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Pratiques radicales des modifications corporelles,

fantasme d’unicité et lien social contemporain


Quentin Dumoulin, Romuald Hamon, Mickaël Peoc’h
Dans Recherches en psychanalyse 2019/1 (N° 27), pages 26 à 36
Éditions Laboratoire CRPMS, Université de Paris
DOI 10.3917/rep1.027.0026
© Laboratoire CRPMS, Université de Paris | Téléchargé le 27/04/2024 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)

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Res. in Psychoanal. 27│2019
Research in Psychoanalysis 27│2019/1
Rubrique “Sujet, subjectivités et pratiques du corps dans le monde contemporain”

Research in Psychoanalysis Pratiques radicales des modifications 27│2019/1 corporelles,


fantasme
Rubrique d’unicité
“ Sujet, subjectivités et lien
et pratiques social
du corps contemporain
dans le monde contemporain”
Radical Practices of Body Modification: Fantasy of Unicity and Contemporary Social Bond
[En ligne] 22 juin 2019

Quentin Dumoulin
Romuald Hamon
Mickaël Peoc’h

Résumé :
Dans cet article les auteurs s’attachent à rendre compte des pratiques de modifications corporelles, notamment lorsqu’elles
se présentent de façon exacerbée. Ces pratiques s’ancrent dans un lien social qui voit se conjoindre aujourd’hui scientisme et
néolibéralisme. Les plus extrêmes sont parfois prônées au nom du transhumanisme, ou mues par une promesse de « plus-de-
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vie » garantie par la science. Deux cas qui peuvent s’apparenter au transspécisme viennent éclairer les logiques du lien social
ayant présidé à leur entrée dans le registre du possible. Mais ils témoignent avant tout que ces pratiques se fondent d’un vœu
subjectif d’unicité ou d’exception à l’égard du genre humain. En examinant le concept psychanalytique d’identité, tel que
défini par Freud puis Lacan, les auteurs soulèvent l’analogie entre un manque structural d’être pour le sujet de l’inconscient,
et sa quête inextinguible d’identité. Ce souhait d’excepter à l’ensemble des humains apparaît paradoxalement soutenu par le
lien social aujourd’hui, qui prescrit tout à la fois l’unicité et la différence pour chacun.

Abstract:
In this article, the authors attempt to describe the practice of body modification, especially when exacerbated. These
practices are rooted in a social bond that combines scientism and neoliberalism. The most extreme cases are sometimes
advocated for in the name of transhumanism or driven by a promise of “life extension” guaranteed by science. By discussing
two cases that may be related to transspecism, this study points out that beyond clarifying the logic of the social bond
underlying the subject's entry into the register of possible, these practices are also sometimes based on a subjective wish for
uniqueness or exception to the human race. Using Freud's and Lacan's psychoanalytical concept of identity, the authors
propose an analogy between the lack of being, structural for the subject of the unconscious, and his unquenchable quest for
identity. This wish to except humanity paradoxically appears to be supported by the contemporary social bond, that
prescribes both uniqueness and difference for everyone.

Mots-clés : transspécisme, lien social, corps, image, psychanalyse


Keywords: transspecism, social bond, body, image, psychoanalysis

Plan :
Introduction
1. Le transspécisme, une conséquence du discours de la science ?
2. Des modifications corporelles au transspécisme : clinique de l’Un
a. The Lizardman
b. Vinny Ohh : un alien sans genre
3. Le fantasme d’unicité : un procès d’identification moderne
Conclusion

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Les auteurs
Quentin Dumoulin
Doctorant en psychologie, Laboratoire RPpsy EA4050, Recherches en psychopathologie nouveaux symptômes et lien social,
Université de Rennes 2.
Psychologue clinicien en pédopsychiatrie au Centre Hospitalier Guillaume Régnier (Rennes, France).

Romuald Hamon
Maître de conférences habilité à diriger des recherches (MCF-HDR) en psychopathologie clinique, Laboratoire RPpsy, EA4050.
Recherches en psychopathologie nouveaux symptômes et lien social, Université de Rennes 2. Psychanalyste.

Mickaël Peoc’h
Docteur en psychologie, Laboratoire RPpsy EA4050, Recherches en psychopathologie nouveaux symptômes et lien social,
Université de Rennes 2. Psychologue clinicien, Association Jeunesse et Avenir. Psychanalyste.
Université Rennes 2
Place du Recteur Henri Le Moal
CS 24307
35043 Rennes Cedex
France

Référence électronique
Quentin Dumoulin, Romuald Hamon & Mickaël Peoc’h, « Pratiques radicales des modifications corporelles, fantasme
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d’unicité et lien social contemporain », Research in Psychoanalysis [En ligne], 27|2019/1, mis en ligne le 22 juin 2019.

Texte intégral

Droits d’auteur
Tous droits réservés

Déclaration de conflits d’intérêt


Quentin Dumoulin déclare ne pas avoir de conflit d’intérêt en lien avec le texte publié.
Romuald Hamon déclare ne pas avoir de conflit d’intérêt en lien avec le texte publié.
Mickaël Peoc’h déclare ne pas avoir de conflit d’intérêt en lien avec le texte publié.

Introduction
Portant sur l’usage des modifications corporelles, cette recherche interroge le statut du corps dans la
modernité. Ce dernier est au centre des préoccupations contemporaines. Il fait la bonne entente de la
science et du capitalisme qui en promeuvent la santé, la pureté, la puissance, la beauté et qui, pour ce
faire, mettent sur le marché de multiples techniques et autres produits affriandant par leur promesse
d’avoir de beaux restes et de leur mise tardive au tombeau. Régentant cette industrie lucrative, les
morales hygiénistes font fortune. Elles prient chacun d’user de la thérapeutique de ces remèdes
vertueux censés rétablir l’harmonie du corps et de l’esprit. Elles en prêchent la saine perfection et n’en
chérissent guère le vivant et l’humain : elles louent le corps dans sa nature morte, aseptisé de toute
subjectivité. Elles en encensent le pur cadavre tandis que l’iconographie du corps qui en est issue, de ses
représentations élogieuses au splendide bestiaire de ses difformités, en expose et idolâtre les saintes
reliques (Mariotti, 2016).
Force est en effet de constater que le corps est aujourd’hui une icône dont le rayonnement sature le
monde des images. Sa célébration ne manque pas d’entretenir la passion du sujet pour son reflet. Elle
cultive l’affection qu’il a pour son corps, pour la complétude de son image dont l’aspect unifié en occulte
la facture morcelée ; « l’amas de pièces détachées » (Miller, 2005, p. 158) qui en constitue la matière

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propre. L’adoration du parlêtre pour son corps tient, ainsi que le souligne Lacan dans son Séminaire Le
sinthome, de la consistance imaginaire qu’il y trouve (Lacan, 2005 [1975-1976], p. 66). Servant
désormais à la fabrique du corps idéal contemporain par leurs qualités esthétiques, il semble que les
modifications corporelles, dans leur usage, y participent en permettant au sujet d’affermir cette
consistance narcissique et le fantasme d’unicité qui lui est lié. Via la chirurgie esthétique, elles sont
d’ailleurs volontiers investies pour améliorer l’image du corps en la rehaussant d’un brillant phallique et
pour tenter également de maîtriser les rapports problématiques que le sujet entretient avec « ses »
images ; images qui, loin de lui appartenir, le possèdent en effet (d’où aussi le recours incessant).
Cette dynamique est incarnée de manière paradigmatique par le transhumanisme. Ses convaincus
proclament l’avènement d’un Homme qui vivra mille ans, en attente du premier immortel (Alexandre,
2011). Le sacrifice pour parvenir à ce résultat s’impose comme logique : s’il faut y laisser la mort, il faut
donc abandonner ce corps obsolète et fébrile. Ce dernier est dénigré, en discours et en actes par les
tenants de cette idéologie. Il se trouve réduit à sa vulgaire gangue, faite de chairs fragiles et trop
délicates (Popper, 2012) pour affronter les défis du nouvel avenir qu’ils prophétisent aussi (Peoc’h et
Druel, 2017).
Aujourd’hui déjà, nombre de sujets recourent aux modifications corporelles et parfois leur usage vire à
l’abus. Dans le cadre de cet article, nous interrogerons les pratiques de modifications corporelles
lorsque celles-ci visent à excepter le sujet de l’espèce humaine. En cela ces pratiques pourraient
littéralement se rapprocher du transhumanisme, que nous évoquerons par sa déclinaison transspéciste.
La « modification » s’assume en effet ici comme véritable « transformation ». Cette rupture envisagée
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par certains emporte alors plusieurs enjeux éthique, clinique et thérapeutique. Si la clinique permet de
comprendre le rôle qu’elle remplit pour certains sujets, ces derniers, en usant de cette pratique, sont
aussi les révélateurs et les témoins des discours qui régissent aujourd’hui le lien social contemporain.

1. Le transspécisme, une conséquence du discours de la science ?


Les progrès accomplis par le discours scientifique ne sont pas sans effets sur les subjectivités (Garnault,
2017). Ces innovations bousculent le champ de la réalité et étendent le domaine du possible, comme
une new frontier, qui se repousse toujours un peu plus. Ainsi que l’a récemment rappelé Christian
Hoffmann (Hoffmann, 2013), l’éthique a partie liée à la jouissance et au mode par lequel elle se
distribue dans les relations qu’un sujet entretient avec l’Autre social. L’hypothèse qui se fait jour dans la
clinique des modifications corporelles, du bodyart au bodyhack, est que ces transformations visent à
pacifier – voire à permettre – l’insertion du sujet dans un lien social (Peoc’h & Druel, 2017 ; Hamon et
al., 2014).
En s’emparant des progrès technoscientifiques, les sujets ayant recours aux modifications corporelles
extrêmes redéfinissent le champ des usages pour lesquels ils étaient initialement prévus. En se forgeant
un corps inédit, ils interrogent la consistance de ce dernier (Desprats-Péquignot, 2013). Clamant avoir
triomphé de ses limites, ces sujets fascinent en s’exposant sur la scène du monde, se positionnant en
témoin de l’époque, tout à la fois acteur et produit de ses discours.
Le problème des « patients pèlerins » (Song, 2010) résume les enjeux éthiques de l’accointement
toujours singulier entre un sujet et le discours du capitalisme, quand ce dernier exploite la science tel un
objet d’échange. Le travail de Céline Lafontaine (Lafontaine, 2014), a mis en évidence que la science, en
proposant un découpage des corps (greffe d’organe, don de cellules germinales), livrait en pâture « le
vivant même » (Rose, 2007) à un capitalisme mondialisé. S’échafaudant sur les inégalités économiques,
sociales et sexuelles1, le corps en pièces détachées est aujourd’hui sur les marchés. La diversité des
offres faites par les structures spécialisées (Lafontaine relève notamment une clinique sud-africaine
proposant un package « Chirurgie et Safari » (Lafontaine, 2014, p. 223) n’aurait d’égale que la force

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d’exigence portée par une demande croissante, qui fait fi de l’autorité médicale en vigueur dans le pays
d’origine du patient. Ainsi la science, couplée au capitalisme, amène la volonté des sujets au rang d’une
exploitation des corps vils (Chamayou, 2008) et témoigne un peu plus de l’insubmersible d’un désir de
vie qui se retourne, comme le signalait Freud2 parfois dramatiquement dans son contraire (Freud, 1920).
L’option d’hybridation du corps vise aussi à mortifier ce réel de la vie, jusqu’à promettre de télécharger
le cerveau sur clef USB.3 Si la science ne permet pas encore de dire « Adieu au corps » (Le Breton, 1999),
il faut relever, avec David Le Breton, le fantasme contemporain de « disparaître de soi » (Le Breton,
2015) servi par ces discours.
Des travaux en psychanalyse ont montré que la demande d’une intervention sur le corps (tatouage,
chirurgie esthétique, piercing) pouvait se motiver, dans certains cas, d’une recherche d’assises dans le
champ de l’identité et des identifications (Gaspard et al., 2014, 2015). De même, les dynamiques
communautaires qui les impulsent ou que ces pratiques peuvent elles-mêmes impulser, peuvent
apparaître également dans des travaux de sociologie, comme un processus identificatoire (Grivell et al.,
2014).
L’identité du transspécisme pourrait se définir assez simplement comme la conviction – voire la
volonté – d’un sujet à s’extraire de l’espèce humaine pour rejoindre, par l’obtention des caractéristiques
physiques d’une autre espèce, cette dernière. Le recours chirurgical plus ou moins répétitif, est donc
inévitablement massivement investi par les sujets qui se reconnaissent davantage dans l’image animale
qu’humaine, et essaient de s’y voir confondus.
La question du transspécisme croise les anciennes croyances thérianthropes, qui remettent en jeu la
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frontière entre l’humain et l’animal, les pratiques chirurgicales modernes et le vœu subjectif propre à
certains. Ces nouvelles pratiques d’ordre médicales, artistiques ou expérimentales, interrogent
directement le « fait humain », puisqu’elles adviennent, pour certains sujets, comme une solution élue
afin de s’en émanciper. Cette quête est celle d’une identité ultime, orientée vers son unicité.

2. Des modifications corporelles au transspécisme : clinique de l’Un


Le transspécisme s’affirme aujourd’hui, au travers notamment des communautés thérianthopes,
comme un varia de l’humanité. Tout comme les pratiques de modifications corporelles, ce vœu
transspéciste ou transhumaniste témoigne de la configuration du lien social contemporain. Il s’entend
comme une interprétation de cet enhancement du corps et de ses capacités, promu par le discours
néolibéral. Invitant chacun à retrouver la pièce qui lui fait défaut sur le marché des objets de la science,
il promet de célébrer les retrouvailles du sujet et de son manque avec lequel il pourra faire « Un ». Ce
« Un » est produit par la science, qui découpe le corps en pièces distinctes. C’est d’ailleurs le procès que
l’on retrouve à la racine étymologique de l’anatomie : « Dissection d'un corps organisé en vue d'en
étudier la structure ».4
Nous présentons les constructions de deux sujets qui en passent par des modifications corporelles
extrêmes. Nous les qualifions d’extrêmes puisque leur logique amène ces sujets à cette frontière dont le
franchissement est souhaité par le transhumanisme et le transspécisme. Cependant, nous relèverons
dans le discours qu’ils peuvent fournir sur leurs transformations, d’abord une visée identificatoire à une
unicité absolue qui se révèle pour eux comme détour nécessaire à la création d’un lien social renouvelé.

a. The Lizardman

Erik Sprague a fait le choix de déterminer sans réserve son existence de façon à incarner l’image
glorieuse à laquelle il s’est identifié. Son cas fait partie de cette exceptionnelle clinique de l’hybridation
du corps dans laquelle certains sujets se font, par l’implantation d’éléments high-tech, un corps machine

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ou de fiction, donnant à voir la néo-identité qu’ils se construisent ou par laquelle, en triomphant de faire
corps avec elle, ils se représentent dans leur absolu d’eux-mêmes sur la scène du monde (Hamon, 2014).
En usant du tatouage (son corps en est recouvert) et des modifications corporelles (ses dents sont
taillées en pointe, sa langue scindée en deux, des billes de téflon sont implantées, etc.), Erik Sprague
s’est fait un corps de reptile. Témoignant peu de lui-même, il s’énonce être un Freak, non pas un
monstre mais, en référence au film de 1932 de Tod Browning, « une bête de foire professionnelle ». Il vit
de ses spectacles et se produit sur différentes scènes sur lesquelles il dévoile son corps en appelant de
quiconque et de la foule : « Sortez vos appareils photos, c’est le moment, prenez des photos et montrez-
les autour de vous ! ».5 Dans ce pousse-à-être-vu, Sprague tente d’incarner triomphalement le point de
vue panoramique du monde, l’Un de l’Autre du regard. Interrogé sur les motifs mêmes de sa
modification corporelle, il insiste sur la nécessité, et la détermination qui fut la sienne, de transfigurer
son corps à l’image d’un lézard, en soulignant que, s’il s’est orienté sur cette dernière
[…] comme un individu lambda choisit ses vêtements […] ce n’est pas comme s’il s’était réveillé un jour en se disant [:]
tiens, et si je devenais un lézard ? Quand j’ai décidé de me tatouer tout le corps ainsi que le visage, j’étais arrivé à un
stade où ça aurait été illogique de ne pas le faire.

Nous ignorons ce dont il faisait l’épreuve avant qu’il mette en acte un projet qui semble élaboré de
longue date. Par contre, cette image de lézard sur laquelle il s’oriente et à laquelle il donne corps, n’est
pour lui guère quelconque ; c’est, énonce-t-il, « une image de puissance ». En usant des marques et
modifications corporelles, il semble qu’il se soit ainsi forgé un corps héroïque. Mais pas seulement, car il
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affirme : « une fois que j’ai choisi ce symbole, je suis devenu ce symbole ».6 Sans doute faut-il en
conclure qu’il s’éprouve personnifier la puissance même. Toutefois, au-delà de cette image phallique
non marquée par la castration à laquelle il s’identifie, sa transformation en lézard est aussi nomination.
Erik Sprague est en effet devenu The Lizardman. En ce sens, son recours aux marques et modifications
corporelles l’a aussi mené à s’égaler et à s’identifier à cette image idéale de l’exception de l’Homme
lézard à partir de laquelle le processus de sa représentation s’effectue sans reste. L’on a cependant idée
que cette néo-identité à partir de laquelle il démontre à tous son unicité s’avère quelque peu factice.
Plutôt que de mobiliser et d’en passer par le signifiant pour la construire, il est non seulement conduit à
user des marques et modifications corporelles pour qu’elle prenne corps et pour lui assurer ainsi une
certaine consistance dans le champ du visible. Mais il en passe surtout par l’autre pour la soutenir et
valoriser, par la procuration du public pour la légitimer et l’acclamer. Sans doute est-ce pour ce motif
qu’il est devenu une « bête de foire professionnelle ». La scène scopique lui est nécessaire pour se
montrer unique en son genre, pour qu’on le photographie et en diffuse les vues afin de soutenir le Un
d’exception qu’il tente d’incarner dans le monde des images.
À son instar, Vinny Ohh use des modifications corporelles pour s’assurer d’une consistance unifiée de
lui-même. Toutefois, l’essai de rigueur dont il fait preuve n’est pas sous-tendu par une tentative
d’incarner une image idéale de l’exception, même si d’un point de vue manifeste ses modifications
corporelles peuvent le suggérer en spécularisant, dans le champ du visible, une image exceptant, ou en
défaut, de toute normalité. Ne se forgeant pas une néo-identité, il vise au contraire à se faire un corps
aseptisé de toute subjectivité, en le perfectionnant tel qu’il soit expurgé de toute humanité et afin de
s’égaler une image absolue et unifiante de lui-même.

b. Vinny Ohh : un alien sans genre

Vinny Ohh, âgé d’une vingtaine d’années, a formulé à dix-sept ans, le vœu de devenir un alien sans
genre.7 Vinny Ohh est mannequin, maquilleur et artiste transformiste à Los Angeles ; passions érigées en
profession, où le corps, son traitement et son exposition au regard de l’Autre sont au premier plan.

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Vinny cependant n’en reste pas à un simple maquillage de la peau et du corps. C’est par l’opération sur
la chair qu’il choisit d’en passer. À 17 ans, il s’engage dans différentes entreprises pour modifier la forme
de son corps. Il se fait gonfler les lèvres puis s’inflige deux rhinoplasties. Au réveil de sa première
opération de chirurgie plastique, qui visait à annihiler la « courbure » de son nez, Vinny était « noir,
bleu, vert, et gonflé, et j’adorais ça ».8
Vinny totalise aujourd’hui plus de 110 opérations, incluant 35 traitements au laser pour ôter poils et
marques de cicatrisations diverses, 12 injections de Botox aux joues, 2 pour les arcades sourcilières, 15
pour les lèvres et aussi 10 injections pour créer, au hasard sur son corps, des boursouflures artificielles ;
mais également : 5 opérations pour le nez, une injection de Botox sous les yeux, 5 peelings pour le
visage, auxquels s’ajoutent 20 sessions de freezing, processus qui vise à raffermir la peau du visage pour
la rendre plus lisse, en la refroidissant.
Vinny précise qu’il ne s’engage pas dans une démarche transsexuelle, ou de réassignation de genre : « Je
ne veux pas que les gens croient que j’essaie de me transformer en femme. Je pourrais vivre sans
organes sexuels, alors pourquoi devrais-je avoir un pénis ou un vagin ? »9
Pas d’erreur possible donc sur le modèle, Vinny veut « être un alien sans sexe, je veux que mon
apparence extérieure reflète comment je me sens à l’intérieur »10, souhait qui rappelle celui d’Erik
Sprague qui voulait devenir « ce symbole » qu’il s’était choisi. Vinny Ohh et Erik Sprague témoignent que
le corps est insuffisant à garantir la « chasuble phallique » (Maleval, 2000, p. 329) qui permettrait de
tenir le corps par l’image.11
À suivre Vinny évoquer son « bordel extraterrestre »12, sur ses chaînes YouTube ou Instagram, ce
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devenir s’impose à lui d’une façon assez évidente. Le fil de ses chaînes déplie les transformations
successives de son corps, Vinny tenant informé ses abonnées de son avancement. Ce destin
d’extraterrestre médiatise la relation à ses followers. Le texte introductif à son portfolio Instagram
annonce lapidairement : « Maquilleur, fou et libre. Je suis là pour t’enrôler et t’aimer ».13 L’amour tient
en effet une place importante dans les réseaux de Vinny. Si sa première publication sur Instagram en
2013 est une simple bannière affichant « Ne sois pas normal »14, la suite de ses publications amène les
visiteurs à apprécier la pièce unique et exceptionnelle qu’il incarne via l’altérité absolue que représente
l’alien. Grâce aux réseaux sociaux, Vinny se confie sur la difficulté de porter un tel projet au quotidien,
mais il affirme également que ce dernier est sa solution, personnelle et unique, pour retrouver « sa
place au soleil» (Miller, 2009, p. 45). Ainsi clame-t-il être :
[…] vraiment fou. J’ai dû faire extrêmement attention aux gens qui m’entourent, à mon apparence et à la façon dont je
me livrais. Donc, s’il vous plaît, comprenez que c’est mon unique solution. Les gens peuvent dire que je suis un être
égoïste, sans émotion, grossier, trop sexuel, mais je m’en fiche. J’en ai marre de le rappeler aux gens quand ils me
15
contactent.
Si ses pratiques sont finalement assez singulières sur ces réseaux, ce n’est pas tant par le mode de
communication et les services des plateformes dont il fait usage que par le fait qu’elles lui servent à
établir « son unique solution »16 dépassant la seule problématique narcissique. Ce qui est d’autant plus
frappant, c’est la lucidité de Vinny face à ses pratiques de publications pour se faire aimer des autres du
réseau. Il déclare en effet être « obsédé par lui-même »17 et que ce « vrai foutoir extraterrestre qui
s’obsède lui-même est devenu [son] slogan ».18 Pour Vinny, l’amour de l’autre semble pouvoir
s’accrocher par la création et la diffusion d’image de son corps transformé. Vinny raconte en effet que
l’extra-terrestre est pour lui : l’overall image19, qu’on peut traduire par « image totale », représentation
achevée de son corps. La tentative de Vinny semble viser l’assomption de l’image spéculaire de l’alien
palliant celle de l’être humain prise en défaut. Son projet est « de crier et d’embrasser la laideur du
monde, sans quoi le monde est putain d’ennuyant ».20 Sa communauté incarne les « fous », les
« bizarres » et invite à la compassion entre ces êtres solitaires dans leur différence unique : « Bonne nuit
mes beaux monstres, créatures esseulées, et gens étranges ».21

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Pour Vinny, il s’agit maintenant de passer à la vitesse supérieure. Il souhaite se faire ôter le nombril ;
mais également les organes génitaux et les tétons. L’image totale semble être une image sans marque,
qui le différencierait alors, par ce qu’elle reflète, de l’ensemble de ses semblables.
L’image totale, parfaite, Vinny en a une idée : « Je veux ressembler à ma version de la perfection. C’est
quelque chose que personne n’aura jamais voulu être c’est pour ça que je dis que je suis un alien. »22
Cette recherche de l’unicité de son être marque chez Vinny la tentative de s’égaler à l’Un absolu de sa
différence d’avec le genre humain. Cet alien, c’est l’image qu’il aperçoit dans le miroir de son ressenti
intérieur. À l’endroit, donc, où l’humanité ne se reconnaîtrait pas, là est la place où Vinny pourrait voir
consister son être.

3. Le fantasme d’unicité : un procès d’identification moderne


À l’articulation même de la « psychologie des masses » et de l’« analyse du moi » (Freud, 1921), le
concept d’identification possède une portée heuristique et clinique indéniable en psychopathologie
psychanalytique. L’on doit en effet à l’inventeur de la psychanalyse d’avoir mis en évidence le rôle
prépondérant des différents mécanismes d’identification, et leurs trois types, dans la structuration
subjective ainsi que dans la constitution même du lien social. L’on sait que Lacan, dès ses premières
élaborations sur le stade du miroir, a repris, dans son ensemble, le concept d’identification. Ce qui lui a
notamment permis de résoudre les apories freudiennes concernant le statut du moi en psychanalyse et,
en le réformant, de réfuter le prétendu « moi autonome » promu par l’Egopsychologie en faisant valoir
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la multiplicité des identifications à l’image de l’autre qui le constitue. Mais aussi de préciser, en opérant
une distinction fondamentale entre Idéal du moi (instance symbolique) et moi idéal (formation
imaginaire), le processus de l’identification symbolique qui, en structurant l’imaginaire, permet de régler
l’identification narcissique et l’assomption de l'image spéculaire fondatrice de l'instance moïque. Et ce,
d’abord à la faveur du concept d’« insigne » (insignes paternels, insignes de l’Autre) (Lacan, 1998 [1957-
1958] ; Lacan, 2013 [1958-1959]), ensuite à partir du concept de « trait unaire » (Lacan, inédit, [1961-
1962]), de ce trait unique (l’Einziguer Zug freudien) pris en l’Autre auquel le sujet s’identifie pour
s’assurer du repère symbolique de sa singularité et dont la marque différentielle – S1, signifiant unaire –
permet au sujet de s’extraire de sa pure et simple capture dans le champ narcissique. Cette marque
différentielle décolle ainsi le sujet du narcissisme mortifère de l’image.
Les solutions subjectives sur lesquelles Erik Sprague et Vinny Ohh s’orientent semblent à cet égard muer
le narcissisme de la petite différence en incarnation de l’exception ou de l’absolu. Certes, ce pousse-à-
incarner-l’Un se retrouve avec fréquence dans la clinique de la psychose, afin de pallier la marque
différentielle du sujet, à la carence du signifiant unaire. D’où la raison pour laquelle certains
psychotiques n’entrent dans l’univers des discours que « par une sorte d’imitation extérieure » (Lacan,
1981 [1955-1956], p. 285), comme le démontre la clinique des as if d’Hélène Deutsch (Deutsch, 2007
[1934]). Le phénomène du « signe du miroir » témoigne aussi de cette difficulté du sujet psychotique
face à son image spéculaire. Dans ce phénomène clinique, le lest du signifiant ne semble pas pouvoir
s’amarrer à l’image moïque. Les vécus de déformation et de féminisation du corps du Président
Schreber indiquent, qu’à défaut de cette assise trouvée dans l’Autre par le truchement d’une
identification primordiale au trait unaire, le sujet psychotique reste englué dans une relation en miroir
par laquelle il essaie d’obtenir une saisie de son corps, s’accrochant « à son image spéculaire comme on
s’accroche à la vie » (Méaulle, 2007, p. 96).
Mais ces deux cas dépliés nous semblent surtout éclairer le fantasme d’unicité qui règne dans notre
modernité en influant sur les modes de subjectivation. Ce dernier est notamment à l’œuvre dans l’usage
des marques et modifications corporelles quand le sujet prend le parti pris irrémissible de se faire un
corps idéal dans un souci promotionnel de soi, afin de se démarquer comme sans égal dans le lien social.

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Rappelons à cet égard le statut pris par les marques et modifications corporelles dans le discours
courant. Dépourvues pour la plupart de références à un discours qui les code, elles sont revendiquées –
les travaux de Le Breton le mettent en évidence (Le Breton, 2002) – comme des signes d’identité
permettant l’affirmation de soi sur la scène du monde. Pour le rentabiliser, le capitalisme a d’ailleurs
subverti en processus d’individualisation la pratique rituelle des marques corporelles. Révélant dit-on la
personnalité, elles sont en effet vendues sur le marché comme une griffe singulière censée faire toute la
différence et conférer ainsi, par leur caractère unique, une identité propre. De là à dire que ce qui
représente l’être peut se réduire, dans le réel, au matricule de son marquage, au trait de la coupure
dans le corps, il n’y aurait qu’un pas pour renouer avec l’horreur d’un passé. Cette identité véritable
dont il est fait réclame, et qui permettrait au sujet d’embrasser son être propre, n’offre cependant, à
chacun et pour tous, qu’une distinction narcissique sur fond de ségrégation dans une époque qui en est
devenue friande depuis que le crédit fait au père s’effondre et que le droit à jouir démocratique objecte
à l’exception. Cependant le sujet, « cet étant dont l’être est toujours ailleurs » (Lacan, 1975 [1972-1973],
p. 130), succombe aisément aux charmes d’une telle réclame de là où il s’avère constamment en défaut
d’identité faute de coïncider avec lui-même. Cette identité propre et choisie le captive d’autant plus
qu’elle lui promet, en lui donnant corps et en l’incarnant, de faire Un avec lui-même en se passant de
l’Autre. Si le sujet névrosé s’y prend et y croit, sa solitude sera de taille. Pour ceux qui, de structure
psychotique, ne prennent par contre appui que sur le narcissisme de l’image pour fonder leur assise
dans le monde, les marques corporelles, en étant ainsi promues, ne manquent pas d’attrait pour tenter
de pallier la marque différentielle du sujet (S1) (Hamon, 2014).
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La promesse radicale du transhumanisme apparaît être une déclinaison de cette logique quand il invite
ses adeptes à se débarrasser de leurs corps. Il s’agit de se passer de cette surface où l’Autre, depuis la
nuit des temps laisse sa marque testimoniale (Ayouch, 2013), et de se laisser réveiller par l’aube d’une
nouvelle (in)humanité. Cette idéologie scientiste vise, par les technosciences, à remédier aux
défaillances humaines (mort, maladies, incapacités, etc.) (Marion, 2018). Elle appartient à une époque
où le fanatisme de Soi prévaut. Elle en est certainement la plus représentative car, en voulant créer un
homme parfait, dénué de décomplétions et déserté de la finitude, elle s’attache à en promouvoir une
version, celle de l’Un tout seul qui triomphe de faire corps avec lui-même. Elle connaît aujourd’hui un
franc succès, maintenant que les discours porteurs d’idéaux se défont et que le sujet s’avère devenu sa
propre norme, assigné au contrôle de sa vie avec l’injonction de se produire lui-même dans une société
où règne le choix matérialiste. Pris dans cette recherche de soi, il est en effet mené à tenter de se définir
en s’appuyant sur lui-même. Et il nous semble que la généralisation des marques et modifications
corporelles en porte aujourd’hui témoignage car dans cette volonté de se fabriquer à partir d’elles un
corps idéal à soi-même, il s’agit bien souvent pour le sujet d’affirmer une identité choisie et, par sa
procuration, de se (re)présenter et (dé)montrer comme tel dans le monde des images, dans notre
civilisation scopique. N’est-ce pas, précisément, ce que Sprague et Vinny nous enseignent sur la
spécificité de notre lien social contemporain ? Tant acteur que traducteur, ils sont, à leur manière, les
interprètes de notre modernité.
Sur ce point, il n’est, de fait, pas vain de rappeler la position de l’analyste à l’égard de l’artiste, celle que
Lacan, en 1965, rappelle dans son hommage à Marguerite Duras :

[…] le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position […], c’est de se rappeler avec Freud
qu’en la matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie.
(Lacan, 2001 [1965], p. 192)

Les sujets susmentionnés font en effet preuve de création sur la scène artistique (Sprague) et/ou
médiatique (Vinny). Ils usent certes de la modification corporelle comme d’une solution subjective. Il en
va ainsi, pour chacun, d’un certain type de savoir y faire avec le réel auquel ils ont affaire. Mais au-delà

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des modalités par lesquelles ces deux sujets ont rapport au réel et le traitement qu’ils en font, ils nous
enseignent, en tant qu’interprètes, une version du fantasme d’unicité qui prévaut dans notre
modernité.
Rappelons en effet que l’association du discours capitaliste avec celui de la science donne lieu,
aujourd’hui, à une promotion de la jouissance diffusée et alimentée par la marchandisation d’objets
« plus de jouir » qui, bien plutôt qu’ils en répondent, exploitent le manque-à-être du sujet (Lacan, 1991
[1969-1970] ; Lacan, 1978 [1972]). Cette promesse capitaliste égare nombre de nos contemporains et
défait, en la contournant, la structure symbolique de la discursivité du lien social. En effet, notre
modernité avive, de par le droit à jouir qui la caractérise, cette « passion de démontrer à tous son
unicité » (Lacan, 1966 [1946], p. 172), principe même de la folie précise Lacan dans ses « Propos sur la
causalité psychique » prononcés au 3e colloque de Bonneval en 1946. Si des figures de l’Unien, de l’Un
unifiant et non comptable, peuvent émerger hors castration, néanmoins l’unicité promue par notre
hypermodernité n’est qu’un fantasme se développant sur fond de manque à être et à jouir, qu’à partir
de l’Autre et de l’effet structural du signifiant : la castration. Que penser de ce nouvel Homme auquel le
transhumanisme aspire ? Est-ce une folie contemporaine ? Certainement, mais à ceci près qu’elle
prospère de tout temps et prolifère, selon les époques, de différentes manières. Increvable, ce fantasme
d’unicité est en effet en réponse à la loi du signifiant et de la castration qui, de toujours, divise. En
revanche, son actualité n’a jamais été aussi présente, maintenant que le néolibéralisme et les
technosciences règnent en maître et que s’espère, dans le lien social contemporain, l’avènement d’un
homme qui, en s’auto-engendrant, serait cause de lui-même et sans au-delà à lui-même ; ce, au risque,
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précisément, de forclore la castration, de répudier le sujet, de ruiner le lien social et de rectifier ainsi la
vacance symbolique qui fonde l’humanité, soit le manque structurant de l’Autre du langage.

Conclusion
Bien que mettant en exergue l’absence de manque, comme en témoigne l’effacement des stigmates de
leur condition humaine sur les corps de Lizardman et de Vinny, cet usage radical des modifications
corporelles garde la trace du manque sur lequel il se fonde : la perte inhérente à la condition de
parlêtre, tout autant que le défaut d’inscription dans l’ordre symbolique de ces sujets. Tandis qu’ils
trouvent à briller dans l’époque qui accueille sans doute plus volontiers qu’auparavant les
« entrepreneurs de soi-même » dans leurs formes hors-normes, la constante monstration du corps à
laquelle ils sont soumis : être une bête de foire pour l’un, une icône des réseaux sociaux pour l’autre,
dévoile en négatif l’effort du sujet pour s’inscrire dans une chaîne signifiante.
Lacan relevait dans l’histoire de Joyce la volonté de se faire un nom tout en se coupant d’une filiation,
volonté d’être son propre créateur, du point de vue nominaliste (Lacan, 2005 [1975-1976], p. 88). C’est
bien ce que semblent chercher à faire un certain nombre de sujets qui, derrière une quête identitaire,
s’essaient à incarner par leur corps le signifiant Unaire, usant de l’attrait que suscite chez le spectateur
le fantasme d’unicité, pour ainsi s’insérer dans un lien social, certes non-standard, mais cependant à
même de témoigner de notre contemporanéité, où le règne de l’image s’impose en maître. Mais la
radicalité à laquelle ils sont conduits dévoile également les aspects dévastateurs d’un lien social soumis
au « tout est possible » du discours de la science ou du capitalisme. L’Un ne pouvant être rejoint que
fantasmatiquement, c’est à un incessant travail que sont confrontés ces sujets ; itération sans fin du
témoignage et de la monstration de ce qui les fait excepter au genre humain. Ils donnent ainsi à penser
la logique du lien social contemporain, lorsqu’il prend appui sur le discours capitaliste, et sa course sans
fin vers le projet d’un homme, finalement coupé de sa condition humaine.
Attrapées sur le plan de l’image, ces pratiques de modifications corporelles donnent aussi à voir
l’importance de ce corps imaginaire, contemplé aujourd’hui par toujours plus de regards (Wajcman,

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2010), et miré dans les nouveaux « miroirs noirs »23 des écrans. En tentant de s’en affranchir par le
fantasme d’unicité, les sujets évoqués ci-dessus témoignent par le négatif, de l’existence
consubstantielle à l’humain du manque.

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Notes :
1
C. Lafontaine rappelle que le commerce des corps est avant tout, historiquement et politiquement, un commerce des femmes.
2
À partir des années 1920, Freud réinterroge la dichotomie entre pulsions du Moi / pulsions sexuelles par le binôme pulsion
de vie / pulsion de mort. Marqué par les dégâts humains (physiques et psychiques) de la Première Guerre mondiale, il en
vient à postuler un « au-delà du principe de plaisir », rendant compte de la « compulsion de répétition » repérée au principe
des névroses traumatiques et de la réaction thérapeutique négative.
3
Selon l’annonce que Ray Kurzweil fit lors du Global Future 2045 International Congress, qui se tint à New York les 15 et 16
juin 2013.
4
Selon la définition proposée par le Centre Nationale de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) :
http://www.cnrtl.fr/definition/anatomie.
5
Témoignage de Sprague sur : http://www.huffingtonpost.fr/2012/10/02/vid-o-tatouage-erik-sprague-lhomme-lezard/.
6
Ibid.
7
Témoignage de Vinny Ohh au Daily Mail (uk) https://www.dailymail.co.uk/femail/article-4274396/Man-spends-50-000-
transform-genderless-ALIEN.html [30/09/2018].
8
Témoignage de Vinny Ohh à https://www.eonline.com/shows/botched/news/761393/patient-vinny-is-on-the-quest-to-
become-the-perfect-alien-watch-the-out-of-this-world-botched-clip [30/09/2018].
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9
Témoignage de Vinny Ohh au Daily Mail (uk), Op. cit.
10
Ibid.
11
Le recours de Vinny Ohh aux modifications corporelles (opérations chirurgicales et autres maquillages) dépasse les seules
visées de l’amélioration de l’image du corps. Le concernant, il s’agit en effet de prêter attention au réel auquel il a affaire.
Qu’il puisse, ce faisant, tenter d’effacer les signes anatomiques des caractères sexués nous enseigne combien la différence
sexuelle, au champ du symbolique, demeure problématique. Ne possédant pas la réponse à l’énigme de son être
sexué (qu'est-ce qu’être un homme ? Qu'est-ce qu'être une femme ?), son bricolage semble en effet être une tentative de
solutionner l’impasse de la sexuation à laquelle il se confronte, en inventant un « hors sexe » de type alien – mais qui n’est
autre qu’une sexuation hors castration, hors de la division homme/femme. Son identification imaginaire au signifiant alien,
en confinant à l’exception (l'alien tel qu'il l'envisage est à la fois hors division sexuelle et hors de la chaîne des générations,
hors filiation), est une façon de traiter le réel du sexuel. Autrement dit, la création de cette figure d’exception est une
tentative d'incarner ce que Lacan nomma La femme, une instance non soumise à la castration, complétée de sa jouissance.
12
Témoignage de Vinny Ohh au Daily Mail (uk), Op. cit.
13
Publication sur la plateforme Instagram de Vinny Ohh, accessible à l’adresse : https://www.instagram.com/vinnyohh/?hl=fr
[30/09/2018].
14
Publication sur la plateforme Instagram de Vinny Ohh, accessible à l’adresse : https://www.instagram.com/p/fpUbELBWjo/
?hl=fr&taken-by=vinnyohh [30/09/2018].
15
Dans un statut Facebook de Vinny Ohh reposté sous forme de capture d’écran sur son Instagram le 23 juillet 2015
https://www.instagram.com/p/5fZy7RhWhb/?hl=fr&taken-by=vinnyohh [30/09/2018].
16
Selon son expression originale : « [My] only closure », Ibid.
17
Témoignage de Vinny Ohh au Daily Mail (uk), Op. cit.
18
Ibid.
19
Ibid.
20
“The message was and is to scream and embrace all the ugly, because without it, the world is fucking boring” post
Facebook sur la page “Vinny Ohh Universe” 8 janvier 2018 : https://www.facebook.com/vinnyohhuniverse/photos/
a.304520869957973.1073741830.303939973349396/353067058436687/?type=3&theater [30/09/2018].
21
Publication Instagram de Vinny, archivée et accessible à l’adresse : https://www.immgrum.com/media/103098613201354
2390_13970345 [30/09/2018].
22
Témoignage de Vinny Ohh à https://www.eonline.com/shows/botched/news/761393/patient-vinny-is-on-the-quest-to-
become-the-perfect-alien-watch-the-out-of-this-world-botched-clip [30/09/2018].
23
En référence à la série Netflix « Blackmirror » [miroir noir].

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