Vous êtes sur la page 1sur 5

73

NECTART # 1 6 Dossier

Prendre
conscience
de notre
inconscience
Ouvrir
la voie
aux livres
de l’après-
pétrole
ANAÏS MASSOLA
NECTART # 1 6
75
Dossier -Prendre conscience de notre inconscience
Ouvrir la voie aux livres de l'après-pétrole

Comme d’autres secteurs de la culture,


les métiers du livre s’efforcent de s’adapter à l’urgence
climatique. Trop lentement et sans faire leur propre
révolution culturelle, selon Anaïs Massola, présidente
de l’Association pour l’écologie du livre. Elle incite
la chaîne du livre à tendre vers des modèles plus
sobres et plus collectifs.

i l n’est jamais aisé de prendre


conscience. Pas facile de pouvoir
le faire. Et pas facile d’assumer les
conséquences de nos actes, une fois
les yeux ouverts.
Avec l’Association pour l’écologie du
livre, nous avons tenté collectivement, ces
enjeux de la bibliodiversité (les idées que
portent les livres, et comment celles-ci nous
transforment et nous nourrissent).
De notre point de vue, ces trois écologies sont
nécessairement enchevêtrées ; n’en considérer
qu’une seule revient à ne traiter qu’un pan
du problème complexe auquel nous avons à

DR
dernières années, de définir les problèmes faire face. C’est donc à partir de ce cadre que /DOLEUDLULH/H5LGHDXURXJHGDQVOH;9,,,eDUURQGLVVHPHQWGH3DULVOLHXGHU«ŴH[LRQVXUOō«FRORJLHGXOLYUH
auxquels nous avons à faire face. C’est ainsi j’analyse dans les lignes qui suivent les diverses
que nous avons développé une approche manières dont s’opèrent actuellement les prises
basée sur ce que nous appelons les « trois de conscience dans la filière livre. de ceux qui en profitent ou qui les subissent. Pour autant, produire 200 000 tonnes de
écologies du livre »1 : Tout d’abord, la fabrication du livre consomme livres par an, ce n’est pas rien… De fait,
– une écologie matérielle, qui aborde toutes à la fois les déchets de la filière bois (et donc comme tous les autres secteurs marchan-
les questions d’éco-responsabilité (fabrica- Petit état des lieux de la évolue avec elle), beaucoup d’eau et beaucoup disés, la filière livre est prise dans les filets
tion, transport, durée de vie des livres…) ; chaîne du livre en Occident d’énergie. Néanmoins, la chaîne du livre ne des logiques capitalistes contemporaines :
– une écologie sociale, qui pense les problé- représente que 7 % du papier consommé en mondialisation des ressources, économie de
matiques de coopération et d’interprofession Les données sur lesquelles je m’appuie ici France ; la pollution dont elle est responsable flux et vitesse accélérée. La fabrication et la
(rôles et métiers, indépendance, précarisa- sont françaises, mais il importe de bien est donc, par exemple, bien moindre que celle circulation des livres polluent donc de plus
tion, atomisation, vitesse…) ; comprendre que les logiques sont les mêmes engendrée par l’impression de publicités en plus, et créent toujours plus de déchets
– une écologie symbolique, qui traite des partout sur la planète, que l’on fasse partie (environ 40 % du papier). et de gaspillage.
NECTART # 1 6
77
Dossier -Prendre conscience de notre inconscience
Ouvrir la voie aux livres de l'après-pétrole

mb6LOōDSSHOGHFROOHFWLIVGōDXWHXUVHWGōDXWULFHV¢
XQHG«FURLVVDQFHGHODSURGXFWLRQKHXUWHHQFRUHEHDXFRXS
la proposition trouve dans les besoins de décroissance
HWGHVREUL«W«GHVDUJXPHQWVSHUWLQHQWVb}
mentation substantielle du prix de l’énergie), de construire autrement. En tant que libraire
amènent un certain nombre d’acteurs et (et donc, littéralement, en bout de chaîne),
d’actrices à tenter de se projeter dans des j’ai le sentiment que malgré l’abondance de
trajectoires plus en cohérence avec ces l’offre, nous assistons globalement à une pro-
enjeux. Les régions, par exemple, regardent duction qui s’oriente vers ce que l’écrivaine
du côté des circuits courts ; elles repensent et éco-féministe Vandana Shiva appelle des
aussi leurs contrats de filière en se demandant « monocultures de l’esprit » par analogie avec
comment y intégrer les fabricants (papetiers l’agriculture. On voit par ailleurs une écono-
et imprimeurs). Les grands groupes, eux, mie du livre où l’obsolescence des titres est
Aujourd’hui, le tissu industriel sur lequel cela fait peu de temps qu’un mouvement partent à la chasse au gaspillage, ce qui de plus en plus rapide ; pour le dire de façon
repose la chaîne du livre paraît de plus en d’éco-responsabilité se diffuse dans la chaîne peut les amener à se réinterroger sur leurs schématique, un « livre jetable » est remplacé
plus fragilisé. On trouve de moins en moins du livre, porté par deux motivations : d’une pratiques en matière de transport, de retours en deux à trois semaines par un autre livre
de papetiers en France, et quasiment plus part, divers engagements personnels ; d’autre ou de pilonnage. tout aussi « jetable ». Dans un imaginaire de
aucune usine de recyclage (le papier recy- part, la nécessité de trouver des solutions 3. Une démarche politique. On observe que type « croissance verte », les livres de demain,
clé ne représentant que 1 % de nos livres pour faire face aux carences de ressources d’anciens enjeux propres au livre résonnent une fois lus, pourraient être donnés à manger
imprimés) ; quant aux imprimeries, elles à venir. avec ceux de l’écologie. Par exemple, aux moutons qui tondraient nos pelouses,
sont en chute libre (- 35 % au cours des J’ai pu voir émerger trois grands types de l’appel de collectifs d’auteurs et d’autrices puis refabriqués immédiatement au besoin.
quinze dernières années) et connaissent une démarches ces dernières années, celles-ci à une décroissance de la production qui Cela aurait le mérite de ne pas faire preuve
délocalisation massive en Europe de l’Est et s’entrelaçant bien souvent : permettrait d’enrayer la précarisation de d’hypocrisie.
en Chine. 1. Le respect du cadre légal. L’enjeu est ici la grande majorité de la profession. Si la Prise dans une vitesse nouvelle, la chaîne du
Enfin, l’économie de stock s’est généralisée d’être aligné sur le cadre légal défini par les proposition en heurte encore beaucoup, elle livre anticipe très peu et a plutôt tendance
(avec des hangars de plus en plus grands grands documents d’orientation (Accords de trouve dans les besoins de décroissance et à réagir à chaud. J’en veux pour preuve les
et d’immenses flottes de camions) et se Paris…). On crée alors au besoin des outils de sobriété des arguments pertinents pour nouveaux discours sur le livre d’occasion. À
caractérise par une intense concentration – pour mettre en place la transition écologique soutenir des réflexions considérées il y a peu en croire certains, celui-ci serait en bonne
tout comme le monde éditorial lui-même, (feuille de route ministérielle, charte des encore comme hors-sol du point de vue de place pour concurrencer le neuf dans le
qui n’appartient plus globalement qu’à une valeurs du CNL…). Cela passe généralement l’économie du livre. chiffre d’affaires global des ventes. L’écono-
poignée d’acteurs de plus en plus puissants2. par un état des lieux de l’existant et une car- Je brosse ici le tableau à grands traits, mon mie circulaire semble aussi être passée par
tographie des besoins auprès de structures propos n’étant pas de présenter de manière là, et les lecteurs et lectrices, plus conscien-
institutionnelles comme les syndicats ou les exhaustive l’ensemble des démarches qui se tisés que jamais, se permettent de donner
Des prises de conscience collectifs professionnels. On peut y ajouter construisent (et se déconstruisent) depuis et même de revendre un nombre croissant
diverses les bilans carbone et les démarches RSE de deux ou trois ans, mais plutôt d’interroger de leurs livres. De nouvelles plateformes
quelques grands groupes, ainsi que le travail les socles sur lesquels elles s’appuient et de se sont également créées, attirées par cet
Ces dynamiques d’industrialisation ont fait sur le volet transport. proposer d’en prendre d’autres en compte. enjeu financier mâtiné de valeurs solidaires
commencé dans les années 1960 et se 2. La pression de l’actualité. Les carences Ce qui se dessine aujourd’hui, de mon point de et écologiques (à l’instar de Vinted pour les
sont accélérées depuis vingt ans. Elles ont en matières premières, présentes et à venir vue, c’est davantage une tentative d’adapter les vêtements). Les acteurs et actrices du neuf, se
largement été documentées. Pour autant, (crise du papier depuis quelques mois, aug- modèles existants que de rebattre les cartes et demandant alors comment continuer à être
NECTART # 1 6
79
Dossier -Prendre conscience de notre inconscience
Ouvrir la voie aux livres de l'après-pétrole

mb0DOJU«OōDERQGDQFHGHOōRIIUHQRXVDVVLVWRQV
JOREDOHPHQW¢XQHSURGXFWLRQTXLVōRULHQWHYHUVFH
TXH9DQGDQD6KLYDDSSHOOHGHVŏPRQRFXOWXUHVGHOōHVSULWŐ
SDUDQDORJLHDYHFOōDJULFXOWXUHb}

de la partie, proposent que le livre d’occasion 1. Le respect des cadres légaux apparaît de
soit soumis à une taxe qui permettrait de plus en plus comme un abîme sans fond
rémunérer à nouveau l’édition et les autrices dans lequel nous allons nous engloutir. J’en
et auteurs. Preuve que le débat n’est pas si veux pour preuve les quarante dernières
« libéré » : personne n’a envisagé par ailleurs années de promesses et engagements faits
une seule seconde que la revente de livres aux sommets climatiques internationaux, et
soit interdite… les trois années qui nous restent3 pour éviter
le désastre.
2. La pression croissante sur les matières
Le plus urgent n’est-il pas premières peut nous amener à faire des choix
de ralentir ? judicieux, mais ce qui se passe aujourd’hui

© SLF-Laurent Édeline
autour du papier me laisse à penser que cela
Essayons de reformuler tout cela. Face au ressemblera plutôt à une guerre économique
sentiment d’urgence qui nourrit notre éco- dont les petits et moyens acteurs seront
anxiété, pourquoi est-il si difficile de faire écartés. On peut espérer que les régions
une vraie et grande pause ? L’expérience du et d’autres collectifs, réfléchissant à de Cela fait peu de temps qu’un mouvement d’éco-responsabilité se diffuse dans la chaîne du livre.

Covid nous a montré que c’était possible, nouvelles mutualisations, permettront de


que nous pouvions ralentir la machine, et sauvegarder quelques artisans du livre. Mais
même que nous en avions besoin. Je ne dis les pertes risquent d’être nombreuses. devra être à la fois écologique et sociale – ce institutions et nos cadres normatifs. En
pas qu’il n’y a pas de risques économiques à 3. Une véritable analyse systémique s’ap- qui en renforce la complexité. En d’autres s’appuyant sur les « trois écologies du livre »
le faire, mais je pense qu’ils ne sont pas plus puyant sur les pensées de l’écologie devrait termes, l’écologie matérielle ne nous trans- définies plus haut, divers cas d’étude pour-
nombreux que ceux auxquels la majorité des nous permettre de trouver de nouveaux formera que si nous travaillons par ailleurs à raient retenir notre attention. Par exemple :
actrices et acteurs du livre sont aujourd’hui fondements vers des modèles plus sobres et l’abandon progressif du pouvoir symbolique – Qu’impliquerait le fait d’envisager la pro-
confrontés. plus collectifs. Cela fait partie des démarches sur lequel les mondes du livre et de la lecture priété intellectuelle autrement que comme
Face à l’urgence des bouleversements en les plus prometteuses, à condition de prendre s’appuient aujourd’hui. un moyen de sauvegarder une œuvre, ou de
cours, il nous faut faire preuve d’une plus également en compte la nécessité d’une Ce pouvoir symbolique est multiple et considérer la création autrement que comme
grande cohérence. révolution culturelle. Cette transformation profondément ancré dans nos esprits, nos un travail solitaire ?
NECTART # 1 6
81
Dossier -Prendre conscience de notre inconscience
Ouvrir la voie aux livres de l'après-pétrole

mb/ōH[S«ULHQFHGX&RYLGQRXVDPRQWU«
TXHQRXVSRXYLRQVUDOHQWLUODPDFKLQH
HWP¬PHTXHQRXVHQDYLRQVEHVRLQb}

oubliées, effacées des récits que l’on nous avait culture de l’écrit en allant puiser ailleurs
imposés comme constitutifs de nos identités des stratégies d’émancipation et des pen-
– cet acte-là était profondément politique, et sées moins individuelles, dominatrices et
nous continuons d’en supporter la charge. La concurrentielles. Pour prendre conscience
révolution culturelle que nous appelons de de cela collectivement et le mettre en actes,

NECTART
nos vœux, en résolvant la question des condi- le chemin semble nettement moins balisé
tions économiques et logistiques, pourrait que celui que nous indique notre actuel bilan
permettre à ces récits oubliés et ces nouveaux carbone.
imaginaires d’acquérir une puissance capable
– Comment provoquer un mouvement de des outils ingénieux d’émancipation, force de bouleverser nos réalités et de faire advenir 3RXUGHSOXVDPSOHVG«WDLOVYRLULe Livre est-il
«FRORJLTXHb"FLW«GDQVOHP«PRFLGHVVRXV
mobilisation chez les auteurs et autrices est de constater qu’en dehors de créer des un monde habitable par toutes et tous. 3RXUXQSDQRUDPDSOXVG«WDLOO«GHFHVU«DOLW«Videm.
qui publient au sein des grandes maisons emplois majoritairement précaires – certes Abandonner nos socles culturels n’a rien 'DQVOȇXQGHVHVVF«QDULRVOH*LHFGRQQHOȇKRUL]RQ
d’édition financiarisées sans trop se poser la compensés par une plus-value symbolique –, d’une évidence. Pour éviter de croire même FRPPHSLFPD[LPXPSRXUQRV«PLVVLRQVbKWWSVXUOY
question de ceux qu’ils et elles enrichissent ? l’abondance d’écrits et de livres n’a permis inconsciemment que nous ne sommes IUQQ

(Il m’a toujours paru étrange que des écrits d’émanciper qu’une bien maigre fraction rien sans eux, il nous faut bâtir une autre
émancipateurs financent des empires indus- de nos populations, à un niveau sans doute
triels comme celui de Bolloré…) équivalent à celui de l’« ascenseur social »

© SLF-Laurent Édeline
– Quels seraient les effets sur les écrits et leur promis par l’école.
diffusion si un véritable réseau d’artisans du Après vingt années de travail en librairie, un
livre solide et prospère était créé, quitte à des nœuds profonds me semble se situer à cet
prendre certaines distances avec le « business endroit. Qu’impliquerait le fait de s’interro-
as usual » des industries culturelles ? ger sans complaisance sur notre attachement MÉMO
– Que raconte l’anonymisation du travail symbolique au livre ? Et de faire nos adieux au /HVmbWURLV«FRORJLHVGXOLYUHb}b XQH«FRORJLHPDW«ULHOOHbXQH«FRORJLH
d’éditrices et éditeurs derrière le grand nom pouvoir de domination aujourd’hui inhérent VRFLDOHbXQH«FRORJLHV\PEROLTXH
d’une maison d’édition ? à l’économie du livre et de la lecture ? Dans /HFKLIIUHbFKDTXHDQQ«HbWRQQHVGHOLYUHVVRQWSURGXLWHVHQ)UDQFHb
PDLVODFKD°QHGXOLYUHQHUHSU«VHQWHTXHbGXSDSLHUFRQVRPP«
– Où se situent nos besoins de légitimité et ce travail collectif et écologique de « prise
de reconnaissance ? Quels impacts ont-ils sur de conscience », comment déconstruire les À LIRE
notre travail de passeurs et de défricheuses ? questions de propriété et de « célébrité » ? > /HV$OWHUQDWLYHV‹FRORJLH«FRQRPLHVRFLDOHHWVROLGDLUHbOōDYHQLUGXOLYUHb",
– Pourquoi croyons-nous encore massive- Ces enjeux-là paraissent un peu plus com- %LEOLRGLYHUVLW«, février 2021.
ment à la valeur de savoirs structurés en plexes que ceux du développement durable, > Association pour l’écologie du livre, /H/LYUHHVWLO«FRORJLTXHb" ANAÏS MASSOLA est libraire
disciplines, à des paroles académiques et/ou mais probablement pas moins essentiels. 0DWLªUHVDUWLVDQVƓFWLRQV0DUVHLOOH:LOGSURMHFW indépendante à Paris depuis
> Susan Hawthorne, %LEOLRGLYHUVLW«0DQLIHVWHSRXUXQH«GLWLRQLQG«SHQ- bientôt vingt ans. Elle préside et a
expertes ? L’une des pistes indéniables serait de bâtir
dante, Paris, ECLM, 2016. participé à la création en 2019 de
– Pourquoi l’élitisme de nos professions se un autre rapport au temps et à la vitesse. l’Association pour l’écologie du livre,
perpétue-t-il encore et toujours ? Il y a de multiples voix aujourd’hui pour un collectif interprofessionnel de
Si lire et écrire sont des activités néces- réclamer l’écriture et la diffusion de nouveaux plus de 200 personnes venues des
saires à nombre d’entre nous, et si ce sont imaginaires. On retrouve là les grandes voix quatre coins de la France et d’autres
endroits merveilleux de la planète.

Vous aimerez peut-être aussi