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L'ORDO LIBERALISME

ALLEMAND

AUX SOURCES
DE L'ECONOMIE SOCIALE DE MARCHE

Sous la direction de Patricia Commun

CIRAC 1CICC
L'ordolibéralisme allemand
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L' ordolibéralisme allemand

Aux sources
de l'Economie sociale de marché

Sous la direction de Patricia Commun

CIRAC 1 CICC
TRAVAUX ET DOCUMENTS DU QRAC
Travaux et documents du CIRAC
Collection dirigée par René Lasserre

Les opinions exprimées dans cette collection n'engagent que leurs auteurs.

Copyright CIRAC- Université de Cergy-Pontoise


33, Boulevard du Port
95011 CERGY-PONTOISE CEDEX- 2003
ISBN 2-905518-31-6
Cet ouvrage collectif publié avec le concours financier du CICC reprend des
contributions faites à 1'occasion du colloque intitulé : « L 'ordo libéralisme al-
lemand :fondements philosophiques et prolongements politiques en Allemagne,
en France et en Grande-Bretagne ». Ce colloque a été organisé par Patricia
Commun dans le cadre du Centre de Recherche Civilisations et Identités Cultu-
relles Comparées des sociétés européennes et occidentales (CICC) à
1'Université de Cergy-Pontoise les 8 et 9 décembre 2000.
Remerciements

Mes remerciements s'adressent à tous les contributeurs de ce livre et plus


particulièrement au professeur François Bilger pour son aide précieuse.
Mes remerciements s'adressent également, pour leur soutien financier, au
Syndicat de l'agglomération nouvelle du Val d'Oise (SAN), au Centre de
Recherche Gvilisations et Identités Gùturelles Comparées des sociétés eu-
ropéennes et occidentales (acq et à sa directrice, Mme le professeur
Albane Cain, au Conseil scientifique de l'Université de Cergy- Pontoise ainsi
que plus particulièrement au président René Lasserre qui a initialement
soutenu le projet du colloque puis rendu possible la publication de ce livre.
Enfin, un remerciement tout particulier va à Mathilde Lefebvre, responsable
édition et diffusion au QRAC, qui a réalisé une large partie du travail
d'édition pour cet ouvrage.
Patricia Commun
Table des matières

Introduction ................................................................................................................. 9

1• l'ORDOLIBÉRALISME OU LA FORME ALLEMANDE DU NÉOLIBÉRALISME


François SI/ger
La pensée néo libérale française et 1'ordolibéralisme allemand .................................... 17
Razeen Sally
Ordoliberalism and the Social Market : Classical Political Economy
from Germany ............................................................................................................... 31
Michel Senellart
Michel Foucault: la critique de la Gesellschaftspolitik ordolibérale ............................ 37
Jean-Daniel Welsz
L'intérêt pour une approche régulationniste du détour
par l'ordolibéralisme ..................................................................................................... 49
Laurence Slmonln
Le choix des règles constitutionnelles de la concurrence :
ordolibéralisme et théorie contractualiste de 1'Etat.. ..................................................... 67

Il • l'ENRACINEMENT DE L'ORDOLIBÉRALISME DANS LA PENSÉE


ÉCONOMIQUE, PHILOSOPHIQUE ET RELIGIEUSE ALLEMANDE
Sylvain Broyer
Ordnungstheorie et ordolibéralisme : les leçons de la tradition.
Du caméralisme à l'ordolibéralisme: ruptures et continuité? ...................................... 79
Bertram Schefold
Die deutsche Historische Schule als Quelle des Ordoliberalismus ............................. 101
Nils Goldschmldt
Theorie auf normativer Basis : Anmerkungen zum ordoliberalen
Konzept von Walter Eucken ....................................................................................... 119
Gilles Campagnolo
Les trois sources philosophiques de la réflexion ordolibérale .................................... 133
Rainer Klump
On the phenomenological roots of German Ordnungstheorie :
what Walter Eucken ows to Edmund Husserl.. ........................................................... 149
Jean-Michel Ycre
Les sources catholiques de 1' ordo libéralisme allemand :
Rôpke et la pensée catholique sociale allemande ....................................................... 163
Ill - l'INFLUENCE POLITIQUE DES ORDOLIBÉRAUX
Patricia Commun
La conversion de Ludwig Erhard à l'ordolibéralisme (1930-1950) ............................ 175
Sylvain Broyer
Retour à 1' économie de marché : les débats du conseil scientifique
attaché à 1'administration économique de la Bizone .................................................. 201
Jean-Louis Georget
Les influences idéologiques de 1' ordo libéralisme sur
la démocratie-chrétienne ............................................................................................. 221
Antoine Menant
L' Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirtschaft face à
1'unification allemande de 1990 ................................................................................. 231
ErlcDehay
L'indépendance de la banque centrale en Allemagne:
des principes ordo libéraux à la pratique de la Bundesbank ........................................ 243
Alois Schumacher
Néocorporatisme et économie sociale de marché:
la place de l'artisanat et de la Mittelstandspolitik ....................................................... 255

Les auteurs ............................................................................................................... 265

Index .......................................................................................................................... 267


INTRODUCTION

Actualité politique de l'ordollbérallsme allemand


A 1' origine du « miracle économique allemand » des années 50 se trouve un
système économique érigé a posteriori en «modèle allemand»: celui de
l'Economie sociale de marché. Aux fondements de l'Economie sociale de marché
se trouve un système de pensée développé dès la fin des années 30 :
1' ordolibéralisme. La croissance économique de la RFA, spectaculaire dans les dix
premières années de son histoire, se réalisa en concomitance avec la construction
d'un ordre monétaire et concurrentiel qui avait été appelé de leurs vœux par les or-
dolibéraux : il était fondé sur une banque centrale indépendante et un office des
cartels se devant de contrôler les fusions. Puis 1'ordo libéralisme prit une dimension
sociale qu'il n'avait pas à ses origines et disparut peu à peu derrière le concept
d'Economie sociale de marché. L'immense réussite du modèle allemand fut donc
principalement attribuée à celle d'un modèle social longtemps envié en France, tant
sur le plan de la gestion consensuelle des conflits sociaux que sur le plan de sa
contribution à la croissance économique du pays.
Dans l'Allemagne du début des années 80 cependant, un certain nombre de fac-
teurs politiques, à la fois intérieurs et extérieurs, ont redonné ses lettres de noblesse
à l'ordolibéralisme allemand. Tout d'abord, l'arrivée au pouvoir en 1982 du chan-
celier Helmut Kohl ainsi que les premiers signes d'essoufflement de l'économie al-
lemande ont nécessité, aux yeux de la démocratie-chrétienne allemande, les mises
en garde contre une dérive sociale de l'Economie sociale de marché. La coalition
CDU 1 FDP rappela à maintes reprises la nécessité de revenir aux origines de
l'Economie sociale de marché, celles incarnées par les thèses de l'ordolibéralisme:
la politique sociale devait être moins une politique de redistribution systématique
que le fruit d'une économie libérale dont la croissance profiterait à l'ensemble des
groupes sociaux.
S'opposer aux excès d'une politique sociale ne signifiait pas pour autant absence
de politique sociale. Le parti libéral, au pouvoir en coalition avec les chrétiens-dé-
mocrates, souhaitait prouver que les idéaux communistes et socialistes n'avaient pas
le monopole du bien commun. Ils ont donc souligné, plus particulièrement à partir
du milieu des années 80, l'importance d'intégrer à l'idéologie libérale des valeurs
10 L'ordo libéralisme allemand

communautaires 1• Les valeurs libérales allemandes alors proclamées reprennent tout


à fait les grands principes qui furent ceux des ordolibéraux. Ils se situent, comme en
leur temps les ordolibéraux, à la croisée d'un néolibéralisme anglo-saxon, à nou-
veau en vogue au début des années 80, et de valeurs communautaires qui furent
longtemps considérées comme l'apanage du socialisme. C'est sans les nommer
toujours clairement que le parti libéral allemand reprend à son compte les prédicats
de la pensée ordolibérale.
C'est ainsi que fut proposée, en alternative à une politique sociale excessive ac-
cusée de déresponsabiliser les individus, une politique « sociétale » qui devait pal-
lier les effets d'un marché ressenti comme socialement déstructurant. Les libéraux
des années 80 et 90 nourrirent la même méfiance que les ordolibéraux vis-à-vis
d'une concurrence non régulée, et soulignèrent les risques d'un matérialisme exces-
sif, son côté agressif et dommageable à la cohésion sociale. C'était la raison pour
laquelle on ne pouvait laisser au marché les attributions d'exercice de la justice so-
ciale ni de la stabilité monétaire et fiscale. Un autre point sur lequel le libéralisme
allemand, en héritier de 1'ordo libéralisme, se différencie du libéralisme français :
l'Etat de droit était tenu de protéger ses citoyens contre l'arbitraire de l'Etat mais
aussi contre les agissements arbitraires d'autres citoyens et contre 1' exercice de la
puissance privée. La surveillance des monopoles, tout en étant partiellement réali-
sée sur le plan institutionnel, continue donc de figurer en bonne place dans les pro-
grammes libéraux du début des années 80.
Sur le plan individuel, la liberté devait être contrebalancée par la responsabilité,
elle-même à la base d'un principe de subsidiarité sociale. Au couple
Liberté 1Egalité, devait se substituer, pour les libéraux allemands, le couple
Liberté 1Responsabilité. La dimension éthique du libéralisme était constamment ré-
affirmée : raison et moralité s'opposaient à 1'hédonisme anglo-saxon interprété par
les ordolibéraux et par les libéraux allemands comme un «égoïsme effréné». Car
les individus avaient certes des droits, mais ils avaient aussi des devoirs dont ils
semblaient perdre le sens, comme le prouvait 1' éclatement des structures qui autre-
fois constituaient un ciment social intégrateur : la famille, 1'école et 1' église. La
référence à 1'Aujkliirung et à Kant est constante chez les ordo libéraux comme chez
les libéraux jusqu'à aujourd'hui :les uns et les autres rejettent l'atomisme psycholo-
gique, 1'éthique de 1'égoïsme et le naturalisme de la tradition libérale anglo-
saxonne. Une autre notion kantienne, celle du « Weltbürger », de « citoyen du
monde», est évoquée pour justifier de l'intégration dans l'idéologie libérale des
valeurs de respect des ressources humaines et naturelles à 1'échelle du monde et,
plus récemment, de 1'écologie.
Vers la fin des années 90, la réussite économique de la Chine, semblant prouver
qu'un libéralisme économique pouvait s'accommoder d'un régime autoritaire, a fait
resurgir le spectre d'un possible découplage entre libéralisme politique et libéra-
lisme économique. L'ordolibéralisme a également souligné l'idée selon laquelle le

1. Cf. notamment « Was heisst heute liberal ? ». Ein Zeit-Symposium zum 85. Geburtstag von Marion Gratin
Dônhoff, Zeit-Punkte, Nr.l/1995.
Introduction 11

libéralisme économique organisé était la condition sine qua non d'un régime démo-
cratique libéral. Face aux dangers d'un libéralisme économique découplé de tout
idéal politique, tel qu'il s'est répandu dans d'autres pays européens, les libéraux al-
lemands ont puisé dans 1'ordo libéralisme le renforcement de leur engagement
éthique. Face aux fondamentalismes religieux, ils réaffirment aujourd'hui
l'importance d'un Etat sécularisé certes, mais porteur des valeurs spirituelles huma-
nistes, héritées des Lumières et de l'ordolibéralisme.
Plus récemment, 1'ordolibéralisme est redevenu un concept de référence en Al-
lemagne pour de nombreux hommes politiques qui, dans les rangs de la CDU, ainsi
que parfois chez les Verts, sont à la recherche d'une «éthique économique» et
voient dans 1' ordolibéralisme un point de départ à la réflexion sur une alternative au
néolibéralisme anglo-saxon. Enfm, face aux graves difficultés économiques de
l'Allemagne d'aujourd'hui, toute une partie du patronat allemand ainsi que de nom-
breuses personnalités issues de divers horizons politiques ont créé fin 2000 un large
mouvement autour du renouveau d'une Economie sociale de marché débarrassée
des excès de 1'Etat-providence et ressourcée aux principes ordo libéraux qui, à leurs
yeux, furent à la base du succès économique des années 502•

La recherche sur l'ordollbérallsme


En France, c'est la thèse de François Bilger3 parue en 1964 qui a fait découvrir
les ordo libéraux allemands et qui est aujourd'hui encore 1'ouvrage de référence en
la matière. Les germanistes français ne manquent pas de souligner en exergue de
tous les livres qui paraissent sur la vie politique allemande ou 1' économie allemande
d'après 1945 l'importance de l'ordolibéralisme en tant que «fondement idéolo-
4
gique de 1'Economie sociale de marché » •
Par ailleurs, l'intérêt pour l'ordolibéralisme s'inscrit aujourd'hui, principalement
dans les pays anglo-saxons et en Allemagne, dans le cadre du développement de
l'institutionnalisme. Cette école de pensée économique met en effet l'accent,
comme le firent les ordolibéraux en leur temps, sur l'importance des institutions.
Elle affiche aussi une volonté épistémologique, rejetant une science économique
située dans une référence exclusive à la théorie néo-classique et centrée sur la pro-
duction de modélisations mathématiques. L'ordolibéralisme, en soulignant
l'interdépendance des sphères culturelles, économiques, politiques et sociales, avait
construit une VISion globale de la société que 1'on retrouve dans
l'institutionnalisme. Dans les années 90, plusieurs historiens allemands de
1' économie ont analysé les institutions commerciales, sociales, financières, le sys-
tème de formation et de concurrence qui ont influé sur le redémarrage économique

2. Il s'agit de:« Chancenjùralle >>.Initiative Neue Soziale Marktwirtschaft (www.chancenfueralle.de).


3. La Pensée économique libérale en Allemagne, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1964.
4. Notamment G. Schneilin, «L'Economie sociale de marché, facteur d'intégration?>> in: J.-P. Cahn,
G. Schneilin, H. Ménudier, L'Allemagne et la construction de l'Europe, 1944-1993, Ed. du Temps, 2000.
12 L'ordolibéralisme allemand

de 1'Allemagne après la guerre5 • Plus récemment, 1'Institut for Finanzwissenschaft


de l'université de Münster a développé un champ d'études autour de
l'ordolibéralisme et de l'institutionnalisme6 • C'est également à l'institutionnalisme
que font référence deux jeunes économistes français du Centre Marc Bloch à Berlin,
auteurs d'une étude portant sur une comparaison entre l'école française de la régu-
lation et 1' ordo libéralisme 7 •
En Allemagne également, l'Ordo-Jahrbuch publie, au rythme d'un volume an-
nuel8, des études d'économistes qui analysent les questions actuelles d'économie de
marché, de concurrence, si possible en reprenant une perspective fidèle aux points
de vue économiques des ordolibéraux. Chaque volume publie régulièrement un ou
deux articles de recherche en histoire économique sur un penseur ordolibéral.
Enfin l'ordolibéralisme fut également une « métathéorie »économique, c'est-à-
dire un système né de considérations à la fois philosophiques et anthropologiques
sur la société, une méthode d'étude des faits économiques intégrée dans une vision
culturelle de la société. En ce sens, 1' ordolibéralisme a également donné naissance à
la notion de « Ku/ture/le Okonomik », une « économie culturelle » qui procède à
une étude transdisciplinaire du champ économique et remet à 1'honneur la recherche
sur la dimension historique et culturelle de tout modèle économique9 •

L'ordollbérallsme allemand: aux sources de l'Economie sociale de


marché
L'objectif du présent ouvrage collectif est de souligner la dimension philoso-
phique, culturelle et historique d'une pensée économique dont l'appréhension né-
cessitait la rencontre entre plusieurs disciplines différentes. Ce fut 1' objet du collo-
que qui a réuni les 8 et 9 décembre 2000 à 1'université de Cergy-Pontoise des ger-
manistes français spécialistes des questions économiques allemandes, d'histoire

5. Cf. notamment J. Schneider, W. Harbrecht (dir.), Wirtschaftsordnung und Wirtschaftspolitik in


Deutschland, 1933-1993, Franz Steiner Verlag, 1996.
6. L'Institut for Finanzwissenschaft est dirigé par le Professeur Heinz Grossekettler. C'est sous sa direction
qu'une thèse évoquant les filiations entre ordolibéralisme et insitutionnalisme a été réalisée: M. Evers, Die
institutionelle Ausgestaltung von Wirtschaftsordnungen -Eine dogmengeschichtliche Untersuchung im Lichte
des Ordoliberalismus und der Neuen Institutionenokonomik, Institut fùr Finanzwissenschaft, Münster, 2000.
7. A. Labrousse, J.-D. Weisz, Institutional Economies in France and Germany. The german Ordolibera/ism
versus the French Regulation School, Heidelberg, Berlin, New-York, Julius Springer, 2000.
8. Ordo, Jahrbuchfür die Ordnung von Wirtschaft und Gesellschaft, créée par Walter Eucken et Franz Bôhm
(Hrsg. von H.O. Lenel, H. Grôner, W. Hamm, E. Heuss, E. Hoppmann, E.-J. Mestmacker, W. Môschel,
J. Molsberger, P. Oberender, A. Schüller, V. Vanberg, C. Watrin, H. Willgerodt; Stuttgart, Lucius & Lucius).
Le dernier volume paru début 2003 traite de problèmes actuels de politique économique allemande vus à
travers le prisme ordolibéral : problèmes des réformes dans un Etat-providence démocratique, problème des
faillites d'entreprises et de la libéralisation du marché de l'électricité; un article est également consacré aux
dangers encourus par la politique monétaire européenne.
9. Cf. notamment la nouvelle série « Kulturelle Okonomik » qui, dénonçant la crise actuelle de la théorie
économique, propose de publier des études sur la dimension culturelle et historique de toute théorie
économique. Le premier volume est en cours de parution : G. Blümle, R. Klump, B. Schauenberg, H. von
Senger (Hrsg.), Perspektiven einer kulturellen Okonomik, Bdl, Münster, Hamburg, Berlin, London,
Lit Verlag, 2003.
Introduction 13

politique et économique, des économistes et historiens de 1' économie français,


anglo-saxons et allemands ainsi que des philosophes français spécialistes de
philosophie de 1' économie.

L'ordollbérallsme et la pensée économique angiCH58Xonne et française


La contribution de François Bilger qui ouvre le livre sur « la pensée néolibérale
française et 1' ordo libéralisme allemand » présente un large panorama des conver-
gences et des divergences entre la pensée ordolibérale allemande et la tradition phy-
siocrate puis libérale et néolibérale française, tout en rappelant leur ancrage dans
deux cultures philosophiques radicalement différentes. Par ailleurs, Razeen Sally
rappelle les parentés aujourd'hui bien connues entre le libéralisme écossais et
1'ordo libéralisme allemand, définissant 1' ordolibéralisme comme un néolibéralisme
à l'allemande. Cependant, il semblerait que la thématique du rapport de l'Etat au
marché chez les ordolibéraux permette de trouver des convergences avec d'autres
pensées économiques actuelles ou passées qui remettent en cause la référence ex-
clusive de l'ordolibéralisme à la théorie néo-classique. C'est ainsi que Michel
Senellart rappelle l'analyse que fit Michel Foucault de l'ordolibéralisme, soulignant
la contradiction d'un système de pensée qui, au bout du compte, avalisait le principe
d'intervention gouvernementale permanente au nom de la liberté économique. Puis
Jean-Daniel Weisz analyse les raisons de l'intérêt que porte l'école régulationniste
française à 1' ordo libéralisme. Laurence Simonin voit dans le programme fribour-
geois des règles constitutionnelles de l'économie de marché une forme de constitu-
tionnalisme économique, école de pensée économique du début du xxe siècle qui
connaît actuellement un renouveau. L'ordolibéralisme est donc, contrairement à la
défmition habituelle qui en est donnée, bien davantage qu'un néolibéralisme alle-
mand: il offre des similitudes avec d'autres écoles de pensée, comme le physiocra-
tisme ou le constitutionnalisme, et il est aussi le précurseur d'autres écoles de pen-
sée économique actuelles qui reprennent sa vision holiste de la société ainsi que ses
méthodes d'approche transdisciplinaires des faits économiques.

L'enracinement de l'ordollbérallsme dans la pensée économique,


philosophique et religieuse allemande
Les larges panoramas de 1'histoire de la pensée économique allemande présentés
par Bertram Schefold et par Sylvain Broyer nous rappellent, entre autres, les pa-
rentés entre 1' ordo libéralisme et les écoles historiques allemandes ainsi que des hé-
ritages remontant jusqu'au caméralisme allemand.
Nils Goldschmidt s'appuie sur la notion d'ordre pour inscrire l'ordolibéralisme
dans une dimension d'« économie culturelle», remettant à l'honneur la dimension
éthique et normative de la pensée de Walter Eucken. Gilles Campagnolo démontre
comment Walter Eucken intégra dans son œuvre à la fois les leçons de philosophie
vitaliste de son père Rudolf Eucken et celles de la phénoménologie husserlienne.
Rainer Klump, quant à lui, confmne l'influence sur l'Ordnungstheorie d'un milieu
intellectuel allemand des années 1920 marqué par la phénoménologie.
14 L 'ordolibéralisme allemand

Jean-Michel Ycre, enfin, voit dans la pensée de l'ordolibéral conservateur


Wilhem Rôpke les traces de la pensée catholique sociale allemande, en particulier
sur le sujet de la nécessaire autorité de 1'Etat qui doit veiller à la pérennité de la li-
berté et de la justice sociale.
L'ensemble de ces contributions tendrait donc à récuser l'image d'un ordolibé-
ralisme qui ne serait qu'une forme allemande du néolibéralisme. Il ressort plutôt de
ces études que 1'ordo libéralisme s'apparenterait soit à un néo-historicisme, soit,
dans sa propension à étudier les interactions entre les sphères juridiques, politiques
et culturelles, à un héritier de Friedrich List et à un précurseur de
1'institutionnalisme.

L'Influence politique des ordollbéraux


Les ordolibéraux n'ont pas seulement produit des écrits théoriques. Ils ont éga-
lement joué un rôle politique important : deux études, 1'une de Sylvain Broyer et
l'autre de Patricia Commun, précisent le rôle joué par les ordolibéraux eux-mêmes
dans le processus de conversion de 1' administration économique de la bizone puis
de Ludwig Erhard à l'idée d'un retour rapide à l'économie de marché à partir de
1947. Elles rappellent les difficultés de l'ensemble des responsables politiques al-
lemands à accepter le retour au libéralisme économique dans l'Allemagne de l'après
1945.
Les études de Jean-Louis Georget sur la démocratie-chrétienne et d'Antoine
Menant sur l'Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirtschaft étudient l'importance
mais aussi les limites de la dimension politique et idéologique prise par
l'ordolibéralisme des années 50 à nos jours en Allemagne. Il semble que l'activité
publicitaire autour de l'Economie sociale de marché ait tendanciellement assimilé
ordolibéralisme et Economie sociale de marché. Ce n'est que plus récemment,
comme rappelé en exergue de cette introduction, que 1' ordolibéralisme est redevenu
un concept de référence en soi pour un certain nombre d'économistes allemands.
Enfin, cet ouvrage se termine par des contributions qui visent à mesurer sur
quelques exemples la question de la réalisation des principes ordolibéraux dans la
politique allemande: celui de l'indépendance de la Bundesbank, analysée par Eric
Dehay, ainsi que celui d'une économie à échelle humaine dans l'article d' Alois
Schumacher sur le néocorporatisme allemand.
Ce livre prouve que 1' ordo libéralisme allemand se trouve non seulement à la
croisée de plusieurs courants de pensée économique, mais qu'il a pris une dimen-
sion philosophique, politique et culturelle nécessitant une réflexion interdiscipli-
naire. Economistes, juristes, philosophes, mais aussi germanistes et historiens de
l'Allemagne peuvent y trouver un riche domaine de recherche encore très peu ex-
ploité aujourd'hui en France.

Patricia Commun
-1-

L'ordolibéralisme
ou la forme allemande du néolibéralisme
L'ordolibéralisme ou lafonne allemande du néolibéralisme 17

François BILGER

La pensée néollbérale française et l'ordolibérallsme allemand

Cette contribution rappelle les principales convergences et divergences entre la pen-


sée néolibérale française et la pensée ordolibérale allemande : rejet partagé des doc-
trines collectivistes et autoritaires, volonté commune de réactualiser les principes fon-
damentaux du libéralisme classique, tout en substituant à la notion d'ordre naturel des
classiques celle d'un ordre positif, inscrit dans Je cadre constitutionnel et juridique
d'une liberté organisée. Les divergences tiennent à une tradition scientifique, philoso-
phique et éthique, différente en France et en Allemagne : si la France privilégie
l'approche déductive de la réalité économique à partir de modèles mathématiques, la
méthode euckenienne de l'abstraction isolante se situe dans la lignée de la méthode
inductive développée par l'Ecole historique allemande. Si le néolibéralisme français
est ancré dans une philosophie politique et sociale libérale individualiste, à dominante
anti-étatiste, l'ordolibéralisme allemand est lui marqué par une préoccupation
d'harmonie sociale et une vision kantienne d'une liberté soumise au respect de la loi
morale.

Lorsque j'ai écrit, il y a une quarantaine d'années, ma thèse sur la pensée libé-
rale allemande\ j'ai été extrêmement frappé par la parenté existant entre l'Ecole
ordolibérale allemande, première véritable expression du libéralisme en Allemagne,
et 1' école physiocratique française, elle aussi initiatrice du libéralisme en France
deux siècles plus tôt. Les similitudes étaient en effet frappantes, tant dans la fonne
que dans le fond.
Les deux écoles ont eu en commun le culte d'un maître dont l'œuvre contient les
fondements théoriques et la synthèse de toute la doctrine : François Quesnay,
Walter Eucken. Les deux écoles ont bénéficié de l'apport d'une science étrangère
pour construire l'instrument théorique fondamental: la médecine pour le Tableau
économique, le droit pour la Morphologie économique. Les deux écoles ont élaboré
une doctrine où philosophie et théorie s'interpénètrent pour mener à la recomman-
dation d'un ordre économique global et d'une politique économique très systémati-
que. Les deux écoles ont fait montre d'un certain dogmatisme scientifique, avec la
volonté qui en résulte d'enseigner à tous les hommes les voies du salut économique
par la création d'un véritable« parti des savants». Mais les deux écoles ont surtout
cherché à gagner à leur cause les dirigeants et 1' élite : entourage du roi et salons,
conseils scientifiques et médias. Les deux écoles ont eu leur ministre préféré et cé-
lèbre: Anne Robert Jacques Turgot, Ludwig Erhard. Enfin les deux écoles ont eu
une influence forte sur le plan national mais ont été supplantées sur le plan

1. F. Bit ger, La Pensée économique libérale dans 1'Allemagne contemporaine, Paris, Librairie générale de
droit et de jurisprudence, 1964.
18 L 'ordolibéralisme allemand

international par une autre école libérale: écossaise jadis, austro-américaine


aujourd'hui.
Ces similitudes ne doivent naturellement pas masquer d'importantes différences
tenant au contexte historique, à 1' évolution philosophique et au progrès scientifique.
Il est clair en particulier que le système concurrentiel des ordolibéraux n'est pas du
tout 1'ordre naturel des physiocrates. De son côté, la pensée libérale française a
beaucoup évolué depuis le XVIIIe siècle. Il m'a cependant paru intéressant de relever
cette curiosité historique, en exergue en quelque sorte à l'analyse comparative de
l'ordolibéralisme allemand et du néolibéralisme français du milieu du xxe siècle à
laquelle on m'a demandé de procéder.
Il m'a paru utile, pour fixer les idées, de rappeler et de grouper sur un tableau
comparatif par ordre d'importance ou d'influence -appréciation évidemment
2
subjective -les principaux auteurs et les œuvres majeures des deux courants •

Néolibéralisme français Ordolibéralisme allemand


•Jacques Ruef/(1896-1978) • Walter Eucken (1891-1950)
Polytechnicien, Inspecteur des finances, juge Professeur à l'Université de Fribourg (1927-
et président à la Cour de Justice de la 1950), fondateur de l'Ecole ordolibérale al-
CECA ; auteur de la réforme monétaire de lemande, membre du Conseil scientifique de
1958. la bizone.
Principales publications Principales publications
Des sciences physiques aux sciences mo- Staatliche Strukturwandlungen, 1932
raies, 1922
Théorie des phénomènes monétaires, 1927 Kapitaltheoretische Untersuchungen, 1934
L'ordre social, 1945 Die Grundlagen der Nationalokonomie, 1940
Epître aux dirigistes, 1949 Die Grundsiitze der Wirtschaftspolitik, 1952
L'âge de 1'inflation, 1963
• Maurice Allais (1911) • Wilhem Ropke (1899-1966)
Polytechnicien, économiste mathématicien, Professeur à 1'Université de Genève.
Professeur à l'Ecole des Mines, Prix Nobel Conseiller auprès du ministère de
1988, formateur de nombreux disciples théo- l'Economie de Luwig Erhard.
riciens (tels Gérard Debreu ou Thierry de
Montbrial).
Principales publications Principales publications
A la recherche d'une discipline économique, Die Gesellschaftskrise der Gegenwart , 1942
1943 (trad.française : La crise de notre temps,
Economie pure et rendement social , 1945 1945)
Economie et inférer, 1947 Civitas Humana, 1944 (trad. française 1946)
L'impôt sur le capital, 1976 Internationale Ordnung, 1945
La Théorie générale des surplus, 1978 Mass und Mitte, 1950

2. Voir les notes de l'éditeur en fin d'article.


L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 19

•Louis Baudin (1890-1960) • Alexander Rüstow (1885-1964)


Professeur à la Sorbonne. Professeur à l'université d'Istanbul puis de
Heidelberg.
Principales publications Principales publications
Redevenir des hommes libres, 1946 Das Versagen des Wirtschaftsliberalismus,
1945
Notes de philosophie économique, 1966 Ortsbestimmungen der Gegenwart, 3 vol.,
1950-55
A la recherche d'une doctrine économique, Aufdem Weg zur klassenlosen Gesellschaft,
1967 1958
•Daniel Villey (1910-1968) •Alfred Müller-Armack (1901-1978)
Professeur à l'université de Paris. Professeur à l'Université de Cologne, Secré-
taire d'Etat.
Père du concept« d'Economie sociale de
marché».
Principales publications Principales publications
Petite histoire des grandes doctrines écono- Genealogie der Wirtschaftsstile, 1941
miques, 1944
Redevenir des hommes libres, 1946 Wirtschaftslenkung und Marktwirtschaft,
1948
Notes de philosophie économique, 1966 Diagnose unserer Gegenwart, 1949
A la recherche d'une doctrine économique,
1967
• Autres auteurs • Autres auteurs
R. Audoin, R. Courtin, G. Leduc, P. Lhoste F. Bôhm, E. Heuss, H.C. Lenel, F.A. Lutz,
Lachaume, L. Rougier, L. Salleron ... K.F. Maier, F.W. Meyer, L. Miksch ...

On peut constater que les œuvres des divers maîtres sont extrêmement variées.
En outre, elles présentent certes de fortes affinités dans chaque pays mais aùssi de
sensibles différences, de sorte qu'il peut sembler quelque peu artificiel de vouloir
confronter la pensée néolibérale française et la pensée ordo libérale allemande. C'est
particulièrement vrai en France où l'on a une juxtaposition d'individualités dont les
travaux n'ont d'ailleurs jamais donné lieu à une présentation synthétique, ce qui ex-
plique sans doute en partie leur moindre influence sur le débat intellectuel. C'est
moins frappant en Allemagne où W. Eucken a su réunir dès le départ et faire tra-
vailler ensemble un grand nombre de disciples pour constituer ce que 1'on a appelé
«l'Ecole de Fribourg» avec une revue commune et un corpus central d'analyses et
de propositions. S'il n'y avait l'exemple des physiocrates que je viens d'évoquer,
on pourrait être tenté de voir dans cette différence une illustration supplémentaire
de l'opposition entre l'individualisme ou éclectisme français et le sens allemand de
1' organisation collective du travail. Mais il y a en réalité autant de divergences in-
tellectuelles par exemple entre W. Eucken et Alfred Müller-Armack qu'entre
Maurice Allais et Louis Baudin. En revanche, il est incontestable qu'il existe entre
les penseurs des deux pays d'une part une parenté intellectuelle profonde tenant à
20 L 'ordolibéralisme allemand

leur commune adhésion au libéralisme économique, d'autre part un certain nombre


de spécificités nationales tout à fait significatives qui justifient en définitive la
confrontation de deux courants nationaux.
En bonne logique, cette analyse comparative comprendra donc deux parties, la
première mettant en évidence toutes les similitudes et la seconde toutes les diver-
gences que 1'on peut relever entre le néo libéralisme français et 1'ordo libéralisme
allemand.

Les convergences
Ce sont les vastes bouleversements politiques, économiques et intellectuels en-
gendrés par la Première Guerre mondiale, la révolution communiste, la réaction fas-
ciste puis nationale-socialiste et enfin surtout la crise économique mondiale des
années trente qui ont provoqué 1'émergence aussi bien en France qu'en Allemagne
(comme instantanément dans d'autres pays développés) d'une nouvelle forme histo-
rique du vieux libéralisme économique.
Rien d'étonnant donc à ce que, réagissant aux mêmes évènements, un certain
nombre d'économistes français et allemands contemporains aient élaboré une nou-
velle conception économique largement semblable. Cette parenté se traduit dans
trois convergences fondamentales.

Le rejet des nouvelles doctrines économiques collectivistes et autoritaires


En l'espace d'une vingtaine d'années après l'éclatement de la Première Guerre
mondiale et les désordres économiques et sociaux qui 1'ont suivie, une multitude de
doctrines économiques ont surgi ou resurgi et ont rapidement obtenu une adhésion
massive aussi bien dans les milieux intellectuels et politiques que dans 1'opinion
publique. Marxisme, socialisme, corporatisme, planisme, dirigisme, intervention-
nisme, keynesianisme se sont partagé les esprits. Le capitalisme et le libéralisme qui
s'étaient progressivement étendus à 1' ensemble du monde au cours du XIXe siècle
jusqu'en 1941, étaient brusquement considérés comme historiquement dépassés et
comme devant être remplacés par des formes d'organisation et de régulation nou-
velles, collectivistes et autoritaires. Après la Russie et 1'Italie, 1'Allemagne et la
France, et à certains égards les Etats-Unis, mirent d'ailleurs en application ces idées
nouvelles, sous des formes variées, dès les années trente.
Néolibéraux français et ordolibéraux allemands faisaient alors partie de la très
petite minorité de penseurs qui résistèrent à cet engouement massif et à cette vision
fataliste de 1'Histoire. Au contraire de 1'opinion générale, ils considéraient que
toutes ces doctrines prétendument nouvelles ne constituaient en réalité que des for-
mes modernisées des vieilles doctrines précapitalistes et prélibérales d'avant la ré-
volution industrielle (mercantilisme, caméralisme, corporatisme ... ) que le dévelop-
pement économique avait logiquement et progressivement fait disparaître et que
seule la régression économique, due à la guerre et à des erreurs de politique écono-
mique, avait passagèrement réactualisées. Ils démontraient en conséquence que ces
doctrines devaient fatalement échouer dans 1' organisation économique et sociale
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 21

des sociétés développées et de surcroît entraîner, comme Friedrich von Hayek l'a
particulièrement montré dans son fameux ouvrage La Route de la servitude, une ré-
gression politique au détriment des libertés fondamentales. L'histoire a, on le sait,
rapidement établi la justesse de la plupart de ces analyses et de ces prévisions.
L'adhésion commune aux principes essentiels du libéralisme classique
Bien loin de considérer, comme leurs adversaires, le libéralisme comme une
doctrine historiquement dépassée, tous les ordo- et néolibéraux estiment au
contraire qu'elle est d'autant plus actuelle que l'économie est plus développée et
que la découverte de l'harmonie préétablie entre la libre poursuite des intérêts parti-
culiers et l'intérêt général de la collectivité dans une économie de marché de libre
concurrence constitue un progrès fondamental de la connaissance économique pour
l'organisation efficace d'une économie évoluée et complexe. Ils entendent donc re-
prendre les principes essentiels de la doctrine libérale classique tels qu'ils ont été
formulés par François Quesnay et Adam Smith et progressivement développés et
approfondis par leurs successeurs du XI.Xe siècle, David Ricardo, Jean-Baptiste Say,
Stuart Mill, Frédéric Bastiat, Charles Dunoyer, Carl Menger, Auguste Walras,
Alfred Marshall: liberté de production et d'échange, libre concurrence, libre
fonctionnement du mécanisme des prix, propriété privée et stabilité monétaire. Tous
considèrent que seule une économie fondée sur ces principes est susceptible
d'assurer durablement à la fois l'allocation optimale des ressources et donc le
progrès économique et la stabilisation optimale des processus et donc 1' équilibre
économique.
Mais si les néo- ou ordolibéraux proposent le maintien ou la restauration des
grands principes du libéralisme classique, ils estiment aussi, et c'est par là qu'ils se
distinguent nettement de leurs prédécesseurs et veulent instaurer un libéralisme mo-
deme, que cette restauration ne suffit pas et que des corrections sont indispensables
pour éviter une dégradation progressive du système et de ses performances. Ils
pensent que les grands économistes classiques du XVIIIe et du XI.Xe siècles ont bien
perçu la nécessité de libérer 1' économie de toutes les entraves étatiques inutiles ou
même nocives, mais qu'ils n'ont pas su ou pu de leur temps percevoir la nécessité
de bien organiser cette liberté pour éviter que celle-ci ne dégénère et ne com-
promette ainsi le bon fonctionnement et fmalement 1'existence même de 1'économie
de marché.
Une volonté commune de rénovation du libéralisme traditionnel
Aux yeux des nouveaux libéraux français et allemands, 1' expérience historique a
montré que la simple instauration du «laissez-faire» et du «laisser-passer» en-
gendre généralement un extraordinaire dynamisme économique mais est également
susceptible d'engendrer dans certaines circonstances des abus de la liberté de la part
des entreprises, en particulier la restriction de la libre concurrence, et par là même
des déséquilibres économiques ainsi que des distorsions sociales et donc une dys-
harmonie croissante entre intérêts particuliers et intérêt général. Celle-ci entraîne à
son tour le rétablissement d'interventions publiques qui aggravent généralement le
22 L'ordolibéralisme allemand

dysfonctionnement du système et par voie de conséquence sa contestation publique


et provoquent éventuellement son abandon. Le libéralisme absolu, le « laissez-
faire», est donc susceptible d'aboutir à sa propre destruction et au rétablissement de
formes d'organisation étatique antérieures et inférieures à 1' économie de marché.
Pour éviter une telle évolution régressive, les néo- et ordolibéraux considèrent
qu'il faut substituer à la notion d'ordre naturel des premiers libéraux, justifiant une
liberté absolue, celle d'ordre positif ou légal, instituant une liberté soigneusement
organisée, c'est-à-dire une constitution économique comparable à la constitution
politique d'une démocratie libérale et tout un régime juridique public et privé né-
cessaire à 1'encadrement des libertés économiques ainsi qu'à la satisfaction des be-
soins collectifs ou à la compensation des difficultés sociales. En particulier,
l'instauration d'une économie de marché efficace et stable exige une législation très
précise de la propriété, des contrats, de la faillite, des brevets, de la concurrence, de
1' émission monétaire et du crédit, du système fiscal, du travail, de la solidarité
sociale, ainsi qu'une définition soigneuse des modalités d'intervention économique
et sociale de l'Etat compatibles avec le bon fonctionnement du système. C'est par
1'ensemble de ces compléments et perfectionnements de 1' organisation que les nou-
veaux libéraux entendent rénover et améliorer la conception libérale traditionnelle
et répondre ainsi aux conditions de 1' économie du xxe siècle ainsi qu'aux objections
de leurs adversaires.
Cette commune volonté de perfectionnement et d'actualisation de la doctrine li-
bérale ne s'est pas seulement manifestée dans les écrits de tous les néo- et ordo libé-
raux français et allemands. Elle s'est également traduite dès avant la guerre dans
l'organisation d'une rencontre internationale qui peut être considérée comme l'acte
de naissance officiel du nouveau libéralisme, le Colloque Walter Lippmann, du nom
d'un grand journalisme américain qui venait de publier un ouvrage très remarqué,
The Good Society, traduit en français sous le titre La Cité libre.
Ce colloque, organisé par Louis Rougier, eut lieu à Paris du 26 au 30 août 1938.
Y participèrent, outre Walter Lippmann et les Autrichiens Friedrich von Hayek et
Ludwig von Mises, Louis Baudin, Jacques Rueff et de nombreux autres du côté
français ainsi que Wilhem Ropke et Alexander Rüstow du côté allemand.
W. Eucken qui y avait été invité, n'avait pas obtenu à l'époque l'autorisation de
quitter 1'Allemagne. Au terme de discussions de très haut niveau et particulièrement
animées, on s'en doute, dans ce moment si critique de 1'histoire européenne, un
manifeste commun proclama les principes qui viennent d'être évoqués ainsi que la
volonté unanime de contribuer à leur diffusion et il fut décidé à cet effet de créer un
Centre international de rénovation du libéralisme. Le déclenchement de la guerre
empêcha la réalisation de ce projet, mais l'idée n'en fut pas perdue. Elle fut reprise
en 1947 avec la création en Suisse, sous l'égide de F. von Hayek, de la Mont
Pélerin Society, fameuse internationale libérale, à laquelle participèrent immédia-
tement la plupart des nouveaux libéraux, avec cette différence, par rapport au Col-
loque Walter Lippmann, qu'après la guerre le nombre des participants allemands, et
surtout américains, est devenu sensiblement plus important que celui des partici-
pants français.
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 23

Au regard de toutes ces données, il est clair qu'il y a eu dès le départ des
convergences extrêmement fortes entre les néolibéraux français et les ordolibéraux
allemands et que leur accord sur les options doctrinales essentielles les distingue
nettement des adeptes de toutes les autres conceptions économiques dans leurs pays
respectifs. Mais il y a indiscutablement aussi, et c'est peut-être plus intéressant à
relever dans une optique comparative, un certain nombre de divergences mineures
mais significatives, tenant aux conditions nationales spécifiques, à la fois réelles et
intellectuelles, dans lesquelles les deux doctrines ont été élaborées.

Les divergences
Il est bien connu que, si 1' évolution économique, sociale et intellectuelle a été en
Europe occidentale assez homogène du moyen âge jusqu'à la Révolution indus-
trielle, il n'en a plus été de même à partir de la fin du XVIIIe siècle, en particulier
entre la France et l'Allemagne. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que des
doctrines substantiellement semblables, mais élaborées dans un environnement dif-
férent, aient présenté des caractéristiques nationales spécifiques. Dans le cas du
nouveau libéralisme du milieu du xxe siècle, on peut relever, me semble-t-il, trois
différences notables entre la pensée des néolibéraux français et celle des ordolibé-
raux allemands, tenant aussi bien à des traditions intellectuelles qu'à des conditions
économiques différentes.
Une approche théorique différente des phénomènes économiques
L'analyse économique repose sur une tradition scientifique différente dans les
deux pays. Depuis le XI.Xe siècle, la science économique française s'est caractérisée
essentiellement par une approche abstraite et déductive à partir de modèles mathé-
matiques de la réalité économique fondamentale. Successivement, les principaux
théoriciens français après J.-B. Say, à savoir Arsène Dupuit, Augustin Cournot,
Auguste et Léon Walras et fmalement, au tournant du siècle, Clément Colson ont
été des mathématiciens et parfois même des ingénieurs de formation, qui se sont ef-
forcés de mettre en équations les comportements et les relations économiques pour
en dégager des lois économiques pures. Les deux principaux représentants du néo-
libéralisme français, J. Rueff et M. Allais, élèves à Polytechnique de C. Colson,
poursuivent tout naturellement cette tradition d'élaboration d'une «physique so-
ciale ». Dans leurs premiers ouvrages de caractère méthodologique, ils affirment
d'ailleurs clairement cette orientation et l'appliquent ensuite délibérément en étu-
diant, l'un les principaux déséquilibres et mécanismes de rééquilibre à l'aide de
techniques économétriques, l'autre les conditions mathématiques de l'équilibre gé-
néral et de l'optimum global de l'économie. C'est à partir de cette analyse rationa-
liste de 1'économie de marché, faisant dans une large mesure abstraction des formes
concrètes de la propriété, des marchés et de la concurrence, que l'un et l'autre
mettent en évidence le mécanisme des prix et la libre concurrence comme condi-
ti ons nécessaires et suffisantes du bon fonctionnement de 1'économie et
1' interventionnisme incohérent des pouvoirs publics comme source essentielle de
perturbation du système.
24 L'ordolibéralisme allemand

Toute autre est l'approche théorique des ordolibéraux en fonction de la tradition


scientifique allemande. Les grands économistes allemands du XIXe siècle après
Johann von Thünen, à savoir Friedrich List, Wilhem Roscher, Bruno Hildebrand,
Karl Knies, Gustav von Schmoller, ont pratiqué une approche inductive et concrète
des réalités et des tendances historiques ainsi que des systèmes économiques, mé-
thode encore appliquée et développée au :xxe siècle par Max Weber et Werner
Sombart. Même si W. Eucken a eu l'ambition de dépasser synthétiquement la fa-
meuse querelle des méthodes entre les historistes allemands et les théoriciens autri-
chiens par la technique de l'abstraction isolante empruntée à la phénoménologie
husserlienne, sa théorie des types d'organisation de 1' économie, 1' Ordnungstheorie,
qui constitue la base théorique de l'ordolibéralisme, se situe bien dans la droite
ligne de la tradition allemande, de même d'ailleurs que l'analyse des styles écono-
miques d'A. Müller-Armack ou celle des grandes étapes historiques d'A. Rüstow.
L'étude des formes concrètes de la propriété, des marchés et de la concurrence en
Allemagne explique aussi que, pour les ordo libéraux, 1' économie de marché se
trouve menacée non seulement par la perturbation externe des interventions de
1'Etat, mais aussi et même principalement par le dérèglement interne du système du
fait des monopoles et cartels privés, ce qui entraîne une opposition plus radicale au
«laissez-faire» et l'adhésion à une forme plus rigoureuse d'économie de marché
concurrentielle, la Wettbewerbsordnung.
Naturellement, il conviendrait de ne pas exagérer cette opposition épisté-
mologique entre les raisonnements hypothético-déductif et empirico-inductif en vi-
gueur respectivement en France et en Allemagne. Les auteurs allemands et français
connaissaient les écrits des uns et des autres. W. Eucken par exemple cite J. Rueff
et celui-ci à son tour se réfère à W. Rôpke. Il n'en reste pas moins que la différence
d'approche théorique est tout à fait indiscutable et marquante.

Une option philosophique et éthique différente


Le choix d'un système économique et social ne repose pas seulement sur des
analyses théoriques mais implique également des options de philosophie et
d'éthique sociale. A cet égard également, on peut constater une divergence sensible
entre néolibéraux français et ordolibéraux allemands, tenant à des traditions natio-
nales différentes et qui ne sont pas sans conséquences sur certaines conclusions po-
litiques.
Depuis la Révolution française, la philosophie politique et sociale est en France,
on le sait, profondément libérale et individualiste. Même si le libéralisme écono-
mique se trouve mis en question et contesté par les doctrines socialistes ou dirigistes
du :xxe siècle, et même si 1' on restaure progressivement en France un dirigisme néo-
colbertiste et si 1' on y instaure un vaste interventionnisme macro-économique, la
philosophie politique et sociale ambiante demeure paradoxalement tout à fait anti-
étatiste. Les néolibéraux français insèrent donc tout naturellement leur doctrine
économique dans ce courant de pensée dominant et mettent avant tout l'accent, no-
tamment chez Louis Baudin et Daniel Villey, sur l'indivisibilité de la liberté et sur
la méfiance à 1'égard de tous les empiètements de 1'Etat sur la sphère individuelle
L'ordolibéralisme ou lafonne allemande du néolibéralisme 25

de liberté ou la souveraineté de l'individu. La liberté économique est présentée, in-


dépendamment même de son efficacité économique, comme le complément néces-
saire de la liberté politique et sociale et comme une condition indispensable à
1'épanouissement de la personne humaine.
L'ordolibéralisme s'insère au contraire dans la toute autre tradition collective de
1'Allemagne, marquée depuis le XIXe siècle par une philosophie idéaliste et commu-
nautaire dans laquelle la notion d'ordre et la préoccupation d'harmonie sociale
éclipsent l'idée de liberté individuelle. Les ordolibéraux, adeptes de l'éthique kan-
tienne et même chrétienne, rejettent avec vigueur une philosophie purement indivi-
dualiste et a fortiori la conception hédoniste et utilitariste de ce que A. Rüstow
nomme avec un certain mépris le« paléolibéralisme ».Pour eux, la liberté n'est pas
le bien suprême. Avec Kant, ils prônent la liberté dans le respect de la loi morale,
autrement dit la seule liberté de bien faire et non la liberté absolue. Aussi n'hésitent-
ils pas, quand le bon fonctionnement de 1'économie de marché le requiert, à res-
treindre de diverses manières la liberté économique dans l'intérêt général. Plus
qu'au bien-être individuel et même à l'épanouissement de la personne, l'économie
doit être, selon eux, orientée vers le bien commun et W. Ropke ne craint pas à cet
égard d'affirmer son profond accord avec l'enseignement communautariste de
l'Eglise.

Une conception différente de l'action politique


Même si, comme on l'a vu, tous ces penseurs s'accordent sur la nécessité d'une
rénovation de 1'ancien libéralisme, les ordo libéraux allemands sont à cet égard, en
vertu de leurs analyses théoriques comme de leurs options philosophiques et peut-
être aussi de conditions économiques différentes, plus exigeants que les néolibéraux
français et cette divergence d'appréciation était déjà apparue lors du Colloque
Walter Lippmann.
Peu sensibles aux dangers émanant de grands groupes privés et très sensibilisés
au contraire aux perturbations dues à des interventions publiques intempestives, les
néolibéraux français insistent avant tout sur les disciplines à imposer à 1'Etat, no-
tamment dans le domaine de l'émission monétaire et de la fiscalité. Dans la tradi-
tion walrassienne, ils ne s'opposent pas en revanche au maintien d'un secteur public
important, pourvu que celui-ci respecte une gestion au coût marginal. Pour le sec-
teur privé, ils se satisfont de la création des conditions juridiques d'une concurrence
libre et loyale, mais n'entendent pas s'opposer systématiquement à la formation de
cartels ou de structures oligopolistiques susceptibles, selon eux, d'engendrer une ef-
ficience technique supérieure et une compétition plus active et par là favorables à
l'intérêt général. Enfm, pour la couverture des risques sociaux, ils sont avant tout
favorables à la prévoyance individuelle et à l'assurance privée.
Les ordolibéraux allemands, quant à eux, proposent des solutions plus radicales
en ajoutant à la discipline qui doit être imposée à 1' action étatique des contraintes
nettement plus fortes pour le secteur privé. En particulier, ils appellent à
l'instauration d'une politique de concurrence parfaite poursuivie avec rigueur, fon-
dée sur l'interdiction des cartels et pouvant aller jusqu'au démantèlement
26 L 'ordolibéralisme allemand

d'entreprises dominantes ou la fixation publique des prix. Ils considèrent également


qu'il convient de compléter l'instauration de cette économie concurrentielle en
mettant en œuvre une politique sociale et même sociétale très active, non seulement
pour corriger ses conséquences humaines éventuellement défavorables, mais aussi
pour créer des conditions sociales favorables à son bon fonctionnement et au déve-
loppement d'une société libre et juste. L'appui systématique aux petites et
moyennes entreprises tout comme la privatisation massive des entreprises publiques
et plus généralement la démocratisation de la propriété du capital constituent à cet
égard des interventions stratégiques. Il est clair aussi que cette conception beaucoup
plus constructiviste exige un Etat plus fort et plus actif que ne le souhaitent les néo-
libéraux français.
Cette opposition générale des conceptions de 1' action publique ne doit pas mas-
quer des divergences semblables existant à l'intérieur même des deux courants. Par
exemple, sur la régulation de 1' émission monétaire, J. Rueff est favorable au retour
à l'étalon-or, tandis que M. Allais se retrouve avec W. Eucken pour souhaiter un
système d'étalon-marchandises et la couverture intégrale du crédit, et que la plupart
des autres penseurs des deux côtés s'en tiennent à la politique monétaire tradi-
tionnelle. A. Rüstow adopte comme M. Allais une taxation totale de l'héritage,
alors que tous les autres néo-et ordo libéraux s'y opposent. Plus on considère le dé-
tail des réformes préconisées, plus on rencontre des points de vue opposés, mais à
l'intérieur des deux courants tout autant qu'entre eux. Il convient également de no-
ter que les positions ont beaucoup évolué des deux côtés au cours du temps en
fonction des évènements comme des analyses, par exemple sur la politique de
concurrence chez les ordo libéraux ou sur 1'organisation monétaire nationale et in-
ternationale chez les néolibéraux français comme chez les ordolibéraux allemands.
Il n'en reste pas moins que dans l'ensemble, la conception de ces derniers a toujours
représenté une rupture plus nette avec 1'ancien libéralisme que celle des néo libéraux
français.
En conclusion de cette rapide revue des convergences et divergences entre ces
deux courants nationaux du libéralisme au milieu du xxe siècle, il convient de noter
que la plupart des maîtres de cette époque ont disparu au cours des années soixante,
que de nouvelles générations de penseurs ont pris le relais et surtout que, depuis
lors, la doctrine libérale s'est beaucoup transformée dans les deux pays en fonction
de l'approfondissement des analyses comme de l'évolution des faits et notamment
de la restauration progressive de 1' économie de marché et de politiques libérales.
On peut à cet égard relever à la fois une convergence et une divergence des évolu-
tions dans les deux pays.
La convergence tient au fait qu'aussi bien en France qu'en Allemagne les pen-
seurs que nous avons évoqués ont beaucoup perdu de leur influence au profit de
nouveaux maîtres, à savoir d'une part ceux de la vieille école autrichienne
(L. von Mises et F. von Hayek) et d'autre part ceux des nouvelles écoles
américaines (Milton Friedman, James M. Buchanan ... ). Plus précisément, l'on peut
dire que, du point de vue de 1'approche théorique et de la conception philosophique,
les nouvelles générations d'économistes libéraux ont adopté aujourd'hui l'optique
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 27

évolutionniste, subjectiviste et individualiste des Autrichiens au détriment aussi


bien du rationalisme objectiviste français que du constructivisme comniunautariste
allemand. Quant aux recherches théoriques ponctuelles et aux recommandations
pratiques, elles se situent aujourd'hui nettement dans le sillon de la nouvelle
économie politique, du nouvel institutionnalisme, de la théorie du public choice ...
des Américains3 , ce qui appuie un libéralisme beaucoup plus radical. On observe
indiscutablement dans les deux pays une évolution parallèle d'un libéralisme à forte
organisation économique et à orientation sociale marquée vers un libéralisme plus
flexible et plus individualiste, voire même un ultra-libéralisme, et le passage
commun d'une conception d'Economie sociale de marché à une conception
d'économie capitaliste de marché. Il y a une sorte d'inversion de l'évolution du xxe
siècle, un retour en arrière vers le XIXe siècle, qui s'observe également dans les
réformes et les politiques économiques pratiquées. On peut dire, je crois, que, sur le
plan des idées libérales, le XXIe siècle sera sûrement plus proche du XIXe que du xxe
siècle et ceci tant en Allemagne qu'en France.
La différence notable entre les nouveaux libéraux français et allemands actuels
réside, me semble-t-il, dans le fait qu'il y a encore en Allemagne, malgré
l'influence très concrète exercée durant de longues années par F. von Hayek à Fri-
bourg même une certaine référence au moins formelle et verbale aux maîtres ordo-
libéraux et notamment à W. Eucken, alors qu'on constate en France une réelle rup-
ture à cet égard et la volonté d'une véritable refondation du libéralisme sur des réfé-
rences autrichiennes et américaines ainsi que sur la redécouverte des libéraux fran-
çais du XIXe siècle, en particulier F. Bastiat etC. Dunoyer. Les néolibéraux français
du xxe siècle sont soit purement et simplement ignorés, soit critiqués et rejetés.
4
Dans son dernier ouvrage Le Libéralisme , le principal représentant français
contemporain de ce courant, Pascal Salin, ne fait aucune référence aux néolibéraux,
sinon pour souligner au passage avec vigueur 1'opposition philosophique, métho-
dologique et pratique entre l'œuvre de F. Bastiat et celle de M. Allais ou de
J. Rueff. Cette différence d'attitude des jeunes libéraux allemands et français
s'explique peut-être en partie par la différence des systèmes universitaires: il n'y a
pas dans 1' enseignement économique allemand une séparation comparable à celle
qui existe en France entre Polytechnique et universités ni une semblable indépen-
dance statutaire des jeunes universitaires par rapport à leurs maîtres, ce qui ne favo-
rise évidemment pas la constitution d'écoles ou du moins de filières intellectuelles
au profil très marqué. L'absence en France d'une grande revue libérale commune
comme Ordo en Allemagne5 constitue évidemment un facteur de dispersion. Enfin,
il est clair que les jeunes économistes allemands désireux de se trouver des

3. Voir à ce sujet en particulier l'article de Laurence Simonin, p. 67-76 de ce recueil.


4. P. Salin, Libéralisme, Paris, Odile Jacob, 2000.
5. H.O. Lenel, H. Grôner, W. Hamm, E. Heuss, E. Hoppmann, E.-J. Mestmlicker, W. Môschel,
J. Molsberger, P. Oberender, A. Schüller, V. Vanberg, C. Watrin, H. Willgerodt (dir.), Ordo, Jahrbuchfür die
Ordnung von Wirtschaft und Gesel/schaft, Stuttgart, Lucius & Lucius, revue annuelle éditée depuis 1950
contenant à la fois des articles sur des thèmes de politique économique actuelle, d'actualité économique
internationale et de nouvelles exégèses sur les grands auteurs ordolibéraux.
28 L 'ordolibéralisme allemand

prédécesseurs libéraux dans leur propre pays disposent d'un vivier historique moins
large et moins varié que leurs homologues français, notamment au XIXe siècle.
Mais encore une fois, par-delà ces différences formelles, il y a indiscutablement
une évolution parallèle des conceptions dans les deux pays, qui ne traduit pas seu-
lement, comme ce fut le cas au milieu du xxe siècle, une commune réaction à
l'encontre d'évènements semblables, mais aussi une tendance beaucoup plus mar-
quée à une homogénéisation de la science et de la doctrine économiques, faisant
petit à petit disparaître les spécificités nationales de la pensée économique sous
l'influence du phénomène de la globalisation. En ce sens, je conclurai, en réponse
au thème central de cette séance, que si l'ordolibéralisme n'était sûrement pas à
l'origine la forme allemande d'un libéralisme anglo-saxon, il est en train de devenir,
tout comme le nouveau libéralisme français, la forme nationale d'un libéralisme
austro-américain de plus en plus universel.

Notes de l'éditeur

Jacques Rueff (1896-1978): son œuvre, axée principalement sur la théorie monétaire,
propose une réflexion sur les causes et les conséquences de l'inflation: sur le plan
national, 1'inflation supprimait la tendance au rééquilibre de la balance des paie-
ments et amenait le déficit extérieur. Sur le plan international, le gold exchange
standard détraquait la tendance à 1'équilibre des échanges entre les nations et blo-
quait le mécanisme de la régulation monétaire. L'inflation avait des conséquences
politiques et sociales graves car, reliant les droits de propriété aux richesses exis-
tantes, la monnaie exprimait 1' ordre social. Un déséquilibre monétaire pouvait donc
mettre en périll' ordre social.
Walter Eucken (1891-1950): l'objectif premier est l'humanisation de l'économie in-
dustrielle moderne. La politique du« laissez-faire» telle que pratiquée par le capita-
lisme traditionnel débouche sur la constitution de monopoles, sources de déséqui-
libres graves dans le fonctionnement du marché. La régularisation des marchés,
condition de l'établissement d'une concurrence parfaite ne peut se faire par le seul
mécanisme des prix. Stabilité monétaire et surveillance des monopoles sont les
conditions essentielles au bon fonctionnement de 1' économie de marché.
Maurice Allais (1911) : critiquant les conditions de l'équilibre général walrasien, il a
souligné 1'opposition entre le point de vue éthique et celui de 1' efficacité. Centrant la
théorie économique sur la recherche de 1'efficacité économique maximale, il a ap-
pliqué sa théorie aux questions du coût marginal des infrastructures dans le domaine
des transports, inspirant ainsi 1'actuelle politique communautaire de libéralisation
des transports. Il a également reformulé une théorie de 1'utilité fondée sur une ana-
lyse du goût du risque : le fameux «paradoxe d'Allais » prouve que le goût du
risque differe non seulement selon les agents mais aussi en fonction de la distribu-
tion des risques. Dans le domaine de la monnaie, M. Allais, soucieux de confronter
la théorie à la réalité par l'économétrie, a mo~tré qu'il y a un lien entre la masse
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 29

monétaire et le niveau général des prix mais que le coefficient de proportionnalité


est influencé par la« mémoire économique».
Wilhem Ropke (1899-1966): son œuvre se compose principalement de deux grandes
trilogies, écrites l'une de 1942 à 1945 (La Crise de notre temps, Civitas humana,
Communauté internationale) et l'autre entre 1950 et 1960 (Mesures et Milieu,
L'Economie mondiale au XIX siècle et Au-delà de l'offre et de la demande) dans
lesquelles il développe les thèmes suivants : la civilisation occidentale, chrétienne et
individualiste, l'évolution vers une société de masse, la défense d'une politique
structurelle qui «n'accepte pas au-delà de ce qui est nécessaire les conditions so-
ciales de 1'économie de marché », préconisant une politique non conforme à
1'économie concurrentielle si la personne humaine le justifie (en quoi il se sépare de
W. Eucken), enfin l'inflation en tant que maladie sociale dont Keynes serait large-
ment responsable.
Louis Baudin (1890-1960): Professeur d'Economie politique à Paris, président de
l'Association française de science économique de 1955 à 1964. Principales publica-
tions: directeur de la collection des «Grands économistes»; La Monnaie: ce que
tout le monde devrait en savoir, 1947; L'Aube d'un nouveau libéralisme, 1953. In-
quiet devant les désordres provoqués par 1' ignorance dans laquelle 1'opinion pu-
blique se trouve des grands débats en économie politique, Louis Baudin a eu à cœur
de vulgariser les thèses et les doctrines débattues en son temps. Il a participé au
Colloque Lippmann en 1938.
Alexander Rüstow (1885-1963): fuyant le nazisme, il enseigna à Istanbul de 1934 à
1950 (où il a rédigé l'ouvrage suivant: Das Versagen des Wirtschaftsliberalismus
ais religionsgeschichtliches Problem, Istanbul, Istanbuler Schriften 12, 1945) avant
de revenir à Heidelberg. A développé une philosophie de 1'histoire économique : le
paysan y apparaît comme porteur de liberté et le cavalier incarne la domination; la
liberté n'est pas un paradis perdu mais un idéal à conquérir. Auteur d'une trilogie:
Ursprung der Herrschaft, 1950; Weg der Freiheit, 1952; Herrschaft oder Freiheit,
1957. Il fonda à son retour à Heidelberg l'Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirt-
schaft, véritable groupe de pression néolibéral (voir l'article d'Antoine Menant,
p. 231-242 de ce recueil).
Daniel Villey (1910-1968): Professeur d'économie, co-fondateur avec Jacques Rueff et
Gaston Leduc de 1'ALEPS (Association pour la Liberté économique et le Progrès
social) dirigée aujourd'hui par le professeur J. Garello. Principales publications:
Petite histoire des grandes doctrines économiques, 1944 (réédité en 1996 par
Colette Nême ).
Alfred Müller-Armack (1901-1978): a insisté sur le nécessaire compromis entre li-
berté et justice et a lancé des appels en faveur d'un dialogue entre libéraux et socia-
listes. Nommé par Ludwig Erhard directeur pour les questions de principe (Grund-
satzfragen) au ministère de l'Economie, il devint ensuite secrétaire général pour les
problèmes européens et participera à la rédaction du Traité de Rome et aux pre-
mières négociations en vue de l'adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE.
Louis Rougier (1889-1982): co-organisateur du Colloque Lippmann de 1938.
30 L 'ordolibéralisme allemand

Friedrich Lutz (1901-1975): disciple de W. Eucken, émigré aux Etats-Unis après


1933, a travaillé sur les problèmes monétaires, les encaisses des sociétés et les mé-
canismes d'investissement, établissant un lien entre 1'Ecole de Fribourg et celle de
Chicago, avant de revenir enseigner à Zurich. Principales publications : Theory of
investment of a firm, 1951, Zinstheorie, 1956.
Leonhard Miksch (1901-1950): disciple de W. Eucken, a montré que l'Etat avait le
devoir de faire comme si 1' équilibre de concurrence s'établissait. Conseiller de
L. Erhard auprès du ministère de l'Economie. Principale publication: Wettbewerb
als Aufgabe. Grundsiitze einer Wettbewerbsordnung, Stuttgart, Berlin, 2. erweiterte
Auflage, Godesberg, 1947.
L 'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 31

Razeen SALLY

Ordoliberalism and the Social Market :


Classlcal Polltlcal Economy from Germany

Même s'il est possible d'affinner que l'ordolibéralisme est une version allemande du
néolibéralisme, cette contribution se propose d'établir un certain nombre de distinc-
tions entre la pensée libérale écossaise et les néolibéraux allemands. L'accent mis par
Walter Eucken sur la mise en place et le maintien d'un ordre concurrentiel ainsi que
d'un ordre monétaire stable donne à l'ordolibéralisme une dimension constructiviste
absente du libéralisme classique. Par ailleurs, des économistes comme Alexander
Rüstow ou Wilhelm Ropke, qui incarnent une vision libérale conservatrice de la so-
ciété, se situent certes dans la lignée d'Adam Smith et de David Hume lorsqu'ils
fondent la politique sociale sur le principe de subsidiarité, mais ils s'en distinguent
lorsqu'ils prônent un idéal néoromantique communautariste, loin des valeurs bour-
geoises citadines incarnées par le libéralisme classique.

Moreover, while various tributaries to the broad flow of ideas about economie
individualism and free markets have, over the decades, come down from Manchester,
Vienna, London, Chicago, Virginia and elsewhere, the distinctive Freiburg
contribution, with its concern for the legal and institutional order, is much doser,
methodologically, to the original Glasgow source ofAdam Smith.
Terence Hutcbison

German neoliberalism is a significant, albeit distressingly neglected, body of


thought in the political economy of this century. Few of its main works have ap-
peared in English translation. lt shares with Adam Smith and David Hume, and,
more recently, Friedrich von Hayek, a classical, political economist who focuses on
questions of order, institutions, law and ethics; notwithstanding the differences
between these thinkers and their respective traditions. To employ Terence
Hutchison's characterisation, a mainstream « Ricardian » methodology in eco-
nomies and expresses itself in narrowly economie terms. The other « Smithian »
case for a free market economy goes beyond technical economie analysis to en-
compass the political and social context. This is the lineage in which German neo-
liberalism has to be placed.
It is useful, ab initio, to distinguish between at least two different groups of
thinkers: 1) - the « ordo liberal » economists and lawyers of the Freiburg School,
centred on Walter Eucken and Franz Bôhm; 2)- and the more sociologically, in-
clined Alfred Müller-Armack, Wilhelm Rôpke and Alexander Rüstow. Ali the
above, including Ludwig Erhard, were associated with what was called « social
market economy ». Despite many unifying aspects, it is advisable to keep the terms
32 L'ordolibéralisme allemand

ordoliberalism and social market economy conceptually apart, for there are sub-
stantial differences of emphasis; and sorne differences in content between the
Freiburg School and the « socio-logical-neoliberalism » of the others.

Walter Eucken, Franz Bohm and the Frelburg School :


a theory of economie orders
Let us briefly consider the Ordoliberalism of W. Eucken, the founding econo-
mist of the Freiburg School. In his posthumously published Grundsiitze der
Wirtschaftspolitik, the objectives of a free economie order are twofold : deal with
the problem of scarcity as effectively as possible ; and, in conjunction with « inter-
dependent » social and legal orders, enable individuals, in the Kantian sense, to be
ends in and of themselves, and not to the achievement of others' ends. Freedom in
the economie sphere, in this conception of the « interdependence of orders » is in-
timately linked to the Rule of Law and a society formed « bottom up » and spon-
taneously by families, local associations and the like.
This is the entry point to Eucken' s conception of an Ordo for the economy : a
competitive order (Wettbewerbsordnung) constituted and regulated by a« policy of
order » (Ordnungspolitik) compatible with the Rechtsstaat. lt behoves the state to
set up and maintain the « institutional framework » of the free economie order ; but
however it should not intervene in the price-signalling and resource allocation
mechanisms of the «competitive economie process ». This is the essence of
Ordnungspolitik.
W. Eucken bas eight « constitutive » and four « regulative » principles for such
a « po licy of order ». The constitution of the order requires the realisation of the ba-
sic principle of setting up a functioning priee system. Anything that hinders the
working of this first constitutive principle, such as an anti-cyclical policy, mo-
nopoly formation and exchange controls, should not figure in economie policy.
The second principle concems the « primacy of currency policy » to safeguard
the stability of the value of money. The primacy of priee stability in Eucken's
scherne bas been very influential in postwar West German monetary polie y con-
ducted by an independent Bundesbank.
The third principle is that of open markets, excluding discriminatory interven-
tion by the state and guaranteeing the freedom of trade.
Private property is the fourth constitutive principle; an indispensable precondi-
tion to protect the private sphere of the individual in which he can act freely, re-
maining uncoerced by others.
Then cornes the principle of the freedom of contract that should not, however,
extend to the freedom to prevent others from exercising their freedom of contract.
Following this, is the principle of liability to ensure that risk is tied to responsi-
bility in economie transactions.
It should by now be clear that the constitutive principles, namely open markets,
private property, liability and the freedom of contract, are also the ordering eco-
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 33

nomic principles of the Scottish Enlightenment - the basic policy programme of


classicalliberalism.
In Eucken's scheme, regulative principles that maintain the functioning of the
order should supplement the aforementioned constitutive principles. The main
regulative principle is the competition (or antitrust) policy which is to be exercised
by an independent competition authority. Here, there are activist and discretionary
overtones that may not be compatible with the classical liberal tradition, especially
as expressed in modem times by F. von Hayek.
The Freiburg School clearly has classical liberal concems of order : its institu-
tional underpinning and liberty under the law foremost on its research agenda. If
there is one general and fundamental accusation that one can level against, particu-
larly in its first generation incarnation, is that its leading lights are rather « construc-
tivist » in the Hayekian sense of the term. There is a faith in human intelligence and
knowledge to design or make a new order, or Ordo, and in the subsequent ability of
the state to regulate such an order. W. Eucken chides the classical economists for
their «negative» economie policy, that is, the presumption against govemment
intervention. His argument does take the latter case on board but adds a « positive »
component of govemment action, perhaps most evident in competition policy.
Correspondingly, he seems to have little faith in « spontaneous orders » and their
self-generating properties. Rather, ordoliberalism points to the endogenous
degenerating tendencies of spontaneous orders (especially the rise of private
monopoly power), and recommends the « constructivist » correction of those
tendencies. Furthermore, the Freiburg approach has a rigid and not wholly plausible
distinction between the spontaneity of the economie process, based on freely
forming priees, and the rational-constructivist design and control features of the or-
der ; as if the « process » and the « order » are two strict!y separable spheres.
The thinkers of the classical liberal tradition, most notably the Scots and more
recently F. von Hayek, have a rather different evolutionary conception of the
generation and maintenance of order. Our key institutions of language, law, money
and the market, are complex spontaneous orders, the result of the unintended con-
sequences of human action but not the result of human design. A society based on
individual freedom, and that remains « open » to future development, cannot dis-
pense with these spontaneous orders. Furthermore, this conception has much more
emphasis on the irrationality and fallibility of the individual in conditions of partial
knowledge and uncertainty. There is a role for human design and govemment ac-
tion, but mostly to modify the general features of the order, such as the framework
of general rules, rather than to control specifie processes and outcomes [eg., re-
source allocation in markets]. For these reasons, the work of W. Eucken and his
contemporaries of the Freiburg School, in spi te of their commendable and indispen-
sable role in renewing the classical liberal tradition, is in sorne respects « re-
strained » liberalism, as F. von Hayek puts it.
Eucken' s Freiburg legal colleagues, notably F. Bôhm, enormously influence his
ordoliberalism. In a superbly vivid and pellucid exposition, F. Bôhm elaborates a
theory of « private law society » (Privatrechtsgesellschaft) based on a system of
34 L 'ordolibéralisme allemand

private (or civil) law applied universally and impartially to protect the individual
from interference by other individuals, groups and the state. His emphasis is on
guaranteeing the individual' s civil liberties and autonorny as an economie agent. lt
is a private law society, subsuming the legally protected freedom of the individual
to use his property to enter into transactions and strike contracts with others, which
is the legal bedrock of a free market economy. The state exercises political autho-
rity to lay down and operate the ground rules - the « rules of the game » - to realize
free market conditions and act as a neutral arbitrator, but it should not venture any
further by interfering with the economie process.
As with W. Eucken, F. Bôhm aims to minimize power formations in the state
and society. Deliberate limitation of the fun etions of the state, and its independence
of the volontés particulières of private interests, allows it to exercise qualitatively
more effective action where required, especially in upholding the framework of
general rules and maintaining the order as a whole. The increasing dependence of
the state on « intermediary powers » in industJial societies (large industrial firms,
banks, insurance firms, industry associations, trade unions) represents a weakening
of the state's constitutional mandate in acting impartially and upholding a free or-
der. The volonté générale is thus sacrificed on the altar of the various volontés par-
ticulières ; sorne actors are privileged over others, weakening the « rules of the
game » and undermining the order itself Political intervention in the form of sub-
sidies, tax breaks, the protection of monopolies, priee fixing and trade protec-
tionism, offends against the private law society. This kind of selective intervention
favours particular interest groups and departs from the cardinal principle of the
equality of ali individuals before the law.
This classic essay shows off F. Bôhm at his very best, and strikes a different,
evolutionary note compared with the more rigid and constructivist designs of the
early Freiburg School. There is indeed rouch correspondence between Bohm's pri-
vate law society and the legal base of Hayek's spontaneous order, particularly as
developed in his major work, Law, Legislation and Liberty. Like F. von Hayek and
the Scots be fore him, F. Bohm de fines the rules of private law in a general, abstract
and negative sense, telling individuals what not to do and otherwise leaving them
free to pursue their own interests and discover new actions. Only in this manner is
the system itself open-ended to future evolution.
Drawing on these !essons of history, F. Bôhm believes that the law, and private
law in particular, far from being the mere instrument of political decisions, should
actively shape collective action through juristidictionary enforced general rules.
Such rules of private law and their impartial enforcement serve the function of
separating the powers of the state from those of society, as weil as arbitrating state-
society and intrasocietal conflicts. Thus the law should be a bulwark defending
individual liberty against the tyranny of both majorities and minority interests. The
conceptual and constitutional distinction between state and society is central to
Bôhm's liberal thought and goes against the grain of one influential strand of
German legal thought, from Hegel through to Carl Schmitt, which seeks to dissolve
the state-society distinction.
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 35

W. Ropke, A. Rüstow, A. Müller-Armack, L. Erhard : social market


economy and the soclolog/cal underplnnlngs of llberallsm
The scene now shifts from the legal-economie constitutionalism of the Freiburg
School to the philosophy of history, historical sociology and a piercing cultural cri-
tique. What came to be called « social market economy » addresses the sociological
prerequisites for sustainable economie reform and the realisation of a free market
economy-based society. In the words of Wilhelm Rôpke, what lies « beyond supply
and demand » is at least as important as the laws of supply and demand for the
health and vigour of a society based on individual freedom.
Arguably, there are two different conceptions of the « social » dimension within
the social market economy tradition. A « liberal-conservative »version, associated
particularly with W. Rôpke, and encapsulated in his Jenseits von Angebot und
Nachfrage6, can be reconciled with vision of society shared by A. Smith, D. Hume,
Edmund Burke, Montesquieu, Alexis de Tocqueville and, more recently, Michael
Oakeshott. For this tradition, society is what M. Oakeshott calls « civic associa-
tion », comprising spontaneous formations of small and overlapping groups, from
the family to the church, village, workplace and beyond to various volunteer or-
ganizations. It is these corps intermédiaires, sandwiched between individuals and
the state, which bind people together in social microstructures and prevent a descent
into social atomization and anomie. W. Rôpke believes that this social vision is
indeed compatible with a free market economy and a limited (but important) role
for the state. In contrast, an overactive state busy interfering in resource allocation
and with myriad social policy objectives, usurps the functions of, and fatally un-
dermines, the traditional, « natural communities »of civic society. L. Erhard, in his
many speeches and writings during his tenure in high office, seemed to share
Ropke's liberal-conservative conception of social market economy.
The alternative view of social market economy is more « social democratie » in
orientation and stems from A. Müller-Armack. Like John Stuart Mill before him,
A. Müller-Armack seems to make a strict distinction between production, to be or-
ganized on the basis of free competition, and distribution. The state should have an
active social policy to redistribute the fruits of a free market economy in the name
of equal opportunity and social justice. Central to Müller-Armack's thought is a
conception of « social irenics », an attempt to reconcile and harmonize seeming
conceptual opposites such as liberalism and socialism, and Catholic social ethics
with the Protestant equivalent. In this spirit, he envisaged an « irenic » order for
post-war Germany, fmding a balance between market freedom and social protec-
tion.
Ail the votaries of the social market economie tradition, and particularly
A. Rüstow, depart from the pragmatic empiricism of the classicalliberal tradition in
one major respect. A. Smith, D. Hume and their successors embrace the expansion
of commercial society and its bourgeois, urban values. On the other hand, there is a

6. W. Rôpke, Jenseits von Angebot und Nachfrage, Erlenbach-Zürich-Stuttgart, 1958.


36 L 'ordolibéralisme allemand

strain in the German social market economie tradition that is impossibly idealistic
and romantic, castigating the urban values of mass society and wishing for a retum
to communitarian life in small towns and villages dominated by small enterprises
and citizen-burghers - an idealized version of cantonallife in Switzerland.

Conclusion
Taken as a package, German neoliberalism can be considered as an update and
renewed version of the Scottish-English classical liberal tradition on German soil -
with the significant exception of Müller-Armack's social democratie, redistributive
notions of social market economy. Freiburg-style ordoliberalism does anticipate
elements of the New Political Economy, such as public choice, constitutional eco-
nomies and the new institutional economies. Nevertheless, it also harks back to the
more rounded case for free markets in A. Smith, in which economie freedom forms
part of the philosophical, legal and historical argument for a more encompassing,
indivisible freedom. The liberal-conservative view of social market economy, allied
to the legal-economie case for free markets and a limited state, is also largely com-
patible with the classicalliberal tradition.
L 'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 37

Michel SENELLART

Michel Foucault :
la critique de la Gesellschaftspolltlk ordolibérale

A la fin des années 70, Michel Foucault entreprend,. dans ses cours au Collège de
France, de retracer la généalogie de la raison gouvernementale moderne. Cette dé·
marche le conduit tout d'abord à examiner le libéralisme économique du xviiïe siècle,
où il voit l'émergence d'un nouvel art de gouverner, régi par un principe d'auto/imita-
tion, puis à analyser les deux grandes formes contemporaines du néolibéralisme :
l'ordolibéralisme allemand et le libéralisme libertarien de l'Ecole de Chicago. Décrivant
le premier comme le modèle de la plupart des programmes gouvernementaux dans les
pays capitalistes européens, il s'attache à montrer quels traits originaux, sur le plan
théorique, le distinguent du libéralisme classique et quelles conséquences en dé-
coulent sur le plan pratique. Celles-ci résident essentiellemen~ à ses yeux, dans la
«politique de société » (Gesellschaftspolitik), que doit mettre en œuvre le gouverne-
ment pour assurer le bon fonctionnement du marché : « gouvemementalité » libérale,
corrélative du principe régulateur de la concurrence parfaite, dont les deux axes prin-
cipaux consistent dans la formalisation de la société selon le modèle de l'entreprise et
dans les procédures de l'Etat de droit. La liberté économique, au nom de laquelle se
trouve récusée toute forme de dirigisme étatique, conduit ainsi à faire de la société
l'objet d'une intervention gouvernementale permanente. C'est ce paradoxe qui cons-
titue, pour Michel Foucault (rompant alors avec un certain radicalisme militant),
l'« espace de jeu » des nouvelles luttes politiques.

A la fm des années 70, Michel Foucault entreprend, dans ses cours au Collège
1
de France, de retracer la généalogie de la raison gouvernementale moderne • Cette
démarche, qui le fait remonter aux premiers siècles du christianisme et passe par
l'analyse de la rationalité étatique des XVIe·XVIIe siècles (l'idée de «raison
d'Etat»), le conduit à s'intéresser longuement au libéralisme, sous ses formes clas-
siques et contemporaines. Après avoir décrit, dans le premier cours, 1' émergence du
libéralisme économique à partir du problème de la disette2, c'est aux deux grandes
écoles néolibérales, en effet, l'ordolibéralisme allemand et l'anarcho-libéralisme
américain, qu'il consacre l'essentiel du second cours. Un tel intérêt a de quoi
surprendre de la part d'un auteur connu pour son engagement politique, aux côtés

1. Cours de l'année 1977-78: Sécurité, territoire, population (désormais cité STP); cours de l'année
1978-79: Naissance de la biopolitique (désormais cité NBP). L'édition de ces cours, réalisée par mes soins,
doit paraître courant 2003 chez Gallimard-Le Seuil, coll. <<Hautes Etudes». Cf. le résumé qu'en donne
Michel Foucault in Dits et écrits (désormais cité DE), Paris, Gallimard, <<Bibliothèque des Sciences
Humaines», 1994, t. Ill, p. 719-23 et 818-25.
2. STP, leçons 2 et 13.
38 L'ordo libéralisme allemand

de 1'extrême-gauche, dans cette même décennie, et sa cnttque radicale des


mécanismes de pouvoir régissant les sociétés modernes. N'avait-il pas caractérisé
celles-ci, dans Surveiller et punir3 , par l'emprise d'un pouvoir normalisateur
omniprésent, soumettant les individus à des dispositifs permanents de contrôle et de
surveillance? Ce diagnostic n'avait-il pas pour conséquence, notamment, de
brouiller la différence entre sociétés libérales et sociétés totalitaires, les unes et les
autres fonctionnant, à des degrés divers, selon les mêmes techniques
disciplinaires4 ? Etudier le libéralisme, dès lors, n'était-ce pas vouloir dévoiler les
stratégies de domination que masque l'éloge de la liberté individuelle? Ne pouvait-
il s'agir, en somme, que de démystifier la rhétorique libérale, en lui opposant les
effets de 1' obscure volonté de puissance à 1'œuvre dans la civilisation moderne ?
C'est dans un tout autre esprit que se développe, en 1978-1979, la recherche de
M. Foucault. L'enjeu, pour lui, n'est pas de dénoncer l'illusion libérale, mais de
montrer en quoi le libéralisme constitue, depuis le XVIIIe siècle, une technologie de
gouvernement originale, productrice sans doute de formes nouvelles de domination,
mais ouvrant également, dans son exercice même, de nouveaux espaces de liberté.
Ce programme, qui s'inscrit dans le cadre d'une problématique profondément re-
maniée5, passe par une analyse remarquable des rapports entre gouvernement et so-
ciété. Alors que la pensée libérale, dans sa version la plus classique, oppose la
société à l'Etat, comme la nature à l'artifice ou la spontanéité à la contrainte6 ,
M. Foucault met en évidence le paradoxe que constitue leur relation. La société, en
effet, représente le principe au nom duquel le gouvernement libéral tend à
s'autolimiter. Elle l'oblige à se demander sans cesse s'il ne gouverne pas trop et
joue, à cet égard, un rôle critique par rapport à tout excès de gouvernement. Mais
elle forme également la cible d'une intervention gouvernementale permanente, non
pour restreindre, sur le plan pratique, les libertés accordées formellement, mais pour
produire, multiplier et garantir ces libertés dont a besoin le système libéral.
Consommateur de liberté, le libéralisme en est également le gestionnaire. Il doit, dit
7
M. Foucault, « organiser les conditions auxquelles on peut être libre » •
C'est ce paradoxe d'une liberté principe d'autolimitation gouvernementale et
objet d'une vigilance active du gouvernement qu'illustre, pour M. Foucault, la

3. M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard,« Bibliothèque des Histoires», 1975 ; rééd. «Tel».
4. Cf.« Crimes et châtiments en URSS et ailleurs ... >>in DE, Ill, 1976, p. 65 : « [ ... ] les Soviétiques, s'ils
ont modifié le régime de la propriété et le rôle de l'Etat dans le contrôle de la production, ont tout simplement,
pour le reste, transféré chez eux les techniques de gestion et du pouvoir mises au point dans l'Europe
capitaliste du XIXe siècle.» M. Foucault, il convient de le préciser, n'emploie jamais le terme «totalitaire>>.
Pour une critique de ce point de vue, cf. par exemple, dans la mouvance de Hannah Arendt, A. Brossat,
L'Epreuve du désastre : le xxe siècle et les camps, Paris, Albin Michel, 1996.
5. Sur ce tournant et les problèmes d'interprétation qu'il soulève, cf. mon article, «Michel Foucault: la
critique de la raison gouvernementale >>in G. Le Blanc, J. Terre] (dir.), Foucault au Collège de France: un
itinéraire, Presses Universitaires de Bordeaux, 2002.
6. Cf. par exemple Th. Paine, Droits de l'homme, 2e partie, trad. franç., Paris, 1792, p. 11 : « Une grande
partie de cet ordre qui règne parmi les hommes n'est pas l'effet du gouvernement. Elle a son origine dans les
principes de la société et de la constitution naturelle de l'homme. Elle existait avant le gouvernement, et
continuerait d'exister si la formalité du gouvernement était abolie. [... ] [Par le jeu de l'intérêt réciproque] la
société réalise pour elle-même presque tout ce qui est attribué au gouvernement >>.
7. NBP, 3e leçon (voir l'extrait de cette séance publié dans G. Le Blanc, J. Terre] (dir.), op. cit.).
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 39

« politique de société » (Gese/lschaftspolitik) ordo libérale. Après avoir présenté le


cadre général de son analyse du libéralisme, nous montrerons quelle place cette
Gese/lschaftspolitik, selon lui, occupe dans la doctrine de l'Ecole de Fribourg et
quelle conclusion il convient d'en tirer.

L'historicité du libéralisme
Comment M. Foucault, dans le premier cours, aborde-t-il la question du libéra-
lisme ? Celle-ci prend place dans un vaste tableau retraçant les principales muta-
tions qui ont marqué, depuis les débuts de 1'ère chrétienne, 1'histoire des pratiques
de gouvernement. Première mutation décisive: l'invention, par le christianisme,
d'un nouveau type de pouvoir, distinct de la domination violente et de la suprématie
légale, prenant en charge les hommes avec patience et fermeté, pour les conduire
individuellement vers leur salut. C'est ce pouvoir pastoral, limité pendant des siè-
cles aux communautés monastiques, qui a constitué la matrice, en Occident, des
techniques de gouvernement mises en œuvre par les Etats modernes. Des règles de
vie cénobitique aux« disciplines» sur lesquelles s'est construit l'appareil de l'Etat
souverain, il n'y a certes pas de continuité directe. Les unes et les autres, toutefois,
dessinent la figure d'une « gouvernementalité » originale, sans exemple dans
d'autres civilisations, individualisant les hommes dans le mouvement même par le-
quel elle les assujettit.
Deuxième mutation : 1'essor des Etats administratifs, aux XVIe -XVIIe siècles, sur
les ruines de la respub/ica christiana médiévale. Avec 1' effondrement du rêve
d'unité religieuse et politique qu'avaient incarné l'Eglise et l'Empire, c'est la dy-
namique de la puissance, dans un monde livré à la concurrence des forces, qui de-
vient le moteur de la vie des Etats. Le fait, sans doute, est bien connu des historiens.
L'intérêt de l'analyse de M. Foucault, cependant, est de montrer comment
1'élaboration des techniques gouvernementales requises par ce contexte, au nom de
la« raison d'Etat», s'est accompagnée de la formation de nouveaux objets, absents
de la réflexion politique antérieure. C'est ainsi qu'il souligne l'importance de la
« population », comme source de richesse, force de travail, réserve de guerre, dans
le discours mercantiliste. Pour atteindre ses objectifs, 1'Etat doit veiller désormais à
accroître sa population, ce qui implique qu'il en connaisse le nombre, maîtrise les
variables qui 1'affectent et pourvoie à ses besoins. De là le développement parallèle
de la statistique, science du dénombrement des choses relatives à l'Etat, et de l'éco-
nomie, science de la production des richesses. L'Etat de police (l'Etat de bien-être,
Wohlfahrtsstaat, des pays germaniques), qui fait du« bonheur» des sujets la condi-
8
tion de sa propre puissance , représente la synthèse de cette double exigence
politico-démographique.

8. Cf. la définition de la« police» que donne J.H.G. von Justi au XVIIIe siècle (Grundsiitze der Policey-
Wissenschaft, Gôttingen, 1756; trad. franç. : Eléments généraux de police, Paris, 1769, préface): <<La police
n'a pour but que d'assurer le bonheur de l'Etat par la sagesse de ses règlements, et d'augmenter ses forces et sa
puissance autant qu'il en est capable». Voir le commentaire de M. Foucault dans sa conférence« Omnes et
singulatim : vers une critique de la raison politique » in DE, IV, 1981, p. 158-160. Pour une présentation
40 L'ordolibéralisme allemand

Or la population est autre chose qu'une simple somme d'individus. Elle né-
cessite d'autres formes de contrôle, d'autres modes d'incitation ou de sanction que
ceux employés pour s'assurer de la docilité des sujets. C'est l'entrée en scène de ce
personnage collectif, peu malléable, résistant sourdement aux décrets d'une po-
litique autoritaire, qui va entraîner, au XVIIIe siècle, la troisième grande mutation
dans le champ des pratiques gouvernementales. Dans l'Etat de police, en effet, la
population demeurait un objet passif, soumis à la volonté toute-puissante du prince.
Essentiellement conçue comme force productive, elle était d'autant plus utile
qu'elle était mieux encadrée et disciplinée. Objet d'une réglementation indéfinie, la
population, de la sorte, n'avait aucune épaisseur propre par rapport au souverain.
Elle n'était rien d'autre que la masse des sujets soumis à sa loi. Cette manière de la
traiter, selon M. Foucault, change complètement au XVIIIe siècle. On va la consi-
dérer désormais, non plus comme une collection de sujets devant obéir au souve-
rain, mais comme un ensemble de processus qu'il faut connaître et respecter pour
agir sur elle. Ce qui apparaît alors, en d'autres termes, et vient se substituer au vo-
lontarisme de l'Etat de police, c'est la « naturalité de la population »9 • Celle-ci ne
s'offre pas passivement à l'action du souverain. Dépendante de toute une série de
variables, elle cesse d'être transparente à sa volonté. Il est donc nécessaire, si l'on
veut l'accroître, la réduire ou la distribuer de façon nouvelle, d'agir sur tout un en-
semble de facteurs - flux de monnaie, exportations, importations, usage des terres
etc. - apparemment sans rapport immédiat avec elle. Alors qu'elle était tenue, dans
la pensée mercantiliste, pour la source principale des richesses de 1'Etat, « elle a
perdu son rôle de cause initiale», écrit Jean-Claude Perrot, «pour devenir simple
indicateur des effets économiques »10 • Ce n'est plus la population qui fait la ri-
chesse, mais la richesse qui devient un facteur de l'essor démographique 11 •
Le lieu théorique de ce renversement fut le discours de l'économie politique 12 •
La naturalité de la population, en effet, ne constitue pas un phénomène singulier,
accessible au seul regard du démographe par les moyens de 1' enquête statistique,
même si les calculs de l'« arithmétique politique »ont joué un rôle essentiel dans sa
13
découverte , mais un aspect du processus général de la production des richesses.

générale du discours allemand de la Polizei, cf. M. Senellart, «La science de la police et l'Etat de bien-être en
Allemagne» in A. Caillé, Ch. Lazzeri, M. Senellart (dir.), Histoire raisonnée de la philosophie morale et
politique, Paris, La Découverte, 2001, p. 473-483.
9. STP, 3e leçon.
10. J.-C. Perrot, Une histoire intellectuelle de l'économie politique (XVIf-XVIIf siècles), Paris, EHESS,
1992,p.151.
11. Comme l'écrivait F. Quesnay, par exemple, « ( ... ] les royaumes ne sont peuplés qu'à peu près en
raison de leurs richesses. Ce n'est pas la population qui répare les richesses, ce sont les richesses qui réparent
la population» (cité par A. Puvilland, Les Doctrines de la population en France au XVIIf siècle, Lyon,
Imprimerie de la « Revue judiciaire », 1912, p. 124).
12. Sur cette question, cf. l'article fondamental de J.-C. Perrot, «Les économistes, les philosophes et la
population » ih J. Dupâquier, Histoire de la population française, t. 2, Paris, PUF, 1988 ; rééd. «Quadrige»,
1995, p. 499-551 ; article repris in J.-C. Perrot, Histoire intellectuelle de l'économie politique, op. cit., p. 143-
192.
13. Cf. notamment J. Graunt (1620-1674), Natural and Po/itical Observations Mentioned in afollowing
Index, and made upon the Bills of Mortality, Londres, 1662 ; 5e éd., 1676 ; rééd. in The Economie Writings of
Sir William Petty, éd. par C.H. Hull, Cambridge, 1899 ; trad. annotée par E. Vilquin, Observations naturelles
L'ordolibéralisme ou lafonne allemande du néolibéralisme 41

C'est cette reconnaissance de mécanismes économiques échappant au dirigisme de


l'Etat qui marque, pour M. Foucault, la naissance du libéralisme.
Le libéralisme, tel que le conçoit M. Foucault, se caractérise donc par les traits
suivants:
1. Il s'inscrit dans une histoire discontinue, conflictuelle, non finalisée, et
doit être pensé lui-même dans sa dimension d'événement. Ce qui
implique, tout d'abord, de reconstituer son contexte de formation : la
question de la disette et le problème de la circulation des grains, dans la
14
première moitié du XVIIIe siècle , mais aussi de ne pas le figer dans une
formule ou un corps de principes immuables. Le libéralisme ne
représente pas l'accomplissement d'un progrès multiséculaire ni
l'avènement d'une vérité définitive, mais la solution originale d'un
problème historiquement situé. C'est pourquoi il ne saurait demeurer
perpétuellement identique à lui-même. Ceci explique, notamment, la
manière dont M. Foucault, dans le second cours, aborde le
néolibéralisme. L'historicité de la position libérale interdit d'interpréter
ce dernier comme un simple retour à la pureté de la doctrine classique et
oblige à prendre en compte la distance historique qui les sépare.
2. Le libéralisme, ainsi considéré, doit se comprendre, non comme une
théorie ou une idéologie, mais comme « une forme de réflexion critique
15
sur la pratique gouvernementale » au nom de l'idée qu'« on gouverne
16
toujours trop » • Cette critique peut s'appliquer à une
« gouvernementalité » antérieure: c'est contre l'interventionnisme de
1'Etat en matière économique, auquel elle oppose le principe du
«laissez-faire», qu'elle s'exerce, au XVIIIe siècle 17• Mais elle prend
également la forme d'une autocritique radicale. Est-il vraiment
nécessaire de gouverner? Jusqu'où? A partir de quel seuil gouverne-t-
on déjà trop? Telles sont les questions, pour M. Foucault, qui font du
libéralisme une pratique de gouvernement originale, liée, dans son
fonctionnement, à la critique permanente d'elle-même.
3. Cette critique est inséparable d'une problématique de la « société »
comme espace régulé par le jeu des intérêts individuels. « C'est au nom
de celle-ci qu'on va chercher à savoir [ ... ] sur quoi il est inutile ou

et politiques sur les bulletins de mortalité, Paris, INED, 1977. Ce texte est considéré comme le point de départ
de la démographie moderne. Sur la place de l'arithmétique politique anglaise dans l'histoire de la statistique,
cf. A. Desrosières, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte,
1993; rééd. 2000, p. 34-37.
14. Sur cette question, cf. STP, 2e leçon.
15. Résumé du cours NBP, DE III, p. 822.
16. Ibid., p. 820.
17. Comme l'a bien montré Steven Kaplan (Bread, Politics and Po/itical Economy in the Reign of Louis
XV, La Haye, Martinus Nijhoff, 1976 ; trad. franç., Le Pain, le Peuple et le Roi, Paris, Perrin, « Pour
l'histoire)), 1986}, c'est le procès de la« police)) qu'instruit l'économie politique libérale, au milieu du XVIIIe
siècle, lors de la grande querelle sur la liberté des grains.
42 L'ordolibéralisme allemand

nuisible que [le gouvernement] intervienne »18 • L'idée de société


constitue, en quelque sorte, l'interface entre le gouvernement, dans son
effort pour s'autolimiter, et la population, dont le «bonheur» exclut
toute forme de dirigisme étatique. C'est pourquoi M. Foucault voit,
dans le libéralisme, le cadre général de ce qu'il nomme le «bio-
pouvoir», ou la« biopolitique »19 , ce pouvoir, autrement dit, qui prend
en charge, non plus les individus, afin de les assujettir par des
techniques disciplinaires, mais la population, afin de réguler ses
processus biologiques (natalité, mortalité, longévité, etc.).
4. Le libéralisme, enfin, n'est pas lié à une théorie économique parti-
culière. Il ne naît pas avec la Richesse des nations d'Adam Smith et
comprend aussi bien les thèses de 1' école physiocratique que celles des
économistes écossais. Au-delà de leurs différences sur le plan doctrinal,
ces écoles, en effet, partagent une même confiance dans les mécanismes
spontanés de l'économie. Pourquoi ne pas parler, dès lors, de « natura-
lisme gouvernemental »20 ? Si le libéralisme ne se réduit pas au
«naturalisme», c'est en raison du rapport de consomma-
tion 1production qu'il entretient avec la liberté, condition d'exercice de
ce nouvel art gouvernemental, qu'il lui faut à la fois respecter, entretenir
et contrôler.
Ce sont ces différents caractères qui permettent de comprendre l'intérêt spécial
accordé par M. Foucault aux thèses de l'Ecole de Fribourg dans le contexte de
l'Allemagne d'après-guerre.

La théorie ordollbérale ou la concurrence comme objectif de l'art


gouvernemental
M. Foucault consacre cinq leçons à l'analyse de ce discours, soit presque la
moitié du cours, composé de douze séances. Il convient d'en décrire brièvement le
contenu, avant d'examiner de plus près le rôle attribué à la Gesellschaftspolitik.
Les deux premières leçons s'attachent à souligner les différences entre le libéra-
lisme classique et le néolibéralisme allemand21 • Ces différences tiennent, pour une
part, à une situation historique inédite, et donc à des raisons factuelles et contin-
gentes, et, pour une autre part, à des raisons théoriques et structurelles. La première
différence est relative au problème de 1'Etat : alors que le libéralisme classique
(celui du XVIIIe siècle) exerçait une fonction essentiellement critique par rapport au
modèle de l'Etat de police, le néolibéralisme, confronté à l'absence d'Etat suite à

18. Résumé du cours NBP, DE III, p. 820.


19. Cf. M. Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, «Bibliothèque des Histoires », 1976, p. 184.
Sur l'élargissement que représente la problématique du bio-pouvoir par rapport au modèle disciplinaire, cf. la
dernière leçon du cours de 1976, «Il faut défendre la société», éd. par M. Bertani et A. Fontana, Paris,
Gallimard-Le Seuil, « Hautes Etudes », 1997, séance du 17 mars 1976, p. 216-226.
20. NBP, 3e leçon.
21. NBP, leçons 4 et 5.
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 43

l'effondrement du nazisme, se trouva investi d'une fonction constructive et pro-


grammatrice. Pour la première fois, la question du libéralisme n'était plus de savoir
comment limiter l'Etat, mais comment le faire exister. De là, une problématique ra-
dicalement nouvelle : non plus celle de 1'Etat minimum au nom des mécanismes du
marché, mais celle de 1'étatisation à partir de 1' économie. La liberté économique
22
comme« amorce pour la formation d'une souveraineté politique » , vecteur d'une
23
«fondation légitimante de l'Etat » , c'est cela que M. Foucault déchiffre dans le
discours de Ludwig Erhard du 21 avril 1948 devant le Conseil économique à
Francfort, donc il conunente la phrase:« Ni l'anarchie ni l'Etat-termite ne sont des
formes de vie valables. Seul un Etat établissant à la fois la liberté et la responsabi-
24
lité de ses citoyens peut légitimement parler au nom du peuple » • La seconde
différence consiste dans le déplacement qu'effectue le néo libéralisme « de
25
l'échange à la concurrence dans le principe du marché » • Alors qu'au xvnr siècle,
le marché se définit par 1'échange entre deux partenaires, la plupart des libéraux, au
XI.Xe siècle, -Léon Walras, Marshall, en Angleterre, J.G.K. Wicksell en Suède-
affirment qu'il repose avant tout sur la concurrence, seule capable d'assurer la
rationalité économique par le mécanisme des prix. Les néo libéraux s'inscrivent
dans la continuité de courant, mais n'en tirent pas la même conclusion. La priorité
de la concurrence n'induit pas, selon eux, le principe du «laissez-faire», commun
aux libéraux des XVIIIe et XI.Xe siècles, en dépit de leurs divergences, mais la
26
nécessité d'une« gouvemementalité active» de la part de l'Etat • «La concurrence
pure, écrit-il, [ne pouvant] être qu'un objectif, [ ... ] suppose [ ... ] une politique
indéfmiment active. [Elle] est donc un objectif historique de l'art
27
gouvernemental » •
D'un côté, donc, un problème historique: l'absence d'Etat, liée à une méfiance
profonde vis-à-vis de toute institution étatique, après le traumatisme de 1'expérience
28
nazie • De l'autre, une solution théorique: la refondation de l'Etat à partir de la li-
berté du marché, permettant à la fois de le légitimer et d'en limiter l'exercice («la
29
liberté de marché conune principe organisateur et régulateur de l'Etat » ). Le para-
doxe est que cette solution, qui repose sur un concept anti-naturaliste de la concur-
rence pure, implique une intervention constante du gouvernement. C'est cette gou-
vemementalité que M. Foucault analyse dans les deux leçons suivantes.

22.JVBP,4e1eçon.
23. Ibid.
24. Ibid. Cet extrait du discours de Ludwig Erhard est cité par F. Bilger, La Pensée économique libérale
de l'Allemagne contemporaine, Paris, Librairie Générale de Droit, 1964, p. 211.
25. JVBP, se leçon.
26. Ibid.
27. Ibid.
28. M. Foucault insiste longuement, dans cette leçon, sur la manière dont les ordolibéraux ont utilisé le
nazisme comme« champ d'adversité» nécessaire à la définition de leur objectif. Il voit dans le nazisme, non
pas certes la matrice négative de leur conception, mais le modèle, ou plus exactement le repoussoir, qui leur a
permis, après la guerre, de déployer leur stratégie.
29. Ibid.
44 L'ordo libéralisme allemand

La 6e leçon pose le problème de la nature des interventions gouvernementales,


puis développe la question des « actions conformes », en s'appuyant
essentiellement sur les Grundsiitze de Walter Eucken et sa distinction entre
politique régulatrice et politique ordonnatrice. Cette dernière, en particulier, (qui
porte sur le « cadre », autrement dit 1'ensemble des facteurs qui interagissent avec le
marché, sans être eux-mêmes de nature directement économique: démographie,
droit, enseignement, environnement etc.) lui permet d'affirmer que le gouvernement
néolibéral « n'est pas un gouvernement économique, comme celui auquel
songeaient les Physiocrates» (c'est-à-dire un gouvernement qui n'aurait qu'à
reconnaître et observer les lois économiques), mais « un gouvernement de société »,
un gouvernement, autrement dit « [qui] a à intervenir sur la société elle-même dans
sa trame et dans son épaisseur [ ... ] pour que les mécanismes concurrentiels [ ... ]
30
puissent jouer le rôle de régulateur » . C'est la politique définie par Alfred Müller-
Armack sous le nom de Gesellschaftspolitik et dont la cible n'est pas 1'homme
consommateur, mais l'homme de l'entreprise et de la production. Généraliser la
forme-entreprise à tous les niveaux de la vie sociale, tel est, selon M. Foucault,
1'enjeu de la politique néolibérale31 •
La 7e leçon analyse l'autre aspect de la gouvernementalité néolibérale: non plus
«la formalisation de la société sur le modèle de l'entreprise »32 , mais
l'interventionnisme juridique, au nom des principes de l'Etat de droit. Comment
appliquer ces principes à l'ordre économique? Non par une intervention directe sur
le processus économique, à la façon des systèmes d'économie planifiée, mais par
l'établissement d'une «règle du jeu »33 , encadrant la liberté des acteurs éco-
nomiques, sans l'orienter, la corriger ni la contrôler. Assez curieusement, c'est chez
Friedrich von Hayek, dont il commente longuement certains passages de La Route
de la servitude, que M. Foucault trouve la meilleure expression de cette conception
de l'Etat de droit en économie. L'Etat de droit, dans cette perspective, n'est pas
autre chose que le contraire du plan34 : un système de règles procédurales, en
somme,- bien que M. Foucault n'emploie pas ces termes-, et non une vision de
1'Etat déterminée par certaines fins 35 • M. Foucault conclut cette leçon en montrant
comment cette idée d'un droit comme règle de jeu imposée à des joueurs libres de
leur jeu entraîne nécessairement une croissance de la demande judiciaire, afin
d'assurer la régulation sociale des conflits, frictions, nuisances etc. provoqués par le
comportement des acteurs économiques. « Plus la loi devient formelle, plus

30. NBP, 6e leçon.


31. Ibid.
32. NBP, r leçon.
33. Ibid.
34. Ibid. Cf. F. von Hayek, The Road to Serfdom, Chicago UP, Londres, Routledge, 1944; trad. franç. de
G. Blumberg, Paris, Librairie de Médicis, 1946; rééd. Paris, PUF, «Quadrige», 1993. Voir le chapitre VI,
p. 58-67: <<Le planisme et la règle de la loi», que l'on peut rapprocher du ch. 15 de The Constitution of
Liberty, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1960 : <<Economie Policy and the Rule of Law>> (trad. franç. de
R. Audouin et J. Garello, La Constitution de la liberté, Litec, << Liberalia », 1994, p. 221-33).
35. Sur cette distinction, implicite chez F. von Hayek, entre deux types de libéralisme: «the ''procedural
rules" liberalism >>et« the "end-state" liberalism )), cf. N.P. Barry in A. Peacok, H. Willgerodt (dir.), German
Neo-Liberals and the Social Market Economy, Londres, The Macmillan Press, p. 111-112.
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 45

l'intervention judiciaire devient nombreuse »36 • Société d'entreprise -i.e. d'unités


sociales élémentaires conçues sur le modèle de 1' entreprise - et société judiciaire -
caractérisée par un besoin croissant d'arbitrage juridique- constituent donc, à ses
37
yeux, « les deux faces d'un même phénomène » •
Dans la ge leçon, enfin, M. Foucault, constatant qu'il en est venu à parler« lon-
guement, trop longuement peut-être, du néolibéralisme [ ... ] sous sa forme alle-
38
mande » , expose les raisons, méthodologiques et théoriques, pour lesquelles il
s'est attardé sur ce problème, puis explique comment s'est diffusé ce modèle alle-
mand, en France et aux Etats-Unis, consacrant l'essentiel de la séance à l'analyse de
la politique sociale française sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing et le
gouvernement de Raymond Barre.

Les ambivalences de la • Gesellschaftspolltlk •


La« politique de société» apparaît donc, dans l'analyse de M. Foucault, comme
le prolongement logique du programme ordolibéral sur le terrain social. Elle repré-
sente, au même titre que la législation antimonopolistique, 1'une des conditions es-
sentielles du bon fonctionnement du marché, et témoigne à son tour de la nécessité
d'une intervention continue de l'Etat pour garantir les règles du jeu économique. A
la différence de la politique économique, toutefois, dont les objectifs sont purement
39
négatifs - éliminer les entraves au mécanisme de la concurrence-, la politique de
société vise une fin positive: aménager la vie sociale de telle sorte que les hommes,
dans leur existence quotidienne, concourent le plus naturellement à la dynamique
du marché concurrentiel.
Cette politique, à vrai dire, est marquée par une double ambivalence, selon
qu'on l'interprète en termes de politique sociale ou de Vitalpolitik, pour reprendre
un concept d'Alexandre Rüstow. Sous le premier rapport, la «politique de société »
présente deux caractères distincts, l'un négatif, l'autre positif; sous le second, elle
révèle une équivoque fondamentale dans son attitude face aux effets du marché.
M. Foucault utilise parfois 1' expression de «politique sociale » pour désigner la
40
Gesellschaftspolitik • Mais cette politique sociale constitue, à ses yeux, le contraire
de celle préconisée dans une économie de bien-être. Alors que, dans cette dernière,
elle est conçue comme un contrepoids aux processus économiques, permettant de
corriger les effets d'inégalité qu'ils engendrent par la socialisation de divers élé-
ments de consommation (médicale, culturelle, etc.), la politique sociale, pour les
ordolibéraux, ne doit pas servir à compenser les effets du marché. Elle ne doit pas
rechercher la péréquation, même relative, dans l'accès aux biens consommables,

36. NBP, 7e leçon.


37. NBP, 6e leçon.
38. NBP, ge leçon.
39. Même si elle recourt, pour les atteindre, à des formes d'action positives, ou actions« régulatrices»,
conformes au principe de la concurrence.
40. Cf. par exemple NBP, début de la 7e leçon: «Donc économie de marché d'une part et politique
sociale active, intense, interventionniste [ ... ] ».
46 L'ordolibéralisme allemand

mais laisser jouer l'inégalité, condition du mécanisme concurrentiel, tout en


1' atténuant par un transfert marginal des revenus les plus élevés aux revenus les plus
41
bas • Elle ne doit pas non plus tendre à la prise en charge par la société des risques,
individuels ou collectifs, auxquels chacun se trouve exposé, mais faire en sorte que
le plus grand nombre dispose de revenus suffisants pour s'assurer lui-même contre
42
ces risques • Politique sociale, donc, essentiellement négative, consistant dans le
refus de toute intervention : en tant que politique sociale, la Gesellschaftspolitik est
donc, en réalité, une non-politique. Ou plutôt, une politique qui se ramène, de fait, à
la seule croissance économique. Tout autre, en revanche, est la « politique de so-
ciété » proprement dite, qui a pour tâche première de « formaliser la société sur le
43
modèle de 1' entreprise » , en favorisant 1' accès du plus grand nombre à la propriété
privée, la construction de maisons individuelles, la décentralisation des lieux
d'habitation et de production, la formation de communautés de voisinage etc.44
La seconde ambivalence est relative à la « politique de société » comprise
comme Vitalpolitik. M. Foucault s'appuie, pour définir cette dernière, sur deux
45
textes de A. Rüstow, l'un tiré de Wirtschaft ohne Wunder , que cite François
46
Bilger , l'autre du Colloque Walter Lippmann de 193847 , auquel il fait plusieurs
fois référence dans ce cours. La «politique de vie», tout d'abord, est parfaitement
homogène à la « politique de société ». Elle désigne 1' action gouvernementale
s'exerçant sur 1'environnement social (die soziale Umweltt 8 pour « constituer une
trame sociale dans laquelle les unités de base auraient la forme de l'entreprise »49 •
Elle représente donc, à ce titre, une politique pour le marché. Revenant plus loin sur
cette Vitalpolitik, toutefois, M. Foucault y dénonce une «équivoque économico-
éthique », autour de la notion même d'entreprise 50 • La généralisation de la forme-

41. NBP, 6e leçon.


42. Ibid.
43. NBP, 7e leçon.
44. M. Foucault s'appuie ici sur un texte de William Rôpke, tiré de Civitas Humana (Erlenbach-Zurich,
Rentsch, 1944; trad. fr., Paris, Librairie de Médicis, 1946, p. 250), que reproduit F. Bilger, op. cit., p. 103. Il
faut, dit ailleurs M. Foucault, non seulement multiplier les petites entreprises, afin d'accroître la liberté de
choix des individus, mais aussi « que la vie même de l'individu, avec par exemple son rapport à sa propriété
privée, son rapport à sa famille, à son ménage, son rapport à ses assurances, son rapport à sa retraite, fasse de
lui et de sa vie comme une sorte d'entreprise permanente et d'entreprise multiple» (NBP, 10e leçon).
F. Bilger, quant à lui, emploie une expression assez proche, quand il écrit que la «politique sociologique>>
conduit à« fai[re] de tous les individus des capitalistes» (ibid., p. 186).
45. A. Huno1d (dir.), Wirtschaft ohne Wunder, Erlenbach-Zürich, 1953.
46. F. Bilger, op. cit., p. 106.
47. Compte rendu des séances du colloque Walter Lippmann (26-30 août 1938), Travaux du Centre
international d'études pour la rénovation du libéralisme, cahier n° 1, avant-propos de L. Rougier, Paris,
Librairie de Médicis, 1939.
48. Expression de A. Müller-Armack, citée par F. Bilger, op. cit., p. 111. Cf. « Die zweite Phase der
Sozialen Marktwirtschaft. »,art. cit. in W. Stützel et al. (éd.), Grundtexte der sozialen Marktwirtschaft, Bonn,
Stuttgart et New York, Ludwig-Erhard-Stiftung, 1981, p. 71-72, où il met en rapport les mesures relatives à
l'ensemble de l'environnement(« die Gesamtheit der Umwe/t »)avec la Vitalpolitik de A. Rüstow: «Die hier
erhobene Forderung dürften etwa dem Wunsche nach einer Vitalpolitik im Sinne von Alexander Rüstow
entsprechen, einer Politik, die jenseits des Okonomischen auf die Vitale Einheit des Menschen gerichtet ist >>.
49. NBP, 6e leçon.
50. NBP, début de la 10e leçon.
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 47

entreprise, en effet, a bien pour but de démultiplier le modèle économique dans


toutes les sphères de la vie sociale. Mais elle sert également à protéger l'individu
des effets aliénants - massification, prolétarisation croissante - de la concentration
industrielle. Elle présuppose donc une certaine conception éthique de la personne,
de ses aspirations et de ses fins. «Le retour à l'entreprise, c'est à la fois donc une
politique économique ou une politique d' « économisation » du champ social tout
entier, de virage à l'économie du champ social tout entier, mais c'est en même temps
une politique qui se présente ou se veut comme une Vitalpo/itik qui aura pour fonc-
tion de compenser ce qu'il y a de froid, d'impassible, de calculateur, de rationnel, de
51
mécanique dans le jeu de la concurrence proprement économique » • C'est pour-
quoi la société qu'appellent les ordolibéraux de leurs vœux est à la fois « une so-
52
ciété pour le marché et une société contre le marché » •
La «politique de société » illustre donc bien le paradoxe de la gouvernementa-
lité libérale, qui s'est fait jour depuis le XIXe siècle : la nécessité de créer, dévelop-
per et protéger les conditions de la liberté, par différentes formes
d'interventionnisme gouvernemental, afin de laisser jouer les mécanismes régula-
teurs du marché. A la nécessité, en somme, de moins gouverner sur le plan écono-
mique répond celle d'étendre l'action de l'Etat sur le plan social. L'ordolibéralisme,
toutefois, occupe une place ambiguë dans le champ du néolibéralisme contempo-
rain, par son hostilité à l'égard du capitalisme, dans lequel il voit une forme dégé-
3
nérée de 1'économie de marché 5 , et sa critique des effets déshumanisants de la
grande industrie. De là l'ambivalence de la Gesellschaftspo/itik par rapport au mar-
54
ché. Ce n'est donc pas du côté de l'Ecole de Fribourg mais de celle de Chicago ,
dans les années 60, qu'il faut chercher la version la plus radicale de l'économisme
néolibéral.
Que penser de cette analyse? On se contentera, pour finir, de quelques brèves
remarques. Il est clair, tout d'abord, que l'exposé par M. Foucault des thèses ordo-
libérales ne prétend être qu'une simple esquisse, axée sur la mise en évidence d'un
problème. On ne saurait donc lui faire grief des raccourcis qu'il utilise, à partir
d'une documentation parfois sommaire (ce qui n'empêche pas, bien entendu, de le
soumettre à l'examen d'une lecture plus savante). Le problème posé, quant à lui, ne
concerne pas tant la spécificité du néolibéralisme par rapport au libéralisme clas-
sique que le rôle joué par la rationalité libérale dans la «naissance de la biopoli-
55
tique » • Comme le reconnaît M. Foucault, dans le résumé du cours, le travail sur
56
ce point reste presque entièrement à faire • Tout au plus le cours a-t-il tracé le

51./bid.
52. Ibid. (souligné par moi).
53. Sur cette distinction entre capitalisme et économie de marché, cf. W. Rôpke, Civitas Humana, op. cit.,
trad. fr., p. 29-39.
54. La théorie du capital humain, développée par les théoriciens de l'Ecole de Chicago (Simons, Becker,
Mincer, etc.), fait l'objet des 9c et lOc leçons de NBP.
55. C'est le titre même, rappelons-le, du cours de 1979.
56.« Ce qui devrait donc être étudié maintenant, c'est la manière dont les problèmes spécifiques de la vie
et de la population ont été posés à l'intérieur d'une technologie de gouvernement qui, sans avoir, loin de là,
48 L 'ordolibéralisme allemand

cadre au sein duquel la question trouvait son sens. Il serait donc utile, pour tester la
validité de ses hypothèses, de reprendre le chantier là où l'a laissé M. Foucault et de
préciser notamment les liens entre la Gesel/schaftspolitik, définie par A. Müller-
Armack, et la Vitalpolitik de A. Rüstow.
Il est permis, en revanche, de discuter la façon dont M. Foucault reconstruit le
discours ordolibéral. Tout se passe comme si ce discours, dans la présentation qu'il
en donne, constituait un ensemble homogène, rigoureusement articulé. Or la Gesel/-
schaftspolitik représente sans doute l'un des points de tension, sinon d'opposition,
entre les membres de l'Ecole. Comme l'écrit F. Bilger, «la politique sociologique
[ ... ] est presque l'antinomie parfaite de la politique des données» défendue par
57
W. Eucken • Alors que ce dernier, en effet, pensait que la croissance économique
portait en elle le progrès social et qu'il fallait, par conséquent, donner la priorité à
l'économie, W. Rôpke, A. Rüstow, A. Müller-Armack, attentifs aux effets négatifs
de la dynamique du marché, insistaient sur la nécessité pour 1'Etat de créer
1'environnement social permettant aux individus de vivre en harmonie avec les lois
du marché. Il est donc nécessaire de montrer quels choix éthiques et culturels se
mêlent, chez les partisans de la « politique de société », au raisonnement écono-
mique. Sans doute M. Foucault s'oriente-t-il dans ce sens, lorsqu'il souligne
l'« équivoque économico-éthique » de ce programme, mais il fait alors d'une ten-
sion interne au discours ordolibéral une ambivalence inscrite dans la doctrine. C'est
toute la question des rapports entre la Wirtschaftspolitik, dont W. Eucken avait
58
énoncé les principes dès 1940 , et la Gesellschaftspolitik qui demande donc à être
réexaminée.
Que nous soyons invités à cette relecture par un questionnement audacieux, qui
transgresse les frontières entre disciplines pour penser les enjeux du présent, tel est
peut-être le principal mérite de l'analyse foucaldienne, et sa contribution originale à
1'histoire des idées économiques.

toujours été libérale, n'a pas cessé d'être hantée depuis le XVIIIe siècle par la question du libéralisme» (DE Ill,
p. 824).
57. F. Bilger, op. cit., p. 186. Cf. également R. Walther, « Exkurs: Wirtschaftlicher Liberalismus » in
O. Brunner, W. Conze et R. Koselleck (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe, t. Ill, Stuttgart, 1982,
p. 813: «Über die konkreten Kompetenzen der politischen lnstanzenfür Eingriffe in den Wirtschaftskreislauf
divergieren die Ansichten unter den Anhângern der Ordo-Konzeption sehr stark ».
58. Cf. Die Grundlagen der Nationalokonomie, Iéna, Gustav Fischer, 1940.
L 'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 49

Jean-Daniel WEISZ

L'Intérêt pour une approche régulatlonnlste


du détour par l'ordollbérallsme

Ces dernières années, l'intérêt pour l'ordolibéralisme en France a connu un certain re-
nouveau. Cette théorie intéresse les économistes français se réclamant de la théorie
de la régulation pour au moins deux raisons. Présenté comme la matrice théorique de
l'économie de marché sociale, l'ordolibéralisme est d'abord devenu un pilier du • capi-
talisme rhénan ». Ainsi, il éveille forcément l'intérêt des auteurs régulationnistes étu-
diant la diversité des systèmes capitalistes et de leurs institutions. Mais à l'encontre
d'une perception traditionnelle de l'ordolibéralisme en France, cet article insiste sur le
fait qu'ils doivent être prudents en abordant ce sujet. Le concept de • capitalisme rhé-
nan » développé par Michel Albert promeut une version biaisée du modèle allemand et
de la place qu'y occupe l'ordolibéralisme. Construite sur une identification entre ordo-
libéralisme, économie de marché sociale et modèle allemand, elle ignore le débat por-
tant justement sur les relations entre ces trois concepts. L'intégration de
l'ordolibéralisme dans la représentation du modèle allemand demande alors d'investir
lourdement dans l'histoire économique et l'histoire de la pensée économique. Mais il
existe une seconde raison pour laquelle les partisans de la théorie de la régulation de-
vraient s'intéresser à l'ordolibéralisme. Les deux théories présentent en effet une si-
militude dans leur processus méthodologique. Elles relèvent le même défi théorique, à
savoir la réconciliation entre l'histoire et la théorie. Comme l'a souligné R. Delorme,
leur noyau théorique repose sur des morphologies de formes (pures ou institution-
nelles) obtenues par le processus d'abduction. Ainsi, en dépit de différences impor-
tantes, la confrontation entre ces deux théories institutionnelles européennes est d'un
intérêt particulier.

A priori, rien ne lie 1'ordolibéralisme et 1'Ecole de la régulation. Leur mise en


relation semble d'ailleurs relever d'un pur anachronisme et d'une redoutable confu-
sion idéologique. L'ordolibéralisme est apparu dans les années 1920-1930 en Alle-
magne comme réaction à la situation perçue de désordre économique et politique,
en opposition au marxisme et à 1'historisme et il s'est imposé dans l'après-guerre
comme une forme typiquement allemande de néolibéralisme. Doté d'un fort
contenu normatir, il délivre le message selon lequel un Etat fort doit garantir le
cadre institutionnel sans intervenir dans le mécanisme des prix.
La théorie de la régulation est née en revanche dans les années 1970 à partir
d'une critique radicale du programme néo-classique. Influencée, au moins à ses dé-
buts, par les théories marxiste, kaleckienne et keynésienne, elle cherche à analyser

1. V. Vanberg, «Die Normativen Grundlagen von Ordnungspolitik >>in Ordo Jahrbuch, Band 48, 1997,
p. 707-726.
50 L'ordo libéralisme allemand

la« croissance et les crises d'une économie riche en institutions »2 • Avec à son actif
le diagnostic précoce du caractère structurel de la crise de la fin des Trente glo-
rieuses, la théorie de la régulation se construit à partir d'un ensemble de recherches
historiques et comparatives et elle promeut« une culture extensive, aux marges de
diverses disciplines des sciences sociales »3 • Mis à part leur enracinement resté très
national, les deux théories semblent donc présenter très peu de surface commune
permettant une mise en relation.
Pourtant, cet article voudrait montrer qu'il y a au moins deux raisons de
4
s'intéresser, du point de vue de la théorie de la régulation, à l'ordolibéralisme • La
première est assez évidente puisque 1'ordo libéralisme est présenté comme la
5
matrice théorique du modèle de l'économie de marché sociale qui inspire elle-
6
même un modèle allemand qualifié de « rhénan » • Dès lors, la relation entre ces
trois concepts ne peut qu'éveiller l'intérêt des auteurs se réclamant de la théorie de
la régulation, attachés à faire ressortir la diversité et la spécificité des systèmes
capitalistes. Le retour sur la relation entre 1' ordo libéralisme, 1' économie de marché
sociale et le modèle allemand conduit toutefois à nuancer la représentation proposée
avec le concept de modèle rhénan et à une plus grande prudence dans 1' étude des
acteurs et des institutions organisant ce modèle.
La seconde source d'intérêt est plus diffuse et n'apparaît clairement qu'à la lec-
ture de l'œuvre fondatrice de Walter Eucken, Les Fondements de l'économie
politique (Die Grundlagen der Nationalokonomie). Au-delà de leurs différences
foncières, les deux théories présentent en effet un point commun: elles tentent
toutes deux d'apporter une réponse à la dichotomie entre l'universel et le singulier,
entre 1' approche historique et 1' approche théorique en faisant précéder 1'approche
théorique d'une analyse morphologique et en privilégiant l'analyse comparée des
systèmes économiques.
Cet article se propose donc d'adopter ces deux points de vue très différents sur
l'ordolibéralisme à partir d'une position commune que l'on peut qualifier de régu-
lationniste.

L'ordollbérallsme et la représentation française du modèle économique


allemand
En France, 1' ordolibéralisme semble avoir longtemps été considéré comme une
curiosité théorique n'ayant d'intérêt qu'historique pour expliquer les fondements du
modèle allemand et plus particulièrement le fameux « miracle économique ». Sou-

2. R. Boyer, «Aux origines de la théorie de la régulation» in R. Boyer, Y. Saillard (dir.), Théorie de la


régulation. L'état des savoirs, Paris, La Découverte, 1995 (voir citation p. 22).
3. Ibid., p. 25.
4. L'auteur s'exprime ici en son nom propre et ne saurait prétendre parler au nom du groupe
d'économistes se réclamant de la théorie de la régulation.
5. La soziale Marktwirtschaft est, selon la conception de son inventeur Alfred Müller-Arrnack, de marché
avant d'être sociale, c'est pourquoi nous préférons la traduction par« économie de marché sociale>> à celle
plus habituelle d'« Economie sociale de marché».
6. M. Albert, Capitalisme contre capitalisme, Paris, Editions du Seuil, 1991, 318 p.
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 51

vent cité dans les manuels historiques comme inspiration du modèle d'économie de
marché sociale, peu de publications lui donnaient une place de choix7 • Plusieurs rai-
sons expliquent ce relatif désintérêt en France pour la théorie ordolibérale. La pre-
mière est très certainement 1' investissement considérable à fournir pour se repré-
senter le paysage d'une littérature qui est essentiellement publiée en langue
allemande et dont la délimitation s'avère délicate. Mais on ne peut non plus exclure
une certaine méfiance pour les écrits provenant d'auteurs «libéraux» proches des
partis conservateurs. Ni même une défiance implicite pour une théorie qui autorisait
apparemment à proclamer libéral un pays où s'observaient pourtant de nombreuses
manifestations de « dirigisme ».
Certes, les chrétiens-démocrates et les libéraux au pouvoir avaient mobilisé de
nouveau l'héritage de Ludwig Erhard, d'Alfred Müller-Armack et de Walter
Eucken au cours des deux« tournants» (Wende) des années 19808 • La poursuite de
la construction européenne et 1' « exportation » en France de certaines spécificités
institutionnelles allemandes, comme l'indépendance de la banque centrale, avaient
aussi attiré 1' attention sur ces économistes, encouragée par la publication en langue
9
anglaise d'ouvrages généraux sur le thème • Mais il aura fallu attendre la fin des an-
nées 1990 pour que se ravive en France l'intérêt pour cette théorie. Le livre de
Michel Albert aura, semble-t-il, joué un rôle important en faisant de
1' ordolibéralisme un pilier du « modèle rhénan » autour du concept d'économie de
10
marché sociale • Avec cet ouvrage insistant sur l'opposition entre deux modèles de
capitalisme, le rhénan et 1' anglo-saxon, 1' ordolibéralisme a été mobilisé comme un
élément du contexte institutionnel de l'Allemagne.
L'ordollb6rallsme dans le modèle rhénan
L'expression « modèle rhénan » a fait florès dans la foulée du succès obtenu par
le livre de M. Albert. Elle désigne un « capitalisme germano-nippon », opposé au
« capitalisme anglo-saxon » et qui trouve ses représentations les plus fortes dans les
pays placés « tout au long du fleuve européen, de la Suisse aux Pays-Bas »11 • Il in-
corpore aussi la Scandinavie- dans une certaine mesure- et le Japon. Mélange de
«corporatisme à la japonaise et à l'allemande »avec une forme d'assurance sociale

7. A notre connaissance, la thèse de François Bilger publiée en 1964 a longtemps été l'unique publication
de référence en France sur ce sujet. On notera aussi l'intérêt qu'a pu porter Michel Foucault à l'Ecole de
Fribourg. Il y fait référence dans ses cours au Collège de France (voir l'article de M. Senellart dans cet
ouvrage p. 37-48).
8. Le premier tournant fut l'arrivée au pouvoir de cette coalition CDU-CSU-FDP après plusieurs années
de coalition entre le parti social-démocrate (SPD) et les libéraux (FDP). Mais le terme de tournant sert surtout
aujourd'hui à nommer la chute du régime de l'ex-RDA et le transfert en Allemagne de l'Est des institutions de
l'Allemagne de l'Ouest.
9. A. Peacock, H. Willgerodt (dir.), German Neo-Liberals and the Social Market Economy, Londres
Macmillan, 1989; A. Peacock, H. Willgerodt (dir.), Germany's Social Market Economy: Origins and Evo-
lution, Londres, Macmillan, 1989.
10. M. Albert, op.cit.
11. M. Albert, op. cit.., p. 25.
52 L'ordolibéralisme allemand

caractéristique des pays alpins, ce modèle est l'image exacerbée de «la nouvelle
Allemagne qui n'est pas d'inspiration prussienne mais bien rhénane » 12 •
13
La place moindre du marché par rapport au modèle « néo-américain » , le rôle
des banques dans le financement et le guidage des entreprises, le consensus social,
la fidélité à 1'organisation et 1' importance de la formation, le rôle des syndicats, la
doctrine ordolibérale et un certain nombre de valeurs communes (rôle du collectif,
faible hiérarchie des revenus) sont les traits caractéristiques de ce « modèle rhé-
nan ». Opposé au capitalisme anglo-saxon, le modèle rhénan « correspond à une
toute autre vision de l'organisation économique, à d'autres structures financières, à
un autre mode de régulation sociale [... ] ses caractéristiques particulières lui
confèrent une stabilité, un dynamisme et une puissance de plus en plus remar-
14
quables » • Le modèle allemand est alors rangé du côté du «capitalisme néo-
corporatiste» avec le Japon et les pays alpins.
Dans cette approche du modèle allemand, les concepts d'ordolibéralisme et
d'Economie sociale de marché jouent un rôle central pour représenter la place et le
rôle de l'Etat dans l'économie. Si les études françaises traitant de la relation entre
l'Etat et l'économie en Allemagne renvoient souvent cette image d'un« Etat subsi-
diaire», moins interventionniste qu'en France et qui se limite à fixer le cadre insti-
15
tutionnel du bon fonctionnement de l'économie allemande , c'est en partie parce
que le regard reste marqué par ce concept de «capitalisme rhénan». Outre ses ap-
ports indéniables pour raviver 1' intérêt porté au modèle allemand, on constate qu'il
a néanmoins contribué depuis les années 1990 à évincer la question de la place et du
rôle de l'Etat allemand. Or, l'immersion dans le contexte «étranger» de
1'Allemagne permet assez vite de constater les limites et les erreurs véhiculées par
cette représentation. Elle ignore la nature particulière de 1'Etat allemand et procède
elle-même d'une image déformée de l'Etat français. Elle conduit surtout à suresti-
mer la place du concept d'économie de marché sociale. L'ouvrage de M. Albert est
à cet égard intéressant parce qu'il contient deux biais majeurs du regard français sur
la relation entre l'Etat et l'économie en Allemagne.
La différenciation opérée par M. Albert entre un capitalisme rhénan et le modèle
français de capitalisme se fonde d'abord pour une large partie sur une opposition
sans nuances -et pour cette raison caricaturale- entre un Etat français « colber-
tiste » 16 et un Etat allemand « (ordo-)libéral », entre un Etat omniprésent et

12. Ibid., p. 24.


13. Michel Albert appelle néo-américain le modèle ayant cours sous Ronald Reagan.
14. M. Albert, op. cit., p. 119.
15. J.-P. Gougeon, L'Economie allemande, Paris, Le Monde Editions, 1993, p. 151.
16. Sur le colbertisme, on se réfèrera à l'excellent ouvrage de Philippe Minard (La Fortune du colber-
tisme. Etat et industrie dans la France des lumières, Paris, Fayard, 1998) qui soumet le mythe colbertiste à
l'épreuve de l'analyse historique. Selon l'auteur,« l'habitude s'est prise d'appeler "colbertisme" toute forme
d'intervention étatique dans le champ économique, qu'elle fùt d'incitation ou d'encadrement réglementaire»
[p. 15). Dans l'instrumentalisation du colbertisme, l'auteur voit surtout une stratégie destinée à diaboliser
l'intervention publique et à faire oublier que «l'économie aussi a des règles sociales». Avant tout, il est
«nécessaire de se déprendre d'un a priori idéologique inspiré de l'ultra-libéralisme contemporain>> [p. 9).
Partant de l'hypothèse que« le colbertisme tout entier s'incarne dans l'inspection des manufactures», l'auteur
a mené une enquête historique approfondie sur le corps des inspecteurs des manufactures et conclut que
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 53

interventionniste et un Etat gagné aux préceptes de 1'économie de marché sociale,


se contentant de garantir le maintien du cadre au sein duquel prend place le jeu éco-
nomique. Or, si elle est sensible au discours sur l'économie de marché sociale, la
représentation de 1'Etat allemand que donne M. Albert reste paradoxalement pri-
sonnière d'une vision très française de l'Etat. La représentation «jacobine» d'un
Etat français centralisé et son transfert implicite sur le cas allemand l'amènent en
effet à ne considérer comme« Etat» que le seul niveau du Bund, confinant les Etats
fédérés allemands, les Lander, dans un statut de régions aux pouvoirs étendus. Sans
aucun doute, l'Etat allemand peut apparaître comme particulièrement en retrait de
1' économie quand les Lander sont laissés de côté !
L'accent mis sur le concept d'économie de marché sociale (soziale
Marktwirtschaft) tend ensuite à identifier le « modèle allemand » ou le « modèle
rhénan» à un processus d'ingénierie institutionnelle et à une théorie néo-libérale
dont les influences auraient été déterminantes pour son organisation. De même,
toutes les institutions sociales de ce modèle sont identifiées à l'adjectif« social»
accolé au terme d'économie de marché. L'ordo libéralisme serait ainsi la matrice
théorique du concept d'économie de marché sociale qui aurait lui-même permis
d'organiser selon des préceptes libéraux le capitalisme allemand d'après-guerre.
Cette surdétermination par 1' ordo libéralisme et 1' économie de marché sociale est un
second biais du regard français sur l'Allemagne. Des pans entiers du modèle alle-
mand sont en contradiction flagrante avec les préceptes ordolibéraux, ce qu'un bref
survol des sujets récurrents de la revue Ordo suffit à prouver. En témoignent laper-
sistance ou le retour progressif à des caractéristiques datant d'avant guerre comme
la concentration des grands groupes industriels et bancaires, 1'organisation encore
actuelle des services de 1'énergie et de la banque ou la prégnance des groupes
d'intérêt défendant les intérêts économiques et sociaux. Les ordolibéraux comme
Franz Bohm et leurs successeurs ne se sont pas non plus illustrés en leur temps
comme de fervents partisans de la cogestion en entreprise.
Pour le chercheur français travaillant sur 1' économie allemande, la « décou-
verte » de 1'ordolibéralisme peut certes apparaître de prime abord comme une au-
baine. Voici donc une théorie née dans les années 1920-1930, s'affirmant après la
Seconde Guerre mondiale et contemporaine du « miracle économique » allemand.
Elle semble avoir inspiré de nombreuses innovations institutionnelles caractéris-
tiques du modèle allemand comme 1' indépendance de la banque centrale ou
d'autorités attachées au respect de la concurrence. Elle marque l'abandon des pé-
riodes d'instabilité économique pendant la République de Weimar et de dirigisme
sous la dictature nationale-socialiste. Dans un pays rétif au keynésianisme,
l'ordolibéralisme peut alors s'imposer comme la manifestation allemande du

<<l'idée communément répandue d'une "tradition française colbertiste ", manière d'atavisme hexagonal,
relève bien plus du cliché que de l'analyse historique. ll faut la remiser au placard des légendes usagées. Le
ministre [Colbert] ne mérite ni cet excès d'honneur, ni cette indignité>> [p. 372].
54 L 'ordolibéralisme allemand

17
« pouvoir politique des idées économiques » et comme la matrice théorique du
modèle d'économie de marché sociale. Il apporterait à l'observateur français des
éléments de réponse décisifs à la question récurrente de savoir quelles forces
organisent le modèle allemand de capitalisme. Mais il faut rester très prudent.
Certains auteurs allemands ont d'ailleurs mis en garde contre cette surdétermination
par 1' ordo libéralisme et 1' économie de marché sociale « constituant une
simplification outrancière de la complexité des institutions de 1'économie politique
allemande » 18 •
Quel traitement de l'ordollbérallsme par la théorie de la régulation ?
S'ils ne manquent pas de citer M. Albert, les auteurs régulationnistes semblent
avoir été pour leur part particulièrement prudents dans leur traitement de
1' ordo libéralisme et de 1' économie de marché sociale. Cette prudence semble
d'ailleurs s'appliquer au modèle allemand en général puisqu'il n'existe pas à notre
connaissance au sein des travaux régulationnistes de monographie dédiée à la ré-
gulation en Allemagne, équivalente aux recherches fouillées menées initialement
sur les USA 19 , ou sur la France20 • L'Allemagne a été le plus souvent traitée dans le
cadre de travaux historiques mobilisant la comparaison intemationale21 ou dans des
ouvrages collectifs mettant l'accent sur la comparaison d'une des cinq formes ins-
titutionnelles distinguées par la théorie de la régulation22 • Un dernier type
d'approche est la comparaison du mode de relation entre l'Etat et l'économie entre
la France et l' Allemagne23 . Si elle permet d'envisager l'ensemble des formes
institutionnelles sous l'angle de la relation Etat-économie, les travaux menés n'ont
pas jusqu'à ces jours atteint une ampleur et un degré de précision suffisant pour
aborder le thème de 1' économie de marché sociale et de 1' ordo libéralisme.
Certainement, une analyse approfondie de la régulation allemande impliquerait
de traiter la séquence liant 1'ordolibéralisme à 1'économie de marché sociale et
celle-ci au modèle économique allemand. Cette séquence pose deux problèmes

17. C.S. Allen, «The Underdevelopment of Keynesianism in the Federal Republic of Germany » in
A.P. Hall (dir.), The Political Power of Economie Ideas: Keynesianism across Nations, Princeton, Princeton
University Press, 1989, p. 263-189.
18. G. Lehmbruch, « RFA : Le cadre institutionnel et les incertitudes des stratégies néo-libérales >> in
B. Jobert (dir.), Le Tournant néo-libéral en Europe, Paris, L'Harmattan, collection «Logiques Politiques»,
1994, p. 201-232 (voir citation p. 209).
19. M. Aglietta, Régulation et crises du capitalisme. L'expérience des Etats-Unis, Paris, Calmann-Lévy,
1976.
20. J.-P. Benassy, R. Boyer, R.M. Gelpi, A. Lipietz, J. Mistral, J. Munoz, C. Ominami, «Approches de
l'inflation : l'exemple français, Rapport de la convention de recherche », n° 22/176 (CEPREMAP/CORDES),
Vol. III, déc. 1977 in Recherches économiques et sociales, no 12, Paris, La Documentation Française;
R. Delorme, C. André, L'Etat et l'économie. Un essai d'explication de l'évolution des dépenses publiques en
France 1870-1980, Paris, Seuil, 1983. On soulignera d'ailleurs l'absence, dans l'état des savoirs sur lestra-
vaux de la régulation réalisés en 1995, d'un chapitre sur l'Allemagne, alors que sont abordés les cas des Etats-
Unis, de la France, des pays scandinaves, du Japon, de la Russie, des pays du Sud et d'Amérique latine.
21. J. Mazier, M. Baslé, J.-F. Vidal, Quand les crises durent, Paris, Economica, 2e éd., 1993.
22. G. Leithauser, «Des flexibilités ... Et pourtant une crise: la RFA>> in R. Boyer (dir.), La Flexibilité du
travail en Europe, Paris, La Découverte, 1986, p. 181-199.
23. C. André, R. Delorme, Les Relations Etat-Economie en France et en RFA: une comparaison, Ronéo-
typé CEPREMAP no 8914, 1989.
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 55

d'importance que nous nous contenterons d'évoquer. Le premier est plutôt d'ordre
théorique. Il s'agit de faire le lien entre la théorie ordo libérale et la « théorie » et la
pratique de l'économie de marché sociale, formulées par A. Müller-Armack et
L. Erhard. Le second est plus empirique et historique puisqu'il s'agit d'interroger le
lien entre 1' ordolibéralisme, 1'économie de marché sociale et le modèle allemand.
Dans quelle mesure la théorie ordolibérale a-t-elle influencé la configuration insti-
tutionnelle actuelle de 1'économie allemande ? Quelle est la part de « mythe »,
d'idéal et de réalité dans l'affirmation que cette économie allemande est une éco-
nomie de marché sociale répondant aux préceptes généraux énoncés par les écono-
mistes ordo libéraux ? Quels faits robustes se cachent derrière 1' affirmation parfois
tactique par les grands partis politiques de la RFA que 1' économie allemande
s'identifie à la soziale Marktwirtschaft?
Répondre à cette question nécessite d'adopter une perspective historique longue,
de remonter à la rupture de l'après-guerre et de saisir les termes d'un débat qui agite
encore les historiens, les économistes et les sociologues allemands. Pour
1' observateur français du modèle allemand, 1'ordo libéralisme représente donc une
forte « barrière à 1' entrée » impliquant un investissement très lourd pour saisir à la
fois 1'originalité de ce programme de recherche, mais aussi pour comprendre son in-
fluence sur le cadre institutionnel de l'économie allemande. L'économiste doit de
plus adopter une démarche pluridisciplinaire qui en appelle à 1'histoire, à la science
politique et au droit pour saisir 1'ampleur d'un programme de recherche qui en-
visage des concepts centraux de pouvoir et d'ordre différant« autant des concepts
24
économiques typiques que des concepts juridiques habituels » •
Une seconde raison peut être invoquée afin d'expliquer le manque d'intérêt des
régulationnistes pour 1'ordo libéralisme. Pour reprendre une distinction soulignée
par G. Lehmbruch à propos du cadre institutionnel de la politique économique, les
travaux régulationnistes traitant de la RFA mettent surtout 1' accent sur
1' organisation des relations entre les acteurs de 1' économie allemande, dont 1'Etat,
et sur les institutions, mais ils s'intéressent peu en revanche à 1' « interprétation
25
idéologique de ces relations » •
Les travaux régulationnistes les plus récents traitant de 1'Allemagne étudient en
effet surtout les systèmes sociaux d'innovation. Un système social d'innovation et
de production est «un ensemble de routines, de procédures et d'institutions régis-
sant les comportements d'innovation et de diffusion aux plans méso- et macro-
26
économiques » • Dans la typologie des principaux systèmes sociaux d'innovation,
l'Allemagne a d'abord été située dans un entre-deux, à mi-chemin entre le capita-
lisme social-démocrate des pays scandinaves, caractérisés par l'organisation et

24. M.E. Streit, M. Wohlgemuth, The Market Economy and the State. Hayekian and ordoliberal concepti-
ons, Max-Planck Institut zur Erforschung von Wirtschaftssystemen, WP n°6, 1997.
25. G. Lehmbruch, op. cil., p. 204.
26. B. Amable, R. Barré, R. Boyer, Les Systèmes d'innovations à l'ère de la globalisation, Paris, Econo-
mica, 1997. Les auteurs ont utilisé à plusieurs reprises l'analyse factorielle des correspondances pour opérer
des distinctions entre les critères gouvernant le changement technique et l'innovation et pour définir les
différents systèmes sociaux d'innovation et de production.
56 L'ordolibéralisme allemand

1'orientation collective des partenaires sociaux et le capitalisme impulsé par 1'Etat


27
(state-led) à la française • S'ils connaissent des évolutions macroéconomiques
similaires, le capitalisme allemand se différencie toutefois du capitalisme français
« qui n'est pas bien équipé [... ] dans les secteurs ou la réactivité et la différenciation
28
par la qualité sont importantes » • Cette analyse par les systèmes d'innovation et de
production a été affinée ultérieurement et elle a permis de faire ressortir quatre
29
grands systèmes d'innovation et de production • Les deux capitalismes français et
allemand se trouvent alors rassemblés au sein d'un «système de l'intégration eu-
ropéenne» défini à partir de ses performances macroéconomiques et d'un certain
nombre de caractéristiques générales : spécialisation sectorielle et scientifi~ue, res-
sources naturelles, ressources humaines, formation et enseignemene . Mais
1'Allemagne y retrouve vite sa position intermédiaire, « entre un modèle public, dé-
centralisé au niveau des Uinder et des principes sociaux-démocrates de négociation
31
entre entreprises, syndicats et responsables administratifs et politiques » •
C'est donc ici 1'angle d'attaque privilégiant la comparaison internationale et
l'organisation des régulations nationales qui implique ce manque d'intérêt. Le ta-
bleau précis du mode de régulation allemand brossé plus récemment par R. Boyer à
l'aide d'une comparaison des systèmes sociaux d'innovation entre le Japon et
1' Allemagne ne fait ainsi aucune référence à 1' économie de marché sociale ou à
32
1' ordolibéralisme •
A notre connaissance, le seul auteur régulationniste faisant explicitement réfé-
rence à 1' ordo libéralisme et à 1' économie de marché sociale dans 1' analyse de
1'économie allemande est Bruno Théret dans un long et dense article méthodo-
logique aboutissant à définir une approche structuraliste des « systèmes nationaux
33
de protection sociale » • Cette approche se base sur la mise en relation de plusieurs
34
ordres composant selon B. Théret la structure élémentaire de la protection sociale •

27. R. Boyer, The Seven Paradoxes of Capitalism ... or is a theory of modern economies sti/1 possible ?,
Ronéotypé CEPREMAP no 9620, 1996.
28. Ibid., p. 61.
29. Ces quatre systèmes sont le système marchand (Royaume-Uni, Etats-Unis, Canada, Australie), le sys-
tème de l'intégration européenne (France, Italie, Allemagne, Pays-Bas), le système social-démocrate (Suède,
Finlande, Norvège) et le système méso-corporatiste (Japon).
30. B. Amable, R. Barré, R. Boyer, op. cit.
31. Ibid., p. 234. Dans l'analyse plus récente conduite par B. Amable et P. Petit, ce modèle européen se
scinde en trois composantes-« réduite», alpine et méditerranéenne- et l'Allemagne est le centre de gravité
d'un groupe européen qui comprend aussi la France, la Belgique, t'Irlande et les Pays-Bas (cf. B. Amable,
P. Petit, The Diversity of social Systems of Innovation and Production during the 1990s, Paris, CEPREMAP,
2001, p. 19). Mais l'analyse alors poursuivie autour de la manière dont ces systèmes sont affectés par
l'internationalisation renvoie l'Allemagne dans un groupe auquel appartiennent les pays alpins, les Pays-Bas,
l'Irlande et le Japon. Au total, si l'Allemagne est régulièrement opposée au système marchand anglo-saxon,
elle peut toutefois être rapprochée alternativement du Japon, de la Suède ou encore de la France.
32. R. Boyer, The embedded innovative systems of Germany and lapan: distinctive features and futures,
Ronéotypé CEPREMAP no 09, 2000.
33. B. Théret, «Méthodologie des comparaisons internationales, approches de l'effet sociétal et de la
régulation : fondements pour une lecture structuraliste des systèmes nationaux de protection sociale >> in
L'Année de la Régulation, Vol. 1, n°l, 1997, p. 163-228 (voir citation p. 216-217)
34. Bruno Théret distingue les ordres économique, politique, domestique et les formes structurelles de
protection sociale et de représentation politique.
L'ordolibéralisme ou lafonne allemande du néolibéralisme 57

La définition de différentes configurations de la protection sociale amène cet auteur


à distinguer quatre« idéal-types harmoniques» pour les USA, le Japon, la Suède et
1'Allemagne (cf. tableau 1). A côté des caractéristiques de corporatisme libéral et
d'individualisme conservateur, l'idéal-type représenté par l'Allemagne est aussi ty-
pique d'un Etat-providence fort et d'une «relation entre les acteurs économiques
collectifs et l'Etat, faible dans le cas d'une Allemagne imprégnée
35
d'ordolibéralisme » • L'ordolibéralisme et l'Economie sociale de marché sont donc
ici mobilisés comme caractéristiques du contexte sociétal dans lequel s'insèrent des
systèmes nationaux de protection sociale.

Tableau 1- Les caractéristiques du contexte sociétal des quatre idéaux-types des


systèmes nationaux de protection sociale

Etats-Unis Japon Allemagne Suède

Libéralisme pluraliste Libéralisme Ordolibéralisme, Social-démocratie,


paternaliste corporatisme libéral corporatisme sociétal
Individualisme Holisme conservateur Individualisme Holisme universaliste
universaliste conservateur
Economie de marché Economie de marché Economie sociale de Economie marchande
généralisée patronée marché administrée

D'après B. Théret, 1997

36
B. Théret s'appuie ici sur un article de G. Lehmbruch qui cherchait à montrer
comment l'ordolibéralisme et l'économie de marché sociale avaient pu être mobili-
sés dans les années 1980 comme alternative spécifiquement allemande aux discours
37
anglo-saxons sur la privatisation et la libéralisation • L'utilisation des deux
concepts dans cette représentation des systèmes de protection sociale semble ici
suivre une logique de construction de catégories opposées sans que la prégnance de
l'ordolibéralisme dans un champ de la protection sociale marquée par l'idée d'Etat
social et s'inscrivant dans un contexte d'histoire longue que l'on fait généralement
remonter au chancelier Bismarck soit réellement prouvée.
Hormis ce bref appel à 1' ordo libéralisme et à 1'économie de marché sociale of-
fert par B. Théret, la théorie de la régulation n'a donc, semble-t-il, guère porté son
attention jusqu'à ce jour sur ces thèmes. Si comme l'affirmeR. Boyer, «la généra-
lité de la théorie ne vient pas d'une dérivation axiomatique mais d'une progressive
généralisation de ses notions de base, de ses outils, de ses résultats »38 , l'étude plus

35. B. Théret, op. cit., p. 218.


36. G. Lehmbruch, op. cit.
37. II soulignait au passage comment ces thèses autorisaient un « grand éclectisme théorique » et tradui-
saient une « tradition idéologique flexible >> (p. 209). L'analyse de la réforme du système de santé montrait
notamment qu'elle ne suivait pas tant la logique de marché et de déréglementation que<< la logique d'un cadre
institutionnel constitué par un réseau d'associations et d'une administration sectorielle >> (p. 219).
38. R. Boyer, Y. Saillard (dir.), op. cit., p. 12.
58 L 'ordolibéralisme allemand

approfondie du modèle allemand semble être une étape nécessaire dans la


construction et la validation de ce programme de recherche dans laquelle
ordo libéralisme et économie de marché sociale auraient toute leur place.

La confrontation théorique entre l'ordollberallsme et la théorie de la


régulatlon39
L'intérêt potentiel de l'ordolibéralisme pour la théorie de la régulation ne réside
pas seulement dans sa mise en relation avec la spécificité institutionnelle du modèle
allemand. Malgré leurs différences, ces deux théories partagent aussi un certain
nombre de traits communs. H.-J. Wagener remarque une même ambiguïté dans la
relation au mainstream néo-classique, un intérêt renouvelé pour les idées
hayekiennes et une même limitation à un contexte national40 • Ces qualités restent
toutefois trop maigres pour justifier une mise en perspective comparée. En fait
l'intérêt d'une confrontation entre l'ordolibéralisme et l'Ecole de la régulation
apparaît au niveau de considérations méthodologiques et concerne avant tout
1' œuvre majeure de W. Eucken, Les Fondements de 1'économie politique (Die
Grundlagen der Nationalokonomie).
L'abstraction Isolante et la conjonction de formes pures chez Walter Eucken
En terme de pensée économique, il existe peu d'indices pouvant mettre un éco-
nomiste français sur la piste des ordolibéraux. Les principaux ouvrages d'histoire de
la pensée économique restent généralement muets sur ce point et la découverte de
l'œuvre majeure de W. Eucken, ses fondements de l'économie politique, est sou-
vent le résultat d'un hasard. La lecture de cet ouvrage publié au début des années
1940 représente pourtant une expérience importante et 1' on pourrait rappeler le
commentaire d'Heinrich von Stackelberg dans la recension qu'il en fit en 1940: cet
ouvrage peut être lu avec grand bénéfice par tous les économistes et surtout par les
étudiants en économie pour connaître les problèmes qui se posent à la science éco-
nomique et pour savoir comment les résoudre 41 •
Comme il l'affirme dans sa première préface, le livre de W. Eucken n'est pas un
ouvrage de méthodologie. Son ambition est bien plus vaste puisqu'il cherche à ré-
soudre ce qu'il nomme la grande antinomie, c'est-à-dire l'opposition apparemment
irréductible entre une approche théorique basée sur la déduction et une approche
historique. Son insatisfaction face à ces deux types de raisonnement qu'il a pu pra-
tiquer tient à l'incapacité dans laquelle se trouve la science économique d'apporter

39. Cette partie doit beaucoup aux résultats d'un colloque organisé en 1998 par le Centre Marc Bloch de
Berlin, le WZB (Wissenschaftszentrum Berlin for Sozialforschung) et l'Université Viadrina de Francfort-sur-
l'Oder et réunissant des économistes français et allemands pour comparer Ordnungstheorie et théorie de la
régulation. Les actes du colloque ont été publiés en 2000. Cf. A. Labrousse, J.O. Weisz (dir.), op. cit.
40. H.-J. Wagener, « Ordnungstheorie and Theory of Regulation: How productive are They? A virtual
Panel Discussion>> in A. Labrousse, J.-D. Weisz (dir.), op. cit., p. 349-370.
41. H. von Stackelberg, « Die Grundlagen der Nationalôkonomie (Bemerkungen zu dem gleichnamigen
Buch von Walter Eucken)» in Weltwirtschaft/iches Archiv, vol. 51, 1940, p. 245-286.
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 59

42
des réponses aux défis qui lui sont posés • L'entreprise de W. Eucken peut alors se
lire comme une tentative de réarticuler les approches théorique et historique autour
d'une logique qui ne soit plus proprement déductive ou inductive. Il s'agit d'une
entreprise menée en amont de la pratique de science économique à un niveau que
1' on peut qualifier d'épistémologique et qui ne vise pas à renier les travaux précé-
demment réalisés, mais à les mettre en contexte historique et géographique.
La méthode de W. Eucken utilise pour ce faire deux instruments, 1'abstraction
isolante et la conjonction de formes pures, sur lesquels il est nécessaire de revenir
brièvement.
L'abstraction isolante est un procédé permettant de pointer et de mettre en relief
ou rehausser des caractéristiques singulières d'une configuration donnée : «nous
nous immisçons dans chacune des configurations concrètes -fermes, ménages-,
nous les étudions sous toutes leurs facettes et nous rehaussons chacune des formes
(élémentaires) qui y sont réalisées (tn'es d'économie dirigée, formes de marchés,
4
systèmes monétaires) par l'analyse » • Au moyen de l'abstraction isolante appli-
quée à des exemples passés et présents d'organisation économique, il est possible
de discerner des formes pures, des invariants qui sont des structures élémentaires
d'organisation du pouvoir assurant la coordination économique. Le procédé de
l'abstraction isolante fait donc intervenir l'observation d'exemples isolés où les
formes pures sont découvertes dans leur combinaison et dans leur morcellement. Au
sein de ce processus de découverte, la priorité est donnée au mode de coordination
des plans et donc au pouvoir économique. L'analyse que mène W. Eucken des
exemples historiques ou actuels choisis se fonde sur 1'étude du cadre institutionnel
entourant les activités de produire, d'échanger et de consommer, à commence par
celle des rapports politiques. Qu'il s'agisse d'un cloître, d'une exploitation fami-
liale, d'une seigneurie, de l'empire inca ou bien encore de l'Allemagne de 1940,
W. Eucken détaille toujours les liens de pouvoir institutionnalisés qui forment le
cadre de 1'ordre économique étudié.
A l'aide de ce procédé, W. Eucken obtient un nombre limité de formes élémen-
taires revenant régulièrement. Elles vont constituer un ensemble appelé « morpho-
logie de formes pures ». Cette morphologie permet alors par conjonction des formes
pures de modéliser les systèmes économiques à toutes les échelles d'une économie
nationale. L'objectif n'est pas de recréer une image de l'économie en conjoignant
progressivement les systèmes ou ordres économiques, mais de fournir un cadre
permettant à la théorisation de prendre pied aux différentes échelles. Le message de
W. Eucken, selon lequel tout processus économique prend place au sein d'un cadre
institutionnel, ne veut donc pas seulement souligner la nécessité d'une politique

42. Sur la situation de la science économique allemande dans l'entre-deux-guerres, on pourra se reporter à
l'ouvrage de Hauke Janssen, Nationalokonomie und Nationalsozialismus. Die deutsche Volkswirtschaftslehre
in den dreifJiger Jahren, Marbourg, Metropolis Verlag, 1998.
43. W. Eucken, Die Grundlagen der Nationalokonomie, Berlin, Springer, 9e éd., 1989 [1940], p. 168:
« Vorhin drangen wir in den einzelnen konkreten Gebilde- BauernhOfe, FronhOfe, Haushaltungen- ein,
untersuchten sie nach allen Seiten hin und hoben die dort realisierten Formen (Arten zentralgeleiteter Wirt-
schaft, Marktformen, Geldsysteme) analysierend einzeln hervor. >>
60 L 'ordolibéralisme allemand

économique garantissant ce cadre. Il insiste aussi sur la nécessité de relativiser toute


théorie économique par rapport à ce cadre institutionnel. C'est alors ce cadre insti-
tutionnel qui ramène les procédés théoriques vers la réalité économique, qui les met
en contexte.
L'Induction généralisante de la théorie de la régulation
La théorie de la régulation peut se définir à la fois comme une théorie macro-
économique avec des institutions et comme un institutionnalisme «ouvert» dispo-
44
sant d'un noyau théorique • Par« ouvert», R. Delorme signifie deux choses. D'une
part, que la théorie de la régulation rejette les lois de développement des sociétés
tout comme la notion d'équilibre. D'autre part, qu'elle s'inscrit dans une démarche
transdisciplinaire.
Comme 1'ordo libéralisme, la théorie de la régulation est née du défi théorique
représenté par une crise économique. L'objectif initial de la théorie de la régulation
a en effet été de comprendre la crise structurelle éclatant dans les années 1970,
45
« beaucoup plus complexe que celles qui 1' ont précédée » • Elle est partie pour
l'essentiel des interrogations d'économistes travaillant pour l'Etat et qui ren-
contraient les plus grandes difficultés à comprendre puis à prévoir 1'évolution éco-
nomique. Selon R. Boyer « la particularité [des approches en termes de régulation]
tient à une inspiration théorique qui part fondamentalement de la tradition marxiste,
se nourrit de références keynésiennes et de travaux d'histoire économique, pour re-
nouveler des interrogations des institutionnalistes et aboutir à une construction qui
46
se veut originale » • En négatif, la théorie de la régulation s'est construite à partir
47
d'une double critique . Celle de l'homo œconomicus et des marchés complets,
d'une part, dont elle récuse la prétention à expliquer, à partir d'un schéma trop sim-
plifié, le fonctionnement d'économies marchandes dans un contexte d'incertitude
radicale. Celle des approches structuralistes marxistes, d'autre part, dont elle refuse
la conception du changement fondée sur la « correspondance entre les rapports de
production et 1'état des forces productives et la dichotomie entre structure écono-
mique et superstructure juridique et politique »48 • Ces origines du programme de re-
cherche de la théorie de la régulation ont été amplement documentées et position-
49
nées par rapport à 1' ensemble des théories dont il se veut 1'héritier •

44. R. Delorme, « Ordnungstheorie and Theory of Regulation compared from the Standpoint of Complex-
ity »in A. Labrousse, J.-D. Weisz (dir.), op. cit., p. 261.
45. R. Boyer, Y. Saillard (dir.), op. cit., p. 72-73.
46. R. Boyer, La Théorie de la régulation: une analyse critique, Paris, La Découverte, 1986, p. 21.
47. R. Boyer, Y. Saillard (dir.), op. cit., p. 58.
48. Ibid., p. 60.
49. R. Boyer, op. cit.,l986; R. Boyer, Y. Saillard (dir.), op.cit; J.F. Vidal, « Birth and Growth of the
Regulation School in the French Intellectual Context (1970-1986) »in A. Labrousse, J.O. Weisz (dir.), op. cit.
On se reportera également aux contributions de Maurice Baslé, de Henri Nadel et des deux éditeurs dans la
première partie de l'ouvrage édité parR. Boyer, Y. Saillard (dir.), op. dt.
L 'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 61

Au cœur de la théorie se trouvent un ensemble de notions « identifiées à 1' aide


50
d'une investigation morphologique et historique » • La théorie de la régulation
articule en effet trois niveaux qui se déterminent mutuellement mais ont des
échelles de temps différentes: le mode de développement, le régime
51
d'accumulation et les formes institutionnelles •
L'échelle la plus générale est celle du mode de développement qui« frocède de
5
la conjonction d'un régime d'accumulation et d'un type de régulation » et permet
de donner une explication endogène de la croissance et des crises. Il signale la
compatibilité entre le régime d'accumulation et la régulation et constitue le niveau
de la crise structurelle. Le régime d'accumulation peut être vu comme un modèle
macroéconomique de croissance mis en contexte. Il comprend les « régularités éco-
nomiques et sociales qui permettent à 1'accumulation de se développer sur le long
53
terme entre deux crises structurelles » et d'assurer «une progression générale et
relativement cohérente de l'accumulation capitaliste, c'est-à-dire permettant de ré-
sorber ou d'étaler dans le temps les distorsions et déséquilibres qui naissent en per-
54
manence du processus lui-même » • Les cinq formes institutionnelles (ou
structurelles) sont la codification d'un ou plusieurs rapports sociaux fondamentaux.
« La théorie de la régulation se fixe comme programme de caractériser ces formes
55
institutionnelles, mais aussi d'analyser leurs transformations permanentes. » Ces
cinq formes sont : les formes de la contrainte monétaire, les configurations du rap-
port salarial, les formes de la concurrence, les modalités d'adhésion au régime in-
ternational et les formes de 1'Etat. Le mode de régulation enfm est un « ensemble de
procédures et de comportements, individuels et collectifs qui a) reproduit les rap-
ports sociaux fondamentaux à travers la conjonction de formes institutionnelles
historiquement déterminées, b) soutient et « pilote » le régime d'accumulation,
c) assure la compatibilité dynamique d'un ensemble de décisions décentralisées,
sans que soit nécessaire l'intériorisation par les acteurs économiques des principes
de l'ajustement de l'ensemble du système »56 •
La cohérence entre le régime d'accumulation ou de croissance et le processus
économique est assurée par 1' existence de formes institutionnelles qui interagissent
entre elles. Dans le long terme, le mode de développement caractérise la forme du-

50. R Delorme in A. Labrousse, J.-O. Weisz (dir.), op. cit., p. 261 : <<An architecture of hierarchized
intermediary notions offorms, regimes and processes identified through a historical and morphologica/ in-
vestigation. »
51. Ce schéma étant amplement développé dans l'état des savoirs sur la régulation (R Boyer, Y. Saillard
(dir), op. cit.) et d'autres publications (par exemple R Delorme, op. cit.), nous n'en faisons qu'une présenta-
tion très succincte.
52. R Boyer, Y. Saillard (dir.), op. cit., p. 545.
53. Ibid., p. 61.
54. R Boyer, op. cit., 1986, p. 46. Selon Robert Boyer, le régime d'accumulation a cinq caractéristiques:
a) un type d'évolution d'organisation de la production et de rapport des salariés aux moyens de production,
b) un horizon temporel de valorisation du capital, c) un partage de la valeur permettant la reproduction dy-
namique des différentes classes ou groupes sociaux, d) une composition de la demande sociale validant
l'évolution tendancielle des capacités de production et une modalité d'articulation avec les formes non capi-
talistes.
55. R Boyer, Y. Saillard (dir.), op. cit., p. 61.
56. R Boyer, op. cit., 1986, p. 54-55.
62 L 'ordolibéralisme allemand

rable du capitalisme. Ces trois niveaux prennent leur sens par rapport à la notion de
crise et inversement de stabilité. Les crises peuvent avoir lieu à différents niveaux.
Des petites crises au niveau des formes institutionnelles et du mode de régulation,
on passe aux crises majeures lorsque les ajustements socio-économiques deviennent
durablement incompatibles avec les formes institutionnelles.
Les régulationnistes, au premier rang desquels R. Boyer, ont fait des efforts ré-
currents pour caractériser clairement la méthode faisant 1'unité des approches régu-
lationnistes57. R. Boyer et Y. Saillard distinguent quatre piliers de la théorie de la
régulation à savoir :
1. L'ouverture aux autres sciences et l'interdisciplinarité
2. La démarche inductive et généralisante
3. La reconnaissance de 1'historicité fondamentale du processus de
développement des économies capitalistes
4. L'utilisation d'un même ensemble d'hypothèses 58

Ces quatre piliers permettent à la théorie de la régulation de mettre en pers-


pective la diversité des formes de capitalisme et de chercher à détecter les mutations
en cours.
Le parallèle entre les deux théories
Selon R. Delorme, 1' ordo libéralisme et la théorie de la régulation sont les deux
constructions théoriques au sein desquelles le lien entre le caractère historique de
l'économie et sa dimension théorique est le plus étudié. Elles relèvent toutes deux le
même défi théorique consistant à intégrer les approches historique et théorique à un
9
niveau de théorisation général5 • Et dans les deux cas, « les schèmes morpho-
logiques apparaissent comme une solution commune au problème d'irréductibilité
60
auquel elles sont confrontées » •
Comme le suggère la figure 1, la méthode proposée par W. Eucken peut se mo-
déliser comme un processus récursif. Les formes élémentaires sont dégagées au
moyen de 1'abstraction isolante au sein d'ordres économiques passés et présents
qu'elles serviront ultérieurement à modéliser. Cette nature de processus correspond
à la construction des Grundlagen. Après avoir souligné les deux problèmes de la
connaissance économique, à savoir la complexité du monde et l'inadéquation des
théories à cette complexité, W. Eucken présente le procédé d'abstraction isolante,
puis les formes élémentaires. Il montre ensuite comment elles peuvent être
conjointes pour modéliser les ordres économiques passés et présents. L'originalité
de son raisonnement apparaît lorsqu'on se demande quelle règle précise permet à

57. Ibid.
58. R. Boyer,« Aux origines de la théorie de la régulation» in R. Boyer, Y. Saillard (dir.), op. cil., p. 11-
12.
59. R Delorme in A. Labrousse, J.-D. Weisz (dir.), op. cit.
60. Ibid., p. 262 : « The morphological schemes appear as the common solution to the problem of
irreducibility with which they are confronted. »
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 63

W. Eucken de proclamer qu'il a bien isolé l'ensemble des formes pures existantes et
nécessaires à la modélisation des ordres économiques.

Les deux processus d'astraction isolante


Figure 1-
et de conjonction chez W Eucken

abstraction
isolante

......,..-~--~ Ordres économiques


passés et présents
conjonction

En effet, après avoir« trouvé», dans la variation historique et géographique des


configurations économiques, les formes de coordination centrale et les variantes de
l'économie d'échange, W. Eucken proclame plus qu'il ne démontre qu'il est en me-
sure désormais de modéliser 1' ensemble des ordres économiques. Dans un premier
temps, le scientifique a obtenu ses formes élémentaires par 1'observation des ordres
économiques existants et au moyen de l'abstraction isolante. Dans un second temps,
il forme la prédiction que tout ordre économique pourra être modélisé à partir de
ces formes précédemment distinguées et convenablement conjointes. La justifica-
tion de la démarche se trouve en fait dans son déroulement même, ce que dit
W. Eucken lui-même dans les Grundlagen: «souhaitons-nous aboutir à un
questionnement général et à une analyse théorique en étudiant l'individuel? Eh
bien, nous verrons où cela nous mène. Car dans ce domaine aussi, seul le résultat
(Leistung) compte »61 .
Dans la théorie de la régulation, le procédé d'induction généralisante est assez
similaire (cf. figure 2). Les cinq formes institutionnelles et les concepts de mode de
développement et de régime d'accumulation sont mis en évidence à partir de l'étude
de certains systèmes économiques. La cohérence de cette grille de lecture est ulté-
rieurement démontrée par la généralisation sur d'autres cas. A la différence de
1' abstraction généralisante qui, selon W. Eucken, cherche d'emblée les caracté-
ristiques communes à de multiples configurations, l'induction généralisante de la
théorie de la régulation permet d'enrichir progressivement la grille théorique. Pour
K. Hübner et B. Mahnkopf, «elle se caractérise par une approche empirico-
sélective des problèmes, si bien que chaque fois, la confrontation avec des

61. W. Euken, op. cit., p. 69: « Wollen wir zu allgemeiner Fragestellung und theoretischer Analyse
gelangen, indem wir das Individuelle untersuchen ? Nun - wir werden sehen, wohin der Weg jùhrt. Denn
auch in dieser Sache entscheidet allein die Leistung. »
64 L'ordolibéralisme allemand

62
problèmes historiques concrets permet de développer ses concepts théoriques » •
Les résultats de la théorie de la régulation tendent en effet à généraliser son cadre
théorique dans le temps et dans 1'espace (cf. figure 2).

Figure 2- La démarche inductive-généralisante


de la théorie de la régulation

Mode de développement
induction

,.-
... ...

généralisation

Au plan de leur méthode, ordolibéralisme et théorie de la régulation ont donc


trois caractères communs. Elles relèvent d'abord toutes deux le défi de 1' articulation
entre théorie et histoire dont elles font un enjeu essentiel de leur scientificité. Elles
63
prennent en compte la « complexité essentielle » au sens où elles ne se contentent
pas de constater la complexité du monde économique, mais définissent une mé-
thode spécifique destinée à y répondre. Elles adoptent ensuite une solution qui fait
intervenir une grille morphologique. Elle forme la base à partir de laquelle le pro-
gramme de recherche peut se développer. Enfin, la validité de cette grille se justifie
dans le mouvement même de généralisation de la théorie. Cette démarche théorique
est tout à fait différente de celle du mainstream néo-classique fondée sur une axio-
matique et le raisonnement déductif. Le mode de raisonnement qui est à la source
des deux théories est donc original mais peu légitime dans le domaine de la science
64
économique • La reconnaissance des similitudes entre les deux théories permet
alors de rompre leur isolement et de souligner la proximité à plusieurs dizaines
d'années d'intervalle des solutions choisies pour répondre au défi théorique qui leur
était lancé.

62. B. Mahnkopf, Der gewendete Kapitalismus. Kritische Beitriige zur Theorie der Regulation, Münster,
Verlag Westfalisches Dampfboot, 1988, p. 8: «Sie zeichnet sich durch einen empirisch-selektiven
Problemzugang aus, so daft jeweils die Auseinandersetzung mit historisch-konkreten Problemlagen die Ent-
wicklung ihrer theoretischen Konzepte vorantreibt. »
63 R. Delorme, op. cit.
64. Selon R. Delorme, le procédé ici à l'œuvre n'est ni la déduction, ni l'induction, mais l'abduction défi-
nie par C.S. Peirce comme« une méthode pour former une prédiction générale sans assurance positive qu'elle
réussira dans un cas particulier ou d'ordinaire, sa justification étant qu'elle est le seul espoir possible de régler
rationnellement notre conduite future, et que l'induction fondée sur l'expérience passée nous encourage fort à
espérer qu'un jour elle réussira».
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 65

La force de l'une est la faiblesse de l'autre


A partir de ce socle commun, les deux théories different toutefois dans leurs ac-
complissements. Empruntant la représentation d'un programme de recherche scien-
tifique proposée par 1. Lakatos, R. Delorme a insisté sur la tension entre 1' aspect
global de systématisation de la grille théorique et celui plus local de sa fertilité pour
engendrer des travaux appliqués. Il veut souligner à ce propos une différence entre
les deux théories.
D'un côté, il apparaît que la théorie de la régulation a avantagé l'aspect de ferti-
lité du programme de recherche. L'état des savoirs publié en 1995 témoigne ainsi
d'un réel d~amisme de 1' école de la régulation appliquée à de nombreux champs et
6
domaines • Mais elle se voit soumise à une double critique récurrente. D'une part,
elle n'offre pas de fondements théoriques aussi« solides» que ceux du mainstream
néo-classique. D'autre part, elle ne permettrait pas de tirer des leçons en ce qui
66
concerne la politique économique •
L'ordolibéralisme semble de son côté avoir privilégié l'aspect de
systématisation de la grille théorique. Comme le souligne R. Delorme, « il semble
que l'Ordnungstheorie n'ait pas donné naissance de manière significative à une
67
théorisation locale cumulative » • En revanche, à partir des travaux de W. Eucken,
les ordo libéraux ont cherché à prouver la supériorité de 1' ordre de concurrence
(Wettbewerbsordnung), la théorie recevant un contenu très normatif. C'est
d'ailleurs sur cet aspect et non sur les fondements de l'économie politique exposés
par W. Eucken que s'est concentrée la critique adressée aux tenants de
1' Ordnungspolitik, soit pour mettre en doute les critères et le processus du choix en
68
faveur de cet ordre de concurrence , soit pour stigmatiser le manque d'analyse
69
« positive » de 1' organisation de l'Etat •

Conclusion
Cet article a donc permis d'adopter deux points de vue différents sur
l'ordolibéralisme à partir d'une perspective régulationniste. L'apport de
1' ordolibéralisme pour une telle recherche en économie institutionnelle sur le mo-
dèle allemand est en effet double.
L'ordolibéralisme représente d'abord une clé importante pour comprendre la
trajectoire institutionnelle du modèle allemand. L'observation de la séquence histo-
rique menant de la théorie ordolibérale initiale au modèle de 1' économie de marché

65. R. Boyer, Y. Saillard (dir.), op. cit.


66. Sur ce point, la critique apparaît de moins en moins justifiée. Ainsi, le travail sur les systèmes sociaux
d'innovation débouche sur des recommandations de politique publique.
67. R. Delorme, op. cit., p. 267 : <<ft seems that Ordnungstheorie did not give rise to signi.ficant cumu-
lative local theorizing. »
68. H. Riese, Ordnunsgidee und Ordnungspolitik- Kritik einer wirtschaftspo/itischen Konzeption,
Kyklos, 25-1, 1972, p. 24-48.
69. G. Kirchgâssner, << Wirtschaftspolitik und Politiksystem : Zur Kritik der traditionellen Ordnungs-
theorie aus der Sicht der Neuen Politischen Okonomie >> in O. Cassel, B.-T. Ramb, H.-J. Thieme,
Ordnungspolitik, Münich, Vahlen, 1988.
66 L'ordolibéralisme allemand

sociale et à sa plus ou moins grande réalisation au sein du modèle allemand de-


mande un fort investissement de la part du chercheur et requiert une grande pru-
dence. Mais elle doit permettre d'enrichir les perspectives régulationnistes en insis-
tant non plus sur les seuls phénomènes d'organisation mais aussi sur la dimension
idéologique de leur représentation. Il s'agit ensuite d'une théorie originale qui se
situe à un point d'aboutissement du conflit entre une conception théorique et une
approche plus historique des problèmes économiques. La mise en relation des deux
approches à un niveau théorique plus général permet d'insister sur leurs similitudes,
procédé dont elles tirent toutes les deux bénéfice. Au-delà des oppositions qu'elles
appuient dans le champ politique, il apparaît alors que la comparaison relativise leur
étrangeté et ouvre des pistes de réflexion intéressantes. Malgré leurs divergences, la
confrontation entre l'ordolibéralisme et la théorie de la régulation montre qu'il
existe en France et en Allemagne des modes de théorisation relativement proches et
alternatifs à ceux du mainstream néo-classique.
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 67

Laurence SIMONIN

Le choix des règles constitutionnelles de la concurrence :


ordolibérallsme et théorie contractuallste de l'Etat

L'ordolibéralisme est le programme de recherche fribourgeois des règles constitution-


nelles de l'économie de marché. Ce programme de recherche d'économie normative
de l'Ecole de Fribourg est porté sur les fondements théoriques d'une constitution éco-
nomique efficace, c'est-à-dire faisant obstacle à la croissance de l'Etat. L'ensemble
des réflexions ordolibérales sur le système institutionnel optimal de l'économie de
marché donne naissance à une théorie constitutionnelle pure qui concerne le choix
des règles constitutionnelles de la concurrence. L'ordolibéralisme développe une ap-
proche contractua/iste de l'Etat. Cette analyse économique du contrat cherche à justi-
fier et légitimer les règles constitutionnelles par les préférences des citoyens, constitu-
tionnelles vis-à-vis des différents systèmes économiques possibles. Elle utilise la no-
tion de l'unanimité de l'accord dans les procédures de choix collectif. La constitution
économique est analysée in fine comme le produit de l'échange volontaire entre l'Etat
et le citoyen-électeur. Un accord volontaire des individus sur un système de règles
constitutionnelles ne peut être attendu que là où il s'agit d'intérêts constitutionnels
consensuels, qui concrétisent les notions d'intérêt général et de bien public. Ces rè-
gles consacren~ en tant que principe constitutionnel, la souveraineté du consomma-
teur, qui symbolise les intérêts constitutionnels communs des consommateurs envers
le processus concurrentiel.

Introduction
Le programme de recherche d'économie normative de l'Ecole de Fribourg,
l'ordolibéralisme, est porté sur les fondements théoriques d'une constitution éco-
nomique efficace, c'est-à-dire faisant obstacle à la croissance de l'Etat. Nous défi-
nissons en effet 1'ordo libéralisme comme le programme de recherche fribourgeois
1
des règles constitutionnelles de 1'économie de marché •
La recherche du système institutionnel optimal de 1'économie de marché signifie
pour les ordolibéraux la recherche des règles constitutionnelles de la concurrence.
Or cette recherche pose le problème délicat des modalités du choix de ces règles
constitutionnelles. Selon quelles modalités pratiques ce choix peut-il s'effectuer ?
Comment passer des préférences individuelles aux préférences collectives ? Com-
ment des individus peuvent-ils s'accorder sur de tels choix collectifs?
L'ensemble des réflexions ordo libérales sur le système institutionnel de
1'économie de marché donne ainsi naissance à une théorie constitutionnelle pure.

1. L. Simonin, La Doctrine ordolibérale et la politique économique allemande de 1948 à 1966, Thèse de


sciences économiques, 1999.
68 L'ordolibéralisme allemand

Celle-ci concerne le choix des règles constitutionnelles de la concurrence et est


composée de deux analyses économiques distinctes mais complémentaires.
L'analyse économique du contrat cherche à justifier une structure donnée de règles
constitutionnelles par les préférences individuelles des citoyens, qui ont des préfé-
rences constitutionnelles envers les divers systèmes économiques concrets pos-
sibles. L'analyse économique dynamique de l'évolution cherche les procédures
d'amendement efficaces des règles constitutionnelles, ces procédures performantes
trouvant leur expression dans une concurrence des systèmes politique et écono-
mique.
Il s'agit ici d'approfondir la première analyse statique du contrat.
L'ordo libéralisme développe, sur le thème fondamental des règles constitutionnelles
de la concurrence, une approche contractualiste de 1'Etat, qui préfigure celle des
constitutionnalistes modernes. Cette analyse économique du contrat se fonde sur les
notions de préférences individuelles constitutionnelles et d'unanimité de l'accord
dans les procédures de choix collectif.

Echange et préférences Individuelles


Du point de vue du libéralisme contractuel opposé à celui du libéralisme mar-
chand2, l'Etat est susceptible d'être le moyen d'atteindre des fins collectives
déterminées dans des situations où le marché paraît défaillant, pour des raisons clai-
rement spécifiables (échecs de marché notamment). La place accordée à
l'intervention étatique est, du point de vue du libéralisme contractuel, parfaitement
légitime dès lors qu'il est démontrable que les institutions politiques et administra-
tives fonctionnent comme si les individus avaient donné leur accord sur le détail des
mesures prises. Le projet ordolibéral de la constitution économique, qui définit la
place et les limites de l'interventionnisme libéral, est justement soumis à
1' approbation des citoyens par un vote.
L'ordre concurrentiel ordo libéral, constitué d'une part de lois économiques et
d'autre part de mécanismes économiques, repose sur un contrat entre l'Etat et les
citoyens, dont la forme est une constitution économique, transcrite dans le droit
constitutionnel positif du pays. La constitution économique institutionnalise
l'économie de marché et précise les modalités ainsi que les limites de l'intervention
publique. Ce contrat encadrant juridiquement la régulation marchande, participe à
l'élaboration d'un ordre économique libéral et le garantit. En effet, il suppose d'une
part une entente entre les parties en présence (Etat 1 individus et indivi-
dus 1 individus), respectant ainsi le principe d'autonomie; il suppose d'autre part la
conformité des comportements individuels à des règles, celles du droit des contrats
et celles spécifiées par le contrat lui-même. Ce contrat garantit donc un ordre éco-

2. Les théoriciens du libéralisme marchand posent le marché comme une institution à la fois nécessaire et
suffisante pour résoudre les problèmes de coordination entre les individus. A l'opposé, ceux du libéralisme
contractuel, comme les ordolibéraux et les constitutionnalistes modernes, accordent, sur la base du contrat,
une place à l'Etat dans la coordination des décisions individuelles.
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 69

nomique, l'« ordo », à la fois capable de fonctionner, puisqu'il satisfait durablement


les parties prenantes, et digne de l'homme, puisqu'il respecte la liberté individuelle.
Les préoccupations de 1'Ecole de Fribourg quant au contenu du contrat connais-
sent un glissemene au fil du temps: si l'Ecole s'attache en effet depuis le début de
ses recherches à définir précisément la place, le rôle et les modalités de
l'interventionnisme libéral, sur la base d'une justification en terme d'échecs de
marché, elle tend par la suite à définir les limites explicites à cet interventionnisme,
étant donné la propension naturelle qu'a 1'Etat à chercher toutes les occasions
d'étendre indéfmiment son emprise sur la société. En ce sens, ses préoccupations
rejoignent parfaitement la philosophie originelle euckénienne. Les ordolibéraux pré-
figurent ainsi le programme de recherche constitutionnaliste de l'Ecole de Virginie,
qui cherche à défmir les limites explicites d'un Etat aux tendances tentaculaires.
Néanmoins, si les constitutionnalistes modernes recherchent sur ce point un
consensus, voire un accord unanime entre les parties, les ordolibéraux fondateurs
recherchent un vote majoritaire des citoyens sur le contrat de la constitution écono-
mique.
La spécificité des ordolibéraux est de chercher les dispositions précises du droit
économique, les institutions et les mesures de politique économique de nature à
créer, garantir et préserver le fonctionnement concurrentiel des marchés. Leur phi-
losophie politique prône un libéralisme fondé sur un contrat entre les citoyens et
1'Etat, contrat qui repose sur les préférences constitutionnelles des individus.
Les préférences constitutionnelles des Individus
La théorie constitutionnelle pose une hypothèse relevant de 1' individualisme
méthodologique, qui consiste à dire que l'individu, poussé par la motivation de ses
intérêts économiques, cherche toujours à vivre dans un meilleur système écono-
mique: «l'individu veut savoir comment fonctionnent les systèmes concrets, et il
4
cherche un meilleur système » • Elle suppose que les individus éprouvent des inté-
rêts constitutionnels, c'est-à-dire des intérêts relatifs à la nature du système de rè-
gles au sein duquel ils vivent. Ces intérêts individuels peuvent être compris par la
notion de préférences constitutionnelles. S'il est envisagé une situation dans la-
quelle des individus ont à choisir entre différents systèmes de règles possibles dans
lesquels ils vivront à l'avenir, il est supposé qu'ils prennent leurs décisions à la lu-
mière de leurs attentes relatives aux propriétés de fonctionnement des alternatives

3. Ce glissement dans la pensée ordolibérale est particulièrement net à travers l'étude des propositions
concrètes de politique économique. L'Ecole de Fribourg se méfie de plus en plus de l'intervention étatique au
profit de réformes juridiques et de dispositifs plus incitatifs que répressifs, préservant l'allocation optimale des
ressources. L. Miksch, F. Bôhm et F. Lutz, par exemple, reviennent sur leurs propositions premières de poli-
tique économique, jugeant qu'elles favorisent beaucoup trop l'arbitraire de l'Etat. A ce titre, il serait intéres-
sant de comparer la doctrine ordolibérale avant et après l'épreuve du pouvoir.
4. Cette dualité fonde les deux versants du programme de recherche de l'Ecole de Fribourg: d'une part la
connaissance du fonctionnement des systèmes économiques concrets (Wirtschaftsordnungen), d'autre part la
recherche des règles constitutionnelles du système économique concurrentiel ( Ordnung der Wirtschaft), que
l'on peut qualifier de théorie constitutionnelle. Voir à ce sujet W. Eucken, Die Grundlagen der Natio-
nalokonomie, Iéna, 1940, 9c éd., Berlin, Springer Verlag, 1989, p. 239.
70 L'ordolibéralisme allemand

qui sont offertes à leur choix. C'est sur la base d'une zone de préférences
communes aux individus qu'un contrat est défini entre l'Etat et le citoyen-électeur.
Zone de préférences communes
Par définition, les intérêts individuels constitutionnels divergent, puisqu'ils font
partie des intérêts économiques de manière globale ; or la préoccupation centrale
des théoriciens des sciences économiques et des sciences sociales est justement
d'examiner les modalités de la coordination des décisions individuelles motivées
par ces intérêts.
Si les individus se distinguent par des structures de goût et d'action écono-
miques différentes, il n'en demeure pas moins qu'ils sont tous des consommateurs.
Tous les individus ont en commun leur qualité de consommateur, et éprouvent, en
tant que tels, des intérêts _constitutionnels. Certes, les individus sont reliés dans le
réseau des actions économiques à la fois en qualité de consommateurs et de
producteurs, chacun se situe donc des deux côtés du conflit d'intérêt qu'opposent le
consommateur et le producteur. Mais en tant que producteur il est le domestique de
la société, alors qu'en tant que consommateur, il commande. Se pose alors la
question de savoir s'il existe, en tant que telle, une zone de préférences communes
chez tous les consommateurs qui permettrait d'établir un contrat entre un consom-
mateur-électeur type et 1'Etat.
Il existe, en réalité, chez les consommateurs, des intérêts constitutionnels
consensuels ou communs, qui n'existent pas chez les producteurs. En effet, les inté-
rêts protectionnistes des producteurs à 1' opposé des intérêts des consommateurs
pour le processus concurrentiel, ne sont pas consensuels. Les intérêts protection-
nistes sont des intérêts de privilèges, dans la mesure où ils visent un traitement par-
ticulier de personnes ou de groupes déterminés ; ils ne visent pas des règles valant
pour tous uniformément. Les privilèges protectionnistes sont aspirés par et pour
certains groupes de producteurs. S'ils étaient accordés à chacun des producteurs
uniformément, ils ne deviendraient plus désirables pour aucun. Les intérêts des
consommateurs pour le processus concurrentiel sont au contraire compatibles et
même consensuels, quand bien même ils doivent se concentrer sur des marchés dif-
férents. Les intérêts consensuels des consommateurs pour le processus concurrentiel
forment donc une zone de préférence commune sur laquelle peut se produire un
échange, sous la forme d'un contrat, entre le consommateur-électeur et le gouver-
nement.

Zone de préférences communes, souveraineté du consommateur et ordre


concurrentiel
L'Ecole de Fribourg pose comme concept clé que l'ordre concurrentiel repose
sur une constitution économique qui exprime les intérêts constitutionnels consen-
suels de tous les citoyens d'une juridiction donnée, soit sur un intérêt général cons-
titutionnel5.

5. V. Vanberg, «Die norrnativen Grundlagen von Ordnungspolitik »in Ordo, vol. 48, 1997, p. 707-726.
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 71

Elle cherche à établir les règles qui reposent sur ces préférences consensuelles
des citoyens pour le processus concurrentiel, dans lequel au demeurant se constate
effectivement la souveraineté du consommateur : « lors de la concurrence, les
consommateurs déterminent la manière et 1' étendue de la production, par laquelle
les entrepreneurs en fm de compte [ ... ] remplissent leur mission »6 • En effet, les
décisions des consommateurs exercent une fonction directrice dans 1' économie
concurrentielle: «les consommateurs aspirent les forces productives, à l'aide des
7
prix, vers les nombreux usages » •
La souveraineté du consommateur est donc le symbole du système économique
concurrentiel dont 1'élaboration est la tâche de la politique constitutionnelle. Puis-
que les consommateurs éprouvent des préférences constitutionnelles communes en-
vers le processus concurrentiel, 1'économie de marché est le moyen approprié pour
réaliser un ordre« digne de l'homme et capable de fonctionner économiquement».
Franz Bohm constate, concernant les propriétés de fonctionnement du système
concurrentiel : « le système concurrentiel est le seul système qui laisse une chance
complète aux plans spontanés de l'individu [ ... ].Et le système concurrentiel est si-
multanément le seul système qui réussit [ ... ] à accorder les millions de plans éco-
nomiques spontanés et libres avec les désirs des consommateurs [ ... ] ; chacun
accomplit le raisonnable d'un point de vue économique, sans commandement et
sans contrainte légale, chacun souffre, s'il ne le fait pas »8•
Dans le sens du programme de recherche de l'Ecole de Fribourg, l'économie
constitutionnelle a, de manière univoque, la tâche de contribuer à résoudre le pro-
blème qui consiste à réaliser « une organisation de 1'économie, de la société, du
droit et de l'Etat, organisation capable de fonctionner et digne de l'Homme »9 •
L'Ordo, «organisation économique digne de l'homme et capable de fonction-
ner», nécessite une spécification économique. Il désigne un système économique
dans lequel d'une part la vie est libre pour chaque individu, et d'autre part la rareté
des biens est surmontée : « capable de fonctionner et digne de 1'homme signifie :
dans cette organisation économique la rareté des biens doit [ ... ] autant que possible
et constamment être surmontée. Et simultanément une vie autonome doit être pos-
sible dans cette organisation. Cette tâche [ ... ] nécessite la création d'une constitu-
tion économique utilisable, qui concrétise les principes suffisants de
1' organisation ».
La signification économique de « digne de 1'homme » s'ouvre sur deux possibi-
lités. Soit cette appellation est un critère au contenu défini ex ante, qui caractérise
un tel système, auquel cas un observateur muni de ce critère peut qualifier de tel des
systèmes économiques concrets sans recourir aux jugements subjectifs des

6. W. Eucken, Grundsiitze der Wirtschaftspolitik, 6e éd., Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck}, 1952,
p. 163.
7. W. Eucken,« Staatliche Strukturwandlungen und die Krisis des Kapitalismus >>in Weltwirtschaftliches
Archiv, vol. 36, 1932, p. 297-321 (citation p. 320).
8. F. Bôhm, <<Die Idee des Ordo im Denken Walter Euckens >>in Ordo, vol. 3, 1950, p. 15-64 (citation
p. 15).
9. W. Eucken, Grundsiitze der Wirtschaftspolitik, op. cit., 1952, p. 239.
72 L'ordolibéralisme allemand

personnes qui y vivent ; soit cette appellation est une qualification donnée par les
individus qui vivent dans un système et qui le jugent par leurs propres estimations
«digne de l'homme». V. Vanberg pense qu'il faut attribuer ce second sens au
concept ordolibéral et s'oppose en cela à l'avis de N.P. Barry 10 •
Un ordre concurrentiel qui repose sur les intérêts constitutionnels consensuels de
tous les citoyens, ou à défaut, d'une circonscription électorale donnée, repose, selon
les ordolibéraux, sur une Leistungswettbewerb, dont la traduction est difficile en
langue française, mais dont la signification est la représentation d'un processus
économique concurrentiel conduit par les désirs des consommateurs 11 • Si l'on com-
prend les recommandations de politique constitutionnelle des ordolibéraux comme
des réponses à la question de savoir quelles sont les règles du jeu reposant sur les
intérêts constitutionnels des citoyens, alors la recommandation d'un ordre concur-
rentiel aux dépens d'autres alternatives possibles, se fonde sur l'« avantage so-
cial » 12 de cet ordre, puisqu'il repose sur l'intérêt général. Une constitution écono-
mique consacrant l'ordre de la Leistungswettbewerb orienté vers la souveraineté du
consommateur est plus désirable, par tous les membres d'une juridiction donnée,
qu'une constitution économique orientée vers les intérêts de producteurs. Les règles
de la constitution économique font l'objet d'un choix collectif, qui suppose une
procédure.

Procédure de choix collectif


La philosophie évolutionniste hayékienne, qui considère que 1'ordre légal
correspondant à l'idéal de la règle de droit évolue spontanément, tout comme la
philosophie du «laissez-faire». Elles sont opposées l'une et l'autre à celle de
1'ordo libéralisme et du constitutionnalisme moderne. Pour 1'Ecole de Fribourg,
comme pour les constitutionnalistes modernes, le cadre institutionnel approprié est
choisi, construit, non spontané, et 1'Etat élabore cet ordre légal dans lequel
s'épanouit le mécanisme des prix. Selon Walter Eucken et F. Bôhm 13 ,
1' Ordnungstheorie, la théorie constitutionnelle qui analyse les lois et institutions de
l'ordre économique, fonde la politique économique qui doit être une Ordnungspo-
litik, c'est-à-dire orientée vers le cadre légal et institutionnel.
Contrairement à la conception classique libérale, 1'Etat ordo libéral ne se limite
pas à des fonctions régaliennes; il ne se contente pas de définir et garantir des
droits de propriété dans le cadre desquels se réaliserait la concurrence. Il guide le
processus économique qui, sinon, se dénature en raison des tendances planifica-

10. V. Vanberg in Ordo, op. cit., p. 712 et N.P. Barry,« Political and Economie Thought of German Neo-
liberalism >>in A. Peacock et H. Willgerodt (dir.), German Neo-Liberals and The Social Market Economy,
London, 1989,p. 105-124.
Il. Ce concept de Leistungswettbewerb pourrait être, à défaut, traduit par «compétition en vue de la
satisfaction du consommateur». Il exprime la notion de souveraineté du consommateur dans le système éco-
nomique concurrentiel.
12. F. Bôhm, «Eine Kampfansage an Ordnungstheorie und Ordnungspolitik- Zu einem Aufsatz in
Ky/dos» in Ordo, vol. 24, 1973, p. 11-48 (citation p. 40).
13. W. Eucken, op. cit., 1940 et F. Bôhm, op. cit., 1973.
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néo libéralisme 73

triees potentielles des pouvoirs économiques publics. Un tel ordre concurrentiel ne


jaillit pas spontanément et son instauration, loin d'être établie une fois pour toutes,
exige la mise en place d'un cadre approprié de règles et d'institutions, dont l'impact
sur le processus concurrentiel doit être constamment évalué : c'est la tâche assignée
à la politique constitutionnelle qui élabore une constitution économique destinée à
protéger 1'économie de marché des abus de pouvoirs privés et publics. Les consti-
tutionnalistes américains prêtent un rôle fondamental à l'analyse institutionnelle po-
sitive comparative, puisqu'elle fournit l'information nécessaire sur les qualités de
fonctionnement des institutions alternatives. Chez les ordolibéraux, cette analyse
institutionnelle, déjà présente, se limite à comparer 1' ordre du marché concurrentiel
à celui de 1' économie centralement planifiée.
L'affinité fondamentale entre 1'ordo libéralisme et le constitutionnalisme mo-
deme concerne la conception de 1' ordre économique. Dans une acception large,
1'ordre économique, compris comme 1'ordre des actions individuelles, désigne
l'ensemble des actions et des transactions qui résulte de la coordination de la mul-
titude des choix des agents économiques effectués au sein d'un contexte social
donné. Dans une acception plus étroite, il désigne 1' ensemble des règles qui
contraint le choix des individus et qui engendre indirectement cet ensemble d'actes.
La théorie ordolibérale et la théorie constitutionnaliste moderne comprennent
1' ordre économique selon cette seconde acception.
L'analyse positive de l'ordre économique institutionnel étudie la manière dont
les différents éléments de ce cadre affectent l'ensemble des transactions indivi-
duelles. L'analyse comparative des institutions, programme de recherche systéma-
tique et explicite des constitutionnalistes modernes, se présente déjà implicitement
14
beaucoup plus tôt dans les travaux de l'Ecole de Fribourg. En effet, W. Eucken
dégage explicitement l'ordre des règles de l'ordre des actions, parce qu'il développe
très tôt et très longuement une théorie constitutionnelle appliquée, qui étudie les
modalités d'une politique constitutionnelle, c'est-à-dire une politique économique
destinée à instaurer un cadre légal apte à créer les conditions d'épanouissement de
1'ordre concurrentiel.
L'Economie sociale de marché, concept ordolibéral, contient clairement, comme
15
le rappelle V. Vanberg , une perspective constitutionnelle qui choisit d'atteindre
l'ordre économique et social souhaité en façonnant les règles du jeu du cadre insti-
tutionnel, aptes à susciter indirectement un ensemble idoine de résultats, et non en
l'imposant au marché par la force. Elle ne prône pas une interférence gouverne-
mentale directe dans le processus économique lui-même, mais la disposition,
1'application et la correction de règles de jeu adéquates. Elle tend à organiser
l'économie, non à la diriger, par des arrangements institutionnels du cadre juridique
au sein duquel le processus économique puisse se mouvoir automatiquement dans
un sens désiré. Il revient donc à 1'Etat de donner un ensemble de règles qui suscite

14. La théorie constitutionnelle pure, ou analyse positive des différentes institutions, est posée de manière
très claire dans l'ouvrage fondateur de W. Eucken de 1934 relatif à ses recherches sur la théorie du capital.
15. V. Vanberg, « Ordnungstheorie as Constitutional Economies- The German Conception of a "Social
Market Economy" »in Ordo, vol. 39, 1988, p. 17-31.
74 L'ordo libéralisme allemand

l'apparition d'un ensemble d'actions désirables. Si des résultats non souhaités appa-
raissent, la loi est prioritaire sur l'action administrative, la correction des règles ju-
ridiques est préférée à l'intervention administrative arbitraire et particulière.
L'Ecole de Fribourg initie donc une perspective constitutionnelle orientée vers la
loi.
L'analyse constitutionnelle étudie dans quelle mesure des choix constitutionnels,
qui incluent le choix et l'aménagement d'une constitution économique, corres-
pondent aux intérêts constitutionnels des individus concernés, sous 1'hypothèse que
de tels choix sont décidés pour une circonscription électorale donnée ou un groupe
délimitable d'individus qui effectuent leurs transactions économiques sous la vi-
gueur de cet ordre donné de règles. Dans la mesure où ces choix constitutionnels
correspondent aux intérêts constitutionnels consensuels des individus concernés,
16
l'économie constitutionnelle appliquée de l'Ecole de Fribourg, selon V. Vanberg ,
peut être comprise dans le sens d'un strict libéralisme procédural, dans le cadre du-
quel priment le consentement libre et l'unanimité de l'accord.
Ubérallsme procédural
V. V anberg ne partage pas 1' avis de N .P. Barry 17, qui classe 1' ordo libéralisme
dans la catégorie d'un« libéralisme de résultat» s'opposant à un« libéralisme pro-
cédural ». Les libéraux procéduraux (théoriciens du libéralisme contractuel) jugent
les résultats sociaux transactionnels non en tant que tels, de manière directe, mais de
manière indirecte, selon la manière et la nature du processus par lesquels ils ont
émergé; sont désirables alors les résultats qui proviennent d'un accord et d'un
échange volontaires entre les individus concernés. Ils s'opposent aux « libéraux du
résultat», qui se servent de critères déterminés, d'après lesquels ils jugent la désira-
bilité de formes institutionnelles concrètes, indépendamment de la nature du proces-
sus par lequel elles ont émergé. S'opposant à N.P. Barry, qui classe les ordolibéraux
parmi cette seconde catégorie, V. V anberg pense que 1' ordo libéralisme ne repré-
sente aucune version opposée au libéralisme procédural, et qu'il s'avère, en fait,
être une variante d'un libéralisme procédural. La démonstration nécessite une préci-
sion du concept de consentement libre.
Consentement libre et unanimité de l'accord
L'accord parmi les parties concernées est le critère ultime des évaluations nor-
matives des arrangements institutionnels selon le constitutionnalisme moderne, qui
se réfère explicitement aux individus concernés comme les seuls juges du caractère
idoine des institutions. L'accord entre les parties concernées garantit le caractère
approprié des arrangements institutionnels, de la même façon qu'il garantit
l'efficacité économique d'une transaction lors d'un échange bilatéral.
Si la norme fondamentale du libéralisme procédural est 1' accord volontaire des
individus, se réfère-t-elle au libre échange entre individus ou au consentement libre

16. V. Vanberg, «Die normativen Grundlagen von Ordnungspolitik »in Ordo, vol. 48, 1997, p. 707-726
(citation p. 714).
17. V. Vanberg, op. cit., 1997 et N.P. Barry, op. cit., 1989.
L'ordolibéralisme ou la forme allemande du néolibéralisme 75

des individus ? Ces deux interprétations sont synonymes selon N .P. Barry, alors
qu'elles sont, pour V. V anberg, deux notions différentes. Si ce qui est désirable
provient du libre échange, alors seul 1' échange de marché est le régime économique
désirable, puisque le marché représente l'arène institutionnelle du libre échange.
Mais si ce qui est désirable provient d'un consentement libre des acteurs concernés,
des arrangements sociaux, qui dépassent le cadre strict du marché, peuvent être en-
visagés comme institutionnellement « légitimes ». Sont alors désirables des arran-
gements sociaux, qui, par delà les transactions marchandes, reposent sur un libre
consentement des individus. L'Ecole constitutionnaliste et l'Ecole de Fribourg font
leur cette seconde interprétation de 1'accord volontaire des individus, qui fonde le
libéralisme contractuel ou procédural.
L'application de la norme du consentement libre des individus au niveau consti-
tutionnel conduit à poser que sont désirables les choix constitutionnels qui reposent
sur un accord volontaire des individus, s'entendant ainsi sur les règles du jeu au sein
desquelles ils effectuent leurs transactions. C'est dans cette démarche que s'inscrit
le projet constitutionnel ordolibéral, qui est justifié par les théoriciens de 1'Ecole de
18
Fribourg, comme le pense S. Voigt , par le consentement libre des individus
concernés.
Précisément un accord unanime peut être obtenu pour un projet constitutionnel
qui contient des règles durables et générales, lorsque les conséquences distributives
des dispositions institutionnelles sont incertaines ou difficiles à évaluer, mais pas
pour un projet aux règles discriminantes et spécifiées au porteur, dans lequel les
conséquences distributives majeures des décisions sont connues. Ainsi
l'approbation unanime de la constitution économique par les citoyens-électeurs
s'exprimant alors par un plébiscite est une fonction croissante de la généralité des
règles qu'elle contient et de leur nature non discriminante.

Conclusion
L'ordolibéralisme et le constitutionnalisme moderne expriment l'idée d'une
« constitution ». Interprétée dans un sens hayékien, elle englobe toutes les règles qui
structurent la vie humaine en société. L'interprétation étroite, familière à la littéra-
ture ordolibérale et constitutionnaliste moderne, désigne par « constitution » un en-
semble particulier de règles, celles qui défmissent 1' organisation étatique et les
contraintes imposées au gouvernement ; son étude théorique analyse la manière
dont ces règles naissent, changent, et affectent les comportements individuels.
L'objectif est alors d'étudier les modalités de l'émergence de cette constitution qui
procède d'un contrat entre le consommateur-électeur et l'Etat. Ce contrat analysé
comme un échange prend en compte les préférences individuelles.

18. S. Voigt, «Die konstitutionelle Okonomik ais Herausforderung fur die Theorie der Wirtschaftspoli-
tik- zugleich eine Skizze zur Weiterentwicklung einer ôkonomischen Theorie der Verfassung » in 1. Pies,
M. Leschke (dir.), James Buchanans konstitutionelle Okonomik, Tübingen, 1996, p. 157-183. Voir
également : J.M. Buchanan, The Limits of Liberty : Between Anarchy and Leviathan, Chicago, Chicago
University Press, 1975.
76 L'ordolibéralisme allemand

La constitution économique est donc analysée comme le produit de 1' échange


volontaire entre 1'Etat et le citoyen-électeur. Un accord volontaire des individus sur
un système de règles ou de réformes constitutionnelles ne peut être attendu que là
où il s'agit d'intérêts constitutionnels consensuels qui opérationnalisent les notions
d'intérêt général et de bien public. Ces règles consacrent, en tant que principe
constitutionnel, la souveraineté du consommateur qui symbolise les intérêts consti-
tutionnels communs des consommateurs envers le processus concurrentiel. C'est
sur la base de cette zone commune de préférence que les ordolibéraux établissent le
projet d'une constitution économique à rapprocher autant que possible de l'ordre
concurrentiel exprimé par le concept de Leistungswettbewerb.
-Il-

L'enracinement de l'ordolibéralisme
dans la pensée économique, philosophique et
religieuse allemande
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 79

Sylvain BROYER

Ordnungstheorle et ordollbérallsme : les leçons de la tradition.


Du caméralisme à l'ordollbérallsme : ruptures et continuités ?

La République fédérale d'Allemagne a assis sa performance économique et sociale sur


un modèle de capitalisme qui prend racine dans le schéma de l'ordolibéralisme. Les
particularités de ce schéma peuvent en partie être expliquées par les événements
forces qui ont bâti l'économie allemande : la concentration industrielle, /'hyperinfla-
tion, la crise économique mondiale des années 30 et l'économie de guerre. Mais l'or-
dolibéralisme ne réalise pas seulement un modèle d'expériences. Il s'est principale-
ment nourri d'une réflexion théorique autour du concept d'ordre économique (Ord-
nungstheorie), qui a animé la pensée économique allemande depuis ses origines. Ce
papier retrace brièvement les termes de ce débat théorique, pour montrer en quoi l'or-
dolibéralisme a su tirer les leçons de la tradition dans laquelle il s'inscrit.

Dans son second ouvrage majeur, qui traite des Principes de la politique écono-
mique, l'économiste allemand Walter Eucken donne cotps aux fondements positifs
et normatifs de 1'Ecole de Fribourg. Ses principes peuvent être considérés comme le
programme fondateur de 1' ordolibéralisme. La construction logique de cet ouvrage
s'appuie sur les Fondements de l'économie politique publiés une décennie plus tôt
par le même Walter Eucken. Si certains points de rupture se constatent entre les
deux ouvrages, une relation forte entre ordolibéralisme et Ordnungstheorie peut être
mise en lumière.
L'ordolibéralisme est traditionnellement appréhendé comme une doctrine
d'obédience néolibérale, cherchant réponse au caractère exsangue de l'économie
allemande après la Seconde Guerre mondiale. L' Ordnungstheorie se conçoit pour
sa part comme une tentative de renouvellement du discours économique allemand
après la grande dépression des années trente. A cette période, la scène académique
allemande est toujours dominée par 1'Ecole historique de Gustav Schmoller, après
que 1' autrichien Carl Menger 1' a amené à débattre sur la pertinence de sa méthode.
Alors que le programme de G. Schmoller s'avère impuissant pour enrayer
l'inflation et la ruine de l'économie, une nouvelle génération d'économistes, com-
prenant Werner Sombart, Arthur Spiethoff et W. Eucken, s'efforce de tirer la syn-
thèse des deux conceptions concurrentes de 1' économie politique. A la théorie des
«étapes économiques» de G. Schmoller, W. Sombart et A. Spiethoff opposeront le
concept du «style économique», W. Eucken développera la théorie des «ordres
économiques».
Cette communication s'attache à retracer le processus d'évolution du discours
économique allemand, qui court sur plus de deux siècles, des « étapes » à
«l'ordre» via le «style» économiques. Les racines de l'Ecole historique sont
80 L'ordolibéralisme allemand

explorées, afin de montrer en quoi la rupture opérée par l'Ordnungstheorie avec le


programme historiciste s'inscrit toutefois dans une certaine continuité de la pensée
économique allemande. Finalement, la mise en exergue des liens qui unissent
l'Ecole de Fribourg à l'Ordnungstheorie fera apparaître la place que prend l'ordoli-
béralisme dans la tradition du discours économique allemand.

Les précurseurs de l'Ecole historique allemande


L'Ecole historique allemande prend appui sur un certain nombre de travaux fon-
dateurs, parmi lesquels la littérature recense in extenso le caméralisme, l'idéalisme
de Johann G. Fichte et le romantisme d'Adam Müller, l'Ecole historique des scien-
ces juridiques de Friedrich K. von Savigny, ainsi que la théorie des forces produc-
tives de Friedrich List. A ces influences, qui partagent une critique du libéralisme
de droit naturel d'Adam Smith, s'ajoute un positionnement aux théories socialistes
du XIXe siècle. Dans un souci de clarification, 1'essentiel des thèses sur lesquelles se
construit l'Ecole historique allemande peut toutefois être ramené à celles des scien-
ces caméralistes et de la théorie de F. List.
Les sciences camérallstes
A partir du seizième siècle, dans les pays de domination autrichienne et alle-
mande, les intérêts du prince sont administrés par des Chambres (Kammeri. Leur
champ de compétences se limite d'abord à 1' administration des domaines, puis
s'étendra rapidement, pour finalement couvrir les affaires de police, de fiscalité et
d'économie. Au sein de ce système caméral se développent les bases de la fonction
publique allemande. Un système d'enseignement va notamment être mis en place
afin d'assurer le recrutement et la formation des futurs fonctionnaires. En 1727,
1'Université de Halle accueille la première chaire des sciences caméralistes. Les
enseignements portent sur 1'ensemble des compétences que les futurs fonctionnaires
des chambres devront mettre en œuvre. Le caméralisme construit ainsi une science
complète de 1'administration publique, qui concentre 1'économie politique et so-
ciale, la gestion, et même un enseignement des techniques. Le futur concept des
Sciences de l'Etat (Staatswissenschaften), sur lequel G. Schmoller fondera sa vision
trouve ici ses racines3 •
Si l'on se réfère à un concept moderne de l'économie politique, les sciences ca-
méralistes sont difficiles à circonscrire. Les affaires fiscales recoupent certes assez

1. Ce modèle d'organisation, importé en 14971 1498 en Autriche par 1. Maximilien, était en place dans le
duché de Bourgogne. Rapidement, ce système dit « caméra! » se répandra dans les pays allemands. Cf.
K. Zielenziger, « Kameralismus >> in L. Elster, A. Weber, F. Wieser (dir.), Handworterbuch der
Staatswissenschaften, vol. 5, 4e éd., Iéna, Fischer, 1926, p. 573-576.
2. W. Roscher, Grundlagen der Nationa/6/conomie. Ein Hand- und Lesebuch Jür Geschiiftsmiinner und
Studierende, 18e éd., Stuttgart, J.G. Cotta, 1886, p. 41-42; K.H. Schmidt, « Merkantilismus, Kameralismus,
Physiokratie >> in O. Issing, Geschichte der Nationalokonomie, Munich, Verlag Vahlen, 1994, p. 37-62 (ci-
tation p. 47).
3. J. Brückner, Staatswissenschaft, Kameralismus und Naturrecht. Ein Beitrag der politischen
Wissenschaft im Deutschland des spiiten 17. und frühen 18. Jahrhunderts, Munich, Münchner Studien zu
Politik, vol. 27, C.H. Beek, 1977.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 81

fidèlement la défmition actuelle des finances publiques, et les affaires économiques


portent essentiellement sur le bien-être matériel du souverain et ses sujets. Dans ces
deux domaines, le caméralisme reste un «enfant du mercantilisme», doctrine de
4
politique économique qui dominait alors les autres cours européennes • Comme
pour le mercantilisme, le développement des forces productives nationales et une
politique active de la balance commerciale visent à remplir les caisses du souverain.
Mais par-delà cette base commune, le caméralisme s'émancipe du mercantilisme de
par sa conception des affaires de police.
5
Infrrmant les thèses naissantes sur 1' organisation naturaliste des sociétés , le
caméralisme part de 1'hypothèse selon laquelle : « The social body is an aggregate
ofpers ons who require, for achievement of arder, welfare, and harmony, a constant
work of regulation. Social morality does not arise spontaneously, but must be con-
6
structed by a de/iberate work of regulation » • Les mesures de police doivent non
seulement conférer un cadre juridique à la société, mais assurer à tout moment son
bon ordre moral. Le caméralisme adhère ainsi à une certaine vision aristotélicienne
de la politique, selon laquelle la société -polis - ne peut exister que par 1' aspiration
à une morale commune. A la différence de la philosophie grecque toutefois, la pen-
sée allemande ne conçoit pas l'harmonie de la polis moderne sans associer le bien-
être matériel à la moralité des sujets : « Glückseligkeit ist [. . .] identisch mit der
Verfùgun_p über die Mittel des physischen, okonomischen und affektiven Wohler-
gehens » . Alors que le mercantilisme avait libéré 1' économie de toute pré-
conception éthique et que la scolastique avait pesé au moyen âge sur le développe-
ment des activités économiques, le caméralisme allemand réaffirme les liens de la
morale et de l'économie. L'unité des trois grands domaines que fondent les sciences
caméralistes, se justifie par le rôle eudémonique de l'Etat : développement de
l'économie, constructivisme juridique et éthique concourent simultanément à l'épa-
nouissement d'une société morale.
La théorie des forces productives de Friedrich List
Le xvnt siècle constitue une période charnière de l'histoire économique et so-
ciale. Les progrès réalisés dans le domaine des sciences naturelles, de 1' observation
critique et de la méthode rationnelle concourent à l'émergence d'une nouvelle philo-
sophie. Grâce aux physiocrates et aux classiques, l'économie politique va s'adapter
à cet esprit des Lumières. Alors que le mercantilisme fondait ses théories sur une
base empirique, la physiocratie en France, les classiques en Ecosse et en Angleterre

4. K. Zielenziger, op. cit., p. 575.


5. Au début du XVIIIe siècle, le docteur Bernard Mandeville démontre dans sa fable des abeilles comment
l'égoïsme qui anime chaque individu sert naturellement au bien-être collectif, sans qu'une autorité supérieure
n'ait à encadrer son action. Justifiant le« laissez-faire, laisser-passer», la fable des abeilles est un des piliers
sur lequel se fonde le libéralisme classique.
6. K. Tribe, Strategies of Economie Order. German economie discourse. 1750-1950, Cambridge,
Cambridge University Press, 1995 (citation p. 24).
7. J. Bruckner, op. cit. p. 273.
82 L 'ordolibéralisme allemand

s'appuient sur des constructions rationalistes 8 • Alors que le mercantilisme proté-


geait et encourageait encore les industries nationales, la théorie de A. Smith justifie
1' abandon des monopoles et des privilèges, pour le commerce comme pour
l'industrie, du fait de l'existence et de l'efficacité d'un ordre naturel de la société.
Sur le plan politique, la révolution française de 1789 fait entrer 1'Etat dans une toute
nouvelle tradition. L'introduction des Assignats en 1792 érode les fondements mo-
nétaires de la doctrine mercantiliste. Dans les grandes nations, le capitalisme se dé-
veloppe jusqu'à devenir à la moitié du XI.Xe siècle le «système économique domi-
9
nant » • L'Angleterre connaît un formidable essor et atteindra une position indus-
trielle et commerciale dominante, qui restera toujours inattaquée après la levée du
blocus continental de Napoléon rr • Après la paix de Tilsit en 1807, l'ensemble des
10

nations européennes paraît devoir abandonner leur souveraineté au profit d'un em-
pire sans frontière. Finalement, 1' ensemble des structures qui dominaient le siècle
précédent, science et philosophie, économie et politique, semble devoir s'effondrer
11
les unes après les autres •
Cette époque de bouleversements rapides devait bientôt appeler diverses résis-
tances. En Allemagne, le mouvement romantique s'érige contre la domination poli-
tique de la France et 1'hégémonie économique de 1'Angleterre, pour plaider un re-
tour aux structures du moyen âge. Après J.G. Fichte, qui en 1800 condamne les
souffrances sociales que le libre-échange et le capitalisme naissant font peser sur les
sociétés, A. Müller s'attaque à la théorie de A. Smith, dans laquelle il voit la cause
de tous les maux dont souffrent l'Allemagne. La critique, toutefois, reste partisane
et exaltée. Il faut alors attendre son renouvellement par F. List pour qu'émergent les
bases sur lesquelles 1'Ecole historique allemande prendra assise.
A la différence de A. Müller, F. List a étudié l'économie politique. Fonction-
naire à la cour des comptes du Land de Württemberg, il bénéficiera de l'enseigne-
ment des sciences caméralistes. Cependant, F. List reste moins connu pour avoir été
un érudit qu'un agitateur politique. G. Schmoller le considérera d'ailleurs comme
« un écrivain à la plume incendiaire, mais pas un homme de manuels et de para-
graphes » 12 • Son activisme en faveur de 1'unification des petits Etats allemands et
ses accusations de passivité vis-à-vis de l'administration allemande lui vaudront une

8. A. Spiethoff, «Die allgemeine Volkswirtschaftslehre als geschichtliche Theorie. Die Wirtschaftsstile »


in Schmollers Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Wirtschaft im Deutschen Reich, 56 Jg.,
Il. Halbband, [1932], Bad Feilnbach, Schmidt Periodicals, 1990, p. 891-924 (citation p. 12).
9. W. Sombart, Der moderne Kapitalismus, historisch-systematische Darstellung des gesamteuropiii-
schen Wirtschaftslebens von seinem Anfang bis zur Gegenwart, Bd. 1 : Einleitung -die vorkapitalistische
Wirtschaft, Hbd 1: Die historische Grundlagen des modernen Kapitalismus, [1909], deuxième édition, Berlin,
Duncker & Humblot, 1969 (citation p. Xl).
1O. K. Knies, Politische Oekonomie vom geschichtlichen Standpunckte, Osnabrück, Otto Zeller, 1964
(citation p. 282-283).
11. Ibid.• p. 279.
12. G. Schmoller, Zur Literaturgeschichte der Staats- und Sozialwissenschaften, Leipzig,
Duncker & Humblot, 1888 (citation p. 103 ).
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 83

condamnation carcérale en 1822, qui le contraindra à l'exil. A son retour, F. List se


13
rendra célèbre en rejoignant les partisans de l'unification douanière •
Son Système national de l'économie politique publié en 1842 se situe à la croi-
sée du romantisme et des Lumières. Du premier courant, F. List conserve une vision
organiciste, comprenant l'économie en particulier et la société en général comme un
ensemble de groupes aux intérêts et fonctions divergentes, dont l'harmonie une fois
14
établie sert un même dessein commun • Chez F. List, l'organisme économique est
composé de trois secteurs ou forces productives : l'agriculture, l'industrie et le
commerce. En accord avec la conception organiciste, l'économie est d'autant plus
productive que les trois secteurs sont équilibrés: «Eine Nation, die bloj3 Agrikultur
15
treibt, ist ein Individuum, dem in seiner materiellen Produktion ein Arm fehlt. »
L'équilibre de l'économie ne se réalise que si le commerce fait concorder les intérêts
de l'agriculture et de l'industrie. Par extension, cet équilibre ne peut être réalisé que
dans l'unité du peuple national. Aussi F. List adhère aux grandes lignes de la cri-
tique romantique, qui gratifie la théorie smithienne de « cosmopolitisme sans
16
fond», de «matérialisme mort» et de «particularisme désorganisateur » • Cepen-
dant, F. List réussira à s'affranchir du carcan romantique pour montrer que, si la
théorie classique n'est pas entièrement fausse, son domaine de validité doit être re-
lativisé.
Imitant l'ouvrage de A. Smith, le «Système» de F. List se réclame être une
étude sur la nature et les causes de la richesse des nations. Sa démarche est toutefois
différente de celle de l'économiste écossais, dont les démonstrations rationalistes
s'émaillent parfois d'exemples historiques. F. List, au contraire, part d'une recherche
sur l'histoire des grandes nations économiques. De celle-ci, il constate que les trois
secteurs de l'économie émergent à des moments différents, mais respectent toujours
une chronologie identique. F. List considère alors quatre étapes du développement
économique: la barbarie est suivie par une seconde étape, dans laquelle
l'agriculture domine l'organisme économique ; au cours de la troisième naît l'indus-
trie, puis le commerce dans la '\uatrième étape, où signe de progrès, l'organisme
7
économique trouve son harmonie • De l'étude de la situation économique de l'Alle-
magne au début du XIXe siècle, F. List tire l'enseignement selon lequel le libre-
échange ne conduit pas automatiquement à l'augmentation de la richesse nationale.
Il n'est profitable qu'aux nations disposant d'avantages concurrentiels absolus ou
18
n'ayant pas à en perdre • Ainsi, le libre-échange sera utile aux nations ayant atteint

13. K. Tribe, op. cit., p. 42-43; H. Gehrig, «Friedrich List» in F. List, Das nationale System der
politischen Okonomie, 6e éd., Iéna, Fischer, 1950, p. V-XXXVI (citation :VII-X).
14. J.G. Fichte utilise déja cette vision structuraliste pour décrire le fonctionnement de la société et de
l'économie. Cette méthode est en fait empruntée au << Lehre der Gegensiitze » du philosophe allemand
Schelling, cf. B. Koehler, A.sthetik der Politik -Adam Müller und die politische Romantik, Stuttgart, Klett-
Cotta, 1980 (citation p. 58-59).
15. F. List, Das nationale System der po/itischen Okonomie, [1842], Iéna, Fischer, 1950 (citation p. 252).
16. Ibid., p. 267.
17. Ibid., p. 271.
18. F. List induit l'essentiel de sa politique de l'étude du commerce international et surtout du blocus
continental qui isola l'Angleterre du reste de l'Europe : alors que pendant le blocus, émergeait une industrie
sur la rive droite du Rhin, rattrapant un peu du retard concédé sur l'Angleterre en raison de la guerre de trente
84 L'ordolibéralisme allemand

le quatrième stade d'évolution et à celles qui, par le commerce, peuvent espérer ga-
gner les bases industrielles nécessaires pour accéder au second. Pour les nations se
trouvant aux seconde et troisième étapes, un espace commercial fermé et l'encoura-
gement de 1' industrie nationale peuvent assurer le développement des forces pro-
ductives19.
Dans sa critique de la théorie de A. Smith, F. List examine enfin le concept de
richesse des nations. Influencé par les caméralistes et les romantiques, il se refuse à
accepter une théorie dans laquelle la valeur-travail détermine la valeur d'échange, et
pour laquelle la valeur d'échange constitue l'unique source de la richesse nationale.
Pour F. List,« Die Kraft, Reichtümer zu schaffen, ist demnach unendlich wichtiger
20
ais der Reichtum selbst » . Comme chez A. Smith, la force productive d'une nation
tient alors à la productivité du travail. Mais celle-ci réside moins dans la division
technique du travail, que dans l'esprit individuel d'entreprise et d'innovation. Ces
capacités ne sont en outre pas données naturellement aux agents économiques, mais
véhiculées par la culture d'un pays. Cette dernière est finalement perçue en tant que
capital, dont le processus d'accumulation produit 1'existence de la communauté. Le
patrimoine communautaire fait alors partie intégrante de la richesse nationale. La
définition de la richesse par la valeur d'échange poussait A. Smith à remarquer que
tout travail dont le produit ne subsiste pas après cessation de l'activité et qui ne
permet donc pas de fournir en échange la même quantité de travail, n'est pas source
de richesse. Ainsi en est-il du travail du magistrat, du militaire et même du souve-
rain21. Pour F. List au contraire, tous les métiers qui développent ou libèrent des for-
ces productives, tels les enseignants et les médecins, participent à l'accroissement
de la richesse des nations22 • A la différence de la position des classiques, pour qui
l'Etat devait se limiter à un rôle de gardien des droits individuels, F. List confere
alors au souverain le rôle le plus productif qui puisse être, puisque l'Etat se place
désormais en intermédiaire entre l'individu et la communauté: le souverain doit agir
en sorte que l'individu accède au capital culturel de la communauté, afin qu'en re-
tour, celui-ci puisse accroître la richesse nationale. F. List écrit une des premières
politiques économiques modernes à caractère institutionnaliste.
Les fondements d'une science à contre-courant
Le caméralisme et le romantisme éclairé de F. List montrent à quel point la
science économique allemande prend corps sur la base d'une critique fondamentale
de la science économique naissante. Réaffirmant la tradition grecque, les sciences
caméralistes se démarquent du courant dominant de l'époque. A leur tour, les ro-
mantiques et F. List refusent de s'inscrire dans la nouvelle direction signalée par
l'esprit des Lumières.

ans, sa levée stoppa ce processus et la concurrence anglaise reprit son ancienne domination (F. List, op. cit.,
p. 168-174).
19. F. List, op. cit., p. 203.
20. Ibid., p. 220.
21. A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Tomes 1 et Il, [1776],
Paris, Flammarion, 1991 (citation p. 417-419).
22. F. List, op. cit., p. 233.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 85

Dès ses premiers développements, le discours économique allemand repose sur


une pensée organiciste. L'économie n'est pas soumise à des lois naturelles mais à
celles des éléments organiques qui la composent. Que ceux-ci s'appellent« Gegen-
siitze »chez J.G. Fichte et A. Müller, ou forces productives chez F. List, l'équilibre
de l'économie repose sur l'intermédiation entre ces éléments. On préférera alors le
concept d'harmonie à celui d'équilibre de l'économie. Ayant en charge l'harmonisa-
tion des intérêts divergents au sein de la société et de l'économie, l'Etat est appelé à
remplir une fonction politique forte. Cette volonté est d'ailleurs toujours présente
dans la théorie de« l'Economie sociale de marché» de A. Müller-Armack, qui lais-
sera son nom au modèle contemporain du capitalisme allemand. Pour ce dernier en
effet, le système économique doit tendre à un « irénisme social », qui au-delà des
sources chrétiennes de la doctrine de A. Müller-Armack, ramène à cette tradition.
La vision organiciste suppose par ailleurs que l'économie prenne place dans un
patrimoine commun, qui réussisse à unir les différents groupes constitutifs de la so-
ciété. Au milieu du XIXe siècle, cette unité ne peut être que nationale, puisque la vi-
sion smithienne d'une économie mondiale demeure encore une utopie. L'étude de
l'économie ne peut être isolée de celle du reste de l'identité communautaire. Si
l'économie ne se soumet pas à des lois naturelles, mais aux règles qui assurent
l'unité des différentes composantes sociales, celle-ci est alors liée aux sphères juri-
dique, politique, morale, etc. L'économie politique se définit comme science de
l'esprit, dont le champ d'étude est aussi vaste que celui des sciences caméralistes.
Ces traits singuliers de la pensée allemande du début du XIXe siècle appellent le
développement d'une méthode idoine d'analyse de l'économie. Si le romanticisme
n'avait pas encore trouvé de réponse satisfaisante à la rigueur rationaliste des phy-
siocrates et des classiques, F. List ouvre une voie dans laquelle l'Ecole historique va
pouvoir s'engouffrer. Induites sur la base de recherches historiques, le mérite de ses
thèses sera d'avoir mis l'accent sur les transformations dynamiques des systèmes
économiques, ainsi que d'avoir permis de relativiser la méthode rationaliste.

L'Ecole historique de Gustav Schmoller et sa critique par Carl Menger


Le programme de Gustav Schmoller
G. Schmoller est considéré comme une figure emblématique de la jeune Ecole
23
historique allemande • Sa doctrine autant que la place qu'il aura occupée dans le
monde académique allemand lui valent ce qualificatif. Sur le plan scientifique,
Gustav Schmoller aura réussi à unir les pistes que Karl Hildebrand, Wilhelm
Roscher et Karl Knies poursuivaient à la suite de F. List, pour en faire un véritable
programme méthodologique.

23. T. Veblen, «Gustav Schmoller's Economies» in Quarter/y Journal of Economies, XVI, November,
[1902], reprinted in M. Blaug, Gustav Schmoller (1838-1917) and Werner Sombart (1863-1941), Hants,
Edward Elgar Publishing Limited, 1992, p. 69-93 (citation p. 70).
86 L'ordo libéralisme allemand

Fidèle à la tradition organiciste, G. Schmoller perçoit l'économie comme un


complexe indivisible, un« reales Ganze »24 • Son approche débouche sur deux prin-
cipes méthodologiques. Pour atteindre « l'idéal de la connaissance », l'explication
des phénomènes économiques doit être induite de la totalité des causes qui y ont
concouru. Ainsi, une grande attention est donnée à la phase d'observation des faits.
En choisissant l'induction, G. Schmoller cherche à exclure tout procédé d'isolation,
qui selon lui réduit la complexité du réel. Seule une description précise et détaillée
des faits permet d'abstraire une théorie : « La science descriptive constitue le travail
préparatoire de la théorie générale. »25 Deuxièmement, les motivations qui animent
les agents dans leur comportement économique font partie des causes à étudier.
Pour G. Schmoller, une fois encore fidèle à la tradition allemande, une économie
nationale n'est pas seulement caractérisée par une organisation, elle correspond
aussi à un certain «esprit communautaire» (Volksgeist) qui s'exprime dans les
coutumes et les aspirations de la société. Aussi appelle-t-il à développer les fonde-
ments psychologiques de l'économie et à fonder une science économique « henné-
. 26
neutlque » .
A L'instar de F. List et de l'ancienne Ecole historique, le programme de
G. Schmoller met l'accent sur la dynamique des systèmes économiques. La
recherche de lois d'évolution constitue même pour lui 1'objectif que doit atteindre
27
toute théorie économique • Derrière l'évolutionnisme de G. Schmoller se dissimule
une « idée ethico-biologique du progrès », que l'on percevait déjà dans la théorie
des stades d'évolution de F. List. Trois hypothèses fondent en fait l'évolutionnisme
de l'Ecole historique : l'évolution est invariablement synonyme d'amélioration des
conditions de vie; le progrès matériel s'accompagne automatiquement d'un progrès
moral ; enfin, le système économique en vigueur contient entièrement les germes du
système futur, il est donc possible grâce à l'étude du premier de prédire la forme du
28
dernier •
Chez G. Schmoller comme chez ses prédécesseurs, 1'expression heuristique des
lois d'évolution prend la forme d'une typologie: les Wirtschaftsstufen. F. List défi-
nissait quatre époques selon le degré de développement des trois secteurs de l'éco-
nomie. K. Hildebrand, pour sa part, distinguait les stades selon les différentes for-
mes qu'un même item (par exemple la monnaie) peut épouser, d'après celles que
l'observation historique avait préalablement isolées. G. Schmoller, quant à lui,
change une nouvelle fois les critères de distinction, pour identifier six périodes
d'évolution selon le degré de développement des activités économiques et la nature
de l'organe politique régissant la société. Il observe ainsi une période de l'économie

24. G. Schmoller, «Die Volkswirtschaft, die Volkswirtschaftslehre und ihre Methode» in A. Skalweit,
Sozia/okonomische Texte, Heft 1617, Frankfurt, Vittorio Klosterrnann, 1893 (citation p. 10).
25. G. Schmoller, « Zur Methodologie der Staats- und Sozialwissenschaften »in Schmollers Jahrbuchfür
Gesetzgebung, Verwa/tung und Wirtschaft im Deutschen Reich, 7. Jg, [1883], Bad Feilnbach, Schmidt
Periodicals, 1990, p. 975-994 (citation p. 977).
26. Ibid., p. 993-994.
27. G. Schmoller, 1990, op. cit., p. 65-73.
28. W. Eucken, Grundlagen der Nationalokonomie, 9e éd., [1939], Berlin, Springer Verlag, 1989 (citation
p. 249-250).
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 87

domestique, sans échange et dominée par le conseil familial ; une économie de ville
caractérisée par la division du travail et l'apparition de l'échange; une économie
corporative dans laquelle les marchés sont réglementés ; une économie territoriale
régie par le prince ; une économie nationale dont la politi~ue est définie par des
principes mercantilistes, et pour finir une économie mondiale 9 •
La critique de Carl Menger
Au cours des années 1883 et 1884, éclate entre G. Schmoller et l'économiste
viennois C. Menger la plus retentissante querelle que la science économique ait
connue. La pomme de discorde n'est autre que la recension par G. Schmoller des
Untersuchungen über die Methode der Sozialwissenschaften und der politischen
Okonomie insbesondere que C. Menger publie en 1883. Cet ouvrage, qui conforte
pour les sciences sociales l'application d'une méthode rationaliste et strictement
ahistorique, appelle le chef de ligne de l'Ecole historique à la critique. Après un
premier échange, la controverse dégénère en une polémique amère et inutile. En
1884, C. Menger prend les travaux de l'Ecole historique ~our cible et publie sa vin-
dicte sous la forme d'une correspondance inventée 0 • G. Schmoller se sent
personnellement visé et retourne sans l'ouvrir Die Irrtümer des Historismus à son
auteur31 •
Les Untersuchungen sont radicalement différentes du programme de
G. Schmoller. L'histoire et les statistiques ne sont pour C. Menger que des expé-
dients de l'économie politique. En aucun cas ils ne peuvent fonder la base métho-
dologique, capable de soutenir une construction théorique. Ces outils permettent
certes de rendre l'image « individuelle » d'un phénomène, mais demeurent totale-
ment inadaptés pour en comprendre les formes « générales » et récurrentes 32 •
Par ailleurs, C. Menger distingue deux voies de la recherche théorique33 • Une
« direction réaliste-empirique » s'emploie à « constater les caractères des phéno-
mènes concrets de l'économie nationale "dans leur entière réalité empirique", ainsi
que les régularités à observer dans la succession et la coexistence des phénomènes
économiques». Une «direction exacte» vise en revanche à «réduire les phé-
nomènes économiques à leurs stricts éléments typiques les plus simples et, sur la
base du procédé d'abstraction isolante, de nous révéler comment les phénomènes
économiques les plus compliqués résultent des éléments précédents [... ] ». 34 La
première direction permet d'induire des «lois empiriques» qui ne peuvent
qu'attester de la régularité de faits. La seconde cherche dans la succession des

29. G. Schmoller, 1888, op. cit., p. 2-3.


30. C. Menger, Die Irrtümer des Historismus, [1884], Aalen, Scientia Verlag, 1966.
31. K. Hauser, << Das Ende der historischen Schule und die Ambiguitat der deutschen Nationalôkonornie
in den Zwanziger Jahren » in K.W. Nôrr, B. Schefold, F. Tenbruck (dir.), Geisteswissenschaften zwischen
Kaiserreich und Republik, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1994, p. 47-74 (citation p. 532-542).
32. C. Menger, op. cit., p. 3-14.
33. Ibid.
34. C. Menger, << Untersuchungen über die Methode der sozialwissenschaften und der politischen
Oekonomie insbesondere », [1883] in F. von Hayek (dir.), Carl Menger gesammelte Werke, Tübingen, Mohr,
1969, vol. 2. (citation p. 18-19).
88 L'ordolibéralisme allemand

phénomènes les «lois exactes» généralisables à tous phénomènes et qui « [... ]


portent en elles la garantie de la non exception »35 .
De ce découpage, l'économiste autrichien tire trois conséquences. Premièrement,
lois empiriques et lois exactes diffèrent de par leur méthode et leur champ d'appli-
cation. Elles ne peuvent en aucun cas être congruentes. Tenter de vérifier que les
lois exactes se conforment aux lois empiriques, relèverait même du non-sens mé-
thodologique36. Le programme de G. Schmoller qui souhaitait faire d'une« science
descriptive » la base du travail théorique, est donc voué à l'échec 37 . Deuxièmement,
C. Menger juge inutile de fonder la recherche en science sociale sur l'histoire, dans
la mesure où la méthode déductive permet de produire des énoncés universels. Par
son schéma d'émergence et de transformation des institutions, C. Menger fournira
même des exemples de la supériorité de la méthode exacte sur la méthode histo-
rique38. Troisièmement, la réduction de la réalité à ses plus simples éléments
contraint à abandonner le champ de recherche circonscrit par une économie hermé-
neutique. Améliorer la compréhension des fondements psychologiques qui animent
l'agent économique est tout aussi superflu que la recherche historique, puisque le
comportement de l'agent économique peut entièrement être réduit à une fonction
d'utilité.
Par sa méthode, C. Menger pose donc un problème de taille au programme de
G. Schmoller. Non seulement il dresse un mur infranchissable entre les deux
directions de la recherche, mais pour C. Menger, seule la méthode rationaliste est
dans le vrai. Bien évidemment, les partisans de 1'Ecole historique ne pouvaient se
satisfaire de cet ostracisme. G. Schmoller plaidera sans relâche en faveur de son
programme contre les attaques autrichiennes. Souvent cependant, sa défense
laissera poindre un « historicisme relativiste et fatigué» qui ne réussira jamais à
trouver une réponse à la critique mengierenne39 . L'Ecole historique avait par ailleurs
affirmé à maintes reprises sa volonté d'énoncer des règles, dont la teneur pratique
devait trouver un usage immédiat pour l'administration de l'économie 40 • Alors que
face à la crise économique mondiale des années trente, cette école se montre

35./bid., p. 32-38 (citation p. 38).


36./bid., p. 59.
37. C. Menger, op. cil., 1966, p. 20-21; p. 56-57.
38. Dans son modèle, toute construction sociale est considérée d'une part, comme le résultat« pragma-
tique» d'une législation positive, et d'autre part comme le produit involontaire, c'est-à-dire <<organique» de
l'évolution historique. Les institutions organiques sont par ai11eurs considérées comme le << résultat des aspira-
tions servant les intérêts individuels >> ; les institutions pragmatiques ne viennent que freiner ou accélérer de
manière résidue11e le processus organique. Appliqué au domaine monétaire, ce cadre d'analyse enseigne que
toute matérialisation de la fonction d'échange, qu'e11e soit de forme fiduciaire, monétaire ou autre, s'impose
dès lors que la somme des utilités individue11es supplante ce11e des autres intermédiaires (C. Menger, op. cil.,
1969, p. 166-183). Pour analyser l'évolution du système d'échanges, la théorie de C. Menger offre un avan-
tage incontestable par rapport à la typologie des formes monétaires, dont K. Hildebrand a enrichi l'ancienne
Ecole historique. Sur la base d'un seul élément, la dynamique mengierenne peut aussi bien expliquer
l'apparition d'une économie d'échange, que l'évolution de ce système, alors que la typologie de K. Hilde-
brand est limitée au strict cadre de son champ historique, ici celui de l'évolution de l'intermédiaire des
échanges.
39. A. Skalweit, 1893, p. 3-8.
40. Par exemple: W. Roscher, op. cil., 1843.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 89

41
inefficace pour refluer l'inflation galopante , il ne reste aux économistes allemands
d'autre alternative que de prendre en compte la critique de C. Menger. Dans ce
contexte, une nouvelle génération va redévelopper le programme de G. Schmoller.
Les tentatives les plus réussies seront dues à W. Sombart (1863-1950), A. Spiethoff
(1873-1957) et W. Eucken (1891-1950).

Les synthèses • néf>.hlstorlclstes •42


Sous cette appellation, sont regroupées les théories qui, partant de la critique de
C. Menger, cherchent à se positionner vis-à-vis du programme de G. Schmoller.
Cette dialectique ne contient néanmoins pas 1' ensemble des influences auxquelles
ces constructions théoriques sont soumises. Pour se faire exhaustif, il conviendrait
d'envisager également l'influence des théories socialistes allemandes, le glissement
sémantique qu'opère David Ricardo par rapport à Adam Smith, et les échos de la
seconde querelle des méthodes ou Werturtei/sstreit qui opposa Max Weber à
l'Autrichien Eugen von Philipovitch. Cependant, 1'objet de cette communication
43
étant de dérouler le fil qui court « du caméralisme à l'ordolibéralisme » , le champ
d'études est volontairement réduit à la dimension synthétique des théories néo-
historicistes.

Dépassement de la première querelle des méthodes


Cherchant à dépasser la première querelle des méthodes, W. Sombart,
A. Spiethoff et W. Eucken font tout d'abord leurs reproches au programme de
l'Ecole historique. Reprenant les arguments de C. Menger, W. Eucken attaque
l'empirisme de G. Schmoller. Au cœur de cette méthode, l'observation est posée
comme préalable à toute théorisation. Pour W. Eucken, une telle démarche, qui
procède sans concept théorique et sans formulation d'un problème, reste aveugle.
Ecartant toute réduction de la complexité, elle est de plus incapable de répondre à
un problème donné et de jeter les bases d'une théorisation. En conclusion,
W. Eucken se demandera s'il n'est pas vain d'accorder un quelconque crédit à une
44
telle science: « Wozu a/so Nationalokonomie? » • Du programme de
G. Schmoller, W. Sombart et A. Spiethoff en condamnent pour leur part
1'heuristique. Le découpage des Wirtschaftsstufen est, selon eux, trop confus : les
critères de distinction sont définis de manière arbitraire et se distinguent parfois mal
les uns des autres ; les étapes sont caractéristiques de certains aspects des
phénomènes économiques seulement, alors que G. Schmoller souhaite appréhender
ces derniers dans leur totalité45 •

41. K. Hauser, 1994, op. cit., p. 52-57.


42. Je tiens ici à remercier le Professeur Bertram Schefold, qui, par ses travaux ainsi que son soutien, m'a
conduit à privilégier ce champ de recherche.
43. K. Tribe, op. cit., 1995, p. 1-8.
44. W. Eucken, Grundsiitze der Wirtschaftspolitik, 6e éd. [1952], Tübingen, J.B.C. Mohr, (citation p. 9-
16).
45. W. Sombart, Die Ordnung des Wirtschaftslebens, Berlin, Verlag von Julius Springer, 1927 (citation
p. 6-14); A. Spiethoff ,1990, op. cit., p. 902-908.
90 L'ordolibéralisme allemand

A la conception de C. Menger, W. Eucken répondra que la science économique


n'est pas de nature physico-chimique, pour laquelle tous les phénomènes se repro-
duisent à l'identique. Le professeur de Fribourg découvre ici la « grande antino-
mie » de l'économie, postulant que si chaque fait économique dépend d'une certaine
constellation historique qui lui est propre, on peut parallèlement y reconnaître des
éléments récurrents et communs à d'autres faits. Ainsi, pour l'analyse de ces phé-
nomènes, les scientifiques sont soumis simultanément à un « problème théorique-
général » et à un « problème historique-individuel ». Cette antinomie ne peut être
dépassée que par la synthèse des méthodes historique et rationaliste, que C. Menger
46
voulait isoler l'une de l'autre • De son côté, A. Spiethoff désapprouve la réduction
de la complexité en éléments simples à laquelle procède C. Menger. Elle entraîne
automatiquement une simplification de la réalité, qui fait tomber l'analyse dans un
système logique de relations fermées sans rapport avec le réel. La méthode rationa-
liste est inadaptée pour l'analyse d'un système économique complet, qui exige d'ap-
préhender la totalité des facteurs causals47 • W. Sombart se montrera lui réticent à
abandonner la voie d'une économie herméneutique. Partant du fait que les activités
économiques sont la matérialisation des motivations qui animent l'agent écono-
mique, que l'origine de ces motivations est de nature culturelle, il cherchera à rercer
4
le « sens » que prennent les activités économiques au sein de chaque système •
Partageant la critique, les économistes néo-historicistes vont toutefois aboutir à
des synthèses différentes. W. Sombart et A. Spiethoff fondent la théorie des « styles
économiques» (Wirtschaftsstil), W. Eucken bâtit la théorie des ordres économiques
( Wirtschaftsordnung).

La théorie des styles économiques : Werner Sombart et Arthur Splethoff


Le style économique consiste en une typologie descriptive de la « vie écono-
mique ». Celle-ci est conçue de sorte à pouvoir s'appliquer en l'état à l'étude de
toute constellation historique de la société économique. Le style économique dé-
livre en fait une « image de la réalité », découpée en plusieurs éléments types.
Pour définir ces éléments types, W. Sombart part du principe selon lequel l'indi-
vidu agit économiquement dans le but de subvenir à ses besoins (concept de
Unterhaltfiirsorge). Selon lui, la forme prise par ses activités repose sur trois pi-
liers: le sentiment économique (Wirtschaftsgesinnung), l'organisation du système
économique (Form) et le développement des teclmiques (Technik). Chacun de ces
trois piliers peut prendre différents visages, dont les traits caractéristiques sont défi-
nis de manière à s'opposer les uns aux autres. Par cette architecture, W. Sombart
rejoint d'une certaine façon les Lehre der Gegensiitze de Schelling, sur lesquelles
s'appuie la conception organiciste. Ainsi, différents sentiments peuvent motiver
l'agent économique : il peut s'orienter vers la seule couverture de ses besoins ou
vers la maximisation de son profit ; il peut constamment remettre en cause ses choix

46. W. Eucken, 1989, op. cit. p. 15-23.


47. A. Spiethoff, 1990, op. cit. en note 8 (citation p. 919-922).
48. W. Sombart, Die drei Nationalokonomien- Geschichte und System der Lehre von der Wirtschaft,
[ 1930], 2e éd., Berlin, Duncker & Humb1ot, 1967 (citation p. 193-205).
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 91

antérieurs ou au contraire s'appuyer invariablement sur ses décisions précédentes ;


sa motivation peut être individuelle ou solidaire d'autres agents. L'organisation du
système économique peut contraindre son activité (esclavage) ou la libérer si la
forme contractuelle existe. La technique peut être stationnaire -lorsque de longues
périodes de temps sont nécessaires pour la voir évoluer - ou révolutionnaire, si les
changements suivent un rythme soutenu, etc. En totalité, le style économique repro-
duit chez W. Sombart le schéma suivant :
• Esprit (sentiment motivant la décision économique):
Couverture des besoins - Principe de profit
Traditionalisme - Rationalisme
Solidarité - Individualisme
• Forme (règle et organisation de la société):
Aliénation - Liberté
Gestion privée - Economie communautaire
Démocratie - Aristocratie
49
Autarcie - Ouverture
Economie d'autosubsistance - Economie d'échange
Entreprise individuelle - Manufacture
• Technique (procédé):
Empirique - Scientifique
Stationnaire - Révolutionnaire
Organique -Non organique (ou Mécanique - Inorganique)50
La contribution de A. Spiethoff à la théorie des styles économiques se résume en
deux points. Dans un premier temps, il propose une variante de la typologie de
W. Sombart. Alors que ce dernier découpait le style en trois éléments pour douze
caractéristiques, A. Spiethoff isole cinq composants et quatorze caractéristiques.
Les sentiments économiques font place à « l'esprit économique », dont A. Spiethoff
influencé par M. Weber puise les critères dans la sociologie religieuse. La « forme »
est scindée en une « constitution sociale » et une « constitution économique ». A
l'état de la technique s'ajoute un « style naturel » délimitant les frontières naturelles
qui se posent à la société (climat, géographie, etc.). Deuxièmement, en ajoutant au
style le «processus économique» (Wirtschaftslauj) comme dernier composant,
A. Spiethoff amène l'Ecole historique sur le terrain de l'analyse conjoncturelle51 .
Grâce à cette dernière dimension, A. Spiethoff fait se rejoindre les directions histo-
riques et théoriques, la première partageant enfin les préoccupations de la se-
conde52.

49. Traduction approximative de « Geschlossenheit- Aufgeloslheil ».


50. W. Sombart, op. cil., p. 14-20.
51. Pour les différences entre A. Spiethoff et W. Sombart, se référer à A. Spiethoff, op. cil., p. 916-917.
52. H. Rieter, M. Schmolz, « The ideas of german Ordoliberalism 1938-45, pointing the way to a new
economie order >>in The European Journal oflhe Hislory of Economie Thoughl, 1 :1 Auturnn, 1993, p. 87-
114 (citation p. 155).
92 L 'ordolibéralisme allemand

Le concept de style économique se démarque fortement de celui des


Wirtschaftsstufen de G. Schmoller. Une nuance importante tient à la représentation
de la vie économique par coupe transversale 53 , alors que les étapes de G. Schmoller
procédaient par coupe longitudinale, retraçant l'évolution d'une seule composante au
cours d'une période donnée. La coupe transversale offre à l'inverse une représenta-
tion schématique, en elle-même immobile, mais complète de l'ensemble des fac-
teurs influant sur les activités économiques.
Le style ne rompt cependant pas entièrement avec la construction des précé-
dentes écoles historiques. A leur exemple, il comporte aussi une dynamique de
l'évolution. Le but recherché par la représentation en coupes transversales consiste à
dater et ordonner des époques économiques ( Wirtschaftsepoche) en découvrant la
succession des styles individuels. A l'image du schéma de G. Schmoller,
W. Sombart propose alors lui aussi un modèle d'évolution. Il distingue trois âges de
1' économie : une économie villageoise (Dorfwirtschaft), suivie d'un système d'arti-
sanat (Handwerkssystem), précédant lui-même le capitalisme (Kapitalismus).
Chaque époque est caractérisée par une certaine organisation en éléments types. Le
capitalisme se définit par exemple par une économie d'échange, dans laquelle la
technique se fait révolutionnaire et où les activités économiques sont dominées par
le principe de profit. Prise individuellement, chaque phase se divise en outre selon
une époque précoce, une époque haute et une époque tardive, à la manière des diffé-
rents styles de l'art54 • L'époque tardive correspond à l'époque précoce du style sui-
vant, de sorte que le concept de W. Sombart ne réussit pas à se défaire des
présupposés organiques et déterministes qui imprègnent l'évolutionnisme des écoles
historiques. En revanche, du fait que W. Sombart conçoit la possibilité d'une
régression d'un style à l'autre, sa synthèse rompt avec la logique idéaliste de ses
prédécesseurs, pour lesquels l'évolution était automatiquement signe de progrès.

La théorie des ordres économiques de Walter Eucken : rupture ou continuité ?


Par son concept d'ordre, W. Eucken offre une synthèse alternative à celle du
style économique. L'économiste fribourgien s'en démarque dans la mesure où cadet
55
de W. Sombart, il intègre à sa réflexion une critique du système de W. Sombart •
Partant comme ce dernier d'une définition de l'économique, W. Eucken arrive à
un résultat bien différent. L'économique n'est plus découpé en différents compo-
sants, mais à l'exemple de C. Menger, réduit à un seul terme. Comme chez
1'autrichien, ce dernier doit être suffisamment robuste pour soutenir une construc-
tion théorique. Toutefois, ce terme doit pour W. Eucken également se retrouver fa-
cilement dans l'univers du réel, sans qu'une analyse empirique ou une définition
théorique ne soit préalable à sa préhension intellectuelle. Par cette démarche,
W. Eucken cherche à se libérer à la fois de l'imprécision empirique et du carcan

53. A. Spiethoff, op. cit., p. 912.


54. W. Sombart, 1927, op. cit., p. 30-34; W. Sombart, 1967, op. cit., p. 228-229.
55. W. Eucken, op. cil., 1989, p. 38-50.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 93

rationaliste 56 • A l'image de Kant, il recherche la conscience absolue de la


connaissance, à laquelle il espère accéder par un «jugement synthétique a priori »,
c'est-à-dire une vérité transcendant l'expérience mais non pas tirée de
57
l'expérience • Ce raisonnement le conduit à privilégier le plan comme base de
toute théorie, puisque selon lui : « Zu allen Zeiten und überall vollzieht sich das
58
Wirtschaften in Aufstellung und Durchjùhrung von Pliinen. »
Tous les compartiments de l'analyse de W. Eucken vont se construire autour du
plan. Il intervient dans son questionnement sur le processus économique ( Wirt-
schaftsprozej3), dans lequel 1' économiste allemand cherche à comprendre comment
se coordonnent les plans des différents acteurs économiques, de sorte qu'un équi-
libre se réalise au quotidien. Si cette interrogation de départ fait encore appel à
1'économie classique de A. Smith, 1' allocation des ressources sera de conception
néoclassique, s'appuyant sur le fonctionnement d'un système complet de marchés.
Le plan est encore présent dans son analyse de 1'ordre économique ( Wirtschaftsord-
nung), cadre institutionnel propre à chaque époque et à chaque société, qui enchâsse
9
le processus économique et influe directement sur le résultat de la coordination5 •
W. Eucken considère avoir réussi à « dépasser la grande antinomie », à marier théo-
rie et empirisme, en unissant le processus à l'ordre économique : le processus est
analysé grâce aux théories standards, 1' ordre amène 1' économiste à se plonger dans
la réalité, afm de constater en quoi la coordination économique est altérée par
l'organisation de l'économie et de la société. Toutefois, le moment premier, où
W. Eucken dépasse l'opposition théorie 1 empirisme, réside dans son appel à
l'analyse transcendantale kantienne pour le choix du plan comme variable centrale.
Plus précisément, 1'ordre économique consiste en une typologie des formes ins-
titutionnelles de 1'économie. Les formes envisagées ne correspondent pas à des an-
tinomies logiques, comme elles 1'étaient dans le style, mais s'ordonnent selon le de-
gré de liberté de plan dont dispose 1'agent économique. Le processus économique
sera ainsi différent si l'ordre n'autorise qu'un seul plan- et donc qu'un seul acteur-,
dans le cas d'une économie de Robinson ou d'une économie centralisée, ou une
multitude de plans et une multitude d'acteurs dans le cas d'une économie d'échange
basée sur le marché. Pour l'économie centralisée, le degré de liberté de plan aug-
mente avec la liberté d'échange de biens, l'existence de biens-substituts et la liberté
complète de consommation. L'économie d'échange prend différentes formes selon
les formes de marché et celles du système monétaire. Tous les autres composants
pouvant influer sur la prise de décision des agents économiques sont relégués à la
marge de l'analyse dans la couronne des données (Datenkranz) 60 •

56. W. Eucken, Kapitaltheoretische Untersuchungen, 2c éd. [1934], Tübingen & Zürich, J.B.C. Mohr,
1954 (citation p. l-51 ).
57. Sur les principes de l'idéalisme transcendantal appliqués à l'analyse des systèmes économiques, se
référer à D. Cassel, Methodologische Systeme der Wirtschaflswissenschafl, Marburg, Dissertation, Philipps
Universitat, 1968 (citation p. 23-27).
58. W. Eucken, op. cit., 1989, p. 78.
59. Ibid., p. 65 et sq.
60. Ibid., p. 78-123.
94 L'ordolibéralisme allemand

Par rapport au concept antérieur des styles économiques, 1' ordre économique
présente quatre points de rupture. Premièrement, la définition des éléments types ne
procède plus de l'induction mais de« l'abstraction isolante». Ses caractéristiques ne
sont pas gagnées sur la base de l'observation de plusieurs situations historiques ré-
pétées, mais logiquement extraites de l'étude d'une situation réelle, sans significa-
tion historique particulière. Deuxièmement, en renvoyant la morale économique
dans la couronne des données exogènes au système, W. Eucken se détache de la
tradition installée par le caméralisme et poursuivie par l'Ecole historique, pour re-
jeter avec C. Menger toute nécessité d'une économie herméneutique. Indépendam-
ment des motivations qui l'animent, l'agent économique se comporte toujours selon
trois règles d'expérience, qui ne sont autres ~ue les présupposés marginalistes et
néoclassiques du comportement économique . Troisièmement, sa théorie aban-
donne la question de l'évolution, renonçant par là même au but que l'Ecole histo-
rique s'était fixé. L'économiste de Fribourg rejette à la fois toute possibilité de
l'existence d'un cycle conjoncturel, ainsi qu'une quelconque path-dependency des
formes institutionnelles de 1' économie. Empruntant sur ce point la conception néo-
kantienne de son père Rudolf Eucken, professeur de philosophie et prix Nobel de
littérature 1908, W. Eucken affirme que le comportement humain est toujours sou-
mis à des« forces irréfléchies» qui laissent constamment une porte ouverte aunou-
veau et à l'inattendu. Quatrièmement, les énoncés théoriques ne sont pas, comme
chez W. Sombart et A. Spiethoff, limités à une certaine époque donnée. Pour lui,
tout énoncé est associé à un ordre économique. Une théorie peut être vraie dans une
certaine organisation des données, mais ne sera plus « actuelle » dans une autre.
Selon qu'un marché prend une forme concurrentielle ou monopolistique, la forma-
tion du prix sera régie par des règles différentes. Autre exemple : deux producteurs
peuvent réagir de manière strictement inverse mais tout aussi rationnelle face à une
diminution de la demande selon la morale économique véhiculée dans la société.

61. Quel que soit l'ordre économique, la formation du ou des plans se réalise toujours selon des données
et trois règles d'expériences. Ces données sont les besoins, les dons de la nature, la force de travail disponible,
les réserves de biens déjà constituées, l'état de l'art et l'organisation juridique et sociale. Dans une économie
d'échange, la plupart de ces données sont résumées par le vecteur prix. Quelle que soit la forme de la société
économique, économie de Robinson, centralisée ou d'échange, les trois règles d'expériences qui guident
l'agent pour la formulation de ses plans sont la première loi de Gossen, la loi des rendements décroissants et la
logique du détour de production. Le seul recours à ces trois lois fait de l'agent économique euckénien un par-
fait homo-oeconomicus. Son comportement économique est constant à travers les âges et les sociétés: de tous
temps et en tous lieux, l'agent économique a cherché à couvrir ses besoins alors que ses moyens étaient li-
mités, et l'expérience lui a montré la supériorité rationnelle d'un comportement fondé sur ces trois lois. Toute-
fois, le résultat du comportement économique peut varier si la morale économique que véhicule la société fa-
vorise l'accumulation des moyens, ce qui se traduira par des besoins croissants, ou bien se limite à la seule
couverture constante des besoins individuels (W. Eucken, 1989, op. cit., p. 205-221). En d'autres termes, la
rationalité économique ne varie pas, mais conduit à différents résultats selon la constellation des données exo-
gènes. Selon W. Eucken, l'agent économique n'est pas toujours maximisateur de profit (besoins =profit)
comme le déclarent les néoclassiques (H. von Stackelberg, Marktformen und Gleichgewicht, 1934, Reprint ais
Klassiker der Nationalôkonomie, Düsseldorf, Verlag Wirtschaft und Finanzen, Berlin, Springer, 1993, p. 5)
mais il est invariablement maximisateur d'utilité (couverture des besoins). En conséquence, la distance de
l'agent économique euckénien avec le standard néoclassique est infime : les variables endogènes et leur ana-
lyse restent les mêmes, seuls les présupposés diffèrent et font une place aux conceptions historicistes.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 95

Déduction versus induction, abandon du lien morale 1économie, théorie statique


versus dynamique, absolutisme de la connaissance scientifique versus relativisme
historique : par ces ruptures, l'Ordnungstheorie met défmitivement un terme au
programme de l'Ecole historique allemande. Pour Bertram Schefold, le proramme
de W. Eucken constitue même la «final End of the historical school »6 • Cette
conclusion suffit-elle pour autant à affirmer que W. Eucken abandonne la tradition
de pensée précédemment décrite? Cherchant à la perfectionner, l'économiste de
Fribourg rompt certes avec l'Ecole historique, pour réintroduire des éléments du
« Scottisch Enlightment » dans la science économique allemande, qui s'en était dé-
tachée depuis le départ. Cependant, le point de départ synthétique de l'Ord-
nungstheorie montre combien W. Eucken est baigné par cette tradition. Sa critique
de W. Sombart montre qu'il participe aux débats qui animent la scène académique
allemande au tournant du siècle. Son entreprise de réforme cherche simplement à
moderniser ce discours. Les éléments qu'il emploie -rationalisme de C. Menger,
théorie des formes de marchés de H. von Stackelberg, abstraction isolante de
Thünen, diversité historique des données exogènes au comportement économique,
idéalisme kantien sous l'influence de son père et de son ami le phénoménologue
Husserl - prennent source et place dans la pensée allemande.

L'ordollbérallsme replacé dans la tradition allemande


L'ordolibéralisme consacre le programme de politique économique de l'Ecole de
Fribourg, destiné à restaurer dans l'Allemagne post-nazie les bases d'une société li-
bre et économiquement efficace. Ce programme fait amplement référence à
« l'Ordnungstheorie »de W. Eucken, un des chefs de file de cette école de pensée63 •
Par transition avec la précédente partie, cette seule relation suffirait à prouver com-
bien l'ordolibéralisme est enraciné dans la pensée économique allemande. Toute-
fois, il convient de preciser comment l'ordolibéralisme s'appuie sur
l'Ordnungstheorie, ainsi que de voir en quoi il transcende la seule influence eucké-
nienne pour s'inscrire dans la vaste tradition allemande de l'Etat.
Uens entre ordollbérallsme et Ordnungstheorle
A. Smith avait démontré en son temps les bienfaits du libéralisme économique.
Comme il a été vu, la recension de son œuvre en Allemagne fut critique,
J.G. Fichte, les romantiques et F. List mettant l'accent sur les problèmes sociaux et
économiques qui se posèrent au paléolibéralisme du XI.Xe siècle. Entre 1918 et 1923,
l'inflation rampante qui sape la monnaie ainsi que la ruine de l'économie causée par
la grande dépression des années trente érode substantivement les fondements libé-
raux. Tous les maux qui gangrènent la société allemande sont imputés à 1' ordre de

62. B. Schefold, « The German Historical School and the Belief in Ethical Progress », présentation à la
Conférence de I'EAPE ayant pour thème : « Transforming Economies and Societies : Towards an institutional
theory of Economie Change », Cracovie, Pologne, 19-21 octobre, 1995 (citation p. 16-18).
63. Sur l'histoire et les membres de l'Ecole de Fribourg, cf. par exemple D. Rübsam, H. Schadek, Der
« Freiburger Kreis », Widerstand und Nachkriegsplannung 1933-1945, Publication des archives de la ville de
Freiburg im Breisgau, 1990, ainsi que H. Rieter, M. Schmolz, op. cit.
96 L'ordolibéralisme allemand

marché. Les auteurs socialistes tenteront même d'attribuer au capitalisme des vel-
léités impérialistes et belliqueuses. Dans un contexte de « sozialistischer Zeit-
geist »64 , la tendance appartient clairement au renforcement du dirigisme écono-
mique65. La République de Weimar entretient la tradition d'une économie corpora-
tiste 66, et consacre un interventionnisme omnipotent et arbitraire. Le fonctionne-
ment naturel du marché est perturbé par des contrôles étatiques sur les prix ainsi
que par des politiques de crédit public et de quota destinées à stabiliser la
. 67
conJoncture .
Essayant de donner une réponse à ces accusations, le libéralisme va tenter de se
refonder. Ludwig Mises ouvrira la voie en montrant que les crises conjoncturelles
ne tiennent pas au marché, mais à l'interventionnisme qui l'empêche de fonctionner
68
naturellement • A sa suite, A. Müller-Armack répondra aux critiques des théories
socialistes, en démontrant que la baisse tendancielle du taux de profit et la sous-
consommation ne constituent en aucun cas des « défauts » inhérents à l'économie
capitaliste69 . L'Ecole de Fribourg, pour sa part, s'attachera plus spécifiquement à
prouver que sous certaines conditions, l'ordre de marché constitue non seulement le
mode d'allocation des ressources rares, mais il s'avère être l'instrument de réparti-
tion des revenus et de participation au processus économique socialement le plus
juste. La justification de ces deux thèses phares de 1'Ecole de Fribourg est livrée en
grande partie par l'Ordnungstheorie.
Parmi les systèmes économiques possibles, l'Ordnungstheorie envisage l'ordre
de la « concurrence complète » (vollstiindiger Wettbewerb ). Cette forme particulière
de l'économie d'échange décrit une constellation spécifique des marchés, dans la-
quelle la coordination des plans des agents économiques se réalise entièrement et de
70
manière optimale par le système de prix • La démonstration théorique de la
supériorité allocative de la «concurrence complète» est empruntée par W. Eucken

64. R. Blum, « Marktwirtschaft, soziale » in Handworterbuch der Wirtschaftswissenschaft, vol. 5,


Gôttingen , Fischer, 1980, p. 153-166.
65. A. Müller-Armack, Zur Diagnose unserer Wirtschaftlichen Lage, Bielefeld, Verlag J.O. Küster
Nachf, 1947 (citation p. 8-15).
66. En 1879, Bismarck prend des mesures protectionnistes concernant les céréales et l'importation d'acier.
Ces mesures, destinées à lutter contre la concurrence étrangère et à favoriser l'industrialisation de la Ruhr,
trouvent crédit auprès de la théorie de Friedrich List. Par ailleurs, depuis 1897, les cartels sont légalisés.
Cf. A.J. Nicholls, Freedom with Responsability- The Social Market Economy in Germany, 1918-1963,
Oxford, Clarendon Press, 1994 (citation p. 15-32).
67. Sur le système économique de l'Allemagne pendant l'entre-deux guerres, cf. G. Feldman, «Der
deutsche Organisierte Kapitalismus wâhrend der Kriegs- und Inflationsjahre 1914-1923 >>in W. Abelshauser,
D. Petzina, Deutsche Wirtschaftsgeschichte im Industriealter, Kônigstein, ADTG, 1981, p. 299-323 ;
G. Hardach, Deutschland in der We/twirtschaft 1870-1970, Frankfurt, Campus, 1977.
68. L. Mises, Kritik des Interventionismus : Untersuchungen zur Wirtschaftspolitik und
Wirtschaftsideologie der Gegenwart, [1929], Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1976 (citation
p. 1-28).
69. A. Müller-Armack, « Konjunkturforschung und Konjunkturpolitik » in L. Ester, A. Weber,
Handworterbuch der Staatwissenschaften, vol. 2, Iéna, 1929, p. 645-677 (citation p. 651-652).
70. W. Eucken, 1990, op cit., p. 249.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 97

71
à la théorie des formes de marchés de H. von Stackelberg • Cette dernière dé-
montre:
qu'il existe un système de prix pour lequel les quantités offertes éga-
lisent les quantités demandées sur tous les marchés, c'est-à-dire
qu'existe un équilibre général,
que ce système de prix se réalise lorsque chaque agent ne peut influen-
cer directement sa formation, ce qui suppose que l'offre et la demande
soit de type atomistique,
que toutes les autres formes de marchés, oligopolistiques et monopolis-
tiques, soit ne peuvent réaliser d'équilibre, soit ne réalisent qu'un équi-
libre sous-optimal, comme par exemple « l'équilibre conventionnel »
que produit une économie corporative ou fasciste,
que la réalisation naturelle de l'équilibre peut être entravée non seule-
ment par l'Etat, mais également par les agents économiques, s'ils en
viennent à détruire la libre formation des prix, le principe d'utilité
72
maximale ou les formes atomistiques des marchés •
De l'intégration de la théorie de H. von Stackelberg dans l'Ordnungstheorie,
1'ordolibéralisme hérite de trois principes :
1. Le système économique doit réaliser l'ordre de la concurrence complète.
2. Les points clefs de sa réalisation résident dans la libre formation des
prix et des marchés atomistiques, supposant l'abolition de l'interven-
tionnisme de prix et une législation sur l'interdiction des cartels.
3. A la différence du paléolibéralisme qui voyait en l'Etat le seul danger à
la libre concurrence, les agents économiques privés qui détiennent un
certain pouvoir de marché, menacent la pérennité de 1' ordre libre de
marché. De l'Ordnungstheorie en elle-même, W. Eucken avait déduit
que la coordination des plans dépendait aussi du système monétaire. La
libre formation des prix suppose donc, outre des formes atomistiques de
marchés, un système monétaire stable, à même de garantir une forma-
tion objective des plans individuels. De son analyse historique, qui lui a
montré que, par essence, un système économique ne s'est jamais im-
posé, ni complètement, ni par ses seules forces, W. Eucken affirme que
l'ordre de la concurrence n'est pas un ordre naturel de l'économie.
En conséquence, la réalisation de l'ordre de la concurrence complète passe par la
définition de règles institutionnelles qui assoient le système monétaire désiré et les
formes de marchés atomistiques (konstituierende Prinzipien), ainsi que par la défi-
nition de principes régulateurs des structures existantes, afm de les faire évoluer
vers l'ordre de la concurrence ou de leur garantir ce caractère (regulierende

71. W. Eucken refusera de se plier à l'hypothèse d'homogénéité des biens et des agents, posée par H. von
Stackelberg (H. von Stackelberg, op. cit., p. 1-10). Comme il accepte par ailleurs les résultats de la théorie de
H. Von Stackelberg, le refus de W. Eucken n'est pas convaincant.
72. H. von Stackelberg, op. cit., p. 1-10; p. 12-24 et p. 94-105.
98 L 'ordolibéralisme allemand

Prinzipien) 73 • Cette organisation à deux niveaux de la politique économique


témoigne une nouvelle fois de la sensibilité de W. Eucken à la philosophie de Kant,
renvoyant à son« analytique des principes »74 •
L'ordollbérallsme : ruptures et continuité avec le discours économique
allemand
De la même manière que l'Ordnungstheorie rompt avec l'Ecole historique alle-
mande en s'inscrivant néanmoins dans sa continuité, l'ordolibéralisme prend ses
distances avec la pensée économique allemande, sans toutefois s'en détacher com-
plètement.
Les continuités avec la pensée allemande demeurent importantes. Les erreurs du
paléolibénrlisme que J.G. Fichte et A. Müller mettaient en exergue sont reconnues
75
et acceptées • La tradition d'un Etat fort est maintenue, même si son rôle vis-à-vis
de 1'économie change radicalement. La fonction étatique de régulation sociale, que
soulignaient les caméralistes, les romantiques et l'Ecole historique, se voit réaffir-
mée. L'hypothèse sous-jacente à cette fonction d'un ordre économique et social non
naturel s'appuie sur la pensée allemande. Enfm, la corrélation souhajtée entre le
bien-être matériel et l'harmonie sociale témoigne d'un même profond ancrage dans
la tradition allemande.
Malgré ces similitudes, les ruptures sont nombreuses. La reconnaissance de la
supériorité positive et normative d'une économie de libre marché rompt avec les
76
précédentes critiques allemandes adressées à la théorie d'A. Smith • Cette nouvelle
ligne trahit également la tradition corporatiste de 1'économie allemande, qui se
voyait justifiée dans les œuvres de A. Müller et F. List jusqu'à celle de W. Sombart,
et dont la pratique ne cessera d'être encouragée par les différentes politiques éco-
nomiques allemandes. La théorie ordolibérale procède donc à une certaine révolu-
tion de pensée. Que cette dernière n'ait pas été pleinement réalisée au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale, de telle manière que des traces « néocorporatives »
soient encore visibles dans la loi sur la concurrence de 1957 ou dans la loi sur la co-
gestion paritaire, témoigne de la difficulté à rompre avec cette tradition. L'apport

73. W. Eucken, 1990, op. cit., p. 254-304. W. Eucken définit six principes constitutionnels (stabilité
monétaire ; politique d'ouverture des marchés ; législation sur les droits individuels de propriété ; liberté de
contrat; législation sur les responsabilités des agents économiques; stabilité de la politique économique),
ainsi que quatre principes régulateurs (création d'un office de surveillance des cartels ; une politique fiscale di-
recte et progressive afin d'améliorer l'allocation des ressources pouvant être perturbée par la législation ; une
surveillance des externalités potentiellement causées par la liberté de plan ; une surveillance particulière du
marché du travail étant donné sa forte disparité au fonctionnement d'un marché concurrentiel).
74. Dans l'analytique des principes, Kant établit déjà une distinction entre les «principes constitution-
nels )), qui renseignent sur la structure mathématique de la chose en soi, et les « principes régulateurs )), qui
montrent par quelles règles les choses arrivent à existence ou y demeurent : cf. E. Bréhier, Histoire de la
Philosophie- La Philosophie moderne, Tome II- fascicule 2, Paris, PUF, 1962, p. 789-1059 (citation p. 543-
544). La justification théorique par W. Eucken du programme ordolibéral suit ce découpage kantien sans tou-
tefois s'y reporter explicitement.
75. W. Eucken, « Das Ordnungspolitische Problem)) in Ordo - Jahrbuch fiir die Ordnung der Wirtschaft
und Gesellschaft, Freiburg, J.B.C. Mohr, 1948, vol. 1 (citation p. 56-90).
76. Le retour à l'économie classique que proclament Adolf Weber et Walter Eucken doit se comprendre
dans ce sens.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 99

théorique du mouvement ordolibéral est alors d'autant plus novateur, dans la me-
sure où pour la première fois depuis A. Müller, l'argumentation théorique change
de paradigme et une solution aux problèmes économiques de 1'Allemagne est envi-
sagée dans le cadre du libre jeu du marché.
Les deux autres brèches ouvertes par l'ordolibéralisme dans les fondations de la
pensée allemande sont l'abandon d'un interventionnisme de marché au ~rofit d'une
7
politique constitutionnelle et un attachement à la stabilité monétaire • Si cette
deuxième idée semble bien se propager dans les milieux académiques allemands,
les positions vis-à-vis des politiques de stabilisation de la conjoncture demeurent
plus partagées. A. Spiethoff s'attachera à théoriser le caractère cyclique de la
conjoncture78 • A. Müller-Armack, le théoricien de 1'Economie sociale de marché,
dont les racines puisent moins que 1' Ordnungstheorie aux sources néoclassiques,
79
restera partisan d'une politique de régulation de la conjoncture •
En rapportant ces points de rupture à l'histoire économique et politique de l'Al-
lemagne, force est de constater qu'ils font écho aux grands maux de la première
moitié du :xxe siècle. L'accent mis sur la stabilité monétaire constitue une réponse à
l'hyperinflation que l'Allemagne subit après la Première Guerre mondiale. Le libre
marché est envisagé comme la seule alternative sociale et économique au « capita-
lisme organisé», système économique enraciné dans l'interventionnisme et le cor-
poratisme. Ce système qui n'a su faire face à la crise économique mondiale et sur
lequel le nazisme s'appuyait encore, était totalement épuisé au lendemain de la Se-
conde Guerre mondiale.
Perçu comme mouvement néolibéral, 1'ordo libéralisme rompt inévitablement
avec la tradition économique et politique de l'Allemagne. Néanmoins, les justifica-
tions auxquels il recourt, ainsi que le processus qui le voit émerger, font partie de
l'histoire économique allemande. Plutôt qu'une rupture, l'Ordnungstheorie et
l'ordolibéralisme consacrent la même volonté de tirer, sur le plan théorique d'un
côté et sur le plan politique de l'autre, les leçons de la tradition.

77. Les concessions faites par W. Eucken en matière de stabilisation du marché du travail ne peuvent pas
être interprétées comme velléité interventionniste. Elles tiennent simplement compte du caractère hautement
corporatif du marché du travail allemand, qui interdit la réalisation d'un marché atomistique.
78. A. Spiethoff, 1955, op. cit., p. 80.
79. A. Müller-Armack, «Die zweite Phase der Sozialen Marktwirtschaft: Ihre Erganzung durch das
Leitbild einer neuen Gesellschaftspolitik », [1960], in W. Stützel et al., Grundtexte zur Sozialen
Marktwirtschaft : Zeugnisse aus 200 Jahren ordnungspo/itischen Diskussion, Ludwig Erhard Stiftung,
Stuttgart, Fischer V erlag, 1981, p. 63-78.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 101

BertramSCHEFOLD

Die deutsche Historlsche Schule ais Quelle


des Ordoliberallsmus

En dépit de nombreuses controverses, l'Ecole historique allemande a exercé une in-


fluence importante sur l'ordolibéralisme et par voie de conséquence sur l'économie
sociale de marché : que ce soit dans le domaine de la politique sociale ou encore dans
le domaine de la politique de concurrence, l'Ecole historique allemande s'étant déjà
engagée en faveur d'un contrôle du processus de concentration. De plus, le fondateur
de l'Ecole ordolibérale et critique de l'Ecole historique, Walter Eucken, n'a fait que par-
faire la comparaison entre systèmes et styles économiques déjà développée par
l'Ecole historique et qui a trouvé un regain d'actualité dans l'actuelle discussion sur
les modèles d'intégration économique européenne.

11 DIE GESCH/CHTE DER W/SSENSCHAFTEN


IST EINE GRopE FUGE, IN DER DIE
STIMMEN DER VOLKER NACH UND NACH
ZUM VORSCHEIN KOMMEN."

Johaun Wolf~:an1 von Goethe


lm Gespriklt UlllieMer, 21.10.1807

Ordollberallsmus und Sozlale Marktwlrtschaft: elne gemelnsame


Wlrtschaftsethlk aus der hlstorlschen Schule

Die Soziale Marktwirtschaft stellt kein unverrückbares Ordnungsgefiige dar,


sondem wandelt sich mit der allgemeinen technischen und gesellschaftlichen Ent-
wicklung und den intemationalen Herausforderungen. Viele Vorvater kônnen fiir
die Entwicklung des ihr zugrundeliegenden Konzepts angefiihrt werden, « angefan-
gen von Adam Smith, John Stuart Mill über Adolph Wagner, Gustav Schmoller und
Eugen von Bôhm-Bawerk bis Joseph Schumpeter, Friedrich August von Hayek und
1
Ludwig von Mises » • Der deutsche Ordoliberalismus hat versucht, im Dialog mit
den Praktikem der Sozialen Marktwirtschaft strengere MaBstabe fiir eine

1. So Otto Schlecht in Handbuch der Wirtschaftsethik (HdWE), hg. v. W. Korff et al., 4 Bande, Gü-
tersloh, Gütersloher Verlagshaus, 1999, S. 289.
102 L'ordolibéralisme allemand

einheitliche und konsequente Wirtschaftspolitik zu bestimmen. Er ging aber selbst


aus dem Zusammenstromen verschiedenartiger Einflüsse hervor. Auch eine kom-
pliziert über mehrere Abstammungslinien vermittelte Herkunft von der Historischen
Schule gehort dazu. Es würde ein Buch erfordern, diese Genealogie genauer darzu-
stellen, in der sich bei Hingerem Nachforschen gewiB noch manche vergessene und
doch historisch bedeutsame V erbindung fande. Dieser Aufsatz kann nur in grober
Übersicht zu zeigen versuchen, wie es kommt, daB die strenge Formgebung des Or-
doliberalismus dem flieBenden Evolutionismus der Historischen Schule viel ver-
dankt und nicht nur ais deren Gegensatz angesehen werden kann.
Ordoliberalismus und Soziale Marktwirtschaft grenzen sich zunachst beide
durch die Ablehnungen von Nationalsozialismus, Kommunismus, des vermachteten
Kapitalismus (Kartelle) und unsozialer Ausartungen der Marktwirtschaft (Proletari-
sierung und Arbeitslosigkeit) ab. Zu den gemeinsamen positiven Beitragen kann
man gesellschaftliche Konzeptionen, wie sie sich in der Vitalpolitik Rüstows und
2
Ropkes niederschlugen, rechnen.
Die damit gezogenen Trennlinien lassen bereits in den folgenden Bereichen eine
V erwurzelung im Denken der Historischen Schule erahnen : die Sozialrechtliche
3
Schule war mit der Historischen Schule verwandt. Sie betonte und übertrieb die
Bedeutung der rechtlichen Vorgaben fiir die Wirtschaftssysteme. Sie sah in diesen
nicht nur einen Ausdruck der wirtschaftlichen V erhaltnisse, sondern ein ursachlich-
bestimmendes Moment. Der Ordoliberalismus hat mit der Historischen Schule die
Überzeugung gemeinsam, daB die wirtschaftlichen Formen sich in Zeit und Raum
nicht unbestimmt verandem, sondem sich historisch bestimmte Typen herausbilden,
auch wenn ein Geschichtsdeterminismus bestritten wird, wie er sich bis in die Zeit
4
v or dem Ersten W eltkrieg abzeichnete • Mit der Sozialrechtlichen Schule hat der
Ordoliberalismus gemeinsam, daB die Setzung von Ordnungen und insbesondere
von Rechtsordnungen wirtschaftlichen Ablaufen einen stabilen Rahmen geben. In
den sozio-ôkonomischen Untersuchungen der jüngsten Historischen Schule zu den
Wechselbeziehungen zwischen der Wirtschafts- und der Gesellschaftsverfassung
kann man eine Vorbereitung der gesellschaftskritischen Überlegungen der
Ordoliberalen sehen, die gesellschaftliche und politische Fehlentwicklungen durch
die Vorgabe wirtschaftspolitischer Orientierungen zu bekâmpfen versuchten.
Diese Bezüge lassen sich vermehren. Die Sozialpolitik und ihre Institutionen
wurden von der Historischen Schule vorbereitet, die schon in ihren Anfangen ver-
suchen muBte, die Moglichkeiten und Grenzen der staatlichen Unterstützung der
wirtschaftlich schwacheren Bevolkerungsschichten durch Zuwendungen, Ânderun-
5
gen der Rahmenbedingungen und durch ErziehungsmaBnahmen zu ertasten • Die
jüngere Historische Schule wurde mit der wirtschaftlichen Konzentrationsbewe-

2. H. Peukert, Das sozialokonomische Werk Wilhelm Ropkes, 2 Bande, Bem, Peter Lang, 1992.
3. K. Diehl, Die sozialrechtliche Richtung der Nationalokonomie, Jena, G. Fischer, 1941; R. Stammler,
Wirtschaft und Recht, Leipzig, Veit, 1896.
4. B. Schefold, Wirtschaftsstile, Bde. 1,2. Frankfurt 1 Main, Fischer, 1994, 1995, S. 73-110.
5. B. Schefold, Bruno Hildebrand. Die historische Perspektive eines libera/en Okonomen, Reihe «Klas-
siker der Nationalôkonomie >>, Düsseldorf, Verlag Wirtschaft und Finanzen, 1998.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 103

gung nach der Reichseinigung konfrontiert. Sie hatte die Veriinderung der Markt-
formen und der Wettbewerbsprozesse zu beschreiben und begann, sie zu bewerten.
Sie neigte weder grundsatziich zu einem vollstandigen Laissez-faire in der Entste-
hung von Monopolen, noch zur Utopie eines voilkommenen Wettbewerbs. SchiieB-
lich sei daran erinnert, daB Schmoller seine Sozioiogie vor aliem ais Untersuchung
gesellschaftiicher Normgebungen im Rahmen ôkonomischer Fragestellungen, aiso
ais Nachvollzug wirtschaftsethischer Entwicklungen verstand. So stehen auch die
wirtschaftsethischen Vorstellungen des Ordoiiberaiismus in einem, wenn auch
Iockeren, Zusammenhang mit dem wirtschaftsethischen Gedankengut der Histori-
schen Schuie.
Die hier unterstellten Abstammungslinien treten nicht alle mit derselben Deut-
lichkeit hervor. Die in der Zeit der hauptsachlichen Entfaitung des Ordoliberalismus
in den ersten beiden Jahrzehnten nach dem Zweiten Weitkrieg gefiihrten Debatten
unter deutschen Okonomen haben sie eher verwischt ais kiar hervortreten lassen, da
die nach dem Zweiten Weltkrieg noch vorfmdlichen Nachfahren der Historischen
Schule sich in einen manchmal recht ausgepragten und vemehmlich vorgetragenen
Gegensatz zum Ordoliberaiismus setzten. Meine Vorstellung dieses Gegensatzes ist
von meiner Erinnerung an meine Zeit ais Assistent Salins in Basel gepragt, der sich
seinerseits ais Schüler Alfred Webers der Sozialokonomie der Brüder Weber ver-
pflichtet fiihlte und vorhersagte, die wirtschaftliche Evolution werde den zu eng ge-
6
zimmerten Rahmen der Ordoliberalen sprengen. So trat Salin trotz persônlich
freundschaftlicher Bezüge in wichtigen Fragen ais Gegner der Freiburger Neolibe-
7
ralen auf •

Wle der Ordollberallsmus slch vom Hlstorlsmus, Keyneslanlsmus sowle


vom klasslschen Uberallsmus abgrenzte
Dieser besondere Geschichtsabschnitt beginnt mit dem Ende des Zweiten Welt-
kriegs, ais die Generation der Kriegsheimkehrer die Universitaten wieder bezog,
und ais das Bedürfnis, si ch vom N ationalsozialismus abzugrenzen und den
AnschluB an die internationale Wissenschaft, von der Deutschland abgeschnitten
gewesen war, wieder zu finden, zur Übemahme angelsachsischer Theorie, beson-
ders mit seinem damais neuesten Element, dem Keynesianismus, tùhrte. Damit
wurde die deutsche Denktradition der Historischen Schule abgelehnt oder trat doch
wenigstens zurück. Die noch wâhrend des Kriegs entwickelten ordoliberalen Kon-
zepte eines Eucken, Müller-Armack oder Rôpke (nur der Letztere hat in Genf seine
Gedanken frei entwickeln kônnen) erschienen zunachst ais liberales Gegenbild zu
vorherrschenden sozialistischen Tendenzen, die sich in den ZwangswirtschaftsmaB-
nahmen vor der Wâhrungsreform zeigten, in Verstaatlichungsbestrebungen (u.a.

6. B. Schefold, « Nationalôkonomie ais Geisteswissenschaft. Edgar Salins Konzept einer Anschaulichen


Theorie» in List Forum, 18 (4), 1992.
7. B. Schefold, « Der Nachklang der historischen Schule in Deutschland zwischen dem Ende des zweiten
Weltkriegs und dem Anfang der sechziger Jahre »in K. Adam, K. Nôrr, B. Schefold (Hrsg.), Erlcenntnisge-
winne, Erlcenntnisverluste, Kontinuitiiten und Diskontinuitiiten in den Wirtschafts-, Rechts- und Sozialwissen-
schaften zwischen den 2(/r und 5~ Jahren, Stuttgart, Steiner, 1998, S. 31-70.
104 L 'ordolibéralisme allemand

inspiriert von der Labour-Regierung in GroBbritannien) und in Versuchen, dem So-


zialismus eine demokratische Alternative gegenüberzustellen. lm Rückblick scheint
es denkbar, daB neue Synthesen hatten entwickelt werden kônnen. Die Keynes-
ianische Theorie war ursprünglich eine Art Marshallianischer Statik, in der die Un-
sicherheit der Zukunft in die Beschreibung des wirtschaftlichen Gleichgewichts der
kurzen Periode eine Lücke geschlagen batte, die durch die Keynesianische Investi-
tionsfunktion ausgefüllt wurde. Keynes batte vage auf die «Animal Spirits » der In-
vestoren verwiesen, um zu zeigen, daB mit dem selbst nicht naher erklarten Steigen
und Sinken des Investitionsvolumens nach der Multiplikatortheorie notwendig ein
Steigen und Sinken der wirtschaftlichen Aktivitat, gegeben die Konsumneigung,
verbunden war. Die Hôhe des Einkommens bestimmte dann die Beschaftigung und
die Verteilung. Die Historische Schule batte versuchen kônnen, die Theorie des
Keynesianismus mit ihrem historischen und empirischen Wissen über das Investi-
tionsverhalten in unterschiedlichen Wirtschaftslagen zu ergânzen, aber sie lehnte
formale Theorie ab, wahrend umgekehrt die Theoretiker die wirtschaftsgeschicht-
liche Erfahrung nicht zu nutzen wuBten.
Die Unfahigkeit der Keynesianer, ihre Theorie historisch zu relativieren, rachte
sich nach 1974, ais Anspruch und Wirklichkeit der Globalsteuerung nach dem
Olpreisschock auseinanderfielen. Die Beschreibung des wirtschaftlichen Ge-
schehens durch eine verstehende Nationalôkonomie nach der Art der jüngsten
Historischen Schule genügte andererseits den technokratischen Ansprüchen der Zeit
nicht.
Ordoliberalismus und Keynesianismus lagen im Streit über die Berechtigung
prozeBpolitischer Intervention, Ordoliberalismus und Historische Schule un-
terschieden sich in ihren Auffassungen von den Aufgabenstellungen des Staates im
Wiederaufbau und in der Wettbewerbspolitik. Edgar Salin behauptete an der
Kissinger Tagung des Vereins fiir Socialpolitik, es sei nicht môglich, den
KonzentrationsprozeB durch formale Beschrankungen aufzuhalten. Er erinnerte an
Schumpeter, um die schôpferischen Moglichkeiten des Monopolkapitalismus zu
verteidigen, und schlieBlich hielt er die Konzentration nicht nur fiir unvermeidlich,
sondem fiir wünschenswert, weil sie die Entscheidungsspielraume der Industrie
erweiterte und sie im ProzeB der europaischen Integration starkte.
Obwohl Salins Konzentrationsthese Furore machte, ging der EinfluB der
Historischen Schule zurück. Sie batte zwar den Systemvergleich vorbereitet, indem
die Verstehende Nationalôkonomie den Wandel der Wirtschaftsformen
nachzuvollziehen lehrte, aber die Systemkonkurrenz verlangte eine analytische
Gegenüberstellung der Systemcharakteristiken, und soweit môglich, eine
quantitative Erfassung der Leistungsfahigkeit der westlichen und ostlichen Staaten.
Eine ahnliche Schwierigkeit zeigte sich in Diskussionen über die konjunkturelle
Entwicklung im Verein fiir Socialpolitik. Die Vertreter der Historischen Schule
wollten den Motiven der Untemehmer nachgehen, um zu verstehen, weshalb
beispielsweise die Wirtschaftskrise von 1929 in eine tiefe und anhaltende
Depression einmündete, wahrend es in den meisten anderen Fallen konjunktureller
Einbrüche zu rascheren Erholungen gekommen war. Die Keynesianer glaubten, mit
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 105

okonometrischer Unterstützung eine mechanische Konjunkturtheorie entwickeln zu


kônnen, die verla.Bliche Prognosen erlauben würde. Die Ordnungspolitiker
milltrauten dem technokratischen Steuerungsanspruch ; sie wollten Depressionen
aber auch nicht wie SchicksalsschHige hinnehmen, sondem meinten, durch eine
liberale Wirtschaftspolitik, durch die Aufrechterhaltung eines gesunden
W ettbewerbs und durch die V erbesserung des gesetzlichen Rahmens eine stetige
Wirtschaftsentwicklung gewahrleisten zu kônnen.
lm Wiederaufschwung war ohnehin nicht die Arbeitsbeschaffung ais solche das
Problem, da die Nachkriegsarbeitslosigkeit in der Aufbauphase rasch abnahm und
bald einem Bedarf fiir ausHindische Arbeitskrafte Platz machte. Nicht auf
Beschaftigung an sich kam es an, sondern auf das Entstehen von produktiven
Arbeitsplatzen, die auf langere Sicht sinnvolle Tatigkeiten versprachen, wie Erhard
8
hervorhob •
SchlieBlich Iockerte sich auch der Zusammenhang zwischen den verschiedenen
staatswissenschaftiichen Disziplinen, die zur Zeit der Vorherrschaft der Histori-
schen Schule durch gemeinsame Fragestellungen und Methoden und durch haufige
Grenzüberschreitungen ihrer V ertreter zusammengehalten worden waren. In den
Debatten im Verein fur Sociaipoiitik wurden die methodischen Unterschiede zwi-
schen einer verstehenden Sozioiogie und einer analytischen Ôkonomie ais wich-
tigste Unterscheidungsmerkmale hervorgehoben, auch werm man erkiarte, auf Ge-
bieten wie der Entwicklungsôkonomie noch zusammenarbeiten zu wollen. Die
Wirtschaftsgeschichte war zu einer abgeschiedenen Speziaidisziplin geworden, die
oft den Historiker mehr interessierte ais den Ôkonomen, und seibst die Theoriege-
schichte verlor an Bedeutung, obwohl sie an den wirtschaftswissenschaftlichen Fa-
9
kultiiten weiter unterrichtet wurde •
Der Ordoliberalismus sollte sich jedoch nicht in der von der neoklassischen
Synthese gepragten analytischen Nationalokonomie auflôsen, sondern fiihrte ein ei-
genes Leben, nicht abgeschottet, aber doch durch seine wirtschaftspolitische Pro-
grammatik und seine Betonung der Institutionenbildung abgehoben, bis spater die
neue Institutionenôkonomie in den Methoden interdisziplinare Verbindungen
wiederherzustellen erlaubte und schlieBlich Hayeks evoiutionare Perspektive weiter
aufgenommen wurde, ais man sich gegenüber einem verfestigten staatlichen
Rahmen auf die spontane Ordnung berief, wie an anderer Stelle zu berichten war10 •

8. B. Schefold, «West German Ideas on Employment Policy during the First Years of the "Economie
Miracle">> in Metroeconomica, 47 (3}, 1996.
9. J. Backhaus, « Theoriegeschichte- wozu? Eine theoretische und empirische Untersuchung >> in Stu-
dien zur Entwicklung der okonomischen Theorie Ill, hg. v. H. Scherf, Berlin, Duncker & Humblot, 1983.
10. B. Schefo1d, <<Die Wirtschafts- und Sozialordnung der Bundesrepublik Deutschland im Spiegel der
Jahrestagungen des Vereins für Socialpolitik 1948-1989 >>in R. Hauser (Hrsg.), Die Zukunft des Sozialstaats,
Berlin, Duncker & Humblot, 2000.
106 L'ordolibéralisme allemand

Gegner der Monopolblldung lm XVI. Jh ais Vorlaufer der Hlstorlschen


Schule und des Orclollberallsmus
Betrachtet man die Geschichte vom Ende ber, entdeckt man also wenig Ge-
meinsamkeiten zwischen der Historischen Schule und dem Ordoliberalismus.
Dessen Fragestellungen begegnen uns jedoch schon sehr früh, und zwar in
Auseinandersetzungen um die Berechtigung von Zunftvorschriften und Monopolen
wahrend der Reformationszeit. Die Erinnerung daran sei hier eingeschoben, um an
einer internationalen Tagung an KontinuiHiten des Denkens aufmerksam zu
machen, die nicht im allgemeinen BewuBtsein sind. Dann erst wollen wir
nachzeichnen, wie in der Entwicklung der Historischen Schule die Ideen, die wir
mit dem Ordoliberalismus verbinden, nacheinander vorbereitet wurden.
Zur Zeit der Entdeckung der neuen Handelswege wuchsen in Deutschland groBe
Handelsgesellschaften heran, die einen internationalen Waren- und Geldverkehr mit
allen Landern Europas, mit dem Osten und mit Amerika betrieben. Zweifellos
nutzten die Gesellschaften ihre wirtschaftliche Macht, aber ob es zur
Monopolbildung im eigentlichen Wortsinn kam, bleibt sehr fraglich. Der Textil-
und Silberhandel blieb immer dem Wettbewerb unterworfen. Es gab ein Monopol
des Kônigs von Portugal über den Pfefferhandel, der sich aber nicht auf die
Gesellschaften übertrug. Absprachen im Kupferhandel sind nachgewiesen.
Nichtsdestoweniger wurden die Rechte der groBen Gesellschaften zum
Verhandlungsgegenstand auf den Reichstagen von Kôln (1512) und Nürnberg
(1522-1523). Das Reichsgericht ermittelte wegen Monopolverdachts, wahrend der
Kaiser, Karl V., sich auf die Gesellschaften und namentlich die Fugger ais seine
Kreditgeber stützte. Der Augsburger Stadtschreiber Conrad Peutinger verfaBte
Gutachten, von denen das von 1530 ais eine Entgegnung an den MonopolausschuB
des Augsburger Reichstags anzusehen ist11 •
Peutinger wandte sich schon 1523 gegen die Zunftvorschriften, welche die Zahl
der Lehrlinge und Gesellen beschrankten und dadurch den besseren und fleiBigeren
Handwerkern die Entfaltungsmôglichkeiten raubten. Die traditionelle Ordnung war
nicht die gottgewollte, sondern es sollte beim Kauf und Verkauf und bei der Wahl
der Arbeit jedermann frei sein.
lm Augsburger Reichstag war der Vorwurf einer Kartellbildung erhoben wor-
den : Vereinigungen zur Hochhaltung der Preise wurden gebildet, und die Ge-
sellschaften nutzten das Pfeffermonopol des Kônigs von Portugal aus, um
Preisabsprachen im Gewürzhandel zu treffen. Es wird auch gegen den Export der
Produktion aus deutschen Silberminen geklagt, der unnôtigen Luxusgüterimporten
diene, und schlieBlich ergriffe die Monopolisierung sogar traditionelle
Handelsbereiche wie den von Vieh oder Getreide. Peutinger bestritt die Absprachen
dagegen ais unglaubwürdig und unwirksam. Der portugiesische Kônig verkaufe an
Mehrere. Er verwies auf Substitutionskonkurrenz (natürlich nicht nach dem Begriff,
den es noch nicht gab, sondern der Sache nach), und auch im Bergbau seien die

11. B. Schefold, Wirtschaft und Ge/d im Zeitalter der Reformation. Der Münzstreit, Reihe << Klassiker der
Nationalôkonomie »,Düsseldorf, Verlag Wirtschaft und Finanzen, 2000.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 107

Minen zu zahlreich, um wirksame Absprachen zu ermôglichen. Der Eigennutz aber


-und dieses Wort verwendete er bereits -,den man den Gesellschaften vorwerfe,
sei nicht verboten : Wer sich den Gefahren der Handelsreisen aussetze, bringe auch
den Daheimgebliebenen einen Vorteil, so daB hier sehr früh die Vorstellung ent-
wickelt wird, wonach die Verfolgung des Eigennutzens dem offentlichen Interesse
dient.
Die gegen die Gesellschaft vorgeschlagenen MaBnahmen seien untunlich, denn
sie minderten den Erwerbseifer, und die vorgeschlagene Begrenzung der
GesellschaftsgrôBe schade allen und fùhre zu einem staatlichen Monopol. Auch
Tarife seien unmôglich, da Preise mit den Emten und den Handelslagen schwanken
müBten.
So erscheint Peutinger mit seiner naturrechtlichen Begründung der Handelsfrei-
heit ais groBer Vorlaufer in der Verteidigung eines freien Untemehmertums und in
der Vorwegnahme eines Liberalismus, der vorübergehende Machtballungen in Kauf
zu nehmen bereit ist, weil die Dynamik des Marktprozesses dem Wettbewerb im-
mer neue Môglichkeiten erôffnet. Wenn Peutinger mit den Wettbewerbsbedingun-
gen im eigenen Land in Verlegenheit geriet, berief er sich bereits auf die internatio-
nale Konkurrenz.
Seine Gegner waren weniger konsequent. Ihre Versuche, Kartelle zu untersagen,
kônnte man auch mit ordoliberalem Gedankengut in Verbindung bringen, aber ihr
engerer Horizont wird in der Verteidigung der Beschriinkungen durch die Zünfte
deutlich. Es gab im 16. Jahrhundert noch andere ÂuBerungen eines frühen Libera-
lismus in Deutschland, so namentlich die Schrift von Leonhard Fronsperger über
den Eigennutzen, die, 1564 in Frankfurt am Main veroffentlicht, die zu Unrecht viel
berühmtere Bienenfabel von Mandeville aus dem Jahr 1714 vorwegnimmt. Die
Verlagerung des Wirtschaftsaufschwungs nach Westeuropa, der DreiBigjahrige
Krieg und die deutsche Zersplitterung trugen alle dazu bei, daB spater im Kamera-
lismus und noch spater im deutschen Echo auf die franzôsische Physiokratie und
die englische Klassik liberale Ideen weniger originell entfaltet wurden. lmmerhin
traten Kameralisten wie Justi, auch wenn sie dem Staat mehr ôkonomische
Funktionen ais nur die Aufrechterhaltung der gesetzlichen Ordnung zubilligen
wollten, fùr die Gewerbefreiheit ein, so daB es - und das ist für unsere
Fragestellung immerhin lehrreich - bei ihnen nicht immer einfach ist zu ent-
scheiden, ob sie in einzelnen Passagen mehr ais Vorlaufer einer Historischen Schule
mit ihren staatswissenschaftlichen Konzeptionen oder ais frühe Vertreter
12
ordnungspolitischer Ideen angesehen werden sollen •

12. B. Schefold, Glückseligkeit und Wirtschaftspolitik. Einleitung zu Justis « Grundsiitzen der Policy-
Wissenschaft >>, Reihe « Klassiker der Nationalôkonomie », Düsseldorf, Verlag Wirtschaft und Finanzen,
1993.
108 L'ordolibéralisme allemand

Gustav Schmoller und die Marktordnungspolltlk


Betrachten wir nun an Beispielen, wie Probleme der Marktordnungspolitik zur
13
Zeit der Historischen Schule gesehen werden konnten. Schmollers Grundriss
bietet dazu einen bequemen Einstieg.
Die in der Gründerzeit und ihrer Krise ansteigende Konzentrationstendenz
forderte Schmoller unmittelbar heraus, weil sie den Marxschen Prognosen, wie sie
im Ersten Band des Kapitals 1867 aufgestellt worden waren, recht zu geben
schienen. Schmoller antwortet in charakteristischer W eise : Durch die Kartelle
werde nicht die Frage der Verstaatlichung, sondem nach einer angemessenen
14
Verwaltungsreform gestellt • Er sah das Phanomen historisch. Immer schon hatten
sich die Handler zuweilen abgesprochen, dann wieder den Wettbewerb verstarkt.
Die Kaufgilden und Kaufmannskorporationen des 15. Jahrhunderts schrankten das
Angebot gemeinsam ein. Wenn Smith diese frühen Formen der Konzentration
beklagte, erwiderte Schmoller : « Ihre früheren guten Seiten kannte man nicht
15
mehr » • Die im 18. J ahrhundert tatsachlich notwendig gewordene Liberalisierung
habe Smith irrtümlich für alle Zeit richtig gehalten. In der Mitte des
19. J ahrhunderts hatten si ch in Frankreich und Deutschland neue Innungen parallel
mit neuen Verbanden der GroBindustrie herausgebildet, teilweise als
Gegenverbande zur Gewerkschaftsbewegung. Nach 1873 habe man in Deutschland
begonnen, den Konkurrenzdruck regulieren zu wollen, und ab Mitte der 1880er
Jahre hatten sich alle môglichen Ringe, Kartelle, Allianzen, Fusionen und Trusts
herausgebildet, immer mit dem Ziel, die Gewinne zu erhohen.
Unter « Kartell » verstand Schmoller eine vertragsmaBige Einigung von Waren-
verkaufem über ihre Markttatigkeit. Sie konnte Verabredungen über Kreditge-
wâhrung, Maximalpreise, Marktabgrenzungen und Mengenzuteilungen (in
steigender Folge zunehmender Verletzung der Konkurrenzbedingungen) ein-
schlieBen, und Konventionalstrafen sicherten das System der Absprachen.
AuBerdem hatten « die Kartelle in roBartiger Weise Versuchsstationen, Biblio-
theken, N achrichtenbüros errichtet »1 •
Alle Absprachen seien von Sitte und Gesetz her immer umstritten gewesen; mit
dem individualistischen Charakter der Volkswirtschaft nehme der Widerstand ge-
gen sie zu. In günstiger Beurteilung handele es sich um eine Art Genossenschaften,
freilich mit schweren Gegensatzen gegen innen. « Und doch sind die Kartelle, wie
sie vor allem in Deutschland gelungen sind, ein groBer Fortschritt, eine notwendige
17
heilsame Organisation » , denn sie hatten Krisen gemaBigt und ganze Industrien
gehoben ; deshalb sei es nicht so einfach, V or- und Nachteile gegeneinander abzu-
wagen. Das Kemproblem liege bei der Preissetzung : die Kartelle hatten zwar

13. G. Schmoller, Grundriss der Allgemeinen Volkswirtschaftslehre, 2 Bande, Berlin, Dune-


ker & Humblot, 1923, Repr. 1978.
14. G. Schmoller, wie Anm.l3, Bd1, S. 424.
15. ebda., S. 538.
16. ebda., S. 540.
17. ebda., S. 542.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 109

konstantere, aber hôhere Preise zur Folge, und dadurch schadigten sie die Offent-
lichkeit.
Schmoller erkannte, daB unvollkommene Konkurrenz unter Bedingungen, die er
nicht naher einzugrenzen vermochte, auch dem Fortschritt dienen kann. Da er ein
abschlie.Bendes Orteil nicht fallen mochte, hielt er fest: « Jedenfalls mu.B durch ein
Kartellgesetz ein staatliches, respektive Reichskartellamt errichtet werden. » Kar-
telle seien anzuzeigen ; dann kônne man überlegen, wie weit sie zuzulassen waren.
Zur Beobachtung, daB Deutschland besonders viele Kartelle aufwies, bemerkte er in
heute nachdenklich stimmender Formulierung : « Wir sind nach Volkscharakter und
historischem Schicksal das disziplinierteste Volk » ts. Er bemerkte aber auch, daB
die Fusionen und Trusts in den Vereinigten Staaten eine noch grô.Bere Zentralisie-
rung wirtschaftlicher Macht bedeuteten.
19
In der Folge wurde wohl Liefmann zum bekanntesten deutschen Analytiker
der unvollkommenen Konkurrenz in Deutschland, bevor deren Theorie durch
Sraffa, Chamberlin und Robinson auf eine neue Stufe gehoben wurde. Sein Eintrag
20
« Kartell » im Handwôrterbuch der Staatswissenschaften definiert das Kartell ais
einen Untemehmerverband, der eine Monopolstellung im betrachteten Gewerbe
herbeifiihrt. Auch Liefrnann verfehlt nicht, eine Liste historischer Prazedenzfalle,
beginnend im Altertum, anzufiihren. Er sieht jedoch moderne Kartelle infolge der
Entstehung des Gro.Bbetriebs als etwas Neues an. Er schatzt die Zahl der Kartelle im
deutschen Reich nach dem Ersten Weltkrieg auf etwa 400. Sie sicherten ihren Mit-
gliedem hôhere Gewinne durch Konditionen, Exklusionsvertrage u.a., und sie bôten
den Arbeitem oft günstigere Bedingungen und würden daher von ihnen unterstützt.
Der Unterschied zur freien Konkurrenz würde in der Depression am deutlichsten.
Dtr Entstehen habe sich durch Verbote nicht verhindem lassen ; gegen Sperren
konne man am ehesten vorgehen. Kontrollen seien jedenfalls zu fordem. Die Wirk-
lichkeit der frühen Zwanziger Jahre hat Liefmanns Hoffnungen auf eine staatliche
Stiirkung des Wettbewerbs offenkundig gedampft. Er beschreibt die Syndikate, die
Zwangsverbande, das Kohlesyndikat im besonderen als monopolistische Organisa-
tionen, die in den Zeitlaufen schicksalhaft und gefahrdrohend gegeben sind.
Liefmann, theoretischer orientiert und gegenüber der Historischen Schule in stiirke-
rer Distanz als die meisten Lehrstuhlinhaber seiner Zeit im Deutschen Reich, endet
seinen Aufsatz mit der Frage, ob nicht die Erziehung zu einem anderen Geist abge-
wartet werden müsse, bevor es zu einer Umbiidung der Verhaitnisse kommen
kônne. Die beginnende Auflôsung der Historischen Schule fiel auch bei Liefmann
nicht mit einer festeren Haltung in der Wettbewerbsfrage zusammen, und im Ver-
gieich hait sich Schmoller besser ais erwartet.

18. G. Schmoller, wie Anm.l3, Bd1, S. 544.


19. R. Liefmann, Kartelle und Trusts, Stuttgart, Moritz, 1910.
20. L. Elster et al. (Hrsg.), Handworterbuch der Staatswissenschaften, 4. Aufl., 8 Bande, Jena, G. Fischer,
1923-1929, Bd.V.
110 L'ordolibéralisme allemand

Die Hlstorlsche Schule : von den Wlrtschaftsstufen zu den


Wlrtschaftsstllen
Viel leichter ist es, die Ansichten der Historischen Schule zum historischen
Wechsel der Wirtschaftsformen darzustellen. Wieder durchmustem wir einige re-
priisentative Schriften.
Roscher und die altere Historische Schule ging vom Gegensatz zwischen Antike
und Moderne aus 21 , denn in den Schriften des Altertums war man belesen, wahrend
man in den an der Kolonisierung kaum beteiligten deutschen Staaten über auBereu-
ropaische Verhaltnisse und über Ethnologie weniger unterrichtet war. Roscher be-
cliente sich der Analogien, um das wirtschaftliche Wirkungsgefiige zu durchleuch-
ten - unkritisch, wie man ihm spater vorwerfen soUte, aber mit einem bedeutenden
historischen Wissen und Vorstellungsvermôgen. So beschrieb er die mit der
Sklavenproduktion sich verbindenden typischen Formen der Wirtschaft und Kultur,
er verfolgte die Emanzipation der Sklaven durch Freilassung und Ausstattung und
hob scharfsinnig die Differenz zwischen der Athenischen und einer merkantilisti-
schen Wirtschaftspolitik hervor. Er beschrieb den Kontrast zwischen der Einfach-
heit der antiken Landbebauung und dem hohen Stand des Kommunikationswesens,
namentlich zur See. Er erwog schlieBlich die geistige Haltung zur Technik und ihre
religiôse Pragung. Mit einem Wort: Roscher, der vorgab, nur Wirtschaftsstufen zu
unterscheiden, untersuchte bereits den Wandel der Wirtschaftsstile im Altertum.
Er blieb dabei nicht in einer negativen Charakterisierung des Altertums stecken,
die nur versichert, es habe keine groBen Banken oder keine Aktiengesellschaften
gegeben, sondem bemühte sich, den Fortschrittsgedanken zu überschreiten, indem
er den Sinn der Institutionen und der Werthaltungen fiir den Fortbestand der antiken
Wirtschaftsstile positiv herausarbeitete und zeigte, wie die Elemente der Wirt-
schaftsweise sich gegenseitig bedingten, in Gegensatzen wie von Sklaverei und
Luxusproduktion und Entsprechungen wie von Spendebereitschaft der Bürger und
Rohe der kulturellen Entfaltung. So weisen die Stufenvorstellungen schon der alte-
ren Historischen Schule über die Charakterisierung von Epochen durch einfache
Einzelmerkmale (wie bei Roscher die Triade Natur- Arbeit- Kapital) hinaus und
verweisen auf den Gedanken einer lnterdependenz wirtschaftlicher, gesellschaftli-
cher und technischer Formen im Wirtschaftsstil oder Wirtschaftssystem, wie sie,
allerdin~s theoretisch anders untermauert, zur Grundlage von Euckens Ordnungs-
denken wurde.
Hildebrands Stufentheorie23 suchte nicht den Bezug zur Kulturgeschichte, son-
dem zur Soziologie. Es gab unwandelbare Naturgesetze und vielleicht eine blei-
bende psychische Bedingtheit des Menschen, aber in der Wirtschaft sah er eine

21. B. Schefold, Ein/eitung zu Wilhelm Roschers « Ansichten der Volkswirtschaft aus dem geschichtli-
chen Standpunkt », Reihe « Klassiker der Nationalôkonomie »,Düsseldorf, Verlag Wirtschaft und Finanzen,
1994.
22. B. Schefold, « Theoretische Ansatze flir den Vergleich von Wirtschaftssystemen in historischer Per-
spektive » in B. Schefold (Hrsg.), Wandlungsprozesse in den Wirtschaftssystemen Westeuropas, Marburg,
Metropolis, 1995.
23. B. Schefold, Bruno Hildebrand, wie Anm. 5.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 111

durch die Arbeit des Menschen geschaffene, aus der Freiheit des menschlichen
Geistes entworfene Hôherentwicklung. Nach dem gelehrten Hinweis auf die Antike
und nach der Kritik einiger neuerer Stufentheorien entwickelte er die einfache Lo-
gik der Abfolge von Naturaltausch, Geldwirtschaft und Entfaltung eines Kredit-
systems, durchaus in Kenntnis der Tatsache, daB man sich schon in der Tauschwirt-
schaft Kredit gewahren kann - ja, bei vorübergehendem Mangel des Tauschmittels
gewahren muB - und daB das Altertum bankahnliche lnstitutionen kannte. Die Kon-
struktion konnte also keine universalgeschichtliche Geltung beanspruchen; sie er-
folgte in Anwendung auf das nachantike Abendland.
Der wichtigste Gedanke war wohl dieser : der Kredit kann Metallgeld ersparen
und damit Kosten; er kann sich aber nur entfalten, wenn er vielfaltig vergeben
wird : nicht nur an den, der über reale Sicherungen verfiigt, sondem auch an jenen,
der V ertrauen erwecken kann, ihn sinnvoll zu verwenden. Indem der Kredit
Existenzgründungen ermôglicht, wird die Kreditwirtschaft die Menschen wieder
durch « geistige und sittliche Bande » verbinden ; sie arbeitet deshalb an der Besei-
tigung des Proletariats und kann sich « nur auf einer hohen Kulturstufe der Volker
entfalten ». Diese Stufentheorie richtete sich deshalb gegen die marxistische Über-
zeugung, daB ais Kapitalist nur auftreten kann, wer bereits Kapital besitzt, also ge-
erbt hat und seiner kapitalistischen Klasse entstammt oder seiner Ausstattung einer
« ursprünglichen Akkumulation » verdankt, die ihrerseits in der einen oder anderen
Weise auf ein Unrechtsverhâltnis, auf Rauh, auf die Einhegung der Schafweiden
o.â. zurückgefiihrt wird. So reagiert Hildebrands Buch «Die Nationalôkonomie der
Gegenwart und Zukunft », sieben Jahre nachdem List erschienen war, noch im Jahr
des Erscheinens des Kommunistischen Manifestes selbst, auf die romantischen und
sozialistischen Kritiken des neuen Industriesystems.
Es ist nun nicht der Raum, den übrigen Stufenlehren des 19. Jahrhunderts nach-
24
zugehen, namentlich den wichtigsten von Bücher und Schmoller • In den Zwanzi-
ger Jahren, der fiir die spâteren Gründer des Ordoliberalismus formativen Periode,
war die Idealtypenlehre Max Webers (einseitige Steigerung der Merkmale zur Cha-
rakterisierung der Wirtschaftsformen) aufgenommen worden. Die Skepsis, die die
deutschen Intellektuellen nach der Niederlage im Ersten W eltkrieg verbreitet
ergriffen batte, schlug sich u. a. in der Kritik an der V orstellung eines linearen
Geschichtsverlaufs nieder. Der Ersatz der Stufenlehren erfolgte jedoch nur
allmâhlich. Vielfach ergab sich unter dem EinfluB des Vordringens der ôkonomi-
schen Theorie, namentlich in Form einer Verbreitung der Lehren der Osterreichi-
schen Schule, ein Dualismus von stufenartig wandelbaren Formen des Wirtschafts-
lebens und einer Handlungstheorie : « Allgemeingültig ist allein die Beziehung zwi-
schen Mitteln und Zwecken und die Anwendung des ôkonomischen Prinzips auf
25
diese » • Nach Voigt ist das Wirtschaften eine Vorbedingung des Schaffens der
Kultur ais eines Endzwecks des menschlichen Handelns ; die Kultur geht nicht im

24. B. Schefold, « Karl Bücher und der Historismus in der Deutschen Nationalokonomie » in
N. Hammerstein (Hrsg. }, Deutsche Geschichtswissenschaft um 1900, Stuttgart, Steiner, 1988, S. 239-267.
25. S. Voigt in Handw6rterbuch der Staatswissenschaften VIf/, wie Anm. 20, S. 792.
112 L'ordolibéralisme allemand

Materiellen auf. Es bleibt jedoch unklar, inwieweit die Kultur ihrerseits das Wirt-
schaften bedingt.
Pohles Theorie des Kapitalismus26 scheint mir interessant als Übergangserschei-
nung. Kapitalismus sei zunachst ein gefiihlsbesetzter Begriff der sozialistischen Ge-
sellschaftskritik. Die « bestehende Wirtschaftsverfassung » ruhe auf einer indivi-
dualistischen Wirtschaftsordnung, die dem Einzelnen eine wirtschaftliche Selbst-
verantwortung zuweise, im Gegensatz zum Kollektivismus. Pohle erklart so den
Kapitalismus bereits 1923 aus dem Systemgegensatz zum Sozialismus und nicht
genetisch aus der Überwindung einer wie immer gefaBten vor-kapitalistischen oder
feudalen Gesellschaft mit ihren religiôsen Bindungen. Untemehmerische Freiheit,
Konsumentenfreiheit und Berufsfreiheit bestimmen diesen Gegensatz naher. Histo-
risch - historische Voraussetzungen werden nun doch genannt - müssen Warenpro-
duktion, dann die Verlangerung der Absatzwege, also Überseehandel, GroBbetrieb
und Stadtewesen vorangegangen sein. Nicht der Fabrikbetrieb, den auch der Sozia-
lismus kenne, sondem die Untemehmung mit Risikoübemahme durch Einzelne
oder durch Vereinigungen sei das W esentliche. Arbeiterproduktivgenossenschaften
würden am Problem der Risikoübemahme scheitem, die mit dem Kapitalbesitz ver-
bunden sei ; deshalb sei das Aktienkapital fùr den Kapitalismus typisch. Dieses ka-
pitalistische Handeln sei aus dem individualistischem Rechtssystem mit
Privateigentum, der Entwicklung der wirtschaftlichen Freiheit, der gesteigerten Ar-
beitsteilung und der Entwicklung des GroBbetriebs hervorgegangen, und zwar -
hier richtet sich Pohle gegen Sombart - ohne daB sich ein kapitalistischer Geist
batte formieren müssen; nicht im Psychologischen, sondem in der Technik seien
die Gründe dieser Wandlung zu suchen. Denn neue Techniken hatten neue Lebens-
formen und Rechtsverhaltnisse erzwungen. Der Individualismus fùhre notwendig
zum Kapitalismus, weil andere Formen wie das Genossenschaftswesen, dem Unter-
nehmertum unterlegen seien. Pohle befaBt sich schlieBlich mit den Hauptanklage-
punkten gegen den Kapitalismus : daB er die Volksgesundheit untergrabe und
Raubbau am Menschen treibe. Nun habe es schon vor dem Kapitalismus Arme und
Verdienstlose gegeben und unvermeidlich sei, was wir heute friktionelle Arbeitslo-
sigkeit nennen, die er umstandlich beschreibt. Hoffnungen auf ein Beharren der
Mittelbetriebe und das Ausbleiben grôBerer Wirtschaftskrisen mit Arbeitslosigkeit
werden mehr beschworen als begründet. So erweist sich auch im Bereich des
Systemvergleichs, ahnlich wie in der Frage der Haltung zu den Kartellen, die
deutsche Nationalôkonomie der Zwanziger Jahre als reich in ihren tastenden Versu-
chen, aber unsicher in den Zielen und Mitteln der Gestaltung.
Dies lehren auch die frühen Schriften Müller-Armacks, des vielleicht wichtig-
sten Autors fùr die B~ndung der Sozialen Marktwirtschaft - jedenfalls verdankt
2
man ibm den Namen • Seine tiefste Leidenschaft ais Fachôkonom scheint sich auf
das V erstandnis der kapitalistischen Entwicklung bezogen zu haben. Er batte ais

26. ZusammengefaBt unter dem Stichwort « Kapitalismus », Handworterbuch der Staatswissenschaften,


Bd. V.
27. B. Schefold, Vom lnterventionsstaat zur Sozialen Marktwirtschaft. Der Weg Alfred Mül/er-Armacks,
Reihe « Klassiker der Nationalokonomie >>,Düsseldorf, Verlag Wirtschaft und Finanzen, 1999.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 113

Konjunkturtheoretiker begonnen. In seinem Werk « Entwicklungsgesetze des Ka-


pitalismus » von 193228 finden sich Marx und die Sozialisten, Schumpeter, die
philosophische Anthropologie, die Naturrechtsdebatte und noch mehr verarbeitet im
Versuch, die Dynamik des Kapitalismus vom Standpunkt des in der Konjunktur-
theorie Gelemten neu zu begreifen und damit die dynamische Offenheit des Sys-
tems zu erfassen, die bei Pohle am Ende nur anklang. Schon im statischen Zustand
(gemeint ist die von Schumpeter beschriebene Stationaritiit) habe der Kapitalismus
seine eigene Rationalitat; es sei dies etwas anderes ais Traditionalitiit. Durchbro-
chen wird der Zustand durch das Aufkommen der Untemehmer, die eine Expansion
mit Erzeugung der Erspamis durch die autonome Investition ermoglichen - hier er-
weist sich Müller-Armack ais ein Vorlaufer des Keynesianismus. Der Kapitalismus
gibt damit eine« Blankovollmacht an den unbekannten Untemehmer ».Sein Wesen
soli man damit nicht im Allokationsmechanismus ais solchen sehen, sondem im
Aktionswillen der hier auftretenden europaischen Eliten. W o diese lahm gelegt
werden, treten andere politische Krafte an ihre Stelle ; daher die « innere Labilitiit
aller kapitalistischen sozialen Positionen ». Der Kapitalismus selbst ist einer kom-
plexen Entwicklung unterworfen, die zum « lnterventionismus » fiihrt, der die Ten-
denz hat, sich zu steigem - beispielhaft werden das Kartellwesen, die Interven-
tionen im Kreditwesen und Schutzzolle diskutiert. « Gerade die schlecht gelenkte
Intervention (ist), um dem Sichtbarwerden ihres MiBerfolges zu entgehen, zu be-
stiindiger Verscharfung ihrer MaBnahmen veranlaBt. »
Statt nun aber der schicksalhaften Offenheit des Kapitalismus, die hier mit ein-
maliger, den vergleichsweise pragmatischen Keynes in dieser Hinsicht weit über-
treffender Deutlichkeit dargestellt ist, ein ordnendes Konzept gegenüberzustellen,
das die Freiheit und Stetigkeit der Entwicklung sichert, ohne die Richtung dem
Staat zu überantworten, gab der junge Müller-Armack seiner Interpretation eine
philosophisch-existentialistische W endung : « Die radikale Hintergrundslosigkeit
gibt dem Leben den Charakter der Geschichtlichkeit. » Der Mensch gewinnt eine
neue Würde in der Geschichte, indem er die Verantwortung für ihre Gestaltung
übernimmt, der er sich nicht entziehen kann. Die ethischen MaBstiibe, durch die
sich verantwortliches Handeln von Willkür unterscheidet, sollte Müller-Armack
spater ais bekennender Lutheraner in seinem eigenen Gewissen, ais Forscher in der
Religionssoziologie suchen. Hier fehlen sie weitgehend, und es offnet sich gefâhr-
lich ein leerer Raum, den Müller-Armack 1933 vorübergehend und mit vergleichs-
weise vorsichtigen Formulierungen mit Bekenntnissen zum nationalsozialistischen
Staat ausfüllte, bevor er, schon Mitte der DreiBiger Jahre, sich in einer Art innerer
Emigration auf historische Studien zurückzog und sich mit dem Denken in Wirt-
schaftsstilen auf die Konzeption der Sozialen Marktwirtschaft vorbereitete, die ei-
nen historisch bestimmten KompromiB zwischen der Leistungsfâhigkeit des Mark-
tes und sozialen Ansprüchen seitens der zum Verdienst nicht Fahigen herbeiführen
solite.

28. A. Müller-Annack, Entwicklungsgesetze des Kapitalismus. Okonomische, geschichtstheoretische und


soziologische Studien zur modemen Wirtschaftsveifassung, Berlin, Junker, 1932.
114 L'ordolibéralisme allemand

Euckens • Grundlagen » ais Vollendung der Hlstorlschen Schule


9
Euckens Grundlagen der Nationalokonomii galten seit dem Zweiten Welt-
krieg im deutschen Sprachbereich als Ausgangspunkt der Debatten über den Ver-
gleich von Wirtschaftssystemen, wobei man als Hauptanwendung die Konfrontation
der planwirtschaftlichen Systeme in Osteuropa mit den marktwirtschaftlichen im
Westen im Auge batte. Euckens Werk ist jedoch historisch weit vielschichtiger;
seine Anwendungsbeispiele umfassen die ganze Geschichte des Abendlandes. Ob-
wohl das Buch eine Abrechnung mit der Historischen Schule versucht und oft als
deren Überwindung gilt, kônnte man auch sagen, daB es einen hôchst bedeutenden
Beitrag zu ihrer Vollendung darstellt, nicht nur der Beispiele wegen, sondem
grundsatzlich. Denn Eucken versucht eine Methode anzugeben, wie die Bewalti-
gung der « Antinomie » in der Wirtschaftsgeschichte, also des Gegensatzes zwi-
schen der Erfassung des Historisch-Konkreten, stets Wandelbaren, einerseits und
des Theoretisch-Allgemeinen andererseits, gelingen kann.
Eucken ging dazu von der neoklassischen allgemeinen Gleichgewichtstheorie
aus, weil er glaubte, die neoklassische Vorstellung von wirtschaftlicher Rationalitat
sei, ungeachtet der historischen Bedingtheit wirtschaftlicher Institutionen, von all-
gemeiner Geltung. Er ging weiter von dem heute gelaufigen Begriff der Wirt-
schaftsordnung aus, die zunachst festlegt, wem welche Eigentums- und Verfii-
gungsrechte eingeraumt werden. Sind die Trager und die Kompetenzen der wirt-
schaftlich Entscheidenden bestimmt, ergibt sich auch, inwieweit die Allokation
nach den als polar aufgefaBten Prinzipien von Plan und Markt erfolgt. Eucken lei-
tete dann die verschiedenen Konstellationen ab, die idealtypisch môgliche Grund-
elemente der Wirtschaftsordnung beschreiben. Dabei heiBt Marktwirtschaft nicht
notwendig vollkommene Konkurrenz. Verschiedene Marktformen und Geldver-
fassungen ermôglichen neue Kombinationen. Der Realtyp, das ôrtlich und zeitlich
lokalisierte Wirtschaftssystem, kann so aus der Überlagerung der vorher gedanklich
erzeugten Idealtypen beschrieben werden.
Dabei stand Eucken den traditionellen Postulaten der Historischen Schule nahe
genug, um nach dem Zusammenhang zwischen Wirtschaft und Kultur zu fragen ; er
bildete ibn dadurch gedanklich ab, daB er die Kultur als einen vom wirtschaftlich
abtrennbaren Handlungsbereich dachte, in den sich die Wirtschaft « eingebettet »
finde. Diese Einbettung beeinfluBte die Praferenzen der Individuen. Weil die Prafe-
renzen sobald sie gegeben sind, entscheiden, wird der Rückgriff auf die letztin-
stanzlichen kulturellen Bestimmungsfaktoren fiir das Verstandnis des Wirtschafts-
handelns überflüssig. Der Funktionalzusammenhang im Wirtschaftssystem laBt sich
ohne Nachvollzug der ideologischen Vorstellungen, nach denen die Wirtschafts-
subjekte ihre Haltungen und Institutionen als sinnvoll aufeinander bezogen denken,
in Modellen abbilden. So wird der Wirtschaftsgeist entbehrlich. Die Stiluntersu-
chungen der jüngeren Historischen Schule beruhten dagegen auf der Hypothese,
daB die wirtschaftlichen Gestaltungsprinzipien in jeder Epoche mit ihrer geistigen

29. W. Eucken, Die Grundlagen der Nationalokonomie, Jena, G. Fischer, 1940, 8. Aufl., Berlin, Springer,
1976.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 115

Orientierung in dauemder Wechselwirkung stehen, so daB die kulturellen Merkmale


der Wirtschaft grundsatzlich ais endogen anzusehen sind.
Der Unterschied zwischen System- und Stilanalyse ist also zunachst ein metho-
discher : In der Systemanalyse sind die funktionalen Zusammenhânge unter Heran-
ziehung von formalen Modellen zu rekonstruieren, wobei die Ordnung ais gegeben
angesehen wird ; das Stilkonzept zielt demgegenüber auf eine komplementâre, ver-
stehend-hermeneutische Forschungsausrichtung. Es setzt freilich voraus, daB die
Beteiligten im ganzen an den Gestaltungsprinzipien ihres bestimmten Wirtschafts-
stils festhalten und in ihnen einen Sinn zu erkennen vermôgen. Eine stârkere insti-
tutionelle Verankerung lâBt eine schwachere innere Partizipation zu. Wo die Kon-
formitât spontan ist, kônnen die von auBen auferlegten Zwânge dagegen geringer
sein.
Wenn Dissonanzen sich verstârken, wenn etwa in einer Sozialen Marktwirt-
schaft der Verteilungskampf sich verschârft, muB es Instanzen geben, welche die
Reproduktionsbedingungen wieder herzustellen imstande sind, so wie etwa der
Bundesbank Macht gegeben sein muBte, um in den Jahrzehnten zwischen dem
Wiederautbau und dem Übergang zum europaischen Wâhrungssystem dem infla-
tionâren Druck immer wieder standhalten zu konnen. Da die Prinzipien der
Leistungsbemessung durch den Markt und der Umverteilung nach Bedürftigkeit
heterogen sind, kann der KompromiB zwischen beiden nur auf einem sozialen
Konsens beruhen ; es gibt keinen « richtigen » KompromiB, der aus einem a priori
folgte. Ein Land, das zuviel umverteilt, wird hinter seinen Wettbewerbem vielleicht
ebenso zurückbleiben wie ein anderes, das soziale MaBnahmen weitgehend ver-
saumt und dann unter inneren Spannungen, einem zu niedrigen Ausbildungsstand
und einer mangelhaften Infrastruktur leidet. So wird schon an diesem einen Beispiel
deutlich, daB Stilprinzipien si ch auch unter einem systembedingten Wettbewerbs-
druck verformen. In der Rivalitat der Nationen wird uns die Interdependenz von
wirtschaftlicher und kultureller Entwicklung heute am deutlichsten sichtbar. Aus
ordnungspolitischer und systemtheoretischer Sicht kommt es dagegen vor allem
darauf an, das AusmaB der staatlichen Interventionen zu begrenzen und, soweit sie
unumgânglich sind, Prinzipien des staatlichen Handelns klar zu fixieren, damit die
freien Marktteilnehmer die Bedingungen ihres Handelns klar erkennen kônnen.

Die Aktualltat des Wlrtschaftsstllbegrlffs


Âhnlichkeit und Differenz von Ordnungsdenken und Stilbetrachtung werden am
fiir die Praxis der Sozialen Marktwirtschaft so wichtigen Beispiel des Verteilungs-
konflikts deutlich. Da eine systemtheoretische Betrachtungsweise noch vorherrscht,
obwohl die institutionelle Konkretisierung der Ordnungspolitik durch Wertewandel
und Globalisierung herausgefordert wird, so daB wir heute einen Stilwandel beo-
bachten, greifen wir noch einige zusatzliche Argumente auf, die fiir eine fort-
dauemde Aktualitât des Stilkonzepts und damit fiir die Relevanz des Erbes der
Historischen Schule fiir die ordnungspolitische Diskussion sprechen.
116 L 'ordolibéralisme allemand

Zunachst sind die beschreibenden Stiluntersuchungen eine notwendige Ergan-


zung zur Vielfalt der modelltheoretischen Systemdarstellungen. Die Schwierigkeit
einer guten Beschreibung, die nicht nur fachliche Kenntnisse, sondem auch eine
nicht mehr selbstverstandliche Allgemeinbildung voraussetzt, wird leicht unter-
schatzt, weil man nicht bedenkt, daB der Beschreibende die anschaulichen Begriffe
in der Regel erst schaffen muB, mit denen eine dem Leser nur unvollkommen be-
kannte Wirklichkeit charakterisiert werden kann, wahrend die formale Analyse, so-
weit es sich nicht um die Erfindung vôllig neuer Modelle handelt, nur die schul-
maBige Anwendung schon vorhandener theoretischer Instrumente verlangt. Es stellt
eine besondere Herausforderung dar, unter den Bedingungen des modemen Plura-
lismus die innere Einheit von Wirtschaftsstilen zu erfassen. Wahrscheinlich er-
scheint einem die eigene Wirklichkeit stets als widersprüchlicher denn die vergan-
genen Perioden, weil man die eigenen Entscheidungsnôte und Rollenkonflikte
kennt, wahrend die übergreifenden sozialen Strukturen aus historischem Abstand
und infolge der Vermittlung der dazwischen liegenden Interpreten fester gefiigt er-
scheinen. Ohne vereinheitlichende Prinzipien jedoch, die uns im Alltag nicht be-
wuBt sind, nach denen wir uns aber richten, würde dem Ganzen die Stabilitat der
Entwicklung fehlen, auf die wir uns immer wieder verlassen. Beispielsweise war
die Sklavenfrage fiir die Antike selbst hôchst unbehaglich und immer wieder kon-
trovers, und in der Behandlung der einzelnen Sklaven konnten ôkonomisches Inte-
resse, persônliche Neigung und das ôffentliche Ansehen in die Entscheidungen über
den Einsatz unfreier Personen, über Bestrafungen, Heiraten, schlieBliche Freilas-
sungen, sehr schwierig machen, wahrend wir uns in der Ablehnung der Sklaverei
sicher sind. So sind wir uns der vereinigenden Elemente, die unsere Gesellschaft
tragen, wenig bewuBt, weil sie uns selbstverstandlich erscheinen, und heben das
Gewicht dessen, worin wir uns nicht einig sind hervor, weil sich damit unsere Note
verbinden.
Sodann muB darauf hingewiesen werden, daB Wirtschaftsstile nicht als statisch
aufzufassen sind. Stile wandeln sich. Ihren V eranderungen nachzugehen und ihre
Gründe aufzudecken, gehôrt zu den anspruchsvollen Aufgaben einer Stilbetrach-
tung.
Zuletzt : der Wirtschaftsstilbegriff wird heute nicht mehr oft ausdrücklich ver-
wendet, aber ein Diskurs über Zusammenhange von wirtschaftlicher Entwicklung
und Wirtschaftspolitik fùhrt immer wieder und unvermeidlich zu den Aufgaben, die
mit der Stilbetrachtung grundsatzlich gestellt sind. Kann man beispielsweise nach
den Bedingungen fragen, unter denen die wirtschaftliche Integration Europas gelin-
gen kann ? Eine môgliche Antwort ware, daB Europa in dem MaBe wirtschaftlich
zusammenwachst, indem sich ein europaischer Wirtschaftsstil entwickelt und die
30
nationalen Pragungen ibm gegenüber allmahlich zurücktreten • Der Ordnungspoli-
tiker, der vor allem nach der Vemunft und der Koharenz des fiir Europa geschaffe-
nen institutionellen Rahmens fragt und sich beispielsweise fiir eine diesem Raum

30. B. Schefold (Hrsg.), Economie Interests and Cultural Determinants in European Integration, Bozen,
Europâische Akademie, 2000.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 117

angemessene Wettbewerbspolitik einsetzt, wird nicht umhin konnen zu überlegen,


wie ein geschaffenes Regelwerk angesichts der noch bestehenden Mentalitiitsunter-
schiede seine Aufgabe erfiillen kann. Insofem darf man wohl behaupten, daB der
Ordoliberalismus in der Historischen Schule genealogisch nicht nur verwurzelt ist -
daB er noch andere Wurzeln besitzt, wird hier nicht bestritten -, sondem daB er sich
auch heute noch mit den Begriffen und Sichtweisen auseinandersetzen muB, um die
das Denken der Historischen Schule kreiste und die aktuell geblieben sind. In jedem
Fall darf man behaupten, daB der Ordoliberalismus und die Historische Schule in
Deutschland eine Stammesverwandtschaft aufweisen, obwohl sie sich zuweilen
feindlich gegenüber traten.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 119

Nils GOLDSCHMIDT

Theorie auf normatlver Basls:


Anmerkungen zum ordollberalen Konzept von Walter Eucken

La dernière réception en date de Walter Eucken remet en cause la dimension éthique


et normative de sa pensée, la considérant comme un obstacle à la réactualisation du
programme économique et sociopolitique de la Freiburger Schule. Bien au contraire la
réactualisation du programme de Walter Eucken n'est possible que si l'on intègre cette
dimension et ses outils méthodologiques rappelés dans cette contribution : méthode
noologique, version euckenienne de la réduction éidétique, idée d'un « nouvel ordre de
vie » empruntée à la philosophie vitaliste de son père, le philosophe néokantien Rudolf
Eucken. Par ailleurs enfin, la notion d'ordre doit aider à inscrire l'ordolibéralisme dans
une dimension culturelle propre à élargir les bases de la science économique actuelle.

Die jüngste Rezeption des ordoiiberaien Forschungsprogramms Walter Euckens


ist um eine Interpretation bemüht, die die scheinbar wertbezogene Basis seines
Denkens ais Fehiinterpretation einstuft oder ihr zumindest fiir die heutige Weiter-
entwickiung der Ordnungsokonomik keine systematische Bedeutung zukommen
HiBt. So sieht z.B. Ingo Pies, der in zahlreichen neueren Veroffentlichungen auf die
Thematik eingeht, es ais ein Verdienst von W. Eucken an,« strittige Wertbekennt-
1
nisse unnotig » gemacht zu haben. Der Freiburger Ordnungsôkonom Viktor
V anberg formuiiert es ahnlich, wenn auch differenzierter. So schreibt er in seinem
Beitrag Die normativen Grundlagen von Ordnungspolitie : « Sofem in der Argu-
mentation [des Freiburger Ansatzes, d. Verf.] zugunsten einer solchen Ordnung auf
naturrechtliche oder andere scheinbar "externe" normative Kriterien Bezug ge-
nommen wird, [... ] [konnen] derartige Bezüge [... ] zugunsten des Kriteriums der
konsensfahigen konstitutionellen Interessen übergangen werden, ohne daB dies das
Hauptargument beeintrachtigen würde ». Auf diese Weise erhofft man, den« wert-
beiadenen Ballast» des ordoiiberaien Forschungsprogramms über Bord werfen zu
konnen und zugieich einen Anknüpfungspunkt an die « constitutional economies »
im AnschluB an James M. Buchanan zu erreichen.
Die foigenden Überlegungen wollen andeuten, daB eine soiche Rezeption der
Freiburger Schuie in zweifacher Hinsicht defizitar ist: Erstens muB eine Interpreta-
tion Euckens ohne Einbeziehung seines expiizit normativen Hintergrundes miBlin-

1. 1. Pies, « Liberalismus und Normativitlit : Zur Konzeptualisierung ôkonomischer Orientierungsleistun-


gen fur demokratische Politikdiskurse »in P. Klemmer, D. Becker-Soest, R. Wink (Hrsg.), Liberale Grund-
risse einer zukunftsfiihigen Gesellschaft, Baden-Baden, Nomos, 1998, S. 45-78 (hier S. 46).
2. V. Vanberg, «Die normativen Grundlagen von Ordnungspolitik >> in Ordo, 48, S. 707-726, (hier
S. 723).
120 L'ordolibéralisme allemand

gen, da sowohl sein methodisches Vorgehen ais auch seine wirtschaftspolitische


Zielsetzung nur auf dieser Basis adaquat nachvollzogen werden konnen. Zweitens
liegt in der ethischen Akzentuierung des frühen Ordoliberalismus kein Hindemis
fiir eine (Wieder-)Aufnahme in den modemen Theoriediskurs, sondem eine beson-
dere Chance zur Entwicklung einer umfassenderen « kulturellen Okonomik ». DaB
bei einer solchen Rekonstruktion des wissenschaftlichen W erks Walter Euckens
dessen Vater, dem Philosophen und Nobelpreistrager fiir Literatur von 1908, Rudolf
Eucken, eine Schlüsselrolle zukommt, soli ais ein weiteres Ergebnis der folgenden
Ausfûhrungen herausgearbeitet werden.

Die Methode Walter Euckens


Der entscheidende methodische Durchbruch gelingt W. Eucken mit seiner pro-
grammatischen Abhandlung « Was leistet die nationalokonomische Theorie ? », die
ais Vorrede zu seinen « K.apitaltheoretischen Untersuchungen » konzipiert ist. In
dieser Schrift - von der er in einem Brief an seine Mutter orakelt : « Es ist kein gro-
lles W erk. Aber es ist ein ziemlich konzentriert geschriebenes Buch. Momentan
3
wird es wenig wirken, aber ich hoffe, im Laufe der Zeit » - tri tt die Verbindung
zur phanomenologischen Forschungsmethode, wie sie vor allem von Edmund
Husserl dargelegt wurde, deutlich hervor. Eucken fordert eine Theorie, in der« eine
4
objektive, allgemein gültige Wahrheit [... ]eine Vemunftwahrheit » zum Ausdruck
kommt. So strebt der Nationalokonom eine Methode an, die den « Weg der Abs-
5
traktion » beschreitet, der durch die « Reduktion des tatsachlich Gegebenen auf
6
reine Falle » geebnet wird.
Der Bezug der Euckenschen Methode zur Phanomenologie Husserls und deren
Ziel durch eidetische Reduktion « von der tatsachlich ("empirischen") Allgemein-
7
heit zur "Wesens"allgemeinheit » zu gelangen, ist fraglos gesichert. In der bisheri-
gen Literatur wird jedoch übersehen, daB W. Eucken vieles von dem, was er spater
in der stringenten und exakt formulierten Philosophie Husserls findet, ihm bereits in
seinem Elternhaus durch die vaterliche Gedankenwelt begegnet ist. DaB diese Ver-
bindungslinien bis jetzt kaum nachgezeichnet wurden, liegt sicherlich auch daran,
daB Rudolf Eucken weitestgehend aus der Geschichte der Philosophie verschwun-
den ist. R. Eucken galt jedoch zu seiner Zeit ais « kulturpolitische Berühmtheit » -
so jedenfalls die Umschreibung von Hans-Georg Gadamer8 - und wirkte in seinem

3. Thüringer Universitats- und Landesbibliothek Jena (=ThULB Jena), NachlaB Rudolf Eucken, V, 12,
BI. 24 vom 24.4.1934 (bisher unverôffentlicht).
4. W. Eucken, Kapitaltheoretische Untersuchungen, mit einer Einleitung in die Sammlung: « Was /eistet
die nationalokonomische Theorie ? », Jena, Fischer, 1934, (hier S. 29)
5. ebda, S. 19.
6. ebda, S. 21.
7. E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phanomenologie und phanomenologischen Philosophie, erstes Buch:
Allgemeine Einführung in die reine Phânomenologie (Text nach Husserliana 11111, 1930), hrsg. von Elisabeth
Strôcker, Hamburg, Meiner, 1992 (hier S. 6).
8. H.-G. Gadamer, Hermeneutik im Rückblick (Gesamrnelte Werke, 1), Tübingen, Mohr, 1995 (hier
s. 382).
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 121

9
« Kampf um einen getstigen Lebensinhalt » wohl als « einer der stiirksten
Seelenerwecker, die Deutschland besessen hat» - wie sein Schüler Max Scheler
rückblickend betonte 10 • Aber neben dieser kulturphilosophischen und lebensdienli-
chen Ausrichtung der Schriften und zahllosen Vortriige Rudolf Euckens, die spater
noch nâher angesprochen werden sollen, fmden sich in seinen frühen Untersuchun-
gen auch stiirker theoretisch ausgerichtete Analysen. Zwar ist der Zugang zu diesen
Arbeiten Rudolf Euckens nicht zuletzt auch dadurch erschwert, daB er in ihnen
« die Wissenschaftlichkeit bis an die Grenzen einer kryptisch-unverstandlichen
11
Fachsprache » treibt, die der Marburger Neukantianer Paul Natorp ais « eigenar-
12
tige Gedankenwelt » umschrieb. Doch trotz dieser sprachlichen Barriere, die
Rudolf Eucken frühes W erk kennzeichnet, treten die Anklange an die spateren Ge-
danken Husserls deutlich hervor. So heiBt es in Euckens Schrift « Prolegomena zu
Forschungen über die Einheit des Geistesleben in BewuBtsein und That der
Menschheit » :
In dem Alten Neues aufzudecken, das gilt ais besonderes Zeichen der Fruchtbar-
keit eines Verfahrens. Das aber thut die Reduktion. Denn indem sie die festen
und starren Gebilde in lebendiges Thun auflôst und alles Besondere ais Bezeu-
gung des Ganzen würdigt, vermag sie ein Allgemeines, welches Fülle und Hast
fortschreitender Bewegung übersehen lieJ3, in den Vordergrund zu bringen, ein
Prinzipielles, das in die Leistung verschlossen, ja begraben war, zu befreien und
zu erwecken. 13

Entscheidend ist also für Rudolf Eucken, wie spater fiir E. Husserl, Allgemeines
14
aus dem Tatsachlichen, also dem empirisch Gegebenen herauszuheben • .Âhnlich
dem intentionalen BewuBtseinserlebnis der Phânomenologie, die unter Vernachlas-
15
sigung des Zufâlligen des faktischen Erlebens « zu den Sachen selbst » gelangen
16
will, fordert Rudolf Eucken eine« Innensicht » • So schreibt er: «Die Frage, was
das Geistige am Einzelnen, muB sich dahin umkehren, was der Einzelne im Geistes-
leben sei. » - und zielt so auf die « Emanzipation geistiger Ordnung. » Somit wird
man wohl mit dem Philosophen Ferdinand Fellmann zusammenfassen kônnen, daB

9. R. Eucken, Der Kampf um einen geistigen Lebensinhalt. Neue Grundlegung einer Weltanschauung,
Leipzig, Veit, 1896.
10. M. Scheler, Wesen und Formen der Sympathie. Die deutsche Philosophie der Gegenwart, Bem, Mün-
chen, Francke, 1973 (hier S. 274).
11. S. Besslich, Wege in den "Kulturkrieg". Zivilisationskritik in Deutschland 1890-1914, Darmstadt,
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2000 (hier S. 62).
12. P. Natorp, Rezension: Prolegomena zu Forschungen über die Einheit des Geisteslebens in Bewufit-
sein und 1hat der Menschheit von R. Eucken in Philosophische Monatshefte 23, S. 68-76, 1887 (hier S. 76).
13. R. Eucken, Prolegomena und Epilog, Berlin, Leipzig, Vereinigung wissenschaftlicher Verleger, er-
schien zunâchst ais Prolegomena zu Forschungen über die Einheit des Geisteslebens in BewujJtsein und 1hat
der Menschheit, Leipzig, Veit, 1885. 1922 ais erster Teil in Pro/egomena und Epi/og unverândert abgedruckt
(hier S. 56).
14. F. Fellmann, Phiinomenologie ais iisthetische Theorie, Freiburg, München, Karl Alber, 1989 (hier
s. 149).
15. E. Husserl, Logische Untersuchungen. Erster Band: Prolegomena zur reinen Logik (Text nach
Husserliana XVIII 1901 ), hrsg. von Elisabeth Strôcker, Hamburg, Meiner, 1992 (hier S. 7).
16. R. Eucken, wie Anm. 12 (hier S. 51).
122 L 'ordolibéralisme allemand

« Eucken geistesgeschichtlich zum missing link zwischen deutschem Idealismus


17
und Phanomenologie wird » und man wird erganzen dürfen, daB Rudolf Eucken
auch der missing link zwischen nationalokonomischer Methode bei Walter Eucken
und philosophischer Forschung bei Husserl wird. Ein Eindruck, der dadurch ver-
sHirkt wird, daB Husserl sowohl zum Vater ais auch zum Sohn freundschaftliche
Verbindungen pflegte.
Der unübersehbare Bezug zur Phanomenologie und zur Philosophie des Vaters
geben Auskunft darüber, welches Ergebnis W. Eucken mit seiner Methode anvi-
siert. Es geht ihm um eine Theorie, die zu « notwendigen, allgemeinen und zugleich
18
wirklichkeitsnahen Wahrheiten » gelangt. Die Wahrheitssuche ist also auch
Walter Euckens methodische Schicksalsfrage, eine Philosophie, die einen « Abso-
19
lutismus im Übergang » darstellt, ist dabei sein Instrumentarium. Dem Freiburger
Nationalokonomen geht es also nicht nur um empirische Sachverhalte und pragma-
tische Losungsansatze, sondem er sucht nach dem Wesen der Dinge selbst. Folglich
umschreibt W. Eucken seinen Anspruch an die okonomische Wissenschaft mit ei-
nem Zitat Husserls aus den Logischen Untersuchungen : « Die Wissenschaft will
das Mittel sein, unserem Wissen das Reich der Wahrheit, und zwar in groBtmogli-
20
chen Umfang, zu erobem. » Anekdotisch kann dieser fundamentale Aspekt in der
Herangehensweise Walter Euckens vielleicht abschlieBend mit einer Erzahlung ver-
anschaulicht werden, die von dem australischen Philosophen W .R. Boyce Gibson
überliefert ist. Gibson, der bezeichnenderweise sowohl Rudolf Eucken ais auch E.
Husserl ins Englische übersetzt hat, schildert in seinem Tagebuch ein Abendessen
im Hause Husserls, an dem neben ihm auch W. Eucken und seine Frau Edith teilge-
nommen haben :
After leaving the table [ ... ] we sat outside on the porch, with Husserl at the head.
For two hours or more from 9.30 to 11.45 we talked Phenomenology. Frau
Husserl and Frau Eucken also know great deal about Phenomenology, Frau
Eucken having attended Husserl's lectures. Prof. Eucken himself is very inter-
ested in the approach to philosophy through Economies, [but he] finds it very
hard21 .

17. F. Ferdinand, wie Anm. 13 (hier S. 157).


18. W. Eucken, wie Anm 4. (hier S. 29).
19. F. Wetz, Kritik der Lebenswelt. Eine sozio1ogische Auseinandersetzung mit Edmund Husserl und
Alfred Schütz, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1996 (hier S. 99).
20. W. Eucken, Die Grundlagen der Nationalokonomie, Berlin u.a., Springer, 1940 1 1989 (hier S. 230)
und Edmund Husserl, wie in Anm. 14 (hier S. 15).
21. H. Spiegelberg, « From Husserl to Heidegger. Excerpts from a 1928 Freiburg Diary by W.R. Boyce
Gibson »in The Journal of the British Society for Phenomenology 2, 1971, S. 58-81 (hier S. 69).
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 123

Ethlsches Wollen bel Walter Eucken


« Wir wissen ais Schüler Rudolf Euckens, daB eine geistige Reformation der ge-
22
samten Menschheit notwendig ist, kommen muB und wird. » Dieses Zeugnis der
Gefolgschaft des 34-jahrigen Walter Eucken faBt zugespitzt die Zielrichtung des
Einflusses zusammen, den Rudolf Eucken auf das « ethische W ollen » seines Soh-
nes gehabt hat : es ist der ethische Aktivismus, der « Euckens ldealismus fiir eine
23
bessere Welt » begünstigt hat.
Mit seinem Wechsel von seiner ersten Professorenstelle in Basel nach Jena
wandelte sich auch das Forschungsanliegen von Rudolf Eucken. Sah er in seinen
frühen Jahren die Aufgabe der Philosophie eher darin, einen « theoretischen Beitrag
24
zur Vereinigung der zerrissenen Welt zu liefem » - und hierin liegt auch die Nahe
zur Phanomenologie Husserls- wandelte sich Rudolf Eucken nun ab Mitte der 70er
Jahre des 19. Jahrhunderts zum Propheten oder Führer« in der ôkumenischen Ge-
25
meinde der ldealisten » mit dem Ziel- so benennt er es selbst in seinen « Lebens-
26
erinnerungen » - « der notwendigen inneren Emeuerung der Menschheit » • Ein-
drücklich faBt Rudolf Eucken sein philosophisches Credo im Leitartikel zur ersten
Ausgabe der Zeitschrift Der Euckenbund, der Aufsatze aus dem Umfeld des gleich-
namigen, 1920 gegründeten Kreises verôffentlichte, zusammen :
Das geistige Leben gilt uns nicht ais eine Verwendung naturgegebener Krafte,
sondem ais ein Durchbrechen einer hôheren Stufe der Wirklichkeit. [... ]. Wir
fordem daher einen kraftvollen Aktivismus, ja eine heroische Lebenshaltung [... ].
Nur so gewinnt uns das Leben eine innere Geschichte ; zugleich verwandelt es
sich uns in eine Bewegung und Tat des ganzen Menschen, vor aller einzelnen
Tatigkeit steht uns eine umfassende Tatwelt, die uns zu sich erheben kann. [... ].
Nur der Gewinn einer neuen Lebensordnung [... ] kann uns aus den Verwicklun-
27
gen der Gegenwart befreien •

Rudolf Eucken geht es also um die V ermittlung von W erten, die zur Ausbildung
einer neuen Lebensordnung fiihren sollen. Zwar bedient sich der Philosoph dabei
haufig « eines gymnasial verwasserten, popularisierten und inhaltlich entleerten
28
platonischen ldealismus » , jedoch konstatierten in vollstandigem Kontrast dazu
seine Zeitgenossen « ein hoffnungsvolles Wiedererwachen des Idealismus [... ]

22. W. Eucken, «Die geistige Krise und der Kapitalismus » in Die Tatwelt 2, S. 13-16 (unter dem
Pseudonym Dr. Kurt Heinrich), 1926 (hier S. 16).
23. S.G. Karsten,« Walter Eucken : Social Economist » in International Journal of Social Economies 19,
1992,S.lll-125(hierS.l12).
24. U. Dathe, << Begriffsgeschichte und Philosophie. Zur Philosophie Rudolf Euckens »in V. Caysa, K.-
O. Eichler (Hrsg.), Philosophiegeschichte und Hermeneutik, Leipzig, Leipziger Universitatsverlag, 1996,
S. 85-96 (hier S. 96).
25. F.W. Graf, <<Die Positivitat des Geistigen. Rudolf Euckens Programm neoidealistischer Universal-
integration » in G. Hübinger, R. vom Bruch, F. W. Graf (Hrsg. ), Ku/tur und Kulturwissenschaften um 1900. Il.
Idealismus und Positivismus, Stuttgart, Franz Steiner, 1997, S. 53-85 (hier S. 72).
26. R. Eucken, Lebenserinnerungen. Ein Stück deutschen Lebens, Leipzig, K.F. Koehler, 1922 (hier
s. 58).
27. R. Eucken, << Unsere Forderung an das Leben >> in Der Euckenbund 1, 1925, S. 2-4.
28. S. Besslich, wie Anm. 10, S. 115.
124 L 'ordolibéralisme allemand

überall in den anspruchsvollsten und frei sten Bereichen der zivilisierten Welt »29 -
so der Historiker Harald Hjame in seiner Verleihungsrede anHilllich der Nobel-
preisübergabe 1908 an Rudolf Eucken. DaB Rudolf Eucken dabei den wirtschaftli-
chen Problemen immense Bedeutung zumaB, kann folgendes Zitat belegen :
Es sind namentlich zwei Probleme, mit denen wir zu ringen haben : das ist der
Gewinn eines festen geistigen Haltes und beherrschenden Lebenszieles, und es
ist die Bewaltigung der wirtschaftlichen Verwicklungen und Note, welche allen
innem Zusammenhang der Menschheit bedrohen und das Streben in einen
Kampf aller gegen aller verwandeln30•
Der frühe Walter Eucken steht ganz im Bann der vaterlichen Vorgehensweise.
So schreibt er 1926, also zu einem Zeitpunkt, zu dem er bereits seit einem Jahr eine
Professur fur Nationalokonomie in Tübingen innehatte, in seinem Beitrag Die
geistige Krise und der Kapitalismus :
Auf der einen Seite ist nicht zu verkennen, daB der moderne Kapitalismus die
geistige Leere der Zeit mitverschuldet [... ] und vor allem erschwert und erschwe-
ren wird, wieder eine umfassende geistige Lebensordnung zu schaffen. Aber auf
der anderen Seite müssen wir zugestehen, daB die Erhaltung des Kapitalismus fiir
die Versorgung der Menschen mit wirtschaftlichen Gütem eine Notwendigkeit
ist. (... ]. Das Problem besteht also darin, diese Schwierigkeit zu überwinden, die
Menschen wieder Glieder einer umfassenden geistigen Lebensordnung werden
zu lassen und einer solchen Lebensordnung entsprechend die Wirtschaftsform zu
gestalten, die dabei aber auch ihrem auBeren Zweck entspriche 1•
W. Eucken geht es also - wie seinem Vater - um die Frage nach der « umfas-
senden geistigen Lebensordnung » ; es zeigen sich enge Parallelen bis hinein in die
Terminologie. Auch wenn sich bei Walter Eucken in der spateren Zeit die Begriff-
lichkeit andert, bleibt das Anliegen seiner Forschung dasselbe : « Wir müssen uns
daran gewohnen, daB feierliche Fragen nach der geistig-seelischen Existenz des
Menschen mit sehr nüchtemen Fragen der wirtschaftlichen Lenkungsmechanik zu
verbinden »32 - so die Aussage in den posthum veroffentlichen Grundsiitzen der
Wirtschaftspolitik. Entsprechend verwundert es auch nicht, daB Eucken im Vorwort
zur Neu-Herausgabe (20. Auflage) der vaterlichen Schrift Die Lebensanschauungen
der grojJen Denker betont : « Mein Vater erkannte die Gefahrdung der modemen
Welt. Er sah, daB seine Epoche die wesentlichen MaBstabe verloren batte. [ ... ] [Er
wollte] in der Gefahrdung des Menschen und im Wechsel der Zeit etwas Festes( ... ]
33
finden - Werte, die unerschüttert sind und einen Halt bieten » •

29. H. Hjame, « Verleihungsrede anlaBiich der Überreichung des Nobelpreises für Literatur an Rudolf
Eucken am 1O. Dezember 1908 » in R. Eucken, Einführung in die Hauptfragen der Philosophie und "Der
Sinn und Wert des Lebens ", Zürich, Coron Verlag, 1908, S. 19-30 (hier S. 23).
30. R. Eucken, wie Anm. 12, hier S. 137.
31. W. Eucken, wie Anm. 21, hier S. 15f.
32. W. Eucken, Grundsiitze der Wirtschaftspolitik, herausgegeben von E. Eucken und K.P. Hensel.
Tübingen, Mohr, 19521 1990 (hier S. 184).
33. W. Eucken, Vorwort in Eucken Rudolf: Die Lebensanschauungen der grojJen Denker. Eine Ent-
wicklungsgeschichte des Lebensproblems der Menschheit bis zur Gegenwart, 20. Auflage, Berlin, de Gruyter,
V-VII 1950 (hier V).
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 125

Dabei lassen sich im W erk Walter Euckens zumindest drei Elemente auffmden,
die verdeutlichen, welchen spezifisch ethischen Anspruch er an die Herausbildung
der gesellschaftlichen Ordnung stellt.
Ordnung ais Ordo
In einer langen Tradition von Augustinus über die Denker des Mittelalters bis
hin zu den Physiokraten sucht auch Eucken die Ordnung, die « der V emunft oder
34
der Natur des Menschen und der Dinge entspricht » • Zwar versagt sich Eucken
35
hierbei die « unmittelbaren naturrechtlichen Ableitungen » -eine Tatsache, die
bei seiner phanomenologischen Methode auch nicht verwundert -,aber die von ihm
angestrebte Wettbewerbsordnung ist « in einem anderen Sinne [ ... ] eine natürliche
36
Ordnung oder Ordo » • So fiihrt er aus: die Wettbewerbsordnung « bringt namlich
die starken Tendenzen zur Wirkung, die auch in der industriellen Wirtschaft zur
vollstiindigen Konkurrenz driingen. Indem die Wirtschaftspolitik diese Tendenzen
ais Ordnungsformen wirksam macht, tut sie das, was der N atur der Sache und des
37
Menschen entspricht » • In kompakter Form faBt sein Schüler und spaterer Freibur-
ger Kollege Leonhard Miksch diese Ansicht Euckens zusammen, wenn er in seinem
Nachruf schreibt: « Das ôkonomische Gleichgewicht, für das Eucken [ ... ] eintrat,
38
[... ] ist ganz einfach Ausdruck der wahren Ordnung. »
39
Der Ordnungsbegriff Euckens ist Gegenstand heftiger Debatten gewesen , die
40 41
Nahe zur scholastischen Tradition wurde mal verteidigt , mal abgelehnt • Diesem
Problem kano hier nicht weiter nachgegangen werden, zumal Eucken selbst bis auf
seine knappen Ausführungen in den Grundlagen der Nationa/okonomie (und der
fast wôrtlichen Übemahme in den Grundsiitzen der Wirtschaftspolitik) kaum nahere
Explikationen zum Begriff gibt. Letztlich handelt es sich in der Auseinandersetzung
um die Begriffsbegründung aber auch um ein Scheingefecht, das nicht zum zentra-
len Punkt des Problems vorstôBt. Entscheidend ist namlich nicht die Frage nach
dem « Wie ? » des Begründungszusammenhangs, sondem sein « metaphysischer
Kem », der die gesellschaftliche Ordnung unter den Anspruch stellt, der Wesens-
42
ordnung zu entsprechen • Erst aus diesem Blickwinkel wird Euckens heftige Kritik
43
an der« Wirtschaftspolitik der Experimente » vergangener Jahrzehnte offensicht-
lich : « Deshalb besteht eine groBe Aufgabe darin, dieser neuen industrialisierten

34. W. Eucken, wie Anm. 19 (hier S. 239).


35. W. Eucken, wie Anm. 31 (hier S. 347).
36. W. Eucken, wie Anm. 19 (hier S. 373).
37.ebda
38. L. Miksch, « Walter Eucken » in Kyklos 4, 1950, S. 279-290 (hier S. 287).
39. Grundlegend dazu : E.E. Nawroth, Die Sozial- und Wirtschaftsphilosophie des Neoliberalismus,
Heidelberg, Kerle, 1961.
40. O. Veit,« Ordo und Ordnung. Versuch einer Synthese >>in Ordo 5, 1953, S. 3-47.
41. E.-W. Dürr, Wesen und Ziele des Ordoliberalismus, Winterthur, Keller, 1954 (hier S. 165);
E. Müller, Evangelische Wirtschaftsethik und Soziale Marktwirtschaft, Neukirchen-VIuyn, Neukirchener,
1997 (hier S. 39 ff.).
42. G. Blümle, N. Goldschmidt, « Zur Normativitât ordoliberalen Denkens » in B. Külp, V. Vanberg
(Hrsg.), Freiheit und wettbewerbliche Ordnung. Gedenkband zur Erinnerung an Walter Eucken, Freiburg,
Berlin, München, Haufe 2000, S. 15-57 (hier S. 34).
43. W. Eucken, wie Anm. 31 (hier S. 55).
126 L'ordo libéralisme allemand

Wirtschaft mit ihrer weitgreifenden Arbeitsteilunâ eine funktionsfahige und men-


schenwürdige Ordnung der Wirtschaft zu geben. »
Ordnung ln Frelhelt
« Alles spitzt sich damit auf die Frage zu : welche Ordnungsformen gewahren
Freiheit ? » ln der Debatte um das FreiheitsversUindnis bei Eucken findet sich nicht
selten ein interpretatives MiBversUindnis: Freiheit ist bei dem Freiburger National-
okonom kein von der sonstigen Konzeption geloster Wert, das von Eucken gefor-
45 46
derte « Programm der Freiheit » meint keine « Verabsolutierung der Freiheit » ,
47
die Freiheit ist auch nicht « erkenntnisleitend » , sondem es gilt, daB erst der ord-
nungstheoretische Ansatz Euckens sein Verstandnis von Freiheit erklart. D .h. für
Eucken gewinnt der Freiheitsbegriff deshalb an Bedeutung, weil die zu verwirkli-
chende Ordnung Garant der Freiheit sein muB. Dieses Ergebnis stellt sich bei einer
sorgfàltigen Werksanalyse mit Notwendigkeit ein: Es zeigt sich (und dies wird
wohl für eine Vielzahl von Eucken-Interpreten überraschend sein), daB der Begriff
« Freiheit » in den 1940 erstmals erschienen Grundlagen keine Bedeutung hat und
erst in den posthum veroffentlichten Grundsiitzen der Wirtschaftspolitik zur vollen
Entfaltung gelangt. Verstandlich wird dieser Aspekt, wenn man den Ordnungs-
begriff zum zentralen Inhalt der Euckenschen Analyse bestimmt, Freiheit hingegen
ais ein Element ansieht, das erst in seinen spateren Arbeiten zur vollen Entwicklung
gekommen ist. Hierfür gibt es zwei zentrale Gründe : zum einen ist Eucken dem
Freiheitsbegriff im Umfeld seiner Freiburger Kollegen begegnet. So betont Franz
Bohm in seiner Schrift von 1937 Die Ordnung der Wirtschaft: Ziel ist es- so der
Jurist in der Würdigung der revolutionaren Bewegungen des 19. Jahrhunderts-
48
« eine Ordnung in Freiheit zu errichten » • Âhnlich argumentiert der schon ge-
nannte Leonhard Miksch, wenn er in seiner ebenfalls 1937 erschienenen
Habilitationsschrift Wettbewerb ais Aufgabe postuliert : « Ordnen heiBt in Freiheit
49
ordnen » • Zum anderen gewinnt der Freiheitsbegriff bei Eucken in seiner durch-
gangigen Ideologiekritik an Profil. Hier sind die private Macht monopolistischer
Marktstellungen der Weimarer Zeit, die vermassende Wirkung kollektivistischer
Zentralverwaltungswirtschaften und die freiheitsverachtende nationalsozialistische
Diktatur ais historische Widerparts des sich entwickelnden Freiheitsbegriffs bei
Eucken zu nennen. So bekraftigt Eucken in einem 1941(!) gehaltenen Referat, daB
es Ziel der zukünftigen Ordnung sein muB, « die unabdingbaren Freiheitsrechte des

44. W. Eucken, Die Grundlagen der Nationalokonomie, Berlin u.a., Springer, 1940 1 1989 (hier S. 240).
45. W. Eucken, wie Anm. 31 (hier S. 179 und 370).
46. T. Fischer, Staal, Recht und Verfassung im Denken von Walter Eucken. Zu den staats- und rechts-
theoretischen Grundlagen einer wirtschaftspolitischen Konzeption, Frankfurt 1 Main, Lang, 1993 (hier S. 69).
47. L. Gerken, A. Renner, «Die ordnungspolitische Konzeption Walter Euckens »in L. Gerken (Hrsg.),
Walter Eucken und sein Werk. Rückblick auf den Vordenker der sozialen Marktwirtschaft, Tübingen, Mohr,
2000, S. 1-47 (hier S. 16).
48. F. Bôhm, Die Ordnung der Wirtschaft ais geschichtliche und rechtsschOpferische Leistung, nebst
Einleitung der Herausgeber, Stuttgart, Berlin, Kohlhammer, 1937 (hier S. 4).
49. A. Bemdt, N. Goldschmidt, « "Wettbewerb als Aufgabe"- L. Mikschs Beitrag zur Ordnungstheorie
und -politik »in Ordo 51,2000, S. 33-74.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 127

50
Menschen » zu wahren • Entscheidend bleibt dabei, daB die Freiheit sich erst in der
Ordnung richtig entfalten kann. Hier sei noch eine letzte Bemerkung angefügt :
Euckens W erteüberzeupmg kann nicht auf ein Bekenntnis der « Kantischen
5
Freiheits-Philosophie » reduziert werden. Eucken ist vielmehr in einen geistesge-
schichtlichen Kontext gestellt, der im AnschluB an die Kantische « Kopemikanische
W ende » als einzig legitime Autoritiit der Erkenntnis die Ordnung des transzenden-
talen BewuBtseins anerkennt : die Philosophie steht « ohne definitive Rücken-
52
deckung durch das Sein da » • In dieser « Epoche des Illusionsverlusts »53 sucht
insbesondere die neukantianische Wertphilosophie « jene nachidealistische Kluft
54
zwischen Sein und einem nicht mehr primâT ethisch gedachten Sollen » zu
überbrücken. Eine Brücke über diesen Graben zu schlagen ist das Anliegen der
Wertephilosophie wie sie dann von Hermann Lotze in seinem « Werte-Platonis-
mus » ausgebildet wird. D.h. Werte sind zwar nicht objektiv-ideal, aber sie gelten.
Dieser Ansatz führt dann bei Wilhelm Windelband zu den im NormalbewuBtsein
gegebenen absoluten Werten sowie zur « Synthesis dieser Werte in eine[ r] umfas-
sende[n] Weltordnung »und wird durch Heinrich Rickert in einen objektiven, aber
55
irrealen Wertebereich überführt • DaJ3 Rudolf Euckens Philosophie in einen ü.hnli-
chen Zusammenhang eingeordnet werden muB, bedarf nach den obigen Überlegun-
gen wohl keiner weiteren ErHiuterung. Entscheidend ist jedoch, daB auch der
Nationalôkonom W. Eucken sich der nihilistischen Gefahr des Werteverlusts ausge-
setzt sah und in den ldeen der W ertephilosophie einen Lôsungsvorschlag angeboten
bekam. So argumentiert Eucken in bester nach-kantianischer Tradition, wenn er in
den« Grundsatzen der Wirtschaftspolitik » feststellt: « Nur freie Entscheidung er-
moglicht Erkennen und Verwirklichung der verbindlichen moralischen Werteord-
56
nung » • Der Ordnungsbegriff ist also konstitutiv für das Freiheitsverstiindnis.

Orc:tnung und chrlstllcher Glaube


Der entscheidende EinfluB des (christlichen) Glaubens auf das Wirken
W. Euckens ist bisher - im Gegensatz zur Debatte um sein Ordnungs- und
Freiheitsverstandnis - nur wenig beachtet worden ; ein Faktum, das sich

50. W. Eucken, « Wettbewerb ais Grundprinzip der Wirtschaftsverfassung » in G. Schmôlders (Hrsg.),


Der Wettbewerb ais Mittel volkswirtschaftlicher Leistungssteigerung und Leistungsauslese, Berlin, Dun-
cker & Humblot, 1942, S. 29-49 (hier S. 44 ).
51. vgl Nawroth, wie Anm. 37 (hier S. 76).
52. G. Gamm, Der Deutsche Idealismus. Eine Einfohrung in die Philosophie von Fichte, Hegel und
Schelling, Stuttgart, Reclam, 1997 (hier S. 20).
53. H. Plessner, Die verspiitete Nation. Über die politische Verführbarkeit bürgerlichen Geistes, Frank-
furt 1Main, Suhrkamp, 1974 (hier S. 101 ).
54. C. Krijnen, « Philosophieren im Schatten des Nihilismus. Eine Hinftihrung zum neukantianischen
Beitrag )) in C. Krijnen, E. Wolfgang Orth (Hrsg.), Sinn, Geltung, Wert. Neulcantianische Motive in der mo-
dernen Kulturphilosophie, Würzburg, Kônigshausen & Neumann, 1998, S. 11-34 (hier S. 16).
55. H. Schnlidelbach, Philosophie in Deutschland 1831-1933, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1983 (hier
s. 222).
56. Vgl. W. Eucken, Grundsiitze der Wirtschaftspolitik, ebda, 1952/1990 (hier S. 176); E. Müller,
Evangelische Wirtschaftsethik und Soziale Marktwirtschaft, Neukirchn-Vluyn, Neukirchener, 1997 (hier
s. 37).
128 L 'ordolibéralisme allemand

moglicherweise damit erklaren Hillt, daB die religiose V erortung Euckens ihn fiir um
Wertneutralitiit bemühte Okonomen weniger griffig macht.
Jedoch finden sich bei dem Freiburger Nationalokonomen durchgangig Bezüge
zu einem glaubenden Verstehen der Wirklichkeit, die in dem Satz, entnommen aus
einem Brief Euckens an Alexander Rüstow aus dem Jahr 1942, ihre zugespitzte
Formulierung gefunden haben: « Ich konnte weder existieren, noch arbeiten, wenn
57
ich nicht wüBte, daB Gott existiert. » Die Bedeutung des christlichen Glaubens
bleibt bei Eucken jedoch nicht auf die private Sphare begrenzt. Vielmehr kann sein
wirtschaftspolitisches Programm nur vor diesem Hintergrund adaquat rekonstruiert
werden. So liest man in einem Aufsatz, überschrieben mit « Religion - Wirtschaft -
Staat », von 1932 - zu einem Zeitpunkt, fiir den Ingo Pies in seinen neueren Unter-
suchungen zu Eucken die Geltung einer religios gepragten Zugangsweise seiner
okonomischen Theorie und Politik ausdrücklich ausschlieBt -, folgende Zeilen :
Die geschichtliche Entwicklung wird nach Scheitem aller anderen Versuche mit
Notwendigkeit zu dem Ergebnis fiihren müssen, daB der umfassende Sinnzu-
sammenhang den Tatigkeiten des einzelnen Menschen nur von der Religion,
vom Glauben an Gott wieder verliehen werden kann. Erst dann wird auch auf so-
zialem und politischem Gebiet wieder eine gewisse Beruhigung eintreten. 58
59
Eucken stellt seine Suche nach der« natürlichen gottgewollten Ordnung » also
zugleich unter den Anspruch, ein Leben nach ethischen Prinzipien zu ermoglichen.
In diesem Verstandnis handelt es sich im Wortsinne um einen ordo-liberalen Ansatz
wie folgendes Zitat, wiederum aus einem Brief Euckens an Alexander Rüstow,
belegt:
Nicht dadurch verfiel m.E. der Liberalismus, daB er religios-metaphysisch fun-
diert war. lm Gegenteil. Sobald er seinen religios-metaphysischen Gehalt verlor,
60
verfiel er - was si ch nun ganz genau historisch und systematisch erweisen la6t.
Diese notwendige religios-metaphysische Begründung der Ordnung steht bei
Eucken dabei immer unter dem ethischen Anspruch, ein christliches Leben zu er-
moglichen. Exemplarisch verdeutlicht dies die « Wirtschafts- und Sozialordnung »
des sog. Freiburger Bonhoeffer-Kreises, die von Eucken, Constantin von Dietze und
61
Adolf Lampe fiir die Nachkriegszeit entworfen wurde • Sie fordem dort eine Wirt-
schaftsordnung, die es ermoglicht, ein Leben evangelischer Christen zu fiihren und
62
die so ausgestaltet ist, daB « echte Gemeinschaft moglich ist » • In dieser Schrift
sind die ethischen Forderungen auf das Engste mit den Grundlinien des ordolibera-

57. zitiert nach H.-0. Lenel, «Walter Euckens Briefe an Alexander Rüstow »in Ordo 42, S. 11-14, 1991
(hier S. 12); N. Goldschmidt, « ..."wenn ich nicht wüBte, daB Gott existiert". Zum 50. Todestag des National-
ôkonomen Walter Eucken» in Süddeutsche Zeitung, n °66 vom 23. Marz 2000.
58. W. Eucken, « Religion - Wirtschaft - Staat >>in Die Tatwelt 8, 1932, S. 82-89 (hier S. 87).
59. W. Eucken, wie Anm. 55
60. zitiert nach H.-0. Lenel, wie Anm. 56, (hier S. 13).
61. N. Goldschmidt, « Die Entstehung der Freiburger Kreise » in Historisch-Politische Mitteilungen 4, 1-
17,1997.
62. C. von Dietze, W. Eucken, A. Lampe,« Wirtschafts- und Sozialordnung »in In der Stunde Nul/. Die
Denkschrift des Freiburger << Bonhoeffer-Kreises » : Politische Gemeinschaftsordnung. Ein Versuch des
christlichen Gewissens in den politischen Noten unserer Zeit, Tübingen, Mohr, 1942/1979 (hier S. 129).
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 129

len Programms verbunden und verdeutlichen so, dai3 die dort aufgestellten
Forderungen der Freiburger fiir eine zukünftige Wirtschaftsordnung ausdrücklich
63
auf den Grundpfeilem des christlichen Glaubens aufgebaut sind • Letztlich ist auch
hier eine sorgfaltige historische Rekonstruktion erforderlich. So Hi.Bt sich heraus-
arbeiten, daB die Bedeutung einer christlichen Überzeugung fiir Eucken insbeson-
dere in der Auseinandersetzung mit dem Nationalsozialsozialismus und in seiner
wachsenden Sympathie fur das Wirken der Bekennenden Kirche entscheidend ge-
formt wurde. Dies belegt nicht zuletzt der bisher unveroffentlichte Briefwechsel
zwischen Walter Eucken und seiner Mutter Irene, aus dem zum AbschluB dieses
Abschnitts zitiert werden soll : Eucken schreibt am 26. Juni 193 7 :
Goethe hat einmal gesagt, letzten Endes bestehe die ganze Geschichte aus einem
Kampf zwischen Glauben und Unglauben. Mir ist gerade im Verlauf der letzten
Jahre klar geworden, daB er damit vollig recht hat. [... ] Die nachsten Jahrzehnte
werden den Kampf beider Fronten gegeneinander immer deutlicher hervortreten
lassen. 64
Dieses Zitat und auch die weiteren Briefe, auf die hier nicht naher eingegangen
werden kann, legen nahe, daB sich Eucken immer stiirker der Sache des Glaubens
annahm und nicht - so die These von 1. Pies-, auf ein okonomisches Wissen-
schaftsprogramm zurückzog. Der Kampf zwischen Glaube und Unglaube wurde fur
Eucken zum richtungsweisenden Kampf von Gegenwart und Zukunft und damit
auch zum Motiv und zum Anspom, sein wissenschaftliches Programm zu ent-
wickeln.

Kulturelle Okonomlk
Verliert das ordoliberale Forschungsprogramm nun durch die aufgezeigte nor-
mative Rückbindung seine Bedeutung fur die aktuelle wirtschaftstheoretische De-
batte ? Oder anders gefragt : ist der V ersuch W. Euckens zu einer okonomischen
und gesellschaftlichen « W esensordnung » vorzudringen vor dem Hintergrund des
neuzeitlichen Wissens um eine biologische und kulturelle Evolutorik gescheitert
und damit sinnentleert ?
Zumindest fur das methodische Vorgehen und die Weiterentwicklung des ordo-
liberalen Ansatzes ist eine solche SchluBfolgerung voreilig. Denn Eucken wird ins-
besondere in einer « Rekonstruktion der Problemkonstellation »65 gerade in seiner
normativen Bedingtheit wichtige Impulse fur die heutige Diskussion der Ordnungs-
ôkonomik liefem und Fehlentwicklungen aufdecken kônnen.
So zeigt der historische Rekurs auf das wissenschaftliche W erk Walter Euckens,
daB seine Arbeiten in einem explizit wertbehafteten Diskurs entstanden sind und

63. N. Goldschmidt, « Christlicher Glaube, Wirtschaftstheorie und Praxisbezug. Walter Eucken und die
Anlage 4 der Denkschrift des Freiburger Bonhoeffer-Kreises >>in Historisch-Politische Mittei/ungen 5, S. 33-
48, 1998.
64. ThULB V, 12, 81.223.
65. F. Fellmann, Phiinomenologie ais iisthetische Theorie, Freiburg, München, Karl Alber, 1989 (hier
s. 31).
130 L'ordolibéralisme allemand

explizit ethische Ziele verfolgen. Somit kann eine heutige Ordnungsôkonomik sich
nicht auf Walter Eucken berufen, wenn sie versucht, den sozialen Anspruch einer
verkürzten ôkonomischen Rationalitiit unterzuordnen - auch wenn dies in den neue-
ren Arbeiten von Karl Homann und 1. Pies wiederholt versucht wird. Ganz im Ge-
genteil betont Eucken selbst bereits in seiner Konzeption die notwendige Verbin-
dung von gesellschaftlichem Anspruch und wirtschaftlichen Sachnotwendigkeit,
wobei beiden Bereichen auf konstitutioneller Ebene eine gleichursprüngliche Be-
rechtigung zukommt. Ein modemer ordoliberaler Entwurf, der sich in die Tradition
Euckens stellt, darf diese Einsicht nicht negieren.
Darüber hinaus - und dies fiihrt zur Theoriedebatte allgemein - deutet die Be-
schaftigung mit der Freiburger Schule im Sinne W. Euckens eine fundamentale
Schwierigkeit der aktuellen Wirtschaftswissenschaft an. Erkennt man, daB der
Mensch aufgrund vorfindlicher und kulturell herausgebildeter Gegebenheiten oko-
nomische Theorien, Verhaltensweisen und lnstitutionen entwickelt hat, kommt man
nicht umhin, den Anspruch des wirtschaftstheoretischen Mainstreams auf eine
quasi-naturwissenschaftliche Erkenntnis aufzugeben und den Rahmen relevanter
Faktoren immer wieder neu zu umgrenzen. Nichts anderes deutet W. Eucken an-
66
auch wenn er in seiner eigenen Konzeption in einer « absolutistischen Logik »
verhaftet bleibt -, wenn er in den Grundsiitzen der Wirtschaftspolitik schreibt:
« Wer Modelle frei konstruiert und die Formen in der Wirklichkeit sucht, treibt ein
67
Spiel- nicht mehr. » Hingegen sieht Eucken die Notwendigkeit eines historisch
vermittelten Zugangs zur Wirklichkeit, der mit ôkonomischer Einsicht verbunden
werden muB. So schreibt er bereits 1932 :«Es fehlt der Sinn fiir geschichtliche Tat-
68
sachen, es fehlt das strenge ôkonomische Denken. » Folglich fordert Eucken zur
Überwindung des Historismus Überlegungen, in denen « historisches und theoreti-
69
sches Denken Schritt fiir Schritt zusammenwirken » • D .h. Euckens
Theoriekonzeption ist heute auch deshalb aktuell, weil er nicht nur fiir den Ordoli-
beralismus, sondem fiir die okonomische Disziplin allgemein die Fragestellung
aufgeworfen hat, die auch im Mittelpunkt momentaner Diskussionen stehen müBte :
Es geht um die Einbeziehung der Historizitiit und kulturellen Bedingtheit ais not-
wendige Bedingung fiir die wissenschaftliche Beschaftigung mit wirtschaftlichen
Phanomenen.
In der Tradition der Euckenschen Fragestellung, nicht in dessen Antwort, muB
dies aber aus heutiger Sicht zu einer Theoriekonzeption fiihren, die eine emsthafte
Beschaftigung mit den Entstehungsbedingungen und der Entwicklung ôkonomi-
scher Lehrmeinungen sucht und zu einem wirtschaftswissenschaftlichen Paradigma
fiihrt, das sich seiner sozialwissenschaftlichen Herkunft bewuBt ist und den ver-
meintlich ausgrenzbaren « Datenkranz » wieder in den Mittelpunkt der Analyse

66. G. Dux, Die Logik der Weltbilder. Sinnstrukturen im Wandel der Geschichte, Frankfurt 1 Main, Suhr-
kamp, 1982 (hier S. 142).
67. W. Eucken, Grundsiitze der Wissenschaftspolitik, wie Anm. 56 (hier S. 24)
68. W. Eucken, « Staatliche Strukturwandlungen und die Krisis des Kapitalismus » in We/twirtschaft-
liches Archiv 36, 1932, S. 297-323 (hier S. 321).
69. W. Eucken, «Die Überwindung des Historismus >> in Schmollers Jahrbuch 62, S. 191-214 (hier
s. 214).
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 131

stelle0 • Dabei darf die Okonomik aber nicht in einen Reduktionismus zweiter Art
verfallen, in dem man- wie beispielsweise in den Arbeiten von Gray S. Becker-
glaubt, mit Hilfe traditioneller wirtschaftswissenschaftlicher "tools" den Datenkranz
erkHirbar zu machen. Die okonomische Wissenschaft muB vieimehr angesichts der
Reievanz des Datenkranzes ihre eigenen Werkzeuge überdenken und neue soziai-
wissenschaftiiche Zugangsweisen suchen. Zugieich muB sich die Voikswirtschafts-
lehre von ihrem Anspruch Iosen, daB die Transformation in eine rein formalisierte
Wissenschaft geiingen konnte - ist diese Hoffnung doch nicht vieimehr ais eine zu-
fàllige Photographie des okonomischen Knochengerüsts zu einem zufàlligen Zeit-
punke1. Hingegen fiihrt eine wei te Interpretation der okonomischen Theorie im Be-
wuBtsein der Historizitiit der menschlichen Lebensweit unter der Einbeziehung ge-
sellschaftlicher Normen und Überzeugungen zu einem Theorieverstandnis, das man
vorHiufig ais « kuiturelle Okonomik » bezeichnen konnte.
Um es zusammenzufassen : Die Beschaftigung mit der Normativitiit ordolibera-
Ien Denkens bei Walter Eucken hat exempiarische Bedeutung fiir die Konzeption
des Ordoiiberaiismus und der okonomischen Theorie allgemein. Es zeigt sich, daB
die Entstehung und Entwicklung der wirtschaftswissenschaftiichen Diszipiin und
der daraus abgeieiteten wirtschaftspoiitischen Überlegungen nur mit einer weiten,
hier ais kuiturell bezeichneten Perspektive erfaBt werden kann, die den Reichtum
der gesellschaftiichen Entwicklungen und Verflechtungen ais Ausgangspunkt nutzt.
lm Wissen um diese Historizitiit okonomischer Paradigmen entfàllt der Anspruch
auf ein « Ein-fiir-alle-Mai » ihrer scheinbar naturwissenschaftlichen LOsungen und
die Rekonstruktion der geschichtlichen und soziaien Bedingungen müssen in den
Vordergrund rücken.

70. G. Blümle, « Nonn oder ôkonomisches Gesetz ? Eine grundsâtzliche Frage, diskutiert am Vergleich
der Einkommensverteilung in Deutschland und Frankreich >> in R. Lüdeke, W. Scherf, S. Werner (Hrsg.),
Wirtschaftswissenschaft im Dienste der Verteilungs-, Geld- und Finanzpolitik, Festschrift for A/ois
Oberhauser zum 70. Geburtstag, Berlin, Duncker & Humblot, 2000, S. 13-37.
71. B. lngrao, G. Israel, The invisible Hand. Economie Equilibrium in the His tory of Science, Cambridge,
London, The MIT Press, 1987 (hier S. 362).
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 133

Gilles CAMPAGNOLO

Les trois sources philosophiques de la réflexion ordolibérale

Trois sources principales sont à prendre en compte dans l'analyse des fondements
philosophiques de la pensée de Walter Eucken et au-delà de l'auteur initiateur du
mouvement de l'ordolibéralisme en général : premièrement la phénoménologie dont
Husserl fit un outil philosophique contre toutes les formes de psychologisme, sociolo-
gisme ou historicisme tout en affirmant la socialité originaire de l'intersubjectivité
entre les individualités ; deuxièmement une des sources de la précédente, la philoso-
phie de la vie (Lebensphilosophie) développée à la fin du XIX' siècle par le père de
l'économiste, Rudolf Eucken, récipiendaire du Prix Nobel de littérature 1908 ; enfin, la
révision de la théorie de la connaissance (Erkenntnistheorie) par les néo-kantismes
contre lesquels s'était forgée la philosophie de la vie, mais dont la contribution à la
révolution dans la définition de la rationalité scientifique devait cependant influer sur
la refonte du discours économique allemand que fut l'ordolibéralisme. Le présent texte
tente d'établir les relations conceptuelles entre ces trois sources.

C'est en partie en réaction à l'Ecole de Bade que la «philosophie de la vie»


(Lebensphilosophie) a été développée à la fin du XIXe siècle ; notamment Rudolf
Eucken s'est prononcé en faveur d'un« contenu de vie spirituel» (um einen geisti-
gen Lebensinhalt, selon le titre d'une de ses œuvres). Néanmoins, les acquis de
1'analyse de la rationalité dans les sciences de 1' esprit (Geisteswissenschaften)
avaient été peu à peu intégrés dans un discours économique neuf en Allemagne, qui
ne rompait pas avec l'historicisme mais le rénovait en profondeur. L'œuvre de
W. Eucken fut en quelque sorte le point de rencontre de ces courants. Il est clair que
l'influence de son père, Prix Nobel de littérature pour sa philosophie« idéaliste»-
selon les termes du testament Nobel instituant le prix- en 1908, de même que celle
de Edmund Husserl, influencèrent 1' économiste. E. Husserl, ami auquel la famille
Eucken et son entourage (le fameux Euckenbund) resta fidèle jusque dans les temps
difficiles que furent ceux du national-socialisme et des lois anti-juives, avait été,
avant Martin Heidegger- et peut-être mieux que lui- le fondateur et le défenseur
d'une phénoménologie pure pour laquelle les problèmes proposés par les sciences
humaines n'étaient pas annexes. Si Rudolf Eucken se situe dans la tradition néo-
kantienne, c'est dans une relation ambiguë d'opposition à son intellectualisme, mais
aussi de reprise de ses positions sur les fondements rationnels de la recherche dans
les sciences de 1' esprit. Ceci à la différence de 1'hostilité structurelle que manifesta
la phénoménologie heideggérienne et qui trouva son illustration la plus fameuse
dans l'affrontement entre M. Heidegger et Ernst Cassirer.
134 L 'ordolibéralisme allemand

Les relations de 1'économiste à son père sont bien documentées par les sources,
et il ne s'agira pas dans les pages qui suivent d'y revenir 1• Avant d'aller plus loin, il
convient également de rappeler une évidence, à savoir que les sources de la pensée
de W. Eucken, et a fortiori de 1' ordolibéralisme en général, ne se réduisent pas à
des sources philosophiques.
La prégnance d'idées chrétiennes, issues du christianisme social ou des milieux
qui allaient engendrer, après la Seconde Guerre mondiale, la démocratie chrétienne,
est évidente chez de nombreux auteurs ordolibéraux qui contribueraient à définir
« 1'Economie sociale de marché ». Mais elle est moins fréquemment relevée chez
W. Eucken, pour qui elle est cependant incontestablement présente, comme en
attestent sa correspondance et quelques professions de foi incidentes aux heures les
plus noires du conflit mondial. Toutefois, là encore, ce ne sera pas notre objet que
de retracer ces éléments, mais au contraire de détailler quelques éléments de ces
théories qui sont, certes, souvent invoquées à la source de 1'ordolibéralisme et de la
pensée de W. Eucken en particulier, mais plus souvent sur un mode biographique
qu'en fonction des concepts sans lesquels la réflexion ordolibérale aurait été im-
possible.

Phénoménologie et économie politique : de Husserl à Walter Eucken


Position de la phénoménologie vis-à-vis des sciences sociales et de l'économie
en particulier
Dans la phénoménologie husserlienne, la socialité est ce qui constitue le vé-
ritable transcendantal originaire - 1' Ursprung de la subjectivité, dont toute connais-
sance régionale - telle qu'elle s'exprime dans les sciences sociales et donc dans
1' économie politique - tire sa condition de possibilité même, ainsi que le simple fait
de son existence.
Les sciences positives doivent en effet d'exister comme sciences, soit comme
expressions d'un savoir portant sur le réel- sur les choses mêmes (zu den Sachen
selbst) - à un fondement qu'elles reçoivent, mais qu'elles ne sauraient par elles-
mêmes déterminer. De même qu'une théorie quelconque, mathématique, physique
ou autre, ne rend pas compte de ses axiomes mais se développe à partir d'eux. Elles
doivent leur caractère positif à ce qu'elles ne peuvent rendre compte de ce
fondement, et c'est cette incapacité même qui permet leur développement dans cette
sphère de positivité. Elle est donc hautement justifiée et bien louable.
L'insatisfaction qu'elle suscite néanmoins -sur quels fondements prétend donc
alors connaître le scientifique ? - avait suscité de nombreuses prétentions visant, à
la fin du XIXe siècle, à ancrer les conditions de la connaissance dans les conditions
effectives des domaines positifs.
C'est ainsi que le psychologisme prétendait réduire les conditions de la connais-
sance à une observation (soit introspective, soit comportementale -la meilleure

1. Des éléments peuvent en être trouvés dans les textes de Nils Goldschmit et de Rainer Klump, cf.
p. 119-131 et p. 149-161 de ce recueil.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 135

illustration de ce dernier cas étant le behaviorisme ; soit qualitative, soit mesurée)


des conditions effectives du psychisme, de sorte que les lois logiques mêmes
n'auraient plus pour garant que les régularités établies par le psychologue. C'est
ainsi que le sociologisme veut réduire les manifestations humaines en autant de rè-
gles qui peuvent se déduire des éléments de la vie en société (qui est effectivement
la condition dans laquelle se déroule toute vie humaine), et que 1'historicisme in-
siste sur la relation de ce milieu social à son devenir historique. Chaque civilisation,
chaque moment se trouve, en fm de compte, posséder ses propres déterminants
historiques, de sorte qu'aucune loi de 1' entendement ne saurait porter de manière
universelle sur les comportements humains.
C'est cette dégradation du savoir en un anti-théoricisme foncier qui s'était
déroulée dans le cadre de l'Ecole historique allemande, en particulier dans sa ver-
sion «jeune Ecole » sous la direction de Gustav Schmoller qui avait imposé la
domination de son Verein for Socialpolitik à 1' ensemble du monde académique alle-
mand au tournant du xxe siècle. L'économisme qu'est l'historicisme économique
était ainsi une forme de relativisme. Il entraînait à terme la disparition de
l'économie politique comme science, ainsi que l'avait illustrée la dérive continue
depuis une quête de «parallèles» historiques (Paralle/ismenbildung) prônée par
son fondateur, Wilhelm Roscher, et ses disciples directs comme Karl Knies, ou
Bruno Hildebrand2, jusqu'à une réaction ad hoc et au coup par coup, une fois mis
en face de la conjoncture, qui caractérisa bientôt le Verein for Socialpolitik, et qui
montra la vacuité de ses connaissances prétendues devant la grande inflation des an-
nées vingt : le monde de la science économique officielle allemande n'avait alors
simplement plus de définition de l'inflation, ni de théorie ou de politique de la mon-
naie.
Faire d'une science positive quelconque la science clef permettant de saisir les
autres revient à la détruire comme science puisqu'elle est inapte par construction à
se légitimer elle-même. De la prise de conscience que le relativisme sape toute
science naît l'idée de défendre l'infrastructure logique des sciences et de fonder leur
terrain originaire. De là, naît l'idée de la phénoménologie «comme science rigou-
reuse».
De la soclallté originaire
Le titre de l'article de Hussere qui date de 1911 est donc un programme. C'est
un tel enjeu programmatique que reprendra Walter Eucken dans le domaine de
l'économie politique. W. Eucken entendra faire œuvre de science positive. Husserl

2. Bruno Hildebrand (1812-1878), l'un des «pères fondateurs» de l'Ecole historique, élève de Wilhelm
Roscher, nie, au contraire de ce qu'affirmaient les classiques, qu'il puisse exister des lois économiques
absolument vraies. Le rôle de l'économiste est donc de découvrir des lois et des phases d'évolution;
l'économie politique devient ainsi« la science des lois du développement historique des nations». Karl Knies
(1821-1898) fait un pas supplémentaire dans la relativisation historique des phénomènes économiques, niant
non seulement l'« égoïsme» comme fondement absolu de toute activité économique, mais aussi l'existence
même de lois d'évolution économiques (ndlr).
3. E. Husserl, «Philosophie als strenge Wissenschaft », 1911.
136 L 'ordolibéralisme allemand

entendait fonder toute science. Ce qui se dira ainsi des fondements vaudra pour
1'œuvre positive, notamment pour 1'économie.
Envisagée sous cet angle, la phénoménologie est une logique. A 1'heure du
« Programme de Hilbert » ( 1901) et des Principia mathematica de Russell et
Whitehead parus en 1903, la phénoménologie n'est cependant pas une logique for-
melle qui entend fonder le savoir sur un système d'opérations élémentaires valides.
Elle n'est pas non plus une déduction à la manière kantienne, c'est-à-dire une
détermination des limites de l'entendement (nous verrons plus loin l'importance de
ce point à propos des néo-kantismes). Il s'agit de montrer que 1'expérience consiste
en l'expérience du fait qu'il y a de la vérité pour nous. Cette vérité n'est pas empi-
rique (une autre forme de relativisme de la connaissance des choses, dans les scien-
ces de la nature, ou dans la psychologie) ; elle n'est pas non plus formelle : il s'agit
bien de faire sortir la vérité des choses mêmes, selon le fameux mot d'ordre de re-
tour à ces derniers (zu den Sa chen selbst). Les relativismes réduisent le nécessaire
au contingent et font disparaître toute vérité en la rapportant à telle certitude
(psychologique, sociale, etc.) dont n'est garant que celui qui l'éprouve; la
phénoménologie extrait le nécessaire du contingent et fait apparaître dans la
connaissance ce qui est universel. Il n'appartient pas au présent article d'exposer la
méthode de la « réduction eidétique » au moyen de laquelle ce résultat est atteint,
mais il faut souligner que W. Eucken apporta son adhésion explicite à cette mé-
thode et la reconnut pour celle qu'il avait voulu suivre en rédigeant son ouvrage
fondateur, les Grundlagen der Nationa/Okonomie, paru en 1940.
A partir de cette saisie du nécessaire dans ce qui est effectivement vécu, si la
description de 1'activité de la conscience doit être fine, elle révèle la nécessité dans
cette activité même qui est celle du sujet. Cela signifie que l'intentionnalité, ou la
visée des choses, qui est celle du sujet, donne un fond transcendantal à toute
connaissance, ou encore dans le langage phénoménologique des Méditations carté-
siennes notamment, que « la psychologie intentionnelle porte déjà le transcendantal
en elle-même ». Une fois montré que ce ne peut pas être un solipsisme transcendan-
tal que le sujet porte en lui4 , c'est le problème d'autrui qui est affronté.
La proximité de la position de Husserl et de la relation de la phénoménologie
aux sciences sociales se lit alors dans la caractérisation suivante, donnée comme
fondamentale : « La subjectivité transcendantale est intersubjectivité ». Dans le
monde de l'esprit (le monde naturel étant révoqué par l'attitude de l'épochè, non
pas nié, mais simplement mis hors-jeu), la coexistence avec autrui, c'est-à-dire le
fait de l'Einfiihlung, est une relation de compréhension (au sens de verstehen)
d'autrui, une relation de réciprocité où le fait de se saisir comme sujet transcendan-
tal concret - encore une fois, toute métaphysique est écartée de ce mouvement - ne
consiste en rien d'autre qu'à se saisir comme« un autre» pour autrui. Cela signifie
que cet autrui est constitué (non pas métaphysiquement, mais dans l'expérience
faite par l'esprit) et qu'il existe donc un donné absolument original qui est le

4. La démonstration est faite dans la cinquième des Méditations Cartésiennes ainsi que dans les ldeen 1
et//.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 137

«fond» (terme ici impropre cependant) sur lequel se déploie cette intersubjecti-
vité : d'un mot, le social.
Comment se fait-il donc que je ne perçoive pas autrui comme un objet, mais
5
comme autrui, soit un alter ego ? Max Scheler montra, dans Essence et forme de la
sympathie, que le raisonnement classique par analogie (autrui présente le comporte-
ment que j'ai moi-même) présuppose ce qu'il doit expliquer. En effet, dans l'alter
ego, le «Je» doit se saisir en se voyant «du dehors» car« mes» comportements
ne sont pas d'abord observables par moi, mais vécus par moi. Le rapport du Soi
cesserait donc s'il était purement et immédiatement clair à soi : erreur de
l'introspection du psychologisme, impasse de la définition d'un sujet solipsiste. La
présence d'autrui est cela même que je vis- honte, crainte, fierté, amour-propre, et
amour aussi car le sujet se défait alors à son tour dans autru{ L'élaboration théo-
rique du problème d'autrui pour une philosophie qui part de l'expérience de la cons-
cience, en comprenant d'emblée l'erreur des relativismes, et notamment du
psychologisme, fonde ainsi toutes les sciences de la vie commune des hommes en
les comprenant. La compréhension n'est pas autre chose que l'expression de mon
rapport fondamental à autrui, ou encore dans des termes déjà plus proches des sa-
voirs positifs, mais cependant ancrés dans 1'analyse phénoménologique : la descrip-
tion des comportements d'autrui est nécessairement projection d'un sens de ces
comportements. La science de ces derniers est 1' expression, qui est toujours déjà
rationalisée, de ce sens.
Les sciences positives concernées sont donc l'anthropologie, l'ethnologie, la
sociologie, l'histoire, etc. et ... l'économie. Lorsque l'interrogation phénoméno-
logique porte enfin sur 1'histoire - notamment, par exemple, pour interroger la crise
que doivent affronter les sciences modernes, dans la Krisis -,elle ne suit donc que
le mouvement propre de la conscience qui fait 1' expérience du temps et ceci, dans la
socialité. Bref, 1'histoire comme la compréhension de 1' ordre social, surgissent sur
un « fond » non pas métaphysique, mais expérimenté par la conscience, sans lequel
toute compréhension serait impossible. La socialité originaire fonde toute
compréhension, 1'analyse eidétique par la réduction phénoménologique est à la base
de toute science. Ceci ne signifie pas forcer les données scientifiques à concorder
avec une analyse philosophique qui, pour utiliser le terme adéquat, est purement
phénoménologique, mais que les résultas positifs de la science traduisent cette
eidétique dans le cours même de l'exploration des «choses», c'est-à-dire des faits
que chaque science positive prend comme objets de son domaine. Le phénoméno-
logue délimite des régions, dont celle de la science positive et, dans ces régions,
celle de la saisie du social, est celle qui renvoie à ce fondement originaire de
1' « être-nous », sol de tout savoir sur 1'homme.

5. Qui fut, par ailleurs, élève de Rudolf Eucken, comme d'Edmund Hussserl.
6. C'est là une origine de l'analyse existentialiste, en particulier de celte de Jean-Paul Sartre. Cependant,
elle nous éloignerait du sujet ici traité, à savoir la mise en évidence, dans l'intuition, du social originaire
fondant ta possibilité des sciences régionales de l'être-en-commun des hommes, et parmi elles, de l'économie
politique.
138 L 'ordolibéralisme allemand

Quant à l'économie, elle est la démonstration même de l'existence de ce sol qui


supporte, notamment, sur fond d'intersubjectivité, l'analyse de l'échange. C'est
ainsi qu'alors même qu'on comprend l'histoire et qu'on reconnaît les avertisse-
ments de la sociologie des peuples (par exemple, celle que présentait, à sa manière,
Max Weber - également professeur à Fribourg), on est en droit de déterminer la
forme de 1'échange, comme 1' avait fait en son temps 1' opposant le plus considérable
à l'Ecole historique allemande, Carl Menger, lors de la fameuse «Querelle des
méthodes» des années 1880. Si Walter Eucken résout la question soulevée depuis
le Methodenstreit et construit une solution qui renouvelle la science économique
allemande, mise en échec par son incapacité à théoriser la crise des années vingt,
puis celle des années trente, puis mise en sommeil sous le national-socialisme (soit
un demi-siècle d'impuissance théorique!), c'est parce qu'un fondement non-
métaphysique mais pas pour autant positiviste, ni formel, de cette science a été
découvert. Ou comme le dit un autre phénoménologue, Maurice Merleau-Ponty, au
sortir de la Seconde Guerre mondiale, alors que la pensée de W. Eucken connaît un
certain succès en Allemagne : « Le social est déjà là quand nous le connaissons ou
le jugeons [ ... ~. Avant la prise de conscience, le social existe sourdement et comme
sollicitation. »

La philosophie de Rudolf Eucken, source première de Walter Eucken


Aujourd'hui assez communément oubliée dans les Histoires de la philosophie,
la pensée de Rudolf Eucken, le père de Walter Eucken, eut son importance en ce
qu'elle contribua à fournir à la naissance de la phénoménologie. C'est en fait à tra-
vers l'influence paternelle que l'économiste pénétra comme dans un bain naturel
dans la philosophie ; si Walter reçut aussi celle de Husserl directement lors de leurs
conversations -dont plus d'anecdotes que de contenu nous sont toutefois parve-
nues-, il dut de pouvoir en faire son bien à la prégnance de la réflexion de Rudolf.
C'est pourquoi il nous faut revenir à cette source, après avoir montré dans un pre-
mier temps son effet majeur: l'inscription de la thèse du social originaire au fonde-
ment de la légitimation de 1' entreprise scientifique économique.
Par elle-même - et en dehors des thèses religieuses, puisque nous avons indiqué
dès l'introduction, ne pouvoir en traiter ici 8 -la philosophie de Rudolf Eucken pré-
sente la version «activiste» d'un idéalisme renouvelé, ou pour le dire autrement,
un activisme nourri à un idéalisme lui-même tiré d'une réflexion sur le« sens et la
9
valeur de la vie » •

7. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Tel, Gallimard, 1945, p. 415.


8. Cela ne serait en effet que de manière succincte alors que le sujet mérite d'amples développements et,
sans doute, une étude per se. En effet, une partie des premières œuvres de Rudolf Eucken, après son étude
approfondie de l'aristotélisme dans sa thèse inaugurale consacrée à son vocabulaire (De Aristotelis dicendi
ratione), traite de questions en rapport aux religions, notamment par une relecture de Saint Thomas d'Aquin.
9. Titre d'un texte de Rudolf Eucken de 1907 auquel Henri Bergson donna une préface élogieuse
demeurée célèbre dans la traduction française de 1912: Der Sinn und Wert des Lebens, Leipzig, Quelle und
Meyer, 1907; Le Sens et la Valeur de la vie, trad. M.-A. Hullet et A. Leicht, avant-propos de Henri Bergson,
Paris, 1912 ; réédition sous le patronage de l'Académie suédoise et de la Fondation Nobel, Paris, 1967.
L'enracinement de l'ordolibéralism.e dans la pensée allemande 139

Les sources de l'• activisme • dans la philosophie de Rudolf Eucken


Si Rudolf Eucken présente une philosophie teintée de religiosité, et si le jury
académique de Stockholm n'a sans doute pas été insensible à cette dimension dans
la remise du Prix Nobel de littérature au titre de l'année 1908- comme l'indiquait
l'en-tête qu'un journal belge avait donné à la nouvelle: «un philosophe proclame
la faillite du matérialisme»-, ce n'est donc pas ici cette teinte qui nous retiendra,
même s'il n'y a pas de doute qu'elle avait aussi« déteint» sur W. Eucken. Mais la
religiosité ne se concevait pas pour Rudolf Eucken sans activité ; elle était ainsi la
chance d'un «retour à la vie ».
La « philosophie de la vie » (Lebensphilosophie) n'a pas d'autre origine que ce
refus de la pure contemplation dans laquelle l'erreur (selon Eucken) de la philoso-
phie allemande avait été de s'enfermer depuis le criticisme de Kant. Il en allait se-
lon lui comme si, à force de chercher les conditions de possibilité de la connais-
sance, de 1'exercice pratique de la volonté et du jugement, la pensée philosophique
s'était censurée et n'avait plus accepté de se donner pour objectif qu'une connais-
sance sans expérience propre ; il convenait au contraire de réhabiliter cette dernière.
En effet, puisque la philosophie s'était interdit de faire fond sur 1' expérience vé-
cue, elle méconnaissait sa source même et elle se condamnait à un « intellectua-
lisme » stérile. Les mots de Rudolf Eucken à ce propos sont durs depuis les premiè-
res œuvres sans interruption - ainsi dans Les Grands Courants de la pensée
contemporaine (traduction française de Geistige Stromungen der Gegenwart, 1912)
qui était la révision publiée en 1904 d'un ouvrage initial : Geschichte und Kritik der
Grundbegriffe der Gegenwart de 1878. La conviction alors acquise par Rudolf
Eucken, dans 1' étude d'Aristote puis de Saint Thomas, est qu'en retrouvant la
source de l'émotion ressentie par la pensée vivante, la philosophie serait le point de
départ d'un monde nouveau. Or, cette émotion est ressentie par l'esprit dans son
adhésion à la religion; plus exactement, dès qu'il s'agit de valeurs spirituelles, il est
réducteur de s'en remettre ni à la méthode critique intellectualiste ni à la méthode
psychologique empirique.
R. Eucken propose ce qu'il appelle la méthode noologique qui s'appuie sur le
«nos», l'esprit lui-même dans la pensée grecque ancienne. L'attention portée par
R. Eucken à la quête d'un vocabulaire« refondé à neuf» à partir de la terminologie
la plus classique est évident, tant dans sa thèse de doctorat (De Aristotelis dicendi
ratione) que dans une histoire spécifique qu'il lui consacre (Geschichte der philo-
sophischen Terminologie - 1879). Cette méthode ne prend en compte ni une analy-
tique de la raison pure, ni une observation des processus psychiques par lesquels
1'homme acquiert et assimile un contenu de pensée, mais elle entend situer les
manifestations de 1'esprit dans 1' ensemble de la vie spirituelle, saisissant ainsi leur
sens par la place qu'elles occupent les unes par rapport aux autres et dépassant la
dualité« intellectuelle»- dans un autre langage: «l'abstraction d'entendement»-
de 1' âme et du monde.
Une telle méthode s'applique en particulier aux valeurs sur lesquelles s'était
concentrée l'étude de Nietzsche par exemple (à la pensée duquel R. Eucken n'est
140 L 'ordolibéralisme allemand

pas insensible tout en voulant en pourfendre l'anti-christianisme): une valeur ne


prend sens« qu'à condition d'être placée à l'intérieur d'un système d'ensemble ser-
vant de base aux manifestations vitales auxquelles nous attachons du prix, mais qui,
10
dans notre expérience individuelle, demeurent à l'état isolé et précaire » • Seule
1'expérience individuelle immédiate « vécue » peut donner accès à ce système qui
englobe 1' être dans un « Syntagma », soit dans sa totalité : il y a bien un système de
vie total pour chaque individu dont il ne peut que faire 1' expérience.
Le résultat logique d'une telle appréhension de l'activité comme fondement de
la pensée peut être double : soit une interrogation de style bergsonien - et comme il
a été noté supra, H. Bergson a rendu hommage à R. Eucken dans la préface à la
traduction française de Le Sens et la Valeur de la vie- soit, ce qui est plus proche
de la réflexion originale de R. Eucken, la re-découverte d'une part de vérité de la
religion qui ne soit pas la «religion universelle» située après Kant« dans les limi-
tes de la simple raison », mais 1'ouverture vers un « monde nouveau », un « donné
originaire » qui, pour le coup, ne sera pas sans influencer la phénoménologie elle-
même. La méthode doit en effet conduire, selon R. Eucken, à affirmer 1'existence
d'une vie spirituelle absolue dans laquelle les hommes sont les vecteurs des valeurs
qu'ils portent en les exprimant dans leurs manifestations vitales. L'expérience
immédiate et un monde de 1' esprit (et non plus « transcendantal » au sens kantien)
se trouvent ainsi conciliés selon une modalité nouvelle. C'est la question que pose
R. Eucken dans le contexte de la fin du XIXe siècle: «La vie humaine est-elle un
simple accessoire de la nature ou bien est-elle le point de départ d'un monde nou-
11
veau? De cette question dépend toute l'organisation de notre manière d'agir. »
Car la visée d'un tel «retour» à la source de la vitalité de la pensée est bien
l'action plutôt que des questions théologiques stricto sensu. La contemplation du di-
vin avait pour rôle de sauver l'homme du néant; «si cette entreprise devait avoir
échoué [ ... ] le tout finirait ainsi dans la déraison »12 • Mais on ne sera pas alors sur-
pris que cette question se reformule- comme d'ailleurs la plupart des révolutions
de pensée du tournant du XIXe au xxe siècle - en logique avec le programme forma-
liste, en économie politique avec le marginalisme, etc.-, à partir d'une interroga-
tion des pensées des Anciens, plus que des Pères de l'Eglise, et de l'aristotélisme.
L'intérêt de Rudolf Eucken porte sur la question de l'amitié et celle qui lui est
intimement liée chez Aristote- comme l'avait relevé C. Menger- de l'échange et
des biens matériels. Rudolf Eucken écrivit ainsi un Aristote/es Anschauung von
Freundschaft und von Lebensgütern paru en 1884. Il porte sur les « intuitions de la
vie » depuis Platon13 • L'« activisme » est la philosophie qui se déduit de
1' expérience de 1' activité ainsi conçue.

10. A. Cuvillier, «La vie et l'œuvre de Rudolf Eucken», Introduction à la réédition de Le Sens et la
Valeur de la vie, sous Je patronage de 1' Académie suédoise et de la Fondation Nobel, Paris, 1967, p. 47.
11. R. Eucken, La Part de vérité dans la religion (Der Wahrheitsgehalt der Religion), trad. française
partielle de A. Cuvillier dans l'Introduction précédemment citée, Berlin, W. de Gruyter, 1910.
12. R. Eucken, ibid.
13 R. Eucken, Die Lebensanschauungen der groflen Denker von Plato bis zur Gegenwart, Leipzig, 1890
(a connu 18 éditions).
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 141

De l'activisme dans la philosophie à l'action dans l'économie


Si la réflexion philosophique conclut à la nécessité du recours à 1' expérience vé-
cue pour saisir le monde de l'esprit dans lequel s'exerce l'activité mentale indivi-
duelle, alors il est évident que la philosophie pratique est au premier plan de la
spéculation euckénienne. Laissant ici, quant à nous, de côté l'affirmation selon la-
quelle à la question « pouvons-nous encore être chrétiens ? » - notamment après la
mort de Dieu annoncée par Nietzsche (après Hegel, soit dit en passant)-, Eucken
14
répond: «Non seulement nous le pouvons, mais nous le devons » , il convient de
se pencher sur cette seconde affirmation selon laquelle : « Le monde divin a, à côté
de lui (neben sich), un autre monde qui doit s'enraciner et s'étendre dans le divin et
auquel le but de la divinisation se présente comme répondant à une impulsion de
son être propre, quoique celui-ci ne soit capable de l'atteindre que par une sublima-
tion (ein Gehobenwerden) que ce but lui apporte, et non par ses propres forces. »
Ces deux mondes cohabitent encore selon une métaphysique, et celle-ci est bien
idéaliste au sens le plus banal du terme- celui retenu par les jurés Nobel- et vita-
liste15.
Mais ce vitalisme, comme celui de Henri Bergson à d'autres égards, signifie que
l'activité dans le monde, plutôt que sa contemplation est le chemin que doit
emprunter le penseur. Il y a du sens à utiliser les forces humaines qui donnent une
expression au divin dans ce monde et un sens à la vie. Les autres conceptions de la
philosophie aboutissent, comme le montre l'analyse menée parR. Eucken dans Les
Grands Courants de la pensée contemporaine à 1' orée de son œuvre ou encore celle
16
du Socialisme et son style de vie (Der Sozialismus und seine Lebensgestaltung)
dans sa vieillesse, à privilégier soit l'inaction (idéalisme contemplatif), soit une vie
«sans âme» où les besoins matériels et les entreprises qu'ils suscitent sont les seuls
centres d'intérêt de l'homme. De tels «styles de vie» paraissent indignes de
1'homme au sens de R. Eucken ; son fils Walter dira de même que
1' « ordo libéralisme » est une science de 1' économie politique fonctionnelle
ifunktionsfohig) et digne de l'homme (menschenwürdig).
L'anarchie spirituelle à laquelle mène la déchristianisation est sans doute
responsable de cet état moderne de la vie de 1'esprit réduite à ce que R. Eucken ap-
pelle une civilisation « purement extérieure », mais la conduite des relations entre
les hommes selon les règles de la seule temporalité la perpétue. Il nous semble alors
que deux voies s'ouvrent et c'est peut-être là que le philosophe Rudolf Eucken et

14. C'est l'objet de l'ouvrage de 1911, Konnen wir noch Christen sein? Encore une fois, le thème
religieux ne peut guère être étudié pour lui-même dans le cadre de cette étude ; par ailleurs, nous faisons
sciemment abstraction des « périodes >> dans la pensée de R. Eucken, préférant la considérer ici comme un
tout- c'est d'ailleurs au titre de cette totalité d'<< une conception du monde idéaliste>> que le Prix Nobel lui
fut décerné.
15. Notons ici que s'il devient évident, à travers de telles intuitions, que Eucken prépare les voies de la
phénoménologie, il ne les fraie pas encore lui-même: sa pensée demeure métaphysique autant qu'elle
demeure religieuse et Je monde divin n'est pas un fond transcendantal au sens de Husserl. Ce dernier
rationalise plutôt l'intuition d'Eucken qui, à certains égards, s'apparenterait à un mysticisme.
16. R. Eucken, Geistige Stromungen der Gegenwart, révision publiée à Berlin en 1904 d'un ouvrage
initial, Geschichte und Kritik der Grundbegriffe der Gegenwart, Leipzig, 1878 ; R. Eucken, Der Sozialismus
und seine Lebensgestaltung, Leipzig, 1921.
142 L'ordo libéralisme allemand

1' économiste Walter se séparent. Le premier montre à maintes reprises la nostalgie


d'une« civilisation essentielle» sous laquelle il entend, avec une grande admiration
pour le monde antique, le privilège donné à la saisie de l'action qu'exerce l'éternel
sur le temporel.
L'Antiquité, cependant, privilégiait trop la forme de l'éternel -d'où son culte
des arts plastiques- mais la modernité n'est que force et détruit les essences, stables
par définition. L'économiste délaissera ces considérations et reconnaîtra dans
1' économie 1'expression la plus adéquate de la modernité, concluant que c'est de sa
réforme que dépend tout le reste. L'activisme philosophique paternel reçoit ainsi
son objet, et le renouvellement de la pensée économique allemande un programme,
qui se nommera 1' « ordo libéralisme ».
Ce schéma pourra apparaître tant soit peu simplificateur, et il faut reconnaître la
difficulté majeure qu'il y a à repérer dans le texte de Walter Eucken les éléments
explicites se rapportant à chaque étape de la réflexion paternelle - comme aux
autres courants et à la phénoménologie (ce qui explique que les références à des
épisodes anecdotiques de sa biographie soient souvent préférées à l'analyse de
contenu). Toujours est-il que certaines condamnations de tendances très prégnantes
dans la pensée socio-économique du début du xxe siècle se trouvaient déjà chez
Rudolf Eucken, et qu'elles seront purement et simplement reconduites par son fils
dans 1' élaboration du programme ordo libéral.
Il en est notamment ainsi, en ce qui nous concerne, de 1' opposition établie entre
la civilisation privilégiant l'action individuelle et celle souvent dénommée
«civilisation sociale». D'un mot qui traduit positivement cette opposition, la pre-
mière correspond au marché et la seconde à la société planifiée - c'est au point que
sera parfois reproché à 1' ordolibéralisme un certain manichéisme simpliste qui n'est
en réalité que la traduction en termes positifs de l'analyse spéculative menée par le
père de W. Eucken. Cependant, si la traduction est simplificatrice, elle ne paraît pas
simpliste à 1'économiste qui a sous les yeux la constitution de deux mondes où
dominent ces deux principes d'organisation opposés.
Or, leurs signes, inversés à tous égards, se rencontrent cependant dans la défini-
tion utilitaire de 1'homme. Que 1'homme socialiste serve le plan ou que 1'homme
dans l'entreprise capitaliste serve le capital, dans les deux cas, il n'apparaît que
comme un moyen dont l'activité spirituelle même est niée; le premier est entravé,
le second, qui paraît d'abord fortifié par l'esprit d'entreprise qui est requis de lui, se
perd en réalité dans une quête éperdue où les obligations de l'esprit sont niées. Sous
leurs apparences antagoniques, ces civilisations sont celles de la masse: la commu-
nauté absorbe l'individu et ce, non au nom d'une destinée spirituelle, mais en vue
de l'accumulation des biens terrestres. Quant à l'homme national-socialiste, il est
l'incarnation de ce double mal en une même figure dont l'aboutissement naturel est
la guerre qui détruit toute vie 17 •

17. Sur le rapport de la pensée du vieux Rudolf Eucken au nationalisme allemand, des réserves peuvent
être émises, mais comme dans le cas de Fichte, dans le Discours à la nation allemande auquel il se référait, il
s'agit de saisir, dans le message patriotique, la volonté d'éducation du peuple absorbé dans la masse et le
L'enracinement de l 'ordolibéralisme dans la pensée allemande 143

Contre la dictature de la modernité comprise sous la forme des masses, Rudolf


Eucken s'en prenait à ce qu'il nommait le« politisme »ou« l'estime exagérée que
l'on fait de l'Etat». Traitant de« Société et individu» dans les Problèmes de la vie
humaine, R. Eucken s'élevait déjà contre un « Macht-Staat », orientation donnée
par les politiciens allemands à la nouvelle puissance économique à la fin du XIXe
siècle. Car «l'idée directrice de l'Etat est et reste le développement de la puis-
sance » et que celle-ci est certes « moralement indifférente » ; elle « a, par nature,
une tendance à traiter toute activité spirituelle comme un simple moyen d'arriver à
ses fins et [ ... ] ne reconnaît aux autres domaines de la vie aucune autonomie [de
sorte que] la grandeur politique peut aller avec la stérilité spirituelle» 18 •
Pour Rudolf Eucken, la conciliation est impossible entre civilisations indivi-
duelle et sociale dans la sphère purement matérielle. Or, l'Etat ne connaît qu'elle.
Pour Walter Eucken également, les deux systèmes économiques du xxe siècle por-
tent la même stérilisation de la vie que l'activité économique doit soutenir en appor-
tant les éléments matériels, les biens qui lui sont nécessaires, mais non étouffer.
Mais le second a dans l'activité du penseur envers la réforme de l'économie la
confiance que le premier transformait en nostalgie, non en résignation. L'espoir ré-
side en effet en ce que les formes historiques sont, par définition, temporaires. Une
nouvelle phase historique signifiera une nouvelle société et peut-être la «civilisa-
tion de 1' essence » ; c'est du moins ce qu'espérait le philosophe, et c'est sans doute
bien avec cette conviction que 1'économiste entreprenait son œuvre.

Du règlement de l'héritage rationaliste dans la science économique


L'œuvre de W. Eucken présentait la clef nécessaire pour la rénovation moderne
du discours économique allemand, à la croisée des chemins de la pensée historiciste
et de sa critique. Celle-ci s'était ancrée dans la tradition autrichienne depuis C.
Menger. Mais d'une part, seule une fondation à neuf des sciences économiques alle-
mandes depuis leur sein même pouvait vaincre les réticences qui demeuraient
jusque dans les années 1920-1930 face à la critique de la plus puissante école
académique qu'avait connue l'Allemagne et celle qui avait accompagné son essor
industriel. D'autre part, il s'agissait moins de rompre complètement avec la tradi-
tion soucieuse d'éthique et profondément ancrée dans les sciences de
l'administration (Verwaltungslehre en raison de sa provenance des Kameral-
wissenschaften) que de faire opérer à cette dernière une « mise à jour » devenue
indispensable.
C'est dans cette perspective que les sources philosophiques de la pensée de
R. Eucken sont essentielles à toute analyse de sa réflexion, et de 1' ordo libéralisme
en général. Une telle quête requiert le rappel des concepts sans lesquels le discours
de R. Eucken eût été impossible, ainsi que la mise en évidence de leur ancrage dans
des mouvements philosophiques parfois un peu occultés un siècle plus tard. En

discours étatique. Cette sensibilité au destin de la nation se retrouve chez son fils Walter Eucken qui anima
très tôt un cercle de réflexion à Fribourg sur les conditions de reconstruction de l'Allemagne.
18. R Eucken, Geistige Stromungen der Gegenwart, op. cit. (voir p. 390 sq. ).
144 L 'ordolibéralisme allemand

effet, si la phénoménologie demeure une branche majeure de la pensée contempo-


raine, il n'en est pas de même de la Lebensphilosophie de R. Eucken que nous ve-
nons d'évoquer. A un degré moindre d'oubli, les débats des auteurs néo-kantiens au
tournant du XIXe au xxe siècle, quant à la forme de rationalité mise en jeu dans
l'activité pratique de recherche notamment, présentent à ce titre un intérêt qu'il faut
souligner pour conclure cette brève présentation des racines philosophiques de
1' ordo libéralisme.
Outre les rapports entretenus par W. Eucken avec la phénoménologie et la
philosophie de son père, il convient de souligner la confrontation avec 1'héritage de
la pensée néo-criticiste. L'Ecole de Bade attribuait une importance particulière aux
«sciences de l'esprit»- en privilégiant les Geisteswissenschaften, elle se distin-
guait en effet de 1'Ecole de Marbourg, plus férue de sciences exactes, même si ce ne
sont là que des accents dans 1' étude de la théorie de la connaissance (Erkenntnis-
theorie ). Cette insistance incite à formuler une hypothèse dans le cadre de la
méthodologie appliquée à la connaissance économique : la forme de rationalité
adaptée à l'analyse économique positive proposée par Walter Eucken entretient
également un rapport avec la discussion des méthodes de la science initiée par les
néo-kantiens à la fin du XIXe siècle ; il ne suffit pas de s'en tenir à la critique
d' «intellectualisme» formulée parR. Eucken- il faut y regarder de plus près.
W. Eucken rejette une activité purement méthodologique, la déclarant stérile si
elle n'est pas ancrée dans une activité de recherche pratique quotidienne; on
reconnaîtra là aisément l'impression d'amertume laissée par le Methodenstreit long-
temps après sa clôture qui n'avait pas produit de réforme utile dans le Reich. Or,
W. Eucken résout à partir des années trente (et définitivement dans les Grundlagen
der Nationalokonomie de 1940) la question soulevée par le Methodenstreit un demi-
siècle auparavant. Il construit pour cela une solution à l'antinomie (science théori-
que contre science historique) qui est acceptable par la science allemande tout en
prenant en compte la pertinence des critiques autrichiennes. Si cela est possible,
W. Eucken le doit tant au nouveau cadre de réflexion autorisé par la fondation
phénoménologique qu'à un usage de concepts élaborés, eux, dans le moment
d'application à la science positive de la remise en question de la philosophie pra-
tique néo-kantienne.
W. Eucken avait simplement compris, au contact de son père, la nécessité de cet
activisme vitaliste, mais sans renier ces premiers acquis du néo-kantisme grâce aux-
quels 1' économiste saisit une forme de rationalité nouvelle dans les sciences de
1' esprit. Cette dernière expression elle-même nécessiterait des précisions tant la
division différente des disciplines dans les divers systèmes académiques européens
rend la traduction peu fidèle. Disons que 1' économie politique, très liée à 1'histoire
du fait de la prégnance de 1'Ecole historique depuis les années 1840 (le Grundriss
der Nationalokonomie vom geschichtlichen Standpunkt de Wilhelm Roscher ayant
été son manifeste inaugural) entrait dans ce cadre. Or, un des buts de la révision de
1'Erkenntnistheorie par les auteurs post-kantiens consistait bien à accorder leur
autonomie méthodologique, mais aussi leur validité ontologique, à ces sciences -
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 145

face aux sciences exactes (sciences de la nature- Naturwissenschaften- et au mo-


dèle physiciste donné comme seul universel.
Il faut souligner que la différence, devenue classique après Heinrich Rickert,
entre « expliquer » (erkliiren) les phénomènes naturels, et « comprendre »
(verstehen) les phénomènes culturels - ou encore, simplement humains, d'où
1' appellation de « sciences humaines » le plus souvent retenue en français - ne doit
pas signifier, si elle est correctement comprise, le privilège du particulier sur
l'universel dans le second cas. C'est à travers le particulier que l'universel trouve
son expression, mais cet universel est bien 1' objectif de la science que cette dernière
traite de la nature ou du monde humain. Le monde de la vie humaine est, à ce titre,
bien différent de celui de la nature (par le rôle qu'y joue et la place qu'y tient
l'observateur notamment) mais il ne se différencie tant par son objet que par sa
méthode propre, que pour le rejoindre dans son objectif de connaissance universelle
et exacte.
Il faut alors s'entendre sur les concepts: exactitude n'est pas mathématisation,
comme un positivisme simpliste a pu le faire croire dans une certaine épistémologie
au xxe siècle, mais elle signifie le souci de l'universalité des résultats obtenus par la
recherche scientifique. A ce titre, l'économie marginaliste de C. Menger, analyti-
que, exacte et non mathématique correspondait paradoxalement bien plus exacte-
ment à l'intuition des philosophes de l'Erkenntnistheorie souvent préoccupés de
science historique que la position des économistes « historicistes » qui suivaient la
leçon anti-théorique et anti-universaliste de G. Schmoller.
Ce dernier point nous semble d'autant moins à négliger que le Methodenstreit
eût sans doute pu être réglé dans une large mesure si la discussion polémique qui
avait opposé C. Menger et G. Schmoller avait trouvé, en son temps, son chemin
dans les œuvres de philosophes, outre celles des économistes. Lorsque C. Menger,
en 1883, faisait paraître, dix ans après son grand œuvre théorique, les Grundsiitze
der Volkswirtschaftslehre, ses Untersuchungen über die Methoden der
Sozialwissenschaften, und der Politischen Okonomie insbesondere, Dilthey ne
publiait-il pas son Einleitung in die Geisteswissenschaften ? 19 L'économie du débat
philosophique sur la question économique avait été faite ; elle s'avérait sans doute
catastrophique avec la réaffrrmation de l'emprise de G. Schmoller sur l'ensemble de
1'Université allemande, expliquant que 1' opposition soit surmontée cinquante ans
plus tard!
Deux résultats paraissent alors acquis dans l'œuvre de W. Eucken: d'une part,
la rationalité à l'œuvre dans l'économique est ainsi non seulement instrumentale,
mais compréhensive - ce qui la rend compatible avec une approche phénoménolo-
gique, ainsi que nous l'avons vu supra; d'autre part, cette rationalité sait intégrer
une analyse des particularités (et par conséquent, des conditions historiques
d'avènement de tel ou tel phénomène économique) dans le cadre de lois univer-
selles découvertes par le chercheur selon une logique a priori - contre la méthode
d'enquête empirique comparative et compilatrice des membres de 1'Ecole

19. W. Dilthey, Einleitung in die Geisteswissenschaflen, Berlin, 1883.


146 L'ordolibéralisme allemand

historique - mais qui ne saurait se réduire aux modèles conceptuels abstraits de leur
élaboration. Au total, la forme de rationalité adaptée à la recherche dans les
Geisteswissenschaften n'était à proprement parler celle d'aucun des deux camps
opposés lors du Methodenstreit, mais faisait son chemin dans les œuvres des
philosophes néo-kantiens.
Ce que les auteurs de 1'Ecole de Bade, encore plus que de celle de Marbourg,
avaient apporté au discours sur les sciences sociales, consistait avant tout en une
interrogation de 1'Erkenntnistheorie. La perspective kantienne laissait place à des
préoccupations qui engendreraient des débats épistémologiques du :xxe siècle, par-
fois trop occultés par un positivisme dominateur (dans une version poppérienne
souvent très simplifiée). Encore une fois, à cet égard, la science allemande présente
l'intérêt de saisir les nuances qui échappent aux discours simplificateurs et
bruyants. L'héritage critique de ce néo-kantisme poserait d'ailleurs certaines ques-
tions sur la nature du langage qui soulignent avec quelles précautions ces concepts
devaient passer dans la science positive. Dilthey comme Rickert avaient en effet
sans doute trop peu considéré l'intérêt propre de cette médiation, en faisant un sim-
ple «instrument». De même, l'opération de la classification des matériaux, eux
toujours particuliers bien entendu, laissait parfois encore entendre un certain privi-
lège de 1'induction.
20
Ces points difficiles, voire ambigus, devaient parfois être soulevés • Mais leur
défaut était bien évidemment par conséquent le revers de leur richesse, à savoir
l'intellectualisme de leurs positions, et en opposition à ce dernier, Rudolf Eucken
avait formulé son propre« activisme philosophique».
Ce qu'il faut entendre par une telle critique, le privilège attribué au jugement,
tant par Rickert que par l'Ecole de Marbourg, l'explicite. La représentation n'est
pas une simple reproduction des objets pré-existants (ou de la « chose en soi » kan-
tienne); elle donne la matière de la connaissance mais elle se complique d'une
détermination de cette dernière pour aboutir à la connaissance. Or, cette caractérisa-
tion de la matière est du ressort du jugement. Les néo-kantiens ne doutent pas de
l'existence de la connaissance; ils interrogent seulement son objet et la manière
dont elle s'effectue, en un mot les conditions de possibilité de 1' expérience et celle
des objets de l'expérience, conditions qui se rapportent à la même unité originaire
de 1' aperception selon Kant.
Rejetant ensemble l'interprétation psychologisante de cette unité kantienne, les
deux Ecoles, de Marbourg et de Bade, se concentrent sur des objets différents. La
seconde, avec Wilhem Windelband, qui a reconnu la distinction entre représentation

20. Par exemple, par Theodor Litt, interdit d'enseignement par le gouvernement nazi, mais qui écrivit,
pendant sa proscription un intéressant ouvrage faisant le point sur l'universalité des concepts des sciences de
l'esprit et notamment sur cet héritage dans l'Ecole de Bade en particulier. L'ouvrage de Th. Litt, Das
Allgemeine im Aujbau der geisteswissenschfatlichen Erkenntnis, Berichte über die Verhandlungen der
Sâchsischen Akademie der Wissenschaften, Philosophisch-historisch Klasse 93, 1, parut sans écho en 1941 à
Leipzig et fut repris ensuite dans : Acta pedagogica Ultrajectina, n° 16, Groningue, 1959 mais traduit en
français seulement en 1999 sous le titre : L'Universel dans les sciences morales, trad. par L. Guérin Mathias
et M. de Launay, Ed . du Cerf, Paris, 1999.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 147

et jugement, comme avec H. Rickert qui la met en œuvre, porte alors son attention
sur la théorisation du jugement de connaissance dans les savoirs théoriques, mais
aussi pratiques, éthiques, etc. de sorte que le « primat de la raison pratique » énoncé
par Kant prend un double sens : toute connaissance apparaît avoir une dimension
éthique, étant issue d'une prise de position originaire du sujet connaissant exerçant
son jugement ; mais ce jugement est caractérisé au point de vue théorique excluant
ainsi tout vécu. C'est sur ce point que porte la critique de R. Eucken.
Un corollaire de cette pure contemplation des conditions méthodologiques de
validité de la science avait également été leur éloignement de la« vraie recherche»,
de l'actualité de la pratique de la science. Tout en se tenant informé des progrès de
celle-ci, qui se faisaient à leur époque même dans les laboratoires, ils ne favori-
saient pas en effet, en particulier dans les sciences de l'esprit, la résolution des diffi-
cultés mises au jour dans le Methodenstreit. Contre la « méthodologie pour la
méthodologie» ainsi mise en accusation et dans laquelle il refuse de s'engager,
mais ·en faisant servir ces concepts à son propos, W. Eucken la faisait sortir du do-
maine qu'elle se réservait mais où elle s'enfermait ainsi de facto ; il retrouvait
l'inspiration de l'« activisme » avec la garantie d'une rationalité compréhensive qui
réconciliait la science allemande avec elle-même.

Conclusion
L'opposition entre le néo-kantisme reformulant la théorie de la connaissance et
la « philosophie de la vie » dont R. Eucken fut un héraut majeur ne doit pas être
diminuée. Elle se fonde sur une appréciation fondamentalement divergente du
donné. W. Windelband, H. Rickert, etc. maintiennent bien le donné comme tel,
mais ils se méfient profondément de toute interprétation de ce dernier comme
immédiateté; au contraire, l'ouverture même par la philosophie des portes d'un
« monde nouveau », « essentiel » selon le terme choisi par Eucken, dépend de son
ouverture à un vécu qui est le fruit de 1' expérience même et non de 1' enfermement
des objets de cette dernière dans le cadre d'un jugement déjà théorisé, « intellectua-
lisé» pour R. Eucken. Tout le paradoxe et la richesse qui feront le succès de la
phénoménologie consistera pour Husserl à montrer que c'est seulement de cette
ouverture que peut enfin naître une « philosophie comme science rigoureuse »
(Philosophie ais strenge Wissenschaft). C'est en épousant les principes fondamen-
taux (réduction eidétique, socialité originaire) que les sciences sociales se donnèrent
les moyens d'un renouvellement en profondeur en Allemagne. Et là où l'opposition
semblait la plus profonde, c'est au contraire une commune approche compréhensive
(verstehende) qui est le point de rencontre de ces divers courants que partageront la
sociologie dite «compréhensive», les nouvelles sciences de l'homme (anthropolo-
gie, ethnologie, etc.) et 1'économie politique dans sa formulation ordolibérale grâce
à 1' œuvre de fondation de W. Eucken.
Nous avons tenté dans le texte qui précède de mettre en évidence ces racines
d'une compréhension renouvelée des questions posées lors du Methodenstreit des
années 1880. Ces questions avaient été soit laissées sans réponse tant que les
148 L 'ordolibéralisme allemand

concepts philosophiques ongmaires, adéquats à surmonter 1' opposition science


théorique 1 science historique, n'avaient pas été forgés (car les premiers efforts des
néo-kantiens étaient contemporains des polémiques des économistes), soit n'avaient
pas été soumises à une critique qui leur permette de passer la barrière existant entre
les disciplines. En de telles occasions, c'est alors de penseurs qui, tel W. Eucken,
sont profondément liés à des philosophes que provient parfois le renouvellement
d'un pan entier du savoir.
Ce fut le cas avec ce dernier et 1' ordo libéralisme fut ainsi fondé sur des concepts
neufs ; ici, dans un premier temps, nous avons vu que le social originaire de
1'approche phénoménologique présentait un « fond » logique à une entreprise que
l'activisme idéaliste qui avait valu au père de W. Eucken le Prix Nobel 1908, appe-
lait. A ces points traités dans les deux premières sections - et traités au point de vue
des concepts alors qu'ils ne sont souvent connus que par les anecdotes qui nous sont
parvenues- s'ajoutait alors l'importance des auteurs néo-kantiens qui avaient dis-
cuté les thèses de l'Erkenntnistheorie, mais qui n'avaient pas encore rencontré
d'écho chez les économistes.
Une difficulté notable, à savoir que Eucken ne donne pas dans ses textes
économiques de références directes à tel ou tel concept provenant de tel ou tel au-
teur philosophe ou « méthodologue » dont il épouserait les vues, est alors en partie
surmontée par ce travail sur les concepts originaires, en se gardant toutefois de
reconstructions toujours aléatoires quant à une œuvre entière. Les concepts philo-
sophiques au fondement du renouvellement des sciences positives se situent bien à
leur base et ils ne sont pas l'édifice même qu'ils fondent; s'ils nourrissent
1'orientation des paradigmes scientifiques, celui qui veut faire œuvre de science
positive n'a pas à les traiter pour eux-mêmes. Inversement, le philosophe n'a pas à
les traiter du point de vue de la science, mais de celui de la spéculation - ou mieux,
cette dernière demeurant jusqu'au néo-kantisme métaphysique en son essence, du
point de vue d'une phénoménologie. Les textes de W. Eucken appartiennent à juste
titre aux économistes; c'est le seul apport du philosophe que d'éclairer ce qui les
soutient.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 149

Rainer KLUMP

On the phenomenologlcal roots of


German Orclnungstheorle :
what Walter Eucken ows to Edmund Husserl1

Les Fondements de l'économie, ouvrage de Walter Eucken paru en 1940, a eu de mul-


tiples retentissements : non seulement il a mis un terme à la querelle des méthodes
entre le ténor de l'Ecole historique, Gustav Schmoller, et l'Autrichien Carl Menger,
mais encore il nourrit les discussions menées par les cercles de résistants de Fribourg
sur les projets d'organisation politique et économique allemande pour l'après-guerre.
Par ailleurs, et c'est l'objet de cette contribution, cet ouvrage fut fortement influencé
par la phénoménologie husserlienne. Il s'agira ici de voir par quels canaux cette in-
fluence s'est faite : par le biais de son père, Rudolf Eucken, ainsi que d'une relation
amicale entretenue avec Husserl dès 1927. Enfin les relations entretenues par Walter
Eucken avec le peintre expressionniste August Macke montrent que l'économiste
évoluait dans un milieu intellectuel marqué par la phénoménologie existentielle qui a
également contribué à la création de sa méthode morphologique.

Introduction
When Walter Eucken published his Grundlagen der Nationa/okonomie (Foun-
dations of Economies) in 1940 this book was welcomed by many German speaking
economists as a path-breaking contribution. Eucken' s morphological approach to
economie analysis was regarded as the most convincing way of how to overcome
the great methodological schism which had charaterized (and in a way also para-
lysed) German and Austrian economies since the days of Carl Menger and Gustav
Schmoller. Adherents of the Historical-Ethical schoolled by Gustav Schmoller who
dominated economie research in most parts of the German Empire, and namely in
ali the Prussian provinces, since 1890, had strongly resisted the idea of a general
economie theory and had instead looked for individual and time-varying «styles»
of economie behavior throughout history. Eucken proposed that a« thinking in eco-
nomie forms » could bridge the gap between inductive historical research and the
establishment of a general economie theory built on time-invariant axioms. As the
starting point of his search for appropriate economie forms he considered the plan-
ning activities of economie agents in the face of scarcity and made the fundamental

1. Revised version, Deeember 2000. An earlier version of this paper was presented at the European
Conference on the History of Economies (ECHE 98) « Exehange at the Boundaries : Crossing Borders in the
History of Economies », Antwerp, Belgium, April 1998. Special thanks go to Uwe Dathe, Jan Hüfner and
Jutta Sehwatmann for their help and adviee without making them responsible for any errors and shorteomings.
Financial support by « Wirtschaft und Gesellschaft e.V. »(Erlangen) is gratefully acknowledged.
150 L 'ordolibéralisme allemand

distinction between the decentralized coordination of individual plans by commerce


on the one band and the coordination by a central plan on the other band. Eucken
pointed out the necessity of this fundamental choice everywhere and at every time
in economie history.
Eucken's Grundlagen had a strong impact on the discussion within the
« Freiburg circles » gathering intellectuals in oppositon to the Nazi regime and
looking for a new economie system in Germany after the removal of Hitler. After
the end of the war, the Freiburg School of Ordoliberalism of which Eucken was the
co-founder, became very influential for the preparations of the West German cur-
rency reform and the creation of a Social Market Economy in the Federal Republic.
Also, Eucken' s methodological deliberation became important for the reintegration
of German economies into the international mainstream of the profession. Never-
theless, Eucken's fundamental morphological distinction between market coordina-
tion and co-ordination by a central plan has often been criticized as being much too
simple for an adequate analysis of the functioning of existing capitalist and socialist
economies. This critique, however, is not aware of the particular philosophical roots
of Eucken' s work. Even in Germany it bas hardly been recognized that Walter
Eucken, the son of the German philosopher and Nobel laureate for literature Rudolf
Eucken, was a collegue and close friend of the famous and very influential philoso-
pher Edmund Husserl, who bad already been a friend of his father, at the University
of Freiburg since the late 1920's. Eucken's methodological approach to economies
can only be understood with a recourse to Husserl's phenomenological philosophy.
What makes this flow of ideas across academie boundaries even more interesting is
the fact that it continued even after Husserl bad been relegated from his academie
position in Freiburg because of his Jewish origin. Therefore a closer analysis of the
persona} and scientific exchanges between Eucken and Husserl and of their results
may also be regarded as a study of how German academies could keep their intel-
lectual independence after 1933 if they really tried it with conviction.

Eucken's search for new • Foundatlons of Economies •


When Walter Eucken died in 1950 he was just preparing the publication of a
new book on the Grundsiitze der Wirtschaftspo/itik (Princip/es of Economie
Po/icy)2 which became very influential for the neoliberal economie policy in the
first decade of the Federal Republic. Eucken himself was regarded as one of the fa-
thers of the concept of a « Soziale Marktwirtschaft », a term coined by Alfred
Müller-Armack in 1946 and made popular by Ludwig Erhard, the first Federal
Minister of Economies in the Adenauer govemmene. Eucken tried to outline in his
last book of the guiding principles of a modem market economy which should at

2. W. Eucken, Grundsiitze der Wirtschaftspolitik, Tübingen, J.C.B. Mohr 1 Paul Siebeck Tübingen, 1952.
3. R Klump, « Wege zur Sozialen Marktwirtschaft- Die Entwicklung ordnungspolitischer Konzeptionen
in Deutschland vor der Wahrungsreform » in E.W. Streissler (Ed.): Studien zur Entwicklung der okono-
mischen Theorie XVI- Die Umsetzung wirtschaftspolitischer Grundkonzeptionen in die kontinental-
europiiische Praxis des 19. und 20. Jahrhunderts, Schriften des Vereins fùr Socialpolitik. Neue Folge
115/XVI, Duncker & Humblot, Berlin, 1997, p. 129-160 (here p. 148 and sq. ).
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 151

the same time be weil functioning and befitted to human beings (funktionsfiihig und
menschenwürdig), it should contribute to overcoming the scarcity of goods as far as
possible and at the same time guarantee a self-responsible life for every human
being. He was convinced that such an economie system would not emerge from a
process of natural evolution but that it could only be implemented and continuously
defended by a govemment being aware of the fundamental princip les of economie
life.
Thus, it is no wonder that Eucken had to lay new « Foundations of Economies »
first before proposing new « Principles of Economie Po licy ». Almost from the be-
ginning of his academie career Eucken had blamed the methodological division of
economie science in Germany as being responsible for their shrinking political in-
fluence4. This division bad its origins in the early 19th century when Adam Müller,
Friedrich List and others critizised the English school of economies as being too
much theory-oriented and too little aware of particular historical circumstances.
Later, the members of the Older Historical School, such as Roscher, Hildebrand and
Knies, although making wide use of Ricardian methods of economie analysis, were
convinced that only broad historical investigations could reveal the organic laws of
economie development which were different in different nations during different
periods oftime. At the end of the 19th century the Historical-Ethical School, led by
Gustav Schmoller, dominated economies in the German speaking world and, in
particular, the Prussian provinces of the German Empire, where Gustav Schmoller
bad gained a great and long-lasting influence on the appointments of new chairs at
the State Universities. In the political field it was the aim of the Schmoller school to
give clear indications for active state interventions, namely in the field of social
policy. The economy was considered as a part of social life as a whole which was
thought as a living entity with a particular history that bad to be discovered by sci-
entific analyses. This inductive method of reasoning became the source of the fa-
mous « Methodenstreit » between Gustav Schmoller and Carl Menger, who de-
fended the deductive approach of neoclassical economies which bad started to
dominate economies world-wide after the 1870's and expressed his strong doubts
against pure historical research as a way to derive economie laws. The basic weak-
ness of the Historical School became most obvious after the end of World W ar 1
when the leading economists were not able to give a convincing analysis of the
economie effects of the war and, in particular, could not find a suitable strategy to
fight against the Great Inflation, because they simply bad no good inflation theory.
The defeat of the Historical School in face of the inflation problem in the early
1920's became most important for the scientific development of Walter Eucken.
Born in 1891, he bad studied economies at the Universities of Bonn and Berlin and
was mainly influenced by two academie teachers who were very representative of
the methodological schism : Heinrich Dietzel, one of the few advocates of the Clas-

4. About the situation of economies in Germany in the interwar period see : E. HeuB, « Die Wirt-
schaftstheorie in Deutschland wihrend der 20CI' Jahre » in K. W. Nôrr, B. Schefold and F. Tenbruck (Eds.),
Geisteswissenschaften zwischen Kaiserreich und Republik. Zur Entwicklung von Nationa/6/conomie, Rechts-
wissenschaft und Sozialwissenschaft im 20. Jahrhundert, Stuttgart, Franz Steiner, 1994.
152 L 'ordolibéralisme allemand

sical English School in Germany, and Hermann Schumacher, an exponent of the


Schmoller's Historical-Ethical School and Schmoller's successor at the University
of Berlin. In his doctoral thesis on The formation o( associations in merchant ship-
ping (Die Verbandsbildung in der Seeschiffahrt) , finished in 1913, and in his
habilitation thesis on The world provision of nitrogen (Die Stickstoffversorgung der
Welt) 6 , Eucken mainly followed the approach of this supervisor, Schumacher, al-
7
though he seemed not very satisfied at least with the second work • However, with
his Critical observations on the German currency problem (Kritische Betrachtun-
8
gen zum deutschen Geldproblem ) Eucken broke with Schumacher in 1923 and be-
9
came a convinced defender of the classical quantity theory of money • He explained
that a sound analysis of the sources of the after-war inflation was essential, « [... ]
weil in weiten und gerade auch majJgeb/ichen Kreisen irrige Anschauungen über
die Grundfragen unseres Geldproblems vorherrschen und den Weg zu richtigen
10
wiihrungspolitischen Forderungen und MajJnahmen versperren » • Also, in his In-
vestigations on capital theory (Kapitaltheoretische Untersuchungen 1 of 1934, i
which includes a long introduction on the importance of economie theory, Eucken
denounced the failure of the Historical School vis-à-vis the Great Inflation and this
reproach is repeated when the three editors of the new edition Ordnung der
Wirtschaft, Walter Eucken, Franz Bôhm and Hans Grosmann-Doerth accused the
Schmoller-School for being responsible that, in Germany, economies and econo-
mists had lost their former influence on economie policy. Because of the lack of
theory they failed to cope with the great contemporary economie problems: infla-
12
tion and the transfer problem • When Eucken published his booklet on
Economies - what for ? (Nationalokonomie- wozu) 13 he already seemed convinced
that only a final solution to the fatal methodological quarrels could improve the
practical importance of economies. This conviction leads directly to the foreword of
the « Foundations » where Eucken declares 1940: «Die Lebenswichtigkeit der
Fragen, die an die Nationalokonomie gerichtet werden, steht in entschiedenem Ge-

5. W. Eucken, Die Verbandsbildung in der Seeschiffahrt, München und Leipzig, Duncker & Humblot,
1914.
6. See W. Eucken, Die Stick.stojfversorgung der Welt. Eine volk.swirtschaflliche Untersuchung, Stutt-
gart 1Berlin, Deutsche V erlagsanstalt, 1921.
7. See H.O. Lenel, <<Walter Eucken. Leben und Werk » in W. Engels, H. Hax, F.A. von Hayek and
H.C. Recktenwald (Eds.), Über Walter Euckens Grundlagen der Nationalôkonomie. Vademecum zu einem
Wegbereiter der modernen Theorie in Deutschland, Düsseldorf, Verlag Wirtschaft und Finanzen, 1990, p. 15-
35 (here p.15).
8. W. Eucken, Kritische Betrachtungen zum deutschen Geldproblem, Jena, G. Fischer, 1923.
9. See J. Hüfner, Der junge Walter Eucken. Zur Bestimmung früher Einjluj3faktoren auf sein Denken ais
Grundlage seines spiiteren Werks, Diplomarbeit Friedrich-Schiller-Universitiit Jena, 1995, unpublished (here
p. 63 and sq.).
1O. W. Eucken, 1923, see note 8.
11. W. Eucken, Kapitaltheoretische Untersuchungen, Leipzig, G. Fischer, 1934.
12. F. Bôhm, Die Ordnung der Wirtschafl ais geschichtliche und rechtsschOpferische Aufgabe, Schriften-
reihe « Ordnung der Wirtschaft » 1, Stuttgart und Berlin, Deutsche Verlagsanstalt, 193 7, XVI.
13. W. Eucken, Nationalokonomie- Wozu ?, Leipzig, Felix Meiner, 1938 (here p. 56).
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 153

gensatz zur inneren Unsicherheit, Lebensferne und Zersflitterung, die - trotz vie/er
1
grofter Leistungen Einzelner- weithin in ihr herrscht » •
The great ambition which Eucken had formulated could be met by the Grund-
lagen ; at least according to sorne very competent and critical readers. Very shortly
after the publishing of the F oundations, Heinrich von Stackelberg gave a long re-
view in the Weltwirtschaftliches Archiv where he characterized Eucken's new me-
thodological approach by the following words : « Sie /ost eine Aufgabe, die bisher
unlosbar erschien und manchen Forscher mit Resignation erfollte : sie wird - lo-
gisch gesehen - zum verbindenden Glied zwischen Theorie und Historie, zwischen
"nomothetischem " und "idiographischem " Erkennen der wirtschaftlichen
Wirklichkeit »15 • In the same year Wilhelm Vleugels, an advocate of the Historical
School, published a review of Eucken's book in the Jahrbüchern for Nationaloko-
nomie und Statistik, where he wrote that the new methodological approach « [... ] es
bereichert den analytischen Gehalt der Theorie und verfeinert ihn in einer Weise,
die die vielfiiltige Verwendbarkeit der Werkzeuge in ein helles Licht setzt. Damit
hilft es zu einer grofteren Beweglichkeit im Ausbau der Theorie selbst und er-
leichert ihr das grofttmogliche Herankommen an die Wirklichkeit » 16 •
It was quite natural for most commentators to compare Eucken's approach to the
other attempt, which during the interwar period had aimed at reconciling historical
and theoretical methods of economie analysis. In particular the proposais presented
by Werner Sombart in his theory of economie systems and by Artur Spiethoff in a
theory of economie styles. For Hans Moller, who presented an explicit comparison
of the three different methodological approaches 1940 in Schmollers Jahrbuch,
Eucken's solution was by far the most promising. « Auf diese Weise gelingt Eucken
die Losung der groj3en Antinomie unserer Wissenschaft. So werden beide,
allgemein-theoretische und individuell-historische Forschung, zur Analyse einer
konkreten Wirtschaft zusammengefaj3t. Was Spiethoff vorgeschwebt hat, nimmt
Eucken vielleicht in etwas anderer Weise erfolgreicher in Angriff. » 17

The phl/osophlcal roots of Eucken's methodology


Given this enthusiastic welcome, it is interesting to note that Eucken did not
want the Grundlagen to be considered a methodological work. In his foreword to

14. W. Eucken, Die Grundlagen der Nationa/6/wnomie, 1. Ed., Jena, G. Fischer, 1940, 1.
15. H. Von Stackelberg, <<Die Grundlagen der Nationa/6/wnomie (Bemerkungen zu dem gleichnamigen
Buch von Walter Eucken)», 1940 in Weltwirtschaft/iches Archiv, Vol. 51, 1950, p. 245-286 (here p. 246).
16. W. Vleugels, << Volkswirtschaftslehre ais Lehre von der geschichtlichen Wirklichkeit der Wirtschaft.
Zu Walter Euckens neuem Werk Die Grundlagen der Nationa/6/conomie >> in Jahrbücher for
Nationa/6/conomie und Statistik, Vol. 152, 1940, p. 497-525. More critical reviews of Eucken's book were
published by C. Brinkmann, << Grundlagen der Nationa/6/conomie. Bemerkungen zu Walter Euckens Buch »
in Finanzarchiv, Neue Folge, Vol. 7, 1940, p. 353-366; H. Peter,<< Die neue Methodologie Walter Euckens.
Bemerkungen zu dem Buch Die Grundlagen der Nationa/6/conomie »in Finanzarchiv, Neue Folge, Vol. 8,
1940, p. 158-171 ; and A. Amonn, << Nationalôkonomie und wirtschaftliche Wirklichkeit » in Jahrbücher für
Nationa/6konomie und Statistik, Vol. 153, 1941, p. 1-29 and 129-161.
17. H. Môller, << Wirtschaftssystem und Wirtschaftsstil. Ein Vergleich der Auffassungen von W. Eucken,
W. Sombart und A. Spiethoff » in Schmol/ers Jahrbuch, Vol. 67, 1940 (here p. 94 ).
154 L 'ordolibéralisme allemand

the first edition, he says very clearly : « Dieses Buch ist kein methodologisches
Buch. Die wirtschaftliche Wirklichkeit ist sein Gegenstand. Emporwuchern metho-
dologischer Reflexionen ist ein Krankheitszeichen for }ede Wissenschaft ; aber
durch Methodologie allein ist noch nie eine kranke Wissenschaft geheilt worden.
[. ..] In die wirtschaftliche Wirklichkeit einzudringen, um sie wissenschaftlich zu
erfassen, ist die Aufgabe des Buches. » 18 This last statement reveals the particular
19
philosophical roots of his approach • His focus on economie reality meant that he
was convinced that only by looking at the smallest details of economie life the es-
sentials of economies can be understood and reconstructed.
So, at the beginning of the book Eucken describes how he sits in front of his
owen (making implicit reference to Descartes) and starts reflecting from everyday
experience how it was possible to find this particular goodness, on this particular
place, in this particular period of time. He concludes that to answer these questions
one always has to know the general princip les of economies : « Dies es Ganze muj3
ich in seinem Zusammenhang kennen, um auch nur die Produktion des einen Ofens
20
und die Heizung meines Zimmers im Winter zu verstehen. » But the general prin-
ciples can only be reconstructed by scientifically analyzing everyday economie life.
Life (Leben) - also used in composed expressions like « Lebenswichtigkeit », « Le-
bensferne », « wirtschaftliches Leben » - is a central analytical concept for Eucken.
At the end of the Grundlagen he says that the reasoning which characterizes a true
economie theory is not in contrast to life but it helps for better understanding the
life, which we live ourselves, which surrounds us and which has been lived earlier:
« Das Denken, das in der echten [. ..] Nationalokonomie zum Ausdruck kommt, steht
nicht im Gegensatz zum Leben, sondern es dient der Erhellun§ des Lebens, das wir
selbst /eben, das uns umgibt und das früher gelebt wurde. »2 It becomes obvious
here how much Eucken is influenced by what Ferdinand Fellmann had labelled

18. W. Eucken, 1940, I, see notel4.


19. It is remarkable that from the many reviews of Eucken's Grund/agen in contemporary German
joumals only one, published by Georg Weippert (G. Weippert, «Walter Euckens Grundlagen der
Nationa/okonomie »in Zeitschriftfor die gesamte Staatswissenschaft, 1942, Vol. 102, 1942, p. 1-58 and 271-
337), discusses its philosophical foundations. Weippert in particular refers to Husserl and the phenome-
nological philosophy. After 1945 the philosophical roots of Eucken's work were almost forgotten ; they were
rediscovered by F. Holzwart, Ordnung der Wirtschaft durch Wettbewerb. Entwicklung der Ideen der
Freiburger Schule, Schriftenreihe des Instituts flir Allgemeine Wirtschaftsforschung der Albert-Ludwigs-Uni-
versitat Freiburg i. Br. 23, Rudolf Haufe, Freiburg i. Br. and C. Hermann-Pillath, «Der Vergleich von Wirt-
schafts- und Gesellschaftssystemen : Wissenschaftsphilosophische und methodologische Betrachtungen zur
Zukunft eines ordnungstheoretischen Forschungsprogramrns >> in Ordo - Jahrbuch für die Ordnung von Wirt-
schaftundGesel/schaft, Vo1.42, 1991,p.15-67(p.18andsq.)
20. W. Eucken, 1940, 1 f., see note 14. The final conclusion appears already in W. Eucken,
Nationa/okonomie- Wozu ?, Felix Meiner, Leipzig, 1938, p. 1O. In his earlier booklet, however Eucken starts
from an example which has no philosophical tradition at ali. He considers an engineer who has to decide on
the spending of his income and who also makes an invention by which his firm gets an innovation rent.
Eucken then asks about the repercussions of these individual activities on the economy as a whole. One can
only speculate that the choice of the owen-example (making reference of course to Descartes) may have been
influenced by the Cartesian Meditations on which Edmund Husserl was working during his last years in
Freiburg; see E. Husserl, Cartesianische Meditationen und Pariser Vortriige, Husser/iana. Edmund Husseri-
Gesammelte Werke, Band I, ed. by S. Strasser, Martinus Nijhoff, Den Haag, 1950.
21. W. Eucken, 1940, see note 13, p. 267.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 155

« Lebensweltphiinomenologie »22 • As the most prominent representatives of this


branch of 20th century philosophy he considered Rudolf Eucken (1846-1926),
Walter Eucken's father, a professor of philosophy at the University of Jena since
1874 and the Nobel laureate for literature in 1908, honored for his philosophical
work23 , and Edmund Husserl (1859-1938), the founder of the phenomenological
school of philosophy and perhaps the most important German philosopher of the
24
20th century together with this disciple Martin Heidegger •
1t is known that Walter Eucken, already as a pupil in Jena, had intensive phi-
25
losophical conversations with his father • Later, he and his wife, Edith Eucken-
Erdsiek became very much involved in the organization of the « Eucken-Bund », an
organization of philosophical circles ali over Germany dedicated to the ideas of
Rudolf Eucken2 • Edith Eucken-Erdsiek served for several years during the 1920's
as editor of the journal Die Tatwelt. Zeitschrift for die Erneuerung des Geistesle-
27
bens, which bad been founded by RudolfEucken • lt is in this journal that, in 1927,
was published an article by Edmund Husserl (originally written in 1916 on the oc-
casion of Rudolf Eucken's 70th birthday) 28 on the relationship between
phenomenological philosophy and Rudolf Eucken's work. Husserl recognizes
29
Eucken' s philosophy of « Lebenswelt » , which tried to establish under the terms
of « Geist » and « Leben », a new synthesis of reality and reasoning as

22. F. Fellmann, Gelebte Philosophie in Deutschland. Denkformen der Lebensweltphiinomenologie und


der kritischen Theorie, Freiburg i. Br., München, Karl Alber, 1983.
23. Rudolf Eucken's philosophical work which had almost been forgotten has recently regained interest
mainly by the work of U. Dathe, « Begriffsgeschichte und Philosophie. Zur Philosophie Rudolf Euckens » in
V. Caysa and K.O. Eichler (Eds.), Philosophiegeschichte und Hermeneutik, Leipziger Schriften zur
Philosophie 5, Leipzig, Leipziger Universitlits-Verlag, 1996, p. 85-96; F.W. Graf, «Die Positivitlit des
Geistigen. Rudolf Euckens Programm neoidealistischer Universalintegration >>in G. Hübinger, R. von Bruch
und F.W. Graf (Eds.), Kultur und Kulturwissenschaften um 1900 Il: Idealismus und Positivismus, Stuttgart,
Franz Steiner, 1997, p. 53-85; J. Hüfner, Fast vergessener Philosoph. Zum 150. Geburtstag von Rudolf
Eucken, Alma Mater Jenensis- Universitlitszeitung, Vol. 7, no 7, 1996, p. 7.
24. See F.J. Brecht,« Edmund Husserl1859-1938 >>in Die Groften Denker, Berlin, Deutsche Biographie,
1957' p. 436-449.
25. As Hüfner (1995, see note 9) notes, father and son used to translate jointly from Aristoteles before
breakfast.
26. Shortly before his death in 1950, Walter Eucken wrote a foreword to a new edition of one of his
father's book Die Lebensanschauungen der groften Denker, first published in 1890. He remarks there:
« Unser Zeitalter der Standardisierung und der Hast verbraucht die Menschen wie Maschinenteile.
Eingespannt in eine rasch laufende Maschine klimpfen sie darum, überhaupt zu leben. Da ist es nicht zur
Unzeit, Denker kennen zu lernen, die wirklich lebten, und mit Persônlichkeiten zu philosophieren, die sich mit
dern Leben wahrhaft auseinandersetzten. », W. Eucken, (( Vorwort des Herausgebers >> in R. Eucken, Die
Lebensanschauungen der groften Denker. Eine Entwicklungsgeschichte des Lebensproblems der Menschheit
von Platon bis zur Gegenwart, 20. Ed., Berlin, Walter de Gruyter, V-VII, 1950 (see VI).
27. This journal which had been founded in 1920 under the name Der Euckenbund was renamed in 1925
and existed until 1942. Die Tatwelt has to be distinguished from the journal Die Tat associated with Der
Tatkreis, a politically influencial circle of conservative anti~emocrats in the Weimar Republic. The
differences between the two groups were analyzed by Friedrich A. Lutz, one of Walter Eucken's doctorate
students in Freiburg: F. A Lutz, ((Die Ideologie des Tatkreises >>in Die Tatwelt, Vol. 9, n°. 3, 1933/34, p. 99-
112.
28. E. Husserl, (( Die Phaenomenologie und Rudolf Eucken >> (Wiederabdruck der Würdigung zum 70.
Geburtstag am 5.1.1916) in Die Tatwelt, Vol. 3, 1927, p. 10-11.
29. The term refers to Eucken's book on Mensch und Welt, subtitled ((Eine Philosophie des Lebens >>
(R. Eucken, Mensch und Welt. Eine Philosophie des Lebens, Leipzig, Quelle & Meyer, 1918).
156 L 'ordolibéralisme allemand

complementary to his own work, in which, however, he emphasizes the more


systematic method of analysis30 • In particular, around 1911, Rudolf Eucken had
been very much interested in Husserl's appointment at the University of Jena which
31
finally failed • But Husserl continued his close relations to the Eucken family and
he met very often with Walter Eucken and his wife after the economist's
appointment to the University of Freiburg in 192i2 •
Both Rudolf Eucken and Edmund Husserl point out a crisis of contemporary
philosophy which resulted in a diminishing influence of philosophical reasoning in
other sciences, leading to a « Crisis of European science as a whole », Die Krisis
33
der europaischen Wissenschaften, as Husserl puts it 1935 in his last book • On the
one hand, philosophy had become pure speculation far away from real life. On the
other hand, it had become a pure « Weltanschauungsphilosophie » without any
34
solid epistemology • Husserl's research agenda consisted in the refoundation of
philosophy by focussing on the method of cognition applied to the experience of
everyday life. By a rigid way of reasoning it should be possible to bridge the gap
between « Flachenleben » and « Tiefenleben », or between « Daseinswelt » and
« Lebenswelt », a term coined by Rudolf Eucken which corresponds to Husserl's
35
term « epochè », or simply between « Alltagseifahrung » and « Wissenschaft » •

30. The first draft of this birthday address, dated December 1915 is included in E. Husserl, Husserliana
Dokumente (Brie.fwechsel von Edmund Husserl), ed. by Karl Schumann in cooperation with Elisabeth
Schumann, Vols. III (Gottinger Schule 1), VI (Philosophenbriefe) and IX (Familienbriefe), Kluwer, Dortrecht-
Boston-London, 1994, {VI, p. 94). lt gives the impression of a still closer relationship between Rudolf
Eucken's «Philosophie des Geisteslebens » and Husserl's phenomenology which basically adds a better
structured rnethod of analysis : « lch meinerseits bekenne mich also vom Herzen zu den Grundlinien, die
Eucken entworfen hat ; das Leben der Tat nach ldeen des Geistes ist auch für mich die Norm, die uns seine
Intuitionen von den Hôhen des historischen Lebens her verstlindlich machen, wâhrend wir Phânomenologen
es in erganzender Weise durch differenzierte Sinnanalysen von unten nach oben hin zu ergânzen suchen. ••
31. See U. Dathe, « Eine Ergânzung zur Biographie Edmund Husserls •• in W. Stelzner (Ed. ), Philosophie
und Logik, Frege-Kolloquien Jena 1989/1991, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1993, p.\60-166;
F.W. Graf,« Die gescheiterte Berufung Husserls nach Jena. Drei unbekannte Briefe •• in Dilthey-Jahrbuchjùr
Philosophie und Geschichte der Geisteswissenschaften, Vol. 10, 1996, p. 135-142. After Rudolf Eucken's
death in 1926 Husserl in a letter of condolence to the widow, Irene Eucken, calls it the greatest and most
painful disappointment of his 1ife («die grôBte und schmerzlichste Enttâuschung meines Lebens ••) that he
was not allowed to colloborate with him at the University of Jena. This letter is published in Graf (1996,
p. 138 and sq.).
32. See E. Eucken-Erdsiek, Magie der Extreme. Von der Schwierigkeit der geistigen Orientierung,
Freiburg i. Br., Herder, 1981 (p. 57 and sq).
33. E. Husserl (1950), see note 20.
34. One should note that most of Walter Eucken's articles in Die Tatwelt which in the beginning he
published unter the name Kurt Heinrich either refer to the economie aspects of the general « crisis •• as for
example Heinrich (1926), W. Eucken,« Wirtschaftsentwicklung contra Kulturentwicklung •• in Die Tatwelt,
Vol. 6, 1930, p. 34-37 or W. Eucken, «Religion- Wirtschaft- Staat. Zur Problematik des
Gegenwartsmenschen •• in Die Tatwelt, Vol. 8, 1932, p. 82-89 or they deal critically with socialism as one
prominent attempt to overcome the problems of the contemporary world, see for example : K. Heinrich,
(=Walter Eucken),« Sozialismus und Aufklârung. Kritische Betrachtungen zu Sombarts Sozialismus •• in Der
Euckenbund, Vol. 1, 1925, p. 29-32; K. Heinrich(= Walter Eucken),« Über den Versuch, den Marxismus zu
ethisieren •• in Die Tatwelt, Vol. 2, 1926, p. 97-99; W. Eucken, « Vom Radikalismus sozialistischer und
Euckenscher Prâgung» in Die Tatwelt, Vol. 3, 1927, p.44-48. In Eucken (1927) he reviews the second
edition of his father's book on socialism Der Sozialismus und seine Lebensgestaltung (R. Eucken, 2. ed.,
Leipzig, Reclam, 1926).
35. See Fellmann (1983, note 22, p. 73 and sq.)
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 157

With an explicit reference to Husserl and, in particular, to the Logical Investiga-


36
tions (Logis che Untersuchungen) of 1990/01 , Walter Eucken applies the
phenomenological method in the Grundlagen to proceed to the foundations of eco-
nomies starting from everyday economie experience in different periods of history.
He makes use ofHusserl's instrument of the« pointedly accentuating method of ab-
37
straction » (pointiert hervorhebende Abstraktion) in order to find the common ele-
ments of singular historical events. In contrast to the implicit method of reasoning
used by representatives of the Historical School, Eucken' s method does not deny
theoretical insights from the beginning but relies heavily on the formulation of
general problems. In the case of economies, it is, for example, the etemal scarcity of
goods which forces people at ali time and in ail regions of the world to invent
mechanisms of planning and of the co-ordination of single plans. Thus, these
mechanisms constitute elements of an « invariant general style » (invarianter Ge-
samtstil), a term, which corresponds to Husserl's concept of« invarianter allge-
meiner Stil », « [... ] in dem die anschauliche Welt in Stromen der totalen Erfahrung
verharrt »38 • Thus, in the terms of phenomenological philosophy, the concept of
scarcity defines economies as a « regional ontology » in which general theories can
39
be formulated • It should be noted that with this particular approach economie
theories do not have and do not daim to have a direct relation to economie reality -
and therefore cannot be falsified in the sense of Popper, but they are necessary to
reconstruct the essential elements (das Wesen) of economies.
By applying again the method of « phenomenological reduction » Eucken then
distinguishes two ideal systems of economie order ( Wirtschaftsordnung) which are
able to solve the problems of co-ordination of plans. On the one hand, the com-
merce economy, in which plan react to priee signais and are co-ordinated via mar-
kets; and on the other hand the centrally planned economy with centrally and uni-
formly determined values. By applying the phenomenological method again to
market economies alone, Eucken distinguishes different market structures and dif-
ferent monetary systems as basic elements of the economie order. Economie sys-
tems can then be reconstructed by combining different basic forms of economie or-
der and theorems of an economie theory can be formulated by taking into account
how the individual economie behavior is influenced by the surrounding economie
system. As Eucken put it, the forms of economie order become the letters of an al-
phabet which is the precondition for a scientific analysis of economie life. « Erst
wenn man die Idea/typen und damit die Bauelemente der Wirtschaftsordnungen
lœnnt, kann man die Ordnungen der einzelnen konkreten Wirtschaftsordnungen

36. E. Husserl, Logische Untersuchungen, 1. Band : Prolegomena zur reinen Logik, ed. by E. Holenstein,
2. Band: Untersuchungen zur Phiinomenologie und Theorie der Erkenntnis, ed. by U. Panzer, Husserliana.
Edmund Husserl- Gesammelte Werke, Vols. XVIII and XIX, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1975184.
37. W. Eucken, « Wissenschaft in Stile Schmollers » in Weltwirtschaftliches Archiv, Vol. 52, 1940,
p. 468-506.
38. E. Husserl, << Die Krisis der europâischen Wissenschaften und die transzendentale Phânomenologie.
Eine Einleitung in die phânomenologische Philosophie » in Husserliana. Edmund Husserl- Gesammelte
Werke, Band VI, ed. by W. Bierne], Den Haag, Martinus Nijhoff, 1954, p. 28 and sq.
39. See C. Hermann-Pillath, 1991, p. 22 (see note 19).
158 L'ordolibéralisme allemand

erkennen. Und wie ein jedes Wort nur einige Buchstaben des Alphabets enthiilt, so
braucht auch bei Bestimmung einer konkreten Wirtschaftsordnung nur ein Teil des
Alphabets von ldealtypen angewandt zu werden. »40
In the final chapter of the Grundlagen, Eucken makes a distinction between
economie order (Wirtschaftsordnung) and order of the economy (Ordnung der
Wirtschaft). The first concept refers to his epistemological approach of the
construction of a regional ontology in the sense of Husserl, while the second one
describes a normative concept. It refers to the realization and continuons defence of
an economie order which overcomes the economie, social and political crises of
modem life. Thus, it aims at the reconciliation of « Daseinswelt » and « Lebens-
welt »in the terms of Rudolf Eucken, bringing back the true sense oflife into every-
day social and economie actions.

Husserl, Eucken and the Nazi regime


When the Nazis came into power in January 1933, Edmund Husserl was already
an emeritus stillliving in Freiburg. In April 1933, he was suspended from his aca-
demie duties according to a new law of the State of Baden against Jewish citizens.
This suspension had to be removed in July of the same year because a new national
law only concemed those Jewish civil servants who had not been in office before
1919. However, new disciminating legislation, enacted in 1935, finally led to
Husserl's relegation from the University of Freibur.fi in 1936. From this time, his
name no longer appeared in the university calendar . Given his persona! and aca-
demie isolation it is worth noting that he could continue his close persona} contacts
with Walter Eucken and his family 42 • In December 1933 he even became the

40. W. Eucken (1940, 198). Note that Edith Eucken-Erdsiek characterizes Husserl's philosophy as« more
radical than Descartes>> with the main aim to find the elements which in the same way, as the letters of the
alphabet constitute texts, constitute our experience of the world ; see Eucken-Erdsiek, 1981, p 61.
41. See H. Ott, «Edmund Husserl und die Universitât Freiburg >>in H.R. Sepp (Ed.), Edmund Husserl
und die phiinomenologische Bewegung : Zeugnisse in Text und Bild, Freiburg i. Br.- München, Alber, 1988,
p. 95-102 (see p. 99 and sq.).
42. See E. Husserl (1994, III, p. 110), where Walter Eucken appears as one of the faithful friends of
E. Husserl during the Nazi period. E. Husserl (1994, IX, p. 401) writes to be used to meet the Euckens almost
every fortnight.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 159

43
godfather of Eucken's daughter Irene • When Husserl died in April 1938 Eucken
44
and his wife belonged to the very few people who attended the funeral •
In April 1933, Husserl's most famous disciple, the philosopher Martin
Heidegger, was elected new rector of the University of Freiburg45 • His inauguration
in May was celebrated as an event which should demonstrate that the
« Führerprinzip » had also been implemented into German universities. Heidegger
wanted to make Freiburg a model university of the New State. At that time, Walter
Eucken became one of the leaders of anti-Nazi opposition in the academie senate
46
which finally forced Heidegger to resign in April 1934 • In an article published in
Die Tatwelt, 1933, titled « Why reasoning? » (« Denken- Warum »?)he criticizes
harshly the unfruitful and arbitrary irrationalism which ignores the creative and vital
force of the true work of reasoning (« die schopferische und lebensfordernde Kraft
echter Denkarbeit »47). And, as a practical example of the reigning irrationalism, he
regards the policy of autharcy which he strongly and openly criticizes as being
48
opposed to the true needs of the German economy • Since late 1933, Eucken
participated in a seminar organized by the economist Karl Diehl, gathering
opponents of the Nazi regime from various faculties ; among them were the
historian Gerhard Ritter and the theologian Clemens Bauer49 • On the day of
50
Husserl's funeral, Karl Diehl held a commemorative address in his seminar • After
the pogroms of November 1938, Eucken and other participants of the Diehl
seminar, together with protestant and catholic theologians, formed a new group: the
Freiburger Konzil, which aimed at formulating principles of a new social and

43. See K. Schuman, Husseri-Chronik. Denie- und Lebensweg Edmund Husserls, Den Haag, Martinus
Nijhoff, 1977 (see p. 438): « H. reist aus Berlin wieder heim, zur Taufe eines Patenkindes (einer Tochter von
Walter Eucken, Irene Eucken).>> E. Husserl (1994, IX, p. 99) in a letter to Gustav Albrecht expresses his
gratitude that he had found close friends in the Euckens in this difficult period of time. The invitation to
become Irene Euckens godfather was for him a demonstration of their uprightness. In severa) letters to his
mother, Walter Eucken also mentions that he and his wife had very close persona) contacts with Husserl; see
W. Eucken, Briefe von Walter Eucken an seine Mutter Irene Eucken vom 7.3.1936, 13.8.1936, 5.12.1936 und
3.4.1937, Thüringer Universitats- und Landesbibliothek Jena: NachlaB Irene und Rudolf Eucken, 1936137.
Eucken's wife, Edith Eucken-Erdsiek (1981, p. 57 ff.) devotes to Husserl a chapter ofher book of essays and
remembers sorne persona) memories from the common days in Freiburg.
44. See K. Schumann, « Letter to Edith Eucken-Erdsiek », 1978, unpublished. ln this letter Schumann
summarizes the results of a conversation with Edith Eucken-Erdsiek which should be included in the second
edition of his« Husseri-Chronik >>.
45. See B. Martin,« Universitat im Umbruch : Das Rektorat Heidegger 1933/34 >>in E.J. John, B. Martin,
M. Mück, H. Ott (Eds.), Die Freiburger Universitiit in der Zeit des Nationalsozialismus, Freiburg-Würzburg,
P1oetz, p. 9-24, 1991 (here p. 13 and sq.).
46. See 1. Oswalt-Eucken, << Freedom and Economie Power: Neglected Aspects of Walter Eucken's
Work >>in Journal of Economie Studies, Vol. 21, 38-45, 1994, (p. 38) and N. Goldschmidt, <<Die Entstehung
der Freiburger Kreise >> in Historisch-Politische Mitteilungen - Archiv for Christlich-Demokratische Politik,
Vol.4, 1997, p. 1-17 (p. 4 and sq.).
47. W. Eucken, Denken- Warum? in Die Tatwelt, Vol. 9, no 3, 1933, p. 148-152 (see p. 152).
48. W. Eucken,<< Das Wesen der deutschen Wirtschaft >>in C. Lange und E.A. Dreyer (Eds.), Deutscher
Geist. Kulturdokumente der Gegenwart, Leipzig, R. Voigt1ander, 1933, p. 145-153.
49. See N. Goldschmidt (1997, as in note 43, p. 6 and sq.) and C. Blumenberg-Lampe, Das
wirtschaftspolitische Programm der « Freiburger Kreise ». Entwuif einer freiheitlich-sozialen
Nachkriegswirtschaft. Nationalokonomen gegen den Nationalsozia/ismus, Berlin, Duncker & Humblot, 1973.
50. See H. Ott (1988, note 41, p. 101 and sq.).
160 L'ordolibéralisme allemand

economie order building on Christian values 51 • In 1942, members of this group, and
Eucken among them, came also in contact with Dietrich Bonhoeffer, one of the
heads of the Christian opposition, and on his demand they set up a memorandum on
the foundations of a new political order. At the same time, Eucken was also a
member of the Arbeitsgemeinschaft Erwin von Beckerath, a group of economists
from several German universities, who, on the occasion of several private meetings,
tried to prepare strategies for the solution of the severe economie problems which
Germany had to face after the end of the war. Their proposais later became very
relevant when, in 1948, the monetary and economie reforms were implemented in
West Germany. It should be noted that in ali these opposition circles Eucken's work
on the foundations of economies was intensively discussed and considered as an
52
important and scientific basis for the necessary politi cal reforms •

Outlook
In addition to its eminent political influence, also in academies, Eucken's
Grundlagen played an important role for the reintegration of German economies
into the international mainstream after 1945. The most influential German textbook
on economie theory published in that Eeriod, the first volume of Erich Schneider's
Einjùhrung in die Wirtschaftstheorie 3 , makes an explicit reference to Eucken's
Grundlagen which was regarded as the final and decisive attack against the Histori-
54
cal school •
Since Eucken regarded the foundations of economies as a regional ontology de-
fined in the phenomenological sense by the concept of scarcity, he was convinced
that the traditional German distinction between economies (Volkswirtschaftslehre)
and management science (Betriebswirtschafts/ehre) made no sense. Both disciplines
had evolved in Germany from different institutional roots. However, Eucken's
conviction was confirmed when Erich Gutenberg published the first volume of his
Grundlagen der Betriebswirtschaftslehre55 in which he established sound mi-
croeconomie foundations for the cost and production theory of individual firms.

51. See N. Goldschmidt (1997, as in note 43, p. 8 and sq). As Goldschmidt remarks this opposition circle
is an exception under the anti-Nazi groups in German y at that time. It is -as far as we know- the only
opposition group formed by German university professors, it is based on a very rare cooperation between
professors and priests, it has produced a number of outstanding documents and it is almost the only opposition
group which ernerged as an immediate reaction to anti-Jewish pogroms. On Karl Diehl, who was one of the
rare defenders of Classical English economies among German economists see also W. Eucken,« Karl Diehl
und die Entwicklung der deutschen Nationalôkonomie. Gedachtnisrede vom 30. Juni 1943 >> in Jahrbücher for
Nationalokonomie und Statistik, Band 158, 1943, p. 177-185.
52. See C. Blumenberg-Lampe (1973 as in note 49) and R. Klump (1997 as in note 3).
53. E. Schneider, Einführung in die Wirtschaftstheorie, Band 1: Theorie des Wirtschaftskreislaufs,
1. Ed.,Tübingen, J.C.B. Mohr, 1947.
54. See G. Bombach, « Walter Euckens Grundlagen der Nationalokonomie. Botschaft und
Verpflichtung >> in W. Engels, H. Hax, F.v. Hayek and H.C. Recktenwald (Eds.), Über Walter Eue/cens
Grundlagen der Nationalôkonomie. Vademecum zu einem Wegbereiter der modernen Theorie in Deutschland,
Düsseldorf, Verlag Wirtschaft und Finanzen, 1990, p. 37-62.
55. See E. Gutenberg, Die Grundlagen der Betriebswirtschaftslehre, Band 1 : Die Produktion, 1. Ed.,
Berlin, Springer, 1951.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 161

Since the second half of the 1950's, Eucken's morphology became more and
more criticized for being to sim~le to capture the essential problems of existing
capitalist and socialist economies 6 • The basic economie forms were further differ-
entiated in order to bring them in more accordance with reality. This approach,
however, diverged from Eucken's original methodology and, of course, no longer
payed attention across the boundaries of academies to the ongoing debates in phi-
losophy. Only recently, a new research programme based on explicit philosophical
57
considerations was formulated by Carsten Hermann-Pillath • Following Eucken's
traces this approach in particular searches for the foundations of economies given
the diversity of« economie cultures » in the modem world.
A final proof for the particular philosophical roots of Walter Eucken' s Ord-
nungstheorie can be seen in a small note which he wrote in 1935, the year when
Husserl finished his « Krisis » article ; on the occasion of an exhibition of paintings
by August Macke. As a student in Bonn, Eucken, in 1911, had become a persona!
friend of Macke, who had been the head of a group of expressionist painters in the
Rhineland and was associated with the expressionist group Der Blaue Reiter led by
Kandinsky. Like other avantgardist painters at that time, Macke tried to proceed to a
new way and a new theory of painting which, in many ways, parallel the develop-
58
ment of Husserl's phenomenological philosophy. In his contribution to the mani-
festo Der blaue Reiter, August Macke investigated the role which forms play in
decorative arts: « Unfassbare ldeen iiuj3em sich in fassbaren Formen [. ..}. Die
Sinne sind uns die Brücke vom Unfassbaren zum Fassbaren [. ..}.Die Sprache der
Formen verstehen heij3t: Dem Geheimnis niiher sein, /eben. Schaffen von Formen
59
heij3t, /eben. » Eucken not only had long discussions with Macke on how to paint;
Macke also lent him sorne paintings for the decoration of his studio. More than
twenty years later, Eucken recalls the great impression Macke's paintings had had
on him. And he strongly underlines the methodological parallels with his own
scientific work. « Und jetzt wird es ganz klar, was es im letzten war, das damais
den jungen Studenten zu dem Ma/er hinzog, was uns im gemeinsamen Suchen ver-
band, was ihm ais Forderung der Kunst, was uns anderen ais Aufgabe der Wissen-
schaft vorschwebte und was auch heute in der besten Jugend mehr oder weniger
bewuj3t in die gleiche Richtung driingt : Es ist das Streben nach Wirklichkeit. Rück-
sichtsloses Herangehen an die Gegenstiinde, um allen Tiiuschungen der Ober-
60
fliichenschicht zum Trotz zum eigentlichen Wesensgehalt durchzudringen. »

56. See already N. Kloten, « Zur Typenlehre der Wirtschafts- und Gesellschaftsordnungen )) in Ordo-
Jahrbuchfordie Ordnung von Wirtschaft und Gesellschaft, Vol. 7, 1955, p. 123-143.
57. C. Hermann-Pillath, 1991, see note 19.
58. H.R. Sepp (Ed.), Edmund Husserl und die phiinomenologische Bewegung: Zeugnisse in Text und
Bild, Alber, Freiburg i. Br.- München, 1988, and H.R Sepp, « Annaherungen an die Wirklichkeit.
Phanomenologie und Malerei nach 1900 )) in H.R Sepp (Ed.), Edmund Husserl und die phiinomenologische
Bewegung: Zeugnisse in Text und Bild, Freiburg i. Br.- München, Alber, 1988, p. 77-93.
59. A. Macke, «Die Masken )) in W. Kandinsky and F. Marc (Eds.), Der Blaue Reiter, 21111 ed.,
wiederabgedruckt in August Macke-Biographie, 2nd ed., Verein August Macke Haus, Bonn, 19141 1996,
p. 50-55 (p. 51 and sq.).
60. W. Eucken, « Wiedersehen mit den Bildem von August Macke)) in Frankfurter Zeitung vom
23.10.1935,p.l0.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 163

Jean-Michel YCRE

Les sources catholiques de l'ordolibéralisme allemand :


Ropke et la pensée catholique sociale allemande

Cet exposé cherche à faire la lumière sur les relations entre la doctrine sociale de
l'Eglise catholique et la pensée de Wilhelm Ropke au cours de la première moitié du
vingtième siècle. Les points communs sont en effet nombreux. W. Ropke et Pie Xl
dans son encyclique Quadragesimo anno constatent l'affaiblissement de l'autorité de
l'Etat la montée de l'injustice sociale et de la prolétarisation. Ils expriment une même
volonté d'obtenir le bien commun et un ordre social juste, basés sur la responsabilité
et la liberté individuelles. L'Etat veille à la pérennité de la liberté et de la justice sociale,
notamment en empêchant la formation de monopoles privés. Il s'agit en fait de trouver
une troisième voie, tout aussi éloignée du « laissez-faire » libéral que du socialisme.
Néanmoins, des différences subsistent et il semble difficile d'établir l'existence d'une
influence directe de la doctrine sociale de l'Eglise sur la pensée de W. Ropke.

En mémoire de Nino Ferrer (1934- 1998), dont la chanson ci-dessous n'aurait d'une cer-
taine façon probablement pas été reniée par Wilhelm Ropke.

La maison près de la fontaine

La maison près de la fontaine


Couverte de vigne vierge et de toiles d'araignées
Sentait la confiture et le désordre et 1'obscurité
L'autorrme
L'enfance
L'éternité
Autour y avait le silence
Les guêpes et les nids des oiseaux
On allait à la pêche aux écrevisses
Avec Monsieur le Curé
On se baignait tout nus tout noirs
Avec les petites filles et les canards.

La maison près des HLM


A fait place à l'usine et au super-marché
Les arbres ont disparu mais ça sent l'hydrogène sulfuré
L'essence
La guerre
La société
Ce n'est pas si mal
Et c'est normal
C'est le progrès.
164 L 'ordolibéralisme allemand

Les grands principes de la doctrine sociale catholique


Il est intéressant à plusieurs titres de comparer les pensées ordolibérale et sociale
catholique allemandes. La mise en évidence éventuelle d'une proximité des idées
constituerait d'une part un élément explicatif de la conversion progressive de la
jeune CDU à l'économie de marché, fût-elle sociale, après 1945. D'autre part, les
doctrines catholique et ordolibérale allemandes furent développées à quelques an-
nées d'intervalle, si bien que l'on peut se demander si l'une ne pourrait pas avoir in-
fluencé la seconde. Nous allons ici montrer les similitudes de la pensée de Wilhelm
Ropke avec la doctrine sociale catholique en commençant par 1' exposition des
grands principes de cette dernière.
Si 1'Eglise avait développé dès les premières décennies de son existence un en-
seignement moral qui s'étendait aussi aux questions économiques et sociales, si cet
enseignement fut enrichi au fil des siècles par les Pères de l'Eglise, s'il trouva son
expression dans de nombreuses institutions fondées pendant le moyen âge, et s'il fit
l'objet d'une synthèse avec la philosophie grecque sous la plume des scholastiques,
il faut néanmoins attendre la fin du XIXe siècle pour qu'une doctrine sociale soit
proclamée en tant que telle, dans 1' encyclique de Léon XIII Rerum novarum du
15.5.1891 « Sur la condition des ouvriers ».
Elle venait en réponse à la misère des masses ouvrières et avait pour but d'offrir
une solution à 1' antagonisme opposant socialisme et capitalisme. Elle constituait
une synthèse des positions conservatrices de l'Eglise telles qu'elles étaient expri-
mées dans le Syllabus en date du 8.12.1864 et des conséquences tirées de
1'observation des changements sociaux, notamment par 1'évêque von Ketteler en
Allemagne 1•
L'Allemagne catholique, bien que divisée, était en pointe de la doctrine sociale,
des associations travaillant à former les intelligences et des cadres dans le monde
ouvrier, comme l'Association populaire pour l'Allemagne catholique à Monchen-
gladbach.
L'influence de la pensée catholique allemande sur la doctrine sociale de l'Eglise
s'accrut encore dans les décennies suivantes, au point que la deuxième encyclique
qui lui fut consacrée, Quadragesimo anno, du pape Pie XI, datée du 15.5.1931, fut
en fait rédigée par un Jésuite allemand, Oswald von Nell-Breuning, qui réalisa une
2
synthèse des travaux d'autres penseurs catholiques allemands •
Le but de la doctrine sociale est la construction d'un ordre social juste et
3
l'obtention du bien commun • Des principes forment un cadre à l'intérieur duquel

1. La conférence des évêques de Fulda adopte en 1869, sous l'influence de Von Ketteler, le programme
du catholicisme social.
2. Pour faciliter la comparaison entre ce11e-ci et les idées de Wilhelm Rôpke, les citations de l'encyclique
Quadragesimo anno sont tirées de sa traduction en langue allemande : Pius XI, Quadragesimo anno in Texte
zur Katholischen Sozial/ehre. Die sozialen Rundschreiben der Piipste und andere kirchliche Dokumente,
intro. De O. von Ne11-Breuning, Bundesverband der KAB Deutschlands (ed.), 1992.
3. K.-U. Bartels, Katholische Sozial/ehre und ordoliberale Ordnungskonzeption. Eine ordnungspolitische
Analyse der Enzyklika Centesimus annus, Frankfurt 1 Main, 1997, p. 26.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 165

cet ordre social est à concevoir, à 1' aide des connaissances apportées par les diffé-
rentes sciences.
Les principes en question sont au nombre de sept. Il s'agit de la dignité de la
personne, de la liberté personnelle, de la solidarité, de 1' ordre, de 1'autorité, de la
subsidiarité et de la justice· sociale. De ces principes découle la doctrine sociale
proprement dite sur 1'organisation de la société et la place de 1' économie : les points
fondamentaux sont le droit à la propriété privée, le droit à un juste salaire, à des
conditions de travail conformes à la dignité de 1'homme et la défmition du rôle de
1'Etat. Par ailleurs, cet enseignement est intégré dans 1' analyse des bouleversements
politiques, économiques et sociaux provoqués entre autres par 1'industrialisation.
Je vais maintenant détailler cette analyse telle qu'elle figure dans Quadragesimo
anno et les conséquences que le pape Pie XI en tire pour 1' organisation de la so-
ciété. Le pape part du constat que la confrontation des intérêts des différentes
couches sociales est caractérisée par la lutte des classes et que le marché du travail
4
est le lieu privilégié de cette lutte qui représente une menace pour 1' ordre social • Le
marché comme instrument de fixation du prix du travail est refusé au nom du
principe de dignité et doit être par conséquent réformë. Parallèlement, Pie Xl
constate la concentration du pouvoir économique dans les mains de quelques-uns, le
6
principe de libre concurrence ayant conduit à sa propre négation • Cette
concentration se double de la violation des règles de l'ordre économique libéral.
Ainsi, le pape constate que la forme juridique de la société à responsabilité limitée
7
favorise « les pires injustices et tromperies » •
Le libéralisme économique est refusé comme étant injuste et erroné, en ce qu'il
justifie un partage de la valeur ajoutée du travail défavorable à l'ouvrier, provoque
la massification de la société et empêche 1'homme de mener une vie sociale ordon-
née. Le pape le rend enfin responsable de l'avènement du socialisme, lui-même
8
condamné sous toutes ses formes • En effet, en supprimant la propriété privée, il dé-
responsabilise 1'homme et nie ainsi sa dignité.

4. « [ ... ] Nichtsdestoweniger laBt bei der heutigen Sachlage Nachfrage und Angebot der Arbeitskraft die
Menschen auf dem "Arbeitsmarkt" zwei Klassen, sozusagen zwei Kampffronten bilden ; die Auseinander-
setzung dieser Arbeitsmarktparteien aber rnacht den Arbeitsmarkt zum Karnpffelde, auf dem die beiden Par-
teien in heiBem Streite miteinander ringen. [... ]>>in Quadragesimo anno, op. cit., p. 92.
5. << Wenn Arbeitsrnarkt dies bedeutet, dann müssen wir im Arbeitsrnarkt etwas fur uns vollkommen
Unannehmbares und Unertrligliches erblicken ; dann müssen wir geradezu die Überwindung des Arbeits-
marktes als das Um und auf christlicher Sozialreform bezeichnen, müssen sie als mindestens gleich wichtig
oder wohl noch wichtiger bezeichnen als die Überwindung der Proletaritât durch Vermôgensbildung. >> in
O. von Nell-Breuning, Die soziale Enzyklika. Erliiuterungen zum Weltrundschreiben Papst Pius' Xl. über die
gesellschaftliche Ordnung, Kôln, 1932, p. 151-152.
6. Qumlragesimo anno, op. cit., p. 99-100.
1./bid., p. 110.
8. << [ ... ] Nach einem unwiderstehlichen Naturgesetz der Wirtschaft sollte alle Kapitalakkumulation nur
beim Kapitalbesitzer stattfinden kônnen, wahrend das gleiche Gesetz den Arbeiter zu ewiger Proletaritât und
zu einem Leben an der Grenze des Existenzminimums verdamme. [... ] Kann es wundernehmen, daB derart
verkehrte Auffassungen, derart unberechtigte Ansprüche leidenschaftlich bekarnpft wurden? [... ]>>in O. von
Nell-Breuning, op. cit., p. 81-82.
166 L 'ordolibéralisme allemand

Enfin, en s'abstenant de toute intervention dans l'économie, l'Etat n'assure plus


son rôle et parallèlement il est conduit à assumer des tâches qui, en vertu du prin-
cipe de subsidiarité, ne lui appartiennent pas9 • Il y a ainsi un danger de dérive vers
le totalitarisme.
Pour résoudre la crise sociale, Pie XI propose les mesures suivantes :
L'Etat doit tout d'abord créer un cadre juridique dans lequel l'activité
10
économique peut s'exercer au profit du bien commun • L'intervention de
l'Etat est indispensable pour garantir l'institution de la propriété privée et
en éviter les abus. Des mesures de nationalisation ou de réformes agraires
11
peuvent être justifiées •
Contre la prolétarisation, Pie XI demande que 1' épargne des ouvriers soit
encourarée, la formation d'un capital apportant de la sécurité pour chaque
1
famille • Parallèlement, le consumérisme doit être combattu par le respect
de la loi morale dans les affaires.
Au-delà de la fixation d'un salaire juste, le pape envisage la participation
de 1' ouvrier à la vie de 1' entreprise, par la possession d'une part du capital
13
et une certaine cogestion •
Le juste salaire doit satisfaire les trois conditions suivantes :
Couvrir les besoins vitaux de 1' ouvrier et de sa famille, sans que 1' épouse et
14
les enfants soient contraints de travailler •
Permettre à l'entreprise d'être compétitive dans le cadre d'une bonne ges-
tion, (cette condition constituant par ailleurs une condamnation des pra-
tiques anti -concurrentielles) 15 •
Permettre un haut niveau d'emploi dans l'économie et la constitution d'une
16
épargne par les ouvriers •

9. Ibid., p. 100.
10. «[ ... ).Der Staat kann also immer im Rahmen des natürlichen und gottlichen Gesetzes- mit Rücksicht
auf wirkliche Erfordemisse des allgemeinen Wohls genauer im einzelnen anordnen, was die Eigentümer
hinsichtlich des Eigentumsgebrauchs dürfen, was ihnen verwehrt ist. [... )»,ibid. p. 78.
Il. Ibid., p. 102 (§ 114) et p. 108.
12. Ibid., p. 84-85.
13. Ibid., p. 86.
14. Ibid., p. 121.
15. «An zweiter Stelle ist die Lage des Untemehmens bzw. des Untemehmers bei der Bestimmung der
LohnhOhe in Betracht zu ziehen. Ungerecht ware die Forderung übertriebener LOhne, die zum Zusammen-
bruch des Untemehmens mit allen sich daraus ergebenden bosen Folgen flir die Belegschaften selbst fùhren
müBten. Anders, wenn infolge Uissigkeit, aus Mangel an Initiative und dadurch verschuldeter technischer
oder wirtschaftlicher Rückstandigkeit die Rentabilitat des Untemehmens leidet ; daraus laBt sich keine Be-
rechtigung herleiten, der Belegschaft die LOhne zu drücken. Steht dagegen das Untemehmen selbst unter dem
Druck ungerechter Vorbelastungen oder unter dem Zwange, seine Erzeugnisse unter Preis abzugeben, so daB
ihm zufolgedessen die Mittel zur Zahlung angemessener LOhne nicht zur Verfligung stehen, so machen dieje-
nigen, die auf das Untemehmen diesen Druck oder Zwang ausüben, himrnelschreiender Sünde sich schuldig ;
sind doch sie es, die dem Arbeiter, der notgedrungen zu einem Hungerlohn sich verdingt, den gerechten Lohn
vorenthalten. » in Quadragesimo anno, p. 88.
16. Ibid., p. 88-89.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 167

Ces conditions étant difficilement conciliables, Pie XI déclare que la solution du


problème dépend en fait d'une réforme de l'ordre social et de la constitution de
corps intermédiaires, indépendants de l'Etat, qui permettront la réalisation du bien
17
commun et de 1'harmonie sociale, en lieu et place de la lutte des classes • La vo-
lonté de créer des corporations (Berufsstiinde) est la principale divergence entre les
ordolibéraux et la doctrine sociale de l'Eglise.

Wilhelm Ropke : une vision humaniste proche de la pensée sociale


catholique
Parmi les penseurs ordo libéraux, W. Ropke est certainement celui qui était le
plus proche de la pensée sociale catholique. W. Ropke connaissait, appréciait, et
18
même disait apprécier cette pensée • Il avait conscience que ses propres idées
étaient souvent proches de la doctrine sociale, voire pouvaient être confondues avec
elle. Il entretenait enfm des relations intellectuelles, et même parfois cordiales avec
des auteurs catholiques, et notamment avec O. von Nell-Breuning 19 •
Une dernière caractéristique des travaux de W. Ropke qui fait apparaître sa
proximité avec la doctrine sociale est sa propension à quitter le champ de la science
économique, par nature étranger à la doctrine sociale de l'Eglise, pour exposer une
vision humaniste de la société.
C'est cette vision que je me suis attaché à étudier et à comparer avec la pensée
sociale catholique allemande, essentiellement à partir de Die Gesellschaftskrisis der
20
Gegenwart et de Civitas Humana •
Dans Gesellschaftskrisis der Gegenwart, W. Ropke part du constat que la so-
ciété est malade, qu'elle vit une crise aussi soudaine que profonde et qu'il convient
dès lors d'en rechercher les causes à la lumière de trois mille ans d'histoire.
W. Ropke constate ainsi que le progrès technique n'est pas fondamentalement une

17. Ibid., p. 94-95.


18. « [... } Habe ich Ihnen übrigens schon gesagt, welche freudige Überraschung ich erlebt habe, ais ich
kürzlich die 'Quadragesimo anno' im lateinischen Original las? Es ist betrüblich zu sehen, was katholische
Intellektuelle aller Art da tendenziôs hineininterpretiert haben, so daB wir selbst innner davon abgeschreckt
wurden. Jetzt weiB ich es besser, und auch Sie sollten sich dieses wirklich sehr schône Dokument einmal vor-
nehmen. Das Programm der Enzyklika ist im Grunde: 'redemptio pro/etarium' und Wiederherstellung einer
vernünftigen Marktwirtschaft, gegen Monopolmacht (oeconomicus potentatus) und lnteressentenwirtschaft.
Yom Korporationenstaat ist überhaupt keine Rede! », « Brief vom 13.5.1943 an Rüstow » in W. Rôpke,
Briefe 1934-1966. Der innere Kompaj3, Zurich, 1976, p. 69. «Eine wirkliche Sozialdoktrin hat eben nur der
Katholizismus, namlich die thomistische, und keine schlechte. », ibid., W. Rôpke au Dr. Heinrich Droz, 1944,
p. 74
19. « [ ... ] Was ich zu diesem "Standard-of-Life-ism" zu sagen habe, ist natürlich eine Kette von Variatio-
nen über das Thema "Der Mensch lebt nicht vom Brot allein ... ". Arbeitsglück, Entproletarisierung, Eigentum,
Bauerntum - das waren einige der Haupttasten, die ich anschlagen werde. Auch die Frage, welches denn die
echte Gegengesinnung des Westens im Karnpfe mit dem Kommunismus ist, soli mich beschâftigen. [... ] »,
lettre de W. Rôpke au Prof. Dr. O. von Nell-Breuning, du 22.12.1954, op. cit., p. 137.
20. Les citations ci-dessous sont toutes extraites de la partie introductive de W. Rôpke, Die
Gesel/schaftskrisis der Gegenwart, Erlenbach-Zurich, 4e éd., 1945.
168 L'ordolibéralisme allemand

source de progrès humain21 • En 1941, il observe que, malgré la complexité de la


crise, l'unité sur les raisons de la décadence est en train de gagner sur les vieilles
oppositions et la réalisation même de cette unité est selon lui un indice de la justesse
du diagnostic22 • Je ne doute pas qu'il inclut dans cette idée de convergence le
rapprochement entre catholiques, protestants et libéraux humanistes. Dans ce
diagnostic, W. Rôpke effectue la même distinction que Pie XI, en ce qu'il dégage
d'un côté les causes morales 1 spirituelles et de l'autre, les facteurs po-
litiques 1 économiques 1sociaux23 • Il juge les premières extrêmement importantes,
voire selon les pays, primordiales 4 • W. Rôpke constate la dissolution et la
destruction de toutes les valeurs et normes transmises de génération en génération25 •
Il se plaint d'un «chaos spirituel», d'un «relativisme sans bornes» (le
positivisme) qui résultent de la consommation du capital spirituel et moral hérité de
l'Antiquité païenne et du christianisme 26 • Face à cet affaiblissement, il affirme
cependant que le christianisme constitue encore 1'une des plus robustes forces
constitutives de la société et qu'il est à ce titre indispensable27 •
La dégénérescence est, selon W. Rôpke, caractérisée par le processus de massi-
fication (Vermassung) qui conduit à la dissolution des corps sociaux intermédiaires,
ne laissant que des individus isolés les uns des autres, dont 1'existence est désormais
caractérisée avant tout par leur fonction sociale de producteur, de consommateur,
d'électeur, etc. L'intégration de l'homme dans un corps social fait place à une
pseudo intégration dans les institutions du monde moderne et trouve son point
28
culminant dans l'état collectiviste •

21. « So wie die Sonne Homers auch uns noch immer Uichelt, ist alles Wesentliche, um das das Leben
schwingt, sich gleich geblieben, Nahrung und Liebe, Arbeit und Mufle, Religion, Natur und Kunst. >> in
W. Ropke, op. cit., p. 7, 9, 13 et p. 11.
22. Ibid., p. 13-14.
23. « [ ... ] indem wir die pathologischen Entartungen unserer abendlandischen Gesellschaft nach ihren
Ursachen und Erscheinungsformen in zwei groBe Gruppen ordnen : die geistig-moralischen und die politisch-
sozial-ôkonomischen (soziologischen) »,ibid., p. 16.
24. Ibid., p. 22
25. « [ ... ] das durch die Autlôsung und Zersetzung aller überkommenen Werte und Normen, durch den
kulturellen Reservenverzehr eines ganzen Jahrhunderts geschaffen worden ist. Das Alte ist verbraucht oder
entwertet, alles ist weich und schwammig geworden, das Absolute relativiert, der feste Untergrund von Nor-
men, Prinzipien und Glaubensvorstellungen unterhôhlt und vermorscht, alles ist von Skepsis und ,Ideologie-
verdacht" (H. PleBner) angefressen, und der "warme unheimliche Atem des Tauwinds", den Nietzsche spürte,
hat sein Werk getan. »,ibid., p. 17.
26. Ibid. p. 18
27. Ibid. p. 19
28. « Eine gesunde und fest in sich selbst ruhende Gesellschaft besitzt eine echte "Struktur'' mit vielen
Zwischenstufen; sie weist einen notwendigerweise, "hierarchischen" (d.h. nach den gesellschaftswichtigen
Funktionen, Leistungen und Führerqualitiiten gegliederten) Autbau auf, in dem der einzelne das Glück hat, zu
wissen, wo er steht. Wahrend eine solche Gesellschaft sich auf die gruppierende Funktion echter, mit
menschlicher Warme erfti11ter Gemeinschaft (der Nachbarschaft, der Familie, der Gemeinde, der Kirche, des
Berufes) stützt, hat sich die Gesellschaft in den letzten hundert Jahren von einem solchen Ideal immer weiter
entfemt und sich in Haufen von abstrakten Individuen aufgelôst, die als Menschen ebenso einsam und isoliert
wie als bloBe Funktionstrager termitenartig zusammengepreBt sind. [ ... ]. An die Stelle der echten Integration
durch wirkliche Gemeinschaft, die das Band der Nahe, die Natürlichkeit des Ursprungs und die Warme der
unmittelbaren menschlichen Beziehung braucht, ist die Pseudointegration durch Markt, Konkurrenz, zentrale
Organisation, auBere Zusammenpferchung, Stimmzettel, Polizei, Gesetz, Massenversorgung, Massenvergnü-
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 169

W. Rôpke classe les facteurs sociologiques qui favorisent la massification en


9
trois sous-groupes : démographique, technologique et politico-institutionnee • Le
facteur démographique recouvre 1'accroissement très important de la population à
partir du XIXe siècle, accroissement que W. Rôpke décrit en des termes très négatifs,
parce qu'il l'estime responsable de la destruction des structures sociales
traditionnelles et en partie responsable du développement des facteurs techno-
0
logique et institutionnee • De l'ensemble de ce processus résulte la prolétarisation
d'une partie de la population31 , que W. Rôpke défmit encore plus radicalement que
la pensée sociale catholique, non seulement comme 1' état de dépendance et
d'insécurité résultant de la condition d'ouvrier salarié, mais aussi comme
1'asservissement de 1'homme à la machine, aggravé par la perte de sens du travail et
de dignité qui en résultene 2 • Il considère enfin le socialisme sous toutes ses formes
33
comme l'accomplissement extrême de la prolétarisation •
Une conséquence grave des phénomènes de massification, de prolétarisation et
de mécanisation est la crise de la famille traditionnelle et sa dégradation en foyer de
34
consommation, où la femme ne peut plus remplir son rôle • Une autre conséquence

gen, Massenemotionen und Massenbildung getreten, eine Pseudointegration, die dann im kollektivistischen
Staate ihre liuBerste Steigerung erfàhrt. »,ibid., p. 23-24.
29. Ibid., p. 28.
30. << Es liegt auf der Hand, daB die ungeheure und beispiellose Bevôlkerungsvermehrung der letzten hun-
dert Jahre [... ] auf den Erdball eine "Masse" im rohen arithmetischen Sinne warf, die der ganzen Zivilisation
einen Massencharakter geben muBte. [ ... ] Die Überflutung des Westens mit unzâhligen neuen Millionen
bedeute ôkonomische, soziale und kulturelle Spannung, der kaum irgendeine Gesellschaft hlitte widerstehen
kônnen, ohne ihre Struktur zu verlieren und zu einer Massengesellschaft zu degenerieren. »,ibid., p. 28-29.
31. << Nicht die Bevôlkerungsvermehrung allein, sondem mindestens in gleichem MaBe die moderne
Maschinentechnik, die Art ihrer Anwendung, die kurzsichtigerweise bevorzugten Formen der industriellen
Betriebsorganisation und schlieBiich auch bestimmte politisch-soziale MaBnahmen des Staates tragen die
Verantwortung dafùr, daB die Proletarisierung zu einem Massenschicksal geworden ist [... ).»,ibid., p. 29.
32. << Was die Proletarisierung vielmehr kennzeichnet, ist ihre seelisch-vitale Seite : die devitalisierende
Wirkung der proletarisch-groBindustriellen Lebens- und Arbeitsweise, die weder durch hôhere Lôhne noch
durch grôBere Kinos gebessert werden kann ; die Abhlingigkeit und Unsicherheit, welche Eigenturnslosigkeit
und Kurzfristigkeit des Einkommens verursachen ; die Militarisierung der Arbeit, welche anonym, unter der
unsichtbaren Sklavenpeitsche der Maschinengiganten, unter stiindiger Disziplin und ais Teil eines erdrücken-
den Ganzen verrichtet werden muB und dadurch weitgehend Sinn und Würde verliert ; die der Natur und den
organischen Gemeinschaften entfremdete Existenzform, die der Veranlagung des Menschen unangernessen ist
und ihm die natürliche wie soziale Einbettung raubt, deren er bedarf. »,ibid., p. 29-30.
33. << Immer aber wird ein Land dann als stark proletarisiert gelten müssen, wenn GroBbetrieb und Besitz-
konzentration dahin gefuhrt haben, daB ein groBer Teil der Bevôlkerung zu unselbstlindigen, verstiidterten und
in die industriell-kommerzielle Betriebshierarchie eingegliederten Beziehem von Lohn und Gehalt geworden
ist und damit jene ôkonomisch-soziale V ermassung eingetreten ist, die wir kennen. Und vergessen wir nicht,
daB jede Vemichtung einer selbstandigen Existenz den ProzeB ilirdert und daB schlieBlich jeder wie immer
geartete Sozialismus nur seine âuBerste Vollendung bedeutet, und zwar in dem doppelten Sinne, daB er aus
ihm herauswâchst und ihn zugleich bis zur letzten Konsequenz fortfùhrt. Das ist bis zum Grade wahr, daB
man statt Sozialismus ebensogut Proletarismus sagen kônnte [... ]»,ibid., p. 30-31.
34. <<Sie [Die Entwicklung) hat in der Tat ôkonomisch-soziale Verhâltnisse geschaffen, in der die Fami-
lie als das naturgegebene Feld der Frau, als Erziehungsstiitte der Kinder und als die natürlichste
Gemeinschaftsze]]e verkümmem und schlieBlich zur bloBen gemeinschaftlichen Adresse generieren muB,
unter dem Vorbehaltjederzeitiger Kündigung durch Ehescheidung. [ ... ).Und wenn wir uns vor Augen hatten,
daB eine ganze Hâlfte der Gesellschaft, nâmlich die weibliche, durch diese Entwicklung in ihrer naturgemâBen
Lebenserfù11ung bedroht und dadurch zu ihrem eigentlichen Opfer wird, so werden wir den Verfall der
Familie ohne Übertreibung als eine der schlimmsten Krankheitserscheinungen unserer Zeit bezeichnen kôn-
nen. »,ibid., p. 31-32.
170 L'ordolibéralisme allemand

qui touche W. Ropke personnellement est la sclérose de la vie sociale à la cam-


35
pagne et l'urbanisation des villages, le recul de l'économie de subsistance • Cette
analyse concorde en grande partie avec la pensée sociale catholique contemporaine
de Quadragesimo anno, à 1' exception notable de la question démographique.
W. Ropke constate par ailleurs que la crise morale et sociologique affecte éga-
36
lement les systèmes économique et politique •
La « crise de la démocratie » consiste simultanément en la perte d'autorité de
l'Etat et en l'accroissement de la centralisation et de la bureaucratie au détriment du
fédéralisme et des compétences communales. Il en résulte une mécanisation de la
structure étatique qui reproduit dans les champs constitutionnel et administratif le
37
processus de massification • C'est pourquoi W. Ropke voit dans la crise de la
démocratie le berceau et le germe de l'état collectiviste et qu'il rejette la possibilité
38
d'un salut en ce demier •
La crise du capitalisme est, selon W. Ropke, une parfaite expression de la crise
morale et sociologique, en même temps qu'elle en est un fruit. Mais simultanément,
le système économique souffre de ses propres manques et son mal nourrit lui-même
9
le malaise globae • Les reproches adressés à un système capitaliste dénaturé sont
nombreux: l'instabilité, le manque de justice, la place croissante laissée aux mono-
poles privés, le fonctionnement insatisfaisant des marchés, la prolétarisation, la
commercialisation, la concentration du pouvoir, l'exagération de la spéculation et la
destruction du capital, les conditions de vie non-naturelles qu'il impose aux
40
hommes • Ces manques du système économique nourrissent la rébellion anti-
capitaliste, pour laquelle W. Ropke montre de la compréhension, et conduisent au
41
socialisme et au collectivisme, qu'il considère en revanche être des impasses •
Le développement simultané du totalitarisme et du socialisme forment les deux
facettes d'un unique phénomène et constituent le point paroxystisque de la crise to-
4
tale de la société • W. Ropke constate cependant, et comme Pie XI dans

35. Ibid., p. 32-33.


36. Ibid., p. 33
37. « Gleichzeitig haben wachsender Zentralismus und Bürokratismus auf Kosten der auf Fôderalismus
oder gemeindlicher Selbstverwaltung beruhenden organischen Vertikalstruktur den Staatsaufbau mechanisiert
und damit denselben EinebnungsprozeB der Vermassung, der die Gesellschaft als Ganzes charakterisiert, im
engeren Bereiche der Verfassung und Verwaltung wiederholt. )), ibid., p. 34.
38. <<[ ... )der Krisenzustand der Demokratie kann also bis zu einem gewissen Grade ais<< pra-kollektivis-
tisch >> gekennzeichnet werden. Daraus ergibt sich aber auch andererseits, daB es vôllig verfehlt ware, in der
kollektivistischen Herrschaft eine Überwindung der Krise der Demokratie zu erblicken [ ... ). »,ibid., p. 34-35.
39. << [... ] das Wirtschaftssystem selbst enthalt genug Fehlkonsnvktionen, Widersprüche und
Entartungserscheinungen, die es selbst dann in eine emste Krise getrieben hatten, wenn nicht die Rückwir-
kungen der Gesamtkrise hinzugetreten waren. )), ibid., p. 35-36.
40. << Indessen dürfte es kaum zweifelhaft sein, daB sich die Menschen auch ohnedies früher oder spater
gegen ein Wirtschaftssystem aufgelehnt hatten, das, so unantastbar auch seine elementaren Prinzipien sind,
doch in der Art, wie man es sich nun einmalleider in vielen Uindem hat entwickeln lassen, die Kritik in so
hohem MaBe herausfordert [ ... ). », ibid., p. 36.
41. Ibid., p. 37.
42. « Diese Gegenüberstellung von Totalitarismus und Sozialismus ist mehr als ein bloBer Vergleich,
vielmehr stehen beide Tendenzen untereinander in so engen Beziehungen, daB sie, wie eingehend bewiesen
werden kann, letzten Endes eine Einheit darstellen. )), ibid., p. 37.
L'enracinement de l'ordolibéralisme dans la pensée allemande 171

Quadragesimo anno, pour le regretter, que les concepts de socialisme et


d'économie planifiée sont souvent employés de manière impropre et trompeuse
pour qualifier de simples nécessités, comme le développement de coopératives de
43
consommateurs •
Pour sortir de la crise, W. Ropke insiste sur le double rejet tant du socialisme
44
que du « libéralisme ancien » • Il propose un nouveau type de politique éco-
nomique qu'il qualifie de radicale-conservatrice. Conservatrice, parce que son ob-
jectif premier est la défense des valeurs et des principes de la civilisation de la li-
berté personnelle ; radicale, parce que sans compromis dans sa critique des erreurs
de la philosophie et de la pratique libérales et le choix de ses moyens d'action, radi-
45
cale aussi dans son opposition au collectivisme •
46
W. Rôpke veut retourner aux sources d'un libéralisme humaniste millénaire • Il
qualifie son programme de « libéralisme constructif» ou « révisionniste »,
d'« humanisme économique», ou bien de« troisième voie», qui exprime selon lui
l'intention décisive de ce programme, à savoir le dépassement de l'alternative entre
47
le « laissez-faire » libéral et le collectivisme •
L'analyse des mesures dans le détail laisse aussi apparaître de nombreuses simi-
litudes avec la doctrine sociale catholique. Néanmoins, je n'ai pas encore été en
mesure d'établir l'existence d'une influence directe ou indirecte de la pensée
catholique sur W. Ropke qui permettrait d'expliquer de manière satisfaisante cette
proximité. Du reste, les divergences sur la question démographique et celle des
corporations me semblent suffisamment fondamentales pour que 1' on puisse peut-
être exclure l'existence d'une telle influence.
Pour expliquer cette proximité, j'évoquerai les deux points suivants: tout
d'abord, W. Ropke était un homme profondément religieux. Il descendait d'une
48
longue lignée de pasteurs luthériens et il fait de la religion un des piliers de l'ordre
social. Par ailleurs, son opposition au nazisme devait tendre à le rapprocher des
idées catholiques. Les pensées économiques et sociales des confessions catholique
et protestante étant elles-mêmes peu différentes, la sincérité religieuse de W. Ropke

43. Ibid., p. 39.


44./bid., p 39-40.
45. «Es handelt sich also um ein Programm, das einen Kampf an zwei Fronten fùhrt: gegen den
Kollektivismus einerseits und gegen den gründlicher Revision bedürftigen Liberalismus andererseits, so wie
er sich im Laufe des 19. Jahrhunderts in den meisten Uindem entwickelt und ausgewirkt hat.», ibid., p. 42.
46. « Worauf es ihnen allein ankommt, ist der Liberalismus in einem allgemeineren, unantastbaren und
über die Jahrtausende hinweg immer wieder frischen Sinne : demjenigen der Persônlichkeitskultur, der dem
Menschen angemessenen Ausgewogenheit von Freiheit und Bindung und der von der Erbsünde der Gewalt
und Ausbeutung erlôsten nicht-kollektivistischen und nicht-feudal-mittelalterlichen Gesellschaft. », ibid.,
p. 41-42.
47. << [ ••• ]. lch habe den Eindruck gewonnen, daB si ch die zuletzt genannte Bezeichnung ais einigermaBen
brauchbar erwiesen hat, da sie weder zu weit noch zu eng erscheint und vor allem die entscheidende Absicht
des neuen Programms zum Ausdruck bringt : die Überwindung der unfruchtbaren Alternative zwischen
Laissez-faire und Kollektivismus. »,ibid., p. 43.
48. Patrick M. Boarman, Apostle of a Humane Economy. Remembering Wilhelm Ropke (1 899-1966), p. 3.
Patrick Boarman fut l'élève, le collaborateur et l'ami de Wilhelm Rôpke. Il publia en 1955 un ouvrage
reprenant les conférences d'un colloque tenu sur le thème<< Le chrétien et l'économie sociale de marché» in
P.M. Boarman, Der Christ und die Soziale Marktwirtschaft, Stuttgart, 1955.
172 L 'ordolibéralisme allemand

le prédisposait à cette proximité des idées. Elle explique directement la préférence


accordée aux valeurs spirituelles et humanistes sur les valeurs matérielles. Le
deuxième facteur qui a influencé la pensée de W. Ropke est son expérience de la
Première Guerre mondiale, et plus exactement le contraste extraordinaire entre sa
vie de soldat dans les tranchées et sa vie d'adolescent dans la campagne de
Hanovre49 • La guerre est sa première grande expérience de la vie moderne et des
dangers possibles du progrès technique pour les hommes, en opposition totale avec
sa vie au village qu'il décrit en des termes idylliques. L'horreur de cette guerre a pu
conduire le jeune homme à idéaliser sa jeunesse passée à la campagne. L'opposition
entre 1'expérience de la guerre totale et une jeunesse paisible, conjuguée à son
amour pour la nature, explique son refus de la massification de la société, de
1'urbanisation croissante, du progrès technique recherché comme une fin en soi ou
considéré sans discernement comme un bienfait pour 1'homme. Les impressions qui
marquèrent W. Ropke dans les tranchées le rendaient d'emblée proche de la
doctrine sociale de l'Eglise, comme on a pu le montrer précédemment.

49. L'importance de la Première Guerre mondiale pour W. Rôpke est telle qu'il la considère comme le
point de départ de la crise de la société occidentale: « [ ... ], wenn wir den eigentlichen Beginn der Krise als
allgerneiner Kulturkrise auf den August 1914 ansetzen und auf die vorangehenden hundert Jahre zurück-
blicken. Wir erkennen dann mit Erstaunen, daB diese einzigartige Periode von 1814 bis 1914 ein Jahrhundert
überwiegenden Friedens und zugleich das Jahrhundert des liberalen Kapitalismus gewesen ist, und dieses
Jahrhundert, das in der Geschichte an Fortschrittsfreudigkeit, Ordnung, Stabilitiit und Wohlstands-steigerung
seinesgleichen sucht, ist es, das von einer Periode der Zerrüttung abgelôst wird, die ebenfalls die meisten
historischen Vorbilder übertriffi. »in W. Rôpke, op. cit., p. 12.
- Ill -

L'influence politique des ordolibéraux


L'influence politique des ordolibéraux 175

Patricia COMMUN

La conversion de Ludwig Erhard à l'ordollbérallsme


(1930-1950)

Avant 1945, les chemins de Ludwig Erhard et des ordolibéraux se croisent sans jamais
se superposer : ces rencontres se font en pleine dictature nationale-socialiste dans le
milieu des affaires, sans prendre immédiatement une dimension intellectuelle. Ludwig
Erhard, bien que d'obédience libérale, s'associe en effet pleinement à la fin des années
30 aux pratiques d'économie dirigée dans l'espoir de sauvegarder les intérêts de
l'industrie légère. Puis, à partir de 1943, Ludwig Erhard prône le retour à l'équilibre
budgétaire dans le cadre d'une économie dirigée. Ce n'est qu'à partir de 1947-1948 que
Ludwig Erhard intègre magistralement les leçons politiques de Walter Eucken et em-
prunte au discours de Wilhem Ropke le vocabulaire et la verve idéologique qui lui vau-
dront d'emporter l'adhésion d'une CDU plus qu'hésitante au retour à l'économie de
marché.

Ludwig Erhard et quelques ordollbérawc


En 1950, Wilhem Ropke fait paraître, à la demande de Konrad Adenauer, un
1
opuscule qui plébiscite la politique économique libérale de Ludwig Erhard • C'est à
la suite de ce soutien officiel que la politique économique poursuivie par le ministre
de 1'Economie en RFA dans les années 50 est apparue publiquement comme la mise
en pratique concertée et volontaire des principes ordolibéraux : la réforme moné-
taire et la libéralisation des prix de 1948, la loi anti-cartels de 1957 n'avaient-elles
pas été appelées de leurs vœux par les ordolibéraux ? L'ardeur que met L. Erhard
dans les années 50, d'une part à défendre les principes ordolibéraux dans ses
interventions publiques, d'autre part à se réclamer de W. Ropke2 confirme l'idée

1. W. Rôpke, Ist die Winschaftspo/itik richtig? Analyse und Kritik, Kohlhammer Verlag, Stuttgart und Kôln,
1950. W. Rôpke n'est pas à proprement parler un ordolibéral puisqu'il ne fait pas partie du cercle de Fribourg
autour de W. Eucken. Il est parfois classé comme un néolibéral, mais le plus souvent reconnu comme un
proche des ordolibéraux. Par ailleurs, il s'engage, de sa propre initiative, dans la défense de la politique de
L. Erhard qu'il sent très isolé au gouvernement: par exemple il décide en 1952 d'aider le directeur du service
de presse de L. Erhard, K. Ockhardt, à éditer un volume d'études scientifiques et de témoignages
d'économistes de renommée internationale en faveur de la politique deL. Erhard et écrit à cet effet à Jacques
Rueff le 16 juillet 1952. L'ouvrage ainsi édité sous son impulsion s'intitule: A. Hunold (dir.), Natürliche
Erkliirung eines Wunders. Winschaft ohne Wunder, Volkswirtschaftliche Studien fùr das Schweizerische
Institut fùr Auslandsforschung, Erlenbach-Zürich, 1953. Ces détails sont évoqués dans la correspondance de
W. Rôpke éditée par son épouse: Eva Rôpke (dir.), Wilhem Ropke, Briefe 1934-1966, Der innere Kompass,
Eugen Rentsch Verlag, Erlenbach-Zürich, 1976, p. 122 et sq. Par ailleurs, au long des années 50, il jouera le
rôle d'un supporter à la fois critique et bienveillant de la politique économique deL. Erhard: Wilhem Ropke,
Ein Jahrzehnt Sozialer Marktwirtschaft in Deutschland und seine Lehren, Aktionsgemeinschaft Soziale
Marktwirtschaft, Schriftenreihe Heft 1, Verlag fùr Politik und Wirtschaft, Kôln, 1957.
2. Dans une interview du 10 octobre 1959, L. Erhard affirme s'être procuré les ouvrages de W. Rôpke pendant
la guerre (Die Gesellschaftskrisis der Gegenwart, Eugen Rentsch Verlag, Erlenbach-Zürich, 1942; Civitas
176 L 'ordolibéralisme allemand

d'une influence revendiquée. Par ailleurs, le poste de conseiller politique occupé par
Walter Eucken dans le conseil scientifique de 1' administration économique bizonale
en 1947-48 conforte également la thèse d'une influence du chef de file de l'Ecole
ordo libérale fribourgeoise sur 1'homme politique3 •
Que le « miracle économique allemand » soit dû à la seule mise en application
d'une théorie économique par un maître d'œuvre a cependant été mis en doute à
plusieurs reprises par les historiens allemands : par Gerold Ambrosius, dans les an-
nées 1945-1949, qui souligne l'inadéquation entre la théorie ordolibérale et les né-
cessités pratiques de la politique économique, l'importance du contexte internatio-
nal particulier de 1' après-guerre, le rôle des corps intermédiaires dans la mise en
4
place et la bonne marche de l'Economie sociale de marché • Par Volker Hentschel 5
qui souligne dans sa biographie deL. Erhard l'écart de niveau intellectuel entre un
Walter Eucken et un Ludwig Erhard, et d'une manière générale l'impact de facteurs
exogènes à la politique économique de L. Erhard contribuant au succès économique
de l'Allemagne fédérale dans les années 1950.
Cette volonté de relativisation et de découplage entre la pensée ordolibérale et la
politique économique de L. Erhard a été également le fait de quelques économistes
et historiens allemands qui ont retracé le cheminement intellectuel de L. Erhard
jusqu'à sa rencontre avec les penseurs ordolibéraux. Il a été ainsi démontré que
L. Erhard avait déjà développé, bien avant 1946, les bases d'un système
économique libéral indépendamment de la pensée ordolibérale : L. Erhard n'a pas
attendu W. Eucken ou Franz Bôhm pour penser qu'il fallait lutter contre les
monopoles, mais il avait appris de son maître, le sociologue Franz Oppenheimer,
l'importance du pouvoir régulateur de la concurrence et l'opposition aux monopoles
qui en découlait. L. Erhard avait également déjà appris de son maître à la

Humana. Grundfragen der Gesellschafts- und Wirtschaftsreform, Verlag Paul Haupt, Bem und Stuttgart,
1944) et les avoir absorbés «comme de l'eau dans un désert» : cf. L. Erhard, « Organisch und unorganisierte,
harmonisch und harmonisierte » in A. Hunold, Gegen die Brandung, Eugen Rentsch Verlag, Erlenbach-
Zürich, 1959, p. 12. Par ailleurs, il affirme considérer W. Rôpke comme son «frère spirituel» et avoir une
identité de vues parfaite avec lui : cf. Lettre de Erhard à Rôpke du 22 mai 1950 (Ludwig-Erhard-Stiftung,
Nachlass Erhard 1 4 59) citée également par le germaniste A.C. Mierzejewski (université d'Athènes), « Water
in the desert ? The influence of Wilhem Rôpke on Ludwig Erhard and the social Market economy » texte
composé pour le dernier colloque des German Studies Association, Studies 10 de novembre 2002. Je remercie
ici son auteur qui m'a fait parvenir son texte avant publication.
3. W. Eucken appartient au conseil scientifique de l'administration économique de la bizone et joue un rôle en
cela essentiel dans la conscience qui se fait jour de la nécessité d'une réforme monétaire accompagnée d'une
libéralisation des prix le plus rapidement possible (cf. l'article de Sylvain Broyer p. 201-219 dans cet
ouvrage). Il meurt prématurément en 1950.
4. G. Ambrosius, Die Durchsetzung der Sozialen Marktwirtschaft in Westdeutsch/and 1945-1949, Beitrage
zur Wirtschafts- und Sozialpolitik in Deutschland nach 1945, hrsg. vom Institut fùr Zeitgeschichte, Deutsche
Verlags-Anstalt GmbH, Stuttgart, 1977. Egalement: W. Abelshauser, Wirtschaft in Westdeutschland 1945-
1948. Rekonstruktion und Wachstumsbedingungen in der amerikanischen und britischen Zone, Stuttgart
1975 ; W. Abelshauser, D. Petzina, « Krise und Rekonstruktion. Zur Interpretation der gesamtwirtschaftlichen
Entwicklung Deutschlands im 20. Jahrhundert » in W.H. Schrôder, R. Spree (dir.), Historische
Konjunkturforschung, Stuttgart, 1980. Pour une vue d'ensemble sur les thèses de la reconstruction voir:
R. Klump, << Wirtschaftsordnung und Wirtschaftspolitik in der Bundesrepublik Deutschland (1949-1990) >> in
J. Schneider, W. Harbrecht (dir.), Wirtschaftsordnung und Wirtschaftspolitik in Deutschland (1933-1993},
Franz Steiner Verlag, Stuttgart, 1996, p. 397-414.
5. V. Hentschel, Ludwig Erhard, Ein Politikerleben, Olzog Verlag, München, 1996.
L'influence politique des ordolibéraux 177

Fachhochschule de Nuremberg, Walter Rieger, l'importance d'une stabilité


monétaire pour une économie nationale et de l'indépendance d'une banque centrale.
Son second maître, Wilhem Vershofen, lui a inculqué l'importance de la
6
souveraineté du consommateur et l'importance des études conjoncturelles •
Cependant, cet ancrage dans le champ libéral antérieur à 1945 a été plus récem-
ment mis en doute par les tenants en Allemagne de la thèse de la continuité entre
1'histoire du national-socialisme et celle de la République fédérale allemande :
ceux-ci ont sérieusement mis en doute ces dernières années la fidélité de L. Erhard
au libéralisme. Les recherches ont été effectuées sous l'impulsion initiale de Ludolf
Herbst et de l'historien est-allemand Dietrich Eichholtz ainsi que de l'historien
Karl-Heinz Roth. Ils ont mis à jour de nombreux documents d'archives semblant
7
prouver une collaboration deL. Erhard avec le pouvoir national-socialiste •
L'image qui résulte donc actuellement de la relation entre L. Erhard et les pen-
seurs ordolibéraux est la suivante: celle d'un pur opportunisme et/ou d'une convic-
tion affichée par nécessité politique après les errements de la collaboration à la po-
litique d'occupation nationale-socialiste. Les racines libérales de l'ordolibéralisme
et de l'Economie sociale de marché viennent même d'être très récemment remises
en cause par un jeune historien qui a appliqué cette même thèse de la continuité à
8
l'historique des concepts de l'Economie sociale de marché • Ou bien devons-nous
nous en tenir à l'image traditionnelle plus conforme au mythe du« père du miracle
économique»: celle d'un homme politique ayant, jusqu'en 1945, vécu une phase
intellectuelle intense, nettement ancrée dans le champ libéral puis 1'opposition au
nazisme qui lui fait adopter sans rupture les thèses ordolibérales, elles-mêmes for-
mes du renouveau du libéralisme dans 1' Allemagne de 1' après 1945 ?
Il est difficile de sortir de cette apparente antinomie tant que 1' on ne sort pas de
l'idée d'une influence des penseurs sur un homme politique et donc que l'on can-
tonne la recherche à l'étude de l'influence d'une pensée sur une action politique. Il
faut tout d'abord revenir à la période antérieure à 1945 pour mieux comprendre

6. H.F. Wünsche, Ludwig Erhards Gesel/schafts- und Wirtschaftskonzeption. Soziale Marktwirtschaft ais
Politische Okonomie, Bonn Aktuell, Suttgart 1986 ; C. Heussgen, Ludwig Erhards Lehre von der Sozialen
Marktwirtschaft. Ursprünge, Kerngehalt, Wandlungen, Sozioôkonomische Forschungen, 13, Paul Haupt,
Bem, Stuttgart, 1981.
7. L. Herbst, Der Totale Krieg und die Ordnung der Wirtschaft. Die Kriegswirtschaft im Spannungsfeld von
Politik, Ideologie und Propaganda. 1939-1945, hrsg. vom Institut für Zeitgeschichte, Deutsche Verlags-
Anstalt, Suttgart, 1982; D. Eichholtz, Geschichte der deutschen Kriegswirtschaft 1939-1945, Bd. 3,
Akademie Verlag, Berlin, 1996; K.H. Roth, « Wirtschaftliche Vorbereitungen auf das Kriegsende und
Nachkriegsplanungen >> in D. Eichholtz, op. cit., p. 509-613 ; K.H. Roth, Das Ende eines Mythos. Ludwig
Erhard und der Übergang der deutschen Wirtschaft von der Annexions- zur Nachkriegsp/anung (1939-1945),
Teil 1 : 1939-1943 in : 1999, Zeitschrift fur Sozialgeschichte des 20. und. 21. Jahrhunderts 10, 1995 ; Teil II :
1943 bis 1945 in: id., 1998. Sur les activités de L. Erhard dans le cadre de la politique d'occupation
allemande en Lorraine : P. Commun, « Von der deutschen Besatzung zur Europaischen Gemeinschaft für
Kohle und Stahl ? Lothringen und die deutsch-franzôsische Handels- und Wirtschaftspolitik, 1931-1952 >> in
T. Sandkühler (dir.), Europiiische Integration. Deutsche Hegemonialpolitik gegenüber Westeuropa 1920-
1960, Beitrâge zur Geschichte des Nationalsozialismus, Bd. 18, Wallstein, Gôttingen, 2002, p. 195-223.
8. O. Breker, « Ordoliberalismus - Soziale Marktwirtschaft- Europaische Integration. Entwicklungslinien
einer problematischen Beziehung >>in T. Sandkühler, op. cit., p. 99-127.
178 L'ordo libéralisme allemand

comment s'est effectuée la rencontre entre L. Erhard et les ordolibéraux, tant par le
biais des textes que dans la réalité historique.
Il faut ensuite considérer queL. Erhard et la plupart des ordolibéraux ont eu une
activité pratique, ancrée dans le monde économique et politique, ainsi que de
publication sur des sujets de politique économique. L. Erhard et les ordolibéraux se
rencontrent et se croisent dans un même champ : celui du politique, plus
particulièrement de la politique économique. Etudier cette relation entre ordo-
libéraux et L. Erhard revient certes à étudier 1'influence intellectuelle de certains
penseurs ordolibéraux comme W. Eucken et W. Rôpke sur 1'homme politique, mais
également comment et dans quelles circonstances cette influence s'est mise en place
entre 1942 et 1949.
Par ailleurs, enfin, le recours aux archives ainsi que l'étude comparative de tex-
tes de L. Erhard et W. Rôpke permettent de montrer dans quelle mesure les idées
ordolibérales effectivement reprises par L. Erhard opèrent une synthèse entre le
souvenir de l'expérience d'économie dirigée nazie et le retour au libéralisme. Mais
cette mise en œuvre s'effectue moins dans le domaine de 1' action politique que dans
le· champ du discours politique. W. Rôpke a fourni à L. Erhard les bases idéologi-
ques et sémantiques d'un discours qui a rendu l'économie de marché acceptable
pour une majorité parlementaire puis électorale. Cette contribution s'inscrit dans la
continuité des études entreprises par le germaniste anglais Anthony J. Nicholls qui
mêle également histoire des idées dans le domaine de la politique économique et
histoire politique. Elle s'inscrit également dans la suite des dernières publications
9
anglo-saxonnes et américaines sur W. Rôpke et L. Erhard •

Une formation libérale à l'écart des grands courants de pensée


économique
L. Erhard a bénéficié d'une formation qui s'est faite à l'écart des grandes discus-
10
sions qui agitaient les économistes allemands pendant les années 1920 • En effet, le

9. A.J. Nicholls, <<Ludwig Erhard and German Liberalism- An ambivalent relationship? » in K. Jarausch,
L. E. Jones (dir.), In search of Liberal Germany: Studies in the History of German Libera/ismfrom 1789 to
the present, Providence, RI, Oxford, 1990 ; A.J. Nicholls, Freedom with responsability. The social market of
economy in Germany 1918-1963, Clarendon Press, Oxford, 1994; V. Berghahn, « ldeas into Politics: the
Case of Ludwig Erhard>> in R.J. Bullen, H. Pogge von Strandmann, A.B. Polonsky (dir.), /deas into Politics,
London 1984; J. Zmirak, Wi/hem Ropke. Swiss localist. Global Economist, Wi1mington, Delaware, 2001 ;
A.C. Mierzejewski (op. cit., 2002) insiste cependant plutôt sur les différences qui se font jour dans les années
50 entre L. Erhard et W. Rôpke: L. Erhard ne partage pas l'antimodemisme, la critique du capitalisme
industriel et de la concentration dans les grandes villes de W. Rôpke.
10. Voir à ce sujet par ex. G. Kolb, Geschichte der Volkswirtschaftslehre. Dogmenhistorische Positionen des
okonomischen Denkens, Verlag Franz Vahlen, München, 1997; K. Adam, K. Nôrr, B. Schefold (dir.},
Erkenntnisgewinne, Erkenntnisverluste, Kontinuitiiten und Diskontinuitiiten in den Wirtschafts-, Rechts- und
Sozialwissenschaften zwischen den 20er und 50er Jahren, Steiner, Stuttgart, 1998 ; K.-R. Brintzinger, Die
Nationalokonomie an den Universitiiten Freiburg, Heidelberg und Tübingen 1918-1945, Peter Lang, Bern,
1996. Au-delà de la question des débats entre les chercheurs, il faut par ailleurs noter qu 'i1 n'y avait pas
réellement d'enseignement de macro-économie dans les universités allemandes des années 20. Les
professeurs d'économie de Friburg qui y furent nommés après la Première Guerre mondiale, qu'il s'agisse de
Diehl ou Schulze-Gavernitz, étaient de tendance très nationaliste. On débattait à Fribourg comme à
L'influence politique des ordo libéraux 179

jeune L. Erhard a suivi une formation dans ce qu'il faut bien appeler le cadre de
l'Ecole libérale de Nuremberg. Il a repris des études universitaires suite à
l'impossibilité physique dans laquelle il était, après de graves blessures subies
pendant la Première Guerre mondiale, de supporter de longues stations debout dans
l'échoppe paternelle. Il avait suivi une formation qui l'avait amené à des études en
économie d'entreprise poursuivies à l'Université de Nuremberg entre 1919 et 1925.
Il a donc évolué dans l'un des cercles libéraux en Allemagne. Puis il a rédigé un
doctorat sous la direction du célèbre sociologue social-libéral Franz Oppenheimer à
1'Université de Francfort. Celle évolution le laisse à 1'écart des débats qui
opposèrent W. Eucken aux tenants de l'Ecole historique.
En 1928, après trois années passées dans l'échoppe de confection paternelle à
Fürth, il se décide à accepter 1' offre de son ancien maître W. V ershofen : il entre
comme chercheur à l'Institut for Wirtschaftsbeobachtung der deutschen
Fertigindustrie fondé en 1925 dans le cadre de l'Université Hindenburg, mais prin-
11
cipalement financé par la petite industrie franconienne • Le projet qu'en avait son
maître et directeur, le libéral W. Vershofen, d'en faire un institut de recherches tra-
vaillant en étroite collaboration avec l'industrie légère convainc le jeune Erhard,
soucieux de ne pas oublier ses premières expériences commerciales dans 1' échoppe
paternelle et de ne pas considérer la réflexion économique comme étant aux anti-
podes de la pratique industrielle. Cette volonté de relier pratique et théorie, mais
aussi micro-économie et macro-économie, est également un point important sur le-
quel W. Eucken ne cesse de revenir dans ses différentes préfaces aux Fondements
de l'Economie nationale dès 1939 12 • Cependant, même s'il existe des parallèles, il y
a une différence de taille entre L. Erhard et W. Eucken : si, pour W. Eucken, la ré-
flexion macro-économique doit être conduite de manière inductive à partir
d'exemples tirés de la réalité industrielle historique, la conduite en matière de
politique économique doit, elle, être déductive, dans la mesure où elle doit
s'inspirer de principes macro-économiques théorisés préalablement. Pour le jeune
L. Erhard des années 30, la réflexion sur la politique économique s'inspire des pro-
blèmes de l'industrie lé9ère dont il se fait, comme nous le verrons, le représentant
3
des intérêts tous azimuts •

Nüremberg de sujets d'actualité politique comme les conséquences économiques du traité de Versailles. Mais
ce n'est pas avant 1929 que W. Eucken se fait connaître par des conférences sur le débat des réparations, tout
comme le fait d'ailleurs également W. Vershofen à Nuremberg à la même époque. Les conférences clés de
A. Lampe sur les« Grundbegriffe der Volkswirtschaft »n'ont pas lieu avant 1931-32.
11. L'institut de W. Vershofen était financé environ pour les deux-tiers par les associations patronales des
petites industries de la région. Stadtarchiv Nümberg: STAN C71KR 1870.
12. « Gerade in der Auseinandersetzung mit den konkreten Sachproblemen erfahren wir, welche alteren
Problemstellungen, Verfahren und Problemlôsungen wertvoll und unentbehrlich sind, welche uns fôrdem und
welche als unbrauchbar und wertlos fallen gelassen werden müssen ... » W. Eucken, Aus dem Vorwort zur
zweiten Aujlage der Grundlagen der Nationa/okonomie, Springer-Verlag, Berlin, London, Paris, September
1941, p.x.
13. L'historien est-allemand Dieter Mühle a vu également en L. Erhard le« porte-parole des entreprises non
monopolistiques de l'industrie de consommation >>. (D. Mühle, Ludwig Erhard. Eine Biographie, Dietz, Ost-
Berlin, 1965).
180 L'ordolibéralisme allemand

La rencontre de L. Erhard avec A. Rüstow et A. Müller-Armack


C'est également dans des centres de recherche financés par l'industrie que tra-
vaillent deux auteurs dont les noms seront liés postérieurement à 1' ordo libéralisme
et à l'Economie sociale de marché: Alexander Rüstow et Alfred Müller-Armack.
Au début des années 30, A. Rüstow 14 dirige le département d'économie de
l'Association des entreprises de machines-outils, le Verein Deutscher Maschinen-
bauanstalten à Berlin, dont le directeur était un certain Karl Lange. A. Rüstow
travaille donc dans le milieu industriel de la machine-outil et c'est par ce biais qu'il
rencontre d'abord W. Vershofen, directeur de l'Institut for Wirtschaftsbeobachtung,
1' observatoire de la vie économique à Nuremberg, puis son collaborateur direct
L. Erhard 15 • ·

Le jugement que porte A. Rüstow sur L. Erhard est, à cette époque, relativement
mitigé, du moins si l'on en croit l'historien Theodor Eschenburg, lui-même
chercheur travaillant sous la direction de A. Rüstow : L. Erhard était à ses yeux un
homme qui avait « une conception clairement libérale de 1' économie ». Cependant,
même si L. Erhard n'avait pas de lien avec le parti libéral de droite, le fameux
Wirtschaftspartei, et ne pouvait être donc suspecté d'appeler une dictature de ses
vœux ou de soutenir les nationaux-socialistes, A. Rüstow, au vu de son absence de
16
choix politique clair, le suspectait de dérive politique potentielle • C'était, à son
avis, non un économiste mais un « spécialiste » des questions micro-économiques
touchant l'industrie légère, un représentant des intérêts du monde du commerce qui
n'embrassait cependant pas 1' opinion politique libérale très conservatrice, la plus
répandue dans le Mittelstand des années 30 et qui n'hésitera pas à rendre allégeance
17
aux nationaux-socialistes • Il méconnaissait ou ne jugeait pas utile de considérer la
dimension scientifique et/ou politique des écrits de L. Erhard qui avait déjà publié
sur un certain nombre de thèmes de politique économique. Par ailleurs, A. Rüstow

14. A. Rüstow est un proche des milieux libéraux, philosophe et théologien de formation qui aborde
l'économie en autodidacte et sous un angle religieux. Il se réfugie de 1934 à 1950, comme W. Rôpke à
l'Université d'Istanbul où il rédige sa grande trilogie: Ursprung der Herrschaft, 1950; Weg der Freiheit,
1952; Herrschafl oder Freiheit, 1957. A. Rüstow s'intéresse à l'économie avec son point de vue de
sociologue des religions qu'il expose dans Das Versagen des Wirtschafts/iberalismus ais
religionsgeschichtliches Problem, paru à Istanbul en 1945 et expressément dédié à W. Rôpke.
15. Les circonstances dans lesquelles L. Erhard et A. Rüstow se sont rencontrés ne sont pas encore très
clairement établies. Elles sont rapportées par l'historien T. Eschenburg dans la préface qu'il rédige à la
parution du facsimilé du fameux écrit de L. Erhard rédigé en 1943 et redécouvert en 1977 : T. Eschenburg,
<< Aus persônlichem Erleben : zur Kurzfassung der Denkschrift 1943/44 », en introduction à Ludwig Erhard,
Kriegsfinanzierung und Schuldenkonsolidierung, Frankfurt 1 Main, Berlin, Wien, PropyHien, 1977, p. XV,
XVI et XVII.
16. << Rüstow nannte Erhard einen brauchbaren Mann mit beachtlich wirtschaftlichen Ansatzen, was bei dem
geistig ausserst Anspruchsvollen schon einiges bedeutete. Rüstow fügte hinzu : Bei dieser Art von
Spezialisten muss man vorsichtig sein, sie lagen nicht selten politisch falsch. Aber nach Rüstows Eindruck
neigte Erhard nicht zur Wirtschaftspartei, die gerade im Handel grossen Anhang batte, auch nicht zu einer
verkappten Diktatur, deren Anhanger bis in die Kreise des katholischen Zentrums und der rechten
Demokraten hineinragten. Nationalsozialist ware er schon gar nicht. Für Erhard sprache auch, dass er bei
Franz Oppenheimer, den Rüstow verehrte, promoviert batte.>> T. Eschenburg, op.cit., p. XVI. Il restera à voir
dans quelle mesure une collaboration s'est engagée entre les deux instituts.
17. Voir à cet égard M. Schumacher, Mittelstandsfront und Republik. Die Wirtschaftspartei und der deutsche
Mittelstand 1918-1933, Düsseldorf, 1972.
L'influence politique des ordolibéraux 181

travaille à son grand œuvre Ortsbestimmung der Gegenwart et doit, contrairement à


Ludwig Erhard qui survit dans le cadre de l'Institut de Nuremberg jusqu'en 1942,
quitter l'Allemagne pour Istanbul dès 1933. Les deux hommes se rencontrent donc
dans le cadre de leurs milieux industriels respectifs mais on ne peut encore parler
d'influence intellectuelle d'un penseur néolibéral ou proche des conceptions
ordolibérales sur L. Erhard.
En avril 1941, L. Erhard fait la rencontre d'Alfred Müller-Armack dans des
conditions similaires à celles dans lesquelles il a rencontré A. Rüstow. Ce qui a fort
probablement occasionné la rencontre entre A. Müller-Armack et L. Erhard fut le
fait qu'entre 1937 et 1938 L. Erhard avait dû exécuter des études de prix dans la
branche de l'industrie textile pour le compte de la Reichsgruppe Industrie. En 1941,
A. Müller-Armack, alors membre du NSDAP, et titulaire d'une chaire d'économie à
l'Université de Munster, avait été convaincu par un homme d'affaires, Ernst
Hellmuth Vits, patron de la branche du syndicat du textile de la Reichsgruppe
Industrie, le Wirtschaftsgruppe Texti/, de créer un institut de recherche domicilié à
1'Université de Munster dont la mission serait de faire des études de marketing pour
18
1'industrie textile • C'est ainsi que naît en 1941 la F orschungsste//e for a//gemeine
und textile Marktwirtschaft an der Universitiit Münster qui parvient, en dépit du
manque criant de personnel dû aux obligations militaires, à occuper jusqu'à trente
collaborateurs fin 1943... et livre des études sur les ressources textiles dans toute
l'Europe occupée fmancées par l'industrie textile et commanditées par le ministère
19
de l'Economie •
C'est donc dans le cadre d'une collaboration engagée au nom de l'industrie lé-
gère avec l'Etat nazi, et en particulier le ministère de l'Economie, que les deux fu-
turs protagonistes du « miracle économique allemand » se sont rencontrés pour la
20
première fois •

18. A. Müller-Annack, « Wirtschaftspolitik zwischen Wissenschaft und Politik »in G. Schrôder, A. Müller-
Annack, K. Hohmann, J. Gross, R Altmann (dir.), Ludwig Erhard: Beitriige zu seiner po/itischen
Biographie, Festschrift zum fùnfundsiebzigsten Geburtstag, Frankfurt 1 Main, 1971.
19. A.J. Nicholls, Freedom with responsibility. The social market economy in Germany 1918-1963, op. cit.,
p. 104-105.
20. C'est dans un ouvrage publié en 1946, Wirtschaftslenkung und Marktwirtschaft, que A. Müller-Armack
évoque pour la première fois la notion d'Economie sociale de marché dont il est donc en quelque sorte
l'inventeur. Voir à ce sujet: B. Schefold, «Yom lnterventionsstaat zur Sozialen Marktwirtschaft: Der Weg
Alfred Müller-Annacks » in B. Schefold (dir.), Vademecum zu einem Klassilœr der Ordnungspo/itik,
Düsseldorf, Verlag Wirtschaft und Finanzen, 1999; R Kowitz, A. Müller-Annack, Wirtschaftspolitik ais
Berujùng. Zur Entstehungsgeschichte der Sozialen Marktwirtschaft und dem politischen Wirlœn des
Hochschullehrers, Kôln, Deutscher Institutsverlag, 1998. En octobre 1952, le ministre de l'Economie
L. Erhard demande au professeur d'économie A. Müller-Annack de prendre en charge la direction de l'un des
départements clefs du ministère de l'Economie: la Grundsatzabteilung. Après la signature des traités de
Rome, A. Müller-Armack est nommé secrétaire d'Etat aux Affaires européennes le 10 février 1958, poste
qu'il conserve jusqu'au 4 octobre 1963. ll se bat alors pour l'établissement d'un ordre économique libéral en
Europe (à ce sujet: P. Commun, «La contribution d'Alfred Müller-Annack à l'initiation d'un ordre
économique libéral en Europe de 1958 à 1963 » in M.-T. Bi tseh, Le couple France-Allemagne et les
institutions européennes. Une postérité pour le plan Schuman ?, Bruxelles, Etablissements Bruylant, 2001,
p. 171 à 190.)
182 L'ordolibéralisme allemand

Il faut attendre ensuite 1943 pour retrouver la trace d'une quelconque relation et
surtout influence des ordolibéraux sur L. Erhard et ceci, de manière indirecte et dif-
ficilement mesurable. A cette époque, L. Erhard s'est séparé de W. Vershofen et ne
travaille plus depuis fin 1942 pour l'institut de Nuremberg. Il a créé un «Institut for
Industrieforschung » financé par la Reichsgruppe Industrie dans le cadre de laquelle
il est pleinement actif. On le retrouve à partir de 1943 au centre d'un cercle de ré-
sistants proche du ministère de l'Economie, le Stahlkreis, qui travaille à l'évaluation
de la dette de guerre et à une réflexion sur ce que devra être la politique écono-
mique de l'après-guerre21 •
En effet, c'est autour de Karl Guth à Berlin, beau-frère deL. Erhard et directeur
de la Reichsgruppe Industrie, que se constitue à partir de mars 1943 un cercle
d'industriels et d'économistes qui réfléchissent à une alternative dans la perspective
de la défaite allemande et d'une invasion russe. C'est chez Karl Guth que se ren-
contraient, entre autres, L. Erhard, Theodor Eschenburg et Karl Blessing, futur pré-
sident de la Bundesbank et à l'époque directeur d'une grande compagnie pétrolière.
C'est au cours de l'une de ces soirées passées dans l'angoisse de l'attente des bom-
bardements russes sur Berlin que T. Eschenburg évoque en présence de L. Erhard le
livre de W. Ropke, Die Gese/lschaftskrisis der Gegenwart, paru en 1942.
T. Eschenburg rapporte le danger qu'il y avait à introduire ce livre paru en Suisse
dans l'Allemagne nazie de 1943. L. Erhard a donc eu très vraisemblablement
connaissance de ces ouvrages indirectement par le biais des récits qu'en faisait
T. Eschenburg mais semble, aux dires de ce dernier, avoir été enthousiasmé par les
idées qui y étaient exprimées ainsi que par celles de A. Rüstow résumées par
1'historien T. Eschenburg dans 1'ouvrage cité précédemment. Il est difficile de
constater si, comme L. Erhard le prétend a posteriori, il s'est procuré illégalement
et a lu les œuvres de W. Ropke avant la fin de la guerre22 •
Cependant, ces rencontres sporadiques ne suffisent pas à expliquer la collabora-
tion étroite qui s'instaure dans les années d'après-guerre entre un W. Ropke ou un
A. Rüstow et le futur ministre de l'Economie. Car s'il n'y avait pas eu un quel-
conque cheminement parallèle, il n'y aurait sans doute pas eu de conversion à des
idées. La thèse de la conversion qui est un acte d'adhésion à une idée nouvelle sup-
pose une préparation, un cheminement personnel qui porte la personne à accepter
l'idée qui s'offre à lui. C'est justement l'étude de ce cheminement parallèle à celui
des ordolibéraux qui nous permet de rejeter la thèse de l'opportunisme.

21. Voir à ce sujet L. Herbst, op.cit. et D. Eichholtz, op.cit.


22. «In a talk given on 10. October 1959, Ludwig Erhard recounted how he had illegaly obtained the books of
Wilhem Rôpke during World War II. He described how he « soaked them up like the desert absorbs life
giving water [... ] >> A.C. Mierzejewski, op.cit., p. 1.
L'influence politique des ordolibéraux 183

Les conceptions de Ludwig Erhard en matière de politique économique


à travers les années du nazisme : convergences et divergences avec les
points de vue des ordollbérawc avant 1933
La principale tâche de L. Erhard à 1'Institut for Wirtschaftsbeobachtung
consiste, à partir de 1928, en la prise en charge rédactionnelle de la partie politique
du bulletin trimestriel «Die deutsche Fertigware »: les Wirtschaftspolitische
3
Bliitter der Fertigwarenindustrii • C'est dans cette publication de l'institut qui se
fait le porte-parole de l'industrie légère franconienne queL. Erhard va publier toute
24
une série d'articles entre 1932 et 1938 • Il a en charge non pas la partie plus
descriptive portant sur des rapports conjoncturels de branches de l'industrie légère
mais la partie de politique économique. n publie donc des articles de portée natio-
nale, mais ne publie pas dans les principaux journaux qui se font à 1' époque 1' écho
des débats de théorie économique: qu'il s'agisse du Schmollers Jahrbuch ou du
Weltwirtschaftliches Jahrbuch ou des Jahrbücher for Nationalokonomie und Sta-
tistik, ni dans la série éditée par F. Bohm à partir de 1937: Ordnung der Wirtschaft
ou encore moins dans les publications nationales-socialistes : les Wirtschaftliche
Forschungen du professeur de théorie économique berlinois Gott-Ottlilienfeld ou
dans le Zeitschrift for die gesamte Staatswissenschaft édité par A. Bente,
E.R. Huber et A. Predohl. Il aborde alors dans son propre mensuel, ou, très
occasionnellement, dans des publications nationales, des thèmes d'économie
politique de portée nationale.
L. Erhard, sous l'influence de l'Ecole libérale de Nuremberg constituée par ses
maîtres W. Vershofen et W. Rieger, s'élève violemment contre les entraves au
commerce et aux échanges qui se multiplient au début des années 30 : mesures de
contrôle des changes, mise en place du système de clearing. Prenant courageuse-
ment position contre la publication en 1932 du président de la Reichsbank et futur
ministre de l'économie sous Hitler Hjalmar Schacht, « Grundsiitze deutscher Wirt-
schaftspolitik », L. Erhard publie en 1932 exceptionnellement dans le journal de la
25
gauche libérale, Das Tagebuch, un article dans lequel il critique violemment les
positions de H. Schacht et son rapprochement avec A. Hitler dans le cadre du
« Harzburger Front ». Les tendances autarciques qui remettent en cause la liberté
de commerce et constitueraient une restriction dramatique aux exportations de

23. Die Deutsche Fertigware. Teil A: Wirtschaftspolitische Bliitter der deutschen Fertigindustrie, hrsg. von
L. Erhard, R Gômandt, W. Vershofen und A. Zôllner, unter Schriftleitung von L. Erhard, 1928 et sq. La
partie B était réservée aux questions de marketing de l'industrie légère et était prise en charge par le
concurrent de L. Erhard au sein de l'institut Erich Schafer. Cette publication mensuelle a été conservée
partiellement à la bibliothèque attenante aux archives municipales de Nuremberg. A partir de 1939 elle change
d'appellation pour devenir« Markt und Verbrauch ».
24. Citons entre autres : L. Erhard, « Aufgabe und Stellung der deutschen Fertigindustrie in der heutigen
Wirtschaft »in Die Deutsche Fertigware, Heft l/1933 ; « Nationalwirtschaft », ibid., Heft 2/1933 ; « Das neue
Kartellgesetz >> ibid., Heft 4/1933, «Der Zwang zur Preisregulierung- Ursachen und Wirkungen.
Preisbindung und Preisüberwachung >> ibid., Heft 12 ; « Das Verhâltnis zwischen den Kartellen und den
Gruppen der gewerblichen Wirtschaft >> ibid., Heft 1/1936; << Marktordnung und Preisbildung >> ibid.,
Heft 1/1937
25. L. Erhard, «Herm Schachts Grundsatze », 1932, in K. Hohmann (dir.), Ludwig Erhard, Gedanken aus
fünf Jahrzehnten. Reden und Schriften, Econ Verlag, Düsseldorf, 1988.
184 L 'ordolibéralisme allemand

l'industrie légère allemande. Il critique l'illusion de Schacht et de ses comparses


nationaux-socialistes du « Harzburger Front» qui croient pouvoir réduire les im-
portations tout en continuant d'exporter, sans songer aux mesures inévitables de
rétorsion de la part des pays subissant des restrictions d'exportation vers
1' Allemagne. L. Erhard prend la défense des entrepreneurs et des banquiers agressés
par H. Schacht et accusés par les nazis de pratiquer des taux d'usuriers sur les em-
prunts pour investissements26 • Il s'en prend d'une manière générale à
1' « émotionnalisation » du discours public concernant 1' économie : un discours pu-
rement politique qui ne laisse plus aucune place aux raisonnements économiques.
On y reconnaît déjà par ailleurs une plume trempée au vitriol qui a le sens de la
querelle politique: c'est ainsi qu'il affirme que le «peuple allemand souffrirait
moins que Monsieur Schacht lui-même d'avoir à passer du caviar et de l'ananas au
pain de seigle et à la bouillie de millet »27 •
L. Erhard mène le combat sur les mêmes fronts que A. Rüstow et W. Ropke. La
même année 1932, en effet, le Vereinfiir Socialpolitik, association qui réunissait les
membres de la jeune Ecole historique, organise à Dresde les 28 et 29 septembre un
séminaire sur le thème« Deutschland und die Weltkrise ».A. Rüstow s'y prononce
en faveur d'un« interventionnisme libéral», d'une action de l'Etat pour le rétablis-
sement des lois du marché et non pour une défense maladroite d'intérêts nationaux
mal compris. La même année, W. Ropke publie un : Weltwirtschaft, eine Not-
wendigkeit der deutschen Wirtschaft » (Tübingen, 1932) dans lequel il entre lui
aussi en guerre contre les tendances autarciques et dénonce « la paralysie progres-
sive de l'économie mondiale sous le poids de droits de douane prohibitifs,
d'interdictions d'importations et d'exportations, de contingentements, de
monopoles commerciaux et de contrôles des devises. Il demandait la liberté, moins
de bureaucratisme28 • Mais A. Rüstow, tout comme W. Ropke, est un individualiste
conservateur qui croit en la force rénovatrice de la volonté individuelle et
n'argumente pas de manière politique mais sur un plan moraf9 • W. Eucken publie
lui aussi cette même année 1932 sur les mêmes questions, mais raisonne en
économiste, se faisant clairement le défenseur d'une économie de marché mise à

26. « Dieses ganze Kapitel Uber den Zins besteht aus allgemeinen, nichtssagenden Redensarten. Es ist ein
Bastard aus dem widernatürlichen Gebuhle sowoh1 mit Hitler wie mit Hugenberg, in der Weise, daB man, da
die vollstandige Brechung der Zinsknechtschaft nicht in der ganzen Harzburger Front Anklang findet,
vor1aufig mal die halbe Brechung propagiert [ ... ] »in L. Erhard, Herm Schachts Grundsiitze, op. cit. p. 4.
27. « Das deutsche Volk in seiner Gesamtheit würde den ibm angepriesenen Übergang von den
Vo1ksnahrungsmitte1n "Kaviar und Ananas zu Roggenbrot und Hirsenbrei" auch ohne das Bewusstsein einer
hohen nationa1en Aufgabe weniger schmerzlich empfinden ais Herr Schacht. Aber es hat leider anderes zu
verlieren ais das, und es ware ein Unglück, wenn es, neben aller sonstigen Verwirrung, nun auch gar noch das
Schachtsche Wirtschaftsprogramm, dieses Gemisch aus banalen Selbstverstandlichkeiten, platter lgnoranz
und schwitzenden Widersprüchen, glaubig aufnahme [... ] » L. Erhard, Herm Schachts Grundsiitze, op. cit.,
p. 8.
28. W. Krause, Wirtschaftstheorie unter dem Hakenkreuz. Die bürgerliche Okonomie in Deutschland wiihrend
der faschistischen Herrschaft, Akademie-Verlag, Berlin, 1969, p. 182-183.
29. «Die Jüngere Historische Schule hat durch ihren Einsatz im Verein flir Socialpolitik den Versuch
untemommen, aus der Selbstverantwortung der Wissenschaft heraus den Staat und die Untemehmerschaft
aufzurütteln zu ebenso verantwortlicher Tat. >> C. Kruse, Die Volkswirtschafts/ehre im Nationalsozialismus,
RudolfHaufe Verlag, Freiburg i. Br., 1988, p. 94-95.
L'influence politique des ordolibéraux 185

mal : il met en garde contre les tendances monopolistiques de 1'Etat et insiste sur le
fait que la formation des cartels a paralysé les rouages du capitalisme, qu'ils sont à
1' origine de la mort de la concurrence et que c'est cela qui bloque la volonté et le
dynamisme des entrepreneurs. Pour libérer à nouveau 1'énergie des entrepreneurs, il
ne fallait donc pas faire appel à cette philosophie vitaliste qui sous-tendait les
interventions de H. Schacht et se trouvait reprise par les nazis, il fallait agir sur les
structures monopolistiques à l'origine du blocage des prix et du système d'offre et
de demande. Cependant, on retrouvait chez W. Eucken une pointe de philosophie
vitaliste (sans doute héritée de son père Rudolf Eucken, voir article dans ce volume
p. 133-148) et une critique de la «pensée rationnelle» qui étouffait l'esprit
30
d'entreprise. La cause des blocages était cependant clairement institutionnelle •
Chez L. Erhard, la critique porte sur les mêmes thèmes. Le diagnostic est le
même dans le cercle libéral de Nuremberg que chez les futurs« ordolibéraux »:dé-
sorganisation de 1' économie de marché à la suite des entraves, tant politiques
qu'industrielles, à la liberté de commerce et des prix. Cependant, il y a différence
sur l'analyse des causes: L. Erhard est loin de la philosophie vitaliste d'un Walter
Eucken ou d'un Wilhem Ropke; il se meut dans le champ du politique et attaque
nommément ses ennemis, tant que cela est encore possible sans encourir de danger
notable : Schacht en 1932, Hitler et les pseudo-marxistes. Il défend les intérêts de
l'industrie de consommation directement touchée par les restrictions à la liberté de
commerce et par des prix trop élevés de matière première qui en résultent. Cette in-
dustrie légère est également victime de 1' organisation monopolistique de la grande
industrie.
C'est ainsi que L. Erhard s'intéresse également à la question des monopoles,
mais sous un autre angle que celui de la théorie économique. Il ne connaissait mani-
festement pas 1' ouvrage que publie F. Bôhm sur la question des monopoles : Wett-
bewerb und Monopolkampfqui paraît à Berlin en 193331 •

De 1933 à 1943 : l'éloignement entre les ordollbéraux et Ludwig Erhard


Ni le libéral W. Vershofen niL. Erhard ne s'opposent à l'idée de la constitution
d'une organisation de l'industrie légère par branches. Dans les Wirtschaftspolitische
Bliitter, L. Erhard ne s'oppose donc pas à la loi de 1934 qui amène la mise sous
contrôle des organisations par branches de 1' industrie légère en créant la

30. « Das Vordringen des rationalen Denkens unterdriickt mehr und mehr den Wagemut, den
Spekulationsgeist, der notwendig ist, um Neuerungen aufzugreifen und durchzuführen [.... ]».W. Eucken,
« Staatliche Strukturwandlungen und die Krise des Kapitalismus » in Weltwirtschaft/iches Archiv, 36. Bd.,
Iéna, 1932, p. 298 et sq.
31. F. Bôhm fait preuve d'un étonnant courage, s'opposant ensuite au plan quadriennal en déclarant que ce
système de planification mettait en cause la liberté et se faisant le défenseur d'un «dirigisme indirect>>. En
1937, paraît le 1er volume de Ordnung der Wirtschaft sous sa direction. Il publie dans ce premier cahier « Die
Ordnung der Wirtschaft als geschichtliche Aufgabe und rechtsschôpferische Leistung », dans lequel il
assimile l'économie dirigée à l'économie planifiée et se prononce pour une économie de marché. Il est
pratiquement le seul à se prononcer haut et fort contre une formation étatique des prix. Il poursuit ses
recherches sur la question des monopoles, mais ses travaux excluront tout de même prudemment la
problématique des monopoles d'Etat (cf. W. Krause, op. cit. p. 188 et sq.)
186 L 'ordolibéralisme allemand

Reichsgruppe Industrie: selon lui, cette organisation devait donner à l'industrie lé-
32
gère les moyens qui lui manquaient pour s'organiser face à l'industrie lourde • Le
pas est franchi vers un soutien à la mainmise sur 1' organisation corporatiste de
l'industrie légère. La formation de L. Erhard était, rappelons-le, surtout technique
en économie d'entreprise, puis colorée de sociologie et de notions économiques
transmises à Francfort par un sociologue à tendance socialiste dont le cheval de ba-
taille était la suppression de la rente foncière. Cependant, s'il accepte cet état de
fait, c'est dans l'espoir de voir se renforcer le pouvoir de l'industrie légère et non
par conviction du bien-fondé d'une organisation corporatiste comme a pu le faire
son futur collaborateur et inventeur du concept de 1'Economie sociale de marché,
A. Müller-Armack33 •
De plus, les repères intellectuels libéraux de L. Erhard s'évanouissent brutale-
ment sous les contraintes politiques: le maître libéral W. Rieger est interdit de pu-
blication dès 1933 et son directeur de thèse, le sociologue juif F. Oppenheimer, a
été contraint d'émigrer aux Etats-Unis où il meurt en 1939. L'économiste keynesien
Albert Hahn, dont se réclame souvent L. Erhard, a également cessé toute activité de
publication dès 193334 • W. Vershofen argue de plus en plus de son âge pour se reti-
rer à la campagne loin de l'institut de Nuremberg et des luttes politiques. Par ail-
35
leurs, W. Ropke et A. Rüstow, les seuls connus de L. Erhard parmi les futurs
ordolibéraux, ont rejoint l'université d'Istanbul d'où ils poursuivront leurs re-
cherches à l'abri des dangers de la dictature.
En revanche, L. Erhard a trouvé un allié de poids pour sa survie politique : c'est
à son b.eau-frère K. Guth que l'on confie la direction de la Reichsgruppe Industrie.
C'est par l'intermédiaire de ce beau-frère queL. Erhard va pouvoir nouer des rela-

32. << Das neue Kartellgesetz », in : Wirtschaftspolitische Bliitter, op. cit., Heft 4/1933, << Der Zwang zur
Preisregulierung- Ursachen und Wirkungen. Preisbindung und Preisüberwachung >> in id., Heft 12 ; Das
Verhaltnis zwischen den Kartellen und den Gruppen der gewerblichen Wirtschaft in: id., Heft 1/1936.
33. L'inventeur du concept de la << soziale Marktwirtschaft », A. Müller-Arrnack, exprimait sa foi et son
enthousiasme plus nettement encore queL. Erhard en une organisation autoritaire de l'industrie sous la tutelle
de l'Etat: <<der berufsstandische Aufbau ersetzt die Vielheit der im Liberalismus miteinander
konkurrierenden Arbeiter- und Untemehmerverbande durch staatlich privilegierte Einheitsorganisationen, in
denen selbst das demokratische Abstimmungsprinzip durch die verantwortliche Führung eines Einzelnen
abgelôst wird [... ]. Der hierarchische Aufbau der gesamten Verbandsbildung und die Verbindung ihrer Spitze
mit dem Staat [... ) macht den gesamten wirtschaftlichen Aufbau fùr den Staat durchsichtig und gibt ihm ein
unvergleichliches Instrument für wirtschaftspolitische Massnahmen in die Hand [... ] », A. Müller-Arrnack,
Staatsidee und Wirtschaftsordnung im neuen Reich, Berlin, 1933, p. 49.
34. Pour ces questions voir: W. Krause, op. cit., p. 72 et sq. ainsi que le Handbuch der Bayerischen .-Ïmter,
gemeinden und Gerichte 1799-1980, hrsg. von Wilhem Volkert, Beek, München, 1983, p. 164 et sq.
35. W. Rôpke était entré bien avant 1933 en lutte ouverte contre le régime nazi en publiant peu avant les
élections parlementaires du 14 septembre 1930 un appel intitulé<< Nationalsozialisten ais Feinde der Bauem.
Ein Sohn Niedersachsens an das Landvolk », mettant en garde ceux qui seraient tentés de voter NSDAP
contre la perspective de chaos et de guerre si ce parti prenait le pouvoir ... En 1931, il publie à Berlin Der Weg
des Unheils, dans lequel il attaque vigoureusement l'anticapitalisme du Tat-Kreis. 11 prend encore la parole
publiquement en février 1933 sur le thème << Epochenwende ? » où il fustige violemment l'attaque contre le
libéralisme et la culture occidentale. On peut comprendre dans ces conditions que la seule voie ouverte restait
l'émigration. Voir à ce sujet: E. Tuchtfeldt, H. Willgerodt, Wilhem Ropke- Leben und Werk, annexe à la 13e
édition de Wilhem Ropke, Die Lehre der Wirtschaft, UTB für Wissenschaft, Paul Haupt, Bem, Stuttgart,
Wien, 1994, p. 340 à 371.
L'influence politique des ordo libéraux 187

tions au plus haut niveau de l'Etat: dans un premier temps avec le Commissariat
aux prix et son premier directeur Carl Goerdeler.
Plus étonnamment, L. Erhard poursuit ses publications et engage alors un long
combat en faveur, envers et contre tout, des intérêts de l'industrie légère menacés
par la« priorisation »faite par Goering et Hitler, en particulier à partir du plan qua-
driennal de 1936, sur les intérêts de l'industrie lourde. Il entame également une lutte
pied à pied pour éviter que les excès de 1'économie dirigée ne bloquent tout à fait
1' économie de marché.
Moyennant quelques déclarations rhétoriques d'usage, telles: Gemeinnutz geht
vor Eigennutz ... ou la « fm de 1'ère du libéralisme », la révolte contre « le diktat des
monopoles et des syndicats » etc. et dont se paraient également les publications sur-
vivantes comme celles du Schmollers Jahrbuch, il était apparemment possible de
publier des articles contenant critiques et mises en garde contre les excès parfois
anticapitalistes de la politique économique nazie36 • En 1933, Ludwig Erhard publie
dans le premier cahier des Wirtschaftspolitische Bliitter der deutschen
Fertigindustrie un article intitulé« Nationalwirtschaft ». Il faut donc prendre garde
à passer outre les déclarations qui ne sont que des précautions oratoires d'usage
pour trouver, au-delà de la première page, l'expression d'une lutte qui se poursuit à
la fois contre les tendances anticapitalistes et agrariennes du NSDAP, et pour la
survie d'un commerce international qui seul peut fournir à l'Allemagne les matières
premières dont elle a besoin37 • Il considère que l'organisation par branches peut per-
mettre à l'industrie légère de procéder plus justement à ses calculs de prix qui sont
en premier lieu ... des prix de revient et non des prix calculés en fonction du marché.
Entre 1932 et 1936, L. Erhard publie toute une série d'articles sur la question du
contrôle des prix. Il se prononce alors en faveur d'un contrôle des prix à condition
que celui-ci se limite à un contrôle indicatif visant à rétablir ce qu'auraient dû être
de véritables prix de marché. Aux yeux de Ludwig Erhard, la lutte contre les mono-
poles et les ententes de prix pouvait donc s'effectuer non pas par le biais d'un
contrôle des monopoles, mais par le biais de ce contrôle des prix. Le contrôle des
prix devait cependant s'effectuer prudemment de manière à ne pas enrayer
l'économie de marché, mais au contraire à redonner de l'impulsion au système de
l'offre et de la demande. C'est ainsi queL. Erhard soutient une politique interven-
tionniste modérée telle <ju'elle fut pratiquée dans un premier temps par le commis-
saire aux prix Goerdeler 8•

36. Voir à ce sujet C. Kruse, Die Volkswirlschaftslehre im Nalionalsozialismus, op. cil.


37. « Ein vôlliger Ausgleich von industrieller und landwirtschaftlicher Erzeugung auf dem Binnenmarkt ist
auch deshalb nicht môglich, weil Deutschland eine Reihe von Rohstoffen, wie z.B. der Wolle, Baumwolle,
Erze und ôte nicht entraten kann (... ]. )), Wirtschaftspolitische BUitter, op. cil., Heft 1/1933. L. Erhard publie
également début 1934: « Marktverbande der Fertigindustrie an der Jahreswende )), op. cil., Heft1/1934.
38. L'action de Goerdeler s'est limitée à lutter contre les prix agricoles trop élevés et donc contre le
Reichsniihrsland de Walter Darré. Il a également tenté, mais sans succès, d'ouvrir l'industrie du bâtiment à la
concurrence à l'occasion d'appels d'offres publics. Il a lutté également contre les taxes à l'exportation. Voir à
ce sujet: A. Barkai, Das Wirtschaftssyslem des Nalionalsozialismus, Fischer, 1988, p. 182-183. Par ailleurs, il
faut noter que la majorité des économistes acceptait l'idée d'un contrôle des prix indicatif sans y voir une
entorse particulière aux règles de l'économie de marché.
188 L 'ordolibéralisme allemand

Quelques jours après la nomination de Goerdeler au commissariat aux prix, le


5 novembre 1934, paraît un article de L. Erhard dans le cahier n° 11 des
Wirtschafispolitische Bliitter : Der Zwang zur Preisregulierung, Ursachen und
Wirkungen. Conformément aux précautions d'usage, l'article commence par un acte
d'allégeance au régime: l'auteur partageait avec le régime national-socialiste le
constat de l'incapacité de l'économie libérale à aider au rétablissement de prix jus-
tes incluant un véritable calcul des prix de revient. Dans de nombreux cas dans
l'industrie légère «les prix avaient baissé alors que les coûts de production par
unité avaient augmenté » ; parallèlement à cela, il y avait eu un effondrement de la
main d'œuvre qui aurait dû occasionner en économie de marché une hausse des
prix. Afin d'éviter toute augmentation démesurée des prix, le gouvernement allait
mettre en place une organisation de cartels obligatoires qui permettrait de vérifier
que la politique de prix pratiquée par une branche d'industrie donnée était
«conforme à l'intérêt de l'ensemble de l'industrie et de la communauté.» Même
s'il salue les bienfaits de la relance en matière d'emploi et de reprise de la produc-
tion, L. Erhard se permet de constater que les prix de l'industrie des biens de
consommation n'ont que très légèrement augmenté. Une véritable relance passait
par une relance de la consommation et des ménages privés. Le maintien de prix rai-
sonnables pourrait être obtenu par une rationalisation des conditions de production
et donc une baisse des prix de. revient. .. Il rejoint alors son idée première: on peut
baisser les prix en aidant les entreprises à rationaliser leurs moyens de production
mais aussi à calculer leurs propres prix de revient, ce que beaucoup à 1' époque ne
savaient pas vraiment faire. Par ailleurs, 1' aide au calcul des prix de revient opéré au
niveau d'une branche permettrait d'éviter, aux yeux deL. Erhard les conséquences
néfastes en termes d'emplois de prix de revient calculés au plus juste et entraînant
des suppressions d'emploi. Il fallait donc fournir à l'industrie légère des calculs de
prix par branches afin d'agir efficacement à la fois contre les prétentions dirigistes
de 1'Etat, les tendances anticapitalistes du NSDAP et les exigences de profit de
l'industrie légère. Un contrôle modéré des prix permettait à ses yeux une forme de
protection contre les incompétences comptables de la petite entreprise, une protec-
tion également contre les ententes de prix pratiquées par 1'industrie lourde, un
moyen de lutter contre une grave dérégulation des marchés. Inutile de chercher là
une quelconque cohérence théorique ou l'adhésion à une théorie économique parti-
culière. Il fait ici le grand écart entre les intérêts de l'Etat, plus particulièrement
ceux du commissariat aux prix puis plus tard du ministère de 1'Economie, ceux de
l'industrie légère et ceux du consommateur tout en essayant tant bien que mal de
sauver au passage des bribes d'économie libérale. Il fallait par ailleurs continuer
contre vents et marées à faire survivre l'industrie légère, au-delà des contraintes po-
sées par le plan quadriennal, par la« priorisation »donnée à l'industrie d'armement
en préparation de la guerre et pendant la guerre. Cet article lui vaut une attention
toute particulière du commissaire aux prix C. Goerdeler qui publie une note très
39
laudative dans le premier cahier de l'année 1935 • Le contact était alors noué avec
les plus hautes instances de 1'Etat nazi.

39. « Dr. Goerdeler über Grundsatze der Preisbindung »in Wirtschaftspol. Bliitter, Heft 1, 1935, p. 17-18.
L'influence politique des ordo libéraux 189

C'est alors queL. Erhard ne se contente pas de publier en faveur d'une sorte de
contrôle modéré des prix, mais agit également dans le sens de ce qui apparaît
comme une collaboration avec l'Etat nazi au nom des intérêts de l'industrie légère.
Il participe activement au plan de Walter Darré d'un« nouvel ordre du marché» qui
précède le plan quadriennal40 •
A partir de 1936, L. Erhard occupe des positions au sein des diverses commis-
sions de la Reichsgruppe Industrie : en 1936, il devient en particulier membre de la
« Kommission for Marktordnung und Betriebswirtschaft ». C'est sans doute grâce à
cette fonction centrale que l'institut de Nuremberg, dont il exerce maintenant la
direction effective, entre en relation directe avec les plus hautes instances de 1'Etat
nazi.
Après la nomination comme commissaire aux prix de Josef Wagner, membre in-
fluent de la commission économique du NSDAP, l'institut va alors clairement par-
ticiper, entre 1936 et 1938, à plusieurs calculs de prix par branches, sous la houlette
de L. Erhard. Ce dernier s'engage alors dans une collaboration claire au plan qua-
driennal et donc dans l'organisation de la participation de l'industrie légère à la pré-
paration de la guerre.
C'est ainsi, par exemple, que l'Union des fabricants d'uniformes demanda à
l'institut d'examiner la comptabilité d'une dizaine de fabricants. Il s'agissait de
construire les bases de calcul unitaire de vente pour le Reichsheeresamt. Là encore,
le plan quadriennal demandait des prix contrôlés pour tous les fournisseurs du
Reichsheeresamt. Le contrôle des prix supposait une mise en ordre des systèmes de
comptabilité des entreprises afm d'assurer une meilleure lisibilité des prix de re-
vient et des coûts de production. C'est ce côté « modernisateur » qu'a vu et souligné
L. Erhard ainsi que la possibilité liée à ce travail d'influencer la politique gouver-
nementale en matière de contrôle des prix. C'est ainsi que le ministère de
l'Economie a réalisé la cartellisation de l'industrie photographique sur la base d'une
série de calculs de prix de revient réalisés par l'institut de Nuremberg.
L'institut a également réalisé des études de prix de revient dans 18 entreprises
du traitement de la viande afin de contribuer à la mise en place d'un «nouvel
ordre» du marché dans le secteur alimentaire 41 •

40. Cf le discours de W. Darré à l'occasion de la fête des moissons (Erntedankfest) de 1935: «Die
Marktordnung bedeutet eine unter staatlicher Aufsicht stehende Regelung und Ordnung der
Lebensmittelverteilung. Die Marktordnung hat also mit Planwirtschaft im Sinne der heute üblichen
Anwendung des Wortes gar nichts zu tun, weil die Marktordnung eigentlich erst in Tatigkeit tritt, sobald das
landwirtschaftliche Produkt den bauerlichen Hof verlaPt. Alle marktordnenden Tatigkeiten anderer
Regierungen greifen unmittelbar in die Produktion ein. lch erinnere an die Kontingentierung der Anbauflache
von Getreidearten in anderen Staaten. Unsere nationalsozialistische Marktordnung dagegen enthalt sich
grundsiitzlich eines Eingriffes in die Privatinitiative auf dem Hofe. lm wohlverstandenen
volkswirtschaftlichen Interesse eines Volkes hat die Privatinitiative des Bauern seiner Produktion zu gehôren
und nicht der Aufgabe zu dienen, die Produkte seines Hofes spekulativ auf dem Lebensrnittelmarkt zu
verwerten [ ... ] », Discours de Walter Darré du 30.08.1935 cité par A.B. Krause : Organisation von Arbeit und
Wirtschaft, Berlin, 1935, p. 42.
41. « So hat das Institut durch den Ausbau der staatlichen Wirtschaftslenkung und der Marktordnung im
Dritten Reich einen besonderen Auftrieb erhalten. Neben den Organisationen und Kôrperschaften der
Wirtschaft waren es in den letzten Jahren auch Reichsbehôrden, die die Arbeit des Instituts in Anspruch
190 L 'ordolibéralisme allemand

Par ailleurs, il faut noter qu'à partir de 1936, Josef Wagner ne cessa de deman-
der une augmentation des exportations autorisées aux autorités du plan quadriennal
ainsi que des quotas fixés à la production des biens de production. Le commissaire
aux prix réclame également aux autorités du plan quadriennal de recourir à des me-
sures d'assainissement budgétaire, mettant régulièrement Gôring et son administra-
tion du plan quadriennal en garde contre les dangers inflationnistes générés par les
augmentations de prix des biens de consommation qu'entraînerait inévitablement
une baisse trop importante de la production et donc de 1' offre.

L. Erhard et les ordollbéraux : pour le sauvetage de l'Economie de


marché dans le cadre d'un ordre politique national-socialiste ?
Sans vouloir entrer ici plus avant dans le détail de cette collaboration entre
L. Erhard et le Commissariat aux prix, il est important de noter que pour le sujet qui
nous intéresse, les activités de L. Erhard qui l'amènent à collaborer avec la
Reichsgruppe Industrie, puis avec le Commissariat aux prix, ne l'éloignent qu'un
temps seulement des ordolibéraux. En effet, W. Eucken rejoint à partir de 1940 le
fameux groupe de réflexion créé par Jens Jessen dans le cadre de la très officielle
42
Académie du Droit allemand, « Akademie für deutsches Recht » • W. Eucken,
Leonhard Miksch, Herbert von Beckerath et Adolf Lampe semblent partager, dès
1940, le souci de proposer des solutions de retour à l'Economie de marché incluant
le retour à la concurrence dans le cadre de la dictature nazie, sous la forme d'une
sorte de troisième voie entre la « Zentralverwaltungswirtschaft », l'économie diri-
gée centralisée et la «freie Wirtschaft »,l'économie libérale.
En 1944, L. Erhard finit par rejoindre les cercles qui travaillent parallèlement à
la « Klasse IV» de l'Akademie für deutsches Recht dans le cadre d'une alliance
entre la Reichsgruppe Industrie et le ministère de l'Economie: le Cercle d'études
sur les questions d'économie et de commerce extérieur, les questions d'analyses du
marché mondial pour les matières premières et les ressources alimentaires :
1' « Arbeitskreis für Aussenwirtschaftsfragen und zur Anfertigung der Welt-
marktanalysen bei Rohstoffen und Nahrungsmitteln »43 • Ce cercle de travail, créé
fm 1943, était chargé d'établir des études prospectives sur l'Allemagne après la

genommen haben. Zu denen gehôrt insbesondere das Reichswirtschaftsministerium, das sich die Unterlagen
flir seine weitgehenden Mape beim Institut beschafft. » Aus dem Protokoll des Nümberger
Oberbürgerrneisters Liebel anlaPlich der Sitzung vom Verwaltungsrat der Hochschule am 21.07.38
(Stadtarchiv Nümberg Akte C7NIII Nr. 4876).
42. L 'Akademie für deutsches Recht avait été créée en 1934 par H. Frank et se devait de «réaliser le
programme national-socialiste dans le domaine du droit et de l'économie». C'est dans le cadre de cet
organisme national-socialiste que se crée autour du professeur J. Jessen le groupe IV « Erforschung der
volkischen Wirtschaft ». C'est là que se réunissent les ordolibéraux W. Eucken mais aussi F. Bôhm,
L. Miksch, A. Lampe, etc. A partir de 1940, ce sont les Grundlagen der Nationalokonomie de W. Eucken qui
constituent la base des discussions. Les propositions de retour à la concurrence faites par exemple par
G. Schmôlders se faisaient dans le cadre d'un compromis avec l'idéologie nazie (selon L. Herbst, Der Totale
Krieg, op. cit., p. 148-149). Cela n'empêchera pas J. Jessen d'être arrêté et exécuté en 1944.
43. Ce groupe de travail a été créé sous l'impulsion des Reichsgruppen Industrie und Handel et en
collaboration avec le ministère de l'Economie fin 1943 (L. Herbst, ibid., p. 297-383).
L'influence politique des ordolibéraux 191

guerre et fut créé par le responsable du Service de sécurité intérieure Otto


Ohlendorf4.
Fin 1942, au moment où la défaite allemande semblait se dessiner, L. Erhard a
quitté l'Institut de Nuremberg après une querelle mémorable avec W. Vershofen et
a refondé un institut avec l'appui de la Reichsgruppe Industrie. C'est alors que
L. Erhard va développer, sous l'influence de ces libéraux conservateurs et de ceux
qui, parmi les nationaux-socialistes, avaient accepté la perspective de la défaite alle-
mande après Stalingrad, des perspectives qui dépassent le seul point de vue de
1' industrie légère et intègrent les données macro-économiques et financières natio-
nales. C'est ainsi que paraissent plusieurs moutures d'une longue réflexion sur le fi-
nancement de la guerre et le problème de la dette : « Kriegsfinanzierung und
45
Schuldenkonsolidierung » • L. Erhard souligne dans le rapport final remis au chef
du service de sécurité et directeur de son cercle de travail, Otto Ohlendorf,
1' ensemble les points suivants : nécessité de la reprise des échanges internationaux ;
« priorisation » dans la phase de reconstruction sur la production des biens de
consommation; problème de la consolidation de la dette et problème de l'inflation
cachée. L. Erhard y rappelait l'origine de l'inflation due à une masse monétaire en
circulation excédentaire par rapport à l'offre des marchandises; il était même par-
venu à une estimation relativement juste du montant de la dette de 1'Etat nazi
(400 milliards de Reichsmark) sans doute grâce à l'appui de l'Abteilung IV du
Reichswirtschaftsministerium qui s'occupait de questions monétaires et bancaires
(Geld, Bank, Borsen- und Versicherungsfragen dirigée par Otto Ohlendorf). Il avait
également reçu l'aide de Ferdinand Grünig, directeur de l'Abteilung for zentrale
Wirtschaftsbeobachtung de la Reichswirtschaftskammer qui travaillait à
l'établissement d'un bilan macro-économique national. L. Erhard a également tra-
vaillé à cette estimation avec Günter Keiser, directeur de la statistische Abteilung
der Wirtschaftsgruppe Privates Bankgewerbe. Par la suite, l'élargissement du Cer-
cle de travail, qui deviendra le Stahl-Kreis, à des membres éminents de la grande
industrie et des grandes banques permet à L. Erhard de rentrer en contact avec quel-
ques uns des plus grands dirigeants de l'industrie et de la banque comme Fritz
Jessen, membre du directoire de Siemens et Halske AG, Friedrich Flick ou Philipp
Reemtsma également membre, à l'époque, du conseil d'administration de la
Deutsche Bank.
L. Erhard avait certes identifié le problème de la faillite de 1'Etat, mais il
n'envisageait pas de solution nécessitant le passage à un ordre économique nou-
veau, contrairement à W. Eucken, qui, tout en s'adressant aux autorités nationales-

44. O. Ohlendorf, directeur de l' Hauptabteilung III au Reichssicherheitshauptamt et chef du service de


sécurité intérieure, se trouvait être un élève et assistant du professeur J. Jessen. ll a exercé une très grande
influence sur le ministère de l'Economie nazi. En juin 1938, il prend la direction du Reichsgruppe Handel et
se bat en faveur d'une politique favorable à l'industrie de consommation. C'est à ce moment-là qu'il a dû
rencontrer L. Erhard, par ailleurs actif dans différentes commissions de la Reichsgruppe Industrie. En juin
1941, O. Ohlendorf a dirigé un commando en Russie responsable de la mort de milliers de Juifs et Tziganes
russes. C'est pour cette raison qu'il fut exécuté en 1951 (L. Herbst, op. cit., p. 186.)
45. L. Erhard, Kriegsfinanzierung und &huldenkonsolidierung, Faksimiledruck der Denkschrift von 1943/44,
Propyliien, Berlin, Wien, 1977.
192 L'ordolibéralisme allemand

socialistes qu'il semblait ne pas remettre en cause, insistait officiellement dès 1942
sur la nécessité d'un «nouvel ordre économique »46 • Le diagnostic qu'établit
L. Erhard, fin 1943, sur l'état fmancier du Reich était étonnamment juste, mais les
solutions pour l'après-guerre s'inscrivaient dans la continuité de principes
d'économie dirigée: conversion de l'ensemble de la dette en titres d'Etat
remboursables à la fin de la guerre; annulation autoritaire du surplus de liquidités
par le biais d'achat d'obligations ; puis redistribution par l'Etat de crédits
d'investissement aux entreprises prioritaires dans le cadre des besoins de la
reconstruction. En tous les cas, à ses yeux, le passage à 1'économie de marché ne
devait se réaliser que de manière progressive. Il fallait donc se contenter, dans un
premier temps, de pratiquer une politique conjoncturelle volontariste non plus en
faveur de l'industrie lourde, comme l'avaient pratiquée le pouvoir national-
socialiste, mais en faveur de l'industrie légère. Par ailleurs, l'Etat avait le devoir
moral de sauvegarder la stabilité monétaire.
L. Erhard faisait donc prévaloir le point de vue des petites et moyennes entre-
prises, mais aussi des banques et des entreprises créditrices de 1'Etat inquiètes de la
solvabilité d'un Etat allemand en déroute militaire à partir de 1943. n·connaissait
certes la nécessité d'un retour à une économie de marché, mais il pensait que les
problèmes de transition d'une économie de guerre vers une économie de paix ainsi
que les problèmes de la dette ne pouvaient être résolus que dans le cadre d'une éco-
nomie dirigée et non grâce à une solution financière radicale telle que la proposera
de manière suffisamment convaincante un Walter Eucken dans le cadre du Conseil
scientifique de 1' administration économique bizonale. L. Erhard ne fait pas non plus
du contrôle des cartels un élément clé de sa réflexion comme cela a pu être le cas
pour W. Eucken et F. Bohm dès 1933 : en 1946, alors ministre de l'Economie en
Bavière au sein du gouvernement Hoegner, il s'insurge contre le démantèlement des
cartels dominants voulu par les Américains, invoquant alors la légitimité du pouvoir
, . . ·47
econoffilque pnve .
Au vu de ses écrits rédigés entre 1944 et 1946, L. Erhard est bien conscient des
difficultés auxquelles est confrontée 1' économie allemande : situation transitoire de
passage d'une économie de guerre à une économie de paix, avec son cortège de
problèmes d'approvisionnement, de reconversion de la production, de l'insuffisance
des capitaux qui freine les investissements; problème posé par la dette de guerre et
l'inflation cachée. Cependant, même s'il considérait comme souhaitable le retour à
1'économie de marché, il ne lui apparaissait pas, du moins jusqu'en 1947, comme
-une solution aux problèmes économiques que posait la situation d'après-guerre en
Allemagne.

46. W. Eucken, «Der Wettbewerb ais Grundprinzip der Wirtschaftsverfassung » in G. Schmôlders, Der
Wettbewerb ais Mittel volkswirtschaftlicher Leistungssteigerung und Leistungsauslese, Berlin, 1942, cité par
L. Herbst, op. cit., p. 149. W. Eucken y insistait sur la nécessité de revenir à une économie de marché et
d'assainir les finances. Cependant l'ensemble des contributions tente de proposer des modifications de l'ordre
économique dans le cadre de l'ordre politique national-socialiste.
47. Voir les articles deL. Erhard dans le quotidien Neue Zeitungdu 23.09.46 et du 14.10.1946.
L'influence politique des ordo libéraux 193

La conversion à la stratégie politique prônée par Walter Eucken


1947-1948
C'est dans la deuxième moitié de l'année 1947 que les évènements se précipi-
tent : W. Rôpke revient pour la première fois en Allemagne après 12 années passées
en Turquie et en Suisse. W. Eucken devient membre, ainsi que Leonhard Miksch,
du Conseil scientifique de 1'administration économique de la bizone. L. Erhard,
après un court passage au cabinet bavarois Hoegner en tant que ministre de
1'Economie, du 22 octobre 1945 au 16 décembre 1946, devient directeur en octobre
1947 de la Commission d'experts Sonderstelle Geld und Kredit, chargée
d'administrer les finances de la bizone. Puis il devient directeur de l'Administration
de la Bizone le 2 mars 1948, poste gagné à grand peine à cause d'opinions libérales
trop clairement affichées ... 48 Entre temps, s'est créé fin 1947 le Conseil scientifique,
le Wissenschaft/icher Beirat, sous l'impulsion du professeur d'économie Hans
49
Moeller • Les premières réunions ont lieu les 23 et 24 janvier, puis le 29 février à
Koenigstein. Le responsable de la politique des prix et des salaires est L. Miksch,
ordolibéral convaincu. C'est à lui que revient la tâche de rédiger le projet de loi de
libéralisation des prix du 24 juin 1948. Les ordolibéraux ont fini par imposer leurs
vues sur la nécessité de coupler réforme monétaire et passage à 1' économie de mar-
ché puis de contrôler cartels et monopoles. Manifestement, étant donnée la diffi-
culté des débats, les hésitations d'un Müller-Armack plutôt favorable à une libérali-
sation progressive des prix, les certitudes de L. Miksch et les démonstrations éco-
nomiques claires de W. Eucken ont joué un rôle déterminant dans le travail de
conviction.
Dans la même année 1947, la CDU adopte le programme d'Ahlen qui comporte
encore un important programme de nationalisations et porte trace de sa difficulté à
accepter un retour à 1'économie de marché. Le travail de propagande politique en-
tamé par les ordolibéraux dans la presse libérale va s'avérer indispensable à la
conversion de 1'ensemble de la droite allemande à 1'économie de marché.
C'est ainsi que le journal libéral suisse, le Neue Zürcher Zeitung50 , publie entre
juin et décembre 1947 toute une série d'articles des principaux protagonistes ordo-
libéraux : le 18 juin 1947 paraît un article de L. Miksch, alors en poste à
l'administration économique britannique à Minden, dans le département planifica-
tion et statistique. C'est une sorte de memorandum sur les désastres de l'économie
dirigée. En juillet et août 1947, c'est au tour de W. Rôpke de publier dans ce même
journal. Le 21 décembre de la même année, W. Eucken y publie un texte sur la

48. «Manche wollten den liberalen Erhard ais Wirtschaftsdirektor nicht [... ] » in V. Hentschel, L. Erhard,
op.cit., p. 53.
49. Pour la constitution du Beirat, voir l'article de Sylvain Broyer dans cet ouvrage p. 201-219.
50. Le Neue Zürcher Zeitung n'était publié qu'à un nombre limité d'exemplaires en Allemagne à partir de
1945 (il passa cependant de 3000 à 17200 exemplaires entre mars et août 1947 au moment où W. Eucken et
W. Rôpke y publient leurs articles), mais jouissait d'un grand prestige auprès des cercles dirigeants allemands,
tant dans le monde économique que politique. Adenauer en était un fidèle lecteur et connaissait les thèses de
W. Rôpke qui y écrivait régulièrement. Voir à cet égard: A. Riedl, Liberale Publizistik for Sozia/e
Marlctwirtschaft. Die Unterstütztung der Wirtschaftspolitik Ludwig Erhards in der Frankfurter Al/gemeinen
Zeitung und in der Neuen Zürcher Zeitung 1948149 bis 1957, S. Roderer Verlag, Regensburg, 1992, p. 13-17.
194 L'ordo libéralisme allemand

« misère économique allemande » ( « Die deutsche Wirtschaftsnot ») dont les argu-


ments seront repris dans un texte paru après sa mort : « Deutschland vor und nach
der Wiihrungsreform »51 •
Dans « Die deutsche Wirtschaftsnot », W. Eucken fustige tous les dysfonc-
tionnements de 1' économie dirigée : 1' échec dans la répartition autoritaire des ma-
tières premières, l'économie de troc, les inepties d'une économie où le prix a perdu
sa fonction d'organisateur de marché et qui, par conséquent, voit se multiplier des
productions inutiles au détriment des produits de première nécessité, le temps perdu
par les travailleurs à partir à la recherche de nourriture pour leur famille et donc le
fait qu'ils délaissent leur travail qui ne leur rapporte plus de quoi vivre et se nourrir.
Ce qui engendre la désintégration du système productif, renforcée encore par la di-
vision en zones, le manque de capitaux et le contrôle des changes. W. Eucken disait
tout haut ce qu'un responsable politique comme L. Erhard ne pouvait bien sûr se
permettre d'affirmer: la politique des alliés n'était que la continuation en pire de la
politique nazie : contrôle des prix et de la distribution auquel s'ajoutait démontages
et confiscations ... Par ailleurs, l'inflation cachée ne permettait plus aux prix de tra-
duire la réalité de la rareté des biens. Elle devenait la source de tous les maux : c'est
elle qui aboutissait à la création d'une économie dirigée et planifiée. La suppression
du surplus monétaire était donc une solution qui allait permettre non seulement de
juguler l'inflation mais aussi de sortir du système d'économie dirigée auquel elle
était liée par nature. Il fallait donc une réforme monétaire couplée avec une libérali-
sation des prix qui casserait le système d'économie dirigée.
W. Eucken insistait sur la nécessité d'opérer aussi rapidement que possible une
réforme monétaire jointe à une libéralisation aussi vaste que possible des marchés.
Alors que les occupants américains, si libéraux fussent-ils, ne voulaient sciemment
pas imposer à la bizone anglo-américaine de passage à 1'économie de marché.
Le travail de persuasion poursuivi par W. Eucken dans le courant de 1' année
1947 fut capital: il a apparemment, en premier lieu, convaincu L. Erhard lui-même
qui, comme nous l'avons vu, n'était favorable, avant d'avoir lu et entendu
W. Eucken, ni à un passage rapide à 1' économie de marché dont il n'attendait pas
qu'elle soigne les maux liés à une économie d'après-guerre, ni forcément à un cou-
plage des deux réformes monétaire et de libération des prix. La rapidité d'exécution
de la loi sur la libéralisation des prix et la réforme monétaire sont donc bien en pre-
mier lieu le fruit d'une rencontre entre L. Erhard et W. Eucken. Ces deux réformes
de juin 1948 furent également rendues possibles par le départ des soviétiques qui
quittent le gouvernement quadripartite le 6 mars 1948.
A côté du stratège W. Eucken qui dicte la voie politique à suivre à L. Erhard, un
autre penseur joue un rôle capital dans la conversion de L. Erhard, puis par consé-
quent de 1'ensemble de la CDU, à 1'économie de marché. En effet, pendant 1'hiver

51. W. Eucken, Deutschland vor und nach der Wiihrungsreform in A. Hunold (dir.), Vollbeschiiftigung,
Inflation und Planwirtschaft, Erlenbach-Zürich 1951, p. 134-183. Réédité par J. Schneider, W. Harbrecht in
Wirtschaftsordnung und Wirtschaftspolitik in Deutschland (1933-1993), Beitrage zur Wirtschafts- und
Sozialgeschichte, Bd. 63, Franz Steiner Verlag, Stuttgart, 1996, p. 327-361.
L'influence politique des ordolibéraux 195

1947, W. Ropke revient en Allemagne pour la première fois après douze années
d'exil en Turquie puis en Suisse. Il dresse alors un bilan de santé de l'économie al-
52
lemande : «Diagnose und Heilung der deutschen Wirtschaftsliihmung ».
W. Ropke y distinguait les dommages causés par la guerre et ceux causés par 14 ans
de régime totalitaire. Comme W. Eucken, il insistait sur le fait que le problème
majeur était la perte de la fonction des prix comme indicateurs de rareté. En avril
1948, Ludwig Erhard rend une visite à W. Ropke qui est toujours domicilié à
3
Genève et prend la décision de la réforme monétaire à son retour de Suisse5 • Mais
le discours qu'il tient à l'occasion du second congrès de la CDU le 28 août 1948 à
Recklinghausen prouve au'il avait découvert et intégré la pensée de W. Ropke bien
5
avant sa visite à Genève •

La conversion au discours de Wllhem Ropke


Le discours de Recklinghausen traduit une fois de plus un grand éclectisme et le
sens du compromis politique. Il y reprend, comme nous le verrons, la terminologie
qui est celle de W. Ropke dans La Crise de notre temps (Die Gese/lschaftskrisis der
Gegenwarti 5• Dans cet ouvrage rédigé au début de la guerre à Istanbul, W. Ropke
reprenait à son compte la critique que les penseurs conservateurs faisaient du libé-
ralisme dans les années 20 en Allemagne : à cause de sa conception du « laissez-
faire», le libéralisme était l'expression de l'optimisme béat du positivisme et de sa
croyance au progrès au XIXe siècle ; le libéralisme avait prouvé son incapacité à in-
tégrer les individus sur la base de l'idéal de la concurrence et avait dégénéré dans
une extrême centralisation, une massification qui avait eu pour conséquence une
56
démission de l'individu prêt à se laisser embrigader dans des Etats collectivistes •
La massification avait pour conséquence la prolétarisation, le déracinement, le ca-
sernement dans les cités et les grandes villes. La réaction contre les conséquences
du libéralisme amenait le totalitarisme et/ou le collectivisme, qui étaient en fait
comparables. Sont soulignés à plusieurs reprises les liens entre dictature écono-
57
mique et dictature politique et morale • Cette assimilation du communisme et du
nazisme comme étant deux formes du totalitarisme sera reprise et exploitée à son
maximum dans les discours politiques de L. Erhard.

52. W. Rôpke, << Diagnose und Heilung der deutschen WirtschaftsUihmung »in W. Rôpke, Wort und Wirkung,
16 Reden aus den Jahren 1947-1964, W. Hoch, Ludwigsburg, 1964.
53. C'est du moins ce qu'affirme V. Hentschel dans sa biographie deL. Erhard, op. cit. p. 64.
54. V. Hentschel brocarde ce discours dont il souligne le seul côté émotionnel et primesautier dans sa
biographie (op. cit., p. 57). Nous pensons que ce discours est au contraire un morceau de bravoure politique
inspiré des lectures de W. Rôpke et qui contribue largement à la conversion de la COU à l'économie (sociale)
de marché.
55. W. Rôpke, Die Gese//schaftskrisis der Gegenwart, Eugen Rentsch Verlag, Erlenbach-Zürich, 1942.
56. << An die Stelle der echten Integration durch wirkliche Gemeinschaft, die das Band der Nahe, die
Natürlichkeit des Ursprungs und die Warme der unmittelbaren menschlichen Beziehung braucht, ist die
Pseudointegration durch Markt, Konkurrenz, zentrale Organisation, aussere Zusammenpferchung,
Stimmzettel, Polizei, Gesetz, Massenversorgung, Massenvergnügen, Massenemotionen und Massenbildung
getreten [ ... ].»in W. Rôpke, op.cit., p. 24.
57.<< Die ôkonomische Diktatur kann auf die Dauer so wenig die politisch-geistige ausschliessen wie
umgekehrt die politisch-geistige Diktatur die ôkonomische [... ].»,ibid., p. 147.
196 L'ordolibéralisme allemand

Autre idée fondamentale qui sera reprise par L. Erhard : la liberté du consom-
mateur est une liberté fondamentale qui seule peut être garantie par un ordre de
8
concurrence et constitue un des fondements de la démocratie 5 • Les avatars de
1' économie dirigée, qu'elle soit socialiste ou nationale-socialiste, sont affublés par
W. Rôpke d'un vocable qui va devenir un leitmotiv dans la bouche et sous la plume
de L. Erhard et par extension dans les rangs de la CDU lorsqu'il sera question de
lutter dans les campagnes électorales contre les tendances planificatrices du SPD :
1'économie planifiée y est en effet taxée non plus de « Planwirtschaft » mais de
59
« Kommandowirtschaft » •
L. Erhard ne partage certes pas la critique conservatrice des dangers liés à
60
l'industrialisation et à la société de masse , et il n'est pas trace dans ses discours
officiels de cette pensée conservatrice. Cependant il existe un texte étonnant et très
61
personnel rédigé par L. Erhard à l'adresse de sa fille en 1945 qui porte trace de la
profondeur de l'impact que cette lecture a effectivement eu sur L. Erhard vers la fin
de la guerre : les idées exprimées sortent tout droit de la Gesel/schaftskrisis et prou-
vent que L. Erhard a réalisé, grâce à W. Ropke, que le fondement de toute activité
économique devait être d'ordre moral et même spirituel. Il n'existe, à ma connais-
sance, aucun texte antérieur traduisant une telle dimension spirituelle. On ne peut
s'empêcher de repenser à l'image quasi biblique queL. Erhard employait pour qua-
lifier 1' impression que la découverte de W. Rôpke avait provoquée en lui au cœur
de la guerre :de« l'eau dans le désert» ...
L. Erhard évoque dans ce texte non destiné au public la maladie de 1' âme alle-
mande que seul« un soubresaut spirituel» pourrait sauver. Il souligne l'importance
du redressement moral, condition au sursaut économique. Le lien entre éthique col-
lective, spiritualité individuelle et réussite économique est fait. Avant la reconquête
du bien-être matériel, il faudrait penser à reconstruire des valeurs, retrouver un vécu
commun. Il met en garde contre les marchands d'illusion, le« nouveau romantisme
allemand » qui promet le bonheur dans le collectivisme. Il souligne et reprend une
idée qui avait été utilisée et dévoyée à maintes reprises par les nazis : 1' économie
n'est pas le but suprême de la société, elle ne peut être qu'au service d'un« but su-
périeur» de nature spirituelle. Si la société n'est guidée que par les besoins et les

58. « Die Selbstversorgung des freien Menschen (fùr die undifferenzierte Wirtschaft) und die Konkurrenz (fùr
die differenzierte Wirtschaft) sind also einander ais genaue Entsprechungen zugeordnet : beide zusammen
sichem im Bereiche der Wirtschaft jene Autonomie, der im Bereiche der Politik der Demokratie entspricht
[ ... ]».,ibid., p. 168.
59.« Aus alledem geht hervor, dass der Ausdruck Planwirtschaft irreführend ist und besser durch einen
anderen ersetzt würde, der den Gegensatz zur Marktwirtschaft klarer charakterisiert. Vielleicht wâre es
angebracht, von "Bureauwirtschaft"oder "Kommandowirtschaft" zu sprechen. »in W. Rôpke, op. cit., p. 263.
60. «Erhard disagreed with virtually ali of Rôpke's cultural critique. Indeed, there is no trace of Rôpke's
rejection of modemism, big cities and technology or his love of the eighteenth century and the swiss model in
Erhard's writings and speeches [ ... ]. Erhard supported technological innovation as a boon to consurners,
advocated the spread of household appliances and automobiles, and promoted the replacement of coat by oil
as a major source of energy [ ... ]. » in A.C. Mierzejewski, « Water in the Desert? The influence of Wilhem
Rôpke on Ludwig Erhard and the Social Market Economy »,op. cit., p. 5.
61. «Von der Überrnacht der Not», Nachtrag NE 854, Ludwig-Erhard Stiftung, Bonn. Je remercie ici Horst
Friedrich Wünsche d'avoir attiré mon attention sur ce texte qui a été déposé par la fille de L. Erhard, Mme
Erhard-Klotz, aux archives de la fondation.
L'influence politique des ordo libéraux 197

62
désirs, elle risque de retomber à un stade de « termitière » • On reconnaissait là
sous la plume de L. Erhard toute la méfiance de W. Rôpke vis-à-vis d'un libéra-
lisme de tradition smithienne et donc anglo-saxonne. On pourrait même y voir une
version pessimiste de la fable des abeilles de Mandeville ! L'image de la « termi-
tière » sera reprise dans le fameux discours de Recklinghausen du 28 août 1948. En
effet, L. Erhard reprend dans ce discours 1' idée exprimée dans son texte intime, se-
lon laquelle il y a un lien entre 1' organisation économique et la vie politique, spiri-
tuelle et sociale de la collectivité. Fascisme ou nazisme et communisme n'étaient
que des formes d'un totalitarisme organisant l'économie de manière centralisée et
étouffant l'individu dans un collectivisme sans âme. L. Erhard ne s'associe pas,
comme nous l'avons vu, à la critique que fait W. Ropke des excès de
l'industrialisation. Mais il lui emprunte son vocabulaire: parlant de Vermassung
(massification), de seelenloser Kollektivismus (collectivisme dénué de toute âme)
pour 1' appliquer au régime contre lequel il s'apprête à rentrer en guerre électorale :
le régime communiste et au-delà toutes les propositions de planification de
l'économie faites par le SPD et même par une CDU qui est encore pour une large
part convaincue des bienfaits d'une économie dirigée. L'assimilation faite entre les
dictatures communiste et nationale-socialiste auxquelles est adapté le vocabulaire
de la critique conservatrice du libéralisme est un chef d'œuvre d'habileté politique
dont la sémantique ainsi que la dimension spirituelle sont entièrement empruntées à
.. k 63 .
W . Rope
Mais ce discours emprunte aussi à d'autres auteurs: à A. Müller-Armack
lorsqu'il s'agit de rassurer les commissions sociales de la CDU à l'origine du pro-
gramme d' Ahlen : il parle alors de « sozial verpflichtete Marktwirtschaft », de la
nécessaire dimension sociale de 1'économie de marché. Il reprend sans la critiquer
une expression des opposants à la réforme monétaire que ces derniers ont, sans
doute inconsciemment, empruntée à l'époque nazie lorsqu'il évoque les mesures
64
demandées contre les « casseurs de prix » (« Preiswucherer » ). Mais il refuse de

62. « Zweck der Wirtschaft ist die Erarbeitung und Sicherung der rnaterie11en Lebensbedingungen eines
Volkes, aber wehe diesem, wenn es seiner Arbeit, seinem politischen Wo11en und seinem sozialen Leben
keine übergeordneten Ziele aufzuzeigen, keinen Inhalt im Sinne geistiger Wortsetzungen mehr zu geben
verrnag. Wirtschaften ist nur ein Teilaspekt des gese11schaftlichen Lebens, heute vie11eicht der wichtigste, aber
nie der einzige und sicher nie dessen letzter Sinn. Eine so geartete Gese11schaftswirtschaft würde auf die
primitive Stufe eines Termitenstaates zurücksinken, in der bloss instinktgebundene Arbeitstiere am Werke
sind, nie aber mit Seele und Geist behaftete, von Sorgen geplagte und mit Wünschen und Vorste11ungen
erftillte, lebendige Menschen, deren Tun und Wollen den Stempel ihrer persônlichen Gleichung trâgt [... ). »
L. Erhard, Von der Übermacht der Not, op. cit.
63. «Mit der wirtschaftspolitischen Wendung von der Zwangswirtschaft hin zur Marktwirtschaffi haben wir
mehr getan als nur eine engere wirtschaftliche Massnahme in die Wege geleitet [... ). Anstelle eines
seelenlosen Ko11ektivismus, der unser Volk in die Not und in das Etend der Verrnassung brachte, mussten wir
hin zu einem organisch verantwortungsbewussten Staatsdenken [... ]. Nicht der sinn und seelenlose
Termitenstaat mit seiner Entpersônlichung des Menschen, sondern der organische Staat, gegründet auf die
Freiheit des lndividuums, zusammenstrebend zu einem hôheren Ganzen, das ist die geistige Grundlage, auf
die wir eine neue Wirtschaft aufbauen wollen [ ... ). », L. Erhard,« Rede vor dem 2. Parteikongress der COU
der britischen Zone, Recklinghausen, 28. August 1948 »in K. Hohmann (dir.), L. Erhard, Gedanken ausjùnf
Jahrzehnten, Reden und Schriften, Econ Verlag, Düsseldorf, 1991.
64. L. Erhard avait par ailleurs critiqué violemment à plusieurs reprises dans ses articles parus dans les
Wirtschaftspolitische Bliitter (op. cit.) en 1933 et 1934 l'emploi de l'expression « Preiswucherer » qui
198 L 'ordolibéralisme allemand

renoncer à 1' économie de marché, comme beaucoup lui demandaient de le faire, en


raison des fortes augmentations de prix provoquées par la libéralisation des prix. Il
propose alors de publier des listes de prix indicatifs pour les produits de première
nécessité. Par ailleurs, il critique, pour les connaître parfaitement, les vieux réflexes
hérités de la période d'économie dirigée pendant laquelle les entrepreneurs propo-
saient des prix de marchandises calculés sur la base d'un prix de revient entériné
ensuite par leur branche. L. Erhard critique le fait que les entrepreneurs continuent
de fonctionner sur ce modèle et ne s'orientent pas sur le marché et la demande pour
leurs calculs de prix, comme ils devraient le faire dans toute économie de marché.
L. Erhard fustige très exactement un processus qu'il connaissait parfaitement pour y
avoir participé lorsqu'il calculait des prix de branches pour un certain nombre
d'entreprises entre 1934 et 1938 ... Cette compréhension des rouages de l'économie
nazie ne lui est pas venue de la lecture des ordolibéraux, beaucoup plus généralistes,
mais de l'expérience vécue de cette économie dirigée. C'est parce qu'il sait
1' incapacité de certains entrepreneurs à calculer leurs prix de ventes ou à s'orienter
sur le marché qu'il entend les revendications et les demandes de contrôle des prix
qui s'élèvent peu après la libéralisation des prix. Cette critique des
« Preiswucherer » est évidemment également un point accordé aux opposants de la
libéralisation des prix : il valait mieux accepter la critique des entrepreneurs que
celle de la réforme elle-même.
En résumé, le discours de Recklinghausen est donc plus qu'une copie de
l'argumentation de W. Ropke: il en est l'exploitation politique magistrale. Le
thème de la « Kommandowirtschaft », du « Termitenstaat », de l'assimilation na-
zisme 1 communisme sous l'appellation« collectivisme» sont des thèmes politiques
et des étiquettes électorales qu'il utilisera habilement contre ses adversaires socia-
listes. W. Ropke a donné des thèmes et toute une sémantique très imagée qui sera
très bénéfique dans les campagnes électorales des années 1950. Ces emprunts dis-
crets mais clairs à W. Ropke permettront à L. Erhard d'« émotionnaliser » son dis-
cours économique, de lui donner une coloration en demi-teinte, entre ses convic-
tions libérales et les héritages de l'économie dirigée, et donc de trouver un juste mi-
lieu qui lui permet de remporter une adhésion au retour à 1'économie de marché.
A la conversion spirituelle s'ajoute l'emprunt d'un vocabulaire imagé venu des
années 20 mais aussi de la période nationale-socialiste. Avec W. Ropke, L. Erhard
apprend à argumenter de manière plus morale et philosophique qu'économique.
Après avoir maintes fois voué aux gémonies l'« émotionnalisation » du discours
économique sous le national-socialisme et lui avoir substitué des argumentaires
économiques rationnels, L. Erhard a fini par apprendre des nazis et des ordolibéraux
à faire sur 1'économie des discours politiques qui ont largement contribué à rem-

assimilait les entrepreneurs pratiquant des hausses de prix importantes sur leurs produits à des << usuriers ». II
arguait alors du fait qu'on ne pouvait faire à partir du phénomène purement économique et mécanique qu'était
l'augmentation excessive des prix (dont il rappelait les causes) une campagne de dénigrement contre les
entrepreneurs et ou un argumentaire d'ordre moral. II reprend en 1948, sans le critiquer vertement par
prudence politique, le terme qui venait des nazis et qui était maintenant utilisé par l'opposition (!) pour
fustiger les hausses de prix à la suite de la libéralisation des prix après le 21 juin 1948.
L'influence politique des ordo libéraux 199

porter les suffrages électoraux à la CDU dans les années 50. C'est donc peut-être
plus au niveau du discours qu'au niveau des mesures économiques ~u' il faudrait
étudier l'influence des ordolibéraux sur L. Erhard dans les années 1950 5•

65. L. Erhard fait paraître le 16 décembre 1949 dans le bulletin économique Der Vo/kswirt un texte dans
lequel il exprime son opposition aux cartels : « Kartelle im Blickpunkt der Wirtschaftspolitik ». Là encore,
l'argumentaire, plus philosophique qu'économique, est assez clairement repris de W. Rôpke.
L'influence politique des ordolibérawc 201

Sylvain BROYER

Retour à l'économie de marché :


les débats du conseil scientifique attaché à
l'administration économique de la Blzone

La littérature affirme souvent le rôle joué par les ordolibéraux dans la politique écono-
mique allemande d'après-guerre. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour-
tan~ il était loin d'être évident que la future République fédérale d'Allemagne retourne
un jour à l'économie de marché. Pendant trois ans, la situation économique et poli-
tique n'a pas permis de départager les partisans de l'économie de marché de ceux
d'une économie de plan. La décision a finalement été emportée par le camp libéral,
lorsque Ludwig Erhard impose une réforme monétaire doublée d'une loi de libéralisa-
tion des prix en été 1948. Pour ce faire, il aura préalablement provoqué un débat entre
scientifiques autour de cette question. Après avoir brossé la situation économique,
ainsi que le processus de retour à l'économie de marché, cet article s'attache à mon-
trer les lieux d'influence des ordolibéraux, en reprenant les termes du débat scienti-
fique dans lequel ils ont imposé leur conception de l'économie.

« Ideas, unless outward circumstances conspire with them, have in general no


very rapid or immediate efficacy in human affairs ». Cette phrase de John Stuart
Mill que rappelle T.W. Hutchison1, semble devoir être désavouée par les évène-
ments de 1948 qui ramenèrent, sous l'influence de certains libéraux, les zones occi-
dentales de l'Allemagne sur la voie de 1' économie de marché.
Dans l'immédiat après-guerre, le système économique allemand se révèle tota-
lement exsangue. Les mesures de réglementation et de planification prises par les
autorités d'occupation s'avèrent largement inopérantes pour enrayer la décomposi-
tion de 1'ordre économique. Dans ce contexte, alors que les autorités américaines et
anglaises décident de créer une administration unique, ainsi que d'introduire une
nouvelle monnaie, la question de l'organisation pérenne de l'économie allemande
prend une importance cruciale.
L'échiquier politique n'est guère favorable à l'imposition de telle ou telle po-
litique économique. Néanmoins, alors qu'il n'est nommé que depuis quelques mois
à la tête de l'administration économique de la nouvelle« Bizone », Ludwig Erhard
rétablit rapidement les bases d'une économie de marché. Pour ce faire, il trouvera
notamment soutien auprès du conseil scientifique attaché à cette administration.
Saisi de cette question, le conseil engagea un débat d'idées qui opposa théoriciens

1. T.W. Hutchinson, <<Walter Eucken and the German Social-Market Economy » in T.W. Hutchinson,
The Politics and Philosophy of Economies - Marxians, Keynesians and Austrians, Oxford, Blackwell, 1981,
p. 155-175 (voirp. 155).
202 L 'ordolibéralisme allemand

du marché et théoriciens du plan, et à l'issue duquel la nécessité d'un retour à


1' économie de marché est conclue.
Pour appréhender le processus qui conduisit aux réformes de 1948, cette com-
munication procède en trois étapes. Une première partie étudie le système éco-
nomique allemand d'après-guerre, afin de comprendre dans quels termes se posait
la question de l'avenir de l'économie allemande. La seconde partie retrace l'enchaî-
nement des décisions politiques qui restaurent les fondements de 1' économie de
marché, en observe la substance et en dresse un bilan. La troisième partie
s'interroge sur le rôle véritable que les scientifiques ont joué dans ce processus.

Quel bilan pour l'économie allemande au lendemain de la guerre ?


L'évaluation de la situation économique allemande au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale est l'objet d'un débat qui, faisant ressurgir de vieilles querelles,
2
oppose historiens et économistes • L'opinion des spécialistes diverge quant à
1' évaluation statistique des capacités de production en cette « Stunde Null », ainsi
qu'à celle des dommages véritablement causés par le conflit militaire. Les enjeux de
ce débat sont importants. Sur la base d'une analyse quantitative qui démontre la
relative conservation du potentiel économique de l'Allemagne, certains historiens
minimisent la corrélation établie par certains économistes entre la politique écono-
mique menée et la période de prospérité inégalée des années cinquante à soixante,
qualifiée de «miracle économique». S'affranchissant d'une surenchère statistique,
mais pas pour autant de cette discussion partisane, d'autres économistes soumettent
le bilan de l'économie allemande de cette période à une analyse de système.

Une difficile évaluation des capacités de production


Les premiers arguments, apportés dans ce débat par les historiens, tendent à
montrer qu'au lendemain de la guerre, les capacités industrielles sont loin d'être
3
détruites • Malgré les destructions et les politiques de démontage, 1'appareil de pro-
duction est encore de 11 o/o supérieur au niveau constaté en 1936. Ce progrès re-
flète, à leurs yeux, la politique d'investissement et d'industrialisation forcée menée
par le régime national-socialiste. Les capacités de production des industries de
1'acier égalisent encore 90 % de leur niveau d'avant-guerre, celles de l'industrie
4
chimique entre 80 et 85 % • Grâce à l'afflux massif de réfugiés provenant des an-
ciens territoires du Reich concédés après la défaite (7 ,5 millions de personnes en
1950), la force potentielle de travail s'est également accrue par rapport à 1936. En

2. Voir par exemple la réponse de Lenel à Abelshauser: H.O. Lenel, « Zum Historikerstreit über die
Produktionskapazitliten 1948 >> in Orientierungen zur Wirtschafts- und Gesel/schafstpolitik, Bd. 54, Ludwig-
Erhard-Stiftung, Bonn, 1992, p. 72-77.
3. A.J. Nicholls, Freedom with Responsibility- The Social Market Economy in Germany, 1918-1963,
Oxford, Clarendon Press, 1994 (voir p. 124).
4. A. Wahl, Histoire de la République fédérale d'Allemagne, Paris, Armand Colin, collection Cursus,
1991.
L'influence politique des ordo libéraux 203

outre, cette main d'œuvre est qualifiée, ayant été formée aux besoins de l'économie
d' armement5 •
Deuxième argument avancé par les historiens, les aides internationales per-
mettent d'importer les matières premières manquantes et nécessaires. Par
l'intermédiaire du plan Marshall et des programmes d'aides alimentaires, les USA
ont financé pour 1948 près de deux tiers des importations à destination des zones
d'occupation occidentales. Ce soutien autorise une plus forte allocation du potentiel
de production encore existant vers l'industrie de transformation. Alors que prend fin
le plan Marshall en 1952, la RFA dégage un excédent commercial depuis 1951.
Si, selon les historiens, le potentiel de production n'est pas entièrement détruit, le
problème majeur qui se pose à 1' économie allemande au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale est alors celui de sa reconversion en une économie de paix. La
perte des territoires de 1'Est et l'isolement de la zone soviétique a, par exemple, mo-
difié la circulation intérieure des biens économiques, ainsi que la répartition tradi-
tionnelle entre secteur primaire et secondaire. L'agriculture, qui contribuait à hau-
teur de 20,5 o/o au PNB allemand au cours de la période 1930-1934, ne représente
plus que 10,6 % du produit de la zone occidentale .
Débattant sur le même terrain de l'analyse statistique, les économistes dépei-
gnent une toute autre situation de l'économie-allemande d'après-guerre. Pour 1949,
le stock de capital réellement utilisable par l'Allemape dans une économie de paix
aurait atteint seulement 35,7% du niveau de 1939 . 20% des logements auraient
été détruits, 20 % endommagés, et dans les zones rurales où se concentrait le flot
des réfugiés, la moitié des logements auraient été déclarés inhabitables8 •
Devant l'incohérence des images rendues d'une part par les historiens et d'autre
part par les économistes, l'analyse statistique se révèle être relativement inadaptée
pour dresser le bilan de la situation économique allemande. Outre un problème ré-
current de valeur déclarative, les statistiques se heurtent plus spécifiquement pour
cette période à deux problèmes. Premièrement, il est très difficile d'avoir accès à
des séries statistiques qui autorisent une comparaison directe. Les enquêtes condui-
tes avant et après le conflit sont soit indisponibles, soit de sources hétérogènes9 •
Suite au conflit militaire, la perte des territoires de l'Est n'autorise pas une compa-
raison en chiffres absolus. Bien qu'étant facilement accessibles, les chiffres rap-
portés par habitant ne constituent pas non plus une source sûre, du fait de la

5. D. Grosser, « Die Wirklichkeit der Wirtschaftsordnung » in D. Grosser et al., Soziale Marktwirtschaft,


Geschichte- Konzept- Leistung, Stuttgart, Kohlammer Verlag, 1988, p. 35-73.
6. K. Hardach, The Political Economy of Germany in the Twentieth Century, Berkeley, University of
Califomia Press, 1980 (voir p. 223).
7. W.G. Hoffmann, Das Wachstum der deutschen Wirtschaft seit der Mitte des 19. Jahrhunderts, Berlin,
1965 (voir p. 253).
8. H. Willgerodt, « 1948 und 1990 : Zwei deutsche Wirtschaftsreformen im Vergleich » in C. Herrmann-
Pillath, O. Schlecht, H.F. Wünsche (dir.), Grundtexte zur Sozialen Marktwirtschaft- Marktwirtschaft ais
Aufgabe- Wirtschaft und Gesellschaft vom Plan zum Markt, Bd. 3, Stuttgart, Gustav Fischer Verlag, 1994,
p. 65-78.
9. Statistisches Bundesamt Wiesbaden, Bevolkerung und Wirtschaft 1872-1972, Wiesbaden,
W. KohlhammerVerlag, 1972.
204 L'ordolibéralisme allemand

difficulté à recenser la population en raison des forts mouvements de population,


des prisonniers et des disparus. Pour l'avant-guerre, les statistiques existantes sont
par ailleurs souvent polluées par l'utilisation propagandiste que le régime nazi en fit.
On peut ainsi avancer que le rythme de progression qu'enregistre la production
industrielle entre 1938 et 1945 ne reflète certainement pas la réalité.
L'évaluation statistique du potentiel économique allemand à cette période de-
meure donc une entreprise risquée, qui ne peut s'avérer que polémique. Ainsi,
l'analyse de système semble être plus prometteuse.
Décomposition de l'ordre économique
Au-delà du débat de chiffres, les économistes étudient les capacités du système
10
économique allemand à remplir ses fonctions • D'après leurs analyses, l'économie
d'après-guerre fait face à une situation monétaire catastrophique et témoigne de
dysfonctionnements patents. Pour eux, l'économie allemande n'est pas uniquement
paralysée, elle est en pleine décomposition.
La situation monétaire
A l'issue du conflit, la situation monétaire allemande est des plus précaires. La
dette que l'Etat nazi a laissée se monte à 379,8 milliards de Reichsmark (RM), la
contrepartie matérielle de cette masse monétaire étant soit détruite, soit déjà injectée
dans le circuit économique. A la fin de la guerre, les liquidités s'élèvent à 298 mil-
liards de RM contre 56,4 milliards en 1938, dont 73 milliards de monnaie fiduciaire
contre 10,4 milliards en 1938. La vitesse de circulation de la monnaie se ralentit
également de manière dramatique en raison de la pratique courante du troc, et des
11
prix administrés, se traduisant par un pouvoir d'achat fortement élevé •
Bloqué depuis 1936, le niveau des prix en vigueur ne reflète plus la véritable ra-
reté des biens qui découle des relations d'offre et de demande. Les prix ne repré-
sentent qu'un dixième ou un vingtième du niveau auquel ils se seraient librement
établis à masse monétaire égale. L'excédent monétaire qui en est la conséquence
n'est même plus épongé par le marché noir, la monnaie ayant perdu toute crédibilité
en tant que mesure de la valeur et étant déchue de son rôle d'étalon d'échange au
profit d'autres biens de consommation 12 • La monnaie est en effet complètement
dévaluée : entre 1946 et 1947, les habitants de la zone anglaise pouvaient s'acheter
un costume tous les 40 ans, une chemise tous les 10 ans et une brosse à dents tous
les 5 ans 13 •
Les problèmes monétaires se répercutent également sur le commerce extérieur.
Les pays qui ont souffert du joug nazi, tels la Belgique, la Hollande et la Norvège,
souhaitent payer les importations en provenance de l'Allemagne en Reichsmark,

10. Voir notamment W. Eucken, Grundsiitze der Wirtschaftspolitik, Tübingen, J.B.C. Mohr, 1952 et
H.O. Lenel, H. Wi11gerodt, op. cit.
11. G. Gutmann, H.J. Hochstrate, R. Schlüter, Die Wirtschaftsverfassung der Bundesrepublik
Deutsch/ands. Entwicklung und ordnungspolitische Grund/agen, Stuttgart, Fischer Verlag, 1964.
12. H. Wi11gerodt, op. cit., p. 65-78.
13. W. Stützel, C. Watrin, H. Wi11gerodt, Grundtexte zur Sozia/en Marktwirtschaft: Zeugnisse aus 200
Jahren ordnungspolitischer Diskussion, Ludwig Erhard Stiftung, Stuttgart, Fischer Verlag, 1981.
L'influence politique des ordolibéraux 205

afin d'écouler cette monnaie dévaluée que les nazis les avaient contraints à accu-
muler. Les autorités d'occupation, qui détiennent le contrôle sur le commerce exté-
rieur allemand, exigent des dollars américains en échange de leurs exportations à
destination de l'Allemagne. Comme il n'existe plus de cours de change officiel entre
la monnaie allemande et le dollar américain, l'Allemagne fait face à une pénurie de
dollars (Dollar Gap).
La combinaison d'une offre insuffisante et de prix bloqués est caractéristique
d'une situation d'inflation contenue (zurückgestaute Inflation). L'offre et la de-
mande réelles sont à tel point disproportionnées, que la libération des prix condui-
rait aussitôt à leur explosion, à moins que le pouvoir d'achat, c'est-à-dire l'épargne et
le niveau des salaires, ne soit rapidement résorbé. Cette situation est reconnue par
les autorités d'occupation, et un premier plan de réforme monétaire dit « Goldsmith,
Colm & Dodge »voit le jour dès 1946. Toutefois, l'absence d'unité politique entre
les zones d'occupation ainsi que l'état de l'économie allemande font craindre aux
autorités qu'une nouvelle monnaie ne soit entraînée sur la même voie que le
Reichsmark. Il faudra attendre deux ans pour que la réforme monétaire aboutisse.
Coexistence de deux systèmes économiques
L'économie officielle ne suffit pas à couvrir les besoins de la population. La ra-
tion alimentaire de 2200 calories par personne et par jour en 1944 se réduit à 1000
calories en 1947. Les queues s'allongent devant les administrations et les magasins.
W. Eucken reconnaît dans cette situation un cas typique de sous-approvisionne-
ment, qui contraint les agents économiques à recourir au troc et aux activités
d'autosubsistance pour espérer satisfaire leurs besoins. Le travail journalier est en
moyenne réduit à 4 ou 5 heures au lieu de 6 auparavant. Ce nombre d'heures est suf-
fisant pour gagner la quantité de monnaie nécessaire à l'achat des rations alimen-
taires. Le reste du temps est alloué à l'économie domestique, plus productive, afm
de se nourrir ou d'acquérir des biens pouvant être échangés sur le marché noir.
L'économie allemande conjugue donc une désorganisation croissante de la division
du travail avec une baisse de la productivité du travail salarié. Pour W. Eucken,
4
l'Allemagne est retournée à un ordre économique primitif •
La situation des entreprises est également des plus difficiles. En raison du
contingentement, elles doivent en priorité livrer leurs produits aux autorités d'occu-
pation, ou bien s'en remettre aux instructions d'approvisionnement. Les entreprises
n'ont la maîtrise ni de leur production, ni de leurs débouchés. Les règlements admi-
nistratifs rendent l'offre totalement inflexible, ne s'adaptant ni en quantité, ni en
qualité à la demande. Dans un fonctionnement normal des marchés, une demande
excédentaire entraîne l'augmentation des prix réels, dégageant temporairement des
sources de profit à la production supérieures à la moyenne, incitant les capitaux à
affluer vers ces industries, faisant augmenter l'offre jusqu'à normalisation du taux
de profit. Dans le cas du système économique allemand de l'époque, la production
industrielle se concentre sur les rares marchés non contingentés, les seuls à être
encore sources de profit surproportionnel. Ainsi, se dénombre une abondante

14. W. Eucken, Grundsiitze der Wirtschaftspolitik, Tübingen, J.B.C. Mohr, 1952/1990 (voir p. 109-11 0).
206 L 'ordolibéralisme allemand

production de cendriers, de lampes, et de carrelage, alors même que les besoins les
plus pressants ne sont pas satisfaits.
Mais les entreprises connaissent également des difficultés en matière d'approvi-
sionnement. Si les exportations augmentent sous l'influence des politiques de dé-
montage et de livraison aux forces d'occupations, de leur côté et malgré les aides
internationales, les importations stagnent en raison du Dollar Gap. Les entreprises
sont alors contraintes de troquer leurs matières premières (Kompensationsgeschiift),
voire de s'approvisionner sur le marché noir.
Cette situation de sous-emploi des ressources en capital et en travail, alors même
que les besoins ne sont pas couverts, témoigne de la décomposition totale du mar-
ché. Les conditions institutionnelles de l'offre empêchent toute adaptation au niveau
de la demande. La pénurie de biens et l'absence d'un étalon des échanges perfor-
mant détournent la demande des marchés officiels. Le système économique, forte-
ment contrôlé par les administrations alliées, combine les maux d'une économie
centralisée inefficace à ceux d'une économie de marché obsolète.

Le retour à l'économie de marché


Alors que l'hiver 1946-1947 se fait un des plus froids du siècle, les cir-
15
constances allaient devenir insupportables pour la population • La situation éco-
nomique apparemment inextricable appelait des réformes rapides. Toutefois, la di-
rection dans laquelle elles devaient s'inscrire restait en substance indécise. Tandis
que certains principes de 1'économie de plan s'appliquent à des marchés devenus
totalement exsangues, le rétablissement d'un système économique unique et cohé-
rent est en effet délicat.
En outre, l'échiquier politique ne favorise pas la prise rapide d'une décision. Le
conseil économique de la Bizone créé le 23 juillet 1947, précurseur du futur parle-
ment ouest-allemand, réunit 44 membres de l'union CDU 1CSV et 46 membres des
partis social-démocrate et communiste. L'aile syndicale de la CDU est favorable au
programme dirigiste d'Ahlen, si bien que seul le FPD est en mesure d'emporter les
votes. A la tête de l'administration de la Bizone, le libéral modéré Rudolf Müller,
ministre de l'Economie de Hesse, est poussé à la démission par le SPD. Il sera rem-
placé par Viktor Agartz, ancien Directeur de l'Organisation centrale à l'économie de
la zone anglaise, dont les tendances politiques privilégient clairement la planifica-
tion et la centralisation. En janvier 1948, alors que Johannes Semler, Directeur ad-
ministratif CSU du conseil économique, est lui aussi conduit à démissionner après
avoir critiqué la politique des autorités américaines, un compromis sera trouvé dans
les nominations du maire de Cologne à la direction administrative, le chrétien-dé-
mocrate Hermann Pünder, et de Ludwig Erhard à la direction économique. Par ces
nominations, la position qu'occupent les partisans de l'économie de marché se voit
16
renforcée •

15. A.J. Nicholls, op. cit., p. 160.


16. A.J. Nicholls, op. cit., p. 178-206.
L'influence politique des ordolibéraux 207

Alors que le 6 avril 1948, L. Erhard prend ses nouvelles fonctions, les plans de
la réforme monétaire sont déjà bien avancés. L. Erhard s'y emploie à la tête de la
Sonderstelle Geld und Kredit depuis octobre 1947. Le plan de cette commission
spéciale aux affaires monétaires faisait écho aux premiers projets des autorités amé-
ricaines, et ne rencontre que peu de résistance politique. La réforme monétaire
pourra être votée seulement quelques mois après la nomination de L. Erhard. Mais
la question monétaire ne tranche pas à elle seule le débat du choix de système
économique. C'est alors au sein du Wissenschaftlicher Beirat, le conseil scientifique
dont J. Semler dote l'administration économique en 1948, que cette question va
trouver réponse. Le premier rapport, publié par le conseil scientifique le 18 avril
1948, conforte le choix de l'économie de marché et d'un large abandon des mesures
planificatrices. L. Erhard possède alors la latitude nécessaire pour faire passer une
loi de libéralisation de l'économie deux jours avant la réforme monétaire. Elle est
ratifiée quatre jours plus tard.
La réforme monétaire du 20 juin 1948
Cette réforme se flXait le triple objectif de diminuer la masse monétaire pour ré-
sorber l'excédent de pouvoir d'achat, d'augmenter la vitesse de circulation de la
17
monnaie et de rétablir un étalon monétaire des échanges •
Deux propositions concouraient à cette réforme. La première émanait de
1'AusschufJ for Wirtschaft und Finanzpolitik der Münchener Gewerkschaften et de
la volkswirtschaftliche Arbeitsgemeinschaft for Bayern conduite par Adolf Weber.
Elle proposait un gel immédiat et total de la masse monétaire existante à l'exception
d'une partie de la monnaie fiduciaire et des avoirs bancaires déjà bloqués, jusqu'à ce
que la situation économique permette leur mise à disposition. En outre, la produc-
tion et la consommation devaient être fmancées à crédit. Cette proposition reste
sans lendemain.
La seconde proposition qui émanait de la Sonderstelle Geld und Kredit servit de
base à la réforme de 1948. Ce « Hamburger Plan » prévoyait la dévaluation de 80 %
des avoirs monétaires. 5 % devaient être laissés à la libre disposition, les 15 % res-
tants devant être convertis en avoirs bloqués dans une limite de 50 DM par habitant.
Ce plan était largement analogue à la première proposition américaine de 1946. Le
plan « Colm, Dodge & Goldsmith » souhaitait en effet pour sa part réduire la valeur
de la dette de 90 %, soit 1 DM pour 10 RM, ainsi que répartir de manière égalitaire
la charge de guerre entre détenteurs de richesses foncières et monétaires. La ré-
forme monétaire fut donc préparée à l'initiative des autorités américaines en colla-
boration avec l'administration allemande. L'acceptation du «Hamburger Plan»
n'est pas le seul fait des ordolibéraux, pourtant fortement représentés dans l'admi-
nistration économique de la Bizone.
En pratique, la réforme monétaire est initiée le 20 juin 1948 et se conclut en oc-
tobre de la même année. Le nouvel ordre monétaire repose sur quatre lois :

17. G. Gutrnann, op. cit.


208 L'ordo libéralisme allemand

1) - La première loi d'introduction monétaire du 20 juin 48 remplace l'ancien


Reichsmark par le Deutsche Mark. Dans ce but, elle ordonne la restitution des
moyens de paiement devenus caduques, ainsi que la déclaration des avoirs en RM
auprès d'instituts de crédit. Chaque habitant de la Bizone reçut jusqu'à 60 DM en
espèce contre l'ancienne monnaie, dans un rapport de 1 pour 1. Les deux tiers de ce
Kopjbetrag furent versés immédiatement, le dernier dans un délai d'un mois. La
somme reçue par les industriels, commerçants et professions libérales dépendait du
nombre d'employés et du montant de leurs avoirs. Ce Geschiiftsbetrag s'élevait à
60 DM par employé et fixait une conversion des avoirs dans le rapport de 1 pour 1.
En outre, les crédits furent gelés jusqu'au 26 juin 48, puis jusqu'au 8 septembre 48
par décision de la troisième loi.
2)- Décrétée le même jour que la première, la seconde loi installe la Bank
deutscher Liinder dans ses fonctions de banque d'émission. La masse monétaire en
circulation fut fixée à 10 milliards de Deutsche Mark autorisant une marge de 10 %.
La loi d'émission obligeait par ailleurs les banques centrales régionales à détenir des
réserves à concurrence de 12 à 30 o/o de leurs avoirs courants. Les banques d'affaires
étaient tenues de conserver entre 8 et 20% de leurs dépôts à terme.
3)- La troisième loi du 27 juin 48 fixe les principes de conversion des avoirs et
de créances, ainsi que les lignes de réduction de la dette. Les avoirs des instituts de
crédit, de l'administration des postes, des trains, des organisations de la NSDAP, de
l'ancien Reich et de ses administrations furent purement et simplement gelés. Les
avoirs restants furent convertis à raison de 1 pour 1O. La moitié fut libérée, l'autre
moitié placée sur des comptes fixes. Afin de garantir les dépôts, les instituts ban-
caires furent contraints de convertir 15 % de leurs dépôts à vue et 7,5 % de leurs
dépôts à terme en comptes courants. Les salaires, traitements, rentes et pensions,
loyers et prestations sociales furent généralement convertis dans le rapport de 1
pour 1 afin de conserver le niveau « officiel » des salaires. Mais dans le but de ré-
duire la dette, un rapport de 1 pour 10 fut adopté pour les payements tiers. Les obli-
gations du Reich, de la NSDAP ainsi que celles de la Reichsbahn contractées avant
le 9 mai 1945 ne furent pas portées à échéance. Par cette loi enfin, les pouvoirs pu-
blics se voyaient interdits de prévoir un budget déficitaire.
4)- Le quatrième et dernier texte du 4 octobre 1948 envisage le paiement des
avoirs bloqués par la troisième loi. Par ces dernières mesures, sept dixièmes des
avoirs bloqués furent purement et simplement annulés, deux dixièmes restitués sous
forme de crédit sur un compte libre, le dixième restant pouvait être récufgéré en ac-
8
tions. Cette loi a permis la destruction d'environ 94 % des avoirs bloqués •

La loi de libéralisation de l'économie du 24 juin 1948


La seconde étape de la réforme visait à libérer l'économie allemande de son car-
can dirigiste. Pour des raisons politiques, elle ne cherchait toutefois pas à suspendre
immédiatement la Zwangswirtschaft imposée par les autorités d'occupation. Comme
son préambule le précise, cette loi se donnait officiellement pour objectif de soute-

18. G. Gutmann, op. cit.


L'influence politique des ordolibéraux 209

nir la réforme monétaire par un encouragement des incitations à la production. Pour


ce faire, elle décrétait la libéralisation des prix de 1' ensemble des produits à l'excep-
tion de ceux qui pourraient menacer l'approvisionnement de l'économie, la réalisa-
tion de certaines mesures planificatrices, ou de ceux dont 1'état de rareté
comporterait un risque d'abus de position dominante de la part de l'offre de marché.
Pour les autres produits, la loi édictait un assouplissement du contingentement, ainsi
que des libéralisations partielles de prix. Pour les textiles, les chaussures, le cuir, le
verre ou la céramique, le Preisstop ne définit plus, par exemple, qu'une limite au
plus haut. Au bilan, si la production et le commerce des biens alimentaires de
première nécessité et des matières premières comme 1' acier et le charbon sont
toujours administrés, plus de 400 produits seront libérés, mettant définitivement fin
au contrôle administratif auquel ils étaient assujettis depuis 1936. Par ailleurs, la loi
prévoyait un assouplissement des salaires. Celui-ci ne pourra toutefois pas être
19
appliqué avant novembre •
La loi de libéralisation de l'économie ne rencontrera que peu, voire pas du tout,
l'approbation des autorités d'occupation. Dans les zones française, anglaise et amé-
ricaine, la priorité n'était à vrai dire pas donnée à un tel projet. Pour améliorer le
quotidien économique de la population allemande, seule la réforme monétaire était
envisagée en complément du « European Recovery Pro gram »20 • Le vote de cette
seconde loi doit être inscrit au crédit de L. Erhard et de son administration.
Au sein de la Sonderstelle Geld und Kredit et de la Direction à la politique des
prix et des salaires de l'administration économique, la nécessité d'accompagner la
réforme monétaire par une libéralisation des prix et du commerce avait souvent été
soulignée. Parmi les haut-fonctionnaires qui répandaient cette opinion, se trouvaient
entre autres Hans Môller, Leonard Miksch et Curt Fischer, soutenant la vision de
L. Erhard lui-même. Alors que H. Müller est un micro-économiste de tendance libé-
rale, L. Miksch et C. Fischer sont des proches du courant ordolibéral. L. Miksch,
qui en tant que responsable de la politique des prix et des salaires rédigea le projet
de loi du 24 juin, est un membre au sens large de l'Ecole de Fribourg. Sa conception
de la concurrence influença considérablement celle de W. Eucken. C. Fischer, qui
publia le« Hamburger Plan», est lui-même un ancien élève de W. Eucken. Celui-ci
propage alors au sein de l'administration économique de la Bizone le diagnostic que
21
faisait le professeur de Fribourg sur la situation économique de l'Allemagne • En-
fm, L. Erhard bénéficie du soutien du Conseil scientifique, qui dans son rapport
d'avril 1948, affirme la complémentarité technique entre une réforme de la monnaie
et la libéralisation des prix.
Pour L. Erhard, il apparaît très clairement qu'à l'extérieur du cercle que forment
les économistes libéraux qui l'entourent, ni les autorités d'occupation, ni l'adminis-
tration ne soutiendront son entreprise de restauration de l'économie de marché. De

19. Wirtschaftsrat des vereinigten Wirtschaftsgebietes, 1948, « Gesetz über Leitslitze und Preispolitik
nach der Geldreform », 24. Juni, in Gesetz- u. Verordnunsgblatt des Wirtschaftsrates des vereinigten
Wirtschaftsgebietes, 81.12, Frankfurt, p. 59-63, Stützel et al., op. cit., p. 43-46.
20. A.J. Nicholls, op. cit., p. 122-135.
21. Ibid., p. 178-234.
210 L'ordo libéralisme allemand

plus, il lui était aussi évident que l'adoption de la réforme monétaire offrait une op-
portunité unique pour introduire la question du choix du système économique dans
le débat politique allemand. Or, selon le témoignage de H. Môller, alors que le par-
lement cherchait à gagner de l'influence sur l'administration économique, seul le
temps jouait en faveur de la vision libérale. Aussi, le vendredi 18 juin 1948, deux
jours avant que les autorités alliées n'introduisent le DeutscheMark, L. Erhard tente
un coup de poker : il présente devant le parlement, au nom de l'administration de
Francfort théoriquement placée sous la direction de Hermann Pünder, sa loi de libé-
ralisation de l'économie (Gesetz über die Leitsiitze for Bewirtschaftung und Preis-
politik nach der Geldreform ). Après un long débat, mais pendant lequel l'opposition
se fait confuse et l'optimisme deL. Erhard contagieux, le projet est adopté par l'as-
semblée. Toutefois, pour entrer en vigueur, le texte définitif devait encore être voté
et soumis à l'approbation des autorités alliées. L. Erhard passe outre la voie légale,
et pour l'occasion outrepasse ses pouvoirs : il déclare l'abolition des contrôles de
l'économie dans le journal de l'administration de Francfort et fait proclamer à la ra-
dio la fin du contrôle des prix. L'annonce publique est passée le dimanche même,
alors que tous les bureaux officiels sont fermés, forçant les autorités d'occupation à
un silence consentant. L. Erhard doit se justifier devant le parlement et les autorités
alliées le lundi, mais la loi est finalement votée le 24 juin22 •

Les effets du • saut dans l'eau froide • : le miracle économique


Se souciant de leurs effets sur la population allemande, ces réformes furent qua-
lifiées par certains membres du conseil scientifique de «saut dans l'eau froide».
Loin cependant de provoquer l'hydrocution, le retour à l'économie de marché allait
permettre à l'Allemagne de connaître une de ses phases de croissance économique
les plus prospères, que la littérature honore du terme de «miracle économique».
Durant cette période qui court de 1948 aux années 60, L. Erhard sera toujours sur
l'avant-scène politique, prenant les rênes du ministère de l'Economie sous le premier
gouvernement de la RFA en 1949, nommé vice-chancelier en 1957 et chancelier en
1963. Sans se faire polémique, le miracle économique est donc indissociable de son
nom.
La conjugaison des deux réformes fait immédiatement effet. Dans la nuit du di-
manche au lundi 21 juin, juste après l'annonce radiophonique de la libération des
prix, les vitrines sont à nouveau achalandées. La couverture par le marché des be-
soins de la population fait un véritable bond en avant, et malgré leur surprise, les
autorités américaines ne s'opposent pas à la ratification de la seconde loi. Les auto-
rités anglaises sont plus résistantes, mais devant le danger de faire avorter la ré-
forme monétaire, ils se rangent à l'avis des américains. Le général Koenig, gouver-
neur militaire de la zone française, s'oppose, pour sa part, plus vivement.
Le « Schaufensterwunder » du 21 juin 1948 résulte en fait de la justesse du dia-
gnostic des économistes libéraux allemands. L'introduction d'un nouvel étalon des

22. Sur l'enchaînement des évènements qui conduit à la ratification de la seconde loi, voir A.J. Nicho11s,
op. cit., p. 215-218.
L'influence politique des ordolibéraux 211

échanges et 1' assouplissement des prix et du commerce de certaines marchandises


lèvent immédiatement les problèmes d'incitation à l'échange monétaire. Les stocks,
constitués par les producteurs dans l'attente d'une nouvelle monnaie, sont aussitôt
réinjectés dans le circuit officiel de 1' économie. Alors qu'auparavant la demande
excédait fortement l'offre, l'augmentation subite de cette dernière incite parallèle-
ment les consommateurs à intensifier leur part de travail salarié, afin d'augmenter
leur pouvoir d'achat en produits marchands. L'absentéisme salarié qui s'élevait
23
entre 18 et 20 % avant les réformes, tombe entre 2 et 3 % • A moyen terme, cette
dynamique pèse favorablement sur les incitations à investir, entraînant peu à peu
l'économie allemande dans une phase de développement soutenable.
Observé sur le moyen terme, le « miracle économique » peut être divisé en deux
24
périodes • Au cours des quatre premières années, la production se remet en marche
et se réorganise, enregistrant une croissance exceptionnelle. La production indus-
trielle, qui s'élevait dans le premier semestre 1948 à 53% du niveau de 1936, fait un
bond à 73% dans le second semestre pour l'égaler dès novembre 1949. Un an plus
tard, la production industrielle est de 33% supérieure au niveau de 1936. Parallèle-
ment à la croissance, les prix augmentent fortement. Fin 1948, les prix de détail sont
10 % plus élevés qu'avant leur libéralisation. Les syndicats se mettent en grève le
12 novembre pour protester contre leurs hausses illicites. Du fait de sa nature, cette
inflation se résorbera toutefois rapidement, et en novembre 1948 l'administration est
en mesure de lever le gel des salaires. En 1949, le tarif horaire brut a augmenté de
14 %, alors que le chômage ne cesse de s'accroître en raison de l'afflux continu des
réfugiés. L'économie allemande passe ainsi rapidement d'une situation d'inflation
contenue, dans laquelle un excès de demande existe à la fois sur le marché du tra-
vail et sur le marché des biens, à un chômage de type classique, où l'excès de de-
mande en biens se conjugue à un excès de l'offre de travail, causant un déséquilibre
frictionnel.
Le 25 juin 1950 éclate la guerre de Corée. Le conflit perturbe le marché des ma-
tières premières, important de l'inflation dans une Allemagne alors très exposée à la
volatilité de ces marchés. Cette inflation se répercutera rapidement sur le bilan du
commerce extérieur. La jeune République fédérale manque de réserves financières
et suspend en février 1951 ses importations en provenance des pays européens. Pour
la première fois, l'économie de marché est mise à l'épreuve. Tandis que les ca-
pacités de production américaine sont occupées à l'armement, la redistribution des
marchés au profit des entreprises européennes est favorable à l'Allemagne.
A partir de 1952, l'économie allemande entre dans une nouvelle phase. Si au
cours des premières années seule la production connaît un véritable essor, cette se-
conde période voit poindre la fin du chômage, les prix se stabiliser et la valeur exté-
rieure de la monnaie se renforcer.
De 1952 à 1960, le produit national brut croît à un rythme moyen de 7, 7 % en
prix constants. Le chômage diminue de 8,5 % à 1,3 % pour atteindre le plein

23. A.J. Nicholls, op. cil., p. 229-230.


24. D. Grosser, op. cil., p. 35-73.
212 L 'ordolibéralisme allemand

emploi. Par ailleurs, le revenu réel par habitant double et influe positivement la
consommation des ménages. -A l'augmentation de la demande intérieure s'ajoute une
forte demande extérieure qui incite les industriels à élargir leurs capacités de pro-
duction. L'économie allemande est dans un cercle vertueux. Le budget fédéral dé-
gage des excédents et s'astreint à constituer des réserves financières qui sont placées
à la banque centrale. Diminuant la masse monétaire en circulation, l'augmentation
de ces réserves ainsi que la hausse du taux d'escompte de 3 à 5,5% en mai 1956
suffisent à éveiller les tendances spéculatives des marchés de devises, pariant ainsi
sur une réévaluation du Deutsche Mark. En 1961, il est réévalué de 5 %.
Comme on peut le voir, cette période de prospérité sans égale de l'économie
allemande tient autant à la politique économique et monétaire des autorités alle-
mandes qu'à des circonstances exceptionnelles. Elle ne peut pas être entièrement
ramenée au mérite d'un seul homme ou d'une seule doctrine économique. Toutefois,
il appartient à L. Erhard et à son administration d'avoir fait le bon diagnostic de la
« Stunde Null », d'avoir su trouver le bon remède, et de s'y être tenu malgré les di-
verses pressions politiques et les turbulences de la conjoncture mondiale.

Le conseil scientifique attaché à l'administration économique :


le rôle des ordolibéraux

La situation économique et la constellation politique, que connaît la future Ré-


publique Fédérale à« l'heure zéro», montrent clairement où le mouvement ordoli-
béral s'impose et gagne l'Allemagne à ses idées.
La restauration d'un ordre monétaire sain ne constitue pas le moment décisif de
1' influence ordo libérale sur la reconstruction de 1'économie allemande d'après-
guerre. W. Eucken la revendique certes bien avant le conflit mondial, et l'ordre mo-
nétaire est une des clefs du programme ordolibéral. Mais depuis que l'hyperinflation
a sapé la monnaie allemande entre 1918 et 1923, cet appel est largement partagé par
les économistes allemands formés à l'économie classique et néoclassique, comme
par exemple par Adolf Weber. Par ailleurs, malgré le rôle de la Sonderstelle Geld
und Kredit, la réforme monétaire de 1948 reste une entreprise contrôlée par les au-
torités d'occupation. Le concours essentiel, que les ordolibéraux prêtent aux réfor-
mes de 1948, réside dans la diffusion au sein de l'administration économique de
l'idée d'un retour à l'ordre de marché en complément de la réforme monétaire, et du
soutien qu'ils apportent à L. Erhard dans la campagne du 18 au 24 juin 1948.
Comme il a été vu, les seuls appuis dont disposait L. Erhard dans son équipe au-
raient certainement été insuffisants pour mener celle-ci à bien. C'est en fait dans le
conseil scientifique (Wissenschaftlicher Beirat bei der Verwaltung for Wirtschaft),
créé moins d'un an plus tôt par son prédécesseur, que L. Erhard trouve son atout
maître. Au sein du Beirat, les ordolibéraux réussissent à imposer certaines des
grandes lignes de leur conception aux autres experts de tendance planificatrice ou
interventionniste, et à apporter à L. Erhard la légitimité dont il avait besoin.
L'influence politique des ordolibéraux 213

Origine et constitution du conseil sclentlflque26


La création en 1947 du conseil scientifique attaché à l'administration écono-
mique de la Bizone s'inscrit au bénéfice de son directeur, J. Semler, alors que
Walter StrauB occupe le poste de Directeur général de l'administration. Par la créa-
tion d'un conseil réunissant des scientifiques de l'économie, dont la renommée dé-
passerait les frontières allemandes, J. Semler cherchait à renvoyer aux Alliés une
image d'objectivité de son institution, espérant infléchir leurs décisions à la faveur
26
des propositions allemandes • Néanmoins, l'initiative et la mise en place du conseil
restent soustraites à l'influence des autorités d'occupation. L'idée même du conseil
n'émane pas du directeur de l'administration économique, mais de H. Môller, alors
membre de la Sonderstelle Geld und Kredit.
L'histoire du conseil scientifique débute véritablement en 1946, dans un train à
destination de Berlin. H. Môller, employé au Landesrat de Stuttgart, y rencontre
W. StrauJ3, ancien membre du ministère de l'Economie de la République de
Weimar, exerçant alors des charges régionales. Après avoir discuté de la situation
économique et politique de l'Allemagne, les deux hommes s'accordent pour dire que
l'administration allemande n'entretient pas assez de contacts avec le monde acadé-
27
mique et qu'un conseil scientifique permanent devrait être institué • Pendant un an
cette idée tombe dans l'oubli. En hiver 1947, Günter Keiser suggère à W. StrauB,
devenu Directeur général de la nouvelle administration de Francfort, d'appeler
28
H. Müller à leur service • H. Müller pose deux conditions à sa venue : la première
était de participer aux travaux de la Sonderstelle Geld und Kredit ; la seconde tenait
à réactiver l'ancienne idée et à doter l'administration économique d'un conseil
scientifique. W. StrauB satisfait à ces deux conditions.
Pendant la guerre, H. Môller était l'assistant du célèbre économiste allemand
Heinrich von Stackelberg, puis enseigna à Berlin. A la différence de W. StrauB, il
entretient des contacts étroits avec le monde scientifique allemand et se trouve en
mesure de proposer rapidement une liste de noms destinée à pourvoir le conseil
scientifique. La constitution de cette liste était soumise à deux objectifs. Le premier
consistait à exclure les scientifiques dont les relations avec l'idéal national-socialiste
avaient été par trop manifestes. C'est ainsi que H. von Stackelberg, inscrit selon
H. Müller au parti nazi pour garantir la pérennité de son institut, figurait sur la liste
des économistes ayant collaboré avec le régime. H. von Stackelberg fut réhabilité
après sa mort en 1946. Deuxièmement, la liste visait à créer un équilibre entre les
différentes tendances existantes au sein de l'administration économique, notamment
entre économistes libéraux et partisans d'une économie de plan. Pour ce faire,
H. Müller classa les membres de sa liste en quatre catégories en leur attribuant un

25. Les faits présentés ici s'appuient sur une interview que le Professeur Hans Müller m'a fait l'honneur de
m'accorder le 26 Juillet 1996 à Munich. Certaines informations sont complétées par la lecture de
A.J. Nicholls, qui en plus de s'être entretenu avec le Professeur H. Müller, a pu compulser ses archives per-
sonnelles (A.J. Nicholls, op. cit., p. 181 à 186).
26. A.J. Nicholls, op. cit., p. 185.
27. Cette justification est reprise dans les actes fondateurs du Beirat (Der Wissenschaftliche Beirat, 1950,
p. 9).
28. A.J. Nicholls, op. cit., p.l81.
214 L 'ordolibéralisme allemand

code alphabétique: LL pour les ultra-libéraux, L pour les libéraux modérés et P pour
les adeptes des solutions planifiées. Par ailleurs, la nomenclature LP désignait les
scientifiques dont les fondements théoriques étaient compatibles avec les idées libé-
rales, mais dont les convictions politiques penchaient en faveur du plan. En fait, LP
regroupe les économistes favorables à une politique conjoncturelle. Reconstituée le
26 juillet 1996 avec le professeur H. Müller et enrichie de ses commentaires
personnels, la liste acceptée par W. StrauB et instituant le premier conseil scienti-
fique est la suivante :

Nom Fonction Classemant <JJservations Dates


IX.E.wn Professes dEalnarie à rlkiwrsité L ~de la p-errière session; Mentor de Slad(elbelg; décédé en
Beckeralh deBom llredet.r de rAA.acteme fil deWdles Rectt llbeTtlre 1964
IX.F. Bëtm Professes de Qtit à l'lkiversité de L PrésicleR de séalce à Kënigstein; menilre de réc:ae d
FraldortiMain Fribot.rD; ~de la lutte cootre les cartels
IX. W. Eucken Professai" dEa:lrorie à rl.hwfsité L Tête de réalle de Friboug; rOie peépoudénllt peu décédéle9
deFritxua rissue de la réuion de ~n fél.fler 1950
IX. v. d. Gablera EnseigBt à rlnstiu allenwld (?) Rille assez rmdeste dans les débats w 8eirat départ en 51
dEtudes oolitiwes de Bel1in ~
IX. Hallstein Professor fil Rectt an der Uiversitilt L Proche de Franz Bam; Prenier présideR de la qlitte le conseil
Fraürt/M CormulaJté rmnétaire elJllDéeme en 1948 enféllrier58
IX. W.l-dnlm Professcu dEalnarie à rlkiwrsité L feNel1 opposant au nazisme; rOie ~dans les
deMnster débats
IX. W. Krarpivt Professes dEalnarie à rlhversité p Sl4JI)Ofter de la "Mar1dspaltlllg"
deœtlingen
IX. W.Kodl Prctesset.r dEcormie à rlkiwrsité p Merrtlre de la Blrt deUscher I.Ander, Bèw de
de FrandcJ1/MEin Beckeralh: SDédaliste des théories fascistes
IX. A l.a"rpe Prctesset.r dEalnarie à rl.hversité LL />flparerté à réoole de Friboug déoédéle20
deFritxua mn 1950
IX. A Mller- Professeu" dEalrarie à rUiversité L lhéoriden de réconon"ie soaale de marché; sWin lE
/tmlld( deCQoa1e es
Fra~ IX. Pn:lessfU dEalnarie à rlhversité L spédaliste de la ré!Jjalion étatique de la conanerœ;
l...iefmlm.Keil de Flibou"a nBade lors des débats
IX. L. Mksd1 Pn:lessfU dEalrarie à rlhversité LL />flparerté à réc:ae de FribOI.Ig; spécialiste de la décédé le 19
deFriboug conanerœ; établit le lien ertre Eudœn et Slad(elberg ~1950

IX. H. MOIIer ErlseQ"lant dEcormie à rl.hversité Lne s'état pas proposé u la liste; Merrtlre oo
de Fnn1ort/Main "':klzee1etiager" de Sta:kelberg
IX. v. Nell- Professes des Sciences Sodales à (?) Proche de Walter S1raJB; Spécialiste de la ckJclrine
Bramg récole Jhlosopti<J.Je et théolo!j<J.18 ~ sociale dritieme; paticipa à ferq1diq.Je Renm
Saifi-George de FrandcJ1/MEin l'b.lan.m; irdluert peu la rédaction des rapports oo
8eiral
IX. Peter Professcu dEconarie à rlhversité p Sodale-dérm:rate; menilre 00 Dozertaiager de decédé en 1959
deTûDngen Slad(elbera
IX. Preiser Professel..r dEalnarie à rlkiwrsité LP Proche de Peter
de Heidelberg
IX. Raiser Professeu" de crot à rlhversité de L Merrtlre 00 conseil évalgéliq.Je; poche de Slad(elber(l
œtlingen etdel'.tiler.
IX. Rittershausen Pn:lessfU dEalnonie à rlhversité LL Merrtlre de l'akaderrie fil DeUsdles Rectt IMlC départ en 1950
de Marrileim Bec:keralh
IX.Sauermm Professcu dEalnonie à rlhversité LouLP oo
PrésicleR Conseil scieliifique en 1964; secrétaire
de Flllldort/Min général de la "Salderstelle fil Geld llld Kredt":
r&ations avec les a1orités aréricaines
IX. K Sctlller Pn:lessfU dEalnonie à rlhversité p Mnistre de rEalnonie de 1966 à 1972; polili<J.18 de
de HIITbollg faction an:ertée et ~stEUI.Ilg: syl1hèse de
1Kevnes et dEucken

IX. Veit Professcu dEcormie à rlhversité L Présidert de la ~de Hesse


de Flllldat/Main
IX. G. \\ësser Professcu des Sciences Pditiques à p Sodale-dérm:rate; Partisan de la "Marktspallulg"
rlhversité de caome
IX. \Missels Pn:lessfU dEconarie à rlhversité L CoiiÈ9Je de Mller-AATsc:k et de Slad(elbelg; éttdlri
deCQ<me de Beckeralh
L'influence politique des ordo libéraux 215

A la lecture de cette liste, force est de constater que la neutralité vis-à-vis du ré-
29
gime fasciste reste une question sensible. Si H. von Stackelberg est écarté , Alfred
Müller-Armack, lui, est proposé, bien que son livre Staatsidee und Wirtschaftsord-
nung im neuen Reich paru en 1933 rendait également hommage à l'économie fas-
ciste30. D'autres économistes libéraux, qui montrèrent très tôt leur hostilité au na-
zisme et furent contraints à l'exil comme Wilhelm Ropke ou Alexander Rüstow, ne
figureront pour leur part pas sur la liste. A ces critiques, il faut toutefois tenir
compte des difficultés de circulation des personnes se trouvant encore en exil à cette
époque. Néanmoins, l'équilibre entre théoriciens du plan et théoriciens du marché
n'est pas véritablement respecté. Sur 23 membres, le conseil compte 14 libéraux,
deux scientifiques non opposés aux théories libérales (LP), pour seulement cinq dé-
fenseurs d'une économie de plan. Enfm, on s'aperçoit que la liste de H. Müller puise
volontiers dans le creuset de l'administration économique, toutes tendances confon-
dues, et par sept fois dans le creuset Beckerath-Stackelberg et son Dozentenlager,
31
dont H. Müller faisait partie .
Au sein de ce premier conseil scientifique, la dispersion des opinions sanctionne
une organisation tripartite. Pour la majorité des membres, le rôle de 1'Etat consiste à
créer ou à infléchir le cadre institutionnel dans lequel les activités économiques
s'inscrivent, et à éviter autant que possible les interventions sur le processus de
marché. Cette première tendance regroupe les scientifiques classés LL à L par
H. Müller. Un second groupe s'accorde sur la nécessité de façonner les règles juri-
diques de l'économie, par exemple au moyen d'une politique fiscale et monétaire,
ainsi que d'influencer directement les conditions à la concurrence (L d'obédience
ordo libérale). Un troisième groupe réunit les scientifiques LP et P autour d'une
32
même volonté interventionniste .

29. Dans sa théorie des formes de marchés parue en 1934, qui démontre la supériorité des marchés
atomistiques assurant la libre formation des prix, H. von Stackelberg fait des concessions à l'économie fas-
ciste. Considérant l'économie fasciste italienne, H. von Stackelberg l'assimile à une situation de monopole
bilatéral sur l'ensemble des marchés, pour lesquels la formation des prix est assurée par l'Etat. Ce système de
prix« conventionnels» est libre de toute influence des acteurs individuels et ne représente donc qu'un simple
écart au prix naturel de marché. En conséquence l'économie fasciste ne peut pas réaliser d'équilibre naturel,
mais atteint tout de même un équilibre « conventionnel » : << So zeigt es sich, dajJ die korporative Organisa-
tion des Marktes unter anderem gerade diejenigen Strukturiinderungen, die zu einer Vernichtung des natür-
lichen Gleichgewichts in der freien Wirtschaft gefohrt haben, neutralisiert und ein neues G/eichgewicht ver-
wirk/icht », H. von Stackelberg, Marktformen und G/eichgewicht, [1934), Reprint ais Klassiker der National-
ôkonomie, Düsseldorf, Verlag Wirtschaft und Finanzen, Berlin, Springer, 1993.
30. Le jeune A. Müller-Armack est encore fortement influencé par la philosophie romantique et socialiste
allemande : en- 1933, il considère la fonction de l'Etat comme celle d'un <<processus de réalisation de
l'histoire» et ramène la crise de légitimité politique de l'Etat paléo-libéral à sa passivité vis-à-vis de l'histoire,
c'est-à-dire à sa croyance en un ordre naturel de l'économie et de la société. L'essence de la «politische
Führung »réside au contraire dans une « aktive Geschichtsgestaltung »qui passe notamment par la consti-
tution d'une unité nationale. Le nouveau Reich allemand poursuit ces objectifs et se définit selon A. Müller-
Armack en 1933 comme une « akzentuierte Demokratie » (A. Müller-Armack, Staatsidee und Wirtschafts-
ordnung im neuen Reich, Berlin, Junker und Dünnhaupt Verlag, 1933, voir p. 7-35). L'optimisme dont
A. Müller-Armack faisait preuve vis-à-vis du mouvement national-socialiste se ternit toutefois rapidement,
après que ce dernier eut montré son véritable visage.
31. Selon l'expression employée par le Professeur Hans Môller.
32. Der Wissenschaftliche Beirat bei der Verwaltung for Wirtschaft des Vereinigten Wirtschaftsgebietes,
Gutachten 1948 bis Mai 1950, Bd. 1, Gôttingen, Verlag Otto Schwartz & Co, 1950 (voir p. 11).
216 L 'ordolibéralisme allemand

Les premières réunions de Konlgsteln : la victoire de l'économie de marché


Au début de l'année 1948, le nouveau conseil scientifique prend ses fonctions.
Les premières rencontres se tiennent les 23 et 24 janvier puis le 29 février à
Kônigstein sur les hauteurs avoisinantes de Francfort. Par son mandat, le Beirat fut
officiellement chargé par l'administration de se prononcer sur la direction à donner
au système économique allemand après la réforme monétaire, c'est-à-dire de tran-
cher sur la base des connaissances scientifiques de l'époque et dans la plus stricte
objectivité le débat qui perdurait au sein de l'administration économique et du
Liinderrat.
Lors de la première session introduite par J. Semler lui-même, les scientifiques
se prononcent à l'unanimité sur la situation de l'économie allemande. Tous affir-
ment que les mesures actuelles de planification sont inopérantes. Tous reconnais-
sent que la part des besoins qui trouvent satisfaction dans l'économie officielle di-
minue constamment, et que la quantité de monnaie disponible n'est en rien propor-
tionnelle à l'état de rareté que connaît l'économie allemande. A l'unanimité, ils af-
firment donc qu'il est urgent de rétablir les incitations à produire et à consommer au
sein de l'économie « officielle » et reconnaissent la nécessité d'une réforme moné-
taire33.
Au-delà de ces positions communes, les débats font apparaître les différentes
tendances des membres du conseil. Après une introduction par les fonctionnaires de
l'administration, représentée par W. StrauB, G. Keiser, L. Miksch, H. Môller,
Heinrich Rittershausen et Karl Meinhold, W. Eucken lance le débat. Selon lui, si la
direction de l'économie se montre aujourd'hui inefficace, c'est parce que le système
de prix en vigueur est lui-même sans fondement. La condition pour un retour à une
coordination efficace des activités économiques réside moins dans une réforme de
la monnaie, bien que nécessaire, que dans un retour au seul étalon de mesure de la
rareté : un système de prix libres. Par cette argumentation, W. Eucken reprend les
conclusions de sa théorie des ordres économiques, laquelle démontrait la supériorité
d'une coordination par les marchés sur une coordination par un plan central. Dans
ce sens, il préconise un retour à 1'économie de marché. Ceci suppose également
pour l'économiste fribourgien que le commerce extérieur, alors placé sous le
contrôle des alliés, s'inscrive dans une logique de marchés libres. Seul le rationne-
ment de la nourriture doit être maintenu. La proposition de W. Eucken consiste,
comme F. Bohm le fait remarquer, en une réalisation aussi rapide que possible de la
réforme monétaire, jointe à une libéralisation aussi vaste que possible des marchés.
Certains libéraux, tels Adolf Lampe, Walter G. Hoffmann, Erich Preiser ou Hans
Peter, étaient réservés quant aux effets immédiats d'un tel« saut dans l'eau froide»,
mais soutiendront la proposition de W. Eucken.
Les partisans de 1'économie de plan s'élevèrent bien évidemment contre cette
proposition. Prenant exemple sur les conséquences qu'avait eu l'inflation galopante
au cours de 1'entre-deux guerres, G. Keiser affirme que la réforme monétaire repré-
sente un danger potentiel pour 1' équilibre de 1'économie allemande, et qu'une libé-

33. Wissenschafl/icher Beirat (voir p. 13-15).


L'influence politique des ordolibéraux 217

ralisation de l'économie ne ferait que l'accroître. Dans un contexte d'inflation


contenue, la libéralisation des prix conduirait inexorablement à leur explosion, en
particulier sur les marchés où se constatent de fortes pénuries, tels que celui des
matières premières et des biens de consommation. G. Keiser met également 1' accent
sur les conséquences d'un tel plan en termes d'emploi. De telles responsabilités ne
sauraient être laissées au seul mécanisme des prix. Par ailleurs, le contexte interna-
tional marqué par le plan Marshall et un contrôle du commerce extérieur suggère un
renforcement des contrôles de l'économie. G. Keiser fut ici épaulé par Gerhard
Weisser et Karl Schiller. Il favorise pour sa part un dirigisme recentré (Kernlen-
kung) qui prévoit une politique d'investissement de type keynésienne et prend appui
sur la thèse des «marchés divisés» et «de l'allocation fmale » (Marktspaltung et
Endkontingentierung) élaborée par Wilhem Krompahrt. Dans une étude de 1947, ce
dernier constatait au sein de 1' économie allemande 1' existence parallèle de plusieurs
modes de coordination des activités: le marché noir, le troc, et les marchés fonc-
tionnant sur la base d'un plan de production et de prix fixés payés sous forme de
tickets de rationnement. Sa proposition consistait alors à reconnaître officiellement
cette division de fait des marchés. Il envisageait de maintenir la coordination par le
plan pour les biens déjà rationnés, les surplus dégagés allant vers les marchés de
produits marginaux, dont la production et la consommation pourraient alors être
entièrement libéralisées. La seconde proposition de « Endkontingentierung » proje-
tait une coordination individuelle de l'offre et de la demande, sans toutefois recourir
à un vecteur prix. Réservée en priorité aux industriels selon G. Keiser, elle aurait
conduit chaque agent à échanger une ration de matière première contre la produc-
tion d'un bien de consommation fmale, dont il aurait exprimé le besoin. Lors de la
réunion du 29 février, le conseil scientifique s'accorde toutefois à dire que cette
solution, complexe à mettre en œuvre, renforcerait le caractère bureaucratique de
l'économie allemande, et en raison de l'écart des élasticités-prix constatées sur les
différents types de marchés, conduirait le capital à affluer vers les marchés de biens
non contingentés, ce qui s'observe déjà.
Une troisième solution est envisagée par A. Müller-Armack. Théoricien de la
34
conjoncture converti au libéralisme et homme de synthèse , l'économiste de
l'Ecole de Cologne soutient le plan de W. Eucken et critique le mécanisme décrit
par G. Keiser. Fidèle à la critique deL. Mises, il affmne que la distorsion des mar-
chés est le résultat des mesures interventionnistes, et non pas du marché en lui-
même. La réponse faite à G. Keiser reprend en fait l'essence des thèses néolibé-
rales35. Toutefois, A. Müller-Armack se montre partisan d'une période de transition
et de réintroduction progressive de 1'économie de marché. Il propose alors

34. A. Mü11er-Armack fut fortement influencé par la critique de L. Mises sur l'interventionisme
(A. Mü11er-Armack, Wirtschafts/enkung und Marktwirtschaft, München Kaste/1, 1946/1990, voir p. 84), mais
restera convaincu de l'utilité d'une politique conjoncture11e (A. Mü11er-Armack, « Konjunkturforschung und
Konjunkturpolitik » in L. Ester, A. Weber, Handworterbuch der Staatswissenschaften, Iéna, 1929, p. 645-
677).
35. Le néolibéralisme apparaît en effet après la grande dépression des années trente en réaction aux cri-
tiques des économistes favorables à la régulation ou à la suppression des marchés.
218 L 'ordolibéralisme allemand

l'assouplissement du contingentement de la production, précédent une libéralisation


. des pnx
progressive . 36 .
De ces trois propositions sera extrait en avril 1948 un rapport officiel, sur lequel
L. Erhard peut appuyer son entreprise de restauration de l'économie de marché. Ce
rapport réalise bien évidemment un compromis entre les trois tendances, mais on
peut y reconnaître clairement la domination que les néolibéraux ont exercée sur les
débats, et en certains points les thèses ordolibérales.
Le rapport de 1948 formule à destination de l'administration économique alle-
mande quatorze recommandations rédigées sous la forme d'articles. L'article deux
affirme que la réforme monétaire serait inutile, voire dangereuse, sans procéder à
une réforme radicale de l'appareil de planification. L'article trois souligne que cette
réforme doit remettre à 1'honneur la fonction de coordination des activités écono-
miques par le système de prix. Sauf si la situation sociale l'exige, le conseil exclut
de cette réforme les mesures de rationnement. Par l'article onze, le conseil se pro-
nonce même à l'unanimité pour une suspension du blocage de prix de 1936, une
majorité des membres soulignant la nécessité de revenir à un système de prix de
concurrence. La conception de W. Eucken trouve même écho dans l'article sept, par
lequel le conseil préconise, même pour les biens contingentés, de libérer immédia-
tement les prix en les adaptant au niveau des prix mondiaux. L'article neuf propose
de mettre à bas le système d'allocation des biens importés et de le remplacer par une
allocation de type «concurrentiel». Par l'article dix, il est souhaité de mettre fin
aux mesures de rationnement des matières premières. Outre les recommandations
en faveur d'une libéralisation des marchés, le conseil prévient par l'article quatre
des possibles frictions (faillites, restrictions et chômage) que pourront occasionner
le passage à la nouvelle monnaie et au nouveau système de prix. Enfin, l'article
douze consacre la conception ordolibérale de la concurrence, en déclarant inalié-
nable le contrôle des monopoles et de leurs politiques de prix, afin d'éviter les abus
de position dominante. Ainsi, sur les quatorze recommandations du conseil, neuf
articles s'inscrivent dans le cadre du programme néolibéral et plus spécifiquement
ordolibéral. Appelant à une formation « encadrée » des salaires ( Geordnete Lohn-
bildung) sur la base de conventions collectives, l'article treize est, en dépit des appa-
rences, cohérent avec le quatrième principe régulateur de 1'ordre de la concurrence
37
de W. Eucken •
Toutefois, des concessions sont également faites aux autres tendances du Beirat.
Ainsi, l'article cinq précise que si la correction monétaire opérée par la réforme pèse
trop sur le niveau de la demande, des encouragements à la consommation par la fis-
calité et le crédit peuvent être envisagés. Dans le cadre de la coordination par les
prix, l'article six affirme que pour une période transitoire, les mesures de rationne-
ment sur les céréales, la viande et les logements doivent encore être respectées. Ces

36. La narration des débats du conseil scientifique des 23-24 janvier et 29 février 1948 sont tirées de
A.J. Nichons (op. cit., p. 186-205).
37. Walter Eucken écrit dans son programme fondateur de la politique économique ordolibérale: << Wenn
sich trotzdem das Angebot auf einem Arbeitsmarkt nachhaltig anormal verhalten sol/, würde die Festsetzung
von Minimallohnen akut werden. » (W. Eucken, op. cit., 1990, p. 304).
L'influence politique des ordolibéraux 219

mesures visent à éviter la surconsommation de biens rares par les revenus les plus
élevés. En d'autres termes, l'article six envisage la possibilité d'une redistribution
indirecte des richesses. Dans les articles sept et onze, qui privilégient la libéralisa-
tion immédiate des prix et le retour à un système de marchés libres, une minorité du
conseil fait inscrire son désaccord à ces recommandations. Enfin, l'article quatorze
tranche clairement avec le programme ordolibéral, affirmant que «Ni la majorité, ni
les propositions minoritaires ne renoncent à influencer le processus économique au
moyen d'une politique de crédit et d'une politique conjoncturelle. »38 D'ailleurs, à la
demande de l'administration, le conseil scientifique eut à se prononcer le 12 juin
1948 sur les possibles applications d'une politique active d'investissement.
La victoire des ordolibéraux dans les conclusions du Beirat est à la fois immense
et tout à fait modeste. Ils réussissent à imposer parmi les experts et les membres de
l'administration économique la vision d'un retour nécessaire à l'économie de mar-
ché, en complément de la réforme monétaire. Toutefois, leur victoire ne consacre
pas entièrement la réalisation de 1'ordre de la concurrence, dont W. Eucken et les
membres de l'Ecole de Fribourg avaient fait le cœur de la doctrine ordolibérale.

38. Walter Eucken n'envisage comme mesure de redistribution des richesses qu'une fiscalité directe et
prudente, c'est-à-dire sans influence sur la propension à investir. L'article douze consacre une victoire de
l'Ecole de Cologne sur celle de Fribourg.
L'influence politique des ordo libéraux 221

Jean-Louis GEORGET

Les Influences Idéologiques de l'ordollbérallsme


sur la démocratie-chrétienne

L'image de la CDU est intimement liée au miracle économique et a fortiori à l'Economie


sociale de marché et à l'ordolibéralisme. En effe~ la CDU doit à une réputation de
compétence économique la série de victoires électorales remportées dans les an-
nées 50. Cependan~ il semblerait que l'idéologie ordolibérale ait été moins détermi-
nante pour la CDU et ses campagnes électorales que ses engagements religieux et
confessionnels, s'exprimant plus particulièrement à travers sa politique sociale.

Tenter de circonscrire les liens qui unissent la démocratie-chrétienne et


l'ordolibéralisme peut sembler incongru tant ils relèvent, dans l'imaginaire popu-
laire, du champ symbolique des lieux de mémoire allemands de l'immédiat après-
guerre, de la reconstruction, dans les premières années de la République fédérale,
d'une démocratie retrouvée s'appuyant sur des succès économiques brillants. Cette
conjoncture particulière a été qualifiée de façon presque incantatoire de « miracle
économique», formule qui a encore aujourd'hui une valeur performative significa-
tive pour l'identité de l'Allemagne moderne. Il faut, en entrant dans le champ du
politique, défmir précisément les termes en parlant naturellement bien plus d'Eco-
nomie sociale de marché dans sa version la plus pragmatique que d'ordolibéralisme.
Pourtant, à y regarder de plus près, la conjonction des deux facteurs est loin de
trouver sa source dans une familiarité ancienne :
a)- Elle ne la trouve pas dans le domaine de la science politique de l'entre-deux-
guerres : la science politique allemande, dont 1' émergence a été douloureuse, ne
s'est que peu intéressée à la théorisation des rapports entre partis et politiques éco-
nomiques, absorbée qu'elle était par les problèmes institutionnels. Quand elle l'a
fait, c'est plutôt par le biais des spécialistes d'économie politique qui, comme Otto
Suhr, se trouvent dans une mouvance social-démocrate et tentent de diffuser, au-
delà même de 1'Université, un enseignement économique qui peut servir à former
des responsables syndicaux pour les aider à mieux formuler, de façon pragmatique,
les termes de leurs revendications. Ce point important, qui demanderait naturelle-
ment à être explicité, n'entre pas directement ici dans la problématique évoquée.
b) - Les liens entre ordo libéralisme et démocratie-chrétienne ne sont pas non
plus de nature ontologique : la théorie des clivages, largement théorisée et diffusée
par Seymour Martin Lipset et Stein Rokkan, a montré que la culture économique
n'intervient que de façon marginale dans le phénomène de stratification des partis.
222 L'ordolibéralisme allemand

1
En considérant la typologie des partis européens établie par S. Rokkan , on
s'aperçoit qu'à la première frontière confessionnelle religieuse, qui, pour reprendre
2
1' expression de Robert Mandrou , pose le « cadre mental » du développement des
partis, vient s'ajouter la pluralité des frontières nationales dans l'espace germanique
du début du dix-neuvième siècle; l'économie n'apparaît qu'avec l'industrialisation
et le remodelage à géométrie variable des espaces géographiques et politiques. Elle
intervient dans l'émergence des partis sociaux-démocrates plus que dans la forma-
tion des partis à vocation chrétienne qui reposent sur d'autres bases identitaires. Des
études récentes comme celle de Karl Schmite ont démontré que la ligne de conflit
religieuse restait importante, ainsi que la compétence réelle ou supposée en matière
de résolution des problèmes et le charisme des candidats présentés dans une démo-
cratie médiatisée.
c) - Dans notre cas, le lien entre démocratie-chrétienne et Economie sociale de
marché est d'obédience clairement conjoncturelle. Il s'inscrit dans l'histoire contem-
poraine comme un acte double de refondation : celui d'un espace politique permet-
tant de refouler l'indicible, celui d'une série de mesures économiques tellement co-
hérentes qu'elles semblent presque avoir été pensées de longue date.
Mon propos s'organisera donc autour des thèmes suivants :
- Celui de la géographie politique dans laquelle la démocratie-chrétienne et
l'Economie sociale de marché s'inscrivent: il s'agit de deux espaces de concurrence
décentralisés et institutionnalisés.
- Celui de l'ensemble des mesures concrètes prises dans le cadre de ce que l'on a
appelé l'Etat CDU entre 1957 et 1969 et qui constituent le socle du miracle écono-
mique.

La définition d'un nouvel espace politique et économique


La première caractéristique commune entre la fondation de la démocratie-chré-
tienne et la mise en place de l'Economie sociale de marché est leur opposition totale
par rapport à la période précédente : elles peinent à dessiner les nouveaux contours
de l'espace national après la catastrophe nazie. Avec la capitulation du 8 mai 1945,
l'Etat allemand cessait d'exister, ce qui imposait de reconstituer une vie politique
dans les frontières fixées par les Quatre Puissances. Dans cette nouvelle quête iden-
titaire, toute unité politique était impensable. Aux anciennes frontières territoriales
venaient s'ajouter les lignes de démarcation entre les fronts alliés. Corine Defrance

1. « The structuring of Mass Politics in the Smaller European Democraties. A Developrnent Typology »
in Otto Stamrner, Party Systems, Party Organizations, and the Politics of New Masses, Berlin, 1968, p. 26-65.
Il a été traduit en allemand par Peter Steinbach pour la troisième conférence internationale de sociologie
politique comparée qui s'est tenue à Berlin du 15 au 20 janvier 1968.
2. Introduction à la France moderne (1500-1640). Essai de psychologie historique, Paris, Albin Michel,
1961.
3. K. Schmitt, << Inwieweit bestimmt auch heute noch die Konfession das Wahlverhalten ? >> in Der
Bürger im Staat 34, 1984, p. 85-107.
L'influence politique des ordolibérau.x: 223

a montré combien les objectifs et les modalités de reconstruction étaient différents


4
selon les zones, même à l'intérieur du camp occidental •
Dans cette ébauche générale domine de façon claire, dans le camp conservateur,
la tradition catholique du Zentrum. Mais le morcellement politique, déjà à l'œuvre
pendant la République de Weimar, confère un visage très hétérogène aux cercles
fondateurs du nouveau parti, qui se constitue entre l'été 1945 et le printemps 1946.
C'est à Berlin que se forme le premier groupe de la CDU autour de Jakob Kaiser,
lui-même ancien adhérent du Zentrum, défenseur d'un socialisme chrétien et ancien
syndicaliste. En Rhénanie-Westphalie, un parti populaire chrétien-démocrate avait
été fondé dès le 17 juin 1945 et réunissait des composantes tant socialistes que
chrétiennes. Un journaliste contemporain commenta cette hétérogénéité de la façon
suivante: «Ce parti est socialiste et radical à Berlin, clérical et conservateur à
Cologne, capitaliste et réactionnaire à Hambourg et contre-révolutionnaire et parti-
culariste à Munich. »5 Cette multiplicité identitaire, calquée sur les constellations
territoriales, se reflète dans les contradictions des programmes de l'époque des fon-
dateurs, dont le plus connu est le programme d'Ahlen.
Dans une Allemagne dévastée, les préoccupations économiques sont loin de
constituer le cœur des premiers programmes rédigés. La plupart de ceux-ci re-
prennent une rhétorique à forte connotation sociale, puisant dans un vocabulaire re-
ligieux qui était souvent la seule référence dans un espace national anéanti par les
années de nazisme. Ils sont antérieurs aux grandes mesures économiques et sont
donc intéressants à ce titre, puisqu'ils constituent la mémoire vivante des premiers
débats de la démocratie-chrétienne allemande. Les syndicalistes chrétiens pouvaient
donc tous se déclarer satisfaits du préambule célèbre contenu dans le programme
d'Ahlen et des exigences de nationalisation qui y étaient formulées. Cependant, il
restait suffisamment flou pour ne pas contrarier l'aile plus conservatrice du parti :
Le système économique capitaliste n'a pas été bénéfique pour les intérêts vitaux
de l'Etat et de la société allemande. Après le terrible effondrement politique, éco-
nomique et social comme conséquence d'une utilisation politique criminelle du
pouvoir, seul un ordre fondamentalement nouveau peut émerger[ ... ]. Le contenu
[... ] de ce nouvel ordre social et économique ne peut plus être l'envie capitaliste
de pouvoir et de gains, mais seulement le bien-être de notre peuple. Au moyen
d'un ordre économique au service de la communauté, le peuple allemand doit
obtenir une constitution économique et sociale qui respecte la dignité et le droit
humains, qui serve le relèvement intellectuel et matériel de notre peuple et ga-
rantisse la paix intérieure et extérieure6•

4. C. Defrance, La Politique culturelle de la France sur la rive gauche du Rhin, Strasbourg, Presses
universitaires de Strasbourg, 1994.
5. U. Schmidt,« Die Christlich Demokratische Union» in R Stoss, Parteien-Handbuch. Die Parteien in
der Bundesrepublik Deutschland 1945-1980, Opladen, 1983, vol. 1, p. 493.
6. U. von Alemann, Verdorrte Wurzeln. Das "Ahlener Programm " der CDU: Ein Mythos der
Parteigeschichte in Deutsches Allgemeines Sonntagsblatt, 1. Januar 1986, p. 5.
224 L'ordo libéralisme allemand

Toutefois, ce n'est pas cette ligne idéologique initiale du christianisme social qui
obtint les faveurs de l'électorat chrétien-démocrate et des Alliés. Ces programmes à
forte connotation sociale subirent tous un sort commun, handicapés qu'ils étaient
par les conditions même de leur rédaction : ils ne furent diffusés que très locale-
ment, puisque, outre les destructions dues à la guerre, les Alliés n'autorisèrent que
tardivement une liberté de circulation complète entre les zones.
Les Alliés, qui, «pour autoriser les partis, partaient de représentations très routi-
7
nières de l'histoire allemande » , ne souhaitaient pas faire d'expérimentations hasar-
deuses, ne voulaient pas que la création d'un nouveau parti modifie de fond en
comble les équilibres traditionnels.
Ces derniers souhaitaient qu'une ligne suffisamment pragmatique puisse s'impo-
ser au sein de la CDU, et elle était incarnée par Konrad Adenauer, qui avait pris en
1946 la direction de la CDU en zone britannique et était devenu en 1948 président
du Conseil parlementaire. En effet, il s'agissait d'éviter l'arrivée au pouvoir du SPD
qui se proclamait, non sans raison, seul parti historiquement légitime au lendemain
de la guerre et s'était vite remis en ordre de bataille sous la houlette de Kurt
Schumacher. Or il fallait donner assez de cohérence substantielle à la démocratie-
chrétienne pour qu'elle apparaisse comme un adversaire solide. Malgré la concur-
rence de l'aile la plus sociale de la CDU incarnée par Karl Arnold, le dirigeant de la
CDU à Düsseldorf, ou par J. Kaiser, K. Adenauer s'imposa au nouveau parti et aux
Alliés. Le parti chrétien-démocrate se développa d'une part grâce à l'émergence de
configurations régionales qui devaient assurer au nouveau parti une forte assise
électorale, et d'autre part en confortant une CDU plus institutionnelle qui collaborait
avec les Alliés.
Dans quelle mesure les économistes ordolibéraux intervinrent-ils directement
dans l'écriture des programmes du nouveau parti ? Il conviendrait naturellement
d'examiner les événements dans chacune des zones et dans chaque grande ville al-
lemande. Le cas de Fribourg, figure de proue de l'école ordolibérale, est connu. Un
petit nombre d'universitaires fut partiellement à l'origine de la création, le 17 juillet
1945, de la Christliche Arbeitsgemeinschaft, un groupe de travail chargé d'élaborer
un programme. Les professeurs, opposants notoires au régime nazi, le catholique
Franz Büchner et le protestant Constantin von Dietze, économiste du cercle
Goerdeler condamné à mort par Gustav Freisler, étaient les parrains de cette initia-
tive. S'ils essayaient d'introduire dans l'ébauche de programme de la CAG des ar-
guments économiques, leur démarche était avant tout œcuménique et culturelle,
partant du principe que « le pouvoir culturel qui unit l'Europe de l'Ouest, c'est la
8
chrétienté » • Mais ils tentaient aussi, en proposant leur programme dans un cadre
local, de faire la synthèse entre le libéralisme protestant, ligne de conduite des gou-
vernements badois durant le XIXe siècle, et le catholicisme politique majoritaire au
sein de la population qui se sentait opprimée.

7. H. Kaack, Geschichte und Struktur des deutschen Parteiensystems, Op1aden, 1971, p. 157.
8. J.-L. Georget, La Démocratie-Chrétienne en Bade-Wurtemberg, Lille, Presses universitaires du
Septentrion, 1997, p. 58.
L'influence politique des ordolibéraux 225

Cette initiative fut mise en porte à faux pour plusieurs raisons :


- Ces professeurs n'avaient que peu d'expérience du terrain politique. Ils furent
vite dépassés par la reconstitution d'un Zentrum badois et, plus tard, d'une CDU aux
accents régionalistes très marqués. En outre, ils étaient peu familiers de la rhéto-
rique politique en comparaison du métier et de l'extraordinaire charisme de Leo
Wohleb.
- Très vite, dans cet espace du Sud-ouest de l'Allemagne, le conflit à propos de
la constitution d'un grand Land de Bade-Wurtemberg prit le pas sur toutes les autres
préoccupations.
Les premières élections régionales en Rhénanie-Westphalie permirent de trouver
un compromis pour un parti qui cherchait encore ses marques. Deux ans après, avec
les directives de Düsseldorf datées de 1949, la voie tracée par K. Adenauer s'avéra
être celle suivie par une majorité du parti. La formule d'« Economie sociale de
marché » fut définitivement adoptée. On ne parlait plus « d'ordre fondamentalement
nouveau ». La réforme monétaire avait stabilisé les patrimoines existants et un
système d'économie de marché rendu possible grâce à des corrections sociales. On
ne parlait plus de politique économique et sociale intégrée, mais bien d'entrée
progressive dans une économie de marché.
Dans la multiplicité des discours se reflète également la nouvelle architectonique
politique, où l'espace national se dilue dans l'espace régional, où la reconstruction
radicale qui avait été prônée se transforme en un pragmatisme territorial multi-
forme, correspondant à l'essence même de la démocratie-chrétienne et contribuant
donc à asseoir ses succès : «Une économie nationale, c'est un espace politique
transformé par l'Etat, en raison des nécessités et innovations de la vie matérielle, en
9
un espace économique cohérent, unifié [ ... ]. » Or la distinction que fait Fernand
Braudel entre capitalisme et Economie sociale de marché en termes d'échelle est
particulièrement pertinente ici, tant du point de vue linguistique qu'historique : il y a
un mimétisme entre la reconstruction politique et la reconstruction géographique de ·
l'espace germanique. Sans déborder de notre sujet, au demeurant fort vaste, cette
régionalisation politique s'accompagne d'une décartellisation, qui est une forme de
nationalisation des entreprises nazies : l'IG Farben est démantelée le 30 novembre
1945 en trois composantes, BASF, Hoechst et Bayer; la loi du 16 mai 1950 prévoit
quant à elle la liquidation des grands konzerns miniers et sidérurgique, rétablissant
de ce fait un climat de concurrence qui faisait défaut depuis 1933, voire depuis la
10
fm de la Première Guerre mondiale •
Par l'adoption des directives de Düsseldorf comme programme de campagne, la
CDU mit fm aux débats qui régnaient dans ses rangs à propos des questions fonda-
mentales concernant la politique sociale et l'économie :
L'Economie sociale de marché est la constitution de l'économie corporatiste
d'obédience sociale, dans laquelle les efforts d'hommes libres et zélés sont
ordonnés de telle façon qu'ils apportent à chacun un degré optimal de bien-être

9. F. Braudel, La Dynamique du capitalisme, Paris, coll. Champs, Flammarion, 1985, p. 103.


1O. M. Hau, Histoire économique de l'Allemagne XIX' -JOt siècles, Paris, Economica, 1994.
226 L'ordolibéralisme allemand

économique et de justice sociale. Cet ordre est créé par la liberté et la contrainte
qui s'expriment dans l'Economie sociale de marché sous la forme d'une
concurrence des services proposés et par un contrôle indépendant des
monopoles 11 •
Les directives devinrent la base programmatique de la politique économique du
gouvernement fédéral formé sous l'égide de la COU. Il faut dire que les Alliés, de la
même façon qu'ils s'étaient ingérés dans la restructuration territoriale de l'Alle-
magne, influençaient également le choix de ses élites dirigeantes : les articles pu-
bliés dans la revue Ordo n'étaient pas passés inaperçus dans les cénacles améri-
cains, et ce sont les Anglo-Américains qui choisirent partiellement Ludwig Erhard
pour régler les questions économiques de la bizone, avant qu'il ne devienne ministre
de l'économie de la République fédérale. Les directives de Düsseldorf furent adop-
tées comme plate-forme électorale pour les élections du premier Bundestag alle-
mand en 1949. La décision qu'elle avait prise en faveur de l'Economie sociale de
marché était une décision en faveur de la troisième voie entre capitalisme et socia-
lisme. Les directives de Düsseldorf constituent aujourd'hui le document fondateur
de la politique d'Economie sociale de marché prônée par la COU.

La construction du c miracle économique allemand • par la


démocratie-chrétienne
Les documents constitutifs de la discussion concernant le programme que vou-
lait adopter la COU et datant des années 40 montrent que les éléments essentiels de
la politique gouvernementale de la démocratie-chrétienne ont été formulés dès cette
époque : l'image chrétienne de l'humanité, la reconnaissance de l'Etat de droit dé-
mocratique, un ordre social respectant la liberté, l'unification allemande et euro-
péenne, l'Economie sociale de marché, les exigences concrètes pour les réparations,
les sanctions contre les auteurs de crimes nazis, la cogestion, la politique éducative.
Ils constituèrent la base du travail de la COU au Conseil parlementaire, dans les dif-
férents Uinder, au Conseil économique de Francfort et dans le premier gouverne-
ment fédéral.
Le 1er septembre 1948, le Conseil parlementaire, composé à partir des différents
parlements régionaux, se réunit pour préparer une constitution, qui deviendra la Loi
fondamentale. La COU 1 CSV et le SPD avaient chacun 27 députés dans le Conseil,
dont le président fut K. Adenauer. La Loi fondamentale fut rédigée pour un grand
nombre de points dans les termes du programme d'Ellwangen, c'est-à-dire celui des
groupes chrétiens-démocrates du sud et du sud-ouest de l'Allemagne. On y trouve
un catalogue de droits fondamentaux, les principes de l'Etat de droit social, un fédé-
ralisme tempéré avec une répartition claire des pouvoirs entre l'Etat et les Uinder,
une représentation parlementaire composée des représentants des régions, le
Bundesrat, une position forte et responsable du chancelier et de son gouvernement.

11. Programm und Po/itik der Christlich Demokratischen Union Deutschlands seit 1945. Die Geschichte
der CDU, Redaktion und Bearbeitung von Wulf Schônbohm, Konrad-Adenauer-Stiftung, 1980.
L'influence politique des ordolibéraux 227

Lors de la rédaction de la Loi fondamentale, il y eut souvent des compromis entre


les partis. Ce fut le cas dans des domaines aussi variés que le droit des parents en
matière d'éducation des enfants, la répartition des sièges au sein du Bundesrat ou
encore la structuration des administrations fiscales. Souvent, on fut au bord de la
catastrophe par manque de compromis entre les partis et à cause des réserves émises
par les Alliés. Cependant, comme le prouvent les interventions consignées dans les
archives de la CDU 1CSV concernant les discussions au sein du Conseil parle-
mentaire et dans les procès-verbaux de la zone britannique, le futur chancelier
K. Adenauer eut un rôle déterminant dans l'avancée des discussions, préférant
toujours le compromis à l'échec. Le rôle joué par ce dernier rejaillit sur l'ensemble
de son parti: lors des premières élections du Bundestag du 15 août 1949, la CDU
devint le premier parti d'Allemagne avec 31 % des voix. En septembre 1949, la
CDU 1CSU forma un gouvernement de coalition sous l'égide de K. Adenauer. En
quatre ans, K. Adenauer et son nouveau parti avaient réussi à asseoir leur crédibilité
gouvernementale. Le rapport de force en faveur de la CDU s'accentua quand le parti
prit conscience de sa percée électorale lors des élections communales et régionales.
Le gouvernement de K. Adenauer se trouvait immanquablement confronté aux
difficultés économiques de l'après-guerre et d'un pays totalement dévasté, au
nombre très élevé des réfugiés et des sans-abri et à la présence des forces d'occupa-
tion. Au premier plan des préoccupations se trouvait donc nécessairement la re-
construction de l'économie allemande. L'Economie sociale de marché comprenant
la garantie de la propriété privée et des principes concurrentiels était une alternative
aux thèses du SPD qui mettaient l'accent sur les nationalisations et l'économie plani-
fiée. L'électorat prit la décision d'épouser les thèses de la CDU, posant ainsi la
pierre d'achoppement pour une reconstruction économique rapide.
Outre la mobilisation des forces économiques, le nouveau gouvernement se
trouvait dans l'urgence de régler les problèmes sociaux. Cette première phase, qui
correspond à la période allant de 1949 à 1955, pose les jalons de ce que sera la po-
litique sociale ultérieure de la CDU. Le vote d'une loi fédérale en 1950 permit de
soutenir et d'aider fmancièrement les victimes de guerre, les rescapés et les orphe-
lins. La loi de réparation votée en 1952 permit l'indemnisation des biens perdus à
cause de la guerre ainsi qu'une répartition plus juste des dommages de guerre. La loi
sur les réfugiés de 1953 permit l'intégration de millions de réfugiés et d'apatrides.
Ces mesures ne remettaient toutefois pas en cause la structure du système d'assu-
rance sociale, qui continuait de séparer les caisses de retraite des employés et des
ouvriers, qui conservait la multiplicité des différentes mutuelles et faisait la distinc-
tion entre l'administration chargée d'aider les chômeurs à retrouver du travail et
celle chargée de leur verser des allocations. L'autogestion des caisses d'assurance
sociale, qui avait été supprimée par les nazis, fut rétablie sous la forme d'une parité
entre employeurs et salariés, à l'encontre des propositions du SPD et des syndicats,
qui souhaitaient obtenir une majorité pour les salariés au sein des organismes so-
ciaux. Le nombre des assurés sociaux augmenta beaucoup entre 1949 et 1955, de
228 L'ordo libéralisme allemand

sorte que la République fédérale devint un modèle dans ce domaine 12 • Même si ces
lois découlaient directement des conséquences de la guerre, elles étaient également
significatives d'un principe de base de la politique sociale des démocrates-chrétiens.
La construction de logements sociaux, au nombre d'environ 500 000 par an, la loi
agricole de 1955 avec son Plan vert de soutien à l'agriculture allemande, le soutien
fmancier aux familles nombreuses avec la loi de 1954 confirment cette orientation
programmatique. Les réformes chrétiennes-démocrates avaient été initiées ou for-
mulées par les députés Krone (loi pour venir en aide aux victimes de guerre),
Kather (loi de réparation), Lücke (loi sur les logements sociaux), Strube (Plan vert),
Süsterhenn (Loi au soutien des familles nombreuses) et Blank (réforme du système
de retraite).
Les principes de solidarité et de subsidiarité mis en œuvre par l'Etat ne devaient
toutefois pas menacer « le fondement de toute sécurité sociale, la stabilité moné-
taire». Pour cela, les gouvernements conduits par la majorité chrétienne-démocrate
misaient sur « la politique anonyme du marché » 13 , c'est-à-dire sur les gains de
prospérité que les employés pouvaient tirer d'une forte croissance et de l'augmenta-
tion des salaires en situation de relative stabilité des prix. Dans sa déclaration gou-
vernementale de 1949, K. Adenauer affirmait que «la meilleure politique sociale
était une politique économique saine [ ... ], qui donne du travail et du pain au plus
14
grand nombre possible de gens » •
La seconde phase, qui va de 1955 à 1966, est dominée par une réforme phare qui
est celle des retraites. Outre le fait qu'elle mettait fin à une misère répandue parmi la
population âgée, elle modifiait le système de trois façons : en augmentant le niveau
de vie des travailleurs retraités de 65 % et celle des employés retraités de 72 % ; en
indexant les retraites sur les revenus de la vie active, permettant ainsi aux retraités
de maintenir leur niveau de vie ; en garantissant des augmentations pour les
pensions de retraites, afin que les bénéficiaires puissent avoir leur part de prospérité
retrouvée. Cette dernière réforme sur les retraites, promulguée en 1957, assura un
succès certain à la coalition: elle instaura les retraites dynamiques et garantissait
leur montant en les alignant sur l'inflation. Cet aspect des choses devenu presque
banal pendant les années de croissance a constitué à l'époque sur le plan mondial un
acte politique unique fondateur et révolutionnaire du point de vue de la politique
sociale. En effet, une coalition bourgeoise et chrétienne-démocrate présentait dans
ce domaine une alternative au modèle libéral, mais également aux réformes an-
glaises des années 40 et 50 et au modèle suédois de 1957. Si, au sein de la CDU,
certains étaient conscients des dangers économiques potentiels de la réforme,

12. J. Alber donne un chiffre de 15% dans les années 1950 selon les critères du bureau international du
travail;« Gerrnany »in Peter Flora, Growth to limits. The Western European Welfare States since World War
II, Bd 4, Berlin 1 New York, p. 325.
13. H. Rosenberg, Grosse Depression und Bismarckzeit, Frankfurt 1 Berlin 1Wien, 1976, p. 217.
14. K. von Beyrne, Die grossen Regierungserkliirungen der deutschen Bundeskanzler von Adenauer bis
Schmidt, München 1 Zürich, 1979, p. 64.
L'influence politique des ordo libéraux 229

15
comme L. Erhard qui parlait du «poison de l'indexation » , K. Adenauer se résigna
16
à la situation en affirmant : « Nous voulons finalement gagner les élections. »
Ayant accompli une lourde tâche, la COU sentit bien qu'elle devait redéfinir son
rôle dans le domaine social. Le point d'orgue de cette question sociale furent les
mesures d'encouragement au travail du député Katzer, la loi sur la formation des
travailleurs de Rollmann et la loi sur les indemnités de maladie du député Gotz, qui
furent votées par la Grande coalition en 1969. Mais au vu des périodes précédentes,
l'opinion publique eut l'impression d'un ralentissement des mesures sociales. A son
congrès de Mannheim en 1975, elle mit au centre de ses débats la« nouvelle ques-
tion sociale » en essayant de circonscrire les nouveaux groupes auxquels devait
s'adresser son programme, comme les employés et travailleurs immigrés, les handi-
capés mentaux et physiques, les mères célibataires.
L'un des reproches faits aux gouvernements dirigés par la COU est de ne pas
avoir entrepris de réformes structurelles profondes dans le domaine économique.
Mais en se décidant pour l'Economie sociale de marché, les gouvernements dirigés
par les chrétiens-démocrates avaient écarté le danger de possibles nationalisations.
En réalité, la COU a prêté attention aux questions sociales de l'après-guerre de fa-
çon tactique, comme le prouve la loi de cogestion dans les industries minières et si-
dérurgiques de 1951 qui instaurait une représentation paritaire des représentants de
la direction et du personnel dans le conseil de surveillance des entreprises. Comme
l'ont montré plusieurs travaux, les chrétiens-démocrates négocièrent la parité contre
le soutien tacite des syndicats à la politique étrangère, économique et de défense du
17
gouvernement Adenauer • En 1952, la loi sur la législation des entreprises de
Storch permit la présence de représentants du personnel élus démocratiquement
dans les comités d'entreprise et elle signifiait le début d'un dialogue nouveau entre
le gouvernement et les syndicats. Ce système de cogestion dans les entreprises fut
transposé en partie à l'administration en 1955 par le vote de la loi de représentation
du personnel préconisée par le député Kleindienst.
L'un des principes de base de l'Economie sociale de marché fut la garantie de la
propriété privée. La CDU mit donc en place un grand programme pour encourager
la constitution d'un capital et d'une propriété privée. La loi sur la prime d'épargne de
1959 pour la constitution d'une épargne persollllelle, la distribution d'actions popu-
laires comme conséquence de la privatisation de biens appartenant à l'Etat, la loi sur
l'épargne salariale dite « loi des 312 marks » de 1961, la distribution de bons du tré-
sor sont les mesures les plus conséquentes dans ce domaine, qui n'ont été que très
peu modifiées par la suite.

15. R. Merk1ein, Die Rentenkrise, Reinbek bei Hamburg, 1986, p. 137.


16. H.-P. Schwarz, Die .ti."ra Adenauer. Epochenwechsel, 1957 bis 1963, Stuttgart 1 Wiesbaden, 1983,
p. 157.
17. H. Thum, « Mitbestimmung in der Montan-Industrie. Der Mythos vom Sieg der Gewerkschaften >>in
Schriftenreihe der Vierteljahrshefte for Zeitgeschichte, n 45, Stuttgart, 1982 ; G. Müller-List, « Zwischen
Konfrontation und Interessenausg1eich. Zur Entwick1ung und gesetz1ichen Regelung der Mitbestimmung in
der Frühzeit der Republik >>in Aus Politik und Zeitgeschichte B/8185, 1985, p. 15-28.
230 L'ordolibéralisme allemand

Un autre point important était celui de la concurrence : la CDU souhaitait susci-


ter une réelle concurrence des entreprises entre elles et la renforcer au moyen de
l'arme législative. En 1957 déjà, sur la base de mesures législatives, fut institué
l'Office des Cartels qui avait pour but de s'opposer à toute entente sur les prix, à la
constitution de Cartels et de monopoles et à la vente à perte pour créer des condi-
tions anticoncurrentielles. La même année, les objectifs et les compétences de la
Bundesbank furent fixés par la loi et cette dernière devint vite un puissant instru-
ment de régulation économique. La mise en place en 1964 d'un institut indépendant
chargé de tester les marchandises pour informer objectivement le consommateur sur
proposition d'Elbrachter, la réforme constitutionnelle concernant les finances, la loi
de stabilité de 1967 prônée par le député Burgbacher et la planification financière
sur le moyen terme organisée en 1968 par Althammer marquent d'autres étapes dé-
cisives dans l'amélioration des instruments à disposition des gouvernements pour
ajuster la politique économique et financière.
Le miracle économique allemand est précisément constitué par la conjonction de
l'arrivée au pouvoir de la CDU et par sa conception de l'Economie sociale de mar-
ché, qui, dans les années de l'immédiate après-guerre, servit de socle à une recons-
truction où la politique sociale jouait un rôle fondamental, presque à la manière
dont la conçoivent habituellement les gouvernements sociaux-démocrates. Du fait
de cette politique sociale atypique, les partis chrétiens-démocrates comptent parmi
18
ce qu'on appelle les architectes du« socialisme conservateur » en Europe occiden-
tale. Ce sont des constellations particulières qui ont donné cette facture à la mise en
place de l'Economie sociale de marché. D'une part, la démocratie-chrétienne avait,
comme le SPD, tiré les leçons de Weimar et de la période nationale-socialiste. La
politique sociale était la garantie de la stabilité politique et de la possibilité d'agir
tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays. D'autre part, la concurrence avec le SPD
était telle que la CDU, dont la base électorale était plus complexe que celle du SPD,
ne pouvait se permettre de laisser le champ libre à son adversaire. Elle comprenait
en son sein aussi bien les travailleurs catholiques que les professions libérales pro-
testantes, elle devait doser plus subtilement les changements socio-politiques qu'elle
voulait impulser. La ligne de partage s'est donc cristallisée sur la différence entre les
électeurs sensibles aux intérêts de l'Eglise et les autres, de sorte que Franz Urban
Pappi a pu souligner l'asymétrie du paysage politique allemand, puisqu'un parti re-
présentant l'idéologie économique des syndicats se trouve face à un parti dont la
première caractéristique n'est pas le conservatisme économique, mais le traditiona-
19
lisme religieux •

18. S.M. Lipset, «The Changing Class Structure and Contemporary European Politics >>in Daedalus 93,
1964, p. 296.
19. F. Urban Pappi, « Sozialstruktur, gesellschaftliche Wertorientierungen und Wahlabsicht » in
M. Kaase (dir.), Wahlsoziologie heute. Analysen aus Anlass der Bundestagswahl 1976, Sonderheft der
Politischen Vierteljahresschrift, 18 [ 1977], p. 196.
L'influence politique des ordo libéraux 231

Antoine MENANT

L'Aktlonsgemelnschaft Sozlale Marktwlrtschaft


face à l'unification allemande de 1990

L'unification allemande de 1990 a très fréquemment été présentée comme le transfert


de l'Economie sociale de marché sur le territoire de l'ancienne République démocra-
tique allemande. Or, qu'est l'Economie sociale de marché quarante ans après son in-
vention? Que/lien entretient-elle encore en 1990 avec l'ordolibéralisme, ce mouve-
ment d'idées qui est à son origine ? Un regard sur une association,
l'Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirtschaft, qui contribua considérablement au
rayonnement de l'ordolibéralisme en République fédérale d'Allemagne, fournit une il·
lustration de l'actualité des idées ordolibérales au début des années 90.

L' Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirtschaft1 est une association de promo-


2
tion et de défense de 1'Economie sociale de marché • A la charnière de la pensée et
de l'action économiques, elle prolonge aujourd'hui la tradition des penseurs dits
« ordolibéraux » que l'on retrouve tous en son sein durant les années 1950-1960.
Elle réunit des membres issus d'horizons professionnels divers. Leur point commun
est l'attachement à une même idée, l'Economie sociale de marché, et à une même
tradition de pensée, l'ordolibéralisme. Ils font de l'Economie sociale de marché la
source de la prospérité et de 1' équilibre qui caractérisent 1'Allemagne dans la se-
conde moitié du vingtième siècle. Ils tiennent la pensée ordolibérale, dans sa diver-
sité, pour toujours actuelle. Ils sont associés pour en défendre l'héritage, le préser-
ver et en préparer 1' avenir.
Nous nous interrogerons sur l'attitude qu'a adoptée l'Aktionsgemeinschaft So-
ziale Marktwirtschaft face à 1'unification allemande, unification qui a été présentée
comme la victoire de l'Economie sociale de marchë et comme l'adoption de ses
principes et de ses mécanismes par les nouveaux üinder. La prétendue victoire de
l'Economie sociale de marché- concept à l'acception au demeurant très vaste- est-
elle aussi une victoire des idées ordolibérales ou bien, à l'inverse, leur enterrement
de première classe? La réponse qu'apportent à cette question les membres de
1'ASM, leurs réactions, leurs mises en garde et leurs recommandations retiendront
notre attention. Or, nous verrons que, pour bon nombre d'entre eux, la réalité éco-
nomique de 1'Allemagne contemporaine, souvent appelée - selon eux à tort -
«Economie sociale de marché», est assez éloignée d'une économie sociale de

1. Nous utiliserons fréquemment par la suite les initiales ASM pour la désigner.
2. J. Starbatty, Soziale Marktwirtschaft ais Forschungsgegenstand: ein Literaturbericht, Tübingen,
Tübinger Diskussionsbeitrag no 79 - Oktober 1996, 1996.
3. On peut penser notamment, parmi d'autres exemples, à un ouvrage en langue française qui fit date:
M. Albert, Capitalisme contre capitalisme, Paris, Editions du Seuil, 1991.
232 L'ordo libéralisme allemand

marché, telle que ses concepteurs l'envisageaient4 : ce point détermine leur ap-
proche du processus d'unification.
Après avoir présenté 1'association, son histoire et ses succès, et mis en valeur
son enracinement dans la tradition ordo libérale, nous essaierons d'analyser son dis-
cours et son attitude face à ce défi qu'est pour l'Economie sociale de marché
l'unification allemande, avant de replacer- dans un troisième temps- l'ASM dans
son contexte et nous interroger ainsi plus largement sur l'actualité des idées ordoli-
bérales dans l'Allemagne contemporaine. A ces trois moments de l'analyse corres-
pondent trois éclairages complémentaires du lien qu'établit l'ASM entre ordolibéra-
lisme et Economie sociale de marché. Or, il est possible de se demander avec l'ASM
si l'Economie sociale de marché et son succès n'ont pas paradoxalement nui au
rayonnement des idées ordolibérales.

Histoire et actualité de I'Aktionsgemelnschaft Soziale Marktwlrtschaft


Tournée vers le présent et l'avenir, adossée à un passé glorieux,
l' Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirtschaft et son histoire méritent sans aucun
doute d'être évoquées.
La belle époque de l'Aktlonsgemelnschaft Sozlale Marktwlrtschaft
Evoquer le passé de 1'ASM, c'est rappeler les heures de gloire de
1'ordolibéralisme. La galerie des portraits d'ancêtres est, à elle seule, éloquente :
Franz Bohm, Goetz Briefs, Ludwig Erhard, Walter Eucken, Friedrich A. Lutz,
Alfred Müller-Armack, Wilhelm Ropke, Alexander Rüstow, Günter Schmolders 5
sont en quelque sorte les garants moraux de l'association. On ajoutera, en marge,
mais à sa place au sein de 1'ASM qui lui a remis la médaille Alexander Rüstow, Karl
Schiller: le ministre de l'Economie social-démocrate qui, à lui seul, pourrait
convaincre du rayonnement d'une association et d'une pensée qui dépassent les cli-
vages politiques. Ils sont tous présents à un moment ou à un autre, et bien d'autres
encore, dans les années 50-60, pour échanger sur l'avenir économique de
1'Allemagne.
Les grandes réunions annuelles de 1' association ont lieu à Bad-Godesberg, près
de Bonn, et donnent 1' occasion à parfois plus de quatre cents personnes de se ren-
contrer. Elles sont 1'un des creusets où se retrouvent les économistes de la jeune

4. K. Darscheid, Wohlstand flillt nicht vom Himme/. Das Erfolgsgeheimnis der Sozialen Marktwirtschaft,
Bonn, Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirtschaft, Aktue11, 1994 (2e édit.}, p. 7 : «Die Prinzipien und das
Funktionnieren der Sozialen Marktwirtschaft verstândlich zu machen sei - so Alfred Mü11er-Armack- fast
unmôglich, doch siehe da, in der Praxis funktionniere es. Das eben sei das Erfolgsgeheirnnis der Sozialen
Marktwirtschaft. Eine zweite Schwierigkeit besteht darin, dass es zwischen der Konzeption der Sozialen
Marktwirtschaft und der wirtschafts- und sozialpolitischen Praxis zu unterscheiden gilt. Auch die Wirtschafts-
und Gese11schaftsordnung, in der wir leben, bezeichnen wir gewôhnlich ais Soziale Marktwirtschaft. An ihr
hatten die geistigen Vater der Sozialen Marktwirtschaft, kônnten wir sie zu Wort kommen lassen, so manches
auszusetzen. »
5. J. Hegner, Alexander Rüstow, Ordnungspolitische Konzeption und Einjluss auf das wirtschaftspoli-
tische Leitbild der Nachkriegszeit in der Bundesrepublik Deutschland, Stuttgart, Lucius & Lucius, 2000,
p. 25.
L'influence politique des ordo libéraux 233

République fédérale, qu'ils soient au sein de l'université, des ministères, de la poli-


tique, de l'industrie ou de la finance.
L' Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirtschaft sert donc de tribune à la pensée
ordo libérale et à ses représentants. Cette époque où 1'ASM rassemble les foules est
en effet l'époque .où les ordolibéraux des origines sont en vie, en activité, influents.
Alexander Rüstow dirige l'association, comme professeur émérite de l'Université
de Heidelberg. Sans doute ne peut-on d'ailleurs comprendre l'association qu'en te-
nant compte de sa personnalité et des liens qui unissent ce penseur à ses pairs ordo-
libéraux. Comme pour mieux souligner son attachement à cette figure singulière de
1' ordo libéralisme, 1'Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirtschaft porte aujourd'hui
également le nom de Fondation Alexander Rüstow.
Fondation Alexander Rüstow
Né en 18856, Alexander Rüstow est l'auteur d'une centaine d'articles et
ouvrages 7• Connu surtout pour 1' Ortsbestimmung der Gegenwart, il est difficile de
le classer au sein des économistes. Sociologue, il a étudié la philologie classique, la
philosophie, les mathématiques, la physique, le droit et l'économie. Il est d'abord
lecteur chez un éditeur de textes antiques, à Berlin, membre des mouvements de
jeunesse, puis lieutenant de réserve, engagé volontaire durant la Première Guerre
mondiale, sur les fronts de France et de Russie.
L'après-guerre le voit s'investir dans différents groupes d'intellectuels socialis-
tes, ce qui 1'amène à se passionner pour la théorie économique, aux côtés du socio-
logue et économiste Franz Oppenheimer. Il développe alors l'idée d'une troisième
voie. A partir de 1920, il fréquente le «Cercle du Caire». C'est au sein du minis-
tère de 1'Economie, où il est en charge entre 1919 et 1924 du contrôle des positions
dominantes et des cartels, qu'il s'acquiert une réputation d'excellent économiste.
C'est durant cette période qu'il prend ses distances par rapport au socialisme,
voyant dans l'interventionnisme d'Etat l'une des causes principales des crises éco-
nomiques. En 1924, il rejoint la fédération patronale des industries de construction
mécanique. En charge du département des études économiques, il en fait une véri-
table institution consultée de toute part. Il participe aux débats économiques de son
temps, défendant de plus en plus des positions libérales. Il est présent au sein du
Verein for Socia/politik et au sein du Deutscher Bund for freie Wirtschaftspolitik.
Le prestige dont il jouit est tel que le général von Schleicher l'aurait, semble-t-il,
contacté et prévu pour le portefeuille de l'économie au sein de son deuxième cabi-
net. L'arrivée au pouvoir de Hitler met fin à cette perspective, et une perquisition de
la Gestapo au domicile de A. Rüstow en 1933 l'amène à se réfugier en Suisse.
La Notgemeinschaft der deutschen Wissenschaft lui procure dès 1933 une chaire
de géographie économique, d'histoire sociale et d'histoire économique à Istanbul où
il retrouve W. Ropke qui y enseigne pour sa part de 1933 à 1937. Ces années

6. J. Hegner, op. cit., p. 14.


7. J. Hegner donne une bibliographie exhaustive des œuvres de A. Rüstow, cf. J. Hegner, op. cit., p. 179-
187.
234 L'ordolibéralisme allemand

communes d'émigration créent des liens forts. A. Rustôw, malgré plusieurs tenta-
tives infructueuses de départ pour les Etats-Unis et la Suisse, reste à Istanbul durant
seize ans.
Son retour, en 1949, dans une Allemagne qu'il trouve en pleine effervescence 8,
l'amène à participer, de nouveau, aux débats de société et aux débats économiques
de cette époque. Sa position académique lui permet de jouir d'une audience
certaine: succédant à Alfred Weber, il est titulaire de 1949 à 1956 d'une chaire
d'économie et de sciences sociales à l'Université d'Heidelberg. Il devient président
de la Vereinigung fiir die deutsche Wissenschaft et préside 1'Aktionsgemeinschaft
Soziale Marktwirtschaft de 1955 à 1962, avant d'en être le président d'honneur
durant 1' année 1963.
Evoquer la vie de A. Rustôw, c'est évoquer une génération, la génération du feu,
mais aussi la génération de la paix et de la reconstruction.
L' Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirtschaft semble devoir encore beaucoup
à A. Rüstow et à cette époque où l'Allemagne s'invente. Des étudiants de
A. Rüstow, enseignant apparemment apprécié à l'Université d'Heidelberg, sièfent
aujourd'hui au comité de direction de l'association et y jouent un rôle important .
Actualité de l'Aktlonsgemelnschatt Sozlale Marktwlrtschatt
Ce lien avec la grande époque de 1'Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirt-
schaft, l'époque des pères fondateurs, mérite d'être souligné. Il n'est pas rare de
trouver dans le bulletin de 1' association des références à la filiation scientifique de
tel ou tel membre de l'association: «élève de ... » 10• Or, les doctorants des grands
maîtres de 1'ordolibéralisme - entendons ici le cercle le plus restreint - ne semblent
11
pas avoir été si nombreux • La fidélité aux pères fondateurs est voulue par ceux qui
ont pris leur relève au sein de l'association. Cette fidélité n'est-elle pas un moyen de
rappeler à la société allemande qu'une certaine forme de débat a considérablement
apporté au renouveau démocratique de la jeune République fédérale d'Allemagne?
L'Allemagne unifiée des années 1990 se trouve confrontée, elle aussi, à
d'immenses défis. L'Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirtschaft recourt aux
moyens à sa portée pour contribuer, à sa façon, à ce vaste chantier et participer au
12
débat •

8. J. Hegner, op.cit., p. 25.


9. Cf. ASM-Bulletin, 112000, Tübingen, Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirtschaft, 2000, p. 3.
10. Cf. ASM-Bulletin, 1/94, Marz 1994, p. 12. Cf. ASM-Bulletin, Sonderausgabe, 1/98, p. 15.
11. Nous tenons cette appréciation du professeur Joachim Starbatty, président de l'ASM, que nous remer-
cions de l'exceptionnel accueil qu'il nous a réservé. Les analyses présentées ici n'engagent que nous.
12. K. Darscheid, op.cit., p. 10 : (( In einer Situation enttauschter Erwartungen vom Erfolgsgeheirnnis der
Sozialen Marktwirtschaft zu sprechen ist nicht ohne Risiko. Der eine sieht standig den erhobenen Finger des
Besserwissers, der andere glaubt es einfach nicht. Wenn die euphorische Stimmung zu Beginn des
Wiedervereinigungsprozesses und der Gtaube an die unbegrenzte Wirtschaftskraft fehl am Platz waren, so gilt
dies fùr den Pendelausschlag in Richtung Pessimismus. Die Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirtschaft ist
der festen Überzeugung, dass mit dem Konzept der Sozialen Marktwirtschaft der Neuautbau auch in den
Bundeslandem zu schaffen ist. Wenn mit diesem Büchlein ein wenig Verstandnis fùr das Konzept unserer
Wirtschafts- und Gesellschaftsordnung geweckt werden kônnte, batte die Aktionsgemeinschaft Soziale
Marktwirtschaft ihr Ziel erreicht. >>
L'influence politique des ordolibéraux 235

L'ASM édite un bulletin qui relate la vie de l'association et ses prises de posi-
tion. Elle dispose aussi depuis 1997 d'une nouvelle collection d'ouvrages scienti-
fiques aux éditions Lucius & Lucius au titre peu ambigu de Marktwirtschaftliche
Reformpolitik. L'Aktionsgemeinschaft dispose de locaux à Tübingen à proximité
immédiate des chaires d'économie de l'Université. Un secrétaire général est em-
ployé par l'association. Il peut s'agir d'un doctorant qui associe à son travail des
collaborateurs à temps partiel.
Cette structure et cette organisation sont en réalité récentes. L'arrivée du profes-
seur Joachim Starbatty à la tête de l'Aktionsgemeinschaft, fin 1991, a correspondu à
un tournant dans la vie de l'association. Son implantation à Tübingen, d'abord, ses
nouveaux locaux, ensuite, puis sa nouvelle organisation, ses nouvelles publications,
de nouveaux engagements sont les fruits de la stratégie suivie par le professeur
J. Starbatty.
L'ASM s'attribue depuis 1993 deux fonctions 13 • L'une est de défendre et diffuser
les conceptions liées à l'idée d'Economie sociale de marché par le biais de col-
loques, tables rondes, Workshops, etc., qui peuvent être organisés en partenariat,
notamment avec les Fondations Walter Eucken et Ludwig Erhard.
• Les Wilhelm-Ropke Gespriiche, débats publics, sont consacrés aux
questions européennes, et plus largement aux grandes questions écono-
miques contemporaines. Les premiers thèmes abordés furent : 1' avenir
de 1'Europe ; la dimension sociale de 1'Economie sociale de marché ; la
réforme universitaire ; le sous-emploi ; 1'euro, etc.
• Les Franz-Bohm-Vortriige sont des conférences qui ont lieu dans diffé-
rentes universités de 1'Est et de 1'Ouest, faisant parfois se rencontrer des
étudiants d'universités différentes autour de l'Economie sociale de
marché, à la charnière de différents champs disciplinaires.
• L'Alfred Müller-Armack-Symposion der ASM reste la tribune annuelle
de 1'ASM. A orientation plus scientifique, il s'adresse prioritairement à
des jeunes chercheurs en sciences économiques ou à des responsables
socio-économiques issus des pays de 1'Est.
• La remise de 1'Alexander-Rüstow-Plakette à des personnalités écono-
miques de premier plan telles que Tyll Necker, Helmut Schlesinger,
14
Wolfgang Kartte ou Michael Otto est une autre occasion d'attirer
1' attention sur 1'ASM, ses actions et ses principes.
La deuxième fonction que s'attribue 1'ASM consiste en une prestation de service
autour de trois axes. Le premier axe stratégique de 1'ASM est de développer une pé-
dagogie innovante au service de l'Economie sociale de marché. Un jeu infor-
matique, le Computer-Planspiel Macro « Entscheiden in der Marktwirtschaft »,
conçu et développé au sein de la chaire Starbatty, est commercialisé auprès des

13. ASM-Bulletin, 1193, Mai 1993, p. 1.


14. Respectivement présidents ou anciens présidents du BD!, de la Bundesbank, du Conseil fédéral de la
concurrence et du groupe de distribution du même nom.
236 L'ordolibéralisme allemand

établissements scolaires et universitaires, notamment dans les nouveaux !linder.


Une dizaine de grandes entreprises accompagne le projet. Un partenariat avec des
Lander est mis en place. C'est dire à quel point l'objectif de l'ASM, familiariser la
jeunesse allemande avec une réflexion économique inspirée des principes ordolibé-
raux, trouve écho. Le sous-titre de ce projet est éloquent : « Das Einmaleins der So-
zialen Marktwirtschaft » («le B.A.-Ba de l'Economie sociale de marché»). C'est
également dans ce sens que va le petit livre de Karl Darscheid, déjà cité et édité par
l'ASM. Son public est plus large qu'un seul public lycéen ou estudiantin. Il
s'adresse explicitement aux habitants de l'ex-RDA. Dans sa préface, le professeur
J. Starbatty écrit : « Cet opuscule veut avant tout donner aux citoyens des nouveaux
Uinder le courage qui leur sera nécessaire pour accepter les défis qu'ils ont à rele-
15
ver jour après jour » • Prestataire de service, 1'ASM 1' est enfin en tant que détenteur
de banques de données dans les domaines que couvre son activité.
Il est grand temps, selon les membres de l'association, de développer une péda-
gogie de 1' économie, notamment à 1' égard des habitants des nouveaux Uinder, mais
aussi à l'égard des pays d'Europe centrale et orientale, voire même et peut-être
surtout à l'égard des jeunes socialisés en Allemagne occidentale. Rappeler les fon-
dements de 1'Economie sociale de marché, alors que le sens de ces termes serait
menacé de dilution et de confusion, est un aspect de la pédagogie développée par
l'ASM. Ainsi, l'association ne manque pas d'actualité face à l'unification allemande
et aux changements que connaissent les pays est-européens.

Unification allemande : l'Economie sociale de marché plébiscitée ?


Pourquoi s'intéresser aux prises de position de l'Aktionsgemeinschaft Sozia/e
Marktwirtschaft au moment de l'unification allemande de 1990? L'Economie so-
ciale de marché est alors un mot de passe omniprésent : c'est à elle que tous les
acteurs économiques et sociaux se référent, et ces trois mots-clefs doivent offrir une
perspective de succès aux citoyens est-allemands. Mot de passe ou passe-partout?
Telle est sans doute la question qui suscite les plus grandes inquiétudes chez les
membres de l'ASM.

1990-1991 : Inquiétudes et mises en garde


Le 31 octobre 1991 décède Wolfgang Frickhoffer. Il dirigeait l'ASM deRuis
6
1962. Pour certains - dont le chancelier Helmut Kohl - il incarnait 1' association •
Dès les premiers mois de l'unification, W. Frickhoffer donne le ton dans un
11
bulletin qu'il intitule Für beide Teile Deutschlands : Klarheit in die Kopfe et dans
lequel est défini ce qu'est et ce que n'est pas l'Economie sociale de marché, regret-
tant, comme son titre l'indique, la confusion des esprits. Le titre du numéro suivant
est encore plus explicite : Warnung der ASM vol/ bestiitigt- Weit mehr marktwirt-

15. K. Darscheid, op. cit., p. 6.


16. ASM-Bulletin, 1/92, Januar 1992, p. 2.
17. ASM-Bu/letin, 1-2/90, p. 1 5.
L'influence politique des ordolibéraux 237

18
schaft/iche Entschlossenheit der einzige Ausweg • Ce bulletin fait le décompte des
« péchés » commis par le gouvernement chrétien-démocrate depuis 1982 (interven-
tionnisme de l'Etat, protectionnisme, cogestion réformée en un sens sclérosant, etc.)
et plus particulièrement depuis 1989 (politique industrielle, conservatisme, politique
salariale irresponsable, fiscalité défavorable aux entreprises, etc.). Les gou-
vernements Kohl ne sont pas ménagés. Toutefois, une phrase semble bien indiquer
l'orientation véritable de l'ASM: «Ce sont le socialisme et ses conséquences qu'il
faut critiquer, ni le gouvernement fédéral, ni la Treuhandanstalt » 19 • L'ASM, qui se
présente comme« l'instance ordolibérale par excellence», vaut à W. Frickhoffer un
compliment posthume du chancelier Helmut Kohl pour « sa manière toute person-
nelle de mêler l'engagement à la critique». Il disait de lui-même qu'il était le
20
«chien de garde» de l'Economie sociale de marché •

Joachim Starbatty, I'ASM et l'unification


Dès sa prise de fonction, J. Starbatty écrit au chancelier H. Koht2 1, le 22 no-
vembre 1991, pour se présenter et pour présenter l'ASM dont il dit lui-même qu'elle
n'aurait pas de raison d'être, si elle n'était pas gênante, et dont il défmit la vocation
comme« vocation à un accompagnement critique du politique »22 • Sous le choc de
l'unification, l'ASM semble avoir trouvé un terrain idéal pour ce redéploiement. Le
premier éditorial que J. Starbatty adresse aux membres de 1'ASM en ce mois de no-
vembre 1991 est entièrement consacré aux nouveaux Lânder et à ce qu'il appelle
« la préservation, la défense, la consolidation et le transfert de 1'Economie sociale
23
de marché » •
Dans sa lettre au chancelier allemand, le nouveau président de 1'ASM dresse un
bilan sombre. Si, en cette fm 1991, des premiers signes de renouveau se font voir
dans les nouveaux Lânder, une vraie déception se lirait, selon lui, sur bien des visa-
ges est-allemands. J. Starbatty rappelle que la corporation des économistes avait
privilégié un processus de mise à niveau progressive, jugé l'unification monétaire
trop précoce et considéré la politique salariale bien trop ambitieuse. Sous la prési-
dence de J. Starbatty, l'ASM saura à quel point les enjeux du politique et de
l'économique divergent. Elle ne se permet donc pas de juger des décisions poli-
tiques qui doivent tenir compte de bien des aspects que les économistes ignorent,
mais elle demande que ses conseils et son expérience soient pris en compte. C'est
ainsi que J. Starbatty achève sa lettre au chancelier : « N'écoutez pas le chant des
sirènes interventionnistes. Donnez un signal clair pour que tous comprennent :
1'heure est aux économies et encore aux économies ! »
Deux ans plus tard, dans les premiers jours de 1994, J. Starbatty affronte Rudolf
Hickel, professeur à 1'Université de Brême et connu pour ses positions alternatives.

18. Ibid., 1-14/91, p. 1-6.


19. Ibid., 1-14/91, p. 5.
20. Ibid., 1192, Januar 1992, p. 2.
21. Rheinischer Merkur, Nummer 4 7- 22. November 1991, p. 13
22. ASM-Bul/etin, 1992.
23. Dans ce combat, il cite pour l'ASM deux alliés, la Fondation Ludwig Erhard et le Frankfurter Institut,
auxquels est rattaché le Kronberger Kreis.
238 L'ordolibéralisme allemand

Leur débat, où 1'unification allemande occupe la première place, est animé par la
vice-présidente du SPD, Herta Daubler-Gmelin. Face à une charge deR. Hickel qui
dénonce la faiblesse et la pauvreté des sciences économiques allemandes qui, selon
lui, ne seraient plus innovantes et seraient incapables de proposer des solutions pour
résoudre le chômage, J. Starbatty répond que le vrai problème n'est pas un manque
d'innovation ni un manque de pragmatisme, mais bien plutôt un manque de fidélité
à la tradition économique : « Pour quelques instants de bonheur, on a voulu mettre
les manuels d'économie au placard, on en paiera les conséquences durant plus de
vingt ans. » J. Starbatty déplore que des hommes de son camp, comme Kurt
Biedenkopf, ministre-président du Land de Saxe, aient pu dire que, face à une
révolution, les solutions traditionnelles n'avaient plus de valeur.
La position de 1'ASM face à 1'unification est illustrée par ces quelques exem-
ples ; un mot la résume : fidélité.

L'ASM face aux mutations de l'Economie sociale de marché


24
Le même Kurt Biedenkopf est l'invité de l'ASM en 1998 • Les positions qu'il
défend semblent tout à fait conformes à la doxa de 1'Association. Il voit, pour elle,
comme pour tous les tenants de «la géniale Economie sociale de marché», une
multitude de défis à relever. Selon lui, «le premier défi est le manque croissant
d'adhésion qu'elle suscite, tant en Allemagne de l'Ouest qu'en Allemagne de
l'Est». Les résultats des sondages qu'il cite sont éloquents: en 1990, 69% de la
population des nouveaux Lander considère que le système économique de
1'Allemagne est un bon système contre seulement 54 % en 1991, 44 % en 1992,
35% en 1993 et 22% en 1997. La même tendance se retrouverait dans les anciens
Lânder où, en 1994, 57% de la population était de cet avis, contre seulement 40%
en 1997. Au début des années 1950, le pourcentage d'adhésion à l'Economie so-
ciale de marché n'était pas plus bas.
Cette analyse de K. Biedenkopf est dans le droit fil de la plupart des analyses
défendues par les membres de 1'ASM Elle tient en un raisonnement logique : si le
système économique actuel de 1'Allemagne n'enthousiasme plus les citoyens alle-
mands, c'est que le système économique de l'Allemagne n'est plus l'Economie so-
ciale de marché. Pour K. Biedenkopf, il en découle une question qu'il formule dans
les termes suivants: «Est-ce que, par hasard, sous le concept d'Economie sociale
de marché, cette bonne vieille machine, ne se serait pas glissé quelque chose qui,
par bien des côtés, n'obéirait plus aux mêmes principes aue par le passé, principes
2
que l'Ecole de Fribourg résumait par le terme d'Ordo? » Interventionnisme accru,
notamment sous forme de multiplication des lois alors que « trop de droit tue le
droit », omniprésence de 1'Etat, système social opaque, construction européenne
mal défmie: ces soucis, l'ASM les partage. L'unification allemande n'est pas en soi
un problème. Le problème est plus grave : il tient à une infidélité aux principes or-
dolibéraux, principes fondateurs de l'Economie sociale de marché. Comme le rap-

24. ASM-Bulletin, 1/98, p. 14-23.


25. ASM Bulletin, 1198, p. 17.
L'influence politique des ordo libéraux 239

pelle K. Biedenkopf, L. Erhard ne cessait de mettre en garde contre le dévoiement


26
de l'Economie sociale de marché en direction du« tout pour rien » •

L'Aktlonsgemeinschaft Sozlale Marktwlrtschaft dans son contexte : l'un


des derniers bastions ordollbérawc ?
Cette question, pour surprenante qu'elle puisse paraître, a le mérite de souligner
1' évolution qui a marqué le paysage des sciences économiques en Allemagne au
cours des dernières décennies. Le journaliste Nikolaus Piper n'affirme-t-il pas, en
27
préface à un ouvrage consacré à ce sujet, que les sciences économiques en
Allemagne auraient connu leur plus grande crise dans les années 1990, une crise de
doute? La revue Ordo, le Kronberger Kreis, l'Aktionsgemeinschaft Soziale
Marktwirtschaft, la Fondation Walter Eucken et la Fondation Ludwig Erhard et tant
d'autres institutions pérennes connaissent-elles le doute? On ne saurait l'affirmer.
On ne peut oublier, néanmoins, la phrase d'Edith Eucken-Erdsiek: « Thr seid ja
28
alle 'verhayekt' » ; phrase qui tendrait à confrrmer, cinquante ans après la fonda-
tion de 1'A SM, que le paysage des sciences économiques allemand a connu bien des
mutations.

Une association singulière


Nous l'avons vu, l'ASM est une association singulière. Elle récompense des per-
sonnalités issues de la société civile allemande qu'elle juge fidèles aux fondements
de l'Economie sociale de marché. Elle est donc la détentrice d'honneurs, notam-
ment la médaille Alexander Rüstow, que des personnalités reconnues ne dédaignent
pas: ministres, présidents de la banque fédérale, secrétaires d'état, grands capi-
taines d'industrie, hauts fonctionnaires de réputation internationale, journalistes ré-
putés, etc. Dans ses instances diri§eantes siègent des personnalités en vue. Quelques
9
noms de son conseil scientifique le montrent aisément : les professeurs Reinhold

26. Ibid., p. 20.


27. N. Piper (dir.), Die grossen Okonomen, Stuttgart, Schaffer Poeschel, 1996, p. 5.
28. «Vous êtes tous hayeckisés >>, cf. J. Starbatty, Soziale Marktwirtschaft ais Forschungsgegenstand:
Ein Literaturbericht, Tübingen, Tübinger Diskussionsbeitrag n° 79, Oktober 1996, p. 6.
29. R. Biskup, né en 1934, ancien élève et assistant de A. Müller-Armack, professeur à l'Université de la
Bundeswehr (Hambourg), puis directeur de l'Institut for Wirtschaftspolitik de l'Université de Leipzig; Jürgen
Bernardo Donges, né en 1940, assistant de Herbert Giersch à l'Université de Sarrebruck, 1983 vice-président
du Kieler Weltwirtschaftsinstitut, 1989 professeur à l'Université de Cologne, 1992 membre du conseil des
sages, président du conseil des sages ; Ernst Dürr, né en 1927, 1965 chaire de sciences-économiques de la
Friedrich-Alexander-Universitiit-Erlangen-Nürnberg, depuis 1975 membre du conseil scientifique auprès du
ministre fédéral de l'Economie ; Otmar Issing, né en 1936, 1967 professeur de la Friedrich-Alexander-Uni-
versitiit- Erlangen-Nürnberg, 1973 professeur à l'Université de Würzburg, membre du conseil scientifique
auprès du ministre fédéral de l'Economie, membre du conseil des sages, 1990 économiste en chef de la
Bundesbank, 1998 économiste en chef de la Banque Centrale Européenne; Wolfgang Kartte, président de la
Monopolkommission ; Ernst-Joachim Mestmacker, né en 1926, depuis 1979 directeur du Max-Planck-Institut
fiir internationales Privatrecht (Hambourg), ancien président de la Monopolkommission, membre du conseil
scientifique auprès du ministre fédéral de l'Economie; Christian Watrin, né en 1930, élève puis assistant de
A. Müller-Armack, 1965 professeur à l'Université de Bochum, 1971 professeur à l'Université de Cologne, di-
recteur de l'Institut ftir Wirtschaftspolitik et membre du conseil scientifique auprès du ministre fédéral de
1'Economie, 1987 président de ce conseil.
240 L'ordolibéralisme allemand

Biskup, Jürgen-Bernardo Donges, Ernst Dürr, Otmar Issing, Wolfgang Kartte,


Ernst-Joachim Mestmacker, Christian Watrin, etc. Son comité de direction
comprend, à côté des professeurs Hasse et Starbatty, un journaliste célèbre, Hans
D. Barbier, un membre du directoire de la Dresdner Bank, Bernd W. Voss et deux
chefs d'entreprise, anciens élèves d'Alexander Rüstow. Mais 1'ASM est surtout sin-
gulière par cette unité et cette cohérence qu'elle s'efforce de donner à la société.
Elle réunit des personnalités des horizons les plus divers autour du cœur même de
ce qu'est l'Allemagne dans la seconde moitié du xxe siècle, de ce qui a permis en
Allemagne une identité collective sur les plans politique, social et économique,
l'Economie sociale de marché, à laquelle le SPD se rattache dans cette même ville
de Bad-Godesberg, lors de son fameux congrès de 1959.
Ambiguïtés
Les temps ont changé. Les pères fondateurs ne sont plus de ce monde. Leurs
élèves leur sont restés fidèles, adaptant 1'ASM aux défis contemporains. Pourtant,
on est tenté de se demander ce que signifie aujourd'hui« être ordolibéral ».
L'Economie sociale de marché fédère autour de son projet. Son nom est connu
de tous. Il est si passe-partout et si diffus dans la réalité qu'il recouvre qu'il en est
presque problématique. On ne peut pas dire la même chose de 1' ordo libéralisme.
Afin de replacer l'ASM dans son contexte il convient donc de se demander où sont
et qui sont les ordolibéraux aujourd'hui.
Pour répondre à cette question, il faudrait mener 1' enquête au sein-même de la
corporation des économistes en Allemagne. Dans une série d'articles parus dans
Die Zeit, sous la direction du journaliste N. Piper30 , un seul professeur d'économie
est qualifié d'ordolibéral: Johann Eekhoff, né en 1941, professeur à l'Université de
Cologne, ancien secrétaire d'Etat au ministère fédéral de l'Economie (1991-1995)
après avoir eu de hautes responsabilités au sein du ministère du Logement. Il
convient certes de ne pas accorder trop d'importance au qualificatif donné par le
journaliste de Die Zeit. Il révèle néanmoins certaines tendances qui traversent la so-
ciété allemande contemporaine. Si 1' on sait ce qu'est 1' ordolibéralisme, et ce que
sont les principes ordolibéraux, il est plus difficile de savoir qui est ordolibéral et
qui ne l'est pas. N'y aurait-t-il en Allemagne qu'un seul ordolibéral? Cet unique
ordolibéral que compterait 1'Allemagne se serait d'ailleurs vu obligé de quitter les
ministères et la politique, à cinquante-cinq ans, après seize ans passés en leur sein,
faute d'y avoir trouvé un écho suffisant à ses convictions ordolibérales. Ne trouve-t-
on alors d'ordolibéraux qu'à l'Université de Cologne et au sein du Kronberger
Kreis dont il fait partie? Il n'est évidemment pas possible de le croire, et d'autres
exemples de secrétaires d'Etat, peu suspects d'être des opposants ou des indiffé-
rents à 1' ordolibéralisme, comme Otto Schlecht, viennent à 1' esprit. Le nombre
d'économistes, et notamment de professeurs de sciences économiques, se référant
aujourd'hui en Allemagne à l'ordolibéralisme est assurément considérable. On ne

30. N. Piper (dir.), Die neuen Okonomen, Stars, Vordenker und Macher der deutschsprachigen
Wirtschaftswissenschaft, Stuttgart, Schaffer Poeschel, 1997.
L'influence politique des ordolibéraux 241

peut donc donner raison au journaliste de Die Zeit. Son erreur n'en est pas moins
significative.

L'histoire réécrite ou le flou des concepts : entre fiction et réalité


L'ordolibéralisme ne pourrait plus être compris qu'en lien avec l'Economie so-
ciale de marché et des réalisations politiques et sociales. L'Economie sociale de
marché, ce concept qui fut développé par un secrétaire d'Etat du ministère fédéral
de l'Economie, A. Müller-Armack, et qui émane de l'ordolibéralisme, serait parve-
nue à réécrire l'histoire et à faire croire que l'ordolibéralisme n'est plus qu'une
émanation parmi d'autres de l'Economie sociale de marché. L'ordolibéralisme
n'existerait plus en soi-même et ne serait plus reconnu qu'en référence à la réalité
économique qu'il a engendrée, l'Economie sociale de marché. En faisant l'unité
autour d'elle, l'Economie sociale de marché est-elle en même temps parvenue à
brouiller les cartes et à faire oublier le rôle, voire 1'existence de 1' ordo libéralisme ?
Toujours est-il que l'ASM a un vaste chantier devant elle lorsqu'elle redéfinit
son action, recompose ses équipes, repense sa stratégie face à 1'unification alle-
mande et aux nouveaux développements que connaît la société allemande. Elle re-
met en avant les pères fondateurs et ne cesse de marteler ce qu'elle pense être le
testament spirituel des pères du renouveau économique et social de 1'Allemagne
après 1945. L'ASM rappelle à ceux qui l'auraient oublié que l'Allemagne possède
une identité économique collective, 1'Economie sociale de marché, un patrimoine
conceptuel et des valeurs, un héritage, qu'elle ne saurait dilapider à 1' aube du xxt
siècle. Telle Cassandre, elle rappelle à qui l'aurait oublié que l'Economie sociale de
marché a eu des pères, qu'elle a une origine, qu'elle est liée à des valeurs, et que
1' on ne saurait en faire un habile habillage publicitaire, un concept passe-partout
synonyme de richesse, confort et abondance. L'ASM cherche donc à remettre en
lumière le lien qui unit ordo libéralisme et Economie sociale de marché. C'est ce
que fait J. Starbatty une fois de plus en 1998 lors de la remise de la médaille
Alexander Rüstow à Michael Otto, président de la société du même nom :
Nous remettons la médaille Alexander Rüstow pour fidélité, dans l'action, au
concept d'Economie sociale de marché. Le concept, en lui-même, est à
géométrie variable, c'est sa force. Il est adaptable, mais il a un noyau dur. Ce
noyau dur émane de l'histoire intellectuelle de 1'Europe. Au cœur du système
aristotélicien, il y a 1' être humain, 1'être humain en tant qu'être vivant en société,
un Zoon politikon. Un être donc qui préfère la vie en société à la solitude et vit
dans la société, de la société et donc aussi pour la société. Il en résulte que
1'homme reçoit de la société des valeurs, et qu'en même temps il a une dette à
l'égard de la société, il doit lui rendre quelque chose. Seulement il faut que l'Etat
et la société lui laissent suffisamment de responsabilité, pour qu'il puisse avoir
des réalisations, et il a aussi besoin d'être responsabilisé pour se réaliser. C'est
dans notre Economie sociale de marché de moins en moins le cas.
Citant en référence les pères de 1'Economie sociale de marché, L. Erhard,
F. Bohm, W. Eucken, W. Ropke, A. Müller-Armack et A. Rüstow, J. Starbatty en
vient à défmir ce en quoi une société permet la liberté individuelle ainsi que les
242 L 'ordolibéralisme allemand

situations dans lesquelles la subsidiarité est de mise, reprenant 1' expression bien
connue de A. Rüstow: «Lorsque tu es en difficulté et qu'une main secourable
31
s'approche de toi, attrape la vite, et tiens la fermement. C'est ta main droite» •

Perspectives
Prêter son attention à l'association qu'est l'Aktionsgemeinschaft Soziale
Marktwirtschaft, c'est s'interroger sur le lien qui existe entre la pensée ordolibérale
et la réalité économique allemande. Le bref aperçu que nous avons donné de cette
association ne peut évidemment pas, à lui seul, suffire pour éclairer les rapports
complexes qui existent entre ordolibéralisme et Economie sociale de marché. Il est
un projecteur- parmi beaucoup d'autres- destiné à témoigner de la vitalité et de
l'influence de l'ordolibéralisme à la fin du :xxe siècle en Allemagne. Il aura permis,
espérons-le, de saisir un peu de ces courroies de transmission, à l'instar de l'ASM,
qui relient la pensée et 1'action économiques, et permettent qu'elles se nourrissent
l'une l'autre, alimentant ainsi un débat de société qui donne à l'Allemagne son
identité économique.
Aujourd'hui, cette association, où journalisme, politique, industrie, finance et
sciences économiques continuent de cohabiter, se réclame toujours de la pensée or-
dolibérale. Elle défend le patrimoine historique de l'Allemagne en matière de tradi-
tion économique en rappelant que les préceptes ordolibéraux ont gardé toute leur
valeur. Elle continue d'établir un lien entre la pensée économique et les défis éco-
nomiques contemporains. Elle ne cesse de plaider pour un projet de société fondé
sur les principes originels de 1' Economie sociale de marché.
L'unification allemande a été pour l'ASM l'occasion de rappeler les grands prin-
cipes qui sont au fondement de ce qu'elle appelle «Economie sociale de marché».
Un effort pédagogique renouvelé semble confirmer la conviction de 1'ASM pour la-
quelle il n'existe pas d'économie sans acteurs économiques, êtres humains libres et
responsables, éduqués et socialisés en conformité et en fidélité à des principes im-
muables.
C'est cette fidélité que notre communication a cherché à dégager, tout en souli-
gnant 1'évolution - à certains égards paradoxale - qu'ont connue les sciences éco-
nomiques et les politiques économiques depuis la création de 1'Aktionsgemeinschaft
Soziale Marktwirtschaft au début des années 1950.

31. ASM-Bulletin, Sonderausgabe, 1/98.


L'influence politique des ordolibéraux 243

EtlcDEHAY

L'Indépendance de la banque centrale en Allemagne :


des principes ordollbéraux à la pratique de la Bundesbank

Ce texte cherche, dans un premier temps, à identifier une «justification ordolibérale »


de l'indépendance des banques centrales. Cette justification repose sur deux élé-
ments: (1) l'observation selon laquelle l'inflation résulte de l'influence d'intérêts parti-
culiers sur la politique monétaire et (2) la proposition de mise en place d'une constitu-
tion économique. Elle est construite sur le modèle de la justification de la séparation
entre pouvoirs exécutif et juridique. Dans un second temps, on tente de montrer que la
façon dont la Bundesbank explique sa politique est caractéristique de cette conception
ordolibérale de l'indépendance. Les références régulières à la loi ou à la communauté
qui peuvent être trouvées dans les Rapports Mensuels de la Bundesbank constituent
un mode « civique » de justification. La comparaison du rôle joué, pendant les années
soixante dix, par les banques centrales allemande et américaine dans deux procédures
judiciaires confirme les spécificités de la pratique allemande de l'indépendance.

Le statut d'indépendance des banques centrales s'est largement imposé dans les
pays développés depuis une dizaine d'années. En Europe notamment, l'avancée
vers 1'Union Economique et Monétaire a conduit une dizaine de pays à modifier
1' organisation de leur banque centrale et à adopter ce statut. Cette évolution
consacre pour une large part la réussite de la banque centrale allemande qui est sou-
vent considérée comme la plus indépendante au monde et comme celle qui a ob-
tenu, au cours des quarante dernières années, les meilleurs résultats en matière de
lutte contre l'inflation. Dans ce texte, on cherche à identifier l'existence éventuelle
d'un lien entre la pratique allemande de l'indépendance de la banque centrale et la
théorie ordolibérale qui a inspiré le renouveau de l'économie allemande après 1945.
La question de l'indépendance des banques centrales n'a réellement été traitée
dans la littérature économique que depuis une vingtaine d'années. Ce traitement suit
en fait l'histoire même de l'indépendance, apparue pendant l'entre-deux-guerres
puis assez peu appliquée avant de presque devenir la règle dans les pays développés
1
depuis un peu plus de dix ans . En ce sens, il est quelque peu abusif de considérer
que la théorie ordolibérale traite de l'indépendance. En effet, il ne s'agit pas d'une
question qu'ont évoquée les principaux auteurs et fondateurs de cette école (princi-
palement Walter Eucken ou Wilhem Ropke). Si l'on parle ici néanmoins de «justi-
fication ordolibérale » de l'indépendance, c'est pour deux raisons. D'abord parce

1. Voir t.~ communication au sujet des expériences d'indépendance de l'entre-deux-guerres : E. Dehay,


N. Levy,« L mdépendance des banques centrales pendant l'entre-deux-guerres et ses effets sur l'inflation et la
croissance », Congrès de 1'Association Française de Sciences Economiques, Paris, 21 et 22 septembre 2000.
244 L 'ordolibéralisme allemand

que la façon dont ces fondateurs traitent de la question monétaire conduit assez na-
turellement, comme on le verra, au concept d'indépendance. C'est d'ailleurs ce qui
fait écrire à Peter Bemholz qu'elle « aurait probablement été acceptée par tous les
2
néo-libéraux allemands » • Ensuite, parce que ce concept d'indépendance a malgré
3
tout été évoqué dès les années cinquante dans la revue Ordo .
Cette observation justifie l'objet de notre texte qui est organisé en deux parties.
Dans la première, on présente cette «justification ordolibérale »de l'indépendance
et on cherche à la positionner par rapport à des éléments plus récents de la théorie
économique. Dans la seconde, on soutient l'hypothèse selon laquelle cette justifica-
tion se retrouve dans les pratiques de la Bundesbank. On propose notamment pour
cela des éléments d'analyse du discours de celle-ci.

La justification ordollbérale de l'Indépendance des banques centrales


L'Indépendance des banques centrales : arguments et contre-arguments
Depuis une vingtaine d'année, la théorie économique a proposé un ensemble
d'arguments en faveur du statut d'indépendance des banques centrales4 • On peut
classer les principaux en deux catégories. La première regroupe les idées dévelop-
pées par l'école du «public choice »qui considère l'influence des cycles politiques
ou des préférences partisanes des élus sur la politique monétaire. Elle insiste donc
sur les risques d'inflation qui résultent des politiques expansives de court terme par-
5
fois menées avant les élections ou des conflits de répartition entre intérêts organi-
sés6. L'indépendance de la banque centrale apparaît donc ici comme un moyen
d'inscrire la gestion de la politique monétaire dans un environnement plus neutre et
dans une perspective de long terme. La seconde catégorie regroupe les réponses
proposées ~our répondre au problème «d'incohérence temporelle» des politiques
monétaires . Lorsque le gouvernement poursuit à la fois les objectifs opposés de
lutte contre l'inflation et de lutte contre le chômage, il suffit que les agents privés
anticipent une faible inflation pour que le responsable politique ait intérêt à favori-
ser le second objectif au détriment du premier. Conscients de cette situation, les
agents privés ont finalement intérêt à anticiper une inflation élevée, mais ceci se

2. P. Bernholz, «Ordo-Liberais and the control of the money supply »in A. Peacock, H. Willgerodt (dir.),
German neo-liberals and the social market economy, Londres, Macmillan, 1989.
3. Voir notamment O. Veit,<< Pecunia in ordine rerum »in Ordo, Band VI, 1953.
4. Pour un survey de la littérature économique sur l'indépendance, voir S.C.W. Eijffinger, J. De Haan,
<<The political economy of central bank independence >> in Special papers in international economies,
Princeton University, no 19, mai 1996.
5. A. Alesina, << Politics and business cycles in industrial democracies » in Economie po/icy, 8, 1989,
p. 55-98.
6. D.A. Hibbs, « Political parties and macroeconomie policy »in American politica/ science review, 23,
1977, p. 1467-1488.
7. R.J. Barro, D. Gordon, « Ru les, discretion and reputation in a model of monetary policy » in Journal of
monetary economies, 12, 1983, p. 101-121.
L'influence politique des ordo libéraux 245

traduira par de l'inflation effective. Pour sortir de cette situation, il faut déléguer un
8
des objectifs, la lutte contre l'inflation, à une institution séparée du gouvemement •
A ces arguments théoriques en faveur de l'indépendance, s'ajoutent un certain
nombre d'observations empiriques portant principalement sur l'efficacité qu'elle
pourrait avoir en matière de lutte contre l'inflation. De nombreuses études écono-
métriques tendent en effet à montrer l'existence d'une relation inverse entre les dif-
férents degrés d'indépendance des banques centrales nationales et leurs perfor-
mances en matière d'inflation9 • On oppose, à ces résultats empiriques, l'observation
pour certaines périodes d'un possible effet négatif de l'indépendance sur la crois-
sance économique 10 • Mais on leur oppose également trois arguments théoriques
11
principaux • Le premier porte sur les missions d'une banque centrale. La pratique
de l'indépendance tend à faire de l'objectif de maîtrise de l'inflation le déterminant
principal des choix de celle-ci (voir l'argument développé plus haut au sujet de
l'incohérence temporelle des politiques monétaires). Elle doit néanmoins, par
exemple, être également en mesure de garantir la stabilité du système bancaire. Or,
on peut s'interroger au sujet des conséquences d'une politique monétaire trop res-
trictive sur la situation financière de certains établissements bancaires. La question
qui se pose est donc de savoir si la priorité donnée à la lutte contre l'inflation dans
les arguments favorables à l'indépendance ne correspond pas à une conception trop
limitative de ce que doit être un système monétaire et bancaire sain. Le deuxième
argument constitue une réponse à l'idée selon laquelle le fait de confier la politique
monétaire à un spécialiste indépendant permet de l'isoler des oppositions partisanes
(voir plus haut). Il insiste notamment sur le fait que les banquiers centraux sont
souvent issus de milieux financiers ayant des intérêts particuliers ou qu'ils ont
comme tout un chacun des opinions politiques. Il n'y a ainsi aucune raison de les
parer a priori d'une vertu de neutralité que l'on refuserait aux responsables poli-
tiques. Certaines analyses empiriques montrent d'ailleurs que les choix des ban-
quiers centraux ne sont pas indépendants de leur carrière passée ou de la couleur
12
politique des personnes qui les ont nommées • Le troisième argument s'articule
souvent avec le précédent. Il revient à considérer que 1' indépendance constitue une
«exception aux principes démocratiques» qui n'est pas acceptable. En effet, la po-
litique monétaire implique parfois de choisir entre les intérêts de groupes différents.
Mais, dans la mesure où les banquiers centraux ne sont pas plus neutres que les au-
tres agents, la solution de l'indépendance revient à concéder à un groupe particulier
le pouvoir d'effectuer ce choix tout en expliquant qu'ille fera dans l'intérêt de tous.
A l'opposé, si la maîtrise de l'inflation correspond vraiment à un intérêt collectif, il
n'y a aucune raison que des responsables politiques ne l'inscrivent pas dans leur

8. K. Rogoff, « The optimal degree of commitrnent to an intermediate monetary target >> in Quarter/y
journal of economies, 110, 1985, p. 1169-1190.
9. A. Cukierrnan, Central bank strategy, credibility and independence, Cambridge, MIT Press, 1992.
10. E. Dehay, N. Levy, op. cit.
Il. K. Bain, P. Arestis, P. Howells, «Central banks, govemments and markets : an examination of central
bank independence and power» in Economies et Sociétés, série M.P, n° 10,2-3, 1996, p. 229-246.
12. T. Havrilesky, J. Gildea, «The bases of Federal Reserve Bank presidents» in Economie Inquiry,
vol. XXXIII, april 1995, p. 274-284.
246 L'ordolibéralisme allemand

programme et qu'ils ne reçoivent pas pour cela les suffrages des agents. La solution
de l'indépendance est alors la pire de toute car elle ôte aux choix de politique mo-
13
nétaire toute légitimité en les soustrayant au processus démocratique •
L'opposition entre ces deux séries d'arguments prend une dimension particulière
lorsqu'on la met en perspective avec ce qu'on peut avpeler «une justification ordo-
libérale de l'indépendance des banques centrales » 1 • En effet, si on peut trouver
certains éléments communs entre cette justification et les arguments favorables cités
plus haut, il faut surtout souligner la correspondance existant entre le discours or-
dolibéral et les arguments défavorables. Selon ces derniers, l'indépendance doit être
rejetée du fait de son caractère non-démocratique. Au contraire, et peut-être para-
doxalement, elle constitue pour les ordolibéraux un moyen d'intégrer la gestion de
la monnaie dans un ensemble démocratique car elle s'inscrit dans un principe de di-
vision des pouvoirs. La partie suivante présente cette justification ordolibérale de
1' indépendance.
Le point de vue ordollbéral
La problématique de 1'émergence de pouvoirs privés dans 1' économie constitue
un élément central de la réflexion d'une école ordo libérale qui regroupe notamment
des juristes et des économistes. L'importance accordée à cette problématique et le
caractère pluridisciplinaire de leur analyse a conduit les auteurs ordolibéraux à re-
présenter les modalités de régulation de 1' économie par analogie à celles de 1' ordre
juridique. Ils en appellent ainsi à l'élaboration d'une constitution économique qui
15
jouerait un rôle identique à celui d'une constitution politique • Elle doit garantir,
grâce à quelques règles de base, la compatibilité des libertés économiques indivi-
duelles et de l'intérêt économique général. Dans sa forme concrète, elle inclurait
deux grands ensembles de principes. Le premier regroupe des principes garantissant
à chaque individu une activité économique libre. Il s'agit notamment d'affirmer le
caractère intangible de la propriété privée, de la liberté des contrats et de la libre
concurrence. Le second ensemble établit la nécessité d'actions collectives comme
condition de 1' existence réelle des libertés individuelles. Il s'agit notamment
d'engagements à garantir la stabilité monétaire, la surveillance des marchés (lutte
contre les monopoles) ou l'intégration de chacun dans le processus économique
(politique de répartition des revenus).
La stabilité monétaire apparaît ainsi comme un des éléments que la constitution
économique doit protéger. Le problème posé est principalement celui de l'inflation

13. On pouvait ainsi lire en mars 1982, dans l'hebdomadaire Newsweek, la réflexion suivante: «Si le
président est suffisamment compétent pour appuyer sur le bouton de commande de la force nucléaire, il est
suffisamment compétent pour contrôler l'offre de monnaie. Les présidents sont élus et battus sur leurs
performances économiques. Aucun président ne doit pouvoir cacher ses échecs derrière la difficulté de
contrôler une masse monétaire erratique. Et si l'accusation est juste, aucun président ne doit devoir supporter
une Fed incompétente>> (cité par K. Banaian, O. Laney, T.D. Willet, «Central bank independence: an
international comparison >> in Federal Reserve Bank of Dallas Economie Review, mars 1983).
14. E. Dehay, «La justification ordolibérale de l'indépendance des banques centrales>> in Revue
Française d'Economie, volume X, n° 1, 1995, p. 27-53.
15. W. Eucken, Thefoundations of economies, Hodge, London, 1950.
L'influence politique des ordolibéraux 247

qui constitue un phénomène perturbateur vis-à-vis du principe de concurrence. Pour


16
les ordolibéraux, celle-ci peut avoir deux causes principales • Elle peut résulter de
ce que l'on appelle aujourd'hui un« aléa moral». En cas de risque de faillite d'une
banque, l'Etat est contraint d'apporter son secours s'il veut éviter qu'une perte de
confiance ne se propage à 1' ensemble du système bancaire. Les banques, conscien-
tes de ce que 1'Etat sera contraint de leur apporter sa garantie, peuvent alors être
tentées d'étendre leur distribution de crédits pour gagner des parts de marché au
détriment de l'exigence de sûreté des opérations. Les limites de la création moné-
taire sont repoussées et l'inflation augmente. Cette inflation peut également résulter
de la pression qui s'exerce sur les responsables politiques pour qu'ils favorisent la
distribution de plus de ressources aux agents. Cette pression est notamment le fait
d'intérêts organisés (les monopoles syndicaux par exemple). Elle implique généra-
lement des dépenses publiques et donc un accroissement de l'endettement de l'Etat.
La contrainte de financement de celui-ci peut rendre les responsables politiques ré-
ticents à tout resserrement de la politique monétaire (par une augmentation des taux
d'intérêt par exemple) et plutôt favorables à laisser l'inflation se développer quel-
que peu.
De ces deux éléments, il ressort que la persistance de l'inflation est le résultat de
l'influence, sur la gestion de la monnaie, de groupes défendant des intérêts particu-
liers (banques privées ou lobbies). On retrouve donc la problématique centrale de
1' école ordo libérale et la constitution économique doit intégrer un élément qui per-
mette de sortir de cette situation. Il s'agit de mettre la banque centrale dans une si-
tuation où elle est en mesure de résister aux pressions exercées par les intérêts parti-
culiers, c'est-à-dire d'en faire un organe indépendant. L'analogie entre ordre mo-
nétaire et ordre juridique est idéale pour justifier le fait de conférer un statut
d'indépendance à la banque centrale. On parle de «défaut de protection juridique
17
contre l'arbitraire monétaire » - c'est-à-dire contre cette influence d'intérêts par-
ticuliers sur la politique monétaire - et on explique que « les problématiques de
l'indépendance de la banque centrale et de celle de la justice se rejoignent »18 •
L'idée est celle selon laquelle le pouvoir politique ne peut être juge et partie. Dans
une démocratie, une même entité ne peut à la fois définir le droit et l'appliquer. Il
en va de même pour la monnaie. Un même organe ne peut à la fois disposer des
droits régaliens de définir l'unité monétaire ou d'octroyer le privilège d'émission et
du pouvoir de décider quelle quantité de monnaie est mise en circulation et au profit
de qui. Le pouvoir politique est en effet un des principaux intéressés vis-à-vis de
cette répartition. Le moyen de protéger les individus contre le risque d'arbitraire en
la matière est donc de séparer les pouvoirs en confiant la politique monétaire à une
banque centrale indépendante. « La restriction des tâches gouvernementales, écrit
Franz Bôhm, rend possible pour les individus d'exercer de façon effective leur
souveraineté et de contrôler le gouvernement d'une façon assez efficace pour

16. F. Lutz, « Ge1dpolitik und Wirtschaftsordnung » in Ordo, Band II, 1949.


17. O. Veit,« Pecunia in ordine rerum »in Ordo, Band VI, 1953.
18. O. Veit, ((Die Verantwortung der Notenbank » in We/twirtschaflliches Archiv, Band LXVIII,
Tübingen, J.C.B. Mohr, 1952.
248 L 'ordolibéralisme allemand

qu'aucun groupe de pression ne se forme au sein des organisations


gouvernementales » 19 •
La justification ordolibérale de l'indépendance des banques centrales n'est pas
très éloignée de l'hypothèse (exposée dans la partie précédente) d'influence des cy-
cles politiques ou des préférences partisanes des élus sur la politique monétaire.
Mais il est surtout intéressant de la mettre en perspective avec les arguments défa-
vorables à 1' indépendance. Il peut en effet sembler paradoxal que 1' appel aux prin-
cipes de la démocratie puisse à la fois servir à soutenir et à s'opposer au statut
d'indépendance. D'un côté, les opposants à ce statut dénoncent un système qui
soustrait la politique monétaire à la procédure normale d'expression de la volonté
populaire dans une démocratie (les élections). De l'autre, les ordolibéraux présen-
tent l'indépendance comme le moyen de faire entrer, dans le système de régulation
de 1'économie, le principe démocratique de division des pouvoirs. Cette opposition
n'est que l'application à la question de la politique monétaire d'une problématique
récurrente de la philosophie politique, celle du caractère bienveillant ou non des in-
dividus ayant la charge du pouvoir politique. Il nous semble que cela peut conduire
à deux conclusions. D'abord, le caractère récurrent de la problématique évoquée
met en évidence les limites du débat théorique au sujet de l'indépendance des ban-
ques centrales. Ensuite, la possibilité de faire appel aux principes de la démocratie à
la fois pour revendiquer et rejeter l'indépendance indique que l'intégration de l'un
ou l'autre des statuts à la structure politique d'un pays est peut-être ce qui constitue
le déterminant important de sa réussite. Il peut alors être intéressant de se demander
quelle dimension pratique peut prendre la justification ordolibérale de
l'indépendance. C'est ce que l'on cherche à faire dans la partie suivante. On y évo-
que quelques hypothèses indiquant que 1' explication de la réussite de la Bundes-
bank depuis 1945 se trouve en partie dans une volonté de faire apparaître
l'indépendance comme un vecteur de démocratie, au sens ordolibéral de
1'expression.

La Bundesbank : une pratique c ordollbérale • de l'Indépendance ?


La théorie ordolibérale justifie le statut d'indépendance par le fait qu'il inscrit la
politique monétaire dans le cadre d'une recherche de l'intérêt général et du dépas-
sement des intérêts particuliers. Si on retient cette hypothèse, on peut supposer
qu'une banque centrale indépendante obtiendra 1' adhésion des agents et se proté-
gera des critiques si elle parvient à faire correspondre son action à cette justifica-
tion. On tente d'abord ici de montrer que c'est ce que la Bundesbank cherche sou-
vent à faire lorsqu'elle explique ses choix de politique monétaire. On rappelle en-
suite un épisode de 1'histoire monétaire allemande contemporaine qui peut montrer
que la place prise par la Bundesbank dans la structure politique allemande n'est pas
éloignée de ce qui fonde la justification ordolibérale de l'indépendance.

19. F. Bôhm, «Rule of law in a market economy »in A. Peacock, H. Willgerodt (dir.), op. cit.
L'influence politique des ordolibéraux 249

Eléments du discours de la Bundesbank


Le discours de la Bundesbank constitue un indicateur de la façon dont elle cher-
che à légitimer son indépendance. On peut proposer une rapide analyse de ce dis-
0
cours en faisant référence à ses Rapports Mensueli • Il s'agit d'en dégager les
permanences afm d'identifier les arguments principaux utilisés par la banque cen-
trale allemande pour justifier son action et donc faire apparaître la légitimité de son
statut. Deux éléments revenant régulièrement dans ce discours renvoient clairement
à la problématique développée dans la partie précédente.
Des formes légales d'existence et d'action
La référence régulière au cadre légal qui défmit l'environnement dans lequel
évolue la Bundesbank constitue le premier de ces éléments. Il s'agit notamment de
renvoyer à un élément de loi ou de faire référence à une institution pour justifier
l'action de la banque. Parmi les éléments de loi qu'elle peut citer, la Bundesbank
fait d'abord référence à celle qui défmit ses propres attributions. Sans renvoyer
d'une façon systématiquement formelle au texte de la loi sur la Bundesbank, elle
rappelle avec une certaine régularité la « mission », le « mandat », les « obliga-
tions », voire les « devoirs » que lui a conférés le législateur. On peut trouver, par
exemple, dans les Rapports Mensuels des justifications indiquant que « la politique
de crédit serait infidèle à ses fonctions légales si elle devait renoncer au relèvement
du taux d'intérêt» (mai 1956, p. 15) ou indiquant qu' « afm de remplir la tâche qui
lui est assignée, la Bundesbank est tenue de faire le nécessaire pour que 1' expansion
du crédit soit atténuée» (février 1960, p. 9). Des justifications de ce type visent à
persuader les agents que les décisions de la banque ne sont pas arbitraires mais
qu'elles sont simplement l'application de ce que prévoit la loi.
Ces éléments de loi cités par la Bundesbank peuvent également concerner les
missions confiées à d'autres institutions. Ainsi, lorsqu'elle fait une remarque au su-
jet du comportement d'une autre institution ou des agents, elle cherche souvent à
l'argumenter en faisant référence aux obligations conférées par la loi ou aux enga-
gements pris. Une critique de la politique menée par la Fédération ou les Lander
pourra, par exemple, s'accompagner d'une observation rappelant que« l'article 1 de
la loi sur la stabilité et la croissance économique du 8 juin 1967 élève la stabilité
des prix au rang de principal objectif des mesures à prendre par l'administration fé-
dérale et les Lander en matière de politique économique» (Rapports Mensuels, août
1972, p. 22). De la même façon, une critique envers le comportement des salariés
pourra être exprimée de cette façon : « Dans les secteurs où les partenaires sociaux
avaient accepté des hausses variant entre 8 et 9 %, les salariés s'efforcent, ouverte-
ment ou de manière voilée, d'obtenir des améliorations sensibles dans le cadre de
conventions additionnelles [ ... ]. Les taux d'accroissement s'établissent alors bien
au-dessus de ce qui serait justifié du point de vue d'une politique de stabilité»
(Rapports Mensuels, juin 1973, p. 5). Des justifications de ce type visent à montrer
que les jugements portés par la Bundesbank ne constituent pas un « abus de

20. Pour une analyse plus détaillée qui porte sur la période 1953-1993, voir E. Dehay, Les Conceptions
allemandes de la monnaie et l'Europe monétaire, Thèse de Doctorat, Université de Paris X - Nanterre, 1996.
250 L'ordolibéralisme allemand

pouvoir » mais rappellent simplement là encore ce que dit la loi ou ce à quoi


s'étaient engagés les agents.
Pour justifier son point de vue, la Bundesbank fait également référence à un
certain « appareillage » institutionnel consistant notamment en un ensemble de rap-
ports, de conseils ou de lieux de négociations. La référence à ces éléments exté-
rieurs peut permettre de justifier les choix de la banque centrale ou un jugement
portée par celle-ci vis-à-vis d'une autre institution. On peut trouver, par exemple,
dans les Rapports Mensuels des justifications de ce type : « la Bundesbank ne se
trouve pas très éloignée des conceptions en matière d'objectifs exprimées par le
Conseil des Experts dans son dernier rapport annuel et les cinq instituts de re-
cherche conjoncturelle dans leur dernier rapport commun» (janvier 1979, p. 5) ou
«l'Etat doit comprimer ses besoins de crédits. Les ententes négociées à la table
ronde au sujet de 1'endettement des grands budgets publics nous autorisent à penser
que les budgets publics vont plutôt appuyer les efforts de stabilisation» (mai 1996,
p. 6). Cet « appareillage » donne corps au cadre légal et renforce sa représentativité.
Montrer que son action s'inscrit dans ce cadre renforce la légitimité de la Bundes-
bank.
L'Inscription dans le collectif
Cette référence à des conseils ou à la position d'autres institutions nous conduit
à un second trait caractéristique du discours de la Bundesbank. Celui-ci consiste en
une volonté d'expliquer que les choix de la banque centrale s'inscrivent dans le ca-
dre d'une action collective. Il s'agit d'un véritable leitmotiv qui apparaît dès les
premiers Rapports Mensuels de la banque et y réapparaît presque systématique-
ment.
D'une façon générale, ce trait caractéristique du discours de la Bundesbank
prend la forme d'un appel afin que tous les agents économiques adoptent un com-
portement qui va faciliter la poursuite de 1' objectif de stabilité. On peut trouver, par
exemple, dans les Rapports Mensuels des explications indiquant que, « pour sur-
monter les tensions présentes [ ... ], aussi bien les travailleurs que les chefs
d'entreprise pourraient apporter un concours très précieux, les uns pratiquant la
modération dans leur relation salariale et les autres en résistant contre des relève-
ments excessifs de salaires» et qu'il «serait utile que le gouvernement suive en
premier lieu une politique fiscale qui n'ait pas d'action expansive» (juillet 1962,
p. 69). Apparaît ainsi une volonté de souligner avec continuité que la mission de
sauvegarde de la monnaie n'est pas celle de la seule Bundesbank mais concerne
tous les agents. « Pour éviter que ne se produisent des dérapages [inflationnistes] »,
explique-t-elle par exemple dans ses Rapports Mensuels,« il faut que le gouverne-
ment, la banque centrale et les partenaires sociaux adoptent un comportement de
nature à sauvegarder la stabilité» (février 1991, p. 6).
Ce trait caractéristique du discours de la Bundesbank est décliné de deux façons.
Il s'agit d'abord d'affirmer que l'inflation ne profite à personne alors que la stabilité
de la monnaie profite à tous. On trouvera, par exemple, dans les Rapports Mensuels
des explications de ce type: «des taux d'inflation plus élevés auraient des réper-
L'influence politique des ordolibéraux 251

eussions désavantageuses pour tous les intéressés, que se soient des salariés, des re-
traités ou des chefs d'entreprise» (avril 1979, p. 6) ou« des hausses de salaires adé-
quates à la situation actuelle permettraient [ ... ] aux entreprises d'utiliser les emplois
actuellement vacants. Dans ce sens, la modération salariale représente un acte de
solidarité avec les chômeurs» (décembre 1975, p. 5). Il s'agit ensuite, et par consé-
quent, d'expliquer qu'un comportement individualiste peut constituer un danger
pour l'intérêt général. La Bundesbank indiquera, par exemple, dans ses Rapports
Mensuels que« l'Allemagne Fédérale n'a jamais été, au cours des quinze dernières
années, menacée aussi sérieusement qu'aujourd'hui par une réduction de l'emploi à
la suite de revendications salariales excessives » (octobre 1966, p. 5) ou que « les
dernières revendications salariales [ ... ] sont le plus souvent dictées par le souci de
profiter abusivement de la conjoncture particulière d'une branche donnée pour ob-
tenir une amélioration du gain des ouvriers de la branche en cause, ce qui du point
de vue de 1'économie entière ne paraît pas justifié. Les avantages ainsi obtenus par
un groupe de la population ne tarderont pas à engendrer la détérioration des condi-
tions de vie d'autres groupes» (août 1955, p. 6).
Un système civique de légitimation
21
Une société complexe défmit une pluralité de systèmes de légitimité • Pour
pouvoir juger dans une situation donnée de ce qui est légitime et de ce qui ne 1' est
pas, un individu devra pouvoir identifier le système de légitimité qu'il convient de
prendre en référence. Plus cette identification est aisée, plus le jugement des indivi-
dus peut se faire sans hésitation et moins il survient de conflits. Lorsqu 'une institu-
tion comme la Bundesbank justifie son action, elle ne fait pas qu'expliquer ses
choix. Elle doit également s'efforcer de fournir le repère (c'est-à-dire indiquer le
système de légitimité) à partir duquel il faut juger de la validité de cette justifica-
tion.
Les parcelles du discours de la Bundesbank qui ont été citées tendent à montrer
que celle-ci situe son action dans ce que l'on peut appeler un mode « civique » de
22
justification • Ce qui défmit ce mode de justification, c'est le fait que le bien-fondé
d'une action s'y juge à partir de la conformité de celle-ci au cadre légal dans lequel
elle s'inscrit et à partir de sa capacité à suivre un objectif commun. On retrouve
23
ainsi les deux traits principaux de discours de la Bundesbank • En décrivant son ac-
tion par référence à un cadre civique, la Bundesbank cherche à persuader les agents
économiques que c'est ce repère qu'il faut utiliser pour juger de la légitimité de ses
choix. Si la question de la politique monétaire devient dans 1' esprit des agents indis-
sociable d'un cadre civique, la légitimité de l'action de la banque ne peut que leur
apparaître.

21. L. Boltanski, L. Thevenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard essais,
1991.
22. Ibid.
23. Cette interprétation du discours de la Bundesbank rejoint celle développée par E. Kennedy, The
Bundesbank : Germany 's central bank in the international monetary system, Royal institute of international
affairs, .1991. E. Kennedy remarque que« quand elle cherche à justifier ses décisions en matière de politique
monétatre, la Bundesbank met en avant une ligne strictement constitutionnelle de sa mission légale ».
252 L 'ordolibéralisme allemand

Mais ce qui nous intéresse ici, c'est bien sûr le fait que la référence à cet en-
semble civique correspond assez bien à la façon dont la théorie ordolibérale justifie
le statut d'indépendance. En effet, on retrouve dans les deux cas l'idée d'ordre légal
permettant d'inscrire la politique monétaire dans le cadre d'une recherche de
l'intérêt général. Ces observations constituent un premier élément laissant à penser
qu'on retrouve dans la pratique de la Bundesbank la conception ordo libérale de
l'indépendance. Le rôle que l'on attribue en Allemagne à la banque centrale cons-
titue un second élément pour cela. On l'évoque à partir d'un petit exemple histo-
rique.
La Bundesbank :juge ou partie?
La littérature économique a parfois évoqué le procès intenté, en 1975, à la Ré-
serve Fédérale américaine par un particulier24 • Ce dernier réclamait, en vertu de la
loi sur la liberté de l'information, la publication immédiate des comptes rendus des
réunions du Federal Open Market Commitee (qui décide de la politique monétaire),
comptes rendus qui n'étaient alors disponibles pour le public qu'environ 90 jours
après la réunion. Six années de procédure judiciaire ont été nécessaires pour que la
banque centrale obtienne gain de cause quant au respect d'un secret lui offrant une
certaine marge de manœuvre dans la mise en place de la politique monétaire choi-
sie. Au cours de cette procédure, et comme le prévoit la loi ayant servi de référence
pour le dépôt de la plainte, la Fed a été obligée de démontrer que la rétention
d'informations était nécessaire à la poursuite de sa mission.
Bien que les affaires soient différentes sur le fond, on peut établir un parallèle
entre ce procès intenté à la Fed et une série de procédures judiciaires qui se sont dé-
roulées en Allemagne en 1965 et 1977. Ces procédures concernent les plaintes dé-
posées par plusieurs contribuables devant la Cour fédérale des finances puis devant
la Cour constitutionnelle fédérale. Leur objet était de savoir si l'imposition des re-
venus du patrimoine financier, qui ne tient pas compte de la dépréciation monétaire,
est compatible avec la Loi Fondamentale2 • L'argument était le suivant: la valeur
réelle du capital rapportant des revenus diminue avec l'inflation et il n'y a aucune
raison pour que les agents économiques aient à «acquitter deux fois l'impôt». La
première fois correspondrait au paiement de leur contribution, la seconde à la dé-
préciation de leur capital causée par l'incapacité des autorités publiques à remplir
leur mission de lutte contre 1' inflation.
Dans ce dernier cas, on peut penser que, parmi les institutions mises en causes, il
y a la banque centrale. En effet, c'est précisément elle qui a été chargée par la loi
d'assurer la stabilité de la monnaie: l'existence d'un« impôt d'inflation» marque
donc un échec vis-à-vis de cette mission, échec dont les contribuables ne veulent
pas subir les conséquences. Or, il est intéressant de souligner que le rôle joué par la
Bundesbank dans cette procédure judiciaire fut tout autre. En 1965 comme en 1979,

24. M. Goodfriend, « Monetary mystic: secrecy and central banking »in Journal ofmonetary economies,
janvier 1986, p. 63-92.
25. Deutsche Bundesbank, «L'ampleur de la dépréciation monétaire depuis 1950 », Rapports Mensuels,
mars 1965.
L'influence politique des ordolibéraux 253

la cour chargée de rendre le jugement demanda à la banque centrale de lui remettre


un rapport sur l'ampleur de la dépréciation monétaire. La Bundesbank joua donc fi-
nalement un rôle d'expert extérieur et neutre plutôt que d'accusée.
Cela pourrait apparaître comme un non-sens puisqu'on demande à une institution
qui semble être « partie prenante » d'orienter le jugement final. En fait, cette
pratique fait apparaître une conception différente de l'indépendance par rapport au
cas américain. C'est ce que font apparaître les trois conclusions principales du rap-
26
port fourni en 1977 à la Cour Constitutionnelle par la Bundesbank :
La Bundesbank réaffirme d'abord son attachement à l'ancrage nominal.
« L'ordre juridique et économique de la RFA, explique le rapport de 1977, est
basé sur le principe selon lequel le montant d'une dette libellé dans une mon-
naie peut toujours être remboursé d'après la valeur nominale de cette dette,
même si la valeur de la monnaie a diminué depuis que la dette a été contrac-
tée. »
La banque centrale reconnaît néanmoins que « dans certaines conditions,
le maintien du principe de la valeur nominale peut tourner à l'abus de loyauté et
de confiance ». L'histoire allemande en témoigne. Aussi, ce maintien du prin-
cipe de la valeur nominale, explique la Bundesbank, doit être considéré comme
une question déontologique : « il s'agit d'un engagement pris par les respon-
sables de la politique économique de mettre tout en œuvre pour maintenir stable
la valeur de la monnaie et assurer que le principe " mark égal à mark " ne
dégénère pas en fiction».
La banque centrale apporte alors quelques précisions sur les éléments qui
doivent permettre d'atteindre cet objectif. On retrouve la présentation de la lutte
contre l'inflation comme étant une tâche collective. « Pour que les prix restent
stables, il faut tout d'abord que l'Etat n'adopte pas une gestion financière infla-
tionniste et que les différents groupes sociaux limitent leurs exigences à
l'adresse du produit national ».
TI nous semble que cette explication peut s'interpréter comme suit. Le maintien
de la valeur nominale du mark constitue un véritable engagement pour la Bundes-
bank qui doit donc se montrer responsable. Mais on ne peut réduire la mission de
sauvegarde de la monnaie à la défmition législative des objectifs et attributions de la
banque centrale : cette défmition ne peut, en aucun cas, assurer à elle seule la réus-
site en la matière. La condition d'efficacité dans la lutte contre l'inflation est autre :
il faut que chacun ajuste sa conduite à cet objectif, qui ne peut être qu'une tâche
collective. Le fait d'avoir conféré à la banque centrale la mission de sauvegarde de
la monnaie et l'indépendance ne fait pas d'elle le dépositaire exclusif de cette mis-
sion, dépositaire à qui il suffirait de demander des comptes. Tous les pouvoirs qui
s'exercent dans la société, à tous les niveaux, restent responsables de la stabilité de
la monnaie. Et ceci dans leur propre intérêt, car le seul moyen de ne pas être

26. Deutsche Bundesbank,« La prise en considération de la dépréciation monétaire dans l'imposition du


revenu du capital », Rapports Mensuels, août 1979.
254 L'ordolibéralisme allemand

contribuable à l'impôt d'inflation est de contribuer à la lutte contre l'inflation (la


solution d'indexation est une fausse solution puisqu'elle tend à alimenter le
processus inflationniste). Dans ces conditions, et par rapport à la situation
américaine que nous avons entrevue, la question de la compatibilité entre les droits
des individus et les attributions de la banque centrale ne se pose pas dans les mêmes
termes. Aux Etats-Unis, la banque centrale indépendante est obligée de justifier
devant la justice des moyens qu'elle utilise pour lutter contre l'inflation. La
Bundesbank semble au contraire avoir un rôle d'arbitre proche de celui d'une cour
constitutionnelle. La mission de sauvegarde de la monnaie l'engage, mais elle reste
une tâche collective. La mission de la banque centrale indépendante est donc
également de rappeler cela et de désigner les agents qui n'ont pas un comportement
favorable à la poursuite de cet objectif commun.
Il s'agit là encore d'un élément qui renvoie directement à la justification ordoli-
bérale du statut d'indépendance puisque celle-ci établissait notamment la comparai-
son entre ce statut et celui de la justice. Ces observations constituent donc un se-
cond élément qui laisse à penser qu'on retrouve dans la pratique de la Bundesbank
la conception ordolibérale de l'indépendance.

Conclusion
L'hypothèse d'une justification ordolibérale de l'indépendance des banques
centrales tout comme les spécificités de la pratique allemande de 1' indépendance
depuis 1945 semblent finalement ne faire apparaître qu'une seule et même caracté-
ristique. Cette caractéristique concerne la place que peut occuper une banque cen-
trale ayant ce statut dans un système démocratique. Alors que l'indépendance est
généralement critiquée du fait même de son caractère apparemment peu démo-
cratique, on a cherché à faire apparaître dans ce texte un argument théorique la pré-
sentant comme une construction qui prolonge le principe de division des pouvoirs
sur lequel se sont construites les démocraties modernes. La mise en perspective de
cet argument théorique avec quelques références relatives à 1'histoire de la Bundes-
bank a montré qu'il pouvait même prendre une certaine dimension pratique. Les
éléments développés dans ce texte ne permettent pourtant pas de trancher entre les
différents arguments développés par les partisans ou opposants à l'indépendance. Ils
n'apportent qu'un éclairage un peu particulier à ce débat. En effet, même si on re-
tient la «justification ordo libérale » de 1' indépendance et son « application » via
certaines pratiques de la Bundesbank, la question reste ouverte de la possibilité
«d'exportation» d'un tel modèle et notamment de son« exportation» dans un ca-
dre politique aussi différent du système allemand que celui qui se dessine dans
1'Union européenne.
L'influence politique des ordo libéraux 255

Aloïs SCHUMACHER

Néocorporatlsme et économie sociale de marché :


la place de l'artisanat et de la Mlttelstandspolltlk

Dans le cadre d'une démarche néocorporatiste, la politique en faveur du Mittelstand


(Mittelstandspolitik) est un ingrédient essentiel de l'Economie sociale de marché.
L'artisanat un secteur représentant majoritairement les couches moyennes tradition-
nelles en Allemagne, a non seulement une importance économique considérable (10 %
du PIB, 16% de la population active), mais il continue également de jouer un rôle poli-
tique important. A travers les chambres des métiers, il agit sur la politique économique
et sur la formation professionnelle (système dual). C'est dans cette perspective que la
contribution aborde la dimension historique du néocorporatisme artisanal en Alle-
magne et s'interroge sur les perspectives de survie de la Mittelstandpolitik face à la
mondialisation des économies.

La réflexion sur l'ordolibéralisme ne peut faire l'économie d'une analyse des


rapports conflictuels entre les principes libéraux du « laissez-faire » et le poids des
traditions corporatistes de la société allemande. Peut-on prôner le libre accès aux
marchés et la propriété privée des moyens de production tout en accordant des pri-
vilèges à certaines catégories de la population? C'est dans cet ordre d'idées que
nous nous intéresserons de plus près au courant néocorporatiste allemand qui se
manifeste de manière exemplaire dans les monopoles de l'artisanat. L'ordre écono-
mique ordolibéral proposé par Walter Eucken, Wilhelm Rôpke, Alexander Rüstow
et Alfred Müller-Armack, qui voit dans la survie de ces monopoles un élément de
stabilité sociale, ne constitue pas une rupture radicale avec la pensée historiciste et
conservatrice allemande 1• Au nom de la réconciliation entre les oppositions2 la pen-
sée ordolibérale et les concepteurs de l'Economie sociale de marché font donc le
grand écart entre individualisme libéral et intégration sociale propre au
corporatisme. En défendant une politique spécifique à 1'égard des couches

1. Il ne s'agit pas d'hannoniser systématiquement les écrits du courant ordolibéral qui s'affirme dans la
confrontation avec les totalitarismes fascistes et communistes tout en défendant des modèles organiques de la
société. Cf. W. Rôpke, Civitas humana, Grundfragen der Gesel/schafts- und Wirtschaftsreform, 2e éd.,
Erlenbach 1 Zürich, 1946, p. 75; voir également W. Rôpke, Die Gese/lschaftskrise der Gegenwart,
Erlenbach 1 Zürich, se éd., 1948 ; A. Rüstow, « Zwischen Kapitalismus und Kommunismus » in Ordo, 1949,
2, p. 100-169; W. Eucken, Die Grund/agen der Nationa/okonomie, 2e éd., Tübingen/Zürich, 1955.
2. Cf. A. Müller-Armack, « Die soziale Marktwirtschaft nach einem Jahrzehnt ihrer Erprobung » in
Wirtschaftsordnung und Wirtschaftspolitik, 1959, p. 251-265.
256 L'ordolibéralisme allemand

3
moyennes , ils s'opposent à 1' égalitarisme fondamental entre les sujets
4
économiques cher à la pensée classique et qu'ils défendent par ailleurs •
Afin d'appréhender le néocorporatisme, nous dégageons, pour l'essentiel, deux
approches. Dans une perspective historique, on peut y voir la volonté de faire per-
durer des structures corporatistes (Stiinde), léguées par la tradition médiévale
comme le propose la doctrine sociale de 1'Eglise catholique5 , et des courants so-
ciaux-conservateurs allemands, mais également, à des titres divers, les fascismes
européens6 • Dans sa forme actuelle, le néocorporatisme vise l'intégration
consensuelle des grandes associations professionnelles dans les processus de
décision politique, une démarche qui réduit forcément le poids des instances
politiques comme celui du parlement et du gouvernement. Le Kammerstaat à
l'autrichienne, l'action concertée (konzertierte Aktion) en République fédérale ou
1' aide accordée aux exploitations agricoles familiales à 1' échelle européenne
illustrent la survivance de courants néocorporatistes après la Seconde Guerre
mondiale.
Y-a-t-il un lien organique entre la pensée et l'action néocorporatiste, d'un côté,
et la politique menée à l'égard des classes moyennes, de l'autre? Comment cir-
conscrire les classes moyennes (Mittelstand)? Sous le terme de Mittelstand, la re-
cherche sociologique rassemble des groupes sociaux qui occupent une place inter-
médiaire entre les couches supérieures et inférieures de la société. Le concept
s'appuie sur des critères objectifs (revenu, fortune, niveau de formation, activité
professionnelle) et subjectifs (style de vie, système de valeurs, prestige social, esti-
mation de son rôle dans la société). Comme pour l'approche du néocorporatisme, la
prise en compte de la perspective historique s'impose. Nous distinguons donc les
couches moyennes traditionnelles (alter Mittelstand), comprenant les artisans, les
commerçants, les agriculteurs indépendants et les professions libérales, des couches
moyennes nouvelles (fonctionnaires, employés et ouvriers qualifiés).
Comme nous le verrons par la suite, 1' artisanat illustre parfaitement la symbiose
entre l'idéologie néocorporatiste et l'appartenance aux classes moyennes. Il s'agit
d'un groupe social qui continue à avoir un poids économique important dans laso-
ciété allemande. Les entreprises artisanales produisent 10 % du P .LB. allemand ;
elles emploient plus de 16 % de la population active. Elles forment 40 % des ap-
prentis du système dual qui reste la voie royale de la formation professionnelle
outre-Rhin. Contrairement aux nouvelles classes moyennes, chères à Tony Blair et
Gerhard Schrôder, les professions artisanales sont nettement circonscrites par le rè-
glement de l'artisanat (Handwerksordnung) de 1953 remanié depuis à plusieurs re-
prises.

3. Cf. H.J. Daheim, «Die Vorstellungen vom Mittelstand »in Kolner Zeitschriftfiir Soziologie 12, 1960,
p. 237-277.
4. W. Eucken, op. cit., p. 254 et suivantes.
5. Cf. G. Gundlach, Die Ordnung der menschlichen Gesellschaft, 2 vol., Kôln, 1964.
6. L'approche des fascismes d'Ernst Nolte garde son intérêt: E. Nolte, Der Faschismus in seiner Epoche.
Action française, ltalienischer Faschismus, Nationalsozialismus, München, 1963. Egalement: W.
Wippermann, Faschismus-Theorien, 3c éd., Darmstadt, 1976.
L'influence politique des ordo libéraux 257

Cette contribution s'articule en trois étapes :


1. Une réflexion sur la dimension historique du néocorporatisme artisanal
en Allemagne.
2. Une esquisse de l'évolution de la position de l'artisanat depuis 1945.
3. Une interrogation sur la position de l'artisanat face à l'européanisation et
la mondialisation des économies.

L'héritage du néocorporatlsme
Contrairement à la France et surtout à 1'Angleterre, les Etats allemands entrent
dans l'ère industrielle moderne avec un retard certain. L'industrialisation y est prin-
cipalement liée à 1' essor de la sidérurgie qui accompagne la construction des che-
mins de fer à partir des années 40 du XIXe siècle. La caractéristique propre de
1'histoire économique et sociale allemande est que la naissance de la société capita-
liste nouvelle ne s'accompagne pas d'une rupture nette avec l'ordre traditionnel hé-
rité du moyen âge. Tant sur le plan de la production de biens et de services que sur
celui de 1'organisation sociale, les XIXe et xxe siècles voient cohabiter, parfois de
façon conflictuelle, des modes de production industrielle et artisanale.
Cependant, il serait faux d'affirmer que l'Allemagne du XIXe siècle échappe to-
talement à 1' emprise du libéralisme économique. Inspirée par le baron von Stein
(Mémoire de Nassau) et le chancelier Hardenberg (Mémoire de Riga), la Prusse
entreprend une série de réformes qui rompt avec le passé féodal. L'Edit de libé-
ration des paysans de 1807 (Bauernbefreiung) supprime les liens de dépendance hé-
réditaires. En 1808, le Statut des villes (Stiidteordnung) introduit les conseils muni-
cipaux élus par les bourgeois. En 1810/11, on supprime l'obligation d'appartenir à
des corps de métiers (Zünfte) et les entraves à la liberté d'entreprise (Gewerbefrei-
heit). Toutefois, ces réformes ne s'appliquent pas uniformément à l'ensemble de ce
qui est alors la Confédération germanique. La liberté d'entreprise ne s'installe que
progressivement dans les autres Etats de la Confédération. Les réformes ne
s'achèvent qu'après la révolution de 1848. En 1834, la mise en place de l'Union
douanière allemande (Deutscher Zollverein) permet de surmonter la division éco-
nomique du pays et généralise le libre-échange. A ce titre, le Zollverein constitue
une avancée importante du libéralisme économique en Allemagne.
Cependant, les forces du passé sont loin d'être vaincues. L'action politique des
régimes de la Restauration en Allemagne s'inspire des écrits de Friedrich Gentz et
d'Adam Müller qui glorifient le légitimisme et l'ordre social d'un moyen âge idéa-
lisé. L'historicisme rejette les conceptions des Lumières sur le progrès du genre
humain pour affirmer que chaque époque est« immédiate à Dieu». L'idée du Son-
derweg allemand, liée à une vision organique de la société, fait son chemin.
Si dans l'Allemagne de la Restauration, l'artisanat a perdu ses prérogatives cor-
poratistes, ses représentants sont loin d'accepter la liberté d'entreprendre. Dès les
années 20 du XIXe siècle, des associations professionnelles (Gewerbevereine)
s'organisent avec 1'objectif de restaurer les prérogatives de 1' artisanat d'antan. Du
258 L'ordolibéralisme allemand

15 juillet au 18 août 1848, un « congrès de l'artisanat allemand » se réunit à


Francfort. Il exige l'abolition de la liberté d'entreprise et le monopole des maîtres-
artisans. Le congrès fait appel aux pouvoirs politiques en demandant une imposition
7
des activités industrielles et des droits de douane protecteurs • L'artisanat souhaite
l'organisation de tous les artisans au sein de corporations obligatoires et
1' autonomie administrative des chambres de métiers. Le catalogue de 1848 contient
toutes les exigences de l'artisanat des décennies à venir.
Encore faut-il constater que l'industrialisation des années 50 et 60 du XI.Xe siècle
s'effectue sous le signe du libéralisme économique. De 1859 à 1862, l'Autriche, la
Saxe, le Wurtemberg et le Grand-Duché de Bade introduisent la liberté d'entreprise
en suivant 1' exemple prussien. Cette évolution vers le libéralisme économique
trouve son couronnement dans le règlement professionnel (Gewerbeordnung) de la
Confédération de l'Allemagne du Nord de 1869, qui généralisera la liberté
d'entreprise et ne demande des preuves de qualification que pour quelques métiers
spécialisés.
Le retour vers une vision plus conservatrice de la vie économique et sociale
s'opère à la suite du revirement de la politique bismarckienne vers le protection-
nisme, la lutte contre la social-démocratie et l'alliance avec le Zentrum catholique.
La nouvelle constellation politique renforce la position de ceux qui, dans 1'artisanat,
n'ont jamais accepté la liberté d'entreprise 8 • Elles s'allient au catholicisme politique
dont la doctrine sociale corporatiste s'exprime dans 1' encyclique Rerum novarum.
Les initiatives du Verein für SocialpolitiJC et le protestantisme social favorisent
10
également la cause de l'artisanat •
Le règlement professionnel de 1881 ouvre une première brèche dans la liberté
d'entreprise en accordant aux corps de métiers (Innungen) un statut d'organisme de
droit public. Cette tendance se poursuit à l'occasion du remaniement du règlement
de 1887 qui charge les organisations de 1'artisanat de la formation professionnelle.
Enfin, la Loi concernant l'artisanat (Handwerkergesetz) du 24 juin 1897 ren-
force considérablement les positions du néocorporatisme allemand. Les chambres
de métiers (Handwerkskammern) acquièrent le statut d'organismes de droit public.
Elles sont chargées de défendre les intérêts catégoriels de 1' artisanat et de coordon-
ner la formation des apprentis. Au même moment, on officialise le statut des corps
de métiers (lnnungen), même si l'adhésion des entreprises artisanales à ces corpo-
rations reste facultative. En 1908, le statut professionnel remanié de l'artisanat ac-
corde aux seuls maîtres-artisans le droit de former des apprentis (kleiner Be-
fiihigungsnachweis).

7. H.A. MeiBner, Eine Gewerbeordnung fiir Deutschland, mit Rücksicht auf den Entwurf des deutsch en.
Handwerkercongresses in Frankfurt, Leipzig, Tauchnitz, 1848.
8. Das Innungsgesetz fiir das Deutsche Reich, nach dem Reichstagsbeschluss vom 9. Juni 1881, un-
entbehrlichfiir }eden Gewerbetreienden, Gehilfen, Lehrlinge, Eltern, Vormünder etc., Chemnitz, C.A. Hager,
1881.
9. H. Grandke, Untersuchungen über die Lage des Handwerks in Deutschland, mit besonderer Rücksicht
auf seine Konkurrenzflihigkeit gegenüber der Grossindustrie, Verein fùr Socia1politik, Leipzig,
Duncker&Humblot, 1897.
10. F. Naumann « Christlich-Sozial »in Werke, vol. 1, Cologne, 1964, p. 341-370.
L'influence politique des ordolibéraux 259

Sous la République de Weimar, deux mesures contribuent à officialiser les or-


ganisations de l'artisanat. En 1923, l'organisme central des chambres de métiers, le
Handwerks- und Gewerbekammertag devient une entité de droit public. En 1929,
on met en place un registre des entreprises artisanales (Handwerksrolle), ce qui
permettra de délimiter de manière efficace 1' artisanat par rapport aux sociétés in-
dustrielles.
C'est à l'époque du national-socialisme que les organisations de l'artisanat réus-
11
sissent à imposer la quasi-totalité de leurs exigences • La loi de 1933 et ses décrets
d'application de 1934 et 1935 rédigés dans l'esprit du néocorporatisme permettent
aux seuls maîtres-artisans de diriger des entreprises artisanales (groj1er Be-
fiihigungsnachweis)12. L'appartenance aux Innungen devient obligatoire. Dans leurs
secteurs d'activité, les entreprises artisanales détiennent dès à présent un monopole
incompatible avec le principe libéral de la libre concurrence. Selon les principes du
national-socialisme, le principe du Führer nommé par les instances supérieures se
13
substitue aux instances élues des chambres de métiers • « L'arysation »des entre-
prises est imposée. Des «jurys d'honneur» (Ehrengerichtsbarkeit) veillent au res-
pect des normes concernant la qualité des produits, la formation des apprentis et de
la pensée nationale-socialiste.
En même temps, le Troisième Reich, qui mène une politique de préparation à la
guerre, n'échappe pas à la logique capitaliste qui privilégie l'industrie par rapport à
1' artisanat. A partir de 193 7, on intègre les chambres de métiers dans les chambres
d'économie (Wirtschaftskammem), évolution qui aboutit à l'abolition de
l'organisation de l'artisanat au niveau du Reich (Handwerks- und Gewerbekam-
mertag) en 1943.

Un renouveau après 1945 ?


Qu'en est-il de l'évolution de l'artisanat après 1945 ? Ce sont alors les alliés qui
exercent les pouvoirs suprêmes dans leurs zones d'occupation. Si l'évolution en
zone soviétique s'éloigne rapidement du modèle libéral et capitaliste, on constate
également des différences d'approche dans les zones occupées par les puissances
occidentales. Il y a notamment un écart très net entre la zone d'occupation améri-
caine et les zones française et britannique. Dans les deux dernières, on restaure ra-
pidement le règlement professionnel de l'artisanat tel qu'il existait à l'époque natio-
nale-socialiste en rétablissant le principe des élections au niveau des chambres et
des Innungen.

11. H. Schild, « Grundsatzliche Stellung des deutschen Handwerks zur standischen Wirtschaftsordnung »
in Deutsches Handwerksblatt, 1er nov. 1933, p. 402-405.
12. K. Hartmann, Neues Handwerksrecht 1, 3e éd., Berlin, 1938; voir également H. Schwab, Hand-
werksrolle und grofler Befiihigungsnachweis, Würzburg, 1933.
13. G. Feder, Wirtschafts}uhrung im Dritten Reich, Oldenburg/Berlin, 1934.
260 L 'ordolibéralisme allemand

Si en zone américaine on prend d'abord le même chemin, tout en insistant da-


vantage sur la « dénazification des institutions » 14, la situation change à partir de
1948. Les directives du gouvernement militaire américain du 12 février 1948 et du
27 avril 1949 privent les chambres de métiers de leur fonction d'organisme de droit
public. Dans le même esprit, les directives du 29 novembre 1948 et du 23 mars
1949 abolissent la « grande preuve de qualification » (groj3er Befohigungsnach-
weis) permettant aux seuls maîtres-artisans de diriger une entreprise d'artisanat et
introduisent la liberté d'entreprise. En zone américaine, les organismes de
1' artisanat sont donc réduits au statut de simples associations. Cette révolution libé-
rale d'en haut réduit à néant les efforts entrepris par les représentants du néocorpo-
ratisme allemand depuis 1820.
De leur côté, les représentants de 1' artisanat allemand ne sont pas disposés à ac-
cepter cet état de fait. Ils s'engagent activement en faveur de la restauration com-
plète des prérogatives existant avant 1939. Fin novembre 1949, l'organisation na-
15
tionale de l'artisanat, le Zentra/verband des deutschen Handwerks voit le jour • Sur
le plan politique, les représentants de l'artisanat trouvent des alliés dès 1950 dans le
camp conservateur (Bayernpartei, CSV) qui multiplie les initiatives au Bundestag.
Finalement, le 26 mars 1953 le parlement ouest-allemand accepte en troisième lec-
ture le règlement professionnel de 1' artisanat qui sera voté par le Bundesrat le
24 avril 1953 (Gesetz über die Ordnung des Handwerks). Après d'âpres
négociations entre Konrad Adenauer et 1' administration américaine championne de
16
la liberté d'entreprise, la loi entre finalement en vigueur le 24 septembre 1953 •
Peut-on parler d'une libéralisation du règlement sous le signe de l'Economie so-
ciale de marché ? La réponse est négative. Globalement, le règlement professionnel
de 1953 reprend les structures conçues à l'époque nationale-socialiste. En Répu-
blique fédérale, l'artisanat s'organise au niveau local, régional et national. Dans ce
schéma deux principes d'organisation coexistent :
1) -les regroupements des artisans par secteur d'activité (fachlicher Zweig) où
nous trouvons les corps de métiers (lnnungen) à 1' échelon local, régional (Landesin-
nungsverbiinde) et national (Bundesinnungsverbiinde, Zentralverband des
Deutschen Handwerks).
2) - Les regroupements transversaux (überfachlicher Zweig) : Kreishandwerker-
schaften, Handwerkskammern, Landeshandwerkstage, Deutscher Handwerkskam-
mertag.
L'appartenance des entreprises artisanales aux chambres de métiers (Hand-
werkskammern) est obligatoire tandis que les regroupements par secteurs d'activité

14. P. John, Handwerkskammern im Zwielicht, 700 Jahre Unternehmerinteressen im Gewande der


Zunftidylle, zweite überarbeitete und erweiterte Aujlage, Frankfurt 1 Main, 1983, p. 168.
15. Cf. D. Rosenberg, <<Der Weg zu einer stabi1en Handwerksorganisation, die Gründung des Zentral-
verbandes und die Entwicklung des bundesdeutschen Handwerksrechts » in Deutsches Handwerksblatt,
29/91, p. 18-19.
16. Cf. Handwerksordnung vom 28. Dezember 1965, remanié le 20 décembre 1993, Bundesgesetzblatt, 1,
2256. Cf. L. Frôhler, <<Gestalt und Aufgaben des Handwerksrechts in der modemen Wirtschaft >> in
W. Wemet, Das Handwerk in der modernen Wirtschaft und Gesel/schaft, Bad Wôrishofen, 1966, p. 211-233.
L'influence politique des ordolibéraux 261

(Innungen) reposent sur le volontariat. Contrairement à 1'organisation sous le Troi-


sième Reich, les chambres de métiers pratiquent une cogestion partielle des person-
nels dans la mesure où un tiers des sièges est occupé par les représentants des com-
pagnons (Gesellen). Par sa décision du 17 juin 1961, le Bundesverfassungsgericht
confirme la conformité du règlement concernant l'artisanat avec la Loi fondamen-
tale. Le 23 juin 1965, le Bundestag vote à l'unanimité la réactualisation du règle-
ment professionnel en adaptant notamment la liste des métiers de l'artisanat à
1'évolution de la technique. La liste A, qui regroupe les métiers de 1' artisanat à pro-
prement dit, est complétée par une liste de métiers dont la structure s'approche de
celle de l'artisanat (handwerksiihn/iche Gewerbe) (liste B).
Lors d'une réforme des statuts en 1966, les organisations de l'artisanat allemand
réunissent au sein du Zentralverband des Deutschen Handwerks les compétences
des chambres de métiers (organismes de droit public) et des associations des corps
des métiers. Le président du Zentralverband peut désormais parler au nom de tous
les artisans. L'imbrication entre les associations libres de l'artisanat et ses organes
officiels et obligatoires (chambres des métiers) est désormais totale. Non seulement
les entreprises artisanales jouissent d'une situation de monopole économique dans
leur domaine d'activité (grande preuve de qualification 1grojJer Befiihigungsnach-
weis), mais leurs organismes agissent au nom des pouvoirs publics.
Un groupe économique et social aussi important que celui de l'artisanat peut-il
complètement échapper aux soubresauts de la société allemande ? Ce n'est pas le
monopole économique de 1' artisanat qui est au centre des critiques dès les
années 50, mais les structures de décision des chambres de métiers. L'exigence
d'une gestion paritaire entre chefs d'entreprises et personnels des entreprises
artisanales est avancée à la fois par le SPD et les syndicats 17 • En 1973, le
gouvernement social-démocrate du Land de Basse-Saxe s'attaque au mélange des
compétences entre associations de droit privé et organismes de droit public. Il
déclare illégale l'adhésion des chambres de métiers (organismes de droit public) au
Zentra/verband des Deutschen Handwerks (organisme de droit privé) 18 • Au cours
des années 70, la formation professionnelle duale est au centre d'une autre
confrontation entre les forces de gauche et 1'artisanat. Au nom de la modernisation
de l'enseignement, le SPD et les syndicats (notamment le syndicat des enseignants)
exigent 1' extension de la formation professionnelle scolaire au détriment de
1'apprentissage en entreprise. Mais la position de 1' artisanat est tellement forte que
les deux initiatives échouent. L'artisanat a bien survécu à la contestation de la
gauche égalitaire et antiautoritaire des années 70. Pour les gouvernements dirigés

17. Nous pensons notamment au projet de loi du SPD de 1950 visant la cogestion paritaire au sein des
chambres de métiers. En 1958, le présidium du DGB relance le débat, sans succès. Il réapparaît au Bundestag
en 1965 lors du débat sur la réforme des chambres de métiers. Contrairement aux chambres de métiers, la loi
de formation professionnelle de 1969 introduit la cogestion paritaire au niveau du Comité allemand pour la
formation professionnelle.
18. Cette mesure est annulée sous la pression du FDP après le changement de gouvernement à Hanovre
en 1974.
262 L'ordolibéralisme allemand

par les chrétiens-démocrates Adenauer 1 Erhard 1 Kiesinger et Kohl, les artisans en


19
tant que membres du Mittelstand constituent un élément clé de leur électorat •

Les défis du présent


Si, depuis les années 70, la situation particulière de 1' artisanat dans 1' économie
allemande n'est plus guère contestée, l'évolution des économies européennes et la
mondialisation des échanges remet en question non seulement le« modèle rhénan»
de 1'Economie sociale de marché, mais également la position de 1' artisanat qui est
un de ses piliers. Après une décennie de consolidation, l'économie allemande entre
dans une phase de turbulences à partir de 1990. Pourtant, c'est dans une certaine
euphorie que Heribert Spath, président du Zentralverband des deutschen Hand-
werks, accueille une nouvelle décennie qui est marquée par 1'unification de
l'Allemagne et la victoire de l'Economie sociale de marché sur l'économie planifiée
20
de l'ex-RDA • La tâche est immense: il faut désormais mettre en place le système
des Innungen et des chambres de métiers dans les nouveaux Lander. A ce titre,
Hanns-Eberhard Schleyer, alors secrétaire général, compte exporter le modèle alle-
21
mand vers 1'Europe • Pourtant, après la courte embellie due à 1'unification,
1' économie allemande entre dans une phase de stagnation jusqu'à 1997. Le chô-
mage frappe alors 4,8 millions de personnes. Même si les exportations redémarrent,
22
cette conjoncture exportatrice ne profite guère à 1' artisanat • Malgré le mieux enre-
gistré depuis 1' arrivée de Gerhard Scbroder au gouvernement, la situation reste pré-
occupante, notamment dans les nouveaux Lander. Mais au-delà des problèmes
conjoncturels, c'est l'évolution de fonds de l'ordre économique mondial qui préoc-
cupe les responsables de 1' artisanat allemand. Les défis ne manquent pas.
23
L'évolution technologique rend nécessaire la réforme des métiers artisanaux • Le
règlement de 1998 réduit donc le nombre des métiers de 125 à 94 en intégrant dans
la liste des activités qui s'apEarentent à l'artisanat telles que les constructeurs
4
d'échafaudages (Gerüstbauer) • Pour illustrer les difficultés d'adaptation techno-
logique des entreprises artisanales, 1'organe de 1' artisanat allemand cite le cas de
25
1' évolution des normes européennes •
Sur le plan économique, 1' artisanat allemand rencontre la concurrence acharnée
des grandes entreprises industrielles qui pratiquent une concurrence déloyale à son
égard en engageant des sous-traitants fournissant une main-d'œuvre bon marché.
Parallèlement, les entreprises d'autres pays de l'Union européenne, y compris des
P.M.E., avancent sur le marché allemand. Même si certains artisans allemands pro-

19. Cf. à l'échelle régionale la publication de la chambre des métiers de Cologne : W. Kind, Hundert
Jahre Handwerksknmmer zu Koln, Cologne, 2000.
20. Deutsches Handwerksblatt, 1190, p. 3.
21./bid., 1/91, p. 9.
22./bid., 4/2/1999, p. 1, « Stimmung im Handwerk wird stetig schlechter ».
23. Dieter Philipp, Prasident des Zentralverbandes des Deutschen Handwerks, « Dem Wandel anpassen »,
ibid., 7 mars 1998, p. 2.
24. « Handwerksordnung : Folgen der Reform, Neues Recht für Meister und Innungen » in Deutsches
Handwerksblatt, 11 avril 1998.
25. « Normung geschieht haufig ohne das Handwerk », ibid., 4 mars 1999, p. 5.
L'influence politique des ordolibéraux 263

fitent de la proximité de pays à bas niveau de salaires, notamment des pays de


1'Europe centrale, pour réduire leurs coûts de production, les organisations artisa-
nales allemandes ressentent plutôt les effets négatifs de la division de travail euro-
péenne. Le travail au noir qui rompt de manière flagrante avec le monopole de
1' artisanat est également une préoccupation permanente des représentants du Zen-
tralverband des deutschen Handwerks. Dans les appels au gouvernement Schrôder,
la référence traditionnelle au Mittelstand stabilisateur de 1'ordre social ne manque
pas. Dans le même ordre d'idées, l'opposition chrétienne-démocrate se réfère à
1'héritage ordonnateur de la Soziale Marktwirtschaft.
La question reste de savoir dans quelle mesure 1'artisanat est capable de mainte-
nir sa position économique et sociale privilégiée dans un contexte marqué par la
victoire du néolibéralisme. Quel est l'avenir du Mittelstand dans une société en per-
pétuel changement ? Que devient le néocorporatisme de 1' artisanat face à
1' individualisme effréné des acteurs économiques ? Même si 1' environnement mon-
dial semble être défavorable au néocorporatisme, le dernier mot n'est pas dit. Héri-
tier de la pensée ordolibérale, l'artisanat allemand a toujours su s'adapter aux chan-
gements conjoncturels et structurels. Sous ces auspices, ses chances de survie
comme celles de l'Economie sociale de marché paraissent donc bien réelles.
Les auteurs 265

François Bilger
Professeur d'économie émérite, Bureau d'Economie théorique et appliquée de 1'université
de Strasbourg Il.
« Ideen und Interessen in der europaischen Ordnungspolitik » in B. Külp, V. Vanberg (dir.), Freiheit
und wettbewerbliche Ordnung, Gedenkband zur Erinnerung an Walter Eucken, Freiburg i.B., Rudolf
Haufe Verlag, 2000.

Sylvain Broyer
Economiste à la Caisse des Dépôts et Consignations, CDC Ixis, Capital markets.
Thèse en cours:« L'ordolibéralisme et les institutions du capitalisme allemand».
syl vain.broyer@t-on1ine.de

Gilles Campagnolo
Philosophe, chargé de recherches au CNRS.
Thèse (2001): «Pensée philosophique et discours économique: au fondement des théories continen-
tales de la fin du caméralisme à la querelle allemande sur les méthodes ».
http://www.up.univ-mrs.fr/wcperc/sem-eoist-perm/campagnolofr.html

Patricia Commun
Maître de conférences en études germaniques à l'université de Cergy-Pontoise.
«La contribution d'Alfred Müller-Armack à l'initiation d'un ordre économique libéral en Europe de
1958 à 1963 »,in M.-T. Bitsch (dir.), Le Couple France-Allemagne et les institutions européennes. Une
postérité pour le plan Schuman ?, Bruxelles, Bruylant, 2001.
communpat@wanadoo.fr

Eric Dehay
Maître de conférences en économie à 1'université de Paris X.
E. Dehay, N. Lévy,« Central bank independance during the interwar period and its effects on inflation
and growth »(consultable sur www.be.udel.edu/economics).
eric.dehay@u-paris 1O.fr

Jean-Louis Georget
Maître de conférences en études germaniques à 1'université de Paris XIII.
La Démocratie-chrétienne en Bade-Wurtemberg, Lille, Presses du Septentrion, 1997.
manosque@club-internet. fr

Nils Goldscbmidt (Dr.)


Chercheur au Walter Eucken Institut, Freiburg i.B.
Thèse (2002) : Entstehung und Vermiichtnis ordoliberalen Denkens. Walter Eucken und die Notwendig-
keit einer kulturel/en 6konomik, Münster, Lit-Verlag, 2002.
goldschmidt@walter-eucken-institut.de

Rainer Klump (Prof.dr.)


Professeur de théorie économique à 1'université J. W Goethe de Francfort 1 Main.
G. Blümle, R. Klump, B. Schauenberg, H. von Senger (Hrsg.), Perspektiven einer kulturellen 6/cono-
mik, Bd 1, 2003 (à paraître prochaînement).
http://www.much-magic.wiwi.uni-frankfurt.delprofessorenlklump.
266 L'ordolibéralisme allemand

Antoine Menant
Germaniste, A TER à 1'université de Boulogne-sur-Mer.
Thèse en cours : « L'unification allemande en débat, 1989-1995 )).
antoine. menant@ uni v-littoral. fr

Razeen Sally
Economiste, senior lecturer in International Political Economy, London School of
Economies and Political Science.
A paraître en "e-book" téléchargeable : « Classicalliberalism and International Economie order )).
http://www.lse.ac.uk/people/r.sally

Bertram Schefold (Prof., Dr.)


Professeur d'économie à 1'université J. W. Goethe, Francfort 1 Main.
B. Schefold, H. Nau (dir.), The historicity of economies. Continuities and discontinuities of historical
thought in the 19'" and 20'" centuryeconomics, Berlin, Heidelberg, New-York, Springer, 2002.
htto://www.wiwi.uni-frankfurt.de/professorenlschefold.

Alois Schumacher
Professeur d'études germaniques à 1'université de Paris XII.
En collaboration avec Hans Brodersen (dir.), Les Libéralismes allemands. Défis du passé et du présent,
Paris, Groupe HEC, 1999.

Michel Senellart
Professeur de philosophie politique à 1'ENS-LSH de Lyon.
Edition des cours de Michel Foucault au Collège de France sur la « gouvemementalité )), Gallimard-
Le Seuil, à paraître en 2004.
Michel.Senellart@ens-lsh. fr

Laurence Simonin
Docteur en sciences économiques, professeur certifiée en sciences économiques et sociales.
Thèse ( 1999) : « La doctrine ordolibérale allemande et la politique allemande de 1948 à 1966 )).
« Ordolibéralisme et intégration économique européenne )) in Revue d'Allemagne et des pays de langue
allemande, mai 2001.
SimoninLaurence@aol.com

Jean-Daniel Weisz
Doctorant à Paris XIII.
Thèse en cours:« Secteurs publics, services publics dans l'économie de l'Allemagne. Les systèmes pu-
blics et les nouveaux territoires de la politique économique au sein de l'Etat fédéral allemand)).
«Aux fondements du modèle économique allemand: l'ordolibéralisme, l'économie sociale de marché
et l'activité économique de l'Etat en Allemagne)) in A.M. Le Gloannec (dir.), Retrait ou recomposi-
tion : les avatars de 1'Etat en République fédérale d'Allemagne, Paris, Presses de Sciences Po, 2001.
i.weisz@9online.fr

Jean-Michel Ycre
Conseiller en gestion de patrimoine 1 spécialité marchés, actions au Crédit Lyonnais
Jmycre@web.de
Index des noms 267

Eschenburg, Theodor : 180, 182


A Eucken, Rudolf: 94, 119, 120, 121, 122,
123, 124, 127, 133, 137, 138, 139, 140,
Albert, Michel: 49, 50, 51, 52, 53, 54, 154, 141, 142, 143, 144, 146, 147, 149, 150,
231 155, 156, 158, 159, 185
Allais, Alphonse: 18, 19, 23, 26, 27,28 Eucken, Walter: 17, 18,19,22,24,26,27,
Aristote: 139, 140 28,29,30,31,32,33,34,44,48,50,51,
58,59,62,63,65,69, 71, 72, 73, 79,86,
B 89, 90, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 101,
114, 119, 120, 122, 123, 124, 125, 126,
Bastiat, Frédéric : 21, 27 127, 128, 129, 130, 131, 133, 134, 135,
Baudin, Louis: 19, 22, 24,29 136, 138, 142, 143, 144, 145, 147, 148,
Bauer, Clemens: 159 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156,
Beckerath, Herbert (von): 160, 190,215 157, 158, 159, 160, 161, 175, 176, 178,
Bergson, Henri: 138, 140, 141 179, 184, 185, 190, 191, 192, 193, 194,
Biskup, Reinhold: 240 195,201,204,205, 209,212, 216, 217,
Bôhm, Franz: 19, 31, 32, 33, 34, 53, 69, 218, 219, 232, 235, 239, 241' 243, 246,
71, 72, 101, 126, 152, 176, 183, 185, 255,256
190,192,216,232,241,247,248
Franz-Bohm- Vortrage : 235
F
Bonhoeffer, Dietrich: 160
Briefs, Goetz: 232 Fichte, Johann G. : 80, 82, 83, 85, 95, 98,
Buchanan, James M. : 26, 119 127, 142
Burke, Edmond : 35 Flick, Friedrich : 191
Foucault, Michel: 37, 38, 39, 40, 41, 42,
c 43,44,45,46,47,48,51
Frickhôffer, Wolfgang: 236,237
Colson, Clément : 23 Friedman, Milton : 26
Cournot, Augustin : 23
G
D
Gentz, Friedrich : 257
Diehl, Karl: 159, 160 Goerdeler, Carl : 187, 188, 224
Dietze, Constantin (von): 128, 224 Grossmann-Doerth, Hans : 152
Dietzel, Heinrich : 151 Grünig, Ferdinand: 191
Dilthey, Wilhelm: 145, 146, 156 Guth, Karl : 182, 186
Donges, Jürgen-Bernardo: 240
Dunoyer, Charles: 21,27
Dupuit, Arsène : 23
H
Dürr, Ernst: 240 Hahn, Albert : 186
Hayek, Friedrich (von): 21, 22, 26, 27, 31,
E 33,34,44, 72,87, 101,152,160
Heidegger, Martin: 122, 133, 155, 159
Eckhoff, Johann : 240 Hildebrand, Bruno: 24, 85, 86, 88, 102,
Erhard, Ludwig: 17, 18, 29, 30, 31, 35, 43, 110, Ill, 135,151
46, 51, 55, 99, 105, 150, 175, 176, 177, Hume, David: 31,35
178, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 185, Husserl, Edmund: 95, 120, 121, 122, 133,
186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 134, 135, 136, 138, 141, 147, 149, 150,
194, 195, 196, 197, 198, 199, 201, 202, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 161
204, 206, 207, 209, 210, 212, 218, 226,
229,232,235,237,239,241,262
Encyclique Rerum novarum : 164, 258
268 L 'ordolibéralisme allemand

1 N
Issing, Otmar : 240 Nell-Breuning, Oswald (von): 164, 167
Nietzsche, Friedrich: 139, 141, 168
J
0
Jessen, Jens: 190, 191
Oppenheimer, Franz: 176, 179, 180, 186,
K 233

Kant, Emmanuel: 25, 93, 98, 127, 139, Q


140, 146, 147
Kartte, Wolfgang: 240 Quadragesimo anno: 163, 164, 165, 166,
Keiser, Günter: 191,213,216,217 167, 170, 171
Keynes, John Maynard : 113 Quesnay, François: 17, 21,40
Knies, Karl: 24, 82, 85, 135, 151
Kohl, Helmut: 236,237,262 R
L Reemtsma, Philipp : 191
Ricardo, David : 21, 89
Lampe, Adolf: 128, 159, 160, 179, 190, Ricardian: 31,151
216 Rickert, Heinrich : 127, 145, 146, 147
Lippmann, Walter : 22, 25, 29, 46 Rieger, Walter: 177, 183, 186
List, Friedrich : 24, 80, 81, 82, 83, 84, 85, Ritter, Gerhard: 159
86, 95, 96, 98, 103, 111, 151, 229 Ropke, Wilhelm : 18, 22, 24, 25, 29, 31, 35,
Lutz, Friedrich : 30, 232 46,47,48, 102,103,163,164,167,168,
169, 170, 171, 172, 175, 178, 180, 182,
M 184, 185, 186, 193, 195, 196, 197, -198,
199,215,232,233,241,243,255
Macke, August : 149, 161 Wilhelm-Ropke Gespriiche: 235
Mandeville, Bernard (de) : 81, 107, 197 Roscher, Wilhem: 24, 80, 85, 88, 110, 135,
Marshall, Alfred: 21, 43,203,217 144, 151
Marx, Karl : 113 Rougier, Louis : 22, 29
Menger, Carl: 21, 79, 85, 87, 88, 89, 90, Rueff, Jacques: 18, 22, 23, 24, 26, 27, 28,
92, 94, 95, 138, 140, 143, 145, 149, 151 29, 175
Mestmacker, Ernst-Joachim: 240 Russell, Bertrand : 136
Miksch, Leonhard: 30, 125, 126, 190, 193 Rüstow, Alexander: 19, 22, 24, 25, 26, 29,
Mill, John Stuart: 21, 35, 101,201 31, 35, 45, 46, 48, 102, 128, 167, 180,
Mises, Ludwig (von): 22, 26, 96, 101,217 181, 182, 184, 186, 215, 232, 233, 234,
Moeller, Hans : 193 239,241,255
Mont Pélerin Society : 22 Alexander-Rüstow-Plakette: 235
Montesquieu, Charles (de) : 35 Médaille Alexander Rüstow : 241
Müller-Armack, Alfred: 19, 24, 29, 31, 35,
36,44,46,48,50,51,55,80,82,83,85,
96, 98, 99, 103, 112, 113, 125, 127, 150,
s
151, 180, 181, 186, 193, 197, 215,217, Salin, Edgar : 104
229,232,239,241,255,257 Salin, Pascal : 27
Alfred Müller-Armack-Symposion der Say, Jean-Baptiste : 21, 23
ASM: 235 Schacht, Hjalmar : 183, 184, 185
Scheler, Max: 121, 137
Schelling, Friedrich Wilhem (von) : 83, 90,
127
Index des noms 269

Schiller, Karl : 232 Turgot, Anne Robert Jacques: 17


Schleyer, Hanns-Eberhard: 262
Schmolders, Günther : 232
Schmoller, Gustav (von) : 24, 79, 80, 82,
v
85, 86, 87, 88, 89, 92, 101, 103, 108, Vershofen, Wilhem: 177, 179, 180, 182,
109, Ill, 135,145,149,151,152 183, 185, 186, 191
Schumacher, Hermann: 152, 180,224 Villey, Daniel: 19, 24, 29
Schumpeter, Joseph: 101, 104, 113 Vleugels, Wilhelm : 153
Smith, Adam: 21, 31, 35, 36, 42, 80, 82, Voss, Bemd W.: 240
83, 84, 89, 93, 95, 98, 101' 108
Sombart, Werner : 24, 79, 82, 85, 89, 90, w
91, 92, 94, 95, 98, 112, 153
Spath, Heribert : 262 Wagner, Adolph: 101
Spiethoff, Arthur: 79, 82, 89, 90, 91, 92, Wagner, Josef: 189, 190
94,99,153 Walras, Auguste : 21, 23
Stackelberg, Heinrich (von): 153 Walras, Léon : 23
Starbatty, Joachim : 231, 234, 235, 236, Watrin, Christian : 240
237,238,239,240,241 Weber, Alfred: 234
Weber, Max: 24, 80, 89, 91, 96, 98, 103,
T 111, 138, 207, 212, 217
Whitehead, Alfred North: 136
Thünen, Johann (von): 24 Wicksell, J.G.K. : 43
Tocqueville, Alexis (de) : 35
270 L'ordo libéralisme allemand

A Corporatisme: 20, 51, 57, 99, 106,255


néocorporatisme : 255, 256, 257, 258,
Abstraction isolante: 17, 24, 58, 59, 62, 63, 259,260,263
87,94,95
D
B
Déduction
Banque centrale : 32, 51, 53, 115, 182, 230, déduction kantienne : 136
235,239,243,244,245,247,248,249, méthode déductive: 88, 151
250,251,252,253,254 raisonnement déductif : 64
Dirigisme: 20, 24, 37, 41, 42, 51, 53, 96,
c 185,217
Doctrine sociale de l'Eglise: 134, 163, 164,
Caméralisme: 20, 79, 80, 81, 84, 89, 94, 165,167,171,172,256
107
Capitalisme: 20, 28, 47, 49, 50, 51, 52, 53,
54,55,56,62,64, 71, 79,82,85,92,96, E
99, 102, 112, 113, 123, 124, 130, 142, Ecole de Chicago : 47
164, 170, 172, 178, 185, 225, 226, 231' Ecole de Fribourg: 19, 30, 39, 42, 47, 51,
255 67,69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 79,80,95,
Cartels: 24, 25, 96, 97, 98, 102, 106, 107, 96, 119, 129, 130, 154, 159, 209, 219,
108, 109, 112, 113, 175, 185, 188, 189, 238
192, 193, 199, 233 Freiburg Schoo/: 31, 32, 33, 34, 35,
CDU: 51, 164, 175, 193, 194, 195, 196, 150
197, 199, 206, 221, 222, 223, 224, 225, Ecole historique: 17, 79, 80, 82, 85, 86, 87,
226,227,228,229,230 88, 89, 91, 94, 95, 98, 101, 102, 103,
Communisme: 102, 167,255 104,105,106,107,108,109,110,114,
Concurrence:21,22,23,24,25,26,28,30, 115, 117, 135, 138, 144, 146, 149, 151,
37,39,42,43,45,47,53,61,67,68, 71, 152, 153, 157, 160, 179
72, 84, 96, 97, 98, 101, 103, 105, 106, Historische Schule : 101, 102, 104, 110,
107, 109, 114, 125, 165, 168, 176, 185, 117, 184
187, 190, 195, 196, 208, 209, 215, 218, jeune Ecole historique: 135, 184
219, 222, 224, 225, 226, 230, 235, 246, vieille Ecole historique : 151
247,259,262 Ecole physiocratique : 17, 42, 80, 107
ordre concurrentiel: 24, 30, 32, 65, 71, physiocrates: 18, 19, 44, 81, 85, 125
125 physiocratie : 81
politique concurrentielle : 104, 117 Economie de marché : 21, 22, 23, 24, 25,
processus concurrentiel: 67, 70, 71, 73, 26,28,45,47,49,50,51,52,53,54,55,
76 56,57,65,67,68, 71, 73,164,175,178,
Wettbewerb: 30, 96, 107, 108, 126, 127, 184, 185, 187, 188, 192, 193, 194, 197,
154, 185, 192 198,201,202,206,207,209,210,211,
Conseil scientifique de l'administration 216,217,218,219,225
économique : 192, 193 économie de marché sociale : 49, 50, 53,
Constitutionnalisme: 35, 68, 71, 75, 119 54,55,56,58
constitution économique : 22, 67, 68, Economie dirigée: 59, 175, 178, 185, 187,
69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 91, 190, 192, 193, 194, 196, 197, 198
223,243,246,247 Economie sociale de marché: 19, 27, 44,
constitutional economies : 36, 119 46, 50, 51, 52, 57, 72, 73, 85, 96, 99,
politique constitutionnelle: 71, 72, 73, 101, 112, 113, 115, 134, 150, 176, 177,
99 180, 181' 186, 196, 202, 203, 204, 221'
Corporations: 108, 167, 171,258 222, 225, 226, 227, 229, 230, 231, 232,
Index des notions 271

234, 235, 236, 237,238,239,240,241, tradition marxiste : 60


242,255,260,262,263 Massification: 47, 165, 168, 169, 170, 172,
social market economy : 31, 32, 35, 36, 195, 197
181,244 Mercantilisme : 20, 81, Il 0
Etapes économiques : 79 pensée mercantiliste : 40
Wirtschaftsstufen: 86, 89, 92, 110 Miracle économique: 50, 53, 176, 177,
Ethique économique: 101, 103, 125, 127 181,202,210,211,221,222,226,230
Mittelstand : 180, 255, 256, 262, 263
H Modèle allemand: 45, 49, 50, 51, 52, 53,
54,55,58,65,66,262
Historicisme: 62, 87, 88, 103, Ill, 130, Monopole: 24, 28, 82, 106, 109, 126, 163,
133, 135, 143, 145, 257 170, 176, 184, 185, 187, 193, 218, 226,
230,246,247,255
1 concentration: 47, 53, 79, 101, 165,
170, 178
Induction monopole de l'artisanat: 263
induction généralisante: 60, 63 monopolistique : 97
méthode inductive : 151 oligopolistique : 97
Inflation : 18, 28, 29, 54, 79, 89, 95, 135,
151, 152, 191, 192, 194,205,211,216,
N
228,243,244,245,246,247,250,252,
253 National-socialisme : 29, 43, 99, 102, 133,
Institutionnalisme: 27, 60, 84 142, 171, 177, 180, 183, 188, 190, 192,
Interventionnisme: 20, 23, 24, 41, 44, 47, 195, 197, 198, 202, 213, 215, 223, 259,
68, 69, 96, 97, 99, 115, 166, 184, 233, 260
237,238 Néo-kantisme: 144, 146, 147, 148
néo-kantien : 127, 133, 144, 146, 148
K Néolibéralisme: 17, 18, 20, 23, 31, 37, 41,
42,43,45,47,49,217,263
Keynésianisme: 20, 53, 60, 103, 104, 113 néolibéral (e): 17, 19, 44, 79, 150
théorie keynésienne : 49 neoliberalism : 3 1, 36
néolibéraux: 20, 21, 23, 24, 25, 26, 27,
L 31,43,218

Laissez-faire: 21, 22, 24, 28, 41, 43, 72,


81, 163, 171, 195,255 0
Libéralisme: 20, 21, 22, 23, 25, 26, 28, 33, Ordnungspolitik : 32, 49, 65, 70, 72, 74,
35, 38, 39, 41, 42, 44, 48, 68, 72, 103, 115, 119, 181
107, 119, 12~ 171, 17~ 186, 195 Ordnungstheorie: 24, 58, 60, 65, 72, 73,
critique du libéralisme : 197 79,80,95,96,97,98,99, 126,149,161
économie libérale : 188, 190 economie orders : 32
libéralisme classique : 17, 21, 31, 37, ORDO: 69, 71, 125
42,47, 72,81 Ordo Jahrbuch : 27, 53, 238, 239, 244
classicalliberalism : 33 Ordolibéral: 31, 72, 128, 130, 142, 240,
libéralisme économique: 20, 24, 37, 95, 246,255
165,257,258 Ordolibérale: 17, 18, 19,37,39,42,51,52,
paléolibéralisme : 25, 95, 97, 98 55,65,67,69, 73, 75,98, 101,133,134,
147, 164, 176,212,215, 218,219, 221,
M 224, 231, 232, 233, 237, 242, 243, 244,
246,247,248,252,254,255,263
Marxisme : 20, 49 Ordolibéraux: 18, 20, 21, 22, 23, 24, 25,
théorie marxiste : 49 26,27,43,45,47,53,55,58,65,67,68,
272 L 'ordolibéralisme allemand

69, 72, 73, 74, 76, 134, 167, 175, 176, prix du travail : 165
177, 178, 182, 183, 185, 186, 190, 193, prix juste : 188
198, 201, 207, 212, 219, 224, 231, 233, système de prix: 96, 97,215,216,218
236, 238, 239, 240, 242, 243, 246, 247, priee system: 32
248 Public choice : 27, 36, 244
Ordre : 79, 119, 126
ordre concurrentiel : 31, 65, 68, 70, 72,
73, 76
Q
ordre économique : 32, 33, 59, 62, 63, Querelle des méthodes: 138, 144, 145, 146,
68, 73, 79,90,91,92,94, 157,158, 147, 151
160,216
ordre juridique : 24 7 R
ordre monétaire : 24 7
ordre naturel : 17, 18, 22, 82, 97, 215 Réforme monétaire: 18, 175, 176, 193,
ordre naturel/ ordre divin : 128 194, 195, 197, 201, 205, 207, 209, 210,
ordre social: 18, 28, 137, 163, 164, 165, 212,216,218,219,225
167,171,223,226,257,263 Régulation : 20, 26, 28, 44, 49, 50, 52, 54,
Organiciste : 83, 85, 86, 90 56,57,58,60,61,62,63,64,65,66,68,
98,99,217,230,246,248
p
Phénoménologie: 24, 120, 121, 123, 133,
s
134, 135, 136, 138, 140, 141, 142, 144, Science économique culturelle: 120, 129,
147, 148, 149, 150, 154, 155, 157, 161 161
analyse phénoménologique: 137 Scolastique : 125
approche phénoménologique : 145 Socialisme: 20, 35, Ill, 138, 142, 156,
réduction phénoménologique: 137 163, 164, 165, 169, 170, 171, 177, 198,
Planisme : 20, 44 223,226,230,233,237
Politique de société: 37, 39, 42, 44, 45, 46, socialiste (s): 80, 112, 113
47,48,99 Stabilité monétaire : 21, 98, 99, 177, 192,
Politique économique: 17, 20, 27, 45, 47, 228,246,250
55,60,65,67,69, 72, 73, 79,81,95,98, politique de stabilité : 249
171, 175, 176, 178, 179, 180, 182, 183, Style(s) économique(s): 24, 79, 90, 91, 92,
187, 201, 202, 212, 218, 225, 226, 228, 94,101,110,113,115,116,149
230,249,253,255 Subsidiarité : 31, 165, 166, 228, 242
Politique monétaire : 26, 243, 244, 245, Système(s) économique(s): 24, 50, 63, 67,
246,247,248,251,252 68,69, 71, 72,82,85,86,90,93,96,97,
currency policy: 32 99, 143, 170, 176, 201, 202, 204, 205,
Politique sociale : 102, 135, 176 206,207,210,216,223,238
Prix: 194, 195 Système monétaire : 157
calcul de prix: 187, 188, 189, 198
commissaire aux prix: 187, 188, 189, v
190
contrôle des prix : 187, 189, 194, 198, Vitalisme: 133, 139, 141, 144, 147
210
fixation des prix : 26, 34, 108
formation des prix : 97, 215
libéralisation des prix : 175, 176, 193,
194,198,201,209,217
mécanisme des prix: 21, 23, 28, 43, 49,
72,217
politique des prix : 193, 209
JOUVE
11, Bd de Sébastopol
75001 PARIS
Imprimé sur presse rotative numérique
N°326762L- Dépôt légal : Juin 2003

Imprimé en France
L'ORDOLIBERALISME ALLEMAND

Aux sources de 1'Economie sociale de marché

A l'heure où se multiplient les interrogations sur les possibilités de survie de


l'Economie sociale de marché, des hommes politiques allemands remettent à
l'honneur un système de pensée considéré comme son fondement : l'ordolibéralisme.
Beaucoup pensent que le retour aux origines, c'est-à-dire le retour aux principes
ordolibéraux, pourrait permettre de sauver le " modèle allemand " en péril.

L'ordolibéralisme a retrouvé une actualité scientifique. Il est considéré aujourd'hui


comme un précurseur de l'institutionnalisme et, plus largement, d'un retour à une
économie culturelle. L'ordolibéralisme, comme toute pensée économique, repose en
effet sur des postulats philosophiques et s'inscrit dans un cadre éthique et culturel.

C'est cette dimension philosophique et culturelle de l'ordolibéralisme allemand qui est


analysée dans cet ouvrage collectif par des germanistes, des économistes et des
philosophes français , anglais et allemands. Le livre aborde également la question de
l'application politique de cette pensée économique, en apportant des éclairages sur
certains des principes mis en œuvre, ainsi que sur l'action politique et idéologique
entreprise par les ordolibéraux eux-mêmes en RFA dans les années d'après-guerre.

Cet ouvrage collectif reprend des contributions faites à l'occasion du colloque intitulé
« L'ordolibéralisme allemand : fondements philosophiques et prolongements
politiques en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne », organisé dans le cadre
du Centre de Recherche Civilisations et Identités Culturelles Comparées des sociétés
européennes et occidentales (CICC) à l'université de Cergy-Pontoise, les 8 et 9
décembre 2000.

32 € TTC
ISBN 2-905518-31-6

1 11
9 782905 518316

CIRAC 1CICC
UNIVERSITÉ DE CERGY-PONTOISE 33, BOULEVARD DU PORT 95011 CERGY-PONTOISE CEDEX

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