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Un Voyage Dans Les Philosophies Du Monde by The Greate Library
Un Voyage Dans Les Philosophies Du Monde by The Greate Library
com/
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Ouvrage publié sous la direction d’Hélène Monsacré
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Pour l’Oiseau,
qui n’arrête pas de penser,
sans se soucier des barrières.
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« Il est important de mettre à la disposition du
lecteur moyen et des étudiants, en vue de leur
éducation générale, des livres d’information
d’une lecture aisée sur les principales traditions
philosophiques du monde. »
G C , L’Enseignement de la
philosophie, Unesco, 1953, p. 223.
P :
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O
?
L’Orient et l’Occident sont des cercles de craie,
que l’on dessine sous nos yeux
pour berner notre timidité.
F N , Considérations
inactuelles III, Schopenhauer éducateur.
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une forme absolument unique d’interrogation, au cours d’une longue
histoire langagière, conceptuelle et académique. Du fait des
échanges interculturels, de la mondialisation, du déclin de
l’Occident, on aurait inventé, récemment, d’ouvrir la philosophie, de
la pluraliser, de discerner ailleurs, chez les autres, des éléments de
son existence.
Cela est faux. Ce qui est attesté, historiquement, est exactement
l’inverse. La philosophie « ouverte » est ancienne, elle a perduré de
l’Antiquité au e siècle. La philosophie close est moderne, et
e siècles.
Pure ou impure ?
Finalement, l’opposition la plus pertinente se situe probablement
entre une représentation de la philosophie envisagée comme
« pure », par opposition avec des non-philosophies « impures ».
Cette catégorie de la pureté a ici plus affaire avec le « sans
mélange » qu’avec l’absence morale de souillure, quoiqu’il arrive
qu’on glisse, subrepticement, d’un registre à l’autre.
Pure, la philosophie, dans son histoire et son destin occidental,
s’opposerait à ces mixtures où des bribes de logique surnageraient
dans un enchevêtrement obscur de croyances magico-religieuses,
de conseils de sagesse et d’incohérences multiples. Car, à
l’évidence, ce qu’on reproche le plus vivement aux pensées
d’ailleurs, pour les déclarer non philosophiques, ce sont leurs
accointances, hybridations ou fusions avec des textes supposés
révélés, des traditions de délivrance, des sagesses et des
mystiques.
C’est oublier qu’il en est exactement de même presque tout au
long de l’histoire occidentale. Pas de philosophie « pure » chez
Platon, ni chez Épicure, ni chez Plotin. Pas plus chez Augustin ou
Thomas d’Aquin. Ni même chez Spinoza. Quelles que soient
l’œuvre, l’école ou la période considérées, on y trouvera la
philosophie mêlée à des projets de thérapie, de salut,
d’émancipation ou de révolution, mentale ou sociale, qui ne sont pas
directement provoqués par des considérations uniquement
rationnelles.
Et c’est tant mieux ! Jamais la philosophie n’est pure, ni ne doit
l’être. Des mélanges innombrables constituent ses modes
d’existence. « Du philosophique » vient s’immiscer partout. Dans des
récits, des exhortations, des comptes rendus d’expériences. Il se
faufile dans des polémiques, des comédies, des informations,
traverse et transforme des projets de vie, des traditions, des lectures
de textes sacrés.
Les modalités de ces mélanges varient évidemment selon les
contextes, les cultures, les croyances et les époques. Mais jamais la
pureté n’est atteinte. Si elle est rêvée, c’est pour d’autres raisons. La
philosophie s’est retrouvée orpheline des sciences, les philosophes
sont devenus des professeurs, la discipline s’est universitarisée,
métamorphosée en champ de recherches. Ces tendances lourdes
portent indiscutablement à rêver de pureté, même sans le savoir.
Cette purification fantasmée est à l’œuvre de manière
particulièrement vivace dès qu’il est question des religions,
éventuellement des sagesses (la frontière est parfois floue). Comme
si tout usage de la réflexion philosophique était nécessairement anti-
religieux. Comme si la critique de la religion par les philosophes des
Lumières les plus radicaux appartenait intrinsèquement à la nature
de toute démarche philosophique.
Le critère pour ouvrir ou fermer la porte de la philosophie ne
saurait pourtant être celui du refus ou du partage d’une conception
religieuse. Il réside plutôt, de toute évidence, dans l’usage qui est fait
de la raison dans le cadre même d’une croyance, fût-elle supposée
révélée.
Car ce qui définit le caractère philosophique d’un discours n’est
pas son indépendance envers une conception religieuse du monde,
mais la manière dont il interroge cette conception, ses notions, ses
conséquences ou ses incohérences.
Ce qui délimite le champ du philosophique, il faut le redire une
fois encore, c’est toujours le mouvement de retour sur les pensées
que l’on a, qu’elles proviennent d’un horizon révélé, d’une tradition
spirituelle, d’une expérience mystique ou d’une théorie scientifique.
Le rêve d’une philosophie radicalement autonome, intégralement
pure, absolument indépendante de tout présupposé, de tout
contexte social, culturel, confessionnel ou politique n’est qu’un pur
fantasme. Cette philosophie est introuvable parce qu’imaginaire.
Dans l’histoire réelle, nous n’avons affaire qu’à des démarches
philosophiques impures, qui se constituent au sein des grandes
représentations religieuses, morales et politiques du monde, qui en
portent la marque en même temps qu’elles s’en distancient par le
travail réflexif qu’elles accomplissent en leur sein.
En ce sens, la philosophie, enserrée dans des dispositifs plus
vastes, n’est jamais autosuffisante. Et ne peut l’être. Il n’existe pas
de principe de complétude pour les philosophies, quand bien même
les philosophes en rêvent.
Ce qui exige d’être repensé et reconfiguré, ce sont les contours
distinguant religion, spiritualité, sagesse et philosophie. Entre ces
quatre termes, les relations d’équilibre, de déséquilibre, et même les
polarités, et les frontières, ne sont jamais si uniformes, ni si
évidentes, qu’on le croit.
La configuration est différente en Europe, en Inde, en Chine…
Elle est dissemblable entre l’Occident antique et l’Occident moderne.
Toujours immergée dans un élément autre qu’elle-même, et le
travaillant du dedans, la philosophie offre des figures changeantes,
infiniment diverses, en évolution, en recomposition. Cette
philodiversité, il faut la retrouver, la préserver tout autant que la
biodiversité. En combattant, sans cesse, les philosophies closes sur
leur arrogance, fermées à toute altérité. En réinventant, sans cesse,
les philosophies ouvertes à l’étranger.
De la nécessité du voyage
C’est pourquoi je dédie ce livre à tous les voyageurs, qu’ils
changent réellement de région ou qu’ils cheminent simplement dans
leur tête.
Depuis la grande pandémie que le monde a subie, les voyages
ont changé. Les voyageurs aussi.
Qui sont-ils ?
Pas seulement des personnes qui se déplacent physiquement
pour changer de lieu, enfants, femmes, hommes avec quelques
bagages, qui prennent le train, l’avion, le bateau, la route.
Bien sûr, c’est la définition la plus simple des voyageurs : ceux
qui se déplacent, vont d’un pays à un autre, perçoivent soudain des
lumières, odeurs, atmosphères différentes de celles qu’ils côtoient
habituellement.
Chaque fois, qu’on aille loin ou non, on éprouve une sorte de
bouleversement. L’air est différent. Les maisons, la nourriture aussi.
Les gens, les habitudes. Parfois la langue.
Et les pensées, les idées, les notions fondatrices ?
Là, le plus souvent, nous limitons les risques. Nous évitons un
dépaysement trop grand. Nous ne changeons rien dans notre tête.
Le voyage nous transporte ailleurs, mais intellectuellement nous
demeurons inchangés, imperméables, figés, identiques.
Sénèque, au temps des Romains, faisait déjà remarquer
combien ceux qui fuient au loin, après un deuil ou un chagrin
d’amour, se font des illusions. En partant, ils croient « se changer les
idées », mais ne font qu’emporter leurs soucis avec eux.
Mieux vaut s’efforcer de changer de tête. Si nous continuons à
penser avec les mêmes cadres mentaux, à utiliser les mêmes
catégories, à voir l’univers avec les mêmes lunettes, la même
langue, les mêmes perspectives… nous ne voyagerons jamais.
Nous changerons d’endroit, pas de paysage mental.
Or les périples décisifs se déroulent dans l’esprit.
C’est dans la pensée qu’on se déplace de manière radicale.
C’est là que « changer de monde » prend pleinement son sens.
Le plus souvent, nous esquivons ces itinéraires intellectuels et
philosophiques. Faute de courage, peut-être. Faute de guide,
sûrement. Faute aussi d’une conscience suffisante de ce que nous
ignorons. Et de ce que nous pourrions découvrir de grand en tentant
l’aventure de voyager dans et par la pensée.
Longtemps, dans le monde d’autrefois, nous avons changé
aisément de fuseau horaire, de petit déjeuner, de climat, de
paysage… mais nous sommes passés à côté de dépaysements plus
essentiels.
Nous allions en Inde, sans comprendre comment marchent les
têtes indiennes. Nous atterrissions en Chine, pour des contrats ou
du tourisme, sans entrevoir comment pensent les Chinois, sans
saisir l’arrière-plan philosophique, différent du nôtre, qui marque
leurs raisonnements de son empreinte.
Partout, le même constat s’est imposé. Au Moyen-Orient, nous
ne saisissions pas l’impact des philosophes arabes sur les manières
de penser. Nous arrivions en Iran sans discerner l’héritage de la
métaphysique persane dans le quotidien, en Israël sans soupçonner
que les philosophes hébreux structurent les façons d’agir et de
réagir. Il en allait de même dans les autres régions, du Japon au
Tibet, du continent africain au continent amérindien.
Nous nous sommes déplacés, mais avec la tête fixe. Ce qui
équivaut à demeurer immobile.
« Ici » « Ailleurs »
Lieux
Grèce, Rome, Europe, Inde, Chine, Asie, Orient (Proche, Moyen,
Occident Extrême)
Afrique, Amérique latine
Langues
Pensées
Logique Intuitive
Logos Muthos
Philosophie Sagesses, spiritualités
Figures
Savant Sage
Vérité Éveil
Science Conscience
Existence
Civilisation
Personnellement
Comme tous ceux qui ont étudié la philosophie, je n’ai rien
appris, au cours de ma formation universitaire, sur l’Inde, la Chine ou
le Tibet. Les philosophes juifs et musulmans me demeuraient
également inconnus. Dans la khâgne du Lycée Louis-le-Grand, à
l’École Normale de Saint-Cloud, en devenant agrégé, je n’ai arpenté,
sous le nom de philosophie, pratiquement que des œuvres
grecques, latines, allemandes, anglaises ou françaises.
Toutefois mes maîtres n’avaient pas seulement observé le
silence. Ils ne s’étaient pas contentés de ne rien dire. Tous m’avaient
convaincu qu’il n’existait, en ces contrées et domaines, absolument
aucun équivalent de la métaphysique, de la dialectique et des
élaborations conceptuelles qui faisaient la spécificité de la pensée
occidentale-européenne.
Vers trente ans, professeur, déclaré « bon pour la philosophie »,
il m’est arrivé de découvrir des textes de logiciens bouddhistes, puis
des traités indiens de logique et de métaphysique. J’ai vite constaté
qu’ils appartenaient de plein droit, avec leurs singularités, au champ
de la pensée philosophique. En ce temps-là, j’ai appris un peu de
sanskrit, lu et fréquenté nombre de spécialistes, et tenté de
commencer à m’orienter.
Une question s’est vite imposée, qui est devenue lancinante :
pourquoi m’avait-on menti, caché ces trésors, affirmé qu’ils
n’existaient pas ? Ce n’était évidemment pas une volonté perverse
et délibérée de ceux qui m’avaient formé. Plutôt un héritage, un pli
historique. Mais venu d’où ? Constitué quand ? Ces questions ont
occupé une quinzaine d’années de ma vie. J’ai consacré deux livres
à l’archéologie de cette clôture – récente, moderne, principalement
allemande – de la philosophie. L’Oubli de l’Inde. Une amnésie
philosophique (Points, 2004) tente de comprendre pourquoi les
systèmes philosophiques indiens, après avoir passionné l’Europe du
e siècle, se voient refuser toute légitimité au e siècle. Le Culte
Ce livre
Ce carnet de voyage espère apporter, à qui le souhaitera, une
première aide efficace pour découvrir la diversité des philosophies
du monde, leurs axes de pensée, certains de leurs auteurs de
première envergure, quelques-unes de leurs notions clés. Pour
chaque domaine, des lectures complémentaires sont suggérées.
L’ensemble n’a pas l’intention de faire œuvre révolutionnaire, ni
d’accomplir quoi que ce soit de grandiose.
Il s’agit de proposer un premier outil, un point de départ
polyvalent, maniable, dont chacun fera libre usage, selon ce
qu’auront déclenché dans son esprit les éléments exposés.
Cette fonction de déclic résume à sa façon l’essentiel. Car je ne
forge évidemment pas le projet impossible de faire tenir en quelques
pages toutes les philosophies du monde, leurs développements,
leurs concepts et leurs maîtres !
Il existe quantité d’ouvrages, des plus simples aux plus savants,
centrés chacun sur les philosophies indiennes, ou chinoises, ou
juives, ou musulmanes, embrassées dans leurs histoires respectives
ou bien étudiées dans le détail de telle ou telle école.
Rêver de compiler toutes ces données, les brasser, les
condenser, les synthétiser ? Non. Cela ne m’a paru ni faisable ni
souhaitable.
C’est pourquoi ce livre propose une approche différente – plus
simple et plus utile à la fois. Il tente de discerner et de formuler ce
qui se tient « derrière » les doctrines, la toile de fond qui leur est
spécifique dans chaque aire linguistique et spirituelle.
Car les philosophies se constituent dans des biotopes culturels
distincts, où s’entrecroisent, selon des alliages chaque fois
différents, des singularités linguistiques, anthropologiques, socio-
historiques, religieuses.
Si toutes les philosophies ont en commun, par définition,
l’exigence de réflexion, l’examen critique des notions, l’attention
prêtée aux outils propres à la pensée, elles se trouvent aussi
immergées dans des régimes de croyances, des structures sociales
et politiques, des catégories mentales dissemblables.
C’est pourquoi je propose de voyager principalement « dans les
têtes » des philosophes plutôt que dans le détail de leurs œuvres, de
leurs doctrines et de leurs écoles. À propos de ces trois registres,
des éléments sont rappelés, cela va de soi. Mais il est indispensable
d’insister avant tout sur ce qui les éclaire et leur donne sens,
l’organisation même des lignes de force et des points de fuite qui
délimitent les axes de la démarche philosophique au sein de chaque
domaine.
Je propose une boussole, pas une encyclopédie.
Cet outil fait naviguer dans des siècles relativement lointains,
parfois antérieurs à l’Antiquité de l’Europe, rarement postérieurs à
son Moyen Âge. Ce n’est pas le résultat d’un parti pris d’archaïsme,
mais l’effet inévitable de l’intention première d’illustrer ce qu’il y a
« dans les têtes ».
Les tournures des pensées, leurs axes particuliers et leurs
thèmes centraux proviennent régulièrement de temps fort anciens,
qui perdurent et persistent même quand se produisent, ensuite,
bouleversements, brassages et modernisations.
Les philosophies du monde ne se sont certes pas arrêtées à la
période que nous nommons « Renaissance ». Mais toutes se sont
constituées et développées bien avant. Leur genèse et leur essor
importent plus, pour qui veut les aborder, que les rencontres,
métissages et hybridations qui marquent les Temps modernes.
Après le e siècle, le monde « se mondialise », les échanges se
« La relation sujet-objet
qui apparaît dans l’état de veille
doit être comprise comme issue de l’ignorance
et son objet comme irréel. »
S , Traité des mille enseignements,
partie versifiée, IX, 1-9.
« Les hommes qui se conforment sans relâche à ma parole, avec une foi
sans faille, se libèrent des actes. Mais ceux qui en doutent et ne la
mettent pas en pratique se fourvoient dans tout ce qu’ils savent. Sache
que ces insensés sont perdus », The Bhagavadgita with eleven
commentaries, Bombay, The “Gujarati” Printing Press, 1938. La
Bhagavadgita, traduction de Marc Ballanfat, Paris, Garnier-Flammarion,
2007, p. 54.
Vers 1500 avant notre Vedas, texte fondateur, supposé incréé, « entendu » par
ère ? les premiers sages
De 1000 à 700 avant Brahmana, commentaires des Vedas, spéculatifs et
notre ère explicatifs
800 à 500 avant notre Upanishad, textes mystiques et spéculatifs
ère
Vers 500 avant notre Enseignement du Bouddha, contestant l’orthodoxie
ère
Au cours des siècles Polémiques entre bouddhistes et brahmanes
suivants Perfectionnement des six écoles « orthodoxes » du
brahmanisme
– Nyâya et Vaisheshika
– Yoga et Samkhya
– Mîmâmsa et Vedânta
Entre 300 et 800 de Âge d’or des philosophies indiennes
notre ère Multiplication des « universités » bouddhistes
Vers 1000 Déclin et disparition progressive du bouddhisme
Vie et œuvre de Shankara
Domination progressive du Vedânta non dualiste
(Advaïta Vedânta)
P
Où l’on découvre que le temps, en Inde, est conçu et
vécu d’une manière spécifique, qui entraîne dans la
pensée des répercussions nombreuses et profondes.
Un temps immense
Par quoi la conception indienne du temps se distingue-t-elle de la
conception occidentale ?
En premier lieu, par une immensité, un gigantisme presque
fantastique présent dans toutes les descriptions. Dès les textes les
plus anciens, des nombres faramineux se trouvent mobilisés pour
évoquer la profondeur d’un temps qui dépasse inéluctablement les
capacités de représentation humaines.
L’imaginaire culturel indien met en scène cette démesure
inconcevable avec insistance et ingéniosité. L’étendue temporelle ne
s’y compte pas en années, en siècles ou en millénaires, mais en
kalpa, défini comme « le temps qu’il faut pour aplanir l’Himalaya en
l’effleurant avec une écharpe de soie », c’est-à-dire plusieurs
milliards d’années, comme l’ont calculé des physiciens modernes.
Or, on parle volontiers, dans les textes, de quelques milliers de
kalpa. Ce temps dé-mesuré, personne ne peut le concevoir
clairement.
Sur ce point, le contraste est vif avec la pensée européenne.
Quelques générations suffisent aux Grecs pour remonter de l’histoire
des hommes à la généalogie des dieux. Platon estime à trois ou
quatre mille ans l’âge de la Terre. La Bible en fait à peu près autant :
entre la création du monde et le temps du Christ, cinq ou six milliers
d’années, guère plus. Au e siècle encore, le naturaliste Buffon
Un temps cyclique
Comment comprendre pareille surabondance ? Derrière cette
apparence débridée, un enjeu philosophique majeur est à discerner,
une décision métaphysique qui tranche sur celle des Européens et
sur leurs horizons bornés.
L’étrangeté s’accroît du fait que l’étirement du temps à l’infini se
trouve renforcé, de manière paradoxale, par son caractère cyclique,
répétitif. Inconcevable à force d’être gigantesque, le temps indien est
aussi perpétuellement recommencé.
Et des mondes innombrables s’y succèdent. Alors que l’Europe
ne connaît presque toujours qu’un seul monde, l’Inde en imagine
couramment une infinité. Perpétuellement recréés, ils croissent,
déclinent et sombrent, laissant place aux mondes suivants. Cette
multiplicité d’univers ne suppose aucun progrès, aucune flèche du
temps, aucune finalité du parcours d’ensemble. Les mondes
grandissent et s’effondrent, sans qu’une histoire orientée les
structure. Le temps est un cercle, qui tourne immensément sur lui-
même, sans aller nulle part.
La préoccupation qui habite les têtes indiennes est de sortir de
ce cercle, de quitter définitivement ce cycle sans fin. Le temps, du
point de vue indien, constitue une prison imaginaire. Il existe en
apparence, non en réalité. Il nous enferme et nous contraint dans la
seule mesure où nous adhérons au mirage.
En réalité, le temps serait sans importance, sans consistance. Et
même sans intérêt. Tout ce qui compte vraiment se joue ailleurs,
sans lui. Hors du temps se tiennent l’Absolu, le Soi. La vraie vie.
Voilà qui semble encore plus déroutant. Et mérite expli-cations.
Sortir du temps ?
Pourquoi considérer le temps comme négligeable, alors même
que les durées évoquées sont immenses ? Parce que ces durées,
même si elles sont vertigineuses, ne sont pas infinies. Or, il n’y a que
l’infini qui compte, en précisant qu’il s’agit de ce qui est « hors du
temps », et non pas ce qui « dure sans fin ».
Même s’ils outrepassent nos capacités de représentation, les
âges du monde, dans l’optique indienne, demeurent limités.
Retenons cette leçon : si vaste que soit une durée, elle n’est
jamais sans fin. Il n’y a d’infini véritable qu’ailleurs – hors temps,
hors de toute limite, échappant à toute mesure. Faute de disposer
d’un nom adéquat pour désigner cette réalité autre, on parlera de
« l’Absolu ».
Un axe central des pensées de l’Inde commence à se dessiner :
l’essentiel n’est ni dans le temps, ni dans l’espace. Il ne figure ni
dans nos représentations, ni dans les choses qui nous environnent.
Il ne se tient pas non plus dans le point de vue du moi individuel,
du sujet qui dit « je ». Ce « je » se trouve systématiquement
englobé, submergé, voire dilué, dans des horizons qui le dépassent,
le rendent infime et négligeable. Que pèse donc la durée de ma
minuscule existence au regard des milliers de milliards d’années qui
se succèdent ? Rien, évidemment.
Mais la raison indienne va plus loin, et plus radicalement.
Se délivrer de l’illusion
Certaines de ces caractéristiques évoquent des paysages qui
semblent familiers. Par exemple, les pièges de l’illusion. Les Grecs
dénonçaient les erreurs de nos sens. Le bâton rectiligne plongé
dans l’eau nous apparaît tordu, la tour circulaire, vue de loin, nous
semble carrée, la lune comme le soleil donnent parfois l’impression
d’être extrêmement proches, etc.
Au premier abord, l’illusion que les Indiens nomment Mâya a l’air
de relever de cette catégorie. Pourtant, elle se déploie sur une telle
échelle que son sens et sa portée en deviennent différents. La mise
en garde des Grecs consiste à nous inciter à la méfiance envers nos
perceptions et nous pousse à faire usage du raisonnement contre
nos sensations. Pour atteindre une connaissance exacte, disent-ils
en substance, ne faisons pas confiance à nos sens, mais à nos
déductions. Les sens trompent. Pas les démonstrations.
Tout autre est l’illusion générée par Mâya. Parce qu’elle est
cosmique, et non ponctuelle. Pour la pensée indienne, tout l’univers,
toute la réalité visible, sensible, expérimentale constituent, en fin de
compte, un immense leurre. Nous nous trouvons englués dans un
réseau d’« erreurs coordonnées, tenaces et solidaires », comme
disait Bachelard dans un autre contexte. Nous croyons vivre,
respirer, jouir, souffrir, aimer… nous ne faisons que rêver,
perpétuellement. Pire encore : nos pensées, nos déductions, nos
raisonnements, tout ce que nous tenons pour solide appartient
encore à ce rêve.
Autrement dit, le champ de l’illusion englobe la totalité de ce qui
nous paraît réel, incontestable et cohérent. L’univers est un songe,
l’existence une toile peinte, la vie un mirage. Le temps n’est qu’un de
ses reflets. L’étendue et la perfection de cette illusion suscitent
d’abord l’incrédulité, ensuite l’interrogation.
Admettons que tout ne soit qu’un rêve. Comment donc parvient-il
à paraître si précis, si constant ? Par quel tour de magie ce monde
illusoire nous semble-t-il objectif, dense, authentique ? Les
spéculations indiennes ont évidemment rencontré ces questions, et
tenté d’y répondre.
D’autres étonnements, plus retors, surgissent dans la foulée.
« Quels sont les mécanismes de cette illusion ? » laisse bientôt
place à « Quelle est sa fonction ? », « Qui l’agence ? », « Dans quel
but ? ». Et enfin « Pouvons-nous en sortir ? ».
Il est difficile de ramener la diversité des réponses à une seule
formule simple. Les explications relatives à cette illusion universelle
conjuguent des points de vue différents, où se combinent
puissances divines et impuissances humaines. Les dieux sont en
partie responsables de cet écran de fumée cosmique : les mondes
successifs émanent de leurs rêves. Comme les enfants fabriquent
des bulles de savon, les dieux se distraient en créant des univers…
Les humains, pour leur part, aident ces bulles diaphanes et irisées à
devenir durables : ils s’y installent, leur accordent confiance, les
agencent selon leurs besoins. L’humanité perpétue les rêves divins
en les croyants réels.
En sortir, c’est rejoindre la réalité ultime. La seule et unique
réalité, en fait, puisque tout le reste n’est que mirages, chatoiements
dans le vide, faux-semblants. C’est là que les choses deviennent
définitivement déconcertantes, pour des esprits formés à la
philosophie européenne.
Certes, le découpage du monde entre apparences du quotidien
et réalité ultime se rencontre en bien des cultures. L’Inde n’a pas le
privilège de l’opposition entre faux monde et vrai monde. Celle-ci se
trouve dans quantité de systèmes métaphysiques, de Platon à nos
jours.
Malgré tout, cette division prend ici une tournure sans équivalent,
qui repose sur une dissociation particulière, que l’Inde est seule à
porter à ce paroxysme, entre la conscience, d’un côté, et, d’un autre
côté, la pensée, le moi et le sujet.
N
Adhyâsa, « surimposition »
Adhi, « sur, au-dessus », précède ici la racine verbale qui évoque, en sanskrit,
l’acte de lancer, de jeter sur. Le terme, largement utilisé par Shankara mais forgé
sans doute avant lui, désigne la mauvaise conception que nous projetons sur la
réalité, en lui attribuant, par erreur, du fait de notre ignorance, des qualités qui en
sont absentes.
Le mécanisme est celui de l’illusion : la surimposition consiste à donner à une
chose les attributs d’une autre, autrement dit à déplacer des caractéristiques d’une
entité à une autre, sans se rendre compte qu’on opère ce transfert.
Pour toute la pensée indienne, et pour le non-dualisme de Shankara en
particulier, cette notion est centrale, parce qu’elle éclaire le cœur du dispositif nous
conduisant à croire que les choses sont solides, denses, réelles, qu’elles
apparaissent et disparaissent, que les organismes naissent et meurent, que des
contraires s’opposent réellement, alors qu’il n’y a que la conscience absolue du
Brahman et rien d’autre.
C’est par le biais d’une série de « surimpositions » que nous voyons et
éprouvons un monde qui n’existe pas réellement. Défaire ce dispositif doit donc
permettre de comprendre comment l’illusion se met en place, et rendre possible
de s’en défaire.
La surimposition est en quelque sorte une réponse indienne à la question
métaphysique classique « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Avec
toutefois une grande différence. Car il s’agit habituellement d’expliquer pourquoi la
réalité s’est installée alors qu’il pourrait n’y avoir rien. Sur le versant indien, il s’agit
d’expliquer pourquoi, alors qu’il n’y a effectivement rien, nous croyons qu’il existe
des choses, des lieux, des corps.
Mouvement paradoxal
Ce renversement est un vecteur central du développement des
philosophies indiennes. Mais ce levier se révèle aussitôt
éminemment paradoxal. Il s’agit en effet de se libérer de la pensée…
par le moyen de la pensée ! Certes, les pratiques corporelles et les
exercices psychiques jouent un rôle important. Il n’en reste pas
moins qu’ils sont motivés, orientés et même conçus au moyen de
constructions mentales qui se donnent pour but explicite d’échapper
à elles-mêmes.
En suivant ce fil, on se rend compte que la démarche indienne va
chercher aussi à conduire au silence par des mots. En fait, un même
mouvement semble se produire dans différents registres. Rejoindre,
au sein des pensées, la conscience qui ne pense pas. Voilà qui est
la même chose que trouver, au sein du temps, ce qui se soustrait au
temps. S’installer, au cœur des mouvements, dans le repos de
l’immuable, trouver parmi les mots leur centre silencieux, rejoindre
en dessous de l’ego, du sujet, de l’individu, le fond cosmique
impersonnel – autant de démarches analogues.
Le même geste se retrouve dans le registre de l’action. Une fois
encore, en venant de l’environnement philosophique européen, il y a
de quoi se trouver décontenancé. En Occident, il est d’usage de
distinguer les intentions de leur mise en œuvre. Vouloir tuer votre
voisin ne fait pas de vous un criminel, tant que vous ne passez pas à
l’acte.
Au contraire, dans la perspective indienne, l’intention seule
constitue déjà un acte. Rêver d’un meurtre n’est pas un désir
personnel, un fantasme subjectif, une pensée sans conséquence.
Par elles-mêmes, les intentions sont porteuses d’une descendance.
Elles « portent des fruits » – un jour ou l’autre, même à long terme,
voire longtemps après la disparition de celle, ou de celui, qui eut
cette intention.
Il faut en effet replacer intentions et actes dans le cadre
cosmique élargi qui constitue la toile de fond. Mes volontés
présentes viennent de plus loin que moi, de mes vies antérieures,
des mérites et des fautes accumulés avant ma naissance. Ces
décisions que je crois prendre seul, que j’imagine forger librement
alors que ce n’est pas le cas, vont bien au-delà de ce que je projette
et contrôle.
La chaîne des actes se poursuit indéfiniment, indépendamment
des individus et de leurs réincarnations successives. Je crois être
auteur de mes actes, source de mes décisions. En fait, ces maillons
s’insèrent dans la chaîne et la prolongent. Je ne crée pas, je
continue. La série me précède et me suit. Je poursuis ce qui a été
enclenché bien avant mon existence présente, et je mets en route ce
qui se poursuivra après ma mort.
Est-il possible d’en sortir ? D’échapper au cercle des actes, au
cycle des conséquences ? Oui. De même que l’Inde imagine qu’on
sort du cycle du temps, ainsi que du cercle des mots et des
pensées, elle met au point un dispositif permettant de se soustraire à
la chaîne des actes, mais sans pour autant échapper à ses
responsabilités, sans esquiver les devoirs à accomplir en fonction de
sa place dans la société.
À
À l’inverse du temps grec, le temps indien est immense. À l’inverse du temps
judéo-chrétien, il est cyclique. Illusoire, le temps est à quitter.
La pensée est conçue comme un obstacle à la conscience, qu’elle masque.
Pour échapper au monde tout en y étant, il s’agit d’être inactif au sein de l’action.
U …
Où l’on s’efforce de retracer brièvement la naissance
et le développement des philosophies indiennes.
Nyâya et Vaisesika
Le Nyâya et le Vaisesika correspondent respectivement à une
logique et à une physique, dans une optique relativement proche de
celles d’Aristote.
Le Nyâya, terme qui signifie « méthode, règle », étudie
principalement le système des formes de raisonnements pour
discerner, comme le fait l’Organon d’Aristote, celles qui sont valides
et concluantes de celles qui ne le sont pas.
Le texte fondateur, Nyâya Sûtra, attribué à Gautama, examine
notamment les conditions de l’inférence (anumâna) qui permet
d’affirmer avec certitude une conclusion dont on n’a pas la
connaissance directe. Les traités de logique développés par les
commentateurs ressemblent fortement à ceux de la scolastique
médiévale dans l’Occident chrétien.
Certes, il est toujours précisé, dans ces traités, que la logique
constitue une voie de délivrance. Mais il demeure malaisé de
considérer cette exploration formelle des raisonnements comme
autre chose qu’une méthode, plus intellectuelle que spirituelle, dont
le parallélisme avec celle d’Aristote est frappant.
Le Vaisesika, dont les sûtra sont attribués à Kanâda, est une
physique, fort semblable elle aussi, dans ses principes, à celle de
l’Antiquité grecque. Son matérialisme atomiste est proche de celui
de Démocrite : la matière est composée d’atomes, la connaissance
se fait par contact direct. Les singularités intéressantes résident en
particulier dans le fait de concevoir que neuf substances composent
la réalité. Aux éléments classiques s’ajoutent le temps, l’espace,
l’esprit (manas), l’âme (âtman), qui sont considérés comme des
formes spécifiques de la matière.
Le contraste entre cet atomisme matérialiste et les autres lignes
de force de la pensée orthodoxe indienne a fait supposer que le
Vaisesika constituait originairement une école non orthodoxe, dont
les éléments auraient été « récupérés » et intégrés par les
brahmanes.
Quoi qu’il en soit, Nyâya et Vaisesika n’ont pas vraiment joué,
dans l’histoire de la pensée indienne, un rôle de premier plan. Les
discussions se réfèrent souvent à leurs règles et à leurs doctrines,
mais en les utilisant comme des illustrations, ou des cas de figure à
discuter, plutôt que comme des modèles à suivre.
Yoga et Samkhya
Il en va tout autrement avec le Yoga et le Samkhya. Le terme
yoga est aujourd’hui mondialement connu, mais il n’a plus
exactement le même sens. Sous ce nom, on pratique à présent,
dans le monde entier, des séries de postures, d’exercices de souffle
et de méditation censés améliorer la condition physique et mentale.
Un lien avec l’école de pensée indienne du même nom existe,
puisqu’il s’agit bien, dans le Yoga, de proposer une méthode
pratique d’accès à la délivrance. Le terme sanskrit yoga veut dire
d’abord le « joug », qui attache les bœufs à la charrue. L’idée de
lien, de jonction est au cœur de cette école, qu’il s’agisse des liens
entre le physique et le mental, entre les exercices pratiques et la
délivrance, entre l’âtman (le Soi) et le brahman (l’Absolu).
C’est à Patanjali qu’est attribué le rassemblement des 195
aphorismes constituant les Yoga Sûtra, dont de nombreux éléments
figurent déjà dans des textes plus anciens, comme la Bhagavad-Gîtâ
et les Upanishad. L’ensemble se donne pour but de faire cesser
l’agitation mentale pour obtenir une forme de repos unifié, grâce à la
mise en pratique de règles morales, de disciplines quotidiennes,
d’exercices de maîtrise de la respiration. Ces pratiques sont censées
déboucher sur une concentration complète de l’esprit, une
méditation profonde permettant la contemplation de la réalité « telle
qu’elle est ».
Toutefois, les préceptes pratiques prescrits par le Yoga ne se
comprennent et ne s’expliquent pleinement que par les notions
organisées à travers le Samkhya, qui constitue son ossature
intellectuelle et son cadre de référence. Il s’agit d’un système de
« dénombrement » ou de « décompte » (c’est ce que signifie
samkhya en sanskrit) des éléments du monde, qui constitue à la fois
une physique et une métaphysique.
Deux principes sont à l’œuvre dans l’univers : la nature (Prakriti)
féminine et créatrice, et l’esprit (Purusa), masculin et contemplatif.
Leurs interactions se produisent à travers trois qualités (gunas), et la
réalisation de la délivrance du disciple est conçue, sans l’intervention
d’aucune grâce divine, comme l’union ultime du principe féminin et
de l’esprit absolu.
Empruntant de multiples éléments à des textes très anciens, les
karikas (c’est-à-dire les strophes, terme à peu près synonyme de
sûtra) du Samkhya, attribuées à Isvara-Krishna, témoignent d’un
fonds de conceptions indiennes où se conjuguent des explications
cosmologiques, psychophysiques et des notions à portée
philosophique. Les multiples commentaires du Samkhya au cours
des siècles, sans compter son influence sur certaines écoles
bouddhistes, en font un des piliers durables de l’indianité.
Mimamsa et Vedânta
Ces deux derniers « points de vue » sont différents et reliés. La
Mimansa est d’abord une réflexion sur le rituel védique,
l’ordonnancement des sacrifices et leur portée. Peu à peu, les sûtras
de cette école ont approfondi leur démarche en s’interrogeant sur le
mécanisme même de l’efficacité du sacrifice et sur la participation de
l’Absolu au processus de l’action humaine. Ces interprétations des
rituels, centrées sur les pratiques orthodoxes, n’ont connu qu’un
développement et une influence relativement limités.
Au contraire, le Vedânta est devenu, au fil des siècles, le
système spéculatif indien le plus développé et le plus influent, à tel
point qu’à l’époque moderne parler de philosophie indienne revient
presque toujours à se référer à son univers. Le Vedânta – qui
signifie « fin », « accomplissement », « couronnement » des Veda –
se présente comme la conséquence de leur enseignement. Ancré
dans ce fonds originaire, développant des éléments déjà présents
dans les Brahmana et les Upanishad, le Vedânta a pu apparaître
comme la métaphysique « native » de la culture indienne.
Cette pensée est à la fois vertigineusement puissante,
absolument déconcertante pour un esprit formé à l’école de la
métaphysique occidentale, et génératrice de paradoxes
innombrables. Elle est aussi extrêmement simple à résumer, au
point de pouvoir tenir en une seule phrase : « Brahman est vrai, le
monde est faux, l’âme est Brahman et rien d’autre. » Cette
formulation lapidaire a des conséquences innombrables.
Entre le Soi individuel et le Soi absolu, aucune différence. Tout
est un. Rien n’est séparé, isolé, différent. Âme individuelle et âme
universelle sont identiques, comme le sont sujet et objet. La
« grande parole » (mahavakya) de la Chandyogaupanishad se tient
au cœur de cette philosophie : Tat twam asi. Ces trois mots sanskrits
– qui signifient « Cela (tat) aussi (twam) tu es (asi) » – constituent la
réponse du maître à son disciple contemplant d’abord un arbre, puis
une abeille.
Seule l’illusion (mâyâ) nous fait croire que nous sommes des
existences et des consciences séparées, nous tenant face à des
choses et des êtres hors de nous. En réalité, il n’existerait qu’un
« cela » indifférencié, qu’il s’agit trouver en nous, en dissipant le
mirage des séparations.
Le résumé paraît simple, les questions qui en découlent ne le
sont pas. Elles fournissent matière à d’interminables débats. Ils
portent notamment sur la puissance, la nature et la fonction de cette
illusion qui génère l’impression d’un monde. Quelle est la réalité
propre de cette apparence ? Est-elle engendrée par le Brahman,
l’Absolu lui-même ? Si oui de quelle manière et à quelle fin ?
D’autres débats portent sur la nature de la conscience, son
caractère indescriptible ou non, sur la délivrance et son processus,
sur l’ignorance et son étendue… Entre autres.
Toutes ces questions se retrouvent dans les œuvres du
philosophe majeur du Vedânta, Shankara, dont les textes n’ont
cessé d’être commentés et repris jusqu’à nos jours.
Shankara
De multiples légendes se mêlent aux récits de sa biographie.
Même les dates de sa naissance et de sa mort font l’objet de
désaccords entre les historiens. À quelques décennies près, il serait
né au e siècle de notre ère, au sud de l’Inde, et mort au e ou au
À
Les écoles philosophiques indiennes se sont peu à peu perfectionnées en réponse
à la critique serrée des bouddhistes.
Six « points de vue », distincts mais supposés compatibles, forment l’orthodoxie.
La perspective non dualiste, qui proclame illusoires toutes les oppositions, a fini
par dominer avec l’œuvre de Shankara.
P
Abhinavagupta et le shivaïsme du Cachemire
Voulez-vous vous dépayser fortement ? Si oui, alors n’allez pas forcément vous
précipiter sur les traités de logique indiens, qui ressemblent de près à ceux
d’Aristote et de ses continuateurs médiévaux. N’allez pas non plus lire les traités
d’esthétique, de morale ou de politique rédigés en sanskrit, même si leurs
contenus riches et singuliers réservent bien des découvertes, parce qu’ils ne sont
pas totalement déconcertants pour des lecteurs d’Épicure, de Sénèque ou de
Machiavel. Si vous souhaitez vous retrouver vraiment ailleurs, dans une
configuration mentale sans équivalent, alors lisez un auteur de grande envergure,
autant par les dimensions de ses textes que par l’ampleur de sa pensée, qui se
nomme Abhinavagupta, et vivait au Cachemire entre le e et le e siècle de notre
ère.
Né vers 950, mort vers 1020, il est considéré par les spécialistes comme « l’un
des plus puissants génies de tous les métaphysiciens et mystiques de l’Inde »,
selon les termes d’André Bareau, qui fut professeur au Collège de France. Auteur
prolixe, Abhinavagupta eut des maîtres provenant de plusieurs traditions et de
nombreux disciples, il s’intéressa à la métaphysique comme à la poésie, à la
mystique comme à la dramaturgie. Son nom même évoque cette profusion et son
oubli : « abhinava » signifie « sans cesse renouvelé » et « gupta » veut dire
« caché ». Malgré la puissance de sa pensée, il demeure pratiquement inconnu, à
ce jour, aussi bien des professionnels de la philosophie que des amateurs
éclairés, alors même que de larges parties de son œuvre sont traduites en
français et en anglais.
Comment expliquer ce relatif délaissement ? Il n’est pas lié seulement à la
difficulté, parfois intense, de ses spéculations. Cette difficulté est réelle, mais
Hegel n’est pas moins ardu, et pourtant bien plus fréquenté. La doctrine
métaphysique d’Abhinavagupta n’est pas non plus à incriminer : il appartient en
effet à une école tardive, mais qui se situe pour l’essentiel dans le droit fil de la
pensée indienne classique, le « shivaïsme du Cachemire ». Active dans cette
région de l’Inde entre le e et le e siècle, cette école a bien des points
communs avec le fonds des systèmes indiens : elle vise la délivrance par
élimination de toutes les distinctions, en particulier entre existence et non-
existence.
Ce qui dépayse le plus, et peut expliquer pourquoi ce génie reste méconnu, c’est
le mélange de rigueur métaphysique et de pratiques magiques qui caractérise
toute l’œuvre. Elle expose aussi bien ce qu’est la présence transparente de
l’absolu et les processus d’apparition des phénomènes que des rituels obscurs, à
caractère souvent sexuel, parfois transgressif, auxquels l’adepte doit se livrer pour
progresser dans la voie, celle du tantrisme, caractérisé par des pratiques
d’extases et de franchissement des interdits ordinaires.
La difficulté consiste à ne pas se laisser décourager par ce mélange qui nous
semble incongru ou inacceptable, et à distinguer ce qui relève de l’analyse
métaphysique la plus subtile et des croyances ésotériques – quitte à s’apercevoir
que le partage n’est pas toujours aisé…
M - ( )
Adhyâsa. Surimposition. Notre ignorance persiste parce que nous attribuons,
nous « surimposons » à la conscience originelle des qualités qui ne lui
appartiennent pas.
Advaïta (littéralement « non-deux »). Désigne la pensée non dualiste, qui refuse
comme autant de constructions illusoires toutes les formes de séparations,
distinctions et différences.
Anumâna. Inférence. Il est possible de connaître ce qu’on ne voit pas et
n’éprouve pas directement par le moyen de la déduction logique, qui accroît
nos capacités de savoir.
Âtman. Ce terme désigne d’abord, en sanskrit, le tronc du corps humain. Employé
comme réflexif (se voir, se toucher), il désigne également le « soi », la nature
propre d’un être, vivant ou non.
Brahman. L’absolu – impersonnel, inqualifiable mais omniprésent.
Darsana. Point de vue, vision, d’où doctrine, système ou école de pensée.
Dharma. Terme à plusieurs sens, désigne :
1. l’ordre à la fois cosmique et moral du monde qu’une conduite pieuse contribue
à préserver ;
2. l’enseignement du Bouddha ;
3. également chez les bouddhistes, les éléments éphémères composant la réalité.
Moksha. Délivrance (sortie du cycle des morts et renaissances, le samsâra).
Nirvâna. Littéralement « extinction du souffle », désigne l’état auquel on accède
par la délivrance, présenté parfois comme une béatitude, le plus souvent
comme indescriptible.
Samsâra. Série des morts et des renaissances, dont la délivrance consiste à
sortir définitivement.
À
À
Textes traduits du sanskrit
Pour commencer
La Bhagavadgîtâ, traduit par Marc Ballanfat, GF Flammarion, 2007.
Poème spéculatif, inséré dans l’épopée du Mâhâbharata, et devenu un des
piliers de la culture indienne.
Chandogya Upaniṣad, traduit par Émile Sénart (1930), Les Belles Lettres, 1971.
Une des Upanishad les plus célèbres.
Les Strophes de Sâmkhya, traduit par Anne-Marie Esnoul, Les Belles Lettres,
1964.
Un des textes fondateurs.
Pour approfondir
Abhinavagupta, La Lumière sur les Tantra. Chapitres 1 à 5 du Tantrâloka, traduits
et commentés par Lilian Silburn et André Padoux, Collège de France,
Publications de l’Institut de civilisation indienne, fascicule 66, De Boccard,
1998.
Exemple d’un système spéculatif de grande envergure.
Études d’ensemble
Marc Ballanfat, Introduction aux philosophies de l’Inde, Ellipse, 2002.
Une première présentation, très simple et claire, pour débutants, que complète
Le Vocabulaire des philosophies de l’Inde du même auteur, Ellipses, 2003.
François Chenet, La Philosophie indienne, Armand Colin, 2019.
Présentation complète et savante des écoles et systèmes de pensée de l’Inde,
dans leur diversité.
Madeleine Biardeau, L’Hindouisme. Anthropologie d’une civilisation, Flammarion,
Champs, 1995.
L’exposé le plus complet et accessible à la fois des axes du monde indien et
de ses représentations de l’homme et de la société.
Guy Bugault, L’Inde pense-t-elle ? PUF, 1994.
Une étude pénétrante et savante de la spécificité des tournures d’esprit de
l’Inde philosophique, en particulier bouddhiste, par un de ses meilleurs
spécialistes.
Michel Hulin, Comment la philosophie indienne s’est-elle développée ? La querelle
brahmanes-bouddhistes, Éditions du Panama, 2008.
Une mise en lumière de l’antagonisme qui a constitué la colonne vertébrale de
la philosophie en Inde.
Et aussi…
Des ouvrages anciens, mais toujours utiles :
Helmut von Glasenapp, La Philosophie indienne, initiation à son histoire et à ses
doctrines, traduit par Anne-Marie Esnoul, Payot, 1951.
Heinrich Zimmer, Les Philosophies de l’Inde, traduit par Marie-Simone Renou,
Payot, 1985.
Pour ceux qui lisent l’anglais :
Sarvepalli Radhakrishnan et Charles A. Moore, A Sourcebook in Indian
Philosophy, Princeton University Press, 1973.
Pour des travaux philosophiques spécialisés, les lecteurs exercés se reporteront
aux sommes publiées par l’Institut de civilisation indienne du Collège de France,
en particulier :
Michel Hulin, Le Principe de l’ego dans la pensée indienne classique : la notion
d’ahamkâra, De Boccard, 1978.
Lilian Silburn, Instant et cause, le discontinu dans la pensée philosophique de
l’Inde, De Boccard, 1989.
II.
D
Le Ciel
« Le Ciel » est une notion cruciale pour aborder la pensée
chinoise. Elle occupe une place centrale dans les propos de
Confucius, un des piliers de la Chine depuis plus de deux
millénaires.
Qu’est-ce donc ? Ce n’est pas à proprement parler un concept.
On ne peut donner du Ciel une explication qui renfermerait les
éléments nécessaires et suffisants pour le concevoir exactement,
comme on le fait pour un cercle ou un carré.
Le Ciel ne peut s’enfermer dans une définition de type
géométrique, parce qu’il ne peut être exactement délimité. Il n’a pas
de bords, d’arêtes, de pourtours qui permettraient de circonscrire sa
forme, de la faire saisir tout entière par le regard ou par la pensée.
Le Ciel est pur espace, mais aussi action et évolution, ce qui en fait
un dispositif primordial.
La philosophie gréco-européenne privilégie la « forme » – en
grec ancien, eïdos. Une « idée » est d’abord une « forme », qui se
découpe sur un fond d’espace indifférencié.
C’est ce fond d’espace qui retient l’attention chinoise, plutôt que
la forme qui s’en détache. Scruter le fond plutôt que les formes,
l’indifférencié plutôt que les différences, l’espace plutôt que les
choses qui s’y trouvent et s’y découpent, telle pourrait être la
première caractéristique de l’attitude chinoise.
Le Ciel s’éprouve, se perçoit, s’expérimente, il ne se conçoit pas
comme une idée bien délimitée. Voilà ce que met en lumière, à sa
manière, l’expérience de l’autel plat et vide, de l’esplanade sans
murs du Temple du Ciel à Pékin. Ce lieu ne tient pas un discours sur
l’espace. Il offre de l’éprouver.
Le Ciel, comme espace non maîtrisable par la pensée, se donne
à elle par la sensation, le corps, l’expérience vécue. Il n’est pas
absolument inconcevable ni tout à fait indicible. On peut en penser
et en dire quelque chose, mais cela restera toujours partiel,
éphémère, incomplet. Le Ciel déborde toujours la perception qu’on
en a, le récit qu’on en fait.
En outre, il est changeant. Son état est mobile, et ce point est
essentiel. Le Ciel n’est jamais le même, bien qu’il demeure le Ciel et
ne se métamorphose pas en autre chose. Il appartient à sa nature
d’être fluctuant. Tantôt clair, tantôt terne, éblouissant ou plombé, bleu
ou noir, lumineux ou ténébreux. Dans cette mobilité incessante, il
demeure. Voilà qui le distingue radicalement des modèles de vérité
occidentaux, fixes, statiques, à jamais immuables.
En outre, ces variations du Ciel ne se produisent pas au hasard,
de manière désordonnée. Changeant, le Ciel est autorégulé. À la
fois imprévisible et répétitif. Chaque lumière est unique, toutes les
lumières sont cycliques. Le Ciel ne cesse de s’engendrer, sans se
répéter à l’identique, sans rompre avec lui-même.
La différence radicale entre Ciel chinois et Être grec, c’est que le
Ciel est un processus sans fin, autorégulé, mais en devenir
perpétuel. L’Être ne change jamais, le Ciel change tout le temps.
En outre, et c’est aussi de la plus haute importance, le Ciel est
sans histoire, sans projet, sans volonté. Il n’y a pas à scruter ses
desseins, à déchiffrer ses plans. Il ne s’agit que d’observer. La seule
attitude possible consiste à percevoir l’émergence d’un changement,
l’amorce d’un cycle. Se conformer à l’indifférence, à la variabilité et à
l’immensité du Ciel, telle est la seule voie conduisant à la sagesse.
Parce que le Ciel renferme un ordre mobile éternel. Son
processus incréé, toujours en mouvement, dépourvu d’intention
comme de but, mais soumis à des règles et des cycles, doit à la fois
s’éprouver physiquement et servir de guide aux actions humaines.
À
Primauté de l’espace dans les représentations, et des termes pratiques dans la
langue.
L’insertion dans les processus naturels est préférée à leur transformation selon
des plans humains.
D
Globalement, le sage s’efforce toujours d’être
« comme le Ciel », mais avec des conséquences
diverses, comme le montrent les interprétations
divergentes des confucéens, des mohistes et des
taoïstes.
Le sage suit le Ciel qui est en lui, et qui constitue le fond de notre
nature. Confucius ne cesse de le répéter : à cinquante ans, il a
compris comment suivre le Ciel, ce qui est identique à suivre son for
intérieur. Suivre le Ciel en nous, voilà en quoi consiste la vie
humaine qui se réalise pleinement.
Cela paraît simple. En un sens, c’est effectivement d’une
simplicité totale. Mais, comme il arrive fréquemment, cette radicale
simplicité est d’abord déroutante et semble inaccessible, à force de
difficultés. Parce que les conséquences de cette unité du Ciel et de
la vie éloignent l’une de l’autre les représentations chinoise et
grecque de la figure du sage.
On se souvient que sophos, en grec ancien, veut dire à la fois
« savant » et « sage ». Sophia signifie d’abord « l’habileté
manuelle », le savoir-faire d’un potier ou d’un tailleur de pierre, puis
« la connaissance » aussi bien que « la sagesse ». Philo-sophia
peut donc se traduire par « désir de savoir » aussi bien que par
« amour de la sagesse ». C’est toujours d’un savoir acquis que
dépend l’action sage.
Or il n’en va pas de même quand il s’agit de suivre le Ciel. Cette
fois, la vérité n’est pas un préalable. Saisir par la raison en quoi
consiste « la vérité » du Ciel, pour ensuite y conformer son
existence, est tout simplement impossible.
Car il n’existe pas de « vérité » du Ciel à proprement parler, mais
seulement une présence, un processus, une ouverture dont le
contenu est changeant et sans délimitation fixe. Ce n’est pas au
moyen de raisonnements qu’on atteint le Ciel, qui s’éprouve
directement, et il en est ainsi parce que nous sommes déjà partie
prenante du Ciel et de ses transformations. Cette coexistence peut
être voilée, sous-estimée, plus ou moins oubliée. Elle ne peut ni
disparaître, ni être créée.
Qui plus est, le Ciel ne parle pas. Disserter à son sujet n’a pas
d’efficacité. Le Sage qui suit le Ciel transmet l’essentiel par son
attitude, par l’exemple qu’il donne, de jour en jour, de moment en
moment. Les discours sont inutiles, rien ici ne dépend des mots. Au
mieux, ils servent à écarter un malentendu, à dissiper une confusion.
Mais toujours de manière secondaire, subalterne.
Pas de discours, aucune vérité à construire ni à démontrer, donc
pas de théorie, de dogme, ni de doctrine consolidée. Le Ciel n’est
pas un château d’idées, mais un ordre à la fois immuable et mobile.
Quand on se tourne vers le registre politique, les conséquences
surprennent.
Car Confucius est un penseur politique. Mozi aussi. Et Lao Zi,
fondateur du taoïsme, également. Pourtant on ne trouve pas chez
eux de traité demandant quel est le meilleur régime, comment
s’organise la Cité idéale, ni même en quoi consiste véritablement le
pouvoir.
Le paradoxe, du moins du point de vue de la philosophie
européenne, est de voir se constituer une pensée politique sans
théorie, sans doctrine formalisée. Le bon gouvernement ne dépend
pas d’un savoir échafaudé ou découvert par la raison. Il se reconnaît
uniquement à son lien, plus ou moins attentif, à l’ordre préexistant du
Ciel – cas par cas, situation par situation, époque par époque, région
par région. Bien sûr, ce lien demeure descriptible, ses
caractéristiques durables peuvent être explicitées. Mais l’écart reste
important, sur ce point, entre pensées d’Europe et de Chine.
On peut le constater en plaçant en regard, par exemple,
stoïciens et confucéens. Pour les stoïciens de la Grèce antique, la
vie philosophique doit être « conforme à la nature » (kata phusin).
Ceci paraît proche de l’enseignement de Confucius. On en est
pourtant très éloigné, car ce qui est « naturel », du point de vue
stoïcien, est que la part « directrice » de notre esprit (celle qui est
« hegemonikon », destinée à commander) – la raison, la logique –
gouverne toute notre existence. Le sage grec imagine son existence
entière régulée par la raison, qui est supposée pouvoir contrôler
intégralement les passions, dissoudre ou dominer les émotions et
les affects.
Il n’en va pas de même pour le sage confucéen. Il ne se laissera
certes pas emporter par la colère, le désir de vengeance ou
l’ambition sans mesure. Mais, si les résultats sont apparemment les
mêmes, le chemin est tout différent. La sérénité du confucéen ne
résulte pas de la maîtrise, mais du lâcher-prise. Ce qu’il fait ne
provient pas des directives que lui impose sa délibération rationnelle
et souveraine, mais de sa capacité à laisser aller le cours des
choses. A-t-on jamais vu le Ciel « décider » de quoi que ce soit ?
« Arbitrer » son évolution, « délibérer » de ses mouvements ?
Le stoïcien agit selon des principes fixes. Le confucéen cultive le
« non-agir », l’absence de principes, les variations spontanées. Le
stoïcien est rigide, le confucéen souple. Le sage stoïcien est une
figure idéale, un modèle qui ne s’est peut-être jamais concrétisé
nulle part (« il se pourrait que jamais aucun homme ne fût devenu
sage », disent les stoïciens). Au contraire, même s’il constitue aussi
une silhouette en partie imaginaire, le sage chinois se veut inséré
dans les cycles de la nature, les mouvements du monde. Plus il s’y
fond, plus il est sage. Au point, chez les taoïstes, de se confondre
avec le vent…
Confucius et Lao Zi
À la différence de l’Inde, où ils se réduisent souvent à un nom,
les fondateurs des grands courants de pensée chinois sont des
personnages aux silhouettes plus denses, bien que largement
légendaires.
Sans doute un certain maître Kong – que des missionnaires
catholiques baptiseront en latin Confucius, bien plus tard – a-t-il
existé. En une époque troublée de l’histoire de la Chine, aux e et
e siècles avant notre ère, il aurait voyagé, de principauté en
D , « »
Leurs œuvres sont parfois perdues, leurs noms plus ou moins oubliés. Pourtant
les « sophistes » qui ont fleuri en Chine entre le e et le e siècle avant notre ère
ont joué un rôle important dans le développement des réflexions philosophiques
qui se mettent en place au cours de cette période charnière.
De manière analogue aux sophistes de la Grèce antique, ils découvrent les
possibilités paradoxales de multiples jeux avec les mots, inventent des subtilités
rhétoriques et intellectuelles qui déconcertent.
Qu’ils appartiennent à « l’École des noms » (Mingjia) ou au mouvement connu
sous le nom de « causeries pures » (Qingtan), ils introduisent dans la culture
chinoise une sorte de distance interne qui va en sens inverse de la tendance
pratique et réaliste de sa langue.
Même de manière indirecte, ce sont eux qui font prendre conscience de la
nécessité de forger des définitions exactes, de se soucier des formules
employées, de construire des raisonnements convaincants.
S’ils furent souvent critiqués, parfois moqués, pour leurs excès de subtilité et pour
l’apparente gratuité de leurs exercices, ils ont eu l’immense mérite d’attirer
l’attention sur l’importance et la complexité des liens unissant paroles et pensées.
Force de la faiblesse
Tao signifie, ordinairement, « la voie », « le chemin ». Très
courant dans la pensée chinoise antique, le terme n’est pas propre
aux « taoïstes ». Chez eux, il désigne la puissance de l’univers, la
nature dans sa totalité. C’est la racine de la réalité, dans sa faiblesse
et sa toute-puissance, force énigmatique d’engendrement et de
destruction, en état de mutabilité permanente.
Cette totalité indéfinie fonctionne d’elle-même. Elle se
transforme, se défait, se régénère constamment sans la moindre
intervention d’une intention explicite. Sembable au Ciel, le Tao n’est
pas une chose aux arêtes distinctes. L’eau lui ressemble : « Il n’y a
rien dans le monde de plus souple et plus faible que l’eau », mais
elle érode les montagnes et transporte les plus lourdes charges. Elle
est à la fois faiblesse extrême (goutte d’eau) et puissance sans
borne (océan).
« Le Tao qui se laisse exprimer n’est pas le Tao de toujours »,
commence par dire Lao Zi. Ces premiers mots du livre rappellent
que Tao est un terme imparfait, utilisé faute de mieux. À la nature,
aucun nom ne peut convenir de manière adéquate. Tout ce qu’on
peut en dire passe à côté. Nos mots désignent en effet des choses
stables et délimitées, des processus finis, des idées closes. Ils ne
peuvent contenir la mobilité infinie et la puissance absolue. La
relation entre langage et réalité atteint ainsi sa limite. Malgré tout ce
qu’on pourra tenter, le Tao demeurera ineffable. « La Grande
musique a le son le moins audible. »
Comment rejoindre le Tao ? Le taoïsme tout entier tente de
répondre à cette question. Il postule que la nature originaire est déjà
en nous, et que nous sommes en elle, puisque rien à proprement
parler ne lui est extérieur.
La seule espèce vivante qui s’efforce d’échapper à la nature est
l’humanité, en contrecarrant la puissance de la nature pour imposer
ses projets. Ce faisant, l’humanité fabrique son propre malheur.
« Quand l’intelligence et l’ingéniosité surviennent, il y a le grand
Artifice. »
Au départ du taoïsme règne cette conviction : l’homme
s’illusionne en croyant pouvoir échapper au cours naturel des
choses. Sa misère provient de sa volonté vaine d’imposer « son »
ordre, artificiel et violent, à une réalité qui finira de toute manière par
défaire ses constructions, même grandioses, comme fétus de paille.
Qui veut rejoindre le Tao va devoir, au contraire, se défaire de
ses plans et projets. Finie, la volonté de maîtrise sur les choses et
sur le cours des événements. Entrer dans le courant de la nature,
qui est là, en nous, à disposition, c’est d’abord accepter de lâcher
prise, de ne plus construire selon nos buts, de laisser faire.
Celui qui y parvient voit sa faiblesse se transformer en force, son
dénuement se muer en invulnérabilité. Parce qu’il ne fait plus qu’un
avec l’immensité du Tao, ce qui lui confère éventuellement des
pouvoirs insensés. On n’en compte plus les exemples dans les
histoires inspirées par le taoïsme : peintre qui voit l’oiseau qu’il a
dessiné s’envoler du mur, musicien qui fait geler les lacs en été en
jouant une mélodie d’hiver, sages capables de chevaucher le vent…
C’est à force de faiblesse, si l’on ose dire, que le sage parvient à
tant de puissance. L’observation de la nature l’enseigne : ce qui est
faible, sans intention ni volonté propres, finit par l’emporter sur le
fort, le dur, le rigide. L’eau et le vent auront raison de la montagne.
Le nouveau-né commande à tous sans le vouloir ni le savoir.
La faiblesse est donc puissance réelle, indestructible parce que
détachée de toute domination. Entrer dans le courant de la nature,
suivre intégralement son impulsion, à la fois infime et immense, tel
est le secret.
Il implique d’aller à contre-courant des institutions et des
intentions humaines. Celles-ci se croient fortes, mais ne sont que
paravents périssables. L’empereur lui-même le découvre, le jour où il
envoie des émissaires proposer au maître Zhouangzi (Tchouang
Tseu) une charge importante. Quand les envoyés le trouvent,
l’homme est en train de pêcher, dans la boue jusqu’à mi-corps. En
entendant leur proposition, il demande : « Est-il vrai qu’il existe au
Palais une tortue tellement précieuse que l’Empereur l’a mise en
cage ? – C’est exact. – Ne pensez-vous pas qu’elle aurait préféré
tremper sa queue dans la gadoue ? – C’est exact. – Alors, dites à
l’empereur que moi aussi je préfère tremper ma queue dans la
gadoue. »
Le sage taoïste a souvent l’air d’un simple d’esprit, vivant dans
ce que les autres considèrent comme le dénuement, parfois dans la
crasse, fréquemment dans l’ivresse. Il ne s’intéresse ni aux savoirs
ni aux pouvoirs, du moins selon le sens courant de ces termes. Rien
ne doit permettre qu’on le remarque. Le sage s’efface, n’est plus
repérable. Une goutte d’eau, un souffle de vent se mettent-ils en
avant ?
On dira qu’il n’en pense pas moins, et qu’il demeure supérieur
bien que dissimulé et invisible. C’est encore un leurre. On aurait tort
de croire qu’on va trouver un homme sage et très savant, détenteur
de connaissances inouïes, sous des airs stupides. Mieux vaut
supposer qu’il est devenu vraiment idiot, réellement inculte,
totalement hagard. Comme la brise, ou la pluie, une fois encore. Car
là résideraient sa réussite et sa force.
Lao Zi y insiste : tout converge, dans la nature, vers le plus bas.
La rivière d’en dessous reçoit l’eau de toutes les autres. Le plus
démuni, le plus vide, le plus débarrassé de soi-même détient en fait
la clé de tout le reste. Pour jouer un rôle majeur il faut donc en avoir
fini absolument avec toute activité délibérée, voire avec toute
compréhension !
Voilà ce que signifie le célèbre « non-agir » (wu wei) du Dao de
Jing (Tao Te King). Ce n’est en aucune manière une absence totale
d’action. La goutte d’eau agit, le vent aussi. Mais ils sont dépourvus
d’intention, de plan, de volonté propre. Le « non-agir » du sage
taoïste est du même ordre. Ce qu’accomplit le sage n’est pas dicté
par son avantage, ni par aucun calcul. Revenu à la racine du monde,
il s’est défait de son moi. Il est tout à fait vide, en quoi il est plus
précieux et plus puissant que tout.
La roue tourne parce que le moyeu est vide, le vase du potier se
modèle autour de rien, la maison est habitable parce qu’il y a dans
les murs des trous, portes et fenêtres. Ces images de Lao Zi
insistent sur la nécessité supérieure du vide. Ce qui n’est pas est
source d’utilité pour le reste.
Cela s’applique au sage lui-même : il s’est absenté du monde où
se trouvent d’habitude les humains. Il a vu s’évanouir ambition, désir
de savoir, ego, orgueil. Entré dans la plénitude du Tao, il est comme
un vide dans le monde social.
A …
Vaincre sans livrer bataille
L’Art de la guerre, attribué à Sun Tzu, est un des textes les plus célèbres du
patrimoine chinois. Sa notoriété, relayée par de très nombreux commentaires, ne
s’est jamais démentie au fil des siècles. Depuis que la mondialisation l’a fait
partout connaître, il est devenu également une référence omniprésente dans le
monde du management.
Son lien à la pensée philosophique est comparable à ceux de Machiavel ou
Clausewitz avec les systèmes de leur temps : sans en dépendre de manière
directe et explicite, ils s’y rattachent de manière profonde. De même, L’Art de la
guerre, tout en étant autonome, entretient des relations fortes avec le contexte
intellectuel où il s’inscrit.
Deux axes principaux sont à retenir.
Le premier est la présence universelle des conflits, des luttes et des
affrontements. Contre une vision du monde qui considère la paix et l’harmonie
comme conditions normales de l’existence, Sun Tzu affirme d’emblée : « La
guerre est la grande affaire des nations ; elle est le lieu où se décident la vie et la
mort ; elle est la voie de la survie et de la disparition. On ne saurait la traiter à la
légère. » Parler des combats, de la tactique, des moyens de vaincre, c’est donc se
préoccuper de l’essentiel.
Le second axe, consacré à la réflexion sur les conditions et les moyens de la
victoire, se ramifie en considérations concernant successivement les qualités des
hommes, le climat, le terrain, le commandement, l’organisation. Son originalité
consiste dans cette visée permanente : engager toujours le minimum de causes
pour obtenir le maximum d’effets.
En fonction des circonstances (humaines, climatiques, etc.), il s’agit donc de
parvenir à l’emporter par le discernement des forces et des faiblesses déjà là,
présentes, inscrites dans la configuration du moment. Le meilleur général est celui
qui ne livre jamais bataille et vainc l’ennemi sans pertes, parce qu’il a saisi, en
amont, les processus qui assureront la déroute des adversaires.
A Z …
« Celui qui apprend vise quelque chose qu’il ne peut apprendre ; celui qui agit agit
sur quelque chose sur lequel il ne peut pas agir ; celui qui discute vise quelque
chose qui échappe à toute discussion. Ainsi, qui sait s’arrêter là où tout homme ne
peut plus connaître atteint la connaissance suprême. Si quelqu’un n’accepte pas
cette limite naturelle, le cours du ciel le tiendra en échec. »
Tchouang-tseu, Œuvre complète, traduit du chinois par Liou Kia-hway, Gallimard-
Unesco, 1969, Folio essais, 2011, p. 264.
Ni de nos mots et de nos discours. « Le meilleur usage que l’on
puisse faire de la parole est de se taire », écrit Zhouangzi, qui a
quand même préféré le dire… Le fond de cet anarchisme radical
vise le langage et ses mirages. Les mots nous trompent, figent ce
qui est fluide, simplifient ce qui est complexe, séparent ce qui est
relié. Celui qui sait se tait. La parole n’a aucun privilège, aucune
autorité.
L’action non plus. Le plus grand aveuglement des humains est
d’imaginer qu’ils peuvent changer quoi que ce soit au cours des
choses. En croyant pouvoir façonner la réalité selon leurs désirs, ils
s’exposent à tous les malheurs comme à tous les désespoirs. Le
sage pratique le non-agir (wu wei), qui n’est pas totale inaction, mais
abandon à ce qui agit dans le monde et en nous-mêmes.
Toute la démarche de Zhouangzi peut se définir comme
abandon. Abandon de et abandon à. Abandon des honneurs, des
hiérarchies, de la pensée discriminante, des prétentions du langage,
des projets volontaristes. Abandon à la nature, au destin, aux
transformations incessantes de la réalité.
Cet abandon sans recours conduit également, on s’en doute, à
un profond anarchisme politique. Alors que Confucius et Mencius
centrent une grande partie de leurs analyses sur le gouvernement et
les bonnes pratiques du pouvoir, alors que l’inspiration taoïste de
Lao Zi débouche elle aussi sur une vision politique, Zhouangzi
soutient que le monde « n’a pas besoin d’être gouverné », parce que
« le bon ordre survient spontanément quand les choses sont
laissées à leur cours ». Il convient donc d’abandonner aussi le
pouvoir, l’autorité, les lois…
Le terme d’ « anarchisme » convient-il ? Oui, si on lui donne la
signification d’un refus de l’autorité et des contraintes, en particulier
étatiques. Pas entièrement, si on se souvient que le terme grec
archè signifie « principe » avant de vouloir dire « autorité ». Or,
Zhouangzi rejette effectivement toute forme d’autorité humaine, mais
au nom d’un principe suprême, celui de la nature, du cosmos, le Tao.
Ce principe ne s’atteint que par l’extase et l’intuition, ou de biais
par la poésie. Car le Tao ne saurait faire l’objet d’une quête
rationnelle méthodique, tout simplement parce que la rationalité, le
langage et l’analyse segmentent et découpent, alors que le principe
ultime est indivisible. C’est pourquoi seule l’intuition, en tant que
faculté de saisie globale, embrassant la totalité d’un regard unique,
peut convenir. Mais ce qu’elle fait voir et vivre n’est pas directement
transmissible, seulement évocable, allusivement, par le biais
d’histoires déroutantes.
Ce qui fait la puissance ultime des textes de Zhouangzi, c’est son
écriture. Avec un style aigu, un humour constant, il décrit des scènes
insolites, élabore des dialogues paradoxaux. Le lecteur européen
pense aux faits et gestes de Diogène le cynique et à ses
provocations, qui sont souvent du même ordre. Il pense aussi à
Nietzsche, car plus d’un trait permet de le rapprocher de Zhouangzi,
en dépit des siècles : défiance envers les mots, sens du flux
universel, inversion de toutes les valeurs, équivalence proclamée de
la sagesse et de la folie…
Sans oublier ce qui les rapproche le plus, malgré toutes les
distances qui les séparent : un sens inouï de la mise en récit des
idées, un génie incomparable pour incarner dans des fables, des
dialogues, des rencontres improbables, les dilemmes de la morale et
de la métaphysique. Entre la Chine antique et l’Occident tardif,
Zhouangzi et Nietzsche ont en commun d’être conteurs-penseurs,
écrivains-philosophes, poètes spéculatifs.
En attendant Bouddha…
L’arrivée en Chine, au début de notre ère, d’adeptes du
bouddhisme va progressivement transformer le paysage intellectuel,
en particulier les spéculations philosophiques. Peu à peu, au fil des
nombreuses œuvres des dialecticiens bouddhistes indiens traduites
du sanskrit en chinois, puis commentées, interprétées et
réélaborées, se disséminent quantité de concepts, de perspectives
et de type de raisonnements que les pensées antérieures
n’envisageaient pas.
À
À
Entre ordre confucéen et contestation taoïste, il existe plus de complémentarité,
malgré leurs désaccords, que d’opposition frontale.
Ne perdant jamais de vue une dimension pratique, les débats chinois sont
continûment traversés par des interrogations sur la bonté ou la méchanceté
humaine, sur la bienveillance ou la cruauté nécessaire des souverains.
M - ( )
Dao (Tao). Le terme, qui signifie « voie » ou « chemin » dans la vie courante,
s’emploie par extension pour désigner « le cours des choses ». La pensée
chinoise dans son ensemble l’utilise pour nommer le mouvement vital à
l’œuvre dans les processus naturels. Les philosophes taoïstes y voient
l’élément premier, originaire, ineffable, auquel nous devons revenir pour
échapper aux limitations du langage et de la pensée comme aux violences de
la vie sociale.
Fajia. « Légisme » constitue la traduction habituelle de ce terme. Il désigne en fait
la domination sans faille qu’exerce le souverain, aux commandes d’une
machine à contraindre et à produire l’obéissance, dont les deux leviers
essentiels sont l’intérêt et la peur.
Fan. Retour. Notion essentielle chez les taoïstes, en un double sens : tout dans la
nature revient vers son point de départ, en suivant des cycles. D’autre part,
devenir sage consiste à faire retour à la racine de notre nature, en défaisant
les conditionnements sociaux.
Li. Rites. Tout ce qui rend possible la correspondance entre conduite humaine et
ordre du monde, depuis les cérémonies ou prescriptions religieuses jusqu’aux
règles de préséance, en passant par les usages familiaux et politiques.
Ren. Sens de l’humain. Confucius n’en donne pas une définition unique, mais de
multiples illustrations, comme « pacifique dans les conflits », « ayant de la
retenue », etc.
Tian. Le Ciel. Combine le changement permanent, les cycles, l’unité et l’absence
de projet qui caractérisent le monde. La notion a évolué vers le sens d’une
régulation naturelle.
Wu wei. Non-agir (wu négation, wei « agir »). Cette notion, fondamentale pour le
taoïsme, n’est pas l’inaction. Elle désigne l’action accomplie sans dureté, sans
volonté délibérée, comme celle de la nature elle-même. Celui qui vit
conformément au Tao, c’est-à-dire selon le flux de la nature, est dit « agir sans
agir » (wei wu wei), ce qui ne signifie nullement qu’il ne fait rien mais plutôt
qu’il ne force rien.
Yin-Yang. D’abord versant éclairé et versant dans l’ombre de la montagne, adret
et ubac, puis fonction mâle et femelle, active et passive et quantité d’autres
variations, ayant toutes pour axe directeur l’idée d’un processus sans fin
découlant d’une tension dynamique entre deux termes.
À
Textes traduits du chinois
Pour commencer
Confucius, Les Entretiens de Confucius, traduit par Pierre Ryckmans, Gallimard,
1987.
Lao Zi (Lao Tseu). Parmi les nombreuses traductions du Dao ji King (Tao te King),
la plus concise est sans doute celle de François Houang et Pierre Leyris
(Seuil, 1979), la plus savante celle de Jan Julius Duyvendak (Adrien
Maisonneuve, 1981), la plus inattendue celle du philosophe Marcel Conche
(PUF, 2003).
Zhouangzi (Tchouang Tseu), Œuvre complète, traduit par Liou Kia-hway
Gallimard, Connaissance de l’Orient, 1969.
Mozi, Œuvres choisies, traduit par Pierre de Laubier et Mei Yipao, introduction de
Léon Wieger et avant-propos de Patrick de Laubier, Desclée de Brouwer,
2008.
Mencius, De l’utilité d’être bon, traduction de Séraphin Couvreur abrégée et
commentée, Mille et une nuits, 2004.
Han-Fei-tse ou Le Tao du Prince, traduit et présenté par Jean Levi, Seuil, 1999.
Sun Tzu, L’Art de la guerre, traduit et commenté par Jean Levi, illustrations
choisies et commentées par Alain Thote, Nouveau monde, Sodis, 2013.
Pour approfondir
Les deux volumes de Philosophes taoïstes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade
(1980 et 2003), ainsi que l’ensemble de la remarquable « Bibliothèque chinoise »
(Les Belles Lettres), où on trouvera notamment, si l’on veut avoir une idée précise
de ce qu’est une somme philosophique dans la Chine ancienne, le livre de Wang
Chong, Balance des discours. Traités philosophiques, traduit et annoté par Nicolas
Zufferey, Les Belles Lettres, 2019.
Études d’ensemble
Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Points, Seuil, 2014.
Sans doute l’introduction la plus exacte et la plus complète, par une sinologue
professeure au Collège de France, dont on lira également la leçon inaugurale
parue sous le titre La Chine pense-t-elle ? Collège de France/Fayard, 2009.
Marcel Granet, La Pensée chinoise, Albin Michel, 1999.
Publié en 1934, ce grand classique, rédigé par l’illustre sinologue que fut
Marcel Granet (1884-1940), se lit toujours avec le plus grand profit.
Léon Vandermeersch, Ce que la Chine nous apprend sur le langage, la société,
l’existence, Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 2019.
Ce court volume, signé d’un des meilleurs experts actuels, condense de
manière très éclairante les enseignements d’une vie entière de recherche.
François Jullien, Procès ou création. Une introduction à la pensée des lettrés
chinois, Seuil, 1989.
Un des premiers travaux d’un philosophe et sinologue qui marque de manière
décisive les réflexions contemporaines sur les écarts entre pensée chinoise et
philosophie grecque, et dont les nombreuses publications sont toutes
recommandées.
III.
D
( , , ,
)
« Ne pas parler, c’est la parole même du
Bouddha »,
Lankâvatârasûtra, traduction D. T. Suzuki,
Routledge, 1968, p. 143.
R
A
Entre les e et e siècles Vie et enseignements supposés du Bouddha
avant notre ère
À partir du e siècle avant Constitution des premiers Canons bouddhistes
notre ère
Du e siècle avant notre ère Des communautés monastiques se multiplient en
au e siècle après Inde, s’implantent à Ceylan
Vers le er siècle de notre ère Division entre Petit et Grand Véhicule
Au cours des premiers Intensification des querelles théoriques avec les
siècles brahmanes
Développement de la logique bouddhiste et des
traités de l’École du Milieu
Nombreuses « universités » bouddhistes en Inde
Entre les e et e siècles Arrivée du bouddhisme en Chine
Développement du Chan (rencontre du
bouddhisme et du taoïsme)
Arrivée du bouddhisme au Japon
Vers le e siècle Arrivée du bouddhisme au Tibet
siècles suivants.
Cet immense périple aurait commencé par un enseignement
initial, une mise en route, énonçant « quatre vérités ».
Quatre vérités
Le Bouddha aurait expliqué pour la première fois sa voie de
guérison au parc des Gazelles, à Sarnath, non loin de Varanasi
(Bénarès). Cette « mise en route de la roue de la loi », selon la
dénomination traditionnelle, énonce les « Quatre vérités »
fondatrices :
1. Tout ce qui est impermanent est souffrance ;
2. L’origine de cette souffrance est l’attachement ;
3. La cessation de la souffrance passe par la fin de
l’attachement ;
4. Cette fin de l’attachement peut être atteinte par une conduite
juste et ses huit préceptes.
La structure même des quatre vérités fondatrices est
rigoureusement analogue à celle des diagnostics de la médecine
indienne traditionnelle, toujours articulée en quatre interrogations :
1. Quelle est la maladie ?
2. Quelle est sa cause ?
3. Comment cesse-t-elle ?
4. Par quels moyens atteindre cette cessation ?
Plus qu’une religion ou une philosophie, le bouddhisme est bien
une « doctrine-médecine ». Plusieurs textes, parmi les plus anciens,
comparent effectivement le Bouddha à un chirurgien, et son
intervention à une opération. C’est pourquoi il faut parler d’un
pragmatisme et non d’un dogmatisme. Plutôt que « J’ai raison », ou
« Je détiens la vérité », le Bouddha semble continûment dire
« Essayez », « Faites vous aussi l’expérience », « Voyez si ça
marche ».
Ce lien à l’expérience distingue radicalement sa démarche de
tout exercice purement théorique. Seule compte la délivrance, et
toute vérité qui n’y contribue pas doit être considérée comme inutile,
voire néfaste. Mais cela n’empêche pas de voir se greffer, sur cette
dimension pratique fondatrice, des analyses très élaborées
intellectuellement. Car la double dimension – recueillement,
compréhension – est nécessaire pour saisir l’enseignement et le
pratiquer, donc pour « guérir ».
Toutefois, un obstacle de taille se présente, dès les origines de
l’enseignement du Bouddha, qui ne cessera pas de se poser de
nouveau, sous des formes différentes, tout au long de son évolution.
L’expérience de l’Éveil est ineffable. Comment en parler ?
Comment la décrire ? Comment y conduire ? Par quels stratagèmes
parvenir à ruser avec le langage et ses contraintes ?
E ( ) ( )
Pour ne pas s’égarer dans une opposition factice entre les pratiques de méditation
et les analyses conceptuelles que cultivent les bouddhistes, mieux vaut garder en
tête une distinction importante. Elle permet également de mieux saisir le
développement des écoles bouddhistes et les contrastes qui les traversent, entre
refus des spéculations et prolifération des bibliothèques.
Cette distinction s’articule autour de deux notions qui, en sanskrit, sont désignées
par les termes dhyâna et prajñâ.
Dhyâna, recueillement : la pensée se rassemble, se retire du monde,
s’introvertit. Il ne s’agit pas d’une introspection, car on ne cesse pas d’y scruter le
monde extérieur pour commencer enfin à s’y préoccuper des dédales de son
monde interne. Il s’agit au contraire de ne plus penser, de ne plus chercher, de
laisser de côté discernements, jugements, déductions… qui séparent et
comparent.
Prajñâ, savoir-sagesse, « sapience » : la pensée scrute le monde, le dissèque,
le divise et le met en doute. Afin de le connaître, c’est-à-dire de prendre
conscience que ce monde est vide, qu’il n’est qu’une succession d’apparences
instantanées, dont le caractère apparemment substantiel et permanent n’est qu’un
effet de notre ignorance.
Quand il s’agit de scruter, la pensée se fixe sur les objets, fût-ce pour conclure à
leur inanité. Quand il s’agit de se rassembler, la pensée se retire, désinvestit les
choses. Une tortue sert d’illustration habituelle à ces deux attitudes : quand la
tortue sort la tête, ouvre les yeux, explore ce qui se présente, c’est la
connaissance discriminative ; quand elle ferme les yeux, ne bouge plus, se replie
sous sa carapace, c’est le recueillement sans différence. Mais il n’y a qu’une seule
tortue !
Il est très important de saisir que ces deux attitudes, effectivement opposées,
sont en même temps complémentaires et convergentes. Il n’y a pas entre elles de
contradiction insurmontable. Elles incarnent des mouvements distincts, des
démarches dissemblables, éventuellement des tempéraments humains différents.
Certaines écoles accentueront un des deux versants. Mais la logique et la
méditation, chez les bouddhistes, finalement convergent : leur but commun est
d’effacer les faux-semblants.
Délivrance et silence
L’expérience du Bouddha n’est pas de l’ordre du discours. Est-
elle dicible ? C’est une question décisive.
Déjà, dans les textes les plus anciens, un étrange épisode
montre le Bouddha, juste après son Éveil, hésitant à prêcher. Il a
peur de s’épuiser en vain, craint que personne ne comprenne ce
qu’il a à dire. Le Bouddha, éveillé, victorieux, devenu omniscient et
qui, malgré tout, se montre soudain craintif, découragé d’avance,
voilà qui semble difficile à comprendre.
La clé de cette énigme est à chercher dans l’écart entre la
structure de la réalité (découverte par l’expérience de l’Éveil) et celle
du langage (utilisé pour la décrire). Dans la réalité, telle que la vision
du Bouddha la révèle, tout est éphémère, évanescent, discontinu.
Des particules scintillent, apparaissent et disparaissent dans le vide.
Avec le langage, au contraire, nous construisons des entités fixes
(« l’arbre », « la cruche », « la vache », etc.), qui n’existent pas dans
le réel, qui n’ont de consistance que dans notre esprit et dans les
mots dont nous nous servons.
Voilà la difficulté : le langage génère les illusions mêmes que le
Bouddha souhaite dissiper. Prêcher risque donc de les renforcer, au
lieu de les dissoudre ! Entre le but de son enseignement et le moyen
qu’il utilise, il existe une incompatibilité première, radicale, à
première vue insoluble.
D’abord hésitant, le Bouddha se résout finalement à enseigner.
Et durant près de quarante années, de son éveil jusqu’à sa
disparition, à quatre-vingts ans, le Bouddha a parlé, le long de la
moyenne vallée du Gange, à des auditoires multiples, issus de
castes et de milieux très divers, composés de quelques auditeurs ou
de plusieurs centaines. C’est pourquoi les textes, de différents
styles, très nombreux, qui prétendent transmettre ses paroles
commencent presque tous par « Ainsi ai-je entendu ».
Traditionnellement, le rédacteur se présente comme un témoin,
présent sur place, qui aurait su conserver fidèlement la mémoire de
ce qu’il a écouté.
T
Que veut-on dire quand on affirme que la logique développée par les penseurs
bouddhistes est différente de celle en usage en Occident ? Sûrement pas qu’ils
seraient en mesure de se dispenser du principe de non-contradiction. Ils ne
cessent d’ailleurs d’en faire usage.
La différence tient, d’une part, à l’organisation du champ logique et, d’autre part,
à la démarche poursuivie.
Le champ logique occidental est binaire : une proposition est vraie ou fausse, il
n’existe pas de troisième solution. Une chose existe ou n’existe pas. Affirmation ou
négation, être ou néant… jamais une troisième possibilité ne peut être envisagée.
Il en va différemment en Inde. Depuis les Veda et les Upanishad existe en effet
une conception du champ logique en quatre registres et non en deux, dont les
bouddhistes héritent et qu’ils portent à ses ultimes conséquences.
Cette conception quadripartite, qu’on nomme « tétralemme », distingue : 1 – ce
qui est ; 2 – ce qui n’est pas ; 3 – ce qui est et n’est pas ; 4 – ce qui ni n’est ni n’est
pas.
Les registres 3 et 4 sont effectivement déconcertants pour le logicien binaire. Le
3 semble à exclure en tant que pure et simple impossibilité, pour cause de
contradiction, et le 4 paraît d’abord tout à fait énigmatique.
Ce sont précisément ces registres 3 et 4 qui se révèlent cruciaux.
En 3, considérer qu’une chose « est et n’est pas » à la fois ne conduit pas pour
autant à la proclamer impossible si l’on admet qu’elle est réelle, mais impensable.
L’existence n’est pas obligatoirement synonyme de concevabilité ni d’exprimabilité.
En 4, il s’agit d’épuiser le champ des possibilités du pensable et du dicible, en
niant à la fois l’existence et l’inexistence. C’est ce registre que les bouddhistes
vont approfondir, en l’explorant dans toutes ses conséquences.
Parce que ce « ni… ni… », cette double négation, ouvre l’espace de la Voie du
Milieu et donc de la vacuité. Se trouvent en effet écartés aussi bien l’affirmation
que la négation, l’être que le néant, au profit d’un « ni naître ni périr », ni présent ni
absent, ni parlant ni silencieux, etc. qui sous-tendent toute la démarche de ces
logiciens, depuis Nâgârjuna jusqu’à Dharmakîrti, en passant par Vasubandhu,
Dignâga… et tant autres.
À
L’enseignement du Bouddha a pour but la guérison et la délivrance plutôt que la
connaissance, mais le savoir peut servir à dissiper les illusions qu’engendre
l’ignorance.
La Voie de Milieu est partout à tracer, entre luxe et mortification, tension et
relâchement, parole et silence, affirmation et négation, être et néant. Elle s’ouvre
en mettant à l’écart les termes opposés.
Cette double négation en mouvement constitue un déblaiement, plutôt qu’une
doctrine possédant un contenu positif et déterminé.
E
’A
Où l’on embrasse du regard les transformations
innombrables des doctrines bouddhiques,
rencontrant d’autres traditions, inventant de
nouveaux débats.
des coups de bâton à ses disciples pour les éveiller, écrit carrément :
« Habillez-vous, mangez, chiez, c’est tout. Il n’y a pas de cycle des
morts et des renaissances à craindre, pas de nirvana à atteindre,
pas d’éveil à acquérir. Soyez une personne ordinaire, sans rien à
accomplir. »
P
Vasubandhu, auteur charnière
Son nom figure rarement parmi ceux des penseurs majeurs, et c’est un tort. Car
ce grand intellectuel qui a marqué l’histoire des doctrines bouddhistes n’est pas
seulement l’auteur d’une œuvre d’envergure, mais aussi un point de passage
crucial entre plusieurs écoles et développements historiques.
Né en terre indienne, dans l’actuelle ville de Peshawar au Pakistan, vers le
e siècle de notre ère (les dates sont incertaines), il se tient d’abord au carrefour
des spéculations de son temps. Il partagea d’abord les théories de l’école dite
« Sarvâstivâda » (« celui qui dit que tout existe ») caractérisée par un réalisme
conduisant à l’affirmation que les phénomènes passés, présents et futurs ont un
mode d’existence identique. Tout en enseignant cette doctrine, il commence à la
critiquer, et aboutit finalement à une construction théorique très différente, qui
débouche sur une forme d’idéalisme pur : le monde provient entièrement de
l’esprit.
Son traité le plus important, l’Abhidharmakosa, couvre plusieurs volumes. Le
titre signifie « trésor » (kosa) au-dessus de la doctrine (dharma). Ce terme
d’abhidharma désigne la partie des enseignements bouddhistes qui développent
les théories de la connaissance et les éléments de métaphysique.
Cette œuvre, rédigée en sanskrit, traduite en français au e siècle par l’érudit
belge Louis de La Vallée-Poussin (1869-1938), a été très influente, dans ses
versions chinoise et tibétaine, sur l’élaboration des doctrines du Grand Véhicule.
Au carrefour des doctrines, l’œuvre de Vasubandhu est ainsi à la charnière des
bouddhismes.
Îles japonaises : s’asseoir, écrire, s’asseoir…
À partir des e et e siècles de notre ère, le bouddhisme est
importé au Japon à partir de la Chine et de la Corée, où il a connu
un fort développement. À cette époque, la société japonaise valorise
ce qui vient de Chine et s’efforce de le copier, en l’intégrant à sa
propre culture, où ces greffes se développent rapidement.
Plus encore qu’en Chine, c’est « par le haut » que les idées
bouddhistes font leur entrée dans l’histoire japonaise. Connues de la
cour de l’Empereur, puis des cercles dominants et lettrés, elles
n’atteignent le peuple que tardivement. Les premiers temps sont
marqués par des conflits avec le shintô, la spiritualité propre au
Japon, avant que le bouddhisme ne soit proclamé, en 592 de notre
ère, religion d’État.
Du e au e siècle, les bouddhismes japonais connaissent une
Dôgen et le Shôbôgenzô
Né en 1200, près de Kyoto, dans une grande famille
aristocratique, Dôgen, à deux ans, perd son père ; il voit ensuite sa
mère mourir alors qu’il n’a que huit ans. Apparemment surdoué,
capable, dit-on, de lire des poèmes en chinois dès sa quatrième
année, il traverse une enfance solitaire, recueilli par un de ses
oncles, grand poète.
Sa mère, avant de mourir, lui avait recommandé de devenir
moine. À treize ans, il entre dans un monastère proche, appartenant
à l’école Tiantai, où il éprouve une insatisfaction croissante. Son
interrogation centrale porte sur le décalage entre l’affirmation que
tous les êtres possèdent la nature de Bouddha et l’imposition de
pratiques ascétiques nécessaires pour l’atteindre.
Pourquoi faut-il déployer tant d’efforts pour atteindre ce que l’on
est ? Cette question constitue le fil rouge de son parcours et de son
œuvre.
Après avoir fréquenté plusieurs maîtres qui le laissent toujours
sur sa faim, Dôgen, à vingt-trois ans, part pour la Chine. Là, il
découvre la voie qu’il cherche. Ce qu’il exprime à son retour en
disant : « Je suis revenu les mains vides. » Effectivement, il n’a rien
appris, mais tout découvert, et tout compris. Car ce vide est tout.
Ce que Dôgen va désormais pratiquer et décrire, c’est qu’il suffit
d’être « simplement assis ».
Ce shinkantaza (« seulement s’asseoir ») est la posture du
zazen, assis par terre, dos droit, mains jointes et jambes pliées, que
l’on adopte pour méditer. Il faut insister aussitôt sur le fait que
« méditer » ne signifie pas ici penser à quoi que ce soit, mais laisser
passer les pensées, sans s’y investir, sans les accompagner, comme
passent des nuages dans le ciel.
S’asseoir par terre, sans rien faire, laisser aller les nuages
mentaux, en quoi est-ce de la philosophie ? En rien, au premier
regard. Mais cela peut interroger la philosophie, lui apprendre
quelque chose sur son dehors, donc sur elle-même. En réalité, il
pourrait bien y avoir plusieurs leçons à tirer, pour et par la
philosophie, des paradoxes exposés par Dôgen.
D’abord parce qu’il attire l’attention sur ce fait : la pensée est une
affaire du corps. Platon, Aristote ou Hegel ne se demandent pas, ou
si peu, comment il convient de « se tenir » pour penser. À leurs
yeux, la raison est autonome, et son fonctionnement indépendant de
la manière dont le penseur positionne ses jambes ou ses mains.
Pour Dôgen, ce n’est pas le cas. Il n’existe pas de dualité, pas de
séparation – corps d’un côté, esprit de l’autre. Ce qui pense ou ne
pense pas, agit ou n’agit pas, c’est un corps-esprit.
Ensuite, Dôgen permet de saisir que la pensée est une affaire
totale, parce que locale. La philosophie occidentale nous accoutume
à séparer, à discerner et discriminer. Elle oublie les liens. Elle omet
l’unité de tout. Dôgen insiste sur l’identité de chaque partie avec le
tout. Comprendre une seule chose, mais la comprendre
intégralement, c’est saisir l’univers. Un brin d’herbe donne accès à
tout. Une posture aussi.
Enfin, la pensée selon Dôgen se révèle une question d’instant,
donc de hors-temps. Chaque moment est hors temps, voie d’accès à
l’éternité, à ce qui est là déjà, depuis toujours, et sera encore, à
jamais. Chaque instant est également – « en même temps », si l’on
ose dire… – inexistant, déjà passé, évanescent, évanoui aussitôt
qu’advenu.
Tout cela serait encore facile, relativement, si l’exposé de Dôgen
prenait la forme ordonnée et classée que je viens d’adopter à sa
place. Or ce n’est absolument pas le cas. Au contraire, son œuvre
maîtresse, le Shôbôgenzô (« Le trésor de l’œil de la vraie loi ») est
une compilation d’une centaine de textes sans ordre apparent, sans
plan discernable, et même sans objet vraiment thématisé. Ces
textes, rédigés dans une langue très dense, aux formules souvent
elliptiques, se contredisent allègrement les uns les autres. Pire
encore : les contradictions éclatent d’une page à une autre, d’un
paragraphe au suivant. Il est fréquent qu’une seule et même phrase
dise ceci et son contraire.
Comment et pourquoi pareil livre, si c’en est un, a-t-il traversé les
siècles, suscité d’innombrables traductions, retenu l’attention de
générations multiples à travers le monde entier ? Pour le dire
autrement : en quoi un texte aussi décousu, sans début ni fin, voire
apparemment incohérent, peut-il donc bien intéresser la
philosophie ?
Là se trouve un point important, qui concerne la relation entre la
rationalité et la réalité. La philosophie se tient du côté de la
rationalité, cela va sans dire, mais elle en tire la conséquence que ce
qui est irrationnel n’est pas réel. Dans notre esprit, dans nos
phrases, un « cercle carré » ne peut pas exister, et nous en
concluons, philosophiquement, qu’il n’existe pas non plus dans la
réalité.
C’est exactement ce que Dôgen conteste, dans le sillage d’une
conception bouddhiste fondatrice. Mieux, ou pire, comme on voudra,
il suggère que c’est en fait « du côté de la réalité » que nous vivons
(en expérimentant cette réalité localement-entièrement, avec notre
corps-esprit, par instant-éternité…) et que notre raison n’en peut
saisir grand-chose.
Déconcertantes et sublimes, les pages du Shôbôgenzô
constituent donc cette entreprise impossible, mais à tenter
indéfiniment : indiquer avec des mots, des phrases, des pensées
articulées ce qui constitue la réalité, qui est sans mots, sans
phrases, sans pensées articulées.
Les affirmations contradictoires et les énoncés paradoxaux de
Dôgen prennent place dans le droit fil d’une posture bouddhiste
originaire : désigner le silence avec des mots, pointer le réel où nous
vivons et son irrationalité avec les outils de la raison, en les
retournant contre eux-mêmes pour les paralyser. Il en va de même
avec ces devinettes, apparemment absurdes, loufoques, sidérantes,
que l’on nomme des koâns.
À
Les enseignements et questions des bouddhistes ont évolué à travers leurs
transpositions en plusieurs langues et leurs combinaisons avec de nouvelles
cultures.
À travers une extraordinaire efflorescence d’écoles, de débats et d’expériences,
les questions initiales ont été considérablement complexifiées et amplifiées,
atteignant des degrés de sophistication extrêmes.
M - ( ,
, , )
Âlayavijñâna (sanskrit). Cette forme de conscience (vijñâna) qui se tient « en
réserve » (âlaya), que l’on désigne aussi par la formule « conscience de
tréfonds », a été mise en avant par le courant de pensée qui soutient que tout
n’est « rien qu’esprit ». Cet idéalisme radical, propre au Cittamatra, illustré
notamment par l’œuvre de Vasubandhu (Inde, vers le e siècle) et développé
ensuite en Chine au Japon et au Tibet, suppose l’existence de cette
conscience originaire, omniprésente, d’où tout provient, où tout retourne.
Bodhisattva (sanskrit). Le terme désigne celui qui n’est pas encore Bouddha
mais qui est destiné à le devenir, donc un Bouddha en puissance, à venir.
Dans le Grand Véhicule, la figure du Bodhisattva devient dominante. Son vœu
est de n’entrer dans le nirvâna qu’une fois que « le dernier brin d’herbe » y
sera parvenu avant lui.
Bon (tibétain). Religion traditionnelle du Tibet, antérieure à l’arrivée du
bouddhisme, le Bon a fourni au bouddhisme tibétain de nombreuses
représentations (esprits maléfiques, circuits des énergies) et pratiques
(visualisations, mantras) qui ont contribué à forger son identité.
Chan (chinois). Transcription chinoise du sanskrit dhyâna (concentration,
recueillement), le terme sert à désigner le courant bouddhiste chinois qui a
opéré une fusion des enseignements du Bouddha avec le taoïsme. Ce Chan
deviendra, au Japon, le Zen.
Kôan (japonais). Question, histoire, devinette – tour à tour insolite, déconcertante,
absurde ou insoluble –, particulièrement en usage dans le Zen, qui est
destinée à provoquer finalement chez le disciple un choc conduisant à l’Éveil.
Madhyamaka (sanskrit). École du Milieu (Madhya, comme medium) dénommé
ainsi en raison de son attachement à prolonger la voie du Milieu en logique et
en métaphysique dans toutes ses conséquences. S’y rattachent notamment
Nâgârjuna, Dharmakîrti, Dignâga.
Sûnyatâ (sanskrit). Vacuité. La vacuité n’est pas synonyme du néant, puisqu’elle
est conçue comme n’étant ni être ni néant.
Satori (japonais). Éveil. Équivalent du sanskrit Bodhi, le terme désigne le passage
de l’ignorance à l’appréhension lucide de la réalité telle qu’elle est. Les débats
les plus intenses portent sur le caractère subit et instantané de cet éveil,
soutenu par les uns, contre son aspect graduel et progressif, défendu par les
autres. Chaque conception implique évidemment des perspectives distinctes
sur la nature de l’esprit, du monde, de l’humain…
Yâna (sanskrit). Barque à fond plat utilisée pour traverser les estuaires.
Habituellement traduit par « Véhicule », le terme désigne les deux grandes
subdivisions du bouddhisme en Inde : « Petit Véhicule » (Hinayâna), centré
sur le salut individuel et caractérisé par la sobriété des rites et des règles, et
« Grand Véhicule » (Mahâyâna), où dominent à la fois les proclamations
d’altruisme universel et la multiplication des prières, mantras et rituels.
Zen (japonais). Terme équivalent au Chan chinois, dérivant lui-même du sanskrit
dhyâna.
À
Textes traduits
Pour commencer
Attribués au Bouddha
Walpola Rahula, L’Enseignement du Bouddha d’après les textes les plus anciens,
Seuil, Points, 2014.
Choisis, traduits du pâli et présentés par un moine érudit du Sri Lanka, ce
recueil des textes fondateurs est devenu un classique. Il offre l’introduction la
plus simple, et la plus fiable, aux pensées bouddhistes des premiers temps.
Nâgârjuna, Stances du milieu par excellence, traduit du sanskrit, présenté et
annoté par Guy Bugault, Gallimard, Connaissance de l’Orient, 2002.
Traité majeur et d’une importance historique et théorique incomparable, mais
souvent elliptique et donc difficile, ce livre est rendu accessible par les
explications et commentaires fournis par Guy Bugault, qui fut l’un des grands
connaisseurs de Nâgârjuna.
Le Trésor du zen, textes de Maître Dôgen commentés par Taisen Deshimaru,
Albin Michel, 2003.
Le maître zen japonais Dôgen traduit et expliqué par un maître zen
contemporain.
Corps et esprit. La Voie du zen d’après le Shôbôgenzô, textes choisis, traduits du
japonais et annotés par Janine Coursin, Gallimard, Folio Sagesses, 2013.
Le Recueil de la falaise verte. Kôans et poésies du zen, traduits et présentés par
Maryse et Masumi Shibata (choix de koâns), Albin Michel, Spiritualités
vivantes, 2000.
Pour approfondir
Traduit du sanskrit
L’Abhidharmakosa de Vasubandhu, traduit et annoté par Louis de La Vallée
Poussin, Paul Geuthner, 1923-1931, 6 vol., rééd. Institut belge des hautes
études chinoises, 1971.
Une somme fondatrice, importante pour l’histoire philosophique du
bouddhisme en Inde, mais aussi en Chine et au Tibet, traduite par un grand
érudit.
Traduit du tibétain
La Distinction des vues, rayon de lune du Véhicule suprême, traduction
commentée du lTa-ba’i shan ’byed de Gorampa Sönam Sengge (1429-1489),
par Stéphane Arguillère, Fayard, Trésors du Bouddhisme, 2008.
Un exemple de traité philosophique d’un maître du bouddhisme tibétain, qui
permet de saisir l’écart entre sa démarche argumentative et notre
représentation erronée d’un bouddhisme « bien-être ».
Études d’ensemble
Philippe Cornu, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme, Seuil, 2006.
Une mine d’informations couvrant pratiquement tous les champs, très divers,
des bouddhismes et de leurs ramifications.
Éric Rommeluère, Le bouddhisme n’existe pas, Seuil, 2011.
Par un connaisseur et adepte du Zen, un essai provocateur destiné à rendre
sa puissance d’éveil à une démarche qu’on affadit, selon l’auteur, en la
confondant avec une religion de plus.
Bernard Faure, Les Mille et une vies du Bouddha, Seuil, 2018.
Ce panorama des études consacrées à la vie du Bouddha conclut à
l’impossibilité de retrouver des faits historiques sous les légendes, pour mieux
montrer combien, paradoxalement, cette absence de réalité ne change rien à
l’histoire.
Et aussi
Guy Bugault, La Notion de prajñâ ou de sapience selon les perspectives du
Mahâyâna. Part de la connaissance et de l’inconnaissance dans l’anagogie
bouddhique, Publications de l’Institut de civilisation indienne, De Boccard,
1968.
Le livre le plus pénétrant sur l’école de Nâgârjuna et sur les enjeux
philosophiques du bouddhisme indien du Grand Véhicule.
Théodore Stcherbatsky, La Théorie de la connaissance et la logique chez les
bouddhistes tardifs, traduit du russe par Irma de Manziarly et Paul Masson-
Oursel, Paul Geuthner, 1926.
Si, par chance, vous trouvez ce volume quelque part, n’hésitez pas : son
auteur est un savant russe qui fut pionnier, et l’ouvrage reste une source
d’informations excellente.
Matthew Kapstein, Reason’s Traces: Identity and Interpretation in Indian and
Tibetan Buddhism, Wisdom Publications, 2001.
Pour ceux qui lisent l’anglais et sont exercés à la philosophie, cet ouvrage est
sans doute l’analyse la plus ample et la mieux informée des aspects
philosophiques des traités indiens et tibétains.
IV.
Dans les têtes des philosophes
juifs
« Ce que je sais, et ce qui est admis par notre
Torah
et par les textes philosophiques,
comme cela a été démontré par des preuves
véritables,
c’est que toutes les actions de l’homme
dépendent uniquement de lui. »
Moïse Maïmonide, Traité des huit chapitres.
Singularités juives
Les singularités des philosophies juives s’ancrent en premier lieu
dans l’hébreu. C’est dans cette langue et sa structure que se
tiennent les fondements d’une pensée spécifique, dont les
catégories et les processus ne sont pas analogues à ceux d’autres
langues. L’hébreu n’est pas du tout semblable au grec, par sa
structure, sa grammaire, son histoire. L’hébreu juxtapose plus qu’il
ne subordonne. Il peut aussi transformer un passé en futur.
Une seule lettre suffit à changer un verbe au futur en verbe au
passé. Ce « vav », équivalent de la lettre v, qu’on appelle en ce cas
« conversif », permet aussi de conjuguer le passé au futur.
Dans les radicaux, fréquemment formés de trois consonnes,
l’ajout de voyelles différentes autorise des rapprochements qui
semblent d’abord insolites et se révèlent inventifs. Par exemple,
« shalam » signifie à la fois « finir, accomplir, s’acquitter d’une dette,
payer », « shalem » veut dire « complet, intégral, sans défaut ni
manque », « shelem » désigne le « sacrifice de paix avec Dieu ».
Un des grands ressorts des spéculations juives réside dans les
combinaisons des lettres hébraïques, leurs permutations et les
possibilités pratiquement infinies qu’elles offrent. À l’arrière-plan, la
représentation qui sous-tend ces combinatoires suppose qu’un lien
profond unit noms et choses, lettres et monde, langue et réel. Loin
d’être un code arbitraire, un système de signes conventionnels, la
langue hébraïque et les lettres carrées de son écriture sont
considérées comme partie intégrante d’une réalité qu’elles habitent
et qu’elles contiennent.
Ces singularités de l’hébreu sont porteuses de perspectives
ontologiques, métaphysiques, théologiques, anthropologiques
particulières que le philosophe contemporain Shmuel Trigano a
mises en lumière, en particulier dans son essai L’Hébreu, une
philosophie. L’impact de cette langue, qui n’a cessé d’être transmise
et pratiquée au long de l’histoire du peuple juif, en dépit de sa
dispersion dans des nations différentes, est le premier trait explicatif
des singularités philosophiques juives.
Le deuxième est la révélation de la Loi. La spécificité du
judaïsme n’est pas le monothéisme « en général », ni non plus la
conviction que le Dieu unique a délivré à l’humanité un message,
une parole, un texte quelconque. Sa singularité réside dans le fait
que cette parole a pris la forme d’une loi à respecter, appliquer et
transmettre. Sur le Sinaï, commandements et tables de la Loi sont
transmis à Moïse. En cela consiste la Révélation.
Cette Loi est imposée, elle n’a pas à être justifiée ni discutée, ni
jugée en aucune manière. La raison peut évidemment s’exercer à
son sujet, mais non pas pour la valider ou la refuser, seulement pour
discerner comment l’appliquer, dans tel ou tel cas particulier, à
propos de telle situation ambiguë.
Il faut insister sur ce point : la Loi ne contient pas, explicitement,
de conception théologique ou philosophique d’aucune sorte. Elle est
à suivre, et rien d’autre. À observer, même pas à « croire ».
Contrairement à de fréquents contresens, aucune « foi » ne
constitue ici le point de départ ni le préalable requis. C’est pourquoi
ranger le judaïsme dans la rubrique « religion » prête à confusion. Il
s’agit de faire, plutôt que de croire. On parle d’« orthopraxie »
(comportements conformes) plutôt que d’« orthodoxie » (opinions
droites).
La transcendance absolue de Dieu constitue le dernier trait
distinctif. Dieu n’est pas seulement inconnaissable, mais
radicalement, irrémédiablement séparé. Entre l’humain et cet
inconcevable-innommable, la séparation est totale. Mais c’est
justement cette séparation absolue qui garantit l’Alliance.
Car dans la conception juive il n’est de pacte possible que sur
fond de séparation, de délimitation, de non-confusion. Il faut que les
contractants soient distincts pour qu’il y ait contrat. En hébreu, on dit
« casser », « briser » une alliance pour exprimer qu’on la scelle. Le
paradoxe n’est qu’apparent : il confirme combien la séparation réunit
ce qu’elle distingue, bien plus qu’elle n’éloigne.
À
À
Constituée bien avant la pensée grecque, et selon des perspectives différentes, la
pensée juive est initialement aux antipodes de la philosophie.
Elle valorise le temps et l’histoire, que les Grecs ont tendance à mettre de côté.
Elle associe action et connaissance, amour et sagesse, que les Grecs séparent.
D
D’abord opposée à la démarche philosophique, la
pensée juive va s’y confronter, et en partie l’adopter,
au cours de plusieurs siècles de rencontres et
réflexions.
P
Juda Halévi (Tolède 1075 - Jérusalem 1141)
« Le plus juif de tous les philosophes juifs », selon la formule de Gershom
Scholem, s’est attaché à défendre de manière argumentée et intransigeante la
singularité hébraïque contre son assimilation excessive à la philosophie grecque.
Comme Ibn Gabirol, Juda Halévi rédige en hébreu ses poèmes et en arabe ses
traités philosophiques, mais la ressemblance s’arrête là. Car lui s’emploie
continûment à séparer le Dieu biblique du Dieu des philosophes.
Son livre majeur, qui exerça une vaste et profonde influence, est connu sous le
titre Kuzari, car ce dialogue est censé guider le roi des Khazars, un peuple semi-
nomade d’Asie centrale, dans le choix de sa religion. Bien qu’il y ait eu des
exemples de conversion religieuse de ce type, la discussion est fictive, le dialogue
rapporté n’a jamais eu lieu. Ce dialogue entre le roi et le rabbin s’inscrit dans une
longue lignée de joutes oratoires qui scandent le Moyen Âge, où se trouvent
comparés les mérites respectifs des trois monothéismes.
Défendant la tradition juive, son unicité, sa vérité supérieure, Juda Halévi utilise
habilement les outils de la philosophie pour les retourner contre elle-même, afin de
marquer la supériorité finale de la religion. À l’opposé de ceux qui proclament
l’équivalence de la démarche rationnelle et de la tradition religieuse, ce texte ne
cesse d’argumenter en faveur de la supériorité de la Révélation. Les arguments
employés sont tour à tour historiques, théologiques, métaphysiques, mais tous
concluent dans le même sens.
Le don de la Torah à Moïse, l’Alliance du mont Sinaï sont pour Juda Halévi des
faits historiques incontestables, et seule la pratique de la vie juive selon les règles
peut, d’après lui, assurer le salut. À l’universalité attribuée à tort au message
biblique, il oppose la séparation, voulue par Dieu, d’un peuple chargé d’une
alliance, écoutant ses prophètes, réalisant sa mission sur une terre désignée, celle
d’Israël. « La Palestine est le pays particulier du Dieu d’Israël », souligne le rabbin
à la fin de ce dialogue dont le titre d’origine complet est Le Livre de la
démonstration et de la preuve en défense de la religion méprisée.
La galaxie Maïmonide
Maîtrisant tous les savoirs de son temps, Moïse Maïmonide, né à
Cordoue en 1138, mort en Égypte en 1204, domine la philosophie
juive médiévale. Médecin, rabbin, philosophe, il a cumulé des
fonctions religieuses, scientifiques, politiques, diplomatiques.
Son œuvre est considérable tant par son ampleur (plusieurs
dizaines de volumes) que par l’étendue des sujets abordés, la
hauteur de vue de ses analyses et l’influence profonde et durable
qu’elle a exercée et continue d’avoir.
Héritier de la pensée d’Aristote, de la culture arabo-musulmane
et de la tradition juive, Maïmonide, qui a vécu en Andalousie avant
de vivre et d’enseigner au Caire, « pense en grec, écrit en arabe et
prie en hébreu », comme le souligne Maurice-Ruben Hayoun, un de
ses meilleurs connaisseurs.
Vivant en un temps où les dialogues interculturels et
interreligieux étaient vivaces, ce qui n’empêchait toutefois ni les
tensions ni les explosions de violence, Maïmonide incarne à lui seul
ces carrefours de langues, de savoirs et de convictions. Son œuvre
comprend des traités de physique, de logique, de médecine,
auxquels s’ajoutent deux massifs, l’un religieux, l’autre
philosophique. Sur le versant religieux, quatorze volumes de
commentaires de la Torah, Mishné Torah, rassemblent ses
réflexions, toujours claires et synthétiques, sur tous les thèmes et les
questions de la vie quotidienne, telle que l’encadrent et l’organisent
les préceptes de la loi juive. Comme dans le Talmud, dont
Maïmonide synthétise et reformule les enseignements, l’élucidation
de ces questions pratiques mobilise fréquemment des méthodes
logiques et des justifications conceptuelles qui donnent à ces
analyses une portée plus vaste.
Toutefois, l’œuvre proprement philosophique de Maïmonide
constitue un ensemble distinct, où domine son livre le plus célèbre,
connu sous le titre de Guide des égarés. Cette traduction, devenue
classique, ne rend pas justice à l’original, qui serait mieux rendu par
« Guide des perplexes ». L’axe central des propos de Maïmonide est
en effet de lever la perplexité qui envahit les esprits troublés par
l’écart entre discours philosophique et discours biblique. Les deux
semblent en effet affirmer des thèses incompatibles, à commencer
par l’éternité du monde, soutenue par Aristote, ou bien la création du
monde, décrite par la Genèse.
Les Grecs sont catégoriques : il y a de l’éternel dans le monde,
de l’incréé qui perdure, existant de toute éternité. Pour Platon, c’est
le monde des Idées, l’univers des Formes-modèles immuables. Pour
Aristote, c’est le monde des sphères dotées de mouvements
parfaits. Pour d’autres, comme Héraclite, l’univers tout entier est
sans commencement ni fin.
Or la Bible dit tout autre chose. La Genèse affirme d’emblée la
création du monde à partir de rien – ex nihilo, sortant du Néant. Il n’y
avait aucun être, et il y eut quelque chose. Pareille émergence est
rigoureusement inconcevable dans le cadre de la métaphysique
grecque.
Qui a raison ? Comment concevoir une convergence entre
héritage grec et biblique ? Pareil compromis est-il possible ? Par
quelles voies justifier la création ex nihilo, sans laquelle le fondement
de la conception juive du monde disparaîtrait ?
Ces questions ont nourri plusieurs siècles de philosophie juive au
Moyen Âge. Inspirée en partie de Platon, mais principalement
d’Aristote, dans leur version arabo-musulmane, cette philosophie,
pour demeurer juive, a dû maintenir la pensée de la création, quitte à
contrecarrer ses propres sources intellectuelles.
Cette tension multiforme explique la diversité et la fécondité
d’une lignée de penseurs qui s’étend du e au e siècle, dont la
N
Tsimtsoum, le retrait créateur
Comment Dieu a-t-il créé le monde ? En se retirant. En se contractant. Et non en
s’épanchant, ou bien en faisant surgir l’univers à partir de rien. En se ramassant, il
a fait place au néant et au monde. Telle est l’idée singulière, et singulièrement
intéressante, sur laquelle se fonde le système d’Isaac Louria, maître de la
Kabbale, qui enseigne à Safed, en Galilée, au milieu du e siècle.
À
Les écarts entre révélation biblique et mondes philosophiques, entre hébreu et
langue grecque, entre hébreu et langue arabe ont engendré quantité de réflexions
et de notions nouvelles.
La tradition orale très ancienne de la Kabbale, progressivement mise par écrit et
continûment réélaborée, a pris une importance de plus en plus visible.
M - ( )
Apikorsim. Terme hébreu forgé sur le nom grec du philosophe Épicure pour
désigner les « esprits forts » qui prétendent tout connaître avec certitude par
la raison et font ainsi preuve d’arrogance.
Ein Sof. « Sans fin », littéralement. L’expression, dans la Kabbale, ne désigne pas
l’infini au sens habituel, mais Dieu, tel qu’il se connaît lui-même et non tel que
les hommes se le représentent, tel qu’il préexiste à la Création.
Halakha. Signifiant « trajet », « processus », le terme désigne les questions
pratiques, les débats et les réponses relatifs à l’application de la Loi biblique
dans les gestes et les situations du quotidien. Cette dimension juridictionnelle
de la Torah occupe une place importante dans la pensée juive.
Kabbale. « Réception », désigne la manière dont Moïse reçoit la Loi au Sinaï et
surtout la réception, par les disciples d’un maître, de la « Torah orale », des
sens cachés des textes, qui ne peuvent être divulgués à tous, mais transmis
seulement de manière graduelle, à ceux qui peuvent les entendre.
Michna. « Mastication », « élaboration » puis rassemblement progressif, par écrit,
des raisonnements utilisés par les tribunaux et les lieux d’études, afin de
faciliter la résolution des questions soulevées par la Torah dans la pratique
quotidienne.
Midrach. Mode d’interprétation de la Torah, destiné à faire apparaître les
significations qui ne sont pas perceptibles en première lecture.
Sefirot. Dix champs en interaction, synthétisant chacun parole, écriture et
dénombrement, qui sont considérés, du point de vue kabbaliste, comme
structurant le monde, la connaissance et l’action.
Talmud. Commentaires de la Torah écrite, élaborés à Babylone et à Jérusalem
entre le e et le e siècle de l’ère chrétienne, considérés comme faisant partie
intégrante de la Loi juive.
Torah. La Loi juive, considérée comme parole divine transmise à Moïse au Sinaï,
et configurée dans le texte biblique, que les Kabbalistes considèrent comme le
« Nom développé » de Dieu.
Tsadik. « Juste », littéralement, le terme désigne le sage, considéré comme « le
fondement du monde » par le Livre des Proverbes, possédant à la fois savoir
et sagesse, connaissance et amour.
À
À
Traductions de l’hébreu
Pour commencer
Le Pentateuque (bilingue), traduction du grand rabbin Zadoc Kahn.
Par quoi tout commence, sur quoi tout se fonde.
Sefer Yesirah ou le Livre de la Création. Exposé de cosmogonie hébraïque
ancienne, Paul B. Fenton (dir.), Rivages Poche, 2002.
Un des premiers textes témoignant des courants de pensée qui nourriront la
Kabbale.
Saadia Gaon, Commentaire sur le Séfer Yetzira, traduit par Mayer Lambert,
Verdier, 2001.
Première tentative de lecture rationnelle d’un corpus mystique.
Moïse Maïmonide, Traité des Huit Chapitres, traduit et commenté par Ariel
Toledano, In Press, 2021.
Centré sur la liberté de l’homme et sa responsabilité, ce bref traité d’éthique
constitue une introduction très accessible à la pensée de Maïmonide.
Le Zohar. Le Livre de la Splendeur, extraits choisis et présentés par Gershom
Scholem, Points Sagesses, 2011.
Pour une première approche d’un texte fondateur de la Kabbale.
Pour approfondir
Juda Halévi, Le Kuzari. Apologie de la religion méprisée, traduit de l’arabe et de
l’hébreu et commenté par Charles Touati, Peeters, 2006.
Un texte fondateur, à découvrir.
Moïse Maïmonide, Le Guide des égarés, traduit de l’arabe par Salomon Munk,
Verdier, 2012.
L’œuvre majeure d’un philosophe majeur.
Moïse Cordovéro, Le Palmier de Débora, traduit de l’hébreu par Charles Mopsik,
Verdier, 1990.
Un classique de la Kabbale des Temps modernes.
Vues d’ensemble
Marc Israël, La Philosophie juive, Eyrolles, 2012.
Panorama très complet, clair et concis, avec de nombreuses explications
indispensables aux débutants.
Maurice-Ruben Hayoun, Petite histoire de la philosophie juive, Ellipses poche,
2017.
Présentation pédagogique, complétée d’un choix de textes, par l’un des
meilleurs connaisseurs des penseurs médiévaux.
Julius Guttmann, Histoire des philosophies juives. De l’époque biblique à Franz
Rosenzweig, traduit de l’anglais par Sylvie Courtine-Denamy, Gallimard,
Bibliothèque de philosophie, 1994.
Publiée d’abord à Berlin en 1933, puis en hébreu, et en anglais en 1964, cette
grande étude classique insiste sur la pluralité des philosophies juives.
On lira également avec profit les chapitres consacrés par André Neher à « La
philosophie hébraïque et juive dans l’Antiquité » et « La philosophie juive
médiévale », dans Histoire de la Philosophie, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, I, 1969.
Et aussi…
Mireille Hadas-Lebel, Philon d’Alexandrie, Fayard, 2003.
Étude très complète sur l’œuvre du premier grand philosophe judéo-grec.
Gershom Scholem, Les Grands Courants de la mystique juive, traduit de l’anglais
par Marie-Madeleine Davy (1950), Petite bibliothèque Payot, 2014.
Parue en 1946, étude magistrale d’un grand érudit, devenue un classique.
Colette Sirat, La Philosophie juive au Moyen Âge, Éditions du CNRS, 1983.
Remarquablement précis et érudit, ce panorama d’ensemble a été republié en
deux volumes distincts, consacrés respectivement à la philosophie juive
médiévale « en pays de Chrétienté » et « en terre d’islam ».
Jacques Schlanger, La Philosophie de Salomon Ibn Gabirol. Étude d’un
néoplatonisme monothéiste, Hermann, 2015.
Lecture claire et précise d’une œuvre singulière.
André Neher, Le Puits de l’exil. La Théologie dialectique du Maharal de Prague,
Albin Michel, 1966.
Une analyse pénétrante de la démarche du Maharal de Prague, à partir d’une
lecture d’ensemble de son œuvre.
Marc-Alain Ouaknin, Le Livre brûlé. Lire le Talmud, Lieu commun, 1986.
Introduction très complète à l’univers du Talmud, son histoire et ses
singularités.
Shmuel Trigano, L’Hébreu, une philosophie. Vers une nouvelle pensée juive,
Hermann, 2014.
Réflexion sur la portée conceptuelle propre aux catégories et à la syntaxe de
la langue hébraïque, par un des grands penseurs contemporains de l’identité
juive.
Charles Mopsik, Cabale et cabalistes, Albin Michel, 2003.
Présentation d’ensemble, par un des chercheurs qui ont le plus renouvelé
l’approche contemporaine de la mystique juive.
V.
Dans les têtes des philosophes
arabo-musulmans
« Ils n’ont pas été philosophes malgré l’islam,
mais à partir de lui, avec lui et en lui, parfois
contre une certaine représentation de l’islam, ou
de la religion prophétique, mais non sans un
rapport quelconque avec elle. »
Christian Jambet, Qu’est-ce que la philosophie
islamique ? Folio, 2011, p. 62.
R
-
632 Mort du Prophète Mohammed
Conflits autour de sa succession, aboutissant à la division entre
sunnites et chiites
750-1258 Politique systématique de traduction des textes grecs
Califat des Fondation des « Maisons de la sagesse »
Abassides
Développement du soufisme
Mise à mort de Hallaj (922)
Essor de la falsafa, islam des Lumières
(Al-Kindî, Al-Fârâbî, Avicenne, Averroès)
Critique de la falsafa au nom de la Révélation (Al-Ghazâli)
Traduire, systématiquement
Les toutes premières traductions de traités grecs en langue
arabe sont effectuées sous le règne des Omeyyades, à Damas,
entre 661 et 750 de l’ère chrétienne. C’est surtout par la suite, avec
la dynastie des Abbassides, qui fondent Bagdad et règnent de 750
jusqu’en 1258, que s’organise une politique délibérée de traductions.
En deux grands siècles, de 750 jusqu’aux environs de l’an mille, des
centaines et des centaines d’œuvres passent des bibliothèques
byzantines aux nouvelles « Maisons de la sagesse » arabes, centres
à la fois d’enseignement et de conversion d’une langue à une autre.
Utilisant très souvent les services de traducteurs chrétiens
(melkites, jacobites, nestoriens), cette politique de traduction a
couvert un champ bien plus vaste que celui des seuls textes
philosophiques stricto sensu. Elle a concerné l’arithmétique, la
géométrie, l’astronomie, la théorie de la musique, mais aussi la
physique, la zoologie, la botanique, la médecine, la pharmacologie,
sans oublier les sciences occultes, la tactique militaire ou la
fauconnerie.
La motivation de ce mouvement considérable ne fut pas la pure
curiosité intellectuelle. Des générations de califes, de fonctionnaires,
de courtisans et de militaires ont patronné cette entreprise longue et
coûteuse avec la conviction que les connaissances élaborées par
les Grecs possédaient des applications pratiques multiples, qui
justifiaient de s’y intéresser de fort près, de manière obstinée et
durable. Développer la navigation, l’armement, le commerce,
l’architecture, l’art de parler au peuple constituait sans doute la
motivation première.
Il n’en reste pas moins qu’au sein de cette masse de textes, les
œuvres philosophiques vont avoir une postérité particulière, et
finalement décisive. Aristote – pour la rhétorique, la métaphysique,
l’éthique – va se tailler la part du lion, en étant le plus souvent
rapproché de Platon plutôt que distingué de lui. Car la grande
tendance des lecteurs arabes est d’unifier la philosophie grecque,
d’en gommer les divisions internes.
Parfois, cette unification se combine à des erreurs d’attributions.
Les premières Ennéades de Plotin circulent sous le titre de
Théologie d’Aristote, qui se voit d’ailleurs attribuer plusieurs œuvres
qui ne sont pas de lui, notamment de longs passages de la
Théologie platonicienne de Proclus.
Ces mésaventures ne doivent pas masquer l’essentiel : la
philosophie grecque, en majesté, a été très largement traduite, lue,
étudiée, commentée par les philosophes arabes. Avec une acuité et
une rigueur rares. Et avec une fécondité spécifique, puisque leurs
lectures se révèlent sur plus d’un point novatrices, inventives,
créatrices. Elles se déploient durant plusieurs siècles et constituent
un monument du patrimoine philosophique mondial.
À
La révélation coranique est antérieure à la découverte massive des textes de la
philosophie grecque par les penseurs arabes.
Une fois enclenché ce grand mouvement de traduction, qui modifie en partie la
langue arabe, les commentaires s’attachent à concilier métaphysique grecque
avec révélation et loi musulmanes.
1. L , L
La lecture minutieuse des textes grecs conduit
plusieurs générations de philosophes arabes à les
prolonger, en les interprétant en relation avec la
révélation coranique.
N
L’intellect agent
C’est une notion clé de toute la philosophie médiévale qui est aujourd’hui presque
entièrement tombée dans l’oubli. Or on doit aux penseurs arabo-musulmans de
l’avoir forgée, avant qu’elle ne soit transmise aux philosophes chrétiens du Moyen
Âge.
La première conception vient d’Aristote, qui discerne dans l’intelligence (le nous,
l’esprit qui distingue) une réception passive des informations (un intellect passif),
présente dans chaque être humain, et d’autre part une activité d’élaboration des
formes et des vérités éternelles. De cet intellect actif, Aristote affirme qu’il est
« séparé », voulant probablement dire que ce ne sont pas les êtres humains qui
forgent les vérités. Ils ont seulement la possibilité de les atteindre.
Dans les lectures d’Aristote par les philosophes arabes – en particulier Al-
Fârâbî, Avicenne, Averroès –, la notion va changer profondément de sens et
donner lieu à des élaborations tout à fait différentes. Les penseurs de la falsafa
comprennent en effet la notion d’intellect agent comme une sorte d’intelligence
divine collective : l’homme qui accède à une vérité (en faisant une démonstration,
en calculant, en faisant usage de sa raison) n’y parvient pas par lui-même et de
manière isolée, mais en participant, le temps de son intellection, à l’intellect divin.
Cette conception a donné lieu à des débats très nombreux et complexes, et les
conflits d’interprétation abondent. Mais la portée et les conséquences de cette
idée d’intellect agent sont grandes, et simples à entrevoir : si l’homme qui exerce
sa réflexion pour atteindre une vérité participe à un processus de compréhension
qui le dépasse entièrement, s’il se connecte, même sans le savoir, à l’intelligence
divine chaque fois qu’il calcule, voilà qui, de proche en proche, vient troubler
gravement les frontières entre subjectif et objectif, individuel et collectif, humain et
divin, philosophique et religieux…
En effet, il ne saurait plus être question d’opinion personnelle mais d’intelligence
conforme, ni de tâtonnement humain mais d’intellection vraie. Et la philosophie
comme travail imparfait de l’intelligence humaine devient découverte des vérités
divines par participation, directe ou indirecte, à l’intelligence divine. Il n’est donc
pas étonnant que cet intellect agent ait tant fait parler et penser, qu’il ait été
tellement discuté chez les médiévaux, musulmans, juifs ou chrétiens.
En revanche, il est curieux qu’il ne soit pas reconsidéré aujourd’hui avec d’autres
yeux. Dans la participation permanente de chacun au monde numérisé, connecté,
dominé par l’intelligence artificielle et l’intelligence collective, est-on sûr que les
anciennes spéculations sur l’intellect agent n’auraient rien à nous dire ?
Il en existe un troisième, Avicenne (Ibn Sina). Ce « troisième
maître », comme l’appellent ses disciples, naît en 980, trente ans
après la mort d’Al-Fârâbî, dont il sera un lecteur attentif et assidu.
Ce génie à la vie tumultueuse est d’abord un prodige. Son
appétit de connaître, sa capacité de mémoriser toutes ses lectures,
sa précocité intellectuelle sont devenues légendaires. Peut-être faut-
il soupçonner quelque exagération dans les récits qui nous sont
parvenus, rapportant par exemple qu’Avicenne, à dix ans, maîtrisait
les éléments d’Euclide, le Coran et les fondements de la logique,
qu’il lisait seul Porphyre et Ptolémée et qu’à quatorze ans il lut d’une
traite tout Hippocrate en s’empêchant de dormir…
Derrière ces récits, un noyau de réalité persiste. Car, malgré son
jeune âge, malgré son éloignement des grands centres d’idées,
Avicenne parvient très vite, dans sa ville de Boukhara, située dans
l’actuel Ouzbekistan, à engranger un savoir encyclopédique
phénoménal. À dix-sept ans seulement, il enseigne déjà à l’hôpital
de Boukhara, et ses cours sont suivis par des médecins de plusieurs
nationalités.
Guérissant des princes, exposé à des intrigues et des disgrâces,
Avicenne mena une existence mouvementée, où se combinent exils,
passages en prison, moments de fuite et temps de travail. Au cours
de ces rebondissements romanesques, il n’en composa pas moins
une œuvre immense, principalement rédigée en arabe, partiellement
en persan. Un ensemble à la fois encyclopédique et philosophique.
Car ces deux caractères sont indissociables, dans l’optique
d’Avicenne. Savoir, c’est savoir tout – sans exception, de la marche
des astres aux vertus des plantes, des lois de la logique au parcours
des âmes. Sans limite, sans exclusive. Mais sûrement pas sans
distinction, sans ordre, sans méthode. C’est pourquoi il privilégie les
approches théoriques, non pour les substituer à l’expérience, mais
pour organiser ce qu’on observe, pour savoir quoi chercher, et
comment.
C’est un homme de méthode, de concepts et de clarté ordonnée.
Ce sens des priorités le conduit à considérer, comme Aristote, que la
métaphysique, « science de l’être en tant qu’être » est la philosophie
« première », non pas par ordre d’exposition, mais bien par ordre
d’importance : elle constitue l’assise, et aussi le point ultime, de la
réflexion.
Avicenne avoue cependant n’avoir pas compris la métaphysique
d’Aristote à la première lecture. Il l’a relu et relu, en vain, jusqu’à ce
que les commentaires d’Al-Fârâbî l’éclairent, tant sur le sens de
l’être que sur la question de l’intellect agent, qu’il va à son tour
élaborer. Une fois maîtrisé le système, et saisie en profondeur la
démarche d’Aristote, il se montre capable de le faire progresser.
On lui doit en effet, dans ce domaine, de grandes innovations.
D’abord, parmi les divisions de l’être, la distinction cruciale entre
« être possible » et « être nécessaire ». En réexaminant les
catégories d’Aristote, Avicenne montre comment elles se trouvent en
quelque sorte traversées, ou surpassées, par cette division entre les
êtres qui ne portent pas en eux leur cause et l’être nécessaire par
lui-même, de par sa propre essence.
La réflexion du philosophe chemine du couple conceptuel
« possible-nécessaire » au couple « essence-existence », qui lui doit
également son émergence dans la tradition philosophique, entamant
ainsi une très longue histoire, dont l’époque contemporaine porte
toujours les marques.
On voit aussi le génie d’Avicenne approcher une théorie de la
conscience et du Je antérieure au « cogito » de Descartes, à travers
son hypothèse de « l’homme volant ». Il imagine un homme créé
d’un coup, dans le vide, sans perception provenant d’un monde
extérieur ni de son propre corps. Cet homme dépourvu de toute
sensation et comme privé de corps n’en aurait pas moins, soutient
Avicenne, la conscience d’exister, d’être lui-même, et aucun autre.
Mort relativement jeune, à cinquante-sept ans, au cours d’une
expédition militaire qu’il accompagnait, le philosophe repose à
Hamadan, dans l’actuel Iran, à mi-chemin entre Téhéran et Bagdad,
où un mausolée monumental a été édifié en 1952. Car la gloire
d’Avicenne ne s’est pas ternie, et il continue d’être célébré comme
esprit universel, même si, dans l’histoire des philosophes arabo-
musulmans, il a rencontré des adversaires farouches.
P
Al-Ghazâlî, l’anti-philosophe…
Les philosophes se trompent. La raison ne peut conduire aux vérités divines.
Seuls les prophètes les connaissent et montrent le chemin. La révélation étant la
seule voie de salut, les philosophes sont néfastes, et même condamnables, s’ils
en détournent. Il convient donc de les combattre, au nom de la religion, qu’ils
menacent.
Tel est, en substance, le contenu d’un traité que publie en 1095 Al-Ghazâlî. Son
titre est explicite et polémique : L’Incohérence des philosophes (Tahâfut al-
Falâsifa). Le terme arabe Tahâfut signifie à la fois « bavardage », « non-sens » et
« excès ». Selon Al-Ghazâlî, les philosophes parlent pour ne rien dire, tiennent
des discours contradictoires, ont des prétentions indues. Pour ce défenseur ardent
de la religion contre le danger que constituerait envers elle la philosophie, mieux
vaut lire le Coran que les œuvres d’Aristote. Il s’en prend en particulier à l’œuvre
d’Avicenne, devenue de plus en plus influente.
Écrivant à l’apogée de la falsafa, Al-Ghazâlî en souligne les limites, les difficultés
et les points faibles. Sa défense et illustration de la révélation rencontrera une
audience considérable, et Avicenne publiera une réfutation de sa réfutation des
philosophes, en 1179, sous le titre L’Incohérence de l’incohérence.
Ce débat historique peut à son tour se lire de deux manières différentes.
On peut y voir la réaction des tenants de la prophétie et de sa primauté face à
l’emprise grandissante de la philosophie. À ce titre, Al-Ghazâlî aura non seulement
des admirateurs jusqu’à nos jours pour sa défense de la révélation, mais aussi des
« imitateurs », si l’on ose dire, adoptant, dans leur domaine spirituel, une attitude
analogue à la sienne. Ainsi Juda Halévi combat-il les philosophes juifs au nom de
la Loi de Moïse, et Thomas d’Aquin, qui a lu Al-Ghazâlî de près, se garde-t-il de
faire simplement de la philosophie la voie d’accès à Dieu. Dans cette lecture, il
s’agit uniquement de prendre parti pour la révélation, contre la raison.
Mais on peut aussi lire Al-Ghazâlî autrement. Comme un philosophe, tout autant
qu’un adversaire de la philosophie. Car cet apologiste de la révélation et de
l’expérience mystique est aussi, comme Pascal, un remarquable artisan des
concepts. Sa critique des philosophes puise dans leurs œuvres, se nourrit de leurs
démarches, utilise leurs outils – pour les retourner contre eux.
Au lieu de considérer, trop simplement, que cette querelle opposerait ceux qui
sont « dans » la philosophie et ceux qui se tiennent « au-dehors », mieux vaudrait
l’envisager comme un conflit interne au registre philosophique.
À
Les commentaires et les reprises arabes d’Aristote et de Platon s’étendent sur
plusieurs siècles et se poursuivent en Andalousie.
Cette riche effervescence suscite des réactions religieuses, qui craignent de voir
minorée la part de la révélation au profit de la seule philosophie.
2. L’ « » S
Les points d’ancrage de l’islam des Lumières pourraient s’énoncer
ainsi : les Grecs ont formulé des connaissances vraies, elles ne
sauraient contredire la révélation coranique, au contraire elles
permettent de l’approfondir, de la comprendre par d’autres voies et
de progresser non seulement dans l’analyse théorique mais dans
l’accomplissement spirituel.
On voit aussitôt que ces affirmations peuvent faire émerger
d’autres questions : n’y a-t-il que les Grecs qui aient dit vrai ? Faut-il
nécessairement se tourner vers eux seuls ? Le mouvement de la
pensée philosophique ne peut-il se développer dans une direction
nouvelle, proprement orientale ? Sans forcément tourner le dos à
l’Occident, cette pensée différente cheminerait dans son élément
propre et ne dépendrait plus, pour se déployer, des bibliothèques
traduites.
La question avait déjà taraudé Avicenne. Plusieurs de ses textes
parlent en effet d’une « philosophie orientale », distincte de celle des
Grecs, qu’il conviendrait d’élaborer. Il semble s’être engagé dans
cette voie, mais les traités correspondants sont perdus, et les
indications incertaines. L’interprétation de quelques récits rédigés
par Avicenne, qui eux nous sont parvenus, divise les experts.
En revanche, avec La Sagesse des Orientaux (Hikmat al-Ishrâq)
de Sohrawardî, il ne fait pas de doute que l’on se meut dans un
paysage théorique et spirituel différent. Car ce philosophe, savant et
mystique – né en 1155 à Sohraward, mort assassiné à Alep à
seulement trente-six ans, auteur d’une cinquantaine d’ouvrages –,
inaugure une autre manière, bien plus ésotérique, d’envisager
l’histoire de la pensée.
Sohrawardî renoue en effet avec l’héritage de l’antique pensée
perse. Il combine Zarathoustra et Platon, dans sa version revue par
Plotin et Proclus, et introduit dans la pensée philosophique de l’islam
la dimension d’expérience mystique et d’illumination propre à la
tradition des soufis. Cette dernière, ésotérique et initiatique,
constitue en quelque sorte l’autre versant de la spiritualité
musulmane.
Alors que la falsafa insiste sur l’intellect et la raison, les soufis,
qui se sont développés et organisés dès les débuts de l’islam,
mettent l’accent sur l’intériorisation, la contemplation et l’extase,
l’union mystique de l’âme avec la présence infinie de Dieu. Ce qui ne
va pas sans tensions inévitables avec les tenants de la lettre
coranique.
Parmi les persécutions qui ont frappé les soufis à intervalles
réguliers, le drame le plus marquant est la mise à mort du mystique
et poète persan Mansour Al-Hallaj. Parce qu’il avait proclamé être
« la Vérité », manière de formuler sa fusion avec Dieu, il fut
considéré comme blasphémateur, condamné à mort et crucifié, à
Bagdad en 922. L’exécution, au nom de l’islam, de ce « martyr
mystique » dont la sainteté était exemplaire et qu’animait une fièvre
spirituelle intense a laissé dans l’histoire musulmane une trace
indélébile. L’islamologue français Louis Massignon (1883-1962) en a
restitué la grandeur tragique comme la dimension littéraire dans les
quatre volumes du grand travail de sa vie, La Passion de Hallaj.
C’est de ce courant soufi que Sohrawardî s’inspire, à côté de ses
sources persanes et néoplatoniciennes. Car il se fait une
représentation ésotérique de la philosophie, laquelle émanerait
d’une révélation primordiale transmise à la fois à Hermès et aux
anciens Perses, et se prolongeant aussi bien sur le versant grec
(Asklépios, Pythagore) que sur le versant iranien (sages-rois et
mystiques). Il déplace donc la perspective de la rationalité vers la
gnose et les initiations secrètes.
Restaurant ainsi la tradition iranienne, Sohrawardî passe
également de la langue arabe à la langue persane. Avant lui, le
persan avait été la langue d’Al-Fârâbî et d’Avicenne, au moins pour
certaines de leurs œuvres. Il en va autrement avec Sohrawardî, qui
inaugure le versant iranien de la philosophie islamique. Sa
personnalité controversée, jugée parfois en son temps hérétique (ce
serait la cause de sa mort précoce), a pu conduire à demander si cet
auteur avait légitimement sa place parmi les philosophes « arabo-
musulmans ». Iranien et non arabe, il ne serait pas non plus
musulman…
Ni cette défiance ni cette exclusion ne paraissent justifiées, du
moins si l’on accepte de considérer la puissante singularité de
l’œuvre de Sohrawardî pour ce qu’elle est : un chapitre nouveau.
Pour en saisir la spécificité, le plus simple est de s’arrêter sur ce que
veut dire, chez lui, « Orientaux ».
En parlant de La Sagesse des Orientaux, Sohrawardî ne désigne
pas simplement des sages vivant, ou ayant vécu, dans une région
géographique donnée. Son « Orient » relève d’une géographie
spirituelle plutôt que physique. Il est psychique, avant d’être spatial.
Théologique, théosophique, avant d’être logique. Question de
lumière, avant tout.
Car l’Orient (ishrâq) et les Orientaux (ishraqiyun) dont il est
question ici ne se comprennent qu’en référence avec la lumière et
ses significations multiples. Ishrâq désigne en effet le lever du soleil,
l’éclat de la première apparition, la splendeur aurorale, originaire.
Cette dernière peut correspondre à l’éclat premier du divin, à la
révélation initiale, au pays d’où vient l’âme et où elle se dirige, à la
vision du mystique.
Comme on le voit, les « Orientaux » ne sont donc pas des
peuples, mais des profils spirituels – ceux qui se tournent vers la
lumière, ceux qui entretiennent, diffractent, recueillent ou intensifient
des lumières pour combattre les ténèbres. Dans le droit fil de la
pensée zoroastrienne, Sohrawardî considère en effet la Ténèbre
pure (barzakh) comme un élément opposé à toute lumière, ayant
son existence et sa persistance propres.
En fait, la lumière désigne aussi, de manière plus décisive,
l’origine intérieure de l’acte de présence au monde. Située au-delà
de l’essence et de l’existence, elle les engendre l’une et l’autre. En
un sens, il s’agit bien de « l’être », mais cette lumière se tient
également « au-delà de l’être », comme l’« Un », ineffable, des
néoplatoniciens.
Pour rendre plus complexe encore le système, il faut ajouter qu’il
n’y a pas, dans le monde selon Sohrawardî, une seule lumière mais
une infinité de reflets, qui deviennent à leur tour des sources, tout en
dépendant, de manière plus ou moins directe, de l’éclat initial fourni
par « la lumière des lumières ».
Toutefois, plus importante peut-être que cet échafaudage
alambiqué, demeure l’affirmation constante chez Sohrawardî de
l’expérience intime nécessaire de cet Orient-lumière pour qui veut se
dire philosophe. Il est indispensable « qu’il ait déjà été frappé par
l’Éclair divin, et que l’irruption de l’Éclair soit passée chez lui à l’état
d’habitus ». Autrement dit, pas de construction métaphysique sans
expérience mystique.
Les deux sont indissociables, dans cette perspective : avancer
dans la réflexion suppose d’avoir éprouvé un monde nouveau, et,
symétriquement, l’expérience spirituelle permet d’accéder à un
registre de vérités qui demeurent inconnaissables sans elle. Il
n’existe donc pas de disjonction, dans la sagesse, entre extase et
savoir, mais une complémentarité, un jeu d’échanges permanents et
de renforcements mutuels.
Ce qui permet la communication entre ces univers
dissemblables, c’est l’existence d’un « intermonde », un espace
intermédiaire. Entre les Formes pures, le monde des Idées
éternelles de Platon, et notre réalité concrète, changeante et
bigarrée, Sohrawardî est l’un des premiers à poser l’existence d’une
strate intermédiaire, où les formes ne sont plus des idées sans être
encore devenues des choses, et qui permet l’articulation du monde
intelligible et du monde sensible.
Ce monde « imaginal », comme le philosophe et iranologue
Henry Corbin a proposé de le nommer, est promis, dans l’islam
iranien, à une longue postérité. Mais c’est chez Sohrawardî qu’il
prend son premier essor, en constituant notamment le « lieu » – à la
fois mental et physique, intellectuel et spirituel – où se produisent les
visions mystiques qui fondent et accompagnent l’avancée vers
« l’Orient ».
On remarquera pour conclure que les lumières ont changé de
sens. Avec les penseurs rationalistes de la falsafa, les lumières dont
il était question étaient celles des démonstrations et déductions, des
concepts logiques, de la rigueur des définitions. Cette fois, il s’agit
des éclairs du divin illuminant l’expérience mystique.
Dans les deux cas, la relation de ces lumières à l’islam fait
question. Mais très différemment. Pour les penseurs de la falsafa, on
pouvait se demander s’ils ne privilégiaient pas excessivement la
rationalité par rapport à la révélation, risquant somme toute d’être
« moins musulmans » s’ils devenaient « trop philosophes », les
lumières de la raison éclipsant celles du Coran.
Sohrawardî s’expose au risque inverse. S’il est suspect, c’est
d’être illuminé, en ligne directe avec l’univers divin, et donc coupé de
la réalité de tous les rites, prières, pèlerinages et prescriptions
quotidiennes qui font, aussi, la réalité de l’islam dans l’existence
concrète de tous les musulmans. Son extase mystique a quelque
chose d’une rébellion, plutôt que d’une soumission.
À moins qu’on ne se fasse de l’islam une idée plus englobante,
capable d’intégrer toutes les strates et les expériences, de mettre en
correspondance le droit et la mystique, la métaphysique et le
politique, la vie philosophique et le salut des âmes. C’est en cette
direction, semble-t-il, que se sont engagés les successeurs iraniens
de Sohrawardî.
T ,
« Falsafa », « Hikma » et « Irfan » : trois mots différents pour dire, en arabe, la
sagesse. Ils ne sont pas synonymes. Ce qui les distingue renvoie à des approches
dissemblables de la philosophie, de la connaissance et de l’islam.
Falsafa est un terme créé sur le modèle du grec « philosophia », on l’a vu. De
même que le terme est importé du grec en arabe, les œuvres des penseurs
grecs ont été traduites, et la question centrale est celle de la compatibilité de
ces doctrines fondées sur la rationalité avec la révélation coranique.
Hikma est le terme signifiant habituellement « sagesse ». Son champ de
signification est à peu près aussi vaste et varié que celui de « sophia » en
grec. Il intègre successivement des exemples de vies constituant des modèles
à suivre, des connaissances théoriques et des expériences et métamorphoses
spirituelles. Hikma peut signifier « connaissance », objective ou subjective, et
aussi philosophie, ou métaphysique, en tant que « science divine » (hikma
ilâhiyya).
Irfan désigne la connaissance intégrale et parfaite de Dieu, du monde et de
l’homme. Ce terme, plus récent, propre à la pensée chiite, est aussi le plus
englobant. Cette perfection suppose que soient estompés ou même effacés
les clivages habituels entre science et spiritualité, humain et divin,
connaissance particulière et points de vue généraux, au profit d’une forme de
sagesse intégrative, qui fédère et articule les registres de la pensée, de la
sensibilité et de l’action.
3. L’ , ,
Et si l’on pouvait, si l’on devait, tout unifier ? Harmoniser, synthétiser,
combiner et réconcilier tous les courants, toutes les approches,
toutes les dimensions ? Si ces facettes, apparemment antagonistes,
étaient en fait complémentaires ? C’est en posant ces questions, et
en y répondant de manière positive que s’est constitué le dernier
rameau, trop souvent méconnu, de la philosophie islamique, que
désigne le terme irfan.
En arabe comme en persan, le mot renvoie à une forme de
savoir absolu, une science intégrale du divin où prophétie et
rationalité seraient réconciliées. Son ambition est de parvenir à
unifier l’héritage aristotélicien de la falsafa, l’illuminisme de
Sohrawardî, ainsi que d’autres sources encore, notamment la
mystique des soufis et les perspectives ouvertes à leur propos par
Ibn Arabi.
Cette synthèse est tardive. Elle s’élabore, dans l’islam iranien,
pendant plusieurs générations, pour culminer, au début du
e siècle, dans l’œuvre de Mullâ Sadrâ Shîrâzî. De sa biographie,
À
À côté du versant qui s’inspire directement des Grecs, les philosophies
musulmanes ont développé, en particulier en Iran, des doctrines teintées de gnose
et de mysticisme.
Ces aspects singuliers n’annulent pas leur intérêt philosophique, dans la mesure
où elles considèrent comme étape de transfiguration spirituelle l’exercice même de
la réflexion la plus rigoureuse.
M - - ( )
’aql. Intelligence, intellect. Est conçu comme étant, en l’humain, émanation de
Dieu. Dans les élaborations théoriques issues des interprétations d’Aristote
(chez qui la notion correspondante est en grec le nous), l’intellect agent (’aql
fa’’âl) est « ce en quoi » chacun de nous pense.
Chiite. Le terme vient de ch’ia, qui en arabe signifie le « parti ». Il désigne ceux
qui, après la mort du Prophète, ont pris le parti de son gendre, Ali, pour lui
succéder, privilégiant la nécessité d’un guide spirituel conçu comme messager
direct de la volonté divine.
Imâm. Dans le vocabulaire quotidien, c’est le desservant d’une mosquée. Dans le
vocabulaire philosophique, c’est le guide de la communauté musulmane, celui
qui doit prendre la tête de la cité vertueuse idéale.
Islâm. Le terme désigne d’abord la révélation prophétique. Les philosophes
considèrent qu’il faut y rechercher, par les moyens de l’exégèse, des registres
cachés permettant aux sages de progresser.
Kalâm. Le terme signifie d’abord « discussion », « dialectique », avant de
désigner la réflexion qui s’efforce d’extraire du texte coranique des principes
théologiques et philosophiques, indépendamment de l’héritage conceptuel des
Grecs. Les relations entre kalâm et falsafa sont multiples, faites de
convergences et de désaccords.
Sunnite. Issu du terme arabe sunna (tradition, loi), le mot désigne ceux qui, à la
mort du Prophète, ont privilégié pour lui succéder des membres de son
entourage plutôt que de sa famille et conçoivent l’imâm, chef de la
communauté, comme un intermédiaire plutôt qu’un messager.
Sharî’a. Rassemblant les normes et règles édictées par la révélation, cette loi
supposée divine règle tous les aspects de la vie privée et publique, dans leur
dimension sociale, cultuelle et relationnelle.
Ta’wîl. Processus d’exégèse, philosophique ou mystique, qui permet de passer du
sens littéral et apparent (zahir) des versets coraniques à leur sens caché
(bâtin).
À
Textes traduits de l’arabe et du persan
Pour commencer
Œuvres philosophiques et scientifiques d’Al-Kindî, tome 2 : Métaphysique et
cosmologie, édité par Roshdi Rashed et Jean Jolivet, Brill, 1998.
Pour prendre connaissance des textes originaux, édités avec rigueur.
Sohrawardî, L’Archange empourpré. Quinze traités et récits mystiques, traduit du
persan et de l’arabe par Henry Corbin, Fayard, 1976.
Entre vision et monde imaginaire, dans le sillage des néoplatoniciens et des
persans.
Mullâ Sadrâ Shîrâzî, Le Verset de la Lumière, traduit de l’arabe et présenté par
Christian Jambet, Les Belles Lettres, Classiques en Poche, 2009.
Le texte qui permet un premier accès à une œuvre singulière à découvrir.
Pour approfondir
Avicenne, Livre des définitions, traduit par Anne-Marie Goichon, Institut français
d’archéologie orientale du Caire, 1963.
Pour entrer dans la démarche philosophique d’Avicenne.
Al-Ghazâlî, L’Incohérence des philosophes (Tahâfut al-falâsifa), traduit et annoté
par Tahar Mahdi, Edilivre, 2015.
Une attaque de la philosophie au nom de la révélation qui est conduite avec
les armes de la philosophie.
Averroès, Commentaire moyen à la Rhétorique d’Aristote, traduit et commenté par
Maroun Awwâd, Vrin, 2002.
Exemple instructif d’une des sommes consacrées par Averroès à l’œuvre
d’Aristote.
Sohrawardî, Le Livre de la sagesse orientale, traduit par Henry Corbin, édité par
Christian Jambet, Gallimard, Folio essais, 2003.
Le principal traité de Sohrawardî, traduit par deux experts.
Études d’ensemble
Souleymane Bachir Diagne, Comment philosopher en Islam ? Phillipe Rey, 2014.
Défense et illustration de la falsafa, dans une écriture limpide, par un
philosophe de renom.
Ali Benmakhlouf, Pourquoi lire les philosophes arabes ? Albin Michel, Espaces
libres, 2020. Claire présentation des relations entre la falsafa et les logiciens
actuels.
Christian Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique ? Gallimard, Folio
essais, 2011. Panorama complet, et très savant, des multiples facettes de la
relation entre réflexion et salut en terre d’islam.
Et aussi…
Louis Massignon, La Passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj, Gallimard, 1975, 4
vol. Travail d’une vie, ce livre éclaire la vie et l’œuvre du poète soufi martyr de
sa foi.
Henry Corbin, En Islam iranien, Gallimard, 1978, 4 vol. La somme érudite d’un des
experts les plus connus.
Leo Strauss, Le Platon de Fârâbî, traduit de l’anglais et annoté par Olivier Sedeyn,
Allia, 2007. Une lecture devenue classique.
Souâd Ayada, Avicenne, Ellipses, 2002. Présentation très utile d’un philosophe
majeur.
Meryem Sebti, Avicenne. L’âme humaine, PUF, 2000. Une étude de la
connaissance et de la volonté chez Avicenne.
Rémi Brague, Au moyen du Moyen Âge. Philosophies médiévales en chrétienté,
judaïsme et islam, Flammarion, Champs, 2008.
Mushin Mahdi, La Cité vertueuse d’Alfarabi. La Fondation de la philosophie
politique en Islam, traduit de l’anglais par François Zabbal, Albin Michel, Idées,
2000.
Ali Benmakhlouf, Averroès, Perrin, Tempus, 2009.
Deux questions et quatre
conseils
Louis Massignon me disait un jour :
« Vous ouvrez des fenêtres, cela fait des
courants d’air… »
Georges D , entretien avec Roger-Pol
Droit,
Le Monde, 12 avril 1985.
Rationalité et oralité
Si l’on admet avec Descartes que la raison est « la chose du
monde la mieux partagée », si l’on est assuré que tout être humain
en est pourvu, pourquoi le long passé africain serait-il privé de
philosophies ? La capacité des cultures et des langues d’Afrique de
construire des catégories, des classifications, des notions abstraites
et des spéculations ne saurait être moindre que celle des cultures
d’Europe, d’Asie ou du Moyen-Orient.
La question, ces dernières décennies, a fait couler beaucoup
d’encre. En 1949, le révérend père Placide Tempels publie La
Philosophie bantoue, où il prend appui sur les caractéristiques de ce
groupe de langues pour en extraire une philosophie de la force
vitale, voire un système où tout élément du monde serait
l’expression d’une force. Poursuivant cette démarche, le philosophe
et logicien belge Leo Apostel a reconstitué une ontologie bantoue où
les processus à l’œuvre dans la réalité s’analyseraient tous en
termes d’intensification ou d’affaiblissements des forces, de
hiérarchie et d’influences réciproques entre elles.
Ces travaux, d’abord salués par les Africains eux-mêmes – et
non des moindres, puisque Léopold Sédar Senghor ou Cheikh Anta
Diop ont célébré cette reconnaissance philosophique – se sont
retrouvés ensuite sous le feu des critiques. Paulin Hountondji a
dénoncé une abusive « ethnophilosophie », élaborée d’un point de
vue paternaliste et condescendant par des émissaires des
puissances coloniales. Pour lui, il n’existe pas de « philosophie
africaine », mais seulement des Africains qui philosophent.
Si l’on veut y voir clair dans cette question, où s’enchevêtrent
quantité d’arguments, de présupposés et de polémiques, il me
semble que trois points distincts sont à considérer.
En premier lieu, il convient de garder en tête qu’une philosophie
ne se réduit pas à une « conception du monde ». Une
« Weltanschauung » est une représentation de l’existence en
général, du rôle et des devoirs de l’humanité en particulier, du
cosmos dans son ensemble, des dieux et des espèces animales et
de leurs interrelations, etc. Toute mythologie, tout système de
croyances contient ce type de représentations, de manière explicite
ou implicite, simpliste ou sophistiquée. Mais cela n’a rien, en soi, de
philosophique.
Car la démarche constitutive de la philosophie commence
seulement quand la pensée fait retour sur ces croyances et ces
représentations, quand elle s’interroge sur leur contenu, leur validité,
leur sens, leur vérité. Pas nécessairement pour les détruire ni même
les mettre en cause, avant tout pour les examiner. La philosophie, en
ce sens, ne consiste ni à parler ni à penser, ce que font toujours les
êtres humains, mais à scruter comment on parle, à chercher
comment on pense. La pensée, comme telle, n’est pas
philosophique. La pensée de la pensée le devient, aussitôt qu’elle se
prolonge.
Le second point porte sur cette existence prolongée d’un retour
réflexif de la pensée sur elle-même dans une culture purement orale.
Or, il semble bien qu’aucune impossibilité ne se présente. Réfléchir
à une manière de voir, soumettre un point de vue à questions et
critiques, interroger une représentation, tout cela est non seulement
possible, mais fréquemment inéluctable, au fil des palabres, des
débats, des discussions, des joutes verbales qui sont depuis
toujours familières aux cultures africaines.
Rien n’empêche donc de supposer que des formes de
philosophies critiques orales se soient développées, analogues,
mutatis mutandis, à celles que l’on trouve, par exemple, dans les
traditions orales de l’Inde. Des philosophies orales africaines
(vraiment philosophiques, vraiment orales, vraiment africaines) sont
donc probables. Seulement probables.
Car, troisième point, faute de traces écrites, de bibliothèques, de
transmission les conservant, il est très malcommode de s’y repérer,
pour ne pas dire impossible, du moins pour l’amateur éclairé. Dans
chacun des domaines culturels évoqués précédemment, les livres
foisonnent, gardent intacts des discours et raisonnements même
très anciens. Les pandits indiens, les lettrés chinois, les moines
bouddhistes japonais ou tibétains, les savants de l’Islam sont tous
des hommes de l’écrit. Or ces bibliothèques manquent pour
l’Afrique, comme pour les Amériques.
Si les philosophies sont essentiellement des affaires de
bibliothèques, ce n’est pas au motif que l’écriture serait la condition
nécessaire de leur émergence. L’écrit ne reste pas moins la
condition indispensable de leur conservation, donc de leur
connaissance à travers les siècles. Que saurions-nous des
dialogues de Socrate, des entretiens de Confucius, des méditations
de Dôgen et de Sohrawardî, si ne nous étaient parvenus ni
parchemins, ni tablettes, ni manuscrits ?
Actuellement, de multiples recherches se poursuivent pour tenter
de reconstituer ces philosophies orales, de parvenir à en construire
des modèles vraisemblables ou même véridiques. Ces travaux
expérimentaux sont sans doute prometteurs, mais il est trop tôt pour
en tirer des conclusions.
Voilà pourquoi un chapitre « Dans les têtes des philosophes
africains » ne figure pas dans cette brève histoire.
Il en va de même d’un chapitre « Dans les têtes des philosophes
amérindiens ». Il y a incontestablement de remarquables
philosophes au Brésil, au Chili, dans toute l’Amérique latine,
actuellement. La vraie question est plutôt celle de l’héritage
philosophique des peuples autochtones et des cultures antérieures à
la conquête portugaise et espagnole et à l’occidentalisation du
monde. La pertinence philosophique de leur pensée est plus que
probable, mais demeure encore relativement peu explorée, là
également.
Car le même couplage de difficultés, déjà souligné pour l’Afrique,
se retrouve : d’une part la distinction indispensable, parfois négligée,
entre « vision du monde » et « philosophie » proprement dite, d’autre
part les incertitudes qu’entraînent les traditions orales et leurs
silences, si l’on ose dire.
Il est certain que les cultures autochtones d’Amérique du Nord et
d’Amérique du Sud ne manquent pas de capacité d’attraction.
L’intérêt qu’on peut leur porter est avivé par les préoccupations
actuelles envers les équilibres terrestres, par la prise de conscience
de l’inclusion nécessaire de l’humanité dans les écosystèmes
planétaires.
Alors que la critique des pensées linéaires et de la domination
d’homo sapiens semble de plus en plus urgente, on trouve, dans ces
traditions, des axes de pensée qui paraissent fournir non seulement
des antidotes mais des alternatives. C’est pourquoi la Terre-Mère
des Incas, la Pachamama, fait l’objet d’un regain d’attention, voire
d’une réélaboration à l’usage des temps de transition énergétique.
C’est pourquoi également les schémas « circulaires » des
conceptions du monde de peuples indigènes d’Amérique du Nord,
comme les Huron-Wendat de la région de l’actuel Québec, se
trouvent revisités. On y cherche de quoi remplacer des modes de
pensée jugés néfastes par des paradigmes respectueux des choses
et des êtres.
Sans doute peut-il être fécond de repenser aujourd’hui le cercle
et les cycles qui organisent les conceptions des Indiens d’Amérique
du Nord, et de faire retour vers leurs conceptions inclusives. Car
celles-ci englobent nature, espèces vivantes et monde humain dans
une totalité où tout est à respecter parce que les éléments sont
interdépendants. Pour un exemple de reprise contemporaine de ces
traditions, on peut se reporter aux travaux du philosophe canadien
Georges E. Sioui, de l’Université de Laval.
Il développe l’idée que « nous sommes Un, tous unifiés dans le
grand Cercle de la vie » et montre comment ce mode de pensée
circulaire des Hurons est pertinent pour amorcer aujourd’hui une
refondation des relations sociales et politiques. Sans mésestimer
l’intérêt de cette analyse et de bien d’autres semblables, je persiste
à demeurer réservé.
Pour les motifs déjà formulés : ces visions ne constituent pas des
philosophies tant qu’elles ne s’interrogent pas elles-mêmes. On
trouve partout, et toujours, des manières de voir le monde. On ne
peut parler de philosophie qu’à partir du moment où ces conceptions
s’auto-examinent, se scrutent pour se comprendre. Ces
interrogations ne manquent jamais d’engendrer désaccords,
réponses divergentes, débats et controverses.
Ce fut le cas, au cours de leurs histoires respectives, des
croyances de l’Inde ancienne, des sagesses de la Chine, des écoles
bouddhistes, des doctrines juives, des pensées coraniques. Toutes
deviennent philosophiques en cessant d’être pure sagesse, pure
religion, pure vision du monde. Et pure harmonie. Pas de
philosophie sans tensions internes, divisions, querelles.
Car une des caractéristiques permanentes de la philosophie est
la dispute, le désaccord. La nécessité d’avoir des adversaires, de
dénoncer leurs erreurs, de faire triompher contre eux la vérité est
omniprésente. Les visions du monde, les sagesses peuvent se
concevoir comme étant éventuellement homogènes, lisses,
pacifiées. Les philosophies sont des champs de bataille.
Or la difficulté, avec les traditions presque entièrement orales,
c’est qu’on ne peut savoir avec certitude dans quelle mesure ni de
de quelle manière elles ont effectué ce retour réflexif sur leurs
propres façons de voir, pas plus qu’on ne sait quels débats et conflits
les ont traversées. Il faut, au mieux, les reconstruire et les réélaborer
pour en faire des espaces de confrontations philosophiques. Mais il
n’y a, le plus souvent, pas de moyen de discerner l’existence de ces
éléments dans l’épaisseur, hors d’atteinte, de leur passé.
Voilà pourquoi, sur notre carte des mondes philosophiques,
figurent encore des terres inconnues. À titre provisoire. Peut-être…
À
Pour commencer
Jean-Godefroy Bidima, La Philosophie négro-africaine, PUF, Que sais-je ? 2003.
Souleymane Bachir Diagne, L’Encre des savants. Réflexions sur la philosophie en
Afrique, Présence Africaine, Codesria, 2013.
Placide Tempels, La Philosophie bantoue, fac-similé de l’édition de 1949,
Présence Africaine, 2013.
Paulin Hountondji, Sur la « philosophie africaine », critique de l’ethnophilosophie,
Maspero, 1976.
Séverine Kodjo-Grandvaux, Philosophies africaines, préface de Souleymane
Bachir Diagne, Présence Africaine, 2013.
Pour approfondir
Leo Apostel, African Philosophy : Myth or Reality ? Gand, 1981.
Kwasi Wiredu, A Companion to African Philosophy, Blackwell, 2004.
Georges E. Sioui, Pour une autohistoire amérindienne. Essai sur les fondements
d’une morale sociale, Presses de l’Université de Laval, 1989.
qui s’en est suivie, par le long déclin et la lente chute de l’Empire
ottoman, sans oublier le déchiffrement du pâli (en 1832, par le
Français Eugène Burnouf et le Danois Christian Lassen) ou la
grammatisation du tibétain (en 1834, par le Hongrois Alexandre
Csoma de Körös). Entre autres.
Il serait important, pour savoir ce que deviennent effectivement
les philosophies en entrant en contact, de tenter d’appréhender les
mutations, profondes ou superficielles, qui les affectent au cours de
ces échanges, parfois asymétriques. Il existe déjà quantité de
données et de recherches, mais ce ne sont que des bribes,
comparées à l’ampleur de cette question. Car les travaux existants
montrent combien les cas de figure sont nombreux, les situations
contrastées.
Certaines traditions philosophiques se sont assoupies, envahies
par la routine, la répétition, l’oubli de leur propre passé. Quelques-
unes se réveillent, se réactivent ou se réinventent face au panorama
nouveau se dessinant à mesure que les traductions se multiplient en
toutes langues. Retracer ces divers entrelacs serait certainement
passionnant, mais, une fois encore, ce serait un autre livre.
Une indication globale peut suffire, que j’emprunte à un travail
très suggestif du sinologue Joël Thoraval. Il a étudié en particulier
l’introduction du terme « philosophie » dans le vocabulaire chinois
moderne, par l’intermédiaire du Japon, à la charnière du e et du
e siècle.
DÉDICACE
PRÉCISIONS
O ?
I. D
Un temps immense
Un temps cyclique
Sortir du temps ?
Des milliers de vies à quitter
D’
U …
L’Â ’ …
Nyâya et Vaisesika
Yoga et Samkhya
Mimamsa et Vedânta
Shankara
À retenir
Philosophe à découvrir
Abhinavagupta et le shivaïsme du Cachemire
Mots-clés des philosophies indiennes (en sanskrit)
À lire
Textes traduits du sanskrit
Études d’ensemble
Et aussi…
II. D
Le Ciel
Pourquoi la Chine n’est ni la Grèce ni l’Inde
À retenir
Confucius et Lao Zi
Rites, humanité, moralité
Discrets mais décisifs, les « sophistes » chinois
Solidarité des vivants ?
Mêmes sources, résultats opposés
La critique utilitariste et compassionnelle de Mozi
La puissance contestataire du taoïsme
Force de la faiblesse
Au même moment…
Vaincre sans livrer bataille
Petits poissons et chiens de paille
Zhouangzi (Tchouang Tseu), grand « anarchiste », grand écrivain
Ainsi parlait Zhouangzi…
Rien n’est si simple
Le légisme et ses conséquences
En attendant Bouddha…
À retenir
Mots-clés des philosophies chinoises (en chinois)
À lire
Textes traduits du chinois
Études d’ensemble
III. D ( , , ,
)
E ’A
Singularités juives
Avant les Grecs, et autrement
À retenir
Traduire, systématiquement
Les mutations de la langue arabe
À retenir
1. L falsafa, L
Notion à découvrir
L’intellect agent
Philosophe à découvrir
Al-Ghazâlî, l’anti-philosophe…
Averroès, le dernier des grands
À retenir
2. L’ « » S
3. L’ , ,
REMERCIEMENTS
D
D
Recherches
L’Oubli de l’Inde. Une amnésie philosophique, PUF, 1989 ; Le Livre
de Poche, 1992 ; Points, 2004.
Le Culte du néant. Les philosophes et le Bouddha, Seuil, 1997 ;
Points, 2004.
Généalogie des barbares, Odile Jacob, 2007.
Le Silence du Bouddha et autres questions indiennes, Hermann,
2010.
Pamphlets
Votre vie sera parfaite, Odile Jacob, 2005.
La philosophie ne fait pas le bonheur… et c’est tant mieux,
Flammarion, 2015.
Pédagogies
Les Religions expliquées à ma fille, Seuil, 2000.
La Philosophie expliquée à ma fille, Seuil, 2004.
L’Éthique expliquée à tout le monde, Seuil, 2009.
Une brève histoire de la philosophie, Flammarion, 2008 ; coll.
« Champs », 2010.
Maîtres à penser, 20 philosophes qui ont fait le e siècle,
Flammarion, 2011 ; coll. « Champs », 2013.
Expériences
101 expériences de philosophie quotidienne, Odile Jacob, 2001 (prix
de l’essai France Télévisions).
Dernières nouvelles des choses, Odile Jacob, 2003.
Petites expériences de philosophie entre amis, Plon, 2012.
Si je n’avais plus qu’une heure à vivre, Odile Jacob, 2014.
Comment marchent les philosophes, Paulsen, 2016.
Esprit d’enfance, Odile Jacob, 2016.
https://thegreatelibrary.blogspot.com/