur qui est en vous ne soit distincte de la dureté et de l’étendue
qui sont dans le corps extérieur.

Comment la sensation de la dureté qui est en vous vous suggère-


t-elle la connaissance de la solidité et de l’étendue qui sont hors de
vous, qui existaient avant la sensation, et qui continueront d’exister
après qu’elle sera évanouie ? Nous l’ignorons. Il n’y a pas de pont
jeté sur l’abîme qui nous sépare du monde extérieur ; ce n’est pas
notre raison qui le franchit ; la nature est notre seul guide. Je presse
cette table de la main ; je sens qu’elle est dure ; cela veut dire que
j’éprouve une certaine sensation, de laquelle je conclus sans
raisonnement, sans comparaison d’idées, qu’il y a quelque chose
d’extérieur qui résiste à ma force compressive.

Ainsi voilà une sensation et une conclusion suggérée par la


sensation, c’est-à-dire une sensation et une perception. Comparez-
les ensemble. La sensation est en vous, la chose solide est hors de
vous. La sensation n’existe qu’au moment où vous la sentez ; la
perception de la chose solide est d’une telle nature que vous jugez
sans défiance, selon l’expression de Reid, que cette chose existait,
avant d’être perçue, et qu’elle continuera d’exister quand elle aura
cessé d’être perçue. La sensation n’a ni étendue, ni cohésion de
parties, la chose solide a tout cela. La sensation peut aller jusqu’à la
douleur, la chose solide n’en est pas susceptible. Comment donc
connaissons-nous la solidité, puisque ce n’est pas par la sensation à
laquelle elle ne ressemble en aucune manière ? Je répète que nous
l’ignorons. La première de nos facultés, dans l’ordre chronologique,
est la faculté de sentir ; et nous sentons à cette condition que
chacune de nos sensations est un signe naturel qui, sans aucun
préalable et comme par une sorte d’enchantement, nous suggère la
conception subite de quelque existence extérieure, et non seulement
la conception de cette existence, mais la persuasion invincible de sa
réalité.

e e
Fragment de la 3 leçon de la 2 année
VICTOR COUSIN
(1792-1867)

Victor Cousin affiche, d’un ton patelin, une sorte de retour au bon
sens. On se demande comment celui qui a, paraît-il, suivi les cours
de Hegel, peut assener pareilles platitudes. On prendra garde, tout
de même, à ne pas trébucher si on se rapproche de Kant : « au
milieu et au-dessus des embarras de sa métaphysique » !

PSYCHOLOGIE, LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, MORALE

Ce que je recommande, c’est un éclectisme éclairé qui, jugeant


avec équité et même avec bienveillance toutes les écoles, leur
emprunte ce qu’elles ont de vrai, et néglige ce qu’elles ont de faux.
Puisque l’esprit de parti nous a si mal réussi jusqu’à présent,
essayons de l’esprit de conciliation. La pensée humaine est
immense. Chaque école ne l’a considérée qu’à son point de vue. Ce
point de vue n’est pas faux, mais il est incomplet, et, de plus, il est
exclusif. Il n’exprime qu’un côté de la vérité, et rejette tous les
autres. Il ne s’agit pas aujourd’hui de décrier et de recommencer
l’ouvrage de nos devanciers, mais de le perfectionner en réunissant
et en fortifiant par cette réunion toutes les vérités éparses dans les
e
différents systèmes que nous a transmis le XVIII siècle.

[…]
La philosophie, dans tous les temps, roule sur les idées
fondamentales du vrai, du beau et du bien. L’idée du vrai,
philosophiquement développée, c’est la psychologie, la logique, la
métaphysique ; l’idée du bien, c’est la morale privée et publique ;
l’idée du beau, c’est cette science qu’en Allemagne on appelle
l’esthétique, dont les détails regardent la critique littéraire et la
critique des arts, mais dont les principes généraux ont toujours
occupé une place plus ou moins considérable dans les recherches
et même dans l’enseignement des philosophes, depuis Platon et
Aristote jusqu’à Hutcheson et Kant. Sur ces points essentiels qui
composent le domaine entier de la philosophie, nous interrogerons
e
successivement les principales écoles du XVIII siècle. Lorsqu’on les
examine toutes avec attention, on les ramène aisément à deux :
l’une qui, dans l’analyse de la pensée, sujet commun de tous les
travaux, fait à la sensibilité une part excessive ; l’autre qui dans cette
même analyse, se jetant à l’extrémité opposée, tire la connaissance
presque tout entière d’une faculté différente de la sensibilité, la
raison. La première de ces écoles est l’école empirique, dont le père
ou plutôt le représentant le plus sage est Locke, et Condillac le
représentant extrême ; la seconde est l’école spiritualiste ou
rationaliste, comme on voudra l’appeler, qui compte à son tour
d’illustres interprètes, Reid, le plus irréprochable, et Kant le plus
systématique. Évidemment il y a du vrai dans ces deux écoles, et la
vérité est un bien qu’il faut prendre partout où on le rencontre.
Du Vrai, du Beau, du Bien, Discours d’ouverture, De la philosophie
e
au XIX siècle

L’ÉCLECTISME

En général, dans l’histoire de la philosophie, nous sommes pour


tous les systèmes qui sont eux-mêmes pour la raison. Ainsi, dans
l’Antiquité, nous tenons pour Platon contre ses adversaires ; chez
les Modernes, pour Descartes contre Locke, pour Reid contre Hume,
pour Kant contre Condillac à la fois et contre Smith. Mais en même
temps que nous reconnaissons la raison comme une puissance
supérieure à la sensation et au sentiment, comme étant par
excellence la faculté de connaître en tout genre, la faculté du vrai, la
faculté du beau, la faculté du bien, nous sommes persuadé que la
raison ne se peut développer sans des conditions qui lui sont
étrangères, ni suffire au gouvernement de l’homme sans le secours
d’une autre puissance : cette puissance qui n’est pas la raison, et
dont la raison ne peut se passer, c’est le sentiment ; ces conditions,
sans lesquelles la raison ne se peut développer, ce sont les sens.
On voit quelle est pour nous l’importance de la sensation et du
sentiment ; comment, par conséquent, il nous est impossible de
condamner absolument ni la philosophie de la sensation, ni encore
bien moins celle du sentiment. Tels sont les fondements très simples
de notre éclectisme. Il n’est pas en nous le fruit du besoin d’innover
et de nous faire une place à part parmi les historiens de la
philosophie ; non, c’est la philosophie elle-même qui nous impose
nos vues historiques. Ce n’est pas notre faute si Dieu a fait l’âme
humaine plus vaste que tous les systèmes, et nous sommes bien
aise aussi, nous l’avouons, que tous les systèmes ne soient pas
entièrement absurdes. À moins de donner un démenti aux faits les
plus certains que nous avions nous-même signalés et établis, il nous
fallait bien, en les retrouvant épars dans l’histoire, les reconnaître et
leur rendre hommage ; et si l’histoire de la philosophie, ainsi
considérée, ne paraissait plus un amas de systèmes insensés, un
chaos sans lumière et sans issue ; si au contraire elle devenait, en
quelque sorte, une philosophie vivante, c’est là, ce semble, un
progrès dont on pourrait se féliciter, une des conquêtes les plus
e
heureuses du XIX siècle, le triomphe même de l’esprit
philosophique.

[…]

Cette doctrine est si simple, elle est tellement dans toutes nos
puissances, elle est si conforme à tous nos instincts, qu’elle paraît à
peine une doctrine philosophique ; et en même temps, si vous
l’examinez de plus près, si vous la comparez avec toutes les
doctrines célèbres, vous trouverez qu’elle s’en rapproche et qu’elle
en diffère, qu’elle n’est aucune d’elles et qu’elle les embrasse toutes,
qu’elle en exprime précisément le côté qui les a fait vivre et qui les
soutient dans l’histoire. Mais ce n’est là que le caractère scientifique
de la doctrine que nous vous présentons : elle en a un autre encore
qui la distingue et vous la recommande bien davantage. L’esprit qui
l’anime est celui qui inspira jadis Socrate, Platon, Marc Aurèle, qui
vous fait battre le cœur quand vous lisez Corneille et Bossuet, qui a
dicté à Vauvenargues ce petit nombre de pages qui ont immortalisé
son nom, que vous sentez partout dans Reid soutenu par un bon
sens admirable, et dans Kant même au milieu et au-dessus des
embarras de sa métaphysique, à savoir le goût du beau et du bien
en toutes choses, la passion de l’honnête, l’ardent désir de la
grandeur morale de l’humanité. Oui, ne craignons pas de le répéter,
c’est là que nous tendons par toutes les voies ; c’est la fin à laquelle
se rapportent toutes les parties de notre enseignement ; c’est la
pensée qui leur sert de lien et qui en est l’âme pour ainsi dire. Puisse
cette pensée vous être toujours présente, et vous accompagner,
comme une amie fidèle et généreuse, partout où le sort vous
conduira, sous la tente du soldat, dans le cabinet du jurisconsulte,
du médecin, du savant, de l’homme de lettres, comme aussi dans
l’atelier de l’artiste ! Puisse-t-elle enfin vous rappeler quelquefois
celui qui en a été auprès de vous le bien sincère mais trop faible
interprète !

e
Du Vrai, du Beau, du Bien, Troisième partie, 17 leçon
THÉODORE JOUFFROY
(1796-1842)

Après Victor Cousin, Jouffroy procure une présentation éclectique


de ce qu’il croit être la philosophie, et dans laquelle il vante ce qu’il
appelle « la méthode psychologique ».

LES GRANDES QUESTIONS DE LA PHILOSOPHIE…

On peut donc considérer la philosophie jusqu’à nos jours comme


l’ensemble des systèmes qui ont été imaginés. Pour résoudre les
questions philosophiques avant qu’on eût découvert la véritable
manière de les résoudre. On peut donc à juste titre recommencer la
philosophie, comme une science qui jusqu’ici avait cherché mais
n’avait point trouvé sa véritable méthode. C’est là-dessus que se
fondent ceux qui prétendent qu’il n’y a qu’un moyen de constituer la
philosophie, à savoir de laisser là les questions, et de s’occuper
d’abord de constater en nous les lois de la nature morale et
intellectuelle à laquelle toutes les questions se rapportent, et sans la
connaissance de laquelle elles ne peuvent être résolues : persuadés
qu’une fois les lois connues, les questions se résoudront d’elles-
mêmes, celles-là du moins qui ne sont point insolubles. Il est
certainement impossible de ne pas reconnaître la justesse de cette
vue, et de ne pas admettre que la philosophie ne puisse et ne doive
être constituée de cette manière. Cette méthode est la méthode
psychologique.
Mélanges philosophiques, Histoire de la philosophie, IV, De l’histoire
de la philosophie
PHILOSOPHES DU SIÈCLE
Dans le sillage de l’éclectisme, et sous l’effet de multiples causes,
très diverses, la doctrine officielle de l’enseignement de la
philosophie devint ce qui prit le nom de spiritualisme rationnel. Cette
appellation se passe de commentaire, et c’est ainsi que
l’enseignement de la philosophie ne naquit pas, en France, sous les
meilleurs auspices.

Il y eut, heureusement des irréductibles, des caractères, ou


quelques grands professeurs, qui réussirent, en dépit de cet
environnement hostile, à faire survivre quelque chose de
philosophique.

Non seulement ils réussirent, parfois, à dispenser un


enseignement de qualité et à faire œuvre originale, mais il faut
surtout admirer comment ils surent transformer l’image du
professeur de philosophie et substituer à celle d’un fonctionnaire
conformiste et borné, la figure, profondément respectable,
d’hommes modestes, mais dévoués à leur mission et capables de
faire partager à la plupart de leurs élèves des pensées et des
interrogations véritables, issues d’une culture profondément
réfléchie. S’invente alors dans les classes une nouvelle forme de
recherche, laissant à eux-mêmes livres, fiches et grimoires, prenant
son appui sur les seules ressources de la réflexion, libérant une
pensée aux multiples facettes1.
Mais le spiritualisme rationnel a eu aussi pour destin de s’exposer
à une dissociation en extrêmes : plus qu’à d’autres époques, on
e
observe au XIX siècle ce genre d’opposition. Ainsi font face à des
philosophes, généralement professeurs, s’en tenant sagement à un
néo-kantisme particulièrement étroit, d’autres philosophes qui ne se
tiennent plus, parfois, dans les limites de la raison kantienne, ou qui,
en quête de repères, emmènent sur des terrains parfaitement
inattendus, où la frontière avec l’irrationnel devient plus ou moins
poreuse, quand d’autres font preuve d’une tranquille indépendance
et tracent leur voie, ou se laissent résolument conduire par leurs
recherches.

On n’oubliera pas, certes, en marge de ce spiritualisme, un peu


inattendue, l’existence d’une mode, très présente en littérature
(Maupassant, Huysmans), qui met en avant la personnalité et la
pensée de Schopenhauer. Les traductions d’Auguste Burdeau font
connaître cette pensée, qui s’ancre dans un kantisme revisité, mais
plaît par la nouveauté des thèmes : le pessimisme, l’amour, la mort,
etc. Quelques philosophes n’hésitent pas à s’en emparer : citons
notamment Renan, Janet, Taine, Ribot.

Note

1. Il existe un livre magnifique qui témoigne de la grandeur de ces professeurs et de leur


personnalité exceptionnelle. Nous y renvoyons : André Canivez, Jules Lagneau professeur
de philosophie, essai sur la condition du professeur de philosophie jusqu’à la fin du
e
XIX siècle, tome I. Les professeurs de philosophie d’autrefois ; tome II. Jules Lagneau. Les
Belles Lettres, Paris, 1965. Réédition Presses universitaires de Strasbourg, 1995.
FÉLIX RAVAISSON
(1813-1900)

Archéologue et conservateur des antiquités au Louvre, Ravaisson


n’est pas homme à se laisser embarquer dans les eaux de la
philosophie officielle. Il pense à partir de sa propre expérience – bon
connaisseur de l’Antiquité – et de ses propres ressources. Si l’on
ajoute à cela une culture esthétique de qualité, on ne s’étonnera pas
de voir ce philosophe développer sa propre voie loin des sentiers
battus de son époque.

LE COMPAS DANS L’ŒIL

Maintenant, parmi nos sens, il en est deux par lesquels nous


pouvons connaître directement les situations et les formes des
corps, et par conséquent leurs proportions, savoir le toucher et la
vue.

Mais, outre que le premier de ces deux sens ne nous donne le


sentiment des formes et des situations que troublé par celui de
diverses propriétés de la matière, pour peu que les objets aient
d’étendue il ne nous les fait connaître que d’une manière
successive ; difficilement donc pourrait-on, si l’on était réduit au
toucher, se rendre compte de l’ensemble des proportions des
choses, et par conséquent de leurs harmonies.
Pour la vue, au contraire, la figure des choses se détache en
quelque sorte de leur matière, tout entière à la fois, et formant un
ensemble dont nous embrassons dans un même moment toutes les
parties. « Lorsque l’on nous décrit des proportions », dit Léonard de
Vinci, en comparant aux représentations pour la peinture les
descriptions des poètes, « le temps les sépare les unes des autres
et met entre elles l’oubli ; et de là vient que le poète ne peut de ces
proportions former une harmonie. » – « Il n’y a d’harmonie, dit-il
encore, que dans l’instant où se fait voir ou entendre la
proportionnalité. Or, dans la description que fait le poète d’une belle
chose, une partie succède à l’autre, et la suivante ne naît point que
la précédente ne meure. Il ne saurait donc nous faire voir la
proportionnalité des parties qui composent les beautés divines de ce
visage qui est devant moi, lesquelles, rassemblées en un même
temps toutes ensemble, me causent par leurs divines proportions un
tel plaisir, qu’il n’est sur la terre chose faite par l’homme qui puisse
en donner un plus grand. »

On peut dire la même chose des perceptions des formes par le


toucher, comparées à celles que nous en donne la vue. Aussi celui
qui n’a jamais vu la lumière, dit encore Léonard, ignore quelle chose
c’est que la beauté. Du moins il ne la connaît que par les sons, et il
n’est pas d’autre art pour lui que la musique. Car, ajoute-t-il, la
beauté du monde consiste dans les surfaces des corps, tant
accidentels que naturels, lesquelles se réfléchissent dans l’œil de
l’homme.

De là il résulte que c’est pour l’œil que travaillent tous les arts du
dessin.

De là il résulte aussi que si les arts du dessin en général


consistent à représenter, telles qu’elles sont ou qu’elles doivent être,
les proportions des choses, savoir dessiner c’est savoir les estimer
de l’œil. Exécuter, ce n’est que traduire et appliquer à une matière
quelconque le jugement que l’œil a porté sur les proportions. Dès
lors, comme le dit ce même maître que nul n’a pourtant surpassé
pour la perfection de l’exécution, « le principal de l’art consiste dans
le bon jugement de l’œil ». – « Les mains exécutent, disait Michel-
Ange, et l’œil juge. » C’est pour cela, dit encore Léonard, que l’art
n’est point, comme plusieurs se l’imaginent, une chose mécanique,
mais une chose intellectuelle, cosa mentale.

Enseigner le dessin, ce sera donc, comme on le voit, enseigner à


l’œil à bien juger.

[…]
Celui-là seul dessine qui sait, sans le secours d’aucun appareil, ni
mécanique ni scientifique, apprécier, estimer les proportions des
choses, et à qui il suffit pour cela, du sens même auquel elles
apparaissent, de la vue, et de l’intelligence qui juge par la vue. « Ce
n’est pas dans la main que doit être le compas, disait Michel-Ange,
mais dans l’œil. » Or, à la difficulté d’apprécier les proportions réelles
des choses s’ajoute, dès qu’il s’agit de représenter leurs apparences
seules, celle de voir ces apparences comme elles sont. De cela
même, en effet, qu’au lieu du raccourci de la réalité, que nous
présente si souvent l’apparence visible, nous croyons voir la réalité
même, et que nous lui rendons, par un jugement dont nous n’avons
pas conscience, les dimensions que nous lui supposons, il résulte
que ce n’est qu’avec beaucoup de peine que nous parvenons à voir
simplement l’apparence telle qu’elle est sur le tableau visuel, telle
aussi qu’elle doit être sur la reproduction que le dessin a pour objet
d’en faire.

Juger des proportions géométrales des choses, juger en outre des


proportions de leurs apparences, c’est-à-dire des modifications des
proportions géométrales par la perspective, tel est donc, en résumé,
le double problème que doit résoudre l’œil.

« L’art et le dessin d’après Léonard de Vinci », extrait du « Rapport


adressé à M. le Ministre de l’Instruction publique et des Cultes
(28 décembre1853),publié sous le titre De l’enseignement du dessin
dans les lycées
JULES LEQUIER
(1814-1862)

Jules Lequier est de ces philosophes dont l’œuvre surprend, et


reste attachante. Une existence désordonnée, aux limites de la folie,
mais, malgré cela, une recherche intellectuelle du plus haut intérêt.
Comme si certains thèmes, ou certaines questions, particulièrement
radicales, exigeaient de la part du philosophe qui les pense de payer
un prix existentiel peut-être insurmontable. Sa mort étrange – il fut
emporté un jour par l’océan – ne cessera d’interroger…

LA FEUILLE DE CHARMILLE

Un jour, dans le jardin paternel, au moment de prendre une feuille


de charmille, je m’émerveillai tout à coup de me sentir le maître
absolu de cette action, tout insignifiante qu’elle était. Faire, ou ne
pas faire ! Tous les deux si également en mon pouvoir ! Une même
cause, moi, capable au même instant, comme si j’étais double, de
deux effets tout à fait opposés ! et, par l’un, ou par l’autre, auteur de
quelque chose d’éternel, car quel que fût mon choix, il serait
désormais éternellement vrai qu’en ce point de la durée aurait eu
lieu ce qu’il m’aurait plu de décider. Je ne suffisais pas à mon
étonnement ; je m’éloignais, je revenais, mon cœur battait à coups
précipités.

J’allais mettre la main sur la branche, et créer de bonne foi, sans


savoir, un mode de l’être, quand je levai les yeux et m’arrêtai à un
léger bruit sorti du feuillage.

Un oiseau effarouché avait pris la fuite. S’envoler, c’était périr, un


épervier qui passait le saisit au milieu des airs.

C’est moi qui l’ai livré, me disais-je avec tristesse : le caprice qui
m’a fait toucher cette branche, et non pas cette autre, a causé sa
mort. Ensuite, dans la langue de mon âge (la langue ingénue que
ma mémoire ne retrouve pas), je poursuivais : Tel est donc
l’enchaînement des choses. L’action que tous appellent indifférente
est celle dont la portée n’est aperçue par personne, et ce n’est qu’à
force d’ignorance que l’on arrive à être insouciant. Qui sait ce que le
premier mouvement que je vais faire décidera dans mon existence
future ? Peut-être de circonstance en circonstance toute ma vie sera
différente, et que, plus tard, en vertu de la liaison secrète qui par une
multitude d’intermédiaires rattache aux moindres choses les
événements les plus considérables, je deviendrai l’émule de ces
hommes dont mon père ne prononce le nom qu’avec respect, le soir,
près du foyer, pendant qu’on l’écoute en silence.

[…] Quel est cet oiseau de proie dont j’affronte les serres, disais-je
en moi-même, ou quel est ce sort glorieux que je me prépare ?
Toutefois, j’avançai la main, je saisis la feuille fatale.

Mais si cette détermination présente, au lieu de commencer une


suite d’événements, continuait la suite des événements passés par
un autre dès longtemps certain pour quelque être supérieur à moi, et
arrivant à son heure dans cet ordre général que je n’avais point fait ?
Si me sentir souverain dans mon for intérieur, c’était, au fond, ne
sentir pas ma dépendance ? Si chacune de mes volontés était un
effet avant d’être une cause, en sorte que ce choix, ce libre choix, ce
choix en apparence aussi libre que le hasard, eût été réellement (n’y
ayant point de hasard) la conséquence inévitable d’un choix
antérieur, et celui-ci la conséquence d’un autre, et toujours de
même, à remonter jusqu’à ces temps dont je n’avais nulle mémoire ?
Ce fut dans mon esprit comme l’aube pleine de tristesse d’un jour
révélateur. Une idée… Ah ! quelle idée ! Quelle vision ! J’en suis
ébloui. L’homme aujourd’hui en rassemblant les réminiscences de ce
trouble extraordinaire qu’éprouva l’enfant, l’éprouve derechef ; je ne
peux plus distinguer les angoisses de l’un des angoisses de l’autre ;
la même idée, terrible, irrésistible, inonde encore de sa clarté mon
intelligence, occupant à la fois toute la région et toutes les issues de
la pensée. Je ne sais comment peindre le conflit de ces émotions.

En un point de ce vaste monde animé d’un mouvement continuel


et continuellement transformé, où d’instant en instant rien ne se
produisait qui n’eût la raison de son existence dans l’état antérieur
des choses, je me vis au-delà de mes souvenirs ; je me vis à mon
origine, moi, ce nouveau-né qui était moi, ce moi étranger qui
commença mon être, je le vis déposé à son insu en un point de cet
univers : mystérieux germe destiné à devenir avec les années ce
que comportaient sa nature et celle du milieu complexe qui
l’environnait. Puis, dans les perspectives de la mémoire de moi-
même, que je prolongeai des perspectives supposées de ma vie
future, je m’apparus : multiplié en une suite de personnages divers,
dont le dernier, s’il se tournait vers eux, un jour, à un moment
suprême, et leur demandait : Pourquoi ils avaient agi de la sorte ?
Pourquoi ils s’étaient arrêtés à telle pensée ? il les entendrait de
proche en proche en appeler sans fin les uns aux autres. Je compris
l’illusion de murmurer, au moment d’agir, ces mots dérisoires :
Réfléchissons, voyons ce que je vais faire ; et que j’aurais beau
réfléchir, je ne parviendrais pas plus à devenir l’auteur de mes actes
par le moyen de mes réflexions que de mes réflexions par le moyen
de mes réflexions ; que si j’avais le sentiment de ma force, car je
l’avais pourtant le sentiment de ma force propre, si j’en étais parfois
débordé, c’est que je la sentais en moi à son passage, c’est qu’elle
me submergeait d’une de ses vagues, la force occupée à entretenir
ce flux et reflux universel. Je connus que, n’étant pas mon principe,
je n’étais le principe de rien ; que mon défaut et ma faiblesse étaient
d’avoir été fait ; que quiconque a été fait, a été fait dénué de la noble
faculté de faire ; que le sublime, le miracle aussi, hélas ! et
l’impossible était d’agir : n’importe où en moi et n’importe comment,
mais d’agir ; de donner un premier branle, de vouloir un premier
vouloir, de commencer quelque chose en quelque façon (que
n’eussé-je pu si j’eusse pu quelque chose !), d’agir, une fois, tout à
fait de mon chef, c’est-à-dire d’agir et sentant, par la douleur d’en
perdre l’illusion, la joie qu’on aurait eue à posséder un privilège si
beau, je me trouvai réduit au rôle de spectateur, tour à tour amusé et
attristé d’un tableau changeant qui se dessinait en moi sans moi, et
qui, tantôt fidèle et tantôt mensonger, me montrait, sous des
apparences toujours équivoques et moi-même et le monde, à moi
toujours crédule, et toujours impuissant à soupçonner mon erreur
présente ou à retenir la vérité : ne fût-ce que cette vérité, maintenant
si claire à mes yeux, de mon impuissance invincible à me défaire
jamais d’aucune erreur, si, par une autre erreur, j’en tentais l’effort
inutile et inévitable. Une seule, une seule idée, partout réverbérée,
un seul soleil aux rayons uniformes : Cela que j’ai fait était
nécessaire. Ceci que je pense est nécessaire. L’absolue nécessité
pour quoi que ce soit d’être à l’instant et de la manière qu’il est, avec
cette conséquence formidable : le bien et le mal confondus, égaux,
fruits nés de la même sève sur la même tige. À cette idée, qui
révolta tout mon être, je poussai un cri de détresse et d’effroi : la
feuille échappa de mes mains, et comme si j’eusse touché l’arbre de
la science, je baissai la tête en pleurant.

Soudain je la relevai. Ressaisissant la foi en ma liberté par ma


liberté même, sans raisonnement, sans hésitation, sans autre gage
de l’excellence de ma nature que ce témoignage intérieur que se
rendait mon âme créée à l’image de Dieu et capable de lui résister,
puisqu’elle devait lui obéir, je venais de me dire, dans la sécurité
d’une certitude superbe : Cela n’est pas, je suis libre.

Et la chimère de la nécessité s’était évanouie, pareille à ces


fantômes formés pendant la nuit d’un jeu de l’ombre et des lueurs du
foyer, qui tiennent immobile de peur sous leurs yeux flamboyants,
l’enfant, réveillé en sursaut, encore à demi perdu dans un songe :
complice du prestige, il ignore qu’il l’entretient lui-même par la fixité
du point de vue, mais sitôt qu’il s’en doute, il le dissipe d’un regard
au premier mouvement qu’il ose faire.

Le problème de la science – Comment trouver, comment chercher


une première vérité ? Introduction
CHARLES RENOUVIER
(1815-1903)

Charles Renouvier est polytechnicien, comme son ami Jules


Lequier. Même si son œuvre, très marquée par son temps, est
restée relativement confidentielle, elle ne mérite pas le mépris dont
elle est parfois l’objet. On pensera ce qu’on veut de son rationalisme
un peu étroit, de ses efforts pour concilier les diverses doctrines de
l’époque, tous caractères qui l’empêchent sans doute de donner sa
vraie mesure, comme il le fait dans son Uchronie, mais on veillera à
demeurer attentif à une pensée singulièrement originale, et parfois
forte, comme on sera sensible à un engagement militant. À côté de
manuels de morale républicaine qui ne sont sans doute que
moyennement convaincants, on se souviendra que Renouvier a,
mainte fois, su faire preuve d’ouverture : en témoigne son intérêt
pour l’œuvre de Jules Lequier mais aussi pour celle de Victor Hugo,
en qui il a vu le philosophe, malgré quelques réticences.

L’HISTOIRE TELLE QU’ELLE AURAIT PU ÊTRE

Il s’agit de l’histoire d’un certain Moyen Âge occidental que l’auteur


fait commencer vers le premier siècle de notre ère et finir dès le
quatrième, puis d’une certaine histoire moderne occidentale qui
s’étend du cinquième au neuvième. Mais cette histoire, mêlée de
faits réels et d’événements imaginaires, est en somme de pure
fantaisie, et la conclusion de ce livre singulier s’éloigne on ne peut
plus de la triste vérité. L’écrivain compose une uchronie, utopie des
temps passés. Il écrit l’histoire, non telle qu’elle fut, mais telle qu’elle
aurait pu être, à ce qu’il croit, et il ne nous avertit ni de ses erreurs
volontaires, ni de son but. Arrivé au terme seulement, il pose la
liberté morale de l’homme, en guise de fondement et de réalité
sérieuse de son œuvre, mais sans quitter la fiction ; car, supposant
alors que certains personnages eussent pris d’autres résolutions
qu’ils n’ont fait il y a quinze cents ans, et ces résolutions-là sont
celles qu’ils ont véritablement prises, il montre en peu de mots les
conséquences de leurs actes, il fait pressentir toute la suite des
calamités possibles, interminables, qui en seraient sorties ; et ces
calamités sont celles qu’ont éprouvées nos pères et qui pèsent sur
nous encore. On verra que l’un des auteurs de l’appendice a insisté,
peut-être un peu lourdement, sur cet aperçu des faits réels. Le
moine, auteur de l’Uchronie, ne laisse ses passions s’y trahir qu’un
moment. Partout ailleurs, vous diriez une sorte de Swedenborg de
l’histoire. Visionnaire qui rêve le passé, il s’exprime avec la même
assurance que ferait l’historien le plus sage et le plus attentif à
expliquer la série philosophique des événements.

Uchronie, Avertissement de l’éditeur

UN PHILOSOPHE : VICTOR HUGO

Malgré des réserves significatives (« Hugo s’est trompé de siècle


pour apparaître », explique-t-il parfois comme pour s’excuser), en
identifiant le philosophe incontestable chez Hugo, Renouvier pointe
un vrai problème, qui est le sien : non tant la question de
l’opportunité de ce romantisme en cette fin de siècle où il écrit, que
la question du rapport du poète et du philosophe. Pour Renouvier –
et cette prise de conscience est remarquable –, Hugo représente
une mise en question de la raison et de ses limites qui fait vaciller
toutes ses certitudes, mais ne peut être trop rapidement écartée.

Ajoutons, ce qu’il serait facile, mais trop long, de prouver par des
citations, que l’analyse psychologique des impressions et des
sentiments des personnages de roman, dans Les Misérables, dans
Les Travailleurs de la mer, dans L’Homme qui rit, est toujours vraie
et pénétrante, quelque extraordinaires ou fantastiques que soient les
circonstances où les place le narrateur, et les émotions qu’il en tire
pour lui-même et cherche à nous communiquer. L’enfant perdu, qui
rencontre le cadavre d’un pendu oscillant dans l’obscurité, cet
enfant, Gwynplaine, épuisé de veilles, de fatigues et d’émotions,
devenu pair du royaume et soumis aux tentations d’un nouvel état,
est aussi bien vu et approfondi en ses pensées, par l’auteur qui
invente pour lui ces situations, que s’il n’y avait pas à sortir, pour les
peindre, du théâtre ordinaire des passions où tout homme a pu
apprendre de sa propre expérience ce qu’on y éprouve. C’est le
même talent d’artiste assimilateur et inventeur de sentiments vrais
qu’on admire dans Le Dernier jour d’un condamné, dans la Tempête
sous un crâne, et dans tout ce qui se rapporte à la psychologie
descriptive du criminel. Il y a autant de vérité simple et saisissante
dans la peinture des terreurs de l’enfant devant le gibet, dans
l’ombre, que de fantaisie et de virtuosité dans les détails horribles et
dans les fictions bizarres qui nous traduisent les sentiments du
poète : « Cet être expiré était dépouillé. Dépouiller une dépouille,
inexorable achèvement. Sa moelle n’était pas dans ses os, ses
entrailles n’étaient plus dans son ventre, sa voix n’était plus dans
son gosier. Un cadavre est une poche que la mort retourne et vide.
S’il avait eu un moi, où ce moi était-il ? Là encore peut-être, et c’était
poignant à penser. Quelque chose d’errant autour de quelque chose
d’enchaîné… La vaste dispersion l’usait silencieusement, etc., etc. »
(longue suite d’images sur l’Arbre d’invention humaine, la potence,
et sur la Bataille entre la mort et la nuit).

L’homme que Victor Hugo appelle le songeur, et qui, remarquons-


le, n’est pas le même que le penseur, est celui qui s’exalte à la
pensée des inconnus, des possibles que l’imagination se peut
peindre réels dans l’ordre de la création. C’est celui qui contemple le
mystère, est saisi de l’horreur sacrée, sent l’immensité lui monter à
la tête.

« Les conjectures tremblent, les doctrines frissonnent, les


hypothèses flottent ; toute la philosophie humaine vacille, devant
cette ouverture… De toutes parts les épaisseurs des effets et des
causes, amoncelées les unes derrière les autres, vous enveloppent
de brume. L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement,
l’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix
du noir. Dans ce noir, qui est jusqu’à présent presque toute notre
science, l’expérience tâtonne, l’observation guette, la supposition va
et vient. Si vous y regardez très souvent, vous devenez vates. La
vaste méditation religieuse s’empare de vous.

« Tout homme a en lui son Pathmos. Il est libre d’aller ou de ne


point aller sur cet effroyable promontoire de la pensée d’où l’on
aperçoit les ténèbres. S’il n’y va point, il reste dans la vie ordinaire,
dans la conscience ordinaire, dans la vertu ordinaire, dans la foi
ordinaire ou dans le doute ordinaire ; et c’est bien. Pour le repos
intérieur, c’est évidemment le mieux. S’il va sur cette cime, il est pris.
Les profondes vagues du prodige lui ont apparu. Nul ne voit
impunément cet océan-là. Désormais il sera le penseur dilaté,
agrandi, mais flottant ; c’est-à-dire le songeur. Il touchera par un
point au poète, et par l’autre au prophète. Une certaine quantité de
lui appartient maintenant à l’ombre. L’illimité entre dans sa vie, dans
sa conscience, dans sa vertu, dans sa philosophie… Il vit dans la
prière diffuse, se rattachant, chose étrange, à une certitude
indéterminée qu’il appelle Dieu. Il distingue dans ce crépuscule
assez de la vie antérieure et assez de la vie ultérieure pour saisir
ces deux bouts de fil sombre et y renouer son âme… Il s’obstine à
cet abîme attirant, à ce sondage de l’inexploré, à ce
désintéressement de la terre et de la vie, à cette entrée dans le
défendu, à cet effort pour tâter l’impalpable, à ce regard sur
l’invisible, il y vient, il y retourne, il s’y accoude, il s’y penche, il y fait
un pas, puis deux, et c’est ainsi qu’on pénètre dans l’impénétrable,
et c’est ainsi qu’on va dans les élargissements sans bords de la
méditation infinie.

« Qui y descend est Kant ; qui y tombe est Swedenborg.

« Garder son libre arbitre dans cette dilatation, c’est être grand.
Mais, si grand qu’on soit, on ne résout pas les problèmes. On presse
l’abîme de questions. Rien de plus. Quant aux réponses, elles sont
là, mais mêlées à l’ombre. Les énormes linéaments des vérités
semblent parfois apparaître un instant, puis rentrent et se perdent
dans l’absolu1. »
Il y a des mots profonds dans ce curieux passage, le plus propre,
selon nous, à expliquer la situation réelle de Victor Hugo vis-à-vis de
la pensée philosophique. Il a fortement senti les problèmes
supérieurs de la vie et de la destinée, c’est incontestable : fortement,
et mieux, ou plus réellement, que tels philosophes qui se flattent de
les avoir compris et résolus. Il s’est fait une idée juste de la relation
de la croyance avec la volonté, avec les tentations d’affirmer, devant
« l’étendue du possible ». Car « le rêve qu’on a en soi on le retrouve
hors de soi », dit-il. Il a vu aussi que certains penseurs descendaient
dans l’abîme et savaient s’y conduire, découvrant ou ne découvrant
pas, mais gardant leur raison ; et il a nommé Kant.

Il a vu que d’autres étaient entraînés par le vertige de leur rêve.


Mais là, avec Swedenborg, excellemment pris pour exemple, il aurait
dû classer les prophètes, sans distinction de bien ou de mal inspirés,
trouveurs ou non de vérités vraies, pourvu qu’ils aient été de bonne
foi, parce que leur méthode pour croire est la même. Il s’est imaginé,
enfin, que son propre état d’esprit, devant le mystère universel, l’état
du poète, tenait de celui du prophète ; et il s’est trompé en cela ; il
est bien complétement resté poète, parce qu’il est resté, quoique
songeur, sur la défensive contre la foi absolue dans le songe, et que,
toujours artiste, il s’est livré au jeu de l’idée, au jeu du sentiment, à
ce jeu sérieux qui est l’art, et qui a sa sincérité propre, au lieu de
permettre aux images de l’halluciner, aux possibles imaginés de lui
informer exclusivement la tête. S’il en eût été autrement, si Victor
Hugo avait glissé dans le vates, nous n’aurions plus eu le poïètès.
Là où il nous paraît le plus manifestement avoir manqué de raison,
nous devons trouver l’occasion d’admirer le plus la force de raison
qui a permis à cet homme d’une imagination sans bornes de résister
à l’obsession des idées délirantes qui subjuguèrent l’esprit de son
frère Eugène, et qui durent à certains moments le hanter lui-même.
Eugène avait reçu le même génie en don.

Victor Hugo, le philosophe (p. 116 et suiv.)

Note

1. Citation extraite de William Shakespeare, Première partie, livre V, Les âmes.


ELME-MARIE CARO
(1826-1887)

Elme-Marie Caro, normalien et docteur, enseigna dans diverses


villes de province avant d’être professeur d’Université. Son œuvre
fait voir assez bien ce que pouvait être, alors, le type de philosophie
ordinairement enseigné – le « spiritualisme rationnel » –, issu de
Victor Cousin, même si l’on sait qu’Elme-Marie Caro, par ailleurs, fut
influencé par Louis-Claude Saint-Martin, et son mysticisme
théosophique. La philosophie est là, au fond, pour donner raison à
tout le monde, articuler physique et métaphysique.

LA RECHERCHE MÉTAPHYSIQUE

La recherche métaphysique commence dès que l’esprit s’élève


au-dessus de cette partie de la réalité soumise à l’expérience
sensible qui se résout, à l’analyse, en une suite de mouvements
déterminés les uns par les autres, formant comme la chaîne d’airain
de la nécessité physique. Elle embrasse cet ordre supérieur de faits
et d’existences qui, n’étant plus observables par les sens, échappent
non pas seulement aux prises actuelles, mais aux prises possibles
du déterminisme scientifique. Cet ordre de réalités est placé en
dehors de l’infini matériel de grandeur et de petitesse que nos
instruments sont parvenus à saisir. Aucune expérimentation sensible
ne pénétrera jamais dans cette sphère, qui ne s’ouvre qu’aux
perceptions les plus délicates de la conscience. Sans doute, comme
tout est lié dans l’ensemble des réalités contingentes, il y a encore
des conditions d’existence pour les faits de cet ordre, faits
intellectuels ou moraux. Ces conditions d’existence sont prises dans
l’ordre des phénomènes vitaux qui dépendent eux-mêmes des
phénomènes physico-chimiques ; mais le rapport entre ces
conditions d’existence et le phénomène intellectuel ou moral n’est
plus déterminable avec rigueur, avec précision. Ici le réseau de fer
se relâche et laisse passer entre ses mailles distendues des
influences d’un tout autre ordre ; les conditions physiques se
combinent avec des conditions nouvelles qui déconcertent
entièrement par leur combinaison les règles infaillibles du calcul.
Déjà nous avons montré le déterminisme physiologique hésitant sur
la question de la vie, les nobles incertitudes qui arrêtent sa marche
sur ce point pour ainsi dire réservé, et même son retour, par des
pentes secrètes, vers une doctrine qui n’est pas éloignée de la
métaphysique. Dans le fait de la pensée, de la liberté morale et du
devoir, se révèle de plus en plus l’affranchissement du principe
immatériel de la spontanéité, auquel commence une région nouvelle
de l’expérience, un ordre nouveau de faits observables, mais non
sensibles, le monde moral, qui est comme une autre nature dans la
nature, liée à la première par des rapports, mais non plus par des
rapports de nécessité. La suite infaillible des phénomènes
s’interrompt ici, les influences physiques rencontrent à cette limite
une influence nouvelle, qui vient du fond de l’être lui-même, et qui,
en se combinant avec les premières, arrête complétement les
calculs de la science positive. L’œuvre propre du philosophe
commence. Sans dédaigner aucun moyen de recherche, en rendant
compte de tous les résultats que lui livre la science positive dans les
régions de l’expérience sensible, il essaie d’aller plus loin qu’elle ne
va elle-même. Il étudie expérimentalement aussi, quoique avec des
procédés moins rigoureux et des instruments moins précis, cette
partie de la réalité qu’il porte en lui-même, cette portion de la nature
qui est sa conscience, son âme ; il recueille avec soin les clartés
intérieures de sa pensée ; il interroge les idées dont l’ensemble
constitue sa raison, et qui, bien que formées à l’occasion de
l’expérience, n’en sont point issues, puisqu’elles la dirigent, la
soutiennent à chacun de ses pas, la jugent en dernier ressort. Avec
la liberté, le monde moral commence et se déploie à ses yeux, et
déjà, sur cette limite supérieure de l’expérience, le philosophe arrive,
par d’irrésistibles inductions, à concevoir que cet ordre nouveau qui
comprend tous les phénomènes supérieurs de la vie humaine, la
responsabilité, la liberté, la dignité, ne peut pas être le produit des
règnes inférieurs. L’idée de la spiritualité s’élève en lui et se confirme
de plus en plus.

[…]

Le savant a raison, et il est dans son strict devoir scientifique


quand il recherche partout et avant tout la suite et la liaison
nécessaire des faits observables ; mais le métaphysicien a raison
aussi lorsque, au nom d’une science supérieure, il cherche à
démêler la loi idéale d’ordre, d’harmonie et de beauté qui est comme
voilée sous le mécanisme apparent de la nature.
[…]

Le philosophe idéal serait celui qui, en ces temps de dispersion et


de morcellement intellectuel, réunirait en lui ces deux sens, ces deux
facultés, et les combinerait dans un suprême élan de génie – un
Aristote avec la science moderne en plus, un Leibniz avec moins
d’idées systématiques. Ce jour-là, l’anarchie des intelligences
s’apaiserait un instant sous le charme impérieux de la vérité
manifestée à la fois dans ses deux grands aspects. Le monde
connaîtrait, au moins pour une heure, la plus haute volupté
intellectuelle qu’il nous soit donné de concevoir, un mouvement de
joie unanime de tous les hommes réunis dans le divin accord des
idées.

La Métaphysique et les Sciences positives, II


JULES LAGNEAU
(1851-1894)

Avec une sorte de perfection, Jules Lagneau incarne le professeur


de philosophie tel qu’une imagination un peu nostalgique et attardée
voudrait qu’il fût. Célibataire, d’une santé fragile, menant une vie
austère consacrée à la réflexion, sa pensée est contemporaine de
son enseignement, et ne puise à nulle autre source que sa pensée
même et sa bibliothèque. Et pourtant ses cours (car un professeur
n’écrit pas de livres !), pieusement recueillis par ses élèves,
littéralement décoiffent. La seule pensée découvre des horizons
vertigineux, comme si la mise à l’écart de la vie ordinaire offrait à ce
maître le loisir de conduire ses pensées jusqu’à leur terme. Dans
cette salle un peu sombre, probablement délabrée, du lycée
Michelet, il se passait quelque chose.

SOI ET TOUTES CHOSES

De là vient que cet acte de réflexion, cet acte de liberté, peut être
considéré à la fois comme le commencement de tout bien et le
commencement de tout mal. Réfléchir, en effet, c’est se détacher en
soi de la raison naturelle ; c’est sortir de l’innocence primitive,
imperfection sans doute, mais en même temps perfection. C’est
douter de sa valeur en tant qu’individu, mais aussi de cette loi
supérieure de la raison à laquelle, jusque-là, on obéissait sans le
savoir. L’acte de réflexion est donc à la fois un mouvement vers
l’absolu et un mouvement vers le néant, un mouvement de
désobéissance, l’introduction du mal dans la nature. L’enfant qui
commence à réfléchir commence à se soustraire à la loi. Il devient
du même coup capable, il est vrai, de l’accepter librement puisqu’il la
reconnaît ; mais il ne l’accepte pas encore. C’est donc une aventure
qui commence. Deux voies sont ouvertes pour lui : l’une qui conduit
à l’égoïsme, au scepticisme, c’est la voie de la nature, bonne, en fait,
avant la réflexion, désormais mauvaise. Le premier acte de la vie
morale est donc un acte de liberté, mais un acte de liberté pure,
inqualifiable, à la fois bon et mauvais, par lequel s’ouvrent deux
voies, celle du mal, c’est-à-dire de la nature, celle du bien, c’est-à-
dire de l’esprit. La chute telle que nous la présente la Genèse est à
la fois la possibilité de l’entrée dans l’esprit et de la chute de la
nature dans le mal. La liberté se manifeste d’abord par le refus
d’obéir ; mais cela même suppose la connaissance de la loi, d’où
résulte la possibilité de lui obéir.

Ainsi deux degrés de la liberté. Nous sortons de la nature pour


prendre connaissance de la loi, mouvement qui se manifeste par
l’opposition à l’état dans lequel nous étions avant la connaissance
de la loi. Mais ne faire que savoir, et jouir de l’opposition de sa raison
à sa nature, c’est flotter indéfiniment dans le vide, c’est ne connaître
la raison que comme un objet extérieur, duquel on jouit par la vue, ut
rem fruendam oculis, c’est en jouir comme d’un spectacle, c’est
s’amuser de la raison. On peut jouir ainsi indéfiniment de cette
espèce de liberté, de cet état de suspension, d’examen, de doute,
d’indépendance ; dilettantisme, ironie, scepticisme. Il est impossible
de confondre le scepticisme par aucune raison d’ordre abstrait, mais
encore plus de le justifier. Pour celui qui reste dans cet état, toute
réalité s’est évanouie. Ce moi auquel il attache tellement de valeur
qu’il veut le conserver à tout prix indépendant, qui croit et veut que
son bien consiste dans sa désobéissance même, ce moi s’anéantit
lui-même et finit dans la destruction. Ainsi, après que l’acte primitif
de liberté a éveillé dans la nature la raison, l’être raisonnable, alors
créé en puissance, est en présence d’une alternative que lui seul
peut résoudre : être ou n’être pas. N’être pas, c’est-à-dire essayer
de maintenir son existence sous la forme de cette vaine
indépendance qu’il a d’abord conçue ; être, c’est-à-dire supprimer en
lui cette individualité pour réaliser en lui le règne de la loi ; être,
c’est-à-dire se créer lui-même. Au-dessus du pur savoir, qui est
abstrait et vide, réduit à lui-même, il y a donc une connaissance qui
n’est plus de savoir, mais de foi, et qui donne à l’autre toute sa
valeur. Cette foi a sa condition dans la raison, dans la faculté de
raisonner, dans l’idée de la loi qui, à un moment donné, surgit dans
l’être raisonnable et lui donne la voie du raisonnement indéfini. Cette
foi a sa condition dans la raison, mais la dépasse ; elle consiste
dans un acte de liberté morale par lequel nous subordonnons notre
nature pour la réaliser, reconnaissant par cela même la valeur de la
raison, de la loi qu’elle nous impose.

[…]

Tel est le rapport des preuves physiques et intellectuelles à notre


preuve morale. Une fois que celle-ci est atteinte, réalisée par un libre
mouvement de la nature qui est l’action même de l’esprit en nous, la
valeur de cette preuve rejaillit sur les précédentes, sur celles qui l’ont
introduite. En effet, le fond de cette preuve consiste à reconnaître la
valeur de la raison, de cette raison qui, en éclatant dans l’âme, en
posant devant elle une alternative, lui a ouvert la possibilité de la vie
de l’esprit. L’acte moral reconnaît à la raison sa valeur comme un
remerciement du don qu’elle lui a fait en le rendant possible. L’acte
moral ayant eu lieu, le doute sur la valeur de la raison a cessé ;
c’est-à-dire que Dieu est apparu dans l’acte moral comme réel, ou
plutôt a été saisi comme la source réelle de la pensée, comme le
fondement de la raison.

[…]

La certitude est une région profonde où la pensée ne se maintient


que par l’action. Mais quelle action ? Il n’y en a qu’une, celle qui
combat la nature et la crée ainsi, qui pétrit le moi en le froissant. Le
mal, c’est l’égoïsme qui est au fond lâcheté. La lâcheté, elle, a deux
faces, recherche du plaisir et fuite de l’effort. Agir, c’est la combattre.
Toute autre action est illusoire et se détruit.

Serions-nous seuls au monde, n’aurions-nous plus personne ni


rien à quoi nous donner, que la loi resterait la même, et que vivre
réellement serait toujours prendre la peine de vivre.
Mais faut-il la prendre et faire la vie au lieu de la subir ? Encore
une fois ce n’est pas de l’intelligence que la question relève : nous
sommes libres, et, en ce sens, le scepticisme est le vrai. Mais
répondre non, c’est faire inintelligibles le monde et soi, c’est décréter
le chaos et l’établir en soi d’abord. Or, le chaos n’est rien. Être ou ne
pas être, soi et toutes choses, il faut choisir.

Cours sur Dieu, p. 306 et suiv.


JULES LACHELIER
(1832-1918)

Jules Lachelier, comme Jules Lagneau son élève, fut un


professeur exemplaire et talentueux. Il sut donner au « spiritualisme
rationnel », dans son enseignement, une présentation rigoureuse,
dont il trouvait l’inspiration dans le kantisme.

DÉTERMINISME ET LIBERTÉ

C’est aussi en dehors de toute considération morale que nous


essaierons de concilier la liberté, dont chacun de nous a conscience
dans la poursuite des biens sensibles, avec le déterminisme, sans
lequel l’homme cesserait d’être une partie de la nature. Cette
conciliation est, du reste, préparée par celle que nous venons
d’établir entre le mécanisme et la vie : car on pourrait dire que la
nature fait preuve d’une sorte de liberté chaque fois qu’elle produit
d’elle-même et sans modèle une nouvelle forme organique. Il y a
aussi quelque chose de libre dans l’art que déploient un grand
nombre d’animaux pour construire leur demeure ou surprendre leur
proie : mais on ne peut pas dire que cette liberté leur appartienne,
parce que la nature a formé pour eux, et une fois pour toutes, le plan
d’après lequel ils travaillent. La liberté semble consister, en effet,
dans le pouvoir de varier ses desseins et de concevoir des idées
nouvelles ; et la loi des causes finales exigeait absolument qu’il
existât une telle liberté, puisque l’unité systématique de la nature ne
pouvait se réaliser que par une suite d’inventions originales et de
créations proprement dites. Seulement il y a dans la nature deux
sortes d’idées : il y en a, comme celles que l’on a appelées
organiques, qui sont des êtres en même temps que des idées et qui
produisent elles-mêmes, par une action immédiate et intérieure, la
forme sous laquelle elles se manifestent. Il y en a d’autres, au
contraire, qui sont de pures idées et qui se bornent à diriger l’action
d’un être dans lequel elles résident : telle est, par exemple, l’idée du
nid, qui n’existe par elle-même que dans l’imagination de l’oiseau et
qui n’est que la règle des mouvements par lesquels il la réalise dans
une matière étrangère. Or, tant que l’homme n’a pas paru sur terre,
la nature se montre surtout prodigue d’idées réelles, c’est-à-dire
qu’elle crée une immense variété d’espèces végétales et animales,
tandis qu’elle ne donne à chacune de ces dernières qu’un petit
nombre de types d’action à peu près invariables, qui composent ce
que l’on appelle son instinct. Mais l’avènement de l’humanité
renverse le rapport de ces deux sortes d’idées : car, d’une part, nous
ne voyons plus naître aucune espèce nouvelle et, de l’autre, le
privilège de notre intelligence est d’inventer à son tour et de
concevoir un nombre infini de pures idées, que notre volonté
s’efforce ensuite de réaliser au-dehors. L’oiseau ne construit que son
nid, qui est une sorte de prolongement de son propre corps :
l’homme change la face de la terre et fabrique pour son service des
corps analogues au sien, qu’il anime d’une sorte de vie empruntée et
artificielle.

Mais ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que ses idées ne se


rapportent pas toutes à sa conservation : celles de ses œuvres
auxquelles il attache le plus de prix sont précisément celles qui le
surpassent, en quelque sorte, et qui lui présentent l’image embellie
de ses traits ou de ses actions. La fécondité de la nature se retrouve
donc tout entière, quoique sous une autre forme, dans la liberté de
l’homme ; et cette transformation est un progrès en même temps
qu’une décadence, puisqu’il était réservé au travail superficiel de
l’homme d’introduire dans les choses un degré d’harmonie et de
beauté qui manquait encore aux œuvres vivantes de la nature. Mais,
si la Nature n’a eu qu’à laisser agir les lois du mouvement pour
varier à l’infini la constitution intérieure des êtres qu’elle a créés,
pourquoi l’homme ne pourrait-il, sans déroger à ces mêmes lois,
varier ses actes extérieurs et la forme qu’il imprime aux corps qui
l’entourent ?

Du fondement de l’induction, ch. VII


OCTAVE HAMELIN
(1856-1907)

Avec Hamelin, qui fut par ailleurs un remarquable historien de


l’Antiquité, s’allonge encore la liste de ces professeurs qui surent
nourrir leur enseignement d’un savoir et d’une réflexion qui
enrichirent incontestablement l’environnement doctrinal obligé qu’ils
avaient hérité du spiritualisme rationnel.

Nous donnons ici un texte un peu marginal par rapport à son


enseignement, mais dans lequel Hamelin formule, sur une question
concrète et située – l’éducation –, les hautes exigences qu’il ordonne
à de sa réflexion philosophique.

Pourquoi ne pas rappeler enfin que ce philosophe est mort, près


d’Arcachon, emporté par les rouleaux de l’océan, en tentant de
sauver des baigneurs en difficulté ?

MONSIEUR HOMAIS

Il est vrai que l’on ne peut enseigner, au nom de la raison, que des
propositions probables, attendu que, rationnellement parlant, il n’y
en a pas d’autres. La science de M. Homais est la seule qui ne
doute de rien. Or, je ne voudrais pas dire trop de mal de ce
personnage, car il n’est pas encore en situation de me faire
condamner comme réactionnaire et, en attendant, il contribue, pour
sa bonne part, à m’empêcher d’être brûlé demain. J’avoue
cependant que ni ses explications simples et péremptoires des
phénomènes les plus compliqués, ni les applications morales qu’il en
déduit, avec une étonnante sécurité, ne paraissent les expressions
les plus adéquates de l’esprit scientifique. Je soupçonne même cet
excellent ami et allié (car ce n’est pas seulement en matière de
politique internationale qu’on n’a pas toujours les alliés qu’on veut)
d’avoir emprunté, sans le savoir, à nos adversaires son idéal de
certitude et jusqu’à la résolution intrépide dont il fait preuve quand le
moment est venu d’agir ou du moins de parler d’agir. Mettons que la
nouveauté des thèses spéculatives et pratiques auxquelles
M. Homais croit, les yeux fermés, soit incontestable ; sa façon d’y
croire n’est sûrement pas nouvelle. C’est celle du traditionaliste et
autoritaire M. Prudhomme en personne. Les maîtres rationalistes et
leurs élèves devront se contenter de certitudes plus modestes que
celles de ces messieurs ; car ils n’oublieront pas que les sciences
elles-mêmes, et jusque dans leurs parties les plus assurées, sont
encore, à certains égards, quelque chose d’humain. Ils l’oublieront
d’autant moins que leur savoir sera plus direct et puisé aux sources.
C’est dans les manuels seulement que les sciences affectent une
immobilité et une roideur qui n’ont rien de commun avec cette
impersonnalité légitime à laquelle la connaissance scientifique tend
sans y atteindre. Mais de ce que les sciences se font par l’homme et
dans le cours de l’histoire, de ce que les plus complexes et les plus
récentes d’entre elles tâtonnent encore, s’entendant même contester
leur titre de sciences, s’ensuit-il qu’il faille leur refuser toute
confiance, et nos éducateurs rationalistes vont-ils être et façonner
des sceptiques enchantés de se bercer d’un doute soi-disant
confortable et élégant ? C’est là un état pathologique dans lequel
l’esprit critique et le probabilisme scientifique ne se reconnaissent
pas. Les sciences se font par les hommes et dans l’histoire, mais,
sans arriver à la perfection, elles marchent : c’en est assez pour que
notre adhésion à leurs enseignements soit confiante en même
temps que toujours prête à se corriger. Et si cette attitude
particulière, nouvelle assurément dans l’humanité, ne peut manquer
d’être l’effet de l’éducation par l’instruction, au lieu de s’en plaindre, il
faut s’en féliciter.

On dit que des hommes qui n’auront plus que des probabilités
pour déterminer le choix des buts et des moyens de leurs actions ne
seront plus que des agents hésitants et sans énergie. L’allégation
est-elle sérieuse ? Pourquoi donc ne pourrait-on régler l’ensemble
de sa conduite sur des probabilités, alors que, dans le détail, on n’a
jamais eu d’autre guide et que personne ne peut l’ignorer ? Est-ce
que, malgré ce que la prudence humaine a fait pour les diminuer,
toute entreprise industrielle ou commerciale n’a pas ses risques ?
Est-ce que nous pouvons seulement traverser une rue avec
l’absolue certitude de n’être pas écrasés ? Nous vivons de
probabilités et souvent de probabilités très faibles.

[…]

L’INSTRUCTION SEULE EST CAPABLE DE PÉNÉTRER JUSQU’À


NOUS

Quoi qu’on en dise donc, ce n’est pas le sentiment, c’est la raison


qui est dans l’homme l’élément fondamental et ce n’est pas dans
l’émotion, c’est dans l’acte de juger que l’homme est tout entier,
puisque, sous la direction de la principale d’entre elles, toutes ses
fonctions s’y exercent : intelligence, cœur et volonté. Aussi est-ce
quand il juge, c’est-à-dire quand il poursuit le vrai, qu’il se sent le
plus lui-même. Toutes les contraintes sont devant lui comme nulles
et non avenues et il entend bien que les prestiges ne lui imposeront
plus. Il défie la violence ou la ruse de lui arracher son assentiment.
C’est lui qui le donnera par le plus intérieur et le plus spontané des
élans.

S’il en est ainsi, notre thèse n’est-elle pas prouvée ? Ni le


dressage et la contrainte, ni les excitations sentimentales elles-
mêmes n’atteignent ce qu’il y a dans l’homme de plus central et de
plus vivant ; et c’est pourquoi, malgré les apparences, leurs résultats
sont précaires. L’instruction seule est capable de pénétrer jusqu’à
nous. Certes, nul ne peut se substituer à moi pour juger à ma place
du vrai et du faux. Mais à cette œuvre si intime et si personnelle de
l’assentiment, il y a cependant pour autrui une manière de collaborer
et il n’y en a qu’une. Le maître ne saurait verser dans l’esprit de son
élève des connaissances toutes faites. Il n’a pas ce pouvoir et nous
nous garderons de regretter qu’il ne l’ait pas. Ce que le maître peut,
incontestablement, c’est éveiller les intelligences, c’est les inviter à
ouvrir les yeux sur la vérité. Par là, il ne fait pas les initiatives,
puisque, aussi bien, cela n’a pas de sens ; mais il leur permet de
naître et de s’orienter.

L’Éducation par l’Instruction


INSOLENCES
En dépit de son aspect officiel, l’enseignement de la philosophie
en France, miné par l’éclectisme, a pu produire, comme on a essayé
de le faire voir, quelque chose de nouveau et d’attachant, une forme
inédite d’expression de la philosophie, sous les espèces du cours
magistral ou de l’exercice scolaire de la dissertation. À ce
phénomène singulier, la philosophie doit quelques-unes de ses plus
belles pages.

Il reste que, dans sa version ordinaire la plus visible,


l’enseignement de la philosophie pouvait prêter au ridicule : la
philosophie officielle ne demandait pas aux professeurs de faire
l’éloge des pouvoirs en place, elle leur demandait, en revanche, de
ne pas aborder la politique ; l’éclectisme de rigueur interdisait
l’adhésion à quelque doctrine que ce soit. Neutre, la philosophie
n’avait pas d’histoire. Il en résultait un enseignement ordinairement
insipide et totalement détaché de la vie réelle et du monde
extérieur : les sujets traités, en dehors de toute référence textuelle
ou historique, semblaient flotter dans les airs. Jules Vallès sera
impitoyable.

Il n’en fallait pas plus pour que se forme une image désastreuse,
que reflète volontiers la littérature : citons Maupassant, dont une
nouvelle1 exploite la réputation de folie faite aux professeurs de
philosophie ; et n’oublions pas Flaubert, qui s’en prend aux sottises
prétentieuses charriées par la philosophie officielle : le scientisme
criminel d’un Homais, avec Madame Bovary, l’éclectisme niais dans
Bouvard et Pécuchet. Sans parler, bien sûr, du Sang noir de Louis
Guilloux, et du personnage de Cripure2, ou du Bouteiller de Barrès,
qui avance une critique d’une tout autre nature.

Notes

1. Le Docteur Héraclius Gloss.

2. Georges Palante (1862-1925). Ce professeur, doublé d’un philosophe remarquable,


avait, comme tant d’autres, vocation à figurer dans ce recueil. La place a fait défaut.
GUSTAVE FLAUBERT
(1821-1880)

Flaubert n’est sans doute pas un « philosophe », en tout cas il


n’est pas l’un de ceux qui font cortège à Victor Cousin pour
enseigner le « spiritualisme rationnel ». Il tend néanmoins un miroir à
ce genre de philosophie, et en fait ressortir les traits les plus
inquiétants. En dénonçant le conformisme, qui est toujours à la
racine de ces sottises, il rappelle, salutairement, qu’il n’y a pas de
philosophie sans puissance de refus.

DISCUSSIONS

Et désirant quelque chose de moins rude, ils achetèrent le Cours


de philosophie, à l’usage des classes, par Monsieur Guesnier1.

L’auteur se demande quelle sera la bonne méthode, l’ontologique


ou la psychologique ?

La première convenait à l’enfance des sociétés, quand l’homme


portait son attention vers le monde extérieur. Mais à présent qu’il la
replie sur lui-même nous croyons la seconde plus scientifique et
Bouvard et Pécuchet se décidèrent pour elle.

Le but de la psychologie est d’étudier les faits qui se passent au


sein du moi ; on les découvre en observant.
– Observons ! Et pendant quinze jours, après le déjeuner
habituellement, ils cherchaient dans leur conscience, au hasard –
espérant y faire de grandes découvertes, et n’en firent aucune – ce
qui les étonna beaucoup.

Un phénomène occupe le moi, à savoir l’idée. De quelle nature


est-elle ? On a supposé que les objets se mirent dans le cerveau ; et
le cerveau envoie ces images à notre esprit, qui nous en donne la
connaissance.

Mais si l’idée est spirituelle, comment représenter la matière ? De


là scepticisme quant aux perceptions externes. Si elle est matérielle,
les objets spirituels ne seraient pas représentés ? De là scepticisme
en fait de notions internes. D’ailleurs qu’on y prenne garde ! cette
hypothèse nous mènerait à l’athéisme ! car une image étant une
chose finie, il lui est impossible de représenter l’infini.

– Cependant, objecta Bouvard, quand je songe à une forêt, à une


personne, à un chien, je vois cette forêt, cette personne, ce chien.
Donc les idées les représentent.

Et ils abordèrent l’origine des idées.

D’après Locke, il y en a deux, la sensation, la réflexion – Condillac


réduit tout à la sensation.

Mais alors, la réflexion manquera de base. Elle a besoin d’un


sujet, d’un être sentant ; et elle est impuissante à nous fournir les
grandes vérités fondamentales : Dieu, le mérite et le démérite, le
juste, le beau, etc., notions qu’on nomme innées, c’est-à-dire
antérieures à l’expérience et universelles.

– Si elles étaient universelles, nous les aurions dès notre


naissance.

– On veut dire, par ce mot, des dispositions à les avoir, et


Descartes…

– Ton Descartes patauge ! car il soutient que le fœtus les possède


et il avoue dans un autre endroit que c’est d’une façon implicite.

Pécuchet fut étonné.

– Où cela se trouve-t-il ?

– Dans Gérando ! Et Bouvard lui donna une claque sur le ventre.

– Finis donc ! dit Pécuchet. Puis venant à Condillac : Nos pensées


ne sont pas des métamorphoses de la sensation ! Elle les
occasionne, les met en jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un moteur.
Car la matière de soi-même ne peut produire le mouvement.

– Et j’ai trouvé cela dans ton Voltaire ! ajouta Pécuchet, en lui


faisant une salutation profonde.

Ils rabâchaient ainsi les mêmes arguments, – chacun méprisant


l’opinion de l’autre, sans le convaincre de la sienne.

Mais la Philosophie les grandissait dans leur estime. Ils se


rappelaient avec pitié leurs préoccupations d’Agriculture, de
Littérature, de Politique.
Bouvard et Pécuchet

Note

1. Cf. Stéphanie Dord-Crouslé. Le « Cours de philosophie (Mallet), année 1839-1840 » :


de la préparation du baccalauréat à la documentation pour le roman posthume Bouvard et
o
Pécuchet. Cahiers Flaubert Maupassant, 2023, 41 – Hors-série n 1 – Flaubert au Collège
royal de Rouen (1832-1839), sous la dir. de Joëlle Robert, p.169-184. halshs-03956312
JULES VALLÈS
(1832-1885)

Jules Vallès n’est pas exactement un philosophe. Il n’en a ni les


titres officiels, comme tant de professeurs patentés, ni les œuvres.
C’est au grand témoin que nous accordons une place d’honneur
dans ce recueil, puisque ce réfractaire, cet irréductible anarchiste, a
pris part aux mouvements marquants de son siècle : 1848, la
résistance au Second Empire et la Commune ; puisqu’il a connu la
prison, l’exil, la condamnation à mort ; puisqu’il a souffert et donné à
ses idées la force de ses convictions. En cela, il a accompagné, en
France, tous ces philosophes, entrés en dissidence, qui se sont
battus pour quelque chose – pour des idées – qui en valait la peine,
et il est des leurs.

Il est des leurs aussi pour avoir compris, et définitivement décrit,


ce qu’un certain enseignement de la philosophie pouvait avoir de
misérable.

LA CLASSE DE PHILOSOPHIE

Les preuves de l’existence de Dieu

« Tu feras ta philosophie jusqu’à Pâques, et à Pâques tu te


présenteras au baccalauréat. » Telle est la décision adoptée. On me
regarde un peu quand je reparais dans la cour des classes. On
m’entoure, et l’on me dévisage. Un garçon qui revient de Paris…
jugez !… Le professeur est un jeune homme qui, sorti le premier de
l’École normale, a été reçu à l’agrégation le premier ; qui arrive
toujours le premier au cours, et qui se présente toujours le premier à
l’économat pour toucher ses appointements. Il loge au premier, dans
une maison au fond d’une rue lugubre. Au théâtre, il va aux
premières, et au premier rang. C’est sa mère qui a fait cette
combinaison. « Je veux que tu sois partout, partout, le premier. »

Ce professeur me traite assez bien. Il compte sur moi pour faire le


péripatéticien chez lui, dans son jardin. Il avait du monde autrefois, à
qui il faisait tirer de l’eau pour arroser son potager ; il n’a plus
personne. Il pense que moi, fils de collègue – qui suis d’Éleusis
aussi, – j’ai l’étoffe d’un disciple et d’un tireur d’eau. Je ne sais
comment il a été nommé à ce poste-là. Je trouvais mes professeurs
de rhétorique ennuyeux à Paris, mais l’on m’assurait qu’il y avait
parmi les professeurs de philosophie des gens qui raisonnaient, qui
pensaient, qui avaient la tête pleine. Une fois même, il y en avait un
qui était venu serrer la main du journaliste, quoique ce journaliste fût
républicain. J’avais grande idée de ces chercheurs de vertu. Mais
celui-ci est vraiment comique !

« M. Vingtras, quelles sont les preuves de l’existence de Dieu ? »


Je me gratte l’oreille. « Vous ne savez pas ? » Il paraît étonné, il a
l’air de dire : « Vous qui arrivez de Paris, voyons ! – Gineston, les
preuves de l’existence de Dieu ? – M’sieu, je ne sais pas, il manque
des pages dans mon livre. – Badigeot ? – M’sieu, il y a le consensus
omnium ! – Ce qui veut dire ?… (Le professeur prend les poses de
Socrate accouchant son génie.) – Ce qui veut dire… – Pitou, souffle-
moi donc ! – Ce qui veut dire (reprend le professeur aidant le
malade) que tout le monde est d’accord pour reconnaître un Dieu ?
– Oui, m’sieu. – Ne sentez-vous pas qu’il y a un être au-dessus de
nous ? » Badigeot regarde attentivement le plafond ! Rafoin y a
lancé le matin un petit bonhomme en papier qui pend à un fil au bout
d’une boulette de pain mâché. « Oui, m’sieu, il y a un bonhomme là-
haut. – Bonhomme, bonhomme (dit le professeur qui est myope et
n’a pas vu ce qui pend au plafond), mais c’est aussi le Dieu de la
Bible. Sa droite est terrible ! » Le mot ne lui a pas déplu, cependant.
« J’aime cette familiarité, tout de même », disait-il en sortant de la
classe. « Il y a un bonhomme là-haut !… Ce cri d’un enfant pour
désigner Dieu ! » Il en a parlé en haut lieu. « Qu’en dites-vous,
monsieur le proviseur ? N’est-ce pas l’enfant qui ne sait rien, parlant
comme le vieillard qui sait tout ? – Oui, il y a un bonhomme là-
haut ! » À la classe suivante il s’adresse de nouveau à Badigeot et
commence en lui rappelant le mot : « Il y a un bonhomme là-haut ? –
Non, m’sieu, il n’y est plus. Il tenait mal et il est tombé. »

[…]

LES FACULTÉS DE L’ÂME1

Le professeur m’a mis aux facultés de l’âme. Les autres n’y sont
pas encore, il fait cela pour moi. Ce n’est qu’après Pâques qu’on sait
comment l’âme est faite dans ce collège-ci.
Il y a sept facultés de l’âme. « Comptez sur vos doigts, c’est plus
facile », me dit le maître. On annonce à Nantes l’arrivée d’un
professeur de Faculté célèbre, M. Chalmat. Chalmat lui-même est
dans nos murs ! Il a connu mon père à Paris, au moment de
l’agrégation. Ils dînaient à côté l’un de l’autre, dans un restaurant à
prix fixe. M. Chalmat sortit le premier, oubliant un manuscrit, que
mon père prit. Il y avait l’adresse, et il put rapporter le paquet à son
propriétaire désespéré. « Quand vous aurez besoin de moi, dit le
philosophe, je suis là. » Il était là, en chair et en os, par hasard, et
par hasard aussi il y avait un appartement meublé dans notre
maison, ce qui fit de lui notre voisin. M. Chalmat dormait sur le
même carré que nous. Il dormait peu, et la nuit il parlait tout haut. Je
l’entendais qui disait : « Il y en a HUIT, HUIT ! Oui, il y en a HUIT. » Il
voulut me faire un cadeau. Il nous prit à part, mon père et moi ; il
nous parla à cœur ouvert. « Mes amis, dit-il (il m’honorait moi-même
de ce nom), je désire vous payer du service que vous m’avez rendu
jadis, en sauvant mon manuscrit. Je n’ai pas de fortune, mais je
vous donnerai ce que j’ai, le résultat de vingt ans de réflexions et de
travail ! » Mon père semble dire : « C’est trop ». « Non, non !
Écoutez-moi bien. » Nous retenons notre souffle, on aurait entendu
voler une mouche. « On vous dit qu’il y a sept facultés de l’âme ? Il y
en a huit ! »

On me trompait donc ? on me volait d’une ? Pourquoi ? Que


signifie ? « Oui, oui, c’est comme ça », et M. Chalmat me montrait
ses cinq doigts de la main droite et trois autres couchés dans la
main gauche. Il a ajouté avec bonté : « Servez-vous de la
découverte, je vous y autorise ; on l’ignore encore, dans deux mois
seulement ce sera dans mes livres. »
[…]

Cette après-midi, l’examen. Je repasse, je repasse, comme si je


pouvais avaler le Manuel en trois bouchées. « Monsieur Vingtras ! »
C’est mon tour.

[…]

Il ne me laisse pas le temps de me reconnaître. « Monsieur, vous


avez à nous parler des facultés de l’âme. »

(D’une voix ferme) : « Combien y en a-t-il ? » Il a l’air d’un juge


d’instruction qui veut faire avouer à un assassin, ou d’un cavalier qui
enfonce un carré avec le poitrail de son cheval. « Je vous ai
demandé, monsieur, combien il y a de facultés de l’âme ? » Moi,
abasourdi : « Il y en a HUIT. »

………………………………

Stupeur dans l’auditoire, agitation au banc des examinateurs !


[…]

« Vous dites qu’il y a huit facultés de l’âme ? Vous ne faites pas


honneur à la source des hautes études à laquelle monsieur le doyen
vous félicitait si généreusement de vous être abreuvé, tout à l’heure.
Dans le collège de Paris où vous étiez, il y en avait peut-être huit,
monsieur. Nous n’en avons que sept en province. »

Les examinateurs […] ne peuvent cependant accepter ma théorie


des huit publiquement, et je vais porter la peine d’avoir lancé à un
examen une franchise qui avait besoin de volumes et d’hommes
célèbres pour la faire accepter. Le doyen rentre et dit sèchement :
« Monsieur Vingtras est appelé à se présenter à une autre
session. »

Trilogie de Jacques Vingtras – Mémoires d’un révolté, L’Enfant,


ch. « Le retour »

Note

1. Cf. Plus haut, p. 383.


MAURICE BARRÈS
(1862-1923)

Non moins impitoyable que Jules Vallès, Barrès est nuancé.


Certes, cette critique vient du bord politique opposé, mais dans sa
lucidité elle est aussi un hommage et un avertissement.

On sait – l’auteur des Déracinés ne s’en cache pas – qu’à travers


Bouteiller est visé Auguste Burdeau, professeur brillant, homme
politique, et accessoirement traducteur de Schopenhauer (voir plus
haut).

LE PARFAIT PROFESSEUR

En octobre 1879, à la rentrée, la classe de philosophie du lycée de


Nancy fut violemment émue. Le professeur, M. Paul Bouteiller, était
nouveau, et son aspect, le son de sa voix, ses paroles dépassaient
ce que chacun de ces enfants avait imaginé jamais de plus noble et
de plus impérieux. Un bouillonnement étrange agitait leurs cerveaux,
et une rumeur presque insurrectionnelle emplissait leur préau, leur
quartier, leur réfectoire et même leur dortoir : car, pour les mépriser,
ils comparaient à ce grand homme ses collègues et l’administration.
[…] Au résumé, il serait absurde de supposer qu’un Bouteiller, qui a
pris sur Kant son point d’appui et qui désormais ne le vérifie pas plus
que ne fait un croyant pour la vérité révélée, qui est le délégué
parfait d’une espèce psychologique et d’un parti social, peut
s’attarder à peser les conséquences de son enseignement et les
risques d’égarer les caractères d’une douzaine de jeunes gens. Il
tient son rôle strictement, comme une consigne reçue de l’État. C’est
le sergent instructeur qui communique à des recrues la théorie
réglée en haut lieu. Exactement il leur distribue de vieux cahiers,
rédigés depuis huit ans et qu’il a dictés à Nice, à Brest, comme
aujourd’hui à Nancy. Certes il n’est pas homme à négliger un service
public dont il est responsable ! Son cours est remarquable, dans le
meilleur esprit de la jeune École Normale, et, dès ses premières
fréquentations politiques, il l’a rehaussé d’une certaine morale
sociale kantienne dont la construction porte sa marque propre.
Toutefois c’est un travail arrêté définitivement, où il ne prend plus
que l’intérêt de la diction et, parfois, de l’éloquence.

Pendant que ces vieux cahiers, présentés avec chaleur, tombent


en nouveautés enivrantes sur des êtres avides de recevoir, il
assouplit sa voix, essaie des débuts à voix basse qui forcent un
public à l’attention, cherche et trouve ces intonations émouvantes,
ces accents du devoir et ces appels à l’énergie virile qui s’accordent
le mieux avec son génie.

Les Déracinés, ch. I.


III – LA RAGE AU CŒUR
« Il a, depuis ce temps-là1, coulé de la boue sous le pont ! Nous
avons vécu, génération misérable, la faim au ventre, la rage au cœur
et la honte au front, sans espoir, sans soleil !

Ce n’est pas que nous ayons manqué de courage. Je ne le crois


pas, sur mon honneur ! Mais le peuple n’écoutait pas le mot que
nous disions tout bas, dans les cénacles révolutionnaires : qui a du
fer a du pain. Nous avons pu jouer notre liberté, point notre vie :
passant les uns après les autres, en veste de prison, par Mazas,
Sainte-Pélagie et Lambessa, mais ne traversant point le faubourg
Antoine, cartouchière au flanc, drapeau rouge en tête.

Le peuple sait ce qu’il fait. Il a payé, et payé cher, pour connaître


ce que coûtent les émeutes vaincues, ce que coûtent même les
victoires. »

Jules Vallès, Lettres républicaines, 2 janvier 18702

Après la philosophie officielle, enseignée dans nos écoles et nos


Universités, il faut redescendre dans la rue.

Car une fois de plus nous sommes bel et bien en présence d’une
dissociation qui oppose d’un côté des philosophes, souvent
professeurs, parfois débordants de génie, mais singulièrement
étrangers à l’histoire qui se fait, et de l’autre côté, dans la rue, voire
emportés un peu plus loin par le cours des choses – … au bagne ou
promis à tomber sous les balles ! –, d’autres philosophes, non moins
géniaux, non moins philosophes, pour autant. Et non moins
talentueux : nous devons à Louise Michel quelques-unes des plus
belles pages de notre littérature.

Place à eux, désormais !

Notes

1. « Quand le 2 décembre 1851, à neuf heures du matin, nous nous trouvâmes, Arnould,
Chassin, Ranc et moi, en face des affiches collées par Bonaparte sur le cercueil de la
République, nous regardâmes d’abord autour de nous si la foule était nombreuse et
décidée. »

2. Jour de la chute de l’Empire.


LOUIS-RENÉ VILLERMÉ
(1782-1863)

Le rapport de Louis-René Villermé, Tableau de l’état physique et


moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de
laine et de soie, entrepris à la demande de l’Académie des sciences
morales et politiques, et établi en 1840, est un écrit d’une importance
capitale, ne serait-ce que dans la mesure où il n’est pas seulement
une description de la réalité, mais fait état de la découverte d’une
réalité qu’il fallait voir et montrer, dans sa complexité, peut-être aussi
dans son horreur.

La réflexion qui y trouve son point de départ est d’une rare


lucidité : Villermé n’est sensible à aucun préjugé et ne se croit tenu à
aucun conformisme, de ce fait il forme des idées d’autant plus fortes
qu’elles échappent à l’idéologie et qu’il en saisit toutes les
conséquences. Pourquoi ce médecin, ne serait-il pas, en cela,
philosophe ?

L’INSTRUCTION PUBLIQUE

Évitons les contresens : Villermé prend grand soin de les écarter.


Il n’est aucunement un adversaire de l’Instruction publique, si l’on
entend par là l’instruction pour tous.

Mais ce n’est pas une raison pour entretenir les illusions, ou


dissimuler les difficultés liées à un tel projet, aussi admirable soit-il,
pour peu que l’on prenne en compte l’ensemble des données. Sur
ce point, la clairvoyance de Villermé est provocatrice et
exceptionnelle.

Je vais même plus loin. On ne voit pas, en y réfléchissant bien,


comment l’instruction, qui consiste à savoir lire et écrire, aurait
l’heureux effet, chez nous, de prévenir l’indigence. Sans doute c’est
un utile instrument, et il serait désirable qu’elle fût le partage de
tous ; mais, dans les pays où tous la posséderaient, son universalité
même en détruirait les avantages, et les conditions deviendraient
égales.

Car une semblable instruction, qui ne crée point, comme les


instructions spéciales, de produits ni de richesses matérielles, ne
procurerait ni travail ni salaire. Mais il n’en est plus de même dans
les pays où elle est, pour ainsi parler, le privilège de quelques-uns :
là elle donne des moyens d’existence d’autant plus sûrs, d’autant
meilleurs, qu’il y a moins de gens qui la possèdent, ou qu’il y a entre
eux moins de concurrence.

Dans le cas qui nous occupe, son utilité dépend donc de sa rareté.
Son seul effet est de déplacer la misère en faisant augmenter le
salaire de l’ouvrier qui sait lire et écrire, aux dépens de celui qui ne
le sait pas ; mais elle n’influe en rien sur la condition générale du
peuple.

Si tout cela est vrai, il en résulte que l’instruction n’est pas, ainsi
qu’on le répète tous les jours et partout, avec un accord qui me fait
presque craindre de me tromper, un moyen de prévenir la misère, et
que son utilité bien réelle a été jusqu’ici fort mal appréciée, du moins
sous le rapport que nous examinons. On ne peut en être privé dans
tous les pays véritablement civilisés sans rester dans une position
inférieure. Voilà pourquoi, dans ces pays, tout le monde en a besoin,
et pourquoi, dès qu’elle est devenue le partage d’une partie
considérable de la population, ceux qui ne l’ont pas sentent vivement
la nécessité de l’acquérir.

[…]

À cela j’ajouterai encore, pour qu’on ne me prête pas une opinion


qui n’est pas la mienne, que si l’instruction élémentaire en se
répandant ne paraît pas diminuer le nombre des crimes, du moins
on ne voit pas davantage, en examinant bien les faits, que cette
instruction, la seule que puissent recevoir nos ouvriers, rende les
crimes plus fréquents. Non, elle n’a point cet effet. N’oublions pas,
au surplus, qu’elle développe les intelligences, conduit à une
instruction plus élevée, et qu’elle est, comme cette dernière, une
source de plaisir pur, de bonheur véritable, qu’elle remplace peu à
peu la rudesse, la grossièreté des mœurs, la brutalité des passions,
par des sentiments plus généreux et des mœurs plus douces, en un
mot qu’elle est peut-être le moyen de civilisation le plus puissant.

Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les


manufactures de coton, de laine et de soie, Deuxième partie, ch. VII,
§3
LE PHALANSTÈRE

Quelques échecs ne prouvent rien contre une idée qui semble


intéressante et mérite l’épreuve de l’expérience

Beaucoup de personnes pensent que tous les maux dont j’ai parlé
seraient facilement prévenus si les ouvriers, se réunissant entre eux,
formaient des associations dans le but de fabriquer et de vendre,
pour le compte de tous, les produits de leurs fabriques communes.
Le phalanstère des fouriéristes, sorte de communauté ou de grand
ménage de travailleurs, vivant presque à la manière des moravites,
comme une seule famille dans une maison, est aujourd’hui, chez
nous, le modèle qu’on leur propose.

[…]

Un essai du système de Charles Fourier a été tenté une fois1. Il


est curieux de savoir comment on s’y est pris. Les fouriéristes eux-
mêmes ne m’accuseront pas, j’espère, d’en tirer contre eux des
conséquences exagérées.

Ne voulant m’en rapporter à aucune des assertions que j’avais


lues ou entendues touchant cet essai, j’ai été visiter les lieux, et voici
ce qui résulte des renseignements qu’on m’y a donnés :

L’établissement, entrepris sous le nom de Colonie sociétaire,


devait se composer d’environ six cents personnes, hommes,
femmes et enfants, associés pour l’exploitation agricole et
manufacturière d’un terrain très peu productif et en partie inculte de
452 hectares en une seule pièce. Les travaux devaient y être
organisés, suivant la théorie de Fourier, par groupes de travailleurs
et par séries de groupes libres, opérant en séances courtes et
variées, c’est-à-dire changeant fréquemment de besogne, passant
chaque jour, par exemple, des soins du ménage à la culture des
champs, de celle-ci à la fabrication industrielle, et de cette dernière à
la culture de l’esprit, à la musique, etc. Tous les employés, tous les
ouvriers de la colonie devaient en être actionnaires ; mais des
ouvriers pouvaient être admis comme simples salariés jusqu’à ce
qu’ils eussent gagné la somme nécessaire à l’achat d’un coupon
d’action, et, de fait, il ne s’en présenta point pour être admis d’une
autre manière.

Il fallait d’immenses bâtiments ; la société n’ayant pu réunir assez


de fonds dut les laisser inachevés. Néanmoins, comme elle en avait
déjà construit de convenables à l’habitation, aux ateliers et à
l’exploitation agricole, elle commença son essai. Un homme très
honorable en accepta la direction, et s’y dévoua avec un
désintéressement dont on trouverait bien peu d’exemples. Enfin, on
put réunir, pour former le noyau du phalanstère, près de quatre-
vingts personnes, parmi lesquelles il y avait seulement quelques
ménages ou familles. Mais à la trop grande bonté du directeur, à son
éloignement jusque-là de toute occupation rurale ou manufacturière,
qui étaient déjà des causes de ruine, se joignirent d’autres
circonstances malheureuses : les personnes qui se présentèrent
pour travailler dans la colonie étaient des ouvriers désœuvrés et
paresseux, ou des jeunes gens sortis des collèges et des écoles
savantes ; les uns tout à fait étrangers aux travaux manuels, les
autres ne connaissant point ou connaissant mal ceux qu’on leur
demandait, et presque tous des enthousiastes « se flattant de
trouver dans l’établissement le bonheur sans fatigue ». Aussi, le
phalanstère s’anéantit-il peu après sa naissance, et il n’en reste plus
aujourd’hui que des bâtiments, de très nombreux pieds d’arbres qui
ont été plantés ou semés, et une exploitation agricole ordinaire.

On conçoit qu’un essai conçu et conduit avec tant d’imprudence


devait être ruineux. Son insuccès ne prouve donc rien contre le
système de Fourier. Pourquoi, en effet, quelques réunions
phalanstériennes ne réussiraient-elles pas, comme ont réussi et
comme pourront encore réussir d’autres communautés ouvrières, si
elles étaient bien composées et dirigées par des hommes habiles ?
Ce que je nie, c’est qu’il faille en attendre tout le bien que s’en
promettent leurs partisans.

Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les


manufactures de coton, de laine et de soie, Deuxième partie, ch. XI

Note

1. En 1833, à quinze lieues de Paris, à Condé-sur-Vesgre et Adainville, canton de


Houdan, département de Seine-et-Oise. [Note de l’auteur]
LE SOCIALISME
CLAUDE-HENRI DE ROUVROY DE SAINT-
SIMON
(1760-1825)

La célébrité de Saint-Simon éclipse ordinairement l’importance de


ses idées et la pertinence de ses analyses, qui sont en outre
offusquées par le mouvement saint-simonien et ses présentations
caricaturales, presque toujours injustes.

Même s’il est plutôt le penseur de ce qu’on appellera le


capitalisme, nous avons tenu à mettre ce philosophe, ici, sous la
rubrique du socialisme, afin de ne pas laisser oublier la prégnance
du projet social qui mobilise toute son œuvre ; afin de ne pas oublier
non plus nombre de ses disciples, dont l’engagement en ce sens fut
significatif.

Ce qu’a compris Saint-Simon, et dont il a tiré toutes les


conséquences, de façon systématique, c’est que l’avenir de la
société passait par le développement économique et
l’industrialisation. La production des richesses est ce qu’il y a de plus
important pour l’humanité. Ce qu’il a compris aussi, ce qu’il a cru, en
tout cas, c’est que l’avenir de l’humanité supposait la fraternité, et
c’est pourquoi il est en effet le fondateur d’une religion inspirée du
christianisme, étant admis qu’il ne faut pas entendre par là une
croyance révélée, mais simplement un corps de doctrine visant à
l’organisation de la société.
Son influence est exactement universelle. Précisons que le saint-
simonisme ne commence à se développer qu’après la mort de Saint-
Simon, et à partir d’indications très vagues. Mais ce fut un
mouvement d’une très grande ampleur souvent inquiété par les
autorités et qui connut de nombreuses péripéties ; ses disciples sont
innombrables et furent en général des personnalités de premier
plan, en toutes sortes de domaines. Sont passés par le saint-
simonisme, sans jamais le renier, non seulement quantité de
socialistes et de communards, la plupart des féministes, mais aussi
une foule de banquiers, hommes d’affaires, entrepreneurs, à qui l’on
doit l’équipement et l’industrialisation de la France et du monde.
Citons au moins Paulin Talabot, pour le PLM, et Ferdinand de
Lesseps, pour le canal de Suez. Et ils ne sont pas les seuls.

Peu de philosophes peuvent se vanter d’avoir été à l’origine d’une


telle transformation du monde.

NON À L’ANARCHIE

En Europe l’action des Gouvernements n’est dans ce moment


troublée par aucune opposition ostensible de la part des gouvernés ;
mais vu l’état des opinions en Angleterre, en Allemagne, en Italie, il
est facile de prédire que ce calme ne sera pas de longue durée, si
les précautions nécessaires ne sont pas prises à temps ; car,
Messieurs, il ne faut pas vous dissimuler que la crise dans laquelle
se trouve l’esprit humain est commune à tous les peuples éclairés,
et que les symptômes que l’on a observés en France, au milieu de
l’épouvantable explosion qui s’y est manifestée, sont dans ce
moment aperçus par l’observateur intelligent, chez les Anglais et
même chez les Allemands.

Messieurs, en adoptant le projet que je vous propose1, vous


réduirez les crises que ces peuples sont appelés à essuyer (sans
qu’aucune force au monde puisse l’empêcher) à de simples
changements dans leur gouvernement et dans leurs finances, et
vous leur éviterez cette fermentation générale que la population
française a éprouvée, espèce de fermentation pendant laquelle tous
les rapports existants entre les individus de la même nation,
devenant précaires, l’anarchie, le plus grand de tous les fléaux,
exerce librement ses ravages, jusqu’à ce point auquel l’état de
misère dans lequel elle plonge toute la nation sur laquelle elle
s’appesantit fait naître dans l’âme des plus ignorants de ses
membres le désir du rétablissement de l’ordre.

Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, p. 42-43

[…]

UNE SAINE SUBORDINATION

Vous dites, nous sommes dix fois, vingt fois, cent fois plus
nombreux que les propriétaires, et cependant les propriétaires
exercent sur nous une domination bien plus grande que celle que
nous exerçons sur eux : Je conçois, mes amis, que vous soyez très
contrariés, mais remarquez que les propriétaires, quoiqu’inférieurs
en nombre, possèdent plus de lumières que vous ; et que pour le
bien général, la domination doit être répartie dans la portion des
lumières : Regardez ce qui est arrivé en France pendant le temps
que vos camarades y ont dominé, ils y ont fait naître la famine.

Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, p. 59

PARABOLE

Saint-Simon invente ici une rhétorique dont seront très friands les
politiques : celle de l’énumération et de la précision. Les
suppositions avancées font apparaître à l’évidence, justement parce
que ces événements n’arrivent pas – du moins « le même jour » –,
que l’ordre ordinaire des choses, dans la société, est ruineux, parce
qu’il est indifférent aux talents. Le philosophe fait voir les choses.

Nous supposons que la France perde subitement ses cinquante


premiers physiciens, ses cinquante premiers chimistes, ses
cinquante premiers physiologistes, ses cinquante premiers
mathématiciens, ses cinquante premiers poètes, ses cinquante
premiers peintres, ses cinquante premiers sculpteurs, ses cinquante
premiers musiciens, ses cinquante premiers littérateurs ;

Ses cinquante premiers mécaniciens, ses cinquante premiers


ingénieurs civils et militaires, ses cinquante premiers artilleurs, ses
cinquante premiers architectes, ses cinquante premiers médecins,
ses cinquante premiers chirurgiens, ses cinquante premiers
pharmaciens, ses cinquante premiers marins, ses cinquante
premiers horlogers ;

Ses cinquante premiers banquiers, ses deux cents premiers


négociants, ses six cents premiers cultivateurs, ses cinquante
premiers maîtres de forges, ses cinquante premiers fabricants
d’armes, ses cinquante premiers tanneurs, ses cinquante premiers
teinturiers, ses cinquante premiers mineurs, ses cinquante premiers
fabricants de draps, ses cinquante premiers fabricants de coton, ses
cinquante premiers fabricants de soieries, ses cinquante premiers
fabricants de toile, ses cinquante premiers fabricants de
quincaillerie, ses cinquante premiers fabricants de faïence et de
porcelaine, ses cinquante premiers fabricants de cristaux et de
verrerie, ses cinquante premiers armateurs, ses cinquante premières
maisons de roulage, ses cinquante premiers imprimeurs, ses
cinquante premiers graveurs, ses cinquante premiers orfèvres et
autres travailleurs de métaux ;

Ses cinquante premiers maçons, ses cinquante premiers


charpentiers, ses cinquante premiers menuisiers, ses cinquante
premiers maréchaux, ses cinquante premiers serruriers, ses
cinquante premiers couteliers, ses cinquante premiers fondeurs, et
les cent autres personnes de divers états non désignés, les plus
capables dans les sciences, dans les beaux-arts, et dans les arts et
métiers, faisant en tout les trois mille premiers savants, artistes et
artisans de France.

Comme ces hommes sont les Français les plus essentiellement


producteurs, ceux qui donnent les produits les plus importants, ceux
qui dirigent les travaux les plus utiles à la nation, et qui la rendent
productive dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les arts et
métiers, ils sont réellement la fleur de la société française ; ils sont
de tous les Français les plus utiles à leur pays, ceux qui lui procurent
le plus de gloire, qui hâtent le plus sa civilisation ainsi que sa
prospérité ; la nation deviendrait un corps sans âme, à l’instant où
elle les perdrait ; elle tomberait immédiatement dans un état
d’infériorité vis-à-vis des nations dont elle est aujourd’hui la rivale, et
elle continuerait à rester subalterne à leur égard tant qu’elle n’aurait
pas réparé cette perte, tant qu’il ne lui aurait pas repoussé une tête.
Il faudrait à la France au moins une génération entière pour réparer
ce malheur, car les hommes qui se distinguent dans les travaux
d’une utilité positive sont de véritables anomalies, et la nature n’est
pas prodigue d’anomalies, surtout de celles de cette espèce.

Passons à une autre supposition. Admettons que la France


conserve tous les hommes de génie qu’elle possède dans les
sciences, dans les beaux-arts, et dans les arts et métiers, mais
qu’elle ait le malheur de perdre le même jour Monsieur, frère du Roi,
Monseigneur le duc d’Angoulême, Monseigneur le duc de Berry,
Monseigneur le duc d’Orléans, Monseigneur le duc de Bourbon,
Madame la duchesse d’Angoulême, Madame la duchesse de Berry,
Madame la duchesse d’Orléans, Madame la duchesse de Bourbon,
et Mademoiselle de Condé.

Qu’elle perde en même temps tous les grands officiers de la


couronne, tous les ministres d’État (avec ou sans départements),
tous les conseillers d’État, tous les maîtres des requêtes, tous ses
maréchaux, tous ses cardinaux, archevêques, évêques, grands-
vicaires et chanoines, tous les préfets et les sous-préfets, tous les
employés dans les ministères, tous les juges, et, en sus de cela, les
dix mille propriétaires les plus riches parmi ceux qui vivent
noblement.
Cet accident affligerait certainement les Français, parce qu’ils sont
bons, parce qu’ils ne sauraient voir avec indifférence la disparition
subite d’un aussi grand nombre de leurs compatriotes. Mais cette
perte des trente mille individus, réputés les plus importants de l’État,
ne leur causerait de chagrin que sous un rapport purement
sentimental, car il n’en résulterait aucun mal politique pour l’État.

D’abord par la raison qu’il serait très facile de remplir les places
qui seraient devenues vacantes ; il existe un grand nombre de
Français en état d’exercer les fonctions de frère du Roi aussi bien
que Monsieur ; beaucoup sont capables d’occuper les places de
prince tout aussi convenablement que Monseigneur le duc
d’Angoulême, que Monseigneur le duc de Berry, que Monseigneur le
duc d’Orléans, que Monseigneur le duc de Bourbon ; beaucoup de
Françaises seraient aussi bonnes princesses que Madame la
duchesse d’Angoulême, que Madame la duchesse de Berry, que
Mesdames d’Orléans, de Bourbon et de Condé.

Les antichambres du château sont pleines de courtisans prêts à


occuper les places de grands officiers de la couronne ; l’armée
possède une grande quantité de militaires aussi bons capitaines que
nos maréchaux actuels. Que de commis valent nos ministres d’État !
Que d’administrateurs plus en état de bien gérer les affaires des
départements que les préfets et les sous-préfets présentement en
activité ? Que d’avocats aussi bons jurisconsultes que nos juges ?
Que de curés aussi capables que nos cardinaux, que nos
archevêques, que nos évêques, que nos grands vicaires et que nos
chanoines ? Quant aux dix-mille propriétaires vivant noblement,
leurs héritiers n’auront besoin d’aucun apprentissage pour faire les
honneurs de leurs salons aussi bien qu’eux.

La prospérité de la France ne peut avoir lieu que par l’effet et en


résultat des progrès des sciences, des beaux-arts et métiers ; or, les
princes, les grands officiers de la couronne, les évêques, les
maréchaux de France, les préfets et les propriétaires oisifs ne
travaillent point directement au progrès des sciences, des beaux-
arts, des arts et métiers ; loin d’y contribuer, ils ne peuvent qu’y
nuire, puisqu’ils s’efforcent de prolonger la prépondérance exercée
jusqu’à ce jour par les théories conjecturales sur les connaissances
positives ; ils nuisent nécessairement à la prospérité de la nation en
privant, comme ils le font, les savants, les artistes et les artisans, du
premier degré de considération qui leur appartient légitimement ; ils
y nuisent puisqu’ils emploient leurs moyens pécuniaires d’une
manière qui n’est pas directement utile aux sciences, aux beaux-arts
et aux arts et métiers ; ils y nuisent, puisqu’ils prélèvent
annuellement, sur les impôts payés par la nation, une somme de
trois à quatre cents millions sous le titre d’appointements, de
pensions, de gratifications, d’indemnités, etc., pour le payement de
leurs travaux qui lui sont inutiles.

LE MONDE RENVERSÉ

Ces suppositions mettent en évidence le fait le plus important de


la politique actuelle ; elles placent à un point de vue d’où l’on
découvre ce fait dans toute son étendue et d’un seul coup d’œil ;
elles prouvent clairement, quoique d’une manière indirecte, que
l’organisation sociale est peu perfectionnée ; que les hommes se
laissent encore gouverner par la violence et par la ruse, et que
l’espèce humaine (politiquement parlant) est encore plongée dans
l’immoralité.

Puisque les savants, les artistes et les artisans, qui sont les seuls
hommes dont les travaux soient d’une utilité positive à la société, et
qui ne lui coûtent presque rien, sont subalternisés par les princes et
par les autres gouvernants qui ne sont que des routiniers plus ou
moins incapables.

Puisque les dispensateurs de la considération et des autres


récompenses ésnationales ne doivent, en général, la prépondérance
dont ils jouissent qu’au hasard de la naissance, qu’à la flatterie, qu’à
l’intrigue ou à d’autres actions peu estimables.

Puisque ceux qui sont chargés d’administrer les affaires publiques


se partagent entre eux, tous les ans, la moitié de l’impôt, et qu’ils
n’emploient pas un tiers des contributions, dont ils ne s’emparent
pas personnellement, d’une manière qui soit utile aux administrés.

Ces suppositions font voir que la société actuelle est véritablement


le monde renversé.

Puisque la nation a admis pour principe fondamental que les


pauvres devaient être généreux à l’égard des riches, et qu’en
conséquence les moins aisés se privent journellement d’une partie
de leur nécessaire pour augmenter le superflu des gros
propriétaires.
Puisque les plus grands coupables, les voleurs généraux, ceux qui
pressurent la totalité des citoyens, et qui leur enlèvent trois à quatre
cents millions par an, se trouvent chargés de faire punir les petits
délits contre la société.

Puisque l’ignorance, la superstition, la paresse et le goût des


plaisirs dispendieux forment l’apanage des chefs suprêmes de la
société, et que les gens capables, économes et laborieux ne sont
employés qu’en subalternes et comme des instruments.

Puisque, en un mot, dans tous les genres d’occupations, ce sont


les hommes incapables qui se trouvent chargés du soin de diriger
les gens capables ; que ce sont, sous le rapport de la moralité, les
hommes les plus immoraux qui sont appelés à former les citoyens à
la vertu, et que, sous le rapport de la justice distributive, ce sont les
grands coupables qui sont préposés pour punir les fautes des petits
délinquants.

L’Organisateur, Premier extrait

FRATERNITÉ

[Cet écrit] s’adresse à tous ceux qui, classés, soit comme


catholiques, soit comme protestants luthériens, ou protestants
réformés, ou anglicans, soit même comme israélites, regardent la
religion comme ayant pour objet essentiel la morale ; à tous les
hommes qui, admettant la plus grande liberté de culte et de dogme,
sont loin cependant de regarder la morale avec des yeux
d’indifférence, et qui sentent le besoin continuel de l’épurer, de la
perfectionner, et d’étendre son empire sur toutes les classes de la
société en lui conservant un caractère religieux ; à tous les hommes
enfin qui ont saisi ce qu’il y a de vraiment sublime, de divin, dans le
premier christianisme, la supériorité de la morale sur tout le reste de
la loi, c’est-à-dire sur le culte et le dogme, et qui comprennent en
même temps que le culte et le dogme ont pour but de fixer l’attention
de tous les fidèles sur la morale divine.

[…]

Quant aux personnes qui n’envisagent les idées sur la Divinité et


sur la révélation que comme des formules qui ont pu avoir quelque
utilité à des époques d’ignorance et de barbarie, et qui trouveront
e
antiphilosophique l’emploi de semblables formules au XIX siècle ;
ces personnes, qui, d’un rire voltairien, croiront pouvoir réfuter
l’auteur de cet écrit, chercheront probablement dans leurs systèmes
prétendus philosophiques une formule de morale plus générale, plus
simple et plus populaire que la formule chrétienne ; et si elles ne
trouvaient à lui substituer que la raison pure et la loi naturelle,
révélée au fond des cœurs, elles ne soutiendraient plus sans doute
une discussion de mots ; d’ailleurs elles ne tarderaient pas à
s’apercevoir combien il y a de vague et d’incertitude dans leur
langage. Si elles pouvaient enfin douter de l’excellence surhumaine
du principe chrétien, au moins devraient-elles le respecter comme le
principe le plus général que les hommes aient jamais employé,
comme la théorie la plus élevée qui ait été produite depuis dix-huit
siècles.

Le Nouveau Christianisme, Avant-propos

Dans le Nouveau Christianisme, toute la morale sera déduite


directement de ce principe : les hommes doivent se conduire en
frères à l’égard les uns des autres ; et ce principe, qui appartient au
Christianisme primitif, éprouvera une transfiguration d’après laquelle
il sera présenté comme devant être aujourd’hui le but de tous les
travaux religieux.

Ce principe régénéré sera présenté de la manière suivante : La


religion doit diriger la société vers le grand but de l’amélioration la
plus rapide possible de la classe la plus pauvre.

Ceux qui doivent fonder le Nouveau Christianisme et se constituer


chefs de la nouvelle Église, ce sont les hommes les plus capables
de contribuer par leurs travaux à l’accroissement du bien-être de la
classe la plus pauvre. Les fonctions du clergé se réduiront à
enseigner la nouvelle doctrine chrétienne, au perfectionnement de
laquelle les chefs de l’Église travailleront sans relâche.

Le Nouveau Christianisme, Premier dialogue

Note

1. Pour résumer : ouvrir une souscription permettant de « donner aux hommes de génie
considération et aisance »
CHARLES FOURIER
(1772-1837)

Qualifié d’utopiste par Marx, Fourier n’en est pas moins un


philosophe qui mérite d’être pris au sérieux, en dépit, et peut-être en
raison de son imagination débordante. Car cette imagination
témoigne en fait d’une intransigeance absolue quant aux
implications de ce qui est conceptuellement défini. Fourier est un
inventeur, doublé d’un libérateur : l’imagination a pour mission de
répondre à la question de savoir à quoi conduit la libération de
toutes les passions. Outre cela, Fourier est un grand écrivain.

On sait qu’un certain nombre de phalanstères, communautés


inspirées par ses théories, furent fondés, avec un succès inégal.

Il n’est pas paradoxal d’affirmer que les théories de Fourier tirent


leur caractère utopique ou invraisemblable d’une compréhension
entière de la réalité : rejetant tout commencement de complicité, il
voit les choses et les dit, il propose des remèdes radicaux, et rien ne
l’arrête ! Il a pleinement pris conscience de la misère ouvrière, qui le
révolte, et il ne parvient pas à se dissimuler tout ce qui ne va pas
dans le monde, en particulier la désorganisation de la société et de
l’économie. Ce sont ces vérités difficiles qui se tiennent derrière les
constructions, plus ou moins fantastiques, de ses théories.

L’ÉTOURDERIE MÉTHODIQUE DES PHILOSOPHES


Aristote, l’un de nos sages les plus vantés, regardait en pitié ses
propres lumières ; sa devise était : Que sais-je ? C’est sans doute ce
qu’il a dit de mieux. Les Modernes inclinent peu à une telle
modestie, et pourtant sont-ils plus savants qu’Aristote en Politique
sociale ? Non, car on ne voit toujours, comme dans l’Antiquité, que
l’Indigence, la Fourberie et les Révolutions ; et d’après les orages
que nos lumières modernes ont suscités sur la génération présente,
fut-il jamais de siècle où les savants méritassent mieux la devise :
Que sais-je ? Ils sont tous tombés dans une plaisante erreur ; ils ont
oublié dans chaque science le problème fondamental, celui qui est le
pivot de la science entière ; par exemple : S’ils traitent d’Économie
industrielle, ils oublient de s’occuper de l’Association, qui est la base
de toute économie. S’ils traitent de Politique, ils oublient de rien
statuer sur la quotité de population, dont la juste mesure est la base
du bien-être du peuple. S’ils traitent d’Administration, ils oublient de
spéculer sur les moyens d’opérer l’Unité administrative du globe,
sans laquelle il ne peut exister ni ordre fixe, ni garantie du sort des
Empires. S’ils traitent d’Industrie pratique, ils oublient de chercher
des mesures répressives de la fourberie, l’accaparement et
l’agiotage, qui sont une spoliation des producteurs et
consommateurs, et une entrave directe à la circulation. S’ils traitent
de Morale, ils oublient de reconnaître et réclamer les Droits du sexe
faible, dont l’oppression détruit la justice dans sa base. S’ils traitent
des Droits de l’homme, ils oublient de poser en principe le Droit au
travail, qui à la vérité n’est pas admissible en Civilisation1, mais sans
lequel tous les autres sont inutiles. S’ils traitent de Métaphysique, ils
oublient d’étudier le système des rapports de Dieu avec l’Homme, de
chercher les moyens de révélation que Dieu peut employer à notre
égard. Les philosophes ont donc la bizarre propriété d’oublier les
problèmes fondamentaux de chaque science ; c’est une étourderie
méthodique, puisqu’elle porte régulièrement sur les questions
primordiales. Je pourrais indiquer la cause de cette maladresse ;
mais qu’ils essaient de la deviner s’ils sont aussi habiles qu’ils le
prétendent.

L’Harmonie universelle et le Phalanstère, Troisième partie, Critique


de la civilisation, L’étourderie méthodique, Préambule

LA THÉORIE DES COMPENSATIONS

Le Vrai Bonheur consiste dans la jouissance la plus étendue de


ces divers degrés de plaisir où figurent combinément les douze
passions, dont cinq sensitives et quatre affectives, ces neuf, dirigées
par les trois distributives. Disons plus succinctement que le vrai
bonheur est l’essor intégral et continu des douze passions radicales.
Cette définition renvoie bien loin les sophismes qui placent le
bonheur dans des privations pénibles ou des compensations
imaginaires2. Il existe bien quelques voies de compensation, mais
elles ne sont ouvertes qu’aux riches. Si Cléopâtre a la migraine,
toute l’Égypte est en émoi ; les secours de la médecine, les
distractions du luxe et des arts, tout lui est prodigué pour adoucir
une souffrance légère. Mais si, à quelques pas de son palais, cent
pauvres ou cent esclaves sont accablés à la fois par les privations et
les maladies, on ne verra personne s’intriguer pour leur porter
secours ou consolation : il n’y aura point pour eux de
compensations ; elles sont donc pour le riche exclusivement. Rien
n’est plus juste en système de Progrès Social ; car si la pauvreté
n’amenait pas redoublement de maux et privation de soulagements ;
si, au contraire, elle était compensée par des secours physiques et
moraux, on s’habituerait à croire que l’état civilisé est un état de
justice et de sage destinée ; rien ne stimulerait à en chercher un
meilleur ; le génie social serait frappé d’apathie et d’immobilisme,
par le seul vice de compensations appliquées aux misères civilisées.
La Providence doit les aggraver chez la multitude malheureuse, pour
lui prouver par des faits que l’ordre civilisé n’est ni un règne de
justice, ni destinée assortie au génie d’un Dieu. Cet ordre n’est
compensatif que sous le rapport de contrepoids méthodique de
destinée ; enfer social, frappant l’humanité d’une somme de maux
égale au torrent de biens qu’elle obtiendrait sous le régime de la loi
divine ou Harmonie sociétaire, laquelle loi doit régner sept fois plus
longtemps que la loi des hommes ou état subversif. Convaincus et
confus des malheurs qui pèsent sur le civilisé, et craignant qu’on ne
les somme de chercher le remède par l’invention d’un nouvel ordre
social, nos sages escobardent le problème, et nous abusent par des
sophismes de compensation générale, qui sont, en théorie de
mouvement civilisé, une monstrueuse hérésie ; car ils supposent la
Providence consentante à perpétuer la civilisation, cherchant à nous
engouffrer dans l’abîme, par des illusions d’une indemnité qui n’a
lieu que pour les riches. À spéculer ainsi, Dieu voudrait donc nous
frapper d’apathie, nous tantaliser, nous détourner de l’exploration sur
une destinée autre que l’état civilisé, barbare et sauvage : car, qu’y
a-t-il à chercher, si on nous persuade que tout est au mieux, que
l’assujettissement de 600 millions d’hommes à des pachas coupe-
têtes est la perfectibilité perfectible ; que les maux les plus
insoutenables ne sont pas maux réels ; qu’il existe partout des
indemnités suffisantes ; que le froid et la faim sont compensés par la
lecture d’un livre de Sénèque ? Ainsi dans la pièce du Médecin
malgré lui, Sganarelle compense tout avec quelques verbiages. Sa
femme lui dit : « J’ai cinq enfants sur les bras, qui me demandent du
pain » ; il répond : « Donne-leur le fouet ; quand j’ai bien dîné, je
veux que personne n’ait faim chez moi. » Il entend fort bien la
théorie des compensations. Les siennes sont moins ingénieuses,
moins fardées de style, mais aussi réelles que toutes celles dont on
nous berce.

L’Harmonie universelle et le Phalanstère, Troisième partie, La


licence de fourberie

[…]

Aux mille et une définitions du bonheur, je dois d’abord ajouter la


mienne, et je le définis : Essor continu des douze passions radicales.
Cet essor étant impossible en Civilisation, et la politique étant
obligée de réprimer en tous sens les passions, personne n’ose
donner la vraie définition du bonheur, mais chacun sait en deviner la
voie ; chacun s’efforce de satisfaire ses passions, et nous estimons
heureux celui qui les satisfait le mieux : c’est bien jugé ; mais pour
arriver au bonheur collectif, il reste à trouver le moyen de satisfaire
les passions de tout le monde.

L’Harmonie universelle et le Phalanstère, Aux amis du plaisir – Les


trois souhaits
LES ENFANTS

Au dire des pères et instituteurs civilisés, les enfants sont de petits


paresseux : rien n’est plus faux ; les enfants dès l’âge de 2 à 3 ans
sont très industrieux, mais il faut connaître les ressorts que la nature
veut mettre en œuvre pour les entraîner à l’industrie, dans les Séries
passionnées et non pas en civilisation. Les goûts dominants chez
tous les enfants, sont :

1 Le Furetage ou penchant à tout manier, tout visiter, tout


parcourir, varier sans cesse de fonction ;

2 Le fracas industriel, goût pour les travaux bruyants ;

3 La singerie ou manie imitative ;

4 La miniature industrielle, goût des petits ateliers ;

5 L’entraînement progressif du faible au fort. Il en est bien


d’autres, je me borne à citer d’abord ces 5 très connus des civilisés ;
examinons la méthode à suivre pour les appliquer à l’industrie dès le
bas âge. Les bonnins et bonnines exploiteront d’abord la manie de
furetage si dominante chez l’enfant de deux ans. Il veut entrer
partout, manier, retourner tout ce qu’il voit. Aussi est-on obligé de le
tenir à l’écart dans une pièce démeublée, car il briserait tout. Ce
penchant à tout manier est une amorce naturelle à l’industrie ; pour
l’y attirer, on le conduira aux petits ateliers ; il y verra des enfants de
2,1 et 3 ans opérant déjà avec de petits outils, petits marteaux. Il
voudra exercer sa manie imitative dite Singerie ; on lui prêtera
quelques outils, mais il désirera être admis avec les enfants de 26,
27 mois, qui savent travailler et qui le repousseront. Il s’obstinera si
ce travail est au nombre de ses instincts : alors le bonnin ou le
patriarche présent lui enseignera quelque parcelle du travail, et il
parviendra bien vite à se rendre utile sur quelques riens qui lui
serviront d’introduction.

[…]

Certaines caricatures nous peignent en détail le monde renversé ;


elles n’exagèrent pas : il est vraiment à rebours du bon sens et de
l’économie, surtout aux cuisines. […] Telle serait la conséquence de
ces préceptes soi-disant moraux qui veulent étouffer chez l’enfant
les penchants à la gourmandise, à la fréquentation des cuisines, où
la nature lui a ménagé tant de fonctions. L’enfant se plaît au tracas
des cuisines : il serait charmé d’y intervenir, si on lui fournissait tout
l’assortiment de petits ustensiles : marmites, pots et casseroles en
miniature : ce serait pour lui le suprême bonheur. On refuse à
l’enfant civilisé l’accès aux cuisines, pour diverses raisons. Il est
maladroit et brise les vaisselles. Il renverse les objets et souille tous
ses vêtements. Il se brûle ; il ne sait pas manier le feu ; on est forcé
à lui en interdire même les approches. On n’a, dans une cuisine
civilisée, ni gardiens, ni instructeurs, ni moyens pour le façonner au
travail [petite vaisselle, etc.].
[…]

Ainsi la première école de l’enfant, la cuisine, lui est interdite en


civilisation. Je la place au premier rang, parce que le stimulant y est
plus fort que partout ailleurs. La cuisine exerce en lui l’esprit et les
sens ; car, au charme du mobilier en miniature qu’il trouve là comme
dans d’autres ateliers, se joint l’influence de la gourmandise, passion
très généralement dominante chez les enfants […] ; la boutique du
confiseur est pour lui le paradis terrestre […]. Il faudra de bonne
heure initier l’enfant à tous ces raffinements de culture et de cuisine,
lui en faire distinguer les graduations ; système tout opposé à la
sagesse actuelle, qui persuaderait à un enfant, « que tous les choux
naissent égaux en droits », et qu’un vrai républicain doit manger
« sans blâme ni louange », toutes les sortes de choux, pour le
triomphe « des saines doctrines ».

L’Harmonie universelle et le Phalanstère, Troisième partie, Transition


bi-composée

RESTAURATION CLIMATIQUE

Il s’agit donc d’opérer par effet de l’art sur la totalité des glaces,
comme la nature vient d’opérer sur cette portion qui masquait le
Groenland ; et de faire fondre et débâcler, sinon en entier, au moins
en grande partie, la croûte des glaces polaires arctiques ; les réduire
tellement, qu’elles ne soient pas plus gênantes en été pour les côtes
d’Amérique et de Sibérie, que ne sont les glaces antarctiques pour
les pointes d’Australie et d’Afrique. La réduction des glaces polaires
arctiques ne tient qu’à échauffer et modifier une atmosphère de
600 lieues de diamètre : qu’y a-t-il de gigantesque dans cette
prétention ? […] D’ailleurs serait-ce une nouveauté qu’un
radoucissement de température aux régions polaires ? N’est-il pas
constant qu’elles ont joui autrefois d’une climature fort douce, et
même chaude, puisque les éléphants y habitaient, et qu’on y voit
leurs ossements d’autant plus abondants qu’on s’avance davantage
vers le pôle ? J’expliquerai quand il en sera temps cette énigme, sur
laquelle on a débité tant de contes absurdes, et je prouverai qu’il est
plus d’un moyen d’échauffer les régions polaires et de les rendre
habitables.

L’Harmonie universelle et le Phalanstère, Cinquième partie,


Cosmogonie, analogie, mélanges, sur les passes du Nord et la triple
récolte

L’ANNEAU BORÉAL

Lorsque le genre humain aura exploité le globe jusqu’au-delà des


soixante degrés nord, la température de la planète sera
considérablement adoucie et régularisée ; le rut acquerra plus
d’activité ; l’aurore boréale, devenant très fréquente, se fixera sur le
pôle et s’évasera en forme d’anneau ou couronne. […] À cette
époque le globe entier sera mis en culture, ce qui causera un
adoucissement de cinq à six degrés, et même douze, dans les
latitudes encore incultes, comme la Sibérie et le Haut-Canada. Les
climats voisins du soixantième degré s’adouciront par double cause :
par l’effet des cultures générales, et par l’influence de la couronne,
au moyen de laquelle il ne viendra du pôle que des vents tempérés,
comme ceux qui arrivent de la Barbarie sur Gênes et Marseille. Ces
causes réunies établiront au soixantième degré la température dont
jouissent aujourd’hui les régions du quarante-cinquième, en pleine
culture, comme Bordeaux, Lyon, Turin, Venise. Ainsi les villes de
Stockholm, et Tobolsk, qui seront sur la ligne la plus froide de la
terre, jouiront d’une chaleur égale à celle de Gascogne ou de
Lombardie, sauf les modifications causées par le voisinage des
montagnes et des mers. Les côtes maritimes de la Sibérie,
impraticables aujourd’hui, jouiront de la douce température de
Provence et de Naples. Une amélioration plus importante qu’on
devra à la couronne boréale, ce sera de prévenir tous les excès
atmosphériques : excès de froid ou de chaud, excès d’humidité ou
de sécheresse, excès d’orage ou de calme. L’influence de la
couronne, réunie à l’influence de la culture universelle, produira sur
le globe une température graduée qui ne peut exister nulle part
aujourd’hui.

[…]

Tels seront les hivers dans le nouvel Ordre. Alors la vigne croîtra
au soixantième degré, tandis que l’oranger sera cultivé aux
cinquante-troisième et soixante-dixième degrés. Varsovie aura des
forêts d’orangers comme en a aujourd’hui Lisbonne, et la vigne sera
plus en sûreté à Stockholm qu’elle n’est aujourd’hui à Mayence,
parce que la métamorphose des vents du pôle en zéphyrs la mettra
à l’abri des surprises qui sont aujourd’hui par toute la terre une des
principales causes d’appauvrissement.

OCÉANS DE LIMONADE

Cela n’empêchera pas que les terres voisines de ce pôle ne


participent en divers sens à l’influence de la couronne qui, entre
autres bienfaits, changera la saveur des mers, et décomposera ou
précipitera les particules bitumineuses par l’expansion d’un acide
citrique boréal. Ce fluide combiné avec le sel donnera à l’eau de mer
le goût d’une sorte de limonade que nous nommons « aigresel ».
Alors cette eau pourra être facilement dépouillée de ses particules
salines et citriques, et ramenée à l’état d’eau douce, ce qui
dispensera d’approvisionner les navires de tonnes d’eau. Cette
décomposition de l’eau de mer par le fluide boréal est un des
préliminaires nécessaires aux nouvelles créations marines ; elles
donneront une foule de serviteurs amphibies pour le trait des
vaisseaux et le service des pêcheries en remplacement des
horribles légions de monstres marins qui seront anéanties par
l’immersion du fluide boréal et la décomposition qu’il opérera dans
les mers. Un trépas subit purgera l’Océan de ces infâmes créatures,
images des fureurs de nos passions qui sont représentées par les
guerres acharnées de tant de monstres. On les verra frappés de
mort tous à la fois, comme ou verra les mœurs odieuses des
Civilisés, Barbares et Sauvages, s’éclipser subitement pour faire
place aux vertus qui seront honorées et triomphantes dans l’Ordre
combiné parce qu’elles y deviendront la route des richesses et des
voluptés.
Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, Notice
sur la Création Subversive antérieure.

SUCRES ET CONFITURES

Lorsque la zone torride sera en pleine culture, le sucre, dont les


moindres qualités équivaudront aux plus belles d’aujourd’hui, se
trouvera en balance de valeur avec la farine de froment ; de sorte
que les vaisseaux venant de l’équateur échangeront à égal poids
une cargaison du sucre le plus pur contre une cargaison de farines
d’Europe. Mais en Europe les bons laitages et les bons fruits seront
si communs qu’on n’en tiendra aucun cas. De là vient qu’une
confiture fine, une crème ou compote à demi-dose de sucre et demi-
dose de fruits ou laitages sera bien moins coûteuse que le pain ; et
par économie on prodiguera aux enfants pauvres les confitures
fines, crèmes sucrées et compotes assorties ; je dis assorties, parce
que les Séries de cuisine, confiserie ou autres, ne peuvent travailler
que par assortiment ou progression graduée, et il faut que la
consommation s’opère dans le même ordre. En conséquence, les
enfants les plus pauvres verront par toute la terre foisonner sur leurs
tables ces laitages sucrés et fruits confits dont ils sont si friands, et
qui semblent nuisibles à leur tempérament parce que nous ne
pouvons pas leur fournir les boissons acides qui corrigeraient
l’influence vermineuse desdites substances. Mais à peine la zone
torride sera-t-elle cultivée que la limonade et autres boissons
coûteuses seront bien plus communes que n’est aujourd’hui la petite
bière ou le petit cidre. Les citrons sous la zone torride et les pommes
reinettes sous la zone tempérée seront d’une telle abondance que
l’un et l’autre fruit n’aura de valeur que par les frais de transport, et
s’échangera à poids égal au grand contentement des deux zones.
De là on peut concevoir pourquoi la nature donne aux enfants de
tous pays un goût si général pour les confitures fines, crèmes
sucrées, limonades, etc.

Théorie des quatre mouvements et des destinées générales,


Corporations amoureuses

PLAISIRS DE LA TABLE…

C’est ici qu’on pourra élever contre moi des arguments spécieux.
Les opposants voudront jeter de la défaveur sur les caves de cet
Ordre combiné dont les cuisines accumuleront tant de trophées.
Écoutons parler ces antagonistes : « Nous accordons, me diront-ils,
que vos Phalanges, vos Séries et vos Groupes « puissent fournir les
productions les plus exquises en telle abondance que le pauvre
même y obtienne quelque part ; mais pour correspondre à cette
chère toute divine, pourrez-vous créer sur « tous les points de la
terre des vignobles tels que Médoc, Chambertin, Xérès, Tokai, etc. ?
Ces vignobles, limités à un petit espace, ne pourront pas fournir aux
tables de première classe dans trois millions de cantons ; la bonne
chère du peuple ne sera donc arrosée que de piquette et ne
présentera qu’une cacophonie gastronomique ; car il n’est point de
bon repas sans bon vin. Or, pour assortir une chère dont les
moindres mets surpasseront par toute la terre ceux de nos régions, il
faudrait par toute la terre des vins supérieurs à ceux de nos
vignobles fameux. Ce dîner n’est-il pas payé bien chèrement par
l’ennui de soutenir des discussions léthargiques sur la pluie et le
beau temps, sur les chères santés des parents et amis, les progrès
des enfants si dignes de leurs vertueux pères, le bon caractère des
demoiselles, le bon cœur des tantes et les tendres sentiments de la
tendre nature ! » Quel déluge de fadeurs et de niaiseries dans ces
réunions civilisées qu’on a pourtant préparées à grands frais et
soutenues d’un festin dispendieux ; festin aussi ennuyeux pour les
convives que pour la maîtresse qui a l’embarras de le diriger et de le
préparer ! Eh ! comment les Civilisés osent-ils prétendre à quelque
renommée gastronomique, lorsqu’ils sont dans une absolue nullité
sur l’art de former des réunions piquantes et variées, ce qui est une
moitié du plaisir de la table. Il semble que sur ce point les Rois
soient encore plus au dépourvu que la populace ; réduits à manger
en famille, isolés comme des ermites, et sérieux comme des hiboux
pendant tout leur repas, ils nous prouvent, à table comme ailleurs,
que les jouissances du plus puissant des Rois sont bien inférieures à
celles que trouvera le plus pauvre de ses sujets dans l’Ordre
combiné. Encore ce Souverain doit-il s’estimer heureux si, dans
l’isolement et la tristesse qui président à ses repas, il peut écarter le
soupçon d’empoisonnement dont il est menacé sans cesse. Ô vanité
des jouissances de la Civilisation !

D’après les aperçus que je viens de donner sur les plaisirs de la


table, on peut pressentir que ceux de l’amour s’élèveront au même
degré, et présenteront chaque jour une foule d’anecdotes et
d’aventures dont les moins piquantes seront encore bien
supérieures à nos prouesses les plus vantées.

[…]
« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. » Qu’était-il
de plus vrai que l’opinion de Christophe Colomb, à qui j’aime à me
comparer ? Il annonçait le nouveau monde matériel, et moi le
nouveau monde social. J’exprime ainsi que lui ce vrai qui n’est pas
vraisemblable aux yeux du préjugé.

Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, Sur la


splendeur de l’Ordre combiné

Notes

1. Fourier, qui se souvient peut-être du chapitre Des Cannibales (voir plus haut,
Montaigne), désigne par là l’organisation du monde social tel qu’il est, « civilisé » parce qu’il
réprime les passions. À la « civilisation » s’oppose ce que Fourier appelle « l’ordre
combiné ». Voir les textes suivants.

2. Cf. plus haut, le chapitre consacré à Hyacinthe Azaïs.


ÉTIENNE CABET
(1788-1856)

Opposant à Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe, présent sur


les barricades en 1830, Cabet est un démocrate qui prendra
conscience, en Angleterre, de la misère ouvrière. Il rêve d’une
société idéale, l’Icarie, et en publie le projet en 1842.

On sait que la colonie, fondée aux États-Unis, d’après ce projet,


échouera au terme de bien des péripéties qui ne sont pas toutes
étrangères à la nature du projet. Il est vrai qu’il y a de quoi
s’inquiéter : innocemment, avec un aplomb désarmant, le philosophe
décrit une cité parfaitement effroyable parce qu’exactement
totalitaire. Tout est réglé – et sanctionné – dans le moindre détail,
depuis le langage jusqu’aux heures des repas ! Orwell n’imaginera
pas mieux. Les monstres ne naissent pas toujours du sommeil de la
raison !

L’ICARIE

À l’entendre [Lord Carisdall, le narrateur], c’est un pays de


merveilles et de prodiges ; les routes, les fleuves, les canaux y sont
magnifiques, les campagnes ravissantes, les jardins enchanteurs,
les habitations délicieuses, les villages charmants et les villes
superbes, avec des monuments qui rappellent ceux de Rome et
d’Athènes, d’Égypte et de Babylone, de l’Inde et de la Chine. À l’en
croire, son industrie surpasse celle de l’Angleterre, et ses arts sont
supérieurs à ceux de la France ; nulle part on ne voit autant
d’immenses machines ; on y voyage en ballons, et les fêtes
aériennes qui s’y donnent effacent la magnificence des fêtes
terrestres les plus brillantes. Arbres, fruits, fleurs, animaux de toute
espèce, tout y est admirable ; les enfants y sont tous charmants, les
hommes vigoureux et beaux, les femmes enchanteresses et divines.
Suivant lui, toutes les institutions sociales et politiques y sont
marquées au coin de la raison, de la justice et de la sagesse. Les
crimes y sont inconnus, tout le monde y vit dans la paix, les plaisirs,
la joie et le bonheur. En un mot, l’Icarie est véritablement une
seconde terre promise, un Éden, un Élysée, un nouveau Paradis
terrestre……

Voyage et aventures de lord William Carisdall en Icarie, ch. I

PAS DE PAUVRES

Tandis que nous, grâces à notre bon Icar, nous n’avons pas de
Pauvres…

Comment, vous n’avez pas de Pauvres ! Mais non, pas un : avez-


vous aperçu un seul homme en haillons, une seule habitation
ressemblant à une masure ? Ne voyez-vous pas que la République
nous rend tous également riches, exigeant seulement que nous
travaillions tous également ?

Quoi, vous travaillez tous… ?

Eh oui, et nous en sommes heureux et fiers ! mon père était duc et


l’un des plus grands seigneurs du pays, et mes fils devraient être
des comtes, des marquis et des barons ; mais mes fils sont, l’un
serrurier, l’autre imprimeur, et le troisième architecte ; Valmor sera
prêtre, son frère est peintre en bâtiments ; toutes ces bonnes filles
que vous voyez ont chacune un métier et n’en sont pas plus laides ni
surtout moins gentilles. Est-ce que notre Corilla n’est pas une jolie
couturière ? Vous l’irez voir à son atelier !

– Vraiment, je suis confondu.

Ah, ah, milord, puisque vous êtes venu nous voir pour apprendre,
nous vous en montrerons bien d’autres ! mais nous ne pourrons
vous montrer ni oisifs ni domestiques…

Vous n’avez pas de domestiques !…

– Personne n’en a ; le bon Icar nous a délivrés du fléau des


domestiques, comme il les a délivrés du fléau de la domesticité.

Voyage et aventures de lord William Carisdall en Icarie, ch. IV

ÉGALITÉ

Profondément convaincus par l’expérience qu’il ne peut y avoir de


bonheur sans association et sans égalité, les Icariens forment
ensemble une société fondée sur la base de l’ÉGALITÉ la plus
parfaite. Tous sont associés, citoyens, égaux en droits et en devoirs ;
tous partagent également les charges et les bénéfices de
l’association ; tous ne forment aussi qu’une seule FAMILLE, dont les
membres sont unis par les liens de la FRATERNITÉ.
Nous formons donc un Peuple ou une nation de frères ; et toutes
nos lois doivent avoir pour but d’établir entre nous l’égalité la plus
absolue, dans tous les cas où cette égalité n’est pas matériellement
impossible.

Cependant, lui dis-je, la nature n’a-t-elle pas elle-même établi


l’inégalité, en donnant aux hommes des qualités physiques et
intellectuelles presque toujours inégales ?

– Cela est vrai, répondit-il ; mais n’est-ce pas aussi la nature qui a
donné à tous les hommes le même désir d’être heureux, le même
droit à l’existence et au bonheur, le même amour de l’égalité,
l’intelligence et la RAISON pour organiser le bonheur, la société et
l’égalité ?

– Du reste, milord, ne vous arrêtez pas à cette objection, car nous


avons résolu le problème, et vous allez voir l’égalité sociale la plus
complète.

De même que nous ne formons qu’une seule société, un peuple,


une seule famille, notre territoire, avec ses mines souterraines et ses
constructions supérieures, ne forme qu’un seul DOMAINE, qui est
notre domaine social.

Tous les biens meubles des associés, avec tous les produits de la
terre et de l’industrie, ne forment qu’un seul CAPITAL social. Ce
domaine social et ce capital social appartiennent indivisément au
Peuple, qui les cultive et les exploite en commun, qui les administre
par lui-même ou par ses mandataires, et qui partage ensuite
également tous les produits.
Mais c’est donc la COMMUNAUTÉ DE BIENS ! m’écriai-je.

– Précisément, répondit le grand-père de Valmor ; est-ce que cette


communauté vous effraie ?

– Non… Mais… on l’a toujours dite impossible…

– Impossible ! vous allez voir…

Tous les Icariens étant associés et égaux, continua Dinaros, tous


doivent exercer une industrie et travailler le même nombre d’heures ;
mais toute leur intelligence s’exerce à trouver tous les moyens
possibles de rendre le travail court, agréable et sans danger.

Tous les instruments de travail et les matières à travailler sont


fournis sur le capital social, comme tous les produits de la terre et de
l’industrie sont déposés dans des magasins publics.

Nous sommes tous nourris, vêtus, logés et meublés avec le


capital social, et nous le sommes tous de même, suivant le sexe,
l’âge et quelques autres circonstances prévues par la loi.

Ainsi, c’est la République ou la Communauté qui seule est


propriétaire de tout, qui organise ses ouvriers, et qui fait construire
ses ateliers et ses magasins ; c’est elle aussi qui fait cultiver la terre,
qui fait bâtir les maisons, qui fait fabriquer tous les objets
nécessaires à la nourriture, au vêtement, au logement et à
l’ameublement ; c’est elle enfin qui nourrit, vêtit, loge et meuble
chaque famille et chaque citoyen.
L’ÉDUCATION

[L’éducation] étant considérée chez nous comme la base de la


société, la République la fournit à tous ses enfants, et la leur fournit
également, comme elle leur donne à tous également la nourriture.
Tous reçoivent la même instruction élémentaire, et une instruction
spéciale convenable à sa profession particulière ; et cette éducation
a pour objet de former de bons ouvriers, de bons parents, de bons
citoyens et de véritables hommes.

Telle est, en substance, notre organisation sociale ; et ce peu de


mots peut vous faire deviner tout le reste.

Vous devez comprendre maintenant, dit le vieillard, pourquoi nous


n’avons ni pauvres ni domestiques.

Vous devez comprendre aussi, ajouta Valmor, comment il se fait


que la République soit propriétaire de tous les chevaux, voitures,
hôtels que vous avez vus, et qu’elle nourrisse et transporte
gratuitement ses voyageurs.

Vous devez comprendre encore que, chacun de nous recevant en


nature tout ce qui lui est nécessaire, la monnaie, l’achat et la vente
nous sont complètement inutiles.

Oui, répondis-je, je comprends bien… Mais…

Comment, milord, dit le vieillard en souriant, vous voyez ici la


Communauté voguant à pleines voiles, et vous ne voudrez peut-être
pas y croire !
Voyage et aventures de lord William Carisdall en Icarie, ch. V

NOURRITURE

Sur ce premier besoin de l’homme comme sur tous les autres,


tout, dans notre malheureux pays, est abandonné au hasard et
rempli de monstrueux abus. Ici, au contraire, tout est réglé par la
raison la plus éclairée et par la sollicitude la plus généreuse.

Figure-toi d’abord, mon cher frère, qu’il n’y a absolument rien,


dans tout ce qui concerne les aliments, qui ne soit réglé par la loi.
C’est elle qui admet ou qui prohibe un aliment quelconque.

Un comité de savants, institué par la représentation nationale,


aidé par tous les citoyens, a fait la liste de tous les aliments connus,
en indiquant les bons et les mauvais, les bonnes ou mauvaises
qualités de chacun.

Il a fait plus : parmi les bons, il a indiqué les nécessaires, les utiles
et les agréables, et en a fait imprimer la Liste en plusieurs volumes,
dont chaque famille a un exemplaire.

On a fait plus encore ; on a indiqué les préparations les plus


convenables pour chaque aliment, et chaque famille possède aussi
le Guide du Cuisinier.

La liste des bons aliments ainsi arrêtée, c’est la République qui les
fait produire par ses agriculteurs et ses ouvriers, et qui les distribue
aux familles ; et comme personne ne peut avoir d’autres aliments
que ceux qu’elle distribue, tu conçois que personne ne peut
consommer d’autres aliments que ceux qu’elle approuve.
Elle fait produire d’abord les nécessaires, puis les utiles, puis les
agréables, et tous ceux-ci autant qu’il est possible.

Elle les partage entre tous également, de manière que chaque


citoyen reçoit la même quantité d’un aliment quelconque s’il y en a
pour tous, et que chacun n’en reçoit qu’à son tour s’il n’y en a,
chaque année ou chaque jour, que pour une partie de la population.

[…]

Ce n’est pas tout : le comité dont je t’ai parlé tout à l’heure a


discuté et indiqué le nombre des repas, leur temps, leur durée, le
nombre des mets, leur espèce et leur ordre de service, en les variant
sans cesse, non seulement suivant les saisons et les mois, mais
encore suivant les jours ; en sorte que les dîners de la semaine sont
tous différents.

À six heures du matin, avant de commencer le travail, tous les


ouvriers, c’est-à-dire tous les citoyens, prennent en commun, dans
leur atelier, un avant-déjeuner très simple (que nos ouvriers de Paris
appellent la goutte ou le coup du matin), préparé et servi par le
restaurateur de l’atelier.

À neuf heures, ils déjeunent dans l’atelier, tandis que leurs


femmes et leurs enfants déjeunent dans leurs maisons.
À deux heures, tous les habitants de la même rue prennent
ensemble, dans leur restaurant républicain, un dîner préparé par un
des restaurateurs de la République.

Et le soir, entre neuf et dix heures, chaque famille prend, dans sa


propre habitation, un souper ou une collation préparée par les
femmes de la maison.

Voyage et aventures de lord William Carisdall en Icarie, ch. VII

LE GREC ET LE LATIN : INUTILES, ENNUYEUX

Quant à l’étude du latin, du grec, des autres langues anciennes et


des langues vivantes étrangères, nous ne voulons pas que nos
enfants perdent, dans cette étude ennuyeuse, un temps précieux qui
peut être employé bien plus utilement.

Nos savants peuvent trouver dans nos bibliothèques publiques


tous les ouvrages étrangers, anciens et modernes ; nous y trouvons
aussi des traductions de tous ces ouvrages, du moins des plus
utiles ; et par conséquent nous pouvons profiter de l’expérience de
tous les temps et de tous les peuples sans connaître leurs langues.

Quant à l’étude de ces langues sous le rapport du langage


seulement et de la littérature, c’est un si faible avantage, quand on a
tant d’autres choses plus utiles à apprendre, et surtout quand on
possède une langue aussi parfaite que la nôtre, que nous
considérons comme une des plus monstrueuses absurdités l’ancien
usage d’absorber tout le temps de la jeunesse dans l’étude du grec
et du latin : nous sommes convaincus même que nos anciens tyrans
n’imposaient ces études stériles que pour empêcher leurs sujets de
s’instruire.

Voyage et aventures de lord William Carisdall en Icarie, ch. X

UNE CONQUÊTE DÉFINITIVE DE LA RAISON SUR LE PRÉJUGÉ

Ajoute enfin cette immense innovation, que tous les cadavres


sans exception sont disséqués, dans un immense Amphithéâtre, en
présence de tous les étudiants, sous la direction d’un ou de
plusieurs des médecins ou chirurgiens qui ont traité le défunt, et
qu’un procès-verbal dressé pour chaque dissection constate toutes
les observations utiles, sans mentionner le nom de la personne.

La République a longtemps attendu pour vaincre le préjugé contre


ces dissections, comme pour vaincre le préjugé contre
l’accouchement à l’hospice en présence de beaucoup d’autres
femmes ; mais elle est enfin parvenue, par l’irrésistible puissance de
l’éducation et de l’opinion publique, à convaincre chacun que sa
naissance et sa mort, comme sa vie, devaient être consacrées au
bien de ses semblables. Les premiers convertis ordonnaient leur
dissection, tandis que d’autres la défendaient : aujourd’hui c’est une
conquête définitive de la raison sur le préjugé.

Voyage et aventures de lord William Carisdall en Icarie, ch. X

PERFECTIONNER L’HUMANITÉ

Ici, au contraire, la République, la bonne République, la


Représentation populaire, la Commission de perfectionnement, le
Peuple lui-même, pensent et travaillent continuellement à
l’amélioration de la race humaine ; le brun choisit une blonde, le
blond une brune, le montagnard une fille de la plaine, et souvent
l’homme du Nord une fille du Midi ; la République négocie avec
plusieurs des plus beaux peuples étrangers pour avoir un grand
nombre de beaux enfants des deux sexes qu’elle adopte, élève et
marie avec ses propres enfants. Et quelque magnifiques que soient
déjà les résultats de ces expériences, je n’oserais pas te dire
jusqu’où s’étendent les espérances des savants d’Icarie sur le
perfectionnement physique et intellectuel de l’humanité !

Voyage et aventures de lord William Carisdall en Icarie, ch. XIII

« LIBERTÉ » DE LA PRESSE

Certainement, dit-il, la liberté de la presse, avec tous ses excès,


est nécessaire contre les Aristocraties et les Royautés ; c’est un
remède à d’intolérables abus : mais quelle liberté menteuse, et quel
effroyable remède que celui des journaux de certains pays que nous
connaissons bien, William et moi !

Le monopole, la spéculation d’argent, l’intérêt personnel, la


partialité, les calomnies et les injures auxquelles on ne peut
répondre, les mensonges ; les fausses nouvelles et les erreurs qu’on
ne peut relever, les contradictions journalières, l’incertitude et la
confusion des doctrines, voilà ce qu’on trouve dans la plupart des
journaux ! et quel gâchis, quel chaos résultent de leur multiplicité ! Il
faut que l’organisation sociale et politique soit bien détestable pour
qu’on invoque contre elle un défenseur si détestable lui-même !
Nous avons, dit Valmor, presque coupé le mal dans sa racine ; 1°
en établissant une organisation sociale et politique qui rend inutile
l’hostilité de la presse ; 2° en ne permettant qu’un seul journal
communal pour chaque Commune, un seul journal provincial pour
chaque Province et un seul journal national pour la Nation ; 3° en
confiant la rédaction des journaux à des fonctionnaires publics élus
par le Peuple ou ses Représentants, désintéressés, temporaires et
révocables : mais nous avons extirpė la racine entière en ordonnant
que les journaux ne seraient que des procès-verbaux, et ne
contiendraient que des récits et des faits, sans aucune discussion de
la part du journaliste.

Comme tout autre citoyen, le journaliste peut soumettre son


opinion à son Assemblée communale, qui la discute et qui l’appuie
ou qui la réfute ; et quand chacun peut publier son opinion en la
soumettant à son Assemblée, pourquoi lui permettre de la publier
d’une autre manière qui laisserait sans contrôle de dangereuses
erreurs ?

Voyage et aventures de lord William Carisdall en Icarie, ch. XXV


LE FÉMINISME
Sans le mouvement saint-simonien, véritable pépinière
d’émancipation, le féminisme, en tout cas la défense de la cause des
e
femmes, n’aurait pas existé au XIX siècle, en France, et cela
manquerait à la philosophie. Et peut-être aux femmes.

Car des femmes exemplaires, en nombre, issues de ce


mouvement, se sont illustrées dans cette lutte et ont su montrer le
chemin, ou l’éclairer, par leurs plaidoyers, leur réflexion, leur action.
Elles affirment, évidemment, l’égalité de l’homme et de la femme ;
elles revendiquent l’égalité de droits ; elles dénoncent les situations
intolérables.

Notons que le féminisme, tel qu’il apparaît, en Angleterre et en


e
France, au XIX siècle, n’est jamais séparé d’une prise de conscience
de la misère ouvrière.
CLAIRE DÉMAR
(1799-1833)

Présente et très active dans le mouvement saint-simonien, Claire


Démar écrit et agit comme journaliste. Sa lutte consiste d’abord à
faire connaître la cause des femmes auprès du public.

Avec une indiscrétion résolue, elle sait faire apparaître la triste


réalité des convenances sociales, et le drame d’un nombre
incalculable de femmes. On notera cette capacité exceptionnelle –
indispensable dans le genre de combat qu’elle mène – à débusquer
le mensonge et à ne pas céder au sentimentalisme avec son
esthétique insupportable. L’affranchissement des femmes passe par
cette transgression, la plus provocante étant la mise en question de
la puissance paternelle. L’argumentation est terrible, par la
description saisissante de cette condition faite à la femme, nourrie
par l’hypocrisie sociale, où même l’enfant contribue au drame subi
par sa mère et en paye les conséquences.

Ajoutons qu’avec Claire Démar, qui invente la forme littéraire du


cri, la philosophie entre dans les journaux1.

LA LOI D’INCONSTANCE

Aujourd’hui l’homme et la femme sont jetés bien souvent aux bras


l’un de l’autre, sans s’aimer, sans se connaître, par la volonté de
parents despotes et absolus, pour satisfaire à quelque raison de
convenance, à quelque calcul d’intérêt ou de fortune. – De là tant
d’unions mal assorties, tant d’existences malheureuses,
condamnées à des larmes sans fin, à une haine toujours vivace,
toujours renaissante, qui s’irrite, s’exalte d’heure en heure, se traîne
de longues années à travers la ruse et le mensonge, et vient plus
d’une fois, après d’atroces souffrances, demander enfin
soulagement au poison ou au poignard libérateur.

Je ne parle pas de quelques mariages fort rares qui, motivés sur


un entraînement réciproque, et contractés en dépit de toutes les lois
de convenance de notre vieux monde, font quelquefois tomber la
main de la jeune fille pauvre, simple, naïve, confiante, dans la main
du noble oisif, riche, puissant, envié ! Ces unions fort communes,
fort classiques dans le monde spiritualiste et quintessencié de nos
romans, sont bien autrement rares dans notre monde réel, tout froid,
tout positif, tout calculateur, j’en ai vu bien peu se former sous mes
yeux, et quelques mois de libre contact, d’entière jouissance, ont
toujours suffi à abattre ces grandes ardeurs ; si bien qu’au sortir de
la lune de miel le mariage d’amour, d’inclination, fondé sur des
sympathies presque toujours mal étudiées, ressemble, à s’y tromper,
au mariage de convenance, fondé sur l’impérieuse loi d’intérêt ou de
fortune, et qu’à l’un et l’autre on peut à coup sûr prédire des phases
égales de dégoût et de repentir !… Telles sont les unions de l’ancien
monde que vous répudiez, telles sont les conséquences de la loi
chrétienne que vous brisez.

L’union des sexes dans l’avenir devra donc être le résultat des
sympathies les plus larges, les mieux étudiées, sous tous les points
de vue possibles ; sans l’intervention d’aucune volonté étrangère,
sans le concours d’aucune circonstance déterminante, autre que le
libre arbitre, né le plus souvent du bouillonnement d’un sang
enflammé de l’exaltation des sens.

J’ai le malheur, Mesdames, je l’avoue à ma honte de femme


sentimentale, j’ai le malheur de ne pas croire à ces entraînements
soudains, fort poétiques d’ailleurs, qui de la rencontre simultanée de
deux individus font jaillir un amour ardent, bien impétueux, bien
irrésistible, comme du choc de deux cailloux une vive étincelle.

[…]

C’est par la proclamation de la loi d’inconstance que la femme


sera affranchie ; mais seulement par là.

L’union des sexes doit reposer sur les sympathies les plus larges,
les mieux établies ; et, comme la vie se formule constamment sous
les deux aspects d’esprit et de matière, il devra y avoir sympathie de
l’esprit avec l’esprit, de la matière avec la matière, essai plus ou
moins long de l’un et de l’autre par l’un et l’autre, cohabitation plus
ou moins prolongée.

Les termes ainsi posés, le mystère ne devient-il pas nécessaire ?


N’est-il pas une garantie indispensable de la liberté pour la femme ?
[…]

Il existe encore un pouvoir monstrueux, espèce de droit divin, qui,


au milieu de ruines fumantes de tant de pouvoirs détruits, le
commandement à la bouche, se dresse imposant et sévère sur son
antique piédestal, contre lequel les siècles sont venus heurter leurs
flots sans l’abattre : pouvoir sous lequel tous nous avons gémi de
longues années, dure et fatale exploitation de l’homme par l’homme,
sous laquelle nous nous sommes tous courbés.

Consacrée chez tous les peuples, par toute loi civile ou religieuse,
la puissance paternelle, armée des foudres imaginaires de ses
malédictions, est comme une arche sainte qui paralyse et dessèche
toute main imprudente qui s’en approche. Je ne sais quelle froide et
mystérieuse horreur s’attache aux pas de ceux qui osent attaquer le
géant et lutter contre lui… Tout homme pour ceux-là retrouve un peu
de haine et de mépris ; le monde élève autour d’eux une barrière de
réprobation infranchissable et les rejette de son sein comme une
chose immonde !

Et moi, qui veux à mon tour réclamer contre la légitimité, contre la


sainteté de cette puissance paternelle, je viendrai peut-être me
briser là, et je verrai mon nom proscrit, ma personne injuriée, ma
mémoire flétrie !

Voyez pourtant ce que plus fort, plus puissant qu’une parole de


femme, le temps a fait de cette autorité, lui qui détruit incessamment
toute autorité. Voyez comme il a, un à un, brisé tous les plus beaux
fleurons du diadème de cette autre royauté, lui qui n’a pas besoin de
pavés pour broyer les royautés.

[…]

En effet, voyez un peu sur quelle base est exhaussée l’autorité


paternelle.

L’homme et la femme, obéissant à l’impérieuse volonté des sens,


entraînés l’un vers l’autre par ce besoin de plaisirs auquel Dieu,
toujours prévoyant et bon, attacha la conservation de notre race, se
jettent aux bras l’un de l’autre, confondent leur vie dans un long
embrassement, oublieux des conséquences naturelles et probables
qui doivent surgir de cette union par un divin mystère impénétrable.

Les lois de la nature cependant reçoivent leur sanction, et la


femme a conçu.

Vous maudissez alors bien souvent cette issue naturelle de vos


plaisirs, qui vient à l’improviste déranger vos calculs d’égoïsme et
d’ambition, interrompre le cours de vos voluptés.

Puis, force vous est enfin de vous soumettre aux décrets d’un
vouloir plus puissant que le vôtre, contre les actes duquel la lutte
vous est impossible ; et les neuf mois révolus, vous recevez dans
vos bras cette faible créature, chargée dès le ventre de sa mère de
votre haine et de votre injuste courroux ; elle qui n’avait pas
demandé l’être !

Bientôt dans vos mains ce nouvel individu social, débile et


impuissant encore, se transforme au gré de vos caprices en un jouet
dont vous réglez les mouvements à ceux de votre pendule ; vous
encouragez de vos ris, de vos caresses, les moindres niaiseries de
cette imagination flexible qui compose tous ses actes à l’air de votre
visage, au plissement de votre front ; vous vous extasiez, vous vous
pâmez d’aise et de contentement, vous vous récriez à chacune des
prétendues gentillesses qui échappent à l’enfant. – L’enfant grandit
et développe incessamment son corps et son esprit ; il continue les
jeux que vous encouragiez de vos caresses et de vos approbations ;
mais le prisme est brisé, la satiété remplit votre âme, le dégoût et
l’ennui succèdent à l’enthousiasme, remplacent l’admiration… Et un
jour, le fouet à la main, vous inculquez à ses membres meurtris une
première leçon d’injustice et de savoir-vivre, que vous renouvellerez
souvent.

Dès ce jour, plus de repos, plus de joie pour lui : vous lui avez
assigné une case dans le vaste échiquier du monde, sans vous
inquiéter si le développement de son organisation lui permettra de la
remplir : – vous le pétrissez, vous le meurtrissez, vous l’étendez ou
vous le mutilez, suivant qu’il est à la convenance de vos projets ; et,
après de longues années, au monstre hideux qui s’échappe de vos
mains, vous demandez reconnaissance des dons que vous lui avez
faits ; vous le poursuivez encore de vos exigences insatiables ; vous
le forcez à vous rendre un culte d’amour et de vénération ; et
lorsqu’enfin, à votre heure d’agonie, il peut reprendre haleine, et
cherche à redresser ses membres déformés, sa tête inclinée, il
l’essaye en vain : ses membres et sa tête garderont le pli, et sa
nature rachitique porte à jamais un germe de destruction.

Ah ! c’est appuyée sur un immense faisceau de poignards


parricides, qu’au milieu des gémissements soulevés de tant de
poitrines, au seul nom de père et de mère, je m’aventure à élever la
voix pour la loi de liberté, d’affranchissement, contre la loi du sang,
la loi de génération !

Plus d’esclavage, plus d’exploitation, plus de tutelle !


Émancipation pour tous, pour les esclaves, les prolétaires, les
mineurs, grands et petits ! Mais prenez-y garde, il faudrait que ce
pouvoir de la paternité contre lequel je réclame pût au moins se
couvrir de quelque apparence de raison, de légitimité, que ce droit
reposât sur quelque chose.

Ma loi d’avenir

LÉGISLATEURS, HOMMES D’ÉTAT, DÉPUTÉS… !

Je veux parler au peuple, au peuple, entendez-vous ? c’est-à-dire


aux femmes comme aux hommes, car il est assez d’usage qu’on
oublie de mentionner les femmes même alors qu’on parle du peuple,
du peuple dont elles composent la plus grande partie, du peuple
dont elles soignent l’enfance et consolent la vieillesse après avoir
toutefois servi de jouet et de pâture à sa puberté turbulente ou
glaciale, mais rarement ennoblissante et organisatrice.
Hommes de sciences vastes, de prévoyance incommensurable,
dites, qu’avez-vous fait pour elles ; pour elles que vous aimez
encore, mais sournoisement, lubriquement, et d’une manière indigne
d’hommes qui accorderaient quelque gloire à l’amour ? Vous n’en
avez pas ouvert la bouche ; je me trompe : vous avez écrit dans
votre Code civil, la femme doit obéissance à son mari.

Est-ce qu’il est reconnu légal parmi vous, quand vous passez un
bail, un contrat, que l’une des parties impose des clauses à l’autre,
et que cette dernière n’ait pas le droit d’en discuter les conditions ?
mais non : cela serait absurde, et les serfs de Russie riraient au nez
d’un Français, s’il osait se déclarer d’un pays libre et où de
semblables choses seraient tolérées.

Cependant, voyez s’il en est autrement pour les femmes ? Les


marie-t-on ? on leur applique l’article du Code civil ; ont-elles assisté
à sa rédaction ? le Code est-il bien dans leurs goûts, leur nature ?
on s’en inquiète peu, mais on les contraint d’y obéir.

Vous dites : Aux termes de la loi l’officier municipal pose toujours


cette question à la femme qu’il marie : Acceptez-vous, oui ou non ?

En vérité, croirait-on, lorsqu’on entend une semblable formule,


qu’il s’agit du lien le plus sacré, le plus important de la vie des
individus ? ne penserait-on pas plutôt entendre un usurier dire à son
client alors que celui-ci n’a plus espoir de vivre si on lui refuse de
l’argent : « Monsieur, cent pour cent ; c’est à prendre ou laisser. »

Pitié de lois faites ainsi ! pitié des hommes qui osent les appliquer
et des femmes qui ne rougissent pas de s’y soumettre !
[…]

Législateurs, hommes d’État, députés, avez-vous pensé que nous


vous laisserions disposer de la vie de nos enfants sans jamais
prendre la parole pour vous en demander compte ?

Avez-vous pensé que pour faire la guerre vous auriez le droit de


nous enlever pères, frères et amants, et que nous nous
contenterions de pleurer comme par le passé, et de vous faire des
cocardes ou de la charpie ? non, non, vous vous êtes trompés !

Dieu n’a pu permettre que les hommes s’entre-déchirent


éternellement pour quelques lambeaux de territoire ou de Charte,
sans que les femmes ne puissent réclamer le droit d’y mettre fin.

[…]

Peuple, tu ne seras véritablement libre, véritablement grand, que


le jour où la moitié de ta vie, ta mère, ton épouse et ta fille, seront,
elles aussi, affranchies de l’exploitation qui pèse sur leur sexe.
Peuple, Dieu a fait l’homme le plus fort, mais ce ne peut pas être
pour opprimer la femme, qui est sa créature aussi bien que toi ;
peuple, si Dieu t’a donné la force et l’énergie, il a donné à la femme
la grâce et la persuasion ; peuple, ta force doit la protéger, la
soutenir contre toute exploitation.

Femmes, votre grâce, votre amour doit récompenser, adoucir et


glorifier l’homme ; l’amour de plus en plus tend à s’introniser ; non
plus l’amour de l’esclave pour le maître, ou du maître pour l’esclave,
mais l’amour libre et digne, d’égal à égal. Je le répète encore,
l’heure est sonnée ; il faut que la femme prenne enfin son droit de
possession, son droit d’élection, son droit d’adhésion libre et
spontanée, non seulement dans le gouvernement de la famille, mais
dans le gouvernement de la cité et du royaume ; il le faut, vous dis-
je ; c’est à la femme, c’est-à-dire aux femmes à crever le papier
brouillard derrière lequel apparaît votre fantasmagorie
parlementaire ; c’est aux femmes à couper le fil doré de vos
marionnettes diplomatiques.

Appel d’une femme au peuple sur l’affranchissement de la femme

Note

1. Comme un peu plus tard avec Albert Londres (1884-1932).


FLORA TRISTAN
(1803-1844)

Flora Tristan n’est pas saint-simonienne. Mais elle connaît


parfaitement l’œuvre de Saint-Simon et l’admire. On lui doit une
analyse philosophique précise des doctrines de Fourier, Saint-Simon
et Owen. Elle montre les faiblesses des unes et des autres, mais
aussi ce qu’elles ont de pertinent, Owen lui paraissant le plus
réaliste. Cette appréciation s’accorde avec son approche du
mouvement ouvrier, qui va dans le sens de l’internationalisme.

Dans La Paria, elle retrace son itinéraire, et clame haut sa


protestation indignée devant la dramatique situation faite aux
femmes. Elle a vu et mesuré la violence qui traverse la société
(notamment à Londres : elle donne une description inoubliable de la
condition des ouvriers employés dans les usines à gaz).

FILLES PUBLIQUES

Jamais je n’ai pu voir une fille publique sans être émue d’un
sentiment de compassion pour nos sociétés, sans éprouver du
mépris pour leur organisation et de la haine pour leurs dominateurs
qui, étrangers à toute pudeur, à tout respect pour l’humanité, à tout
amour pour leurs semblables, réduisent la créature de Dieu au
dernier degré d’abjection ! – la ravalent au-dessous de la brute !
Je comprends le brigand qui détrousse les passants sur les
grands chemins et livre sa tête à la guillotine ; je comprends le soldat
qui joue continuellement sa vie et ne reçoit en échange qu’un sou
par jour ; je comprends le matelot qui expose la sienne à la fureur
des mers ; tous trois trouvent dans leur métier une poésie sombre et
terrible ! – mais je ne saurais comprendre la fille publique !
s’abdiquant elle-même ! annihilant, et sa volonté, et ses sensations ;
– livrant son corps à la brutalité et à la souffrance, et son âme au
mépris ! – La fille publique est pour moi un impénétrable mystère… –
Je vois dans la prostitution une folie affreuse, ou elle est tellement
sublime que mon être humain n’en peut avoir conscience. – Braver
la mort n’est rien ; – mais quelle mort affronte la fille publique ! elle
s’est fiancée à la douleur, vouée à l’abjection ! – tortures physiques
incessamment répétées, mort morale de tous les instants ! et mépris
de soi-même !!!

Je le répète, il y a là du sublime ! ou de la folie !

La prostitution est la plus hideuse des plaies que produit l’inégale


répartition des biens de ce monde ; cette infamie flétrit l’espèce
humaine et dépose contre l’organisation sociale bien plus haut que
le crime ; – les préjugés, la misère, l’ilotisme combinent leurs
funestes effets pour amener cette révoltante dégradation. – Oui, si
vous n’aviez imposé à la femme la chasteté pour vertu sans que
l’homme y fût astreint, elle ne serait pas repoussée de la société
pour avoir cédé aux sentiments de son cœur, et la fille séduite,
trompée, abandonnée ne serait pas réduite à se prostituer ; – oui, si
vous l’admettiez à recevoir la même éducation, à exercer les mêmes
emplois et professions que l’homme, elle ne serait point plus
fréquemment que lui atteinte par la misère ; – oui, si vous ne
l’exposiez pas à tous les abus de la force, par le despotisme du
pouvoir paternel et l’indissolubilité du mariage, elle ne serait jamais
placée dans l’alternative de subir l’oppression et l’infamie !

La vertu ou le vice suppose la liberté de bien ou mal faire ; mais


quelle peut être la morale de la femme qui ne s’appartient pas, qui
n’a rien en propre, et qui, toute sa vie, a été dressée à se soustraire
à l’arbitraire par la ruse, à la contrainte par la séduction ? – et
lorsqu’elle est torturée par la misère, qu’elle voit la jouissance de
tous les biens affectée aux hommes, l’art de plaire, dans lequel elle
a été élevée, ne la conduit-il pas inévitablement à la prostitution ?

Ainsi donc que cette monstruosité soit imputée à votre état social,
et que la femme en soit absoute !

Promenades dans Londres, ch. VIII

LES FEMMES ANGLAISES

L’existence des Anglaises est tout ce qu’on peut imaginer de plus


monotone, de plus aride et de plus triste. – Pour elles le temps n’a
pas de mesure, et les jours, les mois, les années n’apportent point
de changement à cette accablante uniformité.

Jeunes filles, elles sont élevées selon la position sociale de leurs


parents ; mais, quelque rang qu’elles doivent occuper, c’est toujours,
sauf de légères nuances, sous l’empire des mêmes préjugés que se
dirige l’éducation.
Dans ce pays du plus atroce despotisme, et dont il a été de mode
longtemps de vanter la liberté, la femme est soumise par les
préjugés et la loi aux inégalités les plus révoltantes ! – elle n’hérite
que lorsqu’elle n’a pas de frères ; elle est privée des droits civils et
politiques, et la loi l’asservit en tout et pour tout à son mari. –
Façonnée à l’hypocrisie, portant en entier le joug pesant de
l’opinion, tout ce qui frappe ses sens au sortir de l’enfance, tout ce
qui développe ses facultés, tout ce qu’elle endure a pour résultat
inévitable de matérialiser ses goûts, d’engourdir son âme et
d’endurcir son cœur.

Les romanciers anglais, révoltés des scènes qu’ils voyaient dans


l’intérieur des familles, en ont rêvé d’autres, auxquelles ils ont cru
sur le témoignage de leur imagination ; aussi autant ils sont vrais
lorsqu’ils peignent les ridicules du commun des gentlemen, les airs
bigots et prétentieux de la bourgeoisie, les tyrannies du père et de
l’époux, l’insultant orgueil des supérieurs, la bassesse des
subalternes, autant ils s’éloignent de la réalité dans leurs tableaux
de bonheur domestique. – Le bonheur sans la liberté ! – Le bonheur
a-t-il donc jamais existé dans la société du maître et de l’esclave !

Voici comment les choses se passent dans les familles qui


jouissent de l’aisance.

Promenades dans Londres, ch. XVII

USINES À GAZ

Le chauffoir est au premier étage, au-dessous se trouve la cave


destinée à recevoir le coke ; – les chauffeurs, armés de longs
fourgons en fer, ouvrirent les fours et en tirèrent le coke, qui, tout
enflammé, tomba par torrents dans cette cave. Rien de plus terrible,
de plus majestueux, que ces bouches vomissant des flammes ! Rien
de plus magique que cette cave soudainement éclairée par les
charbons ardents qui se précipitaient, comme du haut d’un rocher
les flots de la cataracte, et comme eux s’engouffrent dans l’abîme ! –
Rien de plus effrayant que la vue des chauffeurs, qui ruissellent de
même que s’ils sortaient de l’eau, et sont éclairés devant et derrière
par ces horribles brasiers, dont les langues de feu paraissent
s’avancer sur eux comme pour les dévorer. – Oh ! non, il est
impossible de voir un spectacle plus effrayant !

J’attendis la fin de l’opération, voulant savoir ce que ces pauvres


chauffeurs allaient devenir. – Je m’étonnais de ne voir arriver aucune
femme. – Mon Dieu ! pensai-je, ces ouvriers sont-ils donc sans
mère, sans sœur, n’ont-ils ni femme, ni fille, attendant, à la porte,
leur sortie de l’ardente fournaise, afin de les laver à l’eau tiède, de
les envelopper dans des chemises de flanelle, de leur faire prendre
un breuvage nourrissant, fortifiant, puis de leur dire quelques paroles
d’amitié, d’amour qui consolent, encouragent et aident l’homme à
supporter les plus cruelles misères. J’étais dans l’anxiété : – pas une
femme ne parut. – Je demandai au foreman où ces hommes,
baignés de sueur, allaient prendre du repos.

Ils vont se jeter sur un lit qui est sous ce hangar, me répondit-il
froidement, et au bout d’une couple d’heures ils recommenceront à
chauffer.
Ce hangar, ouvert à tous les vents, ne garantit que de la pluie, il y
fait un froid glacial. – Une espèce de matelas, qu’on ne distingue
point du charbon qui l’entoure, est placé dans un des coins ; je vis
les chauffeurs s’étendre sur ce matelas dur comme la pierre. – Ils
étaient couverts d’un paletot très sale, pénétré de sueur et de
poussière de charbon à un tel point qu’on n’en pouvait deviner la
couleur. – Voilà, me dit le foreman, comment ces hommes
deviennent poitrinaires, – c’est en passant sans nulle précaution du
chaud au froid.

Promenades dans Londres, ch. VII

SOCIALISME

Afin d’éviter toute fausse interprétation, je déclare que je ne suis ni


saint-simonienne, ni fouriériste, ni owénienne. – Si j’avais à me
prononcer sur la valeur respective de ces trois doctrines, je le ferais
de mon point de vue, après m’être livrée à un examen approfondi de
chacune et les avoir comparées entre elles dans leurs applications
diverses ; mais pour le moment je m’occupe seulement de faire
connaître la doctrine du socialiste anglais, car mon livre n’est pas un
traité sur les théories sociales.

À la même époque trois hommes sans communication entre eux,


se trouvant l’un en Russie, l’autre en France et celui-ci en
Angleterre, arrivent par des séries distinctes de fait et de
raisonnements, à une vérité morale qu’ils démontrent, avec une
évidence à laquelle l’égoïsme refuse en vain de se rendre ; savoir :
que le travail par association est le seul qui puisse garantir les
hommes de l’oppression et de la famine, et les arracher aux vices et
aux crimes qu’enfantent l’organisation et les luttes intestines de nos
sociétés. – Le serf russe paraît moins malheureux à Saint-Simon
que le prolétaire de l’Europe ; que cet esclave de la faim et de
l’ignorance, exploité par la cupidité et la ruse de ceux qui possèdent,
et pressuré par la puissance. – Saint-Simon, membre de la haute
aristocratie, la connaît trop intimement pour croire aux talents
héréditaires ; – il fonde sa hiérarchie sur les divers degrés
d’intelligence et pose en principe : à chacun suivant sa capacité, à
chaque capacité suivant son œuvre. – Fourier dissèque
l’organisation sociale, en montre à découvert et toutes les fraudes, et
toutes les violences, et toutes les turpitudes ; par induction il est
conduit de l’attraction des corps à l’attraction passionnelle, de
l’harmonie des sons à l’harmonie des passions humaines ;
l’attraction et l’harmonie sont les deux pivots de son organisation et
sa loi reflète celle des mondes. – Fourier est prophète, sans
chercher à être apôtre, et partant du principe que l’univers se
réfléchit dans toutes ses parties, il voit dans la vie de l’homme
l’image de la vie de l’humanité tout entière.

Owen n’a pas étudié la philosophie, il n’a pas observé toutes les
classes des sociétés européennes, à l’époque des convulsions de la
Révolution française, et son esprit n’est pas disposé, comme celui
de Saint-Simon, à formuler une organisation sociale ; il ne s’élève
pas non plus, comme Fourier, à la loi de l’univers pour y découvrir la
loi d’harmonie qui doit régir les sociétés humaines ; rien de tout cela.
– Owen est un homme dont le cœur est aimant, l’esprit juste et
observateur. Il s’est instruit dans les manufactures, où, pendant
trente ans, il a eu un nombre considérable d’ouvriers sous ses
ordres, et où il a étudié toutes les misères du pauvre.
Les idées d’Owen résultent d’une série d’observations et
d’expériences, mais ne forment pas une théorie complète qui
comprenne l’homme dans toutes ses formes variées, telles que
l’histoire et le monde les présentent à nos yeux. – Préoccupé de
l’immense influence qu’exercent sur nous les circonstances
extérieures, Owen ne tient presque aucun compte de l’organisation ;
l’être humain est pour lui le bloc de marbre dont le statuaire fait à
son gré un héros, un monstre ou une cuvette ; l’homme d’Owen est
une statue de main d’homme, j’avoue que je n’y vois la créature de
Dieu avec ses pressentiments de l’infini et de sa vie éternelle et
progressive. – Disons-le, Owen ne s’occupe pas assez des besoins
animiques ; mais, en revanche, Owen me paraît admirable quand il
organise les intérêts matériels. Il convie aux associations l’immense
population des prolétaires de l’Europe ; il leur en fait voir l’urgente
nécessité, s’ils ne veulent mourir de faim, le bien-être qui en
résulterait pour eux, et leur indique les moyens de les réaliser. Il leur
démontre, par des calculs et des raisonnements fondés sur
l’expérience, que, par l’association, le travail et le capital produiraient
le plus possible, et que les dépenses seraient les plus faibles,
relativement à la somme des jouissances. – Owen est le saint Jean
du désert qui annonce le Christ ; c’est le précurseur d’un autre, qui
viendra compléter sa création, animer cette statue de Prométhée,
colorer de poésie cette vie matérielle, élever le temple que les arts
embelliront de leurs prestiges, et où une divine harmonie exaltera les
âmes vers Dieu et Marie.

Des écrits publiés par Owen, il ressort qu’il considère les


habitudes, la manière de voir et de sentir, en un mot le caractère,
comme étant le produit de l’organisation et du milieu dans lequel
l’homme a vécu, et il en conclut l’irresponsabilité humaine. – Selon
lui, le vicieux, le criminel, sont des malades qu’il faut guérir. – Il
n’accorde ni mérite ni démérite aux actions ; elles résultent de la
forme morale qui nous est imposée à notre insu. L’homme, en
naissant, dit Owen, n’est ni bon ni mauvais. – Il attribue tant de
puissance à l’éducation, que, dans la société qu’il forme, il ne
semble supposer aucune inégalité de talents, car c’est l’âge qui
détermine les fonctions. Owen reconnaît un Dieu créateur, éternel,
bon et infini : il veut qu’on rende hommage à Dieu en aimant ses
frères ; mais il proscrit tout culte extérieur. Étudier les lois de la
nature, la production des richesses et leur meilleur emploi, voilà, dit-
il, les moyens d’être utiles à nos semblables, et voilà le but de notre
vie.

Owen s’est convaincu, par une longue expérience, que le lien


social ne peut subsister que par les relations de bienveillance des
hommes entre eux, et l’affection qu’ils ont les uns pour les autres.
Cependant on l’accuse de n’être pas chrétien, parce qu’il n’attache
d’importance qu’aux actions et manifeste la plus complète
indifférence pour toutes les sectes. « Je reparaîtrai dans les rangs
chrétiens, répond-il à ses détracteurs, quand le christianisme
s’affranchira des erreurs dont chacun à sa guise l’affuble. »

Jamais homme n’a paru, sur le grand théâtre du monde, doué, à


un plus haut degré que lui, d’amour pour ses semblables ; trouver le
remède à leurs maux a été pour Owen le but de quarante ans
d’observations, d’expériences et de travaux. – Dieu a couronné son
œuvre, et maintenant le philanthrope pratique, devenu l’apôtre du
principe d’amour, consacre le reste d’une vie si bien remplie à
démontrer aux prolétaires l’avantage de l’union fraternelle pour
chaque individu ; car c’est en vue du bonheur de ce monde qu’il leur
recommande de s’aimer et de s’unir.

Promenades dans Londres, ch. XIX

JE CRIE POUR QUE VOUS ENTENDIEZ

Au nom de ceux qui souffrent, au nom de ceux qui ont faim, au


nom de ceux qu’on tue lentement, au nom de ceux qui se vendent
pour un morceau de pain souillé de boue, au nom de ceux qui,
comme les animaux les plus immondes, sont forcés de se disputer
une vile pâture dans les égouts du crime ;

Au nom des pauvres femmes qui sont tarifées comme de la chair


à débauche dans les boucheries de la prostitution et qu’on appelle
filles de Joie, parce que, comme aux reprouvés du Dante, les larmes
se sont à jamais glacées dans leurs yeux et qu’une rage de douleurs
les fait parfois lamentablement rire ;

[…]

Au nom des pères et des mères dont le Moloch social dévore les
enfants, au nom des hommes qu’on mutile et qu’on empoisonne, au
nom des femmes dont on mange le cœur et qui n’osent se plaindre,
au nom des enfants qu’on broie et dont on aplatit le crâne afin qu’ils
n’aient ni cœur ni pensée…
J’ai crié, j’ai pleuré, et vous avez ri ! Je me suis tue, je me suis
traînée à vos pieds et vous m’avez mis le pied sur la tête ! Que suis-
je, moi ! Qu’importe ce qui m’arrive ? N’ai-je pas donné ma vie pour
ce peuple ? C’est bien ! flétrissez-moi, emprisonnez-moi, calomniez-
moi, poussez plus loin l’outrage, jetez-moi un peu de pain sous la
table. C’est bien ! j’accepte tout, excepté votre pain. Tout cela est
pour moi, mais le peuple, que ferez-vous pour lui ? – Ah ! je l’avais
deviné depuis longtemps, le peuple n’a rien à attendre de vous. La
prospérité vous enivre, l’habitude des voluptés et des remords vous
fait craindre l’ennui des idées sérieuses : ce peuple vous est à
dégoût et vous ne lui pardonnez pas d’être malheureux et d’avoir
faim !

[…]

Est-ce que la terre et tout ce qu’elle produit n’est pas à vous ? est-
ce que vous n’en êtes pas les légitimes propriétaires ? est-ce que
vous n’êtes pas les maîtres de gaspiller vos restes quand vous êtes
repus, et de partager votre luxe avec vos chiens plutôt que de vous
occuper du nécessaire des pauvres ?

Qu’ils aillent au bureau de charité, les pauvres ! Au dépôt de


mendicité, les mendiants ! Au diable tous, s’ils veulent ! Quant à
nous, buvons, mangeons et prostituons ! nous avons de l’argent.
Oui, buvez : c’est le sang du peuple ! oui, mangez : c’est la chair
du peuple ! oui, prostituez : ce sont les entrailles du peuple ! Et
quand vous vous endormirez repus et blasés, il se réveillera, lui,
affamé et terrible. Et quand vous aurez fini, il commencera. Oui,
buvez, mais prenez garde ! car vous avez aussi du sang dans les
veines ! Mangez, mais ayez peur ! car votre chair s’engraisse
comme celle des victimes ! Prostituez, mais frémissez d’épouvante !
car vous avez des femmes et des filles ! J’ai été femme, j’ai été
mère, et la société m’a broyé le cœur.

J’ai été assassinée, parce que je protestais contre l’infamie, et la


société m’a flétrie en condamnant à regret mon assassin.
Maintenant je ne suis plus une femme, je ne suis plus une mère, je
suis la paria !

Eh bien, frères et sœurs ! quand j’aurai succombé dans la guerre


contre vos oppresseurs, je vous laisserai ce livre d’épouvante pour
eux, d’espérances et de conseils pour vous… Et ils n’oseront pas le
condamner.

Car je ne vous prêche pas la révolte. La révolte est le crime d’une


poignée de séditieux. Un peuple ne se révolte jamais ; il se lève
quand arrive son heure et n’a pas besoin qu’on le lui dise.

Je n’attaque pas la propriété, comme ils disent.

Est-ce que je puis encourager les voleurs, moi qui les poursuivrais
jusque sous la robe des juges ?
Je n’attaque pas la morale : je constate seulement que nos
prétendus moralistes sont les plus immoraux des hommes. Je
n’attaque pas la religion ; car c’est en son nom que j’élève la voix
pour dénoncer l’égoïsme et le mensonge de ses ministres.

J’écris pour que vous sachiez ; je crie pour que vous entendiez ; je
marche en avant pour que vous connaissiez la route !

La Paria, Préface

LIBERTÉ

Un instinct sacré dirige les peuples à leur insu dans le choix et la


manifestation de leurs symboles.

Ainsi, de nos jours, sur la place où le despotisme eut autrefois ses


cachots, on a élevé une colonne à la liberté, et sur la cime de cette
colonne rayonne l’ange de la lumière, le jeune et glorieux Lucifer !

Lucifer, l’ange du génie et de la science que les superstitions du


Moyen Âge avaient relégué sur le trône des enfers, délivré enfin
avec la conscience humaine, remonte triomphant vers le ciel, avec
son étoile sur le front, et dans la main droite ce flambeau qui ne
s’éteint pas.

Le Saint-Esprit a maintenant aussi, comme le Père et le Fils, une


figure humaine pour être invoqué par les hommes, et la colombe
symbolique a replié ses blanches ailes.

L’esprit d’intelligence et d’amour doit se manifester maintenant au


monde sous les traits jeunes et souriants de Lucifer !
L’intelligence est affranchie, elle sort victorieuse des abîmes de la
réprobation, et elle amène par la main l’ange gracieux de l’amour qui
pour un temps avait été banni avec elle.

Car Lucifer n’avait pas été réprouvé seul, et il avait entraîné une
douce compagne dans sa chute.

Lorsque le Père des êtres proféra cette parole : Que la lumière


soit ! son regard s’illumina de gloire.

Les rayons de son diadème se détachèrent de son front et


tombèrent autour de lui comme une pluie d’or.

Puis chaque goutte de lumière prit une forme inconnue au ciel et


devint un ange.

Mais un esprit plus beau et plus grand que les autres était né du
regard même et du sourire resplendissant de Dieu.

Tous les esprits se prosternèrent en naissant ; celui-là seul resta


debout, et il était triste, car dans le rayon du regard de Dieu qui
l’avait formé il y avait eu un éclair de liberté et une étincelle de
puissance.

Dieu regarda alors ce bel ange avec l’amour jaloux que plus tard
connurent les mères, et lui dit : Pourquoi es-tu triste ?

– Parce que je vois la gloire qui me force à t’adorer, répondit


Lucifer, et je t’aime d’un trop noble amour pour être jamais ton
esclave !
Aussitôt le Seigneur retira à lui son vêtement d’azur parsemé
d’étoiles, et l’étendit entre son visage et celui de l’ange trop aimé.
Une nuit profonde enveloppa la nature naissante, et l’étoile qui
scintillait sur le front de Lucifer illumina seule les ténèbres, et lui
montra la profondeur de sa solitude. L’ange de la lumière pleura ;
mais il releva triomphant ses yeux baignés de larmes ; il serait
malheureux, mais il était libre !

Près de lui, sur une roche aride et désolée, ossements du vieux


chaos mis à nu par ces convulsions récentes, était assis un autre
ange qui le regardait, et qui pleurait en le regardant avec un
douloureux sourire.

Qui es-tu ? lui demanda l’ange rebelle. – Je suis ton frère Ariel, ou
plutôt, s’il m’est permis d’emprunter d’avance la langue que parleront
les hommes, je suis ta sœur, ô Lucifer !

Tu es l’ange du génie, et moi je suis le génie de l’amour. Tu es


sorti du front de Dieu par son regard comme un rayon de sa
grandeur, et moi de son cœur par l’effusion de son sourire comme
un souffle de son amour infini.

Je ne pouvais vivre sans toi, et je suis venue dans ton exil pour
me perdre avec toi, souffrir avec toi et me sauver avec toi.

Merci ! répondit Lucifer, et il déposa son premier baiser sur le front


d’Ariel, puis il lui dit : Sœur, une grande œuvre nous est donnée à
faire. Nous devons affranchir les créatures de Dieu par l’intelligence
et par l’amour, en les rendant plus fortes que la crainte et que les
douleurs.
Créons l’enfer pour ennoblir le chemin du ciel.

Désormais la race humaine sera partagée en deux : le troupeau


des timides, et la phalange des braves.

Ceux qui craindront de perdre leur héritage qu’ils n’auront pas


gagné et qui laisseront dormir leur liberté oisive, et ceux qui
prendront la liberté seule pour héritage en renonçant à tout le reste.

Or, je te dis en vérité que, si Dieu a pitié des premiers, il aimera


les seconds de tout son amour, parce que la liberté est le plus beau
et le plus noble de ses dons.

La Paria, ch. VI, Le Génie et l’Amour


SUZANNE VOILQUIN
(1801-1876)

Avec Suzanne Voilquin, les philosophes français nous donnent


une figure étonnante qui, à plus d’un égard, mérite le respect. Cette
« fille du peuple », comme elle se désigne elle-même, est une saint-
simonienne convaincue, proche des pères fondateurs, dévouée à la
cause commune. Au cours de sa vie, entièrement consacrée à
secourir la détresse, en particulier celle des femmes, elle voyage
autour du monde, découvre les sociétés les plus différentes, voit les
inégales conditions d’existence des femmes. Elle va vers l’humanité
souffrante dans l’idée, au moins, de lui apporter le réconfort de la
science, militante hygiéniste ; cela dit elle illustre admirablement, et
en acte, l’idéal de solidarité universelle des disciples de Saint-Simon.

Journaliste, elle partage son expérience du monde, dans ses


livres et son journal, La Tribune des femmes.

INSTRUIRE ÉGALEMENT LES DEUX SEXES

Lorsque l’instruction sera donnée également aux deux sexes, et


que les femmes, aux goûts studieux, concourront, comme les
hommes, pour mériter et obtenir le diplôme de docteur, que de
victimes seront arrachées à une mort cruelle et prématurée ! Elles
n’attendront pas, ainsi que le fit ma mère, le dernier degré de cette
affreuse maladie pour se confier à la science. Pendant la longue
pratique de mon art, je fus partout à même de le constater ; les
femmes hésitent à parler de certains symptômes ; tout en elles se
révolte à dévoiler au médecin ces détails répugnants pour
l’imagination et la pudeur ; toutes dissimulent la gravité des
symptômes ou parlent trop tard. En Russie, où j’ai exercé ma
profession pendant sept ans, j’ai vu la grande dame se laisser peu
interroger par son docteur. Là, comme en Égypte et en Amérique, il
doit tout deviner, alors que l’affreux cancer a déjà marqué son
empreinte sur les traits de sa victime et que l’inexorable mort est
prête à la saisir. Aux femmes, aux femmes seules, le droit d’aider
leur sexe, non seulement dans le divin travail de la maternité, mais
aussi dans toutes les maladies dont la chasteté a tant à souffrir de
leur divulgation à un homme.

Souvenirs d’une fille du peuple, La Saint-Simonienne en Égypte,


Première partie, ch. II

FORMULES EXCENTRIQUES DES SAINT-SIMONIENS

Il me faut, à notre époque de philosophie et de négation


religieuse, te demander grâce pour les expressions un peu
surannées dont je me suis servie dans le cours de cette seconde
partie ; accepte-les au moins dans le passé que je décris. En
m’entendant parler de tous ces jeunes hommes de 1830, tu as souri
plus d’une fois aux mots d’apôtres, de missions apostoliques… Sans
doute ces locutions ne sont plus de notre temps, mais alors elles
étaient logiques. Saint-Simon avait nommé sa doctrine : le nouveau
christianisme ; mais Enfantin, du haut de sa tribune d’accusé, donna
au monde sa formule religieuse en ces termes : « Dieu est tout ce
qui Est, tout est en Lui, tout est par Lui, nul de nous n’est hors de
Lui ; mais aucun de nous n’est Lui. Chacun de nous vit de sa vie, et
tous nous communions en Lui, car il est tout ce qui Est. » De ce
moment la doctrine philosophique du Maître avait pris, sous la
direction du Père, le nom de Religion saint simonienne. Chère fille,
relis le volume qui contient le procès, et tu comprendras le zèle et
l’ardeur de tous ces jeunes néophytes ; de là ce langage, cet habit
symbolique, ces formules excentriques faites pour frapper le monde
et attirer son attention sur les idées morales et les sentiments
religieux du Père et de tous ses fils.

Souvenirs d’une fille du peuple, La Saint-Simonienne en Égypte,


Deuxième partie, ch. IX

LA FEMME DU MIDI

Ici les femmes sont plus libres dans leur vie habituelle ; leur
physionomie s’en ressent ; toutes sont gaies, vives et aimables. La
femme du Midi fait pressentir ce que deviendra notre sexe dans la
société et dans la famille, lorsqu’il recevra son complet
développement par l’éducation et la liberté. Dans des cafés, luxueux
comme ceux de Paris, on voit venir chaque soir des dames prendre
des rafraîchissements, ce que je n’ai pas vu depuis Paris, même à
Lyon et à Bordeaux ; elles y causent gaîment, laissant de côté l’air
guindé de certaines petites villes.

Souvenirs d’une fille du peuple, La Saint-Simonienne en Égypte,


Troisième partie, ch. XV

ABUSER DE LA LIBERTÉ ?
D’une grande sévérité dans tous les actes de sa vie, elle croit
possibles les excentricités de sentiment qu’elle débite très
gravement ; elle veut pour les femmes la liberté de Claire Démar,
c’est-à-dire le droit d’user et d’abuser de notre indépendance. Elle
veut ce droit sans limite, sans règle, enfin sans autorité. – Mais,
chère dame, dans ces droits si étendus, vous admettez sans doute
celui de la contradiction ? Permettez-moi de vous dire que dans tout
système, pousser la réaction trop loin, c’est vouloir échouer. Prenez
garde, ajoutai-je, le pendule trop fortement lancé se brise et
s’arrête ! Voudriez-vous semblable liberté pour votre fille ? La
proclameriez-vous telle quelle immédiatement ? Elle me répondit
aussitôt : oui, sans doute, chère Suzanne, je le veux ainsi, mais
j’affirme aussi qu’avant les modifications amenées par le temps, et
subies par l’esprit humain, ma fille, ou toute femme qui abuserait de
sa liberté, ne l’aimerait, ni ne la comprendrait pas.

Souvenirs d’une fille du peuple, La Saint-Simonienne en Égypte,


Troisième partie, ch. XVII

[…]

Depuis des siècles, sans vous en rendre compte, nous


représentons le principe de liberté vers lequel nous avons toujours
marché. Ni la force ni l’industrie n’ont jamais pu enrégimenter la
femme ; sa nature reprend constamment son niveau sur les lois
oppressives faites par les hommes contre leurs droits ; voyez, dans
l’individualité un mari brutal peut asservir sa compagne, mais non
dompter son esprit indépendant. Confiez-vous donc à la femme !
Rendez-la libre, et elle saura éloigner de vous toute compression,
même en conservant le principe d’ordre qui, dans ce moment, est
souvent arbitraire, j’en conviens, car il est sans contrepoids.

Souvenirs d’une fille du peuple, La Saint-Simonienne en Égypte,


Troisième partie, ch. XVIII

ORIENT

L’existence de ces femmes n’a pas de variété, de mouvement ;


aussi, chez toutes l’expression du visage est la même ; le type par
conséquent reste uniforme ; elles n’ont de libre que le regard. Voyez
leurs yeux ; ils sont beaux, expressifs, remplis d’une langueur
provocante. Quant à leurs traits toujours voilés, se trouvant sans
emploi dans la vie de relation, ils restent mornes et sans
expression !… Ô philosophes, cela ne veut-il pas dire : affranchissez
notre sexe, afin de voir toutes ces femmes s’épanouir au soleil de la
liberté dans la diversité de leur nature.

Souvenirs d’une fille du peuple, La Saint-Simonienne en Égypte,


Quatrième partie, ch. XXI

[…]

En examinant toutes ces maisons, mes idées se rembrunissent ;


j’y remarque une porte étroite et basse, toujours fermée ; point
d’autre ouverture par le bas ; les fenêtres des étages supérieurs sont
grillagées d’étroits losanges qui ne permettraient pas à la petite main
d’un enfant d’y passer. En levant mon regard, je distingue derrière
ces grilles de grands yeux noirs nous regardant avec curiosité. La
vue de ces recluses m’impressionne vivement. C’est donc là, dis-je à
Lamy, que l’orgueil et la jalousie d’un despote enferme son honneur
et son plaisir ? Puis, des croyants faisant remonter mon dépit jusqu’à
leur Prophète, j’ajoutai : que ce législateur, qui a osé se servir du
grand nom de Dieu pour nous avilir et nous abaisser à l’égal de la
brute, soit honni ! Puisse cet apôtre du sabre et du Livre inspirer un
jour à mon sexe entier, contre cette iniquité, une puissante répulsion
qui le poursuive jusqu’au fond de son paradis, habité et fait
seulement de matière organisée. Vous venez, chère sœur, me dit
Lamy souriant de ma véhémence, de symboliser le type oriental ; en
effet, l’âme et l’esprit manquent encore à ces belles organisations
matérielles. Cependant, chère Suzanne, Mahomet n’est pas seul
coupable de ce fait ; il n’est que le continuateur des anciens
patriarches des peuples pasteurs, qui tous avant lui subalternisaient
également votre sexe. L’Orient l’a toujours tenu en esclavage, ne
l’oubliez pas dans votre appréciation. – Sans doute, mais d’un abus
de la force sur la faiblesse, Mahomet a fait un dogme ; il nous a
garrottées par deux passions indomptables, le fanatisme et la
sensualité !

Souvenirs d’une fille du peuple, La Saint-Simonienne en Égypte,


Quatrième partie, ch. XXII

SEMBLABLES AUX FLEURS


La femme placée par Mahomet au nombre des parfums de la vie
n’a nulle consistance dans ce pays. Elle est le plaisir, rien de plus.
Dès l’enfance, ces femmes savent que, semblables aux fleurs, elles
sont faites pour briller les courts instants de leur jeunesse. Aussi,
concentrent-elles sur cette époque les mille ressources de la plus
ardente coquetterie, afin d’en tirer le parti le plus avantageux.
L’éducation morale qu’elles reçoivent est à peu près la même pour
toutes. Qu’elle soit donnée par le marchand d’esclaves à la jeune
Abyssinienne ou bien à la Négresse dont il approvisionne les
marchés du Caire, ou bien encore que les jeunes indigènes la
reçoivent de leur mère, les préceptes de cette éducation peuvent se
résumer en ces quelques mots : « être attrayante jusqu’à la
sensualité pour plaire et satisfaire les plaisirs du maître, même ceux
de la plus cynique volupté, afin d’en obtenir bijoux, parures et bien-
être. » En vieillissant, ces femmes s’approprient une foule de
superstitions ; elles aident à leur tour à parfaire l’éducation de la
génération suivante.

Souvenirs d’une fille du peuple, La Saint-Simonienne en Égypte,


Cinquième partie, ch. XXX

DÉPART

Depuis trois ans, le Père habitait ce pays, et depuis lors, que de


vicissitudes n’avait-il pas éprouvées, ainsi que nous ! La peste, les
événements et les hommes, tout nous avait été contraire. Quant à
moi, j’étais venue pour le seconder de ma bonne volonté et de mes
faibles moyens dans une action sociale ; il en reconnaissait
l’impossibilité, puisque la grande voix divine s’était manifestée en ce
sens ; le sentant également, je devais l’imiter ; tous nous devions
partir !

Souvenirs d’une fille du peuple, La Saint-Simonienne en Égypte,


Cinquième partie, ch. XXXV
LES COMMUNARDS
LE TEMPS DES CERISES

Musique d’Antoine Renard

Quand nous en serons au temps des cerises

Et gai rossignol et merle moqueur

Seront tous en fête.

Les belles auront la folie en tête

Et les amoureux du soleil au cœur.

Quand nous en serons au temps des cerises,

Sifflera bien mieux le merle moqueur.


Mais il est bien court le temps des cerises,

Où l’on s’en va deux cueillir en rêvant

Des pendants d’oreilles,

Cerises d’amour aux roses pareilles

Tombant sous la feuille en gouttes de sang.

Mais il est bien court le temps des cerises,

Pendants de corail qu’on cueille en rêvant.

Quand vous en serez au temps des cerises,

Si vous avez peur des chagrins d’amour

Évitez les belles.

Moi qui ne crains pas les peines cruelles,

Je ne vivrai point sans souffrir un jour.

Quand vous en serez au temps des cerises,

Vous aurez aussi des peines d’amour.


J’aimerai toujours le temps des cerises :

C’est de ce temps-là que je garde au cœur

Une plaie ouverte,

Et Dame Fortune, en m’étant offerte,

Ne pourra jamais fermer ma douleur.

J’aimerai toujours le temps des cerises

Et le souvenir que je garde au cœur.

Jean-Baptiste Clément

« Les seuls encore debout, en ce moment où se tait le canon du


Père-Lachaise, sont ceux de la rue Fontaine-au-Roi. Ils n’ont plus
pour longtemps de mitraille, celle de Versailles tonne sur eux. Au
moment où vont partir leurs derniers coups, une jeune fille venant de
la barricade de la rue Saint-Maur arrive leur offrant ses services : ils
voulaient l’éloigner de cet endroit de mort, elle resta malgré eux.
Quelques instants après la barricade jetant en une formidable
explosion tout ce qui lui restait de mitraille, mourut dans cette
décharge énorme, que nous entendîmes de Satory.

À ceux qui étaient prisonniers ; à l’ambulancière de la dernière


barricade et de la dernière heure, J.-B. Clément dédia longtemps
après la chanson des Cerises. – Personne ne la revit. […]
La Commune était morte, ensevelissant avec elle des milliers de
héros inconnus. » (Extrait de La Commune de Louise Michel).
AUGUSTE BLANQUI
(1805-1881)

Le célèbre anarchiste, qui passa presque toute sa vie en prison,


eut une activité débordante, notamment journalistique. On lui doit
une analyse impitoyable de la réalité sociale et de l’opposition des
riches et des pauvres qui débouche sur l’organisation de luttes, la
poursuite d’actions violentes : à l’opposé de l’utopisme, Blanqui est
celui qui a relevé l’importance des mouvements insurrectionnels,
auxquels il n’a pas manqué d’apporter son soutien. Précisons tout
de même que, si l’on peut évidemment le faire entrer parmi les
« communards » (il était en effet le leader tout trouvé du
mouvement), arrêté sur les ordres de Thiers, il ne fut pas présent en
personne à la Commune de Paris.

METTRE FIN À L’EXPLOITATION DE L’HOMME PAR L’HOMME

Cependant le principe d’égalité, gravé au fond du cœur, et qui


conspire, avec les siècles, à détruire, sous toutes ses formes,
l’exploitation de l’homme par l’homme, porta le premier coup au droit
sacrilège de propriété, en brisant l’esclavage domestique. Le
privilège dut se réduire à posséder les hommes, non plus à titre de
meuble, mais d’immeuble annexe et inséparable de l’immeuble
territorial.

Au seizième siècle, une recrudescence meurtrière de l’oppression


amène l’esclavage des Noirs, et aujourd’hui encore les habitants
d’une terre réputée française possèdent des hommes au même titre
que des habits et des chevaux. Il y a du reste moins de différence
qu’il ne paraît d’abord entre l’état social des colonies et le nôtre. Ce
n’est pas après dix-huit siècles de guerre entre le privilège et
l’égalité que le pays, théâtre et champion principal de cette lutte,
pourrait supporter l’esclavage dans sa nudité brutale. Mais le fait
existe sans le nom, et le droit de propriété, pour être plus hypocrite à
Paris qu’à la Martinique, n’y est ni moins intraitable, ni moins
oppresseur.

La servitude, en effet, ne consiste pas seulement à être la chose


de l’homme ou le serf de la glèbe. Celui-là n’est pas libre qui, privé
des instruments de travail, demeure à la merci des privilégiés qui en
sont détenteurs. C’est cet état qui alimente la révolte.

[…]

Point de société sans travail ! partant point d’oisifs qui n’aient


besoin des travailleurs. Mais quel besoin les travailleurs ont-ils des
oisifs ? Le capital n’est-il productif entre leurs mains, qu’à la
condition de ne pas leur appartenir ? Je suppose que le prolétariat,
désertant en masse, aille porter ses pénates et ses labeurs dans
quelque lointain parage. Mourrait-il par hasard de l’absence de ses
maîtres ? La société nouvelle ne pourrait-elle se constituer qu’en
créant des seigneurs du sol et du capital, en livrant à une caste
d’oisifs la possession de tous les instruments de travail ? N’y a-t-il de
mécanisme social possible que cette division de propriétaires et de
salariés ?

[…]

Disons tout de suite que l’égalité n’est pas le partage agraire. Le


morcellement infini du sol ne changerait rien, dans le fond, au droit
de propriété. La richesse provenant de la possession des
instruments de travail plutôt que du travail lui-même, le génie de
l’exploitation, resté debout, saurait bientôt, par la reconstruction des
grandes fortunes, restaurer l’inégalité sociale.

L’association, substituée à la propriété individuelle, fondera seule


le règne de la justice par l’égalité. De là cette ardeur croissante des
hommes d’avenir à dégager et mettre en lumière les éléments de
l’association. Peut-être apporterons-nous aussi notre contingent à
l’œuvre commune.

Qui fait la soupe doit la manger


LOUIS BLANC
(1811-1882)

Ce remarquable théoricien du socialisme est l’homme de


l’insurrection de 1848. En ce qui concerne la Commune de Paris,
précisons que, malgré son élection, il se tint à l’écart.

À CHACUN SELON SES BESOINS

Mais, avec des facultés, l’homme a reçu, de la nature, des


besoins : besoins intellectuels, moraux et physiques ; besoins du
cœur, de l’intelligence, des sens, de l’imagination. Or, quel moyen
que chacun remplisse la fonction, pour laquelle la nature le créa, si
les institutions sociales, qui pèsent sur lui, font obstacle à l’entier
développement de son être en lui refusant la satisfaction des
besoins inhérents à son organisation particulière ? D’où – dans les
limites des ressources communes et en prenant le mot « besoins »
dans sa plus large et plus noble acception – cet axiome qui
correspond avec le premier et le complète : « À chacun suivant ses
besoins. »

Là est le droit.

Utopie ! ne manqueront pas de s’écrier les hommes superficiels,


ou ceux à qui des investigations de ce genre sont tout à fait
étrangères. Cependant, voyons un peu.
La première objection qui se présente aux esprits inattentifs est
l’impossibilité apparente de fixer la mesure d’un besoin. Objection
étrangement futile ! La mesure d’un besoin est dans son degré
d’intensité. Est-ce que nous ne cessons pas de manger, quand nous
n’avons plus faim ; de boire, quand nous n’avons plus soif ; de
marcher, quand nous sommes fatigués ; de lire ou de jouer, quand
nous n’éprouvons plus le besoin de le faire ? il n’est pas jusqu’aux
besoins morbides qui n’aient leur limite naturelle et infranchissable.
La difficulté n’est donc pas de trouver une mesure à nos besoins,
mais d’arriver à un arrangement social tel que les prescriptions de la
nature n’y soient contrariées par aucun obstacle conventionnel, né
de cet arrangement même : comme, par exemple, dans la société
actuelle, où l’on voit des paralytiques manquer de tout moyen de
transport, tandis qu’il y a chevaux, carrosses à l’usage de gens à qui
le mouvement serait bon pour la santé. Il est singulier que des faits
où se trouve, manifestement, le germe des perfectionnements
possibles de la société se passent chaque jour, sous nos yeux, sans
que personne prenne la peine de les analyser. Dans la famille, est-
ce que les enfants ne donnent pas proportionnellement ce qu’ils
peuvent, et ne reçoivent pas proportionnellement ce qu’il leur faut ?
Est-ce que celui d’entre eux qui est en état d’aider la famille par ses
travaux s’autorise de ses services pour confisquer la part de celui de
ses frères qui n’est encore, pour la famille, qu’une charge ? L’action
du double principe, posé plus haut, est ici bien évidente, et si l’on
objecte qu’elle s’explique, en ce cas, par des liens naturels
d’affection, impossibles à supposer entre des hommes inconnus les
uns aux autres, le spectacle de ce qui a lieu dans un club fournit une
réponse décisive. Là, une fois admis, chaque membre a le libre
usage des journaux de la bibliothèque, de la salle où l’on fume, etc.
Mais, dans le fait, chacun prend-il, de ces divers avantages, une part
identique à celle de son voisin ? Non ; tel membre fréquente, de
préférence, la salle de billard, tel autre la salle de lecture ; et celui
qui ne fume pas paye volontiers sa cotisation destinée à la salle des
fumeurs.

« À chacun selon ses besoins », voilà le principe sur lequel tout


club anglais repose. Oui, au point de vue de la proportionnalité à
établir dans la satisfaction des besoins de l’homme en société, un
club est la mise en pratique du socialisme sur une petite échelle, son
objet et son résultat étant de fournir, à tous les membres qui le
composent, l’égale satisfaction de leurs besoins inégaux. Je pourrais
multiplier les exemples, et montrer, par ce qui se voit journellement,
combien est facile la réalisation de la doctrine en question, même
pour ce qui touche aux besoins intellectuels et moraux. Que sont, en
effet, les cours gratuits, les bibliothèques publiques, les musées, les
parcs tels que Hyde-Park, les jardins tels que les Tuileries, sinon
d’admirables emprunts faits par la société actuelle à l’idéal de la
société future ?

Mais où chacun recevrait de la société ce qu’il faut, il serait


nécessaire et juste que chacun fît pour la société ce qu’il peut. Et
c’est ce qui aurait lieu volontairement, sans effort, et, à part même le
sentiment du devoir, par le seul attrait du travail, dans une société,
où l’accord établi entre les fonctions diverses et les aptitudes
naturelles correspondantes aurait fait du travail un plaisir ; car, de
toutes les jouissances de l’homme, il n’en est point de plus vive que
celle qu’il puise dans le libre, dans le volontaire exercice de ses
facultés.

Si nous voyons aujourd’hui tant de paresseux, c’est la faute


d’institutions qui font dépendre uniquement du hasard et de la
misère la distribution des fonctions sociales, sans tenir compte ni de
la spécialité des vocations, ni de celle des aptitudes, et sans
consulter les penchants. Tel était né poète ; la misère le force à être
charpentier. Tel était né Louis XVI, avec une propension et des
aptitudes marquées pour la mécanique ; le hasard de la naissance le
condamne à être roi. Est-il surprenant que la haine du travail trouve
place au milieu de ce déclassement universel des aptitudes et dans
ce perpétuel étouffement des tendances naturelles ? Qu’on préfère
le repos à un travail auquel on ne se sent point propre, vers lequel
on n’est point porté, qu’on n’accepte que comme une dure loi de la
misère et dont les fatigues sont sans compensation suffisante : quoi
de plus simple ? Pour les Nègres, à qui la servitude a inspiré
l’horreur du travail, le repos absolu, c’est l’idéal de la liberté, et l’on
conçoit du reste que la paresse soit fille de l’esclavage.

Mais prenez un ordre social où les fonctions diverses seraient


distribuées selon les facultés et les penchants… Y aurait-il paresse
générale, alors, dites-moi ? Est-ce que les poètes n’aiment pas à
faire des vers, les peintres des tableaux, les mécaniciens des
machines ? Est-ce qu’un véritable mathématicien ne se complaît pas
à résoudre des problèmes et un véritable architecte à bâtir des
maisons ?
Est-ce que l’art de cultiver la terre n’a pas des charmes puissants,
quand il ne constitue pas un labeur contraint et excessif ?

Je connais des hommes qui, possesseurs d’une fortune colossale,


travaillent jusqu’à 12 heures par jour. Je connais des négociants qui,
après s’être enrichis, restent dans les affaires afin de ne pas
s’exposer à tomber dans l’ennui : tant il est vrai qu’on peut aimer le
travail pour lui-même et indépendamment de ce qu’il rapporte,
quand on l’a embrassé avec entière liberté et par choix ! De fait, les
lois de la nature ne seraient-elles pas dignes de pitié et de mépris, si
elle nous avait donné, avec des facultés, une répugnance instinctive
à les exercer ; si, en nous donnant des yeux, elle nous avait rendu
pénible l’action de voir ; si, en nous donnant des oreilles, elle nous
avait rendu pénible l’action d’entendre ? Non, la paresse absolue
n’est point pour l’homme un état normal, et elle lui serait un supplice
le jour où elle deviendrait obligatoire. Rapp, fondateur d’une
communauté civile et religieuse en Amérique, avait imaginé, comme
châtiment à infliger aux paresseux, l’oisiveté forcée, pendant un laps
de temps déterminé : l’efficacité du moyen en démontra bien vite
l’excellence.

o
Quelques vérités économiques, dans Temps nouveaux, n 48
AUGUSTE-JEAN-MARIE VERMOREL
(1841-1871)

Journaliste, ami de Vallès, Auguste Vermorel a été tué sur les


barricades pendant l’insurrection parisienne. Son analyse des
événements est éclairée par l’idée qu’il a de la liberté – n’oublions
pas qu’il a procuré une édition de La Boétie (voir plus haut) –, si bien
qu’il nous livre une véritable compréhension philosophique du
présent, attentive aux effets des idées, ou de leur absence, dans la
société.

QU’EST-CE DONC QUE LA LIBERTÉ ?

Condorcet a écrit ces lignes remarquables1 qui nous paraissent


très bien résumer les critiques auxquelles nous venons de nous
livrer et poser très nettement la question :

« Les hommes ont tellement pris l’habitude d’obéir à d’autres


hommes que la liberté est, pour la plupart d’entre eux, le droit de
n’être soumis qu’à des maîtres choisis par eux-mêmes. Leurs idées
ne vont pas plus loin, et c’est là que s’arrête le faible sentiment de
leur indépendance. Ce nom même de pouvoir donné à toutes les
fonctions publiques atteste cette vérité.

« Presque partout cette demi-liberté est accompagnée d’orages ;


alors on les attribue à l’abus de la liberté, et l’on ne voit pas qu’ils
naissent précisément de ce que la liberté n’est pas entière ; on
cherche à lui donner de nouvelles chaînes, lorsqu’il faudrait songer
au contraire à briser celles qui lui restent. »

C’est une grave erreur que de chercher dans la combinaison des


formes gouvernementales la réalisation et la garantie de la liberté.
Déjà, en 1817, Augustin Thierry prémunissait ses concitoyens contre
ce piège : « Ne nous laissons pas duper, disait-il, par l’alliance de
mots la plus menteuse : un gouvernement qui donne la liberté. »

[…]

Le gouvernement qui, reposant autrefois sur un principe supérieur,


avait un caractère de domination et de protection, ne doit plus être
aujourd’hui qu’une fonction administrative subordonnée. « Le peuple
est le souverain, dit Robespierre ; le gouvernement est son ouvrage
et sa propriété, les fonctionnaires publics sont ses commis. » Mais le
peuple lui-même, qu’est-il autre chose que la représentation
collective des individualités qui le composent ? La souveraineté du
peuple pour signifier quelque chose doit signifier la souveraineté
individuelle de chaque citoyen. L’inviolabilité de la personne
humaine, voilà le principe fondamental et positif de la liberté et du
droit. C’est au nom de ce principe positif du droit individuel qu’il faut
combattre la métaphysique autoritaire et la réduire jusque dans ses
derniers retranchements.

Le Parti socialiste, livre I, ch. III


L’INÉGALITÉ SOCIALE

La liberté, suivant la définition que nous en avons donnée,


implique nécessairement l’égalité, c’est-à-dire le droit égal de tous
les citoyens au plein développement de leurs facultés qui est la
condition essentielle de la liberté. « Les hommes, tous libres, ont
tous les mêmes devoirs mutuels ; ils ont les mêmes droits
réciproques ; ils sont tous égaux. Sainte comme la liberté qui la
fonde, l’égalité donne naissance à l’idée de justice ; la justice n’est
autre chose que le respect mutuel des libertés ; respect égal, parce
qu’elles sont toutes égales. » Le principe de l’égalité a changé les
bases de la justice comme il est appelé à changer les bases de la
société. Tous les hommes sont égaux devant la loi, et spécialement
devant la loi pénale. Les peines ne sont plus pesées, comme elles
l’étaient au Moyen Âge, d’après la qualité de l’offenseur et de
l’offensé. La mort d’un manant ne peut plus être rachetée
moyennant quelques sous parisis. Le maître n’a plus droit de vie et
de mort sur son esclave, ni le père sur ses enfants, comme dans
l’Antiquité. La vie du plus misérable des mendiants vaut celle de
l’homme le plus haut placé dans la société ; telle est la base
fondamentale de la justice moderne.

Le Parti socialiste, livre III, ch. I

Note

1. De la nature des pouvoirs publics dans une nation libre, 1792.


LOUISE MICHEL
(1830-1905)

Figure remarquable, Louise Michel fut une des femmes les plus
actives de la Commune de Paris. Elle le paya de la déportation en
Nouvelle-Calédonie.

Sa pensée retient l’attention par sa puissance de conviction, sans


doute, mais aussi et surtout par une lucidité, une ouverture, et une
rigueur dans l’analyse qui font de son œuvre théorique, très
articulée, possédant une véritable unité, l’expression d’une doctrine
élaborée, soutenue par un style qui égale Louise Michel aux plus
grands.

« Mon existence se compose de deux parties bien distinctes : elles forment un contraste
complet ; la première, toute de songe et d’étude ; la seconde, toute d’événements, comme
si les aspirations de la période de calme avaient pris vie dans la période de lutte. »

Mémoires, Première partie, ch. I

DÉPORTATION

Nous ne pensions pas au voyage avec amertume. Ne valait-il pas


mieux ne plus voir, en effet ? Je devais trouver bons les sauvages
après ce que j’avais vu ; là-bas, je trouvai meilleur le soleil
calédonien que le soleil de France.

Mémoires, Première partie, ch. XVI

L’HOMME ET LA FEMME
Partout, l’homme souffre dans la société maudite ; mais nulle
douleur n’est comparable à celle de la femme.

Dans la rue, elle est une marchandise.

Dans les couvents où elle se cache comme dans une tombe,


l’ignorance l’étreint, les règlements la prennent dans leur engrenage,
broyant son cœur et son cerveau.

Dans le monde, elle ploie sous le dégoût ; dans son ménage, le


fardeau l’écrase ; l’homme tient à ce qu’elle reste ainsi, pour être sûr
qu’elle n’empiétera ni sur ses fonctions, ni sur ses titres.

Rassurez-vous encore, messieurs ; nous n’avons pas besoin du


titre pour prendre vos fonctions quand il nous plaît !

Vos titres ? Ah bah ! Nous n’aimons pas les guenilles ; faites-en ce


que vous voudrez ; c’est trop rapiécé, trop étriqué pour nous.

Ce que nous voulons, c’est la science et la liberté.

Vos titres ? Le temps n’est pas loin où vous viendrez nous les
offrir, pour essayer par ce partage de les retaper un peu.

Gardez ces défroques, nous n’en voulons pas.

Nos droits, nous les avons. Ne sommes-nous pas près de vous


pour combattre le grand combat, la lutte suprême ? Est-ce que vous
oserez faire une part pour les droits des femmes, quand hommes et
femmes auront conquis les droits de l’humanité ?

Mémoires, Première partie, ch. IX


DES HOMMES ET DES BÊTES

Comment ne pas admirer dans ces pages la manière dont


l’émotion, subtilement recueillie et décrite dans les mots, devient
insensiblement concept ? Alors apparaît clairement la solidarité qui
unit les êtres sensibles, hommes et animaux, et fonde la lutte
« contre les forts ». C’est tout le combat de Louise Michel.

Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il


me souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes.

J’aurais voulu que l’animal se vengeât, que le chien mordît celui


qui l’assommait de coups que le cheval saignant sous le fouet
renversât son bourreau ; mais toujours la bête muette subit son sort
avec la résignation des races domptées. Quelle pitié que la bête !

Depuis la grenouille que les paysans coupent en deux, laissant se


traîner au soleil la moitié supérieure, les yeux horriblement sortis, les
bras tremblants, cherchant à s’enfouir sous la terre, jusqu’à l’oie dont
on cloue les pattes, jusqu’au cheval qu’on fait épuiser par les
sangsues ou fouiller par les cornes des taureaux, la bête subit,
lamentable, le supplice infligé par l’homme.

Et plus l’homme est féroce envers la bête, plus il est rampant


devant les hommes qui le dominent.

Des cruautés que l’on voit dans les campagnes commettre sur les
animaux, de l’aspect horrible de leur condition, date avec ma pitié
pour eux la compréhension des crimes de la force.

C’est ainsi que ceux qui tiennent les peuples agissent envers eux !
Cette réflexion ne pouvait manquer de me venir. Pardonnez-moi,
mes chers amis des provinces, si je m’appesantis sur les
souffrances endurées chez vous par les animaux.

Dans le rude labeur qui vous courbe sur la terre marâtre, vous
souffrez tant vous-mêmes que le dédain arrive pour toutes les
souffrances.

Cela finira-t-il jamais ?

Les paysans ont la triste coutume de donner de petits animaux


pour jouets à leurs enfants. On voit sur le seuil des portes, au
printemps, au milieu des foins ou des blés coupés en été, de
pauvres petits oiseaux ouvrant le bec à des mioches de deux ou
trois ans qui y fourrent innocemment de la terre ; ils suspendent
l’oiselet par une patte pour le faire voler, regardent s’agiter ses
petites ailes sans plumes.

D’autres fois ce sont de jeunes chiens, de jeunes chats que


l’enfant traîne comme des voitures, sur les cailloux ou dans les
ruisseaux. Quand la bête mord, le père l’écrase sous son sabot.

Tout cela se fait sans y songer ; le labeur écrase les parents, le


sort les tient comme l’enfant tient la bête. Les êtres, d’un bout à
l’autre du globe (des globes peut-être !), gémissent dans
l’engrenage : partout le fort étrangle le faible. Étant enfant, je fis bien
des sauvetages d’animaux ; ils étaient nombreux à la maison, peu
importait d’ajouter à la ménagerie. Les nids d’alouette ou de linotte
me vinrent d’abord par échanges, puis les enfants comprirent que
j’élevais ces petites bêtes ; cela les amusa eux-mêmes, et on me les
donnait de bonne volonté. Les enfants sont bien moins cruels qu’on
ne pense ; on ne se donne pas la peine de leur faire comprendre,
voilà tout.

N’ai-je pas moi-même jeté aux vilaines gens des crapauds (qui
devenaient ce qu’ils pouvaient) ? Cette pensée me fit changer de
manière d’agir envers les vilaines gens.

[…]

Une impression que j’ai retrouvée encore, c’est la tristesse qui


vous prend quand il faut détruire un animal à qui on ne peut faire
grâce sans qu’il arrive à d’autres quelque accident. On tient dans
ses mains l’être qui veut vivre.

Avez-vous vu une vipère coupée au cou ? Les morceaux se


tordent, cherchant à se joindre. On souffre une angoisse en voyant
cela, mais il le fallait. La vipère aurait mordu quelqu’un.

Une fois, au-dessus de la côte des vignes, on avait entouré une


pauvre louve qui hurlait, ses petits dans ses pattes. J’avoue avoir
demandé sa grâce, qu’on ne m’accorda pas, bien entendu.

Mais quelle que soit la pitié qui torde le cœur, il faut que l’être
nuisible disparaisse, et la grâce que je demandais enfant, pour la
louve, je ne la demanderais pas pour certains hommes pires que
des loups contre la race humaine.

Quant à ceux qui à eux seuls, comme les tzars, représentent


l’esclavage et la mort d’une nation, je n’aurais ni plus d’hésitation ni
plus d’émoi, qu’en ôtant du chemin un piège dangereux.

Tu peux frapper cet homme avec tranquillité.

Tel serait toujours, vienne l’occasion, mon sentiment, aujourd’hui


comme hier, comme demain.

On m’a souvent accusée de plus de sollicitude pour les bêtes que


pour les gens : pourquoi s’attendrir sur les brutes quand les êtres
raisonnables sont si malheureux ?

C’est que tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la


couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre. La bête crève
de faim dans son trou, l’homme en meurt au loin des bornes.

Et le cœur de la bête est comme le cœur humain, son cerveau est


comme le cerveau humain, susceptible de sentir et de comprendre.
On a beau marcher dessus, la chaleur et l’étincelle s’y réveillent
toujours.

Jusque dans la gouttière du laboratoire, la bête est sensible aux


caresses ou aux brutalités. Elle a plus souvent les brutalités : quand
un côté est fouillé, on la retourne pour fouiller l’autre ; parfois, malgré
les liens qui l’immobilisent, elle dérange dans sa douleur le tissu
délicat des chairs sur lequel on travaille : alors une menace ou un
coup lui apprend que l’homme est le roi des animaux ; parfois aussi,
pendant une démonstration éloquente, le professeur pique le scalpel
dans la bête comme dans une pelote : on ne peut pas gesticuler
avec cela à la main, n’est-ce pas ? et puisque l’animal est sacrifié,
cela ne fait plus rien.

Est-ce que toutes ces démonstrations-là ne sont pas connues


depuis longtemps aussi bien que les soixante et quelque opérations
qu’on fait à Alfort sur le même cheval ; opérations qui ne servent
jamais, mais qui font souffrir la bête qui tremble sur ses pieds
saignants aux sabots arrachés.

Ne vaudrait-il pas mieux en finir avec tout ce qui est inutile dans la
mise en scène des sciences ? Tout cela sera aussi infécond que le
sang des petits enfants égorgés par Gille de Rez et d’autres fous
dans l’enfance de la chimie. Une science, au lieu d’or, est sortie des
creusets du grand œuvre ; mais elle en est sortie suivant le procédé
de la nature des éléments que la chimie décompose et recomposera
un jour.

Peut-être l’humanité nouvelle, au lieu des chairs putréfiées


auxquelles nous sommes accoutumés, aura des mélanges
chimiques contenant plus de fer et de principes nutritifs que n’en
contiennent le sang et la viande que nous absorbons.

Eh bien, oui, je rêve, pour après le temps où tous auront du pain,


le temps où la science sera le cordon-bleu de l’humanité ; sa cuisine
ne flattera peut-être pas autant au premier moment le palais de la
bête humaine, mais ce ne sera pas trichiné ni pourri, et refera aux
générations, exténuées des longues famines ou des longs excès
des ancêtres, un sang plus fort et plus pur.
Mémoires, Première partie, ch. XI

VIOLENCE

Ainsi, la vue d’une oie décapitée qui marchait le cou sanglant et


levé, raide, avec la plaie rouge où la tête manquait ; une oie blanche,
avec des gouttes de sang sur les plumes, marchant comme ivre
tandis qu’à terre gisait la tête, les yeux fermés, jetée dans un coin,
eut pour moi des conséquences multiples.

J’étais sans doute bien petite, car Manette me tenait par la main
pour traverser le vestibule comme pour faire un voyage.

Il m’eût été impossible alors de raisonner cette impression, mais je


la retrouve au fond de ma pitié pour les animaux, puis au fond de
mon horreur pour la peine de mort.

Quelques années après, on exécuta un parricide dans un village


voisin ; à l’heure où il devait mourir, la sensation d’horreur que
j’éprouvais pour le supplice de l’homme se mêlait au ressouvenir du
supplice de l’oie.

[…]

Ma pitié pour tout ce qui souffre, pour la bête muette, plus peut-
être que pour l’homme, alla loin ; ma révolte contre les inégalités
sociales alla plus loin encore ; elle a grandi, grandi toujours, à
travers la lutte, à travers l’hécatombe ; elle est revenue de par-delà
l’océan, elle domine ma douleur et ma vie.

Je reviens aux duretés de l’homme pour l’animal.

En été, tous les ruisseaux de la Haute-Marne, tous les prés


humides à l’ombre des saules sont remplis de grenouilles ; on les
entend par les beaux soirs, tantôt une seule, tantôt le chœur entier.
Qui sait si elles n’inspirèrent point jadis les chœurs monotones du
théâtre antique !

C’est à cette saison qu’on fait les cruautés dont j’ai parlé ; les
pauvres bêtes ne pouvant ni vivre ni mourir cherchent à s’ensevelir
sous la poussière ou dans des coins de fumier ; on voit, au grand
soleil, briller comme un reproche leurs yeux devenus énormes et
toujours doux. Les couvées d’oiseaux sont pour les enfants qui les
torturent ; s’ils échappent, les raquettes sont tendues à l’automne, le
long des sentiers du bois ; ils y meurent, pris par une patte et
voletants, désespérés jusqu’à la fin.

Et les vieux chiens, les vieux chats, j’en ai vu jeter aux écrevisses.
Si la femme qui jetait la bête était tombée dans le trou, je ne lui
aurais pas tendu la main.

J’ai vu, depuis, les travailleurs des champs traités comme des
bêtes et ceux des villes mourir de faim ; j’ai vu pleuvoir les balles sur
les foules désarmées.

J’ai vu les cavaliers défoncer les rassemblements avec les


poitrines de leurs chevaux ; la bête, meilleure que l’homme, lève les
pieds de peur d’écraser, fonce à regret sous les coups.

Mémoires, Deuxième partie, ch. I

LE MONDE S’ÉVEILLE
« Quand la foule aujourd’hui muette,

Comme l’Océan grondera,

Qu’à mourir elle sera prête,

La Commune se lèvera.

Nous reviendrons foule sans nombre,

Nous viendrons par tous les chemins,

Spectres vengeurs sortant de l’ombre,

Nous viendrons nous serrant les mains.

La mort portera la bannière ;

Le drapeau noir crêpe de sang ;

Et pourpre fleurira la terre,

Libre sous le ciel flamboyant. »

(L. M. Chanson des prisons, mai 1971.)

La Commune à l’heure actuelle est au point pour l’histoire.

Les faits, à cette distance de vingt-cinq années, se dessinent, se


groupent sous leur véritable aspect.

Dans les lointains de l’horizon, les événements s’amoncellent de


la même manière aujourd’hui avec cette différence, qu’alors surtout
la France s’éveillait, et qu’aujourd’hui c’est le monde.
Quelques années avant sa fin, l’Empire râlant s’accrochait à tout,
à la touffe d’herbe comme au rocher ; le rocher lui-même croulait ;
l’Empire, les griffes saignantes, s’accrochait toujours, n’ayant plus
au-dessous de lui que l’abîme, il durait encore.

La défaite fut la montagne qui tombant avec lui l’écrasa.

Entre Sedan et le temps où nous sommes, les choses sont


spectrales et nous-mêmes sommes des spectres ayant vécu à
travers tant de morts.

Cette époque est le prologue du drame où changera l’axe des


sociétés humaines. Nos langues imparfaites ne peuvent rendre
l’impression magnifique et terrible du passé qui disparaît mêlé à
l’avenir qui se lève. J’ai cherché surtout dans ce livre à faire revivre
le drame de 71.

Un monde naissant sur les décombres d’un monde à son heure


dernière.

Oui, le temps présent est bien semblable à la fin de l’Empire, avec


un grandissement farouche des répressions, une plus féroce acuité
de sanglantes horreurs, exhumées du cruel passé.

Comme si quoi que ce soit pouvait empêcher l’éternel attirance du


progrès ! On ne peut pas tuer l’idée à coups de canon ni lui mettre
les poucettes.

La fin se hâte d’autant plus que l’idéal réel apparaît, puissant et


beau, davantage que toutes les fictions qui l’ont précédé.
Plus aussi le présent sera lourd, écrasant les foules, plus la hâte
d’en sortir sera grande.

Écrire ce livre, c’est revivre les jours terribles où la liberté nous


frôlant de son aile s’envola de l’abattoir ; c’est rouvrir la fosse
sanglante où, sous le dôme tragique de l’incendie s’endormit la
Commune belle pour ses noces avec la mort, les noces rouges du
martyre.

Dans cette grandeur terrible, pour son courage à l’heure suprême


lui seront pardonnés les scrupules, les hésitations de son honnêteté
profonde.

Dans les luttes à venir on ne retrouvera plus ces généreux


scrupules, car à chaque défaite populaire, la foule est saignée
comme les bêtes d’abattoir ; ce qu’on trouvera, ce sera l’implacable
devoir.

La Commune, Avant-propos
CAROLINE RÉMY DITE SÉVERINE
(1855-1929)

Amie historique de Jules Vallès, grande figure de la mémoire de la


Commune, libertaire et féministe, Séverine fut une journaliste
infatigable, mettant au service de ses convictions son immense
talent d’écrivain – avec Vallès, elle a contribué à rendre sa dignité
littéraire à la langue française populaire – et sa lucidité
exceptionnelle.

L’ESPRIT ET LA MATIÈRE

Certes, on ne peut m’accuser de vénérer la matière ; j’en ai le


dédain, j’en ai le mépris ! Je crois à l’âme immortelle, captive en sa
cangue de boue vivante ; je crois à l’éternité du beau, du bon…
Comme je crois à la splendeur des astres, à la douceur des roses, à
la fécondité des moissons ! De mon moi terrestre, je sens parfois,
dans les nuits claires, dans les aubes irisées, dans les crépuscules
opalins, comme un grand oiseau qui prend essor vers les sphères
inconnues ; s’en va cogner de l’aile contre la coupole bleue des
cieux ; retombe meurtri ; et repart encore inlassable, en son élan
vers l’au-delà !

Je ne suis donc point suspecte de matérialisme, au sens strict et


un peu bas du mot. Mais il n’en est pas moins vrai que, par bien des
côtés, nous sommes des bêtes ; que la « guenille » a ses droits,
imprescriptibles d’autant qu’ils sont, plus qu’on ne le croit, lorsqu’il
s’agit du libre arbitre, jumeaux de la pensée.

En marche, Tueurs de femmes

LA DERNIÈRE LEÇON

Voilà une grande – un peu triste – leçon de philosophie politique.


L’opposition entre les hommes et l’Idée, le romantisme de l’échec,
l’espoir et la désillusion.

À la mémoire de Jules Vallès, mon Maître.

Qu’a fait la Commune ? demande-t-on à l’un de ses généraux.

Elle a fait la République, répond avec emphase cet illustre homme


de guerre, dont le grade et le coup d’œil sont également américains.

Et après ? En quoi le sort du peuple a-t-il été changé ?… En quoi


la vie a-t-elle été moins chère ; le salaire moins dérisoire, quant au
gain total ; la peine moins grande ; et la condition sociale des
travailleurs améliorée ?

C’est kif-kif, vous savez ; et l’on se moque pas mal, dans les
taudis où le pain manque, sous les ponts, à la queue des asiles de
nuit, au fin fond des carrières, et sur les bancs des squares, que
M. Faure soit à l’Élysée, plutôt que Napoléon III aux Tuileries !

Que voulez-vous que cela fasse à ce lamentable dont la culotte


est à peine décente ; dont le bourgeron crevé laisse voir la doublure
de peau ; que le froid lancine, que le vent gifle, que la faim
tourmente, que la fatigue abrutit, et qui use la corne de ses pieds,
nocturnement, tout le long des rues, devant la méfiance des sergots,
que voulez-vous que cela lui fasse, à celui-là, que X…, à la
présidence du conseil, ait remplacé Y… ; que Z…, comme député,
ait succédé à V…? Ses pattes en sont-elles moins meurtries, sa
chair moins gelée, son estomac moins creux ? Alors ?…

C’est une école de philosophie politique inconnue à nos hommes


d’État que la conversation des misérables ; et, pourtant, ils en
apprendraient là, en dix minutes, plus que dans toute une existence
d’égotique admiration – leur nombril, si béatement contemplé par
eux-mêmes, n’étant point, quoi qu’ils en pensent, le centre de toute
gravité, le pôle de toute sagesse, l’astre autour duquel évoluent les
mondes !

[…]

L’œuvre de la Commune ? La voilà, son œuvre : ce dégoût, cette


défiance ; et c’est pour cela que je la salue, que je la déclare
féconde en enseignements, propice en conseils, vénérable aux
générations à venir.

Elle a été (je l’espère, du moins) la dernière révolution


« politique » de ce pays ; la dernière convulsion romantique d’un état
d’esprit qui n’a enfanté que le néant ; le dernier essai
« parlementaire » de ceux pour qui tout parlementarisme est piège
et duperie !

Un de ceux qui en furent, de cette Commune ; qui y tint sa place


sans cabotinage et sans férocité ; dont elle vengeait toutes les
douleurs, toutes les humiliations, toutes les blessures ; dont elle
réalisait tous les vœux ; et qui la défendit, fusil au poing, jusqu’à la
dernière minute, m’a dit, jadis, en une heure de mélancolie : Qui sait
s’il ne vaut pas mieux qu’elle ait été vaincue ? Nous aurions été,
peut-être, bien embarrassés de la victoire…

[…]

Nous sommes les représentants d’un monde fini. Nous avons


joué, dans l’Histoire socialiste, le rôle des ilotes dans les rues de
Lacédémone. En dépit de notre courage, de notre bonne foi, nous
n’avons pu servir qu’à démontrer l’inutilité des mandats,
l’impuissance des mandataires, le néant de tout rêve basé sur
l’ancienne organisation des sociétés. Que l’exemple serve… Et nous
aurons fait notre tâche, rempli notre mission, accompli notre devoir !

Mais allez demander telle déclaration à qui vit ou souhaite vivre du


bulletin de vote : élus d’hier, candidats de demain !
[…]

Ce qui a fait sa force, sa légende, sa grandeur, c’est la défaite !


Elle en a masqué les fautes, en a réparé la stérilité. Le sang caillé a
fait fumier et fécondé le sol, sablé jusque-là d’inutiles paroles. C’est
grâce à lui que la moisson germera.

Que le Dix-Huit Mars soit donc célébré par qui en bénéficia, la


chose est naturelle. Mais c’est devant le charnier du Vingt-Huit Mai
que doivent s’arrêter, pensifs, les jeunes. Ceux qui gisent là furent
viande à vote, bêtes à suffrage – leur mort seule a servi l’Idée !

En marche, La dernière leçon


ANARCHISME ET LUTTES SOCIALES
JOSEPH PROUDHON
(1809-1865)

Même si l’on trouve dans l’histoire beaucoup de mouvements


qu’on pourrait dire « anarchistes », avec la signification négative du
refus de toute autorité, on doit à Proudhon une théorie cohérente de
cette doctrine. En ce sens, l’anarchisme n’est pas seulement le refus
de tout gouvernement, c’est une théorie complète de l’organisation
sociale. L’élaboration de cette théorie requiert un haut niveau
d’abstraction, et Proudhon la nourrit d’une connaissance approfondie
de l’évolution des sociétés, si bien que l’on déborde largement la
question initiale d’une forme d’organisation du travail et de
l’économie vers une conception générale de l’homme et de son
histoire.

IRONIE

Ce qui manque à notre génération, ce n’est ni un Mirabeau, ni un


Robespierre, ni un Bonaparte : c’est un Voltaire. Nous ne savons
rien apprécier avec le regard d’une raison indépendante et
moqueuse. Esclaves de nos opinions comme de nos intérêts, à force
de nous prendre au sérieux, nous devenons stupides. La science,
dont le fruit le plus précieux est d’ajouter sans cesse à la liberté de la
pensée, tourne chez nous au pédantisme ; au lieu d’émanciper
l’intelligence, elle l’abêtit. Tout entiers à nos amours et à nos haines,
nous ne rions des autres pas plus que de nous : en perdant notre
esprit, nous avons perdu notre liberté.

La Liberté produit tout dans le monde, tout, dis-je, même ce


qu’elle y vient détruire, religions, gouvernements, noblesses,
propriétés.

De même que la Raison, sa sœur, n’a pas plus tôt construit un


système, qu’elle travaille à l’étendre et à le refaire ; ainsi la Liberté
tend continuellement à convertir ses créations antérieures, à
s’affranchir des organes qu’elle s’est donnés et à s’en procurer de
nouveaux, dont elle se détachera comme des premiers, et qu’elle
prendra en pitié et en aversion, jusqu’à ce qu’elle les ait remplacés
par d’autres.

La Liberté, comme la Raison, n’existe et ne se manifeste que par


le dédain incessant de ses propres œuvres ; elle périt dès qu’elle
s’adore. C’est pourquoi l’ironie fut de tout temps le caractère du
génie philosophique et libéral, le sceau de l’esprit humain,
l’instrument irrésistible du progrès. Les peuples stationnaires sont
tous des peuples graves : l’homme du peuple qui rit est mille fois
plus près de la raison et de la liberté que l’anachorète qui prie ou le
philosophe qui argumente.

Ironie, vraie liberté ! c’est toi qui me délivres de l’ambition du


pouvoir, de la servitude des partis, du respect de la routine, du
pédantisme de la science, de l’admiration des grands personnages,
des mystifications de la politique, du fanatisme des réformateurs, de
la superstition de ce grand univers, et de l’adoration de moi-même.

[…]

Viens, ma souveraine : verse sur mes citoyens un rayon de ta


lumière ; allume dans leur âme une étincelle de ton esprit : afin que
ma confession les réconcilie, et que cette inévitable révolution
s’accomplisse dans la sérénité et dans la joie.

Sainte-Pélagie, octobre 1849, Les Confessions d’un révolutionnaire,


pour servir à l’histoire de la révolution de février (p. 324)

ÊTRE GOUVERNÉ

« Tu n’imprimeras pas

« Tu ne liras pas ;

« Tu respecteras tes représentants et tes fonctionnaires, que le


sort du scrutin ou le bon plaisir de l’État t’aura donnés ;

« Tu obéiras aux lois que leur sagesse t’aura faites ;

« Tu payeras fidèlement le budget ;

« Et tu aimeras le Gouvernement, ton seigneur et ton dieu, de tout


ton cœur, de toute ton âme et de toute ton intelligence parce que le
Gouvernement sait mieux que toi ce que tu es, ce que tu vaux, ce
qui te convient, et qu’il a le pouvoir de châtier ceux qui désobéissent
à ses commandements, comme de récompenser jusqu’à la
quatrième génération ceux qui lui sont agréables. »

Ô personnalité humaine ! se peut-il que pendant soixante siècles


tu aies croupi dans cette abjection ? Tu te dis sainte et sacrée, et tu
n’es que la prostituée, infatigable, gratuite, de tes valets, de tes
moines et de tes soudards. Tu le sais, et tu le souffres ! Être
GOUVERNÉ, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé,
légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé,
apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni le titre, ni la
science, ni la vertu… Être GOUVERNÉ, c’est être, à chaque
opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté,
enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté,
licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé,
redressé, corrigé. C’est, sous prétexte d’utilité publique, et au nom
de l’intérêt général, être mis à contribution, exercé, rançonné,
exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à
la moindre résistance, au premier mot de plainte, réprimé, amendé,
vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté,
emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié,
vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà
le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! Et dire qu’il y a
parmi nous des démocrates qui prétendent que le gouvernement a
du bon ; des socialistes qui soutiennent, au nom de la Liberté, de
l’Égalité et de la Fraternité, cette ignominie ; des prolétaires qui
posent leur candidature à la présidence de la République !
Hypocrisie !…
Avec la Révolution, c’est autre chose.

Idée générale de la Révolution, p. 248

LA GUERRE

On ne la connaît pas [la guerre], tant qu’on s’arrête au


matérialisme des batailles et des sièges ; on ne l’a pas vue, non
seulement, en effet, les actes matériels de la lutte n’expriment rien
par eux-mêmes, mais l’explication qu’en donnent les légistes, et, à
leur suite, les historiens, les hommes d’État, les poètes et les gens
de guerre, à savoir que l’on se fait la guerre parce qu’on est en
désaccord d’intérêts, cette explication n’en est pas une : elle
signifierait simplement que les hommes, de même que les chiens,
poussés par la jalousie et la gourmandise, se querellent, et des
injures en viennent aux coups ; qu’ils se déchirent pour une femelle,
pour un os ; en un mot, que la guerre est un fait de pure bestialité.
Or, c’est ce que le sentiment universel et les faits démentent, et ce
qui, de la part d’un être intelligent moral et libre, répugne.

[…]

L’on se targue, d’assimiler entièrement, sous ce rapport, l’homme


et la brute ; impossible, dis-je, de rapporter purement et simplement
la guerre à une passionnalité d’ordre inférieur, comme si l’humanité
pouvait tout à fait se scinder, se montrer tour à tour ange ou bête
féroce, selon qu’elle obéirait exclusivement à sa conscience ou à
l’irascibilité de ses appétits.

[…]

Au premier abord, la guerre ne réveille que des idées de malheur


et de sang. Que le lecteur veuille bien, pour quelques instants,
écarter de son esprit ces images lugubres : il ne sera pas peu
surpris tout à l’heure de voir que nous ne faisons ni ne pensons rien
qui ne la suppose, et que notre entendement ne forme pas de plus
vaste, de plus indispensable catégorie. La guerre, comme le temps
et l’espace, comme le beau, le juste et l’utile, est une forme de notre
raison, une loi de notre âme, une condition de notre existence. C’est
ce caractère universel, spéculatif, esthétique et pratique de la guerre
que nous avons à mettre en lumière, avant d’en rechercher plus à
fond la nature, la cause et les lois.

[…]

Si la guerre, ainsi que je le disais tout à l’heure, n’était que le


conflit des forces, des passions, des intérêts, elle ne se distinguerait
pas des combats que se livrent les bêtes ; elle rentrerait dans la
catégorie des manifestations animales : ce serait, comme la colère,
la haine, la luxure, un effet de l’orgasme vital, et tout serait dit. Il y a
même lieu de croire que depuis bien des siècles elle aurait disparu
sous l’action combinée de la raison et de la conscience. Par respect
de lui-même, l’homme aurait cessé de faire la guerre à l’homme,
comme il a cessé de le manger, de le faire esclave, de vivre dans la
promiscuité, d’adorer des crocodiles et des serpents. Mais il existe
dans la guerre autre chose : c’est un élément moral, qui fait d’elle la
manifestation la plus splendide et en même temps la plus horrible de
notre espèce. Quel est cet élément ? La jurisprudence des trois
derniers siècles, hors d’état de le découvrir, a pris le parti de le nier.
Elle pose comme axiome, cette jurisprudence d’ailleurs si estimable,
si digne de reconnaissance, que la guerre, chez l’une au moins des
parties belligérantes, est nécessairement injuste, attendu, dit-elle,
que le blanc et le noir ne peuvent être justes en même temps. Puis,
à la faveur de cet axiome, elle assimile les faits de guerre, partie à
des actes de brigandage, partie aux moyens de contrainte
qu’autorise, contre le malfaiteur et le débiteur de mauvaise foi, la loi
civile. En sorte que le guerrier, selon que la cause qu’il sert est juste
ou injuste, doit être logiquement réputé un héros ou un scélérat. Or,
je soutiens et je prouverai que c’est là une théorie gratuite,
hautement démentie par les faits, et dont nous démontrerons la
dangereuse et profonde immoralité. La guerre, comme on verra, la
vraie guerre, par sa nature, par son idée, par ses motifs, par son but
avoué, par la tendance éminemment juridique de ses formes, non
seulement n’est pas plus injuste d’un côté que de l’autre, elle est,
des deux parts et nécessairement, juste, vertueuse, morale, sainte,
ce qui fait d’elle un phénomène d’ordre divin, je dirai même
miraculeux, et l’élève à la hauteur d’une religion.

[…]

Ce n’est plus l’instinct populaire, ce n’est plus la légende ; c’est la


philosophie en personne, Hegel, qui va parler. La guerre, nous dit-il,
est indispensable au développement moral de l’humanité. Elle donne
le relief à notre vertu et y met le sceau ; elle retrempe les nations
que la paix a amollies, consolide les États, affermit les dynasties,
éprouve les races, donne l’empire aux plus dignes, communique à
tout, dans la société, le mouvement, la vie, la flamme. Il faut qu’il y
ait beaucoup de vrai dans cette philosophie belliqueuse, pour qu’un
homme de paix, ministre du saint Évangile, ennemi de la guerre par
sa profession et par ses études, Ancillon, s’y soit associé : « La paix,
dit-il, amène l’opulence ; l’opulence multiplie les plaisirs des sens, et
l’habitude de ces plaisirs produit la mollesse et l’égoïsme. Acquérir
et jouir devient la devise de tout le monde : les âmes s’énervent et
les caractères se dégradent. La guerre et les malheurs qu’elle traîne
à sa suite développent des vertus mâles et fortes : sans elle le
courage, la patience, la fermeté, le dévouement, le mépris de la
mort, disparaîtraient de dessus la terre. Les classes mêmes qui ne
prennent aucune part aux combats apprennent à s’imposer des
privations et à faire des sacrifices… Chez un peuple civilisé jusqu’à
la corruption, il faut quelquefois que l’État entier périclite, pour que
l’esprit public se réveille ; et c’est le cas de dire ce que Thémistocle
disait aux Athéniens : « Nous périssions si nous n’eussions péri. »

La Guerre et la Paix, livre I, ch. I et suiv.


KARL MARX
(1818-1883)

Chacun connaît la position que Marx adopta très vite contre


Proudhon. Cette opposition résume assez bien les deux formes
auxquelles on peut ramener les luttes sociales, et deux manières de
les comprendre. On notera aussi la référence que fait Marx à la
philosophie, i.e. la philosophie idéaliste, qui ne prendrait pas en
considération l’historicité des modes de production.

On sait aussi que Misère de la philosophie, réponse à la


Philosophie de la Misère, fut publié en français, écrit en cette langue,
ou revu par Marx.

LA CRITIQUE DE PROUDHON

DEUXIÈME OBSERVATION

Les catégories économiques ne sont que les expressions


théoriques, les abstractions des rapports sociaux de la production.
M. Proudhon, en vrai philosophe, prenant les choses à l’envers, ne
voit dans les rapports réels que les incarnations de ces principes, de
ces catégories, qui sommeillaient, nous dit encore M. Proudhon le
philosophe, au sein de la « raison impersonnelle de l’humanité ».

M. Proudhon l’économiste a très bien compris que les hommes


font le drap, la toile, les étoffes de soie, dans des rapports
déterminés de production. Mais ce qu’il n’a pas compris, c’est que
ces rapports sociaux déterminés sont aussi bien produits par les
hommes que la toile, le lin, etc. Les rapports sociaux sont
intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles
forces productives, les hommes changent leur mode de production,
et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur
vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous
donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société
avec le capitalisme industriel.

Les mêmes hommes qui établissent les rapports sociaux


conformément à leur productivité matérielle, produisent aussi les
principes, les idées, les catégories, conformément à leurs rapports
sociaux.

Ainsi ces idées, ces catégories sont aussi peu éternelles que les
relations qu’elles expriment. Elles sont des produits historiques et
transitoires.

Il y a un mouvement continuel d’accroissement dans les forces


productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation
dans les idées ; il n’y a d’immuable que l’abstraction du mouvement,
mors immortalis.

TROISIÈME OBSERVATION
Les rapports de production de toute société forment un tout.
M. Proudhon considère les rapports économiques comme autant de
phases sociales, s’engendrant l’une l’autre, résultant l’une de l’autre
comme l’antithèse de la thèse, et réalisant dans leur succession
logique la raison impersonnelle de l’humanité.

Le seul inconvénient qu’il ait dans cette méthode, c’est qu’en


abordant l’examen d’une seule de ces phases M. Proudhon ne
puisse l’expliquer sans avoir recours à tous les autres rapports de la
société, rapports que cependant il n’a pas encore fait engendrer par
son mouvement dialectique. Lorsqu’ensuite M. Proudhon, au moyen
de la raison pure, passe à l’enfantement des autres phases, il fait
comme si c’étaient des enfants nouveau-nés, il oublie qu’elles sont
du même âge que la première.

Ainsi, pour arriver à la constitution de la valeur qui pour lui est la


base de toutes les évolutions économiques, il ne pouvait se passer
de la division du travail, de la concurrence, etc. Cependant dans la
série, dans l’entendement de M. Proudhon, dans la succession
logique, ces rapports n’existaient point encore.

En construisant avec les catégories de l’économie politique


l’édifice d’un système idéologique, on disloque les membres du
système social. On change les différents membres de la société en
autant de sociétés à part, qui arrivent les unes après les autres.
Comment, en effet, la seule formule logique du mouvement, de la
succession, du temps, pourrait-elle expliquer le corps de la société,
dans lequel tous les rapports coexistent simultanément et se
supportent les uns les autres ?
Misère de la Philosophie, Deuxième partie
PAUL LAFARGUE
(1842-1911)

Ce texte est plus compliqué qu’il n’en a l’air. Il ne faut surtout pas
le prendre au premier degré, ni au second, du reste ! Écrites par le
gendre de Marx, ces lignes sont d’abord l’accomplissement d’une
transgression. Il n’y a pas, en effet, de doctrine marxiste sur la
question de la disparition du travail qui est, de surcroît, frappée d’un
interdit : toute description sérieuse de ce qui relève de la société
future ou du rêve communiste est proscrite comme relevant de
l’utopisme. De là les arguments badins, volontairement légers, ou
provocateurs (la malédiction biblique, l’avenir professionnel des
Rothschild ou de certains généraux, etc.) qui tendent surtout à
montrer non pas que le travail est détestable (chacun le sait), mais
que sa suppression est inimaginable : « une étrange folie ».
Autrement dit, ce qui est génial dans ce texte, c’est l’évitement, par
Lafargue, d’une position directe du problème (qui ne pourrait en effet
avoir de sens qu’en utopie), au profit d’une sorte de thérapie :
apprendre aux « travailleurs » que, contrairement à ce qu’ils croient,
ils n’aiment pas le travail. Ce texte génial ne relève donc pas, selon
nous, de l’économie politique, mais de l’interprétation des rêves.

AUVERGNATS ET ÉCOSSAIS

Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où


règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des
misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la
triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion
moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces
vitales de l’individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre
cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les
moralistes, ont sacro-sanctifié le travail. Hommes aveugles et
bornés, ils ont voulu être plus sages que leur Dieu ; hommes faibles
et méprisables, ils ont voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit.
Moi, qui ne professe pas d’être chrétien, économe et moral, j’en
appelle de leur jugement à celui de leur Dieu ; des prédications de
leur morale religieuse, économique, libre-penseuse, aux
épouvantables conséquences du travail dans la société capitaliste.

Dans la société capitaliste, le travail est la cause de toute


dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique.
Comparez le pur-sang des écuries de Rothschild, servi par une
valetaille de bimanes, à la lourde brute des fermes normandes, qui
laboure la terre, chariote le fumier, engrange la moisson. Regardez
le noble sauvage que les missionnaires du commerce et les
commerçants de la religion n’ont pas encore corrompu avec le
christianisme, la syphilis et le dogme du travail, et regardez ensuite
nos misérables servants de machines.

Quand, dans notre Europe civilisée, on veut retrouver une trace de


beauté native de l’homme, il faut l’aller chercher chez les nations où
les préjugés économiques n’ont pas encore déraciné la haine du
travail. L’Espagne, qui, hélas ! dégénère, peut encore se vanter de
posséder moins de fabriques que nous de prisons et de casernes ;
mais l’artiste se réjouit en admirant le hardi Andalou, brun comme
des castagnes, droit et flexible comme une tige d’acier ; et le cœur
de l’homme tressaille en entendant le mendiant, superbement drapé
dans sa capa trouée, traiter d’amigo des ducs d’Ossuna. Pour
l’Espagnol, chez qui l’animal primitif n’est pas atrophié, le travail est
le pire des esclavages. Les Grecs de la grande époque n’avaient,
eux aussi, que du mépris pour le travail : aux esclaves seuls il était
permis de travailler ; l’homme libre ne connaissait que les exercices
corporels et les jeux de l’intelligence. C’était aussi le temps où l’on
marchait et respirait dans un peuple d’Aristote, de Phidias,
d’Aristophane ; c’était le temps où une poignée de braves écrasait à
Marathon les hordes de l’Asie qu’Alexandre allait bientôt conquérir.
Les philosophes de l’Antiquité enseignaient le mépris du travail,
cette dégradation de l’homme libre ; les poètes chantaient la
paresse, ce présent des Dieux :

O Melibœ, Deus nobis hæc otia fecit.

O Melibée, notre loisir est un don des dieux

Christ, dans son discours sur la montagne, prêcha la paresse :


« Contemplez la croissance des lis des champs, ils ne travaillent ni
ne filent, et cependant, je vous le dis, Salomon, dans toute sa gloire,
n’a pas été plus brillamment vêtu. »

Jéhovah, le dieu barbu et rébarbatif, donna à ses adorateurs le


suprême exemple de la paresse idéale ; après six jours de travail, il
se reposa pour l’éternité.

Par contre, quelles sont les races pour qui le travail est une
nécessité organique ? Les Auvergnats ; les Écossais, ces
Auvergnats des îles Britanniques ; les Gallegos, ces Auvergnats de
l’Espagne ; les Poméraniens, ces Auvergnats de l’Allemagne ; les
Chinois, ces Auvergnats de l’Asie. Dans notre société, quelles sont
les classes qui aiment le travail pour le travail ? Les paysans
propriétaires, les petits-bourgeois, les uns courbés sur leurs terres,
les autres acoquinés dans leurs boutiques, se remuent comme la
taupe dans sa galerie souterraine, et jamais ne se redressent pour
regarder à loisir la nature.

Et cependant, le prolétariat, la grande classe qui embrasse tous


les producteurs des nations civilisées, la classe qui, en
s’émancipant, émancipera l’humanité du travail servile et fera de
l’animal humain un être libre, le prolétariat trahissant ses instincts,
méconnaissant sa mission historique, s’est laissé pervertir par le
dogme du travail. Rude et terrible a été son châtiment. Toutes les
misères individuelles et sociales sont nées de sa passion pour le
travail.

Le Droit à la paresse, ch. I, « Un dogme désastreux »

INTERDIRE LE TRAVAIL

Si, en diminuant les heures de travail, on conquiert à la production


sociale de nouvelles forces mécaniques, en obligeant les ouvriers à
consommer leurs produits, on conquerra une immense armée de
forces de travail. La bourgeoisie, déchargée alors de sa tâche de
consommateur universel, s’empressera de licencier la cohue de
soldats, de magistrats, de figaristes1, de proxénètes, etc., qu’elle a
retirée du travail utile pour l’aider à consommer et à gaspiller. C’est
alors que le marché du travail sera débordant, c’est alors qu’il faudra
une loi de fer pour mettre l’interdit sur le travail : il sera impossible de
trouver de la besogne pour cette nuée de ci-devant improductifs,
plus nombreux que les poux des bois. Et après eux il faudra songer
à tous ceux qui pourvoyaient à leurs besoins et goûts futiles et
dispendieux. Quand il n’y aura plus de laquais et de généraux à
galonner, plus de prostituées libres et mariées à couvrir de dentelles,
plus de canons à forer, plus de palais à bâtir, il faudra, par des lois
sévères, imposer aux ouvrières et ouvriers en passementeries, en
dentelles, en fer, en bâtiments, du canotage hygiénique et des
exercices chorégraphiques pour le rétablissement de leur santé et le
perfectionnement de la race. Du moment que les produits européens
consommés sur place ne seront pas transportés au diable, il faudra
bien que les marins, les hommes d’équipe, les camionneurs
s’assoient et apprennent à se tourner les pouces. Les bienheureux
Polynésiens pourront alors se livrer à l’amour libre sans craindre les
coups de pied de la Vénus civilisée et les sermons de la morale
européenne.

Il y a plus. Afin de trouver du travail pour toutes les non-valeurs de


la société actuelle, afin de laisser l’outillage industriel se développer
indéfiniment, la classe ouvrière devra, comme la bourgeoisie,
violenter ses goûts abstinents, et développer indéfiniment ses
capacités consommatrices. Au lieu de manger par jour une ou deux
onces de viande coriace, quand elle en mange, elle mangera de
joyeux biftecks d’une ou deux livres ; au lieu de boire modérément
du mauvais vin, plus catholique que le pape, elle boira à grandes et
profondes rasades du bordeaux, du bourgogne, sans baptême
industriel, et laissera l’eau aux bêtes.

Les prolétaires ont arrêté en leur tête d’infliger aux capitalistes des
dix heures de forge et de raffinerie ; là est la grande faute, la cause
des antagonismes sociaux et des guerres civiles. Défendre et non
imposer le travail, il le faudra. Les Rothschild, les Say seront admis à
faire la preuve d’avoir été, leur vie durant, de parfaits vauriens ; et
s’ils jurent vouloir continuer à vivre en parfaits vauriens, malgré
l’entraînement général pour le travail, ils seront mis en carte et, à
leurs mairies respectives, ils recevront tous les matins une pièce de
vingt francs pour leurs menus plaisirs. Les discordes sociales
s’évanouiront. Les rentiers, les capitalistes, tout les premiers, se
rallieront au parti populaire, une fois convaincus que, loin de leur
vouloir du mal, on veut au contraire les débarrasser du travail de
surconsommation et de gaspillage dont ils ont été accablés dès leur
naissance. Quant aux bourgeois incapables de prouver leurs titres
de vauriens, on les laissera suivre leurs instincts : il existe
suffisamment de métiers dégoûtants pour les caser – Dufaure
nettoierait les latrines publiques ; Galliffet chourinerait les cochons
galeux et les chevaux forcineux, les membres de la commission des
grâces, envoyés à Poissy, marqueraient les bœufs et les moutons à
abattre ; les sénateurs, attachés aux pompes funèbres, joueraient
les croque-morts. Pour d’autres, on trouverait des métiers à portée
de leur intelligence. Lorgeril, Broglie, boucheraient les bouteilles de
champagne, mais on les musellerait pour les empêcher de s’enivrer ;
Ferry, Freycinet, Tirard, détruiraient les punaises et les vermines des
ministères et autres auberges publiques. Il faudra cependant mettre
les deniers publics hors de la portée des bourgeois, de peur des
habitudes acquises.

Le Droit à la paresse, ch. IV, « À nouvel air, chanson nouvelle »

Note

1. Terme quelque peu péjoratif pour désigner les journalistes.


JEAN JAURÈS
(1859-1914)

Personnalité hors du commun, Jaurès fut à la fois un philosophe,


au sens le plus classique du terme, et un homme politique. À la fois :
cela veut dire qu’il fut un philosophe engagé, du même mouvement
philosophe et socialiste. Là fut, parmi d’autres, le drame, ou
l’ambiguïté de Jaurès : en intériorisant cette figure, il prenait des
risques : comment concilier la philosophie parfaitement traditionnelle
de l’Université, et les doctrines, parfois extrémistes, des
mouvements politiques de l’époque, à gauche ? Bref, il fallait
répondre à la question de savoir comment être socialiste, sans être
marxiste. Il arrive que la politique entraîne le philosophe sur des
terrains où il peut perdre quelques-uns de ses repères.

LA RÉALITÉ DU MONDE EXTÉRIEUR

Voici un exemple de prose consternant, mais représentatif de ce


qui, à cette époque était indispensable pour réussir dans l’Université.
Un esprit aussi grand que Jaurès n’a pas fait exception sur ce point.

Le monde sensible, que nous voyons, que nous touchons, où


nous vivons, est-il réel ? La question semblera puérile aux hommes
d’action, et je compte parmi eux les hommes de pensée qui
acceptent d’emblée les choses pour en étudier sans retard les
rapports et l’enchaînement. Ce n’est pourtant pas une dispute
d’école, car l’esprit humain s’est interrogé sur la réalité de l’univers
bien avant qu’il y eût une tradition scolastique et des raffinements
artificiels de curiosité. Parménide, dans la première et simple lumière
de la pensée grecque, comparant le monde à l’être, n’y voyait
qu’une prodigieuse illusion. Il ne s’agit point, d’ailleurs, de contester
la réalité du monde telle que l’entend le vulgaire. Celui-ci croit
naïvement à la réalité d’un objet sur les témoignages concordants de
ses sens : une pomme que l’on peut voir, goûter, toucher, est une
pomme ; et lorsqu’un bâton bien visible et bien palpable lui caresse
les épaules, ce sont bien des coups de bâton qu’il reçoit. Aussi
s’imagine-t-il volontiers, lorsqu’on met en question la réalité du
monde extérieur, qu’on met en question ses sensations elles-
mêmes. La facétie de Molière dans Sganarelle n’a pas d’autre
fondement. Tout le comique vient de ce que le philosophe
commence par accepter la notion vulgaire de la réalité, sauf à y
contredire ensuite en paroles. « Il se peut que je vous entende, il se
peut que vous me parliez. » Son doute porte non pas sur la réalité
intime et mystérieuse des choses, mais sur les sensations mêmes.
Ainsi, c’est de ces sensations mêmes qu’il fait le type de la réalité,
puisque c’est à ces sensations, comme telles, qu’il applique sa
critique et son doute ; et pensant au fond comme le vulgaire, il se
donne l’air de penser autrement, mais c’est là une contradiction
lamentable qui le livre sans défense à cette logique des coups de
bâton dont il a reconnu d’avance implicitement la légitimité. Le vrai
problème qui se pose n’est donc pas : le monde est-il réel ? car,
comme on fait d’habitude du monde même et de l’impression qu’il
produit sur nous le type de la réalité, cette question n’est qu’une
misérable tautologie. Ce qu’on peut demander et ce que demande
au fond l’esprit humain, c’est en quel sens, de quelle manière, à
quelle profondeur le monde est-il réel ? La question est tout autre, et
on peut même dire qu’ici la situation réciproque du philosophe et du
vulgaire est renversée. Tout à l’heure, c’est le vulgaire qui triomphait
du philosophe, car celui-ci ayant admis en effet la notion de la réalité
qu’a celui-là n’y pouvait plus contredire que par une niaise
fanfaronnade de paroles, et maintenant, au contraire, le philosophe
peut troubler et déconcerter le vulgaire dans sa notion naïve de la
réalité en démontrant combien cette notion, simple et une en
apparence, est complexe et équivoque.

Thèse de doctorat

L’HONNEUR DE L’UNIVERSITÉ

… ce qui a marqué, dans l’ordre de l’enseignement, l’œuvre de la


Révolution française, ç’a été précisément d’arracher les universités
et les collèges de l’Ancien Régime à cette méthode scolastique
surannée et de les faire sortir en quelque sorte de leur cloître laïque
pour les mêler à toutes les idées critiques du siècle, à tous les
progrès de la science, à ce mouvement de l’esprit de liberté et de
justice de notre pays. Voilà quelle a été la conception de l’Université
sous la Révolution française.

Discours prononcé au cours de l’interpellation Thierry-Cazes sur


l’attitude du ministre de l’Instruction publique à l’égard des membres
de l’enseignement public, Séance de jour du 21 juin 1894.

L’IDÉE DE JUSTICE

Dans cette conférence, Jaurès adopte une position courageuse au


cours d’une discussion, récurrente à l’époque, qui oppose entre eux
les socialistes. Même s’il pratique l’art de la nuance, il prend ses
distances à l’égard du matérialisme historique et de l’économisme et
il fait valoir l’importance des idéaux dans le comportement des
hommes.

Avant l’expérience de l’histoire, avant la constitution de tel ou tel


système économique, l’humanité porte en elle-même une idée
préalable de la justice et du droit, et c’est cet idéal préconçu qu’elle
poursuit, de forme de civilisation en forme supérieure de civilisation ;
et quand elle se meut, ce n’est pas par la transformation mécanique
et automatique des modes de la production, mais sous l’influence
obscurément ou clairement sentie de cet idéal.

En sorte que c’est l’idée elle-même qui devient le principe du


mouvement et de l’action, et que bien loin que ce soient les
conceptions intellectuelles qui dérivent des faits économiques, ce
sont les faits économiques qui traduisent peu à peu, qui incorporent
peu à peu dans la réalité et dans l’histoire, l’idéal de l’humanité.

[…]

Il y a bien peu d’adeptes du matérialisme économique, qui ne se


laissent aller à faire appel à l’idée de la justice et du droit, il y en a
bien peu qui se bornent à prévoir dans la société communiste de
demain la conséquence nécessaire, fatale de l’évolution
économique, ils saluent encore dans cette société communiste de
demain une réalisation plus haute de la justice et du droit.

Y a-t-il là contradiction ? Marx a toujours voulu maintenir l’intégrité


un peu âpre de sa formule et il n’a eu que railleries pour ceux qui
croient ajouter à la force de l’évolution économique et du
mouvement socialiste, en faisant appel à l’idée pure de justice ; il n’a
eu que railleries pour ceux qui, selon sa parole, « veulent jeter sur la
réalité de l’histoire, sur le corps même des faits, une sorte de voile
tissu des fils les plus immatériels de la dialectique, brodé de fleurs
de rhétorique et trempé de rosée sentimentale ».

Il s’agit pour nous de savoir si cette conciliation entre la


conception matérialiste et la conception idéaliste de l’histoire, qui est
réalisée en fait dans notre pays par l’instinct peut être aveugle de la
conscience socialiste, il s’agit de savoir si elle est théoriquement et
doctrinalement possible, ou s’il y a une insoluble contradiction, si
nous sommes obligés de faire un choix décisif entre les deux
conceptions ou si nous pouvons logiquement et raisonnablement les
considérer l’une et l’autre comme les deux aspects différents d’une
même vérité.

[…]

Vous vous trompez en séparant ce qui est rationnel de ce qui est


réel, et ce qui est réel de ce qui est rationnel.
D’habitude on s’imagine qu’une chose, parce qu’elle est, est une
dérogation à l’idéal, qu’elle ne peut pas être, par exemple, la beauté,
la vérité absolue ; on s’imagine que l’idéal ne peut être qu’une
conception, que dès qu’il se réalise, il se diminue.

Ce sont là des idées arbitraires et fausses ; tout ce qui est


rationnel rentre nécessairement dans la vie ; il n’y a pas une idée
rationnelle qui ne soit traduite dans la réalité et il n’est pas une seule
réalité qui ne puisse se ramener à une idée et recevoir une
explication rationnelle.

Cette grande formule de la synthèse des contraires, de la


conciliation des contradictoires par l’identité du rationnel et de l’idéal,
a eu une influence profonde.

Nous ne disons plus de telle ou telle période de l’histoire qu’elle


n’est qu’une période de barbarie, nous disons : tout ce qui est, par
cela seul qu’il est, tout ce qui a été par cela seul qu’il a été, avait sa
raison et sa racine dans la raison, mais ce n’était pas la raison
complète.

[…]

Mais, pour revenir à la question économique, est-ce que Marx lui-


même ne réintroduit pas dans sa conception historique l’idée, la
notion de l’idéal, du progrès, du droit ? Il n’annonce pas seulement la
société communiste comme la conséquence nécessaire de l’ordre
capitaliste : il montre qu’en elle cessera enfin cet antagonisme des
classes qui épuise l’humanité : il montre aussi que pour la première
fois la vie pleine et libre sera réalisée par l’homme, que les
travailleurs auront tout ensemble la délicatesse nerveuse de l’ouvrier
et la vigueur tranquille du paysan, et que l’humanité se dressera,
plus heureuse et plus noble, sur la terre renouvelée.

N’est-ce pas reconnaître que le mot de justice a un sens, même


dans la conception matérialiste de l’histoire, et la conciliation que je
vous propose n’est-elle pas dès lors acceptée de vous ?

Idéalisme & matérialisme dans la conception de l’Histoire,


Conférence faite au quartier Latin sous les auspices du groupe des
étudiants collectivistes de Paris (février 1895)

PACIFISME : LES CLOCHES DE BÂLE

Dans tous les pays il y a des courants contraires. Les uns sont
contre la paix, les autres sont contre la guerre. La balance du Destin
oscille dans les mains des gouvernements. Mais subitement le
vertige peut saisir ceux qui hésitent encore. C’est pourquoi nous, les
travailleurs et les socialistes de tous les pays, nous devons rendre la
guerre impossible en jetant notre force dans la balance de la paix.
Oh ! je l’espère, nous ne serons pas seuls pour livrer ce combat. Ici,
à Bâle, les chrétiens nous ont ouvert leur cathédrale. Notre but
répond à leur pensée et à leur volonté : maintenir la paix. Mais
puissent tous les chrétiens, qui suivent encore sérieusement les
paroles de leur maître, nourrir le même espoir que nous. Ils
s’opposeront avec nous à ce que les peuples soient saisis par les
griffes du démon de la guerre. La nature des souhaits de bienvenue
qui nous ont été adressés ce matin à Bâle nous donne également
réconfort et espérance. Et le salut adressé par le gouvernement de
Bâle à l’Internationale évoqua les mêmes sentiments. Ce fut un bon
signe ; là où l’esprit de la Démocratie a pu, comme à Bâle, pénétrer
profondément, là où cet esprit a derrière lui un prolétariat bien
organisé, là existe une noble conviction répandue dans tout le
peuple et cela nous fait espérer à chaque instant.

Nous avons été reçus dans cette église au son des cloches qui
me parut, tout à l’heure, comme un appel à la réconciliation
générale. Il me rappela l’inscription que Schiller avait gravée sur sa
cloche symbolique : Vivos voco, mortuos plango, fulgura frango !
Vivos voco : j’appelle les vivants pour qu’ils se défendent contre le
monstre qui apparaît à l’horizon. Mortuos plango : je pleure sur les
morts innombrables couchés là-bas vers l’Orient et dont la puanteur
arrive jusqu’à nous comme un remords. Fulgura frango : je briserai
les foudres de la guerre qui menacent dans les nuées.

Mais il ne suffit pas qu’il y ait ici et là, dispersée et hésitante, une
bonne volonté pour la lutte. Il nous faut l’unité de volonté et d’action
du prolétariat militant et organisé. L’heure est sérieuse et tragique.
Plus le péril se précise, plus les menaces approchent, et plus
urgente devient la question que le prolétariat nous pose, non, se
pose à lui-même : Si la chose monstrueuse est vraiment là, s’il sera
effectivement nécessaire de marcher pour assassiner ses frères,
que ferons-nous pour échapper à cette épouvante ? Nous ne
pouvons répondre à cette question dictée par l’effroi, attendu que
nous prescrivons un mouvement déterminé pour une heure
déterminée. Quand les nuages s’accumulent, quand les vagues se
soulèvent, le marin ne peut prédire les mesures déterminées à
prendre pour chaque instant. Mais l’Internationale doit veiller à faire
pénétrer partout sa parole de paix, à déployer partout son action
légale ou révolutionnaire qui empêchera la guerre, ou sinon à
demander des comptes aux criminels qui en seront les fauteurs.

Discours de Bâle, 24 novembre 1912


LES CATHOLIQUES
FÉLICITÉ DE LAMENNAIS
(1782-1854)

Lamennais ne fut pas seulement l’un des grands noms du


catholicisme social.

C’est un philosophe majeur, à qui l’on doit une compréhension


nouvelle des sociétés. L’examen lucide du monde moderne lui
permet non seulement de voir les dérives de la démocratie, qui
prend la figure du despotisme, mais aussi de mettre en évidence le
rôle des religions, ou les effets de leur disparition.

QUELQUE CHOSE QUI NOUS MET À L’ABRI DE LA SERVITUDE

Personne n’est plus soumis que nous aux lois du pays où nous
vivons ; nous le serions de même à Constantinople, nous l’eussions
été de même à Rome, sous la république comme sous les
empereurs, et par les mêmes motifs, et dans la même mesure. Une
fausse liberté ne nous séduit pas, et nous sentons en nous quelque
chose qui nous met à l’abri de la servitude. Le christianisme a pour
toujours délivré l’homme du joug de l’homme, et il n’est pas un
chrétien qui ne puisse et ne doive, en obéissant, selon le précepte
de l’apôtre, répéter ces belles paroles que l’auteur de l’Apologétique
adressait aux magistrats romains : « Je reconnais dans le chef de
l’empire mon souverain, pourvu qu’il ne prétende pas que je le
reconnaisse pour mon dieu : car du reste je suis libre. Je n’ai d’autre
maître que le Dieu tout-puissant, éternel, qui est aussi le sien. »
Que si, examinant quelques-unes des lois qui nous régissent,
nous les avons jugées défectueuses à plusieurs égards, elles nous
autorisent elles-mêmes à émettre le jugement que nous en portons.
On ne nous contestera pas sans doute un privilège qu’on ne cesse,
quel qu’il soit, de vanter avec tant d’emphase. De semblables
discussions, sincères, graves, sur un sujet qui occupe tous les
esprits, ne sauraient être interdites que par un despotisme
timidement soupçonneux, et, dans ses vagues inquiétudes, esclave
de sa propre tyrannie.

Mais le génie du mal, tremblant pour ses œuvres, a su trouver une


autre ruse, et se faire contre la vérité un autre rempart. « Combattez
l’erreur, dit-il, mais en la séparant des personnes » ; comme il dit
encore : « Soutenez la religion, mais en la séparant de Dieu. »
Qu’on lui laisse les réalités, il nous abandonnera les abstractions,
afin d’avoir le droit de nous traiter de rêveurs. Assurément il serait
plus doux de n’avoir à établir que des théories générales ; mais il
n’en va pas ainsi en ce monde. Les sociétés humaines vivent ou
meurent selon les doctrines des hommes qui les gouvernent ; et l’on
ne saurait attaquer ces doctrines sans attaquer en même temps et
les discours qui les expriment, et les actes qui les consacrent. Or,
quand il s’agit d’actes et de discours, les hommes, quoi qu’on fasse,
reparaissent nécessairement ; et plus leur autorité est grande aux
yeux des peuples, plus il est nécessaire de déchirer le voile qui
cause leur illusion. Étrange charité que celle qui sacrifierait la
société, l’ordre, la religion, à l’orgueil ombrageux de quelques
individus pervertis ou aveuglés ! Ce n’est pas là l’exemple que
Jésus-Christ nous a donné : il n’est point, il ne sera jamais de
langage qui approche de la sévérité de ses paroles, lorsqu’il
foudroyait de son indignation divine les scribes et les pharisiens
hypocrites, sépulcres blanchis, éclatants au-dehors, et au-dedans
pleins de pourriture et d’ossements à demi consumés. Et parce que
vous le voyez, en d’autres circonstances, rempli de douceur et de
miséricorde, n’allez pas vous imaginer qu’il se contredise. « On doit,
dit saint Augustin, reprendre devant tous les fautes commises
devant tous, et secrètement les fautes secrètes. Distinguez les
temps, et l’Écriture s’accorde avec elle-même. »

De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre public et


civil, Préface

UN PEU D’OR DE PLUS OU DE MOINS…

Non seulement il n’y a point de noblesse en France, car ce ne


sont point les titres, mais les fonctions privilégiées qui font le noble ;
il n’y a pas même de familles à proprement parler, puisque la loi ne
fait rien pour elles, qu’elle ne connaît que des individus. Et c’est là,
pour quiconque sait voir, la différence essentielle qui existe entre
notre gouvernement et le gouvernement anglais.

Parmi nous, nulle hiérarchie, nulle classification sociale, nuls


rangs, nuls droits reconnus que ceux acquis à tous par la loi
commune. Ôtez l’indélébile distinction qui résulte de l’inégalité des
facultés naturelles et de leur développement, un peu d’or de plus ou
de moins fait toute la différence entre les hommes ; et aussi est-ce
uniquement de cette différence variable, et qui le devient davantage
de jour en jour, que dépend ce qu’on est convenu d’appeler les
droits politiques. Ainsi la France est un assemblage de trente
millions d’individus, entre lesquels la loi ne reconnaît nulle autre
distinction que celle de la fortune. Mais cette distinction, qui n’a rien
de fixe, devient énorme par le fait, pendant qu’elle subsiste,
puisqu’entre l’homme qui paie 1 000 francs d’impositions et celui qui
n’en paie que 299 il y a, comme on s’en convaincra bientôt, toute la
distance qui sépare le souverain du sujet.

De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre public et


civil, ch. I

LES MOYENS DE LA TYRANNIE

L’isolement, le silence, la corruption, une fausse idée du devoir


religieux qui trompe et intimide la conscience, tels sont les
principaux moyens qu’emploient les tyrans pour tenir les peuples
sous leur sujétion.

Ils y emploient aussi la force brutale, s’entourant de satellites qui


veillent à leur défense, exécutent leurs commandements, répandent
la terreur qui prévient l’insurrection, ou l’étouffent dans le sang. De là
les armées permanentes, indispensables à tous les despotes, et à
qui les nations modernes doivent la ruine de leurs finances, car la
même nécessité qui a obligé à les créer, oblige à les augmenter
toujours. Seules, elles seraient cependant de peu de secours à ceux
dont elles sont destinées à soutenir la puissance ; car, outre qu’ils
n’en peuvent jamais être parfaitement sûrs, parce qu’elles aussi ont
à supporter le poids du despotisme et ses insolents caprices, la plus
grande force matérielle est en définitive toujours celle du peuple. Il
est donc nécessaire qu’ils cherchent un autre appui, que dans la
société générale ; ils organisent une société particulière à qui profite
l’oppression de celle-là, et qui ait dès lors le même intérêt que le
despote à la perpétuer.

On sera, je crois, frappé de la justesse de ces observations où,


dans la naïveté du langage, se décèle un esprit si pénétrant. C’est,
en quelques pages, l’histoire complète de la tyrannie ; car, si les
noms et les formes changent, le fonds ne change point ; il se
représente invariablement le même à toutes les époques, dans tous
les pays.

Après avoir vu par quels expédients la tyrannie essaie de se


maintenir, et peut réussir en effet, selon les circonstances, à se
maintenir plus ou moins longtemps, il sera peut-être curieux de
rechercher quelles chances de durée elle aurait, s’il arrivait qu’elle
s’établît aujourd’hui en Europe, dans une de ses contrées les plus
civilisées. Pour cela examinons l’effet que produirait probablement
chacun des moyens spécifiés par Étienne de La Boétie.

Il n’est pas douteux que, poussé par la crainte des complots qui
tourmente sans relâche les gouvernements despotiques, celui que
nous supposons ne cherchât à isoler les uns des autres le plus
possible les citoyens, et que toute réunion, toute association ne fût
rigoureusement interdite : tant il est vrai qu’on ne peut détruire la
liberté sans combattre la nature qui porte d’elle-même les êtres
doués d’intelligence à s’associer. Mais comment, à moins
d’interrompre toutes les relations sociales, empêcher les hommes de
s’entretenir en des lieux, à des jours convenus, de leurs intérêts, de
leurs vœux, de leurs espérances, de s’assembler même en nombre
suffisant pour concerter une action commune, s’ils le veulent ? Rien
en cela qui exige d’organisation spéciale ; et si l’on en jugeait une
nécessaire, la loi qui la prohibe ne réussirait qu’à la rendre secrète et
d’autant plus forte qu’elle y attacherait plus de danger. Un Rütli se
trouverait toujours pour entendre les serments de ceux que leur
cœur presserait de se dévouer à la délivrance de la patrie1. La
vigilance de Constantin et les horribles cruautés de ce monstre
prévinrent-elles la conjuration de Varsovie et le soulèvement de la
Pologne ? En général le despotisme se trompe étrangement sur la
puissance qu’il est enclin à attribuer aux peines. Les législations
atroces créent des mœurs atroces, et voilà tout. Si elles intimident
les faibles, elles irritent et provoquent les âmes énergiques ; car le
péril aussi a je ne sais quoi qui tente. Elles font surtout qu’on ne
s’arrête plus aux pensées modérées, et qu’on se porte d’abord aux
résolutions extrêmes. La grande facilité des communications qui
multiplie tous les rapports et par là même rend impossible de les
surveiller, permettrait aux mécontents de s’entendre rapidement d’un
bout du pays à l’autre. Ils se seraient bientôt connus et unis, sans
que leur union offrît un caractère assez matériel pour que la violence
pût l’atteindre. On compte à cet égard sur la police : autre illusion.
Lorsque chacun est sur ses gardes, lorsqu’aucune des ruses, aucun
des pièges infâmes de l’espionnage n’est ignoré de personne, la
police a beau jeter ses filets, elle n’en retire guère que quelques
gens simples et quelques imprudents. Or ce ne sont pas d’ordinaire
ceux-là qui font les révolutions. Les révolutions se font par le peuple,
et toute action du peuple est imprévue parce qu’elle est soudaine.
Quelques milliers de mouchards de plus auraient-ils sauvé en 89 la
vieille monarchie, et la monarchie restaurée en 1830 ?
De ces considérations il résulte que, dans l’état actuel de la
société européenne, le despotisme s’efforcerait en vain d’isoler les
hommes pour les asservir, et que les entraves apportées au droit
naturel d’association, les interdictions qui le frapperaient, les peines
sévères qui sanctionneraient ces interdictions, loin d’affermir la
tyrannie, contribueraient à hâter sa chute, parce que le droit attaqué
étant le droit de tous, droit d’ailleurs aujourd’hui indispensable à la
vie des peuples, tous réagiraient instinctivement contre le pouvoir
inique qui les en aurait dépouillés.

L’histoire n’offre aucun exemple d’un homme ou d’une classe


d’hommes qui, voulant établir sa domination sur des bases durables,
n’ait senti la nécessité de se rendre maître des esprits pour l’être de
tout le reste. Qui obéit, s’il ne croit pas de son devoir d’obéir, obéit
mal et n’obéit pas longtemps. Il est donc de l’essence du
despotisme, sous quelque forme qu’il se produise, de chercher à
diriger et à réglementer la pensée ; et comme elle lui échappe
toujours, il faut qu’il restreigne sa liberté en des bornes toujours plus
étroites, ce qui, par une pente irrésistible, le conduit à la détruire
complétement. Mais ne pouvant atteindre la pensée en elle-même, il
la poursuit dans son expression, dans sa manifestation extérieure,
c’est-à-dire dans la parole et, là où elle existe, dans la presse, qui
n’est que la parole dilatée et multipliée. Ainsi l’oppression de la
presse est tout ensemble et un besoin de la tyrannie et un indice
certain de tyrannie. Elle ressemble à ces plantes souterraines qui ne
végètent que dans les ténèbres. Or, si une semblable tyrannie
apparaissait à l’époque présente chez un peuple civilisé, il arriverait
infailliblement deux choses. Quelque apparente facilité qu’elle
trouvât d’abord à ses mesures oppressives, elles ne tarderaient pas
à se montrer vaines, en même temps qu’elles détermineraient une
irritation sans cesse croissante ; car le prétexte dont elle aurait usé,
prétexte d’ordinaire relatif à quelque circonstance passagère,
perdrait chaque jour de sa valeur, et chaque jour aussi les esprits
tenus en état de suspicion permanente sentiraient davantage la
gêne et l’ignominie de la servitude à laquelle ils seraient condamnés.

Depuis la découverte de l’imprimerie il est devenu aussi


impossible d’arrêter, pour la masse des hommes, la diffusion de la
lumière intellectuelle, que celle de la lumière physique. L’unique effet
des prohibitions légales est, d’une part, d’obliger les écrivains à
modifier, non pas le fonds des idées, mais les formes de
l’expression, et ils n’en sont que mieux entendus, parce qu’on leur
prête une attention plus curieuse et plus vive ; et, d’une autre part, à
substituer à la circulation publique des écrits une circulation
clandestine presque toujours bien autrement active. Plus les peines
sont sévères, moins elles peuvent, hors des cas très rares, être
appliquées rigoureusement, et plus sont grands les bénéfices de la
contrebande littéraire. Le despotisme a donc à lutter contre le
courage des convictions fortes et contre la cupidité mercantile,
aidées l’une et l’autre de la faveur qui s’attache constamment aux
opinions persécutées. Que se propose-t-il d’ailleurs ? D’accréditer
certaines maximes utiles à ses intérêts, et de ruiner tout principe
contraire. Or interdire la discussion d’une doctrine quelconque, c’en
est assez pour faire naître en tous la juste persuasion que ceux qui
défendent de la discuter, sont intérieurement convaincus qu’elle ne
saurait soutenir l’examen, et n’ont aucune foi en sa vérité. Le soin
même que l’on prend d’empêcher qu’on ne l’attaque, établit donc
contre elle un préjugé universel légitimement fondé. Le prétendu
droit d’un pouvoir incapable de se maintenir qu’en étouffant la raison
humaine, devient une monstruosité qui révolte. Que si, de plus,
l’interdiction porte sur des sujets traités déjà dans de nombreux
écrits, et quel sujet n’a-t-on pas traité, discuté en tous sens depuis
un siècle ? sur des sujets intimement liés à la vie présente des
peuples européens, on réimprimera ces anciens écrits dont chacun
fera l’application ; on jettera un voile sur sa pensée, voile transparent
à travers lequel elle apparaîtra claire et lumineuse à l’œil attentif qui
la cherche : et quand on voudra s’exempter de cette gêne, attaquer
le front haut et combattre corps à corps la tyrannie, toujours on
trouvera le moyen de publier dans un pays ce qui ne pourra l’être
dans un autre, car l’oppression ne saurait jamais peser également
partout à la fois. Cependant cette oppression sans cesse aggravée
excitera une telle haine que le pouvoir, pour sa défense, sera forcé
de se précipiter dans les derniers excès. Bientôt après le sol
tremblera ; on entendra un bruit sourd, confus, puis un autre bruit
comme d’une pierre qui tombe : ce sera la pierre qui scelle le
sépulcre du tyran.

Préface au Discours de la servitude volontaire de La Boétie

Note

1. Allusion au serment fondateur de la Suisse, prêté en 1307, sur le mont Rütli.


FRÉDÉRIC OZANAM
(1813-1853)

La compréhension de la société et de son histoire, telle que la


propose Frédéric Ozanam, n’est pas seulement dépourvue de toute
naïveté, elle atteste, par sa lucidité, un sens historique exceptionnel.
Il a identifié les deux dérives qui menacent le pouvoir politique et le
droit de propriété, en théorisant la séparation du spirituel et du
temporel d’un côté et la fraternité, de l’autre, il a inventé le
catholicisme social, seul capable d’en protéger. En dénonçant les
illusions généreuses du socialisme et tout autant ce qu’ont
d’épouvantable les passions égoïstes, il désigne les impasses de
l’histoire et ouvre un chemin nouveau.

On doit aussi à ce remarquable connaisseur de la philosophie du


Moyen Âge d’avoir reconnu, en Dante, un immense philosophe. Les
pages qu’il lui consacre sont parmi les plus puissantes qui aient
jamais été écrites sur le grand poète italien.

LA FRATERNITÉ SANS IMMOLER LA LIBERTÉ

Les Anciens et les Romains eux-mêmes ne réussirent pas


complétement à renouveler l’ordre social. Ils échouèrent devant
deux obstacles : d’un côté la confusion du spirituel et du temporel
qu’ils conservèrent en principe en ne reconnaissant point de droit
contre l’État, point de liberté pour les consciences : de l’autre côté
l’esclavage qui viciait la propriété en lui donnant une étendue
sacrilège, et qui déshonorait le travail en le réservant à des mains
serviles.

Le christianisme seul eut la hardiesse de rompre sur ces deux


points avec toute la tradition des sociétés païennes, et d’établir deux
dogmes dont la nouveauté fit le scandale des philosophes et
l’indignation des jurisconsultes ; nous voulons dire la séparation du
spirituel et du temporel et la fraternité des hommes.

D’une part, le christianisme, en arrachant à l’État le domaine des


consciences, relevait la liberté humaine : il lui assurait dans ce
monde l’asile du for intérieur, dans l’autre, l’asile de l’immortalité, et
pour établir une maxime si tutélaire, il n’épargna pas le sang de ses
martyrs. D’un autre côté, les chrétiens ne professaient pas cet
individualisme étroit dont on les a trop souvent accusés, ils ne se
renfermaient point, comme on l’a dit, dans l’égoïsme du salut. Leur
théologie n’avait pas d’expression trop forte pour exprimer l’unité, la
solidarité, la responsabilité mutuelle de la famille humaine. C’était
beaucoup d’enseigner l’origine commune des hommes et leur égalité
devant Dieu. Mais l’union dans le Christ faisait plus que l’union dans
Adam : les chrétiens devenaient plus que des frères, ils devenaient
les membres d’un même corps. Et pendant que Platon remerciait les
dieux de l’avoir créé homme plutôt que femme, libre plutôt
qu’esclave, Grec plutôt que Barbare, saint Paul déclarait qu’il n’y
avait plus « ni homme ni femme, ni libre ni esclave, ni Grec, ni
Barbare, mais un seul corps en Jésus-Christ. »
[…]

UNE PHILOSOPHIE DE L’HUMANITÉ, QUI EST EN MÊME TEMPS


UNE PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE

Lorsque les doctrines subversives de la famille et de la propriété,


toujours à la porte de la société chrétienne comme pour saisir le
moment de s’y jeter, ont eu à leur service des circonstances aussi
favorables que la ruine de l’Empire romain et l’invasion barbare, que
les déchirements intérieurs de la France depuis le temps des
Pastoureaux jusqu’à la Jacquerie, que les guerres de religion et la
ruine de l’ordre social dans tout le nord de l’Europe ; lorsque,
soutenues par tant de hardiesse, tant de persévérance et tant de
bras, elles sont venues échouer invariablement contre la solidité de
la civilisation, il n’y a plus lieu de s’en effrayer comme d’un péril
nouveau. Il est permis de compter sur la conscience et le bon sens
des peuples qui résistent depuis dix-huit siècles à ces tentations. Il
est surtout permis de compter sur le christianisme, qui n’a jamais
cessé de repousser avec la même fermeté les erreurs socialistes et
les passions égoïstes, qui contient toutes les vérités des
réformateurs modernes, et rien de leurs illusions, seul capable de
réaliser l’idéal de la fraternité sans immoler la liberté, et de chercher
le plus grand bonheur terrestre des hommes sans leur arracher ce
don sacré de la résignation, le plus sûr remède de leurs douleurs et
le dernier mot d’une vie qui doit finir.

Les Origines du socialisme

Voici une philosophie qui s’exprime dans la langue la plus


mélodieuse de l’Europe, dans un idiome vulgaire que les femmes et
les enfants comprennent. Ses leçons sont des chants que les
princes se font réciter pour charmer leurs loisirs, et que répètent les
artisans pour se délasser de leurs travaux. La voici dégagée du
cortège de l’école et de la servitude du cloître, aimant à se mêler aux
plus doux mystères du cœur, aux plus bruyantes luttes de la place
publique : elle est familière, laïque, et tout à fait populaire. Si l’on
essaye de la suivre dans le cours de ses explorations, on la voit,
partie de l’étude profonde de la nature humaine, s’avancer, étendant
ses conjectures sur la création tout entière, pour s’aller perdre à la
fin, mais à la fin seulement, dans la contemplation de la Divinité. On
la trouve partout ennemie des subtilités dialectiques, n’usant
d’abstractions que sobrement, et comme de formules nécessaires
pour coordonner des connaissances positives ; peu rêveuse, et
moins empressée à la réforme des opinions qu’au redressement des
mœurs. Puis, si l’on s’enquiert de son origine, on apprend qu’elle
naquit à l’ombre de la chaire des docteurs scolastiques, qu’elle se
donne pour leur interprète, qu’elle en fait preuve, et qu’elle en fait
gloire.

Dante et la philosophie catholique au treizième siècle, Introduction

Comme cet Ancien qui, pour confondre les objections des


sophistes contre la possibilité du mouvement, marcha devant eux, il
montra, par son exemple, qu’il était possible à la philosophie de se
mouvoir hors des entraves où jusqu’ici elle avait été renfermée. Il la
dépouilla des formes décolorées, roides et souvent fatigantes de la
scolastique, pour la revêtir de tout l’éclat de l’épopée, et lui donner
les souples et franches allures de la langue populaire. Ainsi il mettait
sa révolte légitime sous la protection de l’amour-propre national. Il
réalisait son pieux désir, de faire que le pain sacré de l’instruction pût
être offert à ceux mêmes qui sortiraient de la mamelle, à tous ceux
que l’humilité de leur rang, la multiplicité de leurs affaires, la
faiblesse de leur tempérament moral, éloigneraient du banquet des
sages. Mais surtout il établit victorieusement la liberté de la pensée,
en lui faisant plier à son gré la parole, à laquelle trop longtemps elle
avait obéi. Il prouva l’indépendance réciproque des doctrines et des
formes de l’école, et prévint de la sorte le mépris qui pourrait un jour
retomber sur les premières, à cause de leur prétendue solidarité
avec les secondes. Ainsi repoussait-il à la fois les exagérations du
présent et les injustices de la postérité.

L’inspiration qui fait les poètes les ramène au ciel d’où elle est
descendue. Par elle, ils atteignent quelquefois, sans calcul et sans
peine, aux dernières hauteurs de la métaphysique. Or, comme
toutes les sciences reposent sur des faits variés à l’infini, et s’élèvent
par degrés jusqu’à la cause unique et première, on peut dire qu’elles
forment entre elles une pyramide, dont la métaphysique est le
sommet. Du haut de ce point, où elles se touchent, on embrasse
d’un coup d’œil toutes leurs faces, les principes paraissent communs
où les phénomènes étaient différents. C’est pourquoi la plupart des
grandes découvertes se sont faites, a priori, par une intuition
soudaine, par la considération des causes finales, par analogie, par
des hypothèses que leurs auteurs n’eurent pas le loisir de justifier.
C’est pourquoi les mystiques, en raisonnant de Dieu à l’homme, de
l’homme à la matière, surprirent souvent en eux le pressentiment de
ces lois de nature, dont la révélation complète était réservée aux
âges suivants. Celui qui écrivit La Divine Comédie semble avoir
éprouvé quelque chose de pareil.
[…]

Enfin les intérêts des peuples, toujours restreints d’espace et de


durée, n’offraient pas encore une carrière assez vaste à ses
méditations. Le catholicisme, au sein duquel il était né, lui avait
appris à embrasser dans un même sentiment de fraternité les
hommes de tous les temps et de tous les lieux. Cette préoccupation
généreuse ne le quitta point au milieu de ses travaux scientifiques,
et sa pensée comme son amour s’étendit à l’humanité tout entière.
Soit en effet que dans le Convito il s’efforce d’environner le dogme
de l’immortalité de l’âme de preuves irréfragables, ce sont les
croyances unanimes du genre humain qu’il invoque d’abord. Soit
qu’il veuille réfuter les orgueilleux préjugés de l’aristocratie
héréditaire, c’est au berceau commun de la grande famille qu’il
remonte. Si dans le traité De Monarchia il croit proposer une forme
parfaite de gouvernement, il la voudrait pour hâter l’œuvre de la
civilisation, qui n’est autre que le développement harmonieux de
toutes les intelligences et de toutes les volontés. S’il raconte les
conquêtes du peuple romain, il les montre rentrant dans l’économie
des desseins providentiels pour la rédemption du monde. La Divine
Comédie, à son tour, est vraiment l’ébauche d’une histoire
universelle. Au milieu de cette immense galerie de la mort, nulle
grande figure n’échappe : Adam et les patriarches, Achille et les
héros, Homère et les poètes, Aristote et les sages ; Alexandre,
Brutus et Caton ; Pierre et les apôtres, et les Pères et les saints ; et
toute la suite de ceux qui portèrent avec opprobre ou avec honneur
la couronne ou la tiare, jusqu’à Jean XXII, Philippe le Bel et Henri de
Luxembourg. Les révolutions politiques et religieuses sont
représentées par des allégories qui se traduisent en de sévères
jugements. En même temps que l’on envisage ainsi l’humanité à
travers les transformations extérieures qu’elle ne cesse de subir, on
la découvre aussi en ce qu’elle a de constant : au milieu de la
diversité se révèle l’unité ; au milieu du changement, la permanence.

Au fond des zones infernales, sur la voie douloureuse du


Purgatoire, dans les splendeurs du Paradis, c’est toujours l’homme
qu’on rencontre, déchu, expiant, réhabilité ; et, lorsque à la fin du
poème le dernier voile se lève et laisse contempler la Trinité divine,
on aperçoit dans ses profondeurs le Verbe éternel uni à la nature
humaine. Celle-ci n’est donc plus seulement, comme disaient les
Anciens, un microcosme, un abrégé de l’univers : elle remplit
l’univers même, elle le dépasse, et se perd dans l’infini. Il y a là toute
une philosophie de l’humanité, qui est en même temps une
philosophie de l’histoire. On sait de quelle faveur jouit encore ce
genre d’étude inauguré par l’évêque de Meaux, enrichi par les veilles
de Vico, de Herder, de Frédéric Schlegel, et destiné à recueillir les
fruits de tous les labeurs qu’une érudition infatigable entreprend
autour de nous.

Dante et la philosophie catholique au treizième siècle, Troisième


partie, ch. V.
LÉON BLOY
(1846-1917)

Rien ne résiste au verbe, déchaîné, de Léon Bloy. Son regard


perce tout et n’accorde aucune concession. Il est clair que c’est la
puissance du concept qui est à l’œuvre derrière ces mots qui, dans
leur ironie, font tout voir en disant le contraire.

Dénoncer l’ignoble pauvreté, c’est, en fait, dénoncer l’hypocrisie


qui l’entretient. Léon Bloy nous apprend à refuser la « terreur
universelle ».

LE CRIME D’ÊTRE PAUVRE

Le Crime d’être pauvre n’est mentionné clairement dans aucun


code, ni dans aucun recueil de jurisprudence pénale ; Tout au plus,
est-il classé parmi les simples délits relevant des tribunaux
correctionnels et assimilé au vagabondage, qui n’est, lui-même,
qu’une conséquence de la pauvreté ; Mais ce silence est une
sanction péremptoire de la terreur universelle qui refuse de préciser
son objet ; Indiscutablement, la Pauvreté est le plus énorme des
crimes, et le seul qu’aucune circonstance ne saurait atténuer aux
yeux d’un juge équitable ; C’est un crime tel, que la trahison,
l’inceste, le parricide ou le sacrilège, paraissent peu de chose, en
comparaison, et sollicitent l’attendrissement social.
Aussi, le genre humain ne s’y est jamais trompé, et l’infaillible
instinct de tous les peuples, en n’importe quel lieu de la terre, a
toujours frappé d’une identique réprobation, les titulaires de la
guenille ou du ventre creux ; Puisqu’on ne pouvait édicter aucun
châtiment déterminé, pour un genre d’attentat que les législations
épouvantées ne consentaient pas à définir, on accumula sur le
Pauvre toutes les formes infâmantes ou afflictives de la vindicte
unanime ; Pour être assuré de tomber juste, on empila sur sa tête la
multitude des expiations, au milieu desquelles il était impossible de
faire un choix, sans danger de caractériser le forfait ; Les indigents
ne furent condamnés formellement ni au feu, ni à l’écartèlement, ni à
l’estrapade, ni à l’écorchement, ni au pal, ni même à la guillotine ;
Nulle disposition légale ne précisa jamais qu’on dût les pendre, les
émasculer, leur arracher les ongles, leur crever les yeux, leur
entonner du plomb fondu, les exposer, enduits de mélasse, au soleil
de la canicule, ou simplement, les traîner, dépouillés de leur peau,
dans un champ de luzerne fraîchement fauché ; Aucun de ces
charmants supplices ne leur fut littéralement appliqué, en vertu
d’aucune explicite loi ; Seulement, le génie tourmenteur, qui s’est
appelé la Force sociale, a su rassembler pour eux, en une gerbe
unique de tribulation souveraine, toute cette flore éparse des
pénalités criminelles ; On les a sereinement, tacitement,
excommuniés de la vie et on en a fait des réprouvés ; Tout homme
du monde, – qu’il le sache ou qu’il l’ignore, – porte en soi le mépris
absolu de la Pauvreté, et tel est le profond secret de l’HONNEUR,
qui est la pierre d’angle des oligarchies ; Recevoir à sa table un
voleur, un meurtrier ou un cabotin, est chose plausible et
recommandée, – si leurs industries prospèrent ; Les muqueuses de
la considération la plus délicate n’en sauraient souffrir ; Il est même
démontré qu’une certaine virginité se récupère au contact des
empoisonneurs d’enfants, – aussitôt qu’ils sont gorgés d’or. Les plus
liliales innocences offrent, en secret, la rosée de leurs jeunes vœux
au rutilant Minotaure, et les mères les plus vertueuses pleurent de
douces larmes à la pensée qu’un jour, peut-être, cet accapareur
millionnaire, qui a ruiné cent familles, aura la bonté de s’employer à
l’éventrement conjugal de leur « chère enfant » ; Mais l’opprobre de
la misère est absolument indicible, parce qu’elle est, au fond,
l’unique souillure et le seul péché. C’est une coulpe si démesurée,
que le Seigneur Dieu l’a choisie pour sienne, quand il s’est fait
homme pour tout assumer. Il a voulu qu’on le nommât, par
excellence, le Pauvre et le Dieu des pauvres. Ce goulu Sauveur, –
homo devorator et potator, comme le désignaient les juifs, – qui
n’était venu que pour se soûler et pour s’empiffrer de tortures, a
judicieusement élu la Pauvreté pour cabaretière ; Aussi, les gens
honorables ont réprouvé, d’une commune voix, le scandale d’une
telle orgie, et prohibé, dans tous les temps, la fréquentation de cette
hôtesse divinement achalandée. Voilà bientôt deux mille ans que
l’Église préconise la pauvreté. D’innombrables saints l’ont épousée,
pour ressembler à Jésus-Christ, et la vermineuse proscrite n’a pas
monté d’un millionième de cran dans l’estime des personnes
décentes et bien élevées. C’est, qu’en effet, la pauvreté volontaire
est encore un luxe, et, par conséquent, n’est pas la vraie pauvreté,
que tout homme abhorre. On peut, assurément, devenir pauvre,
mais à condition que la volonté n’y soit pour rien. Saint François
d’Assise était un amoureux et non pas un pauvre. Il n’était indigent
de rien, puisqu’il possédait son Dieu et vivait, par son extase, hors
du monde sensible. Il se baignait dans l’or de ses lumineuses
guenilles… La pauvreté véritable est involontaire, et son essence est
de ne pouvoir jamais être désirée. Le christianisme a réalisé le plus
grand miracle possible en aidant les hommes à la supporter, par la
promesse d’ultérieures compensations. S’il n’y a pas de
compensations, au diable tout ! Il est insensé d’espérer mieux de
notre nature.

Le Désespéré, ch. LXVIII


VII – DÉCOUVRIR, EXPLORER
LES GRANDS VISIONNAIRES
HONORÉ DE BALZAC
(1799-1850)

Balzac philosophe ? – évidemment ! On verra comment l’auteur


de La Comédie humaine, lorsqu’il évoque Cuvier et Geoffroy Saint-
Hilaire, loin de s’enferrer dans le commentaire, anecdotique, de la
zoologie d’un siècle passé, fait de leur système le modèle d’une
recherche sur la société. L’un des plus grands romanciers du
e
XIX siècle invente une forme de roman qui développe une intuition
philosophique singulière.

Et on ne moquera pas les allusions, qui embarrassent les timides,


à Swedenborg et aux traditions mystiques, puisque l’écrivain y
trouve de quoi nourrir le thème, qui le mobilise, de l’articulation des
sciences avec l’infini. Référence qui sera précisée et approfondie
dans les romans explicitement philosophiques, comme Louis
Lambert, ou Seraphita.

IL N’Y A QU’UN ANIMAL

Ce serait une erreur de croire que la grande querelle qui, dans ces
derniers temps, s’est émue entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire,
reposait sur une innovation scientifique. L’unité de composition
occupait déjà sous d’autres termes les plus grands esprits des deux
siècles précédents. En relisant les œuvres si extraordinaires des
écrivains mystiques qui se sont occupés des sciences dans leurs
relations avec l’infini, tels que Swedenborg, Saint-Martin, etc., et les
écrits des plus beaux génies en histoire naturelle, tels que Leibniz,
Buffon, Charles Bonnet, etc., on trouve dans les monades de
Leibniz, dans les molécules organiques de Buffon, dans la force
végétatrice de Nedham, dans l’emboîtement des parties similaires
de Charles Bonnet, assez hardi pour écrire en 1760 : L’animal
végète comme la plante ; on trouve, dis-je, les rudiments de la belle
loi du soi pour soi sur laquelle repose l’unité de composition. Il n’y a
qu’un animal. Le créateur ne s’est servi que d’un seul et même
patron pour tous les êtres organisés. L’animal est un principe qui
prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les
différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se
développer. Les Espèces Zoologiques résultent de ces différences.
La proclamation et le soutien de ce système, en harmonie d’ailleurs
avec les idées que nous nous faisons de la puissance divine, sera
l’éternel honneur de Geoffroy Saint-Hilaire, le vainqueur de Cuvier
sur ce point de la haute science, et dont le triomphe a été salué par
le dernier article qu’écrivit le grand Gœthe.

Pénétré de ce système bien avant les débats auxquels il a donné


lieu, je vis que, sous ce rapport, la Société ressemblait à la Nature.
La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son
action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en
zoologie ? Les différences entre un soldat, un ouvrier, un
administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d’État, un
commerçant, un marin, un poète, un pauvre, un prêtre, sont, quoique
plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent
le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis,
etc. Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces
Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques. Si Buffon a fait un
magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre
l’ensemble de la zoologie, n’y avait-il pas une œuvre de ce genre à
faire pour la Société ? Mais la Nature a posé, pour les variétés
animales, des bornes entre lesquelles la Société ne devait pas se
tenir. Quand Buffon peignait le lion, il achevait la lionne en quelques
phrases ; tandis que dans la Société la femme ne se trouve pas
toujours être la femelle du mâle. Il peut y avoir deux êtres
parfaitement dissemblables dans un ménage. La femme d’un
marchand est quelquefois digne d’être celle d’un prince, et souvent
celle d’un prince ne vaut pas celle d’un artiste. L’État Social a des
hasards que ne se permet pas la Nature, car il est la Nature plus la
Société. La description des Espèces Sociales était donc au moins
double de celle des Espèces Animales, à ne considérer que les deux
sexes. Enfin, entre les animaux, il y a peu de drames, la confusion
ne s’y met guère ; ils courent sus les uns aux autres, voilà tout. Les
hommes courent bien aussi les uns sur les autres ; mais leur plus ou
moins d’intelligence rend le combat autrement compliqué. Si
quelques savants n’admettent pas encore que l’Animalité se
transborde dans l’Humanité par un immense courant de vie, l’épicier
devient certainement pair de France, et le noble descend parfois au
dernier rang social. Puis, Buffon a trouvé la vie excessivement
simple chez les animaux. L’animal a peu de mobilier, il n’a ni arts ni
sciences ; tandis que l’homme, par une loi qui est à rechercher, tend
à représenter ses mœurs, sa pensée et sa vie dans tout ce qu’il
approprie à ses besoins. Quoique Leeuwenhoek, Swammerdam,
Spallanzani, Réaumur, Charles Bonnet, Muller, Haller et autres
patients zoographes aient démontré combien les mœurs des
animaux étaient intéressantes, les habitudes de chaque animal sont,
à nos yeux du moins, constamment semblables en tout temps ;
tandis que les habitudes, les vêtements, les paroles, les demeures
d’un prince, d’un banquier, d’un artiste, d’un bourgeois, d’un prêtre et
d’un pauvre sont entièrement dissemblables et changent au gré des
civilisations.

Avant-propos de La Comédie humaine

VALEUR PHILOSOPHIQUE DU ROMAN

Mais comment rendre intéressant le drame à trois ou quatre mille


personnages que présente une Société ? comment plaire à la fois au
poète, au philosophe et aux masses qui veulent la poésie et la
philosophie sous de saisissantes images ? Si je concevais
l’importance et la poésie de cette histoire du cœur humain, je ne
voyais aucun moyen d’exécution ; car, jusqu’à notre époque, les plus
célèbres conteurs avaient dépensé leur talent à créer un ou deux
personnages typiques, à peindre une face de la vie. Ce fut avec
cette pensée que je lus les œuvres de Walter Scott. Walter Scott, ce
trouveur (trouvère) moderne, imprimait alors une allure gigantesque
à un genre de composition injustement appelé secondaire. N’est-il
pas véritablement plus difficile de faire concurrence à l’État-Civil
avec Daphnis et Chloé, Roland, Amadis, Panurge, Don Quichotte,
Manon Lescaut, Clarisse, Lovelace, Robinson Crusoé, Gil Blas,
Ossian, Julie d’Étanges, mon oncle Tobie, Werther, René, Corinne,
Adolphe, Paul et Virginie, Jeanie Dean, Claverhouse, Ivanhoë,
Manfred, Mignon, que de mettre en ordre les faits à peu près les
mêmes chez toutes les nations, de rechercher l’esprit de lois
tombées en désuétude, de rédiger des théories qui égarent les
peuples, ou, comme certains métaphysiciens, d’expliquer ce qui
est ? D’abord, presque toujours ces personnages, dont l’existence
devient plus longue, plus authentique que celle des générations au
milieu desquelles on les fait naître, ne vivent qu’à la condition d’être
une grande image du présent. Conçus dans les entrailles de leur
siècle, tout le cœur humain se remue sous leur enveloppe, il s’y
cache souvent toute une philosophie. Walter Scott élevait donc à la
valeur philosophique de l’histoire le roman, cette littérature qui, de
siècle en siècle, incruste d’immortels diamants la couronne poétique
des pays où se cultivent les lettres. Il y mettait l’esprit des anciens
temps, il y réunissait à la fois le drame, le dialogue, le portrait, le
paysage, la description ; il y faisait entrer le merveilleux et le vrai,
ces éléments de l’épopée, il y faisait coudoyer la poésie par la
familiarité des plus humbles langages. Mais, ayant moins imaginé un
système que trouvé sa manière dans le feu du travail ou par la
logique de ce travail, il n’avait pas songé à relier ses compositions
l’une à l’autre de manière à coordonner une histoire complète, dont
chaque chapitre eût été un roman, et chaque roman une époque. En
apercevant ce défaut de liaison, qui d’ailleurs ne rend pas l’Écossais
moins grand, je vis à la fois le système favorable à l’exécution de
mon ouvrage et la possibilité de l’exécuter. Quoique, pour ainsi dire,
ébloui par la fécondité surprenante de Walter Scott, toujours
semblable à lui-même et toujours original, je ne fus pas désespéré,
car je trouvai la raison de ce talent dans l’infinie variété de la nature
humaine. Le hasard est le plus grand romancier du monde : pour
être fécond, il n’y a qu’à l’étudier. La Société française allait être
l’historien, je ne devais être que le secrétaire.

Avant-propos de La Comédie humaine


L’ÉCRIVAIN

La loi de l’écrivain, ce qui le fait tel, ce qui, je ne crains pas de le


dire, le rend égal et peut-être supérieur à l’homme d’État, est une
décision quelconque sur les choses humaines, un dévouement
absolu à des principes. Machiavel, Hobbes, Bossuet, Leibnitz, Kant,
Montesquieu sont la science que les hommes d’État appliquent.
« Un écrivain doit avoir en morale et en politique des opinions
arrêtées, il doit se regarder comme un instituteur des hommes ; car
les hommes n’ont pas besoin de maîtres pour douter », a dit Bonald.
J’ai pris de bonne heure pour règle ces grandes paroles, qui sont la
loi de l’écrivain monarchique aussi bien que celle de l’écrivain
démocratique. Aussi, quand on voudra m’opposer à moi-même, se
trouvera-t-il qu’on aura mal interprété quelque ironie, ou bien l’on
rétorquera mal à propos contre moi le discours d’un de mes
personnages, manœuvre particulière aux calomniateurs. Quant au
sens intime, à l’âme de cet ouvrage, voici les principes qui lui
servent de base.

L’homme n’est ni bon ni méchant, il naît avec des instincts et des


aptitudes ; la Société, loin de le dépraver, comme l’a prétendu
Rousseau, le perfectionne, le rend meilleur ; mais l’intérêt développe
alors énormément ses penchants mauvais. Le christianisme, et
surtout le catholicisme, étant, comme je l’ai dit dans Le Médecin de
campagne, un système complet de répression des tendances
dépravées de l’homme, est le plus grand élément d’Ordre Social.

En lisant attentivement le tableau de la Société, moulée, pour ainsi


dire, sur le vif avec tout son bien et tout son mal, il en résulte cet
enseignement que si la pensée, ou la passion, qui comprend la
pensée et le sentiment, est l’élément social, elle en est aussi
l’élément destructeur. En ceci, la vie sociale ressemble à la vie
humaine.

Avant-propos de La Comédie humaine


VICTOR HUGO
(1802-1885)

S’il est un philosophe incontestable, c’est bien Victor Hugo.


Tellement incontestable qu’il est écrasant ! et que son génie nous
submerge à chaque instant. Ce qui est pour ainsi dire exceptionnel
chez Victor Hugo, c’est que cette submersion par le contenu
philosophique de la pensée ou de l’intuition déborde toute
expression. Hegel disait, paraît-il, que si le réel est incompréhensible
« nous nous forgerons des concepts incompréhensibles » ! Hugo a à
sa disposition la poésie, ou plus exactement le verbe, qu’il déchaîne
littéralement et met en liberté.

C’est cela qui peut heurter : l’éblouissement qui aveugle, l’assaut


du surnaturel, la merveilleuse sublimité de l’Être. Parvenu au
sommet, on est bien obligé de s’arrêter, et on appréhende de
redescendre. Et c’est cela aussi qui mettait Renouvier (voir plus
haut) mal à l’aise : ce rationaliste discret reconnaît bien, de toute
évidence, le daimôn philosophique du poète, et il lui rend un
magnifique hommage, mais, en kantien bien élevé, il demande plus
de sagesse, ou davantage de respect à l’égard des limites de notre
raison.

Enfin, notons une autre chose qui range ce poète aux côtés de
plusieurs de nos philosophes enragés : il a connu l’exil et il fut l’ami
de beaucoup d’entre eux.
L’APPEL DE L’INFINI

L’âme dans l’homme est une inquiétude ; l’infini hors de l’homme


est un appel. L’infini s’ouvre, l’âme entre. Entrer, c’est marcher ;
entrer, c’est voler ; entrer, c’est planer. Qu’est cela ? C’est du
désordre. Demandez à la cage ce qu’elle pense de l’aile. La cage
répondra : l’aile, c’est la rébellion. Ôter l’âme, c’est couper l’aile. Ôter
l’infini, c’est supprimer le champ. La tranquillité est rétablie. S’il n’y a
pas dans l’homme autre chose que dans la bête, prononcez donc
sans rire ces mots : Droits de l’homme et du citoyen. Ces mots :
Droit du bœuf, droit de l’âne, droit de l’huître, rendront le même son.
C’est un peu ce que souhaitent les despotes.

Préface de mes œuvres et post-scriptum de ma vie

FACE AU GOUFFRE IMMENSE…

XIII. L’être est un miracle innombrable. Multiplication vertigineuse ;


unité impassible. Quel tourbillon que la génération ! Quel inextricable
croisement de forces et de sèves ! Mesure qui pourra ce prodigieux
diamètre de la vie qui a, à l’une de ses extrémités, le baiser d’Adam
et d’Ève, et, à l’autre, la gemmiparité ! Pas un physiologiste, pas un
psychologiste n’a osé étudier, sous son double aspect
d’enchaînement et d’intervalle, le phénomène tout entier, depuis le
mystérieux et sacré embrassement d’où sortira Shakespeare ou
Michel-Ange jusqu’à la génération alternante de l’Helminthe. Les
problèmes de la germination se ramifient les uns dans les autres
jusqu’à produire l’ombre absolue. Tout est mêlé à la vitalité, même la
pourriture ; tout a ses vivants, même le sépulcre ; l’ossuaire
fourmille ; la cendre pullule.
[…]

Que voulez-vous que je réponde à l’affirmation mystérieuse qui


sort de ces éblouissements ? que voulez-vous que je devienne, moi
l’homme, cela étant sur moi ? La nuit est immense. Est-ce nous qui
avons fait le monde ? Non. Pourquoi est-il ainsi ? Nous l’ignorons. Il
y a des lumières dans cette nuit. Qu’est-ce que ces lumières font
là ? Elles disent l’indicible. Elles illuminent l’invisible. Elles éclairent,
car elles ressemblent à des flambeaux ; elles regardent, car elles
ressemblent à des prunelles. Elles sont terribles et charmantes.
C’est de la lueur éparse dans l’inconnu. Nous appelons cela les
astres. L’ensemble de ces choses est inouï de chimère et écrasant
de réalité. Un fou ne le rêverait pas, un génie ne l’imaginerait pas.
Tout cela est une unité. C’est l’unité. Et je sens que j’en suis.
Comment puis-je me tirer de là ? que puis-je répondre à ces
énormes levers de constellations ? Toute lumière a une bouche, et
parle ; et ce qu’elle dit, je le vois. Et le ciel est plein de lumières. Les
forces s’accouplent et se fécondent ; tout est à la fois levier et point
d’appui, les désagrégations sont des germinations, les dissonances
sont des harmonies, les contraires se baisent, ce qui a l’air d’un rêve
est de la géométrie, les prodiges convergent, la loi sesquialtère* qui
régit les planètes et leurs satellites se retrouve parmi les molécules
infinitésimales, le soleil se confronte avec l’infusoire et l’un fait la
preuve de l’autre ; c’était hier, ce sera demain. Tout cela est absolu.
Est-ce que je sais, moi ? Et vous voulez que, sous la pression de
tous ces gouffres concentriques au fond desquels je suis, bah ! je
me recroqueville et me pelotonne dans mon moi ! Dans quel moi ?
Dans mon moi.

[…]

Vous voulez que je dise à tout cela qui est : Je n’en suis pas !
Vous voulez que je refuse mon adhésion à l’indivisible ! Vous voulez
que je refuse ma chute à la gravitation ! Vous voulez que je ne
regarde pas, que je n’interroge pas, que je ne songe pas, que je ne
conjecture pas ! Vous voulez que de la prodigieuse inquiétude
cosmique je ne tire que ma propre pétrification ! Vous voulez que,
sous le souffle des souffles, je ne remue point ! Vous voulez que
mon petit tas de cendre intérieur ne tourbillonne pas quand de toutes
parts, de la terre et de la mer, du zénith et du nadir, du télescope et
du microscope, de la constellation et de l’acarus, l’infini fait irruption
en moi ! Vous voulez que je me contente de ces deux certitudes : je
suis né et je mourrai ! certitudes qui sont elles-mêmes deux gouffres.
Non, cela ne se peut. Il n’y a pas que l’épiploon graisseux au monde.
Le pancréas n’est pas l’unique affaire. La manière dont mon chyle et
ma bile et ma lymphe se comportent, cela ne peut pas être le point
d’arrivée de ma philosophie. Il y a moi, mais il y a autre chose. La
manifestation universelle et sidérale est là. De là l’effarement. De là
les mains tendues vers l’énigme. De là l’œil hagard des ascètes. Le
genre humain ne peut s’empêcher d’adresser des questions à
l’obscurité et d’en attendre des réponses. Quelle est la destinée ?
Dans quelles proportions l’homme fait-il partie du monde ? Tout
phénomène n’est-il pas fatalement consécutif ? Qu’est-ce que la
vie ? Qu’y a-t-il avant ? qu’y a-t-il après ? Qu’est-ce que le monde ?
De quelle nature est le prodigieux être en qui se réalise au fond de
l’absolu l’identité inouïe de la nécessité et de la volonté ? Toutes ces
questions se résolvent en prosternement. Les plus forts esprits
chancellent sous la pression des hypothèses, et c’est ainsi que les
têtes se courbent devant l’Immanent. La vague présence du possible
crée les religions.

[…]

Le lecteur (de Hugo) mesurera ici la hardiesse conceptuelle du


poète : le passage de l’énigme de l’être à cette région de l’univers où
se déroule le roman dont ces lignes sont la préface
« philosophique » : Les Misérables.

XVI. Maintenant, pour finir, un mot au lecteur. C’est d’une âme


absorbée par cette nature de méditations et d’études et, pour ainsi
dire, enfouie dans la contemplation des choses célestes, qu’est sorti
le livre qu’on a sous les yeux. Ce livre, est-ce le ciel ? Non ; c’est la
terre. Est-ce l’âme ? Non ; c’est la vie. Est-ce la prière ? Non ; c’est
la misère. Est-ce le sépulcre ? Non ; c’est la société. D’où vient donc
qu’un tel songeur a fait un tel livre ? Dans la main qui ne touche que
des rayons, que signifie le scalpel ? Une ouverture d’ailes vers l’infini
ne jette-t-elle pas une ombre au moins inutile sur un amphithéâtre de
dissection ? N’est-il pas étrange de commencer par la vision pour
finir par l’autopsie ? Non, ce n’est pas inutile. Non, ce n’est pas
étrange. La terre n’est bien vue que du haut du ciel. La vie n’est bien
regardée que du seuil de la tombe. Il faut qu’une étude de la misère,
pour remplir son devoir, aboutisse implicitement à deux choses : une
sommation aux hommes, une supplication allant plus haut.

Pour bien éclairer la plaie que vous voudriez guérir, ouvrez sur elle
toute grande l’idée divine. Le souffle religieux, pénétrant la pitié
sociale, en augmente le frisson. Le réel n’est efficacement peint qu’à
la clarté de l’idéal. Un tas de fumier n’est qu’un tas de fumier ;
mettez Job dessus, Dieu y descend ; et voilà que toute cette
pourriture dégage de la splendeur. Peindre le malheur, tout le
malheur, c’est-à-dire le malheur double, le malheur humain qui vient
de la destinée, le malheur social qui vient de l’homme ; c’est là
incontestablement une tentative utile, mais pour qu’elle atteigne
pleinement son but, le progrès, cette tentative implique une double
foi : foi à l’avenir de l’homme sur la terre, c’est-à-dire à son
amélioration comme homme ; foi à l’avenir de l’homme hors de la
terre, c’est-à-dire à son amélioration comme esprit. En d’autres
termes, il faut, la misère étant matérialiste, que le livre de la misère
soit spiritualiste. Les ouvrages où l’on entend le gémissement du
genre humain doivent être des actes de foi. C’est ainsi que,
désintéressé, solitaire, isolé, descendu peut-être d’une de ces
situations sociales que les hommes prennent pour des sommets,
proscrit, selon le langage bizarre de la terre, n’ayant plus d’autre
patrie que le ciel, heureux d’y avoir laissé envoler mon espérance,
contemplant la transparence sacrée du naturalisme, ébloui
d’hypothèses, englouti dans le possible, confiant et par moments
hagard, perdu dans l’abîme avec épouvante et joie, mais me
souvenant de l’homme, homme moi-même, j’ai écrit ce livre. J’ai
tenu à expliquer cela.

De sorte que si, en pénétrant dans ce drame au fond duquel est


une sorte de sombre miroir de la misère, vous lecteur, heurté de
certaines duretés qui viennent de la tendresse, étonné de ce qu’il y a
parfois de farouche et d’inexorable dans la compassion, vous
demandez à l’auteur quel est son droit pour réviser la damnation
sociale, pour réhabiliter le damné et pour relever la damnée, pour
secourir le coupable à terre et menacer le coupable debout, pour
opérer les maladies de l’ordre public, pour essayer l’orthopédie des
difformités qu’on nomme superstitions, pour entreprendre le
pansement des vices et des crimes ; quel est son droit pour glorifier
la sainteté du repentir et la splendeur de la résipiscence, pour
soutirer des lois humaines l’irrévocable, l’indissoluble et l’irréparable,
pour clarifier la populace et en extraire le peuple, pour constater
l’innocent dans le voyou, pour chercher le rayon jusque dans le
cloaque, pour retrouver le Verbe jusque dans l’argot, pour sourire à
tous ceux qui pleurent, pour mettre sur tous les endroits où la vérité
saigne une charpie faite avec les préjugés déchirés ; si vous lui
demandez quel est son droit pour s’apitoyer et pour consoler, pour
donner des avertissements à ceux qui réussissent et qui jouissent,
pour réprimander le succès, pour sonder la fissure sociale, pour
sacrer la femme, même tombée, pour recommander les enfants aux
hommes, pour sympathiser avec les malheureux et fraterniser avec
les misérables, il vous répondra : Je crois en Dieu.
Préface philosophique des Misérables.
LE VIVANT
XAVIER BICHAT
(1771-1802)

On ne simplifie pas abusivement les choses en disant de Bichat


qu’il est un représentant du vitalisme. Mais son œuvre retient
d’abord l’attention par le caractère poignant des analyses qui
dramatisent l’opposition de la vie et de la mort.

Bichat est un immense écrivain-philosophe. On s’attachera à un


regard clinique qui défie toute abstraction. C’est par là que le
principe vital est, pour ainsi dire, rendu visible, en tout cas, mis en
scène : la vie du vivant met celui-ci aux prises avec son milieu, vivre
est un combat, dont témoignent les passions. Et c’est pourquoi la
clinique, qui décrit les effets de ces passions a en fait pour objet la
vie, c’est-à-dire la lutte de la vie contre la mort, la vie comme
problème pour le vivant.

LA DÉFINITION DE LA VIE

On cherche dans des considérations abstraites la définition de la


vie ; on la trouvera, je crois, dans cet aperçu général : la vie est
l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort.

Tel est, en effet, le mode d’existence des corps vivants, que tout
ce qui les entoure tend à les détruire. Les corps inorganiques
agissent sans cesse sur eux ; eux-mêmes exercent les uns sur les
autres une action continuelle ; bientôt ils succomberaient s’ils
n’avaient en eux un principe permanent de réaction. Ce principe est
celui de la vie ; inconnu dans sa nature, il ne peut être apprécié que
par ses phénomènes : or, le plus général de ces phénomènes est
cette alternative habituelle d’action de la part des corps extérieurs et
de réaction de la part du corps vivant, alternative dont les
proportions varient suivant l’âge.

Il y a surabondance de vie dans l’enfant, parce que la réaction


surpasse l’action. L’adulte voit l’équilibre s’établir.

Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Article I, Division


générale de la vie

LES PASSIONS

Il faut considérer sous deux rapports les actes qui, peu liés à
l’organisation matérielle des animaux, dérivent de ce principe si peu
connu dans sa nature, mais si remarquable par ses effets, centre de
tous leurs mouvements volontaires, et sur lequel on eût moins
disputé si, sans vouloir remonter à son essence, on se fût contenté
d’analyser ses opérations. Ces actes que nous considérons surtout
dans l’homme, où ils sont à leur plus haut point la perfection, sont ou
purement intellectuels et relatifs seulement à l’entendement, ou bien
le produit immédiat des passions. Examinés sous le premier point de
vue, ils ont l’attribut exclusif de la vie animale ; envisagés sous le
second, ils appartiennent essentiellement à la vie organique.
[…]

Il est sans doute étonnant que les passions qui entrent


essentiellement dans nos relations avec les êtres placés autour de
nous, qui modifient à chaque instant ces relations, sans qui la vie
animale ne serait qu’une froide série de phénomènes intellectuels,
qui animent, agrandissent, exaltent sans cesse tous les
phénomènes de cette vie ; il est, dis-je, étonnant que les passions
n’aient jamais leur terme ni leur origine dans ces divers organes ;
qu’au contraire les parties servant aux fonctions internes soient
constamment affectées par elles, et même les déterminent suivant
l’état où elles se trouvent. Tel est cependant ce que la stricte
observation nous prouve.

Je dis d’abord que l’effet de toute espèce de passion,


constamment étranger à la vie animale, est de faire naître un
changement, une altération quelconque dans la vie organique. La
colère accélère les mouvements de la circulation, multiplie, dans une
proportion souvent incommensurable, l’effort du cœur ; c’est sur la
force, la rapidité du cours du sang, qu’elle porte son influence. Sans
modifier autant la circulation, la joie la change cependant ; elle en
développe les phénomènes avec plus de plénitude, l’accélère
légèrement, la détermine vers l’organe cutané. La crainte agit en
sens inverse ; elle est caractérisée par une faiblesse dans tout le
système vasculaire, faiblesse qui, empêchant le sang d’arriver aux
capillaires, détermine cette pâleur générale qu’on remarque alors sur
l’habitude du corps, et en particulier à la face. L’effet de la tristesse,
du chagrin, est à peu près semblable.

Telle est même l’influence qu’exercent les passions sur les


organes circulatoires, qu’elles vont, lorsque l’affection est très vive,
jusqu’à arrêter le jeu de ces organes, de là les syncopes, dont le
siège primitif est toujours, comme je le prouverai bientôt, dans le
cœur, et non dans le cerveau, qui ne cesse alors d’agir que parce
qu’il ne reçoit plus l’excitant nécessaire à son action. De là même la
mort, effet quelquefois subit des émotions extrêmes, soit que ces
émotions exaltent tellement les forces circulatoires, que, subitement
épuisées, elles ne puissent se rétablir, comme dans la mort produite
par un accès de colère ; soit que, comme dans celle occasionnée
par une violente douleur, les forces, tout à coup frappées d’une
excessive débilité, ne puissent revenir à leur état ordinaire.

Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Article VI,


Différences générales des deux vies, par rapport au moral
CLAUDE BERNARD
(1813-1878)

Si Claude Bernard a attaché son nom au mécanisme (et à la


vivisection), nous voyons dans cette conférence que sa position par
rapport au vitalisme est nuancée et raisonnée. On trouve dans ces
pages une passionnante problématisation philosophique de cette
question d’histoire des sciences. Bonheur de défaire quelques idées
toutes faites…

« BICHAT NE S’EST PAS TROMPÉ… »

Bichat pose en principe que les propriétés vitales sont absolument


opposées aux propriétés physiques, de sorte qu’au lieu de passer
dans le camp des physiciens et des chimistes, il reste vitaliste avec
Stahl et l’école de Montpellier. Comme eux, il considère que la vie
est une lutte entre des actions opposées ; il admet que les propriétés
vitales conservent le corps vivant en entravant les propriétés
physiques qui tendent à le détruire. Quand la mort survient, ce n’est
que le triomphe des propriétés physiques sur leurs antagonistes.
Bichat d’ailleurs résume complètement ses idées dans la définition
qu’il donne de la vie : la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent
à la mort, ce qui signifie en d’autres termes : la vie est l’ensemble
des propriétés vitales qui résistent aux propriétés physiques.

Cette vue qui consiste à considérer les propriétés vitales comme


des espèces d’entités métaphysiques qu’on ne définit pas
clairement, mais qu’on oppose aux propriétés physiques ordinaires,
a entraîné sans doute la recherche dans les mêmes erreurs que les
autres théories vitalistes. Cependant la conception de Bichat,
dégagée des erreurs presque inévitables à son époque, n’en reste
pas moins une conception de génie sur laquelle s’est fondée la
physiologie moderne. Avant lui, les doctrines philosophiques,
animistes ou vitalistes, planaient de trop haut et de trop loin sur la
réalité pour pouvoir devenir les initiatrices fécondes de la science de
la vie ; elles n’étaient capables que de l’engourdir en jouant le rôle
de ces sophismes paresseux qui régnaient jadis dans l’école. Bichat
au contraire, en décentralisant la vie, en l’incarnant dans les tissus,
et en rattachant ses manifestations aux propriétés de ces mêmes
tissus, les a, si l’on veut, placés sous la dépendance d’un principe
encore métaphysique, mais moins élevé en dignité philosophique, et
pouvant devenir une base scientifique plus accessible à l’esprit de
recherche et de progrès. Bichat, en un mot, s’est trompé, comme les
vitalistes ses prédécesseurs, sur la théorie de la vie ; mais il ne s’est
pas trompé sur la méthode physiologique. C’est sa gloire de l’avoir
fondée en plaçant dans les propriétés des tissus et des organes les
causes immédiates des phénomènes de la vie.

[…]

Partout, en un mot, la destruction physico-chimique est unie à


l’activité fonctionnelle, et nous pouvons regarder comme un axiome
physiologique la proposition suivante : toute manifestation d’un
phénomène dans l’être vivant est nécessairement liée à une
destruction organique.

Une telle loi, qui enchaîne le phénomène qui se produit à la


matière qui se détruit, ou, pour mieux dire, à la substance qui se
transforme, n’a rien qui soit spécial au monde vivant ; la nature
physique obéit à la même règle.

Un être vivant qui est dans la plénitude de son activité


fonctionnelle ne nous manifeste donc pas l’énergie plus grande
d’une force vitale mystérieuse ; il nous offre simplement dans son
organisme la pleine activité des phénomènes chimiques de
combustion et de destruction organique.

[…]

Voyons quelle conclusion cette étude peut nous fournir


relativement à la solution du problème tant de fois essayé de la
définition de la vie. Si nous voulions exprimer que toutes les
fonctions vitales sont la conséquence nécessaire d’une combustion
organique, nous répéterions ce que nous avons déjà énoncé : la vie
c’est la mort, la destruction des tissus, ou bien nous dirions avec
Buffon : la vie est un minotaure, elle dévore l’organisme.

La Définition de la vie
SCIENCES DE L’HOMME
Voici donc le début des « sciences de l’homme », à proprement
parler : elles ne sont pas encore sorties du sein de la philosophie, et
leur naissance n’est pas forcément facile.

Ces débuts laissent ainsi affleurer les problèmes sans doute les
plus intéressants : les découvertes les plus provocantes viennent
nourrir une problématisation philosophique qui interroge
radicalement la représentation traditionnelle de l’homme, de son
histoire, de la société ou des sociétés (le pluriel commence à
apparaître) dans lesquelles il s’accomplit ou accède à la culture.
ALFRED ESPINAS
(1844-1922)

Les premières études d’Alfred Espinas ont porté sur les sociétés
animales et sur l’origine de la technologie. Il y a appris un regard
différent quant aux domaines d’intérêt traditionnels de la philosophie
et il en tire la remarquable lucidité dont il fait preuve en revenant aux
sociétés humaines et à leur histoire. Il a compris, et surtout vérifié,
qu’en ces matières la conscience, ou en général les représentations
des individus, ne sont que des effets, et donc que l’étude de l’histoire
appelle d’autres méthodes, en tout cas une autre approche.

Pour le dire autrement, les sociétés ont une spécificité ou une


autonomie qui les rend indépendantes de la volonté humaine.

IL Y A LOIN DE LA COUPE AUX LÈVRES

On appréciera « l’optimisme » d’Espinas : les illusions propres aux


événements de 1848 finiront comme celles de la Révolution !

Une observation entre autres me paraît devoir se dégager des


faits tels que je les entrevois ; c’est que la conscience sociale est le
théâtre de mouvements dont le terme est très difficile à discerner
pour les contemporains, et que, d’époque en époque, les nations,
comme l’a bien dit Hartmann, veulent une chose et en exécutent une
autre, en sorte que les doctrines pratiques les plus rationnelles ont
toujours, vu l’ignorance où sont les individus de leur effet ultime, un
côté inconscient. On ne sait vraiment pas ce qu’on veut quand on ne
peut absolument pas prévoir les conséquences de ce qu’on fait.

Si l’on compare l’issue de la Révolution et l’état d’opinion qui lui a


donné naissance, quel contraste entre les résultats et les projets !
On rêvait une Salente ou une Bétique ; on a préparé pour l’avenir
une démocratie industrielle et commerçante. On voulait de petites
communes rurales ; on a fait l’Empire. On avait l’âme cosmopolite ;
on a commencé vingt ans de guerre. On rédigeait le Code de la
nature avec la suppression de la propriété comme premier article ;
on a fondé le Code civil. On croyait toucher de la main le bonheur
absolu ; on a eu à traverser de longues années d’angoisses et de
détresse. La Révolution, en tant que changement politique, a, sans
doute, indirectement, et surtout par un puissant effet d’opinion,
amélioré le sort du travailleur manuel ; elle n’a pas guéri la misère ni
détruit l’inégalité des fortunes. Elle a achevé de déplacer la
richesse ; elle ne l’a pas abolie. C’était pourtant ce que ses
instigateurs premiers et la plupart de ses chefs avaient à cœur
autant que l’abolition de toute contrainte politique et
l’affranchissement total des individus. Pour les peuples comme pour
chacun de nous, il y a loin de la coupe aux lèvres. De telles
observations, que la Révolution de 1848 nous donnera peut-être
l’occasion de renouveler, ne sont pas inutiles à la théorie des crises
sociales.

Elles nous conduisent de plus à cette réflexion : puisque nous ne


savons pas la figure que nos efforts doivent donner au jour de
demain, c’est donc que nous n’avons ni les uns ni les autres la vérité
absolue dans l’ordre pratique. Peut-être même, à parler exactement,
n’y a-t-il pas, dans cet ordre, de vérité du tout. Je me hâte
d’expliquer ce mot. Veuillez remarquer que ce que nous faisons est
choisi, non comme vrai, mais comme bon, que ce que nous évitons
est écarté, non comme faux, mais comme mauvais, et que l’utilité ou
la nocuité d’un acte ne peuvent être évaluées exactement que
quand les répercussions les plus lointaines de cet acte sur toutes les
consciences individuelles et sociales qu’il doit ébranler sont
définitivement épuisées. Or ces répercussions vont à l’infini et pour
les apprécier au moment où nous agissons, il nous faudrait non
seulement les connaître dans leur détail, ce qui est impossible, mais
encore nous mettre à la fois aux lieu et place de toutes ces
consciences dont les intérêts sont opposés, car ce qui est
avantageux à l’une nuit à l’autre, et, comme première condition,
sympathiser avec une multitude d’êtres qui n’existent pas encore,
dont nous n’avons par suite aucune représentation, même confuse :
double impossibilité !

e
La Philosophie sociale du XVIII siècle et la Révolution, livre III, ch. III

C’ÉTAIT MIEUX AVANT ?

Une expérience nouvelle se tente en ce moment. D’autres que


nous en feront l’histoire ; c’est le présent, il ne nous appartient pas.
Mais peut-être y a-t-il quelque indication à tirer, sur son issue
possible, des cinq observations que nous avons relatées très
sommairement. Cinq cas ne suffisent pas pour établir une loi, nous
le savons. D’ailleurs l’histoire ne se répète pas absolument ; elle est
une création incessante de types qui apportent leur loi avec eux en
venant au monde, du moins leur loi spéciale avec leur structure
propre. Mais il n’y aurait pas de science sociale, si ces espèces et
ces lois particulières ne se rattachaient à des formes et à des
successions plus générales, et si aucune prévision n’en pouvait être
tirée.

En ce qui concerne le passé, nous savons que le socialisme,


jusqu’en 1848, a toujours consisté en un effort pour revenir à un état
social qui serait un état de nature, c’est-à-dire un état parfait, ou une
forme médiévale à jamais disparue. C’est là l’essence de l’utopie.
Elle applique à une période de l’évolution sociale des pratiques et
des institutions qui conviennent à une période antérieure. Or, ce
procédé serait opportun si l’humanité était, comme on l’a cru
e
jusqu’au XVIII siècle, comme le croyaient encore nos pères, soumise
à la loi des ricorsi1, si elle tournait dans un cercle à partir d’un état
de perfection. Nous ne le croyons plus. Et nous échappons ainsi à
cette très dangereuse erreur de croire que l’état présent est
nécessairement pire que ceux qui l’ont précédé. Admettons que la
théorie de l’évolution soit encore très incomplète ; elle l’est comme la
science même, en qui elle s’est incorporée. Du moins nous savons
que l’organisation sociale est toujours allée en se compliquant et
s’intégrant dans son ensemble, et nous ne pouvons plus regarder
les formes actuelles de l’industrie et de la vie sociale en général
comme des monstruosités, comme des phénomènes contre nature.
Les grandes agglomérations humaines, les grands ateliers et les
grands magasins sont aussi naturels que les cités lacustres, les
métiers à tisser et les trocs primitifs. C’est là une des idées géniales
de ce siècle, que nous ne devons pas laisser s’obscurcir. On peut,
on doit admettre que toute institution nouvelle entraîne des
perturbations dans le milieu où elle se produit ; que son apparition
exige des réadaptations et des transformations parfois
douloureuses. Il n’en est pas moins vrai que c’est une déplorable
manie que de déclarer toute nouveauté anormale et de vouloir la
remplacer aussitôt par quelque restauration de l’antique. Les
rapports du travail avec le capital sont difficiles dans la grande
industrie. Assurément. Ce n’est pas une raison pour condamner la
grande industrie et vouloir réinstaller l’état de choses primitif, où tout
homme était propriétaire des chétifs instruments de production qu’il
mettait en œuvre. Karl Marx n’est-il pas tombé dans une erreur
semblable ? Sa construction n’est-elle pas pénétrée de l’esprit de
Rousseau et de Vico ? N’implique-t-elle pas la vérité du système des
ricorsi ? Ne tend-elle pas à la suppression des nationalités ? L’État
moderne n’est-il pas pour l’auteur un moyen provisoire de supprimer
le capital, et ne doit-il pas céder la place à une organisation
industrielle qui serait la même pour le monde entier ? Ne souhaite-t-il
pas lui aussi qu’on en revienne sinon à l’état de nature, du moins à
une sorte de régime politique amorphe à centres dispersés dont les
grands ateliers seraient les unités élémentaires, assez semblable à
la distribution sporadique des centres de culture et de fabrication du
Moyen Âge, et renouvelé du Moyen Âge industriel de Saint-Simon ?
Notre revue sommaire nous a montré que le socialisme a
l’obstination de ces retours. Et nous avons vu que l’application à un
état social avancé d’une institution disparue depuis de longs siècles
est un signe et une cause de dissolution, ou du moins un symptôme
de crise et une cause de retard dans une société en voie de
croissance. Régression, dissolution, les deux phénomènes sont liés.
Il faut accepter résolument les obligations du temps où l’on vit, et à
des maux nouveaux chercher des remèdes neufs.

Et pourtant, si nous pouvons affirmer quelque chose de l’avenir,


c’est précisément qu’il sera, dans ses lignes générales, et en un
sens différent, semblable au passé. Il n’y a pas de temps nouveaux
absolument ; il n’y a que des événements nouveaux, rentrant en
somme dans les conditions communes de la vie humaine. On ne
verra pas les étoiles tomber du firmament ni les montagnes
s’entrechoquer ; mais on ne verra pas non plus, à un signal donné,
les hommes renoncer à la distinction du mien et du tien, et la
souffrance disparaître du milieu de nous. Point de cataclysme, mais
point d’Éden. Le monde ne finira pas, il ne fera pas place non plus à
un monde radicalement différent de celui-ci.

C’est un spectacle étrange pour nous que de voir l’illusion


millénaire renaître dans les esprits d’une partie de la jeunesse. Y
prendra-t-elle corps ? N’est-elle qu’un mirage momentané ? Nul ne
le sait. Mais ce qu’on sait, et en toute certitude, c’est que, si elle se
répand, si elle se solidifie en une utopie nouvelle, exigeant
l’expropriation révolutionnaire, elle sera un jour dissipée par les
événements.

e
La Philosophie sociale du XVIII siècle et la Révolution, livre II, ch. III

Note

1. Allusion à la philosophie de l’histoire de Vico.


ÉMILE DURKHEIM
(1858-1917)

Le célèbre élément de méthode qui fonde la sociologie de


Durkheim présente un enjeu considérable non seulement par rapport
à une sociologie scientifique possible, mais aussi par rapport à
l’approche philosophique, représentée notamment par la sociologie
d’Auguste Comte. La différence – majeure – est claire : par
opposition à l’idée, la chose se connaît du dehors. Il appartient à la
sociologie d’aller concrètement vers son objet, non pas d’abord de le
penser.

TRAITER LES FAITS SOCIAUX COMME DES CHOSES

Jusqu’à présent, la sociologie a plus ou moins exclusivement traité


non de choses, mais de concepts. Comte, il est vrai, a proclamé que
les phénomènes sociaux sont des faits naturels, soumis à des lois
naturelles. Par là, il a implicitement reconnu leur caractère de
choses ; car il n’y a que des choses dans la nature. Mais quand,
sortant de ces généralités philosophiques, il tente d’appliquer son
principe et d’en faire sortir la science qui y était contenue, ce sont
des idées qu’il prend pour objets d’études. En effet, ce qui fait la
matière principale de sa sociologie, c’est le progrès de l’humanité
dans le temps. Il part de cette idée qu’il y a une évolution continue
du genre humain qui consiste dans une réalisation toujours plus
complète de la nature humaine, et le problème qu’il traite est de
retrouver l’ordre de cette évolution. Or, à supposer que cette
évolution existe, la réalité n’en peut être établie que la science une
fois faite ; on ne peut donc en faire l’objet même de la recherche que
si on la pose comme une conception de l’esprit, non comme une
chose. Et en effet, il s’agit si bien d’une représentation toute
subjective que, en fait, ce progrès de l’humanité n’existe pas. Ce qui
existe, ce qui seul est donné à l’observation, ce sont des sociétés
particulières qui naissent, se développent, meurent
indépendamment les unes des autres. Si encore les plus récentes
continuaient celles qui les ont précédées, chaque type supérieur
pourrait être considéré comme la simple répétition du type
immédiatement inférieur avec quelque chose en plus ; on pourrait
donc les mettre tous bout à bout, pour ainsi dire, en confondant ceux
qui se trouvent au même degré de développement, et la série ainsi
formée pourrait être regardée comme représentative de l’humanité.
Mais les faits ne se présentent pas avec cette extrême simplicité. Un
peuple qui en remplace un autre n’est pas simplement un
prolongement de ce dernier avec quelques caractères nouveaux ; il
est autre, il a des propriétés en plus, d’autres en moins ; il constitue
une individualité nouvelle et toutes ces individualités distinctes, étant
hétérogènes, ne peuvent pas se fondre en une même série
continue, ni surtout en une série unique. Car la suite des sociétés ne
saurait être figurée par une ligne géométrique ; elle ressemble plutôt
à un arbre dont les rameaux se dirigent dans des sens divergents.
En somme, Comte a pris pour le développement historique la notion
qu’il en avait et qui ne diffère pas beaucoup de celle que s’en fait le
vulgaire. Vue de loin, en effet, l’histoire prend assez bien cet aspect
sériaire et simple. On n’aperçoit que des individus qui se succèdent
les uns aux autres et marchent tous dans une même direction parce
qu’ils ont une même nature. Puisque, d’ailleurs, on ne conçoit pas
que l’évolution sociale puisse être autre chose que le
développement de quelque idée humaine, il paraît tout naturel de la
définir par l’idée que s’en font les hommes.

[…]

Et cependant les phénomènes sociaux sont des choses et doivent


être traités comme des choses. Pour démontrer cette proposition, il
n’est pas nécessaire de philosopher sur leur nature, de discuter les
analogies qu’ils présentent avec les phénomènes des règnes
inférieurs. Il suffit de constater qu’ils sont l’unique datum offert au
sociologue. Est chose, en effet, tout ce qui est donné, tout ce qui
s’offre ou, plutôt, s’impose à l’observation. Traiter des phénomènes
comme des choses, c’est les traiter en qualité de data qui
constituent le point de départ de la science. Les phénomènes
sociaux présentent incontestablement ce caractère. Ce qui nous est
donné, ce n’est pas l’idée que les hommes se font de la valeur, car
elle est inaccessible : ce sont les valeurs qui s’échangent réellement
au cours des relations économiques. Ce n’est pas telle ou telle
conception de l’idéal moral ; c’est l’ensemble des règles qui
déterminent effectivement la conduite. Ce n’est pas l’idée de l’utile
ou de la richesse ; c’est tout le détail de l’organisation économique. Il
est possible que la vie sociale ne soit que le développement de
certaines notions ; mais, à supposer que cela soit, ces notions ne
sont pas données immédiatement. On ne peut donc les atteindre
directement, mais seulement à travers la réalité phénoménale qui les
exprime. Nous ne savons pas a priori quelles idées sont à l’origine
des divers courants entre lesquels se partage la vie sociale ni s’il y
en a ; c’est seulement après les avoir remontés jusqu’à leurs
sources que nous saurons d’où ils proviennent.

Il nous faut donc considérer les phénomènes sociaux en eux-


mêmes, détachés des sujets conscients qui se les représentent ; il
faut les étudier du dehors comme des choses extérieures ; car c’est
en cette qualité qu’ils se présentent à nous. Si cette extériorité n’est
qu’apparente, l’illusion se dissipera à mesure que la science
avancera et l’on verra, pour ainsi dire, le dehors rentrer dans le
dedans. Mais la solution ne peut être préjugée et, alors même que,
finalement, ils n’auraient pas tous les caractères intrinsèques de la
chose, on doit d’abord les traiter comme s’ils les avaient. Cette règle
s’applique donc à la réalité sociale tout entière, sans qu’il y ait lieu
de faire aucune exception. Même les phénomènes qui paraissent le
plus consister en arrangements artificiels doivent être considérés de
ce point de vue.

Les Règles de la méthode sociologique, ch. II


LUCIEN LÉVY-BRUHL
(1857-1939)

On doit à Lévy-Bruhl une analyse réfléchie des sociétés et de


leurs représentations qui nous donne l’exemple en acte d’une
sociologie heureusement articulée à la philosophie en ce qu’elle a de
spéculatif. En en finissant avec l’opposition de la morale et des
mœurs, Lévy-Bruhl se met en mesure de penser de manière
nouvelle, et non relativiste, la diversité des mœurs face à la
prétention de la morale à l’universalité. Nous lui devons donc, sans
doute, le moyen de penser réellement l’universel, sans tomber dans
l’abstraction ou l’illusion.

POURQUOI UNE SCIENCE DES MŒURS ?

Nous ne croyons pas non plus que la science des mœurs ait à
« détruire » la morale théorique. Elle n’y prétend pas, et elle n’en a
pas besoin. À quoi bon s’engager dans une lutte qui prendrait
nécessairement la forme d’une réfutation dialectique des systèmes
de morale, et qui impliquerait l’acceptation de principes communs
avec eux ? Il suffit à la science des mœurs de faire voir ce que sont
historiquement ces systèmes, comment ils expriment un effort, qui a
dû nécessairement se produire, pour rationaliser la pratique morale
existante, et de reconnaître le rôle parfois considérable que ces
systèmes ont joué dans l’évolution morale des sociétés civilisées.
Mais, si elle ne les détruit pas, on peut dire à bon droit qu’elle les
remplace. Car elle est vraiment ce que ces systèmes n’étaient qu’en
apparence : une science objective et désintéressée de la réalité
morale.

[…]

L’on a peine à accepter l’idée d’une science touchant la réalité


morale, qui ne soit pas « une morale » analogue à celles qui ont été
proposées jusqu’à présent, c’est-à-dire à la fois théorique et
normative. Vous voulez que la science des mœurs se substitue à la
morale théorique ? Il faudra donc qu’elle procure le même genre de
satisfaction rationnelle, et qu’elle résolve les problèmes essentiels
posés par cette morale. Et comme la science des mœurs ne
contente nullement ces exigences, les critiques trouvent là ample
matière à objections. Il est certain que, comme « traité de morale »,
la science des mœurs laisse fort à désirer. Mais si elle était ce que
l’on réclame d’elle, c’est alors qu’elle ne remplacerait pas la morale
théorique : elle ne ferait que la prolonger, sous une forme nouvelle.
Elle la remplacera, au contraire, parce qu’elle refuse de continuer à
poser en termes abstraits les problèmes traditionnels sur le devoir,
l’utile, le bien, etc., parce qu’elle ne spécule plus sur des concepts,
comme faisaient Socrate, Platon et Aristote, parce qu’elle
abandonne les discussions dialectiques pour s’attacher à des
problèmes particuliers et précis, qui admettent des solutions
vérifiables.
[…]

La science des mœurs a précisément pour objet d’étudier la


réalité morale, qui, malgré le préjugé contraire, ne nous est pas plus
connue, avant l’analyse scientifique, que ne l’est la réalité physique.
Pour y parvenir, elle n’a pas de meilleur instrument que la méthode
comparative, et les « histoires de sauvages » sont aussi
indispensables pour la constitution des divers types sociaux que
l’étude des organismes inférieurs pour la physiologie humaine.
Quant à nos « besoins pratiques », il est juste sans doute qu’ils
trouvent satisfaction. Mais ce n’est pas de la science qu’ils peuvent
immédiatement l’obtenir.

[…]

Ceux qui prétendent que nous tendons à détruire la moralité sont


donc justement ceux qui n’admettent point qu’elle soit une réalité. Ils
nous reprochent d’en faire quelque chose qui ne se définisse pas
uniquement par l’acte volontaire de l’individu obéissant à sa
conscience. Ils ne voient pas que cette conscience, que l’idéal moral
d’un homme, si haut qu’il soit, ne sont pas son œuvre à lui seul, ne
sont pour ainsi dire jamais son œuvre que pour une part
infinitésimale. Comme la langue qu’il parle, comme la religion qu’il
professe, comme la science qu’il possède, ils sont le résultat d’une
participation constante à une réalité sociale qui le dépasse
infiniment, qui existait avant lui, et qui lui survivra. Nous serions donc
en droit de soutenir que c’est nous, et non pas nos adversaires, qui
considérons la moralité comme indestructible, puisque selon nous
elle repose sur une base sociale qui ne peut jamais lui manquer,
bien qu’elle varie, très lentement d’ailleurs, en fonction des autres
séries de faits sociaux. Selon eux, elle n’a qu’une existence précaire,
et les plus grands dangers la menacent, si les hommes se
persuadent jamais qu’elle a une origine sociale. Selon nous, elle fait
partie d’une « nature » comparable, sous certaines réserves, à la
nature physique, et, comme telle, elle n’a rien à redouter de la
connaissance scientifique que nous pouvons en acquérir. Nous ne
contestons pas « l’action récurrente » de cette connaissance sur la
réalité qu’elle étudie, mais nous savons que cette réalité est assez
solide pour subir cette action sans y succomber.

UN ART MORAL RATIONNEL ?

Bref, la morale – si l’on entend par là l’ensemble des devoirs qui


s’imposent à la conscience – ne dépend nullement, pour exister, de
principes spéculatifs qui la fonderaient, ni de la science que nous
pouvons avoir de cet ensemble. Elle existe vi propria, à titre de
réalité sociale, et elle s’impose au sujet individuel avec la même
objectivité que le reste du réel. Les philosophes se sont imaginé
parfois que c’étaient eux qui fondaient la morale : pure illusion,
inoffensive d’ailleurs, et dont il leur a fallu revenir. Hegel, au
commencement de sa Doctrine du droit, raille les théoriciens de
l’État qui se donnent pour tâche de construire l’État tel qu’il doit être.
Il leur explique que l’État existe, que c’est une réalité donnée, et
qu’ils auront déjà fort à faire pour le comprendre tel qu’il est. Il leur
propose l’exemple du physicien, qui n’a jamais eu l’idée de
rechercher quelles devraient être les lois de la nature, mais qui se
demande tout uniment quelles elles sont. Cette réflexion ne
s’applique pas moins bien à la morale. On ne « fait » pas la morale
d’un peuple ou d’une civilisation, pour cette raison qu’elle est déjà
toute faite. Elle n’a pas attendu, pour exister, que des philosophes
l’eussent construite ou déduite. Mais, de même que les lois, une fois
découvertes, nous procurent le moyen d’intervenir rationnellement,
et à coup sûr, dans les séries de phénomènes physiques, en vue de
certaines fins que nous désirons atteindre ; de même, la
connaissance des lois sociologiques nous conduirait à un art moral
rationnel, qui nous permettrait d’améliorer, jusqu’à un certain point,
la réalité sociale où nous vivons.

[…]

LES GRANDS ÉCRIVAINS…

Si les moralistes de ces temps lointains ont dû être des hommes


d’action, ceux des époques civilisées, et surtout ceux des périodes
littéraires, tiennent plutôt de l’artiste. La preuve en est superflue
dans le pays de Montaigne, de Pascal, de La Rochefoucauld, de La
Bruyère, de Bourdaloue, de Vauvenargues, et de tant d’autres. La
même conclusion sortirait de l’histoire des littératures anciennes et
modernes. La « connaissance de l’homme » que nous devons à ces
moralistes est toujours d’autant plus pénétrante, instructive,
originale, que leur talent d’écrivains a été plus grand. Ce n’est point
un hasard si ceux qui sont médiocres au point de vue littéraire le
sont aussi en tant que moralistes, et si les plus grands artistes sont
en même temps les plus profonds. De vrai, comme les peintres nous
apprennent peu à peu à voir, et nous rendent sensibles à des
« valeurs », à des oppositions de couleurs et à des jeux de lumière
qu’un œil sans éducation ne remarque pas ; de même, les
moralistes nous enseignent à saisir en nous-mêmes et chez les
autres les nuances subtiles des sentiments et des passions. Nous
ne les verrions pas, s’ils ne nous les décrivaient, ou nous n’en
aurions qu’un sentiment confus. Mais, quand ils nous ont montré ce
qu’ils voient, nous ne pouvons plus ne pas le voir avec eux. Ce ne
sont proprement ni des anatomistes, car si loin que pénètre leur
analyse, ils n’ont à leur disposition ni scalpel ni microscope, et ils ne
peuvent aller au-delà de l’observation descriptive ; ni des peintres,
car ils ne créent pas, et leur œuvre garde toujours un caractère
général et abstrait. Mais, à tout prendre, ils sont plus près de l’artiste
que du savant.

La Morale et la science des mœurs, ch. V

EN FINIR AVEC L’HYPOCRISIE ?

Par une convention tacite, les consciences individuelles feignent


d’accepter comme obligatoires de prétendus devoirs qu’elles ne se
sentent plus réellement obligées de remplir. Que l’on parcoure la
liste des devoirs, devoirs envers soi-même, devoirs envers autrui,
devoirs envers Dieu qui figurent, aujourd’hui encore, dans les
manuels de morale, religieux, laïques, ou neutres, et l’on verra
combien il en est qui, pour la conscience actuelle, n’ont plus qu’une
réalité illusoire et verbale. Mais, pourra-t-on dire, il en a toujours été
ainsi. Jamais, en effet, la conscience morale commune n’a
correspondu exactement, dans le détail de ses prescriptions, à l’état
d’avancement des autres séries sociales : il suffit qu’elle se trouve
assez en harmonie avec elles pour qu’elle ne soit pas choquée par
les contradictions. Il est vrai ; mais le désaccord que nous signalons
ne porte pas seulement sur des points de détail. Il touche aux
questions fondamentales, à la conception même de la vie. Ce qui le
prouve, c’est l’« indifférence » de l’homme d’aujourd’hui à l’égard de
plusieurs de ces devoirs traditionnels. À d’autres époques, il ne les
remplissait peut-être pas mieux, mais au moins il les violait, et il
savait qu’il les violait. Ils étaient présents à sa conscience ; ils se
faisaient sentir à elle par le commandement, et, au besoin, par le
remords. Maintenant on ne les transgresse plus, on les ignore.
Pourquoi ? Parce que les croyances religieuses qui en étaient l’âme
et la raison d’être se sont elles-mêmes affaiblies, et ne peuvent plus
leur servir de soutien. Aussi, comme chacun de nous sait fort bien
distinguer ce qui est l’objet d’une sanction réelle de la conscience
commune, et ce qui n’est commandé ou interdit par elle que
verbalement, pour la forme, il s’ensuit que notre morale réelle ne
coïncide plus avec la morale que nous professons. Parmi les
obligations que tous font semblant de reconnaître, il en est, et de fort
importantes en apparence, que personne ne se soucie plus de
remplir. Ce n’est pas, comme jadis, parce que notre faiblesse, notre
égoïsme, ou nos passions nous en empêchent : c’est qu’au fond
elles ne sont plus senties comme des obligations.

La Morale et la science des mœurs, ch. IX


VOIES NOUVELLES
Chacun à sa façon, les philosophes que nous présentons sous
cette tête de chapitre sont nos contemporains : ils le sont, mais ils ne
le sont pas seulement par leur date de naissance (ou de mort : deux
sont morts pour la France, le troisième, Bergson, est passé à
travers…), ils sont aussi nos contemporains par une manière
nouvelle de pratiquer la philosophie, ou d’aborder les problèmes.
Chacun emprunte une voie ou fait un type de travail qui est le sien,
mais tous trois ont en commun de ne pas avoir de doctrine ou de
système. L’approche même tient lieu de doctrine, la manière
d’interroger prend la place de l’affirmation, mais tous se rejoignent
dans leur identité de philosophes, dans une certaine façon de ne pas
consentir aux évidences, une certaine façon, discrète ou non, de
pratiquer la transgression.
CHARLES PÉGUY
(1873-1914)

Péguy, c’est d’abord un style. Si l’on peut dire, puisqu’il prend


plaisir non pas à écrire mal, mais autrement, fuyant tout ce qui peut
ressembler au style lisse de nos philosophes officiels ou des
rédactions d’école primaire. Avec Péguy, la lourdeur s’impose, et si
ce n’est pas assez, il répète et martèle. Ce style est bel et bien celui
de sa philosophie : un style qui tente de s’emparer du réel,
caractérisé par ce qu’il a d’irremplaçable et d’unique. Une seule
doctrine, au fond, chez Péguy ; rien n’est de trop, rien ne fait nombre
par la masse. D’où cette morale ; ne rien refuser, mais constamment
être contre, contre tout ce qui empêche le réel d’être, contre la
platitude et l’habitude, contre les compromissions. C’est donc le
même philosophe qui nous apprend l’épaisseur du réel et qui nous
amène à prendre fait et cause pour Dreyfus.

UN EXEMPLE ADMIRABLE

L’enseignement secondaire donne un admirable exemple, fait un


admirable effort pour maintenir, pour (sauve)garder, pour défendre
contre l’envahissement de la barbarie cette culture antique, cette
culture classique dont il avait le dépôt, dont il garde envers et contre
tout la tradition. C’est un spectacle admirable que (celui que)
donnent tant de professeurs de l’enseignement secondaire, pauvres,
petites gens, petits fonctionnaires, exposés à tout, sacrifiant tout,
luttant contre tout, résistant à tout pour défendre leurs classes.
Luttant contre tous les pouvoirs, les autorités temporelles, les
puissances constituées. Contre les familles, ces électeurs, contre
l’opinion ; contre le proviseur, qui suit les familles, qui suivent
l’opinion ; contre les parents des élèves ; contre le proviseur, le
censeur, l’inspecteur d’Académie, le recteur de l’Académie,
l’inspecteur général, le directeur de l’enseignement secondaire, le
ministre, les députés, toute la machine, toute la hiérarchie, contre les
hommes politiques, contre leur avenir, contre leur carrière, contre
leur (propre) avancement ; littéralement contre leur pain. Contre
leurs chefs, contre leurs maîtres, contre l’administration, la grande
Administration, contre leurs supérieurs hiérarchiques, contre leurs
défenseurs naturels, contre ceux qui devraient naturellement les
défendre. Et qui les abandonnent au contraire. Quand ils ne les
trahissent pas. Contre tous leurs propres intérêts. Contre tout le
gouvernement, notamment contre le plus redoutable de tous, contre
le gouvernement de l’opinion, qui partout est toute moderne.
Pourquoi. Par une indestructible probité. Par une indestructible piété.
Par un invincible, un insurmontable attachement de race et de liberté
à leur métier, à leur office, à leur ministère, à leur vieille vertu, à leur
fonction sociale, à un vieux civisme classique et français. Par un
inébranlable attachement à la vieille culture, qui en effet était la
vieille vertu, qui était tout un avec la vieille vertu, par une
continuation, par une sorte d’héroïque attachement au vieux métier,
au vieux pays, au vieux lycée. Pour quoi. Pour tâcher d’en sauver un
peu. C’est par eux, par un certain nombre de maîtres de
l’enseignement secondaire, par un assez grand nombre encore
heureusement, que toute culture n’a point encore disparu de ce
pays.

Notre jeunesse

CEUX QUI SONT À PLAINDRE…

Je plains tout jeune homme qui ne s’est pas alors passionné pour
ou contre la liberté, pour ou contre le déterminisme, pour ou contre
l’idéalisme, pour ou contre la morale de Kant, pour ou contre
l’existence de Dieu, pour ou contre Dieu, comme s’il existait. Je
plains tout jeune homme qui, peu après qu’il se fut assis […] aux
bancs en escalier devant les tables noires étroites, ne s’est pas
violemment passionné pour ou contre les enseignements de son
professeur de philosophie. Et je plains tout homme qui n’en est pas
resté à sa première philosophie, j’entends pour la nouveauté, la
fraîcheur, la sincérité, le bienheureux appétit. Ne plus s’occuper des
grandes questions, mon ami, c’est comme de fumer la pipe, une
habitude que l’on prend quand l’âge vous gagne, où l’on croit que
l’on devient homme, alors que c’est que l’on est devenu vieux.
Heureux qui a gardé la jeunesse de son appétit métaphysique.

Entre deux trains, Neuvième cahier de la première série –


5 mai 1900

LES ŒUVRES D’ART

Ils ne s’effraient point à l’idée que les œuvres d’art, cessant d’être
la propriété individuelle de quelques amateurs privilégiés,
deviendront la propriété collective, commune, de tous les hommes
admis à les contempler et à les admirer ; ils ne s’en effraient point
car c’est vers la propriété collective, vers la propriété commune, que
va naturellement l’œuvre de beauté. Un chef-d’œuvre est diminué à
n’être possédé que par quelques-uns ! Comme un miroir qui ne
réfléchirait éternellement qu’un même visage, et qui contracterait lui-
même les rides de ce visage obstiné et importun, le chef-d’œuvre
est rapetissé à n’être admiré que par quelques-uns ; le chef-d’œuvre
humain veut que l’humanité tout entière vienne mirer en lui son âme
changeante ! Pour moi, je ne sais pas d’émotion plus belle, plus
large, plus auguste et sacrée que celle qui saisit l’âme à certaines
heures dans les grands musées où sont réunies pour tous les
œuvres des maîtres. Rappelez-vous la tombée du jour et ces
minutes indécises précédant le congé que nous signifie le gardien
brutal ; rappelez-vous l’émotion qui s’empare de l’esprit devant tous
ces chefs-d’œuvre assemblés et offerts à l’admiration de tous les
hommes ; on dirait un Olympe où il n’y a que des Dieux emplissant
l’espace sacré de leurs rêves. Oui, c’est là la grande beauté, celle
qui est faite pour tous ; et je ne crains pas que ceux qui rêvent de
gloire aient peur du communisme, car la gloire est le communisme
suprême ! Elle est le communisme suprême puisqu’elle suppose que
l’artiste, le créateur, sortant des limites étroites et misérables de son
individualité, a su donner à son œuvre une valeur impersonnelle et
éternelle ; elle est le communisme puisque par elle l’humanité tout
entière s’approprie les plus hautes richesses de l’esprit humain, et
qu’à chaque génération les esprits qui passent tirent un sens
nouveau, une force nouvelle et une nouvelle joie de l’œuvre
éternelle, immuable et toujours renouvelée !

Réponse brève à Jaurès, Onzième cahier de la première série –


4 juillet 1900
DE LA RAISON

La raison ne procède pas par la voie de l’autorité. Comme elle


n’admet de celui qui enseigne aucune intimidation, chantage ni
menace, comme elle ne reçoit aucun exercice de force, aucun excès
de pouvoir, aucun pouvoir, commandement, abus ni coup d’État, elle
ne suppose de celui qui est enseigné aucune lâcheté. C’est trahir la
raison, c’est faire déraisonner la raison que de vouloir assurer le
triomphe de la raison par les moyens de l’autorité.

La raison ne procède pas de l’autorité gouvernementale. C’est


donc trahir la raison que de vouloir assurer le triomphe de la raison
par des moyens gouvernementaux. C’est manquer à la raison que
de vouloir établir un gouvernement de la raison. Il ne peut y avoir, il
ne doit y avoir ni ministère, ni préfecture, ni sous-préfecture de la
raison, ni consulat, ni proconsulat de la raison. La raison ne peut
pas, la raison ne doit pas commander au nom d’un gouvernement.
Faire ou laisser opérer un préfet des perquisitions dans la chambre
d’une institutrice, quand même le préfet serait un préfet républicain,
quand même l’institutrice ne serait pas une institutrice républicaine,
ce n’est pas attenter à la liberté seulement, c’est attenter à la raison.
La raison ne demande pas, la raison ne veut pas, la raison n’accepte
pas qu’on la défende ou qu’on la soutienne ou qu’on agisse en son
nom par les moyens de l’autorité gouvernementale. En aucun sens
la raison n’est la raison d’État. Toute raison d’État est une usurpation
déloyale de l’autorité sur la raison, une contrefaçon, une malfaçon.
En particulier la raison ne procède pas de l’autorité militaire. Elle
ignore totalement l’obéissance passive. C’est trahir la raison que de
vouloir assurer la victoire de la raison par la discipline qui fait la force
principale des armées. C’est faire déraisonner la raison que de
l’enseigner par les moyens militaires. La raison ne demande pas,
n’accepte pas l’obéissance. On ne commande pas au nom de la
raison comme on commande à la manœuvre. Il n’y a aucune armée
de la raison, aucuns soldats de raison, et surtout il n’y a aucuns
chefs de la raison. Il n’y a même, à parler proprement, aucune
guerre de raison, aucune campagne, aucune expédition. La raison
ne fait pas la guerre à la déraison. Elle réduit tant qu’elle peut la
déraison par des moyens qui ne sont pas moyens de la guerre,
puisqu’ils sont les moyens de la raison. La raison ne donne pas des
assauts ; elle ne forme pas des colonnes d’attaque ; elle n’enlève
pas des positions ; elle ne force pas des passages ; elle ne fait pas
d’entrées solennelles ; ni elle ne couche comme le vainqueur
militaire sur le champ de bataille.

La raison ne procède pas de l’autorité religieuse ; il fallait une


insanité inouïe pour oser instituer le culte de la déesse Raison. Et si
l’on peut excuser une insanité dans un temps d’affolement,
déclarons-le haut : la froide répétition politique de cette insanité, la
commémoration concertée de cette insanité constitue l’indice le plus
grave d’incohérence ou de démence, de déraison. Non la raison ne
procède pas par la voie du culte. Non la raison ne veut pas d’autels.
Non la raison ne veut pas de prières. Non la raison ne veut pas de
prêtres. C’est trahir le plus gravement la raison, c’est faire
déraisonner le plus gravement la raison que de la déguiser en
déesse, en cabotinage et musique ; c’est la trahir que de lui
fabriquer des fêtes religieuses, des imitations en simili-culte, avec
tout ce qu’il faut. Et même l’admirable prière que Renan fit sur
l’Acropole après qu’il fut parvenu à comprendre la parfaite beauté
n’a plus aucun sens, lue ou déclamée sur les planches devant la
foule inépuisablement trompée.

Déclarons-le sans peur. Et sachons nous faire les ennemis qui


voudront. La raison ne veut aucune Église. Il ne peut pas, il ne doit
pas y avoir une Église de la raison. Les pratiques cérémonielles,
cultuelles et rituelles sont totalement étrangères à l’honnêteté de la
raison. Les pratiques surhumaines, religieuses, infernales ou
divines, inhumaines, sont totalement étrangères à l’humanité de la
raison. La raison est honnête homme. Il n’y a pas un clergé de la
raison. Nous n’avons pas renoncé, nous n’avons pas dénoncé les
religions d’hier pour annoncer la religion de demain, pour prêcher
quelque religion nouvelle. Nous sommes irréligieux de toutes les
religions. Nous sommes athées de tous les dieux. Dans le
douloureux débat de la raison et de la foi, nous n’avons pas laissé la
foi pour la foi dans la raison, mais pour la raison de la raison. La
raison n’admet ni prophéties ni déclamations ni proclamations, – ni
dogmes ni décrets des conciles, ni brefs des papes. Et c’est tromper
lamentablement le peuple perpétuel que de lui présenter les vérités
de la raison sur le même ton et comme on lui annonçait les vérités
prétendues révélées.

[…]

Alors intervient la révolution. Vu d’ailleurs, attaqué d’ailleurs, le


réel recommence brusquement à couler pleins bords. Et pourtant le
réel est le même qu’il était. Mais il n’est plus vu du même regard, il
n’est plus le même, il n’est plus connu le même. C’est ainsi que nous
sommes révolutionnaires. Nous voulons que même l’humanité se
donne la liberté nouvelle.

Nous ne méprisons pas les humanités passées, nous n’avons ni


cet orgueil, ni cette vanité, ni cette insolence, ni cette imbécillité,
cette faiblesse. Nous ne méprisons pas ce qu’a d’humain l’humanité
présente. Au contraire nous voulons conserver ce qu’avaient
d’humain les anciennes humanités. Nous voulons sauver ce qu’a
d’humain l’humanité présente. Nous évitons surtout de faire à
l’humanité présente la plus grave injure, qui est de la vouloir dresser.
Nous n’avons pas la présomption d’imaginer, d’inventer, de fabriquer
une humanité nouvelle. Nous n’avons ni plan ni devis. Nous voulons
libérer l’humanité des servitudes économiques. Libérée, libre,
l’humanité vivra librement. Libre de nous et de ceux qui l’auront
libérée. Ce serait commettre la prévarication maxima, le
détournement le plus grave d’utiliser la libération pour asservir les
libérés sous la mentalité des libérateurs. Ce serait tendre à
l’humanité comme un guet-apens universel que de lui présenter la
libération pour l’attirer dans une philosophie, quand même cette
philosophie serait étiquetée philosophie de la raison.

[…]

La raison n’est pas tout le monde. Nous savons, par la raison


même, que la force n’est pas négligeable, beaucoup de passions et
de sentiments sont vénérables ou respectables, puissants, profonds.
Nous savons que la raison n’épuise pas la vie et même le meilleur
de la vie ; nous savons que les instincts et les inconscients sont d’un
être plus profondément existant sans doute. Nous estimons à leur
valeur les pensées confuses, impressions, les pensées obscures,
les sentiments et même les sensations. Mais nous demandons que
l’on n’oublie pas que la raison est pour l’humanité la condition
rigoureusement indispensable. Nous ne pouvons sans la raison
estimer à sa juste valeur tout ce qui n’est pas de la raison. Et la
question même de savoir ce qui revient à la raison et ce qui ne
revient pas à la raison, ce n’est que par le travail de la raison que
nous pouvons nous la poser.

Ce que nous demandons seulement, mais nous le demandons


sans aucune réserve, sans aucune limitation, ce n’est pas que la
raison devienne et soit tout, c’est qu’il n’y ait aucun malentendu dans
l’usage de la raison. Nous ne défendons pas la raison contre les
autres manifestations de la vie. Nous la défendons contre les
manifestations qui, étant autres, veulent se donner pour et
dégénèrent ainsi en déraisons. Nous ne la défendons pas contre les
passions, contre les instincts, contre les sentiments comme tels,
mais contre les démences, contre les insanités. Nous demandons
que l’on ne fasse pas croire au peuple qu’on parle au nom de la
raison quand on emploie des moyens qui ne sont pas les moyens de
la raison. La raison a ses moyens propres, qu’elle emploie dans les
arts, dans les lettres, dans les sciences et dans la philosophie. Ces
moyens ne sont nullement disqualifiés pour l’étude que nous devons
faire des phénomènes sociaux. Ce n’est pas quand la matière de
l’étude est particulièrement complexe, mouvante, libre, difficile, que
nous pouvons nous démunir d’un outil important, ou que nous
devons le fausser.

De la Raison, Quatrième cahier de la troisième série – 5 décembre


1901

PHILOSOPHIES

Le sort des métaphysiques n’est nullement lié au sort des


physiques. Ce serait commettre l’erreur la plus grossière, et la plus
barbare, – j’entends ce dernier mot très techniquement au sens où
l’entendaient les anciens Hellènes –, ce serait être inintelligent de
cette sorte particulière qui se contrarie assez justement, – au sens
de ajusté –, à la sorte dont les anciens Grecs étaient intelligents, –
c’est ne pas entendre ce que parler veut taire de s’imaginer qu’il y
aurait une espèce de succession des métaphysiques, une tradition,
une transmission linéaire, un progrès, un perfectionnement linéaire
des métaphysiques défini ainsi que chaque métaphysique suivante
ou bien anéantirait chaque métaphysique précédente ou bien
utiliserait chaque métaphysique précédente, l’utiliserait ou en s’en
nourrissant, l’épuiserait pour asseoir dessus cette nouvelle
métaphysique, laquelle nouvelle tiendrait la place et régnerait
souverainement comme définitive jusqu’au jour où sa suivante de
semaine à son tour la traiterait très exactement comme elle-même
aurait traité sa précédente.

Ce serait commettre l’erreur la plus grossière et proprement la


plus barbare que de s’imaginer que, en matière de métaphysiques, il
y aurait, et il n’y aurait que, une succession linéaire des
métaphysiques ainsi définie, soit linéaire discontinue en ce sens que
chaque métaphysique suivante anéantirait, annulerait chaque
métaphysique précédente, la mettrait à zéro, elle-même absolue,
totale et définitive jusqu’à l’heure du temps, jusqu’à l’heure
passagère où elle-même annulée à son tour elle céderait la place, la
même place, et totalement, à sa suivante elle-même, à la nouvelle,
appelée, destinée à régner du même règne dans le même royaume,
soit linéaire continue en ce sens que chaque métaphysique suivante
assumerait pour ainsi dire, absorberait sa précédente, s’en nourrirait
par épuisement, et jusqu’à épuisement, pour la remplacer mieux et
d’un remplacement moins provisoirement définitif, jusqu’à l’heure
ainsi moins passagère où elle serait à son tour absorbée, résorbée,
assumée par sa suivante et par cette nouvelle.
Dans l’hypothèse du progrès linéaire discontinu, chaque
métaphysique présente et présentement définitive s’anéantirait
instantanément, à un moment donné, laissant la place parfaitement
vide, et libre, devant la métaphysique suivante, qui occuperait
absolument tout, elle-même pour un temps totale et définitive. Et
ainsi de suite.

Au contraire et de même, dans l’hypothèse du progrès linéaire


discontinu, contraire comme continu, mais identique au titre de
linéaire, chaque métaphysique présente et présentement plus
réellement définitive, comme alimentaire irait nourrir la métaphysique
suivante, qui ainsi nourrie, ainsi gonflée de sa métaphysique
précédente, et par elle et de proche en proche de toutes les
métaphysiques antérieures, à son tour, toute pleine de toutes les
métaphysiques précédentes, emplirait, nourrirait, gonflerait toutes
les métaphysiques à venir dans les siècles des siècles.

Ces deux hypothèses, l’hypothèse du progrès linéaire discontinu,


et l’hypothèse du progrès linéaire continu, peuvent sembler fort
différentes à qui les examinerait au point de vue de leur mécanisme
intérieur, de leurs mécanismes respectifs ; mais à ce point de vue
même il ne serait pas difficile de démontrer que leurs mécanismes
ne sont point aussi étrangers l’un à l’autre qu’ils veulent bien le
paraître, et nous aurons sans doute à le démontrer quelque jour, et à
un autre point de vue ces deux hypothèses, ces deux imaginations,
font sensiblement même figure dans le monde. Ce sont deux sœurs
qui se chamaillent, mais ce sont deux sœurs, également
disgraciées.
Ces deux hypothèses, ces deux imaginations aboutissent
ensemble et également au mot dont eux-mêmes ils sont gonflés, au
mot qui à chaque fois leur emplit la cavité buccale : que chaque
métaphysique précédente est dépassée par la métaphysique
suivante.

Il n’y a, malheureusement pour eux, rien dans la réalité qui


corresponde à un dépassement de métaphysiques. Les grandes
métaphysiques humaines, antiques, modernes, chrétiennes,
mythologiques même et plus ou moins mythiques, ne sont
aucunement les termes d’une série discontinue ni d’une série
continue. Car elles ne sont les termes d’aucune série linéaire. Elles
ne sont point des termes qui s’annulent ou qui se nourrissent, au
moins en ce sens, et qui se dépassent les uns les autres. Elles ne
sont ni des écus qui s’empilent, inertes, ni les grains d’un chapelet,
ni les grains, perles, d’un collier, ni les chaînons d’une chaîne, ni
même les mailles d’un filet. Elles ne sont pas non plus les bornes
kilométriques (hectométriques pour les petites métaphysiques, les
métaphysiques minores) d’une sorte de route, de ruban, de route
linéaire qui serait la route départementale de la métaphysique de
l’humanité.

Je mets « route nationale » pour donner à cette thèse la plus


haute expression. Et il y aurait même plusieurs ou une route
internationale. Mais les grandes métaphysiques ne veulent
aucunement être les jalons d’aucune route. Elles ne se veulent
prêter à aucun dépassement d’aucune sorte. Et non plus au
dépassement industriel auquel on pense toujours, qui dans les
temps modernes fascine tout le monde, qui fait comme une sorte
d’immense et impérieux et inévitable précédent. Descartes n’a point
battu Platon comme le caoutchouc creux a battu le caoutchouc plein,
et Kant n’a point battu Descartes comme le caoutchouc
pneumatique a battu le caoutchouc creux. Il n’y a que dans les
écoles que l’on se représente et que l’on représente, grossièrement,
ces grands métaphysiciens comme des capucins de cartes (au fait,
je voudrais bien savoir ce que c’est que des capucins de cartes, et
vous devriez bien me le dire ; tout le monde en parle, et je ne sais
pas ce que c’est), des dominos, ou des lutteurs qui successivement
se tomberaient les uns les autres. Dans les écoles, et sans doute
aussi dans les propres esprits de ces grands métaphysiciens. Parce
que la chair est faible.

[…]

Les grandes métaphysiques sont des langages de la création. Et à


ce titre elles sont irremplaçables. Elles ne peuvent ni jouer entre
elles, ni se placer, ni se suppléer mutuellement, ni se faire mon
service les unes les autres. Et ce qu’elles sont le moins, c’est
interchangeables. Car elles sont les unes et les autres, toutes, des
langages éternels. Dits une fois pour toutes quand ils sont dits, et
que nulle autre ne peut dire à leur place. La voix qui manque,
manque, et nulle qui ne serait pas elle, ne peut ni la remplacer, ni se
donner pour elle, ni faire croire qu’elle est elle, ni la construire
censément du dehors par subterfuges, échafaudages, artifices et
fictions. Ce serait une folie que de croire et de s’imaginer par
exemple qu’à défaut de la philosophie platonicienne et plotinienne
une autre philosophie, quelque philosophie moderne, – et ce serait
proprement une barbarie, – que si la philosophie platonicienne et la
philosophie plotinienne avait manqué, avait fait défaut, avait répondu
absent, avait omis de fleurir et de fructifier dans cet âge et dans
cette race et dans ce peuple de l’humanité quelque autre
philosophie, quelque philosophie chrétienne ou moderne eût pu
venir à sa place et nous dire qu’elle était elle et nous faire croire que
cela revenait au même. Pas plus qu’aucune humanité ne pouvait
remplacer, suppléer l’humanité grecque et nous faire croire que cela
fût revenu au même. Et pour la même raison. Comme il n’y a ici
aucuns dépassements, il n’y a aussi nuls remplacements non plus.
Et je ne dis pas même des remplacements totaux et bout pour bout.
Ce serait une folie que de s’aller imaginer qu’une métaphysique
moderne puisse ainsi remplacer totalement, suppléer bout pour bout
une métaphysique antique dans le chœur universel, ou aussi et
aussi bien qu’une métaphysique antique païenne eût pu suppléer
totalement la longue monodie hébraïque. Dans cet ordre ce qui vient
est toujours unique, ce qui manque, manque1. Ce qui ne vient pas
manque éternellement. Une race, un art, une œuvre, une
philosophie qui manque, manque éternellement. Une métaphysique
de race et d’homme, de nature et d’œuvre qui n’aboutit pas, qui ne
rend pas, qui manque, fait éternellement faute. Si la philosophie
antique platonicienne et plotinienne, comme la race hellénique une
fois pour toutes n’était point venue au monde, elle manquait, et
manquait éternellement. Et nulle de ses illustres successeurs ne la
pouvait aucunement suppléer, je ne dis pas même totalement, je dis
non pas même partiellement. Car ce serait encore une grossièreté
que de croire et de s’imaginer qu’il peut y avoir, en une telle matière,
des remplacements même partiels. Car il ne s’agit nullement dans
cet ordre, de parties et de touts qui se recouvriraient plus ou moins.
Mais il ne s’agit que de tons. Une philosophie qui est, qui vient d’une
tout autre race, est toujours une tout autre philosophie, étant d’un
autre ton. Si la philosophie platonicienne et plotinienne antique
n’était pas née d’une certaine race, d’un certain peuple, sous un
certain ciel et dans un certain climat, elle manquait, et nulle autre
philosophie, née d’une autre race, d’un autre peuple, sous un autre
ciel et dans un autre climat ne la pouvait aucunement remplacer.
Tout ainsi de la philosophie cartésienne, et de la philosophie
kantienne, et de la philosophie bergsonienne. Un grand philosophe,
nouveau, un grand métaphysicien, nouveau, n’est nullement un
homme qui arrive à démontrer que chacun de ses illustres
prédécesseurs séparément et tous ensemble, et notamment le
dernier en date, était le dernier des imbéciles. C’est un homme qui a
découvert, qui a inventé quelque aspect nouveau, quelque réalité,
nouvelle, de la réalité éternelle ; c’est un homme qui entre à son tour
et pour sa voix dans l’éternel concert. Une voix qui manque, nulle
autre ne la peut remplacer, et elle ne souffre pas d’être contrefaite.
Non seulement elle ne peut pas être contrefaite par un imposteur,
mais ne peut être ni refaite ni doublée par l’homme et le peuple de la
meilleure volonté. Le plus grand philosophe du monde, la plus
grande philosophie du monde, grande en elle-même et par la
considération de sa valeur intrinsèque et de son mécanisme intérieur
propre, est aussi démunie qu’un enfant quand il s’agit de recréer
d’une autre philosophie. Je ne dis pas seulement l’homme le plus
savant, ce qui n’est que trop naturel, mais l’homme le plus grand
homme. Car il est grand, mais il est autre. C’est ce qui fait qu’il n’y a
jamais qu’un langage, un seul, pour chaque objet, qu’une parole à
dire quand on veut dire ceci, ou cela. Quiconque voudra parler du
monde intelligible et du monde sensible, de la réalité idéale et de la
passagère apparence, de l’ascension dialectique et de la
symbolisation mythique, de l’insertion des esprits ou des âmes dans
les corps devra parler un langage de l’ancienne Grèce hellénique, de
ces langages nommés la philosophie platonicienne et la philosophie
plotinienne. Quiconque voudra parler de Dieu juste et jaloux, et d’un
Dieu, unique, et de justice temporelle, poursuivie presque
frénétiquement, et d’élection de peuple, et de la destination d’un
homme et d’un peuple, éternellement il faudra qu’il parle le langage
du peuple d’Israël. Quiconque voudra parler de dieux et de beauté
temporelle, de sagesse et de santé, d’harmonie et de divine
intelligence, de la destination de la fatalité, de la cité, temporelle,
éternellement il faudra qu’il parle le langage antique du peuple de
Hellade. Quiconque voudra parler de chute et de rédemption, de
jugement et de salut éternel, de Dieu fait homme et d’homme fait à
l’image et à la ressemblance de Dieu, d’un Dieu unique à personnes
plurielles, d’un Dieu infiniment Créateur, infiniment tout-puissant,
infiniment juste et infiniment bon, de communion éternelle, de cité
éternelle et de charité, éternelle, éternellement il faudra parler le
langage du peuple chrétien.

[…]
IL N’Y A PAS D’ÉTOILES DOUBLES AU CIEL DE LA
PHILOSOPHIE

C’est ce qui fait, c’est une des causes et des raisons essentielles
pour laquelle on peut dire qu’il n’y a jamais d’étoiles doubles au ciel
de la philosophie ; c’est une des raisons essentielles pour lesquelles
un élève n’y signifie plus rien. De même que les grandes
métaphysiques, de même que les grandes philosophies ne se
peuvent aucunement remplacer, l’une l’autre, de même les grands
métaphysiciens et philosophes ne se peuvent pas doubler, l’un
l’autre. De même que les grandes métaphysiques et de même que
les grandes philosophies ne se peuvent aucunement remplacer,
l’une l’autre, l’autre étant supposée défaillante, de même elles ne se
recouvrent pas, jamais, et même elles ne jointent pas, et elles ne
peuvent aucunement se doubler l’une l’autre, l’autre étant supposée
existante et présente. Il est évident d’ailleurs que ces deux
impossibilités sont solidaires, se tiennent, se comportent et se
requièrent, qu’elles s’exigent l’une l’autre. De même que l’humanité
n’a reçu aucun don, aucune faculté de substitution, de même qu’il ne
fonctionne aucun remplacement, qu’il ne joue aucun service de
remplacement dans, entre les métaphysiques et entre les
philosophies, d’une métaphysique et d’une philosophie à l’autre, jeu
qui par définition consisterait à faire ou à permettre, à faire et à
laisser faire qu’une philosophie et qu’une métaphysique se fît ou se
laissât prendre pour une autre, de même il ne fonctionne aucun
doublement, d’une métaphysique et une philosophie sur l’autre, il ne
joue aucun service de doublement par lequel une métaphysique,
une philosophie, étant la même qu’une autre, réussirait à se faire
passer comme étant autre et non pas comme étant la même,
réussirait enfin à se faire passer pour une métaphysique, pour une
philosophie, comme les autres, au même titre que les autres. Pour
une métaphysique et une philosophie autonome. C’est pour cela,
premièrement qu’il y a eu des étoiles, et deuxièmement que l’on peut
dire qu’il n’y a jamais eu d’étoiles doubles au ciel de la philosophie.
De même qu’aucun remplacement admis, de même il n’a jamais été
délivré de duplicatum. Il n’y a point là de chargés de cours et de
suppléants. Il y a des airs qui n’ont pas été joués ; mais on n’a
jamais joué deux fois le même air à l’humanité. Une voix qui
donnerait une résonance, et que vous supposez n’exister pas, c’est-
à-dire ne pas se faire entendre, ne sera éternellement pas suppléée
par une autre voix, qui par définition de réalité donnerait une autre
résonance. Une voix qui donne une résonance, et que vous
supposez qui existe, c’est-à-dire qui se fait entendre, ne sera
éternellement pas doublée par une seconde voix, par une autre voix
qui par définition factice voudrait en même temps être la même,
c’est-à-dire donner la même résonance. Un élève ne signifie plus
rien. Le plus grand des élèves, s’il est seulement élève, s’il répète
seulement, s’il ne fait que répéter, je n’ose pas même dire la même
résonance, car alors ce n’est plus même une résonance, même un
écho, c’est un misérable décalque, le plus grand des élèves, s’il
n’est qu’élève, ne compte pas, ne signifie absolument plus rien,
éternellement est nul. Un élève ne vaut, ne commence à compter
que au sens et dans la mesure où lui-même il introduit une voix, une
résonance nouvelle, c’est-à-dire très précisément au sens et dans la
mesure même où il n’est plus, où il n’est pas un élève.

Onzième cahier de la huitième série – 3 février 1907


Note

1. Notons, à propos de cette observation, la rude liberté du style de Péguy qui va jusqu’à
subvertir les règles de l’orthographe : c’est bien parce que les formations dont il parle, « les
grandes métaphysiques », sont « uniques » et qu’elles ne sauraient s’additionner que les
verbes demeurent obstinément au singulier. Si le verbe est au singulier, c’est bien le signe
que le sujet, aussi multiplié soit-il, est au singulier. C’est cela le génie de Péguy. .
HENRI BERGSON
(1859-1941)

Ce qui intéresse Bergson dans l’élan vital, c’est qu’il est avant tout
un mouvement, et un mouvement inassignable. C’est la vie, et pour
Bergson, la vie pourrait bien être avant tout un pouvoir de désordre,
pouvoir, en tout cas de défaire l’ordre pour en faire surgir un autre.
D’où quelques analyses géniales dès que ce modèle vient donner
son régime à la pensée : la critique de l’idée d’ordre, ou de l’idée de
néant. Ce sont de nouvelles façons de poser un vieux problème,
mais qui en cela renouvellent entièrement les façons de philosopher,
la forme même de l’interrogation philosophique.

LE GRAND SOUFFLE DE LA VIE

Si la vie réalise un plan, elle devra manifester une harmonie plus


haute à mesure qu’elle avancera plus loin. Telle, la maison dessine
de mieux en mieux l’idée de l’architecte tandis que les pierres
montent sur les pierres. Au contraire, si l’unité de la vie est tout
entière dans l’élan qui la pousse sur la route du temps, l’harmonie
n’est pas en avant, mais en arrière. L’unité vient d’une vis a tergo :
elle est donnée au début comme une impulsion, elle n’est pas posée
au bout comme un attrait. L’élan se divise de plus en plus en se
communiquant. La vie, au fur et à mesure de son progrès, s’éparpille
en manifestations qui devront sans doute à la communauté de leur
origine d’être complémentaires les unes des autres sous certains
aspects, mais qui n’en seront pas moins antagonistes et
incompatibles entre elles. Ainsi la désharmonie entre les espèces ira
en s’accentuant. Encore n’en avons-nous signalé jusqu’ici que la
cause essentielle. Nous avons supposé, pour simplifier, que chaque
espèce acceptait l’impulsion reçue pour la transmettre à d’autres, et
que, dans tous les sens où la vie évolue, la propagation s’effectuait
en ligne droite. En fait, il y a des espèces qui s’arrêtent, il en est qui
rebroussent chemin. L’évolution n’est pas seulement un mouvement
en avant ; dans beaucoup de cas on observe un piétinement sur
place, et plus souvent encore une déviation ou un retour en arrière. Il
faut qu’il en soit ainsi, comme nous le montrerons plus loin, et les
mêmes causes, qui scindent le mouvement évolutif, font que la vie,
en évoluant, se distrait souvent d’elle-même, hypnotisée sur la forme
qu’elle vient de produire. Mais il résulte de là un désordre croissant.

L’Évolution créatrice, ch. II

L’ESSENTIEL DE LA VIE TIENT DANS LE MOUVEMENT QUI LA


TRANSMET

La vie en général est la mobilité même ; les manifestations


particulières de la vie n’acceptent cette mobilité qu’à regret et
retardent constamment sur elle. Celle-là va toujours de l’avant ;
celles-ci voudraient piétiner sur place. L’évolution en général se
ferait, autant que possible, en ligne droite ; chaque évolution
spéciale est un processus circulaire. Comme des tourbillons de
poussière soulevés par le vent qui passe, les vivants tournent sur
eux-mêmes, suspendus au grand souffle de la vie. Ils sont donc
relativement stables, et contrefont même si bien l’immobilité que
nous les traitons comme des choses plutôt que comme des progrès,
oubliant que la permanence même de leur forme n’est que le dessin
d’un mouvement. Parfois cependant se matérialise à nos yeux, dans
une fugitive apparition, le souffle invisible qui les porte. Nous avons
cette illumination soudaine devant certaines formes de l’amour
maternel, si frappant, si touchant aussi chez la plupart des animaux,
observable jusque dans la sollicitude de la plante pour sa graine. Cet
amour, où quelques-uns ont vu le grand mystère de la vie, nous en
livrerait peut-être le secret. Il nous montre chaque génération
penchée sur celle qui la suivra. Il nous laisse entrevoir que l’être
vivant est surtout un lieu de passage, et que l’essentiel de la vie tient
dans le mouvement qui la transmet.

L’Évolution créatrice, ch. II

L’INSTINCT ET L’INTELLIGENCE

Si la force immanente à la vie était une force illimitée, elle eût


peut-être développé indéfiniment dans les mêmes organismes
l’instinct et l’intelligence. Mais tout paraît indiquer que cette force est
finie, et qu’elle s’épuise assez vite en se manifestant. Il lui est difficile
d’aller loin dans plusieurs directions à la fois. Il faut qu’elle choisisse.
Or, elle a le choix entre deux manières d’agir sur la matière brute.
Elle peut fournir cette action immédiatement en se créant un
instrument organisé avec lequel elle travaillera ; ou bien elle peut la
donner médiatement dans un organisme qui, au lieu de posséder
naturellement l’instrument requis, le fabriquera lui-même en
façonnant la matière inorganique.

De là l’intelligence et l’instinct, qui divergent de plus en plus en se


développant, mais qui ne se séparent jamais tout à fait l’un de
l’autre. D’un côté, en effet, l’instinct le plus parfait de l’Insecte
s’accompagne de quelques lueurs d’intelligence, ne fût-ce que dans
le choix du lieu, du moment et des matériaux de la construction :
quand, par extraordinaire, des Abeilles nidifient à l’air libre, elles
inventent des dispositifs nouveaux et véritablement intelligents pour
s’adapter à ces conditions nouvelles. Mais, d’autre part, l’intelligence
a encore plus besoin de l’instinct que l’instinct de l’intelligence, car
façonner la matière brute suppose déjà chez l’animal un degré
supérieur d’organisation, où il n’a pu s’élever que sur les ailes de
l’instinct. Aussi, tandis que la nature a évolué franchement vers
l’instinct chez les Arthropodes, nous assistons, chez presque tous
les Vertébrés, à la recherche plutôt qu’à l’épanouissement de
l’intelligence. C’est encore l’instinct qui forme le substrat de leur
activité psychique, mais l’intelligence est là, qui aspire à le
supplanter. Elle n’arrive pas à inventer des instruments : du moins
s’y essaie-t-elle en exécutant le plus de variations possible sur
l’instinct, dont elle voudrait se passer. Elle ne prend tout à fait
possession d’elle-même que chez l’homme, et ce triomphe s’affirme
par l’insuffisance même des moyens naturels dont l’homme dispose
pour se défendre contre ses ennemis, contre le froid et la faim. Cette
insuffisance, quand on cherche à en déchiffrer le sens, acquiert la
valeur d’un document préhistorique : c’est le congé définitif que
l’instinct reçoit de l’intelligence. Il n’en est pas moins vrai que la
nature a dû hésiter entre deux modes d’activité psychique, l’un
assuré du succès immédiat, mais limité dans ses effets, l’autre
aléatoire, mais dont les conquêtes, s’il arrivait à l’indépendance,
pouvaient s’étendre indéfiniment. Le plus grand succès fut d’ailleurs
remporté, ici encore, du côté où était le plus gros risque. Instinct et
intelligence représentent donc deux solutions divergentes,
également élégantes, d’un seul et même problème.

L’Évolution créatrice, ch. II

ORDRE ET DÉSORDRE

Le problème capital de la théorie de la connaissance est en effet


de savoir comment la science est possible, c’est-à-dire, en somme,
pourquoi il y a de l’ordre, et non pas du désordre, dans les choses.
L’ordre existe, c’est un fait. Mais d’autre part le désordre, qui nous
paraît être moins que de l’ordre, serait, semble-t-il, de droit.
L’existence de l’ordre serait donc un mystère à éclaircir, en tous cas
un problème à poser. Plus simplement, dès qu’on entreprend de
fonder l’ordre, on le tient pour contingent, sinon dans les choses, du
moins aux yeux de l’esprit : d’une chose qu’on ne jugerait pas
contingente on ne demanderait aucune explication. Si l’ordre ne
nous apparaissait pas comme une conquête sur quelque chose, ou
comme une addition à quelque chose (qui serait l’« absence
d’ordre »), ni le réalisme antique n’aurait parlé d’une « matière » à
laquelle s’ajouterait l’Idée, ni l’idéalisme moderne n’aurait posé une
« diversité sensible » que l’entendement organiserait en nature. Et il
est incontestable, en effet, que tout ordre est contingent et conçu
comme tel. Mais contingent par rapport à quoi ? La réponse, à notre
sens, n’est pas douteuse. Un ordre est contingent, et nous apparaît
contingent, par rapport à l’ordre inverse, comme les vers sont
contingents par rapport à la prose et la prose par rapport aux vers.
Mais, de même que tout parler qui n’est pas prose est vers et
nécessairement conçu comme vers, de même que tout parler qui
n’est pas vers est prose et nécessairement conçu comme prose,
ainsi toute manière d’être qui n’est pas l’un des deux ordres est
l’autre, et nécessairement conçue comme l’autre. Mais nous
pouvons ne pas nous rendre compte de ce que nous concevons, et
n’apercevoir l’idée réellement présente à notre esprit qu’à travers
une brume d’états affectifs. On s’en convaincra en considérant
l’emploi que nous faisons de l’idée de désordre dans la vie courante.
Quand j’entre dans une chambre et que je la juge « en désordre »,
qu’est-ce que j’entends par là ? La position de chaque objet
s’explique par les mouvements automatiques de la personne qui
couche dans la chambre, ou par les causes efficientes, quelles
qu’elles soient, qui ont mis chaque meuble, chaque vêtement, etc., à
la place où ils sont : l’ordre, au second sens du mot, est parfait. Mais
c’est l’ordre du premier genre que j’attends, l’ordre que met
consciemment dans sa vie une personne rangée, l’ordre voulu enfin
et non pas l’automatique. J’appelle alors désordre l’absence de cet
ordre. Au fond, tout ce qu’il y a de réel, de perçu et même de conçu
dans cette absence de l’un des deux ordres, c’est la présence de
l’autre. Mais le second m’est indifférent ici, je ne m’intéresse qu’au
premier, et j’exprime la présence du second en fonction du premier,
au lieu de l’exprimer, pour ainsi dire, en fonction d’elle-même, en
disant que c’est du désordre. Inversement, quand nous déclarons
nous représenter un chaos, c’est-à-dire un état de choses où le
monde physique n’obéit plus à des lois, à quoi pensons-nous ? Nous
imaginons des faits qui apparaîtraient et disparaîtraient
capricieusement. Nous commençons par penser à l’univers physique
tel que nous le connaissons, avec des effets et des causes bien
proportionnés les uns aux autres : puis, par une série de décrets
arbitraires, nous augmentons, diminuons, supprimons, de manière à
obtenir ce que nous appelons le désordre. En réalité, nous avons
substitué du vouloir au mécanisme de la nature ; nous avons
remplacé l’« ordre automatique » par une multitude de volontés
élémentaires, autant que nous imaginons d’apparitions et de
disparitions de phénomènes. Sans doute, pour que toutes ces
petites volontés constituassent un « ordre voulu », il faudrait qu’elles
eussent accepté la direction d’une volonté supérieure. Mais, en y
regardant de près, on verra que c’est bien ce qu’elles font : notre
volonté est là, qui s’objective elle-même tour à tour dans chacune de
ces volontés capricieuses, qui prend bien garde à ne pas lier le
même au même, à ne pas laisser l’effet proportionnel à la cause,
enfin qui fait planer sur l’ensemble des volitions élémentaires une
intention simple. Ainsi l’absence de l’un des deux ordres consiste
bien encore ici dans la présence de l’autre.

L’Évolution créatrice, ch. III

L’IDÉE DE NÉANT

Le problème de la connaissance est compliqué, et peut-être rendu


insoluble, par l’idée que l’ordre comble un vide, et que sa présence
effective est superposée à son absence virtuelle. Nous allons de
l’absence à la présence, du vide au plein, en vertu de l’illusion
fondamentale de notre entendement.

[…]
Les philosophes ne se sont guère occupés de l’idée de néant. Et
pourtant elle est souvent le ressort caché, l’invisible moteur de la
pensée philosophique. Dès le premier éveil de la réflexion, c’est elle
qui pousse en avant, droit sous le regard de la conscience, les
problèmes angoissants, les questions qu’on ne peut fixer sans être
pris de vertige. Je n’ai pas plutôt commencé à philosopher que je me
demande pourquoi j’existe ; et quand je me suis rendu compte de la
solidarité qui me lie au reste de l’univers, la difficulté n’est que
reculée, je veux savoir pourquoi l’univers existe ; et si je rattache
l’univers à un Principe immanent ou transcendant qui le supporte ou
qui le crée, ma pensée ne se repose dans ce principe que pour
quelques instants ; le même problème se pose, cette fois dans toute
son ampleur et sa généralité : d’où vient, comment comprendre que
quelque chose existe ? Ici même, dans le présent travail, quand la
matière a été définie par une espèce de descente, cette descente
par l’interruption d’une montée, cette montée elle-même par une
croissance, quand un Principe de création enfin a été mis au fond
des choses, la même question surgit : comment, pourquoi ce
principe existe-t-il, plutôt que rien ?

Maintenant, si j’écarte ces questions pour aller à ce qui se


dissimule derrière elles, voici ce que je trouve. L’existence
m’apparaît comme une conquête sur le néant. Je me dis qu’il
pourrait, qu’il devrait même ne rien y avoir, et je m’étonne alors qu’il
y ait quelque chose. Ou bien je me représente toute réalité comme
étendue sur le néant, ainsi que sur un tapis : le néant était d’abord,
et l’être est venu par surcroît. Ou bien encore, si quelque chose a
toujours existé, il faut que le néant lui ait toujours servi de substrat
ou de réceptacle, et lui soit, par conséquent, éternellement antérieur.
Un verre a beau être toujours plein, le liquide qui le remplit n’en
comble pas moins un vide. De même, l’être a pu se trouver toujours
là : le néant, qui est rempli et comme bouché par lui, ne lui en
préexiste pas moins, sinon en fait, du moins en droit. Enfin je ne puis
me défaire de l’idée que le plein est une broderie sur le canevas du
vide, que l’être est superposé au néant, et que dans la
représentation de « rien » il y a moins que dans celle de « quelque
chose ». De là tout le mystère.

[…]

Comment opposer alors l’idée de Rien à celle de Tout ? Ne voit-on


pas que c’est opposer du plein à du plein, et que la question de
savoir « pourquoi quelque chose existe » est par conséquent une
question dépourvue de sens, un pseudo-problème soulevé autour
d’une pseudo-idée ? […] Toujours la conviction persiste qu’avant les
choses, ou tout au moins sous les choses, il y a le néant.

L’Évolution créatrice, ch. IV


JEAN CAVAILLÈS
(1903-1944)

Jean Cavaillès ne découvre pas seulement ce qu’est un concept


et en quoi, selon une parfaite tradition spinoziste, une philosophie du
concept vient remettre en question une philosophie de la
conscience ; ce philosophe logicien comprend ce que sont les
mathématiques, et en quel sens elles n’ont pas d’objet. On sait aussi
comment le même philosophe logicien décida de ce qu’il devait faire,
ou ne pas faire, en des circonstances qui lui valurent d’être fusillé1.

FORMALISME ET SCIENCE

C’est un seul et unique mouvement qui, à travers les


mathématiques, se développe jusqu’aux réalités du monde. Il n’y a
pas de connaissance qui puisse s’arrêter en chemin à l’intelligibilité
fermée sur soi d’un système rationnel. Connaître n’a qu’une
signification, c’est atteindre le monde réel : « Une mathématique se
constituant en science spéciale comme une fin en soi peut ne pas se
soucier de ceci qu’elle est logique et méthode logique, qu’elle a une
fonction de connaissance à exercer, que ses produits sont appelés à
servir comme lois formelles d’enchaînements de connaissances,
restant indéterminées pour des domaines de connaissance restant
également indéterminés. Elle n’a pas à se soucier de ceci que le
rapport à une application possible, indéterminée et toujours ouverte
appartient à sa véritable signification logique, formelle… Mais le
logicien philosophe doit s’en inquiéter. »

[…]

Hors des applications, il n’y a pas de connaissance


mathématique : la mathématique consciente de sa signification
originelle, c’est-à-dire de ce qu’elle est authentiquement, se scinde
en deux : la mathématique appliquée qui est physique, la
mathématique formelle qui est logique. Ce n’est que par oubli de sa
vocation qu’elle peut prétendre se suffire à elle-même : « La
mathématique formelle devient un art… On opère avec des lettres,
d’après des règles de jeu comme aux cartes ou aux échecs. La
pensée originelle qui donne son sens propre à ce procédé technique
est ici masquée. » En fait l’application au monde domine tout et
unifie la science, puisque la logique formelle, dans sa corrélation
ontologique, donne les lois les plus générales selon lesquelles se
disposent les choses : « La mathématique formelle est
originairement analytique logique et il apparaît dans son sens
logique propre une intervention de la fonction de connaissance
fondée sur l’intérêt de connaissance, c’est-à-dire des applications
possibles qui, dans toute leur détermination, appartiennent pourtant
au sens mathématique. »
[…]

C’est donc la référence au primat de la conscience qui en fin de


compte permet de supprimer les difficultés. L’indépendance des
objets n’est pas affirmation pour leur être, par rapport à la
conscience, d’une hétérogénéité qui entraînerait subordination et,
par suite de leur diversité, polymorphisme des connaissances
correspondantes. Mais la conscience est la totalité de l’être : ce
qu’elle affirme n’est que parce qu’elle l’affirme, s’il est vraiment ce
qu’elle affirme en pleine sûreté de soi. La phénoménologie
transcendantale étant analyse de toutes les prétentions et de tous
les actes de connaissance, comme en général de tous les contenus
visés par la conscience et de toutes les opérations par lesquelles
cette visée s’accomplit, se doit de trouver dans cette corrélation du
noétique et du noématique le moyen de résoudre tous les problèmes
qui ne sont pas de faux problèmes.

[…]

Habitudes, répétition non actuellement justifiée de pensées qui


dans leur premier décor trouvent leur signification, pensées sourdes,
parce que rapides ou confuses, il suffit de lever ces masques pour
atteindre en pleine lumière une certitude de conscience qui ne
comporte pas d’au-delà. C’est l’intentionnalité de la conscience –
c’est-à-dire « l’expérience d’avoir quelque chose dans sa
conscience » – qui explique et garantit la dualité entre l’objet visé et
l’acte qui le vise, mais l’objet n’est autre chose que le pôle de ces
actes et le système des contenus, le pôle des noèses, l’unité des
noèmes. Son indépendance ainsi assurée laisse à la connaissance
autonomie de développement, homogénéité d’essence. En effet il ne
peut y avoir d’hiatus infranchissable entre deux domaines du
connaître puisque l’être est unique. L’expérience sensible ou
l’expérience physique sont des modes particuliers d’évidence, mais
si la diversité reste bien fondée, elle n’entraîne pas de barrage :
entre l’évidence rationnelle d’une démonstration mathématique et
l’évidence sensible de la perception historique d’un objet, il y a
l’homogénéité profonde qu’elles sont l’une et l’autre pleine lumière
de la même conscience, que, par suite, des relations de
conditionnement mutuel sont possibles et justifiables par une
analyse des actes qui procurent l’une et l’autre. À la fois la légitimité
des rapports et le moyen de leur découverte se trouvent dans une
prise de conscience par la conscience même de ce qu’elle
accomplit. La vérité est une sous ses aspects multiples, parce qu’il
n’y a fondamentalement qu’une connaissance qui est la conscience.

[…]

PHILOSOPHIE DE LA CONSCIENCE ET PHILOSOPHIE DU


CONCEPT

Ce qui est après est plus que ce qui était avant, non parce qu’il le
contient ou même qu’il le prolonge mais parce qu’il en sort
nécessairement et porte dans son contenu la marque chaque fois
singulière de sa supériorité. Il y a en lui plus de conscience et ce
n’est pas la même conscience. Le terme de conscience ne comporte
pas d’univocité d’application pas plus que la chose, d’unité isolable.
Il n’y a pas une conscience génératrice de ses produits, ou
simplement immanente à eux, mais elle est chaque fois dans
l’immédiat de l’idée, perdue en elle et se perdant avec elle et ne se
liant avec d’autres consciences (ce qu’on serait tenté d’appeler
d’autres moments de la conscience) que par les liens internes des
idées auxquelles celles-ci appartiennent. Le progrès est matériel ou
entre essences singulières, son moteur l’exigence de dépassement
de chacune d’elles. Ce n’est pas une philosophie de la conscience
mais une philosophie du concept qui peut donner une doctrine de la
science.

Sur la logique et la théorie de la science

Note

1. Voir Georges Canguilhem, Vie et mort de Jean Cavaillès, Ambialet, 1976.


VIII – TRANSMETTRE
Chacun aura compris qu’en ouvrant ce recueil avec Guillaume
Budé nous tenions que tout, ou presque, en philosophie s’ordonnait
à la transmission. Depuis le début, ce fil conducteur n’a cessé de
nous montrer le chemin, ce chemin que nous poursuivons encore à
e e
la fin du XIX siècle et au début du XX siècle, résolument.

Cette République, qu’on a parfois dite « République des


professeurs » trouvait ses idées et sa doctrine chez les philosophes
de ce temps, notamment de ceux qui s’investissaient dans la
politique. Oui, l’invention politique de l’Instruction publique, gratuite,
laïque et obligatoire est bel et bien une invention des philosophes,
comme est leur aussi l’invention de la pédagogie, puisqu’on avait
affaire à des enfants, qu’il fallait éduquer et respecter, donc
instruire1.

Il manquerait donc quelque chose à ce recueil si n’y figuraient pas


quelques-uns de nos grands pédagogues philosophes.

Note

1. Rappelons que, jusqu’à une date récente, la formation des « instituteurs » comportait
un enseignement de « philosophie de l’éducation », dispensé, dans les Écoles normales,
par des professeurs de philosophie. Cet enseignement remarquable portait, entre autres
choses, sur les fins de l’éducation.
LES PÉDAGOGUES
AUGUSTINE TUILLERIE
(1833-1923)

Augustine Tuillerie est « philosophe » à plus d’un titre : épouse


d’un professeur de philosophie aujourd’hui oublié – Alfred Fouillée –,
elle revendique son appartenance à la philosophie en choisissant
pour pseudonyme G. Bruno. Auteur, sous ce pseudonyme, de
Francinet et du Tour de France de deux enfants, elle joua un rôle
majeur dans l’enseignement de la morale à l’école – morale
kantienne, il va sans dire, et jusqu’à la caricature, naïvetés
touchantes et illusions comprises.

LA VOIX DE LA CONSCIENCE

Il est une voix qui parle en nous ; quand elle nous approuve, nous
sommes heureux ; quand elle nous désapprouve, nous sommes
malheureux : c’est la voix de la conscience1.

Francinet, resté seul, se remit au travail.

Il éprouvait une vive colère d’avoir été traité de lâche par Aimée ; il
éprouvait une honte plus vive encore en songeant qu’il avait mérité
ce nom.

L’habitude de ne jamais mentir lui avait donné une grande droiture


de conscience. Il ne s’excusait pas plus en lui-même de ses fautes
qu’il ne cherchait à s’en excuser devant autrui. Il ne se dit donc pas
pour se justifier, comme l’auraient fait bien des enfants, qu’il n’avait
pas réfléchi avant de jeter sa pierre, qu’il avait seulement agi par
étourderie, qu’il n’avait pas eu un seul instant la lâche pensée de se
cacher pour faire ce mauvais coup. Non, il se dit simplement que
son action était très mauvaise, ce qui était vrai.

Il en ressentit une humiliation d’autant plus grande qu’Aimée, au


lieu de vouloir qu’il fût puni par le contremaître, avait demandé qu’on
fut bon pour lui. Si elle avait fait cela par douceur, Francinet lui eût
demandé tout de suite le pardon de sa faute ; mais la petite fille lui
avait parlé avec tant de mépris que Francinet ne voyait pas de
réconciliation possible. Il se sentit alors châtié par l’orgueil de cette
enfant d’une façon si dure, qu’il ne put s’empêcher de pleurer
amèrement.

Francinet, Livre de lecture courante – principes élémentaires de


morale, d’économie politique, de droit usuel, d’agriculture, d’hygiène
et de sciences usuelles, par G. Bruno, ch. VII

L’INSTRUCTION OBLIGATOIRE

« L’instruction primaire est obligatoire pour tous les enfants des


deux sexes, de 6 à 13 ans. » (Loi de 1882.)

[L’instituteur]. – Ne l’oubliez pas, mes enfants, la science et


l’instruction sont rangées au nombre des richesses d’un pays. Elles
constituent en effet un véritable capital, d’une valeur souvent plus
élevée que les trésors matériels. D’après les tableaux du
développement de l’instruction en France, dressés au Ministère de
l’Instruction publique, nous avons encore beaucoup à acquérir sous
ce rapport. Heureusement, la loi a rendu l’instruction obligatoire pour
tous les enfants. Par là elle leur donne un premier capital, une
première richesse, qu’ils seront heureux plus tard de posséder et
qu’ils devront augmenter encore quand ils seront hommes.

Si le temps passé par certains hommes au cabaret était employé


à s’instruire, quelle différence entre l’état présent où ces hommes
végètent et l’élévation morale qu’ils auraient acquise ! Le travailleur
qui a passé sa soirée au cabaret a souvent vidé sa bourse,
quelquefois perdu sa raison. Il rapporte chez lui la misère et le
mauvais exemple. Quel plaisir a-t-il retiré au cabaret en échange de
tant de maux ? Il a respiré un air vicié à la fois par l’haleine
repoussante des buveurs et l’âcre fumée de leurs pipes. Il a bu outre
mesure un vin souvent frelaté et malsain.

Les conversations qu’il a pu entendre, si elles n’ont pas avili son


âme, ne l’ont évidemment pas élevée. Quel plaisir a-t-il donc pu
goûter ?

S’il veut être de bonne foi, il avouera lui-même, en rentrant à


moitié ivre et la bourse vide, qu’il regrette l’emploi de son dimanche,
et comme seule excuse il ajoutera : Je me suis laissé entraîner !

Oh ! la honteuse excuse, mes enfants ! Être homme et avouer


qu’on ne sait pas garder sa liberté !

Francinet, Livre de lecture courante – principes élémentaires de


morale, d’économie politique, de droit usuel, d’agriculture, d’hygiène
et de sciences usuelles, par G. Bruno, ch. LXXXVIII

L’AMOUR DE NOTRE PATRIE ET DE L’HUMANITÉ

Le mois d’août touchait à sa fin. Le moment des vacances


approchait pour Henri et Aimée.

[…]

M. Edmond profitait des dernières journées pour donner aux


enfants quelques leçons et conseils. Il se plaisait à revenir sur cette
grande idée, que tous les vrais intérêts des hommes s’accordent
entre eux, ainsi qu’avec la justice, et que l’intérêt durable des uns
n’est jamais opposé à l’intérêt durable des autres.

Il étendait cette vérité aux nations elles-mêmes, et montrait que


l’amour ardent de la Patrie et l’amour de l’Humanité doivent être
inséparables dans nos cœurs. Nos jeunes amis l’écoutaient avec
recueillement plus grand encore qu’à l’ordinaire.

Mes enfants, disait-il, les nations sont les unes par rapport aux
autres comme de grands individus ; elles sont soumises aux mêmes
lois de justice que les individus eux-mêmes.
[…]

Un temps viendra où les peuples ne feront plus consister leur


prospérité dans la grandeur de leur territoire ; ce qui engendre des
inimitiés et des guerres interminables. Si la prospérité d’une nation
se mesurait à l’étendue de son territoire, la Russie devrait être dix
fois plus heureuse que la France, car elle est dix fois plus grande.
Mais il n’en est pas ainsi. Les peuples sont comme les agriculteurs :
il vaut mieux pour eux avoir un champ bien cultivé que deux champs
incultes. Non, ce qui fait la grandeur d’un pays, c’est son progrès
dans la moralité, dans la science, dans les arts, et aussi dans
l’agriculture, l’industrie et le commerce.

Eh bien, mes enfants, tous ces progrès finiront par engendrer la


paix et la concorde, au lieu d’engendrer la discorde et la guerre.
Recherchons donc toujours pour nous et notre patrie ces biens
véritables qui sont aussi des biens pour tous les autres hommes, et
travaillons, dans la mesure de nos forces, au progrès moral,
intellectuel et matériel de notre pays. Par là nous aurons contribué
tout ensemble, et au bonheur de notre patrie bien-aimée, et au
bonheur de cette autre grande patrie, non moins chère à nos
cœurs : l’Humanité.

Francinet, Livre de lecture courante – principes élémentaires de


morale, d’économie politique, de droit usuel, d’agriculture, d’hygiène
et de sciences usuelles, par G. Bruno, ch. CLXXIII

Note

1. Qu’entend-on par la voix de la conscience ?

– C’est le témoignage intérieur que nous nous rendons à nous-mêmes d’avoir bien ou
mal fait. Lorsque, par exemple, nous avons commis une mauvaise action, nous sommes
mécontents de nous ; quelque chose nous reproche intérieurement d’avoir mal agi.

Comment appelle-t-on ce reproche de la conscience ?

– Le remords (racine : morsure). Le remords est la première punition du méchant, c’est


aussi la plus dure.

Droiture de conscience :

– C’est cette franchise intérieure qui fait que nous jugeons nous-mêmes nos actions ce
qu’elles valent, appelant bien ce qui est bien, mal ce qui est mal, sans chercher de détours.

Dites-moi s’il faut s’excuser en soi-même quand on a commis une faute ?

– Il faut être sévère pour soi et indulgent pour les autres ; il faut s’accuser soi-même et
excuser autrui. Nous ne saurions, en effet, être trop scrupuleux dans l’accomplissement du
devoir ; celui qui s’excuse en soi-même finira par trouver des raisons pour mal faire et par
se persuader encore qu’il fait bien. (Note de l’auteur)
PAULINE KERGOMARD
(1838-1925)

Personnalité d’exception, Pauline Kergomard avait des idées,


beaucoup d’idées, et elle a su les inscrire dans la réalité. Très active
dans les milieux féministes, revendiquant le droit de vote et l’égalité
des droits pour les femmes, elle s’intéressa aussi à l’enfance. Elle fut
nommée par Jules Ferry inspectrice générale des écoles
maternelles et on lui doit non seulement la création de ces Écoles,
mais surtout l’idée de ce type d’enseignement spécifique,
accompagnée d’une réflexion rigoureuse et attentive sur son sens,
sa possibilité et sa mise en œuvre. On lui doit l’invention de La leçon
de choses.

Les livres pour enfants dont elle est l’auteur (par exemple Les
Biens de la terre, où l’on fait découvrir le monde agricole aux petits)
accusent beaucoup moins de naïveté qu’en général ceux de cette
époque (par exemple Francinet) : ils évoquent très directement les
problèmes sociaux et d’autres, sans tomber à aucun moment dans
la puérilité.

SAUVER QUELQUES ENFANTS DE « L’ÉDUCATION HOMICIDE »

On appréciera la clarté de ce texte, son caractère direct, sa


capacité à dire les choses, la pertinence des idées, la hauteur de
vues.
Cette association de mots : « l’École maternelle » paraît d’abord
étrange. Le mot « Famille » aurait-il perdu sa valeur ? Sinon,
pourquoi lui donner un synonyme qui l’amoindrit ? Appellera-t-on
dorénavant la mère « maîtresse d’école », et le bébé au berceau
sera-t-il un « écolier » ? Une école, quelque riante qu’elle soit, ne
vaudra cependant jamais la chambrette où l’enfant cueille les
baisers maternels ; le titre d’institutrice évoque, quoi qu’on fasse,
une idée moins intime que le nom de « maman », et un écolier ne
sera, longtemps encore, qu’un enfant à tablier noir blanchi de craie,
et les doigts tachés d’encre.

La maman se doit à son enfant, et l’on sait combien de tout cœur


elle se donne à lui ; son sacrifice n’en est pas un, parce qu’il porte
avec lui sa douce récompense. D’ailleurs, l’amour maternel est si
naturel qu’on a fini par décider que, au lieu d’être un sentiment, il est
simplement un instinct.

« Instinct » si l’on veut, dans le principe, autrefois ; mais, comme


la nature humaine fait, jour par jour, son évolution vers le mieux,
l’instinct fait peu à peu place au sentiment, et à son tour le sentiment
s’éclaire, s’épure, de sorte que plus une femme est vraiment
cultivée, plus elle est mère dans le sens élevé du mot. L’amour
maternel tel que nous le comprenons se développe en raison directe
de la civilisation.

Malheureusement, le peuple est resté dans l’ignorance pendant


de longs siècles, et l’ignorance ne développe pas la moralité ;
d’autre part, l’éducation mondaine a exercé une influence détestable
sur un grand nombre de femmes privilégiées par la naissance, par la
fortune ou par le rang ; de sorte qu’ici et là on rencontre des mères
qui ne connaissent pas ou ne semblent pas connaître leurs devoirs
maternels. Les unes abandonnent leurs enfants à des nourrices
mercenaires, puis les confient à des domestiques, puis les mettent
en pension ; les autres les laissent vagabonder, les privent de soins
matériels, leur donnent l’exemple de la grossièreté, du désordre, de
la brutalité, si bien que ceux qui, par tempérament, sont enclins au
pessimisme en sont venus à nier presque l’instinct maternel et à
déclarer que ce qui peut arriver de meilleur à l’enfant, c’est d’être
élevé loin de sa mère.

Les pessimistes ont raison, pour aujourd’hui peut-être, et dans


certains cas particuliers ; mais ils auront certainement tort demain,
grâce à l’éducation de l’école primaire. En tout cas, même pour
aujourd’hui, si l’on veut éveiller l’instinct maternel chez les
déshéritées qui en sont dépourvues, le cultiver et en faire un
sentiment chez les femmes bien douées, mais à qui l’éducation a
manqué, il y a un procédé unique : laisser l’enfant à sa mère.
L’instinct s’éveillera, le sentiment naîtra des soins mêmes qu’elle
donnera à son enfant, des relations qui s’établiront entre elle et lui.
Un regard du bébé, un sourire, le gazouillement qui précède la
parole, l’adorable babil qui le remplace, plus encore l’instinct qui
pousse l’enfant vers sa mère au moindre danger, enfin, et primant
tout pour qui a quelque sentiment au cœur, la faiblesse du petit être,
seront plus éloquents, plus persuasifs que tous les discours, plus
irrésistibles que les meilleurs exemples.

Si nous voulons que la mère s’attache à son enfant, que, pour lui,
elle se moralise, s’élève, s’épure, faisons-le élever par elle.
Si nous voulons aussi que l’enfant ait les soins, la liberté, les
caresses auxquels il a droit et que l’école ne peut lui donner,
laissons-le encore à sa mère.

Laissons-le toujours à sa mère.

Mais ce « toujours » est un idéal, car notre état social ne permet


pas toujours à la mère de s’occuper de son enfant. Si tout travail
nourrit l’ouvrier, à la condition que l’ouvrier soit bien portant et de
bonne conduite, il ne nourrit pas toujours sa famille. La femme se
voit forcée, elle aussi, d’aller travailler au-dehors ; elle ne peut
laisser l’enfant seul à la maison ; elle ne peut pas davantage le
laisser errer dans les rues ou sur les routes, exposé à mille dangers,
il faut un abri à cet enfant ; il lui faut des soins. Cet abri et ces soins,
il les a d’abord trouvés à la salle d’asile, qui a, pendant une période
de soixante ans, rendu d’immenses services aux familles.

Mais les salles d’asile n’ont pu échapper à la loi du progrès. Le


progrès qui saute aux yeux d’abord, c’est qu’elles ont changé de
nom ; ce sont aujourd’hui des écoles maternelles, et ce simple
changement de nom a sa raison d’être. C’est, en effet, dans l’école à
tous les degrés que se fait la fusion des différentes classes de la
société ; l’école est le vrai berceau de la démocratie ; mais encore
faut-il que son titre n’éloigne pas les uns et n’humilie pas les autres.
Or, d’une part, la salle d’asile était considérée comme un
établissement de charité où les familles aisées n’aimaient pas à
envoyer leurs enfants si, accidentellement, elles étaient forcées de
s’en séparer ; d’autre part, il n’est pas bien, il n’est pas moral qu’à
peine hors des langes l’enfant se sache l’objet de la charité publique.
Le nouveau titre « École maternelle » obvie à ces deux
inconvénients : il sauvegarde la délicatesse de ceux-ci, la dignité de
ceux-là ; il explique en deux mots le but de l’institution.

L’école maternelle est d’abord un gîte dans la grande et noble


acception du mot, un gîte où l’enfant de la classe travailleuse et celui
de la classe indigente sont à l’abri des éléments, à l’abri des
accidents, à l’abri des mauvais exemples, à l’abri de toutes les
laideurs. Mais toutes ces éliminations ne suffisent pas ; nous ne
pourrions nous contenter, pour l’école maternelle, de ces qualités
négatives, et voici que notre gîte s’ennoblit ; car l’enfant doit y être
placé dans les meilleures conditions de bien-être, entouré d’une
atmosphère morale et moralisante ; il y voit de jolies choses, il y
entend de bonnes paroles ; il y prend de bonnes habitudes ; son
corps s’y développe, son intelligence et son cœur s’y épanouissent.

L’école maternelle doit être d’abord et surtout cela.

Elle doit être d’autant plus « cela » que les enfants qui la
fréquentent sont, pour des causes diverses, plus dignes de
tendresse et de pitié. L’enfant, dans la famille pauvre, est un être
déshérité, à qui l’école maternelle doit ce qui fait, à celui des parents
aisés, les joues roses, les yeux brillants, le rire clair ; elle lui doit la
douce chaleur du nid. L’enfant pauvre a froid et il a faim ; il n’est pas
vêtu et il est malpropre ; il manque du « soleil du bon Dieu » et de
cet autre soleil non moins indispensable : le bonheur des joyeux
ébats, de la tendresse. L’école maternelle lui doit tout cela.

L’Éducation maternelle dans l’école, Première partie, ch. I


RÉSISTER AUX PARENTS

Les parents, ceux-ci avaient hâte de les voir lire, écrire et compter
tant bien que mal, disons plutôt tant mal que bien ; ils assiégeaient
les instituteurs de leurs demandes pressantes, de leurs plaintes ;
l’instituteur qui mettait le plus tôt ses élèves en possession du
mécanisme était réputé le meilleur ; les autres restaient en butte à
mille tracasseries.

Ces mêmes parents ont-ils pu se convaincre que l’instruction


primaire réduite à ses limites les plus étroites n’a été une aide que
pour ceux qui avaient pu se l’assimiler ? Se sont-ils interrogés plus
tard avec inquiétude, en voyant leurs enfants se désintéresser
complètement de ce qu’ils avaient appris sans goût et péniblement à
l’école ? Ont-ils constaté que, malgré le sacrifice de temps qu’ils
s’étaient imposé, leurs enfants n’étaient cependant ni plus habiles, ni
plus zélés au travail, ni plus intelligents, ni plus moraux que ceux qui
n’étaient jamais allés à l’école ? Oui, ils l’ont souvent constaté ; et ils
ont fait le procès à l’enfant et à l’école, au lieu d’accuser leur
ignorante précipitation.

Comment s’en étonner ? Peut-on demander la clairvoyance à


ceux qui ont vécu dans les ténèbres ? Un peuple sans écoles, ou
laissé libre de dédaigner un trésor qu’il ignore, peut-il être un peuple
lettré ? Les parents d’autrefois, ceux de naguère, la plupart, hélas !
de ceux d’aujourd’hui ne peuvent être rendus responsables de leurs
préjugés, et, si les difficultés que ces préjugés nous créent sont
affligeantes, elles ne sont pas désespérantes, puisque le remède est
là : l’instruction obligatoire et gratuite. Dans vingt ans les Parents
trouveront excellentes les choses qu’ils contestent aujourd’hui, à la
condition pourtant que dès aujourd’hui nous préparions une
génération non surchauffée, vraiment intelligente, ayant des idées et
non des notions indécises, une génération ayant appris à réfléchir, à
apprécier la supériorité des jouissances intellectuelles sur les plaisirs
grossiers, une génération curieuse de savoir et jalouse de faire
usage aux champs, à l’atelier, au régiment, dans la famille, des plus
nobles facultés humaines.

Pour cela il faut avoir le courage de rompre avec les préjugés des
parents ; à plus forte raison faut-il lutter contre leur vanité coupable
et se faire un devoir de ne pas chercher à les éblouir par des
résultats de mauvais aloi.

Ce ne sont pas des mots que j’aligne ici ; je n’invente pas des
arguments pour une thèse imaginaire : le mal existe, je le rencontre
tous les jours, j’en ai le cœur serré, et il faut que je le dise ! Ce que
j’appelais tout à l’heure une « tendance à abonder dans les préjugés
des parents » est, malheureusement, plus qu’une tendance : c’est
un principe.

Pour contenter les parents, non seulement on surchauffe les


enfants pendant les heures de classe, mais, de plus, ils emportent
un devoir à faire chez eux le soir. Oui ! un devoir du soir à des
enfants de six et sept ans, qui devraient être au lit à la nuit
tombante ! un devoir du soir ! et dans quelles conditions
aggravantes ! Tout le monde connaît les installations des ménages
d’ouvriers : la place est exiguë, la table et les chaises sont à hauteur
d’homme et non à hauteur d’enfant, l’éclairage est défectueux…
L’enfant, non surveillé ou mal surveillé, prend des attitudes funestes,
il se gâte la vue, il dort sur son cahier. De sorte que cette chose
insensée : faire travailler un petit enfant le soir, devient une chose
coupable.

« Les parents le veulent. » Le devoir de la directrice est de


protester contre cette volonté et, en tout cas, de repousser toute
complicité : « Puisque vous le voulez et que vous êtes les maîtres,
faites travailler votre enfant le soir ; mais je ne verrai jamais son
travail, et en aucun cas il ne lui constituera un privilège à l’école. »

Parmi les parents qui insistent pour que leurs enfants travaillent à
la maison, quelques-uns sont mus par le désir insensé de les faire
« arriver plus vite ». Ce désir est le résultat de leur ignorance, nous
l’avons déjà dit. Mais la plupart veulent surtout être tranquilles, avoir
la paix. Ils n’aiment pas le bruit ; la mobilité du petit être les agace,
ses questions incessantes les embarrassent… Ils n’ont pas compris,
les malheureux, qu’il y a, dans cette vitalité enfantine, des trésors de
délassement pour celui qui est harassé par le combat pour
l’existence…

L’Éducation maternelle dans l’école, Troisième partie, ch. X

AIMER L’ENFANT
J’ai essayé, tout à l’heure, de définir ce qu’il fallait entendre par
aimer l’enfant ; je ne veux pas y revenir ; mais j’ai besoin d’ajouter
que, chez l’enfant, l’amour est fait aussi de confiance, de foi.

Les manifestations extérieures, un regard bienveillant, un doux


sourire, un mot de tendresse, un geste affectueux, l’attirent ; mais
c’est la conduite de chaque jour qui l’attache. Ce petit être sautillant
et babillard écoute plus qu’on ne s’en doute ; il observe, il compare.
Si les actes de l’éducateur ne sont pas en harmonie avec ses
préceptes, il le remarque bientôt, et il en éprouve une sorte de
scandale, car il a placé tout haut dans sa vénération celui qui lui
donne ses soins. Dans son naïf enthousiasme, il en a fait une sorte
de divinité. Or, même pour un enfant, c’est un déchirement d’avoir à
renier ses dieux.

Vous l’engagez sans cesse à remplir ses petits devoirs d’enfant,


qu’il vous voie sans cesse accomplissant vos grands devoirs ; alors,
non seulement il vous aimera, mais il croira en vous.

La directrice en qui ses élèves croient, la directrice qui a de


l’influence sur les parents, la directrice que les instituteurs
accueillent en collègue, la directrice dont les autorités respectent le
caractère et dont tout le monde reconnaît la distinction, cette
directrice n’a plus rien à envier comme situation morale.

Or c’est sur les directrices que nous comptons pour fonder, en


France, la véritable éducation maternelle dans l’école, en attendant
l’âge d’or où chaque enfant sera élevé par sa mère.

L’Éducation maternelle dans l’école, Troisième partie, ch. XVIII


FERDINAND BUISSON
(1841-1932)

Ce philosophe qui avait renoncé à enseigner a choisi de


contribuer plus activement à la réalisation de ses idées (car il en
avait !) par l’action politique et l’exercice des responsabilités de
direction que la République lui confia.

On lui doit l’essor d’une véritable réflexion pédagogique,


philosophique et pratique, articulée à des convictions qui ne lui ont
pas fait que des amis. Il fournit l’exemple de ce que peut donner la
rencontre de la philosophie et de la politique, dans un pays où la
République est encore à la recherche de ses valeurs et attachée à
l’avenir et à l’éducation de ses enfants.

SOYEZ DES HOMMES

Dans toutes les questions morales et sociales, tout ce qui est


intuitif est de votre ressort et fait partie de l’éducation populaire ; le
reste n’en est pas.

Dans ces régions délicates qui confinent à la religion et à la


politique, dans ces grandes notions morales, fondement de
l’éducation de l’homme et du citoyen, il y a deux parts à distinguer.

L’une qui est aussi vieille que l’humanité, innée à tous les cours,
ancrée dans toutes les consciences, inséparable de la nature
humaine, et par là même claire et évidente à tout homme : c’est le
domaine de l’intuition.

Il y en a une autre qui est le fruit de l’étude, de la réflexion, de la


discussion et de la science ; elle contient des vérités non moins
respectables sans doute, mais non aussi éclatantes, non aussi
simples, non accessibles à toute intelligence. Celle-là, Messieurs,
cette partie sujette à la controverse et à la passion, et qui dans tous
les cas exige des études spéciales, longues et approfondies, elle
n’appartient pas à l’enseignement populaire : n’y touchez pas.

Mais l’autre, elle vous appartient, et vos élèves la réclament. On


prétend que ce sont là des questions réservées qu’il faut vous
interdire. Répondez que ce ne sont plus des questions, mais des
vérités capitales, indispensables à tous nos enfants. Les croyances
confessionnelles peuvent varier, comme les opinions politiques ; ce
qui ne vacille pas, c’est l’intuition de l’infini et du divin, de la
perfection morale, de la justice, du dévouement ; c’est l’intuition de
cette autre grande chose qu’on n’a jamais pu définir et qu’on n’en
aime pas moins pour cela : la patrie !

Ah ! qu’on ne nous parle pas d’interdire toutes ces choses sacrées


à l’éducation du peuple. Qu’on ne vienne pas nous demander de
faire de l’instituteur une machine à enseigner, un cœur neutre, un
esprit fuyant et timoré, un être nul par état, qui craindrait de laisser
surprendre une larme dans ses yeux lorsqu’il parle de sa foi
religieuse, ou un tremblement d’émotion dans sa voix lorsqu’il parle
de la patrie ou de la République.
M. Duruy vous a dit en un temps : Formez des hommes ! Il y a,
Messieurs, à cela une condition : Soyez des hommes.

La Foi laïque, L’intuition morale

LA CONSCIENCE DE L’ENFANT

Enfin pourquoi l’instruction primaire a-t-elle été rendue laïque,


c’est-à-dire indépendante des différents cultes ? Elle est laïque,
parce que, si nous voulons que tout enfant acquière les
connaissances que la Convention appelait déjà les « connaissances
nécessaires à tout homme », nous n’avons pas le droit de toucher à
cette chose sacrée qui s’appelle la conscience de l’enfant, parce que
nous n’avons pas le droit, ni au nom de l’État ni au nom d’une
Église, ni au nom d’une société, ni au nom d’un parti, au nom de qui
que ce soit enfin, d’empiéter jamais sur le domaine de cette liberté
de conscience, qui est le fond même et la raison de toutes les
libertés. Et cette liberté ne sera sérieusement respectée dans l’école
qu’à la condition expresse que l’école soit séparée de l’Église.

La Foi laïque, La nouvelle éducation nationale

LIBERTÉ

1. Il faut que la personne humaine soit libre :

Ce commandement s’adresse d’abord à la personne elle-même.

Est-ce un droit, est-ce un devoir qui se trouve ainsi proclamé ?


L’un et l’autre tout ensemble. Un droit, car il faut qu’elle puisse
s’opposer à toute contrainte, à toute entrave qui la priverait du plein
exercice de ses facultés. Un devoir, car elle-même ne peut pas plus
annihiler sa liberté que la laisser annihiler par autrui. Toute servitude
est un crime de lèse-humanité, sans en excepter la servitude qui se
croit volontaire.

L’homme est fait pour penser, pour aimer, pour vouloir. Si on le


force ou s’il se force à ne pas penser, à ne pas aimer, à ne pas
vouloir ou à ne le faire que par procuration et sur l’ordre d’autrui,
c’est une personne humaine mutilée ; ce n’est plus l’homme
s’épanouissant selon sa nature, c’est l’homme réduit à la passivité
animale.

La première forme de la liberté humaine, c’est donc la liberté de


l’esprit. Il faut faire usage de sa raison et de sa conscience pour
avoir droit au nom d’homme libre. Qui a peur d’en user avoue qu’il a
peur d’être homme. Il peut décorer cette disposition du nom qu’il
voudra, l’appeler foi, piété, dévotion, sentiment religieux, lumière
surnaturelle, grâce divine, peu importe. Le fait est là : il n’ose pas
être homme, être libre, être soi, c’est-à-dire un être pensant et
voulant, prêt à dire ce qu’il pense et ce qu’il veut, pourquoi il le
pense et pourquoi il le veut. Il nous déclare qu’il s’en rapporte à une
autorité supérieure, infaillible, qui le dispense et au besoin lui défend
d’agir par lui-même, elle se charge de tout pour lui, pourvu qu’il
croie, qu’il obéisse et qu’il paie.

Il se peut que ce croyant s’imagine avoir de bonnes raisons pour


consentir à cette abdication.

Ne cherchons pas si c’est faiblesse ou paresse d’esprit, scrupule


ou terreur, crédulité ou docilité excessive. Constatons seulement que
celui-là sera mal préparé à défendre ensuite, dans un domaine
quelconque, une de ses libertés, qui aura commencé par renoncer à
la première de toutes, c’est aussi, à vrai dire, la plus difficile, en
même temps que la plus précieuse, la liberté intellectuelle et morale.

L’esprit laïque, la libre-pensée, voilà donc le point de départ de


toute doctrine affirmant la liberté de la personne humaine. C’est la
liberté dans la sphère individuelle, celle qui ne dépend que de
l’individu lui-même, celle que lui seul peut se donner ou s’enlever.

2. Il faut que la personne humaine soit libre, en un second sens.


Nous n’envisageons plus la personne à l’état isolé et dans le seul jeu
de sa vie spirituelle intime, mais en société et dans ses multiples
rapports avec ses semblables.

Ici l’obligation ne concerne plus l’homme tout seul ; il faut que tous
s’entendent pour reconnaître à chacun les mêmes droits qu’à tous
les autres. Tel est le régime connu sous le nom de démocratie ou de
république. Il se distingue des régimes monarchiques,
aristocratiques, oligarchiques, par ce trait essentiel que tout membre
du corps social est supposé en possession d’une sorte de droit
naturel remplaçant le droit divin, base des autres régimes.

Plus de classes, de castes, de familles, dotées a priori de


privilèges qui les mettent au-dessus des autres et du droit commun.
Un homme en vaut un autre. Il n’y a plus que des citoyens tous
libres et tous égaux devant la loi. D’où nécessairement le suffrage
universel, cette expression tangible de la liberté et de l’égalité
politiques.

Aucun système n’est plus simple : l’égalité n’est-elle pas la


simplicité même ? Comme tout autre, ce système a des
inconvénients ; mais qui accepte la République démocratique, c’est-
à-dire égalitaire, accepte d’avance et le suffrage universel qui en est
la base, et l’instruction universelle qui en est la condition, et la
souveraineté nationale qui en est la résultante. C’est l’organisation et
la garantie par l’État de la liberté de tous au point de vue politique ;
c’est le gouvernement de la nation par elle-même, puisque c’est elle-
même et elle seule qui fait ses lois, choisit ses gouvernants, contrôle
leur action et, au besoin, leur prête main-forte contre toute
résistance du dedans et du dehors.

3. Il faut que la personne humaine soit libre :

Ce principe est vrai encore en un troisième sens.

Est-il libre, est-il l’égal d’autrui, l’homme qui, pour vivre, dépend du
bon vouloir d’autrui ?

Peut-on l’appeler libre et l’égal des autres, celui qui, enfant, n’a
pas le moyen de développer par la culture son intelligence, si vive
qu’elle soit, par cela seul qu’il est né de parents pauvres et doit
gagner sa vie à l’âge où d’autres enfants, plus heureux, font leurs
études ; celui qui, homme fait, ne sera jamais sûr d’avoir du travail
et, s’il en trouve, jamais sûr d’un minimum de salaire répondant à
ses plus impérieux besoins, jamais sûr de donner à ses enfants le
pain quotidien et le strict nécessaire d’une existence humaine ; celui
qui enfin, vieillard, n’a ni réserve assurée, ni retraite promise, ni
ressource, ni secours, ni asile, ni aucun moyen d’échapper à la
maladie et à l’indigence ?

Est-ce là la destinée d’une personne humaine, et comment


pourrions-nous nous faire l’illusion qu’en de telles conditions
matérielles la liberté et la dignité de l’homme soient respectées ?
Une société qui tolère cet état de choses est-elle vraiment la société
républicaine fondée sur le respect de l’être humain, c’est-à-dire sur
le double devoir, pour tout être humain, de remplir son rôle d’homme
et, pour la société, de lui en fournir les moyens, en le protégeant
contre tout ce qui le dégraderait ?

La Foi laïque, La liberté de la personne humaine


MÉMOIRE ET CIVILISATION
ERNEST RENAN
(1823-1892)

Ernest Renan est un philosophe compliqué à saisir, car sa


pensée, au fond, se vit comme une perpétuelle recherche.

Travail de jeunesse, sa thèse de doctorat, sur l’averroïsme,


propose une histoire, critique et ouverte, de la réception du célèbre
commentateur d’Aristote, occasion d’une réflexion originale sur
l’incrédulité. On n’oubliera pas, en revanche, qu’il faut comprendre
La Prière sur l’Acropole comme un texte autobiographique, qui
renvoie à une émotion (que du reste chacun peut éprouver) plus
qu’à des observations objectives. La perfection de l’Acropole pourrait
être en effet dans cette capacité à nous faire nous interroger sur
nous-même.

NÉCESSITÉ DU CONTRESENS

L’histoire de l’averroïsme n’est, à proprement parler, que l’histoire


d’un vaste contresens. Interprète très libre de la doctrine
péripatétique, Averroès se voit interprété à son tour d’une façon plus
libre encore. D’altération en altération, la philosophie du lycée se
réduit à ceci : négation du surnaturel, des miracles, des anges, des
démons, de l’intervention divine ; explication des religions et des
croyances morales par l’imposture. Certes, ni Aristote, ni Averroès
ne pensaient guère qu’à cela se réduirait un jour leur doctrine. Mais
dans les hommes élevés à la dignité de symbole, il faut toujours
distinguer la vie personnelle et la vie d’outre-tombe, ce qu’ils furent
en réalité et ce que l’opinion en a fait.

Pour le philologue, un texte n’a qu’un sens ; mais, pour l’esprit


humain qui a mis dans ce texte sa vie et toutes ses complaisances,
pour l’esprit humain qui, à chaque heure, éprouve des besoins
nouveaux, l’interprétation scrupuleuse du philologue ne peut suffire.
Il faut que le texte qu’il a adopté résolve tous ses doutes, satisfasse
à tous ses désirs. De là, la nécessité du contresens dans l’histoire
philosophique et religieuse de l’humanité. Le contresens, aux
époques d’autorité, est comme la revanche que prend l’esprit
humain contre l’infaillibilité du texte officiel. L’homme n’abdique sa
liberté sur un point que pour la regagner sur un autre. Il sait trouver
mille fuites, mille subtilités pour échapper à la chaîne qu’il s’est
imposée. On distingue, on commente, on ajoute, on explique, et
c’est ainsi que, sous le poids des deux plus grandes autorités qui
aient régné sur la pensée, la Bible et Aristote, l’esprit s’est encore
trouvé libre ; c’est ainsi qu’il n’est pas de proposition si téméraire qui
n’ait été soutenue par quelque théologien, prétendant bien ne pas
sortir des limites de l’orthodoxie, qu’il n’est pas de doctrine si
mystique qui n’ait pu se produire sous le couvert de l’interprétation
d’Aristote. Que serait devenue l’humanité, si, depuis dix-huit siècles,
elle avait entendu la Bible avec les lexiques de Gesenius ou de
Bretschneider ? On ne crée rien avec un texte que l’on comprend
trop exactement. L’interprétation vraiment féconde, qui dans une
autorité acceptée une fois pour toutes sait trouver une réponse aux
exigences sans cesse renaissantes de la nature humaine, est
l’œuvre de la conscience bien plus que de la philologie.

Averroès et l’averroïsme, essai historique, Deuxième partie, ch. III,


§ XVII

UN LIEU OÙ LA PERFECTION EXISTE

Je n’ai commencé d’avoir des souvenirs que fort tard. L’impérieux


devoir qui m’obligea, durant les années de ma jeunesse, à résoudre
pour mon compte, non avec le laisser-aller du spéculatif, mais avec
la fièvre de celui qui lutte pour la vie, les plus hauts problèmes de la
philosophie et de la religion, ne me laissait pas un quart d’heure pour
regarder en arrière. Jeté ensuite dans le courant de mon siècle, que
j’ignorais totalement, je me trouvai en face d’un spectacle en réalité
aussi nouveau pour moi que le serait la société de Saturne ou de
Vénus pour ceux à qui il serait donné de la voir. Je trouvais tout cela
faible, inférieur moralement à ce que j’avais vu à Issy et à Saint-
Sulpice ; cependant la supériorité de science et de critique
d’hommes tels qu’Eugène Burnouf, l’incomparable vie qui s’exhalait
de la conversation de M. Cousin, la grande rénovation que
l’Allemagne opérait dans presque toutes les sciences historiques,
puis les voyages, puis l’ardeur de produire, m’entraînèrent et ne me
permirent pas de songer à des années qui étaient déjà loin de moi.
Mon séjour en Syrie m’éloigna encore davantage de mes anciens
souvenirs. Les sensations entièrement nouvelles que j’y trouvai, les
visions que j’y eus d’un monde divin, étranger à nos froides et
mélancoliques contrées, m’absorbèrent tout entier. Mes rêves,
pendant quelque temps, furent la chaîne brûlée de Galaad, le pic de
Safed, où apparaîtra le messie ; le carmel et ses champs
d’anémones semés par dieu ; le gouffre d’Aphaca, d’où sort le fleuve
Adonis. Chose singulière !

Ce fut à Athènes, en 1865, que j’éprouvai pour la première fois un


vif sentiment de retour en arrière, un effet comme celui d’une brise
fraîche, pénétrante, venant de très loin. L’impression que me fit
Athènes est de beaucoup la plus forte que j’aie jamais ressentie. Il y
a un lieu où la perfection existe ; il n’y en a pas deux : c’est celui-là.
Je n’avais jamais rien imaginé de pareil. C’était l’idéal cristallisé en
marbre pentélique qui se montrait à moi. Jusque-là, j’avais cru que la
perfection n’est pas de ce monde ; une seule révélation me
paraissait se rapprocher de l’absolu. Depuis longtemps, je ne croyais
plus au miracle, dans le sens propre du mot ; cependant la destinée
unique du peuple juif, aboutissant à Jésus et au christianisme,
m’apparaissait comme quelque chose de tout à fait à part. Or voici
qu’à côté du miracle juif venait se placer pour moi le miracle grec,
une chose qui n’a existé qu’une fois, qui ne s’était jamais vue, qui ne
se reverra plus, mais dont l’effet durera éternellement, je veux dire
un type de beauté éternelle, sans nulle tache locale ou nationale. Je
savais bien, avant mon voyage, que la Grèce avait créé la science,
l’art, la philosophie, la civilisation ; mais l’échelle me manquait.
Quand je vis l’acropole, j’eus la révélation du divin, comme je l’avais
eue la première fois que je sentis vivre l’Évangile, en apercevant la
vallée du Jourdain des hauteurs de Casyoun. Le monde entier alors
me parut barbare. L’Orient me choqua par sa pompe, son
ostentation, ses impostures. Les Romains ne furent que de grossiers
soldats ; la majesté du plus beau Romain, d’un Auguste, d’un Trajan,
ne me sembla que pose auprès de l’aisance, de la noblesse simple
de ces citoyens fiers et tranquilles. Celtes, Germains, Slaves
m’apparurent comme des espèces de Scythes consciencieux, mais
péniblement civilisés. Je trouvai notre Moyen Âge sans élégance ni
tournure, entaché de fierté déplacée et de pédantisme.
Charlemagne m’apparut comme un gros palefrenier allemand ; nos
chevaliers me semblèrent des lourdauds, dont Thémistocle et
Alcibiade eussent souri. Il y a eu un peuple d’aristocrates, un public
tout entier composé de connaisseurs, une démocratie qui a saisi des
nuances d’art tellement fines que nos raffinés les aperçoivent à
peine. Il y a eu un public pour comprendre ce qui fait la beauté des
propylées et la supériorité des sculptures du Parthénon. Cette
révélation de la grandeur vraie et simple m’atteignit jusqu’au fond de
l’être. Tout ce que j’avais connu jusque-là me sembla l’effort
maladroit d’un art jésuitique, un rococo composé de pompe niaise,
de charlatanisme et de caricature. C’est principalement sur
l’acropole que ces sentiments m’assiégeaient.

PRIÈRE QUE JE FIS SUR L’ACROPOLE QUAND JE FUS ARRIVE


A EN COMPRENDRE LA PARFAITE BEAUTE

« Ô noblesse ! ô beauté simple et vraie ! Déesse dont le culte


signifie raison et sagesse, toi dont le temple est une leçon éternelle
de conscience et de sincérité, j’arrive tard au seuil de tes mystères ;
j’apporte à ton autel beaucoup de remords. Pour te trouver, il m’a
fallu des recherches infinies. L’initiation que tu conférais à l’athénien
naissant par un sourire, je l’ai conquise à force de réflexions, au prix
de longs efforts.
» Je suis né, déesse aux yeux bleus, de parents barbares, chez
les Cimmériens bons et vertueux qui habitent au bord d’une mer
sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages. On y
connaît à peine le soleil ; les fleurs sont les mousses marines, les
algues et les coquillages coloriés qu’on trouve au fond des baies
solitaires. Les nuages y paraissent sans couleur, et la joie même y
est un peu triste ; mais des fontaines d’eau froide y sortent du
rocher, et les yeux des jeunes filles y sont comme ces vertes
fontaines où, sur des fonds d’herbes ondulées, se mire le ciel.

» Mes pères, aussi loin que nous pouvons remonter, étaient voués
aux navigations lointaines, dans des mers que tes argonautes ne
connurent pas. J’entendis, quand j’étais jeune, les chansons des
voyages polaires ; je fus bercé au souvenir des glaces flottantes, des
mers brumeuses semblables à du lait, des îles peuplées d’oiseaux
qui chantent à leurs heures et qui, prenant leur volée tous ensemble,
obscurcissent le ciel.

» Des prêtres d’un culte étranger, venu des Syriens de Palestine,


prirent soin de m’élever. Ces prêtres étaient sages et saints. Ils
m’apprirent les longues histoires de Cronos, qui a créé le monde, et
de son fils, qui a, dit-on, accompli un voyage sur la terre. Leurs
temples sont trois fois hauts comme le tien, ô Eurhythmie, et
semblables à des forêts ; seulement ils ne sont pas solides ; ils
tombent en ruine au bout de cinq ou six cents ans ; ce sont des
fantaisies de barbares, qui s’imaginent qu’on peut faire quelque
chose de bien en dehors des règles que tu as tracées à tes inspirés,
ô Raison. Mais ces temples me plaisaient ; je n’avais pas étudié ton
art divin ; j’y trouvais dieu. On y chantait des cantiques dont je me
souviens encore : « Salut, Étoile de la mer, reine de ceux qui
gémissent en cette vallée de larmes. » ou bien : « Rose mystique,
Tour d’ivoire, Maison d’or, Étoile du matin… » Tiens, déesse, quand
je me rappelle ces chants, mon cœur se fond, je deviens presque
apostat. Pardonne-moi ce ridicule ; tu ne peux te figurer le charme
que les magiciens barbares ont mis dans ces vers, et combien il
m’en coûte de suivre la raison toute nue.

» Et puis si tu savais combien il est devenu difficile de te servir !


Toute noblesse a disparu. Les Scythes ont conquis le monde. Il n’y a
plus de république d’hommes libres ; il n’y a plus que des rois issus
d’un sang lourd, des majestés dont tu sourirais. De pesants
Hyperboréens appellent légers ceux qui te servent… une pambéotie
redoutable, une ligue de toutes les sottises, étend sur le monde un
couvercle de plomb, sous lequel on étouffe. Même ceux qui
t’honorent, qu’ils doivent te faire pitié ! Te souviens-tu de ce
Calédonien qui, il y a cinquante ans, brisa ton temple à coups de
marteau pour l’emporter à Thulé ? Ainsi font-ils tous… J’ai écrit,
selon quelques-unes des règles que tu aimes, ô Théonoé, la vie du
jeune dieu que je servis dans mon enfance ; ils me traitent comme
un Évhémère ; ils m’écrivent pour me demander quel but je me suis
proposé ; ils n’estiment que ce qui sert à faire fructifier leurs tables
de trapézites. Et pourquoi écrit-on la vie des dieux, ô ciel ! Si ce n’est
pour faire aimer le divin qui fut en eux, et pour montrer que ce divin
vit encore et vivra éternellement au cœur de l’humanité ?

[…]
» Un immense fleuve d’oubli nous entraîne dans un gouffre sans
nom. Ô abîme, tu es le Dieu unique. Les larmes de tous les peuples
sont de vraies larmes ; les rêves de tous les sages renferment une
part de vérité. Tout n’est ici-bas que symbole et que songe. Les
dieux passent comme les hommes, et il ne serait pas bon qu’ils
fussent éternels. La foi qu’on a eue ne doit jamais être une chaîne.
On est quitte envers elle quand on l’a soigneusement roulée dans le
linceul de pourpre où dorment les dieux morts. »

Souvenirs d’enfance et de jeunesse


ROMAIN ROLLAND
(1866-1944)

Romain Rolland est à la fois un écrivain et un philosophe


exceptionnels.

On connaît l’engagement, délibérément de progrès, de Romain


Rolland, son attention à l’histoire qui se fait, son souci de toujours
garder sa liberté de jugement et de pensée. Nous donnons donc ici
deux pages provocatrices, traversées d’une inexprimable intensité
émotionnelle.

Il évoque Michel-Ange qui ne voulait pas de la victoire, et il ne


craint pas de s’indigner devant « les crimes contre les choses » :
comment dire mieux la détresse devant ce qui nous échappe ?

LE VAINQUEUR

Il est, au Museo Nazionale de Florence, une statue de marbre,


que Michel-Ange appelait « Le Vainqueur ». C’est un jeune homme
nu, au beau corps, les cheveux bouclés sur le front bas. Debout et
droit, il pose son genou sur le dos d’un prisonnier barbu, qui ploie, et
tend sa tête en avant, comme un bœuf. Mais le vainqueur ne le
regarde pas. Au moment de frapper, il s’arrête, il détourne sa bouche
triste et ses yeux indécis. Son bras se replie vers son épaule. Il se
rejette en arrière ; il ne veut plus de la victoire, elle le dégoûte. Il a
vaincu. Il est vaincu.
Cette image du Doute héroïque, cette Victoire aux ailes brisées,
qui, seule de toutes les œuvres de Michel-Ange, resta jusqu’à sa
mort dans son atelier de Florence, et dont Daniel de Volterre,
confident de ses pensées, voulait orner son catafalque, c’est Michel-
Ange lui-même, et le symbole de toute sa vie.

La souffrance est infinie, elle prend toutes les formes. Tantôt elle
est causée par la tyrannie aveugle des choses : la misère, les
maladies, les injustices du sort, les méchancetés des hommes.
Tantôt elle a son foyer dans l’être même. Elle n’est pas alors moins
pitoyable, ni moins fatale ; car on n’a pas eu le choix de son être, on
n’a demandé ni à vivre, ni à être ce qu’on est.

Cette dernière souffrance fut celle de Michel-Ange. Il eut la force, il


eut le bonheur rare d’être taillé pour lutter et pour vaincre, il vainquit.

Mais quoi ? Il ne voulait pas de la victoire. Ce n’était pas là ce qu’il


voulait. Tragédie d’Hamlet ! Contradiction poignante entre un génie
héroïque et une volonté qui ne l’était pas, entre des passions
impérieuses et une volonté qui ne voulait pas !

Qu’on n’attende pas de nous qu’après tant d’autres nous voyions


là une grandeur de plus ! Jamais nous ne dirons que c’est parce
qu’un homme est trop grand, que le monde ne lui suffit pas.
L’inquiétude d’esprit n’est pas un signe de grandeur. Tout manque
d’harmonie entre l’être et les choses, entre la vie et ses lois, même
chez les grands hommes, ne tient pas à leur grandeur : il tient à leur
faiblesse. – Pourquoi chercher à cacher cette faiblesse ? Celui qui
est plus faible est-il moins digne d’amour ?

Il en est bien plus digne, car il en a plus besoin. Je n’élève point


des statues de héros inaccessibles. Je hais l’idéalisme couard, qui
détourne les yeux des misères de la vie et des faiblesses de l’âme. Il
faut le dire à un peuple trop sensible aux illusions décevantes des
paroles sonores : le mensonge héroïque est une lâcheté. Il n’y a
qu’un héroïsme au monde : c’est de voir le monde tel qu’il est, et de
l’aimer.

***

Le tragique du destin que je présente ici, c’est qu’il offre l’image


d’une souffrance innée, qui vient du fond de l’être, qui le ronge sans
relâche, et qui ne le quittera plus avant de l’avoir détruit. C’est un
des types les plus puissants de cette grande race humaine, qui,
depuis dix-neuf siècles, remplit notre Occident de ses cris de douleur
et de foi : le chrétien.

Un jour, dans l’avenir, au fond des siècles (si le souvenir de notre


terre s’est encore conservé), un jour, ceux qui seront se pencheront
sur l’abîme de cette race disparue, comme Dante au bord de
Malebolge, avec un mélange d’admiration, d’horreur et de pitié.

Mais qui le sentira mieux que nous, qui avons été mêlés, enfants,
à ces angoisses, – qui avons vu s’y débattre les êtres qui nous sont
le plus chers, nous, dont la gorge connaît l’odeur âcre et enivrante
du pessimisme chrétien, nous à qui il a fallu faire, certains jours, un
effort pour ne pas céder, comme d’autres, dans les moments de
doute, au vertige du Néant Divin !

Dieu ! Vie éternelle ! Refuge de ceux qui ne réussissent point à


vivre ici-bas ! Foi, qui n’es bien souvent qu’un manque de foi dans la
vie, un manque de foi dans l’avenir, un manque de foi en soi-même,
un manque de courage et un manque de joie !… Nous savons sur
combien de défaites est bâtie votre douloureuse victoire !…

Et c’est pour cela que je vous aime, chrétiens, car je vous plains.
Je vous plains et j’admire votre mélancolie. Vous attristez le monde,
mais vous l’embellissez. Le monde sera plus pauvre, quand votre
douleur n’y sera plus. Dans cette époque de lâches, qui tremblent
devant la douleur et revendiquent avec bruit leur droit au bonheur,
qui n’est le plus souvent que le droit au malheur des autres, osons
voir la douleur en face et la vénérer ! Louée soit la joie, et louée la
douleur ! L’une et l’autre sont sœurs, et toutes deux sont saintes.
Elles forgent le monde et gonflent les grandes âmes. Elles sont la
force, elles sont la vie, elles sont Dieu. Qui ne les aime point toutes
deux n’aime ni l’une, ni l’autre. Et qui les a goûtées sait le prix de la
vie et la douceur de la quitter.

Michel-Ange, Préface

PRO ARIS

Romain Rolland réagit ici à l’appel désolant signé, pendant la


Grande Guerre, par une centaine d’« intellectuels » allemands fort
en vue1.
Parmi tant de crimes de cette guerre infâme, qui nous sont tous
odieux, pourquoi avons-nous choisi, pour protester contre eux, les
crimes contre les choses et non contre les hommes, la destruction
des œuvres et non pas celle des vies ? Plusieurs s’en sont étonnés,
nous l’ont même reproché, – comme si nous n’avions pas autant de
pitié qu’eux pour les corps et les cœurs des milliers de victimes qui
sont crucifiées ! Mais de même qu’au-dessus des armées qui
tombent plane la vision de leur amour, de la Patrie, à qui elles se
sacrifient, au-dessus de ces vies qui passent passe sur leurs
épaules l’Arche sainte de l’art (et de la pensée des siècles). Les
porteurs peuvent changer. Que l’Arche soit sauvée ! À l’élite du
monde en incombe la garde. Et puisque le trésor commun est
menacé, qu’elle se lève pour le protéger.

J’aime à voir que, d’ailleurs, ce n’est pas dans les pays latins que
ce devoir sacré a pu jamais cesser d’être tenu pour le premier de
tous. Notre France, qui saigne de tant d’autres blessures, n’a rien
souffert de plus cruel que de l’attentat contre son Parthénon, la
cathédrale de Reims, Notre-Dame de France. Les lettres que j’ai
reçues de familles éprouvées, de soldats qui, depuis deux mois,
supportent toutes les peines, me montrent (et j’en suis fier, pour eux
et pour mon peuple) qu’aucun deuil ne leur fut plus lourd.

C’est que nous mettons l’esprit au-dessus de la chair. Bien


différents en cela de ces intellectuels allemands qui, tous, à mes
reproches pour les actes sacrilèges de leurs armées dévastatrices,
m’ont répondu, d’une voix : « Périssent tous les chefs-d’œuvre,
plutôt qu’un soldat allemand ! » Une œuvre comme Reims est
beaucoup plus qu’une vie : elle est un peuple, elle est ses siècles qui
frémissent comme une symphonie dans cet orgue de pierre ; elle est
ses souvenirs de joie, de gloire et de douleur, ses méditations, ses
ironies, ses rêves ; elle est l’arbre de la race, dont les racines
plongent au plus profond de sa terre et qui, d’un élan sublime, tend
ses bras vers le ciel. Elle est bien plus encore : sa beauté qui
domine les luttes des nations est l’harmonieuse réponse faite par le
genre humain à l’énigme du monde‚ – cette lumière de l’esprit, plus
nécessaire aux âmes que celle du soleil.

Qui tue cette œuvre assassine plus qu’un homme, il assassine


l’âme la plus pure d’une race. Son crime est inexpiable, et Dante
l’eût puni d’une agonie éternelle de sa race, éternellement
renouvelée. Nous qui répudions l’esprit vindicatif de ce cruel génie,
nous ne rendons pas un peuple responsable des actes de quelques-
uns. Il nous suffit du drame qui se déroule sous nos yeux, et dont le
dénouement presque infaillible doit être l’écroulement de
l’hégémonie allemande. Ce qui le rend surtout poignant, c’est que
pas un de ceux qui constituent l’élite intellectuelle et morale de
l’Allemagne, cette centaine de hauts esprits et ces milliers de braves
cœurs, dont aucune grande nation ne fut jamais dépourvue, pas un
ne se doute vraiment des crimes de son Gouvernement ; pas un,
des atrocités commises en Wallonie, dans le Nord et dans l’Est
français, pendant les deux ou trois premières semaines de la
guerre ; pas un, (cela semble une gageure !) de la dévastation
volontaire des villes de Belgique et de la ruine de Reims. S’ils
venaient à envisager la réalité, je sais que beaucoup d’entre eux
pleureraient de douleur et de honte ; et de tous les forfaits de
l’impérialisme prussien, le pire, le plus vil, est d’avoir dissimulé ses
forfaits à son peuple : car, en le privant des moyens de protester
contre eux, il l’en a rendu solidaire pour des siècles ; il a abusé de
son magnifique dévouement. Certes, les intellectuels sont
coupables, eux aussi. Car si l’on peut admettre que les braves gens
qui, dans tous les pays, acceptent docilement les nouvelles que leur
donnent en pâture leurs journaux et leurs chefs, se soient laissés
duper, on ne le pardonne pas à ceux dont c’est le métier de chercher
la vérité au milieu de l’erreur et de savoir ce que valent les
témoignages de l’intérêt ou de la passion hallucinée ; leur devoir
élémentaire (devoir de loyauté autant que de bon sens), avant de
trancher dans ce débat affreux, dont l’enjeu était la destruction de
peuples et de trésors de l’esprit, eût été de s’entourer des enquêtes
des deux partis. Par loyalisme aveugle, par coupable confiance, ils
se sont jetés tête baissée dans les filets que leur tendait leur
impérialisme. Ils ont cru que le premier devoir pour eux était, les
yeux fermés de défendre l’honneur de leur État contre toute
accusation. Ils n’ont pas vu que le plus noble moyen de le défendre
était de réprouver ses fautes et d’en laver leur patrie…

J’ai attendu des plus fiers esprits de l’Allemagne ce viril désaveu


qui aurait pu la grandir, au lieu de l’humilier. La lettre que j’écrivis à
l’un d’eux, au lendemain du jour où la voix brutale de l’Agence Wolff
proclama pompeusement qu’il ne restait plus de Louvain qu’un
monceau de cendres, l’élite entière d’Allemagne l’a reçue en
ennemie. Elle n’a pas compris que je lui offrais l’occasion de
dégager l’Allemagne de l’étreinte des forfaits que commettait en son
nom son Empire. Que lui demandais-je ? Que vous demandais-je à
tous, artistes d’Allemagne ? D’exprimer tout au moins un regret
courageux des excès accomplis et d’oser rappeler à un pouvoir sans
frein que la patrie elle-même ne peut se sauver par des crimes et
qu’au-dessus de ses droits sont ceux de l’esprit humain. Je ne
demandais qu’une voix, une seule qui fût libre… Aucune voix n’a
parlé. Et je n’ai entendu que la clameur des troupeaux, les meutes
d’intellectuels aboyant sur la piste où le chasseur les lance, cette
insolente Adresse où, sans le moindre essai pour justifier ses
crimes, vous avez, unanimement, déclaré qu’ils n’existaient point. Et
vos théologiens, vos pasteurs, vos prédicateurs de cour, ont attesté
de plus que vous étiez très justes et que vous bénissiez Dieu de
vous avoir faits ainsi… Race de pharisiens ! Quel châtiment d’en
haut flagellera votre orgueil sacrilège !… Ah ! vous ne vous doutez
pas du mal que vous aurez fait aux vôtres ! La mégalomanie,
menaçante pour le monde, d’un Ostwald ou d’un H.-S. Chamberlain,
l’entêtement criminel des quatre-vingt-treize intellectuels à ne pas
vouloir voir la vérité, auront coûté plus cher à l’Allemagne que dix
défaites.

Que vous êtes maladroits ! Je crois que de tous vos défauts, la


maladresse est le pire. Vous n’avez pas dit un mot, depuis le
commencement de cette guerre, qui n’ait été plus funeste pour vous
que toutes les paroles de vos adversaires. Les pires accusations
qu’on ait portées contre vous, c’est vous qui en avez fourni, de
gaieté de cœur, la preuve ou l’argument. De même que ce sont vos
Agences officielles qui, dans l’illusion stupide de nous terroriser, ont
lancé, les premières, les récits emphatiques de vos plus sinistres
dévastations, – c’est vous qui, lorsque les plus impartiaux de vos
adversaires s’efforçaient, par justice, de limiter à quelques-uns de
vos chefs et de vos armées la responsabilité de ces actes, en avez
rageusement réclamé votre part. C’est vous qui, au lendemain de
cette ruine de Reims, qui, dans le fond du cœur, devait aussi
consterner les meilleurs d’entre vous, au lieu de vous excuser, vous
en êtes, par orgueil imbécile, vantés. C’est vous, malheureux, vous,
représentants de l’esprit, qui n’avez point cessé de célébrer la force
et de mépriser les faibles, comme si vous ne saviez pas que la roue
de la fortune tourne, que cette force un jour pèsera de nouveau sur
vous, ainsi qu’aux siècles passés, où du moins vos grands hommes
conservaient la ressource de n’avoir pas abdiqué devant elle la
souveraineté de l’esprit et les droits sacrés du droit !… Quels
reproches, quels remords vous vous préparez pour l’avenir, ô
conducteurs hallucinés, qui menez vers le fossé votre nation qui
vous suit, ainsi que les aveugles trébuchants de Brueghel !2

Au-dessus de la mêlée, ch. II

Notes

1. Il s’agit du fameux Manifeste des 93 (« Aufruf an die Kulturwelt »), chef-d’œuvre de


propagande en faveur du Kaiser, vantant les exactions commises en Belgique par les
armées allemandes, au début de la guerre. On peut y lire, notamment, cette phrase : « Tout
en contestant d’être inférieur à aucune autre nation dans notre amour de l’art, nous
refusons énergiquement d’acheter la conservation d’une œuvre d’art au prix d’une défaite
de nos armes » (cf. Le Figaro daté du 13 octobre 1914, repris dans Le Figaro du
14 septembre 2014).

2. Sur ce singulier problème de la guerre et des destructions d’œuvres d’art, rappelons la


figure de Rose Valland (et son livre : Le Front de l’art : défense des collections françaises,
1939-1945, ainsi que la biographie écrite par Corinne Bouchoux, Rose Valland, résistance
au musée).

On se reportera également à l’admirable écrit de 1916, de Freud, traduit sous le titre de


Passagèreté [Œuvres complètes, vol. XIII], sans oublier que Freud et Romain Rolland
échangèrent une correspondance passionnante.
SIMONE WEIL
(1909-1943)

Cette page, non pas pessimiste, mais sans doute désabusée,


invite en fait à regarder le présent. Et à faire comme les Grecs : à
« construire des ponts »… mais pour y habiter. Nous ne savons pas,
en effet, ce qu’on peut trouver, de l’autre côté.

SE TOURNER VERS LE PASSÉ

Depuis plusieurs siècles, nous avions vécu sur l’idée de progrès.


Aujourd’hui, la souffrance a presque arraché cette idée hors de notre
sensibilité. Ainsi nul voile n’empêche de reconnaître qu’elle n’est pas
fondée en raison. On l’a crue liée à la conception scientifique du
monde, alors que la science lui est contraire tout comme la
philosophie authentique.

[…]

Ce qui est meilleur que nous, nous ne pouvons pas le trouver


dans l’avenir. L’avenir est vide et notre imagination le remplit. La
perfection que nous imaginons est à notre mesure ; elle est
exactement aussi imparfaite que nous-mêmes ; elle n’est pas d’un
cheveu meilleure que nous. Nous pouvons la trouver dans le
présent, mais confondue avec le médiocre et le mauvais ; et notre
faculté de discrimination est imparfaite comme nous-mêmes. Le
passé nous offre une discrimination déjà en partie opérée.

Car de même que ce qui est éternel est seul invulnérable au


temps, de même aussi le simple écoulement du temps opère une
certaine séparation entre ce qui est éternel et ce qui ne l’est pas.
Nos attachements et nos passions opposent à la faculté de
discriminer l’éternel des ténèbres moins épaisses pour le passé que
pour le présent. Il en est ainsi surtout du passé temporellement mort
et qui ne fournit aucune sève aux passions.

[…]

Hors d’Europe, il est des traditions millénaires qui nous offrent des
richesses spirituelles inépuisables. Mais le contact avec ces
richesses doit moins nous engager à essayer de les assimiler telles
quelles, sinon pour ceux qui en ont particulièrement la vocation, que
nous éveiller à la recherche de la source de spiritualité qui nous est
propre ; la vocation spirituelle de la Grèce antique est la vocation
e
même de l’Europe, et c’est elle qui, au XII siècle, a produit des fleurs
et des fruits sur ce coin de terre où nous nous trouvons.
Chaque pays de l’Antiquité préromaine a eu sa vocation, sa
révélation orientée non pas exclusivement, mais principalement vers
un aspect de la vérité surnaturelle.

[…]

La Grèce reçut le message de l’Égypte, et elle eut aussi sa


révélation propre : ce fut la révélation de la misère humaine, de la
transcendance de Dieu, de la distance infinie entre Dieu et l’homme.

Hantée par cette distance, la Grèce n’a travaillé qu’à construire


des ponts. Toute sa civilisation en est faite. Sa religion des Mystères,
sa philosophie, son art merveilleux, cette science qui est son
invention propre et toutes les branches de la science, tout cela, ce
furent des ponts entre Dieu et l’homme. Sauf le premier, nous avons
hérité de tous ces ponts. Nous en avons beaucoup surélevé
l’architecture. Mais nous croyons maintenant qu’ils sont faits pour y
habiter. Nous ne savons pas qu’ils sont là pour qu’on y passe ; nous
ignorons, si l’on y passait, qui l’on trouverait de l’autre côté.

L’Agonie d’une civilisation


L’ESSENTIEL
ANTOINE DE SAINT-EXUPÉRY
(1900-1944)

Antoine de Saint-Exupéry était un aviateur, et un combattant. Il


n’était pas professeur de philosophie, et encore moins ce qu’on
appelle un intellectuel. D’où l’injuste mépris dont, parfois, l’accablent
les pédants. Mais il était lui-même : et il fut capable de voir et de
rappeler – avec quel talent ! – ce qui, en dépit de tout, demeure au
fond de la vie et de la philosophie même. Sans doute, au bout du
compte, le plus important.

En sa précision éblouissante, cette page montre comment


l’essentiel – « Il n’y a plus ni races, ni langages, ni divisions » – se
laisse voir dans le mouvement, presqu’insupportable, qui reconduit
la vie à sa forme la plus indigente, aux extrémités de la soif. Tant
nous avons besoin du désert pour découvrir ces vérités !

JE N’AI PLUS UN SEUL ENNEMI AU MONDE

L’Arabe nous a simplement regardés. Il a pressé, des mains, sur


nos épaules, et nous lui avons obéi. Nous nous sommes étendus. Il
n’y a plus ici ni races, ni langages, ni divisions… Il y a ce nomade
pauvre qui a posé sur nos épaules des mains d’archange.

Nous avons attendu, le front dans le sable. Et maintenant, nous


buvons à plat ventre, la tête dans la bassine comme des veaux. Le
Bédouin s’en effraye et nous oblige à chaque instant à nous
interrompre. Mais dès qu’il nous lâche, nous replongeons tout notre
visage dans l’eau.

L’eau !

Eau, tu n’as ni goût, ni couleur, ni arôme, on ne peut pas te définir,


on te goûte, sans te connaître. Tu n’es pas nécessaire à la vie : tu es
la vie. Tu nous pénètres d’un plaisir qui ne s’explique point par les
sens. Avec toi rentrent en nous tous les pouvoirs auxquels nous
avions renoncé. Par ta grâce, s’ouvrent en nous toutes les sources
taries de notre cœur.

Tu es la plus grande richesse qui soit au monde, et tu es aussi la


plus délicate, toi si pure au ventre de la terre. On peut mourir sur une
source d’eau magnésienne. On peut mourir à deux pas d’un lac
d’eau salée. On peut mourir malgré deux litres de rosée qui
retiennent en suspens quelques sels. Tu n’acceptes point de
mélange, tu ne supportes point d’altération, tu es une ombrageuse
divinité…

Mais tu répands en nous un bonheur infiniment simple.

Quant à toi qui nous sauves, Bédouin de Libye, tu t’effaceras


cependant à jamais de ma mémoire. Je ne me souviendrai jamais de
ton visage. Tu es l’Homme et tu m’apparais avec le visage de tous
les hommes à la fois. Tu ne nous as jamais dévisagés et déjà tu
nous as reconnus. Tu es le frère bien-aimé. Et, à mon tour, je te
reconnaîtrai dans tous les hommes.
Tu m’apparais baigné de noblesse et de bienveillance, grand
Seigneur qui as le pouvoir de donner à boire. Tous mes amis, tous
mes ennemis en toi marchent vers moi, et je n’ai plus un seul
ennemi au monde.

Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, VII, 7


© Éditions Gallimard
Cette édition électronique du livre

Bibliothèque idéale des philosophes français

de Jean-Louis Poirier

a été réalisée le 6 octobre 2023

par IGS-CP.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage

(ISBN 978-2-251-45457-3).

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