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Sur le paysage sociolinguistique et identitaire d'al- Andalus : observations


historiques, systémiques, et voies de recherche.

Article · May 2017

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Francis Manzano
Université de Lyon [Jean Moulin Lyon 3], France
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Sur le paysage sociolinguistique et identitaire d’al-
Andalus : observations historiques, systémiques,
et voies de recherche.
Texte de la communication présentée lors du second Forum euro-amazigh, Granada (Espagne), mai
2017.

Table des matières

Résumé, mots-clefs, bio-bibliographie, p 2.


1. al-Andalus, Ifrīqiyya, Wisigoths : continuités et « légitimité », pp 3-4.
2. Un parcours méditerranéen « normal » : du Golfe du Lion au Maghreb, pp 4-5.
3. Maghreb-Andalousie : l’interdépendance, pp 5-8.
4. La menace du Nord, pp 8-14.
5. Du système sociolinguistique tripolaire : de l’Ifrīqiyya à al-Andalus, pp 14-16.
6. Le pôle roman, pp 16-22.
7. Le pôle arabe, pp 23-24.
8. Arabes et Berbères, emplacement du pôle berbère, pp 24 à 28.
9. Conclusion : sur le pôle berbère et la conquête catalane, pp 28 à 33.
Bibliographie, pp 33 à 35.

© Tous droits réservés Francis Manzano


Les données et positions intellectuelles d’un chercheur appartiennent à ce chercheur comme au
terrain dont proviennent ces données. Vous pouvez donc utiliser et citer librement ce document mais
en ayant la courtoisie d’en citer la source.
francis.manzano@univ-lyon3.fr

1
Sur le paysage sociolinguistique et identitaire d’al-Andalus : observations historiques,
systémiques, et voies de recherche.
Francis MANZANO, Professeur émérite des universités
Directeur honoraire du Centre d’Études Linguistiques, Equipe d’accueil n°1663
Université de Lyon (Lyon 3 Jean Moulin)

Résumé
Dans ce travail on examine quelques faits et hypothèses de contacts entre les langues et identités en présence dans
la péninsule ibérique (al-Andalus) et en Afrique du Nord. Ces deux régions entretiennent des liens constants, et
l’on peut penser au départ que ce qui se passe d’un côté peut aussi se produire de l’autre.
C’est pourquoi, après le rappel des conditionnements historiques qui ont pesé sur la genèse identitaire d’al-
Andalus, on applique à la péninsule ibérique le principe d’organisation sociolinguistique polaire posé par l’auteur
depuis plusieurs années. La réflexion, si elle confirme et éclaire le positionnement très élevé du pôle arabe dans le
système sociolinguistique d’al-Andalus, permet aussi d’entrevoir plusieurs difficultés sur la manière dont on a
jusqu’à présent posé les questions du « mozarabe » (pôle roman) et du berbère. Il est probable qu’on a simplifié,
voire caricaturé le premier. On oublie souvent que le roman originel fut fondamentalement oral, à une époque où
la Romania est en général mal connue. Néanmoins, la réflexion principale menée se fonde sur l’observation de
langues écrites, qui n’est certainement pas la plus indiquée pour travailler sur une langue orale, minorisée et, bien
souvent, cryptique. Le berbère a été également oublié de la donne. La manière dont on l’aborde en général ne
convient pas davantage à une langue principalement orale et fortement minorisée, familière des procédures
sociolinguistiques de dissimulation. Dans le système sociolinguistique d’al-Andalus, il est donc probable que la
réflexion sur les langues orales stigmatisées (roman, berbère) devrait être reprise, mais à condition que les
approches soient menées sur des bases nouvelles. Peut-être pourra-t-on alors enrichir notre connaissance
anthropologique d’al-Andalus, et lever des inconnues qui pèsent sur notre compréhension globale de cette région
et de cette époque de la Méditerranée occidentale.

Mots-clefs
al-Andalus, Histoire, paysage sociolinguistique, langues romanes, arabe, berbère, langues en contact, identités,
contacts lexicaux, macrotoponymie, microtoponymie, anthroponymie.

Bio-bibliographie
Francis Manzano (1952) a soutenu deux thèses de doctorat en microtoponymie et dialectologie des Pyrénées
méditerranéennes au sein du Centre de dialectologie romane (Université Toulouse 2 : Doctorat de 3e cycle, 1976 ;
Doctorat d’Etat ès-Lettres, 1987). Durant ces travaux, il a notamment établi des relations avec le groupe des
géographes toulousains du paysage dans le cadre scientifique posé par Georges Bertrand (Géosystémique).
À partir de 1977 il a enseigné de manière continue la linguistique française et romane ainsi que la sociolinguistique
dans différents établissements d’enseignement supérieur, au Maghreb, en Afrique subsaharienne (Burkina, 1981-
1984) et en France. Au Maghreb, il a enseigné au Maroc [université de Fès (1977-1981), à l’Ecole Normale
Supérieure de Meknès (1984-1987)] et en Tunisie [Ecole Normale Supérieure de Sousse (1987-1990)]. À
l’université Rennes 2 (1991-2007) il a introduit plusieurs enseignements et axes de recherche en sociolinguistique,
dialectologie et diachronie des langues romanes, en créant notamment la Revue Les Cahiers de Sociolinguistique
(Presses universitaires de Rennes, jusqu’en 2007), avant d’occuper une chaire de dialectologie et langues
régionales à l’université Lyon-3 (2007-2015). Dans cette université il a dirigé le département de linguistique, le
master « recherche » de dialectologie et le Centre d’Etudes Linguistiques (CEL, Equipe d’accueil n° 1663). Depuis
octobre 2015 il est professeur émérite et a dirigé différents travaux de doctorat relatifs au paysage linguistique et
aux contacts de langues au Maghreb. Ses recherches ont en outre porté sur la linguistique romane et la dialectologie
(occitan, catalan) et les langues minoritaires de l’Ouest de la France (gallo, normand). Un certain nombre de ses
travaux sont accessibles sur les serveurs Hyper Articles en Ligne (HAL) et Researchgate. Concernant le Maghreb,
il est revenu à plusieurs reprises sur une modélisation tripolaire du fonctionnement systémique langagier et de son
environnement anthropologique et identitaire :
- « La francophonie dans le paysage linguistique du Maghreb : contacts, ruptures et problématique de l'identité ».
Colloque international "Le français au Maghreb". Aix-en-Provence, 1994. Publications de l'Université de Provence,
1995. 13 pages.
- « Sur les mécanismes du paysage sociolinguistique et identitaire d'Afrique du Nord ». Revue Langage et Société,
Paris, n°75, mars 1996, 38 pages.
- Langues du Maghreb et du Sud méditerranéen, Cahiers de sociolinguistique n° 4, 1999, 170 pages.
- Noms propres, dynamiques identitaires et sociolinguistiques (Cahiers de sociolinguistique n° 11, 2007, 216 pages)
- Maghreb : une francophonie sur la brèche, une interface en Méditerranée (Publications du CEL, Lyon, 2012, 306
pages).

2
1. al-Andalus, Ifrīqiyya, Wisigoths : continuités et « légitimité ».
Ibn Khordadbeh (alias Ibn Khudâhbin ou encore Ibn Khurradadhbih), auteur d’un Kitab al-Masalik
w’al- Mamalik/Livre des routes et des royaumes, en parle ainsi vers 870 :
Le pays d'El-Andalous [est] situé de l'autre côté de la Méditerranée. Cordoue est à 5
journées de la mer. Depuis le littoral de la province de Cordoue jusqu'à Narbonne, ville
frontière entre l'Espagne et le pays des Francs, il y a une étendue de 1.000 milles. Tolède,
où réside le roi, est à 20 journées de Cordoue.
[.] Ce royaume est limitrophe du Pays des Francs, et au-delà s'étendent les contrées
habitées par des peuples polythéistes. La dimension de l'Espagne, en long et en large, est
d'un mois de marche à travers une contrée riche, fertile et abondante en fruits. Les
montagnes qui la bornent au nord, sur la frontière des Romains et des Francs, sont
couvertes de neiges [.]

Narbonne est donnée comme le point extrême d’al-Andalus. Plus tard, Al-Zuhri (XIIe siècle : Kitab al-
Jaghrafiyya/Livre de (la) géographie) développe la même idée mais en la précisant. Il écrit que
Narbonne est le dernier point « conquis sur le pays des Francs », et ajoute que les Arabes trouvèrent à
Narbonne une statue assortie d’un texte d’avertissement enjoignant aux « enfants d’Ismaël » de faire
demi-tour, et qu’à défaut ils se battraient ensuite entre eux jusqu’à la résurrection. Cet « avertissement »,
lié à la prédestination, est le pendant, ou balise nord de l’empire arabe, comme la légende des 24 portes,
ci-après, en constitue la balise sud.
Au moment où circulent ces livres, les Arabes ne contrôlent plus Narbonne. Mais du point de vue arabe
et musulman, les Arabes ayant battu et supplanté les Wisigoths sont les héritiers ou dépositaires
légitimes de la puissance antérieure, celle de la Septimanie et du reste, outre leur fonction de
propagateurs de l’islam qui passe au second plan, dans l’immédiat du moins. Cette idée de la légitimité
seigneuriale, de la « vicariance » arabo-musulmane sur le pays des Wisigoths permet d’expliquer
beaucoup de choses : le manque d’empressement religieux de part et d’autre, au moins jusqu’au IXe-Xe
siècles ; les compromis de toutes sortes ; la volonté opiniâtre de reprendre ou d’affaiblir la marche de
Septimanie et des Pyrénées méditerranéennes. En revenant longtemps vers la Narbonnaise les arabo-
musulmans ne se voient pas comme des pillards mais, strictement parlant, reprennent leurs droits
légitimes sur ces terres. Sur un plan sociolinguistique, la conséquence principale concerne l’implantation
du pôle arabe dont la rapidité d’installation renforcera la puissance de cette langue.
Si légitimité-continuité seigneuriale il y a sur l’Espagne, il devient parfaitement normal que Tolède soit
aussi le centre d’al-Andalus, avant déplacement vers Cordoue. Cette ville fut toujours un enjeu, un repère
symbolique dans la mentalité andalouse, et l’on comprend que sa prise par les chrétiens, plus tard, en
1085, provoqua un vif traumatisme, qui laissait alors entrevoir les maux à venir.
On mesurera encore cette question de la légitimité en suivant cette anecdote fondatrice. Les Arabes
découvrent dans le palais de Rodéric les 24 couronnes des rois wisigoths, puis :
On y trouva aussi une table qui provenait, dit-on, de Salomon1, fils de David. Dans ce
palais était une autre salle fermée par vingt-quatre serrures, chaque roi ayant ajouté une
serrure à celle de son prédécesseur ; personne ne savait ce que cette chambre renfermait.

1
La Table de Salomon fait partie d’un ensemble mythique repris maintes fois par la suite.

3
Le dernier roi de l'Espagne voulut en violer le secret, persuadé qu'elle recelait des trésors.
Les évêques et les prêtres cherchèrent à lui représenter la gravité de cet acte, et le
supplièrent de se conformer à l'exemple des rois qui l'avaient précédé, en lui disant : « Si
c'est de l'or qu'il vous faut, nous vous en donnerons, à la condition que cette porte restera
fermée. » Mais le roi, sourd à leurs prières, ordonna qu'elle fût ouverte. On y trouva des
figures [ou statuettes] d'Arabes à cheval, avec leurs turbans et leurs costumes, armés d'arcs
et de flèches. Ce fut en cette même année qu'eut lieu l'invasion de l'Espagne par les
musulmans.

2. Un parcours méditerranéen « normal » : du Golfe du Lion au Maghreb.


L’idée d’un continuum entre nord d’al-Andalus et Maghreb, voire avec l’Orient entier, est mise en avant
par Ibn Khordadbeh, quand il évoque les routes des marchands, juifs notamment :
Ces marchands parlent le persan, le romain (grec et latin), l'arabe, les langues franque,
espagnole et slave. Ils voyagent de l'Occident en Orient, et de l'Orient en Occident, tantôt
par terre, tantôt par mer. Ils apportent de l'Occident des eunuques, des esclaves femelles,
des garçons, de la soie, des pelleteries et des épées. [.] Les marchands qui partent de
l'Espagne et du pays des Francs se rendent à Tanger et au Maroc, d'où ils se mettent en
marche pour la province d'Afrique et l'Egypte. De là ils se dirigent vers Ramlah, visitent
Damas, Koufah, Bagdad et Basrah, pénètrent dans l'Ahvaz, le Fars, le Kerman, le Sind et
arrivent dans l'Inde et la Chine.

On trouve des communautés juives à l’intérieur de la péninsule (Aragon, Castille, Léon etc.)2, mais
surtout le long du Golfe du Lion (Narbonne, Castelló de Ampurias, Barcelona, Tarragona, Tortosa etc.)3,
ou « front de mer » (Occitanie-Majorque, chez Charles-Emmanuel Dufourcq, 1975 : 13-33). Elles sont
particulièrement bien attestées en Languedoc et en Provence, à Marseille, Arles, Narbonne, Toulouse.
Henri Pirenne écrit ce qui suit (1937 : 53) :
Certains juifs étaient marins ou du moins propriétaires de bateaux ; d’autres possédaient
des terres cultivées par des colons ou des originarii ; d’autres encore étaient médecins.
Mais l’immense majorité d’entre eux s’adonnaient au commerce et surtout au prêt à intérêt.
Beaucoup étaient marchands d’esclaves, par exemple à Narbonne.4

C’est une diaspora méditerranéenne régionale qui se fonde sur son rôle d'intermédiaire entre musulmans
et chrétiens. Ces communautés durent opérer dans deux réalités d’époque : le « prêt maritime » et la
« commande » (Dufourcq, 1975 : 35), d’autant que le prêt à intérêt était interdit par l’Église aux
commerçants chrétiens (et bien que ceux-ci contournassent l’interdit). Par ailleurs, pénétrant
régulièrement au sein de territoires contrôlés d’un côté par les Francs/Catalans et de l’autre par les
musulmans, les commerçants juifs étaient très utiles car ils disposaient ainsi d’un réseau de
renseignement utilisable par les deux adversaires.

2
On rappellera brièvement que selon différents historiens, les juifs d’Hispania furent maltraités, rançonnés et
persécutés par les Wisigoths. Pierre Bonnassie (1992a : 44-46) évoque une « chasse aux juifs ». Face aux
persécutions et spoliations il est également probable que les juifs favorisèrent par leurs informations le passage
puis la victoire des musulmans en Europe (ibidem).
3
La présence de telles communautés est bien attestée par différents travaux anciens, dont ceux de Francisco
Cantera Burgos (1901-1978).
4
Voir le lien avec l’extrait précédent.

4
Comme le souligne Ibn Khordadbeh, à son époque les commerçants juifs parlent de nombreuses langues.
C’est une contrainte normale du monde des relations maritimes et commerciales, mais il est plus
intéressant encore de s’interroger sur la mention de langue franque [a(l)frandjiyya]5.
S’agit-il de germanique (= langue des Francs) ? Peu de chances, car à la fin du IXe siècle les Francs sont
souvent bilingues6, et la Romania domine dans leurs pratiques : écrites bien entendu (dans les élites),
puisque seul le latin dispose de l’autorité et de la visibilité nécessaire (langue du pouvoir, des chartes
etc.) ; mais également orales pour le peuple qui adopte le latin vulgaire régional comme langue passe-
partout du Golfe du Lion pouvant mettre en relation des Germains et des « romains ». Cette langue
« moyenne » est en même temps la base de constitution de la langue d’oc méridionale (ou futur occitan)
et du catalan, dans la moitié orientale des Pyrénées où l’on peut dire a minima qu’une koinè de type
occitano-roman (Bec, 1963) a fonctionné sans difficulté entre Provence et Catalogne. Elle pointe
d’ailleurs dans différents documents bigarrés du XIe siècle, comme ici :
Iuro ego Ramond, fili Estefania, ad ti Ramond, fili Ermenssed, fideles ti seré de ista ora adavant
per derecta fede, senes ton engano, com omo debet esser a son segnore ad qui se comanda…
[fr. Je jure, moi Raymond fils de Stéphanie, à toi Raymond, fils d’Ermessend, que je te serai fidèle
à partir de cette heure et dorénavant, par droite foi, et sans tromperie à ton égard, comme un
homme doit l’être à son seigneur à qui il se recommande…]7

Cette langue romane commune du Golfe du Lion doit présenter différents « tiroirs » en allant de styles
relativement soutenus (comme dans l’extrait précédent) jusqu’à des variétés triviales réduites, de type
pidgin. Dans l’ensemble, ce système polymorphe ne requiert pas de grandes connaissances pour être
pratiqué. C’est pourquoi il avait toute chance de devenir la source d’une première lingua franca ou
langue de troc à base romane, modifiée ensuite au contact des autres langues en présence, et en fonction
des innovations culturelles et commerciales locales. Les marins et commerçants la propagèrent
forcément (outre leurs langues propres), et elle devenait structurellement un indispensable véhiculaire
dans les relations avec les peuples de l’intérieur. La réflexion, tout en ayant donc une implication sur la
constitution langagière et identitaire d’al-Andalus, concerne aussi de près l’origine des langues romanes
de la région, et la genèse de la lingua franca en Méditerranée (Manzano, 2012 : 203).

3. Maghreb-Andalousie : l’interdépendance.
Accréditent encore l’idée de la continuité la rapidité du passage de l’Ifrīqiyya à l’Hispania et de la
pacification (toute relative) du Maghreb, puis de l’Espagne wisigothique. Entre l’arrivée des Arabes en
Lybie et dans le sud tunisien (vers 650) et la prise de Narbonne (720), il s’est écoulé 70 ans. C’est
exceptionnellement rapide et les modèles transportés (notamment langagiers et culturels) par les uns,
supportés par les autres, ne peuvent subir dans une période aussi courte des évolutions fondamentales.

5
Manuel Sanchis-Guarner (1980 : 28-29).
6
Les « vrais » germains de la région, les Goths, sont plus avancés encore dans la romanisation. Leurs élites ont
commencé le basculement notamment sous les règnes d’Euric (466-484) et surtout d’Alaric II (484-507).
7
Transcription et traduction par Pierre Bonnassie (1992b : 171).

5
Le résultat principal est que le Maghreb devait par la suite toujours coller à l’Andalousie, celle-ci n’étant
définitivement que l’extension d’un espace spatio-temporel d’abord africain, ou si l’on préfère : euro-
africain.
L’Histoire complète d’al-Andalus donne différentes preuves de cette continuité Andalousie-Maghreb.
On voit régulièrement les pouvoirs locaux ou régionaux d’al-Andalus se tourner, souvent en dernier
ressort, vers diverses puissances ou dynasties maghrébines. « En dernier ressort », car le long épisode
des Taïfas, révèle bien que le prix à payer peut être lourd pour les communautés locales, à commencer
par ceux qui demandent l’aide, ainsi que le montrent les dominations almoravide (1086-1147) et
almohade (1147-1229). Celles-ci amènent une apparente « sécurisation » d’al-Andalus, mais les
remèdes ne traitent pas la maladie sur le fond. Sans ces apports berbères, et de plus en plus à partir du
Xe siècle, al-Andalus est fragile par rapport à la reconquête chrétienne, bien que circulent régulièrement
des apologies de la force d’al-Andalus et des appels au djihad (Guichard, 2001).
Avant même les Almoravides et Almohades, on avait vu al-Manṣūr 8 attirer à Cordoue (981), en leur
faisant des ponts d’or, les chefs de différentes tribus Zenata chassés par les Zirides du Maghreb (Sénac,
2006 : 77-79). Le phénomène avait en réalité commencé dès le début d’al-Andalus. Bien qu’on ait du
mal à chiffrer les suppléments humains engendrés, à chaque fois des centaines, des milliers, voire des
dizaines ou centaines de milliers de personnes s’installèrent, renforçant ainsi la majorité berbère et plus
largement non-Arabe. Au passage ceci favorisa inévitablement la montée d’un arabisme quasi-sectaire
face à ce dépassement de toutes parts de l’arabité « vraie » par des identités difficiles à accepter, gérer
ou intégrer. Aux yeux des élites, ces Berbères restaient bien des barbares, la tiédeur de leurs pratiques
religieuses comme aussi bien l’excès de leur rigorisme les désignaient comme une population suspecte,
qui pillait à la première occasion9 et que beaucoup haïssaient comme leur propre fléau « interne ».
Quoiqu’il en soit, on est donc en présence d’une véritable « noria » entre Andalousie et Maghreb, et al-
Andalus (ses élites comme le peuple) semble avoir conscience qu’elle importe son propre poison. Mais
cette même idée nous ramène à l’idée corollaire qu’al-Andalus, en dépit de son étendue géographique
et de sa durée historique, fonctionna dans son ensemble comme une « tête de pont » plutôt que comme
un véritable « pays », sans parler même de « nation », concept qui ne convient sans doute pas, alors
qu’au contraire chez les gens du nord c’est ce principe de cristallisation nationale qui armera de plus en
plus les ennemis d’al-Andalus, surtout à partir du XIe siècle.
Corrélativement, il est impossible de permettre à al-Andalus développement économique et sociétal,
sans un contrôle du Maghreb et des routes trans-sahariennes, de Sidjilmassa et de la boucle du Niger,
d’où à nouveau poids, transactions et coups de force réguliers des tribus berbères qui contrôlent

8
Plusieurs personnages ont porté ce qualificatif de Manṣūr/al-Manṣūr « (le) Victorieux ». Celui-ci, Ibn Abi Amir
al-Manṣūr (connu comme Almanzor dans la tradition espagnole), devint hâdjib (maire ou chambellan du palais),
usurpant le pouvoir en 976/978 et l’exerçant jusqu’en 1002, date de sa mort. Sa réputation de fléau des chrétiens
du nord est fondée sur une bonne cinquantaine d’expéditions et de victoires sur les chrétiens libres.
9
Parmi d’autres évènements, le siège puis le sac de Cordoue par des Berbères en 1013 répandit l’épouvante. Aux
yeux de beaucoup, cela confirma le stéréotype de la vénalité et de la sauvagerie de ces gens.

6
étroitement ces routes. Du Sahel africain proviennent différentes denrées rares et prisées, mais
également un apport continuel de populations polythéistes, animistes, donc potentiellement serviles,
dont le rôle sera important pour l’ensemble des sociétés maghrébines et andalouses, tout en servant de
repoussoir ethno-identitaire.
La dépendance économique est bien étayée. Al-Idrissi, dans son Kitâb nuzhat al-mushtaq fî ikhtirâq al-
âfâq (milieu du XIIe siècle)10 revient de manière récurrente sur les liens économiques d’interdépendance
entre l’Andalousie et les ports marocains. Il jette un éclairage très intéressant (III e ‘Iqlīm, Ier ğuz’),
notamment à propos de a-Salā (Salé) et de b-Marsā Faḍḍāla (actuellement Mohammedia) :
(a) Les navires d’Išbīliyya (Séville) et de toutes les villes maritimes d’Andalousie y jettent l’ancre
[dans l’embouchure du Bou-Regreg] et en repartent avec toutes sortes de marchandises. De
Séville ils apportent de grandes quantités d’huile qui est la denrée par excellence des Andalous,
et emportent des vivres vers l’ensemble de l’Andalousie maritime.
(b) Marsā Faḍḍāla est visitée par les navires d’Andalousie et ceux de tout le rivage méridional
qui en emportent des cargaisons de vivres : blé, orge, fèves, pois chiches et aussi des ovins,
caprins et bovins.

Sachant qu’al-Andalus compte des villes parmi les plus peuplées de la région (Cordoue en tête), on a
une idée des dangers que faisaient courir les incessantes rebellions berbères, les séparatismes et
obstructions de toutes sortes et, du même coup, l’obligation systémique de contrôler l’Afrique du Nord
pour limiter les effets néfastes de cette dépendance. Le texte attire aussi notre attention sur l’existence
d’une quasi-monoculture de l’olivier au sud d’al-Andalus et donc l’émergence logique d’une zone de
spéculation pré-capitaliste fondée sur des groupes d’exploitants et de commerçants constitutifs des
bourgeoisies cordouanes et sévillanes, plus généralement andalouses, dont la pression pouvait conduire
à maintes rébellions sociales et politiques.
La relation Maghreb-Andalousie est plus complexe certainement, mais on voit bien aussi qu’en tirant
de tels fils, c’est la fragilité de l’ensemble qui ressort. Pour finir avec ce thème, le Maghreb est bien
souvent, et très clairement, une véritable épine dans le pied de l’Andalousie. La défaite de Las Navas de
Tolosa (juillet 1212) peut être largement mise sur le compte des rebellions berbères dans la région de
Fès ou aux Baléares et en Ifrīqiyya (Clot, 2004 : 284-286). Pendant l’effort militaire consenti par les
Almohades sur ces multiples théâtres, les princes chrétiens s’organisaient, résolvaient une partie de leurs
propres conflits et le pape promettait des « indulgences » aux combattants, actant ainsi un vrai passage
à la croisade religieuse. Musulmans andalous ou maghrébins devenaient dès lors des cibles religieuses
indiscutables (Manzano, 2012 : 216-217), mécanique que les Castillans allaient développer. Épisode
révélateur dans l’épisode : devant le péril, le Calife Mohammed traversa le détroit pour récupérer des
troupes fraîches et les faire passer depuis Sabta (Ceuta), en vue de la bataille. 300.000 hommes auraient

10
Traduit par : Livre de divertissement pour celui qui désire parcourir le monde ou Amusement pour qui désire
parcourir les différentes parties du monde. Al-Idrissi, sans doute né à Sabta/Sebta (Maroc), fut au service du roi
normand Roger II de Sicile, souverain protecteur des intellectuels, mais qui guerroya aussi et s’implanta sur les
côtes tunisiennes durant plusieurs années.

7
été levés, ce qui semble exagéré. De toute façon, cela ne suffit pas et l’effondrement eut lieu : les derniers
temps d’al-Andalus s’annonçaient (Clot, 2004 : 285).

4. La menace du Nord
4.1. Quelques faits au Nord : conquête et perte du Narbonnais. Narbonne (‘Arbûna) est conquise en
719 et sera le siège d’une nouvelle province d’al-Andalus jusqu’à fin des années 75011. On évoque une
conquête facile, ou par surprise. Peu importe, dans la mémoire collective régionale mais aussi dans
l’ensemble méditerranéen, cette ville n’était pas la moindre : capitale de la première province romaine
(Narbo Martius) et siège historique de la Gaule narbonnaise sur la Via Domitia, ville de repli des Goths
face à la pression franque12. Dans l’esprit des Arabes, cette conquête parachevait symboliquement une
entreprise dont nous avons souligné à leurs yeux la légitimité probable, en dépit des signes visibles d’un
affaissement de la cité depuis ses origines glorieuses (repli, régression, rétrécissement des enceintes
successives). Abd-er-Rahman ben Okba (gouverneur en 756-759) doit céder finalement Narbonne et le
nord des Pyrénées, sous la pression de Pépin le Bref. Un nouveau processus se met donc en place, mais
néanmoins les raids arabo-musulmans sur la Septimanie se poursuivront encore longtemps.
4.2. De la Marche d’Espagne. Compte-tenu des résistances arabo-musulmanes observées, on voit mûrir
rapidement chez les Francs (Charlemagne notamment) l’idée de mettre en place une Marche (lat. marca)
ou zone-frontière de sécurisation au sud de leur empire, située dans les Pyrénées méditerranéennes (PM).

11
Les autres sièges de provinces sont alors : Cordoue, Tolède, Mérida, Saragosse.
12
Lors de la bataille de Vouillé (507), Alaric II fut tué et les Wisigoths défaits par les Francs. Narbonne devint à
ce moment métropole des Wisigoths, avant le transfert complet de l’autorité à Tolède (554).

8
Cet espace géographique concerne en priorité la future « Vieille Catalogne », mais aussi différentes
régions montagneuses ou littorales de l’Aude et du Roussillon. La prise de Gérone en 785 permet aux
Francs de dépasser les limites de l’ancienne Septimanie, ils prennent Barcelone en 801.
La progression des Francs à partir des Pyrénées méditerranéennes (PM) marque un long temps d’arrêt
après le contrôle de Barcelone. Cette stagnation peut être mise en rapport avec le contrôle vigilant par
les Arabes de la vallée de l’Èbre, mais aussi avec la stabilisation « interne » que visait la Marche
d’Espagne. La méthode de sécurisation tient en 3 points essentiels :
a) laisser dans la région des hommes et des structures fiables. C’est l’origine des Comtés, qui vont
constituer un véritable treillis des Pyrénées méditerranéennes, du Carcassonnais à la région de
Barcelone. Mais pour que les hommes et les structures soient réellement fiables, il faut les doter de
territoires, de revenus et d’autorité, c’est la source de la féodalité et de la vassalité ;
b) encourager l’installation de moines, de monastères coordonnés au nouveau système d’occupation de
la région. Ceux-ci, à leur tour, installent leur propre système de chapelles, de prieurés, entrant toujours
plus dans la prise en main du pays ;
c) se servir des Goths et Romans chrétiens d’Espagne chassés par les Arabes, ou ayant fui leur
domination. Le modèle ou contrat le plus couramment adopté est celui de l’aprision (per aprisionem).
La terre ou ensemble de terres doit être mis(e) en valeur durant trente ans, après quoi elle appartient
définitivement à la lignée du créateur. Impliquer les « Mozarabes » revenait à bénéficier de leur
connaissance des arabo-musulmans et des langues d’Espagne (arabe, berbère), de leurs identités et
coutumes, ce qui était très important pour espérer défaire ces nouveaux-venus que l’on connaissait
encore très mal. De cela nous avons différentes preuves. Gillard & Sénac (2004) reviennent en
particulier sur plusieurs cas. Citons rapidement l’un des premiers cas historiquement connu. C’est celui
de Jean, installé à Fontjoncouse, Aude (alors : Fontes ou Villa Fontejoncosa) avec ses proches (cum
hominos suos). Cela se passait en 793, l’année même où un raid arabe se produisit à quelques kilomètres
de là, laissant une marque indélébile dans la mémoire régionale (bataille et razzia dite de l’Orbieu, rivière
des Corbières).
On peut également suivre ces réinstallations d’Espagnols, par l’observation de l’hagiotoponymie.
Fontjoncouse est placée sous l’auspice de Sainte Léocadie, il s’agit d’une sainte de Tolède (morte en
303)13. D’autres saints d’origine espagnole ont été ainsi « installés » dans la région, comme Cucuphat,
saint d’origine africaine ou orientale, martyrisé près de Barcelone à la même époque, qui est à la source
de toponymes comme Sant Cugat del Vallès (province de Barcelone) ou Saint-Couat-d’Aude.
Globalement, la méthode de sécurisation développée dans cette moitié orientale des Pyrénées eut
beaucoup d’avantages, et allait par la suite être peu ou prou reprise, adaptée et systématisée. C’est
l’origine toponymique de la puebla (cast.) ou pobla (cat.).

13
Dans le même ordre d’idée une commune des Pyrénées-Orientales (Cerdagne) porte le nom de Santa Llocaia
(fr. Sainte Léocadie).

9
Quand on creuse un tant soit peu cette question des « Espagnols » réinstallés, on va de surprise en
surprise. Gillard & Sénac (2005) scrutent les listes disponibles, les anthroponymes y sont massivement
latins (type Asinarius, Galbinus, Amabilis) ou germaniques (type Gisclafredo, Odilone, Ademaro). Dans
un acte de 812 pourtant, au côté des précédents, apparaissent quelques anthroponymes de type arabo-
musulman comme Soleiman, mais aussi Zatemiliteis. C’est semble-t-il une forme construite derrière
laquelle les auteurs reconnaissent une fonction (lat. Milites) venant en sus de l’anthroponyme. Les
auteurs y reconnaissent un personnage très connu (Zatum ou Zaddo), gouverneur de Barcelone et qui
avait tenté un rapprochement avec Charlemagne en 797. Ce cas n’est semble-t-il pas isolé14 et semble
montrer que des musulmans, parfois de haut rang, ont pu passer dans le camp des Francs durant cette
période.
4.3. La Marche d’Espagne, miroir angoissant d’al-Andalus. Au début de l’un de ses articles, Pierre
Sénac (2002), fait observer ce qu’il pense être un paradoxe. Les relations entre Carolingiens et
Abbassides, aux VIIIe et IXe siècles :
« … ne sont attestées que par des sources latines. Aucun auteur arabe ne les mentionne, y compris
l’historien Tabarî (m. 923), pourtant bien informé des affaires de l’Orient à cette époque ».

Pierre Sénac dit que les raisons en restent obscures, mais l’une des hypothèses qu’il formule est que ces
relations pouvaient sembler « illicites aux yeux des musulmans ».
C’est assurément un élément d’explication, et on ajoutera que la Septimanie était devenue en quelques
dizaines d’années un miroir négatif de l’entreprise arabe et de la ‘umma musulmane. Ici des musulmans
devenaient ou redevenaient chrétiens au grand jour, s’alliaient à des chrétiens, des juifs, ou procédaient
à des intermariages15. Comment parler de ces différentes sortes d’écarts ou de franches apostasies qui
sapaient les fondements coraniques ?
4.4. La pression nordique reprend et s’organise. On peut reprendre globalement le phénomène et le
suivre dans son déroulement géolinguistique. Après la prise de la ville de Barcelone en 801, des villes
proches comme Lérida (cat. Lleida) et Tarragona vont rester plus longtemps hors de portée. Entre le
Roussillon (cat. Rosselló), l’Ampurdan (cat. Empordà) et la région de Barcelone, un nouveau segment
de la Romania est en train de s’affirmer, sur un plan identitaire, langagier et politique. C’est la zone du
« catalan central », ou zone historique d’émergence et de référence de la langue catalane, où la Marche
d’Espagne a forgé et stabilisé durablement une identité collective qui se traduit politiquement par la
mise en place d’une première ébauche d’État en cours de détachement au sein de l’empire franc. On

14
Ramon Martí (1986) avait repéré deux Hispani Ababdela et Abderama (titulaire d’un « vilar » dans la région
de Girona/Gérone).
15
À propos de mariages inter-ethniques et inter-religieux, le Nord donna vite le mauvais exemple, du point de vue
musulman. C’est l’épisode de Munuza, Berbère compagnon de Tariq qui s’installa en Cerdagne, fit alliance avec
le comte Eudes de Toulouse, lequel lui donna sa fille en mariage. Munuza fut pourchassé et tué. On sent bien qu’il
cumulait tous les stéréotypes négatifs associés aux Berbères : de la versatilité à la vénalité, voire une disposition
jugée presque « naturelle » pour l’apostasie.

10
rappellera à cet endroit qu’al-Manṣūr, au cours d’une de ses expéditions, incendia Barcelone (985).
Après le pillage de la région durant quelques mois, il regagna Cordoue riche de butin et de captifs16.
Le ralentissement du mouvement dans la région de l’Èbre (environ 2 siècles) représente en réalité le
temps nécessaire à la mise en place de cette unité nouvelle qu’est la Catalogne, à l’organisation de sa
base et de ses superstructures. Le paradoxe des contacts de civilisations ou « recouvrements » (Braudel,
1966-II : 112-135) s’y confirme, car l’unité catalane puise dans les savoirs et techniques transmis par
al-Andalus, sans céder toutefois sur sa propre logique identitaire et langagière. À cet égard, les emprunts
théoriquement « arabes » du catalan, des emprunts très nombreux et même pléthoriques (Allières, 2001 :
219-221), mériteraient d’être datés, repris par le menu et véritablement intégrés dans un raisonnement
culturel d’ensemble. Au-delà des approches déjà anciennes mais remarquables de Manuel Sanchis-
Guarner (1980 : 77-101), de Josep Nadal & Modest Prats (1993 : 231-241), on verrait sans doute mieux
ce que la Catalogne a digéré en amassant des territoires « mozarabes », arabo-musulmans, et des
pratiques bilingues ou diglottes qui entraient dans la besace.
Marie-Claude Gerbet (1996 : 181), écrit à propos de la Navarre et de l’Aragon :
Les voyages furent très nombreux à travers cette « frontière » très perméable, rendant possibles
mariages mixtes, principalement dans les familles régnantes, mais aussi conversions et échanges
culturels. Il y eut là une situation bien différente du Léon et de la Castille où le dépeuplement
engendra souvent une séparation physique entre chrétiens et musulmans.

Une telle porosité ne s’est sans doute pas réalisée uniformément dans les régions sous-pyrénéennes17,
mais comment comprendre la longue suspension des opérations militaires sans de tels arguments ?
Comment des implantations arabo-musulmanes dont on sait qu’elles étaient militarisées et puissantes à
ce moment dans le continuum Saragosse/Tortosa, auraient-elles pu laisser se développer ce noyau
catalan sans intérêts partagés, économiques en premier lieu ?
Cette politique peut aussi relever de ce que Cardini dénomme la « Realpolitik effrontée » (Cardini 2000
: 66). Une politique fondée sur de multiples compromis ou « porosités », une protection réelle des
musulmans et juifs passés sous le joug franc/catalan, d’autant que les structures commerciales dont
avaient besoin les Catalans pour fonder leur future puissance imposaient le respect de tels groupes.
Ensuite la progression reprend. L’alliance matrimoniale et dynastique avec l’Aragon en 115018 fut
certainement un stimulant, mais il faut avant tout retenir cette idée majeure d’une Catalogne désormais
solidifiée qui entamait une progression sur le couloir terrestre bordant la Méditerranée et en même temps
sur les mers en direction des Baléares, des îles et de la péninsule italienne.

16
La manière de faire, violente, d’al-Manṣūr, se retourna à terme contre al-Andalus. Dans le cas de Barcelone
précisément, le comte Borell II ne reçut pas le secours attendu de son suzerain franc Louis. Il se considéra donc
comme délié de son vasselage (988) et ainsi naquit l’idée fondamentale d’une Catalogne indépendante qui
reviendrait bien plus fort ensuite sur les successeurs d’al-Manṣūr.
17
Pour la question des mariages mixtes et des mélanges ethniques, on pense immédiatement à la partie centrale de
la région sous-pyrénéenne, à la Rioja et à la famille des Banu Qasi (< Comte CASSIUS).
18
Mariage de Raymond-Bérenger IV de Barcelone avec l’infante d’Aragon.

11
Avec la prise de Tortosa (1148), qui est à maints égards un verrou « arabe », le mouvement va
s’accélérer. On a donc mis objectivement 347 ans pour faire progresser la domination chrétienne
d’environ 180 kilomètres, entre Barcelone et cette ville de l’Èbre.
Peniscola, 1233 ; Castellón de la Plana (cat. Castelló), distante de 80 kilomètres, 1233 également.
Valence enfin : 1248. La région d’Alicante suit, puis celle de Murcia. Dans ce secteur des tensions
s’exprimaient depuis des années entre Catalans/Aragonais et Castillans, en vue notamment des partages
à effectuer. Un traité à Cazola (1179) avantageait les Castillans dans cette région, aussi le modifia-t-on
au traité d’Almizra (1244) avant de le compléter par les traités de Torrellas (1304) et d’Elche (1305) et
l’extrémité du domaine linguistique catalan d’Espagne se fixa ici.
Une chose reste frappante, c’est la relative facilité de la conquête catalane à partir de l’Èbre. Il y eut
certes des batailles, mais peu nombreuses et des sièges relativement peu coûteux. On voit plutôt les
places assez souvent se livrer aux souverains chrétiens ou à leurs représentants. Une réflexion doit être
poursuivie dans cette perspective, car le raisonnement a une incidence directe sur la gestion des langues
et identités. Un des arguments est certainement que la puissance militaire des Catalans était de mieux
en mieux connue, et respectée, outre la mémoire collective des combats dans les Pyrénées, globalement
perdus par les arabo-musulmans. Mais en outre, puissants sur la mer et pendant qu’ils progressaient à
terre, les Catalans disposaient déjà d’un réseau de comptoirs commerciaux et de relais culturels dans la
Méditerranée et en Afrique du Nord. Il y eut donc à des degrés divers connaissance réciproque,
également une forme de préparation à la domination qui approchait. Les Catalans étaient aussi bons
commerçants et diplomates, ce qui dut leur servir dans la préparation de la « reconquête ».
Le contraste est net avec la zone de reconquête castillane, où les prises furent généralement plus
violentes et problématiques, sans compter le grignotage extrêmement violent cette fois du Royaume de
Grenade et de la région littorale de Malaga à Almeria, entre 1485 et 1492, et sans compter davantage les
suites de ce mouvement au XVIe siècle : poursuite obsessionnelle des faux-convertis, des Juifs,
inquisition, expulsion des Morisques, colonisation militaire des « presidios » de la côte algéro-
marocaine, et guerre portée au Maghreb.
Plusieurs signes montrent que du côté oriental, les choses se sont dans l’ensemble passées autrement. A
contrario, l’incorporation définitive de la Catalogne au royaume d’Espagne (XVe siècle) eut sans doute
l’effet de propager dans la zone catalane des méthodes que l’on n’avait jamais suivi dans le secteur aux
XIIIe et XIVe siècles. Un exemple parmi d’autres : lors du décret d’expulsion des Morisques (1609), les
régions situées entre Valence et Alicante comptaient une population principalement, ou de manière
importante, morisque. Des milliers de ces personnes se retranchèrent dans les montagnes de Benigembla
(cast. Benichembla) avant d’être réduites ou expulsées.
Pierre Guichard (1992b : 138 et suiv.) de son côté, s’appuie sans doute avec raison sur la structuration
du monde paysan que les Catalans rencontraient, une direction qui devra encore être creusée. Un monde
rural moins pénétré par les structurations verticales et urbaines que le centre d’al-Andalus affichait, à

12
Cordoue, Séville, Grenade, et différentes régions fortement arabisées. Guichard toujours écrit pour les
premiers siècles de l’occupation (1969 : 106) :
Les zones les plus fortement arabisées — les grandes vallées de l'Andalousie, la région de Tolède,
la vallée de l'Èbre — sont très vite le cadre d'un développement urbain qui constitue l'un des
traits originaux de la civilisation de l'Espagne Omeyyade.

« Arabe » et « urbain » s’éclairent mutuellement. Emprise religieuse, contrôle politique et administratif


en découlent. Dans la zone orientale en revanche, moins de fonctionnaires, un ou deux personnages
respectés, « anciens » (cat. vells) ou « faqihs », mais surtout une communauté de paysans plus ou moins
riches sans doute mais solidaires, liés les uns aux autres par une exploitation commune des terroirs. Dans
le même travail de 1992, Guichard fait une seconde remarque, brève mais pénétrante. Les textes qui
permettent de comprendre des redditions obtenues sans difficultés19 mentionnent régulièrement l’aljama
du lieu, terme dans lequel Pierre Guichard reconnaît « la djema’a kabyle » (1992b : 143). Quand on
connaît les fonctionnements des communautés berbères au Maghreb, cela revient immédiatement à
cerner la personnalité collective paysanne berbère. Ces différents points confortent l’idée d’une
conquête très particulière, ce que Gerbet (1992 : 195) relie pour sa part aux « dons de diplomatie » du
souverain chrétien Jacques 1er :
Lors de ses conquêtes… presque tous les musulmans restèrent sur place… En général, il imposa
aux musulmans de verser un tribut représentant un sixième de la récolte, reconnut leurs lois et
leurs coutumes à condition qu’ils partagent les villes avec les chrétiens. Les accords furent
formulés en termes presque féodaux. C’est ainsi qu’à Jativa [cat. Xátiva] le gouverneur,
accompagné de cent hommes les plus importants de la ville, vint lui rendre hommage à la mode
musulmane, en lui baisant la main.

Mais au total, face aux progressions des gens du Nord (Galiciens et Portugais, Castillans ou Catalans),
de plus en plus constantes, organisées et durables, et surtout sans retour possible, comment ne pas
comprendre la montée d’une profonde angoisse au sein d’al-Andalus. C’est la peur ou la menace de la
fin que l’on entrevoit de plus en plus, même si l’on vit ici depuis bien longtemps. Peut-être réussira-t-
on à se ménager quelques portes de sortie ? Dans ce contexte, les discours officiels, les parades, les
missions de « représailles » comme les campagnes déjà évoquées d’al-Manṣūr, tant qu’elles furent
possibles du moins, ne rassurent pas ou plus, sauf ceux qui ont décidé de fermer les yeux.
En réalité, ce climat délétère pour al-Andalus avait commencé presque immédiatement, dès le VIIIe
siècle. C’est pourquoi nous avons relié dans les lignes qui précèdent la recherche d’une « légitimité »
initiale (dont s’est entourée la conquête d’al-Andalus) et l’attrait comme la menace du Nord et de la
frontière, qui pèsent lourdement dès le début. C’est aussi pourquoi intégrer et comprendre la Marche
d’Espagne dans le raisonnement global est important, car c’est ici que pour la première fois a été

19
On voit, parmi bien d’autres exemples, la communauté de Peniscola (cast. Peñiscola) après la prise de Burriana
(cat. Borriana) et à l’issue semble-t-il d’un premier siège, faire savoir à Jacques Ier d’Aragon, qui se trouve alors à
Teruel, qu’elle est disposée à la capitulation. L’affaire se règlera assez simplement, en présence d’une large
communauté qui accueille très honorablement le souverain.

13
identifiée cette menace, qui sous des formes diverses allait constamment perturber al-Andalus, lui
interdisant de se concevoir comme un véritable État et lui renvoyant en permanence une imagerie
négative et les linéaments d’une déconstruction.

5. Du système sociolinguistique tripolaire : de l’Ifrīqiyya à al-Andalus


5.1. Quelques rappels. Nous avons proposé un schéma dit « tripolaire » d’analyse des langues et
identités du Maghreb en 1996. Des éclaircissements ont été donnés par la suite dans le cadre d’une
réflexion sur la francophonie de l’Afrique du Nord, notamment en 2005, 2007c, 2011 et 2012.
Dans la partie septentrionale ou romane de la Méditerranée occidentale (systèmes gallo-roman,
occitano-roman et ibéro-roman) la norme visible est celle d’un fonctionnement binaire, qui permet en
général à une langue sociolinguistiquement avantagée, d’avancer de manière frontale et brutale au
détriment de langues périphériques. Ce schéma est typiquement celui de la langue française qui a dominé
ses voisins de langue d’oïl avant d’entamer les domaines francoprovençal et gallo-roman méridional (ou
occitano-roman), sans compter diverses langues non romanes de France (Manzano, 2000).
C’est un système voisin de type binaire qu’on retrouve à la base de la diffusion du castillan et du catalan.
Au Maghreb se trouvent anciennement trois pôles d’attraction et non deux. Par suite la question même
du contact des langues ne peut être abordée de la même manière en Afrique du Nord et en Europe.
5.2. Un pôle purement autochtone (ou pôle 1) apparaît dès la protohistoire. Il concerne le libyco-
berbère auquel tous les nouveaux-venus (Phéniciens, Grecs, Latins, Arabes, Français ou Espagnols), ont
été confrontés. Un lien typologique et diachronique est admissible du libyque (forme protohistorique)
au berbère (forme historique) ou amazigh, pour le dénommer comme on le fait de plus en plus souvent.
5.3. Un premier pôle exogène (ou pôle 2) concerne deux langues d’origine sémitique. Le phénicien est
la plus ancienne langue sémitique connue dans le secteur, en outre fondatrice de la plupart des systèmes
graphiques de la Méditerranée, dont celui du Berbère. Devenu « carthaginois » ou punique en Afrique,
cette langue fut en contact direct avec le latin. Le punique s’est répandu dans les 2/3 sud de la péninsule
ibérique, avec des poussées probables vers la zone littorale des Pyrénées où des contacts/conflits sont
avérés avec la langue grecque. L’autre langue sémitique, plus récente, est l’arabe. Selon toute
vraisemblance, le punique, oralisé et dialectalisé, semble encore parlé à l’arrivée des Arabes20.
5.4. Un deuxième pôle, exogène (ou pôle 3) concerne encore anciennement les langues indo-
européennes et romanes. Le latin notamment, puis ses successeurs diachroniques, dont des langues
coloniales relativement récentes (portugais, castillan, catalan, français). Plus globalement, des
compressions produites au nord ont eu des conséquences au sud. Ainsi des langues germaniques ont été
utilisées dans la région, celle des Wisigoths (avant romanisation), et celle des Vandales.

20
La continuité typologique a permis à différents grands arabisants du début du XXe siècle (dont William Marçais)
d’avancer l’hypothèse que de nombreux locuteurs du punique passèrent sans difficulté à l’arabe dans les périmètres
urbains notamment.

14
5.5. L’incomplétude. Depuis trois millénaires, quelle que soit la langue qui arrive dans le système, elle
semble s’intégrer dans la continuité d’un pôle, ce qui la place immédiatement en position toujours
« relative » au sein du système global. Ceci est capital. C’est autant visible pour le latin que pour l’arabe,
et même le français. En plusieurs siècles, aucune de ces langues n’a pu saturer l’ensemble du système,
contrairement à ce qu’on peut observer dans la Romania d’Europe.
5.6. Fonctions des langues. Chaque langue versée dans le système adopte une série de fonctions, soit
propres à son pôle sous forme d’héritage en quelque sorte, soit qu’elle élabore dans sa propre logique
de diffusion. Ainsi l’arabe fut d’abord une langue urbaine et à ce titre il reprit mécaniquement plusieurs
fonctions du punique, puis du latin (officialité, droit, littérature). Mais il ajouta bien sûr la fonction
cultuelle, dans la logique de la diffusion du message coranique. L’arabe et l’islam constituent depuis le
pile et le face de la même monnaie, c’est un argument puissant de diffusion, tout comme le christianisme
(mais avec moins d’acuité) avait été précédemment associé à la diffusion du latin populaire dans les
campagnes entre les IIIe et VIIe siècles.
5.7. L’intégration des langues extérieures. Chaque langue des pôles 2 et 3 arrive au départ sous le
statut de langue superstructurelle/coloniale (punique, latin, arabe, français) et doit, pour s’établir
durablement dans le système régional, tendre à investir la gamme la plus étendue de fonctions possibles
et de territoires. Mais ce faisant elle tend à se dialectaliser, ce qui affaiblit d’autant son statut
superstructurel initial (production de variantes diglossiques). C’est net pour l’arabe qui a ainsi engendré
sa propre diglossie (arabe dialectal vs arabe classique ou soutenu), diglossie qui revient ensuite sur le
paysage linguistique pour entraver voire paralyser les progrès de la langue en question. En même temps,
en progressant, une langue découvre toujours ses limites. L’arabe a ainsi constamment buté sur le
berbère, car le tissu identitaire profond du Maghreb est et reste berbère, même après islamisation. Les
Carthaginois comme les Romains en avaient fait l’expérience : ces deux puissances reconnurent assez
vite que le contrôle des Berbères, Gétules et autres Numides était une véritable chimère. Elles durent
constamment composer avec cela, contrôler puis abandonner régulièrement d’immenses territoires.
5.8. Blocages systémiques. Outre les fonctions des langues que le point précédent évoque, il faut ajouter
que dans un système tripolaire, chaque langue présente dépend des deux autres qui lui sont opposées.
C’est pourquoi l’efficacité d’un pôle, quel qu’il soit, est constamment contrariée, affaiblie, par des
réseaux de fonctions qui lui échappent en même temps dans les deux autres pôles et qu’il ne peut
s’approprier. Ceci désarme inévitablement le faisceau agressif de la nouvelle langue.
5.9. « Avantages » du binarisme. A contrario, nous comprenons que dans un système bipolaire ou
frontal l’efficacité est plus nette en cas de contact. Dans la sociolinguistique des langues dites
« minoritaires » de France ou d’Espagne, très documentée depuis un demi-siècle, on sait comment une
langue d’expansion A entre dans le sous-système territorial d’une langue B, généralement à partir de
deux ou trois fonctions fondamentales telles que la fonction politique, l’existence d’une norme écrite
bien constituée, la réalité d’un prestige généralement fondé sur une littérature écrite etc. Ce sésame
permet ensuite à la langue importée de s’immiscer dans d’autres fonctions dont elle éjecte

15
progressivement la ou les langues locales. Généralement vers la fin du processus, il ne reste quasiment
rien aux langues locales, qui sont progressivement supplantées sur leur propre terrain. Des langues très
diverses, comme le gallo de Haute-Bretagne ou l’occitan du Languedoc-Roussillon21 sont devenues
réellement minoritaires ou ont déjà disparu des lieux où elles se parlaient cinquante ans en amont :
marchés et commerce local, café et lieux de convivialité etc. Vers la fin du processus, on ne les entend
plus que par fragments, courts et stéréotypés, traversant comme des comètes des discours tenus en
français régional ou en castillan/espagnol pour l’Espagne. Au stade terminal, les langues régionales,
vidées de leurs fonctions, deviennent des coquilles vides.
Les régionalistes d’Espagne ont parfaitement analysé et compris la mécanique de ce système frontal,
l’ont inventorié puis tenté de le prendre à rebours. Je pense évidemment à la sociolinguistique catalane
qui se fonde presque intégralement sur la récupération systématique et méticuleuse des fonctions
confisquées par le castillan. C’est l’épais problème des relations entre castillan et catalan, qu’on ne
saurait résumer en quelques lignes (Vallverdú, 1977).
5.10. Regard systémique sur al-Andalus. Nous avons souligné plus haut qu’al-Andalus fonctionnait
principalement comme un épiphénomène du Maghreb. On pourrait donc penser que le système tripolaire
a été importé et prolongé dans la Péninsule ibérique.
À première vue, les trois univers ethniques, langagiers et identitaires paraissent représentés au sein d’al-
Andalus (berbère, sémitique, roman), mais il s’agit d’une tripolarité en trompe-l’œil, comme si lors du
passage en Europe le système mutait du tripolaire au bipolaire. Le maillon faible est alors le berbère,
comme cela apparaîtra plus bas, ce qui semble avoir longtemps décuplé la puissance de l’arabe.

6. Le pôle roman
Depuis 711, l’arabe et le berbère ont été mis en contact avec différents parlers romans issus des latins
vulgaires de Bétique, de Tarraconaise ou de Lusitanie. Il est conventionnel de qualifier de
« mozarabe(s) » les groupes qui conservèrent la religion chrétienne et s’arabisèrent à des degrés divers.
Mais ce terme est flou et par ailleurs polysémique. En outre nous avons là un champ d’étude
extrêmement polémique depuis deux siècles. La définition qu’on admet généralement aujourd’hui
propose une filiation à partir de musta’rab « arabisé » (Laliena & Sénac, 1991 : 35), mais on voit très
vite qu’elle pose des problèmes, notamment le fait qu’elle n’est attestée qu’en 1024 (soit trois siècles
après la conquête). Elle manque de clarté et de lisibilité d’un point de vue sociolinguistique et identitaire,
surtout quand on sait qu’on a très peu de témoignages directs de ces communautés et de leurs pratiques
langagières : s’agirait-il alors exclusivement de groupes chrétiens arabisés linguistiquement ? ou de
groupes alliant christianisme, pratiques langagières romanes et arabes ? de communautés favorisant
interlectes et recomposition identitaire mi-arabe mi-romane ?22 D’autre part, elle polarise à tort

21
Auxquelles j’ai personnellement consacré beaucoup de travaux. Voir par exemple Manzano (2004, 2006, 2009).
22
Il a existé justement une autre hypothèse étymologique, celle de *mixti arabes (Aillet, 2010 : 2) qui résume bien
l’ambiguïté de cette appellation et de la conception qu’on peut se faire des gens ainsi désignés.

16
l’attention sur le fait qu’on a affaire à des « Arabes » d’une manière ou d’une autre, ce qui est
éternellement discutable. Enfin, les non-spécialistes qui viennent à s’intéresser à l’Andalousie médiévale
ne comprennent pas ce terme qui impose des contorsions mentales. Nous reprenons donc encore cette
expression, mais en l’assortissant généralement de guillemets. Il serait préférable de la remplacer par
roman/variétés romanes originelles pour le langage, chrétien pour la religion, dénominations plus
conformes aux réalités et moins ambiguës pour le grand public.
Au début du VIIIe siècle, des parlers romans étaient donc en constitution, mais non aboutis. Pour avoir
sous les yeux des souches clairement identifiables comme des protolangues romanes, il faut attendre au
plus tôt le IXe siècle (Serments de Strasbourg, souche française ou langue d’oïl)23 voire les Xe, XIe siècles
pour le castillan (différentes Gloses), le XIIe pour le catalan (Homilies d’Organyà), et même le XIIIe
siècle pour l’embranchement portugais. Essayons toutefois de tirer quelques fils.
6.1. Des « romans » et non « une langue romane ». Les variétés rencontrées étaient éloignées du latin
dit classique (LC). Pourtant les observateurs arabes comme les locuteurs de ces langues (les
« Mozarabes », ou la langue « mozarabe » Mz) les rattachaient spontanément à un pôle latin, non sans
constater les uns et les autres des différences sérieuses, en matière de systèmes grammaticaux
(déclinaison en LC vs. organisation analytique en Mz) ou en matière de lexique. Des mots spéciaux
existaient forcément en « mozarabe » (agriculture, noms de plantes, traditions locales notamment) et
variaient d’une région à une autre, comme dans le reste de la Romania. Face à l’arabe ressortait donc
l’absence d’homogénéité du roman qui, cumulée à l’absence d’écriture, paraissait rédhibitoire.
6.2. Une diglossie avérée. L’écartement réel entre ces deux types de variétés relève clairement d’une
diglossie que le « temps long » n’a pu régler comme cela s’est fait ensuite dans la Romania. Par leur
intervention, les Arabes « figent » toute évolution normale cohérente du système. Des variétés romanes
disponibles auraient émergé par la suite, comme en Afrique du Nord parallèlement, ce qui nous ramène
une fois de plus à la continuité Maghreb/al-Andalus (Manzano, 1999). Il ressort que de telles variétés
romanes du terrain, issues du « bourgeonnement » des langues naturelles dans le temps et l’espace
(Sapir, 1921 : 107), empêchées trop tôt, ne disposèrent pas de repères valables, de norme(s) ou de
parler(s) directeur(s). Le latin écrit, soutenu, ne pouvait y suppléer, car il constituait pour sa part une
norme transcendantale accessible aux seules élites, mais que beaucoup dans les élites allaient
progressivement quitter pour la nouvelle norme coloniale et culturelle, l’arabe.
6.3. Le lien au culte, la « latinité ». C’est pour beaucoup le lien entre religion chrétienne et langue(s)
romane(s) qui fonde l’identification d’un pôle latin/roman, malgré la diglossie évoquée. On a donc
souvent fait, à propos d’al-Andalus, comme si le « mozarabe » ou romance (ou romandalusí)24 était du
latin. On voyait là une sorte de riposte identitaire des chrétiens à la pression de l’arabe et de l’islam. Il
est clair qu’un traumatisme profond dut s’emparer de ces communautés colonisées, réputées « latines »

23
Le lecteur fera de lui-même le rapprochement diachronique avec les faits et la période diachronique plus haut
évoqués à propos des Francs et de la Marche d’Espagne.
24
Corriente, 2008.

17
mais dont la latinité était en gros « typologique » par assimilation, mais pour le moins douteuse. C’est
l’une des explications possibles pour comprendre cette attitude générale que stigmatisaient Euloge de
Cordoue ou Alvarus au milieu du IXe siècle : les « Mozarabes » allaient souvent directement à l’arabe
qu’ils connaissaient mieux que le latin, un cran de plus et ces dhimmi, nasâra ou ‘agâm devenaient
musulmans ou « muwallad(s)», ou « muladi(s) »25 (Dufourcq, 1978 : 141 ; Laliena & Sénac, 1991 : 34).
En effet, sauf dans les milieux très cultivés, la « vraie » langue latine était en perdition, difficile à
observer ou simplement à apprendre. En revanche l’arabe, par sa qualité de langue écrite soutenue,
ouvrait les portes d’une intégration sociale nouvelle.
6.4. Faiblesses du pôle roman. Le lien au culte chrétien, s’il entretient le pôle roman, en constitue en
même temps le point faible. En s’arabisant, au moins dans les débuts, chacun pensait franchir une étape
d’intégration langagière, sans perdre sa religion. Mais cette façon de négocier la transition identitaire
était condamnée. L’arabe, langue de l’écrit et de la réussite sociale, apparaît par ailleurs totalement soudé
à l’islam qu’il porte avec lui. Ceux qui espèrent autre chose constatent assez vite les limites que confère
l’arabo-christianité, ici comme au Maghreb voisin. En outre, les pouvoirs publics, peu enclins à favoriser
des conversions trop nombreuses26, introduisirent des mises à l’épreuve, par exemple en reportant la
qualification de muwallad une génération après la conversion, et/ou en tentant de percevoir la dhimma
chez ces derniers. Malgré de telles embûches, cette double voie de l’acquisition de l’arabe et de l’islam
allait s’amplifier, conformément au principe que la sociolinguistique (depuis les années 1970) qualifie
de « principe de loyauté ». Celui-ci comporte évidemment des aspects langagiers (s’aligner au mieux
sur la langue motrice, en l’occurrence l’arabe), mais également un versant religieux qui tire
inévitablement vers la conversion, sans oublier un versant purement sociétal : vivant dans cette société,
les « Mozarabes » en partageaient nombre de points de vue, sur les mœurs collectives, la politique, les
opérations armées etc. même si ces conflits portaient sur d’autres chrétiens, ces derniers vus « ailleurs »,
du moins tant que les relations inter-ethniques furent souples (VIIIe-Xe siècle).
6.5. La désagrégation du christianisme. Parallèlement, les communautés « mozarabes » sont
travaillées par diverses contaminations des dogmes et des pratiques socioreligieuses. Si cela ressemble
encore au principe de loyauté, on évoquera plutôt un « principe d’alignement sociétal » ou normalisation
collective. Le principe fondé par l’arianisme des Wisigoths (unicité de Dieu, non-divinité du Christ)
avait été officiellement dénoncé un bon siècle avant l’arrivée des Arabes27. Mais il s’était probablement
maintenu de manière cryptique et alimentait les réticences à admettre le dogme catholique de la Trinité.
On constate une avalanche de « discrets cheminements » (Dufourcq, 1978 : 90) qui sapent les
fondements du catholicisme. Arguments nestoriens, adoptianistes, sabéliens, migéciens, cassianiens (ou

25
Ar. Muwalladun.
26
Le gouvernement d’al-Andalus perdait en effet des sources appréciables de revenu (plusieurs auteurs), puisque
les néo-musulmans n’étaient plus astreints à la dhimma (supplément d’imposition pour les chrétiens et les juifs).
En outre, dans la constitution « sectaire » ou « pyramidale » de l’arabo-islamité, Berbères, Muwallad(s) et
« Mozarabes » (sans doute à des niveaux différents) avaient en commun d’être mal jugés et souvent suspectés.
27
Le premier roi catholique parmi les 24 plus haut envisagés (Ibn Khordadbeh) est Rocar(è)de (586-601).

18
cassianistes), jovinaniens (Dufourcq, 1978 : 89 à 92), contre lesquels l’Église doit lutter pied à pied et
qui révèlent des proximités souvent flagrantes avec l’islam. En somme des formes de préambules,
angoissants, à la pure et simple conversion musulmane. On ne peut entrer dans le détail mais ces
différentes dérives : a) tendent à nier ou déplacer la divinité du Christ, Jésus étant éventuellement
« habité par Dieu », et même déclaré « fils adoptif de Dieu » ; b) condamnent le culte des saints et des
reliques ; c) reviennent sur le rôle des prêtres ou autorisent le mariage avec des non-chrétiens. Si l’on
observe par ailleurs que le divorce par répudiation se répand (Dufourcq, 1978 : 92), ainsi que la
circoncision (Dufourcq, 1978 : 146-147), on peut conclure avec lui (1978 : 92) :
Dans toutes ces altérations du christianisme, se discerne facilement l’ascendant de la société
arabo-islamique environnante.

6.6. Des langues de la maison, du quartier, de l’intimité. Dans ce contexte, les pratiques romanes
populaires originelles tendaient à être éliminées de la place publique. Une chose est certaine, l’écrit
arabe, l’institution, les ignorent à peu près totalement, et se bornent généralement à quelques
observations, par ailleurs très instructives, comme celles que relève Gallego (2003 : 127-130). Dans les
textes qu’elle retranscrit on voit ces variétés qualifiées de laṭīnī al-‘āmmī (latin vulgaire) et plus souvent
encore de ‘ajamiyya, qui semblerait s’appliquer initialement aux communautés chrétiennes. La chose
est normale, car l’arabe, langue écrite et littéraire, n’est à parité sociolinguistique qu’avec le latin
classique, que ses élites quittent, surtout à partir du Xe siècle. Le roman populaire se retrancha donc
comme langue de communautés étroites : langue de la paroisse, soit fermée sur elle-même, soit versée
dans une diglossie romano-arabe et différentes formes de code-switching, avant de disparaître.
6.7. Campagnes et villes. Ces lectes romans locaux avaient peu de chances de se perpétuer dans des
cadres urbains où la pression conjointe de l’arabe et de l’islam était plus forte. Toutefois des quartiers
de chrétiens sont attestés, à Cordoue notamment. Ou des quartiers de néo-citadins dans lesquels des
campagnards néo-urbains s’agrégeaient. Dufourcq (1978 : 154) les évoque, qui rappelle que de
nombreux campagnards romans et chrétiens, pour fuir l’installation massive de musulmans autour d’eux
prirent le chemin des villes, quand ils ne prirent pas le chemin des principautés du nord ou d’ailleurs.
Les migrations au sein d’al-Andalus leur redonnent du poids car différentes pratiques romano-
chrétiennes pouvaient ainsi revenir vers la ville, retardant paradoxalement l’agonie du christianisme.
6.8. La « fin » des variétés romanes originelles … liens avec le berbère. Tout cela combiné, les
communautés romanes originelles avaient peu de chances de résister à l’intrusion frontale de l’arabe.
Aucune des fonctions en présence n’autorisait en théorie une résistance des langues locales, sauf à la
campagne. Le tableau est sombre, mais la recherche sur ces communautés ne semble pas avoir été menée
avec tous les moyens nécessaires, sans beaucoup de compassion également. On ne peut en effet étudier
dignement une langue orale, stigmatisée et minoritaire, de gens le plus souvent méprisés par les normes
centrales du système, à partir des textes écrits dans la langue du pôle qui les traque et les cerne. Les deux
langues « faibles » du système de l’Andalousie médiévale, roman(s) originel(s) et berbère(s) n’ont pas
la moindre existence légale de ce point de vue. Cette simple constatation suffit à nourrir des stéréotypes

19
totalement négatifs, celui de communautés chrétiennes égarées, dégénérées, caricaturales de la grandeur
« latine ». Dans les campagnes ce sont des paysans arriérés, à peine récupérables par l’islam. Si l’on dit
que ce sont des « gens du Livre »28, beaucoup les voient surtout comme des polythéistes embourbés dans
leurs erreurs, cultes des saints et reliques.
Malheureusement, dans ce débat capital autour de la « question mozarabe », et parallèlement de la
« question berbère », on applique des raisonnements globaux, péremptoires, avec par exemple cette
formule lancinante de Berbères ou de chrétiens qui s’arabiseraient « rapidement ». C’est d’autant plus
étonnant que l’on reconnaît constamment l’indigence des sources relatives aux survivances des uns et
des autres, c’est-à-dire sur le terrain. Pierre Guichard (1992a : 74) après avoir évoqué l’agitation
chrétienne à Cordoue (IXe) écrit par exemple :
Les communautés mozarabes des villes autres que la capitale ne nous sont connues que par
quelques allusions éparses. Sur celle de Mérida … un géographe arabe tardif apporte quelques
indications révélatrices du niveau culturel très bas auquel se serait trouvés réduits les chrétiens
de cette ville où un évêque est encore attesté en 869 mais où personne, à cette date, n’est encore
capable de traduire une inscription latine. Quant aux mozarabes des zones rurales, on trouve en
tout et pour tout deux lignes à leur sujet dans l’ouvrage géographique d’Ibn Hawqal, rédigé dans
la seconde moitié du Xe siècle : « Il y a en al-Andalus plus d’une exploitation agricole groupant
des milliers de paysans qui ignorent tout de la vie urbaine et sont des Européens de confession
chrétienne. Il leur arrive de se révolter, et d’aller se fortifier sur une hauteur ; la répression est
de longue durée, car ils sont fiers et obstinés : et lorsqu’ils ont rejeté le joug de l’obéissance, il
est extrêmement difficile de les réduire, à moins qu’on ne les extermine jusqu’au dernier,
entreprise malaisée et longue.

Passons sur le caractère éventuellement excessif/réducteur de l’extrait, ce qui ne permet pas de le


discréditer. Ce passage semble se référer à des épisodes multiples entendus et compilés par l’auteur29,
on pense notamment aux révoltes d’Ibn Marwan al-Djilliqi en Galice (début du IXe) ou celle, célèbre,
d’Ibn Hafsun dans le sud-est du pays (fin du IXe). Le fait que les sources écrites soient indigentes est en
réalité normal dans le contexte polaire que nous évoquons. Il est donc logique que de tels groupes,
invisibles depuis le sommet de la pyramide sociale, se soient fermés ou même engagés, comme c’est le
cas régulièrement en Espagne30, dans des parcours cryptiques où on les verrait de moins en moins.
Des recoupements de données très diverses laissent espérer dans l’avenir des ouvertures et des solutions
nouvelles à propos de ces groupes « mozarabes » et [on le voit plus loin] du berbère. Le pan de recherche
structuré par Cyrille Aillet (2008, 2010 notamment), tout en résumant clairement les débats continus
autour de cette question, montre plus d’une fois combien persistent les idées reçues et notre ignorance
quant à la disparition de telles communautés. Cyrille Aillet fixe toujours la limite probable de survivance
au milieu du XIIe siècle, mais sa réflexion centrée sur une géographie évolutive du christianisme en al-
Andalus revient sur une foule de faits surprenants (disparitions et résurgences notamment) qu’on n’a

28
Ahl al-kitāb (Laliena & Sénac, 1991 : 35).
29
Et d’ailleurs rappelés par Pierre Guichard dans le travail cité.
30
Aussi bien du temps des Wisigoths (cf. les questions juive et catholique) qu’après al-Andalus stricto sensu, dans
le cas des Morisques.

20
pas fini d’exploiter. En outre, différentes recherches archéologiques comme celles de Sonia Guttierez
(1996, 2007, 2008) signalaient de nouvelles voies dès la fin du XXe siècle : l’archéologie, l’étude des
environnements « mozarabes » et des croisements des différentes communautés hors villes et hors centre
d’al-Andalus, devraient conduire à un renouvellement profond de ce domaine de recherche.
6.9. Bilan. Les communautés « mozarabes » constituent la quasi-totalité de la population au début d’al-
Andalus. Pierre Guichard (1992a : 77) évoque les travaux de Glick, reprenant ceux de l’historien
américain R. W. Bulliet. On y considère que vers 912, les chrétiens constituaient encore les ¾ de la
population d’al-Andalus. Les conversions s’accumulant au Xe siècle, à la fin du Califat (début XIe siècle)
le rapport se serait inversé et les chrétiens ne représenteraient plus que le ¼ de la population31.
L’affaissement de la Romania native et du christianisme doivent aussi être aussi mis en rapport avec la
raréfaction puis la disparition des évêchés. Cela se voit aussi en Afrique du Nord32. Les repères, les
guides disparaissent donc les uns derrière les autres, et forcément le clergé, si important pour des
catholiques. Les « pasteurs » n’étant plus là, qu’advenait-il alors des derniers croyants, livrés à eux-
mêmes ? Quid de la voie cryptique de survivance, rarement évoquée dans les travaux sur al-Andalus ?
6.10. Un chantier à reprendre. Il est impossible d’entrer dans le détail de ce que l’on a pu dire ou écrire
du « mozarabe ». Dans la romanistique diachronique (du portugais, du castillan, du catalan), on traite
généralement la langue « mozarabe » comme un substrat qui aurait agi sur les langues véhiculaires les
plus récemment imposées (catalan, castillan notamment). Trois secteurs majeurs de « transfert » se
manifestent : les prononciations (phonétique/phonologie), le lexique (choix régionaux), l’onomastique
(en particulier la toponymie). Suivent quelques exemples tirés d’observations de Sanchis-Guarner
(1980 : 91-101) et Nadal & Prats (1993 : 223-231) dans le triangle Maestrat/Valence/Baléares.
6.10.1. Les parlers romans d’Espagne, comme ceux d’Afrique du Nord, semblent a priori se situer dans
la « Romania occidentale » (Manzano 1999). Les consonnes intervocaliques du latin y ont été sonorisées
ou ont fini par disparaitre33 (par exemple le /t/ dans lat. VITA > fr. vie, oc.+ cat. vida, cast. vida).
Plusieurs cas révèlent pourtant des conservations « anormales » de sourdes34 sur le terrain, avec des
paires comme top. Boatella (région de Valence) vs. Boadella35. Cette bizarrerie se retrouve dans des
éléments toponymiques ou lexicaux, divergeant des normes catalanes : Escopar, Caprala, Teixeta (qui
devraient être : escobar, cabrella, teixeda). Il en va de même lorsque l’occlusive est appuyée sur –r, type

31
Pour intéressantes et indicatives qu’elles soient, des statistiques portant sur les noms de personnes prennent de
plein fouet la critique des « étiquettes », car le nom de personne est une étiquette. Quand votre étiquette ne vous
convient plus, car elle vous déclasse ou vous dévoile ethniquement, il suffit d’en changer : exercice très répandu
en al-Andalus où les fausses généalogies sont en outre monnaie courante. C’est donc la face visible de l’iceberg
qu’on a probablement mesuré, les proportions réelles nous restant peut-être inconnues.
32
D’après Decret (1996), il n’y a que 5 évêchés en 1053, tandis qu’en 1076, l’évêque de Carthage est le dernier.
Le mouvement semble un peu plus lent en al-Andalus. Au milieu du XIIe, il y aurait « cinq sièges actifs ». L’arrivée
des Almohades marque bien la disparition des dernières structures ecclésiastiques (Aillet, 2010 : 93).
33
Même dans les zones castillanes et catalanes, le processus a pu être poussé jusqu’au bout. C’est l’un des traits
les plus nets de l’andalou (cast. hablado > *hablao) mais aussi du catalan dans la région d’Alicante.
34
Ce phénomène se produit plutôt dans la Romania orientale conservatrice (Italo-roman, Daco-roman).
35
Type toponymique multiprésent, en Catalogne et au Roussillon notamment.

21
PETRA > Petra (vs. cat. pedra, cast. piedra). Dans ce genre de cas une action savante (influence du
latin classique) ne peut être exclue.
Les voyelles brèves toniques du latin (ouvertes en roman commun) ne portent pas trace de
diphtongaison, comme dans l’exemple précédent. Ces indices de conservatisme vocalique sont
amplement confirmés par un maintien local des diphtongues, soit latines originelles (a), soit romanes et
secondaires (b). D’où des formations comme (a) Maura (vs. cat.+ cast. mora), (b) Moraira, Fornaire
(vs. cat. morera, forner), et bien d’autres. La prosodie semble également conservatrice, du fait du
maintien de voyelles atones finales comme [e] ou [o]. Ceci rapprocherait plutôt du domaine castillan en
fournissant des types toponymiques d’une syllabe de plus qu’en catalan : Panissares, Campello, Gorgos
(vs. cat. panissars, campell, gorgs). Mais le contraire existe aussi, ce qui rapproche alors des structures
prosodiques du catalan : Puçol (vs. cast. pozuelo), Canet.
6.10.2. De tels « romans » étaient par définition en formation/construction, sans forces normalisatrices
claires, quelque part entre relatif conservatisme « castillan » et innovations « catalanes ». On doit les
voir comme des parlers « flottants » avec des zones d’indécision systémique que la pression arabe figea
à peu près dans cet état, avant que castillan ou catalan n’exercent leur propre action sur les langues
locales. Ce système est ainsi favorable à différents polymorphismes, et l’on retiendra comme exemplaire
celui que cite Sanchis Guarner (1980 : 100), concernant des choix lexicaux basiques. Au sein de
chansons en principe arabes (du type muwaxxaha) on trouve ainsi qoratxon vs. kor, et kerer vs. boler.
6.10.3. Ces quelques exemples confirment aussi que les parlers « mozarabes » ont existé dans un contact
très étroit avec les autres langues, pôle arabe certainement, pôle berbère probablement. Ce qui fragilise
les idéologies de la disparition rapide. Cela tend également à montrer, que malgré l’ascendant certain de
l’arabe dans le système polaire, la rencontre entre roman et chamito-sémitique a bien eu lieu, beaucoup
plus ample et plus durable qu’on ne le suppose en général, et que l’aljamia utilisée par les morisques
allait remplacer systémiquement sur plus d’un point (Ben Jemia, 1987).
En toponymie sont nombreux les cas de croisements qui concrétisent cette relation régionale, type
Alpont, Alcampo, Almoraira (Sanchis Guarner, 1980 : 96). De tels croisements sont également attestés
dans le « mozarabe » de la région de Lleida/Lérida (Nadal & Prats,1993 : 168-170), type Alroge (<
Roger), Avinpelach (< PELAGIU).
Pour finir on citera, après Sanchis Guarner et Solà-Solé (1973), cette chute (khardja) d’un poème
licencieux d’Ibn Labbūn, de la région de Sagunt(o) (XIe siècle). On prend conscience d’un arrière-plan
sociolinguistique où les pratiques interférentielles, le code-switching, furent relativement ordinaires.
L’arabe est en italiques, adaptation française de la traduction catalane de Sanchis Guarner (1980 : 98).
Garide-me :
Kand meu sīdī, yā kawmu,
Ker(r)ā, bi-llāh,
Suo al-asī me dar-lo.

[Fr. Dites-moi : Quand mon seigneur, Oh braves gens, voudra-t-il, par Dieu me donner son
remède ?]

22
7. Le pôle arabe
Ce que l’on peut dire de l’arabe vient en complément de la minorisation du pôle roman, mais aussi de
la minorisation systématique du berbère. L’arabe est évidemment la langue la plus abondamment
renseignée, documentée, présente dans différents secteurs de la société d’al-Andalus : pouvoir politique,
sciences, littérature, art etc.
7.1. Une langue haute. Il est intervenu durant une période où le pôle latin était structurellement le plus
divisé avec une langue écrite savante, d’une part, en fait déjà en crise, et des langues principalement
orales d’autre part, sans vraies normes directrices et variant fortement d’une région à l’autre du royaume
wisigoth. C’est pourquoi l’arabe a réinvesti en peu de temps l’ensemble des fonctions du latin classique,
et la parité arabe/latin est quasiment parfaite.
7.2. Une mire ou leurre sociétal(e). Parmi les fonctions sociolinguistiques de l’arabe se trouve
évidemment la fonction d’intégration et de promotion au sein de la société urbaine. Cela présente très
peu d’intérêt et d’attrait pour les paysans, les serfs et manœuvres de toute sorte. Paradoxalement, cela
laisse donc une toute petite chance aux langues locales et/ou minoritaires/minorisées36, ce qui peut
s’appliquer aux groupes romans et berbères. C’est en revanche crucial pour les élites régionales qui,
d’une manière ou d’une autre, disposaient encore du pouvoir en 711. Nous avons souligné une forme de
« légitimité » des Arabes reprenant l’héritage des Wisigoths. Il faut à présent souligner la légitimation
par les élites romanes de cette langue et de cette domination. La crise chrétienne déjà évoquée à Cordoue
(IXe siècle) révèle en réalité qu’en un siècle environ, les élites urbaines avaient bien identifié la
propension intégrative supposée de l’arabisation linguistique.
7.3. Dialectalisation de l’arabe. Comme tout pôle fort dans l’Histoire de la région (cf. phénicien, latin),
l’arabe arrive effectivement comme une norme haute, vu comme une langue homogène, d’une seule
pièce, ce qui accroit son prestige car il semble régi par une grammaire, une métrique, une rhétorique,
aux yeux de ceux qui le rencontrent. Mais le pôle est en même temps soumis à des forces centrifuges et
des variétés principalement orales/régionales, voire locales, se sont évidemment affirmées. Dans le
système culturel arabo-musulman, de tels écarts et différences ne sont tolérés que provisoirement,
comme une étape théorique avant la fusion au sein de la ‘umma. C’est pourquoi ces différences ne sont
pas assumées ou mentionnées. Comme nous l’avons déjà remarqué, la différence « n’existe pas », plus
justement elle n’a pas droit à la reconnaissance. Ceci vaut évidemment pour les pratiques romanes, le
berbère, toutes les formes de code-switching et d’interlectes qui ont forcément existé au sein du système
pluri-identitaire d’al-Andalus. Pour être complet, il faudrait également évoquer les parlers des
populations noires d’origine sahélienne. Contrairement à la traite ultérieure des esclaves par les
Européens, la traite arabo-berbère se caractérise par des origines plutôt homogènes, les esclaves

36
Le cas d’al-Andalus confirme que les terminologies sociolinguistiques qui circulent ne sont pas toujours
adaptées. Il y a quelques années (Manzano, 2009), je remarquai qu’il était anormal de taxer le berbère de « langue
minoritaire » alors que dans des pans géographiques entiers, cette langue est en réalité majoritaire sur le terrain et
en même temps minorisée. Cela vaut aussi, on l’a vu, pour le pôle roman d’al-Andalus, pendant trois bons siècles.

23
provenant essentiellement de la « boucle du Niger », sur laquelle les Marocains ont très tôt la mainmise
en contrôlant les routes de Gao et de Tombouctou. S’il a existé des koinès négro-africaines (utilisées
entre esclaves ou anciens esclaves), ou des formes sabirisées, voire créolisées de l’arabe, comme cela
paraît inévitable dans un tel système, nous avons bien peu de chances de les voir un jour mentionnées.
De ces différentes variations, nous pouvons pourtant avoir des preuves indirectes. L’étude de différents
traités botaniques, pharmacologiques etc. (parce qu’ils réfèrent forcément aux réalités du terrain et non
à l’abstraction de l’arabe central), révèlent ainsi différentes porosités notamment entre le roman et
l’arabe, mais aussi le berbère (Corriente, 2008). L’étude du judéo-arabe peut également mettre sur la
voie des contours d’une partie des variations de l’arabe régional.
7.4. De la domination socio-culturelle de l’arabe au « tout arabe ». On sait que la masse des emprunts
lexicaux à l’arabe est réelle, tant en portugais, castillan qu’en catalan, même si les modalités d’emprunts
(zone d’origine, période d’origine) ne semblent pas suffisamment balisées dans nombre de cas. C’est
encore plus vrai et intéressant pour la toponymie, le corpus d’origine arabe est de taille certes
impressionnante et dans l’ensemble « saute aux yeux » de la région de Valence à l’Andalousie actuelle.
Néanmoins, très tôt, des linguistes ont montré les limites de ce qui se présentait bien souvent comme
une forme d’obsession de l’arabe. Vers le milieu du XXe siècle, Manuel Sanchis-Guarner reconnaissait
dans un compte-rendu l’intérêt et le sérieux des travaux de Miguel Asín Palacios (Contribución a la
toponimia árabe de España). Mais il montrait aussi ce que le « tout arabe » pouvait entraîner. Des
toponymes de types divers, que l’automatisme poussait à identifier comme arabes cachaient en réalité
des étymologies parfaitement romanes, comme *ALBARETA « peupleraie » > Albareda ou Meliana (<
anthroponyme AEMILIUS + suff. –ANA, désignateur de villa romaine). Depuis, beaucoup de
corrections de ce genre ont été effectuées.

8. Arabes et Berbères, emplacement du pôle berbère


8.1. Primauté des Arabes, refoulement des Berbères. Les historiens d’al-Andalus nous disent de
manière à peu près constante que les tribus arabes sont dès le départ avantagées dans la répartition des
terres et domaines, alors que les tribus arabes de moins bonne extraction sont régulièrement rejetées vers
des marges (plusieurs auteurs). Dans une telle organisation hiérarchique, il était compréhensible que les
Berbères, population éminemment suspecte aux yeux des Arabes, soient rejetés à la périphérie du
système, placées dans des régions ingrates et éventuellement dangereuses37, qu’il fallait contrôler,
peupler et islamiser. Guichard (1969 : 107-108) écrit ceci :
De multiples petites unités politiques, plus ou moins autonomes, anarchiques et rivales,
s’établissent sur des bases surtout raciales et religieuses. Petites seigneuries de brigands
berbères dans les montagnes, confédération de tribus arabes dans les régions de Jaén et Elvira.

37
Par exemple au contact des chrétiens libres, dans la vallée de l’Èbre, les régions sous-pyrénéennes, la trouée de
Teruel etc.

24
Un schéma interprétatif général se dégage en effet au cours du XXe siècle, celui d’une répartition entre
plaines et bonnes terres (attribuées aux Arabes principalement), et terres ingrates, marges, montagnes
(attribuées aux Berbères). En réalité, ce dualisme porte la trace de stéréotypes construits en Espagne et
au sein du Maghreb français dès la seconde moitié du XIXe siècle, à mesure que la pacification interne
(colonisation, protectorats) progressait en Algérie notamment, en butte notamment aux résistances des
Berbères montagnards ou des zones sahariennes (Kabyles, Touaregs etc.). Comme tous les stéréotypes
il comporte une part de vrai, mais les Berbères, originellement, sont des plaines comme des montagnes.
Sont-ils par ailleurs brigands ou pillards ? Une chose est certaine : les colonisations successives qui leur
ont été imposées (carthaginoise, latine, arabe puis française/espagnole) ont réduit leurs parts de plaines
et de terres arables en les repoussant vers des zones très pauvres, montagnes ou déserts.
8.2. Fonctions des Berbères. La seule conclusion d’ensemble valable est que les Berbères ont été
doublement utilisés au sein d’al-Andalus. Appelons cela la niche éco-culturelle structurelle berbère :
8.2.1. Pour se battre à la place des élites « arabes » qui se constituaient pendant ce temps en bourgeoisie
des centres urbains du centre/sud (VIIIe/XIe). Les tribus berbères amenées au sein d’al-Andalus sont
dans l’ensemble effectivement originaires des montagnes et des zones désertiques du Maghreb et du
Maroc en particulier. Leurs techniques guerrières et de transport, leur alimentation, leur mode
d’appréhension des difficultés du terrain les rendent particulièrement aptes au contrôle de régions
accidentées et/ou semi désertiques qui ressemblent beaucoup à leurs patries/terroirs d’origine.
8.2.2. Pour occuper des régions non directement rentables du point de vue des mêmes élites. On peut
donc admettre que des régions conquises par les Berbères leur furent attribuées, ce qui effectivement
peut nous ramener à l’idée d’une adaptation des Berbères aux paysages ruraux en question. D’où des
zones réputées berbères à diverses époques, souvent montagnardes, comme la sierra de Ronda, les
Alpujarras, la sierra Morena (sud d’al-Andalus) mais aussi à l’autre extrémité (nord d’al-Andalus)
différentes régions de Galice38, de Navarre, et de la région de l’Èbre. Mais on installe aussi des Berbères
dans des régions de plaines (Valence, ci-après), ce qui peut sembler a priori contradictoire du schéma
stéréotypique évoqué.
8.2.3. On voit alors se mettre en relief une autre fonction des Berbères : occuper des régions nettement
plus fertiles, qui en principe devraient plutôt échoir à des lignages arabes ou de qualité, sauf qu’elles se
trouvent à quelques jours des Aragonais/Catalans et qu’on utilise alors les Berbères comme les Francs
utilisaient les « mozarabes » dans la Marche d’Espagne, c’est-à-dire en grille défensive d’al-Andalus.
Telle est l’hypothèse que nous formulerons à propos de la région de Valence et du long couloir littoral
qui mène à l’embouchure de l’Èbre.

38
On sait par exemple que des révoltes berbères éclatent en Galice (740). Au passage, de tels évènements
permettent en partie de comprendre pourquoi les Arabes n’ont pu s’accrocher à la Narbonnaise et à l’extrême Nord
durant la même période.

25
La cartographie proposée par Miquel Barceló (1991), repérant quelques tribus d’après différentes
recherches [dont celles d’Àngel Poveda sur les Baléares], montre que le système macrotoponymique
est nettement centré sur ces deux zones, étiré en longueur du delta de l’Èbre au voisinage semi-
montagnard de la Kura de Tudmir/Alicante. On repère aussi quelques installations marginales soit vers
l’Andalousie stricto-sensu, soit vers les régions intérieures d’Albacete et de Teruel. Les plus éloignées
vers le Nord semblent se trouver dans les régions de Lérida et Tarragona, qui ont longtemps freiné les
Catalans. Quand on rassemble le tout, on voit bien qu’il s’agit d’un treillis d’installations de « petits
groupes d’origine clanique ou tribale », dont le flux principal se serait produit antérieurement aux
conquêtes almoravide ou almohade, les Almoravides se bornant à contrôler les cités (Barceló, 1991 :
1). D’après Barceló toujours, quelques intrusions sont toutefois possibles aux Baléares, où l’on repère
des Haskūra et des Yuirken (mouvance almoravide) mais aussi des Maṣmūda (mouvance almohade).
On doit insister sur le rôle que jouent les Baléares dans la Méditerranée occidentale, c’est un véritable
verrou d’al-Andalus sur mer, comme Tortosa sur la terre, un verrou que les Catalans qui commercent
en direction du sud, vont faire sauter au cours du XIIIe siècle.
Le schéma historique principal est celui d’installations de Berbères pas forcément liés les uns aux
autres dans l’amont maghrébin, et placés là avant le réveil militaire des Catalans/Aragonais déjà
évoqué (XIe siècle). S’agirait-il de clients de quelques notables et officiers berbères ou d’une
immigration désordonnée mais coloniale en somme dès lors que des lots purent être distribués aux
Berbères que l’on voulait éloigner à tout prix des centres névralgiques d’al-Andalus. En tout cas le
résultat semble avoir été en même temps de marginaliser ces Berbères tout en créant une zone arabo-
islamique (de facto berbère) jouant le rôle de marche face à l’avancée prévisible des chrétiens.
Nous pousserons le raisonnement de Barceló comme ceci. Almoravides et Almohades ne cherchent
plus à contrôler quoi que ce soit sur le terrain, leur priorité unique est de maîtriser les places-fortes et
de prolonger une domination quasi théorique et symbolique de ces territoires. C’est une stratégie
militaire et sécuritaire qui ne se préoccupe plus directement du terrain, des hommes et des paysages,
et qui augure des succès prochains des chrétiens libres, voire qui les prépare. Il est en effet probable
que ce terrain échappe en grande partie au contrôle par ses mœurs, ses pratiques et la porosité entre
groupes ethniques que nous évoquons régulièrement.
8.3. Des sociétés méditerranéennes. Si l’on entre dans le détail, en suivant notamment C. Barceló
(1985), M. Barceló (1991), différemment de l’idée que l’on pourrait se faire aujourd’hui, le Šarq al-

26
Andalus est une région de vraie polyculture méditerranéenne durant la période d’al-Andalus. La culture
du blé et des céréales, l’oléiculture, y jouent un rôle notable, sans quoi on ne comprendrait pas
l’importance des moulins dans les actes de propriété (Barceló, 1985 : 35-36). Certes c’est aussi une
zone d’irrigation où les plaines littorales mettent à profit des cours d’eau descendus des montagnes
voisines, comme le Túria et le Xúquer. Mais en réalité l’irrigation augmente ici la productivité des
terres sans retoucher le modèle vivrier fondamental. De proche en proche, on découvrirait à peu près
tous les ingrédients de l’espace méditerranéen occidental, y compris les activités pastorales. C’est à ce
titre une région qui s’intègre au modèle géo-paysager des plaines littorales dans la Méditerranée
occidentale, notamment de la Catalogne voisine : Roussillon, Ampurdan etc. Partout le drainage des
terres ou l’irrigation durant les périodes de sécheresse notamment, sont anciens. La colonisation
romaine avait déjà enrichi et fortifié ce système ancestral. Des travaux comme ceux d’André Bazzana
& De Meulemeester (2009) soulignent bien différentes continuités, même si l’on comprend que les
paysans d’al-Andalus étendirent la part des terres irrigables.
Les propriétés sont organisées en alquerias (< qarya) portant le plus souvent mention de l’ancrage
clanique ou tribal du groupe qui possède et qui gère officiellement. L’alqueria, en moyenne 85 hectares,
est distinguée du cat. rafal (< raḥl), en moyenne près de 50 hectares. C’est la source d’un réseau
toponymique (plusieurs centaines de cas) que l’on met en avant chaque fois que l’on veut évoquer les
Berbères en toponymie (type Beniforani, Benicassim etc.)39. Ils sont effectivement très visibles dans la
région valencienne, celle d’Alicante et aux Baléares. Mais nous observerons ici que ces toponymes sont
par définition « englobants », c’est-à-dire qu’ils ne montrent rien, car ils sont à peu près muets quant
aux modalités de construction de l’espace local. Ce sont donc de pures étiquettes ethniques, qui
justement pourraient signifier une forme d’abandon de tout contrôle de la part du centre d’al-Andalus :
ceci est le territoire des Aït/Banu u Ryagel (célèbre tribu rifaine, Maroc) > Vinarragell (région de
Borriana, Valence), > Beniraçkel (Mallorca)40. Mais ces toponymes peuvent aussi donner des
informations indirectes sur les fonctionnements des sociétés berbères et même les relations qu’elles
auraient pu entretenir avec des groupes romans ou juifs. Barceló (1991 : 4) écrit ceci :
…nombreux sont les clans, ayant laissé une trace dans la toponymie, dont l’ancêtre est une
femme : Beniaziza, Beniatzone, Benihalfum, Benicalson, Beniallile, etc. D’autre part des
alquerias et rafah portent des noms de femme : Maria, Maimona, Senobia, etc. On compte 25
établissements de cette sorte.

Ces formations pourraient donc nous mettre sur la piste d’un niveau plus fin où les groupes berbères ont
pu avoir toute latitude pour reproduire leurs pratiques d’utilisation collective de l’espace, notamment
pour les lignages et la transmission de la terre, si importante pour eux (Manzano, 2007a), relativement
loin des canons de la transmission affichés par le centre d’al-Andalus. Finalement, on aurait fait ici ce

39
Voir aussi des formations actuelles comme El Ràfol d'Almúnia.
40
Glick (2004 : 53-60) rappelle en détail différentes critiques adressées à ces conclusions par plusieurs chercheurs.
Elles sont difficilement dissociables du « tout arabe » déjà évoqué, et d’un climat de recherche qui reste très tendu.

27
que les ancêtres faisaient dans le Rif, le Haut-Atlas ou ailleurs en Afrique du Nord. C’est d’autant plus
intéressant que peu des Berbères concernés venaient directement du Maghreb, notamment ceux des
Baléares qui proviennent antérieurement du Levant espagnol (Barceló, 1991 : 3)41. On pourrait donc en
conclure une solide perpétuation des coutumes, qui ne surprendrait nullement chez des Berbères, même
transplantés. Dans ces conditions, pourquoi pas la langue, les matériaux lexicaux et
microtoponymiques ?
8.4. Une région oubliée ? La mainmise berbère, outre les cartes que l’on a vu plus haut, est attestée par
les contemporains, comme Al-Yaqubi (IXe), qui mentionne « un pays appelé Valence. C’est une vaste
et belle région où s’établirent les tribus berbères (nazala qaba’il al-barbar) qui n’ont pas reconnu
l’autorité des Omeyades ». Par la suite, il ressort qu’on parle relativement peu de ce Šarq al-Andalus et
encore moins de la ville de Valence. Souvent les textes, très curieusement, « sautent » la zone et
reprennent leur fil à Sagunto (cat. Sagunt) ou même Tortosa. Si l’on ajoute ce genre de remarques à ce
que nous savons par ailleurs de la mise à part du pays ou « Royaume de Tudmir »42, au sud de Valence,
ou encore la reprise de cette ville par Le Cid (1087), aidé par des « Mozarabes »43 … germe l’idée d’une
vaste bande qui de Murcia à la vallée de l’Èbre, aurait eu dès le début un comportement déviant au sein
d’al-Andalus, où la porosité entre les communautés se serait d’elle-même établie, à partir des fonctions
principales de deux langues minorisées : le berbère et le roman originel, l’un et l’autre intimement liés
à une exploitation paysanne traditionnelle des territoires. On ne manque pas de voir aussi que ces
territoires correspondent géographiquement à la zone de diffusion et de production actuelle de la langue
catalane. Rappelons que les Catalans arrivèrent jusqu’à la région de Murcia avant de céder ces territoires
extrêmes aux Castillans, avant surtout d’entrer à leurs dépens dans le royaume espagnol à partir du XVe
siècle. Ces régions que les Catalans ont récupérées dans un climat bien moins tendu que dans l’espace
parallèle castillan, auraient ainsi été relativement « oubliées » auparavant du contrôle d’al-Andalus, ce
qui ne pouvait que favoriser une rencontre entre les langues et communautés minorisées de la région.

9. Conclusion : sur le pôle berbère et la conquête catalane


Si nous revenons à présent à la structuration polaire du paysage sociolinguistique et identitaire d’al-
Andalus, on peut esquisser les éléments qui fondent le statut du berbère.
9.1. Caractérisation dialectale. Suivant les époques, les gouvernements, les relations de clientèle avec
le Maghreb etc. on a recours à des tribus berbères différentes. Il serait particulièrement intéressant de
pouvoir dater avec précision l’arrivée et l’installation des différentes tribus et le jeu des confédérations
berbères marocaines dont on ne parle guère jusqu’à présent. Sachant que, comme l’écrit Barceló, cette
installation s’est faite principalement en 3 siècles environ (VIIIe à Xe), il semblerait qu’à chaque fois les
nouveaux Berbères qui arrivent ne sont pas « reconnus » par les plus anciens. L’argument de la variation

41
Bosch-Vilà (1988), mentionne le même phénomène.
42
Travaux déjà cités de Sonia Guttierez et Cyrille Aillet.
43
Ou « Chrétiens indigènes » (Rūm Baladiyūn), Guichard (1985 : 23).

28
dialectale, qui joue déjà négativement au Maghreb, devient évidemment catastrophique sur un terrain
où les Berbères, déjà dépréciés en tant que groupe social, sont de plus incompréhensibles pour la masse
d’al-Andalus, et, pire, ne se comprennent pas entre eux.
9.2. L’isolement du berbère. Contrairement au Maghreb, au sein d’al-Andalus le berbère est devenu
immédiatement une langue de facto statistiquement minoritaire par rapport au roman, et
sociolinguistiquement minorisée par rapport à l’arabe. La différence essentielle est qu’au Maghreb la
force de ces caractérisations est moindre car le berbère y était durant les périodes observées très
majoritaire, voire exclusif. Bref, au Maghreb il constitue, d’hier à aujourd’hui, un pôle massif qui se
régénère et peut « échapper » à la domination sur les terrains concrets. En al-Andalus, il subit les forces
antagoniques potentielles du système, du fait de son isolement et de sa relative faiblesse numérique :
minorisation par l’arabe, isolement dans la Romania.
9.3. Minorisation du berbère et arabisation. Rappelons aussi une pratique qui a pu consister à installer
des Berbères d’une même provenance en les dispersant dans des régions différentes d’Espagne en
fonction des besoins, notamment sécuritaires, ce qui tendait à favoriser l’arabisation de tels groupes. Ce
processus, probable mais présumé, semble révéler une double erreur commise par différents chercheurs.
9.3.1. La première, cohérente à première vue, consiste à prôner une dissolution rapide des Berbères dans
l’arabophonie. Beaucoup l’écrivent en effet44.
D’une part on semble considérer que tout disqualifie le berbère : l’arabe est totalement supérieur et
l’écrase. Il y a effectivement, un peu partout, ce présupposé de la « supériorité » de l’arabe. Mais cela
ne relève pas de la sociolinguistique, car ce sont les fonctions sociales de langues, leur adaptation à un
milieu plutôt qu’à un autre, qui fondent la dynamique de celles-ci. Une langue non corrélée à la littérature
ou à l’écrit peut se révéler nettement supérieure dès qu’on passe dans les champs, cas du berbère.
D’autre part si le berbère avait survécu, on devrait en trouver les preuves dans la toponymie. Or la
toponymie d’al-Andalus non romane est massivement, pour ne pas dire exclusivement arabe. Je dis moi-
même un peu plus haut que la toponymie berbère évoquée pour le Levant et les Baléares ne correspond
en grande partie qu’à une série d’étiquettes. C’est une forme indirecte de la récupération arabe. Il y avait
sans doute des Berbères ici ou là, mais cette toponymie nie leur authenticité en les rangeant
automatiquement dans l’ordre arabe théorique d’al-Andalus.
9.3.2. Deuxième erreur. Une langue peut être écrite, mais elle est avant tout, et reste toujours une langue
parlée. Rien n’empêche donc les Berbères de s’être arabisés ou laissés arabiser dans leur « surface » ou
partie visible (écrit), tout en perpétuant leurs pratiques orales natives et dialectales sur le terrain. On voit
en outre très mal comment ils auraient pu faire autrement, compte-tenu de leur statut principalement
paysan (ignorance de l’arabe soutenu notamment), et surtout d’une logique berbère ancestrale de
coupure entre la langue de l’extérieur et celle de l’intérieur. Sans comprendre cela, on ne peut
comprendre pourquoi le berbère est toujours vivant et multiprésent au Maghreb en 2017, alors que la

44
Par exemple selon Clot (2004 : 229) : ils « s’arabisaient rapidement et oubliaient vite leur langue d’origine ».

29
plupart des langues qui l’accompagnaient depuis la protohistoire dans cette macro-région du monde
(gaulois, ibère etc.) ont bel et bien disparu (Manzano, 2009).
9.4. Les fonctions du berbère. Ceci nous ramène aux fonctions du berbère. Toutes les fonctions
énoncées plus haut pour l’arabe lui étaient immédiatement inaccessibles. Ce raisonnement est d’ailleurs
conforté par les individus, les « maisons », les dynasties qui participèrent au pouvoir et aux
gouvernements d’al-Andalus. Une seule voie possible quand on recherche le pouvoir : l’arabisation, car
l’islamisation ne suffit pas. On cite souvent des lignages berbères : il serait très intéressant de savoir un
jour ce qui s’y parlait vraiment, et il y a grande chance que de tels groupes aient effectivement vite
abandonné les traces d’une langue qui les handicapait sur le plan social.
Pour la masse majoritaire des Berbères installés, démobilisés ici ou là, eux retrouvèrent la campagne,
l’agriculture méditerranéenne, l’irrigation, la pastoralité. Leur intérêt systémique était d’être oubliés ici
par les superstructures d’al-Andalus, et il semble que ce fut souvent le cas. Partout où la perpétuation
berbère semble possible, il est également évident que les fonctions (terriennes) du berbère étaient
comparables à celles du roman originel. L’un et l’autre de ces idiomes étaient fortement adaptés aux
paysages et aux problématiques posées. Ils devaient donc soit se concurrencer, soit s’ouvrir l’un à l’autre
dans le cadre rural qui importait tant aux uns et aux autres. Ces deux langues minorisées avaient ainsi
toutes les chances de se rencontrer, et du même coup les communautés qui les faisaient vivre. Dans ce
contexte, les barrières d’origine ethnique, de rattachement religieux, passaient au second plan. Dans
l’approche d’al-Andalus, on oublie d’ailleurs qu’aux VIIIe et IXe siècles une partie des Berbères
importés pouvaient encore être païens, voire chrétiens ou juifs, convertis superficiels à l’Islam. Bien
qu’on ait semble-t-il peu de/ou aucuns renseignements sur ces points, de telles caractéristiques purent
aider à des osmoses locales, au début d’al-Andalus, et moins par la suite il est vrai. Cette façon de voir
les choses rejoint en outre de manière très cohérente ce que nous avons observé dans la Marche
d’Espagne : apostasies et retournements divers.
Pour les sociétés paysannes méditerranéennes, le primordial est toujours la terre, le travail, la survie et
la transmission des segments du paysage qui structurent le groupe. En 2004, en reprenant quelques
éléments à Germaine Tillion et Jacques Berque, ainsi que certaines analyses personnelles, je montrais
comment cet argument de la terre et de sa perpétuation est central chez les Berbères, au point qu’on
adopte couramment les étrangers pour faire fonctionner le système en cas de défaillance (chose peu
fréquente dans les corpus ethnologiques). Comme le disait un informateur de Germaine Tillion, les
Berbères sont des « accepteurs » : des religions, des individus et des ethnies extérieures. Une idée qu’il
faudrait creuser avec de nouveaux moyens serait donc celle d’une osmose communautaire des petits,
des paysans que l’on dit « incultes », bref des Berbères musulmans, des chrétiens et des juifs qu’on ne
doit pas oublier et dont le rôle a toujours été important dans la ruralité de cette région du monde.
La zone orientale de la reconquête catalano-aragonaise, dont on a plus haut souligné les particularités,
est aussi celle qui a livré le maximum de toponymie « de type berbère ».

30
La potentialité de ce secteur est grande, mais sans doute n’a-t-on pas regardé suffisamment où il fallait
regarder. L’étape suivante soulève de nouvelles perspectives de recherches. Celles-ci devraient
concerner prioritairement les organisations microtoponymiques des régions les plus favorables (donc le
Levant en priorité), mais aussi d’autres régions d’al-Andalus où les Berbères se sont fixés à différentes
époques.
On a déjà évoqué plus haut (8.3) quelques éléments de toponymie régionale. En voici d’autres pour finir.
Que voit-on quand on corrèle approche historique (cf. 4) et approche des systèmes
macrotoponymiques ? Comme je l’ai rappelé pour une autre région de la Romania (Manzano, 2007b) le
lien géodiachronique est puissant. L’Histoire peur alors puiser dans l’approche toponymique, pour
affiner ses axes de recherche. Quant à l’approche toponymique, elle prend l’Histoire pour cadre de
référence, mais sans se borner à être une simple « illustration » de la démarche historique. Cette nuance
peut paraître ténue, mais elle nous permet de remarquer que dans le cas d’al-Andalus, de longue date, la
toponymie sert à prouver les schémas préalablement définis par l’Histoire. Elle n’a guère d’autonomie,
et paraît au contraire inféodée à une vue d’ensemble qui la précède. D’où la remarque précédente sur le
« tout arabe » (7.4), et la réflexion polaire qui montre bien que les choses n’ont pas pu se passer de
manière aussi simpliste qu’on le croit. Voici, à ce stade, les derniers éléments du dossier.
9.5. Macrotoponymie et « reconquête catalane »45. Nous ne procéderons pas ici à une étude
étymologique complète des macrotoponymes, afin de privilégier la vue d’ensemble. Sans reprendre en
outre toutes les données macrotoponymiques de la zone, quelles sont les tendances qu’on peut voir se
dégager ?
9.5.1. Dans la Marche d’Espagne, le strat arabe ou arabo-berbère n’est pas représenté, ou sujet à
discussion. La toponymie disponible est donc principalement romane/catalane, sauf quelques bases pré-
romanes et pré-indoeuropéennes (normales dans les ensembles pyrénéen et sous-pyrénéen), que nous
n’évoquerons pas ici.
Dans la région de Gérone (Girona), cette toponymie romane est pour 52 % une toponymie catalane
assez transparente (type Fontcoberta, Aiguaviva). L’hagiotoponymie y domine, avec ¼ du corpus (type
Sant Andreu del Terri, Sant Joan de Mollet). Elle rappelle la profonde colonisation religieuse de la
Marche, tandis qu’un fond latin souligne que le secteur était anciennement aménagé, avec un ¼ de
formations latines en –ANU(M) (type Flaçà, Serinyà).
Dès la région de Barcelone et le Baix Llobregat, le strat latin s’abaisse vite (< 10 %, type Gavà) et
l’hagiotoponymie progresse (> 30 %, type Sant Climent de Llobregat). C’est dans l’ensemble une
toponymie qui semble montrer une forme de recul de la latinité, sous la pression de l’arabe probablement
(soit avant les années de sécurisation, vers 820-830). L’hagiotoponymie ultérieure aurait donc
compensé, et la toponymie chamito-sémitique n’aurait pu s’implanter solidement dans cette zone.

45
Joan Coromines (1977) : Nomenclàdor dels municipis de llengua catalana (Apèndix, 89-129).

31
9.5.2. On a évoqué la réelle implantation arabo-musulmane à quelques dizaines de kilomètres de
Barcelone, avant la reprise des avancées catalanes au XIe siècle. Dans la région de Lérida (cat. Lleida)
le strat arabe visible est de l’ordre de 20 à 25 % (type Alfés, Almatret), face à une toponymie catalane
plus récente, qui traduit bien une colonisation ultérieure de cette région (type Palau, Vilanova). Quant
à la région littorale de Tarragona, longtemps inaccessible, le strat arabe y tombe au-dessous de 5 %.
Mais la région a également peu d’hagiotoponymie (ce qui la distingue donc de la Marche), tandis que le
strat latin (type Berà, Gaià) s’y présente à côté d’une toponymie plus moderne et catalane, laquelle peut
signifier une reprise en main de la région après la « reconquête ». On voit apparaître des créations
nouvelles (type Villallonga, Vilaseca), certaines formations comme La Canonja « monastère » (< lat.
CANÓNĬCA) ou le type pobla, déjà évoqué : La pobla de Mafumet (de Mahomet), La pobla de
Montornès.
9.5.3. Rappelons que l’embouchure de l’Èbre est atteinte au milieu du XIIe siècle. Le strat arabe passe
ici à 20 %, type Alfara dels ports, Benifallet. Pour le même strat, la fourchette est de l’ordre de 20 à 30
% suivant les endroits dans le Maestrat et la plaine de Castellón (cat. Castelló), avec une gamme
intéressante et plus complète également : type al-, Alcalà de Xivert, Almassora ; type Ben(i)-, Benicarló,
Vinaròs ; mais aussi « ethniques » comme Atzeneta del Maestrat (< arabo-berbère Zanāta). En face,
plusieurs formes récurrentes de la reprise romano-catalane sont présentes, et variées (type Vilafranca,
Vilanova), ainsi que le type pobla et l’hagiotoponymie (La pobla Tornesa, Sant Jordi del Maestrat).
Cela pourrait évoquer une conservation plus longue du contact entre les groupes reliés à ces toponymies,
dans la ligne des observations relatives à la conquête catalane et l’évocation de « porosités ».
9.5.4. Plus au sud encore, les scores du strat arabe deviennent impressionnants : de 40 à 50 % dans
l’Horta de València. Mais à partir de là, il est visible que la répartition n’est pas ou n’est plus homogène,
en tout cas non corrélable automatiquement au principe nord vs sud qu’on voyait apparaître plus haut.
Dans la région de Xàtiva par exemple, on retombe à 10 % ou moins pour le strat arabe. En revanche on
repasse à des scores de l’ordre de > 40 % dans la Vall d’Albaida, de l’ordre de 50 % dans la région
d’Alcoy (cat. Alcoi). Les explications peuvent être variées, mais pointe l’idée de secteurs préférentiels
de la colonisation catalane, combinés à des secteurs de résistances morisques (cf. 4.5). Il faudrait donc
revisiter pas à pas ces personnalités toponymiques locales si l’on veut rendre compte de telles disparités.
Pour conclure, se pourrait-il que dans des secteurs où le strat macrotoponymique arabo-berbère est à ce
point important, la catalanisation (voire la castillanisation) aient pu effacer toutes les traces de l’arabe,
et derrière celui-ci, du berbère ? C’est une hypothèse qu’on ne peut écarter, mais elle suppose alors un
décapage quasi-intégral de la microtoponymie que les Berbères de la région ont pu éventuellement
déposer, outre la récupération normale du matériel roman que ces derniers avaient probablement effectué
en arrivant ici. Dans cette conception, quelque chose heurte pourtant le bon sens et, surtout la
connaissance même des mécanismes de la microtoponymie. Il n’existe pas semble-t-il de région du
monde où des arrivants nouveaux évacuent intégralement en quelques années, et même quelques siècles,
ce qui a été transmis par leurs prédécesseurs, car ce qui a été transmis correspond nécessairement à une

32
optimisation du territoire et à un héritage, même lors des « invasions » les plus dures. Si tel est le cas
pourtant, ce sera déjà une découverte. Si ce n’est pas le cas, la remontée d’une toponymie vraiment
berbère (ou arabo-berbère), pour menue qu’elle soit, sera également une découverte. Mais quel que soit
le cas de figure on aura alors progressé dans la connaissance des populations d’al-Andalus, là où nous
nous trouvons pour l’instant dans une situation de blocage intellectuel et d’impasse systémique.

Bibliographie
La bibliographie du domaine est abondante. On se borne à mentionner les ouvrages ou articles évoqués dans la
communication. Les références à Ibn Khordadbeh sont prises à la traduction de Barbier de Meynard (Journal
Asiatique, 1865), celles d’Al Idrissi à la traduction de Hadj Sadok (Publisud, OPU, 1983).
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