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Jardins, paysage et génie naturel | Gilles Clément
Jardins, paysage et
génie naturel
Leçon inaugurale prononcée le jeudi 1er décembre 2011
Gilles Clément
Note de l’éditeur
Page du professeur sur le site du Collège de France et vidéo de la leçon
inaugurale : http://www.college-de-france.fr/site/gilles-clement/index.htm
Texte intégral
1 Parler du jardin ou du paysage dans le cadre du Collège de France,
c’est envisager le jardin et le paysage comme un ensemble
susceptible d’être enseigné sous la forme de cours. De mon point de
vue, le jardin ne s’enseigne pas, il est l’enseignant. Je tiens ce que je
sais du temps passé à la pratique et à l’observation du jardin. J’y
ajoute les voyages, c’est-à-dire la mise en comparaison des lieux
que l’homme habite et dans lesquels il construit à chaque fois un
rapport au monde, une cosmologie, un jardin. J’y ajoute encore les
rencontres, la diversité des pensées, la surprise, l’ébranlement des
certitudes. Ces pratiques de terrain auxquelles je dois tout
s’appuient néanmoins sur un alphabet du savoir, ce à quoi chacun
de nous devrait avoir accès et que, précisément, on appelle des
cours, nécessaires pour accéder à l’expérience.
2 Aussi me suis-je demandé comment on pouvait dispenser un savoir
presque tout entier issu de la confrontation avec le terrain sous une
autre forme que celle de l’atelier. L’atelier : un assemblage
d’énergies croisées où les enseignants, « enseignés » par les
étudiants et par le terrain lui-même, se contentent de réajuster les
trajectoires de la puissance créative pour renforcer la cohérence et
la clarté de la pensée. Aussi je remercie le Collège de France, et plus
particulièrement Philippe Descola, de m’avoir invité à un exercice
nouveau : faire passer le champ de nos hésitations à ceux qui, venus
en étudiants, pourraient, à la fin, se découvrir jardiniers.
3 Je parle de jardiniers et non de paysagistes, ou de techniciens de
l’environnement, bien que les fonctions correspondant à ces profils
soient liées entre elles. En composant le jardin, le jardinier crée un
paysage ; en l’accompagnant dans le temps, il fait appel aux
techniques de maintenance horticoles et environnementales. Il
couvre le champ de la complexité des fonctions assumées
séparément par le paysagiste et le technicien, mais avant tout il
s’occupe du vivant. Cette charge singulière le démarque de tous les
acteurs de l’espace public : les architectes, les urbanistes, les
artistes, les aménageurs divers et, bien sûr, les paysagistes. S’il n’est
pas nécessaire de faire appel au vivant pour construire un paysage,
il est impensable de s’en passer dans un jardin. Pour cette raison,
j’utiliserai plus souvent le terme de jardinier que celui de
paysagiste. Cela se comprend ainsi : le paysagiste règle l’esthétique
changeante du jardin (ou du paysage) ; le jardinier interprète au
quotidien les inventions de la vie, c’est un magicien.
4 L’un et l’autre se complètent, mais pour des raisons historiques
récentes qui bouleversent le rapport de l’humanité à son habitat, on
ne peut concevoir le rôle du paysagiste cantonné à la seule
construction formelle ou fonctionnelle de l’espace en faisant
abstraction de la dimension biologique, à moins d’en faire un
simple designer, ce qu’il n’est pas.
Trois définitions
5 Jardin, paysage, environnement : trois termes du langage
commun qui demandent précision.
6 • Paysage, selon moi, désigne ce qui se trouve sous l’étendue de
notre regard. Pour les non-voyants, il s’agit de ce qui se trouve sous
l’étendue de tous les autres sens. À la question : « qu’est-ce que le
paysage ? », nous pouvons répondre : ce que nous gardons en
mémoire après avoir cessé de regarder ; ce que nous gardons en
mémoire après avoir cessé d’exercer nos sens au sein d’un espace
investi par le corps. Il n’y a pas d’échelle au paysage, il peut se
présenter dans l’immense ou dans le minuscule, il se prête à toutes
les matières – vivantes ou inertes –, à tous les lieux, illimités ou
privés d’horizon : nous pouvons parler de paysage ici-même, au
sein du Collège de France, dans cette salle pourvue de formes, de
lumières, de relief et de sol en parterre tapissé d’humains…
7 S’agissant d’un ressenti (et de sa transcription, par exemple dans
un tableau : les premiers paysagistes sont des peintres et non des
aménageurs), le paysage apparaît comme essentiellement subjectif.
Il est lu à travers un filtre puissant composé d’un vécu personnel et
d’une armure culturelle. La Beauce, interprétée comme un vide
monotone en France, apparaîtra comme une étendue admirable à
un Japonais dont le pays ne bénéficie nullement d’un tel espace.
8 Ces constats font du paysage un objet irréductible à une définition
universelle. En théorie, il y a donc autant de paysages, à propos
d’un site, qu’il y a d’individus pour l’interpréter. Il existe, en réalité,
des situations de partage lorsque la beauté dramatique ou sereine
d’un paysage touche de façon égale un groupe assemblé dans le
même instant et sous la même lumière au devant du même
spectacle, à la condition que ce groupe partage les mêmes clefs de
lecture, la même culture. Mais nul ne saura quelle émotion intime
anime chaque individu de ce même groupe. Telle est la face
irrémédiablement cachée du paysage.
9 • Environnement est le juste opposé de paysage en ce qu’il tente de
livrer une lecture objective de ce qui nous entoure. Il est aussi le
versant partageable du paysage : une lecture scientifique fournie
par les instruments d’analyse que chacun, quelle que soit sa culture,
peut entendre et apprécier de façon comparable. Ainsi mesure-t-on
l’acidité ou la basicité d’un sol (le pH) de la même façon en Europe,
en Asie ou en Afrique, avec les mêmes outils et le même langage de
restitution. La valeur sonore d’un site, l’émission de radiation d’une
roche, la charge en oxyde de carbone de l’atmosphère, le taux de
pollution d’un cours d’eau, etc. s’apprécient de façon comparable et
stricte partout sur la planète, ce qui donne lieu à un « espéranto
technique » pour une lecture scientifique du milieu dans lequel
nous vivons.
10 Le mot environnement, emprunté à l’anglais sans effort de
traduction, désigne un ensemble difficilement saisissable composé
d’une multitude de paramètres fluctuants qui tous ont à voir avec le
vivant. Les données environnementales d’un site autorisent ou
n’autorisent pas l’expression de la vie, favorisent ou ne favorisent
pas l’expression de la biodiversité.
11 Cet ensemble insaisissable, que d’autres appellent nature, se
présente ici sous l’aspect rude et lisse d’un compte où les facteurs
agissants, débarrassés de toute expression sensible, se traduisent
en débits ou en crédits, ce qui autorise au calcul, au placement, à la
spéculation. L’environnement apparaît ainsi comme la réduction
comptable et apparemment maîtrisable d’une complexité
biologique difficile à comprendre et à maîtriser. Alors que la vie ne
cesse d’inventer et d’enchaîner l’imprévisible au prévisible, les
données environnementales calibrées et estimées permettent ce
que les données naturelles1 jamais ne permettaient : la
marchandisation du vivant. Les accords de Nagoya, au sujet
desquels les médias sont restés très discrets, expriment bien cette
réalité de l’économie face à la nature, donc au jardin2.
12 Terme curieusement choisi pour désigner l’ensemble vivant
complexe dans lequel nous évoluons, environnement se rapporte
aux environs : ce qui se trouve à distance de nous. La langue
espagnole propose medio-ambiante, le « milieu ambiant », et par-
là suggère un état d’immersion plutôt qu’une mise à distance. Alors
qu’environnement nous désolidarise du « vivant alentour », milieu
ambiant nous rend solidaire de celui-ci en incluant d’emblée le
genre humain dans un écosystème planétaire. S’il est possible de
placer les composantes de l’environnement sur le marché, il semble
difficile de procéder de la même façon pour le milieu ambiant, à
moins d’envisager l’humanité elle-même comme une marchandise.
13 Ces deux termes destinés à nous livrer la nature selon la lecture la
plus scientifique et la plus objective possible aboutissent, on le voit,
à deux attitudes distinctes, à deux regards sur la vie, à deux façons
d’appréhender l’écologie ; nous aurons l’occasion d’y revenir. Mais
on peut, en passant, vérifier que les mots, censés véhiculer des
notions partagées à l’échelle planétaire, traduisent en réalité
différentes façons de voir le monde. Et de ce point de vue, il est
intéressant de poser métaphoriquement la question : quelle langue
voulons-nous parler ? Celle d’une suprématie sur le vivant ou celle
d’une égalité avec lui ?
14 • Le jardin échappe aux divisions culturelles. Jardin ne se réfère à
l’environnement que pour y établir les règles heureuses du
jardinage, et au paysage pour les seules raisons qu’il ne cesse d’en
créer. Le jardin, partout dans le monde, signifie à la fois l’enclos et
le paradis3.
15 L’enclos protège. Au sein de l’enclos se trouve le « meilleur » : ce
que l’on estime être le plus précieux, le plus beau, le plus utile et le
plus équilibrant. L’idée du meilleur change avec les temps de
l’Histoire. L’architecture du jardin traduisant cette idée change en
conséquence. Il s’agit non seulement d’organiser la nature selon
une scénographie de l’apaisement mais encore d’y exprimer une
pensée aboutie de l’époque à laquelle on vit, un rapport au monde,
une vision politique. Quelle que soit la figure stylistique et
l’architecture qui en découle au fil du temps, le jardin apparaît
comme le seul et unique territoire de rencontre de l’homme avec la
nature où le rêve est autorisé.
16 On ne dira pas qu’en dehors de l’enclos se situe le pire (par
opposition au meilleur) mais on y trouve le sauvage inconnu donc
l’inquiétude, la ville à la fois oppressante et commode, le territoire
des rencontres inattendues et des échanges nécessaires, le mélange
des devoirs et des interdits, la panoplie des règles, des obligations
et des rapports domestiques où les triviales questions de survie
vident l’espace public de sa poésie pour le présenter en un lieu
d’esquives et d’affrontements. Hors du jardin, on demande à la
société humaine de suspendre un rêve pour défendre une position
sociale, ou simplement pour exister. À l’intérieur du jardin, le
harcèlement existentiel s’évanouit, il n’est plus question de savoir
où se diriger et selon quel ordre de bienséance orienter ses gestes
ou son regard, il n’est pas question de mode d’ajustement à une
prétendue modernité ; inutile d’épater les oiseaux par une
quelconque performance dans un esprit managérial de
compétitivité ; au jardin, il suffit d’être et cela demande un silence.
17 Le silence dont je parle ne concerne pas l’espace de l’enclos – par
nature soumis au discret vacarme des animaux – mais celui qu’il
faut aller puiser au dedans de soi-même en se débarrassant un à un
des encombrants savoirs, comme on le fait de vêtements inutiles.
La présence au jardin suppose l’esprit nu et le corps exposé. Il est
alors possible de risquer le rêve.
18 Le jardin autorise le désarmement ; quiconque pénètre le jardin
bardé de certitudes se trompe de porte, car même si le jardin est
« botanique », hérissé d’étiquettes savantes, ce n’est pas la science
qu’il nous demande d’apprécier avec dévotion, mais l’incroyable
projet de nous livrer les clefs du vivant grâce à l’approche
scientifique, immédiatement conjurée par l’éclat des pétales de
fleurs, le vol d’un bourdon, le pèlerinage des fourmis, le cri pleuré
du pic noir et tout à coup cette lumière sur l’herbe rousse de l’été
qui rejette dans l’ombre un sous-bois inconnu, donc nouveau.
19 Où se place exactement le mystère ? Dans cet éclairage décalé qui
transforme un objet familier en une apparition ou dans le pouvoir
inventif de la vie – propre au jardin et à son foisonnement –
obligeant chaque jour le jardinier à changer son angle de vue ?
Avant de comprendre, soyons assuré de notre étonnement. Dans
cette phase fragile de la surprise au jardin – l’esprit nu et le corps
exposé – nous mettons à l’épreuve le regard de l’enfant du temps de
sa liberté, avant qu’il n’apprenne par cœur ou par force la litanie
des règles de vie. Dans ce voyage aventureux, le panneau « Pelouse
interdite » nous ferait rire ou nous ferait douter d’être entré dans
un véritable jardin, à moins qu’il ne soit posé là simplement pour
nous étonner.
20 Nous ne savons pas en quoi précisément consiste le « meilleur »
puisqu’il varie avec le temps. Ce que l’on maintenait autrefois hors
de l’enclos – le sauvage, la mauvaise herbe – pénètre aujourd’hui le
jardin. Il peut même en être le sujet principal. Nous pouvons nous
demander ce qui a si brutalement changé dans l’histoire de
l’humanité pour qu’une valeur décriée devienne un trésor apprécié.
Quelle est donc cette herbe qui nous dicte sa loi ?
L’avènement de l’écologie
21 Le jardin est une fabrique de paysage, nous l’avons dit, il se prête
aux jeux de l’environnement nous le savons, mais en contenant le
rêve, il porte un projet de société. Tout au long de son évolution –
architecturale, stylistique – il ne cesse de refléter une vision du
monde en s’approchant le plus possible d’un idéal de vie. Mais au
cours des dernières décennies, le jardin circonscrit à l’espace du
jardinier – l’hortus conclusus – change brusquement de statut, il
sort de l’enclos. Un apport sociétal considérable, dès la première
e
moitié du siècle, modifie non seulement l’idée du meilleur au
sein de l’enclos, mais il bouleverse l’enclos lui-même au point de le
faire disparaître. L’écologie est née4.
22 En soi l’écologie constitue un avènement.
23 Destinée à situer les êtres vivants dans leur habitat et à les
comprendre au travers des relations qui les lient les uns aux autres,
cette science est avant tout un choc culturel, un constat par lequel
l’ensemble des êtres vivants se trouvent enchaînés dans un système
complexe incluant l’humanité, l’air, l’eau, les roches et l’invisible
champ des énergies, chaque élément ayant une incidence sur tous
les autres dans un espace fini : la planète.
24 L’analyse écologique nous amène à situer l’homme en position
d’équivalence biologique avec les autres êtres de nature, c’est-à-dire
en position d’égalité quant à la dépendance face à l’écosystème
planétaire, quelle que soit l’apparente supériorité de l’emprise
humaine sur le territoire. Contrairement à ce que véhiculent les
mythes et les croyances, le voici en situation d’immersion et non de
dominance. Il n’est plus l’être par qui tout se règle et s’organise, il
n’est plus celui vers qui tout converge, le voici en relation directe
avec les composants de l’univers terrestre, vivant au jour le jour les
contrecoups de ses propres actions. Il ne lui est plus possible
d’attribuer les grands changements aux seules forces naturelles et
surnaturelles, il doit admettre sa part active dans les réajustements
e
biologiques de la planète. Depuis la fin du siècle, nous sommes
entrés dans l’ère anthropocène, écrit Claude Lorius5 : l’humanité
imprime son action à l’échelle du globe avec une puissance
comparable aux puissances géologiques mais à une vitesse bien
plus grande. Nous sommes loin des positions avantageuses où
l’humanité perchée sur un piédestal regarde l’environnement avec
calcul et condescendance ; la voici nageant dans le bain commun de
la planète, une eau partagée, bue, transpirée, digérée, évaporée et
redistribuée maintes et maintes fois au cours des temps, toujours la
même sous des formes toujours nouvelles mais en quantité
comptée ; tel est le milieu ambiant.
25 Avec le constat de finitude écologique, les sociétés humaines se
trouvent contraintes de réajuster leur processus de développement,
leurs techniques d’exploitation et leur système de recyclage. De
tous les enseignements apportés par l’écologie, la prise de
conscience d’un espace fini et non extensible constitue sans doute
la révolution la plus lourde de conséquences, la plus difficile à
accepter.
26 On le voit, l’écologie bouleverse en profondeur nos sociétés. Elle
s’en prend sans le dire aux convictions établies et jusqu’alors peu
discutées. D’un côté, elle atteint les croyances et les mythes : la
position de l’homme face à la nature n’est plus conforme aux
Écritures (fig. 1). D’un autre côté, elle contredit le modèle
économique du développement illimité, incompatible avec les
propres limites de l’espace vital : la biosphère (fig. 2).
Figure 1. La troisième vision d’Hildegarde de Bingen :
e
l’homme au sein de l’Univers (Scivias, siècle).
L’ensemble du cosmos semble se déterminer en rapport avec
l’homme.
Figure 2. La planète Terre vue depuis la station Mir.
Une perception éloignée de la biosphère, espace vital limité à une
fine pellicule représentée ici par la couche nuageuse.
Photographie : Jean-Pierre Haigneré.
27 Ces deux atteintes aux certitudes, ancrées dans nos esprits depuis
des décennies ou des siècles, suffisent à faire de l’écologie une
science mal aimée, mal entendue, mal transmise car culpabilisante
avant d’être éclairante. Mais elle a valeur de paradigme car elle
modifie notre regard sur le monde et, partant, notre conception de
e
la vie. En ce début de siècle, on ne fait qu’appréhender avec
réticence le véritable projet du futur en intégrant l’écologie par
petits bouts, çà et là distribués en séries de mesures cautérisantes,
alors que cette pensée révolutionnaire, je pèse mes mots, suffit à
elle seule à construire un projet politique à part entière. Comment
s’y prendre ?
28 Que fait le jardinier ?
l’organisation de l’espace,
la production,
l’entretien dans le temps.
e
30 Jusqu’au début du siècle, le jardinier était l’architecte du
jardin, le pourvoyeur de fleurs, de fruits, de légumes, celui qui
taille, tond, ratisse, arrose et nourrit… Subitement le voici
responsable du vivant, garant d’une diversité dont l’humanité
entière dépend. À ce rôle nul n’est préparé. Le jardin d’aujourd’hui,
a fortiori celui de demain, se doit d’intégrer cette pratique
exploratrice – protéger la vie – faute de quoi il met le jardinier en
danger.
31 Mais qui est le jardinier de ce jardin-là ?
32 C’est ici que s’opère le grand basculement, ce par quoi les passagers
de la Terre, en accord ou non avec les théories du changement
annoncé, cessent d’occuper le territoire, par une simple oblitération
ou une brutale exploitation de celui-ci, pour en devenir les
jardiniers.
33 Puisqu’il s’agit de la vie, le jardinier de ce jardin-là se transforme en
un peuple. Qu’on le veuille ou non, le jardin renvoie à la planète. Si,
dans sa configuration initiale, il n’a jamais cessé d’accueillir les
espèces venues du monde entier – et par là de constituer un index
planétaire – le voici désormais écologiquement lié à l’espace voisin,
lequel se trouve à son tour lié à un autre, plus lointain et ainsi de
suite, jusqu’à faire le tour de la Terre. Le jardin d’aujourd’hui ne
saurait s’en tenir à l’enclos traditionnel, il oblige le voisinage au
partage. Les insectes, les oiseaux, l’oxygène et l’eau n’ont pour autre
contenant que la surface de la Terre et l’épaisseur de la biosphère,
ils franchissent les barrières institutionnelles. Toute clôture à
l’intérieur du jardin planétaire relève de l’illusion et s’apparente à
une archaïque vision de la maîtrise du vivant.
34 Cependant, les limites du jardin planétaire existent bien
réellement, elles se situent aux limites mêmes de la biosphère, du
sommet de la troposphère aux premières épaisseurs de la
lithosphère. La planète ainsi perçue répond bien aux définitions du
jardin : nous voici dans un enclos commun. S’agit-il pour autant
d’un paradis ?
35 À l’intérieur de ces limites, dans le cœur animé de la biosphère, là
où se développent les micro-organismes, où s’agitent les animaux et
les humains, il n’est question que de partage. Seulement cela. À
titre d’exemple, nous partageons l’air chargé de l’oxygène produit
par les océans et les forêts. Tout est partage. Partage obligatoire
pour les raisons évidentes de finitude ; il s’accompagne d’un
recyclage de toutes choses, lui aussi rendu obligatoire, au sein d’un
système considéré comme unique et clos.
36 C’est pourquoi les processus de captation du bien commun
organisés par les puissantes entreprises multinationales – le
décompte et la marchandisation du vivant par exemple – agissent à
l’encontre de l’équité dans la mécanique du partage de ce bien
commun qu’est la nature. La totalité du modèle économique sur
lequel reposent nos sociétés s’oppose frontalement au jardin
planétaire, non seulement en déréglant les équilibres du partage
équitable des biens communs, mais aussi en altérant les capacités
biologiques du jardin lui-même, menaçant ainsi la vie sur Terre.
Dans ce jardin-là, le jardinier a besoin d’urgence d’un assistant
talentueux et rêveur : un nouvel économiste.
Le nouvel économiste
37 Celui-ci n’envisage pas la mise en œuvre et l’évolution du jardin en
se pliant aux lois du marché, qui exigent une toujours plus grande
consommation de tout dans un univers prétendu ultralibéral car
dérégulé, plié à la dictature de la spéculation. Il porte son attention
sur ce qui installe et valorise le vivant sans assistance, en s’inspirant
des capacités naturelles de celui-ci à s’autogérer. Autrement dit, il
« économise », il fait son métier6 ! Il constate qu’un excès d’eau ou
de nourriture conduit à la mort des espèces qu’il prétend protéger.
Il apprécie l’arbre abandonnant son feuillage à l’arrivée des froids
ou à la fin d’une trop grande sécheresse, ménageant ainsi ses
dépenses d’énergie au point de s’endormir. Il s’étonne du long
sommeil des semences, capables de vivre sans en avoir l’air durant
des mois, des années, des siècles en l’attente des circonstances
favorables pour germer et entamer le cycle des échanges d’énergie
qui feront exister la plante. Il s’intéresse à l’ajustement des êtres à
leur milieu et vérifie que toutes les espèces ne s’accommodent pas
du même sol ou du même climat, mais il constate qu’en chaque
lieu, quelle que soit la pauvreté des sols, des plantes et des animaux
s’installent. Ce faisant, il établit deux grands principes économiques
que les sociétés humaines semblent avoir oubliés :
le non-endettement,
la localisation des échanges.
Le génie naturel
60 Si, au nom de la sauvegarde de la diversité, c’est-à-dire de la vie sur
Terre, l’information biologique doit prendre le pas sur la forme en
tant que préséance dans le projet de paysage ou celui de jardin,
alors l’artiste doit changer d’outils pour faire émerger son œuvre et,
avant cela, il doit changer de regard.
61 Considérer l’épaisseur du vivant, au sein d’une friche, comme un
système ordonné où chaque être et chaque comportement
répondent à une logique biologique pour s’inviter au débat – ne
serait-ce que pour y faire sa place –, c’est renoncer à la violence de
la mise en forme architecturale pour initier un dialogue où le
jardinier, avant d’intervenir, fait appel au génie naturel.
62 Par génie naturel, il faut entendre le pouvoir des espèces animales
et végétales à régler naturellement leurs rapports en vue de se
développer au mieux dans la dynamique quotidienne de l’évolution.
La nature, dans sa complexité, a mis au point un nombre
considérable de signaux, d’avertissements, de déclencheurs de
réactions en chaîne, de régulateurs de surpopulations, d’assistances
et de prédations qui « jardinent » le territoire sans aucune
intervention humaine. Cette débauche d’énergie s’opère en réalité
dans une économie d’échange, au rythme d’une musique naturelle
que chacun peut entendre : le cri d’un oiseau, la stridulation d’un
orthoptère, le vent dans un feuillage portant l’information masquée
d’un prédateur ou d’un ami, la distance entre les frondaisons
laissant voir le ciel (fig. 6). Tout est message.
Figure 6. « Fissure de timidité ».
La lumière résulte d’une mise à distance des frondaisons d’arbres
adultes appartenant à la même espèce (ici, Samanea saman en
Australie, au nord de Cairns).Cette mise à distance correspond à
des échanges entre les houppiers. On ignore la nature et les raisons
de ces échanges.
Copyleft Gilles Clément, licence Art libre 1.3.
63 Tant d’énergie gratuite : le jardinier n’a qu’à se mettre à l’écoute
pour en tirer parti, comprendre avant d’agir et ainsi limiter son
intervention. Faire le plus possible avec, le moins possible contre.
64 Ainsi l’artiste du jardin à venir devra-t-il accepter la formidable
collaboration de la nature comme co-signataire de son œuvre. Il ne
saurait être l’auteur du tout, mais seulement d’un fragment de
l’espace et, pour faire durer son œuvre, il doit s’accommoder du
temps en infléchissant les directions prises par la nature sans pour
autant les contredire.
65 Si l’on tentait de faire figurer la part d’intervention de l’artiste dans
cette aventure du jardin, il faudrait la réduire à un trait, peut-être
même à un point placé dans l’ensemble profus et vaste du territoire
laissé à la nature (fig. 7 et 8).
Figure 7
La part de l’intervention de l’artiste (traits et points soutenus)
permettant une scénographie particulière de l’espace envisagé ne
signifie pas un abandon de ses prérogatives sur le milieu vivant
(petits points) mais une limitation de son action formelle à ce qui
rend lisible son message.
Copyleft Gilles Clément, licence Art libre 1.3.
Figure 8. Le chemin comme principe scénographique de
« limite ».
L’objet-temps
86 Voici le deuxième champ d’investigation des chantiers du futur : le
temps, son usage, sa prise et son abandon.
87 Pour des raisons liées aux saisons, au rythme des flux dans
l’organisme des plantes, à l’incidence énergétique du soleil, à
l’abondance ou à la rareté de l’eau, les végétaux prennent leur
temps. Ils se décident au développement lorsque les circonstances
nécessaires au développement sont réunies. Accélérer le processus
les amènerait à croître dans des conditions menaçant leur propre
vie. Alors ils attendent le moment venu. Le bon moment. Ni crédit
ni dette de temps. À aucun moment le temps ne représente un
placement, un objet de spéculation, il est juste ou alors il n’est pas.
88 L’exemple le plus puissant, et pourtant le moins regardé sous cet
angle, est la graine : la semence en sommeil. La graine retient le
temps. Nous ne savons pas jusqu’à quel point, elle non plus. Elle
attend le moment venu. Elle retient et elle efface le temps. Entre
l’instant de sa naissance, à partir du fruit, et l’instant de sa
croissance, il ne se passe rien. Rien pendant des semaines, des
mois, des années. Parfois des siècles.
89 Ce rien efface le temps mais il contient la vie. Sans doute ne
sommes-nous pas suffisamment avisés de l’extrême performance
de cette vie en dormance. Comment résister aux conditions du
désert pendant des décennies et subitement fleurir à l’occasion
d’une pluie, comment patienter au fond d’un sol et attendre un
retournement (le travail d’une taupe ?) pour se déployer, comment
s’enkyster au point de supporter le gel, comment réduire sa
respiration, son évaporation, ses échanges avec l’extérieur ? D’une
telle apnée biologique, aucun autre organisme n’est capable. C’est
l’exemple le plus spectaculaire d’une parfaite et totale économie. Et
pourtant, une graine, c’est petit.
90 À partir des semences, nous sommes assurés de créer des paysages
adaptés car elles savent ce que nous ne savons pas : le choix du bon
moment, celui du juste temps. À partir des semences, les jardiniers
accomplissent la plus digne des performances humaines : produire
la nourriture. Ils tiennent entre leurs mains à la fois la vie et le
temps qu’ils reconduisent ainsi de saison en saison. C’est pourquoi
toute manipulation sur les semences, toute entreprise de captation
d’une espèce par le brevetage – la stérilisation des espèces en
première génération ou l’obtention de variétés stériles conduisant à
une obligation de rachat – ne s’apparente pas à un crime, c’est un
crime.
91 Le jardinier de demain n’est pas un justicier, ce n’est pas à lui de
rétablir les règles de l’équité, mais il peut compter sur les lois du
génie naturel, les comprendre et les favoriser. Il peut redistribuer
les graines de sa propre production dans un rapport de gratuité où
il est question à la fois d’échanger le temps et la puissance inventive
du génie naturel. Nous ne savons pas exactement ce que donnera la
graine. Nous savons qu’elle nous surprendra. Le jardinier ne se
heurte pas au temps, il l’accompagne.
92 J’achève ce parcours au jardin en insistant sur l’objet-temps.
Aucune autre civilisation que la nôtre ne l’a si violemment
malmené. Les névroses conjuguées de la performance et de la
compétitivité – faisant de l’autre un ennemi et non un voisin,
encore moins un ami – ont transformé le parcours en exploit, le
voyage en déplacement et l’évaluation de toute chose en gain de
temps par la vitesse.
93 Que faisons-nous du temps ainsi gagné ? N’est-il pas
immédiatement réinvesti dans une course au temps ? Celui qui, par
hasard, ne répond pas aux injonctions du système se voit
culpabilisé, c’est un paresseux, un oisif, il n’a rien à faire dans la
société de la rentabilité du temps, il sera pénalisé.
94 Au jardin, le système du temps gagné ou perdu s’effondre de lui-
même, il n’a simplement aucune raison d’être. La thérapie naturelle
du jardinage vient du temps suspendu, celui que l’on ne maîtrise
pas mais qui, d’une certaine façon, nous tient debout. Lorsqu’on
met une graine en terre, c’est un devenir qui s’annonce, le passé
s’efface, la nostalgie au jardin n’a pas cours. Le jardin est un lieu
privilégié du futur, un territoire mental d’espérance.
95 Nous pourrions nous arrêter sur ces mots, ils ouvrent une porte sur
un futur heureux. Mais avant de conclure je propose un détour. En
cessant d’exercer notre regard à partir de l’Occident, nous allons à
la rencontre d’autres « mondes », d’autres pensées, d’autres
imaginaires, d’autres créations, d’autres cosmologies. Le jardin
planétaire nous en assure : la façon dont on imagine le monde a
une répercussion immédiate sur la façon dont on s’en occupe. Pour
certaines civilisations, le mot jardin ne signifie rien. Je m’étais
étonné de l’absence de jardin dans les territoires aborigènes
d’Australie et mes questions sur ce sujet restaient sans réponses ;
jusqu’au jour où l’on porta à ma connaissance le message fondateur
de cette civilisation sous la forme d’un long poème dédié à la
création10. L’Esprit en rêvant s’adresse aux êtres de vie et s’assure
de leur capacité au rêve mais, en dépit de cette capacité, aucun ne
maîtrise le « secret du rêve ». À l’exception de l’homme, dernier
être consulté dans la liste illustrant le vivant. Après ce long travail,
l’Esprit fatigué s’est couché dans la terre où désormais il repose.
Qui oserait le déranger, retourner le sol, blesser la Terre ? Que
signifie un jardin dans ces conditions ?
Figure 10. Fourmis vertes (Cairns, Queensland,
Australie).
Annexes
Notes
1. La phusis. « Nature » mais surtout base de la réflexion philosophique des
Grecs d’Asie mineure. La phusis s’oppose au nomos, la loi. Le terme s’applique
aussi au processus de croissance, à l’évolution.
2. Par les accords de Nagoya, conclus en octobre 2010 au Japon, plus de
190 pays, à l’exception des États-Unis, adoptent pour 2020 un plan stratégique
visant à freiner l’érosion de la diversité sur la planète. Le point critique porte sur
le protocole (en négociation depuis les huit années précédant les accords)
organisant le partage des bénéfices tirés par les industries de la pharmacie et de
la cosmétique à partir des ressources génétiques des « pays du Sud ».
3. Le mot jardin vient du germanique garten qui signifie « enclos ».Le mot
paradis, du latin paradisus, du grec paradeisos, lui-même du persan pairidaeza,
« enclos », de pairi, « autour » (qui donnera peri en grec) et daeza, « rampant ».
4. Le concept d’écologie, proposé par le biologiste libre-penseur allemand Ernst
Haeckel, apparaît officiellement en 1866.
5. Claude Lorius et Laurent Carpentier, Voyage dans l’Anthropocène, Actes Sud,
2011.
6. « Économiser signifie prendre soin » (Bernard Stiegler, Ce qui vaut la peine
d’être vécu. De la pharmacologie, Flammarion, 2010, chap. 5).
7. Henri Laborit, La Nouvelle Grille, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985.
8. Yves Delange, Plaidoyer pour les sciences naturelles : dès l’enfance, faire
aimer la nature et la vie, L’Harmattan, 2009.
9. L’une des exceptions intéressantes, en matière de centres de formation
appliquée à la nature et au paysage, est la récente initiative de la communauté
d’agglomération des Lacs de l’Essonne, qui a inauguré le 15 avril 2011 une
structure pédagogique initialement intitulée « École de la reconnaissance de la
diversité en ville », devenue « École du jardin planétaire » à l’initiative de la ville
de Viry-Châtillon.
10. « Le secret du rêve », document fourni par Adrienne Cazeilles, mémoire des
Aspres et du Roussillon, auteure de Quand on avait tant de racines (2003) et
Voyage autour de mon jardin (2011) aux éditions Trabucaire.
Auteur
Gilles Clément
Professeur invité sur la chaire
annuelle de Création artistique pour
l’année académique 2011-2012
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