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Marwen - Yotli & Talwin (couple indépendant) - Sobeq - Marissa & Tsig (parents de Minu)- Mégara

(matrone) - Nyaret & Cassin

Minu & Hildae

Marwen dégagea d'un geste brusque son visage de son épaisse écharpe de laine. Le vent glacial
fouetta ses traits crispés, mais au moins ne respirait-elle plus les effluves de sa propre sueur. Elle se
tourna vers la roulotte qui bringuebalait dans un léger cliquetis rendu discret par les gémissements
aigus des esprits des vents. L'Asmarienne continua d'avancer, son regard acéré observant autour
d'elle. Il n'était pas rare que les animaux rendus affamés par les rigueurs de l'hiver attaquent même
les groupes armés. La lame de son poignard au clair, sa main gantée lui semblait lourde et engourdie.
Elle monta en haut d'une petite butte de neige compacte et après avoir jeté un coup d'œil autour
d'elle, leva un bras pour pointer un point un peu plus loin.

« Par là ! Un kilomètre, peut-être deux. Plaine de glace, quelques conifères, traînée ophidienne ! »

Deux hommes sortirent de la roulotte peinte en blanche et se mirent à dégager une ornière pour les
animaux de traits. Marwen lança un regard compatissant aux bêtes : nées dans des climats plus doux,
les Mirigos étaient des mammifères lourds et résistants, capables de longues marches ainsi que de
jeûner pendant plusieurs jours grâce à leur stock de graisse. Marwen éclata de rire en voyant un jeune
Asmarien posé entre les deux cornes des créatures au crâne plat. L'enfant, âgé de six ou sept ans,
prenait des poses tout en babillant avec ses parents aux rênes de la roulotte. La jeune femme secoua
la tête, quelques mèches brunes voletant dans le souffle d'une tempête qui se levait doucement. Il ne
neigeait pas encore, il valait mieux qu'ils se dépêchent d'atteindre l'endroit qu'elle avait indiqué. Une
fois la roulotte immobilisée, ils pourraient monter les tentures afin de se protéger du froid et de
l'ouragan.

Marwen leva alors les yeux au ciel : gris et bas, elle était à présent certaine que leur proie ne se
montrerait pas. L'antique dragon blanc se cachait quelque part, dans ces montagnes. Elle sentit son
coeur se gonfler : ils avaient besoin de ses os. Un besoin vital, où la vie et la mort étaient dans la
balance. Mais la créature ne se laisserait pas dépecer. Combien d'Asmariens mourraient ? Marwen ne
savait même pas s'ils étaient assez nombreux : moins d'une dizaine, contre un de ces satanés
serpents de ciel et de glace ?

« Cesses donc de rêver, ma fille, et donnes-nous un coup de main ! » ronchonna Talwin en passant
près d'elle.

La brune sortir de ses pensées et attrapa la pelle qu'on lui tendait. Le dos endolori, les mains glacées,
elle se mit à dégager un chemin après avoir rangé son arme. Le vent avait forci lorsqu'ils établirent
enfin le camp sur l'étendue de neige et de glace rase. La nuit était sûrement tombée, mais comment
savoir avec l'obscurité régnant depuis le début de la tempête ? Leurs gestes automatiques
s'emparèrent de larges lances d'os qu'ils enfoncèrent dans la terre gelée mêlée de neige pétrifiée.
Des tentures de fourrure et de peaux traitées et enchantées furent mises en place pour servir de
rempart au vent. Enfin, ils purent s'asseoir autour du feu que d'autres du clan avaient préparé. La
fumée sortait par le trou large comme une main laissé par l'enclave de draperies. La roulotte formait
un dernier mur de cet abri de fortune ; s'en échappait des cris et des rires, qui mirent du baume au
coeur de Marwen. Elle accepta volontiers un verre de vin chaud épicé et s'installa sur un tapis de
laine, près des flammes qui teintaient d'orange et de rouge leur grotte d'étoffes.

« Par où est parti le dragon, Marwen ? » réclama Minu, le jeune garçon qui était à présent descendu
des bois des Mirigos.
« J'ai vu la trace qu'il a laissé en serpentant ; je pense qu'il est parti vers l'Ouest, mais va savoir, je n'ai
pas pris le temps de m'aventurer près de sa trace. »

Ses mains se réchauffaient autour du gobelet de fer-blanc. Elle retira ses gants avec des gestes lents
et doux, pour ne pas s'arracher la peau des doigts. Minu tournait autour d'elle avec curiosité. Marwen
savait combien l'enfant appréciait sa gentillesse et qu'il admirait son rôle d'exploratrice et d'éclaireuse.
Marwen secoua encore la tête pour chasser les gouttes de glace fondue. Amener des enfants avec
eux en pleine chasse, voilà qui lui semblait folie, mais que pouvait-elle dire ? Elle n'avait pas d'enfants.
Tsig et Marissa se seraient enflammés si elle avait osé leur dire quoi faire.

« Minu, laisse Marwen tranquille. Tu n'as pas de tâche à faire ? Je peux t'en donner, si tu t'ennuies »
menaça Yotli en s'approchant.

Marwen rit à nouveau en voyant la mine déconfite de Minu, qui se dépêcha de s'occuper du bois pour
le feu. Elle le vit s'approcher de la roulotte et commencer à amener les bûches près du feu. Minu allait
en avoir pour quelques instants, mais au moins cela tiendrait son esprit concentré. Marwen se tourna
vers son amie qui se servait elle aussi un verre de vin.

« Alors, ce dragon, on s'en approche ? Pas trop près, j'espère » fit-elle avec un petit sourire en coin.

Marwen lui donna un coup d'épaule bourru, avant de se pencher vers elle pour discuter. Tout autour
du feu, des groupes s'étaient formés. Elle vit Talwin et Sobeq, les deux hommes qui avaient aidé à
acheminer la roulotte jusque là, qui bavardaient avec la mine sérieuse ; Talwin avait une main contre
sa cuisse, là où Marwen devinait sa housse de flûte.

« Nous devrions atteindre sa demeure demain. Peut-être devrions-nous laisser la roulotte et les
enfants ici, en partant aux aurores. Mais toi, comment te portes-tu ? Pas trop de douleurs ? »

Marwen baissa les yeux vers ce début de vie que camouflait le ventre encore plat de Yotli. Enceinte
depuis peu, elle semblait rayonner dès qu'on lui parlait de son enfant à venir. Les Asmariens étaient
devenus si rares, leur peuple ayant failli s'éteindre, que chaque naissance était fêtée avec une
débauche incroyable. Mais encore fallait-il que ces marmots naissent - Yotli savait comme tout le
monde que même si toute sa gestation se passait bien, ce qui serait déjà une chance, rien n'était joué.
N'étaient-ils pas maudits ? N'avaient-ils pas comme destin de se dissoudre dans le néant, pour leurs
péchés ? Marwen frotta son front ; ses pensées étaient bien sombres, ce soir, peut-être à cause de la
fatigue.

« Mal au crâne ? » s'inquiéta Yotli ; Marwen fit non de la tête et invita son amie à continuer, à
répondre à ses questions intéressées. « Tout va bien. Je n'ai pas encore le dos en compote ou de
tiraillement. Talwin prend bien soin de moi » confia t-elle, n'osant jeter un regard à son amant de
l'autre côté du feu.

Que l'enfant à naître soit de Talwin n'était pas un secret. Yotli l'avait annoncé, bien qu'elle eut pu le
garder pour elle. Bien des Asmariens avaient gardé les anciennes coutumes : hommes et femmes
libres, capables de procréer sans avoir à se lier. Ils formaient tous un même clan, le devoir de
protection s'acquérait à la naissance. Les enfants étaient élevés par leur mère, leur père si celui-ci
désirait avoir un rôle important et si la mère l'acceptait comme tel, mais en grande partie par la
collectivité. Marwen trouva le comportement de Yotli à la fois adorable et un peu ridicule. Elle semblait
réellement éprise de l'Asmarien. Marwen jalousait quelque peu la situation de son amie, mais elle était
très heureuse pour elle. Néanmoins, elle se retrouvait à présent seule comme exploratrice. Devoir
jauger de la dangerosité d'un environnement, braver seule les vents et les tempêtes pour trouver les
chemins, voilà des tâches qui se révélaient amusantes ou routinières avec Yotli. Seule, Marwen se
sentait à la fois éprise de liberté et point de mire, cible des prédateurs, de la nature elle-même.
« Mangez » ordonna soudain la silhouette qui avait jailli à côté d'eux, leur tendant sans ménagement
deux bols de soupe brûlante.

Les deux jeunes femmes acceptèrent le repas en souriant à Mégara. La vieille matrone avait cette
corpulence forte et trapue où l'on devinait une grande force. Elle veillait sur les Asmariens de son clan
comme une figure maternelle divine. Tout le monde l'adorait et la craignait à égale mesure.

« Talwin a demandé à prendre la première garde pour que tu sois fraîche et dispose, demain » révéla
encore Yotli, essuyant son bol avec un petit pain à la mie noire.

« Il n'était pas obligé » grommela la jeune femme.

La brune n'appréciait pas que l'on tente de la ménager, mais elle ne voulait pas cracher sur un peu de
repos. Elle était épuisée d'avoir autant marché dans la neige. Son crâne pulsait d'une douleur
naissante, due à sa vision immaculée toute la journée. Trop de glace, trop de poudreuse. Elle
n'aspirait qu'à une bonne nuit. Yotli remarqua sa fatigue et lui intima d'aller se coucher ; Marwen suivit
son conseil et après avoir mangé, salua tout le monde autour du feu. Minu était déjà couché avec sa
cousine Hildae, enfante de l'autre couple présent, Nyaret et Cassin. Marwen se sentit coupable d'être
la première adulte à aller se réfugier sous les couvertures, mais quand elle fut installée dans la douce
chaleur sa culpabilité s'évapora comme neige au soleil et elle ne tarda pas à s'endormir
profondément.

Dans un sursaut, elle se cogna contre le plafond en se relevant à moitié. Elle eut un gémissement,
mais déjà les bruits étouffaient tout cri de sa part. Elle sentait une odeur de fumée très puissante, et
des lueurs orangées brouillaient la nuit. D'un bond, elle enfila sa tunique et ouvrit la porte de la
roulotte ; du coin de l'œil, elle vit les deux enfants pressés l'un contre l'autre dans le lit, terrorisés. Au-
dehors, c'était un cauchemar. Les tentures enchantées flottaient au vent, déchiquetées, à moitié
calcinées par l'incendie qui ravageait les environs : le peu d'arbres qui entourait le camp étaient coiffés
de flammes gigantesques, de grandes langues rouges et oranges, dévorant tout. Marwen poussa un
glapissement puis tourna sur elle-même pour savoir où était le clan. La neige était baignée de lueurs
rougeoyantes, mais ce n'était pas là la seule origine du carmin. Un sanglot poussa dans sa gorge,
gonflant sa langue d'émotions, étouffant sa trachée. La fumée, épaisse et noire, n'arrangeait rien. Son
esprit sembla s'enfoncer dans un abîme de terreur, quand elle vit ce qu'il restait de différents corps.
Malgré elle, elle compta avec une logique imparable, une volonté froide.

Puis elle s'éloigna de quelques pas et, tandis que le vent et la tempête reprenaient leur réalité hors de
ce camp où régnait un feu destructeur, elle vit la silhouette origine de tout cela. Furibonde et
prédatrice, la gigantesque créature s'abattit dès qu'elle remarqua le petit point mortel que Marwen
formait sur la tapisserie de lueurs de l'incendie.

« Croyez-vous pouvoir venir sur mon territoire sans en subir les conséquences, humains ? » grogna le
dragon en serpentant dans les airs, crachotant des flammes dans sa rage.

Marwen tomba sur le côté pour éviter le jet ardent. Mais le dragon atterrit dans un bruit de
tremblement de terre, vaporisant par sa chaleur corporelle la neige et la glace autour de lui. Il
s'approcha à grandes enjambées de son corps quadrupède, ses ailes plumeuses repliées sur son dos
reptilien. Sa grande tête large aux grands yeux d'argent se mouvait de droite et de gauche, comme
certains serpents cherchant à hypnotiser une proie. Marwen savait que c'était uniquement la frénésie
de carnage qui animait l'ancestrale créature. Peinant à se relever, choquée et pétrifiée, la jeune
femme recula vaguement en piétinant la neige sous elle.

« Stupides mortels. N'avez-vous pas appris de vos erreurs, par le passé ? Êtes-vous sots au point
d'avoir oublié que nous sommes ceux qui ont maudit votre race ? »
Son énorme poitrail musculeux se gonflait comme un soufflet de forge dans des bruits épais et gluants
; comme une glaire, le dragon cracha une flamme quasi liquide, lave liquoreuse qui brûla dans un
sifflement la roue qu'elle atteignit. La roulotte prit brusquement feu ; Marwen entendit les cris des
enfants. Les enfants !

« Vous avez exterminé les plus puissantes des créatures, pour voler la magie de leurs os. Vous n'êtes
que des charognards à peau d'hommes. »

Une langue bifide siffla de son museau, dont Marwen put appréhender les trois rangées de dents
comme des aiguilles, tournées vers l'intérieur d'une gorge où brûlait un feu ravageur. Le dragon
s'approchait plus lentement, ses yeux d'argent plissés. Il semblait apprécier la peur qu'il inspirait,
sournoise bête aux plaisirs monstrueux. Marwen n'avait jamais oublié leur incroyable intelligence,
mais elle avait parié sur la nuit et la tempête ; la culpabilité la rongea comme un acide. Tout son clan,
mort. Autour d'elle, les vestiges fumants de ceux qui avaient été sa famille. Reliefs carbonisés, noir
sur fond blanc. La terreur la fit vaciller, ses larmes gelant sur son visage transi.

« Je vais te dévorer avant que tu ne deviennes folle, afin que tu sois consciente de chaque bouchée
que je prendrais à ta chair de mortelle. »

Il se délectait de cette situation. Marwen avait les yeux écarquillés, incapable de les fermer malgré sa
profonde terreur. Le dragon s'ébroua soudain, une lueur de surprise dans ses prunelles de lune.
Marwen ne vit pas tout de suite de quoi il s'agissait, mais quand une seconde flèche perça l'aile droite
de la bête, cela lui fit l'effet d'une claque. Elle chercha, avidement, autour d'elle ; deux silhouettes
s'approchèrent, ombres dans la nuit zébrée de feu.

« Ecervelée, occupes-toi des enfants, par Manavi ! » éclata Talwin, à quelques mètres de là.

Mégara tenait l'arc et les flèches, échevelée, brûlée à certains endroits. Talwin était en pire état : sa
jambe gauche avait été sectionnée et maladroitement bandée, mais du sang en sourdait toujours ; il
ne tenait debout que grâce à l'aide de la vieille matrone. Marwen pénétra dans la roulotte en feu ; les
enfants hurlaient et pleuraient, des bruits qu'elle n'avait jusque là pas entendu. Le dragon l'avait
obnubilée de sa présence carnassière. Le toit de la caravane menaçait de s'écraser ; Marwen bondit à
travers un rideau de feu pour attraper un bras et une main, et tirer les enfants dehors. Minu semblait
abasourdi, un masque d'épouvante, de suie, de larmes et de sang, peint sur le visage. La petite
Hildae ne bougeait plus vraiment ; Marwen l'avait à moitié soulevée pour la sortir du lit. La fumée lui
avait peut-être fait perdre conscience. De toute façon, tout était mieux que l'intérieur de cette roulotte
en proie aux flammes.

Mais dehors, il y avait toujours le dragon blanc.

Marwen s'était attendue à ce que ce dernier en ait déjà fini avec ses amis et raccourcisse leurs vies
d'un coup. Mais à sa grande surprise, Mégara retenait un Talwin exténué qui s'efforçait de jouer de sa
flûte.

« Allez-vous en. »

Mégara avait prononcé ces mots d'une voix haute et forte. Marwen savait ce que cela signifiait. C'était
là le sacrifice pour qu'eux trois puissent vivre. La magie de la flûte résonnait dans les airs, retenait le
dragon comme un fauve en cage. La bête tournait sur elle-même, enragée, ivre d'une colère
monstrueuse qui ne tarderait pas à dissoudre les effets de la flûte enchantée. Taillée dans un os de
dragon, elle était apte à maintenir une telle créature, mais pour combien de temps ? Talwin puisait
dans ses dernières réserves, comprenant que c'était là ses derniers actes. L'instrument volait sa force
pour user de cette magie ancestrale contenue dans l'os.
« Vous pouvez venir avec nous » implora Marwen mais déjà ses pieds s'éloignaient sans qu'elle quitte
des yeux la matrone, suppliante. Jamais elle n'y arriverait, seule. Minu tenait sa main sagement, bien
trop docilement ; Hildae était blottie contre sa hanche, portée par son bras gauche, inconsciente.

« Bien sûr que non. Tu perds ton temps ! »

Mégara aidait Talwin à tenir debout. Elle lui servait de soutien, et il puisait la force de continuer en la
sentant près de lui. Marwen se souvint qu'elle était la mère de Talwin. Mégara avait toujours été la
mère de tout le monde, mais elle avait été la véritable génitrice de cet homme courageux qui refusait
d'abandonner face à la créature qu'ils avaient espéré tuer. Marwen vit une triste ironie là-dedans ; les
chasseurs étaient devenus les proies. Réalité que les Asmariens avaient souvent connu.

« Fuis pour les enfants, si tu n'en as pas le cran pour toi ! »

Il y avait une supplique dans cette voix, une fêlure que jamais elle n'y avait entendu. Tirant sur le bras
de Minu, Marwen se mit à courir dans la neige glacée, fouettée par la bise d'une tempête mourante.
Derrière elle résonnait la dernière musique de son clan. Dragon contre dragon. Mais les os morts ne
pourraient jamais battre la carnation encore gorgée de sang. Elle avait dépassé la butte qu'elle avait
escaladé la veille quand, derrière elle, explosa la nuit.

Puis le silence figea la voûte céleste, pour ne laisser que les harmonies des étoiles.

Et les pleurs de Minu.

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