AJDA

AJDA 2023 p.353

Les inconnues de la responsabilité administrative

Hafida Belrhali, Professeure de droit public, université Grenoble-Alpes

Denys de Béchillon, Professeur de droit public, université de Pau

Cent cinquante ans après sa naissance, la responsabilité administrative ne semble plus avoir de secrets pour nous.
Pourtant, nombre de questions très concrètes restent sans réponse.

Que coûte-t-elle ? Aucun outil aisément disponible ne permet de s'en faire une idée globale, même en se limitant à la
charge de l'Etat. En 2018, un rapport d'information parlementaire souligne que la provision pour litiges non fiscaux est
passée de 1,5 Md€ en 2012 à 4,2 Md€ en 2017 (Commission des finances de l'AN, Rapport d'information sur la
gestion du risque budgétaire associé aux contentieux fiscaux et non fiscaux de l'Etat, 2018, p. 22), mais les données
relatives aux indemnisations restent disséminées dans les documents budgétaires (T. Ducharme, La comptabilité
générale au service des litiges perdus par l'Etat, Gestion et finances publiques 2022, n° 3, p. 38 et s.). Seules les
directions juridiques des ministères ont une connaissance correcte des contentieux qui les concernent. A l'éducation
nationale, on apprend que le montant des condamnations liées à l'enseignement scolaire dépasse 8,2 M€ pour 2021
(condamnations judiciaires et non indemnitaires y compris). Le projet de loi de finances pour 2023 prévoit une
enveloppe de 1 M€ pour les frais de justice liés au handicap et à la dépendance (notamment pour défaut de
scolarisation d'enfants handicapés). Bref, on peut voir des morceaux de la carte, mais pas s'en faire une vue d'ensemble.
C'est bien dommage, surtout si l'on songe au poids des croyances sur « l'américanisation » de la société française, la
nécessité de protéger les finances publiques contre les assauts des juges, le poids à venir des contentieux
environnementaux, etc.

Quels sont les services et activités publics les plus souvent mis en cause ? On croit savoir que les dommages de travaux
publics et la responsabilité hospitalière cavalent en tête - c'est en tout cas ce que donne un bref sondage d'amateur sur
Légifrance. Les refus de concours de la force publique, le droit au logement opposable, les droits des personnes
handicapées viendraient ensuite... Tout cela est trop intuitif pour faire sens. Quant au rapport public annuel du
Conseil d'Etat, il détaille les volumes, flux, stocks, entrées et sorties, mais pas ou peu la répartition selon la nature des
recours et des services publics concernés. Là aussi, on est réduit aux conjectures.

Pourquoi le contentieux indemnitaire ne se développe-t-il pas partout où il serait envisageable, voire nécessaire à la
garantie des droits ? Le droit des étrangers donne un bon exemple. On y redoutait un contentieux indemnitaire massif
lié aux refus illégaux de titres, mais il n'a pas eu lieu (Rapport sur l'évolution et la maîtrise des dépenses de contentieux
à la charge du ministère de l'intérieur n° 13-058/13-041/01, sept. 2013, p. 47). La sociologie des non-procès reste à
faire, à peu près dans tous les domaines, de même que la cartographie des déterminants effectifs à l'action (l'importance
des enjeux ? le capital juridique du requérant ? son capital tout court ? l'existence ou pas de soutiens associatifs ? etc.).
A la vérité, on ne sait pas grand-chose, si ce n'est à peu près rien, et ce d'abord parce que personne ou presque n'a le
goût d'aller y voir. Les sociologues sont trop mal équipés en matière juridique fine ; les juristes universitaires n'ont pas
cette culture du fait et du chiffre ; les financiers regardent ailleurs tant que ça ne coûte pas trop cher - ce qui peut
 néanmoins arriver dans certains domaines, en particulier fiscaux...

Nous manquons d'outils et de volonté de savoir. Ils sont à inventer, à utiliser et, pour finir, à exploiter pour concevoir
des politiques publiques protectrices de l'ensemble des intérêts légitimes en présence. Sous ce rapport, la
responsabilité administrative demeure aujourd'hui une terre bien trop inconnue.

Mots clés :
RESPONSABILITE * Préjudice * Réparation du préjudice * Coût pour l'Etat des actions indemnitaires

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