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AIMER AUTRUI

Autrui, c’est d’abord l’autre, le différent. Cependant, l’altérité ne suffit pas à caractériser autrui. En effet,
si autrui est autre que moi, il est aussi et en même temps mon semblable. Il est alter ego, c’est-à-dire un
autre moi et un autre que moi. Autrui est donc à la fois le même et l’autre.

Prendre en compte la dimension d’autrui dans la réflexion philosophique signifie dès lors, s’interroger
sur cette double structure du

Ø même et de l’autre
Ø du sujet et de l’objet

I/ CONSTRUCTION.
COMMENT AIMER AUTRUI ALORS QU’IL EST AUTRE , ALORS QU’IL NOUS ÉCHAPPE?
L’AMOUR COMME RÊVE DE L’AUTRE

A/ ON N’AIME JAMAIS AUTRUI MAIS SEULEMENT DES QUALITÉS

Aimer autrui consisterait à l’aimer pour lui-même, en tant que tel, c’est-à-dire en tant que personne. Or,
la personne même de l’autre reste insaisissable, incernable. Le moi de l’autre m’échappe. Par conséquent,
nous sommes condamnés à n’aimer l’autre que pour ses qualités extérieures, contingentes et changeantes.
Ces qualités ne définissent pas autrui, dans la mesure où il peut les perdre. S’il les perd alors mon amour
cessera aussitôt. Ainsi, il est impossible d’aimer autrui car ce n’est pas autrui que j’aime mais bien ses
qualités.

" Celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté
sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire,
m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi,
s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités,
qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? » Pascal, Pensées,

Pascal commence par analyser un motif d’amour qui paraît évident, à savoir la beauté de la personne. Or,
Pascal montre qu’un tel motif implique qu’on n’aime pas la personne. La raison en est que la beauté est
un caractère accidentel de la personne et non son essence ou sa substance. Par personne, Pascal entend
ce qui demeure identique, soit l’essence ou la substance de l’individu.
Pascal prend des qualités intellectuelles comme motifs de l’amour. Il s’agit du jugement et de la mémoire.
Pascal use du même raisonnement que pour la beauté pour montrer qu’aimer quelqu’un pour ses qualités
intellectuelles, ce n’est pas aimer la personne ou le moi qui en fait l’individualité dans la mesure où
jugement et mémoire peuvent disparaître. Ils ne constituent donc pas l’identité de la personne.

Aimer la personne, ce serait aimer la substance de l’âme. Par substance on entend ce qui reste identique
en une chose et qui la fait demeurer dans l’être. Cette substance, en quoi consiste-t-elle ? Pascal finalement
nous indique clairement qu’on l’ignore. La conséquence qu’en déduit Pascal est qu’on n’aime personne.
B/ L’AMOUR COMME RÊVE DE L’AUTRE

C’est aussi pour cette raison qu’aimer autrui consiste à se représenter autrui et non à le voir avec ses traits
réels. L’amour est une projection, une reconstruction de l’autre. Aimer autrui c’est rêver autrui !

Aimer c’est se représenter un objet, se le représenter c’est le mettre en image, le mettre en image c’est
l’imaginer. Aimer et imaginer apparaissent donc comme les deux faces d’une seule et même réalité. Ainsi,
l'imagination est présentée comme une illusion dangereuse qui consiste à sublimer l'objet et à ne plus voir
ses traits réels. On assiste à une transfiguration de l’être aimé par le pouvoir de l’imaginaire. En
conséquence de quoi, aimer peut signifier une mise à l’écart de la raison au profit d’une lecture idéalisée
de l’être. Ainsi, l’amour repose sur la production d’une fiction.

Proust. Du côté de chez Swann. « Qui du cul du chien s’amourose, il lui parait une rose » déclare la
duchesse de Guermantes.

Aimer, c’est cristalliser l’objet de ses désirs, le voir non tel qu’il est, mais tel qu’on voudrait qu’il soit. On
voit bien que l’amour ne dépend pas d’une qualité objective de l’objet mais plutôt d’une disposition du
sujet. Cette disposition est liée à l’imaginaire. Aimer c’est se représenter un objet, se le représenter c’est
le mettre en image, le mettre en image c’est l’imaginer. En conséquence de quoi, aimer peut signifier une
mise à l’écart de la raison au profit d’une lecture idéalisée du réel. Ainsi, l’amour repose sur la production
d’une fiction. L’amour se nourrit de l’imaginaire. L’amour n’a en effet a priori que peu de choses à voir
avec la raison, entendue comme cette faculté en l’homme de connaître.

C’est cette idée qu’analyse Stendhal dans son Essai De l’amour. Stendhal a 35 ans, lorsqu'il rencontre
Mathilde Dembowski une jeune bourgeoise milanaise. Il éprouve pour elle un amour fou mais non
partagé. Il publie quatre ans plus tard, un essai intitulé De l'amour dans lequel il développe sa célèbre
théorie de la cristallisation qu'il définit comme "l'opération de l'esprit qui tire de tout ce qui se présente la
découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections". « Un homme passionné voit toutes les perfections
dans ce qu’il aime ». Ainsi, l'imagination est présentée comme une illusion dangereuse qui consiste à
sublimer l'objet et à ne plus voir ses traits réels. « La cristallisation augmente les perfections de l’objet
aimé. Le travail de la passion crée une illusion, de l'être aimé par l'amoureux : la femme réelle n'existe
plus, la femme réelle est transfigurée par la passion. Stendhal constate de manière ironique : “L’on dirait
que par une étrange bizarrerie du coeur, la femme aimée communique plus de charme qu’elle n’en a elle-
même”.Ainsi, par la cristallisation, le fantasme de l’amant a tendance à prendre le pas sur la réalité.
L’homme passionné en arrive à ne plus chérir la personne réelle, l’objet de son désir, mais l’image idéale
qu’il s’en est faite.

Comme le souligne Ribot dans son Essai sur les passions : “ la conclusion est donnée d’avance ".
L’amant est soumis à la tyrannie de son imagination.

C/ LA DISTANCE NOURRIT L’AMOUR ET RENFORCE L’IMAGINATION, L’AMOUR NE


RÉSISTE PAS A LA PRÉSENCE DE L’AUTRE.

C’est parce que l’amour est une projection de l’être aimée qui paradoxalement disparait au profit de sa
propre image que la présence de l’autre apparait comme obstacle au rêve que l’on se fait de lui. La
présence, en effet, résiste aux projections.
On peut donc insister sur le rôle salvateur de la distance qui permet de faire travailler l’imagination. Plus
la distance est grande, plus l’imagination travaille. L’amour s’exacerbe de l’absence de l’autre. Si bien que
la seule chose que l’on puisse souhaiter à l’amant est de n’obtenir jamais ce qu’il désire !

Andy warhol « l’amour est meilleur dans les rêves que dans les draps » L'amour fantasmé vaut bien mieux
que l'amour vécu.
Il semble que l’amour entretienne donc une relation paradoxale avec son objet. En effet, l’amour veut et
en même temps ne veut pas être satisfait. L’amour pour survivre ne devrait donc jamais être satisfait. La
seule façon de préserver l’amour est de repousser à l’infini le moment de sa satisfaction.

Rousseau lui aussi évoque cette idée à travers sa définition du désir entendu comme « bonheur du juste
avant » dans La Nouvelle Héloïse
Le moment de la jouissance est aussi celui de la désillusion et de la déception. La preuve que le sentiment
amoureux n’est qu’une projection de l’autre est le fait que l’illusion cesse quand commence la jouissance.

« Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même ; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur;
on ne se figure point ce qu'on voit; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où
commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité […].

Ici, le mot prestige est à mettre en rapport avec la prestidigitation, c'est à dire l'art de rendre réel ce qui ne
l'est pas ; c'est l'art du magicien. (Cristallisation stendhalienne) Or, le pouvoir de l’amour est bien un
pouvoir qui s'apparentait à la magie étant donné qu'il nous faisait croire comme existant ce qui ne l'était
nullement. Réduit à sa seule réalité, dépouillé de tout ce que l'imaginaire cristallisait sur lui, l'objet réel ne
peut que susciter la déception, tel un tour de magie sans illusion, en quelque sorte.

C’est la raison pour laquelle, pour Rousseau « Le pays des Chimères est en ce monde le seul digne d’être
habité »

Gide. « Chaque désir m’a toujours plus enrichi que la possession toujours fausse de l’objet de mon désir »
Nourritures terrestres.

D/COMMENT AIMER AUTRUI ALORS QUE PAR DEFINITION, AUTRUI M’ÉCHAPPE.

Le verbe aimer est un verbe transitif, suivi d’un objet. Aimer implique donc que nous avons une
connaissance de cet objet. Aimer c’est considérer un objet comme étant source de jouissance ou de
satisfaction. Cependant, autrui n’est pas un objet mais un sujet. Ainsi nous n’aimons pas autrui comme
nous aimons les glaces à la fraise. Il s’agit d’on d’aimer un autre, c’est-à-dire un être qui par définition
m’échappe. Autrui n’est pas un objet, on peut parler d’une évanescence de l’autre. Autrui sera toujours
au-delà de tout ce que je pourrai en dire. Il est même au-delà du discours. Autrui est de l’ordre de la
transcendance, or sa transcendance ne peut se résorber dans l’immanence.
Autrui est de l’ordre de l’ineffable. (inefabilis : ce qu’on ne peut exprimer)
Autrui est une hétérotopie, un ailleurs. Il ne pourra jamais être objet de connaissance ?
Comment aimer l’autre qui m’échappe ?

Autrui m’échappe. Proust. Albertine disparue.


Le héros décide d’installer chez lui sa maîtresse. Il peut la voir et la posséder à toute heure du jour. Il a
su la mettre dans une totale dépendance matérielle. Ainsi, il devrait être tiré d'inquiétude. Cependant, il
est, au contraire, rongé par le souci. En effet, c'est par sa conscience qu'Albertine échappe à Marcel. C’est
la raison pour laquelle il a le sentiment de ne pouvoir la saisir que lorsqu’elle est endormie. « Son moi ne
s’échappait pas à tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée inavouée et du
regard »

Transition : La violence n’est-elle pas une réponse à l’autre qui m’échappe ?


II/ DÉCONSTRUCTION.
AIMER AUTRUI C’EST VOULOIR ABOLIR L’ALTÉRITÉ MÊME DE L’AUTRE
L’AMOUR COMME REFUS DE LA DIFFÉRENCE, COMME RÉDUCTION DE L’AUTRE AU MÊME.
EROS ET NÉGATION DE L’AUTRE

A/ AIMER AUTRUI C’EST S’AIMER SOI-MÊME.

L’amour de l’autre n’est-il pas en fait l’expression de l’amour de soi ? Le narcissisme est au fondement
même de l’amour de l’autre

Socrate dans Le premier Alcibiade. « Si l'oeil veut se voir lui-même, il faut qu'il se regarde dans un autre
oeil ». Quand on regarde l'autre dans le blanc des yeux, ce n'est pas l'âme de l'autre que l'on voit mais un
reflet de leur propre image. Le désir de l'autre ne serait que contemplation du désir de soi. Le désir du
corps de l'autre reposerait sur une volonté de recomposer une unité perdue avec soi-même.

Le langage courant présente l’être aimé comme l’âme sœur, l’alter égo. Nous pouvons aussi reprendre
des expressions désuètes telles que « ma mie » ou encore « ma moitié ». L’être aimé ne serait qu’un miroir
dans lequel on se contemple soi-même.

Verlaine/ Mon rêve familier. (Poèmes saturniens)

« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant


D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon coeur, transparent


Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.


Son nom ? »

Le poète n’aime cette femme que parce que d’abord elle l’aime. La première personne est omniprésente :
« m’aime » « me comprend ». La femme n’a pas d’existence propre. Elle est plongée dans l’anonymat, il
ignore même la couleur de ses cheveux. Elle n’est qu’une projection du poète, son âme sœur au sens
propre du terme. Elle est sans identité. Elle n’existe qu’en tant que double du poète. Elle est son âme
sœur, son alter égo, un autre lui-même. Elle l’aime et le comprend. Le poète n’aime cette femme que
parce qu’elle l’aime. Il ne s’intéresse pas à elle en tant que telle.

« Tu n’es qu’une partie de moi » dit la mère à sa fille dans le film Family life de Ken Loach. (1971)
B/EROS ET DESIR DE FUSION.

L’amour de l’autre paradoxalement entraînerait un désir de négation de l’autre. Aimer autrui c’est vouloir
abolir la distance qui nous sépare d’autrui, aimer c’est vouloir ne faire qu’un avec l’autre. L’amour est
désir de fusion, de symbiose à la fois mortifère et illusoire.

Le baiser de Munch (1897) réalise ce désir de fusion des amants. Les amants en effet, souhaitent ne faire
qu’un avec l’être aimé, au point de ne former qu’une seule et même personne. Cependant, du désir de
fusion à la confusion des êtres, il n’y a qu’un pas.
Le peintre représente un couple entouré par les ténèbres, dans une pièce éclairée seulement par un rayon
de lumière venant par une fenêtre partiellement couverte par un rideau. Les deux visages qui se mêlent
et se confondent. Les corps semblent glisser l'un sur l'autre dans une seule et même forme, sans traits
distinctif. Munch dissout presque complètement les contours du baiser, abolissant la distance physique.
On assiste à une véritable dissolution des corps. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est le fait que
les visages ont disparu. Or, le visage est justement la marque de l’identité, de la singularité de chaque être.
Les amants s’enserrent, jusqu'à ce qu'ils perdent leur identité. Dans le désir de fusion, il y disparition de
l’altérité et de l’identité : ce tableau offre l’illusion d’une relation.

C/ AIMER C’EST VOULOIR POSSÉDER L’ALTÉRITÉ MÊME DE L’AUTRE

Ce que je veux est que l'autre m'appartienne, m'approprier sa liberté. Le désir repose sur une volonté de
s'approprier la conscience de l'autre, sa subjectivité, sa liberté, c’est-à-dire justement ce qui le définit en
tant qu’autre.

L’amour ne repose pas seulement sur une volonté de réduire l’autre au même, mais également de réduire
le sujet à un objet. Amour comme désir de réification de l’autre.

Sartre, L'Etre et le Néant. Montre que le désir physique cache une volonté de posséder la subjectivité de
l’autre. En effet, si le désir amoureux consistait simplement dans le désir de posséder le corps de l’autre,
c’est-à-dire de pouvoir jouir de lui sexuellement et exclusivement, de pouvoir l’utiliser comme un pur
objet sexuel, l’amoureux devrait être entièrement satisfait dès qu’il a pleinement accès au corps de l’aimé.
Son insatisfaction prouve que la possession physique est insuffisante.
Aimer corps et âme : aimer c’est non slt vouloir posséder un corps, mais vouloir posséder une âme.
Dans cette optique, on peut dire que Dom Juan est un éternel insatisfait. Dom Juan est celui qui
paradoxalement ne jouit jamais. A la racine du désir charnel, on retrouve l’illusion qu’en touchant le corps
de l’autre, je touche enfin à sa subjectivité. C’est peut-être pour cette raison que la relation sexuelle ne
peut que susciter un sentiment de déception.
« Il faut qu'en touchant ce corps, je touche enfin la libre subjectivité de l'autre » écrit Sartre dans l’Etre et
le néant. L'amant veut posséder une liberté comme liberté. « C'est de la liberté de l'autre en tant que telle
que nous voulons nous emparer ». Le sentiment amoureux vise un asservissement de l'autre dont je veux
posséder la liberté. Ce n'est jamais le corps que je désire mais toujours la conscience de l'autre.
Sartre montre qu’autrui, par sa liberté inconditionnelle, échappe toujours à l’objectivation. Il écrit « c’est
là le vrai sens du mot possession (…) tel est l’idéal impossible du désir : posséder la transcendance de
l’autre ».

Proust. Albertine disparue.


Le héros ne connaît de répit que lorsqu’il contemple Albertine dans son sommeil. L'amour veut captiver
la "conscience". « Étendue de la tête aux pieds sur mon lit (…) je lui trouvais l’air d’une longue tige en fleur
qu’on aurait disposée là, et c’était ainsi en effet (…) , comme si, en dormant, elle était devenue une plante.
Par là, son sommeil réalisait, dans une certaine mesure, la possibilité de l’amour »Albertine est
véritablement végétalisée, elle a perdu toute conscience. Elle est comme morte. Le sommeil est comme
une mort. Il réalise la possibilité même de l’amour qui consiste à capter la conscience de l’autre.
Cependant il en est en même temps son impossibilité. La mort réalise à la fois la possibilité et
l’impossibilité de l’amour. « En le tenant sous mon regard, dans mes mains, j’avais cette impression de la
posséder tout entière que je n’avais pas quand elle était réveillée. Sa vie m’était soumise »

D/ DÉSIR DE DESTRUCTION, DÉSIR DE LA MORT DE L’AUTRE

Sartre. L’être et le néant. « Il arrive qu’un asservissement total de l’être aimé tue l’amour de l’amant. »

L’Eros est possessif, il est prédateur de l’autre. C’est parce que l’autre résiste à la possession qu’aimer et
hair peuvent constituer les deux faces d’une seule et même réalité. Cependant, curieusement, l’amour peut
se conjuguer à la haine, comme si les sentiments extrêmes pouvaient se mêler et se confondre.

La tragédie classique offre souvent la représentation de la fureur féminine.

Andromaque. Racine.
À la nouvelle du mariage de Pyrrhus avec sa captive, la fureur d’Hermione ne connait plus de bornes.
Elle ordonne à Oreste d’immoler Pyrrhus devant l’autel et lui promet de l’épouser à ce prix. Cette scène,
à l'acte II, scène 1 renouvelle en effet le canon de la femme en fureur, hypostasiée ici par Hermione.

« Si je le hais, Cléone ! Il y va de ma gloire,


Après tant de bontés dont il perd la mémoire.
Lui qui me fut si cher, et qui m'a pu trahir,
Ah ! je l'ai trop aimé pour ne le point haïr. »
III/ RECONSTRUCTION
L’AMOUR COMME AMOUR DE L’ALTÉRITÉ ET DE LA DIFFÉRENCE
AIMER AUTRUI C’EST AIMER UN SUJET, AIMER C’EST REGARDER A DISTANCE

A/ AMOUR COMME EXPÉRIENCE DE LA TRANSCENDANCE DE L’AUTRE

Aimer autrui c’est maintenir la distance.

Alors que dans L’anniversaire de Chagall, on voit que les lèvres des amoureux ne se touchent pas. On
voit qu’il y a une différence radicale entre le baiser de Magritte, de Munch et celui de Chagall. Chez
Chagall, la distance entre les êtres est préservée, c’est cela qui distingue d’ailleurs l’Eros et l’Agapé : dans
le cadre de l’Eros, la distance est abolie et le corps est un objet, alors que dans le cadre de l’Agapé, la
distance est préservée, le corps est phénomène. Aimer autrui serait comme tendre vers qq chose qui se
retire à mesure qu’on s’en approche, qq chose qu’on ne peut ni ne veut saisir.

Badiou Eloge de l’amour


« l’amour est une séparation, une disjonction, une différence ».
Aimer c’est « assumer la différence et la rendre créatrice »

Badiou « L’ennemi principal de l’amour ce n’est pas l’autre qui est mon ennemi, c’est le moi qui veut
l’identité de l’autre, qui veut l’identité contre la différence. »

Finkielkraut, dans La sagesse de l’amour, écrit que « Dans l’expérience amoureuse, l’autre se dérobe et
s’efface», « L’amoureux lâche la proie pour l’ombre, le savoir pour le désir, la connaissance qui épingle
l’objet ».

Aimer autrui ne consiste ni à le connaître, ni à en faire l’expérience. Le « ne pas connaître », le « ne pas


saisir » devient paradoxalement la condition de possibilité de l’amour.

L’ amour comme expérience de la transcendance.

L’exemple de la caresse chez Levinas illustre aussi l’idée selon laquelle on ne peut véritablement aimer
que si l’altérité de l’autre est préservée. On voit bien que le corps de l’autre est de l’ordre de l’ineffable, le
corps et présent dans son absence, absent dans sa présence, le corps est une trace. Dans Totalité et infini,
il écrit que « la caresse consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s’échappe sans cesse, à solliciter ce
qui se dérobe». Elle exprime l'amour dans l'invisible, sans le dire, sans dévoilement. Elle ne vise ni une
personne, ni une chose, mais un être évanescent. La caresse ne sait pas ce qu’elle chercher. La caresse
serait expérience de la transcendance de l’autre. En cela elle apparait comme une expérience absolument
métaphysique. Aimer, c’est faire l’expérience de la transcendance de l’autre. Ce que la caresse exprime,
c’est son renoncement à la possession. L’expérience de la caresse paradoxalement n’est pas l’expérience
d’une présence de l’autre mais au contraire d’une absence, d’une distance et d’une altérité. L’Autre est ce
qui résiste à toute tentative de possession et c’est là que je comprends que l’autre n’est pas un objet. C’est
à partir de ce constat que peut surgir le concept de violence, la violence est une réponse à l’autre qui
m’échappe. C’est ce qui distingue le désir de l’amour, le désir est une volonté d’abolir la distance tandis
que l’expérience de l’amour véritable, c’est ce qui protège la distance, l’accepte. Dans Autrement qu’être,
Levinas écrit au sujet de la caresse « Dans la caresse, ce qui est recherché comme s’il n’était pas la,̀ comme
si la peau était la trace de son propre retrait, comme une absence qui cependant est on ne peut plus là ».
Levinas évoque une « énigme de la carresse ». Consistant "à ne se saisir de rien", la caresse se contente
d'effleurer. Elle glisse, toute en tact, indéfiniment. Elle cherche, sans savoir quoi, sans rien trouver, mais
sans cesser. En fait, elle "marche à l'invisible". La caresse, n'hésite pas à dire Levinas, "transcende le
sensible".
Aimer autrui, c’est donc faire l’expérience de l’insaisissable, de l’ineffable. Aimer autrui c’est solliciter ce
qui s’échappe sans cesse, tout en renonçant à la posséder. Nous avons là comme le constat d’une
impossibilité.

AIMER C’EST FAIRE L’EXP DE L’IMPOSSIBLE

Derrida (Politiques de l’amitié) : Aimer c’est « se reporter vers l'inappropriabilité infinie de l'autre, à la
rencontre de sa transcendance absolue au-dedans même de moi, c'est-à-dire en moi hors de moi. »

B/ AIMER AUTRUI C’EST RENCONTRER AUTRUI, ELEVER AUTRUI AU RANG DE « TU »


EROS CAPATIF : AUTRUI OBJET (CELA)
AMITIÉ : AUTRUI SUJET (TU)

« Au commencement est la relation » écrit Buber dans Le Je et le tu. Or, si l’amitié réalise la relation, on
pourrait dire : « au commencement est l’amitié » !

En 1923, Buber rédige son œuvre maîtresse : Je et Tu (Ich und Du), qui se construit autour de la notion
d’altérité et de l’approche de l’autre en tant que personne. De Martin Buber, on pourrait dire qu’il est
essentiellement le philosophe de la rencontre et de la réciprocité. Pour Buber, toute vie réelle est
rencontre

AIMER AUTRUI C’EST ALLER A SA RENCONTRE. RENCONTRER AUTRUI C’EST


DIALOGUER.

« La rencontre (..) est le cœur d'une vie humaine. » « La rencontre c'est un bouleversement. »

« Un être existe par le Monde, qui vous est inconnu et, soudain, en une seule rencontre, avant de le
connaître, vous le reconnaissez. Dans la nuit, un dialogue s'engage, un dialogue qui, par un certain ton,
engage à fond les personnes » Buber.

Le terme « dialogue », employé dans la philosophie de BUBER, est à comprendre au sens fort. Il n’est
donc pas une simple conversation mondaine. C’est dans le dialogue que l’amitié se construit. Le dialogue
consiste à se tourner vers l’autre, à m’adresser à lui et à laisser l’autre se tourner vers nous. Aimer autrui
c’est le traiter comme un « Tu » et non comme un « Cela »Dans l’Eros captatif, autrui n’est pas traité
comme un TU mais comme un CELA, c’est-à-dire comme une chose. Dans l’amitié, autrui est considéré
comme un TU. Je le considère comme un « partenaire ». Or, autrui en me répondant, me confirme moi-
même en tant que personne.

Aimer autrui, c’est le laisser se tourner vers nous et nous conformer nous-mêmes en tant que personne.
Donc seule l’amitié confirme les êtres en tant que personne. C’est slt dans l’amitié que le Je peut se poser
comme un Je.

Aimer autrui c’est devenir soi-même un Je !

Aimer autrui c’est rencontrer autrui, c’est-à-dire rendre possible cette reconnaissance mutuelle des êtres
comme des personnes. Cette reconnaissance mutuelle est rendue possible et accomplie par le dialogue.

Aimer autrui c’est rencontrer autrui, rencontrer autrui est un évènement qui nous transforme en
personne ! Dans la rencontre, le je devient une personne. En cela elle constitue un évènement. Il prend
conscience de lui-même comme subjectivité. Il reçoit l’altérité de l’autre comme une entité à part entière.

À l’issue de la rencontre, la personne elle-même est changée, elle a évolué par le dialogue avec l’autre être
humain ; c’est ce qui est exprimé par Buber par la notion de « revirement ».
C/ AIMER C’EST REGARDER A DISTANCE, AMOUR DIVIN, L’AMOUR DU PROCHAIN

Aimer autrui c’est donc renoncer à l’appropriation, accepter de regarder autrui à distance. En cela, aimer
autrui c’est se rapprocher de l’amour divin.

Simone Weil. L’amitié. « L’amitié est le miracle par lequel un être humain accepte de regarder à distance
et sans s’approcher l’être même qui lui est nécessaire comme une nourriture »

« L’amitié consiste peut être à penser un problème insoluble »

Dans l’amitié, il ne s’agit pas de réduire l’autre à sa merci mais au contraire de désirer maintenir chez
l’autre « la conservation de la faculté de consentement en soi-même et chez l’autre »

L’amitié est « un pressentiment et un reflet de l’amour divin »

Dieu regarde sa créature à distance. Par ce détachement, l’amour pour autrui imite l’amour de Dieu.
Seule l’amitié pure parvient au parfait équilibre, à un rapport miraculeux entre altérités. Mais lorsque
l’amitié est pure, elle est transformée. Elle n’est plus seulement un rapport entre deux individus, elle est
une modalité de la présence de Dieu.

L’orientation de Simone Weil est chrétienne. En effet, bien que née dans une famille d’origine juive
alsacienne, éprouvant une vive attirance pour le christianisme, elle ne tarde pas à se détourner du judaïsme
et connaît plusieurs expériences mystiques à partir de 1935.
« l’amitié pure enferme qq chose comme un sacrement »
« l’amitié pure est une image de l’amitié originelle et parfaite (…) qui est l’essence même de dieu »
Et si aimer l’autre c’est implicitement aimer Dieu.

Il s’agirait donc d’apprendre à aimer autrui à l’image de Dieu.

Aimer autrui, n’est-ce pas déjà aimer Dieu ?

D/ AIMER AUTRUI C’EST S’OUBLIER SOI MÊME.

Romain Gary, dans L’angoisse du roi Salomon raconte l’histoire de Jean, un chauffeur de taxi, dont la
passion est de trouver de nouveaux mots dans le dictionnaire. Il cherche un jour le mot amour et trouve
la définition suivante « disposition à vouloir le bien d’un autre que soi et à se dévouer à lui ».

Ainsi, l’amour se rapproche de la bienveillance. Et c’est sans doute ce qui le distingue du désir.
L’amour serait un désir, mais un désir tourné vers l’autre, un désir qui conduit à l’oubli de soi, au sacrifice.

Le concept de « tact » tel qu’il est défini par Roland Barthes, dans une leçon prononcée au collège de
France (1977-1978) permet peut-être de saisir l’essence de l’amour : « Le tact vient du même mot que
tactile qui désigne le toucher. Ainsi, sans tact, je peux donc salir l’autre, détruire ce dont je m’empare (…)
faire preuve de tact, c'est faire preuve de délicatesse, entourer l’autre de soin et d’attention. »

Eros = oubli de l’autre


Agape = oubli de soi

Paradoxalement, dans l’amour, le sujet se réalise dans l’expérience de son propre retrait. C’est la raison
pour laquelle Jankélévitch écrit dans Le paradoxe de la morale que « Plus il y a d’être moins il y a d’amour,
moins il y a d’être, plus il y a d’amour ».
Il ne peut y avoir amour que si l’ego est en retrait, l’humilité et la pudeur apparaissent comme les
conditions de possibilité de l’amour. Il écrit plus loin que l’Agape consiste à « faire tenir le maximum
d’amour dans le minimum d’être ».
L’amour devient ouverture à l’autre, il se réalise dans l’élan du cœur et la générosité. Jankélévitch indique
bien ce lien intime, fondamental, entre l’amour et la charité. Pour lui, l’amour est « le versant vécu et
sensible de la charité ». Chez Jankélévitch, on retrouve même une véritable morale de l’amour puisque
l’Agape requiert la pudeur, l’humilité, la sobriété, et même le retrait de soi. Aimer s’opposer à désirer
dans la mesure où désirer c’est demander, aimer c’est donner. Le verbe aimer ne peut prendre naissance
que dans un total abandon de soi. Ainsi, l’amour réalise ce qu’on pourrait appeler un décentrement de
soi, décentrement de soi rendu possible par la rencontre avec l’autre. Il s’agit par l’acte même d’aimer,
de renoncer à soi pour entrer en contact avec l’autre. L’amour me pousse donc à dépasser mon
égocentrisme, à ressentir comme une douleur insupportable le fait de n’exister que pour moi.

E/ AIMER L’AUTRE C’EST TENTER DE LUI SURVIVRE

Aimer autrui c’est accepter de lui survivre. La rencontre avec autrui porte déjà le pressentiment du deuil
à venir. L’un des deux devra survivre à l’autre…. La rencontre est déjà, dès le départ anticipation du deuil:
aimer s’inscrit dans la proximité de la mort.

Derrida, dans Politiques de l’amitié approfondit cette réflexion dans la mesure où l'amour n’est même
pas conditionné par la vie, l’amour peut, doit survivre à la mort.

« On ne survit pas sans porter le deuil […] Ce temps du survivre donne ainsi le temps de l’amitié […], un
temps qui se donne en se retirant, [qui] n’arrive qu’à s’effacer. »

Cependant, cette anticipation de la mort, ne barre pas l’avenir de la rencontre : il l’ouvre au contraire,
mais d’une façon singulière.

« La certitude mélancolique (….) endeuille chacun d'un implacable futur antérieur. L'un de nous deux
aura dû rester seul, nous le savions tous deux d'avance. Et depuis toujours, l'un des deux aura été voué,
dès le commencement à porter en lui seul, en lui-même, et le dialogue qu'il faut poursuivre au-delà de
l'interruption, et la mémoire de la première interruption ».

Aimer un autre, c’était déjà tenter de lui survivre, c’est projeter l’éventuelle absence.

« Je ne pourrais pas aimer d’amitié sans en projeter l’élan vers l’horizon de cette mort […] sans m’engager
sans me sentir d’avance engagé à aimer l’autre par-delà la mort. Donc par-delà la vie. »

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