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Sémiotique, phénoménologie et jeux de langage.

L'idée d'iconicité chez Peirce et Wittgenstein.

Pierre Edouard Bour – Archives Henri Poincaré

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La notion d'icône tient une place particulière dans la pensée de Charles Sanders
Peirce. Correspondant à un mode d'être de la pensée (toute pensée étant de nature
sémiotique pour Peirce), elle permet à Peirce de fonder sa théorie du signe sur une
base phénoménologique. Non pas que tout signe soit une icône, mais, les caractères
de l'icône étant la généralité et une forme d'indépendance ou d'autonomie
sémiotique, il est nécessaire de fonder l'étude des différents types de signes sur une
observation de la manière dont ces signes remplissent leur fonction en eux-mêmes et
de manière générale. On replacera par conséquent la notion d'icône dans le cadre de
la sémiotique de Peirce, et notamment de la fameuse triade icône-index-symbole.
On étudiera alors la phénoménologie ou phanéroscopie décrite par Peirce, son rôle
de science "pré-logique", en mettant en évidence le rôle qu'y tient l'iconicité de la
saisie des pensées.
On tentera dans un deuxième temps de défendre la suggestion faite par Kuno Lorenz
selon laquelle les jeux de langage chez Wittgenstein fonctionneraient comme des
icônes au sens de Peirce. On expliquera en quoi les jeux de langage ainsi compris
permettent à Wittgenstein de sortir de l'aporie du Tractatus, autrement dit de donner
une signification positive et méthodique au "sich zeigen" du Tractatus. On
soutiendra qu'à partir de ce point, une reconstruction pragmatique et sémiotique de
la démarche de Wittgenstein est possible. On opposera ce faisant les visées (dans
une certaine mesure) fondationnelle et catégorielle de Peirce à l'objectif de
description et d'élucidation poursuivi par Wittgenstein.

* Tous mes remerciements vont pour ce texte à Antonia Soulez, qui a eu la gentillesse de m'inviter à faire cette
conférence dans le cadre du séminaire de DEA de philosophie du langage qu'elle anime à l'Université de
Saint-Denis.
Phénoménologie et jeux de langage – La notion d'iconicité chez Peirce et Wittgenstein
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Introduction.

L'idée d'un rapprochement systématique des pensées de Peirce et de Wittgenstein n'est


pas nouvelle. En France, l'une des premières occurrences de ce rapprochement est due à
Jacques Bouveresse, dans son ouvrage de 1976, Le mythe de l'intériorité. A sa suite, plusieurs
spécialistes de Peirce ou de Wittgenstein en France ont exploré ce champ d'investigation, et
l'on lira avec profit, outre les pages de Jacques Bouveresse dans l'ouvrage susnommé, les
articles consacrés par Christiane Chauviré ou Claudine Tiercelin à ce sujet. Le présent texte,
outre les auteurs en question, se réclame d'une influence étrangère, celle du Professeur Kuno
Lorenz, de l'Université de Sarrebruck, dont l'une des thèses fera l'objet de cet exposé. C'est
son interprétation de la notion de jeu de langage et de son mode de fonctionnement qui est,
sur la recommandation du Professeur Gerhard Heinzmann qui dirige mes travaux à
l'Université Nancy 2, à l'origine de cette recherche.

L'idée de Kuno Lorenz, telle qu'il l'énonce par exemple dans son article "La valeur
métaphorique du mot “image” chez Wittgenstein" (in Wittgenstein et la philosophie
aujourd'hui) est la suivante : on peut considérer que les jeux de langage de Wittgenstein
fonctionnent comme des icônes au sens de Peirce. Je présente ici en introduction ce qui
constitue la fin de mon exposé, en guise de justification systématique des développements
plus directement théoriques et historiques qui vont suivre, concernant la sémiotique de Peirce,
et la place que le concept d'icône y occupe. Je suivrai en effet la marche suivante : je
commencerai par dégager les traits essentiels de ce concept, en m'aidant des distinctions
effectuées par Peirce au sein de sa théorie des signes. Ces traits sont une forme de généralité
et une autonomie sémiotique. Sur cette dernière idée, je montrerai que pour Peirce, il n'existe
d'ailleurs pas d'icônes pures, c'est-à-dire de signes fonctionnant de manière purement
iconique. Je m'attacherai dans un deuxième temps à examiner le rôle de l'iconicité dans la
phénoménologie, ou phanéroscopie de Peirce, en précisant également la place de la
phanéroscopie dans ce qu'on peut appeler le "système" de Peirce. La phanéroscopie est cette
discipline qui consiste à décrire les traits formels des différents constituants de la pensée,
étant entendu que, selon l'axiome de base de la sémiotique, "toute pensée est en signes". Elle
constitue une discipline pré-logique, en ce sens qu'elle ne fait pas intervenir de considérations
de vérité quant à ce qu'elle décrit. Il me semble que, dès lors que l'on considère le lien
existant entre la phénoménologie et la sémiotique, on est forcé de constater que la première
est dans une large mesure "dégénérée" au sens de Peirce, puisqu'elle ne fait intervenir que de
façon minimale les éléments symboliques qui sont pour Peirce les constituants d'une pensée
philosophique pleine et entière.

C'est précisément sur ces points, autour des notions d'iconicité, de symbole, mais aussi
de la relation entre l'ordre du pragmatique et l'ordre du sémiotique, que peut s'articuler une

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comparaison entre Peirce et Wittgenstein, ou plutôt une lecture peircienne de Wittgenstein. Il


me semble en effet que Wittgenstein renverse fondamentalement l'ordre de priorité entre
icône et symbole, renversement dont je tenterai de trouver la source dans l'opposition établie
dans le Tractatus entre ce que l'on peut dire et ce qui se montre. Lire la notion de jeu de
langage au travers de ces oppositions parallèles permet, me semble-t-il, de créer une solution
de continuité entre le Tractatus et les Recherches philosophiques. Mais cela suppose
également, comme nous le verrons, d'intégrer à la notion de jeu de langage une dimension
fondamentalement non-langagière, ou plutôt de reconnaître que tout jeu de langage doit être
considéré, comme l'affirme Kuno Lorenz, sous deux aspects complémentaires : un aspect
pragmatique et un aspect sémiotique.

I. Eléments de sémiotique peircienne.

La sémiotique occupe une place centrale dans l'oeuvre de Charles Sanders Peirce. Elle
correspond à la logique, dans l'emploi que fait Peirce de ce terme en le distinguant de son
emploi restreint, qui correspond à ce que nous entendons habituellement par "logique", c'est-
à-dire à la logique formelle. La logique en son sens sémiotique est définie par Peirce comme
"la doctrine quasi-nécessaire ou formelle des signes" (CP 2.227). Ou dans un autre texte :
"c'est la science des lois nécessaires de la pensée ou, mieux encore (la pensée se produisant
toujours au moyen de signes), c'est la sémiotique générale qui traite non seulement de la
vérité, mais aussi des conditions générales auxquelles les signes sont des signes (...), ainsi que
des lois de la pensée."

Il importe de bien insister sur ce point que la sémiotique se présente comme une étude
générale, ou pourrait-on dire, "pure", des signes. Ce caractère d'une analyse logique doit
s'entendre comme indépendante en droit d'une analyse de la pensée en termes
psychologiques. L'axiome de base de la sémiotique de Peirce, exprimé dès 1868 dans Some
Consequences of Four Incapacities, énonce que "nous n'avons pas le pouvoir de penser sans
signes" (CP 5.265). Par conséquent, l'objectif de la sémiotique de Peirce, aussi bien que son
statut, sont à la mesure du projet philosophique global de l'auteur : réaliser une analyse des
produits de la pensée qui ne se situe pas dans une perspective psychologique. La position de
Peirce par rapport à la psychologie est d'ailleurs assez paradoxale, dans la mesure où ce refus
générique d'une approche psychologiste n'exclue pas le recours à certains résultats de la
psychologie. Encore faut-il distinguer ici entre les tenants d'une psychologie de type
introspectionniste, et ceux qui comme Fechner tentent au cours du XIXème siècle d'introduire

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une rigueur scientifique dans la discipline par le biais de méthodes expérimentales ayant pour
prétention de garantir une certaine objectivité du savoir en psychologie.

Par conséquent, la sémiotique ne peut être coupée de ce projet. Encore faut-il ajouter
qu'elle ne vient pas assurer la réalisation de celui-ci isolément. La première étape qui fonde
l'entreprise philosophique est précisément l'étape phénoménologique, même si, comme nous
le verrons, il s'agira ici d'en donner une interprétation elle-même sémiotique. Au stade
phénoménologique toutefois, la tâche du philosophe est de dégager un certain nombre de
catégories, selon une optique somme toute classique d'un point de vue philosophique. Peirce
en vient ainsi à distinguer entre trois catégories fondamentales, trois "modes d'être", la
priméité, la secondéité et la tiercéité. Pour résumer d'une manière grossière, la priméité est le
mode de la qualité, de l'absolument évanescent, à tel point que l'indépendance de la priméité
l'empêche d'une certaine manière d'être saisie, puisque sa saisie entraîne immédiatement la
perte de son indépendance. Une manière de concevoir la priméité de façon conceptuellement
satisfaisante est de la définir sur le mode de la possibilité. La secondéité est le mode de
l'existence, de la résistance abrupte. C'est le mode privilégié du réel en tant que nous sommes
en connexion directe avec lui, de manière quasi matérielle, bien que la secondéité ne se
réduise pas au réel. Toute altérité, à quelque niveau que ce soit, relève de la secondéité. Du
point de vue de l'évanescence, la secondéité est l'exact contraire de la priméité. La tiercéité
est la catégorie de la médiation et de la représentation. C'est le mode de la loi, qui met en
relation des éléments de la priméité et de la secondéité.

Le schéma du processus sémiotique suit cette tripartition dans la mesure où l'on peut
analyser le signe comme un premier, renvoyant à un second, son objet, et créant un
interprétant, un troisième qui interprète le signe comme étant en relation avec l'objet. C'est
bien là la définition que donne Peirce du signe, par exemple en CP 2.228 :

CP 2.303 : [Un signe est] quelque chose qui détermine autre chose (son interprétant) à référer à
un objet auquel lui-même réfère (son objet) de la même façon, l'interprétant devenant à son tour
un signe, et ainsi de suite ad infinitum.

Cette description vaut pour tout processus sémiotique, donc, en vertu de l'axiome de
base de la sémiotique peircienne, pour tout processus de pensée :

CP 5.265 : Nous n'avons pas le pouvoir de penser sans signes.

Mais au sein de la sémiotique, la triade catégorielle définit également une division


technique suivant le champ de fonctionnement du signe. Peirce distingue ainsi entre une
grammaire pure, qui étudie le signe en tant que signe, une logique, qui étudie le signe dans
son rapport à l'objet, et une rhétorique pure, qui étudie le signe dans son rapport à
l'interprétant. En ce sens, la triade icône-index-symbole n'est qu'une des trois triades de base
de la sémiotique, représentées dans le schéma suivant :

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Signe Objet Interprétant

Signe en tant que Qualisigne Sinsigne Légisigne


signe

Signe par rapport à Icône Index Symbole


l'objet

Signe par rapport à Rhème Dicisigne Argument


l'interprétant

Il est tout-à-fait certain que Peirce a toujours accordé ses faveurs en intérêt et, partant,
en nombre de pages, à la seconde triade. Mais il n'en reste pas moins que d'un point de vue
strictement catégorial, et du point de vue de la logique interne des divisions peirciennes, la
triade icône-index-symbole ne peut être considérée comme prééminente. Il est même clair
que dans certaines perspectives, comme celle de la pragmatique, de la théorie des actes de
langage, l'étude du signe par rapport à son interprétant acquiert un statut méthodologique
beaucoup plus fondamental et fructueux. Et l'on imagine qu'un linguiste qui s'intéresse aux
structures des langues naturelles pourra s'intéresser de près aux classifications de la
grammaire pure.

L'objet de cet exposé étant toutefois l'idée d'iconicité, je me limiterai ici à une étude de
la deuxième triade. Avant de rentrer dans le détail, je dois préciser un point extrêmement
important : plutôt qu'entre différentes sortes de signes, Peirce distingue entre différentes
fonctions sémiotiques. Ces fonctions sont au nombre de trois : la fonction iconique, la
fonction indiciaire et la fonction symbolique. C'est bien un certain nombre de modes de
fonctionnement sémiotique, et non des classes de signes à proprement parler, que décrit
Peirce. Que signifie alors cette distinction ?

Peirce définit ainsi les trois types de fonctions :

CP 2.247 : Une icône est un signe qui réfère à l'objet qu'il dénote principalement grâce à des
caractères qui sont propres à cet objet, et que ce signe possède, exactement de la même façon,
qu'un tel objet existe réellement ou non.

L'icône pourrait être définie comme une image, elle représente un objet, mais sa
ressemblance avec son objet importe assez peu. L'icône apparaît comme indispensable à la

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communication d'une information. Peirce affirme que "toute assertion doit contenir une icône
ou un ensemble d'icônes, ou bien doit encore contenir des signes dont la signification n'est
explicable que par des icônes." (CP 2.278) L'icône est en fait le signe exprimant des qualités
au cours de la prédication :

CP 2.278 : L'idée que signifie l'ensemble des icônes (ou l'équivalent d'un ensemble d'icônes)
contenues dans une assertion peut être appelée le prédicat de l'assertion.

Peirce note en fait que "seule une possibilité est une icône, purement en vertu de sa
qualité ; (...) mais un signe peut être iconique." ( CP 2.276 )

L'indice entretient un lien réel avec un objet individuel. Il attire notre attention sur
l'objet, et constitue un signe "en connexion dynamique (...) et avec l'objet individuel d'une
part et avec les sens ou la mémoire de la personne pour laquelle il sert de signe, d'autre part."
(CP 2.3O5) L'indice est indispensable à l'énonciation d'un fait singulier en ce sens que s'il n'y
a pas d'indice, il ne peut y avoir que du général. L'indice n'est pas dans l'obligation d'être dans
une relation de ressemblance avec son objet. Enfin :

CP 2.292 : Un symbole est un representamen dont le caractère représentatif consiste précisément


en ce qu'il est une loi qui déterminera son interprétant. Tous les mots, phrases, livres et autres
signes conventionnels sont des symboles.

On s'explique ainsi que la distinction que fait Peirce porte sur des fonctions
sémiotiques : par exemple une icône pure ne peut exister. Elle est comprise comme signe,
donc requiert un interprétant, donc un aspect symbolique. On voit également pourquoi la
notion de ressemblance ne peut caractériser l'icône dans son mode de fonctionnement,
puisque l'icône ne peut être indépendante des aspects symboliques du signe. La ressemblance
suppose elle-même un cadre de comparaison, donc un cadre symbolique.

Par conséquent c'est bien de différents aspects ou différentes fonctions des signes que
parle Peirce. En ce sens, lorsque nous parlons d'icônes, c'est en fait à la notion d'hypoicône et
de fonction iconique, d'iconicité que nous renvoyons :

CP 2.276 : Mais un signe peut être iconique, c'est-à-dire peut représenter son objet principalement
par sa similarité quel que soit son mode d'être. Si l'on désire un substantif, un representamen
iconique peut être appelé une hypoicône.

Dans les faits, il n'existe ni indices purs, ni icônes pures. Dans la mesure où chaque
signe est interprété, intervient forcément un aspect symbolique. La notion d'iconicité renvoie
bien à un type de fonctionnement sémiotique. Est iconique le signe qui fonctionne comme
une icône. A proprement parler, aucun signe n'est donc une icône, pas plus qu'un indice. La
question de l'iconicité, l'appréciation de l'iconicité d'un signe, en tant qu'elle est liée à une
fonction sémiotique, dépend donc de l'aspect sous lequel nous considérons ce signe.

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Pourquoi alors la fonction symbolique est-elle la plus importante dans l'esprit de


Peirce ? Il semble qu'il considère qu'elle assure à l'activité sémiotique son plus haut caractère
logique. Si nous revenons à la définition première que nous donnions du processus
sémiotique selon Peirce, nous pouvons dire que le symbole correspond, dans la triade icône-
index-symbole, à l'interprétant dans la triade signe-objet-interprétant. Il est tout-à-fait
essentiel que la semiosis, le processus sémiotique, fasse intervenir un interprétant : c'est lui
qui assure la connexion entre l'objet et le signe. Une fumée ne peut réellement fonctionner
comme signe du feu que si elle est interprétée comme signe du feu. La pensée, si elle procède
effectivement par signes, ne peut se réduire à un lien naturel, strictement causal. Elle doit
faire intervenir un élément logique de liaison. En d'autres termes, si nous en revenons à lui, le
rôle du symbole est bien d'assurer la médiation entre l'icône et l'index, c'est-à-dire entre un
élément général et un élément singulier. Pour prendre un exemple simple, considérons
l'énoncé assertorique suivant :

cette feuille est blanche

Nous avons bien ici un terme général, le prédicat "blanc", et un terme singulier,
l'expression "cette feuille". On pourrait considérer que le terme singulier assure ici la fonction
indiciaire, une fonction de singularisation, et que le terme général assure la fonction iconique,
une fonction de généralité. L'icône renverrait ici à l'ensemble des occurrences de la
blancheur, la qualité de la blancheur, et l'index au sujet de l'assertion, l'objet particulier que je
désigne, cette feuille. Le symbole dans cet exemple ne serait donc rien d'autre que la copule,
c'est-à-dire l'opération, l'action par laquelle j'attribue le terme général au terme singulier,
l'icône à l'index.

J'en viens ici à un point essentiel de l'analyse peircienne de la semiosis. Il me semble


qu'elle ne peut être comprise, dans le cadre de la triade signe-objet-interprétant comme dans
celui de la triade icône-index-symbole, que si nous la référons à la maxime pragmatique de
Peirce, énoncée comme suit dans son article de 1879, "Comment rendre nos idées claires" :

CP 5.402 : Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par
l'objet de notre conception. La conception de ces effets est la conception complète de l'objet.

La maxime est pragmatique en ce sens que :

CP 5.400 : Nous atteignons donc le tangible et le pratique comme base de toute différence de
pensée, si subtile qu'elle puisse être. Il n'y a pas de nuance de signification assez fine pour ne
pouvoir produire une différence dans la pratique.

Le critère de différenciation et de clarification des conceptions est donc l'action.

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Lue sémiotiquement, cette maxime reproduit le processus que Peirce a défini. Comme
l'affirme Gerhard Heinzmann :

Si le concept est compris comme signe (plus précisément comme symbole), il est possible, en
partant dÕune classification en trois sortes de signes, à savoir representamen, objet et
interprétant, de définir le programme formulé dans la maxime en tant que semiosis, dans laquelle,
au travers dÕune séquence illustrative dÕinterprétants, une classification sémiotique de lÕobjet
de plus en plus différenciée sera atteinte.

La semiosis est ce que Peirce appelle également l'action du signe. Il faut bien insister
sur le point suivant : une lecture sémiotique de la maxime pragmatique n'est possible que
dans la mesure où les aspects sémiotique et pragmatique sont indissociablement liés. On
remarquera d'ailleurs, point sur lequel je reviendrai ultérieurement, que l'interprétation
sémiotique de la maxime pragmatique est réversible : une interprétation pragmatique du
processus sémiotique est également possible.

Ici encore, en caractérisant la semiosis comme action du signe, on comprend en quoi les
distinctions entre signes ne renvoient pas pour Peirce à des classes de signes, mais à des
fonctions distinctes du signe dans son action.

Aussi bien, si la logique, c'est-à-dire la théorie générale des signes, est censée prendre
une forme symbolique, c'est bien parce qu'elle donne des lois du fonctionnement sémiotique.
Mais si d'un point de vue philosophique, ou plutôt sémiotique et logique, Peirce affirme le
primat des symboles, il n'est pas évident que l'iconicité n'ait aucun rôle à jouer, de ce même
point de vue. La distinction entre symbolicité et iconicité n'est en tout état de cause qu'une
distinction dépendant du contexte philosophique dans lequel nous nous trouvons, du point de
vue auquel nous nous plaçons par rapport aux signes. Comme l'affirme Joe Ransdell, les
distinctions sémiotiques de Peirce "ne peuvent être appliquées qu'à des dimensions isolées"
des signes, "mais non en vue de classer ou ranger certaines choses en groupes distincts,
comme par exemple les conceptions de l'orange, de la pomme et de la poire peuvent être
utilisées pour ranger un tas de fruits en vrac en trois piles séparées. Ainsi, lorsque nous
identifions un signe comme iconique, par exemple, cela signifie simplement que l'iconicité de
ce signe se trouve posséder une importance particulière pour nous, pour une raison implicite
ou une autre dans la situation ou en fonction du but de cette analyse, sans implication quant
au fait que ce signe ne serait par conséquent ni symbolique, ni indexical." Autrement dit, les
déterminations du signe, le fait qu'il soit une icône, un index ou un symbole, ne dépend pas
du signe lui-même, mais de la manière dont nous le regardons.

Cette idée nous donne la clé de la signification de la phénoménologie, à laquelle je vais


passer à présent, en m'excusant de venir si tard au sujet réel de ce texte. Encore une fois, la
phénoménologie, et bien entendu l'iconicité, qu'on la considère "en soi" ou en relation avec la

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phénoménologie, ne peuvent être comprises qu'une fois précisés un certain nombre de points
strictement théoriques.

II. La phénoménologie ou phanéroscopie de Peirce.

Destinée à fonder la logique, et en définitive la philosophie de Peirce toute entière, sur


une base catégorielle solide, l'entreprise phénoménologique de Peirce doit être entendue
comme une entreprise "pré-logique", c'est-à-dire ne dépendant pas de la logique elle-même.
Précisons que les mathématiques sont également dans ce cas. Bien que Peirce ait longtemps
employé le terme de phénoménologie pour désigner ce compartiment de la philosophie, il
forgea autour de 1904 le terme de "phanéroscopie", qui lu semblait moins propre à
l'équivoque que celui de phénoménologie, marqué par l'hegelianisme. Mais dans le contenu
même, la phanéroscopie conserve la notion de phénomène, ici en un sens quasi kantien : le
phénomène, objet de la phénoménologie, est ce qui apparaît. Au reste, ce point est illustré par
la définition que donne Peirce de la phanéroscopie et de son objet :

CP 1.284 : La phanéroscopie est la description du phaneron ; par phaneron, j'entends la totalité


collective de tout ce qui, de quelque manière et en quelque sens que ce soit, est présent à l'esprit,
sans considérer aucunement si cela correspond à quelque chose de réel ou non. Si vous demandez
: présent quand et à l'esprit de qui, je réponds que je laisse ces questions sans réponse, n'ayant
jamais eu le moindre doute que ces traits du phaneron que j'ai trouvés dans mon esprit soient
présents de tout temps et à tous les esprits.

Et plus loin :

CP 1.286 : Il n'y a rien d'aussi directement observable que les phanerons ; et puisque je n'aurai
besoin de me référer qu'à ceux (ou leurs semblables) qui sont parfaitement familiers à chacun, le
lecteur pourra contrôler l'exactitude de ce que je vais dire à leur sujet. En fait, il devra répéter
réellement pour lui-même mes observations et expérimentations, sans quoi je ne parviendrai pas
plus à me faire comprendre que si j'avais à parler de la décoration chromatique à un aveugle de
naissance. Ce que j'appelle phanéroscopie est cette étude qui, s'appuyant sur l'observation directe
des phanerons et généralisant ses observations, distingue plusieurs grandes classes de phanerons,
décrit les caractéristiques de chacune d'elles, montre que, bien qu'elles soient si inextricablement
mêlées qu'aucune d'elles n'est isolable, il est cependant manifeste que leurs caractères sont tout-à-
fait différents, puis prouve d'une manière irréfutable que la totalité de ces grandes catégories de
phanerons se ramène à une très courte liste, et procède enfin à la tâche laborieuse et difficile
d'énumérer les principales subdivisions de ces catégories.

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Ici encore, nous retrouvons l'idée d'une distinction entre traits essentiels, et non entre
classes, puisque ces classes sont "inextricablement liées". Les catégories en question, comme
je l'ai dit précédemment, sont la priméité, la secondéité et la tiercéité. Mais, plutôt que de
m'apesantir sur ces catégories, je voudrais à présent tenter de montrer le rôle de l'iconicité
dans la phénoménologie.

Il est important de noter que, si la phanéroscopie de Peirce est indépendante de la


psychologie, et à ce titre se rapproche de la phénoménologie husserlienne, la différence ne
réside pas dans l'objet observé lui-même, mais dans la manière d'observer cet objet. Aussi
pourrait-on dire que la partie iconique de la phanéroscopie est constituée par son étape
directement observationnelle. En quel sens cette observation est-elle iconique ? Elle ne peut
l'être, si nous suivons la remarque de Joe Ransdell citée précédemment, que si en vue de notre
but particulier, il est spécialement important que nous observions ce que nous observons
comme une icône. Il faudra donc insister sur ce point que ce qui rend la phanéroscopie
iconique dans sa phase observationnelle n'est pas la nature de son objet, mais la manière dont
nous le considérons, manière qui est déterminée par notre objectif proprement philosophique.
Or, pour partir de ce point, que cherchons-nous d'après Peirce lorsque nous observons le
phaneron ? Rien d'autre, semble-t-il que des catégories parfaitement universelles. En d'autres
termes, la phanéroscopie a pour but, et c'est en ceci qu'elle rejoint le projet peircien d'analyse
de la pensée, de nous apprendre à partir de quelles catégories universelles fonctionne notre
pensée. Ou encore comme l'écrit Claudine Tiercelin, "mettre en lumière les différentes
catégories qui composent, mais que nous voile aussi la réalité."

Par quoi l'on comprend que la question de la réalité de l'objet correspondant à ce qui
apparaît à l'esprit n'a pas sa place dans l'observation phanéroscopique. Si l'on devait la
prendre en compte, on serait alors dans l'ordre du symbolique, c'est-à-dire de l'appréciation de
la relation entre une chose et son objet. Il faut au contraire ici faire abstraction de la réalité,
c'est-à-dire considérer ce qui apparaît pour lui-même, et de la manière la plus générale
possible. C'est en cela que l'on retrouve l'idée d'iconicité dans l'observation phanéroscopique :
ce qui est observé l'est parce que l'on tente d'observer ce qui, en lui-même, manifeste des
caractères qui lui sont propres, indépendamment de la référence à tout objet. Autrement dit,
l'objet de la phanéroscopie est observé sous un point de vue iconique, c'est-à-dire est
considéré comme une icône ou un ensemble d'icônes.

Que le traitement qui est fait des résultats de cette observation soit symbolique ou non
importe assez peu ici. Il me semble que l'important est que nous voyions en quel sens Peirce
fait usage de l'idée d'iconicité dans le cadre de son système philosophique. D'autre part, pour
en venir au deuxième point fondamental dans la définition donnée plus haut, Peirce ne relie
en aucune façon la phanéroscopie à un projet fondationnel subjectiviste, au sens où
l'observation du phaneron ne se résoud pas en une observation cartésienne d'états de

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conscience, d'un vécu subjectif de la conscience censé tenir le rôle de fondement absolu.
L'insistance de Peirce sur le caractère commun de ce qui est observé nous montre au contraire
que ce qui est important ici n'est pas à proprement parler la relation entre celui qui observe et
ce qu'il observe, mais bien plutôt les caractères de ce qui est observé. Il s'agit bien de voir
comment la pensée fonctionne, mais Peirce prend pour postulat que ce fonctionnement n'est
pas propre à un ego fondateur et originel. On peut noter d'ailleurs, comme l'a fait Susan
Haack, que le processus de construction de la connaissance n'est chez Peirce pas du tout
cartésien, subjectiviste, mais qu'il fait intervenir la notion de "communaté cognitive" : la
connaissance, pour Peirce, comme d'une certaine manière pour Wittgenstein, est une affaire
publique. L'étude du phaneron est donc bien une étude formelle, une étude des traits formels
de la pensée, en ce sens qu'elle tente d'en dégager les traits essentiels, généraux, traits que
Peirce pense être applicables à toute opération mentale.

La critique que l'on pourrait adresser à Peirce, et qui me permettra de faire la transition
avec ma troisième partie, concerne, pour autant que cela puisse constituer une critique, la
place accordée au symbole par Peirce, à nouveau dans l'optique de son système
philosophique. J'ai dit plus haut que Peirce entendait son oeuvre comme devant partir de, ou
plutôt tourner atour d'une logique. Si la philosophie doit être entendue comme scientifique en
ce sens, elle doit donc prendre une forme essentiellement symbolique. Mais puisque Peirce
reconnaît à l'icône et à l'index un statut irréductible par rapport au symbole, il doit en quelque
sorte en assurer la présence au sein de son système, sous peine de le rendre "incomplet". De
sorte que l'on pourrait interpréter la notion d'observation phanéroscopique comme une mesure
visant à donner un aspect iconique au système de Peirce : il va de soi que ceci n'en explique
pas entièrement l'exigence, et que des raisons proprement philosophiques sont à l'oeuvre,
comme je l'ai montré. Mais il n'en reste pas moins que Peirce aurait pu, et a en vérité
longtemps fait l'économie de ce recours à l'iconicité. C'est que ses catégories avaient déjà fait
l'objet d'une déduction proprement logique à la fin des années 1860. Peirce avait alors dégagé
les catégories par une procédure semblable à celle de Kant dans l'Analytique transcendantale.
Je ne m'étendrai pas sur ce point. Mais il est clair que, du point de vue du système de Peirce,
si la phanéroscopie doit bien assurer logiquement le fondement catégoriel, le soubassement
de la sémiotique, historiquement, le recours à l'iconicité est assez tardif, et manifeste plus un
souci de cohérence de la part de Peirce qu'une exigence d'ordre d'un point de vue
méthodologique. En d'autres termes et pour résumer cette idée, Peirce suit, selon le mot de
Kuno Lorenz, une démarche descendante qui va du symbole à l'icône. Je voudrais à présent
montrer que la marche suivie par Wittgenstein dans les Recherches philosophiques est
exactement inverse.

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Phénoménologie et jeux de langage – La notion d'iconicité chez Peirce et Wittgenstein
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III. L'iconicité des jeux de langage chez Wittgenstein.

On pourrait dire que les jeux de langage répondent à une problématique plus ancienne
chez Wittgenstein, celle, présente dans le Tractatus, de l'opposition entre "dire" et "montrer".
Wittgenstein, dans le Tractatus, concluait à une impossibilité pour la philosophie de dire quoi
que ce soit quant à la relation de représentation existant entre le langage et le monde, c'est-à-
dire, grosso modo, d'établir des énoncés de type factuel concernant cette relation, et
concernant le sens des propositions. Ce que Wittgenstein refusait, c'était la possibilité pour la
philosophie de constituer un méta-langage, un langage prenant le langage pour objet. La
relation entre le langage et le monde ne peut être exprimée sous la forme d'une proposition
scientifique. On voit ici déjà l'abîme séparant Peirce de Wittgenstein sur ce point : les
propositions symboliques que Peirce place au sommet de son édifice philosophique, et
notamment de sa sémiotique, sont précisément de ce type.

Pour résumer, si Wittgenstein refuse la possibilité d'un métalangage, c'est parce qu'il
considère que le langage fait lui-même partie du monde, et que la relation qui le lie à celui-ci
est une relation interne. Remarquons au passage qu'une telle analyse n'aurait pas été
désavouée par Peirce, dans la mesure où, comme nous l'avons vu, le processus sémiotique
pouvant être lu comme une action du signe se place du même coup lui aussi dans le monde.
Il en résulte une certaine conception de la philosophie, que Wittgenstein énonce, dans le
Tractatus, au paragraphe 4.112 :

4.112 : Le but de la philosophie est la clarification des pensées.

La philosophie n'est pas une théorie, mais une activité.

Une oeuvre philosophique se compose essentiellement d'éclaircissements.

Le résultat de la philosophie n'est pas de produire des "propositions philosophiques", mais de


rendre claires les propositions.

C'est, me semble-t-il, ce programme que Wittgenstein réalise dans les Recherches


philosophiques, au moyen du concept de jeu de langage. La citation ci-dessus nous donne
d'ailleurs quelques indications précieuses quant à l'argumentation que je vais suivre. Tout
d'abord, on y remarque le mot "activité" qui, semble-t-il, renvoie au domaine pragmatique. Si
la philosophie peut exprimer quelque chose, c'est essentiellement en tenant compte de l'aspect
fondamentalement pragmatique du langage. Mais si la philosophie est une activité, activité
d'éclaircissement du langage, on peut supposer qu'elle doit substituer à une explication
proprement symbolique un mode d'appréhension du langage qui ne le soit pas. On l'aura
compris, ce que je vais tenter de montrer à présent, c'est que les jeux de langage fonctionnent

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Phénoménologie et jeux de langage – La notion d'iconicité chez Peirce et Wittgenstein
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comme des icônes, c'est-à-dire "montrent", "laissent voir", "rendent clairs" un certain nombre
d'usages du langage.

Mais il n'est peut-être pas inutile pour commencer de revenir brièvement sur ce que
Peirce entend exactement par "jeu de langage". Les jeux de langage sont destinés à faire
apparaître de façon claire certains rouages du langage. Leur fonction se présente en premier
lieu comme une fonction de description de modes d'utilisation du langage, notamment dans la
perspective de l'apprentissage.

§7 : nous pouvons également imaginer que tout le processus de l'usage des mots se trouve dans
l'un de ces jeux au moyen desquels les enfants apprennent leur langue maternelle. J'appellerai ces
jeux "jeux de langage" et parlerai parfois d'un langage primitif comme d'un jeu de langage.

A l'affirmation du Tractatus selon laquelle "la philosophie n'est pas une théorie, mais
une activité" répond ce passage des Recherches à propos des jeux de langage :

§23 : Les mots "jeu de langage" doivent faire ressortir ici que le parler du langage fait partie d'une
activité ou d'une forme de vie.

Le jeu de langage est donc conçu comme correspondant au fonctionnement réel du


langage. Mais il est tout-à-fait possible d'imaginer, de créer des jeux de langage servant
d'outils philosophiques, en vue de manifester le fonctionnement du langage. Plus qu'une
description, il y aurait là une reconstruction de l'usage du langage, de l'activité langagière. Ou
plutôt, une description n'est possible que si nous avons effectivement la possibilité de
reconstruire un modèle de fonctionnement du langage. Or, il est tout-à-fait manifeste que le
concpt de jeu de langage peut et doit être articulé dans les Recherches philosophiques à la
thèse pragmatique de Wittgenstein énoncée au § 10 :

§10 : Que désignent dès lors les mots de ce langage ? Ce qu'ils désignent, comment cela doit-il se
montrer, si ce n'est dans la manière de leur usage.

On remarquera ici la présence de "se montrer" (sich zeigen), qui renvoie au Tractatus.
Que voulons-nous dire lorsque nous affirmons que le jeu de langage fonctionne comme un
outil pragmatique ? C'est ce que je voudrais expliquer à présent, en m'inspirant des remarques
de Kuno Lorenz sur l'iconicité des jeux de langage.

J'ai dit en effet que les jeux de langage avaient pour fonction de manifester un certain
nombre de choses quant au fonctionnement du langage. Aussi, comme le remarque Kuno
Lorenz, faudrait-il préciser que l'on passe ici de l'aspect passif du Tractatus (la relation
interne se montre) à un aspect actif (on montre cette relation, on l'exhibe). Il s'agit en fait de
considérer le jeu de langage comme une action, l'action d'exhiber, de montrer. Ce que nous
montrons, c'est la manière dont nous menons nos actions langagières. On est bien ici dans le
domaine de l'action, le domaine pragmatique. C'est pourquoi une reconstruction sémiotique

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Phénoménologie et jeux de langage – La notion d'iconicité chez Peirce et Wittgenstein
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du jeu de langage, sur le modèle de la reconstruction de la maxime pragmatique de Peirce qe


j'ai évoquée précédemment, semble possible. Mais il est clair ici que nous ne pouvons
procéder en présupposant le niveau purement sémiotique que nous voulons reconstruire, c'est-
à-dire que nous ne pouvons supposer acquis un savoir symbolique quant à l'action langagière
que nous voulons reconstruire. Ici se trouve donc le renversement de perspective qui, me
semble-t-il, caractérise la position de Wittgenstein par rapport à celle de Peirce : là où,
comme on l'a vu, Peirce partait des symboles pour parvenir aux icônes, Wittgenstein, du fait
qu'il refuse de partir d'un langage de type symbolique, adopte un point de départ iconique. La
thèse de l'iconicité des jeux de langage trouve ici sa justification première. Non pas que les
jeux de langage ne fassent pas intervenir des éléments symboliques, mais en leur aspect
premier, dans leur fonction première, ils doivent être regardés comme des icônes, des signes
manifestant ce qu'ils ont à manifester par eux-mêmes. Au reste, Wittgenstein ne cesse
d'insister sur cet aspect, par l'usage répété d'expressions faisant intervenir des éléments
visuels, par exemple au § 51 des Recherches :

§51 : Pour saisir cela d'une façon plus claire, il nous faut ici comme en d'innombrables cas
analogues, considérer les particularités des processus : regarder de plus près ce qui se passe.

Les actions entrant en compte dans le jeu de langage doivent être considérées en elles-
mêmes. Mais cette remarque implique une thèse importante quant aux jeux de langage, à
savoir que ceux-ci ne peuvent être considérés comme purement langagiers. Ils doivent faire
intervenir des éléments non-verbaux. La reconstruction de l'usage d'un mot ne peut se faire
indépendamment des actions non-verbales auxquelles ce mot renvoie. Ce qu'il faut distinguer
ici, c'est le mot considéré comme action, c'est-à-dire sous son aspect pragmatique de
réalisation d'une action, et le mot considéré comme signe, c'est-à-dire sous son aspect
sémiotique de compréhension d'une action. On pourait alors dire que, vu sous son aspect
pragmatique, le jeu de langage doit être pris iconiquement, tandis que vu sous son aspect
sémiotique, le jeu de langage doit être pris symboliquement, c'est-à-dire compris. Autrement
dit, l'iconicité est ici, dans sa liaison au pragmatisme, logiquement première dans le processus
de reconstruction du langage : ce n'est qu'au travers de ce passage par les actions qu'une
compréhension est possible, que je peux dire, à l'instar de Wittgenstein au § 251 des
Recherches, "c'est ainsi que j'agis".

Ce n'est pas le lieu ici de donner le schéma complet de cette reconstruction que permet
d'opérer le jeu de langage. Je me bornerai par conséquent, pour conclure, à esquisser quelques
remarques quant à la comparaison que je viens de faire entre Peirce et Wittgenstein sur le
concept d'iconicité. Il me semble en effet, comme cet exposé l'aura peut-être laissé entendre,
que la différence révélée par ce concept dans l'usage qu'en font les deux auteurs, dans le rôle
qu'ils lui assignent, est une différence tenant à la forme même que doit prendre le discours
philosophique. La pensée catégorielle qui caractérise la philosophie de Peirce, ainsi que le

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Phénoménologie et jeux de langage – La notion d'iconicité chez Peirce et Wittgenstein
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caractère de système qu'il a toujours tenté de donner à sa pensée, semblent à l'opposé des
visées de Wittgenstein. Certes, comme je l'ai dit, des points de ressemblance peuvent être
trouvés entre les deux auteurs, ainsi le refus de tout ego fondateur, et le caractère public de
toute pensée. Mais il apparaît que l'articulation entre niveau pragmatique et niveau
sémiotique, dans l'usage qu'ils en font, détermine quant à la conception du langage
philosophique et partant de la philosophie elle-même des directions diamétralement opposées.
Curieusement, Peirce semble sur ce point être resté prisonnier de la distinction hértée de Kant
entre mathématiques et philosophie. C'est bien en effet dans le raisonnement mathématique,
et plus particulièrement dans le raisonnement dit "théorématique" (par opposition au
raisonnement "corollariel" purement déductif) que Peirce trouve la plus haute dose de
pragmatisme et d'iconicité, notamment au travers du concept de "diagramme", qui est une
variété d'icône. Dans les mathématiques, comme l'affirme Peirce, "penser en termes généraux
n'est pas suffisant : il est nécessaire que quelque chose soit fait". Or, il me semble que cette
théorie toute kantienne de la construction des concepts est précisément ce que Wittgenstein
met à l'oeuvre avec son utilisation des jeux de langage.

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