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Du même auteur :
Conduite du bilan neuropsychologique de l'enfant, par M. Mazeau. 2e édition. 2008, 304 pages.
Neuropsychologie et troubles des apprentissages, par M. Mazeau. 2005, 320 pages.
Autres ouvrages :
Rééduquer dyscalculie et dyspraxie. Méthode pratique pour l'enseignement des mathématiques,
par A. Crouail. Collection Orthophonie, 2009, 184 pages.
Atlas interactif de neuroanatomie clinique. Atlas photographique + CD-ROM interactif
Encéphalia, par L. Thines, F. Lemarchand, J.-P. Francke. 2008, 144 pages.
Pratique de l'EEG. Bases neurophysiologiques, prinicipes d'interprétation et de prescritpion,
par J. Vion-Dury et F. Blanquet. Collection Abrégés de Médecine. 2008, 224 pages.
Évaluation neurologique de la naissance à 6 ans, par J. Gosselin, C. Amiel-Tison. Éditions CHU
Sainte-Justine. 2e édition, 2007, 208 pages.
Les Nerfs crâniens, par D. Doyon, K. Marsot-Dupuch, J.-P. et al. Francke. 2e édition, 2006, 304 pages.
Neuropsychologie, par R. Gil. Collection Abrégés de Médecine. 4e édition, 2006, 432 pages.
Neurologie, par J. Cambier, M. Masson, H. Dehen. Collection Abrégés de médecine. 11e édition,
2004, 576 pages.
Neuropédiatrie, par G. Lyon, P. Evrard. 2000, 2e édition, 568 pages.
L'enfant dyspraxique
et les apprentissages
Coordonner les actions
thérapeutiques et scolaires
Michèle Mazeau
Claire le Lostec
Avec la participation de SANDRINE LIRONDIÈRE
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Tout comme la langue d'Ésope, le diagnostic de praxie et syndrome dysexécutif », quand ce n'est
dyspraxie1 [1, 2] peut être la meilleure ou la pire pas un « multi-dys- » fourre-tout qui recouvre
des choses pour l'enfant concerné. Nous sommes une litanie de symptômes dont on méconnaît la
en effet passés ces dernières années d'une situa- source ou les interrelations : dyspraxie + dyslexie
tion où ce diagnostic n'était pratiquement jamais + dyscalculie + …, soit, comme l'avait fort bien
évoqué à une situation de surdiagnostic où il est résumé une maman, une dysscolarité !
souvent affirmé de façon erronée. Paradoxalement, c'est donc maintenant contre
Il y a quelques années, le risque était que le la diffusion d'un savoir superficiel, parfois stéréo-
trouble soit méconnu, négligé, confondu avec de typé, voire caricatural (dysgraphie = dyspraxie
la mauvaise volonté, une absence de motivation, = ordinateur !) qu'il nous faut batailler, afin de
de la paresse (?), voire une forme d'opposition réintroduire la complexité du réel et l'indispen-
aux apprentissages ou même… de la déficience sable analyse clinique dans la perception, la com-
mentale. Cette attitude, reposant souvent sur préhension des difficultés de cet enfant-là [3].
l'ignorance, était extrêmement préjudiciable à nos Mais le seul véritable intérêt d'un diagnostic
jeunes patients, concentrant sur eux opprobre et précis et fiable réside dans le fait qu'il permet de
image dévalorisée d'eux-mêmes, sans qu'aucune construire le projet thérapeutique, de se projeter
aide ne puisse leur être proposée. Depuis quelque dans l'avenir (actions à mettre en œuvre, évolu-
temps, c'est la tendance inverse que l'on observe. tion, pronostic). En effet, le diagnostic émerge de
Tout graphisme lent à s'installer selon les règles de la compréhension des mécanismes défaillants der-
l'art, tout ce qui pourrait être interprété comme rière le symptôme : alors, il peut servir de fil rouge
une maladresse, même légère, fait évoquer une pour penser les actions les plus efficaces pour
éventuelle dyspraxie. aider l'enfant tout au long de son évolution.
Et pour faire bonne mesure, ces troubles du C'est ce versant thérapeutique qui nous motive
développement du geste – qu'on les appelle TAC ici : nous souhaitons donner des clés aux différents
ou dyspraxie2 – sont désormais réputés n'être professionnels qui gravitent autour de l'enfant
que rarement isolés : l'enfant ploie alors sous les dyspraxique pour l'aider au mieux, en particulier
diagnostics cumulés (quelquefois motivés mais pour lui permettre de faire des apprentissages de
souvent fallacieux) de « TAC et TAD-H » ou « dys- qualité, à hauteur de ce que justifient sa motiva-
tion, son intelligence générale, ses capacités ver-
bales et mnésiques.
1
Il n'est question dans cet ouvrage que de la dyspraxie Presque trois décennies d'interventions auprès
© 2016, Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés
1
L'enfant dyspraxique et les apprentissages
préconisations générales. Pourtant, le recul et le inconstante mais aussi plus inhabituelle. C'est
retour d'expérience de toutes ces années où nous pourquoi :
avons vu grandir et évoluer ces jeunes nous ont – les chapitres « Écrire » (chapitre 3) et « Comp-
appris : ter » (chapitre 4) décrivent les difficultés des
• d'une part, ce qu'il ne faut pas faire, ce qui jeunes dans ces domaines,
« ne marche pas », quelles voies sont inutiles – – puis le chapitre 5, « Lire », traite à la fois des
qui prennent souvent l'allure de « solutions de particularités quelquefois déroutantes de ces
pseudo-bon sens » –, les impasses dans les- dyslexies et des remédiations (« Lire autre-
quelles il ne faut pas engager l'enfant sous peine ment »).
d'épuiser sa bonne volonté, ses espoirs et même • dans une seconde section, les chapitres 6 à
de compromettre son avenir ; 10 traitent des propositions d'adaptation et des
• d'autre part, quelles sont les pistes utiles, les compensations, en précisant leurs indications
directions prometteuses dont il pourra tirer et leurs modalités de mise en œuvre : « Écrire
profit pour contourner les obstacles que son autrement » (chapitre 6), « Les mathématiques
« dys- » dresse sur sa route, pour vivre avec dans autrement » (chapitre 7), repérer les obstacles
les meilleures conditions. masqués dans les disciplines où les compétences
Ces orientations thérapeutiques, longuement praxiques et/ou visuo-spatiales sont mécon-
développées, décrites, explicitées dans ce livre, nues et proposer les aménagements adéquats
doivent être adaptées au cas par cas. Il ne s'agit (chapitre 8). Nous avons ensuite rassemblé les
pas d'un « mode d'emploi », ni de recettes, ni de informations liées aux diverses utilisations de
prescriptions figées ou de recommandations sys- l'ordinateur en classe et ce que cela implique
tématiques, mais plutôt d'un état d'esprit qui doit aussi bien pour l'enseignant que pour un éven-
prendre corps et réalité en fonction de chacun, tuel auxiliaire de vie scolaire (« L'ordinateur
selon la mosaïque particulière d'incapacités qui pour l'école », chapitre 9). Puis nous analysons
caractérise tel ou tel, selon aussi son âge, son his- les préalables nécessaires à toute démarche de
toire personnelle – aussi bien familiale que sco- compensation, constituant ainsi un véritable
laire –, ses projets, ses valeurs, sa personnalité… cahier des charges pour concevoir les aides
Enfin, au-delà de l'ajustement du projet théra- utiles à cet enfant-là (chapitre 10).
peutique à chaque jeune, il faudra savoir, à chaque Enfin, nous concluons cette section en abor-
nouvelle étape (de la scolarité, de la vie profes- dant la réalisation des actes de la vie quotidienne
sionnelle ou personnelle), faire face à de nouveaux et en exposant les moyens de faciliter la vie sociale
défis, résoudre des problèmes inédits. Seule cette de ces jeunes, tant dans leur vie personnelle qu'à
adaptation « à la carte » et dans la durée pourra l'école (chapitre 11).
aider chacun, d'abord à grandir, puis à se réaliser. Nous espérons que cette nouvelle édition
C'est dans cet état d'esprit que nous avons pourra aider tous ceux qui, en amont, doivent
repris, complété, modifié et entièrement revu énoncer des préconisations (médecins, neuropsy-
cette seconde édition de L'enfant dyspraxique et chologues, équipes des centres référents), évaluer
les apprentissages. le handicap de l'enfant dyspraxique, penser les
Après avoir rappelé des notions clés concernant compensations véritablement utiles (équipes des
les dyspraxies (chapitre 1) et le projet thérapeu- MDPH) et en assurer le suivi.
tique (chapitre 2), nous abordons successivement Nous souhaitons surtout que cet ouvrage
les grandes questions qui se posent aux théra- réponde au mieux aux besoins actuels des profes-
peutes et aux enseignants : sionnels du soin (ergothérapeutes, psychomotri-
• dans une première section, nous traitons des obs- ciens, orthophonistes, neuropsychologues) et de
tacles que rencontrent les jeunes dyspraxiques la pédagogie (enseignants, enseignants spéciali-
dans les apprentissages fondamentaux et trans- sés, enseignants référents).
versaux qui sont le socle de l'ensemble de la Certains parents pourront trouver ici des élé-
scolarité. Si l'écriture et les mathématiques ments qui leur permettront de mieux comprendre
sont toujours sévèrement impactées par la dys- les indications ou conseils dispensés à leur enfant
praxie, la lecture est touchée de manière plus et ainsi de l'accompagner de façon plus adéquate.
2
Qu'est-ce qu'un Chapitre 1
« dys- » ? Qui sont les
enfants dyspraxiques ?
certains mots, à tel point que souvent on ne com- la logique supposée de l'expérience quotidienne.
prend pas ce qu'il veut dire, mais lorsqu'on lui fait
L'enfant dyspraxique et les apprentissages
répéter des mots, il les prononce alors très bien. » « Les études par imagerie cérébrale montrent
• « Mon fils de 9 ans écrit très mal, ses cahiers res- qu'il existe de fait des modules spécialisés
semblent à des brouillons à peine lisibles ; on me dans le cerveau […]. Elle a permis de détecter
la différence entre processus mentaux qui
parle de dyspraxie. Pourtant, quand il s'applique paraissent très proches, comme celle qui existe
et que je suis derrière lui à la maison, il est par- entre calculer le résultat exact d'une addition
faitement capable de former ses lettres à peu ou l'estimer approximativement : deux zones
près convenablement, en tout cas bien mieux. » différentes du cerveau réalisent ces deux tâches.
Comment ne pas d'abord interpréter ces diffi-
cultés étonnamment ciblées et variables comme un
problème de motivation, de bonne volonté, d'appli- 3
Guédon JC. « Chroniques ». La Recherche 2002.
3
L'enfant dyspraxique et les apprentissages
4
Chapitre 1. Qu'est-ce qu'un « dys- » ? Qui sont les enfants dyspraxiques ?
c ertains étonnent parce qu'ils n'arrivent pas Mais, justement, l'enfant dont nous parlons
à enfiler leur anorak ou qu'ils ne peuvent pas ici – qui souffre de troubles cognitifs focali-
se servir d'un crayon, alors qu'ils peuvent par- sés – n'a pas pu acquérir ces habiletés dans
faitement jouer au ping-pong ! Certes, tous les les mêmes délais que ses pairs, en dépit d'un
enfants dyspraxiques sont maladroits : le déve- entraînement identique ou même déjà ren-
loppement de leurs coordinations motrices et forcé… C'est d'ailleurs ainsi que les problèmes
de leurs habiletés est tardif et incomplet. Mais de l'enfant ont d'abord été repérés. Malgré une
certaines activités gestuelles ne sollicitent expérience ou un apprentissage comparables à
pas les mêmes compétences cérébrales, ne se ceux de leurs pairs, ces enfants ne peuvent pas
développent pas selon les mêmes processus, faire certaines acquisitions : parler de façon
ne reposent pas sur les mêmes réseaux de neu- f luide, intelligible et académique, produire
rones et peuvent donc être atteintes (ou respec- rapidement des signes graphiques harmo-
tées) isolément, ce qui explique ces apparents nieux, lire, calculer, acquérir certaines habile-
paradoxes. tés gestuelles.
Ce n'est donc ni la qualité, ni l'intensité de
l'entraînement, ni la méthode pédagogique, ni les
efforts, ni la bonne volonté de l'enfant qui sont en
cause, mais bien son aptitude, ses capacités céré-
« Toujours plus de la même chose brales (neurodéveloppementales) à développer
qui ne marche pas6 » cette performance-là…
Poursuivre les entraînements habituels ne consis-
• « Si un jeune enfant prononce mal les mots, c'est terait alors qu'à proposer, sans cesse et sans fin,
parce que sa mère (ou sa grande sœur) le com- « toujours plus de la même chose qui ne marche
prend trop bien : il n'a pas besoin de faire des pas ».
efforts pour se faire comprendre. » Par exemple, si l'enfant écrit mal (chapitre 3),
• « Si celui-là ne sait pas ses tables de multiplica- beaucoup pensent qu'il est « logique » de lui
tion malgré de très nombreuses tentatives d'ap- proposer des exercices graphiques – dessi-
prentissage, c'est bien la preuve qu'il faut encore ner des vagues, des « ponts », des boucles, des
poursuivre et intensifier cet apprentissage. » hampes, des lettres –, de l'inscrire à un atelier
• « Si tel autre a une écriture très malhabile et de calligraphie, d'insister pour qu'il s'applique
lente, c'est qu'il bâcle et/ou qu'il a besoin de plus et mieux. De fait, il progresse un peu, mais
plus d'entraînement pour aboutir à un résultat toujours insuffisamment au vu des exigences
acceptable. Il faut donc le motiver et/ou ren- scolaires qui, elles, croissent exponentiellement
forcer l'entraînement en graphisme pour qu'il avec les années (cf. figure 3.2, p. 52) et toujours
acquière souplesse et rapidité. » beaucoup plus vite que les capacités de l'enfant.
Ces assertions, bien banales, sont toutes sous- Augmentons alors les entraînements, ampli-
tendues par une même idée : l'effort et la moti- fions encore les rééducations de la motricité
vation, l'enseignement explicite et l'entraînement fine ou de l'organisation spatiale, multiplions
répétitif doivent forcément conduire à des progrès les prises en charge en psychomotricité ou en
dans la réalisation de la performance visée. Cette ergothérapie, achetons des cahiers de gra-
idée simple et « évidente » vient du fait, incon- phisme qu'il réalisera les mercredis ou durant
testable, que l'enfant « standard » ou « typique » les vacances… et l'enfant, confiant et plein
acquiert ces habiletés à la suite d'un entraînement d'espoir, engage toute son énergie dans ce com-
régulier, plus ou moins long selon les individus bat, pourtant perdu d'avance. Mais lorsqu'il en
(plus ou moins « doués »). prend conscience – souvent en même temps que
les adultes qui l'entourent –, il est trop tard,
l'échec scolaire est consommé et bien souvent
6
La formule est empruntée à Paul Watzlawick, définitif. Pire, l'échec n'est pas rattaché au pro-
psychologue, psychanalyste et sociologue contempo- blème graphique et l'enfant ne bénéficiera pas
rain (États-Unis, école de Palo Alto). d'adaptations adéquates.
5
L'enfant dyspraxique et les apprentissages
Cette stratégie délétère s'appuie souvent aussi Non seulement augmenter sans fin les entraîne-
sur une confiance déraisonnable dans les ments est inutile, mais c'est dangereux. Ainsi, pen-
« pouvoirs » de la plasticité cérébrale. Ce terme dant que l'enfant engage toute son attention et son
désigne la capacité du cerveau humain à énergie dans le difficile dessin des lettres – geste
reconfigurer certains réseaux de neurones que l'enfant dyspraxique n'automatisera jamais
sous l'effet de l'expérience et de l'entraîne- suffisamment, eu égard aux exigences scolaires
ment, ce qui constitue le support des appren- (figure 3.2, p. 52) –, il ne lui reste plus assez de
tissages. Cette capacité est d'autant plus ressources pour écouter l'enseignant, prêter atten-
importante et influente que l'enfant est plus tion au sens ou à l'orthographe, mémoriser les
jeune et qu'elle intervient au décours d'une informations. Les résultats scolaires s'en res-
période critique7. On a aussi montré que la sentent dans toutes les matières, même celles où il
plasticité cérébrale peut être à l'origine de aurait pu faire normalement des apprentissages si
récupérations (rares et partielles) après des on lui en avait laissé le loisir…
lésions cérébrales secondaires et focalisées : de
là à imaginer que l'entraînement intensif de
fonctions déficitaires pourrait provoquer une Autre situation courante (cf. chapitre 4) :
réorganisation neuronale « réparatrice », il n'y l'enfant fait des erreurs lors du comptage d'une
a qu'un pas que certains franchissent aisé- collection d'objets… Cela semble montrer qu'il
ment. Or, la plasticité cérébrale n'est pas un n'a pas encore bien compris la procédure de
phénomène magique qu'il suffirait de convo- dénombrement. On lui propose donc – encore et
quer… au prix de centaines d'heures de travail encore – de compter des jetons, des bûchettes ou
de l'enfant ! des haricots. Et la persistance des erreurs conduit
à intensifier encore et encore cet entraînement,
en dépit de l'évidence que « ça ne marche pas ». La
D'une part, la plasticité cérébrale n'est pas répétition de ces procédures erronées non seule-
illimitée : elle n'a d'effet que sur l'organisation ment n'apporte rien à l'enfant, mais perturbe le
synaptique locale (et non sur les fibres longues, concept de nombre en cours de constitution. Et
dites « associatives », qui relient entre eux diffé- malgré ses excellentes compétences en raison-
rents centres cérébraux spécialisés). D'autre part, nement logique et en calcul mental (qui ne sont
plus on s'éloigne de la période critique pour la jamais valorisées ni prises en compte), malgré les
fonction considérée, plus la plasticité cérébrale premiers redoublements, on ne sait pas lui propo-
des réseaux concernés est réduite. En outre, ces ser une autre stratégie, faute d'avoir analysé, com-
réorganisations peuvent aussi générer des aspects pris, diagnostiqué les processus pathologiques en
négatifs (hyperexcitabilité locale avec épilepsie, œuvre derrière ce symptôme.
désorganisation de réseaux adjacents plus imma- On pourrait ainsi multiplier les exemples. Les
tures mais initialement intacts…). Enfin, en ce conséquences nocives de cette attitude apparem-
qui concerne les « dys- » développementaux, il ment logique (« toujours plus de la même chose
ne faut pas oublier que l'organisation cérébrale qui ne marche pas ») se manifestent dans tous les
est d'abord sous influence génétique, les aspects domaines :
environnementaux (qui gouvernent la plasticité) • l'enfant perd espoir et, plus grave encore, perd
n'intervenant qu'à la marge. confiance en ses propres capacités, car, malgré
toutes les rééducations et les efforts fournis, il
ne peut que constater son échec ;
7
Fenêtre temporelle durant laquelle un apprentissage • la responsabilité de ces échecs, incompréhen-
est particulièrement efficace chez l'enfant. Selon les sibles également pour les professionnels qui ont
fonctions considérées, ces périodes favorables sont mis en place les entraînements et les rééduca-
différentes. Bien connues pour certaines fonctions tions, lui est toujours attribuée (il ne s'investit
sensorimotrices ou certains aspects du développe-
ment langagier, elles restent plus hypothétiques pour
pas assez, ou bien il n'est pas si intelligent qu'on
les fonctions de plus haut niveau, qui se développent le disait, ou bien il « fait un blocage »), aggravant
plus lentement, sur de longues périodes. son sentiment de culpabilité et d'impuissance ;
6
Chapitre 1. Qu'est-ce qu'un « dys- » ? Qui sont les enfants dyspraxiques ?
• ses compétences préservées, intactes, efficientes On parle de dyspraxie lorsque ces couplages et/
sont négligées, méconnues, sous-utilisées. Loin ou ces coordinations ne se mettent pas en place
d'être exploitées pour favoriser suppléances et dans les délais habituels et/ou se développent
compensations, elles sont au contraire utilisées d'une façon déficitaire, anormale, inefficace, et
comme une arme contre l'enfant ! Ainsi, s'il ne ce en l'absence d'une déficience mentale et/ou de
« fait » rien et parle beaucoup – le langage oral troubles psychiatriques (du moins susceptibles à
est le point fort des enfants dyspraxiques –, on eux seuls de rendre compte du trouble gestuel) et
juge que son langage très élaboré est un ver- d'un trouble neuromoteur, neurosensoriel, neu-
biage, ou qu'il fait illusion, ou qu'il s'agit d'un romusculaire (du moins susceptible à lui seul de
vernis ou d'une fuite et, de toute façon, cela est rendre compte du trouble gestuel), alors que l'en-
retenu contre lui (« S'il parlait moins, il ferait fant a été soumis à un apprentissage habituel. On
plus attention à écrire convenablement ») ; parle aussi, selon les auteurs, de retard psychomo-
• les orientations (scolaires, professionnelles) teur ou de trouble d'acquisition de la coordination
qu'on lui propose sont de plus en plus éloignées (TAC) [17, 19].
de ses capacités et de ses espérances, voire com- Quoi qu'il en soit, la réalisation de certains gestes
plètement contre-indiquées (orientation vers des est difficile, malhabile, disharmonieuse, lente et
métiers manuels, nécessitant des capacités ges- fatigante. Cette anomalie est rapportée soit à une
tuelles et spatiales complexes, alors que l'enfant lésion cérébrale qui interrompt certaines des voies
est dyspraxique). Au bout de quelques années, cérébrales qui gèrent la conception et/ou l'exécu-
son avenir est définitivement compromis. tion des gestes (leucomalacies périventriculaires
dans le cas de jeunes IMC), soit (le plus souvent)
à une atypie du développement cérébral dans le
secteur des aires pariétales (ou sous-pariétales, ou
L'enfant « typique », en cours d'acquisition des circuits fronto-pariétaux…) chez les enfants
d'une notion, n'est aucunement comparable à sans aucun antécédent neurologique, alors appe-
l'enfant empêché d'y accéder du fait d'un han- lés dyspraxiques « développementaux ».
dicap cognitif : les méthodes pertinentes pour
les premiers ne le sont pas pour les seconds,
elles peuvent même s'avérer désastreuses à
Un diagnostic fiable
moyen et long terme (cf. p. 26, 51).
Poser un diagnostic fiable [18] est un préalable
à tout projet d'aide en direction de ces enfants.
C'est pourquoi il faut savoir reconnaître (dépis- Commencer un « traitement » (proposer un ordi-
ter et diagnostiquer) ces anomalies trompeuses et nateur, un AESH8, des séances de psychomotricité
déroutantes : elles requièrent des prises en charge ou d'ergothérapie, etc.) sur une simple présomp-
spécifiques, c'est-à-dire différentes des proposi- tion, sans s'assurer du diagnostic, est une erreur
tions habituellement faites à l'enfant tout-venant. grave dont de nombreux enfants (et parents)
Chacun doit donc préserver sa capacité à s'éton- font la douloureuse expérience [20]. Décidées à
ner, à regarder et à écouter autrement, à sortir des partir du symptôme observable (l'enfant écrit,
sentiers battus. compte ou lit « mal »), ces prises en charge ne sont
licites que si elles sont de courte durée (6 mois
par exemple), permettant à la fois une observa-
tion attentive de l'enfant et la vérification que le
Assurer et préciser le diagnostic trouble est intense et durable (critères d'inclusion
du diagnostic de « dys- »). Ensuite, il faut abso-
Les dyspraxies sont un trouble du développe- lument déclencher une démarche diagnostique
ment des apprentissages gestuels. Les gestes sont
un ensemble de mouvements (de couplages sen- 8
AESH : accompagnant des élèves en situation de
sori-moteurs) coordonnés dans le temps et dans
handicap. Les AESH reçoivent une courte formation
l'espace dans l'intention de réaliser une action en cours d'emploi et doivent aider un ou plusieurs
finalisée. enfants, sous la responsabilité de l'enseignant.
7
L'enfant dyspraxique et les apprentissages
Déficience intellectuelle
Dyspraxie
Syndrome dys-exécutif
Trouble visuel
Etc.
Figure 1.1. Dysgraphie : exemple de symptôme isolé pouvant renvoyer à différents diagnostics.
Un symptôme ne représente qu'un des éléments constitutifs du diagnostic.
précise. En effet, une imprécision ou une erreur (légitime, à partir de tel ou tel symptôme ou de tel
de diagnostic risque, à l'insu de tous, d'engager ou tel bilan bien conduit) et diagnostic.
l'enfant dans une impasse thérapeutique, susci- Aucun signe, isolément, n'est pathognomo-
tant découragement et nouvelles erreurs inter- nique (caractéristique) de la dyspraxie. C'est
prétatives en cascade. pourquoi le diagnostic ne peut actuellement
On peut repérer deux principaux types de scé- émerger que de la confrontation de plusieurs
narios qui constituent des situations « à risque » examens dépendants de divers professionnels
sur le plan diagnostique. (tableau 1.1), ne peut s'évoquer qu'à partir d'un
faisceau concordant d'éléments, dont certains
Un examen incomplet sont des éléments d'élimination – l'enfant n'est
pas atteint de troubles neurosensoriels ou neu-
Trop souvent encore, le diagnostic est porté par
romoteurs, ni de déficience intellectuelle, ni de
un seul professionnel qui conclut sur la foi d'un
troubles envahissants du développement, du
symptôme – par exemple, au décours d'un bilan
moins suffisants pour rendre compte des symp-
psychomoteur ou ergothérapique, on constate que
tômes observés – et d'autres sont des signes posi-
l'enfant écrit mal (figure 1.1) – ou d'une seule éva-
tifs – l'enfant présente certaines caractéristiques
luation – dissociation importante aux échelles de
ou associations de troubles très évocatrices
Wechsler9 entre les épreuves verbales bien réussies
(tableaux 1.1 et 1.2).
et les épreuves non verbales ratées. Il s'agit là de
Bien sûr, cette démarche est modulée en fonc-
la confusion – trop fréquente – entre hypothèse
tion de l'âge de l'enfant et de l'association de
symptômes qu'il présente. Par exemple, si l'en-
fant présente des troubles de l'apprentissage de
9 Échelles de Wechsler adaptées à l'âge du jeune
(WPPSI, WISC, WAIS) : tests psychométriques dits la lecture (cf. chapitre 5), il est très important de
« d'intelligence », indispensables au diagnostic de demander aussi un bilan orthoptique et un bilan
« dys- », mais insuffisants à eux seuls. orthophonique.
8
Chapitre 1. Qu'est-ce qu'un « dys- » ? Qui sont les enfants dyspraxiques ?
9
L'enfant dyspraxique et les apprentissages
S'il est évidemment important de mettre en tique ne permet jamais de « rattraper » le retard
place le plus précocement possible les diverses aides diagnostique et ne fait au contraire que compli-
nécessaires, cela ne doit cependant pas conduire à quer inutilement la situation, déjà difficile.
s'arrêter à une simple présomption diagnostique : les
dangers encourus seraient alors pires que le remède Un diagnostic précis
escompté. En effet, si l'enfant se révèle ensuite effec-
tivement « dyspraxique », cela signifie qu'il est né La méthodologie suggérée plus haut (cf. tableaux 1.1
dyspraxique et… qu'il restera dyspraxique. Il n'y et 1.2) est indispensable pour finaliser le projet
a donc jamais aucune réelle justification à faire ce individuel de l'enfant.
diagnostic dans l'urgence et, bien sûr, encore moins
à faire une erreur ou une approximation diagnos- Préciser la place relative
tique dont les conséquences délétères ne feraient de chaque symptôme
que s'ajouter aux troubles initiaux.
La dyspraxie est constituée d'un ensemble de
symptômes qui peuvent, chez chaque enfant, réa-
Les prises en charge, comme nous aurons l'oc- liser une mosaïque particulière et unique du fait
casion de le redire, ont pour objectif de dimi- de la présence ou de l'absence (ou de l'intensité
nuer la gêne ressentie par l'enfant, de limiter les très variable) de chacun des signes [3]. Les bilans
répercussions négatives de la dyspraxie dans les des différents professionnels visent donc à préci-
différents secteurs de la vie de l'enfant, de ser l'existence et l'importance :
réduire le handicap (scolaire, psychologique et • du trouble constructif proprement dit ;
social) et non de guérir la dyspraxie. • des anomalies des traitements spatiaux, quel-
quefois au tout premier plan de la pathologie ;
• d'anomalies du développement des fonctions du
regard (fixation, saccades, exploration, poursuite) ;
C'est normalement en moyenne ou grande sec-
• d'un éventuel déficit en attention visuo-spatiale ;
tion de maternelle (éventuellement en CP-CE1
• d'éventuelles anomalies de constitution du
lorsque le trouble est discret) que le retard gra-
schéma corporel (y compris notions de droite et
phique et la maladresse doivent alerter. Lorsque la
de gauche et gnosies digitales) ;
suspicion est plus tardive (CM, voire collège), cela
• de possibles troubles gnosiques visuels ;
peut résulter :
• quelquefois d'anomalies comportementales, voire
• soit d'un trouble léger chez un enfant très com-
de troubles de structuration de la personnalité
pétent sur le plan du raisonnement verbal et qui
(traits du spectre de l'autisme).
a mis spontanément en œuvre des compensa-
tions efficaces. Ces dernières vont, un temps,
plus ou moins masquer les conséquences de la Rechercher d'éventuelles
pathologie praxique. Cependant, les exigences dissociations
scolaires augmentant, le trouble finit par se Leur présence permet de mieux cibler le type de
dévoiler, mais plus tardivement ; gestes qui pose problème à l'enfant et les modalités
• soit d'une méconnaissance ou erreur diagnostique ; gestuelles qui lui restent accessibles (cf. chapitre 2) :
• soit d'un déni du trouble (de la part des parents • trouble touchant électivement les gestes ensei-
et/ou des enseignants et/ou des médecins). gnés (culturels) et épargnant les gestes sélec-
Vouloir sauter des étapes diagnostiques parce tionnés par l'évolution, c'est-à-dire dyspraxie
que l'enfant est déjà grand et/ou parce que se jouent isolée, sans signe de « retard psychomoteur »
des échéances scolaires (passage en sixième, orien- ni TAC. Les premiers stades de développe-
tation…) est une erreur fréquente (impression que ment moteur se sont manifestés normalement,
l'on a « perdu du temps » et qu'il faut maintenant qu'il s'agisse du ramper, de la station assise, du
« faire vite »). Or, ce n'est pas en quelques semaines quatre pattes, de la marche… ;
ni en quelques mois que l'on règle un problème • trouble touchant uniquement l'utilisation d'ou-
qui mine la scolarité et la vie de l'enfant depuis des tils (et respectant les gestes symboliques, tels
années. Une erreur ou une insuffisance diagnos- que faire « au revoir », « chut »…).
10
Chapitre 1. Qu'est-ce qu'un « dys- » ? Qui sont les enfants dyspraxiques ?
13
L'intelligence de l'enfant est attestée par la réussite à
Mais si porter un diagnostic fiable et rigoureux une ou plusieurs épreuves verbales dites de facteur
est indispensable pour entamer une démarche G ou « intelligence générale » (épreuve de catégorisa-
thérapeutique, cela est très loin de suffire à en tion, de classification, de raisonnement logique).
11
L'enfant dyspraxique et les apprentissages
12
Chapitre 1. Qu'est-ce qu'un « dys- » ? Qui sont les enfants dyspraxiques ?
aménagements à prévoir en ce qui concerne les ensemble, sur le terrain, œuvrer à la réussite sco-
méthodes pédagogiques, les supports d'appren- laire de ces enfants dyspraxiques.
tissages, les évaluations scolaires et enfin les rôles Pour cela, il nous faut d'abord nous pencher sur
des AESH. les processus qui président aux différents apprentis-
Ainsi, nous espérons que cet ouvrage puisse sages chez l'enfant tout au long du développement
constituer une base pour un réel partenariat (cf. chapitre 2) et sur la conception du projet théra-
entre les différents professionnels qui doivent, peutique, lequel doit intégrer les impératifs scolaires.
13
Les préalables au projet Chapitre 2
thérapeutique
effet, c'est le projet scolaire et le niveau d'exi- ment « facultatifs », culturellement dépendants,
gence qu'il requiert (en termes de contenu et de dont l'acquisition dépend entièrement d'un ensei-
contraintes temporelles) qui calibrent le niveau gnement explicite des adultes en direction des
d'exigences et justifient le choix de la stratégie enfants (ou des experts en direction des novices).
thérapeutique. Or, on constate souvent soit que Dans les deux cas, ce ne sont pas les mêmes pro-
cette donnée est totalement méconnue, soit cessus cognitifs qui sont sollicités.
qu'elle reste sans influence sur les propositions
thérapeutiques. 16
Pichot A. « Opinions ». La Recherche 1997.
15
L'enfant dyspraxique et les apprentissages
Acquisitions liées à l'espèce cognitifs spécifiques » qui peuvent toucher les dif-
Les bébés naissent « équipés » de différentes férentes fonctions : langage (dysphasies), coordi-
« boîtes à outils » spécialisées (pour la socialisation nations gestuelles complexes (TAC), traitements
et la communication, les coordinations motrices, spatiaux (troubles visuo-spatiaux), attention,
oculo-motrices et oculo-manuelles, le langage, les fonctions d'inhibition et de stratégie (syndromes
traitements spatiaux, les gnosies…), qui leur per- dysexécutifs), identification sensorielle (agnosies
mettent de développer certaines fonctions (le lan- visuelles), mémoires (dysmnésies), etc. [1].
gage oral, la marche, les manipulations fines, etc.),
du moins s'ils peuvent disposer du libre jeu des sys- Apprentissage dépendant
tèmes sensori-moteurs concernés et d'interactions d'un enseignement culturel
(spontanées et implicites, le plus souvent non Au contraire, d'autres apprentissages sont entière
organisées intentionnellement) avec l'environne- ment dépendants de l'environnement et de l'édu-
ment et les adultes. Ces acquisitions liées à l'espèce cation prodiguée. Ils ne se produiraient pas (ne
reposent sur des réseaux et des proto-compétences, se produiraient jamais) sans l'intervention volon-
certes très immatures, mais déjà présents en germe tariste, consciente et systématisée des adultes.
et fonctionnels dès la naissance ou les premières Pour y accéder, les enfants doivent subir un ensei-
semaines de vie17 (compétences précoces). gnement explicite de la part des adultes (ou les
Pour manifester plaisir ou déplaisir, pour se novices de la part des experts). Ces apprentissages
déplacer en rampant, puis à quatre pattes, puis sont rendus possibles (et sont limités) par notre
debout, pour développer leur poursuite oculaire équipement de base (sélectionné par l'évolution),
et orienter leurs fixations, pour coordonner œil et mais ne sont pas inscrits tels quels dans notre
main, pour comprendre, puis développer un lan- patrimoine génétique : un effort intentionnel et
gage communicationnel, pour utiliser une pince conscient, souvent assorti d'un entraînement gra-
pouce-index, les enfants tout-venant n'ont besoin dué, est nécessaire pour que :
ni d'un enseignement explicite ni de démonstra- • de nouveaux réseaux se constituent (« recyclage
tion. Le temps (la maturation) et les interactions neuronal » [22]), supports de ces nouvelles apti-
(spontanées) avec un environnement adapté (phy- tudes ;
sique, affectif et social) permettent de renseigner • ces nouvelles aptitudes s'automatisent.
les systèmes adéquats et contribuent à leur déve- Ces apprentissages nécessitent que les « outils »
loppement progressif, en spirale (le développe- initiaux dont est génétiquement doté le bébé soient
ment de chaque fonction, en interdépendance avec réorientés (par l'apprentissage, l'entraînement)
les autres, autorise des interactions de plus en plus vers la création de novo de réseaux originaux
complexes et sophistiquées avec l'environnement). qui aboutissent à des performances nouvelles :
Ce type d'acquisition est reconnaissable au fait la lecture [21] et l'écriture, le calcul, la transmis-
qu'il s'agit de performances (sensori-motrices sion et l'accumulation des savoirs académiques,
et/ou cognitives) qui se développent selon un la réalisation de gestes « appris culturellement »
rythme éminemment prévisible, dans toutes les (praxies), etc.
cultures, sous toutes les latitudes, la chronologie
de ces acquisitions constituant un repère fiable18
pour suivre le développement de tous les enfants. L'automatisation de ces nouvelles habiletés est
Leur atteinte élective, leur atypie ou anoma- la marque que leur apprentissage est terminé et
réussi.
lie de développement donne lieu aux « troubles
17
Cf. sur le site de l'INSERM : Le développement cognitif de Ces capacités inédites sont rendues possibles
l'enfant : clés de compréhension ; texte et vidéos :http:// par les impressionnantes capacités d'apprentis-
www.inserm.fr/associations-de-malades/seminaires- sage dont les humains sont dotés (cf. plasticité
de-formation-ketty-schwartz/fonctions-cognitives- cérébrale, p. 6). Elles constituent le fondement de
chez-l-enfant-cles-de-comprehension
18
Il s'agit bien sûr de fourchettes d'âges (médiane ± 1 la variété des cultures humaines et sont systéma-
écart type) au sein desquelles ces capacités doivent se tiquement exploitées par l'éducation d'une part et
manifester. par la scolarisation d'autre part.
16
Chapitre 2. Les préalables au projet thérapeutique
Le non-accès à ces apprentissages (ou un accès Manger (avec des baguettes, une four-
déficitaire ou qualitativement anormal) carac- chette et un couteau, les doigts…).
térise le groupe des « troubles spécifiques des S'habiller (avec un sari, un blue-jean, un
apprentissages », à savoir : les dyslexies, les dysor- soutien-gorge, des bandes molletières, une
thographies, les dyscalculies, les dysgraphies et cravate, des lacets, une fermeture Éclair, des
les dyspraxies. La dénomination même de ces boutons, des fibules…).
troubles, neurodéveloppementaux, reflète la force Écrire (avec un calame, un pinceau, une
du lien qui unit ces pathologies et la scolarité. plume, un stylo à bille ; de haut en bas ou de
droite à gauche…).
Conduire une voiture (ou un carrosse, un
Apprentissage gestuel âne bâté, un rickshaw, un char à voile…).
En ce qui concerne les gestes (ensemble intention- Changer une roue (ou ferrer un cheval), utili-
nel de mouvements coordonnés dans le temps et ser une perceuse (ou un fléau, un silex, un laser,
dans l'espace en vue de réaliser une action fina- une souris d'ordinateur, un rouleau de scotch…).
lisée), comme pour toutes les capacités sensori- Jouer de la trompette (ou de la harpe, du
motrices et cognitives, certains ressortent de violon, de la batterie, de la viole de gambe,
mécanismes « obligés », sélectionnés par l'évo- de l'harmonica…).
lution, et d'autres dépendent strictement d'un Allumer la lumière (ou une bougie, le gaz,
enseignement et d'un entraînement spécifiques, un feu de bois…).
en fonction de l'environnement culturel particu- Éteindre son réveil (ou sonner les cloches,
lier dans lequel le sujet se développe, puis évolue. retourner un sablier, construire un cadran
solaire).
Le développement des coordinations sélection-
Se faire un brushing (ou des nattes, un
nées par l'évolution suit un rythme chronologi-
chignon…), se raser, se tailler la barbe, se cou-
quement contraint et hautement prévisible, connu
per les ongles, se maquiller…
sous le terme de « développement psychomoteur » :
Jouer à la marelle (ou avec des cubes, en
tenue de tête, ramper, station assise, quatre pattes, construisant une cabane, avec un diabolo,
prise fine pouce-index, station debout, marche une console de jeux).
libre, équilibres statiques, équilibres dynamiques Tisser, tricoter ou broder, etc.
(sauts), réception de mobiles (balles), etc., déve-
loppement intégrant également les coordinations
oculo-motrices et oculo-manuelles. Classiquement, Ces gestes, qui emplissent notre quotidien,
c'est un retard (ou une anomalie qualitative) dans ce dépendent étroitement de l'époque, de la région du
développement-là qui est désigné par le terme, tou- monde et même de la famille dans laquelle nous
jours très employé, de retard psychomoteur (ou TAC). sommes nés. Certains savent jouer du piano, faire
du tennis ou gaver les oies, d'autres utilisent habile-
ment une scie, un vilebrequin ou une poêle à crêpes.
D'autres gestes au contraire, « facultatifs » au D'autres encore ne savent pas et ne sauront jamais
regard de l'évolution, sont cependant indispen- faire ces gestes de façon habile : cela dépend de choix
sables dans une communauté ou une société don- personnels et/ou de l'environnement dans lequel
née : leur enseignement progressif par les adultes nous avons grandi et dans lequel nous évoluons.
contribue à inscrire l'enfant dans son environne-
ment social et culturel.
Cependant, au-delà de cette variété, certains
gestes doivent être acquis, à certains âges, dans
Exemples certaines cultures, sous peine de constituer, dans
Gestes culturels (et variabilité cet environnement-là, un handicap.
en fonction de l'époque et du lieu)
Se saluer (en faisant un salut de la main, Ainsi, se laver et prendre soin de son apparence
en joignant les deux mains et en inclinant (se raser, se coiffer, se moucher…), manger et s'habil-
le tronc, en faisant une bise, en baissant les ler conformément aux habitudes de son groupe d'ap-
yeux, en faisant la révérence…). partenance, mais aussi, dans les pays industrialisés,
17
L'enfant dyspraxique et les apprentissages
traverser la rue, conduire une voiture, lire, écrire, tisé, il sera produit sans effort, avec un haut
utiliser les outils scolaires (trousse, cartable, règle, degré de réussite.
compas, classeur, bâton de colle…) et l'ordinateur Mais suffit-il de « voir faire » (observation,
sont, entre autres, des acquis indispensables. démonstration) ou bien le geste s'apprend-il essen-
tiellement en s'exerçant, en l'effectuant, en expé-
rimentant par essais et erreurs successifs jusqu'à
Les anomalies de constitution et d'automati- la constitution du « bon geste », celui qui, harmo-
sation de ces gestes appris (alors que l'enfant a nieux et efficace, peut s'automatiser et s'effectuer
bénéficié d'un enseignement habituel) sont la
avec un minimum de contrôle attentionnel ? En
caractéristique clinique qui spécifie le groupe
outre, lors de l'entraînement, comment prendre
des dyspraxies. C'est lorsqu'elles se manifestent
en l'absence de tout retard psychomoteur que
en compte les différents éléments susceptibles de
les dyspraxies sont les plus typiques, mais aussi faciliter l'apprentissage : réalisation du geste dans
les plus difficiles à diagnostiquer. Au contraire, des contextes variés (sollicitant l'adaptation à
lorsque tous les gestes se développent de façon l'environnement), nature et importance des feed-
anormale (retard psychomoteur et dyspraxie), back (informations en retour) restitués à l'apprenti
le diagnostic est plus précoce et alors plus sou- sur sa performance, simulation et convocation
vent dénommé TAC (trouble d'acquisition des consciente de l'image motrice, description verbale
coordinations). de certains aspects du geste, etc. ? Ces questions
sont évidemment cruciales en rééducation.
De très nombreux travaux, issus aussi bien des
Différents mécanismes sous-tendent ces neurosciences que des techniques d'entraînement
apprentissages gestuels (y compris un dosage pour des sportifs de haut niveau, cherchent à éclair-
en proportions variées de ces différentes procé- cir ces points ou à définir leur importance réci-
dures), également utilisés en rééducation : proque [22]. Nous renvoyons le lecteur à ces études
• l'observation (spontanée ou organisée délibé- et publications qui constituent un corpus théorique
rément comme dans la démonstration) : on pour comprendre comment les sujets tout-venant
montre le geste à accomplir (ou un élément acquièrent un nouveau geste. Les études chez le
caractéristique ou une séquence de ce geste) que sujet dyspraxique – c'est-à-dire chez lequel certaines
l'enfant doit regarder attentivement ; des stratégies efficaces chez le sujet « normal » se
• l'imitation : l'enfant observe dans l'intention de révèlent inutilisables – sont plus rares et plus par-
reproduire ensuite le modèle le plus exactement cellaires [23].
possible ; Nous rappelons ici simplement certaines don-
• l'entraînement : l'enfant tente de réaliser le geste nées concernant les « neurones miroirs ». La mise
(ou l'enchaînement gestuel). À chaque essai, il en évidence, dans les années 1990, de neurones
conçoit et planifie le geste (sa finalité, sa réa- bimodaux, visuo-moteurs, a en effet considé-
lisation, son contrôle proactif), puis, lors de rablement modifié notre perception des méca-
sa réalisation effective, il perçoit (propriocep- nismes qui régissent l'apprentissage gestuel. Ces
tion, kinesthésie) les caractéristiques du geste études font état de deux sortes de neurones visuo-
accompli (réglages posturaux, amplitudes, moteurs [24] :
force, configuration des différents segments • les neurones dits « canoniques » – les voies pour
corporels, trajectoires…) et il introduit des l'action (le « comment faire ? ») – réagissent à
corrections en fonction de l'appréciation (juge- la présentation d'objets « manipulables ». Ils
ment : fonctions exécutives) du résultat obtenu assurent une association systématique et adé-
(boucle de contrôle efférences/réafférences, quate entre la vision et les caractéristiques fonc-
régulation rétroactive). Au cours des essais tionnelles de l'objet. Ils codent la représentation
successifs (apprentissage par essais et erreurs), motrice d'une interaction correcte avec l'objet.
un « schéma moteur » de plus en plus perfor- Ils précisent donc comment attraper, saisir
mant émerge normalement peu à peu, dont les l'objet et comment agir (cf. la notion d'affor-
caractéristiques se rapprochent de plus en plus dance selon Gibson [25, 26]). Ainsi, voir un
du geste expert. Une fois ce dernier engrammé crayon ou un marteau (ou un téléphone ou une
(inscrit cérébralement, mémorisé) et automa- poêle à frire) active de façon automatique, non
18
Chapitre 2. Les préalables au projet thérapeutique
19
L'enfant dyspraxique et les apprentissages
20
Chapitre 2. Les préalables au projet thérapeutique
19
Albaret JM, Castelanu P (de). « Démarches
iagnostiques pour le TAC ». In : Geuze RH.
d Cette notion, fondamentale, signifie qu'on ne
Le trouble de l'acquisition de la coordination. peut pas « toujours plus » (plus longtemps ou plus
Marseille : Solal ; 2005. intensément) faire attention. Lorsque le réservoir
21
L'enfant dyspraxique et les apprentissages
22
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Chacune avait sa spécialité.
C’était avec Berthe Voraud qu’il faisait en Imagination un grand
voyage dans les Alpes. Il la sauvait d’un précipice. C’était elle aussi
qui l’appelait un soir à son lit de mort. Elle y guérissait ou elle y
mourait, suivant les jours. Quand elle y mourait, ce n’était pas sans
avoir avoué à Daniel un amour ardent. Il s’en allait ensuite tout seul
dans la vie, avec un visage triste à jamais, dédaignant les femmes,
toutes les femmes, avides de lui, que son air grave et sa fidélité à la
morte attiraient sur son chemin.
La grande jeune fille brune était plus spécialement destinée à
des aventures d’Italie, où Daniel, l’épée à la main, châtiait plusieurs
cavaliers.
C’était pour lui l’occasion de songer à apprendre l’escrime.
Quant à la laide petite Saül, elle trouvait son emploi dans des
épisodes beaucoup moins chastes.
Le mariage sanctifiait toujours ces rapprochements. Car l’idée
d’arracher une jeune fille à sa famille terrifiait le fils Henry et les pires
libertinages se passaient après la noce.
Ce soir-là, c’était Mlle Voraud qui tenait la corde et qui était vouée
au rôle principal et unique, en raison de son actualité.
Daniel sentit en la voyant un grand besoin de la dominer. Elle lui
était tellement supérieure ! Elle faisait les honneurs de la maison et
parlait aux dames avec tant de naturel ! Elle disait à une dame :
« Oh ! madame Hubert ! vous avez été trop charmante pour moi !
Vous êtes trop charmante ! On ne peut arriver à vous aimer assez. »
Cette simple phrase paraissait à Daniel dénoter une intelligence
et une aisance infinies. C’était une de ces phrases comme il n’en
trouverait jamais. Peut-être après tout aurait-il pu la trouver, mais il
ne fût jamais parvenu à la faire sortir de ses lèvres. Comme elle était
bien sortie et sans effort, de la petite bouche de Berthe Voraud !
Daniel, lui, ne parlait d’une façon assurée qu’à quelques
compagnons d’âge et à sa mère. Quand il s’adressait à d’autres
personnes, le son de sa voix l’étonnait.
L’après-midi, il avait eu une conversation imaginaire avec Berthe
Voraud. Alors, les phrases venaient toutes seules.
C’était lui qui devait aborder Berthe Voraud en lui disant :
— J’ai pensé à vous constamment depuis que je vous ai vue.
Ces simples mots (prononcés, il est vrai, sur un ton presque
tragique), devaient troubler profondément la jeune fille, qui répondait
très faiblement :
— Pourquoi ?
— Parce que je vous aime, répondait Daniel.
A ce moment, elle se couvrait de confusion et s’en allait pour
cacher son trouble.
Et Daniel n’en était pas fâché, car, poussée à ce diapason, la
conversation lui paraissait difficile à soutenir.
Dans ses imaginations, Daniel allait toujours vite en besogne.
L’effort lui était insupportable.
Il voulait n’avoir qu’à ouvrir les bras, et que les dames lui
tombassent du ciel, toutes préparées.
Des conquérants patients lui paraissaient manquer de gloire.
Comme il pensait à autre chose, il aperçut devant lui Mlle Voraud.
— Monsieur Henry ? Comment va Madame votre mère ?
Pourquoi n’est-elle pas venue ?
Il répondit poliment, mais avec une grande sécheresse, et ne dit
rien de ce qu’il avait préparé.
D’ailleurs, Berthe Voraud avait déjà passé à un autre invité,
pendant que Daniel Henry, très rouge, regardait devant lui d’un air
profond, c’est-à-dire en fermant à demi les yeux, comme s’il était
myope.
— Monsieur Henry, vous ne m’avez pas invitée ?
C’était encore Berthe Voraud, qui se présentait inopinément,
sans se faire annoncer. Aussi, tant pis pour elle, il ne trouvait pas de
phrase aimable pour la recevoir.
— Vous allez me faire danser cette valse ?
— C’est que… je ne valse pas.
— Eh bien ! nous nous promènerons. Offrez-moi votre bras.
Daniel offrit donc son bras à Mlle Voraud et ce simple geste mit
en fuite tous les sujets de conversation. Il en attrapa un ou deux au
passage, comme on attrape des volailles à tâtons, dans un poulailler
obscur. Puis il les essaya mentalement et les laissa aller ; ils étaient
vraiment trop misérables.
Alors il fronça le sourcil et prit un air méditatif. Ce qui lui attira
cette question providentielle :
— Vous paraissez triste ? Avez-vous des ennuis ?
— Toujours un peu.
— Vous avez pourtant passé brillamment vos examens de droit.
— C’est si facile, répondit-il honnêtement.
— C’est facile pour vous, dit Berthe, parce que vous êtes
intelligent et savant.
Cet éloge lui fit perdre l’équilibre. Il rougit et son regard vacilla.
— Et vous étiez au Salon ? dit Berthe.
— J’y suis allé deux fois.
— Vous aimez la peinture ?
— Oui, répondit-il à pile ou face. Beaucoup.
— J’ai failli y avoir mon portrait. C’est d’un jeune homme de
grand talent, un prix de Rome, M. Leguénu. Nous l’avons connu à
Étretat. C’est un élève de Henner. Malheureusement, le portrait n’a
pas été prêt assez tôt.
— Il est ressemblant ?
— Les avis sont partagés. Maman dit que c’est bien moi. Papa
prétend qu’il ressemble à ma cousine Blanche. Moi, je trouve que
mes yeux, à leur couleur naturelle, ne sont pas aussi bleus.
— Ils sont pourtant bien bleus.
— Non, ils sont gris. Moi, d’ailleurs, j’aime mieux les yeux bruns.
Surtout pour un homme. Je trouve qu’un homme doit être intelligent
et avoir les yeux bruns.
— Les miens sont jaunes.
— Non, ils sont bruns. Je vais vous faire des compliments : vous
avez de beaux yeux.
— Ce sont les yeux de ma mère, dit gravement Daniel.
— Est-ce que vous irez cette année à Étretat ?
— Oui, dit Daniel, surtout si vous y allez.
La conversation l’avait lancé en pleine mer. Il nageait.
— Asseyons-nous un peu, dit Berthe au moment où ils entraient
dans un petit salon. Tâchez de venir à Étretat. On s’amusera un peu.
On se réunira l’après-midi. Nous jouerons la comédie.
— Et puis je vous verrai.
— Vous tenez tant que ça à me voir ?
Il inclina la tête.
— Eh bien, pourquoi ne venez-vous pas plus souvent ? Tous les
mercredis, à quatre heures, j’ai des amies et des amis. On fait un
peu de musique. Venez, n’est-ce pas ? C’est entendu. Vous serez
gentil, et vous me ferez plaisir.
Berthe se leva. La valse venait de finir. D’autres danseurs
l’attendaient.
Daniel était, d’ailleurs, ravi que l’entretien eût pris fin. C’était
assez pour ce jour-là. Il avait besoin de faire l’inventaire des
premières conquêtes.
Il sortit du bal peu après. Il rentra à pied. Il donnait de joyeux
coups de canne contre les devantures. Il n’hésitait pas à s’attribuer
le mérite de la marche rapide des événements et méconnaissait
froidement le rôle du hasard.
Il marchait dans la solitude des rues, sans crainte des attaques
nocturnes. Et il fallut la persistance d’une ombre sur le trottoir
opposé pour le décider à prendre un fiacre.
En arrivant, il donna cent sous au cocher. C’était un petit pot-de-
vin pour la Providence, le denier à Dieu de l’aventure.
IV
DIMANCHE