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L’enfant Dyspraxique et les

Apprentissages. Coordonner les


Actions Thérapeutiques et Scolaires
2nd Edition Le Lostec
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L’enfant dyspraxique
et les apprentissages
Coordonner les actions thérapeutiques et scolaires
Chez le même éditeur

Du même auteur :
Conduite du bilan neuropsychologique de l'enfant, par M. Mazeau. 2e édition. 2008, 304 pages.
Neuropsychologie et troubles des apprentissages, par M. Mazeau. 2005, 320 pages.

Dans la même collection :


Neuropsychologie de la sclérose en plaques, par Gilles Defer, Bruno Bréchet, Jean Pelletier. 2010,
208 pages.
Handicap mental : approche transdisciplinaire – somatique, psychiatrique, psychopédagogique,
par Claude-André Dessibourg. 2009, 232 pages.
Démarche clinique en neurologie du développement, par C. Amiel-Tison, J. Gosselin. 2e édition,
2008, 256 pages.
Neuropsychologie du vieillissement normal et pathologique, par K. Dujardin, P. Lemaire, 2008,
256 pages.
Neurologie du comportement, par A. Schnider. 2008, 272 pages.
Conduite du bilan neuropsychologique chez l'enfant, par M. Mazeau. 2e édition, 2008, 304 pages.
Neuropsychologie de la maladie de Parkinson et des syndromes apparentés, par K. Dujardin,
L. Defebvre. 2e édition, 2007, 184 pages.
L'infirmité motrice d'origine cérébrale, par C. Amiel-Tison. 2e édition, 2005, 336 pages.

Autres ouvrages :
Rééduquer dyscalculie et dyspraxie. Méthode pratique pour l'enseignement des mathématiques,
par A. Crouail. Collection Orthophonie, 2009, 184 pages.
Atlas interactif de neuroanatomie clinique. Atlas photographique + CD-ROM interactif
Encéphalia, par L. Thines, F. Lemarchand, J.-P. Francke. 2008, 144 pages.
Pratique de l'EEG. Bases neurophysiologiques, prinicipes d'interprétation et de prescritpion,
par J. Vion-Dury et F. Blanquet. Collection Abrégés de Médecine. 2008, 224 pages.
Évaluation neurologique de la naissance à 6 ans, par J. Gosselin, C. Amiel-Tison. Éditions CHU
Sainte-Justine. 2e édition, 2007, 208 pages.
Les Nerfs crâniens, par D. Doyon, K. Marsot-Dupuch, J.-P. et al. Francke. 2e édition, 2006, 304 pages.
Neuropsychologie, par R. Gil. Collection Abrégés de Médecine. 4e édition, 2006, 432 pages.
Neurologie, par J. Cambier, M. Masson, H. Dehen. Collection Abrégés de médecine. 11e édition,
2004, 576 pages.
Neuropédiatrie, par G. Lyon, P. Evrard. 2000, 2e édition, 568 pages.
L'enfant dyspraxique
et les apprentissages
Coordonner les actions
thérapeutiques et scolaires

Michèle Mazeau
Claire le Lostec
Avec la participation de SANDRINE LIRONDIÈRE
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© 2016, Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés


ISBN : 978-2-294-74480-8
e-ISBN : 978-2-294-74547-8

Elsevier Masson SAS, 65, rue Camille-Desmoulins, 92442 Issy-les-Moulineaux cedex


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Introduction

Tout comme la langue d'Ésope, le diagnostic de praxie et syndrome dysexécutif », quand ce n'est
dyspraxie1 [1, 2] peut être la meilleure ou la pire pas un « multi-dys- » fourre-tout qui recouvre
des choses pour l'enfant concerné. Nous sommes une litanie de symptômes dont on méconnaît la
en effet passés ces dernières années d'une situa- source ou les interrelations : dyspraxie + dyslexie
tion où ce diagnostic n'était pratiquement jamais + dyscalculie + …, soit, comme l'avait fort bien
évoqué à une situation de surdiagnostic où il est résumé une maman, une dysscolarité !
souvent affirmé de façon erronée. Paradoxalement, c'est donc maintenant contre
Il y a quelques années, le risque était que le la diffusion d'un savoir superficiel, parfois stéréo-
trouble soit méconnu, négligé, confondu avec de typé, voire caricatural (dysgraphie = dyspraxie
la mauvaise volonté, une absence de motivation, = ordinateur !) qu'il nous faut batailler, afin de
de la paresse (?), voire une forme d'opposition réintroduire la complexité du réel et l'indispen-
aux apprentissages ou même… de la déficience sable analyse clinique dans la perception, la com-
mentale. Cette attitude, reposant souvent sur préhension des difficultés de cet enfant-là [3].
l'ignorance, était extrêmement préjudiciable à nos Mais le seul véritable intérêt d'un diagnostic
jeunes patients, concentrant sur eux opprobre et précis et fiable réside dans le fait qu'il permet de
image dévalorisée d'eux-mêmes, sans qu'aucune construire le projet thérapeutique, de se projeter
aide ne puisse leur être proposée. Depuis quelque dans l'avenir (actions à mettre en œuvre, évolu-
temps, c'est la tendance inverse que l'on observe. tion, pronostic). En effet, le diagnostic émerge de
Tout graphisme lent à s'installer selon les règles de la compréhension des mécanismes défaillants der-
l'art, tout ce qui pourrait être interprété comme rière le symptôme : alors, il peut servir de fil rouge
une maladresse, même légère, fait évoquer une pour penser les actions les plus efficaces pour
éventuelle dyspraxie. aider l'enfant tout au long de son évolution.
Et pour faire bonne mesure, ces troubles du C'est ce versant thérapeutique qui nous motive
développement du geste – qu'on les appelle TAC ici : nous souhaitons donner des clés aux différents
ou dyspraxie2 – sont désormais réputés n'être professionnels qui gravitent autour de l'enfant
que rarement isolés : l'enfant ploie alors sous les dyspraxique pour l'aider au mieux, en particulier
diagnostics cumulés (quelquefois motivés mais pour lui permettre de faire des apprentissages de
souvent fallacieux) de « TAC et TAD-H » ou « dys- qualité, à hauteur de ce que justifient sa motiva-
tion, son intelligence générale, ses capacités ver-
bales et mnésiques.
1
Il n'est question dans cet ouvrage que de la dyspraxie Presque trois décennies d'interventions auprès
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« manuelle » et/ou oculaire (ou « dyspraxie visuo-spa-


tiale »), à l'exclusion de la dyspraxie buccofaciale, buc-
de ces enfants – en séances de rééducation, à leur
domicile, mais surtout en classe, dans leur école,
L'enfant dyspraxique et les apprentissages

cophonatoire ou de la parole qui fait partie intégrante


des troubles de la parole et du langage. en lien étroit avec leur enseignant – nous ont en
2
Nous nous sommes maintes fois expliqués sur le choix effet instruites d'une expérience irremplaçable.
du terme de « dyspraxie », en dépit des DSM successifs Mais il ne s'agit pas pour nous de prescrire
qui n'envisagent que les troubles d'acquisition de la ce qu'il convient de faire : non seulement nous
coordination (TAC). Nous estimons en effet que TAC n'avons « guéri » aucun de ces jeunes (même si
et dyspraxie ne sont pas synonymes, ne recouvrent
nous espérons en avoir soulagé beaucoup), mais
pas exactement les mêmes pathologies et répondent à
des actions thérapeutiques sensiblement différentes. encore nous plaidons avec force pour que chaque
L'argumentaire qui sous-tend ce choix est développé enfant bénéficie d'un projet « sur mesure », ce qui
en particulier dans [1] et [2]. ne peut coexister ni avec des recettes ni avec des

1
L'enfant dyspraxique et les apprentissages

préconisations générales. Pourtant, le recul et le inconstante mais aussi plus inhabituelle. C'est
retour d'expérience de toutes ces années où nous pourquoi :
avons vu grandir et évoluer ces jeunes nous ont – les chapitres « Écrire » (chapitre 3) et « Comp-
appris : ter » (chapitre 4) décrivent les difficultés des
• d'une part, ce qu'il ne faut pas faire, ce qui jeunes dans ces domaines,
« ne marche pas », quelles voies sont inutiles – – puis le chapitre 5, « Lire », traite à la fois des
qui prennent souvent l'allure de « solutions de particularités quelquefois déroutantes de ces
pseudo-bon sens » –, les impasses dans les- dyslexies et des remédiations (« Lire autre-
quelles il ne faut pas engager l'enfant sous peine ment »).
d'épuiser sa bonne volonté, ses espoirs et même • dans une seconde section, les chapitres 6 à
de compromettre son avenir ; 10 traitent des propositions d'adaptation et des
• d'autre part, quelles sont les pistes utiles, les compensations, en précisant leurs indications
directions prometteuses dont il pourra tirer et leurs modalités de mise en œuvre : « Écrire
profit pour contourner les obstacles que son autrement » (chapitre 6), « Les mathématiques
« dys- » dresse sur sa route, pour vivre avec dans autrement » (chapitre 7), repérer les obstacles
les meilleures conditions. masqués dans les disciplines où les compétences
Ces orientations thérapeutiques, longuement praxiques et/ou visuo-spatiales sont mécon-
développées, décrites, explicitées dans ce livre, nues et proposer les aménagements adéquats
doivent être adaptées au cas par cas. Il ne s'agit (chapitre 8). Nous avons ensuite rassemblé les
pas d'un « mode d'emploi », ni de recettes, ni de informations liées aux diverses utilisations de
prescriptions figées ou de recommandations sys- l'ordinateur en classe et ce que cela implique
tématiques, mais plutôt d'un état d'esprit qui doit aussi bien pour l'enseignant que pour un éven-
prendre corps et réalité en fonction de chacun, tuel auxiliaire de vie scolaire (« L'ordinateur
selon la mosaïque particulière d'incapacités qui pour l'école », chapitre 9). Puis nous analysons
caractérise tel ou tel, selon aussi son âge, son his- les préalables nécessaires à toute démarche de
toire personnelle – aussi bien familiale que sco- compensation, constituant ainsi un véritable
laire –, ses projets, ses valeurs, sa personnalité… cahier des charges pour concevoir les aides
Enfin, au-delà de l'ajustement du projet théra- utiles à cet enfant-là (chapitre 10).
peutique à chaque jeune, il faudra savoir, à chaque Enfin, nous concluons cette section en abor-
nouvelle étape (de la scolarité, de la vie profes- dant la réalisation des actes de la vie quotidienne
sionnelle ou personnelle), faire face à de nouveaux et en exposant les moyens de faciliter la vie sociale
défis, résoudre des problèmes inédits. Seule cette de ces jeunes, tant dans leur vie personnelle qu'à
adaptation « à la carte » et dans la durée pourra l'école (chapitre 11).
aider chacun, d'abord à grandir, puis à se réaliser. Nous espérons que cette nouvelle édition
C'est dans cet état d'esprit que nous avons pourra aider tous ceux qui, en amont, doivent
repris, complété, modifié et entièrement revu énoncer des préconisations (médecins, neuropsy-
cette seconde édition de L'enfant dyspraxique et chologues, équipes des centres référents), évaluer
les apprentissages. le handicap de l'enfant dyspraxique, penser les
Après avoir rappelé des notions clés concernant compensations véritablement utiles (équipes des
les dyspraxies (chapitre 1) et le projet thérapeu- MDPH) et en assurer le suivi.
tique (chapitre 2), nous abordons successivement Nous souhaitons surtout que cet ouvrage
les grandes questions qui se posent aux théra- réponde au mieux aux besoins actuels des profes-
peutes et aux enseignants : sionnels du soin (ergothérapeutes, psychomotri-
• dans une première section, nous traitons des obs- ciens, orthophonistes, neuropsychologues) et de
tacles que rencontrent les jeunes dyspraxiques la pédagogie (enseignants, enseignants spéciali-
dans les apprentissages fondamentaux et trans- sés, enseignants référents).
versaux qui sont le socle de l'ensemble de la Certains parents pourront trouver ici des élé-
scolarité. Si l'écriture et les mathématiques ments qui leur permettront de mieux comprendre
sont toujours sévèrement impactées par la dys- les indications ou conseils dispensés à leur enfant
praxie, la lecture est touchée de manière plus et ainsi de l'accompagner de façon plus adéquate.

2
Qu'est-ce qu'un Chapitre 1
« dys- » ? Qui sont les
enfants dyspraxiques ?

« Ainsi, en France, l'enseignement public obligatoire vise à construire un accès


égal aux chances. Si le résultat produit néanmoins une hiérarchie, la faute
en incomberait alors à l'individu responsable, ou encore à quelque facteur
environnemental susceptible d'entraver l'épanouissement du potentiel humain.
Ce dernier, en revanche, serait le même pour toutes et tous, selon cette croyance.
Mais partout, on se heurte à des situations gênantes pour la thèse égalitaire (la
taille, la force musculaire…). C'est précisément parce que l'inégalité existe qu'il
importe et urge de construire une société juste. »
J.-C. Guédon3

Fonctionnement cérébral cation ? Comment ne pas immédiatement conclure


de ces performances et ­contre-­performances para-
• « On me dit que mon fils ne peut pas orienter doxales que « Quand ils veulent, ils peuvent » ? Il
ses yeux comme il convient, ce qui le gêne pour serait d'ailleurs bien sûr ridicule de vouloir nier – ou
la lecture, mais lorsqu'il joue avec sa console de même de minimiser – le rôle de l'implication per-
jeux vidéo, où pourtant les éléments défilent à sonnelle dans l'échec ou le niveau de réussite à une
toute vitesse, alors là, il n'est pas du tout gêné par tâche donnée.
ses yeux ! » Mais certains enfants, malgré leur bonne
• « Ma fille est en échec scolaire parce que, me volonté et leur application, ne peuvent pas, en rai-
disent les spécialistes, elle n'a pas une bonne son d'une organisation cérébrale atypique, réaliser
mémoire. Mais s'il s'agit de chansons de la Star certaines tâches, alors que d'autres activités, qui
Academy, de ses vacances ou des confidences de intuitivement paraissent proches – ou même plus
ses amies, sa mémoire est plus qu'excellente ! » complexes –, leur restent normalement acces-
• « Quand il parle, mon enfant prononce très mal sibles. En effet, le fonctionnement cérébral défie
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certains mots, à tel point que souvent on ne com- la logique supposée de l'expérience quotidienne.
prend pas ce qu'il veut dire, mais lorsqu'on lui fait
L'enfant dyspraxique et les apprentissages

répéter des mots, il les prononce alors très bien. » « Les études par imagerie cérébrale montrent
• « Mon fils de 9 ans écrit très mal, ses cahiers res- qu'il existe de fait des modules spécialisés
semblent à des brouillons à peine lisibles ; on me dans le cerveau […]. Elle a permis de détecter
la différence entre processus mentaux qui
parle de dyspraxie. Pourtant, quand il s'applique paraissent très proches, comme celle qui existe
et que je suis derrière lui à la maison, il est par- entre calculer le résultat exact d'une addition
faitement capable de former ses lettres à peu ou l'estimer approximativement : deux zones
près convenablement, en tout cas bien mieux. » différentes du cerveau réalisent ces deux tâches.
Comment ne pas d'abord interpréter ces diffi-
cultés étonnamment ciblées et variables comme un
problème de motivation, de bonne volonté, d'appli- 3
Guédon JC. « Chroniques ». La Recherche 2002.

3
L'enfant dyspraxique et les apprentissages

À l'inverse, elle montre les points communs Exemple


entre tâches qui semblent bien différentes. »
Lors de la lecture, nous croyons avoir la sen-
G. Chapelle4
sation que nos yeux suivent régulièrement
chaque ligne de gauche à droite… Il n'en est
La neuropsychologie est une branche de la neuro- rien. Nos yeux effectuent une suite de minus-
logie qui s'intéresse au fonctionnement intellectuel cules sauts (ce dont nous n'avons aucune
normal et pathologique, au diagnostic et à la réé- conscience), les saccades. Les régulations en
ducation des troubles des fonctions « supérieures » amplitude, durée et direction des saccades sont
(ou fonctions « cognitives », troubles secondaires à automatiquement ajustées par notre cerveau.
un dysfonctionnement cérébral [1]). Ces troubles C'est seulement durant les brèves pauses entre
(du langage, de la mémoire, du geste, de l'espace, deux sauts, les fixations, que nous saisissons les
de la lecture, etc.) peuvent soit survenir après une informations visuelles qui font l'objet d'un trai-
lésion cérébrale très précoce (IMC5 ou toute autre tement cérébral de type « lecture », que nous
lésion cérébrale survenue durant la petite enfance), identifions et comprenons les mots écrits.
soit, le plus souvent, résulter d'une atypie du déve-
loppement cérébral dans un secteur très focalisé de
la cognition (troubles dits « développementaux »),
générant alors un trouble spécifique des appren- et la réalité est souvent très éloignée d'une des-
tissages (dyspraxie, dyslexie, dysphasie, dyscalcu- cription triviale des phénomènes consciemment
lie…), dont les répercussions scolaires peuvent être ressentis.
sévères chez ces enfants à l'intelligence préservée. D'autres troubles cognitifs peuvent alimenter
Ces enfants, pour des raisons encore souvent ce propos. En effet, certaines pathologies défient
inconnues, ne disposent donc pas, pour développer l'expérience commune [14–16], telles les agnosies
certaines de leurs fonctions cognitives, du même visuelles. Nous avons tous la sensation, l'expé-
répertoire de compétences que les autres. Ils se rience de ce que c'est que voir : on voit net ou l'on
trouvent alors en butte à des difficultés, des échecs, voit flou, ou l'on ne voit pas du tout. C'est vrai si
des impossibilités qu'ils ne comprennent pas et qui l'on ne considère que l'œil et les pathologies oph-
peuvent donner lieu, de la part des adultes (parents, talmologiques. Mais on oublie souvent qu'il n'y
enseignants, soignants), à des interprétations erro- aurait pas de vision sans le cerveau qui analyse,
nées qui ajoutent encore à la confusion de l'enfant. décrypte, décode et reconnaît les stimuli impri-
Ainsi, la neuropsychologie infantile nous enseigne més sur la rétine. Lors de certaines anomalies du
que le « naturel » et le bon sens ne sont générale- fonctionnement des réseaux de neurones dédiés
ment pas, en la matière, bons conseillers. Au au traitement de l'image rétinienne, il peut y avoir
contraire, il nous faut très souvent accepter d'aller des « ratés ». L'enfant voit bien, net, il peut décrire
résolument contre le sens commun si l'on veut ou copier ce qu'il voit, mais il ne sait pas donner
apporter quelque soulagement à ces enfants ! sens à ce qu'il voit. C'est un peu comme si une pho-
Le fonctionnement cérébral foisonne d'illus- tographie argentique – parfaite sur le négatif (la
trations qui discréditent beaucoup de tentatives rétine) – devenait ininterprétable du fait d'erreurs
d'introspection conçues, à tort, comme une pos- dans l'atelier de développement du photographe (le
sibilité d'approcher par soi-même, sans connais- cerveau). Alors, là où nous voyons un chat, l'enfant
sances spécialisées dans le domaine, notre propre voit un lapin ; là où nous voyons le dessin d'une
fonctionnement intellectuel. En effet, l'essentiel marguerite, l'enfant voit une danseuse en tutu…
de nos savoir-faire de base est complètement auto- D'autres fois, l'enfant voit la même chose que tout
matisé et échappe tout à fait à notre conscience. le monde. Le problème, c'est qu'il n'a aucun moyen
Ils sont donc hors de portée de notre auto-analyse de savoir – et nous non plus – s'il voit comme le
reste de l'humanité ou différemment, et comme il
n'a jamais vu autrement, il ne sait pas (ne peut ima-
4
Chapelle G. Le cerveau et la pensée. Auxerre : Sciences giner ni comprendre) que nous voyons (parfois et
humaines ; 2003.
5
IMC : infirmité motrice cérébrale ou paralysie de façon imprévisible) différemment de lui.
d'­origine cérébrale, d'origine périnatale, souvent liée Pour en venir plus précisément aux enfants
à la prématurité. dyspraxiques qui sont le centre de notre ­propos,

4
Chapitre 1. Qu'est-ce qu'un « dys- » ? Qui sont les enfants dyspraxiques ?

c­ ertains étonnent parce qu'ils n'arrivent pas Mais, justement, l'enfant dont nous parlons
à enfiler leur anorak ou qu'ils ne peuvent pas ici – qui souffre de troubles cognitifs focali-
se servir d'un crayon, alors qu'ils peuvent par- sés – n'a pas pu acquérir ces habiletés dans
faitement jouer au ping-pong ! Certes, tous les les mêmes délais que ses pairs, en dépit d'un
enfants dyspraxiques sont maladroits : le déve- entraînement identique ou même déjà ren-
loppement de leurs coordinations motrices et forcé… C'est d'ailleurs ainsi que les problèmes
de leurs habiletés est tardif et incomplet. Mais de l'enfant ont d'abord été repérés. Malgré une
certaines activités gestuelles ne sollicitent expérience ou un apprentissage comparables à
pas les mêmes compétences cérébrales, ne se ceux de leurs pairs, ces enfants ne peuvent pas
développent pas selon les mêmes processus, faire certaines acquisitions : parler de façon
ne reposent pas sur les mêmes réseaux de neu- f luide, intelligible et académique, produire
rones et peuvent donc être atteintes (ou respec- rapidement des signes graphiques harmo-
tées) isolément, ce qui explique ces apparents nieux, lire, calculer, acquérir certaines habile-
paradoxes. tés gestuelles.
Ce n'est donc ni la qualité, ni l'intensité de
l'entraînement, ni la méthode pédagogique, ni les
efforts, ni la bonne volonté de l'enfant qui sont en
cause, mais bien son aptitude, ses capacités céré-
« Toujours plus de la même chose brales (neurodéveloppementales) à développer
qui ne marche pas6 » cette performance-là…
Poursuivre les entraînements habituels ne consis-
• « Si un jeune enfant prononce mal les mots, c'est terait alors qu'à proposer, sans cesse et sans fin,
parce que sa mère (ou sa grande sœur) le com- « toujours plus de la même chose qui ne marche
prend trop bien : il n'a pas besoin de faire des pas ».
efforts pour se faire comprendre. » Par exemple, si l'enfant écrit mal (chapitre 3),
• « Si celui-là ne sait pas ses tables de multiplica- beaucoup pensent qu'il est « logique » de lui
tion malgré de très nombreuses tentatives d'ap- proposer des exercices graphiques – dessi-
prentissage, c'est bien la preuve qu'il faut encore ner des vagues, des « ponts », des boucles, des
poursuivre et intensifier cet apprentissage. » hampes, des lettres –, de l'inscrire à un atelier
• « Si tel autre a une écriture très malhabile et de calligraphie, d'insister pour qu'il s'applique
lente, c'est qu'il bâcle et/ou qu'il a besoin de plus et mieux. De fait, il progresse un peu, mais
plus d'entraînement pour aboutir à un résultat toujours insuffisamment au vu des exigences
acceptable. Il faut donc le motiver et/ou ren- scolaires qui, elles, croissent exponentiellement
forcer l'entraînement en graphisme pour qu'il avec les années (cf. figure 3.2, p. 52) et toujours
acquière souplesse et rapidité. » beaucoup plus vite que les capacités de l'enfant.
Ces assertions, bien banales, sont toutes sous- Augmentons alors les entraînements, ampli-
tendues par une même idée : l'effort et la moti- fions encore les rééducations de la motricité
vation, l'enseignement explicite et l'entraînement fine ou de l'organisation spatiale, multiplions
répétitif doivent forcément conduire à des progrès les prises en charge en psychomotricité ou en
dans la réalisation de la performance visée. Cette ergothérapie, achetons des cahiers de gra-
idée simple et « évidente » vient du fait, incon- phisme qu'il réalisera les mercredis ou durant
testable, que l'enfant « standard » ou « typique » les vacances… et l'enfant, confiant et plein
acquiert ces habiletés à la suite d'un entraînement d'espoir, engage toute son énergie dans ce com-
régulier, plus ou moins long selon les individus bat, pourtant perdu d'avance. Mais lorsqu'il en
(plus ou moins « doués »). prend conscience – souvent en même temps que
les adultes qui l'entourent –, il est trop tard,
l'échec scolaire est consommé et bien souvent
6
La formule est empruntée à Paul Watzlawick, définitif. Pire, l'échec n'est pas rattaché au pro-
psycho­logue, psychanalyste et sociologue contempo- blème graphique et l'enfant ne bénéficiera pas
rain (États-Unis, école de Palo Alto). d'adaptations adéquates.

5
L'enfant dyspraxique et les apprentissages

Cette stratégie délétère s'appuie souvent aussi Non seulement augmenter sans fin les entraîne-
sur une confiance déraisonnable dans les ments est inutile, mais c'est dangereux. Ainsi, pen-
« pouvoirs » de la plasticité cérébrale. Ce terme dant que l'enfant engage toute son attention et son
désigne la capacité du cerveau humain à énergie dans le difficile dessin des lettres – geste
reconfigurer certains réseaux de neurones que l'enfant dyspraxique n'automatisera jamais
sous l'effet de l'expérience et de l'entraîne- suffisamment, eu égard aux exigences scolaires
ment, ce qui constitue le support des appren- (figure 3.2, p. 52) –, il ne lui reste plus assez de
tissages. Cette capacité est d'autant plus ressources pour écouter l'enseignant, prêter atten-
importante et influente que l'enfant est plus tion au sens ou à l'orthographe, mémoriser les
jeune et qu'elle intervient au décours d'une informations. Les résultats scolaires s'en res-
période critique7. On a aussi montré que la sentent dans toutes les matières, même celles où il
plasticité cérébrale peut être à l'origine de aurait pu faire normalement des apprentissages si
récupérations (rares et partielles) après des on lui en avait laissé le loisir…
lésions cérébrales secondaires et focalisées : de
là à imaginer que l'entraînement intensif de
fonctions déficitaires pourrait provoquer une Autre situation courante (cf. chapitre 4) :
réorganisation neuronale « réparatrice », il n'y l'enfant fait des erreurs lors du comptage d'une
a qu'un pas que certains franchissent aisé- ­collection d'objets… Cela semble montrer qu'il
ment. Or, la plasticité cérébrale n'est pas un n'a pas encore bien compris la procédure de
phénomène magique qu'il suffirait de convo- dénombrement. On lui propose donc – encore et
quer… au prix de centaines d'heures de travail encore – de compter des jetons, des bûchettes ou
de l'enfant ! des haricots. Et la persistance des erreurs conduit
à intensifier encore et encore cet entraînement,
en dépit de l'évidence que « ça ne marche pas ». La
D'une part, la plasticité cérébrale n'est pas répétition de ces procédures erronées non seule-
illimitée : elle n'a d'effet que sur l'organisation ment n'apporte rien à l'enfant, mais perturbe le
synaptique locale (et non sur les fibres longues, concept de nombre en cours de constitution. Et
dites « associatives », qui relient entre eux diffé- malgré ses excellentes compétences en raison-
rents centres cérébraux spécialisés). D'autre part, nement logique et en calcul mental (qui ne sont
plus on s'éloigne de la période critique pour la jamais valorisées ni prises en compte), malgré les
fonction considérée, plus la plasticité cérébrale premiers redoublements, on ne sait pas lui propo-
des réseaux concernés est réduite. En outre, ces ser une autre stratégie, faute d'avoir analysé, com-
réorganisations peuvent aussi générer des aspects pris, diagnostiqué les processus pathologiques en
négatifs (hyperexcitabilité locale avec épilepsie, œuvre derrière ce symptôme.
désorganisation de réseaux adjacents plus imma- On pourrait ainsi multiplier les exemples. Les
tures mais initialement intacts…). Enfin, en ce conséquences nocives de cette attitude apparem-
qui concerne les « dys- » développementaux, il ment logique (« toujours plus de la même chose
ne faut pas oublier que l'organisation cérébrale qui ne marche pas ») se manifestent dans tous les
est d'abord sous influence génétique, les aspects domaines :
environnementaux (qui gouvernent la plasticité) • l'enfant perd espoir et, plus grave encore, perd
n'intervenant qu'à la marge. confiance en ses propres capacités, car, malgré
toutes les rééducations et les efforts fournis, il
ne peut que constater son échec ;
7
Fenêtre temporelle durant laquelle un apprentissage • la responsabilité de ces échecs, incompréhen-
est particulièrement efficace chez l'enfant. Selon les sibles également pour les professionnels qui ont
fonctions considérées, ces périodes favorables sont mis en place les entraînements et les rééduca-
différentes. Bien connues pour certaines fonctions tions, lui est toujours attribuée (il ne s'investit
sensorimotrices ou certains aspects du développe-
ment langagier, elles restent plus hypothétiques pour
pas assez, ou bien il n'est pas si intelligent qu'on
les fonctions de plus haut niveau, qui se développent le disait, ou bien il « fait un blocage »), aggravant
plus lentement, sur de longues périodes. son sentiment de culpabilité et d'impuissance ;

6
Chapitre 1. Qu'est-ce qu'un « dys- » ? Qui sont les enfants dyspraxiques ?

• ses compétences préservées, intactes, efficientes On parle de dyspraxie lorsque ces couplages et/
sont négligées, méconnues, sous-utilisées. Loin ou ces coordinations ne se mettent pas en place
d'être exploitées pour favoriser suppléances et dans les délais habituels et/ou se développent
compensations, elles sont au contraire utilisées d'une façon déficitaire, anormale, inefficace, et
comme une arme contre l'enfant ! Ainsi, s'il ne ce en l'absence d'une déficience mentale et/ou de
« fait » rien et parle beaucoup – le langage oral troubles psychiatriques (du moins susceptibles à
est le point fort des enfants dyspraxiques –, on eux seuls de rendre compte du trouble gestuel) et
juge que son langage très élaboré est un ver- d'un trouble neuromoteur, neurosensoriel, neu-
biage, ou qu'il fait illusion, ou qu'il s'agit d'un romusculaire (du moins susceptible à lui seul de
vernis ou d'une fuite et, de toute façon, cela est rendre compte du trouble gestuel), alors que l'en-
retenu contre lui (« S'il parlait moins, il ferait fant a été soumis à un apprentissage habituel. On
plus attention à écrire convenablement ») ; parle aussi, selon les auteurs, de retard psychomo-
• les orientations (scolaires, professionnelles) teur ou de trouble d'acquisition de la coordination
qu'on lui propose sont de plus en plus éloignées (TAC) [17, 19].
de ses capacités et de ses espérances, voire com- Quoi qu'il en soit, la réalisation de certains gestes
plètement contre-indiquées (orientation vers des est difficile, malhabile, disharmonieuse, lente et
métiers manuels, nécessitant des capacités ges- fatigante. Cette anomalie est rapportée soit à une
tuelles et spatiales complexes, alors que l'enfant lésion cérébrale qui interrompt certaines des voies
est dyspraxique). Au bout de quelques années, cérébrales qui gèrent la conception et/ou l'exécu-
son avenir est définitivement compromis. tion des gestes (leucomalacies périventriculaires
dans le cas de jeunes IMC), soit (le plus souvent)
à une atypie du développement cérébral dans le
secteur des aires pariétales (ou sous-pariétales, ou
L'enfant « typique », en cours d'acquisition des circuits fronto-pariétaux…) chez les enfants
d'une notion, n'est aucunement comparable à sans aucun antécédent neurologique, alors appe-
l'enfant empêché d'y accéder du fait d'un han- lés dyspraxiques « développementaux ».
dicap cognitif : les méthodes pertinentes pour
les premiers ne le sont pas pour les seconds,
elles peuvent même s'avérer désastreuses à
Un diagnostic fiable
moyen et long terme (cf. p. 26, 51).
Poser un diagnostic fiable [18] est un préalable
à tout projet d'aide en direction de ces enfants.
C'est pourquoi il faut savoir reconnaître (dépis- Commencer un « traitement » (proposer un ordi-
ter et diagnostiquer) ces anomalies trompeuses et nateur, un AESH8, des séances de psychomotricité
déroutantes : elles requièrent des prises en charge ou d'ergothérapie, etc.) sur une simple présomp-
spécifiques, c'est-à-dire différentes des proposi- tion, sans s'assurer du diagnostic, est une erreur
tions habituellement faites à l'enfant tout-venant. grave dont de nombreux enfants (et parents)
Chacun doit donc préserver sa capacité à s'éton- font la douloureuse expérience [20]. Décidées à
ner, à regarder et à écouter autrement, à sortir des partir du symptôme observable (l'enfant écrit,
sentiers battus. compte ou lit « mal »), ces prises en charge ne sont
licites que si elles sont de courte durée (6 mois
par exemple), permettant à la fois une observa-
tion attentive de l'enfant et la vérification que le
Assurer et préciser le diagnostic trouble est intense et durable (critères d'inclusion
du diagnostic de « dys- »). Ensuite, il faut abso-
Les dyspraxies sont un trouble du développe- lument déclencher une démarche diagnostique
ment des apprentissages gestuels. Les gestes sont
un ensemble de mouvements (de couplages sen- 8
AESH : accompagnant des élèves en situation de
sori-moteurs) coordonnés dans le temps et dans
handicap. Les AESH reçoivent une courte formation
l'espace dans l'intention de réaliser une action en cours d'emploi et doivent aider un ou plusieurs
finalisée. enfants, sous la responsabilité de l'enseignant.

7
L'enfant dyspraxique et les apprentissages

Trouble moteur ou neuromusculaire

Déficience intellectuelle

Reflet problème psychodynamique


Dysgraphie

Dyspraxie

Syndrome dys-exécutif

Trouble visuel

Etc.

Figure 1.1. Dysgraphie : exemple de symptôme isolé pouvant renvoyer à différents diagnostics.
Un symptôme ne représente qu'un des éléments constitutifs du diagnostic.

précise. En effet, une imprécision ou une erreur (légitime, à partir de tel ou tel symptôme ou de tel
de diagnostic risque, à l'insu de tous, d'engager ou tel bilan bien conduit) et diagnostic.
l'enfant dans une impasse thérapeutique, susci- Aucun signe, isolément, n'est pathognomo-
tant découragement et nouvelles erreurs inter- nique (caractéristique) de la dyspraxie. C'est
prétatives en cascade. pourquoi le diagnostic ne peut actuellement
On peut repérer deux principaux types de scé- émerger que de la confrontation de plusieurs
narios qui constituent des situations « à risque » examens dépendants de divers professionnels
sur le plan diagnostique. (tableau 1.1), ne peut s'évoquer qu'à partir d'un
faisceau concordant d'éléments, dont certains
Un examen incomplet sont des éléments d'élimination – l'enfant n'est
pas atteint de troubles neurosensoriels ou neu-
Trop souvent encore, le diagnostic est porté par
romoteurs, ni de déficience intellectuelle, ni de
un seul professionnel qui conclut sur la foi d'un
troubles envahissants du développement, du
symptôme – par exemple, au décours d'un bilan
moins suffisants pour rendre compte des symp-
psychomoteur ou ergothérapique, on constate que
tômes observés – et d'autres sont des signes posi-
l'enfant écrit mal (figure 1.1) – ou d'une seule éva-
tifs – l'enfant présente certaines caractéristiques
luation – dissociation importante aux échelles de
ou associations de troubles très évocatrices
Wechsler9 entre les épreuves verbales bien réussies
(tableaux 1.1 et 1.2).
et les épreuves non verbales ratées. Il s'agit là de
Bien sûr, cette démarche est modulée en fonc-
la confusion – trop fréquente – entre hypothèse
tion de l'âge de l'enfant et de l'association de
symptômes qu'il présente. Par exemple, si l'en-
fant présente des troubles de l'apprentissage de
9 Échelles de Wechsler adaptées à l'âge du jeune
(WPPSI, WISC, WAIS) : tests psychométriques dits la lecture (cf. chapitre 5), il est très important de
« d'intelligence », indispensables au diagnostic de demander aussi un bilan orthoptique et un bilan
« dys- », mais insuffisants à eux seuls. orthophonique.

8
Chapitre 1. Qu'est-ce qu'un « dys- » ? Qui sont les enfants dyspraxiques ?

Tableau 1.1. Les quatre temps du diagnostic de dyspraxie.


1 Plaintes dans le secteur des gestes, de l'espace, du graphisme, de la maladresse, = suspicion
des AVQ*
2 Élimination de troubles neuromoteurs et/ou sensoriels Hypothèse forte = dyspraxie
3 Échelles de Wechsler : préservation de l'intelligence générale (facteur G), réussite
aux épreuves verbales et mnésiques, contrastant avec l'échec aux épreuves visuo-
practo-spatiales
4 Bilans psychologue, psychomotricien, ergothérapeute +++ = troubles spécifiques = affirmer diagnostic
* AVQ : activités de la vie quotidienne.

Tableau 1.2. Critères qualitatifs complémentaires.


1. Antécédent de prématurité* (inconstant).
2. L'enfant critique de façon pertinente sa contre-performance : il a une bonne représentation du résultat qu'il devrait obtenir.
3. Fluctuation de la performance : il a différentes façons d'échouer.
4. Présence de troubles visuo-spatiaux (constante) et/ou du schéma corporel et/ou gnosiques visuels (inconstants).
5. Dissociation au sein des performances praxiques (inconstante) : gestes signifiants vs gestes arbitraires ; mimes
d'action vs manipulation d'outils… (cf. p. 10, 18).
* Des études longitudinales (EPIPAGE) montrent clairement la corrélation statistique entre intensité de la prématurité et fréquence des
troubles praxiques et visuo-spatiaux. Cf. Deforge H, Toniolo AM, Andre M, et al. « Déficits visuo-spatiaux à l'âge préscolaire chez des
enfants anciens grands prématurés ». ANAE 2007 ; 93 : 191-7.

Comme on le voit, ce diagnostic impose la signalement à la MDPH11 dont dépend l'attribution


passation de nombreux bilans, dont les résultats d'aides techniques ou humaines pour la prochaine
et conclusions doivent être confrontés les uns année scolaire, réunion de PPS ou ESS12, etc. Or, s'il
aux autres (lors de la consultation d'un médecin se confirmait ultérieurement que l'enfant soit en
expérimenté en neuropsychologie ou d'un neu- effet dyspraxique, il serait toujours loisible de modi-
ropsychologue compétent dans ce domaine) afin fier et de réajuster – désormais avec ­pertinence –
d'aboutir à un diagnostic. Il s'agit donc d'une les décisions prises antérieurement. Pour les déci-
démarche exigeante… et obligatoirement longue. sions qui doivent intervenir dans l'intervalle de
Les bilans réduits – par exemple la BREV – temps qui sépare la suspicion de la confirmation du
sont très utiles dans une optique de dépistage, diagnostic, il faut accepter qu'elles soient prises sur
pour effectuer un premier screening et repérer les éléments dont on dispose à ce moment-là : c'est
les enfants qui auront effectivement besoin de essentiellement l'évaluation scolaire qui constitue
l'ensemble de ce bilan diagnostique, mais ils ne une photographie fiable des capacités/­incapacités
peuvent se suffire à eux-mêmes. fonctionnelles du jeune à ce moment-là de son
­évolution, sans préjuger des causes.
Le sentiment d'urgence
11
MDPH : maison départementale des personnes han-
Une fois le terme de dyspraxie évoqué, on constate
dicapées, où sont regroupés tous les services dont
souvent un sentiment « d'urgence » alimenté par dépend la mise en œuvre des aides et compensations
des échéances datées, au cours desquelles les dif- liées au handicap.
férents acteurs craignent de prendre une décision 12
PPS : projet personnalisé de scolarisation, qui réunit
qui engage l'avenir et s'avérerait par la suite mal les différents acteurs (parents, école, rééducateurs et/
adaptée : orientation scolaire, rédaction d'un PAP10, ou services de soins) pour déterminer de quels amé-
nagements (pédagogiques, d'emploi du temps), de
quelles aides techniques et/ou humaines l'enfant doit
10
PAP : plan d'accompagnement personnalisé, cf. bénéficier au cours de l'année scolaire. ESS : équipe
c­ hapitre 9. de suivi de scolarisation.

9
L'enfant dyspraxique et les apprentissages

S'il est évidemment important de mettre en tique ne permet jamais de « rattraper » le retard
place le plus précocement possible les diverses aides diagnostique et ne fait au contraire que compli-
nécessaires, cela ne doit cependant pas conduire à quer inutilement la situation, déjà difficile.
s'arrêter à une simple présomption diagnostique : les
dangers encourus seraient alors pires que le remède Un diagnostic précis
escompté. En effet, si l'enfant se révèle ensuite effec-
tivement « dyspraxique », cela signifie qu'il est né La méthodologie suggérée plus haut (cf. tableaux 1.1
dyspraxique et… qu'il restera dyspraxique. Il n'y et 1.2) est indispensable pour finaliser le projet
a donc jamais aucune réelle justification à faire ce individuel de l'enfant.
diagnostic dans l'urgence et, bien sûr, encore moins
à faire une erreur ou une approximation diagnos- Préciser la place relative
tique dont les conséquences délétères ne feraient de chaque symptôme
que s'ajouter aux troubles initiaux.
La dyspraxie est constituée d'un ensemble de
symptômes qui peuvent, chez chaque enfant, réa-
Les prises en charge, comme nous aurons l'oc- liser une mosaïque particulière et unique du fait
casion de le redire, ont pour objectif de dimi- de la présence ou de l'absence (ou de l'intensité
nuer la gêne ressentie par l'enfant, de limiter les très variable) de chacun des signes [3]. Les bilans
répercussions négatives de la dyspraxie dans les des différents professionnels visent donc à préci-
différents secteurs de la vie de l'enfant, de ser l'existence et l'importance :
réduire le handicap (scolaire, psychologique et • du trouble constructif proprement dit ;
social) et non de guérir la dyspraxie. • des anomalies des traitements spatiaux, quel-
quefois au tout premier plan de la pathologie ;
• d'anomalies du développement des fonctions du
regard (fixation, saccades, exploration, poursuite) ;
C'est normalement en moyenne ou grande sec-
• d'un éventuel déficit en attention visuo-spatiale ;
tion de maternelle (éventuellement en CP-CE1
• d'éventuelles anomalies de constitution du
lorsque le trouble est discret) que le retard gra-
schéma corporel (y compris notions de droite et
phique et la maladresse doivent alerter. Lorsque la
de gauche et gnosies digitales) ;
suspicion est plus tardive (CM, voire collège), cela
• de possibles troubles gnosiques visuels ;
peut résulter :
• quelquefois d'anomalies comportementales, voire
• soit d'un trouble léger chez un enfant très com-
de troubles de structuration de la personnalité
pétent sur le plan du raisonnement verbal et qui
(traits du spectre de l'autisme).
a mis spontanément en œuvre des compensa-
tions efficaces. Ces dernières vont, un temps,
plus ou moins masquer les conséquences de la Rechercher d'éventuelles
pathologie praxique. Cependant, les exigences dissociations
scolaires augmentant, le trouble finit par se Leur présence permet de mieux cibler le type de
dévoiler, mais plus tardivement ; gestes qui pose problème à l'enfant et les modalités
• soit d'une méconnaissance ou erreur diagnostique ; gestuelles qui lui restent accessibles (cf. chapitre 2) :
• soit d'un déni du trouble (de la part des parents • trouble touchant électivement les gestes ensei-
et/ou des enseignants et/ou des médecins). gnés (culturels) et épargnant les gestes sélec-
Vouloir sauter des étapes diagnostiques parce tionnés par l'évolution, c'est-à-dire dyspraxie
que l'enfant est déjà grand et/ou parce que se jouent isolée, sans signe de « retard psychomoteur »
des échéances scolaires (passage en sixième, orien- ni TAC. Les premiers stades de développe-
tation…) est une erreur fréquente (impression que ment moteur se sont manifestés normalement,
l'on a « perdu du temps » et qu'il faut maintenant qu'il s'agisse du ramper, de la station assise, du
« faire vite »). Or, ce n'est pas en quelques semaines quatre pattes, de la marche… ;
ni en quelques mois que l'on règle un problème • trouble touchant uniquement l'utilisation d'ou-
qui mine la scolarité et la vie de l'enfant depuis des tils (et respectant les gestes symboliques, tels
années. Une erreur ou une insuffisance diagnos- que faire « au revoir », « chut »…).

10
Chapitre 1. Qu'est-ce qu'un « dys- » ? Qui sont les enfants dyspraxiques ?

Signes associés concevoir tous les volets. Ayant tenté de bien


Il faut aussi faire le point sur la présence éventuelle comprendre l'enfant et de bien analyser l'éven-
de signes associés dont l'influence est majeure tant tail de ses capacités/incapacités, il faut aussi, en
sur le pronostic que sur les choix rééducatifs : regard, bien comprendre et analyser ce que l'on
• troubles de l'attention et/ou hyperactivité. Bien peut attendre de telle ou telle action pédago-
qu'elle ne soit pas du tout systématique, cette gique, éducative, rééducative ou palliative.
association est très fréquente [20] ;
• dyslexie, dont il faut alors bien préciser les Rééducations et scolarité : deux
déterminants (phonologique et/ou visuo- pôles en interactions réciproques
attentionnelle). En effet, si elle est uni-
quement ou essentiellement « visuelle », la La scolarité – depuis la première année de mater-
dyslexie fait alors partie intégrante de la nelle jusqu'au niveau universitaire – fait constam-
dyspraxie visuo-spatiale avec troubles du ment appel aux savoir-faire praxiques et visuo-
regard (cf. chapitre 5). Mais l'enfant peut spatiaux des enfants, et ce de façon habituellement
également souffrir d'une dyslexie imputable masquée, implicite, le plus souvent à l'insu des
à un trouble phonologique, ou à un déficit de enseignants (cf. chapitre 8).
la mémoire de travail, ou à une association
« troubles de l'attention, syndrome dysexécu-
tif et déficit de la mémoire de travail », toutes L'enfant dyspraxique est ainsi très souvent mis
ces situations constituant alors un trouble en difficulté par la méthode d'enseignement,
associé (comorbidité) ; les procédures préconisées et/ou le matériel
• déficit de la mémoire de travail, isolé ou au sein pédagogique utilisé (et non par les connais-
d'un syndrome dysexécutif ; sances ou le concept à acquérir).
• immaturité (déficience) intellectuelle…

C'est pourquoi l'échec scolaire est si fréquent


Capacités préservées (et souvent sévère) chez ces enfants intelligents13,
Enfin, évaluer précisément le niveau de perfor- de bon niveau verbal, ayant généralement d'excel-
mance dans chacune des fonctions préservées lentes capacités mnésiques, curieux et motivés par
est une démarche fondamentale pour penser les apprentissages scolaires.
le projet thérapeutique : langage, mémoires Leur venir en aide, c'est reconnaître et nom-
(mémoire de travail, à long terme, visuelle, mer leur trouble, leur en expliquer simplement
auditivo-verbale), raisonnement et conceptua- les mécanismes et les répercussions. C'est aussi
lisation, fonctions sur lesquelles on s'appuie mettre en place avec eux un « plan de bataille » (le
pour conduire les rééducations et/ou proposer projet thérapeutique), dont ils attendent légitime-
un contournement du trouble, ou encore l'utili- ment des effets dans leur vie quotidienne et leur
sation d'un palliatif. vie scolaire.
C'est pourquoi les actions à visée thérapeutique
doivent toujours associer des soins ciblés (dispen-
Lorsqu'on ne dispose pas de l'ensemble de ces sés par les thérapeutes spécialisés) et des adap-
éléments, le projet ne peut pas vraiment être tations pédagogiques très spécifiques (mises en
personnalisé ni adapté. Il s'agit donc là d'en- place dans le cadre scolaire).
jeux majeurs qui déterminent la qualité et l'effi- Dans les textes officiels, cette indispen-
cacité des propositions ultérieures. sable coordination est souvent désignée sous
le terme de « partenariat » qui doit s'instaurer

13
L'intelligence de l'enfant est attestée par la réussite à
Mais si porter un diagnostic fiable et rigoureux une ou plusieurs épreuves verbales dites de facteur
est indispensable pour entamer une démarche G ou « intelligence générale » (épreuve de catégorisa-
thérapeutique, cela est très loin de suffire à en tion, de classification, de raisonnement logique).

11
L'enfant dyspraxique et les apprentissages

(­naturellement ?) entre les structures de soins et


Pourtant, quel sens peuvent avoir deux séances
l'Éducation nationale. Pourtant, au quotidien,
de rééducation par semaine (si bien conduites,
cette coopération, qui n'est en rien préparée
si bien adaptées, si efficaces soient-elles) si ces
et dont les modalités ne sont jamais précisées,
deux séquences hebdomadaires de trois quarts
peut s'avérer difficile à mettre en œuvre, malgré
d'heure ne trouvent pas d'écho lors des 24–26
toutes les bonnes volontés, du fait :
autres heures hebdomadaires (en moyenne)
• du côté de l'école :
que l'enfant passe en classe, en situation « éco-
– d'une méconnaissance des mécanismes
logique » d'apprentissage ?
pathologiques qui sous-tendent la dyspraxie
(trop souvent réduite à la notion de « mala-
dresse » et/ou de dysgraphie),
On voit donc d'emblée que le choix de telle
– de la non-conscience des constituants
ou telle stratégie thérapeutique (de rééducation
praxiques et/ou visuo-spatiaux infiltrant les
ou de réadaptation) ne peut advenir qu'au terme
différents apprentissages proposés (cf. cha-
d'investigations et de synthèses qui s'intéressent
pitre 9), du souhait de « normaliser » l'enfant
autant au trouble (la dyspraxie, isolée ou non, son
différent (« En classe, il est comme les autres »,
type, son intensité…) qu'à l'enfant (ses capacités
ou bien : « Il faut bien qu'il arrive à faire
de compensation, ses projets, sa personnalité), à
comme les autres »),
ses parents (leurs propres projets, leur acceptation
– des difficultés concrètes à concevoir et à
ou leur refus de considérer leur enfant comme
mettre en œuvre des aménagements très
« handicapé » et de solliciter la MDPH, leur sou-
individualisés au sein d'un grand groupe,
tien ou leurs exigences…) ou à l'école (« tolérance »
– de l'absence de temps de concertation, de réu-
de l'échec dans certains secteurs, proposition de
nion, de partage avec d'autres intervenants
classe spécialisée ou ULIS14, acceptation des aides
(rééducateurs libéraux, services de soins
techniques ou humaines, stigmatisation ou non
dits SESSD ou SESSAD et, au sein même de
de l'enfant « à besoins spécifiques », capacité à
l'école, médecin et psychologue scolaires),
travailler avec des intervenants extérieurs, tels les
– de la grande difficulté à concevoir des éva-
rééducateurs libéraux ou les services de soins15).
luations « justes » en dépit des adaptations
Conscientes de la variété et de l'importance
préconisées (par rapport aux autres enfants
de toutes ces difficultés intriquées, nous tentons
de la classe, mais aussi en fonction des savoirs
donc d'aborder ici l'ensemble de ces questions qui
exigés par le programme). C'est souvent la
sont interdépendantes et inséparables : les soins,
marque d'une confusion entre « égalité » et
les rééducations, les adaptations, l'utilisation
« justice » et d'une mauvaise appréhension de
d'aides techniques ou de palliatifs, mais aussi les
la notion de « compensation du handicap » ;
• du côté des équipes de soins et des rééducateurs :
– d'une méconnaissance des exigences liées
14
ULIS : unités localisées pour l'inclusion scolaire en
primaire ou au collège.
aux programmes scolaires, de l'ignorance des 15
SESSD ou SESSAD : services de soins dits « à domi-
contraintes inhérentes à la pédagogie de groupe, cile », qui interviennent sur le lieu de vie de l'enfant
– de la non-conscience de l'intrication forte (domicile, crèche, école…). Ces structures, légères et
entre la forme (la méthode) et le fond (le souples, disposent d'équipes pluridisciplinaires très
savoir ou le concept visé) lors de certains complètes (médecins, psychologues, kinésithéra-
apprentissages, peutes, ergothérapeutes, orthophonistes, psychomo-
triciens, éducateurs, assistants sociaux…) et assurent
– de la sous-estimation de l'impact psycho- les soins, les rééducations et l'aide à la scolarisation
logique du diagnostic lui-même (souvent pour un public spécifique (il existe des services de
vécu comme un handicap intellectuel et/ou soins pour enfants handicapés mentaux, moteurs,
mental) et des adaptations (toujours stigma- auditifs ou visuels). Pour des raisons historiques et du
tisantes) qui doivent prendre effet au sein fait des compétences accumulées dans ces structures,
les jeunes dyspraxiques sont le plus souvent admis
d'un groupe de pairs (les autres élèves de la
dans les SESSD pour jeunes handicapés moteurs. Plus
classe), générant des réactions de déni ou de récemment, quelques rares services de soins se sont
prestance, qui, de fait, rendent impraticables orientés vers la prise en charge d'enfants porteurs de
certaines suggestions proposées, etc. troubles des apprentissages.

12
Chapitre 1. Qu'est-ce qu'un « dys- » ? Qui sont les enfants dyspraxiques ?

aménagements à prévoir en ce qui concerne les ensemble, sur le terrain, œuvrer à la réussite sco-
méthodes pédagogiques, les supports d'appren- laire de ces enfants dyspraxiques.
tissages, les évaluations scolaires et enfin les rôles Pour cela, il nous faut d'abord nous pencher sur
des AESH. les processus qui président aux différents apprentis-
Ainsi, nous espérons que cet ouvrage puisse sages chez l'enfant tout au long du développement
constituer une base pour un réel partenariat (cf. chapitre 2) et sur la conception du projet théra-
entre les différents professionnels qui doivent, peutique, lequel doit intégrer les impératifs scolaires.

13
Les préalables au projet Chapitre 2
thérapeutique

« Les qualités objectives (physiques et intellectuelles) des hommes peuvent être


différentes, cela n'atteint pas ces hommes dans leur être même. Ils ne sont ni
inégaux ni différents, ils sont incomparables. »
A. Pichot16

Concevoir le projet et ses multiples impli-


cations pratiques au jour le jour – outre le fait
Processus présidant aux
qu'il faut avoir réalisé un diagnostic fiable et apprentissages et à la rééducation
précis – suppose d'avoir constamment en tête
trois notions qui fondent véritablement le sens Ces trente dernières années ont mis l'accent, dans
de toutes les mesures qui sont prises pour cet le domaine de la neuropsychologie, sur certains
enfant-là : processus liés aux apprentissages. Ces derniers
• les procédures utilisées en rééducation consti- (y compris les rééducations, qui font partie inté-
tuent des apprentissages explicites justement grante des apprentissages proposés à l'enfant)
ciblés sur les secteurs où l'enfant est, struc- peuvent être implicites ou explicites, contrôlés
turellement, en grande difficulté : le contenu ou automatisés : selon les cas, les performances
et les méthodes employées durant les séances peuvent ne pas être mobilisées dans les mêmes
d'une part et les résultats escomptés d'autre conditions (accès aux acquis, niveau de perfor-
part doivent en permanence tenir compte de mance atteignable…), et cela impacte grandement
cette réalité ; le niveau de performance atteignable par l'enfant.
• le projet thérapeutique ne peut pas être consti-
tué d'une accumulation de projets « locaux » ou Apprentissages implicites versus
partiels (même apparemment bien conçus) jux- explicites
taposés : c'est pourtant encore le cas de loin le
plus fréquent ; Il faut distinguer :
• c'est le pronostic scolaire qui est l'élément unifi- • d'une part, les apprentissages « obligés » qui
cateur et déterminant de l'ensemble des actions reposent sur des fonctions sélectionnées par
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proposées dans le domaine cognitif, celui des l'évolution et génétiquement programmées ;


« troubles spécifiques des apprentissages ». En • d'autre part, les apprentissages neurologique-
L'enfant dyspraxique et les apprentissages

effet, c'est le projet scolaire et le niveau d'exi- ment « facultatifs », culturellement dépendants,
gence qu'il requiert (en termes de contenu et de dont l'acquisition dépend entièrement d'un ensei-
contraintes temporelles) qui calibrent le niveau gnement explicite des adultes en direction des
d'exigences et justifient le choix de la stratégie enfants (ou des experts en direction des novices).
thérapeutique. Or, on constate souvent soit que Dans les deux cas, ce ne sont pas les mêmes pro-
cette donnée est totalement méconnue, soit cessus cognitifs qui sont sollicités.
qu'elle reste sans influence sur les propositions
thérapeutiques. 16
Pichot A. « Opinions ». La Recherche 1997.

15
L'enfant dyspraxique et les apprentissages

Acquisitions liées à l'espèce cognitifs spécifiques » qui peuvent toucher les dif-
Les bébés naissent « équipés » de différentes férentes fonctions : langage (dysphasies), coordi-
« boîtes à outils » spécialisées (pour la socialisation nations gestuelles complexes (TAC), traitements
et la communication, les coordinations motrices, spatiaux (troubles visuo-spatiaux), attention,
oculo-motrices et oculo-manuelles, le langage, les fonctions d'inhibition et de stratégie (syndromes
traitements spatiaux, les gnosies…), qui leur per- dysexécutifs), identification sensorielle (agnosies
mettent de développer certaines fonctions (le lan- visuelles), mémoires (dysmnésies), etc. [1].
gage oral, la marche, les manipulations fines, etc.),
du moins s'ils peuvent disposer du libre jeu des sys- Apprentissage dépendant
tèmes sensori-moteurs concernés et d'inter­actions d'un enseignement culturel
(spontanées et implicites, le plus souvent non Au contraire, d'autres apprentissages sont entière­
organisées intentionnellement) avec l'environne- ment dépendants de l'environnement et de l'édu-
ment et les adultes. Ces acquisitions liées à l'espèce cation prodiguée. Ils ne se produiraient pas (ne
reposent sur des réseaux et des proto-compétences, se produiraient jamais) sans l'intervention volon-
certes très immatures, mais déjà présents en germe tariste, consciente et systématisée des adultes.
et fonctionnels dès la naissance ou les premières Pour y accéder, les enfants doivent subir un ensei-
semaines de vie17 (compétences précoces). gnement explicite de la part des adultes (ou les
Pour manifester plaisir ou déplaisir, pour se novices de la part des experts). Ces apprentissages
déplacer en rampant, puis à quatre pattes, puis sont rendus possibles (et sont limités) par notre
debout, pour développer leur poursuite oculaire équipement de base (sélectionné par l'évolution),
et orienter leurs fixations, pour coordonner œil et mais ne sont pas inscrits tels quels dans notre
main, pour comprendre, puis développer un lan- patrimoine génétique : un effort intentionnel et
gage communicationnel, pour utiliser une pince conscient, souvent assorti d'un entraînement gra-
pouce-index, les enfants tout-venant n'ont besoin dué, est nécessaire pour que :
ni d'un enseignement explicite ni de démonstra- • de nouveaux réseaux se constituent (« recyclage
tion. Le temps (la maturation) et les interactions neuronal » [22]), supports de ces nouvelles apti-
(spontanées) avec un environnement adapté (phy- tudes ;
sique, affectif et social) permettent de renseigner • ces nouvelles aptitudes s'automatisent.
les systèmes adéquats et contribuent à leur déve- Ces apprentissages nécessitent que les « outils »
loppement progressif, en spirale (le développe- initiaux dont est génétiquement doté le bébé soient
ment de chaque fonction, en interdépendance avec réorientés (par l'apprentissage, l'entraînement)
les autres, autorise des interactions de plus en plus vers la création de novo de réseaux originaux
complexes et sophistiquées avec l'environnement). qui aboutissent à des performances nouvelles :
Ce type d'acquisition est reconnaissable au fait la lecture [21] et l'écriture, le calcul, la transmis-
qu'il s'agit de performances (sensori-motrices sion et l'accumulation des savoirs académiques,
et/ou cognitives) qui se développent selon un la réalisation de gestes « appris culturellement »
rythme éminemment prévisible, dans toutes les (praxies), etc.
cultures, sous toutes les latitudes, la chronologie
de ces acquisitions constituant un repère fiable18
pour suivre le développement de tous les enfants. L'automatisation de ces nouvelles habiletés est
Leur atteinte élective, leur atypie ou anoma- la marque que leur apprentissage est terminé et
réussi.
lie de développement donne lieu aux « troubles

17
Cf. sur le site de l'INSERM : Le développement cognitif de Ces capacités inédites sont rendues possibles
l'enfant : clés de compréhension ; texte et vidéos :http:// par les impressionnantes capacités d'apprentis-
www.inserm.fr/associations-de-malades/seminaires- sage dont les humains sont dotés (cf. plasticité
de-formation-ketty-schwartz/fonctions-cognitives- cérébrale, p. 6). Elles constituent le fondement de
chez-l-enfant-cles-de-comprehension
18
Il s'agit bien sûr de fourchettes d'âges (médiane ± 1 la variété des cultures humaines et sont systéma-
écart type) au sein desquelles ces capacités doivent se tiquement exploitées par l'éducation d'une part et
manifester. par la scolarisation d'autre part.

16
Chapitre 2. Les préalables au projet thérapeutique

Le non-accès à ces apprentissages (ou un accès  Manger (avec des baguettes, une four-
déficitaire ou qualitativement anormal) carac- chette et un couteau, les doigts…).
térise le groupe des « troubles spécifiques des  S'habiller (avec un sari, un blue-jean, un
apprentissages », à savoir : les dyslexies, les dysor- soutien-gorge, des bandes molletières, une
thographies, les dyscalculies, les dysgraphies et cravate, des lacets, une fermeture Éclair, des
les dyspraxies. La dénomination même de ces boutons, des fibules…).
troubles, neurodéveloppementaux, reflète la force  Écrire (avec un calame, un pinceau, une
du lien qui unit ces pathologies et la scolarité. plume, un stylo à bille ; de haut en bas ou de
droite à gauche…).
 Conduire une voiture (ou un carrosse, un
Apprentissage gestuel âne bâté, un rickshaw, un char à voile…).
En ce qui concerne les gestes (ensemble intention-  Changer une roue (ou ferrer un cheval), utili-
nel de mouvements coordonnés dans le temps et ser une perceuse (ou un fléau, un silex, un laser,
dans l'espace en vue de réaliser une action fina- une souris d'ordinateur, un rouleau de scotch…).
lisée), comme pour toutes les capacités sensori-  Jouer de la trompette (ou de la harpe, du
motrices et cognitives, certains ressortent de violon, de la batterie, de la viole de gambe,
mécanismes « obligés », sélectionnés par l'évo- de l'harmonica…).
lution, et d'autres dépendent strictement d'un  Allumer la lumière (ou une bougie, le gaz,
enseignement et d'un entraînement spécifiques, un feu de bois…).
en fonction de l'environnement culturel particu-  Éteindre son réveil (ou sonner les cloches,
lier dans lequel le sujet se développe, puis évolue. retourner un sablier, construire un cadran
solaire).
Le développement des coordinations sélection-
 Se faire un brushing (ou des nattes, un
nées par l'évolution suit un rythme chronologi-
chignon…), se raser, se tailler la barbe, se cou-
quement contraint et hautement prévisible, connu
per les ongles, se maquiller…
sous le terme de « développement psychomoteur » :
 Jouer à la marelle (ou avec des cubes, en
tenue de tête, ramper, station assise, quatre pattes, construisant une cabane, avec un diabolo,
prise fine pouce-index, station debout, marche une console de jeux).
libre, équilibres statiques, équilibres dynamiques  Tisser, tricoter ou broder, etc.
(sauts), réception de mobiles (balles), etc., déve-
loppement intégrant également les coordinations
oculo-motrices et oculo-manuelles. Classiquement, Ces gestes, qui emplissent notre quotidien,
c'est un retard (ou une anomalie qualitative) dans ce dépendent étroitement de l'époque, de la région du
développement-là qui est désigné par le terme, tou- monde et même de la famille dans laquelle nous
jours très employé, de retard psychomoteur (ou TAC). sommes nés. Certains savent jouer du piano, faire
du tennis ou gaver les oies, d'autres utilisent habile-
ment une scie, un vilebrequin ou une poêle à crêpes.
D'autres gestes au contraire, « facultatifs » au D'autres encore ne savent pas et ne sauront jamais
regard de l'évolution, sont cependant indispen- faire ces gestes de façon habile : cela dépend de choix
sables dans une communauté ou une société don- personnels et/ou de l'environnement dans lequel
née : leur enseignement progressif par les adultes nous avons grandi et dans lequel nous évoluons.
contribue à inscrire l'enfant dans son environne-
ment social et culturel.
Cependant, au-delà de cette variété, certains
gestes doivent être acquis, à certains âges, dans
Exemples certaines cultures, sous peine de constituer, dans
Gestes culturels (et variabilité cet environnement-là, un handicap.
en fonction de l'époque et du lieu)
 Se saluer (en faisant un salut de la main, Ainsi, se laver et prendre soin de son apparence
en joignant les deux mains et en inclinant (se raser, se coiffer, se moucher…), manger et s'habil-
le tronc, en faisant une bise, en baissant les ler conformément aux habitudes de son groupe d'ap-
yeux, en faisant la révérence…). partenance, mais aussi, dans les pays i­ndustrialisés,

17
L'enfant dyspraxique et les apprentissages

traverser la rue, conduire une voiture, lire, écrire, tisé, il sera produit sans effort, avec un haut
utiliser les outils scolaires (trousse, cartable, règle, degré de réussite.
compas, classeur, bâton de colle…) et l'ordinateur Mais suffit-il de « voir faire » (observation,
sont, entre autres, des acquis indispensables. démonstration) ou bien le geste s'apprend-il essen-
tiellement en s'exerçant, en l'effectuant, en expé-
rimentant par essais et erreurs successifs jusqu'à
Les anomalies de constitution et d'automati- la constitution du « bon geste », celui qui, harmo-
sation de ces gestes appris (alors que l'enfant a nieux et efficace, peut s'automatiser et s'effectuer
bénéficié d'un enseignement habituel) sont la
avec un minimum de contrôle attentionnel ? En
caractéristique clinique qui spécifie le groupe
outre, lors de l'entraînement, comment prendre
des dyspraxies. C'est lorsqu'elles se manifestent
en l'absence de tout retard psychomoteur que
en compte les différents éléments susceptibles de
les dyspraxies sont les plus typiques, mais aussi faciliter l'apprentissage : réalisation du geste dans
les plus difficiles à diagnostiquer. Au contraire, des contextes variés (sollicitant l'adaptation à
lorsque tous les gestes se développent de façon l'environnement), nature et importance des feed-
anormale (retard psychomoteur et dyspraxie), back (informations en retour) restitués à l'apprenti
le diagnostic est plus précoce et alors plus sou- sur sa performance, simulation et convocation
vent dénommé TAC (trouble d'acquisition des consciente de l'image motrice, description verbale
coordinations). de certains aspects du geste, etc. ? Ces questions
sont évidemment cruciales en rééducation.
De très nombreux travaux, issus aussi bien des
Différents mécanismes sous-tendent ces neurosciences que des techniques d'entraînement
apprentissages gestuels (y compris un dosage pour des sportifs de haut niveau, cherchent à éclair-
en proportions variées de ces différentes procé- cir ces points ou à définir leur importance réci-
dures), également utilisés en rééducation : proque [22]. Nous renvoyons le lecteur à ces études
• l'observation (spontanée ou organisée délibé- et publications qui constituent un corpus théorique
rément comme dans la démonstration) : on pour comprendre comment les sujets tout-venant
montre le geste à accomplir (ou un élément acquièrent un nouveau geste. Les études chez le
caractéristique ou une séquence de ce geste) que sujet dyspraxique – c'est-à-dire chez lequel certaines
l'enfant doit regarder attentivement ; des stratégies efficaces chez le sujet « normal » se
• l'imitation : l'enfant observe dans l'intention de révèlent inutilisables – sont plus rares et plus par-
reproduire ensuite le modèle le plus exactement cellaires [23].
possible ; Nous rappelons ici simplement certaines don-
• l'entraînement : l'enfant tente de réaliser le geste nées concernant les « neurones miroirs ». La mise
(ou l'enchaînement gestuel). À chaque essai, il en évidence, dans les années 1990, de neurones
conçoit et planifie le geste (sa finalité, sa réa- bimodaux, visuo-moteurs, a en effet considé-
lisation, son contrôle proactif), puis, lors de rablement modifié notre perception des méca-
sa réalisation effective, il perçoit (propriocep- nismes qui régissent l'apprentissage gestuel. Ces
tion, kinesthésie) les caractéristiques du geste études font état de deux sortes de neurones visuo-
accompli (réglages posturaux, amplitudes, moteurs [24] :
force, configuration des différents segments • les neurones dits « canoniques » – les voies pour
corporels, trajectoires…) et il introduit des l'action (le « comment faire ? ») – réagissent à
corrections en fonction de l'appréciation (juge- la présentation d'objets « manipulables ». Ils
ment : fonctions exécutives) du résultat obtenu assurent une association systématique et adé-
(boucle de contrôle efférences/réafférences, quate entre la vision et les caractéristiques fonc-
régulation rétroactive). Au cours des essais tionnelles de l'objet. Ils codent la représentation
successifs (apprentissage par essais et erreurs), motrice d'une interaction correcte avec l'objet.
un « schéma moteur » de plus en plus perfor- Ils précisent donc comment attraper, saisir
mant émerge normalement peu à peu, dont les l'objet et comment agir (cf. la notion d'affor-
caractéristiques se rapprochent de plus en plus dance selon Gibson [25, 26]). Ainsi, voir un
du geste expert. Une fois ce dernier engrammé crayon ou un marteau (ou un téléphone ou une
(inscrit cérébralement, mémorisé) et automa- poêle à frire) active de façon automatique, non

18
Chapitre 2. Les préalables au projet thérapeutique

consciente et simultanément, non seulement la gestes sans signification (configurations digitales


signification de l'objet que je regarde (je recon- ou manuelles arbitraires) ; d'autres ne peuvent pas
nais que c'est un marteau ou un téléphone), imiter des gestes que par ailleurs ils reconnaissent
mais aussi son usage : je sais comment le saisir, et identifient parfaitement et qu'ils peuvent même
quels gestes je dois effectuer pour l'utiliser ; produire sur consigne verbale.
• les neurones dits « miroirs » – les voies pour Cette distinction (entre gestes connus ou incon-
la perception et la signification de l'action (le nus du sujet) est fondamentale, en particulier
« pour faire quoi ? ») – s'activent lors de l'obser- lorsqu'on envisage un apprentissage gestuel inten-
vation d'une action faite par autrui (certains tionnel (ce qui est le cas pour les gestes « cultu-
neurones ne répondent qu'à un type d'action). rels », spécifiquement praxiques) [22]. Enfin, les
G. Rizzolatti a montré que l'observation d'une neurones miroirs ne sont impliqués que par le
action provoque, chez l'observateur, l'activa- but (la signification, la finalité, l'intentionnalité)
tion des mêmes réseaux de neurones que la de l'action : ils ne codent pas les détails (morpho-
réalisation effective du geste chez l'acteur (aires logiques, cinématiques) de la réalisation du geste
frontales prémotrices et pariétales). Leurs pro- et l'observateur n'est pas sensible aux caractéris-
priétés en font (entre autres) des candidats de tiques fines du modèle.
choix pour contribuer à l'apprentissage par
observation et imitation. Cependant, pour acti-
ver cette classe de neurones, l'action observée C'est la raison pour laquelle voir autrui réaliser
doit répondre à certains critères : un geste (observation, démonstration) aide peu
– impliquer principalement les mains et/ou la l'observateur naïf à réaliser avec habileté (ou
précision) ce même geste. C'est encore plus vrai
face,
chez l'enfant qui évalue encore mal sa propre
– se rapporter à des postures corporelles, des
posture et qui maîtrise mal l'organisation des
mouvements de type biologique (par oppo- différents segments corporels entre eux et par
sition à des mouvements produits par des rapport à l'axe.
objets manufacturés ou des mécanismes).
Ainsi, les nouveau-nés distinguent les mou-
vements biologiques des mouvements méca- Par ailleurs, Michel Desmurget insiste sur
niques d'un robot humanoïde (l'expérimen- l'intérêt de distinguer différents types de gestes,
tation, faite dans le noir, ne laisse visibles que dont la réalisation impose des contraintes d'ap-
les capteurs posés aux différentes articula- prentissage différentes : les morphocinèses et
tions), les chronocinèses d'une part et les téléocinèses
– concerner une action finalisée dont l'obser- d'autre part.
vateur comprend le but, la signification, l'in- Les morphocinèses (organisation morpho­
tention. logique du geste réclamant des coordinations
A contrario, cela implique que le mime, les spatiales) et les chronocinèses (organisation chro-
gestes arbitraires ou une action qui n'est pas por- nométrique du geste réclamant des coordinations
teuse de sens pour l'observateur ne déclenchent rythmiques et temporelles) sont des gestes dans
pas de réponse des neurones miroirs : un appren- lesquels les trajectoires et la forme finale du geste
tissage préalable est donc nécessaire à leur mise sont parfaitement spécifiées.
en route. Les gestes connus et les gestes nouveaux Cela permet, lors des essais successifs et de l'en-
(du point de vue du sujet) ne sont pas traités par traînement progressif, l'émergence d'une repré-
les mêmes voies [22, 27, 28]. Ceci est corroboré par sentation codée (abstraite, amodale) stipulant les
des travaux en imagerie fonctionnelle [29, 30] : caractéristiques du geste. Ainsi, pour ce type de
l'imitation de gestes arbitraires active des réseaux gestes, une représentation abstraite de la forme
partiellement différents de l'imitation de gestes et/ou de la structure temporelle (ou rythmique)
signifiants, reconnaissables et (re)connus par le s'élabore, spécifiant les rapports topologiques et/
sujet. Cela rend bien compte de certaines disso- ou chronologiques des différentes composantes
ciations observées en pathologie, chez certains du geste. L'apprentissage consiste alors à appro-
jeunes dyspraxiques : certains peuvent imiter des cher, puis à acquérir (à stocker en mémoire) « le
gestes signifiants et sont incapables d'imiter des bon geste ».

19
L'enfant dyspraxique et les apprentissages

Exemples variables, de la forme et l'emplacement rela-


tif de l'interrupteur (se hisser sur la pointe
Exemples donnés par M. Desmurget
des pieds et étirer le bras vers le haut ou, au
 Morphocinèses : l'écriture, mais aussi la contraire, se mettre accroupi et orienter le
danse, l'utilisation de certains outils ; bras semi-fléchi vers le bas…), mais, dans tous
 Chronocinèses : la dactylographie, les lan- les cas, on peut définir la « règle » comme la
cers, le piano… combinaison de deux impératifs :
Ainsi, le geste « dessiner la lettre /n/ » (mor-  situer l'axe corporel et un bras de telle
phocinèse), au-delà des infinies variations façon que l'interrupteur touche (entre en
individuelles, impose un schéma com- contact avec) l'extrémité du membre supé-
mun minimum qui permet justement d'y rieur choisi ;
reconnaître la lettre /n/ et, au-delà des  isoler une partie de la main (le plus souvent
innombrables réalisations possibles, de la l'index) pour exercer une pression.
­différencier de /r/, ou de /h/, ou de /u/. Les Ces deux contraintes (« règles ») permettent de
caractéristiques significatives de ces gestes réaliser l'action (« allumer, appuyer sur l'inter-
sont imposées par la forme finale à obtenir. rupteur »), quelle que soit la forme gestuelle
Il en est de même pour la plupart des gestes sous laquelle l'action est effectivement réalisée.
d'utilisation d'outils (on apprend la bonne
prise, le bon geste, dont la forme optimale
est définie par les experts). Ces distinctions (gestes liés à l'espèce/gestes
culturellement appris, morphocinèses/téléoci-
nèses) sont certainement au cœur des dissocia-
Les téléocinèses consistent en une action sur tions fréquentes chez les jeunes dyspraxiques, qui
l'environnement. Seul le résultat final est spéci- étonnent et font même quelquefois douter de la
fié (et non la configuration gestuelle en elle-même, réalité de leurs troubles (cf. p. 5 et 114). De façon
qui, pour produire le résultat voulu, peut être d'une habituelle, nous constatons que certains gestes
infinie variété) : « l'enveloppe morphologique » du leur sont accessibles quasi normalement (enfon-
geste n'étant pas caractéristique, il est impossible cer les touches d'un interrupteur, taper sur un
(contrairement aux cas précédents) de construire une clavier), alors que d'autres (plus morpho­logiques
­représentation abstraite qui engramme les caracté- et dans lesquels les facteurs spatiaux sont généra-
ristiques générales (spatiales et temporelles) du geste. lement prééminents) ne peuvent pas être réalisés
Dans ces cas, il faut donc essentiellement correctement…
connaître et comprendre la signification du geste,
qui peut être réalisé de mille manières, toutes per- On voit donc qu'il ne s'agit pas des mêmes procé-
tinentes si le résultat attendu se produit : le sujet dures d'acquisition du geste selon le type de geste
doit donc construire un ensemble de règles qui lui (devant conduire à une représentation abstraite
permettent d'atteindre le but en toutes circons- ou à la construction d'un système de règles), selon
tances, règles qui sont actualisées au cas par cas, son caractère (déjà connu ou nouveau)… Si l'on
en fonction des conditions (corporelles et envi- y ajoute la notion que certaines coordinations
ronnementales) du moment. sensori-motrices émergent « spontanément » lors
du libre jeu des systèmes sensori-moteurs (gestes
Exemples sélectionnés par l'évolution, apprentissage impli-
cite), alors que d'autres nécessitent des instruc-
Exemples de téléocinèses donnés par tions explicites et des entraînements progressifs
M. Desmurget : appuyer sur le bouton particuliers (gestes enseignés) ; si l'on n'oublie pas
de l'ascenseur, pointages le fait (évident) que la simulation comme la réali-
sation gestuelle sont profondément ancrées dans
Le geste « allumer la lumière » (téléocinèse)
les compétences spatiales (espace corporel, espace
peut consister à appuyer sur (enfoncer) un
de préhension, espace lointain, espaces coordon-
interrupteur (un bouton). Ce geste peut
nés dans un système de repères ego- et allocen-
nécessiter des organisations gestuelles très
trés que le sujet doit pouvoir ­manipuler) ; si on
différentes à partir de positions corporelles

20
Chapitre 2. Les préalables au projet thérapeutique

Cette gestion automatisée de l'essentiel de l'ac-


prend en compte l'importance fondamentale des
fonctions exécutives, qui jouent un rôle à plu- tivité cérébrale concerne l'ensemble des tâches
sieurs niveaux de l'action (décision et pertinence habituelles, routinières pour le sujet, laissant ainsi
à déclencher tel geste, motivation, anticipation disponibles d'importantes ressources attention-
des conséquences, planification et stratégie pour nelles qui peuvent être allouées à d'autres activités
la réalisation de l'action, comparaison entre simultanées :
le projet et le résultat) ; si on réalise que, à tous • des activités non encore automatisées, qui
les niveaux, les systèmes de régulation (sensori- requièrent donc le contrôle et la régulation de
moteurs et cognitifs) du geste peuvent intervenir différents paramètres encore non suffisamment
en amont de la réalisation (contrôle proactif) maîtrisés. Toutes les tâches nouvelles pour le
et/ou en aval de son déclenchement (contrôle sujet nécessitent attention et contrôle volon-
rétroactif) ; alors, on comprend la grande variété taire. C'est la raison pour laquelle elles sont
des troubles du développement gestuel, chaque perçues comme « difficiles » et fatigantes par le
élément cité ci-dessus pouvant potentiellement se sujet. C'est le cas de toutes les tâches en cours
développer de façon atypique et/ou anormale, et d'apprentissage (par définition non encore
ce isolément ou en combinaison avec d'autres… automatisées) et de toutes celles qui sollicitent
des fonctions pathologiques (gestuelles et spa-
« Le TAC se caractérise par une grande tiales en cas de dyspraxie, linguistiques en cas
hétérogénéité tant dans ses manifestations de dysphasie/dyslexie, etc.) ;
symptomatiques que dans l'ampleur de • des activités dites de haut niveau (résolution
celles-ci. » de situations-problèmes au sens très large du
J.-M. Albaret, P. de Castelanu19 terme, compréhension…), qui réclament la
coordination et le contrôle de divers paramètres
Sur un plan clinique, il est plus efficace de dis- dont la conjonction est rare ou que le sujet ren-
tinguer : contre pour la première fois (adaptation à des
• des dyspraxies « de conception » ou encore de situations nouvelles).
planification, souvent associées à des troubles Dans ces deux cas, on parle de processus
des fonctions exécutives ; contrôlés (par les fonctions attentionnelles et exé-
• des dyspraxies « de production » ou « d'exécu- cutives). On dit aussi que ces tâches requièrent
tion » (Stamback, et al. [32] parlent de dyspraxie une importante charge mentale.
« motrice »), qui s'accompagnent de troubles
visuels et spatiaux, de loin les plus fréquentes Notion de double tâche
lorsque la dyspraxie est isolée (sans autre Les performances attentionnelles (au sens
« dys- » associé). ­neuropsychologique du terme) caractérisent un
­individu donné, à un moment donné de son déve-
Processus contrôlés versus loppement : l'attention se développe et évolue,
automatisés comme toutes les autres fonctions cognitives, avec
l'âge (se reporter aux tests d'attention étalonnés
La grande majorité des processus perceptifs, sen- chez l'enfant, tels que ceux de la NEPSY ou TEA-
sori-moteurs et cognitifs, une fois la décision prise Ch, éditions ECPA).
de les mettre en œuvre, se déroule normalement,
sans intervention volontaire de la part du sujet, Surtout, l'attention est une fonction aux mul-
hors de notre champ de conscience et sans que tiples facettes, dont « la quantité et la qualité » ne
nous ne puissions exercer intentionnellement un sont pas extensibles à volonté : on parle de réser-
contrôle sur leur déroulement. voir à capacité limitée.

19
Albaret JM, Castelanu P (de). « Démarches
­iagnostiques pour le TAC ». In : Geuze RH.
d Cette notion, fondamentale, signifie qu'on ne
Le trouble de l'acquisition de la coordination. peut pas « toujours plus » (plus longtemps ou plus
­Marseille : Solal ; 2005. intensément) faire attention. Lorsque le réservoir

21
L'enfant dyspraxique et les apprentissages

attentionnel est vide, aucun contrôle ne peut plus Exemples


être exercé sur l'activité en cours et il faut attendre Lors de la lecture : de nombreux enfants
un délai minimal « de récupération » avant de atteints d'une dyspraxie visuo-spatiale
pouvoir de nouveau solliciter les fonctions atten- (DVS) ne peuvent acquérir ni automatiser
tionnelles (pause, récréation, interclasse…). le « geste oculaire » précis nécessaire pour
Par ailleurs, lorsqu'on doit conduire deux (ou une saisie automatique et efficace des
plusieurs) tâches simultanément, ce qui est le cas informations. De ce fait, la toute première
le plus fréquent aussi bien en classe que dans la vie opération nécessaire à la lecture – la saisie
quotidienne, il est nécessaire qu'au moins une des visuelle fine et précise des indications lit-
deux tâches soit automatisée pour permettre leur térales et textuelles – réclame de leur part
réalisation dans de bonnes conditions. Si aucune une attention et un contrôle volontaire de
des deux tâches n'est automatisée, les deux tâches leurs mouvements oculaires, contrôle épui-
sont ratées (alors que chacune, séparément, aurait sant, méconnu de tous, qui génère lenteur
pu être conduite de façon satisfaisante). et fatigabilité anormale (cf. p. 102). Sur-
En effet, toute tâche non automatisée (donc tout, cela met l'enfant en double tâche, à
non routinière pour le sujet, qu'il s'agisse d'un l'insu des adultes non informés : l'enfant
problème, d'une activité en cours d'apprentissage ne peut pas, simultanément, contrôler ses
gestes oculaires et les opérations liées au
ou d'une rééducation) absorbe une grande partie
déchiffrage du texte. La compréhension
(voire la totalité) des ressources attentionnelles
en est très négativement affectée. Si l'on
disponibles. On dit aussi qu'elle a, pour le sujet,
ignore ce problème et que, face aux dif-
un « coût cognitif » important.
ficultés de lecture de l'enfant, on lui pro-
Une conséquence immédiate de ce fait est que pose une rééducation « classique » (plus
lorsqu'une tâche requiert d'importants contrôles d'entraînement à la lecture, cf. p. 5), on
attentionnels (tâche nouvelle, en cours d'acquisi- engage le jeune dans une voie sans issue
tion ou qui sollicite des systèmes pathologiques de (du fait de son handicap neurovisuel) et
type « dys- »), alors cette tâche ne peut être réa- l'on organise à la fois son découragement
lisée qu'isolément, souvent partiellement, durant (les efforts fournis ne seront jamais grati-
un temps réduit, avec lenteur et fatigue, tout en fiants) et son échec scolaire…
faisant l'objet d'une exécution médiocre. Lors de la production d'écrits (cf. p. 50) :
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, lorsqu'ils à partir du CE1-CE2, les enfants tout-
enseignent une nouvelle notion (une nouvelle venant commencent à automatiser suf-
procédure, un nouveau concept), les pédagogues fisamment le dessin des lettres (écriture
s'appuient sur des tâches antérieures que l'enfant manuscrite), ce qui leur permet de déga-
­maîtrise déjà parfaitement (automatisées), de façon ger des ressources attentionnelles pour
à concentrer les efforts attentionnels sur les aspects l'orthographe, la signification ou l'élabo-
nouveaux qui font l'objet de la leçon actuelle. ration d'un texte. Ce n'est jamais le cas
Cependant, il arrive fréquemment que les réé- des enfants dysgraphiques, obligés d'en-
ducateurs et les enseignants, à leur insu, mettent gager une grande partie (voire la tota-
l'enfant « dys- » en double tâche. En effet, cer- lité, selon l'intensité du trouble) de leurs
taines compétences (visuelles, gestuelles…) sont ressources attentionnelles dans la gestion
habituellement acquises bien avant l'âge de la et le contrôle du geste graphique : non
seulement ils s'y épuisent (lenteur et fati-
scolarité et/ou normalement se développent sans
gabilité), mais, surtout, ils sont en double
intervention volontariste ni consciente des adultes
tâche dès qu'ils prennent leur stylo ou
(apprentissages implicites). Il est alors très diffi-
leur crayon, ce qui compromet gravement
cile aux non-spécialistes (parents, enseignants…)
leur accès aux notions essentielles pour
d'imaginer que certains enfants qui, sur le plan lequelles pourtant la tâche a été conçue
moteur, intellectuel et comportemental, appa- (orthographe et/ou apprentissage de voca-
raissent comme « normaux » ne possèdent pas ces bulaire et/ou élaboration d'un texte…).
compétences « de base ».

22
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Chacune avait sa spécialité.
C’était avec Berthe Voraud qu’il faisait en Imagination un grand
voyage dans les Alpes. Il la sauvait d’un précipice. C’était elle aussi
qui l’appelait un soir à son lit de mort. Elle y guérissait ou elle y
mourait, suivant les jours. Quand elle y mourait, ce n’était pas sans
avoir avoué à Daniel un amour ardent. Il s’en allait ensuite tout seul
dans la vie, avec un visage triste à jamais, dédaignant les femmes,
toutes les femmes, avides de lui, que son air grave et sa fidélité à la
morte attiraient sur son chemin.
La grande jeune fille brune était plus spécialement destinée à
des aventures d’Italie, où Daniel, l’épée à la main, châtiait plusieurs
cavaliers.
C’était pour lui l’occasion de songer à apprendre l’escrime.
Quant à la laide petite Saül, elle trouvait son emploi dans des
épisodes beaucoup moins chastes.
Le mariage sanctifiait toujours ces rapprochements. Car l’idée
d’arracher une jeune fille à sa famille terrifiait le fils Henry et les pires
libertinages se passaient après la noce.
Ce soir-là, c’était Mlle Voraud qui tenait la corde et qui était vouée
au rôle principal et unique, en raison de son actualité.
Daniel sentit en la voyant un grand besoin de la dominer. Elle lui
était tellement supérieure ! Elle faisait les honneurs de la maison et
parlait aux dames avec tant de naturel ! Elle disait à une dame :
« Oh ! madame Hubert ! vous avez été trop charmante pour moi !
Vous êtes trop charmante ! On ne peut arriver à vous aimer assez. »
Cette simple phrase paraissait à Daniel dénoter une intelligence
et une aisance infinies. C’était une de ces phrases comme il n’en
trouverait jamais. Peut-être après tout aurait-il pu la trouver, mais il
ne fût jamais parvenu à la faire sortir de ses lèvres. Comme elle était
bien sortie et sans effort, de la petite bouche de Berthe Voraud !
Daniel, lui, ne parlait d’une façon assurée qu’à quelques
compagnons d’âge et à sa mère. Quand il s’adressait à d’autres
personnes, le son de sa voix l’étonnait.
L’après-midi, il avait eu une conversation imaginaire avec Berthe
Voraud. Alors, les phrases venaient toutes seules.
C’était lui qui devait aborder Berthe Voraud en lui disant :
— J’ai pensé à vous constamment depuis que je vous ai vue.
Ces simples mots (prononcés, il est vrai, sur un ton presque
tragique), devaient troubler profondément la jeune fille, qui répondait
très faiblement :
— Pourquoi ?
— Parce que je vous aime, répondait Daniel.
A ce moment, elle se couvrait de confusion et s’en allait pour
cacher son trouble.
Et Daniel n’en était pas fâché, car, poussée à ce diapason, la
conversation lui paraissait difficile à soutenir.
Dans ses imaginations, Daniel allait toujours vite en besogne.
L’effort lui était insupportable.
Il voulait n’avoir qu’à ouvrir les bras, et que les dames lui
tombassent du ciel, toutes préparées.
Des conquérants patients lui paraissaient manquer de gloire.
Comme il pensait à autre chose, il aperçut devant lui Mlle Voraud.
— Monsieur Henry ? Comment va Madame votre mère ?
Pourquoi n’est-elle pas venue ?
Il répondit poliment, mais avec une grande sécheresse, et ne dit
rien de ce qu’il avait préparé.
D’ailleurs, Berthe Voraud avait déjà passé à un autre invité,
pendant que Daniel Henry, très rouge, regardait devant lui d’un air
profond, c’est-à-dire en fermant à demi les yeux, comme s’il était
myope.
— Monsieur Henry, vous ne m’avez pas invitée ?
C’était encore Berthe Voraud, qui se présentait inopinément,
sans se faire annoncer. Aussi, tant pis pour elle, il ne trouvait pas de
phrase aimable pour la recevoir.
— Vous allez me faire danser cette valse ?
— C’est que… je ne valse pas.
— Eh bien ! nous nous promènerons. Offrez-moi votre bras.
Daniel offrit donc son bras à Mlle Voraud et ce simple geste mit
en fuite tous les sujets de conversation. Il en attrapa un ou deux au
passage, comme on attrape des volailles à tâtons, dans un poulailler
obscur. Puis il les essaya mentalement et les laissa aller ; ils étaient
vraiment trop misérables.
Alors il fronça le sourcil et prit un air méditatif. Ce qui lui attira
cette question providentielle :
— Vous paraissez triste ? Avez-vous des ennuis ?
— Toujours un peu.
— Vous avez pourtant passé brillamment vos examens de droit.
— C’est si facile, répondit-il honnêtement.
— C’est facile pour vous, dit Berthe, parce que vous êtes
intelligent et savant.
Cet éloge lui fit perdre l’équilibre. Il rougit et son regard vacilla.
— Et vous étiez au Salon ? dit Berthe.
— J’y suis allé deux fois.
— Vous aimez la peinture ?
— Oui, répondit-il à pile ou face. Beaucoup.
— J’ai failli y avoir mon portrait. C’est d’un jeune homme de
grand talent, un prix de Rome, M. Leguénu. Nous l’avons connu à
Étretat. C’est un élève de Henner. Malheureusement, le portrait n’a
pas été prêt assez tôt.
— Il est ressemblant ?
— Les avis sont partagés. Maman dit que c’est bien moi. Papa
prétend qu’il ressemble à ma cousine Blanche. Moi, je trouve que
mes yeux, à leur couleur naturelle, ne sont pas aussi bleus.
— Ils sont pourtant bien bleus.
— Non, ils sont gris. Moi, d’ailleurs, j’aime mieux les yeux bruns.
Surtout pour un homme. Je trouve qu’un homme doit être intelligent
et avoir les yeux bruns.
— Les miens sont jaunes.
— Non, ils sont bruns. Je vais vous faire des compliments : vous
avez de beaux yeux.
— Ce sont les yeux de ma mère, dit gravement Daniel.
— Est-ce que vous irez cette année à Étretat ?
— Oui, dit Daniel, surtout si vous y allez.
La conversation l’avait lancé en pleine mer. Il nageait.
— Asseyons-nous un peu, dit Berthe au moment où ils entraient
dans un petit salon. Tâchez de venir à Étretat. On s’amusera un peu.
On se réunira l’après-midi. Nous jouerons la comédie.
— Et puis je vous verrai.
— Vous tenez tant que ça à me voir ?
Il inclina la tête.
— Eh bien, pourquoi ne venez-vous pas plus souvent ? Tous les
mercredis, à quatre heures, j’ai des amies et des amis. On fait un
peu de musique. Venez, n’est-ce pas ? C’est entendu. Vous serez
gentil, et vous me ferez plaisir.
Berthe se leva. La valse venait de finir. D’autres danseurs
l’attendaient.
Daniel était, d’ailleurs, ravi que l’entretien eût pris fin. C’était
assez pour ce jour-là. Il avait besoin de faire l’inventaire des
premières conquêtes.
Il sortit du bal peu après. Il rentra à pied. Il donnait de joyeux
coups de canne contre les devantures. Il n’hésitait pas à s’attribuer
le mérite de la marche rapide des événements et méconnaissait
froidement le rôle du hasard.
Il marchait dans la solitude des rues, sans crainte des attaques
nocturnes. Et il fallut la persistance d’une ombre sur le trottoir
opposé pour le décider à prendre un fiacre.
En arrivant, il donna cent sous au cocher. C’était un petit pot-de-
vin pour la Providence, le denier à Dieu de l’aventure.
IV
DIMANCHE

Le lendemain du bal fut un beau dimanche, endimanché d’un


soleil propre.
Daniel, qui s’était couché très tard, se réveilla à dix heures. A huit
heures, la femme de chambre était venue ouvrir les volets. De son
lit, Daniel se voyait dans la glace de l’armoire. Il s’accouda sur
l’oreiller.
Avec sa chemise blanche, entr’ouverte sur sa poitrine, son teint
mat et ses cheveux qui se comportaient bien dès qu’il ne s’agissait
que d’être mal peignés, Daniel n’eut pas de peine à se trouver beau.
Les souvenirs de la veille faisaient de cette beauté une beauté
irréfutable. Daniel se classa immédiatement dans la catégorie de ces
jeunes hommes à qui la livrée mondaine ne convient pas, parce
qu’ils ont quelque chose de sauvage et de fier. Il retroussa sa
manche. Son bras lui parut musclé. Sa hanche soulevait le drap
d’une courbe cavalière. Il toussa fortement pour vérifier le volume de
sa poitrine, et demanda une tasse de café noir.
Ce matin-là, il consacra une heure et demie à sa toilette. A vrai
dire, ce laps de temps considérable ne fut pas occupé par des soins
corporels ininterrompus, mais surtout par des poses nombreuses
devant la glace, tout nu d’abord, puis en chemise, en caleçon, en
pantalon. La glace, photographe bon enfant, lui renvoyait
inlassablement son image, de face, de trois quarts, de profil, en profil
perdu, une demi-douzaine de chaque.
Il fallut aller à table. L’oncle Émile déjeunait là, avec la tante
Amélie. Daniel fut interrogé par sa mère sur les toilettes du bal. Mme
Henry posait les questions par acquit de conscience, sachant bien
qu’il ne regardait pas les robes. Mais elle s’amusait, elle constatait
une fois de plus l’insuffisance de ses descriptions, qu’elle arrivait
pourtant à compléter par des documents personnels. C’est ainsi
qu’au sujet de la robe de Mme Voraud, Daniel ayant dit simplement :
« Une robe noire, je crois… ou marron », Mme Henry ajouta tout de
suite : « Ce doit être sa robe grenat, soutachée de jais, qu’elle avait
au mariage de Sophie Clardon. C’est Mme Mathieu qui la lui a faite. »
On parla du vieux cousin Brocard que l’oncle Émile avait
rencontré le matin, et qui se penchait en avant d’une façon vraiment
effrayante.
Daniel rencontrait quelquefois le cousin Brocard, mais il l’évitait
toujours. Ce vieillard, courbé à angle droit, avait la rage des longues
promenades à pied, au cours desquelles il semblait proposer à tout
venant une partie de saute-mouton, que personne n’acceptait
d’ailleurs, ce jeu étant visiblement déplacé pour un homme de cet
âge.
— Tu ferais bien d’aller le voir cet après-midi, ton cousin Brocard,
dit Mme Henry.
— Laisse-le donc aller à ses affaires, dit M. Henry.
— Madame l’attend, dit l’oncle Émile.
L’oncle Émile supposait une maîtresse à Daniel, et tout le monde
en était tellement persuadé que Daniel lui-même avait fini par y
croire. C’était évidemment à cette dame qu’étaient destinés les
quarante francs qu’il recevait par semaine. En réalité, ces deux louis
s’en allaient en achats de livres, en livraisons, en journaux, en
voitures. De temps en temps, une pièce de dix francs était
consacrée à quelque hâtive débauche.
Tous les dimanches, Daniel passait l’après-midi au théâtre. Un
dimanche non consacré à un plaisir classé, tel que le théâtre où les
courses, lui semblait un dimanche perdu. Mais, ce jour-là, Daniel
résolut de remonter simplement les Champs-Élysées pour se
montrer aux promeneurs. Il pouvait se montrer : il avait désormais un
amour en tête, une intrigue.
Sur le boulevard, chaque couple qu’il rencontrait lui évoquait
l’image future de Berthe Voraud se promenant à son bras.
« Puis, pensait-il, nous prendrons une voiture de grande remise,
et nous irons au Bois. Je rencontrerai des amis de collège, et je leur
présenterai ma femme. » Il répéta à voix basse : « Ma femme, ma
femme. » Son visage exprimait un tel ravissement qu’un homme qui
distribuait des prospectus le regarda avec stupeur, si indifférent qu’il
fût d’ordinaire aux attitudes de sa clientèle.
« Ensuite, continua Daniel, nous irons au restaurant, nous
passerons la soirée dans un café-concert en plein air. A minuit, notre
Victoria nous conduira jusqu’à la porte du Bois. J’étendrai mon bras
gauche derrière les épaules de Berthe… »
Il avait traversé la place de la Concorde et se trouvait dans les
Champs-Élysées. Les gens du dimanche marchaient avec
précaution, comme s’ils avaient eu des jambes neuves. Une dame
d’officier montrait à tous les passants son mari à trois galons, dans
un costume de grande tenue, qui ne coûtait pas moins de neuf cents
francs, les épaulettes de capitaine étant les plus chères de toutes.
Trois jeunes filles, deux sœurs et une cousine, la cousine boute-en-
train au milieu, pour que chacune des sœurs en eût sa part,
brandissaient en marchant leurs ombrelles fermées, et s’amusaient
à se moquer du monde.
L’existence de ces gens-là paraissait à Daniel bien vide et bien
navrante. Ils allaient rentrer chez eux, retrouver après le dîner cette
terrible soirée du dimanche, dont il avait toujours conservé un triste
souvenir, parce qu’elle avait longtemps précédé pour lui la rentrée
au lycée.
Maintenant, Daniel avait un amour en tête. L’amour, c’est
l’essentiel de la vie. Comment en avait-il été si longtemps privé ?
Quand il partait en voyage, il regardait toujours les passants avec
une pitié heureuse. Il ne pouvait concevoir qu’ils se résignassent à la
vie monotone qu’il avait lui-même vécue tant de jours.
— Ah ! Berthe, répétait-il, Berthe…
Au coin de l’avenue Marigny, il se trouva tout à coup en face de
Berthe elle-même, accompagnée de deux dames.
— Vous ne voyez pas vos amis. Vous rêviez, dit-elle.
Ils échangèrent quelques phrases rapides et qui se répondaient
mal.
— A mercredi, dit-elle en le quittant.
La rencontre de sa bien-aimée lui gâta toute sa journée.
Il voulait bien être heureux, mais suivant le programme qu’il
s’était arrêté d’avance. Il ne faisait, d’ailleurs, aucun effort personnel
pour que ce programme se réalisât. Il le soumettait au Destin, et le
priait de s’y conformer. Il attendait de la Providence, à des moments
précis, des cadeaux déterminés. Malheureusement, la Providence,
pleine de bonne volonté, mais brouillonne, n’exécutait pas
fidèlement ses ordres et lui envoyait comme des tuiles des bonheurs
qu’il n’avait pas demandés.
Il se figura qu’au moment de la rencontre de Berthe il parlait tout
haut et devait avoir l’air bête. Il fut affolé pendant deux heures,
conçut et abandonna les projets les plus téméraires. Il entra dans un
bureau de poste, écrivit une lettre qui commençait ainsi : « J’ai dû
vous paraître étrange tout à l’heure. C’est que je pensais à vous… »
Puis il chiffonna cette lettre, la jeta à terre, sortit du bureau de poste,
y revint après un bout de réflexion, chercha dans les papiers qui
gisaient à terre la lettre qu’il avait chiffonnée et la déchira en
cinquante petits morceaux qu’il jeta dans une bouche d’égout. Ce
papier, sans nom et sans signature, ne contenait absolument rien de
compromettant.
Vers six heures, son malaise se dissipa peu à peu. Il revint chez
lui par des rues que le dimanche faisait presque désertes. Des
dîneurs s’installaient aux terrasses des marchands de vins. On criait
au loin le résultat des courses. Au quatrième étage d’une maison
neuve, une jeune femme blonde, en peignoir clair, attendait
quelqu’un. Berthe Voraud, plus tard, blonde aussi, aussi en peignoir
clair, l’attendrait à sa fenêtre. Il se sentit comme soulevé d’ivresse et
d’impatience. Puis il se dit encore : « Pourvu que je n’aie pas été
ridicule tout à l’heure ! »
V
DANS LES AFFAIRES

Le dimanche soir, Daniel, encore fatigué du bal de la veille, s’était


couché de bonne heure. Le lendemain, il se rendit au magasin de
son père, rue Lafayette : « Henry fils aîné, laines et tissus. »
Le père de Daniel était connu généralement sous le nom de
Henry-tissus, pour le distinguer de son cousin, Henry-pétrole.
Daniel préparait ses examens de doctorat en droit ; mais son
père exigeait qu’il s’occupât de la maison, pour apprendre les
affaires.
Il l’emmena même une fois à Lille chez les fabricants. Daniel,
dans des bureaux où il tombait de sommeil parce qu’il y faisait trop
chaud, fit semblant de suivre les conversations instructives au point
de vue commercial de son père et de ces messieurs qui étaient,
selon M. Henry, « les plus gros bonnets de l’industrie du Nord ».
A Paris, Daniel était installé dans un petit bureau, au fond du
magasin, à côté du bureau du comptable.
On lui apportait tous les deux ou trois jours une lettre à écrire.
Il la recommençait plusieurs fois.
Il déchirait les morceaux des essais défectueux, et les jetait au
panier à papier, afin qu’on ne s’aperçût pas qu’il avait recommencé
si souvent et qu’on ne lui reprochât pas d’avoir gâché tant de feuilles
à en-tête.
D’ailleurs, le dernier essai que, de guerre lasse, il jugeait bon,
était encore, de la part de M. Henry, l’objet des plus graves critiques.
Tantôt il avait écrit la lettre en trop petits caractères, et l’avait
commencée trop haut, de sorte qu’il restait trop de blanc en bas. Ça
n’avait pas d’œil.
Ou bien il calculait mal la longueur du texte : il y en avait trop. Par
manie il s’entêtait à ne pas retourner la page, et serrait
outrageusement les lignes du bas. Il ne restait qu’une place infime
pour la signature et pour un post-scriptum éventuel.
La copie des lettres au copie-lettres était une autre source
d’ennuis.
Il ne séchait pas assez les feuillets, ou ne les mouillait pas
suffisamment ; tantôt l’encre bavait, tantôt ça ne marquait pas.
Il prenait l’encre fixe pour l’encre communicative, et inversement.
M. Henry jugeait aussi sévèrement la rédaction des lettres que
leur exécution matérielle. Il n’aimait pas les expressions peu usitées
et goûtait beaucoup l’harmonie de certaines phrases, telles que :
« Nous avons en main votre honorée du 17 », ou : « Je vous
confirme par la présente notre entretien de ce jour. »
Daniel, parfois, allait faire des courses. On lui confiait de
préférence une mission qui n’intéressait qu’indirectement les
opérations principales de la maison : on l’envoyait chez le papetier
pour discuter un compte de fournitures de bureau.
Il s’acquittait très mal de ces minimes affaires, qu’il terminait aux
conditions les plus désavantageuses pour les intérêts de Henry fils
aîné.
Il commençait par demander au marchand de réduire le montant
de sa facture.
Le marchand répondait : Impossible.
Daniel était heureux de cette réponse catégorique, qui le
dispensait, selon lui, d’insister. Il se bornait à ajouter : « Alors, vous
ne pouvez pas faire de réduction ? »
Il s’attendait sans doute à ce que le marchand répondît : « Si,
réflexion faite, je peux. » Le marchand préférait répéter que c’était
impossible, et qu’il regrettait.
Daniel se contentait de ces regrets. L’important pour lui n’était
pas de réussir, mais d’affirmer à son père qu’il avait tout fait pour
mener ses négociations à bonne fin.
Il se disait aussi qu’il ne s’agissait en définitive que d’une petite
somme. Il avait à sa disposition une certaine théorie sur les
sacrifices modiques, qu’il est quelquefois plus habile de consentir,
quitte à se rattraper sur les affaires plus importantes. Il ne se
rattrapait d’ailleurs jamais.
Il ne quittait pas le marchand récalcitrant sans lui dire : « Ces
messieurs ne sont pas satisfaits. »
Il n’était pas arrivé à son but, mais il avait eu, selon lui, le rôle le
plus digne. Il comptait toujours beaucoup sur les remords qu’il
pensait inspirer à autrui. Il s’exagéra longtemps le retentissement
que ses propres ennuis avaient dans l’âme de son prochain.
C’était une vieille habitude d’enfant gâté. Dès son plus jeune âge,
quand ses parents l’avaient grondé, il les punissait en boudant, et se
privait de dessert pour les apitoyer.
Il ne faudrait pas conclure de tout cela que Daniel ne se croyait
pas fait pour les affaires.
Il rêvait fréquemment d’être un grand homme d’affaires, afin de
stupéfier son entourage par son habileté.
Il achèterait, dans des conditions prodigieuses de bon marché,
pour un million de francs d’étoffes, qu’il revendrait ensuite trois
millions à l’Amérique du Nord.
Ce n’était pas pour gagner deux millions, car il n’avait pas besoin
de tant d’argent et n’aurait su qu’en faire. C’était simplement pour
voir la tête de son père, de son oncle Émile et du comptable, M.
Fentin.
La grande préoccupation de Daniel est la conquête intellectuelle
de M. Fentin.
Daniel rassemble chaque matin, dans les journaux, toutes les
anecdotes qui lui paraissent susceptibles d’intéresser M. Fentin.
Mais le diable est qu’il n’est jamais sûr d’obtenir le rire ou
l’étonnement du comptable.
M. Fentin fait généralement un signe de tête qui a l’air de signifier
qu’il connaît l’anecdote, à moins qu’il ne dise : « Les journaux ne
savent plus qu’inventer », et des réflexions du même genre qui ne
sont jamais très agréables pour un narrateur.
M. Fentin ne méprise pas le fils de son patron. Mais il ne lui a
jamais laissé sentir qu’il l’estimait, et qu’il lui assignait une certaine
valeur intellectuelle.
Daniel cherche avidement à connaître les opinions de M. Fentin
pour les adopter d’enthousiasme. Par malheur, les opinions de M.
Fentin ne sont jamais saisissables, et il suffit que Daniel abonde
dans un sens pour que M. Fentin se transporte rapidement, avec
armes et bagages, dans une autre opinion.
D’ailleurs, l’approbation de M. Fentin, si elle se produit, n’est
jamais explicite. Quand il ne fait pas d’objection, il prend un air
indifférent. Si l’on est tombé dans son opinion, qui est la bonne, c’est
évidemment un pur hasard. Il ne fait rien pour vous y laisser, rien
pour vous en chasser.
Quand M. Fentin a des écritures pressées, Daniel se relègue
dans le petit bureau voisin, qui est son domaine. Le peu de jour que
donne la petite cour est encore atténué par des vitres dépolies ;
pourtant la lumière solaire ne coûte rien ; mais c’est sans doute par
une habitude d’économie.
Daniel, quand il n’a pas de lettres à écrire, doit classer de vieilles
factures, dont il inscrit les noms sur un répertoire. Ce travail, si inutile
qu’on ne le contrôle jamais, lui paraît fastidieux. Il n’a pas de
journaux ni de livres à sa disposition, car M. Henry trouve avec
raison que, de huit heures à dix heures du matin, c’est bien assez de
temps pour lire les journaux.
Daniel est installé devant l’ancienne table-bureau de son père,
celle qu’on a changée pour une neuve quand on a déménagé de la
rue du Mail à la rue Lafayette.
Ce bureau, très large, est recouvert d’une vieille basane
rembourrée de crin. Il y a dans la basane un accroc à angle droit, et
la principale occupation de Daniel est d’introduire dans l’accroc le
manche d’un porte-plume, grâce auquel il repousse le crin, le plus
loin possible.
L’encrier est constitué par un lion en cuivre dont on pique, pour
prendre de l’encre, le dos généreux. Un presse-papier, en cristal
demi-sphérique, ne presse aucun papier : il est tapissé à sa base,
dans un désordre qui veut être chatoyant, d’affreux petits morceaux
de verres multicolores. Il n’y a pas eu de poudre à sécher depuis
1875 dans la boîte à poudre, et le rouleau à buvard, appareil
cependant plus moderne, s’est dépouillé de la dernière feuille de
papier buvard qui constituait sa raison d’être.
C’est au milieu de ces objets que Daniel passe deux heures,
chaque matin, et trois heures, chaque après-midi, afin d’apprendre
les affaires.
VI
PYLADE

Daniel Henry, depuis le bal chez les Voraud, n’avait confié à


personne le secret de son grand amour pour Berthe. C’était un
grand amour décidément, aux dernières nouvelles.
Il n’avait d’ailleurs dans la vie qu’un seul confident possible, son
ami Albert Julius, le fils du commissionnaire en cafés.
Julius et Daniel Henry avaient lié connaissance à seize ans, au
Vésinet, où leurs familles passaient l’été. Ils s’étaient détestés tout
d’abord. Puis leur mépris commun du genre humain et de la danse
les avait rapprochés, un soir de bal, dans un coin de salon. Ils
s’étaient moqués ensemble de certains valseurs.
Un après-midi, au cours d’une promenade à pied, leur accord
s’était fait sur le principe de l’imbécillité irrémédiable de presque tous
les jeunes gens du Vésinet.
A partir de ce jour-là, Daniel vit en Julius un individu d’une
intelligence exceptionnelle (pas tout à fait aussi intelligent que lui-
même, mais presque autant).
Ils se retrouvèrent à Paris. Au début, ils n’osèrent pas se donner
rendez-vous tous les jours, chacun d’eux tenant à faire croire à
l’autre qu’il ne manquait pas de distractions.
Puis ils finirent par passer ensemble toutes leurs soirées. Tantôt
c’était Julius qui montait à huit heures et demie les trois étages de la
rue Lafayette. Tantôt c’était Daniel qui venait sonner au quatrième
étage de la rue de Châteaudun.
Au bout de quinze jours, ils préférèrent se rencontrer à la
terrasse d’un café. Car Daniel était gêné de l’accueil un peu froid
que ses parents faisaient à Julius. Et Julius trouvait que sa famille ne
marquait pas à Daniel assez de cordialité.
Ils buvaient donc chaque soir, dans le même café, deux
mazagrans, qu’ils payaient chacun à leur tour.
Comme ils se voyaient tous les jours depuis quatre ans, ils
avaient fini par se constituer des séries de plaisanteries que
suffisaient à rappeler, comme une étiquette, quelques mots rapides
et spéciaux. Le sens des mots s’enrichissait de tout un passé
d’évocations communes. Aussi parlaient-ils l’un pour l’autre un
langage profond.
Ils ne concevaient pas que ce langage pût être obscur pour les
autres hommes, et, quand ils n’étaient pas compris, ils concluaient à
la stupidité générale de leurs contemporains, sans s’alarmer
autrement de cette conclusion.
Daniel était généralement le premier au rendez-vous ; on dînait
chez lui de meilleure heure. Il attendait Julius avec impatience, et
Julius, en arrivant, parcourait anxieusement du regard les chaises de
la terrasse. Ils s’étaient posés deux ou trois fois « des lapins » et
l’abandonné avait passé, ces fois-là, une soirée d’ennui terrible.
Ils n’exprimaient par aucun signe extérieur la joie qu’ils
ressentaient à se retrouver. Ils ne se disaient pas bonjour. Ils ne se
serraient pas la main. Mais Julius était à peine assis qu’ils
commençaient à se raconter des histoires, qu’ils avaient d’ailleurs
plus de plaisir à raconter qu’à entendre.
Il n’y avait entre eux aucune politesse, aucune obligeance,
aucune bienveillance. Leurs prévenances, leurs ménagements
restaient secrets, presque inconscients. Ils éprouvaient l’un pour
l’autre une répugnance physique assez vive. Il eût fallu que Daniel
eût une forte soif pour consentir à boire dans le verre de Julius.
Dans leurs entretiens, ils ignoraient chastement toute pudeur. Ils
se parlaient sans retenue, comme si chacun d’eux s’en fût parlé à
soi-même, des fonctions les plus grossières de leur corps.
Daniel était heureux quand il voyait Julius. Il s’amusait en sa
compagnie. De plus ils étaient bien sûrs de constituer une élite.
Malheureusement cette amitié, qui l’ornait à ses propres yeux, ne le
parait pas suffisamment aux yeux des autres hommes, pour qui
l’amitié de Julius n’était pas un bienfait des dieux. Si précieuse
qu’elle fût, elle ne figurait pas à un rang assez avantageux sur la
cote des sentiments humains. Elle n’était pas, comme l’amour d’une
jolie femme, fréquemment demandée sur le marché.
Entre une dame avenante et un jeune homme bien constitué, la
conversation est délicieusement troublée par des équivoques, par
cette arrière-pensée qu’à un moment donné il faudra substituer aux
paroles des gestes agréables et des actions honorifiques. Grâce à
ce trouble spécial, grâce aussi aux malentendus inévitables entre
deux êtres d’un sexe différent, on arrive, en moins d’une séance, à
faire d’une sympathie médiocre un grand et décoratif amour.
Daniel, en allant, ce soir-là, au café, se demandait : « Comment
vais-je dire à Julius que Berthe est amoureuse de moi ? »
Il n’était pas sûr que Berthe fût amoureuse de lui. Mais il prenait
sur lui de l’annoncer à Julius, parce qu’il fallait dire à son ami
quelque chose de définitif, pour obtenir de lui une marque d’intérêt.
Et encore ce n’était pas sûr que Julius s’intéresserait à cette
histoire.
Il était convenu entre les deux amis que l’amour, auquel chacun
d’eux croyait séparément de toute son âme, n’existait pas.
Ils méprisaient les femmes, qu’ils ne connaissaient pas. Plus
tard, ils les méprisèrent, quand ils les connurent. Mais il y eut
toujours une dame, précise ou indéterminée, qui au but de leur
ambition les attendait. Dans leurs rêves de gloire, c’était cette
maîtresse idéale qui consacrait leur triomphe.
— Votre ami tarde à venir, ce soir, dit à Daniel le garçon de café,
un grand jeune homme très maigre et toujours assez mal rasé
(probablement parce qu’il lui était incommode de se raser le creux
des joues).
Jetant énergiquement sa serviette sur son épaule et, plaçant sa
main droite en visière sur ses noirs sourcils, il fouilla avidement
l’horizon, comme si la venue le Julius allait arracher plusieurs
personnes à la mort.
Puis son anxiété fit place à la plus froide indifférence. Il se dirigea
vers un consommateur qui venait de s’installer à la terrasse et
attendit paisiblement sa commande.
Daniel se demandait toujours comment il raconterait la chose à
Julius. Allait-il lui dire brutalement qu’il avait « tapé dans l’œil » à
Berthe Voraud, et sans y attacher une autre importance ?
Ou bien attendrait-il qu’une occasion se présentât au cours de la
conversation ?
D’ordinaire, il n’avait pas recours à ces précautions. Mais il n’était
pas sûr de l’impression que son histoire ferait sur Julius, et il ne
voulait pas qu’elle fût médiocre.
Il aperçut tout à coup son ami qui se dirigeait vers le café. Julius,
maigre, de taille moyenne, portait un chapeau mou, une jaquette
étroite, un grand nez et une petite badine en bambou. Il suivait
scrupuleusement l’extrême bordure du trottoir, avec une application
et des efforts dignes d’un meilleur objet, tout en se disant à lui-même
à voix haute et avec une animation extraordinaire des choses qui
devaient être d’une importance assez minime, car son agitation
disparut complètement quand il se fut assis près de Daniel.
— Garçon !…
Puis, à Daniel :
— J’ai rencontré tout à l’heure ton oncle Émile. Il n’a jamais tant
ressemblé qu’en ce moment à la panthère noire que nous avons vue
chez Pezon.
— Merci, bon vieillard, dit-il au garçon qui lui apportait son
mazagran.
— Et comme ta tante, dit-il à Daniel, ressemble de plus en plus à
une petite chèvre malade, tu feras bien, si tu tiens à éviter un
véritable carnage, de ne pas laisser dans la même cage des
animaux si différents… Pourquoi, chameau, n’es-tu pas venu ici hier
soir ?
— C’est ta faute, chameau, répondit Daniel. Tu m’avais dit que tu
n’étais pas sûr de venir. Moi, j’étais éreinté. J’étais au bal samedi
soir.
— C’est bien fait, dit Julius. Je t’avais dit de ne pas aller t’abrutir
à ce bal.
— Je ne regrette pas d’y être allé, dit Daniel. Tu connais Berthe
Voraud ?
— Oui, dit Julius, elle est maigre.
— Il te faut des colosses, dit Daniel. Elle n’est pas maigre du tout.
Demande à qui tu voudras. Et tu verras si on ne te dit pas que c’est
une des plus jolies filles de Paris.
— Oh ! je sais bien. Tu n’as qu’à demander à André Bardot. Il te
dira, lui, que c’est la plus belle… Bon vieillard, ajouta-t-il en
s’adressant au garçon, si vous continuez à me verser du café si
chaud pour me faire brûler la langue…
— Réponds-moi un peu, dit Daniel, au lieu de raconter des
idioties au garçon. Pourquoi André Bardot dira-t-il que c’est la plus
belle ?
— Parce qu’ils s’aiment, dit Julius.
— Ah ! dit Daniel… Qui est-ce qui t’a dit ça ?
— André Bardot lui-même. Il y a plus d’un an qu’ils flirtent
ensemble. André Bardot m’a dit qu’il comptait bien l’épouser.
— Répète-moi exactement ce qu’il t’a dit. Je tiens à le savoir.
— Ah ! ça m’embête, dit Julius avec un air de souffrance
véritable. Il m’a raconté des tas de choses que je n’ai pas écoutées,

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