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TECHNIQUE
ET
CIVILISATION
DU MEME AUTEUR
AUX MEMES EDITIONS

LA CITE A TRAVERS L’HISTOIRE


Fee Sree a L-

Sth Ww aby
LEWIS MUMFORD
YL

TECHNIQUE
1d &

CIVILISATION
TRADUIT DE L’AMERICAIN PAR
DENISE MOUTONNIER

EDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris-VI°
ISBN 2-02-2364-4

© Editions du Seuil, 1950

La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées 4 une


utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou
partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de
l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefacgon
sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
TABLE

PVETOCE anut spbtaetics ais II


But de cet ouvrage. )
CuapitrRE I. DE LA CULTURE A LA TECHNIQUE.
Les machines, les utilités et « la machine » : 19. — Le monas-
tére et l’horloge : 22. — Espace, distance, mouvement : 27. —
L’influence du capitalisme : 31. — De la fable au fait : 35. —
L’obstacle de l’animisme : 38. — La conquéte par 1a magie :
43. — L’enrégimentation sociale : 46. — L’univers mécani-
que : 50. — Le devoir d’inventer : 55. — Anticipations pra-
tiques : 58.

CnapitReE II. LES FACTEURS DE MECANISATION. 63


Le profil de la technique : 63. — De Re Metallica : 67. — La
mine et le capitalisme moderne : 75. — L’ingénieur primitif :
77. -— De la chasse au gibier 4 la chasse a l’homme : 81. —
La guerre et l’invention : 84. — La production militaire en
masse : 88. — L’entrainement militaire et la destruction : 92.
-— Mars et Vénus : 93. — L’équation : Production x Consom-
mation ; 98.

CuapitreE III. LA PHASE EOTECHNIQUE. 103


Le syncrétisme technique : 103. — Le complexe technologi-
que : 105. — Les nouvelles sources d’énergie : 108. — Tronc,
planche et poutre : 113. — A travers une vitre : 118. — Le
verre et le moi : 122. — Les inventions primaires : 124. —
Faiblesse et force : 134.

CuapirreE IV. LA PHASE PALEOTECHNIQUE. 141


L’Angleterre ou le retardataire qui se fait « leader » : 141. —
La nouvelle ére barbare : 143. — Le capitalisme « carboni-
fére » : 145. — La machine a vapeur : 147. — Sang et fer :
152. — La destruction et l’environnement : 155. — Dégradation
de l’ouvrier : 159. — La défaillance de la vie : 165. — La
doctrine du progrés : 168. — La lutte pour la vie : 171. — La
classe et la nation : 173. — L’empire du désordre : 176. —
Le temps et la puissance : 180. — La compensation esthé-
tique : 183. — Les triomphes mécaniques : 188. — Le passage
paléotechnique : 192.
Cuapirre V. LA PHASE NEOTECHNIQUE. 194
Les débuts de la phase néotechnique : 194. — L’importance de
la science : 197. — Nouvelles sources d’énergie : 202. — L’é-
limination du prolétariat : 204. — Les matériaux néotechni-
ques : 209. — Puissance et mobilité : 213. — Le paradoxe des
communications : 217. — Le nouvel enregistrement perma-
nent : 219. — La lumiére et la vie : 222. — L’influence de
la biologie : 226. — De la destruction a la conservation : 230.
— Le pseudomorphisme actuel : 234.
CHAPITRE VI. PHENOMENES DE COMPENSATION.
Résumé des réactions sociales : 238. — La routine mécanique :
239. — Matérialisme sans but, puissance superflue : 242. —
Coopération contre esclavage : 246. — Attaque directe contre
la machine : 251. — Le retour 4 la nature : 254. — Pola-
rités organiques et mécaniques : 258. — Les dieux du stade :
261. — Le culte de la mort : 265. — Les pare-chocs secon-
daires : 269. — Résistance et adaptation : 273.
CuHaAPITRE VII. ASSIMILATION DE LA MACHINE. 277
Nouvelle valeur culturelle : 277. — La neutralité de l’ordre :
281. — L’expérience esthétique de la machine : 287. — La
photographie : moyen et symbole : 291. — La croissance du
fonctionnalisme : 296. — La simplification de l’environnement :
306. — La personnalité objective : 309.
CuapitreE VIII. ORIENTATION. 2 af SBE 312
Dissolution de la machine : 312. — Vers une idéologie orga-
nique : 316. — Les éléments de l’énergie sociale : 320. —
Augmenter la conversion : 326. — Economiser la production :
329. — Normaliser la consommation : 336. — Un communisme
de base : 344. — Socialiser la création : 349. — Le travail de
l’automate et de l’amateur : 353. — Le contréle politique :
358. —- La diminution de la machine : 364. — Vers un équi-
libre dynamique : 369. — Résumé et perspective : 372.

Liste des inventions. 374


Bibliographie . 389

ILLUSTRATIONS
I.. Anticipations ‘de la, vitess@.
5. 5 wns ene, we 66
Vis Perenecriveste cna cu sie sha a a ee ee 67
Lieandanseumacabre.s« swe. ees cos Mele eat 98
IV. Les mines, l’armement et la guerre. ...... 99
Vi gleds CCCONIGUG™~GUy DOISs os. srehags sees ae kee 162
VI. L’environnement éotechnique. .......... 163
VII. Les débuts de lindustrie. . . .. . 1. ss ome 194
VIII. Les produits paléotechniques. .......... 195
IX. Les triomphes paléotechniques. ......... 226
X. L’automatisme néotechnique........... 227
AI. Formes ‘d’aéroplanes 64. 6.44% 06-4. oie ae 258
All. La nature et lajmachinesys & .02.5 ae 46.7. 259
XIII. L’assimilation esthétique. ..........-. 322
XIV. L’art moderne de la machine. .......... 323
XV. Le nouvel environnement. .......... “* 9354
PREFACE

Technique et Civilisation est le premier ouvrage d’une série


qui fut d’abord envisagée, en 1930, a une échelle trés modeste:
un seul ouvrage. Le but de cette série était d’interpréter le carac-
tére de la civilisation moderne, de peser ses acquis et ses fai-
blesses et de définir une philosophie et une discipline qui assu-
rent son développement continu. Le premier volume a été publié
aux Etats-Unis en 1934 et le troisiéme, The Condition of Man,
a paru dix ans aprés. Je travaille encore au volume final de cou-
ronnement.
Lorsque je congus ces ouvrages, j’étais a mi-chemin de la vie.
Je décidai de réserver le volume fondamental, celui sur la com-
munauté et la personne, jusqu’da ce que j’atteigne le bord de la
vieillesse. Car tous ces ouvrages, quels que soient leurs acces-
soires livresques, furent écrits a partir de l’expérience directe
de la wie. Ils reposent sur mon expérience d’étudiant, de travail-
leur, d’amant, de pére, de citoyen, bref mon expérience d’homme.
Aussi ai-je projeté d’écrire le dernier volume pendant que je ne
suis pas encore trop éloigné des tempétes et des épreuves de la
jeunesse, — et pas encore assez prés de la vieillesse pour étre
tenté d’imposer les vues d’une vitalité déclinante a ceux qui
sont en pleine croissance. Pendant ce temps, le monde stir,
ordonné et humain dans lequel avait grandi ma jeunesse, s’est
désintégré sous mes yeux. Pendant que j’écrivais les derniers
ouvrages, ma philosophie fut mise a l’épreuve par des conditions
plus violentes et plus menacantes quz celles que rencontra
saint Augustin écrivant la Cité de Dieu.
En un sens, ces livres, dans l’ordre méme de leur parution,

pws
TECHNIQUE ET CIVILISATION

sont une récapitulation de mon propre développement, Bien que


je ne sois pas habile de mes mains, mon premier penchant me
porta vers la mécanique. A douze ans, j’appartenais a une nouvelle
équipe de jeunes expérimentateurs en T.S.F., et je choisis natu-
rellement une école technique pour continwer mes études. Mes
premiers articles imprimés furent écrits pour des magazines po-
pulaires sur l’électricité, décrivant les nouveautés en matiére
d’appareils de radio, et je connaissais irés bien l’excitation de
Vinventeur et du technicien. Longtemps avant que je ne m’in-
téresse au développement des villes ou a l’éducation de l’homme,
le monde de la machine m’était familier. L’un de mes premiers
essais sur l’architecture — qui précéda le fameux livre de
Le Corbusier — était sur Le Machiniste et le Style moderne.
Eléve de Thorstein Veblen, j’apportais cet intérét pour la méca-
nique dans les études de mon age mtr. Sans ces bases fonda-
mentales, il m’aurait été impossible d’écrire le présent livre.
Bien que douze années se soient écoulées depuis la publication
de Technique et Civilisation, les modifications que j’ai apportées
pour la traduction sont minimes et consistent surtout en suppres-
sions et simplifications. Le fatt de n’avoir pas apporté de chan-
gements radicaux a cet ouvrage ne signifie ni une grande com-
plaisance envers mes premiers efforts ni un refus de comprendre
ce qui est advenu dans le monde scientifique et technique deputs
que je l’ai écrit, Tout au contraire, cela prouve qu’il fallait choisir
entre une révision totale ou rien du tout.
Si je devais récrire Technique et Civilisation, il me faudrait faire
d’importantes additions. D’une part, je serais tenté de caracté-
riser plus en détail le niveau technique qui a été atteint avant la
période éotechnique — une « aube » du seul point de vue de
V’-homme moderne occidental. D’autre part, j’utiliserais mes con-
naissances ultérieures des phénoménes sociaux de « formula-
tion » et « d’incarnation », et je tenterais de résumer certains
changements critiques intervenus dans la technique, par une suite
d’interprétations biographiques, en commencant peut-étre par
Léonard de Vinci. En méme temps, je tenterais de montrer l’in-
teraction de la technique, non seulement avec la communauté
dans son ensemble, mais avec l’ouvrier. Enfin, j’accorderais une
plus grande attention a la biotechnique : a l’hygiéne, l’assainis-
sement, la chirurgie, l’agriculture, — domaines de perfectionne-
ments techniques qui ont été trop souvent négligés dans les des-
criptions limitées de « la machine ».
Mais le point de vue essentiel de ce livre n’a pas été modifié par
les événements de la derniére décade, ni par la régression du
fascisme nt par l’expansion du totalitarisme et de la morale nihi-
liste, ni méme par l’immense menace pour l’humanité et pour
toutes les formes de vie que constitue la bombe atomique. Loin

I2
PREFACE
de la, Beaucoup d’idées qui ont dd paraitre douteuses au lecteur
la premiére fois que je les ai énoncées, ont été clarifiées ou renfor-
cées par les événements des douze derniéres années. Aucun des
changements que je pourrais étre tenté d’introduire maintenant
n’altérerait les arguments de base de ce livre : la conviction que
la conception mécanique du monde, qui apparut au XVII* siécle,
doit étre remplacée par une autre conception rendant toute jus-
tice ad la nature humaine. Pour sauver notre science et notre
technique, nous devons d’abord sauver l’homme. La réponse aux
problémes posés par la technique, on ne la trouvera pas dans
la technique m dans l’application de ces méthodes de pensée qui
ont justement créé une disparité tellement ironique entre nos
moyens physiques et nos fins sociales, entre la méthode scienti-
fique et la discipline morale},
Ce livre est a la fois une justification de la technique mo-
derne et l’indication de ses erreurs. S’il reconnait les valeurs
humaines de la technique, il rejette la philosophie qui subor-
donnerait les buts de l’homme a ceux de la machine ou qui con-
cevrait l’homme — Samuel Butler l’a montré — comme le
moyen par lequel une machine peut fabriquer une autre ma-
chine. Nous avons atteint, je crois, la fin de « l’dge de la ma-
chine », soit parce que les forces que nous avons déclenchées
sont trop puissantes pour notre contréle moral et politique, soit
parce que les hommes, réaffirmant une fois de plus le primat de
la personne, contréleront effectivement ces forces et les soumet-
tront a des fins humaines. En d’autres termes, nous avons peut-
étre atteint un point radical de discontinuité sociale : un point ou
continuer les vertus du passé peut étre aussi mauvais que se sou-
mettre encore plus a ses vices. On peut, en fin de compte, rete-
nir beaucoup de ce qui est valable dans le passé de l’homme mo-
derne, a condition que rien, pas méme la science — ce grand
acquis de l’homme occidental — ne soit traité comme un absolu,
échappant aux évaluations humaines, aux contréles humains. Ce
que l’homme a créé, il peut le détruire. Ce que homme peut
détruire, il peut aussi le refaire de toute autre facon. Si nous
apprenons a temps cette legon, l’homme peut étre sauvé de son
propre anéantissement final, au moment méme ou il se proclame
tout-puissant.

Lewis Mumrorp.
1946.

1. Cf. mon essai sur la bombe atomique dans Values for Survival,
1946.
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BUT DE CET OUVRAGE

Depuis un millénaire, les fondements matériels et les formes


culturelles de la civilisation occidentale ont été profondément
modifiés par le développement du machinisme. Comment cela
s'est-il produit ? Ou cela s’est-il passé? Quelles furent les prin-
cipales causes de cette transformation radicale du milieu et du
genre de vie? Quel était le but poursuivi? Quels furent les
méthodes et les moyens employés? Quelles valeurs inattendues
sont nées de ce phénoméne? Voici quelques-unes des questions
auxquelles la présente étude essaiera de répondre.
Alors qu’on appelle souvent notre époque « l’Age de la Ma-
chine », peu de gens connaissent la technique moderne ou pos-
sedent une notion claire de ses origines. Les historiens de vul-
garisation font remonter la grande transformation de |’indus-
trie moderne a l’invention supposée de la machine 4 vapeur par
Watt; dans les traités courants d’économie politique, 1’applica-
tion de la machine automatique au filage et au tissage est
souvent considérée comme un tournant également critique. En
réalité, le machinisme s’est développé en Europe occidentale
d’une facon continue, sept siécles au moins avant les change-
ments dramatiques qui accompagnérent « la révolution indus-
trielle ». Les hommes sont devenus machinistes avant d’avoir
mis au point des machines compliquées pour exprimer leurs nou-
velles tendances et leur nouvel intérét; avant d’apparaitre a 1’u-
sine, la volonté de puissance s’était déja manifestée dans les mo-
nastéres, l’armée et les comptoirs commerciaux. Derriére toutes
les grandes inventions matérielles qui se sont succédé depuis
cent cinquante ans, il n’y a pas seulement une longue évolution
interne de la technique, il y a aussi un changement d’esprit.

T5
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Avant que les nouveaux procédés industriels se soient répandus


& grande échelle, une ré-orientation des aspirations, des habi-
tudes, des idées et des buts était nécessaire.
Pour comprendre le réle prédominant joué par la technique
dans la civilisation moderne, il faut d’abord explorer en détail
la période préliminaire de préparation idéologique et sociale. Non
seulement il faut expliquer l’existence de nouveaux instruments
mécaniques, mais il faut exposer comment la culture était préte
a les utiliser et A en profiter si largement. Car, notez bien ceci :
la mécanisation et l’enrégimentation ne sont pas des phénoménes
nouveaux dans l’histoire. Ce qui est nouveau, c’est le fait que
ces fonctions aient été projetées et incarnées dans des formes orga-
nisées qui dominent tous les aspects de notre existence. D’au-
tres civilisations atteignirent un haut degré de perfectionnement
technique sans paraitre avoir été profondément influencées par les
méthodes et les buts de la technique. Tous les instruments cri-
tiques de la technologie moderne : la pendule, la presse a impri-
mer, la roue hydraulique, le compas magnétique, le métier a tis-
ser, le tour, la poudre 4 canon, le papier — pour ne rien dire
des mathématiques, de la chimie et de la mécanique — existaient
dans d’autres cultures. Les Chinois, les Arabes, les Grecs, bien
avant les Européens du Nord, avaient accompli les premiers pas
vers la machine. Bien que les grands travaux des Crétois, des
Egyptiens et des Romains aient été effectués sur des bases pres-
que totalement empiriques, il est évident que ces peuples pos-
sédaient une grande habileté technique. Ils avaient des machi-
nes, mais ils ne développérent pas « la machine ».
Il appartenait aux peuples de |’Europe occidentale de porter les
sciences physiques et les arts exacts 4 un point qu’aucune autre
civilisation n’avait atteint et d’adapter tout leur genre de vie a la
marche et aux capacités de la machine. Comment cela s’est-il pro-
duit ? Comment, en fait, la machine aurait-elle pu s’emparer de
la société européenne, si cette société ne s’était pas, par une
adaptation intime, soumise 4 la machine? Ce que 1’on a cou-
tume d’appeler la révolution industrielle — les séries de chan-
gements industriels qui commencerent au XVIII*® siécle — fut
une transformation qui s’effectua sur une plus longue période.
La machine a balayé notre civilisation en trois vagues suc-
cessives. La premiére vague, qui prit naissance vers le X® sié-
ce, gagna en force et en puissance au fur et 4 mesure que les
autres institutions de la civilisation s’affaiblissaient et se dis-
persaient : ce premier triomphe de la machine était un effort
pour atteindre l’ordre et la puissance par des moyens pure-
ment extérieurs, et son succés est dd en partie au fait qu’il échap-
pait aux véritables problémes de la vie et contournait les diffi-
cultés morales et sociales d’alors, qu’il n’avait jamais abordées

16
BUT DE CET OUVRAGE
ni résolues. La seconde vague se dressa au XVIIIF siécle, apres
avoir roulé pendant tout le Moyen-Age, avec les améliorations
dans la mine et la métallurgie. Acceptant toutes les données
idéologiques du premier effort pour créer la machine, les disci-
ples de Watt et d’Arkwright souhaitaient les universaliser et
profiter des conséquences pratiques. Au cours de cet effort, divers
problémes moraux, sociaux et politiques, que le développement
exclusif de la machine avait fait passer au second plan, redou-
blaient d’urgence. L’efficacité méme de la machine était impitoya-
blement réduite par l’impossibilité d’établir dans la société un
ensemble de buts harmonieux et complets.
L’enrégimentation externe et la résistance 4 la désintégration
interne allaient de pair : les heureux membres de la société qui
étaient en harmonie compléte avec la machine ne parvenaient a
cet état qu’en se fermant diverses voies importantes de la vie.
Enfin, nous commencons a observer aujourd’hui l’énergie de
plus en plus grande d’une troisitme vague. Derriére elle, il y
a des forces qui, 4 la fois dans la technique et dans la civi-
lisation, furent supprimées ou perverties par le développement
hatif de la machine — forces qui se manifestent maintenant dans
chaque branche d’activité et qui tendent 4 une synthése nouvelle
dans la pensée et 4 une synergie nouvelle dans l|’action. En tant
que résultat de ce troisitme mouvement, la machine cesse de se
substituer 4 Dieu ou a une société ordonnée; son succés n’est
plus mesuré par la mécanisation de la vie; de plus en plus, elle
n’a de valeur que pour autant qu’elle se rapproche de 1’organi-
que et du vivant. En reculant, les deux premiéres vagues dimi-
nuent un peu la force de la troisi¢me. Mais l’image reste exacte
dans la mesure ot elle suggére que la vague qui nous emporte
aujourd’hui va dans une direction opposée a celle du passé.
Il est évident qu’en ce moment un nouveau monde se crée.
Mais il n’existe que par fragments. De nouvelles formes de
vie s’élaborent depuis longtemps; elles ont aussi été divisées et
dispersées. Nos vastes gains dans l’énergie et la production se
sont partiellerient manifestés par une perte dans les formes et par
un appauvrissement de la vie. Par quoi furent limités les bienfaits
de la machine? Dans quelles conditions la machine peut-elle
étre dirigée vers un usage plus complet et meilleur? La pré-
sente étude cherche aussi une réponse a ces questions. Les tech-
niques et la civilisation, prises comme un tout, sont le résultat
de choix humains, d’aptitudes et d’efforts, délibérés aussi bien
qu’inconscients, souvent irrationnels, alors qu’en apparence ils
sont objectifs et scientifiques. Et cependant, méme lorsqu’ils ne
peuvent étre contrélés, ils ne sont pas extérieurs. Le choix se
manifeste autant dans la société par de petites additions et des
décisions au jour le jour que par des luttes bruyantes et drama-

17
TECHNIQUE ET CIVILISATION

tiques. Celui qui ne voit pas de choix dans l’évolution de la


machine trahit simplement son. incapacité d’observer les effets
cumulés, tant qu’ils ne sont assemblés si étroitement qu’ils
semblent complétement extérieurs, impersonnels. Il importe peu
de savoir si la technique dépend complétement des démarches
objectives de la science; elle ne forme pas un systeme indépen-
dant comme l’univers : elle n’existe qu’en tant qu’élément de
la culture humaine. Elle implique le bien ou le mal dans la me-
sure ol les groupes sociaux impliquent le bien ou le mal. La
machine elle-méme ne formule aucune demande et ne tient au-
cune promesse : c’est l’esprit humain qui fait les demandes et
tient les promesses. Pour reconquérir la machine et la soumettre
4 des fins humaines, il faut d’abord la comprendre et 1’assimi-
ler. Nous l’avons étreint sans la comprendre complétement ou
bien, comme les plus faibles des romantiques, nous |’avons rejetée
sans voir d’abord ce que nous en pouvions intelligemment assi-
miler.
La machine cependant est un produit de l’ingéniosité et des
efforts humains. Aussi, comprendre la machine, ce n’est pas
simplement faire un premier pas pour réorienter notre civilisa-
tion, c’est aussi trouver un moyen de comprendre la société et
de nous comprendre nous-mémes. Le monde de la technique
n’est pas isolé et autonome. I] réagit 4 des forces et des impul-
sions qui viennent semble-t-il des points les plus éloignés de 1’en-
vironnement!. Ce fait permet d’espérer en 1’évolution qui s’est
accomplie dans le domaine de la technique depuis 1870 environ.
Car l’organique est redevenu visible dans le complexe mécanique
lui-méme; quelques-uns de nos instruments mécanicues les plus
caractéristiques : le téléphone, le phonographe, le cinéma sont
nés de notre intérét pour la voix humaine et l’ceil humain, de
notre connaissance de leur physiologie et de leur anatomie. Peut-
on détecter les propriétés caractéristiques de cet ordre naissant,
son type, ses perspectives, son angle de polarisation, retirer les
résidus troubles laissés par les premiéres formes de notre tech-
nologie? Peut-on distinguer et définir les propriétés spécifiques
d’une technique mise au service de la vie — ces propriétés la dis-
tinguant moralement, socialement, politiquement, esthétique-
ment des formes plus grossiéres qui la précédérent ? Tentons-le.
L’étude de l’avénement et de 1’évolution de la technique moderne
est une base pour comprendre et fortifier les changements de
valeurs d’aujourd’hui, et la transmutation de la machine per-
mettra peut-étre de la maitriser.

1. Nous emploierons fréqguemment ce terme qui a été introduit dans


le langage par la géographie humaine, et dont le sens est plus vaste
que celui du mot : milieu. (N.d.T.)
CHAPITRE PREMIER

DE LA CULTURE A LA. TECHNIQUE

Les machines, Au siécle dernier, la machine automa-


les utilités tique ou semi-automatique est venue
et « la machine ». prendre une place importante dans
notre vie quotidienne. On _ attribue
souvent 4 l’instrument lui-méme tout le complexe d’habitudes
et de méthodes qui ont amené sa création et l’ont accompagné.
Depuis Marx, presque tout exposé sur la technologie tend A
exagérer le rédle joué par les parties les plus mobiles et les
plus actives de notre équipement industriel et 4 négliger d’autres
éléments, pourtant aussi caractéristiques, de notre héritage tech-
nique.
Qu’est-ce que la machine? Exception faite des machines sim-
ples de la mécanique classique, le plan incliné, la poulie, etc., le
sujet reste confus. La plupart des écrivains qui ont étudié l’4ge
de la machine ont considéré celle-ci comme un phénoméne tout
a fait récent, comme si l’artisanat n’avait employé des outils que
pour transformer le cadre, l’environnement. Ces préjugés sont
dénués de fondements. Depuis trois mille ans au moins, les ma-
chines constituent l’essentiel de notre patrimoine technique. La
définition de la machine par Reuleaux reste classique : « Une
machine est une combinaison de corps résistants, assemblés de
telle facon que, par leur moyen et par certaines motions déter-
minantes, les forces mécaniques de la nature soient obligées de
faire le travail. » Mais cela ne nous méne pas trés loin. L’inté-
rét de Reuleaux est d’avoir été le premier grand morphologiste
des machines. Mais il laisse de cété la grande catégorie de
celles qui sont actionnées par la force humaine.

19
TECHNIQUE. ET CIVILISATION

Les machines sont des complexes d’agents non organiques


ayant pour but de convertir fénergie, d’accomplir un travail,
d’accroitre les capacités mécaniques ou sensorielles du corps
humain, ou de réduire 4 un ordre et une régularité mesurables
les phénoménes de la vie. Le robot est le dernier stade d’une
évolution qui a commencé par I’utilisation, comme outil, d’une
partie quelconque du corps humain, Derriere le développement
des outils et des machines, il y a un effort pour modifier l’en-
| vironnement, afin de fortifier et de soutenir l’organisme hu-
main : effort qui a tendu A accroitre le pouvoir de l’organisme
humain mal armé ou 4 créer, a |’extérieur du corps, un ensem-
ble de conditions plus favorables au maintien de son équilibre
et A la conservation de sa vie. Par exemple, au lieu d’une adap-
tation physiologique au froid —- pousse des poils ou hivernage
— il y a eu adaptation du milieu : vétements et abris.
La différence essentielle entre une machine et un outil réside
dans le degré d’indépendance, au cours de l’opération, par rap-
port a l’habileté et l’énergie de l’opérateur : l’outil se préte a
la manipulation, la machine & l’action automatique. Le degré de
complexité importe peu. En utilisant l’outil, la main et l’ceil de
l’homme accomplissent des actions compliquées qui égalent le
fonctionnement d’une machine complexe. D’autre part, des ma-
chines trés puissantes, telles que le marteau-pilon, exécutent des
taches élémentaires a l’aide d’un mécanisme relativement sim-
ple. La différence entre outils et machines réside d’abord dans
le degré d’automatisme qu’ils ont atteint. L’ouvrier habile de-
vient plus précis et plus automatique, en un mot plus mécani-
que, A mesure que des mouvements, volontaires a l’origine, se
transforment en réflexes. Dans la machine la plus automatique,
la participation consciente d’un agent humain intervient néces-
sairement 4 un moment donné, au Commencement et A la fin de
l’opération, d’abord pour la concevoir, ensuite pour en corriger
les défauts et en effectuer les réparations.
D’ailleurs, entre l’outil et la machine, il existe une autre caté-
gorie d’instruments : la machine-outil. Dans le tour ou le foret,
la précision de la machine la plus fine se combine A l’habileté de
l’artisan. Si l’on ajoute 4 ce complexe mécanique une source
extérieure d’énergie, la distinction est encore plus difficile 4
faire. En général, la machine accentue la spécialisation des fonc-
tions; l’outil est plus souple. La raboteuse n’accomplit qu’une
seule opération, tandis que le couteau peut étre utilisé pour apla-
-nir du bois, le sculpter, le fendre, pour faire pression sur une
serrure ou pour enfoncer une vis. La machine automatique est
une forme trés particuli¢re d’adaptation. Elle implique la notion
d’une source extérieure d’énergie, une interrelation plus ou
moins complexe entre les parties et un genre limité d’activité.

20
DE LA CULTURE A LA TECHNIQUE

La machine est en quelque sorte un organisme mineur, concu


pour accomplir un ensemble simple de fonctions.
Outre ces éléments technologiques dynamiques, il en existe
d’autres, plus statiques, mais tout aussi importants. Si le déve-
loppement des machines est le fait historique le plus patent du
dernier millénaire, la machine, sous la forme des batonnets pour
faire du feu ou de la roue du potier, existe au moins depuis
la période néolithique. Dans les temps les plus reculés, quelques-
unes des adaptations les plus efficaces du milieu vinrent non de
l’invention des machines, mais de l’invention aussi admirable
des ustensiles, appareils et « utilités ». Le panier et le pot
appartiennent a la premiére catégorie, la cuve A teinture et le
four a briques a la seconde, enfin les réservoirs, aqueducs, voies
et constructions a la troisitme. La période moderne nous a en-
suite donné les utilités relatives 4 l’énergie, telles que le rail
électrique du chemin de fer ou la ligne électrique de transmis-
sion qui ne fonctionnent qu’au moyen de machines génératrices
d’énergie. Alors que les outils et les machines modifient le mi-
lieu en changeant la forme et la place des objets, les ustensiles et
les appareils effectuent des transformations chimiques, tout aussi
nécessaires, Le tannage, la brasserie, la distillation, la teinture
ont été aussi importants, dans le développement technique de
l'homme, que le travail de la forge ou le tissage. Mais la plu-
part de ces procédés restérent dans leur état traditionnel jus-
qu’au milieu du XIX® siécle. C’est seulement depuis qu’ils ont
été largement influencés par l’ensemble des forces scientifiques
et des intéréts humains qui ont conduit par ailleurs 4 la machine
automatique moderne.
Entre l’ouvrier et le procédé, — pour les séries d’objets allant
des ustensiles aux appareils, — il y a les mémes relations qu’en-
tre les outils et les machines automatiques : différences dans le
degré de spécialisation, dans le degré d’impersonnalité. Comme
l’attention se porte plus facilement sur les parties les plus
bruyantes et les plus actives de l’environnement, on a négligé,
dans la plupart des études sur la machine, le rdle de I’utilité et
de l’appareil, ou, ce qui est presque aussi mauvais, on a gros-
siérement groupé tous ces instruments dans la catégorie des
machines. Il ne faut pas oublier que tous deux ont joué un réle
énorme dans le développement du milieu moderne. Jamais ces
deux moyens d’adaptation ne doivent étre dissociés. Ils sont tou-
jours inclus dans notre complexe technologique moderne.
Lorsque j’emploierai, dans cet ouvrage, le mot « machines »,
je me référerai A des objets spécifiques tels que Ja presse a im-
primer ou le métier A tisser. Lorsque j’emploierai le terme : « la
machine », ce sera une abréviation pour désigner le complexe
technologique tout entier. Cela embrassera la connaissance, le

21
TECHNIQUE .ET CIVILISATION

talent et les arts dérivés de l’industrie ou impliqués dans les


techniques nouvelles et comprendra les diverses formes d’outils,
instruments, appareils et utilités aussi bien que les machines
proprement dites.

Le monastére | Quand la machine a-t-elle pris cette


et Vhorloge. forme pour la premiére fois dans la
civilisation moderne? Notre civilisation
machiniste résulte autant de nombreuses habitudes, idées, gen-
res de vie, que de l’emploi d’instruments techniques. Quelques-
unes d’entre les premiéres étaient primitivement tout a fait op-
posées A la civilisation qu’elles ont aidé a créer.
Le nouvel ordre se manifesta pour la premiére fois il y a sept
cents ans. Les catégories temps et espace subirent un change-
ment extraordinaire, et aucun aspect de la vie n’échappa désor-
mais A cette transformation. Par les méthodes quantitatives de
pensée, 1’étude de la nature a trouvé sa premiere application dans
la mesure réguliére du temps. Et la nouvelle conception méca-
nique du temps est venue en partie de la vie réglée du monas-
tére. Alfred North Whitehead a fait remarquer que la croyance
scolastique en un univers ordonné par Dieu était l’un des fonde-
ments de la physique moderne. Mais, derri¢re cette croyance,
il y avait l’ordre des institutions de |’Eglise elle-méme.
La technique du monde ancien passait de Constantinople et
Bagdad a la Sicile et &4 Cordoue. Ainsi s’explique le réle prépon-
dérant que joua Salerne dans le progrés scientifique et médical
du Moyen-Age. Aprés la longue incertitude et la confusion san-
glante qui marquérent la chute de |’Empire romain, un désir
d’ordre et de puissance — différent de celui qui s’exprime par
la domination militaire sur les plus faibles — se manifesta d’a-
bord dans les monastéres occidentaux. Le monastére était un
lieu sacré et protecteur; la régle de 1’Ordre excluait la surprise,
le doute, le caprice et l’irrégularité. Aux variations de la vie sé-
culiére, la régle opposait sa discipline de fer. Aux six dévotions
quotidiennes, saint Bernard en ajouta une septiéme. Une bulle
du pape Sabinien, au VII® siécle, décréta que les cloches des mo-
nastéres sonneraient sept fois par vingt-quatre heures. Ces ponc-
tuations de ia journée constituaient les heures canoniques. II
devint nécessaire d’avoir un moyen de les compter et d’assurer
leur répétition réguliére.
D’aprés une légende tombée maintenant en discrédit, la pre-
mitre horloge mécanique moderne, actionnée par des poids, fut
inventée vers la fin du X®* siécle, par le moine Gerbert, le futur
pape Sylvestre II. Cette horloge était probablement une clepsy-
dre, héritage des Romains, comme la roue hydraulique, ou réin-
99
ae
DE LA CULTURE A LA TECHNIQUE

troduite en Occident par les Arabes. Mais comme il arrive sou-


vent, la légende est véridique, sinon dans les faits, du moins
dans ce qu'elle implique. Le monastére était le siége d’une vie
réglée. Un instrument permettant de marquer les heures & in-
tervalles réguliers ou de rappeler au sonneur qu’il est temps
d’avertir était le produit presque inévitable de cette vie. Si
lhorloge mécanique n’apparut que lorsque les cités du XIII® sié-
cle exigérent une vie régléc, l’habitude de l’ordre en soi et la
régulation sérieuse du temps étaient devenues une seconde na-
ture dans le monastére. Coulton est d’accord avec Sombart pour
considérer le grand Ordre actif des Bénédictins comme le fon-
dateur probable du capitalisme moderne. Leur régle suit exac-
tement le cours de leurs activités et leurs grands travaux de gé-
nie civil ont peut-étre surpassé les gloires guerriéres.
On n’altére donc pas les faits en suggérant que les monas-
téres contribuérent 4 donner aux entreprises humaines le rythme
régulier et collectif de la machine. La pendule ne garde pas seu-
lement la trace des heures, elle synchronise les actions humaines.
Est-ce a cause du désir de la communauté chrétienne d’assu-
rer aux Ames le salut éternel par des priéres et dévotions régu-
ligres que la mesure du temps et les habitudes d’ordre tempo-
rel — dont la civilisation capitaliste tire profit aujourd’hui —
prirent naissance dans l'esprit des hommes? II faut sans doute
accepter l’ironie de ce paradoxe. En tout cas, vers le XIII® sie-
cle, des horloges mécaniques sont mentionnées, et vers 1370,
Heinrich Von Wyck construisit 4 Paris une horloge « mo-
derne » bien congue. A cette époque, les tours d’horloge appa-
aissent. Si, jusqu’au XIV® siécle, les nouvelles horloges ne
possédent pas de cadran et d’aiguilles pour traduire le mou-
vement dans le temps par un mouvement dans l’espace, du
moins sonnent-elles les heures. Désormais, on n’avait plus a
craindre les nuages qui paralysent le cadran solaire, le gel qui
arréte la clepsydre pendant les nuits d’hiver : été comme hiver,
jour et nuit, on entendait le rythme de l’horloge. L’instrument
se répandit alors hors des monastéres, et la sonnerie réguliére
des cloches apporta une régularité jusque-la inconnue dans la
vie de l’artisan et du marchand. Les cloches de la tour d’hor-
loge commandérent méme la vie urbaine. On mesurait le temps,
on le servait, on le comptait, on le rationnait, et l’Eternité cessa
progressivement d’étre la mesure et le point de convergence des
actions humaines.
La machine-clé de |’Age industriel moderne, ce n’est pas la
machine a vapeur, c’est l’horloge. Dans chaque phase de son
développement, |’horloge est le fait saillant et le symbole de la
machine. Aujourd’hui encore, aucune autre machine n’est aussi
omniprésente. Ainsi, au début de la technique moderne, apparut

23
TECHNIQUE ET CIVILISATION

prophétiquement la premiére machine automatique précise qui,


aprés quelques siécles d’efforts} allait mettre 4 |’épreuve la va-
leur de cette technique dans chaque branche de I’activité indus-
trielle.
Toutefois il existait des machines mécaniques avant l’horloge,
— la roue hydraulique par exemple, — il y a eu aussi différentes
sortes d’automates pour susciter |’admiration des foules dans le
temple ou pour distraire quelque calife musulman : ces machi-
nes ont été illlustrées dans Hero et Al-Jazari. Mais il existait
aussi de nouvelles machines dont la source d’énergie assurait
la continuité des opérations, donc un rendement régulier et un
produit standard.
Permettant la détermination de quantités exactes d’énergie
(donc la standardisation), l’action automatique et finalement son
propre produit : un temps exact, l’horloge a été la premié¢re ma-
chine de la technique moderne. A toutes les époques, elle a
conservé la prééminence. Elle posséde une perfection a laquelle
les autres machines aspirent. Elle a d’ailleurs servi de modéle
dans de nombreux travaux mécaniques. L’analyse du mouve-
ment, qui accompagna le perfectionnement de l’horloge, ainsi que
celle des différents systémes d’engrenage et de transmission, con-
tribuérent au succés de machines trés différentes. Les forgerons
auraient pu faconner des milliers d’armures et des milliers de
canons, les charrons auraient pu fabriquer des milliers de roues
hydrauliques ou d’appareils grossiers sans inventer aucun des
types spéciaux de mouvement utilisés par l’horloge et sans par-
venir a cette précision et cette finesse d’articulation qui abou-
tirent finalement au chronométre précis du XVIII® siécle.
L’horloge est une pi¢ce de mécanique dont les minutes et les
secondes sont le produit. Elle a dissocié le temps des événements
humains et contribué a la croyance en un monde indépendant,
aux séquences mathématiquement mesurables, le monde spécial
de la science. L’expérience courante fournit relativement peu de
raisons a cette croyance. Au cours de l’année, la longueur des
jours n’est pas la méme; non seulement la relation entre jour et
nuit change constamment, mais un simple voyage d’Est en
Ouest modifie de quelques minutes le temps astronomique. Quant
a l’organisme humain, le temps mécanique lui est encore plus
étranger. La vie humaine a ses propres rythmes — le battement
du pouls, la respiration des poumons — qui changent d’heure
en heure suivant l’humeur ou Il’action. Dans la succession des
jours, le temps est mesuré non par le calendrier, mais par les
événements qui l’ont rempli. Le berger compte le temps depuis
la naissance des agneaux, le fermier depuis le jour des semailles
ou jusqu’au jour de la récolte. Si la croissance a sa durée et sa
régularité propres, cela ne signifie pas seulement matiére et

24
DE LA CULTURE A LA TECHNIQUE

mouvement, mais évolution, en un mot ce que l’on appelle Vhis-


toire. Alors que le temps mécanique s’égréne en une successio
d’instants mathématiquement isolés, le temps organique — qu
Bergson appelle la durée — cumule ses effets. Le temps méca
nique peut, en un sens, étre accéléré ou retardé (comme les ai
guilles d’une pendule ou les images du cinéma); le temps orga
nique va dans une seule direction, il suit le cycle de la nais
sance, de la croissance, du développement, du dépérissement e
de la mort. Le passé, qui est déjé mort, reste présent dans l’a
venir qui est encore a naitre.
Selon Thorndike, la division des heures en soixante minutes et
des minutes en soixante secondes aurait été génétalisée vers
1345. C’est ce cadre abstrait du temps qui est devenu de plus
en plus le point de référence a la fois de l’action et de la pensée.
Dans les efforts pour parvenir 4 la précision dans ce domaine,
lexploration astronomique du ciel attira plus tard l’attention sur
les mouvements implacables et réguliers des corps célestes dans
l’espace. Dés le XVI® siecle, un jeune ouvrier de Nuremberg,
Peter Henlein, aurait créé « des montres a plusieurs rouages, a
partir de petits morceaux de fer ». Vers la fin de ce siécle, la
pendule domestique fut introduite en Angleterre et en Hol-
lande.
Comme pour l’automobile et l’avion, ce furent les classes les
plus riches qui s’emparérent d’abord de ce nouveau mécanisme
et le vulgaris¢rent; elles le firent en partie parce que seules elles
pouvaient l’acquérir, en partie parce que la nouvelle bourgeoisie
fut la premiére 4 découvrir, comme Franklin |’a exprimé plus
tard, que « le temps, c’est de l’argent ». Etre « aussi régulier
qu’une horloge » devint l’idéal bourgeois : la possession d’une
montre fut longtemps le symbole du succés. Le rythme croissant
de la civilisation augmenta la demande d’énergie. En retour,
l’énergie accéléra le rythme.
Toutefois, la vie ponctuelle et ordonnée qui prit naissance
dans les monastéres n’est pas innée chez l'homme, bien que les
peuples occidentaux soient maintenant si enrégimentés par I’hor-
loge que cette vie soit devenue « une seconde nature », et qu’ils
considérent |’observance des divisions du temps comme un fait
naturel. Beaucoup de civilisations orientales ont fleuri avec une
conception plus large du temps. Les Hindous se sont montrés si
indifférents au temps qu’ils n’ont méme pas de chronologie
exacte des années. Hier encore, pendant la période d’industria-
lisation de la Russie soviétique, on créa une association pour
répandre le port de la montre et faire connaitre les avantages de
la ponctualité. Il était essentiel, dans un systéme fortement ar-
ticulé de transport et de production, de vulgariser la mesure du
temps par la production de montres 4 bon marché et standardi-

25
TECHNIQUE .ET CIVILISATION

sées, d’abord & Genéve, puis en Amérique vers le milieu du sic-


cle dernier. ty
La mesure du temps fut d’abord l’attribut particulier de la
musique. Cela donnait une valeur industrielle 4 la chanson d’ate-
lier, au roulement du tambour ou au chant des marins halant un
cordage. Mais l’effet de la pendule mécanique est plus profond
et plus strict : elle préside au jour depuis |’heure du lever jus-
qu’a I’heure du coucher. Quant on considére le jour comme un
laps de temps abstrait, utilisable, on ne va pas se coucher avec
les poules les soirs d’hiver; on invente les chandelles, les che-
minées, l’éclairage au gaz, les ampoules électriques, afin de
remplir toutes les heures de la journée. Quand on pense au
temps, non comme 4a une succession d’expériences, mais comme
a une collection d’heures, minutes et secondes, on prend I’habi-
tude de l’augmenter ou de |’épargner. Le temps prit le carac-
tére d’un espace clos : il pouvait étre divisé, rempli, il pouvait
méme étre prolongé par l’invention des instruments économisant
le travail.
Le temps abstrait devint un nouveau « milieu », un nouveau
cadre de l’existence. I] régla les fonctions organiques elles-
mémes. On mangeait non par faim, mais parce que la pendule le
commandait. On dormait non par fatigue, mais parce que la
pendule l’exigeait. Une conscience généralisée du temps accom-
pagna la diffusion de la pendule. En dissociant le temps des suc-
cessions organiques, les hommes de la Renaissance purent faci-
lement se permettre la fantaisie de ressusciter le passé classique
ou de faire revivre les splendeurs de la civilisation antique. Le
culte de l’histoire, qui fut d’abord un rite quotidien, devint fina-
lement une discipline spéciale. Au XVII®* siécle, le journalisme
et la littérature périodique firent leur apparition. Le vétement,
suivant l’exemple de Venise, centre de la mode, se modifia tous
les ans et non plus toutes les générations.
On ne peut surestimer le gain en « efficience! » mécanique que
permirent la coordination et l’articulation étroite des faits quoti-
diens. Il ne peut se mesurer en chevaux-vapeurs, mais on peut
aisément imaginer que sa suppression aujourd’hui aménerait la
rupture rapide et sans doute l’effondrement de notre société tout
enti¢re. Le régime industriel moderne se passerait plus facile-
ment de charbon, de fer, de vapeur que d’horloges.

1. Cumule le sens d’efficacité et de rendement. (N.d.T.)_

26
DE LA CULTURE A LA TECHNIQUE

Espace, distance, « Un enfant et un adulte, un primitif


mouvement. australien et un européen, un médié-
val et un contemporain se distinguent
non seulement par une différence de degrés, mais par une diffé-
rence de nature dans leurs méthodes de représentation pictu-
rale. » Dagobert Frey, que je viens de citer, a fait une étude
pénétrante sur la différence des conceptions spatiales entre le haut
Moyen-Age et la Renaissance. Il a renforcé, avec un grand luxe de
détails, l’affirmation d’aprés laquelle il n’existe pas deux cultures
qui puissent vivre suivant le méme concept de temps et d’espace.
L’espace et le temps, comme le langage, sont des ceuvres
d’art; comme le langage, ils aident & |’action pratique et directe.
Bien avant Kant, déclarant que le temps et l’espace sont des
catégories de l’esprit; bien avant que les mathématiciens aient
découvert qu’il existe des formes d’espaces vraisemblables et
rationnelles, autres que celle décrite par Euclide, l’humanité
avait agi selon cette proposition. Tout comme |’Anglais qui,
débarquant en France, croyait que bread était le seul mot pour
désigner le pain, chaque culture croit que toute autre catégorie
de temps et d’espace est une approximation ou une altération de
l’espace et du temps réels dans lesquels elle vit.
Au Moyen-Age, les relations spatiales tendaient a étre orga-
nisées comme des symboles et des valeurs. L’objet le plus élevé
dans la cité était la fléche de l’église, qui pointait vers le ciel et
dominait les constructions, comme 1’Eglise dominait les espoirs
et les craintes des fidéles. L’espace était divisé arbitrairement
pour représenter les sept vertus, les douze apdétres, les dix com
mandements ou la Trinité. Sans des allusions symboliques cons-
tantes aux légendes et aux mythes chrétiens, l’analyse raisonnée
de l’espace médiéval aurait échoué. Les esprits les plus ration-
nels n’en étaient pas exempts; Roger Bacon étudia soigneuse-
ment l’optique, mais aprés avoir découvert les sept parties de
l’ceil, il ajouta que Dieu avait ainsi voulu figurer dans nos corps
les sept dons de 1’Esprit.
La taille traduisait l’importance. I] était trés possible, pour un
artiste médiéval, de représenter dans le méme plan de vision et
4 la méme distance de l’observateur des étres humains de taille
trés différente. Cette habitude s’appliquait non seulement a la
représentation des objets réels, mais a4 l’organisation de 1’expé-
rience terrestre aux moyens des cartes. Dans la cartographie
médiévale, les masses d’eau et de terres, méme celles qui étaient
& peu prés connues, pouvaient étre représentées par un dessin
arbitraire, un arbre, par exemple, sans tenir compte des récits
réels des voyageurs et en n’accordant d’importance qu’a la cor-
respondance allégorique.

27
TECHNIQUE ET CIVILISATION

ll faut signaler un autre caractére de l’espace médiéval : l’es-


pace et le temps formaient deuX systémes relativement indépen-
dants. Les artistes médiévaux introduisaient d’autres époques
dans leur propre monde spatial. Ils représentaient les événements
de la vie du Christ dans une cité italienne contemporaine sans
soupconner le moins du monde que le temps avait entrainé une
différence. Dans Chaucer, la légende classique de Troilus et
Cressida est racontée comme une histoire contemporaine. Quand
un chroniqueur médiéval parle du roi, il est parfois diflicile de
comprendre s’il parle de César, d’Alexandre le Grand ou de
son propre souverain : chacun est également proche de lui. En
fait, le mot anachronisme n’a aucun sens si on l’applique a I|’art
méddiéval. Les décalages du temps n’ont pu devenir déconcer-
tants que lorsque les événements furent ramenés dans le cadre
coordonné du temps et de l’espace. Par exemple, dans les Trois
miracles de sainte Zénobie, par Botticelli, trois époques diffé-
rentes sont représentées sur une méme scéne.
A cause de cette séparation du temps et de l’espace, les choses
pouvaient apparaitre et disparaitre soudainement, étrangement.
Il n’était pas plus nécessaire d’expliquer la disparition d’un
bateau a l’horizon que la chute d’un démon dans la cheminée.
Il n’y avait pas d’énigme sur le passé dont ils émergeaient, pas
de spéculation sur le futur qui les attendait. Les objets appa-
raissaient & la vue et s’évanouissaient avec un peu de ce mys-
tére qui accompagne les allées et venues des adultes dans
l’expérience des jeunes enfants, dont les premiers efforts de
représentation graphique ressemblent par leur organisation au
monde de l’artiste médiéval.
Dans ce monde symbolique de l’espace et du temps, tout était
mystére ou miracle. Le lien entre les événements était d’ordre
cosmique et religieux. La véritable échelle de l’espace était le
ciel, la véritable échelle du temps, 1’Eternité.
Entre les XIV® et XVII® siécles, une transformation boule-
versa la conception de l’espace en Europe occidentale. L’espace,
hiérarchie de valeurs, fut remplacée par l’espace, systéme de
grandeurs. L’un des signes de cette orientation nouvelle fut 1’é-
tude approfondie des relations des objets dans l’espace, la décou-
verte des lois de la perspective et l’organisation systématique
des tableaux dans le nouveau cadre formé par le premier plan,
Vhorizon et le point de fuite. La perspective transforma la rela-
tion symbolique des objets en une relation visuelle. Le visuel,
a son tour, devint une relation quantitative. Dans la nouvelle
représentation du monde, la taille ne traduisait plus l’importance
divine ou humaine, mais la distance. Les corps n’avaient pas
d’existence séparée en tant que grandeurs absolues. Ils étaient
coordonnés avec d’autres corps dans le méme champ de vision et
.

28
DE LA CULTURE A LA TECHNIQUE

devaient étre a l’échelle. Pour y parvenir, il faut une représen-


tation exacte de l’objet lui-méme, une correspondance point par
point entre l’objet et l'image, d’ot l’intérét nouveau pour la
nature externe et les faits. La division de la toile en carrés et
l’observation exacte du monde au moyen de cet échiquier abs-
trait caractérisent la nouvelle technique des peintres, depuis
Paolo Ucello, bien qu’auparavant saint Thomas d’Aquin ait déja
fait allusion aux lois de la perspective.
L’intérét nouveau qu’on portait 4 la perspective introduisit
la profondeur dans le tableau et la distance dans |’esprit. Dans
les ceuvres antérieures, |’ceil sautait d’une partie a |’autre, cueil-
lant des miettes symboliques au gré du goiit et de la fantaisie.
Dans les toiles nouvelles, |’ceil suivait les lignes de perspective
le long des rues, des constructions, des pavés, dont le peintre
représentait les lignes paralléles afin d’obliger I’ceil lui-méme a
voyager. Les objets du premier plan étaient méme quelquefois
exagérément agrandis pour créer la méme illusion. Le mouve-
ment devint une nouvelle source de valeur : le mouvement pour
lui-méme. L’espace mesuré représenté dans un tableau remplaca
le temps mesuré par l’horloge.
Tous les événements allaient s’inscrire dans ce nouveau réseau
idéal du temps et de l’espace. Le plus satisfaisant, dans ce sys-
téme, c’était le mouvement uniforme en ligne droite, car un tel
mouvement se préte 4 une représentation exacte dans le systeme
des coordonnées spatiales et temporelles.
Une autre conséquence de cet ordre spatial mérite d’étre rele-
vée : pour appréhender une chose, il devint essentiel de la situer
et de la dater. Dans l’espace de la Renaissance, l’existence des
objets s’explique par leur passage dans le temps et l’espace qui
commande leur aspect 4 n'importe quei moment et dans n’im-
porte quel lieu. L’inconnu n’est donc pas moins déterminé que
le connu. Etant donné la rotondité de la terre, on pouvait définir
la position des Indes et calculer le temps-distance. L’existence
méme d’un tel ordre incitait 4 explorer et 4 remplir les parties
du monde encore inconnues.
Ce que les peintres démontrérent dans |’application de la pers-
pective, les cartographies |’établirent 4 la méme époque dans les
nouvelles cartes. La carte d’Hereford, de 1314, pourrait avoir
été dressée par un enfant. Elle était pratiquement inutilisable
pour la navigation. Celle du contemporain d’Ucello, Andréa
Banco, de 1436, était rationnelle et marquait un progrés aussi
bien dans la conception que dans la précision. En trac¢ant les
lignes invisibles de latitude et longitude, les cartographes prépa-
raient la voie des futurs explorateurs, d’un Christophe Colomb, |
par exemple. Comme les récentes méthodes scientifiques, le sys-|
téme abstrait autorisait des espoirs raisonnables, méme s’ils

29
TECHNIQUE .ET CIVILISATION

étaient fondés sur une connaissance inexacte. Le navigateur n’é-


tait plus contraint de longer la eéte : il pouvait mettre le cap sur
l’inconnu, fixer son but A un point arbitraire et revenir & peu prés
A son point de départ. L’eden et le ciel étaient exclus du nouvel
espace, bien qu’ils soient restés les sujets apparents de la pein-
ture. Les sujets réels étaient le Temps et |’Espace, la Nature et
1’ Homme.
A ce moment, sur les bases établies par le peintre et le carto-
graphe, grandit l’intérét pour l’espace, le mouvement, la loco-
motion considérés en eux-mémes. Cet intérét recouvrait évi-
demment des changements plus concrets. Les routes devenaient
plus sires, les vaisseaux étaient mieux construits et surtout les
nouvelles inventions — boussole, astrolabe, gouvernail — per-
mettaient de dresser des cartes marines et de faire des voyages
en mer plus sirs. L’or des Indes, les merveilleuses fontaines de

et
jouvence, les iles heureuses des délices perpétuelles y invitaient.

sf Ces buts tangibles ne diminuent pas l’importance du nouveau


schéma. Les catégories de l’espace et du temps — autrefois dis-
sociées — étaient unifiées. Les abstractions du temps et de 1’es-
pace mesurés minérent les anciennes conceptions de |’infini et de
l’éternité, puisque toute mesure doit commencer par des limites
arbitraires, méme si le temps et l’espace sont vides. Le besoin
d’utiliser l’espace explosait. Coordonnés par le mouvement, le
temps et l’espace pouvaient étre contractés ou dilatés. Leur con-
quéte avait commenceé. (Il est intéressant de noter, cependant,
que l’idée méme d’accélération — qui fait partie de notre expé-
rience mécanique quotidienne — ne fut pas formulée avant le
XVIIF siécle.)
Les signes de cette conquéte sont nombreux. Ils se succédeé-
rent a une cadence rapide. Dans l’art militaire, on révisa l’arc et
la baliste. A leur suite apparurent des armes plus puissantes des-
tinées a supprimer la distance : le canon, et plus tard le mous-
quet. Léonard con¢ut et batit un aéroplane. On esquissa de
fantastiques projets pour voler. En 1420, Fontana décrit un
vélocipéde; en 1589, Gilles de Bom, d’Anvers, semble avoir cons-
truit un wagon mu par l’homme. Ce sont d’incessants préludes
aux vastes efforts et aux initiatives sans nombre du XIX? siécle.
L’impulsion initiale donnée 4 ces éléments de notre culture pro-
vient des Arabes. { 880} Abil-Qasim avait essayé de voler.
En 1065, Olivier de Malmesbury trouva la mort en se lancant
d’un lieu élevé pour planer. Mais a partir du XV° siécle, le désir
de conquérir l’air devient la principale préoccupation des esprits
inventifs et il est assez présent 4 la pensée populaire pour qu’une
fausse nouvelle annonce, en 1709, un vol du Portugal_A Vienne.
La nouvelle attitude vis-a-vis du temps et de l’espace gagna
l’atelier et le comptoir, l’armée et la cité. Le rythme devint plus

30
DE LA CULTURE A LA TECHNIQUE
rapide. Par la pensée, la culture moderne se lanca dans lespace
et se donna au mouvement. Ce que Max Weber appelait le
« romantisme du nombre » allait naitre naturellement de cet inté-
rét. Dans la mesure du temps, dans le commerce, dans la
guerre, les hommes comptérent les nombres, et finalement, 1’ha-
bitude aidant, seuls les nombres comptérent.

L’influence du Le romantisme du nombre prit un


capitalisme. autre aspect, important pour le déve-
loppement des habitudes scientifiques
de pensée. Ce fut la naissance du capitalisme et le passage d’une
économie de troc — facilitée par une monnaie locale variable —
a une économie d’argent, avec une structure de crédit interna-
tional et se référant constamment A des symboles abstraits de
richesse : or, traites, lettres de change et, éventuellement, les
nombres eux-mémes.
Cette structure est originaire des villes de l’Italie du Nord, en
particulier de Florence et de Venise, au XIV® siécle. Deux si¢-
cles plus tard, il existait 4 Anvers une bourse internationale des-
tinée a la spéculation sur l’armement des vaisseaux dans les
ports étrangers et sur la monnaie. Vers le milieu du XVI? siécle,
la comptabilité en partie double, les lettres de change, les lettres
de crédit et le prét & long terme se développérent essentiellement
sous leur forme moderne. Alors que les phénomenes scientifiques
ne furent perfectionnés et codifiés qu’aprés Galilée et Newton,
la finance émergea sous son aspect actuel tout au commen-
cement de l’Age de la machine. Jacob Fugger et J. Pierpont
Morgan auraient compris mutuellement leurs méthodes, leurs
points de vues et leurs tempéraments bien mieux que Paracelse
et Einstein.
Le développement du capitalisme amena de nouvelles habi-
tudes d’abstractions et de calcul dans la vie des citadins. Seuls
les paysans, qui conservaient les bases locales primitives, en
furent exempts. Le capitalisme conduisit du tangible 4 l’intan-
gible. Comme le fait observer Sombart, son symbole est le livre
de comptes. Sa valeur vitale, c’est le compte de profits et pertes;
« l'économie d’acquisition » qui n’avait jusqu’alors été pratiquée
que par des créatures rares et fabuleuses, comme Midas ou
Crésus, devint de plus en plus la mode de chaque jour. Elle ten-
dait 4 remplacer « |’économie de besoins » directe, et & substi-
tuer aux valeurs vitales les valeurs d’argent. Toutes les affaires
prirent une forme abstraite. Elles ne traitaient pas de marchan-
dises, mais de futurs imaginaires et de gains hypothétiques.
Karl Marx a bien défini ce nouveau phénoméne de transmu-
tation :

ys
TECHNIQUE ET CIVILISATION

« Puisque la monnaie ne révéle pas de quelle transformation


elle résulte, tout (marchandisexou non) est convertible en or.
Tout peut étre vendu, tout peut étre acheté. La circulation est
la grande cornue sociale dans laquelle on jette tout et ot l’on
retrouve tout, cristallisé en monnaie. Les os des saints eux-
mémes ne peuvent résister 4 cette alchimie et les choses les plus
fines, les choses sacro-saintes qui se tiennent en dehors du com-
merce des hommes peuvent encore moins y résister. L’Argent
efface les différences qualitatives entre les biens, l’Argent —
rabot implacable — efface toutes les distinctions. Mais l’Argent
lui-méme est une marchandise, un objet externe susceptible de
devenir la propriété privée d’un individu. Ainsi le pouvoir social
devient pouvoir privé entre les mains d’une personne privée. »
Ce dernier fait est particuliérement important pour la vie et
la pensée : la recherche du pouvoir au moyen d’abstractions. Une
abstraction en renforgait une autre. Le temps était de l’argent,
l’argent signifiait puissance. La puissance exigeait 1l’accroisse-
ment du commerce et de la production. La production était dé-
tournée des canaux de la consommation directe vers ceux du
commerce lointain pour de plus grands profits et une marge
plus grande pour investir des capitaux dans les guerres, les con-
quétes étrangéres, les mines, les entreprises de production... En-
core plus et plus de puissance. De toutes les formes de richesse,
l’argent seul est sans limites. Le prince qui désirait batir cing
palais aurait hésité a en batir cing mille. Mais rien ne |’empéchait
de multiplier par milliers, par la conquéte et l’impdét, les richesses
de son trésor. Dans une économie d’argent, accélérer la produc-
tion, c’est accélérer la rotation du capital, donc avoir plus d’ar-
gent. Son importance est venue en partie de la mobilité crois-
sante de la société médiévale, avec son commerce international.
L’économie d’argent qui en a résulté entraine plus de commerce.
Les valeurs fonciéres, les valeurs humaines, les maisons, les
peintures, les sculptures, les livres et l’or lui-méme étaient rela-
tivement difficiles & transporter, alors que la monnaie pouvait
l’étre sur le simple énoncé d’une formule appropriée, par une
simple opération algébrique d’un cété ou de l'autre du grand livre.
Les abstractions ¢taient plus famili¢res aux hommes que les
marchandises qu’elles représentaient. Les opérations financiéres
typiques étaient l’acquisition ou l’échange de grandeurs. Comme
observa Veblen, « méme les réves du spéculateur amateur pre-
naient la forme d’un calcul de profits et pertes exprimés en uni-
tés standard de grandeur impersonnelle ». Les hommes deve-
naient puissants dans la mesure oli ils négligeaient le monde réel
du blé et de la laine, des denrées alimentaires et “des textiles, et
ot ils concentraient leur attention sur une représentation pure-
ment quantitative de ce monde par des marques et des symboles.

32
DE LA CULTURE A LA TECHNIQUE

Penser seulement en poids et en nombre, faire de la quantité ron


pas seulement une indication de valeur, mais le critére de la
valeur, telle fut la contribution du capitalisme au tableau du
monde mécanique. Ainsi les abstractions du capitalisme précé-
dérent les abstractions de la science moderne et renforcérent en
tous points ses lecons et ses méthodes caractéristiques. Cela cla-
rifia et facilita grandement le commerce, surtout celui qui s’étale
dans le temps et l’espace. Mais, socialement, il fallut payer cher
cette économie.
Voici les paroles de Mark Kepler, publiées en 1595 : « Tout
comme loreille est faite pour percevoir les sons, et l’ceil pour
percevoir les couleurs, l’esprit humain a été fait pour compren-
dre, non toutes sortes de choses, mais des quantités. Plus une
chose donnée est proche des quantités, — plutét que de son ori-
gine, — plus il la comprend clairement; mais plus une chose
s’éloigne de la quantité, plus elle comporte d’obscurité et d’er-
reur. »
Est-ce par hasard que les fondateurs et les protecteurs de la
Royal Society a Londres — qui furent en fait parmi les premiers
expérimentateurs en sciences physiques — aient été des négo-
ciants de la cité? Le roi Charles II pouvait rire sans retenue
lorsqu’il apprit que ces messieurs avaient passé leur temps 4
peser de l’air; leur intuition était bien fondée, leur expérience
correcte. Leur méthode elle-méme appartenait a leur tradition
et il y avait 1a de l’argent. Le pouvoir-science et le pouvoir-
argent étaient, en derniére analyse, le méme : celui de 1|’abstrac-
tion, de la mesure et du quantitatif.
Mais ce n’est pas seulement en développant des habitudes abs-
traites de pensée, des intéréts pragmatiques et des estimations
quantitatives que le capitalisme a préparé la voie 4 la technique
moderne. Dés le début, la production des machines et la produc-
tion manufacturiére — comme celle des canons et du gros arme-
ment — avaient réclamé au capital des avances directes bien plus
élevées que celles qui étaient nécessaires A l’artisan traditionnel
pour se procurer ses outils et le moyen de vivre. La possibilité de
créer des ateliers et des usines indépendants, d’utiliser les ma-
chines et d’en tirer profit fut réservée A ceux qui détenaient le
capital. Alors que les familles féodales détentrices des terres
avaient le monopole des ressources naturelles du sous-sol et gar-
dérent souvent jusqu’aux temps modernes des intéréts dans la
fabrication du verre, dans les mines de charbon et de fer, les
nouvelles inventions mécaniques se prétérent 4 l’exploitation par
la classe commercante. La mécanisation fut stimulée par l’espoir
de plus grands profits & réaliser grace & la machine, qui multi-
pliait la puissance et le rendement.
Ainsi, bien qu’il faille nettement distinguer en tout temps le

4503
TECHNIQUE ET CIVILISATION

capitalisme et la technique, l’un conditionnait l’autre et réagis-


sait sur elle. Le négociant accumulait des capitaux en élargissant
le champ de ses opérations, en accélérant la rotation du capital,
en découvrant de nouveaux territoires 4 exploiter. L’inventeur
suivait une évolution paralléle en exploitant de nouvelles métho-
des de production et en imaginant de nouvelles choses a pro-
duire. Quelquefois le commerce apparaissait comme le rival de la
machine en offrant de plus grands profits. Quelquefois, il freinait
des améliorations techniques afin d’accroitre le bénéfice d’un mo-
nopole particulier. Ces deux motifs subsistent toujours dans la
société capitaliste. En ce qui concerne le premier, il y a eu des
discordances et des conflits entre ces deux formes d’exploita-
tions, mais le commerce était le plus ancien et exercait une
grande autorité. C’est lui qui amena des Indes et d’Amérique les
nouvelles matiéres premiéres, les nouvelles denrées, les nouvelles
céréales, le tabac, les fourrures. C’est lui qui trouva un nouveau
débouché a l’excédent de production du XVIII® siécle. C’est lui
qui, favorisé par la guerre, développa les grandes entreprises, la
capacité administrative et les méthodes qui permirent de créer
tout le systéme industriel et de sonder ses diverses parties.
Sans l’aiguillon du profit commercial, la machine n’aurait pu
étre inventée si rapidement et répandue avec tant de zéle. Les
occupations artisanales les plus habiles étaient fortement enraci-
nées. L’introduction de l’imprimerie, par exemple, fut retardée
pendant vingt ans a Paris par la violente opposition de la corpo-
ration des scribes et écrivains publics. Si la technique a sans
aucun doute une dette envers le capitalisme — comme envers la
guerre d’ailleurs — il est cependant regrettable que la machine
ait été conditionnée 4 ses débuts par ces institutions étrangéres et
ait prit un caractére qui n’a rien 4 voir avec les opérations tech-
niques ou les formes de travail. Le capitalisme n’a pas utilisé la
machine en vue d’un mieux étre social, mais pour accroitre les
bénéfices privés. Les instruments mécaniques ont servi a enri-
chir des classes dirigeantes. Le capitalisme a témérairement
écrasé les industries artisanales, en Europe et ailleurs, par le
produit de la machine, méme quand ce dernier était inférieur 4
ce qu’il remplagait. Les prestiges du progrés, du succés et de la
puissance allaient & la machine, méme lorsqu’elle n’ameéliorait
rien, méme lorsqu’elle était techniquement un échec. C’est en
raison des possibilités du profit que la place de la machine a été
exagérément gonflée et le degré d’enrégimentation poussé au
dela de ce qui était nécessaire pour maintenir I’harmonie et
l’efficacité. A cause de certains traits du capitalisme privé, la
machine, qui était un agent neutre, a souvent paru — et quel-
quefois a été effectivement — un élément mauvais dans la
société, insoucieux de la vie humaine, indifférent aux intéréts

34
DE LA CULTURE A LA TECHNIQUE
humains. La machine a soutfert pour les péchés du capitalisme.
Par contre, le capitalisme a souvent profité des vertus de la
machine.
En favorisant la machine, le capitalisme a accéléré sa marche
et stimulé les perfectionnements mécaniques. Bien qu’il ait sou-
vent oublié de récompenser |’inventeur, il est parvenu — avec
des flatteries et des promesses — A I’encourager dans ses efforts.
Dans bien des branches, la marche fut accélérée et le stimulant
employé au maximum. En fait, la nécessité de promouvoir sans
cesse_des changements et des _améliorations — ce qui est_la
caractéristique du _capitalisme — a introduit un élément d’insta-
bilité dans la technique et empéché la société d’assimiler ces per-
fectionnements et de les intégrer dans des schémas sociaux ap-
propriés. Au fur et & mesure que le capitalisme s’est développé
et répandu, ces défauts ont grossi et les dangers pour |’ensemble
de la société ont grandi en proportion. Il suffit de noter ici 1’é-
troite association historique de la technique moderne et du capi-
talisme moderne, bien qu’il n'y ait pas entre eux connexion
nécessaire. Le capitalisme a existé dans d’autres civilisations
dont le développement technique était relativement faible. La
technique fit des progrés réguliers du X® ou XV°® siécle sans
avoir besoin de l’aiguillon particulier du capitalisme. Mais le style
de la machine, jusqu’aé nos jours, a été fortement influencé par
le capitalisme. L’importance de la taille, par exemple, est un
trait commercial. Il apparut dans les corporations et chez les
commercants bien avant d’étre observé dans la technique, dont
l’échelle des opérations était 4 l’origine plus modeste.

De la fable au fait Pendant ce temps, la transformation


des concepts du temps et de l’espace
ramena l’intérét du monde céleste au monde naturel. Vers le
XII® siécle, le monde surnaturel, dans lequel l’esprit européen
avait été enveloppé comme dans un nuage depuis la décadence
de la pensée classique, commenga a reparaitre. La belle culture
provencale dont Dante pensa peut-étre employer la langue pour
sa Divine Comédie fut le premier bourgeon de ce nouvel ordre,
bourgeon destiné & étre sauvagement blessé par la Croisade
contre les Albigeois.
Toute culture vit dans son réve. Dans celui du christianisme,
un monde céleste fabuleux, empli par la Trinité, les Saints, les
Démons, les Anges, les Archanges, les Chérubins, les Séraphins,
les T'rénes, les Dominations et les Puissances, projetait ses for-
mes et ses images magnifi¢es et fantastiques sur la vie terrestre.
Ce réve pénétre la vie culturelle comme les visions de la nuit
dominent l’esprit du dormeur : c’est la réalité, tant que le som-

35
TECHNIQUE
TECHNIQUE ET CIVILISATION

meil dure. Comme le dormeur, la culture vit dans un monde


objectif qui continue, quel qué soit l’état de sommeil ou de veille,
et qui.parfois, comme un bruit, interrompt le réve et le modifie
ou rend le sommeil impossible.
Le monde de la nature intervint par un processus lent et natu-
rel dans le réve médiéval de l’enfer, du paradis et de 1’éternité.
Dans les fraiches sculptures naturalistes des églises du XIII® sié-
cle, on peut constater le premier mouvement du dormeur, géné
par la lumi¢re du matin. D’abord, |’intérét de l’artisan pour la
nature fut confus. Petit a petit, l’artiste sculpta délicatement
des feuilles de chéne ou des rameaux d’aubépine, — copie fidéle,
travail soigneux, — tout en continuant a créer d’étranges mons-
tres, des gargouilles, des chiméres, des bétes légendaires. Mais
l’intérét pour la nature s’élargit progressivement et devint plus
absorbant. Les sentiments naifs de l’artiste du XIII* siécle se
transformérent en une exploration systématique de botaniste et
de physiologue au XVI°.
« L’idée que l’homme se fait des choses eut toujours pour le
Moyen-Age, dit Emile Male, plus de réalité que les choses mémes.
On comprend pourquoi ces siécles mystiques n’eurent pas la
moindre idée de ce que nous appelons la science. L’étude des
choses prises en elles-mémes n’avait alors aucun sens pour les
hommes de pensée. Comment efit-il pu en étre autrement, puis-
que le monde était concu comme un discours du Verbe, dont
chaque étre était une parole? Discerner les vérités éternelles que
Dieu a voulu faire exprimer 4 chaque chose, retrouver en toute
créature une ombre du drame de la chute et de la rédemption,
telle était la tache du savant qui observait la nature. »
En évitant cette attitude, le vulgaire avait un avantage sur
l’érudit : son esprit était moins capable de forger ses propres
entraves. L’intérét porté 4 la nature ne résulta pas du nouveau
savoir classique de la Renaissance. Il pénétra par un tout autre
chemin 4 la cour, l’étude et l’université aprés avoir fleuri,
quelques siécles plus tét, parmi les paysans et les macons.
Dans le carnet de notes de Villard de Honnecourt, précieux héri-
tage d’un grand maitre d’ceuvre, on voit les croquis d’un ours,
d’un cygne, d’une sauterelle, d’une mouche, d’une libellule, d’un
homard, d’un lion et de deux perroquets, tous directement d’a-
prés nature. Le Livre de la Nature réapparut, comme dans un
palimpseste, dans le Livre du Monde.
Au Moyen-Age, le monde extérieur n’imposa pas de concepts
a l’esprit. Les faits naturels étaient insignifiants en comparaison
de l’ordre et des intentions divines que le Christ et 1’Eglise
avaient révélés. Le monde visible était simplement_le gage et le
symbole du monde éternel; il donnait un poignant avant-goft de
ses félicités et de ses damnations. Les gens mangeaient, s’unis-

36
DE LAYCULTURE( “A BA TECHNIQUE
saient, se chauffaient au soleil, méditaient sous les étoiles. Cet
état immédiat avait peu de sens. Le sens des actes quotidiens,
c’était celui d’accessoires de théAtre, de costumes et de répéti-
tions générales pour le drame du pélerinage humain dans |’éter-
nité. Jusqu’ol aurait pu aller l’esprit, dans l’observation et la
mesure scientifique, tant que les chiffres mystiques 3 et 4, 7, 9
et 12 imprégnaient toute relation d’un sens allégorique? Avant
de pouvoir étudier les successions de la nature, il fallait disci-
pliner l’imagination et aiguiser la vision. La seconde vue mys-
tique devait étre convertie en une premiére vue réelle, L’artiste
eut un plus grand rdle 4 jouer dans cette discipline qu’on ne
lui en avait attribué jusqu’alors. Dans l’énumération des nom-
breuses parties de la nature qui ne peuvent étre étudiées sans
« laide et l’intervention des mathématiques », Francis Bacon
comprenait la perspective, i’architecture, la science de |’ingé-
nieur, aussi bien que la cosmographie et l’astronomie.
Le changement d’attitude envers la nature se manifesta par
des exemples isolés bien avant de se généraliser. Les préceptes
expérimentaux de Roger Bacon et ses recherches spéciales en
optique étaient devenus science courante. En fait, comme les
visions scientifiques de son homonyme élisabéthain, elles avaient
été quelque peu surestimées. Leur importance réside dans le fait
qu’elles représentent une tendance générale. Au XVI® siécle, la
curiosité poussait les éléves d’Albert le Grand 4 explorer leur
environnement, et Absalon de Saint-Victor déplorait que ses
éléves veuillent étudier « la conformation du globe, la nature des
éléments, l’emplacement des étoiles, la nature des animaux, la
violence du vent, la vie des plantes et des racines ».
Dante et Pétrarque, a l’encontre de la plupart des médiévaux,
n’évitaient plus les montagnes comme des obstacles terrifiants
qui accroissent les difficultés du voyage. Ils soupiraient aprés
elles, les escaladaient pour jouir de la conquéte des distances et
du paysage. Plus tard, Léonard explora les collines de Toscane,
découvrant des fossiles, interprétant correctement les phéno-
ménes géologiques. Agricola, poussé par son intérét pour les
ressources du sous-sol, fit de méme. Les herbiers et les traités
d’histoire naturelle des XV* et XVI® siécles, bien qu’ils mélent
encore la fable et l’hypothése au fait, marquent un pas en avant
dans |’étude de la nature. Leurs admirables peintures en témoi-
gnent encore. Les petits livres sur les saisons et la cadence de
la vie quotidienne suivaient la méme direction. Les grands pein-
tres n’étaient pas loin. La chapelle Sixtine fut une legon d’ana-
tomie autant que la fameuse toile de Rembrandt, et Léonard fut
le digne prédécesseur de Vesalius, dont la vie se superpose a la
sienne. Au XVI® siécle, d’aprés Bechman, il existait de nom-
breuses collections privées d’histoire naturelle et, en 1659, Elias

37
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Ashmole acquit la collection Iradescant, qu’il donna plus tard a


Oxford. ~
La découverte de la nature dans son ensemble est le trait le
plus important de cette ére de découvertes qui commen¢a pour
le monde occidental avec les croisades, les voyages de Marco
Polo et les aventures méridionales des Portugais. La nature
existait pour étre explorée, pour étre envahie, pour étre con-
quise et finalement pour étre comprise. En s’évanouissant, le
réve médiéval découvrait le monde de la nature, comme la brume
qui se léve dévoile sur la colline les rochers, les arbres, les trou-
peaux dont l’existence n’avait pu étre décelée que par les tinte-
ments d’une cloche ou le meuglement d’une vache. Malheureuse-
ment, l’habitude médiévale de séparer l’Ame humaine de la vie
matérielle persista malgré |’affaiblissement de la théologie qui
l’avait instaurée. Dés que l’on eut défini le processus d’investi-
gation en philosophie et en mécanique, l’homme du XVII° siécle
lui-méme fut exclu de la peinture. La technique a peut-étre, pour
un temps, profité de cette exclusion. Mais, a la longue, le résul-
tat s’avéra malheureux. En s’efforcant de saisir le pouvoir,
l’homme tendait A se réduire lui-méme A une abstraction ou, ce
qui revient au méme, a éliminer toute partie de lui-méme qui n’é-
tait pas recherche du pouvoir.

L’ obstacle Les grands progrés techniques qui se


de l’animisme. cristallisérent vers le XVI® siécle repo-
saient sur la distinction entre l’animé
et le mécanique. Dans cette dissociation, la plus grande difficulté
fut peut-étre la persistance des habitudes de pensée animiste.
Malgré l’animisme, de telles distinctions avaient été faites
dans le passé. La plus grande fut l’invention de la roue. Méme
dans la civilisation assyrienne, relativement peu avancée, on
peut voir la représentation de grandes statues déplacées sur le
sol nu par une sorte de traineau. Sans aucun doute, la notion de
la roue est venue de la constatation qu’il est plus facile de rouler
un morceau de bois que de le pousser. Mais les arbres existaient
depuis un nombre incalculable d’années, la coupe du bois s’effec-
tuait depuis des millénaires avant qu’un inventeur néolithique
fasse |’étonnante distinction qui rendit possible la voiture.
Tant que les objets, animés ou inanimés, étaient considérés
comme la demeure d’un esprit, tant que l’on s’attendait A voir
un arbre ou un bateau se conduire comme une créature vivante,
il était quasi impossible d’isoler, dans cette série d’actions pos-
sibles, la fonction particuliére que l’on désirait voir_s’accomplir.
L’ouvrier égyptien, lorsqu’il faisait le pied d’une chaise, le facon-
nait pour représenter le pied d’un boeuf. Ainsi, le naif désir de
.

38
DE LAVCULTUREI*A LA TECHNIQUE
reproduire l’organique, de conjurer les géants et les djinns, au
lieu de faire concevoir leur équivalent abstrait, retarda le déve-
loppement de la machine.
La nature facilite souvent de telles abstractions. Le cygne, en
déployant ses ailes, peut suggérer la navigation A voile; le nid de
frelon peut suggérer le papier. Réciproquement, le corps est une
sorte de microcosme de la machine. Les bras sont des leviers;
les yeux, des lentilles; le cceur, une pompe; le poignet est un
marteau, les nerfs sont le systéme télégraphique connecté avec
une station centrale. Mais, dans l’ensemble, les instruments mé-
caniques furent inventés avant que les fonctions physiologiques
aient été exactement décrites. La machine la moins efficace est
celle qui imite de facon mécanique et réelle l’homme ou 1’ani-
mal. La technique a retenu le nom de Vaucanson pour son
métier 4 tisser plut6t que pour son canard mécanique, d’aspect
vivant, qui non seulement absorbait de la nourriture, mais
accomplissait les fonctions de digestion et d’excrétion.
La technique n’a pu progresser que lorsqu’il a été possible d’i-
soler un systéme mécanique d’un tissu entier de relations. Le pre-
mier aéroplane, comme celui de Léonard, essayait de reproduire
des ailes d’oiseaux. En 1897, |’aéroplane d’Ader, qui se trouve au
Conservatoire des Arts et Métiers 4 Paris, rappelait la forme
d’une chauve-souris; ses membrures ressemblaient aux fanons
d’une baleine, et les hélices, comme s’il était nécessaire d’épuiser
toutes les possibilités zoologiques, étaient en bois mince, fendu,
pour imiter les plumes d’oiseaux. On croyait que la forme
« naturelle » du mouvement était le mouvement réciproque —
comme celui des bras et des jambes —, et cette croyance explique
l’opposition que rencontra la turbine. Au début du XVII siécle,
dans un plan de machine A vapeur par Branca, la chaudiére avait
la forme d’une téte et d’un torse humains. Le mouvement cir-
culaire, l’un des attributs les plus fréquents et les plus employés
des machines perfectionnées, est de ceux que l’on rencontre le
moins dans la nature. Les étoiles elles-mémes ne décrivent pas
une course circulaire et, sauf pour les rotiféres, c’est l’>homme
qui, par ses danses et par ses sauts, donnent un premier exemple
du mouvement rotatif.
Le triomphe de l’imagination technique, c’est d’avoir décuplé
la puissance du bras et créé la grue; d’avoir séparé le travail de
l’action humaine ou animale et inventé la roue hydraulique; d’a-
voir distingué |’éclairage dans la combustion du bois ou de
Vhuile et imaginé la lampe électrique. Pendant des_ milli ’an-
nées,
l’animisme avait obstrué la _voie. II avait caché le visage
de la nature derriére les formes humaines. On attribuait aux
étoiles, selon de vagues ressemblances, les figures de Castor et
Pollux et du Taureau. La vie, ne se contentant pas de son pro-

39
TECHNIQUE ET CIVILISATION

pre domaine, coulait sans retenue dans les roches, les riviéres,
les étoiles et tous les éléments naturels. L’environnement immé-
diat de l’homme restait capricieux, confus, reflet de ses propres
impulsions et de ses craintes désordonnées.
Le monde, dans son essence, semblait animiste, les puissances
« extérieures » menacaient l’homme. Le seul moyen d’y échapper
qui s’offrit &4 son désir de puissance c’était, ou bien la disci-
pline de soi, ou bien la conquéte des autres hommes, la religion
ou la guerre. J’étudierai plus loin la contribution spéciale que
la technique et l’esprit de la guerre ont apporté au développe-
ment de la machine. Quant 4 la discipline de la personnalité, ce
fut essentiellement au Moyen-Age, le domaine de 1’Eglise, et
bien entendu elle fut plus poussée dans les monasteéres et les uni-
versités que parmi les paysans et les nobles, encore attachés a
des modes de pensée essentiellement paiens avec lesquels |’Eglise
sut composer.
Dans ces monastéres et universités, l’animisme fut repoussé
par la toute-puissance de |’Esprit unique, par la conscience de
son rdle immense sans commune mesure avec les capacités
humaines ou animales. Dieu avait créé un monde ordonné, ot
sa loi prévalait. Ses actes pouvaient étre insondables, ils n’é-
taient pas capricieux. Tous ces efforts de la vie religieuse furent
de provoquer |’humilité envers les voies de Dieu et le monde
qu’il a créé. Si la foi sous-jacente du Moyen-Age restait supers-
titieuse et animiste, les doctrines métaphysiques des scolastiques
étaient en fait antianimistes. Leur position essentielle était que
le monde de Dieu n’est pas celui de l’homme et que seule |’F-
glise peut servir de pont entre l’homme et |’absolu.
Le sens de cette distinction n’apparut vraiment que lorsque
les scolastiques eux-mémes en vinrent 4 se disputer et que leurs
successeurs, comme Descartes, eurent profité de la vieille querelle
pour décrire le monde naturel sur une base purement mécanique,
laissant de cété le domaine propre de |’Eglise : 1’Ame humaine.
Whitehead a montré dans La Science et le Monde moderne que
si la science a pu progresser avec tant de confiance, c’est grace
& la croyance de |’Eglise en un monde indépendant et ordonné.
Les humanistes du XVI° siécle pouvaient étre fréquemment scep-
tiques et athées, ils pouvaient se gausser scandaleusement de
’Eglise, méme lorsqu’ils restaient en son sein. Ce n’est pas par
hasard que les savants les plus sérieux du XVII® siécle, Galilée,
Descartes, Leibniz, Newton, Pascal, ont été des hommes dévots.
Le nouveau pas en avant commencé par Descartes lui-méme fut
le transfert de l’ordre divin & la machine. Dieu devint, au
XVIII* siécle, 1’Horloge éternelle qui, ayant congu et créé le
monde, et terminé l’horloge universelle, n’avait plus d’autre res-
ponsabilité jusqu’A ce que, finalement, la machine se brise ou

40
DE LA CULTURE: A LA TECHNIQUE
bien, comme l’a pensé le XIX® siécle, jusqu’A ce que les rouages
s’arrétent.
Les méthodes scientifiques et technologiques, sous leurs for-
mes €voluées, impliquent une neutralisation du moi, une élimi-
nation aussi compléte que possible des tendances et des préfé-
rences humaines, y compris le plaisir de contempler sa propre
image et la croyance instinctive en une représentation immédiate
de ses réves. Toute une culture ne pouvait trouver de meilleure
préparation a ces efforts que dans la diffusion du systéme monas-
tique et la multiplication d’une foule de communautés séparées
consacrées a une vie humble et pleine d’abnégation sous une
régle stricte. Le monastére était un monde relativement non ani-
miste, non organique. Les tentations du corps étaient théorique-
ment maitrisées et, malgré les mauvais penchants et l’irrégula-
rité, souvent réduites pratiquement, en tout cas plus souvent que
dans la vie séculiére. L’effort pour exalter l’individu était arrété
par la régle collective.
Comme la machine, le monastére était incapable de se perpé-
tuer, si ce n’est par un renouvellement de l’extérieur. Si l’on
excepte les couvents de femmes, le monastére était, comme I’ar-
mée, un monde strictement masculin. Comme l’armée aussi, il
aiguisait, disciplinait et concentrait le désir humain de puissance.
Toute une série de chefs militaires vint des ordres religieux et
le chef de l’Ordre qui illustra l’idéal de la Contre-Réforme com-
menca sa vie dans l’armée. L’un des premiers savants expéri-
mentaux, Roger Bacon, était un moine, ainsi que Michel Stifel,
qui en 1544 étendit l’usage des symboles dans les équations
algébriques. Les moines étaient au premier rang des mécaniciens
et des inventeurs. La vie spirituelle du monastére, si elle ne
favorisa pas positivement la machine, annihila bien des infiuences
qui lui étaient contraires. A l’encontre des disciplines analogues
des bouddhistes, celles des moines occidentaux donnérent lieu a
une machinerie plus fertile et plus complexe que les moulins a
priéres.
D’une autre facon, par le mépris du corps, les institutions de
l’Eglise ouvrirent la voie 4 la machine. Pourtant, le respect du
corps et de ses organes était profondément enraciné dans les
civilisations du passé. Quelquefois, projeté par |’imagination, le
corps pouvait étre remplacé symboliquement par les parties ou
les organes d’un autre animal, comme I’horus égyptien. Mais la
substitution avait pour but d’exalter la qualité d’un organe, la
puissance de I’ceil, des muscles, des organes génitaux. Les phal-
lus que l’on portait dans les processions religieuses étaient plus
grands et plus puissants que les organes humains réels. Ainsi
l'image des dieux atteignait une taille héroique pour accentuer
leur vitalité. Tout le rituel de la vie dans les civilisations ancien-
41
TECHNIQUE ET CIVILISATION

nes tendait 4 accroitre le respect pour le corps, ses beautés, ses


agréments. Méme les moines qui peignirent les grottes d’Ajanta,
aux Indes, étaient sous le charme. L’introduction de la forme
humaine dans la sculpture, les soins du corps dans les palais
grecs ou les bains romains, renforcérent ce sentiment inné de
Vorganique. La légende de Procuste est l’exemple typique de
Vhorreur et du ressentiment que les peuples classiques éprou-
vérent pour la mutilation du corps. On a fait des lits pour y
mettre des étres humains, on n’a pas tranché des jambes ou des
tétes pour les mettre dans les lits.
Ce sens positif de l’unité corporelle n’a certainement pas dis-
paru, méme pendant les plus sévéres triomphes du christianisme.
Tout nouveau couple d’amants le retrouve dans l’enchantement
physique qu’ils éprouvent a4 ne faire qu’un. De méme, le fait que
la gourmandise ait été considérée au Moyen-Age comme un des
plus grands péchés témoigne de l’importance du ventre. Mais
l’enseignement systématique de l’Eglise était dirigé contre le
corps et sa culture. Si, d’une part, il était le temple du Saint-
Esprit, il était aussi, par nature, vil et souillé. La chair tend a la
corruption, et pour parvenir aux buts pieux de la vie on doit la
mortifier, la soumettre, diminuer ses appétits par le jetine et
l’abstinence. Tel était, A la lettre, l’enseignement de 1|’Eglise.
Si l’on ne peut guére supposer que la masse de l|’humanité !’ait
Suivi étroitement, le sentiment opposé a l’exhibition du corps, a
son usage, a sa célébration y avait son origine.
Les bains publics étaient répandus au Moyen-Age, contraire-
ment a la légende dans laquelle on s’est complu aprés la Renais-
sance. Mais les fidéles pieux négligeaient de se .baigner. Ils se
frottaient la peau avec des fourrures, se fustigeaient et tour-
naient leurs regards charitables sur les malades, les lépreux, les
infirmes. Haissant le corps, les esprits orthodoxes du Moyen-Age
étaient préts a lui faire violence. Au lieu d’en vouloir 4 la ma-
chine qui pouvait imiter telle ou telle action du corps, ils 1’ac-
cueillirent favorablement. Les formes de la machine n’étaient pas
plus laides ou repoussantes que les corps mutilés ou délabrés.
Si elles l’étaient autant, elles étaient loin d’étre une tentation
pour la chair. En 1398, un écrivain dans la Chronique de Nurem-
berg pouvait dire que les « engins munis de roues qui accomplis-
saient d’étranges taches, des exhibitions et folies émanaient
directement du démon ». Malgré tout, l’Eglise créait des disci-
ples du démon. En tout cas, la machine progressa plus lente-
ment dans l’agriculture, dont les fonctions conservent et main-
tiennent la vie — alors qu’elle prospéra insolemment dans les
milieux ol justement le corps était par habitude Ye plus mal
traité : dans ies monastéres, les mines, sur les champs de bataille.
DE LAVCULTURE CA TA TECHNIQUE

La conquéte Entre l'imagination et la connaissance


par la magie. exacte, entre le drame et la technolo-
gic, ily a un ¢tat intermédiaire : celui
de la magie. C’est par la magie que fut_définitivement_instituée
la conquéte générale du milieu extérieur. On n’aurait guére pu
songer 4 cette campagne sans l’ordre institué par l’Eglise. Mais
sans l’"audace sauvage et combattive des magiciens, les pre-
miéres positions n’auraient pu étre emportées. Car non seule-
ment ils croyaient au merveilleux, mais ils brfilaient de le pra-
tiquer. Dans leur recherche de |’exceptionnel, les philosophes
naturalistes qui leur succédérent furent guidés vers le régulier.
Conquérir la nature est un des plus vieux réves qui ait afflué
et reflué dans l’esprit de ‘homme. Toute grande époque de I’his-
toire, dans laquelle cette volonté s’est manifestée de facon posi-
tive, marque un progrés de la culture et une contribution per-
manente a la sécurité et au bien-étre de l’homme. Prométhée,
qui déroba le feu, est 4 l’origine des conquétes humaines. Le feu
facilitait la digestion des aliments, ses flammes éloignaient les
animaux dangereux, et sa chaleur, pendant les saisons froides,
permettait une vie sociale active, au lieu de la confusion et du
vide de l’hivernage. Les lents progrés dans la confection des
outils, des armes et des ustensiles, qui marquérent l’A4ge de la
pierre, furent une conquéte sur le milieu, pas 4 pas, centimétre
a centimétre. Au néolithique, apparut le premier grand progrés
avec la domestication des plantes et des animaux, les observa-
tions astronomiques effectives et coordonnées et l’expansion de
la civilisation de la pierre, relativement paisible sur plusieurs
continents de notre planéte. Le feu, l’agriculture, l’art du potier,
l’astronomie furent de merveilleux bonds collectifs, des domina-
tions plus que des adaptations. Pendant des milliers d’années,
les hommes ont dfi vainement réver de moyens rapides pour arri-
ver a dominer le milieu.
Aprés la grande période d’inventions du néolithique — relati-
vement courte sans doute — et jusqu’au X°® siécle de notre ére,
les progrés avaient été assez faibles, sauf dans l’utilisation des
métaux. Mais l’espoir de plus grandes conquétes, celui de dimi-
nuer la dépendance humaine en face d’un monde extérieur indif-
férent, continuérent A hanter les réves et méme les priéres. Les
mythes et les contes de fée révélent le désir de plénitude et de
pouvoir, de liberté dans les mouvements et la durée des jours.
Regardant les oiseaux, l'homme révait de voler. C’est peut-
étre son désir le plus universel. Dédale chez les Grecs, Ayar
Katsi, l’homme volant, chez les Indiens péruviens, pour ne
rien dire de Rah et Neith, Astraté et Psyché ou des anges du

43
TECHNIQUE ET CIVILISATION

christianisme. Au XIII® siécle, ce réve réapparut de facon pro-


phétique dans l’esprit de Reger Bacon. Le tapis volant des
Mille et Une Nuits, les bottes de sept lieues, l’anneau magique,
tout cela prouve le désir de voler, de voyager vite, de diminuer
l’espace, de supprimer l’obstacle de la distance. Tout cela s’ac-
compagnait du désir A peu prés constant de délivrer le corps de
ses infirmités qui, dés le plus jeune Age, s’opposent 4 son épa-
nouissement, et des maux qui, en pleine force et en pleine jeu-
nesse, menacent la vie.
On peut définir les dieux comme des étres d’une plus grande
stature que les humains, qui ont le pouvoir de défier le temps
et l’espace, le cycle de la croissance et de la sénescence. Méme
dans le christianisme, le pouvoir de faire marcher les paralyti-
ques est une preuve de la divinité. Les Egyptiens et les Grecs
déifiérent Imhotep et Esculape 4 cause de leur habileté dans
l’art médical. L’homme tenaillé par le besoin et la faim conti-
nuait & réver de la corne d’abondance et du paradis terrestre.
C’est dans le Nord que ces mythes prirent une vigueur accrue,
peut-étre 4 cause des perfectionnements réels chez les mineurs
et les forgerons. On se souvient de Thor, maitre du tonnerre,
que son marteau magique rendait si puissant. On se souvient
de Loki, l’espiégle et malicieux dieu du feu. On se souvient des
gnomes qui fabriquérent l’armure et les armes magiques de
Siegfried, de |’IIlmarinen des Finnois qui confectionna un aigle
d’acier, et de Wieland, le fabuleux forgeron saxon, qui fabriqua
des vétements en plumes pour voler. Derriére toutes ces fables,
ces utopies et ces voeux collectifs on retrouve le désir de domi-
ner la nature.
Mais les réves qui exprimaient ces désirs révélaient la diffi-
culté de les réaliser. Le réve oriente l’activité humaine, exprime
les besoins intimes de l’organisme et évoque les buts appropriés.
Mais s’il s’éléve trop au-dessus des faits, il tend A paralyser I’ac-
tion. Le plaisir suggestif anticipé se substitue & la pensée, A 1’in-
vention et a l’action qui auraient pu lui faire prendre pied dans
la réalité. Le désir désincarné, détaché des conditions de son
accomplissement ou de ses moyens d’expression, ne conduit
nulle part, tout au plus contribue-t-il A un équilibre interne. Le
réle joué par la magie aux XV* et XVI® siécles permet d’ap-
préhender combien était difficile la discipline qui rendait possible
invention mécanique.
La magie, comme l’imagination pure, est un raccourci, un
moyen rapide d’accés a la connaissance et au pouvoir. Mais dans
les formes les plus primitives du shamanisme, la magie implique
un drame et une action. Si l’on veut tuer son ennemi par magie,
il faut modeler une figure de cire 4 son image et la percer d’é-
pingles. Le besoin d’or, aux débuts du capitalisme, provoqua de

44
DE LA CULTURE A LA TECHNIQUE
grandes recherches sur la transmutation des métaux vils en
métaux nobles; il y eut aussi des efforts acharnes et maladroits
pour agir sur le milieu extérieur. La magie apprit du moins A
lexpérimentateur qu’il était aussi difficile de changer le plomb
en or qu’un goujat en gentilhomme. C’était un progrés véritable
vers le réalisme.
Lynn Thorndike rappelle que « la raison d’étre des opérations
magiques, c’est l’efficacité dans le monde de la réalité exté-
rieure », La magie n’est pas une simple satisfaction occulte, elle
présuppose une démonstration publique.
On ne peut déterminer exactement le moment ot la magie
devint science, ou l’empirisme devint expérimentation systéma-
tique, ot l’alchimie devint chimie, et l’astrologie astronomie;
bref, ott le besoin de résultats pratiques et de satisfactions
humaines ne laissa plus de souillure. La magie offrait surtout
deux caractéres non scientifiques : le secret et le mystére; elle
manifestait une certaine impatience pour des « résultats ». Selon
Agricola, les alchimistes du XVI® sitcle n’hésitaient pas A dissi-
muler un peu d’or dans une pelletée de minerai, de facon a faire
réussir leur expérience. Des subterfuges analogues furent prati-
qués; par exemple on dissimulait un mouvement d’horlogerie
dans les nombreuses machines &4 mouvement perpétuel que 1’on
proposa. Partout l’ivraie de la fraude et du charlatanisme se
mélait aux quelques bons grains des connaissances scientifiques
utilisées ou produites par la magie.
Les instruments,de recherche, cependant, se développérent
avant que l’on ne découvre le procédé. Si le plomb ne se chan-
gea pas en or dans les expériences des alchimistes, on ne peut
leur reprocher leur échec, mais on doit les féliciter de leur
audace. Leur imagination leur faisait sentir le gibier dans un
terrier ot: ils ne pouvaient pénétrer, et leurs cris finirent par attirer
les chasseurs en cet endroit. Les résultats de leurs recherches
furent plus importants que l’or : la cornue, le four et l’alambic,
l’habitude de broyer, moudre, briler, distiller, dissoudre, c’est-
4-dire des appareils et des méthodes valables pour une science et
des expériences réelles. Aristote et les Péres de !’Eglise cessé-
rent d’étre des autorités pour les magiciens qui s’appuyaient sur
ce que leurs mains pouvaient faire, ce que leurs yeux pouvaient
voir et sur le mortier, le pilon et le fer. La magie était plutét
une démonstration qu’une dialectique. Plus que toute autre
chose, A l’exception peut-étre de la peinture, elle libéra la pensée
européenne de la tyrannie des textes écrits.
En somme, la magie orienta l’esprit humain vers le monde
extérieur. Elle suggéra le besoin d’agir sur ce monde. Elle con-
tribua 2 créer des instruments nécessaires pour y parvenir et
rendit plus aigué l’observation des résultats. On ne trouva pas

45
TECHNIQUE ET CIVILISATION

la pierre philosophale, mais la chimie émergea pour nous enrichir


bien plus que ne !'imaginérent les chercheurs d’or. L’herboriste,
en quéte de simples et de plantes curatives, ouvrit la voie aux
explorations du botaniste et du physicien. En dépit de nos pré-
ventions favorables pour les drogues tirées du goudron de
houille, il ne faut pas oublier que l'un des remédes naturels, la
quinine, est tirée de l’écorce du quinquina, que I’huile de chaul-
moogra, utilisée avec succés dans le traitement de la lépre, pro-
vient aussi d’un arbre exotique. Tout comme les jeux de l’en-
fant ne font qu’anticiper sur la vie de l’adulte, la magie a anti-
cipé sur la science et la technologie modernes. Ce fut surtout
l’orientation des recherches qui fut laissée au hasard. La diffi-
culté n’était pas d’utiliser les instruments, mais de leur trouver
un champ et une méthode d’application. La science du
XVII® siécle, bien qu’elle ne fit plus teintée de charlatanisme,
était aussi fantaisiste. II fallut des siécles d’efforts systématiques
pour développer la technique qui nous a donné I’aspirine Bayer
ou le goudron Guyot.
Cependant la magie fut le pont qui relia l’imagination a la
technologie, les réves du pouvoir aux moyens de |’atteindre. La
présomption des magiciens cherchant 4 accroitre leur propre
personne de richesses sans limites et d’énergies mystérieuses
surmonta leur échec pratique. Malgré leurs homuncules brisés,
lcurs espoirs sauvages et leurs désirs insensés continu¢rent &
couver sous la cendre. Avoir révé avec tant de violence c’était
rendre la technique qui suivit moins incroyable, donc moins
impossible.

L’enré gimentation Si la pensée mécanisée et l’expérimen-


sociale. tation habile produisirent la machine,
l’enrégimentation fournit le terrain sur
lequel elle pouvait se développer. Les phénoménes sociaux pro-
gressaient en méme temps que l’idéologie et la technique nou-
velles. Bien avant que les peuples occidentaux ne se fussent
orientés vers la machine, le machinisme, en tant qu’élément de
vie sociale, avait fait son apparition. Avant que les inventeurs ne
créent des machines pour remplacer l’homme, les conducteurs
d’hommes avaient entrainé et enrégimenté des multitudes d’étres
humains. Ils avaient découvert le moyen de réduire l’homme A
une machine. Les esclaves et les paysans qui transportaient les
pierres pour les pyramides, tirant en cadence sous les coups de
fouet, — les esclaves qui peinaient sur les galéres romaines,
chacun enchainé a son si¢ge et ne pouvant faire qu’un seul mou-
vement mécanique et limité, — l’ordre, la marche et le systéme
d’attaque des phalanges macédoniennes, tout cela étaient des

46
DE DAVCULTUREVA IA TECHNIQUE
phénoménes machinistes. Tout ce qui réduit les actions et les
mouvements des hommes A de simples éléments meécaniques
appartient a la physiologie, sinon 4 la mécanique, de l’ére machi-
niste.
A partir du XV°® siécle, l’invention et l’enrégimentation se
développérent réciproquement. Le nombre et la variété des ma-
chines — moulins, fusils, horloges, automates — doit avoir sug-
géré 4 l’homme des attributs mécaniques et étendu_l’analogie
entre _le_machinisme et les act rganiques pl j us
complexes. Vers le XVII*® siécle, ce changement apparut dans
la_philosophie. Descartes, analysant la physiologie du corps
humain, remarque que ses fonctions étant indépendantes de la
volonté « il ne semblera nullement étrange A ceux qui, sachant
combien de divers automates ou machines mouvantes l'industrie
des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de piéces,
a _comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des
nerfs, des artéres, des veines, et de toutes les parties qui sont
dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps comme
une machine ayant été faite des mains de Dieu ».
Mais le phénomeéne contraire était aussi vrai; la mécanisation
des habitudes humaines ouvrit la voie aux imitations mécani-
ques. Lorsque la crainte et l’angoisse l’emportent sur le « sié-
cle », "homme tend a rechercher un absolu, S’il n’existe pas, il
le fabrique. L’enrégimentation donna 4 l’homme de cette époque
un but qu’il ne pouvait trouver nulle part ailleurs. L’un des fac-
teurs de la rupture de l’ordre médiéval fut le besoin d’aventures
qui incita les flibustiers, les explorateurs, les pionniers 4 rompre
avec la servitude des vieilles coutumes et avec la rigueur des
auto-disciplines. Un facteur opposé s’y ajouta, obligeant la
société A se fondre dans un moule étroit : ce fut la routine mé-
thodique de |’adjudant et du comptable, du soldat et du bureau-
crate. Ces maitres de l’enrégimentation connurent leur apogée
au XVII? siécle.
La nouvelle bourgeoisie, dans les comptoirs et les boutiques
réduisait la vie A une chaine minutieuse et continue : temps pour
les affaires, temps pour les repas, temps pour le plaisir — le tout
soigneusement mesuré, aussi méthodique que les exercices
sexuels du pére de Tristram Shandy, qui avaient lieu — c’est
assez symbolique — le jour du mois ot il remontait la pendule.
Temps pour les paiements, temps pour les contrats, temps pour
les repas; A partir de cette époque, rien n’échappe a l’emprise du
calendrier ou de la pendule. Perdre son temps était pour les
précheurs protestants, comme Richard Baxter, un des péchés les
plus haissables. Passer son temps en société, ou méme a dormir,
était répréhensible.
L’idéal de ce nouvel ordre fut Robinson Crusoé. II ne faut

47
TECHNIQUE. ET CIVILISATION P

pas s’étonner s'il a éduqué les enfants pendant deux siécles et


s'il a servi de modéle pour des dizaines de sages discours sur
l’Homo economicus. Le conte de Robinson Crusoé était d’autant
plus représentatif que son auteur appartenait 4 une nouvelle race
d’écrivains — les journalistes professionnels — et qu’il assem-
blait en un tout les éléments de drame et d’aventure nécessaires
a l’invention. Dans le nouveau systéme économique, tout homme
vivait pour lui-méme. Les vertus dominantes étaient l’épargne,
la prévoyance, l’utilisation intelligente des moyens. L’invention
remplaca l’imagerie et le rituel; l’expérimentation remplaga la
contemplation, la démonstration remplaga la logique déductive
et l’autorité. Méme dans une ile déserte, les sobres vertus de
la classe moyenne continuaient 4 étre pratiquées...
Le protestantisme renfor¢a les legons de sobriété de la classe
moyenne et leur donna la sanction divine. Les principales inven-
tions financiéres sont le produit de 1’Europe catholique, et le pro-
testantisme a été loué sans réserve comme la force libératrice de
la routine médiévale; il a aussi été bl4mé sans réserve comme la
source initiale et la justification spirituelle du capitalisme mo-
derne. Mais le rdle particulier du protestantisme fut d’associer
la finance au concept d’une pieuse vie et de transformer 1’ascé-
tisme religieux en une méthode permettant de s’attribuer les
biens et le progrés terrestres. Le protestantisme s’appuya sur les
abstractions de l’imprimerie et de l’argent. II fallait rencontrer
la religion, non pas simplement dans la communion des esprits
religieux, historiquement liés par l’Eglise et communiant avec
Dieu grace a la liturgie, mais dans le monde lui-méme. En der-
ni¢re analyse, l’individu devait se défendre au ciel comme il se
défendait 4 la Bourse. L’expression des croyances collectives au
moyen de l’art n’était qu’un piége. Aussi le protestant arrachait-
il les images de sa cathédrale et en laissait-il les murailles dénu-
dées. Il se méfiait de toute espéce de peinture, sauf peut-étre du
portrait qui reflétait sa propre rigueur; il considérait le théAtre
et la danse comme une débauche démoniaque. La vie, dans sa
variété sensuelle et la chaleur du plaisir, était exclue du monde
protestant. L’organique disparaissait. Le temps est réel : comp-
tez-le! Le travail est réel : pratiquez-le! L’argent est réel
économisez-le! L’espace est réel : faites-en la conquéte! La ma-
ti¢re est réelle : mesurez-la! Voila les réalités et les impératifs
de la philosophie bourgecise. Si l’on excepte la survivance du
dogme du salut éternel, tous ses élans étaient mis sous la régle :
la régle du poids, de la mesure et de la quantité. Le jour et
la vie étaient complétement enrégimentés. Au XVIII® siécle,
Benjamin Franklin, précédé peut-étre par les Jésuites, couronna
le phénoméne en inventant un systéme de comptabilité morale.
Comment la soif du pouvoir a-t-elle pu étre isolée et intensifiéde

48
DE LA CULTURE A LA TECHNIQUE
vers la fin du Moyen-Age? Chaque élément de la vie est_un 4,
owe
maillon dans la chaine de la civilisation. un
L’un implique, restreint
ou contribue exprimer [l’au cette épo ue, la Chaine se
wire
brisa_et l’un des maillons s’en dehappa pour suivre sa propre Se
voie : c’est la volonté de dominer son milieu; dominer et non 5a. pot
galaeee s’emparer du pouvoir et_non faconner. De ce fait, on
peut embrasser une série complexe d’événements. Un autre fac-
teur du changement a peut-étre été l’accroissement du sentiment
d’infériorité, 4 cause de la disproportion humiliante entre
l'homme, ses aspirations, ses prétentions idéales et ce qu’il peut
réellement atteindre, entre la charité et la paix préchées par 1’E-
glise et les guerres, les luttes féodales et les animosités sans
cesse renaissantes entre la vie dévote préchée par les saints et
la vie dissolue des papes de la Renaissance, entre la croyance
au ciel et le désordre misérable, la détresse de l’existence ter-
restre. N’étant pas sauvés par la grace, ne sachant pas tempérer
leurs désirs, manquant des vertus chrétiennes, les gens cher-
chaient peut-étre A chasser leurs complexes d’infériorité et a
surmonter leur déception par la conquéte du pouvoir.
En tout cas, l’ancienne synthese s’était perdue dans la pensée
et l’action sociales. Et elle s’était perdue parce qu’elle n’était
pas adéquate. C’était une conception trop étroite de la vie et de
la destinée humaines, une conception pessimiste jaillie de la
misére et de la terreur qui accompagnérent la brutalité de la
Rome impérialiste et son ultime déclin.
Du XV*® au XVII® siécle, les hommes vécurent dans un
monde vide, un monde qui devenait plus vide de jour en jour.
Ils disaient leurs priéres, répétaient leurs formules. Ils s’effor-
caient méme de retrouver la sainteté qu’ils avaient perdue en
ressuscitant des superstitions depuis longtemps abandonnées
c’est ce qui explique la férocité et le fanatisme creux de la
Contre-Réforme, le massacre des hérétiques, la persécution des
sorciéres, A la naissance méme du « siécle des lumiéres ». Ils se
rejetaient dans le réve médiéval avec des sentiments, sinon une
conviction, d’une intensité renouvelée. Ils sculptaient, peignaient,
écrivaient. Qui a jamais taillé dans la pierre plus puissamment
que Michel-Ange, qui a écrit avec plus de vigueur et de lyrisme
que Shakespeare?
Mais sous les travaux de l’art et de la pensée, il y avait un
monde mort, un monde vide, une vacuité qu’aucune bravade,
aucune audace ne pouvaient remplir. Les arts fusaient dans 1l’air
en cent feux d’artifices incomparables; car c’est précisément aux
périodes de dissolution culturelle et sociale que l’esprit travaille
avec une liberté et une intensité qui sont impossibles lorsque le
cadre social est stable et la vie satisfaisante. Mais l’idole était
devenue creuse.

49
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Les hommes ne croyaient plus au ciel, 4 l’enfer et a la com-


munion des saints sans faire des réserves pratiques. Ils croyaient
encore moins aux dieux et aux déesses, aux sylphes et aux muses
dont les attitudes élégantes mais dépourvues de sens ornaient
leur pensée et leur cadre. Ces silhouettes mythologiques, malgré
leur origine humaine et leur conformité avec certains besoins
humains permanents, étaient devenues des fantémes. Voyez
l’Enfant-Jésus sur un rétable du XIII® siécle; 1’Enfant est sur
un autel, a part; la Vierge est transpercée et béatifiée par la
présence du Saint-Esprit : le mythe est réel. Voyez la Sainte
Famille dans les peintures des XVI*® et XVII® siécles : d’élé-
gantes jeunes femmes bercent leurs enfants humains, bien nour-
ris : le mythe est mort. D’abord, on conserva, sur les tableaux,
les vétements contemporains éclatants; finalement on rempla¢a
par une poupée mécanique |’enfant vivant. La mécanique devint
la religion nouvelle et elle donna au monde un nouveau messie :
la machine.

L’univers mécanique. Les buts de la vie pratique trouvérent


i X) leur justification et leur support dans
la philosophie naturaliste du XVII* siecle. Cette philosophie a
Sa conservé, en effet, une foi active en la technique, bien que ses
idéologies aient été récusées, modifiées, amplifiées et minées en
partie par les recherches scientifiques ultérieures. Une série de
penseurs, Bacon, Descartes, Galilée, Newton, Pascal, définirent
le domaine de la science, élaborérent ses méthodes de recherches
et démontrérent son efficacité.
Au commencement du XVII® siécle, il n’y eut dans la pensée
que des efforts dispersés, scolastiques, aristotéliciens, ou mathé-
matiques et scientifiques, comme les observations astronomi-
ques de Copernic, Tycho Brahé et Képler. La machine ne joua
qu’un réle accidentel dans ces progrés intellectuels. A la fin
de ce siecle, malgré la stabilité relative de l’invention, il existait
une philosophie de l’univers, bien articulée suivant des prin-
cipes purement mécaniques et qui servit de point de départ A
toutes les sciences physiques et aux améliorations techniques
ultérieures. La cosmologie, l’image mécanique du monde, le
Weltbild était né. La mécanique devint le type des recherches
couronnées de succés, des applications adroites. Jusqu’alors,
les sciences biologiques avaient avancé sur le méme plan que
les sciences physiques. Pendant au moins un siécle et demi, elles
occupérent le second rang. Ce n’est qu’aprés. 1860 que les
faits biologiques furent reconnus comme la base intportante de
la technique.

50
DE LAVCULTURE, A LA TECHNIQUE
Comment le nouveau tableau machiniste fut-il composé ? Com-
ment favorisa-t-il la propagation des inventions et la diffusion
des machines?
La méthode des sciences physiques reposait sur quelques prin-
cipes fondamentaux simples. Prim) élimination des qualités,
réduction du complexe au simplé, en ne tenant compte que des
aspects de la réalité qui peuvent étre pesés, mesurés, comptés,
et des séquences spatio-temporelles qui peuvent étre contrélées
et répétées ou — comme en astronomie — dont la répétition
peut étre prédite. Gecundo>: concentration sur le monde exté-
rieur et élimination ou neutralisation_de, l’observateur face aux
données sur lesquelles il travaille. 0’: isolation, limitation
du champ d’expérience, spécialisation de l’intérét et division du
travail. Bref, ce que les sciences physiques appellent : le monde,
n’est pas l’objet total de l’expérience humaine courante, ce n’est
que la partie de cette expérience qui se préte a |’observation
exacte, objective et aux généralisations.
L’élimination de l’organique ne fut pas seulement justifiée par
lintérét pratique, mais par l’histoire. Alors que Socrate se dé-
tourna des philosophes ioniens parce qu’il préférait s’instruire
sur les problemes humains plutét que sur les arbres, les riviéres
et les étoiles, tout ce qu’on a pu appeler connaissance positive et
qui a survécu aux événements et aux chutes des_ sociétés
humaines — ce sont justement des vérités inorganiques, comme
le théoréme de Pythagore. En opposition aux cycles du gofit, des
doctrines, de la mode, il y a eu une accumulation ininterrompue
de connaissances mathématiques et physiques. L’étude de 1’astro-
nomie aida beaucoup ce développement. Les étoiles ne pouvaient
étre cajolées ou perverties. Leur course était visible a l’ceil nu
et n’importe quel observateur patient pouvait la suivre.
Comparez le phénoméne complexe du déplacement d’un boeuf
sur une route sinueuse, irréguliére, avec le mouvement d’une
planéte. Il est plus facile de tracer une orbite enti¢re que d’éva-
luer les variations de vitesse et les changements de position de
l’objet le plus proche et le plus familier. Fixer_son attention sur
un_systeéme mécanique fut le premier pas vers la création des
systémes, une importante victoire pour la pensée rationnelle. En
concentrant les efforts sur le non-historique et linorganique, les
physiques
clarifi¢rentt’analyse.
sciences Le champ auquel elles
limitaient leur attention était celui_ot_la_méthode_pouvait
étre
trop de difficultés _ou
poussée le plus. Join _sans_qu’on_rencontre
qu’elle_ne_s’avére_manifestement_inadéquate. Mais le monde
physique réel n’était pas encore assez simple pour la méthode
scientifique A ses débuts. II fallut le réduire 4 des éléments qui
puissent étre ordonnés suivant les notions d’espace et de temps,
de masse, de mouvement et de quantité. Galilée a trés bien décrit
51
TECHNIQUE ET CIVILISATION

tout ce qu’il fallut ainsi éliminer, lui qui fit tant progresser cette
méthode. Citons-le : ~
« Dés que je concois une substance matérielle ou corporelle,
j’éprouve en méme temps la nécessité de concevoir qu’elle a une
forme limitée quelconque; que par rapport a d’autres, elle est
grande ou petite; qu’elle est située a tel ou tel endroit, a telle ou
telle époque, qu’elle est en mouvement ou au repos; qu’elle touche
ou ne touche pas un autre corps; qu’elle est unique, rare ou
commune; je ne peux, par aucun acte de l’imagination, la sépa-
rer de ces qualités. Mais je ne suis pas obligé de concevoir
qu’elle est blanche ou rouge, amére ou sucrée, sonore ou silen-
cieuse, odorante ou malodorante; si les sens n’avaient pas fait
ressortir ces qualités, le langage et l’imagination seuls n’auraient
pu parvenir jusqu’a elles. Aussi je pense que ces gofits, odeurs,
couleurs, par rapport A l’objet auquel ils semblent appartenir,
ne sont rien de plus que des noms. Ils n’existent que pour le
corps sensible; lorsque la créature vivante s’en va, toutes ces
qualités sont emportées et annihilées, bien que nous leur ayons
imposé des noms particuliers et voudrions bien nous persuader
qu’elles sont vraies et qu’elles existent en fait. Je ne crois pas
qu’il y ait dans les corps extérieurs, pour exciter le gofit, 1’odo-
rat et l’ouie, autre chose que la taille, la forme, la quantité et
le mouvement. »
En d’autres termes, la science physique se limitait 4 ce qu’il
est convenu d’appeler les qualités primaires. Les qualités secon-
daires étaient dédaignées, comme subjectives. Mais une qualité
primaire n’est pas plus déterminante ou élémentaire qu’une
qualité secondaire et un corps sensible n’est pas moins réel
qu’un corps insensible. Du point de vue biologique, 1’odorat
est extrémement important pour subsister; plus peut-étre que la
capacité de distinguer les distances, les poids, car c’est le pre-
mier moyen de déterminer si la nourriture est bonne A manger.
Le plaisir olfactif n’est pas seulement un raffinement ajouté A la
nutrition. Il est associé au désir érotique. C’est ce plaisir qui
finalement a été sublimé dans les parfums. Les qualités primaires
ne pouvaient étre appelées ainsi qu’en termes d’analyse mathé-
matique, car elles avaient comme dernier point de référence des
mesures indépendantes dans l’espace et le temps : une pendule,
une régle, une balance.
L’intérét de cette concentration sur les qualités primaires fut
de neutraliser les réactions sensorielles et émotives de 1l’obser-
vateur dans l’expérience et l’analyse. Si l’on excepte la démarche
de la pensée, il devint un instrument enregistreur et purement
objectif. De cette maniére, la technique scientifique _devint géné-
rale, impersonnelle, objective, dans un champ limité, purement
conventionnel : le « monde matériel ». Cette technique résultait

52
DE LA CULTURE A LA TECHNIQUE
d’une catéchisation de la pensée. Les normes, tout d’abord éla-
borées en dehors des buts personnels et des intéréts immédiats
de homme, furent également applicables aux aspects plus com-
plexes de la réalité, proches des ambitions, des amours ou des
espoirs humains, Mais la premiére conséquence de ce progrés
dans la clarté et la sobriété de la pensée fut de dévaloriser toute
expérience qui ne se prétait pas aux investigations mathémati-
ques. Quand on fonda en Angleterre la Royal Society, les huma-
nités en furent délibérément exclues.
En général, les sciences physiques aiguisérent les sens. La vue
n’avait jamais été si percante, l’ouie si fine, le toucher si précis.
Hooke, ayant constaté combien les verres amélioraient la vue, ne
doutait pas « que des inventions mécaniques puissent affiner nos
autres sens, l’ouie, l!’odorat, le gofit, le toucher ». Mais ce gain
dans la précision s’accompagna d’une déformation de 1’expé-
rience. Les instruments scientifiques ne furent d’aucun secours
dans le domaine de la qualité. Le qualitatif fut assimilé au sub-
jectif; le subjectif fut méprisé comme irréel, l’invisible et 1’in-
commensurable n’existérent plus. L’intuition et le sentiment n’af-
fectérent pas les procédés ou les explications mécaniques. La
Science et_la_techntque nouvelles purent progresser parce qu’on
avait délibérément éliminé ce qui, dans la pensée, était ié
a la_ vie et au travail : Var e, le rythme_ organi
magination. Au fur et &4 mesure que le monde extérieur de la
perception grandissait en importance, le monde intérieur du sen-
timent devenait de plus en plus impuissant. Les buts et les
valeurs, centres de tout phénoméne vital, disparurent, 4 1’ex-
ception des buts et des valeurs qui découlaient automatiquement
du désir de pouvoir, de la volonté de puissance.
La division du travail et la division d’une opération en parties
simples, qui avait déja commencé 4 caractériser la vie écono-
mique au XVII? siécle, dominérent le monde de la pensée. Elles
exprimaient un égal désir de précision mécanique et de résultats
rapides. Le champ des recherches fut progressivement divisé et
chaque partie fut soumise 4 un examen approfondi. Dans les
petites mesures, pour ainsi dire, on pouvait trés bien atteindre
la vérité. Cette restriction eut une grande portée pratique. Con-
naitre A fond la nature d’un objet ne rend pas nécessairement
apte A l’utiliser. Car la connaissance compléte exige une infinité
de temps. D’ailleurs elle tend finalement a une sorte d’identi-
fication dépourvue précisément de cette froideur distante qui
permet de le manier et de l’utiliser 4 des fins extérieures. Si
vous voulez manger un poulet, il vaut mieux ne pas lui accorder
une attention amicale, une sympathie humaine ou méme porter
sur lui une appréciation esthétique. Si vous considérez la vie du
poulet comme une fin, vous pouvez méme, avec la minutie d’un

53
TECHNIQUE ET CIVILISATION

brahmane, chercher les poux dans ses plumes. La sélection est


une opération nécessaire addptée par l’organisme pour |’empé-
cher d’étre submergé par des sensations et des sympathies inop-
portunes. La science appliqua A cette sélection inévitable une
nouvelle analyse rationnelle. Elle isola les ensembles de relations
les plus faciles 4 manier : la masse, le poids, le nombre, le mou-
vement.
Malheureusement, s’il importe d’isoler ou d’abstraire pour
ordonner les recherches et raffiner les représentations symboli-
ques, cela conduit A des conditions dans lesquelles l’organisme
réel meurt, ou du moins cesse de fonctionner effectivement. Le
refus de l’expérience totale, non seulement abolit les images et
déprécie les aspects non instrumentaux de la pensée, mais a une
conséquence grave : il conduit a l’observation in vitro, car les
phénoménes vitaux échappent souvent a l’observation minutieuse
tant que l’organisme est vivant. La précision et la simplicité de
la science, qui permirent ses colossales réalisations pratiques,
ne s’approchérent point de la réalité objective, mais s’en éloi-
gnérent. Dans leur désir d’obtenir des résultats exacts, les phy-
siciens méprisérent la véritable objectivité. Sur le plan individuel,
un aspect de la personnalité était paralysé, sur le plan collectif,
un cété de l’expérience était négligé. Substituer la mécanique a
I’histoire, le corps disséqué au corps vivant, des unités séparées
appelées « individus » aux groupes humains, ou d’une maniére
générale, ce qui peut étre reproduit ou mesuré mécaniquement
a un tout inaccessible, compliqué et organique, c’est obtenir
une maitrise pratique et limitée aux dépens de la vérité et d’une
efficacité majeure qui dépend de la vérité. En limitant leurs opé-
rations aux aspects de la réalité qui avaient pour ainsi dire une
valeur marchande, en isolant et en démembrant le corps de 1’ex-
périence, les physiciens créérent une habitude d’esprit favorable
aux inventions pratiques. En méme temps, elle fut défavorable
a toutes ces formes d’art pour lesquelles les qualités secondaires,
les qualités personnelles, réceptrices et émotives de l’artiste sont
d’une importance fondamentale. Avec ses solides principes méta-
physiques et ses méthodes objectives de recherche, le physicien
dépouilla le monde des objets naturels et organiques et tourna le
dos 4 l’expérience réelle. Il substitua au corps et au sang de la
réalité un squelette d’abstractions qu’il pouvait manipuler avec
des poulies et des cables appropriés.
Ce qui resta, ce fut le monde nu, dépeuplé, de la matiére et
du mouvement : une terre inculte. Pour réussir 4 tout prix, les
héritiers de l’idole du XVII* siécle durent remplir le monde de
nouveaux organismes destinés 4 représenter les réalités nouvelles
de la science physique. Les machines — et les machines seu-
les — répondaient complétement 4 la nouvelle méthode de la

54
DE LA CULTURE A LA TECHNIQUE
science et a son nouveau point de vue. Elles répondaient 4 la dé-
finition de la « réalité » plus parfaitement que les organisnies
vivants. Une fois le monde mécanique établi, les machines pu-
rent réussir, se multiplier et dominer l’existence. Leurs concur-
rents avaient été exterminés ou relégués en un sombre univers
auquel seuls les artistes, les amants et les ¢leveurs d’animaux
osaient croire. Les machines ne furent-elles pas concues selon
les seules qualités primaires, sans tenir compte de l’apparence,
du bruit ou de tout autre excitant sensoriel? Si la science pro-
curait une réalité ultime, la machine incarnait l’excellence. En
fait, dans ce monde vide, dépouillé, l’invention de la machine de-
venait un devoir. En renoncant & une grande partie de son
humanité, l"homme pouvait arriver 4 la divinité. Il émergeait de
ce second chaos et créait la machine 4 son image : image du
pouvoir, mais pouvoir arraché de sa chair et isolé de son huma-
nité.

Le devoir d’inventer.Les principes qui s’étaient montrés ef-


ficaces dans le développement de la
méthode scientifique servirent, aprés adaptations, de fondements
a l’invention. La technique traduit, par des formes prati-
ques, les vérités théoriques, implicites ou formulées, prévues
ou découvertes de la science. La science et la technique for-
ment deux mondes indépendants et cependant étroitement liés
aux buts parfois convergents, parfois divergents.. La plupart
des inventions empiriques peuvent pousser a des recherches (ainsi
la machine a4 vapeur conduisit Carnot aux principes de la thermo-
dynamique). Les investigations physiques abstraites, comme
celles de Faraday sur le champ magnétique peuvent conduire di-
rectement A l’invention de la dynamo. De la géométrie et de
l’astromonie d’Egypte et de Mésopotamie, toutes deux étroite-
ment liées 4 l’agriculture, aux derniéres recherches de 1’électro-
physique, l’affirmation de Léonard reste vraie : « La Science est
le capitaine, la pratique est le soldat. Mais quelquefois, les sol-
dats gagnent la bataille sans leur chef et quelquefois le capi-
taine, grace A une intelligente stratégie, obtient la victoire sans
engager vraiment le combat. »
Le remplacement_du_ vivant et de_l’organique_s’effectua_rapi-
dement_ave développements de la_machine. Carla
premiers c_les
machine était une contrede la nature, une nature analy-
fagon
sée, régularisée, rétrécie, contrdlée par l’esprit humain. Le but
final de ce développement n’était point cependant de conquérir
simplement la nature pour en refaire la synthése. Démembrée
par la raison, la nature était réassemblée en de nouvelles com-
binaisons : synthéses matérielles du chimiste, synthéses mécani-

55
TECHNIQUE ET CIVILISATION

ques de l’ingénieur. Le refus d'accepter le milieu naturel comme


la condition fixe et finale dé l’existence humaine avait tout d’a-
bord apporté sa contribution a l’art et a la technique. A partir
du XVII® siécle, cette attitude devint obligatoire, et l’homme
dut se tourner vers la technique. Les machines 4 vapeur chassé-
rent les chevaux, le fer et le ciment chassérent le bois, les tein-
ture 4 l’aniline remplacérent les teintures végétales, et ainsi de
suite, avec parfois une interruption. Quelquefois, le nouveau pro-
duit avait une supériorité pratique ou esthétique sur l’ancien
par exemple la supériorité infinie de ia lampe électrique sur ia
chandelle. Quelquefois, sa qualité était inférieure : la rayonne
est inférieure A la soie naturelle. Mais, en tout cas, il fallait
créer un produit équivalent ou une synthése telle que le produit
ou le travail nécessaire 4 sa fabrication ne soient plus subor-
donnés aux variations et aux irrégularités organiques toujours
incertaines.
Souvent la connaissance sur laquelle on basait le re:aplace-
ment était insuffisante et les résultats désastreux. L’histoire du
dernier millénaire abonde en exemple de triomphes mécaniques
et scientifiques apparents, qui furent vains. II suffit de mention-
ner la saignée en médecine; le verre A vitres ordinaire qui in-
tercepte les importants ravons ultra-violets; aprés l’apparition
de Liebig, les régimes alimentaires uniquement énergeétiques;
le siége a l’anglaise dans les toilettes; le chauffage central 4
vapeur qui desséche trop l’air. Mais la liste serait longue et
quelque peu fastidieuse.
Le fait est que l’invention était devenue un devoir et que le
désir d’utiliser les nouvelles merveilles techniques — comme
l'enfant ravi d’avoir de nouveaux jouets — ne fut pas le moins
du monde guidé par le sens critique. Les gens admettent que
les inventions sont bonnes, qu’elles leur procurent ou non des
avantages. Le bien était précisément ce qui résultait de la ma-
chine.
L’invention mécanique, plus encore que la science, répondait
a une foi amoindrie et 4 un élan vital chancelant. Les énergies
flottantes des hommes, aprés s’étre épanouies dans les prairies
et les jardins de la Renaissance, chantérent dans des grottes et
des cavernes, puis furent converties en chute d’eau sur une
turbine. Elles ne pouvaient plus étinceler, rafraichir, revivificr
et enchanter. Elles étaient domestiquées, dans un but étroit et
défini : mouvoir des roues et multiplier la capacité de travail de
la société. Vivre, c’était travailler. En effet, quelle autre vie les
machines auraient-elles pu connaitre ? La foi avait trouvé un nou-
vel objet : non pas déplacer les montagnes, mais déplacer les
engins et les machines. Ie pouvoir, l’application du pouvoir au
mouvement, du mouvement a la production, de la production

56
DE LA CULTURE A LA TECHNIQUE
au profit, ce qui permettait d’accroitre encore le pouvoir : tels
furent les dignes objectifs qu’une habitude d’esprit mécanique et
un mode mécanique d’action proposérent aux hommes. Tout le
monde reconnait qu’on doit mille instruments salutaires 4 la tech-
nique nouvelle. Mais depuis le XVII® siécle, la machine s’est subs-
tituée a la religion. Or une religion vivante n’a pas besoin d’étre
justifiée par 1l’efficience.
La religion de la machine dut s’appuyer sur les faits trans-
cendants qu’elle supplanta. Car la mission de la religion est de
donner un sens final et une idée force. La nécessité de l’inven-
tion devint un dogme, et le rituel de la routine mécanique devint
élément déterminant de la foi. Au XVIII® siécle, des sociétés
mécaniques furent créées pour propager la foi avec le plus grand
zéle. Elles préchaient |’Evangile du travail, la foi en la science
mécanique et le salut par la machine. Sans |’enthousiasme, le
zele apostolique des chefs d’entreprises, des industriels, des in-
génieurs et méme des mécaniciens, depuis le XVIII® siécle, il
serait difficile d’expliquer le flot des convertis et le rythme accé-
léré des progrés mécaniques. Les méthodes impersonnelles de la
science, les dures contraintes de la mécanique, les calculs ration-
nels des utilitaires, tout cela accaparait |’émotion, d’autant plus
que le paradis du succés financier était au bout.
Dans leur compilation des inventions et découvertes, Darm-
staedter et Du Bois-Reymond ont dénombré : entre 1700 et
1750, cent soixante-dix inventeurs — entre 1750 et 1800, trois
cent quarante-quatre inventeurs — entre 1800 et 1850, huit cent
soixante et un inventeurs — entre 1850 et 1900, mille cent cin-
quante. Méme en tenant compte du raccourci qu’entraine immé-
diatement la perspective historique, on ne peut méconnaitre l’ac-
célération entre 1700 et 1850. La technique s’était emparée de
imagination, les machines et leurs produits semblaient égale-
ment désirables. Si certaines inventions ont fait beaucoup de
bien, un grand nombre ne tinrent aucun compte du bien. Si la
sanction de l’utile avait été le but supréme, |’invention aurait
progressé plus rapidement dans les domaines ot les besoins hu-
mains étaient les plus aigus : nutrition, logement, vétement.
Mais si cette derniére branche a sans aucun doute progressé, la
ferme et la maison d’habitation profitérent de la nouvelle tech-
nologie mécanique bien plus lentement que le champ de bataille.
Il en fut de méme pour la mine, ot la conversion de la produc-
tion en une vie meilleure s’effectua plus lentement, a partir du
XVII® siécle, que pendant les sept siécles précédents.
Dés qu’elle exista, la machine tendit a se justifier en s’empa-
rant silencieusement des autres branches de la vie que son idéo-
logie avait négligées. La virtuosité est un élément important du
développement de la technique : intérét pour les matériaux,

o7
TECHNIQUE ET CIVILISATION

fierté de la maitrise sur les outils, habile manipulation de la


forme. La machine cristallisa en de nouveaux modéles tout l’en-
semble des intéréts indépendants que Thorstein Veblen a grou-
pés dans l’expression « |'instinct de l’artisan » et enrichit la tech-
nique dans son ensemble, méme lorsqu’elle écrasait temporaire-
ment l’artisanat. Les éléments sensuels et contemplatifs, exclus
de l'amour, du chant et de l’imagination par la concentration sur
les moyens mécaniques de production ne furent naturellement
pas, en fin de compte, exclus de la vie. Ils y furent réintroduits
avec les arts techniques eux-mémes. La machine — souvent per-
sonnifiée par une créature vivante (comme les ingénieurs de Ki-
pling) -— absorba l’affection et les soins des inventeurs et des
ouvriers. Bielles, pistons, vis, valves, mouvements sinusoides,
pulsations, rythmes, murmures, surfaces lisses, sont toutes les
contre-parties virtuelles des organes et des fonctions du corps, et
ils absorbérent et stimulérent quelques-unes des affections natu-
relles. Mais quand ce stade fut atteint, la machine ne fut plus
un moyen, ses opérations ne furent plus simplement mécaniques
et causales, mais humaines et finales. Elle contribua, comme
n’importe quelle ceuvre d’art, & un équilibre organique. Ce dé-
veloppement de valeurs dans le complexe de la machine elle-
méme, en dehors des produits qu’elle créait, — fut, nous le ver-
rons plus loin, trés important dans la nouvelle technologie.

Anticipations pratiques. Depuis le commencement, la valeur


pratique de la science était souveraine
dans l’esprit de ses représentants, méme de ceux qui recher-
chaient uniquement la vérité abstraite et qui étaient aussi indif-
férents A sa vulgarisation que Gauss et Weber, les savants qui
inventerent le télégraphe pour communiquer entre eux.
« Si mon jugement est de quelque poids, dit Francis Bacon
dans |’Avancement de la Science, |’entrée de la mécanique dans
l’histoire est radicale et fondamentale pour la philosophie natu-
relle : cette philosophie naturelle ne s’évanouira pas dans la’ fu-
mée du subtil, du sublime ou de la spéculation délectable, mais
contribuera 4 améliorer la vie humaine. » Et Descartes, dans son
Discours de la Méthode, observe
« Car elles (les difficultés en physique) m’ont fait voir qu’il
est possible de parvenir 4 des connaissavces qui soient fort utiles
a la vie; et qu’au lieu de cette p'ilosophie spéculative qu’on
enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par
laquclie, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau,
de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui
nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les
+

58
DE LA CULTURE A LA TECHNIQUE
divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer de
la méme facon a tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi
nous rendre maitres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est
pas seulement a désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices
qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre
et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement
aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le
premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette
vie; car méme l’esprit dépend si fort du tempérament et de la
disposition des organes du corps que s’il est possible de trouver
quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages
et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans
la médecine qu’on doit le chercher. »
Qui est récompensé dans la république idéale prénée par Ba-
con dans la Nouvelle Atlandide? Dans la maison de Salomon,
le philosophe, l’artiste, le professeur sont négligés bien que Ba-
con, comme le prudent Descartes, s’attache cérémonieusement
aux rites de l’Eglise chrétienne. Pour les « ordonnances et les
rites » de la maison de Salomon, il y a deux galeries. Dans
l’une « nous placons les modeéles et échantillons de toute sorte
des inventions les plus rares et les meilleures. Dans l'autre,
nous mettons les statues des principaux inventeurs. Nous avons
la statue de votre Christophe Colomb qui découvrit 1’Amérique,
et aussi celles de l’inventeur des bateaux, celle de votre moine
qui inventa 1’artillerie et la poudre 4 canon, de I’inventeur de la
musique, l’inventeur des lettres, l’inventeur de l’imprimerie, 1’in-
venteur de l’observation astronomique, l’inventeur du travail des
métaux, l’inventeur du verre, l’inventeur du vin, l’inventeur du
blé et du pain, l’inventeur du sucre... Pour toute invention de
valeur, nous érigeons une statue A son auteur et nous lui don-
nons une large et honorable récompense ». Cette maison de
Salomon, telle que Salomon l’imaginait, était une combinaison
de l’Institut Rockfeller et du Deutsches Museum, On trouvait
1a, sinon ailleurs, les moyens de soulager la condition humaine.
Il faut remarquer qu’il y a rien de vague ou de fantaisiste
dans toutes ces prévisions sur le réle nouveau que la science et
la machine sont appelées A jouer. L’état-major de la science avait
élaboré un plan de campagne bien avant que les capitaines, sur
le champ de bataille, n’aient mis au point une tactique capable
de mener & bien l’attaque dans tous ses détails. Usher note
qu’au XVII° siécle l’invention fut relativement faible et que le
pouvoir de l’imagination technique dépassa de loin les capacités
réelles des ouvriers et des ingénieurs. Léonard, André, Campa-
nella, Bacon, Hooke dans sa Micrographia, Glanvill dans Scepsis
Scientifica inscrivaient les caractéristiques du nouvel ordre : uti-
liser la science pour l’avancement de la technique et diriger la

59
TECHNIQUE ET CIVILISATION

technique vers la conquéte de la nature. La maison de Salomon,


de Bacon, bien que formulée par la fondation de l’Academia dei
Lincei, en Italie, fut le véritable point de départ du Collége phi-
losophique qui se réunit pour la premiere fois en 1646 a la Bull-
Head Taverne de Cheapside et qui fut réguli¢rement constituée,
en 1662, en Royai Society of London for Improving Natural
Knowledge. Cette société avait huit comités, dont le premier
devait « étudier et mettre au point toutes les inventions mécani-
ques ». Les laboratoires et les musées techniques du XX°* siecle
existaient déja dans l’esprit de ce courtisan philosophe. Rien de
ce que nous faisons ou pratiquons aujourd’hui ne |’aurait surpris.
Hooke était si confiant dans les résultats de ces nouvelles
démarches qu’il écrivait : « Il n’y a rien, dans ce qui repose sur
l’intelligence humaine (ou, ce qui est plus exact), 1’industrie
humaine, dont nous ne puissions venir & bout. Non seulement
nous pourrions espérer des inventions égales a celles de Coper-
nic, Galilée, Gilbert, Harvey et de ceux dont on a oublié les
noms et qui inventérent la poudre 4 canon, le compas de navi-
gation, l’imprimerie, la gravure, la gravure a l’eau-forte, les
microscopes, etc..., mais des multitudes d’inventions pouvant les
dépasser de loin. Car toutes ces découvertes semblent résulter
de méthodes semblables bien qu’imparfaites. Que ne peut-on
espérer d’elles si elles sont bien menées? Parole et discussion
seraient bienté6t transformées en travail, tous les beaux réves,
les opinions et la nature métaphysique universelle que des cer-
veaux subtils ont imaginés, s’évanouiraient rapidement et lais-
seraient place a de solides histoires, expériences et travaux. »
Les principales utopies de l’époque — Christianopolis, la Cité
du Soleil, pour ne rien dire de certains passages de Bacon ou
des ceuvres de second plan de Cyrano de Bergerac — révaient
d’utiliser la machine pour rendre le monde plus parfait. La
machine se substituait 4 la justice, la sobriété et le courage de
Platon, comme 4 I’idéal chrétien de grace et de rédemption. La
machine apparut comme le nouveau démiurge qui devait créer
un ciel nouveau et une terre nouvelle; du moins comme un nou-
veau Moise qui devait conduire une humanité barbare Aa la terre
promise.
Il y eut des prémonitions de tout cela bien des siécles aupa-
ravant. « Je citerai maintenant, dit Roger Bacon, quelques-unes
des merveilles, ceuvres de l’art et de la nature, dans lesquelles
il n’y a rien de magique et que la magie pourrait faire. Des ins-
truments permettront aux plus grands navires, guidés par un
seul homme, d’aller plus vite que s’ils étaient pleins de marins.
On construira des voitures qui se déplaceront avec une incroyable
rapidité, sans l’aide d’animaux. Des instruments pour voler,
avec lesquels un homme, confortablement assiset méditant,

60
DE LA CULTURE A LA TECHNIQUE
pourra battre l’air avec ses ailes artificielles & la maniére des
oiseaux... et aussi des machines qui permettront aux hommes de
marcher au fond des mers ou des riviéres, sans bateaux. » Et
Léonard de Vinci laissa derri¢re lui une liste des inventions et
des machines qui apparait comme le tableau synoptique du
monde industriel actuel.
Mais vers le XVII® siécle, la confiance s’était accrue, et la
poussée vers les réalisations pratiques était devenue plus uni-
verselle et plus urgente. Les travaux de Porta, Cardan, Besson,
Ramelli et autres ingénieux inventeurs, ingénieurs et mathéma-
ticiens témoignent d’une habileté accrue et d’un enthousiasme
grandissant pour la technique elle-méme. Schwenter, dans ses
Délassements physico-mathématiques (1636), montra comment
deux individus pouvaient communiquer entre eux au moyen d’ai-
guilles magnétiques. « Pour ceux qui viendront aprés nous,
disait Glanvill, il pourra étre aussi simple d’acheter une paire
d’ailes pour voler dans les régions les plus lointaines que main-
tenant d’acheter une paire de bottes pour un voyage A cheval;
communiquer par transmission sympathique aussi loin qu’avec
les Indes pourra étre aussi commun dans les temps futurs que
la correspondance épistolaire. » Cyrano de Bergerac imagina le
phonographe. Hooke observait qu’il « n’est pas impossible d’en-
tendre un murmure émis a une grande distance, cela a déja été
fait, et la nature des choses ne le rendra pas impossible peut-
étre, méme si cette distance est multipliée par dix ». Il prévoyait
méme l’invention de la soie artificielle. Et Glanvill ajoutait
« Je ne doute pas que la postérité verra se vérifier par les réa-
lités pratiques de nombreuses choses qui ne sont aujourd’hui que
des rumeurs. Oui, dans quelque temps, un voyage au péle sud,
dans la lune peut-étre, ne paraitront pas plus étrange qu’u
voyage en Amérique... Le rajeunissement des cheveux gris e
le renouvellement de la moelle usée pourront étre effectués sans
miracle, et la transformation de ce monde comparativement déser
en un paradis n’est pas improbable, 4 en juger par l’agricultur
récente » (1661).
Le XVII° siécle n’a pas manqué de foi en la présence immi-
nente de la machine. Horlogerie, mesure du temps, exploration
de l’espace, régularité monastique, ordre bourgeois, projets tech-
niques, inhibitions protestantes, explorations magiques et _finale-
ment l’ordre_magistral, la_précision et la sciences
physiques — toutes ces activités distinctes, négligeables_peut-
étre en elles-mémes, formé un complexe social
avaient finalement
et un_ réseau idéologique capables.de—s e
de la machine et d’étendre encore plus loin ses opération s. Vers
le milieu du XVIII* siécle, les défrichements préparatoires étaient
terminés, les inventions-clés trouvées. Une armée de philosophes
61
TECHNIQUE ET CIVILISATION

naturalistes, de rationalistes, d’expérimentateurs, de mécani-


ciens, de gens ingénieux allait droit au but et croyait en la vic-
toire. Avant méme que I’horizon ne se soit légérement éclairci,
ils proclamaient l’aube et annoncaient combien elle serait belle.
Comme le jour nouveau serait merveilleux! Vraiment ils étaient
préts &a annoncer un changement dans les saisons, peut-étre
méme un changement cyclique dans le climat.
CHAPITRE II

LES FACTEURS DE MECANISATION

Le profil La période comprise entre le X° et le


de la technique. XVIII® siécle prépara les voies de la
machine, lui donna de larges fonda-
tions et qui permit de conquérir rapidement toute la civilisation
occidentale, Mais 4 l’arriére-plan se profile le long développement
de la technique elle-méme : exploration originelle du milieu brut,
utilisation — comme outils et ustensiles — des objets faconnés
par la nature, coquillage, pierres, dépouilles d’animaux; déve-
loppement des procédés industriels fondamentaux : creusage,
taillage, martelage, grattage, filage, séchage; faconnage déli-
béré des outils spécifiques au fur et 4 mesure que les nécessités
passaient et que l’habileté grandissait.
L’échantillonnage expérimental (comestibles), les accidents
heureux (le verre), une véritable connaissance causale (le feu),
jouérent un réle important dans la transformation de notre envi-
ronnement matériel et modifi¢rent sans cesse les possibilités de
la vie sociale. La découverte est sans doute venue la premiére
avec l’utilisation du feu, l’usage du feu météorique, l’emploi des
coquillages 4 bords tranchants et l’invention la suit de prés. En
fait, l’Age de l’invention n’est qu'un autre nom pour désigner
l’Age de l’homme. Si |’on rencontre rarement l’homme a 1’état
de nature c’est parce que la nature est modifiée constamment
par la technqiue.
Pour résumer ces premiers développements de la technique, il
est peut-étre bon de les comparer 4 la coupe symbolique d’une
vallée : au profil idéal d’un systeme complet montagne-riviére.
Pour s’exprimer au figuré, la civilisation suit la section de la
vallée : toutes les grandes civilisations historiques — sauf les

63
TECHNIQUE ET CIVILISATION

civilisations maritimes ol la mer tenait lieu de fleuve — ont


prospéré par le mouvement des hommes, des institutions, des
inventions et des marchandises le long d’un grand cours d’eau :
le Fleuve Jaune, le Tigre, 1’Euphrate, le Nil, le Rhin, le Danube,
la Tamise. Dans le cadre primitif d’une section de vallée se sont
développées les premiéres formes de la technique. Dans les cités,
les inventions se multiplitrent, une multitude de besoins nor-
maux s’éleva, les exigences d’une économie fermée et d’un ravi-
taillement limité conduisirent 4 de nouvelles adaptations, a 1’é-
closion de nouveaux talents. Pour améliorer les conditions primi-
tives, les hommes furent obligés de trouver autre chose que les
artifices grossiers qui avaient jusqu’alors suff a assurer leur
survie.
Si l’on considére le profil schématique de cette section de val-
lée, on trouve vers le sommet, sur les pentes escarpées, peut-étre
garnies de roches erratiques, la carriére et la mine. L’homme
s’est voué a ces occupations dés le début des temps historiques.
La mine est la survivance, a notre époque, de cette activité éco-
nomique primaire, correspondant a la recherche et a la cueillette
directe des fruits, des champignons, des pierres, des coquillages
et des animaux morts. Jusqu’aux temps modernes, la mine est
restée du point de vue technique une des occupations les plus
grossiéres. Le pic et le marteau sont ses principaux outils. Les
arts qui en dérivent se développérent d’une facgon continue dans
histoire. L’artisanat européen s'est développé de l’Age de
pierre au X°® siécle par l’'usage des métaux. L’action de fondre,
raffiner, forger, mouler accéléra la production, améliora la forme
des outils et des armes et augmenta leur puissance et leur ren-
dement. Dans la forét qui s’étend du sommet de la montagne
a la mer, le chasseur poursuit son gibier : c’est peut-étre l’ceuvre
la plus ancienne de |’humanité, car 4 l’origine les armes et les
outils sont interchangeables. Le simple marteau sert aussi de
projectile. Le couteau tue le gibier et le dépéce. La hache peut
aussi bien abattre un arbre qu’un ennemi. Le chasseur survit
grace a I’habileté de l’arme et de |’ceil, tantét par la force phy-
sique, tantét par l’invention ingénieuse des trappes et des fosses.
La poursuite du gibier l’entraine hors de la forét, ce qui conduit
souvent a des conflits dans les régions ot il parvient, peut-étre
a la naissance de la guerre en tant que coutume, institution.
Plus bas dans la vallée, ol les petits torrents de montagne
s’assemblent pour former une riviére qui facilite le transport,
c’est le royaume de l’homme des bois : le bicheron, le forestier,
le constructeur de movlins, le charpentier, I] abat les arbres, les
évide pour faire des canots, il invente l’arc qui est peut-étre le
premier exemple de force motrice et il invente le foret pour per-
cer, ces larges disques dans lesquels Renard voit l’origine de la

64
LES FACTEURS DE MECANISATION
poulie et peut-étre de la roue, pour ne pas parler du treuil. La
hache du bicheron est le principal outil primitif de l’humanité.
Des occupations analogues A celles du castor — dont |’obser-
vation conduira peut-étre A la ré-invention du pont et de la
digue — sont apparemment A l’origine des travaux modernes
de génie civil. Les instruments de précision, les plus importants
pour la transmission du mouvement et le faconnage des mateé-
riaux — surtout le tour — proviennent sans doute du bficheron.
Au-dessous de la limite idéale de la forét, qui devient plus
visible avec les progrés d’une culture sédentaire, alors que la
hache du bicheron ouvre des clairiéres et que les graines semées
poussent avec une vigueur nouvelle, s’étend le domaine du pas-
teur et du paysan. Les troupeaux de chévres, de moutons, de
vaches occupent les hauts paturages ou les grandes prairies des
plateaux A leur stade initial ou final d’érosion. Le filage, art
grace auquel les fils ténus sont renforcés par la torsion, une des
premiéres grandes inventions, a peut-étre été appliqué d’abord
aux nerfs des animaux. Le fil et la ficelle furent utilisés & l’ori
gine dans les cas que nous regardons comme accidentels aujour
d’hui, par exemple pour fixer le manche d’une hache. Mais 1
filage et le tissage des étoffes pour les vétements, les tentes ou
les tapis — qui couvrent temporairement le sol de la tente —
sont l’ceuvre du berger. Ils apparurent 4 la période néolithique
avec la domestication des animaux. Quelques-unes des formes
les plus élémentaires du fuseau et du métier 4 tisser subsis-
tent chez les peuples primitifs. Aujourd’hui méme, selon
M. M. D. C. Crawford, les plus fines soieries, les mousselines
de Dacca ne sont pas tissées 4 la machine. Le fil (400 fin) est filé
4 la main et tissé sur le plus primitif des métiers 4 main.
Au-dessous des paturages, le paysan occupe le sol de facon per-
manente et le cultive. Il s’étend sur les sols alluvionnaires lourds.
Sa maitrise sur les animaux domestiques et les outils grandis-
sant, ou la lutte pour la vie devenant plus 4pre, il peut rejoindre
hinterland et cultiver les prairies, terres arables en puissance.
Les outils et les machines du fermier sont relativement peu nom-
breux. Comme chez le berger, ses capacités inventives s’exer-
cent directement sur la sélection, la production et l’amélioration
des plantes. Ses outils se modifient peu au cours des temps his-
toriques : la houe, la pioche, la charrue, la béche et la faux. Mais
ses ustensiles et ses utilités sont nombreux : le fossé d’irriga-
tion, le cellier, le silo, la citerne, le puits et l’habitation perma-
nente. C’est en partie de ses besoins de défense et de coopération
que naissent le village et la ville. Enfin, sur les cétes, travail-
lant au dela et en deca des plages et des salines, vit le pécheur,
sorte de chasseur aquatique. Le premier pécheur qui construisit
un barrage a pu inventer le tissage : le filet et le panier fait avec

65
TECHNIQUE ET CIVILISATION

les roseaux des landes sont venus certainement de ce milieu na-


turel; le mode de transport“et de communication le plus impor-
tant — le bateau — en est un produit direct.
La période néolithique améliora nettement l’ordre et la sécu-
rité dans la civilisation agricole et pastorale. De cette stabi-
lité naquirent non seulement I|’habitation et la communauté per-
manentes, mais l’économie coopérative et la vie sociale, dont
les institutions furent transmises par des batiments et des mo-
numents visibles, autant que par la parole. Dans les lieux de
rencontres, qui se multipli¢rent aux époques de transition, le
marché grandit : certains produits, l’ambre, l’obsidienne, le si-
lex et le sel furent transportés de bonne heure depuis les ré-
gions les plus lointaines. L’échange de marchandises plus fi-
nies, amena l’échange de connaissances technologiques. Pour
reprendre la section de vallée, les environnements, les occupa-
tions, les techniques spécifiques glissérent de l'une a l’autre et
se mélangérent. Il en résulta un enrichissement et une différen-
ciation continue de la culture et de la technique. Comme on
manquait de méthodes abstraites, impersonnelles, pour recueil-
lir ces résultats, la transmission des connaissances artisanales
créa des corps, des castes de métier, cela conduisit 4 un con-
servatisme rigide. Le savoir accumulé freina sans doute la re-
cherche et |’invention.
Les divers éléments d’une civilisation ne sont jamais en équi-
libre. Il y a toujours tiraillement de forces, variations dans les
pressions exercées par les fonctions qui détruisent la vie et
par celles qui la conservent. Au_néolithique, il semble que le
pasteur_et_l san_ étaient s. Les_ mode vie
prédominants étaient _agricolas; la_religion et la science _re-
cherchaient une_adaptatio i 2 €
dont_il tirait_sa_subsistance. Parfois, ces civilisations agricoles
succombérent aux forces antivitales qui provenaient, d’une
part, du commerce avec la croissance d’un systéme de circu-
lation monétaire impersonnel et abstrait; d’autre part, des dé-
prédations des chasseurs et pasteurs nomades qui étendaient
leurs terrains de chasse ou leurs prairies ou, 4 un stade plus
avancé, leurs pouvoirs pour prélever des tributs et régner.
Seules, trois grandes civilisations ont une histoire continue
les civilisations rurales, policées et pacifiques de 1|’Inde et de
la Chine, et la civilisation d’ordre urbain des Juifs. Les deux
derniéres se distinguérent particuli¢rement par leur intelligence
pratique, leur morale raisonnable, leurs mcoeurs douces, leurs
institutions coopératives et conservatrices de la vie, alors que les
civilisations militaires se détruisent elles-mémes.
A l’aube de la technique moderne, on peut encore observer
ces types primitifs avec leur caractére original et leurs habi-
+

66
| I. ANTICIPATION
| DE LA VITESSE

| Transports terrestres rapi-


Ese LE 2CHAR A VOIUES
1598), employé par le prince
faurice d’Orange, qui fut lun
eS premiers a introduire l’en-
eainement militaire modern>.
se besoin de vitesse, proclamé
jfiar Roger Bacon au XIII* sic-
jfse, était devenu pressant au
Vie siécle. Pour la méme rai-
dn, les patins a glace appa-
aissent a cette époque.

: La DRAISIENNE, bicyclette
siyventée par le baron von
iPerais, en 1817. Noter que l’au-
pmobile de Gurney, contem-
boraine, était ‘aussi mue2 par
‘s pieds. La premiére_ bicy-
ette était en bois. Aprés
vers essais de roues a grand
dametre, la machine retrouva
ies lignes initiales.

LA MACHINE VOLANTE, de
‘enson et Stringfellow, d’aprés
brevet Henson, 1842. L’une
£s premiéres a imiter le vol
‘idané des oiseaux.

La DILIGENCE A VAPEUR, de
hurch : un des nombreux
pes d’automotrices a vapeur,
nassées des routes vers 1830
ar le monopole du rail. Le
éveloppement de l’automobile
evait attendre les pmeus en
aoutchouc, les routes 4 revé-
j}fment résistant et le combus-
Pole liquide.
II. PERSPECTIVES

5. L’Aube du Naturalisme
au XII siécle. (Saint-Lazare
ad Autun, France.)

6. Gravure extraite du Traité


d’Albert Diirer sur la Perspec-
tive. Précision scientifique dans
la représentation. Coordination
de la taille, de la distance et
du mouvement. Début de la
logique cartésienne et scienti-
fique.

7. SUZANNE ET LES VIEILLARDS,


par le Tintoret. Le tableau
complet révéle un miroir aux
pieds de Suzanne. (Voir pp. 93
etsi22))

8. AUTOMATE DU XVIII* sIE-


CLE : Vénus actionnée par un
mouvement d’horlogerie. Pas-
sage du naturalisme au méca-
nisme. Au_ stade suivant, le
symbole organique disparaitra
enti€rement.
LES FACTEURS DE MECANISATION
tats caractéristiques. La différenciation des occupations et des
artisanats se poursuit sous nos yeux. Les souverains de 1’Eu-
rope sont encore les chasseurs et les pécheurs. De la Norvége
a Naples, leurs prouesses 4 la chasse alternent avec leurs con-
quétes guerriéres. Une de leurs premiéres préoccupations, lors-
qu'ils ont conquis une terre, est d’établir leurs droits de chasse
et de réserver de grands parcs pour le gibier. Lorsque ces
hardis combattants eurent enfin ajouté le canon comme arme
d’assaut a4 l’épieu, la hache et la torche, l’art militaire devint
une profession et la guerre l’un des principaux fardeaux de la
société civile. La mine et la métallurgie primitives continuent
comme par le passé, mais alors les arts simples du mineur et
du forgeron se divisent en une vingtaine d’occupations spécia-
lisées. Ce phénoméne s’accélére avec |’expansion du commerce,
la demande en métaux précieux, or et argent, la mécanisation
de la guerre qui accroit les besoins en armures, artillerie et
en moyens financiers.

Le bficheron était apparu dans les régions boisées, car la


majeure partie de |’Europe était couverte de foréts et de prai-
ries. Désormais, le scieur, le charpentier, le menuisier, le char-
ron sont devenus des artisans spécialisés. Dans les cités qui
grandissent, depuis le XI® siécle, ces occupations élémentai-
res apparaissent, se différencient, réagissent les unes sur les
autres, échangent leurs techniques et leurs formes. En quel-
ques siécles, presque tout le drame de la technique se joue 4
nouveau et elle atteint un plus haut développement que dans
les anciennes civilisations connues. Cependant, dans certaines
branches, elle a souvent été dépassée par les arts orientaux
plus raffinés.
Si l’on considére le profil de la technique au Moyen-Age, on
a en main les éléments les plus importants du passé et le
germe de l'avenir. A l’arriére-plan, |’artisanat et l’outil, com-
plétés par les opérations chimiques élémentaires de la ferme.
Au premier plan, les arts exacts, la machine, les nouvelles réa-
lisations de la métallurgie et de l’industrie du verre. La forme
de certains instruments typiques de la technique médiévale,
comme l’arc, porte & la fois l’empreinte de |’outil et de la ma-
chine. C’est 14 une position centrale.

De Re Metallica. La carriére et la mine sont les_pre-


mieres occupations extractives. Sans
les pierres et les métaux aux bords tranchants et aux surfaces
résistantes, ni les armes ni les outils n’auraient pu dépasser
une forme grossiére et une efficacité limitée, si ingénieux que se

67
TECHNIQUE
TECHNIQUE ET CIVILISATION

soit montré l'homme primitif dans l'utilisation du bois, des


coquillages et des os, avant qu'il puisse se rendre maitre de la
pierre. Le premier outil efficace semble avoir été une pierre
qu'on tenait dans la main comme un marteau. Le mot allemand
pour poing : die Faust, se retrouve aujourd’hui dans celui qui
désigne le marteau du mineur : ein Faustel.
De toutes les pierres, le silex — parce que sa cassure a des
bords tranchants —- fut idéal pour les outils. A l’aide d’autres
roches, ou d’une corne de renne, le mineur extrait le silex et le
faconne suivant ses besoins. Le marteau lui-méme a atteint la
perfection de sa forme actuelle vers la fin du néolithique. Long-
temps le lent perfectionnement des outils de pierre fut la marque
des progrés de la civilisation et du contrdéle de l’environnement.
Avec la civilisation mégalithique et |’effort coopératif industriel
(transport des gros blocs de pierres pour les temples extérieurs et
les observations astronomiques), elle atteint un degré assez élevé
de connaissances scientifiques exactes. Dans la derniére période,
l‘usage de l’argile pour les poteries permit la conservation des
liquides et celle des provisions séches contre la moisissure et les
champignons, autre victoire pour le prospecteur primitif qui
apprenait a explorer la terre et 4 en adapter 4 son usage les
éléments non organiques.
Il n’y a pas grande différence entre l’essartage, la mine et la
carriére. L’affleurement qui révéle du quartz peut aussi bien con-
tenir de l’or, et le ruisseau aux berges argileuses peut enfermer
un filon ou deux de ce précieux métal, précieux pour l’homme
primitif non seulement 4 cause de sa rareté, mais parce qu‘il
est doux, malléable, ductile, inoxydable et peut se travailler 4
froid. L’usage de l’or, de l’ambre et du jade a précédé ce qu’il
est convenu d’appeler l’Age des métaux. Ils étaient appréciés
pour leur rareté, leurs qualités magiques, encore plus que pour
leurs applications pratiques. La recherche de ces minéraux n’a-
vait rien A voir avec le ravitaillement ou le confort. L’homme
cherchait les pierres précieuses comme il cultivait les fleurs,
parce que bien avant d’avoir inventé le capitalisme et la produc-
tion en masse, il avait acquis plus d’énergie qu’il n’en avait
besoin pour assurer sa subsistance physique.
Contrastant avec la prévoyance, le travail assidu du paysan,
celui du mineur est le royaume de l’effort, irrégulier dans sa
cadence et incertain dans ses résultats. Ni le paysan ni le pasteur
ne peuvent s’enrichir rapidement. Le premier défriche un champ
ou plante une rangée d’arbres, et peut-étre ses petits-enfants en
tireront-ils un bénéfice. Les gains en agriculture sont limités par
les qualités connues du sol, des graines et du bétail. Les vaches
ne peuvent pas véler plus rapidement une année qué l’autre, et
elles ne peuvent avoir cinq veaux au lieu d’un. Aux sept années

68
LES FACTEURS DE MECANISATION
d’abondance, il est vraisemblable, suivant la loi des moyennes,
que succéderont sept années de disette. La chance, pour le
paysan, est le plus souvent un fait négatif : pas de gréle, de
vent, de flétrissure, de pourriture. Mais les gains dans la mine
peuvent étre soudains et n’avoir que peu de rapports — surtout
aux débuts de 1l’industrie — avec la capacité technique du mineur
ou le travail qu’il a fourni. Un prospecteur assidu peut s’user
pendant des années sans trouver un riche filon; un nouveau
venu dans la méme région peut rencontrer la fortune a son pre-
mier jour de travail. Certaines mines — comme les mines de sel
de Salzkammergut — ont existé pendant des siécles, mais en
général l’irrégularité et l’abandon caractérisent la mine.
Jusqu’au XV° siécle, la mine a sans doute fait moins de pro-
grés que les autres arts. Les travaux romains de génie civil
(aqueducs et routes) ne se sont pas étendus A la mine. Non seule-
ment l’art en est resté pendant des milliers d’années 4 un stade
primitif, mais le travail, la profession ont été considérés comme
des plus inférieurs dans |’échelle humaine. Jusqu’aux temps
modernes, dans les pays civilisés, 4 part celui qui était attiré par
la prospection, personne n’entrait dans la mine, si ce n’est un
prisonnier de guerre, un criminel, un esclave. Le travail de la
mine n’était pas considéré comme un art humain : c’était une
forme de punition qui combinait les terreurs du cachot avec 1’é-
puisement physique de la galére.
Le travail de la mine, justement parce qu’il était considéré
comme écrasant, ne fut pas amélioré pendant toute |’antiquité,
de ses débuts a la chute de |’Empire romain. En général, le tra-
vail libre ne fut introduit dans les mines qu’a la fin du Moyen-
Age. II faut se rappeler que le servage y subsista, dans les
mines d’Ecosse par exemple, bien longtemps aprés son aboli-
tion dans Il’agriculture. Il est possible que le mythe de l’4ge d’or
exprime ce que l’humanité a perdu quand elle a découvert les
métaux durs.
La dégradation sociale de la mine fut-elle un accident ou est-
elle dans la nature des choses? Examinons pour cela le travail
et son cadre, tel qu’il a existé dans la plus grande partie de
I’histoire.
Excepté pour les mines a ciel ouvert, les travaux s’effectuent
dans les entrailles de la terre. L’obscurité est dissipée par la
timide lueur d’une lampe ou d’une bougie. Jusqu’a |’invention
de la lampe de sireté Davy, au début du XIV° siecle, le feu pou-
vait prendre et tout détruire en une seule explosion. Aujour-
d’hui, la possibilité de telles explosions n’est pas exclue, puisque
des étincelles peuvent se produire par hasard, méme avec I’élec-
tricité. Des infiltrations souterraines dans les filons menacent
fréquemment d’inonder les galeries. Jusqu’&a ce qu’un outillage

69
TECHNIQUE ET CIVILISATION

moderne ait été inventé, la galerie était étroite et basse. Pour


extraire le minerai, on employa dés le début des femmes et des
enfants qui rampaient le long d’un tunnel étroit, tirant un
wagonnet chargé. Les femmes furent utilisées comme bétes de
somme dans les mines anglaises jusqu’au milieu du XIX°® siécle.
Quand les outils primitifs n’étaient pas suffisants pour briser le
minerai ou pour ouvrir une nouvelle galerie, il fallait allumer de
grands feux dans les veines difficiles et ensuite arroser la pierre
pour la faire craquer. La vapeur était suffocante et l’explosion
pouvait étre dangereuse. Si elles n’étaient pas assez bien
étayées, des galeries enti¢res pouvaient s’écrouler sur les
ouvriers, et cela arriva fréquemment. Plus la veine était pro-
fonde, plus le danger, la chaleur et les difficultés mécaniques
étaient grands. De toutes les activités dures et brutales de I’hu-
manité, la seule qui puisse étre comparée 4 l’ancien travail de la
mine, c’est la guerre moderne de tranchées. Et ce n’est pas
étonnant, il y a entre elles un lien direct. Jusqu’A nos jours,
d’aprés Meeker, la mortalité par accidents chez les mineurs est
quatre fois plus élevée que dans les autres métiers.
Si l’usage du métal apparut relativement tard dans la tech-
nigue, la raison en est simple. Les métaux, 4 1’état de minerai
et les minerais eux-mémes, étaient souvent inaccessibles, difh-
ciles 4 trouver et & amener 4 la surface. Méme s’ils sont en
couches superficielles, ils ne sont pas faciles 4 isoler. Un métal
aussi répandu que le zinc n’a été découvert qu’au XVIP® sié-
cle. L’extraction des métaux, au contraire de l’abattage des
arbres ou de l’extraction du silex, exige de hautes tempéra-
tures pendant un temps prolongé. Une fois les métaux extraits,
ils sont difficiles 4 travailler. L’or, le plus facile, est l’un des
plus précieux, tandis que le plus dur, le fer, est le plus utile.
/Entre les deux, il y a l’étain, le plomb, le cuivre, ce dernier
ne pouvant se travailler 4 froid qu’en feuilles ou en masse
réduite. Bref, les minerais et les métaux sont des matériaux
récalcitrants. Ils échappent 4 la découverte et résistent au trai-
tement. Les métaux ne répondent que lorsqu’ils sont amollis.
Out il y a du métal, il faut du feu.
La mine, le raffinage et le travail de la forge évoquent, par la
nature des maté¢riaux traités, la rudesse de la guerre moderne.
Ils encouragent la force brutale. La technique de broyage est
primordiale : le pic, le marteau de forgeron, le concasseur, la
machine 4 estamper, le marteau-pilon. Il faut fondre ou briser
les matériaux pour en faire quelque chose. Le travail de la mine
implique un assaut sans défaillance sur l’environnement physi-
que. Chaque étape magnifie la puissance. Quand leS:machines se
répandirent au XIV® siécle, ce fut dans les arts métalliques et
militaires qu’elles furent le plus employées.

70
LES FACTEURS DE MECANISATION

Revenons au milieu minier. La mine est le premier environne-


ment compléetement inorganique créé par "homme et dans lequel
il vit, bien plus inorganique que la ville géante citée par Spen-
zler comme symbole des derniers stades de la « dessication »
mécanique. Les champs, les foréts, les cours d’eau et les océans
forment un milieu vivant. La mine est le cadre des minerais, des
ininéraux, des métaux. Dans les roches souterraines, il n’y a pas
de vie, pas méme une bactérie ou un protozoaire, sauf s’ils peu-
vent filtrer avec l’eau ou étre introduits par l’homme. Sur le sol,
le visage de la nature est doux A voir, la chaleur du soleil sti-
mule le sang du chasseur qui pourchasse le gibier ou du paysan
dans son champ. Sauf dans le cas de formations cristallines, le
visage de la mine est informe. Aucun arbre, aucune béte,
aucun nuage amical ne s’offrent & la vue. En déchiquetant et
en creusant le contenu de la terre, le mineur ne voit pas la forme
des choses, il ne voit que la matiére brute et jusqu’A ce qu’il
arrive 4 son filon, elle n’est qu’un obstacle qu’il brise avec obsti-
nation et envoie 4 la surface. Si le mineur voit des formes sur
les murs de sa caverne quand la flamme de la bougie vacille, ce
ne sont que les déformations monstrueuses de son pic ou de son
bras qui lui font peur. Le jour a été aboli et le rythme de la na-
ture brisé. La production continue, de jour et de nuit, est apparue
ici pour la premiére fois. Le mineur doit travailler 4 la lumiére
artificielle méme lorsque le soleil brille 4 l’extérieur. Dans les
veines les plus profondes, il doit travailler avec la ventilation
artificielles : triomphe du « milieu conditionné ».
Dans les galeries et les couloirs souterrains de la mine, rien
ne distrait le mineur. Pas de jolie fille passant dans le champ,
un panier sur la téte et dont les beaux seins et les beaux flancs
lui rappellent son humanité; pas de lapins traversant son chemin
pour éveiller en lui le chasseur; pas de jeux de lumiére sur la
riviére pour l’inviter a la réverie. Ici, c’est le cadre restreint du
travail, du travail rébarbatif, sans répit, concentré. C’est un
monde obscur, incolore, sans gofit et sans parfums, informe. Le
paysage de plomb d’un hiver perpétuel. Les masses et les mor-
ceaux de minerai, qui représentent la forme la moins organique
de la nature, compleétent le tableau. En fait, la mine n’est autre
Giese unebl extrhbie,pnacrel“iy-mande—congs-et-hili—pat—les
4
Un passage de Francis Bacon fait supposer que les alchimistes
ont pu entrevoir ce fait : « S’il est vrai que Démocrite a dit que
la vérité de la nature est cachée dans certaines mines et caves
profondes; s’il est vrai, comme les alchimistes l’enseignent, que
Vulcain est une seconde nature, qu’il exécute adroitement et
rapidement ce que la nature fait par détours et avec le temps,
il serait bon de partager la philosophie entre la mine et le haut-

71
TECHNIQUE ET CIVILISATION

fourneau, de faire deux proféssions ou occupations des philoso-


phes naturalistes, les uns étant des pionniers, les autres des for-
gerons, les uns extrayant, les autres raffinant et martelant. »
La mine nous a-t-elle habitués aux vues de la science? La
science, en retour, ne nous a-t-elle pas préparés a accepter les
produits et l’environnement de la mine? L’hypothése ne peut
étre prouvée, mais les relations logiques, sinon les faits histo-
riques, sont évidentes.
Les pratiques de la mine ne restent pas en sous-sol. Elles
affectent le mineur lui-méme et elles altérent la surface de la
terre. Tout ce qu’on pouvait dire pour sa défense l’a été dit, avec
beaucoup de force et de bon sens, par le D™ Georg Bauer (Agri-
cola), physicien allemand qui écrivit divers traités abrégés sur la
géologie et l’exploitation du sous-sol au début du XVI® siécle.
Il eut l’honnéteté de donner en détail les arguments de ses con-
tradicteurs, méme lorsqu’il ne pouvait les réfuter avec succés.
Aussi son ouvrage, De Re Metallica, est-il encore aujourd’hui
un texte classique, comme celui de Vitruve sur l’Architecture.
D’abord, le mineur lui-méme : « Les critiques, dit le D' Bauer,
disent encore que le travail de la mine est périlleux parce que les
mineurs sont parfois tués par l’air pestilentiel qu’ils respirent;
parfois leurs poumons s’abiment; les hommes périssent écrasés
par les masses de roches; parfois, tombant des échelles dans les
puits, ils se brisent les bras, les jambes ou le cou... Mais comme
ces choses n’arrivent que rarement et seulement 4 cause de l|’im-
prudence des ouvriers, elles ne les empéchent pas de continuer
leur industrie. » Cette derniére phrase a un son familier. Elle
rappelle la défense des fabricants de poteries et de cadrans de
montres en radium, quand on faisait ressortir les dangers de
leur industrie. Le D*" Bauer oubliait seulement que, si les
mineurs de charbon ne sont pas sujets 4 la tuberculose, le froid
et l’humidité les prédisposent aux rhumatismes, mal qu’ils par-
tagent avec les planteurs de rizi¢res. Les dangers physiques dans
les mines restent grands. Quelques-uns sont encore inévitables.
La technique miniére se refléte dans le traitement du paysage.
Ecoutons encore le témoignage du D™ Bauer : « Un des argu-
ments les plus forts des détracteurs est que les champs sont
dévastés par les travaux de la mine, et c’est pour cette raison
que la loi interdisait aux Italiens de creuser la terre pour
en extraire des métaux, ce qui abimerait leurs champs fertiles,
leurs vignobles et leurs oliviers. Ils disent aussi que les arbres
sont abattus, car on a sans cesse besoin de bois pour 1|’étayage,
les machines et la fonte des métaux. Quand les bois sont coupés,
les bétes et les oiseaux sont exterrhinés, alors que beaucoup
d’entre eux fournissent une nourriture agréable 4 l’homme. Puis,
quand les minerais sont lavés, l’eau qui a été utilisée empoisonne

72
LES FACTEURS DE MECANISATION

les cours d’eaux et détruit les poissons ou les chasse. Ainsi les
habitants de ces régions en raison de la dévastation de leurs
champs, de leurs bois, de leurs cours d’eau, éprouvent de gran-
des difficultés 4 se procurer ce qui est nécessaire & la vie et A
cause du déboisement, la construction de leurs maisons est plus
onéreuse, »
La réponse boiteuse du D™ Bauer ne vaut pas la peine de s’y
arréter. I] se trouve que l’accusation est toujours maintenue et
qu’on ne peut y répondre. On doit toujours admettre les dévas-
tations causées par la mine, méme si l’on est décidé & en justifier
la fin. « Un exemple typique de déboisement, dit un écrivain
moderne a ce sujet, peut étre observé sur les pentes est de la
Sierra Nevada, qui regardent la Truckee Valley. Les coupes de
bois pour alimenter en poteaux les mines profondes de Coms-
tock ont laissé le versant exposé A |’érosion, et aujourd’hui il est
désert, dénudé et hideux. La plupart des régions miniéres racon-
tent la méme histoire, de Lenares A Leadville, de Potosi a Por-
cupine. » L’histoire des quatre derniers siécles souligne la vérité
de cette accusation. Ce qui n’était qu’un dommage local au
temps du D" Bauer est devenu un caractére général de la civili-
sation occidentale dés le XVIII®* siécle, époque ot elle commenca
a reposer directement sur la mine et ses produits et a refléter,
méme sur des territoires tres éloignés des mines, les pratiques
et les buts du mineur. Une carriére laisse un creux qui deviendra
souvent étang ou lac. La mine laisse un puits souterrain et des
« terrils » & la surface.
Un autre effet de cette destruction et de cette désorganisation
coutumiéres mérite d’étre noté : leur réaction psychologique sur
le mineur. II] est peut-étre inévitable que celui-ci ait un standard
de vie faible. C’est en partie la conséquence naturelle du mono-
pole capitaliste, souvent exercé et maintenu par la contrainte
physique. Mais cette derni¢re se rencontre aussi en des condi-
tions de liberté relative et de périodes « prospéres ». L’explica-
tion est simple : tout paysage est plus beau que le puits de la
mine, presque n’importe quel son est plus doux que le bruit du
marteau, toute cabane rudimentaire, du moment qu’elle ne laisse
pas passer l’eau, est plus accueillante & un homme é€puisé que
la galerie sombre et humide d’une mine. Le mineur, comme le
soldat qui sort des tranchées, a besoin de repos et d’une diver-
sion immédiate. On sait notoirement aussi que les désordres de
la ville miniére sont la boisson et le jeu, compensation néces-
saire 4 l’effort quotidien. Débarrassé de son travail, le mineur
risque sa chance aux cartes, aux dés, aux courses, dans l’espoir
qu’il en recevra le gain rapide qui lui éviterait les efforts péni-
bles de la mine. L’héroisme du mineur est authentique. De 1a
son équilibre instinctif, sa profonde fierté personnelle et son
amour-propre.
ae
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Les méthodes caractéristiques de la mine ne s’arrétent pas a


V’entrée des puits. Elles continuent plus ou moins dans les occu-
pations accessoires. C’est, dans la mythologie nordique, le do-
maine des gnomes et des lutins, astucieux petit peuple qui sait
se servir des soufflets, de la forge, du marteau et de 1’enclume.
Eux aussi vivent dans les profondeurs de la montagne, il y a
quelque chose d’un peu inhumain en eux : ils essaient d’étre spi-
rituels et rusés. Devons-nous voir 1a la crainte et la méfiance des
peuples néolithiques pour ceux qui acquiérent la maitrise dans
l’art de travailler les métaux? Peut-étre. En tout cas, il faut
remarquer le méme caractére dans les mythologies hindoues et
grecques. Alors que Prométhée, qui déroba le feu aux cieux, est
un héros, Héphaistos, le forgeron, est boiteux et il sert de cible
aux moqueries des autres dieux en dépit de son utilité.
Généralement enfoncés dans les montagnes, les mines, les
hauts fourneaux et les forges sont restés un peu en dehors des
grands chemins de la civilisation. L’isolement et la monotonie
ajoutent aux défauts des activités elles-mémes. Dans une vieille
région industrielle comme la vallée du Rhin, consacrée & |’indus-
trie depuis les Romains et raffinée par les progrés techniques et
civiques de toute la communauté, l’effet direct de la mine peut
étre grandement amélioré. Cela est vrai aujourd’hui dans la
région d’Essen, grace aux efforts d’un Krupp et au planning
ultérieur d’un Schmitt. Mais en général les régions miniéres sont
image méme d’une vie arriérée, de l’isolement et des luttes
mortelles. Du Rand au Klondyke, des charbonnages des Galles
du Sud a ceux de la Virginie occidentale, des mines de fer mo-
dernes du Minnesota aux anciennes mines d’argent de la Gréce,
la barbarie colore tout le tableau.
Gréce A leur situation urbaine et A un milieu rural plus
humain, le mouleur et le forgeron ont souvent échappé A cette
influence — l’orfévrerie a toujours accompagné la bijouterie et
les ornements féminins; dans les ferronneries du début de la
Renaissance, en Italie et en Allemagne par exemple, dans les
serrures et les pectoraux, aussi bien que dans les tracés délicats
des grilles et des crochets, il y a une grdce et une aisance qui
tendent directement 4 une vie plus agréable. En général, cepen-
dant, la mine et la métallurgie furent exclues du schéma social
des civilisations classiques et gothiques. Ce fait s’avéra néfaste
lorsque les méthodes et l’idéal de la mine servirent de modéie a
effort industriel de l’Occident. La mine : explosions, tristesse,
écrasement, extraction, épuisement, a vraiment quelque chose
de démoniaque et de sinistre. La vie ne fleurit cffectivement
qu’au milieu de la vie.

74
LES FACTEURS DE MECANISATION

La mine La mine est liée au premier dévelop-


et le capitalisme pement du capitalisme moderne plus
moderne. étroitement que toute autre industrie.
Vers le XVIF® siécle, elle était défini-
tivement devenue le type de |'exploitation capitaliste.
Quand I’exploitation du sous-sol fut entreprise, au XIV® siécle,
en Allemagne, par des hommes libres, c’était une simple société
par actions. Les mineurs eux-mémes étaient souvent des propres
a rien et des banqueroutiers qui avaient connu de meilleurs jours.
Partiellement soutenue par cette liberté du travail, la technique
avanca rapidement dans les mines allemandes. Vers le XVI° sié-
cle, celles de Saxe étaient en téte de l'Europe et les mineurs
allemands étaient introduits dans d’autres pays, comme 1|’Angle-
terre, pour améliorer les méthodes.
Les
devinrent
mines plus profondes, les_opérations prirent de
l’extension, une machinerie compliquée fut employée pour _pom-
er l’eau, monter le minerai, ventiler_la_ mine; puis 1’énergie

« lp
hydraulique fut _récupérée pour actionner les SATE des_hauts
fourneaux_sur Carreau — toutes les _améliorations_exigérent
plus_de capitaux que les_ouvriers “ Vorigine n’en paseo
Cela co "admission terent
taux au lieu du travail : c a ceneecietpcopucaires abet En
retour, cela _conduisit 4 une expropriation progressive u-
vriers-propriétaires
et_réduisit leur participation_aux _bénéfices_a
les salaires. Ce développement capitaliste fut encore sti-
mulé dés le XV° siécle par la spéculation effrénée sur les actions.
Les propriétaires fonciers et les commergants pratiquérent ce
ce nouveau jeu. Si l’industrie miniére, au temps du D* Bauer,
avait presque tous les caractéres de l’organisation industrielle
moderne : les trois équipes, la journée de huit heures, les corpo-
rations dans les diverses industries métallurgiques pour les rela-
tions sociales, l’entr’aide et l’assurance, elle montrait aussi,
sous la pression du capitalisme, les traits caractéristiques de
l’industrie du XIX°® siécle, dans le monde entier : division
la en

eS
classes, l’emploi de la gréve_comme ar se, l’amére
lutte de classes, et finalement la suppression des pouvoirs cor-
poratifs par coalition des_propriétaires de mines et as la noblesse
idodalg pendants cc-guil-ext=convenu.d' app erre_des
paysans, en 152
Le résultat de ce conflit fut d’abolir la base corporative et
coopérative de l’industrie miniére, qui avait caractérisé sa résur-
rection technique en Allemagne, et de la replacer sur une base
libre, c’est-A-dire une base d’acquisitions sans entraves et de
domination sociale par les actionnaires et les directeurs, qui n’é-

75
TECHNIQUE ET CIVILISATION

a plus tenus d’observer les réglements humains que la


ociété médiévale avait instaurés en mesure de protection sociale.
Le serf lui-méme était protégé par la coutume et la sécurité élé-
mentaire que lui procurait la terre. Le mineur et le métallur-
giste étaient des ouvriers libres, c’est-a-dire non protégés : les
précurseurs du salarié déshérité du XIX°® siécle. Cette industrie
fondamentale pour le développement du machinisme n’avait
bénéficié que temporairement des sanctions, des protections et
de I’humanité du systéme corporatif. Elle passait presque direc-
tement de l’exploitation inhumaine de |’esclavage des biens 4 1|’ex-
ploitation guére moins inhumaine de l’esclavage des salaires. Et
partout, la dégradation de l’ouvrier s’ensuivit.
Mais la mine a encore été d’une autre facon un facteur impor-
tant du capitalisme. Des entreprises commerciales au XV° sié-
cle avaient grand besoin d’une monnaie saine mais extensible et
d’un capital qui fit & méme de procurer les principaux biens de
production : bateaux, moulins, puits de mines, docks, grues. Les
mines d’Europe commencérent a satisfaire ce besoin avant celles
du Mexique et du Pérou. Sombart a calculé qu’aux XV°
et XVI® siécles les mines allemandes rapportaient en dix ans
autant que les anciennes en cent ans. Comme deux des plus
grandes fortunes modernes sont fondées sur le monopole du
pétrole et de l’aluminium, la grande fortune des Fugger, au
XVI® siecle, fut fondée sur les mines de cuivre et de plomb de
Styrie, du Tyrol et d’Espagne. L’accumulation de telles fortunes
fait partir d’un cycle que nous avons observé, avec les mises au
point appropriées, 4 notre époque.
D’abord, il y eut progrés dans la technique de la guerre et,
surtout, croissance rapide de l’artillerie, d’ou consommation
rapide de fer. Cela conduisit 4 une nouvelle demande aux mines.
Pour financer les équipements toujours plus cofiteux et maintenir
une armée mercenaire, les souverains d’Europe eurent recours
au financier. En garantie de son prét, celui-ci s’empara des
mines royales. Le développement des mines ouvrit ainsi une
voie respectable a l’entreprise financiére, dont les gains suppor-
tent aisément la comparaison avec les intéréts usuraires et géné-
ralement impayés. Eperonnés par les dettes, les souverains
furent amenés a de nouvelles conquétes ou & |’exploitation des
territoires lointains : le cycle recommenga. Guerre, mécani-
sation, mines, finances étaient de connivence. La mine était l’in-
dustrie-clé qui fournissait le nerf de la guerre et augmentait 1’en-
caisse métallique du trésor, le coffre de la guerre. D’un autre
cété, elle développa la fabrication industrielle des armes et enri-
hit le financier par les deux procédés. L’incertitude dela guerre et
e la mine accrut la possibilité de gains spéculatifs. Cela fit un
iche bouillon de culture ot la bactérie de la finance put prospérer.

76
LES FACTEURS DE MECANISATION
Enfin, il est possible que l’esprit du mineur ait encore eu un
autre effet sur le développement du capitalisme. C’est dans l’idée
que la valeur économique est proportionnelle A la quantité de
travail brut et a u_produit. Ces deux éléments furent
domin
dans le
ants
calcul du prix. La _rareté de l’or, des rubis,
des diamants, le travail brut pour extrai le fer de re
la terre, et le
rendre prét au laminoir devinrent le critére de la valeur écono-
mique dans toute cette civilisation. Mais les valeurs réelles ne
dérivent ni de la rareté ni du simple labeur humain. Ce n’est
pas la rareté qui donne 4a l’air le pouvoir d’entretenir la vie, ni
le travail humain qui donne au lait ou aux bananes leurs qualités
nutritives. Comparée aux effets des réactions chimiques et aux
rene du soleil, la contribution humaine est plus bien faible. La
valeur, c’est le pouvoir d’entretenir ou d’enrichir la Coa"
Unamorceau de verre peut avoir | s_de valeur_qu’un Samant
une table en_bois al ys
grande qu’une table tortueusement sculpt Ce, et_le jus aunnatcon yl
au cours d’une longue traversée peut avoir plus de valeur qu’une
livre de_viande. La valeur réside directement dans la fonction "~
vitale, non
non pas
pas dans l’origine, la_rareté > ou le travail effectue
par des agents humains. La notionyn de valeur du mineur comme
celle du financier tend a étre purement abstraite et quantitative.
Le défaut vient-il du fait que tout autre type d’environnement
primitif contient de la nourriture qui peut étre immédiatement
transformée en vie : gibier, baies, champignons, séve d’érable,
noisettes, moutons, blé, poissons, alors que seul 1’environne-
ment du mineur est — exception faite pour le sel et la saccha-
rine — non seulement complétement inorganique, mais comple-
tement incomestible? Le mineur travaille non par amour ou
pour se sustenter, mais pour « faire son tas », L’exemple classi-
que de Midas caractérise peut-étre les machines modernes : tout
ce qu’elles touchaient était changé en or et en fer, et les ma-
chines ne pouvaient exister que si l’or et le fer leur servaient de
fondation.

L’ingénieur primitif. La_conquéte rationnelle de Venviron- 5)"


nement par Ja machine est_ essentiel- ;
lement l’ceuvre du bicheron.On peut expliquer son succés par ob‘al
le matériau qu’il utilise, car le bois, plus que tout autre maté- ws
riau naturel, se préte A la manipulation. Jusqu’au XIX°® siécle,
il occupa dans la civilisation une place que les métaux eux-
mémes n’allaient prendre qu’a ce moment.
Dans les foréts des zones tempérées et subartiques qui cou-
vraient la plus grande partie de l’Europe occidentale, depuis les
sommets jusqu’au fond des vallées, le bois était naturellement

77
TECHNIQUE ET CIVILISATION

la partie la plus visible et la plus commune de !’environnement.


Alors que l’extraction des pier?es était un travail laborieux, une
fois faconnée la hache de pierre, il devint relativement facile d’a-
battre les arbres. Quel autre objet dans la nature a4 la longueur
et la section d’un arbre? Quel autre matériau présente ses pro-
priétés avec une telle variété de taille, quel autre peut se fendre
et refendre avec les outils les plus simples, le coin et le maillet?
Quel autre matériau commun peut a la fois étre découpé en plans
définis et sculpté et fagonné dans |’épaisseur de ces plans? Les
roches sédimentaires, dont les qualités sont les plus proches de
celles du bois, le remplacent bien mal. Au contraire des mine-
rais, on peut le couper sans l’aide du feu. En utilisant locale-
ment le feu on peut évider un énorme tronc en le carbonisant et
en le grattant et le transformer en canot avec une gouge ou un
ciseau primitifs. Jusqu’aux temps modernes, on a utilisé de cette
facon primitive le robuste tronc de l’arbre. Une gravure d’Al-
bert Diirer montre un homme évidant un morceau de bois gigan-
tesque. Les bols, les baquets, les cuves, les auges et les bancs
furent pendant longtemps faits d’un seul bloc qui conservait sa
forme naturelle.
Le bois, différant encore en cela de la pierre, a des qualités
exceptionnelles pour le transport. Les troncs émondés peuvent
étre roulés sur le sol, et parce que le bois flotte, il a pu étre
transporté sur les riviéres & de longues distances avant que 1’on
ne construise des bateaux : avantage inégalé. La construction
des villages néolithiques sur pilotis de bois au-dessus des lacs
témoigne des progrés de la civilisation. Le bois a délivré l’homme
de la servitude des cavernes et de la terre froide. Grace 4 sa
légéreté, 4 sa mobilité et 4 son abondance, on le trouve non
seulement dans les hautes terres, mais jusqu’au bord de la mer.
Jusque dans les marécages de la céte septentrionale de 1’Eu-
rope, on voit le bicheron enfongant ses pilotis et batissant ses
villages, utilisant des rondins et des nattes de rameaux et de
branches comme remparts contre l’envahissement de 1’océan ou
en vue de le repousser. Pendant des milliers d’années, seul le
bois a rendu possible la navigation.
Il a les propriétés physiques de la pierre et du métal : plus
résistant dans son épaisseur que la pierre, le bois a les mémes
propriétés physiques que l’acier, il supporte des tensions et des
pressions relativement élevées, tout en étant assez élastique. La
pierre est une masse, le bois est déjé par nature une structure.
Les différences en durée et résistance, en poids et en perméabi-
lité des diverses espéces, du pin au charme, du cédre au teck,
donnent au bois une faculté naturelle d’adaptationA divers
usages, ce qui ne fut obtenu dans les métaux qu’aprés une lon-
gue évolution de la métallurgie : le plomb, l’étain, le cuivre,

76
LES FACTEURS DE MECANISATION
lor et leurs alliages — l’assortiment originel — offraient un
maigre choix de possibilités; jusqu’a la fin du XIX® siécle le bois
en présentait une grande variété. Puisque le bois peut é@tre
aplani, scié, tourné, sculpté, fendu, découpé et méme ramolli,
courbé ou faconné, c’est le matériau le plus propice 4 |’artisa-
nat. Il se préte 4 un grand nombre de techniques. Mais A 1’état
naturel, il garde la forme de |’arbre et sa structure. Il suggére
des outils appropriés et une adaptation des formes. La courbe
des branches donne le crochet, le baton fourchu donne la poignée
et le soc de I’araire primitive.
Enfin le bois est combustible. Au commencement, ce fait était
plus important et plus favorable au développement humain que
la résistance au feu des autres matériaux. Car, sans aucun
doute, le feu a été la plus grande réalisation de l’homme dans
son action sur l’environnement tout entier. L’utilisation du feu
I’éleva d’un degré au-dessus de ses contemporains inférieurs.
Partout ot: il pouvait rassembler quelques branches séches, il
pouvait avoir un 4tre et un autel : les germes de la vie sociale
et la possibilité de la pensée libre et de la contemplation. Bien
avant que I’on extraie le charbon, que la tourbe et le fumier
soient desséchés, le bois fut la principale source d’énergie de
homme, plus la nourriture qu’il absorbait ou le soleil qui le
chauffait. Bien aprés l’invention des machines génératrices d’é-
nergie, le bois continua a étre employé comme combustible dans
les premiers bateaux 4 vapeur et les chemins de fer américains
ou russes.
Le bois était donc le plus varié, le plus facilement faconné, le
plus utilisable de tous les matériaux employés par |’homme. La
pierre était, au mieux, un accessoire. Le bois prépara l’homme a
la technique de la guerre et du métal : il n’est pas étonnant qu’il
lui soit resté fidéle quand il commenca 4 transformer en pierre
ses temples de bois. L’ingéniosité du bfcheron est a |’origine
des réalisations post-néolithiques les plus importantes pour le
développement de la machine. Supprimez le bois et vous suppri-
mez, littéralement, les bases de la technique moderne.
Le réle du bficheron dans la technique a rarement été appré-
cié. Mais son travail est en fait synonyme de production d’éner-
gie et d’industrialisation. Non seulement le bicheron défriche
la forét et procure du combustible, non seulement il fabrique le
charbon de bois, combustible répandu et efficace qui facilite les
progrés de la métallurgie, mais il est, avec le mineur et le forge-
ron, un ingénieur primitif. Sans son habileté, le travail du mi-
neur et du macon serait difficile et les progrés de leur art au-
raient été impossibles. C’est grAce aux étais de bois que le pro-
fond tunnel de la mine est possible, c’est la volige et le coffrage
qui permettent la votite élevée de la cathédrale ou la longue

79
TECHNIQUE ET CIVILISATION

portée de pont en pierre. C’est le bicheron qui est a 1’origine


de la roue : la rove du potiér, du charron, celle du rouet, et
surtout la plus importante des machines outils, le tour. Si le
bateau et la carriole sont la supréme contribution du_ bfiche-
ron au transport, le tonneau, par l'utilisation ingénieuse de la
compression et de la tension qui assure l’étanchéité, la force et
la légéreté, marquent un grand progrés sur les récipients en
argile.
Quant 4a la roue et a |’essieu, ils sont si importants que Reu-
leaux et d’autres ont affirmé que le progrés technique qui ca-
ractérise l’Age moderne est le passage du mouvement réciproque
au mouvement rotatif. Sans machine pour faire tourner avec
précision les cylindres, les hélices, les pistons, les instruments
perforants, il aurait été impossible d’inventer les autres instru-
ments de précision. La machine-outil permet la machine
moderne. Le tour fut la contribution décisive du bficheron au
éveloppement des machines. Relevé pour la premiére fois chez
les Grecs, le tour, dans sa forme primitive, consistait en parties
fixes maintenant la poupée de tour qui tournait le bois. La pou-
pée est d’abord tournée 4 la main, puis le mouvement continue
grace au grand archet auquel la corde est attachée. Le tourneur
maintient un ciseau ou une gouge contre le bois qui tourne et
qui devient, s’il est bien centré, un véritable cylindre ou un dé-
rivé du cylindre. Le tour est encore employé sous cette forme
grossieére, il ]’était du moins il y a une trentaine d’années, dans les
Chiltern Hills en Angleterre, et il suffisait 4 produire des pieds de
chaises figurant honorablement sur le marché. Comme instru-
ment de précision, le tour existait bien avant que ses éléments
ne soient en métal, bien avant que l’utilisation primitive de 1’é-
nergie soit convertie par la pédale ou le moteur électrique, avant
que le bloc ne soit mobile ou avant |’invention de la coulisse ajus-
table pour maintenir le ciseau. La transformation finale du teur
en un instrument métallique d’une précision remarquable devait
attendre jusqu’au XVIII®* siécle : on l’attribue souvent 4 Maud-
sley en Angleterre. Mais l’essentiel, c’est que toutes les parties
importantes aient été inventées par le travailleur du bois et que
la pédale ait fourni 4 Watt le modéle dont il avait besoin pour
transformer le mouvement réciproque en mouvement rotatif dans
sa machine a vapeur.
Nous verrons le dernier apport spécifique du bficheron dans
le chapitre sur l’économie éotechnique. Il suffit ici de rappeler
qu’il a joué un réle d’ingénieur, construisant des digues, des
écluses, des moulins, des roues de moulins, réglant le débit de
l’eau. Servant directement les besoins du paysan,~le bdcheron
se confondait souvent avec lui. Il était pris cependant entre deux
tendances qui ont toujours menacé et quelquefois réduit pénible-

&0
LES FACTEURS DE MECANISATION
ment le royaume sur lequel il régnait. L’une était la demande du
fermier en terres arables, qui amena 4 la culture des sols plus
aptes a la forét. En France, cette tendance a été poussée si loin
que, dans le Nord, il ne reste plus guére que de petits bouquets
d’arbres ou des rangées se détachant sur le ciel. En Espagne et
autres pays méditerranéens, il n’y a pas eu seulement déboise-
ment, mais érosion sérieuse du sol. Il en est de méme pour la
Chine, berceau d’une des plus anciennes civilisations. L’Etat de
New-York remédie A ce mal en acquérant et en reboisant les ter-
res agricoles marginales.
Le mineur et le verrier exercérent aussi leur pression sur notre
section de vallée. Vers le XVII® siécle, les merveilleuses foréts de
chénes d’Angleterre avaient déja été sacrifiées par le fondeur.
La pénurie devint si sérieuse que |l’Amirauté, sous sir John
Evelyn, fut forcée d’adopter une vigoureuse politique de reboi-
sement afin de procurer assez de bois 4 la marine royale. Les atta-
ques continues sur |’environnement du bicheron 1’ont chassé vers
les régions plus éloignées, les foréts de bouleaux et de sapins
du Nord de la Russie, de la Scandinavie, les Sierras, les Rocheu-
ses. La demande commerciale devint si impérieuse, les méthodes
du mineur devinrent si autoritaires que pendant tout le XIX® sié-
cle l’exploitation forestiere fut réduite 4 la production du bois de
mine. De nos jours, on assassine des foréts enti¢res, chaque se-
maine, pour alimenter les presses des seules publications hebdo-
madaires. Mais la culture et la technique du bois, qui ont survécu
a l’Age du métal, supporteront vraisemblablement |’Age des com-
posés synthétiques. Car le bois est le produit naturel le meilleur
marché.

De la chasse au gibier L’influence la plus positive sur le dé-


a la chasse & homme. veloppement de la machine a peut-étre
été celle du soldat, qui continue l’ac-
tion du chasseur primitif. A l’origine, le chasseur avait besoin
d’armes pour assurer son ravitaillement. De Ja vinrent l’invention
et le perfectionnement des fléches, des_lances, des frondes et des
couteaux dés la naissance de la fechnique L’arme de jet et
l’arme de corps A corps sont les deux points essentiels de ce
développement. Si l’arc fut peut-étre, pour sa portée et sa pré-
cision, l’arme la plus efficace qui ait été inventée avant le fusil mo-
derne, les armes tranchantes — avec l’introduction du bronze
et du fer — furent A peine moins importantes. Les instruments
contondants sont encore 4 la base des principales tactiques de la
guerre.
Si l’activité du mineur n’est pas organique, celle du chasseur
est dirigée contre la vie. C’est une béte de proie; son appétit,
81
TECHNIQUE. ET CIVILISATION

aussi bien que l’excitation de la poursuite font disparaitre en lui


toute autre réaction — pitié Gu plaisir esthétique — dans I’art
de tuer. Le pasteur, lui, domestique les animaux et en retour est
domestiqué par eux. Il les protége et les nourrit, c’est sans
doute la marque de l’enfance qui se prolonge chez l’adulte. Le
fait de soigner les jeunes et les faibles le conduit 4 des instincts
plus humains. Le paysan apprend a étendre ses sympathies au
dela du monde animal. La culture et la vie pastorale enseignent
quotidiennement la coopération, la solidarité, le choix des solu-
tions vitales. Méme lorsque le fermier tue ou extermine un rat,
arrache les mauvaises herbes, son activité vise & préserver des
formes plus hautes de vie, du point de vue humain.
Mais le chasseur ne peut avoir ce respect de la vie. Il n’a
aucune des responsabilités qui précédent pour le fermier 1’aba-
tage de son bétail. Habitué 4 manier les armes, tuer devient sa
principale occupation. Les choses vivantes sont pour lui de la
viande, des peaux, des ennemis, des trophées en puissance. Ce
genre d’activité destructrice, profondément enraciné par les ef-
forts premiers de l’homme pour survivre, les mains nues, dans
un monde hostile, n’est malheureusement pas mort avec le suc-
cés de l’agriculture. Dans la migration des peuples, il tendait a
diriger les esprits contre les autres groupes, surtout quand les
animaux sont rares, que le ravitaillement est incertain et qu’é-
ventuellement les trophées de chasse sont des symboles
les trésors du temple ou du palais étaient alors souvent attaqués.
Les progres dans les « arts de la paix » ne conduisirent pas
par eux-mémes 4 la paix. Au contraire, le perfectionnement des
armes et la régression des hostilités naives dans les formes de
vie organisées, tendirent & rendre la guerre plus sauvage. Les
bras ou les pieds désarmés sont relativement inoffensifs, leur
portée est limitée, leur efficacité est faible. C’est avec l’organi-
sation collective et l’enrégimentation dans l’armée que les con-
flits humains ont atteint un degré de bestialité et de violence que
les peuples primitifs, avec leur simple cannibalisme post-mor-
tem, pourraient envier.
Trouvant les instruments de guerre plus efficaces, les hommes
cherchaient de nouvelles occasions de s’en servir. Le vol est
peut-étre le moyen le plus ancien d’éviter le travail, et la guerre
rivalise avec la magie dans son désir d’obtenir quelque chose
sans effort : obtenir des femmes sans avoir de charmes person-
nels, obtenir le pouvoir sans étre intelligent, jouir des fruits d’un
labeur continu et fastidieux sans avoir levé le doigt pour tra-
vailler ou pour apprendre le plus simple métier. Stimulé par ces
possibilités, le chasseur, 4 mesure que la civilisation avance, se
tourne vers la conquéte systématique : il cherche des esclaves,
le pillage, le pouvoir, et il invente |’état politique pour assurer

8&2
LES FACTEURS DE MECANISATION
et régulariser le tribut annuel renforcant en retour, si c’est né-|
cessaire, les mesures propres a assurer l’ordre.
Alors que les métiers du potier, du vannier, du vigneron, du
moissonneur ne connurent que peu de perfectionnement depuis
les temps néolithiques, le perfectionnement des armes de guerre
a été constant. L’assolement triennal a continué jusqu’au
XVIITI® siécle en Grande-Bretagne, et les outils utilisés dans les
parties les plus reculées de |’Angleterre auraient fait rire un
fermier romain. Mais le lourd paysan avec sa serpe et sa massue
de bois avait été remplacé par l’archer et le lancier qui avaient
eux-mémes cédé la place au mousquetaire, et le mousquetaire
était devenu un soldat d’infanterie élégant, aux réflexes mécani-
gues. Le mousquet lui-méme était devenu plus meurtrier dans
les combats corps a corps, grace 4 la baionnette; la baionnette
était devenue plus efficace grace a l’exercice et A la tactique de
masses et finalement toutes les armes en service furent progres-
Sivement coordonnées avec l’arme la plus meurtriére et la plus
décisive : l’artillerie, le triomphe du progrés mécanique, de
l’enrégimentation. L’invention de l’horloge mécanique marqua
la nouvelle volonté d’ordre; le canon, au XIV® siécle, augmenta
Ja volonté de puissance, et la machine, telle que nous la connais-
sons, est le résultat et l’incarnation systématique de ces deux pre-
miers éléments.
La guerre moderne conduit plus loin que la discipline de l’ar-
mée. De rang en rang, passe le mot d’ordre. Il ne passerait pas
si, au lieu d’une obéissance mécanique, il rencontrait une parti-
cipation plus active cherchant 4 savoir comment, pourquoi, ou,
pour qui, dans quel but. Les commandants du XVI® siécle dé-
couvrirent que l’efficacité, dans les combats de masse, augmen-
tait d’autant plus que le soldat était réduit 4 un « atome » et
entrainé a étre un automate. L’arme, méme si elle n’est pas uti-
lisée pour donner la mort, est cependant le moyen d’imposer un
comportement humain qui ne serait pas accepté si ne se dres-
saient pas devant lui la mutilation physique ou la mort. C’est,
en bref, le moyen d’amener une attitude inhumaine chez |’en-
nemi ou la victime.
Il est probable que la diffusion générale des habitudes mili-
taires de pensée, au XVII° siécle, aida psychologiquement 1’in-
dustrialisation. Considérée comme une caserne, |’usine semble
tolérable et naturelle. La conscription et les forces militaires
volontaires qui se répandirent dans le monde occidental aprés la
Révolution francaise firent de l’armée et de l’usine — quant a
leurs effets sociaux — des termes presque interchangeables. Ce
ue l’on appelle complaisamment la_premitre guerre mondiale
fut une opération industrielle A grande échelle — et_l’on pourrait
dire en sens inverse : l’industrialisme moderne est_une opération
militaire
4 grande échelle.
ce 83
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Observez l'énorme accroissement de puissance de l'armée. La


puissance fut multipliée par I usage des fusils et des canons, par
l'augmentation de la taille et de la portée des canons, par la
multiplication du nombre des hommes jetés sur le champ de
bataille. Le premier canon géant qu'on ait enregistré avait un
cylindre de prés de 3 m. 50 de long et pesait plus de 4.500 kilos.
Il apparut en Autriche en 1404. L’industrie lourde se développa
pour répondre a la guerre bien avant d’apporter une contribution
importante aux arts de la paix. La quantification de la vie, la
recherche interne du pouvoir comme fin en soi, progresse auss!
rapidement dans ce domaine que dans le commerce. Derriére
tout cela, grandissait le mépris de la vie, dans sa variété, son
individualité, son indiscipline et son exubérance naturelles. Avec
l'accroissement d’efficacité des armes, le soldat vit grandir le
sens de sa supériorité : sa force, son pouvoir de donner la mort
furent augmentés par le progrés technique. En appuyant sur la
gachette de son fusil, il pouvait anéantir l’ennemi : ce fut le
triomphe de la magie naturelle.

La guerre Dans le domaine de la guerre, il n'y


et l’invention. a pas d'obstacle psychologique 4 1’in-
vention meurtriére, excepté celui de la
iéthargie et de la routine. Aucune limite ne s’impose a l’in-
vention.
L'idéal de I’humanité vient, pour ainsi dire, de l'’environne-
ment : le pasteur ou le nomade révant sous les étoiles, un Moise,
un David, un saint Paul, le citadin observant de prés les condi-
tions dans lesquelles les hommes vivent ensemble, un Confucius,
un Socrate, un Jésus apprennent a la société que les notions de
paix et de coopération amicale ont une plus grande valeur morale
que la domination des autres hommes. Souvent ce sentiment chez
saint Francois d’Assise — et chez les sages hindous — s’étend
au monde entier de la nature vivante. Luther était le fils d’un
mineur, mais sa carri¢re confirme ce que javance plutot qu’elle
nel’affaiblit : ilétait activement du cété des chevaliers et des sol-
dats quand ils abattirent férocement_les_malheureux paysans
gul_osaient s'opposer a eux.
A part les sauvages invasions des Tartares, des Huns, des
Turcs, la doctrine du pouvoir sans entrave ne fut plus pratique-
ment combattue que lorsque la civilisation de la machine domina.
Bien que Léonard ait perdu beaucoup de son précieux temps &
servir des princes belliqueux et 4 inventer d’ingénieuses armes
militaires, il était sufisamment retenu par un idéal humain pour
s’arréter, I] détruisit l’invention du sous-marin parce qu’il le
trouvait — il l’explique dans son carnet de notes — trop sata-

84
LES FACTEURS DE MECANISATION
nique pour étre placé entre les mains d’hommes endurcis. Une
par une les inventions mécaniques et la croyance grandissante en
un pouvoir abstrait supprimérent ces scrupules, supprimérent ces
sauvegardes. La chevalerie elle-méme tomba dans les conquétes
inégales et dans l’assassinat des barbares mal armés que les
Européens rencontrérent dans leur expansion 4 travers toute la o
planéte aprés Christophe Colomb. yr v
Jusqu’ou faut-il remonter_ pour démontrer que la guerre a été wr)
le
propagateur
principal eur de
de la machine? A_la fléche
a ou 4la balle Moe
empoisonnée? Ce sont les précurseurs des gaz asphyxiants. Les
gaz nocifs étaient un produit naturel de la mine et les masques
a gaz furent employés dans la mine avant de 1’étre sur les \
champs de bataille. Est-ce jusqu’au char armé de faux qui abat- yo
taient les fantassins? C’est le précurseur du tank moderne, qui oh
— avan¢ant a la force des bras de ses occupants — fut concu
dés 1558 par un Allemand. Est-ce par l’usage du pétrole sa\y y
enflammé et du feu grégeois? le premier ayant été employé lar- ry
gement avant l’ére chrétienne. C’était l’embryon des lance-
fiammes mobiles et efficaces de la guerre moderne ou des bombes cg:
incendiaires encore plus destructrices qui furent déversées sur les we
villes japonaises!. A la premiére machine qui projetait les pier- i
res et les javelots et fut apparemment inventée par Denis de
Syracuse et _utilisée_par lui dans son expédition contre les Car-
thaginois en avant_J.-C.? Dans les mains des Romains, les
catapultes pouvaient projeter 4 une distance de 350 4 450 métres
des pierres pesant environ 25 kilogrammes; leurs balistes,
énormes arcs de bois, projetaient les pierres avec précision
a de plus grandes distances. Par ces instruments précis la
société romaine était plus proche de la machine que par ses aque-
ducs et ses bains. Les forgerons de Damas, de Toléde, de Milan
étaient renommés pour leur travail raffiné et leur habileté dans la
fabrication des armes — c’étaient les précurseurs de Krupp et
de Schneider. On utilisa méme trés tét les sciences physiques
dans l’armement. L’histoire rappelle qu’Archiméde concentrait
les rayons du soleil 4 l’aide de miroirs, sur les voiles de la flotte
ennemie, A Syracuse, pour enflammer les bateaux. Ctésibius,
l’un des premiers savants d’Alexandrie, inventa un canon a
vapeur, Léonard en concut un autre. Et quand le P. Jésuite Fran-
cesco Lana-Terzi imaginait en 1670 un ballon dirigeable, il insis-
tait sur son utilisation militaire. Bref, l’association entre le sol- l
dat, le mineur, le technicien et le savant est trés ancienne. Con- pu :
sidérer les horreurs de la guerre moderne comme le résultat_acci-
dentel d’une €volution technique _innocente et paisible, c’est
oublier les faits élémentaires de l’histoirede la machine.

1. Membre de phrase rajouté par auteur en 1946 (N. d. T.).


85
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Dans le développement des arts militaires, le soldat a naturei-


lement emprunté librement les autres branches de la technique.
Les armes de combats les plus mobiles, la cavalerie et la flotte,
viennent respectivement des occupations du pasteur et du
pécheur. La stabilisation de la guerre — des tranchées des castra
romains aux lourdes maconneries des villes fortifiées — provient
du paysan. Le soldat romain conquit autant par la pioche que
par l’épée, et les instruments de siége, le bélier, la baliste, 1’é-
chelle, le tour mobile, la catapulte — qui sont tous en bois —
portent la marque du bficheron. Mais le fait le plus important
de la guerre moderne est la mécanisation continue; depuis le
XIV® siécle, le militarisme a ouvert _la voie a l'industrie moderne
standardisée a grande échelle.
Récapitulons : le premier grand progres fut l’introduction de
la poudre & canon en Europe occidentale — elle avait déja été
utilisée en Orient. Vers le XIII® siécle vint le premier canon ou
mortier, puis plus lentement s’introduisirent les armes 4 main,
le pistolet et le mousquet. De bonne heure de multiples armes
a feu furent inventées ainsi que le fusil 4 tubes multiples.
Les armes a4 feu eurent un triple effet sur la technique. D’a-
bord elles exigérent l’emploi intensif du fer, pour les fusils et
pour les balles. Alors que les armures faisaient appel au forge-
ron, le canon exigea une manufacture coopérative 4 une plus
grande échelle. Les vieilles méthodes artisanales ne suffisaient
plus. En raison du déboisement on fit dans les hauts fourneaux,
a partir du XVII® siecle, des expériences avec le charbon; un
siecle plus tard le probléme fut résolu par Abraham Darby en
Angleterre et le charbon devint un produit-clé aussi bien pour la
puissance industrielle que pour la puissance militaire. En France,
les premiers hauts fourneaux ne furent construits que vers (
et a la fin du siécle la France avait treize fonderies — toutes
consacrées a la fabrication des canons, le seul autre article
important étant les faux.
Le fusil fut 4 l’origine d’une nouvelle machine : la machine 4
combustion interne mono-cylindrique, premiére forme du moteur
moderne. Dans les premiéres expériences, pour utiliser des mé-
langes explosifs dans les moteurs, on voulait employer la poudre
de préférence & un combustible liquide. A cause de la précision
et de l’efficacité des nouveaux projectiles, ces machines eurent
un autre résultat : elles développérent l’art des fortifications
lourdes, avec ouvrages avancés, fossés et saillies, ces derniéres
disposées de facon que tout bastion puisse protéger les autres,
au croisement des feux. ;
La défense se compliqua en méme temps que la tactique offen-
sive devenait plus mortelle. La construction de routes, de
canaux, de pontons, de ponts compléta l’armement. Il est typique

86
LES FACTEURS DE MECANISATION
que Léonard de Vinci ait offert ses services au duc de Milan,
non seulement pour inventer des armes d’artillerie, mais pour
conduire tous ces travaux de génie. Bref, la guerre fit naitre un
nouveau genre de chef d’industrie, qui n’était ni macon, ni for-
geron, ni maitre artisan, mais ingénieur-militaire. L’ingénieur
militaire combinait 4 l’origine les fonctions d’ingénieur civil,
d’ingénieur mécanicien et d’ingénieur des mines, qui ne furent
complétement différenciées qu’au XVIII® siécle. La machine doit
autant aux ingénieurs militaires italiens depuis le XV° ante |
qu’aux ingénieurs inventeurs anglais du temps de James Watt.
Au XVII° siécle, grace au génie du grand Vauban, I’art mili-
taire offensif et défensif en arriva presque A échec et mat, a
partie nulle : les forts de Vauban étaient imprenables par n’im-
porte quelle attaque, exceptée celle qu’il inventa finalement lui-
méme. Comment emporter cette énorme masse de pierre? L’artil-
lerie était incertaine, car elle servait aux deux camps. La seule
solution était de faire appel au mineur, dont le travail est de
venir A bout de la pierre. Sur le conseil de Vauban, des troupes
d’ingénieurs appelés sapeurs furent créées en 1671,etdeux années
aprés on recrutait la premiére compagnie de mineurs. Le « pat »,
la partie nulle était terminée. La guerre ouverte redevenait pos-
sible et nécessaire, et c’est l’invention de la baionnette, entre
1680 et 1700, qui rétablit le meurtre personnel.
Si le canon fut la premiére des inventions modernes qui sup-
priment l’espace, et par lesquelles l’homme s’exprime & distance,
le télégraphe par sémaphores (d’abord utilisé dans la guerre) fut
sans doute la deuxiéme. Vers la fin du XVIII® siécle un systéme
efficace était installé en France et un autre analogue était pro-
jeté en Amérique pour le service des routes lorsque Morse inventa
opportunément le télégraphe électrique. En tous temps la guerre /

paux de la machine. L’enquéte topographique, l’usage des wet iat


cartes, le plan de campagne (bien avant que les hommes d’af-
faires n’établissent des plans de travail et de vente), la coordi- yer
nation des transports, le ravitaillement et la production matilee ld dor
re aS) eeartarteg divisions dwtravail entrela.cavalerie, pe
linfanterieTartifierie, laspécialisation des procédés de produc-

major et de campagne : toutes c isti a


le commerce
et_l
guerreavant avec leurs méthodes de
’artisanat,
préparation et leurs opérations médiocres, empiriques et a courte
vue. L’armée est en fait la forme idéale vers laquelle doit tendre
un systéme industriel pure mécanique. Les utopistes du
XIX? siécle, comme Bellamy et Cabet, qui acceptérent_ce fait,
furent qui se moquaient
plus réalistes que les hommes d’affaires
de « leur idéalisme ». Mais on peut douter que le résultat soit
idéal.
87
TECHNIQUE ET CIVILISATION

La production militaire Vers le XVII® siécle, avant que le fer


en masse. ne soit largement utilisé dans 1|’in-
dustrie, Colbert en France, Gustave
Adolphe en Suéde avaient créé des manufactures d’armes. oiald
Pierre _le_Grand_il y_avait_en_Russie_jusqu’a_six_cent_quatr
vingt-trois ouvriers e. Ce sont des ne
isolés de la grande industrie, méme avant celui du fameux Jack
Newbury en Angleterre. Ce sont les manufactures d’armes qui
sont les plus frappantes, on y pratique la division du travail,
les appareils de concassage et de polissage furent actionnés par
la force hydraulique. Sombart a fait justement observer qu’A-
dam Smith aurait mieux fait de prendre comme exemple de
production la fabrication des armes plutét que celle des épin-
gles modernes pour montrer les économies dues & la spécialisa-
tion et a la concentration. Galilée augmenta ses connaissances
techniques dans les manufactures d’armes de Venise.
Au début, sous la pression de la demande militaire, l’organi-
sation des usines a été hativement menée, mais elle a continué.
Comme la guerre s’étendait et que des armées plus nombreuses
étaient lancées dans la bataille, leur équipement devenait plus
difficile &4 assurer. La tactique se mécanisant, les instruments
nécessaires aux mouvements précis et bien réglés furent aussi
uniformisés. De 1a vient, avec l’organisation des usines, la stan-
dardisation 4 une plus grande échelle que dans les autres bran-
ches de la technique, sauf peut-étre dans |’imprimerie.
La standardisation et la production en masse des mousquets
apparut pour la premiére fois, vers la fin du XVIII® siécle;
en 1875, Le Blanc fabriqua en France des mousquets avec par-
ties interchangeables : grande innovation, prototype de toutes
les créations mécaniques futures. (Jusqu’alors, il n’y avait pas eu
d’uniformité, pas méme dans les éléments inférieurs comme les
vis et les fils.) En 1800, Eli Whitney, qui avait obtenu du gou-
vernement des U.S.A. un contrat pour l’armement, fabriqua
dans sa nouvelie usine de Whitneyville une arme standardisée.
« La technique de fabrication avec parties interchangeables,
observe Usher, fut ainsi instaurée avant |’invention de la
machine 4 coudre ou de la moissonneuse. Cette nouvelle tech-
nique était la condition fondamentale des grandes réalisations
des inventeurs et industriels dans ce domaine. » Il y avait tou-
jours, derriére ces perfectionnements, la grosse demande de I’ar-
mée. La marine britannique fit presque en méme temps un pas
en avant vers la production standardisée. Sous sir Samuel Ben-
tham et Brunel ainé, les divers palans et bordages des bateaux
en bois furent taillés suivant une mesure uniforme, la construc-

88
LES FACTEURS DE MECANISATION
tion navale devint un assemblage d’éléments exactement mesurés
et abandonna la_vieille production empirique de |’artisanat.
Mais il y a encore un autre point ot la guerre ouvrit le che-
min. Non seulement la fonte des canons était « le grand stimu-
lant pour perfectionner la technique dans les fonderies », non
seulement « le droit d’Henry Cort 4 la gratitude de ses compa-
triotes... fut fondé d’abord sur sa contribution & la sécurité mili-
taire », comme le dit Ashton, mais la grosse demande en fer de
bonne qualité alla de pair avec la préparation des attaques par
bombardements d’artillerie. L’efficacité de cette tactique fut
démontrée par le jeune et brillant officier d’artillerie qui allait
secouer l’Europe par son génie technique tout en liquidant la
Révolution frangaise. La base rigoureusement mathématique et
la précision accrue du tir d’artillerie servirent de modéle aux
nouveaux arts industriels. Napoléon III, au milieu du XIX° sié-
cle, offrit une récompense & qui trouverait le procédé le plus éco-
nomique pour fabriquer de l’acier capable de supporter la force
explosive des nouveaux obus. Le procédé Bessemer répondit
es
“ts
directement a cette demande.
L’organisation sociale de l’armée fut le second domaine ou laY

ite
guerre devanca la machine et contribua définitivement a la for- te |
mer. La guerre féodale avait généralement été basée sur un
service de quarante jours qui était nécessairement interrompu,
donc rendu peu efficace, par les retards et les arréts occasionnés -

par la pluie, le froid, ou la Tréve de Dieu. Le passage du service |,


ge
féodal aux armées capitalistes, composées de mercenaires 4 la jour-
née (passage du guerrier au soldat), ne supprima pas entiére- 6 je
ment cette faiblesse. Si les capitaines des bandes payées s’ini- gi oe
tiaient rapidement aux derniers perfectionnements des armes ou
de la tactique, le véritable intérét du soldat rétribué était de con-
tinuer son métier de soldat. Aussi la guerre était-elle ce qu’elle
est souvent parmi les tribus sauvages, un excitant rituel joué
selon des régles soigneusement établies, le danger étant presque
réduit aux proportions d’une partie de foot-ball. On pouvait tou-
jours craindre que la bande mercenaire ne fasse gréve ou ne
passe A l’ennemi : l’argent, plus que l’habitude, l’intérét ou le
souci de grandeur (patriotisme) était le principal motif de disci-
pline. Malgré les nouvelles armes techniques, le soldat rétribué
resta inefficace.
La conversion des bandes d’individus — avec leurs alterna-
tives imprévisibles de force et de faiblesse, de bravoure et de
couardises, de zéle et d’indifférence — en armées bien exercées,
disciplinées, unifiées, fut un grand fait du XVII® siécle. L’en-
trainement lui-méme, interrompu en Occident depuis les Ro-
mains, fut réintroduit au XVI® siécle et perfectionné par 1
prince Maurice d’Orange et de Nassau. La psychologie du_nou

89
TECHNIQUE ET CIVILISATION

vel ordre industriel apparut sur le terrain d’exercices avant


d’apparaitre, sous son aspect définitif, & l’atelier.
L’enrégimentation et la production en masse de soldats, qui
visaient A obtenir un produit bon marché standardisé et inter-
hangeable, fut la grande contribution de l’esprit. militaire au
processus machiniste. Cette enrégimentation interne conduisit 4
une enrégimentation externe qui influa sur le systéme de pro-
uction : le développement de |’uniforme militaire.
En dépit des lois somptuaires qui réglaient le costume des
différents groupes sociaux et économiques, il n’y avait pas vrai-
ment d’uniformité dans le costume du Moyen-Age. Un modéle
unique n’aurait pas géné, car la nature méme de la production
artisanale, inte: mittente, aurait toujours amené des variations et
des modifications individuelles. Les seuls uniformes qui exis-
taient étaient les livrées spéciales des grands princes ou des
municipalités. Michel-Ange dessina un uniforme pour les gardes
pontificaux. Mais avec l’extension de l’armée et 1’entrainement
uotidien, il fallut créer_un_ signe extérieur_montrant l’unité
interne. Les hommes des petites compagnies Se reconnaissaient;
ceux des grandes ne pouvaient éviter de se combattre qu’en
portant un signe commun, ce fut l’uniforme; il fut utilfsé large-
ment pour la premiére fois au XVII® siécle. Chaque soldat avait
les mémes vétements, le méme couvre-chef, le méme équipement
que les autres membres de sa compagnie. L’entrainement les fit
agir comme un seul homme, la discipline les fit répondre comme
un seul homme, |’uniforme les fit ressembler 4 un seul homme.
Le soin quotidien de l’uniforme fut un élément important pour la
formation du nouvel esprit de corps”.
4 Une armée de cent mille hommes — comme celle de
pee Louis XIV — qui a besoin d’uniformes entraine une grosse com-
ore mande A l'industrie : en fait, ce fut_la premiére demande a
yo grande échelle pour un produit absolument standardisé. Le gott
we individuel, le jugement individuel, les besoins individuels, autres
ae que les dimensions du corps, ne qouseent aucun role dans cette
py 4, nouvelle branche de la production. C’était li la condition d’une
ne 1 mécanisation compléte. Les industries textiles pressentirent cette
dir grosse demande, la machine A coudre fut tardivement inventée
a par Thimonnet, a Lyon, en 1829, et l’on n’est pas surpris de
constater que c’est le ministére francais de la Guerre qui voulut
l’utiliser le premier. Depuis le XVII® siécle, l’armée était deve-
nue le modéle non seulement de la production, mais de la con-
sommation idéale dans le syst¢me machiniste.
Notons combien les grandes armées du XVII® siécle et les

2. En francais dans le texte.

go
LES FACTEURS DE MECANISATION

armées encore plus grandes de la conscription, qui triomphérent


en France pendant la Révolution, allaient avoir d’importance
dans te développement futur de la guerre. Une armée est un
corps de purs consommateurs. Comme _l’armée grandissait, elle
fit peser_un fardeau de plus en plus lourd sur l’entreprise_de
production : car l’armée doit étre nourrie, logée, équipée et, A :
l’encontre des autres activités, elle ne rend aucun service en
retour, excepté celui de « protection » en temps de guerre. Bien her ye
plus, 4 ce moment, |’armée n’est plus seulement un pur consom- a
mateur elle devint_un producteur négatif : c’est-d-dire que, sui- y
vant l’excellente expression de Ruskin, elle produit le mal au er
liew du bien : la misére, la mutilation, la destruction physique, la’
terreur, la famine et la mort caractérisent la guerre et_en_ sont
le_ principal résultat.
Maintenant, la faiblesse d’un systéme capitaliste de produc-
tion basé sur le désir d’accroitre les signes abstraits de pouvoir
et de richesse, vient de ce que la consommation et la rotation
des stocks est retardée par les faiblesses humaines : les souve-
nirs affectifs et la probité artisanale. Ces faiblesses prolongent
quelquefois la vie d’un produit plus longtemps que s’il avait été
désigné par une économie abstraite pour étre remplacé. De tels
freins a la production sont exclus automatiquement de l’armée,
surtout dans les périodes de service actif. L’armée est_le consom- Je ‘
mateur idéal, car elle tend 4 réduire A zéro |’intervalle de temps vp!
entre la production initiale profitable et_le_remplacement_profi- Ve y ie
table. La consommation rapide du ménage le plus luxueux et le
plus prodigue ne peut rivaliser avec celle d’un champ de bataille.
Mille hommes fauchés par les balles entrainent plus ou moins a
la demande de mille uniformes, mille fusils, mille baionnettes Y°~
supplémentaires. Un millier d’obus tirés ne peuvent étre récu
pérés et ré-employés. A tous les malheurs de la bataille, s’ajoute
la destruction plus rapide des équipements et du ravitaillement. ‘ y
La guerre mécanisée, qui a tant _contribué aux divers aspects Xe
de_la_production en masse standardisée, est_en fait_sa grande A :
justification. Il n’est pas étonnant qu’elle agisse toujours conime
un reméde temporaire sur le systéme qu’elle a tant fait pour /
instaurer. Le succts de la production en grande quantité dépend \
de la consommation en grande quantité. Et rien n’assure le
remplacement comme la destruction organisée. En ce sens, la
guerre n’est pas seulement, comme on I’a appelée, la « santé
de I'Etat », c’est aussi la santé de la machine, Sans la produc-
tion négative de la guerre, pour é€quilibrer algébriquement les
comptes, les capacités accrues de la production machiniste ne ge
pourraient étre utilisées que d’une facon limitée : par une plus a
forte demande des marchés ¢trangers, un accroissement de la
population ou du pouvoir d’achat des masses au moyen de restric-

OI
TECHNIQUE ET CIVILISATION

tions draconiennes des bénéfices. Quand les deux premiers


moyens sont épuisés, la guerre favorise la derniére solution,
si terrible pour les classes 4 gains limités, si dangereuse pour
tout le systeme qui les supporte.

L’entrainement > La détérioration de la vie sous le ré-


militaire gime militaire est un lieu commun.
et la destruction. C’est justement pourquoi il faut 1’étu-
dier en détail.
Dans le gouvernement des hommes, le pouvoir physique est
un grossier substitut de la patience et de l’effort coopératif.
S’il accompagne normalement l'’action au lieu d’étre une res-
source supréme, c’est le signe d’une faiblesse sociale extréme.
Quand un enfant est contrecarré de facon intolérable par une
autre personne, qu’il ne comprend pas pourquoi et qu’il n’est
pas assez fort pour résister, il résout souvent la question par un
simple souhait. Il souhaite que l’autre personne meure. Le sol-
dat, enfant par l’ignorance et les souhaits, en différe parce qu’il
peut passer & l’action directe. Tuer est la simplification supréme
de la vie : une étape au dela de la restriction et des simplifica-
tions de la machine, qu'il est possible de justifier d’un point de
vue pragmatique. Alors que l’effort de la culture tend vers une
différenciation plus complete des perceptions, des désirs, des
valeurs et des fins, les maintenant A chaque instant en un équi-
libre perpétuellement changeant mais stable — l'esprit de la
guerre tend a renforcer l’uniformité, A extirper tout ce que le
soldat ne peut ni comprendre ni utiliser.
Dans son pathétique désir de simplicité, le soldat au fond de
lui-méme étend l’empire de l'irrationnel; dans son effort pour
substituer la force aux emprises émotives et intellectuelles, aux
loyautés et aux cohésions naturelles — bref aux phénoménes
organiques de la vie sociale —, il crée cette alternance de con-
quéte et de révolte, de répressions et de représailles qui a ponc-
tué tant de périodes importantes dans l’existence de l’humanité.
Méme lorsque les conquétes guerriéres sont faites de facon intel-
ligente et presque bénéfiques — comme dans le dernier Empire
inca du Pérou —, les réactions qu’il met en mouvement sapent
les fins qu’il a en vue. Car le terrorisme et la crainte créent un
état psychique inférieur. En faisant de lui-méme un maitre, le
soldat contribue 4 créer une race d’esclaves.
Quant a l’estime de soi, le soldat y parvient dans sa volonté
de faire face A la mort. On ne peut nier qu’il ait_un attrait puis-
sant mais pervers pour la vie, mais ceci est commun au canon-
nier et au bandit, aussi bien qu’au héros.
Le soldat croit que le champ de bataille peut seul donner ce

Q2
LES FACTEURS DE MECANISATION

goat. C’est une erreur. La mine, le bateau, le haut fourneau, la


charpente métallique du pont ou du gratte-ciel, la salle d’hdépital,
l’accouchement demandent le méme courage, plus encore que
dans la vie du soldat, qui peut passer ses meilleures années A
un entrainement stérile, n’ayant 4 redouter la mort que par
ennui. Un des plus sinistres effets de la discipline militaire est
cette imperméabilité aux valeurs de la vie autres que celles qui
se rapprochent du_ besoin de mort sous-jacent chez le soldat.
Heureusement pour I’humanité, l’armée a généraiement_été le
refuge des esprits de troisitme ordre : un soldat ayant en outre
une réelle capacité intellectuelle, un_César ou un Napoléon, sont
des exceptions saisissantes. Si l’esprit du soldat travaillait au-
tant que son corps, si sa discipline intellectuelle était aussi inexo-
rable que l’entrainement, la civilisation aurait facilement pu étre
anéantie depuis longtemps. De 1a ce paradoxe technique :_la
guerre _stimule |’invention, MAS apes Rozen hee Se
critique de ce phénoméne commun est le refus des carabines et
du canon perfectionné par Whitworth au milieu de 1l’époque
victorienne. Alfred Krupp se plaignit d’une résistance ana-
logue de l’armée et de la marine aux progrés techniques. Le
retard que l’armée allemande apporta 4 adopter le tank pendant
la guerre 10914-1918 montre combien les « grands » peuples
guerriers eux-mémes sont apathiques. Ainsi finalement le sol-
dat est encare la principale victime de ses propres simplicités et
de ses raccourcis. En atteignant la précision et la régularité de la
machine, il a perdu l’aptitude 4 répondre intelligemment et a
s’adapter. Il n’est pas surprenant qu’en anglais le verbe to
soldier signifie travailler sans rendement.
L’alliance de la mécanisation et de la militarisation a été, en
somme, malheureuse, car elle a eu tendance & limiter les actions
des groupes sociaux A un cadre militaire et 4 encourager les tac-
tiques brutales et rapides du militaire dans 1’industrie. Il est
malheureux pour l’ensemble de la société qu’une organisation du
pouvoir comme l’armée — plutét qu’une association plus
humaine et plus coopérative — ait présidé A la naissance des
formes modernes de la machine.

Mars et Vénus. Si la production mécanique a été ac-


crue et déterminée par les commandes
du champ de bataille et du terrain d’exercices, elle a pu aussi
subir indirectement l’influence de la guerre pendant les inter-
valles de repos.
La guerre est le moyen pour les classes dirigeantes de créer
l’Ftat_et_de s’en emparer. Ces classes, quels que soient leur
font alterner leurs prouesses avec
esprit et leur origine militaires,

93
TECHNIQUE ET CIVILISATION

ce que Veblen, dans Theory, of the Leisure Classes appelait le


rite du gaspillage distingué.
En Europe occidentale, depuis le VI° siécle, la féodalité mili-
taire s’était partagé le pouvoir économique avec les paisibles
monastéres, qui constituaient un important soutien du systéme
social. Depuis le XII® siécle les seigneurs féodaux avaient été
vaincus par les ville’ libres. Avec l’avénement des monarchies
absolues au XVI® siécle, les anciens domaines et les corpora-
tions, dont la puissance avait été localisée et répartie — donc
équilibrée — en raison de leur autonomie relative, furent absor-
bées par l’Etat. Dans les grandes capitales européennes le pou-
voir fut concentré symboliquement — et, en partie, réellement —
sur le monarque absolu. La culture cristallisée, dans les grandes
capitales et qui atteignit le plus haut point dans le Paris de
Louis XVI ou le Saint-Pétersbourg de Pierre le Grand, s’unifor-
misa, devint militariste, enrégimentée, oppressive. Dans ce
milieu, la machine pouvait croitre avec plus de vigueur, car la
vie des institutions avait été mécanisée. Aussi les capitalesdevin-
rent-elles le point de convergence, non seulementde la résidence,
mais de la production capitaliste, et‘elles on
ont encore aujourd’hui
l’avance qu’elles y ont acquis.
Il y a un fondement psychologique au gaspillage et au luxe
qui se sont manifestés avec une telle splendeur au XVI° siécle,
et qui introduisirent la vie du camp et de la cour dans chaque
industrie de la communauté moderne. Au fond, cette nouvelle
opulence était liée au genre de vie brutal, désordonné, irréligieux
qui dominait dans la société. Ceci n’est pas sans analogies avec
les explosions brutales d’ivrognerie et de jeu qui alternaient avec
le travail du mineur.
De toute évidence la vie militaire est dure. Elle implique un
renoncement au confort et A la sécurité de l’existence domes-
tique normale. Le mépris du corps, l’abstinence, la suppression
des impulsions spontanées, les marches forcées, le sommeil
haché, la fatigue, la propreté négligée — toutes ces conditions
du service actif ne laissent pas de place 4 une existence normale,
et A l’exception des brefs intervalles de luxure et de viols la
vie sexuelle du soldat est limitée. Plus la campagne est difficile
— et c’est justement A cette époque que la mécanisation des
armes et la sérieuse discipline de l’entrainement chassérent les
derniers vestiges du confort des gentilshommes et chasseurs
amateurs -— plus les rigueurs sont grandes et la lutte serrée,
plus les compensations sont nécessaires.
Quand Mars rentre a la maison, Vénus l’attend au lit : c’est
un des themes favoris des peintres de la Renaissance, du Tin-
toret 4 Rubens. Et Vénus remplit deux tAches : non seulement
elle lui donne son corps, mais elle compléte la superbia du soldat

94
LES FACTEURS DE MECANISATION
par sa propre luxuria. Elle demande en temps de paix d’autant
plus d’attentions compensatrices qu’elle a été négligée pendant
la guerre. Les caresses de Vénus ne suffisent pas en elles-mémes
a compenser les abstentions et la cruauté bestiale du champ de
bataille. Le corps doit étre glorifié aprés avoir été négligé. Elle
veut des bijoux, de la soie, des parfums, des vins rares pour
anticiper et prolonger par tous les moyens le rite érotique lui-
méme. Elle ne néglige rien pour parvenir a ses fins. Elle expose
sa poitrine, retire ses sous-vétements, révéle au passant ses
membres, jusqu’au mont de Vénus. Aprés une période de ten-
sions, de désordres et de guerre, de la bonne & tout faire A la
princesse, les femmes, consciemment ou non, adoptent les habi-
tudes des courtisanes. Ainsi la vie se renouvelle, de facon extra-
vagante. Les modes féminines qui ont prévalu dans le monde
occidental a la fin de la derniere débauche martiale rappellent
point par point celles de la fin du Directoire : de la suppression
du corset a l’abandon temporaire de la combinaison.
Parce que les impulsions érotiques cherchent une compensation
au mépris dans lequel elles ont été tenues, elles envahissent et
pervertissent toute activité : la courtisane consomme la substance
des conquétes du guerrier. Une pléthore de marchandises marque
les triomphes du soldat et justifie le butin qu’il ramene avec lui.
Shakespeare nous en a donné une étude précise dans Antoine
et Cléopatre. Mais les résutats économiques sont plus importants
que les conséquences psychologiques. Du point de vue économi-
que, la conquéte de Mars par Vénus signifie une augmentation
de la demande en produits de luxe de toute sorte : satins, den-
telles, velours, brochés, pierres précieuses — ornements en or,
cassettes finement ciselées pour les ranger, couches moelleuses
— bains parfumés, appartements et jardins privés, avec un arbre
d’amour. Bref les acquits de toute une vie.
Si le soldat ne les fournit pas, c’est le marchand. Si ces pro-
duits ne sont pas le butin prélevé 4 la Cour de Montezuma ou
sur une galére espagnole, ils doivent étre achetés au comptoir.
A la Cour et dans les palais, la religion elle-méme est devenue
une cérémonie vide. Peut-on s’étonner que le luxe soit presque
devenu une religion? a
Observez le contraste : le luxe privé n’était pas favorablement
considéré au Moyen-Age. En fait, la vie privée, au sens moderne,
existait & peine. Ce n’est pas seulement parce que les péchés
we
d’orgueil, d’avarice et de concupiscence, avec leurs dérivés pos-
sibles, la fornication et la débauche, étaient sinon de sérieuses
offenses, du moins des obstacles au salut, c’est simplemen
parce que les standards de vie, du point de vue purement finan
cier, étaient modestes. Mais le Moyen-Age avec sa tendanc
continuelle au symbole employait l’or, les bijoux et l’artisana

95
TECHNIQUE ET CIVILISATION

d’art comme emblémes du pouvoir. La Vierge pouvait recevoir


de telles offrandes parce qu’elle était reine du ciel; le roi et la
reine terrestres, le pape et les princes, représentant le pouvoir
divin, pouvaient aussi, dans une certaine mesure, jouir d’un luxe
qui indiquait leur situation. Enfin, les corporations, dans leurs
mystéres et leurs parades, pouvaient dépenser sans compter
pour les représentations publiques. Mais le luxe avait 1a une
fonction collective. Méme parmi les classes privilégié¢es, il ne
signifiait pas seulement le bien-étre sensuel.
La rupture de l’économie médiévale fut_marquée par_l’appa-
rition d’un_idéal de pouvoir privé et de possession privée. Le
marchand, le capitaliste, le flibustier ou le condottiere, autant
que les seigneurs premiers possesseurs des terres, essayérent_de
ene Ieee Sane Waa te .
s’emparer des fonctions de la vie civile et de les monopoliser a
leur_profit. Ce qui avait été une fonction publique devint une
gestion privée. Le réle moral de l’FEglise devint le masque de la
Cour; les fresques murales qui appartenaient & un lieu et a
une institution, devinrent les tableaux de chevalet, mobiles et
appartenant a des individus privés. La condamnation médiévale
de l’usure fut raillée par l’Eglise au XV°® siécle, et méme aban-
donnée en théorie par les réformateurs du XVI® siecle. Le méca-
nisme légal d’achat 4 grande échelle alla de pair avec le besoin
social et psychologique d’une vie d’achats et de vente. La guerre
n’était pas le seul motif, naturellement. L’endroit ott le nouveau
luxe fut le plus visible et ot il fut porté 4 un point d’extréme
raffinement, c’est la Cour.
Economiquement, le centre de gravité glissa vers la Cour.
Géographiquement, il glissa vers les capitales ol la Cour —- et
les courtisanes — étaient luxueusement logées. Le grand art, a
l’époque baroque, s’est réfugié dans les maisons de campagne
et les palais des villes. Quand on construisait des églises et des
monastéres, ils étaient dans le méme style. Abstraitement, il
aurait été difficile de dire la différence entre la nef de celle-ci et
la salle de celui-la. On acquérait des richesses pour consommer
des marchandises, 4 l’exemple de la Cour. Vivre comme un
prince devint un dicton. La courtisane présidait 4 tout cela. On
devenait riche et puissant pour lui plaire, on lui construisait un
palais, on lui donnait de nombreux serviteurs, on amenait un
Titien pour la peindre. Son propre sens du pouvoir prospérait
avec le confort et les beautés de sa vie, et elle considérait son
corps d’aprés son aptitude 4 en tirer du luxe. Le sommet du
réve baroque fut atteint lorsque Louis XIV fit sentimentalement
construire le gigantesque palais de Versailles & l’emplacement du
vieux pavillon de chasse ot il avait pour la premiére fois cour-
tisé Mlle de La Valli¢re. Mais le réve était universel, on le ren-
contre dans chaque souvenir de cette période, dans l’esprit

96
LES FACTEURS DE MECANISATION
comme dans la chair, la pierre et la toile. Son incarnation la plus
splendide est peut-¢tre dans la précoce conception de l’abbaye de
Théléme, par Rabelais. La vie de la Cour devenait le critére
d’une belle vie. Les standards luxueux de consommation qui y
étaient établis se répandaient de proche en proche dans la
société.
Non seulement la vie dans son ensemble se réduisit & l’humble
travail manuel du cocher, du cuisinier, du groom : mais la Cour
commenga aussi a prendre la téte de la production industrielle.
Le nouveau luxe de la porcelaine de table devint le monopole
des fabriques royales de porcelaine en Prusse, en Saxe, au Dane-
mark, en Autriche. Quant aux tapisseries, la grande manufac-
ture des Gobelins devint l’un des principaux centres de produc-
tion en France. Dans l’effort pour paraitre, pour avoir une
facade, l’usage des fraudes, des ersatz et des substituts se
généralisa. Le platre imita le marbre, la dorure imita l’or, le
moulage imita les ornements a la main, le verre imita les pierres
précieuses. La reproduction des substituts, pour la consomma-
tion en masse, comme la pacotille de Birmingham, remplaga les
créations lentes et originales de l’artisanat authentique.
Pour obtenir un effet au del’ des moyens de l’acheteur, les
prix furent systématiquement abaissés par la production en
masse et des matériaux de qualité inférieure, d’abord pour les
ornements, puis pour les objets utiles. L’expansion de l’idéal de
la Cour dans toute la société, amena au XVIII® siécle le méme
changement que I’introduction de l’idéal « démocratique » de la
conscription militaire. La fabrication standardisée de la bijou-
terie bon marché, des ornements domestiques et des textiles alla
de pair avec la standardisation de l’équipement militaire. On
peut remarquer avec ironie que c’est avec les capitaux amassés
dans ses ateliers de pacotille &4 Soho que Mathiew Boulton put
aider James Watt pendant la période ot il perfectionna la ma-
chine 4 vapeur.
Le signe de l’aisance économique, en se concentrant sur un
luxe insignifiant, fut de beaucoup de facons un prélude malheu-
reux a la production machiniste, mais ce ne fut pas enti¢rement
stérile. De ce ritede la consommation, de grandes réalisations mé-
caniques, d’abord concues comme des jeux : les mannequins dont
les mouvements raides et ¢légants étaient actionnés par un mou-
vement d’horlogerie, les poupées qui marchaient toutes seules; les
voitures mues par un mouvement d’horlogerie comme celle que
Camus construisit pour le jeune Louis XIV, les oiseaux qui re-
muaient la queue en mesure au son d’une boite A musique. Vains
A Vorigine, ces jouets, ces impulsions de jeux ne furent pas sans
fruits. On a généralement sous-estimé le rdle des jouets et des
instruments non utilitaires dans les inventions importantes. Héro

97
TECHNIQUE ET CIVILISATION

suppose que le premier emplgi de la machine 4 vapeur a été de


créer des effets magiques dans le temple, pour effrayer la popu-
lace. La vapeur apparait comme un agent de travail au X° siécle,
lorsque Sylvestre II l’employa pour actionner un orgue. L’héli-
coptére fut inventé comme jouet en 1796. Non seulement le
cinéma apparait comme jouet d’abord dans le kaleidoscope, mais
la lanterne magique, utilisée pour la production éventuelle de
ces images, était un jouet attribué au XVII°* siecle 4 Athanasius
Kircher. Le gyroscope était un jouet avant d’étre utilisé sérieu-
sement comme stabilisateur — et le succés des cerfs-volants
éveilla l’intérét pour le vol. Les jouets automatiques sont 4
l’origine du téléphone et du phonographe. Les instruments les
lus puissants du XVII® siécle, les roues de la machine de Marly,
furent construits pour pomper l’eau des fontaines de Versailles.
Méme le désir de vitesse dans le voyage apparut d’abord sous
la forme de jeu avant d’étre incarné dans le chemin de fer et
l’automobile : la promenade aérienne — notre scenic-railway
d’aujourd’hui — apparut bien avant les inventions utilitaires.
La vérité mécanique fut quelquefois exprimée comme une plai-
santerie — tout comme |’éther fut d’abord employé en Amérique
dans les jeux de société avant d’étre employé en chirurgie. En
fait, l’intérét naif de l’enfant pour les roues qui bougent sub-
siste, A peine déguisé, pour une large part dans l’intérét de 1’a-
dulte pour la machine : « Les machines sont des seaux et des
pelles pour adultes. » L’esprit du jeu a conféré |’imagination
mécanique. Cependant, une fois commencée l’organisation de la
machine, les amusements de l’aristocratie n’allaient pas rester
longtemps oisifs.

L’équation : Produc- Il fallut, pour le développement de la


tion x Consommation. machine, a la fois des obstacles et des
appats, une poussée et un retrait, une
fin et des moyens. Sans aucun _doute, le stimulant_vint de la
technique et de la science. Leur intérét grandissait de lui-méme.
Avec les forgerons, les charrons, les fondeurs, les horlo-
gers et le corps grandissant des expérimentateurs et des inven-
teurs, la machine devint le centre de la production, Mais pour-
quoi la production devait-elle atteindre des proportions aussi
énormes? Rien dans le milieu de la machine elle-méme ne
peut expliquer ce fait. Dans d’autres civilisations, si elle pou-
vait créer de vastes disponibilités pour les travaux publics et
art urbain, elle demeurait une simple nécessité de 1’exis-
tence, souvent acceptée a contre-cceur, et n’était jamais un
centre d’intérét continu et accablant. Jadis, méme en Europe
occidentale, les hommes avaient travaillé pour obtenir un niveau

98
Ill. LA DANSE
MACABRE

9. MOnTRE DU XVI®* SIECLE.


La ponctualité caractérise la
bourgeoisie florissante. D’ou la
mode de porter des montres
depuis cette €poque. La forme
fantastique des premiéres mon-
tres indique que la machine
trouva tardivement ses formes.

10. LA PRESSE A IMPRIMER fut


un puissant facteur d’unifor-
misation du langage et, pro-
gressivement de la _ pensée.
Standardisation, production en
masse et entreprise capitaliste
apparurent avec la presse a
imprimer. Non
nous constatons
sans _ironie,
que la plus
ancienne représentation connue
AW al
,

de la presse a imprimer — re-


produite ci-contre — est une
Danse macabre, imprimée a
Lyon en 1499.

11. CAMP FORTIFIE, 1573.


L’entrainement militaire, au
XVI° siécle, préluda a l’indus-
trialisation du XVIII° siecle.
Précision et standardisation ap-
parurent de bonne heure dans
les formations, les exercices et
la tactique de l'armée. La mé-
canisation des hommes est le
premier pas vers la mécanisa-
tion des choses.

12. JacoB Fuccer IJ, un des


nouveaux types de banquier et
de financier. Il réapparait a
chaque génération, alias baron
Rothschild, alias J. Pierpont
Morgan, alias sir Basil Zaha-
roff, etc. Finangant les guerres,
monopolisant les ressources
naturelles, stimulant les fabri-
ques d’armes, créant ou rui-
nant les industries, selon les
opportunités de profit, il est
le premier exemple de capita-
liste pur. Sa domination sym-
bolise la dégradation de 1l’éco-
nomie basée sur la vie en une
économie basée sur l’argent.
IV. LES MINES,
LTARMEMENT
ET WAr GUERRE

13. FONDERIE DE CANONS AU


XVI¢ siEcLE. A l’arriére-plan,
fortifications et canons en ac-
tion. Les grosses demandes a
l'industrie miniére, qui suivi-
rent ljntroduction du canon
au XIV* siécle, entrainérent
l'expansion de la finance. Dé-
but du cycle : Mines, Mécani-
sation, Armement et Finances,
—— dont le danger est aujour-
dhui plus évident que jamais.

14. Application a grande


échelle de la force hydraulique
au polissage des armures.
Cette méthode s’est étendue de
la production des armes au
XVI° siécle 4 la production de
quincaillerie bon marché en
Suéde, a la fin du XVII* sié-
cle, etxde pacotille a Birmin-
|
gham a la fin du XVIII°.

15. PROYECTION CONTRE LES


GAZ DANS LES MINES. Dispositif
de sécurité nécessaire pour le
travail constamment dangereux
de la mine. Non seulement les
produits, mais encore la tacti-
que de ia mine ont été régu-
liérement introduits dans la
guerre moderne depuis Vau-
ban, payant ainsi la dette du
mineur envers la poudre 4 ca-
non.

16. RUINES DE COLOGNE, 1945.


Produit final de la mine
moellons et débris. La bombe
atomique, derniére conquéte de
lhomme sur la nature physi-
que, peut maintenant transfor-
mer tous les espaces vivants
en un-amas de débris. La réa-
lisation dur réve des alchimistes |
médiévaux, la transmutation |
des éléments, ne promet pas
YElixir de vie, mais Vempire |
universel de la Mort, a moins
que l’homme ne retrouve sa
propre humanité.
LES FACTEURS DE MECANISATION

de vie correspondant 4 leur rang et dans leur classe. S’enrichir


pour sortir de sa classe, c’était une notion étrangére A l’idéologie
féodale et corporative. Quand la vie était plus facile, les gens ne
se lancaient pas dans des oe ML abstraites, ils travaillaient
“Gk PEEL WPrSmcneel_X Perea SODA SEE ES

moins. Et quand la nature comblait,


les ils restaient souvent
dant l'état idyllique des Polynésiens ou des Grecs d’Homére,
consacrant a l'art, aux rites et au sexe le meilleur de leurs
énergies.
L’aiguillon, Sombart l’a amplement démontré dans sa petite
étude sur Le Luxe et le Capitalisme, venait principalement de la
Cour et des courtisanes : elles dirigeaient les énergies de la
société vers un horizon de consommation toujours changeant.
Avec l’affaiblissement des principes de castes et le développe-
ment de I’individualisme bourgeois, le rite des dépenses super-
flues se répandit rapidement dans les autres couches de la
société. Il justifia les abstractions des « money-makers » et élar-
git le champ d’utilisation de la technique. L’idéal d’une vie
puissante, dépensiére supplanta celui d’une vie sainte ou
humaine. On devait jouir tout_de suite du_paradis qui, dans 1’u-
nivers chrétien, succéde_a cette vie. Les rues pavées de pierres
précieuses, ses murs brillants, ses halls de marbre, étaient pres-
que A portée de la main, pourvu que | lon gagnat assez d’argent
pour les acheter.
Peu de gens mettaient en doute que le palais ne fit le paradis,
peu de gens doutaient qu’il ne fit sacré. Les pauvres, les exploi-
tés, écrasés de travail, étaient en partie hypnotisés par ce nou-
veau rite, et ils lui permettaient de continuer 4 leurs dépens, avec
a peine un murmure de protestation, jusqu’A ce que la Révo-
lution francaise amendt une pause. Aprés quoi, le phénoméne de
consommation redoubla de voracité et se justifia en promettant
hypocritement aux masses une abondance qui ne venait jamais.
Le refus des joies terrestres dans l’attente de l’au-dela — 1’au-
dela de saint Jean de Patmos — était dénoncé comme une béa-
titude trompeuse, analogue a celle du régime monastique, qui
s’était opposée aux instincts naturels. Ce n’était pas un pré-
lude au paradis, mais la préparation de |’entreprise capitaliste.
La nécessité de s’abstenir des plaisirs immédiats, le rejet des
biens présents pour des gains futurs, tous les mots employés par
les écrivains du XIII® siécle pour justifier 1’accumulation des capi-
taux et le prélévement des intéréts, auraient pu étre mis dans
la bouche d’un prétre médiéval, essayant de décider les hom-
mes A repousser les tentations immédiates de la chair pour ga-
gner le ciel. La vitesse de la machine pouvait diminuer le temps
entre l’abstention et la récompense. Pour les classes moyennes
au moins, les portes dorées s’ouvraient.
Le puritanisme et la contre-réforme ne défiérent pas sérieuse-

99
TECHNIQUE
TECHNIQUE ET CIVILISATION

ment cet idéal de la Cour. L’esprit militaire des puritains, sous


Cromwell par exemple, allait bien avec leur vic sobre, frugale,
industrieuse, concentrée sur les gains d’argents, comme si, en
évitant l’oisiveté, les machinations du démon pouvaient étre élu-
dées sans supprimer les actes diaboliques, Carlyle, l’avocat at-
tardé de ce puritanisme militariste, ne voyait de chance de salut
que dans I’évangile du travail. Il soutenait que Mammon lui-
méme était en connexion avec la nature des choses, donc sur la
voie de Dieu. Mais dans la production, l’idéal d’acquisition va
nécessairement avec des modes de consommation. Le puritain
qui avait peut-étre placé sa fortune dans une entreprise com-
merciale ou industrielle, avait seulement contribué a répandre
plus largement l’idéal de la Cour. Eventuellement, dans la
société, sinon dans la vie de l’individu, capitaliste, le jour des
comptes arrive : la saturnale suit les sobres efforts du puritain.
Dans une société qui ne connait pas d’autre idéal, dépenser
devient la principale source de délices. Finalement cela devient
un devoir social.
Indépendamment des besoins vitaux qu’elles satisfaisaient, les
marchandises devenaient respectables et désirables. Elles pou-
vaient étre accumulées, empilées dans des palais et des entrepéts;
elles pouvaient, quand elles étaient en surplus, étre traduites
temporairement sous les formes plus abstraites de l’argent, de
lettres de change en lettres de crédit. Echapper_aux_ maigres
restrictions de la _pauvreté devint un devoir sacré. L’oisiveté en

cans GHore TadustriGe soe


pecial, sans gains d’argent, cessait_d’étre
respectable. L'aristocratie elle-méme, émue par sa demande
accrue de luxe et de services, se compromettait avec les classes
d’industriels et de commercants, épousait leurs filles, adoptait
leurs vocations et leurs intéréts et acclamait les nouveaux parve-
nus a l’état béni de riche. Les philosophes pouvaient spéculer,
avec une attention défaillante et un ceil distrait, sur la nature du
bien, du vrai et du beau. Y avait-il un doute a ce sujet? Leur
nature était essentiellement de pouvoir prendre corps en biens
matériels et d’étre vendus avec profit, de rendre la vie plus facile,
plus confortable, plus sire, physiquement plus agréable, en un
mot mieux rembourrée.
Enfin la théorie de l’Age nouveau, d’abord formulée en termes
de succés pécuniaire, fut exprimée en termes sociaux par les uti-
litaires, au début du XIX® siécle. Le bonheur était la véritable
fin de homme et il consistait 4 obtenir le plus grand bien pour
le plus grand nombre. L’essence du bonheur était d’éviter la
peine et de chercher le plaisir. La quantité de bonheur, et finale-
ment la perfection des institutions humaines, pouvait en gros
étre évaluée par la quantité de marchandises qu’une société était

Ioo
LES FACTEURS DE MECANISATION

capable de produire : d’ot besoins accrus, marchés accrus, entre-


prises accrues, corps de consommateurs accru. La machine ren-
dait tout cela possible et garantissait le succés. Crier « assez »
ou demander une limite était une trahison. Le bonheur et l’aug-
mentation de la production ne faisaient qu’un.
Que la vie soit plus intense et ait plus de sens dans les
moments de peine et d’angoisse, qu’elle ait moins de saveur dans
les moments de satiété, que, une fois satisfaits les besoins
essentiels, on ne puisse établir de rapport mathématique entre
les intensités, les extases, les états d’équilibres de la vie et la
quantité de marchandises consommeées ou la quantité de pouvoir
exerc¢, — bref l’expérience ordinaire de |’amant, de |’aventurier
des parents, de l’artiste, du philosophe, du savant, du travailleur
actif quel qu’il soit, tous ces lieux communs étaient exclus de la
foi populaire et militante en l’utilitarisme. Si un Bentham, ou
un Stuart Mill essayaient, par casuistique, de les affronter, un
Gradgrind et un Bounderby® les ignoraient simplement. La pro-
duction mécanique était devenue un impératif catégorique, plus
strict qu’aucun de ceux découverts par Kant.
La, de toute évidence, méme la courtisane, méme le soldat, en
savaient plus que le marchand et le philosophe utilitaire. Au
besoin, l’une ou !’autre aurait risqué son corps ou le confort du
corps pour l’honneur ou pour |’amour. D’ailleurs, en poursuivant
la transformation quantitative de la vie, on s’était du moins
emparé d’un butin concret : tissus, denrées alimentaires, vins,
peintures et jardins. Mais lorsque vint le XIX° siécle, ces réalités
étaient devenues, pour la plupart, des feux follets, qui faisaient
oublier 4 l’humanité les biens tangibles et les possessions immé-
diates. Ce que Sombart a appelé l’homme fragmentaire était
né : le grossier philistin Vitorien que Ruskin oppose ironique-
ment A « l’esthéte » nettement découpé sur une piéce de mon-
naie grecque. Il prétendait, cet homme fragmentaire, selon les
meilleurs principes utilitaires, qu’il ne travaillait pas pour sa
santé. Le fait est évident. Mais pour quelle autre raison les
hommes doivent-ils travailler?
La croyance qu’une belle vie est une vie qui profite des biens
s’épanouit avant que le complexe paléotechnique n’ait pris corps.
Cette conception donna 4 la machine son but social et sa justifi-
cation et elle donna méme leur forme A beaucoup de ses produits
finis. Quand la machine produisait d’autres machines ou utilités
mécaniques, son influence était souvent bonne et créatrice. Mais
lorsque les désirs qu’elle comblait restaient ceux dont les classes

3. Industriel et commergant antipathiques, dans Les Temps diffi-


ciles, de Dickens. (N.d.T.)

Ior
TECHNIQUE ET CIVILISATION

supérieures s’étaient emparés, sans esprit critique, pendant la


période de l'absolutisme dynastique, de la politique, du pouvoir
et du vide baroque, son effet était de hater la désintégration des
valeurs humaines.
Bref, la machine vint dans notre civilisation, non pour libérer
l’homme de l’esclavage des formes serviles de travail, mais pour
étendre le plus possible la servitude aux -ignobles standards de
consommation qui se sont élevés dans les aristocraties militaires.
Depuis le XVII® siécle, la machine a été conditionnée par la vie
sociale désordonnée de |’Europe occidentale. La machine donnait
une apparence d’ordre a4 ce chaos, elle promettait la plénitude au
lieu du vide. Mais toutes ces promesses étaient insidieusement
minées par les forces mémes qui lui avaient donné forme : le
jeu du mineur, le besoin de puissance du soldat, les fins pécu-
niaires abstraites du financier, |’extension luxueuse du pouvoir
exuel et des substituts érotiques inventés par la Cour et les
ourtisanes. Toutes ces forces, ces desseins, ces buts sont encore
isibles dans notre culture machiniste. Par imitation, elles se
ont répandues de classe en classe, de la ville 4 la campagne. Le
on et le mauvais, le clair et le contradictoire, l’aimable et le
revéche — voila le minerai dont nous devons extraire le métal de
la valeur humaine. A cété des quelques lingots que nous avons
raffiné, les montagnes des scories sont énormes. Mais tout n’est
pas scories, loin de la. On peut méme maintenant prévoir le jour
u les gaz nocifs et les résidus, les dérivés inutilisables de la
achine seront convertis par |’intelligence et par la coopération
sociale 4 des usages plus vitaux.
CHAPITRE {IIT

LA PHASE EOTECHNIQUE

Le syncrétisme Les civilisations ne sont pas des orga-


technique. nismes autonomes. L’homme moderne
n’aurait pu trouver ses modes parti-
culiers de pensée ou inventer son équipement technique actuel
sans puiser librement dans les cultures qui l’ont précédé ou qui
continuent 4 se développer autour de lui.
Toute grande différenciation culturelle semble résulter, en fait,
d’un phénoméne de syncrétisme. Flinders Petrie, dans son étude
sur la civilisation égyptienne, a montré que la fusion nécessaire
a son développement et 4 son accomplissement méme avait une
base raciale. Dans le développement du christianisme, il est évi-
dent que les éléments étrangers les plus divers — le mythe de la
végétation de Dionysos, la philosophie grecque, le messianisme
juif, le culte de Mithra ou de Zoroastre — jouérent leur réle
pour donner son contenu spécifique et méme sa forme 4a I’ultime
assemblage de mythes et d’offices qui devint le christianisme.
Avant que ce syncrétisme ne se produise, les cultures dont sont
tirées ces éléments doivent étre soit en état de dissolution, soit
suffsamment éloignées dans le temps et l’espace pour que l’on
puisse extraire des éléments simples de la masse confuse des
institutions réelles. Si cette condition n’existait pas, les éléments
eux-mémes ne seraient pas libres — et ils doivent 1’étre — de
se déplacer vers leur nouveau pdle. La guerre agit comme agent
de dissociation, et la renaissance mécanique de 1’Europe occi-
dentale fut associée au choc et a Il’aiguillon des Croisades. Ce
que la nouvelle civilisation préléve, ce ne sont pas les formes et

103
TECHNIQUE ET CIVILISATION

les institutions complétes d’une solide culture, mais justement


ces fragments qui peuvent étre transportés et transplantés, elle
utilise les inventions, les modéles, les idées tout comme les
batisseurs gothiques, en Angleterre, utilisaient les pierres et les
tuiles des vestiges de villas romaines, combinées aux pierres
locales, sous la forme complétement différente de l’architecture
de leur époque. Si la villa avait encore été debout et occupée,
elle n’aurait pas facilement servi de carri¢re. C’est la mort de
la forme originelle, ou plutét les débris qui permettent le libre
travail et l’intégration des éléments des autres cultures.
Un autre fait & propos du syncrétisme mérite d’étre signaleé.
Dans les premiéres étapes de l’intégration, avant qu’une culture
n’ait imprimé sa marque définitive sur les matériaux, avant que
l’invention ne se soit cristallisée en habitudes et en routine satis-
faite, elle peut puiser aux sources les plus larges. Le commen-
cement et la fin, l’absorption initiale, l’expansion et la conquéte
finales, aprés l’intégration culturelle, sont universels.
Ces généralités s’appliquent aux origines de la civilisation
machiniste d’aujourd’hui : un syncrétisme créateur d’inventions,
rassemblé a partir des débris techniques des autres civilisations,
a rendu possible le nouveau corps mécanique. La roue hydrau-
lique sous la forme de la noria a été utilisée par les Egyptiens
pour élever l’eau, et peut-étre par les Sumériens dans d’autres
buts. Certainement, tout au début de l’ére chrétienne, les mou-
lins hydrauliques étaient répandus dans Rome. Le moulin a4 vent
est peut-étre venu de Perse au VIII® siécle. Le papier, la bous-
sole, la poudre 4 canon, vinrent de Chine, les deux premiers par
le truchement des Arabes. L’algébre vint des Indes par les
Arabes. Ceux-ci introduisirent également la chimie et la physio-
logie, alors que la géométrie et la mécanique ont leurs origines
dans la Greéce pré-chrétienne. L’idée de la machine 4 vapeur est
due au grand savant et inventeur Héro d’Alexandrie. C’est la
traduction de ses ceuvres, au XVI® siécle, qui attira l’attencion
sur les possibilités de cet instrument de puissance.
Bref, les inventions et découvertes les plus importantes qui
servirent de noyau au développement mécanique ultérieur ne
sont pas nées, comme le voudrait Spengler, d’une impulsion
intime et mystique de l’4me faustienne : ce sont des graines
amenées par le vent du domaine des autres cultures. Aprés le
X* siecle, dans |’Europe occidentale, le sol était, comme je l’ai
montré, bien labouré, hersé et prét & recevoir ces semences. Pen-
dant que les plantes poussaient, les cultivateurs de l’art et de
la science s’affairaient pour maintenir le sol arable. Prenant
racine dans la culture médiévale, dans un sol et un climat diffé-
rents, les graines de la machine subirent des modifications mor-
phologiques. Peut-étre, justement, parce qu’elles n’avaient pas

104
LA PHASE KOTECHNIQUE
d’ennemis naturels, elles proliférérent aussi rapidement et avec
autant d’exubérance que le chardon du Canada, lorsqu’il gagna
les pampas de l’Amérique du Sud. Mais A aucun moment — et
c’est la chose importante 4 retenir — la machine n’a représenté
une rupture compléte. Loin de ne pas avoir été préparé dans
Vhistoire humaine, l’4ge moderne_de_la_machine_ne peut étre
compris que comme le terme d’une préparation trés longue et
trés diverse. Croire qu’une poignée d’inventeurs britanniques_fit
soudain chanter les roues, au_XVIII®° siecle, est_tro rossier

Le complexe In regardant le dernier millénaire on


technologique. peut diviser le développement de la
machine et la civilisation mee gt
en trois phases successives qui se chevauchent et s’interpéné-
yr
trent : les phases éotechnique, paléotechnique, néotechnique. vA
C’est le professeur Patrick Geddes qui démontra pour
miere fois, il y a une génération, que la civilisation industrielle
la pre-
we
n’est pas un ensemble unique, mais qu’elle a deux phases bien
marquées et constrastées. En définissant les phases paléotechni-
que et néotechnique, il négligeait cependant une importante
période de préparation au cours de laquelle toutes les inventions-
clés furent trouvées ou pressenties. Aussi, pour continuer la
comparaison paléontologique qu’il employait, j’appellerai phase
éotechnique la premiére période : l’aube de la technique moderne.
Si chacune de_ces phases représente en_gros une période de
l’histoire humaine, elle est plus encore caractérisée par le fait
qu’elle forme un complexe technologigue. Chaque phase _a_ses
origines dans certaines régions définies et_tend_a employer cer-
taines ressources et_matieres premieres spéciales, chacune_a_ses
moyens_spécifiques d’utiliser_et_d’engendrer_1’énergie et ses
formes
particulitres
de productign. Enfin, chacune fait apparaitre
des types _particuliers d’ouvri : i -
thodes_particuli¢res, développe certaines aptitudes et en
_décou-
rage d’autres, supprime ou continue certains aspects de I’héri-
tage social.
Presque chaque partie d’un complexe technique tend a faire
ressortir et symboliser, 4 l’intérieur méme de ce complexe, des
séries entiéres de relations. Prenez les divers genres de plumes
pour écrire. La plume d’oie taillée par l’usager est un produit
éotechnique type. Il indique la base artisanale de l'industrie et
sa connection étroite avec l’agriculture. Economiquement, il est
bon marché, techniquement il est grossier mais facilement
adapté au style de l’usager. De méme, la plume d’acier repré-

105
TECHNIQUE ET CIVILISATION

sente la phase paléotechnique; bon marché, uniforme, sinon


durable, c’est un produit typique de la mine, de 1’usine métallur-
gique et de la production en masse. Techniquement, c’est un
progrés sur la plume d’oie. Mais pour approcher de la méme
possibilité d’adaptations, il faut une demi-douzaine de poin-
tes et de formes standardisées. Finalement, le stylographe —
bien qu’il ait été inventé dés le XVII® siécle — est le produit
néotechnique type. Avec son réservoir en caoutchouc ou en
résine synthétique, sa plume en or, son action automatique, il
indique une économie néotechnique plus fine. Avec sa pointe en
irridium durable, il en prolonge de fagon caractéristique le ser-
vice et réduit le besoin de remplacement. Ces observations peu-
vent se répéter cent fois sur les éléments de l’environnement par-
ticulier 4 chaque phase. Car, bien que les différentes parties d’un
complexe puissent étre inventées 4 des dates différentes, le
complexe lui-méme n’est vraiment en activité que si le plus
grand nombre de ses parties sont assemblées. Méme aujourd’hui
le complexe néotechnique attend encore un certain nombre d’in-
ventions nécessaires 4 sa perfection — en particulier, un accu-
mulateur ayant six fois le voltage et au moins l’ampérage actuel
des éléments types existants.
Du point de vue de la puissance et _d tériaux_caractéristi-
qudés taiDhade Eoteahniane ecthapeeniple.a
deltemasebcaryae
la phase, paléotechnique est un complexe du charbon_ et du fer,
et_la phase néotechnique, complexe
un de 1’électricité et_des
alliages. C’est la grande contribution de Marx, en tant qu’éco-
nomiste sociologue, d’avoir vu et en partie démontré que chaque
période d’invention et de production avait sa valeur spéci-
fique dans la civilisation, ou, comme il aurait dit, sa mission
historique. La machine ne peut étre séparée de son cadre social,
plus grand; car c’est ce cadre qui Jui confére un sens et un but.
Chaque période de civilisation porte en elle le résidu_insignifiant
autant que les survivances valables, des technologies passéeset
les germes importants des nouvelles. Mais le centre de croissance
réside dans son r :
L’aube de notre technique moderne s’étend en gros de l’an
1000 a 1750. Pendant cette période, les progrés et les sugges-
tions techniques dispersées des autres civilisations furent rassem-
blés et les procédés d’invention et d’adaptation expérimentale
avancérent a une vitesse qui s’accéléra peu A peu. La plupart
des inventions nécessaires pour généraliser la machine furent
élaborées pendant cette période. On trouverait difficilement un
élément de la seconde phase qui n’ait pas existé, en germe, sou-
vent en embryon — fréquemment en étre indépendant — dans
la premiére phase. complexe
Ce _atteignit son apogée, du_point
devile technologique, au AV EL siecle, wavec’ la,fondaton desl
106
LA PHASE EOTECHNIQUE
science expérimentale sur_une base de mathématiques, de mani-
festations précises, de temps et de mesures exactes.
La phase éotechnique ne s’est naturellement pas terminée bru-
talement au milieu du XVIII* siécle : elle a d’abord atteint son
apogée en Italie, au XVI® siécle, avec l’ceuvre de Léonard et de
ses talentueux contemporains, et elle parvint 4 une maturité tar-
dive dans l’Amérique de 1850. Deux de ses plus beaux produits,
le voilier clipper et le procédé Thonet pour courber le bois datent
de 1830 environ. Il y eut des parties du monde, comme la Hol-
lande et le Danemark, qui, dans beaucoup de domaines, glis-
sérent directement de l’économie éotechnique A, 1’économie
néotechnique, en ressentant seulement l’ombre froide du nuage
paléotechnique.
Vis-a-vis de la culture humaine, dans son ensemble, la période
éotechnique, bien que confuse politiquement, et caractérisée A la
n_par_ une dégradation croiss de_l’ouvrier, f “une_des .

ok
lus brillantes périodes de I’histoire. A cdté de ses grandes réali- }
sations mécaniques, elle construisit des villes, cultiva des terres,
batit des maisons, peignit des tableaux, qui complétent, dans
le royaume de la pensée et des joies humaines, les progrés déci-
sifs de la vie pratique. Si cette période ne parvint pas 4 établir
une politique juste et équitable dans la société, elle connut au
moins dans la vie du monastére et de la commune, des moments
proches de ce réve : les derniéres lueurs de cette vie se refletent
dans l’Utopia de More et la Christianopolis d’Andrea.
En remarquant l’unité sous-jacente de la civilisation éotech-
nique, a travers tous les changements superficiels de costume et
de croyances, il faut considérer ses périodes successives comme
l’expression d’une culture unique.
Ce point est maintenant renforcé par les érudits qui ont été
amenés A douter de la notion d’une rupture gigantesque qui se
serait produite 4 la Renaissance — illusion contemporaine de la
Renaissance, adoptée 4 tort par les historiens qui suivirent. Mais
il faut ajouter que les progrés techniques grandissants de cette
société furent, en partie pour des raisons indépendantes de la
machine elle-méme, accompagnés d’une dissolution et d’une déca-
dence culturelles. Bref, la Renaissance ne fut pas, socialement y
parlant, l’aube d’un jour nouveau, mais son crépuscule. Les arts
mécaniques progressérent & mesure que les arts humains faiblis- y 6 |
saient et s’éloignaient. Et c’est au moment ot la forme et la oo
civilisation étaient le plus complétement brisées que le rythme py
des inventions s’accéléra et qu’eurent lieu la multiplication des pre,
machines et l’accroissement de leur puissance. yw’

107
TECHNIQUE ET CIVILISATION

1
o” Les nouvelles A
~

la base de l’économie éotechnique


sources d’énergie. il y a un fait important. La restriction

weal xv? de l’emploi des étres humains comme


source d’énergie et la séparation entre la production de l’énergie,
ys a”nait encore
2
ses applications et son contréle immédiat. Lorsque 1’outil domi-

0 unies dans la production, 1’énergie et |’habileté humaine étaient


l’artisan lui-méme. Avec la séparation de ces deux
Se facteurs, le procédé de production tendit vers un u nde
impersonnalité; la machine-outil et la_ machine se développérent
en méme temps que les nouvelles machines génératrices_d’éner-
gie. Si la génération de la puissance était un critére, la_révo-
lution industrielle moderne aurait commencé_au_XII®* siécle et
ry 7 Ta? re Se
atteint son équilibre vers le XV° siécle.
La période éotechnique fut d’abord marquée par un accroisse-
ment continu de l’emploi du cheval. Cela vint directement de
piéces d’équipement : l’introduction du fer a cheval, probable-
ment au IX? siécle, invention qui donna de |’importance au che-
val, en l’adaptant a des régions autres que les péturages et en
augmentant son pouvoir de trait. Puis, vers le X® siécle, la
forme moderne du harnais, déplacant le trait qui étranglait le
cheval par un trait appliqué aux épaules, fut réinventée dans
l’Europe occidentale — elle avait existé en Chine des deux cents
ans avant J.-C. — et vers le XII® siécle elle avait supplanté le
harnais ineficace que les Romains avaient connu. Le gain fut
considérable, car le cheval n’était plus seulement une aide pour
lagriculture ou un moyen de transport, il devenait aussi un meil-
leur agent de production mécanique : des manéges ou moulins
a foulon, utilisant la traction des chevaux pour moudre le blé ou
pomper l’eau, apparurent dans toute l’Europe, tant6t comme
complément des formes de puissance autre que la puissance
humaine, tant6t comme source principale d’énergie. L’augmen-
tation du nombre des chevaux fut rendue possible par les pro-
grés de l’agriculture et l’exploitation des terres jusque-la peu
cultivées ou des foréts du Nord. Ces conditions se répétérent a
peu prés en Amérique 4 la période des pionniers. Les nouveaux
colons, ayant beaucoup de terres 4 leur disposition, manquaient
surtout de main-d'ceuvre et furent contraints de recourir A des
inventions qui économisérent le travail et que les régions mieux
colonisées du Sud, avec leur surplus de main-d’cuvre et leurs
conditions de vie plus faciles, ne furent jamais contraintes d’em-
ployer. Ce fait est peut-étre en partie responsable du haut degré
d’initiative technique qui marque cette période.
Mais alors que le cheval assurait l’utilisation de méthodes
mécaniques dans les régions autrement peu favorisées par la
nature, les plus grands progrés techniques eurent lieu dans Jes

108
LA PHASE EOTECHNIQUE
régions abondamment _pourvues d’eau et de vent. C’est le long
des fleuves au cours rapide, le Rhéne, le Danube, les petites
riviéres rapides d’Italie et dans les régions de la mer du Nord et
de la Baltique, avec leurs vents violents, que cette nouvelle civi-
lisation établit ses bases les plus fermes et quelques-unes de ses
plus splendides expressions culturelles.
Les roues hydrauliques pour élever l’eau dans une chaine de
pots ou pour actionner des norias furent décrites par Philo de
Byzance au LII* siécle avant J.-C., et_les moulins A eau sont
mentionnés 4 Rome au I* siécle avant J.-C. Antipater de Thes-
salonique, contemporain de Cicéron, chanta les louanges des
nouveaux moulins : « Cesse de moudre le grain, 6 femme qui
peine au moulin, dors tard, méme si le chant du coq annonce
l’aube, car Demeter a ordonné aux Nymphes d’accomplir de
leurs mains le travail, et se penchant au sommet de la roue,
elles font tourner les pales qui entrainent la lourde pierre
meuliére de Nysis. Nous goftons 4 nouveau les joies de la vie
primitive, en apprenant a festoyer avec les produits de Demeter
sans avoir travaillé. L’allusion est significative. Elie montre,
comme Marx l’a fait ressortir, combien les civilisations clas-
Siques considéraient d’une facon plus humaine que les entre-
preneurs du XIX® siécle les inventions économisant le travail.
Elle prouve, en outre, que bien que la roue horizontale plus
primitive soit antérieure, et largement utilisée grace 4 sa cons-
truction simple, le type vertical, plus compliqué, était déja em-
ployé, apparemment avec la roue en dessus, plus efficace.
Vitruve, dans son Traité sur l’Architecture, décrit l’engrenage
régularisant la vitesse.
Contrairement aux installations sanitaires de Rome, le moulin
hydraulique ne fut jamais complétement oublié; on trouve des
allusions 4 de tels moulins, ainsi que le fait remarquer Usher,
dans une collection de lois irlandaises du V® siecle et elles appa-
raissent par intervalles dans d’autres lois et chroniques. D’abord
utilisé pour moudre le bié, le moulin a eau fut employé dés le
IV®° siécle pour scier le bois, et si le nombre des moulins hydrau-
liques a pu baisser avec l’effondrement de |’Empire et la dimi-
nution de la population, il se renforce lors de la récupération et de
la colonisation des terres entreprises par les Ordres monastiques
au X® siécle. Au temps ot l’on dressa le grand cadastre, il y
avait 5.000 moulins hydrauliques en Angleterre — prés d’un
moulin pour 400 personnes —, et l’Angleterre était un pays en
retard, en marge de la civilisation européenne. Vers le XIV° sié-
cle, le moulin A eau se généralisa dans tous les grands centres
industriels : Bologne, Augsbourg, Ulm. Leur emploi a peu a
peu descendu les riviéres vers les estuaires, car au XVI* siécle,
les basses terres utilisaient des moulins hydrauliques pour pro-
fiter de la force des marées.
109
TECHNIQUE ET CIVILISATION
Le moulin hydraulique n ’était pas seulement employé pour
moudre les grains et pomper “Peau. Il fournissait de 1’énergie
pour faire de la pate a papier (Ravensburg, 1290). Il actionnait
les marteaux-pilons et les scies des métallurgies (prés de Dobri-
lugk, Lausitz, 1320). Il sciait le bois (Augsbourg, 1322). Il bat-
tait les peaux dans les tanneries, il fournissait 1’énergie pour filer
la soie, il fournissait les foulons 4 feutres et il faisait tourner
la polisseuse des arfnuriers. Le cabestan inventé par Rudolphe
de Nuremberg en 1400 était actionné par la force hydraulique.
Dans les mines et la métallurgie, le D™ Georg Bauer décrivait la
grande commodité de la force hydraulique pour pomper dans la
mine et suggérait qu’on |’utilise encore mieux en la substituant
a l’énergie des chevaux ou des hommes pour actionner la ma-
chinerie souterraine. Dés le XV® siécle, les moulins 4 eau furent
employés pour broyer le minerai. L’importance de la force hy-
draulique dans l’industrie du fer ne saurait étre surestimée.
Grace 4 cette force, il était possible d’avoir des souffieries plus
puissantes, d’atteindre des températures plus élevées, d’em-
ployer de grands foyers et ainsi d’accroitre la production de fer.
L’extension de toutes ces opérations comparée 4 celles qui
sont entreprises aujourd’hui 4 Bombay, a Gary, est naturelle-
ment faible. Mais telle était la société. La diffusion du pouvoir
aidait 4 la diffusion de la population. Tant_que la puissance in-
dustrielle fut_représentée directement par |’utilisation de _l’éner-
gie, plutét que par les investissements financiers, 1’équilibre_en-
tre_les diverses régions d’Europe et dans une_régi ntre la
et la campagne, fut 4 peu pré intenu.
C’est seulement avec la concentration rapide des pouvoirs fi-
nanciers et politiques, aux XVI*® et XVII® siécles, que com-
menca la croissance excessive d’Anvers, de Londres, d’Amster-
dam, de Paris, de Rome, de Lyon, de Naples.
Au second rang, aprés la force hydraulique, il y a la force
éolienne. Quelle que soit la voie par laquelle il pénétra, le mou-
lin 4 vent se développa rapidement en Europe, et il était large-
ment répandu vers la fin du XII® siécle. La premiére mention
définie de moulin 4 vent se trouve dans une charte de 1105 auto-
risant l’Abbé de Savigny & installer des moulins 4 vent dans
les diocéses d’Evreux, de Bayeux et de Coutances. En Angle-
terre la premiére référence date de 1143 et & Venise de 1332. En
1341, l’évéque d’ Utrecht souhaitait établir son autorité sur_les
vents qui soufflaient dans sa province. Cela_suffit_presque_A
montrer_ Ja.valeur
leur_industrielle des moulins A vent d ] s-
Bas A cette époque.
“AT part la turbine 4 vent, décrite dés 1438, il y avait trois ty-
pes de moulins. Dans le plus primitif, toute la structure faisait
face au vent dominant. Dans le second type, toute la structure,

IIo
LA PHASE EOTECHNIQUE
quelquefois montée sur un bateau pour faciliter ce mouvement,
se tournait pour y faire face. Dans le type le plus répandu, la
tourelle seule tournait.
Ce furent les ingénieurs hollandais, vers la fin du XVIF° siécle,
qui donnérent au moulin sa plus grande taille et sa forme la
plus efficace, bien que les ingénieurs italiens, dont Léonard lui-
méme, 4 qui on attribue généralement le moulin tournant, aient
apporté leur contribution.
Les Pays-Bas étaient alors un centre de production d’énergie
presque plus important que ne le fut plus tard 1’Angleterre, sous
le régime du fer et du charbon. Les provinces hollandaises, en
particulier, simple pellicule de sable détrempée par le vent et
l’eau, labourées de part en part par le Rhin, 1’Amstel, la Meuse,
perfectionnérent le moulin 4 vent au plus haut degré possible.
Il écrasait le grain produit dans les champs fertiles, sciait le
bois apporté de la céte baltique pour construire la grande flotte
marchande, et moulait les épices — quelque cing cent mille li-
vres par an au XVII° siecle — apportées d’Orient. Une civilisa-
tion semblable se répandit dans les marécages boueux et les pla-
ges dénudées, des Flandres a 1|’Elbe, car les cétes baltiques de
la Saxe et de la Frise orientale avaient été repeuplées au XII* sié-
cle par des colonies hollandaises.
Mais, surtout, le moulin 4 vent était le principal agent de ré-
cupération des terres. Sous la menace des inondations marines,
les pécheurs et les fermiers de la mer du Nord essayérent non
seulement de maintenir l’eau, mais d’assécher et d’agrandir les
terres. Le jeu en valait la peine, car ce sol lourd, une fois drainé
et dessalé, donnait de riches paturages. D’abord entreprise par
les Ordres monastiques, cette récupération des terres était deve-
nue, au XVI? siécle, l’une des principales industries hollandai-
ses. Lorsque les digues furent construites, cependant, le pro-
bléme était de retirer l’eau des terrains situés au-dessous du ni-
veau de la mer. Les moulins 4 vent, qui ont justement le plus fort
rendement quand les tempétes sont déchainées, servirent a éle-
ver l’eau des riviéres et des canaux. Ils maintenaient entre la
terre et l’eau cet équilibre qui rend la vie possible dans une si-
tuation aussi précaire. Poussés par la nécessité, les Hollandais
devinrent les premiers ingénieurs de 1’Europe. Leurs seuls ri-
vaux étaient les Italiens. Quand les Anglais, au début du
XVII°® siécle, voulurent assécher leurs marécages, ils invitérent
Cornélius Vermeyden, célébre ingénieur hollandais, 4 entrepren-
dre cette tache.
Le gain d’énergie par l’utilisation des forces hydraulique et
éolienne n’était pas seulement direct. En permettant de cultiver
le sol riche des polders, ces instruments mécaniques interrom-
paient la dégradation continue du sol qui résultait de l’abatage
III
TECHNIQUE ET CIVILISATION

des foréts et du systéme agricole imprévoyant qui avaient suc-


cédé aux meilleures méthodes romaines. La récupération et I’ir-
rigation des terres sont les signes d’une agriculture régénérée
et prévoyante. Le moulin a vent augmenta l’énergie disponible
en formant ces terres riches, en les protégeant, et en aidant a
transformer leurs produits.
Dans la plupart des pays d’Europe, les forces hydraulique_ et
éolienne n’atteignir re ce degré de développement_avant
leXVII° siécle, et, en Angleterre, pas avant le XVIII° siécle.
Quelle est l’augmentation d’énergie inorganique pendant cette
période ? Quelle est la somme totale d’énergie non humaine ap-
pliquée A la production? Il est difficile, peut-étre impossible,
d’évaluer méme approximativement la quantité totale d’énergie
disponible. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’elle ne cessa pas
de s’accroitre réguliérement depuis le XI* siécle. Marx a observé
qu’en Hollande, en 1836, il existait 12.000 moulins 4 vent, four-
nissant 6.000 C.-V. Mais cette estimation est trop faible, car
une autre autorité évalue le rendement moyen des moulins 4 vent
hollandais 4 10 C.-V. chacun; par contre, Vowles remarque que
le vieux moulin 4 vent hollandais, 4 4 voiles de chacune 24 pieds
de long et 6 pieds de large, fournit une puissance de 4,5 C.-V.
sous un vent de 20 miles 4 l’heure. Naturellement, cette esti-
mation ne comprend pas |’énergie hydraulique qui était utilisée
en méme temps. Le potentiel d’énergie disponible pour la pro-
duction était élevé, comparé aux civilisations antérieures. Au
XVII® siécle, le moteur le plus puissant qui existat c’était la
machine de Marly pour l’adduction d’eau de Versailles, sa puis-
sance était de roo C.-V. et pouvait élever 4 502 pieds 45.000 hec-
tolitres par jour. Mais dés 1852, le moulin de Peter Morice cons-
truit 4 Londres, dont la pompe était actionnée par la marée,
élevait 180.000 hectolitres d’eau par jour, dans un tuyau de
12 pouces, jusqu’éA un réservoir de 128 pieds de haut.
Alors que le vent et l’eau dépendent des variations locales
du temps et les précipitations annuelles, il y avait probablement
moins d’arréts par les variations atmosphériques qu’il n’y en a
aujourd’hui avec la main-d’ceuvre, les gréves, les lock-out et la
surproduction. Le vent et l’eau ne pouvaient étre monopolisées,
la source d’énergie était libre — malgré plusieurs tentatives du
XIII® siécle pour interdire les petits moulins et les moulins A
bras et pour instaurer la coutume de faire moudre au moulin
du seigneur. Une fois construit, le moulin n’ajoutait rien au coft
de production. A l’encontre de la machine A vapeur primitive,
qui était une invention volumineuse et cofiteuse, des moulins A
eau trés petits et ¢lémentaires pouvaient étre et étaient cons-
truits. Puisque la plupart des parties mobiles étaient en bois et
en pierre, le cofit initial était faible, et la détérioration provo-

II2
LA PHASE EOTECHNIQUE
quée par l’inaction saisonniére n’était pas si grande que si l’on
avait employé le fer. Les moulins pouvaient vivre longtemps.
L’entretien et la surveillance étaient A peu prés insignifiants, la
source de puissance inépuisable. Loin d’empiéter sur les terres,
de laisser des débris et des villages dépeuplés, comme le fait la
mine, les moulins enrichissaient la terre et facilitaient une agri-
culture stable et conservatrice. we
Grace aux services domestiques de l’eau _et du vent, une véri-
table intelligentsia put se constituer, de"grands _travaux d’art,
de science, d’étude et de génie civil purent étre entre ris mad

ne
avoir recours A l’esclavage. Libération d’énergie
prit humain. Si l’on mesure les gains, non en C.-V. employés al
l’origine, mais en travail finalement accompli,
nique peut soutenir favorablement la comparaison,
la
vf
période éotech-
Afois
la 3 AVEC pe
les ¢poques qui l’ont précédée et avec les mee de civili
na
on
Ss
mécanique qui l’ont suivie. Au XVIII® siécle, les ind xti-
les atteignirent un volume de production jusque-la i nOnE
a_la force hydrauliqu hi va jee eae
moteur qui dépasse le faible rendement de 5 4 10 ¥ des premieres
machines 4 vapeur fut la turbine hydraulique de Fourneyron, }»
développement ultérieur de la roue 4 pales baroque, perfectionnée
en 1832. Vers le milieu du XIX° siécle on construisit des turbines
hydrauliques de 500 C.-V. De toute évidence, la révolution indus-
trielle moderne se serait produite et aurait continué réguliére-
ment, ) méme si l’on n’avait p pas extrait une tonne de charbon en /.
Angleterre et si aucune nouvelle mine de fer n’avait été ouverte.

Tronc, planche L’ identification mystique avec les fo-


et poutre. réts anciennes, que l’on_ rencontre
dans les ballades et le folklore de
cette période, traduit un fait qui se produisit dans la civilisation
naissante d’alors : le bois était_le matériau_universel_ de _1’éco-

i?y
nomie éotechnique.
D’abord, le bois était la base de ses constructions. Toutes les
formes élaborées de maconnerie dépendaient du travail du char-
pentier. Ce n’est pas seulement parce que les piliers, dans les
constructions gothiques ultérieures ressemblaient a des troncs
liés ensemble, ou que la lumiére filtrée des églises avait le clair
obscur des foréts, que l’effet des vitraux était celui du ciel bleu
ou d’un coucher de soleil A travers l’entrelacs des branches. Le
fait est qu’aucune de ces constructions n’aurait été possible sans
un coffrage en bois, sans grues en bois et sans sapines. On n’au-
rait pu élever les pierres aux hauteurs nécessaires. Bien plus, le
bois alternait avec la pierre comme matériau de construction.
Quand, au XVIP siecle, les fenétres des habitations commenceé-

113
TECHNIQUE ET CIVILISATION

rent A imiter la largeur et l’ouverture de celle des édifices publics,


des poutres en bois supportérent la charge dans un espace que la
pierre ordinaire ou la brique ne pouvaient franchir. A Ham-
bourg, les maisons bourgeoises du XVI® siécle ont des fenétres
sur toute la facade.
Quant aux outils et ustensiles ordinaires de 1l’époque, ils
étaient le plus souvent en bois; les outils du charpentier
étaient en bois, sauf le bord tranchant, le rateau, la carriole,
le chariot étaient en bois, comme le baquet pour le bain,
comme le seau, comme le balai, comme les sabots des pauvres
dans certaines parties de 1’Europe. Le bois servait au fermier et
au tisserand; le métier A tisser et le rouet, les pressoirs 4 huile
et A raisin étaient en bois, et méme, un siécle aprés son inven-
tion, la presse A imprimer était encore en bois. Les tuyaux
mémes, qui amenaient l’eau dans la cité, étaient souvent des
troncs d’arbres évidés ainsi que les cylindres de pompes. On
naissait dans des berceaux en bois, on dormait dans un lit en
bois, et, quand on dinait, on « planchait! ». On brassait la biére
dans une cuve en bois et on mettait la liqueur dans un tonneau
en bois. Les bouchons de liege, introduits aprés l’invention de
la bouteille de verre, commencent a étre mentionnés au XV° sié-
cle. Les bateaux de course étaient faits en bois et chevillés avec
du bois. Mais dire cela, c’est dire i_ que inci s
machines
industrielles
étaient en bois : le_tour,
la machine-outil
la_plus importante de cette période, était entitrement en bois non
seulement_en_sa_base, mais en ses parties mobiles. Chaque partie
du moulin a vent et du moulin 4 eau, excepté les éléments
broyeurs et tranchants, était en bois, méme l’engrenage, les
pompes étaient presque enti¢rement en bois; la machine 4 vapeur,
jusqu’au XIX® siecle, avait de nombreuses parties en bois. La
chaudiére elle-méme était une sorte de baril, le métal étant
réservé pour les parties exposées 4 la flamme.
Dans toute l’industrie, le bois jouait un rédle auquel on ne
pouvait pas comparer celui des métaux. S’il n’y avait pas eu A
cette période une grosse demande de pieces de monnaie, armu-
res, canons et balles, le besoin en métaux aurait été relative-
ment insignifiant. Ce n’est pas seulement l’utilisation directe du
bois, mais son utilisation dans la mine, la fonderie et la forge,
qui est responsable, comme je l’ai fait remarquer plus haut, de
la destruction des foréts. La mine exigeait des poutres en bois
pour servir d’étais, des chariots en bois transportaient son mine-
rai et des planches supportaient la charge sur son sol inégal.

1. Expression intraduisible, le mot board signifie A la fois planche


et manger. Peut-étre cette expression remonte-t-elle A la table primi-
tive creusée de place en place pour servir d’écuelle fixe. (N.d.T.)

II4
LA PHASE EOTECHNIQUE
La plupart des machines et des inventions-clés de la derniére
phase industrielle ont d’abord été construites en bois avant de
l’étre en métal. Le bois était le banc d’essai du nouvel industria-
lisme. La dette du fer envers le bois est lourde. En 1820, Ithiel
Town, un architecte de Newhaven, prenait un brevet pour un
nouveau type de pont avec armature de lattes, sans arche et
sans poussée horizontale. Ce fut plus tard le prototype de bien
des ponts métalliques. Matiére premiére, outil, machine-outil,
ustensible et utilité, Slpriecs produit
mmr final ee fut la
: le bois ee
ressource industrielle dominante de la phase ¢otechnique.
L’artisanat du bois atteignit son point culminant avec l'in-
vention du violon moderne. Aucun ouvrier n’a depuis pu attein-
dre la perfection technique d’un_ stradivarius (début du
XVIII* siécle). Aprés cela, les ceuvres exquises des ébénistes
anglais et francais viennent au second rang. Avec le violon, la
période éotechnique se termine sur une note de triomphe subtil
et contenu que la musique entend encore.
Le vent, l’eau et le bois se combinérent pour former la base
d’un autre développement technique important : la construction
navale. Si le XII® siécle a vu |’introduction du compas du navi-
gateur, le XIII° siecle a apporté le gouvernail permanent, utilisé
a place de la godille, et le XVI° siécle a introduit l’usage de la
montre pour déterminer la longitude, du quadran pour déter-
miner la latitude. La roue 4 aubes — qui ne devait prendre de
l’importance qu'au XIX®* siécle — fut sans doute inventée dés le
VI® siécle, et mise au point en 1410 si elle fut utilisée plus tard.
Des besoins de la navigation naquit cette invention qui écono-
mise tant de travail, la table de logarithmes, élaborée par Biggs
sur les bases établies par Napier. Un peu plus d’un siécle apres,
le chronométre de bord était finalement perfectionné par Har-
rison.
Au début de cette période, la voile, qui jusque-la était seule
utilisée avec les rames, commenca & supplanter ces derniéres et
le vent remplaca les muscles humains dans la navigation.
Au XV¢° siécle apparut le bateau 4 deux mats, mais il dépen-
dait d’un bon vent. Vers 1500 ce fut le trois-mats, et il avait été
tellement perfectionné qu’il pouvait lutter contre le vent. Les
longues traversées étaient enfin possibles sans qu’il soit néces-
saire d’avoir l’audace d’un Viking et la patience de Job. Comme
la marine prenait de l’extension et que l’art de la navigation se
perfectionnait, les ports se développérent, des phares furent pla-
cés aux points dangereux de la céte, et au début du XVIII* siécle
les premiers bateaux-phares furent ancrés dans les Nore Sands
au large de la céte anglaise. Grdce 4 sa confiance grandissante
dans la capacité de gouverner, de mettre le cap, de trouver sa
position et d’atteindre le port, la marine remplaca les lentes

115
TECHNIQUE ET CIVILISATION

routes terrestres par les routes maritimes. Adam Smith a calculé


pour nous les gains économiques réalisés par les transports par
eau : « Un char A larges roues, conduit par deux hommes et
tiré par 8 chevaux, observe-t-il dans The Wealth of Nations,
transporte aller et retour, en six semaines, entre Londres et
Edimbourg, prés de 4 tonnes de marchandises. En un temps
égal un bateau, avec un équipage de 6 A 8 hommes, navigant
entre Londres et Leith, peut transporter et ramener 200 tonnes
de marchandises. Donc, 6 4 8 hommes, grace au transport par
eau, peuvent transporter et ramener, dans le méme temps, la
méme quantité de marchandises entre Londres et Edimbourg,
que 50 chars A larges roues, conduits par 100 hommes et tirés
par 400 chevaux. »
Mais les bateaux ne servaient pas uniquement 4 faciliter les
transports et le commerce internationaux sur les océans ou les
riviéres continentales. Ils servaient aussi aux transports régio-
naux et locaux. Les deux villes qui dominérent, l’une le début
et l’autre la fin de la période éotechnique, furent Venise et
Amsterdam, toutes deux baties sur pilotis, toutes deux desser-
vies par un réseau de canaux. Le canal en lui-méme était une
utilité ancienne. Mais son extension en Europe occidentale a défi-
nitivement caractérisé l’économie nouvelle. Depuis le XVIII® sié-
cle, les canaux complétaient les voies d’eaux naturelles. Utiles
pour l’irrigation et le drainage — les deux bienfaits de 1’agri-
culture — les canaux devinrent aussi de grandes voies de com-
munication dans les régions d’Europe les plus évoluées. Le pre-
mier service de transports régulier et sGr apparut presque deux
siécles avant le chemin de fer, sur les canaux de Hollande.
« Sauf en cas de gel, observe le D' H. W. Van Loon, la péniche
est aussi réguliére que le train. Elle ne dépend ni du vent ni des
conditions de la route. » Et les services étaient fréquents : seize
bateaux par jour entre Delft et Rotterdam.
La premiére grande navigation par canaux s’effectua entre la
Baltique et |’Elbe; mais vers le XVII® siécle la Hollande avait
un réseau de canaux locaux et interrégionaux, qui servaient A
coordonner 1’industrie, l’agriculture et les transports. I] se trouve
que les eaux calmes et contenues du canal, ses berges en gradins
et son chemin de halage, économisérent bien du travail. Le rende-
ment d’un homme et d’un cheval, ou d’un homme et d’une gaffe
est incomparablement plus grand sur |’eau que sur terre.
L’ordre chronologique est significatif ici. A part les débuts
en Italie, y compris le projet de Léonard pour perfectionner la
navigation fluviale par des canalisations et des écluses, les pre-
miers grands systémes de canaux ont été réalisés aux Pays-Bas,
ot ils avaient été institués par les Romains; puis en France, au
XVII* siécle, avec les canaux de Briare, du Centre et du Lan-

116
LA PHASE EOTECHNIQUE
gued o¢; puis en Angleterre au XVIII® siécle, et enfin en Amé-
rique -— sauf pour les petits canaux de New-Amsterdam — au
XIX®* siécle. Les pays en avance 4 la période paléotechnique
avaient été en retard dans la phase éotechnique.
Tout comme les moulins 4 vent et les moulins & eau servaient
4 distribuer l’énergie, le canal distribuait la population et les
marchandises, permettait une union plus intime entre la ville et
la campagne. Méme en Amérique, on pouvait observer un type
de population et d’industrie éotechniques dans 1’Etat de New-
York vers 1850. Grace aux scieries locales, aux moulins et A
un systéme de canaux complété par un réseau routier assez mau- yi
vais, tout l’état se peuplait avec une remarquable unité, et 1’oc- © |
casion de fonder une industrie se présentait presque en chaque
point de la région. Cet _équilibre entre l’agriculture et_1’indus-
trie iffusion de la civilisation fut l’une des grandes réalisa- xs
tions sociales de la période ¢otechnique. De nos jours, le village 4
hollandais garde encore une note extérieure d’urbanité et offre
un contraste marqué avec l’atroce laisser-aller de la période qui
suivit.
Le développement des navires, des ports, des phares et des
canaux, continua réguliérement. Le complexe éotechnique se
maintint plus longtemps dans les milieux maritimes que dans
n’importe quelle autre activité. Le type le plus rapide de voilier,
le clipper, ne fut pas construit avant 1840 environ, et ce n’est
qu’au XX® siécle que le type triangulaire de voile principale rem-
placa le polygone trop lourd a4 la pointe du m&t sur les petits
bAtiments et améliora leur vitesse. Le voilier, comme les moulins
A vent et 4 eau, était A la merci du vent et de l’eau, mais 1’éco-
nomie de travail et d’énergie qu’ils permettaient était extréme-
ment importante bien qu’incalculable. Parler_de_la_ puissance
comme_d’un acquis récent de _l’industrie, c’est_oublier l’énergie
cinétique_des_ chutes _d’eau_et_des déplacements d’air, c’est
oublier le rdle_du_voilier_dans Lutilisation des énergies, c’est
trahir une ignorance de marin d’eau d -4-
de la vie économique, qui dura du XII* ‘bile jusque vers 1875.
A part cela, la navigation fut indirectement un facteur de ratio-
nalisation de la production et de standardisation des marchan-
dises. Ainsi, de grandes fabriques de biscuits pour la marine
furent construites en Hollande au XVII° siecle. La confection de
vétements tout faits pour les civils commenga pour la premiére
fois 4 New-Bedford vers 1840, car nécessaire de procurer
il était _néces:
qui débarquaient.
rapidement des vétements aux matelots qui

117
TECHNIQUE ET CIVILISATION

A travers une vitre. Plus. important que tou le ré


oe
joué le_verre_ dan or
éotechnique; grace A lui des rapa nouveaux furent peered
rendus accessibles et dévoilés. Le grand progrés de la fabrica-
tion du verre est bien plus significatif, pour la civilisation et la
culture, que celui des arts métallurgiques jusqu’au XVIII siecle.
Le verre lui-méme est une trés ancienne découverte des Egyp-
tiens, ou méme d’un peuple plus ancien. On a trouvé des perles
de verre datant de 1800 avant J.-C., et des ouvertures fermées
par des carreaux de verre furent observées dans les fouilles de
Pompéi. Dans le haut Moyen-Age, des verreries commencérent
a réapparaitre, d’abord dans les régions boisées, prés des monas-
teres, puis prés des cités. Le verre était utilisé pour la fabrication
des récipients et pour les fenétres des édifices publics. Il était
d'abord d’une texture et d’un fini assez grossiers. Mais vers le
XII® siécle on fabrique du verre trés coloré, et l’emploi de ces
vitraux dans les nouvelles églises, laissant passer la lumiére, la
modifiant, la transformant, leur donnait un clair-obscur avec
lequel les sculptures les plus fouillées et l’or des églises baroques
auraient difficilement rivalisé.
Vers le XIII® siécle on créait les fameuses verreries de Mu-
rano, prés de Venise. La, le verre était déja employé pour les
fenétres, les feux des navires et les gobelets. Malgré des efforts
soutenus pour garder secrétes la technique des verriers véni-
tiens, cet art se répandit dans les autres parties de |’Europe.
Vers 1373, il y avait une corporation de verriers 4 Nuremberg,
et la verrerie continua réguli¢rement a se répandre en Europe.
En France, c’était un des rares commerces qui pouvait étre
entrepris par une famille noble, reprenant ainsi les caractéris-
tiques des manufactures de porcelaine; dés 1635, sir Robert
Mansell obtint un monopole pour fabriquer du Flint glass, du
cristal d’Angleterre, parce qu’il était la premiére personne en
Angleterre 4 employer du charbon au lieu de bois dans la fabri-
cation.
Le verre changea l’aspect de la vie intime, surtout dans les
régions aux longs hivers et aux jours nuageux. Au début, c’était
un produit tellement précieux que les carreaux étaient déposés
et mis en s(ireté chaque fois que les occupants quittaient la mai-
son pour quelque temps. Son prix élevé en limitait l'emploi aux
batiments publics, mais peu a peu il s’introduisit dans les de-
meures privées. Aeneas Sylvius, de Piccolomini, observait en
1448 que la moitié des maisons de Vienne avaient des vitres aux
fenétres, et vers la fin du XVI® siécle le verre occupait dans le
plan et la construction d’une habitation un réle qu’il n’avait
jamais eu dans aucune architecture antérieure. Un développe-

118
LA PHASE EOTECHNIQUE
ment paralléle s’effectua dans l’agriculture. Une lettre inédite,
datée de 1385, écrite en latin et signée Jean, relate qu’é « Bois-
le-Duc il y a de merveilleuses machines, méme pour tirer l’eau,
battre les peaux, et gratter le drap. Et aussi, ils font pousser des
fleurs dans des pavillons de verre, orientés vers le sud ». L’em-
pereur Tibére posséda des serres, avec du lapis specularis, sorte
de mica, au lieu de verre. Mais les serres en vitres sont proba-
blement une invention éotechnique. Elles prolongérent la saison
agricole dans |’Europe septentrionale, accrurent pour ainsi dire
le champ climatique d’une région et utilisérent l’énergie solaire
qui autrement aurait été perdue : autre bénéfice net. Encore
plus important pour l’industrie, le verre prolongea la journée de
travail, par temps froid ou inclément, surtout dans le Nord.
Avoir_de la lumiére dans la maison ou la serre sans étre
exposé au froid, a la pluie ou a la neige, c’était contribuer_gran-
dement 4 la régularité de la vie domestique
et du travail. La
substitution de la vitre aux volets de bois, au papier huilé ou a
la mousseline ne fut vraiment complete qu’a la fin du XVII* si¢-
cle, c’est-a-dire lorsque la fabrication du verre fut perfectionnée
et_bon marché et que les verreries se multipliérent. Pendant ce
temps, le produit lui-méme s’était modifié, clarifié et purifié. Dés
1300 on fabriquait 4 Murano du verre pur incolore : ce fait est
établi par une loi imposant de lourdes sanctions si l’on utilise du
verre ordinaire pour les lunettes. En perdant sa coloration, en
cessant de décorer — fonction qu’il remplissait dans les églises
médiévales — et_en laissant pénétrer a l’intérieur les formes et
les
ee
couleurs du monde extérieur, le -—_—————
verre servit aussi de symbole
au_double_phénoméne de naturalisme et d’abstraction qui avait
commencé a4 caractériser la_pensée européenne. Plus encore, il
renforca ce phénoméne. Il aida 4 insérer le monde dans un
cadre. Il permit de voir plus clairement certains éléments de la
réalité. Il concentra l’attention sur un champ nettement défini,
c’est-a-dire ce qui était limitée par le cadre.
Dés que l’on regarda & travers le verre, le symbolisme médié¢-
val fut dissout et le monde devint étrangement différent. Le pre-
mier changement fut l’emploi de lentilles convexes pour les
lunettes, elles corrigeaient l’aplatissement des lentilles humaines,
da a l’Age et la presbytie. Singer a suggéré que la renaissance du
savoir pourrait étre en partie attribuée aux nombres d’années de
lectures que les lunettes ont_ajouté & la vie humaine. Au
XV° siecle on utilisait largement les lunettes et |’invention de
l’imprimerie en renforga le besoin.
A la finde ce siécle furent introduites les lentilles concaves pour
corriger la myopie. La nature a mis des lentilles dans chaque
goutte de rosée et dans la forme des arbres basalmiques. Mais
il appartenait aux verriers éotechniques d’exploiter ce fait. On

119
TECHNIQUE ET CIVILISATION

attribue souvent l’invention des lunettes 4 Roger Bacon. Le fait


est, en tout cas, qu’a l’exception de ses prophéties et anticipa-
tions, son ceuvre scientifique principale est du domaine de l’op-
tique.
Bien avant le XVI°® siécle, les Arabes avaient découvert qu’un
long tube isolait et concentrait le champ des étoiles en obser-
vation. Mais c’est un opticien hollandais, Joham Lippersheim,
qui inventa le télescope en 1605 et suggéra ainsi 4 Galilée les
instruments efficaces dont il avait besoin pour ses observations
astronomiques. En 1590, un autre Hollandais, l’opticien Zacha-
rias Jansen, inventait le microscope composé, peut-étre aussi le
télescope — une invention accroissait l’importance du macro-
cosme, une autre révélait le microcosme. Entre les deux, les
naives conceptions de l’homme ordinaire sur l’espace étaient
complétement bouleversées. On peut dire, en termes de perspec-
tive, que ces deux inventions reportaient 4 l’infini le point de
fuite et agrandissaient presque 4 I’infini le premier plan ol ces
lignes avaient leur origine.
Au milieu du XVII® siécle, Leeuwenhoek, marchand et expéri-
mentateur méthodique, en employant une technique particuliére-
ment distinguée, devint le premier bactériologiste du monde.
Dans ce qu’il avait gratté de ses dents, il découvrait des mons-
tres plus mystérieux et terribles qu’aucun de ceux qu’on avait
rencontrés en cherchant les Indes. Si le verre n’ajouta pas vrai-
ment une nouvelle dimension a l’espace, il élargit son champ et
le remplit de corps nouveaux, fixa les étoiles 4 des distances ini-
maginables, des organismes micro-cellulaires dont 1l’existence
était si incroyable que, a part les recherches de Spallanzani, ils
restérent en dehors de la sphére des investigations sérieuses pen-
dant plus d’un siécle, aprés quoi leur existence, leur association,
leur virulence devinrent presque la source d’une nouvelle « dé-
monologie ». )
Les verres n’ouvrirent pas seulement les yeux des gens, mais
leur esprit. Voir, c’était croire. Aux stades les plus primitifs de
la pensée, les intuitions et les ratiocinations des autorités étaient
sacro-saintes, et la personne qui insistait pour avoir la preuve
d’événements imaginés était traitée comme I’avait été le fameux
disciple. Elle était un Thomas incrédule. Maintenant 1’ceil deve-
nait l’organe le plus respecté. Roger Bacon réfuta la supersti-
tion qui veut que le diamant ne puisse étre brisé que si 1’on
utilise le sang d’une chévre. Il eut recours A l’expérience. II
fractura les pierres sans employer de sang et relate : « Je l’ai
vu de mes propres yeux. » L’utilisation des verres dans les
iécles qui suivirent magnifia l’autorité de l’ceil. >.
Le développement du verre eut une autre fonction importante.
Sans lui, la nouvelle astronomie aurait été inconcevable, la bac-

I20
LA PHASE EOTECHNIQUE
tériologie aurait été impossible et il est presque aussi vrai que
la chimie aurait subi un sérieux handicap. Le professeur
J. L. Myres, l’archéologue classique, a méme avancé que le
retard des Grecs en chimie était df au manque de verres de
bonne qualité. Car le verre a des propriétés uniques : non seu-
lement il est transparent, mais il résiste 4 l’action de la plupart
des éléments et composés chimiques. Il a le grand avantage de
rester neutre 4 l’expérience, pendant qu’il permet a 1’observa-
teur de voir ce qui se passe dans le récipient. Facile A nettoyer,
facile 4 obstruer, facile 4 déformer, suffisamment résistant pour
que des globes relativement minces, dans lesquels on a fait le
vide, puissent supporter la pression de l’atmosphére.
Le verre posséde un ensemble de qualités avec lesquelles
aucun récipient de bois, de métal ou d’argile ne peut rivaliser.
En outre, il peut étre soumis 4 des températures relativement
élevées et — ce qui devint important au XIX® siécle — il est
un isolant électrique. La cornue, le ballon 4 distiller, l’éprou-
vette, le barométre, le thermométre, les lentilles et la plaque du
microscope, la lumiére électrique, le tube 4 rayons X, 1’audion,
sont tous des produits de la technique du verre. Ou: en serait la
science sans eux? L’analyse méthodique de la température, de
la pression et de la constitution physique de la matiére attendait
le développement du verre. L’ceuvre de Boyle, Torricelli, Pascal,
Galilée, fut une ceuvre spécifiquement éotechnique. Méme dans
la médecine, le verre triomphe. Le premier instrument de préci-
sion employé pour les diagnostics fut le thermométre introduit
par Sanctorius, qui n’est qu’une modification du thermométre de
Galilée.
Le verre a une autre propriété qui fut exploitée 4 plein au
XVII® siécle. On la remarque surtout dans les habitations hol-
landaises, avec leurs vastes fenétres, car c’est aux Pays-Bas
que l’usage du verre et ses nombreuses applications furent pous-
sés le plus loin. Le verre transparent laisse pénétrer la lumiére. I]
révéle, avec une sincérité impitoyable, les insectes dansant dans
les rayons de soleil et la poussiére cachée dans les coins. Pour
étre pleinement utilisé, le verre doit étre propre, et sur aucune
autre surface que la surface dure et polie du verre on ne peut
aussi bien vérifier la propreté. Aussi, 4 la fois par sa nature et
par sa fonction, le verre est favorable a l’hygiéne. La fenétre
propre, le plancher frotté, les _ustensiles brillants_sont_caracté-
ristiques de l’intérieur éotechnique. Et |’approvisionnement abon-
dant en eau, par l’introduction de canaux, de pompes et de
canalisations circulant dans toute la cité ne fit que rendre le
phénoméne plus facile et plus universel. Une vue meilleure, d’ot
un intérét aiguisé pour le monde extérieur, une réponse plus nette
aux images clarifiées. Ces caractéristiques vont de pair avec
l’expansion du verre.
I2I
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Le verre et le moi. Si le monde extérieur fut changé par


le verre, le monde interne en fut aussi
modifié. Il eut un effet profond sur le développement de la per-
sonnalité. En fait, il contribua 4 altérer le concept méme du moi.
Le verre avait été un peu employé comme miroir par les
Romains. Mais le fond était noir et l’image n’était pas plus
nette que sur la surface polie d’un métal. Vers le XVIP° siécle,
avant l’invention de la glace — qui survit un siécle plus tard —
la surface du verre avait été tellement perfectionnée que, en la
doublant d’un amalgame d’argent, on pouvait obtenir un excel-
lent miroir. Du point de vue éotechnique, ce fut, selon Schulz,
l’apogée de la verrerie vénitienne. Les grands miroirs devinrent
relativement bon marché et la glace 4 main fut trés répandue.
Pour la premiére fois, si l’on excepte l’eau et les surfaces
ternes des métaux polis, il fut possible de voir sa propre image
correspondant exactement a4 ce que les autres voient. Non Seule-
ment dans |’intimité du boudoir, mais chez les autres, dans les
réunions publiques, l’image de soi, dans ses attitudes nouvelles
et inattendues, vous accompagnait. Le monarque le plus puis-
sant du XVII° siécle créa une vaste galerie des glaces; le miroir
se répandit d’une piéce a l’autre de la maison bourgeoise. La
conscience de soi, |’introspection, la conversation devant un
miroir se développérent avec l’objet lui-méme. Cette ‘préoccupa-
tion de sa propre image se manifeste au seuil de la personnalité
naissante lorsque le jeune Narcisse contemple longuement et pro-
fondément son visage dans l’étang. Le sens de la personnalité
distincte, la conscience du moi vient de cette communion.
L’emploi du miroir marqua le commencement de la biographie
introspective dans le style moderne, c’est-a-dire non pas un
moyen d’édification, mais la peinture du moi, de ses profondeurs,
de ses mystéres, de ses dimensions intimes. Le moi dans le
miroir correspond au monde physique mis en lumiére par les
sciences naturelles 4 la méme époque. C’était le moi in abstracto,
seulement partie du moi réel, la partie que l’on peut distinguer
de la nature profonde et de |’influence des autres hommes pré-
sents. Mais il y a dans la personnalité qui se refléte dans le
miroir une valeur que les civilisations plus naives n’ont pas
connue. Si l'image que 1’on voit dans le miroir est abstraite, elle
n’est ni idéale ni mythique. Plus l’instrument physique est pré-
cis, plus la lumiére le frappe abondamment, plus il révéle inexo-
rablement les effets de l’Age de la maladie, des désillusions, des
échecs, de la dissimulation, de la cupidité, de la faiblesse, tout
aussi nettement que ceux de la santé, de la joie;.de la con-
fiance. En fait, quand on est complet et A l’unisson avec le
monde, on n’a pas besoin de miroir. C’est dans les périodes de

I22
LA PHASE EOTECHNIQUE

désintégration psychique que la personnalité individuelle se


tourne vers 1’iimage solitaire pour voir, vraiment, qui est la et ce
qu ‘il faut poursuivre. Les hommes ont commencé a projeter leur
miroir sur la nature externe dans les périodes de désintégration
culturelle.
Quel est le plus grand des biographes introspectifs ? Ou le
trouve-t-on ? Il n’est autre que Rembrandt, et _ce_n’est pas par
hasard
nasard qu'il‘il est
est Hollandai
Hollandais. Rembrandt_s’intéressait_puissam-
ment
docteurs
aux et aux bbourgeois autour de lui. Jeune homme,
il avait assez l’esprit de corporation pour peindre les portraits
collectifs que la Ronde de Nuit ou le Collége des Médecins pou-
vaient lui commander — bien qu’il se moqu&t déja de leurs con-
ventions. Mais il parvint au sommet de l’art dans les séries de
ses auto-portraits. C’est en partie par le visage que le miroir
refiétait, par la connaissance de soi qu’il en tirait, qu’il a pu
atteindre la connaissance qu’il appliquait aux autres hommes.
Un peu aprés Rembrandt, Annecy, la Venise des Alpes, abrita
un autre peintre du portrait et de l’introspection, J.-J. Rousseau,
qui plus que Montaigne fut le pére de la biographie littéraire
moderne et du roman psychologique.
L’exploration de |’4me solitaire, de la personnalité abstraite
s’attarda dans l’ceuvre des peintres et des poetes bien apres 1’ef-
fondrement du complexe éotechnique, bien apres que les artistes
qui l’avaient dominé fussent réduits ~— par un monde indifférent
aux images visuelles et hostile au caractére unique de l’dme
individuelle — 4 |’échec complet et 4 la folie. Il suffit de remar-
quer ici qu’isoler le monde du moi — méthodes des sciences
physiques — et isoler le moi du monde — méthode de la bio-
graphie introspective et de la poésie romantique — sont deux
phases complémentaires d’un méme phénoméne. II y avait beau-
coup a apprendre de cette dissociation. Car dans l’acte de désin-
tégration, la totalité de l’expérience humaine et les divers frag-
ments atomiques qui la composent pouvaient étre observés plus
clairement et compris plus rapidement. Si le phénoméne, en lui-
méme, était finalement une folie, la méthode qui en a dérivé a
sa valeur.
Le monde concu et observé par la science et le monde révélé
par le peintre allaient tous deux étre vus a l’aide de verres
lunettes, microscopes, télescopes, miroirs, vitres. Quel était, en
fait, le nouveau chevalet de la peinture, si ce n’est une fenétre
mobile ouvrant sur un monde imaginaire? Un esprit précis,
scientifique comme celui de Descartes, en parlant du livre d‘his-
toire naturelle qu’il ne parvint pas a écrire, explique combien il
souhaite finalement décrire « comment de ses cendres (le feu),
par la seule violence de son action, il forme du verre, car cette
transmutation de cendres en verre me semblant étre aussi admi-

123
TECHNIQUE ET CIVILISATION

rable qu’aucune autre qui se fasse dans la nature, je pris parti-


culiérement plaisir 4 la décrire ».
On peut facilement comprendre son enthousiasme. Le verre
était en réalité le judas d’ot l’on pouvait apercevoir un monde
nouveau. Avec lui, quelques-uns des mystéres de la nature deve-
naient transparents. Il n’est donc pas étonnant que le philosophe
peut-étre le plus intelligent du XVII® siecle, aussi a l’aise en
éthique, en politique, en science, qu’en religion, ait été Benedict
Spinoza : non seulement Hollandais, mais polisseur de lentilles.

Les inventions De l’an 1000 4 1750, en Europe occi-


primaires. dentale, la technique rassembla_ et
adapta une série d’inventions et de
découvertes fondamentales : c’était la fondation des progrés
rapides qui suivirent. La vitesse de ce dernier mouvement,
comme la rapidité d’une attaque militaire, fut proportionnée a la
perfection de la préparation. Une fois la bréche ouverte, le reste
de l’armée pouvait facilement suivre. Mais avant que ce premier
pas ne soit accompli, l’armée, malgré sa force, son impatience
et ses cris, ne pouvait bouger d’un centimétre. Les premiéres
inventions firent apparaitre ce qui n’avait jamais existé aupara-
vant : horloge mécanique, télescope, papier bon marché, impri-
merie, presse 4 imprimer, compas magnétique, méthode scienti-
fique : inventions qui devaient conduire 4 de nouvelles inven-
tions, connaissances qui devaient s’accroitre. Quelques-unes de
ces inventions nécessaires, comme le tour_et le métier 4 tisser,
dataient
de bien avant la période éotechnique; d’autres, comme
Vhorloge mécanique, naquirent avec le besoin renouvelé de régu-
larité_et d’enrégimentation. Les inventions secondaires ne purent
fleurir qu’aprés ces premiers pas. La régularité du mouvement
rendit l’horloge plus précise, l’invention de la navette volante
permit de tisser plus rapidement, la presse rotative augmenta le
rendement en imprimerie.
Il faut noter ici un point important. Les inventions éotechni-

s
ques ne furent que pour une faible part le produit direct de l’ha-
bileté et des connaissances artisanales, résultant du rythme régu-
lier de l'industrie. La tendance 4 un artisanat organisé, régle-
menté dans l’intérét d’un travail efficace et standardisé, garanti
par des monopoles locaux, était dans l’ensemble conservatrice,
bien que dans le batiment, entre les X*® et XV® siécles, il y ait
eu sans aucun doute nombre d’innovateurs audacieux. Au début,
c’était le savoir, l’habileté, l’expérience qui étaient le sujet du
monopole corporatif. Avec la croissance du capitalisme, des
monopoles spéciaux furent accordés d’abord aux sociétés privi-
légiées, puis aux propriétaires des brevets spéciaux accordés

124
LA PHASE EOTECHNIQUE
pour les inventions spécifiquement originales. Cela fut proposé
par Bacon en 1601 et apparut pour la premiére fois en Angle-
terre en 1624. A partir de ce moment, ce n’est pas l’héritage du
passé qui fut monopolisé, mais ce qui s’en détacha.
Un encouragement spécial fut offert A ceux dont l’esprit d’in-
vention mécanique dépassait les réglements sociaux et économi-
ques de la corporation. Dés lors, il était naturel que |’invention
accapare l’attention de tous, méme en dehors du systéme indus-
triel : l’ingénieur militaire, et méme i’amateur dans tous les
domaines de la vie. L’invention était un moyen d’échapper A sa
classe ou d’obtenir des richesses. Si le monarque absolu a pu
dire : « l’Etat, c’est moi », l’inventeur heureux pouvait dire :
« la corporation, c’est moi ». Alors que les perfectionnements de
détail furent le plus souvent l’ceuvre d’ouvriers habiles, 1’idée
décisive vint fréquemment des amateurs. Les inventions mécani-
ques brisérent les principes de caste dans |’industrie, tout comme
elles allaient plus tard menacer les principes de caste de la
société elle-méme. Wd
Mais l’invention la plus importante de toutes est sans rappor
direct avec l’industrie : Cost Tinvention deta_methode exper
ae
mentale
dans les sciences, sans aucun doute la plus grande 9\\{-—~
réalisation de la phase éotechnique. Son action ne se fit pleine-
ment sentir sur la technique qu’au milieu du XIX® siecle. La
méthode _expérimentale, comme je 1’ai fait _ressortir, doit _beau-
coup a4 la transformation de la technique, car_l’impersonnalité
relative des nouveaux instruments et des nouvelles machines — |
en particulier de l’automate — doit avoir contribué a établir_la i"
croyance en_un monde également impersonnel, de faits bruts et
irréductibles, agissant_aussi_indépendamment_qu’un mouvement
d’horlogerie et ¢loigné des _voeux de l’observateur. réorgani-
La
sation de l’expérience en_termes de causalité_ mécanique et_le
développement _d’expériences coopératives, contrélées, répétables
et vérifiables, utilisant juste les segments de réalité qui _se_pré-
tent d’eux-mémes A cette méthode — fut_une_inventior i_per-
mit_des économies gigantesques de travail. Elle traga un che-
min bien droit dans la jungle de l’empirisme confus et cons-
truisit une grossiére piste coloniale 4 travers des marécages de
superstitions et de pensées avides. Avoir trouvé un moyen si
rapide de locomotion intellectuelle est peut-étre une excuse suf-
fisante, au début, a l’indifférence envers le paysage et au mé-
pris de tout ce qui n’accélérait pas le voyage. Aucune des inven-
tions qui suivirent le développement de la méthode scientifique
ne fut aussi importante, pour remodeler la pensée et 1’activité de
’humanité, que celles permises par la science expérimentale. II
se trouve que la méthode scientifique allait payer au centuple ses
dettes envers la technique. Deux siécles plus tard, comme nous

I25
TECHNIQUE ET CIVILISATION

le verrons, elle allait suggérer de nouvelles combinaisons de


moyens et mettre dans le royaume des possibilités les réves les
plus audacieux et les voeux les plus irrationnels de la race humaine.
Au-dessus du chaos de l’existence, jusque-la_impénétrable,

‘< emerges extn, versleXVI sitele, unmonde ordonnéss [ardre


dela science, impersonnel, objectif, articulé sous la domination

comme la base des conceptions humaines, reposait jadis sur_un


cur abt deToiSoules leeEtolles etlesplanétes lemanifestaient
a l’intelligence nue. Dés lors, l’ordre allait étre soutenu par une
méthode. La nature cessait d’étre impénétrable, sujette 4 des in-
cursions démoniaques d’un autre monde. L’essence méme de la
nature, telle que la concevaient les nouveaux savants, était d’a-
voir des séquences ordonnées, donc prévisibles. Le trajet d’une
cométe pouvait étre tracé dans le ciel. C’est sur le modéle de ce
monde physique externe que les hommes commencérent 4 réor-
ganiser leurs esprits et leurs activités pratiques. Ils approfondi-
rent, dans chaque branche, les préceptes et les pratiques empiri-
quement réunis par la finance bourgeoise. Comme Emerson, les
hommes sentaient que l’univers lui-méme était accompli et jus-
tifié quand les vaisseaux allaient et venaient avec la régularité
de corps célestes. Et ils avaient raison : il y avait la quelque
chose de cosmique. Avoir rendu viable un tel ordre n’était pas
un mince triomphe.
Dans l’invention mécanique proprement dite, la principale in-
novation éotechnique fut naturellement l’horloge mécanique.
Vers la fin de la phase é¢otechnique, l’horloge domestigue était
devenue un_accessoire commun de |’équipement ménager, excepté
chez les ouvriers pauvres et les paysans. La montre fut un des
principaux ornements portés par les riches. L’application du
pendule a l’horloge, par Galilée et Huyghens, accrut la précision
de l’instrument courant.
Mais l’influence indirecte de l’horloge fut aussi importante
premier instrument réel de précision, elle mit l’accent pour tous
les autres instruments sur la précision et le fini, d’autant plus
qu'elle était réglée par la précision ultime des mouvements pla-
nétaires eux-mémes. En résolvant les problémes de transmis-
sion et de régularisation du mouvement, les horlogers contri-
buérent au développement général des mécanismes délicats. Pour
citer encore une fois Usher: « Le développement initial des prin-
cipes fondamentaux de la mécanique appliquée fut... largement
basé sur les problémes d’horlogerie. » Les horlogers, avec les
forgerons et les serruriers, furent parmi les premiers mécani-
ciens. Nicolas Forq, le Frangais qui inventa le taquoir d’impri-
merie, en 1751, était horloger. Arkwright, en 1768, fut aidé par
un horloger de Warrington. C’est un autre horloger, Hutsman,

120
LA PHASE EOTECHNIQUE
désireux d’avoir un acier plus finement trempé pour les res-
sorts de montres, qui inventa le procédé de l’acier trempé. Ce
ne sont la que quelques-uns des noms auxquels on doit le
plus. L’horloge fut la machine qui eut la plus grande influence
mécanique et sociale. Vers le milieu du XVIII® siécle, elle était
devenue la plus parfaite. Ses débuts et son perfectionnement
délimitent trés bien la sphase éotechnique. Aujourd’hui, elle
est le modéle des automatismes délicats.
La presse 4 imprimer vient aprés l’horloge; dans l’ordre si-
non dans |’importance. Son développement a été admirablement
résumé par Carter, qui fit tant pour clarifier les faits historiques.
« De toutes les grandes inventions du monde, l'imprimerie est
la plus cosmopolite et internationale. La Chine inventa le papier
ct expérimenta pour la premiére fois les caractéres gras et les
caractéres mobiles. Le Japon produisit les imprimés les plus
anciens qui soient parvenus jusqu’éa nous. La Corée imprima
pour la premiere fois avec des caractéres métalliques, fondus
dans un moule. Les Turcs furent parmi les plus importants agents
qui transportérent les caractéres 4 travers l’Asie, et le caractére
d’imprimerie le plus ancien que l’on connaisse est en langue
turque. La Perse et l’Egypte furent les deux terres du moyen
Orient qui connurent l’imprimerie avant |l’Europe. Les Arabes
préparérent la voie en introduisant la fabrication du papier de
Chine en Europe... Florence et |’Italie furent les premiers pays
de la chrétienté 4 fabriquer du papier. Quant aux caractéres
d’imprimerie et leur introduction en Europe, la Russie prétend
avoir été le canal par ot ils ont pénétré, et cela repose sur les
autorités les plus anciennes, bien que |’Italie le revendique aussi
fortement. L’Allemagne, |’Italie et les Pays-Bas furent les pre-
miers centres d’imprimerie. La Hollande et la France, comme
Allemagne, prétendent avoir expérimenté les caractéres, L’Al-
lemagne perfectionna l’invention, et de 1A elle se répandit dans le
monde entier. »
La presse A imprimer et le caractére mobile furent perfection-
nés par Gutemberg et ses assistants, 4 Mayence, vers 1440, Un
calendrier astronomique de 1447 est le premier exemple daté
des imprimés de Gutemberg. Un mode inférieur d’imprimerie a
pu étre pratiqué plus tét par Coster 4 Haarlem. Le perfection-
nement décisif fut l’invention du moule A mains pour fondre des
caractéres uniformes.
L’imprimerie fut dés le commencement une réalisation com-
plétement mécanique. En outre, elle servit de modétle 4 tous les
instrument ultérieurs de reproduction. La feuille imprimée, avant
luniforme militaire, était le premier produit enti¢rement stan-
dardisé, fabriqué en série, et les caractéres mobiles eux-mémes
sont le premier exemple des parties absolument standardisées et
127
TECHNIQUE: ET CIVILISATION

interchangeables. C’était une véritable invention révolutionnaire


dans toutes les branches. y
Rien qu’en Allemagne il y avait au bout de cinquante ans
plus d’un millier de presses d’imprimeries publiques, pour ne rien
dire des monasté¢res et des chAteaux. L’art s’était répandu rapi-
dement en dépit de tous les efforts pour le maintenir secret et le
monopoliser, A Venise; Florence, Paris, Londres, Lyon, Leipzig
et Francfort-sur-le-Mein. Alors que se manifestait une forte
opposition des écrivains publics bien établis, l’art fut encouragé
par l’exemption des taxes et des réglements de corporations.
L’imprimerie se prétait elle-méme & une production a grande
échelle. A la fin du XV® siécle, il y avait & Nuremberg une
grosse imprimerie avec vingt-quatre presses et cent employés ty-
pographes, imprimeurs, correcteurs, relieurs.
Comparé avec la communication orale, tout écrit représente
une grande économie de temps puisqu’il libére la communica-
tion des contraintes du temps et de l’espace; le discours peut
attendre le bon plaisir du lecteur, qui peut interrompre le cours
de la pensée, le rejeter ou se concentrer sur certaines parties
isolées. La page imprimée augmenta la sécurité et la durée
des écrits manipulés, élargit le champ des communications, éco-
nomisa le temps et l’effort. Imprimer rapidement fut le nouveau
moyen d’échanges. Dépouillé du geste et de la présence physi-
que, le mot imprimé continua le phénoméne d’isolement et d’a-
nalyse qui domina la pensée éotechnique et qui incita Auguste
Comte a qualifier toute l’époque de « métaphysique ». Vers la
fin du XVII® siécle la comptabilité et la mesure du temps avaient
émergé dans l’art de communiquer; les lettres, les nouvelles, les
rapports sur le marché, le journal et le périodique suivirent.
Plus que toute autre invention, le livre imprimé libér la
domination, de l’immédiat et du local. Ainsi il contribua A en-
trainer la dissociation de la société médiévale. L’imprimerie eut
un plus grand effet que les événements et, en concentrant leur
attention sur le mot imprimé, les gens perdirent 1|’équilibre entre
le sensible et l’intellectuel, entre l’image et le son, entre le con-
cret et l’abstrait qu’avaient atteint momentanément les meil-
ieurs esprits du XV® siécle, Michel-Ange, Léonard, Alberti,
avant qu’il ne soit perdu et remplacé par les seules lettres im-
primées. Exister, c’était étre imprimé. Le reste du monde ten-
dit graduellement 4 entrer dans |’ombre. La connaissance de-
vint une connaissance livresque. L’autorité des livres fut lar-
gement diffusée par l’imprimerie, et si le savoir put se répan-
dre plus largement il en fut de méme pour I’erreur. Le divorce
entre l’imprimé et l’expérience immédiate fut six grand que
l'un des grands éducateurs modernes, John Amos Komensky,
préconisa les livres d’images pour enfants afin de rétablir 1’é-

128
LA PHASE EOTECHNIQUE
quilibre et de procurer les associations visuelles nécessaires.
Mais la presse 4 imprimer n’accomplit pas elle-méme toute la
révolution. Le papier joua un réle & peine moins important, car
son utilisation dépassa la page imprimée. L’application des ma-
chines 4 la production du papier fut un des développements de
cette économie. Le papier supprima la nécessité des contacts
d’homme a homme — les dettes, les actes, les contrats, les nou-
velles furent confiés au papier. Ainsi, alors que la société féodale
existait en_vertu de coutumes rigoureusement maintenues de_gé-
nération en _génération, ses derniers éléments ts furent_abolis en
Angleterre par le seul fait de ‘demander_aux paysans — pour
établir_ quelque preuve documentaire — s’ils avaient_jamais_pos-
sédé la terre, alors qu’ils avaient toujours joui_d’un droit cou-
tumier_sur les terrains communaux. La coutume et la mémoire
passérent au second plan, derriére le mot écrit: la réalité signi-
fiait « établi sur papier ». Est-ce écrit sur l’engagement? Si oui, il
faut le remplir; sinon, on peut le négliger. Le capitalisme, en
confiant ses transactions au papier, pouvait tenir et maintenir
une comptabilité stricte du temps et de l’argent. Et la nouvelle
éducation, pour la classe des commergants et de leurs assis-
tants, consista essentiellement 4 apprendre les trois R*% Un
monde du papier apparut, coucher une chose sur le papier devint
la premiére étape de la pensée et de |’action, malheureusement
aussi souvent la derniére.
Economisant l’espace, le temps, le travail — donc finalement
la vie — le papier avait un rédle unique A jouer dans le dévelop-
pement industriel. Avec l’habitude d’utiliser le papier et 1’im:
primerie, la pensée perdit un peu de son caractére organique,
fluide, 4 quatre dimensions, ct devint abstraite, catégorique, sté-
réotypée, se satisfaisant de formules et de solutions purement
verbales aux problémes qui n’avaient jamais été présentés ou
abordés dans leurs inter-relations concrétes.
Les inventions mécaniques primordiales — l’horloge et la
presse _a_imprimer s aceOm penn arene d’ inventions sociales
presque aussi iiporantes : Vuniversité, organisation _coopéra-
tive de savoir sur une base internationale apparut 4 Bologne en

1243. *école de médecine, de Salerne ou de ‘Montpellier ne fut


pas seulement la premiére école technique, au sens moderne.
Mais les médecins, entrainés aux sciences naturelles dans ces
écoles et formés par la pratique a l’observation de la nature, fu-
rent des pionniers dans toutes les branches de la technique et de
la scierie. Paracelse, Ambroise Paré, Cardan, Gilbert, l’auteur

2. Reading, (W)riting, (A)rithmetics : lecture, écriture, calcul.

rag
TECHNIQUE ET CIVILISATION

de De Magnete, Harvey, Erasme, Darwin, jusqu’a Thomas Yung


et Robert Von Meyer, tous~étaient médecins. Au XVI°® siécle
vinrent & leur tour deux autres inventions sociales : l’académie
scientifique — la premiére, l’Académia Secretorum Natural, fut
fondée A Naples en 1560 — et |’exposition industrielle, la pre-
miére s’étant tenu au Rathaus de Nuremberg en 1569 et la se-
conde a Paris en 1683.
Avec l’université, l|’académie scientifique et l’exposition indus-
trielle, les arts et les sciences exactes furent explorés systéma-
matiquement, les nouveaux acquis furent exploités coopérative-
ment, et on donna une base commune aux nouveaux principes
d’investigation. Il faut ajouter une autre institution importante :
le laboratoire. La un nouveau milieu fut créé, combinant les
ressources de la cellule, de l’étude, de la librairie et de !’atelier.
I.a découverte et l’invention, comme toute autre formed’activité,
résultent de |’interaction d’un organisme et de son milieu. Des
fonctions nouvelles demandent des environnements nouveaux,
qui tendent 4 stimuler, A concentrer et A perpétuer |’activité.
Au XVII® siécle, on créa les nouveaux environnements.
La création de l’usine fut plus directe dans ses effets sur la
technique. usqu’au XIII® siécle, les usines furent toujours appe-
lées (en anglais) : mills (moulins), car ce que nous _appelons
usine vient de l’application de la force hydraulique aux_procédés
industriels. C’est l’existence d’un batiment central, séparé de
Vhabitation et de l’échoppe artisanales, dans lequel un grand
nombre d’hommes sont assemblés pour accomplir les diverses
opérations industrielles nécessaires, bénéficiant d’une coopéra-
tion 4 grande échelle qui différencie l’usine — au sens mo-
derne — du plus grand des ateliers. Dans ce développement_cri-
tique, les Italiens ouvrirent la voie, comme ils l’avaient fait pour
la_construction des canaux et des fortifications. Mais vers le
XVIII® siecle, les _usines avaient atteint le stade deses _opérations
4 grande échelle, en
quincaillerie
Suede pour la et plus tard dans
les ateliers de Boulton a Birmingham.
L’usine simplifiait l’approvisionnement en matiéres premiéres
et la distribution des produits finis. Elle facilitait aussi la spécia-
lisation et la division des procédés de production. En réunissant
les ouvriers, elle supprimait en partie l’isolement et la faiblesse
qui affligerent l’artisanat lorsque la structure corporative des
villes eut été détruite. L’usine jouait enfin un double réle :_c¢’était
un agent d’enrégimentation mécanique, comme l’armée nouvelle,
et_c’était un exemple d’ordre_ social authentique appropri x
nouveaux _proced ‘i rie. De_ toute _facon, ce fut une
invention significative. D’une part, elle fournit un nouveau motif
d’investissement capitaliste sous forme de société par action A
but lucratif, et elle fournit aux classes dirigeantes une arme

130
LA PHASE EOTECHNIQUE
puissante; d’autre part, elle fut le centre d’une nouvelle sorte
d’intégration sociale et permit une coordination efficace de la ae
production qui serait valable dans n’importe quel ordre social. °°
L’unité et la coopération causée par ces diverses institutions,
de luniversité 4 l’usine, augmenta largement l’énergie effective
de la société. Car l’énergie ne dépend pas seulement de simples
ressources physiques, mais de leur application sociale harmo-
nieuse. Des habitudes de politesse, telles que les Chinois les ont
cultivées, peuvent étre aussi importantes pour accroitre le ren-
dement, méme grossi¢rement mesurée en kilogrammétres de tra-
vail accompli, que des méthodes économiques pour utiliser le
combustible. Dans la société, comme dans la machine indivi-
duelle, le manque de lubréfiant et de transmission peut étre
désastreux. Il importait, pour l’exploitation ultérieure de la
machine, qu’une organisation sociale appropriée 4 la technique
fut inventée. Que le XIX® siécle ait révélé des défauts sérieux
dans cette organisation — notamment avec son frére financier, ae
la société par actions — ne diminue pas l’importance de Il’inven- ;
tion initiale.
L’horloge, la presse 4 imprimer et le haut _fourneau furent|esa
inventions gigantesques de la phase €otechnique, comparables 4 &
la_machine & vapeur de la phase suivante, ou 4 la radio et a la
dynamo de la phase néotechnique — mais elles étaient entourées yn |
d’une multitude d’ inventions, trop significatives pour étre APRET yy
lées mineures, méme si a |’épreuve elles ne répondirent pas vox Fath
espoirs des inventeurs.
Une bonne partie de ces inventions naquit, ou fut nourrie, qeH
dans l’esprit fécond de Léonard de Vinci. Vivant au milieu de ee.
cette ¢re, Léonard rassembla la technologie des artisans et_des
ingénieurs militaires qui l’avaient_précédé et libéra de nouvelles
« réserves » de connaissance scientifique et_d’esprit_inventif.
Cataloguer ses inventions et découvertes, ce serait presque
esquisser la structure de la technique moderne. II n’était pas
seul & son époque : ingénieur militaire lui-méme, il utilisa a
plein le fonds communs de connaissances de sa profession. Il ne
fut pas non plus sans influence sur la période qui suivit, car il
est probable que ses manuscrits furent consultés et exploités par
des gens qui se souciaient fort peu de révéler leurs sources.
Léonard incarna en lui les forces de la période qui allait suivre.
Il fit les premiéres observations scientifiques sur le vol des
oiseaux, concut et batit une machine volante ainsi que le premier
parachute. La conquéte de l’espace le préoccupait, bien qu a
n’ait pas été plus heureux que son obscur contemporain,
G. B. Danti. Les inventions utilitaires retenaient son intérét. Il
inventa l’appareil & dévider la soie et le réveille-matin, il congut
un métier A tisser mécanique qui fut bien pres de réussir. Il

131
TECHNIQUE 5
TECHNIQUE ET CIVILISATION

inventa la lampe de cheminée et le bateau de loch. I] présenta


au duc de Milan un projet peur la production en masse d’habita-
tions ouvri¢res standardisées. Méme les sujets d’amusement n’é-
taient pas exclus : il inventa des raquettes pour aller sur l’eau.
ll était un mécanicien incomparable. Le coussinet antifriction, le
joint universel, les courroies de transmission, les chaines, les
engrenages coniques ou en hélice, le tour 4 mouvement continu,
tout cela est l’ceuvre de son esprit puissamment analytique. En
fait, son génie positif de technicien dépasse de beaucoup sa
froide perfection de peintre.
Méme dans le domaine plus terre A terre de 1|’exploitation
industrielle, Léonard annoncait les forces 4 venir. Il était préoc-
cupé non seulement par le désir de gloire, mais par le succés
financier rapide. « Ce matin de bonne heure, le 2 janvier 1496,
note-t-il dans un carnet, je vais prendre une courroie de cuir et
faire un essai... Par heure, 100 fois 400 aiguilles seront termi-
nées, ce qui fait 40.000 aiguilles a l’heure, et 480.000 en
12 heures. Disons 4 millions & 5 solidi par mille, cela fait
20.000 solidi : 1.000 lire par jour de travail, et si on travaille
20 jours par mois 60.000 ducats par an. » Ces réves lents de
libération et de puissance au moyen d’une invention heureuse
devaient leurrer plus d'un esprit audacieux, méme lorsque le
résultat était un échec complet, comme il arriva souvent pour
Léonard. Il faut ajouter 4 tout cela sa contribution a la guerre :
‘le canon a vapeur, le canon a tubes multiples, le sous-marin et
divers perfectionnements de détail sur les inventions de son
temps, inventions dont |’intérét, loin de disparaitre avec la crois-
sance de l’industrie, en était nourri et fortifié. Si l’on considére
plus largement la vie de Léonard comme un combat continuel
entre l’ingénieur et l’artiste, il est le meilleur exemple des con-
tradictions de la civilisation nouvelle, qui évolua vers une exploi-
tation faustienne du moi privé et de sa satisfaction par le pou-
voir financier, militaire et industriel.
Mais Léonard n’était pas seul. Dans ses inventions et ses anti-
cipations, il était entouré par une marée montante de techniciens
et d’ingénieurs.
En 1525, Francesco del Marchi inventa la premiére cloche de
plongeur; en 1420, Joannes Fontana, décrivait un char de guerre
ou tank; en 1518, on mentionne la pompe A incendie dans les
chroniques d’Augsbourg. En 1550, Palladio étudiait le premier
pont suspendu qu’on connaisse en Europe occidentale, alors que
Léonard, avant lui, avait congu le pont tournant. En 1619, on
inventa une machine pour fabriquer les tuiles. En 1680 un dra-
gueur mécanique fut inventé, et avant la fin de ce siécle un
militaire francais, De Gennes, imaginait un métier 4tisser méca-
nique, pendant qu’un autre frangais, le D™ Papin, inventait la

132
LA PHASE EOTECHNIQUE
machine a vapeur et le bateau A vapeur. (Pour sentir plus com-
plétement la richesse inventive de la période éotechnique du
XV* au XVIII® siécle, consulter la liste des inventions 4 la fin
de l’ouvrage.)
Ce ne sont 1a que les échantillons prélevés dans le grand entre-
pot de invention éotechnique : les graines qui ont germé ou
dorment dans le sol desséché ou les crevasses rocheuses, selon
que le vent, le temps ou le hasard en ont décidé. La plupart de
ces inventions furent attribuées A la période suivante, en partie
parce qu’elles portérent leurs fruits & ce moment, en partie parce
que les historiens de la révolution mécanique, conscients des
pas de géants qu’avait fait leur propre génération, ignoraient la
préparation et la maturation préalables, et en tout cas, avaient
tendance a diminuer la période préparatoire. D'ailleurs ils n’é-
taient souvent pas familiers avec les manuscrits, livres et docu-
ments qui les auraient édifiés. C’est ainsi que l’Angleterre a été
quelquefois considérée comme la mére-patrie d’inventions qui
étaient apparues plus tét en Italie. Souvent aussi, le XIX° siécle
couronna son chef de lauriers qui revenaient aux XVI° et
XVII? siécles.
L’invention n’est presque jamais l’ceuvre unique d’un seul
inventeur, quel que soit son génie. Elle est le produit des tra-
vaux successifs d’hommes innombrables, travaillant 4 des épo-
ques différentes et souvent avec des buts différents. Aussi est-ce
simplement une figure de rhétorique que d’attribuer une inven-
tion a une seule personne : c’est une erreur commode, entretenue
par un faux patriotisme et par |’institution des brevets de mono-
poles qui permettent a un homme de revendiquer une récompense
financiére spéciale parce qu’il est le dernier chainon d’un phéno-
méne social compliqué qui a produit cette invention, Toute ma-
chine perfectionnée est un produit collectif composite; la machine
a tisser actuelle, d’aprés Hobson, est le composé d’environ
huit cents inventions et la machine 4 carder actuelle est le com-
posé d’environ soixante brevets. Cela est vrai aussi bien pour les
pays que pour les générations. Le patrimoine commun de con-
naissances et d’habileté technique dépasse les limites des indivi-
dus ou des nations. Oublier ce fait, ce n’est pas seulement in-
troniser la superstition, mais miner la base essentiellement plané-
taire de la technologie.
En attirant l’attention sur l’importance et l’efficacité des
inventions éotechniques, nous ne cherchons pas a diminuer leur
dette envers le passé et les régions plus lointaines, nous dési-
rons simplement montrer qu’il coula généralement beaucoup
d’eau sous les ponts avant que les gens ne prennent conscience
de la construction du pont.

133
TECHNIQUE ET CIVILISATION
a —— AW ©

Crattsse 0 for La‘faiblesse capitale du régime éotech-


Sores nique ne fut pas le faible rendement
‘|de son énergie, encore moins le manque d’énergie, mais son
\yr irrégularité. L’expansion et l’universalisation de cette économie
étaient limitées par sa dépendance des vents forts et continus et
la régularité des réserves d’eau. II y eut des régions d’Europe qui
ne purent jamais en bénéficier pleinement. Dépendant du_ bois
pour la fabrication du verre et la métallurgie, vers la fin du
XVIII® siécle, cette énergie baissa. Les foréts de Russie et d’A-
mérique peuvent avoir retardé son écroulement, elles prolonge-
rent son régne dans leurs propres régions, mais elles ne purent
éviter l’exploitation destructrice de son combustible. Si la roue
& aubes du XVII® siécle était devenue plus rapidement la tur-
bine hydraulique efficace de Fourneyron, l’eau aurait pu rester
la clé de voiite du systéme d’énergies jusqu’é ce que 1’électricité
se développe suffisamment pour lui donner un champ d’utilisa-
tion plus vaste. Mais auparavant on avait inventé la machine a
vapeur. Cet engin fut employé pour la premiére fois 4 1’extérieur
de la mine, c’est intéressant de le noter, pour élever l’eau dont la
chute faisait tourner la traditonnelle roue hydraulique éotech-
nique dans les usines de quincaillerie. Comme la société devenait
plus ¢troitement coordonnée dans le temps, les interruptions dues
au vent et a l’eau étaient un grave défaut. Le moulin a vent fut
finalement vaincu, en Hollande, parce qu’il ne pouvait se con-
former facilement aux reglements de travail. Comme les dis-
tances et les contrats d’affaires mettaient l’accent sur le facteur
temps, une forme d’énergie plus réguli¢re devenait une nécessité
financiére. Les retards et les arréts étaient cofteux.
me Mais il existait dans le régime éotechnique une_faiblesse
7 sociale quiétait “aussi grave. D’abord, les nouvelles . industries
A étaient en dehors des _contréles institutionnels de
de l’ordre
l’ordre ancien.
La fabrication du_ verre, par ‘exemple, pourpour la
la raison
raison de fait
qu 'elle était loca
localisée_dans les zones boisées, tendait A échappe
apper
aux restrictions corporatives des villes. Des le
e_début, elle eut
".) une base semi- capitaliste. Les mines et la métallurgie également
Gy * furent presque depuis le début sous un systéme capitaliste de
J y production. Méme lorsque le travail dans les mines ne fut pas
ey assuré par une main-d’ceuvre forcée ou servile, elles sea ioe
au contrdle des municipalités. L’imprimerie non plus _ne fut
may pas soumise aux réglements corporatifs. Méme les industries
= oY textiles s’évadaient vers la campagne. Celui qui donnait son
Be nom a l’usine était un commercant qui achetait les mati¢res pre-
miéres et quelquefois les machines de production indispensables
men et qui achetait le produit. Les nouvelles industries, comme le
signale Mentoux, tendaient a échapper aux réglementations des
ese
a

mereka
pA? I 34.
LA PHASE EOTECHNIQUE

corporations et méme A celles de 1l’Etat — comme le statut


anglais des apprentis de 1563 —, elles grandissaient sans con-
trédle social. En d’autres termes, les perfectionnements mécani-
ques se développaient aux dépens des perfectionnements humains
qui avaient été vaillamment introduits par les corporations arti-
sanales. Ces derniéres, par contre, perdirent réguliérement de
leurs forces avec la croissance des monopoles capitalistes qui
creusérent un fossé de plus en plus large entre maitres et ou-
vriers. La machine est de nature antisociale. Elle tend, en raison
de_son caractére « progressif », aux formes les plus aigués de
l’exploitation humaine. 2)
La faiblesse et la force du on peut les
observer dans le développement technique et la dissolution ou
décadence sociale qui se produisirent dans les industries textiles,
clés de vofite de l’ancienne économie.
Avec la mine, ce sont les industries textiles qui ont bénéficié du
plus grand nombre de perfectionnements. Le filage avec la que-
nouille continua jusqu’au XVII® siécle. Le rouet fut introduit des
Indes en Europe vers 1298. Un siécle plus tard, on installait des
filatures et des moulins 4 foulon. Vers le XVIII® siécle, selon
Usher, les moulins 4 foulon furent aussi employés comme ma-
chines 4 laver communales. Le foulon, a temps perdu, faisait la
lessive du village. Léonard inventa la navette vers 1490, et une
autorité en textiles, Mr M. D. C. Crawford, va jusqu’a dire que
« sans cette invention géniale nous aurions pu ignorer tous les
développements postérieurs dont nous profitons dans |’industrie
textile ». Johanus Jurgen, un sculpteur sur bois de Brunswick,
inventa un rouet partiellement automatique, avec volant, vers
1530.
Aprés Léonard, une suite d’inventeurs travaillérent sur le
métier 4 tisser mécanique. Mais
l’invention
qui le rendit possible
fut la navette volante de Kay, qui_augmenta_ considérablement
la capacité de productiondu métier 4 tisser4 main quatre-vingts
ans avant qu’on n’applique avecsuccés la vapeur _au_métier
automatique. Ce travail avait été partiellement préparé par le
métier A tisser des rubans étroits d’abord inventé 4 Dantzig et
introduit en Hollande. Mais le métier A tisser mécanique, avec
Bell et Monteilh, fut 4 proprement parler un produit de la phase
paléotechnique, et Cartwright, le clergiman 4 qui on attribua
généralement cette invention, ne joua qu’un role fortuit dans la
longue chaine de perfectionnements qui la rendirent possible.
Alors qu’on filait la soie & la machine dés le XIV° siécle, la pre-
miére machine 4 filer le coton qui fonctionne ne fut pas cons-
truite avant 1733 et brevetée en 1738, en un temps out |’industrie
employait encore l’eau comme force motrice. Cette série d’in-
ventions est en fait le legs final de la phase éotechnique. Som-

135
TECHNIQUE ET CIVILISATION

bart
situe
le point critique du capitalisme dans le passage du
centre
entre de_gravité
de des industries textiles organi ues a s-
tries miniéres inorganiques, cela marque aussi le *é-
conomie éotechnique A 1’économie_paléotechnique.
Il faut noter une autre série d’inventions dans les industries
textiles : l’invention de la machine A tricoter au XVIII® siécle.
Les origines du tricot A la main sont obscures. Si l’art existait,
il joua un réle effacé avant le XV°® siécle. Le tricot est la contri-
bution la plus originale de |’Europe aux industries textiles, et ce
fut l’une des premiéres industries mécanisées a la suite de 1’in-
vention du cadre A tricot par un autre clergiman anglais ingé-
nieux. Mettant a profit l’élasticité des fils, le tricot donne des
textiles qui s’adaptent d’eux-mémes au corps, se tendent et se
contractent suivant les mouvements des muscles. L’air qui se
trouve dans les fils et entre les rangs accroit la chaleur sans
augmenter le poids. La bonneterie et les sous-vétements tricotés
— pour ne rien dire de l’usage plus répandu des cotons plus
légers et lavables pour les vétements de corps — sont une con-
tribution éotechnique distincte au confort et A la propreté..
Si les industries textiles montrérent une continuelle avance
dans |’invention, précédant de beaucoup |’introduction de la ma-
chine a vapeur, elles furent aussi le témoin d’une dégradation du
travail par les déplacements de main-d’ceuvre et la disparition
du contréle politique sur les procédés de production. C’est peut-
étre encore plus caractéristique dans les industries, ot la division
du travail a pu étre poussée plus loin que dans les textiles.
La manufacture, c’est-a-dire le travail manuel _organisé et
réparti, dan r établissem avec ou sans machines
mécaniques, divisa la production en_une série d’opérations spécia-
lisées. Chacune de ces opérations était exécutée par _un_ouvrier
spécialisé, toe atod’autant
autant_ plus
plus grande
grande qque sa fonction
était plus limitée. Cette division était, en fait, une sorte de dé-
composition empirique du travail en une série de mouvements
humains simples qui pouvaient alors étre traduits en opérations
mécaniques. Une fois cette analogie accomplie, la reconstitution
de toute la suite d’opérations par une machine devenait facile.
La mécanisation du labeur humain fut, en effet, le premier pas
vers « |’humanisation » de la machine, humanisation dans le
sens ot. l’on donne a l’automate quelques-uns des équivalents
mécaniques de la vie. La conséquence immédiate de cette divi-
sion du travail fut une déshumanisation monstrueuse de
homme. Les pires travaux de l’artisanat ne peuvent guére lui
étre comparés. Marx a admirablement résumé le. phénoméne :

sLok « La simple coopération ne modifie pour ainsi~dire pas les


méthodes individuelles ¢de travail. La_manufacture bouleverse
se ces
méthodes _ et coupe a la racine le travail individuel.|Elle trans-

136
LA PHASE EOTECHNIQUE
forme l’ouvrier en un infirme, un monstre, en le forcant A attein-
dre une grande habileté « spécialisée _», aux dépens d’un monde
d’élans et de facultés productifs. En Argentine on tue une béte
simplement pour avoir sa peau ou sa graisse. Non seulement les
diverses opérations partielles sont attribuées & des individus dif- x
férents, mais l’individu lui-méme est brisé, transformé en un Xv
ressort machinal pour une opération partielle... A l’origine l’ou- ee
vrier vendit son travail au capital parce qu’il manquait lui-méme
des moyens matériels de production. Maintenant s’il ne vend
son travail au capital, il se condamne au chémage. »
ILy a la a la fois le fait et le résultat de l’emiploi accru de 1’é-
nergie et de la machine dans la période éatechnique. Ce fut la fin
du_systéme corporatif et le commencement du _salariat. Ce fut la
fin de la discipline interne de l’atelier assurée par le patron et
les ouvriers, avec un systéme d’apprentissage, d’enseignement
traditionnel, et du contrdle corporatif du produit. Cela indi-
quait le commencement de la discipline externe imposée A lori-
gine et a l’industriel dans l’intérét des profits privés — systéme
qui se préta a l’altération et a la détérioration de la qualité de
production aussi bien qu’aux perfectionnements techniques. Tout
cela était une grave chute vers |’inférieur. Dans 1’industrie texe}
tile, la descente fut rapide et violente au XVIII® siécle.
Pour résumer : au fur et 4 mesure que l’industrie progressait
du point de vue mécanique, elle rétrogradait du point de vue
humain. Les progres dans l’agriculture, pratiqués dans les
grands domaines vers la fin de cette période, visaient, comme le
fait ressortir Arthur Young, a établir au champ les mémes nor- ;
mes que celles qui commengaient 4 prévaloir dans I’atelier : spé- te
cialisation et division des opérations. Si l’on veut voir la période 4
éotechnique a son plus beau moment, il faut peut-étre remonter
jusqu’a la fin du XVI? siécle, lorsque l’ouvrier ordinaire, s’il ris-
quait de perdre sa liberté, sa tranquillité ou ses biens, était fou-
gueux et plein de ressource, encore capable de combattre et de
coloniser et non prét & se soumettre au joug soit en devenant
une machine, soit en rivalisant par le sweated labor avec les pro-
duits de la machine. II restait au XIX® siécle & accomplir la
dégradation finale.
Mais si l’on ne peut ignorer les défauts de la période éotech-
nique, y compris le fait que les engins de distribution les plus
puissants et les plus précis ainsi qu’un appareil raffiné pour la
torture humaine furent mis au service d’ambitions morbides et
d’idéologies corrompues, si l’on ne peut ignorer ces choses on
ne doit pas non plus sous-estimer les acquis réels. Les nouveaux
procédés économisaient bien le labeur humain et diminuaient —
comme l’industriel suédois Polhem le fit alors remarquer — la
quantité et l’intensité de travail manuel. Ce résultat fut atteint

137
TECHNIQUE ET CIVILISATION

par la substitution de la force hydraulique 4 la force manuelle


« avec des gains de 100 ou méme de 1.000 pour cent sur le prix
de revient ». Il est facile de diminuer les gains gi on les mesure
quantitativement; si l’on compare les millions de C.-V. aujour-
d’hui disponibles aux milliers d’alors, si ]’on compare les quan-
tités de marchandises déversées par nos usines avec la modeste
production des vieux ‘ateliers. Mais pour juger correctement ces
deux économies, il faut aussi avoir un critére qualitatif. On ne
doit pas seulement se demander combien d’énergie brute a été
employée, mais combien a été absorbée par la production de
marchandises durables. L’énergie du régime éotechnique ne
s’est pas évanouie en fumées et ses produits n’ont pas été aussi-
tét jetés au rebut. Vers le XVII® siécle, les bois et marais du
Nord de 1’Europe avaient été transformés en un paysage continu
de bois et de champ, de villages et de jardins; un paysage
humain, ordonné remplacait les prairies nues et les foréts inex-
tricables, pendant que les besoins de sociabilité humaine créérent
des centaines de cités nouvelles, solidement construites et com-
modément disposées, cités dont la grandeur, l’ordre et la beauté
rivalisent encore, méme dans leur décadence, avec l’anarchie
sordide des villes nouvelles qui leur succédérent. Outre les rivié-
res, sur des centaines de kilometres il y avait des canaux. En
plus des terres gagnées sur la céte nordique, il y avait des ports
sirs et l’amorce d’un systéme de phares. Tout cela représentait
de solides réalisations. CEuvres d’art dont les formes bien com-
posées augmentaient l’entropie et retardaient la dette finale que
toute chose humaine doit payer.
A cette période, les utilités complétaient parfaitement la ma-
chine. Si le moulin hydraulique permit d’utiliser plus d’énergie,
la digue et le canal de drainage créérent plus de sol arable. Si le
canal -facilitait les transports, les nouvelles cités favorisaient les
échanges sociaux. Dans chaque branche d’activité, il y avait un
équilibre entre le statique et le dynamique, le rural et l’urbain,
le vital et le mécanique. Aussi n’est-ce pas dans le taux annuel
de conversion d’énergie, ou dans le taux annuel de production
que l’on pouvait évaluer les gains de la période éotechnique.
Nombre de ces procédés sont encore utilisés et sont encore aussi
bons que les nouveaux. Si l’on tient compte de la durée des pro-
duits éotechniques, le plateau penche de ce cété de la balance.
Ce qui lui manquait en puissance, elle le rattrapait dans le
temps, ses ceuvres étaient durables. La période éotechnique ne
manqua pas plus de temps que d’ énergie. Loin de peiner jour
senor ome rea possible, on_jouissait, , dans 1 es pays
catholiques, de prés de cent _jo
On peut en partie juger de la richesse des surplus d’syne
vers le XVII® siécle, par le niveau élevé de l’horticulture en

138
LA PHASE EOTECHNIQUE
Hollande. Quand la nourriture est rare on ne fait pas pousser
des fleurs a la place. De quelque maniére que l'industrie se
développat 4 cette période, elle enrichissait et améliorait direc-
tement la vie de la communauté. Quant A l’art et A la culture, au
lieu d’étre paralysés par l’augmentation du contréle sur le mi-
lieu, ils étaient pleinement alimentés. Comment pte RS
expliquer sans cela l’explosion artistique de la Renaissance A un
moment ou la culture qui leur servait de base était si affaiblie
et ou les créations visuelles n’étaient que pastiche et transposi-
tion.
Le but de la civilisation éotechnique, dans son ensemble, /)
avant la décadence du XVIII® siécle, n’était pas_d’accroitre sa’
puissance, mais d’intensifier la vie : couleurs, parfums, images,
musiques, extase sexuelle, aussi bien qu’audacieux exploits, dans
les
_armes,
la pensée etl’exploration. De belles images étaient
partout. Un champ de tulipes en fleurs, le parfum du foin frai-
chement coupé, le crissement de la soie sur la chair ou la ron-
deur des seins naissants, le sifflement du vent lorsque les nuages
s’enfuient sur la mer, ou le bleu calme du ciel et des nuages
reflétés dans une lumiére cristalline par la surface lisse du canal,
de l’étang, du cours d’eau. L’un aprés l’autre, les sens s’affi-
naient. A la fin de cette période, les nombreux services du repas
médiéval étaient décomposés suivant un rite alimentaire s’étalant
des excitants qui provoquent les secrétions nécessaires au des-
sert qui signifie la satiété finale. Le toucher était lui aussi affiné :
la soie se répandait et les mousselines des Indes remplagaient Jes
laines et toiles grossiéres. La porcelaine de Chine aux surfaces
délicates remplacaient les porcelaines plus lourdes de Delft, la
majolique et la faience ordinaire. -
Les fleurs dans les jardins affinaient la vue et l’odorat, les
rendant plus délicats vis-a-vis des tas de fumiers et excréments
humains, et renforcérent les habitudes ménageres d’ordre et de
propreté qui accompagnérent les améliorations éotechniques.
Agricola observait déja « Je lieu que la nature a pourvu d’une
riviére ou d’un torrent peut servir 4 beaucoup de choses, car
l'eau ne manquera jamais et pourra étre transportée dans des
tuyaux en bois jusqu’aux baignoires des maisons ». Le raffine-
ment de l’odorat fut porté A un tel point qu’il suggéra au
P. Castel son clavecin des odeurs. On ne touchait pas aux livres
ou aux imprimés avec des mains sales ou graisseuses, Les volu-
mes des XVI° et XVIIP® siécles, feuillétés par de nombreux lec-
teurs, sont encore 14 pour nous le prouver.
Renforcant le sens de la propreté, le raffinement du toucher et
du goit s’étendit méme 4 la cuisine; les pots et casseroles en
cuivre, astiqués comme un miroir par la servante ou la ménagére
industrieuses, remplacérent les premiers pots grossiers en fer.

139
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Mais surtout, pendant cette période, l’ceil fut éduqué et raffiné.


Le plaisir des yeux servait 4 autre chose qu’a la vision rapide;
en s’attardant sur l’objet il donnait 4 l’observation l’occasion de
mieux l’examiner. Le buveur de vin contemplait gravement la
couleur de son vin avant de le boire, et l’amant faisait une cour
om 4 la fois plus intense et plus prolongée, le plaisir de contempler
l’aimée retardait un moment le désir de la possesion. Le travail
du bois et du cuivre étaient des arts populaires. Beaucoup d’ob-
jets vulgaires avaient des formes belles et beaucoup gardaient
une réelle distinction, la peinture étant l’expression dominante
de la vie intellectuelle et émotive. Dans la vie, pour le riche
comme pour le pauvre, le goft du jeu était ressenti et entretenu.
Si l’évangile du travail naquit A cette époque, il ne la dominait
pas. Cette extension sensorielle, cette sensibilité plus vive aux
stimulants externes fut l’un des premiers fruits de la culture
éotechnique. C’est encore une partie vitale dans la tradition de
la culture occidentale. En tempérant la tendance éotechnique 4
l’abstraction intellectuelle, ces répressions sensuelles formérent
un contraste profond avec la compression et la faim des sens qui
avaient caractérisé les régles religieuses précédentes et devaient
caractériser encore plus les doctrines et la vie du XIX® siécle.
La culture et la technique, bien que liées intimement dans les
activités des vivants, se superposent souvent comme des stratifi-
cations géologiques différentes et, pour ainsi dire, se décompo-
sent et fermentent différemment. Pendant la plus grande partie
de la période éotechnique, cependant, elles furent en harmonie
relative. Excepté peut-étre dans la mine et sur le champ de
bataille, elles étaient toutes deux surtout au service de la vie. La
faille entre la mécanisation et l’humanisation, entre la puissance
centrée sur son propre accroissement et la puissance dirigée vers
une plénitude humaine était déjA apparue. Mais ses conséquences
allaient devenir encore plus visibles.
CHAPITRE IV

LA PHASE PALEOTECHNIQUE

L’ Angleterre Vers le milieu du XVIII® siécle, la


ou le rvetardataire révolution industrielle fondamentaie,
qui se fait « leader ». celle qui transforma nos modes de
pensée, nos moyens de_ production,
notre genre de vie, était accomplie. Les forces extérieures de la
nature étaient maitrisées et les filatures, les métiers 4 tisser et
les fuseaux travaillaient activement dans toute |’Europe. II était
temps olider_et_de systématiser les grands progrés qui
avaient été réalisés.
Ace ment, le régime éotechnique fut ébranlé dans s on-
dations. Un nouveau mouvement se dessina dans la société
industrielle, mouvement qui avait commencé, presque sans qu’on
s’en apercoive, au XV® siécle. Aprés 1750, l’industrie traversa
une phase nouvelle, provenant de sources d’énergie différentes,
de matériaux différents, de buts sociaux différents. Cette seconde
révolution multiplia, vulgarisa et répandit les méthodes indus-
trielles et les marchandises qu’elles produisaient. Surtout, elle
fut dirigée vers la « quantification » de la vie, et son succés ne
pouvait s’évaluer qu’avec une table de multiplication.
Pendant un siécle, on a attribué 4 la seconde révolution indus-
trielle — que Geddes a appelé l’4ge paléotechnique — beaucoup
d’inventions qui avaient été faites aux siécles précédents. Par
opposition A l’explosion d’inventions postérieure a 1760, que l’on
croyait soudaine et inexplicable, on_considéra_souvent les sept
cents années _précédentes comme une période stagnante de_pro-
duction artisanale, 4 petite échelle, faible en ressources énergéti-
ues et sans réalisations intéressantes. Comment cette notion

141
TECHNIQUE ET CIVILISATION

se généralisa-t-elle? Une des raisons en est, je crois, la révolu-


tion intellectuelle des « lumiéfes » au XVIII* siécle, qui fit ren-
trer dans l’ombre les anciennes méthodes. Mais la raison prin-
cipale, peut-étre, est que ce changement eut lieu d’abord et plus
rapidement en Angleterre, et que l’observation des nouvelles
méthodes industrielles — d’aprés Adam Smith qui venait trop
tét pour apprécier la. transformation — était faite par des éco-
nomistes ignorants de l’histoire de la technique en Europe occi-
dentale ou enclins A en minimiser l’importance. Les historiens
partisans ne surent pas reconnaitre la dette de l’Angleterre sous
Henri VIII, dette de sa marine envers les armateurs italiens,
de son industrie miniére envers les mineurs allemands immigrés,
de ses travaux hydrauliques et d’asséchement envers les ingé-
nieurs hollandais, de ses filatures de soie envers les modéles ita-
liens copiés par Thomas Lombe.
Lefait est que l’Angleterre, au Moyen-Age, était l’un_des
paysys européens le plus en retard. Elle se trouvait en ee de
la grande civilisation continentale, et elle ne prit qu’une part
limitée au grand développement civique et intellectuel qui eut
lieu dans le Sud européen a partir du X® siécle. Centre de pro-
duction lainiére sous Henri VIII, l’Angleterre fut une source de
matiéres premiéres plut6t qu’un pays vraiment agricole et indus-
triel. La destruction des monastéres par le méme monarque ne
fit qu’accentuer le retard de l’Angleterre. Ce n’est guére qu’au
XVI° siecle que certains négociants et entrepreneurs commenceé-
rent 4 développer sur une grande échelle les mines, les filatures,
les verreries. A part le tricot, peu d’inventions ou de perfection-
nements décisifs de la phase éotechnique viennent d’Angleterre.
La premiére grande contribution de ce pays aux nouveaux modes
de pensée et de travail fut la merveilleuse pléiade de savants dis-
oo qu’il produisit au XVII® siecle : Gilbert, Napier, Boyle,
Harvey, Newton et Hooke. Avant le XVIII® siécle, 1’Angleterre
ne participa pas de facon importante aux progrés éotechniques.
L’horticulture, l’art des jardins, la construction de canaux, et
méme l’organisation usinitre de cette période, correspondent A
ce qui s’était produit cent ou trois cents ans auparavant dans
les autres parties de 1’Europe.
Le régime éotechnique y ayant 4 peine pris racine, 1’Angle-
terre offrit moins de résistance aux nouvelles méthodes et aux
nouveaux procédés. La rupture avec le passé était sans doute
d’autant plus facile qu’il fallait rompre avec moins de choses.
Le retard initial de l’Angleterre l’a aidée A prendre la téte dans
la phase paléotechnique.

142
LA PHASE PALEOTECHNIQUE

La nouvelle ére Comme nous l’avons vu, le dévelop-


barbare. pement technique de la période éotech-
nique n’avait pas impliqué une rup-
ture compléte avec le passé. Au contraire, il avait saisi, mis au
point et assimilé les innovations techniques des autres civilisa-
tions, quelquefois trés anciennes et le type de l’industrie était
composé d’aprés le type dominant de la vie elle-méme. Malgré
l’extraction active de l’or, de l’argent, du plomb et de |’étain au
XVI* siécle, on ne peut qualifier cette civilisation de civilisation
miniére. Le monde de I’artisan ne changeait pas complétement,
quand il se rendait de l’atelier a l’église, ou quittait le jardin,
derri¢re sa maison, pour se promener dans les champs sous les
murs de la cité. a
L’industrie paléotechnique, au contraire, se construisit sur ‘'}
l’effondrement de la société européenne et poussa jusqu’au bout 0)
le phénoméne de rupture. Il_y eut_un brusque déplacement d’jn- ? yp
téréts, des_valeurs de la vie aux valeurs pécuniaires. Le sys-
téme d’intéréts qui avait été latent, et s’était généralement limité
aux marchands et aux classes oisives, corrompait maintenant
toute demande de la vie. II ne suffisait plus que l’industrie fasse
vivre, il fallait avoir une fortune indépendante. Le travail n’était
plus une partie nécessaire de la vie, il devenait une fin impor-
tante en soi. L’industrie se déplaca en Angleterre vers de nou-
veaux centres régionaux. Elle tendait 4 fuir les villes et a s’é
chapper vers les bourgs et les districts ruraux, non astreints aux re ee
réglements. LP
sir’
Les mornes_vallées du Yorkshire, qui _fournissaient_la_ force per”
hydraulique, les vallées plus sales et plus mornes ot l’on décou- pi “
vrait
LF Males GSA
couchesENde charbon
AEB a devinrent_l’environnement, le cadre bole
méme, de la nouvelle industrie. Un prolétariat sans terre, sans
traditions, qui s’était sans cesse développé depuis le XVI° siécle,
fut amené dans ces nouvelles régions et mis au travail dans ces
nouvelles industries. Si l’on n’avait pas de paysans sous la main,
les autorités municipales pleines de bonne volonté fournissaient
les pauvres. Si on pouvait se dispenser d’hommes adultes, on
prenait les femmes et les enfants. Ces nouveaux villages et ces
nouvelles villes d’usines, dépouillés de toute culture plus an-
cienne et plus humaine — et méme des tombes des ancétres —,
ne connaissaient d’autre occupation et ne suggéraient d’autre
issue que la tache continue, incessante. Les opérations elles-
mémes se répétaient et étaient monotones. L’environnement était
sordide, la vie que l’on menait dans ces nouveaux centres vide
et barbare au plus haut point. La, la rupture avec le passé était
compléte. Les gens vivaient et mouraient en face de la mine ou
de la filature de coton ot ils avaient passé toute leur vie qua-

143
TECHNIQUE ET CIVILISATION

torze & seize heures par jour; ils vivaient et ils mouraient sans
souvenirs et sans espoirs, héureux des croftes qui les faisaient
vivre ou du sommeil qui apportait la bréve consolation des
réves.
Les salaires, qui n’avaient jamais beaucoup dépassé le niveau
d’existence, étaient diminués dans les nouvelles industries par
la concurrence de la machine. Ils étaient si bas au début du
XIX®* siécle que, dans |’industrie textile, ils retardérent pour un
temps l’introduction du métier 4 tisser mécanique. Comme si le
surplus de main-d’ceuvre, causé par la privation et par la paupé-
risation, ne suffisait pas a renforcer la loi d’airain des salaires,
il y eut un accroissement extraordinaire de la natalité. Les cau-
ses initiales de cet accroissement sont encore obscures. Aucune
théorie actuelle ne l’explique pleinement. Mais l’un des motifs
tangible est que les parents chémeurs devaient vivre sur les
salaires des jeunes qu’ils avaient procréés. Le nouvel ouvrier
d’usine ou le nouveau mineur ne pouvait échapper aux chaines
de la pauvreté perpétuelle. Le servage de la mine, profondément
enraciné, s’étendait a tous les emplois accessoires. I fallait 4 la
fois de la chance et de J’intelligence pour échapper a ces
entraves.
Il y a la un phénoméne a peu prés unique dans l’histoire de
la civilisation. Non pas une chute dans la barbarie par 1’affai-
blissement d’une civilisation, mais une poussée de barbarie, aidée
par les forces et les intéréts mémes qui a l’origine avaient été
dirigés vers la conquéte de l’environnement et la perfection de la
culture humaine. Ou et dans quelles conditions eut lieu ce chan-
gement? Comment, alors qu’il représentait au point de vue
social le point le plus bas que 1|’Europe ait connu depuis l’Age de
l’obscurantisme, en vint-on a le considérer comme un progrés
humain et bénéfique? Nous devons répondre a ces questions.
La phase ici définie comme paléotechnique atteignit son apo-
gée — suivant ses propres buts et concepts — en Angleterre au
milieu du XIX°® siécle. Sa premiére manifestation triomphale fut
la grande exposition du Crystal Palace, nouvellement édifié &
Hyde Park en 1851 : premiere Exposition mondiale, victoire
apparente pour le commerce libre, l’entreprise libre, Vinvention
libre, l’acces libre & tous les marchés d’un pays qui prétendait
déja étre le fournisseur du monde. Depuis 1870, les intéréts et
preoccupations spécifiques de la phase paléotechnique ont été
combattus par les derniers développements de la technique et
modifiés par divers contrepoids sociaux. Mais comme la phase
éctechnique, on la rencontre encore dans certaines parties du
monde; au Japon, en Chine, elle passe méme pour nouvelle, pro-
gressive, moderne, alors qu’en Russie un malencontreux résidu
des concepts et des méthodes paléotechniques a contribué A faus-

144
LA PHASE PALEOTECHNIQUE
ser et méme & rendre boiteuse l’économie avancée projetée par
Jes disciples de Lénine. Aux Etats-Unis, le régime paléotechni-
un
que n’apparut guére qu’en 1850, presque un siécle plus tard qu’en
Angleterre. Il atteignit son point culminant au commencement
du siécle actuel, alors qu’en Allemagne il domina entre 1870-
1914 et, porté peut-étre par une expression plus profonde et plus
compléte, s’écroula dans ce pays avec une plus grande rapidité
que partout ailleurs. La France, excepté dans ses centres spé-
ciaux de charbonnages et de métallurgie, a échappé A quelques-
uns des pires défauts de la période. La Hollande, le Danemark,
une partie de la Suisse ont sauté presque directement de 1’éco-
nomie éotechnique a l’économie néotechnique, et sauf dans les
ports comme Rotterdam et dans les régions miniéres, ont vigou-
reusement résisté 4 la lépre paléotechnique.
Bref, il s’agit d’un complexe technique qui ne peut étre stric-
tement situé dans une période définie; si l’on prend 1700 comme
origine, 1870 comme sommet de la courbe, et 1900 comme point
de départ de la chute accélérée, on a une approximation suffisante
du fait. Sans accepter tout ce qu’implique l’effort d’Henry
Adams pour appliquer la loi de l’accélération aux faits de l’his-
toire, on peut reconnaitre que les phénoménes d’inventions et les
perfectionnements techniques ont suivi un rythme accéléré du
moins jusqu’éa présent. Si prés de huit cents ans définissent la ——
phase éotechnique, il faut s’attendre 4 ce que la phase paléo-
technique soit plus courte.

Ww
.

Le capitalisme Le_grand mouvement démographique


« carbonifére ».

du_charbon
t__industriel qui se produisit au
XVIII® siécle est dQ a 1’introduction
comme _ source _d’énergie mécanique, a_l’emploi de ey”
Wh
Sena

nouveaux moyens pour rendre cette énergie effective — machine ¢


ae
a vapeur — et aux nouvelles méthodes de fonte et de travail du
fer. Une nouvelle civilisation est née de ce combiné fer-charbon.
Comme beaucoup d’autres éléments du monde technique, l’u-
tilisation du charbon est trés ancienne. On y fait allusion dans
Théophraste. En 320 avant J.-C., les forgerons |’employaient.
les Chinois se servaient du charbon pour cuire la porcelaine et
des gaz naturels pour 1’éclairage. Le charbon posséde une qua-
lité unique. A part les métaux précieux, c’est l’une des rares
substances qu’on ne trouve pas & l’état d’oxyde. Et en méme
temps c’est une des plus faciles 4 oxyder. Poids pour poids, il
est naturellement moins volumineux 4 entreposer et a transpor-
ter que le bois.
Dés 1234, les hommes libres de Newcastle recevaient une
charte pour extraire le charbon, et une ordonnance essayant de

145
TECHNIQUE ET CIVILISATION

réglementer les nuisances dues au charbon, a Londres, date du


XIV® siécle. Cing cents ans plus tard, l’emploi du charbon
comme combustible était généralisé dans les verreries, brasse-
ries, distilleries, sucreries, savonneries, forges, teintureries, bri-
queteries, fours A chaux, fonderies, et pour l’impression des tis-
sus. Mais entre temps on lui avait trouvé un usage plus impor-
tant. Dud Dudley, au début du XVII®* siécle, souhaitait substi-
tuer le charbon au charbon de bois dans la production du fer. Ce
but fut atteint avec succés par un Quaker, Abraham Darly, en
1709. Grace A cette invention, les puissants hauts fourneaux
devenaient possibles. Mais la méthode ne fut appliquée qu’en
1760 & Coalbrookdale, dans le Shrospshire, en Ecosse, et dans le
Nord de 1l’Angleterre. La fabrication de la fonte attendait pour
se développer l’introduction d’une pompe qui alimente le foyer
en air. La pompe a4 vapeur, de Watt, réalisa cette condition et
l’augmentation de la demande en fer, qui s’ensuivit, accrut en
conséquence la demande en charbon.
Le charbon comme combustible pour le chauffage et l’énergie
domestique avait commencé une nouvelle carriere. Vers la fin
du XVIII* siécle, le charbon commenga 4 remplacer les sources
ordinaires d’énergie pour |’éclairage avec les inventions de Mur-
dock pour produire le gaz d’éclairage. Le bois, le vent, l’eau, la
cire, le suif, l’huile de baleine, tout cela fut remplacé par le
charbon et ses dérivés, bien qu’un bon brfleur, celui de Wels-
bach, ne fit son apparition qu’au moment ou 1’électricité fut sur
le point de supplanter le gaz d’éclairage. Le charbon, qui pou-
vait étre extrait longtemps & l’avance, et qui pouvait étre entre-
posé, mit presque l’industrie a l’abri des variations saisonniéres
et des caprices du vent.
Dans l'économie du sol, l’ouverture 4 grande échelle des
mines de charbon signifiait que l’industrie commengait a vivre
pour la premiére fois sur un potentiel d’énergie accumulée, pro-
venant des végétaux de la période carbonifére, au lieu de vivre
d’une production journaliére. D’une maniére abstraite, 1’huma-
nité était entrée en possession d’un capital hérité, plus fabuleux
que toutes les richesses de |’Inde. Car, méme si l’on maintient
le taux de consommation actuel, on a calculé que les mines exis-
tantes dureraient trois mille ans. D’une facon concréte, cepen-
dant, les perspectives sont plus limitées. L’exploitation du char-
bon entrainait avec elle des difficultés que ne comporte pas l’ex-
traction de l’énergie a partir des plantes ou de l’eau et du vent.
Aussi longtemps que les couches de charbon d’Angleterre, du
pays de Galles, de la Ruhr et des Alleghanies furent profondes
et riches, on pouvait ne pas envisager les limites de cette nou-
velle économie; mais dés que les premiers gains furent réalisés,
les difficultés pour maintenir le phénoméne devinrent évidentes.

146
LA PHASE PALEOTECHNIQUE
Car la mine est une industrie qui se dévore elle-méme. Son pro-
priétaire, comme |’ont fait remarquer MM. Tryon et Echel, dé-
vore constamment son capital et, si l’on s’étend, le prix de
revient par unité de minerai extrait augmente. La mine est la
pire base territoriale pour une civilisation permanente. Lorsque
les filons sont épuisés, elle doit étre abandonnée, laissant der-
riére elle ses déchets, ses hangars déserts et ses maisons. Les
« terrils » forment un environnement désordonné et souillé et le
produit final est épuisé.
La soudaine accession au capital, sous la forme de ces vastes
charbonnages, plongea l’humanité dans une fiévre d’exploita-
tion. oa charbon et_le fer furent les pivots autour des ur-
naient_ les autres fonctions de la société. Les activités du
XIX* siécle furent
rentabsorbees par une série de rush, la ruée vers
Vor,
‘or,la ruée vers le fer, la_ruée vers le cuivre, la ruée vers le
pétrole, la _ruée vers les diamants. L’esprit de la mine affecta
I’économie tout entiére et l’organisme social. Ce mode prédomi-
nant d’exploitation devint le type des formes subordonnées d’in-
dustrie. L’attitude brutale, « enrichissez-vous », « malheur au
dernier » (attitude des rush de la mine), se répandit partout. Les
fermes du Middle West, aux Etats-Unis, furent exploitées
comme des mines, les foréts furent saignées et minées comme
les minerais de leurs collines. L’humanité se conduisit comme
un héritier pris de boisson. Et les dommages pour la civilisation
engendrés par la supériorité des nouvelles habitudes d’exploita-
tion destructrice et désordonnée subsistérent, que la source
d’énergie disparft ou non. Les résultats psychologiques du
capitalisme « carbonifére » : morale diminuée — désir d’obtenir
quelque chose pour rien — mépris de l’équilibre entre la con-
sommation et la production — habitude de saccager, comme si
les débris faisaient partie d’un environnement humain normal —
ces résultats sont, de toute évidence, funestes.

La machine 4 vapeur. Sous son aspect le plus large, 1’in-


dustrie paléotechnique repose sur la
mine. Les produits de la mine dominent sa vie et déterminent ses
inventions et ses perfectionnements caractéristiques.
De la mine viennent la pompe A vapeur et la machine a
vapeur, plus tard la locomotive 4 vapeur et par suite le bateau
4 vapeur. De la mine viennent le monte-charge, l’ascenseur, qui
avait déja été employé dans les fabriques de coton et le chemin
de fer souterrain pour les transports urbains. Le chemin de fer
vient aussi de la mine. Des routes avec rails en bois furent tra-
cées en 1602 A Newcastle, en Angleterre. Mais elles étaient trés
répandues un siécle plus tét dans les mines allemandes, car elles

147
TECHNIQUE ET CIVILISATION

permettaient aux lourds chariots de minerai de se déplacer plus


facilement sur la surface rugueuse et autrement impraticable de
la mine. Vers 1765, ces chemins en bois furent recouverts de
plaques de fer malléable, et en 1767 on les remplaga par des
barres de fontes. (Feldhaus note que |’invention des rails en bois
cuirassés de fer remonte au temps de la guerre des Hussites, vers
1430, ce fut sans doute l’invention d’un ingénieur militaire.) La
combinaison du chemin de fer, train de wagons et locomotives,
d’abord utilisée au début du XIX® siécle dans les mines, fut
appliquée au transport des voyageurs un siécle plus tard. La ot
s’allongeaient les rails et les traverses en bois de ce nouveau
mode de locomotion allaient la mine et ses produits. Car le
principal produit transporté par le chemin de fer, c’est le char-
bon. La ville du XIX® siécle devint effectivement une extension
de la mine et en présenta l’aspect. Le prix de transport du char-
bon augmentait naturellement avec la distance. Aussi les indus-
tries lourdes eurent-elles tendance 4 se concentrer prés des
mines. Etre coupé de la mine de charbon, c’était étre coupé des
sources de la civilisation paléotechnique.
En 1791, moins d’une génération aprés que Watt eut perfec-
tionné la machine 4 vapeur, le D™ Erasme Darwin, dont les idées
poétiques allaient dominer le siécle suivant, s’adressait 4 la nou-
velle énergie en ces termes :

Soon shall thy arm, unconquered steam, afar


Drag the slow barge, or drive the rapid car;
Or on wide waving wings expanded bear
The flying chariot through the fields of air.
Fair crews triumphant, leaning from above
Shall wave their flutt’ring kerchiefs as they move
Or warrior bands alarm the gaping crowd,
And armies shrink beneath the shadowy cloud}.

Il avait vite compris et ses anticipations étaient justes. L’his-


toire technique du siécle suivant allait étre, directement ou indi-
rectement, l’histoire de la vapeur.
Le besoin d’un meilleur rendement pour atteindre les couches
profondes de la mine incitérent aux recherches pour trouver une
pompe plus puissante que le travail de l’homme ou du cheval,

1. Par ton bras, bientét, 6 vapeur inconquise,


Tu traineras la lente péniche, tu conduiras la voiture rapide,
Ou supporteras sur le battement de larges ailes
Le char volant dans les airs. :
De triomphants équipages agiteront leur mouchoir au~départ,
Des bandes de guerriers inquiéteront la foule,
Et du ciel nuageux des armées se verront exterminées.
LA PHASE PALEOTECHNIQUE

plus régulier et plus accessible que le vent ou la roue hydrau-


lique. II fallait enlever l’eau des galeries. La traduction des Pneu-
matiques, de Héro, qui décrit des procédés pour I’utilisation de
la vapeur, fut publi¢ée en Europe en 1575, et une série d’inven-
teurs : Porta, Cardan, de Caus, firent au XVI° siécle diverses
suggestions pour utiliser la puissance de la vapeur. Un siécle
plus tard (1630), le second marquis de Worcester inventa une
pompe a vapeur faisant de l’instrument, non plus un jouet scien-
tifique, mais un mécanisme pratique. En 1633, il obtint un bre-
vet pour sa machine « qui maitrisait l’eau » et il se proposait
d’alimenter en eau les habitants de Londres. Cela ne réussit pas,
l’ceuvre fut plus tard menée 4 bien par Thomas Savery dont 1’in-
vention, appelée « 1’Ami du Mineur » fut publiée en 1608.
Denis Papin avait travaillé en France dans le méme sens. II
décrivait sa machine comme « un nouveau moyen de produire
une force motrice considérable et 4 bon marché ». Le but était
suffisamment clair. Reprenant les travaux de Denis Papin,
Newcomen, en 1712, construisait un modéle perfectionné de
pompe. Si la machine était grossiére et de mauvais rendement,
puisqu’elle perdait une énorme quantité de chaleur par conden-
sation, elle dépassait en puissance tous les moteurs précédents.
Avec l’application de la vapeur 4 la source méme d’énergie, la

)AC
mine de charbon, il était possible de s’enfoncer plus profondé-
ment et d’éviter les inondations. L rincipes généraux de 1’in-
vention étaient établis avant que Watt n’apparaisse. Sa mission
y@
fut non pas d’inventer la machine 4 vapeur, mais d’augmenter
considéralement son rendement en créant une chambre de con-
densation séparée en en utilisant la pression de la vapeur elle-
méme. Watt travailla sur la machine 4 vapeur a partir de 1765,
demanda un brevet en 1769 et construisit en Angleterre 289 ma-
chines entre 1775 et 1800. Il ne se consacra a |’invention du
moteur a rotation qu’a partir de 1781. Et le résultat fut la
grande machine de 50 C.-V. a double action, que sa firme ins-
talla dans |’ « Albion Flour Mill » en 1786, et qui suivait la
machine de 10 C.-V. qu’il avait faite pour une brasserie de Lon-
dres. En moins de vingt ans, la demande fut telle qu’il installa
84 machines dans des filatures de coton, 9 dans des filatures de
laine, 18 pour des canaux et 17 dans des brasseries.
Le perfectionnement de la machine 4 vapeur par Watt exigea
le perfectionnement des arts métallurgiques. L’outillage de cette
époque, en Angleterre, était peu précis, et pour creuser les cylin-
dres de sa machine il fut obligé de « tolérer des erreurs égales a
l’épaisseur du petit doigt dans un cylindre de 700 mm. de dia-
métre ». Le besoin de machines plus précises conduisit a la
foreuse de Wilkinson vers 1776. Les_nombreuses inventions et
simplifications de Maudslay, une génération plus tard — y com-

149
Pie ici arene ET CIVILISATION

Ay pris son perfectionnement : le support a coulisse fran¢ais —sti-


ia mulérent_les_machines-outils. Les grands moulins d’Angleterre
construits par Rennie ne furent pas seulement les premiers 4 em-
ployer la vapeur pour moudre le blé, mais on suppose que c’est le

ee
premier établissement important ol toutes les piéces de l’usine et
d’équipement, axes, roues, pignons et arbres ient en métal.
Dans plus d’une branche, les années de 4780-1790) marquent
la cristallisation définitive du complexe paléotechnique — la voi-
i" ture 4 vapeur de Murdock, le four 4 réverbére de Cort, le bateau
Jo métallique de Wilkinson, le métier 4 tisser de Cartwright, les
40 bateaux 4 vapeur de Jouffroy et Fitch, celui de ce dernier a
-
hélice, datent de cette décade.
Toute la technique du bois était maintenant perfectionnée avec
le fer — matériau plus difficile et réfractaire. Le passage de
l’éotechnique au paléotechnique comprit des étapes transitoires,
mais on ne pouvait s’arréter en chemin. Bien qu’en Amérique et
en Russie on ait pu employer le bois jusqu’au trois quarts du
XIX® siécle pour les locomotives et les bateaux & vapeur, le
besoin en charbon augmenta avec les demandes de plus en plus
fortes de combustible qui accompagnaient l’universalisation de
la machine. Le fait méme que la machine 4 vapeur de Watt con-
sommait prés de 8,5 livres anglaises de charbon par cheval-
vapeur, comparée a la machine atmosphérique de Smeaton qui en
usait presque 16, ne fit qu’accroitre la demande pour les ma-
chines de Watt et élargit le champ d’exploitation. La turbine a
eau ne fut pas perfectionnée avant 1832. En deux générations,
la vapeur avait gagné la suprématie et demeurait le symbole du
rendement accru. Méme en Hollande, la machine 4 vapeur, au
rendement meilleur, fut introduite pour aider 4 1|’asséchement
du Zuy der Zee. Une fois établies les nouvelles échelles, les nou-
velles grandeurs, les nouvelles normes, le vent et l’eau ne pou-
vaient rivaliser sans aide contre la vapeur.
Mais il faut noter une différence importante. La machine a
apeur tendait au monopole et 4 la concentration . Le vent et
Veau étaient libres, mais le charbon était cher et la machine 4
apeur était un investissement cofiteux, comme les machines
u’elle actionnait, Le travail continu de vingt-quatre heures, qui
aractérisaient la mine et le haut fourneau s’imposa désormais
dans les industries qui avaient jusqu’alors respecté le jour et la
nuit. Mus par le désir de faire rapporter le plus possible leurs
capitaux engagés, les indusiriels des textiles allongérent la jour-
née de travail. Alors qu’en Angleterre, au XV° siécle, on travail-
lait quatorze ou quinze heures en plein été, avec deux heures et
demie a trois heures par jour pour le repos et les repas, dans les
nouvelles villes textiles on travaillait souvent seize heures par
jour toute l’année sans une seule heure accordée pour le repas.

150
LA PHASE PALEOTECHNIQUE
Avec la machine a vapeur, |’éclairage au gaz, les nouvelles fabri-
ques pouvaient fonctionner vingt-quatre heures. Pourquoi pas
Vouvrier ?La machine 4 vapeur faisait marcher!
Puisque la machine 4 vapeur demande un soin constant de la
part du chauffeur et de l’ingénieur, les grandes unités ont un
meilleur rendement que les petites. Au lieu de la vingtaine de
petites machines qu’aurait exigé un travail dispersé, une seule
grosse machine peut fonctionner continuellement. Ainsi la vapeur!
provoqua la tendance aux grandes usines, nécessaires déja A |
division du travail. La grande taille, rendue obligatoire par la
nature de la machine 4 vapeur, devint le symbole du rendement.
Les leaders industriels non seulement acceptérent la concentra-
tion et le colossal comme un résultat d’expérience conditionné
par la machine a vapeur, mais ils y virent un signe de progres.
Avec la grosse firme, le gros haut fourneau, on supposait que
le rendement était directement proportionnel a la taille. Dire plus
gros, c’était une autre maniére de dire meilleur.
Mais la machine 4 vapeur tendit d’une autre facon & la con-
centration et 4 la grosseur. Si le rail augmenta la distance des
voyages et la quantité de locomotions et de transports, il travail-
lait dans des limites régionales relativement étroites. Les faibles
performances de la locomotive sur des pentes supérieures 4 2 7
obligea les nouvelles lignes 4 suivre les cours d’eau et les fonds
de vallées. Cela tendit 4 drainer les populations de |’arriére-pays,
qui avait été desservi pendant la phase éotechnique par les gran-
des routes et les canaux. Avec |’intégration du systéme ferro-
viaire et la croissance des marchés internationaux, la population
s’entassa dans les grandes villes, au terminus ou aux points de
jonction, et dans les ports. Les services d’express sur les grandes
lignes de desserte ou les transversales agonisérent ou furent deéli-
bérément supprimés. Pour traverser un pays, il était souvent
nécessaire de doubler le parcours en remontant en épingle a
cheveu jusqu’a une ville centrale.
Bien que la voiture A vapeur ait été inventée et mise en service
sur les vieilles routes de diligences d’Angleterre avant le chemin
de fer, elle ne le détr6na jamais.
Un acte du Parlement britannique la chassa des routes dés
l’apparition du chemin de fer. La vapeur agrandit ainsi les zones
urbaines. Elle renforca encore la tendance des nouvelles commu-
nautés urbaines A se grouper le long des voies principales de
trausport et de voyage. Cet agglomérat, purement physique, des
populations auquel Patrick Geddes donna le nom de conurbation
fut un produit direct du régime charbon-acier. Il doit étre soi-
gneusement distingué de la formation sociale de la cité, auquel
il ressemble accidentellement, & cause de la concentration des
bdtiments et des habitants. On évalua la prospérité de ces agglo-
151
TECHNIQUE ET CIVILISATION

mérations nouvelles d’aprés la taille de leurs nouvelles usines,


le chiffre de leur population, lettr taux d’accroissement. De toutes
les maniéres, la machine 4 vapeur accentua et approfondit la
quantification de la vie qui avait débuté, lentement et dans
toutes les branches, pendant les trois si¢cles précédents, Vers
1852, le chemin de fer avait atteint l’Orient, vers 1872 le Japon
et en 1876 la Chine. Partout il amenait avec lui les méthodes et
les idées de la civilisation de la mine.

Sang et fer. Le fer et le charbon ont dominé la pé-


riode paléotechnique. Leur couleur se
répandit partout, du gris au noir : chaussures noires, chapeaux
tuyaux de poéle noirs, berline ou voiture noire, manteau de la
cheminée noire, pots, casseroles et poéles noirs. Etait-ce le
deuil ? Etait-ce pour se protéger? Etait-ce une simple dépression
des sens? Peu importe quelle était la couleur initiale du milieu
paléotechnique, il fut vite réduit, avec la suie et les cendres qui
accompagnaient son activité, aux tons caractéritiques : gris
poussiére, brun, noir. Le centre de la nouvelle industrie en
Angleterre fut appelé fort 4 propos le Pays noir. Vers 1850, tout
était noir aussi dans la région de Pittsburg, en Amérique, dans
la Ruhr et autour de Lille.
Le fer devint le matériau universel. On se couchait dans un
lit en fer et on se lavait le matin dans une cuvette en fer. On
faisait de la gymnastique avec des haltéres ou autres appareils
de méme genre en fer. On jouait au billard sur une table en fer,
fabriquée par MM. Sharp et Roberts. On s’asseyait derriére une
locomotive en fer et on se dirigeait vers la ville sur des rails en
fer, en passant sur un pont en fer, et on arrivait dans une gare
couverte en fer. En Amérique, aprés 1847, on alla méme jusqu’a
faire en fonte la fagade des immeubles d'affaires. Dans la plus
typique des utopies victoriennes, celle de J. S. Buckingham, la
cité idéale était presque enti¢rement en fer.
Bien que les Italiens aient édifié au XVI® siécle des ponts
métalliques, on construisit le premier en Angleterre en 1779, sur
la Severn. Le premier déme métallique fut celui de la Halle au
Blé 4 Paris en 4817. Le premier navire métallique fut construit
en 1787 et le premier bateau 4 vapeur métallique en 1821. On
croyait beaucoup au fer pendant la période paléotechnique; non
seulement il fut la forme favorite de médicament, choisi autant
pour son association magique avec la force que pour d’autres
avantages, mais il fut proposé, sinon utilisé, comme manchettes
et cols pour hommes, tandis qu’avec le développement du res-
sort d’acier, le fer remplaca méme les baleines dans les appareils
que les femmes de 1’époque portaient pour déformer leur poitrine

152
LA PHASE PALEOTECHNIQUE

et leurs hanches. Si le fer fut utilisé le plus largement et le


plus avantageusement dans la guerre, il n’est cependant pas
une partie de la vie qui n’ait été touchée, directement ou indirec-
tement, par ce nouveau matériau.
La production 4 meilleur marché du fer résulta directement
des énormes besoins de |’armée.
Le premier perfectionnement notable dans la production du \
fer, aprés le procédé Darby pour la fonte et le_procédé Hunts-
man_pour fabriquer_l’acier trempé, fut celui de Henri Cort, fonc-
tionnaire de la Marine anglaise. Il prit en 1784 un brevet pour
le four 4 Puddler et contribua ainsi non seulement au succés de
Vindustrie britannique du fer pour |’exportation, mais & la vic-
toire des armes britanniques pendant les guerres de Napoléon.
En 1836, l’Anglais Henry Bessemer prit un brevet pour la fabri-
cation de l’acier par la décarbonisation de la fonte dans un con-
vertisseur. Ce procédé avait été trouvé depuis peu par un maitre
de forge du Kentucky, William Kelly. Grace 4 Bessemer, et plus
tard au procédé Martin-Siemens, |’artillerie fut plus florissante
que jamais. Les navires cuirassés,
munis de canons a longue
portée, devinrent| rs dur io-
nal, et aussi les armes de guerre | lus _meurtriéres. Le fer
et l’acier bon marché permettaient d’équiper plus d’hommes
et de navires qu’auparavant : de plus gros canons, de plus gros
- navires de guerre, — équipement plus compliqué. Et le nouveau
systéme ferroviaire permettait de lancer plus d’hommes dans la
bataille et de les maintenir en liaison constante avec les bases de
ravitaillement méme éloignées. La guerre devint le domaine de
la production en masse.
Alors méme qu’on célébrait les triomphes de la paix et de 1’in-
ternationalisme en 1851, le régime paléotechnique préparait une
série de guerres plus fatales auxquelles, par suite des méthodes
modernes de production et de transports, des nations entiéres
participeraient : la guerre civile américaine, la guerre franco-
prussienne et, plus mortelle et néfaste que toutes, la premiére
guerre mondiale. Alimentées par la guerre, les industries d’ar-
mement, dont les usines s’étaient gonfiées 4 la suite des cons-
tructions de voies ferrées et des guerres précédentes, alistastovel
de nouveaux marchés. En Amérique, elles trouvérent un débou-
ché dans la maison A charpente métallique. Mais & la longue elles iy
durent revenir a l’industrie de guerre, plus sfre, et elles servi-
rent loyalement leurs actionnaires en suscitant des craintes et
des rivalités parmi les nations. Le_réle notoire jou -
ducteurs d’acier américains ur faire échou e
internationale du désarmement en 1927 n’est_qu’un exemple
parmi mille autres, moins connus, de ce qui se passa au siécle
précédent. L’effusion de sang alla de pair avec la production du

153
TECHNIQUE. ET CIVILISATION

fer; toute la période paléotechnique fut dominée essentiellement,


du commencement & la fin, par la politique du fer et du sang.
Son mépris brutal de la vie n’eut d’égal que ses rites presque
religieux pour infliger la mort. Sa « paix » était une paix qui
dépasse l’entendement. Qu’était-ce, sinon une guerre latente?
Quelle est donc la nature du matériau qui exerga un tel pou-
voir sur les affaires humaines? L’emploi du fer météorique re-
monte peut-étre trés loin dans l’histoire. On mentionne le fer,
dérivé des minerais ordinaires, dés mille ans avant J.-C., mais
son oxydation rapide a pu effacer les traces d’une utilisation plus
ancienne. Le fer était associé en Egypte avec Set, dieu des
terres incultes et du désert, objet de crainte. Etant donnée 1’é-
troite connexion du fer avec les arts militaires, cette association
reste valable.
La qualité principale du fer, c’est 4 la fois sa grande résis-
tance et sa malléabilité. En variant le pourcentage de carbone,
on change ses qualités, de la ténacité 4 la fragilité. L’acier ou
le fer forgé sont plus résistants que les autres métaux ordinai-
res. Avec une section convenable, une poutre en fer est plus
résistante qu’un bloc solide. IJ allie ainsi la résistance 4 une
légéreté et une maniabilité relatives, si on le compare 4 la pierre,
par exemple. Mais non seulement le fer résiste 4 la pression
comme beaucoup de pierres, mais il supporte la tension et sert
pour les chaines et les c4bles — les Chinois les premiers: |’em-
ployérent A cet usage. C’est 14 que ces propriétés caractéristi-
ques apparaissent le plus clairement. Il faut payer ces excellentes
qualités par un travail du fer 4 une température plus élevée que
le cuivre, le zinc ou |’étain. Alors que l’acier fond 4 1.800° cen-
tigrades et la fonte a 1.500°, le point de fusion du cuivre est
I.100°, et certains bronzes fondent A une température moitié
moins élevée. C’est pourquoi le bronze a été employé avant la
fonte. Le travail du fer 4 grande échelle exige une production
d’énergie. C’est pourquoi le fer forgé d’au moins 2500,
alors que la fonte ne fut inventée qu’au(XIV? siécle, lorsque les
soufflets 4 eau rendirent possible la haute température des hauts
fourneaux. Pour manier de grandes masses de fer, les trans-
porter, les rouler, les marteler, il fallait des machines accessoires
a un stade assez avancé. Les anciens produisaient des outils en
martelant le cuivre 4 froid, mais le laminage a froid de 1’acier
devait attendre des machines plus perfectionnées. Le marteau-
pilon de Nasmyth, inventé en 1878, marqua un pas final vers le
travail de grand style rendu possible par les machines et utilités
titanesques de la seconde moitié du XIX°® siécle.
Mais le fer a des défauts aussi grands que ses qualités. A
l’état naturel impur, il est sujet A une oxydation assez rapide, et
avant la découverte des métaux inoxydables, 4 la période néo-

154
LA PHASE PALEOTECHNIQUE
technique, il fallait recouvrir le fer d’une pellicule de produit
inoxydable. Laissé 4 lui-méme, le fer rouille. Sans une lubrifi-
cation constante, les supports s’effondreraient, et, si on ne les
enduisait fréquemment de peinture, les navires, ponts et hangars
seraient détériorés dangereusement en une génération. A moins
que le fer ne soit sans cesse vérifié, la pierre — les viaducs en
pierres des Romains, par exemple — dure plus longtemps.
Le fer est en outre soumis aux changements de température.
Il faut prévoir sa dilatation et sa contraction en été et en hiver
et au cours d’une méme journée. Sous une couche protectrice de
produit ignifugé, il perd rapidement sa résistance sous 1’effet
de la chaleur, si bien que les structures les plus solides devien-
draient une masse de métal courbé et tordu. Mais si le fer
s’oxyde si rapidement, il a du moins un autre avantage : avec
aluminium, il est le métal le plus répandu sur 1|’écorce terrestre.
Malheureusement, parce qu’il est répandu et bon marché, et
qu’il a été utilisé de facon empirique longtemps avant qu’on ne
connaisse scientifiquement ses propriétés, il a été employé assez
grossi¢rement. Ignorant les limites de sécurité, les construc-
teurs exagérérent les dimensions des structures en fer sans tenir
compte de l’esthétique, pour ne pas parler des économies qu’au-
raient permis la légéreté et l’adaptation plus étroite de la struc-
ture a la fonction. De la ce paradoxe : entre 1775 et 1875 il y eut
un retard technologique dans la branche la plus avancée de la
technologie. Si le fer était bon marché et l’énergie en abondance,
pourquoi l’ingénieur aurait-il perdu son temps en cherchant a
économiser l’un ou l’autre? Du point de vue paléotechnique il
n’y avait pas de réponse. Le fer dont cette période s’enorgueil-
lissait fut en grande partie un poids mort.

La destruction Le premier signe de |’industrie paléo-


de V’environnement. technique était la pollution de l’air.
On ne tint pas compte de |’heureuse
suggestion de Benjamin Franklin : utiliser une seconde fois dans
le foyer la fumée de charbon, qui est du carbone incomplétement
briilé. Les nouveaux industriels construisirent des machines a
vapeur et des cheminées d’usines sans se soucier de conserver
énergie en brilant complétement les produits de la premiére
combustion — pas plus qu’ils n’essayérent d’exploiter les résidus
des fours A coke ou de briler les gaz dégagés dans le haut four-
neau. Malgré son prétendu perfectionnement, la machine a
vapeur n’avait qu’un rendement de 10 %, et 90 % de la chaleur
dégagée se perdait par radiation et une bonne partie du combus-
tible partait par la cheminée. On avait maintenu le bruit de la
premiére machine de Watt, contre la volonté de celui-ci, parce

155
TECHNIQUE ET CIVILISATION

qu’il était le signe agréable dela puissance et du rendement. De


méme, les fumées des cheminées d’usines, qui polluent l’air et
gaspillent l’énergie, augmentent la fréquence et l’épaisseur des
brouillards naturels et cachent encore plus souvent la lumiére
du soleil. L’embléme d’une technique grossiere et imparfaite
devint le symbole vanté de la prospérité. Et la concentration de
l'industrie paléotechnique renforca ces maux. La pollution et la
poussiére d’une petite usine métallurgique située en pleine cam-
pagne pouvait facilement étre absorbée et emportée. Lorsque
vingt grandes usines sont groupées, concentrent leurs effluves
et leurs résidus, la détérioration « totale » de l’environnement
est inévitable.
On peut constater aujourd’hui quelle perte sérieuse ont en-
trainé les habitudes paléotechniques et les exprimer d’une ma-
niére compréhensible aux paléotechniciens eux-mémes. Pour
maintenir annuellement la propreté A Pittsburg (& cause de la
fumée) on fait une dépense supplémentaire de 1.500.000 dollars
pour le lessivage, 7.500.000 pour le nettoyage général et 360.000
pour le nettoyage des rideaux; cette estimation ne comporte pas
les pertes dues a4 la corrosion des batiments, aux suppléments de
consommation dans |’éclairage pendant les périodes de smog? et
les pertes de santé et de vitalité par le manque de soleil. L’acide
chlorhydrique, produit par la fabrication de la soude selon le
procédé Le Blanc, était libéré avant qu’un acte du Parlement
promulgué en 1863 a la suite de l’action corrosive de ce gaz sur
la végétation et les installations métalliques environnantes n’o-
blige 4 le conserver. Faut-il ajouter que le chlore résiduel de ce
sous-produit fut affecté, sous forme d’eau de javel, 4 un usage
commercial hautement profitable?
Dans le monde paléotechnique, les réalités étaient l’argent, les
prix, le capital, les actions — l’environnement, aussi bien que la
vie humaine, était traité comme une abstraction. L’air et le so-
leil, 4 cause de leur déplorable manque de valeur d’échange, n’a-
vaient pas de réalité. Andrew Ure était ébahi devant 1|’excellent
physicien qui rapporta devant la Sadler’s Factory Investigating
Commission des expériences faites & Paris par le D™ Edouard,
avec des tétards, et qui prouvaient que la lumiére solaire est
indispensable pour la croissance des enfants, fait qu’il appuyait
— un sitcle avant qu’on ne reconnaisse par des préventoria
les bienfaits du soleil — en faisant remarquer que les déformités
et les troubles de la croissance fréquents dans les villes indus-

_ 2. Terme forgé a partir de smoke, fumée, et fog, brouillard, pour


indiquer le mélange composite qui plane au-dessus de la ville indus-
trielle. (N.d.T.)

156
LA PHASE PALEOTECHNIQUE
trielles étaient ignorés des Mexigains et Péruviens réguliérement
exposés au soleil. En réponse, cita fiérement un atelier d’u-
sine, sans fenétre, comme exeniple d’excellent éclairage au gaz,
remplaéant le soleil!
Les valeurs de l’économie paléotechnique étaient sens dessus
dessous. On appelait ses abstractions des « faits réels » et réalités
ultimes — alors que les réalités de l’existence étaient traitées par
les Gradgrind et les Bounderby? comme des abstractions, des
fantaisies sentimentales, ou méme des aberrations. Aussi cette
période est-elle caractérisée dans tout l’Occident par la perver-
sion et la destruction largement répandues de 1’environnement.
Les tactiques de la mine et ses débris se propagérent partout. Le
gaspillage moyen par la fumée, aux U.S.A., est énorme. On
Vestime a prés de deux cent millions par an. L’économie paléo-
technique avait de l’argent a briler, au sens littéral du mot.
Dans les nouvelles industries chimiques qui apparurent a cett
époque, on ne fit aucun effet pour contréler la pollution de |’air o
des eaux, ni pour déparer ces usines des quartiers d’habitatio
de la ville. La poussiére, les fumées, les effluves, quelquefois no
cifs pour l’organime humain, émergaient des usines de soude,
d’ammoniaque, de ciment, des usines 4 gaz. En_1930 la régio
de_la Meuse supérieure, en_Belgique, connut_une_véritabl a-

nique & cause d’un lourd brouillard suffocant qui se répandit,


tuant_soixante-cing Personnes. Aprés une enquéte minutieuse, i]
arut gu’il y avait eu concentration excessive des_gaz nocifs,
Pret de l’anhydride sulfureux. Méme s’il n’y avait pas d’usi-
nes de produits chimiques, le chemin de fer distribuait la suie
et la poussiére. La fumée de charbon était l’essence méme de la
nouvelle industrie. Un ciel clair dans une région industrielle était
le signe d’une gréve, d’un lock-out ou d’une crise industrielle.
Si la pollution de l’atmosphére fut le premier signe de 1’indus-
trie paléotechnique, la pollution des cours d’eau fut le second.
C’est une caractéristique du nouvel ordre que les résidus in-
dustriels et chimiques soient déversés dans les cours d’eau.
Partout ou s’installaient les usines, les riviéres étaient souillées
et les poissons crevaient ou étaient contraints d’émigrer comme
les aloses de Il’Hudson. L’eau devenait impropre 4 la consom-
mation et au bain. Dans de nombreux cas, les résidus dont on
se débarrassait avec tant d’insouciance auraient trés bien pu
étre utilisés. Mais toutes les méthodes industrielles étaient si
imprévoyantes et si peu scientifiques que la pleine utilisation
des sous-produits n’intéressa personne pendant le premier siécle.
Ce que les cours d’eau ne pouvaient emporter restait en tas et

3. Personnages des romans de Dickens. (N.d.T.)

157
TECHNIQUE ET CIVILISATION

en monticules autour des usines ou bien comblait les lits de rivié-


res ou les marais 4 l’emplacement des nouvelles villes. Ces for-
mes de pollution industrielle remontent naturellement trés loin
dans l’histoire de l’industrie paléotechnique. Agricola en parle
et elles restent aujourd’hui l’un des attributs les plus durables
de l'économie miniére.
La concentration des usines dans la ville industrielle fut une
troisitme cause de pollution des cours d’eau. Les excréments
humains étaient déversés avec indifférence dans les riviéres et les
embouchures sans traitement préalable, et naturellement sans
u’on essayat de conserver comme engrais les éléments nitro-
énes. Les petits fleuves comme la Tamise, la Chicago River,
devinrent presque des égouts. La propreté la plus élémentaire,
’approvisionnement en eau, les réglements sanitaires de toute
sorte, les espaces libres et les jardins de la cité médiévale, qui
disposait tout de méme d’un systéme d’égouts élémentaire, tout
cela faisait défaut dans les nouvelles villes industrielles. Elles
devinrent des foyers de maladies : la bactérie de la typhoide fii-
trait dans le sol, depuis les égouts, jusqu’aux puits ou les classes
les plus pauvres puisaient l’eau, ou bien se trouvait dans l’eau
de riviére qui servait a la fois de réservoir d’eau potable et de
débouché aux égouts. Parfois, avant l’introduction du traitement
au chlore, les réservoirs municipaux étaient la principale source
d’infection. Les maladies dues a la saleté et a l’obscurité fleu-
rissaient : variole, typhus, typhoide, rachitisme, tuberculose.
Dans les hépitaux méme, le manque d’hygiéne contrecarrait les
progres mécaniques de la chirurgie. Une bonne part de ceux qui
survivaient au scalpel du chirurgien succombaient 4 la « fiévre
d’hépital ». Sir Frederich Treves rappelle que les chirurgiens
du Guy’s hospital se vantaient des taches de sang et de saletés
sur leurs blouses d’opération comme du signe d’une longue pra-
tique. Si c’était cela la propreté chirurgicale, que pouvait-on
attendre des ouvriers appauvris dans les nouveaux taudis?
Mais outre ces formes de pollution, il y avait d’autres types de
dégradation de l’environnement. Il y avait d’abord les consé-
quences de la spécialisation régionale de |’industrie. Cette spé-
cialisation existe en raison des fortes différences climatiques, de
la formation géologique et de la topographie. Dans les condi-
tions naturelles, personne ne pense A faire pousser du café au
pédle Nord. Mais la nouvelle spécialisation se fit non en confor-
mité avec les opportunités régionales, mais en se concentrant
sur un aspect unique de |’industrie et en le poussant, 4 1’exclu-
sion de toute autre forme d’art ou de travail. Ainsi 1’Angleterre,
|patrie de la spécialisation nouvelle, mit toutes ses ressources, son
|énergie et sa rnain-d’ceuvre au service de l’industrie mécanique
|et laissa péricliter l’agriculture. De méme, dans le nouveau com-

158
LA PHASE PALEOTECHNIQUE
plexe industriel, une localité se spécialisait dans l’acier, une
autre dans le coton, sans que l’on essaie de diversifier les acti-
vités. Il en résulta une vie sociale anémiée et retenue et une
industrie précaire. A cause de la spécialisation, bien des possi-
bilités régionales en puissance furent négligées et les transports
de marchandises qui auraient pu étre produites dans d’autres
localités augmentérent. Mais la fermeture d’une seule industrie
pouvait ruiner toute la communauté locale. Par-dessus tout, le
stimulant psychologique et social, venant de nombreuses occupa-
tions différentes et de modes différents de pensée et de vie, dis-
parut et ne laissa qu’une industrie précaire, une vie sociale
médiocre, un appauvrissement des ressources intellectuelles, et
souvent un milieu physique détérioré. Cette spécialisation régio-
nale intensive apporta d’abord d’énormes bénéfices aux indus-
triels, mais les prix étaient trop élevés. Méme au point de vue
du rendement mécanique, la méthode était douteuse. Elle empé-
chait d’emprunter a l’étranger ses procédés, ce qui est le prin-
cipal moyen de profiter des inventions nouvelles et de créer des
industries. Quand on considére le milieu comme un élément d’é-
cologie humaine, sacrifier ses potentiels divers aux seules indus-
tries mécaniques, c’est aller contre le bonheur humain. L’en-
vahissement des parcs et des lieux de baignades par les nou-
velles aciéries et fours 4 coke, |’implantation insouciante des
installations ferroviaires, faite en ne tenant compte que de 1’é-
conomie et de la commodité pour le chemin de fer lui-méme, le
déboisement, la construction de masses de briques solides et le
pavage, sans aucun égard pour les qualités spéciales du site et
du sol, voila les formes de destruction et de gaspillage du
milieu. Qui peut évaluer le cofit de cette indifférence a 1’envi-
ronnement, considéré comme ressource humaine? Mais qui pour-
rait douter qu’elle a absorbé pour une large part les autres gains
réels en production de textiles bon marché ou en transport de
denrées ?

eg,v5t
ite
es
Dégradation La_doctrine de Kant, que tout étr
de Vlouvrier. humain soit traité comme une fin ae
non comme un moyen, fut_formulée
au_ moment précis ot _1|’industrie mécanique avait commencé &
traiter l’ouvrier uniquement comme un moyen dele_production
mécanique a meilleur marché. Les étres humains étaient
‘talent traités
avec la méme brutalité que le paysage. La main-d’ceuvre était
mat
une ressource 4 exploiter, A miner, 4 épuiser et finalement a reje-
ter. La responsabilité envers la vie et la santé du travailleur
finissait avec le paiement de la journée de travail.
Les pauvres se multipliaient comme des mouches, atteignaient

I59
TECHNIQUE ET CIVILISATION

ja maturité industrielle 4 dix ou douze ans, faisaient leur temps


ans les nouvelles filatures ou les nouvelles mines, et mouraient
ans cofiter cher.
Au début de la période paléotechnique, la durée moyenne de
leur vie était de vingt ans inférieure a celle de la classe moyenne.
Pendant des siécles, la main-d’ceuvre s’était dégradée en Europe.
A la fin du XVIII® siécle, grace a la cruauté et a la sagacité
4 courte vue des industriels anglais, cette dégradation atteignait
son point culminant en Angleterre. Dans les autres pays, ot le
systéme paléotechnique était apparu plus tard, la méme brutalité
se manifestait. Les Anglais ne firent qu’ouvrir la marche. Quelles
en sont les causes ?
Au milieu du XVIII® siécle, le travailleur manuel était réduit,
dans les nouvelles industries, 4 entrer en concurrence avec la ma-
chine. Mais il y avait un point faible dans le systéme, la nature
des étres humains eux-mémes. Car tout d’abord ils se rebellérent
contre le rythme fiévreux, la discipline rigide, la monotonig lugu-
bre de leur tdache. (ietstosicl Stoned init staruenlioe kat
résidait pas tellement dans |’invention_d’ utoma-
tique que dans « la distribution des différents membres du sys-
téme en un corps coopératif, faisant f ionner chaque organe
avec la délicatesse et la_rapidité voulues, et par-dessus tout_a
éduquer les étres humains pour qu’ils renoncent_a leurs _habi-
tudes décousues de travail et_s’identifient 4 la régularité inva-
riable d’un automate ». « A cause de l’infériorité de la nature
humaine, écrit encore Ure, il arrive que plus un ouvrier est
habile, plus il tend a étre volontaire et intraitable, et naturelle-
ment moins apte 4 s’intégrer dans le systéme mécanique...
auquel il peut porter le plus grand tort. »
La premiére exigence du systéme d’usine est donc la castra-
tion _du_talent. La_seconde, c’est la discipline de la faim. ta
troisiéme, c’est lasuppres
suppression de l’alternance des activités
le monopole de la terre et la « dés-éducation ».
En fait, ces trois exigences se présentérent en ordre inverse.
La pauvreté et le monopole sur le terrain maintinrent les ouvriers
dans les localités qui en avaient besoin et leur retiraient la pos-
sibilité d’améliorer leur condition par la migration. La sup-
pression de l’apprentissage artisanal et la spécialisation dans des
fonctions mécaniques subdivisées et compartimentées rendaient
l’ouvrier impropre a la carriére de pionnier ou de fermier, méme
s’il avait eu l’occasion d’aller vers des terres libres dans les nou-
velles parties du monde. Réduit 4 la fonction d’une dent d’en-
grenage, le nouvel ouvrier ne pouvait travailler qu’avec sa ma-
chine. Les ouvriers, n’ayant pas de motifs capitalistes de gain
et d’avancement social, les seules choses qui les maintenaient
rivés 4 leur machine étaient la faim, l’ignorance et la crainte.

160
LA PHASE PALEOTECHNIQUE
Ces trois conditions sont les fondements de la discipline indus-
trielle, et elles étaient entretenues par les classes dirigeantes,
bien que la pauvreté de l’ouvrier mindt et ruindt périodiquement
le systeme de production en masse que la nouvelle discipline
recherchait. II y a la une des contradictions inhérentes au schéma
capitaliste de production.
Il appartenait a Richard Arkwright, au début paléotechnique,
d’apporter la note finale du systéme usinier. Toutes choses bien
considérées, c’est la piéce d’enrégimentation la plus remarquable i
du dernier millénaire. unt
Arkwright était en quelque sorte l’archétype du nouvel ordre. ™,, @
Alors qu’on le tient, comme beaucoup de capitalistes qui ont ¢% ¥ n
réussi, pour un grand inventeur, il n’est, en fait, pesponsable 9) jam
d’aucune invention originale. Il ne fit que s’approprier le travail ;
des hommes moins avisés. Ses usines étaient situées en divers a cae
points de l’Angleterre, et pour les surveiller il devait voyager,
avec la rapidité d’un Napoléon, dans une chaise de poste con-
duite a toute vitesse. Il travaillait tard dans la nuit, en roulant
aussi bien qu’a son bureau. La part d’Arkwright A son succés
personnel et au systeme pit genéral gan lst fut_l’élaboration
ialclan Viena d’un
code de discipline ouyri¢re. Trois cents ans aprés que le prince
Maurice. eut perfectionné I’ ilitai i i
nait l’armée industrielle. Il mit fin aux habitudes faciles, « au
petit bonheur la chance » du passé. Il obligea celui qui avait été
un artisan indépendant « a renoncer 4 son ancienne prérogative
de s’arréter quand il veut, car — remarque Ure — il plongerait
ainsi dans le désordre tout |’établissement ». A la suite des per-
fectionnements de Watt et de Kay, l’entrepreneur dans les tex-
tiles eut entre les mains un nouvel instrument. Les machines
étaient tellement automatiques que l’ouvrier lui-méme, au lieu
d’accomplir le travail, devint le serviteur de la machine, corri-
geant les manques des opérations automatiques et les ruptures
de fils. Cela pouvait étre accompli par une femme aussi bien que
par un homme, par un enfant de huit ans aussi bien que par
un adulte, pourvu que la discipline soit assez stricte. Comme si
la concurrence des enfants ne suffisait pas a faire baisser les
salaires et A assurer la soumission générale, il y eut un autre :
facteur de coercition : la_menace d’une nouvelle invention qui Ay)
élimine_l’ouvrier. an
Depuis le début, le perfectionnement technique était la réponse \ \,o*
de l’industriel aux révoltes de la main-d’ceuvre, ou, comme |’iné- 9
narrable Ure lerappelle 4 ses lecteurs, lesnouvelles inventions ,0, yt
« confirmaient_la grande doctrine déja proposée; si le ca ital Ya
prend la science 4 son service, l’ouvrier récalcitrant_sera td
#
d‘étre docile ». Nasmyth traduisait moins cyniquement ce fait, {ui% At

5S
lorsque d’aprés Smiles, il soutenait que « les gréves font plus de yw
TECHNIQUE ET CIVILISATION

bien que de mal, puisqu’elles servent 4 stimuler les inventions ».


« Pour la plupart de nos outils et machines puissantes et auto-
matiques, les industriels ne pouvaient étre amenés 4 les adopter
que contraints par les gréves. C’est le cas du métier a filer auto-
matique, de la machine a peigner, de la machine a raboter, de
la machine 2 mortaiser, du marteau-pilon de Nasmyth et de bien
d'autres. »
Au début de cette période, en 1770, un écrivain avait projeté
un nouveau plan pour produire des pauvres. Il appelait cela la
Maison de la Terreur. Les pauvres devaient étre maintenus au
travail quatorze heures par jour et tenus en main par la diéte.
En une génération, cette Maison de la Terreur était devenue l’u-
sine paléotechnique type : en fait, comme le dit si bien Marx,
Vidée précédait la réalité.
Les maladies industrielles fleurissaient naturellement; le plomb
dans les poteries, le phosphore dans les fabriques d’allumettes,
l’absence de masques dans les nombreuses opérations de meules,
surtout dans la coutellerie, augmentérent dans d’énormes pro-
portions les formes fatales d’empoisonnement ou de blessures
industriels. La consommation de la porcelaine, des allumettes et
de la coutellerie entraine une destruction réguli¢re de la vie. Les
dangers pour la santé et la sécurité croissaient avec le rythme
de production. Dans la verrerie, par exemple, les poumons
étaient surmenés, dans d’autres industries le surmenage provo-
quait des mouvements imprudents et l’amputation d’une main
ou d’une jambe pouvait s’envenimer.
Avec le soudain_accroissement de ulation qui_marqua les
premiéres années de la période paléotechnique, la_main-d’ceuvre
apparaissait comme une nouvelle ressource naturelle, heureuse
cccouverte _pour_le_prospecteur_ce_main-d'ceuvre- Il_n’est_pas
Stonnant _que_Wes classes Cirigeantes_aient_rougi _d'indignation
morale lorsqu’elles découvrirent que Francis Place et ses_suc-
cesseurs avaient essayé de répandre des _méthodes anticoncep-
tionnelles parmi les ouvriers de Manchester entre 1820-1830. Ces
philanthropes radicaux menagcaient leur réservoir, jusque-lA iné-
puisable, de main-d’ceuvre. Plus les travailleurs étaient malades,
infirmes, abétis, réduits 4 l’apathie et au découragement par le
milieu paléotechnique, plus ils étaient, dans une certaine mesure,
adaptés au nouveau rythme de l’usine. Car le meilleur rende-
ment était obtenu presque uniquement a I’aide d’organismes
humains presque usés, bref, de déchets.
Avec l’organisation des usines sur une grande échelle, il fallut
que les ouvriers soient au moins capables de lire les avis et,
depuis 1832, on prit des mesures en Angleterre pour 1’instruc-
tion des enfants d’ouvriers. Mais, pour unifier le systéme, on fit
de l’école, autant que possible, une Maison de la Terreur
*

162
V. LA TECHNIQUE
DU BOIS

17. Le Bos était le matériau


fondamental de J’industrie
éotechngiue. Son emploi dans
la mine n’était pas le moins
important. Les troncs évidés
servaient pour les pompes, les
tuyaux d’eau et méme pour
les auges. Les grosses poutres
servaient d’étais et les plan-
ches étaient employées dans
les formes primitives de voies
ferrées. La consommation du
bois dans les fonderies, les
forges et la fabrication du
verre fit des coupes sombres
dans les foréts. Cette illustra-
tion du Dr Bauer dépeint fi-
délement ce déboisement.
(Extrait d’Agricola : De Re
Metallica.)

18. LE CHARRON fut un de ceux


qui améliorérent les transports
et la production d’énergie avec
les roues hydrauliques et les
moulins a eau: Le charron,
avec Je chaudronnier et le
constructeur de navires, est
Yun des principaux artisans
éotechniques. (Extrait des Arts
et Meétiers, de Victor Adam.)

19. ViIEUX MOULIN A PAPIER.


Remarquer que les arbres et
les roues sont entiérement en
bois. Ce matériau subsista dans
la construction des machines
ei des fabriques assez tard dans
le XIX* siécle. Jusqu’a la pé-
riode paléotechnique, le métal
ne fut qu’un accessoire, em-
ployé lorsqu’il fallait un maté-
riau. résistant ou tranchant
(lame de patins a glace par
exemple).

20. Le rour, qui est peut-étre


la plus importante machine-
outil, est une invention qui
vit le jour en Gréce, probable-
ment, grace aux travailleurs du
bois. Ce fut l’un des premiers
instruments de _ précision, le
principal encore aujourd’hui.
Platon fait allusion a la beauté
de formes géométriques_ en-
gendrées par le tour. Noter
qu’a Vorigine, il était enticre-
ment en bois.
VI
L’ENVIRONNEMENT
EOTECHNIQUE

21. GRUE ANCIENNE a Line-


bourg, datant du XIV® siécle,
restaurée depuis. Invention
économisant la main-d’ceuvre
et répandue dans les ports de
la Baltique et de la mer du
Nord, a la période éotechni-
que. Elle annonce ces délicats
monstres d’acier, aux silhouet-
tes d’échassiers, que 1!’on-
trouve aujourd’hui a Ham-
bourg et ailleurs.

22. Rangée caractéristique de


MOULINS A VENT prés d’Elshout
en Hollande. Ils sont souvent
plus rapprochés les uns des
autres. L’énergie fournie par
ces moulins a vent est cause,
en partie, du haut degré de
la civilisation hollandaise au
XVIIe siécle. Le canal fut
aussi important pour l’aména-
gement du sol et l’agriculture
que pour les transports. (D’a-
pres Onze Hollandsche Mo-
len.)

23. HORTICULTURE ET MARAI-


€HAGE PERFECTIONNES. Non
seulement les serres sont une
invention éotechnique, mais le
bon marché du verre permit
demployer des cloches pour
protéger et chauffer les plan-
tes isolées, comme dans cette
illustration. Noter les plates-
bandes et le mur de protection.

24. NAARDEN EN HOLLANDE.


Excellent exemple d’art urbain
et de fortifications au sommet
de la période éotechnique. Il
a suffi de convertir en parcs
les anciens bastions, comme
dans de nombreuses villes mo-
dernes d'Europe, pour créer
une véritable cité-jardin. Le
dessin fernre, de la ville, con-
trastant avec la campagne, est
bien supérieur a tous les au-
tres plans urbains qui se sont
succédé, et surtout a la tache
amorphe des spéculations fon-
ciéres paléotechniques.
LA PHASE PALEOTECHNIQUE
silence, immobilité, passivité compléte — réponse par 1’emploi gst
d’un stimulant extérieur, correction physique, instruction vet eee
bale de perroquets, acquisitions décousues de savoir, tout cela pet?
conféra a l’école les heureux attributs de la prison et de l’usine. er AY
Seuls quelques rares esprits pouvaient échapper & cette discipline up
ou réussir 4 vaincre cet environnement sordide. Comme I’habi-
tude s’enracinait, il devenait de plus en plus difficile d’y échap-
per pour aller vers d’autres occupations et d’autres environne-
ments.
Il faut signaler un autre facteur de dégradation de 1’ouvrier;
l’intensité maniaque du travail. Marx attribua l’allongement de mae
la journée de travail dans la période paléotechnique au désir du les
capitaliste de tirer le plus d’avantages possible de 1’ouvrier. 2
Aussi longtemps que prédominérent les valeurs habituelles, fait-} pe
il remarquer, il n’y avait pas de motif pour l’esclavage et le
surmenage industriels. Mais dés que le travail devint une mar-
chandise, le capitalisme souhaita gagner le plus possible en dé- a)
pensant le moins. Cependant si le désir de réaliser des bénéfices| +
a motivé l’allongement de la journée de travail — ce qui s’avéra lee
‘ $
une erreur, méme du point de vue le plus limité — il reste a LI

expliquerla soudaine intensité de ce désir. Ce ne fut pas le os


résultat de la production capitaliste se déroulant suivant une
dialectique interne. Le désir de gain en fut la cause. Ce qu’il y or
%

avait derri¢re_son_ impulsion soudaine et_son intensité sauvage,


c’était un mépris nouveau pour tout mode de vie ou d’expres-
sion qui ne soit pas associé 4 la machine. La philosophie natura- . gor
liste TaD du XVII° siécle était finalement devenue la doc- Vv ye
trine populaire du XIX® siécle. L’évangile du travail était le
cété positif d’une incapacité dans l’art, le jeu, l’amusement ou™\) or \
l’artisanat pur qui accompagna la décadence des valeurs cultu- er
relles et religieuses du passé. Dans la poursuite du gain, 1’indus-
triel métallurgiste ou filateur était presque aussi dur pour lui que
pour ses ouvriers. Il se privait, se rationnait, se restreignait Ny
par avarice et volonté de puissance, comme les ouvriers le fai-
saient par nécessité. La recherche du pouvoir faisait mépriser la
vie humaine aux Bounderby. Mais ils la méprisaient pour eux-
mémes presque autant que pour leurs esclaves salariés. Si les
ouvriers étaient blessés par la doctrine, leurs maitres 1’étaient
autant.
Avec ce nouveau type de personnalité émergeait une abstrac-
tion : l’homo economicus. Les hommes vivants imitaient cet
automate qu’on actionne en introduisant une piéce de monnaie,
cette créature du rationalisme nu. Ces nouveaux hommes écono-
miques sacrifiaient leur digestion, leurs intéréts familiaux, leur
vie sexuelle, leur santé, la plupart des plaisirs normaux d’une
existence civilisée A la poursuite acharnée du pouvoir et de
163
TECHNIQUE 6
TECHNIQUE ET CIVILISATION

l’argent. Rien ne les retardait, rien ne les en distrayait, excepté


4 la fin lorsqu’ils se rendaient compte qu’ils avaient plus d’ar-
gent qu’ils n’en pouvaient dépenser, et plus de pouvoir qu’ils
n’en pouvaient exercer. Ils se repentaient tardivement. Owen
fonde une colonie utopiste; Smithson un musée; Nobel, le fabri-
cant d’explosifs, un prix de la Paix; Carnégie, des bibliotheques
gratuites. Rockefeller, des instituts médicaux. Ceux dont les
remords affectaient une forme privée devenaient les victimes de
leurs maitresses, de leurs taifleurs, de leurs marchands de
tableaux. En dehors du systéme industriel, l’homo economicus
était nerveusement déséquilibré. Ces malades qui avaient réussi
considéraient Jes arts comme une forme de ldcheté, visant a
échapper au travail et aux affaires. Mais leur repliement unique,
maniaque, sur le travail, n’était-ce pas une facon plus désas-
treuse d’échapper a la vie elle-méme? Les grands industriels ne
furent plus heureux que leurs ouvriers que dans un sens trés
limité. Gedliers et prisonniers habitaient tous la méme Maison
de la Terreur.
Cependant, bien que les résultats de la nouvelle industrie aient
alourdi le fardeau de l’ouvrier, Vidéologie qui la favorisa était
dirigée vers son bien. L’essentiel de c idé ie, ce sont deux
rincipes qui agirent comme de la ite sur le roc solide du
féodalisme et_des privileges : le principe d’utilité et le principe
de démocratie. Au lieu de se justifier par la tradition et la cou-
tume, les institutions sociales durent se justifier par leur utilité
réelle. C’est au nom du progrés social que furent balayées les
institutions caduques qui s’étaient attardées. Ce fut aussi a
cause de leur utilité en puissance ou supposée, pour l’humanité
en général, que les machines furent accueillies par les esprits les
plus humains et les plus éclairés au début du XIX® siécle. Pen-
dant ce temps, le XVIII® siécle avait transformé la notion chré-
tienne de l’égalité de tous les hommes dans les cieux par 1l’égalité
de tous les hommes sur la terre. Ils ne devaient pas y parvenir
par la conversion, la mort et l’immortalité, mais on les supposait
étre « nés libres et égaux ». Si la bourgeoisie interpréta ces
termes 4 son avantage, la notion de démocratie servait néan-
moins a4 la rationalisation psychologique de l’industrie machi-
niste. La production en masse de produits bon marché ne fit que
porter sur le plan matériel le principe démocratique. La machine
pouvait étre justifiée parce qu’elle favorisait le phénoméne de
vulgarisation. Cette notion prit corps trés lentement en Europe.
Mais en Amérique, ot les barrieres de classe n’étaient pas trés
solides, elle contribua 4 augmenter le niveau des dépenses. Si ce
niveau avait représenté une égalisation authentique du standard
de vie, il aurait été bénéfique — mais en réalité il était irrégu-
lier, suivant ce qui était le plus favorable aux bénéfices, et ainsi

164
LA PHASE PALEOTECHNIQUE
il s’abaissait, minait le gofit et le jugement, altérait la qualité,
multipliait les marchandises inférieures.

La défaillance La dégradation de l’ouvrier fut le


de la vie. centre d’une défaillance de la vie plus
largement répandue, qui eut lieu pen-
dant le régime paléotechnique et qui continue encore dans les
régions ol les occupations et les habitudes paléotechniques pré-
dominent.
Dans les intérieurs misérables des ouvriers de Birmingham,
Leeds, Glasgow, New-York, Philadelphie et Pittsburg, Ham-
bourg et Elberfeld, Brenne, Lille et Lyon, et dans les centres
semblables de Bombay &a Moscou, grandissaient des enfants
rachitiques et sous-alimentés. La saleté et la malpropreté mar-
quaient constamment leur environnement. Séparés de la cam-
pagne par des kilometres de rues pavées, la vue la plus com-
mune d’un champ ou d’une ferme leur était étrangére, comme
aussi la vue des violettes, des boutons d’or, des pAquerettes,
l’odeur de la menthe, du chévrefeuille, des acacias, de la terre
retournée par le soc, du foin chauffé au soleil ou des herbes ma-
rines des cétes et des lagunes. Obscurci par les cheminées, le
ciel était caché, la lumiére solaire diminuait, les étoiles mémes
palissaient.
Le schéma essentiel établi en Angleterre par l’industrie paléo-
technique, avec sa grande avance technique et ses ouvriers
sédentaires, bien disciplinés, se répéta dans toutes les nouvelles
régions au fur et 4 mesure que la machine faisait le tour du
globe.
Sous la pression _de la concurrence, la_nourriture frelatée
devint le produit ordinaire de l’industrie victorienne. On mettait
du platre dans la farine, du_bois dans le poivre, le lard rance
était traité a l’acide borique, on empéchait le lait de tourner_en
y ajoutant des liquides embaumants, et des milliers de médica-
ments fleurirent sous la protection des brevets, eau_sale ou_poi-
son dont la seule efficacité résidait dans l’autosuggestion pro-
duite par les brillants mensonges de leurs étiquettes. La nourri-
ture avariée et rance altéra le sens du gofit et bouleversa la
digestion. Le gin, le rhum, le whisky, les tabacs grossiers rendi-
rent les palais moins sensibles et abustrent les sens. Mais la
boisson resta « le moyen rapide de sortir de Manchester ». La
religion cessa, dans les groupes nombreux, d’étre « l’opium du
pauvre ». En fait, les mines et les usincs textiles manquaient
souvent des éléments les plus simples de la culture chrétienne.
Et il serait plus exact de dire que l’opium devint la religion du
pauvre.

165
TECHNIQUE: ET CIVILISATION

Il faut ajouter au manque de Jumiere un manque de couleurs. A


l’exception des affiches sur les murs, les tons dominants étaient
ternes. Dans une atmosphere sombre, les ombres mémes per-
dent leurs riches couleurs outre-mer ou violette. Le rythme du
mouvement disparait. Dans l’usine, la trépidation rapide de la
machine remplaca les rythmes organiques, marqués par les
chants, qui caractérisaient le vieil atelier, comme Biicher 1’a fait
remarquer. Les ratés et les proscrits déambulaient dans les rues
des Cités de la Nuit horrible, et les mouvements précis, athleéti-
ques des danses suédoises et mauresques disparurent des danses
populaires, qui commencérent a imiter lourdement le gracieux
ennui des oisifs.
Par-dessus tout, l’instinct sexuel fut réduit et dégradé. Dans
les mines et les usines, les échanges sexuels de hasard, les plus
grossiers, furent le seul repos aprés les fatigues de la journée.
Dans certaines mines anglaises, les femmes qui poussaient les
wagonnets travaillaient complétement nues, sales, sauvages et
avilies comme les pires esclaves de l’antiquité. Chez les paysans,
en Angleterre, l’expérience sexuelle précédant le mariage était
une période de grace avant de s’installer; et, chez les ouvriers,
précédaicnt les avortements, comme le prouvent les témoignages
contemporains. L’organisation des premieres usines qui plon-
geait filles et garcons dans les promiscuités des chambres com-
munes permit aussi fréquemment aux surveillants d’abuser des
enfants. Le sadisme et les perversions de toutes sortes étaient
communs. La vie domestique fut chassée de l’existence. Les
femmes ouvriéres ne savaient méme plus faire la cuisine.
Méme dans les classes moyennes plus prospéres, le sexe perdit
de son intensité et de son aiguillon créateury Une froide licence
succéda & la continence et_& la prudente réserve des femmes non
mariées. Les secrets des excitations sexuelles furent réservés
aux spécialistes des maisons closes, un savoir tronqué sur les
relations sexuelles possibles fut transmis par des amateurs bien
intentionnés ou par des charlatans dont les livres sur la sexologie
constituaient souvent un appat de plus a leurs spécialités phar-
nie Gn. La vue d’un corps nu, si nécessaire & son exalta-
tion et A son épanouissement, fut strictement prohibée méme des
statues non drapées. Les
aes moralistes
GL le considéraient comme _une
distraction obs tachait_ l’esprit du tra e
systéme_d’inhibition de 1’i shiniste. Le sexe_n’avait
pas de valeur industrielle. La silhouette paléotechnique idéale n’a-
vait méme pas de jambes, pour ne rien dire de la poitrine et des
organes sexuels. Et le mouvement méme déguisait et déformait
la riche courbe des reins, pour la rendre monstrueuses.
Cette privation des sens, cette restriction du corps, créérent
une race d’invalides : gens qui jouissaient d’une santé partielle,

166
LA PHASE PALEOTECHNIQUE

d'une force physique partielle, d’un potentiel sexuel partiel. C’é-


taient les ruraux, éloignés de l’environnement paléotechnique, le
hobereau, le pasteur et l’ouvrier agricole qui, dans les statisti-
ques d’assurance sur la vie, avaient la possibilité d’une vie
longue et en bonne santé. Il est assez ironique que les figures
dominantes de cette nouvelle lutte pour la vie manquent de
valeur biologique de survie. Biologiquement, la balance penchait
vers la campagne, et ce n’est qu’en altérant les statistiques,
c’est-a-dire en prenant soin de ne pas les corriger par groupes
d’age, que put étre cachée la faiblesse des nouvelles villes
industrielles.
L’inanition des sens s’accompagna d’une inanition générale
de l’esprit : la simple littérature, la capacité de lire les signes,
les noms des boutiques et les journaux remplacérent cette cul-
ture générale et_ cette éducation inculquée par |’artisanat et _l’a-
griculture. En vain les éducateurs de cette période — Schreber
en Allemagne avec son projet de Schrebergarten comme élément
nécessaire d’une éducation intégrale, et Spencer en Angleterre
avec ses louanges sur les loisirs, l’oisiveté et les sports — tenté-
rent de combattre ce desséchement de l’esprit et de la vie dans
ses racines méme. L’entrainement manuel qui fut introduit était
aussi abstrait qu’un exercice. L’art encouragé par South Ken-
sington était plus mort et plus terne que les produits barbares
de la machine.
La vue, l’ouie, le toucher, affamés et écrasés par le milieu
externe, se réfugiérent dans le milieu protégé de l’imprimé. Les
tristes privations des aveugles s’appliquérent 4 tous les sens
d’expérience. Le musée prit la place de la réalité concréte; le
livre du guide remplaca le musée; la critique remplaca la pein-
ture; la description écrite remplaca la construction; la scéne
remplaca la nature, l’aventure, l’acte vécu. Cela exagére et
caricature l’état d’esprit paléotechnique mais ne le fausse pas
entiérement. Aurait-il pu en étre autrement ? Le nouvel environ-
nement ne se prétait pas a l’exploration et 4 la réception immé-
diates. Mettre au moins une distance psychologique entre 1’ob-
servateur et les horreurs et déformités observées, c’est le plus
qu’on puisse faire. L’inanition et la diminution de la vie étaient
universelles. Une certaine apathie et irresponsabilité, bref un
état d’anesthésie partielle était nécessaire pour survivre. Au
point culminant de la lépre industrielle anglaise, lorsque 1’on
construisait souvent les maisons ouvritres a cété des égouts a
ciel ouvert et que les rangées d’habitation étaient construites dos
y /
& dos, A ce moment méme, des savants satisfaits, écrivant dans
des bibliothéques bourgeoises, pouvaient comparer la « crasse »,
« la saleté » et « l’ignorance » du Moyen-Age avec la clarté et la
propreté de leur époque.

167
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Comment pouvaient-ils croire cela? Il faut s’arréter quelques


secondes pour remonter aux origines. Car on ne peut comprendre
la technique si on n’apprécie pas sa dette envers la mythologie
qu’elle a remplacée.

La doctrine © Le mécanisme qui produisit la va-


du progres. nité et l’amour-propre de la période
paléotechnique est trés simple. Au
XVIII® siécle, la notion du progrés avait été la doctrine prin-
cipale de l’instruction. L’>homme, d’aprés les philosophes et les
nationalistes, s’élevait réguli¢rement au-dessus de la boue des
superstitions, de l’ignorance, de la sauvagerie, dans un monde
de jour en jour plus raffiné, plus humain, plus rationnel, le
monde des salons parisiens avant que la gréle de la Révolution
ne brise les carreaux et ne chasse les bavards dans les caves.
Les outils et instruments, le droit et les institutions avaient été
perfectionnés. Au lieu d’étre conduits par leurs instincts et gou-
vernés par la force, les hommes étaient capables d’étre conduits
et dirigés par la raison. Les étudiants dans les universités
avaient plus de connaissances mathématiques qu’Euclide. Et le
bourgeois, entouré de confort nouveau, était plus opulent que
Charlemagne. La nature du progrés était de toujours conduire
le monde dans la méme séduction, de le rendre plus humain, plus
confortable, plus paisible, plus facile a traverser et par-dessus
tout plus riche.
Ce tableau d’un perfectionnement régulier, persistant, en ligne
droite et presque uniforme dans toute l’histoire était familier au
XVIII® siécle. Bien que Rousseau_ait ionnément_con-

pravé la morale, les avocats du progrés considéraient leur propre


ériode — qui était en fait bien bas — a tous égards comme le
Taiu EaIDSHENT isTieCER Toateca ARE TES La vague doctrine
du XVIII® siécle recut une confirmation nouvelle au XIX® siécle
par le perfectionnement rapide des machines. La loi du progrés
devenait évidente.
N’inventait-on pas chaque année de nouvelles machines? Ne
les transformait-on pas par des améliorations successives? Les
cheminées auraient-elles moins tiré et les maisons auraient-elles
été moins chauffées si l’on n’avait pas inventé le chemin de fer?
Il y avait la une mesure commode de comparaison historique.
Une fois posé que le progrés est une réalité, si les villes du
XIX® siécle étaient sales, les cités du XIII*® siécle devaient étre
six cents fois plus sales. Car le monde n’était-il pasde plus en
plus propre? Si les hépitaux, au début du XIX® siécle, étaient
des nids a peste surpeuplés, ceux du XV* siécle avaient df étre

168
LA PHASE PALEOTECHNIQUE

pires. Si les ouvriers des nouvelles usines étaient ignorants et


superstitieux, les ouvriers qui avaient construit Chartres et Bem-
berg devaient avoir été plus stupides et plus ignorants. Si une
grande partie de la population était encore misérable malgré la
prospérité des textiles et de la quincaillerie, les ouvriers de la
période artisanale devaient étre plus pauvres. En _réalité, les
cités duXIII* siécle étaientbienplus brillantes, claizes etardon:
es que les villes victoriennes. En réalité, les hospices _médié-
vaux ent
étaiplus spacieux et_plus sains que leurs successeur
Victoriens. En_réalit, il_est_démontré _que_dans_beaucoup d
pays
médiévaux_avaient
d’Europe les ouvriers un_niveau_de vie
DES BUSS. te ytSuvrier= palotechnique, triomphalement
attac a_la_ machine semi-automatique. Tout cela_échappait
aux chantres_du_progrés, car ils n’avaient pas de_possibilité
d’investigations. Ils étaient _dominés automatiquement par la
théorie.
~
Pourtant, en prenant un point bas quelconque du développe-
ment humain dans le passé, on pouvait sur une période limitée
faire ressortir une avance réelle. Mais si l’on prenait un point
élevé — par exemple que les ouvriers allemands au XVIP° siécle
travaillaient souvent en trois équipes de seulement huit heures
chacune — le progrés, a l’examen des mines du XIX°® siécle,
n’existait pas. Mais si l’on commence avec les luttes féodales
constantes du XIV° siécle en Europe, la paix qui prévalut pour
une grande partie de l’Europe occidentale, entre 1815 et 1914,
était un grand avantage. Si l’on compare les destructions cau-
sées en cent ans par les guerres les plus meurtri¢res du Moyen-
Age avec celles qui se produisirent en quatre courtes années
pendant la premiere guerre mondiale, on marque un pas en
arriére, précisément a4 cause des instruments du progrés techno-
logique dans lI’artillerie, les tanks, les gaz, les bombes et lance-
flammes, I’acide picrique, le trinitrotoluéne.
Dans la doctrine du progrés, la valeur fut réduite a un calcul
de temps. La valeur en fait un mouvement dans le temps. Etre
démodé, c’était manquer de valeur. Le progrés était |’équivalent
dans l’histoire du mouvement dans l’espace. C’est aprés avoir
entendu le fracas d’un train que Tennyson s’exclamait, avec un
parfait A-propos : « Que le monde se déroule 4 jamais dans le
renouvellement. »
La machine remplacait tout autre source de valeur parce que,
de nature, elle était 1’élément le plus progressiste de la nouvelle
économie.
Ce qui restait valable dans la notion de progres, c’étaient deux
choses qui n’avaient pas de lien direct avec le perfectionnement
humain. D’abord, le fait de la vie : naissance, croissance, renais-
sance, déclin, que !’on peut généraliser 4 tout l’univers comme

169
TECHNIQUE ET CIVILISATION

le fait du changement, du mouvement, de la transformation d’é-


nergie; ensuite le fait social d’ accumulation, c’est-a-dire la ten-
dance 4 augmenter et A conserver ces parties de l’héritage social
qui se prétent 4 la transmission dans le temps. Aucune société
ne peut échapper au changement ou éviter l’obligation de 1’ac-
cumulation sélective. Malheureusement, changement et accumu-
lation travaillent dans deux directions. Les énergies peuvent étre
dissipées, les institutions sociales peuvent dépérir et les sociétés
peuvent accumuler maux et fardeaux aussi bien que marchan-
dises et bénéfices. Prétendre que la position future dans le temps
améne nécessairement une imeilleure société, c’est simplement
confondre la qualité neutre de complexité ou de maturité avec le
perfectionnement. Prétendre que la position future dans le temps
implique une plus grande accumulation de valeurs, c’est oublier
les faits périodiques de la barbarie et de la dégradation.
A part l’évolution organique du mouvement dans le temps ou
l’espace, le cycle de croissance et de déclin, le mouvement équi-
libré du danseur suivant la composition musicale, le progrés était
un mouvement vers l’infini, mouvement sans fin, le mouvement
pour le mouvement. On ne pouvait avoir excés de progres. Il ne
pouvait arriver trop vite. Il ne pouvait se répandre trop large-
ment. I] ne pouvait détruire trop rapidement et trop brutalement
les éléments « rétrogrades » de la société. Car le progrés était
bon en lui-méme, indépendamment de sa direction ou de ses
fins. Au nom du progrés, on bouleversait l’économie limitée mais
équilibrée du village hindou, avec son potier, son fileur, son tis-
serand, son forgeron locaux, pour ouvrir un débouché aux pote-
ries des Five Towns *, aux textiles de Manchester, et a la quin-
caillerie que Birmingham produisait en excédent. Le résultat, ce
furent des villages appauvris aux Indes, des villes hideuses et
misérables en Angleterre, et un grand gaspillage de transports
et d’énergie dans la traversée des océans. Mais, en tout cas, une
victoire pour le progres!
On jugeait la vie dans la mesure ou elle sacrifiait au progrés,
le progrés n’était pas jugé dans la mesure ou il sacrifiait a la
vie. Il aurait été fatal pour le progres d’admettre cette derniére
possibilité. G’aurait été transposer le probleme du plan cosmique
au plan humain. Quel paléotechnicien se serait demandé si les
économies de main-d’ceuvre, les gains d’argent, la poursuite du
pouvoir, la suppression de l’espace, la production procuraient
une expansion et un enrichissement équivalents de la vie? Cette
question aurait été une hérésie supréme. Les hommes qui se la

4. Villes anglaises spécialisées dans la fabrication des poteries.


(N.d.T.)

170
LA PHASE PALEOTECHNIQUE

posaient, les Ruskin, les Nietzsche, les Melville, étaient traités


d’hérétiques et bannis de cette société. Dans plus d’un‘cas, ils
étaient condamnés a une solitude exacerbée qui confinait A la
folie.

La lutte pour la vie. Mais le progrés avait un aspect éco-


nomique. Au fond, c’était un peu
moins que la rationalisation réfléchie des conditions économiques
dominantes, car le progrés n’était possible que grace A une
production accrue. La production n’augmentait que par des
ventes multipliées. Celles-ci & leur tour stimulaient les perfec-
tionnements techniques et les nouvelles inventions, qui provo-
quaient de nouveaux désirs et faisaient prendre conscience de
nouvelles nécessités. Aussi la lutte pour le marché devint-elle le
motif prédominant d’une existence progressiste.
Le travailleur se vendait au plus offrant sur le marché du tra-
vail. Son travail ne traduisait pas sa fierté ou son habileté per-
sonnelles, c’était une marchandise dont la valeur variait suivant
offre sur le marché. De méme I’industriel vendait ses produits
sur le marché commercial. En achetant bon marché et en ven-
dant cher, il ne visait 4 rien d’autre que de gros bénéfices. Au
plus fort de cette économie, John Bright 4 la Chambre des Com-
munes excusa les falsifications de marchandises comme un inci-
dent nécessaire de la concurrence.
Pour accroitre la marge entre le prix de revient et les prix du
marché libre, l’industriel abaissa les salaires, prolongea les heu-
res de travail, accéléra le mouvement, abrégea le repos de 1’ou-
vrier, le priva de loisirs et d’instruction, lui vola dans sa jeu-
nesse la possibilité de s’épanouir, de parvenir 4 maturité dans
une vie familiale et, dans sa vieillesse, d’atteindre la sécurité et
la paix. La concurrence avait si peu de scrupules qu’au début
les industriels fraudaient leur propre classe. Les mines qui em-
ployaient la machine de Watt refusaient de payer 4 1|’inventeur
les honoraires qu’elles lui devaient, et des industriels fondérent
des Shuttle-€ubs afin de soutenir leurs membres attaqués en
justice var(Kay revendiquant le paiement des honoraires qui lui
étaient dus pour ses inventions.
Cette lutte pour le marché recut finalement un nom_philoso-
phique utt ur_l’existence. Le salarié luttait contre_le
salarié pour sa subsistance, le manceuvre luttait contre 1’ou-
vrier_qualifi¢, les femmes et les enfants luttaient contre
les _hom-
ines delafarnilles Contre cette Tutte orizontale entre les divers
éléments de la classe ouvriére, il y avait une lutte verticale qui,
séparait la société en deux : la lutte de classes, la lutte entre les
possédants et les dépossédés. Ces luttes universelles servirent de

171
TECHNIQUE ET CIVILISATION

base& une nouvelle mythologie qui compléta et étendit la théorie


plus optimi du ste
progres.
Dans son essai sur la population, le Révérend T. R. Malthus
généralisa astucicusement l’état actuel de 1l’Angleterre au mi-
lieu des désordres qui accompagnaient la nouvelle industrie. Il
déclarait que la population s’accroissait plus rapidement que les
denrées alimentaires et qu’elle n’éviterait la famine que par une
limitation positive par la continence, ou négativement par la mi-
sére, la maladie, les guerres. Dans la lutte pour la subsistance,
les classes supérieures avec leur épargne, leur prévoyance et leur
mentalité supérieure, émergeaient de l’humanité, Cette image
présente a leur esprit, et l’Essai sur la population, de Malthus,
influant définitivement sur leurs pensées, deux biologistes bri-
tanniques, Charles Darwin et Alfred Wallace, projetérent la
lutte intense pour le marché sur le monde de la vie en général.
Un autre philosophe de l’industrialisme — il est également ca-
ractéristique qu’il ait été un ingénieur des chemins de fer, comme
EN été polisseur de lentilles — forgea une phrase qui
peignait tout le phénomeéne. Spencer qualifia le résultat de la
lutte pour la vie et de la sélection naturelle de « survivance du
plus apte ». La phrase elle-méme était une tautologie, car la
survivance était considérée comme une preuve d’aptitude. Mais
cela n’en diminue pas moins son utilité pour les classes diri-
geantes.
Cette nouvelle idéologie procédait du nouvel ordre social, non
des travaux biologiques de Darwin. Ses études scientifiques sur
les modifications, les variations et les phénoménes de sélection
sexuelle ne furent ni continuées ni expliquées par une théorie
qui ne considérait pas de nouvelles adaptations organiques, mais
simplement un mécanisme possible 4 partir duquel certaines for-
mes avaient disparu afin que les survivants aient été modifiés
favorablement. D/’ailleurs, il y avait les faits démontrables du
commensalisme et de la symbiose, pour ne rien dire des asso-
ciations écologiques, et dont Darwin lui-méme était pleinement
conscient, pour modifier le cauchemar victorien d’une nature
aux dents et aux griffes sanglantes.
Le fait est, cependant, que dans la société paléotechnique le
plus faible était abandonné et que |’aide mutuelle avait presque
disparu. La doctrine Malthus-Darwin expliqua la prédominance
de la nouvelle bourgeoisie, gens dépourvus de gofit, sans imagi-
nation, sans intelligence, sans scrupules moraux, sans culture
générale ni compassion élémentaire et qui montaient A la surface
justement parce qu’ils étaient adaptés 4 un milieu ot il n’y avait
pas de place pour des qualités humaines. Seules les qualités anti-
sociales avaient une valeur de survie. Dans ces conditions,
seuls les gens qui appréciaient les machines plus que les hom-

172
LA PHASE PALEOTECHNIQUE

mes étaient capables de gouverner a leur profit et avantage per-


sonnels.

La classe et la nation. La lutte entre les classes possédantes


et les classes ouvriéres A cette période
prit une nouvelle forme, car le systéme de production et d’échan-
ges et le milieu intellectuel ordinaire avaient été profondément
modifiés. Frédéric Engels et Karl Marx, les premiers, observe-
rent de pres cette lutte et la louérent sans hésitation. Tout
comme Darwin étendit la concurrence économique au domaine
entier_de la vie, Engels et Marx étendirent la lutte de classes
contemporaines a toute l’histoire de la société.
Mais il y avait une grosse différence entre la nouvelle lutte de
classes et les soulévements d’esclaves, les révoltes de paysans,
les conflits locaux entre patrons et ouvriers, qui s’étaient pro-
duits auparavant en Europe. La nouvelle lutte était continue,
l’ancienne était sporadique. Sauf pour les mouvements utopistes
du Moyen-Age, les Lollard par exemple, les premiers conflits
avaient été, dans l’ensemble, des luttes contre les abus dans un
systeme que patrons et ouvriers acceptaient. La réclamation de
l’ouvrier portait sur un droit ou un privilége antérieur qui avait
été brutalement violé. La nouvelle lutte était contre le systéme
lui-méme. C’était une tentative de la part des ouvriers pour
modifier le systeme de libre concurrence sur les salariés et les
contrats qui laissait l’ouvrier, atome impuissant, libre de mourir
de faim ou de se trancher la gorge s’il n’acceptait pas les condi-
tions de I’industriel.
Du point de vue de l’ouvrier paléotechnique, le but de cette
lutte était le contréle du marché du travail. I] souhaitait pouvoir
conclure le marché, avoir une part légérement plus élevée dans
le prix de production ou, si l’on veut, une part des bénéfices.
Mais, en général, il ne cherchait pas une participation a la res-
ponsabilité de la marche de l’entreprise. I] n’était pas encore
prét A étre un associé autonome dans le nouveau mécanisme col-
lectif, dans lequel la moindre roue dentée était aussi impor-
tante pour la marche générale que les ingénieurs et les hommes
d’affaires qui l’avaient inventée et qui la surveillaient. On se
trouve 14 devant le fossé qui sépare l’artisanat de 1’économie
machiniste A ses débuts. Dans le premier systéme, l’ouvrier fai-
sait son « tour », allait dans d’autres centres puis, initiés aux
mystéres de son métier, ¢tait capable, non seulement de trai-
ter avec son employeur, mais de prendre sa place. Les conflits de
classe étaient diminués par le fait que les maitres ne pouvaient
retirer 4 l’ouvrier ses outils de production, qui lui étaient per-
sonnels, pas plus qu’ils ne pouvaient diminuer son véritable plai-

173
TECHNIQUE ET CIVILISATION

sir d’artisan. Le conflit ne revétit la forme paléotechnique que


lorsque la spécialisation et l’exXpropriation donnérent un avan-
tage spécial A l’employeur. Dans le systéme capitaliste, l’ouvrier
ne pouvait atteindre la sécurité et l’indépendance qu’en_quittant
sa classe. Du cété de la consommation, le mouvement coopératif
eg
ee
fut_une exception partielle, finalement beaucoup plus importante
ue les luttes spectaculaires pour les salaires qui eurent_lieu a
cette période. Mais cela n’affecta pas l’organisation de |’usine
elle-méme. 3a. eens Tn, Mowae
Malheureusement, dans la lutte des classes il n’y avait pas
moyen de préparer l’ouvrier aux résultats de sa conquéte. La
lutte en elle-méme apprenait la guerre, et non l’organisation et
la production industrielles. La bataille était constante et dure,
et conduite sans merci de la part des classes exploitantes, qui
employérent 4 l’occasion la plus grande brutalité dont la po-
lice et l’armée étaient capables pour briser la résistance des ou-
vriers. Au cours de cette guerre, une partie ou une autre du pro-
létariat, surtout la main-d’ceuvre qualifiée, remporta des victoi-
res au sujet des salaires et des heures et se débarrassa des for-
mes les plus dégradantes de l’esclavage salarié et du sweating.
La condition fondamentale ne fut pas modifiée. Pendant ce
temps, la machine elle-méme avec ses procédés terre 4 terre, son
automatisme, son impersonnalité, sa dépendance des services
spécialisés et des études technologiques compliquées de 1|’ingé-
nieur, gagnait de plus en plus sur le pouvoir de compréhen-
sion intellectuelle ou de contrdle politique de l’ouvrier sans
soutien.
La prédiction de Marx, que la lutte de classe se poursuivrait
trictement_entre un prolétariat international appauvri et une
bourgeoisie internationale fortement_cohérente fut fa r
deux conditions inattendues. L,’ la_croi lasses
moyennes et la persistance de la petite industrie; au lieu d’étre
automatiquement balayées, elles firent preuve d’une résistance
inattendue et d’une puissance solide. A mesure que les industries
grandissaient et se compliquaient, une grande partie du person-
nel était composée de techniciens et d’administrateurs, et dans
l’ensemble du monde industriel, les fonctions d’administrations,
de vente, de service se développérent, réduisant le poids relatif
du prolétariat. Pour affermir leur marché, les industries firent
méme des essais opportunistes pour élever le niveau de la con-
sommation chez les ouvriers eux-mémes. Aussi les dures condi-
tions d’une guerre victorieuse ne furent sensibles qu’en période
de dépression. Le second fait est le nouvel alignement des forces
entre les campagnes qui tendaient 4 miner l’internationalisme
du
capital et_& rompre |’unité du_prolétariat. Entre 1850 et 1860,
quand Marx écrivait, le nationalisme lui paraissait, comme a

174
LA PHASE PALEOTECHNIQUE
Cobden, un mouvement agonisant. Les événements montrérent,
au contraire, qu'il allait reprendre une nouvelle vigueur.
Avec le rassemblement des masses dans des Etats nationaux
au XIX°® siécle, les luttes nationales se coupérent A angle droit
avec les luttes de classes. Aprés les guerres de la Révolution fran-
¢aise, ce qui était un sport royal devint l’occupation industrielle
principale de peuples entiers. La conception « démocratique » le
rendit possible.
La lutte pour le pouvoir politique, toujours limité dans le
passé par la faiblesse financiére, les restrictions techniques, 1’in-
différence et l’hostilité des populations sous-jacentes, devint une
lutte entre Etats pour la domination des régions exploitables :
mines de Lorraine, diamants de 1’Afrique du Sud, marchés de
l’Amérique du Sud, sources possibles de ravitaillement ou dé-
bouchés possibles pour les produits que ne pouvait absorber le
prolétariat déprimé des pays industriels, ou finalement champs
possibles d’investissements pour les surplus de capitaux entassés
dans les pays « progressifs 4.\
« Le présent, xclama Ueen 1835, se distingue de toutes
é
les époques qui ont précédé~par une ardeur universelle dans les
arts et manufactures. Les nations, enfin convaincues que la
guerre est un jeu ot l’on perd toujours, ont converti leurs épées
et leurs mousquets en installations d’usines, et s’opposent les
unes aux autres dans la lutte non sanglante, mais formidable, du
commerce. Elles n’envoient :plus de troupes combattre sur des
champs lointains, mais des usines pour devancer leurs anciens
ennemis dans la possession des marchés étrangers. Diminuer les
ressources d’un rival, en vendant A bas prix des marchandises 4
l’étranger, voila quel est le nouveau systéme belligérant, pour
lequel sont entrainés tous les nerfs de la population. » Les riva-
lités économiques attisérent les haines nationales et donnérent un
aspect pseudo-rationnel aux motifs les plus violemment irration-
nels.
Méme les principales utopies de la phase paléotechnique
étaient nationalistes et militaristes. L’Icarie de Cabet, contem-
porain des révolutions libérales de 1848, est le chef-d’ceuvre de
l’enrégimentation sur le modéle de la guerre dans tous les dé-
tails de la vie, et Bellamy, en 1888, prit l’organisation de l’ar-
mée, sur la base d’un service obligatoire, comme modéle de tou-
tes les activités industrielles. L’intensité de ces luttes nationalis-
tes, soutenues par des instincts de tribu, affaiblirent quelque peu
les effets des luttes de classe. Mais elles différent en ceci : ni
l’Etat concu par les successeurs d’Austin, ni les classes proléta-
riennes concues par les successeurs de Marx n’étaient des en-
tités organiques ou de véritables groupes sociaux. Chacune for-
mait une collection arbitraire d’individus réunis non par des

175
TECHNIQUE .ET CIVILISATION

. fonctions communes, mais par un symbole commun de fidélité et


de haine. Ce symbole collectif‘jouait un réle magique. II nais-
sait grace A une formule magique et 4 des incantations, et vi-
vait grace A un rite collectif. Aussi longtemps que le rite fut
maintenu d’une facon précise, on peut ignorer la nature sub-
jective de ses prémisses. Mais la « nation » avait un avantage
sur la « classe ». Elle pouvait faire appel 4 des instincts plus
rimitifs, car elle jouait non sur des avantages matériels, mais
sur les haines naives, les manies et les voeux mortels. Aprés
1850, le _nationalisme devint l’adjudant du_prolétariat_sans_re-
pos, et ce dernier _perdit son complexe _d’infériorité et de défaite
en s’identifiant A 1’Etat tout-puissant.

L’empire du désordre. La quantité de marchandises produites


par la machine devait étre automati-
quement réglée par la loi de l’offre et de la demande. On suppo-
sait que les produits, comme |’eau, cherchaient leur propre ni-
veau. A la longue, on ne pouvait produire que ce qui pouvait
étre vendu avec bénéfices. Puisque sur les marchés étrangers il
y avait plus 4 gagner dans les textiles que dans la construction
d’habitations saines pour les ouvriers, puisqu’il y avait plus de
profit a retirer sur la biére et le gin que sur le pain non falsifie,
les nécessités élémentaires du gite et quelquefois méme de la
nourriture furent scandaleusement négligées. Ure, le poéte lyrique
des industries textiles, confesse froidement « qu’on n’a pas appli-
qué beaucoup d’inventions 4 la production de la nourriture et
de l’équipement domestique, et qu’elles ne paraissent guére pou-
voir étre appliquées largement ». La prophétie s’avéra absurde,
mais la description de cette limitation est exacte.
Le manque de maisons pour les ouvriers, la congestion des
quartiers d’habitation, la construction de mauvaises casernes
malsaines au lieu d’abris humains décents, tels sont les carac-
téres universels du régime paléotechnique.
| Malheureusement, les terribles ravages de la maladie dans les
quartiers urbains les plus pauvres éveillérent l’attention des fonc-
tionnaires de la santé, et au nom de l’hygiéne et de la santé
publiques diverses mesures furent prises, comme les Model Hou-
sing Acts de 1851 en Angleterre, de Shaftsbury, pour atténuer
les pires conditions par une législation restrictive, 1l’obligation
de réparer les taudis, et méme de procéder & de modestes cure-
tages et réparations.
Les meilleurs exemples, depuis le XVIII® siécle, sont les vil-
lages miniers d’Angleterre, sans doute A cause de leurs.traditions
semi-féodales, puis les logements ouvriers de Krupp 4 Essen en
1860. Lentement on balayait un petit nombre de maux, bien que

176
LA PHASE PALEOTECHNIQUE

ces lois nouvelles soient en opposition avec les principes sacro-


saints de la libre concurrence pour la production de la mauvaise
santé.
La course au profit, sans égard pour I’équilibre de la produc-
tion, eut deux résultats malheureux. D’une part, elle mina l’agri-
culture. Tant qu’on put obtenir la nourriture et les matiéres
premiéres 4 bon marché, de quelque point du monde, méme au
prix d’un épuisement rapide des sols cultivés pour le coton et le
blé, on ne fit aucun effort pour équilibrer l’agriculture et 1’in-
dustrie. La campagne, réduite en général 4 une vie marginale,
fut saignée par les afflux de populations vers les villes indus-
trielles apparemment prosptres, avec un taux de mortalité infan-
tile qui atteignait le chiffre de trois cents pour mille naissances
d’enfants vivants, L’application des machines pour faucher, bat-
tre, moudre, instituée a grande échelle avec la multitude d’in-
ventions au début du si¢cle — Mc Cormick n’en est qu’un exem-
ple parmi tant d’autres — ne fit qu’accélérer cette évolution.
Le second effet fut encore plus désastreux. Il divisa le monde
en régions de production de machines et régions de denrées ali-
mentaires et de mati¢res premiéres. Cela rendit l’existence des
pays surindustrialisés d’autant plus précaire qu’ils étaient éloi-
gnés de leurs bases rurales. De la le commencement de la con-
currence navale acharnée. Non seulement l’existence des agglo-
mérations charbonniéres dépendait de leur approvisionnement
en eau depuis les lacs et cours d’eau lointains, et denrées alimen-
taires depuis les fermes et les champs éloignés, mais la produc-
tion continue dépendait de la possibilité de faire accepter aux
autres parties du monde leurs produits industriels. La guerre
civile en Amérique, en coupant le ravitaillement en coton, rédui-
sit A un état de pénurie extréme les braves et honnétes tisse-
rands du Lancashire. Et la crainte de voir de tels événements se
répéter dans d’autres industries fut en grande partie responsable
de la panique impérialiste et de la concurrence dans l’armement
qui se produisirent dans le monde entier aprés 1870. Tout comme
l'industrie paléotechnique était fondée a l’origine sur le systeme
de l’esclavage des enfants, elle dépendit, pour continuer, des dé-
bouchés forcés pour ses marchandises.
Malheureusement pour les pays qui escomptaient que ce pro-
cessus continueraient indéfiniment, les premieres régions con-
sommatrices — les pays neufs ou « retardataires » — s’empareé-
rent rapidement de I’héritage commun de science et de technique
et commencérent a fabriquer elles-mémes des produits manufac-
turés. Cette tendance se généralisa vers 1880. Elle fut temporai-
rement limitée par le fait que l’Angleterre, qui avait longtemps
maintenu sa supériorité dans le filage et le tissage, pouvait em-
ployer sept ouvriers pour mille navettes en 1837, et seulement

177
TECHNIQUE ET CIVILISATION

trois ouvriers pour mille en 1887, alors que 1’Allemagne,


son plus
fort concurrent, en utilisait A cette méme date, de sept et demi
a neuf, et que Bombay en employait vingt-cing. Mais 4 la lon-
gue, ni l’Angleterre ni les pays « avancés » ne purent garder la
téte. Car le nouveau systéme machiniste était universel. Il en
résulta la disparition d’un des principaux soutiens de |’industrie
paléotechnique.
La tactique brutale du marché contamina toute la structure
sociale. Les chefs d’industrie étaient pour la plupart des empi-
riques. Prétendant étre des hommes « pratiques », ils se van-
taient de leur ignorance et de leur naiveté technique. Solvay,
qui fit fortune avec sa fabrication de la soude, ne connaissait
rien de l’industrie chimique — pas plus que Krupp, qui décou-
vrit la fonte de l’acier; Hancock, 1’un des premiers expérimen-
tateurs du caoutchouc indien, était aussi ignorant. Bessemer,
qui mit au point beaucoup d’inventions en dehors du procédé
pour la fabrication de l’acier, faillit passer & cété de sa grande
invention en utilisant du fer a faible pourcentage de phosphore.
Ce n’est que l’échec de sa méthode avec des fers plus phospho-
reux qui le conduisit 4 ce procédé.
Dans l’usine, la connaissance scientifique était méprisée.
L’homme pratique, méprisant la théorie, dédaigneux de |’appren-
tissage exact, ignorant de la science, était tout-puissant. Les
secrets commerciaux, quelquefois importants, quelquefois enfan-
tins et empiriques, retardaient l’expansion coopérative de savoir
qui a été la base de toutes les avances techniques les plus impor-
tantes. Le systeme du monopole des brevets servit 4 d’astucieux
hommes d’affaires pour retirer les perfectionnements du marché,
s’ils menacaient de bouleverser les valeurs financiéres existantes
ou pour retarder leur introduction — celle du téléphone automa-
tique par exemple — jusqu’a ce que les droits du brevet soient
expirés. Jusqu’a la premitre guerre mondiale, une mauvaise
volonté envers les connaissances scientifiques ou dans la promo-
. tion des recherches scientifiques caractérisa l’industrie paléotech-
nique dans le monde entier. La seule exception importante se
rencontre dans l’industrie allemande des colorants, sans doute
a cause de ses rapports étroits avec les poisons et explosifs
nécessaires aux fins militaires.
Tant que dura la libre concurrence entre industriels isolés, la
production planifiée de 1l’industrie fut quasi impossible; chaque
industriel restait le seul juge, sur la base de connaissances et
d’informations limitées, de la quantité de marchandises qu’il
pouvait produire et dont il pouvait disposer avec profit. Le mar-
ché du travail était basé sur une absence de plan. En fait, c’est
grace au constant surplus de chémeurs, qui ne furent jamais
intégrés systématiquement dans l'industrie, que les_ salaires

178
LA PHASE PALEOTECHNIQUE
purent étre maintenus si bas. Cet excés de main-d’cwuvre inem-
ployée dans des temps « normaux et prospéres » était essen-
tielle 4 la production en concurrence. L’ implantation des indus-
tries n’était pas étudi¢e. Le hasard, les avantages pécuniaires,
Vhabitude, la position prés du marché du travail étaient aussi
importants que des avantages tangibles, du point de vue tech-
nique. La machine, aboutissement des efforts humains pour la
conquéte de l’environnement et la canalisation de ses élans désor-
donnés en activités ordonnées, fut pendant la phase paléotech-
nique la négation systématique de tous ces caractéres : rien de » u
moins que l’empire du désordre. Qu’était, en définitive, la « mo-
bilité 7 la main-d’ ceuvre » tellement vant
si ceée,
n’est |’effon |r y
dre iales stables et la fesaecieetioneel
anisation de e
ipeviestalinde yr
L’état de la société paléotechnique peut étre décrit, idéale- ‘Coal
ment, comme celui de la guerre. Ses organes typiques, de la 7
mine a l’usine, du haut fourneau au taudis, du taudis au champ
de bataille étaient au service de la mort. Concurrence, lutte pour
la vie. Domination et soumission. Extinction. Avec la guerre,
immédiatement, les principaux élans, les bases sous-jacentes, la
destination directe de cette société, les réactions et les motifs
normaux des étres humains étaient réduits au désir de domina-
tion et 4 la crainte de l’annihilation, la crainte de la pauvreté,
la crainte du chémage, la crainte de perdre son niveau de classe,
la crainte de mourir de faim, la crainte de la mutilation et de
la mort. Quand la guerre finit par éclater, elle fut accueillie a
bras ouverts, car elle levait une menace intolérable. Le choc de
la réalité, si terrible soit-il, était plus supportable que la menace
constante des spectres agités et brandis par les journalistes et
les politiciens. La mine et le champ de bataille renfermaient
toutes les activités paléotechniques, et les pratiques qu’elles sus-
citérent conduisirent 4 l’exploitation largement répandué de la
peur.
Les riches avaient peur des pauvres et les pauvres craignaient
le propriétaire. Les classes moyennes craignaient les épidémies
qui venaient des quartiers insalubres de la ville industrielle, et
les pauvres craignaient, avec raison, les hépitaux sordides ot on
les conduisaient. Vers la fin de cette période, la religion revétit
l’uniforme de |’Armée du Salut, chantant Il’hymne Onward Cris-
tian Soldiers : « En avant, soldats du Christ. » Les convertis défi-
laient en habits militaires, en ordre et avec une humilité provo-
cante. L’école était organisée comme |’armée. Maitres et éléves
se craignaient comme capitalistes et ouvriers. Les murs, les
fenétres A barreaux, les barriéres en fil de fer barbelé entouraient
Yusine comme jadis la prison. Les femmes craignaient d’avoir
des enfants et les hommes de leur en faire. La crainte des mala-

179
TECHNIQUE: ET CIVILISATION

dies vénériennes altérait les relations sexuelles. Derriére les ma-


ladies elles-mémes, il y avait des fantémes, le spectre de |’ataxie,
de la paralysie, de la folie, des enfants aveugles ou aux jambes
atrophi¢es, et le seul reméde connu contre la syphilis, le mercure,
était un poison. Les maisons grises semblables a4 des prisons, les
palissades des rues mornes, les arriéres-cours sans arbres, ou
s’entassait les détritus; la perspective des toits, sans jamais la
trouée d’un parc ou d’un terrain de jeux, soulignaient cet envi-
ronnement de mort. Une explosion dans une mine, un déraille-
ment de chemin de fer, un incendie dans une maison ouvriére, un
assaut militaire contre un groupe de grévistes ou finalement la
déclaration de guerre ponctuaient la vie. Exploitées en vue du

|
pouvoir et du profit, la plupart des marchandises que fabriquait
la machine étaient destinées au tas d’ordure ou au champ de
bataille. Si les possédants jouissaient, grace a la population et
au rendement collectif de la machine, de revenus qu’ils n’avaient
pas gagné par leur travail, le résultat net pour la société dans
son ensemble peut étre caractérisé par de... l’or dur.

Le temps Pendant la période paléotechnique, les


et la puissance.changements qui se produisirent dans
toutes les branches de la technique
reposérent pour une grande part sur un fait central :Paugmen-
tation de l’énergie. La taille, la vitesse, la quantité, la multi-
plication des machines reflétaient les nouveaux moyens d’utili-
sation des combustibles et l’augmentation des stocks disponibles.
L’énergie était enfin dissociée de ses limitations naturelles,
humaines et géographiques, des caprices du temps, des irrégu-
larités des chutes de pluie et du vent, de l’énergie acquise par la
nourriture qui en deéfinitive limite le rendement des hommes et
des animaux.
L’énergie, cependant, ne peut étre dissociée d’un autre fac-
teur de travail, le temps. Le principal rédle de l’énergie, pendant
la période paléotechnique, fut de diminuer le temps nécessaire a
l’accomplissement d’un travail donné. Une grande part de cette
économie de temps fut gachée en production désordonnée, en
arréts provenant de la faiblesse des institutions sociales qui
accompagnaient l’usine, et en ch6mage ce qui diminue le rende-
ment possible de ce nouveau régime. La machine A vapeur et ses
accessoires accomplissaient de grands travaux, mais les pertes
étaient aussi grandes. Comparées A une ceuvre effective, c’est-
a-dire 4 la transformation des efforts humains en subsistance
directe ou en travaux d’art et de technique durables, les gains
relatifs de la nouvelle industrie sont pitoyables. D’autres civili-
sations, disposant d’une énergie moins grande et dépensant plus

180
LA PHASE PALEOTECHNIQUE

de temps, ont égalé et sans doute surpassé en rendement réel


la période paléotechnique.
Avec |’énorme accroissement d’énergie, un nouveau rythme
entra dans la production. L’enrégimentation du temps, qui avait
été sporadique et irréguliére, commenca A exercer son influence
sur tout le monde occidental. Le symptéme de ce changement
fut la production en masse des montres & bon marché, d’abord
en Suisse, puis, sur une grande échelle, 4 Waterbury, Connec-
ticut vers 1850-1860.
Economiser du temps faisait partie de l’économie de main-
d’ceuvre. Le temps était accumulé et mis de cété, puis réinvesti,
comme le capital, dans de nouvelles formes d’exploitation. De-
puis lors, il devint important d’occuper et de tuer le temps. Les
premiers employeurs paléotechniques volaient méme le temps de
leurs ouvriers en faisant marcher la siréne d’usine un quart
d’heure plus tét le matin ou en faisant tourner plus vite les
aiguilles de l’horloge au moment du déjeuner. Quand son occu-
pation le permettait, l’ouvrier faisait de méme lorsque le patron
avait le dos tourné. Bref, le temps était une marchandise au sens
ol l’argent était devenu une marchandise. Le temps, en tant que
durée, le temps consacré A la contemplation et la réverie, le
temps séparé des opérations mécaniques était considéré comme
un honteux gaspillage. Le monde paléotechnique ne suivait pas
l’exhortation de Wordsworth. Il n’avait aucune envie de s’as-
seoir sur une vieille pierre grise et de réver.
En méme temps qu’il devenait obligatoire de remplir les com-
partiments du temps, se manifesta la nécessité de « faire des
choses courtes ». Poe attribuait la vogue des histoires bréves au
besoin de brefs moments de détente dans une journée de travail.
L’énorme développement de la littérature périodique suivit la
production, en masse et bon marché, de la presse A imprimer a
vapeur (1814), et accentua la division mécanique du temps. Le
roman en trois volumes répondait aux habitudes domestiques des
classes moyennes de I’tre victorienne; le périodique trimestriel,
mensuel, quotidien, et finalement presque horaire, répondit a
la masse des besoins populaires. Le temps de gestation humaine
était encore de neuf mois, mais le rythme de presque toutes les
autres choses de la vie fut accéléré, les laps de temps réduits et
les limites arbitrairement fixées non d’aprés la fonction et 1’ac-
tivité, mais d’aprés un systéme mécanique de mesure du temps.
La périodicité mécanique remplaca la périodicité organique et
fonctionnelle dans tous les domaines de la vie ol cette usurpa-
tion était possible.
Les transports rapides entrainérent un changement dans la
méthode de mesure du temps lui-méme. Le temps solaire, qui
varie d’une minute tous les huit miles quand on voyage d’est en
181
TECHNIQUE ET CIVILISATION

ouest, ne fut plus observé. Au lieu de l’heure locale, basée sur


le soleil, on adopta des fuseaux horaires conventionnels et on
changea brusquement d’une heure chaque fois qu’on entrait dans
un nouveau fuseau. Le temps standard fut adopté par les che-
mins de fer transcontinentaux aux U.S.A., en 1875, soixante-dix
ans avant que le temps uniforme officiel soit promulgué par un
congrés mondial. Cela termine cette standardisation du temps
qui avait commencé avec la fondation de 1l’Observatoire de
Greenwich, deux cents ans plus t6t et avait continué, d’abord
sur mer, par la comparaison des chronométres de bord avec
l'heure de Greenwich. Toute la planéte était maintenant divisée
en fuseaux horaires. Cela permit d’orchestrer les activités sur
des régions étendues, ce qu’on n’avait jamais pu faire simulta-
nément auparavant.
Le temps mécanique devint une seconde nature. L’accélération
du rythme devint un nouvel impératif pour |’industrie et « le pro-
grés ». Le fait de réduire le temps d’un travail donné, que la
tache soit une source de plaisir ou de peine, d’accélérer le mou-
vement dans l’espace, que le voyageur voyage pour son plaisir
ou son profit, était considéré comme une fin en soi. Quelques-
unes des craintes spécifiques causées par cette accélération
étaient stupides, comme par exemple la crainte qu’un déplace-
ment en chemin de fer 4 vingt miles a l’heure n’entraine des
troubles cardiaques et ne mine le squelette humain. Mais dans
son emploi le plus général, ces passages des rythmes organiques
—- qui ne peuvent étre fortement accélérés sans entrainer une
inadaptation de la fonction — aux rythmes mécaniques — qui
peuvent étre ralentis ou intensifiés — se fit trop légérement et
d’une maniére irréfléchie.
A part le plaisir physique primitif du mouvement, cette accé-
lération des rythmes ne pouvait se justifier, si ce n’est du point
de vue pécuniaire. Car l’énergie et le temps, ces deux compo-
santes du travail mécanique, ne sont humainement qu'un moyen.
Ils n’ont pas plus de sens, en dehors des fins humaines, que la
lumiére solaire dans la solitude du Sahara. Dans la _ période
paléotechnique, l’augmentation de la puissance et 1’accélération
du mouvement devinrent une fin en elles-mémes. Fins qui se jus-
tifiaient en dehors de leurs conséquences humaines.
Dans la technique, la branche ot l'industrie paléotechnique
atteignit son sommet ne fut pas la filature de coton, mais le che-
min de fer. Le succés de cette invention est d’autant plus remar-
quable que la technique plus ancienne de la diligence ne pouvait
guére subsister avec les nouveaux moyens de transport. Le che-
min de fer fut la premiére industrie 4 bénéficier de~l’électricité,
car le télégraphe permettait un systéme de signalisation A longue
distance et un contréle lointain. C’est dans le chemin de fer que

182
LA PHASE PALEOTECHNIQUE
Vorganisation de la production par des tableaux horaires et 1’in-
terrelation des diverses parties eut lieu plus d’une génération
avant que des tableaux et prévisions similaires ne soient intro-
duits dans l’industrie en général. L’invention des dispositifs
nécessaires pour assurer la régularité et la sécurité, depuis les
freins a air comprimé, et le wagon-salon, jusqu’au bouton
automatique et au systéme automatique de signalisation, la per-
fection du systéme pour acheminer les marchandises A des
vitesses différentes et suivant des conditions climatiques varia-
bles d’un point 4 un autre fut l’une des superbes réalisations
techniques et administratives du XIX®* siécle. Qu’il y ait des
courbes différentes de rendement dans tout le systéme, cela va
sans dire, elles sont dues a la piraterie financiére, le manque
d’organisation rationnelle de l'industrie et des villes, l’inachéve-
ment des liaisons continentales. Mais, étant donné les limitations
sociales de cette période, le chemin de fer fut 4 la fois la forme
de technique la plus caractéristique et la plus efficace.

La compensation Mais l'industrie paléotechnique com-


esthétique. portait cependant un idéal. La désola-
tion méme de l’environnement provo-
quait des compensations esthétiques. L’ail, privé de lumiére et
de couleur, découvrait un monde nouveau dans le crépuscule, le
brouillard, la fumée, les nuances de tons. La brume de la ville
industrielle exercait sa magie visuelle; la laideur des corps
humains, la saleté des usines et des tas d’immondices disparais-
saient dans le brouillard. Au lieu des dures réalités accusées par
le soleil, il y avait un voile de gris bleu, de gris, de jaunes et
de bleus tendres. C’est un peintre anglais, J. M. Turner, travail-
lant au coeur méme du régime paléotechnique, qui abandonna le
paysage classique élégant, avec ses parcs nets et ses ruines
artistiques, pour créer, a la fin de sa carriére, des tableaux
n’ayant que deux sujets : le brouillard et la lumiere. Turner fut
peut-étre le premier peintre 4 assimiler et A exprimer directement
les effets caractéristiques de l'industrie nouvelle. Son tableau de
la locomotive A vapeur émergeant dans la pluie est peut-étre la
premi¢re ceuvre lyrique qu'ait inspirée la machine a vapeur.
Les chemindes d’usines aidaient 4’ créer cette atmosphere, et
par cette atmosphére la vue échappait 4 quelques-uns des pires
effets de la cheminée d’usine. Dans la pcinture, les odeurs Acres
disparaissaient et il ne restait que l'illusion du charme. A dis-
tance, dans Ja brume, les poteries Doulton 4 Lambeth, avec leur
décoration que l’on méprise A juste titre, sont presque aussi sti-
mulantes que les tableaux de la Tate Gallery. Whistler, de son
studio de Chelsea, dominant le quartier usinier de Battersea,

183
TECHNIQUE ET CIVILISATION

s’exprimait dans ce brouillard et cette brume sans lumieére. Les


plus fines gradations de tons révélaient et définissaient les péni-
ches, les contours d’un pont, la rive lointaine. Dans le brouillard,
une rangée de becs de gaz brillait comme de petites lunes par
une nuit d’été.
Mais Turner, qui non seulement était sensible au brouillard
mais réagissait contré lui, se détourna des rues de Covent Mar-
ket, jonchées de détritus, des usines noircies et des taudis de
Londres, pour aller vers la pureté de la lumiére elle-eméme. Dans
une série de tableaux, il peignit un hymne a la divine lumiére,
comme celui que pourrait chanter un aveugle recouvrant la vue,
hymne a la lumiére émergeant de la nuit, du brouillard, de la
fumée et conquérant le monde. C’est le manque de soleil, de
couleur, le besoin de verdure dans les villes industrielles, qui
stimula l’art du paysage en peinture 4 cette période et donna
naissance A ce triomphe collectif que fut l’ceuvre de l’école de
Barbizon, et plus tard des impressionnistes Monet, Sisley, Pis-
saro, et le plus caractéristique, sinon le plus original de tous,
Vincent Van Gogh.
Van Gogh connaissait la ville paléotechnique dans toute sa
tristesse : le Londres de 1870-1880, sale, déguenillé, éclairé au
gaz. Il connaissait aussi la source de ces sombres énergies, des
lieux comme le Borinage, oti il avait vécu avec les mineurs. Dans
ses premiers tableaux, il aborda et affronta courageusement les
parties les plus sinistres de son environnement. Il peignit les
corps noueux des mineurs, la stupeur presque animale de leurs
faces, penchées sur le simple diner de pommes de terre, les éter-
nels noirs, gris, bleus sombres et jaunes salis de leurs maisons.
Van Gogh s’identifiait 4 cette routine sombre. Puis en allant en
France — pays qui n’avait pas enti¢érement succombé sous la
machine 4 vapeur et la production en masse, qui gardait encore
ses villages ruraux et son petit artisanat — il se sentit prét A
la révolte contre les déformations et les privations du nouvel
industrialisme. Dans l’air pur de la Provence, Van Gogh regar-
dait le monde visible avec un sens de |’intoxication approfondi
par la désolation qu’il avait si longtemps connue. Les sens, libé-
rés de la fumée et de la saleté, répondaient par l’extase. Le
brouillard se levait, les aveugles voyaient, Ja couleur revenait.
Bien que les analyses chromatiques des impressionnistes deéri-
vent directement des recherches scientifiques de Chevreul sur la
couleur, leurs visions, paraissaient incroyables 4 leurs contempo-
rains. On les dénongait comme imposteurs parce que les couleurs
qu’ils peignaient n’étaient pas ternies par les murs, assombries par
le brouillard, patinées par le temps, la fumée, le vernis; parce que
le vert des prés était jaune dans l’intensité de la lumiére solaire,
la neige rose et les ombres bleutées sur les murs blancs. Parce

184
LA PHASE PALEOTECHNIQUE
que le monde naturel n’était pas sobre, les paléotechniques pen-
saient que les artistes étaient ivres.
Alors que la couleur et la lumiére absorbaient les nouveaux
peintres, la musique se repliait intensément sur elle-méme, en
réaction contre le nouvel environnement. La chanson d’atelier,
les cris de la rue, de l’étameur, du boueux, du colporteur, de la
marchande de fleurs, les chants des marins halant un cordage,
les chansons traditionnelles de la campagne, du pressoir, de la
cave, mouraient lentement. En méme temps, disparaissait la pos-
sibilité d’en créer de nouvelles. Le travail était orchestré par le
nombre de tours 4 la minute plutét que par le rythme des chants.
La ballade et son ancien contenu religieux, militaire ou tragique,
était dégradée, réduite en chanson populaire, sentimentale, lavée
méme de son érotisme. Son sens se délayait 5.
La ballade ne survivait que dans la littérature pour les classes
cultivées, dans les poémes de Coleridge, Wordsworth et
W.. Morris. Les chansons et la poésie n’étaient plus populaires.
Elles devenaient « littéraires », professionnalisées, spécialisées,
séparées. Personne n’aurait plus pensé & demander 4a la bonne qui
entrait au salon de se joindre au madrigal ou a la ballade. Ce
qui advint 4 la poésie arriva aussi & la musique. Mais la musi-
que, par la création des nouveaux orchestres, par l’ampleur, le
mouvement et la puissance des nouvelles symphonies, devint
d’une facon singuliérement représentative la contrepartie idéale
de la société industrielle.
L’orchestre baroque avait été construit sur la sonorité et le
volume des instruments 4 corde. Les inventions mécaniques aug-
mentérent énormément la nature des sons et la qualité des tons
que l’on pouvait produire. Elles initi¢rent méme I’oreille 4 de nou-
veaux sons et de nouveaux rythmes. Le fréle petit clavecin devint
cette machine massive qu’on appelle piano, avec sa grande caisse
de résonance et son clavier agrandi. Adolphe Sax, l’inventeur du
saxophone, introduisit vers 1840 une série de petits instruments
intermédiaires entre les instruments 4 vent et les anciens cui-
vres. Tous les instruments étaient maintenant scientifiquement
calibrés. La production du son devenait limitée, standardisée,
prévisible. Avec l’augmentation du nombre des instruments, la
division du travail dans l’orchestre correspondit a celle de l’u-
sine. Cette division était perceptible dans les symphonies les plus
récentes. Le chef d’orchestre était le surintendant et le directeur
de production chargé de la fabrication et de l’assemblage du
produit, en l’occurrence la piece de musique, et le compositeur
correspondait 4 l’inventeur, a l’ingénieur et au constructeur qui

5. Jeux de mots entre bathos (de bath : bain) et pathos. (N.d.T.)

185
TECHNIQUE ET CIVILISATION

avait calculé sur le papier a l’aide d’instruments mineurs comme


le piano, la nature du produit final, déterminant ses moindres
détails avant que le premier pas soit accompli a l’usine. Pour Jes
compositions difficiles, on inventait parfois de nouveaux instru-
ments ou on en ressuscitait d’anciens. Dans l’orchestre, le ren-
dement collectif, |"harmonie collective, la division fonctionnelle
du travail, la collaboration loyale entre le chef d’orchestre et
les exécutants produisaient un unisson (collectif) plus grand que
ce qu’on avait pu atteindre, sans doute, dans une seule usine.
Le rythme était plus subtil et le temps des opérations succes-
sives fut perfectionné dans l’orchestre symphonique bien avant
que le méme rendement apparaisse dans |’usine.
On trouvait, dans la constitution de l’orchestre, le schéma
idéal de la société nouvelle. Il fut atteint dans l’art avant que
la technique ne s’en approche. Quant aux produits rendus possi-
bles par l’orchestre : les symphonies de Beethoven et de Brahms
ou la réorchestration de Bach, ce sont les ceuvres d’art les plus
parfaites de la période paléotechnique. Aucun poéme, aucune
peinture n’exprime aussi complétement que les nouvelles sym-
phonies une telle énergie et une telle p-ofondeur, 4 partir des
éléments mémes de la vie qui étouffaient e, déformaient la société
existante. Le monde visible de la Renaissance avait presque été
supprimé. En France seulement — pays qui n’avait pas encore
succombé a la décadence et au progrés — ce monde vivait encore
dans les peintres qui se succédent entre Delacroix et Renoir.
Mais ce que les autres arts perdaient, ce qui avait presque com-
plétement disparu de l’architecture, la musique le retrouvait. Le
temps, le rythme, le ton, l’harmonie, la mélodie, la polyphonie,
Je contrepoint, et méme la dissonance et l’atonalité, étaient uti-
lisés librement pour créer un nouveau monde idéal, oti la desti-
née tragique, les longues aitentes, les destinées héroiques revi-
vaient encore une fois. Retenu par ses habitudes pragmatiques,
disparu du marché et de l’usine, l’esprit humain s’élevait & une
nouvelle suprématie dans la salle de concert. Ses plus grandes
constructions étaient faites avec des sons et s’évanouissaient
dés qu’elles étaient produites. Si une petite partie seulement de
la population écoutait ces ceuvres d’art ou pénétrait un peu leur
sens, on entrevoyait du moins un autre paradis que celui de.
Coketown. La musique donnait une nourriture plus substantielle
et réchauffait plus que les denrées abimées et frelatées de Coke-
town, ses vétements de récupération et ses maisons mal cons-
truites.
A part la musique et la peinture, on cherchera en vain, parmi
Ies cotonnades de Manchester, les céramiques de Burslem et de
Limoges, ou la quincaillerie de Solineen et de Sheffield, des
objets dignes d’étre exposés, ne serait-ce que sur les rayons les

186
LA PHASE PALEOTECHNIQUE

plus obscurs d’un musée. Bien que le meilleur sculpteur anglais


de l’époque, Alfred Stevens, ait été chargé d’étudier des modéles
de coutellerie pour Sheffield, son ceuvre est une exception. Dé-
goitée par la laideur de ses propres produits, la période paléo-
technique se tourna vers le passé pour avoir des modéles d’art
authentique. Ce mouvement commenga lorsqu’on comprit que
l’art produit par les machines pour la grande exposition de 1851
était au-dessous de tout mépris. Sous le patronage du prince
Albert, furent fondés I’école et le musée de South Kensington
dans le but d’amener une amélioration du gofit. Le résultat ce
fut simplement l’émasculation de la vitalité que cette laideur pos-
sédait encore. Des efforts analogues dans les pays de langue alle-
mande, sous l’impulsion de Gottfied Semper, et en France, en
Italie, et aux U.S.A., n’eurent pas de meilleurs résultats. A ce
moment, l’artisanat réintroduit par De Morgan, La Farge et
William Morris semblait la seule porte ouverte 4 la vie en face
des ceuvres de la machine meurtriére. Les arts étaient abaissés
au niveau des ouvrages de dames victoriennes : ce n’était plus
que trivialité et gaspillage de temps.
Naturellement, dans son ensemble, la vie humaine ne s’arréta
pas brusquement 4 cette période. Beaucoup de gens vivaient
encore, avec difficulté il est vrai, pour d’autres fins que le profit,
la puissance et le confort. Certainement ces fins n’étaient pas a
la portée des millions d’hommes et de femmes qui composaient
la classe ouvriére. La plupart des poétes, des romanciers, des
peintres furent affligés par le nouvel ordre et le renierent de cent
facons, par-dessus tout en existant en tant que pottes, roman-
ciers et peintres, créatures inutiles. Ils témoignérent des multi-
ples aspects de la vie, malgré son unité, ce que les Gradgrind
considéraient comme une évasion inconsidérée des réalités hors
de leur comptabilité abstraite. Thackeray situa ses ceuvres dans
un milieu pré-industriel afin d’échapper aux nouvelles conditions.
Carlyle, préchant |’évangile du travail, dénoncait les réalités de
l’ceuvre victorienne. Dickens faisait la satire des entasseurs de
stock, des individualistes de Manchester, des utilitaires, du self-
made man prétentieux. Balzac et Zola, peignant le nouvel ordre
financier avec un réalisme documentaire, mettaient hors de doute
sa dégradation et sa malpropreté. D’autres artistes, avec Morris
et les préraphaélites, se tournérent vers le Moyen-Age, ol Over-
beck et Hoffmann en Allemagne, Chateaubriand et Hugo en
France, les avaient précédés. D’autres, avec Browning, se tour-
nérent vers l’Italie de la Renaissance; avec Doughty, vers I’A-
rabie primitive; avec Melville et Gauguin, vers les mers du Sud;
avec Thoreau, vers les foréts primitives; avec Tolstoi, vers les
paysans. Que cherchaient-ils ? Des choses trés simples qu’on ne
pouvait trouver entre le terminus de chemin de fer et l’usine

187
TECHNIQUE ET CIVILISATION

l’amour-propre animal, la couleur dans le cadre extérieur et la


profondeur émotive dans le paysage intérieur, une vie vécue
pour ses propres valeurs, au lieu d’une vie frelatée. Les paysans
et les sauvages avaient conservé quelques-unes de ces qualités.
Les retrouver fut l’un des principaux devoirs de ceux qui souhai-
taient un supplément au tarif de fer de l’industrialisme.

Les triomphes Les gains humains dans la _ phase


mécaniques. paléotechnique furent relativement fai-
bles, inexistants peut-étre, pour la
masse de la population; John Stuart Mill, progressiste et utili-
taire, s’entendait 14 avec le critique le plus critique, le plus
acerbe de ce nouveau régime, John Ruskin. Mais la technique
réalisait une multitude de progres de détails. Non seulement les
inventeurs et les fabricants de machines ameéliorérent, perfection-
nérent leurs outils et raffinérent l’appareil entier de la production
mécanique, mais les savants et les philosophes, les poétes et les
artistes jetérent les bases d’une culture plus humaine que celle
qui avait prévalu méme pendant la période éotechnique. Bien
que la science ne soit appliquée que sporadiquement a la produc-
tion industrielle — plus peut-étre, d’aprés Euler et Camus, dans
le perfectionnement des engrenages — les recherches scienti-
fiques continuerent régulicrement. Les grands progrés faits au
XVII®* siecle s’accordérent au milieu du XIX°® siécle avec la réor-
ganisation des concepts dans chaque branche de la pensée scien-
tifiques, progres auxquels sont attachés les noms de Von Meyer
Mendelev, Faraday, Clerk-Maxwell, Claude Bernard, Johannes
Miller, Darwin, Mendel, William, Gibbs, Mach, Quetelet, Marx
et Comte, pour ne citer que les plus grandes figures. Avec ces
travaux, la technique elle-méme entra dans une nouvelle phase
dont nous examinerons les caractéristiques dans le prochain cha-
pitre. La continuité essentielle de la science et de la technique
resta une réalité a travers tous leurs changements et toutes leurs
phases.
Les gains techniques 4 telle époque furent énormes. C’était
une ére de réalisations mécaniques ot la capacité des fabricants
d’outils et de machines répondait enfin & la demande des inven-
teurs. A cette période, les principales machines outils furent per-
fectionnées, y compris le foret, le rabot et le tour. Des véhi-
cules automobiles furent créés et leur vitesse augmenta rapide-
ment. La presse rotative fit son apparition. La capacité de pro-
duire, manipuler et transporter de vastes masses de métal fut
accrue. Beaucoup des principaux instruments mécaniques de chi-
rurgie, y compris le stethoscope et l’ophtalmoscope, furent in-
ventés et perfectionnés, bien que l’un des progrés les plus no-

188
LA PHASE PALEOTECHNIQUE

tables de l’instrumentation, |’emploi des forceps obstétriques fut


une invention francaise de la phase éotechnique. L’extension des
gains apparait plus clairement si l’on s’attache en gros aux cent
premiéres années. La production du fer passa de 17.000 tonnes
en 1740 4 2.100.000 tonnes en 1850. Grace 4 Il’invention, en
1804, d’une machine pour amidonner la chaine du coton afin d’é-
viter les ruptures du fil, le métier a tisser mécanique put étre uti-
lisé pour le coton. L’invention du métier 4 tisser d’Horrock en
1807 et son perfectionnement en 1813 transforma |’industrie du
coton. La main-d’ceuvre étant bon marché — en 1834 on estime
qu’il y avait 45.000 & 50.000 ouvriers pour |’Ecosse et prés de
200.000 en Angleterre — le tissage mécanique mit longtemps A
s’introduire. Alors qu’en 1833 il n’y avait que 10.000 métiers
mécaniques en Grande-Bretagne, il y en avait 400.000 en 1865.
Ces deux industries, fer et coton, servent assez bien d’index de
la fabrication paléotechnique.
A part la production en masse des vétements et la distribution
en masse des denrées alimentaires, les grandes réalisations pa-
léotechniques ne sont pas dans le produit final, mais dans les
machines et utilités intermédiaires. Par-dessus tout, il y a eu
un large emploi du fer. La, ingénieurs et ouvriers travaillaient
en terrain connu; dans le navire métallique, le port métallique, la
charpente métallique d’une tour, et dans les machines outils et
les machines, ils enregistrérent leurs triomphes les plus décisifs.
Le pont métallique et le navire métallique ont une bréve his-
toire. Alors qu’en Italie Léonard et ses contemporains étudié-
rent de nombreux ponts métalliques, le premier en Angleterre
ne fut pas construit avant la fin du XVIII® siecle. Les pro-
blémes a résoudre dans 1|’emploi des structures métalliques étaient
tous peu familiers et, pendant que l’ingénieur avait recours aux
mathématiques pour faire ses calculs, la technique elle-méme
était en avance sur l’expression mathématique. I] y avait la un
champ ouvert A |l’esprit d’invention, aux expériences audacieuses,
aux départs hardis.
En moins d’un siécle, les métallurgistes et les ingénieurs attei-
gnirent une perfection étonnante. La taille des navires grandit
rapidement depuis le petit Clermont, de 133 pieds de long, et
jaugeant 60 tonnes, au Great Eastern, terminé en 1858, monstre
de 1’Atlantique, avec un pont de 691 pieds, jaugeant 22.500 ton-
nes, d’une puissance de 1600 C.-V. pour les moteurs a hélice et
de 1ooo C.-V. pour les moteurs de roues 4 aubes. On gagna
aussi en régularité. Vers 1874, le City of Chester traversa 1’o-
céan réguliérement en huit jours et une 4 douze heures pendant
huit voyages. La durée de traversée de l’Atlantique passa de
trente-six jours (le Savannah en 1819) 4 sept jours et vingt heures
en 1866. Cet accroissement fut moins rapide pendant les soixante-

189
TECHNIQUE ET CIVILISATION

dix années suivantes. Fait également vrai pour les transports fer-
roviaires. Ce qui était contraire a la vitesse |’était aussi a la taille,
car les navires par leur volume perdaient leur facilité de manceu-
vre dans les ports et touchaient le fond des chenaux. Le Great
Eastern était cing fois plus gros que le Clermont. Le plus grand
navire aujourd’hui est moins du double du Great Eastern, Les
traversées en 1866 était trois fois plus rapides qu’en 1819 (en
quarante-sept ans); mais cette durée est aujourd’hui deux fois
moindre qu’en 1866 (en soixante-sept ans). Ceci est vrai pour de
nombreuses branches de la technique. L’accélération, la quanti-
fication, la multiplication allérent plus vite au début de la phase
paléotechnique que depuis.
Une maitrise précoce fut atteinte dans la construction des
structures métalliques. Le plus grand monument de la période
fut le Crystal Palace en Angleterre. Un batiment sans Age, qui
tient & la fois de la phase é¢otechnique avec |’invention des ser-
res, dela phase paléotechnique avec les verriéres de gares, et de
la phase néotechnique par le soleil, le verre et la légéreté de
structure. Mais les ponts sont les monuments les plus typiques,
le pont métallique suspendu de Telford sur les détroits de Menai,
1819-1925; le pont de Brooklyn, commencé en 1865, et le pont du
Firth of Forth, grande construction commencée en 1867, furent
peut-étre les réalisations esthétiques les plus complétes de la
nouvelle technique industrielle. La, la quantité de matériaux, la
taille des éléments eux-mémes avaient une part dans le résul-
tat esthétique, soulignant la difficulté de la tache et le succés de
la solution. Dans ces ceuvres magnifiques, les sordides habitu-
des de pensée empiriques, les économies de bout de chandelle
comme celles qu’on réalisait dans les textiles étaient déplacées.
De telles méthodes, bien qu’elles aient joué un rédle scandaleux
en contribuant au désastre des premiers chemins de fer et des
premiers bateaux fluviaux & vapeur, en Amérique, furent enfin
rejetées. Un standard objectif était fixé et observé. Les arma-
teurs de Glasgow consultérent lord Kelvin sur la difficulté de
leurs problémes techniques. Leurs machines révélaient la fierté
honnéte et justifiée de s’attaquer aux dures conditions et de con-
quérir des matériaux récalcitrants. Les louanges de Ruskin aux
vieux navires de ligne, en bois, s’appliquent plus encore A leurs
successeurs métalliques de la flotte marchande.
Cela mérite d’étre répété :
« Un bateau de ligne commerciale est la chose la plus hono-
rable que l’homme, animal grégaire, ait produite. De lui-méme,
sans aide, il peut faire mieux que des bateaux de ligne, il peut
faire des poémes ou des tableaux, ou d’autres chosés qui expri-
ment le meilleur de lui-méme. L’ceuvre la plus importante de
homme en tant qu’étre vivant en troupeau, tirant_de ce trou-

190
LA PHASE PALEOTECHNIQUE
peau, avec des alternances de conflits et d’entente, ce qui lui
est nécessaire, c’est le vaisseau de ligne. iin lui, il a mis autant
de patience humaine, de bon sens, de prévoyance, de philosophie
expérimentale, de contréle de soi, d’habitudes d’ordre et de dis-
cipline, de lutte contre les éléments, de courage et de patrio-
tisme, d’acceptation calme du jugement de Dieu que peut en
contenir un espace de 300 pieds sur 80... Je suis reconnaissant d’a-
voir vécu a une époque ou j’ai pu voir cette chose s’accomplir®. »
Cette période d’expériences audacieuses dans les structures
métalliques atteignit son point culminant avec les premiers
gratte-ciel de Chicago et les grands ponts et viaducs d’Eiffel.
La fameuse Tour Eiffel les surpassa en hauteur, mais non en
maitrise.
La construction de bateaux et de ponts était extreémement com-
pliquée. I] fallait un degré de coordination dont peu d’industries,
sauf le chemin de fer, approchent. Ces structures firent appel A
toutes les vertus militaires latentes du régime et les utilisérent
a bon escient. Des hommes risquaient leur vie, tous les jours,
avec une superbe nonchalance, pour fondre le fer, marteler et
river l’acier, travailler sur des plates-formes étroites et des pou-
tres inclinées. Au cours de la construction, il y avait peu de dif-
férences entre l’ingénieur, les contremaitres et les ouvriers, cha-
cun avait sa part de la tache commune, chacun affrontait le dan-
ger. Quand on construisit le pont de Brooklyn, ce fut le contre-
maitre, et non un simple ouvrier, qui essaya pour la premiére
fois la cabine qui devait servir A tendre le cable. William Morris
appelait les nouveaux bateaux A vapeur les cathédrales de l’age
industriel. I] avait raison. Ils impliquaient une entiére orches-
tration des arts et des sciences plus que tout autre ceuvre paléo-
technique, et le produit final était un miracle de cohésion, de vi-
tesse, de puissance, d’interrelations et d’unité esthétique. Le
bateau et le pont étaient de nouvelles symphonies du métal. Des
hommes durs et tristes les produisaient : esclaves salariés ou
tacherons. Mais les sculpteurs égyptiens travaillérent aussi des
milliers d’années avant de connaitre la joie de |’effort créateur.
Les arts de salon ne soutenaient pas la comparaison. L’odeur vi-
rile de la forge était un parfum plus doux que tous ceux des da-
mes.
Derriére tous ces efforts, il y avait une nouvelle race d’artis-
tes : les fabricants anglais d’outils de la fin du XVIII® siécle et
du début du XIX*. Ces fabricants d’outils se répandirent pour
répondre A deux besoins différents : les machines de Boulton et
de Watt et les ateliers de menuiserie de Joseph Bramah. En

6. Les ports de V’Angleterre, par Ruskin.

Igl
TECHNIQUE ET CIVILISATION

cherchant un ouvrier pour faire une serrure suivant un nouveau


modéle breveté, Bramah mit la main sur Henry Maudslay, un
brillant jeune mécanicien qui avait débuté au Woolwich Arsenal.
Maudslay ne devint pas seulement un des mécaniciens les plus
habiles de tous les temps, sa passion pour le travail de précision
le conduisit A mettre de l’ordre dans la fabrication des parties
essentielles des machines et surtout des machines a fabriquer les
vis.
Jusqu’A ce moment, les vis étaient coupées 4 la main. Leur
fabrication était difficile et cofiteuse et on en utilisait aussi peu
que possible. Aucun systéme n’utilisait le ou les fils. Chaque
serrure, remarque Smiles, était une sorte de spécialité. Le tour
4 fileter les vis de Maudslay fut l’un des éléments décisifs de
la standardisation qui rendit possible la machine moderne. II
apportait l’esprit de l’artiste dans chaque étape de la fabrica-
tion des machines : standardisation, raffinement, réduction aux
dimensions exactes. Grace 4 Maudslay, les angles intérieurs, au
lieu d’avoir la forme d’un L, s’incurvérent, Maudslay fut employé
par M. I. Brunel pour fabriquer sa table block machine. De son
atelier, formés 4 des méthodes exactes, sortirent une succession de
mécaniciens, ses disciples : Nasmyth qui inventa le marteau a
vapeur, Whitworth qui perfectionna la carabine et le canon, Ro-
berts, Muirs et Lewis. Un autre grand mécanicien de 1’époque,
Clements, formé aussi par Bramah, travailla, entre 1823 et 1842,
a la machine a calculer de Babbage, le mécanisme le plus raf-
finé et le plus compliqué, selon Roe, qui ait été produit.
Ces hommes ne mé€nageaient pas leurs efforts. Ils travaillaient
en visant 4 la perfection, sans essayer d’affronter la concurrence
meilleur marché des artisans. I] existait des hommes de la méme
trempe en Amérique, en France, en Allemagne, mais les travaux
plus fins des fabricants anglais dominaient le marché internatio-
nal. Leurs productions rendirent possibles finalement le bateau
a vapeur et le pont métallique. La remarque d’un vieil ouvrier de
Maudslay vaut la peine d’étre répétée : « C’était un plaisir de le
voir manier n’importe quel outil, mais il était vraiment splendide
avec une fine lime de 18 inches. » C’était l’hommage d’un critique
compétent a un excellent artiste. C’est dans les machines qu’il faut
chercher les exemples les plus originaux de l|’art paléotechnique.

Le passage Ainsi, la phase paléotechnique accom-


paléotechnique. plit deux choses. Elle explora les
allées aveugles, les profondeurs abys-
sales de la conception quantitative de la vie, mue par le désir de
puissance et réglée uniquement par le conflit entre une unité de
puissance, individu, classe ou état, avec une autre unité de puis-

192
LA PHASE PALEOTECHNIQUE

sance. Et, par la production en masse. elle montra que les perfec-
tionnements mécaniques seuls ne suffisent pas A donner des ré-
sultats socialement valables, ou méme un rendement industriel
maximum.
La conséquence derniére de cette idéologie de la puissance et
de cette lutte constante, ce fut la guerre mondiale, période de
lutte sans merci qui commenga en 1914 et continue pour les po-
pulations frustrées qui sont sous le systéme de la machine. Ce
processus ne peut avoir d’autre fin qu’une victoire boiteuse : l’ex-
tinction des deux parties, ou le suicide de la nation victorienne,
au moment méme oli elle achéve sa victime. Bien que par com-
modité j’ai parlé de la phase paléotechnique au passé, elle est
encore parmi nous, et les méthodes et habitudes de pensées ré-
gnent encore sur une grande partie de l’humanité. Si on ne les
surmonte pas, les bases mémes de la technique peuvent étre mi-
nées, et notre retour 4 la barbarie s’effectuera A une vitesse di-
rectement proportionnelle 4 la complexité et au raffinement de
notre patrimoine technologique actuel.
Mais le rdéle le plus significatif de la phase paléotechnique
n’est pas dans ce qu’elle a produit, mais dans ce qu’elle a
amené : c’était une période de transition, une avenue encom-
brée, congestionnée entre les économies éotechnique et néoteeh-
nique. Les institutions n’affectent pas directement la vie hu-
maine. Elles l’affectent en raison des réactions contraires qu’elles
provoquent. Humainement parlant, la phase paléotechnique fut
un interlude désastreux, mais par son désordre méme elle con-
tribue A intensifier la recherche de |’ordre et, par ses formes
spéciales de brutalité, 4 clarifier les buts de la vie humaine.
Action et réaction étaient deux forces égales et de sens con-
traire.
CHAPITRE V

LA PHASE. NEOTECHNIQUE

Les débuts de la phase La phase néotechnique représente le


néotechnique. troisiéme stade de la machine, au
cours du dernier millénaire. C’est une
véritable mutation. Elle différe de ja phase paléotechnique
comme le blanc différe du noir. Mais d’un autre cété, il y a,
entre elle et la phase éotechnique, les mémes rapports qu’entre
ladulte et le bébé.
Pendant la phase néotechnique les conceptions, les anticipa-
tions, les visions hardies de Roger Bacon, Léonard, lord Veru-
lam, Porta, Glanville et autres philosophes et techniciens, purent
s’incarner.
Les premiéres esquisses hatives du XV° siécle étaient main-
tenant des tableaux achevés. Les premiéres intuitions étaient
maintenant renforcées par une technique de vérification. Les
premiéres machines, bien que grossiéres, atteignaient la perfec-
tion dans la technologie mécanique raffinée de l’4ge nouveau, les
moteurs et les turbines acquéraient des propriétés qui, un siécle
auparavant, appartenaient exclusivement aux horloges. La su-
perbe audace instinctive de Cellini, lorsqu’il créa son difficile
Persée, ou l’coeuvre a peine moins audacieuse de Michel-Ange,
construisant le déme de Saint-Pierre, furent remplacées par une
patiente expérimentation coopérative. Toute la société se prépa-
rait maintenant 4 faire ce qui, jusqu’alors, avait été la tache
d’individus solitaires.
Aujourd’hui la phase néotechnique est un complexe physique
et social défini, mais on ne peut la considérer comme une pé-
riode, a la fois parce qu’elle n’a pas encore atteint sa propre
forme et sa propre organisation, parce que nous y sommes
encore plongés et ne pouvons voir ses détails dans leurs relations

194
VII. LES DEBUTS
DE L'INDUSTRIE
- |

HP25. ATELIER D'UN TOURNEUR


SSUR BOIS. Séparation caracté-
ristique de Ténergie et de
Vhabileté. Rendement accru au
prix de l’asservissement accru
‘de la main-d’ceuvre. Noter
scependant les vestiges d’un
\fitype de moteur plus ancien
Wile grand archet de tour attaché
ba une pédale. Noter aussi
Texistence d’un support a cou-
lisse, généralement attribué a
Maudsley.
(Toutes les illustrations de
cette page sont tirées du
supplément a l’Encyclopédie
de Diderot.)

26. PRODUCTION EN MASSE DES


BOUTEILLES. La _ bouteille en
iWverre, standard, si utile pour
‘files produits pharmaceutiques
et le vin, est une des dernié-
res réalisations éotechniques
havant la création des formes
plus fines de verres, gobelets,
alambics, miroirs et cornues.
Sans le verre employé pour
Jes lunettes, les miroirs, les
microscopes, les télescopes, les
fenétres et les récipients, notre
monde moderne, tel que la
physique et la chimie l’ont ré-
vélé, ett été a peine conce-
\vable.

27. UNE DES NOMBREUSES MA-


CHINES A DEVIDER LA_ SOIE,
Lactionnée par la force hydrau-
lique et représentée dans l’En-
cyclopédie. Des modéles ana-
logues datent probablement de
11272, a Bologne. Emploi de
lénergie, économie de main-
d’euvre, production en masse
et mécanisation datent des dé- ee i
buts de la période éotechnique. ine 4 4

ie Hale
lh bebe A ol
oh
a a4
do
ee 28. MAIN-D’GEUVRE ENFANTINE
dans la fabrication des é€pin-
fgles, illustrant le fameux
exemple d’Adam Smith sur les
méthodes « modernes » de
production. L’emploi de la
main-d’ceuvre enfantine est une
‘base essentielle du capitalisme
paléotechnique. I] subsiste en-
core dans des domaines réetar-
dataires. Mais la décomposi-
tion en éléments simples des
rmouvements humains allait
6étre imitée facilement par les
machines.
VIII. LES PRODUITS
PALEOTECHNIQUES

29. PittsBuRG. Type de Jen-


vironnement industriel paléo-
technique : cheminées d’usi-
nes, pollution de Jl'air, dé-
sordre, habitations humaines
reduites au minimum de con-
fort et de beauté. Groupez ces
maisons plus étroitement . et
vous aurez Philadelphie, Man-
chester, Preston ou Lille. In-
tensifiez la congestion, et vous
aurez New York, Glasgow,
Berlin ou Bombay.

30. PREMIER CHEMIN DE FER


SOUTERRAJN A LONDRES, 1860-
1863. La construction du che-
min de fer est contemporaine
de celle du tunnel. Tout nou-
vel élément de transports pa-
léotechnique vient directement
de Ja mine.

31. « PUFFING BILLY » : Cons-


truite a William Coiiiery en
1813, par William Hedley. La
plus ancienne locomotive. Re-
marquer la survivance éotech-
nique de la chaudiére en bois.

32. INTERIEUR D'UNE MINE DE


CHARBON, montrant les types
primitifs de wagonnets et d’é-
tayage.
LA PHASE NEOTECHNIQUE
ultimes, parce qu’elle n’a pas chassé le régime plus ancien avec
la rapidité et la décision qui caractérisent la transformation de
Vordre éotechnique au XVIII*° siécle. Emergeant de l’ordre
paléotechnique, les institutions néotechniques ont cependant, en
bien des cas, composé avec lui, cédé la place, perdu leur identité
en raison du poids des intéréts investis qui continuérent A sou-
tenir les instruments caducs et les buts antisociaux de l’ére
industrielle. L’idéal paléotechnique exerce encore une grande
domination sur l’industrie et la politique du monde occidental.
Les luttes de classes et les luttes entre nations continuérent
avec une rigueur implacable. Alors que les habitudes éotechni-
ques conservent leur influence civilisatrice, dans les jardins et
les parcs, la peinture, la musique et le théatre, les habitudes pa-
léotechniques gardent une influence barbare. Le nier, ce serait
se cramponner a4 un paradis de fou. Vers 1870-1880, Melville
posa la question dans un potme assez gauche, mais dont la vérité
n’a fait que croitre depuis.

. Les arts sont des outils;


Mais les outils, dit-on, appartiennent aux forts.
Est-ce la faiblesse de Satan? Les faibles ont-ils tort?
Aucun des bienheureux augures ne le conteste.
Vos arts progressent avec la décadence de la foi,
Vous ne faites que former de nouveaux Huns
Dont déja certains peuvent entendre les hurlements.

Dans la mesure ot |’industrie néotechnique n’a pu transformer


le complexe fer-charbon, dans la mesure ot elle n’a pas donné
a sa technologie une base appropriée et plus humaine dans la
communauté, dans la mesure ol elle a prété sa puissance décu-
plée au mineur, au financier, au militariste, les possibilités de
chaos et d’effondrement ont grandi.
On peut cependant fixer approximativement les débuts de la
phase néotechnique. Le premier changement définitif, qui aug-
menta considérablement le rendement des machines énergétiques,
le multipliant de trois 4 neuf fois, ce fut le perfectionnement de
la turbine hydraulique par Fourneyron en 1832. Cela marqua la
fin d’une longue série d’études, commencées empiriquement avec
le développement de la roue & aubes au XVI° siécle, et poursui-
vies scientifiquement par une succession de chercheurs, dont
Euler, au milieu du XVIII® siécle. Burdin, le maitre de Four-
neyron, avait fait appliquer une série de perfectionnements a la
roue hydraulique type turbine, grace peut-étre au retard relatif
de la France dans |’industrie paléotechnique. Fourneyron cons-
truisit dés 1832 une turbine simple de 50 C.-V. I] faut y ajouter
une série de découvertes scientifiques importantes faites par
Faraday dans la méme décade — dont lisolation de la benzine,

195
TECHNIQUE 7
TECHINIQUE: ET CIVITISATTON
qui permet !'utilisation commerciale du caoutchouc, ainsi que ses
travaux sur les courants élettro-magnétiques; ceux-ci commen-
cérent en 1871 par la découverte qu'un conducteur, coupant les
lignes de forces d'un aimant, créait une différence de potentiel.
Aprés avoir fait cette découverte purement scientifique, il regut
une lettre anonyme lui suggérant que ce principe pourrait étre
appliqué a la création de grandes machines. Couronnant I’ceuvre
importante accomplie par Volta, Galvani, Oerstedt, Ohm, Am-
pere, les travaux de Faraday sur I'¢lectricité, joints aux recher-
ches exactement contemporaines de Joseph Henri sur |’électro-
aimant, jetérent les bases nouvelles de la conversion et de la
distribution de l’énergie, et de la plupart des inventions néotech-
niques décisives.
Vers 1850, une bonne partie des découvertes scientifiques et
des inventions fondamentales de la phase nouvelle étaient faite :
la cellule électrique, l’accumulateur, la dynamo, le moteur, la
lampe électrique, le spectroscope, la doctrine de la conservation
de l’énergie.
Entre 1875 et 1900, l’application détaillée de ces inventions a
l'industrie fut réalisée dans la centrale électrique, le téléphone
et la télégraphie sans fil. Enfin une série d’inventions compleé-
mentaires, le phonographe, le cinéma, le moteur Aa explosion, la
turbine A vapeur, l’avion, furent toutes esquissées, sinon perfec-
tionnées, vers 1900. Cela entraina une transformation radicale
des centres de production d’énergie dans l’aménagement des
villes et l’utilisation de l’environnement en général. Vers 1910,
une contre-marche trés nette contre les méthodes paléotechniques
commengait dans I|’industrie elle-méme.
Les grandes lignes du phénoméne furent bouleversées par 1’ex-
plosion de la Grande Guerre et par les sordides désordres, com-
pensations et chocs en retour qui s’ensuivirent. Bien que les
instruments d’une civilisation néotechnique soient maintenant
disponibles, bien que de nombreux signes définitifs d’une inté-
gration ne manquent pas, on ne peut soutenir qu’une seule
région, surtout dans notre civilisation occidentale, ait entiére-
ment embrassé le complexe éotechnique. Car les institutions
sociales nécessaires et les buts sociaux explicites indispensables
méme a l’accomplissement technique font encore défaut. Les
gains de la technique n’apparaissent jamais automatiquement
dans la société; il leur faut a la fois des inventions astucieuses
et des adaptations dans la politique. L’habitude irréfléchie d’at-
tribuer aux perfectionnements mécaniques un réle direct d’ins-
trument de culture et de civilisation exige de la machine plus
qu’elle ne peut donner. Sans une intelligence sociale coopérative,
et de la bonne volonté, la technique la plus raffinée’ne sert pas
plus au perfectionnement de la société qu'une ampoule électrique

1906
LA PHASE NEOTECHNIQUE

ne servirait 4 un singe au milieu de la jungle. En fait, le monde


industriel créé au XIX® siécle est technologiquement caduc,
socialement défunt. Mais malheureusement son cadavre plein de
vers a produit des organismes qui peuvent A leur tour affaiblir
ou méme tuer le nouvel ordre qui devait le remplacer et faire de
lui peut-étre un infirme incurable. Une des premiéres choses,
cependant, pour combattre un tel désastre, est de comprendre
que, méme techniquement, |’4ge de la machine ne forme pas une
unité harmonieuse et continue, qu’il y a un fossé profond entre
les phases paléotechnique et néotechnique, et que les habitudes
d’esprit et la tactique que nous conservons de |’ordre ancien sont
des obstacles qui s’opposent au nouveau.

L’importance On pourrait écrire l’histoire détaillée


ue la science. de la machine a vapeur, du chemin
de fer, de la filature, du bateau métal-
lique en passant rapidement sur les travaux scientifiques de cette
période. Car ces inventions furent rendues possibles, dans une
large mesure, par les méthodes empiriques de la pratique, par
l’essai et la sélection. L’explosion des machines A vapeur fit de
nombreuses victimes avant qu’on n’adopte la soupape de s(reté.
Bien que toutes ces inventions aient été profitables 4 la science,
elles furent réalisées, pour la plupart, sans son aide directe. C’é-
taient les hommes pratiques dans les mines, les usines, les ate-
liers d’horlogerie ou de serrurerie, ou les amateurs curieux qui
avaient le don de manipuler les matériaux et d’imaginer de nou-
veaux procédés, qui les rendirent possibles. L’analyse des élé-
ments du mouvement mécanique est peut-étre le seul travail
scientifique qui ait affecté régulitrement et systématiquement
les inventions paléotechniques.
Avec la phase néotechnique, deux faits d’importance capitale
devinrent évidents. D’abord, la méthode scientifique qui avait
surtout progressé en mathématiques et dans les sciences physi-
ques s’empara des autres domaines de ]’expérience. L’organisme
aidant et la société humaine devinrent |’objet d’une investigation
systématique. Bien que le travail dans ces branches soit entravé
par la tentation d’adopter les catégories de pensées, les modes
d’investigation et l’appareil spécial de l’abstraction quantitative,
employés dans le monde physique isolé, l’extension de la science
allait avoir un effet particuliérement important sur la technique.
La physiologie devint, au XIX° siécle, ce que la mécanique avait
été au XVII*%. Au lieu de prendre le mécanisme comme mo-
déle de la vie, on commenca A prendre les organismes vivants
comme modéle du mécanisme. Alors que la mine domina la pé-
riode paléotechnique, ce furent le vignoble, la ferme et le labora-

197
TECHNIQUE ET CIVILISATION
~“

toire physiologique qui dirigérent la plupart des investigations


les plus fructueuses et contribuérent a quelqucs-unes des inven-
tions et découvertes les plus importantes de la phase néo-
technique.
De la méme facon, |’étude de la vie humaine et de la société
profita de cet élan vers l’ordre et la clarté. La, la phase paléo-
technique n’avait réussi qu’&é promouvoir les séries abstraites de
rationalisation et les apologies qui portaient le nom d’économie
politique; corps de doctrine qui n’avait presque aucun rapport
avec l’organisation réelle de la production et de la consomma-
tion, ou avec les besoins, intéréts et habitudes réels de la société
humaine. Méme Karl Marx, en critiquant ces doctrines, suc-
comba a leur verbalisme trompeur. Si Le Capital est plein de
grandes intuitions historiques, sa description des prix et de la
valeur reste aussi préscientifique que celle de Ricardo. Les
abstractions des économistes, au lieu d’étre isolées et dérivées
de la réalité, étaient en fait des constructions mythologiques dont
la seule justification serait les élans qu’elles suscitérent et les
actions qu’eiles suggérérent. A la suite des philosophes de I’his-
toire : Vico, Condorcet, Herder et G. F. Hegel-Comte, Quetelet
et Le Play établirent les fondements d’une nouvelle science : la
sociologie. Immédiatement aprés les psychologues abstraits, de
Locke 4 Hume, les nouveaux observateurs de la nature humaine,
Bain, Herbart, Darwin, Spencer et Fechner, intégrérent la psy-
chologie a la biologie et étudiérent les phénoménes mentaux
comme un aspect du comportement animal.
Bref, les concepts scientifiques jusqu’alors largement associés
au cosmique, a |’inorganique, au « mécanique », étaient mainte-
nant appliqués a chaque phase de l’expérience humaine et Aa
chaque manifestation de la vie. L’analyse de la matiére et du
mouvement, qui avait grandement simplifié les taches initiales
de la science, cesserent de remplir le cercle des intéréts scientifi-
ques. Les hommes souhaitaient un ordre sous-jacent et une
logique des événements qui embrasse des manifestations plus
complexes. Les philosophes ioniens avaient, il y a longtemps,
montré l’importance de l’ordre dans la constitution de l’univers.
Mais dans le chaos visible de la société victorienne, on rejeta la
formule originale de Newland baptisant de Loi des Octaves les
tables périodiques — non parce qu’elles étaient insuffisantes,
mais parce qu’il paraissait invraisemblable que la nature disposét
les éléments suivant un schéma régulier horizontal et vertical.
Pendant la phase néotechnique, le sens de l’ordre devint bien
plus fondamental et pénétrant. Le tourbillon aveugte des atomes
ne paraissait plus convenir méme pour une description métapho-
rique de l’univers. La nature dure et rapide de la matiére elle-
méme subit un changement. Elle devenait perméable aux influx

198
LA PHASE NEOTECHNIQUE

élctriques nouvellement découverts. L’intuition initiale de l’alchi-


miste relative 4 la transmutation des éléments devint réalité par
la découverte du radium. On passa de la « machine solide » A
« lénergie fluide ».
L’application directe de la connaissance scientifique A la tech-
nique et a la connaissance de la vie vint en second apres |’at-
taque plus compréhensive de la méthode scientifique sur les
aspects de l’existence qu’elle avait jusque-la peu abordés. Dans
la phase néotechnique, les principales initiatives viennent, non
de l’ingénieur inventeur, mais du savant qui établit la loi géné-
rale. L’invention est un produit dérivé. C’est Henry plus que
Morse, qui inventa le télégraphe, c’est Faraday qui inventa la
dynamo, et non Siemens. C’est Oersted qui inventa le moteur
électrique, et non Jacobi. Ce sont Clerk-Maxwell et Hertz qui
inventérent la télégraphie sans fil, et non Marconi et De Forest.
Le passage de la connaissance scientifique aux instruments pra-
tiques ne fut qu’un incident dans le processus de |’invention.
Les noms des inventeurs distingués comme Edison, Baekeland
et Sperry demeurent, les nouveaux génies inventifs travaillérent
a partir des éléments fournis par la science.
Un nouveau phénoméne naquit de cette habitude : l’invention
systématique et délibérée. Ou bien il y avait 14 une nouvelle ma-
tiére premiere, et le probléme était de trouver un nouvel usage
pour elle. Ou bien il y avait la un besoin indispensable, et le
probleme était de trouver la formule théorique qui permettrait
de le satisfaire. Le cable sous-marin fut tendu finalement lorsque
lord Kelvin eut effectué l’analyse scientifique et nécessaire du
probleme qu’il présentait. L’introduction de I’hélice dans les
bateaux a4 vapeur finit par étre adoptée sans inventions mécani-
ques gauches et cofiteuses lorsque Michell eut étudié le compor-
tement des fluides visqueux. Le téléphone a longue distance fut
rendu possible par les recherches sur les sept éléments du pro-
bléme qu’effectuérent Papin et d’autres dans les laboratoires
Bell. L’inspiration isolée, le tatonnement empirique finirent par
compter de moins en moins dans l’invention. Pour toute une
série d’inventions néotechniques caractéristiques, la pensée avait
fait naitre le voeu. Et il est typique que cette pensée soit un
produit collectif.
L’esprit théorique indépendant restait encore naturellement
trés stimulé par les suggestions et les besoins de Ja vie pratique :
Carnot fut poussé a des recherches sur la chaleur par la machine
& vapeur, Louis Pasteur fut poussé a4 ses recherches bactériolo-
gistes par les marchands de vins, brasseurs et éleveurs de vers a
soie. Mais une curiosité scientifique désintéressée pouvait a tout
moment s’avérer aussi valable que les recherches les plus prag-
matiques et les plus terre 4 terre. En fait, cette liberté, cet éloi-

mcg
TECHNIQUE ET CIVILISATION

gnement, cet isolement contemplatif, indifférent aux succes pra-


tiques et aux applications immédiates, commencerent 4 remplir
un réservoir général d’idées, qui débordait, comme par besoin
d’équilibre, dans les affaires pratiques. Les possibilités d’amé-
lioration de la vie humaine pouvaient étre évaluées par la hau-
teur du réservoir lui-méme, plutét que par la pression de la
vanne de décharge. Bien que la science ait été, depuis le début,
conduite par les besoins pratiques et le désir magique de con-
trole, presque autant peut-étre que par la volonté d’ordre, elle en
vint au X1X° siécle 4 agir comme contrepoids au désir passionné
de réduire toute existence aux termes de profit et de succés
immédiats. Les savants du premier ordre, comme Faraday,
Clerk-Maxwell, Gibbs, étaient indifférents aux sanctions prag-
matiques. Pour eux, la science existait, comme les arts existent,
non seulement par l’exploitation de la nature, mais par le genre
de vie, bénéfique aussi bien pour 1’état d’esprit qu’ils produisent
que pour les conditions extérieures qu’ils modifient.
D’autres civilisations ont atteint un certain stade de perfection
technique et se sont arrétées 1a; elles ne pouvaient que reprendre
les schémas anciens. La technique, dans sa forme traditionnelle,
ne fournissait aucun moyen pour continuer sa croissance. La
science, en se joignant 4 la technique, atteignit pour ainsi dire
le plafond des réalisations techniques et élargit son potentiel
d’action. Dans l’interpénétration et l’application de la science,
un nouveau groupe d’hommes apparut, ou plutét, une ancienne
profession reprit de l’importance. Intermédiaire entre 1’industriel,
l’ouvrier ordinaire, et le chercheur scientifique, apparut l’ingé-
nieur.
Nous avons vu que I’art de l’ingénieur remonte 4 1’antiquité,
et nous avons vu comment l’ingénieur était devenu une entité
séparée a la suite des entreprises militaires depuis le XIV° siécle,
concevant fortifications, canaux et armes d’assaut. La premié¢re
grande école formant des ingénieurs fut 1’Ecole polytechnique
fondée 4 Paris en 1794 en pleine révolution. L’Ecole de Saint-
Etienne, |’Ecole polytechnique de Berlin et le Rensselaer (1824)
vinrent peu apres. C’est seulement au milieu du XIX® siécle que
suivirent South Kensington, Stevens, Zurich et d’autres écoles.
Les nouveaux ingénieurs devaient connaitre tous les problémes
impliqués par les nouvelles machines et utilités, et l’applica-
tion des nouvelles formes d’énergie. Le champ de la profession
doit, dans toutes ses branches spécialisées, étre aussi large que
celui de Léonard de Vinci |’était dans son stade primitif relative-
vent indifférencié. |
Déja en 1825 Auguste Comte pouvait dire : « On peut aisé-
ment reconnaitre dans le corps scientifique, tel qu’il existe
aujourd’hui, un certain nombre d'ingénieurs distincts des savants
LA PHASE NEOTECHNIQUE
proprement dits. Cette classe importante a dti nécessairement se
former la derniére, quand la théorie et la pratique, parties de
points si opposés, ont été assez avancées |’une et l’autre pour se
donner la main. C’est ce qui rend son caractére distinct si peu
tranché encore. Quant a ses doctrines propres, qui doivent lui
donner une existence nettement spéciale, il n’est pas facile d’en
indiquer la véritable nature, car il n’y en a jusqu’ici que quelques
rudiments... L’établissement de la classe des ingénieurs, avec
son caractére propre, a d’autant plus d’importance que cette
classe sera sans doute l’agent direct et nécessaire de la coalition
entre les savants et les industriels, par laquelle seule pourra
commencer directement le nouveau systéme social!. »
La situation envisagée par Comte ne devint possible que lors-
que la phase néotechnique se fut mise A émerger. Comme les
méthodes d'analyse exacte et d’observation vérifiée commen-
caient a pénétrer dans chaque branche de I’activité, le concept de
lingénieur s’élargit jusqu’é la notion de technicien. De plus en
plus, chacun des arts cherchait pour lui-méme une base dans
la connaissance exacte.
L’introduction des méthodes exactes et scientifiques, dans
chaque domaine du travail et de l’action, depuis 1’architecture
jusqu’a l'éducation, agrandissait dans une certaine mesure la
portée et la puissance de l’image d’un monde mécanique qui
avait été élaborée au XVII® siecle. Les techniciens tendaient a
s’emparer du monde des savants physiciens comme du secteur
d’expérience le plus réel parce qu’il était, dans l’ensemble, le
plus mesurable. Ils étaient quelquefois satisfaits par des investi-
gations superficielles du moment qu’elles affectaient la forme
générale des sciences exactes. L’éducation spécialisée, conforme,
objective de l’ingénieur, l’absence d’humanisme a l’école de
Vingénieur et dans le milieu ot il était jeté, ne fit qu’accuser
ces limites. Les intéréts auxquels Thomas Mann amenait son
ingénieur de la marine, dans La Montagne magique, — la philo-
sophie, la religion, la politique, l’amour, — ne se rencontraient
pas dans le monde utilitaire. Mais a la longue, les bases plus
larges de l’économie néotechnique allaient avoir leur effet, et la
restauration des humanités au California Institute of Technology
et au Stevens Institute marqua une étape significative dans la
réparation de la bréche qui avait été ouverte au XIX°® siecle. A
l’encontre de l’économie paléotechnique, née exclusivement de la
mine, l’économie néotechnique fut applicable en tous les points
de la section de vallée, aussi importante pour le fermier (par la
bactériologie) que pour le professeur (par la psychologie).

1. Auguste Comte, Considérations philosophiques sur les sciences et


les savants, novembre 1525.
mint
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Nouvelles sources La phase néotechnique fut marquée,


d’énergie. au début, par la conquéte d’une nou-
velle forme d’énergie, 1’électricité. La
pierre aimantée et les propriétés de l’ambre lorsqu’on en frotte
deux morceaux l’un contre l’autre étaient bien connues des
Grecs. Mais le premier traité moderne sur |’électricité est le De
Magnete du D*™ John Gilbert, publié en 1600.
Le D* Gilbert associait l’électricité produite par friction au
magnétisme. Aprés lui le redoutable bourgmestre de Magde-
bourg, Otton Von Gueriche, celui des hémisphéres de Magde-
bourg, constatait les phénoménes de répulsion et d’attraction,
et Leibniz fut apparemment le premier a observer 1’étincelle
électrique. Au XVIII® siécle, avec l’invention de la bouteille de
Leyde, et la découverte de Franklin montrant que 1’éclair et
’électricité ne faisaient qu’un, le travail expérimental com-
menca a prendre forme. Vers 1840, l’exploration scientifique pré-
liminaire était faite, grace 4 Oerstadt, Ohm, et surtout Faraday.
En 1838, Joseph Henri avait observé les phénomeénes d’induc-
tion a distance, a partir d’une bouteille de Leyde : premier
apercu de la radio-communication.
La technique n’était pas en retard sur la science. Vers 1838, le
professeur Jacobi avait réussi 4 faire marcher un bateau sur la
Néva a Saint-Pétersbourg, a la vitesse de quatre milles a l’heure,
au moyen « d’une machine-électro-magnétique »; Davidson, sur
les chemins de fer de Glasgow et d’Edimbourg, atteignit la méme
vitesse. En 1849, le professeur Page atteignit une vitesse de dix-
neuf milles a l’heure sur voie ferrée entre Baltimore et Washing-
ton. L’arc électrique fut breveté en 1846 et appliqué aux phares
a Dungeness, Angleterre, en 1862. Pendant ce temps, on inven-
tait une douzaine de télégraphes électriques. En 1839 Morse et
Steinheil avaient rendu possible les communications instantanées
a longue distance par des mises 4 la terre & chaque extrémité.
Le développement pratique de la dynamo par Werner Siemens
(1866) et de l’alternateur par Nikola Tesla (1887) furent deux
étapes nécessaires dans la substitution de |’électricité & la vapeur.
La centrale et le systéme de distribution, inventés par Edison
en 1882, se développérent.
Dans l’emploi de l’énergie, 1|’électricité amena des change-
ments révolutionnaires, ils affectaient la localisation et la con-
centration des industries et l’organisation de détail des usines,
aussi bien que la multitude des services en interrelations et des
institutions. Les industries métallurgiques furent transformées, et
certaines, comme celle du caoutchouc, stimulées. Observons de
plus prés ces changements. .
Pendant la phase paléotechnique, l'industrie dépendait comple-
9790
LA PHASE NEOTECHNIQUE

tement des charbonnages comme source d’énergie. Les indus-


tries lourdes étaient obligées de s’installer 4 proximité de la
mine ou des moyens de transport bon marché. L’électricité, elle,
peut étre produite 4 partir d’un grand nombre de sources; non
seulement le charbon, mais les chutes d’eau, les cours d’eau ra-
pides, la force des marées fournissent de l’énergie, en produi-
sent également; les rayons du soleil (17.500 C.-V. a l’hectare pour
les batteries solaires qui ont été construites en Egypte), le moulin
a vent, quand on prévoit des accumulateurs, en fournissent aussi.
Les régions montagneuses inaccessibles, comme les Alpes, le Tyrol,
la Norvege, les montagnes Rocheuses, |’Afrique centrale, deve-
naient pour la premiére fois des sources potentielles d’énergie et
des emplacements en puissance pour }’industrie moderne. La mai-
trise de la force hydraulique, grace au rendement maximum de
la turbine, qui atteint 90 7%, ouvrit de nouvelles sources d’éner-
gie et de nouvelles régions a la colonisation, régions 4 topogra-
phie plus irréguliére et a climat plus salubre que les thalwegs
et les basses terres de jadis. A cause des énormes intéréts in-
vestis dans les charbonnages, les sources d’énergie les meilleur
marché n’ont pas suffisamment retenu |’attention des inventeurs.
Mais l'utilisation actuelle de l’énergie solaire dans 1|’agricul-
ture — pres de 0,13 % du montant total de 1’énergie solaire
recue — est un défi a l’ingénieur scientifique, et la possibilité
d’utiliser les différences de températures entre les niveaux supé-
rieur et inférieur de la mer, dans les tropiques, offre encore une
autre perspective d’échapper 4 la servitude du charbon.
La force hydraulique dont on dispose comme producteur d’é-
nergie change finalement la distribution potentielle de l'industrie
moderne dans toute la planéte, et réduit la prédominance indus-
trielle que l’Europe et les U.S.A. avaient conservée dans le ré-
gime fer-charbon. Car 1’Asie et 1’Amérique du Sud sont presque
aussi bien pourvues d’énergie hydraulique — plus de 50 millions
de C.-V. chacune — que les autres régions industrielles, et 1’A-
frique en a trois fois plus que 1’Europe ou que |’Amérique du
Nord. Méme en Europe et aux U.S.A. il s’est produit un dépla-
cement du centre de gravité de l'industrie.
Le premier rang pour la force hydro-électrique est allé — dans
l’ordre — a I’Italie, la France, la Norvége, la Suisse et la Suéde,
et un déplacement analogue se produit vers les deux systémes
montagneux des U.S.A. Le charbon n’est plus la mesure exclu-
sive de la puissance industrielle.
A l’encontre du charbon transporté 4 longue distance, ou de
la vapeur dont la distribution est locale, 1’électricité est plus
facile A transporter, sans lourdes pertes d’énergie et a peu de
frais. Les cables 4 haute tension de courant alternatif peuvent
franchir les montagnes ol ne passe aucune route. Apres |’ins-

203
TECHNIQUE ET CIVILISATION
~

tallation, l’usure est faible. D’ailleurs, l’électricité est conver-


tible en plusieurs formes : moteur, pour le travail mécanique;
lampe électrique, pour |’éclairage; radiateur électrique, pour le
chauffage; tube & rayons X et rayons ultra-violets, pour péné-
trer et explorer; cellule photo-électrique pour le contrédle automa-
tique.
Les petites dynamos ont un rendement plus faible que les
grosses, mais la différence est moindre qu’entre une grosse ma-
chine a vapeur et une petite. Quand on peut employer la turbine
hydraulique, l’avantage de 1|’électricité, avec son rendement
élevé, devient évident. Si l’on n’a pas suffisamment d’eau pour
actionner un gros alternateur, on peut faire du bon travail dans
une ferme, avec une petite unité industrielle, en se servant d’un
petit ruisseau ou torrent et en n’utilisant qu’une force assez faible.
On peut obtenir la continuité de l’opération, en dépit des varia-
tions saisonniéres du niveau d’eau, par l'emploi d’un petit
moteur 4 essence. La turbine hydraulique a le grand avantage
d’étre automatique. Une fois qu’elle est installée, le coat de la
production est presque nul, puisque aucun surveillant n’est néces-
saire. Les centrales plus puissantes ont d’autres avantages. II
n’est pas nécessaire que toute la puissance produite soit absor-
bée localement. Par le systeme d’une chaine de stations, la puis-
sance en surplus peut étre transmise 4 grande distance, et en
cas de rupture dans une usine, l’approvisionnement est assuré
par les stations connectées.

L’élimination Les unités de production caractéristi-


du prolétariat. ques de la période paléotechnique
furent affligées de gigantisme. Elles
grandissaient et s’aggloméraient sans essayer d’adapter leur
taille au rendement. Cela provient en partie du systéme de com-
munications défectueuses qui précéda le téléphone. Cela limita
l’administration efficace &4 une seule usine et rendit difficile la
dispersion en plusieurs unités, qu’elles soient ou non nécessai-
res en un seul endroit. Cela est di aussi a la difficulté de pro-
duire économiquement avec les petites machines A vapeur. Aussi
les ingénieurs avaient-ils tendance 4 brancher le plus possible
d’unités de production sur un méme arbre de transmission ou
dans le rayon limité des tuyaux de la vapeur sous pression, de
facon a éviter les pertes de condensations excessives. Le bran-
chement des machines individuelles sur un seul-arbre obligea A
les répartir le long de l’arbre, sans tenir étroitement compte du
besoin de localiser le travail lui-méme. Il y eut des pertes par
frottements dans les courroies, et le mélange des courroies pré-
senta des dangers spéciaux pour les ouvriers. En plus de ces

204
LA PHASE NEOTECHNIQUE
défauts, les arbres et courroies limitaient le déplacement local A
l’emploi de grues.
L’introduction du moteur électrique transforma l’usine elle-
méme. Car le moteur apporta de la souplesse dans la distribu-
tion des ateliers. Non seulement on pouvait placer les unités
individuelles ou l’on voulait, non seulement on pouvait les pré-
voir pour un travail particulier, mais la conduite directe, qui
augmenta le rendement du moteur, permit de modifier l’implan-
tation de l’usine quand il le fallait. L’installation des moteurs
supprima les courroies de transmission qui prenaient la lumiére
et diminuaient le rendement, et offrit l’occasion de réaménager
les machines en unités fonctionnelles, sans se préoccuper des ar-
bres et des ailes des anciennes usines. Chaque unité pouvait tra-
vailler 4 sa vitesse propre, partir et s’arréter suivant ses propres
besoins, sans pertes de puissance pour l’ensemble de l’usine.
Suivant les calculs d’un ingénieur allemand, cela augmenta le
rendement de 50 %. Lorsqu’il s’agissait de grosses unités, le
service automatique des machines au moyen de grues mobiles
devenait simple. Tous ces développements sont intervenus dans
ces quarante derniéres années. Il va sans dire que seules les usi-
nes les plus perfectionnées, possédant tous les raffinements, ont
pu réaliser ces économies d’opération.
Comme le fait remarquer Henry Ford, l’électricité permit
d’employer de petites unités de production avec de grosses uni-
tés d’administration, car une bonne administration repose sur la
comptabilité, le plan de travail et les communications, et pas
nécessairement sur une surveillance locale. En un mot, la taille
de l’unité de production n’est plus déterminée par les conditions
locales de la machine 4 vapeur ou du personnel qui la fait fonc-
tionner. Elle est fonction de l’opération elle-méme. Mais le ren-
dement des petites unités actionnées par des moteurs électriques
utilisant le courant soit de turbines locales, soit d’une centrale,
a prolongé la vie de la petite industrie.
Sur le plan purement technique, pour la premiere fois depuis
l’introduction de la machine 4 vapeur, elle rivalise avec les uni-
tés plus grosses. Méme la production domestique est redevenue
possible grace 4 I’électricité. Si, du point de vue mécanique, le
moulin domestique a un moins bon rendement que les énormes
minoteries de Minneapolis, il permet d’échelonner la produc-
tion. Il n’est plus nécessaire de consommer de la farine blanche
blutée, parce que la farine fine se détériore plus rapidement et
s’abime si elle est entreposée trop longtemps avant d’étre ven-
due et employée. Pour étre efficace, la petite usine n’a pas besoin
de tourner continuellement ou de produire des quantités gigan-
tesques de nourriture et de marchandises en vue d’un marché
lointain. Elle peut répondre & l’offre et & la demande locales.
205
TECHNIQUE ET CIVILISATION
~

Elle peut travailler irréguli¢rement, puisque la direction, le per-


sonne! permanent et l’équipement sont relativement peu impor-
tants. Elle gagne sur les pertes de temps et d’énergie dues aux
transports, et grace aux contacts d’homme 4 homme elle échappe
4 l’inévitable bureaucratie des organisations plus importantes.
Toutefois, comme élément dans une industrie 4 grande échelle,
standardisée, produisant pour un marché continental, la petite
industrie ne peut survivre.
« Il n’y a pas de raison, dit Henry Ford, pour centraliser la
production, si ce n’est l'économie. Si nous avions, par exemple,
concentré toute notre production 4 Détroit, nous aurions di em-
ployer 6.000.000 d’ouvriers environ... Un produit qui doit étre
consommé dans tout le pays doit étre fabriqué dans tout le pays,
de facon 4 mieux distribuer le pouvoir d’achat. Pendant des
années, nous avons Suivi la politique d’établir nos succursales
partout ot elles étaient capables de produire pour la région
qu’elles desservaient. Un industriel qui se spécialise contrdéle
étroitement sa production et est préférable 4 une succursale. »
Et Ford ajoute : « Dans nos premiéres expériences... nous pen-
sions qu’il fallait avoir toutes les machines et la chaine d’assem-
blage sous le méme toit, mais peu 4 peu, nous apprimes que la
fabrication de chaque élément est un travail séparé, qu’il faut le
faire partout ol le rendement est meilleur et que la chaine d’as-
semblage peut se trouver n’importe ol. Nous e(imes ainsi la
premiére preuve de la souplesse de la production et i’indication
des économies qui pouvaient étre réalisées en évitant les trans-
ports inutiles. »
Méme sans électricité, le petit atelier, &4 cause des faits qui
viennent d’étre énoncés, a survécu dans le monde entier, malgré
les espoirs confiants des économistes victoriens, émerveillés par
le rendement mécanique des usines textiles monstres.
Avec l’électricité, l’avantage de la taille, & tous points de vue,
sauf pour les opérations spéciales comme la production du fer,
devient discutable. Dans la production de l’acier 4 partir des
débris de fer, le four électrique est plus économique, pour les
petites opérations, que le haut fourneau. D’ailleurs, le point
faible de la production automatique, ce sont les frais et la main-
d’ceuvre engagés dans le chargement. Dans la mesure ot le
marché local et la distribution directe permettent de supprimer
ces opérations, c’est une forme de travail cofiteuse et non éduca-
tive. Plus gros ne signifie plus nécessairement meilleur. La sou-
plesse de l’unité d’énergie, l'adaptation plus étroite des moyens
aux fins, l’échelonnement des opérations, sont les marques d’une
bonne industrie. Pour autant que la concentration subsiste, c’est
plus un phénoméne de marché que de technique. Prénée par des
financiers avisés qui voient dans la grosse entreprise un méca-

206
LA PHASE NEOTECHNIQUE

nisme plus commode pour leurs manipulations de crédits, pour


leurs inflations de capitaux, pour leurs contréles de monopole,
l’usine employant l’électricité n’est pas seulement la force
dominante de la nouvelle technologie. Elle en est aussi le produit
final le plus caractéristique. Elle démontre cet automatisme com-
plet auquel tend — ainsi que l’ont remarquablement démontré
M. Fred Henderson et M. Walter Polakov — notre systéme
moderne de production. Depuis le déchargement des wagons ou
des péniches de charbon, au moyen de grues mobiles actionnées
par un seul homme, jusqu’a l’alimentation mécanique du foyer,
la machine remplace 1|’énergie humaine. L’ouvrier, au lieu d’étre
une source d’énergie, devient l’observateur et le régulateur des
machines, il supervise la production plus qu’il n’en est l’agent
actif. En fait, le contrdle direct de l’ouvrier local est le méme en
principe que le contréle lointain de la direction elle-méme : super-
viser, par des rapports et des programmes de travail 1’écoule-
ment de la force motrice et des marchandises dans toute l’usine.
Le nouvel ouvrier doit étre alerte, vif, comprendre les diverses
opérations. Bref, il doit étre un mécanicien plutét qu’un manceu-
vre spécialisé. Si l’automatisme n’est pas complet, ce procédé est
dangereux pour l’ouvrier. Car on avait atteint un automatisme
partiel dans les usines textiles anglaises vers 1850-1860, sans
grand soulagement pour l’esprit humain. Mais avec 1l’automa-
tisme complet, la liberté du mouvement et I’initiative reviennent
au petit nombre d’ouvriers nécessaires aujourd’hui pour faire
marcher l’usine. I] est intéressant de noter en passant que l’une
des plus importantes inventions qui économisent la main-d’ceuvre
et la peine, l’allumage mécanique des chaudiéres, fut inventé en
pleine période paléotechnique, en 1845. Mais cette méthode ne
se répandit que vers 1920, au moment ou: le charbon commencait
4 éprouver la concurrence des brileurs A essence automati-
ques. (Autre grande économie datant de la méme année 1845 :
la récupération des gaz de hauts fourneaux comme combus-
tibles.
Dans toutes les industries néotechniques qui produisent des
marchandises complétement standardisées, le but recherché est
l’automatisme des opérations. Mais Barnett fait remarquer
« Le pouvoir de déplacement des machines varie beaucoup. Un
homme avec un « chemin de fer? » peut produire autant que huit
travailleurs manucls. Un homme avec la machine 4 bouteilles
automatique peut en faire autant que quatre souffleurs. Un lino-
typiste peut composer autant que quatre compositeurs 4 main.
Les machines pour fabriquer des bouteilles, d’Owen, dans leurs

2. Chemin de fer : appareil pour blanchir la pierre. (N.d.T.)

207
TECHNIQUE ET CIVILISATION
~

derniéres formes, ont un rendement égal a celui de dix-huit souf-


fleurs. » Il faut ajouter que le nombre d’opérateurs, avec le télé-
phone automatique, a été réduit de prés de 80 % et que dans une
filature américaine, un seul ouvrier surveille 1200 fuseaux. Alors
que les formes les plus mortelles de travail rapide, fractionné et
invariable subsistent dans ce qu’on appelle les industries avan-
cées, comme la chaine d’assemblage des voitures Ford, formes
de travail aussi peu humaines et aussi retardataires que les pro-
cédés du XVIII® siécle, dans les industries vraiment néotechni-
ques, l’ouvrier a été presque éliminé.
La production de l’énergie et les machines automatiques ont
diminué |’importance de l’ouvrier dans la production. Deux mil-
lions d’ouvriers étaient renvoyés entre 1913 et 1925 aux U.S.A.,
alors que la production augmentait. Moins de un dixiéme de la
population des U.S.A. suffit 4 produire ses marchandises et ses
services nécessaires. Benjamin Franklin, en son temps, pré-
voyait que la propagation du travail et |’élimination des classes
ouvriéres permettrait d’accomplir toute la production avec une
moyenne de cing heures de travail par jour et par ouvrier. Méme
avec l’énorme accroissement de la consommation, aussi bien dans
les machines intermédiaires et les utilités que dans les produits
finis, une fraction de ce temps suffirait probablement 4 1’indus-
trie néotechnique, si elle était organisée efficacement sur la base
d’une production a plein rendement.
Parallélement aux progrés de l’électricité et de la métallurgie
depuis 1870, la chimie fit de grands pas en avant. L’apparition
des industries chimiques aprés 1870 est l’un des signes définitifs
de l’ordre néotechnique puisque depuis l’A4ge des progrés empi-
riques (la distillation et la fabrication du savon par exemple)
étaient limités par la marche de la science elle-méme. La chimie
occupa une part relativement importante dans chaque phase de
la production industrielle, de la métallurgie 4 la fabrication de
la soie artificielle. Mais les industries chimiques elles-mémes, par
leur nature, présentérent les traits néotechniques-types une géné-
ration avant l’industrie mécanique. Les chiffres de Mataré, bien
qu’ils datent d’une génération, sont encore significatifs : dans
les industries mécaniques perfectionnées, 2,8 % du _personnel
seulement était composé de techniciens. Dans les vieilles indus-
tries chimiques, comme les fabriques de vinaigre et les brasseries,
il y en avait 2,9 %. Mais dans les industries chimiques plus
récentes, teintureries, amidon, usines a gaz, etc., 7,1 % du per-
sonnel étaient des techniciens. Les procédés eux-mémes tendent
a étre automatiques, et le pourcentage des ouvriers émployés est
plus faible que dans les industries les plus en avance, alors que
les ouvriers qui contrélent les machines doivent avoir des capa-
cités analogues 4 celles de ceux qui se tiennent au tableau de

208
LA PHASE NEOTECHNIQUE

contréle d’une centrale électrique ou d’un bateau 4 vapeur. La,


comme dans l'industrie néotechnique en général, les progres de
la production entrainent l'augmentation des techniciens qualifiés
dans le laboratoire et diminue le nombre des robots humains
dans l’usine. Bref, on assiste, dans les opérations chimiques —
a part l’empaquetage et le conditionnement final — au change-
ment général qui caractérise de facon authentique 1’industrie
néotechnique : |’élimination du prolétariat.
Il est évident que ces gains dans l’automatisme et la puissance
n’ont pas encore été assimilés par la société. Je reviendrai sur
ce probléme dans le dernier chapitre.

Les matériaux Dans l|’économie éotechnique on asso-


néotechniques. ciait les puissances de l’eau et du
vent au bois et au verre; dans la
période paléotechnique, on associait le fer et le charbon. L’élec-
tricité apporte ses matériaux spécifiques, en particulier les nou-
veaux alliages, les terres rares et les métaux légers. Au méme
moment, on crée une nouvelle série de composés synthétiques
qui remplacent le papier, le verre et le bois : le celluloid, 1’ébo-
nite, la bakélite, les résines synthétiques, avec leurs propriétés
spécifiques, incassables, isolantes, plastiques et inattaquables par
les acides.
Parmi les métaux, |’électricité donne le premier rang a ceux qui
sont meilleurs conducteurs : le cuivre et l’aluminium. Le cuivre
est deux fois meilleur conducteur que 1|’aluminium; mais, poids
pour poids, |’aluminium est supérieur A tout autre métal, méme
& l’argent, alors que le fer et le nickel sont pratiquement inutili-
sables, sauf si l’on a besoin de métaux résistants, dans le chauf-
fage électrique par exemple. Le métal typiquement néotechnique
est peut-étre l’aluminium, car il a été découvert en 1825 par le
Danois Oerstedt, l’un des premiers qui ait fait des expériences
fructueuses sur 1’électricité — et il resta une simple curiosité de
laboratoire au début de la période paléotechnique. Ce n’est qu’en
1886, dans la décade qui vit l’invention des images animées et la
découverte des ondes hertziennes, qu’on prit des brevets pour la
fabrication commerciale de |’aluminium. I] ne faut pas s’étonner
du lent développement de ce métal, car les procédés commer-
ciaux d’extraction exigent de grandes quantités d’énergie élec-
trique. La réduction du minerai par 1!’électrolyse absorbe de dix
4 douze kilowatt-heure pour la production d’une livre de meétal.
L’industrie doit donc s’attacher 4 une source bon marché d’é-
nergie électrique.
L’aluminium est, en ce qui concerne |’abondance, le troisiéme
élément de l’écorce terrestre, aprés l’oxygéne et le silicium.

209
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Actuellement, on le fabrique Surtout a partir de la bauxite, oxyde


hydraté. Si l’extraction de l’alumine a partir de l’argile n’est pas
encore possible commercialement, il n’est pas douteux qu’on
découvrira un procédé efficace. Les ressources en aluminium
seront alors pratiquement inépuisables, d’autant plus que son
oxydation trés lente permet 4 la société d’accumuler une réserve
de ses débris. Tout ce développement a eu lieu en moins de qua-
rante ans, ces mémes quarante années qui virent 1’introduction
des centrales d’énergie et l’installation de moteurs multiples
dans les usines. Alors que la production de cuivre, dans les vingt
derniéres années, a augmenté de 50 %, celle de l’aluminimum a
augmenté de 316 %. Tout, depuis les cadres de machines 4 écrire
jusqu’aux avions, depuis les batteries de cuisine jusqu’au mo-
bilier, peut étre aujourd’hui fabriqué avec |’aluminium ou ses
alliages plus résistants. Avec ce metal, on fixe un nou\eau
standard de légéreté. Un poids mort est supprimé dans toutes
les formes de locomotion, et les nouveaux wagons de chemins
de fer atteignent une grande vitesse avec le minimum d’é-
nergie. L’une des grandes réalisations de la période paléotech-
nique avait été le passage des grossi¢res machines en bois aux
machines en fer plus fortes et plus précises. Une des taches de
la période néotechnique est le passage des lourdes formes en
fer aux formes plus légeres en aluminium. Tout comme la tech-
nique des forces hydrauliques et de l’électricité a eu pour effet
de réorganiser la consommation du charbon et la production de
la vapeur, la légéreté de l’aluminium oblige 4 étudier avec plus
de soins et de précision les machines et les utilités en fer et en
acier que l’on emploie encore. L’évaluation grossiere des dimen-
sions, avec une tolérance excessive basée sur l’ignorance ne peut
plus étre admise dans la construction aéronautique, et les calculs
de l’ingénieur en aéronautique doivent finalement réagir sur la
construction des ponts, des grues, des charpentes métalliques.
En fait, on apercoit déja cette réaction. Au lieu d’étre appréciées,
la taille et la lourdeur, de qualités qu’elles étaient deviennent
handicaps, la légéreté et la faible densité sont maintenant les
qualités principales de |’ére néotechnique.
L’emploi des métaux rares et des terres rares est un autre
progres caractéristique de cette phase : le tantalum, le tungs-
teme, le thorium et le cérium dans les lampes, l’irridium et le
platine pour les points de friction mécaniques, les pointes de
stylographes ou les agrafes des dentiers, le nickel, le vanadium,
le tungsténe, le manganese et le chrome avec I’acier.
Avec ces métaux résultant d’une expérimentation systéma-
tique dans la métallurgie, il se produisit une révolution compa-
rable 4 celle qui fit passer de la machine 4 vapeur a la dynamo.
Car les mdtaux rares ont maintenant une place spéciale dans

27TO
LA PHASE NEOTECHNIQUE
Vindustrie, et leur emploi minutieux suscite la prospérité méme
dans !’exploitation des minéraux plus communs. Ainsi la produc-
tion de l’acier inoxydable prévient I’érosion du métal et permet
de le récupérer 4 partir des débris. Mais déja la production acier
est si importante et la nécessité de sa conservation si primordiale
que la moitié des fours A ciel ouvert aux U.S.A. sont chargés
avec de l’acier de récupération; ce procédé représente 80 % de
la production d’acier domestique. Les éléments rares, dont la
plupart n’étaient pas encore découverts au XIX°® siécle, ont cessé
d’étre des curiosités ou d’avoir, comme I’or, une valeur surtout
décorative et honorifique. La place qu’ils occupent dans 1’indus-
trie est hors de proportion avec leur volume. L’importance des
quantités infimes — comme nous le remarquerons aussi dans la
physiologie et la médecine — caractérise toute. la métallurgie et
lindustrie de la nouvelle phase. On pourrait dire en un rac-
courci saisissant que la période paléotechnique ne considérait
que les chiffres 4 gauche des décimales, et que la phrase néotech-
nique ne se préoccupe que de ceux qui sont 4 droite. Ce nouveau
complexe a une autre conséquence importante. Alors que certains
produits de la phase néotechnique, comme le verre, le cuivre et
laluminium, existent en aussi grande quantité que le fer, d’au-
tres métaux importants, l’amiante, le mica, le cobalt, le radium,
luranium, le thorium, I’hélium, le cerium, le molybdéne, le
tungsténe, sont excessivement rares ou leur localisation stricte-
ment limitée. Le mica, par exemple, a des propriétés uniques qui
le rendent indispensable dans l’industrie électrique. Son cli-
vage facile, sa grande flexibilité, son élasticité, sa transparence,
la non-conductibilité 4 la chaleur et & 1’électricité, et sa résistance
générale 4 la décomposition font de lui le meilleur matériau pour
les condensateurs, les magnetos, les commutateurs et autres ins-
truments. Mais s’il est assez largement répandu, bien des ré-
gions importantes de la terre en sont complétement dépourvues.
Le manganése, l|’un des alliages les plus importants pour aciers
spéciaux est surtout concentré en Russie, aux Indes, en Brésil et
en Afrique (céte de 1’Or). 70 % du tungsténe proviennent de 1’A-
mérique du Sud et 9,3 % des U.S.A. Pour le chrome, la moitié
de la production actuelle vient de la Rhodésie, 12,6 % de la
Nouvelle Calédonie et 10,2 % des Indes. Le caoutchouc, pareille-
ment, est encore limité 4 certaines régions tropicales ou subtro-
picales, surtout au Brésil et 4 l’archipel malais.
Fait important A signaler : les industries paléotechnique et
éotechnique pouvaient se développer dans te cadre de la Société
européenne : |’Angleterre, |’Allemagne, la France, pays qui
étaient au premier rang, avaient suffisamment de vent, de bois,
d’eau, de pierre 4 chaux, de charbon, de minerai de fer. Les U.S.A.
aussi. Dans le régime néotechnique, ces pays ont perdu leur indé-

211
TECHNIQUE ET CIVILISATION
>

pendance et leur autonomie. Ils doivent soit organiser, préserver


et conserver des bases mondiales de ravitaillement, soit courir le
risque d’étre dans le dénwement et de tomber dans une techno-
logie inférieure et grossiére, Les sources des éléments mateériels
de la nouvelle industrie ne sont plus ni nationales ni continen-
tales, mais planétaires. Ceci est également vrai, bien entendu,
du patrimoine technologique et scientifique. Un laboratoire de
Tokio ou de Calcutta peut faire une invention ou mettre une
théorie qui modifiera complétement les possibilités de vie d’une
communauté de pécheurs en Norvége. Dans ces conditions,
aucun pays et aucun continent ne peut s’entourer d’un mur sans
ruiner la base internationale essentielle de sa technologie. Si
l’économie néotechnique doit survivre, il n’y a pas d’autre solu-
tion que son organisation industrielle et politique a 1’échelle
mondiale.
L’isolationisme et les hostilités entre nations sont des formes
de suicide technologique délibéré. La distribution géographique
des métaux rares le prouve.
L’un des plus grands progres néotechnique est associé a |’u-
tilisation chimique du charbon. Le goudron, qui fut dans le type
paléotechnique des fours 4 coke un résidu sans intérét, devint
une importante source de richesse. Pour une tonne de charbon
« les sous-produits de distillation donnent environ 1500 livres
anglaises de coke, 111.360 pieds cubiques de gaz, 12 gallons de
goudron, 25 livres anglaises de sulfate d’amnonium et 4 gallons
d’huiles légéres ». En distillant le goudron de houille lui-méme,
les chimistes ont trouvé une quantité de produits pharmaceuti-
ques, de teintures, de résines et méme de parfums. Comme les
progres de la mécanisation, la chimie tend 4 procurer une plus
grande indépendance vis-a-vis des conditions locales, des retards
d’approvisionnements aux caprices de la nature : une maladie
des vers a soie peut réduire la production de soie naturelle, mais
la soie artificielle, datant de 1880-1890, peut en partie la rem-
placer.
Alors que la chimie s’emploie 4 imiter ou 4 reconstituer 1’or-
ganique, il est assez ironique que son premier grand succes soit
la production de l’urée par Woller, en 1825. Certains composés
organiques devinrent importants pour la premiére fois en indus-
trie. On ne peut guére accepter la proposition de Sombart, que
l’industrie moderne remplace les matériaux organiques par des
matériaux inorganiques. Le plus important de ces produits natu-
rels est le caoutchouc, dont les Indiens de 1’Amazone fabriquaient,
vers le XVI® siécle, des chaussures, des vétements~et des bouil-
lottes, pour ne rien dire des balles et des seringues. Le dévelop-
pement du caoutchouc est exactement contemporain de 1’électri-
cité, comme le coton, en Europe occidentale a accompagné la

212
LA PHASE NEOTECHNIQUE
machine a vapeur. La benzine, isolée par Faraday, puis plus tard
le naphte, rendirent sa transformation possible ailleurs qu’au lieu
d’origine. Les nombreux emplois du caoutchouc, comme isolant,
dans les phonographes, pour les pneus, pour les semelles de
chaussures, pour les vétements imperméables, les accessoires
hygiéniques, les gants de chirurgie, les balles de jeu, lui confe-
rent une place unique dans la vie moderne. Son élacticité et son
imperméabilité, ses qualités isolantes en font le produit de rem-
placement, le cas échéant, de la fibre, du métal, du verre, et ceci
malgré son point de fusion relativement bas. Le caoutchouc
constitue l’un des stocks principaux de |’industrie, et le caout-
chouc de récupération, selon Zimmerman, représentait de 35 a
51 % de la production totale aux U.S.A. entre 1925 et 1930.
L’emploi de la paille et des tiges de canne a sucre pour les maté-
riaux de constructions composés et pour le papier illustre un
autre principe : la tentative de vivre sur les sources courantes
d’énergie, au lieu de vivre sur le capital des dépéts végétaux et
minéraux.
Presque toutes ces applications nouvelles datent de 1850. La
plupart vinrent aprés 1875. Les grandes applications de la chimie
colloidale ne sont venues qu’avec la génération présente. Nous
devons a ces matériaux et 4 ces ressources et aux instruments
et appareils laboratoires autant qu’A la machine. De toute évi-
dence, Marx était dans l’erreur quand il soutenait que la ma-
chine en dit plus sur une époque que les ustensiles et utilités.
Car il serait impossible de décrire la phase néotechnique sans
tenir compte des divers triomphes de la chimie et de la bactério-
logie, dans lesquels les machines jouérent un réle secondaire.
Le plus important, sans doute, des instruments simples que la
période néotechnique ait créé, c’est l’oscillateur 4 trois éléments,
ou amplificateur de De Forest, a partir de la valve de Fleming,
piéce dans laquelle seules les parties mobiles sont chargées d’é-
lectricité. Le phénoméne d’osmose est moins évident que celui de
la respiration. Mais ils sont tous deux aussi importants pour la
vie humaine. Les opérations relativement statiques de la chimie
sont aussi importantes dans notre technologie que les machines
qui produisent le mouvement et la vitesse. Aujourd’hui notre
industrie a une lourde dette envers la chimie. Demain elle pourra
en avoir une envers la physiologie et la biologie. Cela commence
déja 4 apparaitre.

Puissance et mobilité. Le perfectionnement de la machine a


vapeur et du moteur & combustion
interne vient immédiatement, dans l’ordre d’importance, aprés
la découverte et I'utilisation de I’électricité. A la fin du

213
TECHNIQUE ET CIVILISATION

XVIII*® siécle, le D' Erasme Darwin, qui prophétisa tant de


découvertes scientifiques et techniques du XIX® siécle, prévoyait
que le moteur 4 combustion interne serait plus utile que la ma-
chine & vapeur dans le probléme de la navigation aérienne. Le
pétrole, qui était connu et utilisé par les anciens et exploité en
Amérique pour un reméde indien empirique, fut extrait par
forage pour la premiére fois dans la période moderne, en 1859.
A partir de ce moment, son exploitation s’est développée rapide-
ment. La valeur des vapeurs légéres comme combustibles n’avait
d’égale que celle des huiles lourdes comme lubréfiant.
Depuis le XVIII® siécle, le moteur 4 gaz était l’objet de nom-
breuses expériences. On essaya méme les poudres explosives,
par analogie avec la poudre 4 canon. Le moteur 4 gaz fut fina-
lement perfectionné par Otto en 1876. Avec le perfectionnement
du moteur 4 combustion interne, une vaste source nouvelle d’éner-
gie fut ouverte, égale en importance aux gisements de charbon,
méme si elle devait étre utilisée plus rapidement. Mais l’avantage
des gaz de pétrole (utilisés par le moteur diesel) et de l’essence;
c’est leur légéreté et leur maniabilité relative. Non seulement
on pouvait les transporter des puits au marché par des pipe-lines
permanents, mais, puisqu’ils étaient liquides et que l’évaporation
et la combustion laissent peu de résidus comparativement au
charbon, on pouvait les consommer dans des endroits inacessibles
a ce dernier. Alimenté par gravité et par pression, le moteur
n’avait plus besoin d’un chauffeur.
L’introduction des combustibles liquides et des chargeurs mé-
caniques pour le charbon dans les centrales électriques et les
bateaux 4 vapeur, émancipa une race d’esclaves — véritables
galériens, les chauffeurs, hommes misérables dont le travail péni-
ble a été représenté par Eugéne O’Neil comme le symbole de 1’op-
pression prolétarienne dans son drame The Hairy Ape?
Pendant ce temps, le rendement de la machine 4 vapeur était
amélioré. La turbine & vapeur de Parson, en 1884, l’augmenta
de to 4 12 ¥ pour l’ancienne machine reversible 4 30 % pour la
turbine. L.’emploi des vapeurs de mercure a la place de la vapeur
d’eau porta ce rendement 4 41,5 “%. Les progrés dans le rende-
ment peuvent étre évalués d’apres la consommation moyenne de
charbon dans les centrales thermiques : elle passe de 3,2 livres
anglaises par kilowatt-heure en 1913, & 1,34 livres en 1928.
Ce perfectionnement permit 1|’électrification des chemins de fer,
méme lorsqu’on ne pouvait s’assurer la houille blanche & bon
marché. .
La machine 4 vapeur et le moteur & combustion interne se

3. Le Gorille chevelu.

214
LA PHASE NEOTECHNIQUE
tenaient de pres dans la course a la vitesse. En 1892, par l’utili-
sation d’un mode de combustion plus scientifique, par la seule
compression de l’air, Diesel inventa un type amélioré de moteur
4 huile lourde, dont certains modéles ont atteint 15.000 C.-V.
comme dans la génératrice d’Hambourg. Le développement des
petits moteurs 4 combustion interne vers 1880-1900 fut égale-
ment important pour le perfectionnement de l’automobile et de
Pavion.
Les transports néotechniques attendaient cette nouvelle forme
de puissance, dans laquelle tout le poids est représenté par le
combustible lui-méme, au lieu de transporter en plus, comme
dans la machine A vapeur, la réserve d’eau. Avec 1l’automobile,
la puissance et le mouvement ne sont plus enchainées A la voie
ferrée. Un simple véhicule peut voyager aussi rapidement qu’un
train de wagons. Et méme la plus petite unité a un rendement
supérieur. (Je mets de cété la question technique de savoir si la
machine a vapeur, avec I’huile lourde ou |’essence, n’aurait pu
concurrencer heureusement le moteur A combustion interne, et si
elle ne peut, sous une forme perfectionnée et simplifiée, rentrer
dans la lice.)
Les conséquences sociales de |’automobile et de l’avion ne se
sont manifestées largement que vers rgto. La traversée aérienne
de la Manche par Blériot, en 1go9, et |’introduction par Henry
Ford de la voiture automobile bon marché et de série marquent
deux points décisifs.
Mais, malheureusement, il se produisit ce qui se passe dans
presque toutes les branches de la vie industrielle. Les nouvelles
machines suivirent, non leur propre évolution, mais celle qu’a-
vaient tracée |’économie et les structures précédentes. Alors que
les nouvelles voitures automobiles étaient appelées des voitures
sans chevaux, elles n’avaient aucun autre point de ressemblance,
si ce n’est qu’elles avaient des roues. C’était un moyen de loco-
motion puissant, équivalant 4 la force de 5 4 100 chevaux, attei-
gnant une vitesse de 60 miles a l’heure, dés que les pneumati-
ques furent inventés, et ayant un rayon d’action de 200 4 500
miles. Le moyen de transport privé devait rouler sur les vieilles
routes poussi¢reuses comme sur les routes goudronnées qui
avaient été tracées pour les voitures 4 chevaux. Bien que ces
routes aient été ¢largies aprés 1910 et que le ciment remplacat
les revétements plus légers, le réseau routier resta ce qu’il était
dans le passé. Toutes les fautes qui avaient été commises au
début du chemin de fer furent renouvelées avec le nouveau mode
de locomotion. Les grandes voies coupaient les centres urbains,
malgré la congestion, les points de conflits, le bruit et les dan-
gers qui accompagnaicnt cette vieille pratique paléotechnique.
Considérant l’automobile uniquement comme un objet meécani-
215
TECHNIQUE ET CIVILISATION
»

que, ses introducteurs ne tentérent nullement de fournir les utili-


tés appropriées qui auraient réalisé ses avantages potentiels.
Quelqu’un s’est-il jamais demandé de sang-froid, comme le pro-
fesseur Morris Cohen l’a suggéré, si cette nouvelle forme de
transport valait le sacrifice annuel de 30.000 vies humaines rien
qu’aux U.S.A., pour ne rien dire des blessés et des mutilés? La
réponse serait sans aucun doute négative. Mais les automobiles
étaient déversées sur le marché a un rythme accéléré par les
hommes d’affaires et les industriels, qui ne cherchaient de per-
fectionnement que dans le domaine mécanique et ne trouvaient
pas d’inventions sur un autre plan. M. Benton Mackaye a dé-
montré que la recherche de la rapidité et la sécurité des trans-
ports, la circulation des piétons et la construction de commu-
nautés saines doivent aller de pair. L’automobile, pour les trans-
ports 4 longue distance, demande |’autoroute, sans villes, avec
points de sortie et d’entrée a intervalles réguliers, avec passages
supérieurs et inférieurs pour les principales artéres transversales.
Pareillement, pour les transports locaux il faut une ville sans
autoroute, dans laquelle aucun quartier ne soit coupé par les
artéres principales ou envahi par le bruit du trafic de transit.
Méme du point de vue de la vitesse pure, la solution ne repose
pas uniquement sur l’ingénieur. Une voiture capable de faire
50 miles 4 l’heure sur un systéme routier bien aménagé est plus
rapide qu’une voiture capable de 100 miles 4 l’heure et qui se
perd dans le désordre et la congestion d’un vieux systéme rou-
tier et est ainsi réduite 4 ne fa:re que 20 miles. La caractéris-
tique d’une voiture 4 l’usine, sa vitesse et sa puissance, n’ont
que peu de rapport avec son rendement réel. Bref, l’automobile,
sans utilités appropriées, a aussi peu de rendement que n’en
aurait la centrale électrique si les fils conducteurs étaient en
fer au lieu d’étre en cuivre. Développée par une société tellement
préoccupée par les problémes purement mécaniques et les solu-
tions purement mécaniques — eux-mémes déterminés largement
par l’importance des bénéfices financiers pour les capitalistes —
l’automobile n’a jamais atteint son rendement potentiel, sauf
dans les régions rurales reculées. La grande production a bon
marché combinée 4 1l’extravagante reconstruction des vieux sys-
témes routiers — avec ici et 14 quelques exceptions honorables
comme dans les Etats de New-Jersey, du Michigan et du West-
chester, de New-York — n’ont fait que diminuer le rendement
des voitures en service. Les pertes dues 4 la congestion, a la fois
dans les métropoles surpeuplées et inextricables, et le long des
routes oi les gens essayent, les jours de congé, d’échapper A la
ville, sont incalculables dans les pays comme les U.S.A. et l’An-
gleterre, o4 l’on s’est emparé de l’automobile démesurément et
sans prudence.

216
LA PHASE NEOTECHNIQUE

Cette faiblesse dans le développement des transports néotech-


niques est venue, dans la derniére génération, d'un autre fac-
teur : la distribution géographique de la population. L’automo-
bile et. l’avion ont un avantage sur le chemin de fer. Le second
franchit des régions impraticables aux autres moyens de loco-
motion, et la premiére peut gravir des pentes inaccessibles aux
locomotives ordinaires. Grace A la voiture, les régions monta-
gneuses ol |’électricité est produite &4 bon marché, et ou le che-
min de fer rencontre des difficultés, peuvent s’ouvrir au com-
merce, 4 l’industrie et 4 la production. Les régions montagneu-
ses sont aussi les lieux d’habitat les plus salubres, avec leurs
beaux paysages, leur air ionisé, leur possibilité de récréation
depuis les ascensions, la péche, jusqu’& la natation et le pati-
nage. La, je dois dire, est le nouvel habitat de la civilisation
néotechnique, comme les régions cétiéres l’étaient pour la phase
éotechnique et les thalwegs et les charbonnages pour la période
paléotechnique. La population cependant, au lieu de se répartir
dans ces nouveaux centres, a continué, dans beaucoup de pays,
a affluer vers les centres métropolitains de 1l’industrie et de la
finance. L’automobile a facilité cette congestion au lieu de 1’é-
viter. De plus, 4 cause de |’hypertrophie des centres urbains, les
aérodromes ont dfi étre situés aux limites extrémes des grandes
villes, sur les terrains qui n’étaient pas encore construits ou
lotis. Ainsi l’économie de temps que permettent les voyages
aériens, grace a la vitesse et 4 la ligne droite, est souvent contre-
balancée, pour les petits parcours, par le temps qu’il faut pour
se rendre a l’aérodrome au centre de la ville.

Le paradoxe Les communications entre les étres


des communications. humains commencent avec 1’expres-
sion physiologique des contacts per-
sonnels, depuis les hurlements et les mouvements de téte de
l’enfant, jusqu’aux gestes, signes et sons que le langage déve-
loppe.
Par les hiéroglyphes, la peinture, le dessin, l’alphabet écrit,
ont grandi dans l’histoire une série de formes abstraites d’ex-
pression qui ont rendu plus profonds et plus significatifs les
échanges entre les hommes. Mais le laps de temps entre l’ex-
pression et la réception a quelquefois pour conséquence d’arréter
l’action que la pensée seule produirait.
Avec l’invention du télégraphe, une série d’inventions a com-
mencé a jeter un pont entre les communications et les réponses,
malgré l’handicap de l’espace. D’abord le télégraphe, le télé-
phone, puis la télégraphie sans fil, puis le téléphone sans fil et
finalement la télévision. Il en résulte que la communication est

217
TECHNIQUE ET CIVILISATION

maintenant sur le point de revenir, avec l’aide des inventions mé-


caniques, a la réaction instantanée de personne a personne,
comme elle |’était au commencement. Mais les possibilités de
cette rencontre immédiate, au lieu d’étre limitées par l’espace et
le temps, ne seront limitées que par l’énergie disponible, la
perfection et la facilité d’accés des appareils. Quand le radio-
téléphone sera complété par la télévision, les communications ne
différeront des échanges directs que dans la mesure ot le contact
physique immédiat est impossible. La poignée de main de sym-
pathie ne touchera pas l’autre main, le poing ne tombera pas sur
la figure de celui qui 1’a provoque.
Qu’en résultera+t-il? De toute évidence, |’élargissement des
échanges. Des contacts plus nombreux, exigeant plus d’attention
et de temps.
Mais, malheureusement, la passibilité de ces échanges immé-
diats, sur une base mondiale, n’implique pas nécessairement une
personnalité moins limitée 4 son cadre. Contre-balangant la com-
modité des communications instantanées, il y a le fait que les
grandes abstractions, les économies telles que 1l’écriture, la
lecture, le dessin, le moyen de la pensée réfiéchie et de 1’action
délibérée se trouveront affaiblies. Les hommes sont plus aisé-
ment sociaux a distance qu’ils ne le sont dans 1|’immédiat, le
limité, le local. Leurs échanges se passent quelquefois mieux,
comme le troc chez les sauvages, quand aucun groupe n’est visi-
ble. Que |’extension et la répétition trop fréquente des échanges
personnels soit socialement inefficace, cela a été déja rendu évi-
dent par l’abus du téléphone. Une douzaine de conversations de
cing minutes pourraient facilement étre réduites 4 une douzaine
de notes dont la lecture, l’écriture et la réponse prendraient
moins de temps, d’effort et de dépense nerveuse que les appels
plus personnels. Avec le téléphone, le flot de l’intérét et de l’at-
tention, au lieu d’étre dirigé vers soi, est A la merci de toute
personne étrangére qui vient vous déranger.
On aborde 1a la forme magnifiée du danger commun & toutes
les inventions, la tendance 4 les utiliser, qu’on en ait besoin ou
pas. Ainsi, nos grands-parents employérent des tdles pour les
parois des constructions, bien qu’ils sachent que le fer soit bon
conducteur de la chaleur.
On cessa d’apprendre 4 jouer du violon, de la guitare et du
piano quand on connut le phonographe, bien que |l’audition pas-
sive des disques n’égale en rien l’exécution active. L’introduction
des anesthésiques conduit 4 admettre des opérations superflues.
La suppression des limites pour les échanges humains a été, au
début, aussi dangereuse que l’afflux des populations dans les
nouvelles terres. Elle a augmenté ies causes de friction. Elle a
également mobilisé et haté les réactions de masses, comme celles

218
LA PHASE NEOTECHNIQUE

qui se produisirent a la veille d’une guerre, et augmenté le dan-


ger de conflits internationaux. Ignorer ces faits, c’est peindre
un tableau faux et trop optimiste de 1’économie actuelle.
Cependant, les communications personnelles, instantanées A
grande distance sont une des marques de la phase néotechnique.
Elles sont le symbole mécanique de cette coopération mondiale
de pensée et de sentiments qui doit prévaloir finalement si notre
civilisation tout enti¢re ne tombe pas en ruine. Les nouvelles
communications ont les traits et les avantages caractéristiques
de la nouvelle technique. Elles impliquent, entre autre, 1’emploi
des appareils mécaniques doublant et prolongeant les opérations
organiques. A la longue, elles promettent non pas de remplacer
létre humain, mais de le concentrer et d’élargir ses capacités.
Mais il y a une condition a cette promesse, c’est que la culture
de la personnalité se développe parallélement au développement
mécanique de la machine. La plus grande conséquence sociale
des radio-communications a été politique : la restauration du
contact direct entre le chef et le groupe. Platon définit l’optimum
de population d’une cité par le nombre des citoyens qui peuvent
entendre la voix d’un seul orateur. Aujourd’hui, ces limites ne
désignent pas une cité, mais une civilisation. Partout ot les
instruments néotechniques sont disponibles et ot l’on parle un
langage commun, il y a maintenant les éléments d’une unité polli-
tique qui se rapproche presque de celle des plus petites cités de
l’Attique jadis. Les possibilités en bien ou en mal sont immenses.
Le contact personnel secondaire de la voix et de l'image peut
accroitre l’enrégimentation des masses, d’autant plus que 1’occa-
sion, pour les individus, de réagir directement sur leur chef,
comme dans une assemblée locale, s’éloigne de plus en plus. A
l’heure actuelle, comme pour beaucoup d’autres inventions néo-
techniques, les dangers de la radio et du cinéma parlant sem-
blent plus grands que leurs avantages. Pour tous les instruments
de multiplication se pose la question critique de la fonction et de
la qualité de l’objet multiplié. Il n’y a pas, sur le plan technique
pur, de réponse satisfaisante. Rien n’indique, comme semblent
V’avoir pensé presque tous les promoteurs de la communication
instantanée, que les résultats seront automatiquement favorables
a la communauté.

Le nouvel La culture humaine dépend, pour sa


enre gistrement transmission dans le temps, de son
permanent. enregistrement permanent, la_ cons-
truction, le monument, le mot écrit.
Au début de la phase néotechnique, de vastes changements se
produisirent dans le domaine, aussi importants que ceux qu’avait
219
TECHNIQUE ET CIVILISATION

provoqués cing cents ans plus tét |’invention de la gravure sur


bois, de la gravure sur cuivre et de l’imprimerie. L’image blanche
et noire, l’image colorée, le son et le dessin animés furent enre-
gistrés de facon a étre reproduits par des moyens mécaniques et
chimiques. Dans l’invention de la photographie, du phonographe
et du cinématographe, |’interaction de la science et de l’habileté
mécanique, qu’on a déja fait ressortir, se manifeste 4 nouveau.
Ces nouvelles formes d’enregistrement permanent furent d’a-
bord des jeux; on leur portait un intérét plus esthétique qu’utili-
taire. Puis elles eurent des fonctions scientifiques importantes
et elles réagirent méme sur notre conception du monde. Pour
commencer, la photographie servait de contréle objectif a l’ob-
servation. La valeur de |’expérience scientifique réside en partie
dans le fait qu’elle peut étre répétée, donc vérifiée par des obser-
vateurs indépendants. Mais dans le cas des observations astrono-
miques, par exemple, la camera supplée a4 la lenteur et 4 1’im-
perfection de l'oeil, et la photographie donne un effet de répéti-
tion a ce qui, peut-étre, a été un événement unique qu’on n’ob-
servera plus. De la méme facon, la photo donne une tranche d’his-
toire presque instantanée en fixant les images dans leur course a
travers le temps. Dans le cas de l’architecture, cette copie méca-
nique sur le papier conduisit aux pastiches dans les batiments
réels. Au lieu d’enrichir l’esprit, elle laissa dans le paysage une
trainée d’images pétrifiées sous forme de constructions. Car
histoire ne se répéte pas. La seule chose qu’on peut tirer de
Vhistoire, c’est la note que l’on prend et conserve, 4 un moment
de son évolution. Isoler un objet dans le temps, c’est lui dérober
son sens complet, bien que cela permette de saisir des relations
spatiales qui autrement ne peuvent étre observées. En fait, la
véritable valeur de la photographie, comme invention permettant
la reproduction, est de rappeler ce qui fut et ne pouvait étre
reproduit d’aucune autre facon.
Dans un monde mouvant et changeant, la photographie est le
moyen de combattre les phénomenes de détérioration et de ruine,
non par la « restauration » ou la « reproduction », mais en
maintenant l’image des hommes, des lieux, des batiments, des
paysages. Elle sert ainsi & prolonger la mémoire collective. Le
cinéma, apportant une succession d’images dans le temps, élar-
git la portée de la photographie et modifia essentiellement sa
fonction. Car il pouvait accélérer les lents mouvements de la
croissance ou ralentir le mouvement rapide du saut et maintenir
rassemblés des événements que la conscience n’aurait pu saisir
avec autant d’intensité et de fixité. VoilaA pourquoi le*film a été
limité a des éclairs de temps, ou, lorsqu’il désirait suivre le temps,
il a été réduit 4 des abstractions. Parfois il aurait pu-devenir 1’i-
mage continue des événements qu’ils représentaient. L’écoulement

220
LA PHASE NEOTECHNIQUE
du temps cessa d’étre représenté par le tic tac mécanique de
Vhorloge. Son ¢quivalent — Bergson s’empara rapidement de
cette image — c’était la bobine de cinéma.
On peut surestimer les changements du comportement humain
qui suivirent les nouvelles inventions. Mais il en est un ou deux
qui s’imposent d’eux-mémes : dans la phase éotechnique, on
conversait avec le miroir et on produisait le portrait biographique
et la biographie introspective; dans la phase néotechnique, on
pose pour le photographe ou, plutét, on agit pour la camera.
On passe d’une psychologie behavioriste, des soupirs douloureux
de Werther au masque public impassible d’un Ernest Heming-
way. Affrontant la faim et la mort dans un désert, un aviateur
en détresse écrit dans ses notes : « Je construisis un autre radeau
et retirais mes vétements pour l’essayer. Je devais avoir bonne
mine, transportant, en sous-vétements, les lourds rondins sur
mes é€paules. » Seul, il se considére encore comme une personne
publique qui est observée. A un degré plus ou moins grand, le
paysan dans un hameau éloigné et le dictateur politique sur 1’es-
trade soigneusement préparée sont dans la méme situation. .
Quelles que soient ies réactions psychologiques envers la pho-
tographie, le cinéma, le phonographe, leur contribution a l’orga-
nisation économique de l’héritage social ne fait, & mon avis,
aucun doute. Avant qu’ils n’apparaissent, le son ne pouvait étre
représenté qu’imparfaitement par les conventions de |’écriture.
I] est intéressant de noter que l’un des meilleurs systémes, la
parole visible de Bell, fut inventé par le pére de celui qui inventa
le téléphone. A part les documents écrits et imprimés, la pein-
ture sur papier, sur parchemin ou sur toile, rien ne subsistait
d’une civilisation que ses monceaux de ruines et ses monuments,
batiments, sculptures, travaux de génie, tous obstruant ou con-
trecarrant plus ou moins le libre développement d’une vie diffé-
rente au méme endroit.
Avec les nouvelles inventions, cette grande masse d’obstacles
physiques a pu étre transformée en feuilles de papier, disques de
métal ou d’ébonite, ou pellicules en celluloid qui peuvent étre
préservées bien plus économiquement et bien plus complétement.
Il n’est plus nécessaire de conserver de vastes stocks de maté-
riaux pour garder le contact, par l’esprit, avec les formes et les
expressions du passé. Ces inventions mécaniques sont ainsi un
excellent allié de cette autre piéce de l’appareil social qui se
répandit au XIX° siécle, le musée public. Elles ont rendu le pré-
sent plus historique en diminuant le laps de temps entre les évé-
nements et leur enregistrement concret. Pour la premiére fois,
on pouvait étre mis face a face avec la silhouette parlante de
défunts et se voir rappeler leurs gestes et leurs actions oubliés.
Faust vendit son Ame A Méphistophélés pour voir Héléne de Troie.

221
TECHNIQUE ET CIVILISATION
~

Il sera plus facile & nos descendants de voir les Héléne du


XXe° siécle. I y a la une nouvelle forme d’immortalité. Un écri-
vain du siécle de Victoria, Samuel Butler, avait raison de se
demander si un homme est complétement mort lorsque son
image, Sa voix peuvent étre ressuscités et peuvent avoir un effet
direct sur le spectateur et l’auditeur.
Au début, ces nouvelles inventions dans l’enregistrement et
la reproduction avaient jeté la confusion dans les esprits, et leur
usage ne fut pas sélectionné. Nul ne peut prétendre que nous les
ayons déja employées avec une sagesse suffisante ou méme une
efficacité ordonnée. Mais elles suggérent une nouvelle relation
entre l’action et l’enregistrement collectif. Par-dessus tout, elles
demandent plus d’intelligence et de sensibilité. Si ces inventions
ont fait de nous des singes, c’est que nous sommes encore des
singes.

La lumiére et la vie. La lumiére brille partout dans le


monde néotechnique. Elle filtre a tra-
vers les solides, elle perce le brouillard, elle est réfléchie par la
surface polie des miroirs et par les électrodes. Avec la lumiére
la couleur reparait et la forme des choses, qui avait été cachée
par le brouillard et la fumée, devient nette comme un cristal. La
technique du verre, qui avait atteint un premier sommet de per-
fection mécanique avec le miroir de Venise, multiplie ses triom-
phes dans une centaine de branches différentes. Seul le quartz
rivalise avec elle.
Dans la phase néotechnique, le télescope et surtout le micros-
cope prennent une importance nouvelle, car ce dernier avait été
pratiquement délaissé pendant deux siécles, sauf pour les tra-
vaux extraordinaires d’un Leeuwenhock et d’un Spallanzani. A
ces instruments, il faut ajouter le spectroscope et le tube a
rayon X qui emploient aussi la lumiére comme instrument d’ex-
ploration. L’unification de la lumiére et de 1’électricité par
Clerk-Maxwell est peut-étre le symbole le plus significatif de
cette nouvelle phase, tout comme Il’unification de la masse et de
l’énergie par Einstein portait théoriquement sa conclusion, la
puissance atomique. Les fines discriminations de couleurs de
Monet et des impressionnistes travaillant en plein air et A la
lumiére du soleil, se répétent dans les lJaboratoires. L’analyse
spectrale et la production des nombreuses teintures & 1|’aniline,
a partir du goudron de houille, sont les réalisations néotechni-
ques spécifiques. Maintenant, la couleur, jusqu’ici reléguée A une
place peu importante comme propriété secondaire de la matiére,
devient un important facteur de l’analyse chimique, depuis la
découverte que chaque élément a son spectre caractéristique. Les

222
LA PHASE NEOTECHNIQUE
nouvelles teintures, d’ailleurs, trouvent un emploi dans les labo-
ratoires de bactériologie comme réactifs colorants. Quelques-uns
d’entre eux, comme le bleu de gentiane, sont employés comme
antiseptiques et d’autres comme médicaments dans le traitement
de certaines maladies.
Le monde obscur, aveugle, de la machine, le monde du mineur
commengait 4 disparaitre. La chaleur, la lumiére, 1’électricité et
finalement la matiére étaient toutes des manifestations de 1’é-
nergie. En poussant plus loin l’analyse de la matiére, l’ancienne
notion de solide devenait de plus en plus subtil jusqu’a ce qu’elle
soit finalement identifiée & une charge électrique : c’était la der-
niére pierre de la physique moderne, comme I’atome était celle
des plus vicilles théories physiques.
Les radiations invisibles ultra-violettes ou infra-rouges devin-
rent communes dans le nouveau monde physique, au moment
ot l’on ajoutait les forces obscures de l’inconscient A la psycho-
logie purement externe et rationnelle du monde humain, L’invi-
sible méme était, pour ainsi dire, illuminé. Il n’était plus inconnu.
On pouvait mesurer et utiliser ce qu’on ne pouvait voir et ma-
nier. Le monde paléotechnique avait employé des moyens physi-
ques et le feu pour transformer la matiére, le monde néotech-
nique avait confiance en d’autres forces pouvant étre aussi puis-
santes en d’autres circonstances : |’électricité, le son, la lumiére,
les radiations invisibles et les émanations. La croyance mystique
en une aura humaine fut confirmée par les sciences exactes,
comme le réve de transmutation des alchimistes le fut par Curie
isolant le radium.
Le culte du soleil, cher &4 Kepler au début de ces développe-
ments scientifiques révolutionnaires, émergea & nouveau. On
découvrit que l’exposition au soleil du corps nu prévenait le
rachitisme et guérissait la tuberculose, tandis que la lumiére
solaire assainissait l’eau et réduisait le nombre des bactéries
pathogénes dans |’environnement. Cette nouvelle connaissance,
basée sur |’étude de l’organisme encouragée par les découvertes
de Pasteur rendit évidente la nature antivitale du milieu paléo-
technique. L’obscurité et l’humidité de ses mines, de ses usines
et de ses taudis offrait les conditions idéales au développement
des bactéries, alors que son régime alimentaire appauvri entrai-
nait un squelette faible, des dentitions défectueuses et une moin-
dre résistance 4 la maladie. Les pleins effets de ces conditions
furent amplement démontrés par les conseils de révision dans
l’armée britannique A la fin du siécle. Les résultats étant dus,
particuliérement, A l’hyperurbanisation de l’Angleterre. Mais le
taux de mortalité dans le Massachusetts en apprenait autant.
La vie du fermier était plus longue que celle de l’ouvrier d’usine.
De nos jours, malgré les mesures de sécurité et les perfectionne-
223
TECHNIQUE ET CIVILISATION
~

ments sanitaires, on estime qu’un ouvrier qui a vingt ans aujour-


d’hui vivra cing ans de moins que le reste de la population.
Grdce aux découvertes et inventions néotechniques, la machine
devint, pour la premiére fois peut-étre, l’alliée directe de la vie.
A la lumiére de ces nouvelles connaissances, sa mauvaise utili-
sation initiale devint plus grotesque et plus invraisemblable.
Précision mathématique, économie physique, pureté chimique,
propreté chirurgicale, telles sont quelques-unes des qualités du
nouveau régime. La précision mathématique est nécessaire pour
établir la feuille de température ou pour tater le pouls; la pro-
preté fait partie des rites quotidiens de la société néotechnique
avec une rigueur aussi grande que celle qu’imposent les tabous
dans les religions anciennes des Juifs ou des musulmans. Le
cuivre poli du radiateur électrique se refléte sur la salle d’opéra-
tions immaculée. On retrouve les larges vitres du sanatorium a
l’usine, a l’école, 4 la maison. Dans la derniére décade‘*, dans
les plus belles cités construites en Europe avec l’aide de 1’Etat,
les maisons elles-mémes ont un héliotropisme positif : elles sont
orientées vers le soleil.
La nouvelle technique n’arréte pas court les inventions méca-
niques. Elle commence a faire appel aux sciences biologiques et
psychologiques, et les études sur le rendement du travail et la
fatigue, par exemple, ont établi qu’une réduction des heures
de travail peut augmenter le volume de production par unité.
La médecine préventive, la préférence accordée a l’hygiéne sur
les soins caractérise la médecine néotechnique : retour a la
nature, nouvelle confiance en l’organisme, en tant qu’unité har-
monieuse équilibrée. Sous la conduite d’O. W. Holmes, d’Osler et
de leurs disciples, les docteurs ont rendu leur place aux agents
curatifs naturels : l’eau, le régime alimentaire, le soleil, l’air, la
récréation, les massages, le changement de paysage, bref ils font
appel & un milieu équilibré et revitalisant, 4 une réadaptation
fonctionnelle plutét qu’a des remedes étrangers, chimiques ou
mécaniques, dépourvus de ces conditions. L’intuition de Hahne-
mann sur le réle des quantités infinitésimales et la thérapeuthique
naturelle de son école ont été en avance d’un siécle sur le nou-
veau régime, — comme Osler 1’a honnétement reconnu. Le trai-
tement psychologique des désordres fonctionnels que Freud a
introduit dans la médecine, il y a une génération, complete cette
nouvelle orientation. Seul l’élément social fait encore grande-
ment défaut. La conséquence de tous ces progrés, le probléme
majeur de la nouvelle technique, c’est 1’élimination du sordide
environnement paléotechnique et la rééducation de>ses victimes

4. Cet ouvrage a été publié en anglais en 1934.

224
LA PHASE NEOTECHNIQUE

pour un régime plus sain de travail et de vie. Les maisons sales


et serrées, les cours et allées sans air, les trottoirs mornes, |’at-
mosphére sulfureuse, l’usine déshumanisée, hyperorganisée, les
écoles d’apprentissages, les expériences douteuses, 1’insatisfac-
tion des sens, |’éloignement de la nature et de l’activité animale,
autant d’ennemis. L’organisme vivant exige un milieu favorable 4
la vie. Loin de chercher 4 le remplacer par des substituts méca-
niques, la phase néotechnique cherche & établir de telles condi-
tions au coeur de la technique méme.
La phase paléotechnique fut marquée dés l’origine par un
massacre des innocents, d’abord au berceau, puis, s’ils avaient
survécu, dans les industries textiles et les mines. La main-
d’ceuvre enfantine subsista dans les filatures de coton, en Amé-
rique, jusqu’en 1933. De meilleurs soins pendant la grossesse, a
la naissance, et pour les nourrissons, fait diminuer considérable-
ment Ja mortalité des enfants de moins de cing ans, d’autant
plus que certaines maladies infantiles sont mieux contrélées
grace aux méthodes préventives modernes. Ce soin croissant
de la vie s’est lentement répandu dans les occupations des adul-
tes, par l’introduction de dispositifs de sécurité dans les opéra-
tions industrielles dangereuses, tels que les masques dans les
travaux de meule, les revétements en mica et en amiante 14 ol
le feu et la chaleur sont dangereux, l’effort pour supprimer les
vapeurs de plomb dans la fabrication des poteries, 1’élimination
du phosphore dans la préparation des allumettes, et du radium
dans la fabrication des cadrans de montre. Ces mesures néga-
tives ne sont, bien entendu, qu’un commencement. La promotion
positive des occupations qui conservent la vie et le décourage-
ment des formes d’industrie qui diminuent le potentiel vital sans
l’excuse de l’augmenter par ailleurs, tout cela attend une cul-
ture plus profondément attachée a la vie, que la culture néotech-
nique, dans laquelle le calcul de |’énergie prend encore le pas
sur le calcul de la vie.
En chirurgie également, les méthodes néotechniques rempla-
cent les moyens grossiers du milieu du XIX® siécle. Il y a une
grande différence entre les méthodes antiseptiques de Lister,
basées sur l’antiseptique au goudron de houille et a I’acide car-
bonique, et la technique aseptique de la chirurgie moderne intro-
duite, avant Lister, dans les opérations de |’ceil. L’emploi des
rayons X et des petites ampoules électriques pour la détection
des maladies, par exemple combinés avec les prélévements systé-
matiques fournis par le laboratoire bactériologique, ont accru les
possibilités de faire un diagnostic intelligent autrement qu’avec
un scalpel.
Prévenir plutét que guérir, assurer une bonne santé plutét
que traiter la maladie, telles sont les bases essentielles de la

225
TECHNIQUE ET CIVILISATION
~

médecine. Le cété psychologique du phénoméne corps et 4me


devient de plus en plus objet de recherche scientifique. La notion
cartésienne d’un corps mécanique dominé par une entité indépen-
dante, l’Ame, est rempacée — comme la « mati¢re » de la physi-
que théorique va en s’atténuant — par la notion de transformation
dans l’organisme d’états d’esprit en états corporels et vice versa.
Ie dualisme entre le corps mécanique, mortel, et 1’Ame vitale,
transcendante, appartenant au royaume spirituel, disparait de-
vant la compréhension croissante grace 4 la physiologie d’une
part, A l’investigation des neuroses d’autre part, de 1’interpéné-
tration et de la conversion dynamique des fonctions et structures
organiques.
Maintenant le physique et le psychique deviennent deux aspects
différents du méme phénoméne organique, tout comme la lumiére
et la chaleur sont les deux aspects de l’énergie, différenciées seu-
Jement par la situation 4 laquelle ils s’appliquent et par les récep-
tacles sur lesquels ils agissent. Ceci fait douter de la spécialisa-
tion et de l’isolement des fonctions, sur lesquels sont basées tant
d’opérations mécaniques. La vie intégrale de l’organisme n’est
pas compatible avec l’isolement extréme des fonctions. Le rende-
ment mécanique lui-méme est sérieusement affecté par l’anxiété
sexuelle et le manque de santé animale. Le fait que des opéra-
tions simples et répétées s’accordent 4 la constitution psycholo-
gique des faibles d’esprits est un avertissement sur les limites de
la division du travail. La production en masse, dans les condi-
tions qui tendent a ces limites, fixe un prix humain trop élevé
pour ses produits bon marché. Ce qui n’est pas assez mécanique
pour la machine peut n’étre pas assez humain pour un homme
vivant. Le rendement commence avec l'utilisation de l’homme
total. Les efforts pour accroitre le rendement mécanique doivent
cesser lorsque l’équilibre de l’homme total est menacé.

L’influence Dans les chapitres précédents, nous


de la biologie. avons observé que le premier pas vers
le mécanisme allait 4 {’encontre de
la vie : substituant a la durée, le temps mesuré mécaniquement;
les moteurs mécaniques au corps humain; l’entrainement et 1’en-
régimentation aux élans spontanés et aux modes d’association
plus coopératifs. Pendant la phase néotechnique, cet esprit a été
profondément modifié. L’investigation dans le monde de la vie
ouvrit des possibilités nouvelles & la machine -elle-méme. Des
intéréts vitaux, de vieux réves humains influencérent le dévelop-
pement des nouvelles inventions. La navigation aérienne, les
communications téléphoniques, le phonographe, le cinémato-
graphe jaillirent tous de l’étude plus scientifique des organismes

226
|

vIx. LES TRIOMPHES


iPALEOTECHNIQUES

/}3. Le rourR A FILETER de


jaudsley, inventé vers 1800.
‘es artistes les plus originaux
}2 cette époque furent les fa-
fiicants d’outils, qui traduisi-
int en métal les anciennes
achines en bois, ce qui per-
ctionna et standardisa les
fements, et résolut quelques
SIN I eet
‘fatres problémes mécaniques.

|. LE PONT DE BROOKLYN :
}669-1883. Masse importante
grande délicatesse : solution
{iroite d’un probléme difficile.
£s constructeurs John A. et

‘Petre rangés dans la grande


yfenée des ingénieurs paléo-
chniques : de Smerton et
ennie a Telford, les Brunel,
amuel Bentham et Eiffel.

). LA GALERIE DES MACHINES


‘YExposition de Paris, 1889.
e des plus belles structures
aes aux ingénieurs. Techni-
a
Se
agement, et par le raffinement
i dessin, elle dépasse tous
s halls de gares actuelles.
uvre de l’architecte Dutert
SSS de Jingénieur Contamine,
te fut peut-étre plus signifi-
itive que l’audacieuse tour
ffel, de la méme époque.
=marquer que les charpentes
SE
étalliques des gratte-ciel amé-
cains sont contemporaines.

ee
te
a

|). STEAMER MODERNE. Essen-


lillement paléotechnique par
5 lignes, mais ayant la pro-
eté et la vigueur des types
s anciens. Comme _ tant
fautres produits paléotechni-
aes, il est affligé de gigan-
me. Par son aménagement
térieur, ou le luxe spacieux
s 1's classes contraste avec
1; cabines exigués et le tarif
5 3° classes, le grand trans-
ifdantique reste l'image typi-
fae des luttes de classes pa-
ptechniques.
X. LAUTOMATISME
NEOTECHNIQUE

37. FILATURE MODERNE DE CO-


TON. Pendant la période paléo-
technique, les industries tex-
tiles représentaient les progrés
de la production. Le terme
usine fut d’abord appliqué aux
usines. textiles. Aujourd’hui,
louvrier joue un role de moins
em moins important. Il veille
sur un troupeau de machines,

38. LA FABRICATION AUTOMATI-


QUE DES BOUTEILLES économise
non seulement Ja main-d’ceu-
vre, mais la vie, car le souf-
fleur de verre compromettait
sa santé. D’un autre cdté, le
bon marché des bouteilles en-
traine un plus grand gaspil-
lage; l’augmentation des de-
mandes tend souvent a annu-
ler les avantages de la produc-
tion automatique bon marché.

29. Tout comme le chemin de


fer, VALIMENTATION AUTOMATI-
QUE EN COMBUSTIBLE fut inven-
tée plus de cinquante ans
avant son emploi généralisé.
La photo ci-contre montre
qu’on a éliminé une forme
servile de travail et augmenté
le rendement. Remarquer qu'il
ny a qu’un surveillant.

40. QUATRE GENERATEURS DE


36.000 kW, chacun étant ac-
tionné par une turbine hydrau-
lique de 48.000 ch. La
silhouette humaine, sur le troi-
sieme générateur, donne 1’é-
chelle de cette usine. Remar-
quer le fini, la propreté, la
géométrie hardie de ce nou-
vel art machinique. Comparer
cette puissance énorme et im-
personnelle aux milliers de mi-
sérables qui travaillaient sous
le fouet a la construction des
Pyramides.~ll y a la les bases
dune vie de citoyen libre,
grace a l’éducation et au ser-
vice public continu, — 4a con-
dition que Vhomme maitrise
les forces de désintégration
internes et externes qui le me-
nacent encore.
LA PHASE NEOTECIINIQUE
vivants. Les études des physiologistes complétérent celles des
physiciens.
La croyance en la navigation aérienne vint directement des
recherches du laboratoire de physiologie. Aprés Léonard, les
scules études scientifiques sur le vol, jusqu’aux travaux de
J. B. Pettigrew et E. J. Marey vers 1860, furent celles du phy-
siologiste Borelli, dont le De Motu Animalium fut publié en 1680.
Pettigrew, un pathologiste d’Edimbourg, étudia en détail le mou-
vement chez les animaux, et il démontra que la marche, la nata-
tion et le vol étaient en réalité des modifications d’un méme
mouvement. « II n’est pas absurde, dit-il, de comparer I’aile au
repos ou en mouvement au tranchant de I’hélice employé en ma-
rine », et que « le poids... au lieu d’étre un obstacle au vol
artificiel lui est absolument nécessaire. » De ces recherches, Pet-
tigrew et, de son cété, Marey conclurent qu’il était possible a
homme de voler.
Les planeurs utilisant comme propulseur le nouveau matériau,
le caoutchouc, joucrent un réle important. Pénaud 4 Paris, Kress
a Vienne, et plus tard Langley aux U.S.A., les utilisérent. Mais
la note finale, nécessaire a la stabilité du vol, fut apportée par
deux mécaniciens de |’industrie de la bicyclette, Orville et Wil-
burn Wright. Ils étudierent le vol des oiseaux qui planent,
comme les mouettes et |’épervier, et découvrirent que la cam-
brure des extrémités de l’aile assurait la stabilité latérale. D’au-
tres améliorations dans les planeurs ont été associées non seule-
ment a la perfectign mécanique des ailes et des moteurs, mais a
V’étude du vol d’autres oiseaux, le canard par exemple, et du
mouvement des poissons dans I’eau.
Le cinéma, lui aussi, est essentiellement la combinaison d’élé-
ments dérivés de |’étude des organismes vivants. Le premier fut
la découverte de la persistance rétinienne donnant l’illusion du
mouvement, par le physiologiste Plateau, dans ses recherches sur
la succession des images. A la suite de ces travaux, la succession
des dessins passés rapidement devant les yeux devint un jouet
d’enfant populaire, le kaléidoscope et le zootrope. Le nouveau
pas fut l’ceuvre d’un Francais, Marey, qui photographia les
mouvements des quadrupédes et des hommes. Il commenca ses
recherches en 1870, et finalement les projeta sur un écran en
1889. Pendant ce temps, Edward Muybridge, 4 la suite d’un pari
avec un amateur de chevaux, Leland Stantford, entreprit de pho-
tographier les mouvements d’un cheval, puis ceux d’un beeuf,
d’un taureau, d’un chien de chasse, d’un daim et de différents
oiseaux. En 1887, Edison, qui connaissait ces expériences, fit
pour l’ceil ce qu’il avait déja fait pour Voreille et il en résulta
Vinvention du cinéma, progrés qui dépendit 4 son tour de I’in-
vention des films en celluloid vers 1880-1890.

227
TECHNIQUE
YicliNIQUE ET CIVILISATION
~

Le téléphone de Bell a une dette semblable envers la physio-


nomie et le jeu humain. Von Kempelen avait inventé en 1778 un
automate qui pronongait quelques mots. Une machine semblable,
Euphonia, inventée par le professeur Faber, fut exposée a Lon-
dres. Le vieux Bell engagea Alexandre et son frére 4 fabriquer
un automate parlant. Imitant la langue-et les parties élastiques
de la gorge avec du caoutchouc, ils firent une machine parlante
assez bonne. Le grand-pére d’Alexandre Bell s’était consacré a
la correction des défauts de prononciation, son pére, A. M. Bell,
inventa un systéme de parole visible et s’intéressa 4 la culture
de la voix, lui-méme étudia scientifiquement la production de la
voix et fit de grands progrés en apprenant a parler 4 des sourds-
muets. Le téléphone est né de ces connaissances physiologiques
et de ces intéréts humains, avec |’aide d’Helmholzt en physique.
Le récepteur, suivant le conseil d’un chirurgien de Boston, le
D' C. J. Blake, fut modelé directement sur les os et le tympan
de 1l’oreille humaine.
L’intérét pour les organismes vivants ne se limita pas aux
machines spécifiques qui imitaient |’ceil ou l’oreille. Du monde
organique naquit une idée enti¢rement étrangére a l’esprit paléo-
technique, l’importance de la forme.
On peut réduire en poudre un diamant ou un morceau de
quartz. Bien qu’il ait perdu sa forme spécifique cristallisée, les
particules conservent toutes leurs propriétés chimiques et la plu-
part de leurs propriétés physiques. C’est toujours du carbone ou
du silicate. Mais l’organisme qui est broyé et perd sa forme
n’est plus un organisme. Non seulement il a perdu ses propriétés
spécifiques de croissance, de renaissance et de reproduction, mais
la constitution chimique de ses parties a subi un changement.
On peut dire que l’organisme le plus inférieur, l’amibe classique,
est une masse informe. L’importance technique de la forme a
été négligée pendant la phase paléotechnique.
Mais pour les artisans mécaniciens comme Maudsley, le raffi-
nement esthétique de la machine n’avait aucun intérét, ou s’il en
apparut, ce fut une intrusion comparable a celle des ornements
doriques ou gothiques entre 1830 et 1860. A l’exception des appa-
reils spécifiquement éotechniques, comme le clipper, la forme
importait peu. En 1865, le Révérend D" Samuel Calthrop prit
un brevet pour une locomotive aérodynamique; mais Knight,
auteur du Dictionnaire des Arts mécaniques, la décrit et ne cite
le perfectionnement que pour le dénigrer. « Il n’y a 1A rien d’in-
téressant », dit-il avec un froid mépris.
Ac lieu d’essayer d’obtenir un meilleur rendement~en modifiant
la forme de la machine, le paléotechnicien mettait sa foi dans
une consommation d’énergie plus importante et une taille plus
grande.

228
LA PHASE NEOTECHNIQUE

La forme ne recommenca A jouer un réle qu’avec les machines


spécifiquement néotechniques comme l’aéroplane, et les études
scientifiques sur la résistance de l’air qui suivirent de prés.
Les machines, qui avaient trouvé leurs formes propres indépen-
damment des formes organiques, devaient alors reconnaitre l’éco-
nomie supérieure de la nature. A l’expérience, la téte aplatie et
la longue queue effilée de nombreuses espéces de poissons s’a-
vérent contre l’intuition naive, comme la forme la plus écono-
mique pour se déplacer dans |’eau ou dans I’air.
Pour les déplacements sur terre, la forme de la tortue faite
pour se mouvoir sur des fonds vaseux s’imposa a l’ingénieur.
L’utilisation des courbes aérodynamiques pour la carlingue des
aéroplanes — pour ne rien dire des ailes — augmenta leur force
ascensionnelle sans nécessiter un seul C.-V. de plus. Le méme
principe, appliqué aux locomotives et aux automobiles, en éli-
minant les points de résistance 4 l’air, abaisse la quantité d’éner-
gie nécessaire et augmente la vitesse. Le chemin de fer bénéficie
de la connaissance des formes vivantes grace 4 l’aéroplane, et il
peut méme rivaliser 4 égalité avec son successeur.
Bref, l’organisation esthétique intégrale de la machine devient,
dans 1|’économie néotechnique, |’étape finale pour assurer le ren-
dement. Alors que l’esthétique de la machine dépend moins de
facteurs subjectifs que l’esthétique d’une peinture, il y a au fond
un point qu’elles doivent toutes deux affronter : notre émotion,
notre conception du rendement et de la beauté, dérivent beau-
coup, dans les deux cas, de nos réactions envers le monde de
la vie, ot l’adaptation correcte des formes a si fréquemment sur-
vécu. Le coup d’ceil pour la forme, la couleur, l’aptitude, que
V’éleveur de bétail et l’horticulteur ont jusqu’ici partagé avec
l’artiste, est parvenu jusqu’a l’atelier et le laboratoire. On peut
juger une machine avec les critéres que !’on appliquait 4 un tau-
reau, a un oiseau, A une pomme. Dans I’art dentaire, l’apprécia-
tion de la fonction physiologique essentielle des formes naturelles
des dents a modifié toute la technique des soins. On a rejeté la
mécanique et l’esthétique grossiére du début. Le nouvel intérét
pour la forme récuse directement l’idéologie aveugle de la pé-
riode précédente. On pourrait renverser la parole d’Emerson et
dire, & la lumiére de la technologie nouvelle, que le nécessaire
ne peut jamais étre séparé du beau. Je reviendrai sur ce point
quand je discuterai de |’assimilation de la machine.
Il faut noter un autre phénoméne qui est lié a la machine et
au monde de la vie dans la phase néotechnique : le respect pour
les quantités infinitésimales, auparavant non décelées ou invisi-
bles, restant quelquefois au dela du seuil de la conscience, — le
réle joué dans la métallurgie par les alliages précieux, celui des
petites quantités d’énergie dans les récepteurs de radio, des hor-

229
TECHNIQUE ET CIVILISATION

mones dans le corps, des vitamines dans le régime, des rayons


ultra-violets dans la croissance, des bactéries et des virus fil-
trants dans la maladie. Dans la phase néotechnique, |’importance
n’est plus symbolisée par le volume. L’attention portée aux petites
quantités conduit par habitude 4 un plus grand raffinement dans
toutes les branches de I’activité. Le bolometre de Langley est
sensible A un millionniéme de degré centigrade, le thermométre
a mercure au milliéme de degré seulement. L’appareil de Tucker-
man peut lire le millionniéme de pouce — la déformation d’une
brique tenue 4 la main — alors que le crescographe grossissant de
Bose enregistre une vitesse de croissance aussi lente que
1/100.000° de pouce par seconde. Subtilité, finesse, délicatesse,
caractérisent maintenant tout le champ de la pensée scientifique.
Cela provient en partie du raffinement des méthodes techniques
et en retour les a approfondies. On constate ce changement dans
les points de l’expérience humaine. Depuis l’accent que met la
psychologie sur les traumatismes jusque-la ignorés, jusqu’au
remplacement du régime calorique pur, basé uniquement sur le
contenu énergétique, par le régime équilibré comprenant méme
les quantités infinitésimales d’iode et de cuivre qui sont néces-
saires & la santé. En un mot, le quantitatif et le mécanique sont
enfin plus sensibles & la vie.

De la destruction La période paléotechnique, nous }’a-


@ la conservation vons noté, a été marquée par une
dépense impitoyable des ressources.
Absorbés par la poursuite de profits immédiats, les nouveaux
exploitants n’accordaient aucune attention au milieu qui les
entourait ni aux conséquences futures de leurs actes. « Que pou-
vait bien leur faire la postérité. » Dans leur hate, ils se dépasseé-
rent eux-mémes. Ils jetaient l’argent dans les riviéres, le lais-
saient échapper en fumée, se retardaient eux-mémes avec leur
propre liti¢re et leurs propres ordures, épuisaient prématurément
les terres cultivables dont dépendaient leur nourriture et leurs
mati¢res premieres.
La phase néotechnique, avec ses connaissances chimiques et
biologiques plus riches, affronte ce gaspillage. Elle tend A rem-
placer J’exploitation destructive du début par l’emploi économe
et conservateur de l’environnement naturel. D’une facon con-
eréte, la conservation et l’utilisation des vieux métaux, des
débris de caoutchouc et des scories signifient le nettoyage du
paysage, la fin des ordures paléotechniques. L’électricité facilite
cette transformation. Les hautes cheminées de l'industrie paléo-
technique commencent 4 disparaitre. Grace a l'électricité, le ciel
clair et lee eaux propres de la phase éotechnique réapparaissent.

230
jz LA PHASE NEOTECHNIQUE

L’eau qui se précipite sur les palettes immaculées de la turbine,


au contraire de l'eau chargée de la poussi¢re de charbon ou du
rebus des anciennes usines chimiques est aussi pure qu’A la
source. La houille blanche, d’ailleurs, donne naissance A une
géo-technique : protection des foréts, régularisation du cours des
torrents, construction de digues et de réservoirs. La transforma-
tion & grande échelle de la vallée du Tennessee, aux U.S.A. de-
puis 1934, en est la preuve : changement technique aux multiples
aspects concu et exécuté en tenant le plus grand compte des buts
sociaux et politiques.
Dés 1866, George Perkins Marsh, dans son livre classique sur
L’Homme et la Nature, dénongait les grands dangers du déboi-
sement et de |’érosion du sol qui s’ensuivait. Il y avait 1A une
forme primaire de gaspillage, le gaspillage de la précieuse couche
de sol arable et d’humus, dont sont recouvertes les régions les
plus favorisées du monde. Ceux qui épuisérent les terres A blé et
a coton pour fournir a meilleur marché du pain et des textiles
aux classes ouvri¢res coupérent littéralement I’herbe sous leurs
pieds. Ces méthodes étaient si fortement enracinées que méme
en Amérique une génération aprés le livre de Marsh on n’avait
encore pris aucune mesure efficace pour combattre ce gaspillage.
La fabrication de la pate a papier a partir du bois accéléra le
dépouillement de la forét. Destruction du bois et destruction du
sol allaient de pair.
Au XIX® siécle, une série d’expériences désastreuses com-
menga A attirer l’attention sur le fait que la nature ne pouvait
étre impitoyablement envahie et la vie sauvage inconsidérément
exterminée par l’homme sans qu’il attire sur sa téte des maux
pires que ceux qu'il éliminait. Les recherches écologiques de
Darwin et des biologistes qui suivirent établirent le concept de
l’enchevétrement de la vie des interrelations complexes de la for-
mation géologique, du climat, du sol, des végétaux, des ani-
maux, des protozoaires et des bactéries qui maintenaient une
adaptation harmonieuse des espéces A l’habitat. Abattre une
forét, introduire une nouvelle espéce d’arbres ou d’insectes, pou-
vait mettre en mouvement une série de conséquences lointaines.
Pour maintenir l’équilibre écologique d’une région, il ne fallait
plus exploiter et exterminer aussi impitoyablement que les pion-
niers l’avaient généralement fait. Bref, la région avait les carac-
téristiques d’un organisme individuel, elle avait diverses métho-
des pour affronter les déformations et maintenir son équilibre.
La transformer en une machine spécialisée pour produire une
seule catégorie de marchandises : blé, arbres ou charbon, oublier
son potentiel multiple d’habitat pour une vie organique, c’était
finalement bouleverser et compromettre la fonction économique
unique qui paraissait si importante.

231
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Quant au sol lui-méme, la phase néotechnique a amené d’im-


portants changements dans sa conservation, L’un d’entre eux
est l’utilisation des excréments humains comme engrais, contras-
tant avec la méthode dispendieuse de déversement dans les cours
d’eau et sur les cétes, qui perdait les précieux composés azotés.
Les usines de transformation des eaux d’égouts, plus largement
et systématiquement introduites en Allemagne, évitent non seu-
lement un mauvais usage de l’environnement, mais l’enrichissent
et le fertilisent. Dans le camp américain construit pendant la
récente guerre en Angleterre, les eaux usées servaient 4 des fins
agricoles et les gaz dégagés étaient employés au chauffage et 4
l’éclairage®. La présence de telles usines est l’un des caractéres
distinctif du milieu néotechnique. Le second progrés important
c’est la fixation de l’azote. A la fin du XIX® siécle, l’existence
de l’agriculture semblait menacée par le proche épuisement des
gisements de nitrates du Chili. Peu aprés, divers procédés de
fixation de l’azote furent découverts. Le procédé de l’arc élec-
trique (1909) exige de 1l’éfectricité A bon marché. Mais la syn-
thése de l’ammoniaque, introduite par Haber en 1910, amena un
nouvel usage du four 4 coke. La découverte de bactéries nitro-
génes dans les nodosités des racines de certaines plantes, comme
le pois, le tréfle, le soja est caractéristique de la nouvelle tech-
nologie. Quelques-unes de ces plantes étaient employées par les
Romains et les Chinois pour la régénération du sol. Mais leur
fonction spécifique de restitution de l’azote fut définitivement
établie. Cette découverte fit disparaitre des cauchemars paléo-
techniques, celui de l’épuisement imminent des terres. Ces phé-
nomeénes illustrent un autre fait néotechnique : la solution tech-
nique de ces problémes n’est pas nécessairement limitée a la
physique ou la mécanique. L’électro-physique offre une solution,
la chimie en offre une autre, et la physiologie des plantes une
troisiéme.
La fixation de l’azote a beaucoup plus amélioré les rendements
agricoles que toutes les excellentes inventions qui ont activé le
labour, le hersage, l’ensemencement, la culture ou !a récolte. De
telles connaissances — comme celle des formes optima pour les
corps en mouvement — caractérisent la phase néotechnique. Si
d’une part, les progres néotechniques perfectionnent la machine
automatique et étendent ses opérations, de |’autre ils suppriment
les complications de la machine dans les.domaines ot elle n’est
pas nécessaire. Un champ de soja, dans un cas déterminé, peut
remplacer un chemin de fer transcontinental, un»stock A San
Francisco, un port, une ligne de chemin de fer et une mine du
.

5. Phrase ajoutée par l’auteur en 1946. (N.d.T.)

232
LA PHASE NEOTECHNIQUE
Chili, pour ne rien dire de la main-d’ceuvre nécessaire pour
coordonner ces machines et ces appareils. Cette généralisation
est vraie pour d’autres domaines que l’agriculture. Un des pre-
miers perfectionnements apporté par Frederick Taylor sous le
nom d’organisation scientifique n’impliquait qu’un changement
de gestes et d’habitudes chez les manceuvres qui transportaient
des gueuses de fonte. Pareillement un meilleur mode de vie et
un environnement mieux aménagé élimine le besoin de rayons
ultra-violets, de culture physique ou de reméde contre la consti-
pation, et la connaissance du régime alimentaire a supprimé
— sauf dans les cas désespérés de maladies 4 la mode — les opé-
rations d’estomac.
Alors que la croissance et la multiplication des machines a
caractérisé la période paléotechnique, on peut presque affirmer
que le raffinement, la diminution et 1’élimination partielle de la
machine caractérise |’économie néotechnique qui est en train d’é-
merger. La réduction de la machine aux domaines dans lesquels
elle rend des services uniques et indispensables, est la consé-
quence nécessaire de notre meilleure compréhension de cette ma-
chine et du monde dans lequel elle fonctionne.
La conservation de l’environnement a encore un autre aspect
éotechnique : la construction, en agriculture, d’un environnement
artificiel approprié, Jusqu’au XVII® siécle, le plus important
artifice de l-homme était probablement la ville. Mais alors les
procédés qu’il a employés pour sa propre domestication furent
appliqués en agriculture dans la construction de serres. Au
XIX® siécle, la production du verre augmentant et la connais-
sance empirique des terres se répandant, la culture en serre des
fruits et légumes se développa. Non content de prendre la Nature
comme elle vient, l’agriculteur néotechnique cherche 4 déterminer
les conditions exactes de sol, température de fermentation et
d’insolation qui sont nécessaires 4 chaque espéce qu’il cultive.
Dans les cnassis et les serres, il crée ces conditions.
Cette agriculture délibérée et systématique apparait aujour-
d’hui particuli¢érement en Hollande, en Belgique, au Danemark
et dans le Wisconsin pour les produits laitiers. Parallélement A
l’expansion de |’industrie moderne dans le monde, l’agriculture
tend A se régulariser — grdce A la production bon marché du
verre et des chassis métalliques, pour ne rien dire des rempla-
cants synthétiques du verre, qui laissent passer les rayons ultra-
violets — on a la perspective de faire de l’agriculture une occu-
pation de toute l’année, diminuant ainsi les transports néces-
saires pour les fruits et légumes frais, et de cultiver les fruits et
légumes tropicaux. Dans cette nouvelle phase, la quantité de
terre disponible n’est pas aussi importante que sa qualité et que
la maniére de s’en servir.

233
TECHNIQUE ET CIVILISATION

L’interrelation des activités rurales et urbaines suit nécessai-


rement l’industrialisation partielle de l’agriculture. Méme sans
l'emploi des serres, |’expansion de la population en pleine cam-
pagne est une conséquence de l’industrie néotechnique en cours
de réalisation. Cela entraine la possibilité d’adapter la production
industrielle aux variations saisonniéres du travail que la nature
impose A l’agriculture. Comme Il’agriculture devient plus indus-
trialisée, non seulement les types extrémes du paysan et du fau-
bourien tendent 4 diminuer, mais les rythmes des deux occupa-
tions se rapprochent et se modifient l’un l’autre. Si l’agriculture,
libérée de l’incertitude du temps et des invasions d’insectes, est
plus réguliére, le cours organique de la vie peut modifier le
rythme de l’organisation industrielle. Une pointe de printemps
dans 1’industrie mécanique, quand les champs appellent la main-
d’ceuvre, peut étre considérée, non seulement comme le signe
d’une mauvaise préparation du travail! mais comme un sacrilege.
Les gains humains a tirer de ce mariage entre la ville et la cam-
pagne, l’industrie et l’agriculture, ont été constamment recher-
chés par les meilleurs esprits du XIX° siécle, bien que 1’Etat en
soit A une distance astronomique. Le communiste Marx, le tory
social Ruskin et l’anarchiste Kropotkine étaient d’accord sur
ceite politique. C’est aujourd’hui un des objectifs évidents d’une
économie rationnellement concue.

Le pseudomorphisme En parlant de la phase néotechnique,


actuel. je me suis attaché plus A la descrip-
tion et a l’actualité qu’A la prophétie
et au potentiel. Mais qui dit A en néotechnique dit aussi B, et
c’est aux possibilités et conséquences sociales de l'économie néo-
technique, plutét qu’a ses instruments techniques, que j’ai 1’in-
tention de consacrer les deux derniers chapitres de ce livre.
Il y a cependant une autre difficulté pour traiter cette phase.
C’est que nous sommes en pleine transition. Les connaissances
scientifiques, les machines et utilités, les méthodes techniques,
les habitudes de vie et les fins humaines qui appartiennent a cette
économie sont loin de dominer notre civilisation actuelle, En
fait, dans les grandes régions industrielles d’Europe occidentale
et d’Amérique, et sur les territoires qu’elles contrélent, la phase
paléotechnique est encore intacte et ses caracttres essentiels pré-
dominent, bien que beaucoup des machines qu'on emploie soient
néotechniques ou aient été fabriquées avec des méthodes néo-
techniques (l’électrification des systtmes ferroviaires, par exem-
ple), Cette persistance des pratiques paléotechniques montre
bien la tendance originale, anti-organique de la machine. Com-
bats, or, vie brimée, nous continuons a aderer les dieux jumeaux

234
LA PHASE NEOTECHNIQUE
Mammon et Moloch, pour ne rien dire des dieux infiniment plus
sauvages des tribus.
Au cceur d’une crise économique mondiale, qui a commencé
en 1929, On ne met pas encore en doute la valeur de ce qui s’est
effondré, bien que les timides avocats de ce qui n’est plus n’aient
aucun espoir de la reconstituer. Dans la Russie des soviets, le
seul pays qui ait magnifiquement tenté de renverser les intéréts
pécuniaires, méme dans cette Russie soviétique, les éléments de
la phase néotechnique ne sont pas clairs. En dépit de l’intuition
de Lénine « électrification + socialisme = communisme » 1’ado-
ration de la taille et de la puissance mécanique grossiére, 1’intro-
duction d’une technique militariste A la fois dans le gouverne-
ment et dans l’industrie, vont de pair avec les saines réalisations
néotechniques en hygiéne et en éducation. D’un cédté, un plan-
ning scientifique de l’industrie, de l’autre la culture mécanique-
ment concue a la fagon du bonanza farming de |’Amérique vers
1870.., La de grands centres d’énergie électrique et une décentra-
lisation potentielle dans les cités-jardins, ici l’introduction d’in-
dustries lourdes dans Moscou la métropole caduque et conges-
tionnée et le gaspillage d’énergie encore plus grand par la cons-
truction de métros cofiteux qui augmentent cette congestion. On
observe en U.R.S.S., quoique sous d’autres aspects que dans les
pays non communistes, la méme confusion, les mémes contradic-
tions, quelques-unes des survivances funestes qui prévalent ail-
leurs. D’ot vient cet échec de la machine ?
La réponse implique quelque chose de plus complexe qu’un
retard culturel. Elle est mieux expliquée, je crois, par le concept
qu’Oswald Spengler a mis en avant dans le second volume du
Déclin de l’Occident : le concept du pseudomorphisme culturel.
Spengler fait allusion au fait courant en géologie d’une roche
qui conserve sa structure aprés que certains éléments en ont été
érodés et remplacés par une matiére entiérement différente. Puis-
que la structure apparente de la roche ancienne subsiste, le nou-
veau produit est appelé un pseudomorphe. Une métamorphose
analogue est possible dans la culture. Des forces, des institutions,
des activités nouvelles, au lieu de se cristalliser indépendam-
ment suivant leur propre forme, peuvent s’insérer dans la struc-
ture d’une civilisation existante. C’est peut-étre le point essentiel
de notre situation actuelle. Notre civilisation n’est pas encore
entrée dans la phase néotechnique. Si plus tard un historien vou-
lait employer la terminologie actuclle, il appellerait sans doute
cette transition une période mésotechnique. Nous vivons encore,
comme dirait Mathew Arnold, entre deux mondes : un monde
mort et un autre qui ne parvient pas a naitre.
Quel a été en effet le résultat total de toutes ces grandes dé-
couvertes et inventions scientifiques, de tous ces intéréts plus

235
TECHNIQUE ET CIVILISATION

organiques, de tous les raffinements et de toutes les délicatesses


de la technique? Nous avons seulement utilisé nos nouvelles
machines et notre puissance pour prolonger des phénoménes qui
avaient commencé sous les auspices de l’entreprise capitaliste et
militaire. Nous ne les’ avons pas employées 4 conquérir ces for-
mes d’entreprise et A les soumettre A des buts plus vitaux et plus
humains. Des exemples de pseudomorphismes peuvent étre cités
dans chaque branche : dans la croissance des cités, nous avons
par exemple employé les transports 4 essence ou 4 électricité
pour augmenter la congestion, conséquence de la concentration
capitaliste ou charbon et de la vapeur. Les moyens nouveaux ont
servi A étendre la superficie et la population des métropoles dé-
solées, inefficaces et humainement défectueuses. En architecture
les charpentes métalliques, qui pourraient permettre l’emploi du
verre, et un meilleur ensoleillement, ont été employées en Amé-
rique pour augmenter le surpeuplement des constructions et la
suppression de 1’ensoleillement. L’étude psychologique du com-
portement humain sert A inciter les gens 4 accepter les marchan-
dises que leur offrent d’astucieux publicistes, alors que la
science, telle qu’elle est appliquée au National Bureau of Stan-
dard de Washington, indique le niveau mesurable que doivent
atteindre les marchandises dont la valeur ne peut étre fixée sui-
vant des méthodes subjectives.
Le planning et la coordination de |’entreprise de production,
qui sert les banques privées plus que le public, deviennent une
méthode pour préserver le monopole de groupes financiers pri-
vilégiés ou de pays privilégiés. L’économie de main-d’ceuvre, au
lieu d’augmenter le montant total des loisirs, est un moyen de
maintenir dans la pauvreté une fraction grandissante de la popu-
lation. L’avion, au lieu de favoriser les voyages et les échanges
entre pays, a augmenté la crainte (entre eux). En tant qu’ins-
trument de guerre, combiné aux derniéres réalisations dans les
gaz nocifs, il promet une extermination impitoyable que l’>homme
jusqu’alors n’avait pu appliquer ni aux punaises ni aux rats.
Le raffinement néotechnique de la machine, s’il n’est pas lié A
des fins sociales élevées, ne fait que magnifier les possibilités de
dépravation et de barbarie ®.
Non seulement les anciennes formes techniques ont freiné le
développement de l’économie néotechnique, mais les nouvelles
inventions ont souvent servi A maintenir, A renouveler, A stabi-
liser la structure de l’ordre ancien. Des intéréts politiques et
Ge ae ~

6. Bien que les gaz nocifs soient maintenant périmés aprés |’action
plus effrayante des bombes incendiaires et des grands explosifs, pour
ne rien dire de cet instrument absolu d’extermination, Ja bombe ato-
mique, l’esprit de ce passage a été souligné par les événements des
quatorze derniéres années (1946).

236
LA PHASE NEOTECHNIQUE
financiers sont investis dans un équipement technique périmé. Ce
conflit latent entre les affaires et l’industric, que Veblen a admi-
rablement analysé dans The Theory of Business Enterprise, est
accentué par le fait que de grands capitaux sont engloutis dans
les machines vétustes et les utilités onéreuses. L’investissement
financier, qui a l’origine accéléra |’invention, prolonge maintenant
l’inertie technique. De 1a le retard pour introduire le téléphone
automatique, de 14 les modes superficielles dans 1l’automobile,
plutét que l’étude et l’application des principes de 1’aérodyna-
mique pour le confort, la vitesse et 1’économie. De 14, l’achat
continuel de brevets pour des perfectionnements qui sont tran-
quillement supprimés par les monopoles.
Et cette répugnance, cette résistance, cette inertie ont bien leur
raison. L’ancien a tout lieu de craindre la supériorité du nou-
veau. L’industrie néotechnique planifiée et intégrée promet un
rendement tellement supérieur A l’ancienne que pas une seule
institution attachée & une économie parcimonieuse ne pourra
subsister dans une économie d’abondance, surtout pas les insti-
tutions qui limitent la propriété et les dividendes A une petite
fraction de la population, absorbant ainsi le pouvoir d’achat par
des réinvestissements excessifs dans l’entreprise industrielle et
ajoutant 4 son expansion excessive. Ces installations sont incom-
patibles avec une production et une distribution planifiée des
nécessités de la vie, pour l’avantage de toute la communauté.
Les valeurs financiéres et les biens réels ne peuvent étre le pri-
vilége des capitalistes privés par qui et pour qui le capitalisme
a été liée 4 l’origine.
ll n’est pas étonnant que ceux qui contrdlent la destinée des
sociétés industrielles, banquiers, hommes d’affaires et politiciens,
aient toujours freiné la transition, souhaitent limiter les dévelop-
pements néotechniques et éviter les changements radicaux qui
doivent se produire dans tout le milieu social. Le pseudomor-
phisme actuel est socialement et techniquement de troisiéme
ordre. I! ne représente qu’une fraction de l’efficacité qui sera
celle de la civilisation néotechnique, pourvu qu’elle produise enfin
ses propres formes, contréles, directions et schémas institution-
nels. Aujourd’hui, au lieu de trouver ses formes, nous avons em-
ployé notre talent et notre invention de fagon 4 donner un nou-
veau souffle de vie A beaucoup des institutions capitalistes et mili-
taristes de la période révolue. C’est le caractére le plus évident
de l’ordre présent. C’est pourquoi nombre des machines et des
institutions qui prétendent étre « nouvelles », ou en « avance »
ou « progressistes » ne le sont souvent que dans le sens ot un
navire de guerre moderne est nouveau ou en avance. Elles peu-
vent en fait étre réactionnaires et faire obstacle a |’intégration
nouvelle du travail, de la vie et de l’art que nous devons cher-
cher et créer.
CHAPITRE VI

PHENOMENES DE COMPENSATION
ET: CHOCS -EN «RETOUR

Résumé Chacune des trois phases de la civili-


des réactions sociales, sation machiniste a laissé son em-
preinte sur la société, chacune a
changé le paysage, modifié le tracé des villes, employé certaines
ressources et en a délaissé d’autres, favorisé certains types de
marchandises et certains champs d’activité, et transformé I’héri-
tage technique commun. C’est la somme globale de ces phases,
confuses, emmélées, contradictoires, annulant ou multipliant
leurs forces, qui constitue notre civilisation mécanique actuelle.
Quelques aspects de cette civilisation sont en train de disparattre.
D’autres subsistent, mais on n’y pense pas. D’autres encore en
sont au premier stade de développement. Appeler cet héritage com-
pliqué l’Age de l’énergie ou |’4ge de la machine, c’est cacher plus
de faits qu’on n’en révéle. Si la machine semble aujourd’hui do-
miner la vie, c’est seulement parce que la société est encore plus
désagrégée qu'elle ne l’était au XVII® siécle.
La machine, par ces transformations positives de |’environne-
ment, a provoqué contre elle les réactions de la société. Bien
qu’elle ait été préparée par une longue période de germination
culturelle, la machine a rencontré l’inertie et la résistance. En
général, les pays catholiques l’ont acceptée moins vite que les
pays protestants, et les régions agricoles l’ont assimilée beau-
coup moins complétement que les régions miniéres~ Des genres
de vie essentiellement hostiles & la machine ont subsisté : la
vie institutionnelle de |’Eglise, souvent subordonnée au capita-
lisme, est cependant restée étrangére aux intéréts qui ont sus-
cité le développement de la machine. Ainsi la machine a été,

238
PHENOMENES DE COMPENSATION

dans une certaine mesure, déviée ou transformée par les réac-


tions humaines qu'elle a provoquécs et auxquelles elle a été,
d’une maniére ou d’une autre, obligée de se conformer, La ma-
chine a suscité de nombreuses adaptations sociales auxquelles les
premiers philosophes de l’industrialisme n’avaient pas pensé. Ils
s'attendaient 4 ce que les anciennes institutions sociales de la
féodalité soient dissoutes par le nouvel ordre. Ils n’avaient pas
prévu qu’elles pourraient se cristalliser 4 nouveau.
D’ailleurs ce n’est guére que dans les traités d’économie poli-
tique que l’homo economicus et l’Age de la machine ont conservé
la pureté de leur type idéal. Avant méme que la période paléo-
technique soit en marche, leurs images étaient déja ternies. La
libre concurrence était freinée au départ par les accords commer-
ciaux et l’action antisyndicaliste des industriels — méme de
ceux qui la réclamaient 4 grands cris. La croisade contre la ma-
chine, conduite par les philosophes, les poétes, les artistes, appa-
rut au moment méme ou les forces de |’utilitarisme semblaient le
plus cohérentes et confiantes. Le succés du machinisme ne fit
qu’accroitre la prise de conscience des valeurs qui n’étaient pas
comprises dans l’idéologie mécaniste — valeurs qui dérivent
non de la machine, mais des autres domaines de la vie. Pour
apprécier & sa juste valeur ce que la machine a apporté a la
civilisation, il faut faire ressortir ces résistances et ses compen-
sations.

La routine mécanique. Que le lecteur veuille bien examiner


pour son compte le rédle que joue la
routine mécanique et les appareils mécaniques de son é€poque,
depuis le réveille-matin qui interrompt son sommeil jusqu’au pro-
gramme de radio qui l’endort. Pour lui éviter l’ennui de cette
récapitulation, je me propose de résumer les résultats de ces
recherches et d’en analyser les conséquences.
Le premier caractére de notre civilisation machiniste moderne,
c’est sa régularité dans le temps. Dés le réveil, le rythme de la
journée est ponctué par la pendule. Malgré 1’effort ou la fatigue,
la répugnance ou l’apathie, la maisonnée se léve peu aprés s’étre
couchée. Un retard au lever est pénalis¢ par une hate suppleé-
mentaire pour prendre le petit déjeuner ou pour attraper le train.
A la longue, cela peut faire perdre sa place ou compromettre la
réussite des affaires. Le petit déjeuner, le déjeuner, le diner ont
lieu A heure fixe et ont une durée limitée. Un million de per-
sonnes accomplissent ces fonctions dans le méme laps res-
treint de temps, et on ne tient guére compte de ceux qui vou-
draient prendre leurs repas en dehors de cet horaire régulier. La
ponctualité et la régularité du régime mécanique tendent 4 gran-

239
TECHNIQUE ET CIVILISATION

dir avec l’organisation elle-méme. L’horloge de pointage vérifie


les entrées et sorties de chaque ouvrier, et celui qui est tenté par
la péche a la truite ou la chasse aux canards sauvages découvre
que ces impulsions sont aussi mal considérées que |’ivrognerie.
S’il veut les suivre, il doit rester dans le domaine moins réglé
de l’agriculture. « Le tempérament réfractaire des ouvriers leur
faisait atteindre le paroxysme de l’irrégularité », notait Ure, il y
a un siécle, avec une pieuse horreur; leur tempérament a été bien
maitrisé depuis.
Dans le régime capitaliste, le temps n’est pas seulement le
moyen de coordonner des fonctions compliquées, c’est aussi,
comme l’argent, une marchandise indépendante ayant sa valeur
propre. Le maitre d’école, l’avocat, et méme le chirurgien, avec
son programme d’opérations, accomplissent leur tache suivant
un emploi du temps presque aussi rigoureux que celui d’un mé-
canicien de locomotive. Dans les accouchements, la patience,
plus que les instruments, est nécessaire pour une délivrance nor-
male et heureuse, et c’est l’une des meilleures garanties de sécu-
rité contre l’infection dans les cas difficiles. L’intervention méca-
nique du chirurgien impatient de continuer ses visites semble
étre en grande partie responsable du discrédit dans lequel sont
tombés les médecins américains pourvus d’appareils sanitaires,
en comparaison avec les sages-femmes qui n’essayent pas de
brusquer le processus de la nature. La régularité dans certaines
fonctions physiques, comme la nutrition et l’assimilation, peut
contribuer 4 maintenir en bonne santé; mais dans d’autres cas,
tels que le jeu, les relations sexuelles et autres formes de récréa-
tions, la force de l’élan est plus irréguliére que périodique. La,
les habitudes créées par |’horloge ou le calendrier peuvent émous-
ser ou faire dépérir 1’élan.
Il s’ensuit qu’une civilisation machiniste complétement réglée,
comptée, ne garantit pas nécessairement le maximum de rende-
ment. Le temps établit un point de repére utile et sert 4 coor-
donner des groupes ou des fonctions qui n’ont pas d’autre cadre
commun di’activité. Dans la vocation de l’individu, une telle
régularité peut favoriser la concentration et économiser 1’effort.
Mais la faire régner arbitrairement sur les autres fonctions
humaines, c’est soumettre l’existence au temps et étendre l’ombre
de la prison sur une trop grande partie du comportement
humain. La régularité qui entraine l’apathie et 1l’atrophie, cet
ascétisme qui était la ruine du monastére comme de l’armée,
coate aussi cher que l’irrégularité qui entraine le désordre et la
confusion — savoir profiter de l’accidentel, de l’imprévisible, de
Pirrégulier est aussi nécessaire, économiquement, que de savoir
utiliser le régulier. Les activités qui excluent les effets du hasard
perdent quelques-uns des avantages de la régularité.

240
PHENOMENES DE COMPENSATION
Bref, le temps mécanique n’est pas absolu. Un peuple main-
tenu dans une routine mécanique, en y sacrifiant la santé, le
confort et la félicité organique peut souffrir de cette discipline et
trouver la vie impossible s’il n’a pas des compensations plus
ardentes. Le fait que dans la ville moderne les relations sexuelles
sont limitées, pour les travailleurs de tous rangs et de tous
genres, aux heures du jour ot ils sont fatigués, ne peut accroitre
le rendement du travail qu’au prix d’un sacrifice trop lourd dans
l’équilibre personnel et organique. Si l’on parvient A diminuer
les heures de travail on aura l’occasion de retrouver par les jeux
corporels la vigueur qui s’est épuisée au service de la machine.
A coté de la régularité mécanique, il faut noter qu’une bonne
partie des éléments mécaniques A la mode annulent les effets du
temps et de la distance. La réfrigération des ceufs, par exemple,
s’efforce de répartir leur distribution plus uniformément que ne
le pourrait faire la poule elle-méme. La pasteurisation du lait
combat les effets du temps qui s’écoule entre la vache et le con-
sommateur lointain : la réfrigération ne fait qu’arréter le phéno-
méne de décomposition, et la pasteurisation retire au lait une
partie de sa valeur nutritive. Lorsque la population est plus proche
des centres ruraux qui produisent le lait, le beurre et les légu-
mes frais, tout l’appareil mécanique élaboré pour lutter contre
le temps et l’espace peut étre diminué dans une large mesure.
Partout on peut multiplier les exemples. Ils font ressortir un
point qui n’a généralement pas été reconnu par ces bizarres
apotres du capitalisme machiniste, qui considerent toute dépense
supplémentaire de force motrice ou toute nouvelle pi¢ce méca-
nique comme un bénéfice net et automatique pour le rendement.
Dans L’Instinct de l’Artisan, Veblen s’est demandé si la machine
4 écrire, le téléphone, l’automobile, tout en étant des réalisations
techniques appréciables, « n’ont pas gaspillé plus d’efforts et de
substance qu’elles n’en ont épargné », si on ne doit pas leur
attribuer une perte économique sensible, parce qu’elles ont aug-
menté le volume de correspondance, de communications et de
voyages au dela des besoins réels. Et M. Bertrand Russel a noté
que tout perfectionnement dans les transports élargit le champ
ou les gens sont contraints de se déplacer. Ainsi, un homme qui
mettait, il y a un siécle, une demi-heure pour se rendre a son
travail, mettrait encore aujourd’hui une demi heure pour arriver
4 destination parce que les inventions qui lui auraient permis
d’économiser du temps, s’il n’avait pas changé de situation, ont
annulé ce bénéfice en le faisant habiter trop loin.
Il faut encore noter que la coordination et les communications
instantanées brisent le temps et dispersent l’attention. Avant
1850, les difficultés de transport et de communications agissaient
comme un écran sélectif, empéchant qu’une personne soit tou-

241
TECHNIQUE ET CIVILISATION

chée par des stimulants plus nombreux qu’elle n’en pouvait ma-
nier. Il fallait un cas d’urgence pour qu’on regoive une commu-
nication lointaine ou qu’on soit obligé de faire le voyage soi-
méme. Cette lenteur de déplacement maintenait les échanges a
l’échelle humaine et sous un contréle défini. Aujourd’hui cet
écran a disparu. Le lointain est aussi prés que le proche. L’éphé-
mére, aussi accentué que le durable. Le nombre des choses qu’il
est possible de faire dans une journée a été augmenté par les
communications instantanées, mais le rythme en a été brisé. La
radio, le téléphone, le journal sollicitent l’attention. Parmi la
multitude des stimuli auxquels les gens sont soumis, il devient
de plus en plus difficile de choisir et de s’accorder 4 une partie
de Venvironnement — sinon a tout. L’homme ordinaire est
aussi soumis a ces interruptions que le savant ou l’homme d’af-
faires. Méme le repos de fin de semaine, rompant avec les taches
familiéres au profit de la réverie contemplative et qui fut une des
contributions de la religion occidentale 4 la discipline person-
nelle, devient une possibilité de plus en plus lointaine. L’aide
que la mécanique apporte a l’efficience, la coopération, 1’intelli-
gence, a été exploitée sans merci, par des pressions commer-
ciales et politiques. Mais, étant irréguliéres et désordonnées, elles
ont mis obstacle aux fins mémes qu’elles poursuivaient. Nous
avons multiplié la demande mécanique sans aucunement multi-
plier nos capacités humaines d’y répondre et de réagir intelli-
gemment devant elle. Les sollicitations extérieures successives
sont si fréquentes, si impérieuses et disproportionnées a leur
importance réelle que le monde extérieur s’amenuise et se
déforme progressivement. Au lieu d’une sélection active, il n’y
a plus qu’absorption passive finissant par l’état que Victor Bran-
ford appelait si heureusement un état de « subjectivité sura-
joutée ».

Matérialisme sans but. De cette recherche de la production


Puissance superflue. quantitative vient la tendance machi-
niste & concentrer l’effort exclusive-
ment sur la production de biens matériels. On accorde une impor-
tance disproportionnée aux moyens de vie physiques. Les gens
sacrifient leur temps et les plaisirs présents pour acquérir une
plus grande abondance de moyens physiques. Car on suppose
qu'il y a une relation é€troite entre le bien-étre et le nombre de
baignoires, d’automobiles ou de choses analogues que l’on peut
posséder. Cette tendance, non & satisfaire les besoins physiques
de la vie, mais a étendre indéfiniment la quantité d’équipement
matériel, n’est pas un caractére exclusif de la machine, parce
qu’elle était aussi l’accompagnement naturel des phases capita-

242
PHENOMENES DE COMPENSATION
listes dans les autres civilisations. Ce qui caractérise la machine,
c’est le fait que cet idéal, au lieu d’étre réservé & une classe,
s’est vulgarisé et répandu — du moins en tant qu’idéal —
dans toutes les couches de la société.
On peut définir cet aspect de la machine comme un « matéria-
lisme sans but ». Son principal défaut est de jeter une ombre de
reproche sur toutes les occupations et tous les intéréts non maté-
riels de l’humanité. En particulier, il condamne les intéréts libé-
raux, intellectuels et esthétiques, parce « qu’ils ne sont pas
utiles ». Le bienfait de l’invention, pour les naifs avocats de la
machine, c’est de supprimer le besoin d’imaginer. Au lieu d’a-
voir, en réve, une conversation avec un ami lointain, on prend
le téléphone et on substitue sa voix 4 l’imagination. Si l’on est
ému, au lieu de chanter ou d’écrire un poéme, on peut faire
marcher le phonographe. On ne dénigre pas le phonographe ou
le téléphone en disant que leur fonction spéciale ne remplace pas
la force de la vie imaginative, pas plus qu’une deuxiéme salle de
bains, si bien équipée soit-elle, ne remplace un tableau ou un
jardin. Le fait brutal est que notre civilisation est appréciée
maintenant d’aprés l’usage des instruments mécaniques, parce
que les opportunités de production commerciale et d’exercice du
pouvoir se trouvent la. Toutes les réactions humaines directes
ou les arts personnels qui exigent un minimum d’instruments
mécaniques sont méprisés. L’habitude de produire, que ce soit
nécessaire ou non, d’utiliser des inventions, que ce soit nécessaire
ou non, d’employer la puissance, qu’elle soit efficace ou non,
pervertit chaque branche de la civilisation actuelle. Le résultat
est que des domaines entiers de la personnalité ont été négligés.
Les buts manquent plus que les moyens, Cet « instrumenta-
lisme » est contraire aux réactions vitales qui ne sont pas inti-
mement liées A la machine. Il exagére l’importance des biens
physiques en tant que symboles d’intelligence, de capacité et de
prévoyance — et méme tend a considérer leur absence comme un
signe de stupidité et d’échec. Dans la mesure ol: le matérialisme
est sans but, il devient une fin. Les moyens deviennent aujour-
d’hui une fin. S’il faut justifier en d’autres termes les biens ma-
tériels, disons que l’effort de consommation fait marcher les
machines. Cependant les besoins de régime alimentaire équilibré,
de maisons favorables A la vie de famille et de villes tenant
compte de l’homme total sont presque universellement négligés.
Les inventions qui rétrécissent l’espace, économisent le temps,
produisent des biens, sont toutes des manifestations de la pro-
duction machiniste moderne. Et on rencontre le méme paradoxe
pour la puissance et la machine. Leurs économies sont en partie
annulées par l’augmentation des occasions et méme des néces-
sités de consommation. La situation a été clairement énoncée, il

243
TECHNIQUE ET CIVILISATION

y a longtemps, par le mathématicien anglais Babbage. II relate


l'expérience d'un Francais, M. Redeiet, qui mesura !’effort néces-
saire pour déplacer un bloc de pierre de taille. Il pesait
1.080 livres anglaises. Pour tirer la pierre, grossiérement taillée,
de la carriére, il fallut une force égale & 758 livres. Pour tirer
la méme pierre sur des planches, il fallut 606 livres. En la fai-
sant glisser sur des planches savonnées il fallut 182 livres. Enfin,
la méme pierre étant placée entre des rouleaux de neuf centimeé-
tres de diamétres, il ne fallut que 34 livres pour la déplacer sur
le sol de la carriére et 22 livres sur un plancher.
Ceci illustre simplement les deux voies ouvertes a |’application
de l’énergie dans la production moderne : l’une, c’est d’ang-
menter la dépense d’énergie, l’autre c’est de l’économiser. La
plupart de ce que nous avons appelé des gains de rendement a
consisté en fait A employer des machines puissantes utilisant
758 livres la ol une préparation soigneuse du travail devait obte-
nir le méme rendement avec une dépense de 22 livres. Notre illu-
sion de supériorité est basée sur le fait que nous avons 736 livres
a gaspiller. Cela explique les grotesques erreurs qu’on a com-
mises en comparant l’efficacité du passé avec celle du présent.
Quelques-uns de nos technologues sont allés jusqu’éa confondre
l'augmentation d’équipement et d’énergie avec Ja quantité de
travail effectif accompli. Les milliards de chevaux-vapeurs dispo-
nibles dans la production moderne sont contre-balancés par des
pertes plus grandes encore que ne l’estimait Stuart Chase dans
son excellent livre, La Tragédie du Gaspillage. Si on peut faire
ressortir un gain net pour la civilisation moderne, il n’est pas si
grand que nous l’avons imaginé, avec notre habitude de ne
regarder qu’un cété du bilan.
Une organisation mécanique est souvent le substitut tempo-
raire et coftteux d’une organisation sociale effective, ou d’une
adaptation biologique saine. Le secret de l’analyse du mouve-
ment, de la maitrise des énergies, de la conception des machines,
a été découvert avant que nous ne commencions une analyse
ordonnée de la société moderne et que nous n’ayons tenté de
contréler les tendances inconscientes des forces techniques et
économiques. L’ingénieuse réparation mécanique des dents, qui
date du début du XV* siécle, a anticipé sur nos progrés en phy-
siologie et en diététique, qui réduiront le besoin de réparations
mécaniques. Beaucoup de nos triomphes mécaniques ne sont que
des bouche-trous qui servent a la société pendant qu’elle apprend
a mieux diriger ses institutions sociales, ses conditions biolo-
giques et ses buts propres! En d’autres termes, la majeure partie
de notre appareil mécanique est utile dans la. mesure ot une
béquille est utile quand on a une jambe cassée. Inférieure A la
jambe, la béquille aide & marcher pendant que les os et les tissus

244
PHENOMENES DE COMPENSATION

se reconstituent. L’erreur courante est d’imaginer qu’une société


dont chaque membre est pourvu d’une béquille est ainsi meil-
leure qu’une société ot la majorité des gens marchent sur les
deux jambes.
Nous avons, avec une ingéniosité remarquable, inventé des
appareils mécaniques pour lutter contre le temps et 1|’espace,
pour augmenter la quantité d’énergie dépensée en travail inutile,
et pour accroitre les pertes de temps résultant d’échanges super-
ficiels et inopportuns. Mais notre succés nous a aveugiés sur le
fait que ces inventions ne sont pas en elles-mémes des marques
d’efficience ou d’effort social intelligent. Les conserves et la réfri-
gération, permettant de répartir un ravitaillement limité sur
toute une année, ou de la distribuer dans des régions éloignées
du lieu de production, représentent un gain réel, Mais, d’autre
part, l’emploi des conserves dans des régions ot les fruits et
légumes frais sont disponibles devient une perte vitale et sociale.
Le fait que la mécanisation se préte 4 la grande industrie et a
l’organisation financiére et va de pair avec tout le mécanisme de
distribution de la société capitaliste donne souvent l’avantage A
ces méthodes indirectes et finalement moins efficaces. Il n’y a
pas d’intérét & consommer des denrées vieilles de plusieurs
années ou qui ont été transportées sur des miilliers de kilomé-
tres lorsqu’on peut trouver sur place les mémes produits, C’est
un défaut de distribution rationnelle qui permet un tel phéno-
méne dans notre société. Les machines ont en quelque sorte
sanationné l’ineffiaacité sociale. Cette sanction a été tolérée
d’autant plus facilement que les entreprises individuelles ga-
gnaient ce que l’ensemble de la communauté perdait par ce
mauvais emploi des énergies.
L’efficience est souvent confondue avec l’adaptation 4 la pro-
duction en usine et le marché a grande échelle, c’est-d-dire avec
l’aptitude aux méthodes actuelles d’exploitation commerciale.
Mais, au point de vue social, la plupart des progrés extravagants
de la machine sont basés sur I’invention de moyens complexes
pour fabriquer des choses qui pourraient étre réalisées 4 meil-
leur marché et plus simplement. Cet appareil compliqué, d’abord
dénoncé par les caricaturistes américains, puis porté a la scéne
par des comédiens tels que M. Joe Cook, qui emploie toute une
série de mécanismes et de mouvements pour faire éclater un sac
en papier ou coller un timbre-poste, n’est pas le produit de 1’i-
magination américaine. Ce n’est que la transposition comique de
procédés que l’on peut observer 4 maintes reprises dans la vie
courante. On offre des antiseptiques dans un emballage méca-
nique coteux, on les rend attrayants par des photos et des
affiches, et ils ont exactement les mémes propriétés que le chlo-
rure de sodium, un des produits chimiques les plus répandus.

245
TECHNIQUE ET CIVILISATION

On introduit de force dans les ménages américains des aspira-


teurs électriques pour nettoyer des tapis ou des tentures périmés,
dont l’emploi domestique, s’il n’a pas disparu avec les caravanes
qui l’avaient introduit, est certainement dépassé par celui des
talons de caoutchouc et du chauffrage central. Relever de si
criants exemples de gaspillage au crédit de la machine, c’est
comme si l’on voulait compter le nombre des remédes contre la
constipation : ce serait prouver qu’on a des loisirs.
Le troisiéme trait important de la machine et de son milieu,
c’est l’uniformité, la standardisation, le caractére interchan-
geable.
L’artisanat, par la nature méme du travail humain, varie,
s’adapte continuellement et s’enorgueillit que deux produits ne
puissent étre semblables. Le travail de la machine est juste le
contraire. Il est fier que la millionniéme automobile construite
suivant un modéle donné soit exactement identique 4 la pre-
mitre. D’une maniére générale, la machine a remplacé la série
illimitée des variables par un nombre limité de constantes. Si le
champ des possibilités est diminué, le champ des prévisions et
de contréle est accru.
Alors que l’excés d’uniformité, chez les étres humains, tue 1’i-
nitiative et abaisse le tonus général de l’organisme, dans la
machine, l’uniformité et la standardisation du produit agissent
en sens inverse. Les dangers de la standardisation ont été sures-
timés par les gens qui ont appliqué 4 la machine le méme critére
qu’au comportement humain. Ce danger a été accentué par ceux
qui considérent l’uniformité en elle-méme comme un mal et la
variété comme un bien. Mais la monotonie (uniformité) et la
variété sont en réalité deux caractéres extrémes, qui ne doivent
ni l’un ni l’autre étre retranchés de la vie. La standardisation et
la répétition jouent dans |’économie sociale le méme réle que
V’habitude dans l’organisme humain; en chassant de la con-
science certains éléments courants de notre expérience, elles libé-
rent l’attention pour le non mécanique, |’inattendu, le personnel.
(Je traiterai de l’importance esthétique et sociale de cette ques-
tion dans le chapitre sur l’assimilation de notre culture machi-
nique.)

Coopération L’une des conséquences des inventions


contre esclavage. mécaniques a été d’annihiler l’habileté.
Ce qui s’est passé a l’usine a eu lieu
aussi dans l’utilisation finale du produit. Le rasoir mécanique,
par exemple, a remplacé |l’opération hasardeuse, .qu’il valait
mieux confier 4 un barbier habile, par une rapide banalité quo-
tidienne que les males les plus ineptes peuvent accomplir. La

246
PHENOMENES DE COMPENSATION

conduite de l’automobile, d’abord réservée & des mécaniciens,


est devenue l’occupation de millions d’amateurs. La photogra-
phie a remplacé les reproductions artistiques du graveur sur bois
par un procédé photo-chimique relativement simple dont le premier
venu peut acquérir au moins les rudiments. Dans la manufac-
ture, la fonction humaine a d’abord été spécialisée, puis méca-
nisée et finalement rendue automatique ou semi-automatique.
Quand le dernier stade est atteint, la fonction retrouve en
partie son caractére initial non spécialisé : la photographie aide
a rééduquer |’ceil; le téléphone : la voix; la radio : l’oreille, tout
comme l’automobile a restauré quelques-unes des qualités ma-
nuelles que la machine avait bannies de l’existence, en méme
temps qu’elle procure au conducteur un sentiment de puissance
et de direction autonome — l’impression d’une solide maitrise
dans l’éventualité constante de danger — que la machine lui
avait retiré. Ainsi, en diminuant le besoin de services domesti-
ques, la mécanisation augmente l’autonomie personnelle et la
participation personnelle 4 la tenue du ménage. Bref, la méca-
nisation crée de nouvelles occasions d’effort humain. Dans 1’en-
semble, ses effets sont plus éducatifs que les services semi-auto-
matiques des esclaves et des serfs dans les civilisations anciennes.
Quand l’automatisme sera général et que les bénéfices de la
mécanisation seront socialisés, les hommes reviendront Aa |’état
édénique qui existait dans les régions de production naturelle,
comme dans les mers du Sud : le rite des loisirs remplacera le
rite du travail, et le travail lui-méme deviendra une sorte de jeu.
Tel est le but idéal d’un systéme de production complétement
mécanique et automatique : élimination du travail — avéne-
ment universel des loisirs. Dans son discours sur l’esclavage,
Aristote disait que lorsque la navette tisserait toute seule et
que Je plectrum jouerait tout seul, le contremaitre n’aurait pas
besoin d’assistants ou d’esclaves. A l’époque ou il écrivait, il
croyait établir l’éternelle validité de l’esclavage. Pour nous, au-
jourd’hui, il justifie l’existence de la machine. Le travail, il est
vrai, est la forme constante de |’interaction de l’homme et de
son milieu, si l’on entend par travail la somme des efforts né-
cessaires pour maintenir la vie. Le manque de travail signifie
généralement une diminution des fonctions et une rupture des
relations organiques qui conduisent a l’invalidité ou la neuras-
thénie. Mais le travail, sous la forme d’une corvée qu’on accom-
plit A contre-cceur ou d’une occupation sédentaire, que les
Athéniens méprisaient A juste titre — le travail sous cette
forme dégradée est du domaine de la machine. Au lieu de
réduire les étres humains A des mécanismes, nous pouvons trans-
férer la plus grosse part du fardeau sur les machines automati-
ques. Cette possibilité, dont la réalisation semble encore loin-

247
TECHNIQUE ET CIVILISATION

taine, est peut-étre la meilleure justification des développements


mécaniques du dernier millénaire.
Au point de vue social il faut signaler le caractére ultime de
la machine, le plus important peut-étre. La machine impose la
nécessité d’un effort collectif et élargit sa portée. Dans la me-
sure ol l'homme échappe au contrdle de la nature, il doit se sou-
mettre A celui de la société. Dans une série d’opérations, chaque
partie doit fonctionner sans accrocs et s’engrener a la vitesse
voulue pour assurer le travail d’ensemble. De méme, dans la
société, doit-il y avoir une articulation étroite entre les éléments.
L’autonomie individuelle est une autre maniére de dire techno-
logie grossiére. Notre technique s’affinant de plus en plus, il
devient impossible de faire fonctionner la machine sans une coo-
pération collective 4 grande échelle, et, finalement, une techni-
gue élevée n’est possible que sur une base mondiale de com-
merce et d’échanges intellectuels. La machine a brisé l’isolement
relatif — il n’est jamais complet méme dans les sociétés les plus
primitives — de la période artisanale. Elle a intensifié le besoin
d’effort et d’ordre collectifs. Pour parvenir 4 cette participation
collective, on a tAtonné de facon empirique. Aussi la majorité
des hommes sentent-ils qu’il est nécessaire de limiter la liberté
et l’initiative personnelles, comme elles sont limitées par la si-
gnalisation routiére automatique dans un centre congestionné ou
par la bureaucratie dans une grande entreprise commerciale. La
nature collective du phénoméne machine exige un élargissement
spécial de l’imagination et une éducation spéciale pour empécher
la demande collective elle-méme de devenir un acte d’enrégimen-
tation extérieure. Dans la mesure ot la discipline collective est
efficace, ol les divers groupes sociaux travaillent dans une
organisation bien régiée, il faut des dispositions spéciales pour
les éléments isolés et anarchiques qui ne s’intégrent pas dans le
large collectivisme, on ne peut sans danger les ignorer ou les
réprimer. Mais |’abandon de ce collectivisme social imposé par la
technique moderne signifie un retour 4 la nature qui laisse 4 la
merci des forces naturelles.
La régularisation, l’augmentation de la puissance mécanique,
la multiplication des biens, la contraction du temps et de 1’es-
pace, la standardisation des actes et des produits, le passage de
Vhabileté 4 l’automatisme, l’accroissement de l’interdépendance
collective, tels sont les caractéres principaux de notre civilisation
machiniste. Ils forment la base des genres de vieet modes d’ex-
pression particuliers qui distinguent la civilisation occidentale,
du moins en degré, des diverses civilisations précédentes.
Dans le passage des améliorations techniques aux progrés so-
Ciaux, cependant, la machine a été un facteur de perversion. Au
lieu d’étre un instrument de vie, elle tend A devenir un dicta-

248
PHENOMENES DE COMPENSATION

teur arbitraire. Le pouvoir et le contréle social jadis exercé sur-


tout par des groupes militaires qui avaient conquis les pays et s’en
étaient emparés sont passés depuis le XVII® siécle A ceux qui ont
organisé, contrélé et possédé la machine. La machine a pris de la
valeur parce qu’elle... augmentait l’emploi de la machine. Cet
emploi était une source de profits, de pouvoir, de richesse pour
les nouvelles classes dirigeantes, de bénéfices qui étaient allés
jusqu’alors aux commercants ou a ceux qui possédaient la terre.
Au XIX® siécle, on envahit les jungles et les fles tropicales
dans le but de faire de nouveaux adeptes de la machine. Des
explorateurs comme Stanley souffrirent des tortures et des diffi-
cultés incroyables pour introduire les bienfaits de la machine
dans les régions inaccessibles du Congo; on forca par les armes
des pays insulaires, comme le Japon, afin d’ouvrir la voie aux
négociants. On accabla les indigenes d’Afrique ou d’Amérique
de fausses dettes ou de taxes afin de les stimuler au travail et a
la consommation des produits de la machine, de facon a four-
nir un débouché aux produits d’Amérique et d’Europe ou a assu-
rer la récolte réguliére de la gomme et de la laque.
L’obligation d’employer les machines était si impérieuse pour
ceux qui les possédaient et dont les moyens et le rang social en
dépendaient qu’elle chargea l’ouvrier d’un devoir nouveau,
celui de consommer les produits de la machine en méme temps
qu’elle imposait 4 l’industriel et a l’ingénieur le devoir d’inven-
ter des produits d’assez mauvaise qualité — lames de rasoir ou
lainages américains ordinaires — pour nécessiter un remplace-
ment rapide. La grande hérésie envers la machine était de croire
en une institution, des habitudes ou un systeme d’idées qui dimi-
nuent ce service. Dans une direction capitaliste, le but du machi
nisme n'est pas d’économiser le travail, mais d’éliminer tous les
travaux, excepté celui qui peut profiter 4 l’usine.
Au début, la machine devait substituer la quantité a la qualité
dans le calcul de la vie. Entre la conception de la machine et
son utilisation intervint un phénoméne social et psychologique
le stade d’évaluation. Ainsi une turbine A vapeur peut fournir
des milliers de chevaux-vapeurs et un bateau atteindra une
grande vitesse. Ces faits, qui satisfont peut-étre les ingénieurs,
ne s’intégrent pas nécessairement dans la société. Le chemin de
fer peut étre plus rapide que les péniches, une lampe a gaz
éclairer plus qu’une bougie. Ce n’est que sur le plan humain,
en relation avec un schéma de valeur humain et social, que la
rapidité ou l’intensité de |’éclairage prennent un sens. Si l’on
désire goiter le paysage, la lenteur de la péniche est préférable
4 la rapidité de l’automobile. Si l’on désire apprécier la mysté-
rieuse obscurité et les formes étranges d’une grotte naturelle, il
est préférable d’y pénétrer en tatonnant, a l’aide d’une torche ou

249
TECHNIQUE ET CIVILISATION

d’une lanterne, pluté6t que d’y descendre en ascenseur, comme


dans les fameuses grottes de Virginie, et d’y voir le mystére
entiérement détruit par un grand éclairage ¢€lectrique — per-
version commerciale qui met le spectacle tout entier au niveau
des distractions d’un cokney.
La recherche des valeurs manqua absolument chez ceux qui
développérent la machine, au XVIII*® et au XIX°® siécle. Aussi
la machine progressa-t-elle comme un engin sans pilote, ten-
dant 4 surchauffer ses piéces et 4 diminuer son rendement sans
gain compensateur. L’évaluation fut laissée 4 des groupes exté-
rieurs au milieu de la machine, et qui malheureusement man-
quaient souvent des connaissances et de la compréhension qui
auraient rendu leurs critiques plus pertinentes.
Ce qu’il faut garder présent a l’esprit, c’est que l’échec dans
l’évaluation de la machine et son intégration dans la société
n’eut pas seulement pour cause la mauvaise distribution des re-
venus, les erreurs d’organisation, la cupidité et l’étroitesse d’es-
prit des chefs d’industrie. Il est di aussi, partiellement, 4 la
faiblesse de la philosophie sur laquelle la technique et les inven-
tions nouvelles étaient fondées. Les chefs d’entreprise, 4 cette
période, pensaient pouvoir éviter l’introduction de valeurs, ex-
cepté celles qui se traduisaient automatiquement par le profit et
par les prix. Ils pensaient que le probléme d’une juste distribu-
tion des biens pouvait étre évité par l’abondance, que le pro-
bléme de l’emploi judicieux de l’énergie pouvait étre supprimé
en multipliant cette énergie. Bref, que la plupart des difficultés
qu’avait jusqu’ici rencontré l’humanité avaient une solution ma-
tnématique ou mécanique, c’est-a-dire quantitative. Croire que
l’on pouvait se dispenser de valeurs constituait un nouveau sys-
téme de valeurs. Les valeurs, séparées des phénoménes courants
de la vie, concernaient ceux qui réagissaient contre la machine.
Alors que les phénoménes ordinaires eux-mémes se justifiaient
simplement par la production quantitative et les résultats pécu-
niaires. Lorsque la machine, dans l’ensemble, alla trop vite, et
que le pouvoir d’achat ne put se maintenir au niveau de la sur-
capitalisation malhonnéte et des profits exorbitants — alors
tout le systéme fit machine arriere, arréta ses engrenages et
resta au point mort : échec humiliant, horrible perte sociale.
On se trouve devant le fait que la machine est ambivalente.
C’est a la fois un instrument de libération et de contrainte, Elle
a économisé l’énergie humaine et elle l’a mal dirigée. Elle a créé
un large cadre ordonné et elle a produit désordre et chaos.
Elle a noblement servi les fins humaines, et elle les a altérées et
trahies. Avant de tenter l’étude plus détaillée des» aspects de
la machine qui ont effectivement été assimilés et ont été béné-
fiques, je me propose d’examiner les résistances et les compen-

250
PHENOMENES DE COMPENSATION

sations créées par la machine. Car ce nouveau type de civilisation


et son idéal n’ont pas manqué d’étre discutés. L’esprit humain
ne s’est pas incliné devant la machine avec une complete soumis-
sion. Dans chaque phase de son existence, la machine a suscité
des antipathies, des dissidences, des réactions, les unes faibles,
hystériques, injustifiées, les autres par nature si inévitables, si
Saines que l’on ne peut envisager l’avenir de la machine sans
en tenir compte. Pareillement, les compensations qui sont ve-
nues surmonter ou atténuer les effets de ce nouveau genre de
vie et de travail attirent l’attention sur les dangers d’une inté-
gration partielle, telle qu’elle existe actuellement.

Attaque directe La conquéte de la civilisation occiden-


contre la machine, tale par la machine a été accompa-
gnée d’une résistance obstinée venant
des institutions, habitudes et instincts qui ne se prétaient pas a
l’organisation mécanique. Dés le début, la machine provoqua des
réactions compensatrices ou hostiles. Dans le monde des idées,
le romantisme et |’utilitarisme marchaient céte A céte; Shakes-
peare, avec le culte du héros individuel et l’accent qu’il met sur
le nationalisme, apparut en méme temps que le pragmatique Ba-
con, et la ferveur émotionnelle du méthodisme wesleyen se répan-
dit comme le feu dans la savane a travers toutes les classes
opprimées soumises au nouveau régime d’usine.
La réaction directe contre la machine fut de rendre les gens
mateérialistes et rationnels. Son action indirecte fut de les ren-
dre hyperémotifs et irrationnels. La tendance a ignorer la se-
conde série de réactions, parce qu’elles ne coincidaient pas avec
les prétentions de la machine, devint malheureusement courante
dans maintes critiques du nouvel ordre industriel. Veblen lui-
méme n’en fut pas exempt.
La résistance aux perfectionnements mécaniques revétit une
grande variété de formes. La forme la plus directe et la plus
simple fut de détruire la machine elle-méme ou de tuer son in-
venteur.
La destruction des machines, la prohibition de l’invention, qui
transforma si heureusement la société révée dans |’Erewhon de
Samuel Butler n’auraient pu étre accomplies par les classes ou-
vriéres de |’Europe pour deux raisons. D’abord, la guerre directe
contre la machine était une lutte par trop inégale; les pouvoirs
financiers et militaires appartenaient aux classes exploitantes, et
en un rien de temps, en une décharge de fusils, les soldats, ar-
més des nouvelles machines, auraient anéanti la résistance des
travailleurs manuels. Tant que l’invention resta sporadique, 1’in-
troduction d’une seule machine pouvait étre retardée par atta-

251
TECHNIQUE ET CIVILISATION
que directe. Dés qu’elle eut lieu sur un front large et unifié, une
rébellion locale ne pouvait arréter l’avance que pour un temps.
Une opposition aurait exigé, pour réussir, un degré d’organisa-
tion que, dans ce cas précis, les classes ouvri¢res n’avaient pas
et dont elles manquent méme aujourd’hui.
Le second point est également important. La vie, l’énergie et
l'aventure étaient du cété de la machine. L’artisanat était consi-
déré comme fixé, fossile, suranné, mourant. Manifestement il se
déroba au nouveau mouvement de pensée et a l’épreuve de la
nouvelle réalité. La machine signifiait de nouvelles révélations,
de nouvelles possibilités d’action. Elle apportait avec elle un élan
révolutionnaire. La jeunesse était de son cdété. Ne recherchant
que la persistance des vieilles méthodes, ses ennemis menaient
des combats d’arri¢re-garde et ils étaient du ecdté des morts,
méme lorsqu’ils opposaient l’organique au mécanique.
Dés que la machine devint prédominante dans la vie courante,
le seul point sur lequel on pouvait l’attaquer ou lui résister avec
succés, ce fut sur le comportement et les intéréts de ceux qui
l’exploitaient. Les idéologies des programmes non méecaniques
qui ont fleuri depuis le XVII° siécle, malgré l’habitude persis-
tante de la machine, mesurent en partie la résistance que direc-
tement ou indirectement la machine a provoquée.
Le débat le plus général que la machine ait provoqué fut celui
entre les romantiques et les utilitaires. Porté par les idéaux
industriels et commerciaux de son époque, l’utilitaire répondait
a ses buts. Il croyait en la science et aux inventions, au profit
et au pouvoir, 4 la machine et au progrés, a4 l’argent et au con-
fort. Il croyait répandre cet idéal dans d’autres sociétés, au
moyen du libre échange, et permettre & une partie des bénéfices
de filtrer des classes possédantes aux classes exploitées — ou,
comme on les appelle par euphémisme, aux « sous-privilégiés »
— pourvu que tout cela soit fait assez prudemment pour main-
tenir les classes inférieures au travail et dans un état de soumis-
sion somnolente et respectueuse.
La nouveauté des produits mécaniques était, du point de vue
utilitaire, la garantie de leur valeur. L’utilitaire souhaitait met-
tre une distance aussi grande que possible entre sa propre société
d’individus sans entraves, money making et les idéaux d’une vie
corporative et féodale. Ces idéaux, avec leurs traditions, régle-
ments et sentiments, freinaient l’introduction des changements
et les perfectionnements mécaniques. Le sentiment qui s’atta-
chait A une vieille maison pouvait s’opposer A l’ouverture d’une
mine, tout comme l’affection qui caractérisait souvent les rela-
tions entre maitre et serviteur dans le régime patriarcal était
un obstacle a cet intérét personnel qui pouvait conduire A ren-
voyer l’ouvrier dés que le marché faiblissait. Ce qui empéchait

252
PHENOMENES DE COMPENSATION

encore plus nettement la victoire décisive des idéaux capitalistes


et mécaniques, c’était le tissu des institutions anciennes et des
habitudes de pensée. Croyance que l’honneur importait plus que
largent, ou que l’affection et la camaraderie pouvaient étre un
motif aussi puissant que le profit, ou que la santé physique
actuelle était plus précieuse que de futures acquisitions maté-
rielles, bref que l’homme total valait la peine d’étre préservé
aux dépens du succes et du pouvoir de l’homo cconomicus.
Quelques-unes des critiques les plus acerbes de la nouvelle foi
mécanique vinrent des aristocrates conservateurs en Angleterre,
en France et dans les Etats du Sud des Etats-Unis.
Dans toutes ses manifestations, le romantisme — de Shakes-
peare a William Morris, de Goethe et des fréres Grimm a
Nietzsche, de Rousseau et Chateaubriand & Victor Hugo — était
une tentative pour replacer les activités essentielles de la vie
huniaine au centre du nouveau schéma, au lieu de prendre la
machine comme centre et de considérer toutes ses valeurs comme
finales et absolues.
Dans son esprit, le romantisme avait raison. Car il représen-
tait ces qualités vitales, organiques et historiques qu’on avait
délibérément éliminées des concepts de la science et des mé-
thodes de la technique, et il fournissait les compensations néces-
saires. Les organes vitaux de la vie, qui ont été amputés par
accident historique, devaient étre rétablis, en imagination du
moins, avant de l’étre en réalité. Une psychose est quelquefois
la seule possibilité d’échapper 4 la rupture compléte et a la
mort. Malheureusement le mouvement romantique n’eut qu’une
faible compréhension des forces qui agissaient sur la société.
Ferasé par la destruction bruyante qui accompagna 1’introduc-
tion de la machine, il ne distingua pas entre les forces hostiles
4 la vie et celles qui la servaient, mais tendit 4 les entasser tou-
tes dans le méme compartiment et 4 leur tourner le dos. Dans
ses efforts pour trouver un reméde a l’horrible faiblesse et a
l’affreuse perversion de la société industrielle, le romantisme
refusa les énergies qui seules auraient permis de créer un type
suffisant d’existence — c’est-a-dire celles qui se trouvaient dans
la science, la technique et la masse des nouveaux ouvriers eux-
mémes. Le mouvement romantique était rétrospectif, enfermé en
luieméme, sentimental, en un mot : régressif. Il amortit le choc
d’un nouvel ordre, mais il fut, pour une grande part, une posi-
tion de repli.
Toutefois cela ne veut pas dire que le mouvement romantique
n’ait pas été important ou justifié. Au contraire, on ne peut com-
prendre les problémes typiques de la civilisation nouvelle si l’on
ne comprend pas les raisons du romantisme contre elle et si l’on
ne voit plus combien il importe d’intégrer les éléments positifs

253
TECHNIQUE ET CIVILISATION

de l’attitude romantique dans une nouvelle synthése sociale. Le


romantisme, en tant qu’évasion de la machine, est mort. En
fait, il ne fut jamais vivant. Mais les forces et les idées que le
romantisme a représentées de facon archaique sont les éléments
nécessaires de la nouvelle civilisation, et ce qu’il faut aujourd’hui,
c’est leur donner une expression directe dans la société au lieu
de les continuer sous la forme ancienne d’une régression incon-
sciente ou délibérée vers un passé qu’on ne peut retrouver qu’en
imagination.
La réaction romantique prit de nombreuses formes. Je ne con-
sidérerai que les deux principales : le culte de la nature et le
culte du primitif. La méme époque vit aussi le culte de I’individu
isolé, la résurrection de vieilles théologies, théosophies et super-
naturalismes, qui durent leur existence et beaucoup de leur force,
sans aucun doute, a ce démenti et ce vide qui suscita les résur-
rections plus spécialement romantiques. Mais il est quasi im-
possible de distinguer clairement entre les intéréts continus de la
religion et leurs résurgences modernes. Aussi je me limiterai
dans cette analyse 4 la réaction romantique proprement dite.
Car de toute évidence elle accompagna la nouvelle situation et
en naquit probablement.

Le retour a la nature. Le culte de la nature pour elle-méme,


la recherche de modes de vie ruraux,
le gofit de la campagne devinrent au XVIII° siécle un des prin-
cipaux moyens d’échapper a la comptabilité et a la machine.
Aussi longtemps que la campagne fut prédominante, le culte de la
nature n’avait pas de sens; il faisait partie de la vie, il n’était
pas nécessaire d’en faire un objet spécial de pensée. Ce n’est
que lorsque le citadin se trouva enfermé dans sa routine urbaine
réguli¢re, et privé de ciel, d’herbe et d’arbres, que la valeur de
la campagne lui apparut clairement. Auparavant, il arrivait par-
fois qu’un original recherchat la solitude des montagnes pour
cultiver son 4me : au XVIII° siécle, J.-J. Rousseau, préchant la
sagesse du paysan et les bienfaits des simples occupations
rurales, conduisit toute une série de générations 4 |’extérieur des
portes de la cité : ils botanisaient, escaladaient les montagnes,
chantaient des chants paysans, nageaient au clair de lune,
aidaient a la moisson, et ceux qui le pouvaient se batissaient des
retraites rurales. Le retour 4 la nature eut une influence puis-
sante sur la culture de l’environnement dans son ensemble et sur
le développement des villes. Je réserve cette discussion pour un
autre ouvrage!. Ce qu’il importe de comprendre, c’est que, au

1. Voir Culture of Cities, 1938 (a paraitre aux Ed. du Seuil).

254
PHENOMENES DE COMPENSATION

moment méme ot la vie devenait plus comprimée et régularisée,


l'homme trouva une grande soupape de sfreté aux instincts
humains aborigénes : les régions vierges, inexploitées et rela-
tivement incultes de l’Amérique et de l’Afrique, et méme les
iles des mers du Sud. Par-dessus tout, le plus stable des envi-
ronnements naturels, 1’Océan, s’offrait aux mécontents et aux
aventureux. N’acceptant pas la destinée que les inventeurs
et industriels étaient en train de créer, n’acceptant pas le con-
fort et les commodités d’une existence civilisée si appréciée par
la bourgeoisie régnante, ceux qui possédaient de plus fortes
vertus et un sens plus vif des valeurs pouvaient échapper A la
machine. Dans les foréts et les prairies des nouveaux mondes, ils
pouvaient vivre du sol. Sur la mer, ils pouvaient affronter les
forces élémentaires du vent et de l’eau. La, aussi, ceux qui
étaient trop faibles pour faire face 4 la machine pouvaient trou-
ver un refuge temporaire.
Cette solution fut presque trop parfaite. Car les nouveaux
colons et pionniers ne satisfaisaient pas seulement leurs propres
besoins spirituels en colonisant les parties du globe les moins
habitées. Ce faisant, ils fournissaient des matiéres premiéres A
l’industrie, procuraient un débouché aux produits manufacturés
et ouvraient la voie a l’introduction éventuelle de la machine.
Rarement les élans intimes des différentes parties de la société
se sont équilibrés aussi parfaitement avec les conditions exté-
rieures de son succés. Rarement il y a eu une situation sociale
qui satisfasse tant de personnalités différentes et une telle variété
d’efforts humains. En quelque cent ans, de 1790 4 1890 A peu
prés, dans l’Amérique du Nord, et peut-étre plus tét et plus
tard en Amérique du Sud et en Afrique, les pionniers de la terre
et les pionniers industriels furent étroitement associés. Les hom-
mes économes, dynamiques, méthodiques, batissaient leurs usines
et enrégimentaient leurs ouvriers. Les hommes solides, san-
guins, décidés, non mécaniques, combattaient les indigénes,
« faisaient de la terre », chassaient dans la forét, fendaient les
sols vierges avec leur charrue. Si on trouvait les nouvelles
opportunités agricoles encore trop domestiques et respectables,
si on méprisait les anciennes coutumes et solidarités, si on rail-
lait les prédécesseurs, il y avait des chevaux a capturer dans les
pampas, du pétrole 4 exploiter en Pensylvanie, de l’or a trouver
en Californie et en Australie, du caoutchouc et du thé a planter
dans 1’Est, des terres vierges au coeur briilant de 1’Afrique ou
dans les glaces du Grand Nord pour les hommes blancs en quéte
de vivres, de connaissances, d’aventures ou de solitude.
La machine n’apparut que lorsque les nouvelles terres furent
complétement occupées et exploitées, étendant sa domination
particuliére sur tous ceux qui n’avaient eu ni courage, ni chance,

255
TECHNIQUE ET CIVILISATION

ni habileté dans l’exploitation de la nature. Pour des millions


d’hommes et de femmes, les nouvelles terres retardaient le mo-
ment de la soumission. En acceptant les contraintes de la nature,
ils pouvaient échapper pour un moment aux interdépendances
compliquées de la civilisation machiniste. Les types plus humains
ou plus fanatiques, en compagnie de leurs semblables, pouvaient
méme faire un effort aussi bref pour réaliser leurs réves de
société parfaite ou de cité idéale. Des colonies de Shakers de
la Nouvelle Angleterre aux Mormons de 1’Utah, s’étend une
faible lignée de perfectionnistes, cherchant a éviter, a tourner 4
la fois la brutalité sans buts de la nature et la brutalité plus
délibérée de l’homme.
On ne peut naturellement pas attribuer 4 une seule cause ou
a un seul ensemble de circonstances des mouvements aussi com-
plexes que les migrations des peuples, du XVII® au XX*° siécle.
La croissance de la population ne sufft pas en elle-méme a |’ex-
pliquer, car non seulement ces migrations précéderent la Crois-
sance, mais en fait cette pression démographique fut considéra-
blement diminuée en Europe par l'introduction de la pomme de
terre, l’amélioration des récoltes de fourrages d’hiver, et le rejet
du systéme d’assolement triennal, au moment méme ot I’exode
vers le nouveau monde s’accélérait. On ne peut pas davantage
l’expliquer par la politique seule : tentative d’échapper a des
institutions ecclésiastiques ou politiques caduques, ou désir de
respirer l’air non pollué des institutions républicaines. Ce ne
fut pas non plus l’expression fanatique du désir de retour a la
nature, bien que Rousseau ait influencé beaucoup de gens qui
parlaient et agissaient comme lui sans méme peut-étre avoir
jamais entendu son nom. Tous ces motifs existaient : le désir
de se libérer des contraintes sociales, le désir de sécurité
économique, le désir de retour a la nature. Ils agissaient
tous ensemble, Ils fournissaient Aa la fois l’excuse et le sti-
mulant pour échapper a la nouvelle civilisation mécanique du
monde occidental. Tirer au fusil, poser des trappes, abattre des
arbres, labourer, prospecter, ouvrir un filon — toutes ces occu-
pations primitives, d’ot' la technique tire ses origines, toutes
ces occupations qui ont été arrétées et stabilisées par les progrés
de la technique s’offraient alors au pionnier. I] pouvait étre tour a
tour chasseur, pécheur, mineur, bicheron et fermier. En s’en-
gageant dans toutes ces occupations, les gens pouvaient retrou-
ver leur vigueur animale d’homme et de femme, temporairement
libérés des devoirs d’une existence plus réguliére et plus servile.
En l’espace d’un sitcle 4 peine, cette idylle sauvage fut pra-
tiquement terminée. Le pionnier industriel rattrapa.le pionnier
agricole, et ce dernier ne put que répéter dans les piéces de
théatre ce que ses grands-parents avaient réellement fait par

256
PHENOMENES DE COMPENSATION
nécessité. Mais tant qu’il resta des possibilités dans les pays
non colonisés, tant de gens en recherchérent les avantages que
l’on pourrait s’en étonner si les bienfaits d’une civilisation ordon-
née, accumulatrice, mécanisée, étaient aussi grands que les avo-
cats du progrés le croient et le proclament. Des millions d’indi-
vidus préférérent mener une vie de dangers, de labeur héroique, de
privations et de difficultés en combattant les forces de la nature,
plutét que d’accepter la vie que les nouvelles ruches industrielles
offraient aussi bien aux vainqueurs qu’aux vaincus. Ce mouve-
ment fut en partie l’inverse du grand effort organisateur des
XI° et XII® siécles, qui défricha les foréts, assécha les marécages
et construisit des cités d’un bout & l’autre de l’Europe. Ce fut
plutot une tendance a la dispersion, échappant A une vie tran-
quille systématique, cultivée pour une existence ouverte et rela-
tivement barbare.
Les derniéres terres libres étant occupées, ce mouvement
démographique moderne déclina et notre civilisation mécanique
perdit l’ane de ses principales soupapes de sfreté. La réaction
humaine la plus simple que la crainte de la machine pouvait
provoquer — la fuite — cessa d’étre possible sans miner les
bases de la vie. La victoire de la machine a été si compléte sur
la derniére génération que, pour l’exode périodique loin de la
machine, qui se produit aux moments des vacances aux U.S.A.,
les exilés volontaires s’échappent en automobiles et emportent
dans la solitude un phonographe ou un poste de T.S.F. Finale-
ment, la réaction du pionnier fut beaucoup moins effective —
bien qu’elle ait rapidement trouvé des dérivations — que le
romantisme des poétes, des architectes et des peintres qui
créaient simplement en esprit l’image idéale d’une vie plus
humaine.
Pourtant l’attrait de conditions de vie plus primitives, en
contre-partie & la machine, subsiste. Quelques-uns de ceux qui
reculent devant le degré de contrdéle social nécessaire pour faire
fonctionner normalement la machine, s’affairent sur des plans
pour réduire la machine et retourner 4 un niveau de subsistance
élémentaire dans les petites iles d’utopie consacrées a une agri-
culture et une manufacture sous-marginales. Les avocats de ce
retour au primitif oublient seulement qu’ils ne proposent pas une
aventure, mais une retraite sordide, pas une libération, mais 1’a-
veu d’un échec complet. Ils proposent le retour aux conditions
physiques du pionnier, mais il manque 1’¢lan primitif positif qui
rendit tolérables ces conditions initiales et possibles ces premiers
efforts. Si un tel défaitisme se répandait, cela signifierait plus
que |’échec de la machine : cela signifierait la fin du cycle actuel
de la civilisation occidentale.

257
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Polarités organiques Pendant cent cinquante ans aprés


et mécaniques. J.-J. Rousseau, le culte du_primitif
revétit de nombreuses formes. Joint
au romantisme historique, qui avait d’autres racines, il s’expri-
mait, sur le plan imaginatif, par l’intérét pour les arts régio-
naux et les produits des peuples primitifs, que l’on ne méprisait
plus pour leur grossiéreté et leur barbarie, mais que l’on appré-
ciait pour les qualités mémes qui visiblement faisaient souvent
défaut dans les communautés plus évoluées. Ce n’est pas par
hasard que l’on a porté intérét 4 l’art africain — une des mani-
festations contemporaines de ce culte produite par ce groupe de
peintres parisiens qui acceptaient chaleureusement les formes
nouvelles de la machine; le Congo maintenait |’équilibre entre
les usines d’automobiles et le métro.
Mais sur le plan plus large du comportement personnel, le
primitif se révéla, au XX°® siécle, par la révolte du sexe, Les
danses polynésiennes érotiques, la musique érotique des tribus
négres d’Afrique s’emparérent de l’imagination, régnérent sur
les divertissements des masses urbaines mécaniquement disci-
plinées de la civilisation occidentale et atteignirent rapidement
leur plein développement aux U.S.A., pays qui a le plus encou-
ragé les fioritures et les habitudes mécaniques. L’ivrognerie
avait été la principale détente masculine. Il s’y ajouta la détente
hétéro-sexuelle de la danse et du baiser érotiques, deux phases
de l’acte sexuel qui s’accomplissent maintenant en public. La
réaction fut proportionnée 4 la contrainte externe imposée par
la routine du jour, mais au lieu d’enrichir la vie des sens et de
procurer des satisfactions organiques profondes, ces mesures
de compensation ne firent que maintenir le sexe dans un état
d’excitation et d’irritation constantes. Car les motifs d’excitation
sexuelle pervertirent non seulement les loisirs, mais le travail.
Ils apparurent au bureau et dans la publicité, en multipliant les
tentations sans qu’il y ait d’occasions suffisantes pour une détente
réelle.
Il ne faut pas oublier la différence — bien qu’elle soit difficile
a définir -— entre l’expression sexuelle comme genre de vie et le
sexe comme élément compensateur dans une existence étriquée
et monotone. Car le sexe, est-il besoin de le dire, se manifesta A
cette période sous ses deux formes. Je me propose d’envisager
ailleurs le cété positif de son développement et ses conséquences
fructueuses et & longue portée. Mais, sous sa forme extréme, 1’é-
lément compensateur peut étre facilement détecté. I] fut marqué
par l’abstraction et 1|’éloignement issu de cet environnement
méme auquel la population essayait désespérément d’échapper.
La faiblesse de ces compensations primitives apparut dans le

258
XI. FORMES
D’AEROPLANE

41. AVION MODERNE A_ REAC-


TION. Alors que Marey et Pet-
tigrew, en étudiant le mou-
vement chez les animaux, ou-
vrirent la voie a l’emploi de
Vhélice, dont ils établirent le
mouvement universel, 1l’avion
a réaction introduit des prin-
cipes suggérés par l’étude des
Oiseaux et des poissons, afin
de diminuer la résistance de
lair et d’augmenter la _puis-
sance ascensionnelle. L’aéro-
plane a introduit le raffine-
ment scientifique dans tous les
domaines.

'42. GLENN CuRTIS, le cons-


tructeur d’avions, fut peut-étre
celui qui contribua a changer
de facon radicale la ligne des
‘voitures automobiles. 11 décou-
‘vrit qu’en faisant faire marche
arriére a une conduite inté-
Tieure ordinaire, il pouvait
taméliorer la vitesse de trente-
«cing milles par heure, en di-
jfminuant la résistance de Jair.
La premiére voiture aérodyna-
tmique fut celle de Rumpler
«en 1921. La photo ci-contre
imontre la voiture « Di-
imaxion », de Buckminster
Fuller et Starling Burgess.
Moteur a larriére, grande vi-
sibilité pour le conducteur et
plus grand espace utile 4 J’in-
htérieur. L’industrie automobile
rn’a pas su compléter la trans-
fformation de la « voiture sans
hevaux » selon ces principes.
(C’est un retard technologique,
dissimulé par des ornements
vulgaires et des grilles de
SSmétal chromé. (Voir Theory
pof Business Enterprise, par
Veblen).

Seeee

#3. TRAIN AERODYNAMIQUE in-


venté en 1865, mais inutilisé
usqu’a la concurrence de
Yaéroplane qui conduisit non
A Vimitation de ses formes,
mais a celle de sa légéreté,
itn substituant de nouveaux
ee tel le duralumin, au
fer et a I’acier.
XH. LA NATURE
ET LA MACHINE

44. RADIOGRAPHIE des os et orga-


nes humains monde interne ré-
vélé dans l’action vivante, au leu
de l’analyse post mortem, ou la
plupart des éléments ont disparu.
L’utilisation des éléments radio-
actifs conduira plus loin linvesti-
gation dans lorganisme humain.
Ce n’est pas par hasard que la
radiographie est contemporaine de
la psychanalyse. Ces deux techni-
ques brisérent les barrié-es entre
les mondes intérieurs et extérieurs
et firent la lumiére dans _ les
champs obscurs de l’organisme in-
terne. La radiographie elle-méme
n’est qu’une des nombreuses ap-
plications de l’électro-technique a
la médecine, de la diathermie au
bistouri électrique qui cautérise
et ferme les capillaires en méme
temps qu'il tranche.

46. NU DESCENDANT UN ESCALIER, peinture de


Marcel Duchamp, 1912. Dans l’analyse du
nouveau monde visuel découvert par la ma-
chine, les peintres ouvrirent la voie, depuis
45. NU DESCENDANT UN ESCALIER, photographie les réalistes hollandais du XVII* siécle, dont
stroboscopique du corps humain en mouve- les ceuvres anticipaient la photographie en
ment, dont M. Duchamp avait eu une remar- couleur, jusqu’aux cubistes et dynamistes de
quable prescience. Les objectifs rapides et notre siécle. Dans leur enthousiasme pour
les émulsions sensibles permettent d’analyser cette révélation visuelle, les cubistes exagéré-
et de comprendre des mouvements qui avaient rent la sévérité et Ja géométrie des formes
jusqu’ici échappé a J’eil. machiniques.
PHENOMENES DE COMPENSATION
caractére grivois des plaisanteries populaires, le frisson que pro-
curent a distance les baisers des stars sur l’écran, les contorsions
voluptueuses des danseurs sur la scéne ou la mimique plus dou-
teuse encore des chanteurs populaires obscénes; enfin dans les
expériences touchant d’un peu plus prés la réalité, et pratiquée
furtivement, a la hate, aprés une randonnée en automobile ou
une journée épuisante au bureau ou A I’usine. Ceux qui échap-
paient 4 l’anxiété et A la déception de telles étreintes ne le fai-
saient qu’en tuant leur centres nerveux par I’alcool ou par la chi-
mie d’anesthésiques psychiques qui revétirent la forme de la
grossitreté et de |’avilissement.
Bref, les compensations sexuelles dans leur ensemble ne dépas-
saicnt guére une imagination abjecte, alors que si l’on accepte
le sexe comme un mode de vie important les amants rejettent ces
faibles substituts secondaires et consacrent leur esprit et leur
énergie a faire leur cour et A s’exprimer eux-mémes : étapes
nécessaires vers ces élargissements, enrichissements et sublima-
tions du sexe qui maintiennent l’espéce et donnent une vigueur
nouvelle a tout l’héritage culturel. C’est le fils d’un mineur,
D. H. Lawrence, qui distingua entre la dégradation du sexe lors-
qu’il n’est qu’un moyen d’échapper au sordide environnement et
a la tristesse oppressante d’une ville industrielle, et |’exaltation
qui se produit lorsque le sexe est naturellement respecté et que
ses droits propres sont reconnus?.
La faiblesse de la détente sexuelle chez les primitifs n’est pas
tellement différente de celle qui recouvrit la culture plus générale
du corps au moyen du sport. L’élan qui l’excitait était naturel et
justifié, mais la forme qu’il prit ne conduisit pas a4 la transfor-
mation de la condition initiale. Il devint plut6t un mécanisme par
lequel la condition initiale était juste assez compensée pour con-
tinuer son existence d’instinct sexuel qui avait droit 4 une plus
grande part de la vie que celle qu’il déroba dans {a réaction ins-
tinctive contre la machine.
Comme la machine tendait 4 une régularité et 4 un automa-
tisme complets, elle fut finalement détachée du cordon ombilical
qui la reliait aux corps des hommes et des femmes : elle devint
un absolu; c’est le danger que Samuel Butler prophétisait spiri-
tuellement dans Erewhon, danger que |’étre humain ne devienne
un moyen et que la machine ne se perpétue et n’étende sa domi-
nation. La révolte contre l’absolu du mécanisme tomba dans un
absolu aussi stérile de l’organisme : le primitif brut. Les phéno-
ménes organiques, que la machine avait réduit a l'état de fan-
tomes, firent un violent effort pour reconquérir leur position. La

2. Cf. L’Amant de lady Chatterley, de D. H. Lawrence. (N.d.T.)

259
TECHNIQUE 9
TECHNIQUE ET CIVILISATION
machine, qui rejetait Aprement la chair, fut bouleversée par la
chair, qui rejetait le comportement rationnel, intelligent, ordonné,
faisant partie de tout développement culturel de Il’homme —
méme dans les développements les plus étroitement dérivés de
Vorganique. La notion fausse que le machinisme n’avait rien a
apprendre de la vie fut remplacée par la notion aussi erronée que
la vie n’avait rien A apprendre du machinisme. D’un cété il y a
la gigantesque presse & imprimer, miracle de fine articulation,
qui débite les journaux, de 1l’autre cété il y a le contenu des jour-
naux eux-mémes enregistrant symboliquement les états les plus
grossiers et les plus élémentaires d’émotion, de sentiments et des
vestiges de pensée. La, l’impersonnel, le coopératif et l’objectif.
Ici, le limité, le subjectif, le récalcitrant, le moi violent, plein
de haine, de crainte, de frénésie aveugle, de grossiers instincts
de destruction. Les instruments mécaniques, qui sont, en puis-
sance, le véhicule de buts humains rationnels, sont rarement un
bienfait lorsqu’ils permettent de diffuser chaque jour 4 un million
de personnes le bavardage de l’idiot du village et les actes des
dépravés.
Ce retour au primitif absolu, comme tant d’autres adaptations
neurasthéniques qui jettent temporairement un pont sur l’abime,
a développé des forces propres qui tendent 4 séparer encore plus
les deux aspects de l’existence. Ce hiatus limite 1’efficacité de la
réaction compensatrice. Finalement, c’est la ruine de la civili-
sation qui cherche 4 maintenir le mécanique brut en le balancant
avec le primitif brut. Dans ses plus larges acquis, y compris ces
intéréts, sentiments et admirations culturels qui soutiennent le
travail du savant, du technicien, de l’artiste,; du philosophe,
méme lorsqu’ils n’apparaissent pas directement dans un travail
particulier, la civilisation ne peut pas étre conduite pas des bar-
bares. Un gorille®? dans la chambre de chauffe est un signe de
grave danger; un gorille sur le pont du navire signifie nau-
frage rapide. L’apparition de tels gorilles, sous la forme de ces
dictateurs politiques qui tentent d’accomplir par brutalité cal-
culée et par agression ce qu’ils n’ont pas l’intelligence et la
grandeur de faire par un comportement plus humain, indique
sur quels fondements insuffisants et traitres la machine repose
aujourd’hui. Car, et c’est encore plus désastreux que la destruc-
tion purement physique des machines par les barbares, elle
menace de détourner les forces motrices humaines, de décou-
rager les phénoménes coopératifs de pensée et. de recherche
désintéressée auxquels nous devons la plupart de nos réalisations
techniques.

3. Allusion au livre The Hairy Ape, de Eugéne O’Neill. (N.d.T.)

260
PHENOMENES DE COMPENSATION

Vers la fin de sa vie, Herbert Spencer s’alarmait avec raison


de la régression vers |’impérialisme, le militarisme, la servilité qui
l’entouraient au début du siécle. Il avait de bonnes raisons pour
avoir ce pressentiment. Ces forces n’étaient pas de simples sur-
vivances archaiques que la machine n’avait pas encore extirpées.
Elles étaient sous-jacentes aux éléments humains mis en pleine
activité par la victoire de la machine, en tant que force absolue
et non conditionnée dans la vie humaine. La machine, malgré le
progrés néotechnique, en oubliant d’accorder A l’organique une
place suffisante dans l’existence sociale, avait ouvert la voie 4 ce
retour au primitif sous sa forme étroite et hostile. La société
occidentale retombe en des moments critiques, en des modes de
pensée, des sentiments et des actes d’avant la civilisation, parce
qu’elle a accepté trop facilement la déshumanisation de la société
par l’exploitation capitaliste et la conquéte militaire. Le repli sur
le primitif est, en somme, un effort larmoyant pour éviter une
transformation plus fondamentale et infiniment plus difficile que
nos penseurs, leaders et hommes d’action n’ont pas la franchise
d’affronter, l’intelligence de trouver et la volonté d’effectuer la
transition allant au dela des formes historiques du capitalisme et
des formes originelles, également limitées, de la machine, vers
une économie centrée sur la vie.

Les dieux du stade. Les mouvements romantiques furent


un correctif important de la machine
parce qu’ils appelaient |’attention sur les éléments essentiels de
la vie qui avaient été exclus du tableau mécanique du monde.
Ils rassemblaient quelques matériaux pour une synthése plus
riche. Mais il y a dans la civilisation moderne toute une série
de fonctions compensatrices qui, loin de rendre possible une
meilleure intégration, ne servent qu’a stabiliser l’état existant —
et, en fin de compte, elles font partie de l’enrégimentation méme
qu’elles doivent combattre. La principale de ces institutions est
sans doute le sport de foules. On peut définir ce genre de sport
comme une piéce montée dans laquelle le spectateur importe plus
que l’acteur, et qui perd une bonne partie de son sens lorsqu’on
joue le jeu pour lui-méme. Le sport de foule est avant tout un
spectacle.
A l’encontre du jeu, le sport de foules exige généralement le
hasard et le danger de morts parmi ses principaux constituants.
Au lieu de se présenter spontanément, comme dans I’ascension
d’une montagne, le hasard doit s’accorder aux régles du jeu et
augmenter au moment ot: le spectacle commence a ennuyer les
spectateurs. Le jeu se rencontre, sous une forme ou sous une
autre, dans toutes les sociétés humaines et dans un grand nombre

261
TECHNIQUE ET CIVILISATION
d’espéces animales. Le sport au sens d’un spectacle de masses,
avec la mort comme stimulant sous-jacent, apparait lorsqu’une
population a été entrainée, enrégimentée et déprimée a tel point
qu’il lui faut participer au moins par personnes interposées aux
actes difficiles de force, d’habileté ou d’héroisme afin de réveiller
son sens diminué de la vie. Les jeux du cirque et, si les spec-
tacles sont trop doux pour exciter la vie, les exploits sadiques
et le sang sont caractéristiques des civilisations décadentes :
Rome sous !es Césars, le Mexique au temps de Montezuma, I’ Alle-
magne sous les nazis. Ces formes de virilité et de bravade par
substitution sont les signes les plus sQrs d’une impuissance col-
lective et de vceux morbides. On trouve partout aujourd’hui les
symptémes dangereux de cette ultime décadence de la civilisation
machiniste sous |’aspect des sports de foules.
L’invention de nouvelles formes de sport et la conversion du
jeu en sport sont les deux marques distinctives du dernier siécle.
Le base-bali est un exemple de la premiére, la transformation du
tennis et du golf en tournois, 4 notre époque méme, est un
exemple de la seconde. A !’encontre du jeu, le sport existe dans
notre civilisation mécanique, méme dans sa manifestation la plus
abstraite possible : la foule qui ne va pas au match de football se
pressera dans la métropole autour des affiches donnant les résul-
tats. Si elle ne voit pas l’aviateur terminer un vol record autour
du monde, elle écoute a la radio le reportage de son arrivée et
entend les acclamations frénétiques de la foule sur le champ
d’aviation. Si le héros essaye d’échapper aux réceptions et pa-
rades publiques, il est considéré comme un tricheur. Parfois,
dans les courses de chevaux par exemple, les éléments sont
réduits aux noms et aux paris. La participation ne va pas plus
loin que le journal et le pari mutuel, pourvu que 1’élément de
hasard s’y trouve. Puisque le but principal de notre routine
mécanique dans l|’industrie est de réduire le domaine du hasard,
c’est dans la glorification du hasard et de l’inattendu par le
sport que les éléments exclus par la machine reviennent A Ja vie,
en général, avec une charge accumulée d’émotion. Dans les for-
mes récentes de sport de foules, comme les courses d’avions ou
d’autos, l’excitation du spectacle est intensifiée par la promesse
de mort immédiate ou de blessure mortelle. Le cri d’horreur qui
s’échappe de la foule quand la voiture se retourne ou que 1’aéro-
plane s’écrase au sol n’est pas un cri de surprise, mais d’attente
satisfaite. N’est-ce pas, au fond, pour l’excitation.de ce gofit du
sang que l’on organise cette compétition et qu’elle a un public
nombreux ? Grdce au cinéma parlant, ce spectacle et ce frisson
se répétent dans des milliers de salles du monde entier, comme
un simple incident dans la présentation des nouvelles de la
semaine.

262
PHENOMENES DE COMPENSATION
Ainsi, l’accoutumance au sang, aux exhibitions mortelles et au
suicide accompagne l’expansion de la machine et, familiarisée
par la répétition sous ses formes les plus douces, encourage la
demande pour des exhibitions brutales plus massives et déses-
pérées.
Le sport présente trois éléments principaux : le spectacle, la
compétition et la personnalité des gladiateurs. Le spectacle intro-
duit lui-méme 1’élément esthétique qui fait défaut si souvent dans
l'environnement industriel paléotechnique. La course ou le jeu
s’accomplissement dans un cadre de spectateurs étroitement
massés. Les mouvements de cette masse, ses cris, ses chants,
ses encouragements sont l’accompagnememt constant du spectacle.
Elle joue le réle du choeur antique dans le nouveau drame de la
machine, annongant ce qui va se produire et soulignant les inci-
dents. Par sa place dans le chceur, le spectateur trouve son
délassement. Généralement privé de toute association physique
étroite par son travail impersonnel, il est maintenant confondu
avec un groupe primitif indifférencié. Ses muscles se contractent
ou se dilatent au cours du jeu, sa respiration s’accélére ou se
ralentit, ses hurlements augmentent |’excitation du moment et
son sens intérieur du drame. Dans les moments de frénésie, il
tape dans le dos de son voisin ou il l’embrasse. Le spectateur a
l’impression de contribuer par sa présence a la victoire de ses
favoris, et souvent, plus d’ailleurs par hostilité envers l’ennemi
que par encouragement de ses amis, il exerce effectivement une
action sur la lutte. Il se libére du réle passif qu’il a joué : prendre
des ordres et les exécuter automatiquement, réduire sa personne
a un élément neutre. Dans le stade, le spectateur a l’illusion
d’étre completement mobilisé et utilisé.
D’ailleurs, le spectacle en lui-méme est l'une des plus riches
satisfactions du sens esthétique que la civilisation machiniste
puisse offrir & ceux qui ne connaissent pas d’autre forme de
culture. Le spectateur connait le style de ses favoris, 4 la facgon
dont le peintre connait la facture et la palette de son maitre, ct
il réagit aussi bien au succés du joueur qu’au spectacle esthé-
tique. Cet aspect a été développé dans les courses de taureaux.
Mais 11 s’applique évidemment Aa tous les sports. II reste cepen-
dant un conflit entre le désir d’une bonne performance et le
désir d’un dénouement brutal : blessure ou mort d’un ou de
plusieurs antagonistes.
Dans la compétition, deux éléments entrent en conflit : le
hasard et le record. Le hasard est la sauce qui stimule 1’excita-
tion du spectateur et augmente son goit du risque : les courses
de chiens ou de chevaux sont aussi efficaces dans ce domaine que
les jeux qui impliquent une grande habileté humaine. Mais les
habitudes du régime machiniste sont aussi difficiles a combattre

263
TECHNIQUE ET CIVILISATION

dans le sport que dans le comportement sexuel. De 1a vient


l’un des éléments les plus significatifs du sport moderne, c’est
que l’intérét abstrait pour les records soit devenu une de ses
principales préoccupations. Diminuer de un cinquiéme de seconde
le temps d’une course, traverser la Manche vingt minutes plus
vite qu’un autre nageur, rester en |’air une heure de plus que son
rival, tout cela entre dans la compétition, et d’une lutte pure-
ment humaine fait un combat dans lequel le véritable adversaire,
c’est le record précédent. Le temps remplace le rival visible.
Quelquefois, dans les concours de danse par exemple, le record
va jusqu’a l’endurance absurde : le plus stupide et le plus hor-
rible des spectacles sous-humains. L’habileté professionnelle
étant renforcée par ce changement, |’élément hasard est encore
réduit. Le sport, qui 4 l’origine était un drame, devient une exhi-
bition. Dés que la spécialisation atteint ce point, toute la perfor-
mance est arrangée de facon a faciliter la victoire du favori
populaire. es autres concurrents sont pour ainsi dire jetés aux
lions. Au lieu du fair play, la régle devient « le succés a tout
prix ».
Finalement, outre le spectacle et la compétition, apparait sur
la scéne, pour distinguer le sport du jeu, le nouveau type de héros
populaire, le joueur professionnel. Il est aussi spécialisé qu’un
soldat ou un chanteur d’opéra : il représente la docilité, le cou-
rage, la maitrise, le talent d’exercer et de commander son corps
qui a une part si petite dans le nouveau régime machiniste. Si
ce héros est une femme, elle doit avoir les qualités d’une
amazone. Le héros sportif représente les vertus masculines, le
complexe de Mars, tout comme I’actrice de cinéma ou la beauté
des concours de maillots de bains représentent Vénus. I] fait
preuve de cette adresse parfaite 4 laquelle l’amateur aspire en
vain. Au lieu d’étre considéré comme un étre servile et ignoble, a
cause de la perfection méme de ses efforts physiques, comme les
Athéniens du temps de Socrate considéraient les athlétes et dan-
seurs professionnels, le nouveau héros représente le summum des
efforts de l’amateur, non du plaisir, mais de l|’efficience. Le héros
est magnifiquement payé pour ses efforts, récompensé par les
louanges et la publicité, et il remet ainsi le sport en liaison avec
cette existence mercantile & laquelle il est supposé apporter un
soulagement, et ainsi il le sanctifie. Les quelques héros qui résis-
tent a cette vulgarisation perdent la faveur populaire, ou du
moins celle des journalistes, car ils ne jouent que la partie la
moins importante du jeu. Le héros sportif, pour avoir vraiment
du succes, pour satisfaire la masse, doit étre 4 mi-chemin entre
l’entremetteur et le prostitué. :
Le sport, dans cette société machiniste, n’est plus un simple
exercice exempt de toute autre récompense que le jeu : c’est

264
PHENOMENES DE COMPENSATION
une affaire d’argent. Des millions sont investis dans les stades,
l’équipement et les joueurs, et le maintien du sport est aussi
important que le maintien de tout autre mécanisme lucratif. La
technique du sport de foules contamine les autres activités : les
expéditions scientifiques, les explorations géographiques sont
conduites comme une course ou une lutte — et pour la méme
raison. Affaire commerciale, récréation ou spectacle de foule, le
sport est toujours un moyen : méme lorsqu’il est réduit A des
exercices athlétiques ou militaires exécutés en grande pompe
dans le stade, le but est toujours de remporter le chiffre record
d’une foule de participants et de spectateurs et de justifier ainsi
le succés ou l’importance du mouvement représenté. Ainsi le
sport, qui a l’origine fut vraisemblablement une réaction spon-
tanée contre la machine, est devenu un devoir de masses 4 l’Age
de la machine. II fait partie de cette enrégimentation universelle
de la vie — pour les profits privés ou les exploits nationalistes —
a laquelle son excitation procure un soulagement temporaire et
superficiel. Le sport a fini par étre une des réactions les moins
efficaces contre la machine. II y en a qu’une autre qui le soit
moins dans son résultat final, plus ambitieuse en méme temps
que plus désastreuse, je veux dire la guerre.

Le culte de la mort‘. Le conflit ou la tension dont la guerre


est le drame institutionnel spécialisé
est un fait périodique dans les sociétés humaines. II est inévitable
quand la société a atteint un certain degré de différenciation,
car l’absence de conflit présumerait une unanimité qui n’existe
que dans le placenta entre l’embryon et sa mére. Le désir d’at-
teindre cette sorte d’unité est l’un des caractéres régressifs les
plus évidents des états totalitaires ou des tentatives de tyrannie
dans les plus petits groupes.
Mais la guerre est une forme particuli¢re de conflit dans
laquelle le but n’est pas de résoudre les différends, mais d’a-
néantir physiquement les défendeurs des points opposés ou de
les soumettre par la force. Le conflit est un incident inévitable
dans tout systéme actif de coopération, il faut s’en féliciter a
cause des variations et modifications salutaires qu’il introduit —
la guerre est évidemment une perversion spécialisée du confit,
léguée sans doute par les groupes chasseurs. Elle n’est pas plus
un phénoméne éternel et nécessaire de la vie de groupe que le
cannibalisme ou 1’infanticide.

4. Ce sous-chapitre, écrit en 1933, n’a subi aucune modification


depuis. (L.M.)

265
TECHNIQUE ET CIVILISATION

L’échelle, l’intention, le caractére meurtrier et la fréquence


de la guerre différent suivant le type de société. Elle va de la
guerre surtout rituelle des sociétés primitives aux assassinats
féroces institués de temps 4 autre par des conquérants barbares,
comme Gengis Khan, et aux combats systématiques entre des
nations entiéres qui absorbent maintenant une si grande partie
du temps, de l’énergie et de l’attention des pays industriels
« avancés » et « pacifiques ». L’instinct de destruction n’a cer-
tainement pas diminué avec les progres des moyens de destruc-
tion. Il y a méme tout lieu de croire que nos ancétres, qui cueil-
laient et récoltaient leur nourriture, avant d’inventer les armes
qui leur permirent de chasser, avaient des habitudes plus paisibles
que leurs descendants civilisés. Au fur et & mesure que la guerre
devenait plus destructrice, son cété sportif diminuait. La légende
cite cet ancien conquérant qui négligea de prendre une ville par
surprise, la nuit, parce que cela serait trop facile et dterait une
partie de la gloire. Aujourd’hui, une armée bien organisée tente
d’exterminer l’ennemi par l’artillerie avant de s’emparer d’une
position.
Dans presque toutes ses manifestations, cependant, la guerre
indique une chute dans la psychologie infantile de la part des
peuples qui ne peuvent plus supporter la contrainte de la vie en
groupes, avec toutes les nécessités de compromis, — donner et
prendre, vivre et laisser vivre, comprendre et sympathiser, —
tout ce que cette vie de groupe exige et toutes les complexités
d’adaptation qu’elle implique. Ils essaient, par la baionnette et
le canon, de dénouer le lien social. Aujourd’hui, les guerres entre
les nations sont essentiellement une concurrence collective dans
laquelle le champ de bataille remplace le marché. Si la guerre
peut commander la loyauté et les intéréts de toutes les couches
de population, c’est en partie 4 cause des réactions psychologi-
ques particulieres qu’elle provoque. Elie procure un débouché et
un soulagement émotif. « L’art dégradait, l’imagination trom-
pait, la guerre gouvernait les nations », dit William Blake.
Car la guerre est le drame supréme d’une société compléte-
ment mécanisée, elle a un avantage qui la rend bien supérieure
4 toutes les formes préparatoires du sport de foules dans lequel
on imite les attitudes de la guerre, elle est réelle, tandis que dans
tous les autres sports de foules il y un élément d’illusion : sauf
l’exécution du jeu, des gains ou des pertes du parieur, il importe
peu au fond de savoir qui est vainqueur. Dans la guerre, la
réalité ne fait pas de doute. Le succés peut apporter la mort
aussi siirement que la défaite, et il peut l’apporter au spectateur
le plus lointain aussi bien qu’aux gladiateurs sur la vaste aréne
des nations.
La guerre, pour ceux qui sont plongés dans le combat, libére

266
PHENOMENES DE COMPENSATION

aussi les mobiles sordides de profit et d’arrivisme qui gouvernent


les formes dominantes d’entreprises commerciales, y compris le
Sport. L’action a le sens d’un grand drame. Alors que la guerre
est une des principales sources du machinisme, que son entrai-
nement et son enrégimentation sont le type méme de |’effort
industriel périmé, elle procure, beaucoup plus que le terrain de
sports, les compensations nécessaires A cette routine. La prépa-
ration du soldat, la parade, |’élégance et le poli des uniformes et
des équipements, les mouvements précis des grandes unités mili-
taires, le son des clairons, le battement des tambours, le rythme
de la marche, puis, dans la bataille elle-méme, 1’explosion finale
d’efforts dans le bombardement et la charge, prétent une gran-
deur esthétique et morale a toute la représentation. La mort ou
la mutilation des corps conférent au drame le caractére d’un
sacrifice tragique, analogue & celui qui accompagne tant de rites
religieux primitifs : l’effort est sanctifié et intensifié par 1’échelle
de I’holocauste. Pour les peuples qui ont perdu les valeurs cultu-
relles et ne savent plus répondre avec intérét ou compréhension
aux symboles culturels, le retour & des croyances grossiéres et
a des dogmes irrationnels est puissamment favorisé par le phé-
noméne de la guerre. Si l’ennemi n’existait pas, il faudrait 1’in-
venter pour continuer ce développement.
Ainsi la guerre brise l’ennui d’une société mécanisée et la sou-
lage de la mesquinerie et de la prudence de ses efforts quotidiens,
en concentrant au maximum 4 la fois la mécanisation des
moyens de production et la vigueur contraire des explosions
vitales désespérées. La guerre sanctionne |’exhibition du primitif
en méme temps qu’elle déifie le mécanique. Dans la guerre mo-
derne, le primitif brut et le mécanisme d’horlogerie ne font
qu’un.
Si l’on considére son résultat — les morts, les mutilés, les
amnésiques, les régions dévastées, les ressources diminuées, la
corruption morale, les haines et offenses — la guerre est le
débouché le plus désastreux qu’on ait inventé pour les instincts
refoulés de la société. L’ampleur des conséquences néfastes et de
la détresse humaine a grandi dans la mesure ol les moyens de
combat ont été plus mécanisés. La menace que la guerre chi-
mique fait peser sur la population civile, autant que les armes
militaires, donne aux armées des instruments de destruction dont
seuls les conquérants les plus cruels de l’histoire auraient osé
profiter. La différence entre les Athéniens avec leurs glaives et
leur bataille de Marathon et les soldats qui s’affrontent sur le
front occidental avec des tanks, des canons, des lance-flammes,
des gaz asphyxiants et des grenades est la méme qu’entre le rite
de la danse et de l’abattoir. L’une est une démonstration d’a-
dresse et de courage, |’éventualité de la mort étant toujours pré-

267
TECHNIQUE ET CIVILKSATION

sente, l’autre est une démonstration des arts de la mort, 1’a-


dresse et le courage n’en sont qu’un sous-produit presque acci-
dentel. C’est la mort qui fait prendre conscience d’une vie effec-
tive 4 ces populations opprimées et enrégimentées. Le culte de
la mort est le signe de leur chute dans un primitif corrompu.
Comme riposte au machinisme, la guerre, encore plus que le
sport de foules, a étendu le champ de conflagration sans mar-
quer d’avance. Tant que la machine restera un absolu, la guerre
représentera pour cette société la somme de ses valeurs et ses
compensations. Car elle raméne les gens 4 la terre, leur fait
affronter la lutte avec les éléments, libére les forces brutales
de leur nature, dégage des contraintes ordinaires de la vie sociale
et sanctionne un retour au primitif dans la pensée et les senti-
ments, et méme consacre 1’infantilisme dans l’obéissance aveugle
qu’elle impose, analogue 4 celle de l’archétype paternel envers
l’archétype filial, qui dispense ce dernier du besoin de se com-
porter comme une personne responsable et autonome. La sau-
vagerie, que nous avons associée au non-encore-civilisé, est aussi
le choc en retour qu’entraine le mécaniquement sur-civilisé.
Quelquefois, le mécanisme contre lequel s’exerce la réaction est
une morale imposée ou une enrégimentation sociale. Dans le cas
des peuples occidentaux, c’est l’environnement trop étroitement
enrégimenté que nous associons 4 la machine. La guerre, comme
la névrose, est la solution destructrice d’une tension et d’un
conflit insupportables entre les élans organiques et le code et les
circonstances qui empéchent de les satisfaire.
Cette union a présent destructrice du mécanisé et du primitif
sauvage devrait étre la porte de sortie d’une culture achevée,
humanisée, capable de diriger la machine vers l’encouragement
de la vie communautaire et personnelle. Si notre vie formait un
tout organique, cette rupture et cette perversion ne seraient pas
possibles, car l’ordre que nous avons incarné dans les machines
se refiéterait plus complétement dans notre vie personnelle, et les
instincts primitifs, que nous avons détournés ou refoulés par un
intérét excessif pour les inventions mécaniques, trouveraient un
exutoire naturel dans des formes culturelles appropriées. Tant
que nous n’aurons pas atteint ce degré de culture, la guerre res-
tera probablement l’ombre constante de la machine. Les guerres
entre nations, les guerres de gangs, les guerres de classes,
l’incessante préparation par l’entrainement et la propagande
conduit 4 ces guerres. Une société qui a perdu ses valeurs vitales
tendra 4 faire de la mort une religion et batira un ‘culte autour
de son adoration, une religion non moins bénie, puisqu’elle satis-
fait le nombre croissant des paranoiaques et des sadiques qu’une
telle société en désagrégation produit nécessairement.

268
PHENOMENES DE COMPENSATION

Les pare-chocs Toutes les formes de résistance et de


secondaires. compensation que nous avons exami-
nées montrent abondamment que |’in-
troduction de la machine ne se fit pas sans heurt et que ses
habitudes de vie caractéristiques ne furent pas acceptées facile-
ment. Les réactions auraient probablement été plus nombreuses
et plus décisives si les anciennes habitudes de pensée et les an-
ciens modes de vie n’avaient pas subsisté. Cela combla le
fossé entre l’ancien et le nouveau, et empécha la machine de
dominer la vie autant qu’elle dominait l’activité industrielle. Ces
institutions existantes, tout en stabilisant la société, 1’empéche-
rent en partie d’étre absorbée et de réagir sur les éléments cul-
turels dérivés de la machine. Elles diminuérent ainsi les bons
effets de la machine qui atténuaient ses propres défauts.
Outre l’inertie stabilisatrice de la société dans son ensemble,
en face des diverses tentatives de combattre la machine par la
force des idées et des contraintes institutionnelles, d’autres réac-
tions encore servirent de coussins et de pare-chocs. Loin de
stopper la machine ou de miner le programme purement méca-
nique, elles ont néanmoins dQ diminuer les tensions. Ainsi la
tendance 4 détruire les monuments des cultures plus anciennes,
que les utilitaires manifestérent dans le premier élan de leur
confiance en eux et en leur effort créateur, fut combattue par le
culte des antiquités dans les classes mémes qui se montraient
les plus actives dans ces attaques.
Ce culte n’avait pas la conviction passionnée qu’une époque
ou une autre du passé avait une valeur supréme. II soutenait
simplement que presque toute chose ancienne est, ipso facto,
valable ou belle, que ce soit un fragment de statue romaine, une
statue de saint en bois du XV° siécle ou un marteau de porte
en fer. Les adeptes de ce culte tentaient de créer un environne-
ment privé exempt de la moindre trace mécanique. Ils brflaient
des bfiches dans les cheminées 4 foyer ouvert imitées des ma-
noirs romans et qui dissimulaient le chauffage central; elles
étaient congues avec l|’aide d’un appareil photo et de dessins cotés
et étaient supportées, lorsque |’architecte n’était pas sir de son
talent ou des matériaux, par des poutres métalliques dissimulées.
Quand on ne pouvait emprunter les articles artisanaux aux ba-
timents en ruine du passé, des travailleurs manuels attardés
les copiaient avec de grandes difficultés. Quand ce besoin de co-
pies filtra dans les classes moyennes, elles furent reproduites
mécaniquement et ne purent abuser que les ignorants ou les
aveugles : double prévarication.
Oppressées par un environnement mécanique, elles n’avaient
269
TECHNIQUE ET CIVILISATION

ni maitrisé, ni humanisé, ni réussi & apprécier esthétiquement


les classes dirigeantes, et leurs imitateurs bourgeois se repli¢rent
de l’usine ou du bureau dans un environnement non mécanique,
ol le passé était modifié par l’addition du confort physique, tel
que température tropicale en hiver, ressorts et rembourrages des
canapés, des sofas et des lits. Tout individu qui avait réussi pos-
sédait son propre environnement d’antiquités, un monde privé.
Ce monde privé, que ce soit dans Suburbia, la banlieue, ou
dans les résidences d’été, ne se distingue par aucun critére ob-
jectif du monde ot le fou essaie de vivre le personnage de Lau-
rent le Magnifique ou de Louis XIV. En tout cas, l’équilibre
avec un monde externe difficile ou hostile est assuré par la
fuite, permanente ou temporaire, dans une retraite privée, pré-
servée de la plupart des conditions qu’impose la vie et 1’effort
publics. Les décors d’antiquités qui depuis le XVIII° siecle ca-
ractérisent pour une grande part l’équipement domestique des
bourgeois « arrivés », avec le court intermede de laideur sfre
de soi, au milieu de la période paléotechnique, — ces décors
d'antiquités étaient, au sens strictement psychologique du mot,
des cellules. L’addition de « confort » en faisait des cellules
capitonnées. Leurs habitants étaient stables, « normaux » adap-
tés. Par rapport 4 tout l’environnement ot ils travaillaient,
pensaient et vivaient, ils se comportaient simplement comme s’ils
étaient dans un état de dépression nerveuse, comme s’il y avait
conflit profond entre leur instinct et l’environnement mécanique,
qu’ils avaient contribué & créer, comme s’ils étaient incapables
de fondre leurs activités éparses en un tout consistant.
L’inverse de ce conservatisme du godt et de ce refus de recon-
naitre le changement naturel fut la tendance a chercher refuge
dans le changement lui-méme et 4 accélérer le phénoméne méme
qui avait été introduit par la machine. Changer le style d’un
objet, modifier superficiellement sa forme ou sa couleur, sans
apporter aucune amélioration réelle, devint partie intégrante de
la vie en société moderne, justement parce que les variations et
les changements naturels de la vie faisaient défaut. La réponse
a l’enrégimentation excessive se fit par une demande accrue
et intensifiée de nouveauté. A la longue, le changement incessant
est aussi monotone que l’identité incessante. Le renouvellement
réel implique a la fois incertitude et choix; devoir abandonner le
choix simplement parce qu’un style a changé pour des raisons
externes, c’est oublier en quoi consistait le gain réel.
La encore, le changement et la nouveauté ne sont pas plus
sacrés ou hostiles que la stabilité et la monotonie; mais le maté-
rialisme sans buts et l’enrégimentation stupide de la, production
ont conduit au changement sans but et 4 l’absence d’un stimu-
lant réel et d'une adaptation efficace dans la consommation.

270
FPHENOUMENES DE COMPENSATION

Loin de résoudre la difficulté, la résistance n’a fait que l’accroi-


tre; prurit de changement, prurit de mouvement, prurit de nou-
veauté infectérent tout le systéme de la production et de la con-
sommation et les isolérent des standards et des normes réelles
qu’il importait d’inventer. Quand les travaux et les jours étaient
variés, les gens étaient contents de rester 4 la méme place,
quand leurs vies furent moulées dans une routine vide, il leur
devint nécessaire de se déplacer. Plus ils allaient vite, plus
"environnement dans lequel ils se déplacaient était standardisé.
IJ n’y avait pas moyen d’en finir. Et cela se passa dans toutes
les branches de la vie.
Lorsque les moyens physiques de la fuite restaient sans effets,
limagination pure fleurit sans autres moyens externes que le
mot ou l’image. Mais au XIX°* siécle ces moyens externes furent
mis sur une base collective mécanisée, aprés la production bon
marché de la presse rotative, de la photographie, de la photogra-
vure et du cinématographe. Avec la production littéraire, la lit-
térature de tous grades et de tous niveaux forma un monde semi-
public, dans lequel l’individu insatisfait pouvait se retirer, pour
vivre une vie d’aventure en suivant les voyageurs et les explo-
rateurs dans leurs mémoires, pour vivre une vie d’actions dange-
reuses et d’observations précises en participant aux crimes et
investigations d’un Arséne Lupin ou d’un Sherlock Holmes,
ou pour vivre une vie romantique dans les romans d’amour ou
les chansons érotiques qui devinrent, a partir du XVIII°® siecle,
la propriété de tous. Evidemment, la plupart de ces variétés du
réve quotidien et de l’imagination personnelle existaient dans
le passé. Mais depuis elles firent partie d’un gigantesque appa-
reil collectif d’évasion. La littérature populaire d’évasion devint
si importante que beaucoup de psychologues modernes ont traité
la littérature dans son ensemble comme le simple moyen de
fuir les dures réalités de l’existence, oubliant que la littérature
de premier ordre, au lieu d’étre un simple plaisir, est 1’effort
supréme pour affronter et étreindre la réalité, effort 4 cété duquel
une vie de travail active implique un rétrécissement et repré-
sente une retraite partielle.
Au XIX¢® siécle, la littérature vulgaire remplaca, dans une large
mesure, l’art liturgique et les symboles religieux. La cosmologie
trop époussetée et la morale soigneusement codifi¢e des religions
plus sacrées étaient, hélas! un peu trop semblables 4 la machine
elle-méme, A laquelle on essayait d’échapper. Ce repliement dans
imagination fut considérablement renforcé, a partir de 1910,
par le cinématographe, qui apparut juste au moment ou le poids
de la machine commencait 4 devenir par trop lourd et par trop
inexorable. Les réves publics quotidiens de richesse, munificence,
aventure, irrégularité et action spontanée, !’identification avec

271
FELTING OUL Lt MVE V £EsE OLE EAS IN
~

le criminel qui défie les forces de l’ordre, avec les courtisanes


qui pratiquent ouvertement la séduction, ces imaginations a peine
nées, créées et projetées A l’aide de la machine, rendirent le rite
de la machine tolérable aux vastes populations urbanisées du
monde. Mais ces réves n’étaient plus personnels et, qui pis est,
n’étaient plus spontanés ni libres. Ils furent rapidement capitali-
sés A grande échelle comme « amusement business » devant rap-
porter un intérét. Créer une vie plus libérale, qui aurait pu se
passer de tels remédes anodins, aurait menacé la sécurité des
investissements fondés sur la certitude de la tristesse, de l’en-
nui et de la défaite continuels. Quand on était trop triste pour
penser, on pouvait lire; trop fatigué pour lire, on pouvait aller
au cinéma; incapable d’aller au cinéma ou au théatre, on pou-
vait tourner le bouton de la radio. Dans tous les cas, on
pouvait éviter l’appel de l’action. Des ersatz d’amants, de héros
et d’héroines, de richesse, emplissaient les vies débiles et
appauvries et apportaient dans les demeures le parfum de 1’ir-
réel. Au fur et &4 mesure que la machine devenait plus active
et plus humaine, reproduisant les propriétés organiques de
l’ceil et de l’oreille, les étres humains qui l’employaient comme
un moyen de fuite tendaient A devenir plus passifs et plus mé-
caniques. N’étant pas sfrs de leur voix, incapables de donner
le ton, ils transportent avec eux un phonographe ou un appa-
reil de radio méme pour un pique-nique. Craignant d’étre seuls
avec leurs propres pensées, effrayés d’affronter le vide et
l’inertie de leurs esprits, ils branchent la radio, mangent, par-
lent et dorment avec l’accompagnement d’un stimulant conti-
nuel venant du monde extérieur : tant6t un orchestre, tantét
un morceau de propagande, tant6t un bavardage public appelé
informations. L’autonomie dont jouissait jadis le plus pauvre
— et qui laissait Cendrillon réver au Prince Charmant pen-
dant que ses sceurs allaient au bal — est supprimée par cet
environnement mécanique. Quelles que soient les compensations,
elles doivent venir de la machine. Se servant uniquement de la
machine pour échapper a la machine, nos populations mécanisées
sont tombées de Charybde en Scylla. Les pare-chocs sont du
méme ordre que l’environnement lui-méme. Le cinéma glorifie
délibérément la froide brutalité et les instincts homicides des
gangsters. Les actualités cinématographiques préparent la
guerre en donnant chaque semaine les derniers progrés dans
l’armemient, accompagnées de quelques mesures persuasives de
’hymne national. Méme en soulageant la contrainte psychologi-
que, ces diverses inventions ne font finalement qu’augmenter la
tension et soutenir des formes de soulagement plus désastreuses.
Quand on a participé 4 un millier de morts 4 I’écran, on est prét
pour un rapt, un lynchage, un meurtre ou la guerre dans la vie

272
FHENOMENES DE COMPENSALION

réelle. Quand l’excitation des ersatz de la radio et du film com-


mence 4 s’émousser, le goft du vrai sang devient une nécessité.
Bref, le pare-chocs prépare 4 un nouveau choc.

Résistance Dans tous ces efforts pour attaquer,


et adaptation. combattre ou fuir la machine, 1’obser-
vateur peut étre tenté de ne voir rien
d’autre que ce que le professeur W. F. Ogburn a appelé « le
retard culturel ». L’inaptitude & « s’adapter » peut étre consi-
dérée, comme |’inaptitude de l’art, de la morale et de la religion,
a évoluer aussi vite et dans la méme direction que la machine.
Cela me parait une interprétation bien superficielle. D’une
part le changement dans une situation opposée A celle de la
machine peut étre aussi important pour assurer l’adaptation que
le changement dans la méme direction, lorsqu’il arrive que la
machine suit un cours qui, 4 moins d’étre corrigé, conduirait a
leffondrement et a la détérioration de l’homme. D’autre part,
cette interprétation considére la machine comme une structure
indépendante et tient la direction et le taux de changement de
la machine comme une norme & laquelle tous les autres aspects
de la vie humaine doivent se conformer. En réalité, les interac-
tions entre les organismes et leurs environnements ont lieu dans
les deux directions, et il est aussi juste de considérer la machi-
nerie de la guerre comme en retard sur la morale de Confu-
cius que de penser le contraire. Dans The Instinct of Wor-
kmanship, Veblen a soigneusement évité l’adaptation 4 sens uni-
que. Mais les économistes et sociologues qui sont venus aprés
lui n’ont pas été aussi prudents, et ils ont considéré la machine
comme un fin et comme si elle était autre chose que la projection
d’un aspect particulier de la personnalité humaine.
Tous les arts et toutes les institutions de l’homme tirent leur
importance de la nature de la vie humaine en tant que telle.
Cela vaut aussi bien pour la technique que pour la peinture.
Une économie particuliére ou un régime technique peuvent dé-
fier cette nature; par exemple, une coutume sociale peut compri-
mer les pieds des femmes pour les empécher de grandir, obliger
certaines femmes & la virginité et défier les faits évidents de phy-
siologie et d’anatomie. Mais de tels points de vue et de telles
croyances erronées ne suppriment pas le fait qu’ils démentent.
En tout cas, l’ensemble de la technologie, sa seule puissance et
son ubiquité, ne suffit pas 4 faire la preuve de sa valeur humaine
relative ou de son réle dans |’économie d’une société humaine
intelligente. Le fait méme que 1’on rencontre de la résistance, des
chocs en retour, des archaismes au moment des plus grandes

273
RRA SR BAIN Eee tay eel sat WSs VY Sse LEE AAA LY
~

réalisations techniques —- méme parmi les classes qui, par leur


richesse et leur pouvoir, profitaient le plus de la victoire machini-
que — fait douter 4 la fois de l’efficacité et de la suffisance
de tout le genre de vie que la machine a introduit. Qui serait
assez naif aujourd’hui pour penser que |’inadaptation a la ma-
chine peut étre résolue simplement par introduction de plus gran-
des quantités de machines?
De toute évidence, si la vie humaine consistait simplement en
une adaptation a l’environnement physique et social dominant,
l'homme aurait laissé le monde comme il l’a trouvé, comme I’ont
fait la plupart des espéces biologiques. La machine elle-méme
n’aurait pas été inventée. La qualité singuli¢re de 1’>homme con-
siste dans le fait qu’il crée ses propres standards et ses pro-
pres fins, sans les laisser directement dicter par le schéma exté-
rieur des choses. I] trouve |’accomplissement de sa nature dans
la coopération avec l’environnement, il crée un_ troisiéme
royaume, celui des arts, dans lequel les deux sont harmonisés,
ordonnés et prennent un sens. L’homme est cette partie de la
nature dans laquelle la causalité peut, dans les circonstances
appropriées, étre remplacée par la finalité, dans laquelle la fin
conditionne les moyens. Quelquefois les standards humains sont
erotesques, arbitraires. S’il n’est pas arrété par des connais-
sances positives et un juste sens de ses limites, l’homme est
capable de déformer |’anatomie pour poursuivre un réve barbare
de beauté, ou bien, pour s’opposer a ses craintes et 4 ses désirs
torturés, il peut avoir recours 4 d’horribles sacrifices humains.
Et cependant, dans ces perversions, on trouve le fait que
l'homme crée en partie les conditions dans lesquelles il vit, et
qu’il n’est pas seulement le prisonnier impuissant des circon-
stances.
Si telle a été l’attitude de l"-homme envers la nature, pourquoi
aurait-il une attitude plus ldche envers la machine, dont il a
découvert les lois physiques, dont il a créé le corps, dont il a
anticipé les rythmes par des faits externes d’enrégimentation
dans sa propre vie? Il est absurde de soutenir que nous devons
continuer a accepter l’écrasant souci bourgeois de puissance, de
succes, de pratique, et surtout de confort, ou que nous devons
absorber passivement, sans discrimination ni sélection, tous les
nouveaux produits de la machine. Il est également vain de croire
que nous devons conformer notre vie et notre pensée au systéme
idéologique caduc qui a contribué A créer les nombreux et bril-
lants raccourcis qui ont accompagné les débuts de la machine.
La véritable question est de savoir si oui ou non les instruments
facilitent la vie et l’enrichissent. Quelques résultats, je le mon-
trerai dans le chapitre suivant, sont admirables, beaucoup plus
admirables méme que l’inventeur, l’industriel et l’utilitaire n’au-

274
PHENOMENES DE COMPENSATION
raient osé l’imaginer. D’autres aspects de la machine sont au
contraire, insignifiants. D’autres enfin, comme la guerre moderne
mécanisée, sont délibérément hostiles 4 tout idéal _d’humanité,
méme a l’idéal démodé du soldat qui risquaient sa vie dans
un combat a armes égales. Dans ces derniers cas, le probléme
est d’éliminer ou de soumettre la machine, 4 moins que nous
ne désirions étre éliminés nous-mémes. Car ce ne sont pas |’au-
tomatisme, la standardisation et l’ordre qui sont dangereux. Ce
qui est dangereux, c’est la restriction de la vie qui accompagne
si souvent leur acceptation ignorante. Par quelle logique absurde
devons-nous nous incliner devant notre création, si c’est une ma-
chine, et la dédaigner comme étant « irréelle », si c’est une pein-
ture, un poéme ou un idéal moral? La machine est, autant qu’un
poéme, une création de la pensée. Ceux qui utilisent la machine
quand ils ont besoin de réagir directement sur la vie ou d’em-
ployer les arts humains sont autant dans l’erreur que s’ils étu-
diaient la métaphysique pour apprendre & cuire le pain. Dans
chaque cas, la question est : Quelle est la réaction appropriée de
la vie? Dans quelle mesure cet instrument facile-t-il les buts bio-
logiques ou les fins idéales de la vie?
Toute forme de vie, comme I’a dit Patrick Geddes, est mar-
quée non seulement par l’adaptation au milieu, mais par la ré-
volte contre lui. Elle est Aa la fois créature et création, victime
du sort et maitresse de la destinée, elle ne vit pas moins par la
domination que par l’acceptation. Chez l’homme, cette rébellion
atteint son apogée et se manifeste plus complétement dans l’art
ou le réve et la réalité, l’imagination et les conditions qui la
limitent, l’idéal et les moyens sont fusionnés dans l’acte dyna-
mique de l’expression et dans le corps qui en résulte. En tant
qu’étre doué d’un héritage social, l’homme appartient a un
monde qui comprend le passé et le futur, dans lequel il peut, par
ses efforts sélectifs, créer des voies et des fins qui ne dérivent
pas de la situation immédiate, et modifier la direction aveugle
des forces insensibles qui l’entourent.
Reconnaitre ce fait est peut-étre le premier pas pour traiter
rationnellement avec la machine. Nous devons abandonner le
biais futile et lamentable de résistance 4 la machine par de ridi-
cules chutes dans la sauvagerie, par le recours aux anesthési-
ques et aux pare-chocs. Bien qu’ils puissent temporairement sou-
lager, ils font finalement plus de mal qu’ils n’en évitent. D’au-
tre part, les avocats les plus objectifs de la machine doivent
reconnaitre la validité humaine sous-jacente de la protestation
romantique contre elle. Les éléments incarnés d’abord dans le
mouvement romantique en littérature et en art sont des parties
essentielles de I’héritage humain qui ne peuvent étre négligées
ou repoussées : ils indiquent une synthése plus compréhensive

275
TECHNIQUE ET CIVILISATION

que celle qui est développée avec les organes de la machine. Si


elle ne crée pas cette synthése, si elle ne parvient pas a I’incor-
porer dans notre vie personnelle et communautaire, la machine
ne pourra continuer qu’a l’aide des pare-chocs, qui confirment ses
pires caractéristiques ou ses adaptations compensatrices des ¢lé-
ments barbares et vicieux qui, en toute probabilité, mineront
toute la structure de notre civilisation.
CHAPITRE VII

ASSIMILATION DE LA MACHINE

Nouvelles valeurs Les outils et les ustensiles employés


culturelles. pendant la plus grande partie de ia
période historique prolongeaient, en
général, l’organisme humain. Ils n’avaient pas — et ce qui est
plus important, ils ne semblaient pas avoir — une existence in-
dépendante. Se fondant intimement avec !’ouvrier, ils réagis-
saient sur ses capacités, aiguisaient sa vue, affinaient son habi-
leté, lui apprenaient 4 respecter la matiére qu’il travaillait. L’ou-
til mettait I’homme plus profondément en harmonie avec son
environnement, non seulement parce qu’il lui permettait de le
refaconner, mais parce qu’il lui faisait prendre conscience des
limites de ses capacités. En réve, il était tout-puissant. En réalité,
il lui fallait reconnaitre le poids de la pierre, et ne pas tailler des
blocs trop lourds 4 transporter. Dans le Livre de la Sagesse, le
charpentier, le forgeron, le potier, le paysan ont écrit plusieurs
pages, s’ils ne les ont pas signées. En ce sens, la technique a été
de tout temps un instrument constant de discipline et d’éduca-
tion. Un primitif attardé pouvait, ici et la, déverser sa colére
sur le char embourbé en brisant ses roues, ou battre l’4ne qui
refusait d’avancer : la masse de l’humanité apprenait, du moins
4 la période historique, que certaines parties de l’environnement
ne pouvaient étre fiéchies ni par la force ni par la pri¢re. Pour
les dominer il fallait apprendre les lois de leur comportement, au
lieu d’imposer impétueusement ses propres désirs. Ainsi le savoir
et la tradition, que techniques bien empiriques, tendirent a créer
l’image d’une réalité objective résistante sinon impénétrable aux
intentions humaines. On retrouve un peu cela dans cette défini-
tion victorienne de la science : « le bon sens organisé ».

277
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Parce qu’elles ont une source de puissance indépendante et que


méme les plus grossiéres effectuent des opérations semi-automa-
tiques, les machines ont semblé avoir une réalité et une existence
indépendante de celui qui les emploie. Les valeurs éducatives de
l’artisanat résidaient surtout dans la préparation elle-méme.
Celles de la machine résident en grande partie dans l|’étude pré-
paratoire. Aussi le travail ne fut-il compris que par des mécani-
ciens et des techniciens responsables de 1’étude et du fonction-
nement de la machine. La production devenant plus mécanisée, la
discipline de l’usine plus impersonnelle et le travail lui-méme
moins rémunérateur (a part les quelques occasions d’échanges
sociaux qu’il favorise), on concentra de plus en plus 1’attention
sur le produit. On estimait la machine pour son résultat externe,
pour le nombre de métres de drap qu’elle tissait activement,
pour le nombre de kilométres qu’elle franchissait. La machine
apparut ainsi purement comme un instrument externe destiné 4
favoriser la conquéte de |’environnement. Les véritables compo-
santes du produit : la collaboration, l’intelligence déployées pour
le créer, les possibilités éducatives de toute coopération — tous
ces éléments furent négligés. On assimila les objets plutét que
l’esprit qui les avait produits, et, loin de respecter cet esprit, on
essaya encore de donner &a ces objets un aspect qui ne soit pas celui
du produit de la machine. Nous n’attendions pas la beauté de la
machine, pas plus que nous n’attendions du laboratoire un niveau
de moralité plus élevé. Et pourtant, si nous cherchons au
XIX°® siécle un échantillon authentique, d’une esthétique nouvelle
ou d’une éthique supérieure, — c’est dans la science et la tech-
nique que nous le trouverons le plus facilement.
Les hommes pratiques sont ceux-la mémes qui nous empéchent
de reconnaitre que la signification de la machine n’est pas limitée
a ses résultats pratiques. Les inventeurs et industriels ont consi-
déré la machine d’une facon telle qu'elle a été introduite, dans
la vie humaine, uniquement comme un moyen. Que la technique
soit devenue une force créatrice emportée par son propre mouve-
ment, qu’elle ordonne un nouvel aspect de l’environnement et
puisse créer un troisiéme état intermédiaire entre la nature et les
arts humains, qu’elle ne soit pas seulement une facon rapide
d’atteindre des buts anciens, mais le moyen efficace d’exprimer
des fins nouvelles — voila ce que les promoteurs actifs de la ma-
chine étaient bien loin de penser. Ils ne pensaient pas qu’elle
puisse favoriser un nouveau mode de vie. Les industriels et les
ingénieurs eux-mémes ne croyaient pas aux aspects qualificatifs
et culturels de la machine. Indifférents 4 ces aspects, ils appré-
ciaient aussi mal que les romantiques la nature de la machine.
Seulement ceux-ci, jugeant la machine du point de vue de la vie,
considéraient comme un défaut ce que les utilitaires appelaient

278
ASSIMILATION DE LA MACHINE

une vertu. Pour ces derniers, l’absence de l’art était une preuve
d’utilité.
Si la machine avait vraiment manqué de valeurs culturelles,
les romantiques auraient eu raison et leur désir de rechercher ces
valeurs dans le passé aurait été justifié par ce cas désespéré.
Le réel et l’utilité dont les industriels faisaient le seul critére de
intelligence n’étaient que deux éléments parmi toute une série
de valeurs nouvelles nées du développement de la technique nou-
velle. Réalisme et utilitarisme avaient généralement, dans les civi-
lisations précédentes, été traités avec dédain par les classes
Oisives, tout comme si la succession logique des propositions
était un fait technique plus noble que les engrenages des ma-
chines. L’intérét pour l’utilitaire était représentatif du monde
plus large et plus conscient dans lequel on commengait 4 vivre —
monde dans lequel les tabous de classe et de caste ne pouvaient
plus, confrontés avec les événements et les expériences, étre consi-
dérés comme définitifs. Le capitalisme et la technique avaient
dissout ces restes d’erreurs. Ainsi furent-ils d’abord d’importants
libérateurs de la vie.
Dés le début la conquéte la plus durable de la machine, ce ne
furent pas les instruments eux-mémes, vite démodés, ni les pro-
duits, vite consommés, mais les modes de vie qu’elle rendait pos-
sibles. L’esclavage de la machine était aussi une éducation.
Si la machine renforca l’asservissement du salariat, elle promet-
tait aussi une libération des surhommes. Elle stimulait la pensée
et l’effort comme aucun systéme technique ne l’avait jamais
fait. Aucune partie de l’environnement, aucune convention sociale,
ne pouvaient étre acceptées sans examen, du moment que la
machine montrait combien l’ordre, le systéme et 1’intelligence
pouvaient prévaloir sur la nature brute des choses.
La contribution permanente de la machine transmise de géné-
ration en génération, c’est la méthode de pensée et d’action
coopérative qu’elle a développée, la pureté esthétique de ses
formes, la logique délicate des matériaux et des forces, qui ajou-
térent aux arts un nouveau canon — celui de la machine. Et
par-dessus tout, peut-étre, c’est la naissance d’une personnalité
plus objective, favorisée par les échanges plus intelligents et plus
compré¢hensifs grace & ces nouveaux instruments sociaux et a
leur assimilation culturelle consciente. En projetant un aspect
particulier de la personnalité humaine dans les formes concrétes
de la machine, nous avons créé un environnement indépendant
qui a réagi sur tous les autres aspects de la personnalité.
Jadis, les aspects irrationnels et démoniaques de la vie avaient
envahi des sphéres auxquelles ils n’appartenaient pas. C’était
faire un pas en avant que de découvrir que le lait caillait 4 cause
de bactéries et non A cause de petits lutins, que pour les trans-

279
TECHNIQUE ET CIVILFSATION

ports rapides a grande distance, le moteur 4 explosion ¢tait plus


efficace qu’un balai de sorciére. Mais le triomphe de l’ordre eut
une action dénaturante. Les buts humains acquirent une assu-
rance analogue a celle d’un régiment bien entrainé lorsqu’il
marche au pas. Donnant l’illusion d’étre invincible, la machine
ajoutait en effet & la puissance que l’homme peut exercer. La
science et la technique raidissaient notre moral. Par leur austé-
rité, leurs abnégations, elles renforgaient la valeur de la person-
nalité humaine qui se soumettrait 4 leur discipline. Elles écra-
saient de mépris les craintes enfantines, les hypothéses enfan-
tines, les affirmations également enfantines. Par la machine,
l'homme donnait une forme concréte, externe et impersonnelle 4
son besoin d’ordre. D’une maniére subtile, il établissait ainsi de
nouveaux standards pour sa vie personnelle et ses attitudes les
plus naturelles. A moins d’étre supérieur 4 la machine, il allait
finalement tomber & son niveau : muet, servile, abject, créature
aux réflexes immédiats, passifs et non sélectionnés.
Bien des réalisations dont se vante l’industrie sont vaines,
bien des produits de la machine sont frelatés et éphéméres, mais
son esthétique, sa logique, sa technique réelle restent un apport
valable. Elles comptent parmi les conquétes suprémes de
homme. Les résultats pratiques peuvent étre admirables ou
douteux. La méthode sous-jacente n’en a pas moins une impor-
tance permanente pour la race humaine, en plus de ses consé-
quences immédiates. Car la machine a ajouté toute une série
d’arts A ceux qu’avaient produits les simples outils et les mé-
thodes de |’artisan; elle a ajouté un nouveau royaume 4 I’envi-
ronnement dans lequel l’homme cultivé travaille, sent et pense.
De la méme facon, elle a étendu la puissance et la portée des
organes humains, révélé de nouveaux spectacles esthétiques, des
mondes nouveaux. Les arts exacts, avec l’aide de la machine, ont
leurs standards propres et procurent 4 l’esprit humain des satis-
factions particuliéres. Par leur technique ils différent des arts du
passé, cependant ils jaillissent de la méme source. Quant & la
machine elle-méme, je le souligne pour la dixiéme fois, elle est
un produit humain et ses abstractions mémes la rendent plus
humaine que ces arts humains qui 4 l’occasion contrefont la
nature.
La contribution vitale de la machine dépasse de beaucoup les
résultats de sa mise en ceuvre. Que l’ouvrier ordinaire dispose
d’une aide équivalente A celle de deux cent quarante esclaves,
cela importe peu si le maitre lui-méme reste un: imbécile, qui
dévore les nouvelles tendancieuses, les suggestions fausses, les
préjugés intellectuels qui font pression sur lui dans la presse et
a Vécole, s’abandonne aux affirmations sectaires et aux convoi-
tises primitives et croit étre le signe final de la civilisation et du

280
ASSIMILATION DE LA MACHINE
progrés. On ne rend pas un enfant puissant parce qu’on lui met
de la dynamite entre les mains. On ne fait qu’ajouter aux dan-
gers que fait courir son irresponsabilité. Si les hommes devaient
rester des enfants, ils auraient un pouvoir plus efficace en étant
réduits a utiliser un morceau d’argile et un vieil outil 4 modeler.
Mais si la machine est une aide que |’homme a créée pour attein-
dre une plus grande maturité intellectuelle, s’il considére que ce
puissant automate exalte son propre développement, si les arts
exacts nés de la machine enrichissent l’esprit et aident & cris-
talliser l’expérience, alors toutes ces contributions sont vitales.
La machine, qui a atteint des dimensions si écrasante dans la
civilisation occidentale, en partie parce qu’elle a jailli d’une cul-
ture qui s’est disjointe pour se tourner d’un seul cété, peut cepen-
dant aider 4 agrandir le domaine de la culture et ainsi & cons-
truire une plus vaste synthése. Dans ce cas elle sera 1’antidote
de son propre poison. Aussi considérons la machine de plus prés
en tant qu’instrument de culture et examinons comment nous
avons commencé, au siécle dernier, a l’assimiler,

La neutralité Avant que la machine ne corrompe la


de l’ardre. vie, l’ordre était la prétention des
dieux et des monarques absolus. Les
dieux et leurs représentants sur la terre avaient cependant la
malchance d’étre impénétrables dans leurs jugements et souvent
capricieux et cruels dans l’affirmation de leur maitrise. Au niveau
de l’homme, leur ordre était représenté par l’esclavage : au-
dessus, détermisme complet, au-dessous, compréhension ou sou-
mission indiscutée. Derriére les dieux et les rois absolus il y avait
la nature brute, remplie de démons, de djinns, de gnomes, de
géants, qui contestaient le regne des dieux. Le hasard et la malice
de l’univers contrecarraient les buts des hommes et les régula-
rités de la nature qu’on pouvait observer. Méme en tant que
symbole, le roi absolu était un faible représentant de l’ordre. Ses
troupes pouvaient obéir avec une précision rigoureuse, mais il
pouvait étre vaincu, défait, comme I’a montré Andersen dans un
de ses contes, par les petites tortures d’un gnome,
Avec le développement de la science et I’introduction de la
machine dans la vie pratique, le royaume de l’ordre passa des
souverains absolus, qui exercaient un contréle personnel, 4 I’uni-
vers de la nature impersonnelle et au groupe particulier d’arti-
fices et de coutumes que nous appelons la machine. La formule
royale « Je veux », se traduisit en termes scientifiques par « Je
dois ». En remplacant partiellement le besoin grossier de domi-
nation personnelle par une curiosité impersonnelle et par le désir
de comprendre, la science ouvrit la voie A une conquéte plus

281
TECHNIQUE ET CIVILISATION

effective du milieu extérieur et finalement 4 un contrdéle plus


efficace de l’argent : l’homme lui-méme. Que l’ordre de l’uni-
vers soit en partie une contribution de l’homme, que les limites
imposées A la recherche scientifique par les instruments et les
intéréts humains tendent 4 produire un résultat ordonné et ma-
thématiquement analysable, cela ne diminue en rien le merveil-
leux et la beauté du systéme. Cela donne plutét 4 la conception
de l’univers un peu le caractére d’une ceuvre d’art. Reconnaitre
les limites imposées par la science, subordonner les désirs aux
réalités, considérer l’ordre comme émergeant des relations obser-
vées, au lieu d’étre un schéma extérieur imposé 4 ces relations,
tels sont les grands traits de la nouvelle fagon d’envisager la
vie. Exprimant les régularités et les rythmes périodiques, la
science élargit le champ de la certitude, de la prévision et du
contréle.
En rompant délibérément avec certaines phases de la person-
nalité humaine, la chaleur de la sensation privée, des sentiments
privés et des perceptions privées, la science vit se construire un
monde public qui devint d’autant plus accessible qu’il était moins
profond. Mesurer un poids, une distance, une charge d’électri-
cité, en se référant 4 l’index d’un appareil, délibérément cons-
truit dans ce but, c’était limiter les chances d’erreurs d’interpré-
tation et supprimer les équations personnelles. Plus grand était
le degré d’abstraction et de limitation, plus grande était ia pré-
cision. En isolant des systémes simples et des séquences cau-
sales simples, la science inspirait confiance dans la possibilité
de trouver un ordre analogue dans tous les aspects de l’expé-
rience. Le succés de la science dans le royaume de l’inorganique
nous a fait croire que nous pourrions atteindre la méme com-
préhension et le méme contréle dans le domaine infiniment plus
complexe de la vie.
Les premiers pas dans les sciences physiques n’allérent pas
trés loin. Comparées au comportement organique — dans lequel
un ensemble donné d’excitations peut provoquer la méme réac-
tion, ou une seule excitation provoquer, dans des conditions dif-
férentes, des réactions différentes, auxquelles l’organisme répond
tout entier en se modifiant en méme temps que la partie isolée
que l’on étudie -— comparées 4 un tel comportement, les réactions
physiques les plus compliquées sont agréablement simples. Mais
il est certain que c’est au moyen des analyses et des instruments
développés dans les sciences physiques et incarnés dans la tech-
nique que quelques-uns des instruments préliminaites nécessaires
a la recherche biologique et sociale ont été créés. Toute mesure
implique la référence de certaines parties d’un phénoméne com-
plexe a un phénoméne plus simple dont les caractéristiques sont
relativement indépendantes, fixes et déterminables. La personna-

282
ASSIMILATION DE LA MACHINE

lité tout entiére était un instrument inutile pour |’investigation


dans des phénoménes mécaniques limités. A l’état non critique,
elle était aussi inutile pour l’étude de systémes organiques, que
ce soient des organismes animaux ou des groupes sociaux. Par
un processus de décomposition, la science a créé un genre d’ordre
plus utile : un ordre extérieur A toute une partie du moi.
Bien que les principales applications de la méthode scientifique
se rencontrent dans la technologie, les intéréts qu'elle a satisfaits
et réveillés, le besoin d’ordre qu’elle a exprimé se sont traduits
dans d’autres sphéres. La recherche plus objective, le document,
le calcul exact précédent l’expression. Le respect de la quantité
remplaca le jugement qualitatif approximatif. Le bien et le mal,
la beauté et la laideur sont déterminés non seulement par leurs
natures respectives, mais par Ja quantité qu’on leur assigne dans
chaque cas particulier. Penser étroitement en quantités, c’est
penser avec plus de précision sur la nature essentielle et la fonc-
tion véritable des choses. L’arsenic en petite quantité est un toni-
que, en grosse quantité c’est un poison. La quantité, la compo-
sition locale, l’ambiance d’une qualité sont aussi importantes,
pour ainsi dire, que le signe original qui la désigne comme telle.
C’est pour cette raison que des séries entiéres de distinctions
éthiques, basées sur la notion de qualités pures et absolues, sans
rapport avec leur quantité, ont été instinctivement répétées par
une grande partie de l’humanité. Mais |’affirmation de Samuel
Butler, qui implique que les qualités sont modifiées par leurs
relations quantitatives, parait plus prés de la vérité. Ce respect
pour la quantité a été grossi¢rement poussé jusqu’a la caricature
par de mornes pédants qui souhaitaient éliminer, par des moyens
mathémiatiques, les aspects qualitatifs de situations sociales et
esthétiques compliquées. Mais il n’est pas besoin de tomber dans
leur erreur pour ne pas reconnaitre |’apport particulier de notre
technique quantitative dans des domaines apparemment éloignés
de la machine.
Il faut distinguer entre le culte de la nature comme standard
et critére de l’expression humaine, et l’influence générale de 1’es-
prit scientifique. Pour le premier, on peut dire — bien que Rus-
kin, disciple esthétique de la science, ait rejeté la frise grecque
comme décor parce qu’elle n’a aucun équivalent parmi les fleurs,
les minéraux ou les animaux — que pour nous, aujourd’hui, la
nature n’est plus un absolu. Ou plutét nous ne la considérons
plus comme si l’homme n’y était pas inclus, et comme si ses
interventions sur elle ne faisaient pas partie de l’ordre naturel
pour lequel il est né. Méme si !’on exagére l’impersonnalité de
la machine, il ne faut pas oublier l’humanisation active qui se
produit avant méme que l’homme ait complété son image d’une
nature objective et indifférente. Tous les outils que 1l’homme
283
TECHNIQUE ET CIVILISATION

emploie, ses yeux, avec leur champ de vision limité et leur insen-
sibilité aux rayons ultra-violets et infra-rouges, ses mains qui
ne peuvent tenir et manier simultanément qu’un nombre limité
d’objets, son esprit qui tend a créer des catégories binaires et
ternaires parce que, A moins d’un entrainement intensif, c’est
demander un effort excessif 4 son intelligence que d’agiter plu-
sieurs idées ensemble comme un musicien manie les notes de
piano — et plus encore, ses microscopes et ses balances — portent
tous la marque de son caractére aussi bien que les caractéristi-
ques générales imposées par l’environnement physique. Ce n’est
que par un processus de raisonnement et de déduction — lui-
méme non exempt de la couleur de ses origines — que l’homme a
établi le calme royaume de la nature. L’homme peut définir arbi-
trairement la nature comme la partie de son expérience qui reste
neutre en face de ses désirs et & ses intéréts. Mais lui, avec ses
désirs et ses intéréts, pour ne rien dire de sa constitution chi-
mique, a été formé par la nature et ne peut éviter de faire partie
du systéme de la nature. Une fois qu’il a puisé et choisi dans
ce royaume, comme il le fait dans la science, le résultat est une
ceuvre d'art, son art : certainement, il n’est plus A létat de
nature.
Dans la mesure ot le culte de la nature a procuré aux hommes
une expérience plus large, leur a fait se découvrir dans un envi-
ronnement jusque-la inexploré et leur a fait isoler du laboratoire
des corps qui leur permettront de faire de nouvelles découvertes,
il a exercé une bonne influence. L’homme devrait se trouver
aussi & l’aise parmi les étoiles qu’au coin de son feu. Bien que
le nouveau canon de l’ordre repose sur une base esthétique
autant qu’intellectuelle, la nature extérieure n’a pas finalement
d’autorité indépendante. Elle existe en tant que résultat de l’ex-
périence collective de l’humanité, et en tant que sujet de ses
progrés ultérieurs dans les sciences, la technique et les arts
humains.
Le mérite de ce nouvel ordre était de donner a l’homme, par
projection, un monde extérieur qui l’aidait A transférer le monde
spontané de désirs qu’il portait en lui. Mais le nouvel ordre, la
nouvelle impersonnalité n’étaient qu’un fragment transplanté de
l'ensemble de la personnalité. Ils avaient fait partie de 1l’homme
avant qu’il ne les sépare et ne leur donne un milieu et un sys-
teme indépendants. La compréhension et la transformation de
ce monde « externe » impersonnel de la technique fut une grande
révélation pour les peintres, les artistes et les poétes des trois
derniers siécles. L’art est le rétablissement de la réalité, d’une
réalité purifi¢e, libérée des contraintes et des accidents imprévus,
non entravée par les circonstances matérielles qui troublent 1’es-
sentiel. Le passage de la machine dans I’art fut en lui-méme un

284
ASSIMILATION DE LA MACHINE

signe de libération — le signe que les dures nécessités de la pra-


tique, la préoccupation de la bataille immédiate étaient terminées
— le signe que les esprits redevenaient libres de voir, de con-
templer et ainsi d’agrandir et approfondir tous les avantages pra-
tiques de la machine.
La science peut apporter autre chose aux arts que la notion
de Vabsolu de la machine. Par ses effets sur l’invention et la mé-
canisation, elle a introduit un nouveau type d’ordre dans 1’en-
vironnement, un ordre ot la puissance, 1’économie, 1’objectivité,
le collectif, joueront un réle plus décisif qu’auparavant, méme
dans les formes de domination absolue du grand prétre — et des
ingénieurs — de l’Egypte ou de Babylone. La compréhension
intelligente de ce nouvel environnement, sa traduction en des
termes qui impliquent des affections et des sentiments humains,
et qui engagent une fois de plus toute la personnalité, devint en
partie la mission de l’artiste. De grands esprits du XIX° siécle,
qui accueillirent d’abord chaleureusement cet environnement mo-
difié, n’y étaient pas indifférents. Turner et Tennyson, tous salueé-
rent avec admiration la locomotive, symbole de ce nouvel ordre
dans la société occidentale. Ils avaient conscience que les nou-
veaux instruments étaient en train de changer les dimensions,
donc les qualités mémes de 1’expérience. Ce fait était aussi clair
pour ‘Thoreau que pour Samuel Smiles, pour Kipling que pour
H. G. Wells. Le télégraphe, la locomotive, le bateau 4 vapeur,
et méme les arbres de transmission, les pistons et les manettes
qui transportaient, canalisaient et commandaient la nouvelle
énergie, pouvaient éveiller 1’émotion autant qu’une harpe ou un
cheval de bataille. La main sur la soupape d’admission ou le
commutateur n’était pas moins admirable que la main qui jadis
tenait un sceptre.
Le second apport de l’attitude scientifique fut assez limité. II
tendait A déplacer sinon a détruire les survivances mythologi-
ques des dieux et déesses grecs et des héros et saints chrétiens,
ou plutét, il empéchait l’emploi naif et répété de ces symboles.
Mais, en méme temps, il dévoila de nouveaux symboles univer-
sels, élargit le domaine des symboles eux-mémes. Ce phénoméne
se produisit dans tous les arts. Il affectait la poésie aussi bien
que l’architecture. La poursuite de la science, cependant, sug-
géra de nouveaux mythes. Les transformations de la légende
médiévale du D"™ Faust, de Marlowe 4 Goethe, Faust finissant
par étre un constructeur de canaux et assécheur de marais et
trouvant le sens de la vie dans l’activité pure; la transformation
du mythe prométhéen dans Moby Dick, de Melville, témoignent
non de la destruction des mythes par les connaissances posi-
tives, mais de leur application plus riche de sens. Je ne peux
que répéter ici ce que j’ai dit ailleurs. Ce que l’esprit scientifique

285
TECHNIQUE ET CIVILISATION

a réellement fait, c’est exercer l’imagination d’une facon plus


fine que ne l’exprime le voeu de l'enfant possédé par ses illusions
de puissance et de domination. Il était aussi triomphal pour
Faraday de concevoir les lignes de forces d’un champ magné-
tique que de concevoir des fées dansant en rond. Et
A. N. Withehead a montré que les poétes qui sympathisaient
avec cette sorte d’imagination, Shelley, Wordsworth, Whitman,
Melville, ne se sentaient pas frustrés de leurs pouvoirs spécifi-
ques, mais au contraire agrandis et renouvelés.
L’un des plus beaux poémes d’amour du XIX® siécle, Out
of the Cradle Endlessy Rocking, de Whitman, est exprimé avec
des images que Darwin ou Audubon auraient pu employer, si le
savant était capable d’exprimer ses sentiments les plus intimes
comme il note des événements « externes ». Le poéte errant sur
la céte et observant l’accouplement des oiseaux, étudiant leur
vie jour aprés jour, n’aurait guére pu exister avant le XIX°® sié-
cle. Au début du XVII® siécle, ce poéte serait resté dans un
jardin et aurait écrit sur un fantéme littéraire, Philoméle, non
sur un véritable couple d’oiseaux; au temps de Pope, le poéte
serait resté dans une bibliothéque et aurait disserté sur les
oiseaux peints d’un éventail de dame. Presque tous les travaux
importants du XIX® siécle étaient accomplis de cette facon et
exprimaient le nouveau champ de |’imagination. Ils respectaient
les faits. Ils étaient pleins d’observations, ils projetaient un
royaume idéal dans (et non pas sur, ce qui aurait été transcen-
dantal) le paysage de la réalité. Notre-Dame aurait pu étre écrite
par un historien, La guerre et la paix par un sociologue, L’Idiot
aurait pu étre créé par un psychiatre et Salammbé aurait pu étre
l’ceuvre d’un archéologue. Je ne dis pas que ces livres ont été
écrits dans une intention scientifique ou qu’ils auraient pu étre
remplacés sans grave dommage par un travail scientifique. Loin
de la. Je veux simplement faire ressortir qu’ils furent concus
dans le méme esprit, qu’ils sont sur un méme plan de la con-
science.
Une fois le symbole mis au point, la tAche des arts pratiques
fut mieux définie. La science donnait & l’artiste et au technicien
de nouveaux objectifs. Elle leur demandait de répondre A la
nature des fonctions machinistes et de ne plus chercher A expri-
mer leur personnalité par des moyens déplacés en utilisant clan-
destinement la matiére objective. Ce qui fait que le bois est bois,
que le verre est verre, ce qui fait la qualité métallique de 1’acier,
le mouvement, tout cela a été analysé par des moyens chimiques
et physiques. Le respecter c’était comprendre 1l’environnement
nouveau et travailler avec lui. L’ornement, concu -indépendam-
ment de la fonction, était aussi barbare que le tatouage sur le
corps humain. L’objet nu, quel qu’il soit, avait sa beauté propre,

286
ASSIMILATION DE LA MACHINE

dont la révélation le rendait plus humain, plus proche de la per-


sonnalité nouvelle que n’aurait pu le faire une décoration fouil-
lée. Les jardiniers néerlandais du XVII° siécle, par exemple,
taillaient souvent les troénes et les buis en forme d’animaux et
de figures arbitraires. Au début du XX° siécle, est apparue une
nouvelle tendance du jardinage qui respectait les associations
écologiques naturelles de ces plantes et qui non seulement leur
permettait de pousser librement, mais désirait simplement cla-
rifier leurs parentés. La connaissance scientifique fut l’un des
faits qui contribua indirectement au plaisir scientifique.
Liée 4 l’assimilation intellectuelle de la machine par le tech-
nicien et l’artiste, qui eut pour cause 4 la fois l’habitude, l’ex-
périence du travail quotidien et l’extension de 1’entrainement
systématique dans Jes sciences, apparut la compréhension du
nouvel environnement esthétique et émotionnel.

L’expérience Les chateaux, fortifications et ponts,


esthétique du XI° au XIII® siecle, et méme
de la machine. plus tard, sont les premicres appro-
ches de l'environnement machiniste
qui s’est développé au XX° siécle : le pont de Tournai, le travail
en briques des vodtes de la Marienkirche & Lubeck. Ces pre-
mitres touches de pratique ont des caractéritiques aussi fines que
les récents élévators a blé ou que les grues meétalliques. Observez
les vergues, les cordages, les épontilles et les échelles d’un vapeur
moderne, a la tombée du jour, quand les ombres brutales com-
mencent obliquement 4 se confondre avec les brutales formes
blanches. Il y a 1&4 un nouveau fait d’expérience, et il doit étre
transposé de la méme fagon brutale. Se préoccuper la de deé-
gradés et d’atmosphére, c’est perdre une qualité nouvelle qui
est née de l’emploi des formes et des modes d’éclairage méca-
- niques. Ou bien, sur un quai de métro désert, contemplez le tun-
nel qui devient, lorsque la rame approche de la station, un disque
noir ol apparaissent deux points lumineux gros comme des
tétes d’épingle et qui grandissent jusqu’a avoir le diamétre d’une
assiette. Ou bien encore, suiviez la répétion géométrique en toile
d’araignée des arétes de cubes vides, qui constituent le squelette
d’un gratte-ciel moderne : effet jamais obtenu méme avec le bois,
avant que les poutres sciées 4 la machine soient possibles. Ou bien
passez dans un port moderne et voyez les contours des gigantes-
ques oiseaux d’acier, aux ailes écartées, qui président au charge-
ment et au déchargement des navires. L’envergure des ailes, le
long cou, le jeu des mouvements de ce vaste mécanisme, le plaisir
particulier que provoque la combinaison d’une légéreté apparente

287
TECHNIQUE ET CIVILISATION

associée & une force énorme en action, n’ont jamais existé 4 ce


degré dans les autres environnements. Comparées a ces grues,
les pyramides d’Egypte ont le caractére des patés de sable.
Regardez au microscope, un fil, un cheveu, un fragment de
feuille, une goutte de sang. Il y a la un monde de formes et de
couleurs aussi varié et mystérieux que les profondeurs de la mer.
Observez dans un entrepét, une rangée de baignoires, une ran-
eée de siphons, une rangée de bouteilles, toutes de taille, de
forme et de couleur identiques, s’étendant sur plusieurs cen-
taines de métres. L’effet visuel particulier provenant de la répé-
tition, et qu’on ne trouvait jadis que dans les grands temples
ou les armées, est maintenant un lieu commun de 1|’environne-
ment mécanique. II y a une esthétique des ensembles et des séries,
comme il y a une esthétique de l’unique et de la non-répétition.
Ces objets pour la pupart ne possédent ni le jeu des sur-
faces, ni la danse des lumiéres et des ombres subtiles, ni les
nuances de couleur et de ton, d’atmosphére, les harmonies enche-
vétrées que possédent les corps humains et les compositions spé-
cifiquement organiques — toutes qualités qui appartiennent aux
niveaux traditionnels de l’expérience et au monde non ordonné
de la nature. Mais devant ces nouvelles machines et instruments,
devant leurs surfaces dures, leurs volumes rigides, leurs formes
brutales, prend naissance une nouvelle sorte de plaisir et de
perception. L’une des nouvelles taches de l’art est d’interpréter
cet ordre. Alors que ces qualités nouvelles existaient dans 1’in-
dustrie mécanique, elles ne furent pas reconnues en tant que
valeurs avant que le peintre ou le sculpteur les aient interprétées.
Et ainsi, elles existérent, méconnues, dans 1’indifférence, pendant
plus d’un siécle. Les formes nouvelles étaient parfois appréciées
comme symboles de progrés. Mais l’art tire sa valeur de ce
qu’il est, non de ce qu’il indique, et la sorte d’attention néces-
saire pour l’apprécier faisait grandement défaut dans 1|’environ-
nement industriel du NIX° siecle. Sauf parfois pour l’ceuvre d’un
ingénieur de grand talent, comme Eiffel, cette attention était
considérée avec une profonde suspicion.
Au moment méme ot on louait l’industrialisme le plus bruyam-
ment et avec le plus d’assurance, on considérait comme innée la
laideur de l’environnement machinique. On le trouvait si laid
qu’il importait peu d’ajouter de la laideur avec les détritus, les
rebuts, les tas d’immondices, les chutes de métal ou les ordures.
Tout comme les contemporains de Watt exigeaient que la
machine 4 vapeur fasse plus de bruit, en signe de puissance, les
paléotechniciens s’enorgueillissent, pour la plupart, de la qualité
antiesthétique de la machine. ‘
Le cubisme est probablement la premi¢re école qui surmonta
cette association du laid et du mécanique. Ses adeptes ne soute-

288
ASSIMILATION DE LA MACHINE

naient pas seulement que la machine pouvait engendrer la beauté,


ils affirmaient qu’elle l’avait déja engendré. La premiére expres-
sion du cubisme remonte au XVII° siécle : Jean-Baptiste Bra-
celle, en 1624, fit une série de Bizarreries qui peignaient des
hommes mécaniques, absolument cubistes de conception. Cela
fut, dans le domaine de |’art, une anticipation sur nos intéréts et
inventions ultérieurs comme Glanvill l’avait fait dans le domaine
des sciences. Que firent les cubistes modernes? Ils tirtrent de
l’environnement juste les éléments qui pouvaient étre mis en
symboles géométriques abstraits. Ils transpos¢rent et adaptérent
le contenu de la vision aussi librement que l’inventeur réajustait
les fonctions organiques. Ils créérent méme sur la toile ou dans
le métal les équivalents mécaniques des objets organiques. Léger
peignit des silhouettes humaines qui semblaient avoir passé au
tour, et Duchamp-Villon modela un cheval comme si c’était une
machine. Les constructivistes poussérent plus loin tout ce proces-
sus d’expérimentation rationnelle dans les formes abstraites et mé-
caniques. Des artistes comme Gabo et Moholy-Nagy assemblérent
des morceaux de sculpture abstraite, composée de verre, de dis-
ques métalliques, de ressorts en spirales, de bois, qui étaient les
équivalents non utilitaires des appareils employés par le physicien
dans son laboratoire. Ils figurérent les équations mathématiques
et les formules physiques qui ont produit notre nouvel environ-
nement, cherchant dans cette sculpture nouvelle 4 observer les
lois physiques de |’équilibre ou a trouver un équivalent dyna-
migue a la sculpture statique du passé, en faisant tourner une
partie de l’objet dans 1’espace.
La valeur derniére de tels efforts ne réside peut-étre pas dans
l’art lui-méme. Car les machines et les instruments initiaux
étaient aussi stimulants que leurs équivalents, et les nouvelles
sculptures aussi limitées que les machines. Non. La valeur de
ces efforts réside dans la plus grande sensibilité au nouvel envi-
ronnement, chez ceux qui comprenaient et appréciaicnt cet art.
L’expérience esthétique occupait une place comparable 4 |’expé-
rience scientifique : on essayait d’employer une certaine sorte
d’appareil physique pour isoler un phénoméne d’expérience ou
déterminer les valeurs de certaines relations. L’expérience était
un guide pour les pensées et un moyen d’accéder a I’action.
Comme la peinture abstraite de Braque, Picasso, Léger, Kan-
dinsky, ces expériences constructivistes aiguiscrent la réponse
de la machine — objet esthétique. En analysant, par de simples
constructions, les effets produits, ils montraient ce qu’il fallait
regarder et quelles valeurs il fallait en attendre. Le calcul, 1’in-
vention, l’organisation mathématique jouaient un réle spécial
dans les nouveaux effets visuels produits par la machine, tandis
que |’éclairage continuel de la sculpture ou de la toile, que 1’élec-

289
TECHNIQUE ET CIVILISATION

tricité rendait possible, altéra profondément Ies relations vi-


suelles. Par un phénoméne d’abstraction, les nouvelles peintures,
celles de peintres comme Mondrian, approchaient finalement de
la formule géométrique, avec un simple résidu de contenu visuel.
La plus completeet la plus brillante interprétation des capa-
cités de la machine fut peut-étre la sculpture de Brancusi. Il
exposait 4 la fois la forme, la méthode et le symbole. Dans son
ceuvre on remarque d’abord l’importance de la matiére, avec
son poids, sa forme, sa texture, sa couleur, son fini spécifiques.
Quand il sculpte le bois, il essaie encore de garder la forme orga-
nigue de l’arbre, exagérant plut6t que réduisant la part de la
nature. Mais quand il sculpte le marbre, il pousse au maximum
la texture lisse et satinée, dans les plus douces formes ovoides.
Le respect de la mati¢re s’étend plus loin que la conception du
sujet traité. L’individu est noyé dans une classe scientifique : au
lieu de représenter en marbre les tétes d’une mére et de son
enfant, il pose deux blocs de marbre 1’un a cété de l’autre, avec
une trés légére dépression de surface pour indiquer le visage.
C’est par le rapport des volumes qu’il représente l’idée générique
de la mére et de l’enfant, l’idée sous sa forme la plus ténue.
Ainsi, dans son fameux oiseau, il traite le sujet lui-méme, en
Cuivre, comme s’il était un piston de moteur : la pointe est
efhilée, le poli est soigné comme s’il devait étre ajusté dans un
assemblage de pieces, dont la moindre poussitre géne le fonc-
tionnement. En regardant l’oiseau, on pense &4 une torpille.
Quant a l’oiseau lui-méme, ce n’est pas non plus un oiseau ordi-
naire, mais un oiseau générique, dans l’aspect duquel on n’a con-
servé que la fonction particuliére 4 l’oiseau, le vol. Ii en va de
méme avec ses poissons en métal ou en marbre semblables aux
maquettes construites dans un laboratoire d’aviation, flottant sur
la surface lisse d’une glace. Voila l’équivalent en art du monde
mécanique qui nous entoure. Dans la perfection poussée de ce
symbole, dans le poli des formes métalliques, se reflétent le monde
tout entier, et le spectateur lui-méme. Ainsi la vieille séparation
entre le sujet et l'objet, est, au figuré, terminée. Le douanier
américain obtus qui voulait classer une sculpture de Brancusi
comme machine ou plomberie lui faisait en réalité un compli-
ment. Dans la sculpture de Brancusi |’idée de machine est repré-
sentée et assimilée dans des ceuvres d’art analogues.
Concevant la machine comme une source artistique, les nou-
veaux peintres et sculpteurs clarifi¢rent toute la-question et déli-
vrerent l’art du préjugé romantique selon lequel la machine est
nécessairement hostile au monde du sentiment. En méme temps,
ils commencérent A interpréter par intuition les nouvelles concep-
tions du temps et de l’espace qui distinguent l’époque actuelle
de la Renaissance. C’est peut-étre dans la photographie et le

290
ASSIMILATION DE LA MACHINE
cinéma : les arts spécifiques de la machine, que 1’on retrouve le
mieux ce développement.

La photographie : L’histoire de la chambre noire et de


moyen et symbole. son produit, la photographie, illustre
les problémes types qui se sont posés
avec le développement de la machine et son application aux
objets de valeur esthétique. Ses particularités et ses perversions
possibles sont également manifestes.
D’abord, les limites imposées 4 la photographie empéchérent
son usage savant. Le photographe, encore préoccupé des difficiles
problémes de chimie et d’optique, n’essayait pas de tirer de la
photographies des valeurs autres que celles que lui donnait im-
médiatement la technique. En conséquence, les graves portraits
des premiers photographes, en particulier ceux de David Octa-
vius Hill, 4 Edimbourg, atteignaient un haut degré de perfec-
tion. On les a rarement surpassés depuis. L’emploi de meilleures
lentilles, d’émulsions plus sensibles, de nouveaux grains dans le
papier pour remplacer la surface brillante du daguéréotype,
résolurent l’un aprés |’autre les problémes techniques, et le pho-
tographe devint plus conscient des arrangements esthétiques du
sujet qu’il avait devant lui. Au lieu de pousser plus loin l’esthé-
tique de la photo, il retourna timidement aux canons de la pein-
ture et s’évertua 4 faire correspondre ses images avec certaines
conceptions toutes faites de la beauté selon les peintres classiques.
Au lieu de se glorifier d’une représentation limitée de la vie,
telle que la saisit l’ceil mécanique, le photographe, 4 partir de
1880, rechercha, au moyen de verres faibles, un impressionnisme
brumeux, ou bien, par la disposition et |’éclairage théatral, il
essaya d’imiter les attitudes et quelquefois les costumes d’Hol-
bein et de Gainsborough. Quelques expérimentateurs allérent
méme jusqu’é imiter sur le cliché le gras du fusain ou bien les
contours ondulés de la gravure a l’eau-forte. Cette chute des
procédés mécaniques vers une imitation artistique ruina la photo-
graphie pendant toute une génération. Il y eut une chute ana-
logue dans la technique du meuble, ot |’on employa des machines
modernes pour imiter les formes mortes de l’ancien artisanat.
Derriére tout ceci se retrouvait l’incapacité de comprendre 1’im-
portance esthétique intrinséque des nouvelles inventions mécani-
ques, avec leurs possibilités particuliéres.
Toute photographie, méme si le photographe a opéré aprés
une observation minutieuse ou une longue pose, est essentiel-
lement un instantané. Elle essaie de pénétrer et de capter le mo-
ment esthétique unique qui se distingue du millier de combinai-
sons du hasard qui restent non cristallisées, insignifiantes, et se
2g
TECHNIQUE
TECHNIQUE ET CIVILISATION

produisent tout au long du jour. Le photographe ne peut pas


arranger son objet a volonté. Il doit prendre le monde comme il
le trouve. Tout au plus, ses arrangements sont-ils limités a un
changement de position, & une modification de sens ou d’inten-
sité de la lumiére, ou de la distance focale. II doit respecter et
comprendre la lumiére du soleil, l’atmospheére, l’heure de la jour-
née, la saison, les capacités de l’appareil, les procédés chimiques
de développement, etc. Le résultat dépend de la corrélation
exacte entre le moment esthétique et les moyens physiques appro-
priés. Si une technique sous-jacente conditionne également la
peinture et la photographie — car le peintre, lui aussi, doit
respecter la composition chimique de ses couleurs et les condi-
tions physiques qui les fera durer et les rendra visibles — le
photographe différe des autres arts graphiques par le procédé
qui est déterminé, dans tous les états, par les conditions du milieu
extérieur. L’impulsion intime du photographe, au lieu de se
répandre dans une imagination subjective, doit toujours s’ac-
corder aux circonstances extérieures. Quant aux différentes
sortes de photo-montages, ce ne sont pas en réalité de la photo-
graphie, mais une sorte de peinture, dans laquelle on emploie la
photographie — comme on assemblait les morceaux d’étoffes
dans des anciens édredons — pour faire une mosaique. Quelle
que soit la valeur du montage, il dérive plus de la peinture que
de la photographie.
Bien que la bonne peinture soit trés rare, la bonne photo-
graphie l’est peut-étre encore davantage. La gamme d’émotion
et de signification que représente en photographie l’ceuvre d’un
Alfred Stieglitz, en Amérique, est rarement atteinte par les pho-
tographes. La moitié du mérite de l’ceuvre de Stieglitz est due a
son respect rigoureux des limites de la machine et a la subtilité
avec laquelle il combine image et papier. II n’escamote rien, il
n’a pas d’affectation, méme pas celle d’étre endurci, car la vie
et l’objet ont des moments tendres et des aspects doux. La mis-
sion du photographe est de clarifier l’objet. Cette objectivité,
cette clarification sont importantes pour l’esprit. C’est peut-étre
le premier fait psychologique qui émerge avec notre assimilation
rationnelle de la machine. Voir tels qu’ils sont, comme si c’était
pour la premiere fois, une cargaison d’émigrants, un arbre dans
Madison Square Park, des seins de femme, un nuage s’accro-
chant sur une montagne sombre, — cela demande de la patience
et de la comprehension. Généralement, nous sautons par-dessus
et schématisons ces objets, les associons & quelque besoin pra-
tiques ou les subordonnons a un désir immédiat. La photographie
nous permet de les reconnaitre sous la forme indépendante que
leur créent la lumiére, l’ombre et la pénombre. Ainsi, la bonne
photographie est la meilleure éducation vers un sens complet de

292
ASSIMILATION DE LA MACHINE

la réalité. Ramenant a |’ceil, par ailleurs si sollicité par les abs-


tractions de l’imprimerie, le stimulus des choses vues compleéte-
ment en tant que choses, formes, couleurs, textures, exigeant
une expérience préalable de la lumiére et des ombres, ce phéno-
méne machinique combat quelques-uns des pires défauts de notre
environnement. C'est l’antithése pleine d’espoir d’une sensibilité
esthétique émasculée et isolée, le culte de la forme pure, qui
essaie de cacher du monde ce qui finalement donne une forme et
un sens a ses symboles les plus lointains.
Si la photographie est redevenue populaire de nos jours, aprés
la premiere grande explosion, quelque peu sentimentale il est
vrai, qu’elle connut vers 1880, c’est sans doute parce que,
comme un malade recouvre la santé, nous découvrons un nou-
veau plaisir 4 exister, a voir, toucher, sentir; parce que dans un
environnement rural ou néotechnique nous trouvons le soleil et
lair pur nécessaires 4 la photographie, parce que, aussi, nous
avons enfin appris la legeon de Whitman et considéré avec un res-
pect nouveau le miracle des articulations de nos doigts ou la
réalité d’un brin d’herbe. La photographie n’est pas moins effec-
tive quand elle traite ces ultimes simplicités. La dédaigner parce
qu’elle ne peut atteindre ce que Le Greco, Rembrandt ou Ie Tin-
toret ont atteint, c’est dédaigner la science parce que sa vision
du monde n’est pas comparable a4 la vision de Plotin ou a la
mythologie hindoue. Sa vertu réside précisément dans le fait
qu’elle a conquis une autre branche de la réalité tout a fait
différentc.
Car la photographie, finalement, donne a4 l’éphémére et au
transitoire l’effet de la permanence. La photographie — et elle
seule —- est capable d’embrasser et de représenter exactement
les aspects compliqués et enchevétrés de notre environnement
moderne. Dans l’histoire de la comédie humaine de notre époque,
les photographies d’Atget 4 Paris, et de Stielglitz a New-York
sont uniques 4 la fois comme éléments dramatiques et comme
documents. Non seulement elles nous apportent la forme et l’as-
pect de cet environnement, mais, par l’angle de vision et le
moment de l’observation, elles jettent une lumiére oblique sur
nos vies intimes, nos espoirs, nos valeurs, nos humeurs. Et cet
art, de tous les arts est peut-étre le plus employé et le plus pra-
tiqué : l’amateur, le spécialiste, le journaliste et 1,>homme moyen
ont tous participé A cette expérience qui ouvre les yeux ct a cette
découverte du moment esthétique qui est la propriété commune
& toutes les expériences, 4 des degrés divers, du réve non dirigé
2 l’action brute et a l’idée rationnelle.
Ce que nous venons de dire de la photographie s’applique plus
encore au cinématographe. Lorsqu’on commenga a exploiter le
cinéma, on mit l’accent sur sa qualité unique : la possibilité

203
TECHNIQUE ET CIVILISATION

d’abstraire et de reproduire des objets en mouvement. Les sim-


ples courses des premiéres bandes aiguillaient cet art dans la
bonne direction. Mais avec le développement commercial qui
s’ensuivit, il se dégrada un peu quand on essaya d’en faire le
véhicule d’une histoire bréve, d’un roman ou d’un drame, simple
imitation visuelle d’arts enti¢rement différents. Aussi faut-il dis-
tinguer entre le cinéma, moyen indifférent de reproduction, par
bien des cétés moins satisfaisant que la production directe sur
une scéne, et le cinéma art par lui-méme. Le grand succés du
cinéma a été la présentation de l’histoire, des sciences naturelles,
des actualités, ou leur interprétation dans le royaume particulier
de la fantaisie comme dans les pures comédies de Charlie Cha-
plin, René Clair et Walt Disney. A l’encontre de la photogra-
phie, les extrémes du subjectif et de l’objectif se rencontrent
dans le cinéma. Nanook l’Esquimau, Chang, Le cuirassé Potem-
kine tiraient leur effet dramatique de l’interprétation de 1’expé-
rience immédiate et d’un plaisir élevé dans |’actualité. Leur exo-
tisme était tout a fait accidentel. Une caméra aussi bonne
tirerait le méme ordre d’événements significatifs de la routine
quotidienne d’un poincgonneur du métropolitain ou d’un manceuvre
d’usine. En fait, les bandes les plus intéressantes et les plus
consistantes ont été celles des actualités, malgré 1|’intolérable
banalité des commentaires qui trop souvent les accompagnent.
La clé des nouvelles compositions cinématographiques n’est pas
dans des intrigues au sens dramatique, mais dans des séquences
historiques et géographiques : le passage des objets, des orga-
nismes, des images de réve dans le temps et l’espace. C’est par
un accident social malheureusement — comme il arrive dans tant
de branches de la technique — que cet art a été grossi¢rement
détourné de sa fonction propre par la nécessité commerciale d’of-
frir des exhibitions sentimentales aux populations métropolisées
et avides d’émotion, vivant sur les baisers, les cocktails, les
crimes, les orgies et les meurtres de substitution, accomplis a
l’écran par l’ombre de leurs idoles. Car mieux que tout art tradi-
tionnel, le cinéma symbolise et exprime le tableau du monde
moderne et les conceptions essentielles du temps et de 1l’espace
qui font déja partie de l’expérience inconsciente de millions d’in-
dividus qui connaissent 4 peine les noms de Einstein, Bohr ou
Bergson.
On se souvient que, dans la peinture gothique, le temps et
espace étaient successifs et sans relation. L’immédiat et 1’é-
ternel, le proche et le lointain, étaient mélés. La_fidélité de la
chronologie chez les chroniqueurs médiévaux est gatée par la
confusion des événements présentés et l’impossibilité de distin-
guer entre les on dit, les faits de l’observation et les conjectures.
A Ja Renaissance, l’espace et le temps étaient coordonnés en un

204
ASSIMILATION DE LA MACHINE
seul systéme. Mais l’axe des événements restait fixé, pour ainsi
dire, dans un seul cadre établi 4 une distance donnée de 1’obser-
vateur, dont on posait naivement en principe l’indépendance vis-
é-vis du systéme. Aujourd’hui, dans le cinéma, qui symbolise nos
erceptions et nos sentiments, le temps et l’espace ne sont pas
seulement coordonnés sur un méme axe, ils le sont par rapport A
un observateur qui, lui-méme, par sa position, détermine en
partie l’image, et qui n’est plus fixe mais mobile. Le cinéma,
avec ses gros plans et ses vues synoptiques, ses événements
changeants et l’ceil toujours présent de la caméra, ses formes
spatiales toujours échelonnées dans le temps, sa capacité de
représenter des objets qui s’interpénétrent et de juxtaposer des
environnements éloignés — comme dans les communications ins-
tantanées — enfin, par sa possibilité de représenter des éléments
subjectifs, des déformations, des hallucinations, est aujourd’hui
le seul art qui peut représenter de facon suffisamment concréte
la vue du monde qui émerge et qui différencie notre culture de
toutes celles qui l’ont précédée.
Méme avec des sujets faibles et ordinaires, le septiéme art
rassemble des intéréts et capte des valeurs que négligent les arts
traditionnels. Seule la musique, jusqu’alors, avait représenté le
mouvement dans le temps. Mais le cinéma fait la synthése de ce
mouvement 4 la fois dans le temps et dans l’espace; par le fait
méme qu’il coordonne les images visuelles avec le son et qu’il
libére chacun de ces éléments des frontiéres de |’espace apparent
et d’une localisation fixe, il apporte 4 notre image du monde
quelque chose de plus que |’expérience directe. Utilisant notre
expérience quotidienne du mouvement dans le train ou 1’automo-
bile, le cinéma recrée sous une forme symbolique un monde qui
est au dela de notre perception directe ou de notre portée. Ce
n’est pas un mince triomphe pour I’assimilation culturelle.
Bien qu’il ait été stupidement employé, le cinéma par lui-méme
s’annonce cependant comme un art majeur de la phase néotech-
nique. La machine nous apporte une possibilité nouvelle de com-
prendre le monde que nous avons contribué a créer.
Mais, en art, il est évident que la machine est un instrument
aux possibilités multiples et opposées. Elle peut étre substituée
passivement A l’expérience. Elle peut contrefaire les formes d’art
plus anciennes, elle peut aussi servir 4 concentrer, 4 intensifier
et A exprimer de nouvelles formes d’expériences. En tant que
substitut a l’expérience directe, la machine, tout comme le
microscope, est inutile si la vue est percante, tout l’appareil mé-
canique de l’art n’a de valeur que s’il développe dans la culture
les aptitudes organiques, physiologiques et spirituelles qui repo-
sent sur son emploi.
M. Waldo Franck a bien dit que « l’art ne peut devenir un

295
TECHNIQUE ET CIVILISATION

langage, d’ou une expérience, s’il n’est pas pratiqué. Pour


"homme qui joue d’un instrument, la reproduction mécanique de
la musique peut signifier beaucoup, parce qu’il a déja l’expé-
rience pour l’assimiler. Mais si la reproduction devient la norme,
les rares musiciens seront de plus en plus isolés et stériles, ef
la capacité d’avoir l’expérience de la musique disparaitra. [1 en
est ainsi pour le cinéma, la danse et méme le sport ».
Dans l'industrie, la machine peut avantageusement rem-
placer l’homme quand il est réduit &4 un automate. En art, la
machine ne peut qu’étendre et approfondir les fonctions et les
intuitions originales de l’-homme. Dans la mesure ot le phono-
graphe et la radio chassent l’instinct de chanter, ou la photo-
graphie chasse |’instinct de voir, 1’automobile, |’instinct de mar-
cher — la machine conduit 4 une élimination des fonctions qui
confine 4 la paralysie. Dans |’application des instruments méca-
niques a l’art, ce n’est pas la machine elle-méme que nous
devons redouter. Le danger, c’est d’échouer dans l’intégration
des arts 4 la totalité de notre expérience vécue. Le triomphe
pervers de la machine suit automatiquement l’abdication de l’es-
prit. Assimiler consciencieusement la machine est le moyen de
réduire son omnipotence. Nous ne pouvons, comme l’a justement
exprimé Karl Buecher, « abandonner |’espoir qu’il sera possible
d’unir l’art et la technique dans une unité rythmique plus élevée,
qui restitwera 4 l’esprit l’heureuse sérénité et au corps la culture
harmonieuse qui se rencontraient au plus haut point parmi les
peuples primitifs ». La machine n’a pas détruit cette promesse.
Au contraire, la culture plus consciente des arts de la machine
et une plus grande sélection dans leur application font entrevoir
son réle plus large dans la civilisation. Car, au fond de cette cul-
ture, il doit y avoir l’expérience directe et immédiate de la vie.
Nous devons voir, sentir, toucher, manipuler, chanter, danser,
communiquer directement avant de tirer de la machine un sou-
tien supplémentaire de la vie. Si nous sommes vides, pour com-
mencer, la machine nous laissera plus vides encore. Si nous
sommes passifs et impuissants, pour commencer, la machine
nous laissera encore plus faibles.

La croissance La technique moderne, en dehors des


du fonctionnalisme. arts spéciaux qu’elle a provoqués, four-
nit sa propre contribution culturelle.
La science a souligné le respect des faits, la technique a mis
Vaccent sur l’importance de la fonction. Dans*ce domaine,
Emerson 1’a fait remarquer, le beau repose sur les fondements
du nécessaire. La nature de cette contribution apparait surtout

296
ASSIMILATION DE LA MACHINE
dans la maniére dont fut d’abord affronté, évité et finalement
résolu le probléme de la conception des machines.
L’un des premiers produits de la machine fut la machine elle-
méme. Dans l’organisation des premiéres usines, les considéra-
tions étroitement pratiques primaient tout, et tous les autres
besoins de la personne étaient mis de cété. La machine fut 1’ex-
pression directe de ses propres fonctions. Le premier canon, les
premi¢res arbalétes, les premiéres machines A vapeur étaient tous
construits uniquement en vue de l’action. Une fois résolus les
premiers problémes d’organisation et d’opération, le facteur
humain, qui avait été négligé, avait besoin d’étre, d’une maniére
ou d’une autre, réintégré. Le seul précédent A cette intégration
plus compléte se trouvait naturellement dans l’artisanat. C’est
pourquoi, aux formes incomplétes, partiellement réalisées des
premiers canons, des premiers ponts, des premi¢res machines, on
ajouta une note décorative de mauvais gofit : simple souvenir
des heureuses fantaisies, 4 demi magiques, que la peinture et la
sculpture avaient jadis ajouté 4 tous les objets artisanaux. C’est
sans doute parce que |’énergie de la période éotechnique fut tout
entiere absorbée par les problémes techniques qu’elle fut, du
point de vue de la conception, si étonnamment claire et directe.
L’ornement fleurissait dans les utilités de la vie, quelquefois de
facon extravagante et perverse, mais on le chercherait en vain
sur les machines décrites par Agricola, Besson ou les ingénieurs
italiens. Elles sont aussi directes et objectives que 1’était l’archi-
tecture du X° au XIII® siécle.
Les plus grands pécheurs — c’est-a-dire les sentimentaux les
plus évidents — furent les ingénieurs de la période paléotech-
nique. Déflorant impitoyablement l’ensemble de 1’environnement,
ils souhaitaient se venger de leurs échecs en ajoutant des fiori-
tures aux nouvelles machines qu’ils créaient. Ils embellissaient
les machines A vapeur avec des colonnes doriques, les dissimu-
laient en partie derri¢re des broderies gothiques. Iis décoraient
les cadres de leurs presses et de leurs machines automatiques
avec des arabesques en fonte, ils percaient des trous-ornements
dans l’armature métallique de leurs structures nouvelles, depuis
les travées de l’aile ancienne du Métropolitan Museum jusqu’a
la base de la tour Eiffel 4 Paris. Partout prédominaient des
habitudes analogues : hommage de l’hypocrisie A l’art. On
remarque de semblables efforts dans les premiers radiateurs de
chauffage central, dans la décoration florale des machines a
écrire, dans les ornements indescriptibles qui subsistent encore
bizarrement sur les fusils et les machines 4 coudre — méme s’ils
ont fini par disparaitre des caisses enregistreuses et des wagons
Pullman — tout comme, longtemps auparavant, dans les pre-
miéres incertitudes de la technique nouvelle la méme séparation

297
TECHNIQUE ET CIVILKSATION

des fonctions étaient apparue dans les armures et les arbaleétes.


La seconde étape, dans la conception de la machine, fut un
compromis. L’objet était divisé en deux parties. L’une justement
concue en vue de |’efficience mécanique, l’autre destinée a 1’as-
pect. Pendant que l’utilitaire vantait les parties actives de la
structure, l’esthéte était autorisé, pour ainsi dire, 4 modifier
légérement les surfaces avec ses dessins sans importances, ses
fleurs stylisées, ses filigranes sans but, pourvu qu’ils ne compro-
mettent pas sérieusement la solidité de la structure ou le fonc-
tionnement de la machine. Utilisant mécaniquement la machine,
ce type de conception essayait avec honte d’en cacher les ori-
gines que l’on sentait basses et médiocres. L’ingénieur avait la
gaucherie d’un parvenu, et comme lui le besoin d’imiter les types
les plus archaiques de ses supérieurs.
Bien entendu, |’étape suivante fut rapidement atteinte. L’utili-
taire et l’esthéte regagnérent chacun leur domaine respectif. L’es-
théte faisant valoir avec raison que la structure et la décoration
doivent se fondre en un tout, que l’art va beaucoup plus loin que
le glacis ou la créme qui recouvrent le gateau, souhaitait revenir
a la réalité de la décoration ancienne en altérant la structure.
Prenant |’outil en main, il commenga a faire revivre les méthodes
purement artisanales du tisserand, de 1’ébéniste, de l’imprimeur,
arts qui pour la plupart n’avaient survécu que dans les parties
les plus reculées du monde, & !’abri des touristes ou des commis-
voyageurs. Au XIX°* siécle, les anciens ateliers et les vieilles
boutiques d’artisans languissaient et dépérissaient, surtout en
Angleterre et en Amérique, pays progressistes, lorsqu’il en jaillit
de nouveaux : ceux consacrés au verre par William de Morgan
en Angleterre, John Lafarge en Amérique et Lalique en France,
ou a des artisanats divers par William Morris en Angleterre,
— prouvant par leur exemple que les arts du passé pouvaient
revivre. L’industriel, a l’écart de ce mouvement et cependant
affecté par lui, méprisant mais 4 demi convaincu, fit un effort
pour regagner sa position et tenta de copier mécaniquement les
formes artistiques mortes qu’il trouvait dans Jes musées. Loin
de gagner ainsi sur le mouvement artisanal, il perdit le peu de
qualité que ses modéles possédaient et qui provenaient d’une
connaissance intime des procédés et de la matiére des matériaux.
La faiblesse du mouvement artisanal, 4 l’origine, fut d’affir-
mer que le seul changement important en industrie avait été
l’intrusion de la machine sans 4me. Tout avait-changé et toutes
les formes et les types employés par la technique devaient donc
changer aussi. Le monde que les hommes portaient dans leur
téte, leur idéal, était enti¢rement différent de celui qui poussait
le macon médiéval a sculpter l’histoire de la création ou la vie
des saints sur les portails de cathédrales, ou une image joyeuse

298
ASSIMILATION DE LA MACHINE

au-dessus du porche de sa maison. Un art basé, comme I’artisa-


nat, sur une certaine stratification des classes et la différencia-
tion sociale des arts, ne pouvait survivre dans un monde ou les
hommes avaient vu la Révolution francaise et en avaient recu
la promesse d’une certaine égalité. L’artisanat moderne, qui
voulut sauver l’ouvrier de l’esclavage dans la production méca-
nique de marchandises de qualité inférieure, ne fit que permettre
aux gens aisés de jouir d’objets nouveaux, aussi complétement
séparés du niveau social que les palais et monastéres pillés par
les antiquaires et les collectionneurs. Le but éducatif du mou-
vement artistique et artisanal était admirable. Dans la mesure
ou il apporta courage et compréhension 4 |’amateur, ce fut un
succés. S’il ne créa pas suffisamment de bon artisanat, du moins
chassa-t-il une grande quantités d’arts faux. La régle de Wil-
liam Morris, que l’on ne devrait posséder rien d’autre que ce
que l’on croit beau ou que l’on sait étre utile, fut dans le
monde bourgeois affecté et superficiel, une phrase révolution-
naire.
Mais le résultat social du mouvement artistique et artisanal
n’avait aucune commune mesure avec les besoins de la situation
nouvelle. Comme le fit remarquer M. Franck Lloyd Wright
dans son mémorable discours 4 la Western Society of Engineers
en 1901, la machine elle-méme était, dans les mains de I’artiste,
autant un instrument d’art que les simples outils et ustensiles.
Elever une barriére sociale entre les machines et les outils, c’é-
tait accepter la notion fausse des nouveaux industriels, penchés
sur l’exploitation de la machine qu’ils possédaient, jaloux de
l’outil que pouvait encore posséder le travailleur indépendant et
qui reconnaissaient 4 la machine une sainteté et une grace exclu-
sives qu’elle ne méritait pas. N’ayant pas le courage de se servir
de la machine comme de I’instrument d’une volonté créatrice,
incapables de s’accorder aux nouveaux buts et standards, les
esthétes furent logiquement amenés a restaurer une idéologie
médiévale pour fournir un support social a leur tendance anti-
machinique. En un mot, le mouvement artistique et artisanal ne
comprit pas que la technique nouvelle, en étendant le réle de la
machine, avait modifié tout le rapport du travail manuel a la
production et que les procédés exacts de la machine n’étaient
pas nécessairement hostiles a l’artisanat et au travail manuel
soigné. Sous sa forme moderne, |’artisanat ne pouvait plus servir
comme par le passé, lorsqu’il fonctionnait grace 4 une intense
spécialisation de caste. Pour survivre, il aurait di s’adapter a
l’amateur et aurait été amené A faire appel, méme dans le travail
manuel pur, a ces formes d’économie et de simplicité que la
machine revendiquait pour elle seule, et auxquelles elle adaptait
esprit, la main et I’ceil. Dans ce phénoméne de réintégration,

299
TECHNIQUE ET CIVILISATION

il aurait fallu retrouver certaines formes « éternelles ». Il y a


des formes artisanales, datant d’un passé lointain et qui rem-
plissent si complétement leurs fonctions qu’aucun autre calcul ou
expérimentation ne pourraient les améliorer. Ces formes-types
apparaissent et réapparaissent de civilisation en civilisation. Si
l’artisanat ne les avait pas découvertes, la machine aurait di les
inventer.
Le nouvel artisanat devait en fait recevoir une grande lecon de
la machine. Car les formes que créa celle-ci, quand elles ne cher-
chérent plus 4 imiter les anciens modeles de l’artisanat, se rap-
prochaient plus du travail d’amateur que, par exemple, les
assemblages compliqués, les incrustations, les marqueteries de
bois, de perles et de sculptures de jadis. A l’usine, la machine
était souvent réduite 4 produire un artisanat d’imitation; dans
l’atelier de l’amateur, le phénoméne inverse amenait un gain
réel, la simplicité des bonnes formes machiniques apportait une
libération. Fournissant le moyen d’atteindre une forme purifiée
et simplifiée, la technique machinique libéra l’amateur du respect
et de l’imitation des modéles torturés, compliqués du passé, mo-
déles dont les complications résultaient a la fois d’un gaspillage
indéniable, de la virtuosité technique, d’un état de sentiments
différent. Mais, avant de restaurer l’artisanat sous la forme
admirable d’une fin et d’une libération efficace dans une vie
physiquement non opprimée, il était nécessaire de faire de la ma-
chine un instrument social et esthétique. Aussi le principal
apport artistique fut-il fait, aprés tout, par les industriels qui
connaissaient 4 fond la question.
Il se produisit une modification dans le troisi¢me stade de la
conception de la machine. L’imagination ne s’applique pas a
l’objet mécanique lorsque l’étude pratique est terminée, elle s’in-
sinue 4 tous les stades du développement. L’esprit travaille direc-
tement sur la machine, respecte les conditions qui lui sont impo-
sées, et, non content d’une approximation quantitative, grossiére,
recherche un résultat esthétique plus positif. Il ne faut pas con-
fondre ceci avec l’idée si souvent répandue que toute invention
mécanique fonctionnelle est nécessairement intéressante au point
de vue esthétique. La cause de cette erreur est évidente. Dans
de nombreux cas, nos yeux sont habitués 4 reconnaitre la beauté
dans la nature, et nous avons une sympathie spéciale pour cer-
taines espéces d’animaux et d’oiseaux. Quand un avion res-
semble 4 une mouette, il tire profit de cette vieille association
d’idées et il ajoute la beauté 4 la qualité mécanique, puisque en
planant et en se posant une mouette ajoute une beauté supplé-
mentaire a sa structure animale. L’autogyre n’évoquant pas chez
nous l’idée d’une graine ailée, nous ne trouvons pas en lui la méme
beauté, bien qu’il fonctionne suivant le méme principe.- Alors que

300
ASSIMILATION DE LA MACHINE

la beauté authentique dans un objet usuel doit toujours étre asso-


ciée 4 la qualité mécanique, et implique ainsi une certaine recon-
naissance et approbation intellectuelle, la relation entre les deux
n’est pas simple; elle indique une source commune plutét qu’une
identité.
Dans la conception de la machine ou du produit de la machine,
il y a un point ou |’on peut abandonner les raisons d’économie
sans toucher 4 la perfection esthétique. A ce point, chaque fac-
teur mécanique est considéré et le sentiment d’incomplet est da
a l’impossibilité de reconnaitre les droits de l’agent humain.
L’esthétique implique un choix entre un certain nombre de solu-
tions mécaniques d’égale valeur. Si l’on n’a pas conscience de
cela 4 chaque étape de l’opération, pour toutes les questions
secondaires de fini, de précision, de finesse, il n’y a guére de
chance de la retrouver 4 |’étape finale. Les formes suivent les
fonctions, les soulignent, les cristallisent, les clarifient, les ren-
dent visibles.
Les expédients et approximations s’expriment par des formes
incompletes, analogues aux anciens appareils téléphoniques, mal
adaptés et stupidement encombrants; aux premiers aéroplanes,
pleins d’étais, de cables, de supports supplémentaires, preuves
de l’inquiétude qui recouvrait les facteurs incertains ou les incon-
nues innombrables; aux premiéres automobiles, dans lesquelles
on ajoutait l’une aprés |’autre des piéces mécaniquement efficaces
sans les intégrer dans 1l’ensemble, aux structures meétalliques
hors d’échelle, dues 4 notre négligence dans l'utilisation des
matériaux bon marché, et a4 notre désir d’éviter la dépense sup-
plémentaire de calcul et de travail nécessaires pour les élaborer.
L’impulsion qui crée un objet mécanique complet est analogue
a celle qui crée un objet esthétique fini. La fusion des deux, a
chaque étape de l’opération, affecte nécessairement 1’ensemble
de l’environnement. Qui peut évaluer 4 quel point la négligence
et le désordre paléotechnique ont miné les bons modéles ou com-
bien |’ordre et la beauté des usines néotechniques — par exemple
V’usine Van Nelle &4 Rotterdam — pourront éventuellement 1’ai-
der? Les intéréts esthétiques ne peuvent pas étre soudainement
introduits ex nihilo : ils doivent agir constamment, étre cons-
tamment visibles.
L’expression par la machine implique la reconnaissance de
termes esthétiques relativement nouveaux : précision, calcul,
pureté, simplicité, économie. Le sentiment s’attache dans ces
formes nouvelles A des qualités différentes de celles qui faisaient
apprécier l’artisanat. Le succés consiste ici en 1’élimination du
non essentiel, pluté6t que, par la décoration manuelle, dans la
production délibérée du superflu qu’apportait l’ouvrier dans son
plaisir A travailler. L’élégance d’une équation mathématique 1’i-

301
TECHNIQUE ET CIVILISATION

névitabilité d’une série d’interrelations physiques, la qualité


nue de la matiére elle-méme, 1’étroite logique de l'ensemble —
tels sont les composantes qui entrent dans |’étude d’une machine,
et aussi dans les produits qui ont été bien étudiés en vue de la
production machinique. Dans l’artisanat, c’est l’ouvrier qui est
représenté, dans les produits de la machine, c’est le travail.
Dans l’artisanat, on met l’accent sur la note personnelle,
l’empreinte de l’ouvrier et de son outil est inévitable. Dans
le travail machiniste, l’impersonnel prévaut, et si 1’ouvrier
laisse une preuve quelconque de son réle dans l’opération, c’est
un défaut ou une paille. C’est pourquoi la difficulté dans le pro-
duit machiniste, c’est de faire le modéle original. C’est 1a qu’on
fait des essais, qu’on découvre et surmonte les erreurs, que le
processus créateur se concentre. Une fois le modéle établi, le
reste n'est que routine. Au dela du bureau d’étude et du labo-
ratoire, il n’y a, pour les biens produits en série pour un grand
marché, aucune possibilité de choix et de perfection personnelle.
Qui a découvert ces nouveaux canons de la machine? Plus
d’un ingénieur et plus d’un ouvrier ont da les sentir et en
approcher. On peut en observer les débuts dans les premiers
instruments mécaniques. Mais ce n’est qu’aprés des siécles de
plus ou moins grande cécité et d’efforts non formulés que ces
canons ont fini par étre démontrés de fagon assez compléte dans
les ceuvres des grands ingénieurs vers la fin du XIX® si¢cle —
en particulier Roeblings en Amérique et Eiffel en France — et
formulés par des théoriciens comme Riedler et Meyer en Alle-
magne. La vulgarisation, l’esthétique nouvelle dut attendre,
comme je l’ai fait remarquer, les peintres post-impressionnistes.
Ils rompirent avec les valeurs de l’art purement associatif et
abolirent l’injuste dédain pour la valeur picturale des objets les
plus simples. Si cela conduisit d’une part a un subjectivisme
plus complet, cela mena d’autre part 4 la reconnaissance de la
machine en tant que forme et symbole a la fois. Dans le méme
sens, Marcel Duchamp, par exemple, fut un des chefs du mou-
vement. I] rassembla une collection d’articles tout faits, bon
marché, produits par la machine et attira l’attention sur leur
perfection et leur valeur esthétique. Dans de nombreux cas, les
modéles les plus fins avaient été atteints avant qu’on ne prenne
conscience de leur esthétique. L’intervention d’un dessinateur
de modéle commercial qui voulait ajouter de « l’art » a un pro-
duit qui était déja de l’art eut le plus souvent pour résultat de
compliquer et de gdcher. Les complications savantes du kodak,
des appareils sanitaires et des radiateurs de chauffage central
sont des lieux communs.
La nouvelle appréciation de la machine comme source de nou-
velles formes esthétiques est venue de l’énoncé de ce principe

302

ASSIMILATION DE LA MACHINE

esthétique essentiel, le principe d’économie. On ne le méconnait


naturellement pas dans les autres formes d’art. Mais dans les
formes mécaniques il sert &4 tout moment de contrdéle, et il est
appuyé par les calculs et mensurations les plus exacts qui soient
maintenant possibles. Le but d’une étude saine, c’est d’éloi-
gner de l’objet, que ce soit une automobile, un service en porce-
laine ou une piéce mécanique, tout détail, toute moulure, toute
variation de surface qui n’est pas nécessaire A son bon fonc-
tionnement. Dans l’élaboration de ce principe, nos habitudes
mécaniques et nos élans inconscients nous ont réguliérement
guidés. Dans les diverses branches ot les choix esthétiques
et conscients ne sont pas primordiaux, notre gofit a souvent
été excellent et sfr. Le Corbusier a été trés ingénieux de
prendre divers objets, soustraits 4 l’observation parce qu’ils sont
répandus et dans lesquels 1’excellence mécanique des formes se
manifeste sans prétention ni tatonnement. Prenez une pipe. Elle
n’est plus sculptée en forme de téte et elle ne porte plus, sauf
si c’est une pipe d’étudiant, d’emblémes héraldiques. Elle est
devenue parfaitement anonyme, rien d’autre qu’un appareil qui
permet de tirer de la bouche humaine des volutes de fumée 4
partir d’une masse de végétation en incandescence. Prenez un
verre ordinaire dans un restaurant bon marché. I! n’est plus
taillé, moulé ou gravé de dessins particuliers. Tout au plus a-t-
il un léger renflement vers le haut pour |’empécher de coller aux
autres verres. I] est aussi propre, aussi fonctionnel qu’un trans-
formateur 4 haute tension. Prenez la montre actuelle et son boi-
tier et comparez-la aux formes que I’ingéniosité, le gofit et les
associations artisanales créérent aux XVI®° ou XVII* siécles.
Dans les objets les plus courants de notre environnement, les
canons de la machine sont instinctivement acceptés. Le plus
sentimental des fabricants d’autos n’est pas tenté de peindre
la carrosserie de ses voitures pour qu’elle ressemble 4 une
chaise 4 porteur dans le style de Watteau, bien qu’il vive peut-
étre dans une maison dont le mobilier et la décoration sont trai-
tés de cette facon pervertie.
Cette réduction 4 l’essentiel s’est produite dans toutes les
branches de la machine et a affecté tous les aspects de la vie.
C’est le premier pas vers l’intégration compléte de la machine
aux besoins, aux désirs humains, qui marque la phase néotech-
nique et sera encore plus le signe de la période biotechnique qui
se léve déja sur la ligne d’horizon. Comme dans la transition so-
ciale de l’ordre paléotechnique A 1l’ordre néotechnique, le princi-
pal obstacle A un développement plus complet de la machine
réside dans l’association du goft et de la mode avec le gaspil-
lage et le profit commercial. Car le développement rationnel de
standards techniques authentiques, basés sur la fonction et la

303
TECHNIQUE ET CIVILISATION

performance, ne peut se produire que par la dévaluation « en


eros » du schéma de civilisation bourgeoise sur lequel est basé
notre systéme actuel de production.
Le capitalisme, qui a joué, avec la guerre, un réle stimulant
dans le développement de la technique, reste, avec la guerre, le
principal obstacle a son amélioration ultérieure. La raison en
est évidente. La machine dévalue la rareté. Au lieu de produire
un seul et unique objet, elle est capable d’en produire un mil-
lion d’autres tout aussi bons que le modéle 4 partir duquel ils
sont reproduits. La machine dévalue |’A4ge, car l’Age est un si-
ene de rareté, et la machine, en mettant l’accent sur l’aptitude et
l’adaptation, s’enorgueillit du flambant neuf plutét que de l’an-
tique. Au lieu de se sentir 4 l’aise au milieu de la rouille, de
la poussiére, des toiles d’araignées, des parties ébranlées, elle
se targue des qualités opposées : surface lisse, douceur, brillant,
propreté. La machine dévalue le gofit archaique, car le gofit, au
sens bourgeois n’est qu’une autre facon de dire la réputation de
richesse. Contre ce standard, la machine dresse le standard de
la fonction et de l’aptitude. Les objets les plus nouveaux, les
meilleur marché, les plus communs peuvent, du point de vue de
l’esthétique pure, étre infiniment supérieurs aux objets les plus
rares, les plus cofiteux et les plus anciens. Dire tout cela, c’est
faire remarquer simplement que la technique moderne, par sa
nature essentielle, impose une grande purification de l’esthéti-
que. Elle dépouillle l’objet de tous les fatras d’association, de
toutes les valeurs sentimentales et pécuniaires qui n’ont rien a
voir avec la forme esthétique, et elle concentre |’attention sur
l'objet lui-méme.
La dévaluation sociale des castes, renforcées par l’emploi et
l’appréciation de la machine, est aussi importante que le dépouil-
lement des formes essentielles dans le processus lui-méme. L’un
des signes les plus heureux dans la derniére décade en a été
l’emploi des matiéres bon marché et courantes en joaillerie qui
a ¢té introduit, je crois, par Lalique. Cela implique la reconnais-
sance du fait qu’une forme esthétiquement appropriée, méme
dans l’ornement du corps, n’a rien 4 voir avec la rareté ou le
prix, mais est une question de couleur, de forme, de lignes, de
textures, d’aptitude, de symbole. L’emploi des cotonnades bon
marché pour les robes, par Chanel et ses imitateurs, aprés la
premiére guerre mondiale, reconnaissait également avec bon-
heur les valeurs essentielles de notre nouvelle économie. Notre
civilisation, méme si cela n’est que temporaire;-s’est mise au
niveau de ces primitifs qui troquaient avec plaisir leurs fourru-
res ou leurs ivoires pour la verroterie colorée de ]’>homme blanc,
celle-ci avait une valeur artistique qui révélait 4 tout observateur
désintéressé — contrairement Aa ce que croyait l’homme blanc

304
ASSIMILATION DE LA MACHINE
dans sa fatuité — que c’était le primitif qui faisait la meilleure
affaire.
Mais cette forme de vétement et de bijouterie indiquait le but
de la production machinique. Le but dans lequel chaque objet
serait apprécié directement d’aprés sa fonction mécanique vitale
et sociale, indépendamment de son état financier, du snobisme
de castes ou des sentiments périmés d’émulation historique.
Cette guerre entre une esthétique saine de la machine et ce
que Veblen appelle les « nécessités de faire riche » a encore un
autre aspect. Notre technologie moderne, dans son organisation
interne, a produit une économie collective et ses produits carac-
téristiques sont des produits collectifs. Quelle que soit la politi-
que d’un pays, la machine est égalitaire. De 14 viennent les pro-
fondes contradictions et les conflits qui se sont maintenus dans
l’industrie machinique depuis la fin du XVIII® siécle. A tous les
stades de la technique, le travail représente une collaboration
d’innombrables ouvriers, utilisant eux-mémes un héritage tech-
nologique large et ramifié. L’inventeur le plus ingénieux, le sa-
vant isolé le plus brillant, le dessinateur le plus habile ne con-
tribuent qu’en partie au résultat final. Le produit lui-méme porte
la méme empreinte impersonnelle, il fonctionne ou il ne fon-
tionne pas, suivant des principes enti¢rement impersonnels. I] ne
peut y avoir de différence qualitative entre l’ampoule électrique
d’une force donnée d’un homme pauvre et celle d’un homme ri-
che qui indiquerait une différence de niveau économique dans
la société, bien qu’il y ait eu jadis une différence énorme entre
la chandelle poisseuse, la veilleuse du paysan, et les bougies de
cire ou d’huile de baleine employées par les classes supérieures
avant l’invention du gaz et de 1’électricité.
Ce qui distingue réellement la technique moderne du point de
vue social cependant, c’est de tendre 4 éliminer les distinctions
sociales. Son but immédiat est le travail effectif. Les moyens
sont la standardisation, l’accent sur le générique et le type.
Bref, un effort d’économie avouée. Son but ultime est le loisir,
c’est-a-dire la libération des autres capacités organiques.
Le puissant cété esthétique de ce phénoméne social a été obs-
curci par les intéréts pécuniaires et pragmatiques spéciaux qui
se sont insérés dans rotre technologie et se sont ajoutés a ses
fins légitimes. Malgré cette déviation des efforts, nous avons du
moins commencé 4 comprendre ces valeurs nouvelles, ces formes
nouvelles, ces modes d’expression nouveaux.
Toute partie effective de cet environnement représente |’effort
de l’esprit collectif pour élargir le domaine de l’ordre, du contréle
et de la prévoyance. Finalement, ces formes perfectionnées com-
mencent A prendre un intérét humain, indépendamment de leurs
performances pratiques. Elles tendent a produire cette sérénite

309
TECHNIQUE ET CIVILISATION

et harmonie, ce sens d’équilibre entre les impulsions internes et


l’environnement externe, qui est le signe d’une ceuvre d’art. Les
machines, méme quand elles ne sont pas des ceuvres d’art, sou-
lignent notre art, — c’est-d-dire nos perceptions et sentiments
organisés — de la,fagon dont la nature les souligne, et elles
étendent la base sur laquelle nous opérons et nous confirmons
notre propre élan vers l’ordre. L’économique, |’objectif, le col-
lectif et finalement l’intégration de ces principes dans une nou-
velle conception de l’organique, telles sont les marques déja visi-
bles de notre assimilation de la machine, non seulement.comme
instrument d’action pratique, mais comme genre de vie valable.
Dans la mesure ot les différences économiques sont autori-
sées 4 compter dans |’économie de la machine, elles ne peuvent
apporter dans la production actuelle qu’une différence de degré
et non de nature. Ce qui sert 4 l’éclairage sert 4 1’automobile.
Ce qui sert la sert aussi pour toutes sortes d’appareils et d’utili-
tés. Les efforts désespérés que tentérent en Amérique les agences
et les dessinateurs publicitaires pour styliser les produits de la
machine ont été, pour la plupart, des efforts pour pervertir le
phénoméne machine dans des intéréts de caste et de distinction
pécuniaire. Dans les sociétés soumises a |’argent, ol les hommes
jouent avec des dés au lieu de réalités économiques et esthéti-
ques, tous les efforts sont faits pour dissimuler que la machine
a réalisé, en puissance, une nouvelle économie coliective, dans
laquelle la possession des biens est une distribution sans aucun
sens, puisque la machine peut produire tous nos biens essentiels
en quantités incomparables, tombant comme la pluie sur le juste
et l’injuste, le sage et le fou.
La conclusion est évidente. Nous ne pouvons accepter les
bénéfices pratiques de la machine sans accepter ses impératifs
moraux et ses formes esthétiques. Autrement, notre société et
nous-mémes serons les victimes d’une désunion destructive.
L’ensemble des fins qui ont créé l’ordre de la machine seront
constamment en lutte avec les impulsions personnelles triviales
et inférieures qui dissimulent notre faiblesse psychologique. Si
nous ne nous résignons pas a cette acceptation rationnelle, nous
avons perdu une bonne part des bénéfices pratiques de la ma-
chine et nous n’avons atteint l’expression esthétique que d’une
facon sporadique et indécise.

La simplification En tant qu’instrument. pratique, la


de l'environnement. machine a énormément compliqué 1’en-
vironnement. Quand on compare la
coquille d’une maison du XVIII® siécle avec l’efichevétrement
des conduites d’eau, de gaz, de fils électriques, d’égouts, d’aé-

306
ASSIMILATION DE LA MACHINE
ration, des systémes de ventilation, de chauffage et de climati-
sation qui compose une maison moderne, ou quand on compare
le pavage des anciennes rues, posé directement sur le sol, avec
le réseau de cables, de canalisations et de systémes souterrains
qui court sous l’asphalte, on ne peut douter de la complication
mécanique de notre existence moderne.
Mais, justement parce qu’il y a tant d’organes physiques, que
tant de parties de notre environnement requiérent constamment
notre attention, nous avons besoin de nous préserver contre la
fatigue d’avoir affaire 4 tant d’objets, ou d’étre stimulés sans
nécessité par leur présence, pendant que nous accomplissons les
nombreuses obligations qu’ils imposent. Aussi la simplification
externe du monde mécanique est-elle presque un moyen détourné
d’affronter sa complication interne. Afin de pouvoir réduire la
succession constante des stimuli, il faut que l’environnement lui-
méme devienne le cadre de nombreux arts artisanaux, qui s’ef-
forcent d’éduquer 1’ceil, de fournir a l’esprit de quoi jouer, de
revendiquer une attention spéciale pour eux-mémes. Pour que
le canon de l'économie et le respect de la fonction ne soient pas
enfouis dans la technique moderne, ils devraient dériver de notre
réaction psychologique contre la machine. Ce n’est qu’en obser-
vant ces principes esthétiquement qu’on pourra réellement assi-
miler le chaos des stimuli.
Sans la standardisation, la répétition, l’effet neutralisant de
l’habitude, notre environnement mécanique pourrait bien, en rai-
son de son rythm et de ses sollicitations continues, étre trop for-
midable. Dans les branches qui n’ont pas été suffisamment sim-
plifiées, il excéde les limites supportables. La machine produit
ainsi, par ses manifestations esthétiques, &4 peu prés le méme
effet que le cadre conventionnel du savoir-vivre dans les échanges
sociaux. Elle supprime la contrainte du contact et des adapta-
tions. La standardisation des maniéres est un pare-chocs psycho-
logique. Elle permet aux échanges entre les personnes et les
groupes de se produire sans avoir besoin de 1’exploration et la
compré¢hension préliminaires nécessaires pour une adaptation
plus profonde. Dans le domaine de |’esthétique, cette simplifica-
tion a encore un autre usage. Elle permet la perception de peti-
tes déviations et variations, par rapport aux normes prévalen-
tes, le rafraichissement psychologique qui ne se produisait qu’a-
vec des changements d’autant plus grands que les conditions ou les
variations étaient attendues et la standardisation exceptionnelle.
A. N. Whitehead a fait remarquer que |’un de nos principaux de-
fauts, en littérature, était de penser le passé ou le futur a 1’é-
chelle de milliers d’années avant ou aprés, alors qu’en réalité,
pour avoir l’expérience de la nature organique du passé ou du
futur, il faut penser dans l’ordre de la seconde ou d’une fraction

3°97
TECHNIQUE ET CIVILISATION

de seconde. On peut faire la méme remarque pour nos percep-


tions esthétiques. Ceux qui se plaignent de la standardisation de
la machine ont I’habitude de penser aux variations comme a des
changements importants de type et de structure tels que ceux
qui se passent entre: des cultures ou des générations totalement
différentes, alors que le signe d’une jouissance rationnelle de la
machine et de l’environnement fabriqué par la machine est d’étre
touché par des petites différences et de réagir intelligemment.
Le signe d’une fine conscience esthétique, de notre culture nais-
sante, c’est d’étre sensible aux différences légéres des reflets
lumineux sur deux fenétres, plut6t qu’a leurs différences de
construction, l’une ayant un cadre métallique, l’autre étant sur-
montée d’un fronton brisé.
Les bons artisans ont toujours eu un sens plus ou moins affiné
des formes. Mais il fut dégradé par le snobisme du goft et les
standards littéraires arbitraires des formes qui apparurent dans
la vie de cour a la Renaissance. Les différentes parties de notre
environnement devenant plus standardisées, les sens doivent en
retour étre plus aigus, plus raffinés, un cheveu, un grain de
poussiére, une ride légére A la surface nous déplairont autant
que le pois qui choquait la princesse du conte d’Andersen, et
nous prendrons plaisir 4 des délicatesses d’adaptation auxquelles
nous sommes aujourd’hui, pour la plupart, indifférents. La stan-
dardisation, qui économise notre attention quand nos esprits ont
autre chose 4 faire, sert de substrat dans les branches ol nous
cherchons délibérément une satisfaction esthétique.
En créant la machine, nous avons placé devant nous un
standard de perfection positivement inhumain. Quelle que soit
la circonstance, le critére d’une forme mécanique heureuse, c’est
qu’elle paraisse comme si aucune main humaine n’y avait touché.
Dans cet effort, cette prétention, cette réalisation, la main hu-
maine se montre dans sa manifestation la plus ingénieuse. Et,
finalement, c’est 4 l’organisme humain que nous devons retour-
ner pour atteindre la note de perfection finale. La meilleure re-
production n’a pas ce que le tableau original possédait, les plus
belles porcelaines produites mécaniquement n’ont pas la perfec-
tion des vases de Chine, la meilleure impression mécanique ne
donne pas la méme union complete du noir et du blanc que |’im-
primerie 4 main, avec ses méthodes plus lentes et son papier
humidifié. Trés fréquemment dans le travail de la machine, la
perfection de la structure est sacrifiée aux simples commodités de
production. Pour un standard donné, la machine ne. peut se sur-
passer quand elle est mise en concurrence avec le produit fait A
la main. Les sommets de l’art artisanal ont établi un standard
que la machine a constamment devant elle. Par contre, il faut
reconnaitre que dans cent exemples différents I’habileté supréme

308
ASSIMILATION DE LA MACHINE

et le raffinement sont devenus, grace 4 la machine, des bana-


lités.

La personnalité Grace 4 ces nouveaux instruments, ce


objective. nouvel environnement, ces nouvelles
perceptions et sensations, ces nouveaux
standards, cette nouvelle vie quotidienne, ces nouvelles répon-
ses esthétiques — quelle sorte d’homme sort de la technique
moderne? Le Play demandait un jour a ses éléves quelle était
la chose la plus importante qui sort de la mine; |’un pensait au
charbon, l’autre au fer, un autre a l’or. Il répondit : non, la
chose la plus importante qui sort de la mine, c’est le mineur.
Ce qui est vrai pour toute occupation. Et, aujourd’hui, tout
genre de travail a été affecté par la machine. J’ai déja étudié
dans ses limitations et ses renoncements le type d’homme qui
a influencé la mécanisation moderne : le moine, le soldat, le mi-
neur, le financier. Mais |’expérience plus complete de la machine
ne tend pas a produire la répétition de ces types originaux —
bien que l’on puisse amplement démontrer que le soldat et le
financier occupent aujourd’hui une position plus importante peut-
étre qu’a aucune époque du passé. En s’exprimant 4 l’aide de
la machine, les capacités de ces types originaux ont été modifiées
et leur caractére altéré. D’ailleurs, ce qui fut jadis 1’innova-
tion d’une audacieuse race de pionniers est devenu la rou-
tine établie d’une grande masse de gens qui ont pris les habi-
tudes sans avoir partagé l’enthousiasme initial; et beaucoup
d’entre ccs derniers n’ont peut-étre aucune inclination particu-
liére pour la machine. I1 est difficile d’analyser une influence
pervertissante comme celle-la. On ne peut attribuer 4 la machine
une seule cause ni une seule réaction. Et nous qui vivons dans
ce milieu avons été formés par lui, le respirant constamment et
nous y adaptant, ne pouvant évaluer la déviation causée par ce
milieu, et encore moins estimer |’écart entre la machine, tout ce
qu’elle apporte avec elle et les autres normes. Le seul correctif
partiel est d’examiner un environnement plus primitif, comme l’a
tenté Stuart Chase. Cependant, méme 1a, les résultats sont faus-
sés par la maniére dont nous avons altéré nos rapports avec la
machine.
Mais entre la personnalité qui prédominait dans l’environne-
ment du X® siécle non arrivé 4 une maturité technique et le
type qui domine aujourd’hui, on peut dire que la premiére était
subjectivement conditionnée et que la seconde est plus directe-
ment influencée par des situations objectives. Telles paraissent
étre, en tous cas, les tendances. Pour ces deux types de person-
nalité, il y avait un standard externe de référence. Alors que

309
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Vhomme médiéval déterminait la réalité par la généralisation de


ce qui concordait avec un tissu compliqué de croyances, pour
homme moderne l’arbitre final du jugement est toujours un
ensemble de faits auquel peuvent toujours se référer aussi large-
ment et de facon aussi satisfaisante tous les organismes norma-
lement constitués. Pour ceux qui n’acceptent pas ce substrat
commun, aucun argument rationnel ni aucune coopération ration-
nelle n’est possible. D’ailleurs, les questions qui se trouvent en
dehors de cette vérification par les faits sont pour un esprit
moderne d’un ordre inférieur A la réalité, quelle que soit la pré-
somption, la certitude intime, l’intérét passionné qu’elles éveil-
lent. Un ange et une onde 4 haute fréquence sont aussi invi-
sibles 4 la masse de l’humanité. Mais la preuve de l’existence des
anges n’a pu se faire que par un nombre limité de récepteurs
humains, alors que tout étre humain est capable, avec un appa-
reil convenable, de constater et de témoigner des communications
entre une station d’émission et une station réceptrice.
Le concept d’un monde neutre, non touché par les efforts des
hommes, indifférent a leurs activités, sourd 4 leurs vceux et
leurs supplications, est un des grands triomphes de 1l’imagination
humaine et représente en lui-méme une nouvelle valeur humaine.
Les esprits scientifiques, méme avant Pythagore, ont eu 1’intui-
tion de ce monde. Mais l’habitude de pensée ne s’est pas large-
ment répandue avant que la méthode scientifique et la technique
de la machine ne deviennent courantes. En fait, elle n’a guére
commencé 4 émerger clairement qu’é partir au XIX°® siécle. Un
des principaux éléments de l’objectivité nouvelle, c’est de recon-
naitre ce nouvel ordre.
Toutefois, dans toute analyse compléte du caractére, la per-
sonnalité « objective » est autant une abstraction que la person-
nalité « romantique ». Ce que nous avons tendance A appeler
objectif, ce sont des attitudes et des dispositions qui s’accordent
avec la science et la technique. S’il faut veiller & ne pas con-
fondre la personnalité objective ou rationnelie avec la personna-
lité tout entiére, il est évident que le champ de la premiére s’est
accru, ne serait-ce que parce qu’elle représente une adaptation
indispensable 4 la marche de la machine elle-méme. L’adaptation,
en retour, a d’autres effets : nuances, réalisme raisonnable, assu-
rance tranquille d’un royaume neutre dans lequel les différences
les moins visibles peuvent étre comprises, sinon composées, c’est
le signe de la personnalité naissante. L’émotif, le violent, le
bruyant, les querelles purement animales, les paroxysmes de 1’a-
mour-propre et de la haine non maitrisés — toutes ces qualités
archaiques qui caractérisaient jadis les meneurs d’hommes et
leurs imitateurs ne sont plus du style de notre époque. Qu’on
ait récemment essayé de les ressusciter et de les justifier n’est

310
ASSIMILATION DE LA MACHINE

que le symptéme de cette chute, cette régression dans le primitif


brut dont je parlais un peu plus haut. Quand on observe aujour-
d’hui les qualités primitives, on a l’impression d’observer une
forme de vie arriérée, comme le mastodonte, ou d’assister 4 une
explosion de démence. Entre le feu de ces types inférieurs et la
glace de la machine, il faudrait choisir la glace. Heureusement,
notre choix n’est pas si étroit. Dans le développement du carac-
tére humain, nous avons attcint un point analogue a celui qu’a
atteint la technique elle-méme, le point ot le développement le
plus complet de la science et de la technique sert 4 se rapprocher
de l’organique. Mais 14 encore : Notre capacité de dépassement
du machinisme repose sur notre possibilité d’assimiler la ma-
chine. Tant que nous n’aurons pas assimilé les legons du domaine
mécanique, legons d’objectivité, d’impersonnalité, de neutralité,
nous ne pourrons continuer notre évolution vers un organique
plus riche, un humain plus profond.
CHAPITRE VIII

ORIENTATION

Dissolution Ce que nous appelons « la machine »


de la machine. n’est pas, nous l’avons vu, le résultat
passif de la technique, qui se serait
développé par petites trouvailles et petits perfectionnements pour
se répandre enfin dans le champ des efforts sociaux, Au con-
traire, la discipline mécanique et nombre d’inventions parmi les
premiéres furent l’aboutissement d’une certitude délibérée pour
réaliser un genre de vie mécanique. Le but recherché n’était pas
le rendement technique, mais la sainteté ou la domination des
autres hommes. Au cours de leur développement, les machines
ont multiplié leurs objectifs et se sont fait les véhicules de ces
objectifs.
L’idéologie mécanique, qui dirigea l’esprit humain vers la pro-
duction des machines, fut elle-méme le résultat de circonstances
particuliéres, de choix, d’intéréts et de désirs particuliers. Tant
que d’autres valeurs prédominérent, pendant trois ou quatre mil-
lénaires, la technologie européenne resta relativement stable et
équilibrée. Les hommes produisaient des machines, en partie
parce qu’ils cherchaient 4 échapper 4 la complexité et 4 la con-
fusion qui caractérisaient l’action et la pensée; en partie aussi
parce que leur désir de puissance, géné par la violence bruyante
des autres hommes, se reporta finalement vers le monde neutre
de la matiére brute. Dans les civilisations antérié€ures, on avait
cherché & créer l’ordre par l’exercice, l’enrégimentation, les
réglements sociaux inflexibles, la discipline des castes et des cou-
tumes. Aprés le XVII® siécle, on le rechercha dans une quantité
d’instruments et d’engins. L’Européen occidental con¢ut la ma-

312
ORIENTATION

chine parce qu’il voulait la régularité, l’ordre, la certitude, parce


qu’il désirait limiter les mouvements de ses semblables, et son
environnement, selon une base plus prévisible et définie. Mais,
depuis 1750, la machine a été plus qu’un intrument d’adaptation
pratique, elle a été un but, un désir. Créée en principe pour
prolonger les moyens d’existence, elle devint une fin pour I’in-
dustriel, l’inventeur et toutes les classes coopérantes. Dans un
monde qui n’était que fluctuations, désordres et adaptations pré-
caires, on s’empara de la machine comme d’une finalité.
Si, au cours des deux derniers siécles, les chefs et les maitres
de la société ont cru en quelque chose, s’ils ont adoré quelque
chose, ce fut la machine.
La machine et l’univers étaient confondus, liés par les formules
des sciences mathématiques et physiques. Servir la machine était
la principale manifestation de foi et de religion, le mobile prin-
cipal de l’action humaine et la source de la plupart des biens
humains. On ne peut expliquer que par la religion le caractére
coercitif de la hate manifestée dans le développement mécanique
et négligeant les conséquences réelles de ce développement dans
les relations humaines. Méme dans les domaines ot, de toute
évidence, les résultats de la mécanisation étaient désastreux, les
apologistes raisonnables soutenaient cependant que « la machine
devait rester », voulant dire par la, non que l’histoire est irré-
versible, mais que la machine ne peut étre modifiée.
Aujourd’hui, cette foi indiscutée en la machine a été sérieuse-
ment ébranlée. Spengler lui-méme, qui a conseillé aux hommes
de sa génération de devenir des ingénieurs et des hommes posi-
tifs, considére cette carriére comme une sorte de suicide hono-
rable et prévoit le moment ot les monuments de la civilisation
machiniste seront des masses informes de fer rouillé et des
coquilles de béton vides. Pour ceux d’entre nous qui ont le plus
d’expérience en la destinée de l|’homme et celle de la machine,
cette derniére n’est plus le parangon du progres et l’expression
finale de nos désirs. C’est simplement une série d’instruments
que nous emploierons dans la mesure ou ils servent la vie en
général et que nous supprimerons lorqu’ils empiéteront sur elle,
ou qui n’existeront que pour soutenir la structure surajoutée du
capitalisme.
Le déclin de cette foi absolue a des causes variées. L’une est
le fait que les instruments de destruction ingénieusement inven-
tés 4 l’atelier ou dans le laboratoire du chimiste, sont devenus,
entre les mains de personnalités brutes et déshumanisées, une
menace pour l’existence de la société organisée. Les instruments
mécaniques d’armement et d’attaque, nés de la crainte, ont aug-
menté les sujets de crainte chez tous les peuples de la terre.
Nous payons trop cher notre libération des dangers de 1’environ-

313
TECHNIQUE ET CIVILISATION

nement naturel si nous les remplagons par les dangers que nous
font courir des hommes brutaux et avides de pouvoir. A quoi
sert d’avoir conquis la nature si nous devenons la proie de la
nature sous forme d’hommes déchainés?
A quoi sert a l’humanité de posséder des moyens puissants
pour se déplacer, batir et communiquer, si le résultat final de ce
ravitaillement assuré et de cette organisation excellente est de
couronner les instincts morbides d’une humanité opposée?
En développant le monde de la science neutre et sans valeur,
en faisant progresser les fonctions instrumentales et adaptatrices
de la machine, nous avons abandonné 4 1’égoisme non contrélé
de l’humanité la maitrise d’une puissance gigantesque, et la
technique des machines a envahi l’existence. En avancant trop
vite et trop imprudemment dans le domaine des perfectionne-
ments mécaniques, nous n’avons pas réussi 4 assimiler la ma-
chine et A l’adapter aux capacités et aux besoins humains. En
croyant, avec notre retard social et notre aveuglement, que les
problémes soulevés par la machine ne pouvaient étre résolus que
par des moyens mécaniques, nous nous sommes dépassés nous-
mémes. Quand on soustrait des bienfaits évidents de la machine
les quantités de temps, d’esprit, d’énergie et de ressources con-
sacrés a la préparation de la guerre, pour ne rien dire du far-
deau des guerres passées — on comprend que le gain net est
étonnamment petit et que le « progrés », qui consiste en des
moyens de destruction encore plus efficaces, devient de plus en
plus minime. L’échec dans ce domaine est l’exemple typique d’un
échec courant sur toute la ligne.
Le déclin de la foi en la machine a encore une autre origine;
on a compris que servir la machine c’était, naguére, servir l’en-
treprise capitaliste. Nous entrons dans une phase de dissociation
du capitalisme et de la technique. Nous commencons 4 voir, avec
Thornstein Veblen, que leurs intéréts respectifs, loin d’étre iden-
tiques, sont souvent opposés et que les gains humains réalisés
grace a la technique ont été détournés par la perversion des
intéréts qui entrent en jeu dans une économie d’argent. Nous
constatons en outre que beaucoup de gains dans la productivité,
dont s’était vanté le capitalisme, sont dus en réalité 4 des facteurs
tout a fait différerts — pensée collective, action coopérative et
habitudes générales d’ordre —, qualités qui ne sont pas nécessai-
rement liées 4 l’entreprise capitaliste. Perfectionner et augmen-
ter ia portée des machines, sans donner un sens humain aux
organes d’action et de contréle social, c’est créer de. dangereuses
tensions dans la structure de la société. Grdce au capitalisme, la
machine a été suremployée, suragrandie, surexploitée, A cause
des opportunités de profit. Le probléme de l’intégration de la
machine dans la société n’est pas seulement, comme je 1’ai fait

314
ORIENTATION

remarquer, une question d’alignement des institutions sociales


au rythme de la machine. C’est aussi de modifier la nature et
le rythme de la machine de telle sorte qu’elle réponde aux
besoins réels de la communauté.
Alors que les sciences physiques ont jadis attiré les bons
esprits, ce sont aujourd’hui les sciences biologiques et sociales,
les arts politiques d’urbanisme industriel, régional et commu-
nautaire qui demandent le plus de soins. Lorsqu’ils auront com-
mencé 4 fleurir, ils éveilleront des intéréts nouveaux et poseront
au technologue des problémes nouveaux. Croire que les dilemmes
sociaux créés par la machine peuvent étre simplement résolus
par l’invention de plus de machines, c’est aujourd’hui le signe
d’une pensée desséchée qui confine au charlatanisme.
Ces symptémes de dangers sociaux et de décadence sociale
qui viennent de la nature méme de la machine — sa dette parti-
culi¢re envers la guerre, la mine et la finance — ont affaibli la
foi absolue en elle qui caractérisa les débuts de son dévelop-
pement.
En méme temps, nous sommes arrivés, dans 1’évolution de la
technique, au point ou l’organique commence 4 dominer la ma-
chine. Au lieu de simplifier l’organique, de le rendre intelligem-
ment mécanique, comme ce fut nécessaire pour les grandes
inventions éotechniques et paléotechniques, nous avons com-
mencé 4 compliquer le mécanique pour le rendre plus organique,
donc plus efficace et plus en accord avec notre environnement
vivant. Notre talent, perfectionné par les exercices de doigté sur
la machine, ne trouverait qu’ennui dans la simple répétition de
la gamme ou semblables exercices enfantins. Aidés par les mé-
thodes analytiques et les talents qui se sont développés dans la
création de la machine, nous pouvons maintenant aborder les
taches plus vastes de la synthése. Bref, dans la phase néotech-
nique, la machine sert de point nouveau d’intégration dans la
pensée et dans la vie sociale.
Jadis, la machine a été retardée par son héritage historique
limité, par son idéologie inadaptée, par sa tendance 4 renier le
vivant et l’organique. Maintenant, elle transcende ces limita-
tions. Nos machines et nos appareils devenant plus subtils, la
connaissance acquise grace 4 eux devenant plus délicate et péné-
trante, la simple analyse mécanique de l’univers telle que la pra-
tiquaient les premiers physiciens cesse d’intéresser le savant.
L’image mécanique du monde se dissout. Le milieu intelligent
dans lequel la machine s’est développée si rapidement s’altére a
mesure que le milieu social (le point d’application) subit un
changement paralléle. Aucun de ces changements ne prédomine.
Aucun n’est automatique ou inévitable. Mais on peut dire nette-
ment aujourd’hui ce qu’on n’aurait pu dire il y a cinquante ans.

315
TECHNIQUE ET CIVILFSATION

Un nouveau rassemblement de forces se produit du cété de la


vie. Les droits de la vie, défendus jadis uniquement par les
romantiques et par les groupes sociaux ou les institutions les
plus archaiques, commencent 4 étre représentés au coeur méme
de la technique. Dégageons un peu ce qu’implique ce fait.

Vers une idéologie Dans la premiére période de progrés


organique. mécaniques, l’application d’analogies
mécaniques simples aux phénoménes
organiques complexes aida le savant 4 créer un cadre facile pour
l’expérimentation en général, y compris les manifestations de la
vie. A ce point de vue le « réel » était ce qu’on pouvait mesurer
et définir exactement. L’idée que la réalité puisse étre vague,
complexe, indéfinissable, toujours un peu obscure et changeante,
ne s’accordait pas au cliquetis et au mouvement sfr des ma-
chines.
Aujourd’hui, tout ce cadre abstrait est en train de se recons-
tituer. Provisoirement, il est aussi utile, en science, de dire qu’un
élément simple est une sorte d’organisme limité qu’il le fut jadis
de dire qu’un organisme était une sorte de machine compliquée.
Comme le dit le professeur A. N. Whitehead dans Adventures
of Ideas : « La physique newtonienne est basée sur |’individua-
lité indépendante de chaque parcelle de matiére. Chaque pierre
est congue comme pouvant étre complétement décrite sans aucune
référence 4 n’importe quelle autre portion de matiére. Elle pour-
rait étre seule dans l’univers, le seul occupant de l’espace uni-
forme. Aussi la pierre pourrait étre parfaitement décrite sans
qu’on se référe au passé ou au futur. Elle doit étre concue entié-
rement dans le moment présent. » Ces solides objets de la phy-
Sique newtonienne pouvaient se déplacer, se toucher, entrer en
collision ou méme, par une certaine force de l’imagination, agir
a distance. Mais rien ne pouvait les pénétrer, si ce n’est de la
facon limitée dont la lumiére pénétre les substances translucides.
Ce monde de corps séparés, indifférents aux accidents de I’his-
toire ou de la localisation géographique, subit un profond chan-
gement, avec |’élaboration des nouveaux concepts de la matiére
et de l’énergie, de Faraday et von Mayer A Clerk Maxwell, Wil-
lard Gibbs, Ernest Mach 4 Planck et Einstein. La découverte
que les états solide, liquide et gazeux étaient les phases succes-
sives de toute matiére modifia la conception méme de la subs-
tance. La découverte que l’électricité, la lumiére “et la chaleur
n’étaient que les divers aspects de l’énergie des protons, la rup-
ture finale de la matiére « solide » en particules de cette méme
énergie, diminuérent le fossé, non seulement entre les divers
aspects du monde physique, mais entre le mécanique et 1’orga-

316
ORIENTATION
nique. La matiére, 4 la fois dans les organismes bruts et dans les
corps organisés, pouvait étre décrite comme des systémes d’é-
nergie parvenus A des états d’équilibre plus ou moins stable, plus
ou moins complexe.
Au XVIIP* siécle, on se représentait le monde comme une série
de systémes indépendants. D’abord, le monde mort de la phy-
sique, le monde de la matiére et du mouvement, dont on pouvait
faire une description mathématique exacte. Puis, inférieur du
point de vue de Il’analyse objective, il y avait le monde des orga-
nismes vivants, royaume mal défini, sujet aux intrusions d’une
entité mystérieuse : le principe vital. Enfin, il y avait le monde
de l’homme, étre étrange qui était un automate mécanique par
rapport au monde de la physique, mais un étre indépendant dont
le destin était au ciel pour le théologien. Aujourd’hui, au lieu de
ces systémes paralléles, le monde est con¢cu comme un seul sys-
téme. S’il n’est pas encore possible de l’unifier en une seule
formule, il est encore moins possible de le concevoir sans un
ordre sous-jacent qui apparaisse dans toutes ses manifestations.
Les parties de la réalité qui peuvent étre réduites A un ordre
apparent, A des lois, 4 un jugement quantitatif ne sont pas plus
réelles ou définitives que celles qui restent obscures et illusoires.
En fait, quand elle est appliquée 4 contretemps, a mauvais
escient, ou avec un contexte faux, l’exactitude de la description
peut augmenter l’erreur d’interprétation. Toutes nos données
vraiment primordiales relévent de la société et de la vie. On com-
mence par la vie et on la connait, non comme un fait brut, mais
parce qu’on a conscience de la société humaine et qu’on utilise
les outils et les instruments que la société a développé tout au
long de V’histoire : les mots, les symboles, la grammaire, la
logique, bref toute la technique des communications et de l’expé-
rience fondée. Le savoir le plus abstrait, la méthode la plus im-
personnelle dérivent de ce monde de valeurs socialement ordon-
nées. Au lieu d’accepter le mythe victorien d’une lutte pour la
vie dans un univers aveugle et sans signification, il faut, avec
le professeur Lawrence Henderson, le remplacer par 1l’image
d’une association d’aide mutuelle, dans laquelle la structure phy-
sique de la matiére elle-méme, et la distribution des éléments sur
l’écorce terreste, leur quantité, leur solubilité, leur poids spéci-
fique, leur distribution et leur composition chimique, alimentent
et prolongent la vie. La plus rigoureuse des descriptions scien-
tifiques révéle que la vie, de facgon interne, est éloignée de la
logique}.
Maintenant les changements dans nos conceptions sont rare-

1. L’auteur emploie le mot téléologique. (N.d.T.)

317
TECHNIQUE ET CIVILEISATION

ment importants et n’ont guére d’influence que s’ils sont accom-


pagnés par des changements paralléles et plus ou moins indé-
pendants dans les habitudes personnelles et les institutions
sociales. Le temps mécanique devint important parce qu’il fut
remplacé par les calculs financiers du capitalisme. Le progrés
devint une doctrine importante, parce qu’il se produisait rapide-
ment des perfectionnements visibles dans les machines. Aussi la
venue de l’organique dans la pensée est-elle importante aujour-
d’hui parce que nous avons commencé ¢a et la 4 agir en nous y
conformant, méme si nous n’avons pas conscience des concepts
que cela implique. Ce développement s’est produit en architec-
ture, de Sullivan et Franck Lloyd Wright aux nouveaux archi-
tectes européens, dans l’aménagement des villes, de Owen, Ebe-
nezer Howard et Patrick Geddes aux urbanistes hollandais, alle-
mands et suisses qui ont commencé 4 cristalliser en un nouveau
modéle.tout l’environnement néotechnique. Les arts humains du
médecin, du psychologue, de l’architecte, de l’hygiéniste et de
l’urbaniste ont commencé dans les derniéres décades 4 repousser
les arts mécaniques de la position centrale qu’ils avaient occupée
jusqu’alors dans notre économie et notre vie. La forme, le mo-
déle, la configuration, l’organisme, la filiation historique, les
relations écologiques sont des concepts qui se rencontrent dans
l’échelle des sciences. La structure esthétique et les relations
sociales sont aussi réelles que les qualités physiques primaires
que la science s’enorgueillit jadis d’isoler. Le changement con-
ceptuel est un mouvement largement répandu dans toutes les
parties de la société. I] vient d’une part de la résurgence géné-
rale de la vie — soin des enfants, culture du sexe, retour 4 la
nature sauvage et adoration renouvelée du soleil — et en retour
il renforce intellectuellement les mouvements et les activités spon-
tanées. La structure des machines, comme je I’ai fait ressortir
en décrivant la phase néotechnique, refléte ces intéréts plus
vitaux. Nous comprenons maintenant que les machines s’effor-
cent d’imiter des organismes vivants et n’en sont que des contre-
facons imparfaites. Nos meilleurs avions, comparés 4 un canard
en plein vol, ne sont que de grossiéres et incertaines approxima-
tions. Nos meilleures lampes électriques ne soutiennent pas la
comparaison avec la lumiére des lucioles. Nos échanges les plus
compliqués par téléphone automatique ne sont qu’un jeu enfan-
tin comparés avec le systéme nerveux du corps humain.
Ce réveil du vital et de l’organique mine l’importance de ce
qui n’est que mécanique. Comme le passant, dans le poéme de
Robert Frost, qui trouva des ceufs de tortue dans un nid prés
d’une voie ferrée, nous sommes armés pour la guerre :

La prochaine machine qui viendra a passer


Recevra ce plasma sur ses cuivres polis.
318
ORIENTATION

Au lieu de nous confiner dans un ressentiment qui détruit la


vie en hurlant notre mépris, nous pouvons agir directement sur
la nature de la machine elle-méme et créer une autre race de ces
créations, mieux adaptée a l’environnement et aux besoins de la
vie. Il faut, ici, dépasser l’excellente analyse de Sombart. II fit
ressortir, dans une longue liste de productions et d’inventions
opposées, que la technologie moderne pouvait s’expliquer comme
le remplacement de l’organique et du vivant par l’artificiel et
le mécanique. Dans beaucoup de branches de la_ technologie
méme, ce phénoméne est renversé. Nous revenons A |’organique.
En tout cas, nous ne considérons plus le mécanique comme
embrassant tout et suffisant a tout.
On peut prédire avec confiance que, lorsque le concept orga-
nique aura remplacé le concept mécanique, il se produira un
ralentissement du rythme de la recherche, du rythme de 1’inven-
tion mécanique et du rythme des changements sociaux; un pro-
gres cohérent doit en effet se produire plus lentement qu’une
avance 4 sens unique. On pourrait comparer le monde mécanique
a un jeu de dames, dans lequel des piéces identiques exécutent
des mouvements similaires.
Le monde nouveau doit étre représenté par un jeu d’échecs,
dans lequel chaque ordre de piéces a un statut différent, une
valeur différente et une fonction différente : jeu plus lent et plus
exigeant. Et, cependant, les résultats dans la technologie et la
société seront plus solides que ceux dont se félicitait la science
paléotechnique. Car tous les aspects de l’ordre précédent —
depuis les taudis ot il logeait ses ouvriers jusqu’aux tours d’abs-
tractions dans lesquelles il logeait ses intellectuels — étaient de
la mauvaise construction, hativement assemblée en vue de profits
immédiats, de succés pratique immédiat, sans tenir compte des
conséquences plus lointaines. Dans l’avenir, ce n’est pas sur la
vitesse et la conquéte pratique immédiate qu’il conviendra de
mettre l’accent, mais sur la plénitude, l’interrelation et 1’inté-
gration.
La coordination de notre effort technique — telle que la
coordination et l’adaptation dont la physiologie nous donne
l’exemple dans les organismes vivants — est plus importante que
les progrés extravagants suivant des principes spéciaux, et des
retards aussi extravagants suivant d’autres principes — avec
un manque désastreux d’équilibre et d’harmonie entre les
diverses parties.
C’est surtout grace 4 la machine, que nous connaissons un
monde plus grand, une synthése intellectuelle plus compléte qu’a
l’origine de notre idéologie mécanique. Nous pouvons constater
maintenant que la puissance, le travail, la régularité ne sont adé-
quats en tant que principes d’action que s’ils coopérent avec un

319
TECHNIQUE ET CIVILESATION

schéma humain de vie, que tout ordre mécanique que nous proje-
tons doit convenir a l’ordre plus vaste de la vie. Au-dela de la
reconstruction intellectuelle nécessaire, qui se manifeste déja
dans la science et la technique, nous devons batir des centres
plus organiques de foi et d’action dans les arts de la société et
la discipline de la personnalité. Cela implique une nouvelle orien-
tation qui nous ménera bien au dela du domaine immédiat de la
technique. Ce sont les questions touchant 4 la construction des
communautés, la conduite des groupes, le développement des
arts de communication et d’expression, 1’éducation et l’hygiéne
de la personnalité, que j’ai l’intention de traiter dans d’autres
ouvrages de cette série. Ici je me contenterai d’attirer l’attention
sur les réadaptations coordonnées qui sont clairement indiquées
et déja en partie formulées dans le domaine de la technique et
de l'industrie.

Les éléments Examinons ce qu’implique le dévelop-


de lV’énergie sociale.pement néotechnique pour nos buts
économiques, l’organisation du travail,
la conduite de l’industrie et les buts de consommation, les buts
sociaux naissants de la phase néotechnique de la civilisation.
Voyons d’abord les buts économiques :
Dans |’entreprise capitaliste qui accompagna I|’introduction et
le dévelopement des machines et de leurs méthodes, aux
XV° et XVIF* siecles, le centre de gravité de l’industrie se déplaca
de la corporation artisanale vers la corporation des marchands,
les baillis, les compagnies d’aventuriers marchands ou l’orga-
nisation spéciale, pour |’exploitation de monopoles. Les moyens
d’échange usurpérent la fonction et le sens des objets échangés.
L’argent lui-méme était devenu une marchandise, et gagner de
l’argent était une forme spécialisée d’activité. Sous le régime
capitaliste, le profit était roi, c’était le principal but économique
et il devint un facteur décisif de toutes les entreprises indus-
trielles. On encourageait les inventions qui promettaient des
profits, les industries qui rapportaient.
La rémunération du capital était sinon la premiére, du moins
la plus importante des revendications dans l’entreprise produc-
trice : le service du consommateur et le soutien de l’ouvrier étaient
tout a fait secondaires. Méme en période de crise et d’effondre-
ment — comme celle dans laquelle le capitalisme est plongé au
moment ol j’écris — les actionnaires continuent A toucher des
dividendes prélevés sur les réserves accumulées, pendant que
l’industrie elle-méme subit une perte, ou que la masse des tra-
vailleurs en est réduite 4 mourir de faim. Quelquefois on obtenait
des profits par l’abaissement du prix de revient et la diffusion du

320
ORIENTATION

produit. On pouvait gagner en offrant des marchandises infé-


rieures ou frelatées — remédes de charlatans ou taudis pour les
ouvriers mal payés. La santé et le bien-étre étaient sacrifiés
au profit. La communauté, au lieu de bénéficier de ses marchan-
dises et de ses services, permettait qu’une partie du produit soit
détournée pour la gratification privée des propriétaires fonciers ou
capitalistes. Ces propriétaires, soutenus par la loi et les instru-
ments de gouvernement, déterminaient dans le privé et seuls, en
accord avec les régles du profit, ce qui devait étre produit, com-
bien, ol, comment, par qui et sur quelles bases.
Dans l’analyse économique de la société qui s’est développée
sur cette base, les trois termes principaux de lI’activité indus-
trielle sont production, distribution et consommation. Les profits
devaient étre augmentés par une production 4 meilleur marché,
une distribution plus large et multiple et un accroissement régu-
lier des standards de consommation — et quelquefois séparément
ou simultanément — par un élargissement du marché. Dimi-
nuer la main-d’ceuvre ou diminuer son prix par la supériorité du
pouvoir d’achat, — les deux choses étant obtenues par le retrait
de la terre au travailleur et par le monopole des nouveaux ins-
truments de production, — furent les deux principaux moyens
qu’employa le capitalisme pour augmenter la marge des béné-
fices. La diminution de la main-d’ceuvre par la rationalisation fut
un perfectionnement réel qui améliora tout, sauf la position du
travailleur. Stimuler la demande, c’était le moyen d’accélérer la
rotation du stock. De 14 vient le probleme essentiel du capita-
lisme, non pas satisfaire les besoins, mais créer de nouvelles
demandes. Les efforts pour représenter ce phénomeéne d’avance-
ment privé et d’avantage de classe comme un bienfait social et
naturel furent peut-étre la tache principale des économistes du
XIX® siecle.
Si l’on examine les activités économiques du point de vue de
l’emploi de l’énergie et du service de la vie humaine, on s’apercoit
que toute cette structure financiére de la production et de la
consommation repose surtout sur une superstition. A la base de
cette structure, il y a le fermier et le paysan, qui pendant toute
la révolution industrielle — rendue possible par l’approvisionne-
ment en denrées alimentaires qu’ils fournissent — ont a peine
tiré profit de leurs produits, tout au moins par comparaison avec
le reste de la société. Plus encore ce qu’on appelle gain en éco-
nomie capitaliste se révéle souvent, du point de vue de 1’énergie
sociale, comme une perte. Les gains réels, ceux dont dépendent
finalement toutes les activités de la vie de la civilisation et de la
culture sont, ou considérés comme pertes, ou ignorés, parce
qu’ils restent en dehors du schéma de comptabilité commerciale.
Quel est donc l’essentiel des phénoménes économiques par rap-

32
TECHNIQUE ET CIVILESATION

port a l’énergie et A la vie? Les phénoménes essentiels sont la


conversion, la production, la consommation et la création. Dans
les deux premiers, on s’empare de |’énergie et on la prépare pour
soutenir la vie. Dans le troisiéme on aide et on renouvelle la vie
pour qu’elle puissese dérouler, pour ainsi dire, aux niveaux
plus élevés de la pensée et de la culture au lieu d’étre tout de
suite arrétée par les fonctions préparatoires. Les _ sociétés
humaines connaissent toutes quatre étapes dans le déroulement
de leurs phénoménes économiques. Mais leurs quantités absolues
et leurs proportions varient avec le milieu social.
La conversion concerne I’utilisation de l’environnement comme
source d’énergie. Le premier fait de toute activité économique,
des organismes inférieurs aux cultures humaines les plus avan-
cées, c’est la conversion de l|’énergie solaire. Cette transforma-
tion dépend des propriétés de l’atmosphére, des phénoménes géo-
logiques de plissements, d’érosion et d’élaboration des sols, des
conditions de climat et de la topographie locale et, la plus impor-
tante de toutes, de la fonction chlorophyllienne des plantes. Cette
mainmise sur l’énergie est la source originelle de tous nos gains.
En interprétant ce phénomeéne du point de vue de l’énergie pure,
on peut dire que tout ce qui se passe apres, c’est une dissipation
de l’énergie, dissipation qui peut étre retardée, désapprouvée, ou
temporairement détournée par |’ingéniosité humaine, mais est
finalement inévitable. Tous les monuments permanents de la
culture humaine sont des efforts pour préserver et transmettre
cette énergie, pour détourner l’heure de l’extinction ultime.
La conquéte la plus importante de l’énergie a été la décou-
verte et l’utilisation du feu par l’homme. Puis, vint la plus
significative transformation de l’environnement, la culture des
céréales, des légumes et l’élevage des animaux domestiques.
L’énorme accroissement de population qui se produisit au début
du XIX® siécle, avant que la machine n’ait amené un change-
ment appréciable en agriculture, est di au fait que d’immenses
étendues de terrains furent ouvertes 4 la culture des céréales
et a I’éievage du bétail, au meilleur stockage des fourrages
d’hiver, combinés avec trois nouvelles cultures énergétiques,
canne a sucre, betterave A sucre et pomme @e terre, pour I’ali-
mentation des populations ouvriéres.
La conversion mécanique de l’énergie vient en second, aprés
la conversion organique. L’invention de la roue hydraulique, de
la turbine hydraulique, de la machine A vapeur et du moteur A
gaz multipli¢rent l’énergie dont |’homme disposait déja, grace
aux denrées alimentaires qu’il cultivait pour lui et ses animaux
domestiques. Sans cette augmentation de l’énergie humaine, ren-
due possible par ces moteurs, notre appareil de production et de
transports n’aurait pas atteint l’échelle gigantesque qu’il a eue

322
a
tT. L’ASSIMILATION ESTHETIQUE

ae

17. SCULPTURE de Constantin Brancusi. Abs- 48. LES METALLURGISTES, peinture murale dt
paction, respect de la matiére, précision, mo- Thomas H. Benton. Représentation de 1'élé-
ulations délicates, impersonnalité. ment dramatique dans J’industrie moderne et
de lV’héroisme quotidien, qui souvent rivalise
avec celui du champ de bataille.
19. ELEVATEUR A BLE. Effet esthétique tiré de
. simplicité, de la plénitude, de la répétition
t2s formes élémentaires, et encore augmenté 50. TABLE DE PETIT DEJEUNER par Fernand
tar l’échelle colossale. Voir a ce sujet I’inté- Léger. Transposition mécanique du vivant et
ssante étude de Worringer sur lEgypte et de l’organique. Démembrement des formes na-
Amérique. turelles et réinvention graphique.
MIVe VARE
MODERNE DE
LA MACHINE

51. ROULEMENTS A BILLE. Haut


degré de précision et de raffi-
nement dans l’une des bran-
ches essentielles de la ma-
chine. Beauté des formes géo-
métriques élémentaires. La
perfection du fini et de l’ajus-
tage — que l’on trouvait déja
dans le bon artisanat — de-
vient courante et essentielle
dans la machine.

§2. LOUCHES DE CUISINE. Exem-


ple de production en série, avec
tous les avantages du modeéle
unique. Travail soigné. Ce-
pendant l’artisanat produisait
des formes aussi rationnelles,
avec une décoration que la ma-
chine ne peut donner. Dans les
modéles fonctionnels ces deux
modes se chevauchent. Des
machines primitives comme le
tour, la foreuse et le métier
a tisser déterminérent Il’arti-
sanat; en retour, Jartisanat
éotechnique favorisa la ma-
chine.

53. INSTRUMENTS CHIRURGI-


CAUX : autre forme de Iart
machinique, montrant une
grande possibilité de variation
des formes, résultat de l’expé-
rience accumulée sur une lon-
gue période d’années, adap-
tant ces outils aux fonctions
spécifiques. La persistance et
le raffinement des outils dans
beaucoup de branches techni-
ques autres que la chirurgie
devraient contrebalancer toute
tendance a exagérer le rédle de
la standardisation et de l’auto-
matisme, si importants soient-
ils. La coordination sensible
de Veil, du muscle et de la
main, qu’implique tout effort
manuel, exigerait un vaste in-
vestissement de capitaux et
dimagination.créatrice pour la
création de machines adéqua-
tes. D’ot'’ Vimportance d’une
vieille. garde, d’un état-major
douvriers qualifiés dans une
économie machiniste, pour ne
pas perdre la possibilité de fa-
briquer des produits qu’on ne
demande pas en grosses quan-
tités.
ORIENTATION
au XIX° siécle. Tous les progrés ultérieurs dans le processus
économique dépendent de l’acte initial de conversion. Le niveau
de réalisation ne peut dépasser le niveau de |’énergie initialement
convertie. On ne convertit qu’une infime partie de lénergie so-
laire et, finalement, une petite partie est utilisée dans la con-
sommation et la création.
La conversion éléve l’énergie disponible A une pointe. De 1A,
l’énergie redescend, rassemblant et faconnant les matiéres pre-
miéres, transportant l’approvisionnement et les produits jus-
qu’au phénoméne de consommation. Tant que le processus éco-
nomique n’atteint pas le stade de la création, tant qu’il ne pro-
cure pas a l’animal humain plus d’énergie qu’il ne lui en faut
pour maintenir son existence physique, tant que d’autres éner-
gies encore ne sont pas transformées de facon plus durable en
art, science, philosophie, livres, bAtiments et symboles, y a-t-il
quelque chose qu’on puisse, méme pour un laps de temps limité,
appeler un gain?
A une extrémité du phénoméne il y a la conversion de 1’énergie
libre de la nature et sa transformation sous les formes utilisa-
bles par l’agriculture et la technologie. A l’autre extrémité, il y
a la conversion des produits intermédiaires, préparatoires, en
substance humaine et en ces formes culturelles qui servent a des
générations successives.
La quantité d’énergie disponible dans ce phénoméne final dé-
pend de deux faits; combien y a-t-il d’énergie convertie au début
par l’agriculture et la technique? quelle quantité de cette énergie
est effectivement utilisée et conservée dans la transmission?
Méme les sociétés les plus primitives en ont en surplus. Mais,
dans le systéme capitaliste, ce surplus sert surtout 4 des profits
qui stimulent) les investissements de capitaux, lesquels a leur
tour augmentent la production. D’ot les deux faits massifs et
récurrents du capitalisme moderne. Primo : un gonflement énorme
des installations et de 1l’équipement. Le comité Hoover pour
l’Elimination du gaspillage dans l’industrie a trouvé, par exem-
ple, que la confection des vétements aux U.S.A. était de 45 7%
plus importante qu’il n’est nécessaire, que les imprimeries étaient
suréquipées de 50 A 150 % et que l’industrie de la chaussure a
une capacité de production double de la production actuelle”.

2. Néanmoins, c’est un facteur de sécurité. Le fermier sait qu’il


faut l’abondance pour assurer le nécessaire. Le Dt Walter Cannon
a fait ressortir que l’économie de l’organisme humain n’est pas celle
d’un avare. Il est non seulement capable, en cas de dépression, de
déplacer la charge vers des organes moins atteints, mais il maintient
en réserve des énergies bien au delA des besoins immédiats. Le
Dt Cannon a modestement et timidement suggéré d’appliquer ces

323
TECHNJQUF.
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Secundo : un détournement excessif de l’énergie et des hommes


dans la vente et la distribution. Alors que 10 % seulement de la
population ouvriére aux U.S.A. était occupée en 1870 au trans-
port et a la distribution des marchandises, la proportion s’est
élevée A 25 % en 1920. D’autres moyens d’utiliser les surplus —
legs culturels et éducatifs des divers philanthropes par exemple —
allégent un peu le poids du gaspillage stupide 4 la fois des indi-
vidus et de la société industrielle. Mais il n’y a pas de théorie
capitaliste des entreprises & but non lucratif et des biens non
consommables. Ces fonctions existent par accident, grace aux
philanthropes. Elles n’ont pas de place réelle dans le systéme. Et,
cependant, il devrait étre évident que, au fur et a mesure que la
société devient civilisée et atteint la maturité technique, le champ
occupé par les surplus s’élargisse progressivement. I] sera plus
grand qu’en régime capitaliste ou dans ces civilisations non capita-
listes plus primitives que — Radhakamal Mukerjee 1’a abondam-
ment démontré — les économistes capitalistes décrivent si mal.
Le gain permanent qui émerge de tout le phénoméne écono-
mique réside dans les éléments relativement non matériels de la
culture, dans le patrimoine social, dans les arts et les sciences,
dans les traditions et les procédés technologiques, ou directement
dans la vie, dans ces enrichissements réels qui proviennent de
la libre explicitation des énergies organiques par la pensée et
l’action, l’expérience émotionnelle, le jeu et l’aventure, le drame
et l’évolution personnelle — gains qui subsistent dans la mémoire
et les communications au dela du moment immédiat ot |’on en
jouit. Bref, Ruskin l’a montré dans : There is no Wealth but
Life (il n’y a pas d’autre richesse que la vie). Et ce que nous
appelons richesse n’est richesse que si c’est le signe d’une vita-
lité potentielle ou actuelle.
Un phénoméne économique qui ne procurerait pas cette marge

principes a l’organisation sociale. En régime capitaliste, la difficulté


est d’assurer l’excédent d’énergie et de productivité nécessaire sans
démoraliser la distribution et par la briser tout le systtme. Toute
communauté a besoin d’une série de dispositions sociales et politiques
pour gue les besoins du consommateur l’emportent sur le profit du
producteur. La question critique est de savoir ott localiser le facteur
de sécurité? Dans presque toutes les régions, une distribution plus
large des terres arables, avec au moins un jardin potager par famille,
ajouterait une marge d’énergie et de liberté économique qui pourrait,
en des conditions économiques favorables, ne pas servir du tout, mais
qui pourrait, en cas d’effondrement du systéme tout entier, fonctionner
comme moteur auxiliaire. Pendant la grande crise des Etats-Unis,
avant l’introduction des mesures de sécurité sociale, ce furent les
régions rurales ot il y avait des excédents de ressources, et méme de
la place pour loger les parents chémeurs venus de la ville, qui sup-
portérent le mieux la crise.

324
ORIENTATION
de loisirs, de distractions, d’absorption, d’activité créatrice, d’é-
changes et de transmission manquerait complétement de sens et
de caractére humain. Dans V’histoire des groupes humains il y
a eu évidemment des périodes de famine, d’inondations, de trem-
blements de terre et de guerres, ot l’homme lutte en vain avec
l'environnement et n’assure méme pas la simple survie physi-
que. Il y a des moments ot: le phénoméne social tout entier est
brutalement interrompu. Toutefois, dans les formes de vie les
plus viles et les plus dégradées, il y a un aspect qui correspond,
du point de vue vital et psychologique, 4 la « création » dans les
formes les plus mauvaises de production, telles que celles qui
prévalurent a la période paléotechnique, il reste un surplus dont
l'industrie ne s’empare pas. On ne peut décider automatiquement
si ce surplus doit aller accroitre les procédés préparatoires ou s’il
doit étre dépensé en création. La tendance de la société capita-
liste est de le rejeter rapidement dans les procédés préparatoires
et d’augmenter la production en faisant pression sur la consom-
mation. Cela indique encore plus l’absence d’un critére social.
Le vrai sens social de la machine ne consiste pas dans la mul-
tiplication des biens ou des besoins, réels ou illusoires. Il réside
dans les gains d’énergie par |’augmentation de la conversion, la
production efficiente, la consommation équilibrée et la création
socialisée. Le test du succés économique ne réside donc pas dans
le seul processus industriel et ne peut étre mesuré par la quan-
tité de chevaux-vapeurs convertis ou commandés par un seul
usager. Les facteurs importants ne sont pas des quantités, mais
des rapports : rapports de l’effort mécanique aux résultats so-
ciaux et culturels. Une société dans laquelle la production et la
consommation annuleraient complétement les gains de la con-
version — dans laquelle les gens travailleraient pour vivre et
vivraient pour travailler — resterait socialement inefficace, méme
si toute la population était constamment active et convenable-
ment nourrie, vétue et logée.
Le test ultime de l’industrie efficiente, c’est le rapport entre
les moyens de production et les fins atteintes. Il en résulte qu’une
société ayant une faible échelle de conversion, mais un degré
élevé de création est, humainement parlant, supérieure a une
société qui posséde une grande panoplie de convertisseurs et une
petite armée mal adaptée de créateurs. Par le pillage forcené des
territoires nourriciers d’Asie et d’Afrique, |1’Empire romain s’ap-
propria plus d’énergie que la Gréce, avec son régime frugal et
sobre et son niveau de vie assez bas, n’en possédait au V° siécle.
Mais Rome n’a produit aucun poéme, aucune statue, aucune archi-
tecture originale, aucune ceuvre scientifique, aucune philosophie
comparables a |’Odyssée, au Parthénon, aux ceuvres des sculp-
teurs des VI° et V° siécles et a la science de Pythagore, d’Eu-

325
TECHNIQUE ET CIVILKESATION

clide, d’Archiméde, de Héro. Et ainsi la grandeur, le luxe et la


puissance quantitatives des Romains, malgré leurs extraordi-
naires qualités d’ingénieurs, sont restés relativement insigni-
fiants. Méme pour le développement continu de la technique,
l’ceuvre des mathématiciens et des physiciens grecs fut plus im-
portante.
C’est pourquoi aucun idéal efficace pour la production machi-
nique ne peut étre basé uniquement sur 1|’évangile du travail, en-
core moins sur la croyance non raisonnée en une augmentation
constante de la consommation. Si nous devons nous servir rai-
sonnablement et A bon escient des énormes sources d’énergie
dont nous avons la chance de disposer, nous devons examiner en
détail les phénoménes qui conduisent 4 1’état final de loisirs,
d’activité libre, de création. C’est parce que nous ne savons pas
déterminer ces phénoménes et les provoquer que nous n’attei-
gnons pas le but désirable; c’est parce que nous n’avons pas
réussi 4 batir un schéma intelligent des fins 4 atteindre que nous
ne parvenons pas 4 un commencement d’efficacité sociale dans le
travail préparatoire.
Comment y arriver, comment s’y prendre? Déja nous affron-
tons des problémes politiques et moraux aussi bien que techno-
logiques. Rien dans la machine elle-méme, rien dans la forma-
tion du technicien ne peut nous apporter une réponse satisfai-
sante.
Nous avons besoin de son aide, mais 4 son tour il aura besoin
de l’aide des autres secteurs du cercle, bien au dela du domaine
de la technologie.

Augmenter La technique moderne a commencé,


la conversion! dans la civilisation occidentale, par
une augmentation de la capacité de
conversion. Alors que la société se trouve devant une pénurie
a peu prés imminente de pétrole et peut-étre de gaz naturel,
alors que les gisements de houille du monde menacent de s’épui-
ser au taux présent de consommation, il n’y a pas de sérieux
probléme d’énergie qui ne puisse étre résolu, méme avec notre
équipement actuel, pourvu que nous utilisions A plein nos res-
sources scientifiques. Outre l’énergie atomique, nous sommes
prés d’utiliser directement l’énergie du soleil dans des convertis-
seurs ou d’utiliser les différences de température entre les eaux
profondes et les eaux de surface dans les mers tropicales. Nous
avons également la possibilité d’employer & grande échelle les
nouveaux types de turbines 4 vent, comme le rotor : lorsqu’on
aura trouvé une batterie d’accumulateurs qui soit satisfaisante,

326
ORIENTATION
le vent suffira vraisemblablement 4 répondre, 4 lui seul, aux
besoins normaux d’énergie.
Par l’emploi renouvelé de 1’électricité, du vent et de l’eau, on
pourra localiser la distillation destructrice du charbon prés des
mines, dans de nouveaux types de fours & cokes. Non seulement
cela économisera la quantité énorme d’énergie dépensée aujour-
d’hui dans les transports de combustible, du lieu d’extraction au
lieu d’utilisation, mais aussi cela conservera les précieux com-
posés qui se perdent aujourd’hui dans l’atmosphére, avec le gas-
pillage des foyers individuels. Théoriquement, cependant, de
telles économies d’énergie ne conduisent qu’A une plus grande
consommation, et ainsi 4 l’utilisation plus rapide de cela méme
que nous voulons conserver. D’ot la nécessité de créer un mono-
pole socialisé de ces matiéres premiéres et de ces ressources.
Le monopole privé des gisements de charbon et des puits de pé-
trole est un anachronisme intolérable, aussi intolérable que le
serait celui du soleil, de l’air, de l’eau courante. Les buts d’une
économie des prix et d’une économie sociale doivent étre récon-
ciliés. La propriété commune des moyens de convertir 1’énergie,
depuis les régions montagneuses boisées ou les torrents prennent
leur source jusqu’aux puits de pétrole les plus éloignés, est la
seule garantie de leur emploi et de leur conservation effectifs.
Nous ne serons en mesure d’éliminer librement les formes de tra-
vail servile qu’en augmentant la quantité d’énergie disponible,
ou lorsque cette quantité est limitée, en l’économisant le plus
intelligemment possible.
Ce qui est vrai pour la production d’énergie mécanique est
également vrai pour les formes organiques de production, telles
que la culture vivriére ou 1’extraction des matiéres premieres.
Dans cette branche, la société capitaliste a confondu propriété
avec sécurité de tenure et continuité de l’effort. En s’efforcant
de favoriser la propriété tout en maintenant la spéculation sur
le marché, elle a détruit la sécurité de tenure. Cette derniére con-
dition est nécessaire pour conserver le fermage. Tant que la com-
munauté elle-méme ne possédera pas la terre, la position du fer-
mier ne sera pas enviable. Le cété négatif de cette socialisation
du sol, c’est-a-dire l’achat des terres marginales impropres a
tout autre usage que la forét, a déja été réalisé, par exemple,
par l’Etat de New-York. II reste 4 accomplir le cété positif en
s’emparant des bonnes terres agricoles et en dressant un planning
judicieux pour en tirer le maximum.
Cette propriété et ce planning par la communauté ne signifient
pas nécessairement une culture 4 grande échelle. Les unités éco-
nomiques optima différent suivant le type de culture.
Les grandes unités mécanisées qui conviennent a la culture du
blé sont impropres aux autres genres de culture. Ce systéme de

327
TECHNIQUE ET CIVILISATION

rationalisation n’implique pas obligatoirement 1’extinction des


petits groupes familiaux de culture, que leur habileté, leur ini-
tiative et leur intelligence en général distinguent favorablement
de l’ouvrier surspécialisé des usines ancienne formule. Mais le
zoning permanent de certaines régions aptes a certaines cultures,
la détermination expérimentale des types de culture, ne peuvent
étre laissés au petit bonheur, au hasard ou 4 I’initiative indivi-
duelle aveugle. Ce sont, au contraire, des questions techniques
complexes auxquelles il est possible de donner des solutions
objectives. Dans les régions d’occupation ancienne, comme les
divers vignobles francais, des enquétes sur l’utilisation du sol ne
feront sans doute que confirmer les types existants. Mais par-
tout ot il est question de choix dans l’usage, la décision ne
peut étre abandonnée aux intéréts hasardeux des individus. Le
premier pas vers la rationalisation en agriculture est la propriété
commune de la terre. Cette propriété sous des formes coutu-
miéres a prévalu jusqu’au XIX® siécle dans certaines régions
d’Europe. Sa restauration n’implique aucune solution de conti-
nuité dans les fondements essentiels de la vie rurale.
La propriété et l’exploitation privées du sol doivent étre regar-
dées comme un état transitoire, particulier au capitalisme, inter-
médiaire entre une culture locale traditionnelle basée sur les
besoins communs des petites communautés et une agriculture
mondiale rationnelle basée sur les ressources coopératives de
toute la planéte, considérée comme une fédération de régions
équilibrées. Le fait que, sauf dans les cas de pénurie, le fermier
soit appauvri et ruiné par l’abondance de ses récoltes ne fait
que souligner la nécessité de trouver une base plus stable a la
production agricole, une base qui ne repose pas sur les opinions
personnelles du fermier, les caprices de la nature et les fluctua-
tions spéculatives du marché mondial. Dans une période donnée,
les prix tendent 4 varier en raison inverse des quantités dispo-
nibles. La comme ailleurs, les valeurs monétaires tendent vers
zéro quand les valeurs et les énergies vitales s’élévent. Ainsi
s’explique le besoin de rationner, d’avoir des récoltes stables et
la nécessité d’un autre systéme de détermination des prix et du
marché. II suffit de faire remarquer ici qu’avec le développement
de régions économiquement é¢quilibrées la production agricole
sera liée 4 un marché local stable, que les pointes et les pénuries
soudaines qui adviennent avec les transports & grande distance
disparaitront, et de plus, pour régulariser la production, une
bonne part des denrées les plus délicates seront cultivées dans de
petites exploitations — peut-étre en serre, comme en Hollande —
prés du lieu de consommation.
Augmenter la conversion, ce n’est pas seulement extraire plus
de charbon ou construire plus de générateurs. Cela implique

328
ORIENTATION

l’appropriation sociale des ressources naturelles, le réaménage-


ment de l’agriculture et le maximum d’utilisation des régions ou
Pénergie cinétique du soleil, du vent et des eaux courantes est
abondante. La socialisation de ces sources d’énergie est une
condition de leur emploi efficace et raisonné.

Economiser L’application de l’énergie 4 la produc-


la production. tion et l’emploi de machines rapides
et relativement peu fatigantes pour
accomplir des travaux manuels, l’organisation des transports
rapides et de la concentration du travail dans des usines
furent les principaux moyens adoptés au XIX® siécle pour aug-
menter la quantité des marchandises disponibles. Le but de ce
développement dans |’usine fut la substitution compléte, partout
ou cela était possible, de l’énergie non humaine A l’énergie de
V’homme, de l’habileté mécanique 4 l’habileté de l’homme, des
automates aux ouvriers. Quand l’absence de sentiments ou d’in-
telligence humaine ne se manifestait pas par l’infériorité du pro-
duit, le but était considéré comme légitime.
Les éléments mécaniques de production furent rationalisés
bien plus rapidement que les éléments humains. En fait, on pour-
rait presque dire que les éléments humains étaient en méme
temps rendus irrationnels. Car le stimulant de la production, la
camaraderie, l’esprit de corps , l’espoir d’avancer et d’acquérir
la maitrise, la connaissance de tout le processus de fabrication
diminuérent ou disparurent au moment méme ot le travail, par
la division des taches, cessait de procurer une satisfaction. Seul
subsistait l’intérét pécuniaire de la production. La plus grande
partie de l’humanité, sauf les esprits ambitieux, est apparemment
si indifférente & ce stimulant pécuniaire que les classes diri-
geantes ont plus compté sur I’aiguillon de la faim que sur les
plaisirs du superflu pour ramener |’ouvrier 4 la machine.
Les instruments collectifs de production furent créés et em-
ployés sans l’avantage d’une volonté et d’un intérét collectifs.
Cela entrava sérieusement le rendement de la production. Les
ouvriers regrettaient les efforts qu’ils accordaient 4 la machine,
travaillaient 4 contre-cceur, musardaient et lambinaient dés qu’ils
pouvaient échapper a la surveillance du contremaitre, voulaient
donner le moins possible en échange de salaires élevés. Loin
d’essayer de combattre ces causes de mauvais rendement, les
patrons les sanctionnérent en retirant 4 l’ouvrier cette autonomie
et cette responsabilité qui pourraient naturellement faire partie

3. En frangais dans le texte.

329
TECHNIQUE ET CIVILISATION

du travail, insistant sur la rapidité d’exécution en vue du bon


marché, sans s’arréter A l’excellence du travail, et en dirigeant
leur entreprise uniquement dans le but d’un profit maximum.
Il y avait, bien entendu, des exceptions, mais elles ne suffirent
pas a influencer le caractére général.
Ne sachant pas apprécier les gains de rendement dus a la
loyauté collective, A l’intérét collectif et & une ferme direction
commune, les grands industriels faisaient de leur mieux pour
réprimer tout éveil de cette tendance chez l’ouvrier. Par des
lock-out, une guerre impitoyable en cas de gréve, par un dur mar-
chandage des salaires, par des licenciements brutaux dans les
périodes creuses, les patrons employaient toute leur ignorance
4 diminuer le rendement des ouvriers et 4 jeter du sable dans la
machine. Les tactiques augmentérent beaucoup les déplacements
de la main-d’ceuvre, et par conséquent abaissérent le rendement
interne. Une amélioration aussi modérée que |’introduction de
l’échelle des salaires par Ford 4 Détroit atténua énormement
ces pertes. Mais que dire d’un systéme de production dans
lequel, d’aprés Polakov, les gréves et lock-out aux U.S.A., vers
1930, s’élevaient en moyenne par an 4 54 millions de journées
d’ouvriers perdues ? On ne peut estimer les échecs et les pertes
dus 4 Vabsence de schéma coopératif dans les relations humai-
nes, qui aurait remplacé celui de la machine dans 1’industrie. Le
succés de certaines mutations dans le systeme capitaliste comme
les usines de cacao Cadbury a4 Bourneville, l’usine Godin a
Guise, adaptation du phalanstére de Fourrier, et les papeteries
Dennison 4 Framingham, Massachussetts, donne une faible idée
de ce qu’aurait pu étre notre rendement total si les relations
sociales elles-mémes avaient été améliorées au moment de 1’in-
troduction de la machine. Il est évident, en tout cas, qu’une
bonne part de notre habileté mécanique a été annulée par les
frictions sociales, par le gaspillage et par des souffrances et
des fatigues humaines inutiles. Les ingénieurs de production en
fournissent eux-mémes le témoignage.
A la fin du XIX° siécle, on s’attaqua de nouveau au probléme
du rendement dans la production. Ce n’est sans doute pas par
hasard que l’ingénieur distingué qui en prit l’initiative fut aussi
le co-inventeur d’un nouvel outil rapide en acier, progrés néo-
technique caractéristique. Au lieu d’étudier la machine comme
une unité isolée, Taylor étudia l’ouvrier en tant qu’élément de
production. Par une “étude précise et serrée de ses mouvements,
il put augmenter le rendement de l’homme sans augmenter sa
tache physique. Les études des temps et des mouvements que
Taylor et ses successeurs introduisirent sont aujourd’hui, avec
le développement des opérations en série et le plus grand auto-
matisme, quelque peu démodées. Leur importance réside dans

33?
ORIENTATION

le fait qu’elles attirérent l’attention sur l’opération industrielle


dans son ensemble et traitérent l’ouvrier comme un élément de
cette opération. Leur faiblesse, c’est d’avoir accepté comme
fixes les buts de la production capitaliste et elles furent obligées
d’avoir recours a un stimulant étroitement pécuniaire — travail
a la piéce et primes — pour atteindre les gains mécaniques pos-
sibles.
Le nouveau pas vers la rationalisation authentique de 1’in-
dustrie, c’est d’élargir les intéréts et d’accroitre les stimulants
sociaux a la production. D’une part, cela signifie la réduction
des formes de travail grossiéres et dégradantes. D’autre part,
cela signifie l’élimination des produits qui n’ont pas réellement
un emploi dans la société. Il n’y a pas, en effet, de pire forme de
cruauté envers un humain raisonnable que de lui faire produire
des biens sans valeurs humaines. En comparaison, il vaut mieux
faire de l’étoupe. En outre, le stimulant de l’invention et de 1’i-
nitiative dans les opérations industrielles, la confiance en 1’ac-
tivité de groupe et en des formes intimes ayant l’approbation
sociale, la transformation du travail en éducation et les oppor-
tunités sociales de la production d’usine en des formes effectives
d’action politique, tout ce qui pousse a une production humaine-
ment contrélée et efficacement dirigée attendent que soient définis
des modes d’entreprises non capitalistes. Le taylorisme, tout en
apportant le germe d’un changement révolutionnaire de 1’in-
dustrie, fut réduit 4 un réle mineur dans presque tous les pays,
sauf la Russie. Mais c’est précisément dans les relations politi-
ques et psychologiques de l’ouvrier avec l’industrie que 1l’on
peut réaliser les économies les plus efficaces. Ceci a été trés bien
illustré par une expérience réalisée dans une usine de la Wes-
tern Electric que décrit le professeur Elton Mayo. En améliorant
les conditions de travail et en ménageant des périodes de repos,
le rendement d’un groupe d’ouvriers fut réguli¢rement augmente.
Aprés un certain temps d’expérience, le groupe fut replacé dans
les conditions initiales de travail sans période de repos. Le ren-
dement resta meilleur qu’a l’origine. Que s’était-il passé? « Les
ouvriers avaient le sentiment, dit l’observateur, qu’un meilleur
rendement est lié en quelque fagon A des conditions de travail
nettement plus agréables, plus libres et plus heureuses. » Cela va
plus loin que 1’étude initiale du mouvement mécanique par
Taylor, et tend 4 introduire un facteur de rendement dans 1’in-
dustrie socialisée, dans laquelle l’ouvrier lui-méme est pleine-
ment respecté, et que le capitalisme le plus éclairé ne peut guére
qu’effleurer. (N’est-ce pas 4 cause de ce facteur humain — auquel
s’ajoute l’avantage d’une direction moins nombreuse — que la
petite industrie peut encore concurrencer la grande industrie la
ou le monopole ne favorise pas cette derniére ?)

337
TECHNIQUE ET CIVILISATION

La production moderne a augmenté énormément le rendement


sans ajouter un seul cheval-vapeur, une seule machine ou un
seul ouvrier. Par quels moyens? D’une part, on a réalisé des
gains considérables par l’articulation mécanique dans l’usine et
par une organisation plus serrée des mati¢res premiéres, des
transports, des stocks et de leur utilisation dans l’usine. En éta-
blissant des horaires, en élaborant des séquences économiques,
en créant un schéma ordonné d’activités, l’ingénieur a beaucoup
augmenté la production de l’ensemble. En transférant le pouvoir
des organismes humains aux machines, il a réduit le nombre des
facteurs variables et intégré l’opération dans un tout. Ce sont
les gains d’organisation et d’administration. Les autres gains
sont venus de la standardisation et de la fabrication en série.
Ceci implique la réduction 4 un nombre limité de types de tout
un groupe d’articles divers dans lesquels les différences ne
correspondaient pas a des qualités essentielles. Une fois que ces
types ont été établis et que les machires convenables sont mises
au point pour leur fabrication, l’opération peut approcher de
plus en plus de |’automatisme. Les dangers de ce procédé rési-
dent dans une standardisation prématurée, dans la fabrication
d’objets assemblés — comme les automobiles — si complétement
standardisés qu’on ne peut apporter la moindre amélioration
sans causer une perturbation dans toute i’usine, ainsi que l’a
prouvé la cofiteuse erreur de la Ford modéle T. Mais dans toutes
les branches de la production ou il est possible de créer des types
on peut réaliser, par cette seule méthode, de grandes économies.
Revenons a l’exemple de Babbage‘*. La pierre pouvait étre
déplacée sans effort organisé ou sans habileté par une force de
758 livres, ou bien, par une adaptation appropriée du milieu, par
une force de 22 livres seulement. Au stade primitif, l’industrie
s’enorgueillit de son énorme consommation d’énergie et de ma-
chinisme. A un stade plus avancé, elle repose sur 1’organisation
rationnelle, le contréle social, la compréhension physiologique et
psychologique. Dans le premier cas, elle repose sur 1’exercice
externe de l’énergie dans ses relations politiques; elle s’enor-
gueillit de surmonter les pertes par frictions qu’elle crée avec une
superbe inaptitude. Dans le second cas, aucune partie du travail
n’échappe a la critique et 4 un critére rationnel. Le but n’est
plus de produire autant qu’il est possible avec les canons de
l’entreprise privée, du profit privé et des buts lucratifs indivi-
duels, c’est plutét une production efficace dans des buts sociaux,
et s’il faut que ces canons sacrés soient revisés ou méme extirpés
catégoriquement, cela importe peu.

4. Cf. chapitre v1, page 244.

332
ORIENTATION
En un mot, pour économiser la production, nous ne pouvons
commencer ou finir par les machines et utilités physiques seules,
pas plus que la production efficace ne peut commencer et finir
dans une usine ou une industrie particuli¢re. Le procédé implique
Pintégration de l’ouvrier, la fonction industrielle et le produit,
tout comme ii implique une coordination plus poussée entre les
sources d’approvisionnement et les débouchés de la consomma-
tion. Nous n’avons guére, dans notre systéme actuel de produc-
tion, commencé 4a utiliser les énergies latentes que 1’on peut
trouver grace a l’organisation et au contrdéle social. Tout au
plus par-ci par-la avons-nous juste commencé 4 faire des échan-
tillons de rendement de ce genre.
Si nous n’avons fait que commencer a utiliser les énergies
latentes du personnel, il est également vrai que tout reste a
faire pour la distribution géographique des industries. Jusqu’a
présent, des choix accidentels et des occasions fortuites la com-
mandaient, il faut aujourd’hui l’élaborer rationnellement d’aprés
les ressources mondiales et pratiquer une recolonisation de la
population du globe dans les régions favorables 4 la vie humaine.
Ainsi, grace 4 un régionalisme économique, s’offre une nouvelle
série d’économies.
Les hasards de la manufacture originelle ou de la localisation
originelle des ressources ne peuvent continuer 4 servir de fac-
teurs prépondérants alors qu’on a reconnu de nouvelles sources
de matiéres premiéres et une nouvelle distribution des marchés.
D’ailleurs, la distribution néotechnique de 1’énergie favorise le
régionalisme, La concentration démographique dans les villes
miniéres ou les ports est le signe d’un marché du travail mal
organisé et du prix élevé des transports du charbon.
Une des grosses possibilités de l’économie, c’est l’abolition des
tiraillements, de l’habitude si répandue de porter de l’eau a la
riviére. Les négociants et les intermédiaires gagnent a allonger
la distance, dans l’espace et dans le temps, entre la production
et la consommation. Dans une distribution de l’industrie ration-
nellement préparée, ce parasitisme du transit devrait étre réduit
au minimum. Au fur et & mesure que les connaissances de la
technique moderne se répandent, les avantages spéciaux qui
viennent de la main-d’ceuvre qualifiée, de l’organisation et de
la science, qui furent d’abord le privilege de quelques pays, sur-
tout, au XIX° siécle, de l’Angleterre, tendent 4 devenir la pro-
priété commune de l’humanité. Les idées ne sont pas arrétées
par les barriéres douaniéres ou les conditions de fret. Notre
monde moderne, en transportant le savoir et l’habileté, a diminué
le besoin de transporter les marchandises. Les chaussures de
Saint-Louis sont aussi bonnes que celles de la Nouvelle-Angle-
terre, les textiles francais sont aussi bon que les textiles anglais.

333
TECHNIQUE ET CIVILISATION
~

Dans une économie é€quilibrée, la production régionale des mar-


chandises courantes devient rationnelle, et les évhanges inter-
régionaux se réduisent 4 l’exportation du surplus des régions
d’abondance vers les régions de rareté, ou 4 l’échange de maté-
riaux spéciaux, comme le tungsténe, le manganése, les porce-
laines fines, les verres d’optique, qu’on ne trouve pas répandus
dans le monde entier. Méme 14, les avantages d’un endroit par-
ticulier peuvent étre temporaires. Alors que les camemberts amé-
ricains et allemands sont bien inférieurs aux fromages frangais,
le gruyére produit dans le Wisconsin supporte la comparaison
avec celui qui est fabriqué en Suisse. Avec la croissance du
régionalisme économique, les avantages de |l’industrie moderne
se répandront, non seulement par les transports comme au
XIX® siécle, mais par les développements locaux.
Les premiers exemples de régionalisme économique conscient
viennent jusqu’é présent de pays comme I’Irlande, le Danemark
ou l’Etat de Wisconsin, pays surtout agricoles oti la prospérité
économique dépend d’une exploitation intelligente de toutes les
ressources régionales. Mais le régionalisme économique ne vise
pas 4 une autonomie complete. Méme dans les conditions les plus
primitives, aucune région n’a jamais pu vivre de facon plus
autonome. D’autre part, le régionalisme économique vise a
combattre les maux de la trop grande spécialisation; en effet,
quels que soient les avantages commerciaux qu’on peut tempo-
rairement tirer d’une telle spécialisation, elle tend 4 appauvrir
la vie culturelle d’une région et, en placant tous les ceufs dans
le méme panier, elle compromet finalement son existence écono-
mique. Tout comme chaque région a son équilibre potentiel de
vie animale et végétale, elle a un équilibre social potentiel entre
l’industrie et l’agriculture, entre les villes et les fermes, entre les
espaces construits et les espaces libres. Une région enti¢rement
spécialisée dans une seule ressource ou couverte d’un point 4 un
autre par une crofite solide de maisons et de rues est un envi-
ronnement défectueux, méme si son commerce est temporaire-
ment florissant. Le régionalisme économique est nécessaire pour
assurer une vie sociale variée autant qu’une économie équilibrée.
De toute évidence, une bonne partie des activités, des affaires
et de la puissance du monde moderne, auxquelles le XIX® siécle
accordait tant de prix, résulte de la mauvaise organisation, de
Vignorance d’un rendement défectueux et d’une inaptitude so-
ciale. Mais la propagation des connaissances techniques, des
méthodes standardisées, des opérations scientifiquement contré-
lées, diminue le besoin des transports. Dans la nouvelle éco-
nomie, l’ancien systéme de spécialisation régionale excessive sera
plutét l’exception que la régle. Aujourd’hui méme, 1’Angleterre
n’est plus 1’atelier du monde, la Nouvelle-Angleterre n’est plus

334
ORIENTATION
l’atelier de 1’Amérique. Au fur et & mesure que l’industrie méca-
nique se rationalise et s’adapte mieux A l’environnement, une vie
industrielle variée et multiple tend A se développer dans chaque
région humaine naturelle.
La réalisation de tous ces gains possibles nous méne bien
au dela de l’usine ou de |’industrie privée, bien au del des taches
courantes de |’administrateur ou de l’ingénieur. Elle requiert les
les services du géographe et de l’urbaniste régional, du psycho-
logue, de |’éducateur, du sociologue, de l’administrateur politique
qualifié. Seule peut-étre, 4 l’heure actuelle, la Russie posséde le
cadre nécessaire 4 ce planning dans ses institutions fondamen-
tales. A un degré plus ou moins haut, les autres pays, poussés
par la nécessité de mettre de l’ordre dans le chaos et la désor-
ganisation actuelle, vont dans la méme direction. La formation
du Zuyderzee, en Hollande, est un exemple de la multiple ratio-
nalisation de 1’industrie et de l’agriculture et de la construction
des unités économiques régionales indiquées plus haut.
Les modes de production les plus anciens n’ont exploité que les
procédés superficiels qui pouvaient étre mécanisés et ordonnés de
l’extérieur. Une économie sociale plus hardie s’attaquera 4 tous
les aspects du complexe industriel. L’organisation compléte des
éléments mécaniques, avec l’ignorance, les hasards et les cou-
tumes non critiqués qui dominent dans l’ensemble de la société,
fut la formule de l’entreprise capitaliste dans ses premieres
phases. Elle est périmée désormais. Elle n’atteignit qu’une faible
partie de la production potentielle dont le machinisme grossier
de jadis aurait été capable s’il avait pu supprimer les frictions,
contradictions et forces contrariées qui arrétaient perpétuellement
le flot des marchandises de la source 4 la consommation. Obtenir
du rendement dans le passé était une entreprise aussi désespérée
que le fameux probleme de Carlyle : étant donné une bande de
voleurs, tirer l’honnéteté de leur action concertée. Dans le détail,
nous conserverons, sans aucun doute, d’amirables pratiques et
des arrangements rationnels dérivés du capitalisme. Mais il est
tout a fait douteux que nous puissions conserver la société capi-
taliste elle-méme, tant les dissonances sont profondes, les fric-
tions inévitables. Humainement parlant, elle a épuisé ses pro-
messes. Nous avons besoin d’un systéme plus sfr, plus souple,
plus facilement adaptable, enfin plus favorable a la vie que celui
qu’a établi notre économie financiére étroite et tournée d’un seul
cété. Son rendement ne fut que l’ombre d’un rendement réel, sa
puissance gaspillée ne fut qu’un faible substitut a l’ordre, sa
productivité fiévreuse et ses effondrements bruyants, ses gaspil-
laves et sa confusion ne furent que les mauvaises contrefagons
d’une économie fonctionnelle qui pouvait réellement profiter de
la technique moderne.

335
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Normaliser Alors que nous devons pousser la con-


la consommation. version au maximum, de fagon a avoir
un surplus d’énergie préte 4 répondre
aux besoins existants et A faire face 4 des besoins imprévus, il
ne s’ensuit pas que nous devions pousser au maximum la pro-
duction dans la ligne actuelle. L’expansion sans but de la pro-
duction est en effet le mal caractéristique du capitalisme dans
son application de la technique moderne. Puisqu’il n’a pas réussi
a établir des normes, il n’a pas de mesure définie pour évaluer
sa production et pas de buts possibles, si ce n’est ceux qu’ont
établis la coutume et les désirs occasionnels.
L’expansion machinique, au cours des deux derniers siécles,
fut accompagnée par le dogme des besoins croissants. L’industrie
fut orientée non seulement vers la multiplication des marchan-
dises et l’augmentation de leur variété, mais vers la multiplica-
tion de la demande en marchandises. On passa d’une économie
de besoins 4 une économie d’acquisition. Le désir de satisfactions
plus matérielles (celles que fournit la production mécanisée) s’op-
posa aux gains de productivité et les annula en partie. Les
besoins devenaient confus et indirects. Pour les satisfaire sui-
vant le critére capitaliste, il faut les contenter, indirectement et
avec profit, par le canal des ventes.
Le symbole du prix rendait vulgaire la possession et le conten-
tement directs. Finalement, le fermier qui produisait assez de
fruits, de viande et de légumes pour satisfaire sa faim se sen-
tait un peu inférieur 4 l’homme qui, produisant ses denrées pour
un marché, pouvait racheter 4 la fabrique de conserve des pro-
duits inférieurs. Est-ce exagérer la réalité? Au contraire, c’est
a peine la décrire exactement. L’argent devint le symbole de la
consommation honorable, dans tous les aspects de la vie, de l’art
et de l’éducation au mariage et a la religion.
Max Weber a fait ressortir l’extraordinaire origine des nou-
velles doctrines industrialistes dans les habitudes et les coutumes
de la plus grande partie de l’humanité sous le systéme de pro-
duction le plus parcimonieux de tous ceux qui aient prévalu dans
le passé. Le but de l’industrie traditionnelle n’était pas de mul-
tiplier les besoins, mais de satisfaire les standards d’une classe
particuliére. Méme aujourd’hui, chez les pauvres, les habitudes
de ce passé s’attardent avec les survivances de la magie et de
la médecine primitive. Une augmentation de salaires, au lieu
d’augmenter le niveau de dépenses de l’ouvrier, sert quelquefois
& procurer un répit dans le travail ou A payer des réjouissances,
ce qui laisse l’ouvrier exactement dans le méme état physique ou
social qu’auparavant. L’idée d’employer l’argent pour échapper
a sa propre classe, puis de le dépenser ostensiblement pour bien

336
ORIENTATION
montrer que l’on y a échappé, ne se répandit dans la société qu’a
un stade assez avancé du capitalisme, bien qu’elle soit apparue
dans les rangs les plus élevés dés le commencement du régime
moderne.
Le dogme des besoins croissants, comme tant d’autres dogmes
de l’industrialisme et de la démocratie, apparut d’abord dans la
comptabilité et 4 la Cour, puis s’infiltra dans le reste de la société.
Quand les comptes abstraits en or ou en papier devinrent les
symboles de la puissance et de la richesse, les hommes commen-
cérent 4 apprécier une forme de marchandise qui n’avait, en fait,
pas de limites naturelles. L’absence de standards normaux se
manifesta d’abord chez les banquiers et les négociants qui avaient
réussi. Cependant, méme 14, ces standards s’attardérent encore
au XIX° siécle dans la coutume de se retirer des affaires aprés
avoir réussi, c’est-a-dire atteint les standards de sa propre classe.
L’absence d’une norme cofitumiére de consommation fut plus
apparente dans la vie extravagante de la Cour. Pour extérioriser
le désir de puissance, de richesse et de priviléges, les princes de
la Renaissance furent prodigues pour leur luxe privé et dépen-
sérent d’énormes quantités d’argent. Ils ne le gagnaient pas eux- |
mémes 4 moins d’étre issus de la classe des commercants. Ils
étaient obligés de mendier, d’emprunter, d’extorquer ou de piller.
Et, pour dire la vérité, ils ne négligeaient aucune de ces possibi-
lités. Dés que la machine eut commencé 4 accroitre les capacités
de faire de l’argent dans |’industrie, ces limites s’étendirent et
le niveau des dépenses augmenta pour toute la société. Cette
phase du capitalisme s’accompagna, comme je l’ai déja fait
remarquer, d’un effondrement général des institutions sociales,
c’est pourquoi l’individu souhaitait compenser l|’absence d’insti-
tutions collectives et de but collectif par une acquisition et des
dépenses égocentriques. La richesse des nations servait 4 la
satisfaction privée des individus. Les merveilles de |’entreprise
et de la coopération collectives mises en: jeu par la machine lais-
saient la communauté appauvrie.
Malgré la tendance naturellement égalitaire de la production
en masse, il continue d’exister un grand fossé entre les diverses
classes économiques. Ce fossé consistait surtout, du point de
vue de l’économie victorienne, en une différenciation entre le
nécessaire, le confort et le luxe. Le nécessaire seul était le lot
de la masse des ouvriers. Les classes moyennes, outre que leur
nécesSaire était plus largement assuré que celui des ouvriers,
étaient aidées par le confort. Les riches possédaient, en outre,
— et cela les rendait plus heureux, — le luxe. Il y avait cepen-
dant 1A une contradiction. Dans la doctrine des besoins crois-
sants, on supposait que la masse de I’humanité avait adopté
comme but ultime un standard princier de dépenses, ce n’était

337
TECHNIQUE ET CIVILISATION

rien moins qu’une obligation morale que de demander de plus


grandes quantités et de plus nombreuses variétés de marchan-
dises, la seule limite a cette obligation étant la mauvaise volonté
persistante de l’industriel capitaliste 4 donner a l’ouvrier une
part de revenu suffisante pour que sa demande devienne effective.
(Au plus fort de la derni¢re vague d’expansion financiére aux
U.S.A., le capitaliste voulait résoudre ce paradoxe en prétant de
l’argent pour augmenter la consommation — achats a crédit —
sans augmenter les salaires, baisser les prix ou diminuer sa
propre part excessive du revenu national : innovation que
n’auraient jamais imaginée les Harpagons plus sobres du
XVII siécle.)
Les erreurs historiques des hommes ne sont jamais si plausi-
bles et si dangereuses que lorsqu’elles sont incarnées dans une
doctrine formelle, capable d’étre exprimée par quelque slogans.
Le dogme des besoins croissants et la division de la consom-
mation en nécessaire, confort et luxe, la représentation de 1’éco-
nomique conduisant a l’universalisation des standards les plus
élevés de consommation selon les produits fabriqués a la machine,
toutes ces croyances ont été acceptées, méme par beaucoup de
ceux qui ont combattu les injustices et les inégalités les plus
flagrantes du systeme économique capitaliste. La doctrine fut
définie avec une impertinence et une finalité classiques par le
rapport du Comité Hoover sur les Récents changements écono-
miques aux U.S.A. « L’enquéte a prouvé d’une maniére con-
cluante, dit le rapport, ce qu’on a longtemps considéré comme
vrai en théorie, que les besoins sont presque insatiables, que l’un
chasse l’autre. La conclusion est que, économiquement, nous
avons devant nous un champ illimité; qu’il y a des besoins nou-
veaux qui sans cesse céderont la place, dés qu’ils seront satis-
faits, 4 d’autres plus nouveaux. »
Quand on abandonne les standards de consommation par classe
et qu’on examine les faits du point de vue des phénoménes
vitaux qu’ils doivent servir, on s’apercoit que pas un seul élé-
ment de ces doctrines n’est a retenir.
D’abord, les besoins vitaux sont tous nécessairement limités.
Tout comme l’organisme lui-méme ne continue pas A croitre
au dela des normes de l’espéce, normes établies dans des limites
relativement étroites, de méme aucune fonction particuliére de
la vie ne peut étre satisfaite par une abondance illimitée. Le
corps n’a besoin que d’un nombre limité de calories par jour. S’il
fonctionne bien avec trois repas par jour, il ne devient pas trois
fois plus fort avec neuf repas, au contraire, il souffrira vraisem-
blablement d’indigestion et de constipation. S’il est possible de
tripler dans un cirque l’intensité d’amusement en employant trois
pistes, il y a peu d’autres circonstances dans lesquelles cette

338
ORIENTATION
régle soit vraie. La valeur des divers stimuli et intéréts n’est
pas augmentée par la multiplication quantitative, pas plus, au
dela d’un certain point, que par une variété infinie. La variété
des produits qui remplissent des réles similaires est comme un
régime alimentaire varié : un facteur utile de sécurité. Mais cela
n’altére pas le fait essentiel de la stabilité du désir et de la de-
mande. Un harem de mille femmes peut satisfaire la vanité d’un
monarque oriental, mais quel monarque est suffisamment bien
doué par la nature pour satisfaire un tel harem ?
Une activité saine exige la limitation, la monotonie, la répéti-
tion, autant que le changement, la variété et l’expansion. L’en-
nui d’un enfant qui posséde trop de jouets se répéte indéfiniment
dans la vie des riches qui, ne connaissant pas de limite finan-
ciére a l’expression de leurs désirs, sont incapables de se limiter
dans un canal unique et suffisamment long pour qu’ils puissent
en profiter en le creusant, en l’approfondissant et en 1’épuisant.
L’homme du XX° siecle dispose d’instruments tels que la radio,
le phonographe et le téléphone, qui n’ont aucune contre-partie
dans les autres civilisations, mais leur nombre est en lui-méme
limité. Personne ne se trouve mieux d’avoir un mobilier qui se
met en piéces en quelques années ou qui, par cet heureux moyen
de créer une demande nouvelle, « se démode ». Nul n’est mieux
habillé pour porter des vétements si mal tissés qu’ils s’usent en
une saison. Au contraire, cette consommation rapide est une
taxe sur la production, elle tend 4 effacer les gains que la ma-
chine apporte dans cette branche. Dans la mesure ot les gens
cultivent un intérét personnel ou esthétique, ils sont a l’abri des
changements grossiers de style et ils dédaignent de suivre de si
basses demandes. D’ailleurs, M. J. A. Hobson l’a trés bien
démontré : « Si un nombre anormal de personnes est consacré
4 produire et A consommer de la nourriture, des vétements, etc.,
et A cultiver ces gofits de facon consciente et raffinée, des for-
mes supérieures d’expression individuelle dans le travail et la
vie seront négligées. »
La seconde caractéristique des besoins vitaux est qu’ils ne
peuvent se limiter 4 des éléments simples : nourriture suffisante
pour éviter l’inanition, vétements et abri suffisants pour satis-
faire les conventions et protéger la vie contre les intempéries.
La vie, depuis le moment de la naissance, exige pour son é€pa-
nouissement des biens et des services qui sont généralement clas-
sés dans la catégorie « luxe ». Le chant, le conte, la musi-
que, la peinture, la sculpture, le loisir, le thédtre, toutes ces
choses sont en dehors du nécessaire animal. Mais ce ne sont
pas des choses qui viennent aprés la satisfaction du ventre. Ce
sont des fonctions qui doivent étre comprises dans l’existence
humaine méme pour satisfaire le ventre, pour ne rien dire des

339
TECHNIQUE ET CIVILISATION
besoins émotionnels, imaginatifs et intellectuels de l>homme. Né-
gliger ces fonctions A distance, en faire le but d’une vie d’acqui-
sitions ou n’en accepter que celles qui peuvent étre canalisées
en produits de la machine et vendus avec bénéfice, c’est se mé-
prendre A la fois sur la nature de la vie et sur les possibilités de
la machine.
Tout standard vital comporte un luxe nécessaire. Le salaire
qui ne le comporte pas n’est pas un salaire vital. La vie qui ne
se maintient que par la simple subsistance n’est pas une vie
humaine. D’un autre cété, fixer comme but 4a |’effort économi-
que universel, ou du moins comme appat le standard imbécile
des dépenses adopté par les riches et les puissants, c’est tout
simplement agiter devant l’4ne une carotte en bois : il ne peut
atteindre la carotte, ou, s’il l’atteint, elle ne peut le nourrir. Un
niveau élevé de dépenses n’a rien 4 voir avec un niveau de vie
élevé, une pléthore de produits fabriqués 4 la machine non plus,
puisque l’un des éléments essentiels d’une bonne vie — un envi-
ronnement naturel agréable et stimulant, 4 la fois cultivé et pri-
mitif — n’est pas un produit de la machine. La notion que l’un
implique l’autre est une fiction inventée par l’homme d’affaire.
De méme, pour ce qu’il est convenu d’appeler le confort, 1l’ab-
sence d’efforts, l’emploi abusif de services mécaniques ou per-
sonnels conduit a l’atrophie de fonction. Cet idéal est celui d’un
valétudinaire. Attendre un plaisir sensuel des objets inanimés —
coussins, mobilier rembourré, sucreries et tissus moelleux — fut
une des inventions d’un puritanisme bourgeois qui affecta de re-
noncer a la chair et de chatier le corps, mais ne fit que les recon-
naitre sous leurs formes les plus décadentes en reportant sur des
simulacres l’attention jusqu’alors accordée 4 des corps vivants
d’hommes et de femmes. La Renaissance, qui célébra une riche
vie sensuelle, n’a guére produit en deux siécles de chaise confor-
table, mais il suffit de regarder les femmes peintes par Véro-
nése ou Rubens pour constater qu’il n’était point besoin de rem-
bourrage inorganique.
Les méthodes mécaniques devenant plus productives, on a cru
que la consommation deviendrait plus vorace. On connut 1’in-
quiétude secréte que la productivité de la machine ne crée un
encombrement sur le marché. On justifia les inventions qui éco-
nomisent la main-d’ceuvre, non parce qu’elles économisaient réel-
lement le travail, mais parce qu’elles augmentaient la consom-
mation, alors que, de toute évidence, l’économie de main-d’ceu-
vre ne peut avoir lieu que lorsque le standard de consommation
demeure relativement stable. Ainsi l’augmentation de conver-
sion et de facilité productive se réalise sous la forme d’une plus-
value réelle des loisirs. Malheureusement, le systéme industriel
capitaliste ne prospére qu’en refusant cette condition. Il pros-

340
ORIENTATION

pére en stimulant les besoins plutét qu’en les limitant et en les


Satisfaisant. Fixer un but de consommation freinerait la pro-
duction et diminuerait les possibilités de profits.
Au point de vue technique, les changements de forme et de
style sont les signes d’un manque de maturité. Ils indiquent une
période de transition. L’erreur du capitalisme, en tant que
croyance, c’est d’avoir voulu faire de cette période de transition
une période permanente. Dés qu’une invention atteint la perfec-
tion technique, il n’y a pas de raison pour la remplacer sous le
prétexte d’augmenter le rendement : je pense aux inventions
dues au gaspillage de la concurrence, du travail de pacotille et
de la mode. Le gaspillage de la consommation et le travail de
pacotille vont de pair. Si nous apprécions ce qui est sain, intégre
et de bon rendement dans le systtme machinique, nous devons
créer une stabilité correspondante dans la consommation.
Pour parler largement, cela veut dire qu’une fois satisfaits
grace 4 la machine, les principaux besoins de |’humanité, notre
systéme d’usines doit étre organisé sur la base d’un remplace-
ment annuel régulier, au lieu d’une expansion progressive, et
non sur la base d’un remplacement prématuré par un travail
désordonné, des matiéres premiéres frelatées et des caprices
grossi¢rement stimulés. Comme le dit encore M. J. A. Hobson :
« Le cas est simple. Une simple augmentation dans la variété de
notre consommation matérielle libére l’homme des limites qui lui
sont imposées par l’univers matériel, car cette variété lui permet
d’utiliser une plus grande proportion de la matiére agrégée.
Mais, dans la méme mesure, quand nous ajoutons a la simple
variété une plus grande appréciation de ces adaptations de la
matiére dues au talent humain, ce que nous appelons 1’Art, nous
dépassons les limites de la matiére et nous ne sommes plus les
esclaves des arpents, des ares et de la loi des profits décrois-
sants. » En d’autres termes, un standard authentique, une fois
satisfaits les besoins physiques vitaux, tend a changer le plan
de la consommation, donc a limiter considérablement \extension
de l’entreprise mécanique.
Remarquez le paradoxe vicieux de la production capitaliste.
Bien que le systéme usinier ait été basé sur la doctrine de l’ex-
pansion des besoins et sur l’accroissement du nombre des con-
sommateurs, il a universellement manqué de satisfaire les besoins
normaux de l’humanité. Horrifié par la notion « utopique » des
besoins limités et normalisés, proclamant fi¢rement, au contraire,
que les besoins sont insatiables, le capitalisme est a cent lieues
de satisfaire les standards les plus modestes d’une consommation
normalisée. Par rapport 4 la masse travailleuse de l’humanité, il
est comme un mendiant qui tend une main couverte de bijoux,
dont un ou deux sont vrais, pendant qu’il frissonne dans ses

341
TECHNIQUE ET CIVILISATION

haillons et réclame une crofite de pain : le mendiant a peut-étre


un compte en banque, cela n’améliore pas sa condition. Cela a
été démontré clairement dans toutes les études objectives qui ont
pu étre faites sur les communautés industrielles « avancées »,
depuis l’enquéte classique de Charles Booth sur Londres jusqu’a
l’enquéte extreémement documentée sur Pittsburgh; et cela a été
confirmé par l’étude de Robert Lynd sur la communauté parti-
culi¢rement représentative de Middletown. Qu’y trouve-t-on?
Alors que les plus pauvres habitants de Middletown se targuaient
souvent de posséder une voiture ou un poste de radio, les mai-
sons ol ils vivaient, dans cette méme période de prétendue pros-
périté, n’avaient méme pas l’équipement sanitaire le plus cou-
rant, et l’état des constructions et de l’environnement général
était, objectivement parlant, celui d’un taudis.
Quand on dit qu’il faut rejeter la doctrine des besoins crois-
sants et normaliser le standard de consommation, on ne demande
pas une restriction de nos industries actuelles. Dans bien des
branches, au contraire, nous avons le plus grand besoin de leur
donner de l’extension. Malgré toutes les prétentions sur le pro-
gres et la perfection mécanique, malgré toutes les craintes de
surproduction et de crise, la masse de l’humanité, méme dans
les pays qui sont techniquement les plus en avance et financiére-
ment les plus prosptres, n’a pas — et, sauf les populations
rurales, n’a jamais eu — un bon régime alimentaire, des facilités
d’hygiéne, un habitat convenable, des moyens et des opportunités
suffisantes d’éducation et de récréation. Et méme, si l’on consi-
dére les normes vitales, une bonne partie de ces choses a fait
aussi défaut dans les standards de dépenses atteints par les
riches. Dans la plupart des grandes villes, les habitations des
classes riches, par exemple, manquent de soleil et d’espaces
libres, et sont presque aussi mal concues que celles des plus
pauvres. Avec un standard de vie normalisé, elles seraient; dans
bien des cas, plus saines et plus heureuses qu’elles ne le sont
actuellement, méme s’il leur manquait l’illusion du succés, de
la puissance et de la distinction.
Normaliser la consommation, c’est fixer un standard qu’au-
cune classe, quelles que soient ses dépenses, ne posséde aujour-
d’hui. Mais on ne peut exprimer ce standard par une somme
d’argent fixée arbitrairement, que ce soit les 5.000 dollars an-
nuels par personne que Bellamy mettait en avant vers 1880, ou
les 20.000 dollars que suggérait récemment un groupe de techno-
crates. Car le pouvoir d’achat, aujourd’hui, de~s5.000 ou de
20.000 dollars ne répondrait pas nécessairement aux besoins
vitaux précis de ce standard. En fait, plus le standard vital est
élevé, moins on peut l’exprimer en termes d’argent, plus il doit
étre exprimé en termes de loisirs, de santé, d’activité biologique,

342
ORIENTATION
de plaisir esthétique, et plus, par conséquent, il tend A étre
exprimé par des biens et une amélioration de l’environnement qui
s’éloignent de la production machinique.
En méme temps, |’idée d’une consommation normalisée sous-
entend la fin de ces réves princiers du capitalisme — revenus
illimités, priviléges et vulgarités sensuelles — dont la possession
par les maitres de la société fournissait indéfiniment A leurs
valets et leurs imitateurs des satisfactions de substitution. Notre
but n’est pas d’augmenter la consommation, mais de fixer un
standard vital : moins dans les moyens préparatoires, plus dans
les fins, moins dans l’appareil mécanique, plus dans 1’accom-
plissement organique. Quand nous aurons une telle norme, notre
succes dans la vie ne sera pas jugé d’aprés les tas de détritus
que nous aurons laissés, mais par les biens immatériels et non
consommables dont nous aurons appris a jouir, par notre épa-
nouissement personnel d’amant, de camarade, de pére ou de
mére, et par notre épanouissement personnel en tant qu’homme
ou femme pensant ou sentant. La distinction et l’individualité
résideront dans la personnalité 4 qui elles appartiennent, et non
dans la grandeur des maisons ol nous vivons, le prix de nos
vétements ou le nombre de salariés que nous pouvons arbitraire-
ment commander. De beaux corps, des esprits sains, une vie
pleine, une pensée élevée, des perceptions justes, des réflexes
émotifs intelligents et une vie de groupe propre a rendre pos-
sibles ces choses et & les exalter, tels sont quelques-uns des buts
d’un standard normalisé.
Alors que l’esprit qui présida 4 l’expansion de la machine fut
étroitement utilitaire, le résultat net d’une telle économie serait
de créer un état antithétique analogue aux civilisations d’esclaves
des anciens, et jouissant d’une abondance de loisirs. Ces loisirs,
s’ils ne sont pas stupidement mal employés dans la production
irréfléchie d’encore plus de travail mécanique, soit par un esprit
d’invention mal a propos, soit par un rite vain de consommation,
peuvent se rencontrer dans une forme de société non utilitaire,
vouée davantage au jeu, a la pensée, aux échanges sociaux et a
tout ce qui donne plus de sens 4 la vie. Le maximum de machi-
nisme et d’organisation, le maximum de confort et de luxe, le
maximum de consommation ne signifient pas nécessairement le
maximum dans |’expression de la vie. L’erreur consiste a croire
que l’absence de maux physiques, une pléthore de bien sont les
plus grands bienfaits de la civilisation, et que s’ils augmentent,
les maux de la vie s’évanouiront et disparaitront. Le confort et la
sécurité ne sont pas des biens inconditionnés, ils sont capabies
de vaincre la vie autant que la dureté et |’incertitude. Croire que
tout autre intérét : art, amitié, amour, paternité, doive étre
subordonné & la production de plus de confort et de luxe, c’est

343
TECHNIQUE ET CIVILISATION

simplement une des superstitions d’une société utilitaire obnubilée


par l’argent.
En acceptant cette superstition, les utilitaires ont fait une fin
d’une condition élémentaire de l’existence — la nécessité d’assu-
rer une base physique 4 la vie. En conséquence, notre société
dominée par la machine n’est orientée que vers les « choses »,
et ses membres jouissent de tout sauf d’eux-mémes. II n’est pas
étonnant que Thoreau ait observé que ses membres — méme
dans |’état relativement innocent du commerce et de !’industrie a
leurs débuts — ménent des vies de tranquille désespoir. En met-
tant les affaires avant tout autre manifestation de la vie, nos lea-
ders, machinistes et financiers ont négligé la principale affaire
de la
vie : la croissance, la reproduction, le développement, 1’expres-
sion. Accordant une attention infinie 4 l’invention et au perfec-
tionnement des incubateurs, ils ont oublié l’ceuf et ses raisons
d’étre.

Un communisme Un mode de consommation normalisé


de base. est la base d’un mode de production
rationalisé. Si l’on commence par faire
de la production une fin en soi, il n’y a rien dans le systéme de
la machine ou dans le systéme des prix qui garantisse un appro-
visionnement suffisant en biens vitaux. L’économie capitaliste a
essayé d’échapper 4 la nécessité de fixer un standard de vie réel
en comptant sur le jeu automatique des intéréts privés, stimulés
par le gofit de lucre. On supposait que tous les gains nécessaires
de la production, accompagnés d’une baisse des objets vendus,
ne pouvaient se produire que si on achetait bon marché et vendait
la ot la demande était la plus forte et l’approvisionnement le
plus rare. L’intérét personnel éclairé des acheteurs individuels
était la garantie que les choses nécessaires seraient produites, de
la bonne maniére, en temps opportun.
Manquant d’un standard de distribution des revenus, si ce
n’est sur la base du travail brut fourni et du minimum nécessaire
pour que l’ouvrier retourne chaque jour 4 sa tdche, ce systéme
n’a jamais réussi, méme dans les temps les plus favorables et
méme selon son propre point de vue. L’histoire du capitalisme,
c’est l’histoire de la production en masse, de la surexpansion, de
la surcapitalisation privée et vorace basée sur l’augmentation du
revenu espéré; c’est l’appropriation privée des bénéfices et des
dividentes aux dépens des ouvriers et du vaste corps des consom-
mateurs non capitalistes. A tout cela succéda toujours 1l’encom-
brement des marchandises non achetées, les crises, les banque-
routes, les déflations, et l’amére misére et le désespoir des classes

344
ORIENTATION
ouvriéres dont l’incapacité initiale A racheter les biens qu’elles
avaient produits fut toujours le facteur principal de cette
débacle.
Ce systéme ne peut donc pas fonctionner selon ses propres don-
nées, sauf peut-étre dans un mode de production pré-machinique.
Car, en termes capitalistes, le prix de toute marchandise, grosso
modo, varie en raison inverse de la quantité disponible A un
moment donné. Cela veut dire que si la production tend vers 1’in-
fini, le prix d’un article doit tomber 4 zéro. Jusqu’A un certain
point, la chute des prix élargit le marché. Au dela de ce point,
l’enrichissement de la communauté veut une baisse réguli¢re des
profits a l’unité que réalise le fabricant. Si les prix sont main-
tenus sans qu’il y ait augmentation des salaires réels, il y a
surplus. Si les prix baissent beaucoup, le fabricant n’a plus une
marge suffisante de bénéfices. L’ensemble de l’humanité s’enri-
chit dans la mesure ot les nécessités de la vie peuvent, comme
lair étre obtenues sur simple demande. Le systéme des prix
s’effondre bien avant que ce point idéal soit atteint. Ainsi, les
gains de production, dans le systéme des prix, peuvent étre dimi-
nués ou supprimés, ainsi que Veblen 1’a bien mis en lumiére, par
un sabotage délibéré du financier et de l’homme d’affaires. Mais
cette stratégie n’a qu’un effet temporaire. Car le poids de la
dette, surtout lorsqu’elle est recapitalisée sur la base d’une
expansion probable de la population et du marché, dépasse fina-
lement les capacités de production qui avaient été freinées et leur
impose une charge qu’elles ne peuvent assumer.
L’intérét de la conversion d’énergie et de la production mécani-
sée, c’est qu’elles ont créé une économie de surplus, c’est-a-dire une
économie qui n’est pas adaptée au systéme des prix. Comme ce sont
les machines automatiques qui, de plus en plus, accomplissent le
travail, le procédé qui consiste 4 supprimer les ouvriers dans ce
systéme équivaut a les priver de leurs droits de consommateurs.
En effet, contrairement aux actionnaires, aux porteurs d’obligations
et aux créanciers d’hypothéques, il n’ont pas d’autres droits sur
l’industrie, selon les conventions capitalistes, que ceux qui résul-
tent de leur travail. Il est inutile de parler des absorptions tem-
poraires de main-d’ceuvre dans telle ou telle industrie. Une par-
tie de cette absorption par les industries de distribution ne fait
qu’accroitre le gaspillage et grossir le personnel de direction. En
dehors de cela, dans le systéme lui-méme, la main-d’ceuvre a
perdu a la fois son pouvoir d’achat et la capacité d’assurer sa
subsistance. Les industries de remplacement prolongent quelque-
fois individu, mais n’évitent pas le jour des comptes collectifs.
Les ouvriers renvoyés n’ayant pas le moyen d’acheter les choses
nécessaires 4 la vie, leur condition réagit sur ceux qui ont
encore leur place. Aujourd’hui, |’édifice tout entier s’écroule, les

345
TECHNIQUE ET CIVILISATION

financiers, les entrepreneurs et les directeurs sont emportés dans


le tourbillon qu’a créé leur propre cupidité, leur étroitesse de
vues et leur folie. Tout ceci est un lieu commun. Mais ce n’est
pas le résultat de quelque loi obscure et incontrélable comme
l’existence des taches solaires. Cela vient de ce que nous n’avons
pas su mettre A profit, par des dispositions sociales adéquates,
les nouveaux procédés de production mécanisée.
Le probléme est urgent. Mais, en un sens, il a déja été résolu.
Pendant la majeure partie du dernier millénaire, les veuves, les
orphelins, les gens prudents et sédentaires ont vécu 4 |’aise,
achetant leur nourriture, leur boisson, leur abri sans accomplir
aucun travail pour la communauté. Leurs parts et leurs assu-
rances constituent la premiére revendication sur 1’industrie.
Tant qu’il y aura production de biens, tant que les conventions
légales actuelles seront maintenues, ils sont sfirs d’avoir leurs
moyens d’existence. Aucun capitaliste ne parle de ce systéme
comme s’il était démoralisant ou vexant pour ceux qui sont ainsi
aidés. D’ailieurs, les petits revenus des rentiers ont apporté leur
aide aux arts et aux sciences : un Milton, un Shelley, un Darwin,
un Ruskin ont existé par cette grace. Et l’on pourrait peut-étre
démontrer que ces petits revenus ont été plus profitables 4 la
société dans son ensemble que les grosses fortunes des capita-
listes les plus actifs. D’autre part, le petit revenu fixe, bien qu’il
éloigne Jes pires tourments de la détresse économique, ne répond
pas complétement 4 toutes les exigences économiques. Ainsi dans
le cas des jeunes et des ambitieux il y a une raison pour entre-
prendre une activité professionnelle productrice, méme si 1’ai-
guillon de la faim fait défaut.
L'extension de ce systéme 4 l’ensemble de la communauté est
ce que j’appelle le communisme de base. A une date relativement
récente, il fut proposé pour la premiére fois par Edouard Bel-
lamy, sous une forme quelque peu arbitraire, dans son utopie
Looking Backward, Au cours des cinquante derniéres années, il
est devenu évident qu’un systéme de production mécanisée et de
bon rendement peut rendre des services uniques & l’ensemble de
Vhumanité. Faire de la participation de l’ouvrier A la production
la seule base de son droit 4 la vie, — ce que fit Marx dans sa
théorie des valeurs qu’il reprit &4 Ricardo, — c’est, au fur et &
mesure que la production approche de la perfection, lui couper
l’herbe sous le pied. Le droit 4 la vie, c’et que chacun, comme
enfant dans la famille, est membre d’une communauté : la
puissance, les connaissances techniques, le patrimoine social
d’une communauté appartiennent également A chacun de ses
membres puisque, en général, les apports et les différences indi-
viduels sont complétement insignifiants. :
Le nom classique d’un tel systéme universel de distribution des

346
ORIENTATION

moyens essentiels de vie, décrit par Platon et More bien avant


Owen et Marx, c’est le communisme, et je l’ai retenu ici. Mais
je dois faire remarquer que ce communisme est nécessairement
post-marxiste, car les faits et valeurs sur lesquels il est basé
ne sont plus les faits et valeurs paléotechniques sur lesquels
Marx fonda sa politique et se. programmes. D’ow il résulte que
le mot communisme employé ici n’implique pas Vidéologie parti-
culiére au XIX® siécle, l’absolutisme messianique et les tactiques
étroiement militaristes auxquelles sont enclins généralement les
partis communistes officiels, pas plus qu’il n’implique une imi-
tation servile des méthodes politiques et des institutions sociales
de la Russie soviétique, si admirables que puissent étre le cou-
rage et la discipline soviétiques, et encore moins implique-t-il
Vacceptation des inventions politiques et économiques antiégali-
taires institutées par la Russie sous le nom de communisme.
La différenciation, les préférences, les motifs particuliers ne
doivent ¢tre compris dans la production et la consommation que
lorsque la sécurité et la continuité de la vie sont assurés. Par-ci
par-la, dans l’approvisionnement en eau, |’éducation et les livres,
nous avons commencé a établir un communisme de base. Il n’y a
aucune raison valable pour arréter net cet aspect d’un standard
normal de consommation. Une telle base n’a aucun rapport avec
les capacités ou les mérites individuels. Une famille de six per-
sonnes a besoin de consommer, a peu prés, trois fois plus qu’une
famille de deux personnes, méme s’il n’y a qu’une personne qui
gagne sa vie dans le premier groupe et deux dans le second.
Nous accordons du moins un minimum de nourriture, d’abri et
de soins médicaux aux criminels qui sont accusés d’avoir agi
contre les intéréts de la société. Pourquoi, alors, le refuserions-
nous aux paresseux et aux réfractaires? Si nous pensions que
la grande masse de l’humanité appartient 4 la derni¢re caté-
gorie, nous oublierons les plaisirs positifs d’une vie plus riche et
plus pleine.
D’ailleurs, dans une économie scientifique, les quantités de
céréales, de fruits, de viandes, de lait, de textiles, de métaux et
de matiéres premiéres, ainsi que le nombre des maisons néces-
saires annuellement pour les besoins de renouvellement et d’aug-
mentation de population, peuvent étre prévus en gros. Il suffit
de connaitre la consommation pour préciser progressivement les
tables de production. Une fois le standard defini, les gains dé-
passant ces chiffres seraient un profit pour la communauté. Ces
gains, au lieu d’enrayer les usines, comme ils le font actuelle-
ment, allégeraient le fardeau de la communauté et augmente-
raient la marge de temps ou d’énergie disponible pour les genres
de vie plutét que pour les moyens.
Parler d’une « économie planifiée » sans un tel standard de

347
TECHNIQUE ET CIVILISATION

base pour la consommation et sans les moyens politiques de le


faire prévaloir, c’est prendre le sabotage des grands monopoles
capitalistes pour un contréle social intelligent.
Les fondements de ce systéme de distribution existent déja, je
le répéte. Les écoles, les bibliothéques, les hépitaux, les univer-
sités, les musées, les bains, les asiles, les gymnases, sont finan-
cés, dans tous les grands centres, par l’ensemble de la commu-
nauté. La police et les services de sécurité contre l’incendie fonc-
tionnent sur la base des besoins et non des capacités de paie-
ment. Les routes, les canaux, les ponts, les parcs, les terrains de
jeux, et méme, 4 Amsterdam, les ferry boats, sont aussi com-
munisés. D’ailleurs, sous la forme la plus pauvre et la plus mes-
quine, le communisme de base existe dans les pays qui ont des
assurances contre le chémage et l’aide aux vieux travailleurs.
Mais ces derniéres mesures sont plutét des moyens de salut
qu’un mécanisme positif et salutaire pour rationaliser la produc-
tion et normaliser les standards de consommation de la commu-
nauté.
Un communisme de base qui implique l’obligation de répartir
le travail de la communauté dans la mesure nécessaire pour
assurer cette base, cela ne signifie pas qu’il faille inclure toute
opération, ni qu’il soit possible de satisfaire tout besoin dans le
systeme d’une production planifiée.
Des ingénieurs méticuleux ont calculé que la quantité totale de
travail dans la communauté actuelle pourrait étre assuré avec
moins de vingt heures de travail par semaine pour chaque
ouvrier. Avec une rationalisation compléte partout, 1’élimination
des doublures et du parasitisme, il suffirait sans doute de mcins
de vingt heures pour produire bien plus qu’actuellement. En
limitant la production rationalisée et la consommation commu-
nisée aux besoins de base, on réduirait encore le travail obliga-
toire. Avec de telles dispositions, le ch6mage technologique de-
viendrait un bienfait.
Le communisme de base s’appliquerait aux besoins économi-
ques calculables de la communauté. II! affecterait ces biens et
ces services qui peuvent étre standardisés, pesés, mesurés ou
dont on peut faire une évaluation statistique. Au-dessus d’un
tel standard, le désir de loisirs rivaliserait avec celui de biens
supplémentaires. Et la, la mode, le caprice. le choix irrationnel,
invention, les buts spéciaux auraient encore leur réle A jouer.
Bien que tous ces éléments aient été trop stimulés_par le capi-
talisme, quelques-uns d’entre eux devraient subsister et étre
satisfaits dans tout systéme économique concevable. Mais dans
un communisme de base, ces besoins spéciaux n’agiraient pas
pour désorganiser la production et paralyser la distribution. En
ce qui concerne les marchandises de base, il y aurait compléte

348
ORIENTATION
égalité de revenus et, la consommation étant normalisée, les
phénoménes de base tiendraient, vraisemblablement, de plus en
plus compte des besoins de la communauté. De cette facon, et
je ne vois que celle-la, nos gains de production et nos remplace-
ments croissants de la main-d’ceuvre humaine pourront étre des
bénéfices pour l’ensemble de la société. Si l’on ne choisit pas le
communisme de base, on tolére le chaos : soit la fermeture pério-
dique de l’usine et la destruction — bizarrement appelée valori-
sation — des marchandises essentielles, avec des efforts brutaux
de conquéte impérialiste pour forcer les marchés étrangers, soit
un retrait complet de la machine vers une sous-agriculture (cul-
ture de subsistance) et une sous-industrie (fabrication de subsis-
tance) qui seraient bien inférieurs, de toutes maniéres, 4 1’in-
dustrie artisanale du XVIII® siécle. Si nous voulons conserver les
bienfaits de la machine, nous ne pouvons plus nous permettre
de nier sa principale condition sociale : le communisme de base.
Un des avantages — et non des moindres — du communisme
de base serait de mettre un frein 4 l’entreprise industrielle. Mais
un tel frein, au lieu de prendre la forme d’un sabotage capitaliste
ou d’un effrondrement brusque en cas de crise commerciale, con-
sisterait en une diminution progressive des parts individuelles
et un engrenage de toute l’organisation dans un rythme régu-
lier de production. M. J. A. Hobson a encore posé le probleme
avec sa sagesse et sa profondeur coutumitres : « Le progrés
industriel, dit-il, serait sans aucun doute beaucoup plus lent sous
le contrdéle de |’Etat, car l’objet d’un tel contréle est de détour-
ner une plus grande proportion de génie et d’efforts de ces occu-
pations (production préparatoire) pour les appliquer a la pro-
duction de formes plus élevées de richesse. On ne peut dire,
cependant, que le progrés dans les arts industriels cesserait dans
une industrie étatique; il serait plus lent et prendrait 1l’aspect
d’une routine — adaptation lente et continue du mécanisme de
production et de distribution aux besoins de la communauté qui
se modifient lentement. » Si rebutante que soit cette perspec-
tive pour l’entrepreneur de l’ordre ancien, humainement parlant
elle représenterait un gain énorme.

Socialiser la création. Au cours d’une grande partie de I’his-


toire de l’humanité, depuis les temps
néolithiques, les formes les plus hautes de l’art, de la philosophie,
de la littérature, de la technique, de la science et de la religion
étaient l’apanage d’une caste restreinte. Les moyens techniques
pour multiplier ces réalisations étaient si difficiles — hiéroglyphes
des Egyptiens, tablettes des textes babyloniens et méme lettres

349
TECHNIQUE ET CIVILISATION

écrites 4 la main sur les papyrus et les parchemins de la période


plus proche — qu’il fallait travailler une bonne partie de sa vie
pour obtenir la maitrise de ces moyens d’expression. Ceux qui
devaient accomplir des taches manuelles étaient automatiquement
exclus de la plupart des moyens de création extérieurs 4 leur
tache, méme s’ils participaient de loin 4 la création de 1’objet.
La vie du potier ou du forgeron, comme Jésus Ben Sirah I’a fait
ressortir d’une facon prétentieuse mais réaliste, les rendaient
inaptes a une vie créatrice.
Ce monopole de caste fut sérieusement ébranlé au Moyen-Age,
en partie parce que le christianisme est, 4 l’origine, la religion
des faibles et de ceux qu’on foule aux pieds. Non seulement toute
créature humaine était digne de salut, mais les monastéres, 1’E-
glise et les universités recrutaient réguli¢rement leurs novices et
leurs étudiants dans toutes les classes de la société. Le puissant
Ordre bénédictin, en faisant du travail manuel une de ses disci-
plines, brisa un ancien préjugé déja bien entamé, qui s’opposait
a la participation et a l’expérimentation comme compléments 4
l’observation et la contemplation dans l’activité créatrice. Dans
les corporations, le méme phénoméne se produisit en sens
inverse. Le compagnon, en faisant son tour, avait l’occasion de
voir et de critiquer les arts et les réalisations des autres cités, et
cela l’incitait 4 s’élever au-dessus des opérations mécaniques et
domestiques de son artisanat jusqu’é la maitrise esthétique. En
outre, en jouant dans les mystéres et les piéces morales, !’ouvrier
participait 4 la vie religieuse et esthétique de la communauté.
L’écrivain, Dante par exemple, pouvait avoir un statut politique
dans cette société comme membre d’une corporation.
Le mouvement humaniste, en mettant l’accent sur l’étude des
textes et des langues mortes, renforga la séparation des classes
due au capitalisme. Incapable d’acquérir l’entrainement prépara-
toire nécessaire, l’ouvrier était exclu, en Europe, de la haute cul-
ture. Méme le type le plus élevé d’ouvrier éotechnique, 1’artiste,
et méme l’une des plus fi¢res figures d’artistes, Léonard de Vinci,
se sentait obligé de se justifier, dans ses notes privées, contre les
littérateurs qui affirmaient que son intérét pour la science et
la peinture était quelque peu inférieur.
Indifférente 4 la vie essentielle des hommes en tant que tra-
vailleurs, cette culture se développa & l’origine comme un instru-
ment de puissance pour une caste et ne contribua que faible-
ment et d’une facon tout 4 fait secondaire au bien de l’humanité.
Quelques-uns des meilleurs esprits des trois derniers siécles, au
milieu de leurs efforts créateurs les plus vigoureux, se sont excu-
sés des injustices et des défauts de leurs maitres? Thorndike,
dans son Histoire de la Science et de la Médecine au XV° siécle,
note la dégradation de la pensée qui apparut au moment out les

350
ORIENTATION
cités libres que Pétrarque avait connues dans sa jeunesse furent
asservies par les armées conquérantes. Mais ce fait se retrouve
également dans Machiavel, Hobbes, Leibniz, Hegel; et cette ten-
dance atteignit un point maximum dans la mauvaise application
des théories sur la lutte pour l’existence de Malthus et Darwin,
dans le but de justifier la guerre, la race nordique et la position
dominante de la bourgeoisie.
Tandis que le cété humaniste de cette culture nouvelle se
concentrait sur des principes de caste et d’individus avec une
tendance marquée en faveur des classes possédantes, la science
allait dans une direction opposée. Le développement des connais-
sances scientifiques empéchait d’en faire un secret réservé & des
petits groupes, comme I’avait été l’astronomie dans les civilisa-
tions de jadis. Et d’ailleurs, la science, en utilisant systématique-
ment les connaissances pratiques des artistes et des médecins
pour l’anatomie, des mineurs et des métallurgistes pour la chi-
mie, restait en contact avec la vie de travail de la communauté.
N’est-ce pas 4 la requéte des brasseurs et éleveurs de vers A soie
que Pasteur se mit 4 ses recherches fructueuses en bactériologie?
Méme lorsque la science était lointaine et ésotérique, elle n’était
pas « snob ». Avec des méthodes socialisées, une portée interna-
tionale, un esprit impersonnel, accomplissant ses démarches de
pensée les plus audacieuses et les plus fructueuss, en raison
méme de son absence de responsabilité immédiate, la science a
édifié lentement une grande cosmogonie dans laquelle un seul
élément fait encore défaut : l’inclusion du spectateur et de 1’ex-
périmentateur dans le tableau final.
Malheureusement 1|’assombrissement et la dépression d’esprit
qui ont inévitablement suivi la division du travail et le rythme mo-
tone de la vie en usine ont ouvert une bréche entre la science,
la technique, la pratique courante et tous les arts qui sont en
dehors du systéme machinique. Les ouvriers durent se rejeter sur
le résidu des cultures antérieures, qui s’attardaient dans la tradi-
tion et les souvenirs, et ils s’attachérent 4 des formes supersti-
tieuses de religion qui les maintinrent dans une sorte de tutelle
vis-a-vis des forces qui les exploitaient, ou bien ils trahirent le
puissant stimulant moral et émotionnel qu’une vraie religion
apporte dans la vie. Cela vaut également pour les arts. Le paysan
et le travailleur manuel du Moyen-Age étaient les égaux des
artistes qui sculptaient et peignaient leurs églises et leurs mai-
sons communes. En ce temps-la, l’art le plus élevé n’était pas
trop élevé pour les gens du commun, et il n’y avait pas, les
affectations de la poésie de cour mises 4 part, une sorte d’art
pour un petit nombre et une autre sorte pour la masse. Il y avait,
dans tous les arts, des niveaux inférieurs, mais la division n’était
pas marquée par 1’état ou la condition pécuniaire.

352
TECHNIQUE ET CIVILISATION

Au cours des derniers siécles, cependant, le mot populaire en


est venu A signifier vulgaire, et vulgaire ne veut pas simplement
dire largement humain, mais quelque chose d’inférieur et d’un peu
déshumanisé. Bref, au lieu de socialiser les activités créatrices
de la société, nous n’avons socialisé que les basses contrefagons
de ces activités, contrefacons qui limitent et paralysent l’esprit.
Un Millet, un Van Gogh, un Daumier, un Whitman, un Tolstoi
recherchaient naturellement les travailleurs pour compagnons.
Mais ils ne vivaient, n’étaient récompensés et appréciés que par
cette méme bourgeoisie dont ils haissaient les maniéres et dont
ils voulaient éviter le patronage. D’autre part, l’expérience de
la Nouvelle-Angleterre et de New-York, entre 1830 et 1860,
quand 1|’Ouest n’était qu’une vaste étendue de terres sans pro-
priétaires, montre combien une société sans distinction de classes
peut étre fructueuse quand elle s’attaque aux occupations qu’une
culture de castes dédaigne. Ce n’est pas par hasard que Moby
Dick a été écrit par un marin, que Walden a été écrit par un
fabricant de crayons et un géomeéetre, et Leaves of Grass par un
imprimeur et charpentier. L’esprit ne peut suivre sa trajectoire
compléte que lorsqu’il peut se mouvoir librement d’un aspect de
l’expérience, de la pensée et de l’action 4 un autre. La division
du travail et la spécialisation — spécialisation des taches, spécia-
lisation de la pensée — ne se justifient que comme expédients
temporaires. I] faut en plus, comme le disait Kropotkine, inté-
grer le travail et restaurer son unité dans la vie.
Il nous faut donc comprendre que la vie créatrice, dans toutes
ses manifestations, est nécessairement un produit social. Elle se
développe a l’aide des traditions et des techniques maintenues et
transmises par l’ensemble de la société, et ni la tradition ni le
produit ne peuvent rester en la seule possession des savants, des
artistes ou des philosophes, et encore moins des groupes privilé-
giés qui, selon les conventions capitalistes, les soutiennent large-
ment. Ce qu’apporte A cet héritage un individu ou méme une
génération est si petit par rapport a l’accumulation des res-
sources du passé que les grands artistes créateurs, Goethe par
exemple, doutent humblement de leur propre importance. Consi-
dérer une telle activité comme un divertissement égoiste ou
comme une propriété, c’est simplement la qualifier de triviale.
Car l’activité créatrice est finalement la seule affaire importante
de l’humanité, la justification principale et le fruit le plus durable
de son séjour sur la planéte. La tache essentielle d’une activité
économique saine est de produire un état dans lequel la création
est un fait d’expérience courante dans lequel on ne peut refuser
a un groupe, a cause de son éducation insuffisante ou de son
labeur, sa part dans la vie culturelle de la communauté, dans les
limites de ses capacités propres. Tant que nous n’aurons pas

354
ORIENTATION
socialisé la création, tant que nous n’aurons pas subordonné la
production a l’éducation, un systéme mécanisé de production, si
efficace soit-il, ne poura que se durcir en une forme servile et
byzantine s’appuyant sur panem et circenses.

Le travail Le signe d’une société économique ra-


de l’automate tionnelle, ce n’est pas le travail et la
et de l’amateur. production en eux-mémes ou en vue
d’un profit ultérieur, mais la produc-
tion en vue d’un genre de vie et d’un travail qui soient l’expres-
sion normale d’une vie disciplinée. Une telle société fait naitre
des choix et des possibilités qui n’existaient guére tant que le
travail fut considéré comme une peine, et que le profit — ou la
crainte de la faim — étaient le principal motif du travail.
La tendance de la mécanisation, depuis le XVII® siécle, a été
de standardiser les opérations de travail et de les mettre A la
portée de la machine. Dans les usines génératrices d’énergie mu-
nies de chauffeur automatique, dans les usines de textiles perfec-
tionnées, dans les usines d’emboutissage, dans les diverses usines
de produit chimique, l’ouvrier ne prend guére directement part A
Vopération. Il est, pour ainsi dire, le berger des machines, veil-
lant sur le troupeau qui effectue le travail réel. Au mieux, il les
nourrit, les graisse, les répare lorsqu’elles s’enrayent, mais le
travail lui est aussi étranger que les fonctions digestives du trou-
peau le sont au berger qui le surveille.
Ceci demande souvent de la vivacité, des mouvements non
répétés et une intelligence générale. Dans le chapitre sur la phase
néotechnique j’ai fait ressortir que, dans les industries qui ont
atteint ce niveau, l’ouvrier a recouvré un peu de la liberté et 1’au-
tonomie dont il était dépossédé dans les opérations mécaniques
plus incomplétes ot l’ouvrier, au lieu d’étre mécanicien et sur-
veillant, remplacait seulement la main ou 1|’ceil que la machine
n’avait pas encore réussi a égaler. Dans d’autres procédés tels
que la chaine d’assemblage d’une usine d’automobiles, par exem-
ple, l’ouvrier ne suit qu’une partie de l’opération, et ce n’est
qu’une petite fraction de lui-méme qui est engagée. Un travail
de ce genre est nécessairement servile, et les apologies ou les
raisonnements psychologiques ne peuvent le modifier. La nécessité
sociale d’avoir ce produit n’excuse pas le procédé. Notre mépris
pour la qualité du travail, pour son réle dans la vie et l’éduca-
tion, est si répandu que nos demandes sociales en tiennent rare-
ment compte. Cependant, il est évident que, si l’on décide de
construire un pont ou un tunnel, il y a une question humaine qui
doit l’emporter sur le bon marché et la facilité mécanique, c’est
le nombre de vies qui seront perdues dans la construction ou 1’é-

353
TECHNIQUE ET CIVILKSATION

ventualité de condamner un certain nombre d’hommes a passer


tous leurs jours de travail dans le contréle du trafic souterrain.
Dés que notre pensée cesse d’étre conditionnée automatiquement
par des considérations de profit ou simplement de rendement
technique, ces questions reprennent leur importance. De méme,
le choix social entre la soie et la rayonne ne peut étre basé sim-
plement sur les différences de prix de revient ou de qualité entre
les fils eux-mémes, la décision doit tenir compte des différences
d’agrément qu’il y a a travailler les cocons ou a suivre la produc-
tion de rayonne. Ce que le produit apporte 4 l’ouvrier est aussi
important que ce que l’ouvrier apporte au produit. Une société
bien dirigée pourrait modifier l’opération d’assemblage des auto-
mobiles en perdant un peu sur la rapidité et le bon marché, de
facon a établir un rythme plus intéressant pour l’ouvrier. De
méme, elle accepterait la dépense d’installations de dépoussiérage
dans les usines de fabrication & sec du ciment, ou bien elle fabri-
querait ce produit avec des éléments moins nocifs. Si on ne tient
compte d’aucune de ces solutions, on réduit inexorablement la
demande au niveau le plus bas.
Prise dans son ensemble, y compris les opérations prépara-
toires de la recherche scientifique et de l’étude de mécanique,
pour ne rien dire de l’organisation politique sous-jacente, |’indus-
trie est en puissance un bon instrument d’éducation. Ce point,
qui fut d’abord mis en lumiére par Karl Marx, a été bien défini
par Helen Marot lorsqu’elle disait : « L’industrie offre des occa-
sions d’expérience créatrice, qui est sociale par ses procédés
autant que par sa destination. La fin imaginative de la produc-
tion ne se termine pas avec la possession de I’article, elle n’est
pas centrée sur le produit ou sur le talent de tel ou tel homme,
mais sur le développement des méthodes commerciales et tech-
nologiques et l’évolution de la connaissance et de la compréhen-
sion mondiales. Le machinisme moderne, la division du travail,
le systeme bancaire, les moyens de communication, rendent pos-
sible une association réelle. Mais elle n’est réelle et possible que
Si ces opérations sont ouvertes a la participation commune, 4a la
compréhension et au jugement de ceux qui sont engagés dans
l’entreprise industrielle. Elle est réelle et possible lorsque 1’esprit
de l’industrie passe de l’exploitation au désir commun de créer;
elle est réelle et possible lorsque le caractére individuel de 1’in-
dustrie s’efface devant 1’évolution de l’effort social. »
Lorsque le but de l’industrie ne sera plus le profit, l’agrandis-
sement privé, l’exploitation grossiere, les monotonies et les con-
traintes inévitables ne viendront qu’a la seconde place, car le
tout sera humanisé. Cela veut dire que les éléments de contrainte
dans la vie industrielle trouveront des compensations par des
adaptations au sein de l’industrie, au lieu d’étre accumulés et

354
XV. LE NOUVEL
ENVIRONNEMENT

4. Compiné Harvest, tiré par


racteur. Une des nombreuses
pplications de la technique
noderne a J’agriculture. Cul-
ure scientifique, régénération
u sol, adaptation écologique
mt probablement fait plus
our accroitre le rendement
jue lapplication de Tlénergie
aécanique a la production
Pericole. Toutefois, cette der-
Jaere a permis d’étendre les
aperficies cultivées sans drai-
)fer de main-d’cuvre. Le nou-
‘fel environnement a ses raci-
ites dans la terre elle-méme.
?imagination victorienne d’un
laonde enfermé dans le verre
: Tacier, de la vie produite
ns des tubes a essais et nour-
par capsules, appartient a
poque victorienne, non au
Britable avenir de l’homme.

>. COMMUNAUTE DE FERMIERS,


iKba City, Californie, cons-
mite par la « Farm Security
dministration », Caines et
: Mars, architectes. Espace,
‘dre, soleil, facilités commu-
jhles augmentent le revenu
1 des groupes les moins
iyés. Le plan libre fait partie
tégrale de la technique mo-
rne. Noter lanalogie avec
3 formations libres dans la
erre.

. GALERIE D’UN HALL DE GE-


)RRATEURS dans un_ barrage
1.V.A.). Méme tracé que dans
communautés ci-dessus et
essous. Expression d'un
tdre et de buts communs.

MAISONS A GREENBELT, Ma-


“pand, baties par la « U. S.
‘tsettlement Administration »,
i44. Type de maisons bAties
* millions depuis 1918 pour

ine a Stockholm, de Liver-


pl a Vienne. Création d’un
ironnement centré sur la
favorable a la santé, la
irition et la culture.
Les photographies nous ont été communiquées par :

Deutsches Museum, Munich : 1, 2, 4, 19, 20, 30


The Science Museum, Londres : 3, 31, 33
Ewing Galloway : 15, 29, 38, 41, 43, 53, 54
British Official Photo : 16
Office allemand dinformations touristiques : 21
Photographie K.L.M. : 24
Museum of Modern Arts : 46, 50 51, 52, 55
Mili Gjon : 45 ; ~

The New School for social Research : 48


Marcel Duchamp : 47
Erich Mendelsohn : 49
Catherine Bauer : 34
Consolidated-gas Company : 39
Tennessee Valley Authority : 40
i Seincolns 242
ORIENTATION
d’exploser de facon désastreuse et antisociale dans les autres
parties de la société. Imaginer qu’un tel systéme est impossible,
c’est oublier que la masse de l’humanité, pendant des milliers
d’années, n’en a pas connu d’autre. La nouvelle économie de
besoins, remplagant 1l’économie capitaliste d’acquisition, placera
sur une base plus large et plus intelligemment socialisée les corpo-
rations et communautés limitées de l’ancienne économie. Mais,
au fond, elle drainera et canalisera les mémes élans. Malgré tous
ses caractéres variés et ses contradictions internes, c’est peut-
€tre aujourd’hui la principale promesse de la Russie des Soviets.
Dans la mesure ou I’industrie doit encore employer des étres
humains comme machines, les heures de travail doivent étre
réduites. Il nous faut déterminer le nombre d’heures de travail
pénible qui sont dans les limites humaines, et au dela desquelles
apparait l’altération de l’esprit et de l’attention. Le fait méme
que le travail de répétition, sans choix ou variations, semble con-
venir aux singes suffit 4 nous averiir de ses dangers pour les
étres humains d’un grade supérieur. Mais il reste des occupa-
tions, des travaux a la machine aussi bien qu’A la main, qui sont
par eux-mémes intéressants et absorbants, pourvu qu’ils ne soient
pas trop strictement subordonnés au rendement superficiel. En
rationalisant et standardisant les méthodes de production, l’art
de l’ingénieur devra mettre en balance d’une part les bienfaits
sociaux de la production augmentée grace 4 la machine automa-
tique, mais avec une participation et une satisfaction diminuées
pour l’ouvrier, d’autre part un niveau inférieur de production
offrant 4 l’ouvrier de meilleures opportunités. La technique qui
cherche a obtenir 4 tout prix un produit bon marché est une
technique superficielle. Lorsque le produit a une valeur sociale
et que l’ouvrier peut étre complétement éliminé, le choix pen-
chera souvent vers l’automatisme. Mais, dans les autres cas, on
ne peut prendre de décision 4 la légere. Car aucun gain de pro-
duction ne peut justifier 1’élimination d’une sorte de travail
humain A moins que d’autres compensations, dans la facon de
travailler, ne soient en méme temps fournies. L’argent, les biens,
les loisirs, ne peuvent pas vraiment compenser la perte d’une vie
de travail, bien que, de toute évidence, d’aprés nos actuels stan-
dards abstraits de succés, on demande souvent cela 4 l’argent et
aux biens. Quand nous commencons 4 rationaliser |’industrie de
facon organique — c’est-d-dire d’aprés l’ensemble de la situation
sociale, d’aprés les capacités biologiques de !’ouvrier lui-méme et
non d’aprés le produit grossier et un idéal extérieur de rende-
ment mécanique — l’ouvrier, sa formation et son environnement
deviennent aussi importants que le produit. Nous affirmons déja
ce principe d’une fagon négative lorsque nous interdisons les
vernis bon marché A base de plomb dans la fabrication des pote-

355
TECHNIQUE 12
TECHNIQUE ET CIVILISATYON

ries, parce qu’ils sont nuisibles & la santé. Mais il y a aussi ws


coté positif. Non seulement nous devons interdire ce qui peut
nuire A la santé, mais nous devons promouvoir un travail qui soit
bon pour la santé. U est sur cette base que l’agriculture et nos
régions rurales peuvent reprendre une partie de la population qut
a été absorbée par la machine dans les villes tentaculaires °.
Le travail lul-méme, qu’il consiste & bécher un jardin ou a
dresser une carte du ciel, est une des joes permanentes de la vie.
Une économie de la machine qui permettrait a l’humanité le
loisir inepte et grossier que H. G. Wells a dépeint dans Le
Temps de la Machine, et auquel sont condamnés la plupart des
citadins dans la société capitaliste, surtout pendant les périodes
de chédmage, vaudrait A peine qu’on s’occupe de te faciliter.
Un tel vide, un tel ennui, un manque aussi débilitant de fonctions
ne représente pas un gain. Le principal bénéfice promis par un
emploi rationnel de la machine n’est certainement pas 1’élimina-
tion du travail. La promesse est bien différente, c’est 1’élimina-
tion du travail servile ou de l’esclavage, de ces formes du travail
qui déforment le corps, paralysent l’intelligence, tuent 1’esprit.
L’emploi intensif de la machine est une forme de cette exploita-
tion des hommes dégradés que l|’on pratiqua dans l’antiquité et
qui fut portée & une grande échelle, pour la premiere fois, dans
l'économie d’énergie développée dans la phase néotechnique.
En achevant notre organisation de la machine, nous pouvons
restituer au travail les valeurs inhérentes que les buts pécuniaires
et les luttes de classe de la production capitaliste lui avaient
dérobées. L’ouvrier, qui a été exclu de la production mécanique
et réduit a l’état d’esclave, y revient comme directeur. Si ses
instincts d’artisans sont encore mal satisfaits par ces taches de
direction, il a, grace 4 la puissance et aux loisirs potentiels dont
il dispose maintenant, un nouveau statut dans la production, ce-
fui de l’amateur. Le gain de liberté est une compensation directe
pour l’oppression et la dureté, l’impersonnalité, l’anonymat, 1’u-
nité collective de la production machinique.
Au deia des besoins de base de la production, au dela d’un
standard de vie normalisé, donc moralisé, au delA du commu-
aisme essentiel dans la consommation que j’ai préconisé, il y a
des besoins que l’individu ou le groupe n’a pas le droit de de-
mander a la société, et qu’en retour la société n’a pas le droit de
restreindre ou refouler arbitrairement tant que l’on écarte le
motif d’exploitation. Ces besoins doivent étre satisfaits par l’ef-
1ort direct. Tisser ou tricoter 4 la main des véteménts, fabriquer

5. En frangais dans le texte.

356
ORIENTATION

un meuble utile, construire expérimentalement un avion selon des


principes qui n’ont pas encore recu l’approbation officielle, voila
des exemples d’occupations qui restent A l’individu, la maison-
née ou le petit groupe d’ouvriers, en dehors des canaux de la
production. De méme, si les grands produits principaux de |’a-
griculture : blé, mais, porcs, boeufs, doivent tendre indubitable-
ment a étre le travail des grandes coopératives, les Iégumes
verts et les fleurs peuvent étre cultivés par des individus & une
échelle qui est impossible tant que les terres sont propriétés pri-
vées et que la masse des travailleurs industriels est parquée dans
des régions durcies par des maisons et des trottoirs.
La production de base devenant de plus en plus impersonnelle
et réglée, la production secondaire peut trés bien devenir plus
personnelle, plus expérimentale et plus individualisée. Cela ne
pouvait se passer ainsi dans le régime ancien de I’artisanat, ce
n’était pas possible avant les perfectionnements néotechniques de
la machine, qui emploient 1’électricité comme source d’énergie.
La lente formation du talent nécessaire pour une production ar-
tisanale efficiente, le rythme lent de l’artisan dans ses occupa-
tions essentielles n’assuraient pas une marge de temps suffisante
pour s’adonner 4 d’autres occupations. Ou, plutét, la marge
était représentée par la subordination des ouvriers et |’élévation
d’une classe ayant de petits loisirs. L’ouvrier et l’amateur repré-
sentaient deux strates différentes dans les couches de popula-
tion. Grace a l’énergie électrique, un petit atelier peut étre
pourvu de tous les instruments et machines-outils essentiels —
sauf les machines automatiques spécialisées — que seule une
grande usine pouvait posséder il y a un siécle. Ainsi, l’ouvrier
peut regagner, méme par le travail & la machine, la plus grande
part du plaisir que la machine, par son automatisme crois-
sant, lui a dérobé. De tels ateliers, ainsi que les écoles, devraient
faire partie de l’équipement public de toute communauté.
Le travail de l’amateur est le correctif nécessaire 4 |’imper-
sonnalité, la standardisation, les méthodes de production auto.
matique en masse. Mais c’est aussi une préparation éducative
indispensable pour le phénoméne machinique lui-méme. Tous les
grands progrés de la machine se sont effectués sur la base des
opérations artisanales ou de la pensée scientifique, elle-méme ai-
dée et corrigée par des opérations manuelles a petite échelle
appelées expérimentations. Comme la « finesse technologique »
augmente, la diffusion de connaissances artisanales, et de |’ha-
bileté comme moyen d’éducation, est nécessaire 4 la fois comme
facteur de sécurité et comme moyen de pousser plus loin la pé-
nétration, la découverte et l’invention. Car la machine ne peut
savoir ou faire plus que l’ceil, la main qui la fait fonctionner
ou l’esprit humain qui l’a congue. En connaissant les opéra-

357
TECHNIQUE ET CIVILISATION

tions essentielles qu’elle accomplit, on pourrait reconstruire


n’importe quelle machine qui existe actuellement dans le monde.
Mais que cette connaissance soit oubliée pendant une seule géné-
ration, et tous les dérivés compliqués disparaitraient, Si certai-
nes parties de la machine étaient brisées ou rouillées sans étre
immédiatement remplacées, |’ensemble tomberait en ruine. Et il
y a encore une autre raison pour accorder une position impor-
tante A la main-d’ceuvre artisanale ou machinique, comme for-
mes subsidiaires de productions, A |’échelle domestique. Pour la
sécurité et la souplesse dans toutes les formes de production
industrielle, il est important que nous apprenions a voyager
sans nous encombrer. Nos machines automatiques spécialisées,
& cause justement de leur haut degré de spécialisation, s’adap-
tent mal aux nouvelles formes de production, les changements
dans la demande impliquant un changement des modeéles et la
mise a la ferraille d’un équipement trés cofteux. Partout ol la
demande est de nature variable et incertaine, il est finalement
plus économique de ne pas employer de machines spécialisées.
Cela diminue le fardeau des efforts inutiles et d’un machinisme
inutilisé. Ce qui est vrai pour la machine l’est également pour
l’ouvrier. Au lieu d’une habileté spécialisée, un éventail de com-
pétences est la meilleure préparation pour rompre avec la rou-
tine et faire face aux besoins nouveaux.
Ce qui doit étre transmis de génération en génération, ce sont
l’habileté fondamentale, les découvertes fondamentales, les for-
mules fondamentales, Maintenir la superstructure pendant que
les fondations s’effondrent, c’est compromettre non seulement
existence de notre civilisation compliquée, mais son progrés.
Car les changements critiques et les adaptations dans les ma-
chines, en tant qu’organismes, ne proviennent pas d’un stock
différencié et spécialisé, mais d’un ancétre commun relative-
ment indifférencié. C’est la vulgaire pédale qui servit & Watt
pour transmettre l’énergie dans la machine 4 vapeur. Les machi-
nes automatiques peuvent agrandir leur champ dans le domaine
de la production fondamentale, mais cela doit étre contre-balancé
par les arts mécaniques, 1|’éducation, la récréation et l’expéri-
mentation — sans la connaissance des seconds, |’automatisme
serait une catastrophe pour la société et son existence serait en
péril.

Le contréle politique.
Le plan et Vordre sont-latents dans
toutes les industries modernes, dans
le dessin d’études, les calculs préliminaires, l’organigramme,
dans le tableau des temps, dans les graphiques qui suivent la
production au jour le jour, et méme heure par heure .dans les

358
ORIENTATION

usines génératrices d’énergie. Ces graphiques et cette organisa-


tion qui procédent des différentes techniques de l’ingénieur civil,
de l’architecte, de l’ingénieur-mécanicien, du forestier apparais-
sent particuli¢trement dans les industries néotechniques.
Ce qui fait encore défaut, c’est le transfert de ces techniques
de l’industrie 4 l’ordre social en général. L’ordre déja établi est
trop local pour étre socialement efficace & grande échelle. A part
dans la Russie soviétique, l’appareil social est soit antique,
comme dans les pays « démocratiques », soit renouvelé de for-
mes archaiques, comme dans les pays fascistes encore plus re-
tardataires. De 1a vient le fossé entre les acquis mécaniques et
les résultats sociaux. Nous devons maintenant élaborer les dé-
tails d’un nouvel ordre social et politique, radicalement diffé-
rent en raison des connaissances dont nous disposons déja, de
tout ce qui existe aujourd’hui. Dans la mesure ot cet ordre sera
le produit de la pensée et de l’imagination scientifiques, il lais-
sera une place aux éléments irrationnels, instinctifs et tradition-
nels de la société, que méprisaient les formes étroites de ration-
nalisme prédominantes au siécle dernier.
La transformation de la condition ouvriére dans |’industrie ne
peut venir que d’un triple systetme de contréle : organisation
politique fonctionnelle interne de 1|’industrie, organisation des
consommateurs en groupes actifs se dirigeant eux-mémes, don-
nant une expression rationnelle aux demandes collectives, et or-
ganisation des industries en unités s’insérant dans le cadre poli-
tique d’Etats coopérants.
L’organisation interne implique la transformation des syn-
dicats — organisations d’affaires cherchant des priviléges spé-
ciaux en dehors de l’industrie ou de la classe ouvriere en une
organisation productrice, visant 4 établir un standard de pro-
duction, un systéme humain de direction et une discipline col-
lective qui comprendra tous les membres, depuis les manceu-
vres non spécialisés qui entrent comme apprentis, jusqu’aux in-
génieurs et administrateurs. Au XIX° siécle, la masse ouvriere,
accablée, mal éduquée, mal entrainée 4 la coopération, n’était
que trop disposée a laisser aux capitalistes les responsabilités de
la direction financiére et de la production. Leurs syndicats cher-
chaient simplement, pour la plupart, a obtenir pour !'ouvrier
une plus grande part des revenus et de meilleures conditions de
travail.
L’entrepreneur, en retour, considérait la direction de son af-
faire comme un droit divin de propriété; embaucher et licencier,
arréter et repartir, construire et détruire étaient des droits spé-
ciaux sur lesquels ni l’ouvrier ni le gouvernement ne pouvaient
empi¢ter. Les lois limitant les heures de travail, établissant un
minimum de conditions sanitaires, le développement du contrdéle

359
TECHNIQUE ET CIVILISATION

public dans les importantes utilités publiques, la croissance des


cartels et organisations commerciales jouissant de semi-mono-
poies sous la surveillance du gouvernement, ont brisé |’autono-
mie de l’industriel. Mais bien que l’ouvrier ait lutté pour obtenir
ces mesures, elles n’ont guére augmenté sa participation active
a la direction de l’usine. Alors que, par ci par-la, des change-
ments vers une intégration plus positive de la main-d’ceuvre se
sont produits — ateliers des chemins de fer de Baltimore et de
l’Ohio, certaines branches de l'industrie du vétement aux
U.S.A. — dans la plupart des cas, l’ouvrier n’a pas de respon-
sabilité au dela de sa tache de détail.
Tant que l’ouvrier n’aura pas émergé d’un état de dépendance
d’esprit, il n’y aura pas de gain important. L’autonomie, par sa
nature méme, est quelque chose qu’on ne peut recevoir d’au-des-
sus. Pour l’organisation fonctionnelle de 1’industrie, la disci-
pline collective, le rendement collectif et par-dessus tout la res-
ponsabilité collective sont nécessaires et doivent s’accompagner
d’un effort délibéré pour faire naitre dans les rangs des ouvriers
eux-mémes les talents de l’ingénieur, de l’organisation scientifi-
que qui s’ajouteront aux services rendus par les membres plus
socialisés de ce groupe, ayant déja dépassé dans leur évolution
spirituelle les buts et les opportunités du systeme financier au-
quel ils sont liés. Sans le développement, au sein de I’usine, d’u-
nités effectives de travail, la position de l’ouvrier, quelle que soit
la nature du systéme politique, restera précaire et servile; car
l’accroissement de la mécanisation mine le pouvoir d’achat, les
rangs grossissants des chémeurs tendent automatiquement a
abaisser les salaires, et la désorganisation périodique de 1’in-
dustrie annule les petits gains que l’ouvrier a pu réaliser a I’oc-
casion. Il est évident qu’un tel contréle, une telle autonomie ne
seront pas atteints sans lutte — lutte interne pour la formation
et l’acquisition de connaissances, et lutte externe contre les ar-
mes et instruments du passé. A la longue, cette lutte implique
une bataille non seulement contre une bureaucratie administra-
tive dans les syndicats eux-mémes, mais, ce qui est encore plus
important, une bataille ouverte avec les gardiens du capitalisme.
Heureusement, la banqueroute morale du systéme capitaliste est
une occasion autant qu’un obstacle : une institution décadente,
bien qu’il soit plus dangereux d’y vivre que dans une institution
saine, est plus facile a déplacer. La victoire sur les classes possé-
dantes n’est pas le but de cette lutte : ce n’est-qu’un des efforts
nécessaires pour forger une base solidement intégrée et sociali-
sée a |’industrie. La lutte pour le pouvoir est futile, quel que soit
le gagnant, si elle n’est pas dirigée par la volonté de fonction-
ner et la volonté de créer. Le facisme a effacé les tentatives ou-
vriéres pour renverser le systeme capitaliste en Allemagne et en

360
ORIENTATION

Italie parce que, finalement, les ouvriers n’avaient aucun plan


pour porter la lutte au dela du stade du combat.
Il faut se rappeler, cependant, que la puissance nécessaire
pour opérer et transformer notre technique moderne est autre
chose que la force physique. Toute l’organisation de 1’industrie
moderne est compliquée, elle dépend d’une foule de qualifica-
tions professionnelles qui s’enchainent les unes aux autres, et elle
dépend aussi de la foi et de la bonne volonté de ceux qui échan-
gent des services, des données et des calculs. A moins qu’il n’y
ait une cohésion interne, aucune surveillance ne prévaudra contre
la malveillance et la non-coopération. Cette société ne peut étre
dirigée par la force brutale ou par un talent servile s’appuyant
sur elle. A la longue, de telles habitudes d’action entrainent leur
propre défaite. Le principe de |’autorité fonctionnelle et de la res-
ponsabilité fonctionnelle doit étre observé A chaque étape, et le
principe contraire de domination de classe, basée sur un état
privilégié, que cette classe soit aristocratique ou prolétarienne,
est techniquement et socialement inefficace. D’ailleurs, techni-
que et science demandent autonomie et contréle de soi, c’est-a-
dire liberté dans le royaume de la pensée.
Au fur et 4 mesure que l’industrie se mécanise il faut dévelop-
per un plus grand pouvoir politique encore plus nécessaire que
jadis.
Pour compenser les inconvénients du contrdéle lointain et des
tendances A continuer le chemin tracé par l’effort industriel, une
organisation collective des consommateurs doit reformer, pour
contréler la nature, la quantité et la distribution du produit. Au
cété négatif, inévitable dans toute industrie, la lutte pour 1’exis-
tence entre produits concurrents, doit s’ajouter un mode posi-
tif de régulation qui assurera le genre de production désirée.
Sans une telle organisation, notre régime commercial de semi-
concurrence s’adapte trop lentement a la demande. Au moment
méme ou il change de mois en mois, d’année en année, les sty-
les superficiels de ses produits, il résiste 4 l’introduction d’idées
nouvelles, c’est ainsi que l’industrie américaine du meuble a ré-
sisté longtemps et obstinément a 1’introduction du mobilier qui
ne soit pas « d’époque ». Dans une organisation industrielle
stable et de non concurrence, les groupes de consommateurs for-
muleront et imposerent leurs demandes et joueront un réleimpor-
tant dans la production rationnelle — dans de tels groupes, toute
agence centrale qui détermine les principes de production et les
contingents est inévitablement arbitraire et inefficace. L’ins-
tauration de contrdéle scientifique et de la qualité — pour que
les marchandises soient vendues d’aprés leur valeur réelle et les
services qu’elles rendent, et non d’aprés leur belle présentation
et une réclame avisée — est le corollaire naturel, du cété du con-

361
TECHNIQUE ET CIVILISATION

sommateur, de la rationalisation de l’industrie. Une des fautes


les plus flagrantes du régime capitaliste est de ne pas avoir su
employer les laboratoires existants — comme le National Bureau
of Standards aux Etats-Unis — pour déterminer des normes
dont le corps entier ‘des consommateurs aurait bénéficié.
Le troisitme élément nécessaire de contréle politique réside
dans la possession du sol, du capital, du crédit et de 1l’outillage.
En Amérique, ot l’on a atteint un point avancé de perfection-
nement mécanique et d’organisation financiére, presque 50 %
des capitaux investis dans 1’industrie et un peu plus de 4o % des
revenus de la nation sont concentrés en deux cents sociétés; les
sociétés sont tellement énormes et leur capital réparti en tant
d’actions qu’on ne pourrait trouver dans aucune d’entre elles un
actionnaire qui posséde plus de 5 % du capital investi. En d’au-
tres termes, administration et propriété, qui étaient naturellement
associés dans les petites entreprises, sont maintenant presque en-
tiérement dissociés dans les industries principales. (Cette situation
fut habilement exploitée, ces derni¢res décades, par les banquiers et
administrateurs de l’industrie américaine, par exemple, pour s’at-
tribuer la part du lion sur les revenus en procédant a un pillage
systématique par la recapitalisation et les primes.) Puisque les
actionnaires actuels de |’industrie ont déja été dépossédés par
les machinations du capitalisme lui-méme, il n’y aurait aucune
raison sérieuse de ne pas mettre le systeme sur une base ration-
nelle en plagant les fonctions de banque directement sous le con-
trdle de l’Etat et en réunissant les capitaux directement a partir
des revenus de l'industrie au lieu de les laisser passer par les
mains de plusieurs individus qui ne connaissent les besoins de la
communauté que d’une fagon empirique et non scientifique, et
dont le soin de l’intérét public est vicié par des considérations
privées sinon par un esprit nettement antisocial. Un tel change-
ment dans la structure financiére de nos principaux instruments
de production est le prélude nécessaire 4 l’humanisation de la
machine. Natureilement, cela signifie une révolution : qu’elle soit
humaine ou sanglante, qu’elle soit intelligente ou brutale, qu’elle
s’accomplisse insensiblement ou par une série de chocs violents, de
secousses ou de catastrophes, cela dépend dans une large mesure
de la qualité d’esprit et de l’état moral existant dans les relations
entre les chefs d’industrie actuels et leurs opposants.
Aujourd’hui, les impulsions nécessaires dans ce sens appa-
raissent déja dans |’effondrement de la société capitaliste. Atteinte
de paralysie, celle-ci réclame ouvertement |’état»A venir qui
pourra la soigner et la remettre sur pieds. Quand le danger
s’éloigne, le capitalisme redevient brave. Mais au siécle dernier,
et depuis, il a été rarement capable de vivre sans l’appui des
subventions d’Etat, pour ne rien dire de l’aide étatique soumet-

362
ORIENTATION
tant et enrégimentant les travailleurs quand les deux groupes
sont en guerre ouverte. Le laissez-faire est un fait recommandé
et préché par le capitalisme seulement dans les rares moments,
ol il se porte bien sans le secours de |’Etat. Mais, dans ses
phases impérialistes, le laissez-faire est la dernitre chose que le
capitalisme désire. Ce qu’il veut dire par ce slogan, ce n’est pas
« chassez la main-d’ceuvre de l’industrie! », c’est « chassez la
main-d’ceuvre des bénéfices ». En concluant sa monumentale
enquéte sur le capitalisme, Sombart considére l’année 1914 comme
un tournant du capitalisme. Les signes de ce changement sont la
fécondation, par les idées normalisatrices, des modes capitalistes
d’existence, |’élimination de la lutte pour le profit en tant que
condition unique d’orientation dans les rapports entre industriels,
le recul de la concurrence privée devant le principe de compréhen-
sion et l’organisation constitutionnelle de l’entreprise indus-
trielle. Il suffit de pousser ces phénoménes, qui ont déja com-
mencé en régime capitaliste jusqu’a leur conclusion logique pour
dépasser le capitalisme. La rationalisation, la standardisation, et
par-dessus tout la production et la consommation rationalisées,
a l’échelle nécessaire pour élever 4 une norme vitale le niveau de
consommation de toute l’humanité, sont impossibles sans un
contréle politique socialisé de tout le phénoméne.
A notre époque, les considérations politiques devant tenir
compte de la justice et de la sécurité, de la santé biologique et
de la coopération sociale, doivent prendre le pas sur les calculs
purement économiques basés sur le prix de revient et le rende-
ment. Si un tel contréle ne peut étre institué avec la coopération
et l’aide intelligente des chefs d’industrie, il devra se faire mal-
gré eux, par leur renvoi. L’application des nouvelles normes
de consommation, par exemple dans le logement des ouvriers, a
depuis une trentaine d’années gagné l’appui passif ou quelque-
fois l’aide financiére, grace a l’impét, des gouvernements d’Eu-
rope, depuis le Londres conservateur jusqu’au Moscou commu-
niste. Mais de telles communautés, en attaquant et en rempla-
cant l’entreprise capitaliste, ne font qu’indiquer simplement dans
quelle direction souffle le vent. Avant que nous puissions conce-
voir et organiser 4 nouveau notre environnement tout entier a
une échelle appropriée 4 nos besoins humains, la base morale,
légale et politique de notre systéme productif devra étre radica-
lement revisée. Si cette révision n’a pas lieu, le capitalisme lui-
méme sera éliminé par une pourriture interne. Des luttes mor-
telles ¢clateront entre les Etats qui chercheront 4 se sauver par
des conquétes impérialistes, comme elles éclateront entre les
classes, 4 l’intérieur des Etats, pour l’obtention d’un pouvoir
qui prendra la forme d’une force d’autant plus brutale que l’em-
pire de la société sur le mécanisme de production sera affaiblie.

363
TECHNIQUE ET CIVIEISATION

La diminution La principale justification des change.


de la machine. qui ont été suggérées par le triomphe
de la machine, se basent sur la notion
que notre environnement mécanique deviendra plus néfaste et
oppressant. En une génération, cette croyance semble s’étre jus-
tifiée. Les premiers romans de H. G. Wells, When the Sleeper
Wakes et The World Set Free, prédisaient des horreurs, grandes
et petites, depuis les gigantesques combats aériens jusqu’aux
bruyantes publicités sur le salut par les Eglises protestantes —
horreurs qui se réaliserent presque avant qu’il ait fini de pronon-
cer ces mots.
La croyance en la plus grande domination du machinisme a
été renforcée par une vulgaire erreur d’interprétation des statis-
tiques : celle de croire que les courbes engendrées par un com-
plexe historique passé se continueront sans modifications dans
V’avenir. Non seulement ceux qui croient cela impliquent que la
société est insensible aux changements qualitatifs, mais ils impli-
quent qu’elle suit une direction unique, un mouvement uniforme,
et méme une accélération uniforme, ce qui n’est vrai que pour des
événements simples et de trés petits laps de temps. Les prédic-
tions sociales qui sont basées sur l’expérience passée sont tou-
jours rétrospectives. Elles n’atteignent pas de futur réel. Que ces
prédictions puissent se vérifier de temps en temps, cela est di &
un autre fait : dans ce que le professeur John Dewey appelle les
jugements de pratique, l’hypothése elle-méme devient un facteur
déterminant pour les événements. Dans la mesure ou |’on s’enem-
pare et ol l’on agit d’apreés elle, elle pése sur les événements et
les incline en sa faveur. La doctrine du progrés mécanique a sans
aucun doute joué ce réle au XIX° siécle.
Quelle raison y a-t-il de croire que la machine continuera a se
multiplier indéfiniment et au rythme qui l’a caractérisé dans le
passé, et qu’elle s’emparera d’encore plus de territoires qu’elle
n’en a déja conquis? Alors que I’inertie de la société est grande,
les faits se prétent 4 une interprétation différente. Le taux de
croissance dans toutes les anciennes branches de production a
diminué réguli¢rement. M. Bassett Jones soutient méme que cela
est vrai pour toute l’industrie en général depuis 1910. Dans les
branches de |’industrie mécanique, qui étaient solidement établies
en 1870, le chemin de fer et les textiles, cette diminution s’ap-
plique aussi aux inventions critiques. Les conditions qui ont pro-
voqué et accéléré la croissance du début, c’est-d-dire 1’expan-
sion territoriale de la civilisation occidentale et 1’énorme accrois-
sement de population, ont-elles diminué depuis? -
Certaines machines, d’ailleurs, ont déja atteint la limite de
leur développement. Certains champs d’investigations scientifi-

304
ORIENTATION
qus sont déja explorés. La presse 4 ii primer, par exemple, a
atteint un haut degré de perfection un siécle aprés avoir été
inventée. Toute la série des inventions suivantes, de la presse
rotative aux machines linotypes et monotypes, ont pu accroitre
le rythme de production, elles n’ont pas amélioré le produit or’-
ginal. La plus belle page que l’on puisse imprimer aujourd’hui
n’est pas plus belle que l’ceuvre des imprimeurs du XVI° siécle.
La turbine hydraulique a aujourd’hui un rendement de go %,
nous ne pouvons, en aucune fagon, ajouter 10 % 4 son rendement.
La transmission téléphonique est pratiquement parfaite, méme 4
de trés longues distances. Tout ce que peuvent faire maintenant
les ingénieurs, c’est multiplier la capacité des fils et étendre les
interconnections. La parole et la vision ne peuvent étre trans-
mises plus vite qu’elles ne le sont aujourd’hui avec 1’électricité.
Les gains que nous pouvons faire sont dans le bon marché et 1’u-
biquité. Bref, le progrés mécanique est limité par la nature du
monde physique. C est seulement en ignorant ces conditions limi-
tatives que l’on peut s’attarder 4 croire en l’expansion automa-
tique, inévitable et illimitée de la machine.
En dehors d’un affaiblissement de l’intérét porté A la machine,
Vaccroissement général des connaissances vérifié dans d’autres
domaines que celui de la physique menace déja une bonne part
des habitudes et des instruments mécaniques. Ce n’est pas un
refus mystique des préoccupations pratiques du monde qui lance
un défi 4 la machine, mais plut6t une connaissance plus appro-
fondie des phénoménes auxquels nos inventions mécaniques ne
répondaient que partiellement et de facgon peu efficace. Tout
comme dans le domaine de |’ingénieur lui-méme, s’est développée
la tendance vers plus de raffinement et de rendement grace a la
meilleure interrelation des parties, dans l’environnement en géné-
ral, le domaine de la machine a commencé a diminuer. Quand
nous penserons et agirons en fonction des phénoménes organi-
ques et non d’une abstraction, quand nous considérerons la vie
dans toutes ses manifestations, et non seulement sous son aspect
limité, celui qui recherche la domination physique et qui se pro-
jette dans les systémes purement mécaniques, nous ne deman-
derons plus 4 la machine seule ce que nous devrions, par des
adaptations multiples, demander 4 tous les autres aspects de la
vie. Une connaissance plus raffinée de la physiologie réduit le
nombre des drogues et des élixirs auquels le docteur accordait sa
confiance. Elle diminue aussi le nombre et |’importance des
interventions chirurgicales — ces magnifiques triomphes de la
technique machinique — car, bien que les pro,rés de la technique
aient augmenté le nombre des opérations possibles, les médecins
compétents voudront d’abord épuiser les ressources de la nature
avant d’utiliser un moyen radical de suppression mécanique. En

365
TECHNIQUE ET CIVILISATION

général, les méthodes classiques d’Hippocrate ont commencé a


supplanter avec une nouvelle certitude 4 la fois les stupides
potions du malade imaginaire de Moliére et les interventions
barbares de M. Surgeon Cuticle, d‘' Herman Melville ®. De méme,
une notion plus saine du corps humain a relégué au cabinet de
débarras la plupart des appareils lourds qui servaient 4 la gym-
nastique victorienne. L’habitude de ne plus porter de chapeaux,
de jupons et de corsets a, depuis deux décades, rejeté des indus-
tries entiéres dans les limbes. Le méme sort menace 1’industrie
du maillot de bain, grace 4 une attitude plus raisonnable envers
le corps humain dénudé. Enfin, nous avons construit si active-
ment depuis cent ans des utilités telles que voies ferrées, lignes
électriques, docks, installations portuaires, automobiles, voies
cimentées, que maintenant il n’est plus guére besoin que de
réparer et remettre en état. La production devenant plus ration-
nelle, les mouvements et regroupements de population étant
mieux en rapport avec l’industrie et les loisirs, on commence 4
construire des communautés nouvelles a 1|’échelle humaine. Ce
mouvement s’est produit en Europe pendant la derniére génération
et résulte des travaux de pionniers du siécle dernier, de Robert
Owen 4 Ebenezer Howard. Au fur et 4 mesure que l’on cons-
truira ces nouvelles communautés, le besoin d’inventions méca-
niques extraordinaires tels que les voies souterraines ou le métro
— qui répondait 4 la désorganisation et au chaos spéculatif de
mégalopolis — disparaitront.
En un mot, la vie sociale parvenant a4 maturité, le chédmage
social des machines sera aussi marqué que l’actuel chémage tech-
nologique des hommes. Les armes de guerre ingénieuses et com-
pliquées sont les signes d’une anarchie internationale et de péni-
bles psychoses collectives, et de méme beaucoup de nos ma-
chines actuelles reflétent la pauvreté, l’ignorance et le désordre.
Dans notre civiltsation, la machine, loin d’étre le signe de la
puissance et de l’ordre humains, indique souvent |’inaptitude et
la paralysie sociale. Tout progrés appréciable en éducation et
en culture réduira le machinisme consacré a la multiplication des
substituts mécaniques pour la connaissance et 1’expérience ali-
mentées par le cinéma, les journaux, la radio et le livre imprimé.
De méme, tout progrés appréciable dans les conditions physiques
de la vie, meilleure alimentation, habitat plus sain, formes de
récréation plus saines, plus grandes facilités pour profiter des
joies naturelles de la vie en sauvant les corps ravagés et les
esprits ébranlés diminueront le réle joué par les appareils méca-
niques.

6. Dans son ouvrage White Jack.

366
ORIENTATION

A tout gain appréciable en équilibre et harmonie personnelle


correspondra une diminution dans la demande des biens et des
services de compensation. La dépendance passive envers la ma-
chine qui a caractérisé pendant longtemps une grande partie du
monde occidental était en réalité une abdication de la vie. Lors-
que nous cultiverons directement les arts de la vie, la proportion
occupée par la routine mécanique et les instruments mécaniques
diminuera.
Notre civilisation mécanique, contrairement 4 ce que préten-
dent ceux qui adorent sa puissance externe pour mieux dissi-
muler leur propre sentiment d’impuissance, n’est pas un absolu.
Tous ses mécanismes dépendent des buts et des désirs humains,
beaucoup d’entre eux ne fleurissent que dans la mesure méme ou
nous ne parvenons pas a une coopération sociale rationnelle et
a l’épanouissement de la personne. Nous ne devons pas pour cela
renoncer complétement 4 la machine et revenir a l’artisanat pour
abolir une grande partie de notre machinisme inutile et de notre
routine fastidieuse. Nous n’avons simplement qu’a employer notre
imagination, notre intelligence et notre discipline dans nos rap-
ports avec la machine elle-méme. Depuis cent ou deux cents
années de rupture sociale, nous avons été tentés par un tel excés
de foi en la machine que nous avons voulu tout faire avec elle.
Nous étions comme un enfant laissé seul avec un pinceau et qui
le proméne impartialement sur le bois non peint, sur le mobilier
vernis, sur le dessus de table, sur ses jouets et sur son visage.
Lorsque, avec des connaissances et un jugement accrus, nous
découvrirons que quelques-uns de ces usages ne sont pas appro-
priés, que d’autres sont superflus, que d’autres sont les substi-
tuts inefficaces 4 des adaptations plus vitales, nous assignerons
4 la machine un domaine ou elle servira comme instrument des
buts humains. Ceci est, en fait, un grand domaine, mais proba-
blement plus petit que celui qu’elle occupe aujourd’hui. Cette
période d’expérience machiniste indiscriminée a servi a découvrir
des points de faiblesse insoupconnée dans la société. Comme chez
un valet de l’ancien temps, |’arrogance de la machine grandit en
proportion de la faiblesse et de la sottise de son maitre. En chan-
geant d’idéal, en passant de la conquéte matérielle, la puissance,
la richesse & la vie, la culture et l’expression, la machine, comme
le domestique avec un maitre nouveau et plus ferme, retournera
A sa place : de servante et non de tyran.
Quantitativement, nous serons probablement moins préoccupés
A l'avenir par la production que nous avons df 1l’étre dans la
période d’expansion rapide qui s’étend derriére nous. Nous utili-
serons probablement moins d’instruments mécaniques qu’a pré-
sent, bien que nous en ayons un plus grand nombre 4 choisir
et nous aurons des inventions mieux concues, plus finement

367
TECHNIQUE ET CIVILISATION

calibrées, des inventions plus économiques et plus efficaces que


celles dont nous disposons. Les machines de l'avenir, si notre
technique actuelle continue, surpasseront celles dont nous usons
aujourd’hui comme le Parthénon surpasse une cabane en bois
néolithique : la transformation s’effectuera a la fois vers la dura-
bilité et le raffinement des formes. La dissociation de la produc-
tion d’une vie d’acquisition favorisera le conservatisme technique
A un degré plus haut qu’un expérimentalisme superficiel.
Mais ce changement sera accompagné d’un changement quali-
catif d’intérét : de Vintérét pour la machine a I’intérét pour la
vie, la psychologie et le social. Ce changement total d’intérét esi
généralement ignoré dans les prédictions sur l’avenir de la ma-
chine. Et cependant, une fois qu’on a saisi son importance, 11
surpasse toute prédiction purement quantitative, basée sur l’as-
surance que les intéréts qui se sont développés pendant trois sié-
cles dans un cadre mécanique continueront toujours dans ct
méme cadre. Au contraire, dans l’ceuvre des poétes, des peintres,
des savants biologistes comme Goethe, Whitman, Muller,
Darwin, Cl. Bernard, il y a un déplacement sous-jacent mais
régulier de l’attention, du mécanique au vital et au social. De
plus en plus, l’aventure et l’effort exaltant seront 1a, plutét que
dans le champ déja partiellement épuisé de la machine.
Un tel déplacement modifiera l’incidence de la machine et alte-
rera protondément sa position relative dans tout le complexe de
la pensée humaine et de I’activité. Shaw, dans Back to Methu-
selah, situe ce changement dans un futur lointain.
Si aléatoire que soit une prophétie de ce genre, il me semble,
pour moi, que ce changement commence déja insidieusement a
s’effectuer. Un tel changement ne pouvait guére se produire,
surtout dans la science et ses applications techniques, sans une
longue préparation dans le domaine de l’inorganique. Cela est
évident. C’est la simplicité relative des abstractions mécaniques
initiales qui nous ont permis d’acquérir la technique et 1’assu-
rance nécessaires pour atteindre des phénoménes plus compli-
qués. Si ce mouvement vers l’organique a une lourde dette envers
la machine, il ne lui laissera pas, cependant, le champ libre. Par
le fait méme qu’elle a étendu sa domination sur la pensée et fes
habitudes humaines, la machine s’est, dans une large mesure,
éliminée elle-méme. Sa perfection implique sa disparition. Tout
comme un systéme communal de distribution d’eau, une foig
construit, implique moins de soins quotidiens et de frais de rem-
placement que cent mille puits et pompes domestiques. C’est
fort heureux pour notre race. Cela éliminera la nécessité — ce
que Samuel Butler a peint satiriquement dans Erewhon — en
extirpant par la force les dangereux troglodytes des débuts de
l’ére mécanique. Les vieilles machines mourront en partie, comme

368
ORIENTATION

l’ont fait les grands sauriens, et seront remplacées par des orga-
nismes plus petits, plus rapides, plus intelligents et plus souples,
adaptés non plus 4 la mine, au champ de bataille et A l’usine,
mais a l’environnement positif de la vie.

La plupart des anticipations courantes,


Vers un équilibre ments gigantesques qui se sont pro
uwynamique. duits au XIX® siécle, c’est le fait du
changement lui-méme. Qu’importe ce qu’il advenait des vies
humaines et des rapports sociaux, on considérait chaque inven-
tion nouvelle comme un heureux pas en avant vers d’autres
inventions, et la société avancgait en aveugle, comme un tracteur
sur chenilles, ne faisant que continuer dans la direction prise
au départ. La machine devait abolir les contraintes du mouve-
ment et de la croissance; les machines devaient devenir de plus
en plus grandes, les moteurs de plus en plus puissants, les vites-
ses devaient s’accélérer, la production de masse se multiplier, la
population méme devait continuer 4 s’accroitre indéfiniment jus-
qu’a ce qu’elle finisse par dépasser la production de denrées
alimentaires ou par épuiser les réserves d’azotes du sol. Tel était
te mythe du XIX° siécle, Aujourd’hui, la notion de progrés sui
vant une simple ligne continue, sans buts ni limites, apparait
comme Ifa plus étroite notion d’un siécle trés étroit. Les limites de
la pensée et de l’action, les régles de la croissance et du dévelop-
pement sont maintenant aussi présentes A l’esprit qu’elles en
étaient absentes pour les contemporains de Herbert Spencer.
Dans notre technique bien entendu, d’inestimables progrés res-
tent 4 faire, et il reste sans aucun doute des champs nouveaux
a explorer. Cependant, méme dans le domaine des réalisations
purement mécaniques nous sommes déja en vue des limites natu-
zelles, non imposées par la timidité humaine, le manque de res
sources ou l’imperfection de la technique, mais par la nature
méme des éléments avec lesquels nous travaillons. La période
d’explorations et de progrés non systématiques, sporadiques, qui
représentait pour le XIX® siécle les caractéristiques de |’écono.
mie nouvelle, touche rapidement A sa fin. Nous affrontons main-
tenant la période de consolidation et d’assimilation systématique.
La civilisation occidentale, dans son ensemble, se trouve pour
ainsi dire dans la situation des pionniers du nouveau monde
lorsqu’ils se trouvérent avoir occupé toutes leurs terres et tracé
leurs principales lignes de transports et de communication. Elle
doit maintenant se fixer et tirer le maximum de ce qu’elle a.
Notre systéme machiniste commence @ atteindre un état d’équi-
libre interne. Un équilibre dynamique, et non un progrés indéfini,
est le signe de l’ére qui s’ouvre 4 nous. Equilibre et non progrés

369
TECHNIQUE ET CIVILISATION

rapides dans un seul sens; conservation et non pillage inconsi-


déré. La comparaison entre les époques néolithique et néotechni-
que vaut encore ici; car les principaux progrés qui s’affirmérent
a l’époque néolithique restérent stables, avec de faibles variations,
pendant deux mille cing cents a trois mille cing cents ans. Lorsque
nous aurons atteint un nouveau plateau technique, nous resterons
& ce niveau, avec de faibles oscillations, pendant des milliers
d’années. Voyons donc ce qu’implique l’approche de cet équi-
libre.

Premiérement : équilibre de l’environnement. Cela signifie d’a-


bord le retour a l’équilibre entre l’homme et la nature. La conser-
vation et la restauration du sol; le reboisement, partout ot cela
est urgent et possible, pour assurer un abri a la vie sauvage et
maintenir 4 l’homme un milieu primitif comme source de récréa-
tion dont l’importance augmente en proportion du raffinement
de son patrimoine technique. L’emploi de 1’assolement triennal,
chaque fois que cela est possible, au lieu de la récolte annueile;
l’emploi des énergies cinétiques — soleil, chutes d’eau, vent —
au lieu des sources principales et limitées employées aujourd’hui.
La conservation des minerais et des produits, la récupération des
métaux. Préservation de l’environnement considéré en lui-méme
comme une ressource et répondant aux besoins humains dans
le cadre formé par la région. D’ot la restauration progressive
des régions déséquilibrées telles que les régions métropolitaines
superurbanisées de Londres et de New-York. Est-il besoin de
préciser que tout ceci marque la fin prochaine de l’économie mi-
niere ? Les mots d’ordre du nouvel ordre ne sont plus mine et
déplacement, mais séjour permanent et culture. Faut-il aussi
faire ressortir qu’en ce qui concerne |’emploi des métaux, 1|’em-
ploi conservateur de la production actuelle diminuera 1|’impor-
tance de la mine par rapport 4 l’environnement naturel.

Deuxiémement : équilibre de l’industrie et de l’agriculture; ceci


s’est produit rapidement depuis deux générations grace A la
migration des techniques modernes d’Angleterre en Amérique et
en Europe, et de tous ces pays en Afrique et en Asie. Il n’y a
plus un seul centre qui soit le foyer unique d’une industrie mo-
derne de son seul point de convergence. Les plus beaux travaux
de photographie des mouvements rapides ont été effectués au
Japon, et l’instrument le plus étonnant de production en masse
bon marché, c’est l’usine de chaussures Bata, en Tchécoslova-
quie. La répartition plus ou moins uniforme de l’industrie mé-
canique dans toutes les parties du monde tend a créer une vie
industrielle équilibrée dans chaque région, et finalement un état
d’équilibre dans le monde entier. Des progrés semblables restent

370
ORIENTATION
a faire pour l’agriculture. Avec la décentralisation démographi-
que dans de nouveaux centres, encouragée par les transports
automobiles et aériens et par la force motrice avec 1’application
des méthodes. scientifiques 4 la culture du sol et aux procédés
agricoles tels qu’on les pratique si admirablement aujourd’hui
en Belgique et en Hollande, il y a tendance a plus d’égalité entre
les régions agricoles. Avec le régionalisme économique, le rayon
d'action des cultures maraichéres et de la polyculture déja favori-
sées par la transformation scientifique de notre régime alimen-
taire s’étendra et la monoculture en vue d’exportations mondiales
tendra a diminuer, sauf dans les régions produisant des spécia-
lités difficiles 4 cultiver ailleurs.
Lorsque l’équilibre régional entre |’industrie et l’agriculture
sera élaboré dans le détail, la production de ces deux branches
aura une base plus stable. Cette stabilité est le c6té technique de
cette normalisation de la consommation dont j’ai déja parlé.
Parce que, au fond, l’aiguillon du profit naquit et fut exalté par
l’incertitude et la spéculation, la stabilité relative du capitalisme
spécialisé reposa jadis sur son aptitude 4 susciter des change-
ments et a en profiter. Sa sécurité dépendait de sa tendance a
révolutionner les moyens de production, 4 susciter des mouve-
ments démographiques et a profiter d’un désordre voulu. L’équi-
libre du capitalisme, en d’autres termes, était un équilibre de
chaos.
Par contre, les forces qui travaillent en faveur d’une normali-
sation de la consommation, d’une production étudiée et limitée,
d’une conservation des ressources, d’une répartition étudiée de
la population sont en opposition directe, & cause de leur techni-
que essentielle, avec les méthodes du passé. D’ot le conflit entre
cette technologie et les méthodes d’exploitation dominantes du
capitalisme. Au fur et 4 mesure que nous nous rapprocherons
d’un équilibre industrie-agriculture, une bonne part de la raison
d’étre du capitalisme s’évanouira.

Cet état d’équilibre — régional, industriel, agricole, commu-


nal — entrainera un autre changement dans le domaine de la
machine elle-méme, un changement de rythme. Le fait tempo-
raire d’accélération qui paraissait si remarquable 4 Henry Adams
quand il inventoriait les progres, de l’unité du XII° siécle 4 la
multiplicité du XX°* siécle, ce fait qui s’accompagna plus tard
d’une croyance en la vitesse et le changement pour eux-mémes,
ne caractérise plus notre société. Ce n’est pas la vitesse absolue
dans un systtme machinique qui indique le rendement. Ce qui
importe, c’est la vitesse relative des diverses parties en vue de la
fin A atteindre, c’est-a-dire le maintien et le développement de
la vie humaine. Le rendement, méme sur le plan technique seul,

371
TECHNIQUE ET CIVILISATION

exige l’assemblage de toutes les parties de fagon a ce qu’elles


produisent la quantité prévue de biens de services, de puissances
d’utilités. Pour atteindre ce rendement, il faut parfois abaisser
le rythme plutét que de l’augmenter dans telle ou telle branche.
Comme nous allons: vers plus de loisirs et moins de travail,
comme notre pensée devient synthétique et relative au lieu d’étre
abstraite et pragmatique, comme nous allons vers la culture de la
personnalité tout entiére au lieu de nous concentrer sur les seuls
éléments de puissance, nous devons prévoir un ralentissement du
rythme dans nos vies, nous devons méme prévoir la diminution
du nombre des stimuli externes devenus superflus. H. G. Wells
a montré ceci dans The Era of Rebuilding. Aucun aspect de notre
vie, de notre pensée, de notre environnement ne peut échapper
a cette nécessité et cette obligation.

Probléme du rythme. Probléme de 1’équilibre. Probleme de


l’équilibre organique. Et, derriére eux, le probléme de la satis-
faction humaine et des réalisations culturelles — voici les pro-
blémes critiques et primordiaux de la civilisation moderne. Ré-
soudre ces problémes, en tirer les buts sociaux appropriés et
inventer les instruments sociaux et politiques qui permettront
de les aborder efficacement et de les mettre 4 exécution, tels
sont les nouveaux débouchés ouverts 4 |’intelligence sociale, a
l’énergie sociale, 4 la bonne volonté.

Résumé et perspective. Nous avons étudié les origines, les


progres, les triomphes, les erreurs et
les promesses de la technique moderne. Nous avons observé les
limites que 1’Européen occidental s’est imposées pour créer la
machine et la projeter comme un corps extérieur en dehors de
sa propre volonté. Nous avons noté les limitations que la ma-
chine a imposées aux hommes 4 travers les accidents histori-
ques qui accompagnérent ce développement. Nous avons vu la
machine s’élever grace au refus de l’organique et du vivant, et
nous avons remarqué, en retour, la réaction de l’organique et
du vivant sur la machine. Cette réaction revét deux formes.
L’une, emploi de moyens mécaniques pour revenir au primitif,
signifie un recul aux niveaux les plus bas de la pensée et de 1’é-
motion qui conduiront a la destruction de la machine et des gen-
res supérieurs de vie qui étaient nés de sa conception. L’autre
implique la reconstruction de la personnalité individuelle et du
groupe collectif et la re-orientation vers la vie de toutes les for-
mes de pensée et d’activité sociale. Cette seconde réaction pro-
met de transformer la nature et la fonction de notre environne-
ment mécanique et d’établir des fondations plus solides et plus

372
ORIENTATION

sires a la société humaine en général. L’issue n’est pas décidée


encore. Les résultats ne sont pas certains. Bien que j’aie employé
dans ce chapitre la forme prophétique, je ne suis pas aveugle,
si toutes les tendances et tous les mouvements que j’ai fait res-
sortir sont réels, ils sont loin d’étre suprémes, aussi quand je
disais « cela arrivera », voulais-je dire « nous devons arriver
a»,
En étudiant la technique moderne, nous avons été aussi loin
que possible pour considérer la civilisation mécanique comme
un systéme isolé. Le nouveau pas vers la re-orientation de notre
technique consiste 4 la mettre plus en harmonie avec les nou-
veaux types culturels, régionaux, sociaux et personnels que nous
avons commencé a coordonner et développer. Ce serait une er-
reur grossiére de chercher uniquement dans le champ de la tech-
nique une réponse a tous les problémes qu’elle a soulevés. Car
les instruments ne déterminent qu’en partie le caractére de la
symphonie ou l’impression des auditeurs. Le compositeur, les
musiciens et les auditeurs doivent aussi étre considérés.
Que dirons-nous de la musique qui a été ainsi écrite? Si l’on
remonte dans l’histoire de la technique moderne, on remarque
que, depuis le X°* siécle, les instruments s’accordaient. L’un
apres l’autre, avant que ne s’allument les lumiéres, de nou-
veaux membres se joignaient 4 l’orchestre et s’entrainaient pour
entrer dans le jeu. Vers le XVII® siécle, le violon et les instru-
ments a4 vent s’assemblérent et jouérent en notes aigués le pré-
lude du grand opéra de la science et de l’invention mécaniques.
Au XVIII® siécle, les cuivres se mirent dans l’orchestre, et le
chceur d’ouverture, les métaux dominant les bois, retentit dans
toutes les salles de concert du monde occidental. Enfin, au
XIX® siécle, la voix humaine elle-méme, jusqu’alors réduite au
silence, résonna timidement parmi les dissonances systématiques
du jeu au moment méme ot I’on introduisait les instruments de
percussion. Avons-nous entendu l’ceuvre complete! Loin de 1a.
Tout ce qui est arrivé jusqu’ici n’est guére plus qu’une répéti-
tion, et enfin, ayant reconnu l’importance des chanteurs et du
chceur, nous devrons jouer une musique différente, réduisant les
cuivres insistants et les tambours et donnant plus d’importance
aux violons et aux voix. Mais s’il en est ainsi, notre tache est
encore plus difficile. Car nous devrions récrire la musique tout
en la jouant, changer le chef d’orchestre e* regrouper 1l’orchestre
au moment méme ot nous refondrons les passages les plus im-
portants. Est-ce impossible! Non. Bien que la science et la tech-
nique moderne n’aient pas réalisé toutes leurs possibilités, elles
ont du moins appris une chose & |’humanité : rien n’est impos-
sible.
INVENTIONS

INTRODUCTION.

Cette liste des inventions ne prétend pas étre exhaustive. Elle vise
simplement 4 fournir aux interprétations sociales des pages qui pré-
cédent un cadre historique de faits techniques. J’ai essayé de choisir
parmi les inventions et procédés les plus importants; j’en ai sans doute
négligé beaucoup qui méritaient autant d’étre cités. Dans ce domaine,
les guides les plus complets sont la compilation de Darmstaedter et
celle de Feldhaus. Mais j’ai puisé a des sources trés variées. Tous
les techniciens savent qu’on ne peut déterminer qu’arbitrairement la
cate d’une invention et son auteur. L’invention n’est pas comme le
I"homme : on ne peut pas souvent dire a quelle date elle est née. Fré-
quemment, elle semble mort-née, mais elle ressuscite quelques années
aprés sa parution malheureuse. L’arbre généalogique des inventions
est parfois difficile 4 établir. Comme l’ont démontré W. F. Ogburn et
Dorothy D. Thomas, les inventions sont souvent pratiquement simul-
tanées; elles sont la conséquence d’un héritage et de besoins com-
muns. J’ai essayé d’étre a la fois précis et impartial en donnant la
date de l’invention et le nom de son inventeur putatif. Mais le lecteur
devra garder présent a l’esprit que ces dates ne lui sont proposées que
pour l’aider 4 pousser ses recherches. Au lieu d’une seule date, on
en trouvera généralement une série qui marque le passage de |’imagi-
nation pure a la réalisation concréte, sous la forme la plus acceptable
pour les capitalistes, celle de la réussite commerciale. On a générale-
ment accordé trop d’importance a l’individu qui s’est approprié ce
phénoméne social en prenant un brevet pour « son » invention. D’autre
part, on prend souvent des brevets pour des inventions qui ne sont pas
encore pratiquement utilisables, et d’autre part elles sont souvent pré-
tes a servir longtemps avant que les industriels ne se décident a
en profiter. La science et la technologie moderne appartiennent au
fonds commun de la civilisation occidentale, aussi n’ai-je pas voulu
attribuer les inventions 4 un pays ou a un autre. Je me ‘suis efforcé
d’éviter la tendance inconsciente a grossir la liste de mon pays, espé-
rant par mon exemple faire honte aux savants qui se laissent dominer
par leurs impulsions les plus enfantines. J’accueillerai volontiers toutes
corrections ou suggestions que l’on voudra bien me présenter.

374
LISTE DES INVENTIONS.

RESUME DE LA TECHNIQUE ANTERIEURE AU X® SIECLE.

Le feu, ses applications dans les foyers, fourneaux et fours. Machi-


nes simples : plan incliné, vis, etc..., fil, corde, filins, filage et tissage.
Agriculture avancée, comportant irrigations, culture en terrasse et
amendement du sol (sauf en Europe septentricnale). Elevage et utili-
sation du cheval comme béte de somme. Verrerie, poterie, vannerie.
Mines, métallurgie et fagonnage du fer. Machines. Moulins a eau,
bateaux a voiles, probablement moulins A vent. Machines-outils
archets de tours et tours. Outils d’artisans avec bords tranchants en
métal trempé. Papier. Clepsydre. Astronomie, mathématiques, physi-
que et tradition scientifique. Dans le Nord de 1’Europe, tradition
technologique dispersée et quelque peu décadente, basée sur Rome.
Mais dans le Sud et 1’Est, de l’Espagne a la Chine, technologie avan-
cée et encore active, dont les idées pénétrent a l’Ouest et au Nord par
le truchement des marchands, des ¢tudiants et des soldats.

X° SIECLE.

Emploi des horloges hydrauliques, des moulins a eau, du fer a che-


val. Harnachement efficace des chevaux. Joug multiple pour les bocufs.
Invention probable de l’horloge mécanique.
999 : Vitraux colorés en Angleterre.

XI® SIECLE.

1041-1049 : Caractéres d’imprimerie mobiles (Pi Sheng).


1050 : Premiéres lentilles d’optique (Al Hazen).
1065 : Olivier de Malmesbury essaye de voler.
1080 : Systéme décimal (Azachel).

XII® srEcLe.
Emploi militaire de la poudre @ canon en Chine. La boussole magné-
tique, connue en Chine en 1160 avant J.-C., est introduite en Europe
par les Arabes.
1105 :
Premier moulin 4 vent dont on ait eu trace en Europe (France).
1100 :
Fondation de |’Université de Bologne.
1148 :
Emploi du canon par les Maures.
1144 Papier (Espagne).
: '
1147 Utilisation de bas de casse en bois pour les lettres capitales
:
(monastére bénédictin d’Engleberg).
1180 : Gouvernail fixe.
1188 : Pont d’Avignon, 18 arches de pierre, 900 métres de long.

375
1190 : Fabrique de papier (France, Hérault).
1195 : Boussole magnétique en Europe (citation anglaise).

XIII® sréc.e.

Inventions d’horloges mécaniques.


1232 :
Ballons a air chaud (Chine).
1247 :
Canon employé pour la défense de Séville.
1269 :
Boussole magnétique a pivot (Petrus Peregrinus).
1270 :
Traité d’optique sur les lentilles (Vitellio).
Lentilles composées (Roger Bacon).
1272 : Machines A embobiner la soie (Bologne).
1285-1299 : Verres correcteurs de la vue.
1289 : Caractéres gras en imprimerie (Ravenne).
1290 : Fabrique de papier (Ravensburg).
1298 : Rouet.

XIV® sSIECLE.

L’horlogerie mécanique se répand. La force hydraulique permet les


souffleries dans les hauts fourneaux et rend possible la fabrication de
la fonte. Métier a tisser (inventeur inconnu). Invention du gouvernail
et premiéres canalisations. Perfectionnements dans la fabrication du
verre.
1300 : Caractéres d’imprimerie en bois (Turkestan).
1315 : Début de l’anatomie scientifique avec la dissection du corps
humain (Raimondo de Luzzi a Bologne).
1320 : Usin2 métallurgique hydraulique prés de Dobrilugh.
1324 ; Canon (poudre a canon : 846 aprés J.-C., Magnus Graecus).
1330 : Grue a Lunebourg.
1338 : Arquebuses.
1345 : Division des heures et minutes par 60.
1350 : Poulie (Rudolphe de Nuremberg).
1370 : Perfectionnement de la pendule mécanique (Von Wyck).
1382 : Canon géant de 4,86 métres de long.
1390 : Caractéres d’imprimerie métalliques (Corée).
1390 : Fabrique de papier.

XV° SIECLE.

Emploi des moulins a vent pour le drainage des terres. Invention


de la tour du moulin a vent. Introduction du tricot. Méche en fer pour
calibrer le canon. Marteau. Navires A voiles A deux et trois mats.
1402 : Peinture 4 lhuile (Bros. van Eyck).
1405 : Scaphandre (Conrad Kyeser von Eichstadt).
1405 : Machine infernale (Conrad Kyeser von Eichstadt).
1409 : Premier livre imprimé avec des caractéres mobiles (Corée).

376
1410 : Etude de bateau avec roues a aube.
1418 : Gravure sur bois authentique.
1420 : Observatoire 4 Samarcande.
1420 : Scierie 4 Madeére.
1420 : Char de guerre (Fontane).
1423 : Premiére gravure sur bois en Europe.
1430 : Tour de moulin a vent.
1436 : Cartographie scientifique (Banco).
1438 : Turbine a vent (Mariano).
1440 : Lois de la perspective (Alberti).
1446 ; Gravure sur cuivre.
1440-1460 : Imprimerie moderne (Gutenberg et Schoeffer).
1457 : Redécouverte de la voiture sur ressorts, A laquelle Homére
faisait allusion.
1470 : Fondements de la trigonométrie (J. Muller Regiomontanus).
1471 : Boulets de canon en fer.
1472 : Observatoire 4 Nuremberg (Bernard Walther).
1472-1519 : Léonard de Vinci fit les inventions suivantes : pompe cen-
trifuge — drague pour la construction de canaux — forteresse
polygonale avec ouvrages avancés — canon se rechargeant par
la culasse — canons rayés — coussinet antifriction — joint uni-
versel — vis conique — courroies de transmission — chaine de
transmission — sous-marin — engrenage conique — engrenage
en spirales — proportionnelle et parabole — compas — appareil
pour dédoubler et dévider la soie — fuseau et volant — para-
chute — bateau de log — production en masse de maisons stan-
dardisées.
1481 : Ecluse de canaux (Denis et Pierre Domenico).
1483 : Gravure a |’eau-forte sur cuivre (Wenceslas von Olnutz).
1490 : Poéle en fonte.
1492 : Premier globe terrestre (Martin Belhaim).

XVI° SIECLE.

Etamage. Moulins a vent de 10 chevaux. Progrés technique et


mécanisation dans l’industrie miniére, multiplication des hauts four-
neaux et moulage du fer. Introduction de la pendule domestique.
1500 : Premiére montre portable avec ressorts en fer (Peter Henlein).
1500 : Culture mécanique (Cavallina).
1500-1650 : Horloges complexes de cathédrales atteignant leur plus
haut point de développement.
1508 : Gravure sur bois multicolore.
1511 :oo Matelas pneumatique (Vegetius).
1518 : Pompe a incendie (Platner).
1524 : Machine a couper les fourrages.
1528 : Réinvention du taximétre pour les voitures.
1530 : Fuseau a pédales (Jiirgens).
1534: Bateau a4 aubes (Blasco de Garay).
1534 : Cloche de plongeur (Francesco del Marchi).
1539 : Premiére carte astronomique (Alessandro Piccolomini).
1544 : Symboles algébriques (Stifel).
1545 : Chirurgie moderne (Ambroise Paré).

377
1546 : Chemin de fer dans les mines allemandes.
1548 Adduction d’eau par pompes (Augsburg).
:
1550 :
Premier pont suspendu que l’on connaisse en Europe (Palladio).
1552 :
Laminoir (Bruler).
1558 :
Tank militaire.
1558 :
Appareil photographique avec lentille et arrét pour le dia-
phragme (Daniello Barbaro).
1560 : Accademia Secreterum Naturae & Naples (Premiére société
scientifique).
T5OSe: Crayon a mine de plomb (Gesner).
1569 : Exposition industrielle au Rathaus de Nuremberg.
1$75 : Opéra de Hero (traduction).
1578 : Tour & fileter.
si : Métier a tisser automatique pour les rubans 4 Dantzig.
1579
1582 : Revision du calendrier grégorien.
1598 : Pompe utilisant la force de la marée & Londres (Morice).
1585 ; Systéme décimal (Simon Stevin).
1589 : Cadre de métier a tisser (William Lee).
1589 : Camion a traction humaine (Gilles de Bom).
1590 : Microscope composé (Jansen).
1594 : Emploi de Vhorloge pour déterminer la longitude.
1595 : Etudes de ponts métalliques, arches et chaines (Veranzio).
1595 : Turbine a vent (Veranzio).
1597 : Scéne de théatre tournante.

XVII® sSIECLE.

Introduction de roues hydrauliques d’une puissance de 20 C. V. :


transmission sur une distance de 300 métres au moyen de bielles. On
commence a mettre en usage les serres chaudes. Fondements des
méthodes scientifiques modernes. Développement de la physique.
1600 : Plantation du blé au plantoir pour obtenir un meilleur rende-
ment (Plat).
1600 : Traité sur le magnétisme et |’électricité terrestres (Gilbert).
1600 : Pendule de Galilée.
1603 : Accademia dei Lincei (Rome).
1608 : Télescope (Lippersheim).
1609 : Premiére loi du Mouvement (Galilée).
1610 : Découverte des gaz (van Helmont).
1613 : Emploi de la poudre a canon pour ouvrir les galeries de mines.
1614 : Découverte des logarithmes (John Napier).
1615 : Emploi du systéme de triangulation en arpentage, par Wille-
brord Snell van Roijen (1581-1626).
FON 7a Premiére table de logarithmes (Henry Briggs).
1618 : Machine a labourer, fumer, semer (Ramsay et Wilgoose).
1619 : Emploi du coke au lieu de charbon de bois dans les hauts
fourneaux.
1619 : Machine a fabriquer les tuiles.
1620 : Machine a additionner (Napier).
1624 : Sous-marin (Cornelius Drebbel). Fit un essai sur un parcours
de deux milles entre Westminster et Greenwich.

378
1624 : Premiére loi de protection des inventions (Angleterre).
1628 : Machine a vapeur (décrite en 1663 par Worcester).
1630 : Brevet de machine 4 vapeur (David Ramsey).
1635 : Découverte des infiniment petits (Leeuwenhoek).
1636 : Calcul infinitésimal (Fermat).
1636 : Porte-plume réservoir (Schwenter).
1636 : Machine a battre (van Berg).
1637 : Périscope (Hevel a Dantzig).
1643 : Barométre de Torricelli.
1647 : Calcul de la distance focale pour toutes les formes de lentilles.
1650 : Machine a calculer (Pascal).
1650 : Lanterne magique (Kircher).
1652 : Pompe a air (V. Guericke).
1654 : Loi de probabilité (Pascal).
1657 : Pendule a balancier (Huygens).
1658 : Ressorts pour les balanciers d’horloge (Hooke).
1658 : Globules rouges du sang (Schwammerdam).
1660 : Loi de probabilité appliqué aux assurances (Jan de Witt).
1665 : Prototype de machine automobile 4 vapeur (S. J. Verbiest).
1666 : Télescope 4 miroir (Newton).
1667 : Structure cellulaire des plantes (Hooke).
1667 : Observatoire de Paris.
1669 : Semence en sillons (Worlidge).
1671 : Tube acoustique (Morland).
1673 : Nouveau type de fortification (Vauban).
1675 : Premiére détermination de la vitesse de la lumiére (Roemer).
1675 : Fondation de l’observatoire de Greenwich.
1677 : Fondation du musée Asmolean.
1678 : Métier a tisser mécanique (de Gennes).
1679-1681 : Premier tunnel moderne, de 160 métres de long, dans le
canal du Languedoc.
1680 : Premiére drague a vapeur (Cornelius Meyer).
1680 : Calcul différentiel (Leibniz).
1680 : Machine explosive employant la poudre 4 canon (Huygens).
1682 : Loi de gravitation (Newton).
1682 : Pompes de 100 chevaux a Marly (Ranneguin).
1683 : Exposition industrielle 4 Paris.
1684 : Machine a couper le fourrage, fonctionnant par la force hydrau-
lique (Delabadie).
1685 : Fondements de l’obstétrique scientifique (van Deventer).
1687 : Principia, de Newton.
1688 : Distillation du charbon (Clayton).
1695 : Machine a vapeur (Papin).

XVIII* si&cLe.

Progrés rapides dans les mines et les machines textiles. Fondements


de la chimie moderne.
1700 : Force hydraulique pour la production en masse (Polhem).
1705 : Machine a vapeur (Newcomen).

379
1707 : Appareil de médecine poi mesurer les pulsations, avec cadran
et deux aiguilles (John Floger).
1708 : Fonte du fer au sable (Darby).
1709 : Emploi du coke dans les hauts fourneaux (Darby).
1710 : Premier stéréotype (van der Mey et Muller).
1711 : Machine a semer (de Camus).
1714 : Thermométre au mercure (Fahrenheit).
1714 : Machine a écrire (Henry Mill).
1716 : Rails de chemin de fer en bois recouvert de fer.
1719 : Imprimerie en trois couleurs sur plaque de cuivre (Le Blond).
1727: Premiére mesure exacte de la pression sanguine (Stephen
Hales).
1727 : Invention d’un stéréotype (Ged).
1727 : Photographie au nitrate d’argent (Schulze, voir 1839).
1730 : Procédé stéréotype (Goldsmith).
1733 : Navette mobile de métier a tisser (Kay).
1733 : Cylindre de machine 4 filer (Wyatt et Paul).
1736 : Chronométre de précision (Harrison).
1736 : Fabrication commerciale de l’acide sulfurique (Ward).
1738 : Rails de tramway en fonte (Whitehaven, Angleterre).
1740 : Fonte d’acier (Huntsman).
1745 : Premiére école technique. distincte du génie militaire, a
Braunschweig.
1749 : Calcul scientifique de la résistance de 1]’eau (Euler).
1755 : Roues en fonte pour les voitures 4 charbon dans les mines.
1756 : Fabrication du ciment (Smeaton).
1763 : Chronométre moderne (Le Roy).
1761 : Cylindre a air : piston actionné par roue hydraulique. Produc-
tion des hauts fourneaux plus que triplée (Smeaton).
1763 : Premiére exposition des Arts Industriels (Paris).
1763 : Support A coulisse (Encyclopédie francaise).
1765-1769 : Amélioration de la pompe 4 vapeur, avec condenseur sé-
paré (Watt).
1767 : Rails en fonte a Coalbrookdale.
1767 : Métier a filer (Hargreaves).
1769 : Voiture a vapeur (Cugnot).
1770 : Voiture sur chenille (R. L. Edgeworth, voir 1902).
1772 : Description de la portée des balles (Narlo).
1774 : Instrument de forage (Wilkinson).
1775 : Machine réversible a roues.
1776 : Four a réverbére (Fréres Cranege).
1778 : Water-closet moderne (Bramah).
1778 : Automate parlant (von Kempelen).
1779 : Sections de pont en fonte (Darby et Wilkinson).
1781-1786 : Machine a vapeur comme source d’énergie (Watt).
1781 : Bateau a vapeur (Joufroy).
1781 : Labourage par sillons (Proude : déja pratiqué par les Babylo-
niens 1700-1200 avant J.-C.). te
1782 : Ballon (J.-M. et J.-E. Montgolfier). Invention originale chinoise.
1784 : Four a puddler, four 4 réverbére (Cort).
1784 : Métier a filer en fin (Crompton).
1784 : Fusil a parties interchangeables (Le Blanc).
1785 : Premiére filature 4 vapeur (Papplewick).

380
1785 : Métier a tisser A vapeur (Cartwright).
1785 : Emploi du chlore pour blanchir (Berthollet).
1785 : Hélice (Bramah).
1787 : Bateau métallique (Wilkinson).
1787 : ‘Hélice de bateau 4 vapeur (Fitch).
1788 : Machine a battre (Meikle).
1790 : Fabrication de la soude a partir du chlorure de sodium (Le
Blanc).
1790 : Premiére semeuse brevetée (M. Saint, Angleterre).
1791 : Machine a4 gaz (Barker).
1792 : Eclairage domestique au gaz (Murdock).
1793 : Moulin sciant pour le coton (Whitney).
1793 : Télégraphe a signaux (Chappe).
1794 : Fondation de l’Ecole Polytechnique.
1795-1809 : Mise en boites de conserves des aliments (Appert).
1796 : Lithographic (Senefelder).
1796 : Ciment naturel (J. Parker).
1796 :
Hélicoptére (jouet, de Cayley).
1796 :
Presse hydraulique (Bramiah).
1797 :
Your a fileter (Maudsley).
1797 :
Perfectionnement du support a coulisse dans le tour en métal
(Maudsley).
1799 : Conservatoire National des Arts et Métiers (Paris).
1799 : Fabrication de poudre de chlore pour blanchir (Tennant).
1799 : Humphrey Davy démontre les propriétés anesthésiques de
Voxyde azotique.

XIX°® SIECLE.

Gains énormes dans la conversion de |’énergie. Production en masse


des textiles, du fer, de l’acier, des machines. Construction de chemins
de fer. Fondement de la biologie et de la sociologie modernes.
1800 : Pile 4 galvaniser (Volta).
1801 : Chemin de fer public, tiré par des chevaux (Wandsworth a
Croydon, Angleterre).
1801 : Bateau a vapeur Charlotte Dundas (Symington).
1801-1802 : Voiture a vapeur (Trevithick).
1802 : Machine a ourdir le coton (nécessaire pour le tissage mécanique).
1802 : Machine raboteuse (Bramah).
1803 : Bateau 4 vapeur avec roues a aubes (Fulton).
1804 : Métier a tisser de Jacquard.
1804 : Voiture 4 vapeur amphibie de Oliver Evans.
1805 : Hélices jumelées (Stevens).
1807 : Premier brevet de voiture automobile fonctionnant au gaz (Isaac
de Rivaz).
1807 : Kymographe : cylindre mobile pour enregistrer le mouvement
continu (Young).
1813: Métier A tisser mécanique (Horrocks).
1814: Machine a faner (Salmon).
4814 : Presse & imprimer mécanique (Koenig).
1817 : Cycle (Drais).

381
1818 : Machine 4 filer (Witney).
1820 : Procédé pour courber le bois (Sargent).
1820 : Lampe a incandescence (De la Rue).
1820 : Rabots modernes (Georges Rennie).
1821 : Bateau A vapeur métallique (A. Manby).
1821 : Microtome.
1822 : Premier congrés scientifique a Leipzig.
1822 : Alliages de l’acier (Faraday).
1823 : Principe du moteur (Faraday).
1823-1843 : Machines a calculer (Babbage).
1824 : Ciment de Portland (Aspdin).
1825 : Electro-aimant (William Surgeon).
1S255 Chemins de fer Stockton-Darlington.
1825-1843 : Tunnel sous la Tamise (Marc I. Brunel).
1826 : Moissonneuse (Bell). D’abord utilisée 4 Rome et décrite par
Pline.
: Automobile A vapeur (Hancock).
: Chaudiére 4 vapeur de haute pression (1.400 livres anglaises,
Jacob Perkins).
: Chromo-lithographie (Zahn).
: Souffleries d’air chaud dans la production du fer (J. B. Nielson),
: Plumes d’acier faites 4 la machine (Gillot).
: Imprimerie pour aveugles (Braille).
: Installations de filtrage pour l’eau (usine de Chelsea, Londres).
: Chemin de fer Liverpool-Manchester.
: Machine a semer (Thimonier).
: Stéréotvype (Genoux).
: Air comprimé pour creuser les puits et tunnels sous l’eau (Tho.
mas Cochrane).
: Elevators (dans les usines).
: Moissonneuse (Mc Cormick).
: Dynamo (Faraday).
: Chloroforme.
: Turbine hydraulique (Fourneyron).
: Télégraphe magnétique (Gauss et Weber).
: Batterie électrique sur bateau (M. H. Jacobi).
: Teinture d’aniline a partir du goudron de houille (Runge).
: Machine a réfrigérer, fonctionnant bien (Jacob Perkins).
: Application des méthodes statistiques aux phénoménes sociaur
(Quetelet).
: Commutateur de dynamo.
: Télégraphe électrique.
: Automobile électrique (Davenport).
) : Premiére application du télégraphe électrique aux chemins de
fer (Robert Stephenson).
: Moteur électrique (Davenport).
: Télégraphe a aiguille (Wheatstone).
: Télégraphe électro-magnétique (Morse). oN
: Circuit 4 la terre avec fil simple (Steinheil). :
: Marteau pilon (Nasmyth).
: Machine a gaz a double action (Barnett).
: Hélice de bateau a vapeur (Ericsson), voir 1805.
» : Bateau A moteur électrique (Jacobi).
: Acier au manganése (Heath).
: Electrotype (Jacobi).
: Callotype (Talbot).
: Daguerréotype (Niepce et Daguerre).
: Vulcanisation du caoutchouc (Goodyear).
: Lampe a incandescence de Grove.
: Toitures en fer galvanisé (gares de chemins de fer de 1’Ouest).
: Micro-photographie (Donne).
: Premier cable métallique de pont suspendu, Pittsburg (Roe-
bling).
: Papiers positifs en photographie (Talbot).
: Conservation de |’énergie (von Mayer).
: Machine électrique (Davidson).
: Conservation de l’énergie (von Mayer).
: Aerostat (Henson).
: Machine a écrire (Thurber).
: Analyse spectrale (Miller).
: Gutta percha (Montgomery).
: Lampe a arc de charbon (Poucault).
: Application de l’oxyde nitrique (D™ Horace Wells, voir 1799).
1844 : Papier a pulpe de bois (Keller).
1844 : Linoléum (caoutchouc et liége, Galloway).
1845: Arc électrique (brevet Wright).
1845 : Machine a4 semer rapide (Elias Howe).
: Pneus en caoutchouc (Thomson).
: Chargeur mécanique de chaudiére.
: Presse a cylindre rotatif (Hoe).
: Ether (Warren et Morton).
: Nitroglycérine (Sobrero).
1846 : Coton-poudre (C. F. Sconbein).
1847 : Anesthésique au chlorofrome (J. Y. Simpson).
: Locomotive électrique (M. G. Farmer).
: Construction métallique (Bogardus).
1848 : Ventilateur (Fabry).
1849 : Locomotive électrique (Page).
1850 : Ventilateur rotatif (Fabry).
1850 : Ophthalmoscope.
1851 : Crystal Palace : premiére Exposition internationale de Machi-
nes et Arts industriels.
1851 : Crystal Palace (Paxton).
1851 : Voiture 4 moteur électrique (Page).
1851 : Pendule électro magnétique (Shepherd).
1851 : Moissonneuse (Mc Cormick).
1853 : Science Museum (Londres).
1853 : Bateau A vapeur Great Eastern : 680 pieds de long, comparti-
ments étanches.
1553 *; Bateau de log mécanique (William Semens).
1853 : Production en masse des montres (Denison, Howard et Curtis).
1853 : Télégraphe multiple sur fil unique (Gintl).
1854 : Ascenseur hydraulique (Otis).
| 1854: Enregistrement automatique des messages télégraphiques.
| 1855 : Production commerciale de l’aluminium (Deville).
| 1855 : Turbine hydraulique de 800 C. V. (Paris).

383
1855 Télévision (Caselle). »
1855 :Navires de guerre cuirassés.
1855 :Serrure de sdreté (Yale).
1850 :Fours a foyer ouvert (Siemens).
1856 :Convertisseur Bessemer (Bessemer).
1856 :Photographie en couleurs (Zenker).
1858 :Phonautographe : Enregistrement des vibrations de la voix sur
un cylindre en révolution (Scott).
1859 : Extraction du pétrole (Drake).
1859 : Accumulateur (Plante).
1860 : Refrigération par l’ammoniac (Carre).
1860 : Revétement en asphalte des rues.
1800-1864 : Métro de Londres.
1801-1804 : Moteur & dynamo (Pacinnoti).
1501 : Mitrailleuse (Gatling).
1802 : « Monitor » (Iricsson).
1863 : Machine a gaz (Lenoir).
1863 : Procédé Solvay pour la fabrication de la soude.
1864 : Théorie de la lumiére et de l’électricité (Clerk Maxwell).
1864 : Dessin animé (Ducos).
1864-1875 : Moteur 4 essence (S. Marcus).
1805 : Pasteurisation du vin (L. Pasteur).
1865 : Train aérodynamique (Calthrop).
1866 : Dynamo pratique (Siemens).
1867 : Dynamite (Nobel).
1867 : Béton armé (Monier).
1867 : Machine a écrire (Scholes).
1867 : Machine a gaz (Otto et Langen).
1867 : Bicyclette (Michaux).
1868 : Acier au tungsténe (Mushet).
1869 : Table périodique (Mendelejev et Lothard Meyer).
1870 : Four électrique (Siemens).
1870 : Celluloid (J. W. et I. S. Hyatt).
1870 : Application de l’hypnotisme en psychopathologie (Charcot).
1870 : Teinture garance artificielle (Perkin).
1871 : Emploi de la teinture d’aniline pour déceler les bactéries
(Weigert).
1872 : Maquette d’aéroplane (A. Penaud).
1872 : Frein a air automatique (Westinghouse).
1873 : Réfrigateur 4 ammoniac compressé (Carle Linde, Munich).
1875 : Télévision (Carey).
1875 : Voiture électrique (Siemens).
1875 : Heure standard (chemins de fer américains).
1876 : Bon Marché, a Paris (Boileau et Eiffel).
1876 : Découverte des toxines.
1876 : Moteur a gaz quadriphasé (Otto).
1876 : Téléphone électrique (Bell).
1877 : Microphone (Edison).
1877 : Propriétés bactéricides de la lumiére mises enete par
Downes et Blunt.
1877 : Réfrigérateur a air compriné (J. J. Coleman).
ite) Maquette de machine volante (Kress).
1878 : Centrifugeur pour séparer la créme du lait (de Laval).

384
1879 : Lampe a filament de carbone (Edison)
1879 : Chemin de fer électrique.
1880 : Ascenseur électrique (Siemens). -
1882 : Premiére centrale électrique (Edison).
1882 : Appareil de cinéma (Marly).
1852 : Turbine & vapeur (de Laval).
1883 : Ballon dirigeable (fréres Tissandier).
1883: Moteur a essence rapide (Daimler).
1884 : Gratte-ciel 4 charpente d’acier.
1884 : Cocaine (Singer).
1884 : Linotype (Mergenthaler).
1884 ; Valve therionique (Idison).
1884 : Turbines de grandes chutes (Pelton).
1884 : Poudre sans fumée (Duttenhofer).
1884 : Turbine a vapeur (Persons).
1885 : Temps standard international.
1886 ; Aluminium par procédé électrolytique (Hall:
1886 ; Appareil de cinéma portatif (Eastman).
1880 : Chirurgie aseptique (Bergmann).
1886 : Machine a souffler le verre.
1887 : Alternateur polyphasé (‘lelsa).
1887 : Téléphone automatique.
1887 ; Ondes électromagnétiques (Hertz).
1887 : Monotype (Lewiston).
1888 : Machine a additionner enregistreuse (Burroughs).
1889 : Soie artificielle & partir des déchets de coton (Chardonnet).
| 1889 : Disques de phonographe en ébonite.
1889 : Tour Eiffel.
1889 ; Appareil de cinéma (Edison).
1889 : Pellicule photographique en celluloid (Eastman).
| 1890 : Détecteur (Branly).
1890 : Pneus en caoutchouc sur les bicyclettes.
1892 : Carbure de calcium (Willson et Moisan).
1893-1898 : Moteur Diesel.
| 1892 : Soie artificielle 4 partir de la pulpe de bois (Cross, Bevan et
Beadle).
1893 : Cinéma (Edison).
1893 : Sous-produit du coke (Hoffman).
| 1894 : « Phantoscope », de Jenkins, premier film de cinéma moderne.
| 1895 : Projecteur de cinéma (Edison).
| 1895 : Rayons X (Roentgen).
1896 : Vol sur un demi-mille sans passager (Langley).
1896 : Radio-télégraphie (Marconi).
| 1896 : Radio activité (Becquerel).
1898 : Lampe a l’osmium (Welsbach).
| 1898 : Radium (Curie).
1898 : Cité-jardin (Howard).
| 1899 : Rouleau pour le télégraphe et le téléphone a longue distance
(Pupin).

385
XX° SIECLE. ~

Généralisation des laboratoires de recherches scientifiques et


techniques.
1900 : Outil d’acier & coupe rapide (Taylor et White).
1900 : Lampe Nernst.
1900 : Théorie des quanta (Planck).
1905 : National Bureau of Standards (U.S. A.).
1902 : Amélioration des roues sur chenille.
1902 : Moteur d’avion (Charles Manly).
1903 : Premier appareil volant avec un passager (Orville et Wilbur
Wright).
1903 : Fixation électrique de 1’azote.
1903 : Fixation de l’azote a l’are électrique (Birkeland et Eyde).
1903 : Radio-téléphone.
: Deutscher Museum (Munich).
: Steamer avec moteur a essence.
: Lampe au tantalum (von Boston).
: Tube Fleury.
: Tube lumineux de Moore.
: Pompe rotative au mercure (Gaede).
1905 : Fixation de l’azote par la cyanamide (Rothe).
1905-1916-1919 : Théorie de la relativité (Einstein).
1906 : Résine synthétique (Baekeland).
1906 : Audion (de Forest).
1907 : Machine automatique pour fabriquer les bouteilles (Owen).
1907 : Lampe au tungsténe.
1907 : Téléphotographie (Korn).
1908 : Technisches Museum fiir Industrie und Gewerbe (Vienne).
1909 : Duralumin (Wilm).
IQIO : Gyro-boussole (Sperry).
1910 : Fixation de l’azote par l’ammoniac synthétique (Haber).
1912 : Vitamines (Hopkins).
1913: Lampe a filament de tungsténe (Coolidge).
1915 : Tank sur chenilles (Swinton).
1920 : Radiodiffusion.
1922 : Automobile aérodynamique avec moteur a I’arriére (Rumpler).
1927 : Radiotélévision:
1929 : Péniciline (Fleming).
1944 : Bombe volante.
1945 : Bombe atomique.
BIBLIOGRAPHIE

INTRODUCTION GENERALE

Les livres ne peuvent remplacer les recherches directes. Toute étude


sur la technique devrait commencer par une enquéte sur la région,
depuis la vie réelle d’un groupe concret jusqu’a l’étude détaillée ou
générale de la machine. Cette méthode est d’autant plus nécessaire
que nos intéréts intellectuels sont déja spécialisés et que nous com-
mengons généralement a4 penser par abstractions ou par fragments
qu’il est difficile d’unifier.
L’observation de plein air, sur le champ, et l’expérience personnelle
de l’ouvrier qui prend une part active aux opérations, sont les deux
mioyens principaux de surmonter la paralysie du « spécialisme »!?.
Comme moyen secondaire de pousser plus avant dans les opérations
techniques et 1|’équipement, surtout pour le profane, dont la formation
et le champ d’expérience sont limités, le Musée industriel est des plus
utiles. L’un des premiers est le Conservatoire des Arts et Métiers a
Paris. Du point de vue éducatif, ce n’est cependant qu’un simple
entrepét. Les musées de Vienne et de Londres ont tous deux une
valeur éducative, sans étre extraordinaires. Un des meilleurs petits
miusées est le musée des Sciences et de |’Industrie 4 New-York. Le
nouveau musée du Franklin Institute de Philadelphie et celui de la
Smithsonian Institution & Washington sont respectivement le plus
récent et le plus ancien des Etat-Unis. Le musée de la Bucks County
Historical Society & Doylestown, Pensylvanie, posséde beaucoup de
reliques éotechniques intéressantes.
Il n’existe pas une seule histoire de la technique en langue anglaise
qui soit compléte et juste. A History of Mechanical Inventions,
d’Usher, serait la plus satisfaisante. Si elle ne couvre pas tous les
aspects de la technique, elle traite de tout ce qui en approche, com-
plétement et avec beaucoup d’esprit critique, et les premiers chapitres
sur l’équipement de l’antiquité et le développement de Vhorloge, en
particulier, sont d’excellents résumés. C’est peut-étre l’ouvrage en lan-
gue anglaise le plus commode et le plus exact. En allemand, les sé-
ries d’ouvrages de Franz Marie Feldhaus, en particulier son Ruhmes-
blatter der Technik, auraient une valeur rien que par leurs illustra-

1. Mot forgé par l’auteur (N.D.T.).

387
TECHNIQUE 13
~
tions ils forment le noyau de toute bibliothéque d’histoire. Usher et
Feldhaus sont utiles dans leurs commentaires sur les sources et les
ouvrages. Couronnant toutes ces études, il y a le monument de 1’éru-
dition au XX®° siécle, Der Moderne Kapitalismus de Werner Sombart.
Il n’est guére d’aspect de la vie européenne occidentale depuis le
X° siécle qui ait échappé au regard d’aigle de l’auteur. Ses biblio-
graphies a elles seules vaudraient la peine d’étre publiées. The Evolu-
tion of Modern Capitalism, de J. A. Hobson, est paralléle 4 1’ceuvre
de Sombart. L’édition originale insistait surtout sur les sources anglai-
ses, la derniére édition reconnait ouvertement sa dette envers Sombart.
En Amérique, les recherches de Thorstein Veblen, prises dans leur
ensemble, vycompris ses ouvrages les moins appréciés comme Imperial
Germany et The Nature of Peace, constituent une contribution unique
a ce sujet. Quant aux ressources de la technique moderne, la récente
enquéte d’Erich Zimmerman World Resources and Industries, comble
ce qui jusqu’ici était une lacune grave. Ceci est complété, dans une
certaine mesure, par |’étude quelque peu confuse sur les phénoménes
physiques de la vie moderne, The Work, Wealth and Happiness of
Mankind, de H. G. Wells.
Pour d’autres commentaires sur les livres les plus importants, je
renvoie a la liste suivante.

LISTE DES OUVRAGES

Les chiffres romains gras entre parenthéses (V)


renvoient aux numéros des chapitres

ACKERMAN A. P., et DANA R. T.


The Human Machine in Industry, New-York, 1927.
ADAMS Henry
The Degradation of the Democratic Dogma, New-York, 1919.
La tentative d’Adams pour adapter la loi des phases au phénomé-
nes sociaux, bien que fausse, finit par une intéressante prédiction :
celle de la phase finale qui correspond en fait a notre phase néo-
technique (¥).
AGRICOLA Georgius
De Re Metallica, premiére édition, 1546.
Un des grands classiques sur la technique. Donne la coupe des
procédés techniques avancés dans les industries lourdes au début du
XVI° siécle. Important pour apprécier les réalisations éotechniques
(II, 1, Tv).
ALBION R. G.
Introduction to Military History, New-York, 1929 (II).
ALLPORT Floyd A. ae
Institutional Behavior, Chapel Hill, 1933.
Une analyse critique, assez bonne dans l’ensemble, dénonce les
défauts de l’évangile courant sur les inventions qui économisent la
main-d’ceuvre et augmentent les loisirs. Bien meilleure que celle de
Borsodi, bien qu’elle soit entachée du méme romantisme de classe
moyenne.

388
ANDRADE E. N.
The Mechanism of Nature, Londres, 1930.
Annals of the American Academy of Political and Social Science
National and World Planning, Philadelphie, juillet 1932.
APPIER Jean et THYBOUREL F.
Recueil de plusieurs machines militaires et feux artificiels pour la
&uerre et récréation, Pont-a-Mousson, 1620 (II).
ASHTON Thomas S.
Iron and Steel in the Industrial Revolution, Manchester, 1924.
Introduction nécessaire sur le sujet, la meilleure peut-étre en lan-
gue anglaise. Voir également Ludwig Beck (II, IV, V).
BABBAGE Charles
Traité sur l’économie des machines et des manufactures, traduit de
l'anglais sur la 3° édition, Paris, 1833 (V).
Un des jalons de la pensée paléotechnique, par un éminent mathé-
maticien britannique.
Exposition of 1851; or, Views of the Industry, the Science and the
Government of England, 2° édition, Londres, 1851.
BACON Francis
Le Progrés et Advencement aux sciences divines et humaines, traduit
de l’anglais, Paris, 1624.
Enquéte synoptique sur les lacunes et les réalisations de la connais-
sance éotechnique. Antérieure 4 Galilée dans sa conception des mé-
thodes scientifiques, mais cependant trés suggestive (I, III).
Novum Organum, traduction, Paris, 1840.
La Nouvelle Atlantide, traduite de l’anglais, Paris, 1702.
Utopie incomplete, utile seulement comme document historique.
Pour une vue plus approfondie de la technique courante et ‘d’un
ordre industriel nouveau, voir la Christianopolis de J. V. Andreae.
BACON Roger
Opus Majus (I, III).
A lire en méme temps que Thorndike, qui peut-étre n’estime pas
suffisamment Bacon, par réaction contre les louanges de ceux qui
ne connaissent pas d’autre exemple de la science médiévale.
BAKER Elizabeth
Displacement of Men by Machines; Effets of Technological Change
in Commercial Printing, New-York, 1933 (V, VIII).
Bonne étude objective des changements survenus dans une seule
industrie, qui combine la tradition a des perfectionnements techni-
ques réguliers.
BANFIELD T. C.
Organisation de l’Industrie, traduit sur la 2° édition anglaise, Paris,
1851.
BARCLAY A.
Handbook of the Collections Illustrating Industrial Chemistry,
Science Museum, South Kensington, Londres, 1929 (IV, V).
Comme les autres manuels préparés par le Science Museum, celui-
ci est remarquable par son champ étendu, sa méthode et. sa lucidité.
Plus que les simples manuels, ces essais doivent figurer dans une
bibliothéque d’étude sur la technique moderne.
BARNETT George
Chapters on Machinery and Labor, Cambridge, 1926 (V, VIII).
Etude objective du remplacement de la main-d ‘oeuvre par les machi-
nes automatiques.

389
~
BARTELS Adolf
Der Bauer in der Deutschen Vergangenheit, Leipzig, 1900.
Richement illustré, comme les autres ouvrages de cette série.
BAVINK Bernhard
The Anatomy of Modern Science, traduit de l’allemand, 4° édition,
New-York, 1932.
Enquéte utile, que l’on accepte ou que |’on refuse la métaphysique
de Bavink (I).
BAYLEY R. C.
The Complete Photographer, 9° édition, Londres, 1926.
Le meilleur livre général, en langue anglaise, sur l’histoire et la
technique de la photographie moderne (VY, VII).
BEARD Charles A. (Cahiers collectifs présentés par)
Wither Mankind, New-York, 1928.
Toward Civilization, New-York, 1430 (VII, VIII).
Le premier ouvrage tente de répondre 4 la question de savoir jus-
qu’a quel point et de quelle fagon les divers aspects de la vie ont
déja été affectés par la science ou la machine. Le second est une
apologie confiante et quelque peu confuse de la technique moderne,
excellemment préfacés, cependant, par Beard.
BECHTEL Heinrich
Wirtschaftsstil des Deutschen Spatmittelalters, Munich, 1930 (III).
Suit, dans le détail, la trace de Sombart. Traité de l’art et de l’ar-
chitecture, de l’industrie et du commerce. Un bon chapitre sur les
mines.
BECK Ludwig
Die Geschichte des Eisens in Technisher und Kulturgeschichtlicher
Bezienhung, 5 vol., Braunschweig, 1891-1903 (II, III, IV, Y).
Ouvrage monumental de premier ordre.
BECK Theodor
Beitrdge zur Geschichte des Machinenbaues, 2° édition révisée, Ber-
lin, 1900 (I, III, FV).
Parce qu’il résume les réalisations et les livres techniques des pre-
miers ingénieurs italiens et allemands, cet ouvrage a une valeur par-
ticuliére pour les recherches historiques.
BECKMANN J.
Beitrage zur Geschichte des Erfindungen, 5 vol., Leipzig, 1783-1788.
Le premier traité sur l’histoire de la technique moderne; 4 ne pas
négliger, méme aujourd’hui. Particuli¢rement intéressant, méme
pour nous, parce que, comme les classiques d’Adam Smith, il mon-
tre la courbe de la pensée éotechnique avant la révolution paléotech-
nique.
BELLAMY Edouard
L.’an 2000, traduction de Looking Backward, Paris, 1891.
Utopie quelque peu déshumanisée, qui a plutét gagné que perdu
sous la derniére génération. Elle est plus dans la tradition de Cabet
que de Morris.
BELLET Daniel
La Machine et la main-d’ceuvre humaine, Paris, 1912.
L’Evolution de Industrie, Paris, 1914. Ss
BENNET et ELTON
History of Commercial Milling (III).
CEuvre utile; mais voir la critique d’Usher.
BENNET C.N.
The Handbook of Kinematography, 2° édition, Londres, 1913.

390
BENT Silas
Machine Made Man, New-York, 1930.
BERDROW Wilhelm
Krupp, traduit de l’allemand, Paris, 1928 (IV).
Peinture détaillée d’un grand paléotechnicien; mais curieusement
incompléte 4 cause de son silence sur l’ceuvre de pionnier de Krupp
en matiére d’habitat.
BERLE Adolf A. Jr.
L’homme et la propriété, Paris, 1939 (VIII).
Excellente étude objective sur la concentration de la finance mo-
derne aux U.S. A. et sur la difficulté d’appliquer A cette situation
nos concepts légaux habituels. Mais trop timide dans ses recomman-
dations.
BESSON Jacques
Thédtre des Instruments mathématiques et mécaniques, Genéve, 1626.
CEuvre d’un mathématicien du XVI siécle, qui fut aussi un bril-
lant technicien.
BIRINGUCCI Vannucio
De la Pirotechnia, Venise, 1540.
BLAKE George G.
History of Radiotelegraphy and Telephony, Londres, 1926 (VY).
BODIN Charles
Economie dirigée, Economie scientifique, Paris, 1932.
Opposition conservatrice.
BOISSONNADE Prosper
Le Travail dans l’Europe chrétienne au Moyen-Age (V°-XV® siécles),
Paris, 1921.
Bonne série d’ouvrages, bien congus et bien édités (III).
BOOTH Charles
Life and Labour of the People in London, 7 vol., Londres, 18q2-
1896 (IV).
Tableau objectif, massif et complet du niveau de vie dans une
grande métropole impériale. Voir aussi l’enquéte, plus récente et plus
condensée.
BORSODI Ralph
This Ugly Civilization, New-York, 1929 (VI).
Essaie de montrer que, grace au moteur électrique et aux machi-
nes modernes, l’industrie 4 domicile peut rivaliser avec la production
en masse. Pour un éxposé plus solide de cette these, voir Kropotkine.
BOTTCHER Alfred
Das Scheingliick der Technik, Weimar, 1932 (VI).
BOURDEAU Louis
Les forces de Vindustrie : Progrés de la puissance humaine, Paris,
1884.
BOUTHOUL Gaston
L’Invention, Paris, 1930, (I).
BOWDEN Witt
Industrial Society in England toward the End of the Eighteenth Cen-
tury, New-York, 1925 (LV).
Devrait étre complété par Mantoux et Halévy.
BOYLE Robert
The sceptical Chymist. Londres, 1661.
BRAGG William
Creative Knowledge : old Trades and new Science, New-York, 1927.

39r
BRANDT Paul
Schaffende Arbeit und Bildende Kunst, vol. I : « Im Altertum und
Mittelalter » (I, II, III); vol. II : « Vom Mittelalter bis zur Gegen-
wart », Leipzig, 1927 (III, IV).
Pour la présentation de l’industrie éotechnique s’appuie sur les
illustrations importantes de Stradanus, Ammann, van Vliet et Luy-
ken. Mais n’utilise pas suffisamment les sources francaises.
BRANFORD Benchara
A New Chapter in the Science of Government, Londres, 1919 (VIII).
BRANFORD Victor (présenté par)
The Coal Crisis and the Future : A Study of Social Disorders and
their Treatmen, Londres, 1926 (Y).
Coal-Ways to Reconstruction, Londres, 1926.
BRANFORD Victor et GEDDES P.
The Coming Policy, Londres, 1917 (Y).
Application de Le Play et de Comte a la situation contemporaine.
Our Social Inheritance, Londres, 1919 (VIII).
BRANFORD Victor
Interpretations and Forecasts : A Study of Survivals and Tendencies
in contemporary Society, New-York, 1914.
Science and Sanctity, Londres, 1923 (I, IV, VIII).
Le plus complet exposé de la philosophie de Victor Branford. Par-
fois obscur, parfois obstiné, il est néanmoins plein d’idées profondes
et pénétrantes.
BREARLEY Harry C.
Time telling through the Ages, New-York, 1919 (I).
BROCKLEHURST H. J. et FLEMING A. P. M.
A History of Engineering, Londres, 1925.
BROWDER E. R.
Is Planning possible under Capitalism ? New-York, 1933.
Buch der Erfindungen, Gewerbe und Industrien, 10 vol., 9° édition,
Leipzig, 1895-1901.
BUCHER Karl
Arbeit und Rythmus, Leipzig, 1924 (1, II, VII).
Contribution unique A la question, et qui a été étendue et rema-
niée au cours des différentes questions. Etude fondamentale sur 1’es-
thétique et 1’industrie.
BUCKINGHAM James Silk
National Eviis and Practical Remedies. Londres, 1849 (IV).
La quintessence du réformisme paléotechnique. Utopie dont les
défauts, comme ceux de l’Hygeia de Richardson, montrent les ca-
ractéristiques de 1’époque.
BUDGEN Norman F.
Aluminium and its Alloys, Londres, 1933 (V).
BURR William H.
Ancient and Modern Engineering, New-York, 1907.
BUTLER Samuel
Erewhon, ou de l’autre cété des montagnes, traduit. de 1’anglais,
Paris, 1920.
Description d’un pays imaginaire, ot l’on a abandonné les ma-
chines, et ot le port d’une montre est considéré comme un crime.
Regardé comme une simple fiction et une satire de l’époque victo-
rienne, ce livre révéle une peur inconsciente de la machine, qui sur-
vit encore, et non sans raison.

392
BUTT I. N. et HARRIS I. S.
Scientific Research and Human Welfare, New-York, 1924.
Ouvrage de vulgarisation.
BUXTON L. H. D.
Primitive Labor, Londres, 1924 (II).
BYRN Edward W.
ee of Invention in the nineteenth Century, New-York, 1900

Tableau synoptique utile des inventions et procédés.


CAMPBELL Argyll et HILL Leonard
Health and Environment.
Documentation pleine de valeur sur les défauts de l’environnement
paléotechnique.
CAPEK Karel
R. U. R. (Comédie utopiste), Paris, 1924.
Une piéce qui anticipe sur M. Televox, l’automate moderne. Ce
drame, qui traite de la révolte du robot mécanisé sur le point de
s’humaniser un peu, est gaché par un dénouement confus. C’est
un jalon dans la révolte contre la mécanisation a outrance, comme
The Adding Machine, de Rice, et The Hairy Ape, d’Eugéne O'Neill.
CARTER Thomas F.
The Invention of Printing in China and its Spread Westward, New-
York, 1931 (III).
Ouvrage brillant, qui ajoute un supplément important au chapitre
de Usher sur l’imprimerie. Constitue le dernier maillon de la chatne
qui relie l’apparition de l’imprimerie en Europe a ses débuts — y
compris les caractéres métalliques — en Chine et en Corée.
CASSON H.N.
Kelvin : His Amazing Life and Worldwide Influence, Londres,
1930 (¥).
History of the Telephone, Chicago, 1910.
CHASE Stuart
Men and Machines, New-York, 1929 (IV, V, VIII).
Superficiel, mais suggestif.
The Nemesis of American Business, New-York, 1931 (VY).
Voir 1’étude sur l’usine de A. O. Smith.
The Promise of Power, New-York, 1933 (¥).
Technocracy : an Interpretation, New-York, 1933.
The Tragedy of Waste, New-York, 1925 (V, VIII).
Le meilleur des ouvrages de Chase, qui marquera probablement
une date; rempli de données utiles sur les déformations de 1’indus-
trie et du commerce modernes.
CHITTENDEM N. W.
Life of Sir Isaac Newton, New-York, 1848.
CLARK Victor S.
History of Manufactures in the United States (1607-1928), 3 vol.,
New-York, 1929 (III, IV).
La période éotechnique s’étant attardée, méme dans les régions les
plus évoluées du pays, jusque vers 1875, ces ouvrages constituent une
étude intéressaute des derniéres pratiques éotechniques — y compris
les mines a ciel ouvert.
CLAY Reginald S. et COURT Thomas H.
The History of the Microscope, Londres, 1932 (III).
CLEGG Samuel
Architecture of Machinery : an Essay on Propriety of Form and
Proportion, Londres, 1852 (VII).

393
~
COLE G. D. H.
Life of Robert Owen, Londres, 1930.
Bonne étude sur un important industriel et utopiste, dont les idées
avancées sur l’organisation industrielle et la construction des villes
portent encore leurs fruits.
Modern Theories and Forms of industrial Organisation, Londres,
1932 (VIII).
COOKE R. W. Taylor
Introduction to History of Factory System, Londres, 1886.
Bonne perspective historique, mais qu’il faut aujourd’hui complé-
ter par les derniers travaux de Sombart.
COUDENHOVE-KALERGI R. N.
Revolution Durch Technik, Vienne, 1932.
COULTON G. G.
Art and the Reformation, New-York, 1928 (I, III).
COURT Thomas H. et CLAY Reginald S.
The History_of the Microscope, Londres, 1932 (III).
CRAWFORD M. D.C.
The Heritage of Cotton, New-York, 1924 (IY).
CRESSY Edward
Discoveries and Inventions of the twenteenth Century, 3° édition,
New-York, 1930 (¥).
(Ouvrage de vulgarisation.)
DAHLBERG Arthur
Jobs, Machines and Capitalism, New-York, 1932 (V, VIII).
Essaie de résoudre le probléme du remplacement de la main-d’ceuvie
par les perfectionnements techniques.
DAMPIER sir William
A History of Science and its Relations with Philosophy and Reli-
gion, New-York, 1932 (I).
DANA R. T. and ACKERMAN A. P.
The Human Machine in Industry, New-York, 1927.
DANIELS Emil
Geschichte des Krie gswesens, 6 vol., Leipzig, 1910-1913 (II, EYI, IV).
Peut-étre la meilleure des petites introductions générales sur 1’é-
volution de la guerre.
DARMSTAEDTER Ludwig, etc.
Handbuch zur Geschichte der Naturwissenschaften und der Technik :
In Chronologischer Darstellung, 2° édition revue et complétée, Berlin,
1908 (I-VIII).
Une chronologie compléte, mais valable plutét pour la science que
pour la technique.
DEMMIN Auguste-Frédéric
Encyclopédie d’armurerie... depuis les temps les plus reculés jusqu’d
nos jour, Paris, 1869.
TDDESCARTES René
Discours de la méthode, 1 édition, Leyde, 1637.
Un des fondements de la métaphysique au XVII¢ siécle, qui n’a
pas été sérieusement mis en doute par la science — “sauf par des
physiologues comme Claude Bernard — avant Mach.
L:ESSAUER Friedrich
Philosophie der Technik, Bonn, 1927.
Un livre réputé en Allemagne, mais qui démontre un peu ce qui
est évident.

394
Deutsches Museum
Amtlicher Fiirhrer durch die Sammlungen, Munich, 1928.
DIAMOND Moses
Evolutionary Development of Reconstructive Dentistry,. réimprimé
du New York Medical Journal and Medical Record, New-York, aott
1923 (V).
DIELS Hermann
Antike Technik, 1'@ édition, Berlin, 1914; 2° édition, 1919.
DIXON Roland B.
The Building of Cultures, New-York, 1928.
DOMINIAN L.
The Frontiers of Language and Nationality in Europe, New-York.
1917 (VI).
DOUGLAS Clifford H.
Social Credit, 3° édition, Londres, 1933.
DULAC A. et RENARD G.
L’Evolution industrielle et agricole depuis cent cinquante ans (IV,
V)
Bon tableau de 1’évolution depuis un siécle et demi.
DYER Frank L. et MARTIN T.C.
Edison : His Life and Inventions, New-York, 1910.
ECKEL E. C.
Coal, Iron and War : A Study in Industrialism, Past and Future,
New-York, 1920.
Etude intéressante, née des bouleversements de la premiére guerre
mondiale.
Economic Signifiance of Technological Progress : A Report to the
Society of Industrial Engineers, New-York, 1933 (V, VIII).
Un résumé des travaux d’un comité dont Polakov était président
(voir ce nom).
EDDINGTON A. S.
La nature du monde physique, traduit de l’anglais, Paris, 1929
(VIII).
EGLOFF Gustave
Earth Oil, New-York, 1933 (V).
ERRENGERG Richard
Das Zeilalter der Fugger, Jena, 1896, traduit en anglais : Capital and
Finance in the Age of the Renaissance, New-York, 1928 (I, II, ITI).
ELTON John et BENNETT Richard
History of Corn Milling, 4 vol., Londres, 1898-1904.
Encyclopédie des Sciences, des Arts et des Métiers, Recueil de plan-
ches (in folio), Paris, 1763.
Une coupe de la technique européenne au milieu du XVIII® siécle,
se rapportant surtout a la France, qui avait alors pris la premiére
place, auparavant occupée par la Hollande. L’explication détaillée et
illustration des procédés lui confére une importance particuli¢re. Les
gravures que j’ai utilisées sont caractéristiques de l’ensemble. L’En-
cyclopédie a été sous-estimée par les historiens allemands de la techni-
que. Dans son illustration sur la division du travail, il y a un com-
mentaire sur Adam Smith.
ENGELHART Victor
Weltanschauung und Technik, Leipzig, 1922.
ENGELS Friedrich
The Condition of the working Class in England in 1844, Londres,
1892 (IV).
395
Excellente peinture des horreurs de l’industrie paléotechniqaue pen-
dant une de ses crises les plus graves. La documentation qui a suivi
a enrichi et non atténué la description d’Engels. Cf. Hammonds.
ENGELS Friedrich et MARX Karl
Manifeste du parti communiste (traduction revue par Engels), Paris,
Igo!.
ENOCK C., R.
Can we set the World in Order? The Need for a constructive World
Culture; an Appeal for the Development and Practice of a Science of
Corporative Life... a new Science of Geography and Industry Plan-
ning, Londres, 1916 (V, VIII).
Ouvrage dont les critiques pertinentes et l’originalité rachétent les
passages nettement mauvais.
ERHARD L, "
Der Weg des Geistes in der Technik, Berlin, 1929.
ESPINAS Alfred
Les origines de la Technologie, Paris, 1899.
EWING J. Alfred
An Engineer’s Outlook, Londres, 1933 (V, VIII).
Violente critique de la morale et de la politique qui n’ont pas su
suivre la machine. Suggére de réduire le rythme des inventions jus-
qu’A ce que nous ayions maitrisé nos difficultés. Signalé en raison
de l’importante position professionnelle d’Ewing.
EYTH Max
Lebendige Krafte; Sieben Vortrage aus dem Gebiete der Technik,
17° édition, Berlin, 1904; 3° édition, Berlin, 1919.
FARNHAM DWIGHT T., etc.
Profitable Science in Industry, New-York, 1925.
FELDHAUS Franz Maria
Leonardo; der Techniker und Erfinder, lena, 1913, (III).
Die Technik der Vorzeit; der Geschichtlichen Zeit und der Natur-
vélker, Leipzig, 1914.
Ruhmesblatter der Technik von der Urerfindungen bis sur Gegen-
wart, 2 vol., 2° édition, Leipzig, 1926 (I, VIII).
CEuvre inestimable.
Kulturgeschichte der Technik, 2 vol., Berlin, 1928 (I, VII).
Lexikon der Erfindungen und Entdeckungen auf den Gebieten der
Naturwissenschaften und Technik, Heidelberg, 1904.
Technik der Antike und des Mittelalters, Postdam, 1931 (III).
Bien qu’il soit parfois incomplet en dehors des sources et de la
littérature allemande sur ce sujet, Feldhaus s’est acquis la reconnais-
sance de quiconque étudie 1’évolution historique de la technique.
FERRERO Gina LOMBROSO
La rangon du machinisme, traduit de l’italien, Paris, 1931.
Ouvrage assez faible, qui exagére les vertus du passé et ne par-
vient pas A faire une critique assez rigoureuse du présent, malgré un
évident parti pris contre lui.
FIELD J. A. 3
Essays on Population, Chicago, 1931 (¥). SS
FLANDERS Ralph
Taming our Machines : the Attainment of Human Values in a
mechanized Society, New-York, 1931 (V, VIII). ;
Essai d’un ingénieur qui comprend que 1’Age de la machine n'est
pas une pure utopie.

396
FLEMING A. P. M. et BROCKLEHURST H. J.
A History of Engineering, Londres, 1925.
FLEMING A. P. M. et PEARCE J. G.
Research in Industry, Londres, 1917.
FOPPL Otto
Die Weiterentwicklung der Menschheit mit Hilfe der Technik, Ber-
Jin, 1932.
FORD Henri
Today and Tomorrow, New-York, 1926.
Le Progrés, traduit par Arthur Foerster, Paris, 1930.
Ma vie et mon ceuvre, Paris, 1926.
Important Aa cause de la puissance industrielle de Ford et parce
qu’il comprend presque instinctivement le besoin d’une réorganisa-
tion néotechnique de l’industrie; mais gAché par le « cant » qui
accompagne si souvent les bonnes intentions de l’Américain, en par-
ticulier lorsqu’il veut justifier son pouvoir financier arbitraire.
Form, Die, Ouvrage bi-mensuel de la Deutscher Werkbund (VII).
Entre 1925 et janvier 1933, le plus important de tous les périodi-
ques qui aient traité des arts formels, A la fois dans l’artisanat et
le machinisme. Le premier rang est revenu maintenant a la France,
la Belgique, la Hollande et les Pays Scandinaves, mais Die Form
reste le témoin indispensable de la courte explosion créatrice de
l’Allemagne.
FOURNIER Edouard
Curiosités des inventions et découvertes, Paris, 1855.
FOX R. M.
The Triumphant Machine, Londres, 1928.
FRANK Waldo
The Rediscovery of America, New-York, 1929 (VI).
Quelques commentaires intéressants sur les effets subjectifs de la
mécanisation.
FREEMAN Richard A.
Social Decay and Regeneration, Londres, 1921 (VI).
Critique de la machine du point de vue de la dégradation humaine
qu'elle engendre, faite par un membre de la haute bourgeoisie. Cf.
Allport pour un exposé plus intelligent.
FREMONT Charles
Origine et évolution des outils, Paris, 1913.
FREY Dagobert
Gotik und Renaissance als Grundlagen der Modernen Welan-
schauung, Augsbourg, 1929 (I-VII).
Etude brillante et bien illustrée d’un sujet difficile, délicat et fas-
cinant.
FRIEDELL Egon
A Cultural History of the Modern Age, 3 vol., New-York, 1930-1932.
Généralement brillant, quelquefois inexact, et obscur a l’occasion.
Il ne faut pas considérer cet ouvrage comme une étude positive.
Comme pour Spengler, son intérét réside surtout dans des a-cétés que
ne révélent pas des esprits plus académiques.
FROST Dr Julius
Die Hollandische Landwirtschaft; Ein Muster Moderner Rationali-
sierung, Berlin, 1930.
GAGE S. H.
The Microscope, Edition revue, Ithaca, 1932 (III).

397
GALILEE ~
Dialogues sur la chute des corps et le pendule, traduction Souchet,
Angouléme, 1906 (I, III).
Un classique.
GANTNER Joseph
Revision der Kunstgeschichte, Vienne, 1932 (VII).
Suggére la nécessité de reviser les jugements historiques selon
les intéréts nouveaux et les valeurs nouvelles. L’auteur fut le ré-
dacteur en chef de la revue Die Neue Stadt qui, pour n’avoir paru
que peu de temps, n’en fut pas moins brillante.
GANTT H. L.
Travail, salaires et bénéfices, traduit d’aprés la 2° édition améri-
caine, Paris, 1921.
Un des jalons dans la recherche du rendement par un contemporain
de Taylor, qui dépasse l’étroite position initiale de son maitre.
GARRETT Garret
Ouroboros, or the Future of the Machine, New-York, 1926.
GASKELL P.
Artisans and Machinery; the Moral and Physical Condition of the
Manufacturing Population considered with Reference to Mechanical
Substitutes for Human Labour, Londres, 1836 (IV).
Gaskell, ayant la foi en l’ordre établi, présente une vision horri-
fiante des débuts de l’industrie paléotechnique, dont les défauts le
révoltent.
GAST Papl
Unsere Neue Lebensform, Munich, 1932.
GEDDES Norman Bell
Horizons, Boston, 1932 (V, VII).
Suggére de nouvelles formes de machines et d’utilités, applications
des principes de l’aérodynamique et des matériaux modernes. Doit
plus 4 la publicité qu’é son érudition, mais utile par ses illustrations.
GEDDES Patrick
An Analysis of the Principles of Economics, Edimbourg, 1885 (VIII).
The Classification of Statistics, Edimbourg 1881.
Un des premiers écrits de Geddes, encore plein d’enseignement
pour ceux qui sont capables de porter les théories de l’auteur jus-
qu’a leur conclusion. Premiére application sociologique du concept
moderne de énergie.
An Indian Pioneer of Science; the Life and Work of sir Jagadis
Bose, Londres, 1920.
Cities in Evolution, Londres, 1915.
Premier ouvrage de Geddes qui distingue la période néotechnique
de la période paléotechnique.
GEDDES Patrick et THOMSON J. A.
Life; Outlines of General Biology, New-York, 1931.
Biology, New-York, 1925.
Le titre du premier ouvrage esquisse le second. Les derniers cha-
pitres du second volume de Life sont ceux qui résument le mieux la
pensée de Geddes, encore valable aujourd’hui. Il projetait un ouvrage
analogue en sociologie, mais ne vécut pas assez pour le terminer.
~
GEDDES Patrick et SLATER G.
Ideas at War, Londres, 1917 (II, IV).
Une brillante collection des articles de Geddes sur la paix et la
la guerre, qui parurent dans la Sociological Review.
GEER William C.
The Reign of Rubber, New-York, 1922 (Y).

598
GEITEL Max (Editor),
Die Siegeslauf der Technik, 3 vol., Berlin, 1909.
GEORGE Henry
Progres et Pauvreté, traduit sur |’édition anglaise de 1886, Paris,
1887.
George met l’accent sur le réle de l’appropriation privée des reve-
nus fonciers, ce qui lui fait dépeindre l’industrie moderne sous un
seul aspect. Son ceuvre, comme celle de Marx, marque en tant que
critique.
GIESE Fritz
Bildungsideale in Maschinenzeitalter, Halle, 1931.
GLANVILL Joseph
Scepsis Scientifica; or Confessed Ignorance the W'ay to Science,
Londres, 1665 (I).
GLAUNER Karl Th.
Industrial Engineering, Des Moines, 1931.
GLOAG John
Artifex, or the Future of Craftsmanship, New-York, 1927.
GLOCKMEIER Georg
Von Naturalwirtschaft zum Millardentribut : Ein Langschnitt durch
Technik, Wissenschaft und Wirtschaft cweier Jahrtausende, Zurich,
1931.
GOODYEAR Charles
Gum Elastic and Its Varieties, 1853 (V).
GORDON G. F.C.
Clockmaking, Past and Present; with which is Incorporated the
more important Portions of « Clocks, Watches and Bells », by the
late Lord Grimthorpe, Londres, 1925 (I, II).
GRAHAM J. J.
Elementary History of Progress of the Art of War, Londres, 1858
(II).
GRAS N.S. B.
Industrial Evolution, Cambridge, 1930 (I, VY).
Une utile série d’études concrétes sur le développement de 1’industrie.
An Introduction to Economic History, New-York, 1922.
GREEN A. H. et autres
Coal; its History and Uses, Londres, 1878 (IV).
GROSSMANN Robert ly
Die Technische Entwicklungen der Glasindustrie in ihrer Wirts-
chaftlichen Bedeutung, Leipzig, 1908 (III).
GUERARD A. L.
A short History of the International Language Movement, Londres,
1922 (VI).
Excellent résumé des raisons qui militent en faveur d’une langue
internationale, et la base méme du mouvement de cette époque.
L’ceuvre de Ogden sur le Basic English, si elle a quelque valeur en
logique et en grammaire, ne présente pas de raisons suffisantes pour
V’emploi d’une langue vivante dans les relations internationales.
HALE W. J. :
Chemistry Triumphant, Baltimore, 1933 (V)-
HALEVY Elie
The Growth of Philosophic Radicalism, Londres, 1928 (IV).
La meilleure histoire de l’idéologie utilitaire.
HAMMOND John Lawrence et Barbara
The Rise of Modern Industry, New-York, 1926 (III, TV).
The Town Labourer (1760-1832).
The Skilled Labourer (1760-1832), New-York, 1919 (IV).
The Village Labourer, Londres, 1911 (III, IV).
Cette série d’ouvrages, méme le plus général sur la naissance de
Vindustrie moderne, est basée presque uniquement sur une docu-
mentation britannique. Dans cette limite, ils constituent le tableau
le plus vivant, le plus complet et le plus irréfutable du régime
paléotechnique A ses débuts, et de ses progrés. Cf. Engels, Mantoux,
et, par contraste, Ure. Le phénoméne décrit par les Hammond fut
suivi, avec de faibles variantes, par les autres pays.
HAMOR William A. et WEIDLEIN E. R.
Science in Action,New-York, 1931.
HARRIS L. S. et BUTT I. N.
Scientific Research and Human Welfare, New-York, 1924 (¥).
HARRISSON H. S.
Pots and Pans, Londres, 1923 (II).
The Evolution of Domestic Arts, 2° édition, Londres, 1925.
Travel and Transport, Londres, 1925 (II).
War and Chase, Londres, 1929 (II).
Une excellente série d’introductions. Consulter en particulier War
and Chase.
HART Ivor B.
The Mechanical Investigations of Leonardo da Vinci, Londres, 1925.
Avec Feldhaus constitue un excellent résumé de l’ceuvre de Léo-
nard. Voir aussi le chapitre correspondant dans Usher.
The Great Engineers, Londres, 1928.
HATFIELD H. Stafford
The Inventor and his World, New-York, 1933.
HAUSER Henri
La Modernité du XVI° siécle, Paris, 1930 (I).
HAUSLEITER L.
The Machine Unchained, New-York, 1933.
Inestimable.
HAVEMEYER Louis
Conservation of our Natural Resources, New-York, 1930 (Y).
Un ingénieur reconnait le gaspillage et la destruction de l’envi-
ronnement, clairement démontré pour la premiére fois par George
Perkins Marsh vers 1860.
HENDERSON Fred
Economic Consequences of Power Production, Londres, 1931 (W,
VIIt).
Etude bien menée sur les tendances 4 |’automatisme et au con-
tréle lointain dans la production néotechnique.
HENDERSON Lawrence J.
L’ordre de la Nature, traduit de l’anglais, Paris, 1924.
The Fitness of the Environment; an Inquiry into The Biological
Signifiance of the properties of Matter, New-York, 1927 (I, VIII).
Ouvrage brillant et original, qui contredit la thése habituelle sur
l’adaptation. .
HENDRICK B. J.
The Life of Andrew Carnegie, New-York, 1932 (IY).
HILL Leonard et CAMPBELL Argyll
Health and Environment, Londres, 1925 (IV, VY).
Bon ouvrage.

400
HINE Lewis
Men at Work, New-York, 1932 (VY).
Photographies d’ouvriers modernes au travail. C’est le genre d’é-
tude qui devra étre faite systématiquement si l’on entreprend jamais
l’Encyclopedia Graphica de Geddes.
HOBSON John A.
The Evolution of Modern Capitalism; a Study of Machine Production,
nouvelle édition revisée, Londres, 1926 (I, V).
Incentives in the New Industrial Order, Londres, 1922 (VIII).
Wealth and Life; a Study in Values, Londres, 1929 (VIII).
Un des économistes modernes les plus intelligents, les plus hu-
mains, et dont l’esprit est le plus clair. Ces ouvrages corrigent heu-
reusement les réves non discutés sur « le nouveau capitalisme » qui
furent si 4 la mode en Amérique entre 1925 et 1930.
HOCART A. M.
Les progres de l’homme, traduit de l’anglais, Paris, 1935.
Bréve enquéte critique dans les divers domaines de |’anthropologie,
y compris la technique.
HOER
A short History of the printing Press, New-York, 1902.
HOLLAND Maurice et PRINGLE H. F.
Industrial Explorers, New-York, 1928.
Hollandsche Molen
Eerste Jaarboekje, Amsterdam, 1927 (III).
Rapport de la Société pour la protection des vieux moulins de
Hollande.
HOLSTI R.
Relation of War to the Origin of the State, Helsingfors, 1913 (II).
Un livre qui bouleverse la notion démodée et paresseuse selon la-
quelle la guerre est l’apanage des petuples sauvages. Démontre le
caractére rituel de la guerre primitive.
HOLZER Martin
Technik und Kapitalismus, lena, 1932 (VIII).
Critique aigué du « technicisme » et du pseudo-rendement vantés
par la grosse finance moderne.
HOOKE Robert
Micrographia, Londres, 1665 (I).
Posthumous Works, Londres, 1705.
HOPKINS W. M.
The Outlook for Research and Invention, New-York, 1919 (Y).
HOUGH Walter
Fire as an Agent in Human Culture, Smithsonian Institution Bul-
letin 139, Washington, 1926 (II).
HOWARD Ebenezer
Tomorrow; a peaceful Path to Reform, Londres, 1898, 2° édition inti-
tulée Garden Cities of Tomorrow, Londres, 1902 (Y).
Ouvrage qui décrit l’une des plus importantes inventions néotech-
niques, la cité-jardin. Voir aussi Kropotkine et Cities in Evolution de
Geddes.
ILES George
Inventors at Work, New-York, 1906.
Leading American Inventions, New-York, 1912.
JAMESON Alexander (Editor).
A Dictionary of Mechanical Science, Arts, Manufactures and Miscel-
laneous Knowledge, Londres, 1827 (III, IV).

401
JEFFREY E. C. ~
Coal and Civilization, New-York, 1925 (1V, Y).
JEVONS H. Stanley
Economic Quality in the cooperative Commonwealth, Londres, 1933
(VIID.
Suggestions détaillées pour passer, d’une fagon ordonnée et typi-
quement anglaise, au communisme.
JEVONS W. Stanley
The Coal Question, Londres, 1866 (IY).
Un ouvrage qui attirait l’attention sur la base de 1’économie
paléotechnique, peu sdre en ses fondements.
JOHANSEN Otto
Louis de Geer, Berlin, 1933 (III).
Bréve évocation d’un capitaliste belge qui s’enrichit en fabriquant
des munitions dans la Suéde du XV11® siécle. Voir aussi 1’évocation
de Christopher Polhem dans Usher.
JONES Bassett
Debt and Production, New-York, 1933 (VIII).
Essaie de démontrer que le taux de la production industrielle dé-
croit quand la dette augmente. Thése importante.
KAEMPFFERT Waldemar
A Popular History of American Invention, New-York, 1924 (IV, V).
KAPP Ernst
Grundlinien einer Philosophie der Technik, Braunschweig, 1877.
KEIR R. M.
The Epic of Industry, New-Haven, 1926 (IV, Y).
Développement de l’industrie américaine. Bien illustré.
KESSLER Count Harry 4
Walter Rathenau : His Life and Work, New-York, 1930 (Y).
Description sympathique de celui qui fut, peut-étre, le plus grand
des financiers et des industriels néotechniques. Complément biogra-
phique a la théorie de l’entreprise de Veblen, montrant le conflit
entre les normes pécuniaires et techniques chez une méme personne.
KIRBY Richard S. et LAURSON P.G.
The Early Years of Modern Civil Engineering, New-Haven, 1932
(IV).
Documentation intéressante sur ]’Amérique.
KLATT Fritz
Die Geistige Wendung des Maschinenzeitalters, Postdam, 1930.
KNIGHT Edward H.
Knight’s American Mechanical Dictionary, 3 vol., New-York, 1877.
Compilation trés intéressante, eu égard a l’époque et au lieu, et
qui donne une coupe utile de |’industrie paléotechnique.
KOFFKA Kurt
The Growth of the Mind, New-York, 1925.
KOLLMANN Franz
Schénheit der Technik, Munich, 1928 (VII).
Bonne étude, avec de nombreuses photographies, qui demande
déja a étre complétée. ~

KRAFT Max
Das System des Technischen Arbeit, 4 vol., Leipzig,
1902.
KROPOTKINE .
Champs, Usines, Ateliers, ou Vindustrie combinée avec Vagriculture,
traduction, Paris, 1910 (V, VIII).

402
Un des premiers essais pour définir ce qu’implique 1’économie
néotechnique, grandement renforcé par les progres de l’électricité et
de la production en usine. Voir Howard.
KULISHER A.M. et Y. M.
Kriegs und Wanderziige; Weltgeschichte als Wolkerbewegung, Ber-
lin, 1932 (II, IV).
Bonne analyse du rapport entre la guerre et la migration des
peuples.
LACROIX Paul
Vie militaire et religieuse au Moyen-Age et a l’époque de la Renais-
sance, Paris, 1873 (II).
LANDAUER Carl
Planwirtschaft und Werkehrswirtschaft, Munich, 1931.
LANGLEY S. P.
Langley Memoir on Mechanical Flight, 17° partie, 1887-1896.
LAUNAY Louis de
La Technique industrielle, Paris, 1930.
LAURSON P. G.
Voir KIRBY R. S.
LE CORBUSIER
L’Art décoratif d’aujourd’hui, Paris, 1925.
Vers une architecture, Paris, 1922.
Une génération aprés les ceuvres de Sullivan, Wright et Loos, Le
Corbusier re-découvre pour lui-méme la machine. Principal avocat
polémique des formes de la machine.
LEE Gerald Stanley
The Voice of the Machines; on Introduction to the Twentieth Cen-
tury, Northampton, 1906.
Livre sentimental.
LEITH C. K.
World Minerals and World Politics, New-York, 1931 (¥).
LENARD Philipp
Great Men of Science; A History of human Progress, Londres, 1933
LEONARD J. N.
Loki; the Life of Charles P. Steinmetz, New-York, 1929 (V¥).
LE PLAY Frédéric
Les ouvriers européens, 2° édition, 6 vol., Tours, 1879 (II).
Un des grands jalons de la sociologie moderne. Les principales
écoles d’économistes et d’anthropologistes ne parviennent pas a le
suivre et montrent par 14 leurs limites. Le manque de telles études
concrétes sur le travail, l’ouvrier et l’environnement du travail est
un sérieux handicap pour écrire l’histoire de la technique ou appré-
cier les forces en action.
LE-PLAY House
Coal : Ways to Reconstruction, Londres, 1926 (¥).
Application de la pensée néotechnique a une industrie retardataire.
LEVY H.
The Universe of Science, Londres, 1932.
Bonne introduction (I, V).
LEWIS Gilbert Newton
The Anatomy of Science, New-Haven, 1926 (I, V).
Excellent exposé des démarches contemporaines de la science.
Voir Poincaré, Henderson, Lévy et Bavink.

403
LEWIS Wyndham be!
Time and Western Man, New-York, 1928 (I).
Critique du temps mécanique par un visuel, avocat des arts de
l’espace. Ne voit qu’un aspect, mais n’est pas négligeable.
LIEHBURG Max Eduard
Das Deue Weltdild, Zurich, 1932.
LILJE Hanns ’
Das Technische Zeitalter, Berlin, 1932.
LINDNER Werner et STEINMETZ G.
Die Ingenieurbauten in Ihrer Guten Gestaltung, Berlin, 1923 (VII).
Particuligrement bon dans la comparaison des formes anciennes de
la construction industrielle avec les usines modernes. Beaucoup d’il-
lustrations. Voir Le Corbusier et Kollmann.
ILLOMBROSO Gina
Voir Ferrero.
LUCKE Charles E.
Power, New-York, 1911.
LUX J. A.
Ingenieur-Aesthetik, Munich, 1910 (VII).
Une des premiéres études. Voir Lindner.
Mac CURDY G. G.
Human Origins, Londres, 1923 (I, II).
Bon compte rendu objectif des outils et des armes préhistoriques.
Mac IVER R. M.
Society : its Structure and Changes, New-York, 1932.
Introduction pénétrante et équilibrée.
Mac KAYE Benton
The New Exploration, New-York, 1928 (Y).
Un des premiers traités sur la géotechnique et le planning régio-
nal, A mettre aux cétés de Marsh et de Howard.
MACKENZIE Catherine.
Alexander Graham Bell, New-York, 1928 (¥).
MALE Emile
L’art religieux en France au XIII® siécle, 17 édition, Paris, 1898 (1).
MALTHUS T.-R.
Essai sur le principe de poptlation. traduit de l’anglais, Paris,
1852 (IV).
MAN Henri de
La joie au travail, Paris, 1930.
Fiude objective de la récompense psychologique du travail, basée
cependant sur une observation limitée et un nombre insuffisant de
cas. Des observations utiles sur ce sujet attendent des études du
genre de celle de Terpenning sur le village. Voir Le Play.
MANLEY Charles M.
Langley Memoir on Mechanical Flight, 2° partie, Washington, 1911
(V).
MANNHEIM Karl :
Ideologie und Utopie, Bonn, 1929. A
Ouvrage difficile, mais intéressant.
MANTOUX Paul
La Révolution industrielle du XVIII® siécle, Paris, 1906.
Traite des changements techniques et industriels dans 1’Angleterre
du XVIII¢ siécle. Sans doute le meilleur livre qui ait été publié sur
ce sujet.

404
MAREY Etienne-Jules
La machine animale : locomotion terrestre et aérienne, Paris, 1873.
Le mouvement, Paris, 1894.
Importantes études physiologiques destinées A renouveler l’intérét
pour le vol. Voir Pettigrew.
MOROT Helen
The Creative Impulse in Industry, New-York, 1918 (VIII).
Evaluation des valeurs éducatives potentielles dans les organisations
industrielles modernes. Beaucoup de critiques et de suggestions sont
encore pertinentes.
MARTIN T.-C.
Voir Dyer F, L.
MARX Karl
Le Capital, 4 vol., Paris,1924-1928.
Un classique, dont la documentation historique, le sens social et
la passion humaine contrebalancent les défauts dans 1l’analyse éco-
nomique abstraite. La premiére interprétation de la société moderne
selon la technique.
MARX Karl et ENGELS Friedrich, cf. Engels.
MASON Otis T.
The Origins of Invention; a Study of Industry among Primitive
Peoples, New-York, 1895 (I, II).
Bon ouvrage A l’époque. Demande maintenant un successeur digne
de lui.
MATARE Franz
Die Arbeitsmittel, Maschine, Apparat, Werkzeug, Leipzig, 1913
(I, V).
Important. Fait ressortir le r6éle des appareils et utilités et montre
les tendances néotechniques des industries chimiques, en avance en
ce qui concerne l’organisation scientifique, le nombre proportionnelle-
ment élevé de techniciens et l’automatisme croissant du travail.
MATSCHOSS Conrad
Die Entwicklung der Dampfmaschine; eine Geschichte der Ortsfes-
ten Dampfmaschine und der Lokomobile, der Schiffsmaschine und
Lokomobile, 2 vol., Berlin, 1908 (IY).
Etude compléte de la machine a vapeur. Pour une étude plus
courte, voir Thurston.
Technische Kulturdenkmdler, Berlin, 1927.
MATSCHOSS Conrad (Editor)
Manner der Technik, Berlin, 1925.
Série de biographies. Ouvrage critiqué par Feldhaus pour diffé-
rentes omissions et erreurs.
MAYHEW Charles
London Labor and the London Poor, 4 vol. Londres, 1861.
MAYO Elton
The Human Problems of an Industrial Civilization, New-York,
1933 (V) ;
Etude utile des rapports entre le rendement, les périodes de repos
et l’intérét pour le travail. Voir Henri de Man.
McCARTNEY Eugene S.
Warfare by Land and Sea, Boston, 1923 (II).
McCURDY Edward
Leonardo da Vinci’s Notebooks, New-York, 1923 (I, III).
The Mind of Leonardo de Vinci, New-York, 1928 (I, HII).

405
MEISNER Erich =
Weltanschauung eines Technikers, Berlin, 1927.
MEYER Alfred Gotthold
Eisenbauten, Ihre Geschichte und Esthetik, Essling, 1907 (IV, V,
VID).
Trés important; critique compétente et travail historique.
Middle West Utilities Company
America’s New Frontier, Chicago, 1929 (¥).
Malgré son origine, étude trés utile sur les rapports de 1’électricité
et de la décentralisation industrielle et urbaine.
MILHAM Willis I.
Time and Time-Keepers, New-York, 1923 (I, III, IV).
MOHOLY-NAGY L.
The New Vision (traduit par Daphne Hoffman), New-York, sans
date (VII).
Malerei Fotografie film, Munich, 1927.
Bien que la fin ne vaille pas le début, The New Vision est encore
un des meilleurs exposés sur les expériences modernes dans le genre
de la Bauhaus de Dessau par Gropius et Moholy-Nagy. Dans de
telles expériences, méme les échecs et les erreurs ne manquent pas
d’intérét, ne serait-ce que parce que ceux qui sont nouveaux en la
mnatiére ont souvent tendance a les répéter.
MORGAN C. Llyod
Emergent Evolution, New-York, 1923.
MORY L. V. H. et REDMAN L. V.
The Romance of Research, Baltimore, 1933.
MUMFORD Lewis
The Story of Utopias, New-York, 1922 (VI, VIII).
Résumé des utopies classiques qui, bien que souvent superficiel,
découvre cependant quelquefois un aspect négligé.
NEUBURGER Albert
The Technical Arts and Sciences of the Ancients, New-York, 1930.
Volumineux. Mais voir Feldhaus.
NEUDECK G.
Geschichte der Technik, Stuttgart, 1923.
Quelquefois utile pour les faits historiques. Complet, mais pas
d’une qualité extraordinaire.
NUMMENHOFF Ernst
Handwerker in der Deutschen Vergangenheit, Tena, 1924.
Abondamment illustré.
NUSSBAUM Frederick L.
A history of the economic institutions of modern Europe, New-York,
1933-
Un résumé de Sombart.
OBERMEYER Henry
Stop that Smoke! New-York, 1933 (VI, VY).
Exposé de vulgarisation sur le coft et les conséquences des che-
minées des usines paléotechniques, qui pésent lourdement, encore
aujourd’hui, sur les centres industriels. “
OGBURN W. F.
Living with Machines, New-York, 1933 (IV, V).
Social Change, New-York, 1922.
ORTEGA Y GASSET José
La révolte des masses, traduction, Paris, 1937.

406
OSTWALD Wilhelm
Energetische Grundlagen der Kulturwissenschaften, Leipzig, 1909.
Voir The Classification of Statistics de Geddes, écrite une généra-
tion plus tét.
OZENFANT Amédée
Bilan des arts modernes, Paris, 1928.
Irrégulier, mais parfois pénétrant.
PACORET Etienne
Le machinisme universel, ancien, moderne et contemporain, Paris,
1925.
L’une des plus utiles introductions en langue frangaise.
PARRISH Wayne William
An Outline of Technocracy, New-York, 1933.
PASDERMADJIAN H.
L’organisation scientifique du travail, Genéve, 1932.
PASQUET D.
Londres et les ouvriers de Londres, Paris, 1914.
PASSMORE J. B. et SPENCER A. J.
Agricultural Implements and Machinery (III, IV). A Handbook of
the Collections in the Science Museum, London, Londres, 1930.
Utile.
PAULHAN Frédéric
Psychologie de l’invention, Paris, 1901.
Traite intelligemment de l’invention mécanique, non comme un
don particulier de la nature, mais comme un aspect particulier des
caractéristiques communes 4 tous les arts.
PEAKE Harold J. E.
Early Steps in human Progress, Londres, 1933 (I, II).
Bon. Mais voir Renard.
PEAKE Harold et FLEURE H. J.
The Corridors of Time, 8 vol., Oxford, 1927.
PELDGOT Eugéne M.
Le verre, son histoire, sa fabrication, Paris, 1877 (III).
PENTY Arthur
Post Industrialism, Londres, 1922 (VI).
Critique des finances et du machinisme modernes. Prévoit la chute
du systéme A une époque ot cette position était moins courante
qu’aujourd’hui.
PETRIE W. F.
Les arts et métiers de l’ancienne Egypte, traduit de l’anglais, Bruxel-
les, 1912.
The Revolutions of Civilization, Londres, 1911 (III).
FETTIGREW J. Bell
La locomotion chez les animaux, ou marche, natation et vol, suivie
d’une dissertation sur l’aéronautique, Paris, 1874 (V).
Contribution importante. Voir Marey.
POINCARE Henri
Science et méthode, Paris, 1908.
Un classique dans la philosophie de la science.
FOLAKOV Walter N.
The Power Age; its Quest and Challenge, New-York, 1933 (V, VIII).
Donne d’excellentes perspectives sur les nouvelles formes d’utilisa-
tion de l’énergie électrique et l’organisation de l’industrie moderne.
Se trompe lorsqu’il affirme que l’emploi de l’énergie est le trait
caractéristique de l’industrie néotechnique.
407
POPP Josef i
Die Technik als Kultur Problem, Munich, 1929.
POPPE Johann H. M. von
Geschichte aller Erfindungen une Entdeckungen im Bereiche der
Gewerbe, Kiinste und Wissenschaften, Stuttgart, 1837 (III).
Le plus proche successeur de Beckmann. Contient quelques faits
qui ont été négligés depuis.
PORTA Giovanni Battista della
La magie naturelle, 17* édition en frangais, Rouen, 1612 (III).
PORTER George R.
Progress of the Nation, 3 vol. en un, Londres, 1836-1843 (IV).
Utile comme documentation.
POUND A.
Iron man in industry, Boston, ig22 (¥).
Etude de l’automatisme dans l’industrie et du besoin de le com-
penser.
PUPIN Michael J.
Romance of the Machine, New-York, 1930.
Quelconque.
RATHENAU Walter
Die Neue Gesellschaft, Berlin, 1919 (V, VIII).
Die Neue Staat, Berlin, 1919.
Die neue Wirtschaft, Berlin, 1918.
Conscient des dangers de la mécanisation 4 outrance, Rathenau,
bien que parfois emphatique et exagéré, a écrit une série de justes
critiques sur cette situation. I! a tracé le portrait d’une nouvelle so-
ciété industrielle. Il se distingue de la plupart des démocrates sociaux
et communistes parce qu’il reconnait l’importance fondamentale des
problémes moraux et éducatifs dans l’orientation nouvelle.
READ T. T.
Our Mineral Civilization, New-York, 1932.
Recent Social Trends in the United States, 2 vol., New-York, 1933.
Recent Economic Changes in the United States, 2 vol., New-York,
1929 (IV, Y).
Enquéte encore utile pour ses données et qui aurait été encore plus
importante si elle avait été présentée de facgon a faire ressortir
plus clairement ses conclusions pessimistes et pleines de doutes.
Recueil de planches sur les Sciences, les Arts libéraux et les Arts
mécaniques (Supplément a 1l’Encyclepédie de Diderot), Paris, 1763
(II).
Voir Encyclopédie.
REDMAN L. V.
Voir Mory L. V. H.
REDZICH Constantin
Das Grosse Buch der Erfindungen une deren Erfinder, 2 vol., Leip-
zig, 1928.
RENARD Georges-F.
La révolution économique et sociale au début de l’ére moderne (X V°-
XVIP° siécles), Paris, 1913 (HII).
Le travail dans la préhistoire, Paris, 1927 (II). =
Etude pénétrante d’un sujet dont les données exigent une imagina-
tion active mais prudente.
RENARD G.-F. et DULAC A.
L’ Evolution industrielle et agricole depuis cent cinquante ans, Paris,
1912 (IV, VY).

408
RENARD G.-F, et WEURLESSE G.
Le travail dans l’Europe moderne, Paris, 1920 (III).
Excellent.
REULEAUX Franz
Cinématique. Principes fondamentaux d’une théorie générale des
machines, traduit de l’allemand, Paris, 1877.
La plus importante des morphologies systématiques de la machine.
Ouvrage si remarquable qu’il a découragé les successeurs.
RICHARDS Charles R.
The Industrial Museum, New-York, 1925.
Enquéte critique sur les genres existants de musées industriels.
RICKARD Thomas A.
L’homme et les métaux, traduit de l’anglais, Paris, 1938.
Abrégé assez complet.
RIEDLER A.
Das Maschinen-Zeichnen, 2° édition, Berlin, 1913.
Traité qui a beaucoup d’influence en Allemagne.
ROBERTSON J. Drummond
The Evolution of Clockwork, with a special Section on the Clocks of
Japan, Londres, 1931.
Données récentes sur un sujet dont I’histoire, au début, présente
de nombreux piéges. Voir Usher.
ROE Joseph W.
English and American Tool Builders, New-Haven, 1916 (IY).
Ouvrage de valeur. Voir Smiles.
ROSSMAN Joseph
The Psychology of the Inventor, New-York, 1932.
ROUTLEDGE Robert
Discoveries and Inventions of the Nineteenth Century, Londres, 1899,
(IV).
RUGG Harold O.
The Great Technology; Social Chaos and the Public Mind, New-
York, 1933 (V, VIII).
Concerne le probléme éducatif qui consiste 4 comprendre les va-
leurs de l’industrie moderne et du contréle de la machine.
RUSSELL George W.
The National Being, New-York, 1916.
SALTER Arthur
Modern Mechanization, New-York, 1933.
SARTON George
Introduction to the History of Science, 3 vol., Baltimore, 1927-
1931 (I).
(Euvre qui occupa toute une vie de savant.
SAYCE R. U.
Primitive Arts and Crafts; an Introduction to the Study of Material
Culture, New-York, 1933 (II).
Suggestif.
SCHMIDT Robert
Das Glas, Berlin, 1912 (III).
SCHMITTHENNER Paul
Krieg und Kriegfiihrung im Wandel Weltgeschichte. Postdam,
1930 (II, II, IV).
Bien illustré, bonne bibliographie.

409
~

SCHNEIDER Hermann
The History of World Civilization from Prehistoric Times to the
Middle Ages, vol. I, New-York, 1931.
SCHREGARDUS J., VISSER Door C. et TEN BRUGGENCATE A.
Onze Hollandsche Molen, Amsterdam, 1926.
Bien illustré.
SCHULZ Hens
Die Geschichte der Glaserzeugung, Leipzig, 1928 (III).
Das Glas, Munich, 1923 (III).
SCHUMACHER Fritz
Schopferwille und Mechanisierung, Hambourg, 1933.
Der Fluch der Technik, Hambourg, 1932.
Ces quelques pages en disent plus que bien des traités prétentieux.
L’esprit humain et rationnel de Schumacher soutient la comparaison
avec celui de Spengler, tout comme ses admirables écoles et com-
munautés de Hambourg le font avec l’obscurantisme esthétique dé-
cadent de la Béttcherstrasse de Bréme. Il faut reconnaitre que les
deux tendances sont caractéristiques de la pensée germanique, bien
qu’elle ait subi une éclipse au moment ot Schumacher écrivait.
SCHUYLER Hamilton
The Roeblings; a century of Engineers, Bridge-Builders and Indus-
trialists, Princeton, 1931 (IV).
Plus important par le sujet que par l’apport personnel de 1’auteur.
SCHWARZ Heinrich
David Octavius Hill, Master of Photography, New-York, 1931
(V, VII).
Bon ouvrage.
SCHWARZ Rudolph
Wegweisung der Technik, Postdam, sans date (VII).
Quelques comparaisons intéressantes entre les formes solides du
gothique septentrional 4 Lubeck et les formes modernes de la ma-
chine. Noter également que cela vaut pour les bastides de la France
méridionale.
Science at the Crossroads, rapports présentés au Congres internatio-
nal de l’Histoire de la science et de la technologie par les délégués
de 17U...R. S..S:,, Londres, 1937.
Rapports intéressants, bien que souvent agagants a cause de leur
sens obscur, sur le communisme, le marxisme et la science mo-
derne.
SCOTT Howard
Introduction to Technocracy, New-York, 1933.
Un livre dont l’ignorance politique et historique, l’absence d’ob-
jectivité ont fait beaucoup pour jeter le discrédit sur les justes con-
clusions de ceux que l’on appelle les technocrates.
SOULE George
A Planned Society, New-York, 1932 (VIII).
SHEARD Charles
Life-giving Light, New-York, 1933 (¥).
Un des meilleurs ouvrages de la collection trés inégale « Century
of Progress ». 3
SINGER Charles
From Magie to Science, New-York, 1928 (I).
A short history of medecine, Oxford, 1928.
SLOSSON E. E.
Creative Chemistry, Londres, 192t.

410
SMILES Samuel
Industrial Biography; Iron Workers and Toolmakers, Londres, 1863

Lives of the Engineers, 4 vol., Londres, 1862-1866, nouveaux volu-


mes, Londres, 1895 (IV).
Men of Invention and Industry, 1885 (IV).
Smiles, qui est peut-étre mieux connu pour sa morale victorienne
complaisante sur le « systtme D. » et la réussite, fut un pionnier
dans le domaine de la biographie industrielle. Ses études, qui suivent
de prés les sources, constituent un apport important A I’histoire de la
technique. Ses écrits sur Maudslay, Bramah et leurs successeurs font
souhaiter que des écrivains de son genre apparaissent plus souvent.
SMITH Adam
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations,
traduit de l’anglais, Paris, 1802 (III).
Une coupe de I’économie éotechnique vers la fin, lorsque la division
du travail réduisit l’ouvrier 4 un simple rouage dans le mécanisme.
Voir 1|’Encyclopédie pour les illustrations.
SMITH Preserved
A History of Modern Culture, vol. I, New-York, 1930 (III).
Exposé excellent sur tous les sujets, sauf sur la technique.
SODDY Frederick
Wealth, Virtual Wealth and Debt, Londres, 1926, 2° édition revisée
New-York, 1933 (VIII).
Application des notions de l’énergétique a la finance.
SOMBART Werner
Gewerbewesen, 2 vol., Berlin, 1929.
The Quintessence of Capitalism, New-York, 1915.
Krieg und Kapitalismus, Munich, 1913 (II, III, IV).
Etude d’une valeur inestimable sur les relations sociales, techni-
ques et financiéres entre la guerre et le capitalisme, qui met l’accent
sur les importants changements qui se produisirent aux XVI® et
XVII siécles.
Luxus und Kapitalismus, Munich, 1913 (II, III).
Pénétrant exposé social et économique sur, le réle de la cour, de la
courtisane et sur le culte du luxe a4 la Renaissance.
Der Moderne Kapitalismus, 4 vol., Munich, 1927 (I, V).
Ouvrage congu et exécuté A une échelle colossale. II suit I’histoire
actuelle de la technique, comme on pourrait dire que le Mississipi suit
la voie de chemin de fer qui parfois se rapproche de ses rives. Si les
généralisations de Sombart m’ont paru parfois trop nettes et trop
catégoriques — par exemple lorsqu’il considére le passage de l’organi-
que a l’inorganique comme la marque grandissante de la technique
moderne, — je ne me suis écarté de son érudition puissante que lors-
que je ne pouvais faire autrement.
SPENCER A. J.
Voir Passmore J. B.
SPENGLER Oswald
Le déclin de VOccident, traduit de 1’allemand, Paris, 1931, 2 vol.
Spengler fait beaucoup de généralisations sur la technique. C’est
une branche ou ce penseur, parfois pénétrant et original, mais inégal,
est sujet A caution. D’une maniére caractéristique du XIX® siécle, il
méprise les acquis techniques des autres cultures et donne fausse-
ment un seul aspect aux premiéres inventions faustiennes qui
empruntérent beaucoup aux Arabes et aux Chinois. Ces erreurs
découlent en partie de sa théorie sur l’isolement absolu des cultu-
res : curieuse contradiction de l’impérialisme inconscient de la théo-

qil
rie britannique sur la diffusion absolue a partir d’une source unique.
Man and Technics, New-York, 1932.
Ouvrage alourdi par un mysticisme rance, qui suit les aspects les
plus faibles de Wagner et de Nietzsche.
STENGER Erich
Geschichte der Photographie, Berlin, 1929 (Y).
Résumé utile.
STEVERS Martin
Stell Trails; the Epic of the Railroads, New-York, 1933 (IV).
Ouvrage de vulgarisation, qui ne présente aucun intérét historique.
STRADA Jacobus de
Kunstlicher Abriss Allerhand Wasser, Wind, Ross und Handmiihlen,
Francfort, 1617 (IID).
Survey Graphic : Regional Planning Number, May, 1925 (Y).
Prophétisait l’effondrement de 1’économie métropolitaine actuelle
et tragait Iles grandes lignes d’un régionalisme néotechnique.
SUTHERLAND George
Twentieth Century Inventions; a Forecast, New-York, 1901.
TAUSSIG F. E.
Inventors and Moneymakers, New-York, 1915.
Surestimé.
TAWNEY R. H.
Equality, New-York, 1931.
Religion and the Rise of Capitalism, New-York, 1927 (I).
The Acquisitive Society, New-York, 1920.
CEuvre d’un économiste compétent et a l’esprit humain.
TAYLOR Frederic W.
Principes d’organisation scientifique, traduction, Paris, 1927.
Un de ces classiques dont la réputation est incompréhensible si on
ne connait pas la personnalité de 1’auteur.
Taylor Society
Scientific Management in American Industry, New-York, 1929 (V).
I:xposé des applications les plus récentes des principes de Taylor
et de Gantt.
THOMSON J. A.
Voir Geddes Patrick.
THORNDIKE Lynn
A History of Magic and Experimental Science during the first Thir-
teen Centuries of our Area, 2 vol., New-York, 1923 (I, III).
Science and Thought in the Fifteenth Century, New-York, 1929 (I,
Til).
Deux ouvrages d’une valeur inestimable.
THORPE T. E. (Editor)
Coal; its IIistory and Uses, Londres, 1878 (IV).
THURSTON RoH.
Traité de la machine a vapeur, traduit de l’anglais, Paris, 1893.
Trés bon ouvrage.
TILDEN W. A.
Chemical Discovery and Invention in the Twentieth Century, Lon-
dres, 1916. 3
TILGHER Adriano
Histoire de V’idée de travail dans la civilisation occidentale, traduit de
Vitalien, Paris, 1931.
Ouvrage désevant.
Tomlinson’s Encyclopedia of the Useful Arts, 2 vol., Londres, 1854.

{12
TRAILL Henry D.
Social England, 6 vol., Londres, 1909.
Bien illustré.
TRYON F.G. et ECKEL E. C.
Mineral Economics, New-York, 1932 (V).
Utile.
TUGWELL Rexford Guy
Industry’s Coming of Age, New-York, 1927.
Un peu trop sar des perspectives d’une transformation de 1l’indus-
trie selon les données actuelles.
UNWIN George
Industrial Organization in the sixteenth and Seventeenth Centuries,
Oxford, 1904.
UPDIKE D. B.
Printing Types; their History, Forms and use, 2 vol., Cambridge,
1922 (III).
Important.
URE Andrew
The Philosophy of Manufactures, or an Exposition of the Scientific
Moral and Commercial Economy of the Factory System of Great Bri-
tain, 17° édition, Londres, 1835; 3° édition, Londres, 1861.
Peut-étre le meilleur exemple d’apologétique paléotechnique dans
lequel l’auteur se bat inconsciemment avec ses propres verges.
Dictionary of Arts, Manufactures and Mines, 7° édition, Londres,
1875.
USHER Abbott Payson
A History of Mechanical Inventions, New-York, 1923 (I, V).
Voir l’introduction.
VAN LOON Hendrick
Man the Miracle Maker, New-York, 1928.
The Fall of the Dutch Republic, New-York, 1913 (III).
Quelques données utiles sur le commerce et les transports en
Hollande.
VEBLEN Thorstein
The Instinct of Workmanship and the State of the Industrial Arts,
New-York, 1914.
Imperial Germany and the Industrial Revolution, New-York, 1915.
The Theory of Business Enterprise, New-York, 1905.
The Theory of the Leisure Class, New-York, 1899.
The Place of Science in Modern Civilization, New-York, 1919.
The Engineers and the Price System, New-York, 1921 (V, VIII).
An Inquiry into the Nature of Peace and the Terms of tts Perpetua-
tion, New-York, 1917.
Aprés Marx, Veblen partage avec Sombart le mérite d’étre un des
premiers économistes sociologues. Ses différents ouvrages, pris dans
leur ensemble, constituent un apport unique a la théorie de la
technique moderne. Les plus importants du point de vue de la tech-
nique moderne sont peut-étre The Theory of Business Enterprise et
Imperial Germany and the Industrial Revolution. Mais il y a d’ex-
cellents chapitres dans The Theory of the Leisure Class et dans The
Instinct of Workmanship. Tout en croyant a l’industrie rationalisée,
Veblen ne considérait pas l’adaptation comme un ajustement passif
de l’organisme A un milieu physique et mécanique inflexible.
VEGETIUS Renatus Flavius
Military Institutions, Londres, 1767 (II).
Traduction au XVIII® siécle d’un classique du XV°.
~
VERANTIUS Faustus
Machinae Novae, Venise, 1595 (III).
VIERENDEEL A.
Esquisse d’une histoire de la technique, Bruxelles, 1921.
VON DYCK W.
Wege und Ziele des Deutschen Museums, Berlin, 1929.
VOSKUIL Walter H.
Minerals in Modern Industry, New-York, 1930 (Y).
The Economics of Water Power Development, New-York, 1928 (Y).
Bon résumé.
VOWLES Hugh P. et Margaret W.
The Quest for Power, from Prehistoric Times to the Present Day
Londres, 1931 (I, VY).
Bonne étude des diverses formes de moteurs.
WARSHAW H. T.
Representative Industries in the United States, New-York, 1928.
WASMUTH Ewald
Kritik des Mechanisierten Weltbildes, Hellerau, 1929.
WEBB Sidney et Beatrice
Histoire du Trade-Unionisme, traduit de l’anglais, Paris, 1897.
Industria] Democracy, 2 vol., Londres, 1897.
Exposés classiques, se référant surtout a 1’Angleterre.
WEBER Max
General Economic History, New-York, 1927.
The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism, Londres, 1930.
WEINRICH Hermann
Bildungwerte der Technik, Berlin, 1928.
Surtout utile par la bibliographie.
WELLS David L.
Recent Economic Changes, New-York, 1886.
Comparer avec l’ouvrage similaire de 1923.
WELLS H. G.
Anticipations, ou de l’Influence du progrés mécanique et scientifi-
que sur la vie et la pensée humaines, traduit de l’anglais, Paris, 1904.
The Work, Wealth and Happiness of Mankind, 2 vol., New-York,
1931.
The World Set Free, Londres, 1914.
La plus remarquable des prophéties de Wells par le cété technique
avec la prédiction exacte de la bombe atomique, mais gatée par une
naiveté toute victorienne en ce qui concerne le probléme du mal et
la difficulté de parvenir A une organisation du monde.
WENDT Ulrich
Die Technik als Kulturmacht, Berlin, 1906.
Un des meilleurs commentaires historiques sur la technique.
WESTCOTT G. F.
Pumping Machinery; a Handbook of the Science Museum, Londres,
1932 (III, IV).
WHITEHEAD Alfred North zi
La Science et le monde moderne, traduction, Paris, 1930.
The Concept of Nature, Cambridge, 1920.
Adventures of Ideas, Cambridge, 1933.
WHITNEY Charles S.
Bridges : a Study in their Art, Science and Evolution, New-York,
1929.

414
World Economic Planning; the Necessity for Planned Adjustment of
Productive Capacity and Standards of Living, La Haye, 1932,
(V, VIII).
Introduction compléte sur le sujet, considéré sous presque tous les
angles possibles.
WORRINGER Wilhelm
L’art gothique, traduit de l’allemand, Paris, 1941.
Intéressant, quoique pas toujours consistant. A une portée sur la
forme en général.
ZIMMER George F.
The Engineering of Antiquity, Londres, 1913.
ZIMMERMAN Erich W.
World Resources and Industries; an Appraisal of Agricultural and
Industrial Resources, New-York, 1933 (IV, V).
Trés utile, avec une bibliographie appropriée.
ZIMMERN Alfred
The Greek Commonwealth, Oxford, 1911 (II).
Nationality and Government, Londres, 1918 (VI).
ZONCA Vittorio
Novo Teatro di Machine et Edifici, Padoue, 1607 (III).
ZSCHIMMER Eberhard
Philosophie der Technik, Iena, 1919.
OFFSET-AUBIN, POITIERS, D.L. 4° TR. 1950. N° 407:-4 (6426)
COLLECTION ESPRIT

«LA CITE PROCHAINE »

PIERRE BaucHeET, La Planification frangaise.


SIMONE BUFFARD, Le Froid pénitentiaire.
JEAN-YVES CALVEZ, La Pensée de Karl Marx.
HENRI DESROCHE, La Société festive.
H. Darin-DRABKIN, Le Kibboutz société différente.
D. DuBREUvIL, Grenoble ville test.
JOFFRE DUMAZEDIER, Vers une civilisation du loisir ?
R. Dumont et M. Mazoyer, Développement et socialismes.
ROBERT FossagErT, L’Avenir du capitalisme.
PIERRE FOUGEYROLLAS, Le Marxisme en question.
FRANCOIS GOGUEL, La Politique des partis sous la III* République.
JoHN H. GOLDTHORPE, Davin Lockwoop,
FRANK BECHHOFER, JENNIFER PLATT,
L’Ouvrier de l’abondance.
GROUPE D’ETUDES DE PROBLEMES DU CONTINGENT,
Service militaire et Réforme de l’armée.
JACQUES HOCHMANN, Pour une psychiatrie communautaire.
S. HOFFMANN, CH.-P. KINDLEBERGER, L. WYLIE,
J.-P. Pitts, J.-B. DUROSELLE, F. GOGUEL,
A la recherche de la France.
ARTURO CaRLO JEMOLO, L’Eglise et l’Etat en Italie.
DANIELE KERGOAT, Bulledor ou V’histoire d’une mobilisation ouvriére.
JEAN Lacroix, Force et Faiblesses de la famille.
HAROLD Laski, Réflexions sur la révolution de notre temps.
C.M. Lorenzo, Les Anarchistes espagnols et le Pouvoir (1869-1969).
SERGE MALLET, La Nouvelle Classe ouvriére.
SEYMOUR MarTIN Lipset, L’Homme et la Politique.
Maurice MONTUCLARD, Conscience religieuse et Démocratie.
DanNIEL MOTHE, Militant chez Renault.
Huspert MULTZER, La Propriété sans le vol.
Lewis MumrForp, Technique et Civilisation.
La Cité a travers Vhistoire.
Harvey O’Connor, L’Empire du pétrole.
PLACIDE RAMBAUD, Société rurale et Urbanisation.
ANDRE ROUEDE, Le Lycée impossible.
JosePpH RovaNn, Le Catholicisme politique en Allemagne.
J.-J. SALOMON, Science et Politique.
JACQUES SARANO, Médecine et Médecins.
ALAIN SCHNAPP, PIERRE VIDAL-NAQUET,
Journal de la Commune étudiante.
Fritz STERNBERG, Le Conflit du siécle.
JACQUES THIBAU, Une télévision pour tous les Frangais.
MAURICE VAUSSARD, Histoire de la démocratie chrétienne.
ALFRED WILLENER, L’Image-action de la société.
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jusqu’a nos jours, avec de bien inteltigentes illustrations. L’auteur ne i
se borne pas a décrire et a renseigner: il fait oeuvre de sociologue .
et de moraliste. On sent, a chaque instant, un sens profond de I'humain.
Il apercoit, mieux que bien d'autres, comment pourrait se réaliser l’assi-
milation de la machine, dans un monde ou |’'Economique serait chose
plus cohérente. Lewis Mumford s’exprime sans emphase, sans exage-
ration doctrinale, sans parti pris... » Mercure de France.
« Par la hardiesse et la netteté de ses vues de synthese, Lewis Mumford
se situe dans la brillante série des philosophes de l'histoire qui tentent
d'ouvrir les chemins de l'avenir, par une meilleure compréhension du
passé et du présent, et de répondre a quelques-unes de nos interroga-
tions essentielles. » Preuves.
« Lewis Mumford a brillamment écrit un bilan historique et critique des
effets du milieu sur l'homme, et de |l’homme sur le milieu; un bilan
nécessaire, l'un de ceux que nous avons longtemps attendus. » Walde-
mar Kaempffert, New York Times.
« L'exposé le plus lucide et le plus convaincant qu’i! m’a été donné de
lire sur les promesses offertes a l'homme par la technique. Un livre
ample et pénétrant. » Stuart Chase, New York Herald Tribune. |

LEWIS MUMFORD
Mondialement connu, Lewis Mumford est, notam-
ment, membre honoraire des principaux instituts
d’architecture et de planification urbaine dans les
pays de langue anglaise. II est l’auteur d'une
ceuvre importante qui comprend une vingtaine
d'ouvrages, parmi lesquels : « The culture of
m Cities », « The story of Utopia », « The condition
» of Man », « The conduct of life » et « The City in
History », dont la traduction est parue aux
Editions du Seuil sous le titre « La Cité a travers
i |’Histoire >.

COLLECTIONS ESPRIT - LA. CITE. PRO Grae


ISBN 2.02.002364-4 / Imprimé en France 6-76 Construction de tanker - Photo Burnett-Gamma
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