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HIROSHIMA MON AMOUR , UN FILM ÉCRIT SUR PAPIER 1

Gabriel Laverdière

« C’est de la merde ! » Voilà comment le président du jury du Festival de Cannes a décrit


le film Hiroshima mon amour en 1959 (le film y était présenté hors compétition). Le célèbre
cinéaste français Claude Chabrol a, pour sa part, déclaré qu’il s’agissait du « plus beau film »
qu’il ait vu « depuis cinq cents ans ». Ces réactions contraires et emphatiques (le cinéma n’avait
pas même cent ans) sont à l’image de la réception générale de ce film réalisé par Alain Resnais et
scénarisé par Marguerite Duras, qui a suscité autant un profond mépris qu’une admiration sans
bornes. Certains voyaient une maladresse prétentieuse dans le tissage d’une intrigue sentimentale
sur fond de guerre nucléaire. Mais c’est surtout le style de la réalisation, la structure du récit et
l’écriture des dialogues qui, par leur caractère inhabituel, ont provoqué les réactions les plus
hostiles – et suscité un vif engouement. La rencontre de Resnais et Duras, deux auteurs peu
conventionnels, n’aurait pas pu donner un film ordinaire. Puisqu’il a été envisagé en tandem, le
texte de Duras témoigne de cette rencontre et de l’originalité du projet cinématographique qu’elle
a engendré. Ce film, jugé scandaleux à l’époque, aura participé au lancement d’un mouvement
cinématographique important, la nouvelle vague française, et aura marqué durablement les esprits
cinéphiles.

En 1958, l’initiateur du projet, Anatole Dauman (producteur pour la société Argos Films),
a proposé à Resnais de faire un documentaire sur Hiroshima et le danger nucléaire. Resnais
venait de réaliser le film Nuit et brouillard. Au départ, le cinéaste Chris Marker avait la
responsabilité de la scénarisation, puis ce fut Yefime Zarjevski. Toutefois, le projet documentaire
n’a pas abouti. La voie de la fiction s’est alors ouverte ; le produit final mêlerait documentaire et
fiction. Resnais voulait une femme scénariste. Françoise Sagan et Simone de Beauvoir ont

1 Ce texte est la version originale d’une préface rédigée pour la traduction brésilienne de Hiroshima mon amour, un
livre de Marguerite Duras. Ce livre a été publié en 2022 par les éditions Relicário sous le titre Hiroshima meu amor
(la préface s’y intitule « Hiroshima meu amor, um filme escrito em papel » Le texte publié a été traduit en portugais
par Adriana Lisboa. C’est à l’invitation de la coordonnatrice du projet et de la collection, Luciene Guimarães de
Oliveira, que cette préface a été rédigée.

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d’abord été considérées, mais c’est finalement Marguerite Duras que Resnais a invitée à
entreprendre avec lui ce projet – il appréciait particulièrement ses œuvres, dont Moderato
cantabile, publié la même année.

La réflexion de Duras et Resnais a d’abord buté sur la difficulté d’aborder le thème délicat
du bombardement et de ses conséquences. Étant donné la démesure de la destruction du Japon en
1945, le sujet paraissait impossible. Resnais a alors suggéré de traiter le danger nucléaire non pas
comme un élément de premier plan mais, dans ses mots, « comme une espèce de paysage », et de
proposer une histoire d’amour. Duras affirmera plus tard : « [Resnais] m’a expliqué longuement
que rien, à Hiroshima, n’était “donné”. Qu’un halo particulier devait y auréoler chaque geste,
chaque parole, d’un sens supplémentaire à leur sens littéral. Alors on a essayé de faire renaître
Hiroshima en une histoire d’amour. » Autrement dit, la destruction de la ville autorisait une
certaine création. Le sens allait émerger non pas seulement des faits historiques mis en fiction,
mais par une voie parallèle, celle d’une histoire sentimentale. Elle impliquerait le tressage de
diverses temporalités, de divers moments de la fiction et de l’histoire : le passé de la Française,
celui du Japonais ; le passé de la guerre en Europe, celui de la guerre au Japon ; le présent de la
rencontre de ces amants provisoires, empreint du passé de cette ville renaissante, un « endroit à
ce point consacré par la mort », comme l’a écrit Duras. Resnais décrira à Duras l’approche
narrative en se servant d’une métaphore : « deux peignes entrecroisés. » La fiction se présentera
alors comme ce croisement d’un récit privé – l’amour de la femme, le deuil de l’homme – et d’un
récit public – le bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki. L’objectif ? Exprimer le
traumatisme subi par les habitants d’Hiroshima au moyen de la fiction et de personnages ayant
vécu différemment les conséquences de la guerre.

Tout en accompagnant Duras, Resnais a donné libre cours à la créativité de l’écrivaine. Il


l’a incitée à oublier les contraintes filmiques, à s’éloigner du scénario typique (qui contient
habituellement les dialogues et les scènes destinés au découpage, puis au tournage). « Faites de la
littérature. [...] Oubliez la caméra », lui a-t-il dit. Son souhait était qu’elle écrive même ce qui ne
figure normalement dans aucun scénario : l’histoire élargie des événements et des personnages,
dont le film ne rendra pas compte, ce que Duras a appelé sa « continuité souterraine ». Elle dira :
« [Resnais] avait besoin de tout connaître, et de l’histoire qu’il allait raconter et de l’histoire qu’il

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ne raconterait pas. » Cette amplification littéraire du récit devait servir de support à la fiction
filmique.

Autre aspect littéraire du film et du scénario : le rythme inhabituel de la parole, de


l’écriture de Duras. Le réalisateur a demandé à l’écrivaine d’enregistrer, de sa propre voix, les
dialogues du scénario pour que les acteurs puissent reproduire son débit singulier, incantatoire.
Resnais a déclaré avoir voulu que « les paroles aient le ton d’une lecture ». Certaines répliques
deviendront emblématiques du film et de son propos plein d’ambiguïté : « Tu n’as rien vu à
Hiroshima. Rien », dit l’homme ; « J’ai tout vu. Tout », insiste la femme. Ou encore : « Tu me
tues. Tu me fais du bien. » Sur la page, le texte est parfois disposé en phrases très courtes, sur
plusieurs lignes successives, comme le serait un poème. Cet usage de la surface d’écriture, de
même que certaines répétitions (rien, tout), suggère une lecture qui accentue le rythme percussif
des mots, qui invite à entendre la parole, une parole scandée, une sorte de mélopée. Les multiples
alinéas rendent aussi manifeste l’espace vide de la page, qui entoure les mots de silences. Par
contraste, ces silences spatiaux semblent inciter le lecteur à accorder une plus grande attention
aux mots et à leur sens. Voilà peut-être ce à quoi Duras elle-même songeait lorsqu’elle a écrit :
« Je crois que mes dialogues sont silencieux, c’est-à-dire qu’ils se font dans le silence autour
d’eux. Ils tombent dans le silence. »

L’aspect littéraire du film, qui a été remarqué par de nombreux critiques, n’était pas le
fruit du hasard. C’était l’objectif recherché par les deux auteurs. Duras affirmera : « Pour moi,
Hiroshima est un roman écrit sur pellicule. » Resnais dira pour sa part : « Quand on lit un roman
on a l’impression [...] que le romancier vous laisse une grande liberté [...]. J’aurais eu envie de
faire un film dans lequel le spectateur, lui aussi, se sente la tête libre [...] et essaye de remplir le
film par son travail d’imagination. [...] Hiroshima est une espèce de film qui ne tient à rien. Si le
spectateur n’a pas apporté quelque chose de son côté, il est certain que c’est très vide. »
Comparativement à la production de l’époque (le cinéma de la « Qualité française »), le film de
Resnais et Duras exigeait en effet du spectateur un travail d’attention et d’interprétation hors de
l’ordinaire. Faute de se prêter à un tel travail, le spectateur risquait de ne pas trouver au film
beaucoup de sens, ce qui explique peut-être certaines des réactions hostiles qu’il a suscitées.

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Le 6 août 1945, la bombe baptisée « Little Boy » est larguée sur Hiroshima. En 60
secondes, plus de 70 000 personnes sont tuées, et tout autant dans les mois qui suivent, en raison
de l’exposition à la chaleur et aux radiations. Le 9 août a lieu le second bombardement, à
Nagasaki, qui provoque une destruction comparable. Les séquelles atroces pour les survivants
sont documentées. En 1958, cet événement tragique, d’une violence inouïe, fait déjà partie de
l’histoire. De même que les catastrophes privées, les grands chocs collectifs sont sujets à l’oubli.
« La mémoire, réduite au rappel, opère [...] dans le sillage de l’imagination », écrivait le
philosophe Paul Ricœur dans son livre La mémoire, l’histoire, l’oubli. Le passé ne revient jamais
que par l’image qu’en offre le souvenir. Étant une réduction des faits réels passés, le rappel dans
l’esprit fait appel à l’imagination, à une sorte de fiction. Dans le cas d’Hiroshima mon amour,
l’histoire sentimentale sert de révélateur pour l’histoire humaine du désastre atomique japonais.
La tragédie de cet événement vécu collectivement, de même que le drame personnel des
personnages, se prolonge, en quelque sorte, par l’oubli auquel elle est soumise. La mémoire ne
revient parfois, nous disent le texte de Duras et le film de Resnais, qu’au hasard de certaines
rencontres ou circonstances, et non sans que surgissent des sentiments puissants que la vie
quotidienne tend à refouler.

De même que les traces de la destruction d’Hiroshima ne sauraient donner à voir et à


comprendre l’événement que de manière indirecte, les souvenirs privés des deux personnages ne
demeurent dans leur esprit que comme le spectre de ce qu’ils ont vécu, de nombreuses années
auparavant. Ils sont à la fois éloignés de ce passé oublié et hantés par les traces qu’il a laissées en
eux. Hiroshima mon amour propose une exploration fictionnelle de ces ambiguïtés ou paradoxes.
À la nécessité de reconnaître et de consigner les faits du passé, ce à quoi se consacre l’histoire,
s’ajoute une incapacité humaine à saisir pleinement ce qui est arrivé. L’œuvre n’offre pas la clé
de l’énigme, elle laisse au spectateur, au lecteur, la responsabilité de résoudre le paradoxe ou le
choix de supporter l’équivoque, qui est peut-être aussi la sienne.

Dans son texte, Marguerite Duras donne elle-même à voir. En l’absence du film, le texte
ne fait pas que raconter, il montre. À titre de scénario, il se présente à la fois comme œuvre
littéraire et œuvre filmique. Duras mêle ici les genres : Hiroshima mon amour à l’écran était un
« roman écrit sur pellicule » ; il est ici un film écrit sur papier, la manifestation d’une littérature

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cinématographique. En parcourant le texte, le lecteur devient une sorte de spectateur, que
l’écrivaine invite à une représentation presque romanesque de ce récit destiné à l’écran. La fiction
y est justement entourée des parties de l’œuvre que le film a exclues. Pour toutes ces raisons, le
scénario n’est pas une version amoindrie de l’œuvre ; il est aussi l’œuvre. Il est le film que Duras
n’a pas tourné, ou qu’elle aura tourné, pour nous lecteurs, sur la page.

Gabriel Laverdière
2022

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