Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Page de Titre
Page de Copyright
INTRODUCTION
2. DU CÔTÉ DE L’ÉTYMOLOGIE
5. POÈME/LANGAGE/LITTÉRATURE
3. LA POÉSIE ET LA MÉMOIRE
4. UTILITÉ DE LA POÉSIE
5. POÉSIE ET HISTOIRE
6. POÉSIE ET MYTHE
7. POÉSIE ET MAGIE
8. POÉSIE ET RELIGION
9. POÉSIE ET PENSÉE
2. POÉSIE, PROPHÉTIE
5. LIEUX DE L’INSPIRATION
6. L’INCONSCIENT
8. L’IMAGE
É É É
RÉFÉRENCES ET LECTURES COMPLÉMENTAIRES
3. L’ÉCHEC DU LANGAGE
4. LE SILENCE DE LA POÉSIE
12. SYNESTHÉSIES
2. LE « PRINCIPE D’ÉQUIVALENCE »
6. FIGURES
9. RÉPÉTITIONS
CHAPITRE 6 - LA VERSIFICATION
1. PRESTIGE DU VERS : IL EST À L’ORIGINE DU LANGAGE
2. MÉFIANCES
3. LA VERSIFICATION
4. LE PRINCIPE DU RETOUR
6. LE VERS FRANÇAIS
12. LA RIME
Ô
13. LE RÔLE DES ACCENTS
14. LA STROPHE
3. ÉCRIRE LA POÉSIE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE
© Armand Colin, Paris, 2010 pour la présente édition
978-2-200-26067-5
© A. Colin/HER, Paris, 1988, 1998, 1999
Internet : http://www.armand-colin.com
Ce logo a pour objet d’alerter le lecteur sur la menace que représente
pour l’avenir de l’écrit, tout particulièrement dans le domaine
universitaire, le développement massif du « photocopillage ». Cette
pratique qui s’est généralisée, notamment dans les établissements
d’enseignement, provoque une baisse brutale des achats de livres, au
point que la possibilité même pour les auteurs de créer des oeuvres
nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. •
Nous rappelons donc que la reproduction et la vente sans autorisation,
ainsi que le recel, sont passibles de poursuites. Les demandes
d’autorisation de photocopier doivent être adressées à l’éditeur ou au
Centre français d’exploitation du droit de copie : 20, rue des Grands-
Augustins, 75006 Paris. Tél. 01 44 07 47 70.
Armand Colin Éditeur • 21, rue du Montparnasse • 75006 Paris
INTRODUCTION
C’est en référence à cette longue tradition que de nombreux poètes ont tenu à
formuler leur propre réflexion sur la poésie, en reprenant parfois explicitement,
comme Verlaine, Queneau ou Guillevic, le terme d’« art poétique ».
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
[La première publication de ce texte de Francis Ponge, dans la revue Tel Quel, en
1960, avait valeur de manifeste en faveur d’une poésie « matérialiste ».]
Les mots, les mots
Ne se laissent pas faire
Comme des catafalques.
Et toute langue
Est étrangère.
Eugène Guillevic,
QU’EST-CE
QU’UN POÈME ?
1. DIVERSITÉ DU POÈME
2. DU CÔTÉ DE L’ÉTYMOLOGIE
3. HISTOIRE D’UN MOT
4. UN POÈME PEUT ÊTRE LONG OU BREF
5. POÈME/LANGAGE/LITTÉRATURE
1. DIVERSITÉ DU POÈME
Les objets verbaux que nous avons pris l’habitude de rassembler sous
le mot « poème » sont en fait des plus disparates. Comparons trois
exemples de textes qui, au-delà de leurs différences, entrent
explicitement dans la classe des « poèmes » (les livres où ils figurent
appartiennent à des collections poétiques spécialisées ou portent sur la
page de titre une mention spécifiant qu’il s’agit de « Poésie »).
• UN POÈME AFRICAIN
• UN POÈME DE MALLARMÉ
Clair de terre)
Le mot « poème » est entré dans la langue française dès le XIIIe siècle et
il désigne alors un ouvrage en vers. La Pléiade étend son usage tout en
nuançant sa valeur : un poème est un ouvrage en vers d’une certaine
ampleur et solennité. Joachim Du Bellay, dans sa Défense et illustration
de la langue française (1549), réserve le terme aux genres nobles. Par
exemple, il recommande aux poètes français de rechercher dans leurs
épîtres (genre hérité de l’Antiquité latine) des inspirations
« sentencieuses et graves » plutôt que « familières et domestiques ». Il
consacre tout un chapitre de son manifeste au « long poème français »,
c’est-à-dire à l’épopée, encore à naître en France, qui est pour lui et pour
son époque le genre majeur, le poème par excellence.
Jusqu’au XIXe siècle, le poème implique grandes actions et long
développement. À l’époque classique, « poème » se dit communément
pour désigner la tragédie : en 1660, Corneille publie trois Discours sur le
poème dramatique qui sont en fait la théorisation et la défense de sa
conception de la tragédie. Le Dictionnaire de la langue française de
Littré (qui commence à paraître en 1863) conserve, en même temps
qu’une orthographe archaïque (« poëme »), la valeur particulière,
ancienne et emphatique : « ouvrage en vers d’une certaine étendue. Le
poëme épique. Le poëme didactique. Le poëme satirique. Le poëme
dramatique. » C’est cette valeur qui s’est étendue à d’autres formes d’art
(le « poème symphonique » désigne par exemple une œuvre musicale sur
un programme thématique).
Pourtant une évolution s’est amorcée avec l’époque romantique.
« Poème » tend alors à désigner un genre particulier à l’intérieur des
formes poétiques. Alfred de Vigny s’en pose comme l’inventeur, dans la
Préface qu’il donne en août 1837 à ses Poèmes antiques et modernes :
« Le seul mérite qu’on n’ait jamais disputé à ces compositions, c’est
d’avoir devancé en France toutes celles de ce genre, dans lesquelles une
pensée philosophique est mise en scène sous une forme Épique ou
Dramatique. » Dès 1828, le critique Émile Deschamps félicitait les
jeunes poètes de son temps d’avoir enrichi la littérature française :
Lamartine avec la poésie élégiaque, Hugo avec la poésie lyrique et Vigny
avec le poème, c’est-à-dire l’épopée. Encore que le poème selon Vigny
ne soit pas exactement l’épopée : il s’en distingue par sa (relative)
brièveté.
Parallèlement, une différenciation se dessine entre deux termes parfois
synonymes, « poème » et « poésie ». « Poésie » a été introduit en
français, dans le dernier tiers du XIIIe siècle, avec le double sens,
particulier et général, de « pièce de vers » et d’« art de faire des vers ».
La valeur particulière n’a jamais disparu. Mais au XIXe siècle, on la voit
entrer en concurrence avec « poème » : ainsi quand Leconte de Lisle
intitule Poèmes et poésies le recueil qu’il publie en 1855. Le même
Leconte de Lisle transforme le titre de ses Poésies barbares (1862) en
Poèmes barbares (1872). Il semble que, dans la logique qui était celle
d’Alfred de Vigny, le « poème » suppose une plus grande condensation
du thème que la « poésie ».
Le mot « poème » a peu à peu perdu la spécificité que Vigny avait
voulu lui accorder : dès le XIXe siècle, il tend à désigner toute œuvre
littéraire d’inspiration poétique. Il est fréquemment repris par les poètes
dans l’intitulé ou le sous-titre de recueils : Poèmes saturniens (1866) de
Paul Verlaine, Poèmes et dessins de la fille née sans mère (1918) de
Francis Picabia, Dix-neuf poèmes élastiques (1918) ou Poèmes nègres
(1924) de Blaise Cendrars, Vingt-cinq poèmes sans oiseaux (1924) de
Paul Morand, Poèmes à l’autre moi (1927) de Pierre Albert-Birot,
Poèmes de Morven le Gaëlique (1938) de Max Jacob, Poèmes politiques
(1948) de Paul Éluard, Quatorze poèmes du cœur vieillissant (1952) de
Loys Masson, Cent mille milliards de poèmes (1961) de Raymond
Queneau… Sans oublier la métamorphose critique que Francis Ponge fait
subir au mot dans son titre ironique : Proêmes (1948) ; Ponge a retrouvé
le vieux mot, d’origine grecque et latine, qui désignait dans l’Antiquité
l’exorde, le prélude joué à la cithare pour commencer un récital ou le
poème en l’honneur des dieux pour introduire à la solennité des fêtes ;
mais comment ne pas entendre dans « proême » l’annonce d’un curieux
métissage de la prose et du poème ? Reste que tous ces titres renvoient à
une très grande variété de tons et de formes. Le poème devient une forme
polymorphe, où chaque poète coule à son gré la poésie.
5. POÈME/LANGAGE/LITTÉRATURE
FONCTIONS DU POÈTE
1. INUTILITÉ DE LA POÉSIE
2. UNE MUTATION RÉCENTE
3. LA POÉSIE ET LA MÉMOIRE
4. UTILITÉ DE LA POÉSIE
5. POÉSIE ET HISTOIRE
6. POÉSIE ET MYTHE
7. POÉSIE ET MAGIE
8. POÉSIE ET RELIGION
9. POÉSIE ET PENSÉE
10. POÉSIE ET CONNAISSANCE
11. LA POÉSIE CONTRE LA MORT
12. LE PLAISIR POÉTIQUE
13. LA POÉSIE ET LE RÊVE
14. POUVOIRS DU POÈTE
1. INUTILITÉ DE LA POÉSIE
3. LA POÉSIE ET LA MÉMOIRE
4. UTILITÉ DE LA POÉSIE
5. POÉSIE ET HISTOIRE
6. POÉSIE ET MYTHE
7. POÉSIE ET MAGIE
8. POÉSIE ET RELIGION
9. POÉSIE ET PENSÉE
BOWRA M., Chant et poésie des peuples primitifs, Paris, Payot, 1966.
GUIRAUD P., Le Langage du corps, Paris, P.U.F., 1980.
HOUIS M., Anthropologie linguistique de l’Afrique noire, Paris,
P.U.F., 1971 (le chapitre II est spécifiquement consacré au statut de
l’oralité en Afrique).
JOUSSE M., L’Anthropologie du geste, 3 vol., Paris, Gallimard, 1974-
1978.
ROSOLATO G., « La Voix », dans Essais sur le symbolique, Paris,
Gallimard, 1968.
ZUMTHOR P., Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983.
▲ SUR L’ÉPOPÉE
L’INSPIRATION
ET LE TRAVAIL
1. L’INSPIRATION, DON DES DIEUX
2. POÉSIE, PROPHÉTIE
3. PERMANENCE DES THÉORIES DE L’INSPIRATION
4. L’INSPIRATION COMME EXPÉRIENCE EXISTENTIELLE
5. LIEUX DE L’INSPIRATION
6. L’INCONSCIENT
7. LA POÉSIE FAITE PAR TOUS
8. L’IMAGE
9. UNE FAUSSE ALTERNATIVE
2. POÉSIE, PROPHÉTIE
Du Bellay joue ici sur le vers devenu proverbial du poète latin Horace :
Nascuntur poetæ, fiunt oratores (On naît poète, mais on devient orateur).
Cependant il prend ses distances avec cette conception classique de
l’inspiration (l’adverbe « naturellement » dans la première phrase semble
interdire d’y supposer quelque intervention de la divinité). L’inspiration
commence à se dégrader en vocation ou propension des âmes bien nées,
mais seul le travail fait le poète.
5. LIEUX DE L’INSPIRATION
Jean-Pierre Richard ouvre son étude sur Saint-John Perse par l’analyse
de quelques versets tirés d’Éloges, qui évoquent l’enfance antillaise du
poète et les rites de purification à l’occasion de la fête de Pâques :
« “Palmes !
Alors on te baignait dans l’eau-de-feuilles-vertes ; et l’eau encore
était du soleil vert…”
Dès les premiers mots qui ouvrent le premier recueil de Saint-John
Perse, s’élève ainsi comme une action de grâces au simple bonheur de
sentir. Pleinement satisfaisante cette sensation, car à la fois elle
s’épanouit en nous et elle nous enveloppe. On la voit ici s’ouvrir,
s’exclamer comme la feuille d’un palmier, avant de nous enfoncer dans
la fraîcheur végétale d’une eau-feu. Ailleurs, et de toutes parts dans les
premiers poèmes, se prodigueront de tels bains, de telles exclamations
glorieuses. Comme le monde de Rimbaud ou celui de Gauguin, à qui on
l’a quelquefois comparé, l’univers de Perse manifeste dès sa naissance,
et à un étonnant degré, les qualités primitives de vigueur, de verdeur et
de fertilité. »
(Onze études sur la poésie moderne, 1964, Seuil)
6. L’INCONSCIENT
8. L’IMAGE
2. L’écriture automatique
Dans le Premier Manifeste du surréalisme (1924), André Breton révèle les « secrets
de l’art magique surréaliste », c’est-à-dire d’abord la « recette » de l’écriture
automatique :
« Faites-vous apporter de quoi écrire, après vous être établi
en un lieu aussi favorable que possible à la concentration de
votre esprit sur lui-même. Placez-vous dans l’état le plus
passif, ou réceptif, que vous pourrez. Faites abstraction de
votre génie, de vos talents et de ceux de tous les autres. Dites-
vous bien que la littérature est un des plus tristes chemins qui
mènent à tout. Écrivez vite sans sujet préconçu, assez vite
pour ne pas retenir et ne pas être tenté de vous relire. La
première phrase viendra toute seule, tant il est vrai qu’à
chaque seconde il est une phrase étrangère à notre pensée
consciente qui ne demande qu’à s’extérioriser. Il est assez
difficile de s’exprimer sur le cas de la phrase suivante ; elle
participe sans doute à la fois de notre activité consciente et de
l’autre, si l’on admet que le fait d’avoir écrit la première
entraîne un minimum de perception. Peu doit vous importer,
d’ailleurs ; c’est en cela que réside, pour la plus grande part,
l’intérêt du jeu surréaliste. Toujours est-il que la ponctuation
s’oppose sans doute à la continuité absolue de la coulée qui
nous occupe, bien qu’elle paraisse aussi nécessaire que la
distribution des nœuds sur une corde vibrante. Continuez
autant qu’il vous plaira. Fiez-vous au caractère inépuisable
du murmure. Si le silence menace de s’établir pour peu que
vous ayez commis une faute : une faute, peut-on dire,
d’inattention, rompez sans hésiter avec une ligne trop claire. À
la suite du mot dont l’origine vous semble suspecte, posez une
lettre quelconque, la lettre l par exemple, toujours la lettre l,
et ramenez l’arbitraire en imposant cette lettre pour initiale
au mot qui suivra. »
On comprend à quoi tendent les diverses consignes données par Breton (passivité
absolue du sujet réduit au statut d’« appareil enregistreur » ; suppression de tous les
contrôles, filtrages, censures qui fausseraient le surgissement du message
automatique ; recours à la rupture et à l’arbitraire comme garant de l’automatisme et
comme secours contre les pannes) : il s’agit d’obtenir une coulée verbale d’une pureté
totale puisque débarrassée de tous les conditionnements ordinaires de la pensée.
L’expérience la plus aboutie d’écriture automatique fut aussi la première : la
notation en commun par André Breton et Philippe Soupault, au printemps 1919, des
textes des Champs magnétiques. Ces textes ont frappé par la jubilation de l’écriture,
par l’émotion qui la porte, par la variété des images inattendues, par leurs effets
troublants :
« Petits sifflets. Je t’ai bien aimée aussi, banlieue avec tes
pavillons de chagrin, ton désolant jardinage. Lotissement des
terrains, j’ai votre plan dans de petites agences désertes. Le
droit de pêche est compris. Voyage aller et retour en troisième
s’effectuant au rappel de la leçon du lendemain ou des grands
pièges bleus de la journée. Je me défie toujours un peu des
gares rayonnantes et même des salles d’attente tempérées, du
poinçonnage énigmatique des billets. Mais je tends une main
charmante au moment de monter dans l’odeur du
chèvrefeuille. […] »
Ce qu’André Breton attend de l’écriture automatique, c’est d’abord le « nettoyage
définitif de l’écurie d’Augias », c’est-à-dire le congé donné à la conception
traditionnelle, héritée de l’esthétique classique, qui fait de la littérature une activité
concertée et réglée, un travail volontaire et contrôlé. L’écriture automatique doit
fonctionner comme une machine de guerre contre l’esthétique bourgeoise. Dans la
mesure où elle se veut pure expérience de la liberté de l’imagination, elle se situe au-
delà de l’activité littéraire au sens habituel. Elle s’accorde ainsi avec l’inspiration
fondamentale du surréalisme : sa « volonté d’ouvrir toutes grandes les écluses ».
Si l’écriture automatique apparaît comme la voie royale de l’exploration du
« fonctionnement réel de la pensée », elle apporte aussi des révélations sur le moi
profond du sujet écrivant sans contrôle. Produit de l’inconscient, le texte automatique
donne des matériaux pour une analyse de ces régions de l’être où surgit le désir, où
s’élaborent fantasmes et mythes.
Enfin, Breton espère que l’écriture automatique va participer à l’entreprise de
transformation du monde qui est l’ambition suprême du surréalisme. L’étrangeté des
textes automatiques, leur « absurdité immédiate » aux yeux même de leurs auteurs
oblige à reconsidérer l’interprétation du monde que nous livre le langage utilitaire.
L’écriture automatique doit ouvrir sur l’inconnu.
Cependant, dès 1933, André Breton avoue une certaine déception : l’histoire de
l’écriture automatique dans le mouvement surréaliste serait « celle d’une infortune
continue ». En effet, la pratique d’un automatisme réel de l’écriture s’est révélée plus
difficile que prévu. Certains y ont réintroduit le souci esthétique, en n’y voyant qu’un
facile pourvoyeur d’effets littéraires nouveaux. D’autres se sont montrés indignes de
la merveilleuse découverte (« Si vous écrivez, suivant une méthode surréaliste, de
tristes imbécillités, ce sont de tristes imbécillités » constate le Traité du style
d’Aragon en 1928). L’expérience, enfin, n’était pas sans danger : glissement vers
l’hallucination, risque de scission de la personnalité.
D’ailleurs, il n’y a peut-être pas de texte automatique absolument débarrassé de tout
conditionnement. L’écriture automatique reste une exigence : désir d’une situation-
limite, appel à une transgression des limitations langagières de l’homme. Le texte
produit importe donc moins que le processus de libération de l’écriture. C’est ce qui
fait que l’écriture automatique est pour André Breton la poésie même : mise à
l’épreuve par l’homme, dans l’expérience du langage, de sa propre liberté.
Il faut lire d’abord la réflexion des poètes. Qui parlera mieux qu’eux
de l’inspiration et du travail ? On se reportera aux textes de Baudelaire,
Mallarmé, Claudel, Valéry, Breton ou Paz cités dans la bibliographie
générale, en fin de volume.
PROSE ET POÉSIE
1. TRADUIRE LA POÉSIE ?
2. MARCHE DE LA PROSE, DANSE DE LA POÉSIE
3. L’ÉCHEC DU LANGAGE
4. LE SILENCE DE LA POÉSIE
5. LES MOTS SONT DES CHOSES
6. « INSENSÉ QUI CROIS QUE JE NE SUIS PAS TOI »
7. LA POÉSIE CONTRE LA PROSE
8. TOUTE POÉSIE EST EMBLÉMATIQUE
9. HARMONIE INITIATIVE ET ÉTYMOLOGIE
10. LE SYMBOLISME DES SONS
11. POÉSIE PHONIQUE
12. SYNESTHÉSIES
13. PERVERSITÉ DE LA LANGUE FRANÇAISE
14. POÉSIE GRAPHIQUE
15. POÉSIE CONCRÈTE
16. POÉSIE ET VÉRITÉ
D’où vient que certains textes, que l’on appelle des poèmes, exercent
sur ceux qui les reçoivent des effets que ne procure pas normalement le
langage ordinaire ? Il n’est rien de plus irritant que de vouloir définir
cette puissance poétique et tracer la frontière où commence la poésie.
Dans le domaine français, cette limite a été longtemps évidente, marquée
par la versification.
Mais ce critère est devenu incertain : le vers libre, le verset, le poème
en prose ont effacé la frontière. Réciproquement, des textes qui
respectent parfaitement les règles de la métrique classique ne sont pas
acceptés comme poèmes. Ainsi cette phrase qu’on pouvait lire naguère
sur les portes des wagons du métro parisien :
Le train ne peut partir que les portes fermées.
Qui la reconnaît pour le vers qu’elle pourrait être : un alexandrin au
rythme solide, soutenu par l’allitération en p ? Et la phrase qui est
devenue l’archétype de la prose : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles
et me donnez mon bonnet de nuit ». On a pu montrer qu’elle constitue un
groupe de deux parfaites structures métriques de neuf syllabes et une
réussite formelle impeccable (Georges Mounin, La Communication
poétique). Et pourtant Monsieur Jourdain a raison : c’est de la prose. Le
respect de contraintes formelles ne suffit pas à déterminer la qualité
poétique d’un texte.
1. TRADUIRE LA POÉSIE ?
3. L’ÉCHEC DU LANGAGE
4. LE SILENCE DE LA POÉSIE
Fraise et noix
Dans le bois
Sucre et pain
Dans ma main
Plume et colle
Dans l’école
Et le faiseur de bêtises
Bien au chaud dans ma chemise.
(Comptine moderne de Luc Bérimont)
Paroles, 1949)
1917)
Puisque diverses expériences ont établi que les sons du langage sont
universellement mis en relation avec des formes sensibles, notamment visuelles, il est
possible de dresser le tableau de ces correspondances. Cette valeur signifiante des
sons est fonction de leurs caractères acoustiques et articulatoires : acuité ou gravité,
ouverture, volume des résonateurs (pharynx et cavité buccale), nasalité, etc.
Légèrement adapté, le tableau ci-dessus est celui que donne Claude Tatilon dans
Sonorités et texte poétique. Il ne s’agit en aucun cas d’un « dictionnaire des sons » que
l’on pourrait utiliser mécaniquement. Par exemple, un vers accumulant le son [l] ne
« signifiera » pas nécessairement, automatiquement la « petitesse », la « clarté » ou un
« bruit aigu ». Les valeurs proposées en face de chaque son linguistique sont des
« latences », que le poète actualise et exploite à son gré. D’une façon générale, le
symbolisme des sonorités qu’utilise la poésie reste mouvant et flou.
On aura remarqué que, dans ce tableau, le son [r], selon le caractère articulatoire
considéré, suggère soit la « douceur » et le « glissement », soit la « violence ». Ceci
doit mettre en garde contre toute utilisation aveugle de ce code, et rappelle que les
sons n’ont que le sens que le poème leur donne.
Malicieusement, René de Obaldia se moque de ceux qui feraient trop confiance au
pouvoir des sons :
Le geai gélatineux geignait dans le jasmin
Voici, mes zinfints,
Sans en avoir l’air,
Le plus beau vers de la langue française.
12. SYNESTHÉSIES
op. cit.)
L’âne :
Souffrez qu’Aliboron clopinant, ricanant.
Et bravant le bâton d’un maître chagrinant
Ouvre une large gueule et s’évertue à braire…
La poésie s’écrit. Sur la page imprimée, les mots exposent leur forme
plastique. Qui ne serait sensible aux images qui se dessinent ainsi sur
l’espace blanc ? Paul Claudel, au contact des idéogrammes chinois, a
découvert les vertus mimétiques de l’écriture ; il s’est demandé « si dans
notre écriture occidentale il n’y aurait pas moyen de retrouver également
une certaine représentation des objets qu’elle signifie » (Idéogrammes
occidentaux, 1926) ; d’où l’hypothèse des idéogrammes occidentaux :
dans les mots écrits en caractères latins, chaque lettre représente un
fragment de sens :
« Monument. C’est un véritable édifice du temps de Louis XIV avec
ses deux ailes symétriques et sa loggia centrale tout encadrée de
colonnes. »
« Âne. Le cri formidable exécuté par la bouche largement ouverte
d’un artiste et pourquoi la barre de l’a ne serait-elle pas la queue que
l’animal tient toute droite pour s’aider à braire si l’on en croit la
comtesse de Ségur ? n est le pont formé par l’échine du quadrupède, e
son arc-boutement pour ruer. »
Claudel est souvent revenu sur cette hypothèse que la figure visuelle
des mots du français est significative. Il les transforme en rébus
poétiques. Ainsi le mot « Quilles » : « Il représente le travail d’une boule
ou d’une idée lancée à toute vitesse au travers d’une assistance au port
d’armes et y décrivant grâce à la répercussion toutes sortes de lacets
exterminateurs. » Ou bien c’est le mot « Locomotive » : « Nous avons le
portrait de l’engin avec sa cheminée, ses roues, ses pistons au travail,
l’abri du chauffeur, le sifflet, le levier de commande et enfin l’attache
avec le train. » Mais le troisième exemple est encore plus suggestif. Il
dérive à partir du mot « Rêve » : « R c’est le filet à papillon et la jambe
tendue en avant, l’accent circonflexe c’est le papillon de Psyché, et l’E
au-dessous c’est l’échelle, c’est-à-dire l’Engin avec lequel nous essayons
lourdement d’attraper ce souffle aérien. Les bras que nous levons vers lui
en un geste dissymétrique et inverse c’est le V. Et enfin la dernière lettre,
c’est l’Échelle qui reste seule. Il n’y a plus de papillon » (« L’Harmonie
imitative », dans Positions et propositions).
L’hypothèse claudélienne ne concerne que le mimétisme graphique de
mots isolés. Si on joue sur la répartition des mots et des vers à l’intérieur
de la page, on obtient le calligramme pratiqué par Guillaume
Apollinaire : le poème se dessine lui-même graphiquement. Soit le
calligramme Il pleut : les vers tombent obliquement sur la page, comme
des rayures de pluie. Ce jeu poétique a d’ailleurs des antécédents très
anciens. Le poète grec Théocrite (IIIe siècle av. J.-C.) a composé un poème
sur la syrinx dont les vers d’inégale longueur évoquent la forme de cet
instrument de musique (flûte de Pan). Les strophes irrégulières des
« Djinns » de Victor Hugo (dans Les Orientales, 1829), avec leurs vers
de longueur croissante, puis décroissante, représentent visuellement
l’arrivée bruyante des esprits de la mort, puis leur progressive disparition.
On a parfois méconnu l’importance de l’espace et de l’écriture dans le
phénomène poétique. On a cru que la poésie était plus proche de la
musique, qu’elle donnait la priorité aux sons : n’est-elle pas née,
probablement, en association avec le chant et la danse ? Il existe
d’ailleurs d’innombrables productions poétiques qui se sont passées et se
passent de l’écriture : ce sont celles de la tradition orale. Et certains
amateurs estiment que le poème n’est pleinement lui-même que s’il est
dit.
À l’inverse, Saint-John Perse se déclarait « hostile, en principe, à toute
récitation poétique » : la lecture à haute voix lui semblait, « pour le
français du moins, limiter ou fausser la portée de l’écrit sur ses multiples
voies, concurrentes ou divergentes ». Ce qui revient à dire que l’écriture
par elle-même concourt à produire des effets poétiques. On peut le mettre
en évidence en comparant les versions orale et écrite d’un même texte.
Soit cette phrase qui, prononcée, ne présente pas de séduction poétique
particulière :
« Quand les poètes s’ennuient, alors il leur arrive de prendre une
plume, et d’écrire un poème ; on comprend, dans ces conditions, que ça
barbe un peu, quelquefois, la poésie, la poésie ! »
Mais quand Raymond Queneau l’écrit, il en fait un poème, le septième
des arts poétiques de L’Instant fatal :
Quand les poètes s’ennuient alors il leur ar –
Rive de prendre une plume et d’écrire un po –
Ème on comprend dans ces conditions que ça bar –
Be un peu quelquefois la poésie la po –
Ésie
On voit bien comment c’est la mise par écrit qui suscite le poème. Le
passage à la ligne découpe cinq vers jusqu’alors cachés : quatre
« alexandrins » (qui posent quelques problèmes de césure) et un dernier
vers hors-norme, comme une coda sarcastique. La coupure des mots en
fin de vers révèle des rimes, parfaitement inaudibles dans la première
version « orale ». La majuscule (convention typographique de la poésie
française classique) au début des vers 2, 3, 4 et 5, tombe au beau milieu
d’un mot et donne à chacun d’eux une figure étrange. L’absence de
ponctuation, contraire au code habituel de l’écrit, mais sensible
seulement à l’écrit, ajoute une indécision « poétique ». Ainsi, c’est
l’écriture, la disposition du texte sur l’espace de la page, qui transforme
une platitude en un poème ironique.
« La façon dont on dispose les mots sur une page doit être considérée
comme une autre grammaire » (Michel Butor). L’évolution de la poésie
française tend à donner de plus en plus d’importance à cette mise en
espace. La poésie classique se fonde sur des marques orales (le vers
mesuré et rimé) et écrites (la disposition des vers en colonnes, les
majuscules à l’initiale du vers, etc.). Le vers libre moderne n’est plus
guère sensible à l’oreille : ce sont les blancs typographiques qui le
limitent et le font respirer.
Si les poèmes sont faits pour être vus autant ou plus que pour être
entendus, ils peuvent jouer sur plusieurs niveaux de leur inscription
spatiale. La mise en page fait apparaître des rapports nouveaux entre les
mots ou bien elle les désarticule ou les dissémine. L’art poétique cité de
Raymond Queneau appartient à cette pratique. Mais beaucoup de fables
de La Fontaine jouent déjà sur la disposition typographique des vers :
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J’ai dévoré force moutons.
Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense.
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le berger.
Je me dévouerai donc, s’il le faut : mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi […]
(Les Animaux malades de la peste)
Il est bien clair que le minuscule vers de trois syllabes est comme
dévoré, lui aussi, par les longs alexandrins qui l’entourent. Les poètes
modernes ont été de plus en plus attentifs aux effets visuels de la poésie.
Ainsi, les épreuves de la première édition des Fleurs du mal révèlent-
elles le soin maniaque de Baudelaire, attaché à tout contrôler : répartition
des blancs et équilibre de la page, choix des caractères, perfection
typographique de chaque lettre, etc. Rien ne semble le satisfaire du
travail de son éditeur et imprimeur Poulet-Malassis. La recherche de
Mallarmé aboutit à l’étrange orchestration spatiale d’Un coup de dés
jamais n’abolira le hasard : toutes les ressources de la typographie
(variations de la forme et de la dimension des caractères), la répartition
calculée des blancs font éclater le vers traditionnel en une constellation
visuelle et sémantique. Au XXe siècle, il est fréquent qu’un poème
apparaisse mutilé, illisible au sens plein, si on le prive de sa dimension
visuelle. Ainsi, par exemple, ce poème d’Aragon. Si on le déclame, il ne
fait entendre que la répétition d’un même mot. Mais si on le regarde, on
voit que le jeu des blancs et des majuscules produit comme un dessin et
que la répétition devient problématique :
PERSIENNES
Persienne Persienne Persienne
Persienne persienne persienne
persienne persienne persienne persienne
persienne persienne persienne persienne
persienne persienne
Persienne persienne persienne
Persienne ?
(Le Mouvement perpétuel, 1925, Gallimard)
Il faut bien voir que cet « adieu au livre » (presque gidien, malgré le
ton libertaire propre aux années 1960) repose sur le postulat que le
monde est un livre, que le monde s’écrit lui-même partout (mais Hugo
déjà croyait lire dans les tours de Notre-Dame la lettre H gigantesque, sa
propre initiale, comme une signature au cœur de Paris). La poésie, c’est
l’écriture du monde. Elle se fait avec tout, puisque tout est lettre.
On peut estimer que ces recherches se parent abusivement du terme de
« poésie », qu’elles confondent « poésie » et « poétique ». Le poétique,
c’est, si l’on veut, le langage du monde que nous saisissons à travers
toutes les formes d’expérience esthétique ; la poésie, dans son sens strict,
reste à l’intérieur du langage.
Même exilée par les puristes hors du royaume de la poésie, la « poésie
concrète » nous offre des expérimentations curieuses et fascinantes,
souvent bien amusantes. Elle rappelle opportunément que le poème est
aussi un objet visuel. Bien des poètes le savent, qui attachent tant
d’importance à tous les détails pratiques de la fabrication de leurs livres
de poèmes. Par exemple, Apollinaire préparant, en 1914, l’édition d’un
premier livre de calligrammes sous le titre « Et moi aussi je suis peintre »
(la guerre fit capoter le projet) avait rêvé d’une impression coloriée (peut-
être au pochoir) de ses « poèmes idéographiques ».
Quand la poésie rivalise avec les arts plastiques, elle court le risque
d’abandonner sa spécificité ; quand elle se complaît aux jeux sonores de
l’harmonie imitative (on a vu qu’ils sont parfois poussés jusqu’au
ridicule), elle se fourvoie du côté de la représentation. Or toute la
réflexion moderne sur la poésie vise à l’en séparer. On répète que la
poésie n’a pas à montrer un monde déjà là, déjà constitué : ce qui est la
tâche de la prose. La poésie, elle, est acte de rébellion et d’invention.
« La création poétique est d’abord violence faite au langage. Son
premier acte est de déraciner les mots », affirme Octavio Paz (L’Arc et la
Lyre).
La poésie est rebelle quand elle refuse l’arbitraire du signe, quand elle
refuse l’échec du langage. Les recherches du mimétisme poétique
participent de cette révolte contre un usage appauvrissant du langage. La
poésie est invention quand les mots du poème suscitent des mondes
nouveaux, qu’ils libèrent tous les possibles, qu’ils laissent affleurer un
désir qu’ils tendent à réaliser : on reconnaît là l’un des thèmes fondateurs
du surréalisme.
La poésie se distingue de la prose non pas parce qu’elle dit mieux, ni
même parce qu’elle dit autrement, mais parce qu’elle dit plus, et qu’elle
dit autre chose. Or, l’expérience de tout lecteur de poèmes le montre, il
n’est rien de plus difficile à définir et exprimer que ce « plus » ou cette
« autre chose ». Si l’on tente d’expliciter ce que « dit » la poésie, le sens
s’affaiblit, se banalise, s’évanouit. C’est ce que doit constater le narrateur
dans Ferdydurke, œuvre du romancier polonais Witold Gombrowicz,
quand on lui demande d’interpréter le sens d’un de ses poèmes étranges :
« … après un moment de méditation je réussis à traduire en langage
intelligible le contenu de la strophe suivante :
LE POÈME
Les horizons éclatent comme des bouteilles
La tache verte pousse vers le ciel
Je retourne à l’ombre des sapins
et là-bas :
Je bois la dernière gorgée inassouvissante
De mon printemps quotidien
MA TRADUCTION
Les cuisses, les cuisses, les cuisses,
Les cuisses, les cuisses, les cuisses, les cuisses,
La cuisse.
Les cuisses, les cuisses, les cuisses. »
(Witold Gombrowicz,
Ferdydurke, Julliard)
LE LANGAGE POÉTIQUE
1. LA FONCTION POÉTIQUE DU LANGAGE
2. LE « PRINCIPE D’ÉQUIVALENCE »
3. PARALLÉLISME ET POÉSIE DE LA GRAMMAIRE
4. UNE LANGUE ÉTRANGÈRE ?
5. UN PARTI PRIS DES MOTS
6. FIGURES
7. LES TROPES : MÉTAPHORES, MÉTONYMIES,
SYNECDOQUES
8. MÉTAPHORES, IMAGES, COMPARAISONS
9. RÉPÉTITIONS
10. POÉSIE DES ÉPITHÈTES
11. FIGURES DE PARALLÉLISME
Contexte
Fonction référentielle
Message
Fonction poétique
Destinateur Destinataire
(locuteur) Fonction
Fonction conative
émotive
Contact
Fonction phatique
Code
Fonction
métalinguistique
2. LE « PRINCIPE D’ÉQUIVALENCE »
7. Poésie du mot
Les mots paraissent étrangers et donc poétiques quand on les invente
(néologismes), quand on les tire de strates particulières de la langue (archaïsmes,
provincialismes, termes argotiques ou techniques), quand on les emprunte à une
langue vraiment étrangère, quand on les détourne de leur sens habituel (par des
figures de style que la rhétorique classique appelait des tropes), quand on utilise des
noms propres (qui désignent un objet unique et ne peuvent faire complètement sens
que si l’on connaît cet objet). Chacune de ces catégories pourrait être représentée par
une multitude d’exemples :
• Néologismes :
Un Christ empistolé, tout noirci de fumée
(Ronsard)
(Comprenons : un Christ comme armé d’un pistolet, enrôlé dans les combats du
temps)
Or, Seul, hanté par l’odorance du Jardin […]
Ouraganer la paix de mon éternité
Afin que je m’apprête aux tempêtes futures
(Saint-Pol Roux)
• Archaïsmes :
Devant l’huis des auberges grises
(Apollinaire)
• Provincialismes :
Vous y dansiez petite fille
Y danserez-vous mère-grand
C’est la maclotte qui sautille
(Apollinaire)
(La « maclotte » est une danse de la région de Stavelot, dans les Ardennes.)
• Emploi d’un vocabulaire technique :
Enfin les hommes de science – physiciens, pétrographes et
chimistes : flaireurs de houilles et de naphtes, grands
scrutateurs des rides de la terre et déchiffreurs de signes en
bas âge ; lecteurs de purs cartouches dans les tambours de
pierre, et, plus qu’aux placers vides où gît l’écaille d’un beau
songe, dans les graphites et dans l’urane cherchant le minuit
d’or où secouer la torche du pirate, comme les détrousseurs
de Rois aux chambres basses du Pharaon.
(Saint-John Perse,
Vents, 1960)
• Mots étrangers :
Tout l’affreux passé saute, piaule, miaule et glapit
Dans le brouillard rose et jaune et sale des Sohos
Avec des indeeds et des all rights et des haôs.
(Paul Verlaine,
(La kôra, harpe ou luth comprenant 16 à 32 cordes tendues sur un long manche et
une calebasse jouant le rôle d’une caisse de résonance, et le balafong, sorte de
xylophone, sont les instruments traditionnels des griots de l’Afrique de l’Ouest.)
• Tropes :
Faut-il donner des exemples ? Métonymies et surtout
métaphores sont le pain quotidien des poètes, et elles seront
étudiées plus loin pour elles-mêmes.
• Noms propres :
Rose Auroy, te souviens-tu de ce petit garçon exotique
Que la vieille Lola nommait « Milordito » ?
(Valéry Larbaud)
6. FIGURES
La langue poétique se distingue donc par des particularités qui ont dès
longtemps attiré l’attention : libertés que les poètes prennent avec la
syntaxe, la morphologie, voire l’orthographe courantes ; choix de
lexiques spécifiques ; contraintes phonétiques (effets d’expressivité
sonore) surimposées à la langue. La rhétorique traditionnelle a recensé
toutes les figures susceptibles d’affecter le langage poétique et qui sont
autant de possibilités de rendre visible le langage en tant que tel, donc de
faire-valoir la « fonction poétique ». D’où l’assimilation parfois établie
entre langage figuré et langage poétique : l’emploi de figures rhétoriques
pouvant constituer un critère d’appartenance au domaine poétique. Ce
qui est peut-être une illusion, car on rencontre beaucoup de figures dans
des textes non poétiques, qui font appel subsidiairement à la fonction
poétique du langage, et l’on peut imaginer des poèmes sans figures,
puisqu’il suffit d’un geste pour ériger un poème : arracher un énoncé à la
langue courante (qui court droit devant elle sans se poser de problèmes),
comme André Breton étalant le mot « île » sur la page, comme
Apollinaire (au début de « La petite auto »), c’est déjà le constituer en
texte de poésie.
8. Figures de construction
Les principales figures de construction par suppression d’un terme (qu’on dit
« sous-entendu ») sont l’ellipse, le zeugme et l’asyndète.
• L’ellipse, d’après la définition de Fontanier, dans son
traité classique des Figures du discours (1818), consiste en
« la suppression de mots qui seraient nécessaires à la
plénitude de la construction, mais que ceux qui sont exprimés
font assez entendre pour qu’il ne reste ni obscurité ni
incertitude ».
Henri Michaux joue sur les ellipses propres au style
télégraphique dans « Télégramme de Dakar » :
Baobabs beaucoup baobabs
baobabs
près, loin, alentour,
Baobabs, Baobabs.
(Lointain intérieur, 1938)
L’ellipse du verbe produit la phrase nominale, qui est un des recours fréquents de la
poésie moderne. En effet, posant une réalité en dehors d’un procès, la phrase nominale
l’arrache au temps et lui confère un statut déjà poétique ; la phrase nominale est, si
l’on veut, l’équivalent du geste du poète arrachant ses mots à la langue courante.
Et les servantes de ma mère, grandes filles luisantes…
Et nos paupières fabuleuses… Ô
clartés ! ô faveurs !
(Saint-John Perse,
Éloges)
• Le zeugme réunit plusieurs membres de phrase par un élément qui leur est
commun et qui n’est pas répété. Le zeugme est particulièrement intéressant quand
l’élément commun n’a pas la même valeur, syntaxique ou sémantique, pour les deux
membres de phrase. Certains théoriciens appellent « attelage » le zeugme sémantique,
comme dans le vers célèbre de Victor Hugo (« Booz endormi ») :
Vêtu de probité candide et de lin blanc
• L’asyndète est une forme d’ellipse, puisqu’elle omet les
particules de coordination qui devraient unir les différentes
parties d’une phrase de même fonction et de même niveau.
L’asyndète a la réputation d’introduire du désordre, de rendre
chaotiques les longues énumérations à la Whitman. Dans
l’exemple suivant, emprunté à Aimé Césaire, l’asyndète
contribue à produire un effet de tension, qui semble se
résoudre avec l’apparition finale de la conjonction de
coordination « et » :
la pierre qui s’émiette en mottes
le désert qui se blute en blé
le jour qui s’épelle en oiseaux
le forçat l’esclave le paria
la stature épanouie harmonique
la nuit fécondée la fin de la faim
du crachat sur la face
et cette histoire parmi laquelle je marche mieux que durant
le jour
(Ferrements, 1960)
• L’hyperbate est une inversion qui a pour résultat de séparer deux mots étroitement
unis et qui donne l’impression d’un ajout à un énoncé qui semblait clos :
La nuit m’habitera et ses pièges tragiques
(Alain Grandbois)
Sylves, 1927)
Clair de Terre)
« La Loreley », Alcools)
Ici, les yeux sont des yeux et les astres des astres. Dans la métaphore
(« aux yeux pleins de pierreries »), le mot « pierreries » se charge de
valeurs figurées, différentes de son sens habituel.
La comparaison est réputée de moins d’efficacité poétique que la
métaphore. Elle explicite et présente un raisonnement articulé sur les
particules de comparaison. La métaphore impose la fulguration d’une
évidence intuitive. C’est pourquoi Mallarmé affirmait vouloir rayer le
mot « comme » du dictionnaire. En fait, la poésie moderne a souvent su
tirer parti de la comparaison en lui faisant produire des rapprochements
énigmatiques. Le mot « comme », au lieu de justifier un parallèle,
ménage de troublantes rencontres de termes :
« Comme, je dis comme et tout se métamorphose, le marbre en eau,
le ciel en orange, le vin en plaine, le fil en six, le cœur en peine, la peur
en seine. »
(Robert Desnos,
9. RÉPÉTITIONS
Paroles, 1949)
Paroles)
Le poème est encadré par deux chants funèbres (v. 1-2 et v. 27-30). Du
vers 3 au vers 26 se développe un récit de la mort de la jeune fille. Un
chiasme apparaît dans chacun des deux thrènes. Le premier est d’ailleurs
entièrement gouverné par cette figure, puisque le vers 2 inverse
exactement le vers 1. Le chiasme final est plus discret : il résulte de la
mise en relation du vers 30 avec le vers 10 et là encore l’ordre des termes
est inversé.
Le grand récit central est coupé en deux moitiés égales par une figure
très visible : l’anadiplose qui fait passer du vers 14 au vers 15, et qui,
curieusement, semble moins enchaîner qu’opposer les deux parties du
récit. En effet, par sa situation médiane, la figure souligne le contraste
entre un premier récit (v. 3-14), dérapant vers l’irréel en évoquant le
cortège de noces qui n’a pas eu lieu, et un second récit (v. 15-26),
consacré à la réalité du cortège de deuil. L’anadiplose suggère la présence
d’un chiasme massif articulant tout le récit central :
Récit 1 + « elle est au sein des flots »/« Elle est au sein des flots »
+ Récit 2
S’il y a inversion de l’ordre des termes, il y a aussi inversion des
valeurs : cortège de noces/cortège de deuil. Comme il y a renversement
du sens de la phrase pourtant répétée à l’identique. Au vers 14, « elle est
au sein des flots » a une valeur d’action et désigne le point d’arrivée
d’une trajectoire, la chute de la jeune fille dans la mer. Au vers 15, c’est
une valeur d’état : la jeune fille est déjà noyée.
L’insistance dans ce poème sur la figure du chiasme invite à regarder
vers le point où la figure se retourne, où l’ordre s’inverse, c’est-à-dire sur
ce passage du vers 14 au vers 15. C’est à cette frontière de vers, dans ce
blanc typographique, qu’a lieu ce que le poème refuse de dire : la mort,
l’instant de la mort, l’indicible et impensable moment du temps où le
vivant s’inverse en cadavre… Le poème ruse avec la réalité de la mort
(par les euphémismes : « elle a vécu » pour « elle est morte » ; par
l’évocation étonnante du « beau corps » – et non d’un cadavre boursouflé
de noyée ; un mot pourtant introduit l’horreur de la mort : « cercueil » au
dernier vers du récit ; mais il s’agit d’un anachronisme – les anciens
Grecs n’enterraient pas les morts dans des cercueils – et d’un « lapsus »
de l’« archéologue » Chénier, qui, littéralement, ne peut pas dire la mort
avec des mots « grecs »). Le poème s’emploie à adoucir la mort, et, en
même temps, il en souligne l’horreur, en centrant tout sur ce point vide de
symétrie, où tout s’inverse.
Le chiasme attire aussi l’attention sur le retour inversé des cortèges
symétriques, noces et funérailles. La figure de la mariée se fond dans
celle de la morte, pour aboutir à la pure négativité du quatrain final : le
non-cortège de noces que chante le cortège funèbre.
LA VERSIFICATION
1. PRESTIGE DU VERS : IL EST À L’ORIGINE DU LANGAGE
2. MÉFIANCES
3. LA VERSIFICATION
4. LE PRINCIPE DU RETOUR
5. CAS LIMITES : VERS HOLORIMES, MONOSTICHES,
PALINDROMES
6. LE VERS FRANÇAIS
7. LE VERS MÉTRIQUE ET LA CÉSURE
8. COMMENT SE PLACE LA CÉSURE ?
9. RÉGULARITÉ DE LA CÉSURE ET VARIÉTÉ DES COUPES
10. CÉSURES ET COUPES ÉPIQUES, LYRIQUES,
ENJAMBANTES
11. LE DÉCOMPTE DES SYLLABES
12. LA RIME
13. LE RÔLE DES ACCENTS
14. LA STROPHE
15. LES POÈMES À FORME FIXE
16. LE VERS LIBRE
17. LE POÈME EN PROSE
18. VERS D’AUTRES VERSIFICATIONS ?
Le vers est l’élément de base du poème. Du moins si l’on accepte la
définition que donnent, comme on l’a vu, la plupart de nos dictionnaires,
qui présentent le poème comme un « ouvrage de poésie en vers ».
Le privilège accordé à la forme versifiée, censée fonder l’essence
même du poème, semble cependant contesté par l’existence du poème en
prose, devenu depuis deux siècles une des formes poétiques les plus
productives. Mais le poème en prose naît d’un projet paradoxal : il vise à
produire, en dehors du vers, des effets comparables à ceux des poèmes
versifiés. Dans une lettre de février 1865 à son ami Cazalis, auteur aussi
bien de poèmes en vers que de poèmes en prose, Mallarmé soulignait la
convergence des deux genres : « Je confonds ceux en prose avec ceux en
vers, parce que ton vers n’est au fond que ta prose ailée, plus rythmée et
caressée d’assonances. » Tout se passe comme si le poème en prose, qui
se construit dans et sans doute par la négation du vers, renvoyait, en une
sorte de poétique négative, à cela même qu’il nie : le souvenir, le
fantôme, l’absence sensible du vers (on reviendra plus loin sur les
problèmes posés par le poème en prose.)
D’une manière très générale, on peut définir le vers comme un
découpage de la langue. Il forme un fragment d’énoncé, dont l’unité est
marquée par une pause finale (que signalent à l’écrit le blanc et le
passage à la ligne suivante). Paul Claudel propose une définition qui
n’est pas très éloignée : « Tel est le vers essentiel et primordial, l’élément
premier du langage, antérieur aux mots eux-mêmes : une idée isolée par
du blanc » (Réflexions et propositions sur le vers français, 1925).
Éventuellement, le découpage du vers peut ne pas coïncider avec
l’articulation syntaxique de la phrase. Pour le linguiste Jean-Claude
Milner, c’est même la propriété qui fonde le vers : « Il y a vers dans une
langue dès qu’il est possible d’insérer des limites phonologiques sans
avoir égard à la structure syntaxique » (Ordres et raisons de langue,
Seuil, 1982). Le vers naît de la possibilité de découper des énoncés selon
d’autres règles que celles de la seule syntaxe.
Ces formulations, les plus larges possibles, s’appliquent aussi bien à la
versification classique, réglée et mesurée, qu’au vers libre moderne,
parfois simplement délimité par un blanc typographique. Dans tous les
cas, le vers suppose un usage particulier de la langue, plus ou moins
contraint pour le vers métrique, plus ou moins souple pour le vers libre,
mais qui se distingue sur certains points de la langue usuelle.
Revenant en 1973 sur l’ensemble de sa réflexion sur la poétique (dans
le « Post-scriptum » ajouté au recueil des Questions de poétique), Roman
Jakobson constatait : « Le vers paraît appartenir aux phénomènes
universaux de la culture humaine ». Ce point de vue a été parfois
contesté. La distinction et l’opposition entre la prose et le vers
appartiendraient surtout à la tradition culturelle gréco-latine et ne seraient
guère pertinentes dans d’autres contextes, en particulier dans les cultures
fondées sur la prééminence de l’oralité. Marcel Jousse, spécialiste des
études bibliques qui était allé étudier la transmission orale chez les
peuples africains du Sahel, préférait parler de « style oral rythmique » à
propos de la tradition orale. Pour lui, la forme poétique se manifeste par
des faits de rythme, soulignés dans la performance (effets de
prononciation, par exemple, parfois amplifiés par la gestuelle). Ce qui
distinguerait le texte poétique, ce serait son enracinement, son marquage,
sa trace dans le corps de celui qui le profère.
2. MÉFIANCES
3. LA VERSIFICATION
4. LE PRINCIPE DU RETOUR
Le vers est ce qui fait retour. C’est du moins ce que souligne une
étymologie souvent citée : versus, en latin, est formé sur vertere (=
tourner) et signifie littéralement « sillon ». Alors que la prose (du latin
oratio prosa, « discours qui va de l’avant ») file droit devant elle, le vers
retourne sur lui-même, comme la charrue que conduit le laboureur. Le
vers se développe en une succession de retours parallèles. À la fin du
XIXe siècle, le poète anglais Gerald Manley Hopkins avait déjà défini la
structure de base de la poésie comme « un parallélisme continué », et le
vers comme « un discours répétant totalement ou partiellement la même
figure phonique ». Roman Jakobson reconnaît dans ce parallélisme le
principe constitutif de ce qu’il appelle la « fonction poétique du
langage ».
Le parallélisme a sans doute été d’autant plus sollicité qu’il donne au
vers des pouvoirs mnémotechniques : la forme versifiée de la poésie
orale s’inscrit dans la mémoire par le retour de ses équivalences
(syllabisme régulier des vers français ou effets d’écho des jeux de rimes
ou d’assonances). Il est probable qu’à l’origine le parallélisme a été
soutenu par des gestes, par des balancements, par une rythmique du corps
(ce qu’analyse Marcel Jousse dans le style oral de ceux qu’il appelle les
« verbo-moteurs »).
Quand les vers s’écrivent, ils manifestent visuellement le principe de
retour par leur disposition en lignes qui forment sur la page une colonne
entourée de blanc. Alors que la prose va de l’avant jusqu’au bord droit de
la page, et continue jusqu’à épuisement, le vers s’arrête avant la fin de la
ligne. De la même façon qu’à l’oral il découpe des segments réguliers
dans la chaîne parlée, il dessine sur la page, pour le plaisir de l’œil, un
espace qui le met en évidence.
Les règles traditionnelles de la typographie française font commencer
le vers en retrait par rapport au bord gauche de la page : si les vers sont
de même mesure, ils superposent exactement leur initiale, créant sur la
marge gauche un espace blanc vertical homogène ; si les vers sont de
mesure variée, la marge de gauche diminue ou augmente selon que les
vers comptent plus ou moins de syllabes, ce qui produit une symétrie
d’ensemble nettement visible.
Le début du vers est souligné par une majuscule, même s’il ne coïncide
pas avec un début de phrase.
Une aube affaiblie
Verse par les champs
La mélancolie
Des soleils couchants.
La mélancolie
Berce de doux chants
Mon cœur qui s’oublie
Aux soleils couchants
(Paul Verlaine,
« Il y a », Calligrammes, 1918)
Francis Ponge lui-même, dans ses premiers poèmes, s’est laissé tenter
par la gageure :
Un fervent de la pantomime osa
Enfer ! vendre la pente au mimosa
(repris dans Tome premier, 1965)
Faut-il ne voir que pure plaisanterie dans ces vers qui n’existent que
par l’à-peu-près et le calembour ? Le passage à la limite peut aussi se lire
comme une célébration ludique du retour, en tant que fondement quasi
ontologique du vers.
La nécessité du retour et le fait qu’un vers n’est vers que par
comparaison à d’autres rendent impossible, en principe, l’existence du
vers isolé. Pourtant, le poète libanais Georges Schehadé a composé une
Anthologie du vers unique (1977), supposant que les vers qu’il a isolés
des poèmes où ils figurent conservaient en eux-mêmes et sans leur
contexte quelque chose de leur pouvoir de vers. On connaît aussi le
poème de Guillaume Apollinaire, « Chantre » (Alcools, 1913), constitué
d’un seul vers :
Et l’unique cordeau des trompettes marines
Apollinaire reprend en fait la tradition très ancienne (les inscriptions
antiques en fournissent maints exemples) du monostiche (« vers unique »
selon l’étymologie grecque). Là encore, le passage à la limite, la gageure
du vers isolé rend l’hommage du vice à la vertu. Outre le fait qu’il
s’affiche comme vers par l’équilibre de sa structure interne soulignée par
la césure et sans doute aussi par sa conformité au modèle culturel réalisé
dans les innombrables alexandrins de la littérature française, le vers-
poème d’Apollinaire tend à suggérer, malgré l’insistance sur l’unicité
(l’unique cordeau), l’impossibilité pour le vers de rester isolé. Tout invite
le lecteur à lui supposer un prolongement. Le choix comme mot initial de
la conjonction de coordination Et, suggérant un enchaînement possible, le
caractère inachevé du membre de phrase qui reste en attente de son
développement semblent appeler un contexte : comme s’il fallait
équilibrer par on ne sait quels vers potentiels un vers réel désespérément
orphelin. Mais il est aussi impossible d’imaginer ce que serai (en) t le ou
les vers absent(s) que d’accepter la solitude définitive du vers que nous
lisons. Troublante aporie, qui donne peut-être à « Chantre » sa
fascination particulière.
Troublantes aussi les suggestions qui naîtraient, si on se laissait
emporter par le jeu des associations. La trompette marine est, selon le
Littré, un « instrument de musique, composé d’un manche fort long et
d’un corps de bois résonnant, avec une seule corde, sur laquelle on joue
avec un archet, en la pressant sur le manche avec le pouce ». On connaît
la trompette marine surtout grâce à Monsieur Jourdain, le « bourgeois
gentilhomme », qui exige que cet instrument figure dans le « concert de
musique » (on dirait aujourd’hui « l’orchestre ») qui jouera chez lui
chaque semaine : « Il y faudra mettre aussi une trompette marine. La
trompette marine est un instrument qui me plaît, et qui est harmonieux. »
Les trompettes marines d’Apollinaire (même si le calembour
cordeau/« cor d’eau » invite à entendre aussi quelque trompe ou porte-
voix en usage dans la marine) ne peuvent pas ne pas évoquer l’instrument
cher à Monsieur Jourdain. Or, Monsieur Jourdain est devenu un
personnage littéraire quasi proverbial pour avoir appris de son maître de
philosophie que « tout ce qui n’est point prose est vers » et que « tout ce
qui n’est point vers est prose ». En se laissant apercevoir, en filigrane,
dans « Chantre », il introduit avec lui la vieille opposition de la prose et
des vers, et comme une incitation à s’interroger sur la nature littéraire du
monostiche d’Apollinaire : énoncé en prose ou déjà vers organisé ?
Toutefois, si un monostiche peut être défini comme vers, c’est surtout
parce que le principe de retour ne joue pas uniquement comme
parallélisme externe (c’est-à-dire comme alignement de vers multiples),
mais qu’il peut procéder par retournement sur soi. Dès 1921, le théoricien
formaliste russe Tynianov proposait de considérer le vers comme « une
construction dans laquelle tous les éléments se trouvent en corrélation
réciproque ». C’était insister sur le fait que le vers échappe à
l’écoulement linéaire de la prose : il établit des liaisons multiples entre
tous ses éléments dont on ne prend conscience que par rétroaction. Le
vers fait nécessairement retour sur lui-même.
Il existe une forme de vers – considérée en général comme une
curiosité littéraire – qui met au premier plan le retour intérieur : c’est le
vers palindrome ou vers rétrograde, que l’on peut lire aussi bien de
gauche à droite que de droite à gauche. Ce divertissement est pratiqué
depuis l’Antiquité et on en trouve de nombreux exemples en latin. Ainsi
cet hexamètre qu’il faut, paraît-il, mettre dans la bouche du diable :
Signa te, signa, temere me tangis et angis
et que l’on peut traduire : « Signe-toi, signe-toi, c’est en vain que tu
me touches et me tourmentes. » Le palindrome est de réalisation plus
délicate en français. Étienne Pasquier, poète et historien du XVIe siècle,
cite celui-ci, de Jacques Favreau, qui est rendu possible par l’ancienne
confusion graphique du [i] et du [j] :
L’âme des uns iamais n’use de mal.
Les vers palindromes sont rangés dans la catégorie des amusements
intellectuels et considérés comme des « puérilités difficiles » (Pierre
Larousse). Certains pourtant bénéficient d’un étrange succès. C’est le cas
de celui que l’on attribue au poète latin Sidoine Apollinaire (430-487 ou
489) et qui aurait été inspiré par la contemplation des papillons de nuit :
In girum imus nocte et consumimur igni
Il a été souvent cité et utilisé comme une sorte de mot de passe dans la
mouvance du courant situationniste (mouvement d’avant-garde de la fin
des années cinquante, animé par Guy Debord, utilisant le détournement
comme technique de critique radicale). La fascination qu’il suscite tient à
la circulation infinie du sens (qui ne limite pas à sa valeur de traduction :
« nous tournons dans la nuit et brûlons dans le feu »). Perfection de ce
vers palindrome qui ne cesse de mourir et renaître dans son vertige de feu
tournoyant.
6. LE VERS FRANÇAIS
L’unanimité ne s’est pas encore faite sur une définition rigoureuse des
caractéristiques du vers français moderne (c’est-à-dire tel qu’il existe
depuis la Renaissance). C’est qu’en cinq siècles le même mot « vers » a
désigné des réalités langagières très différentes : vers classique, réglé,
mesuré par le nombre des syllabes, vers libéré, puis vers libre et verset…
sans oublier les vers mêlés, dits aussi vers libres, de La Fontaine et des
poètes des XVIIe et XVIIIe siècles, qui superposent des vers de nombre
variable.
Le vers de la tradition classique, de Ronsard à Hugo, est métrique,
donc fondamentalement un vers syllabique. Le vers libre, qui aspire à
s’accorder au rythme du poète, fait de l’accent l’élément moteur du vers
(« Ce qui est essentiel dans le vers français, c’est non pas le nombre des
syllabes, ni la césure, ni la rime, ni aucun artifice, mais le rythme »,
André Spire, 1912). Certains théoriciens, sensibles à l’assouplissement
qui se remarque dans le vers métrique traditionnel au cours du XIXe siècle,
définissent celui-ci comme un vers mi-accentuel. On discute aussi du rôle
de la rime, pour savoir si elle constitue ou non une frontière de vers.
L’incertitude sur la définition même du vers français explique le flou,
voire les contradictions que l’on rencontre dans beaucoup de réflexions
théoriques : ainsi de l’imprécision ou de la confusion qui entoure les
notions de césure (pour les uns elle est fixe, pour d’autres elle peut être
mobile), de coupe (souvent tenue pour un synonyme de césure) ou encore
d’accent.
Ce qui est sûr, c’est que le vers français est né de la transformation du
vers latin, donc d’un vers quantitatif, fondé sur l’alternance et le
décompte des syllabes longues et brèves. La métamorphose s’est opérée
quand la population de la Gaule n’a plus été capable de reconnaître la
différence entre syllabes longues et syllabes brèves : dès le IVe siècle, les
chants en latin de la liturgie chrétienne, éventuellement repris par
l’assemblée des fidèles, évoluent vers une forme de vers syllabiques.
Le vers métrique s’est peu à peu installé au cours du Moyen Âge, en se
faisant reconnaître par les caractéristiques qui vont le définir à l’âge
classique : égalité des syllabes constituant le vers, accentuation forte de
la syllabe finale, nécessité de la césure dans les vers dépassant une
certaine dimension, récurrence des rimes…
Certains types de vers se sont imposés de préférence à d’autres. Le
décasyllabe (vers de dix syllabes) a été le grand vers de la tradition
poétique médiévale, des chansons de geste à la poésie lyrique (Ronsard
l’appelait le « vers commun ») ; il a été supplanté par l’alexandrin à partir
de la fin du XVIe siècle, mais il a continué à être pratiqué par de nombreux
poètes ; Paul Valéry souligne que son « Cimetière marin » est né de
l’obsession du rythme métrique du décasyllabe. L’alexandrin (vers de
douze syllabes) tire son nom du succès fait au Roman d’Alexandre,
poème du XIIe siècle finissant consacré à Alexandre le Grand ; il est
employé à l’époque médiévale pour des poèmes d’inspiration plutôt
majestueuse ; les poètes de la Pléiade le sortent d’un relatif oubli pour en
faire le vers majeur de la poésie héroïque (les Hymnes de Ronsard) et de
la poésie lyrique ; il devient au XVIIe siècle le grand vers de la tragédie ; il
demeure jusqu’à aujourd’hui la forme métrique de référence de la poésie
de langue française. L’octosyllabe (vers de huit syllabes) est le plus
ancien des vers français : on le trouve dans une Passion du Xe siècle ; c’est
le vers de quelques-uns des textes médiévaux majeurs : romans de
Chrétien de Troyes, lais de Marie de France, Roman de la Rose,
Testament de François Villon ; souvent employé au XVIIe siècle dans des
genres mineurs, il reste cependant très pratiqué au XIXe (Victor Hugo
publie en 1865 le recueil des Chansons des rues et des bois entièrement
écrit en octosyllabes) et au XXe siècle (Apollinaire l’utilise pour sa
« Chanson du mal-aimé »).
Les vers impairs, malgré l’éloge que leur adresse Verlaine dans son
« Art poétique », sont nettement moins employés : on rencontre
cependant des heptasyllabes (vers de sept syllabes), par exemple dans
« La Cigale et la Fourmi » de La Fontaine ; des ennéasyllabes (vers de
neuf syllabes) ou des hendécasyllabes (vers de onze syllabes),
particulièrement chers à Verlaine. Les vers très longs (de plus de douze
syllabes) sont évidemment possibles (Aragon en a expérimenté plusieurs
types), mais ils semblent souvent démesurés. Les vers brefs (de six
syllabes et moins) sont volontiers utilisés pour réaliser des tours de force
poétiques : dans « Les Djinns », Victor Hugo augmente, puis réduit de
strophe en strophe le nombre de syllabes des vers, de deux jusqu’à dix et
de nouveau à deux :
Murs, ville,
Et port,
Asile
De mort […]
Dans la plaine
Naît un bruit.
C’est l’haleine
De la nuit. […]
La voix plus haute
Semble un grelot. –
D’un nain qui saute
C’est le galop […]
La rumeur approche ;
L’écho la redit.
C’est comme la cloche
D’un couvent maudit […]
(Les Orientales, 1829)
Alexandrins :
Pourtant le soir qui tombe// a des langueurs sereines
Que la fin donne à tout,// aux bonheurs comme aux peines ;
Le linceul même est tiède// au cœur enseveli :
On a vidé ses yeux// de ses dernières larmes,
L’âme a son désespoir// trouve de tristes charmes,
Et des bonheurs perdus// se sauve dans l’oubli.
(Alphonse de Lamartine,
Le vers métrique classique suppose, on l’a vu, des accents fixes, en fin
de vers et, éventuellement, sur la syllabe précédant la césure. Ce qui
exclut la présence en cette position de syllabes nécessairement atones :
syllabes comprenant un e muet, articles, proclitiques, etc. Les règles
d’exclusion sont devenues très strictes à partir des XVIe et XVIIe siècles et
ont fait disparaître un certain nombre des libertés que la poésie médiévale
prenait avec la rigueur de la césure. En effet, dans les vers longs, les
hémistiches bénéficiaient d’une forte autonomie que soutenait
éventuellement l’accompagnement musical. Il était alors possible de
ruser avec le e muet.
La césure épique (ainsi nommée parce qu’elle était fréquente dans
l’épopée) permettait de ne pas compter une finale en e muet à
l’hémistiche, considérée comme équivalant à une fin de vers. François
Villon (1431- ? date postérieure à 1463) peut encore écrire (« Les
contrediz de Franc Gontier »)
À son costé gisant dame Sidoine
Blanche, tendre, polie et atteintée,
Le deuxième vers serait faux si on n’élidait pas le e muet final de
« tendre ».
C’est Clément Marot (1496-1544) qui, suivant les conseils de Jean
Lemaire de Belges (1473-1548), fit une règle de s’interdire la présence
du e muet non compté à la césure. Son exemple a ensuite fait école. La
césure épique ne reparaîtra que dans la versification « libérée » de la fin
du XIXe et du début du XXe siècle :
Aux cris d’une sirène// moderne sans époux
(Guillaume Apollinaire
La coupe lyrique se place après une syllabe avec e muet comptée dans
la mesure : c’est la présence d’une articulation syntaxique forte,
éventuellement soulignée par une ponctuation, qui permet d’identifier
une coupe lyrique. On peut reconnaître une coupe lyrique dans ce vers de
Victor Hugo :
Seules,/durant ces nuits// où l’orage est vainqueur,
(« Oceano nox », Les Rayons et les Ombres, 1840)
L’Invention, 1787-1790)
Mais Aragon fait un emploi très souple de la diérèse dans ces vers du
poème « Les Lilas et les Roses » qui évoquent le mois de mai 1940 et
l’invasion de la France :
Ô mois des floraisons mois des métamorphoses
Mai qui fut sans nuage et juin poignardé
Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses
Ni ceux que le printemps dans ses plis a gardés
On y reconnaît sans peine des alexandrins, même si le deuxième vers
fait problème. Mais il suffit de deux diérèses (nu/ages ; ju/in) pour qu’il
retrouve son équilibre en douze syllabes. La douceur insolite de cette
double diérèse ajoute au malaise de la chute brutale (poignardé). Superbe
trouvaille de poète rompu à la versification classique… même si Aragon,
dans un enregistrement sur disque de ce poème, « oublie » de marquer les
diérèses…
La tendance générale du français est à l’élimination des hiatus (c’est
bien pourquoi la diérèse paraît expressive), soit par l’évolution
phonétique (« reïne » devient « reine »), soit par des procédés de liaison
ou d’élision. Alors que la poésie médiévale était tolérante, Malherbe et le
classicisme proscrivent absolument l’hiatus, ne l’acceptant qu’à
l’intérieur d’un mot ou lorsqu’il est comme amorti par un e muet
intervocalique. Cette règle fut scrupuleusement appliquée jusqu’au
XIXe siècle, fût-ce en recourant à des artifices graphiques pour dissimuler
les heurts de voyelles (résurrection d’orthographes archaïques : « clef »
pour « clé » ; « nud » pour « nu » ; etc.). Briser le tabou de l’hiatus fut
une des grandes audaces de la métrique romantique. La poésie moderne a
peu à peu recouvré le droit à l’hiatus et redécouvert ses propriétés
stylistiques.
12. LA RIME
Née pour aider à compter les syllabes des anciens chants liturgiques, la
rime est devenue le constituant peut-être le plus évident du vers français.
Elle se fonde sur le retour d’une homophonie (identité sonore) en fin de
vers. Il faut la distinguer de l’assonance qu’utilise par exemple la
Chanson de Roland : il y a assonance quand la dernière voyelle
accentuée de deux (ou plusieurs) vers est identique, quels que soient les
phonèmes qui la suivent ou précèdent : terre et verte ; sourire et mutine.
La rime exige que soient identiques non seulement la dernière voyelle
accentuée, mais aussi tous les phonèmes qui éventuellement la suivent :
bourru et têtu ; bac et sac ; rire et tirelire.
On a calculé que la langue française permettait plus de 10 millions de
rimes différentes. Mais des contraintes nombreuses, d’ordre phonétique,
grammatical ou sémantique, en s’ajoutant aux règles minimales,
restreignent considérablement le nombre des rimes autorisées et réalisées.
Les statistiques établies par Pierre Guiraud ont montré que les poètes
classiques (les plus économes) n’utilisaient effectivement que quelques
centaines de rimes.
Pour prendre un de ses exemples, le Dictionnaire des rimes présente
120 mots en – oire (ciboire, déboire, balançoire, mâchoire, foire,
baignoire, etc.) qui pourraient se combiner en 15 000 couples de rimes.
Les poètes classiques n’en utilisent guère que trois ou quatre (dans Le
Cid, P. Guiraud a relevé : gloire/victoire ; mémoire/gloire ; croire/gloire ;
victoire/histoire).
Parce que la rime institue une identité des fins de vers, la tradition
poétique française a tendu à la faire apparaître comme une marque
spécifique de limite de vers. C’est le rôle qu’elle peut encore jouer dans
les vers libre, où elle souligne la découpure des différents vers :
Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent
L’angoisse de l’amour te serre le gosier
Comme si tu ne devais jamais plus être aimé
(Guillaume Apollinaire,
« Zone », Alcools)
Dans cet exemple, les vers, très inégaux, ne peuvent plus être sensibles
à l’oreille que par le retour des rimes (qui, d’ailleurs, à l’écrit, se révèlent
contraires aux normes classiques en associant singulier et pluriel :
foule/roulent).
Mais la rime peut entrer dans des systèmes de liaison des vers
beaucoup plus complexes que la simple ponctuation des fins de vers. Les
époques de grande rhétorique, comme le XVe siècle, multiplient les
expérimentations, jusqu’à parfois détacher la rime de la position
terminale et la disséminer à l’intérieur du vers. Ces jeux de rimes ont été
retrouvés par certains poètes modernes.
Ces recherches ont souvent été tenues pour des fantaisies gratuites, des
tours de force de versificateurs de foire. Mais si on accepte de pénétrer
dans la subtilité de ces constructions, on est pris par le vertige de ces
agencements de mots, on découvre d’étonnantes possibilités poétiques.
Par exemple, la rime brisée (qui fait rimer les vers à la césure) et les
autres formes de rimes intérieures suggèrent la possibilité d’un
découpage multiple d’un même poème : elles font apparaître des poèmes
sous le poème, qui se révèlent par des lectures reprises. Jean Molinet,
rhétoriqueur bourguignon (1435-1507), a composé un rondeau dont il
proposait sept lectures possibles, en fragmentant les vers en segments de
respectivement 2, 2, 3 et 3 syllabes, qui trouvent tous leurs rimes au fil
des lectures :
Souffrons à point ; soyons bons Bourguignons
Bourgois loyaulx, serviteurs de noblesse,
Barons en point. Prospérons, besoignons,
Souffrons à point, soyons bons Bourguignons.
Oindons son point, conquérons, espérons :
Françoys sont faulx : soyons seurs s’on nous blesse.
Souffrons à point : soyons bons Bourguignons,
Bourgois léaux, serviteurs de noblesse.
En fait, ce poème permet plusieurs dizaines de lectures, si on introduit
des règles de permutation des segments rythmiques de base (interversion
des hémistiches, etc.). Aragon a réinventé pour son compte quelques-
unes de ces contraintes rhétoriques. Il suggère par exemple de découper
certains quatrains d’alexandrins de sa Nuit de Mai pour produire des
sizains d’octosyllabes, par un jeu d’assonances et de rimes intérieures :
Ô revenants bleus de Vimy vingt ans après
Morts à demi Je suis le chemin d’aube hélice
Qui tourne autour de l’obélisque et je me risque
Où vous errez Malendormis Malenterrés
Il suffit de découper différemment les vers pour lire :
Ô revenants bleus de Vimy
Vingt ans après morts à demi
Je suis le chemin d’aube hélice
Qui tourne autour de l’obélisque
Et je me risque où vous errez
Malendormis Malenterrés
La rime peut donc s’installer en tout point du vers. Dans le vers
holorime, elle occupe le vers entier.
La pratique de la rime dans la poésie française oscille entre deux
tentations contradictoires. Ou bien un mouvement de dilatation, quand la
rime se multiplie et prolifère, pour explorer toutes les possibilités sonores
(avec les grands rhétoriqueurs, le Parnasse et le Symbolisme, Aragon,
etc.). Ou bien un mouvement de repli, quand elle est réduite à occuper la
seule place de fin de vers et qu’elle est soumise à des règles limitatives
qui restreignent ses effets possibles (Classicisme).
Lorsque Verlaine attaque les méfaits de la rime :
Prends l’éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d’énergie,
De rendre un peu la rime assagie.
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?
Ô qui dira les torts de la rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?
(« Art poétique », Jadis et naguère)
9. Jeux de rime
La rime présente une affinité naturelle avec le jeu de mots. La rime équivoquée fait
de la rime un calembour :
Bref, c’est pitié entre nous rimailleurs,
Car vous trouvez assez de rime ailleurs ;
Et quand vous plaît mieux que moi rimassez,
Des biens avez et de la rime assez.
(Clément Marot,
La rime n’est ici que l’un des jeux de sonorités (comme les paronomases esprit/
épris, départ/perd).
La rime couronnée répète deux fois, la rime empérière trois fois le même son à la
fin d’un vers :
Ma blanche colombelle, belle,
Souvent je vais priant, criant
Mais dessous la cordelle d’elle
Me jette un cœur friand, riant.
(Clément Marot)
Bénins lecteurs, très diligents gens, gens,
Prenez en gré mes imparfaits faits faits.
(Clément Marot)
Mais c’est Charles Cros qui est sans doute le plus fidèle à la rime empérière :
Il était un grand mur blanc – nu, nu, nu,
Contre le mur une échelle – haute, haute, haute,
Et, par terre, un hareng saur – sec, sec, sec.
(« Le hareng saur », Le Coffret de santal, 1873)
Paul Valéry a très bien perçu les ressources musicales de la rime batelée :
Le songe se dévide avec une paresse
Angélique, et sans cesse, au doux fuseau crédule,
La chevelure ondule au gré de la caresse…
(« La Fileuse »)
Ou bien :
Homme líbre, toujoúrs tu chérirás la mér
L’accent portant sur enfant et sur libre est plus fort (c’est un accent
tonique) que celui sur amoureux et toujours (accent à l’intérieur de mots
phonologiques) : il y a donc, dans cette discordance, un effet de rythme.
Effet aussi quand, à l’édulcoration de l’accent fort de la césure,
s’ajoute la multiplication des accents mobiles :
S’oúvre et s’enfónce avéc l’attiránce du goúffre
(Baudelaire)
Quand un hémistiche entier est occupé par un mot phonologique qui ne
peut développer d’accent résiduel, le vers peut faire appel à l’accent
secondaire (d’initiale de mot phonologique) :
Pár l’opératión d’un mystére vengéur
(Baudelaire)
14. LA STROPHE
« Le Crépuscule du soir »)
« Les Bijoux »)
« Le Léthé »)
Au XVIIe siècle, on appelait vers libres des suites de vers réguliers, qui
variaient la longueur des mètres utilisés et, parfois, la disposition des
rimes (par exemple, la même rime pouvait être répétée plus de deux fois).
Beaucoup des Fables de La Fontaine sont écrites en vers libres.
Le vers libre qui apparaît avec le Symbolisme (il est théorisé par
Gustave Kahn en 1877) est une réalité toute différente. C’est un vers qui
veut se libérer peu à peu des contraintes acceptées depuis Malherbe. La
régularité métrique est abandonnée, mais on conserve la rime ou
l’assonance (Apollinaire). Ou bien la mesure syllabique est maintenue,
mais la rime disparaît (Éluard). Ainsi le vers libre n’est révolutionnaire
que si l’on considère les normes classiques comme une donnée
intangible. Il réalise surtout le désir d’inventorier et d’expérimenter les
ressources rythmiques propres à la langue française (dans le vers libre,
les seuls accents sont ceux de la langue habilement combinés) ; il permet
de s’aventurer sur des voies nouvelles : recherche sur les parallélismes de
sonorités (les symbolistes) ; exploration des possibilités de la prosodie
répétitive (Péguy, dans les Mystères). Le verset de Paul Claudel constitue
sans doute la limite du vers libre. Il est censé procéder de l’imitation des
textes bibliques et fonder sa métrique sur le souffle du poète : la
respiration donne forme à l’inspiration. En réalité, le verset claudélien
s’affirme souvent par le refus souligné de toutes les contraintes
traditionnelles (mètre, rime, parallélismes). Dans ces conditions, la limite
entre prose et vers tend à s’abolir. Il ne reste plus qu’une seule – mais
capitale – marque distinctive pour désigner le vers : le blanc
typographique qui court jusqu’à la marge.
▲ SUR LA RIME
▲ SUR LE RYTHME
LE LECTEUR
ET LE POÈME
1. COMMENT LIRE UN POÈME ?
2. LIRE « LA MORT DES AMANTS »
3. ÉCRIRE LA POÉSIE
3. ÉCRIRE LA POÉSIE
En démontant un poème, on apprend comment il fonctionne, mais
aussi on découvre qu’on peut soi-même en faire d’autres, sur le même
modèle d’abord, et peut-être sur des modèles inventés. Lire la poésie,
c’est apprendre à devenir poète. « Je n’écris jamais un poème qui ne soit
la suite de réflexions portant sur chaque point de ce poème et qui ne
tienne compte de tous les poèmes que j’ai précédemment lus » (Aragon).
Quand chaque lecteur de poèmes se sera convaincu qu’il peut être poète à
son tour, la formule devenue rituelle de Lautréamont (« La poésie doit
être faite par tous. Non par un. ») trouvera enfin son application.
Assez souvent, toute velléité de production de textes poétiques se
trouve paralysée par une sorte de respect religieux devant « le mystère de
la création littéraire ». Or dissiper ce mystère ne détruit pas le pouvoir
efficace de la poésie. Élucider le fonctionnement de « La Mort des
amants » n’altère pas le charme ambigu du sonnet. Mieux même : en se
familiarisant avec les secrets de fabrication de la poésie, on acquiert une
plus grande sensibilité à ses pouvoirs. C’est ce que montrent les
expériences d’écriture poétique, qui se sont multipliées à l’école depuis
quelques années. On y pratique le jeu du cadavre exquis, renouvelé des
surréalistes : un groupe de trois ou quatre élèves écrit collectivement une
phrase, le premier se chargeant du sujet, le second du verbe, le troisième
du complément d’objet, etc., chacun écrivant son morceau de phrase sans
savoir ce qu’ont écrit les autres. Le résultat : une phrase qui n’est pas
soumise au devoir d’exprimer un sens préalable, mais qui montre
comment le langage est producteur de sens, comment les mots « prennent
sens » dès qu’on les associe en phrases. Un autre jeu propose d’inventer
la suite d’un poème dont on a dicté les premiers mots : il s’agit donc de
reconstituer le code qui informe ce début et de s’y conformer pour la
suite. Des jeux sur le signifiant s’inspirent des recherches de Leiris,
Desnos ou Prévert : invention de définitions fantaisistes associant
étroitement le son et le sens des mots ; construction de poèmes où des
expressions figées sont prises au pied de la lettre ; réécriture de proverbes
en modifiant une lettre ou un mot, etc. On peut concevoir de multiples
variantes et formules nouvelles.
Une telle pratique, libératrice dans sa visée, récuse les conceptions
mystifiantes de la création littéraire et tend à (re) donner aux utilisateurs
la maîtrise de leur langage. Tout en rendant la poésie plus familière, elle
en fait éprouver la vraie puissance.
CONCLUSION
Si les livres de poésie se vendent mal (ce qui est une réalité
économique que l’on oppose à tout jeune candidat à la publication d’un
recueil de poèmes), il n’a jamais été aussi facile d’avoir accès à l’œuvre
des poètes. parmi les nombreux ouvrages qui les donnent à lire et qui
visent un large public, on retiendra :
▲ DES REVUES
▲ DES ANTHOLOGIES
C’est aux poètes eux-mêmes qu’il faut demander les réflexions les
plus pertinentes sur la poésie. La poétique des poètes est présentée
dans :
CHARPIER J. et SEGHERS P., L’Art poétique, Paris, Seghers, 1956
(anthologie ancienne, peu accessible maintenant, mais présentant des
« arts poétiques » de tous les temps et de tous les pays).
GLEIZE J.-M., La Poésie. Textes critiques XIVe-XXe siècle, Paris,
Larousse, 1995 (très riche documentation, présentant les « textes
essentiels »).
Parmi les réflexions des poètes du XXe siècle, on citera :
ARAGON L., Le Fou d’Elsa, Paris, Gallimard, 1963. (On consultera
avec profit les nombreuses préfaces qu’Aragon a données à ses recueils
poétiques).
BONNEFOY Y., Entretiens sur la poésie, Paris, Payot, 1981.
BRETON A., Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, coll. « Folio
Essais ».
BUTOR M., L’Utilité poétique, Paris, Circé, 1995.
CHAR R., Recherche de la base et du sommet, Paris, Gallimard, 1965 ;
repris dans la collection « Poésie ».
CLAUDEL P., Positions et propositions, Paris, Gallimard, 1928-1934.
CLAUDEL P., Réflexions sur la poésie, Paris, Gallimard, 1963, repris
dans la collection « Folio Essais ».
COCTEAU J., Le Secret professionnel, Paris, Stock, 1922.
DEGUY M., Actes, Paris, Gallimard, 1966.
DEGUY M., La poésie n’est pas seule. Court traité de poétique, Paris,
Seuil, 1988.
ÉLUARD P., Donner à voir, Paris, Gallimard, 1939 ; repris dans la
collection « Poésie ».
ÉLUARD P., Les Sentiers et les Routes de la poésie, Paris, Gallimard,
1954.
GLISSANT É., L’Intention poétique, Paris, Seuil, 1966.
GUILLEVIC E., Vivre en poésie, Paris, Stock, 1980.
JABES E., Je bâtis ma demeure, Paris, Gallimard, 1959.
JACCOTTET Ph., L’Entretien des muses, Paris, Gallimard, 1968.
PAZ O., L’Arc et la Lyre, traduction française, Paris, Gallimard, 1965.
PONGE F., Méthodes (dans Le Grand Recueil, tome II), Paris,
Gallimard, 1962 ; repris dans la collection « Folio Essais ».
PONGE F., La Fabrique du pré, Genève, Skira, 1971.
PONGE F., Comment une figue de paroles et pourquoi, Paris, Garnier-
Flammarion, n° 901, 1997.
POUND E., ABC de la lecture, Paris, Gallimard, 1966.
RENARD J.-C., Notes sur la poésie, Paris, Seuil, 1970.
REVERDY P., Le Gant de crin, Paris, Plon, 1927.
RILKE R.-M., Lettres à un jeune poète, Paris, Gallimard, coll.
« Poésie ».
ROUBAUD J., Poésie, etcetera : ménage, Paris, Stock, 1995.
VALÉRY P., Variété, 5 vol., Paris, Gallimard, 1924-1944 ;
partiellement repris dans la collection « Folio Essais ».
VALÉRY P., Tel quel, Paris, Gallimard, 1941-1943 ; repris dans la
collection « Folio Essais ».
VALÉRY P., Cahiers, 2 vol., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1973-1974.
3. OUVRAGES CRITIQUES
▲ LIVRES D’INITIATION