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Ouvrage publié sous la direction d’Hélène Monsacré

© Éditions Albin Michel, 2021

Éditions Albin Michel


22, rue Huyghens, 75014 Paris
www.albin-michel.fr

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Pour l’Oiseau,
qui n’arrête pas de penser,
sans se soucier des barrières.

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« Il est important de mettre à la disposition du
lecteur moyen et des étudiants, en vue de leur
éducation générale, des livres d’information
d’une lecture aisée sur les principales traditions
philosophiques du monde. »
G C , L’Enseignement de la
philosophie, Unesco, 1953, p. 223.

P :

Aucune connaissance préalable n’est requise pour aborder ce livre.


Il constitue un outil pour une première approche, qui veut d’abord
être utile.
C’est pourquoi l’ensemble s’efforce d’être aisément accessible, tout
en demeurant, autant que faire se peut, exact.

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O
?
L’Orient et l’Occident sont des cercles de craie,
que l’on dessine sous nos yeux
pour berner notre timidité.
F N , Considérations
inactuelles III, Schopenhauer éducateur.

Dans ce livre se trouve défendue et illustrée une conception de la


philosophie que l’on peut dire « ouverte », pour laquelle ce qui définit
la philosophie n’est pas une langue, une culture, ni même une série
de problèmes délimités. C’est avant tout un mode d’interrogation,
une manière de reconsidérer les croyances qu’on partage, les
notions qu’on utilise, les enchaînements d’idées qu’on opère, et de
les soumettre à un examen rationnel. Ce retour de la pensée sur
elle-même est le point décisif, tout comme les désaccords et
disputes qui l’accompagnent.
Cette vision s’oppose frontalement, radicalement, à celle qui
considère la philosophie de manière restrictive et choisit de la
considérer comme « close ». Ce terme, en l’occurrence, ne signifie
pas « achevée », comme on dit qu’une période est close, mais
« circonscrit », comme un terrain clos. La conception de la
philosophie « close » lui assigne pour frontières des langues (grec et
allemand, par exemple), des questions (l’être, la vérité…), des
institutions (départements universitaires, centres de recherche…).
Une conviction répandue fait croire, le plus souvent, que la
philosophie close est ancienne, et récente la philosophie ouverte.
Les Grecs, et les Européens à leur suite, auraient seuls développé

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une forme absolument unique d’interrogation, au cours d’une longue
histoire langagière, conceptuelle et académique. Du fait des
échanges interculturels, de la mondialisation, du déclin de
l’Occident, on aurait inventé, récemment, d’ouvrir la philosophie, de
la pluraliser, de discerner ailleurs, chez les autres, des éléments de
son existence.
Cela est faux. Ce qui est attesté, historiquement, est exactement
l’inverse. La philosophie « ouverte » est ancienne, elle a perduré de
l’Antiquité au e siècle. La philosophie close est moderne, et

récente. Voilà ce qu’il est nécessaire d’expliquer rapidement, non


pour faire de l’histoire, mais pour montrer que la démarche suivie
dans ce voyage parmi les philosophies du monde renoue avec ce
qu’il y a de plus commun dans l’histoire intellectuelle, au fil des
siècles.

Pas de clôture de la philosophie chez les Grecs


Les Grecs de l’Antiquité ne connaissent pas la philosophie « rien
que grecque ». Jamais ils ne prétendent être les seuls inventeurs et
praticiens de la philosophie. Ils ignorent même, superbement, la
distinction moderne entre « philosophie » et « sagesse ». Les Grecs
nomment couramment « philosophes » les prêtres égyptiens, dont
Platon admire les connaissances, les mages de Chaldée, dont
Hérodote loue la subtilité et dont les néoplatoniciens s’efforceront de
fusionner les doctrines avec celle de Platon.
Les Grecs nomment également « philosophes » les ascètes nus
de l’Inde, que l’expédition d’Alexandre découvre en s’aventurant
jusqu’aux rives de l’Indus. Ils donnent encore ce nom de philosophes
aux Hébreux, dès qu’ils commencent à en connaître les Écritures, et
même… aux druides, quand ils en découvrent l’existence dans les
brumes lointaines de la Gaule.
Il est donc parfaitement illusoire d’imaginer les Grecs imbus de
leur supériorité, décrétant avec arrogance l’incapacité des autres à
penser philosophiquement.
Au contraire, puisqu’il est non moins fréquent de voir la
naissance de la philosophie attribuée par les Grecs aux
« Barbares », terme qui ne désigne pas nécessairement des hordes
sauvages, incultes et grossières. On appelait alors « barbares » tous
ceux ce qui ne parlaient pas le grec, et beaucoup d’entre eux étaient
reconnus, de manière explicite, comme savants et justes, et donc
comme philosophes.
« On dit que la philosophie a commencé chez les Barbares. »
Telle est la première phrase des Vies et doctrines des philosophes
illustres de Diogène Laërce, le manuel qui a été, au cours des
siècles, le plus lu, le plus consulté, le plus utilisé par les étudiants
comme les professeurs de philosophie dans toutes les universités.
Il n’y a donc rien d’étonnant à voir perdurer, au Moyen Âge, à la
Renaissance, à l’Âge classique, jusqu’au siècle des Lumières, cette
idée, fort simple, que des philosophes et des philosophies se
trouvent partout où des humains exercent leur réflexion, « ici » aussi
bien qu’« ailleurs ».
Personne, dans le monde médiéval, n’aurait eu l’idée de refuser
aux penseurs arabes le titre de philosophes. Pas plus aux penseurs
juifs. Les divergences entre musulmans, juifs et chrétiens étaient
profondes, voire insurmontables. Mais c’était toujours entre
philosophes et entre philosophies que ces antagonismes se
manifestaient. Jamais entre « la philosophie » et son extérieur.

Pas de clôture non plus chez les Modernes


La Renaissance, avec l’essor de l’humanisme, revient aux textes
grecs, mais cultive aussi – avec intensité, avec curiosité, avec
enthousiasme, avec avidité – une attention constante aux textes
hébreux, arabes, aux oracles chaldaïques, à la Kabbale. Il suffit,
pour s’en convaincre, de lire, par exemple, Pic de la Mirandole.
Là aussi, encore et toujours, la philosophie se dit, comme
autrefois, en plusieurs langues, plusieurs traditions, plusieurs
cultures. Si l’on consulte les histoires de la philosophie qui jalonnent
l’Âge classique et le siècle des Lumières, on s’apercevra qu’il est
constant de les voir consacrer, toutes, de manière banale, des pages
et des pages à exposer les philosophies de l’Égypte, de la Perse, de
l’Inde et, quand elles commenceront à être connues, celles de l’Asie.
Ainsi l’histoire de la philosophie du Hollandais Georg Horn,
publiée à Leyde, en 1655, en sept volumes, s’ouvre-t-elle sur une
division de la philosophie en « barbare » et en « grecque ».
Personne, à l’Âge classique, ne trouve difficile d’envisager que la
philosophie ait pu commencer avant les Grecs, indépendamment
d’eux, ailleurs que dans leur patrie.
Constat identique si l’on consulte The History of Philosophy de
Thomas Stanley, dont les 1 200 pages in 4° paraissent à Londres la
même année 1655. On retrouve enfin la même ouverture dans la
publication la plus lue, la grande Historia critica philosophiae de
Jacob Brucker, publiée de 1742 à 1746.
Il s’agit de « la » grande histoire de la philosophie du siècle des
Lumières. Son influence est décisive sur Kant, sur Hegel, sur
Schopenhauer, mais aussi sur Goethe, sans oublier tout ce que lui
doit l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
« Il convient, écrit Jacob Brucker, de découvrir comment la
philosophie s’est développée dans toutes les nations barbares, par
quelle logique (ratione) elles vont profiter de la philosophie, de
quelles sentences elles vont se nourrir, quelle logique parmi elles
préside aux systèmes de philosophie. »
Suivent de longs développements sur les diverses « antiques
philosophies » des Hébreux, des Chaldéens, des Perses, des
Indiens, des Arabes, des Phéniciens, des Égyptiens, des Éthiopiens,
des Celtes, des Scythes et des Thraces… dans cet ordre, avec
quelques relations généalogiques imaginaires, héritées pour la
plupart des auteurs antiques.
Brucker considère visiblement qu’il existe une philosophie
toujours identique, permanente, une philosophia perennis et
universalis qui est également, pour continuer un instant à parler latin,
vaga, c’est-à-dire nomade, capable de se retrouver partout, mais
aussi floue, indistincte, sans contours. Le prix à payer pour ce
« mauvais universel » (comme on parle de « mauvais infini »), c’est
l’évanouissement des singularités.
Toutefois, au siècle des Lumières et encore au début du
e siècle, force est de constater qu’il demeure absolument normal

de considérer que la philosophie se décline en une multitude de


langues et de cultures, en Europe aussi bien qu’ailleurs. Personne
ne songe alors à refuser le titre de philosophes aux penseurs de
l’Inde et de la Chine, ni le nom de de philosophies à leurs doctrines.
Mieux encore : les premières décennies du e siècle sont

marquées par un engouement européen pour les « philosophes du


Gange » et les « systèmes philosophiques indiens » ! Quand arrivent
à Londres, à Paris, à Berlin les traductions de textes sanskrits qui
font connaître ces systèmes de pensée, une explosion
d’enthousiasme et d’attentes s’empare, pour un temps, de l’Europe
littéraire et pensante.
En découvrant en Inde un continent intellectuel immense, antique
et sophistiqué, beaucoup s’attendent à voir se développer en Europe
une « renaissance orientale », plus profonde, plus radicale que la
Renaissance qui a renoué avec les sources grecques antiques. Il
suffit de retenir cet indice parlant : dans la France de Louis-Philippe
et l’Allemagne de Goethe, les manuels de philosophie consacrent de
longs chapitres aux philosophies de l’Inde, qui ont disparu de nos
manuels actuels.
Il y a là un exemple rare de régression culturelle. Ce qu’on savait
et enseignait, entre 1830 et 1850, est supérieur à ce qu’on transmet
au e siècle. Pendant le même laps de temps, la philosophie a su

s’ouvrir à quantité de domaines nouveaux. Elle s’est pliée à des


formes inédites, s’est exercée à des styles inconnus autrefois. Dans
le domaine multiculturel, elle est pourtant demeure crispée, frileuse,
voire catatonique.
Comment, et pourquoi donc, la philosophie s’est-elle imaginé, de
façon récente, presque soudaine, qu’elle n’était que grecque ? La
constitution de ce mythe moderne de la philosophie rien-que-
grecque, sa raison d’être et sa diffusion méritent d’être rapidement
évoquées.

Une fermeture récente, et artificielle


La « fermeture » de la philosophie est une affaire récente. Elle
date du e, et surtout du e siècle. Auparavant, jamais on ne

rencontre le mépris, le rejet et l’exclusion dont nous avons


aujourd’hui à surmonter les effets. La partition entre « la
philosophie » (supposée présente seulement en Occident) et « les
sagesses et spiritualités » (censées se rencontrer partout) n’est pas
fort ancienne. On ne bute pas sur ces barbelés avant les e et

e siècles.

Ce sont trois philosophes allemands, qui vont exercer une


influence considérable, Hegel, Husserl et Heidegger, qui adoptent la
même expression : « seulement chez les Grecs » (Nur bei den
Griechen) pour qualifier la philosophie. Le mot « philosophie »,
terme grec, désignerait selon eux une « chose » elle aussi
typiquement grecque, sans commune mesure avec d’autres
réflexions humaines, étrangères à cette langue et à cet univers
culturel.
Les approches et doctrines respectives de ces auteurs sont fort
différentes, mais ils ont en commun d’affirmer, sans la moindre
ambiguïté, le caractère unique et « clos » de la philosophie, en
inventant l’option « tout grec », comme on dit « tout nucléaire ».
Conséquence inéluctable : mise à part l’Europe, fille des Grecs,
toutes les cultures se trouvent dépourvues de philosophes. Ces
derniers habitent Athènes, Rome, Berlin, Paris, Londres, New York,
mais pas Bénarès, Pékin, Lhassa, Jérusalem ou Bagdad. Toutes les
doctrines venant d’ailleurs sont évincées de la scène philosophique.
Elles n’y ont aucun droit, pas la moindre légitimité pour y figurer.
Cette exclusion a pris des formes violentes et suscité des
jugements abrupts. Mais, sous les invectives, quels sont les
arguments ? Il ne s’agit que d’un axiome de départ, affirmant que la
rationalité grecque possède la spécificité sans équivalent d’avoir
rompu avec l’horizon du mythe, avec les croyances révélées, avec la
soumission de la logique et de l’esprit critique à des dogmes
indémontrables.
Il s’ensuivrait une singularité absolue de l’Europe et de
l’Occident, qui résiderait dans le projet d’accéder à des vérités
universelles, démontrables, et donc incontestables, par la seule voie
de la réflexion logique. La rationalité, et rien d’autre. Comme outil,
comme méthode, comme instance de décision et de contrôle.
Valable pour les connaissances, pour la conduite de la vie
individuelle, pour le gouvernement de la Cité. Le savoir, la vie bonne,
la morale et les lois s’ordonnant, d’un seul et même mouvement, à la
quête de la vérité.
Le projet de la philosophie – et celui des sciences, qui ne s’en
distingue pas, du moins sur ce registre fondateur – serait donc de
mettre en œuvre le règne sans partage de la raison, de ses
méthodes et de ses règles.
Pareille ambition se rencontrerait uniquement, nous répète-t-on,
dans l’histoire intellectuelle, morale et politique de l’Occident. Elle
définirait la philosophie, et serait absente partout ailleurs. Les autres
cultures ignoreraient cette exigence spécifique. Le projet de la
métaphysique et de la science, avec ses conséquences multiples,
leur demeurerait étranger à jamais – sauf, bien entendu, depuis leur
rencontre avec l’Occident.
Or il n’est pas difficile de montrer combien cette représentation
de la pensée philosophique occidentale est artificielle et biaisée. Ce
pur projet hyperrationnel n’est attesté nulle part dans l’histoire
effective de la philosophie grecque antique, ni dans ses
prolongements latins, ni dans ses développements tardifs. On n’en
trouve aucune trace non plus dans le Moyen Âge chrétien, ni dans
l’Âge classique, dont même les grands systèmes rationalistes font la
part belle à l’intuition, à l’émotion, aux corps et aux croyances.

Pure ou impure ?
Finalement, l’opposition la plus pertinente se situe probablement
entre une représentation de la philosophie envisagée comme
« pure », par opposition avec des non-philosophies « impures ».
Cette catégorie de la pureté a ici plus affaire avec le « sans
mélange » qu’avec l’absence morale de souillure, quoiqu’il arrive
qu’on glisse, subrepticement, d’un registre à l’autre.
Pure, la philosophie, dans son histoire et son destin occidental,
s’opposerait à ces mixtures où des bribes de logique surnageraient
dans un enchevêtrement obscur de croyances magico-religieuses,
de conseils de sagesse et d’incohérences multiples. Car, à
l’évidence, ce qu’on reproche le plus vivement aux pensées
d’ailleurs, pour les déclarer non philosophiques, ce sont leurs
accointances, hybridations ou fusions avec des textes supposés
révélés, des traditions de délivrance, des sagesses et des
mystiques.
C’est oublier qu’il en est exactement de même presque tout au
long de l’histoire occidentale. Pas de philosophie « pure » chez
Platon, ni chez Épicure, ni chez Plotin. Pas plus chez Augustin ou
Thomas d’Aquin. Ni même chez Spinoza. Quelles que soient
l’œuvre, l’école ou la période considérées, on y trouvera la
philosophie mêlée à des projets de thérapie, de salut,
d’émancipation ou de révolution, mentale ou sociale, qui ne sont pas
directement provoqués par des considérations uniquement
rationnelles.
Et c’est tant mieux ! Jamais la philosophie n’est pure, ni ne doit
l’être. Des mélanges innombrables constituent ses modes
d’existence. « Du philosophique » vient s’immiscer partout. Dans des
récits, des exhortations, des comptes rendus d’expériences. Il se
faufile dans des polémiques, des comédies, des informations,
traverse et transforme des projets de vie, des traditions, des lectures
de textes sacrés.
Les modalités de ces mélanges varient évidemment selon les
contextes, les cultures, les croyances et les époques. Mais jamais la
pureté n’est atteinte. Si elle est rêvée, c’est pour d’autres raisons. La
philosophie s’est retrouvée orpheline des sciences, les philosophes
sont devenus des professeurs, la discipline s’est universitarisée,
métamorphosée en champ de recherches. Ces tendances lourdes
portent indiscutablement à rêver de pureté, même sans le savoir.
Cette purification fantasmée est à l’œuvre de manière
particulièrement vivace dès qu’il est question des religions,
éventuellement des sagesses (la frontière est parfois floue). Comme
si tout usage de la réflexion philosophique était nécessairement anti-
religieux. Comme si la critique de la religion par les philosophes des
Lumières les plus radicaux appartenait intrinsèquement à la nature
de toute démarche philosophique.
Le critère pour ouvrir ou fermer la porte de la philosophie ne
saurait pourtant être celui du refus ou du partage d’une conception
religieuse. Il réside plutôt, de toute évidence, dans l’usage qui est fait
de la raison dans le cadre même d’une croyance, fût-elle supposée
révélée.
Car ce qui définit le caractère philosophique d’un discours n’est
pas son indépendance envers une conception religieuse du monde,
mais la manière dont il interroge cette conception, ses notions, ses
conséquences ou ses incohérences.
Ce qui délimite le champ du philosophique, il faut le redire une
fois encore, c’est toujours le mouvement de retour sur les pensées
que l’on a, qu’elles proviennent d’un horizon révélé, d’une tradition
spirituelle, d’une expérience mystique ou d’une théorie scientifique.
Le rêve d’une philosophie radicalement autonome, intégralement
pure, absolument indépendante de tout présupposé, de tout
contexte social, culturel, confessionnel ou politique n’est qu’un pur
fantasme. Cette philosophie est introuvable parce qu’imaginaire.
Dans l’histoire réelle, nous n’avons affaire qu’à des démarches
philosophiques impures, qui se constituent au sein des grandes
représentations religieuses, morales et politiques du monde, qui en
portent la marque en même temps qu’elles s’en distancient par le
travail réflexif qu’elles accomplissent en leur sein.
En ce sens, la philosophie, enserrée dans des dispositifs plus
vastes, n’est jamais autosuffisante. Et ne peut l’être. Il n’existe pas
de principe de complétude pour les philosophies, quand bien même
les philosophes en rêvent.
Ce qui exige d’être repensé et reconfiguré, ce sont les contours
distinguant religion, spiritualité, sagesse et philosophie. Entre ces
quatre termes, les relations d’équilibre, de déséquilibre, et même les
polarités, et les frontières, ne sont jamais si uniformes, ni si
évidentes, qu’on le croit.
La configuration est différente en Europe, en Inde, en Chine…
Elle est dissemblable entre l’Occident antique et l’Occident moderne.
Toujours immergée dans un élément autre qu’elle-même, et le
travaillant du dedans, la philosophie offre des figures changeantes,
infiniment diverses, en évolution, en recomposition. Cette
philodiversité, il faut la retrouver, la préserver tout autant que la
biodiversité. En combattant, sans cesse, les philosophies closes sur
leur arrogance, fermées à toute altérité. En réinventant, sans cesse,
les philosophies ouvertes à l’étranger.

De la nécessité du voyage
C’est pourquoi je dédie ce livre à tous les voyageurs, qu’ils
changent réellement de région ou qu’ils cheminent simplement dans
leur tête.
Depuis la grande pandémie que le monde a subie, les voyages
ont changé. Les voyageurs aussi.
Qui sont-ils ?
Pas seulement des personnes qui se déplacent physiquement
pour changer de lieu, enfants, femmes, hommes avec quelques
bagages, qui prennent le train, l’avion, le bateau, la route.
Bien sûr, c’est la définition la plus simple des voyageurs : ceux
qui se déplacent, vont d’un pays à un autre, perçoivent soudain des
lumières, odeurs, atmosphères différentes de celles qu’ils côtoient
habituellement.
Chaque fois, qu’on aille loin ou non, on éprouve une sorte de
bouleversement. L’air est différent. Les maisons, la nourriture aussi.
Les gens, les habitudes. Parfois la langue.
Et les pensées, les idées, les notions fondatrices ?
Là, le plus souvent, nous limitons les risques. Nous évitons un
dépaysement trop grand. Nous ne changeons rien dans notre tête.
Le voyage nous transporte ailleurs, mais intellectuellement nous
demeurons inchangés, imperméables, figés, identiques.
Sénèque, au temps des Romains, faisait déjà remarquer
combien ceux qui fuient au loin, après un deuil ou un chagrin
d’amour, se font des illusions. En partant, ils croient « se changer les
idées », mais ne font qu’emporter leurs soucis avec eux.
Mieux vaut s’efforcer de changer de tête. Si nous continuons à
penser avec les mêmes cadres mentaux, à utiliser les mêmes
catégories, à voir l’univers avec les mêmes lunettes, la même
langue, les mêmes perspectives… nous ne voyagerons jamais.
Nous changerons d’endroit, pas de paysage mental.
Or les périples décisifs se déroulent dans l’esprit.
C’est dans la pensée qu’on se déplace de manière radicale.
C’est là que « changer de monde » prend pleinement son sens.
Le plus souvent, nous esquivons ces itinéraires intellectuels et
philosophiques. Faute de courage, peut-être. Faute de guide,
sûrement. Faute aussi d’une conscience suffisante de ce que nous
ignorons. Et de ce que nous pourrions découvrir de grand en tentant
l’aventure de voyager dans et par la pensée.
Longtemps, dans le monde d’autrefois, nous avons changé
aisément de fuseau horaire, de petit déjeuner, de climat, de
paysage… mais nous sommes passés à côté de dépaysements plus
essentiels.
Nous allions en Inde, sans comprendre comment marchent les
têtes indiennes. Nous atterrissions en Chine, pour des contrats ou
du tourisme, sans entrevoir comment pensent les Chinois, sans
saisir l’arrière-plan philosophique, différent du nôtre, qui marque
leurs raisonnements de son empreinte.
Partout, le même constat s’est imposé. Au Moyen-Orient, nous
ne saisissions pas l’impact des philosophes arabes sur les manières
de penser. Nous arrivions en Iran sans discerner l’héritage de la
métaphysique persane dans le quotidien, en Israël sans soupçonner
que les philosophes hébreux structurent les façons d’agir et de
réagir. Il en allait de même dans les autres régions, du Japon au
Tibet, du continent africain au continent amérindien.
Nous nous sommes déplacés, mais avec la tête fixe. Ce qui
équivaut à demeurer immobile.

Goûter les doctrines


Qui, nous ? Français, Européens, Américains, Occidentaux…
Malgré les différences qui nous distinguent, et parfois nous
opposent, nous avons ce point commun : même sans le savoir, nous
réfléchissons en héritiers de Platon, d’Aristote, de la pensée
grecque, en descendants de saint Augustin et de saint Thomas
d’Aquin, en neveux de Descartes, en cousins de Marx, Nietzsche et
Freud. Bref, en enfants de la philosophie occidentale.
Bien sûr, une grande majorité d’entre nous n’a jamais « fait »
beaucoup de philosophie, ni étudié de près les auteurs qui ont forgé
la tradition occidentale. Cela n’empêche pas que nous sommes ses
enfants, même à notre insu. Parce que nous devons à ces longues
lignées de philosophes nos catégories intellectuelles, nos règles
d’analyse, nos concepts et notions clés. Autrement dit, nos cartes
mentales.
Leur empreinte est si présente, si familière que nous ne la
voyons pas. Nous ne soupçonnons pas sa présence. Nous ignorons
donc que d’autres cartes mentales fonctionnent, différemment, de
par le monde.
Ainsi nos corps ont-ils beaucoup voyagé, et nos esprits bien peu.
Le vrai périple commence quand nous sortons de notre horizon
balisé, et quittons notre zone de confort pour entrevoir, dans nos
têtes, des perspectives insoupçonnées auparavant.
Voyager, c’est d’abord penser autrement.
Voilà pourquoi il importe de contempler des paysages d’idées
inconnues comme on découvre des terres insolites, de se dépayser
dans et par la pensée comme on s’immerge dans des contrées à
découvrir.
Il s’agit alors de bouger en soi-même, de sortir de ses sentiers
internes. Afin de marcher différemment.
Ces voyages furent souvent esquivés, c’est évident. Pour
expliquer cet immobilisme, les raisons ne manquent pas. Tout
dépaysement suscite d’abord appréhension. En perdant ses
repères, on éprouve au début un léger malaise. Or c’est ainsi que
commence toute aventure philosophique. Ce vertige, elle l’exige.

« Ici » « Ailleurs »

Lieux
Grèce, Rome, Europe, Inde, Chine, Asie, Orient (Proche, Moyen,
Occident Extrême)
Afrique, Amérique latine

Langues

grec, latin, allemand, sanskrit, mandarin, pâli, tibétain, japonais,


anglais, français hébreu, arabe, persan
(principalement)

Pensées

Logique Intuitive
Logos Muthos
Philosophie Sagesses, spiritualités

Figures

Savant Sage
Vérité Éveil
Science Conscience

Existence

Contrôlée par la raison Méditations, extases, lâcher-prise

Civilisation

Science, technique Tradition, respect

Malgré tout, beaucoup préfèrent n’être pas décontenancés et


privilégient la stabilité de leurs pseudo-certitudes habituelles. En
s’agrippant à leurs repères familiers, ils ne voient pas combien
d’univers nouveaux leur demeurent à jamais fermés.
Quelques-uns sont carrément fiers d’être casaniers. Ils
transforment leur ignorance en arrogance et s’ingénient à nier
l’existence de mondes philosophiques non européens, non
occidentaux.
À les entendre, la philosophie serait une spécificité incomparable
de la civilisation européenne – et d’elle seule. Chez les autres, on
trouverait quantité de créations éminemment respectables –
poésies, épopées, théâtres, mythes, sagesses, spiritualités… –,
mais de philosophie, point ! On pourrait donc circuler, il n’y aurait
rien à voir.
Pourquoi irait-on explorer des contrées qui n’existent pas ? Si la
philosophie ne se rencontrait qu’en Occident, et nulle part ailleurs,
se préoccuper des « philosophies du monde » serait une rêverie
sans objet, un mirage, une chimère dénuée de sens. Les
philosophes n’habiteraient qu’une région, ne parleraient que les
langues de l’Europe. Les chercher autre part serait inutile.
J’espère montrer combien cela est faux.

Sous les machines, les langues


À toutes les mauvaises raisons habituelles de ne pas voyager
dans la pensée, la modernité mondialisée en ajoute une autre : le
choix de l’uniformisation.
Plus les échanges se mondialisent, plus la diversité des pensées
se trouve négligée. Plus on communique, plus on s’informe, plus on
commerce, moins on se parle, moins on s’écoute, moins on se
découvre, d’une culture à une autre.
Cela peut paraître étrange. Sur une planète devenue globale, on
s’attend plutôt à ce que les civilisations fassent connaissance. Or
c’est très loin d’être le cas.
Ce paradoxe n’a rien de vraiment étonnant. Car la mondialisation
n’est qu’une occidentalisation de surface : les flux financiers, images
et informations qui s’échangent, nuit et jour, d’un bout à l’autre de la
planète, sont formatés selon un moule identique. Tous se
conforment aux mêmes normes. Cette uniformité rend possible la
circulation de milliards de données à chaque seconde.
Cette pellicule occidentalisée connecte entre elles des machines
semblables, de Shanghaï à Bangalore, de New York à Rio de
Janeiro, de Londres à Tokyo. Ce maillage planétaire est à la fois
bancaire, boursier, commercial, politique, médiatique. Il fonctionne
partout avec les mêmes procédures, en dépit des tensions et
antagonismes qui le traversent.
Tout cela persiste, cela va de soi. Mais différemment, désormais.
Car la crise que le monde traverse fait que notre regard n’est plus
identique, même si perdurent quantité de traits antérieurs.
Il n’y a en fait aucune raison de diaboliser « la mondialisation »,
en croyant y trouver la cause de tous nos malheurs. Car l’emprise
planétaire des techniques et ses conséquences n’ont pas fait
disparaître la pluralité des cultures.
Elles les masquent et les recouvrent. La mondialisation et ses
normes, ses succès, ses bienfaits, ses méfaits… font écran à la
diversité des mondes mentaux qui subsistent.
Tout le monde continue de penser fort différemment, d’une région
à une autre de la planète. De même que l’on mange des plats
différents, que l’on vit sur des rythmes distincts, on parle et pense
dans des langues dissemblables.
Il est temps de s’en aviser, et d’en tirer des leçons.
Cette pluralité des langues est essentielle. Ce n’est pas la même
pensée qui se développe en grec ancien et en chinois, en sanskrit et
en tibétain, en hébreu et en arabe, en persan et en ouolof…
Chaque langue génère un monde philosophique. Syntaxes,
vocabulaires, règles grammaticales incitent à l’élaboration de
certaines idées, en annulent d’autres.
Les langues engendrent et balisent des registres métaphysiques
dissemblables. Tant qu’elles existent, tant qu’elles sont parlées et
transmises, elles irriguent en profondeur les mondes mentaux qui se
partagent l’humanité.
Ce qui tend à le faire oublier, c’est la possibilité pratique des
traductions les plus simples. « Quelle heure est-il ? », « Où est la
gare ? », « Combien vous dois-je ? »… Ces phrases sont facilement
convertibles dans tous les idiomes du monde. Nos smartphones sont
capables de les transposer automatiquement, de l’anglais au
mandarin, du français à l’hindi, etc.
Ceci nous incite à oublier combien les langues sont des mondes.
Selon la langue que l’on habite – mieux vaudrait dire : qui nous
habite… –, le monde d’idées où nous vivons, le monde tout court, se
trouve être différent.
Voyager vraiment, en fin de compte, c’est passer d’une langue à
une autre. Mais pas à n’importe quelle condition, cela va de soi. Il
faut le faire en devenant attentif aux modifications de perspective
que ce passage engendre, en scrutant les points d’ancrage qui se
trouvent modifiés, les lignes de force qui sont déplacées, en
examinant les conséquences multiples de ces métamorphoses sur le
développement des pensées. Alors, ainsi conçu, le périple entre les
langues conduit à passer, peu à peu, d’une philosophie à une autre.
Oui, d’une philosophie à une autre. Et non pas de la philosophie
à des sagesses, des spiritualités, des conceptions du monde qui
pourraient se révéler, bien entendu, intéressantes et singulières,
mais n’auraient, finalement, rien de philosophique à proprement
parler.
Là se trouve le fond de l’affaire, le point qui conditionne
l’existence de ce livre, et le sens de sa lecture. Qu’il existe des
philosophies ici, chacun en convient. Qu’il y en ait également
ailleurs, partout dans le monde, beaucoup en doutent, certains le
nient. Ceci est à éclaircir.
Pour commencer à clarifier ces questions, des critères de
classement fort simples pourraient être envisagés.
Par exemple, on peut distinguer entre les familles de langues. On
envisagera alors que les langues appartenant au groupe indo-
européen (comme le grec, le sanskrit, le persan) présentent
probablement des points communs dans le découpage des notions.
En revanche, il est probable que le monde soit autrement conçu et
analysé dans les langues dites sémitiques (hébreu, arabe) et encore
différemment dans les langues d’Asie (chinois, japonais, tibétain).
On peut aussi aborder les relations des différentes cultures à la
philosophie par le biais de leur connaissance des corpus théoriques
grecs. Les philosophes musulmans de langue arabe connaissent
bien Platon, mieux encore Aristote et quantité de traités qu’ils ont fait
traduire du grec. Les philosophes chinois n’en sauront
rigoureusement rien avant l’époque moderne.
Plus intéressante encore est la combinaison de ces deux critères
de classement, linguistique et historique. Elle permet de distinguer
une culture comme celle de l’Inde, dont la langue est cousine du
grec, mais qui n’a pratiquement rien connu ni rien retenu des
philosophes grecs, une culture musulmane arabe dont la langue est
organisée très différemment, mais qui prolonge et transforme la
métaphysique des Grecs, et des cultures qui se trouvent, par rapport
à la Grèce antique, sans parenté de langue ni relation de
transmission historique, comme la Chine, le Japon, le Tibet.
Pratique, cette classification présente toutefois cet inconvénient
majeur d’ériger la langue et la pensée grecques en centres de
référence de la philosophie, comme si elles devaient inéluctablement
constituer son foyer originaire et devenir son étalon et sa mesure.
Cet hellénocentrisme, si influent, et tellement insidieux, n’est pas
justifié. Du moins si l’on veut chercher, où qu’elles soient, des
philosophies. Par hypothèse, on devrait en rencontrer même là où
personne, jamais, n’a connu ni la langue ni les œuvres d’Aristote.

Partout des philosophes ?


De deux choses l’une.
Soit on a raison de soutenir que la philosophie n’existe qu’en
Occident. Née chez les Grecs, à partir du e siècle avant l’ère
commune, elle ne se serait développée qu’en Europe puis dans le
Nouveau Monde. Dans cette optique, elle constituerait une forme de
recherche intellectuelle absolument unique, un exercice de la
pensée logique sans équivalent, qui caractériserait le déploiement
européen-occidental de la rationalité. Cette chose rien-que-grecque
n’aurait, dans toute l’histoire humaine, aucun véritable équivalent,
aucune réplique. Rien de semblable n’existerait nulle part.
Si c’était le cas, ce livre serait rigoureusement sans objet. Il ne
parlerait que de domaines imaginaires et inexistants. « Philosophie
indienne », « philosophie chinoise », « philosophie bouddhiste »
seraient des expressions ne renvoyant absolument à aucune réalité,
exactement comme le « fils d’une femme stérile » ou un « nid de
jument », assemblages de mots ne correspondant à aucun objet
existant.
Ces deux dernières formules sont utilisées par les logiciens
bouddhistes pour illustrer ce type de phrases qui ne correspondent à
aucune chose existant en dehors du langage – « du beurre en
broche », comme on dit en français.
Les pensées du monde ne seraient donc dénommées
« philosophies » que par abus de langage. Il serait légitime de les
exclure de la scène, qui ne doit être occupée que par la pensée
occidentale, seule capable d’y figurer, puisque seule
authentiquement philosophique, par définition. On tourne en rond,
voilà qui est clair.
Malgré tout, cette position a encore quelques défenseurs –
d’autant plus acharnés qu’ils sont devenus minoritaires. Mais les
désastres qu’elle a provoqués sont toujours là. Car cette fable a
justifié, depuis des décennies, une déplorable clôture de la
philosophie sur elle-même. Elle a légitimé sans vergogne l’exclusion
des programmes et des études de philosophie d’une quantité
d’écoles de pensée, d’auteurs, d’œuvres majeures qui auraient dû
enrichir, élargir et compliquer la réflexion. Elle a finalement conforté
la bonne conscience des maîtres à se maintenir dans l’ignorance et
à y conserver soigneusement leurs élèves. Ce qui n’a rien de
véritablement philosophique.
Et pourtant, la fausseté de ce dogme saute aux yeux dès qu’on
se donne la peine d’ouvrir les traités, en grand nombre, où se
déploient analyses théoriques et débats dialectiques des autres
cultures. Il n’y a que l’embarras du choix ! Inutile, pour faire cette
expérience, de connaître le sanskrit, le mandarin, le persan ou
l’hébreu. Cela aide, évidemment, mais ne constitue jamais une
condition sine qua non. Il existe à foison des traductions savantes,
disponibles dans les librairies et les bibliothèques, aussi bien qu’en
ligne.
Sans être expert, sans devenir érudit, comparatiste ou je ne sais
quoi, il est aisé de se rendre compte que l’on rencontre, au fil des
siècles et des millénaires, des kyrielles de textes et de débats, venus
de contrées exotiques, rédigés en des langues lointaines, qui
articulent malgré tout avec rigueur des démonstrations complexes,
se soucient de la validité des déductions, cherchent par des
processus logiques à établir des vérités. Bref, qui sont exactement
ce qu’on nomme, usuellement, « philosophie ».
Est-il étonnant qu’il en soit ainsi ? En fait, c’est l’inverse qui le
serait. Il semble difficilement concevable que toute l’humanité soit
irrationnelle, déraisonnable, livrée à ses seules intuitions, croyances,
superstitions et légendes… à l’exception, absolument unique, des
Grecs et de leurs héritiers !
Pareille singularité serait elle-même parfaitement illogique et
dénuée de fondement. Elle entrerait en outre, on ne le souligne pas
assez, en contradiction totale avec cette affirmation répétée qui
jalonne l’histoire de la philosophie occidentale : la rationalité
humaine est universelle.
Quand Aristote définit l’humain comme « zôon logikon » (c’est-à-
dire être vivant « parlant-pensant-doué de raison »), il suppose
l’existence de la rationalité des Perses, aussi bien que des
Spartiates ou des Athéniens, il affirme implicitement qu’une même
intelligence logique anime les Barbares et les Grecs.
Quand Descartes proclame que « le bon sens ou la raison est la
chose du monde la mieux partagée », ce monde n’est évidemment
pas limité à l’Europe. On peut distinguer le vrai du faux en Chine
comme en Afrique, dans la Nouvelle-Espagne comme dans l’ancien
Tibet. L’esprit humain ne saurait être dépourvu de cette capacité, où
qu’il soit. Par conséquent, il n’y a pas d’être humain qui ne puisse
devenir philosophe. Ce n’est qu’une question de méthode,
d’application de la raison, non de présence ou d’absence de cette
faculté.
Quand Malebranche affirme, lorsqu’il cherche combien font deux
et deux, « c’est la même raison que je consulte qui répond aux
Chinois », lui aussi répète la même idée : il n’existe pas, d’un côté,
des Occidentaux doués de raison et, de tous les autres côtés, des
humains illogiques, amputés de tout moyen de réfléchir, pensant
n’importe quoi, n’importe comment, parlant à tort et à travers.
Il faut donc en finir avec cette monstruosité, ignorante et
arrogante, qui a fait imaginer « les humains d’ailleurs » moins
exigeants, moins logiques, moins rationnels, voire carrément
illogiques. Comme si l’absurde, le contradictoire, l’inconcevable leur
demeuraient indifférents ! Comme si les contradictions ne les
gênaient en rien. Comme si un « cercle carré » devenait soudain
pensable, dès qu’on vit sous d’autres latitudes…

Des usages de la rationalité


Je n’exagère qu’à peine. Dès qu’on regarde de près, on
s’aperçoit en effet qu’il est courant, chez les penseurs occidentaux
contemporains, de considérer les pensées non européennes comme
faisant fi des lois de la logique. En Occident, tout serait clair et net :
les contradictions sont impensables, les fautes de logique
pourchassées. Ailleurs, tout serait trouble et flou, on jugerait possible
ce que nous savons inconcevable.
Il n’en est rien, évidemment.
Parce que nul n’échappe, chez les êtres parlants, aux lois de la
logique. Quels qu’ils soient, où qu’ils vivent, à toute époque, les
êtres humains, dès qu’ils s’appliquent à réfléchir, se trouvent
contraints par les règles internes à la raison.
La rationalité, c’est l’humanité. Bien évidemment, cette raison
peut se trouver plus ou moins bien exercée, plus ou moins
sophistiquée dans ses applications, plus ou moins finement élaborée
dans ses analyses. Jamais elle n’est absente. Jamais elle n’est
inactive.
Dès lors, si l’on admet que la philosophie consiste d’abord dans
l’exercice de la raison, dans son application patiente et continue aux
questions que suscite l’existence, si l’on admet d’autre part que la
raison est le propre de l’espèce humaine, il ne saurait y avoir de
philosophie « seulement quelque part ».
La philosophie émerge partout où des humains décident de se
conduire conformément à leurs capacités d’êtres rationnels, partout
où ils interrogent leurs propres croyances, critiquent leurs propres
opinions et se préoccupent des normes, des critères, des
fondements de leurs connaissances, de leurs actions, de leurs
sociétés.
Si la rationalité est bien effectivement « la chose du monde la
mieux partagée », elle ne saurait faire défaut où que ce soit.
Il faut simplement toujours préciser, de manière claire et nette,
comment la raison est utilisée, ici ou là, selon quelle méthode, et
dans quel but.
Alors, l’uniformité cesse. Des nuances se distinguent, des
antagonismes se dessinent. Selon les régions du monde, selon les
langues, toutes les philosophies ne sont pas configurées de la
même manière, loin de là.
La rationalité leur est commune, aucune ne saurait s’en
dispenser. Mais toutes n’en font pas le même usage. Le but varie,
les chemins empruntés aussi, on va le constater au long de ce
voyage.
La question n’est donc pas « philosophie ou rien ? », mais plutôt
« comment l’exercice de la réflexion philosophique varie-t-il, d’une
langue à une autre, d’une culture à une autre ? ».
Les modalités d’exercice de la raison pratiquées par les Grecs et
par l’Occident ne constituent qu’une série de possibilités parmi
plusieurs. Il en existe d’autres, qui s’en révèlent à la fois très proches
par bien des points et très éloignées par d’autres aspects.
I …
« Chez les Indiens (…) tout est songe et asservi à ce songe. »
G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie
« C’est seulement chez les Grecs que nous trouvons un intérêt vital universel (et)
la communauté essentiellement nouvelle des philosophes et des savants (des
mathématiciens, astronomes, etc.). »
Edmund Husserl, La Crise de l’humanité européenne et la philosophie
« La philosophie est grecque dans son être même. »
Martin Heidegger
« On baptise aujourd’hui à tort et à travers “philosophie indienne” ou “philosophie
chinoise” les vieilles sagesses indienne ou chinoise. »
Michel Gourinat, De la philosophie (manuel), Hachette, 1989

Très brève définition de la philosophie


En fin de compte, c’est notre définition de ce qu’est « la
philosophie » qu’il convient de reprendre, d’élargir, d’assouplir, de
partiellement relativiser, si l’on veut échapper à un double écueil.
D’un côté, celui de la philosophie « rien que chez les Grecs »,
inexistante partout ailleurs. De l’autre côté, celui de la philosophie
« partout identique », sans variation, sans différence, sans diversité.
Contrairement à ceux qui choisissent de réserver la
dénomination « philosophie » au seul usage occidental de la
rationalité, j’utilise ce terme pour désigner toutes les formes,
culturellement dissemblables, de réflexion logique, rigoureuse et
critique portant sur des questions centrales de la connaissance et de
la condition humaines.
De ce point de vue, ce qui frappe aussitôt, dès qu’on ouvre les
yeux et les oreilles, c’est l’abondance des thèmes d’interrogation se
retrouvant d’une extrémité à l’autre du monde.
À Bénarès comme à Athènes, à Pékin comme à Rome, à
Samarcande comme à Jérusalem, on s’interroge, par exemple, sur
la nature du temps, les relations des mots et des choses, les
rapports entre les intentions et les actes, les liens de la nature et des
hommes.
La texture de l’esprit, la nature de la justice, le sens de la mort ou
celui de l’exercice du pouvoir, la définition de la conduite du sage et
celle du comportement le meilleur, ou encore les limites de nos
connaissances, les moyens de les augmenter, la manière de les
tester… voilà qui constitue, au fil des siècles et des millénaires, la
trame commune des philosophies, sous toutes les latitudes.
Évidemment, la liste n’est pas close. Il faudrait y ajouter les
méditations sur l’absolu et le relatif, le fini et l’infini, l’action et
l’inaction, le plein et le vide. Celles sur l’amour, la haine, la violence,
la guerre et la paix. Et les spéculations sur la vie après la mort, la
meilleure forme de gouvernement, le sens de l’histoire ou le
pourquoi de l’univers… Et ce ne serait pas encore fini !
En fait, peu importe le catalogue, nécessairement inachevé. Il
suffit de retenir que la toile de fond de l’interrogation philosophique
est tissée, globalement, des mêmes inquiétudes et des mêmes
paradoxes, des mêmes échappées et des mêmes impasses, quelle
que soit la culture où elle se développe.
Cela ne signifie aucunement que les philosophies du monde
soient pour autant identiques. Loin s’en faut. Pour mieux
comprendre ce qui les relie étroitement, et ce qui les distingue
grandement, un bref détour par le sport peut fournir une
comparaison utile.
Football, rugby, basket, handball ont ce point commun : ils se
jouent à plusieurs avec un ballon. Chaque fois, c’est un sport
d’équipe, pourvu de règles strictes. Il ne s’agit effectivement pas du
même sport. Grosso modo, il en va de même avec les réflexions
philosophiques : les thèmes sont communs, leur mise en œuvre et
leur traitement diffèrent.
Au moyen de cette comparaison, la querelle concernant la
limitation ou l’extension de la notion de philosophie s’éclaire. Soit on
nomme « philosophie » un seul jeu, comme le football, et on exclut
tous les autres. Soit on appelle « philosophie » tous les jeux de
ballon collectifs, avec leurs règles spécifiques, leurs matchs et leurs
compétitions.

Sagesses, religions, spiritualités…


Il convient à présent d’entrer dans cette diversité des jeux,
d’explorer leur pluralité, leurs dissemblances et leurs points
communs.
Ce qui déroute souvent, au premier abord, est de constater
comment l’exigence philosophique se combine à des éléments qui
paraissent souvent lui être étrangers.
Comment caractériser, très simplement, cette exigence
philosophique ? Elle concerne la définition des concepts, la rigueur
des déductions, l’élaboration des outils logiques – le tout mis au
service de la recherche de la vérité, du gouvernement de soi et de la
Cité juste. Ce noyau, à peu près invariable, se retrouve
effectivement dans pratiquement toutes les grandes cultures à
travers le monde.
Il se reconnaît nettement au mouvement de retour de la pensée
sur elle-même qu’il met en route. En effet, il existe partout des
croyances, des conceptions du monde, des idées, des règles de
conduite, des lois. Il n’y a d’attitude philosophique qu’à partir du
moment où l’on se demande comment ces croyances sont fondées,
ce qu’impliquent ces conceptions, de quoi sont composées ces
idées, ce que signifient ces règles de conduite, ce qui légitime ces
lois, etc. Partout, le mouvement constitutif de la philosophie
correspond à un retour de la pensée sur elle-même, à un examen
destiné à scruter – à clarifier, à préciser, à trier – ce qui est déjà là, et
cette démarche fait souvent émerger de l’inédit.
Quand on voyage dans la pensée, ce qui déconcerte n’est pas
ce mouvement, somme toute familier, mais les ensembles dans
lesquels il s’insère. Car ce geste de la philosophie, selon les cultures
et les écoles, côtoie des sagesses, qui usent de l’intuition et de
l’expérience vécue plus que de la raison pure. Ce même mouvement
se mêle aussi à la religion, laquelle se fonde sur une révélation
divine, des textes sacrés, des discours prophétiques, plutôt que des
démonstrations rationnelles.
Il arrive aussi que l’on voie cohabiter expériences mystiques et
exercice de la raison, discours démonstratifs et horizons spirituels.
Ces configurations commencent par paraître bien étranges. Leur
singularité semble inhabituelle. Elle peut expliquer l’impression
première de ne pas retrouver, dans ces paysages insolites, ce que
nous avons coutume d’appeler « philosophie ».
Il est rare que la première impression soit la bonne. Si nous
devions retrancher de la philosophie tout ce qui concerne la conduite
sage de l’existence, c’est pratiquement toute l’Antiquité grecque et
latine qu’il faudrait laisser tomber ! Si la réflexion philosophique était
invalidée par son inclusion dans un dogme religieux, ce sont les
Pères de l’Église, tous les auteurs médiévaux et la plupart des
grands rationalistes de l’Âge classique qu’il nous faudrait exclure de
nos panthéons.
On évacuerait les œuvres complètes de saint Augustin, de saint
Anselme, de saint Thomas d’Aquin et de cent autres, puisque la foi
chrétienne, l’adhésion au dogme de l’Église les mettraient à l’écart
de la philosophie… Si logique et mystique étaient radicalement
incompatibles, il faudrait encore rayer de la carte des philosophies
Nicolas de Cues, Maître Eckhart, Blaise Pascal et quantité d’autres.
Il deviendrait vite difficile de préciser où doit s’arrêter la purge.
Descartes, maître du rationalisme et de la méthode scientifique, ne
se réclame-t-il pas de Dieu, et du Dieu chrétien ? Hegel, penseur de
la dialectique et de la marche de l’histoire, ne se trouve-t-il pas,
différemment, dans une situation analogue ?
Si l’on ne devait sauvegarder, de la philosophie occidentale, que
les penseurs matérialistes, antireligieux, sceptiques ou agnostiques,
on verrait disparaître la plus grande partie du corpus que nous
considérons d’habitude comme légitimement et pleinement
philosophique.
Ce n’est donc pas la préoccupation existentielle, ni la révélation
divine, ni la mystique et la vie spirituelle qui font obstacle à la
présence de philosophie. Ce qu’il faut repérer, mettre en lumière et
ne pas lâcher, dans ces océans très divers, revient toujours à ce trait
central : le travail de la raison pour élaborer, critiquer, affiner les
notions.
C’est ce fil qu’il faut suivre, dans des paysages évidemment
variés. Mettre ses pensées et ses croyances à l’épreuve, les
élucider, les approfondir, les élaborer de manière logique et
cohérente, voilà ce qui constitue le geste philosophique. Dès qu’on
admet cette définition de base, l’adhésion à un dogme religieux
n’empêche pas la démarche philosophique d’exister, non plus que le
rejet de toute croyance ne peut servir à l’authentifier.
Il existe des formes d’athéisme qui sont des dévotions inversées,
des bigoteries à l’envers, sans lien avec une attitude philosophique.
À l’inverse, des œuvres authentiquement philosophiques – par leur
usage de la raison critique, leur emploi de concepts, de
représentations et d’argumentations – se rencontrent au sein de
conceptions culturelles dont l’arrière-plan religieux, au sens large
comme au sens étroit du terme, est incontestable.
Ainsi n’est-ce pas la « rupture » avec le religieux qui définit la
philosophie, mais bien la distance prise avec la seule croyance, le
pur acte de foi. Voilà pourquoi les auteurs qu’on va rencontrer
peuvent être hindouistes, taoïstes, confucianistes, bouddhistes, juifs
ou musulmans tout en étant pleinement philosophes. En considérant
qu’ils n’écrivaient que des recueils de sagesse ou des traités
religieux – normés par une tradition, commandés par une croyance
et contraints par elle –, on les a souvent disqualifiés, à une époque
récente, les excluant de « la philosophie », où ils ne sauraient
trouver place.
Comme tout le monde, c’est ce que j’ai cru, autrefois.

Personnellement
Comme tous ceux qui ont étudié la philosophie, je n’ai rien
appris, au cours de ma formation universitaire, sur l’Inde, la Chine ou
le Tibet. Les philosophes juifs et musulmans me demeuraient
également inconnus. Dans la khâgne du Lycée Louis-le-Grand, à
l’École Normale de Saint-Cloud, en devenant agrégé, je n’ai arpenté,
sous le nom de philosophie, pratiquement que des œuvres
grecques, latines, allemandes, anglaises ou françaises.
Toutefois mes maîtres n’avaient pas seulement observé le
silence. Ils ne s’étaient pas contentés de ne rien dire. Tous m’avaient
convaincu qu’il n’existait, en ces contrées et domaines, absolument
aucun équivalent de la métaphysique, de la dialectique et des
élaborations conceptuelles qui faisaient la spécificité de la pensée
occidentale-européenne.
Vers trente ans, professeur, déclaré « bon pour la philosophie »,
il m’est arrivé de découvrir des textes de logiciens bouddhistes, puis
des traités indiens de logique et de métaphysique. J’ai vite constaté
qu’ils appartenaient de plein droit, avec leurs singularités, au champ
de la pensée philosophique. En ce temps-là, j’ai appris un peu de
sanskrit, lu et fréquenté nombre de spécialistes, et tenté de
commencer à m’orienter.
Une question s’est vite imposée, qui est devenue lancinante :
pourquoi m’avait-on menti, caché ces trésors, affirmé qu’ils
n’existaient pas ? Ce n’était évidemment pas une volonté perverse
et délibérée de ceux qui m’avaient formé. Plutôt un héritage, un pli
historique. Mais venu d’où ? Constitué quand ? Ces questions ont
occupé une quinzaine d’années de ma vie. J’ai consacré deux livres
à l’archéologie de cette clôture – récente, moderne, principalement
allemande – de la philosophie. L’Oubli de l’Inde. Une amnésie
philosophique (Points, 2004) tente de comprendre pourquoi les
systèmes philosophiques indiens, après avoir passionné l’Europe du
e siècle, se voient refuser toute légitimité au e siècle. Le Culte

du Néant. Les philosophes et le Bouddha (Points, 2004) cherche


une clé de ce tournant dans la configuration, aujourd’hui oubliée, qui
a élaboré au sein des représentations européennes un bouddhisme
imaginaire, véritable épouvantail nihiliste qui parle bien plus de
l’Europe que du bouddhisme.
Je n’ai pas abandonné pour autant l’envie de mettre nos
tournures de pensée à l’épreuve de celles des autres, au moins sur
certains points précis, et j’ai rassemblé dans Le Silence du Bouddha
et autres questions indiennes (Hermann, 2004) quelques études de
ce type.
Enfin, après avoir conduit pour l’UNESCO une enquête mondiale
sur l’enseignement de la philosophie, publiée par Le Livre de poche
en 1995, et rédigé plusieurs ouvrages pédagogiques, dont Une
brève histoire de la philosophie (Champs, 2010), j’ai dirigé deux gros
volumes de choix de textes, présentés et traduits par des experts,
Philosophies d’ailleurs (Hermann, 2009), première anthologie
d’extraits d’œuvres philosophiques indiennes, chinoises, tibétaines,
hébraïques, arabes et persanes, pour fournir des matériaux à la
réflexion et à l’étude.
Il manquait toutefois une introduction s’adressant à tous. J’ai
donc résolu de la proposer, car les temps changent.

La fin d’un mythe


La philosophie rien-que-grecque est un mythe. Cette fable
récente déjà se fissure, craque peu à peu, et décline. Il est devenu
bien plus difficile que naguère de proclamer que des philosophies
n’existent pas hors de l’Occident, ou de faire croire que les pensées
qu’on y trouve ne sont pas des philosophies.
Il devient même de plus en plus fréquent de s’en soucier. Ainsi,
en France, désormais, la liste officielle des auteurs pouvant figurer
aux épreuves de philosophie du baccalauréat vient-elle de s’ouvrir à
de nouveaux philosophes chinois, indiens, arabes et juifs.
Ces directives ministérielles sont des baromètres. Elles
dessinent un air du temps, une certaine image de la philosophie, de
ses lignes de force et de son identité supposée. De ce point de vue,
l’arrivée d’auteurs non occidentaux ressemble à un verrou qui saute.
Ceux qui le veulent peuvent aujourd’hui étudier officiellement, dans
les classes, des œuvres du chinois Zhouang Zi (Tchouang Tseu), le
père du taoïsme, de l’indien Nâgârjuna, le maître de la dialectique
bouddhiste, du persan Avicenne (Ibn Sina), qui réunit médecine et
délivrance spirituelle, du médecin, philosophe et talmudiste Moïse
Maïmonide.
Modestement encore, mais déjà clairement, les instructions
ministérielles reviennent donc à ces évidences de toujours : il existe,
dans diverses cultures, des systèmes philosophiques très élaborés,
ils ne constituent pas l’apanage exclusif des Grecs et de leurs
descendants, la rationalité et ses usages critiques sont une affaire
humaine, et non occidentale.
La clôture de la philosophie sur le pré carré gréco-allemand est
bien une opération récente, mise en place par les dernières
générations. Cette exclusion des autres a culminé dans les
absurdités monstrueuses proférées par Heidegger, qui voit dans
l’expression « philosophie indienne » une contradiction dans les
termes, un équivalent d’« acier en bois ». Pouvoir dire adieu à ces
stupidités nocives est bon signe.

Ce livre
Ce carnet de voyage espère apporter, à qui le souhaitera, une
première aide efficace pour découvrir la diversité des philosophies
du monde, leurs axes de pensée, certains de leurs auteurs de
première envergure, quelques-unes de leurs notions clés. Pour
chaque domaine, des lectures complémentaires sont suggérées.
L’ensemble n’a pas l’intention de faire œuvre révolutionnaire, ni
d’accomplir quoi que ce soit de grandiose.
Il s’agit de proposer un premier outil, un point de départ
polyvalent, maniable, dont chacun fera libre usage, selon ce
qu’auront déclenché dans son esprit les éléments exposés.
Cette fonction de déclic résume à sa façon l’essentiel. Car je ne
forge évidemment pas le projet impossible de faire tenir en quelques
pages toutes les philosophies du monde, leurs développements,
leurs concepts et leurs maîtres !
Il existe quantité d’ouvrages, des plus simples aux plus savants,
centrés chacun sur les philosophies indiennes, ou chinoises, ou
juives, ou musulmanes, embrassées dans leurs histoires respectives
ou bien étudiées dans le détail de telle ou telle école.
Rêver de compiler toutes ces données, les brasser, les
condenser, les synthétiser ? Non. Cela ne m’a paru ni faisable ni
souhaitable.
C’est pourquoi ce livre propose une approche différente – plus
simple et plus utile à la fois. Il tente de discerner et de formuler ce
qui se tient « derrière » les doctrines, la toile de fond qui leur est
spécifique dans chaque aire linguistique et spirituelle.
Car les philosophies se constituent dans des biotopes culturels
distincts, où s’entrecroisent, selon des alliages chaque fois
différents, des singularités linguistiques, anthropologiques, socio-
historiques, religieuses.
Si toutes les philosophies ont en commun, par définition,
l’exigence de réflexion, l’examen critique des notions, l’attention
prêtée aux outils propres à la pensée, elles se trouvent aussi
immergées dans des régimes de croyances, des structures sociales
et politiques, des catégories mentales dissemblables.
C’est pourquoi je propose de voyager principalement « dans les
têtes » des philosophes plutôt que dans le détail de leurs œuvres, de
leurs doctrines et de leurs écoles. À propos de ces trois registres,
des éléments sont rappelés, cela va de soi. Mais il est indispensable
d’insister avant tout sur ce qui les éclaire et leur donne sens,
l’organisation même des lignes de force et des points de fuite qui
délimitent les axes de la démarche philosophique au sein de chaque
domaine.
Je propose une boussole, pas une encyclopédie.
Cet outil fait naviguer dans des siècles relativement lointains,
parfois antérieurs à l’Antiquité de l’Europe, rarement postérieurs à
son Moyen Âge. Ce n’est pas le résultat d’un parti pris d’archaïsme,
mais l’effet inévitable de l’intention première d’illustrer ce qu’il y a
« dans les têtes ».
Les tournures des pensées, leurs axes particuliers et leurs
thèmes centraux proviennent régulièrement de temps fort anciens,
qui perdurent et persistent même quand se produisent, ensuite,
bouleversements, brassages et modernisations.
Les philosophies du monde ne se sont certes pas arrêtées à la
période que nous nommons « Renaissance ». Mais toutes se sont
constituées et développées bien avant. Leur genèse et leur essor
importent plus, pour qui veut les aborder, que les rencontres,
métissages et hybridations qui marquent les Temps modernes.
Après le e siècle, le monde « se mondialise », les échanges se

multiplient, les découvertes réciproques aussi, qu’elles soient


savantes ou populaires. Avec leurs lots d’illusions et de malentendus
aussi bien que leurs séries de rencontres fécondes, d’hybridations
inattendues. Certaines seront évoquées, mais l’accent est mis sur la
constitution des horizons fondateurs.
Cette orientation est subjective. Les options de ce livre reflètent
inévitablement mes choix, ma sensibilité, ma façon d’imaginer
comment pensent les autres. Mais il n’existe aucun moyen de faire
autrement. Toute présentation de ce style porte la marque de son
auteur, même quand il se croit objectif.
Cet outil modeste a malgré tout une ambition démesurée :
s’adresser à tous.
C’est pourquoi, comme ce fut indiqué, il est dédié à ceux qui
voyagent.
Il se pourrait que ce fussent tous les humains.
Tous, en effet, sont en chemin, de la naissance à la mort, de
l’ignorance à la sagesse, de la servitude à la liberté.
Qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs.
À
Nous changions de pays sans changer de cartes mentales. Il est temps de faire
l’inverse.
Interrogations et méthodes philosophiques existent dans diverses cultures et
langues.
La rationalité est partout la même, ses usages et leurs contextes peuvent être
différents.
I.
D

« La relation sujet-objet
qui apparaît dans l’état de veille
doit être comprise comme issue de l’ignorance
et son objet comme irréel. »
S , Traité des mille enseignements,
partie versifiée, IX, 1-9.

« Les hommes qui se conforment sans relâche à ma parole, avec une foi
sans faille, se libèrent des actes. Mais ceux qui en doutent et ne la
mettent pas en pratique se fourvoient dans tout ce qu’ils savent. Sache
que ces insensés sont perdus », The Bhagavadgita with eleven
commentaries, Bombay, The “Gujarati” Printing Press, 1938. La
Bhagavadgita, traduction de Marc Ballanfat, Paris, Garnier-Flammarion,
2007, p. 54.

Vers 1500 avant notre Vedas, texte fondateur, supposé incréé, « entendu » par
ère ? les premiers sages
De 1000 à 700 avant Brahmana, commentaires des Vedas, spéculatifs et
notre ère explicatifs
800 à 500 avant notre Upanishad, textes mystiques et spéculatifs
ère
Vers 500 avant notre Enseignement du Bouddha, contestant l’orthodoxie
ère
Au cours des siècles Polémiques entre bouddhistes et brahmanes
suivants Perfectionnement des six écoles « orthodoxes » du
brahmanisme
– Nyâya et Vaisheshika
– Yoga et Samkhya
– Mîmâmsa et Vedânta
Entre 300 et 800 de Âge d’or des philosophies indiennes
notre ère Multiplication des « universités » bouddhistes
Vers 1000 Déclin et disparition progressive du bouddhisme
Vie et œuvre de Shankara
Domination progressive du Vedânta non dualiste
(Advaïta Vedânta)
P
Où l’on découvre que le temps, en Inde, est conçu et
vécu d’une manière spécifique, qui entraîne dans la
pensée des répercussions nombreuses et profondes.

Arrivée à Delhi. Être en retard, ici, n’est pas un incident. Ni un


hasard, surtout pas une exception. Quelque chose comme un destin,
une étrange et implacable nécessité. Dès qu’on se trouve en Inde,
les horaires se décalent, le sens de l’exactitude se dissout. J’ai vu
des trains, des bus, des avions, des bateaux partir avec neuf ou dix
heures de retard, parfois sauter une escale, au dernier moment.
L’obsession technique – exactitude, ponctualité, chronomètre ajusté
– s’est inscrite dans le sous-continent indien, mais seulement de
biais. Ce monde organisé par le règne des horloges, des montres,
de l’affichage permanent des heures, minutes et secondes, est
effectivement présent, mais reste en surface.
Les habitants possèdent donc des montres à quartz, des
smartphones où brille l’heure exacte. Mais cela n’empêche pas les
lignes aériennes d’être approximatives, les trains imprévisibles, les
bus aléatoires, les rendez-vous flous, la plupart du temps. Pourtant
le monde indien n’ignore nullement l’exactitude des détails, les
mesures précises, les faits et gestes ajustés.
Mais le temps, ici, est autrement agencé. Formatés en Occident,
nous vivons avec une pulsation intégrée dans nos têtes. Voilà qui
demeure tout à fait étranger à la culture indienne. Nous voulons
constamment que tout arrive à point, à la seconde près. Cela, dans
une tête indienne, n’a pas sa place : chaque chose arrive… quand
elle arrive.
Ce temps déconcertant ne transforme pas simplement
transports, rencontres, prévisions de travail. Déambuler dans les
rues de Bombay ou de Calcutta suffit pour constater qu’il affecte
aussi l’étagement de l’histoire, la séparation des époques, leur
habituelle étanchéité. En Occident, l’Antiquité ne se rencontre que
dans les bibliothèques, le Moyen Âge dans les musées. C’est
seulement dans les fictions, comme le film Les Visiteurs, que des
personnages traversent les siècles, trouent le temps pour surgir au
milieu des embouteillages.
En Inde, d’un seul coup, au coin d’une rue, à côté de ce cadre
qui attend le bus avec son attaché-case, se tient un sâdhu, un
renonçant, nu, couvert de cendres, venu du fond des âges, en tous
points semblable aux ascètes de l’Antiquité. Sur ce three-wheeler –
mobylette à trois roues, pourvue d’un siège pour deux personnes et
d’un toit pliant, qui produit beaucoup de bruit et de fumée… –, un
Sikh, dont la tenue n’a pas changé depuis quatre siècles.
Les rues indiennes voient se télescoper des âges disparates.
Comme si le temps, ici, avait des fissures, des failles. En tout cas
des fuites. Il semble que le temps soit malléable, presque dépourvu
d’importance et de consistance. Cette première impression se trouve
corroborée par quantité de singularités culturelles.
Ainsi, dans le flot considérable de textes rédigés en sanskrit au
cours des siècles, ne trouve-t-on pratiquement aucune trace des
événements historiques. Les conquêtes militaires, l’ascension et la
chute des dynasties et des empires n’ont, pour la plupart, jamais été
consignées. Alors qu’en Chine tout est noté, année par année,
jusqu’au moindre fait, l’Inde a multiplié les épopées, les traités de
médecine, de grammaire, de logique et de métaphysique, mais ne
s’est presque pas souciée de l’histoire, du temps qui passe, des
événements qui scandent.
Dans les récits du Yoga Vasishta, série de contes où la pensée
traditionnelle se combine au fantastique, certaines fictions mettent
clairement en lumière ce statut paradoxal du temps. En voici une.
Au cours d’un conseil rassemblant ses ministres, un prince
s’ennuie, décide d’aller quelques instants dans le parc. Il fait nuit, le
jeune seigneur n’est pas entouré de ses gardes. Des rôdeurs
l’enlèvent et le vendent comme esclave. Il parvient à s’évader,
s’exile, refait sa vie au loin, élève ses enfants. Après toute une vie, il
entreprend finalement de revenir sur les lieux de sa jeunesse,
marche des mois, franchit enfin, de nouveau, la clôture du parc. Il
entre dans la salle, le conseil n’est pas fini, toute la scène est
demeurée identique. Ce qu’il vient de vivre – une pleine existence –
tient dans un pli du temps, un ourlet, une parenthèse entre deux
instants.
Ces singularités constituent un arrière-plan. Entrer par la porte
du temps dans les têtes philosophiques indiennes donne accès à
des cartes mentales d’abord déconcertantes, mais qui se révèlent
vite d’une puissance vertigineuse.

Un temps immense
Par quoi la conception indienne du temps se distingue-t-elle de la
conception occidentale ?
En premier lieu, par une immensité, un gigantisme presque
fantastique présent dans toutes les descriptions. Dès les textes les
plus anciens, des nombres faramineux se trouvent mobilisés pour
évoquer la profondeur d’un temps qui dépasse inéluctablement les
capacités de représentation humaines.
L’imaginaire culturel indien met en scène cette démesure
inconcevable avec insistance et ingéniosité. L’étendue temporelle ne
s’y compte pas en années, en siècles ou en millénaires, mais en
kalpa, défini comme « le temps qu’il faut pour aplanir l’Himalaya en
l’effleurant avec une écharpe de soie », c’est-à-dire plusieurs
milliards d’années, comme l’ont calculé des physiciens modernes.
Or, on parle volontiers, dans les textes, de quelques milliers de
kalpa. Ce temps dé-mesuré, personne ne peut le concevoir
clairement.
Sur ce point, le contraste est vif avec la pensée européenne.
Quelques générations suffisent aux Grecs pour remonter de l’histoire
des hommes à la généalogie des dieux. Platon estime à trois ou
quatre mille ans l’âge de la Terre. La Bible en fait à peu près autant :
entre la création du monde et le temps du Christ, cinq ou six milliers
d’années, guère plus. Au e siècle encore, le naturaliste Buffon

suscite l’incrédulité en estimant que le globe terrestre pourrait avoir


presque… dix mille ans ! Voltaire, confronté à la découverte des
premiers fossiles, refuse avec véhémence l’hypothèse que la nature
ait pu évoluer durant un temps considérable.
Cette ancienne clôture temporelle de l’horizon occidental n’est
plus la nôtre. Nous sommes accoutumés par la préhistoire, la
géologie, l’astrophysique aux calculs en millions et milliards
d’années. Pourtant, jusqu’au e siècle, dans les sciences, la

religion et la philosophie occidentales, le temps court fut


omniprésent.
L’immensité des durées indiennes n’en paraît que plus singulière.
D’autant qu’une sorte de surenchère fiévreuse s’est manifestée, en
Inde, au cours du développement de la pensée philosophique, pour
accroître indéfiniment ces durées inimaginables. Comme s’il fallait
rendre toujours plus démesurées les perspectives temporelles, plus
longs les âges du monde, plus fantastique leur extension.

Un temps cyclique
Comment comprendre pareille surabondance ? Derrière cette
apparence débridée, un enjeu philosophique majeur est à discerner,
une décision métaphysique qui tranche sur celle des Européens et
sur leurs horizons bornés.
L’étrangeté s’accroît du fait que l’étirement du temps à l’infini se
trouve renforcé, de manière paradoxale, par son caractère cyclique,
répétitif. Inconcevable à force d’être gigantesque, le temps indien est
aussi perpétuellement recommencé.
Et des mondes innombrables s’y succèdent. Alors que l’Europe
ne connaît presque toujours qu’un seul monde, l’Inde en imagine
couramment une infinité. Perpétuellement recréés, ils croissent,
déclinent et sombrent, laissant place aux mondes suivants. Cette
multiplicité d’univers ne suppose aucun progrès, aucune flèche du
temps, aucune finalité du parcours d’ensemble. Les mondes
grandissent et s’effondrent, sans qu’une histoire orientée les
structure. Le temps est un cercle, qui tourne immensément sur lui-
même, sans aller nulle part.
La préoccupation qui habite les têtes indiennes est de sortir de
ce cercle, de quitter définitivement ce cycle sans fin. Le temps, du
point de vue indien, constitue une prison imaginaire. Il existe en
apparence, non en réalité. Il nous enferme et nous contraint dans la
seule mesure où nous adhérons au mirage.
En réalité, le temps serait sans importance, sans consistance. Et
même sans intérêt. Tout ce qui compte vraiment se joue ailleurs,
sans lui. Hors du temps se tiennent l’Absolu, le Soi. La vraie vie.
Voilà qui semble encore plus déroutant. Et mérite expli-cations.

Sortir du temps ?
Pourquoi considérer le temps comme négligeable, alors même
que les durées évoquées sont immenses ? Parce que ces durées,
même si elles sont vertigineuses, ne sont pas infinies. Or, il n’y a que
l’infini qui compte, en précisant qu’il s’agit de ce qui est « hors du
temps », et non pas ce qui « dure sans fin ».
Même s’ils outrepassent nos capacités de représentation, les
âges du monde, dans l’optique indienne, demeurent limités.
Retenons cette leçon : si vaste que soit une durée, elle n’est
jamais sans fin. Il n’y a d’infini véritable qu’ailleurs – hors temps,
hors de toute limite, échappant à toute mesure. Faute de disposer
d’un nom adéquat pour désigner cette réalité autre, on parlera de
« l’Absolu ».
Un axe central des pensées de l’Inde commence à se dessiner :
l’essentiel n’est ni dans le temps, ni dans l’espace. Il ne figure ni
dans nos représentations, ni dans les choses qui nous environnent.
Il ne se tient pas non plus dans le point de vue du moi individuel,
du sujet qui dit « je ». Ce « je » se trouve systématiquement
englobé, submergé, voire dilué, dans des horizons qui le dépassent,
le rendent infime et négligeable. Que pèse donc la durée de ma
minuscule existence au regard des milliers de milliards d’années qui
se succèdent ? Rien, évidemment.
Mais la raison indienne va plus loin, et plus radicalement.

Des milliers de vies à quitter


Nous n’avons pas qu’une existence, dit-elle. Nous traversons des
centaines, des milliers de vies successives, que nous parcourons
sous des formes d’existence dissemblables. Nous changeons ainsi
de sexe, de classe sociale, de région, mais également d’apparence
et même d’espèce, tantôt insecte tantôt tigre, ici poisson et là grand
arbre, au gré des mérites et des démérites que nous accumulons.
Cette multiplication des existences et des organismes successifs
est une puissante manière de creuser la temporalité, de la diffracter
au cœur même de nos trajectoires « personnelles ». Ces parcours
ne s’étendent plus sur une vie, mais sur des séries d’existence qui
semblent interminables. Un jour, malgré tout, ce cycle des
réincarnations doit pouvoir s’arrêter.
L’important, en effet, n’est pas de renaître, mais bien de cesser
de renaître. La délivrance consiste à sortir du cycle des naissances
et des morts. Ne plus se réincarner, donc échapper au temps, même
s’il est immense, c’est en effet échapper à la finitude, à la souffrance
d’être limité et délimité. Tel est l’ultime salut, l’authentique délivrance.
Cette fois, on distingue sans ambiguïté tout ce qui sépare ce
fonds intemporel indien du schéma judéo-chrétien.
Au lieu de la vie éternelle d’une âme individuelle, la conception
indienne privilégie la sortie du temps d’une entité qui se
désindividualise, en perdant ses limites et ses contours. Au lieu
d’une course brève et unique, pendant laquelle se jouent la félicité
ou la damnation éternelles, on se représente une kyrielle
d’existences successives, qui se termine par une sortie de ce cycle,
pour atteindre un « extérieur » demeurant irreprésentable.
Le grand mythologue Georges Dumézil a situé l’un par rapport à
l’autre les chemins respectifs du chrétien et de l’hindou vers le salut.
Il souligne que le chrétien court un sprint unique : en une existence,
il lui faut assurer son salut éternel. L’hindou, au contraire, parcourt
un trajet démesuré, aux frontières incertaines, si vastes qu’on peut
se demander, parfois, s’il aura un terme. Cette curieuse histoire, que
rapporte également Dumézil, le rappelle.
Un ascète se demande dans combien de vies, encore, il sera
délivré, enfin. Un dieu prend en pitié son désarroi, emprunte une
forme humaine, et vient lui répondre.
« Tu vois cet arbre ? – Oui ! – Eh bien, tu atteindras la délivrance
au terme d’autant d’existences qu’il a de feuilles ! » L’arbre est
colossal, et compte des milliers et des milliers de feuilles. Mais
l’ascète danse de joie… parce que ces feuilles sont en nombre fini !
Au terme de ces milliers d’existences, il est désormais sûr qu’un jour,
même lointain, le cycle prendra fin ! La durée fantastique de ces vies
successives n’est rien, en fin de compte, au regard de ce qui
s’annonce quand on les aura parcourues.
Ce qu’il y a « après » est infiniment plus important, plus précieux,
plus essentiel.
Mais de quoi s’agit-il ?
D’une vie éternelle ? Pas du tout !
La délivrance qui préoccupe les têtes indiennes se trouve aux
antipodes de la béatitude chrétienne. Cette dernière suppose que
les âmes des élus (les saints, les justes, les humains sauvés…)
contemplent pour l’éternité la splendeur divine, mais chacune pour
son compte, de son point de vue, si l’on peut dire. La béatitude
éternelle ne défait pas les individualités.
En Inde, c’est tout l’inverse. Parce que sortir de la vie, échapper
définitivement au cycle des renaissances, quitter à jamais et le
temps et ce monde, c’est aussi voir se dissoudre toute forme
d’individuation, se fondre dans l’unité cosmique, retrouver la
conscience unique, celle de l’Absolu, par-delà toutes les
discriminations artificielles qui le voilent.
Voilà ce qu’il est indispensable d’éclairer, pour finir d’entrevoir la
toile de fond des doctrines de l’Inde. Toutefois, avant de poursuivre,
il est nécessaire de souligner combien les réalités et les conceptions
indiennes sont multiples.
D’
Où l’on entrevoit un paysage bigarré, une multitude
de perspectives, quatre buts de la vie humaine, et
une différence très singulière entre conscience et
pensée.

S’il existe effectivement un arrière-plan culturel unique et homogène,


les doctrines qui se découpent sur ce fond sont nombreuses et
divergentes. Rien ne serait plus trompeur que de croire le paysage
indien uniforme, monochrome, unanime.
Au contraire ! Dès qu’on s’informe et découvre les écoles de
pensée indiennes, leur diversité frappe. En Inde, dans l’Antiquité
comme à présent, cohabitent des matérialistes et des mystiques,
des jouisseurs et des renonçants, des amoureux de la Terre et des
aspirants à la délivrance. Rien n’est plus faux que d’imaginer une
domination exclusive des ascètes et des renonçants.
Le foisonnement des écoles, des « points de vue » (darsana en
sanskrit), des systèmes philosophiques couvre une palette aussi
étendue qu’en Grèce et en Europe.
Ainsi rencontre-t-on, en Inde, dès l’Antiquité, des matérialistes
(qu’on nomme Lokataria, de Loka qui veut dire en sanskrit le
« lieu », autrement dit les « gens de ce monde »). Ils considèrent
qu’il n’y a de vie, de sensation et de pensée qu’ici, « en ce lieu », en
ce monde et en ce temps, limités, qui nous sont donnés à vivre.
Pour eux, comme pour les matérialistes de l’Antiquité grecque
(Démocrite, Épicure, Leucippe, etc.) ou romaine (Lucrèce), la vie et
la pensée ne se prolongent en aucun cas au-delà du fonctionnement
du corps.
Quand la vie de l’organisme prend fin, tout se termine. Il n’y a
rien au-delà. Le temps ne se prolonge pas, tout s’éteint –
sensations, pensées et conscience. L’âme n’est que le nom d’une
activité du corps, qui s’achève avec lui. Réincarnation,
transmigration, vie après la mort ne sont, aux yeux de ces
matérialistes indiens, que fables, croyances populaires, mythes sans
réalité.
Il convient de souligner ce point, pour éviter l’erreur fréquente qui
fait de l’Inde une terre exclusivement dédiée à l’idéalisme et à
l’extase mystique. En fait, l’efflorescence des conceptions et des
points de vue est considérable, et une attention soutenue est aussi
accordée, traditionnellement, aux meilleurs usages possibles du
temps terrestre.
À côté des spéculations métaphysiques et des sagesses
centrées sur la délivrance, on trouve en effet des élaborations très
sophistiquées concernant l’esthétique et la recherche des plaisirs,
l’acquisition et la conservation des richesses et du pouvoir politique,
la conduite des lois et la sécurité.

Quatre buts de l’homme


Les buts (artha) de l’homme (purusha) sont traditionnellement,
en Inde, au nombre de quatre.
Kâma, le plaisir, est le premier d’entre eux. Il englobe une vaste
sphère où voisinent les jeux de ballons et l’art poétique, la danse et
l’art des jardins, les raffinements de la table et les techniques
érotiques, rendues célèbres par les traités constituant des « discours
sur le plaisir » (Kama-Sutra).
Artha, « puissance-prospérité », second but de l’existence,
concerne l’argent et le pouvoir. Car prospérer, et même faire fortune,
est légitime, tout comme étendre son influence et garantir son
emprise. L’Artha Sastra (Traité du pouvoir) est à la fois un guide de
réussite économique et financière et un manuel de l’art de
gouverner, dont les préceptes sont souvent proches de ceux
énoncés par Machiavel dans Le Prince.
Dharma – troisième purusartha, « but de l’homme » – est un
terme difficile à traduire. Ce mot est un de ceux qui possèdent, en
sanskrit, le plus de significations. Il peut vouloir dire « doctrine,
enseignement, savoir », ou bien « ordre du monde, organisation de
la nature et de la société ». Il peut aussi signifier « chose »,
« réalité ».
Il évoque la « conduite appropriée », conforme à la fois à l’ordre
moral et l’ordre cosmique. Vivre selon le dharma, c’est être
respectueux des lois, écrites ou non, qui gouvernent le monde
humain aussi bien que la nature et qu’il convient de respecter, pour
éviter que tout ne se dérègle.
En effet, dans la perspective indienne, celui qui vole, trompe ou
tue, ne lèse pas simplement ses victimes. Il perturbe aussi l’ordre de
l’univers. Crimes et délits ébranlent la stabilité du cosmos et le
menacent de désorganisation, parce que leurs répercussions se
prolongent bien au-delà de l’acte lui-même. Inversement, l’homme
honnête, juste, respectueux de ses semblables, rendant aux dieux
les sacrifices qui leur sont dus, contribue à renforcer l’équilibre de
l’univers. En agissant comme il faut, il consolide l’ordre de la nature
comme celui de la société.
C’est seulement en quatrième position qu’arrive la rupture avec
le temps habituel de la vie humaine, décrite par les trois précédents
buts de l’homme comme plaisante, prospère, équilibrée. Moksha, la
délivrance, constitue le but ultime.
Toutefois, cette rupture radicale avec les agréments, les idées,
les habitudes de la vie courante n’est réservée qu’à quelques-uns.
Le renonçant (saddhu) aspire à se dissoudre dans l’unité de l’Absolu
en rejoignant, par-delà cette séparation éphémère et finalement
illusoire constituée par ce qu’il croit être sa vie « individuelle », le Soi
unique et éternel qui réside déjà, depuis toujours, en lui-même.
En fait, cette délivrance est indissociablement mentale, physique,
émotionnelle et sociale : le renonçant quitte sa famille, sa maison,
son métier, ses biens, et part vivre dans les bois.
Deux remarques s’imposent ici.
D’abord, il existe une continuité entre les trois premiers buts,
alors que le quatrième instaure une rupture. Mais, selon une
habitude profondément indienne, cet extérieur se trouve en quelque
sorte inclus dans le système : la sortie appartient aussi au plan
d’ensemble.
D’autre part, rien n’empêche d’envisager ces quatre buts comme
les étapes successives d’une seule et même vie humaine : la
jeunesse s’adonne aux plaisirs, l’âge adulte à la réussite et au
pouvoir, la maturité à l’observance des règles et à la piété. L’homme
âgé, après avoir joui, avoir réussi, avoir fait la paix avec les lois et
les dieux, peut se retirer au loin pour préparer son salut. Une fois
parcourues les étapes du temps, envisager la manière d’en sortir est
possible.
On ne saurait donc sans abus ramener toutes les préoccupations
indiennes au seul souci de quitter le monde et d’échapper ainsi
définitivement aux contraintes et aux souffrances du réel.
Il n’en demeure pas moins que ce souci d’une délivrance ultime
possède une importance décisive. Il présente surtout des
caractéristiques philosophiques singulières.

Se délivrer de l’illusion
Certaines de ces caractéristiques évoquent des paysages qui
semblent familiers. Par exemple, les pièges de l’illusion. Les Grecs
dénonçaient les erreurs de nos sens. Le bâton rectiligne plongé
dans l’eau nous apparaît tordu, la tour circulaire, vue de loin, nous
semble carrée, la lune comme le soleil donnent parfois l’impression
d’être extrêmement proches, etc.
Au premier abord, l’illusion que les Indiens nomment Mâya a l’air
de relever de cette catégorie. Pourtant, elle se déploie sur une telle
échelle que son sens et sa portée en deviennent différents. La mise
en garde des Grecs consiste à nous inciter à la méfiance envers nos
perceptions et nous pousse à faire usage du raisonnement contre
nos sensations. Pour atteindre une connaissance exacte, disent-ils
en substance, ne faisons pas confiance à nos sens, mais à nos
déductions. Les sens trompent. Pas les démonstrations.
Tout autre est l’illusion générée par Mâya. Parce qu’elle est
cosmique, et non ponctuelle. Pour la pensée indienne, tout l’univers,
toute la réalité visible, sensible, expérimentale constituent, en fin de
compte, un immense leurre. Nous nous trouvons englués dans un
réseau d’« erreurs coordonnées, tenaces et solidaires », comme
disait Bachelard dans un autre contexte. Nous croyons vivre,
respirer, jouir, souffrir, aimer… nous ne faisons que rêver,
perpétuellement. Pire encore : nos pensées, nos déductions, nos
raisonnements, tout ce que nous tenons pour solide appartient
encore à ce rêve.
Autrement dit, le champ de l’illusion englobe la totalité de ce qui
nous paraît réel, incontestable et cohérent. L’univers est un songe,
l’existence une toile peinte, la vie un mirage. Le temps n’est qu’un de
ses reflets. L’étendue et la perfection de cette illusion suscitent
d’abord l’incrédulité, ensuite l’interrogation.
Admettons que tout ne soit qu’un rêve. Comment donc parvient-il
à paraître si précis, si constant ? Par quel tour de magie ce monde
illusoire nous semble-t-il objectif, dense, authentique ? Les
spéculations indiennes ont évidemment rencontré ces questions, et
tenté d’y répondre.
D’autres étonnements, plus retors, surgissent dans la foulée.
« Quels sont les mécanismes de cette illusion ? » laisse bientôt
place à « Quelle est sa fonction ? », « Qui l’agence ? », « Dans quel
but ? ». Et enfin « Pouvons-nous en sortir ? ».
Il est difficile de ramener la diversité des réponses à une seule
formule simple. Les explications relatives à cette illusion universelle
conjuguent des points de vue différents, où se combinent
puissances divines et impuissances humaines. Les dieux sont en
partie responsables de cet écran de fumée cosmique : les mondes
successifs émanent de leurs rêves. Comme les enfants fabriquent
des bulles de savon, les dieux se distraient en créant des univers…
Les humains, pour leur part, aident ces bulles diaphanes et irisées à
devenir durables : ils s’y installent, leur accordent confiance, les
agencent selon leurs besoins. L’humanité perpétue les rêves divins
en les croyants réels.
En sortir, c’est rejoindre la réalité ultime. La seule et unique
réalité, en fait, puisque tout le reste n’est que mirages, chatoiements
dans le vide, faux-semblants. C’est là que les choses deviennent
définitivement déconcertantes, pour des esprits formés à la
philosophie européenne.
Certes, le découpage du monde entre apparences du quotidien
et réalité ultime se rencontre en bien des cultures. L’Inde n’a pas le
privilège de l’opposition entre faux monde et vrai monde. Celle-ci se
trouve dans quantité de systèmes métaphysiques, de Platon à nos
jours.
Malgré tout, cette division prend ici une tournure sans équivalent,
qui repose sur une dissociation particulière, que l’Inde est seule à
porter à ce paroxysme, entre la conscience, d’un côté, et, d’un autre
côté, la pensée, le moi et le sujet.

N
Adhyâsa, « surimposition »
Adhi, « sur, au-dessus », précède ici la racine verbale qui évoque, en sanskrit,
l’acte de lancer, de jeter sur. Le terme, largement utilisé par Shankara mais forgé
sans doute avant lui, désigne la mauvaise conception que nous projetons sur la
réalité, en lui attribuant, par erreur, du fait de notre ignorance, des qualités qui en
sont absentes.
Le mécanisme est celui de l’illusion : la surimposition consiste à donner à une
chose les attributs d’une autre, autrement dit à déplacer des caractéristiques d’une
entité à une autre, sans se rendre compte qu’on opère ce transfert.
Pour toute la pensée indienne, et pour le non-dualisme de Shankara en
particulier, cette notion est centrale, parce qu’elle éclaire le cœur du dispositif nous
conduisant à croire que les choses sont solides, denses, réelles, qu’elles
apparaissent et disparaissent, que les organismes naissent et meurent, que des
contraires s’opposent réellement, alors qu’il n’y a que la conscience absolue du
Brahman et rien d’autre.
C’est par le biais d’une série de « surimpositions » que nous voyons et
éprouvons un monde qui n’existe pas réellement. Défaire ce dispositif doit donc
permettre de comprendre comment l’illusion se met en place, et rendre possible
de s’en défaire.
La surimposition est en quelque sorte une réponse indienne à la question
métaphysique classique « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Avec
toutefois une grande différence. Car il s’agit habituellement d’expliquer pourquoi la
réalité s’est installée alors qu’il pourrait n’y avoir rien. Sur le versant indien, il s’agit
d’expliquer pourquoi, alors qu’il n’y a effectivement rien, nous croyons qu’il existe
des choses, des lieux, des corps.

La conscience n’est pas la pensée


À première vue, pareille dissociation paraît très étrange. Parce
que nous sommes accoutumés à l’idée que nous avons chacun un
« moi » et que nous élaborons décisions et pensées dans notre
conscience individuelle. « Intériorité », « conscience » et
« pensées » nous semblent étroitement liées, dans le sillage de
Descartes et dans la postérité de la phénoménologie. La
psychanalyse, depuis Freud, a établi que des pensées peuvent
n’être pas conscientes et demeurer inconnues du sujet. Mais si nous
admettons qu’il y ait de la pensée sans conscience, il ne nous vient
pas à l’esprit qu’il y ait de la conscience sans pensée.
Or c’est de cela qu’il s’agit en Inde. Et de manière centrale,
axiale, souvent méconnue ou mal comprise, ce qui rend nécessaire
de s’y arrêter.
Dans cette perspective, qu’est-ce que la conscience ? Une
présence à soi qui n’implique pour autant aucune représentation,
aucune image, aucune activité mentale. Son approche la plus
exacte, souligne Shankara, est pour nous « un sommeil profond,
sans rêve ». Voilà ce qu’est, ultimement, la conscience – aux
antipodes de ce que nous désignons, usuellement, par ce terme.
Cette inversion de la perspective est cruciale.
Comment opposer conscience et pensée ? En postulant que la
conscience est une, toujours semblable à elle-même, impassible,
hors du temps. Au contraire, la pensée est supposée multiple,
dissonante, en tension continuelle avec elle-même, agitée, mobile,
inscrite dans la succession des instants, des souvenirs et des
prévisions.
La conscience est silencieuse et infinie, la pensée bruyante et
circonscrite. La pensée est dispersée, fluctuante, versatile. La
conscience est rassemblée, stable, immuable. La pensée s’active,
construit, représente, tâtonne. La conscience est tout entière, sans
travail ni activité d’aucune sorte, pure présence à soi.
« Sortir du temps » consiste alors à quitter la pensée pour
rejoindre la conscience. La pensée sépare, individualise, opère des
tris, sélections, oppositions. La conscience abolit les barrières,
toutes les clôtures et catégories. La pensée s’arrime aux mots de la
langue. La conscience s’en détache.
Si étrange que cela puisse paraître, le mouvement le plus
profond et le plus constant de la pensée indienne consiste bien à
abandonner la pensée pour la conscience. Les méditations, les
exercices de concentration, de silence et de souffle visent à
désinvestir le chaos bigarré de nos pensées, mots, émotions, désirs,
attentes… afin de ne laisser émerger, derrière ces flux temporalisés,
que la pureté intemporelle de la conscience – cosmique, illimitée,
inaltérable.

Mouvement paradoxal
Ce renversement est un vecteur central du développement des
philosophies indiennes. Mais ce levier se révèle aussitôt
éminemment paradoxal. Il s’agit en effet de se libérer de la pensée…
par le moyen de la pensée ! Certes, les pratiques corporelles et les
exercices psychiques jouent un rôle important. Il n’en reste pas
moins qu’ils sont motivés, orientés et même conçus au moyen de
constructions mentales qui se donnent pour but explicite d’échapper
à elles-mêmes.
En suivant ce fil, on se rend compte que la démarche indienne va
chercher aussi à conduire au silence par des mots. En fait, un même
mouvement semble se produire dans différents registres. Rejoindre,
au sein des pensées, la conscience qui ne pense pas. Voilà qui est
la même chose que trouver, au sein du temps, ce qui se soustrait au
temps. S’installer, au cœur des mouvements, dans le repos de
l’immuable, trouver parmi les mots leur centre silencieux, rejoindre
en dessous de l’ego, du sujet, de l’individu, le fond cosmique
impersonnel – autant de démarches analogues.
Le même geste se retrouve dans le registre de l’action. Une fois
encore, en venant de l’environnement philosophique européen, il y a
de quoi se trouver décontenancé. En Occident, il est d’usage de
distinguer les intentions de leur mise en œuvre. Vouloir tuer votre
voisin ne fait pas de vous un criminel, tant que vous ne passez pas à
l’acte.
Au contraire, dans la perspective indienne, l’intention seule
constitue déjà un acte. Rêver d’un meurtre n’est pas un désir
personnel, un fantasme subjectif, une pensée sans conséquence.
Par elles-mêmes, les intentions sont porteuses d’une descendance.
Elles « portent des fruits » – un jour ou l’autre, même à long terme,
voire longtemps après la disparition de celle, ou de celui, qui eut
cette intention.
Il faut en effet replacer intentions et actes dans le cadre
cosmique élargi qui constitue la toile de fond. Mes volontés
présentes viennent de plus loin que moi, de mes vies antérieures,
des mérites et des fautes accumulés avant ma naissance. Ces
décisions que je crois prendre seul, que j’imagine forger librement
alors que ce n’est pas le cas, vont bien au-delà de ce que je projette
et contrôle.
La chaîne des actes se poursuit indéfiniment, indépendamment
des individus et de leurs réincarnations successives. Je crois être
auteur de mes actes, source de mes décisions. En fait, ces maillons
s’insèrent dans la chaîne et la prolongent. Je ne crée pas, je
continue. La série me précède et me suit. Je poursuis ce qui a été
enclenché bien avant mon existence présente, et je mets en route ce
qui se poursuivra après ma mort.
Est-il possible d’en sortir ? D’échapper au cercle des actes, au
cycle des conséquences ? Oui. De même que l’Inde imagine qu’on
sort du cycle du temps, ainsi que du cercle des mots et des
pensées, elle met au point un dispositif permettant de se soustraire à
la chaîne des actes, mais sans pour autant échapper à ses
responsabilités, sans esquiver les devoirs à accomplir en fonction de
sa place dans la société.

Agir sans agir


À quoi bon la guerre ? Pourquoi répandre le sang, tuer ses
semblables, laisser le sol jonché de cadavres ? Arjûna, un prince
combattant, s’interroge. C’est un vaillant, un chef. Mais l’hésitation
l’envahit, et le désir de renoncer. Dans l’armée adverse, il voit ses
cousins, aperçoit des hommes qu’il connaît. Il pense à leurs familles,
à la sienne, aux vies qu’il va trancher, aux désespoirs qu’il va
provoquer. Le dégoût et l’abattement le saisissent. Il projette de tout
arrêter.
Nous sommes dans le Mahâbhârata, la plus célèbre des
épopées indiennes. Ce grand guerrier qui envisage de ne plus
combattre offre un spectacle étonnant, mais guère plus qu’Hector ou
Ajax lorsque, chez Homère, ils sont submergés par le doute et le
découragement. Le plus curieux est à venir.
Le cocher du prince, qui se révèle être le dieu Krishna lui-même,
va lui expliquer pourquoi et comment il doit agir. Cet épisode est
sans doute le texte le plus célèbre de l’histoire indienne, le plus
commenté à travers les siècles. Parce que les propos,
philosophiques et mystiques, que le dieu-cocher adresse au guerrier
offrent une solution très singulière au dilemme du choix entre agir et
ne pas agir.
Ce qui est conseillé à Arjûna, c’est d’aller au combat, d’accomplir
son devoir de guerrier, conformément à son rang, à son
tempérament et surtout à sa caste. Mais, en combattant, en tuant les
adversaires, en accomplissant sa tâche, Arjûna veillera à ne pas
s’impliquer dans ses propres actes. Agir, mais en demeurant
extérieur, impassible – inactif, somme toute, si l’on considère qu’agir
consiste à vouloir intensément ce qu’on fait et à en désirer
l’accomplissement.
Ce qu’expose la Bhagavad-Gîtâ, poème philosophique à
l’intérieur de l’épopée, est une juxtaposition entre agir et non-agir,
qui semblait impossible. Le décor restera en place, tous les gestes
seront faits, l’action sera sauve. Mais l’ensemble se trouve vidé de
toute intention, les gestes privés de volonté et de désir, et ce
détachement assèche les conséquences habituelles. Cet acte
accompli en renonçant devient « sans fruit », il ne prolonge pas la
chaîne sans fin des activités.
Ce n’est pas sans raison que ces pages figurent parmi les plus
célèbres de toute la pensée indienne. La Bhagavad-Gîtâ est à la fois
traité métaphysique, texte spirituel, classique fondateur, prière que
récitent de génération en génération des dizaines de millions
d’Hindous. Une telle omniprésence s’explique par le pouvoir
rassurant du texte.
Il assure en effet qu’on peut tout à la fois remplir ses devoirs et
renoncer. Dharma, l’observance de l’ordre du monde, et Moksha, la
délivrance, ne sont pas antagonistes. En principe, ils s’opposent et
paraissent incompatibles. Tenir sa place, jouer sa partition dans la
société, faire ce qu’on doit semble d’abord aux antipodes de la
délivrance, qui implique une rupture, des transgressions, une forme
de sauvagerie asociale. Ou bien j’accomplis mes devoirs (je suis bon
guerrier, bon père, bon fils, bon époux, etc.), ou bien je romps avec
tout et me retire dans la forêt pour jeûner et méditer. Ce déchirement
entre devoir et délivrance semble insoluble.
La solution miracle – et fort subtile ! – réside dans cette invention
de l’action sans implication. Je peux vaquer à mes occupations tout
en étant un ermite, un renonçant, un délivré. Je ferai tout ce qui est à
faire, en ayant cependant intérieurement rompu avec toute activité,
de manière radicale. Je suis donc dans l’action et tout à fait au-
dehors. J’exécute tous les gestes, mais sans jamais y inclure mon
intention, sans en attendre de résultat. Je suis délivré, tout en étant
actif.
On retrouve ici ce paradoxal mouvement, déjà évoqué, qui tend à
surmonter l’opposition des contraires en consuisant à demeurer
silencieux dans la parole, inactif dans l’action, hors temps dans le
temps.
Le fil qui relie ces paradoxes est la représentation de la
conscience comme opposée à la pensée.
Tels sont, vite arpentés, les axes principaux des systèmes de
pensée indiens. Reste à évoquer, brièvement, leur histoire.

À
À l’inverse du temps grec, le temps indien est immense. À l’inverse du temps
judéo-chrétien, il est cyclique. Illusoire, le temps est à quitter.
La pensée est conçue comme un obstacle à la conscience, qu’elle masque.
Pour échapper au monde tout en y étant, il s’agit d’être inactif au sein de l’action.
U …
Où l’on s’efforce de retracer brièvement la naissance
et le développement des philosophies indiennes.

Naissance, évolution et développement des systèmes


philosophiques indiens sont d’une extrême complexité. Car les
nuances théoriques sont innombrables, les commentaires
foisonnants, les positions des uns et des autres parfois
enchevêtrées. La carte de ces contrées si denses n’est d’ailleurs pas
achevée. En dépit du travail colossal de nombreuses générations
d’érudits, des lacunes persistent dans la connaissance de certaines
écoles, de certaines époques.
Notre planisphère, inévitablement schématique, ne peut signaler
que les îles principales de cet archipel, en rappelant d’abord la
distinction entre védisme, brahmanisme et hindouisme, noms
connus, mais dont on ne sait pas toujours dire clairement ce qu’ils
désignent. En fait, il ne s’agit pas de doctrines radicalement
différentes, mais plutôt de grandes étapes dans le développement
de la culture indienne, qui entraînent des répercussions sur les
philosophies, sur leurs préoccupations comme sur leurs styles.

Les Veda et le temps du sacrifice


Au commencement sont les Veda. Le terme, qui signifie à la fois
« vision » et « connaissance », désigne un ensemble d’hymnes
datant probablement des alentours du e siècle avant notre ère.

Selon la tradition indienne, ce texte fondateur ne serait pas d’origine


humaine. Il est censé avoir été « entendu » par les premiers sages.
Cela pourrait évoquer d’autres livres, comme la Torah ou le
Coran, supposés transmis par révélation, sous l’effet d’une dictée
divine. Or ce n’est pas ce que veut dire cette « audition » (shruti). Ce
qu’ont perçu les premiers sages, croit-on, c’est le son du monde, son
chant originaire. L’univers est musical. L’essentiel réside dans le son
primordial. La pensée écoute, la transmission se fait par la voix.
Voilà pourquoi les Veda sont des chants avant d’être des textes.
Ils se psalmodient à voix haute, au lieu d’être lus en silence. Les
paroles émanent du son premier de l’univers. Les Veda en
proviennent et le prolongent.
Tous les commentaires qui viendront par la suite, et les
commentaires de ces commentaires, qui ne cessent d’enfler
indéfiniment, doivent donc s’entendre comme autant de murmures
liés aux paroles originaires, elles-mêmes issues du son primordial.
C’est pourquoi l’Inde peut toujours se représenter comme infiniment
diverse et comme absolument unifiée : aucune parole n’est identique
à une autre, mais toutes renvoient au cosmos, toutes s’ancrent dans
sa puissance première et absolue.
Cette Inde védique est-elle philosophique ? Il serait excessif de
l’affirmer. Elle est ritualiste, avant toute autre chose. La grande
affaire, en un sens la seule préoccupation, c’est le sacrifice, la
manière de le préparer, de l’offrir aux dieux, et de perpétuer ainsi
l’ordre cosmique.
C’est pourquoi les Veda formulent les principes et les règles qui
organisent les rituels, qui président aux devoirs respectifs des
différentes castes et garantissent l’organisation du monde que les
humains ont pour tâche de préserver.
Toutefois, les éléments constitutifs des Veda vont se retrouver,
amplifiés, approfondis, dans les développements postérieurs,
lesquels aboutissent directement aux systèmes philosophiques.
L’Inde ne se renie jamais, elle ne procède pas par exclusion. Au fil
des siècles, ce qui sera partiellement inédit, ou tout à fait neuf, se
présentera toujours comme étant déjà inclus, depuis toujours, dans
les Veda.
Si virtuellement les Veda contiennent tout, on n’y discerne pas
pour autant de travail réflexif explicite, ni de véritable élaboration
conceptuelle. Ils posent le cadre dans lequel, peu à peu, les
philosophies vont s’inscrire.

Pânini et le temps de la grammaire


C’est à la suite des grammaires que les philosophies s’élaborent,
dans l’histoire de la pensée indienne. On oublie souvent de souligner
ce point. C’est pourtant une singularité majeure de l’histoire
intellectuelle de l’Inde.
Les premiers à s’interroger sur des thèmes métaphysiques et
logiques tels que l’expression de la temporalité, le sens de l’action,
les relations du sujet et de l’objet, les liens du son et du sens, le
statut de la parole, la validité des déductions, etc., ce sont en Inde
les grammairiens. Les questions que développeront les philosophies
naissent d’abord de la réflexion sur la langue et sur ses modalités.
Les philosophes, en Inde, ont pour pères les grammairiens.
Le plus important d’entre eux est Pânini, dont les textes sont
étudiés durant des siècles, même si on ne sait presque rien de sa
vie. Il a vécu quelque part entre le e et le e siècle avant notre ère,
sans qu’on puisse être plus précis !
La langue dans laquelle sont rédigés les Veda est le sanskrit. Ce
nom signifie « parfait », « entièrement achevé », « bien lié ». Cette
langue est en effet d’une remarquable régularité dans ses
conjugaisons et ses déclinaisons. Cousine du grec ancien, dont elle
est souvent très proche (« il est » se dit esti en grec, asti en
sanskrit), la langue sanskrite est toutefois, par certains aspects, plus
élaborée que la langue grecque.
Par exemple, il est possible de construire en sanskrit des
épithètes qui à elles seules décrivent une scène ou même racontent
une histoire. On pourra ainsi parler de « l’homme-qui-traversa-la-
rivière-après-le-combat-le-bras-transpercé-d’une-flèche-sur-son-
fidèle-cheval-lui-aussi-couvert-de-sang » avec un seul adjectif…
Langue « indo-européenne », apparentée aux idiomes du
continent européen et non à ceux de l’Orient ou de l’Asie, le sanskrit,
distinct des langues indiennes autochtones, nommées
« dravidiennes », a été importé par des migrations, peut-être des
conquêtes, par des peuples arrivés dans le sous-continent indien à
l’époque proto-historique. Ce passé lointain a donné lieu à de
nombreuses hypothèses et controverses, dans lesquelles il n’est pas
question d’entrer.
Il suffit de garder en tête que la langue savante de l’Inde, le
sanskrit, est d’origine indo-européenne, et donc cousine du grec,
mais que les doctrines philosophiques indiennes se sont
développées sans influence ni contact des œuvres de la Grèce
antique.
Dans cet essor intellectuel autonome, il faut encore souligner une
autre singularité : la réflexion des grammairiens a précédé, en Inde,
celle des philosophes. Au contraire, chez les Grecs, les réflexions
philosophiques sur le langage précèdent la constitution des
grammaires savantes. L’apparition de ces dernières, dans la culture
grecque, est tardive : chez les Alexandrins, à partir du e siècle avant
notre ère, avec Denys le Grammairien et surtout avec Apollonius
Dyscole… plus de trois siècles après Platon et Aristote.
Il semble bien que l’essor de la philosophie grecque ait retardé
celui de la grammaire, tandis que le développement de la grammaire
indienne a préparé, mais aussi pour une part entravé ou étouffé,
d’abord, celui de la philosophie. Comme si l’hypertrophie de l’une
empêchait le développement de l’autre.

Le temps des Brahamana et des Upanishad


Dater avec exactitude les mutations successives de la pensée
indienne est pratiquement impossible. Les meilleurs spécialistes
reconnaissent qu’une histoire précise et détaillée se heurte à des
obstacles insurmontables. Toutefois, grandes lignes et tournants
décisifs se laissent aisément discerner. On s’accorde ainsi à situer
les conditions d’émergence des systèmes philosophiques de l’Inde
dans un mouvement d’intériorisation du sacrifice qui s’opère,
approximativement, entre le e et le e siècle avant notre ère.
L’horizon de la pensée védique était presque uniquement le
rituel. Disposer avec précision la scène de l’offrande, construire
comme il faut la place du foyer, régler l’intensité du feu, prendre soin
de l’ordonnancement des objets, prononcer correctement les paroles
prescrites… telles étaient les tâches de l’officiant, le brahmane. En
les réalisant, il ne se contentait pas de remplir sa fonction et
d’accomplir son devoir. Il était supposé maintenir l’ordre du monde
en harmonie et perpétuer l’organisation sociale. Plus encore, par le
rituel, l’officiant contribuait ultimement à la création continue du
monde, des dieux et des hommes. Ses gestes et ses mots
prolongeaient l’Absolu.
Le tournant qui conduit à l’élaboration des systèmes
philosophiques se caractérise par une intériorisation du sacrifice, qui
se métamorphose en pratique spirituelle des ascètes. Le
personnage principal n’est plus le brahmane chargé de respecter les
rites, de les accomplir pour tous, et de les transmettre. Au centre,
désormais, se trouve le renonçant – celui qui rompt avec le monde,
avec la société, avec lui-même.
Le sacrifice demeure crucial, le message des Veda toujours actif.
Mais ils sont transposés, transformés. C’est en lui-même que le
renonçant officie. C’est sa propre existence qu’il brûle et offre. C’est
en lui qu’il retrouve l’Absolu que lui cachait l’ignorance antérieure.
« En lui-même » signifie désormais : dans le fond impersonnel de
son existence. Cette dernière n’est considérée comme
« personnelle » que par méconnaissance, erreur et illusion. Si l’on
perd de vue ce point crucial, on risque de s’égarer.
Brahman change alors de signification et de portée. Le terme ne
désigne plus l’officiant, l’homme lettré, assurant la fonction
sacerdotale, responsable du bon déroulement du sacrifice. Ce
Brahmane (au masculin) laisse place au Brahman (au neutre),
l’Absolu impersonnel, la conscience cosmique. Cette conscience est
dépourvue de pensée comme de volonté, puisque pensée et volonté
constituent des marques de la finitude humaine et de la séparation
illusoire qui fait croire que « notre » esprit existe.
Cette mutation entraîne de nouvelles interrogations. Les
prescriptions du rituel suscitent maintenant des questions relatives à
la finalité du sacrifice, à son sens profond, aux réalités ultimes
auxquelles il renvoie. Autrement dit, on s’interroge sur l’ordre du
monde, mais aussi sur ce qu’il y a « derrière », si l’on ose dire.
Aux textes les plus anciens, principalement les Veda, viennent
alors s’adjoindre les Brahamana et les Upanishad, qui entrelacent
des éléments spéculatifs avec des expériences spirituelles, voire des
extases mystiques. Leur émergence correspond à une période
d’effervescence intense, et leur abondance comme leur diversité
montre que cette quête spirituelle s’est exercée en plusieurs
directions.
Elle ne prend pas d’emblée la forme de traités de philosophie.
Toutefois les qualités littéraires et la puissance poétique des
Upanishad, qui justifient leur appartenance aux trésors spirituels de
l’humanité, ne doivent pas faire oublier qu’on y trouve également, en
cours d’élaboration, quantité de notions et de représentations qui
demeurent, par la suite, conceptualisées et argumentées dans les
écoles philosophiques.

Le grand défi bouddhiste


Encore faut-il, pour que ces spéculations se développent,
qu’advienne un événement déclencheur. Ce sera le grand défi
bouddhiste. Sans lui, il se pourrait que la philosophie indienne ne se
fût jamais constituée. En tout cas, sûrement pas avec le sens de
l’argumentation et la subtilité dialectique dont elle fait preuve.
Ce qui saute aux yeux, en effet, dès qu’on s’immerge dans les
traités philosophiques de l’Inde classique, c’est l’omniprésence des
distinctions conceptuelles et des démonstrations, toutes destinées à
réfuter les erreurs des adversaires, c’est la pugnacité des joutes,
controverses et autres tournois entre adversaires aux théories
opposées.
Or, ce raffinement intellectuel ne s’est pas construit seul. Il s’est
élaboré en raison d’une dissidence interne, survenue au cœur de la
pensée indienne. La doctrine du Bouddha, bien que née en Inde et
nourrie de culture indienne, est entrée en conflit ouvert avec
l’héritage du brahmanisme. Au sein de la culture indienne, le
Bouddha et ses disciples vont être considérés, durant des siècles,
comme des dissidents qu’il faut ramener dans le droit chemin.
On trouve évidemment toute la gamme des attitudes, depuis
ceux qui considèrent les bouddhistes comme des ennemis
diaboliques, adversaires à éliminer, dangers à éradiquer, jusqu’à
ceux qui tentent de les rattraper, de les contenir dans la perspective
commune en soulignant qu’ils ne sont éloignés qu’en apparence des
thèses fondatrices du brahmanisme.
Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : ce sont les objections des
bouddhistes qui ont conduit les brahmanes à aiguiser leurs
répliques, donc à préciser leurs doctrines. Et c’est en raison de ce
conflit interne que se sont constitués les systèmes philosophiques
« orthodoxes ». C’est pour tenter de le résoudre qu’ils se sont, peu à
peu, sophistiqués et perfectionnés.
Ce moteur essentiel est encore trop souvent méconnu. On
imagine, à tort, un développement spontané et autonome de la
pensée brahmanique, et une croissance indépendante, de son côté,
de la pensée bouddhique. Ce ne fut pas le cas.
C’est bien l’opposition radicale, profonde et intense de ces deux
pensées qui a constitué l’axe central du développement de l’une
comme de l’autre. Sans le duel interminable de ces deux camps, pas
de philosophie indienne. C’est pour répliquer aux attaques des
bouddhistes que les brahmanes ont dû affûter leurs arguments et
affiner leurs conceptions. Inversement, pour maintenir leurs
critiques, consolider leurs objections et répondre à leur tour aux
réfutations de leurs adversaires, les bouddhistes ont été poussés à
renforcer leurs positions.
Durant plus d’un millénaire, cette altercation devint le moteur de
la philosophie indienne. En quoi consiste donc la singularité des
bouddhistes, et comment devint-elle, par contrecoup, le ferment du
développement philosophique de l’Inde ?

Avec ou sans âtman


Au texte supposé éternel et incréé des Veda, le Bouddha oppose
un message simplement humain. Il n’est ni dieu ni messager
cosmique, rien qu’un homme qui prétend avoir trouvé les causes de
la souffrance et les moyens d’en sortir.
Voilà qui ne dit pas encore nettement sur quoi s’est centrée –
intellectuellement, philosophiquement – l’altercation entre
brahmanistes et bouddhistes. À partir d’un même fonds commun,
leurs routes divergent radicalement quand il est question de
l’articulation entre illusion et délivrance.
Les deux camps partagent cette conception : le monde que nous
appelons « réel » est pure illusion, et en prendre conscience conduit
à la délivrance. Mais les sens respectifs qu’ils donnent à cette prise
de conscience, et à la délivrance, sont opposés.
Pour les brahmanes, prendre conscience de soi signifie
abandonner toutes les particularités, toutes les constructions
particulières qui nous singularisent, pour enfin reconnaître en nous
le Soi – absolu, éternel, impersonnel de l’Âtman-Brahman, le Soi
(âtman) identique à l’Absolu (Brahman).
À l’inverse, pour les bouddhistes, ce Soi cosmique constitue une
illusion, dernier piège, ultime obstacle. Pour eux, il n’existe aucun
soi, aucun âtman, ni de l’individu ni du cosmos, la conscience n’est
pas un phénomène subsistant par lui-même et renvoyant à un « être
conscient », de quelque manière qu’on le définisse, mais seulement
une propriété éphémère des flux de sensations et des processus
corporels.
Le cœur des disputes philosophiques, de plus en plus élaborées
et sophistiquées, qui opposeront pendant des siècles brahmanes et
bouddhistes est donc constitué par leur divergence radicale sur
l’âtman, le soi – notion qui s’applique aux individus, à l’Absolu, mais
aussi aux choses. On parle du « soi » d’un objet pour désigner son
identité permanente, sa nature singulière, ce qui le définit et le
distingue.
Pour les bouddhistes, tout âtman est un mirage. De leur point de
vue, les choses sont toutes « dépourvues de nature propre » : nous
croyons, par erreur et par illusion, avoir affaire toujours à la même
cruche, au même gobelet… En fait, ces objets ne cessent de
changer, ne sont jamais identiques d’un instant à un autre.
Le monde, selon les philosophes bouddhistes, est discontinu :
des « séries » de cruches et de gobelets se succèdent, et nous
considérons, à tort, qu’il existe des choses fixes, denses, identifiées.
Il en va de même des personnes humaines : nous nous croyons, à
tort, organisés autour d’un point stable – un moi, un ego, un soi
personnel consistant et descriptible. Ce n’est qu’un leurre. Il n’y a
aucun penseur derrière la pensée.
Nous éprouvons, certes, des sensations et des désirs, nous
avons des intentions, des projets, des idées. Mais ces flux ne sont
pas produits, selon les bouddhistes, par un « soi » autonome. Ils ne
sont même reliés à aucun point fixe. Ils ont seulement, si l’on peut
dire, la couleur « je ». Le caractère subjectif est une de leurs
propriétés, mais ce n’est pas la conséquence de l’existence d’un Je-
moi effectivement réel.
La proclamation bouddhiste de l’absence totale de soi, de
« nature propre » (on pourrait dire de « sujet » aussi bien que de
« substance », pour parler en termes occidentaux) a constitué le
véritable défi, intellectuel et spirituel, qui a incité la pensée des
brahmanes à fourbir ses arguments pour répliquer.
Ces deux camps antagonistes ont assuré le développement
philosophique de l’Inde, à travers d’innombrables controverses,
joutes verbales, disputes réelles ou fictives. Entrer dans leurs
méandres et leur mécanique occuperait plusieurs volumes. Il suffira
de noter au passage que cette scolastique indienne, qui voit pendant
plusieurs siècles les camps adverses rivaliser d’ingéniosité, évoque
souvent les débats qui opposèrent, au cours de notre Moyen Âge,
les écoles de logiciens, mystiques et théologiens opposés. Les
clivages sont certes différents, la technicité et l’opiniâtreté des
débats se révèlent très voisines.
Les bouddhistes, parce qu’ils soutiennent « qu’il n’y a pas » (pas
d’âtman, de soi, de substance permanente) ont été surnommés par
leurs adversaires « nastiska » (ceux qui disent : « il n’y a pas… »).
En fait, les brahmanes les considèrent comme des nihilistes.
Inversement, les bouddhistes jugent que les brahmanes restent
piégés par l’illusion d’une réalité trompeuse.
L’axe de la querelle consiste bien, du côté bouddhiste, à accuser
les brahmanes de croire réels des mirages et, du côté brahmane, à
considérer que les bouddhistes annihilent toute pensée et toute
vérité en croyant dissiper intégralement les illusions.
Le plein contre le vide, somme toute.
Toutefois, ces deux univers en miroir peuvent aussi être
considérés comme reflets l’un de l’autre. Par-delà leurs
confrontations et oppositions, il n’est pas impossible de considérer
qu’ils expriment, par des voies dissemblables, mais finalement
convergentes, une même réalité spirituelle, une seule et même
quête métaphysique.
Enfin, il ne faudrait pas surtout imaginer que chacun des deux
versants, « brahmanes » et « bouddhistes », forment des camps
homogènes, définitivement unifiés. D’un côté comme de l’autre,
quantité de divergences séparent des écoles distinctes, plus ou
moins en accord sur le fond, mais assez opposées dans leurs
explications et analyses pour entretenir de vives querelles.
L’Â ’ …
Six écoles, des divergences, un fonds commun, une
domination progressive de la pensée non dualiste.

En Inde, la classification traditionnelle distingue six écoles que l’on a


pris l’habitude d’appeler « orthodoxes », pour signifier qu’elles
partagent les fondements de la pensée brahmaniste, à commencer
par l’adhésion aux enseignements des Veda.
Ces six écoles sont regroupées en trois couples : Nyâya et
Vaisesika, Samkhya et Yoga, Mimamsa et Vedanta. Cette liste laisse
au-dehors les écoles dissidentes, appelées aussi « non
orthodoxes », en particulier les matérialistes, les jaïns et les
bouddhistes.
Avant de décrire succinctement les particularités de chacune de
ces six écoles, il faut indiquer leurs caractéristiques communes.
En premier lieu, les auteurs des textes demeurent, le plus
souvent, inconnus. Soit ces auteurs sont purement et simplement
anonymes, soit leur nom ne s’accompagne d’aucune biographie
circonstanciée. En Europe domine la personnalisation des systèmes
d’idées : des Grecs à nos jours, les silhouettes des philosophes et
les anecdotes de leur vie sont bien documentées, et leurs
philosophies portent la marque de leur individualité. En Inde, seul
compte ce qui est dit, sans qu’on se soucie de savoir qui a forgé telle
notion ou inventé tel raisonnement.
La forme des textes est également singulière. Elle se présente,
pratiquement dans toutes les écoles, selon deux versants. D’une
part, des recueils de « sûtra », séries de textes très courts, qui
énoncent des thèses de manière concise, aphoristique, et
constituent le point de départ et la référence de la famille de pensée
qui s’en réclame. D’autre part, des commentaires (bhâsya), qui
exposent, développent et approfondissent le contenu des premiers
recueils. Dans ces ouvrages de commentaires, très nombreux,
parfois très longs, se déploie l’élaboration conceptuelle proprement
dite. Le développement de ce matériau philosophique se poursuit de
manière évolutive et surabondante : les commentaires donnent lieu
à des commentaires, qui en engendrent à leur tour de nouveaux.
Une dernière singularité majeure des systèmes de pensée
orthodoxes indiens est leur manière de concilier accord et
opposition. En effet, tous partagent un fonds commun, qui
comprend : l’adhésion aux Veda comme conception du monde
indépassable, l’affirmation d’une unité ultime derrière les apparences
innombrables, la possibilité d’une délivrance par la reconnaissance
et la compréhension de cette réalité une.
Leurs oppositions sont parfois vives. Mais elles ne sont jamais
jugées assez puissantes pour donner lieu à des systèmes
antagonistes et incompatibles. Elles se présentent au contraire
comme des points de vue (darsana), des approches distinctes d’une
seule et même réalité. Dès lors, même quand les disputes sont
intenses, les réfutations ne visent jamais à disqualifier intégralement
l’adversaire. On suggère plutôt qu’il s’égare, bien qu’il veuille aller
dans la bonne direction.
La singularité indienne consiste à maintenir unité et diversité, en
prétendant que les écoles qui se distinguent, et parfois fortement,
sont finalement convergentes dans leurs perspectives ultimes, et
donc compatibles.

Nyâya et Vaisesika
Le Nyâya et le Vaisesika correspondent respectivement à une
logique et à une physique, dans une optique relativement proche de
celles d’Aristote.
Le Nyâya, terme qui signifie « méthode, règle », étudie
principalement le système des formes de raisonnements pour
discerner, comme le fait l’Organon d’Aristote, celles qui sont valides
et concluantes de celles qui ne le sont pas.
Le texte fondateur, Nyâya Sûtra, attribué à Gautama, examine
notamment les conditions de l’inférence (anumâna) qui permet
d’affirmer avec certitude une conclusion dont on n’a pas la
connaissance directe. Les traités de logique développés par les
commentateurs ressemblent fortement à ceux de la scolastique
médiévale dans l’Occident chrétien.
Certes, il est toujours précisé, dans ces traités, que la logique
constitue une voie de délivrance. Mais il demeure malaisé de
considérer cette exploration formelle des raisonnements comme
autre chose qu’une méthode, plus intellectuelle que spirituelle, dont
le parallélisme avec celle d’Aristote est frappant.
Le Vaisesika, dont les sûtra sont attribués à Kanâda, est une
physique, fort semblable elle aussi, dans ses principes, à celle de
l’Antiquité grecque. Son matérialisme atomiste est proche de celui
de Démocrite : la matière est composée d’atomes, la connaissance
se fait par contact direct. Les singularités intéressantes résident en
particulier dans le fait de concevoir que neuf substances composent
la réalité. Aux éléments classiques s’ajoutent le temps, l’espace,
l’esprit (manas), l’âme (âtman), qui sont considérés comme des
formes spécifiques de la matière.
Le contraste entre cet atomisme matérialiste et les autres lignes
de force de la pensée orthodoxe indienne a fait supposer que le
Vaisesika constituait originairement une école non orthodoxe, dont
les éléments auraient été « récupérés » et intégrés par les
brahmanes.
Quoi qu’il en soit, Nyâya et Vaisesika n’ont pas vraiment joué,
dans l’histoire de la pensée indienne, un rôle de premier plan. Les
discussions se réfèrent souvent à leurs règles et à leurs doctrines,
mais en les utilisant comme des illustrations, ou des cas de figure à
discuter, plutôt que comme des modèles à suivre.

Yoga et Samkhya
Il en va tout autrement avec le Yoga et le Samkhya. Le terme
yoga est aujourd’hui mondialement connu, mais il n’a plus
exactement le même sens. Sous ce nom, on pratique à présent,
dans le monde entier, des séries de postures, d’exercices de souffle
et de méditation censés améliorer la condition physique et mentale.
Un lien avec l’école de pensée indienne du même nom existe,
puisqu’il s’agit bien, dans le Yoga, de proposer une méthode
pratique d’accès à la délivrance. Le terme sanskrit yoga veut dire
d’abord le « joug », qui attache les bœufs à la charrue. L’idée de
lien, de jonction est au cœur de cette école, qu’il s’agisse des liens
entre le physique et le mental, entre les exercices pratiques et la
délivrance, entre l’âtman (le Soi) et le brahman (l’Absolu).
C’est à Patanjali qu’est attribué le rassemblement des 195
aphorismes constituant les Yoga Sûtra, dont de nombreux éléments
figurent déjà dans des textes plus anciens, comme la Bhagavad-Gîtâ
et les Upanishad. L’ensemble se donne pour but de faire cesser
l’agitation mentale pour obtenir une forme de repos unifié, grâce à la
mise en pratique de règles morales, de disciplines quotidiennes,
d’exercices de maîtrise de la respiration. Ces pratiques sont censées
déboucher sur une concentration complète de l’esprit, une
méditation profonde permettant la contemplation de la réalité « telle
qu’elle est ».
Toutefois, les préceptes pratiques prescrits par le Yoga ne se
comprennent et ne s’expliquent pleinement que par les notions
organisées à travers le Samkhya, qui constitue son ossature
intellectuelle et son cadre de référence. Il s’agit d’un système de
« dénombrement » ou de « décompte » (c’est ce que signifie
samkhya en sanskrit) des éléments du monde, qui constitue à la fois
une physique et une métaphysique.
Deux principes sont à l’œuvre dans l’univers : la nature (Prakriti)
féminine et créatrice, et l’esprit (Purusa), masculin et contemplatif.
Leurs interactions se produisent à travers trois qualités (gunas), et la
réalisation de la délivrance du disciple est conçue, sans l’intervention
d’aucune grâce divine, comme l’union ultime du principe féminin et
de l’esprit absolu.
Empruntant de multiples éléments à des textes très anciens, les
karikas (c’est-à-dire les strophes, terme à peu près synonyme de
sûtra) du Samkhya, attribuées à Isvara-Krishna, témoignent d’un
fonds de conceptions indiennes où se conjuguent des explications
cosmologiques, psychophysiques et des notions à portée
philosophique. Les multiples commentaires du Samkhya au cours
des siècles, sans compter son influence sur certaines écoles
bouddhistes, en font un des piliers durables de l’indianité.

Mimamsa et Vedânta
Ces deux derniers « points de vue » sont différents et reliés. La
Mimansa est d’abord une réflexion sur le rituel védique,
l’ordonnancement des sacrifices et leur portée. Peu à peu, les sûtras
de cette école ont approfondi leur démarche en s’interrogeant sur le
mécanisme même de l’efficacité du sacrifice et sur la participation de
l’Absolu au processus de l’action humaine. Ces interprétations des
rituels, centrées sur les pratiques orthodoxes, n’ont connu qu’un
développement et une influence relativement limités.
Au contraire, le Vedânta est devenu, au fil des siècles, le
système spéculatif indien le plus développé et le plus influent, à tel
point qu’à l’époque moderne parler de philosophie indienne revient
presque toujours à se référer à son univers. Le Vedânta – qui
signifie « fin », « accomplissement », « couronnement » des Veda –
se présente comme la conséquence de leur enseignement. Ancré
dans ce fonds originaire, développant des éléments déjà présents
dans les Brahmana et les Upanishad, le Vedânta a pu apparaître
comme la métaphysique « native » de la culture indienne.
Cette pensée est à la fois vertigineusement puissante,
absolument déconcertante pour un esprit formé à l’école de la
métaphysique occidentale, et génératrice de paradoxes
innombrables. Elle est aussi extrêmement simple à résumer, au
point de pouvoir tenir en une seule phrase : « Brahman est vrai, le
monde est faux, l’âme est Brahman et rien d’autre. » Cette
formulation lapidaire a des conséquences innombrables.
Entre le Soi individuel et le Soi absolu, aucune différence. Tout
est un. Rien n’est séparé, isolé, différent. Âme individuelle et âme
universelle sont identiques, comme le sont sujet et objet. La
« grande parole » (mahavakya) de la Chandyogaupanishad se tient
au cœur de cette philosophie : Tat twam asi. Ces trois mots sanskrits
– qui signifient « Cela (tat) aussi (twam) tu es (asi) » – constituent la
réponse du maître à son disciple contemplant d’abord un arbre, puis
une abeille.
Seule l’illusion (mâyâ) nous fait croire que nous sommes des
existences et des consciences séparées, nous tenant face à des
choses et des êtres hors de nous. En réalité, il n’existerait qu’un
« cela » indifférencié, qu’il s’agit trouver en nous, en dissipant le
mirage des séparations.
Le résumé paraît simple, les questions qui en découlent ne le
sont pas. Elles fournissent matière à d’interminables débats. Ils
portent notamment sur la puissance, la nature et la fonction de cette
illusion qui génère l’impression d’un monde. Quelle est la réalité
propre de cette apparence ? Est-elle engendrée par le Brahman,
l’Absolu lui-même ? Si oui de quelle manière et à quelle fin ?
D’autres débats portent sur la nature de la conscience, son
caractère indescriptible ou non, sur la délivrance et son processus,
sur l’ignorance et son étendue… Entre autres.
Toutes ces questions se retrouvent dans les œuvres du
philosophe majeur du Vedânta, Shankara, dont les textes n’ont
cessé d’être commentés et repris jusqu’à nos jours.

Shankara
De multiples légendes se mêlent aux récits de sa biographie.
Même les dates de sa naissance et de sa mort font l’objet de
désaccords entre les historiens. À quelques décennies près, il serait
né au e siècle de notre ère, au sud de l’Inde, et mort au e ou au

e siècle, tout au nord, dans l’Himalaya. On lui attribue une

exceptionnelle précocité, qui l’aurait conduit à devenir un renonçant


dès l’âge de huit ans.
Shankara est également supposé avoir parcouru l’Inde à pied, en
tous sens, d’est en ouest, du nord au sud, des années durant, en
fondant des écoles, des ordres monastiques dont plusieurs sont
toujours en activité. Sans qu’on puisse toujours discriminer les faits
et les fables, il semble assuré que Shankara a déployé, au fil de sa
courte existence, une énergie débordante.
Durant ses périples, il est censé l’avoir emporté sur tous ses
adversaires au cours de joutes oratoires multiples. Ces « disputes »
philosophiques sont fréquentes dans l’Inde du temps, qui se couvre
alors d’universités monastiques, foyers d’enseignements et d’ascèse
où s’affrontent bouddhistes et brahmanistes. Les enjeux de leurs
confrontations sont à la fois religieux, spirituels et philosophiques.
L’époque de Shankara est en effet marquée, dans le monde
intellectuel et spirituel, par l’élaboration des réponses brahmaniques
« orthodoxes » au défi intellectuel que représentent les objections
des bouddhistes. Shankara fut l’un des grands artisans de cette
reviviscence, en opérant un puissant retour aux sources de la
doctrine védique et une rénovation de son inspiration métaphysique
fondatrice. C’est pourquoi il passe aussi bien pour un réformateur,
rompant avec des pratiques stériles et des interprétations
desséchées, que pour un restaurateur des « bonnes doctrines »
contre les dérives et les hétérodoxies.
Le nombre de traités qui lui sont attribués excède la
vraisemblance. Mais il est certain qu’il a consacré des commentaires
aux Upanishad, à la Bhagavad-Gîtâ et aux Brahmasutra. Son œuvre
la plus personnelle, Le Traité des mille enseignements – une partie
en vers, une autre en prose – constitue l’un des exposés du « non-
dualisme » parmi les plus aboutis, bien que toujours formulé dans
des termes simples.
Le non-dualisme (Advaïta), qu’est-ce donc ? L’affirmation d’une
absence absolue de différences. La pensée de Shankara, connue
sous le nom d’Advaïta-vedânta, Vedânta non dualiste, enseigne que
tout ce qui distingue, sépare, délimite constitue purement et
simplement un mirage, une complète illusion. Shankara porte cette
dissolution des différences à sa limite extrême.
Il souligne ainsi l’inanité des oppositions entre âme et corps,
individu et univers, parole et silence. Du point de vue
rigoureusement non dualiste, il n’y a pas véritablement d’autre ni de
soi, pas d’esprit ni de matière, pas de vivant ni de mort, pas plus que
de jour et de nuit, de lumière et de ténèbre, de sujet et d’objet.
Ces différences, ces oppositions, et mille autres, ne sont que
voiles, fictions, effets de surface. Il n’y a que Brahman, l’Absolu, le
non-différencié, lequel englobe tout. On ne saurait même pas dire
qu’il « contient » tout, car il est tout – immuable, sans séparation,
sans différence d’aucune sorte.
Celui qui voit cela saisit du même coup qu’il est lui-même
Brahman. « Je suis tout », écrit Shankara. Telle est sa maxime,
comme « Je pense, donc je suis » est celle de Descartes, ou bien
« Je suis mon cœur » celle de Rousseau. « Je suis tout » signifie :
mon moi ne se distingue pas de l’Absolu, ce tout petit « je » n’est ni
différent de l’infini ni séparé de lui, puisque rien n’est différent, rien
n’est séparé.
La puissance de cette pensée non dualiste est forte. Ses
paradoxes ne le sont pas moins. Car, si toute différence est vaine,
illusoire, sans contenu réel, alors les distinctions entre bourreau et
victime, meurtre et vertu, cruauté et tendresse, barbarie et
civilisation le deviennent également. La question même du
préférable, sous toutes ses formes, disparaît. La radicalité de
l’Absolu omniprésent et indifférencié finit ainsi par rendre
impensables la politique et la morale.
En outre, si toute différence est illusoire, toute distinction vaine,
comment maintenir un écart entre sagesse et déraison, piété et
impiété ? Ces questions n’ont pas manqué de tarauder la pensée
indienne, et de susciter des tentatives, plus ou moins ingénieuses,
pour sortir de ces difficultés.
C’est ainsi que Râmânuja, parmi les grands successeurs de
Shankara, insiste sur la joie de celui qui sait, sur la félicité qu’il
éprouve à se fondre dans le Brahman, plutôt que sur
l’impersonnalité de l’indifférencié.
Après un temps de relative éclipse, la pensée de Shankara est
redevenue, à l’époque contemporaine, une source majeure
d’inspiration pour des penseurs indiens tels Râmakrishna,
Vivekananda, Sri Aurobindo, Jiddu Krishnamurti…
Finalement, en dépit des méandres de son histoire, de la
complexité inouïe de ses subdivisions, de la diversité de ses
facettes, la pensée philosophique indienne a persisté au fil des
siècles et des millénaires en conservant quelques traits majeurs : la
conviction de déjà tout contenir, la croyance de simplement déployer
ce qui est présent depuis les commencements, la prétention de ne
rien découvrir de nouveau tout en ne cessant d’approfondir et de
perfectionner mille subtilités.
Cet « inclusivisme » indien, comme on a dénommé cette
propension à tout ramener, même ce qui peut paraître inédit, à des
éléments antérieurs, est évidemment aux antipodes de la prétention
gréco-européenne à faire toujours neuf, à instaurer des ruptures et
des innovations. Ce qui n’est pas sans rapport, on l’aura compris,
avec des vécus et des conceptions du temps dissemblables…

À
Les écoles philosophiques indiennes se sont peu à peu perfectionnées en réponse
à la critique serrée des bouddhistes.
Six « points de vue », distincts mais supposés compatibles, forment l’orthodoxie.
La perspective non dualiste, qui proclame illusoires toutes les oppositions, a fini
par dominer avec l’œuvre de Shankara.

P
Abhinavagupta et le shivaïsme du Cachemire
Voulez-vous vous dépayser fortement ? Si oui, alors n’allez pas forcément vous
précipiter sur les traités de logique indiens, qui ressemblent de près à ceux
d’Aristote et de ses continuateurs médiévaux. N’allez pas non plus lire les traités
d’esthétique, de morale ou de politique rédigés en sanskrit, même si leurs
contenus riches et singuliers réservent bien des découvertes, parce qu’ils ne sont
pas totalement déconcertants pour des lecteurs d’Épicure, de Sénèque ou de
Machiavel. Si vous souhaitez vous retrouver vraiment ailleurs, dans une
configuration mentale sans équivalent, alors lisez un auteur de grande envergure,
autant par les dimensions de ses textes que par l’ampleur de sa pensée, qui se
nomme Abhinavagupta, et vivait au Cachemire entre le e et le e siècle de notre
ère.
Né vers 950, mort vers 1020, il est considéré par les spécialistes comme « l’un
des plus puissants génies de tous les métaphysiciens et mystiques de l’Inde »,
selon les termes d’André Bareau, qui fut professeur au Collège de France. Auteur
prolixe, Abhinavagupta eut des maîtres provenant de plusieurs traditions et de
nombreux disciples, il s’intéressa à la métaphysique comme à la poésie, à la
mystique comme à la dramaturgie. Son nom même évoque cette profusion et son
oubli : « abhinava » signifie « sans cesse renouvelé » et « gupta » veut dire
« caché ». Malgré la puissance de sa pensée, il demeure pratiquement inconnu, à
ce jour, aussi bien des professionnels de la philosophie que des amateurs
éclairés, alors même que de larges parties de son œuvre sont traduites en
français et en anglais.
Comment expliquer ce relatif délaissement ? Il n’est pas lié seulement à la
difficulté, parfois intense, de ses spéculations. Cette difficulté est réelle, mais
Hegel n’est pas moins ardu, et pourtant bien plus fréquenté. La doctrine
métaphysique d’Abhinavagupta n’est pas non plus à incriminer : il appartient en
effet à une école tardive, mais qui se situe pour l’essentiel dans le droit fil de la
pensée indienne classique, le « shivaïsme du Cachemire ». Active dans cette
région de l’Inde entre le e et le e siècle, cette école a bien des points

communs avec le fonds des systèmes indiens : elle vise la délivrance par
élimination de toutes les distinctions, en particulier entre existence et non-
existence.
Ce qui dépayse le plus, et peut expliquer pourquoi ce génie reste méconnu, c’est
le mélange de rigueur métaphysique et de pratiques magiques qui caractérise
toute l’œuvre. Elle expose aussi bien ce qu’est la présence transparente de
l’absolu et les processus d’apparition des phénomènes que des rituels obscurs, à
caractère souvent sexuel, parfois transgressif, auxquels l’adepte doit se livrer pour
progresser dans la voie, celle du tantrisme, caractérisé par des pratiques
d’extases et de franchissement des interdits ordinaires.
La difficulté consiste à ne pas se laisser décourager par ce mélange qui nous
semble incongru ou inacceptable, et à distinguer ce qui relève de l’analyse
métaphysique la plus subtile et des croyances ésotériques – quitte à s’apercevoir
que le partage n’est pas toujours aisé…

M - ( )
Adhyâsa. Surimposition. Notre ignorance persiste parce que nous attribuons,
nous « surimposons » à la conscience originelle des qualités qui ne lui
appartiennent pas.
Advaïta (littéralement « non-deux »). Désigne la pensée non dualiste, qui refuse
comme autant de constructions illusoires toutes les formes de séparations,
distinctions et différences.
Anumâna. Inférence. Il est possible de connaître ce qu’on ne voit pas et
n’éprouve pas directement par le moyen de la déduction logique, qui accroît
nos capacités de savoir.
Âtman. Ce terme désigne d’abord, en sanskrit, le tronc du corps humain. Employé
comme réflexif (se voir, se toucher), il désigne également le « soi », la nature
propre d’un être, vivant ou non.
Brahman. L’absolu – impersonnel, inqualifiable mais omniprésent.
Darsana. Point de vue, vision, d’où doctrine, système ou école de pensée.
Dharma. Terme à plusieurs sens, désigne :
1. l’ordre à la fois cosmique et moral du monde qu’une conduite pieuse contribue
à préserver ;
2. l’enseignement du Bouddha ;
3. également chez les bouddhistes, les éléments éphémères composant la réalité.
Moksha. Délivrance (sortie du cycle des morts et renaissances, le samsâra).
Nirvâna. Littéralement « extinction du souffle », désigne l’état auquel on accède
par la délivrance, présenté parfois comme une béatitude, le plus souvent
comme indescriptible.
Samsâra. Série des morts et des renaissances, dont la délivrance consiste à
sortir définitivement.

À
À
Textes traduits du sanskrit
Pour commencer
La Bhagavadgîtâ, traduit par Marc Ballanfat, GF Flammarion, 2007.
Poème spéculatif, inséré dans l’épopée du Mâhâbharata, et devenu un des
piliers de la culture indienne.
Chandogya Upaniṣad, traduit par Émile Sénart (1930), Les Belles Lettres, 1971.
Une des Upanishad les plus célèbres.
Les Strophes de Sâmkhya, traduit par Anne-Marie Esnoul, Les Belles Lettres,
1964.
Un des textes fondateurs.
Pour approfondir
Abhinavagupta, La Lumière sur les Tantra. Chapitres 1 à 5 du Tantrâloka, traduits
et commentés par Lilian Silburn et André Padoux, Collège de France,
Publications de l’Institut de civilisation indienne, fascicule 66, De Boccard,
1998.
Exemple d’un système spéculatif de grande envergure.

Études d’ensemble
Marc Ballanfat, Introduction aux philosophies de l’Inde, Ellipse, 2002.
Une première présentation, très simple et claire, pour débutants, que complète
Le Vocabulaire des philosophies de l’Inde du même auteur, Ellipses, 2003.
François Chenet, La Philosophie indienne, Armand Colin, 2019.
Présentation complète et savante des écoles et systèmes de pensée de l’Inde,
dans leur diversité.
Madeleine Biardeau, L’Hindouisme. Anthropologie d’une civilisation, Flammarion,
Champs, 1995.
L’exposé le plus complet et accessible à la fois des axes du monde indien et
de ses représentations de l’homme et de la société.
Guy Bugault, L’Inde pense-t-elle ? PUF, 1994.
Une étude pénétrante et savante de la spécificité des tournures d’esprit de
l’Inde philosophique, en particulier bouddhiste, par un de ses meilleurs
spécialistes.
Michel Hulin, Comment la philosophie indienne s’est-elle développée ? La querelle
brahmanes-bouddhistes, Éditions du Panama, 2008.
Une mise en lumière de l’antagonisme qui a constitué la colonne vertébrale de
la philosophie en Inde.

Et aussi…
Des ouvrages anciens, mais toujours utiles :
Helmut von Glasenapp, La Philosophie indienne, initiation à son histoire et à ses
doctrines, traduit par Anne-Marie Esnoul, Payot, 1951.
Heinrich Zimmer, Les Philosophies de l’Inde, traduit par Marie-Simone Renou,
Payot, 1985.
Pour ceux qui lisent l’anglais :
Sarvepalli Radhakrishnan et Charles A. Moore, A Sourcebook in Indian
Philosophy, Princeton University Press, 1973.
Pour des travaux philosophiques spécialisés, les lecteurs exercés se reporteront
aux sommes publiées par l’Institut de civilisation indienne du Collège de France,
en particulier :
Michel Hulin, Le Principe de l’ego dans la pensée indienne classique : la notion
d’ahamkâra, De Boccard, 1978.
Lilian Silburn, Instant et cause, le discontinu dans la pensée philosophique de
l’Inde, De Boccard, 1989.
II.
D

« Il n’y a que les sots


qui se croient éveillés. »
Z

« Le renversement est le mouvement du Tao, la faiblesse sa modalité. Les


dix mille êtres sont issus de l’Être, l’Être est issu du néant », in Le Livre de
Lao-tseu, traduction de Jean Levi, Les Belles Lettres, 2018.

e siècle avant Les six livres canoniques (King),


notre ère dont le Yi King, livre de divination par hexagrammes

551 ?-479 ? avant Vie de Confucius


notre ère Vie supposée de Lao Zi (Lao Tseu), fondateur du taoïsme
479-392 avant Mozi critique Confucius au nom de l’utilitarisme
notre ère

371-289 avant Mong K’o (Mencius) développe une éthique et une


notre ère politique confucéennes fondées sur la compassion

313 ?-238 ? avant Xun Zi interprète Confucius en sens opposé de Mencius


notre ère

369 ?-288 ? avant Zhouangzi (Tchouang Tseu) porte à sa perfection le récit


notre ère taoïste

Du e au e siècle Développement du « légisme », qui prône l’autorité


avant notre ère

Note sur les noms chinois


La transcription des noms chinois en caractères alphabétiques a connu plusieurs
systèmes, et les conventions actuelles ne se sont pas partout imposées : on
continue à écrire Pékin plus souvent que Beijing.
Les choix opérés dans le texte sont subjectifs et ne sont pas unifiés de façon
systématique : je suis, par exemple, la règle la plus récente en écrivant Lao Zi, et
non Lao Tseu comme autrefois, ou Zhouangzi, et non Tchouang Tseu. En
revanche, je ne me résous pas à effacer l’usage, tellement bien établi, des noms
de Confucius ou de Mencius.
P
Où l’on s’aperçoit que l’espace, en Chine, est vécu et
conçu de manière particulière, et que s’ensuivent de
nombreuses conséquences.

« C’est loin ? » Chaque fois que je pose la question, le responsable


de l’hôtel répond aussitôt : « Non, ce n’est pas loin ! »
C’est la première fois que je viens à Pékin. J’ai bien compris que
la ville est immense, mais je n’ai qu’une vision très vague de sa
topographie. Mon premier mouvement est de faire confiance à
l’homme de l’hôtel. S’il affirme que ce n’est pas loin, je devrais
pouvoir me débrouiller. Malgré tout, fatigué par le voyage, le
décalage horaire, ayant un peu peur de me perdre, je demande un
taxi. L’hôtel indique au chauffeur où je veux me rendre.
Le taxi roule, presque en ligne droite, à une allure assez vive,
pendant une bonne demi-heure. À vue de nez, me voilà à une
quinzaine de kilomètres de mon point de départ. À pied, j’aurais mis
au moins trois heures. Pas loin ?
Plusieurs fois, les jours suivants, la même scène se répète. Je
constate que l’espace, en Chine, n’est pas celui dont j’ai l’habitude.
« Pas loin » n’a pas le même sens qu’en Europe. Je finis par
demander à des amis chinois ce qu’ils considèrent comme « loin ».
Ils m’expliquent qu’une loi interdit de demander un changement
d’emploi si l’on habite à moins d’une heure de vélo de son travail.
Une heure de vélo… plus de vingt kilomètres ! Pékin, il est vrai, ne
compte pas moins de quatre boulevards périphériques, espacés de
quinze kilomètres environ. À soixante kilomètres de la Cité interdite,
on se trouve toujours dans la ville.
Ce gigantisme ne suffit pas à expliquer la relation des Chinois à
l’espace, qui se trouve autrement configurée que partout ailleurs.
Dans le quotidien, mais aussi dans la pensée et dans la philosophie.
J’ai commencé à saisir qu’il était possible d’entrer dans la
pensée chinoise par la porte de l’espace en allant au Temple du Ciel.
C’est un des quatre grands temples historiques de Pékin, avec celui
de la Terre (au nord), de la Lune (à l’ouest), du Soleil (à l’est), cette
répartition spatiale selon quatre directions se retrouvant partout en
Chine.
Le plus étonnant, dans ce temple, c’est l’autel du Ciel. Le Temple
des Récoltes, qui appartient au même ensemble, est un édifice en
hauteur, semblable à tant d’autres. En revanche, l’autel du Ciel n’est
qu’une vaste surface pavée, entièrement vide. Ni murs, ni portes, ni
toit. Aucun édifice, nulle construction. Rien d’enclos. Juste l’espace,
le Ciel. Je n’ai jamais ressenti aussi intensément que là l’espace
comme une ouverture absolue, une présence évidente, énigmatique
aussi.
Le couplage entre récoltes et Ciel est une évidence très
ancienne. Elle avait pris, dans la Chine ancienne, une tournure
profondément rituelle, à la fois sociale et politique. Semailles et
moissons s’accompagnaient de cérémonies, les guerres
s’interrompaient, rien ne devait venir perturber les cycles cosmiques.
Ce lien vital entre communauté humaine et nature a constitué le
chemin des premières élaborations conceptuelles, marquées
d’abord par une puissante attention au concret.
La langue chinoise privilégie les termes concrets. La plupart des
mots évoquent des qualités sensibles, les vocables se rapportant à
des éléments abstraits sont rares. En outre, les mots sont des
« blocs », si l’on peut dire. Souvent, ils désignent une chose en
même temps que telle ou telle de ses qualités (ce sont par exemple
des substantifs différents qui nomment « l’eau profonde », « l’eau
bouillonnante », « l’eau sale »). L’apparence n’est pas séparée de
l’objet. Pareil dispositif linguistique n’incite évidemment pas à
distinguer les subtances et leurs accidents…
En outre, dans cette langue qui juxtapose des éléments de
significations, dont la forme varie peu (pas de conjugaison, pas de
déclinaison), l’écriture consacre un caractère distinct à chaque idée
représentée. Il existe autant de caractères que de mots. Ce qui a
pour conséquence que la pensée elle-même se conçoit d’emblée
comme un jeu d’écriture.
À la limite, la réflexion ne se déploie pas initialement dans
l’univers de la parole, pour être ensuite transcrite, couchée par écrit,
pour laisser trace. C’est plutôt dans la trace elle-même, dans la
dimension de ce qui est écrit et dessiné, que s’opère le travail de la
pensée. C’est en tout cas ce que suggèrent les travaux du grand
sinologue Léon Vandermeersch, qui a particulièrement étudié ce
phénomène des formes graphiques liées aux significations, en
montrant comment la naissance des idéogrammes est liée aux
observations des chamanes sur les os calcinés des sacrifices.
Cette singularité expliquerait notamment pourquoi la pensée
chinoise met l’accent sur les corrélations plutôt que sur les causes,
et sur « le Ciel » « qui ne s’exprime pas » plutôt que sur le Verbe
créateur, le logos.

Le Ciel
« Le Ciel » est une notion cruciale pour aborder la pensée
chinoise. Elle occupe une place centrale dans les propos de
Confucius, un des piliers de la Chine depuis plus de deux
millénaires.
Qu’est-ce donc ? Ce n’est pas à proprement parler un concept.
On ne peut donner du Ciel une explication qui renfermerait les
éléments nécessaires et suffisants pour le concevoir exactement,
comme on le fait pour un cercle ou un carré.
Le Ciel ne peut s’enfermer dans une définition de type
géométrique, parce qu’il ne peut être exactement délimité. Il n’a pas
de bords, d’arêtes, de pourtours qui permettraient de circonscrire sa
forme, de la faire saisir tout entière par le regard ou par la pensée.
Le Ciel est pur espace, mais aussi action et évolution, ce qui en fait
un dispositif primordial.
La philosophie gréco-européenne privilégie la « forme » – en
grec ancien, eïdos. Une « idée » est d’abord une « forme », qui se
découpe sur un fond d’espace indifférencié.
C’est ce fond d’espace qui retient l’attention chinoise, plutôt que
la forme qui s’en détache. Scruter le fond plutôt que les formes,
l’indifférencié plutôt que les différences, l’espace plutôt que les
choses qui s’y trouvent et s’y découpent, telle pourrait être la
première caractéristique de l’attitude chinoise.
Le Ciel s’éprouve, se perçoit, s’expérimente, il ne se conçoit pas
comme une idée bien délimitée. Voilà ce que met en lumière, à sa
manière, l’expérience de l’autel plat et vide, de l’esplanade sans
murs du Temple du Ciel à Pékin. Ce lieu ne tient pas un discours sur
l’espace. Il offre de l’éprouver.
Le Ciel, comme espace non maîtrisable par la pensée, se donne
à elle par la sensation, le corps, l’expérience vécue. Il n’est pas
absolument inconcevable ni tout à fait indicible. On peut en penser
et en dire quelque chose, mais cela restera toujours partiel,
éphémère, incomplet. Le Ciel déborde toujours la perception qu’on
en a, le récit qu’on en fait.
En outre, il est changeant. Son état est mobile, et ce point est
essentiel. Le Ciel n’est jamais le même, bien qu’il demeure le Ciel et
ne se métamorphose pas en autre chose. Il appartient à sa nature
d’être fluctuant. Tantôt clair, tantôt terne, éblouissant ou plombé, bleu
ou noir, lumineux ou ténébreux. Dans cette mobilité incessante, il
demeure. Voilà qui le distingue radicalement des modèles de vérité
occidentaux, fixes, statiques, à jamais immuables.
En outre, ces variations du Ciel ne se produisent pas au hasard,
de manière désordonnée. Changeant, le Ciel est autorégulé. À la
fois imprévisible et répétitif. Chaque lumière est unique, toutes les
lumières sont cycliques. Le Ciel ne cesse de s’engendrer, sans se
répéter à l’identique, sans rompre avec lui-même.
La différence radicale entre Ciel chinois et Être grec, c’est que le
Ciel est un processus sans fin, autorégulé, mais en devenir
perpétuel. L’Être ne change jamais, le Ciel change tout le temps.
En outre, et c’est aussi de la plus haute importance, le Ciel est
sans histoire, sans projet, sans volonté. Il n’y a pas à scruter ses
desseins, à déchiffrer ses plans. Il ne s’agit que d’observer. La seule
attitude possible consiste à percevoir l’émergence d’un changement,
l’amorce d’un cycle. Se conformer à l’indifférence, à la variabilité et à
l’immensité du Ciel, telle est la seule voie conduisant à la sagesse.
Parce que le Ciel renferme un ordre mobile éternel. Son
processus incréé, toujours en mouvement, dépourvu d’intention
comme de but, mais soumis à des règles et des cycles, doit à la fois
s’éprouver physiquement et servir de guide aux actions humaines.

Pourquoi la Chine n’est ni la Grèce ni l’Inde


Entre ces tournures de pensée chinoises et celles qui sont issues
de la Grèce antique, on remarque que l’écart est considérable.
Du côté grec, le fixe et l’immobile ont été privilégiés. La raison,
en permettant d’accéder à des idées supposées éternelles, est
censée rendre possibles, d’un même mouvement, une maîtrise de
soi et une maîtrise du monde. Grâce à la rationalité, l’action humaine
est jugée capable d’imposer à la nature ses propres plans. La vie du
sage grec est tout entière contrôlée par la raison, qui impose son
ordre au désordre des sensations, des sentiments et des passions.
La victoire (sur soi-même, sur la nature, sur un ennemi) revient
toujours à plier une matière selon un plan qui lui est extérieur.
Il en va tout autrement du côté chinois, où le changeant, le fluent,
le mobile occupent le premier plan. La tâche de la raison est de
discerner ces processus de changement qui ne dépendent pas
d’elle, de comprendre les transformations à venir, le plus
précocément possible. L’action humaine a pour ambition de
s’insérer, aussi finement qu’elle le pourra, dans les transformations
de la nature.
La vie du sage consiste cette fois à épouser ces changements, à
se fondre dans le cosmos, non à lui imposer quoi que ce soit. L’ordre
qu’il convient de suivre est fourni par le monde. Il s’agit de se
transformer soi-même pour le suivre harmonieusement, en aucun
cas de le façonner selon nos conceptions et volontés.
L’idée de « vaincre la nature » n’a pas lieu d’être. Dans la
perspective chinoise, la victoire – militaire ou politique – consiste à
ne pas livrer bataille, et non à écraser ses ennemis au terme d’un
choc frontal. Celui qui l’emporte a su discerner très tôt, à partir de
signaux faibles, les lignes de force d’une situation et son évolution
future. Sa victoire ne consiste jamais à imposer ses plans, mais à se
tenir au bon endroit au bon moment.
Toutefois, il serait encore trop simple de croire que le modèle
grec met l’accent sur l’action, et le modèle chinois sur une sorte de
passivité. L’un et l’autre déploient plutôt des modalités opposées de
l’action. De manière évidemment diverse, les Gréco-Européens
développent une même approche volontariste : ce qui est entrepris
vise à forger une réalité nouvelle, qui se trouvera ajoutée au monde
par l’intervention humaine.
Au contraire, les Chinois, de plusieurs façons, ont en commun de
vouloir faire coïncider leurs comportements avec l’ordre préexistant
du monde. Agir efficacement revient alors à laisser faire la nature, en
soi comme hors de soi, à ne pas s’interposer dans ses cycles et ses
transformations. Ce « non-agir » ne s’atteint que par un travail
particulier de désinvestissement des élaborations mentales
erronées, qui se révèlent non seulement inutiles mais néfastes.
En constatant cette propension à la fusion avec la nature, qui
n’appartient pas au monde grec, il paraît tentant de rapprocher
horizon chinois et horizon indien. Il semble en effet que le sage
chinois s’efforce d’effacer les contours de son individualité comme le
fait, de son côté, le sage indien. Opposer à l’Europe active,
composée d’individus-sujets, une Asie marquée par la passivité et
toujours tentée par la dissolution des individus est d’ailleurs devenu
une habitude, dont les histoires de la philosophie ne se sont pas
toujours affranchies. Or c’est aller trop vite. Il existe évidemment des
traits communs et des perspectives parallèles entre les paysages
indien et chinois. Malgré tout, une différence majeure les distingue
radicalement.
En finir avec la vie est le but indien suprême. La renforcer et
l’intensifier est le projet chinois ultime. Voilà le clivage décisif.
Pour la pensée indienne, la délivrance (moksha en sanskrit) est
rendue possible par la sortie, définitive et complète, du cycle des
naissances et des morts. Toute vie est supposée insatisfaisante et
imparfaite, même si elle est en apparence heureuse, même si elle
est immensément longue. Par définition, l’état délivré, le nirvâna, se
tient en dehors du cercle de la vie.
Au contraire, la pensée chinoise ne conçoit sagesse et puissance
que par une immersion totale dans la vie. Le but n’est en aucun cas
de quitter ou de fuir l’existence, la réalité, la nature, mais au
contraire de s’y ajuster si finement que la vie s’en trouve
indéfiniment prolongée, intensifiée, nourrie.
Sortir du monde, affaire indienne. S’y fondre pour s’y épanouir,
affaire chinoise.

À
Primauté de l’espace dans les représentations, et des termes pratiques dans la
langue.
L’insertion dans les processus naturels est préférée à leur transformation selon
des plans humains.
D
Globalement, le sage s’efforce toujours d’être
« comme le Ciel », mais avec des conséquences
diverses, comme le montrent les interprétations
divergentes des confucéens, des mohistes et des
taoïstes.

Le sage suit le Ciel qui est en lui, et qui constitue le fond de notre
nature. Confucius ne cesse de le répéter : à cinquante ans, il a
compris comment suivre le Ciel, ce qui est identique à suivre son for
intérieur. Suivre le Ciel en nous, voilà en quoi consiste la vie
humaine qui se réalise pleinement.
Cela paraît simple. En un sens, c’est effectivement d’une
simplicité totale. Mais, comme il arrive fréquemment, cette radicale
simplicité est d’abord déroutante et semble inaccessible, à force de
difficultés. Parce que les conséquences de cette unité du Ciel et de
la vie éloignent l’une de l’autre les représentations chinoise et
grecque de la figure du sage.
On se souvient que sophos, en grec ancien, veut dire à la fois
« savant » et « sage ». Sophia signifie d’abord « l’habileté
manuelle », le savoir-faire d’un potier ou d’un tailleur de pierre, puis
« la connaissance » aussi bien que « la sagesse ». Philo-sophia
peut donc se traduire par « désir de savoir » aussi bien que par
« amour de la sagesse ». C’est toujours d’un savoir acquis que
dépend l’action sage.
Or il n’en va pas de même quand il s’agit de suivre le Ciel. Cette
fois, la vérité n’est pas un préalable. Saisir par la raison en quoi
consiste « la vérité » du Ciel, pour ensuite y conformer son
existence, est tout simplement impossible.
Car il n’existe pas de « vérité » du Ciel à proprement parler, mais
seulement une présence, un processus, une ouverture dont le
contenu est changeant et sans délimitation fixe. Ce n’est pas au
moyen de raisonnements qu’on atteint le Ciel, qui s’éprouve
directement, et il en est ainsi parce que nous sommes déjà partie
prenante du Ciel et de ses transformations. Cette coexistence peut
être voilée, sous-estimée, plus ou moins oubliée. Elle ne peut ni
disparaître, ni être créée.
Qui plus est, le Ciel ne parle pas. Disserter à son sujet n’a pas
d’efficacité. Le Sage qui suit le Ciel transmet l’essentiel par son
attitude, par l’exemple qu’il donne, de jour en jour, de moment en
moment. Les discours sont inutiles, rien ici ne dépend des mots. Au
mieux, ils servent à écarter un malentendu, à dissiper une confusion.
Mais toujours de manière secondaire, subalterne.
Pas de discours, aucune vérité à construire ni à démontrer, donc
pas de théorie, de dogme, ni de doctrine consolidée. Le Ciel n’est
pas un château d’idées, mais un ordre à la fois immuable et mobile.
Quand on se tourne vers le registre politique, les conséquences
surprennent.
Car Confucius est un penseur politique. Mozi aussi. Et Lao Zi,
fondateur du taoïsme, également. Pourtant on ne trouve pas chez
eux de traité demandant quel est le meilleur régime, comment
s’organise la Cité idéale, ni même en quoi consiste véritablement le
pouvoir.
Le paradoxe, du moins du point de vue de la philosophie
européenne, est de voir se constituer une pensée politique sans
théorie, sans doctrine formalisée. Le bon gouvernement ne dépend
pas d’un savoir échafaudé ou découvert par la raison. Il se reconnaît
uniquement à son lien, plus ou moins attentif, à l’ordre préexistant du
Ciel – cas par cas, situation par situation, époque par époque, région
par région. Bien sûr, ce lien demeure descriptible, ses
caractéristiques durables peuvent être explicitées. Mais l’écart reste
important, sur ce point, entre pensées d’Europe et de Chine.
On peut le constater en plaçant en regard, par exemple,
stoïciens et confucéens. Pour les stoïciens de la Grèce antique, la
vie philosophique doit être « conforme à la nature » (kata phusin).
Ceci paraît proche de l’enseignement de Confucius. On en est
pourtant très éloigné, car ce qui est « naturel », du point de vue
stoïcien, est que la part « directrice » de notre esprit (celle qui est
« hegemonikon », destinée à commander) – la raison, la logique –
gouverne toute notre existence. Le sage grec imagine son existence
entière régulée par la raison, qui est supposée pouvoir contrôler
intégralement les passions, dissoudre ou dominer les émotions et
les affects.
Il n’en va pas de même pour le sage confucéen. Il ne se laissera
certes pas emporter par la colère, le désir de vengeance ou
l’ambition sans mesure. Mais, si les résultats sont apparemment les
mêmes, le chemin est tout différent. La sérénité du confucéen ne
résulte pas de la maîtrise, mais du lâcher-prise. Ce qu’il fait ne
provient pas des directives que lui impose sa délibération rationnelle
et souveraine, mais de sa capacité à laisser aller le cours des
choses. A-t-on jamais vu le Ciel « décider » de quoi que ce soit ?
« Arbitrer » son évolution, « délibérer » de ses mouvements ?
Le stoïcien agit selon des principes fixes. Le confucéen cultive le
« non-agir », l’absence de principes, les variations spontanées. Le
stoïcien est rigide, le confucéen souple. Le sage stoïcien est une
figure idéale, un modèle qui ne s’est peut-être jamais concrétisé
nulle part (« il se pourrait que jamais aucun homme ne fût devenu
sage », disent les stoïciens). Au contraire, même s’il constitue aussi
une silhouette en partie imaginaire, le sage chinois se veut inséré
dans les cycles de la nature, les mouvements du monde. Plus il s’y
fond, plus il est sage. Au point, chez les taoïstes, de se confondre
avec le vent…

Confucius et Lao Zi
À la différence de l’Inde, où ils se réduisent souvent à un nom,
les fondateurs des grands courants de pensée chinois sont des
personnages aux silhouettes plus denses, bien que largement
légendaires.
Sans doute un certain maître Kong – que des missionnaires
catholiques baptiseront en latin Confucius, bien plus tard – a-t-il
existé. En une époque troublée de l’histoire de la Chine, aux e et
e siècles avant notre ère, il aurait voyagé, de principauté en

principauté, avec l’espoir de se faire engager comme conseiller


politique. En voyant ses espérances toujours déçues, sans doute
s’est-il probablement entretenu avec des disciples, qui ont conservé
admiration et respect pour leur maître. Ils ont composé, avec leurs
souvenirs et leurs commentaires, les textes qui forment son héritage.
Confucius n’a jamais mis par écrit quoi que ce soit – de même que
Socrate.
Au fil d’œuvres posthumes multiples, d’exégèses innombrables,
de reprises et de transformations progressives, le confucianisme
devint en Chine, dès la dynastie Han (à partir du e siècle avant
notre ère) « religion officielle » de régimes successifs. Une
caractéristique importante de la civilisation chinoise est effet
d’entrelacer doctrines morales, rites privés et gestion des affaires
communes.
C’est pourquoi les places respectives des philosophes et des
princes sont également dissemblables. Depuis Platon, les
philosophes occidentaux ont théorisé le gouvernement de la Cité, et
rêvé de devenir rois, ou de les conseiller. L’histoire des lettrés
chinois suit un itinéraire distinct. À la fois fonctionnaires impériaux et
penseurs, ils ont mêlé étroitement, au fil des siècles, pratique et
réflexion. Leur pensée ne perd de vue ni les réalités sociales ni les
aléas politiques.

Rites, humanité, moralité


Chez Confucius, le « confucianisme » n’existe pas encore. En
effet, le maître n’enseigne aucune doctrine. Il ne fait que vivre et
agir, selon les circonstances qui se présentent. Le Ciel a-t-il besoin
de parler ? Le Ciel a-t-il une doctrine ? Cela n’empêche pas le jour et
la nuit d’alterner, le soleil de succéder à la pluie.
Cette absence d’exposé dogmatique fait parfois croire à ses
disciples que le Maître leur cache quelque chose, qu’il détient des
connaissances qu’il ne livre pas. Bien au contraire, tout est
transparent chez lui, tout est donné à voir. Mais par ses actes, ses
comportements, ses réponses à chacune des situations qui se
présentent – plutôt que par un exposé dogmatique.
Ce subtil enseignement ne semble pas reposer sur une loi
explicite ni sur des normes fixes. Rien ne s’y trouve arrêté, figé,
décrété une fois pour toutes. À chaque rencontre, chaque moment,
chaque question qui émerge, une réponse juste et sage est à
trouver. Mais il n’existe aucune recette universelle et intangible qui
soit formulable. Le Maître « n’a pas d’idée privilégiée, de position
arrêtée, de moi particulier », peut-on lire dans les Entretiens
attribués à Confucius. Il suit le Ciel en lui.
Cette absence de point fixe et de position définitive ne veut pas
dire qu’aucune régulation ne se rencontre. Au contraire, la pensée
confucéenne, comme toute la pensée chinoise à sa suite, se trouve
constamment habitée par un projet de régulation. Le Ciel est
autorégulé, le Sage règle son équilibre sur celui du Ciel.
Le postulat fondamental est une correspondance étroite entre
cosmos et actions humaines, nature et société, ordre du monde et
moralité. Les « rites » contribuent à maintenir cet équilibre. C’est
pourquoi il convient de les accomplir, non de s’en détourner, encore
moins de croire qu’on peut s’en affranchir. Les formes sociales –
politesse, hiérarchie, préséances, etc. – sont autant de façons de
conserver chacun à sa place, et de faire en sorte qu’on s’adresse à
lui de manière appropriée.
Cela explique la fonction conservatrice jouée par le
confucianisme de plus en plus nettement au fil des siècles, au point
qu’il s’est retrouvé érigé en défense des conventions et traditions.
Ce souci de l’ordre social se trouve indiscutablement chez
Confucius, pour qui une société, pour être harmonieuse, doit voir
chacun tenir son rôle et accomplir les devoirs incombant à la
situation qui est la sienne.
Les « cinq relations », qui font l’objet d’une insistance
particulière, indiquent clairement ce souci majeur des hiérarchies et
des places sociales. Ces relations – entre souverain et sujet, père et
fils, frère aîné et frère cadet, mari et femme, ami et ami – constituent
le socle d’une communauté ordonnée. Toutefois, il serait abusif de
restreindre le confucianisme à ce souci des convenances en oubliant
son fondement moral.
Car le « mandat du Ciel », comme disent les confucéens, est
présent avant tout dans le « sens de l’humanité » (ren) qui habite le
cœur de chacun. Cette notion fondatrice, malaisée à définir, implique
à fois, selon Confucius, d’être « juste dans le jugement »,
« conscient de la valeur de l’effort », « pacifique dans les conflits » et
d’avoir de la « retenue ». Le ren est ainsi l’instance de régulation des
rapports entre les humains, agissant au cas par cas.

D , « »
Leurs œuvres sont parfois perdues, leurs noms plus ou moins oubliés. Pourtant
les « sophistes » qui ont fleuri en Chine entre le e et le e siècle avant notre ère
ont joué un rôle important dans le développement des réflexions philosophiques
qui se mettent en place au cours de cette période charnière.
De manière analogue aux sophistes de la Grèce antique, ils découvrent les
possibilités paradoxales de multiples jeux avec les mots, inventent des subtilités
rhétoriques et intellectuelles qui déconcertent.
Qu’ils appartiennent à « l’École des noms » (Mingjia) ou au mouvement connu
sous le nom de « causeries pures » (Qingtan), ils introduisent dans la culture
chinoise une sorte de distance interne qui va en sens inverse de la tendance
pratique et réaliste de sa langue.
Même de manière indirecte, ce sont eux qui font prendre conscience de la
nécessité de forger des définitions exactes, de se soucier des formules
employées, de construire des raisonnements convaincants.
S’ils furent souvent critiqués, parfois moqués, pour leurs excès de subtilité et pour
l’apparente gratuité de leurs exercices, ils ont eu l’immense mérite d’attirer
l’attention sur l’importance et la complexité des liens unissant paroles et pensées.

Solidarité des vivants ?


Le lien des humains au Ciel est aussi le lien des humains entre
eux, et ce qui rend tous les vivants solidaires les uns des autres.
Telle est la conclusion que l’on peut tirer des œuvres du philosophe
Mencius, qui a structuré et approfondi les enseignements de
Confucius.
Connu sous ce nom latin de Mencius, que lui ont donné les
jésuites, Mengke (autrefois Meng Tseu) a vécu aux e et e siècles
avant notre ère, probablement entre 380 et 289 avant Jésus-Christ.
Un siècle et demi, environ, sépare les enseignements de Confucius
et les entretiens de Mencius à leur sujet, mais la transmission, sur
trois générations, a été directe, car Mencius a étudié auprès du petit-
fils de Confucius, lui-même formé par un disciple du Maître.
L’œuvre de Mencius, composée de sept livres d’entretiens qu’il a
lui-même révisés à la fin de sa vie, développe une philosophie
pratique aux applications morales, politiques et éducatives. On en
retiendra des exemples frappants, que cet auteur utilise avec un
sens aigu de la pédagogie.
Parmi ces exemples fort connus : un enfant va tomber dans un
puits. Il joue sur la margelle, inconscient du danger, exposé à chuter
d’une seconde à l’autre. Un passant le voit, se précipite, le sauve.
C’est tout.
Mais cette très brève histoire dit beaucoup. Car le passant ne
réfléchit pas avant d’agir. Il n’a pas besoin, pour porter secours, de
connaître l’enfant, ni ses parents. Ni même sa langue. Ce passant
peut être un étranger. Ce qui le pousse à sauver l’enfant n’est pas
un calcul, ni un raisonnement d’aucune sorte. C’est un élan soudain,
une impulsion immédiate. Même s’il prend un risque en se jetant à
son secours, le mouvement l’emporte.
Un être humain peut donc risquer sa vie, d’un coup, pour sauver
celle de son semblable, dont il ne sait rien. Pour Mencius, cet
exemple met en lumière l’existence, en chaque être humain, d’un
sens inné. Cette solidarité immédiate, naturelle et spontanée,
constitue à ses yeux le fondement même de la morale.
Cette dernière ne se limite pas aux relations entre les humains,
comme le fait comprendre un autre exemple, devenu célèbre lui
aussi. L’empereur va assister au sacrifice rituel d’un bœuf. L’instant
est solennel, puisque la continuité des rites est essentielle et que le
pouvoir suprême doit l’assurer. Mais, soudainement, l’œil de
l’empereur perçoit dans l’œil de l’animal la frayeur absolue de
mourir. Le souverain donne l’ordre de modifier le sacrifice et de
préserver l’animal.
On ne saurait mieux illustrer la solidarité des vivants, qui
l’emporte même sur la continuité des rites et sur le maintien de
l’ordre symbolique, politique et social des humains. « Tout homme
est doté d’un cœur qui ne supporte pas la souffrance d’autrui »,
affirme Mencius, qui soutient l’existence d’une correspondance
étroite entre le cœur humain et le « cœur du Ciel » (tianxin).
Les conséquences de ce sentiment moral naturel inscrit dans
l’humain sont multiples. Mencius les explicite avec cohérence. Sur le
registre politique, ceux qui gouvernent doivent écouter leur cœur,
faire preuve d’humanité, et non d’arrogance ou de froideur
calculatrice. Sur le registre individuel, chacun doit faire retour en lui-
même pour examiner sa conduite et la rectifier si besoin est.
Enfin, selon Mencius, l’éducation doit s’efforcer d’accompagner le
développement de ce sens moral inné qui se déploie de manière
progressive chez l’enfant. Sans l’entraver, mais sans le forcer non
plus. Un dernier exemple le fait comprendre : le jardinier impatient,
tirant sur les jeunes pousses pour les faire grandir plus vite, ne fait
que les détruire… L’éducation n’est pas un forçage, mais un
accompagnement attentionné.
Un rapprochement entre Mencius et Jean-Jacques Rousseau
n’est pas si hasardeux qu’on pourrait croire. Toutes différences
gardées, ils ont en commun de proclamer l’existence d’un partage
immédiat des émotions, d’une compassion et d’une bonté naturelles
dans le cœur des hommes, que l’égoïsme et l’indifférence peuvent
pervertir, mais non supprimer radicalement. Ils convergent
également dans une commune manière de concevoir l’éducation
comme développement de la nature plutôt que dressage et
imposition de modèles culturels.
Ils se rejoignent enfin dans une semblable injonction à écouter
en soi la voix de la nature comme règle de la morale. « Si tu veux
savoir comment agir, rentre en toi-même, examine ta conduite,
écoute ton cœur », telle pourrait être, pour Mencius comme pour
Jean-Jacques, la maxime de cette moralité fondée dans la nature
humaine et la nature tout court qui leur est indiscutablement
commune, en dépit des écarts liés aux langues, aux cultures et aux
époques où ils ont vécu.

Mêmes sources, résultats opposés


Aux antipodes de Mencius, Xun Zi (Siun Tseu) se réclame lui
aussi de Confucius, mais développe des analyses diamétralement
opposées. En effet, pour ce penseur que l’on appelle « réaliste »,
« la nature de l’homme est mauvaise ; ce qui est bon en elle est
fabriqué ». Dans cette perspective, toutes les thèses sont inverses
de celles que nous venons de rencontrer : l’homme étant égoïste et
cruel, la tâche de l’éducation est de le façonner pour le transformer,
le polir et rendre la vie commune possible. Alors que Mencius
recommande le moins possible de répression, Xun Zi estime au
contraire que les châtiments doivent être sévères, et le contrôle
social strict, si l’on veut parvenir à civiliser les animaux humains.
Éducation et gouvernement exercent une violence nécessaire
contre les penchants néfastes des humains. Pour que s’accomplisse
efficacement le « mandat du Ciel », il convient de savoir user à bon
escient de la contrainte et de la force, et non de se contenter de faire
confiance à la nature.
L’idée confucéenne d’une amélioration possible de l’humanité et
des relations sociales est donc commune à Mencius et à Xun Zi,
mais leurs conceptions de la moralité, des rites, de l’éducation et de
la politique sont antagonistes. Cela est à souligner, car on a souvent
tendance à imaginer, sous le nom de confucianisme, un consensus
général. À tort…
L’héritage confucéen est en fait multiple, complexe, composé
d’une riche palette de nuances et d’interprétations. Dans la longue
histoire de sa transmission et de son influence, cette diversité ne fait
que croître. Il n’en reste pas moins vrai que le confucianisme est
globalement devenu une pensée des conventions et des hiérarchies
sociales qui a joué un rôle essentiellement conservateur dans
l’histoire chinoise.

La critique utilitariste et compassionnelle de Mozi


« Pratiquer la vertu d’humanité (ren), cela consiste à s’employer
à promouvoir l’intérêt général et à supprimer ce qui nuit à l’intérêt
général », écrit Mozi en critiquant les travers du confucianisme,
auquel il a d’abord adhéré avant de s’en détacher pour fonder sa
propre école, opposée aussi bien aux confucéens qu’aux taoïstes.
Moins connu que ces deux grands courants, le mohisme mérite
d’être découvert, notamment pour sa critique de l’éthique de
Confucius, à qui il reproche d’abord d’entraver la vie économique, de
brider l’expansion.
Mais il existe également chez Mozi une forme de révolte contre
la misère du peuple, l’absurdité des guerres, les violences et les
maux auxquels sont exposés les humains en raison de leur égoïsme
et des inégalités qui les séparent artificiellement.
Contre les particularismes et les malheurs qu’ils engendrent,
Mozi prône le développement d’une forme de bienveillance
universelle, d’amour s’adressant également à tous, afin de parvenir
à surmonter les différences entre forts et faibles, majorité et minorité,
riches et pauvres, rusés et ingénus…

La puissance contestataire du taoïsme


À l’inverse du conservatisme confucéen, le taoïsme va peu à peu
s’imposer comme une contestation de l’ordre établi et des
conventions sociales, se rapprochant de ces sagesses de la rupture
qui prônent le retrait et l’isolement de ceux qui savent, voire leur
silence et leur dissimulation. Son fondateur, Lao Zi (que l’Europe
nommait naguère Lao Tseu) est, comme Confucius, un personnage
nimbé de légendes. Son existence réelle n’est pas prouvée, son
inexistence non plus. Il appartient à la famille des êtres de récits. Et
quels récits !
À l’époque où vit Confucius, Vieux Maître – c’est ce que signifie
Lao Zi – chemine sur le dos d’un bœuf, barbe blanche et cheveux
flottants. Il a décidé de tout quitter. Fini, le travail d’archiviste.
Terminées, les intrigues des fonctionnaires. La steppe, le vent, la
pluie, le soleil seront sa vie. Il va vers l’ouest, vers la frontière de
l’Empire, pour se perdre dans la grande steppe.
Après des jours et des jours, Vieil Enfant – Lao Zi peut aussi se
traduire ainsi – arrive à la passe de l’Ouest, aujourd’hui le col de
Xiangu, que garde un jeune fonctionnaire. Ce dernier a tout de suite
repéré un sage sous l’air renfrogné de ce voyageur insolite. Curieux,
le jeune homme s’ingénie à retarder le vieillard, lui propose une
cabane, juste derrière, pour faire halte. Et boire de l’eau-de-vie. Le
vieil homme ne dit pas non.
Le lendemain, le jeune Yin Xi va voir Vieux Maître-Enfant et ose
lui demander : « Pourquoi ne pas dire tout ce que vous avez
compris ? Je vous supplie, Maître, de parler avant de partir. » Le
vieillard hésite. Pourquoi ferait-il un livre ? S’il a décidé de fuir, pour
de bon, ce n’est pas pour qu’on le remarque. D’ailleurs à quoi bon
parler ? Les mots ne sont-ils pas figés, alors que la réalité est
perpétuellement changeante ? Laisser des traces ne servirait à rien.
Aucun moyen n’existe de dire ce qui est sans forme, constamment
mobile. Seul le silence convient. Celui qui sait se tait. Les mots
dessinés au pinceau, l’ancien archiviste connaît leur inutilité.
Son œil se plisse en fixant le gardien. Ce garçon a l’air sincère. Il
n’a peut-être pas tort. Il a surtout une belle réserve d’eau-de-vie. Si
personne ne dit rien, avant de partir à jamais, qui donc saura ?
Même s’il n’y a rien à savoir, n’est-il pas nécessaire de le dire ? Et
cette eau-de-vie, décidément, est admirable… Toute vérité est
risible, si l’on s’en tient aux apparences… mais il y aura quand
même, peut-être, des gens qui entendront.
Lao Zi commence à dicter. Plusieurs jours et plusieurs nuits. De
manière imprévisible, parfois très vite, plusieurs pages, parfois
lentement, trois ou quatre mots, parfois en enchaînant, parfois en
observant de longs silences. Au dernier mot du 81e chapitre, il relit
tout, comme s’il commençait seulement son travail, sans donner
l’impression qu’il parcourt une œuvre achevée. Il se lève, salue Yin
Xi et reprend son chemin vers les Barbares. Nul ne l’a jamais revu.
Personne ne sait ce qu’il est devenu.
On ne saurait affirmer que cette histoire est authentique. Lao Zi
est-il né vraiment en 604 avant J.-C., mort en 517 ? Ou plus tard ?
Est-il contemporain de Pythagore ou de Socrate ? N’est-il qu’un
nom, un personnage mythique, comme est légendaire sa rencontre
avec Confucius, censé être venu un jour le consulter ? Cela n’a pas
grande importance.
Qu’il ait été dicté à la passe de l’Ouest ou non, le livre connu
d’abord sous le nom de Lao Zi (on disait « le Lao Zi ») et qui va
s’intituler à partir du er siècle de notre ère le Dao de Jing
(anciennement Tao Te King, « Livre de la Voie et de la Vertu »)
appartient au très petit nombre de ces textes qui auront fécondé une
culture entière.
Au premier regard, cette pensée se dissimule sous de curieuses
formules. Il conviendrait de préférer le silence aux paroles, la
faiblesse à la force, le non-agir à l’intervention, le féminin au
masculin, le dessous au dessus, l’ignorance à la connaissance, le
vide au plein, l’absence à la présence… Le texte le dit : « Les
paroles vraies semblent être des paradoxes. »
Mais cette série d’affirmations possède bien une cohérence
interne. Le sage taoïste ne procède pas au hasard. Ses paradoxes
se trouvent liés les uns aux autres, tous générés par sa décision
première : rejoindre le Tao. Qu’est-ce donc ? Et que signifie le
rejoindre ?

Force de la faiblesse
Tao signifie, ordinairement, « la voie », « le chemin ». Très
courant dans la pensée chinoise antique, le terme n’est pas propre
aux « taoïstes ». Chez eux, il désigne la puissance de l’univers, la
nature dans sa totalité. C’est la racine de la réalité, dans sa faiblesse
et sa toute-puissance, force énigmatique d’engendrement et de
destruction, en état de mutabilité permanente.
Cette totalité indéfinie fonctionne d’elle-même. Elle se
transforme, se défait, se régénère constamment sans la moindre
intervention d’une intention explicite. Sembable au Ciel, le Tao n’est
pas une chose aux arêtes distinctes. L’eau lui ressemble : « Il n’y a
rien dans le monde de plus souple et plus faible que l’eau », mais
elle érode les montagnes et transporte les plus lourdes charges. Elle
est à la fois faiblesse extrême (goutte d’eau) et puissance sans
borne (océan).
« Le Tao qui se laisse exprimer n’est pas le Tao de toujours »,
commence par dire Lao Zi. Ces premiers mots du livre rappellent
que Tao est un terme imparfait, utilisé faute de mieux. À la nature,
aucun nom ne peut convenir de manière adéquate. Tout ce qu’on
peut en dire passe à côté. Nos mots désignent en effet des choses
stables et délimitées, des processus finis, des idées closes. Ils ne
peuvent contenir la mobilité infinie et la puissance absolue. La
relation entre langage et réalité atteint ainsi sa limite. Malgré tout ce
qu’on pourra tenter, le Tao demeurera ineffable. « La Grande
musique a le son le moins audible. »
Comment rejoindre le Tao ? Le taoïsme tout entier tente de
répondre à cette question. Il postule que la nature originaire est déjà
en nous, et que nous sommes en elle, puisque rien à proprement
parler ne lui est extérieur.
La seule espèce vivante qui s’efforce d’échapper à la nature est
l’humanité, en contrecarrant la puissance de la nature pour imposer
ses projets. Ce faisant, l’humanité fabrique son propre malheur.
« Quand l’intelligence et l’ingéniosité surviennent, il y a le grand
Artifice. »
Au départ du taoïsme règne cette conviction : l’homme
s’illusionne en croyant pouvoir échapper au cours naturel des
choses. Sa misère provient de sa volonté vaine d’imposer « son »
ordre, artificiel et violent, à une réalité qui finira de toute manière par
défaire ses constructions, même grandioses, comme fétus de paille.
Qui veut rejoindre le Tao va devoir, au contraire, se défaire de
ses plans et projets. Finie, la volonté de maîtrise sur les choses et
sur le cours des événements. Entrer dans le courant de la nature,
qui est là, en nous, à disposition, c’est d’abord accepter de lâcher
prise, de ne plus construire selon nos buts, de laisser faire.
Celui qui y parvient voit sa faiblesse se transformer en force, son
dénuement se muer en invulnérabilité. Parce qu’il ne fait plus qu’un
avec l’immensité du Tao, ce qui lui confère éventuellement des
pouvoirs insensés. On n’en compte plus les exemples dans les
histoires inspirées par le taoïsme : peintre qui voit l’oiseau qu’il a
dessiné s’envoler du mur, musicien qui fait geler les lacs en été en
jouant une mélodie d’hiver, sages capables de chevaucher le vent…
C’est à force de faiblesse, si l’on ose dire, que le sage parvient à
tant de puissance. L’observation de la nature l’enseigne : ce qui est
faible, sans intention ni volonté propres, finit par l’emporter sur le
fort, le dur, le rigide. L’eau et le vent auront raison de la montagne.
Le nouveau-né commande à tous sans le vouloir ni le savoir.
La faiblesse est donc puissance réelle, indestructible parce que
détachée de toute domination. Entrer dans le courant de la nature,
suivre intégralement son impulsion, à la fois infime et immense, tel
est le secret.
Il implique d’aller à contre-courant des institutions et des
intentions humaines. Celles-ci se croient fortes, mais ne sont que
paravents périssables. L’empereur lui-même le découvre, le jour où il
envoie des émissaires proposer au maître Zhouangzi (Tchouang
Tseu) une charge importante. Quand les envoyés le trouvent,
l’homme est en train de pêcher, dans la boue jusqu’à mi-corps. En
entendant leur proposition, il demande : « Est-il vrai qu’il existe au
Palais une tortue tellement précieuse que l’Empereur l’a mise en
cage ? – C’est exact. – Ne pensez-vous pas qu’elle aurait préféré
tremper sa queue dans la gadoue ? – C’est exact. – Alors, dites à
l’empereur que moi aussi je préfère tremper ma queue dans la
gadoue. »
Le sage taoïste a souvent l’air d’un simple d’esprit, vivant dans
ce que les autres considèrent comme le dénuement, parfois dans la
crasse, fréquemment dans l’ivresse. Il ne s’intéresse ni aux savoirs
ni aux pouvoirs, du moins selon le sens courant de ces termes. Rien
ne doit permettre qu’on le remarque. Le sage s’efface, n’est plus
repérable. Une goutte d’eau, un souffle de vent se mettent-ils en
avant ?
On dira qu’il n’en pense pas moins, et qu’il demeure supérieur
bien que dissimulé et invisible. C’est encore un leurre. On aurait tort
de croire qu’on va trouver un homme sage et très savant, détenteur
de connaissances inouïes, sous des airs stupides. Mieux vaut
supposer qu’il est devenu vraiment idiot, réellement inculte,
totalement hagard. Comme la brise, ou la pluie, une fois encore. Car
là résideraient sa réussite et sa force.
Lao Zi y insiste : tout converge, dans la nature, vers le plus bas.
La rivière d’en dessous reçoit l’eau de toutes les autres. Le plus
démuni, le plus vide, le plus débarrassé de soi-même détient en fait
la clé de tout le reste. Pour jouer un rôle majeur il faut donc en avoir
fini absolument avec toute activité délibérée, voire avec toute
compréhension !
Voilà ce que signifie le célèbre « non-agir » (wu wei) du Dao de
Jing (Tao Te King). Ce n’est en aucune manière une absence totale
d’action. La goutte d’eau agit, le vent aussi. Mais ils sont dépourvus
d’intention, de plan, de volonté propre. Le « non-agir » du sage
taoïste est du même ordre. Ce qu’accomplit le sage n’est pas dicté
par son avantage, ni par aucun calcul. Revenu à la racine du monde,
il s’est défait de son moi. Il est tout à fait vide, en quoi il est plus
précieux et plus puissant que tout.
La roue tourne parce que le moyeu est vide, le vase du potier se
modèle autour de rien, la maison est habitable parce qu’il y a dans
les murs des trous, portes et fenêtres. Ces images de Lao Zi
insistent sur la nécessité supérieure du vide. Ce qui n’est pas est
source d’utilité pour le reste.
Cela s’applique au sage lui-même : il s’est absenté du monde où
se trouvent d’habitude les humains. Il a vu s’évanouir ambition, désir
de savoir, ego, orgueil. Entré dans la plénitude du Tao, il est comme
un vide dans le monde social.

A …
Vaincre sans livrer bataille
L’Art de la guerre, attribué à Sun Tzu, est un des textes les plus célèbres du
patrimoine chinois. Sa notoriété, relayée par de très nombreux commentaires, ne
s’est jamais démentie au fil des siècles. Depuis que la mondialisation l’a fait
partout connaître, il est devenu également une référence omniprésente dans le
monde du management.
Son lien à la pensée philosophique est comparable à ceux de Machiavel ou
Clausewitz avec les systèmes de leur temps : sans en dépendre de manière
directe et explicite, ils s’y rattachent de manière profonde. De même, L’Art de la
guerre, tout en étant autonome, entretient des relations fortes avec le contexte
intellectuel où il s’inscrit.
Deux axes principaux sont à retenir.
Le premier est la présence universelle des conflits, des luttes et des
affrontements. Contre une vision du monde qui considère la paix et l’harmonie
comme conditions normales de l’existence, Sun Tzu affirme d’emblée : « La
guerre est la grande affaire des nations ; elle est le lieu où se décident la vie et la
mort ; elle est la voie de la survie et de la disparition. On ne saurait la traiter à la
légère. » Parler des combats, de la tactique, des moyens de vaincre, c’est donc se
préoccuper de l’essentiel.
Le second axe, consacré à la réflexion sur les conditions et les moyens de la
victoire, se ramifie en considérations concernant successivement les qualités des
hommes, le climat, le terrain, le commandement, l’organisation. Son originalité
consiste dans cette visée permanente : engager toujours le minimum de causes
pour obtenir le maximum d’effets.
En fonction des circonstances (humaines, climatiques, etc.), il s’agit donc de
parvenir à l’emporter par le discernement des forces et des faiblesses déjà là,
présentes, inscrites dans la configuration du moment. Le meilleur général est celui
qui ne livre jamais bataille et vainc l’ennemi sans pertes, parce qu’il a saisi, en
amont, les processus qui assureront la déroute des adversaires.

Petits poissons et chiens de paille


On se trouve, sur ce point, à l’opposé de la conception
confucéenne. Épine dorsale de la culture chinoise, la morale de
Confucius propose un humanisme actif, constructeur de normes
éthiques et sociales. Dans sa perspective, il appartient au sage de
contribuer à l’édification d’un monde humain meilleur que celui la
violence naturelle. Au contraire, avec le « dragon » Lao Zi
(Confucius l’aurait surnommé ainsi après leur rencontre légendaire),
on a bien affaire à un abandon de la culture. La civilisation est un
leurre. Le vrai progrès consiste à faire retour à la nature.
« Le retour, c’est le mouvement même du Tao », insiste Lao Zi.
Cela ne signifie pas simplement que les gouttes d’eau retournent à
la mer, les corps vivants à l’inorganique. Fan, le retour, est une
notion cruciale de la pensée taoïste, parce qu’elle s’attache à
l’abandon de tout ce qui constitue généralement le savoir, le travail,
la lutte. Il s’agit d’« apprendre à désapprendre » afin de revenir à la
racine. Le retrait et la régression sont ici à l’honneur.
À l’opposé des marches en avant et des expansions –
spirituelles, scientifiques, économiques ou militaires –, le taoïsme se
caractérise par une démarche à rebours de la civilisation et de ses
progrès. Ce qui le mobilise : la décroissance, l’involution. Tous
veulent aller au-delà, lui va en deçà, rêvant même de cesser de
vouloir. À l’horizon, l’origine. Au terme du voyage, enfin,
l’ignorance…
Ce qui ne va pas sans risques politiques. Sans doute la face la
plus visible du taoïsme est-elle le retrait du sage, déclinant les offres
des puissants, abandonnant sa charge, esquivant toute
responsabilité directe. L’idéal explicite d’une société heureuse, pour
Lao Zi, réside dans une sorte d’autarcie villageoise où les échanges
se réduiraient pratiquement à zéro.
Une autre dimension, toutefois, peut permettre de lire le Dao de
Jing (Tao Te King) comme un traité de l’action politique. Sous cet
angle, il peut inquiéter. Car il ne proclame pas simplement le refus
de l’intervention politique, en soutenant que le non-agir, là plus
qu’ailleurs, devrait produire les plus merveilleux effets. Il ne se
contente pas de dire : « Plus on publie de lois et d’ordonnances, plus
les voleurs et les brigands pullulent. » Il ne se borne pas à prôner le
moins d’État et le moins d’intervention politique possible : « On
gouverne un grand État comme on fait frire de petits poissons »,
c’est-à-dire sans les remuer.
Il va en fait jusqu’à préférer que le peuple ne soit pas instruit,
qu’il ait la tête vide et le ventre plein. On est fort loin de la pensée
des Lumières, de la démocratie et de nos convictions modernes.
Sans doute pourrait-on mettre cette forme d’obscurantisme sur le
compte d’une sorte d’utopie rurale, qui se défie de tout progrès.
En revanche, quand on lit des phrases comme « Le Sage n’est
pas humain, il traite le peuple comme chien de paille » ou encore
« Les moyens d’action les plus efficaces de l’État ne doivent pas être
montrés aux hommes », il est difficile de ne pas y déceler un fort
parfum de tentation totalitaire.
La remarque peut surprendre. Quoi de plus doux, de plus
inoffensif, en apparence, que ces sages à peine visibles ? On peut
malgré tout se demander s’il n’existe pas, dans des cultures
diverses, une curieuse relation, rarement mise en lumière, entre la
fascination pour la nature, la douceur affichée et une forme de
terreur politique. Chez les Grecs, à la même époque que les
premiers taoïstes, la secte de Pythagore présente une combinaison
analogue : désir de douce fusion cosmique et dureté impitoyable
dans les affaires communes. Il faudrait se demander dans quelle
mesure, aujourd’hui encore, vouloir préférer la nature à la culture et
prétendre refuser toute violence ne favorise pas un germe de
totalitarisme. Le Tao conduirait-il à prendre conscience de telles
questions ? Ce ne serait jamais qu’un paradoxe de plus.

Zhouangzi (Tchouang Tseu), grand « anarchiste »,


grand écrivain
Le champion des paradoxes se nomme Zhouangzi (Tchouang
Tseu), penseur et écrivain à proprement parler extraordinaire.
Probablement contemporain de Mencius, il semble avoir vécu entre
le milieu du e siècle avant notre ère et le milieu du e siècle (369-
286 av. J.-C., peut-être).
Dire qu’il est « taoïste » est formellement exact, mais insignifiant.
Car Zhouangzi ignore être taoïste. Sa pensée écarte toute
classification, toute posture figée, toute place fixe. Avec une ironie
mordante, un humour ravageur, un sens du récit et un éclat du style
qui font de son œuvre un grand moment de joie libératrice.
À condition, il faut le redire, d’apprécier le ton caustique et les
provocations. Car Zhouangzi ne laisse rien subsister de ce qui est
habituellement vénéré, ou même simplement admis, que ce soit par
le commun des mortels ou par les sages. Sceptique, relativiste,
rappelant parfois Diogène et les cyniques, c’est un anarchiste
multiforme.
Il se moque ainsi des honneurs, des prestiges, des succès, se
proclame indifférent également aux opprobres, au mépris et aux
échecs. Parce que les jugements des humains ne sont que des
leurres et leurs actes des gesticulations vaines. Il convient de suivre
le cours des choses, non les idées que s’en font nos pauvres têtes.
Zhouangzi se moque des humains, de leurs incompréhensions et
de leur arrogance. Ils prétendent se détacher des transformations
qui se produisent dans le monde. Ils veulent imposer leurs désirs à
la réalité, faire dominer leurs mots et leurs pensées. Voilà qui est
dérisoire et déplacé. Car entre le flux spontané des choses, d’une
part, et d’autre part notre langage, nos catégories mentales et nos
volontés, le décalage sera toujours impossible à supprimer.
Zhouangzi invente finalement un anarchisme épistémologique
radical. Nos savoirs, quels qu’ils soient, sont sans portée. Nos
pensées découpent en cases fixes une réalité perpétuellement
fluente et segmentent ainsi ce qui est sans césure. L’important est
donc de cesser de penser. Le but suprême est de devenir idiot. Celui
qui paraît débile aux yeux de tous est peut-être le seul vrai sage.
Cet anarchisme s’en prend, évidemment, à toutes les
spéculations métaphysiques, morales et politiques. Plus encore, la
décision (intellectuelle ou éthique) est à écarter, pour laisser aller
intégralement le cours du monde – lequel ne dépend en aucune
manière de nos choix ni de nos représentations.

A Z …
« Celui qui apprend vise quelque chose qu’il ne peut apprendre ; celui qui agit agit
sur quelque chose sur lequel il ne peut pas agir ; celui qui discute vise quelque
chose qui échappe à toute discussion. Ainsi, qui sait s’arrêter là où tout homme ne
peut plus connaître atteint la connaissance suprême. Si quelqu’un n’accepte pas
cette limite naturelle, le cours du ciel le tiendra en échec. »
Tchouang-tseu, Œuvre complète, traduit du chinois par Liou Kia-hway, Gallimard-
Unesco, 1969, Folio essais, 2011, p. 264.
Ni de nos mots et de nos discours. « Le meilleur usage que l’on
puisse faire de la parole est de se taire », écrit Zhouangzi, qui a
quand même préféré le dire… Le fond de cet anarchisme radical
vise le langage et ses mirages. Les mots nous trompent, figent ce
qui est fluide, simplifient ce qui est complexe, séparent ce qui est
relié. Celui qui sait se tait. La parole n’a aucun privilège, aucune
autorité.
L’action non plus. Le plus grand aveuglement des humains est
d’imaginer qu’ils peuvent changer quoi que ce soit au cours des
choses. En croyant pouvoir façonner la réalité selon leurs désirs, ils
s’exposent à tous les malheurs comme à tous les désespoirs. Le
sage pratique le non-agir (wu wei), qui n’est pas totale inaction, mais
abandon à ce qui agit dans le monde et en nous-mêmes.
Toute la démarche de Zhouangzi peut se définir comme
abandon. Abandon de et abandon à. Abandon des honneurs, des
hiérarchies, de la pensée discriminante, des prétentions du langage,
des projets volontaristes. Abandon à la nature, au destin, aux
transformations incessantes de la réalité.
Cet abandon sans recours conduit également, on s’en doute, à
un profond anarchisme politique. Alors que Confucius et Mencius
centrent une grande partie de leurs analyses sur le gouvernement et
les bonnes pratiques du pouvoir, alors que l’inspiration taoïste de
Lao Zi débouche elle aussi sur une vision politique, Zhouangzi
soutient que le monde « n’a pas besoin d’être gouverné », parce que
« le bon ordre survient spontanément quand les choses sont
laissées à leur cours ». Il convient donc d’abandonner aussi le
pouvoir, l’autorité, les lois…
Le terme d’ « anarchisme » convient-il ? Oui, si on lui donne la
signification d’un refus de l’autorité et des contraintes, en particulier
étatiques. Pas entièrement, si on se souvient que le terme grec
archè signifie « principe » avant de vouloir dire « autorité ». Or,
Zhouangzi rejette effectivement toute forme d’autorité humaine, mais
au nom d’un principe suprême, celui de la nature, du cosmos, le Tao.
Ce principe ne s’atteint que par l’extase et l’intuition, ou de biais
par la poésie. Car le Tao ne saurait faire l’objet d’une quête
rationnelle méthodique, tout simplement parce que la rationalité, le
langage et l’analyse segmentent et découpent, alors que le principe
ultime est indivisible. C’est pourquoi seule l’intuition, en tant que
faculté de saisie globale, embrassant la totalité d’un regard unique,
peut convenir. Mais ce qu’elle fait voir et vivre n’est pas directement
transmissible, seulement évocable, allusivement, par le biais
d’histoires déroutantes.
Ce qui fait la puissance ultime des textes de Zhouangzi, c’est son
écriture. Avec un style aigu, un humour constant, il décrit des scènes
insolites, élabore des dialogues paradoxaux. Le lecteur européen
pense aux faits et gestes de Diogène le cynique et à ses
provocations, qui sont souvent du même ordre. Il pense aussi à
Nietzsche, car plus d’un trait permet de le rapprocher de Zhouangzi,
en dépit des siècles : défiance envers les mots, sens du flux
universel, inversion de toutes les valeurs, équivalence proclamée de
la sagesse et de la folie…
Sans oublier ce qui les rapproche le plus, malgré toutes les
distances qui les séparent : un sens inouï de la mise en récit des
idées, un génie incomparable pour incarner dans des fables, des
dialogues, des rencontres improbables, les dilemmes de la morale et
de la métaphysique. Entre la Chine antique et l’Occident tardif,
Zhouangzi et Nietzsche ont en commun d’être conteurs-penseurs,
écrivains-philosophes, poètes spéculatifs.

Rien n’est si simple


Cette fois encore, on évitera de croire trop vite à des auteurs aux
distinctions tranchées, appartenant à des écoles antagonistes. Il est
indiscutable que Confucius, Mencius, Lao Zi, Zhouangzi
correspondent à des formes de sensibilité différentes, que ce soit en
métaphysique, en morale, en politique. Mais leurs oppositions sont à
nuancer.
D’abord parce que leurs œuvres sont probablement des recueils
de textes, sans doute de plusieurs mains, plutôt que des créations
individuelles. Leurs noms propres ont longtemps désigné leurs
livres, avant de renvoyer à des auteurs singuliers. On disait « le
Mencius », « le Lao Zi », « le Zhouangzi » pour parler de
compilations que les érudits contemporains jugent disparates, et
parfois de différentes époques.
Ensuite parce que chaque école possède une évolution multiple
et contrastée, qui ne saurait se réduire à une description unique.
Confucianisme et taoïsme deviennent tour à tour philosophie,
sagesse, religion, parfois simultanément. Le taoïsme semble
minoritaire, caustique et subversif. Le confucianisme paraît
davantage lié aux pouvoirs, aux convenances et aux règles sociales.
Si cette opposition contient une part de vérité, elle souffre aussi
d’un excès de simplification. Ces faces opposées se révèlent
complémentaires. Les empereurs eurent des conseillers disciples de
Confucius et des médecins, astrologues et alchimistes pétris de
taoïsme.
Les liens du taoïsme avec les chamanes et avec les secrets
supposés de la nature l’ont prédisposé à la divination et aux
médecines magiques, combinant exercices sexuels et mixtures
destinées à rendre immortel. Guérisseurs, apothicaires ou
astrologues étaient souvent des taoïstes de cour.
Il convient donc de se défier des oppositions trop simples. Bien
sûr, au premier regard, tout oppose les silhouettes de Confucius et
de Lao Zi.
Le sage Confucius privilégie l’ordre et la civilisation, considère la
séparation d’avec les animaux comme l’acte fondateur de
l’humanité, fonde sa pensée sur une plénitude de l’être. À l’inverse,
Lao Zi insiste sur le néant de toute chose et juge que notre malheur
a commencé quand nous avons cessé d’être des bêtes.
Le premier sépare, le second fusionne. L’un défend rites, règles,
conventions, démarcations. L’autre efface les frontières, défait les
hiérarchies, renverse les classements. Difficile, en apparence, de
trouver plus inconciliables.
Ce n’est qu’une illusion d’optique, comme l’a montré le sinologue
Jean Levi. Ce qui les rapproche n’est pas seulement d’avoir perduré,
durant toute l’histoire de la culture chinoise, en suscitant des milliers
de commentaires et d’adaptations, ni d’avoir suscité chez
d’innombrables lettrés le rêve de les réconcilier.
Finalement, c’est leur opposition irréductible qui les a le plus
sûrement reliés. « C’est leur antagonisme fondamental, en dépit de
toutes les tentatives syncrétiques ou éclectiques de les amalgamer,
qui a donné à la pensée chinoise sa profondeur et sa richesse »,
souligne Jean Levi. La tension permanente entre ces deux « arbres
de la voie » a constitué le moteur de la pensée chinoise.
Encore faut-il y ajouter le bouddhisme, qui constituera le
troisième terme. Mais il n’arrive dans l’empire du Milieu que de
manière relativement tardive, au début de l’ère commune, en un
temps où les piliers de la pensée chinoise sont déjà constitués.
L’essor du bouddhisme en Chine, dont il sera question dans le
prochain chapitre, poussera le taoïsme à se constituer en religion en
adoptant son modèle, créant des ordres monastiques et des canons
d’écritures sacrées. L’école Tchan naîtra en Chine d’une fusion entre
taoïsme et bouddhisme, et donnera plus tard, au Japon, naissance
au bouddhisme Zen (adaptation en japonais du terme chinois
Tchan).
Parmi les évolutions de l’inspiration taoïste, il faut signaler enfin
son influence sur la pensée des légistes. Influence paradoxale, car
on y voit la force subversive du taoïsme se muer en alibi de la
tyrannie totalitaire.

Le légisme et ses conséquences


Deux termes, en chinois, disent la loi, Fa et Xing, et
correspondent à deux conceptions de l’ordre.
Fa, la norme, désigne la loi du Ciel, celle qui règle les
phénomènes de l’univers, les cycles de la nature aussi bien que les
actions humaines au sein de la société. Dans cette perspective, qui
est la plus ancienne, il n’existe pas de lois humaines édictées et
promulguées, mais uniquement des rituels destinés à assurer
l’équilibre des relations entre les différentes positions sociales. Ceux
qui gouvernent le font selon les rites, en se modelant sur le
« mandat du Ciel », en fonction de leur humanité, comme l’ont
exprimé notamment Confucius et Mencius.
De ce point de vue, une répression des délits et des crimes doit
certes exister. Toutefois, qu’elle soit policière, judiciaire ou pénale,
elle ne constitue pas l’essentiel ni de la justice ni du pouvoir. Car la
justice est conçue comme immanente : celui qui contrevient à l’ordre
cosmique et social est puni, d’abord, par les conséquences
inévitables de ses propres actes. Et le pouvoir n’a d’existence et
d’efficacité qu’à la condition d’accomplir les rites et de suivre la loi du
Ciel, Fa.
Xing désigne la loi pénale, les châtiments prévus et administrés
par le pouvoir politique pour les infractions et méfaits qui visent son
autorité ou font entrave au fonctionnement de la société. Il ne s’agit
plus d’ordre cosmique, mais de décrets humains. Celui qui dirige
n’est pas le mandataire d’une norme naturelle, mais l’auteur d’une
règle s’imposant à tous ses sujets, et le garant de son application
stricte.
Le légisme se définit par le passage de Fa à Xing, de la norme
céleste à la loi humaine. Au lieu des rites, une loi pénale étendue à
tous. Au lieu d’une autorité fondée sur le Ciel, un pouvoir qui se suffit
à lui-même et n’a pour but que de s’exercer, se défendre et se
perpétuer.
Les piliers sur lesquels repose le légisme, outre l’universalité de
la loi pénale, sont la manipulation des êtres humains par les
techniques de gouvernement et l’importance cruciale de la « position
de force » (shi) dans l’exercice du pouvoir. Corrélativement, il n’est
plus question d’envisager aucun sens moral inné des êtres humains.
Dans la perspective des légistes, les individus ne sont mus que par
l’intérêt et la crainte. Il s’agit donc d’utiliser au mieux les leviers des
récompenses et des châtiments, outils complémentaires et opposés,
pour renforcer l’emprise et la prospérité de l’État.
Cette pensée politique s’affranchit totalement du souci moral et
humaniste qui caractérise la perspective confucianiste. Par son
réalisme et son pragmatisme, l’école des légistes a souvent été
rapprochée de Machiavel, du moins dans ce que ses analyses
manifestent de rationalité froide et d’utilitarisme.
Développé par plusieurs auteurs à partir du e siècle avant J.-C.,
le légisme est notamment associé à l’œuvre de Shang Yang, Le
Livre du seigneur Shang, et surtout à celle de Han Feizi, qui l’expose
sous la forme la plus complète et la mieux formulée. Sa postérité
considérable a accompagné, de siècle en siècle, l’exercice du
pouvoir et son absolutisme. Même si elle fut souvent réprouvée
officiellement, la doctrine des légistes a exercé une influence
politique réelle et durable.
Le paradoxe de cet absolutisme d’État est qu’il se réclame de la
pensée taoïste, qui semble au contraire, avec Zhouangzi, tendre
vers l’anarchisme et le rejet de toute autorité. Le passage du
taoïsme au légisme s’organise autour des idées de position de force
(shi) et de non-agir (wu wei). Le sage taoïste constate qu’il faut
renoncer à distinguer les contraires et entend se situer au point à
partir duquel tout s’enclenche sans effort. Les légistes cessent pour
leur part de distinguer entre moral et immoral, bien et mal, juste et
injuste, et préconisent de s’installer au point d’où il est possible de
tout contrôler avec un déploiement de force minimal.

En attendant Bouddha…
L’arrivée en Chine, au début de notre ère, d’adeptes du
bouddhisme va progressivement transformer le paysage intellectuel,
en particulier les spéculations philosophiques. Peu à peu, au fil des
nombreuses œuvres des dialecticiens bouddhistes indiens traduites
du sanskrit en chinois, puis commentées, interprétées et
réélaborées, se disséminent quantité de concepts, de perspectives
et de type de raisonnements que les pensées antérieures
n’envisageaient pas.

À
À
Entre ordre confucéen et contestation taoïste, il existe plus de complémentarité,
malgré leurs désaccords, que d’opposition frontale.
Ne perdant jamais de vue une dimension pratique, les débats chinois sont
continûment traversés par des interrogations sur la bonté ou la méchanceté
humaine, sur la bienveillance ou la cruauté nécessaire des souverains.

M - ( )
Dao (Tao). Le terme, qui signifie « voie » ou « chemin » dans la vie courante,
s’emploie par extension pour désigner « le cours des choses ». La pensée
chinoise dans son ensemble l’utilise pour nommer le mouvement vital à
l’œuvre dans les processus naturels. Les philosophes taoïstes y voient
l’élément premier, originaire, ineffable, auquel nous devons revenir pour
échapper aux limitations du langage et de la pensée comme aux violences de
la vie sociale.
Fajia. « Légisme » constitue la traduction habituelle de ce terme. Il désigne en fait
la domination sans faille qu’exerce le souverain, aux commandes d’une
machine à contraindre et à produire l’obéissance, dont les deux leviers
essentiels sont l’intérêt et la peur.
Fan. Retour. Notion essentielle chez les taoïstes, en un double sens : tout dans la
nature revient vers son point de départ, en suivant des cycles. D’autre part,
devenir sage consiste à faire retour à la racine de notre nature, en défaisant
les conditionnements sociaux.
Li. Rites. Tout ce qui rend possible la correspondance entre conduite humaine et
ordre du monde, depuis les cérémonies ou prescriptions religieuses jusqu’aux
règles de préséance, en passant par les usages familiaux et politiques.
Ren. Sens de l’humain. Confucius n’en donne pas une définition unique, mais de
multiples illustrations, comme « pacifique dans les conflits », « ayant de la
retenue », etc.
Tian. Le Ciel. Combine le changement permanent, les cycles, l’unité et l’absence
de projet qui caractérisent le monde. La notion a évolué vers le sens d’une
régulation naturelle.
Wu wei. Non-agir (wu négation, wei « agir »). Cette notion, fondamentale pour le
taoïsme, n’est pas l’inaction. Elle désigne l’action accomplie sans dureté, sans
volonté délibérée, comme celle de la nature elle-même. Celui qui vit
conformément au Tao, c’est-à-dire selon le flux de la nature, est dit « agir sans
agir » (wei wu wei), ce qui ne signifie nullement qu’il ne fait rien mais plutôt
qu’il ne force rien.
Yin-Yang. D’abord versant éclairé et versant dans l’ombre de la montagne, adret
et ubac, puis fonction mâle et femelle, active et passive et quantité d’autres
variations, ayant toutes pour axe directeur l’idée d’un processus sans fin
découlant d’une tension dynamique entre deux termes.

À
Textes traduits du chinois
Pour commencer
Confucius, Les Entretiens de Confucius, traduit par Pierre Ryckmans, Gallimard,
1987.
Lao Zi (Lao Tseu). Parmi les nombreuses traductions du Dao ji King (Tao te King),
la plus concise est sans doute celle de François Houang et Pierre Leyris
(Seuil, 1979), la plus savante celle de Jan Julius Duyvendak (Adrien
Maisonneuve, 1981), la plus inattendue celle du philosophe Marcel Conche
(PUF, 2003).
Zhouangzi (Tchouang Tseu), Œuvre complète, traduit par Liou Kia-hway
Gallimard, Connaissance de l’Orient, 1969.
Mozi, Œuvres choisies, traduit par Pierre de Laubier et Mei Yipao, introduction de
Léon Wieger et avant-propos de Patrick de Laubier, Desclée de Brouwer,
2008.
Mencius, De l’utilité d’être bon, traduction de Séraphin Couvreur abrégée et
commentée, Mille et une nuits, 2004.
Han-Fei-tse ou Le Tao du Prince, traduit et présenté par Jean Levi, Seuil, 1999.
Sun Tzu, L’Art de la guerre, traduit et commenté par Jean Levi, illustrations
choisies et commentées par Alain Thote, Nouveau monde, Sodis, 2013.

Pour approfondir
Les deux volumes de Philosophes taoïstes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade
(1980 et 2003), ainsi que l’ensemble de la remarquable « Bibliothèque chinoise »
(Les Belles Lettres), où on trouvera notamment, si l’on veut avoir une idée précise
de ce qu’est une somme philosophique dans la Chine ancienne, le livre de Wang
Chong, Balance des discours. Traités philosophiques, traduit et annoté par Nicolas
Zufferey, Les Belles Lettres, 2019.

Études d’ensemble
Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Points, Seuil, 2014.
Sans doute l’introduction la plus exacte et la plus complète, par une sinologue
professeure au Collège de France, dont on lira également la leçon inaugurale
parue sous le titre La Chine pense-t-elle ? Collège de France/Fayard, 2009.
Marcel Granet, La Pensée chinoise, Albin Michel, 1999.
Publié en 1934, ce grand classique, rédigé par l’illustre sinologue que fut
Marcel Granet (1884-1940), se lit toujours avec le plus grand profit.
Léon Vandermeersch, Ce que la Chine nous apprend sur le langage, la société,
l’existence, Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 2019.
Ce court volume, signé d’un des meilleurs experts actuels, condense de
manière très éclairante les enseignements d’une vie entière de recherche.
François Jullien, Procès ou création. Une introduction à la pensée des lettrés
chinois, Seuil, 1989.
Un des premiers travaux d’un philosophe et sinologue qui marque de manière
décisive les réflexions contemporaines sur les écarts entre pensée chinoise et
philosophie grecque, et dont les nombreuses publications sont toutes
recommandées.
III.
D

( , , ,
)
« Ne pas parler, c’est la parole même du
Bouddha »,
Lankâvatârasûtra, traduction D. T. Suzuki,
Routledge, 1968, p. 143.

« Lorsque, de la sorte, on a réfuté la réalité, on n’a pas [encore]


outrepassé l’appréhension de l’irréalité par les idées fictives ; il faut donc
réfuter aussi la réification de l’irréalité. Il ne conviendrait pas, en effet, que
l’on prenne le vide de réalité pour le [véritable] mode-d’être [de toutes
choses], puisque, comme ce qu’il nie – la réalité – est inexistant, la vacuité
de réalité, qui en est la négation, n’est elle-même point établie »,
Gorampa (Go rams pa bSod nams seng ge, 1429-1489), La Distinction
des vues, traduction de Stéphane Arguillère, Paris, Fayard, 2008, p. 181.

R
A
Entre les e et e siècles Vie et enseignements supposés du Bouddha
avant notre ère
À partir du e siècle avant Constitution des premiers Canons bouddhistes
notre ère
Du e siècle avant notre ère Des communautés monastiques se multiplient en
au e siècle après Inde, s’implantent à Ceylan
Vers le er siècle de notre ère Division entre Petit et Grand Véhicule
Au cours des premiers Intensification des querelles théoriques avec les
siècles brahmanes
Développement de la logique bouddhiste et des
traités de l’École du Milieu
Nombreuses « universités » bouddhistes en Inde
Entre les e et e siècles Arrivée du bouddhisme en Chine
Développement du Chan (rencontre du
bouddhisme et du taoïsme)
Arrivée du bouddhisme au Japon
Vers le e siècle Arrivée du bouddhisme au Tibet

Vers le e siècle Développement du Zen au Japon


Après le e siècle Disparition progressive du bouddhisme en Inde
P
Où l’on s’interroge sur la vertigineuse histoire de cet
océan de textes, d’extases, de raisonnements, de
théories, de pratiques qu’on dénomme
« bouddhisme », par une simplification peut-être
excessive.

Certains voyages ne laissent en mémoire qu’une seule image, ou


quelques mots. Une série de parcours vient se condenser en un
épisode minime, des questions multiples s’emboîtent derrière une
vision unique.
Sikkim, 1991. Ce tout petit État du nord de l’Inde, dans les
contreforts de l’Himalaya, s’étend au pied de l’impressionnant
Kanchenjunga, troisième sommet du monde, qui culmine à près de 8
600 mètres. Je n’ai entrevu sa silhouette qu’une seule fois, comme
un éclat de rêve, la déchirure d’un autre monde. Le reste du temps,
d’épais nuages couvraient ce vieux pays bouddhiste, truffé de
monastères, temples et lamasseries. Le Tibet n’est pas loin, sa
culture ici domine.
À l’ouest le Népal, au nord la Chine, à l’est le Bhoutan, au sud
l’Inde. Le Sikkim ne devint le vingt-deuxième État de l’Union
indienne qu’en 1975.
Sur la route très escarpée qui mène de Darjeeling à Gangtok, la
capitale du Sikkim, le brouillard est devenu soudain si épais qu’on ne
voyait pas à deux mètres. Plusieurs heures de route restaient à faire,
entre deux à-pics. Il m’a bien fallu confier ma vie au chauffeur de la
vieille Ambassador qui bringuebalait dans les ornières. En stoïcien
de fortune, j’ai songé à ce qui dépendait de moi et à ce qui n’en
dépendait pas. Il n’y avait pas d’autre issue que de laisser faire le
chauffeur, un homme du pays, de l’ethnie nommée Lepcha. Il
m’appartenait seulement de ne pas trop trembler. Si je peux écrire
ces lignes, une trentaine d’années plus tard, c’est que l’homme
connaissait effectivement par cœur ces dizaines de kilomètres,
tournant après tournant, et pouvait piloter malgré une visibilité
pratiquement nulle.
Quelques jours plus tard, à la fin de la visite d’un monastère
éloigné, s’inscrit en moi la scène marquante de ce périple. Dans la
cour jouent de petits moines, des enfants, huit ou dix ans,
transportant des brûleurs d’encens, taquinant les chats. Aux murs,
des fresques évoquent notamment des enfers froids, où les damnés
gèlent. À l’intérieur, les statues de cuivre du Bouddha, des
bodhisattva, et quelques tankas, peintures sur soie. Un lama
patibulaire m’emmène au fond de la salle principale.
Sur le mur, il me montre deux photos, l’une en dessous de
l’autre. En haut, le visage d’un très vieil homme, émacié, buriné, aux
fins yeux noirs étincelants. En bas, le portrait d’un petit garçon
joufflu, poupin, avec de grandes pupilles noires. « Our lama », dit le
moine. Il ajoute que ce lama dirige le monastère. Ou plutôt le
dirigeait, car il est mort. Ou bien le dirigera, car il est né. « The Old »,
dit-il en montrant la photo du haut, puis « The New », montrant la
photo du bas. Pour lui, visiblement, tout est normal.
Pour moi, c’est un choc étrange. La réincarnation supposée du
vieux lama en petit garçon, l’évidente bonhomie du moine, d’abord
revêche et finalement heureux de montrer que tout allait pour le
mieux, la bizarrerie de ces photos superposées, « the old, the
new »… Une foule d’interrogations – philosophiques, historiques,
culturelles –, à partir de là, m’ont longtemps accompagné.
Comment le moine se représente-t-il le passage de l’ancien au
nouveau lama ? Quel est donc l’élément supposé migrer d’une
existence à une autre, d’un corps à un autre ? Ce ne peut être ni une
« âme », ni une « personne », ni un « moi » quelconque, puisque le
bouddhisme s’est toujours employé à démontrer leur inexistence.
Pourquoi, si règne la vacuité, s’imaginer que des individualités
perdurent ?
De quelle façon, partant du refus de tout rituel par le Bouddha, et
même de l’interdiction faite aux moines de sa communauté de
participer à des cérémonies, est-on arrivé à ces fumées d’encens,
cette accumulation de prières, ces entassements de formules à
répéter interminablement ?
Ancien bouddhisme, nouveau bouddhisme ?
Par quel chemin cet enseignement, qui semble bien avoir été
d’abord une école de sagesse philosophique, une « doctrine-
médecine » assez semblable à celles que la Grèce antique a
connues, destinées à mettre fin aux tourments du désir et à
l’égarement des conduites, s’est-il transformé en religion, voire en
superstition ?
Là aussi, ancien, nouveau ?
À travers quelles pérégrinations – géographiques, culturelles,
linguistiques, mentales… – un mouvement de délivrance, né en Inde
au e siècle avant notre ère, a-t-il franchi l’Himalaya, envahi les pays
tibétains, après avoir transformé aussi, plus ou moins profondément,
la Chine, la Mongolie, le Japon ?
Cette aventure, une des rares grandes sagas spirituelles de
l’humanité, traverse plusieurs siècles, plusieurs langues et cultures.
Mais on ne doit pas oublier sa dimension proprement philosophique.
Thérapeutique, mode de vie, sagesse, religion coexistent ici avec
des traités de logique, des argumentations sophistiquées, des joutes
dialectiques à la subtilité parfois vertigineuse.
On ne saurait réduire les univers bouddhistes à des philosophies.
Mais on ne saurait non plus les amputer de ce versant de leur
histoire, ni continuer d’ignorer tout ce qui, dans les bibliothèques
surabondantes engendrées par ses parcours, intéresse la rationalité,
ses usages et ses méthodes, et les interroge de manière à la fois
méthodique et paradoxale.
Pour s’orienter dans ce dédale, la question ancien-nouveau peut
servir de fil d’Ariane. Elle traverse en effet, en diagonale, tout ce qui
concerne le bouddhisme, ou plutôt les bouddhismes.
Qu’y a-t-il de nouveau dans la prédication du Bouddha, par
rapport au fonds ancien des doctrines indiennes dont elle hérite,
mais aussi se démarque ?
Qu’y a-t-il d’ancien, et de nouveau, dans chacune des
réinventions historiques successives de la doctrine dans des
langues, des cultures, des contextes historiques différents ?
D’une certaine manière, le bouddhisme est toujours « ancien » et
toujours « nouveau ». En réinvention perpétuelle, en renaissance
continue. Toujours en train d’émerger, de recommencer, plutôt que
de persévérer dans son être de manière fixe et statique.
Ce devenir incessant et instable se repère également dans ses
spéculations les plus subtiles, notamment celles qui font entrevoir
comment « la vacuité » n’est que le monde plein, vu autrement, ou
bien comment « la délivrance » n’est pas l’accès à un nouvel
univers, mais simplement à l’ancien, déjà là, qui n’était ni vu, ni
compris, ni vécu.
Pour suivre ce fil, et saisir autrement ce que signifient ces
remarques, il faut d’abord retourner dans l’Inde ancienne, éclairer
l’émergence du bouddhisme et sa contestation des dogmes, avant
de suivre, à grands pas, entre plusieurs langues et cultures, son
aventure philosophique sans équivalent.
D
Où l’on entrevoit comment s’ouvre la « Voie du
Milieu », caractéristique des bouddhismes, quand se
trouvent mis à l’écart, symétriquement, confort et
austérité, tension et relâchement, vrai et faux,
affirmation et négation.

Le mot « bouddhisme » vient d’Europe. Il n’a d’ailleurs pas


d’équivalent en Asie. Il a été forgé au début du e siècle, sur le

modèle des noms attribués aux systèmes de pensée religieux,


philosophiques ou politiques. Il n’est pas certain qu’il soit pertinent
pour désigner la démarche du Bouddha et sa postérité très diverse.
Mais le début de cette longue histoire, même si elle mêle vérités
et légendes, est facile à indiquer. Tout a commencé, entre le e et le
e siècle avant notre ère, avec un prince indien cherchant un moyen

de mettre un terme au malaise de l’existence. Qu’il s’agisse peut-


être d’un mythe n’annule pas sa portée philosophique. Elle est
présente d’emblée, puisque c’est avant tout une quête de vérité et
de délivrance qu’entreprend ce prince.
Son nom, dit-on, était Gautama. Plus tard, il sera surnommé
« Bouddha », l’éveillé. C’est un guerrier du nord de l’Inde, un homme
de la caste des kshatrya, combattant, et non brahmane. Il aurait
vécu toute sa jeunesse une vie luxueuse, absolument protégée de
tous les maux de l’existence humaine, dans le palais paternel.
Un jour, selon la légende, il rencontre un malade, puis un
vieillard, enfin un mort. Cette succession de rencontres lui aurait
révélé la misère humaine, la triste condition de fragilité, de
souffrance et de finitude qui constitue notre existence.
Il décide alors de chercher une solution, de tout faire pour trouver
la clé de cette énigme qu’est notre malheur. Le jeune prince quitte le
palais, son épouse, son fils récemment né. Il coupe ses cheveux et
va se transformer en ascète. Fin du luxe et du confort.
Il devient le disciple de maîtres austères, qui lui prescrivent de
rudes épreuves. Il se prive de tout, se mortifie, jeûne si sévèrement
qu’il ne mange plus, disent les récits, qu’un seul grain de riz par jour.
À bout de forces, ce chercheur de sagesse constate que la solution
n’est pas non plus de ce côté. Il quitte donc ces mauvais maîtres,
renonce aux mortifications. Fin de l’inconfort, de l’austérité extrême.
Son geste fondamental tient dans ce double refus, cette mise à
l’écart de chacun des extrêmes. Ni luxe, ni austérité. Dans ce récit
légendaire se trouve le point de départ de l’axe philosophique
majeur du bouddhisme : « la Voie du Milieu », qui ne cessera ensuite
de se développer en se sophistiquant.
Ce n’est pas une conception identique à celle du « juste milieu »
de l’Antiquité grecque et romaine. La voie bouddhiste ne prescrit pas
de se tenir au centre, à égale distance des extrêmes, comme la
richesse et la pauvreté, la vie dans les plaisirs et la vie dans les
renoncements. Il ne s’agit pas simplement de trouver un point
d’équilibre entre ces opposés.
Le geste spécifique de la « Voie du Milieu » consiste à écarter les
opposés de manière symétrique, à refuser le luxe et à refuser les
sacrifices, à dire « non » à l’un et à l’autre et à se frayer une voie
dans l’espace ainsi dégagé entre ces options contraires.
Il ne s’agit pas de dire « Je m’installe au centre », mais plutôt :
« J’avance en écartant les opposés » – ce qui n’est absolument pas
identique. La Voie du Milieu est déblayée afin qu’il soit possible de
cheminer dans l’espace que libère ce refus des options
antagonistes, et de multiples conséquences s’ensuivent, qui
intéressent toutes la réflexion philosophique, on le verra.
Que fait Gautama, une fois quitté la dureté des mauvais maîtres
comme la mollesse du palais princier ? Il décide de chercher seul.
De méditer sous un arbre. De s’asseoir et de rester ainsi, concentré,
jusqu’à ce qu’il ait trouvé la réponse, la solution, la clé de l’énigme –
donc la voie de la délivrance, la fin du malheur. Si toutefois elles
existent.
Car rien n’est assuré. Rien n’est révélé, inscrit dans le ciel ou
ailleurs. La démarche de ce guerrier est une exploration purement
humaine. L’aventure est incertaine, elle n’est pas gagnée d’avance.
Enfin la lumière vint. Non par un effort de raisonnement, un
travail de déduction, une réflexion logique avançant pas à pas,
méthodiquement. Plutôt par une extase, une vision, une intuition, un
insight. Une vue d’ensemble, qui connaît tout d’un seul regard, et
non par étapes. Cet Éveil (Bhodi, en sanskrit) va transformer le
prince Gautama en « Bouddha », Éveillé.
Qu’a-t-il vu ? Difficile à dire. En une seule intuition, il a
appréhendé tout à la fois l’ordre du monde, les processus qui font
apparaître et disparaître les éléments de la réalité, il a saisi le
fonctionnement de l’univers, de l’existence et aussi de l’illusion, il a
donc perçu les raisons de notre malaise et vu les moyens d’en sortir.
Cette vision globale, il faut le répéter, n’est pas de l’ordre de
l’investigation scientifique ni du cheminement rationnel. Au point de
départ du chemin propre au Bouddha ne se trouve pas une
philosophie, mais bien une illumination.
Toutefois, c’est une philosophie qui va en découler. Voire
plusieurs. Des discours d’abord pratiques, existentiels,
thérapeutiques. Ensuite des analyses plus conceptuelles,
théoriques, logiciennes, à mesure que les débats deviendront plus
élaborés et acérés.
Le premier constat du Bouddha, son premier enseignement, ce
qu’on nomme « la mise en route de la roue de la Loi », c’est que
notre existence est « souffrance », mais qu’il est possible de la
guérir. Cette dimension thérapeutique, soulignée par les textes, n’est
pas sans rappeler, mutatis mutandis, la « médecine de l’âme » dont
se réclament les écoles de la Grèce antique, d’Épicure aux
stoïciens.
Il s’agit toujours de faire de la vie philosophique un remède, en
combinant raisonnements logiques et exercices spirituels. Sans
doute, sur chaque versant, grec et bouddhiste, les accents sont-ils
différemment distribués. Mais l’objectif est semblable : éradiquer la
souffrance.

Une médecine du mal-être…


Dans les paroles attribuées au Bouddha, cette souffrance ne
signifie pas que l’existence soit mauvaise et la vie insupportable.
Contrairement à ce que colporteront bien des contresens, le
bouddhisme n’est pas un pessimisme. Il se borne à constater
combien les humains se montrent incapables d’être définitivement
heureux, durablement satisfaits. Il s’agit de chercher d’où procède
cette situation, de trouver comment mettre fin à ce qui perpétue le
malaise, et fait que « ça ne tourne pas rond ».
C’est ce grincement de l’existence humaine que nomme, à sa
manière, le terme sanskrit « dukkha ». Par habitude, on le traduit par
« souffrance », sans examiner sa construction, ni sa véritable portée.
« Kha » désigne l’espace vide, au centre d’une roue, où vient
s’emboîter le moyeu pour que la charrette puisse avancer. Le préfixe
« dus » dénote un empêchement, une imperfection. C’est le même
préfixe qu’en grec ancien, qu’on retrouve en français dans dys-
fonctionnement, dys-harmonie, etc.
Duk-kha n’est donc pas la souffrance sans remède, le malheur
sans fond. La tragédie n’appartient pas au paysage du bouddhisme.
Il s’agit d’un mal-aise, d’une vie qui s’avère profondément mal
ajustée, désaxée.
Le Bouddha prétend proposer à tous la guérison de ce malaise,
la sortie de cette vie qui grince. Le terme sanskrit qui désigne le
« bonheur », l’opposé de dukkha, est construit sur le même modèle :
suk-kha. On y retrouve la roue et son centre vide (kha), mais cette
fois, « ça roule », tout tourne sans à-coup, fonctionne bien. « Sun »
dénote le fait d’être ensemble, d’être « avec », et donc l’ajustement
sous diverses formes. C’est aussi le même préfixe qu’en grec
ancien, présent en français dans syn-chronie, sym-pathie, syn-ergie,
etc.

… qui s’adresse à tous


Cette médecine du Bouddha a pour caractéristique de s’adresser
à tous. Sa thérapie se présente comme praticable par tout être
humain, quelles que soient ses origines sociales, ethniques,
culturelles. Pragmatique, s’adaptant à chacun de ses interlocuteurs,
répondant différemment selon les capacités de compréhension de
chacun, le Bouddha se veut aussi porteur d’un remède universel.
Dans l’Inde du e siècle avant notre ère, cet universalisme a
quelque chose d’inouï. D’abord parce que le cadre de pensée indien
traditionnel est absolument clos : le dehors est impur, les autres
contrées sont barbares. Un brahmane qui a voyagé hors de l’Inde
doit se livrer à son retour à des rites de purification. Le Bouddha
s’adresse au contraire à tous les humains, qu’ils vivent en Inde ou
ailleurs.
Et qu’ils soient brahmanes ou guerriers, paysans ou
intouchables. Cet égalitarisme spirituel du bouddhisme rompt avec le
système traditionnel des castes, étanches et hiérarchisées, dans
lequel la délivrance ultime (moksha) n’est envisageable que pour
celui qui est né brahmane. Quiconque doit d’abord acquérir assez de
mérites, au fil de vies successives, pour se réincarner en brahmane
avant de pouvoir être délivré. Voilà ce qu’a brisé le Bouddha – non
pas les castes, dont il ne contestait pas l’existence, dont il ne
préconisait pas l’abolition, mais leur validité spirituelle.
Pour emprunter le chemin du Bouddha, devenir membre de sa
communauté, s’engager dans la voie supposée conduire à la
cessation du malaise, au nirvâna, peu importe qu’on soit un
intouchable, un marchand, un guerrier, un brahmane. La voie
spirituelle est libre, autonome, indépendante des places et des rôles
sociaux.
Cette dimension universaliste explique l’élan prosélyte qui anime
le mouvement bouddhiste dès son commencement. S’adressant à
tous les êtres humains, il a aussi vocation, par définition, à traverser
les frontières, les langues et les cultures. C’est ce qu’il a fait, en
quelques siècles, dans pratiquement toute l’Asie, essaimant au sud
de l’Inde (l’actuel Sri Lanka) avant notre ère, arrivant en Chine dès le
er siècle de notre ère, puis en Mongolie, au Tibet, au Japon dans les

siècles suivants.
Cet immense périple aurait commencé par un enseignement
initial, une mise en route, énonçant « quatre vérités ».

Quatre vérités
Le Bouddha aurait expliqué pour la première fois sa voie de
guérison au parc des Gazelles, à Sarnath, non loin de Varanasi
(Bénarès). Cette « mise en route de la roue de la loi », selon la
dénomination traditionnelle, énonce les « Quatre vérités »
fondatrices :
1. Tout ce qui est impermanent est souffrance ;
2. L’origine de cette souffrance est l’attachement ;
3. La cessation de la souffrance passe par la fin de
l’attachement ;
4. Cette fin de l’attachement peut être atteinte par une conduite
juste et ses huit préceptes.
La structure même des quatre vérités fondatrices est
rigoureusement analogue à celle des diagnostics de la médecine
indienne traditionnelle, toujours articulée en quatre interrogations :
1. Quelle est la maladie ?
2. Quelle est sa cause ?
3. Comment cesse-t-elle ?
4. Par quels moyens atteindre cette cessation ?
Plus qu’une religion ou une philosophie, le bouddhisme est bien
une « doctrine-médecine ». Plusieurs textes, parmi les plus anciens,
comparent effectivement le Bouddha à un chirurgien, et son
intervention à une opération. C’est pourquoi il faut parler d’un
pragmatisme et non d’un dogmatisme. Plutôt que « J’ai raison », ou
« Je détiens la vérité », le Bouddha semble continûment dire
« Essayez », « Faites vous aussi l’expérience », « Voyez si ça
marche ».
Ce lien à l’expérience distingue radicalement sa démarche de
tout exercice purement théorique. Seule compte la délivrance, et
toute vérité qui n’y contribue pas doit être considérée comme inutile,
voire néfaste. Mais cela n’empêche pas de voir se greffer, sur cette
dimension pratique fondatrice, des analyses très élaborées
intellectuellement. Car la double dimension – recueillement,
compréhension – est nécessaire pour saisir l’enseignement et le
pratiquer, donc pour « guérir ».
Toutefois, un obstacle de taille se présente, dès les origines de
l’enseignement du Bouddha, qui ne cessera pas de se poser de
nouveau, sous des formes différentes, tout au long de son évolution.
L’expérience de l’Éveil est ineffable. Comment en parler ?
Comment la décrire ? Comment y conduire ? Par quels stratagèmes
parvenir à ruser avec le langage et ses contraintes ?

E ( ) ( )
Pour ne pas s’égarer dans une opposition factice entre les pratiques de méditation
et les analyses conceptuelles que cultivent les bouddhistes, mieux vaut garder en
tête une distinction importante. Elle permet également de mieux saisir le
développement des écoles bouddhistes et les contrastes qui les traversent, entre
refus des spéculations et prolifération des bibliothèques.
Cette distinction s’articule autour de deux notions qui, en sanskrit, sont désignées
par les termes dhyâna et prajñâ.
Dhyâna, recueillement : la pensée se rassemble, se retire du monde,
s’introvertit. Il ne s’agit pas d’une introspection, car on ne cesse pas d’y scruter le
monde extérieur pour commencer enfin à s’y préoccuper des dédales de son
monde interne. Il s’agit au contraire de ne plus penser, de ne plus chercher, de
laisser de côté discernements, jugements, déductions… qui séparent et
comparent.
Prajñâ, savoir-sagesse, « sapience » : la pensée scrute le monde, le dissèque,
le divise et le met en doute. Afin de le connaître, c’est-à-dire de prendre
conscience que ce monde est vide, qu’il n’est qu’une succession d’apparences
instantanées, dont le caractère apparemment substantiel et permanent n’est qu’un
effet de notre ignorance.
Quand il s’agit de scruter, la pensée se fixe sur les objets, fût-ce pour conclure à
leur inanité. Quand il s’agit de se rassembler, la pensée se retire, désinvestit les
choses. Une tortue sert d’illustration habituelle à ces deux attitudes : quand la
tortue sort la tête, ouvre les yeux, explore ce qui se présente, c’est la
connaissance discriminative ; quand elle ferme les yeux, ne bouge plus, se replie
sous sa carapace, c’est le recueillement sans différence. Mais il n’y a qu’une seule
tortue !
Il est très important de saisir que ces deux attitudes, effectivement opposées,
sont en même temps complémentaires et convergentes. Il n’y a pas entre elles de
contradiction insurmontable. Elles incarnent des mouvements distincts, des
démarches dissemblables, éventuellement des tempéraments humains différents.
Certaines écoles accentueront un des deux versants. Mais la logique et la
méditation, chez les bouddhistes, finalement convergent : leur but commun est
d’effacer les faux-semblants.

Délivrance et silence
L’expérience du Bouddha n’est pas de l’ordre du discours. Est-
elle dicible ? C’est une question décisive.
Déjà, dans les textes les plus anciens, un étrange épisode
montre le Bouddha, juste après son Éveil, hésitant à prêcher. Il a
peur de s’épuiser en vain, craint que personne ne comprenne ce
qu’il a à dire. Le Bouddha, éveillé, victorieux, devenu omniscient et
qui, malgré tout, se montre soudain craintif, découragé d’avance,
voilà qui semble difficile à comprendre.
La clé de cette énigme est à chercher dans l’écart entre la
structure de la réalité (découverte par l’expérience de l’Éveil) et celle
du langage (utilisé pour la décrire). Dans la réalité, telle que la vision
du Bouddha la révèle, tout est éphémère, évanescent, discontinu.
Des particules scintillent, apparaissent et disparaissent dans le vide.
Avec le langage, au contraire, nous construisons des entités fixes
(« l’arbre », « la cruche », « la vache », etc.), qui n’existent pas dans
le réel, qui n’ont de consistance que dans notre esprit et dans les
mots dont nous nous servons.
Voilà la difficulté : le langage génère les illusions mêmes que le
Bouddha souhaite dissiper. Prêcher risque donc de les renforcer, au
lieu de les dissoudre ! Entre le but de son enseignement et le moyen
qu’il utilise, il existe une incompatibilité première, radicale, à
première vue insoluble.
D’abord hésitant, le Bouddha se résout finalement à enseigner.
Et durant près de quarante années, de son éveil jusqu’à sa
disparition, à quatre-vingts ans, le Bouddha a parlé, le long de la
moyenne vallée du Gange, à des auditoires multiples, issus de
castes et de milieux très divers, composés de quelques auditeurs ou
de plusieurs centaines. C’est pourquoi les textes, de différents
styles, très nombreux, qui prétendent transmettre ses paroles
commencent presque tous par « Ainsi ai-je entendu ».
Traditionnellement, le rédacteur se présente comme un témoin,
présent sur place, qui aurait su conserver fidèlement la mémoire de
ce qu’il a écouté.

Une parole perdue, des textes proliférants


Ces témoignages supposés ont tous été rédigés au moins cent
cinquante ans, parfois bien plus, après la disparition du Bouddha,
qui lui-même n’a jamais écrit le moindre texte ! On se trouve donc
dans le même cas, mutatis mutandis, avec le Bouddha qu’avec
Socrate, qui vécut à peu près à la même époque, et qu’avec Jésus,
environ cinq siècles plus tard. Ces trois personnages, si
dissemblables soient-ils, ont en commun d’avoir contribué à
métamorphoser l’histoire de l’humanité sans avoir jamais écrit. Tous
trois n’ont fait que parler. Les mots qui leur sont attribués ont été
fixés, transcrits fidèlement ou non, bien longtemps après leur
disparition.
Les prédications attribuées au Bouddha couvrent des dizaines et
des dizaines de volumes, et il demeure pratiquement impossible de
savoir avec exactitude lesquelles sont conformes à ses propos et
lesquelles sont inventées.
Pire encore : il est possible de se demander, sérieusement, si le
Bouddha a existé. Sans doute, au point de départ de cette masse de
sermons, prédications, explications, réponses et précisions, y a-t-il
eu des paroles effectivement prononcées, un mouvement d’idées,
un tournant spirituel et intellectuel. Mais les historiens sont loin d’être
unanimes pour affirmer, avec certitude, l’existence d’un homme réel
sous l’accumulation des légendes postérieures décrivant la vie du
Bouddha.
Longtemps, une large partie de la recherche s’est employée à
démêler le vrai du faux, à traquer les éléments historiques et les faits
biographiques possibles sous le fatras des mythes et des
fabulations. Récemment, un des meilleurs connaisseurs du
bouddhisme, Bernard Faure, a remis en cause cette démarcation.
Il se peut, si on le suit, que les vies de Bouddha qui jalonnent les
siècles ne soient que des récits qui se racontent, se reprennent,
s’enrichissent, se transforment indéfiniment, comme un matériau
pédagogique malléable autant qu’indispensable, mais sans contenu
historique réel pour les fonder.
L’hypothèse semble d’abord perturbante. Si le Bouddha n’a
jamais existé, quelle est la validité de son enseignement ? Sur quoi
tiennent les écoles qui s’en réclament ? Les bouddhismes seraient-
ils des enseignements imaginaires ?
Pourtant, il se pourrait bien que cette hypothèse ne change
rigoureusement rien, en fait, à ce qu’on nomme l’enseignement de
Bouddha, ni à sa postérité. Que le Bouddha ait existé ou non, la
doctrine qu’on lui attribue a suscité d’innombrables commentaires,
traités, polémiques et conséquences. Elle a essaimé dans toute
l’Asie, s’est développée, durant deux millénaires, de la Chine au
Tibet, du Sri Lanka au Japon. Cela est indiscutable. Le vrai
problème demeure la relation de cette doctrine au langage, à « ce
qui peut se dire ». C’est là que réside la principale difficulté
philosophique.
Discours bouddhiste et philosophie
Bien des textes anciens le soulignent : la doctrine du Bouddha
(dharma, en sanskrit) n’est pas produite par un raisonnement et
n’est pas simplement accessible par une voie discursive.
Toutefois, tout le paradoxe est là, il ne s’agit pas de vivre une
transe, une extase ineffable, une expérience irrationnelle. Les
différentes thèses sur lesquelles repose la pensée bouddhiste
peuvent être formulées, corrélées et aboutissent à un exposé
doctrinal systématique, enseignable et transmissible.
On y trouve notamment une anthropologie que l’on peut dire
sans « sujet », sans « soi », sans « nature propre » des individus ni
des choses, une conception du réel comme vacuité (sunyata)
dépourvue d’« objet », de substance, de continuité identitaire, ainsi
qu’une loi de conditionnalité des phénomènes et de leur apparition-
disparition, qui organise, si l’on peut dire, la vacuité.
Comment ce discours peut-il tenir ? Rappelons d’abord que son
but n’est pas la vérité mais le salut. Le Bouddha précise qu’il
n’enseigne ni ce qui est agréable ni ce qui est vrai, mais uniquement
ce qui est utile sur le chemin conduisant au nirvâna, la délivrance.
Systématiquement, il fait silence sur le reste.
Son discours est donc purement instrumental, destiné à être
abandonné après avoir servi, comme un radeau, une fois qu’il a
conduit sur l’autre rive, peut être abandonné ou détruit. Comparé
également au couteau du chirurgien, l’enseignement du Bouddha n’a
de valeur que s’il supprime la souffrance – le mal-être de vivre et de
désirer (dukkha).
Il s’agit donc de parvenir à jeûner de tout attachement et de tout
désir, qu’il s’agisse du désir de savoir ou du désir de salut. L’un
comme l’autre participe de l’empoisonnement. En effet, une
excessive ferveur envers la délivrance n’est qu’un piège de plus.
Désirer ne plus désirer est encore une manière de désirer, la subtilité
bouddhiste l’a tout de suite compris.
C’est pourquoi la parole du Bouddha tend à évacuer, à dissiper,
non à capter ou à enclore. Il s’agit constamment de défaire, non de
lier, de détacher, non de fonder. Dissiper, par exemple, l’illusion de la
permanence, de l’existence des substrats dans les choses ou de
l’ego dans la pensée.
Ce discours ne se plie donc pas à l’ordre du concept, qui toujours
implique une forme prise, une manière d’enserrer ou d’enclore une
idée dans des contours délimités. Le latin concapere, « prendre
ensemble », comme l’allemand Begriff, évoque cette emprise qui
caractérise le concept.
La singularité des paroles bouddhistes est de se déployer sur la
rive à quitter – celle de l’illusion, du désir, de l’attachement, de la
souffrance – et pour la quitter, mais sans rien pouvoir dire de l’autre
rive, strictement ineffable et non représentable.
En fait, ce discours tend vers sa propre extinction et chemine
vers le silence. Voilà encore un paradoxe : la prédication du
Bouddha exige une parole qui se dirige vers sa disparition, qui ne
prolifère que pour s’éteindre. Le discours est constitué uniquement
en vue de se dissoudre. La parole se retourne donc contre elle-
même, pour défaire les illusions substantialistes qu’elle génère du
seul fait de sa possibilité.
Ce mouvement particulier se marque également dans le
caractère négatif ou privatif de tous les termes clés mis en place par
le discours bouddhiste. Bien des termes cruciaux sont ainsi forgés
avec un « a- » privatif, comme en pâli (la langue des premiers
Canons bouddhistes) a-nicca, l’impermanent, a-natta, le dépourvu
de nature propre. D’autres vocables sont forgés négativement,
comme les termes sanskrits nirodha, la cessation, nirvâna,
l’extinction (littéralement « l’ex-sufflation », la fin du souffle). Ces
termes renvoient continûment l’un à l’autre. Leur ensemble tente de
constituer un espace discursif qui, en un sens, ne serait ni affirmatif
ni négatif, mais neutre (ne-uter, c’est-à-dire ni l’un ni l’autre).
Ni la parole ni le silence, mais la mise à l’écart de l’une et de
l’autre, pour avancer dans la « Voie du Milieu ». Partout, cette même
démarche, fort singulière, caractérise le bouddhisme.

Autre versant de la pensée ?


Sans doute commence-t-on à entrevoir à quel défi gigantesque
les logiciens bouddhistes se sont trouvés confrontés. D’une certaine
manière, leur projet philosophique fait penser à celui du philosophe
contemporain Ludwig Wittgenstein. D’abord parce qu’il s’agit, pour
eux comme pour lui, de faire de la réflexion théorique une démarche
essentiellement pratique, instrumentale. Wittgenstein compare son
œuvre à une échelle, que personne n’emporte de l’autre côté du mur
une fois qu’elle a servi à le franchir. Les bouddhistes disent que, de
même que personne n’emporte la barque sur son dos en ayant
atteint la rive, leur doctrine ne sert qu’à se délivrer et n’a donc pas à
être sacralisée.
Surtout, la visée de la démarche n’est pas d’acquérir des
connaissances nouvelles mais de dissiper des erreurs anciennes.
Wittgenstein parle de défaire les « crampes mentales ». Son objectif
ultime est de parvenir à dissoudre la philosophie, dont toute
l’existence ne provient, selon lui, que de nos malentendus envers les
mots, leurs fonctions et leur nature. Son travail est de nettoyer le
terrain, non de construire un savoir, qu’il soit métaphysique ou
scientifique.
C’est une démarche analogue de déblaiement et de
désobstruction qui anime les grands penseurs bouddhistes. Ils ne
construisent pas de théories. Ils s’efforcent plutôt de « transir », de
« geler » tout forme de construction théorique, toute thèse et
antithèse, pour ouvrir, entre les opposés renvoyés dos à dos, la
« Voie du Milieu », synonyme de « vacuité » et non pas de « juste
milieu ».
Comme Wittgenstein, mais aussi comme toute la tradition
sceptique européenne, de Pyrrhon et Sextus Empiricus jusqu’à
David Hume et Bertrand Russell, ces penseurs sont des nettoyeurs,
dissipant les illusions, et non des bâtisseurs, échafaudant des
systèmes. Il n’est d’ailleurs pas excessif d’affirmer que les grands
logiciens bouddhistes, comme Nâgârjuna, sont des hypersceptiques.
Les difficultés qu’ils ont à résoudre, ou plutôt à dissoudre, sont en
effet colossales. Comment parvenir à construire un discours tout en
contestant radicalement à la fois l’existence d’un sujet pensant, sa
continuité, sa substance et l’existence des objets, de leur
individualité ? Mieux, ou pire : comment élaborer une parole alors
que l’idée même de vérité est mise en cause et que les déductions,
raisonnements et démonstrations n’ont qu’une force de persuasion
restreinte ? Finalement : comment raisonner pour montrer que tout
raisonnement est vain ? Quelle pensée construire pour défaire la
pensée ? Quelle logique pour bloquer la logique ?
Car, qu’on ne s’y trompe pas, ce sont bien des logiciens. Ils ne
se considèrent jamais quittes des règles de la rationalité. À leurs
yeux, comme à ceux de tous les logiciens du monde, la présence
d’une contradiction interne invalide une pensée, signale une
impasse, un chemin à abandonner. Il est parfaitement trompeur de
s’imaginer, comme il arrive trop souvent, qu’une logique différente,
incluant ou surmontant des contradictions, prévaut chez les
bouddhistes.
Leur originalité ne réside pas dans les formes de leur logique,
semblables pour l’essentiel à celle de la logique d’Aristote. Ni dans
leur application de cette logique à ce qu’on peut dire et à ce qu’on
peut penser. Il est aussi vain pour Nâgârjuna que pour Euclide de
parler d’un « cercle carré », qui ne peut en aucun cas être conçu.
La différence, cruciale, tient à la manière d’envisager la relation
entre langage-pensée, d’une part, et réalité, d’autre part. Pour
Aristote, les trois éléments sont corrélés : « ce qu’on peut dire »,
« ce qu’on peut penser » et « ce qui est » vont ensemble. Ce qui est
contradictoire n’est pas dicible, pas pensable et n’existe pas. « Être
et penser, le même », comme dit Parménide. La structure du monde,
celle du discours, celle des idées sont semblables, voire identiques.
C’est ce lien que les bouddhistes contestent radicalement. La
réalité, selon eux, échappe tout à fait à nos mots comme à nos
pensées. Nous ne pouvons ni penser ni dire ce qui est
contradictoire, mais rien n’empêche que le réel, lui, contienne des
contradictions. Que des cercles carrés ne soient absolument pas
concevables est incontestable. Mais cela n’interdit en rien, de leur
point de vue, que de tels cercles puissent exister dans la réalité
extérieure à notre pensée.
Ce que nous « disons » et « pensons » est une chose, « ce qui
est » en est une autre. Non seulement aucune correspondance
stricte n’existe entre ces registres distincts, mais il est nécessaire de
favoriser leur déconnexion, de prendre conscience de leur écart. Et
c’est là que la logique devient indispensable. Non pour établir des
vérités, ou pour étendre nos connaissances, mais pour montrer que
notre pensée est impuissante, nos savoirs nuls, nos théories inutiles.
Voilà donc un usage très différent d’outils intellectuels par ailleurs
fort semblables. Là où la rationalité sert aux Grecs et à leurs
successeurs à avoir prise sur la réalité, les logiciens bouddhistes
entreprennent de la retourner contre elle-même pour se déprendre
des illusions. Cette démarche prend plusieurs formes, selon les
cultures où elle se déploie, mais elle garde le même cap, de l’Inde
au Japon, en passant par la Chine et le Tibet. Encore faut-il, pour
comprendre les ressorts de ce développement, préciser d’abord
comment a évolué le bouddhisme.

Petit et Grand Véhicule


Un clivage important au sein du bouddhisme s’est constitué, en
Inde, dès les premiers siècles de notre ère. On désigne usuellement
les deux versants qui se distinguent sous les noms trompeurs de
« Petit » et de « Grand » Véhicule (Hinayâna et Mahayâna).
Ce terme de « Véhicule », traduit parfois par « moyen de
progression », est inutilement obscur. Tout s’éclaire dès qu’on
revient au concret : yâna, en sanskrit, désigne une barque à fond
plat, dont on se sert pour traverser les estuaires. Il s’agit donc de
l’embarcation capable de nous transporter sur « l’autre rive », celle
de la vie sans malaise, de la délivrance.
Ce qui distingue les deux barques ? Plus que des nuances, mais
moins que des discordes. En fait, des styles de pensée et de
pratiques. L’ancien, le nouveau, une fois encore. Mais ces variations
se veulent aussi continuité.
Le « Petit Véhicule » a été nommé ainsi, péjorativement, par
ceux qui se réclamaient d’un « plus grand » moyen d’atteindre la
délivrance. Les adeptes du « Petit » préfèrent parler de
l’enseignement des Anciens (Theravâda), par opposition aux
nouveautés introduites par les réformateurs. Cette doctrine première
est centrée sur le cheminement personnel de l’adepte vers sa
délivrance : celui qui s’engage dans la voie du Bouddha doit
s’efforcer de vivre continûment selon ses préceptes afin de sortir du
malaise et de l’ignorance.
Une forme de sobriété et d’austérité caractérise la vie
quotidienne des Theravadins, mais également les représentations
qu’ils se font du Bouddha et les formes de dévotion qu’ils pratiquent.
En raison de ce relatif dépouillement, de l’insistance sur les règles et
la moralité, sur les textes du seul Canon pâli, supposés rassembler
les prédications originelles du Bouddha, ce bouddhisme du Petit
Véhicule a été comparé parfois à un protestantisme. Devenu
minoritaire au cours de l’histoire, il se rencontre encore aujourd’hui
au Sri Lanka, ainsi qu’en Birmanie, en Thaïlande, au Cambodge.
Le « Grand Véhicule », né au début de notre ère dans le nord de
l’Inde, est devenu majoritaire et se retrouve, sous des formes
diverses, en Chine, en Corée, au Tibet, au Japon. Il se distingue
d’abord par une forme de renoncement des adeptes à leur propre
délivrance tant que « le dernier brin d’herbe » n’aura pas été délivré.
Il ne s’agit donc plus d’accéder seul au nirvâna, de devenir soi-
même un « éveillé », un Bouddha, mais de travailler au salut du
monde, d’être un bodhisattva, « celui-qui-deviendra-Bouddha », qui
est destiné à l’être, mais seulement après tous les autres.
S’est ainsi développée, dans cette approche nouvelle, la
conception d’une « nature-de-Bouddha » présente en chacun, et
qu’il suffirait de rejoindre, de laisser émerger. Le Bouddha n’est plus
alors un être humain qui propose une thérapeutique à mettre en
œuvre, il devient principe cosmique dont le « germe » ou
« l’embryon » est présent dans le cœur de chacun. Au lieu de sortir
du monde, il s’agit de rejoindre ce qui y réside déjà, y compris en
nous, sans que nous le sachions.
Aux mérites personnels que l’adepte doit acquérir par une vie
frugale et juste, se superposent, dans le Grand Véhicule, des
« transferts de mérites » provenant d’un panthéon peuplé de figures
aux pouvoirs magiques, transferts obtenus au moyen de prières
répétées et de rituels surabondants. Cette multiplication
d’intermédiaires (statues, chants, gongs, mantras magiques…) a fait
parfois comparer les pratiques du Grand Véhicule à celles du
catholicisme romain.
Les paradoxes continuent, puisqu’il faut alors se représenter un
« protestantisme » précédant un « catholicisme », une école de
sagesse philosophique se transformant en religion populaire. Bien
que ces formulations soient schématiques et grossières, elles ne
sont pas complètement fausses. Toutefois, il faut évidemment les
nuancer. Et insister surtout sur l’élaboration philosophique que le
Grand Véhicule va rendre de plus en plus puissante, en particulier
avec Nâgârjuna, le maître de l’École du Milieu, dont l’œuvre, rédigée
en sanskrit, s’est élaborée à la charnière du e et du e siècle de
notre ère.

T
Que veut-on dire quand on affirme que la logique développée par les penseurs
bouddhistes est différente de celle en usage en Occident ? Sûrement pas qu’ils
seraient en mesure de se dispenser du principe de non-contradiction. Ils ne
cessent d’ailleurs d’en faire usage.
La différence tient, d’une part, à l’organisation du champ logique et, d’autre part,
à la démarche poursuivie.
Le champ logique occidental est binaire : une proposition est vraie ou fausse, il
n’existe pas de troisième solution. Une chose existe ou n’existe pas. Affirmation ou
négation, être ou néant… jamais une troisième possibilité ne peut être envisagée.
Il en va différemment en Inde. Depuis les Veda et les Upanishad existe en effet
une conception du champ logique en quatre registres et non en deux, dont les
bouddhistes héritent et qu’ils portent à ses ultimes conséquences.
Cette conception quadripartite, qu’on nomme « tétralemme », distingue : 1 – ce
qui est ; 2 – ce qui n’est pas ; 3 – ce qui est et n’est pas ; 4 – ce qui ni n’est ni n’est
pas.
Les registres 3 et 4 sont effectivement déconcertants pour le logicien binaire. Le
3 semble à exclure en tant que pure et simple impossibilité, pour cause de
contradiction, et le 4 paraît d’abord tout à fait énigmatique.
Ce sont précisément ces registres 3 et 4 qui se révèlent cruciaux.
En 3, considérer qu’une chose « est et n’est pas » à la fois ne conduit pas pour
autant à la proclamer impossible si l’on admet qu’elle est réelle, mais impensable.
L’existence n’est pas obligatoirement synonyme de concevabilité ni d’exprimabilité.
En 4, il s’agit d’épuiser le champ des possibilités du pensable et du dicible, en
niant à la fois l’existence et l’inexistence. C’est ce registre que les bouddhistes
vont approfondir, en l’explorant dans toutes ses conséquences.
Parce que ce « ni… ni… », cette double négation, ouvre l’espace de la Voie du
Milieu et donc de la vacuité. Se trouvent en effet écartés aussi bien l’affirmation
que la négation, l’être que le néant, au profit d’un « ni naître ni périr », ni présent ni
absent, ni parlant ni silencieux, etc. qui sous-tendent toute la démarche de ces
logiciens, depuis Nâgârjuna jusqu’à Dharmakîrti, en passant par Vasubandhu,
Dignâga… et tant autres.

Nâgârjuna, maître de l’École du Milieu


Son œuvre est l’une des plus puissantes, philosophiquement, de
tout le domaine sanskrit. Elle porte à son point spéculatif ultime la
doctrine de la Voie du Milieu esquissée par le Bouddha.
De sa vie, on ne sait presque rien. Né dans une famille de
brahmanes, peut-être du sud de l’Inde, il est devenu bouddhiste.
Son origine peut expliquer sa connaissance, exacte et précise, de
nombreuses doctrines orthodoxes. Il aurait été conseiller d’un
prince… Une fois écartées les légendes, c’est presque tout. Bien
peu.
Si sa biographie est squelettique, son œuvre est pléthorique. De
très nombreux traités lui sont attribués. Certains, manifestement, ne
peuvent pas avoir été composés par lui, pour de simples raisons
chronologiques. On s’en tiendra à son texte le plus célèbre,
incontestablement authentique, les Stances du Milieu par
excellence. Les raisonnements subtils, parfois elliptiques, exigent
une acclimatation. Mais les lignes directrices sont claires, et la
puissance de ses argumentations lui a valu une postérité immense,
une influence marquante, au cours des siècles, sur de très
nombreux penseurs tibétains, chinois, japonais.
Redoutable logicien, Nâgârjuna est profondément boudd-histe.
Son entreprise vise à nettoyer la pensée de toutes les vues fausses,
qui constituent à ses yeux autant d’entraves à la délivrance. C’est
donc bien le salut que vise sa démarche, même si elle déploie
presque uniquement une dialectique qui fait un usage très particulier
de la rationalité.
Car il s’agit de paralyser la logique en la retournant contre elle-
même, si l’on ose dire. Logicien, Nâgârjuna considère, tout comme
Aristote, et comme tout être doué de raison, qu’une contradiction est
éliminatoire : une pensée contradictoire n’est pas une pensée. Cela
dit, il va s’employer à fermer systématiquement toutes les issues, à
faire en sorte qu’il n’y ait plus rien qui tienne et qui puisse être
légitimement soutenu…
Pour y parvenir, le dispositif principal de Nâgârjuna consiste à
démontrer qu’une thèse aboutit à des contradictions, et la thèse
opposée également.
Si vous soutenez, par exemple, que le temps existe, Nâgârjuna
s’ingénie à établir que cette affirmation conduit à des conséquences
contradictoires, donc à une impasse. Si, à l’inverse, vous affirmez
que le temps n’existe pas, alors il travaille à établir que cette
négation, elle aussi, mène à des contradictions, donc à une
impasse.
La même stratégie s’applique à toutes les grandes questions
métaphysiques et ontologiques. L’existence et l’inexistence des
choses, des actes, et même celle des « vérités » du bouddhisme lui-
même, se trouvent renvoyées dos à dos. Il ne reste, de tous côtés,
qu’affirmations impossibles et négations insoutenables.
« Alors, quelle est donc ta doctrine ? » finira-t-on par demander à
Nâgârjuna. « Je n’en ai aucune », pourra-t-il répondre. Car il ne
s’agit nullement, pour lui, d’établir une vérité, mais de les saper
toutes. Pas question d’édifier une doctrine, mais de les annuler
quelles qu’elles soient.
« L’abandon de toutes les prises de position, de tous les points
de vue », voilà ce qui lui importe, ce qu’il vise. La mise à l’écart de
toutes les conceptions opposées et les thèses antagonistes. Donc la
« Voie du Milieu », c’est-à-dire la vacuité, est la délivrance, car toute
l’entreprise ne consiste pas à « paralyser » la pensée pour
l’immobiliser, mais pour la débarrasser de tout lien, toute entrave,
toute forme de pesanteur.
Fidèle à la Voie du Milieu, parce que bouddhiste, Nâgârjuna la
porte à ses ultimes conséquences, parce que logicien. Avec lui, la
Voie du Milieu n’est plus simplement la mise à l’écart des opposés
dans le comportement (ni luxe ni mortification), dans l’attitude
mentale (ni relâchée ni tendue). Elle devient le renvoi symétrique
des opposés dans les registres fondamentaux de la logique (ni vrai
ni faux ; ni affirmation ni négation) et de la métaphysique (ni être ni
néant).
Or, il peut être question d’une position « moyenne » entre vrai et
faux ! Nâgârjuna sait bien qu’un énoncé est soit vrai soit faux, qu’une
chose existe, ou n’existe pas. Mais tous ces clivages sont relatifs,
selon lui, à notre pensée et à notre langage. Ils ne reflètent pas la
réalité ultime. Celle-ci est absolument vide.
La Voie du Milieu est donc bien, il faut le redire, l’espace déblayé
par la mise à l’écart des opposés : ni vrai ni faux, ni existant ni
inexistant, ni affirmation ni négation, ni être ni néant, etc. Cette Voie
du Milieu est la vacuité (sûnyata), et rien d’autre.
Il reste toutefois une difficulté de taille. C’est que nous avons
l’impression, malgré tout, que des choses existent, se fabriquent ou
se brisent, apparaissent et disparaissent. Nous avons également
l’impression d’exister, d’agir, de penser. Il faut donc expliquer
pourquoi, si tout est vide, apparaît cependant un monde – divers,
coloré, évolutif – qui nous semble plein.
Une solution originale à ce problème, au premier regard
insoluble, est fournie par la théorie dite de la « co-production
conditionnée ». Cette dénomination correspond au sanskrit pratîtya
samutpâda. Il s’agit d’un terme technique, qui pourrait se rendre
littéralement par : « production en convergence allant en fonction
de ». Il renvoie à une élaboration théorique centrale de la
philosophie bouddhiste, qu’il faut éclairer.

Faire apparaître dans le vide


Cette conception, qui intéresse aujourd’hui des physiciens et des
sociologues, repose sur une loi d’apparition des phénomènes, du
type « si ceci, alors cela » (si du feu, alors de la fumée, par
exemple). Mais il ne s’agit pas d’une loi de causalité, car les deux
éléments apparaissent et disparaissent simultanément, en se
produisant l’un l’autre, sans qu’existent aucune substance ou
aucune réalité « durables ».
Pour entrevoir de quoi il s’agit, réfléchissons à la relation parents-
enfants. Nous avons spontanément le sentiment que les parents
créent les enfants. C’est indiscutable, du point de vue biologique.
Mais pas dans la logique de la relation. Nâgârjuna fait remarquer
que là, symétriquement, les enfants créent les parents ! « Sans
enfants, pas de parents » est tout aussi exact que « sans parents,
pas d’enfants ». Avant qu’ils aient un enfant, des adultes ne sont pas
des parents. Parents et enfants se « co-produisent ». La relation fait
exister chacun des deux termes, les fait apparaître simultanément.
Pour Nâgârjuna, l’ensemble de ce que nous appelons « réalité »,
« monde », « existence », etc. est à concevoir sur ce modèle.
Aucune substance n’existe par elle-même de manière durable,
aucune « chose » ne possède une unité et une nature propres. Il n’y
a pas non plus de « sujets », « individus », « âmes », « moi »
quelconques qui perdurent en fonction de leur être propre. Tout ne
surgit que par relation.
Il n’y a ultimement que du vide, lequel n’est ni être ni néant. Ce
n’est pas absolument un rien. Des illusions corrélées y apparaissent
et disparaissent, de manière permanente mais discontinue. Cette
vision permet de combiner la vacuité et le jeu des apparences, des
pensées, des paroles.
On doit ainsi à Nâgârjuna la construction d’une pensée de la
« double vérité ». Sur le registre ultime, tout est vide, sans
substance, rien ne dure ni n’existe véritablement. Sur le registre
conventionnel, chacun, même en sachant que tout est vide, y
compris lui-même, continuera à nommer les choses, à se nommer
lui-même, à décrire tous les faits comme si ces mirages avaient une
consistance solide et une existence durable.
Cette pensée constitue une machine à défaire les spéculations
d’une puissance rarissime. S’il n’y a que du vide, toutes les
constructions métaphysiques, ontologiques, politiques et morales se
révèlent dépourvues de fondement. Ce scepticisme est plus radical
que celui des Grecs.
Reste à savoir si cette annulation de toute certitude, cet
effacement de tout point fixe constitue une délivrance effective, ou
l’enfermement dans une forme de nihilisme absolu. Le débat sur ce
point est sans fin. Nâgârjuna répondra que ce prétendu nihilisme est
encore un mirage, une construction illusoire. Et ses adversaires en
douteront.
Il y a presque deux mille ans que cela dure, sous des formes
diverses et dans des langues multiples. Car l’œuvre de Nâgârjuna,
et les traités bouddhistes sanskrits élaborés dans son sillage ont été
traduits, lus, commentés durant des siècles, de la Chine au Japon,
de la Corée à la Mongolie.

À
L’enseignement du Bouddha a pour but la guérison et la délivrance plutôt que la
connaissance, mais le savoir peut servir à dissiper les illusions qu’engendre
l’ignorance.
La Voie de Milieu est partout à tracer, entre luxe et mortification, tension et
relâchement, parole et silence, affirmation et négation, être et néant. Elle s’ouvre
en mettant à l’écart les termes opposés.
Cette double négation en mouvement constitue un déblaiement, plutôt qu’une
doctrine possédant un contenu positif et déterminé.
E
’A
Où l’on embrasse du regard les transformations
innombrables des doctrines bouddhiques,
rencontrant d’autres traditions, inventant de
nouveaux débats.

Quelle aventure ! Des siècles durant, à travers des langues


différentes, des cultures dissemblables, des régimes politiques
opposés, des écoles de pensée proliférantes, on voit les
élaborations philosophiques du bouddhisme évoluer, s’affiner, se
diversifier.
Parmi les raisons de cette efflorescence, il y a d’abord le fait
qu’on ne trouve nulle part, dans la tradition se réclamant de
l’enseignement du Bouddha, de corpus dogmatique, officiel et clos,
qui puisse servir de référence. Aucun équivalent des Veda, du
Pentateuque et de la Torah, des Évangiles, du Coran. Ni des œuvres
de Platon ou d’Aristote, tôt fixées et classées.
Dès les commencements, plusieurs Canons coexistaient.
Ensuite, les adeptes d’idées nouvelles prétendirent que le Bouddha,
de son vivant, avait caché leurs traités de référence, afin qu’ils ne
soient connus que plus tard. Tout au long de l’histoire des
bouddhismes (il faut en parler au pluriel), différents textes ont été
considérés comme fondateurs, successivement ou concurremment,
par des écoles distinctes.
Cette diversification fut d’autant plus aisée qu’aucune autorité
centrale n’a jamais contrôlé ni le dogme ni l’expansion du
bouddhisme. Ni pape, ni Vatican. Quantité de variantes ont donc pu
se développer, à mesure que s’accroissait l’influence des moines et
des adeptes dans des cultures et des langues éloignées du foyer
indien et sanskrit originel. Plus que toute autre tradition spirituelle et
intellectuelle, celle-ci est prédisposée aux fusions, aux syncrétismes,
aux changements d’identité.
En effet, la pensée bouddhiste critique l’identité, met en question
l’idée même de « nature propre », distingue entre vérité ultime (la
vacuité) et vérité conventionnelle (le réel et le langage quotidiens).
Voilà qui incite à quantité d’adaptations. Elles n’ont pas manqué.
Les quelques vues de cet océan que l’on va découvrir ont pour fil
directeur la tension, partout repérable, entre les voies qui privilégient
la réflexion et celles qui se fient avant tout à l’expérience. Écrire un
traité dialectique, ou bien s’asseoir au sol en silence, telle est la
question.

Routes chinoises : un éclair, ou de longues réflexions


Des bouddhistes arrivent en Chine dès le er siècle de notre ère.
Au nord, par la route des oasis et la vallée du fleuve Jaune, au sud
par bateau. Leurs propos et croyances avaient quelque chose
d’étrange et de neuf pour des têtes chinoises. D’abord tenus à
l’écart, ils rencontrent une audience croissante, populaire autant
qu’aristocratique. Entre 400 et 800 de notre ère, monastères,
pèlerinages et traductions se multiplient.
De véritables ateliers de traduction font passer du sanskrit au
chinois des centaines et des centaines de traités philosophiques
bouddhistes, à tel point qu’il existe un grand nombre de textes que
l’on connaît encore uniquement grâce à leur version chinoise,
l’original ayant été perdu.
De l’histoire du bouddhisme en Chine, deux points sont à retenir,
du point de vue de son développement philo-sophique.
En premier lieu, c’est une histoire ancienne, depuis longtemps
révolue. L’expansion du bouddhisme en Chine, soutenue chez les
lettrés par les traductions, culmine au e siècle de notre ère avant
d’être entravée et amoindrie par une réaction anti-bouddhiste qui
engendre, en 843-845, des persécutions et des fermetures de
monastères. Après, le bouddhisme perd de sa vigueur et s’étiole, au
point de ne pratiquement plus rien représenter de vivace dans la
Chine moderne et contemporaine, quelques tentatives de
reviviscence mises à part.
Toutefois, cette influence ancienne n’en demeure pas moins
culturellement profonde. Longtemps, la vie spirituelle chinoise s’est
représentée comme triple, sous des aspects confucéens, taoïstes et
bouddhistes. L’impact du bouddhisme sur la pensée philosophique
chinoise est loin d’être négligeable.
Cette influence s’est exercée notamment par le biais de la
proximité entre taoïstes et bouddhistes. Le deuxième point à
souligner est en effet que le vocabulaire et les notions du taoïsme
ont servi à transposer en chinois les argumentations des auteurs
indiens. Les raisons de cette assimilation sont complexes, mais son
résultat fut, globalement, de ranger la pensée bouddhiste, en Chine,
du côté de « l’anarchie » plutôt que du pouvoir, et de la mystique
plutôt que de la morale.
L’école du Chan (adaptation chinoise du terme sanskrit dhyâna,
« concentration-méditation ») s’est constituée en Chine à partir du
e siècle de notre ère en opérant une quasi-fusion entre taoïsme et

bouddhisme. Parmi ses singularités, des pratiques d’éveil au premier


regard surprenantes : coups de bâton soudains, cris qui font
sursauter, devinettes introuvables qui paraissent absurdes. Le Chan
choisit l’action, l’éclair, plutôt que l’analyse logique.
Son fondateur mythique, Bodhidharma, est supposé être venu de
l’Inde en Chine vers 520, en marquant sa prédilection pour le
Lankâvatâra sûtra. Ce texte, dont le titre signifie « Sûtra de l’entrée à
Lanka » (l’ancienne Ceylan, l’actuel Sri Lanka), est censé rapporter
les paroles du Bouddha à son arrivée, légendaire, dans cette île au
sud de l’Inde. Or, dans ce texte, figure une scène où le Bouddha,
pour répondre à une question, se contente de cueillir, en silence,
une fleur mythique.
L’idée est évidemment qu’il n’est pas besoin de paroles pour
transmettre l’essentiel. D’où ce commentaire, attribué à
Bodhidharma : « Pas d’écrit, un enseignement différent, qui touche
directement l’esprit pour révéler la vraie nature de Bouddha. » Voilà,
en fait, la définition la plus simple du Chan.
Il est supposé que nous sommes tous Bouddha, qu’une « nature
de Bouddha » originaire réside en nous et constitue notre être
véritable. Nous en sommes séparés par un voile d’ignorance,
d’illusion et d’errance qu’il faut déchirer, afin de découvrir et de
retrouver ce que nous sommes réellement.
Une querelle durable porte sur les modalités de la déchirure de
ce voile, équivalente à l’Éveil. Les uns soutiennent que cette sortie
de l’illusion est progressive, exige du temps, passe par des stades
successifs. Les autres affirment au contraire que la disparition du
tissu d’erreurs est soudaine, brutale, ne demande qu’un instant. Une
fraction de seconde voit s’évanouir les mirages et surgir le réel, qui
est vide.
Ce clivage entre « gradualistes » et « subitistes » se retrouve au
Japon, au Tibet. Mais les disputes commencent en Chine, entre
ceux qui pensent la délivrance comme un éclair, une dissipation
instantanée, une fulgurance absolue (et privilégient donc les
expériences de déstabilisation) et ceux qui la considèrent comme un
processus, une longue évolution où l’on doit désapprendre et
découvrir, et insistent sur l’étude, la réflexion, la dialectique.
Au sein du Chan, divers comme le sont le taoïsme et le
bouddhisme qui s’y rencontrent, existe une forme de contre-culture
rebelle, « anarchiste », qui prétend s’ancrer dans l’instant présent, la
vie ordinaire, les activités les plus banales, en se coupant
radicalement de toute autre dimension et surtout de toute
spéculation.
C’est ainsi que Deshan Xuanjian, l’un des maîtres du Chan, qui
vécut entre le e et le e siècle de notre ère, et inventa de donner

des coups de bâton à ses disciples pour les éveiller, écrit carrément :
« Habillez-vous, mangez, chiez, c’est tout. Il n’y a pas de cycle des
morts et des renaissances à craindre, pas de nirvana à atteindre,
pas d’éveil à acquérir. Soyez une personne ordinaire, sans rien à
accomplir. »

À Tiantai, les logiciens du Milieu en Chine


Au point de départ de l’école Tiantai, qui apparaît en Chine au
e siècle de notre ère, se trouve la « Voie du Milieu » et les œuvres

de Nâgârjuna. Le mont Tiantai, au sud de l’actuelle Shanghai, bien


qu’à l’écart des centres lettrés, a vu se développer, à travers une
série de monastères, une élaboration intellectuelle du bouddhisme
directement inspirée des analyses du logicien indien, en particulier
sa théorie de la « co-production conditionnée ».
Par opposition à d’autres écoles qui considèrent l’existence du
monde et les phénomènes qu’on y observe comme pures
productions de notre esprit, l’école Tiantai soutient, dans le sillage
de Nâgârjuna, que le monde est à la fois vide et réel, conditionné et
impermanent.
Il s’agit donc de comprendre intellectuellement, et de percevoir
concrètement, que tous les phénomènes n’ont qu’une réalité
transitoire, éphémère, ressortissant au registre de l’illusion. La Voie
du Milieu permet de saisir que ces phénomènes, s’inscrivant dans la
vacuité, sont à la fois tout à fait vides et transitoirement réels.
Ce cheminement par l’intellect paraît aux antipodes de celui qui
passe par des expériences directes et soudaines, vécues dans la
surprise ou la sidération, que privilégie le Chan. Tiantai et Chan, de
ce point de vue, sont des adversaires, souvent en désaccord
explicite. Mais ces ennemis sont aussi des frères, qui savent que
leurs démarches se complètent, voire se conjuguent.
Opposées, ces écoles bouddhistes chinoises – parmi tant
d’autres ! – ne sont jamais entièrement incompatibles. Elles se
critiquent, se querellent fermement, parfois s’insultent. Mais on aurait
tort de les croire tellement distantes que rien ne puisse les
rassembler.
On constate d’ailleurs de nombreux transfuges d’une école à
l’autre, des maîtres formés ici vont enseigner là, quittent leur
monastère d’origine pour un concurrent, ou fondent leur propre école
en mêlant des enseignements qui semblaient s’opposer. Les
rapprochements sont aussi fréquents que les divergences.
Cela tient sans doute à une convergence qui vaut d’être
soulignée entre l’attitude bouddhiste et l’attitude confucéenne, cette
fois. Dès les témoignages les plus anciens, le Bouddha se voit
attribuer des réponses adaptées à ceux qui l’interrogent.
Bien sûr, son enseignement est censé transmettre toujours le
même message, œuvrer sans cesse à la délivrance et mettre un
terme au mal-être de l’existence. Mais le thérapeute ne s’adresse
pas à tous dans les mêmes termes. Il adapte ses propos à la
situation de ceux qui l’écoutent.
Il en va de même, pour d’autres raisons, de Confucius : ses
réponses tiennent compte des circonstances, de la position sociale
de chacun, plutôt que d’une vérité immuable et unique. La rencontre,
en Chine, de ces deux héritages a favorisé l’éclosion de très
nombreuses branches et sous-branches des doctrines bouddhistes,
chacune accentuant plus ou moins fortement des aspects distincts
de l’enseignement du Bouddha. Mais il s’agit d’éclairages
contrastés, de couleurs atténuées ou intensifiées, plutôt que de
désaccords irréductibles.

P
Vasubandhu, auteur charnière
Son nom figure rarement parmi ceux des penseurs majeurs, et c’est un tort. Car
ce grand intellectuel qui a marqué l’histoire des doctrines bouddhistes n’est pas
seulement l’auteur d’une œuvre d’envergure, mais aussi un point de passage
crucial entre plusieurs écoles et développements historiques.
Né en terre indienne, dans l’actuelle ville de Peshawar au Pakistan, vers le
e siècle de notre ère (les dates sont incertaines), il se tient d’abord au carrefour

des spéculations de son temps. Il partagea d’abord les théories de l’école dite
« Sarvâstivâda » (« celui qui dit que tout existe ») caractérisée par un réalisme
conduisant à l’affirmation que les phénomènes passés, présents et futurs ont un
mode d’existence identique. Tout en enseignant cette doctrine, il commence à la
critiquer, et aboutit finalement à une construction théorique très différente, qui
débouche sur une forme d’idéalisme pur : le monde provient entièrement de
l’esprit.
Son traité le plus important, l’Abhidharmakosa, couvre plusieurs volumes. Le
titre signifie « trésor » (kosa) au-dessus de la doctrine (dharma). Ce terme
d’abhidharma désigne la partie des enseignements bouddhistes qui développent
les théories de la connaissance et les éléments de métaphysique.
Cette œuvre, rédigée en sanskrit, traduite en français au e siècle par l’érudit
belge Louis de La Vallée-Poussin (1869-1938), a été très influente, dans ses
versions chinoise et tibétaine, sur l’élaboration des doctrines du Grand Véhicule.
Au carrefour des doctrines, l’œuvre de Vasubandhu est ainsi à la charnière des
bouddhismes.
Îles japonaises : s’asseoir, écrire, s’asseoir…
À partir des e et e siècles de notre ère, le bouddhisme est
importé au Japon à partir de la Chine et de la Corée, où il a connu
un fort développement. À cette époque, la société japonaise valorise
ce qui vient de Chine et s’efforce de le copier, en l’intégrant à sa
propre culture, où ces greffes se développent rapidement.
Plus encore qu’en Chine, c’est « par le haut » que les idées
bouddhistes font leur entrée dans l’histoire japonaise. Connues de la
cour de l’Empereur, puis des cercles dominants et lettrés, elles
n’atteignent le peuple que tardivement. Les premiers temps sont
marqués par des conflits avec le shintô, la spiritualité propre au
Japon, avant que le bouddhisme ne soit proclamé, en 592 de notre
ère, religion d’État.
Du e au e siècle, les bouddhismes japonais connaissent une

diversification extraordinairement intense, qui conduit à la


constitution de treize écoles principales, subdivisées en quantité de
nuances et de rivalités.
Schématiquement, on y retrouve, prolongés et retravaillés, les
axes divergents rencontrés en Chine entre une voie directe, par
l’expérience, et une voie longue, par l’analyse logique. Le Chan
devient le Zen en terre japonaise, et les oppositions se poursuivent
entre pratiques d’Éveil brusque et élaborations philosophiques.
Avec toutefois, au e siècle, un point de convergence inédit et

remarquable entre ces opposés, incarné par l’œuvre capitale de ce


penseur inclassable qu’est Dôgen, fondateur de l’école Zen Sôtô. Sa
singularité interpelle encore aujourd’hui.

Dôgen et le Shôbôgenzô
Né en 1200, près de Kyoto, dans une grande famille
aristocratique, Dôgen, à deux ans, perd son père ; il voit ensuite sa
mère mourir alors qu’il n’a que huit ans. Apparemment surdoué,
capable, dit-on, de lire des poèmes en chinois dès sa quatrième
année, il traverse une enfance solitaire, recueilli par un de ses
oncles, grand poète.
Sa mère, avant de mourir, lui avait recommandé de devenir
moine. À treize ans, il entre dans un monastère proche, appartenant
à l’école Tiantai, où il éprouve une insatisfaction croissante. Son
interrogation centrale porte sur le décalage entre l’affirmation que
tous les êtres possèdent la nature de Bouddha et l’imposition de
pratiques ascétiques nécessaires pour l’atteindre.
Pourquoi faut-il déployer tant d’efforts pour atteindre ce que l’on
est ? Cette question constitue le fil rouge de son parcours et de son
œuvre.
Après avoir fréquenté plusieurs maîtres qui le laissent toujours
sur sa faim, Dôgen, à vingt-trois ans, part pour la Chine. Là, il
découvre la voie qu’il cherche. Ce qu’il exprime à son retour en
disant : « Je suis revenu les mains vides. » Effectivement, il n’a rien
appris, mais tout découvert, et tout compris. Car ce vide est tout.
Ce que Dôgen va désormais pratiquer et décrire, c’est qu’il suffit
d’être « simplement assis ».
Ce shinkantaza (« seulement s’asseoir ») est la posture du
zazen, assis par terre, dos droit, mains jointes et jambes pliées, que
l’on adopte pour méditer. Il faut insister aussitôt sur le fait que
« méditer » ne signifie pas ici penser à quoi que ce soit, mais laisser
passer les pensées, sans s’y investir, sans les accompagner, comme
passent des nuages dans le ciel.
S’asseoir par terre, sans rien faire, laisser aller les nuages
mentaux, en quoi est-ce de la philosophie ? En rien, au premier
regard. Mais cela peut interroger la philosophie, lui apprendre
quelque chose sur son dehors, donc sur elle-même. En réalité, il
pourrait bien y avoir plusieurs leçons à tirer, pour et par la
philosophie, des paradoxes exposés par Dôgen.
D’abord parce qu’il attire l’attention sur ce fait : la pensée est une
affaire du corps. Platon, Aristote ou Hegel ne se demandent pas, ou
si peu, comment il convient de « se tenir » pour penser. À leurs
yeux, la raison est autonome, et son fonctionnement indépendant de
la manière dont le penseur positionne ses jambes ou ses mains.
Pour Dôgen, ce n’est pas le cas. Il n’existe pas de dualité, pas de
séparation – corps d’un côté, esprit de l’autre. Ce qui pense ou ne
pense pas, agit ou n’agit pas, c’est un corps-esprit.
Ensuite, Dôgen permet de saisir que la pensée est une affaire
totale, parce que locale. La philosophie occidentale nous accoutume
à séparer, à discerner et discriminer. Elle oublie les liens. Elle omet
l’unité de tout. Dôgen insiste sur l’identité de chaque partie avec le
tout. Comprendre une seule chose, mais la comprendre
intégralement, c’est saisir l’univers. Un brin d’herbe donne accès à
tout. Une posture aussi.
Enfin, la pensée selon Dôgen se révèle une question d’instant,
donc de hors-temps. Chaque moment est hors temps, voie d’accès à
l’éternité, à ce qui est là déjà, depuis toujours, et sera encore, à
jamais. Chaque instant est également – « en même temps », si l’on
ose dire… – inexistant, déjà passé, évanescent, évanoui aussitôt
qu’advenu.
Tout cela serait encore facile, relativement, si l’exposé de Dôgen
prenait la forme ordonnée et classée que je viens d’adopter à sa
place. Or ce n’est absolument pas le cas. Au contraire, son œuvre
maîtresse, le Shôbôgenzô (« Le trésor de l’œil de la vraie loi ») est
une compilation d’une centaine de textes sans ordre apparent, sans
plan discernable, et même sans objet vraiment thématisé. Ces
textes, rédigés dans une langue très dense, aux formules souvent
elliptiques, se contredisent allègrement les uns les autres. Pire
encore : les contradictions éclatent d’une page à une autre, d’un
paragraphe au suivant. Il est fréquent qu’une seule et même phrase
dise ceci et son contraire.
Comment et pourquoi pareil livre, si c’en est un, a-t-il traversé les
siècles, suscité d’innombrables traductions, retenu l’attention de
générations multiples à travers le monde entier ? Pour le dire
autrement : en quoi un texte aussi décousu, sans début ni fin, voire
apparemment incohérent, peut-il donc bien intéresser la
philosophie ?
Là se trouve un point important, qui concerne la relation entre la
rationalité et la réalité. La philosophie se tient du côté de la
rationalité, cela va sans dire, mais elle en tire la conséquence que ce
qui est irrationnel n’est pas réel. Dans notre esprit, dans nos
phrases, un « cercle carré » ne peut pas exister, et nous en
concluons, philosophiquement, qu’il n’existe pas non plus dans la
réalité.
C’est exactement ce que Dôgen conteste, dans le sillage d’une
conception bouddhiste fondatrice. Mieux, ou pire, comme on voudra,
il suggère que c’est en fait « du côté de la réalité » que nous vivons
(en expérimentant cette réalité localement-entièrement, avec notre
corps-esprit, par instant-éternité…) et que notre raison n’en peut
saisir grand-chose.
Déconcertantes et sublimes, les pages du Shôbôgenzô
constituent donc cette entreprise impossible, mais à tenter
indéfiniment : indiquer avec des mots, des phrases, des pensées
articulées ce qui constitue la réalité, qui est sans mots, sans
phrases, sans pensées articulées.
Les affirmations contradictoires et les énoncés paradoxaux de
Dôgen prennent place dans le droit fil d’une posture bouddhiste
originaire : désigner le silence avec des mots, pointer le réel où nous
vivons et son irrationalité avec les outils de la raison, en les
retournant contre eux-mêmes pour les paralyser. Il en va de même
avec ces devinettes, apparemment absurdes, loufoques, sidérantes,
que l’on nomme des koâns.

Le Bouddha ? Un bâton à merde !


« – Qu’est-ce que le Bouddha ? – Un bâton à merde ! » C’est un
des koâns les plus fameux. Il en existe des centaines d’autres,
médités, pratiqués, transmis de maître à disciple comme voie vers
l’Éveil, comme moyen de voir d’un coup se déchirer le voile qui nous
masque la réalité où nous sommes.
Né en Chine, avec le bouddhisme Chan et ses pratiques, où il se
nomme gông’an, terme emprunté au vocabulaire juridique (« arrêt
faisant jurisprudence »), devenu en japonais koân, ce bref échange,
ou cette courte anecdote, s’est particulièrement développé dans le
zen de l’école Rinzai, mais on trouve dans les textes du Shôbôgenzô
de nombreux commentaires de koâns.
Peut-on parler de commentaires ? Et en quel sens ? Car un koân
n’est pas destiné à « être compris ». Il ne transmet pas de message,
à proprement parler. Il n’est pas pourvu d’un sens, que l’on pourrait
ou devrait extraire, reconstituer ou gloser. La sidération qu’il
provoque est destinée à fracturer la logique, à fissurer la pensée et
faire vaciller les assurances établies.
Certains koâns semblent à première vue tout à fait opaques.
Beaucoup ouvrent une kyrielle de possibilités. Nombre d’entre eux
sont scatologiques, obscènes, orduriers, histoire sans doute de
fracasser la sacralisation de la délivrance comme les illusions des
arrière-mondes. Mais il faut se méfier des impressions.
Car le koân est une expérience. Il n’a pas à être compris, mais
senti. Il doit être approché, faire son chemin, agir sans qu’on s’en
mêle, sans qu’on maîtrise son processus. En fait, c’est bien du
même mouvement qu’il s’agit toujours : arrêter la pensée, et non
l’étendre.
Que ce but soit atteint par la voie logique élaborée par Nâgârjuna
et ses successeurs, ou bien par la posture assise et par les koâns, le
résultat est le même : fin de la pensée, début du réel. Arrêt de la
logique, contemplation de la vacuité.
Il en va de même, mutatis mutandis, dans le domaine tibétain.

Sur le Toit du monde : magie et bibliothèques


Rien ne confirme mieux que « l’ancien, le nouveau » constitue la
maxime du bouddhisme que l’histoire de son développement au
Tibet. Padmasambhava (c’est-à-dire « né du lotus »), fondateur du
bouddhisme tibétain, est considéré comme un « nouveau
Bouddha », doté de pouvoirs plus vastes encore que ceux de son
prédécesseur.
Sous ce nom a existé, au e siècle de notre ère, un personnage

réel, bien attesté historiquement. Né en Inde, où il a étudié, il a été


appelé au Tibet par le souverain et a fait connaître le bouddhisme
dans ces terres isolées en altitude. Mais c’est à peu près tout ce
qu’on sait de certain, et le reste n’est que légendes.
Quantité d’exploits sont attribués à Padmasambhava : réorienter
des dieux malfaisants, tranformer sa compagne en tigresse volante,
par exemple. L’image s’est imposée d’un être surpuissant,
surhumain, capable de revêtir des apparences opposées, dont la
seule invocation protège et sauve. Il est à la fois « super-héros », si
l’on ose dire, et détenteur de vérité, guide des penseurs, Guru
Rimpoche, c’est-à-dire « précieux maître ».
Cette double face, magique et rationnelle, indique combien, au
Tibet, se prolonge et même s’accentue le contraste entre expérience
et dialectique. Coexistent des pratiques ésotériques, de type
chamanique, héritées de la religion Bon traditionnelle, et des
argumentations acérées, où se déploie un arsenal conceptuel
sophistiqué.
L’efflorescence débute au e siècle. Après quelques moments

de relative éclipse, elle connaît un véritable âge d’or entre le e et le


e siècle. Deux versants s’y opposent : les « fidéistes » donnent

priorité aux dévotions, mantras, mandalas et moulins à prières. Les


« rationalistes » privilégient analyses logiques, argumentations et
distinctions conceptuelles.
Sans doute le clivage n’est-il pas absolu : les logiciens
psalmodient aussi des formules rituelles. Mais cela n’a pas empêché
le développement des analyses et des raisonnements d’atteindre, au
Tibet, une diversité et une sophistication vertigineuses.
Cette face proprement philosophique du bouddhisme tibétain
s’incarne dans une foule d’écoles, de débats et de traités, dont
l’ensemble dessine un univers extraordinaire, encore en cours
d’exploration. Matthew Kapstein, l’un des meilleurs experts
contemporains, estime en effet à « plusieurs milliers d’ouvrages »
les textes « pertinents pour l’histoire de la philosophie » rédigés en
langue tibétaine. Certains de ces traités sont traduits. Beaucoup
dorment encore dans les bibliothèques des monastères ou des
centres de recherche.
Ces textes sont ardus. Les moines ont forgé, au sein de la
langue tibétaine, un idiome philosophique précis, en construisant un
vocabulaire technique particulier pour rendre compte de manière
exacte des traités indiens qu’ils traduisaient du sanskrit. Les débats
entre les écoles ont ensuite repris et affiné ces distinctions au fil de
controverses touchant aussi bien, si l’on adopte nos partages de
domaines, à l’ontologie qu’à la théorie de la connaissance, à la
métaphysique qu’à la sotériologie.
Qu’appelle-t-on un objet ? Comment existent les objets ? Quels
sont les critères permettant de parler d’une « réalité » ? De quoi est-
elle faite ? Voilà le type de questions examinées quand ces
penseurs traitent de ce qu’ils nomment « la base » (gzhi), c’est-à-
dire la structure du monde, sa texture, son principe et son
architecture. Cette « base » étant conçue comme « pure lumière », à
la fois vide et discontinue, il faut notamment expliquer comment elle
nous apparaît, malgré tout, comme durable et comme consistante.
Les possibilités de nous délivrer des erreurs et des illusions
constituent un autre registre d’interrogations, portant sur nos
capacités de discernement, nos catégories, leur validité et leurs
limites. Théorie de la connaissance, règle d’inférence et d’induction,
mais aussi conceptions du sujet et des modalités d’énonciation sont
alors les thèmes centraux. Sans oublier les réflexions sur ce que
peut signifier « être délivré » et l’approche d’une conception de
l’existence qu’il faudrait nommer « désubjectivée ».
Un dernier domaine abordé par ces traités est celui de « la
nature de Bouddha » : si nous sommes tous déjà Bouddha, en quoi
consiste exactement cette nature originaire ? Les spéculations nées
en Inde et poursuivies en Chine sur « l’embryon de Bouddha » ou la
« matrice de Bouddha » (tattagathagarba, en sanskrit) – c’est-à-dire
ce qui permet, de manière principielle, que puisse advenir une
existence délivrée – s’amplifient au Tibet de manière exponentielle.
De simples coups de sonde dans les traductions et travaux de
recherche disponibles suffisent pour constater que ces élaborations
permettent d’interroger autrement nombre de questions cruciales de
la philosophie la plus classique, qu’il s’agisse du sujet, de la vérité,
du statut des phénomènes, de la fonction de la parole, du mode
d’existence du temps, etc.
Il faut toutefois rappeler sans cesse que ces questions et ces
analyses sont orientées vers un but différent de celui poursuivi par la
philosophie gréco-européenne. Il s’agit de dissiper des erreurs, non
d’acquérir des savoirs. D’éteindre des illusions, non d’accéder à des
vérités. De parler, mais pour faire silence. De penser pour arrêter la
pensée, de raisonner pour paralyser la raison.
Comme le souligne Matthew Kapstein, dans les traités tibétains,
« la fonction spécifique du discours philosophique ne serait donc pas
la construction de systèmes, mais la critique de nos présuppositions
erronées à propos de la réalité, critique qui les démantèle jusqu’au
point où l’on parvient à la profonde découverte de la vacuité ».
En fin de compte, les manuscrits tibétains, empilés à plat sur les
étagères des monastères, comme ceux calligraphiés en chinois et
en japonais, comme ceux rédigés en sanskrit, ont pour fonction
ultime de s’effacer eux-mêmes en dissipant les mirages. Ainsi le
bouddhisme serait-il aussi, dans son existence paradoxale, une
religion des bibliothèques.
Les religions du Livre, elles, relèvent d’une autre histoire. Les
philosophies qu’elles ont engendrées aussi.

À
Les enseignements et questions des bouddhistes ont évolué à travers leurs
transpositions en plusieurs langues et leurs combinaisons avec de nouvelles
cultures.
À travers une extraordinaire efflorescence d’écoles, de débats et d’expériences,
les questions initiales ont été considérablement complexifiées et amplifiées,
atteignant des degrés de sophistication extrêmes.

M - ( ,
, , )
Âlayavijñâna (sanskrit). Cette forme de conscience (vijñâna) qui se tient « en
réserve » (âlaya), que l’on désigne aussi par la formule « conscience de
tréfonds », a été mise en avant par le courant de pensée qui soutient que tout
n’est « rien qu’esprit ». Cet idéalisme radical, propre au Cittamatra, illustré
notamment par l’œuvre de Vasubandhu (Inde, vers le e siècle) et développé
ensuite en Chine au Japon et au Tibet, suppose l’existence de cette
conscience originaire, omniprésente, d’où tout provient, où tout retourne.
Bodhisattva (sanskrit). Le terme désigne celui qui n’est pas encore Bouddha
mais qui est destiné à le devenir, donc un Bouddha en puissance, à venir.
Dans le Grand Véhicule, la figure du Bodhisattva devient dominante. Son vœu
est de n’entrer dans le nirvâna qu’une fois que « le dernier brin d’herbe » y
sera parvenu avant lui.
Bon (tibétain). Religion traditionnelle du Tibet, antérieure à l’arrivée du
bouddhisme, le Bon a fourni au bouddhisme tibétain de nombreuses
représentations (esprits maléfiques, circuits des énergies) et pratiques
(visualisations, mantras) qui ont contribué à forger son identité.
Chan (chinois). Transcription chinoise du sanskrit dhyâna (concentration,
recueillement), le terme sert à désigner le courant bouddhiste chinois qui a
opéré une fusion des enseignements du Bouddha avec le taoïsme. Ce Chan
deviendra, au Japon, le Zen.
Kôan (japonais). Question, histoire, devinette – tour à tour insolite, déconcertante,
absurde ou insoluble –, particulièrement en usage dans le Zen, qui est
destinée à provoquer finalement chez le disciple un choc conduisant à l’Éveil.
Madhyamaka (sanskrit). École du Milieu (Madhya, comme medium) dénommé
ainsi en raison de son attachement à prolonger la voie du Milieu en logique et
en métaphysique dans toutes ses conséquences. S’y rattachent notamment
Nâgârjuna, Dharmakîrti, Dignâga.
Sûnyatâ (sanskrit). Vacuité. La vacuité n’est pas synonyme du néant, puisqu’elle
est conçue comme n’étant ni être ni néant.
Satori (japonais). Éveil. Équivalent du sanskrit Bodhi, le terme désigne le passage
de l’ignorance à l’appréhension lucide de la réalité telle qu’elle est. Les débats
les plus intenses portent sur le caractère subit et instantané de cet éveil,
soutenu par les uns, contre son aspect graduel et progressif, défendu par les
autres. Chaque conception implique évidemment des perspectives distinctes
sur la nature de l’esprit, du monde, de l’humain…
Yâna (sanskrit). Barque à fond plat utilisée pour traverser les estuaires.
Habituellement traduit par « Véhicule », le terme désigne les deux grandes
subdivisions du bouddhisme en Inde : « Petit Véhicule » (Hinayâna), centré
sur le salut individuel et caractérisé par la sobriété des rites et des règles, et
« Grand Véhicule » (Mahâyâna), où dominent à la fois les proclamations
d’altruisme universel et la multiplication des prières, mantras et rituels.
Zen (japonais). Terme équivalent au Chan chinois, dérivant lui-même du sanskrit
dhyâna.

À
Textes traduits
Pour commencer
Attribués au Bouddha
Walpola Rahula, L’Enseignement du Bouddha d’après les textes les plus anciens,
Seuil, Points, 2014.
Choisis, traduits du pâli et présentés par un moine érudit du Sri Lanka, ce
recueil des textes fondateurs est devenu un classique. Il offre l’introduction la
plus simple, et la plus fiable, aux pensées bouddhistes des premiers temps.
Nâgârjuna, Stances du milieu par excellence, traduit du sanskrit, présenté et
annoté par Guy Bugault, Gallimard, Connaissance de l’Orient, 2002.
Traité majeur et d’une importance historique et théorique incomparable, mais
souvent elliptique et donc difficile, ce livre est rendu accessible par les
explications et commentaires fournis par Guy Bugault, qui fut l’un des grands
connaisseurs de Nâgârjuna.
Le Trésor du zen, textes de Maître Dôgen commentés par Taisen Deshimaru,
Albin Michel, 2003.
Le maître zen japonais Dôgen traduit et expliqué par un maître zen
contemporain.
Corps et esprit. La Voie du zen d’après le Shôbôgenzô, textes choisis, traduits du
japonais et annotés par Janine Coursin, Gallimard, Folio Sagesses, 2013.
Le Recueil de la falaise verte. Kôans et poésies du zen, traduits et présentés par
Maryse et Masumi Shibata (choix de koâns), Albin Michel, Spiritualités
vivantes, 2000.

Pour approfondir
Traduit du sanskrit
L’Abhidharmakosa de Vasubandhu, traduit et annoté par Louis de La Vallée
Poussin, Paul Geuthner, 1923-1931, 6 vol., rééd. Institut belge des hautes
études chinoises, 1971.
Une somme fondatrice, importante pour l’histoire philosophique du
bouddhisme en Inde, mais aussi en Chine et au Tibet, traduite par un grand
érudit.
Traduit du tibétain
La Distinction des vues, rayon de lune du Véhicule suprême, traduction
commentée du lTa-ba’i shan ’byed de Gorampa Sönam Sengge (1429-1489),
par Stéphane Arguillère, Fayard, Trésors du Bouddhisme, 2008.
Un exemple de traité philosophique d’un maître du bouddhisme tibétain, qui
permet de saisir l’écart entre sa démarche argumentative et notre
représentation erronée d’un bouddhisme « bien-être ».

Études d’ensemble
Philippe Cornu, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme, Seuil, 2006.
Une mine d’informations couvrant pratiquement tous les champs, très divers,
des bouddhismes et de leurs ramifications.
Éric Rommeluère, Le bouddhisme n’existe pas, Seuil, 2011.
Par un connaisseur et adepte du Zen, un essai provocateur destiné à rendre
sa puissance d’éveil à une démarche qu’on affadit, selon l’auteur, en la
confondant avec une religion de plus.
Bernard Faure, Les Mille et une vies du Bouddha, Seuil, 2018.
Ce panorama des études consacrées à la vie du Bouddha conclut à
l’impossibilité de retrouver des faits historiques sous les légendes, pour mieux
montrer combien, paradoxalement, cette absence de réalité ne change rien à
l’histoire.

Et aussi
Guy Bugault, La Notion de prajñâ ou de sapience selon les perspectives du
Mahâyâna. Part de la connaissance et de l’inconnaissance dans l’anagogie
bouddhique, Publications de l’Institut de civilisation indienne, De Boccard,
1968.
Le livre le plus pénétrant sur l’école de Nâgârjuna et sur les enjeux
philosophiques du bouddhisme indien du Grand Véhicule.
Théodore Stcherbatsky, La Théorie de la connaissance et la logique chez les
bouddhistes tardifs, traduit du russe par Irma de Manziarly et Paul Masson-
Oursel, Paul Geuthner, 1926.
Si, par chance, vous trouvez ce volume quelque part, n’hésitez pas : son
auteur est un savant russe qui fut pionnier, et l’ouvrage reste une source
d’informations excellente.
Matthew Kapstein, Reason’s Traces: Identity and Interpretation in Indian and
Tibetan Buddhism, Wisdom Publications, 2001.
Pour ceux qui lisent l’anglais et sont exercés à la philosophie, cet ouvrage est
sans doute l’analyse la plus ample et la mieux informée des aspects
philosophiques des traités indiens et tibétains.
IV.
Dans les têtes des philosophes
juifs
« Ce que je sais, et ce qui est admis par notre
Torah
et par les textes philosophiques,
comme cela a été démontré par des preuves
véritables,
c’est que toutes les actions de l’homme
dépendent uniquement de lui. »
Moïse Maïmonide, Traité des huit chapitres.

« L’ami dit : Dieu me préserve de l’absurde et de ce que l’intellect rejette


et tient pour irrationnel », Juda Halévi, Le Kuzari, Apologie de la religion
méprisée, I, § 89, traduction de Charles Touati, Lagrasse, Verdier, 2001.

586 avant J.- Destruction du premier Temple, construit par Salomon au


C. e siècle, exil d’une partie des Juifs à Babylone

70 avant J.-C. Destruction du deuxième Temple, écriture et rassemblement des


commentaires oraux de la Torah à Babylone et à Jérusalem,
constituant le Talmud
Aux alentours Commencements de la Kabbale
de l’ère Communautés mystiques (Esséniens, Thérapeutes)
chrétienne Traduction de la Torah en grec (Septante)
Rencontres des sources juives et grecques chez Philon
d’Alexandrie
Du e
au En terre d’islam : traduction de la Torah en arabe
e siècle Maïmonide de Cordoue au Caire
Foyers de réflexion en Espagne, en Italie, en France
e siècle Renouveau de la Kabbale à Safed en Galilée
Œuvre du Maharal de Prague
P
Où l’on découvre à Jérusalem une interrogation
étrange : et si la transcendance se reconnaissait à
son absence ? Il s’ensuit quantité de conséquences.

Je me suis préparé à vivre des émotions, impressions, surprises. Je


m’attends à ressentir quelque choc étrange. Mais je n’éprouve rien,
ne remarque rien. Ma première rencontre avec Jérusalem est une
déception.
Je me souviens avec netteté de ce désappointement, comme si
c’était ce matin. Habituellement, les lieux me submergent. Illustres
ou humbles, ils me déstabilisent de manière chaque fois différente et
me donnent à penser, du moins je le crois. En éprouvant un trouble
nouveau, avant même de m’instruire par les textes et les
commentaires, j’imagine aborder un continent d’idées.
De ces expériences, je conserve quantité de souvenirs. Sur
l’Acropole d’Athènes, au cap Sounion, à Segeste, en Sicile, j’ai cru
entrevoir des éclairs de lumière grecque, le scintillement des
phénomènes. À Rome, sur le Forum, dans les thermes de Caracalla,
sur les tracés des routes antiques, en ligne droite, j’ai rencontré des
amas de temps empilé, des bribes d’Empire perdu. À Varanasi, sur
le Gange à l’aube, entre la ville surpeuplée et l’autre rive vide, dans
les monastères bouddhistes du Sikkim, j’ai entrevu ce que peut être
un univers double et cependant unique…
D’Afrique, d’Asie, d’Amérique, des fjords ou des déserts, de
Séoul ou de Pékin, j’ai conservé des découvertes, insolites ou
banales, chaque fois singulières. En arrivant à Jérusalem, ville réelle
et ville mythique, céleste autant que terrestre, je m’attendais donc à
quelque chose. Je ne sais quoi, je laisse venir. Rien !
Les remparts, la vieille Ville, le mur du Temple sont demeurés
silencieux. La Cité de Salomon, de David, ce cœur du monde
semble ne pas parler. Comme si tout n’y était effectivement que
murs, pierres, choses qui sont là. En ce lieu, il m’a paru encore plus
bizarre de ne rien vivre de spécial que d’y être envoûté par je ne sais
quel mystère.
Ce « rien » doit être examiné, voilà ce que j’ai fini par saisir. Car
ce pourrait bien être l’essentiel. Pas de magie, pas de pouvoir
occulte. Pas de terreur sacrée ni de puissance secrète. Les murs
sont des murs, les pierres des pierres. Ce qui compte est « tout
autre » et se tient ailleurs. C’est ce vers quoi il n’existe pas d’accès,
sauf par le chemin à emprunter à travers l’étude, les lettres carrées,
le livre et les livres, la loi.
S’agit-il de Dieu ? Oui, si l’on précise que c’est le nom que nous
donnons à notre ignorance. Lui n’a pas de nom, ni d’effigie. Sa
présence même est une question, qu’il convient de creuser, mot à
mot, à partir des textes, de la lecture et des commentaires d’un livre
supposé à nul autre semblable, la Torah (la Loi), dont l’étude se dit,
en hébreu, Talmud. Cette étude n’est jamais solitaire. C’est à
plusieurs qu’on lit, interprète, diverge, dispute. Parce que le sens
des textes n’est jamais clos. Jamais exprimé ni défini une fois pour
toutes. Il demeure à examiner, à construire et reconstruire,
indéfiniment.
Cette élaboration se poursuit en commun, à travers des voix
multiples, parfois divergentes, des avis minoritaires, des oppositions
parfois insurmontables. Toutes les interprétations, tous les avis sont
consignés et transmis. La tradition n’est pas un consensus, un
dogme unifié et uniforme.
Au contraire, ce qui est à transmettre, du point de vue juif, est
cette ouverture de l’interprétation, du sens et de la discussion. Rien
ne doit pouvoir les fermer, les arrêter, les figer. La lecture et l’étude
sont, par essence, inachevées. Tout comme l’histoire, qui reste
toujours à bâtir. Tout comme le temps, qui demeure à construire.
Voilà qui finalement garantit contre la servitude et le dogmatisme –
en luttant contre l’idolâtrie.
Cette attention collective, interminable, ininterrompue – constitue
le ciment du peuple juif. Il s’est conservé par la fréquentation
continue du texte de la Torah, par sa transmission littérale et par
celle de ses commentaires opposés, sans oublier évidemment la
mise en acte de ses préceptes. Malgré siècles et millénaires,
migrations et dispersions, exils et persécutions, assimilations et
évolutions, se perpétue un petit peuple de lecteurs et de prêtres. De
philosophes ? Oui, en un sens. Reste à savoir lequel.

Singularités juives
Les singularités des philosophies juives s’ancrent en premier lieu
dans l’hébreu. C’est dans cette langue et sa structure que se
tiennent les fondements d’une pensée spécifique, dont les
catégories et les processus ne sont pas analogues à ceux d’autres
langues. L’hébreu n’est pas du tout semblable au grec, par sa
structure, sa grammaire, son histoire. L’hébreu juxtapose plus qu’il
ne subordonne. Il peut aussi transformer un passé en futur.
Une seule lettre suffit à changer un verbe au futur en verbe au
passé. Ce « vav », équivalent de la lettre v, qu’on appelle en ce cas
« conversif », permet aussi de conjuguer le passé au futur.
Dans les radicaux, fréquemment formés de trois consonnes,
l’ajout de voyelles différentes autorise des rapprochements qui
semblent d’abord insolites et se révèlent inventifs. Par exemple,
« shalam » signifie à la fois « finir, accomplir, s’acquitter d’une dette,
payer », « shalem » veut dire « complet, intégral, sans défaut ni
manque », « shelem » désigne le « sacrifice de paix avec Dieu ».
Un des grands ressorts des spéculations juives réside dans les
combinaisons des lettres hébraïques, leurs permutations et les
possibilités pratiquement infinies qu’elles offrent. À l’arrière-plan, la
représentation qui sous-tend ces combinatoires suppose qu’un lien
profond unit noms et choses, lettres et monde, langue et réel. Loin
d’être un code arbitraire, un système de signes conventionnels, la
langue hébraïque et les lettres carrées de son écriture sont
considérées comme partie intégrante d’une réalité qu’elles habitent
et qu’elles contiennent.
Ces singularités de l’hébreu sont porteuses de perspectives
ontologiques, métaphysiques, théologiques, anthropologiques
particulières que le philosophe contemporain Shmuel Trigano a
mises en lumière, en particulier dans son essai L’Hébreu, une
philosophie. L’impact de cette langue, qui n’a cessé d’être transmise
et pratiquée au long de l’histoire du peuple juif, en dépit de sa
dispersion dans des nations différentes, est le premier trait explicatif
des singularités philosophiques juives.
Le deuxième est la révélation de la Loi. La spécificité du
judaïsme n’est pas le monothéisme « en général », ni non plus la
conviction que le Dieu unique a délivré à l’humanité un message,
une parole, un texte quelconque. Sa singularité réside dans le fait
que cette parole a pris la forme d’une loi à respecter, appliquer et
transmettre. Sur le Sinaï, commandements et tables de la Loi sont
transmis à Moïse. En cela consiste la Révélation.
Cette Loi est imposée, elle n’a pas à être justifiée ni discutée, ni
jugée en aucune manière. La raison peut évidemment s’exercer à
son sujet, mais non pas pour la valider ou la refuser, seulement pour
discerner comment l’appliquer, dans tel ou tel cas particulier, à
propos de telle situation ambiguë.
Il faut insister sur ce point : la Loi ne contient pas, explicitement,
de conception théologique ou philosophique d’aucune sorte. Elle est
à suivre, et rien d’autre. À observer, même pas à « croire ».
Contrairement à de fréquents contresens, aucune « foi » ne
constitue ici le point de départ ni le préalable requis. C’est pourquoi
ranger le judaïsme dans la rubrique « religion » prête à confusion. Il
s’agit de faire, plutôt que de croire. On parle d’« orthopraxie »
(comportements conformes) plutôt que d’« orthodoxie » (opinions
droites).
La transcendance absolue de Dieu constitue le dernier trait
distinctif. Dieu n’est pas seulement inconnaissable, mais
radicalement, irrémédiablement séparé. Entre l’humain et cet
inconcevable-innommable, la séparation est totale. Mais c’est
justement cette séparation absolue qui garantit l’Alliance.
Car dans la conception juive il n’est de pacte possible que sur
fond de séparation, de délimitation, de non-confusion. Il faut que les
contractants soient distincts pour qu’il y ait contrat. En hébreu, on dit
« casser », « briser » une alliance pour exprimer qu’on la scelle. Le
paradoxe n’est qu’apparent : il confirme combien la séparation réunit
ce qu’elle distingue, bien plus qu’elle n’éloigne.

Avant les Grecs, et autrement


Deux millénaires avant notre ère, approximativement, Abraham
aurait quitté sa ville, Ur, en Chaldée, dans le sud de l’actuel Irak.
« Va-t-en de ton pays, de ta patrie, de la maison de ton père, vers le
pays que je t’indiquerai », dit Dieu au futur patriarche (Genèse, 12,
1), sans lui indiquer sa destination. Au commencement étaient la
marche, le nomadisme, l’exil.
La suite confirme leur importance. Les grands moments de
l’histoire du peuple juif, tels que la Bible les présente, sont scandés
de déplacements et d’attentes, de dispersions et de regroupements.
Servitude en Égypte, exode, traversée du désert, réception au Sinaï
des tables de la Loi, arrivée en Terre promise, fondation du Temple,
organisation d’une puissance politique, théologique et militaire
qu’incarnent les noms de David et de Salomon… ces moments
prennent place avant les premiers développements de la culture
grecque. Et ils sont constitutifs pour les philosophies qui s’y
rattachent.
En Grèce, en Inde, en Chine, il est possible d’aborder le contenu
des pensées philosophiques sans nécessairement prendre en
compte l’histoire spirituelle et politique. Avec les philosophies juives,
c’est exclu. Toutes sont marquées par l’empreinte de l’histoire
traversée, l’attente de l’histoire à venir.
La destruction du premier Temple (en 586 avant l’ère commune)
conduit une partie des Juifs à s’installer à Babylone. La destruction
du second Temple (en 70 de l’ère commune) débouche sur la
dispersion du peuple juif, la mise par écrit des commentaires oraux,
la constitution d’une identité fondée sur l’étude des textes bibliques,
rédigés en hébreu.
La place et le rôle du temps sont déterminants. Dès la Genèse,
(Berechit, le commencement), l’accent est mis sur l’écoulement et la
succession. Chaque « jour » voit Dieu accomplir une nouvelle tâche
de création. Alors que le choix grec consiste à mettre l’accent sur
l’immuable, l’éternel, le hors-temps, en dévalorisant globalement ce
qui évolue et devient autre, la tradition juive place d’abord l’histoire
et ses métamorphoses au centre de sa réflexion. La construction du
monde se poursuit à travers une élaboration continue du temps sous
l’effet de l’action humaine, au long d’un processus toujours inachevé.
La responsabilité humaine dans cette construction du temps et
du monde est cruciale, et toujours présente, de manière décisive,
dans la perspective juive. Le monde ne se construit ni par lui-même
ni sous l’unique intervention divine, mais dépend des choix et des
actes des humains, individuellement et collectivement.
C’est pourquoi la réflexion juive porte de mille façons sur
l’éthique plutôt que sur la connaissance pure. Au centre de ses
préoccupations se trouvent en permanence les manières de se
conduire, bien ou mal, moralement ou non, justement ou non,
examinées dans la singularité de chaque situation, les circonstances
concrètes de chaque décision.
Car ce qui compte, avant tout, est l’action, inséparable de la
pensée. Ce trait entraîne un écart décisif avec la tradition grecque et
sa postérité qui est demeuré souvent inaperçu. Dans l’optique de
Platon, d’Aristote et de leurs successeurs, la pensée est
essentiellement contemplation (ce que signifie le mot grec theoria).
La théorie se développe sur un versant, la pratique sur un autre.
L’action se situe sur un registre distinct. On peut penser sans agir,
agir sans penser.
La conception juive, dès la constitution des textes bibliques,
s’avère très différente, comme l’a souligné avec force le philosophe
André Neher, dont je résume ici les remarques. Il rappelle combien,
dans les textes les plus anciens, le processus de la connaissance
n’est jamais isolé, séparé du reste des activités humaines.
Conséquence centrale : pas de dissociation entre amour et
savoir, comme la « philo-sophie » le présuppose habituellement, en
imaginant l’existence d’un savoir-sagesse (sophia) que l’esprit va
aimer, désirer, rechercher. Cette séparation n’a pas cours dans la
conception juive, qui considère au contraire que c’est par l’amour
que l’on connaît, sans que soient séparables un corpus de
connaissances et un désir de les posséder. « Pour la pensée
biblique, insiste André Neher, la connaissance se révèle dans l’acte
d’amour, et l’acte d’amour offre instantanément le don de la
connaissance. »
Somme toute, l’optique grecque veut constituer un savoir à
aimer, la perspective juive veut aimer pour connaître. Ainsi, malgré
les apparences, l’expression de l’hébreu biblique qui paraît la plus
proche du terme grec « philo-sophes » dit-elle autre chose. Ohavé
hokhma signifie littéralement les « amants » (ohavé) de « la
sagesse » (hokhma). En hébreu et en grec, la formation des termes
est semblable. On pourrait donc les croire superposables.
Or il n’en est rien, car les philo-sophes sont les « amants » d’une
« sagesse » déjà constituée, d’un savoir existant hors d’eux,
indépendamment de leurs actes. Au contraire, les ohavé-hokhma
deviennent sages en aimant, en découvrant, dans la même
expérience vécue, et l’amour et la connaissance.
Il faut souligner enfin que cette connaissance n’est jamais
abstraitement universelle mais toujours fondée sur la prise en
compte d’une singularité. Ce qui importe à la réflexion juive : un cas
concret, une expérience vécue par quelqu’un, dans des
circonstances données, et non des généralités communes à tous.
Cette attitude est aux antipodes de la démarche philosophique la
plus répandue.
Pour le comprendre, le meilleur exemple est celui de Job,
homme juste, prospère, sur qui s’abattent des malheurs sans cause
apparente. Il cherche en vain à saisir ce qui lui arrive, proteste, crie à
l’injustice, au scandale, à l’absurde. Ses amis tentent alors de
replacer son histoire personnelle dans le cours général du monde et
des relations humaines. Ils s’efforcent de dissoudre la singularité de
son existence, relativisent son cas, le situent dans le tableau général
de la nature et de l’histoire.
Mais Job résiste et ne se laisse pas faire. Il insiste sur sa
souffrance, qui est unique, réelle, qu’il éprouve dans son corps et
son âme, ici et maintenant, lui et personne d’autre. Il en montre la
réalité irréductible, irremplaçable, insubstituable. En fait, les amis de
Job sont des philosophes comme nous avons l’habitude d’en
rencontrer : ils veulent effacer le singulier, le dissoudre dans un
paysage global, le ramener à des processus universels. Job, en
refusant obstinément leurs discours, en s’arrimant à son fumier, son
malheur, sa douleur à nulle autre pareille, résiste de toutes ses
forces pour rester en dehors de cette pensée généralisante. Il
« oppose à la démarche philosophique celle d’une non-philosophie
absolue », souligne André Neher.
Remarque lumineuse, qui fait comprendre combien la pensée
juive s’est d’abord constituée très différemment de la métaphysique
et de la logique des Grecs de l’Antiquité, en se tenant « en dehors »
du champ constitué par cette rationalité. Elle constitue d’emblée une
force de protestation, de mise en cause, de contestation de la
démarche philosophique devenue classique.
Malgré cet écart, ou à cause de lui, on peut et on doit parler de
philosophie juive. Parce que des rencontres, échanges, accords et
désaccords entre la conception juive et plusieurs univers
philosophiques successifs – grec, chrétien, musulman – se sont
développés, au cours de l’histoire, d’une manière
exceptionnellement ample et féconde. Il est temps d’évoquer, de ce
périple gigantesque, quelques étapes.

À
À
Constituée bien avant la pensée grecque, et selon des perspectives différentes, la
pensée juive est initialement aux antipodes de la philosophie.
Elle valorise le temps et l’histoire, que les Grecs ont tendance à mettre de côté.
Elle associe action et connaissance, amour et sagesse, que les Grecs séparent.
D
D’abord opposée à la démarche philosophique, la
pensée juive va s’y confronter, et en partie l’adopter,
au cours de plusieurs siècles de rencontres et
réflexions.

À la différence des Chinois, qui ne connurent les œuvres


philosophiques occidentale qu’à l’époque moderne, à la différence
des Indiens, qui ne surent presque rien des penseurs grecs et ne s’y
intéressèrent nullement, les Hébreux ont connu les Grecs, et
réciproquement. Sans doute ces échanges culturels furent-ils
ponctuels, et de peu d’ampleur à leurs débuts, mais ils ont
effectivement eu lieu. Un élève d’Aristote, Cléarque de Soles,
mentionne pour la première fois le nom de Jérusalem. Mais il
attribue aux doctrines juives une origine indienne, indice du grand
flou de ses connaissances.
Du côté juif, le vocabulaire conserve un témoignage intéressant.
Un terme hébreu, utilisé dans le Talmud, désigne les esprits forts,
raisonneurs, plus ou moins impertinents et provocateurs, qui tentent
de contester les vérités religieuses. Or dans ce mot, apikorsim, on
reconnaît… Épicure !
Il ne s’agit pas de la philosophie d’Épicure proprement dite, ni
même du courant de pensée qu’il a inspiré. L’apikorsisme, vestige
des premières rencontres entre Juifs et Grecs, et de leurs limites,
désigne une attitude jugée néfaste par les gardiens de la tradition
juive.
Sont nommés apikorsim (ou trouve également l’appellation de
philosophim) ceux qui raisonnent pour mettre en cause l’existence
de Dieu, la création du monde ex nihilo, le caractère révélé de la
Torah, ou la pérennité du peuple juif. En quoi leur attitude consiste-t-
elle, à quel titre est-elle condamnable ?
Ces esprits forts sont-ils critiquables parce que raisonneurs ? Ce
qui est combattu n’est pas la raison. Il suffit de lire quelques pages
du Talmud pour constater combien se trouve partout valorisée et
encouragée la recherche de définitions exactes, d’arguments
convaincants, de démonstrations concluantes.
Ce qui est pourchassé n’est pas non plus la contestation des
dogmes. Le Talmud et la tradition juive laissent systématiquement
s’exprimer tous les points de vue. Ils vont même jusqu’à recueillir,
conserver et transmettre les avis minoritaires et les jugements
hétérodoxes, souvent très opposés aux opinions admises.
Qu’est-ce qui est jugé condamnable, dans l’apikorsisme, si ce
n’est ni la rationalité ni les points de vue soutenus ? C’est
l’autosuffisance de la raison, l’attitude consistant à croire que l’esprit
humain puisse se sortir seul des dilemmes dans lesquels il se débat.
La raison est un outil indispensable. Mais elle ne peut être seule.
Elle ne saurait suffire à gouverner l’existence, à promulguer les
règles de la conduite. Elle ne peut à elle seule assurer le bonheur
humain. Finalement, ce qui est écarté, par le refus de l’apikorsisme,
ce n’est ni la rationalité ni la contestation, mais l’illusion de leur
règne sans partage, et la fausse joie suscitée par leur emprise
absolue.
Si la philosophie, telle que l’entendaient les Grecs, est tenue à
distance par les Juifs, c’est au nom de sa prétention à tout résoudre
et tout régenter, considérée comme fausse, et plus encore comme
funeste. Car, du point de vue juif, l’Alliance ne résulte pas d’un choix,
il n’y a pas d’autre moyen que de l’accepter. À la limite, on pourrait
dire qu’elle est subie. Voilà un écart crucial envers un règne sans
partage de la rationalité.
Il n’a toutefois jamais empêché des usages juifs de la rationalité
de s’élaborer, puis de se transformer en philosophies, à travers des
processus au long cours.

Talmud, gnose et mystiques


Le Talmud rassemble, classés par thèmes, des commentaires au
texte de la Torah qui ne sont pas constitués de considérations
spéculatives ou d’élaborations théoriques, mais principalement
d’éclaircissements et de précisions pratiques concernant, par
exemple, les récoltes, l’alimentation, l’hygiène corporelle et toutes
les règles du pur et de l’impur dans la vie quotidienne.
Ces précisions sont présentées dans leur pluralité et leur
diversité, fréquemment dans leurs oppositions, car aucune autorité
suprême ne tranche au nom d’un dogme intangible. La collection
des interprétations, questions, réponses et objections forment un
ensemble qui reste inachevé, destiné à se prolonger.
Longtemps, seule la transmission orale a prévalu. Entamée sans
doute au cours des deux derniers siècles avant l’ère chrétienne, la
rédaction du Talmud a été accélérée et intensifiée par la destruction
du second Temple, en 70, et se poursuivra jusqu’au milieu du
e siècle, d’une part à Babylone, d’autre part à Jérusalem. D’où

l’existence de deux versions distinctes, de style relativement


différent, mais souvent complémentaires.
Quelle importance pour la réflexion philosophique ? Il pourrait
sembler que ces très nombreux volumes – soixante-trois traités,
regroupés sous six rubriques – ne la concernent pas. Le bornage
des champs, les dons pour les prêtres, les activités permises ou non
durant le chabbat, les documents matrimoniaux, l’indemnisation des
préjudices, l’architecture du temple, les règles funéraires…
paraissent relever des prescriptions religieuses plutôt que des
questions conceptuelles.
Ce n’est que partiellement exact. Les discussions mobilisent
sans cesse des arguments dont la portée métaphysique et morale
dépasse souvent de très loin les sujets abordés. Ensuite, les outils
qui se forgent au fil de ces siècles de débats constituent des
méthodes d’analyse et de différenciation conceptuelle dont la
subtilité est philosophiquement féconde.
Il faut aussi noter que le Talmud, malgré son importance et son
ampleur, n’est pas le seul registre de développement de la pensée
juive. Au cours des siècles qui se tiennent à la charnière de l’ère
commune ( er siècle avant, e ou e siècle après), dans la même
période où le Talmud se trouve rédigé et compilé, se développent
également des élaborations de tonalité mystique, gnostique, teintées
parfois d’ésotérisme et de magie, où se discerne l’ancrage de ce que
seront, plus tard, les doctrines des kabbalistes.
Ces multiples courants demeurent encore insuffisamment connus
dans leur détail, mais les recherches de ces dernières décennies ont
mis en lumière leur importance. Les Manuscrits de la mer Morte,
découverts en 1947 à Qumran, fournissent notamment des
indications sur le groupe d’ascètes des Esséniens – végétariens,
célibataires, retirés du monde – qui donnèrent des prolongements
nouveaux aux interprétations des textes bibliques.
Au début de l’ère chrétienne, le philosophe Philon d’Alexandrie
décrit pour sa part un groupe de mystiques juifs vivant non loin de sa
Cité, les « Thérapeutes ». Ce terme grec, dans le contexte religieux
de l’époque, ne désigne pas des médecins, plutôt des officiants qui
« prennent soin » d’une divinité et assurent le culte qui lui est dû. On
a longtemps cru qu’il s’agissait d’une fiction. On sait aujourd’hui que
ces hommes pieux, retirés du monde, ayant abandonné toute forme
de propriété, vivant reclus, s’adonnant à la prière collective, ont
effectivement existé. L’organisation de leur communauté et le détail
de leur enseignement demeurent méconnus.
Philon les considère comme des « philosophes », qui consacrent
leur vie à la contemplation et cultivent la « tempérance » comme
fondement de toutes les vertus. Le terme philosophe désigne ici des
hommes – et des femmes, car un groupe féminin est mentionné –
s’efforçant de conduire leur existence selon la vérité, l’idée du bien
et du juste, et d’assurer ainsi le salut de leur âme, plutôt que de
« purs » théoriciens.
Toutefois, la séparation entre façons de penser et manières de
vivre n’est jamais, chez les Anciens, aussi radicale qu’elle peut l’être
chez les Modernes. Comme l’ont montré les travaux de Pierre
Hadot, la philosophie est alors conçue comme une conversion de
l’existence avant d’être un travail conceptuel. En fait, l’un n’allait pas
sans l’autre. Changer de perspective intellectuelle entraînait de
changer de vie, et cette réorientation existentielle favorisait, à son
tour, la capacité de penser autrement.
En ce sens, les communautés d’ascètes comme les Esséniens
ou les Thérapeutes avaient en commun avec les écoles de sagesse
antiques, et bientôt les moines chrétiens, de conjuguer réflexion,
contemplation, existence frugale et méditations. Les clivages
proviennent essentiellement des textes sur lesquels se fondent leurs
vies spirituelles respectives.
À côté de ces groupes, que caractérisent mode de vie frugal et
étude des textes, commencent à se développer des tendances plus
nettement mystiques, marquées par l’expérience d’une rencontre
intime et directe avec « Dieu », « la Réalité ultime » ou encore « ce
qui est infini ».
Les premiers moments de la mystique juive prennent place à
cette époque, dans des groupes qui ressemblent fortement à ceux
des néoplatoniciens de l’Antiquité tardive. Comme eux, ils combinent
analyse logique et pratiques relevant de la magie, et élaborent des
mythes de type gnostique.
En quoi peuvent-ils être considérés comme spécifiquement
juifs ? S’inscrivant dans le contexte de la Révélation, ils le
transforment : par l’expérience mystique, la Révélation se trouve
réitérée, continuée, et non plus donnée une fois pour toutes. Le texte
de la Torah est pensé comme vivant, capable de se régénérer au fil
des lectures et des interprétations, et non comme donné entièrement
d’emblée.
En quoi ces courants mystiques, presque absents du premier
essor de la pensée juive, sont-ils spécifiquement philosophiques ?
Les paradoxes auxquels commencent à se confronter les penseurs
juifs de la mystique concernent principalement les relations entre
langage et expérience : comment les mots peuvent-ils exprimer
quelque chose de l’indicible ? Comment le fini peut-il entrevoir
l’infini ? Comment la raison humaine peut-elle comprendre quelque
chose de l’incompréhensible divin ?
Ces interrogations vont connaître, au fil des siècles, un essor
considérable, notamment chez les nombreux auteurs qui élaborent,
à partir du Moyen Âge, le mouvement de pensée qu’on nomme la
Kabbale, souvent marqué par l’ésotérisme et par des spéculations
au premier abord parfois étranges, mais dont l’importance
philosophique ne saurait être négligée. Mais, avant que ces
élaborations ne se multiplient, ce qui occupe le devant de la scène,
ce sont les relations entre les pensées juive et grecque, de manière
directe, dans la fin du monde antique, avec Philon d’Alexandrie, puis
de manière indirecte, au sein du monde arabo-musulman, avec une
série de philosophes que domine l’œuvre de Maïmonide.

Grecs et Juifs, premières rencontres


Alexandrie est une capitale intellectuelle de l’Antiquité. Avec
Athènes et Rome, elle joue un rôle de premier plan dans la vie
philosophique. À la charnière de l’ère chrétienne, on y voit coexister
dans une harmonie relative des philosophes nourris à la fois de
Platon et des mystiques orientales, les premières générations de
penseurs chrétiens, une communauté juive importante et active,
sans oublier des marchands venus de l’Inde, peut-être quelques
bouddhistes, à l’influence possible.
Ces rapprochements font d’Alexandrie un lieu interculturel
exceptionnel. La ville abrite la plus grande bibliothèque du monde
antique, mais aussi une multitude d’écoles, de cours, de lieux
d’enseignement où les idées se brassent et se métissent.
Toutefois, on aurait tort d’imaginer une grande cité pacifiée où la
vie se déroule sans violence. Ce que montre l’histoire, c’est au
contraire une alternance continue de guerres soudaines et de
retours au calme, une juxtaposition permanente de rixes et de
coopérations.
Des persécutions envers les Juifs, des temps de pogroms et de
meurtres scandent des périodes de dialogues et d’écoute. Au fil des
générations, les chrétiens sont à leur tour pourchassés et écoutés,
puis les derniers « païens » se voient tantôt tolérés et tantôt en butte
au fanatisme des moines chrétiens.
Dans ce paysage mouvant se déroule, au début de l’ère
chrétienne, la vie de Philon d’Alexandrie. Il est le premier des grands
philosophes juifs et laisse une œuvre considérable, à la fois par son
ampleur (pas moins de quarante-sept traités, tous rédigés en grec,
sur lesquels huit nous sont parvenus par des traductions
arméniennes) et par sa nouveauté, sa tentative de synthèse entre
l’inspiration biblique et l’héritage grec.
Né probablement vers 20 avant l’ère chrétienne, mort aux
alentours de 50 après, Philon appartient à l’une des grandes et très
riches familles juives d’Alexandrie. Son éducation est pétrie de
toutes les facettes de l’hellénisme, rhétorique, musique, philosophie.
Il n’en reste pas moins profondément attaché à l’héritage biblique et
au peuple juif, et s’efforce de concilier, autant que faire se peut, les
deux univers de pensée.
Son œuvre philosophique est ainsi constamment tendue entre
deux mouvements contraires : d’une part inclure la tradition juive
dans la philosophie de Pythagore et de Platon, au risque d’en perdre
la singularité, d’autre part préserver et protéger la spécificité juive,
malgré la transposition de son héritage dans des notions et concepts
qui ne sont pas originairement les siens.
Au premier regard, le mouvement qui semble animer le plus
vivement la démarche de Philon est bien celui d’une hellénisation de
la tradition juive, d’abord par le biais de la langue. Philon écrit en
grec, lit la Torah en grec, ne pratique la Bible que dans la traduction
dite des Septante, ces soixante-dix sages qui ont fait passer le texte
de l’hébreu au grec.
Pareil passage n’est pas sans effet sur la pensée. Si attentive
que soit la traduction, des effets de « trahison » s’y produisent, dont
les conséquences philosophiques sont importantes. Pour ne retenir
que deux exemples : l’hébreu n’a du verbe « être » qu’un usage très
restreint, alors que le grec ne cesse de l’employer partout, et le
terme désignant la parole (davar), par laquelle Dieu crée et sépare,
n’a pas du tout le même champ de significations que le mot logos
qui est censé le traduire.
Il faut ajouter ce fait qui n’a rien d’un détail : le nom de Dieu – qui
dans la Bible ne s’écrit ni ne se prononce, et s’indique par le
tétragramme YHVE, qui devient « Adonaï » dans les lectures orales
– se trouve remplacé, dans la traduction de la Septante, par le mot
kurios (Seigneur, maître). Ce terme, très courant en grec ancien, se
lit, s’écrit et se prononce sans que personne n’y trouve à redire.
Ainsi la place qui en hébreu est laissée vide, pour mieux rappeler
l’impossibilité de nommer Dieu – impersonnel, infigurable,
inconcevable –, se trouve-t-elle colmatée par un mot banal. Cela ne
peut être sans répercussions, notamment philosophiques.
Un puissant mouvement d’hellénisation de la pensée juive est
attesté, dont Alexandrie est le foyer principal, plusieurs générations
avant Philon. Ce dernier ne crée pas ce processus, il en hérite. Son
œuvre, de ce point de vue, ne constitue pas une rupture, mais un
point d’orgue. Philon prolonge, amplifie et systématise une
démarche développée avant lui par les Juifs hellénisés d’Alexandrie.
Lui-même ne parle pas l’hébreu, selon les dernières conclusions
des meilleurs experts. En de multiples occasions, il s’appuie pourtant
sur l’étymologie de termes hébreux pour éclairer le sens d’un
passage ou d’une idée. Le plus probable est qu’il ait disposé de
listes de mots expliqués.
En tout cas, la démarche constante de sa pensée suit un double
mouvement d’universalisation et d’intellectualisation du message
biblique. Universelle, la sagesse juive entre pour Philon en
résonance avec celle des Grecs, mais aussi des Chaldéens, des
Perses, des Indiens. Il soutient l’existence, à travers la diversité des
cultures et des langues, d’une communauté des sages, plus proches
les uns des autres que des non-sages. Universelle aussi est à ses
yeux la loi de Moïse, parce qu’elle ne concerne pas que les Juifs,
mais tous les hommes.
La mise en lumière de cette universalité passe par un travail
d’interprétation des textes, recourant massivement à l’allégorie.
Philon est un des premiers maîtres de cette technique
herméneutique, qui consiste à chercher, sous les faits que décrit une
histoire et les personnages qu’elle met en scène, un sens
proprement théorique. Au sein du dispositif narratif se tient un
processus conceptuel, à décrypter pour qu’en soit extrait
l’enseignement philosophique du texte.
Moïse devient ainsi le premier des philosophes. Pythagore,
Platon et tant d’autres n’auraient fait que le copier et le prolonger.
Cette annexion de Moïse à la philosophie (et, réciproquement, de la
philosophie par l’héritage biblique) s’inscrit dans les débats oubliés
qui agitent l’époque de Philon sur les origines de la philosophie. Le
titre de « premier philosophe » était attribué à Homère, comme
fondateur mythique de philosophie grecque, ou bien à Moïse,
fondateur de la philosophie juive.
Transformant Moïse en philosophe, Philon intellectualise le
message biblique, et surtout l’hellénise. Mais on peut lire le même
mouvement sous une autre lumière : en choisissant Moïse, Philon
judaïse la philosophie, l’inclut dans le champ de la pensée biblique.
Pour le dire autrement : Moïse est philosophe, mais c’est tout de
même Moïse… Philon tient à demeurer juif. Il n’abandonne ni les
rites, ni la loi juive, ni sa communauté. Il ne quitte pas non plus les
axes définissant la spécificité de la pensée juive : transcendance
absolue de Dieu, impuissance et responsabilité des hommes, rôle de
médiation rempli par les prophètes.
« L’être de Dieu est incompréhensible à toute créature », affirme
Philon, soulignant en outre qu’il n’existe pas de plus grand bien que
de saisir cette impossibilité. Il s’oppose donc, radicalement, à toute
connaissance rationnelle de l’essence de Dieu, et se tient par là
même du côté de la séparation radicale du divin et de l’humain qui
demeure le trait le plus constitutif de la pensée juive.
À cette inconnaissabilité de Dieu fait écho, chez Philon, l’opacité
de l’homme à lui-même : « L’intelligence qui est en chacun de nous
est capable de connaître les autres êtres, mais elle est incapable de
se connaître elle-même », écrit-il. Là aussi, la séparation est nette
par rapport aux affirmations philosophiques grecques d’une raison
transparente à soi-même, d’un esprit humain capable de
s’autocomprendre comme de connaître le monde.
Pour Philon, entre ces deux inconnaissables, l’essence de Dieu
et l’essence de l’homme, le seul lien, la seule lueur, la seule
possibilité d’une bribe de connaissance réside dans la prophétie. Ce
n’est pas la prédiction. Rien à voir avec l’annonce de l’avenir. La
prophétie résulte de l’inspiration d’une parole divine qui s’empare
d’un humain, le plus souvent contre son gré, à son corps défendant.
Il est frappant que Philon, philosophe, intellectuel, supposé
théoricien, homme de la raison et du concept, décrive la transe qui
s’empare de lui, parfois, quand il se met à penser : « Les pensées
pleuvant visiblement d’en haut […] je suis saisi par une inspiration
divine et je ne sais plus qui je suis, où je suis, ce que je dis, ce que
j’écris. »
Par ces trois traits (inconnaissabilité de Dieu, de l’homme et lien
prophétique) Philon, si hellénisé qu’il soit, demeure éminemment juif.
Toutefois, parce qu’il s’est employé à rapprocher la Bible et la
pensée grecque, parce qu’il s’est évertué à exprimer des catégories
hébraïques dans le langage de Platon et d’Aristote, les premiers
philosophes chrétiens ont été particulièrement attentifs à son œuvre.
Sa postérité philosophique se rencontre chez les penseurs chrétiens
des premiers siècles, dont plusieurs Pères de l’Église.
Ceux-ci trouvent dans son œuvre des réponses à leur question
qui peut se formuler ainsi : « Comment concilier l’héritage intellectuel
des Grecs, dans lequel nous avons été été formés, et la vérité
révélée de l’héritage juif, que le Christ est venu prolonger et
réaliser ? » Clément d’Alexandrie, par exemple, qui vit dans la cité
même de Philon trois générations plus tard, puise dans ses œuvres
quantité d’éléments qu’il adapte à son propre usage.
Finalement, les premiers siècles de notre ère constituent un
moment charnière pour les philosophies juives, dans la mesure où
s’y mettent en place des éléments et des tensions qui vont
engendrer les œuvres les plus variées.
La deuxième destruction du Temple (en 70), la défaite des
derniers résistants à l’emprise romaine (en 173) marquent la fin de la
souveraineté politique et territoriale du peuple juif. Elle a pour
conséquences l’intensification de la diaspora, le passage des
commentaires bibliques de l’oral à l’écrit, avec la constitution des
Talmud de Jérusalem et de Babylone, qui seront clos vers l’an 500,
et globalement l’ancrage accru de l’identité juive dans le texte de la
Torah et dans le respect des modes de vie qu’elle prescrit.
C’est aussi à cette époque que s’ouvre la longue série des
tentatives de rapprochements entre l’héritage philosophique des
Grecs et les modes de pensée en action dans les textes bibliques,
inaugurant entre Platon-Aristote et la Torah un jeu complexe de
traduction, assimilation, réverbération et maintien des écarts qui va
se poursuivre jusqu’aux Temps modernes.
C’est encore au cours de ces siècles que se précisent les
fondements de la pensée mystique juive, auxquels la Kabbale
donnera une extension de plus en plus vaste au cours des siècles.
Il faut souligner qu’on aurait tort de croire ces différents éléments
séparés ou antagonistes. Ils sont distincts, paraissent parfois
s’opposer, mais doivent être considérés comme les registres d’un
même ensemble, non comme un paysage éclaté. Unité diversifiée et
pluralité sans éclatement singularisent la galaxie des philosophies
juives. Comme le confirment, avec éclat, leurs évolutions en terre
d’islam durant le Moyen Âge.

Juifs en terre d’islam


Entre assimilation à une culture différente et maintien de son
identité propre, Philon d’Alexandrie incarne une caractéristique
majeure des philosophies juives, souvent prises, au cours de
l’histoire, dans une tension entre deux possibilités.
Soit ces philosophies adoptent les catégories et les systèmes de
concepts des autres traditions culturelles (grecque, chrétienne,
musulmane, plus tard allemande et moderne), au risque de voir se
dissoudre, et finalement se perdre, ce qu’elles ont de proprement
juif.
Soit, à l’inverse, elles s’arriment à la tradition, au texte biblique,
aux termes et aux notions de l’hébreu, afin de conserver et
transmettre, en les approfondissant, les éléments qui constituent sa
singularité irréductible. Le risque, en ce cas, est de critiquer, de
contester, voire de délaisser tout à fait la démarche philosophique,
qui peut paraître inutile, étrangère à la loi révélée, voire, en raison de
cette extériorité, néfaste ou dangereusement perverse.
Soit les Juifs deviennent « comme les autres », mais cessent
alors d’être eux-mêmes. Soit ils restent ce qu’ils sont, mais
s’exposent alors non seulement à la ghettoïsation et aux
persécutions, mais aux risques de ressassement et de sclérose.
Le paradoxe central de l’histoire de la pensée juive est d’avoir fait
de cette tension une source de fécondité et d’inventions. À chaque
étape de son développement, au sein de chaque œuvre, ce jeu de
forces opposées, estompant ou restaurant l’identité juive, se trouve
en action et engendre des créations conceptuelles constamment
renouvelées.

Avec Aristote traduit en arabe


Un monde séparé en deux, sans être pour autant disjoint. Ainsi
pourrait se qualifier, schématiquement, l’univers philosophique juif du
Moyen Âge. En effet, tout en conservant les mêmes ancrages
bibliques, les mêmes rituels, les philosophes juifs médiévaux
évoluent dans des cultures et des environnements opposés, selon
qu’ils vivent dans le monde chrétien ou dans le monde musulman.
C’est en langue arabe qu’ont été rédigées, de Bagdad à
Cordoue, du Caire à Grenade, un grand nombre d’œuvres majeures
de la philosophie juive. Après la naissance de l’islam, après la
conquête d’une large partie du monde d’alors par les armées
arabes, les intellectuels juifs – médecins, rabbins ou poètes, et
parfois les trois – participent activement à la vie culturelle, qui
s’exprime en arabe.
C’est un « Gaon », c’est-à-dire un chef spirituel et politique de la
communauté juive dans la diaspora orientale, porte-parole devant le
Calife, Saadia Gaon, qui traduisit le premier la Bible en arabe, en
l’accompagnant d’un commentaire exégétique et philosophique. Son
nom complet est Saadia ben Joseph de Fayyoum, il est né en
Égypte en 882, y a grandi, a séjourné en Israël et mourut à Bagdad
en 942.
Son œuvre est particulièrement intéressante, car elle tient
ensemble des fils qui, par la suite, vont se séparer ou s’opposer. Il a
en effet rédigé un commentaire philosophique du Sefer Yetsira, « Le
livre de la création », œuvre mystique et ésotérique qui constitue
une des premières sources de la Kabbale. Loin de considérer ce
texte comme rétif à toute exégèse rationnelle, Saadia Gaon s’efforce
de l’expliquer en des termes logiques et cohérents, montrant que
l’opposition entre philosophes et mystiques n’est qu’apparente.
Il est connu d’autre part comme auteur d’un manuel de
référence, Le Livre des croyances et des opinions, qui compile
l’essentiel des perspectives philosophiques de son temps en les
montrant compatibles avec la révélation biblique. De ce point de vue,
Saadia Gaon poursuit la démarche entamée par Philon d’Alexandrie,
dans un monde en grande partie différent.
Cette fois, la langue grecque cède la place à la langue arabe,
pour lire la Torah et pour la commenter, et l’environnement
polythéiste est remplacé par l’essor de l’islam. Mais la volonté de
concilier l’héritage juif avec celui de Platon et d’Aristote demeure
inchangée.
Qu’on lise et commente la Torah en hébreu, ou bien en grec
comme Philon, ou encore en arabe comme Saadia Gaon et nombre
de ses successeurs (ou plus tard en allemand, comme le fera Moses
Mendelssohn au siècle des Lumières), correspond évidemment à
des époques historiques et à des environnements intellectuels fort
différents. Mais cette diversité et ces évolutions ne doivent pas
masquer l’arrière-plan, continûment constitué par les relations de
deux univers mentaux, culturels et spirituels, à part entière.
Dans l’héritage grec (prolongé par sa version arabe médiévale,
ou par sa version allemande moderne) et l’héritage juif, il convient de
discerner deux cultures possédant leur cohérence, leurs fondations,
leur fécondité. Avec assez de différences radicales et assez de
convergences possibles pour que le jeu des harmonisations et des
séparations devienne sans fin.
Ce double mouvement se rencontre parfois au sein d’une même
œuvre, de manière surprenante, mais symptomatique. Dans la
culture juive médiévale de langue arabe, c’est le cas d’Ibn Gabirol,
qui vécut au e siècle dans l’Espagne musulmane. Il écrit en hébreu
des poèmes, les uns profanes, les autres marqués par la spiritualité
juive et qui se récitent encore aujourd’hui, avec ferveur, dans les
synagogues orientales. Or, le même auteur écrit aussi, en arabe, un
important traité philosophique, La Source de Vie, d’inspiration
essentiellement platonicienne, où rien ne laisse penser que l’auteur
est juif. Pendant longtemps, on a d’ailleurs attribué ce texte à un
mystérieux arabe nommé « Avicebron », que citent plusieurs
commentateurs, avant qu’on ne découvre, au e siècle seulement,

que l’œuvre devait être attribuée à Ibn Gabirol.


Voilà donc un auteur qui est juif quand il parle hébreu, et semble
cesser de l’être quand il philosophe en arabe. La Source de Vie
développe en effet une trame conceptuelle résolument
néoplatonicienne, faisant de la connaissance du monde intelligible la
voie du salut de l’âme par participation au divin et par accès à cette
« source de vie » qui donne son titre à l’ouvrage.
Les dernières lignes de ce long traité en résument l’intention :
« Si tu me demandes par quel recours on arrive à réaliser cette
espérance sublime : il faut te séparer des choses sensibles,
chercher par l’esprit les choses intelligibles et t’attacher entièrement
à celui qui donne le bien ; quand tu auras fait cela, il jettera son
regard sur toi et sera généreux envers toi, car il est la source de la
bienfaisance. »
Ainsi l’homme doit-il s’attacher à connaître – à se connaître et à
connaître le monde – pour que Dieu lui soit favorable. Rien ne
distingue nettement ce Dieu de celui « des philosophes », que ce
soit l’Un-Bien-Beau de Platon ou le Premier moteur d’Aristote. Sans
doute Ibn Gabirol n’a-t-il pas clairement conscience du fait qu’il y a là
un problème. Quand il pense en philosophe, c’est spontanément et
entièrement dans les catégories et les concepts des Grecs. Ce qui
ne manque pas d’entraîner des mouvements en sens inverse,
rappelant l’écart et la spécificité constitutifs de la pensée juive.

P
Juda Halévi (Tolède 1075 - Jérusalem 1141)
« Le plus juif de tous les philosophes juifs », selon la formule de Gershom
Scholem, s’est attaché à défendre de manière argumentée et intransigeante la
singularité hébraïque contre son assimilation excessive à la philosophie grecque.
Comme Ibn Gabirol, Juda Halévi rédige en hébreu ses poèmes et en arabe ses
traités philosophiques, mais la ressemblance s’arrête là. Car lui s’emploie
continûment à séparer le Dieu biblique du Dieu des philosophes.
Son livre majeur, qui exerça une vaste et profonde influence, est connu sous le
titre Kuzari, car ce dialogue est censé guider le roi des Khazars, un peuple semi-
nomade d’Asie centrale, dans le choix de sa religion. Bien qu’il y ait eu des
exemples de conversion religieuse de ce type, la discussion est fictive, le dialogue
rapporté n’a jamais eu lieu. Ce dialogue entre le roi et le rabbin s’inscrit dans une
longue lignée de joutes oratoires qui scandent le Moyen Âge, où se trouvent
comparés les mérites respectifs des trois monothéismes.
Défendant la tradition juive, son unicité, sa vérité supérieure, Juda Halévi utilise
habilement les outils de la philosophie pour les retourner contre elle-même, afin de
marquer la supériorité finale de la religion. À l’opposé de ceux qui proclament
l’équivalence de la démarche rationnelle et de la tradition religieuse, ce texte ne
cesse d’argumenter en faveur de la supériorité de la Révélation. Les arguments
employés sont tour à tour historiques, théologiques, métaphysiques, mais tous
concluent dans le même sens.
Le don de la Torah à Moïse, l’Alliance du mont Sinaï sont pour Juda Halévi des
faits historiques incontestables, et seule la pratique de la vie juive selon les règles
peut, d’après lui, assurer le salut. À l’universalité attribuée à tort au message
biblique, il oppose la séparation, voulue par Dieu, d’un peuple chargé d’une
alliance, écoutant ses prophètes, réalisant sa mission sur une terre désignée, celle
d’Israël. « La Palestine est le pays particulier du Dieu d’Israël », souligne le rabbin
à la fin de ce dialogue dont le titre d’origine complet est Le Livre de la
démonstration et de la preuve en défense de la religion méprisée.
La galaxie Maïmonide
Maîtrisant tous les savoirs de son temps, Moïse Maïmonide, né à
Cordoue en 1138, mort en Égypte en 1204, domine la philosophie
juive médiévale. Médecin, rabbin, philosophe, il a cumulé des
fonctions religieuses, scientifiques, politiques, diplomatiques.
Son œuvre est considérable tant par son ampleur (plusieurs
dizaines de volumes) que par l’étendue des sujets abordés, la
hauteur de vue de ses analyses et l’influence profonde et durable
qu’elle a exercée et continue d’avoir.
Héritier de la pensée d’Aristote, de la culture arabo-musulmane
et de la tradition juive, Maïmonide, qui a vécu en Andalousie avant
de vivre et d’enseigner au Caire, « pense en grec, écrit en arabe et
prie en hébreu », comme le souligne Maurice-Ruben Hayoun, un de
ses meilleurs connaisseurs.
Vivant en un temps où les dialogues interculturels et
interreligieux étaient vivaces, ce qui n’empêchait toutefois ni les
tensions ni les explosions de violence, Maïmonide incarne à lui seul
ces carrefours de langues, de savoirs et de convictions. Son œuvre
comprend des traités de physique, de logique, de médecine,
auxquels s’ajoutent deux massifs, l’un religieux, l’autre
philosophique. Sur le versant religieux, quatorze volumes de
commentaires de la Torah, Mishné Torah, rassemblent ses
réflexions, toujours claires et synthétiques, sur tous les thèmes et les
questions de la vie quotidienne, telle que l’encadrent et l’organisent
les préceptes de la loi juive. Comme dans le Talmud, dont
Maïmonide synthétise et reformule les enseignements, l’élucidation
de ces questions pratiques mobilise fréquemment des méthodes
logiques et des justifications conceptuelles qui donnent à ces
analyses une portée plus vaste.
Toutefois, l’œuvre proprement philosophique de Maïmonide
constitue un ensemble distinct, où domine son livre le plus célèbre,
connu sous le titre de Guide des égarés. Cette traduction, devenue
classique, ne rend pas justice à l’original, qui serait mieux rendu par
« Guide des perplexes ». L’axe central des propos de Maïmonide est
en effet de lever la perplexité qui envahit les esprits troublés par
l’écart entre discours philosophique et discours biblique. Les deux
semblent en effet affirmer des thèses incompatibles, à commencer
par l’éternité du monde, soutenue par Aristote, ou bien la création du
monde, décrite par la Genèse.
Les Grecs sont catégoriques : il y a de l’éternel dans le monde,
de l’incréé qui perdure, existant de toute éternité. Pour Platon, c’est
le monde des Idées, l’univers des Formes-modèles immuables. Pour
Aristote, c’est le monde des sphères dotées de mouvements
parfaits. Pour d’autres, comme Héraclite, l’univers tout entier est
sans commencement ni fin.
Or la Bible dit tout autre chose. La Genèse affirme d’emblée la
création du monde à partir de rien – ex nihilo, sortant du Néant. Il n’y
avait aucun être, et il y eut quelque chose. Pareille émergence est
rigoureusement inconcevable dans le cadre de la métaphysique
grecque.
Qui a raison ? Comment concevoir une convergence entre
héritage grec et biblique ? Pareil compromis est-il possible ? Par
quelles voies justifier la création ex nihilo, sans laquelle le fondement
de la conception juive du monde disparaîtrait ?
Ces questions ont nourri plusieurs siècles de philosophie juive au
Moyen Âge. Inspirée en partie de Platon, mais principalement
d’Aristote, dans leur version arabo-musulmane, cette philosophie,
pour demeurer juive, a dû maintenir la pensée de la création, quitte à
contrecarrer ses propres sources intellectuelles.
Cette tension multiforme explique la diversité et la fécondité
d’une lignée de penseurs qui s’étend du e au e siècle, dont la

figure exemplaire – à la fois point d’orgue et point d’équilibre –,


demeure Maïmonide.
Aristote ou Moïse ? La métaphysique des Grecs ou le récit de la
Genèse ? Faut-il choisir ? Peut-on concilier les deux ? Comment ?
En uniformisant ? En réinterprétant ? En hiérarchisant ? Tels sont les
points de départ de Maïmonide.
En s’efforçant d’apaiser tensions et perplexité, Maïmonide va
transformer profondément la manière d’envisager les rapports entre
révélation et raison. D’abord en reprenant l’héritage de Philon, en
particulier l’ancienne conception d’un « Moïse philosophe », premier
maître de Socrate, de Platon et d’Aristote, qui a pour conséquence
immédiate d’annuler l’écart entre démarche grecque et tradition
juive.
Mais Maïmonide va plus loin. À ses yeux, philosopher est un
commandement de la Torah. Loin d’être en divergence ou en
contradiction avec la philosophie, la Loi juive prescrit de s’y adonner.
Au lieu d’être « perplexes » ou « égarés », les Juifs qui lisent
Aristote doivent s’y sentir chez eux, à tout le moins en terre
habitable, et non étrangère ou hostile.
Ce qui fait l’intérêt et la force de de Maïmonide, c’est qu’il ne se
contente pas de ce rapprochement. Utilisant toute la palette des
registres d’Aristote (physique, éthique, politique, onto-logique,
métaphysique…), il ne cherche jamais à simplement unifier leur
contenu avec l’héritage biblique. Au contraire, après avoir donné son
plein essor à la conception philosophique grecque, après avoir
montré qu’elle n’a rien de fondamentalement contraire à la révélation
biblique, Maïmonide propose, sur tous les points où des tensions
demeurent manifestes, une manière originale et hardie de dépasser
les deux héritages, en recourant chaque fois à la « souveraineté de
Dieu ».
Ainsi appartient-il à cette souveraineté de créer le monde. S’il
convient, sur ce point crucial, de contredire Aristote, ce n’est pas
parce que la Bible dit l’inverse et qu’elle serait plus digne de
confiance, argumente Maïmonide, mais parce que la création ex
nihilo est seule conforme à la souveraineté absolue de Dieu.
La même démarche démonstrative est reprise au sujet des
valeurs éthiques et du Bien, ainsi qu’à propos de la priorité à
reconnaître aux paroles prophétiques : le dilemme raison-révélation
est surmonté au profit de la révélation par recours à la souveraineté
divine – qui dépasse, en quelque sorte, aussi bien l’autorité
d’Aristote que celle de la Torah et du Talmud.
Ainsi, comme l’a souligné finement André Neher, Maïmonide a-t-
il finalement pour ressort philosophique ultime une théologie
mystique trouvant son fondement dans « l’amour-connaissance » qui
constitue la spécificité majeure de la vie spirituelle et intellectuelle
juive.
L’influence de Maïmonide, en son temps et dans les siècles
suivants, fut considérable. Au sein du monde juif, il a suscité de
nombreux disciples et commentateurs qui ont prolongé son travail,
comme par exemple Gersonide (1288-1344) et Crescas (1340-
1410). Chacun à sa manière, ils ont poursuivi et approfondi ses
démarches de mise en relation d’Aristote et de la Torah, sans se
priver de les remettre en cause. Car Maïmonide n’a pas manqué non
plus de critiques, voire d’adversaires déclarés, comme les rabbins
de Provence, en particulier Abraham ben David de Posquières, qui
lui reprochent de trahir le message biblique par trop d’aristotélisme,
avant tout pour rappeler sans cesse que d’autres interprétations
demeurent possibles. Preuve de l’ouverture permanente des débats,
ces désaccords sont imprimés en marge des éditions de Maïmonide.
Il faut également souligner que son influence s’est exercée bien
au-delà des cercles intellectuels juifs, sur des penseurs musulmans
comme sur des savants et philosophes de la chrétienté médiévale,
depuis Duns Scot jusqu’à Nicolas de Cues, en passant par Albert le
Grand. C’est chez ce dernier que Thomas d’Aquin a découvert
Maïmonide, qu’il a lu avec attention. La Somme théologique de
Thomas d’Aquin, édifice central de la philosophie chrétienne
médiévale, a eu pour modèle Maïmonide et poursuit un but
identique : concilier foi et raison, révélation et philosophie
aristotélicienne et tenter de les renforcer l’une par l’autre.

Qu’est-ce que la Kabbale ?


À l’opposé du courant « aristotélicien », cultivant la raison, la
logique et l’héritage conceptuel de la pensée grecque et antique,
s’est développé celui des kabbalistes, mêlant ésotérisme, mystique
et création de notions singulière.
Le terme générique de « Kabbale » recouvre des réalités très
diverses, et quantité de courants que séparent bien plus que des
nuances. Le paradoxe majeur de cette galaxie est de rassembler à
la fois le versant le plus ésotérique de la tradition juive et son versant
le plus créatif du point de vue conceptuel.
Le temps n’est plus où l’on pouvait juger ce mouvement d’idées
comme « une des pires aberrations de l’esprit humain », ainsi que
l’écrivait encore l’archéologue et historien Salomon Reinach (1858-
1932), dont le positivisme refusait violemment la part de secret et de
mystère que cultive la Kabbale.
On sait mieux aujourd’hui qu’elle ne se limite aucunement à des
spéculations occultes et des pratiques magiques. On y trouve une
invention intellectuelle féconde et souvent fascinante, qui constitue
peut-être « le fonds commun de la pensée juive », comme le
souligne Léon Ashkenazi. Ce penseur rappelle que la « Kabbale »,
avant d’être un mouvement d’idées particulier, désigne en hébreu la
« réception ». Mequoubal, celui dont la prière est reçue. D’ailleurs,
dans la vie courante moderne, « Kabbala » désigne encore la
réception (le lobby) d’un hôtel…
Qu’est-ce qui est ainsi « reçu » ? La Loi, les commandements, la
Torah, sans oublier cette révélation continuée que constitue la parole
des prophètes. La « réception » qui a marqué les premiers temps est
donc à considérer comme une expérience vécue, sensible,
immédiate. « Je vois, j’entends », dit le prophète, alors que le sage
devra se contenter de dire « Je sais, je comprends ». La Kabbale,
d’abord expérience immédiate, est devenue expérience
intellectuelle.
Le projet qui l’anime est alors essentiellement de comprendre le
sens véritable du monde, de la nature divine, de l’action possible de
l’humanité, avec la conviction que les réponses à ces questions sont
déjà toutes dans la Torah, mais y figurent d’une manière secrète,
cryptée, chiffrée. Il faut donc travailler à les découvrir
méthodiquement pour pouvoir les mettre en pratique.
La singularité majeure de la Kabbale est en fin de compte de
vouloir construire la philosophie spécifique supposée déjà contenue
dans le texte biblique. Il s’agit alors d’en montrer la structure
profonde, d’en dessiner l’architecture en forgeant à cet effet des
concepts sur mesure.
Ce projet a cheminé, à travers le temps et l’espace, sous des
visages différents. Née avant l’ère chrétienne avec les courants
mystiques et gnostiques, l’inspiration kabbaliste a voyagé de
Babylone à Gérone, de Tolède à Jérusalem, de Safed à Vilnius, de
l’Antiquité tardive à la Renaissance et aux Temps modernes.
D’excellents travaux ont exploré son histoire, diverse et
complexe. Il suffira ici de mettre en lumière trois caractéristiques
d’ensemble de ce très vaste mouvement, chacune d’elles possédant
à son tour des illustrations multiples et variées.
La première caractéristique d’ensemble de la Kabbale est
l’accent mis sur la langue, les mots, les textes, les noms, les lettres.
Dès les commencements de la pensée juive, la lettre est primordiale,
et l’exactitude est décisive dans la transmission des textes.
Toutefois, avec la Kabbale, cette dimension va s’amplifier peu à peu,
jusqu’à tout englober.
Entre les mots et les choses, la distinction tend à s’annuler, à tel
point que les lettres participent à la création même du monde. C’est
ce qu’explique Le Livre de la création, un des premiers textes
fondateurs de ce mouvement de pensée. Rédigé probablement
entre le e et le e siècle de l’ère chrétienne, le Sefer Yetsira expose
les relations entre lettres hébraïques, nombres et structures du
monde.
Remanier la combinaison des lettres, les permuter, les répéter,
ou en omettre certaines sera considéré peu à peu comme autant
d’opérations capables de transformer la réalité. Entre texte et
monde, la correspondance est supposée directe, parfaite, organique
et non plus conventionnelle, symbolique et arbitraire.
Cette omniprésence des signes, cette puissance des lettres
peuvent être considérées comme des traits de pensée magique. Ou
bien, à l’opposé, comme les racines anciennes de multiples aspects
de la philosophie contemporaine, notamment dans son attention à
l’intertextualité, au signifiant, à l’instance de la lettre. Bien avant les
structuralistes du e siècle, les kabbalistes ont opéré une sorte de
« tournant linguistique » radical.
Leur seconde caractéristique est de faire entrevoir un rapport
spécifique entre les hommes et Dieu. Car les expérimentations
langagières et scripturaires auxquelles les kabbalistes se livrent sont
supposées « agir » non seulement sur le monde, mais sur Dieu lui-
même. L’écriture, la réécriture, les combinaisons infinies des lettres
poursuivent un travail incessant de création-récréation.
Là non plus, on ne peut parler d’une nouveauté absolue. Depuis
les commencements de la réflexion juive, il est dit que l’homme
participe au devenir du monde, qu’il en est responsable et en un
certain sens co-créateur, selon la liberté d’agir qui lui a été accordée.
Mais, avec le développement de la Kabbale, cette participation
humaine à la création divine prend un tour différent.
L’homme de la Kabbale est supposé communiquer,
indirectement, avec le « Sans fin » (Ein Sof) divin. Il accède ainsi à
des pouvoirs habituellement hors de portée, tels que créer des
organismes vivants, explorer des registres nouveaux de l’univers,
transformer les choses en modifiant leur nom, etc.
Enfin, troisième trait de la Kabbale, ces signes et ces pouvoirs
créateurs s’organisent en s’ordonnant selon une architecture de
notions spécifiques, corrélées et interdépendantes. Les sefirot, au
nombre de dix, sont comme des pôles-carrefours, hiérarchisés et
reliés, qui combinent écriture, numérotation et sens multiples. Leurs
relations structurent le monde, les corps et tout ce qui est réel,
pensable, dicible, calculable.
Autour de cette organisation matricielle, la Kabbale n’a cessé de
se complexifier et de se renouveler, d’époque en époque, en
forgeant de nombreuses inventions conceptuelles qui font de son
histoire, explorée à présent par une nouvelle génération de
chercheurs, un laboratoire philosophique, où il reste beaucoup à
découvrir.
Ce qui déconcerte souvent, au premier abord, ce sont les
visages, tellement divers, d’un courant qui paraît tantôt rationnel et
tantôt magique, démonstratif ici et initiatique ailleurs, parfois limpide
et parfois opaque. Comme si la Kabbale demeurait toujours
insaisissable, rétive à toute définition et délimitation.
Sans doute l’image lui convenant le mieux serait-elle une
immense rivière souterrainne. Elle prend sa source aux origines de
la culture juive, suit son cours, disparaît, chemine invisiblement,
émerge, s’amplifie, se ramifie, se masque à nouveau, resurgit de loin
en loin… Ce sont toujours les mêmes eaux, le même cours, mais les
couleurs changent, la puissance des courants aussi.

Jalons d’une histoire souterraine


Retracer l’histoire de la Kabbale est impossible. Non seulement
faute de place et de compétence, mais aussi faute de visibilité. Sa
profondeur et ses méandres ont beau être nettement mieux connus
aujourd’hui, grâce notamment aux travaux de Gershom Scholem, et
à leur suite aux œuvres de Moshe Idel et de Charles Mopsik, les
zones d’ombre sont loin d’être dissipées.
Dire simplement où et quand commence la Kabbale est déjà une
question probablement insoluble. Même bien avant que ce terme
soit en usage, la mystique juive des premiers temps cherche dans
les écrits du prophète Élie la voie vers les sens cachés de la Torah.
Au prophète Ézéchiel, cette mystique emprunte également la vision
du « Char de Dieu » (Merkabah) capable de transporter l’âme, de
manière extatique, vers des registres supérieurs et des visions
révélatrices.
Ces explorations se précisent, au cours des premiers siècles de
l’ère chrétienne, à travers des textes attribués à plusieurs rabbins,
notamment Simeon Bar Yochaï. Sur cet homme réel, qui vécut au
e siècle de l’ère chrétienne en Galilée, s’est greffée une figure

mythique aux attributs légendaires. On a voulu par exemple faire de


lui l’auteur du Sefer Zohar, le Livre de la splendeur, ouvrage
volumineux et fondateur, qui fut probablement rédigé bien plus tard,
au e siècle. Son nom et son rôle n’en furent pas moins célébrés,

de siècle en siècle, par ses successeurs.


De même que les débuts de la Kabbale demeurent incertains,
son développement est malaisé à cerner dans le détail, en raison du
caractère oral, et secret, de sa transmission. Au e siècle, en terre
d’islam, Saadia Gaon, on l’a vu, commente le Livre de la création,
Sefer Yetsira, probablement rédigé vers le e ou le e siècle. Ce
court traité, à la concision énigmatique, décrit le processus de la
création du monde à partir des lettres de l’alphabet hébraïque et des
dix sefirot belima, « numération sans rien », modules de nombre.
Ce n’est toutefois qu’au e siècle que se manifestent, de

manière ample et diversifiée, les facettes spéculatives du


mouvement. Cette efflorescence multicentrée est visible au sud de la
France, aux alentours de Montpellier, à Lunel, à Vauvert, où des
foyers de réflexion voient s’illustrer des figures comme Isaac
l’Aveugle, à qui est attribué un autre pilier de la tradition kabbaliste,
le Livre de la clarté, Sefer Ha bahir, mais aussi en plusieurs régions
de l’actuelle Espagne, à Gérone, à côté de Barcelone, comme en
Castille, où Moïse de Léon aurait composé ou compilé le Zohar.
La rivière souterraine de la Kabbale affleure aussi en Italie, en
Allemagne, à Prague, avant de resurgir, deux siècles plus tard, dans
le petit village de Safed, en Haute Galilée, au nord du lac de
Tibériade. Là se développeront, au cours du e siècle, les écoles
de Moïse Cordovero et d’Isaac Louria. Différentes malgré leur
proximité (Louria eut Cordovero pour maître), elles constituent les
exemples les plus aboutis des systèmes de pensée kabbalistes de
cette époque.
On ne sait où naquit, en 1522, Moïse Cordovero, d’une famille
originaire d’Espagne, chassée par l’expulsion des Juifs en 1492,
mais c’est à Safed qu’il s’est établi, vers 1550, après avoir montré
une intelligence précoce et une vive exigence, à la fois intellectuelle
et spirituelle, que l’on retrouve dans ses œuvres. Sa préoccupation
principale est en effet de tenter de mettre ordre et cohérence dans
l’ensemble touffu des doctrines de la Kabbale, tout en surmontant
les contradictions qu’elles semblent entretenir avec d’autres aspects
de la pensée juive.
Par exemple, il s’est attaché à élucider les relations entre la
conception juive traditionnelle de Dieu (Être transcendant,
inconnaissable, innommable) et la conception de Dieu comme
personne élaborée par la Kabbale. On lui doit également une
conception dialectique articulant manifestation et occultation de la
présence divine : c’est en se dissimulant que Dieu se manifeste, en
se manifestant qu’il se dissimule. Très lues, ses œuvres eurent une
large influence, notamment sur Spinoza.
Isaac Louria devint son disciple à partir de son installation à
Safed en 1569, mais développa ses élaborations propres dans un
système très sophistiqué, d’une grande originalité métaphysique.
Une des singularités de cette kabbale, appelée « lourianique », est
de mettre en avant l’idée que, pour créer le monde, Dieu s’est retiré,
s’est contracté et ne s’est pas augmenté, ou épanché, comme on se
le représente usuellement. Une autre particularité est la conception
de la « brisure des vases » (chevirat hakelim) : dans le processus de
création, la lumière divine s’est en partie dispersée parmi les débris,
et il appartient aux humains d’exhumer ces étincelles en eux-mêmes
et dans les choses, afin de « réparer le monde » (tiqqun). Comme le
note Charles Mopsik, « tout objet, tout lieu dans l’espace, est porteur
d’étincelles lumineuses qui attendent depuis le commencement des
temps une libération ».

N
Tsimtsoum, le retrait créateur
Comment Dieu a-t-il créé le monde ? En se retirant. En se contractant. Et non en
s’épanchant, ou bien en faisant surgir l’univers à partir de rien. En se ramassant, il
a fait place au néant et au monde. Telle est l’idée singulière, et singulièrement
intéressante, sur laquelle se fonde le système d’Isaac Louria, maître de la
Kabbale, qui enseigne à Safed, en Galilée, au milieu du e siècle.

Cette contraction se nomme, en hébreu, tsimtsoum. Elle suppose


qu’antérieurement à toute émanation, à toute création telle qu’on la conçoit
usuellement, Dieu se soit ramassé pour évacuer l’espace, si l’on peut dire.
Les conséquences de cette conception sont extraordinairement nombreuses et
complexes, et les récits de la constitution des mondes successifs qui en
découlent, dans l’enseignement d’Isaac Louria, et dans les commentaires qu’en
ont donnés ses disciples, notamment Hayyim Vidal et Joseph Ibn Tabul, sont
d’une densité rare.
Mais la notion même vaut qu’on s’y arrête. Car elle ouvre à une conception de la
création en général qui mérite d’être creusée. Au lieu d’ajouter, d’augmenter, il se
pourrait, si l’on suit cette piste, que créer consiste d’abord à soustraire, à enlever.
Comme si « moins » faisait « plus ». Comme si « vide » devenait « plein ».
D’autre part, ce dispositif inverse également les représentations habituelles du
visible et de l’invisible, du caché et du manifesté. En effet, si l’on scrute la notion
de tsimtsoum, on doit en conclure que c’est en se dissimulant que Dieu se révèle,
en se cachant qu’il se manifeste – non comme deux mouvements successifs, mais
en un seul et même mouvement conjuguant les opposés.

L’œuvre charnière du Maharal de Prague


Certaines philosophies sont comme des poupées russes. Elles
renferment en elles, emboîtées les unes dans les autres, des strates
successives, faites de doctrines qui s’entrecroisent, d’époques qui
se rassemblent ou s’annoncent. L’œuvre du Maharal de Prague
(1520-1609) en est un exemple majeur. En elle se retrouvent, en
effet, en une convergence et une tension singulières, tradition de la
Kabbale et commentaires du midrach, dialectique des philosophes
médiévaux et construction d’une philosophie de l’histoire.
Héritier d’une immense tradition, devenu grand rabbin de Prague
seulement dans les dernières années de sa très longue existence,
son auteur fut aussi mathématicien, lecteur de Copernic, ami de
l’astronome Tycho Brahe, proche des innovations scientifiques de
son temps, qui voit naître la physique moderne et la Réforme. Sa
pensée se tient au carrefour de doctrines et d’époques
apparemment dissemblables, de la mystique à la logique, de
l’Antiquité à la modernité, à partir desquelles il dessine une fresque
qui se révèle impressionnante.
À condition, évidemment, de passer derrière la légende qui fait
écran à ce monument philosophique. Car un halo de mystère, voire
de magie, entoure sa figure. Ce parfum de légende est, pour une
part, lié aux singularités de sa biographie. Durant la plus longue
partie de son existence, le penseur n’a rien publié. Il ne commence à
faire imprimer ses travaux qu’à soixante-six ans et publie douze forts
volumes, édités à Prague, Cracovie et Venise – en une vingtaine
d’années. Avant de s’arrêter net, durant neuf ans, sans remplir la
suite de son programme systématique, sans s’expliquer sur ce
silence.
La fécondité tardive d’un homme si âgé, à une époque où les
grands vieillards sont rares, le silence soudain de cet auteur prolixe,
toujours en bonne santé et toujours actif malgré ses neuf décennies,
ont nourri toutes sortes de fables autour du Maharal.
La légende du Golem s’y est ajoutée. On imagina en effet une
créature vivante, fabriquée par ses soins, devenue hors de contrôle,
qu’il serait parvenu à désactiver in extremis en modifiant le mot
inscrit sur son front. En effaçant la première lettre de emeth,
« vérité », un des noms de Dieu, on obtient meth, « mort »…
Ces histoires ont empêché parfois de prendre la mesure de
l’édifice théorique construit par le rabbin Loew (« Maharal » est un
surnom, dérivé de l’hébreu Morenou Ha Rav Loew, « notre maître le
rabbin Loew »). En fait, sa démarche s’efforce de concilier des
sources d’inspiration que l’on juge généralement incompatibles : la
théologie juive et Aristote, les conceptions issues des médiévaux,
tels Maïmonide et Avicenne, et les spéculations de la Kabbale.
Un des axes constitutifs de sa pensée est l’opposition entre une
« horizontalité » de l’histoire humaine – faite de discordes,
déchirures, échecs et déchéances – et une « verticalité » de
l’histoire divine, faite de chemins qui nous semblent inaccessibles,
de desseins qui nous demeurent incompréhensibles, de décisions
restant indéchiffrables. Entre ces deux dimensions irréductibles, le
coup de génie de ce philosophe est d’inventer un « milieu » (émtsa)
qui n’est pas une simple moyenne, ni un impossible compromis.
Ce « milieu » est une création permanente, risquée, qui
engendre à la fois la réalité humaine vivable, l’éthique et la politique,
en s’efforçant de penser, partout, un « entre-deux », au sujet
notamment du passé et de l’avenir, de la révélation et de la raison,
des hasards de l’histoire et de son sens ultime.

À
Les écarts entre révélation biblique et mondes philosophiques, entre hébreu et
langue grecque, entre hébreu et langue arabe ont engendré quantité de réflexions
et de notions nouvelles.
La tradition orale très ancienne de la Kabbale, progressivement mise par écrit et
continûment réélaborée, a pris une importance de plus en plus visible.

M - ( )
Apikorsim. Terme hébreu forgé sur le nom grec du philosophe Épicure pour
désigner les « esprits forts » qui prétendent tout connaître avec certitude par
la raison et font ainsi preuve d’arrogance.
Ein Sof. « Sans fin », littéralement. L’expression, dans la Kabbale, ne désigne pas
l’infini au sens habituel, mais Dieu, tel qu’il se connaît lui-même et non tel que
les hommes se le représentent, tel qu’il préexiste à la Création.
Halakha. Signifiant « trajet », « processus », le terme désigne les questions
pratiques, les débats et les réponses relatifs à l’application de la Loi biblique
dans les gestes et les situations du quotidien. Cette dimension juridictionnelle
de la Torah occupe une place importante dans la pensée juive.
Kabbale. « Réception », désigne la manière dont Moïse reçoit la Loi au Sinaï et
surtout la réception, par les disciples d’un maître, de la « Torah orale », des
sens cachés des textes, qui ne peuvent être divulgués à tous, mais transmis
seulement de manière graduelle, à ceux qui peuvent les entendre.
Michna. « Mastication », « élaboration » puis rassemblement progressif, par écrit,
des raisonnements utilisés par les tribunaux et les lieux d’études, afin de
faciliter la résolution des questions soulevées par la Torah dans la pratique
quotidienne.
Midrach. Mode d’interprétation de la Torah, destiné à faire apparaître les
significations qui ne sont pas perceptibles en première lecture.
Sefirot. Dix champs en interaction, synthétisant chacun parole, écriture et
dénombrement, qui sont considérés, du point de vue kabbaliste, comme
structurant le monde, la connaissance et l’action.
Talmud. Commentaires de la Torah écrite, élaborés à Babylone et à Jérusalem
entre le e et le e siècle de l’ère chrétienne, considérés comme faisant partie
intégrante de la Loi juive.
Torah. La Loi juive, considérée comme parole divine transmise à Moïse au Sinaï,
et configurée dans le texte biblique, que les Kabbalistes considèrent comme le
« Nom développé » de Dieu.
Tsadik. « Juste », littéralement, le terme désigne le sage, considéré comme « le
fondement du monde » par le Livre des Proverbes, possédant à la fois savoir
et sagesse, connaissance et amour.

À
À
Traductions de l’hébreu
Pour commencer
Le Pentateuque (bilingue), traduction du grand rabbin Zadoc Kahn.
Par quoi tout commence, sur quoi tout se fonde.
Sefer Yesirah ou le Livre de la Création. Exposé de cosmogonie hébraïque
ancienne, Paul B. Fenton (dir.), Rivages Poche, 2002.
Un des premiers textes témoignant des courants de pensée qui nourriront la
Kabbale.
Saadia Gaon, Commentaire sur le Séfer Yetzira, traduit par Mayer Lambert,
Verdier, 2001.
Première tentative de lecture rationnelle d’un corpus mystique.
Moïse Maïmonide, Traité des Huit Chapitres, traduit et commenté par Ariel
Toledano, In Press, 2021.
Centré sur la liberté de l’homme et sa responsabilité, ce bref traité d’éthique
constitue une introduction très accessible à la pensée de Maïmonide.
Le Zohar. Le Livre de la Splendeur, extraits choisis et présentés par Gershom
Scholem, Points Sagesses, 2011.
Pour une première approche d’un texte fondateur de la Kabbale.

Pour approfondir
Juda Halévi, Le Kuzari. Apologie de la religion méprisée, traduit de l’arabe et de
l’hébreu et commenté par Charles Touati, Peeters, 2006.
Un texte fondateur, à découvrir.
Moïse Maïmonide, Le Guide des égarés, traduit de l’arabe par Salomon Munk,
Verdier, 2012.
L’œuvre majeure d’un philosophe majeur.
Moïse Cordovéro, Le Palmier de Débora, traduit de l’hébreu par Charles Mopsik,
Verdier, 1990.
Un classique de la Kabbale des Temps modernes.
Vues d’ensemble
Marc Israël, La Philosophie juive, Eyrolles, 2012.
Panorama très complet, clair et concis, avec de nombreuses explications
indispensables aux débutants.
Maurice-Ruben Hayoun, Petite histoire de la philosophie juive, Ellipses poche,
2017.
Présentation pédagogique, complétée d’un choix de textes, par l’un des
meilleurs connaisseurs des penseurs médiévaux.
Julius Guttmann, Histoire des philosophies juives. De l’époque biblique à Franz
Rosenzweig, traduit de l’anglais par Sylvie Courtine-Denamy, Gallimard,
Bibliothèque de philosophie, 1994.
Publiée d’abord à Berlin en 1933, puis en hébreu, et en anglais en 1964, cette
grande étude classique insiste sur la pluralité des philosophies juives.
On lira également avec profit les chapitres consacrés par André Neher à « La
philosophie hébraïque et juive dans l’Antiquité » et « La philosophie juive
médiévale », dans Histoire de la Philosophie, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, I, 1969.

Et aussi…
Mireille Hadas-Lebel, Philon d’Alexandrie, Fayard, 2003.
Étude très complète sur l’œuvre du premier grand philosophe judéo-grec.
Gershom Scholem, Les Grands Courants de la mystique juive, traduit de l’anglais
par Marie-Madeleine Davy (1950), Petite bibliothèque Payot, 2014.
Parue en 1946, étude magistrale d’un grand érudit, devenue un classique.
Colette Sirat, La Philosophie juive au Moyen Âge, Éditions du CNRS, 1983.
Remarquablement précis et érudit, ce panorama d’ensemble a été republié en
deux volumes distincts, consacrés respectivement à la philosophie juive
médiévale « en pays de Chrétienté » et « en terre d’islam ».
Jacques Schlanger, La Philosophie de Salomon Ibn Gabirol. Étude d’un
néoplatonisme monothéiste, Hermann, 2015.
Lecture claire et précise d’une œuvre singulière.
André Neher, Le Puits de l’exil. La Théologie dialectique du Maharal de Prague,
Albin Michel, 1966.
Une analyse pénétrante de la démarche du Maharal de Prague, à partir d’une
lecture d’ensemble de son œuvre.
Marc-Alain Ouaknin, Le Livre brûlé. Lire le Talmud, Lieu commun, 1986.
Introduction très complète à l’univers du Talmud, son histoire et ses
singularités.
Shmuel Trigano, L’Hébreu, une philosophie. Vers une nouvelle pensée juive,
Hermann, 2014.
Réflexion sur la portée conceptuelle propre aux catégories et à la syntaxe de
la langue hébraïque, par un des grands penseurs contemporains de l’identité
juive.
Charles Mopsik, Cabale et cabalistes, Albin Michel, 2003.
Présentation d’ensemble, par un des chercheurs qui ont le plus renouvelé
l’approche contemporaine de la mystique juive.
V.
Dans les têtes des philosophes
arabo-musulmans
« Ils n’ont pas été philosophes malgré l’islam,
mais à partir de lui, avec lui et en lui, parfois
contre une certaine représentation de l’islam, ou
de la religion prophétique, mais non sans un
rapport quelconque avec elle. »
Christian Jambet, Qu’est-ce que la philosophie
islamique ? Folio, 2011, p. 62.

« La perfection propre de l’âme rationnelle est de devenir un monde


intelligible dans lequel se dessine la forme du tout en sa totalité, et le bien
qui efflue en toutes choses », Avicenne, Al-Ilāhiyyāt (Métaphysique), VIII,
4, éd. M. Y. Mousa, S. Dunya et S. Zâyid, Le Caire, Ministère de la culture
et de l’orientation, 1960, p. 425.

R
-
632 Mort du Prophète Mohammed
Conflits autour de sa succession, aboutissant à la division entre
sunnites et chiites
750-1258 Politique systématique de traduction des textes grecs
Califat des Fondation des « Maisons de la sagesse »
Abassides
Développement du soufisme
Mise à mort de Hallaj (922)
Essor de la falsafa, islam des Lumières
(Al-Kindî, Al-Fârâbî, Avicenne, Averroès)
Critique de la falsafa au nom de la Révélation (Al-Ghazâli)

En Iran, développement de l’illuminisme (Sohrawardî)


e siècle Point d’orgue de l’irfan, tentative de synthèse, dans l’œuvre de
Mullâ Sadrâ Shîrâzî
P
Où l’on s’aperçoit que la décoration des mosquées
n’est pas seulement une question d’esthétique.

C’était à Paris, rue Geoffroy Saint-Hilaire. Je devais avoir dix ans et


venais de me faire opérer d’une banale appendicite. La grande
mosquée était à côté de la clinique, et j’ai voulu, en sortant, la visiter.
J’avais un peu mal en marchant mais j’avais insisté, ne voulant pas
rater cette occasion de découvrir un lieu qui m’était inconnu.
Je me souviens parfaitement de l’étonnement éprouvé, un matin
gris, en arpentant les lieux. Ce qui m’a surpris n’était pas le
contraste entre le bâtiment mauresque et les immeubles parisiens, ni
la cour intérieure, les jardins inattendus, le côté oriental. C’était
intéressant, un peu dépaysant, pas de nature à bouleverser.
Ce qui m’a saisi ? La grande salle. Sa nudité, sa blancheur à
colonnes, ce pur espace sans image, sans dessin, sans figure
aucune. Accoutumé aux tableaux des églises, aux empilements de
statues saintes, aux accumulations de cierges, de signes et de
représentations, cette pureté géométrique me plongea dans une
stupeur profonde.
Je retrouve quelque chose de cette expérience chaque fois qu’il
m’est donné d’être dans une mosquée. À Cordoue, à Casablanca,
au Caire, à Delhi, dans tant d’autres lieux, ces mosquées ne se
ressemblent ni par le style ni par les matériaux. Toutes ont en
commun l’absence de figure, le choix de motifs qui ne représentent
rien.
Chacun connaît plus ou moins les raisons de cette absence :
pour éviter l’idolâtrie, il faut s’abstenir de figures et de
représentations. Les images sont des pièges tendus à l’imagination,
des contrefaçons des créatures vivantes, des leurres dont il convient
de se défier.
Ceux qui connaissent un peu d’histoire ajouteront que la Maison
du Prophète, à Médine, première mosquée, modèle de toutes les
autres, était vide, exempte de toute idole, de même que le Coran est
un texte préservé de toute illustration.
Dans ma modeste expérience, je n’ai commencé que bien plus
tard à saisir la profondeur philosophique de ce que j’avais éprouvé
enfant, et que confirmaient tous les voyages, toutes les visites. Cette
absence de représentation dit, à sa manière, quelque chose
d’essentiel de l’unicité de Dieu. Si Dieu est un, au sens où il n’a pas
de double et au sens où il n’a pas de parties, alors il est
irreprésentable.
Si l’islam peut se définir, principalement, comme pensée de
l’unicité de Dieu et dévotion à cette unicité, alors « l’aniconisme »
(l’absence d’images) lui est essentiel, de manière constitutive. Sans
doute le rencontre-t-on, sous des formes diverses, dans d’autres
univers spirituels et d’autres traditions. Mais c’est dans le monde
musulman qu’il peut offrir une voie d’accès à la philosophie, et
même en constituer le fil rouge à suivre pour ne pas se perdre dans
le dédale des auteurs, des écoles et des doctrines.
Car l’extrême diversité des œuvres et des controverses qui
forment la galaxie des philosophies arabo-musulmanes tournent
autour de questions directement reliées à cette irreprésentabilité. Si
Dieu n’est pas figurable, est-il dicible ? Est-il concevable ? En quel
sens et dans quelle mesure peut-on l’imaginer, le connaître,
l’éprouver ? Comment cet irreprésentable peut-il nous être proche ?
« Je suis plus près de vous que votre veine jugulaire », dit Dieu dans
le Coran (50, 16). Comment cette proximité entre infini et fini peut-
elle être pensée ? Quelles en sont les conséquences ? Les
promesses ?
Réduire à ces questions le champ immense des philosophies
arabo-musulmanes serait excessif. Mais elles peuvent permettre
d’embrasser leur étendue et leur diversité, et d’entrevoir certaines de
leurs singularités. Encore faut-il, pour commencer, s’entendre sur les
termes : philosophies arabes, ou musulmanes ? En quel sens ?

Tant d’erreurs courantes…


En quel sens parle-t-on de philosophes arabes ? Ne vaut-il pas
mieux parler de philosophes musulmans ? On peut évidemment être
musulman sans parler arabe, ou bien vivre dans un pays de langue
et de culture arabes en étant chrétien ou juif. Nombre de
philosophes juifs du Moyen Âge se sont exprimés en langue arabe,
en ayant bien des points communs avec les philosophes musulmans
de leur temps, sans pour autant se convertir à l’islam. Par ailleurs
des philosophes musulmans de grande envergure ont écrit en
persan, comme Avicenne pour certains de ses traités, comme
Sohrawardî, par exemple.
Toutefois, on ne saurait oublier les liens puissants entre islam et
langue arabe : le Coran se qualifie lui-même de « Coran arabe » et
se trouve rédigé dans cette langue. Son message spirituel se veut
universel, s’adressant à tous, indépendamment des cultures, des
nations et des régions du monde, mais c’est en langue arabe que le
Prophète Mohammed dit avoir reçu la révélation divine, et c’est
d’abord dans la culture arabe que l’islam s’est ancré et développé.
En fait, si l’on demande si les philosophes dont nous allons parler
sont à considérer comme « arabes », en raison de leur langue, ou
comme « musulmans », en raison de leur religion, il convient de
répondre simplement : « toujours les deux, en même temps, et dans
leur conjugaison ». Car le noyau central, le cœur de ce monde
philosophico-spirituel immense et multiforme est, de manière
indissociable, à la fois arabe et musulman. C’est pourquoi le terme
« arabo-musulman » convient.
Ce qui conduit à cette deuxième question : que signifie au juste
être philosophe et musulman ? Serait-ce, comme on le croit souvent,
concilier « la raison » et « la foi » ? Est-ce surmonter une tension,
voire une incompatibilité originaire, entre les démonstrations et
déductions propres à la pensée logique et les révélations divines
transmises par une parole prophétique ?
Cette manière de concevoir la relation entre philosophie et
religion paraît spontanée chez les héritiers d’une histoire
intellectuelle où cette opposition raison-foi s’est constituée et
ramifiée. Présente au sein des débats chrétiens du Moyen Âge, elle
s’est durcie en Europe à l’Âge classique et plus encore au siècle des
Lumières. « Savoir » et « croire » sont alors devenus des pôles
antagonistes, difficilement conciliables. En tant que tel, le philosophe
serait sans religion. Si une foi l’habite, ce n’est pas comme
philosophe qu’il croit. Telle est aujourd’hui notre conviction la plus
commune.
Or ce n’est pas absolument pas cette représentation qui habite
l’esprit des philosophes arabo-musulmans. Bien sûr, ils n’ignorent
pas la question de l’harmonisation des démonstrations
philosophiques et des vérités révélées, abordée par de nombreux
textes. Mais il ne s’agit pas d’un conflit. La raison n’est pas conçue
comme critique de la religion, la philosophie n’est pas vue comme
ennemie de la révélation.
Au contraire, la philosophie devient renforcement de la
révélation, intensification de la vie spirituelle. Cent textes y insistent.
Ce point est crucial, et le manquer serait ne plus comprendre les
enjeux de la philosophie islamique ni les perspectives spécifiques
qu’elle dessine.
La conception clé est l’unité de la vérité. Tout entière traversée
par l’idée d’unité (unicité de Dieu, unité des fidèles dans la oumma,
la communauté des croyants, unité du théologique et du politique…),
la pensée islamique est convaincue que la vérité est une, en ce sens
qu’entre ce que découvre la pensée logique et ce qu’affirme la
révélation divine il ne saurait y avoir de contradiction, ni même
d’écart.
Le philosophe, dès lors, n’est en rien séparé de la religion. Il
devient au contraire modèle de vie, maître de sagesse. Sa
recherche intellectuelle est progrès spirituel. Plus il avance en
compréhension par l’intelligence, plus il progresse dans la marche
vers le salut. Dans cette perspective, l’unité de la vérité implique
donc le renforcement du religieux par le philosophique, et non sa
critique affaiblissante ou destructrice.
Il s’ensuit une autre conséquence, sans doute moins visible,
mais non moins importante en raison de ses répercussions
théoriques. Si la vérité est une, il ne saurait y avoir plusieurs
doctrines, plusieurs systèmes, plusieurs approches. Sous des
apparences différentes, en fait les philosophes disent tous, dans le
fond, la même chose.
C’est pourquoi le mouvement d’unification à l’œuvre chez les
grands penseurs arabo-musulmans ne conduit pas seulement à une
harmonisation entre philosophie et révélation, mais aussi à une
volonté d’unifier les doctrines. Platon et Aristote sont supposés
s’harmoniser. Ils ne divergent pas mais convergent, et avec eux
pratiquement tous les autres penseurs de l’Antiquité grecque. Là où
nous avons tendance à voir différences, oppositions, clivages, les
lecteurs arabes des œuvres grecques trouvent identité,
homogénéité, unité.
Reste à préciser, dans les grandes lignes, comment cet héritage
antique leur est parvenu, sous quelle forme, et ce qu’ils en ont fait.
D
Où l’on entrevoit comment et pourquoi des
bibliothèques entières de textes grecs furent
traduites en arabe, et quelles transformations
s’ensuivirent.

Quand meurt le Prophète Mohammed, à Médine, en 632, son œuvre


a déjà conquis la péninsule arabe. Peu à peu, en dépit des conflits
autour de sa succession, la nouvelle religion qu’il a fondée va se
codifier, se formaliser et continuer de se répandre. Un tournant
important de l’histoire spirituelle, culturelle et politique, se prend à
cette période et s’étend sur plusieurs siècles.
Des conflits pour savoir qui doit assurer la succession du
Prophète à la tête de la communauté des croyants marquent les
premiers temps de l’islam. Leurs conséquences sont encore
sensibles aujourd’hui, en particulier dans le clivage entre sunnites et
chiites, les premiers ayant désigné Abou Bakr, compagnon du
Prophète, au nom du respect des traditions tribales, les seconds
ayant désigné Ali, gendre et fils spirituel du Prophète, au nom des
liens du sang.
Entre ces deux lignées, des divergences se sont développées
concernant la nature du Coran, le statut des imams et surtout la
place et la fonction du politique vis-à-vis du religieux. Sans oublier,
plus tard, des répercussions non négligeables sur les approches
philosophiques. Toutefois, ces divisions se sont mises en place
avant que les penseurs musulmans ne s’intéressent aux textes
grecs.
La naissance et le premier essor de l’Islam – dans son unité
comme dans ses divisions initiales – demeurent indépendants de sa
rencontre avec l’héritage philosophique de la Grèce antique. La
révélation divine, supposée transmise au Prophète, dont le Coran
est censé porter témoignage, se trouve entièrement autonome par
rapport à l’univers de la métaphysique de Platon ou d’Aristote.
Originairement, cette révélation ne doit rien au monde grec. Elle
s’est constituée sans lui, hors de lui.
Mais la rencontre va avoir lieu et prendre les dimensions d’un
champ de réflexion considérable. Il serait toutefois illusoire
d’imaginer que les penseurs arabes ont attendu de lire les corpus
grecs – philosophiques, mais aussi mathématiques, scientifiques,
médicaux – pour élaborer des savoirs et des sagesses. Avant l’afflux
massif des œuvres grecques, une réflexion multiforme s’est déjà
engagée.
Elle porte notamment sur les questions de la création du monde,
de la signification des noms divins, sur l’existence et sur les limites
de la liberté humaine. Dès la première expansion de l’Islam, la
nécessité de ces analyses s’impose, en particulier pour affirmer la
cohérence des conceptions de la révélation coranique face aux
systèmes de pensée qu’elle rencontre. Ces élaborations contiennent
les premiers éléments de ce qui deviendra le kalâm, la théologie
scolastique de l’islam, dont les relations de convergence ou de
divergence avec la réflexion spécifiquement philosophique vont
alimenter l’histoire intellectuelle et spirituelle durant des siècles.
On trouve également, parmi les composantes du paysage
philosophique arabe antérieur aux commentaires des grands auteurs
grecs, toute une tradition de « sapience », où se transmettent à la
fois aphorismes, conseils pour mener une existence raisonnable et
tempérée, récits de vies concernant des sages exemplaires, souvent
plus imaginaires qu’historiquement réels. Ce fonds est composite,
mêle des héritages arabes, persans, chaldéens à bien d’autres
sources. Il n’en constitue pas moins une sagesse populaire, à la fois
spirituelle et pratique.
Les éléments de cette toile de fond ne disparaîtront jamais
complètement des philosophies arabo-musulmanes. Mais ils se
trouvent travaillés, transformés, à mesure que la découverte des
auteurs grecs s’organise et s’amplifie. Cette rencontre s’étend sur
plusieurs siècles. Au fil du temps, elle constituera un des moments
les plus remarquables de toute l’histoire des cultures, et
singulièrement de l’histoire de la philosophie.
La condition première de son essor fut une politique
systématique de traduction en arabe des traités grecs, d’abord à
partir de traductions déjà existantes en syriaque, puis directement à
partir du grec. Cette politique – durable, volontariste, méticuleuse –
eut une ampleur étonnante. Les seules entreprises d’envergure
comparables sont, dans d’autres contextes, les traductions de textes
sanskrits en tibétain ou en chinois. Toutefois, si importantes qu’elles
aient été, ces ateliers de traductions asiatiques n’ont sans doute pas
eu de si vastes répercussions.
Pourquoi ce mouvement de traduction ? Quels en furent les
motifs, les ressorts et surtout les conséquences ?

Traduire, systématiquement
Les toutes premières traductions de traités grecs en langue
arabe sont effectuées sous le règne des Omeyyades, à Damas,
entre 661 et 750 de l’ère chrétienne. C’est surtout par la suite, avec
la dynastie des Abbassides, qui fondent Bagdad et règnent de 750
jusqu’en 1258, que s’organise une politique délibérée de traductions.
En deux grands siècles, de 750 jusqu’aux environs de l’an mille, des
centaines et des centaines d’œuvres passent des bibliothèques
byzantines aux nouvelles « Maisons de la sagesse » arabes, centres
à la fois d’enseignement et de conversion d’une langue à une autre.
Utilisant très souvent les services de traducteurs chrétiens
(melkites, jacobites, nestoriens), cette politique de traduction a
couvert un champ bien plus vaste que celui des seuls textes
philosophiques stricto sensu. Elle a concerné l’arithmétique, la
géométrie, l’astronomie, la théorie de la musique, mais aussi la
physique, la zoologie, la botanique, la médecine, la pharmacologie,
sans oublier les sciences occultes, la tactique militaire ou la
fauconnerie.
La motivation de ce mouvement considérable ne fut pas la pure
curiosité intellectuelle. Des générations de califes, de fonctionnaires,
de courtisans et de militaires ont patronné cette entreprise longue et
coûteuse avec la conviction que les connaissances élaborées par
les Grecs possédaient des applications pratiques multiples, qui
justifiaient de s’y intéresser de fort près, de manière obstinée et
durable. Développer la navigation, l’armement, le commerce,
l’architecture, l’art de parler au peuple constituait sans doute la
motivation première.
Il n’en reste pas moins qu’au sein de cette masse de textes, les
œuvres philosophiques vont avoir une postérité particulière, et
finalement décisive. Aristote – pour la rhétorique, la métaphysique,
l’éthique – va se tailler la part du lion, en étant le plus souvent
rapproché de Platon plutôt que distingué de lui. Car la grande
tendance des lecteurs arabes est d’unifier la philosophie grecque,
d’en gommer les divisions internes.
Parfois, cette unification se combine à des erreurs d’attributions.
Les premières Ennéades de Plotin circulent sous le titre de
Théologie d’Aristote, qui se voit d’ailleurs attribuer plusieurs œuvres
qui ne sont pas de lui, notamment de longs passages de la
Théologie platonicienne de Proclus.
Ces mésaventures ne doivent pas masquer l’essentiel : la
philosophie grecque, en majesté, a été très largement traduite, lue,
étudiée, commentée par les philosophes arabes. Avec une acuité et
une rigueur rares. Et avec une fécondité spécifique, puisque leurs
lectures se révèlent sur plus d’un point novatrices, inventives,
créatrices. Elles se déploient durant plusieurs siècles et constituent
un monument du patrimoine philosophique mondial.

Les mutations de la langue arabe


Avant d’évoquer les principaux jalons de ce moment capital, il
faut souligner combien l’introduction massive dans la langue arabe
de textes philosophiques grecs a entraîné des mutations
linguistiques dont on parle sans doute trop peu. De même que le
latin a été transformé, au prix parfois de quelques violences, pour
rendre les singularités conceptuelles des textes grecs, de même les
traducteurs des textes logiques et métaphysiques en arabe ont-ils dû
forger quantité de mots et de tournures nouvelles. Sans oublier que
les structures et la morphologie de l’arabe, langue sémitique, sont
éloignées de celles du grec, langue indo-européenne.
On connaît certains de ces « forçages » par les critiques qu’en
font des adversaires des philosophes, qui reprochent à ces derniers
de massacrer la langue en y introduisant quantité d’artifices. Par
exemple, pour exprimer ce que les scolastiques latins nommeront
« quiddité » (ce qui définit une chose dans son essence), fut créé le
terme kayffiyya, en ajoutant un préfixe inhabituel au terme très
courant kayfa, qui signifie « comment ». La « quiddité » devient ainsi
une « commentude ».
Il y a plus compliqué, ou plus embêtant, comme on voudra, du
point de vue logique et métaphysique : l’arabe n’a pas du tout le
même usage que le grec du verbe « être ». Omniprésent en grec, il
permet de relier le sujet au prédicat : Socrate est homme, est sobre
(ou ivre), est en train de marcher, etc. Cette « copule » devient plus
difficile à discerner dans une langue comme l’arabe, où le verbe
« être » est bien moins fréquent. Pour y transformer une proposition
en « sujet, verbe, prédicat », il va falloir se livrer à des contorsions
qui peuvent paraître artificielles, voire artificieuses.
Attirer l’attention sur ces points revient simplement à souligner
que des tensions existent, aussi bien entre langue grecque et langue
arabe qu’entre rationalité grecque et révélation islamique. À
condition d’ajouter que ces tensions sont fécondes, porteuses de
différences de potentiel d’où sortent des créations inattendues.

À
La révélation coranique est antérieure à la découverte massive des textes de la
philosophie grecque par les penseurs arabes.
Une fois enclenché ce grand mouvement de traduction, qui modifie en partie la
langue arabe, les commentaires s’attachent à concilier métaphysique grecque
avec révélation et loi musulmanes.
1. L , L
La lecture minutieuse des textes grecs conduit
plusieurs générations de philosophes arabes à les
prolonger, en les interprétant en relation avec la
révélation coranique.

Falsafa est le décalque, en arabe, du grec philosophia. Les


penseurs de ce mouvement se nomment eux-mêmes faylasûf,
transposition de philosophoï, les philosophes. Ils ont en commun de
reconnaître pleinement légitimes les analyses des Grecs, de
commenter et de prolonger principalement Aristote, de soutenir
qu’un accord fondamental existe entre exercice de la rationalité et
révélation coranique. Loin de s’opposer, à leurs yeux, les deux
convergent et se renforcent.
Cet islam philosophique, que l’on nomme souvent « islam des
Lumières », constitue un monde. Il s’est développé durant près de
six cents ans, du e au e siècle, et a vu s’illustrer une succession

de penseurs de très grande envergure, auteur chacun d’œuvres


volumineuses, dont les noms et les savoirs ont marqué l’histoire.
Encore faut-il écarter, d’emblée, un contresens que l’évocation
des Lumières peut entraîner. Pour le lecteur d’aujourd’hui, le terme
évoque évidemment le e siècle, et donc la critique des croyances

religieuses et des superstitions au nom de la raison, érigée en


tribunal souverain jugeant tout ce qui se dit, se croit et se pense.
Or ce n’est absolument pas dans cette optique d’une critique
rationnelle de la croyance religieuse que se situent les philosophes
de l’islam des Lumières. À leurs yeux, la raison philosophique ne
s’oppose pas à la révélation religieuse mais la renforce. Les deux
vont dans le même sens, par des cheminements distincts, et se
renforcent l’une l’autre. C’est pour être meilleur musulman qu’il faut
être philosophe, telle pourrait être la maxime commune des
penseurs de la falsafa.
Ils ont d’autres traits en commun : la lecture attentive d’Aristote,
la tendance à estomper les différences entre aristotélisme et
platonisme, la propension à considérer les savoirs comme un tout.
Le fait est que ces philosophes ne sont pas simplement logiciens ni
métaphysiciens mais qu’ils sont également géomètres, algébristes,
astronomes, naturalistes et surtout médecins ou auteurs de traités
médicaux.
Le premier d’entre eux, Al-Kindî (né vers 800, mort vers 870), est
ainsi l’auteur d’une œuvre encyclopédique, qui aurait compris plus
de deux cents titres, dont un cinquième environ nous est parvenu,
où se juxtaposent traités de géométrie et de physique, de
pharmacopée et de chiffrement des messages.
Dans son Livre de la philosophie première, dont il ne reste que la
première partie, il définit la philosophie, dans le droit fil d’Aristote,
comme « la science des choses en leur vérité autant que l’homme
en est capable ». Or, puisque la vérité est une, elle ne saurait différer
selon qu’on y parvient par la raison ou par la révélation. En suivant
la voie de la rationalité, la philosophie ne peut contredire ce
qu’enseignent les prophètes au sujet de la vertu.
Si différence il y a, comme l’explique Al-Kindî dans son Épître sur
le nombre des livres d’Aristote, elle ne tient qu’à des modalités
distinctes dans la voie d’accès au vrai. La science philosophique est
humaine et acquise par des moyens humains. Elle s’obtient au prix
de longs efforts, s’exprime au moyen d’explications et de processus
graduels. La science divine, au contraire, se communique aux
prophètes intégralement, d’un seul coup, de manière lapidaire. Voilà
pourquoi il faut parfois des pages et des pages pour commenter
seulement un verset du Coran. Mais, entre philosophie et prophétie,
seuls les chemins s’opposent. Les buts visés, comme les réalités
atteintes, sont identiques.
Il serait trop simple de croire qu’Al-Kindî, et à sa suite les grands
représentants de la falsafa, se bornent à proclamer l’absence de
contradiction entre le cheminement pas à pas de la raison et la
fulgurance de la révélation prophétique. Ils entament également un
travail de reformulation, de réélaboration des concepts grecs et de
leurs relations internes. Ainsi, par exemple, Al-Kindî transforme-t-il
profondément la conception de l’action que développe Aristote pour
faire de la création la forme première de l’action et parvenir à
concevoir en termes grecs une réalité révélée qui leur était
opposée : la création du monde par Dieu. Les concepts semblent les
mêmes, leur sens ne l’est plus. Plutôt qu’un simple héritage, plutôt
qu’une filiation, il s’agit bien d’une reconstruction, d’une création qui
ouvre peu à peu la voie à des perspectives philosophiques
nouvelles, et fort différentes de celles des Grecs.
Al-Fârâbî naît en 872, dans l’actuel Kazakhstan, étudie à
Bagdad, et meurt à Damas, en Syrie, en 950. Lui aussi s’efforce de
concilier Platon et Aristote, qu’il considère comme les deux auteurs
d’une seule et même sagesse, et pose une série de nouveaux jalons
décisifs pour le développement ultérieur de la falsafa. À côté de
multiples travaux de mathématiques et d’optique, d’un Grand livre de
musique (c’était un bon joueur de luth) et d’une critique de la
médecine, qu’il rabaisse au rang d’une routine empirique, Al-Fârâbî
est le premier à souligner le rôle central de la notion d’« intellect
agent », qui va occuper une place prépondérante chez ses
successeurs et, plus tard encore, chez les lecteurs chrétiens des
philosophes arabo-musulmans.
On doit enfin à la sagacité d’Al-Fârâbî d’avoir mis en lumière les
stratégies politiques envisageables dans différents types de Cité.
Selon que la Cité est « vertueuse » ou « ignorante », qu’elle dispose
du strict « nécessaire » ou de la prospérité de l’« échange », selon
qu’elle vise « la gloire » ou bien « la puissance », selon qu’elle est
« versatile » (ses idées ne cessent de changer) ou « égarée » (elle
veut le bien mais se trompe de bien), elle a besoin d’un style de
gouvernance différent. Dans ce domaine, Al-Fârâbî s’inspire de
Platon, mais va dans une tout autre direction, ouvrant la voie à une
réflexion politique pragmatiste très en avance sur son temps.
Son rôle est donc crucial, car Al-Fârâbî renforce l’attention à
porter à la logique et la métaphysique grecques, relit et prolonge
Platon, en le fusionnant avec Aristote, considéré comme le « premier
maître » de tous les philosophes. Maïmonide n’hésitera pas à
surnommer Al-Fârâbî « le second maître ».

N
L’intellect agent
C’est une notion clé de toute la philosophie médiévale qui est aujourd’hui presque
entièrement tombée dans l’oubli. Or on doit aux penseurs arabo-musulmans de
l’avoir forgée, avant qu’elle ne soit transmise aux philosophes chrétiens du Moyen
Âge.
La première conception vient d’Aristote, qui discerne dans l’intelligence (le nous,
l’esprit qui distingue) une réception passive des informations (un intellect passif),
présente dans chaque être humain, et d’autre part une activité d’élaboration des
formes et des vérités éternelles. De cet intellect actif, Aristote affirme qu’il est
« séparé », voulant probablement dire que ce ne sont pas les êtres humains qui
forgent les vérités. Ils ont seulement la possibilité de les atteindre.
Dans les lectures d’Aristote par les philosophes arabes – en particulier Al-
Fârâbî, Avicenne, Averroès –, la notion va changer profondément de sens et
donner lieu à des élaborations tout à fait différentes. Les penseurs de la falsafa
comprennent en effet la notion d’intellect agent comme une sorte d’intelligence
divine collective : l’homme qui accède à une vérité (en faisant une démonstration,
en calculant, en faisant usage de sa raison) n’y parvient pas par lui-même et de
manière isolée, mais en participant, le temps de son intellection, à l’intellect divin.
Cette conception a donné lieu à des débats très nombreux et complexes, et les
conflits d’interprétation abondent. Mais la portée et les conséquences de cette
idée d’intellect agent sont grandes, et simples à entrevoir : si l’homme qui exerce
sa réflexion pour atteindre une vérité participe à un processus de compréhension
qui le dépasse entièrement, s’il se connecte, même sans le savoir, à l’intelligence
divine chaque fois qu’il calcule, voilà qui, de proche en proche, vient troubler
gravement les frontières entre subjectif et objectif, individuel et collectif, humain et
divin, philosophique et religieux…
En effet, il ne saurait plus être question d’opinion personnelle mais d’intelligence
conforme, ni de tâtonnement humain mais d’intellection vraie. Et la philosophie
comme travail imparfait de l’intelligence humaine devient découverte des vérités
divines par participation, directe ou indirecte, à l’intelligence divine. Il n’est donc
pas étonnant que cet intellect agent ait tant fait parler et penser, qu’il ait été
tellement discuté chez les médiévaux, musulmans, juifs ou chrétiens.
En revanche, il est curieux qu’il ne soit pas reconsidéré aujourd’hui avec d’autres
yeux. Dans la participation permanente de chacun au monde numérisé, connecté,
dominé par l’intelligence artificielle et l’intelligence collective, est-on sûr que les
anciennes spéculations sur l’intellect agent n’auraient rien à nous dire ?
Il en existe un troisième, Avicenne (Ibn Sina). Ce « troisième
maître », comme l’appellent ses disciples, naît en 980, trente ans
après la mort d’Al-Fârâbî, dont il sera un lecteur attentif et assidu.
Ce génie à la vie tumultueuse est d’abord un prodige. Son
appétit de connaître, sa capacité de mémoriser toutes ses lectures,
sa précocité intellectuelle sont devenues légendaires. Peut-être faut-
il soupçonner quelque exagération dans les récits qui nous sont
parvenus, rapportant par exemple qu’Avicenne, à dix ans, maîtrisait
les éléments d’Euclide, le Coran et les fondements de la logique,
qu’il lisait seul Porphyre et Ptolémée et qu’à quatorze ans il lut d’une
traite tout Hippocrate en s’empêchant de dormir…
Derrière ces récits, un noyau de réalité persiste. Car, malgré son
jeune âge, malgré son éloignement des grands centres d’idées,
Avicenne parvient très vite, dans sa ville de Boukhara, située dans
l’actuel Ouzbekistan, à engranger un savoir encyclopédique
phénoménal. À dix-sept ans seulement, il enseigne déjà à l’hôpital
de Boukhara, et ses cours sont suivis par des médecins de plusieurs
nationalités.
Guérissant des princes, exposé à des intrigues et des disgrâces,
Avicenne mena une existence mouvementée, où se combinent exils,
passages en prison, moments de fuite et temps de travail. Au cours
de ces rebondissements romanesques, il n’en composa pas moins
une œuvre immense, principalement rédigée en arabe, partiellement
en persan. Un ensemble à la fois encyclopédique et philosophique.
Car ces deux caractères sont indissociables, dans l’optique
d’Avicenne. Savoir, c’est savoir tout – sans exception, de la marche
des astres aux vertus des plantes, des lois de la logique au parcours
des âmes. Sans limite, sans exclusive. Mais sûrement pas sans
distinction, sans ordre, sans méthode. C’est pourquoi il privilégie les
approches théoriques, non pour les substituer à l’expérience, mais
pour organiser ce qu’on observe, pour savoir quoi chercher, et
comment.
C’est un homme de méthode, de concepts et de clarté ordonnée.
Ce sens des priorités le conduit à considérer, comme Aristote, que la
métaphysique, « science de l’être en tant qu’être » est la philosophie
« première », non pas par ordre d’exposition, mais bien par ordre
d’importance : elle constitue l’assise, et aussi le point ultime, de la
réflexion.
Avicenne avoue cependant n’avoir pas compris la métaphysique
d’Aristote à la première lecture. Il l’a relu et relu, en vain, jusqu’à ce
que les commentaires d’Al-Fârâbî l’éclairent, tant sur le sens de
l’être que sur la question de l’intellect agent, qu’il va à son tour
élaborer. Une fois maîtrisé le système, et saisie en profondeur la
démarche d’Aristote, il se montre capable de le faire progresser.
On lui doit en effet, dans ce domaine, de grandes innovations.
D’abord, parmi les divisions de l’être, la distinction cruciale entre
« être possible » et « être nécessaire ». En réexaminant les
catégories d’Aristote, Avicenne montre comment elles se trouvent en
quelque sorte traversées, ou surpassées, par cette division entre les
êtres qui ne portent pas en eux leur cause et l’être nécessaire par
lui-même, de par sa propre essence.
La réflexion du philosophe chemine du couple conceptuel
« possible-nécessaire » au couple « essence-existence », qui lui doit
également son émergence dans la tradition philosophique, entamant
ainsi une très longue histoire, dont l’époque contemporaine porte
toujours les marques.
On voit aussi le génie d’Avicenne approcher une théorie de la
conscience et du Je antérieure au « cogito » de Descartes, à travers
son hypothèse de « l’homme volant ». Il imagine un homme créé
d’un coup, dans le vide, sans perception provenant d’un monde
extérieur ni de son propre corps. Cet homme dépourvu de toute
sensation et comme privé de corps n’en aurait pas moins, soutient
Avicenne, la conscience d’exister, d’être lui-même, et aucun autre.
Mort relativement jeune, à cinquante-sept ans, au cours d’une
expédition militaire qu’il accompagnait, le philosophe repose à
Hamadan, dans l’actuel Iran, à mi-chemin entre Téhéran et Bagdad,
où un mausolée monumental a été édifié en 1952. Car la gloire
d’Avicenne ne s’est pas ternie, et il continue d’être célébré comme
esprit universel, même si, dans l’histoire des philosophes arabo-
musulmans, il a rencontré des adversaires farouches.

P
Al-Ghazâlî, l’anti-philosophe…
Les philosophes se trompent. La raison ne peut conduire aux vérités divines.
Seuls les prophètes les connaissent et montrent le chemin. La révélation étant la
seule voie de salut, les philosophes sont néfastes, et même condamnables, s’ils
en détournent. Il convient donc de les combattre, au nom de la religion, qu’ils
menacent.
Tel est, en substance, le contenu d’un traité que publie en 1095 Al-Ghazâlî. Son
titre est explicite et polémique : L’Incohérence des philosophes (Tahâfut al-
Falâsifa). Le terme arabe Tahâfut signifie à la fois « bavardage », « non-sens » et
« excès ». Selon Al-Ghazâlî, les philosophes parlent pour ne rien dire, tiennent
des discours contradictoires, ont des prétentions indues. Pour ce défenseur ardent
de la religion contre le danger que constituerait envers elle la philosophie, mieux
vaut lire le Coran que les œuvres d’Aristote. Il s’en prend en particulier à l’œuvre
d’Avicenne, devenue de plus en plus influente.
Écrivant à l’apogée de la falsafa, Al-Ghazâlî en souligne les limites, les difficultés
et les points faibles. Sa défense et illustration de la révélation rencontrera une
audience considérable, et Avicenne publiera une réfutation de sa réfutation des
philosophes, en 1179, sous le titre L’Incohérence de l’incohérence.
Ce débat historique peut à son tour se lire de deux manières différentes.
On peut y voir la réaction des tenants de la prophétie et de sa primauté face à
l’emprise grandissante de la philosophie. À ce titre, Al-Ghazâlî aura non seulement
des admirateurs jusqu’à nos jours pour sa défense de la révélation, mais aussi des
« imitateurs », si l’on ose dire, adoptant, dans leur domaine spirituel, une attitude
analogue à la sienne. Ainsi Juda Halévi combat-il les philosophes juifs au nom de
la Loi de Moïse, et Thomas d’Aquin, qui a lu Al-Ghazâlî de près, se garde-t-il de
faire simplement de la philosophie la voie d’accès à Dieu. Dans cette lecture, il
s’agit uniquement de prendre parti pour la révélation, contre la raison.
Mais on peut aussi lire Al-Ghazâlî autrement. Comme un philosophe, tout autant
qu’un adversaire de la philosophie. Car cet apologiste de la révélation et de
l’expérience mystique est aussi, comme Pascal, un remarquable artisan des
concepts. Sa critique des philosophes puise dans leurs œuvres, se nourrit de leurs
démarches, utilise leurs outils – pour les retourner contre eux.
Au lieu de considérer, trop simplement, que cette querelle opposerait ceux qui
sont « dans » la philosophie et ceux qui se tiennent « au-dehors », mieux vaudrait
l’envisager comme un conflit interne au registre philosophique.

Averroès, le dernier des grands


L’essor de la falsafa et de l’islam des Lumières s’est poursuivi
durant pratiquement quatre cents ans, du e au e siècles, avant

de décliner et de presque disparaître. Averroès (Ibn Rushd), son


dernier représentant, est sans doute le plus grand de tous, car il
reprend les acquis antérieurs, affine les analyses, éclaire quantité de
points demeurés obscurs.
Il naît et vit dans l’Espagne musulmane, dans une famille de
juges (cadi), fonction qu’il occupera une large partie de sa vie, tout
en étant médecin et proche des califes. C’est un calife qui lui
demande, en 1166, de résumer de manière pédagogique l’œuvre
d’Aristote, afin d’en faciliter la compréhension et l’enseignement.
Averroès prend la tâche à cœur et y consacre l’essentiel de son
existence. Il commence par de « petits commentaires », des
abrégés, se contentant de résumer l’essentiel des œuvres
principales du maître grec. Suivent des « commentaires moyens »,
des paraphrases où il s’attarde sur les difficultés majeures, tente de
dénouer les problèmes sur lesquels ont buté ses prédécesseurs.
Viennent enfin les « grands commentaires », élucidant ligne à ligne
les œuvres maîtresses d’Aristote.
En rédigeant cette somme impressionnante, Averroès commence
par relire toutes les traductions disponibles, où il repère des ajouts,
des oublis, des erreurs. Il reprend également les commentaires d’Al-
Kîndi, d’Al-Fârâbî, d’Avicenne et de quelques autres. En fait, il
commence à inventer la critique interne des textes et se trouve en
mesure de rectifier des interprétations fautives. Sa compréhension
de la démarche aristotélicienne est assez fine et précise pour lui
permettre de déceler les commentaires qui s’en écartent.
C’est ainsi qu’il critique notamment Avicenne, parce que ce
dernier lit Aristote dans une optique trop néoplatonicienne, qui en
trahit l’inspiration authentique. Averroès lui oppose un Aristote plus
proche de l’expérience, des réalités sensibles, de l’observation du
monde. En saisissant Aristote « du dedans », si l’on ose dire,
Averroès est en mesure de l’expliquer, parfois de le prolonger, avec
une maîtrise souvent impressionnante. Plus que des commentaires,
c’est d’un « retour vers Aristote » qu’il se fait l’artisan.
Sans doute n’a-t-on pas encore tout exploré de cet univers, car
un grand nombre de ses œuvres originales en arabe demeurent à
éditer ou à traduire. Ce sont souvent les traductions latines de ses
commentaires qui ont été lues, diffusées et conservées, et Averroès
est peu à peu redécouvert, et réévalué, par la recherche
contemporaine.
En son temps, son admiration sans nuance pour Aristote, son
adhésion sans faille à ses thèses et ses méthodes ont suscité les
critiques des religieux les plus conservateurs. Ceux que nous dirions
aujourd’hui « intégristes » accusèrent Averroès, à la fin de sa vie,
d’accorder plus de crédit à la raison qu’au Coran, et donc de trahir la
révélation au profit de la philosophie.
« Tu as été traître à la religion », dit une épigramme dirigée
contre lui. Averroès subit une campagne de diffamation, après que le
calife, sous la pression des oulémas, a fait interdire la philosophie,
les livres, la vente du vin et le métier de musicien. Il doit s’exiler,
quitte Al-Andalus et meurt au Maroc, à Marrakech, en
décembre 1198.
Lui n’avait cessé de dire que le Coran incite l’homme à observer
et à réfléchir, et donc recommande de pratiquer la philosophie.
Contre le dogmatisme des théologiens les plus obtus, il faisait valoir
que leurs positions rigides résultent d’interprétations du texte révélé,
mal conduites et critiquables, et non de vérités indiscutables.
Sa postérité fut considérable, mais finalement plus en terre
chrétienne qu’en terre d’islam. C’est par son entremise,
principalement, qu’Aristote sera connu dans l’Occident médiéval,
notamment à travers la diffusion de l’averroïsme par Siger de
Brabant, sa condamnation, et les critiques de Thomas d’Aquin. Dans
la philosophie arabo-musulmane, après sa disparition, s’ouvre une
autre période. La falsafa sera bientôt close.
Comment la caractériser, en fin de compte ? Est-elle le
prolongement de la philosophie grecque en langue arabe, ou autre
chose ? Ou, pour le dire autrement : s’agit-il ou non de philosophie
d’ailleurs ? Quand les grands penseurs arabes que l’on vient
d’évoquer commentent et prolongent Aristote, et Platon, et parfois
les néoplatoniciens, sont-ils véritablement « autres » ?
On pourrait les considérer comme des philosophes européens,
dans la lignée des Grecs, qui les prolongent et les éclairent, avec
pour seule particularité de s’exprimer en arabe. En ce cas, la langue
mise à part, rien ne les distinguerait fondamentalement de
philosophes juifs commentant Aristote en hébreu, ou de philosophes
chrétiens commentant Aristote en latin, à la même époque ou à peu
près.
Ces auteurs appartiendraient, de plein droit et de plein exercice,
à la philosophie occidentale-européenne. À ce titre, ils ne
relèveraient pas, à proprement parler, des « philosophies du
monde », si l’on désigne ainsi le dehors de l’Occident.
Ce n’est pas si simple.
Certes, il est exact que ce sont bien, en un sens, des
philosophes appartenant pleinement à la sphère théorique de la
philosophie gréco-européenne. Ils en sont partie intégrante, en
raison de leurs axiomes rationnels, de leurs références communes
au corpus grec, de leur partage des mêmes règles logiques, des
mêmes options métaphysiques. De ce point de vue, il n’est pas
excessif de dire que ce sont des Européens de langue arabe.
Toutefois, ils écrivent dans un contexte singulier, celui de la
révélation islamique, et leurs œuvres produisent, dans ce contexte,
des effets particuliers. D’autre part, ils ne se contentent pas de lire et
commenter. Leur part d’invention existe, on l’a vu, du fait même
qu’ils se situent à l’entrecroisement de l’héritage grec et de la
pensée islamique. Ces héritiers des Grecs ont une « part d’ailleurs »
qui oriente leurs lectures et leur compréhension, et donc leurs
concepts.
À présent, il faut tourner le regard vers des œuvres et des textes
– peut-être plus déroutants, mais où la part d’« ailleurs » se fait plus
nettement sentir.

À
Les commentaires et les reprises arabes d’Aristote et de Platon s’étendent sur
plusieurs siècles et se poursuivent en Andalousie.
Cette riche effervescence suscite des réactions religieuses, qui craignent de voir
minorée la part de la révélation au profit de la seule philosophie.
2. L’ « » S
Les points d’ancrage de l’islam des Lumières pourraient s’énoncer
ainsi : les Grecs ont formulé des connaissances vraies, elles ne
sauraient contredire la révélation coranique, au contraire elles
permettent de l’approfondir, de la comprendre par d’autres voies et
de progresser non seulement dans l’analyse théorique mais dans
l’accomplissement spirituel.
On voit aussitôt que ces affirmations peuvent faire émerger
d’autres questions : n’y a-t-il que les Grecs qui aient dit vrai ? Faut-il
nécessairement se tourner vers eux seuls ? Le mouvement de la
pensée philosophique ne peut-il se développer dans une direction
nouvelle, proprement orientale ? Sans forcément tourner le dos à
l’Occident, cette pensée différente cheminerait dans son élément
propre et ne dépendrait plus, pour se déployer, des bibliothèques
traduites.
La question avait déjà taraudé Avicenne. Plusieurs de ses textes
parlent en effet d’une « philosophie orientale », distincte de celle des
Grecs, qu’il conviendrait d’élaborer. Il semble s’être engagé dans
cette voie, mais les traités correspondants sont perdus, et les
indications incertaines. L’interprétation de quelques récits rédigés
par Avicenne, qui eux nous sont parvenus, divise les experts.
En revanche, avec La Sagesse des Orientaux (Hikmat al-Ishrâq)
de Sohrawardî, il ne fait pas de doute que l’on se meut dans un
paysage théorique et spirituel différent. Car ce philosophe, savant et
mystique – né en 1155 à Sohraward, mort assassiné à Alep à
seulement trente-six ans, auteur d’une cinquantaine d’ouvrages –,
inaugure une autre manière, bien plus ésotérique, d’envisager
l’histoire de la pensée.
Sohrawardî renoue en effet avec l’héritage de l’antique pensée
perse. Il combine Zarathoustra et Platon, dans sa version revue par
Plotin et Proclus, et introduit dans la pensée philosophique de l’islam
la dimension d’expérience mystique et d’illumination propre à la
tradition des soufis. Cette dernière, ésotérique et initiatique,
constitue en quelque sorte l’autre versant de la spiritualité
musulmane.
Alors que la falsafa insiste sur l’intellect et la raison, les soufis,
qui se sont développés et organisés dès les débuts de l’islam,
mettent l’accent sur l’intériorisation, la contemplation et l’extase,
l’union mystique de l’âme avec la présence infinie de Dieu. Ce qui ne
va pas sans tensions inévitables avec les tenants de la lettre
coranique.
Parmi les persécutions qui ont frappé les soufis à intervalles
réguliers, le drame le plus marquant est la mise à mort du mystique
et poète persan Mansour Al-Hallaj. Parce qu’il avait proclamé être
« la Vérité », manière de formuler sa fusion avec Dieu, il fut
considéré comme blasphémateur, condamné à mort et crucifié, à
Bagdad en 922. L’exécution, au nom de l’islam, de ce « martyr
mystique » dont la sainteté était exemplaire et qu’animait une fièvre
spirituelle intense a laissé dans l’histoire musulmane une trace
indélébile. L’islamologue français Louis Massignon (1883-1962) en a
restitué la grandeur tragique comme la dimension littéraire dans les
quatre volumes du grand travail de sa vie, La Passion de Hallaj.
C’est de ce courant soufi que Sohrawardî s’inspire, à côté de ses
sources persanes et néoplatoniciennes. Car il se fait une
représentation ésotérique de la philosophie, laquelle émanerait
d’une révélation primordiale transmise à la fois à Hermès et aux
anciens Perses, et se prolongeant aussi bien sur le versant grec
(Asklépios, Pythagore) que sur le versant iranien (sages-rois et
mystiques). Il déplace donc la perspective de la rationalité vers la
gnose et les initiations secrètes.
Restaurant ainsi la tradition iranienne, Sohrawardî passe
également de la langue arabe à la langue persane. Avant lui, le
persan avait été la langue d’Al-Fârâbî et d’Avicenne, au moins pour
certaines de leurs œuvres. Il en va autrement avec Sohrawardî, qui
inaugure le versant iranien de la philosophie islamique. Sa
personnalité controversée, jugée parfois en son temps hérétique (ce
serait la cause de sa mort précoce), a pu conduire à demander si cet
auteur avait légitimement sa place parmi les philosophes « arabo-
musulmans ». Iranien et non arabe, il ne serait pas non plus
musulman…
Ni cette défiance ni cette exclusion ne paraissent justifiées, du
moins si l’on accepte de considérer la puissante singularité de
l’œuvre de Sohrawardî pour ce qu’elle est : un chapitre nouveau.
Pour en saisir la spécificité, le plus simple est de s’arrêter sur ce que
veut dire, chez lui, « Orientaux ».
En parlant de La Sagesse des Orientaux, Sohrawardî ne désigne
pas simplement des sages vivant, ou ayant vécu, dans une région
géographique donnée. Son « Orient » relève d’une géographie
spirituelle plutôt que physique. Il est psychique, avant d’être spatial.
Théologique, théosophique, avant d’être logique. Question de
lumière, avant tout.
Car l’Orient (ishrâq) et les Orientaux (ishraqiyun) dont il est
question ici ne se comprennent qu’en référence avec la lumière et
ses significations multiples. Ishrâq désigne en effet le lever du soleil,
l’éclat de la première apparition, la splendeur aurorale, originaire.
Cette dernière peut correspondre à l’éclat premier du divin, à la
révélation initiale, au pays d’où vient l’âme et où elle se dirige, à la
vision du mystique.
Comme on le voit, les « Orientaux » ne sont donc pas des
peuples, mais des profils spirituels – ceux qui se tournent vers la
lumière, ceux qui entretiennent, diffractent, recueillent ou intensifient
des lumières pour combattre les ténèbres. Dans le droit fil de la
pensée zoroastrienne, Sohrawardî considère en effet la Ténèbre
pure (barzakh) comme un élément opposé à toute lumière, ayant
son existence et sa persistance propres.
En fait, la lumière désigne aussi, de manière plus décisive,
l’origine intérieure de l’acte de présence au monde. Située au-delà
de l’essence et de l’existence, elle les engendre l’une et l’autre. En
un sens, il s’agit bien de « l’être », mais cette lumière se tient
également « au-delà de l’être », comme l’« Un », ineffable, des
néoplatoniciens.
Pour rendre plus complexe encore le système, il faut ajouter qu’il
n’y a pas, dans le monde selon Sohrawardî, une seule lumière mais
une infinité de reflets, qui deviennent à leur tour des sources, tout en
dépendant, de manière plus ou moins directe, de l’éclat initial fourni
par « la lumière des lumières ».
Toutefois, plus importante peut-être que cet échafaudage
alambiqué, demeure l’affirmation constante chez Sohrawardî de
l’expérience intime nécessaire de cet Orient-lumière pour qui veut se
dire philosophe. Il est indispensable « qu’il ait déjà été frappé par
l’Éclair divin, et que l’irruption de l’Éclair soit passée chez lui à l’état
d’habitus ». Autrement dit, pas de construction métaphysique sans
expérience mystique.
Les deux sont indissociables, dans cette perspective : avancer
dans la réflexion suppose d’avoir éprouvé un monde nouveau, et,
symétriquement, l’expérience spirituelle permet d’accéder à un
registre de vérités qui demeurent inconnaissables sans elle. Il
n’existe donc pas de disjonction, dans la sagesse, entre extase et
savoir, mais une complémentarité, un jeu d’échanges permanents et
de renforcements mutuels.
Ce qui permet la communication entre ces univers
dissemblables, c’est l’existence d’un « intermonde », un espace
intermédiaire. Entre les Formes pures, le monde des Idées
éternelles de Platon, et notre réalité concrète, changeante et
bigarrée, Sohrawardî est l’un des premiers à poser l’existence d’une
strate intermédiaire, où les formes ne sont plus des idées sans être
encore devenues des choses, et qui permet l’articulation du monde
intelligible et du monde sensible.
Ce monde « imaginal », comme le philosophe et iranologue
Henry Corbin a proposé de le nommer, est promis, dans l’islam
iranien, à une longue postérité. Mais c’est chez Sohrawardî qu’il
prend son premier essor, en constituant notamment le « lieu » – à la
fois mental et physique, intellectuel et spirituel – où se produisent les
visions mystiques qui fondent et accompagnent l’avancée vers
« l’Orient ».
On remarquera pour conclure que les lumières ont changé de
sens. Avec les penseurs rationalistes de la falsafa, les lumières dont
il était question étaient celles des démonstrations et déductions, des
concepts logiques, de la rigueur des définitions. Cette fois, il s’agit
des éclairs du divin illuminant l’expérience mystique.
Dans les deux cas, la relation de ces lumières à l’islam fait
question. Mais très différemment. Pour les penseurs de la falsafa, on
pouvait se demander s’ils ne privilégiaient pas excessivement la
rationalité par rapport à la révélation, risquant somme toute d’être
« moins musulmans » s’ils devenaient « trop philosophes », les
lumières de la raison éclipsant celles du Coran.
Sohrawardî s’expose au risque inverse. S’il est suspect, c’est
d’être illuminé, en ligne directe avec l’univers divin, et donc coupé de
la réalité de tous les rites, prières, pèlerinages et prescriptions
quotidiennes qui font, aussi, la réalité de l’islam dans l’existence
concrète de tous les musulmans. Son extase mystique a quelque
chose d’une rébellion, plutôt que d’une soumission.
À moins qu’on ne se fasse de l’islam une idée plus englobante,
capable d’intégrer toutes les strates et les expériences, de mettre en
correspondance le droit et la mystique, la métaphysique et le
politique, la vie philosophique et le salut des âmes. C’est en cette
direction, semble-t-il, que se sont engagés les successeurs iraniens
de Sohrawardî.

T ,
« Falsafa », « Hikma » et « Irfan » : trois mots différents pour dire, en arabe, la
sagesse. Ils ne sont pas synonymes. Ce qui les distingue renvoie à des approches
dissemblables de la philosophie, de la connaissance et de l’islam.
Falsafa est un terme créé sur le modèle du grec « philosophia », on l’a vu. De
même que le terme est importé du grec en arabe, les œuvres des penseurs
grecs ont été traduites, et la question centrale est celle de la compatibilité de
ces doctrines fondées sur la rationalité avec la révélation coranique.
Hikma est le terme signifiant habituellement « sagesse ». Son champ de
signification est à peu près aussi vaste et varié que celui de « sophia » en
grec. Il intègre successivement des exemples de vies constituant des modèles
à suivre, des connaissances théoriques et des expériences et métamorphoses
spirituelles. Hikma peut signifier « connaissance », objective ou subjective, et
aussi philosophie, ou métaphysique, en tant que « science divine » (hikma
ilâhiyya).
Irfan désigne la connaissance intégrale et parfaite de Dieu, du monde et de
l’homme. Ce terme, plus récent, propre à la pensée chiite, est aussi le plus
englobant. Cette perfection suppose que soient estompés ou même effacés
les clivages habituels entre science et spiritualité, humain et divin,
connaissance particulière et points de vue généraux, au profit d’une forme de
sagesse intégrative, qui fédère et articule les registres de la pensée, de la
sensibilité et de l’action.
3. L’ , ,
Et si l’on pouvait, si l’on devait, tout unifier ? Harmoniser, synthétiser,
combiner et réconcilier tous les courants, toutes les approches,
toutes les dimensions ? Si ces facettes, apparemment antagonistes,
étaient en fait complémentaires ? C’est en posant ces questions, et
en y répondant de manière positive que s’est constitué le dernier
rameau, trop souvent méconnu, de la philosophie islamique, que
désigne le terme irfan.
En arabe comme en persan, le mot renvoie à une forme de
savoir absolu, une science intégrale du divin où prophétie et
rationalité seraient réconciliées. Son ambition est de parvenir à
unifier l’héritage aristotélicien de la falsafa, l’illuminisme de
Sohrawardî, ainsi que d’autres sources encore, notamment la
mystique des soufis et les perspectives ouvertes à leur propos par
Ibn Arabi.
Cette synthèse est tardive. Elle s’élabore, dans l’islam iranien,
pendant plusieurs générations, pour culminer, au début du
e siècle, dans l’œuvre de Mullâ Sadrâ Shîrâzî. De sa biographie,

mal documentée, on retiendra qu’il est né à Shiraz en 1571 et mort à


Basra en 1640, qu’il étudia à Shiraz puis à Ispahan et revint
enseigner à Shiraz après plusieurs années de retraite spirituelle.
Son œuvre tente de faire se répondre ontologie et salut,
métaphysique et histoire, analyse conceptuelle et intuition mystique,
en constituant un déchiffrement du secret de « l’homme parfait »,
celui dont l’union à Dieu progresse à mesure que son savoir
s’accroît.
Car l’un des apports majeurs de l’édifice construit par Mullâ
Sadrâ Shîrâzî est que Dieu n’est pas caché, absent, inaccessible. Il
est au contraire, pour qui sait voir et penser, partout présent, donné,
visible. Dans cette ontologie, « exister, c’est apparaître », comme le
précise le philosophe dans le traité intitulé Le Verset de la lumière.
La puissance de la pensée de Mullâ Sadrâ Shîrâzî, dont la
subtilité dialectique évoque parfois, mutatis mutandis, celle de
Hegel, est encore largement méconnue, y compris parmi celles et
ceux qui s’intéressent à la philosophie. Dans l’Iran contemporain, et
plus largement dans le monde chiite, il est considéré comme un
maître et souvent comme une référence majeure. Pour des raisons
spirituelles et religieuses, certes, autant que pour des mobiles
intellectuels. Mais, chez lui, justement, les deux sont supposés n’être
pas dissociables.

Une autre temporalité


Des dates, ici, sont à rappeler. Quand Mullâ Sadrâ Shîrâzî étudie
à Ispahan ou enseigne à Shiraz, Francis Bacon annonce, en
Angleterre, les révolutions scientifiques et techniques, Descartes
travaille au Discours de la méthode, l’Europe range Aristote, quitte le
monde clos pour l’univers infini, invente les Temps modernes et rêve
de transformer le monde.
Bien qu’elle se développe au même moment, l’œuvre de Mullâ
Sadrâ Shîrâzî s’inscrit dans une autre temporalité. Il serait trop
simple de la considérer comme « en retard », au motif qu’elle
s’inspire continûment, sans distance apparente, d’Aristote, de Plotin,
de sources antiques perçues comme pérennes, éternellement
actuelles.
Son décalage temporel n’est pas principalement une question de
sources, de références et de formation. Cet écart n’est pas culturel.
Il est spirituel. Le chemin de Mullâ Sadrâ Shîrâzî, et de bien d’autres
de ses prédécesseurs et continuateurs, s’inscrit dans une
perspective supposée éternelle. Dans cette perspective, devenir
philosophe, c’est accéder à l’éternel divin. Et donc sortir, par
définition, de l’écume des temps historiques – et marcher, comme le
dit Mullâ Sadrâ Shîrâzî, non plus seulement, comme tout le monde,
sur le sol, ni, comme certains, sur les eaux, mais dans les airs.

À
À côté du versant qui s’inspire directement des Grecs, les philosophies
musulmanes ont développé, en particulier en Iran, des doctrines teintées de gnose
et de mysticisme.
Ces aspects singuliers n’annulent pas leur intérêt philosophique, dans la mesure
où elles considèrent comme étape de transfiguration spirituelle l’exercice même de
la réflexion la plus rigoureuse.

M - - ( )
’aql. Intelligence, intellect. Est conçu comme étant, en l’humain, émanation de
Dieu. Dans les élaborations théoriques issues des interprétations d’Aristote
(chez qui la notion correspondante est en grec le nous), l’intellect agent (’aql
fa’’âl) est « ce en quoi » chacun de nous pense.
Chiite. Le terme vient de ch’ia, qui en arabe signifie le « parti ». Il désigne ceux
qui, après la mort du Prophète, ont pris le parti de son gendre, Ali, pour lui
succéder, privilégiant la nécessité d’un guide spirituel conçu comme messager
direct de la volonté divine.
Imâm. Dans le vocabulaire quotidien, c’est le desservant d’une mosquée. Dans le
vocabulaire philosophique, c’est le guide de la communauté musulmane, celui
qui doit prendre la tête de la cité vertueuse idéale.
Islâm. Le terme désigne d’abord la révélation prophétique. Les philosophes
considèrent qu’il faut y rechercher, par les moyens de l’exégèse, des registres
cachés permettant aux sages de progresser.
Kalâm. Le terme signifie d’abord « discussion », « dialectique », avant de
désigner la réflexion qui s’efforce d’extraire du texte coranique des principes
théologiques et philosophiques, indépendamment de l’héritage conceptuel des
Grecs. Les relations entre kalâm et falsafa sont multiples, faites de
convergences et de désaccords.
Sunnite. Issu du terme arabe sunna (tradition, loi), le mot désigne ceux qui, à la
mort du Prophète, ont privilégié pour lui succéder des membres de son
entourage plutôt que de sa famille et conçoivent l’imâm, chef de la
communauté, comme un intermédiaire plutôt qu’un messager.
Sharî’a. Rassemblant les normes et règles édictées par la révélation, cette loi
supposée divine règle tous les aspects de la vie privée et publique, dans leur
dimension sociale, cultuelle et relationnelle.
Ta’wîl. Processus d’exégèse, philosophique ou mystique, qui permet de passer du
sens littéral et apparent (zahir) des versets coraniques à leur sens caché
(bâtin).

À
Textes traduits de l’arabe et du persan
Pour commencer
Œuvres philosophiques et scientifiques d’Al-Kindî, tome 2 : Métaphysique et
cosmologie, édité par Roshdi Rashed et Jean Jolivet, Brill, 1998.
Pour prendre connaissance des textes originaux, édités avec rigueur.
Sohrawardî, L’Archange empourpré. Quinze traités et récits mystiques, traduit du
persan et de l’arabe par Henry Corbin, Fayard, 1976.
Entre vision et monde imaginaire, dans le sillage des néoplatoniciens et des
persans.
Mullâ Sadrâ Shîrâzî, Le Verset de la Lumière, traduit de l’arabe et présenté par
Christian Jambet, Les Belles Lettres, Classiques en Poche, 2009.
Le texte qui permet un premier accès à une œuvre singulière à découvrir.

Pour approfondir
Avicenne, Livre des définitions, traduit par Anne-Marie Goichon, Institut français
d’archéologie orientale du Caire, 1963.
Pour entrer dans la démarche philosophique d’Avicenne.
Al-Ghazâlî, L’Incohérence des philosophes (Tahâfut al-falâsifa), traduit et annoté
par Tahar Mahdi, Edilivre, 2015.
Une attaque de la philosophie au nom de la révélation qui est conduite avec
les armes de la philosophie.
Averroès, Commentaire moyen à la Rhétorique d’Aristote, traduit et commenté par
Maroun Awwâd, Vrin, 2002.
Exemple instructif d’une des sommes consacrées par Averroès à l’œuvre
d’Aristote.
Sohrawardî, Le Livre de la sagesse orientale, traduit par Henry Corbin, édité par
Christian Jambet, Gallimard, Folio essais, 2003.
Le principal traité de Sohrawardî, traduit par deux experts.

Études d’ensemble
Souleymane Bachir Diagne, Comment philosopher en Islam ? Phillipe Rey, 2014.
Défense et illustration de la falsafa, dans une écriture limpide, par un
philosophe de renom.
Ali Benmakhlouf, Pourquoi lire les philosophes arabes ? Albin Michel, Espaces
libres, 2020. Claire présentation des relations entre la falsafa et les logiciens
actuels.
Christian Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique ? Gallimard, Folio
essais, 2011. Panorama complet, et très savant, des multiples facettes de la
relation entre réflexion et salut en terre d’islam.

Et aussi…
Louis Massignon, La Passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj, Gallimard, 1975, 4
vol. Travail d’une vie, ce livre éclaire la vie et l’œuvre du poète soufi martyr de
sa foi.
Henry Corbin, En Islam iranien, Gallimard, 1978, 4 vol. La somme érudite d’un des
experts les plus connus.
Leo Strauss, Le Platon de Fârâbî, traduit de l’anglais et annoté par Olivier Sedeyn,
Allia, 2007. Une lecture devenue classique.
Souâd Ayada, Avicenne, Ellipses, 2002. Présentation très utile d’un philosophe
majeur.
Meryem Sebti, Avicenne. L’âme humaine, PUF, 2000. Une étude de la
connaissance et de la volonté chez Avicenne.
Rémi Brague, Au moyen du Moyen Âge. Philosophies médiévales en chrétienté,
judaïsme et islam, Flammarion, Champs, 2008.
Mushin Mahdi, La Cité vertueuse d’Alfarabi. La Fondation de la philosophie
politique en Islam, traduit de l’anglais par François Zabbal, Albin Michel, Idées,
2000.
Ali Benmakhlouf, Averroès, Perrin, Tempus, 2009.
Deux questions et quatre
conseils
Louis Massignon me disait un jour :
« Vous ouvrez des fenêtres, cela fait des
courants d’air… »
Georges D , entretien avec Roger-Pol
Droit,
Le Monde, 12 avril 1985.

Le parcours va bientôt s’achever. Du moins celui que ce livre


propose. Les périples qu’il peut déclencher ne font au contraire que
commencer. Chaque lectrice, chaque lecteur suivra les pistes qui
l’intéressent, auteurs ou idées, selon ses inclinations et ses envies.
Le parcours débute, aussi, pour une autre histoire des
philosophies, liée à l’unification progressive du monde, aux
découvertes graduelles des univers intellectuels les uns par les
autres, au prix de malentendus et d’exclusions sans nombre, mais
aussi d’enthousiasmes profonds, de découvertes inouïes.
Suivre ces pistes, ou même les esquisser seulement, ne serait
plus un premier voyage, mais un lourd volume, voire plusieurs. En
étudiant les rencontres qui ont conduit peu à peu les cultures et leurs
philosophes à se connaître comme à se méconnaître, pareil travail
porterait, en fait, sur un autre sujet.
Ce ne serait plus une première approche des axes à l’œuvre
« dans les têtes » des philosophes, mais un panorama de leurs têtes
troublées, étonnées, les unes aux autres confrontées, choisissant
tantôt de s’ouvrir à cette « étrangeté » de l’étranger, tantôt de se
calfeutrer en déniant son existence même.
Pour l’heure, les éléments qui précèdent peuvent suffire pour
commencer à s’orienter – en dépit de leurs simplifications et de leurs
omissions, dont je suis le premier conscient, mais que j’assume
entièrement, puisque c’est le prix de la brièveté. Toutefois, deux
questions réclament encore des éléments de réponse.
La première concerne ce qui est absent de ce voyage. Dans
l’espace géo-culturel : pourquoi aucune philosophie africaine, ni
amérindienne ?
La seconde porte sur l’espace historique : pourquoi pas, ou si
peu, d’indications postérieures au e siècle ?

Et l’Afrique ? Et les Amériques ?


Yamoussoukro, Côte d’Ivoire, 1995. Dans les salles de
conférences de la Maison de la Paix, plusieurs dizaines de
philosophes africains sont réunis. Fait rare, francophones et
anglophones sont rassemblés, venus du Mali ou du Kenya, du Bénin
ou du Congo, du Sénégal ou d’Afrique du Sud.
Je ne suis pas parmi eux par hasard. À l’époque, conseiller du
directeur de l’UNESCO pour la philosophie, ma tâche est d’organiser
des rencontres dans les différentes régions du monde, dans le cadre
du programme « Philosophie et démocratie dans le monde » dont j’ai
la responsabilité.
Pendant un an et demi, en collaboration étroite avec trois
philosophes africains, Paulin Hountondji, Jean-Godefroy Bidima et
Souleymane Bachir Diagne, auteur chacun de livres importants sur
les philosophies en Afrique, j’ai travaillé à l’élaboration des
programmes de cette rencontre. Je ne connaissais rien, ou presque,
au début, des philosophes d’Afrique, et j’ai appris, peu à peu, à les
identifier.
Ce qui me saisit, au fil de ces journées d’exposés et de débats
animés, c’est l’extrême qualité des interventions. Presque toutes
sont denses, pertinentes. Chacun apporte une perspective d’analyse
nouvelle, ajoute des éléments intéressants. Ce n’est pas toujours le
cas, c’est le moins qu’on puisse dire, dans les grands colloques
internationaux.
Je découvre alors, de manière évidente, éclatante, la vitalité de
la réflexion philosophique contemporaine en Afrique. Ses
représentants sont très divers, se réclament de la philosophie
analytique ou de la phénoménologie, sont post-marxistes ou post-
freudiens, lecteurs de Wittgenstein ou de Foucault, d’Hannah Arendt
ou de Derrida. Leurs analyses s’inscrivent dans le sillage de
Habermas, de Ricœur ou de Frantz Fanon… Tous ont beaucoup lu,
et vraiment médité. Et savent inventer leurs propres chemins.
Ils s’interrogent sur les moyens de faire servir leurs outils
théoriques à l’élucidation des questions spécifiques de l’Afrique
d’aujourd’hui, à la compréhension de ses dilemmes sociaux,
économiques, politiques, culturels. Quitte, cela va de soi, à
transformer les outils conceptuels ou à en forger d’autres.
Il y a donc, effectivement, des philosophes en Afrique.
Méconnus, le plus souvent. Globalement peu lus, mal publiés. Mais
lucides, actifs, aigus. Voilà ce que je découvre, avec joie, cette
année-là, déjà lointaine.
Des philosophes en Afrique, aujourd’hui, cela engendre-t-il, ou
suppose-t-il, qu’existe une philosophie africaine ?
Oui, de fait, si l’on se réfère à cette effervescence multiple
qu’illustrent à présent publications, revues, centres de recherche, et
qui vaut d’être découverte.
Non, si l’on songe au passé, et si l’on cherche à trouver, dans
l’histoire du continent africain, des bibliothèques analogues à celles
qui ont vu se développer et se transmettre les philosophies de l’Inde,
de la Chine, du Tibet et du Japon, du monde arabe. Cette question
des bibliothèques, de la transmission de traditions critiques écrites,
est centrale. Elle exige quelques explications.

Rationalité et oralité
Si l’on admet avec Descartes que la raison est « la chose du
monde la mieux partagée », si l’on est assuré que tout être humain
en est pourvu, pourquoi le long passé africain serait-il privé de
philosophies ? La capacité des cultures et des langues d’Afrique de
construire des catégories, des classifications, des notions abstraites
et des spéculations ne saurait être moindre que celle des cultures
d’Europe, d’Asie ou du Moyen-Orient.
La question, ces dernières décennies, a fait couler beaucoup
d’encre. En 1949, le révérend père Placide Tempels publie La
Philosophie bantoue, où il prend appui sur les caractéristiques de ce
groupe de langues pour en extraire une philosophie de la force
vitale, voire un système où tout élément du monde serait
l’expression d’une force. Poursuivant cette démarche, le philosophe
et logicien belge Leo Apostel a reconstitué une ontologie bantoue où
les processus à l’œuvre dans la réalité s’analyseraient tous en
termes d’intensification ou d’affaiblissements des forces, de
hiérarchie et d’influences réciproques entre elles.
Ces travaux, d’abord salués par les Africains eux-mêmes – et
non des moindres, puisque Léopold Sédar Senghor ou Cheikh Anta
Diop ont célébré cette reconnaissance philosophique – se sont
retrouvés ensuite sous le feu des critiques. Paulin Hountondji a
dénoncé une abusive « ethnophilosophie », élaborée d’un point de
vue paternaliste et condescendant par des émissaires des
puissances coloniales. Pour lui, il n’existe pas de « philosophie
africaine », mais seulement des Africains qui philosophent.
Si l’on veut y voir clair dans cette question, où s’enchevêtrent
quantité d’arguments, de présupposés et de polémiques, il me
semble que trois points distincts sont à considérer.
En premier lieu, il convient de garder en tête qu’une philosophie
ne se réduit pas à une « conception du monde ». Une
« Weltanschauung » est une représentation de l’existence en
général, du rôle et des devoirs de l’humanité en particulier, du
cosmos dans son ensemble, des dieux et des espèces animales et
de leurs interrelations, etc. Toute mythologie, tout système de
croyances contient ce type de représentations, de manière explicite
ou implicite, simpliste ou sophistiquée. Mais cela n’a rien, en soi, de
philosophique.
Car la démarche constitutive de la philosophie commence
seulement quand la pensée fait retour sur ces croyances et ces
représentations, quand elle s’interroge sur leur contenu, leur validité,
leur sens, leur vérité. Pas nécessairement pour les détruire ni même
les mettre en cause, avant tout pour les examiner. La philosophie, en
ce sens, ne consiste ni à parler ni à penser, ce que font toujours les
êtres humains, mais à scruter comment on parle, à chercher
comment on pense. La pensée, comme telle, n’est pas
philosophique. La pensée de la pensée le devient, aussitôt qu’elle se
prolonge.
Le second point porte sur cette existence prolongée d’un retour
réflexif de la pensée sur elle-même dans une culture purement orale.
Or, il semble bien qu’aucune impossibilité ne se présente. Réfléchir
à une manière de voir, soumettre un point de vue à questions et
critiques, interroger une représentation, tout cela est non seulement
possible, mais fréquemment inéluctable, au fil des palabres, des
débats, des discussions, des joutes verbales qui sont depuis
toujours familières aux cultures africaines.
Rien n’empêche donc de supposer que des formes de
philosophies critiques orales se soient développées, analogues,
mutatis mutandis, à celles que l’on trouve, par exemple, dans les
traditions orales de l’Inde. Des philosophies orales africaines
(vraiment philosophiques, vraiment orales, vraiment africaines) sont
donc probables. Seulement probables.
Car, troisième point, faute de traces écrites, de bibliothèques, de
transmission les conservant, il est très malcommode de s’y repérer,
pour ne pas dire impossible, du moins pour l’amateur éclairé. Dans
chacun des domaines culturels évoqués précédemment, les livres
foisonnent, gardent intacts des discours et raisonnements même
très anciens. Les pandits indiens, les lettrés chinois, les moines
bouddhistes japonais ou tibétains, les savants de l’Islam sont tous
des hommes de l’écrit. Or ces bibliothèques manquent pour
l’Afrique, comme pour les Amériques.
Si les philosophies sont essentiellement des affaires de
bibliothèques, ce n’est pas au motif que l’écriture serait la condition
nécessaire de leur émergence. L’écrit ne reste pas moins la
condition indispensable de leur conservation, donc de leur
connaissance à travers les siècles. Que saurions-nous des
dialogues de Socrate, des entretiens de Confucius, des méditations
de Dôgen et de Sohrawardî, si ne nous étaient parvenus ni
parchemins, ni tablettes, ni manuscrits ?
Actuellement, de multiples recherches se poursuivent pour tenter
de reconstituer ces philosophies orales, de parvenir à en construire
des modèles vraisemblables ou même véridiques. Ces travaux
expérimentaux sont sans doute prometteurs, mais il est trop tôt pour
en tirer des conclusions.
Voilà pourquoi un chapitre « Dans les têtes des philosophes
africains » ne figure pas dans cette brève histoire.
Il en va de même d’un chapitre « Dans les têtes des philosophes
amérindiens ». Il y a incontestablement de remarquables
philosophes au Brésil, au Chili, dans toute l’Amérique latine,
actuellement. La vraie question est plutôt celle de l’héritage
philosophique des peuples autochtones et des cultures antérieures à
la conquête portugaise et espagnole et à l’occidentalisation du
monde. La pertinence philosophique de leur pensée est plus que
probable, mais demeure encore relativement peu explorée, là
également.
Car le même couplage de difficultés, déjà souligné pour l’Afrique,
se retrouve : d’une part la distinction indispensable, parfois négligée,
entre « vision du monde » et « philosophie » proprement dite, d’autre
part les incertitudes qu’entraînent les traditions orales et leurs
silences, si l’on ose dire.
Il est certain que les cultures autochtones d’Amérique du Nord et
d’Amérique du Sud ne manquent pas de capacité d’attraction.
L’intérêt qu’on peut leur porter est avivé par les préoccupations
actuelles envers les équilibres terrestres, par la prise de conscience
de l’inclusion nécessaire de l’humanité dans les écosystèmes
planétaires.
Alors que la critique des pensées linéaires et de la domination
d’homo sapiens semble de plus en plus urgente, on trouve, dans ces
traditions, des axes de pensée qui paraissent fournir non seulement
des antidotes mais des alternatives. C’est pourquoi la Terre-Mère
des Incas, la Pachamama, fait l’objet d’un regain d’attention, voire
d’une réélaboration à l’usage des temps de transition énergétique.
C’est pourquoi également les schémas « circulaires » des
conceptions du monde de peuples indigènes d’Amérique du Nord,
comme les Huron-Wendat de la région de l’actuel Québec, se
trouvent revisités. On y cherche de quoi remplacer des modes de
pensée jugés néfastes par des paradigmes respectueux des choses
et des êtres.
Sans doute peut-il être fécond de repenser aujourd’hui le cercle
et les cycles qui organisent les conceptions des Indiens d’Amérique
du Nord, et de faire retour vers leurs conceptions inclusives. Car
celles-ci englobent nature, espèces vivantes et monde humain dans
une totalité où tout est à respecter parce que les éléments sont
interdépendants. Pour un exemple de reprise contemporaine de ces
traditions, on peut se reporter aux travaux du philosophe canadien
Georges E. Sioui, de l’Université de Laval.
Il développe l’idée que « nous sommes Un, tous unifiés dans le
grand Cercle de la vie » et montre comment ce mode de pensée
circulaire des Hurons est pertinent pour amorcer aujourd’hui une
refondation des relations sociales et politiques. Sans mésestimer
l’intérêt de cette analyse et de bien d’autres semblables, je persiste
à demeurer réservé.
Pour les motifs déjà formulés : ces visions ne constituent pas des
philosophies tant qu’elles ne s’interrogent pas elles-mêmes. On
trouve partout, et toujours, des manières de voir le monde. On ne
peut parler de philosophie qu’à partir du moment où ces conceptions
s’auto-examinent, se scrutent pour se comprendre. Ces
interrogations ne manquent jamais d’engendrer désaccords,
réponses divergentes, débats et controverses.
Ce fut le cas, au cours de leurs histoires respectives, des
croyances de l’Inde ancienne, des sagesses de la Chine, des écoles
bouddhistes, des doctrines juives, des pensées coraniques. Toutes
deviennent philosophiques en cessant d’être pure sagesse, pure
religion, pure vision du monde. Et pure harmonie. Pas de
philosophie sans tensions internes, divisions, querelles.
Car une des caractéristiques permanentes de la philosophie est
la dispute, le désaccord. La nécessité d’avoir des adversaires, de
dénoncer leurs erreurs, de faire triompher contre eux la vérité est
omniprésente. Les visions du monde, les sagesses peuvent se
concevoir comme étant éventuellement homogènes, lisses,
pacifiées. Les philosophies sont des champs de bataille.
Or la difficulté, avec les traditions presque entièrement orales,
c’est qu’on ne peut savoir avec certitude dans quelle mesure ni de
de quelle manière elles ont effectué ce retour réflexif sur leurs
propres façons de voir, pas plus qu’on ne sait quels débats et conflits
les ont traversées. Il faut, au mieux, les reconstruire et les réélaborer
pour en faire des espaces de confrontations philosophiques. Mais il
n’y a, le plus souvent, pas de moyen de discerner l’existence de ces
éléments dans l’épaisseur, hors d’atteinte, de leur passé.
Voilà pourquoi, sur notre carte des mondes philosophiques,
figurent encore des terres inconnues. À titre provisoire. Peut-être…

À
Pour commencer
Jean-Godefroy Bidima, La Philosophie négro-africaine, PUF, Que sais-je ? 2003.
Souleymane Bachir Diagne, L’Encre des savants. Réflexions sur la philosophie en
Afrique, Présence Africaine, Codesria, 2013.
Placide Tempels, La Philosophie bantoue, fac-similé de l’édition de 1949,
Présence Africaine, 2013.
Paulin Hountondji, Sur la « philosophie africaine », critique de l’ethnophilosophie,
Maspero, 1976.
Séverine Kodjo-Grandvaux, Philosophies africaines, préface de Souleymane
Bachir Diagne, Présence Africaine, 2013.

Pour approfondir
Leo Apostel, African Philosophy : Myth or Reality ? Gand, 1981.
Kwasi Wiredu, A Companion to African Philosophy, Blackwell, 2004.
Georges E. Sioui, Pour une autohistoire amérindienne. Essai sur les fondements
d’une morale sociale, Presses de l’Université de Laval, 1989.

Au cours des Temps modernes, que s’est-il passé ?


Pourquoi arrêter tôt le voyage dans les philosophies
du monde ?
L’Inde s’arrêterait-elle de penser, avec Shankara, au e siècle ?

Évidemment, non. La Chine aurait-elle achevé son évolution si tôt ?


Sûrement pas. Que deviennent les philosophies, au Japon, au Tibet,
dans la diaspora juive, en terre d’islam, après les différents moments
où s’arrêtent nos esquisses de ce qui se tient, à l’arrière-plan, « dans
les têtes » ? Pourquoi ne pas poursuivre ?
Quelques précisions s’avèrent indispensables.
Pour entrevoir les axes des philosophes du monde, il faut
évidemment en saisir les premiers développements, en commençant
par… les commencements. Leurs lignes de force spécifiques se sont
mises en place il y a fort longtemps, selon une chronologie différente
pour chaque aire culturelle. Ce n’est donc ni par goût de l’antique, ni
par mépris des modernes qu’il fut essentiellement question de
penseurs depuis longtemps disparus, mais par nécessité. Ils
constituent les assises des diverses philosophies, leur ont donné
leurs visages comme leurs traits distinctifs.
Ces traits, au cours du temps, ont connu d’autres évolutions que
celles des philosophies européennes, qui multiplient les ruptures et
les discontinuités, réelles ou illusoires. L’Occident, dans la pensée,
rêve volontiers de révolutions. Ailleurs, cette obsession des
chamboulements est beaucoup moins vive. La continuité prédomine,
au moins dans les intentions et les affichages. Toujours penser du
neuf n’est pas impératif. Si jamais un philosophe innove, il préfère
s’arranger pour expliquer que cette innovation n’est qu’apparente,
qu’elle était déjà contenue dans les sources antérieures…
Le motif principal, toutefois, est que le paysage change,
radicalement, avec les Temps modernes. Les aires philosophiques
étaient séparées, elles vont se trouver confrontées les unes aux
autres. D’abord de manière lente, marginale, sporadique. Ensuite de
façon accélérée, massive, continuelle.
Ce bouleversement est lié à l’histoire des grandes explorations, à
l’expansion des techniques et des conquêtes militaires, à la
constitution des grands empires coloniaux et à l’occidentalisation du
monde qui s’en est suivie. Le processus, multiforme, s’est étendu
sur plusieurs siècles, avec des conséquences majeures, pas toutes
élucidées, sur les philosophies du monde.
Pour les décrire, il faudrait entrer dans l’histoire de
l’apprentissage des langues par les uns et les autres, discerner les
modalités différentes d’appréhension réciproque des univers
intellectuels, faites de défiance et de projection, d’illusion d’optique
ou de naïveté. Il conviendrait alors d’écrire une histoire des
imaginaires philosophiques, en relation avec les flux de traductions,
d’études et de voyages, comme avec les dominations politiques et
les résistances culturelles.
Elle passerait, par exemple, par l’arrivée des jésuites en Chine et
la naissance de la sinologie avec le prêtre italien Matteo Ricci (1552-
1610), par l’implantation des Français, puis des Britanniques, en
Inde, au e siècle, et la diffusion des études sanskrites en Europe

qui s’en est suivie, par le long déclin et la lente chute de l’Empire
ottoman, sans oublier le déchiffrement du pâli (en 1832, par le
Français Eugène Burnouf et le Danois Christian Lassen) ou la
grammatisation du tibétain (en 1834, par le Hongrois Alexandre
Csoma de Körös). Entre autres.
Il serait important, pour savoir ce que deviennent effectivement
les philosophies en entrant en contact, de tenter d’appréhender les
mutations, profondes ou superficielles, qui les affectent au cours de
ces échanges, parfois asymétriques. Il existe déjà quantité de
données et de recherches, mais ce ne sont que des bribes,
comparées à l’ampleur de cette question. Car les travaux existants
montrent combien les cas de figure sont nombreux, les situations
contrastées.
Certaines traditions philosophiques se sont assoupies, envahies
par la routine, la répétition, l’oubli de leur propre passé. Quelques-
unes se réveillent, se réactivent ou se réinventent face au panorama
nouveau se dessinant à mesure que les traductions se multiplient en
toutes langues. Retracer ces divers entrelacs serait certainement
passionnant, mais, une fois encore, ce serait un autre livre.
Une indication globale peut suffire, que j’emprunte à un travail
très suggestif du sinologue Joël Thoraval. Il a étudié en particulier
l’introduction du terme « philosophie » dans le vocabulaire chinois
moderne, par l’intermédiaire du Japon, à la charnière du e et du

e siècle.

Face à la découverte soudaine et massive des corpus


occidentaux, les attitudes chinoises, souligne Thoraval, furent de
quatre types : « Nous avons une philosophie, la même que celle des
Européens » ; « Nous avons une philosophie, elle est différente » ;
« Nous n’avons pas de philosophie, mais autre chose, qui est
mieux » ; « Nous n’avons pas de philosophie, il faut nous en doter,
sur le modèle occidental ».
Cette typologie très simple est admirablement efficace. Car ces
quatre attitudes ne concernent pas seulement, cela va de soi, les
réactions chinoises. On trouve les mêmes, dans des proportions
variables, dans chaque aire culturelle. Et l’on pourra repérer leurs
symétriques inverses dans les représentations de soi et des autres
en vigueur parmi les philosophes occidentaux.
Ce qui conduit à ce résultat : nous devons nous préoccuper de
ce que nous appelons « philosophie », chercher les jugements dont
nous avons hérité, souvent à notre insu. Car le regard que nous
portons sur la philosophie n’est pas éternel, immuable, hors
l’histoire. Au contraire, il s’inscrit dans un long processus, dont la
mémoire tend à s’effacer.

Quatre conseils pour la route


À présent, à vous de poursuivre vos périples, d’emprunter les
chemins qui vous attirent et vous intéressent. Si ce livre vous en a
donné l’envie, s’il a pu vous mettre sur la piste d’une école, d’une
idée, d’un auteur, il aura rempli sa fonction.
Je ne crois pas à la perfection, en aucun domaine, mais à l’utilité.
Mon intention et mon espoir : que ce volume serve – y compris, bien
entendu, à des usages que je ne peux prévoir.
Pour finir, je crois utile de formuler quatre conseils. Ce ne sont ni
des impératifs, ni des règles strictes. Plutôt des recommandations,
tirées de quelques décennies d’expériences, qui peuvent peut-être
vous éviter des déconvenues, mésaventures ou égarements.
En premier lieu, cultivez un principe de dignité.
Faites toujours confiance, pour commencer, aux penseurs que
vous aborderez. Accordez-leur une part de légitimité et de respect,
sans perdre pour autant votre esprit critique ni vos capacités
d’objection. Quels qu’ils soient, et même si vous éprouvez de la
défiance envers certains d’entre eux, laissez de côté le mépris.
Conservez autant que faire se peut la conviction que ces auteurs –
même lointains, apparemment exotiques, parfois étranges,
déroutants – ont un intérêt propre.
Tous peuvent apporter à la réflexion philosophique une
contribution importante, dont il s’agit de préserver l’éventuelle
existence avant même de la discerner. Pas besoin de supposer que
tout est philosophique, ni que tout est intéressant. Il suffit d’accorder
d’emblée que cette possibilité existe, dès lors que des intelligences
humaines s’exercent avec rigueur.
Ce principe de dignité interdit le rejet sans examen, l’exclusion
sans information, la morgue des partis pris. Il exclut les attitudes qui
conduisent à déclarer, face à une bibliothèque non européenne,
« Ce n’est pas de la philosophie » – sans lire, sans réfléchir, sans
cultiver, avant tout, une attitude d’abord ouverte.
Bien sûr, vous pourrez éventuellement être déçu par ce que vous
lirez. Ou bien indigné, ou surpris, ou ennuyé. Et vous pourrez fermer
la porte, si telle est votre décision. Mais non sans l’avoir d’abord
laissée ouverte. Pas sans avoir posé d’abord que des semblables,
des êtres parlants et pensants, habitent de l’autre côté et qu’ils
peuvent, eux aussi, avoir des pensées philosophiques en tête. Et
qu’il est bon d’aller les découvrir.
Car un principe de curiosité doit également présider à vos
voyages philosophiques.
Il ne s’agit pas seulement de poser que les autres, ailleurs, dans
leurs langues et leurs convictions, peuvent contribuer aux réflexions
philosophiques de manière tout aussi respectable que les grands
noms qui nous sont familiers le font, dans les paysages linguistiques
et théoriques que nous sommes accoutumés à juger légitimes. Il faut
ajouter que les découvrir est désirable, que les rencontrer constitue
une expérience décisive.
Pas de voyage sans désir de dépaysement. La curiosité consiste
à vouloir sortir des cadres et des codes, du bien connu, du familier,
des routines du Même. Il n’est pas besoin de longs discours pour
constater que c’est le moteur de toute démarche philosophique. A-t-
elle jamais fait autre chose qu’aller voir ailleurs – derrière les
apparences, les préjugés, les pseudo-évidences et les opinions
toutes prêtes ?
Il est éminemment contradictoire de faire de l’attitude
philosophique une ouverture curieuse et critique à tous les possibles
de la pensée tout en lui interdisant d’aller s’aventurer en dehors du
pré carré de l’Europe et des sentiers balisés de la métaphysique
occidentale.
N’hésitez plus à faire de la philosophie hors piste ! Être hors piste
est une définition possible de la philosophie.
Alors on vous dira que vous n’allez pas y arriver, car il faut être
très savant, très érudit, très équipé pour aborder ces contrées
lointaines sans s’y égarer complètement. Ne prenez pas la menace
trop au sérieux.
Opposez-lui le principe d’accessibilité.
Rien n’interdit vraiment les périples d’un esprit de bonne volonté.
Moyennant quelques règles élémentaires de préparation, de
prudence et d’entraînement – comme pour n’importe quelle
excursion… –, personne ne doit se voir dissuadé d’aller explorer une
contrée philosophique.
Il faut insister sur ce point, car l’argument de la « technicité » est
souvent utilisé, désormais, pour tenter de décourager tout voyage de
la pensée. Faudrait-il donc apprendre le sanskrit, le chinois, l’arabe
et l’hébreu avant de pouvoir lire quoi que ce soit, et faire trente ans
d’études avant d’avoir un début d’avis ?
Cet argument est fallacieux. Il vaut évidemment pour la
recherche, nullement pour les usages les plus fréquents de la
philosophie. Tous ceux, professeurs inclus, qui parlent de Platon, de
Hegel et de Kierkegaard doivent-ils absolument maîtriser le grec
ancien, l’allemand et le danois avant de dire quoi que ce soit ?
Cette technicité dont il est question est un leurre. Elle est sans
objet, si elle se refère aux masses de connaissances de l’indologie,
de la sinologie, de l’orientialisme et tutti quanti. Car personne,
encore une fois, n’a besoin d’acquérir par soi-même ces
spécialisations savantes pour aborder les textes qui ont été déjà
traduits, présentés, commentés, annotés par ceux qui les ont
acquises.
Si, par « technicité », on veut dire qu’une information préalable
est requise, et qu’on ne saurait proférer n’importe quoi sans avoir
pris, au moins, quelques renseignements, alors on ne parle pas d’un
obstacle dissuasif, on ne fait que rappeler les règles élémentaires de
la vie intellectuelle. Oui, évidemment, s’instruire est nécessaire. Mais
pour disserter avec Platon ou Nietzsche tout autant qu’avec
Nâgârjuna ou Maïmonide.
Reste le conseil le plus important, simple à formuler autant que
difficile à suivre : évitez le double piège de l’Autre et du Même.
C’est-à-dire ?
Ne croyez pas que les philosophies du monde sont tout à fait
différentes de celles qui sont enseignées, légitimées et labellisées
dans les cours, les revues et les départements de philosophie.
Mais ne croyez pas non plus qu’elles soient absolument
semblables, rigoureusement identiques. Car, si vous n’y prenez pas
garde, de chaque côté, une impasse symétrique vous attend.
L’impasse de l’Autre risque de vous faire penser que ceux qui
réfléchissent selon des voies différentes, dans des contextes
dissemblables, ne sont absolument pas philosophes. Parce qu’ils ne
le sont « pas comme nous », ils ne le seraient « pas du tout ». Ils se
tiendraient dans une sorte d’altérité radicale, un « dehors » de la
philosophie, au seul motif que le paysage où ils avancent n’est pas
configuré comme celui qui nous est familier. Peu importe qu’ensuite
ce dehors soit considéré comme inintéressant ou comme menaçant,
peu importe qu’il soit diabolisé ou cartographié, il constituera
l’impasse du non-philosophique.
L’impasse du Même peut vous conduire dans le piège inverse en
vous faisant juger que les autres pensent tous identiquement à nous,
que la philosophie existe universellement, dans une similitude
parfaite qui permettrait un accès facile, de plain-pied, sans
distorsion, à toutes les doctrines qui, d’emblée, seraient toutes
pleinement philosophiques. Cette identité imaginaire fera négliger
les distinctions majeures entre les langues, les époques, les
contextes et les processus de pensée. Cette fois, l’impasse du tout-
philosophique vous fera rater les singularités.
Finalement, ce qu’il convient de garder en tête, d’appliquer
patiemment, au cas par cas, à chaque parcours, c’est que les
philosophies ne sont jamais ni tout à fait autres ni tout à fait les
mêmes. Ainsi voyage la pensée.
Remerciements
Je ne dirai jamais assez ma gratitude envers les innombrables
penseurs, poètes, mystiques, logiciens, ermites ou diplomates – tous
philosophes, en un sens – qui m’ont fait voyager à travers les
siècles, les idées et les langues. Ce sont eux que je souhaite
remercier, avant tout.
Sans oublier ceux qui les font connaître, parce qu’ils les ont
étudiés, traduits, parfois ressuscités ou sortis de l’oubli. À ces
historiens, chercheurs, linguistes, érudits – tous philosophes, eux
aussi, à leur manière –, je dois d’avoir pu entrevoir des pensées qui,
sans leurs travaux, me seraient demeurées invisibles.
Mes remerciements vont aussi aux maîtres et amis, disparus ou
vivants, qui m’ont transmis une part de leurs savoirs et de leurs
questions, en particulier à Michel Hulin pour l’Inde, à Guy Bugault
pour le bouddhisme indien, à François Jullien pour la Chine, à
Raphaël Draï et à Shmuel Trigano pour les pensées juives, à
Christian Jambet et à Souleymane Bachir Diagne pour l’Islam.
J’exprime ma gratitude envers les amis et collègues qui ont
apporté leur concours dans le choix des textes illustrant les débuts
de chapitre : Marc Ballanfat pour le sanskrit, Stéphane Arguillère
pour le tibétain, Monique Atlan et Olivier Munnich pour l’hébreu,
Meryem Sebti pour l’arabe.
Bien entendu, selon la formule consacrée, les erreurs, les
simplifications et omissions restent miennes, et j’en assume seul la
responsabilité.
Je remercie très chaleureusement Gilles Haéri d’avoir accueilli ce
livre chez Albin Michel, Hélène Monsacré pour son aide attentive,
Stéphane Pouyaud pour ses corrections et ses suggestions
pertinentes, Frédérique Pons pour son professionalisme, que
partage toute l’équipe éditoriale.
Il est assez question, dans ce livre, de l’ineffable et de l’infini pour
que ces mots soient particulièrement dédiés à ma compagne,
Monique Atlan, sans qui aucun voyage n’aurait de sens.
Table des matières
COPYRIGHT

DÉDICACE

PRÉCISIONS

O ?

Pas de clôture de la philosophie chez les Grecs


Pas de clôture non plus chez les Modernes
Une fermeture récente, et artificielle
Pure ou impure ?
De la nécessité du voyage
Goûter les doctrines
V
« Ici »
« Ailleurs »
Lieux
Langues
Pensées
Figures
Existence
Civilisation
Sous les machines, les langues
Partout des philosophes ?
Des usages de la rationalité
Ils ont dit…
Très brève définition de la philosophie
Sagesses, religions, spiritualités…
Personnellement
La fin d’un mythe
Ce livre
À retenir

I. D

Repères sur les premiers développements des philosophies indiennes

Où l’on découvre que le temps, en Inde, est conçu et vécu


d’une manière spécifique, qui entraîne dans la pensée des
répercussions nombreuses et profondes.

Un temps immense
Un temps cyclique
Sortir du temps ?
Des milliers de vies à quitter

D’

Où l’on entrevoit un paysage bigarré, une multitude de


perspectives, quatre buts de la vie humaine, et une différence
très singulière entre conscience et pensée.

Quatre buts de l’homme


Se délivrer de l’illusion
Notion à découvrir
Adhyâsa, « surimposition »
La conscience n’est pas la pensée
Mouvement paradoxal
Agir sans agir
À retenir

U …

Où l’on s’efforce de retracer brièvement la naissance et le


développement des philosophies indiennes.

Les Veda et le temps du sacrifice


Pânini et le temps de la grammaire
Le temps des Brahamana et des Upanishad
Le grand défi bouddhiste
Avec ou sans âtman

L’Â ’ …

Six écoles, des divergences, un fonds commun, une


domination progressive de la pensée non dualiste.

Nyâya et Vaisesika
Yoga et Samkhya
Mimamsa et Vedânta
Shankara
À retenir
Philosophe à découvrir
Abhinavagupta et le shivaïsme du Cachemire
Mots-clés des philosophies indiennes (en sanskrit)
À lire
Textes traduits du sanskrit
Études d’ensemble
Et aussi…
II. D

Repères sur les premiers développements des philosophies chinoises


Note sur les noms chinois

Où l’on s’aperçoit que l’espace, en Chine, est vécu et conçu


de manière particulière, et que s’ensuivent de nombreuses
conséquences.

Le Ciel
Pourquoi la Chine n’est ni la Grèce ni l’Inde
À retenir

Globalement, le sage s’efforce toujours d’être « comme le


Ciel », mais avec des conséquences diverses, comme le
montrent les interprétations divergentes des confucéens, des
mohistes et des taoïstes.

Confucius et Lao Zi
Rites, humanité, moralité
Discrets mais décisifs, les « sophistes » chinois
Solidarité des vivants ?
Mêmes sources, résultats opposés
La critique utilitariste et compassionnelle de Mozi
La puissance contestataire du taoïsme
Force de la faiblesse
Au même moment…
Vaincre sans livrer bataille
Petits poissons et chiens de paille
Zhouangzi (Tchouang Tseu), grand « anarchiste », grand écrivain
Ainsi parlait Zhouangzi…
Rien n’est si simple
Le légisme et ses conséquences
En attendant Bouddha…
À retenir
Mots-clés des philosophies chinoises (en chinois)
À lire
Textes traduits du chinois
Études d’ensemble

III. D ( , , ,
)

Repères sur les premiers développements des bouddhismes en Asie

Où l’on s’interroge sur la vertigineuse histoire de cet océan de


textes, d’extases, de raisonnements, de théories, de
pratiques qu’on dénomme « bouddhisme », par une
simplification peut-être excessive.

Où l’on entrevoit comment s’ouvre la « Voie du Milieu »,


caractéristique des bouddhismes, quand se trouvent mis à
l’écart, symétriquement, confort et austérité, tension et
relâchement, vrai et faux, affirmation et négation.

Une médecine du mal-être…


… qui s’adresse à tous
Quatre vérités
Entre recueillement (dhyâna) et analyse (prajñâ)
Délivrance et silence
Une parole perdue, des textes proliférants
Discours bouddhiste et philosophie
Autre versant de la pensée ?
Petit et Grand Véhicule
Tétralemme et double négation
Nâgârjuna, maître de l’École du Milieu
Faire apparaître dans le vide
À retenir

E ’A

Où l’on embrasse du regard les transformations innombrables


des doctrines bouddhiques, rencontrant d’autres traditions,
inventant de nouveaux débats.

Routes chinoises : un éclair, ou de longues réflexions


À Tiantai, les logiciens du Milieu en Chine
Philosophe à découvrir
Vasubandhu, auteur charnière
Îles japonaises : s’asseoir, écrire, s’asseoir…
Dôgen et le Shôbôgenzô
Le Bouddha ? Un bâton à merde !
Sur le Toit du monde : magie et bibliothèques
À retenir
Mots-clés des philosophies bouddhistes (en sanskrit, chinois, japonais,
tibétain)
À lire
Textes traduits
Études d’ensemble
Et aussi

IV. DANS LES TÊTES DES PHILOSOPHES JUIFS

Repères sur les premiers développements des philosophies juives

Où l’on découvre à Jérusalem une interrogation étrange : et si


la transcendance se reconnaissait à son absence ? Il s’ensuit
quantité de conséquences.

Singularités juives
Avant les Grecs, et autrement
À retenir

D’abord opposée à la démarche philosophique, la pensée


juive va s’y confronter, et en partie l’adopter, au cours de
plusieurs siècles de rencontres et réflexions.

Talmud, gnose et mystiques


Grecs et Juifs, premières rencontres
Juifs en terre d’islam
Avec Aristote traduit en arabe
Philosophe à découvrir
Juda Halévi (Tolède 1075 - Jérusalem 1141)
La galaxie Maïmonide
Qu’est-ce que la Kabbale ?
Jalons d’une histoire souterraine
Notion à découvrir
Tsimtsoum, le retrait créateur
L’œuvre charnière du Maharal de Prague
À retenir
Mots-clés des philosophies juives (en hébreu)
À lire
Traductions de l’hébreu
Et aussi…

V. DANS LES TÊTES DES PHILOSOPHES ARABO-MUSULMANS

Repères sur les premiers développements des philosophies arabo-


musulmanes

Où l’on s’aperçoit que la décoration des mosquées n’est pas


seulement une question d’esthétique.

Tant d’erreurs courantes…


D
Où l’on entrevoit comment et pourquoi des bibliothèques
entières de textes grecs furent traduites en arabe, et quelles
transformations s’ensuivirent.

Traduire, systématiquement
Les mutations de la langue arabe
À retenir

1. L falsafa, L

La lecture minutieuse des textes grecs conduit plusieurs


générations de philosophes arabes à les prolonger, en les
interprétant en relation avec la révélation coranique.

Notion à découvrir
L’intellect agent
Philosophe à découvrir
Al-Ghazâlî, l’anti-philosophe…
Averroès, le dernier des grands
À retenir

2. L’ « » S

Trois termes, trois conceptions de la sagesse

3. L’ , ,

Une autre temporalité


À retenir
Mots-clés des philosophies arabo-musulmanes (en arabe)
À lire
Textes traduits de l’arabe et du persan
Études d’ensemble
Et aussi…

DEUX QUESTIONS ET QUATRE CONSEILS

Et l’Afrique ? Et les Amériques ?


Rationalité et oralité
À lire
Au cours des Temps modernes, que s’est-il passé ? Pourquoi arrêter tôt le
voyage dans les philosophies du monde ?
Quatre conseils pour la route

REMERCIEMENTS

D
D

Sélection, plus sur www.rpdroit.com

Recherches
L’Oubli de l’Inde. Une amnésie philosophique, PUF, 1989 ; Le Livre
de Poche, 1992 ; Points, 2004.
Le Culte du néant. Les philosophes et le Bouddha, Seuil, 1997 ;
Points, 2004.
Généalogie des barbares, Odile Jacob, 2007.
Le Silence du Bouddha et autres questions indiennes, Hermann,
2010.

Pamphlets
Votre vie sera parfaite, Odile Jacob, 2005.
La philosophie ne fait pas le bonheur… et c’est tant mieux,
Flammarion, 2015.

Pédagogies
Les Religions expliquées à ma fille, Seuil, 2000.
La Philosophie expliquée à ma fille, Seuil, 2004.
L’Éthique expliquée à tout le monde, Seuil, 2009.
Une brève histoire de la philosophie, Flammarion, 2008 ; coll.
« Champs », 2010.
Maîtres à penser, 20 philosophes qui ont fait le e siècle,
Flammarion, 2011 ; coll. « Champs », 2013.
Expériences
101 expériences de philosophie quotidienne, Odile Jacob, 2001 (prix
de l’essai France Télévisions).
Dernières nouvelles des choses, Odile Jacob, 2003.
Petites expériences de philosophie entre amis, Plon, 2012.
Si je n’avais plus qu’une heure à vivre, Odile Jacob, 2014.
Comment marchent les philosophes, Paulsen, 2016.
Esprit d’enfance, Odile Jacob, 2016.

Avec Monique Atlan


Humain. Une enquête philosophique sur ces révolutions qui
changent nos vies, Flammarion, 2012 ; coll. « Champs », 2014.
L’espoir a-t-il un avenir ? Flammarion, 2016.
Entre parenthèses, Mars-Mai 2020, en ligne sur www.rpdroit.com
Le Sens des limites, Éditions de l’Observatoire, 2021.

Aux Éditions Albin Michel


Et si Platon revenait…, Albin Michel, 2018 ; coll. « Espaces libres »,
2020.
Monsieur, je ne vous aime point. Voltaire et Rousseau, une amitié
impossible, roman, Albin Michel, 2019 (prix Montesquieu).

https://thegreatelibrary.blogspot.com/

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