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JAMES ANGLETON
LE CONTRE-ESPION
DE LA CIA
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DU MÊME AUTEUR

Les médias de masse et les causes de conflits majeurs. L’information dans


le cas de « la guerre en Irak », sous la direction de Michel Mathien et
Gérald Arboit, Bruxelles, Bruylant, 2006
Fragments de la vie de Charles Schulmeister de Meinau. Un mémoire
inédit de l’espion de l’Empereur Napoléon Ier, préface d’Éric Denécé,
Paris, L’Harmattan, 2003
Aux sources de la politique arabe de la France. Le Second Empire au
Machrek, préface de Jacques Frémeaux, Paris, L’Harmattan, 2000
Terres-Rouges. Le fer et le feu à Audun-le-Tiche, Knutange, Fensch
Vallée/Comité d’établissement de l’ARBED, division des mines
françaises, 1997
Le Saint-Siège face au nouvel ordre au Moyen-Orient. De la guerre du
Golfe à la reconnaissance diplomatique d’Israël, Paris, L’Harmattan,
1996

© Nouveau Monde éditions, 2007


24, rue des Grands-Augustins – 75006
ISBN : 978-2-36943-793-2
Dépôt légal : juin 2007
N ˚ d’impression :
Imprimé en France
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Gérald Arboit

JAMES ANGLETON
LE CONTRE-
ESPION
DE LA CIA

nouveau monde éditions


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Per Mathilde
Perché sei tu l’unica verità
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« Si la vérité était connue, des centaines de livres mainte-


nant sur les étagères seraient reclassés d’histoire en fiction.
Mais la vérité n’est pas connue…
On ne peut pas aujourd’hui faire l’histoire de James Angle-
ton comme chef de contre-renseignement ; au mieux pas
complètement, et peut-être jamais… Pour écrire cette histoire,
l’historien devrait avoir un total accès aux archives des services
de renseignement britanniques, français, italiens, israéliens, et
russes, aussi bien américains ou autres. Un tel historien n’exis-
tera jamais. Le chercheur manque d’accès, capitaux, pénétra-
tions, sources, contacts – toute la panoplie de ressources par
lesquelles un professionnel du renseignement peut, après beau-
coup d’heures, de grandes dépenses d’argent, et avec l’appui de
son gouvernement, obtenir une histoire du renseignement.
Angleton vérifie et prouve la maxime de Sherman Kent : “Tan-
dis que beaucoup peut être appris sur ce qui est présumé
comme irrémédiable, on ne peut en apprendre assez pour indi-
quer finalement avec précision combien intéressant, combien
significatif, combien vrai peut être ce que l’on connaît.” »

Robin W. Winks sur le dilemme de l’historien du rensei-


gnement dans Cloak and Gown : Scholars in the Secret War, 1939-
1961 (1978), cité par Charles E. Lathrop, The Literary Spy : The
Ultimate Source for Quotations on Espionage & Intelligence , New
Haven/London, Yale University Press, 2004, p. 280.
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Le National Security Act

Dans la salle à manger de la Maison-Blanche, ce 24 janvier


1946, deux amiraux conversent avec quelques membres de
l’équipe présidentielle. Ils ont été invités à déjeuner par
Harry S. Truman, qui tarde à les rejoindre.
Soudain, le président apparaît. Il se dirige vers les deux
officiers et leur remet des manteaux et des chapeaux noirs.
D’une de ses poches, il sort des poignards en bois qu’il place
dans leurs mains, puis il lit une directive. Le texte, qui décrit
les fonctions incombant à une agence centrale de rensei-
gnement, porte comme titre « Les Espions à la cape et au
poignard ». Cette cérémonie baroque a été décidée par
Harry S. Truman lui-même afin d’accueillir le contre-amiral
Sidney Souers, ancien responsable de l’Office of Naval
Intelligence (ONI) au poste de premier directeur central du
renseignement.
L’humour et le symbolisme de cette réception, rapportés
par le conseiller militaire du président, l’amiral William D.
Leahy, échappèrent à beaucoup de vétérans de l’Office of
Strategic Services (OSS), cette grande agence de renseigne-
ment d’actions clandestines que Truman avait démantelée
quatre mois plus tôt. Par cette mise en scène, Harry S. Truman

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avait imaginé marquer l’avènement du Central Intelligence


Group (CIG). Elle témoignait de son trouble face à l’établisse-
ment d’une structure permanente de renseignement en temps
de paix. Il y avait là de la fausse pudeur, emplie du même puri-
tanisme qui avait fait dire au secrétaire d’État Henry L. Stim-
son, lors du démantèlement, le 31 octobre 1929, du service de
décryptage militaire, que les « gentlemen ne lisent pas le cour-
rier des autres ».
Pourtant, la véritable raison de la création du CIG, et
donc celle de la dissolution de l’OSS, résidait en la méfiance
dans laquelle Truman tenait le général William J. Donovan,
son directeur. En novembre 1944, le président n’avait pas
donné suite au projet de communauté de renseignement sou-
mis par ce condisciple de la faculté de droit de l’université de
Columbia. Pas plus qu’il ne l’avait reçu à la Maison-Blanche
après leur unique rencontre officielle du 14 mai 1945, alors
que l’officier entendait lui démontrer l’importance et l’utilité
du renseignement pour le gouvernement. Depuis son investi-
ture à la présidence, à la suite du décès de Franklin D. Roose-
velt, Truman n’avait eu ni la nécessité ni l’occasion de
prendre conscience du rôle que pouvaient jouer les services
secrets. Sénateur du Missouri, il avait été choisi en novembre
1944 pour son aura au sein de l’opinion. Parfait néophyte
pour tout ce qui a trait à la politique étrangère des Truman
ignorait tout des questions de renseignement. Peut-être
aurait-il pu en savoir plus, sans la bataille continuelle enga-
gée entre les services de renseignement des armées, de la jus-
tice et du département d’État ? À peine savait-il que le plus
grand succès du renseignement américain pendant la guerre
avait été cryptographique, et que l’OSS n’y avait joué qu’un
rôle mineur. La transmission des informations secrètes rele-
vait de la compétence de l’Army Security Agency (ASA) et de
l’ONI, qui se livraient une rude concurrence. Ni les militaires
ni le Federal Bureau of Investigation (FBI) n’avaient informé
Truman du programme Venona, alors en cours d’élabora-
tion… Surtout, le nouveau président reprochait à Donovan
d’avoir été le candidat républicain au poste de gouverneur de
New York, en novembre 1932.

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L’arrivée au pouvoir de Truman avait signifié la fin des


espoirs du fondateur de l’OSS de poursuivre son activité en
temps de paix, et le début de la politisation du renseignement
américain. De son côté, le puissant directeur du FBI, John
Edgar Hoover en poste depuis vingt-deux ans, supportait mal
la concurrence de l’OSS, qui entamait son pouvoir. Fin
connaisseur des médias et de l’opinion publique, il inspira, le
9 février 1945, la charge de Walter P. Trohan, un journaliste
du groupe McCormick-Patterson, ouvertement hostile à la
politique de l’ère rooseveltienne. Dans le Chicago Tribune, le
Washington Times-Herald et le New York Daily News, Trohan
qualifia la proposition d’une communauté de renseignement
de Donovan de véritable « Gestapo américaine ». Un aide de
camp de Roosevelt, le colonel Richard Park Jr, partageait éga-
lement ce point de vue. Quelques mois avant sa mort, le prési-
dent l’avait chargé de conduire une enquête sur l’OSS et sur
Donovan. Son rapport, rendu en mars, ne fut apparemment
pas lu par Roosevelt. Mais il fut communiqué à Truman le
jour de sa prestation de serment. Le nouveau président décou-
vrit ainsi un document très critique : Park y mettait en cause la
sécurité, qu’il jugeait relâchée, et désapprouvait le projet de
réforme qui portait, selon lui, « toutes les marques d’un sys-
tème de Gestapo ». Il recommandait de supprimer l’OSS et de
confier sa branche de recherches et d’analyses au département
d’État. Le directeur du Budget à la Maison-Blanche, Harold
D. Smith, s’était également alarmé en vain auprès de Roose-
velt, une semaine avant sa mort, de la situation des services de
renseignement. Il reprit ensuite ses arguments auprès de Tru-
man. Mais rien ne bougea jusqu’à la fin de la guerre dans le
Pacifique, le 15 août 1945.
Le 20 septembre 1945, conseillé par Smith, Truman prit
deux décisions. Par l’ Executive Order 9621 , il supprima l’OSS,
distribuant ses fonctions aux départements d’État et de la
Guerre, et renvoya Donovan à la vie civile, tout en lui lais-
sant penser que son projet serait mis en œuvre. D’intenses
débats s’ensuivirent entre département d’État et autorités
militaires sur la nouvelle organisation à donner au rensei-
gnement américain.

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Le président choisit finalement le plan de l’US Joint


Chiefs of Staff (JCS), qui proposait une autorité nationale
(National Intelligence Authority — NIA), une agence centrale
(Central Intelligence Agency — CIA) et un comité consultatif
(Intelligence Advisory Board) du renseignement. Ironie de
l’histoire, Truman semblait accepter, le 6 janvier 1946, ce qu’il
avait refusé quatre mois plus tôt… Il suggéra toutefois que
Smith achève son analyse de la proposition. L’homme du
Budget était déterminé à changer la nature de l’agence cen-
trale. Il en fit une anomalie bureaucratique, sans budget indé-
pendant ni mandat statutaire, avec un personnel affecté dans
les départements permanents du gouvernement fédéral. Ainsi
l’agence centrale devint un groupe sous dépendance.
Donovan accueillit sa création par une tribune dans le
New York Herald Tribune, le 10 avril suivant. Il la décrivait
comme une « bonne société de discussion mais un pauvre ins-
trument administratif ». L’intensification de la guerre froide,
dans les neuf mois qui suivirent la formation du CIG, fit
davantage ressortir ses manques et ses défauts.
Sur le plan intérieur, les indices de la pénétration
soviétique dans les plus hautes instances gouvernementales,
depuis l’entourage du président Roosevelt jusqu’à celui de
Donovan, à l’OSS, furent chaque jour plus nombreux. Dans
la soirée du 7 novembre 1945, Elizabeth T. Bentley téléphona
à l’antenne new-yorkaise du FBI pour révéler toutes les infor-
mations dont elle disposait sur les opérations du NKGB
menées aux États-Unis. Depuis 1941, cette diplômée de Vassar
College était le courrier du réseau d’informateurs du rensei-
gnement soviétique, qu’animait, depuis Washington, Nathan
Gregory Silvermaster, alias « Robert ». Fonctionnaire de la
Farm Security Administration, il avait été détaché au Board of
Economic Warfare, malgré l’objection du G-2 qui le suspec-
tait d’être communiste ; il avait réussi à recruter, parmi dix
autres fonctionnaires, Harry Dexter White, adjoint de Henry
Morgenthau, secrétaire au Trésor, Lauchlin Currie, membre
du secrétariat présidentiel, et Harry Hopkins, conseiller le plus
proche et le plus écouté de Roosevelt. Bentley cita aussi sept
membres de l’OSS, dont l’assistant personnel de Donovan,

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Duncan Chaplin Lee, et le directeur adjoint de la division


extrême-orientale, Julius J. Joseph.
La défection d’Elizabeth Bentley amena le FBI à s’intéres-
ser aux documents fournis par un autre courrier, le journaliste
communiste Whittaker Chambers. Ils établirent l’existence
d’un réseau d’espionnage soviétique dès 1932. À chaque fois,
l’enquête fédérale avait été arrêtée par le président Roosevelt.
Le témoignage de Chambers avait été recueilli en 1939 et 1941
par Adolf Berle, adjoint du secrétaire d’État et conseiller du
président pour les affaires de sécurité intérieure. Dans un pre-
mier temps, le journaliste donna les noms d’Alger Hiss, de
Harry Dexter White et d’autres espions soviétiques d’enver-
gure. Puis, deux ans plus tard, il accusa l’ancien patron de
Hiss, le futur juge à la Cour suprême Felix Frankfurter, et le
secrétaire d’État adjoint Dean G. Acheson. Roosevelt trouva
absurde l’idée de réseaux d’espions infiltrés dans son adminis-
tration. En 1943, le FBI entendit enfin Chambers, à la suite
d’une dénonciation par un ancien camarade de route. Crai-
gnant d’éventuelles poursuites judiciaires, le journaliste se
montra plus réservé, si bien que Hoover classa une nouvelle
fois l’affaire au prétexte qu’elle se résumait en une suite « de
racontars, d’hypothèses ou de déductions ».
Les preuves des délits d’espionnage dénoncés par Bentley
et Chambers restaient fragmentaires. Les investigations du
FBI et autres grands jurys et comités du Congrès n’aboutirent
à aucune mise en accusation, à l’exception de celle d’Alger
Hiss, en 1950, pour faux témoignage… Tous les agents
dénoncés en appelaient au 5 e amendement, qui leur permet-
tait de ne pas témoigner contre eux-mêmes. Pour
Edgar J. Hoover et quelques-uns des militaires de l’Army
Security Agency, dont Meredith Gardner, la confirmation
définitive de l’histoire des deux courriers du NKGB intervint
à la fin des années 1940, quand le très secret projet Venona
parvint à déchiffrer des câbles qui avaient été envoyés pen-
dant la guerre entre les agents de renseignement soviétiques
et Moscou. Truman repoussa ces allégations, tenant les révé-
lations de Bentley pour une provocation républicaine,
comme il le laissera entendre deux ans plus tard, lors d’une

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conférence de presse. Néanmoins, la menace soviétique était


alors bien réelle. Au niveau international, le secrétaire d’État
Byrnes put le vérifier dès l’automne 1945. Il subit l’intransi-
geance de Molotov lors des conférences de Londres et de
Moscou, puis la pression diplomatico-militaire soviétique sur
les Détroits, à l’hiver 1945-1946, et le maintien de l’Armée
rouge en Iran, au printemps suivant. Enfin, en février 1947, la
Grande-Bretagne pria les États-Unis de la remplacer dans son
rôle de protecteur de la Grèce et de la Turquie.
Dans ce contexte, les capacités de renseignement du Cen-
tral Intelligence Group (CIG) se révélaient insuffisantes.
D’autant que l’amiral Souers désirait quitter son poste de
directeur central du renseignement, préférant retourner à la
vie civile. Souhait que Truman lui accorda, mais seulement
après que l’armée de terre, la marine et le département d’État
se mettent d’accord pour lui trouver un remplaçant. Quelque
six mois plus tard, le général Hoyt S. Vandenberg fut unani-
mement recommandé. Souers accepta de rester comme
consultant du nouveau directeur. Ils obtinrent tous deux que
les structures du groupe soient renforcées. Le 2 avril 1946, la
directive 4 de la NIA élargit les prérogatives de l’organisation.
Mais le CIG resta toujours un assemblage désorganisé de par-
ties hétéroclites. Pour lui conférer cette indépendance admi-
nistrative et financière qui lui avait été refusée jusque-là, le
passage devant la représentation nationale s’imposait. Il
convenait de rendre public le débat sur la communauté améri-
caine du renseignement. Vandenberg et Souers avaient déjà
ébauché nombre de projets pour permettre l’action législative
de la Maison-Blanche, sans succès.
Toutefois, le 26 février 1947, prenant enfin conscience de
la réalité de la menace soviétique, Truman se rendit aux argu-
ments des militaires et accepta qu’une brève mention de
l’organisation de la CIA soit jointe à une proposition de loi
présidentielle envoyée au Congrès. Trouvant la proposition de
législation du CIG trop longue, et probablement ennuyeuse,
les rédacteurs la réduisirent considérablement. Ils prévirent la
création d’une nouvelle agence — ce qui constituait une
importante étape — et la subordonnèrent à une autre nouvelle

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organisation, le National Security Council (NSC), chargée de


définir la stratégie politique de sécurité nationale. Toute réfé-
rence à la fonction, aux rôles, au pouvoir de la nouvelle
agence fut éliminée.
Ce changement d’attitude vis-à-vis du renseignement
était lié à l’évolution de la politique étrangère des États-Unis,
insufflée par le nouveau secrétaire d’État, le général George
C. Marshall. « Le plus grand Américain vivant », comme
l’appellait Truman, avait succédé à Byrnes le 21 janvier
précédent. De retour de sa mission d’ambassadeur en Chine,
il apportait au président une expérience diplomatico-mili-
taire bienvenue. Jusque-là, en matière de politique étrangère,
et particulièrement pour expliquer le comportement soviéti-
que, Truman dépendait des spécialistes du département
d’État, notamment de Charles Bohlen, de Loy Henderson,
de George Kennan et, surtout, d’Averell Harriman, le repré-
sentant des États-Unis à Moscou depuis 1943. Truman écou-
tait aussi beaucoup Byrnes, favorable à une reprise du
dialogue avec Moscou. Aussi ne porta-t-il guère attention,
contrairement à ses diplomates, au Long Télégramme de
Kennan du 22 février 1946, qui affirmait qu’il était illusoire
d’espérer modifier le comportement soviétique par des
concessions : la politique étrangère russe, selon Kennan, était
intégralement conditionnée par des impératifs de politique
intérieure, tant par atavisme russe que par idéologie commu-
niste. Cet avertissement précéda de quelques jours le dis-
cours de l’ancien Premier ministre britannique, Winston
Churchill, qui déclara, le 5 mars, au Westminster College de
Fulton : « Il est de mon devoir […] d’exposer quelques faits
sur la situation actuelle en Europe. De Stettin sur la Baltique
à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer est tombé pour
diviser le continent. » En août, profitant de la demande de
révision du statut des Détroits par l’URSS, Acheson réunit
des spécialistes de son département et de ceux de la Guerre et
de la Marine. Tous voyaient dans la position soviétique une
revendication agressive à repousser. Les fondations de la
« politique d’endiguement », véritable croisade idéologique
d’ampleur mondiale, venaient d’être posées.

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L’élection d’un Congrès à majorité républicaine, en


novembre 1946, la nomination de Marshall, en janvier sui-
vant, et la question grecque, en février, accélérèrent l’entrée
des États-Unis dans la guerre froide. Le 12 mars 1947, Truman
annonça au Congrès :
« Au moment présent de l’histoire du monde, presque
toutes les nations se trouvent placées devant le choix
entre deux modes de vie. Et trop souvent, ce choix n’est
pas un libre choix.
L’un de ces modes de vie est fondé sur la volonté de la
majorité. Ses principaux caractères sont des institutions
libres, des gouvernements représentatifs, des élections
libres, des garanties données à la liberté individuelle, à la
liberté de parole et du culte et à l’absence de toute
oppression politique.
Le second mode de vie est fondé sur la volonté d’une mino-
rité imposée à la majorité. Il s’appuie sur la terreur et l’oppres-
sion, sur une radio et une presse contrôlées, sur des élections
dirigées et sur la suppression de la liberté personnelle.
Je crois que les États-Unis doivent pratiquer une politi-
que d’aide aux peuples libres qui résistent actuellement
aux manœuvres de certaines minorités armées ou à la
pression extérieure. »
Le 26 juillet, le Congrès décidait, en votant le National
Security Act, le réalignement et la réorganisation des forces
armées, de la diplomatie et de la communauté du renseigne-
ment américaines. La loi entra en vigueur le 18 septembre sui-
vant, après que le Sénat ait confirmé la nomination de
James V. Forrestal aux fonctions de premier secrétaire à la
Défense. Les États-Unis doutaient, pour la première fois, en
temps de paix, d’une agence de renseignement, la Central
Intelligence Agency (CIA), chargée de « conseiller le National
Security Council en matière de renseignement » et de coor-
donner les activités de la communauté américaine du rensei-
gnement. L’amiral Roscoe H. Hillenkoetter, qui avait succédé
à Vandenberg en mai comme directeur central du renseigne-
ment, en prit la tête. Dans sa structure et ses fonctions, la CIA

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ressemblait davantage à l’organisation centralisée envisagée


par Donovan en novembre 1944 qu’aux propositions faites
depuis trois ans. Et, comme par ironie, l’homme qui signa
fièrement le 15 septembre 1947 cette loi n’était autre que celui
qui n’avait vu aucune utilité à la réforme de l’OSS,
Harry S. Truman.
La CIA n’emprunta pas que le concept à Donovan. Elle
adopta aussi les habitudes de recrutement de l’ex-directeur. Elle
prit immédiatement des dispositions afin d’éviter de nouvelles
infiltrations soviétiques et recruta ses principaux cadres diri-
geants parmi les vétérans de l’OSS. Cette origine devint une
marque de distinction au sein de la nouvelle agence ; les initia-
les OSS devenaient, pour ceux qui n’en étaient pas, Oh So social
(« Si grand style »). D’autres furent rappelés pour l’occasion.
Certains avaient continué leur service, tant à l’étranger que
directement au CIG. Enfin, les personnels du CIG, de l’ordre
de deux mille, intégrèrent la nouvelle structure. Malgré cette
diversité de recrutement, la CIA offrait la même surreprésenta-
tion de membres de l’Ivy League — ce groupement sportif éli-
tiste réunissant les huit principales universités privées du nord-
est (Brown, Columbia, Cornell, Dartmouth College, Harvard,
University of Pennsylvania, Princeton, Yale) — que l’OSS. Ce
caractère n’était pas typique de la nouvelle agence ou de
l’ancienne, ni même d’origine américaine. Lorsque Donovan
avait été chargé de constituer son service de renseignement, il
s’était effectivement fait un point d’honneur de réunir autour
de lui des universitaires ; et, en écho, le second directeur de la
CIA, le général Walter Bedell Smith, avait déclaré : « Mon
principal travail est de détecter les meilleurs cerveaux du
pays. » Mais ces derniers ne faisaient que reprendre une tradi-
tion du FBI inspirée du mode de recrutement des services de
renseignements britanniques. Une telle imprégnation universi-
taire suscita, dans certaines situations, des comportements en
décalage total avec la réalité…

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Retour d’Italie

Le service commercial des transatlantiques avait repris un


cours normal durant l’année 1946. Les navires affectés au
transport de troupes avaient été rendus à leur activité initiale.
Ainsi le West Point, qui naviguait depuis 1941 dans le Pacifi-
que et l’Atlantique, était-il redevenu l’ America, un paquebot
de l’United States Lines reliant New York à Cherbourg et
Southampton. Il fallait alors en moyenne six jours pour
accomplir la traversée. Le navire avait accosté à Chelsea Piers
le 22 décembre 1947, après avoir quitté le port français le
16 décembre, emportant pêle-mêle immigrants, voyageurs de
commerce et quelques militaires démobilisés. Parmi ces der-
niers, un passager de première classe s’était montré d’une
extrême discrétion, fuyant les activités du bord. Toujours
vêtu d’un costume noir, de coupe anglaise, d’une chemise
blanche de chez New and Lingwood et d’une cravate noire,
comme en uniforme, il était coiffé d’un Homburg et arborait
une montre en or à gousset. L’homme enchaînait les cigaret-
tes dans sa cabine, au bar ou sur le pont-promenade. Son
apparence tranchait avec sa démarche penchée, que son
extrême maigreur rendait encore plus visible. Camouflé der-
rière des lunettes épaisses à monture noire, il pouvait sourire

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de sa bouche exceptionnellement large et adopter en même


temps un air menaçant. James Angleton avait vingt-neuf ans.
Il rentrait aux États-Unis, qu’il avait officiellement quittés en
janvier 1944.
L’adresse qu’il avait donnée à l’officier d’immigration était
située dans le quart ouest du Washington Mall, en plein cen-
tre de la capitale fédérale, au 2430 E Street, NW, Washington
DC. Elle correspondait à un ensemble de trois bâtiments colo-
niaux proches du Lincoln Monument, avec vue sur le Poto-
mac et la pièce d’eau du Washington Monument qui ouvrait
sur le Congrès. Depuis 1942, cet ancien observatoire de la
marine était le quartier général de l’OSS, maintenant affecté à
la toute jeune CIA. La dernière fois qu’Angleton s’y était
rendu, en novembre 1945, c’était pour s’y voir proposer une
affectation au Strategic Services Unit (le SSU, éphémère ser-
vice aménagé après le démantèlement de l’OSS), 2677 th Regi-
ment, compagnie D, avec le grade de capitaine. Cette fois, il
venait pour intégrer la toute nouvelle agence de renseigne-
ment, à un niveau plus élevé, celui de commandant. Le
23 avril 1946, James R. Murphy, responsable du contre-
espionnage (X-2) du SSU, avait signalé au colonel William
Quinn, directeur des opérations, cet officier en poste à Rome
comme un personnel d’avenir. Malgré son rang, le jeune
homme commandait avec brio les opérations de contre-
espionnage en Italie.
Angleton avait, pour ces fonctions, non seulement la
compétence, mais aussi la détermination. À la fin des hostili-
tés, quelque deux années auparavant, il en avait fait part à son
père à Rome. Le lieutenant-colonel James Hugh Angleton
venait de quitter le service actif pour reprendre ses affaires à
Milan. Il entendait permettre à son fils de se joindre à lui. De
son avis, il n’y avait aucun avenir pour un officier de rensei-
gnement, une fois la paix revenue. Il éprouvait même un
« considérable dédain » pour quiconque le resterait, estimant
que la seule occupation convenant à un homme sérieux était
les affaires. Il fallut toute la persuasion du colonel Allen
Welsh Dulles, de passage dans la capitale italienne, pour
emporter l’assentiment paternel. L’ancien chef de la station de

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Berne, en partance pour l’Allemagne, l’avait menacé de faire


passer une loi pour maintenir le jeune officier en service actif.
Le jeune Angleton, diplômé de Yale, vétéran de l’OSS,
avait tout pour se complaire dans l’ambiance élitiste et char-
mante qui ne se révélait nulle part plus excitante que dans les
halls délabrés des bâtiments de Navy Hill. L’atmosphère y
était encore celle du temps de guerre et de l’urgence de la
mobilisation. Les anciens de l’action clandestine se mêlaient
aux nouveaux venus, pleins d’enthousiasme, frais émoulus des
campus de l’Ivy League, dans leurs vestes en tweed, fumant la
pipe, et pleins d’idées audacieuses et novatrices, qui faisaient
de la CIA l’endroit le plus propice pour qu’un libéral non-
communiste se lance dans la bataille contre la menace soviéti-
que. Il n’existe aucune indication sur la philosophie politique
d’Angleton à cette époque, mais l’homme semblait adopter
un point de vue réaliste, faisant valoir le rôle de la puissance
dans les relations internationales et exprimant sa réticence à
classer les idéologies en termes de menace potentielle. Ainsi
supposait-il que tous les gouvernements avaient des secrets
dont d’autres gouvernements voulaient invariablement
s’emparer. Quant à savoir pourquoi un pays en espionnait un
autre, il ne cherchait pas de justification morale, mais souli-
gnait que les pays trahissaient souvent leurs intentions initia-
les. L’approche d’Angleton était celle du « contre-espionnage
intégral ». Sans préjuger de la nature de la menace, il estimait
nécessaire d’avoir une vue d’ensemble des moyens à mettre en
œuvre pour protéger les intérêts américains. Selon lui, un ser-
vice de contre-espionnage devait rechercher tout renseigne-
ment relatif aux infiltrations étrangères afin d’être en mesure
de limiter, d’éliminer, voire de contrôler les manières par les-
quelles les États rassemblaient leurs informations.
Le 30 décembre 1947, James Angleton rejoignit officielle-
ment la CIA. Remplissant son dossier d’emploi fédéral, il
déclarait être né le 9 décembre 1917 à Boise, Idaho. Il avait
les yeux noisette, les cheveux noirs et le teint blanc. Il mesu-
rait un mètre quatre-vingt-un et pesait soixante-sept kilos. Sur
une question, apparemment insignifiante, il se montrait
moins honnête, autant avec lui-même qu’avec ses nouveaux

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

employeurs. Arrivé sur la case où il devait indiquer son


second prénom, il la laissait blanche. Il est vrai qu’il ne dut
jamais l’utiliser de toute la guerre. Et il fallut encore quatorze
ans pour que la CIA apprenne que le « J. » qui suivait son
premier prénom signifie « Jesus ». À l’université, indisposé
par son comportement à son égard, un jeune professeur
d’anglais, Arthur Mizener, lui avait lancé : « Hé ! James
Jesus ! » Il s’était senti insulté, cela l’avait presque rendu fou,
tellement la mention de ce nom, comme le fait qu’il soit
catholique d’ailleurs, le renvoyait à ses origines hispaniques.
Il précisait aussi qu’il n’appartenait pas à cette aristocratie
blanche, protestante et anglo-saxonne, comme ces Dulles,
Roosevelt, Bundy, Amory et autres fils des bonnes familles de
Nouvelle-Angleterre qui peuplaient l’Agence.
Le jeune homme avait tout fait pour effacer cette « tare »
originelle. À commencer par s’allier avec une famille remplis-
sant ces conditions. À l’automne 1941, il rencontra Cicely
d’Autremont, une jeune fille du Vassar College, dans un foyer
d’étudiants de Cambridge ; il était alors élève à la Harvard
Law School. Cicely raconta par la suite qu’elle avait été immé-
diatement séduite par Angleton, qui était assis sous une
grande reproduction de la Vue de Tolède du Greco. « Si quelque
chose allait bien ensemble, c’était bien lui et l’image », avait-
elle pensé immédiatement. La carrure décharnée, presque tor-
turée, de l’étudiant cadrait bien avec l’étrange atmosphère
d’orage, pleine de mystères, qui se dégageait de ce paysage
espagnol totalement inventé. Sous le charme singulier qui
s’échappait d’Angleton, Cicely, âgée de dix-neuf ans, était
tombée amoureuse.
La jeune fille était alors en troisième année ( junior) de
licence d’anglais à Vassar, une institution très cotée de jeunes
filles de bonne famille, installée à Poughkeepsie, sur les bords
de l’Hudson. Elle était la fille de Hubert H. d’Autremont et
d’Helen Clara, née Congdon. Une vraie wasp (Blanche protes-
tante d’origine anglo-saxonne)… Par son père, elle descendait
d’une famille de juristes de Nouvelle-Angleterre, installée à
Tucson. Charles d’Autremont, son grand-père, procureur,
puis maire de Duluth (1892-1896) et grand électeur démocrate

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

du Minnesota (1896), avait fait fortune dans les mines de fer et


de cuivre du Montana et d’Arizona. Le père de Cicely était,
depuis 1939, président de la Southern Arizona Bank and Trust
Company ; l’année suivante, il avait été élu au Sénat d’Ari-
zona. Il avait épousé la fille de Chester Adgate Congdon, avo-
cat à Duluth, membre de la Chambre des représentants du
Minnesota (1909-1913), devenu richissime grâce à ses multi-
ples entreprises commerciales, industrielles et financières dans
sa ville d’adoption. Il était même une figure de proue du déve-
loppement de l’extraction du fer et du cuivre de la région du
lac Supérieur, en même temps qu’il monnayait son conseil et
son aide à de nombreuses affaires et institutions financières où
son nom n’apparaissait jamais… Ce qui permit à Helen Clara
Congdon de développer une activité philanthropique à desti-
nation des indigents de Tucson, faisant de son couple avec
Hubert H. d’Autremont l’un des plus grands contributeurs
aux opérations charitables de la ville.
La passion de Cicely pour James ne fut pas récompensée
immédiatement. Il l’avait remarquée, mais il ne s’était vrai-
ment senti concerné par leur relation qu’au moment de son
engagement « pour la durée de la guerre ou autre urgence,
plus six mois », le 19 mars 1943. Peu avant de rejoindre
l’École de gouvernement militaire, il s’était décidé à officiali-
ser sa relation. La présentation du couple aux parents de
James ne fut pas à la hauteur de ses espérances. Le comman-
dant James Hugh Angleton formula deux objections majeu-
res. En premier lieu, son fils n’avait pas d’emploi et le couple
ne se connaissait pas vraiment. Ensuite, compte tenu de la
situation internationale, il y avait des chances que leur union
ne soit qu’un de ces mariages de guerre, où la durée de
l’absence finit par emporter les sentiments, à moins que la
mort de l’époux ne vienne les cristalliser artificiellement.
James se montra ferme et respectueux. Le 17 juillet suivant,
alors qu’il faisait ses classes à la Provost Marshal General’s
School de Fort Custer, à Battle Creek, Michigan, il épousa
Cicely. Ils passèrent leur nuit de noces à la Post Tarvern, le
meilleur hôtel du lieu. Le couple vécut ensemble cinq mois
avant que l’affectation du caporal Angleton ne l’entraîne

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

outre-Atlantique, à Londres d’abord, puis à Rome pour


quatre longues années.
Le jugement paternel ne fut qu’imparfaitement infirmé.
Lorsqu’il quitta les États-Unis, James ne savait pas que
Cicely était enceinte. En août 1944, elle donna naissance à
un garçon, prénommé James Charles. Absorbé par ses activi-
tés militaires, Angleton resta obstinément imperméable à
tout rapport émotionnel avec son épouse, semblant ignorer
qu’il risquait de la perdre. La fin de la guerre en Europe ne le
fit pas changer d’avis. Plutôt que d’être démobilisé, ce qui lui
aurait permis de rentrer aux États-Unis, il accepta sa promo-
tion au grade de capitaine, en septembre 1945, et prolongea
son engagement pour deux nouvelles années. Il n’avait pas
revu son épouse depuis janvier 1944 et ne connaissait pas
son fils lorsqu’il se rendit à Washington, en novembre 1945.
Sur ses deux semaines de séjour, il ne consacra que deux
jours à sa famille, à sa descente du bateau ou avant de le
reprendre. Il ne faut pas être grand clerc pour voir combien la
longue séparation avait éloigné les deux jeunes gens. Licenciée
en lettres et jeune mère de famille, Cicely vivait dans l’attente
d’un mari absent, en profitant néanmoins de l’insouciance de
l’American Way of Life. Accaparé par sa carrière, James ne jeta
qu’un rapide coup d’œil à son fils et passa la majeure partie de
son temps à échanger des histoires de guerre, ou plutôt de
contre-espionnage, avec son père. Il était pressé de retourner
en Italie, à une vie qu’il connaissait et qu’il aimait. Dans cette
perspective, Cicely n’avait pas vraiment sa place. Aurait-il pré-
féré être célibataire qu’il ne l’aurait pas montré différemment.
Et, si l’amour avait disparu, il avait encore de l’affection pour
elle, mais il n’en dit rien jusqu’à son départ.
Le couple connaissait sa première rupture. La séparation
dura vingt-cinq mois, sans plus aucune communication. James
ne demanda pas à sa femme de venir le rejoindre, ni ne mon-
tra l’envie de rentrer à la maison. Cicely l’attendit encore quel-
ques mois, puis retourna à Tucson et entama une procédure
de divorce pour abandon de foyer. Son avocat établit les
papiers et les expédia à Angleton, qui refusa de les signer.
Constatant qu’il ne voulait pas du divorce, toujours amou-

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reuse de lui et pensant, par-dessus tout, à leur enfant, la jeune


femme se ravisa. James ne tarda pas à donner signe de vie. Il
reprit langue avec son épouse dans les mois qui précédèrent
son retour. Il apprit que le sénateur d’Autremont, son beau-
père, était mort le 16 avril 1947.
Après huit jours passés à Washington, il demanda un
congé de six mois, qu’il partagea avec Cicely. Il avait besoin
d’évacuer la tension nerveuse provoquée par la guerre secrète
qu’il avait menée pendant ces longs mois de séparation.
Angleton s’inquiétait également de ses responsabilités familia-
les. Sa santé avait beaucoup souffert de sa grande consomma-
tion d’alcool, de ses excès de cigarettes, de ses nuits sans
dormir. Mais il était désireux de se ressourcer, et Cicely sou-
haitait être avec lui. Les deux jeunes gens se redécouvrirent et
finirent par se retrouver. En juillet 1948, de retour sur la côte
Est, ils emménagèrent dans leur premier foyer, dans la vieille
ville d’Alexandria, en Virginie, une location au 212 Prince
Street, puis, au cours de l’année 1949, dans une maison de
trois chambres en proche banlieue, au 1001 South Lee Street.
Leur second enfant, Helen Congdon, dite « Truffy », venait
d’avoir un an.
En 1952, ils habitaient au 4814 North 33 rd Road, quartier
de Rock Spring, à Arlington dans une maison de quatre cham-
bres, entourée d’un vaste jardin, qu’ils avaient achetée.
Pourtant, jamais le couple ne se remit de ce difficile
commencement. Il est vrai que la carrière de James Angleton
les aidait peu. Malgré la naissance d’un troisième enfant,
Lucy, en 1958, Cicely quitta encore deux fois James, la der-
nière en 1970. À partir de cette date, elle entreprit de pour-
suivre des études en histoire médiévale, soutenant en 1984 sa
thèse, Two Cistercian Preaching Mission to Languedoc in the
Twelth Century, 1145-1178 , à la Catholic University of Ame-
rica, de Washington. Cicely abandonna son foyer parce
qu’elle sentait monter en elle une frustration qui la poussait à
regagner la maison familiale des Autremont, à Tucson. La rai-
son en était l’isolement dans laquelle James se retranchait. S’il
n’avait pas encore développé sa passion pour les orchidées, il
était déjà un pêcheur à la mouche invétéré, pratique qui lui

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

permettait de s’isoler intellectuellement, tout en étant sociale-


ment entouré. Angleton était de ces solitaires qui n’aimaient
pas la solitude, ayant toujours besoin d’une âme secourable à
portée de main. Chaque fois que Cicely le quittait, il se trou-
vait désemparé et la rappelait, perdu sans la présence rassu-
rante de sa femme et de ses enfants. Pourtant, il n’était pas
vraiment un mari, ni même un père. Prêt à tout pour sa
famille en termes d’argent et de secours, il ne lui accordait
que très peu de temps. Surtout, il ne pouvait lui révéler son
activité professionnelle.
À son fils, il dit un jour qu’il travaillait pour la poste.
Mais le petit James Charles s’aperçut rapidement que
l’ambiance électrique et secrète de la maison ne cadrait pas
avec un tel emploi. Chaque fois que des collègues de James
venaient, sa famille s’isolait dans la cuisine. Un jour, le jeune
garçon lâcha à sa mère : « Maman, es-tu sûre que papa est
facteur ? » Plus tard, Angleton éluda le problème en décla-
rant à ses enfants : « Ne me posez pas de questions, je ne
vous dirai pas de mensonges… » Pas plus qu’à autrui, il ne
pouvait leur annoncer qu’il avait été recruté par la CIA.
Dans les premières années de l’Agence, il ne bénéficiait pas
de la couverture de l’US Postal Service. Aussi était-il obligé
de se réfugier dans le vague, mentionnant simplement qu’il
travaillait pour le « gouvernement des États-Unis ». Mais,
dans une ville comme Washington, où la seule activité
industrielle était gouvernementale, ce flou avait révélé rapi-
dement ce qu’Angleton cherchait à cacher. Si elle n’eut réel-
lement aucune conséquence pour l’activité de l’agent, qui
vivait dans cette atmosphère nébuleuse jusqu’au sein de son
administration, une telle dissimulation fut désastreuse pour
la vie de famille.
La relation qu’entretenaient James et Cicely alternait
mouvements d’humeur et réconciliations. Chacun s’inquié-
tait pour l’autre, mais aucun n’osait l’avouer. Les non-dits
contribuaient au climat tendu qui régnait au domicile fami-
lial. La véritable raison de l’échec de leur mariage : ils
vennaient d’univers sociaux trop différents, lui l’Hispano-
Américain, elle l’Anglo-Saxonne. Écrivant ses « dernières

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volontés », le 22 janvier 1949, Angleton le reconnaissait


implicitement :
« À mon épouse, que j’ai aimée au-delà de ma propre vie,
il n’est pas possible d’exprimer la joie intense de la vie avec
toi pendant des périodes où les sujets étaient difficiles —
pas parce qu’il n’y avait pas volonté de faire ainsi mais
cela, démesure et vanité détruisent l’amour amical et res-
ponsable. Tu m’as apporté ces choses qui rendent l’autre
royaume de la mort plus isolé, et la tragédie de la mort sera
toujours qu’il n’y a jamais assez de temps ou assez de vie
pour surmonter mes imperfections, ni d’amour pour te
dire que je t’ai toujours aimée — sans fierté ni vanité. »
Ces mauvaises relations rejaillirent nécessairement sur
l’éducation que le couple offrit à ses enfants. Certes, il n’était
pas facile de connaître les valeurs, ni les modèles qu’il enten-
dait mettre en application. La seule mention qu’un des
parents émit à ce sujet datait des premières années et ne
concernait donc que le petit James Charles, âgé de quatre ans.
Angleton lui légua sa précieuse canne à pêche « pour qu’il
puisse développer une légère inclination à suivre ce sport — ce
qui sera en fait pour lui d’une satisfaction peu importante tant
deux êtres humains ne doivent jamais chercher la même
retraite ». On peut en déduire que le père souhaitait laisser son
enfant développer sa propre identité. Mais il est impossible de
dire s’il fut strict ou laxiste. La vague contestataire des années
1968 emporta les trois enfants dans des directions qui ne sont
probablement pas celles dont James et Cicely avaient pu rêver
pour eux.
Âgé de vingt-quatre ans, titulaire d’un diplôme de pre-
mier cycle en études moyen-orientales de l’université d’Ari-
zona, à Tucson, alors qu’il pouvait prétendre servir comme
officier, le garçon s’engagea comme simple deuxième classe
dans l’infanterie et partit immédiatement pour le Vietnam. À
son retour, il entreprit des études de droit au Hastings
College de l’université de Californie, à San Francisco. Ses
deux sœurs choisirent le « camp » adverse. Sans pour autant
rejoindre le mouvement hippie, elles expérimentèrent pour-

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

tant de nouvelles valeurs dans une autre civilisation. Au


début des années 1970, Helen rapprocha la jeune Lucy du
mouvement de Yogi Bhajan, un maître de yoga Kundalini
qui venait de créer une communauté sikhe au sud d’Espa-
nola, au Nouveau-Mexique, à Sombrillo. Croyant en la
grâce, Helen devint Guru Sangat Kaur Khalsa, tandis que
Lucy reçut le nom de Siri Hari. Fataliste, James accueillit leur
décision avec ce souci de perfection qui le caractérisait tant :
« Puisque vous voulez le faire, faites-le jusqu’au bout. »
Cicely pensa simplement que ses filles trouvaient dans ce
leader spirituel un substitut à leur père trop souvent absent.

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Un enfant de Nogales

James Jesus Angleton étaient de ses hommes qui se fuient


plus qu’ils ne se cherchent. L’épisode du second prénom
révèle le conflit qui se jouait dans son moi intérieur. « J’ai été
élevé dans une ruelle », déclara-t-il plus tard à Cicely. Et cette
ruelle le conduisait invariablement vers Nogales, province de
Sonora, au Mexique. Il éprouvait un fort ressentiment envers
son origine sociale. Autant il faisait référence à son expérience
italienne, autant il répugnait à dévoiler ses racines. Cette
fêlure ouverte dans l’enfance résultait plus du ressenti social
dans lequel les Angleton évoluaient que d’un réel familial. La
jeunesse de James dans l’Idaho, puis dans l’Ohio, correspon-
dait à un moment clé de l’histoire sociale américaine. L’avan-
cée et la montée du racisme depuis les années 1880 s’étaient
stabilisées dans l’euphorie économique qui suivit la Première
Guerre mondiale. Les États-Unis se présentaient comme un
pays capitaliste en voie d’industrialisation rapide. S’ensuivi-
rent des interactions entre des stéréotypes raciaux bien ancrés
dans la culture, qui s’exerçaient à l’encontre de toute personne
non blanche ; des tensions inhérentes à la constitution de
classes et à l’acquisition de positions sociales apparaissaient
aussi. Les Blancs de la classe ouvrière ou de situation modeste

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

pouvaient penser que les travailleurs d’autres races, moins


bien rémunérés qu’eux, menaçaient leur situation économi-
que ; ils pouvaient voir au contraire leur propre situation
raciale ou ethnique comme une espèce de « salaire psychologi-
que » compensant leur pauvreté et leur horizon bouché.
Quant aux élites en place, elles pouvaient désamorcer le
conflit de classes en favorisant les divisions ethniques entre
défavorisés ou consolider leur position et leur autorité d’Amé-
ricains de longue date en s’opposant à l’immigration de ceux
qu’ils considéraient comme de race inférieure.
À Boise, l’installation de la famille Angleton se fit à un
moment d’urbanisation intense et de crise des revenus agrico-
les. Le père, James Hugh, que tout le monde appelait Hugh,
était alors un grand gaillard de vingt-huit ans, aussi efflanqué
qu’expansif. Officier démobilisé de la 1 st Illinois Cavalry
depuis novembre 1916, il avait trouvé un emploi de représen-
tant pour l’Idaho de la National Cash Register (NCR). Il était
accompagné d’une très jolie femme, Carmen Mercedes
Moreno, une Mexicaine de vingt ans. Elle était enceinte. Il
l’avait rencontrée à Nogales. Lui portait beau à la tête d’un
peloton de cavaliers de la garde nationale de l’Illinois ; elle
attirait les regards par son élégance naturelle, que renforçait la
fine structure de son visage. Le lieutenant Angleton n’avait pu
résister. Les six mois qu’il passa à la frontière sud des États-
Unis furent aussi marqués par une rencontre qui se révéla
déterminante : celle avec William Joseph Donovan, alors capi-
taine du 1st New York Cavalry, qui avait déjà gagné le surnom
de « Wild Bill »… À la fin de la campagne contre Pancho
Villa, le régiment de cavalerie d’Hugh, qui présentait la parti-
cularité d’être le seul à ne pas appartenir à l’armée d’active, fut
rendu à la vie civile ; il semble qu’il ne participa pas à la guerre
outre-mer, bien qu’il se fasse recenser à Boise au printemps
1917.
Hugh n’entendait pas rentrer dans l’Illinois, à Buckhart,
où rien ne l’attendait sinon ses parents et un statut rural misé-
rable. Dans l’Idaho, il fit montre d’un talent pour appliquer
les théories marketing de l’inventif président, John H. Patter-
son, le fondateur de la NCR. Il parcourut l’État à cheval pour

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vendre les caisses enregistreuses qu’il transportait à dos de


mule jusque dans les mines de métaux les plus reculées de la
Silver Valley District (ou Cœur d’Alene), au nord, et de la
Phosphate Valley District, au sud. Le père de James se montra
si talentueux à convaincre ses clients d’échanger leurs boîtes à
cigares contre du matériel moderne, ainsi qu’à intimider les
clients de ses concurrents, qu’il finit par attirer l’attention de
la direction de sa compagnie. En février 1924, il fut appelé à
rejoindre le siège de Dayton, dans l’Ohio, pour travailler à la
division européenne. La famille Angleton, qui entre-temps
s’était agrandie de deux enfants, Hugh Rolla, né le 10 juin
1920, et Carmen Mercedes, née le 18 juillet 1921, déménagea
une première fois. Il est à noter que ce court séjour à Boise,
sans relation aucune avec l’histoire familiale, dont les racines
plongeaient, côté paternel, dans l’Illinois, en provenance du
Kentucky, et côté maternel, dans la Sonora, au Mexique, fut
marquant : le couple et ses enfants reposent au Morris Hill
Cimetery. Seul le troisième enfant, Dolores, née pendant le
passage à Dayton, le 30 septembre 1930, fut enterrée en
dehors du berceau familial, et même des États-Unis.
De son enfance, partagée entre Dayton et Nogales, James
Jesus Angleton conserva un souvenir ému de ses grands-
parents. Il devait à sa grand-mère cet individualisme et cette
irréductibilité à tout commandement. Mercedes Moreno, gen-
timent surnommée « Mamache », lui légua aussi ce fort fata-
lisme qui caractérise les gens de peu d’éducation et ce doute
ancré dans la foi catholique. Elle n’avait jamais été scolarisée
et tout ce qu’elle savait, elle le tenait d’une longue expérience
familiale. Elle avait aussi cette intuition dont hérita James
Jesus. Son grand-père ne lui laissa pas que ce second prénom
honni. Jesus Moreno l’initia à une culture inédite pour un
petit Américain, celle des Apaches. Il s’agit pour lui d’une
véritable introduction à des notions dont il ne saisissait pas
encore l’importance qu’elles auraient dans sa vie : le secret, la
patience, le clan. Il garda également en mémoire ces parties de
chasse au raton laveur, auxquelles se joignait parfois son père.
Il est vrai que Hugh Angleton voyageait beaucoup depuis
qu’il avait rejoint la direction de la NCR, le plus souvent à

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

l’étranger, en séminaires de formation à Cuba, comme en jan-


vier 1924 et en janvier 1927, et en missions d’inspection en
Europe, à partir de l’automne 1931, ou à Rio, en juin 1932.
Parfois, son épouse l’accompagnait.
Cette prime jeunesse le jeune James Jesus mit toute son
énergie à la dissimuler, comme si elle pouvait l’empêcher
d’accéder à cette société blanche à laquelle il rêvait d’apparte-
nir, à cet individualisme chrétien dans laquelle sa pieuse mère
l’avait éduqué, à cette « anglicisation » qu’il devait bientôt
découvrir. Le déménagement à Dayton, vers l’est, entraîna
l’espacement avec ses grands-parents. James Jesus ne perdit pas
pour autant le contact avec la nature et put continuer à exercer
les qualités révélées par Mercedes et Jesus Moreno. En effet,
Hugh lui fit rejoindre les Boys Scouts of America qui venaient
d’ouvrir une antenne à Dayton. Pourtant, ces années « mexi-
caines », ou plus précisément indiennes, le marquèrent plus
qu’il ne le crut. Si, à la fin de sa vie, il avoua à Cicely qu’il
voulait finir ses jours comme un Apache, en s’enfonçant dans
les bois, entonnant même pour l’occasion un chant indien de
la mort avec les mots entendus dans sa jeunesse, il s’était
empressé de remplacer son attirance pour la culture indienne
par des activités plus « civilisées », la pêche à la mouche et
l’horticulture, dans sa plus noble conception. James s’adonna
aussi à la joaillerie et à la culture des orchidées et leur hybrida-
tion. Il commença à se passionner pour ces activités dès la fin
de son adolescence, peu après son expatriation italienne
(1933-1937).
Au printemps 1933, Hugh Angleton fit une proposition
que la NCR ne put pas refuser. Il avait achevé son tour des
filiales européennes, qui avaient souffert de la grande dépres-
sion qui frappait le monde depuis ce « jeudi noir » de la
Bourse de New York, le 24 octobre 1929. Entreprenant, il
avait remarqué que la filiale milanaise, la Societa Italiana Regis-
tratore di Cassa National, était la plus touchée. Comme Day-
ton ne lui présentait comme avenir qu’un retour à son
ancienne activité, sans espoir de promotion, il offrit de
reprendre la franchise de l’établissement italien, payable sous
la forme d’un nombre d’annuités déterminé. S’il ne réussis-

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sait pas au terme de cette période, le siège de Dayton retrou-


verait sa succursale lombarde de Cusago. Avant septembre
1939, il rendait la filiale à nouveau bénéficiaire.
La famille Angleton embarqua pour l’Europe à l’été 1933.
Hugh et Carmen avaient fait un premier séjour précurseur à la
fin de l’hiver. De retour le 6 avril, Carmen se chargea de pré-
parer le déménagement que son mari et James Jesus accompa-
gnèrent au début de l’été. Puis, alors que leur fils aîné était
parti suivre son premier jamboree mondial, à Gödöllõ, à
quelques kilomètres à l’est de Budapest, pendant la première
quinzaine d’août, son père fit l’aller-retour vers Southampton,
puis les États-Unis, pour ramener le reste de sa famille. Non
seulement, Hugh Angleton gagna en indépendance en s’instal-
lant en Italie, en devenant son propre patron, mais son habi-
leté en affaires le fit rapidement devenir une notabilité dans le
Milanais. En juin 1935, il aurait rencontré un avocat améri-
cain de passage, le futur directeur de la CIA Allen Welsh Dul-
les, du cabinet new-yorkais Sullivan & Cromwell. Était-ce une
simple visite fraternelle, d’un maçon à un autre ? Plus sûre-
ment, la Societa Italiana Registratore di Cassa National fut
une étape d’un parcours qui devait le mener depuis Londres,
jusqu’à Budapest, puis Berlin. En avril 1936, Hugh Angleton
prit la présidence de l’American Chamber of Commerce in
Italia (Camera di Commercio Americana in Milano) ; il la
conserva, les années de guerre exclues (1940-1946), jusqu’en
1962. Deux ans plus tard, âgé de soixante-seize ans, il revendit
la Societa Italiana Registratore di Cassa National à la NCR et
rentra aux États-Unis.
La nouvelle position sociale de Hugh Angleton lui donna
l’entregent nécessaire pour apparaître comme un interlocu-
teur incontournable dans les milieux économiques et politi-
ques italiens. Durant son premier mandat, il fut amené à
avoir des rapports avec les dirigeants fascistes milanais, mais
également nationaux. Certains dirent qu’il avait connu le
chef du gouvernement, Benito Mussolini. D’autres préten-
dirent qu’il avait même partagé ses opinions, ce qui n’a
jamais été démontré. Certes, il était conservateur, et même
anticommuniste… Ses relations lui furent bien utiles, lors-

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

que, fin 1942, il rejoignit l’Office of Strategic Services (OSS).


Intégré au grade de commandant, autant en raison de ses
liens avec Donovan que de sa position italienne, James Hugh
Angleton participa à l’élaboration du plan d’invasion de l’Ita-
lie et débarqua avec les troupes d’assaut à Anzio. Promu lieu-
tenant-colonel, il devint l’adjoint du chef du contre-
espionnage de l’OSS en Italie, le colonel Clifton C. Carter.
Deux mois après la chute de Mussolini, en septembre 1943,
accompagné d’un officier de liaison de la « bande » d’opéra-
tionnels italo-américains de l’OSS, Vincent Scamporino, il
put ainsi diriger en toute connaissance les discussions avec le
maréchal Pietro Badoglio et les principaux chefs militaires ita-
liens, dont ceux du Servizio Informazione Militare, le service
de renseignement de l’armée. Carter et son subordonné sem-
blaient partager la même admiration pour l’officier monar-
chiste. Son action permit assurément de contrecarrer les
tentatives communistes de prendre le pouvoir à Rome et dans
les villes libérées du sud et du centre de la Péninsule. Au prin-
temps 1944, Hugh fut affecté à l’état-major de la 5 th US Army
du général Mark Clark et accompagna la campagne de libéra-
tion de l’Italie jusqu’à Milan. Il quitta ses fonctions à l’OSS le
29 juillet 1945, remettant son rapport final le 4 août suivant à
Washington. Le père de James retourna ensuite à Milan, en
passant par Rome, où il tenta de convaincre son fils de
s’associer à lui pour redresser la Societa Italiana Registratore
di Cassa National. Reprenant la présidence de l’American
Chamber of Commerce in Italia, il s’affirma comme le princi-
pal intermédiaire entre l’ambassade américaine et le patronat
italien jusqu’au milieu des années soixante.
James Jesus, ainsi que vraisemblablement Hugh Rolla, âgé
de treize ans, ne restèrent pas longtemps à Milan. Dès septem-
bre 1933, ils furent envoyés poursuivre leur scolarité en Angle-
terre. L’aîné fit une année, et son frère trois, à la Chartridge
Hill House, une école primaire privée de Chesham, dans le
Buckinghamshire. À la rentrée suivante, il intégra pour trois
ans la senior school du Malvern College, dans le Worcestershire.
Il s’agissait d’un des plus prestigieux et plus anciens établisse-
ments privés britanniques, fondé en 1865. Passant de Tart

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(première année) à Blood (dernière année), James Jesus se


débarrassa consciencieusement, comme on ôte une gangue, de
son héritage mexicain, pour apparaître comme un parfait gent-
leman. Il participa à la formation militaire de base offerte un
après-midi par semaine par l’Officers’ Training Corps. En
décrochant le grade de caporal, il acquit aussi les valeurs et
l’ethos de l’armée britannique. Élève de terminale, il fut l’un
des six préfets chargés de la direction de l’école une fois les
cours achevés. Le jeune homme disposait d’une puissance
considérable, lui permettant notamment d’administrer les châ-
timents corporels, émulation de la discipline domestique.
Avant de quitter définitivement le lycée, il adhéra à la Old
Malvern Society. Nogales était enfin loin !
James Jesus garda de ses années de formation anglaises une
courtoisie et des bonnes manières dont il ne se départit plus
jamais. Il était devenu un Européen, adoptant l’élégance
anglaise en matière de vêtements. Mais ce qui le marqua le
plus profondément, dans tous les sens du terme, fut d’appren-
dre, ou plutôt d’avoir été discipliné pour apprendre, certaines
règles de vie, particulièrement ce qu’il considérait comme le
devoir. Le jeune homme fut marqué par le récit de la démis-
sion de l’ancien chancelier de l’Échiquier Philip Snowden, à
l’occasion de son décès le 15 mai 1937. Promu vicomte
Snowden of Ickornshaw à sa sortie de charge en novembre
1931, il avait le titre de lord Privy Seal (lord du Sceau privé),
ministre sans portefeuille, lorsque son successeur, Arthur
Neville Chamberlain, décida, un an plus tard, d’abandonner
le libre-échange au profit de l’établissement d’une préférence
impériale et du protectionnisme. Ce qui impressionna le plus
Angleton, ce fut la dignité avec laquelle Snowden quitta le
Parlement, sans qu’il y fut été invité, et remit sa démission.
De 1934 à 1937, James J. Angleton partagea ses étés entre
des séjours parisiens, des activités scoutes et le Milanais. En
juillet 1936, son père lui trouva un emploi d’apprenti mécani-
cien dans l’usine française de la National Cash Register
Company à Massy. Il y vécut sa première expérience politi-
que, une expérience désespérante, dans son souvenir, que la
guerre ne fit que rallonger. Dès que les ouvriers apprirent le

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soulèvement des troupes nationalistes en Espagne, le 18, ils


jetèrent bas leurs outils et entonnèrent la Marseillaise avant de
s’écouler dans la rue, maudissant une fois de plus le gouverne-
ment du Front populaire. James était resté debout toute la
nuit, écoutant les propos furieux des ouvriers dans les bistros.
Cette plongée éphémère dans l’actualité fut rapidement inter-
rompue par le jamboree des comtés nordiques dans le nord-
est de l’Angleterre, au château de Raby, début août 1936.
L’année suivante, du 31 juillet au 9 août 1937, il rejoignit le
jamboree mondial de Vogelenzang, en Hollande. Il campa
également en Haute-Savoie avec son frère et ses sœurs, dont il
était séparé pendant le reste de l’année. Hugh Rolla achevait
son cursus à la Chartridge Hill House, tandis que Carmen
Mercedes, qui entrait dans l’adolescence, et Dolores, qui com-
mençait sa scolarité, fréquentaient des écoles italiennes.
Le processus d’européanisation était en cours pour eux
aussi. Il marqua particulièrement les deux filles. La première
rentra pourtant aux États-Unis le 21 octobre 1939, pour
commencer sa deuxième année au Bryn Mawr College. La
seconde suivit ses parents, via Lisbonne, le 28 novembre 1941.
Mais, trois ans plus tard, le lieutenant-colonel Angleton se
rendit avec elles dans l’atelier de Pietro Annigoni, un peintre
anticonformiste, libéral et antifasciste notoire. Il voulait un
portrait de son aînée, dont la beauté égalait celle de sa mère.
Un élève du maître, Luciano Guarnieri, quatorze ans, nota la
rare et raffinée plastique de l’adolescente… Cette rencontre
fugitive frappa longuement le jeune peintre italien. L’avait-elle
seulement remarqué ? Dix ans plus tard, alors qu’il entamait
sa carrière américaine, il la vit entrer, splendide jeune femme,
avec une amie dans la galerie new-yorkaise où il exposait. Elle
venait acheter un dessin de l’artiste. Il se sentit pousser des
ailes. Il la voulait pour inspiratrice, au sens le plus classique du
terme, muse et confidente. Sa beauté, jamais inquiète mais res-
pirant la sérénité, le rendait fou de désir. Il s’en ouvrit à un
compatriote, l’écrivain Giuseppe Prezzolini, qui lui suggéra de
l’emmener en voyage. Guarnieri se décida pour une balade en
voiture au Mexique. Pour éviter qu’elle ne s’offusque et pour
se prémunir de tout refus, il suggéra que son ami les accompa-

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gne, tel un chaperon. En route, Prezzolini se sentit obligé de


s’enquérir des sentiments de Luciano. Puis il lui conseilla, sans
mesurer véritablement la portée de ses propos : « Avec Dolo-
res, ne fais pas de bêtises, je t’en prie »… Faisait-il allusion aux
fonctions de James J. Angleton ? Toujours est-il que Guarnieri
retourna en Italie à l’issue de cette escapade. Mais sa belle ne
tarda pas à le rejoindre, s’installant dans la charmante villa
e
XIX siècle que les Angleton possédaient à Rome. Fin janvier
1956, ils se marièrent. Il s’agissait de la seconde union d’une
fille Angleton dans la capitale italienne.
Quelques années auparavant, au printemps 1947, Carmen
avait fait de même. L’été précédent, elle avait accompagné
Peggy Guggenheim lors son périple dans l’Europe qui vivait
son douloureux après-guerre. Craignant qu’elle ne voie que
des ruines si elle se rendait à Londres, ses amis, l’écrivain Mary
MacCarthy et son troisième époux, le journaliste Bowden
Broadwater, l’avaient convaincue d’aller à Venise. Pour la gui-
der, ils l’avaient confiée à Carmen. Bowden présenta égale-
ment son collègue du Saturday Evening Post, Ernest O. Hauser,
à la sœur de James. De onze ans son aîné, cet Allemand, émi-
gré aux États-Unis juste avant la guerre, offrit à son épouse
une vie de voyage, entre Europe orientale, Proche-Orient et
pays méditerranéens. Puis, en 1964, quarante ans après être
venu pour la première fois en Italie, il se fixa définitivement
avec Carmen, à Rome. En bon frère, James Jesus assista aux
deux unions. En 1947, il était encore en poste à Rome. Neuf
ans plus tard, il traversa l’Atlantique pour l’occasion — et quel-
ques autres aussi — en avion de ligne.

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Quatre ans de formation

Lorsque, le 21 septembre 1937, James Angleton descendit


du Lafayette, qu’il avait pris au Havre huit jours plus tôt, il
n’avait plus rien de commun avec cet adolescent qui s’était
embarqué de New York quatre ans auparavant. Il était devenu
un beau jeune homme athlétique, ambitieux et brillant, au
regard sombre de myope. Il avait acquis la courtoisie du Vieux
Monde et les paisibles bonnes manières qui devaient ne plus
jamais le quitter. Parlant aussi tel un Britannique, avec une
légère pointe d’accent — au prime abord imperceptible — du
Middle West, une sorte d’aura mystérieuse semblait émaner
de lui. Il revenait aux États-Unis pour préparer une licence
d’anglais à l’université Yale, à New Haven, dans le Connecti-
cut. Son admission était devenue définitive au début d’août,
alors qu’il était à Vogelenzang. Elle l’attendait à son retour du
camp scout hollandais. Il avait choisi les cinq matières obliga-
toires de ses deux premières années (appelées freshman et
sophomore), dont l’anglais, matière principale du Bachelor of
Arts qu’il préparait. Il recueillit un total de 73, c’est-à-dire un
C, à la fin de son année de sophomore. Les deux années
suivantes (dites junior et senior) étaient plus centrées sur ce
qu’il préférait : la littérature. Pour autant, James ne se présenta

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pas aux examens des quatre cours d’anglais et ne brilla pas


dans les six autres, alignant deux F et quatre D. En juin 1941,
il fut pourtant diplômé, prenant rang dans le dernier quart du
classement. À l’automne suivant, il fit partie des dix-huit étu-
diants acceptés à Harvard, intégrant l’école de droit en vue
d’un master qu’il n’acheva pas. Il préféra s’engager pour la
durée de la guerre en mars 1943.
Jim, comme on l’appelait désormais, abordait cette nou-
velle étape de formation avec un mélange de malice et de
sérieux. Il avait besoin de se débarrasser de la discipline « col-
let monté » des écoles privées britanniques qu’il avait fré-
quentées jusque-là. Aussi sécha-t-il aussi souvent que permis
les cours, ne brillant que dans ceux qui daignaient l’intéres-
ser ; il était particulièrement à l’aise en littérature italienne,
excellant dans sa connaissance de Dante. Il n’hésitait pas à
chahuter les assistants par trop ennuyeux. Arthur Moore
Mizener, qui venait de soutenir sa thèse à Harvard (1934), en
fit la désagréable expérience dans ses cours de poésie contem-
poraine… Malgré cela, la plupart de ses enseignants, tant
Norman Holmes Pearson, qui terminait sa thèse sur les Italian
Notebooks de Nathaniel Hawthorne (1941), que Maynard
Mack, diplômé de littérature anglaise à l’université Yale
(1936), Richard B. Sewall, professeur depuis 1934, ou encore
William Lyon Phelps, responsable du département d’anglais,
l’aimaient bien. Ils appréciaient sa maturité et son assurance
d’adulte, plutôt que ses aptitudes à être un bon élève. Jim
était toujours le dernier à rendre ses devoirs, détenant le pour-
tant peu envieux record des leçons non faites. À cela s’ajou-
tait le fait qu’il était terriblement lent. Pour son comparse
Edward Reed Whittemore Jr, peut-être était-il simplement
paresseux, à moins qu’il ne présentât quelque désordre psy-
chologique ?
Dès son année de freshman, Jim Angleton commença à
souffrir de ses premières insomnies. « Souffrir » n’est peut-
être pas le mot juste, puisque ce mal pouvait passer pour une
force à vingt ans. Il était désaxé, mangeant quand il avait
faim, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. À Yale,
il se perfectionna au bowling, un jeu qu’il venait de décou-

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vrir et pour lequel il se passionnait. Il faisait assaut de


conversation auprès de la gent féminine, qui semblait l’appré-
cier. La nuit était son domaine. À partir de cette époque, il
prit soin de la diviser au mieux de son activité et de celles de
ses camarades. À Harvard, Jim gardait éveillé son compa-
gnon de chambre, William A. Wick, jusqu’au petit matin,
discutant des filles, de politique internationale, de la guerre
qui menaçait l’Europe, des poètes célèbres, de philosophie,
du modèle unique d’écriture de Time Magazine, de la loi…
Alors que Wick s’effondrait de sommeil sur son lit tard dans
la nuit, Jim passait à d’autres occupations. Il était un vrai
hibou. Soit il quittait la chambre pour retrouver d’autres
noctambules autour d’une partie de poker ou de dés jusqu’à
sept heures du matin. Soit il restait à lire l’un des innombra-
bles livres, notamment sur la culture des orchidées, emprun-
tés à la bibliothèque et entreposés dans le plus savant des
désordres à travers la pièce. Soit il écrivait furieusement ses
devoirs en retard. Invariablement, les cendriers débordaient
de cendres et de mégots de cigarettes.
Jim développait également d’autres vices moins sociale-
ment « solubles » à l’université. Selon William P. Bundy,
qui le fréquenta entre 1937 et 1939, c’était alors « une per-
sonne de grande profondeur qui se cherchait constam-
ment ». Il s’agissait avant tout des traits d’un caractère forgé
dans l’absence de référence paternelle, Hugh ayant été sou-
vent absent entre 1924 et 1933 et Jim ayant passé les quatre
années suivantes dans des pensions anglaises. Enfin, le jeune
homme n’appartenait pas aux classes aisées de Yale, ces
fameuses white shoes, mais était, selon les conventions en
vigueur, un étudiant pauvre. Il n’y avait donc rien de vrai-
ment étonnant qu’il affiche un grand secret dans ses rap-
ports avec autrui. Ni qu’il se montre aussi obstiné que
tenace. Son dogmatisme, dû à son âge et à une enfance soli-
taire, expliquait pour partie la médiocrité de ses notes. Il
acceptait mal que son argumentation littéraire puisse être
contestée. Il ne reconnaissait aucune faiblesse. Il ne cédait
pas et tenait tête. En société, il arborait le même caractère. Il
ne souffrait pas d’être ridiculisé et se montrait « très

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troublé » lorsqu’il était le sujet de l’amusement de ses cama-


rades.
Jim noua une indéfectible amitié avec Reed Whittemore,
de deux ans son cadet. Il devint son compagnon de chambre à
la rentrée 1938. Immédiatement, d’étudiants de deuxième
année (sophomore), ils s’étaient mués en « entrepreneurs littérai-
res », comme Whittemore aimait à se baptiser. Jim avait pro-
fité de son séjour familial estival en Italie pour se rendre à
Rapallo. Comme de nombreux chercheurs et étudiants qui
affluaient dans cette station ligure, il était moins attiré par la
plage et les castelli que par l’« Ezuniversity » qui se formait
depuis une quinzaine d’année autour du poète Ezra Pound,
grand admirateur de Benito Mussolini. Cette rencontre donna
l’idée aux deux étudiants de monter leur revue de poésie, dans
la lignée de la centaine de publications modernistes, tant à
New York et Chicago qu’à Londres ou Paris, qui connurent
leur apogée entre 1910 et 1930 ; au début de 1937, deux
revues « sudistes » avaient attiré leur attention : The Kenyon
Review, de John Crowe Ransom, et The Southern Review, de
Cleanth Brooks. Les deux étudiants s’étaient bien décidés à
faire la même chose dans l’Est. Pound était le contact idéal ;
n’avait-il pas collaboré à la Little Review de Chicago, publiée
de 1914 à 1929 ?
Le poète se montra immédiatement encourageant. Il
signa ses courriers de 1939 en tant que « padre eterno ou ce
que vous voudrez » et parla du « mag[azine] ». Dans une pre-
mière lettre, il les incita « à ORGANISER ou faire un mag. Le
comité de rédaction doit faire ce que j’ai fait pour The Little
Review, c’est-à-dire affirmer quels auteurs ils respectent, ils ne
peuvent être en nombre illimité ». D’autres lettres suivirent.
Elles concernaient les auteurs qu’Angleton et Whittemore
devaient contacter, comportaient des instructions sur l’éta-
blissement d’une politique éditoriale, des commentaires
attristés sur l’état de la littérature américaine, et, de plus en
plus, de la politique des États-Unis. À la suggestion d’Angle-
ton que Pound donne un manuscrit aux bibliothèques de
Yale, la réponse fut lapidaire et énigmatique. « Est-ce que les
bibliothèques de Yale comptent ACHETER n’importe quel

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manuscrit… Je ne suis pas disposé à le leur laisser à moins de


dix pour un penny. » Pound offrit également le conseil carac-
téristique de lire ses propres travaux, particulièrement son
Guide to Kulchur (1938).
Fort de ce parrainage, le premier numéro de la publica-
tion trimestrielle de poésie originale, appelée Furioso, parut
en juin 1939. Il se présentait sous la forme d’un cahier de
cent pages in-octavo, orné d’une couverture dessinée par un
historien sinologue, diplômé en 1935, Graham Peck. Il com-
prenait des contributions de tous les grands réformateurs de
la poésie américaine, Horace Gregory, Edward Estlin Cum-
mings, Richard Eberhart, John Peale Bishop, James Laughlin
et Ezra Pound. Ils avaient été rémunérés au tarif de un dollar
la page. Le numéro s’ouvrait avec une lettre d’encourage-
ment d’Archibald MacLeish, « My Dear Mr Angleton », et
par « The Last Words of My English Grandmother » de Wil-
liam Carlos Williams. Dans une lettre du 5 mars 1939, ce
dernier se montrait plutôt dubitatif quant à la démarche des
deux étudiants : « Ce que vous faites, à mon sens, et vous le
faites tous les deux, revient à redire les choses en essayant
d’être plus explicite. Tout que vous devez faire est de tou-
cher à la signification, vous ne devez pas la marteler avec un
maillet… Dites-moi d’aller au diable si vous voulez. Je ne
m’en fais pas. »
Le magazine parut deux fois en 1940. L’édition de nouvel
an contenait trente-sept pages, cinq poèmes d’Ezra Pound et
des contributions de Cummings, Williams… Le numéro de
printemps comprenait un hommage au romancier anglais
Ford Madox Ford, décédé en 1939, par Ezra Pound et
Williams notamment. Un quatrième numéro, gros de cent
une pages, sortit à l’été 1941. John Peale Bishop y publia
« Août 1940 », Archibald MacLeish « Les Morts espagnols » et
Cummings « Discours sur une pièce ». Deux poésies de
Marianne Moore, dont « Spencer’s Ireland », deux de Robert
Horan, quatre de Wallace Stevens et deux de Lawrence Dur-
rell, auxquelles s’ajoutèrent des œuvres de John Wheelwright,
de Dylan Thomas, de Mary Barnard, de Theodore Spencer et
de Wallace Stevens, complétaient cette édition. Un avertisse-

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ment fut également inclus. Il annonçait aux abonnés le départ


de Whittemore à la guerre :
« Au moins la moitié de notre rédaction (l’un d’entre
nous) est appelée sous les drapeaux. Combien au juste de
poésie… sera acceptée, rejetée dans le camp Untel est une
question amère avec un point d’interrogation douteux. »
Le 9 août 1941, Whittemore s’était engagé et avait été
affecté dans l’infanterie, puis dans l’Air Force. Dès lors, Angle-
ton dut assumer seul la publication. Un ultime numéro parut
au printemps 1943, avec des contributions de Cummings,
Spencer, Richard Eberhart, John Gould Fletcher et Andrews
Wanning. Jim le fit éditer à New York, et non plus à New
Haven ; le numéro devait être d’ailleurs le premier d’une
seconde série que la guerre limita à un seul numéro. Sa sœur
Carmen, qui étudiait à Bryn Mawr College, lui offrit son aide
pour le préparer. Le départ de son ancien camarade de cham-
bre ne lui posa pas de problème outre mesure. En fait, le vérita-
ble « entrepreneur littéraire » de la rédaction de Furioso était
bien Angleton. Depuis le début de cette aventure éditoriale, il
assumait seul les relations avec les auteurs et maîtrisait la publi-
cation, de la production à la diffusion. Faute d’argent, ce qui
était vrai la majeure partie du temps de 1939 à 1943, il payait
les poètes avec des cravates fines italiennes provenant de ses
stocks personnels, alimentés directement par le chemisier fami-
lial italien. Il n’avait apparemment eu recours à Whittemore
que pour le financement de la revue. Ce qui n’était pas rien…
En effet, Furioso bénéficiait la plupart du temps des abonne-
ments souscrits par la tante de Reed. Les talents de vendeurs
hérités de son père n’étaient guère utiles à Jim. Les informa-
tions remontant des poètes, qui essayaient de placer des abon-
nements et de persuader les libraires de vendre la revue,
n’étaient guère enthousiasmantes. Mary Barnard rapporta ainsi
que « jusqu’ici, [elle n’a] pas rencontré qui que ce soit à Buf-
falo qui pourrait être intéressé ».
Furioso fut assez bien reçu dans la communauté littéraire
américaine. Ce qui explique que Jim resta en contact avec cer-
tains de ses éminents membres, dont Cummings, bien après

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cette expérience éditoriale. Ce dernier lui adressa, le 31 mai


1939, ses félicitations pour le premier numéro qu’Angleton
avait bien voulu lui adresser en avant-première. Dès la pre-
mière édition, Furioso suscita des commentaires élogieux. À
Yale, le professeur William Lyon Phelps gratifia les deux
rédacteurs en chef d’un : « C’est une bonne entreprise et je
suis fier de vous pour elle ». Ezra Pound estimait qu’Angleton
était « un des plus importants espoirs des magazines littéraires
des États-Unis ». Les auteurs n’hésitaient pas à parler de leurs
travaux dans leur correspondance avec les deux étudiants. Cer-
tains commentaient les choix éditoriaux dans un sens négatif.
Ainsi, en octobre 1940, Eberhart lança à Angleton : « Ne
soyez pas si naïf ; vous n’auriez PAS dû publier Eliot. »
Thomas Stearns Eliot était alors certainement le poète
contemporain préféré de Jim. Il découvrit son œuvre pendant
les cours de Maynard Mack. Non seulement il partageait avec
ce poète américain redevenu anglais le même intérêt pour
Dante, mais Eliot avait été pour Angleton un révélateur de la
quadruple crise que traversait alors la critique littéraire (crises
de l’objet, des valeurs, de la fonction et du discours). Le res-
sort même de toute l’aventure Furioso semblait avoir ses raci-
nes en Europe. Jim était allé chercher Ezra Pound en Italie. En
lançant son magazine littéraire, il entendait participer au mou-
vement de revitalisation de la culture occidentale qui trouvait
ses origines en Grande-Bretagne. Nanti du même mélange
d’opportunisme et d’entregent qui lui avait fait rencontrer
Pound, Jim saisit l’occasion de la présence aux États-Unis des
véritables fondateurs du nouveau courant critique. William
Empson, l’auteur de Seven Types of Ambiguity (1930), avait
quitté Hong Kong à la déclaration de la guerre. Le 15 octobre
1939, il était arrivé à Los Angeles. Il avait gagné New York,
sept jours plus tard, pour accueillir son maître, l’auteur de
Practical Criticism (1929), Ivor Armstrong Richards, qui venait
de Southampton. Jim profita de leur visite à Harvard, en
décembre, pour organiser la première conférence du critique
anglais à Yale. Pour cela, il affronta le courroux du doyen
William Clyde DeVane, qui n’avait « que faire des travaux
d’Empson ». Après l’avoir entendu, il changea radicalement

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d’avis, au point d’offrir à cet universitaire sans emploi, victime


de la grande dépression, cette charge d’enseignement tant
attendue… En janvier de l’année suivante, les deux Anglais
rentraient à Londres, où Empson, trop myope pour être mobi-
lisé, trouva à s’employer à la BBC.
Si la prestation d’Empson fut appréciée, celle d’Angleton
renforça son crédit auprès d’un corps professoral fortement
impressionné. D’une certaine façon, l’étudiant plus que
moyen qu’il était pouvait être crédité d’avoir apporté sa parti-
cipation à l’introduction du New Criticism à Yale. Le débat
était en cours au département d’anglais, où étudiaient Jim et
Reed, depuis la parution, l’année précédente, d’Understanding
Poetry de Cleanth Brooks et Robert Penn Warren, chargés de
cours à la Louisiana State University. Cette anthologie, assor-
tie d’une introduction pratique, des principaux débats et ana-
lyses du modèle du New Criticism (les contextes biographique
et historique de l’œuvre devaient s’effacer au profit de l’éluci-
dation de sa structure thématique), était une véritable synthèse
du courant sudiste, autour du « groupe du Fugitif » de Ran-
som, et du courant européen. L’ouvrage attira l’attention de
certains enseignants de troisième année du département
d’anglais de Yale, comme Richard B. Sewall et Maynard
Mack. Entre la venue d’Empson et le départ d’Angleton, ils
menèrent la rébellion et cherchèrent à convaincre leurs collè-
gues d’introduire le New Criticism et Understanding Poetry
dans des cours d’initiation, qui seraient d’abord surveillés par
leurs collègues de quatrième année.
Jim n’eut pas l’occasion de voir le succès de cette entre-
prise. Mais il était acquis à ces idées nouvelles. Les impres-
sions personnelles devaient passer après que l’explication,
l’élucidation et la justification aient apporté les éléments
nécessaires à l’énoncé d’un jugement objectif, lequel n’était
qu’une proposition faite au lecteur.
L’expérience réussie de Furioso ne pouvait laisser Jim dans
le seul registre du sérieux. Entrant en dernière année (senior) à
Yale, il n’attendit pas longtemps pour retrouver sa malice
naturelle. Il ne pouvait non plus se contenter de ne parler que
de littérature. La situation politique actuelle, tant sur le cam-

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pus que dans le monde, l’interpellait. Son expérience pari-


sienne, en plein Front populaire et au moment du
soulèvement nationaliste en Espagne, prenait un sens nou-
veau maintenant que l’Allemagne nazie avait écrasé la France
et que son allié soviétique en avait fait autant avec la Pologne.
Empêcher la guerre et préserver la liberté étaient des valeurs
solidement ancrées dans son âme de chrétien… ou de boy-
scout. Dans la nuit du 5 novembre 1940, il déposa sur les pas
des portes des dortoirs endormis de l’université un pamphlet
anonyme intitulé The Waif (« L’Enfant abandonné »), en hom-
mage à la compilation des poèmes favoris de Henry
Wadsworth Longfellow (1845). Il comptait faire un recueil de
commentaires d’actualité violemment ironiques :
« Nous avons eu l’intention de faire de cette première édi-
tion un avant-propos : pour soutenir les incantations
appropriées et établies du lecteur face à la loi et à la veritas,
à la vertu et au luxe : pour énumérer les nombreux exem-
ples qui ont métamorphosé notre vie en poil à gratter. Il
est impossible de dire qui ou ce que nous sommes. »
Il mit énormément d’énergie dans cette pochade qui ne
devait pas avoir de suite.
Le 22 janvier 1949, il reprit toutefois la plume pour rédiger
son testament. Six ans après avoir tourné définitivement les
dernières pages de Furioso, Jim Angleton retourna brièvement
dans son passé. « La vie m’a été bonne et je n’ai pas été si bon
à mes amis », confessa-t-il. Puis il laissa « une bouteille de bon
vin » à ses compagnons de poésie, en premier lieu à Ezra
Pound, devenu un traître pour cause de collaboration radio-
phonique avec Mussolini, en qui il avait vu un « nouveau
Confucius », et à Edward Estlin Cummings. Il termina par
cette phrase : « Vous qui croyez ou croyez à moitié, je peux
maintenant le dire, je crois en l’esprit du Christ et à la vie éter-
nelle, et en ce système social tumultueux qui lutte parfois
aveuglément pour préserver le droit à la liberté et à l’expres-
sion de l’esprit. Au nom de Jésus-Christ, je vous quitte. » Le
jeune homme rangea à tout jamais ses prétentions littéraires, si
tant est qu’il en eût jamais. Il n’arrivait pas à écrire rapide-

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

ment. Non seulement il était lent, mais l’enchaînement de ses


idées et de ses propos était laborieux. Pourtant, il faisait partie
de ceux qui avaient reçu l’ambition d’écrire de Maynard
Mack. Il avait appris à respecter la majesté pleine de grâce du
trésor des lettres qu’est la poésie anglaise, des métaphysiques
du XVIIe siècle aux modernes, dont il faisait la promotion dans
Furioso. Mais l’écriture répondait à d’autres critères que l’édi-
tion. Toutes ces nuits d’insomnies que Jim passait à noircir
des feuilles se révélaient le plus souvent vaines. Écrire les deux
pages d’éditorial de sa revue s’avéraient parfois une torture
inextinguible. L’entrée en guerre des États-Unis le délivra de
ce dilemme.

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L’entrée à l’Office of Strategic Services

En septembre 1941, James Angleton avait intégré la


Harvard Law School, à Cambridge, Massachusetts. Entendait-
il étudier le droit ou attendait-il que les États-Unis entrent en
guerre ? Le 7 décembre donnait-il réellement une réponse ?
L’attaque japonaise sur Pearl Harbor, sur le territoire de
Hawaï, au petit jour, devait demeurer dans l’histoire, aux dires
du président Roosevelt, « marquée du sceau de l’infamie ».
Comme de nombreux Américains, il éprouva une grande pitié
à la pensée qu’une autre nation s’allie aux agresseurs allemand
et soviétique qui choisissaient de limiter cette liberté si chère
au cœur de la dernière démocratie à n’être pas entrée en
guerre. Il était comme nombre de jeunes Américains de son
âge, sans fortune, essayant de vivre. À quoi rêvait-il en ce
dimanche de fin d’automne ? Au prochain numéro de
Furioso ? Aux filles dont il parlait tant à son nouveau compa-
gnon de chambre, William Wick ? À cette jeune fille, Cicely
d’Autremont, rencontrée dans une chambre étudiante de
Cambridge ? Ou plus simplement à Melancholy Baby, le tube
de cet automne que chantait Bing Crosby dans le film Birth of
the Blues que venaient de voir les deux étudiants dans un
cinéma de Boston ? Ils sortaient de la salle lorsqu’ils entendi-

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rent les cris des jeunes vendeurs de journaux annonçant la


triste nouvelle. Angleton n’était pas différent de ces Améri-
cains qui évoquèrent leur stupeur dans les micros d’Alan
Lomax et de ses correspondants de la Library’s Archive of
American Folk Song. Seulement, le souvenir du soulèvement
espagnol, cinq ans plus tôt, renforçait son envie de contribuer
à la civilisation du monde. Contemplant le sacrifice qui
s’annonçait, il savait qu’il était prêt à y aller… En cette fin
d’après-midi dominicale, il lança à Wicks : « Allez Willy,
allons à l’Oyster House et saoulons-nous ! » Et il occupa les
semaines suivantes à sa romance.
Le 19 mars 1943, James se rendit au centre de recrute-
ment de New Haven Connecticut et prit un « engagement
pour la durée de la guerre ou autre urgence, plus six mois,
sujet à la discrétion du Président ou autrement de la loi ». Il
déclara trois années d’université et, contrairement à Whitte-
more qui en avait affirmé une de plus et qui s’était vu affecter
dans l’infanterie, il ne reçut pas d’affectation précise. Fin mai,
le matricule 31 330 179 fut envoyé faire ses classes à la Pro-
vost Marshal General’s School de Fort Custer, à Battle Creek,
Michigan. Il fut admis à suivre le Civil Affairs Training
Program ; son profil juridique intéressait les autorités militai-
res qui le destinaient, semble-t-il, à être juge-avocat aux
armées (JAG). Après un mois de préparation militaire basi-
que, il fut promu caporal.. En juillet, alors qu’il bénéficiait
d’une permission pour se marier, les troupes américaines
débarquèrent en Sicile. L’Italie devint un objectif majeur
pour les Affaires civiles.
Elle le fut aussi pour l’Office of Strategic Services (OSS),
ce service de renseignement centralisé créé par le Presidential
Executive Order 9182 du 13 juin 1942, sur proposition du coor-
dinateur de l’information, l’avocat William J. Donovan.
Depuis un an, l’OSS montait doucement en puissance, réunis-
sant les meilleurs éléments, recrutés parmi les anciens collè-
gues du fondateur, qu’ils soient juristes, comme Allen Welsh
Dulles ou Frank Wisner, hommes d’affaires, comme William
Mellon ou David Bruce, ou qu’ils aient servi avec Donovan,
comme James R. Murphy ou James Hugh Angleton. Promus

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chasseurs de tête de l’OSS, ils écumaient les universités, recru-


tant Norman H. Pearson ou Sherman Kent, engageant le
poète Archibald MacLeish… Toutes les personnalités en vue
de Washington, de New York ou des universités de l’Ivy Lea-
gue, qu’elles soient américaines ou réfugiées d’Europe, furent
invitées à rejoindre ce qui ressemblait plus à un campus ou
une réunion mondaine qu’à un outil de guerre. La moyenne
d’âge était jeune, ce qui renforçait l’apparence de « gamins
excités » qui collait aux membres de l’OSS, d’autant que cer-
tains y voyaient « un moyen d’échapper à un service militaire
ordinaire, en même temps qu’une sorte de rigolade », pour
reprendre l’avis de l’un d’entre eux, Tom Braden. Mais les
armées alimentaient aussi ce précieux vivier. Ainsi, le caporal
Angleton, comme le soldat Biagio Massimo (Max) Corvo un
an plus tôt, attira-t-il l’œil d’un instructeur pour ses capacités
d’analyse, lequel en avisa ses supérieurs…
En août, James R. Murphy, chef du contre-espionnage (X-2),
apprit cette candidature. Lors d’un déplacement à Londres, il en
informa deux de ses subordonnés, son adjoint, Pearson, et le
commandant Angleton… Pendant ce temps, James rencontra, à
Washington, Earl Brennan, venant du département d’État, pour
un entretien. Ce diplomate avait passé huit ans à Rome. Il était
chargé d’évaluer les connaissances linguistiques et sociétales du
postulant. Le 25 septembre, de retour dans la capitale, Murphy
était convaincu de l’intérêt du jeune homme. Il adressa immé-
diatement un mémorandum à la section de recrutement et de
formation du personnel :
« J’apprécierais vivement que vous puissiez recueillir
l’accréditation provisoire du caporal James Angleton, afin
qu’il puisse commencer l’école de l’OSS lundi. Son père
appartient à cette branche et était précédemment dans
l’OSS… De plus, le jeune Angleton est très bien connu de
Norman Pearson, qui me l’a recommandé avant que je ne
quitte Londres. »
Le 27 septembre, le jeune homme du rang, matricule
BB008, commençait sa formation au quartier général de
l’OSS, au 2430 E Street, NW, ou dans les locaux du FBI à

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Washington. Les sections administratives et de recrutement et


de formation du personnel faisaient face à de multiples diffi-
cultés, inévitables du fait de l’expansion rapide du X-2 dans
ses six premiers mois ; cette branche ne fut en effet constituée
que le 15 juin précédent. Contacter, contrôler, entraîner, for-
mer et informer plus de deux cents professionnels du contre-
espionnage, pour en répartir par la suite un grand nombre sur
les théâtres d’opération, se révélait particulièrement effroya-
ble, tant en raison des normes strictes de sécurité du service
que des affectations des personnels de l’armée et de la marine,
de la pénurie de transport et de tout autre incident inhérent à
la situation de guerre. Ce n’est qu’en juin suivant qu’un pro-
gramme d’enseignement formel fut dispensé pour le person-
nel affecté outre-mer. Mais, depuis le 22 décembre 1943, le
caporal Angleton était en route pour l’antenne londonienne
de l’OSS, sous les ordres de Norman H. Pearson.
Il prit d’abord ses quartiers aux alentours de l’Albert Hall,
au sud de Hyde Park, à Queen’s Gate Terrace, au South Kensing-
ton Hotel, que les autorités militaires américaines retenaient pour
ses différents personnels dans la capitale britannique. Puis il
s’installa au nord de cet espace vert, dans une chambre d’étu-
diant, morne et minuscule, du 8 Craven Hill, à Paddington. Il
pouvait rejoindre, à pied ou en métro, les différents bâtiments
de l’OSS qu’il était amené à fréquenter. Le quartier général était
non loin, à Mayfair, au 70 Grosvenor Street. Mais il ne s’y ren-
dit que rarement depuis sa visite d’intégration de janvier 1944.
Le X-2 se trouvait un peu plus au sud, à Piccadilly, dans une
vaste maison édouardienne, au 14 Ryder Street. Tout en étant la
composante la moins célèbre, cette section constituait l’élite de
l’OSS et attisait la jalousie des autres branches, aussi bien que
des autres formations de contre-espionnage de l’armée, le
Counterintelligence Corps (CIC), le renseignement militaire
(G-2) et la Joint Intelligence Collection Agency (JICA). À vingt-
six ans, la guerre donnait à Angleton une première expérience
qui, il ne le savait pas encore, devait être déterminante pour la
suite de sa carrière dans le renseignement.
Les six premiers mois, il partagea son bureau du premier
étage, chargé de l’Italie, avec deux collègues féminines en

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charge de l’Espagne, Patricia Fowler et Joan Cunningham ;


elles furent affectées sur le terrain le 28 août 1944. Leur mis-
sion était de mettre sur fiches les renseignements qui leur par-
venaient ; le répertoire de sécurité finit par comprendre
quelque quatre-vingt dix mille entrées pour l’Europe et le
Moyen-Orient. Promu second lieutenant au début de juin,
Angleton emménagea dans un minuscule et sombre bureau
avec sa secrétaire anglaise, Perdita Doolittle. Elle lui fut affec-
tée par leur ami commun, Norman H. Pearson. Elle était la
fille de la poétesse Hilda Doolittle, qui entretenaient depuis
1937 une relation épistolaire avec l’enseignant de Yale,
devenu son conseiller littéraire, son agent, son exécuteur testa-
mentaire, son confident, son ami proche et, depuis son instal-
lation à Londres, le 12 avril 1943, son « chevalier servant ».
Comme Perdita parlait couramment le français, l’allemand et
l’italien, il la fit engager immédiatement après son arrivée, le
12 juillet 1943. La jeune femme, qui servait depuis avril 1941
comme « cantinière », la couverture qu’elle avait donnée à sa
mère pendant son service d’un an au centre de décryptage de
Bletchley Park, passa du cassage de code à la chasse aux agents
doubles… Elle quitta le service de l’OSS au printemps 1945
pour une carrière littéraire aux États-Unis. Si, pour Pearson,
son activité de renseignement ne fut que le prolongement de
son enseignement, elle prit pour Angleton l’apparence de la
poursuite de Furioso par d’autres moyens…
La promotion du jeune caporal résultait aussi bien de la
montée en puissance du X-2, qui avait fini par occuper à Lon-
dres tout le premier étage du 14 Ryder Street, avec un effectif
de soixante-quinze personnes pour vingt-deux bureaux, que
de ses qualités intrinsèques. Angleton s’imposa rapidement
par sa maturité, son calme de tous les instants, sa voix capti-
vante et sa curiosité sans bornes. Il possédait la « mentalité du
contre-espionnage », ce mélange d’intelligence aiguë, d’intui-
tion, de curiosité, de logique arithmétique, d’entregent et
d’énergie. Comme il restait tard à son bureau, n’hésitant pas à
revenir travailler en début de soirée, il devint immédiatement
le centre de l’attention de tous. Après un rapide « bonjour »,
portes, tiroirs et dossiers s’ouvraient et le petit caporal s’étalait

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partout ; il tirait des documents de leurs chemises, les parcou-


rait, les feuilletait, dans une habitude qui ne le quitta plus. Il
apprit le travail sur le tas, dans des conditions austères, maîtri-
sant rapidement les outils de base du contre-espionnage, y
compris l’usage de la propagande « noire » et cet ingrédient
vital connu comme « play-back » — comprendre comment sa
propre désinformation fonctionnait réellement sur la partie
adverse. Il apprit combien la pénétration des services de ren-
seignement ennemis était cruciale, puisqu’elle devait les ame-
ner à se retrancher dans un monde irréel — la célèbre wilderness
of mirrors (« face cachée des miroirs ») qu’il emprunta à T. S.
Eliot, cet enfer mythique dans lequel tout chasseur d’espions
est inexorablement poussé, condamné à passer sa vie piégé
dans ses brillantes réflexions élaborées d’un coup d’œil, était
le moment où vérité et réalité sont éblouies par la tromperie.
L’adepte du New Criticism en poésie se trouvait en mesure
d’élaborer un nouveau paradigme du contre-espionnage. Il
l’appréhendait comme une « critique pratique de l’ambi-
guïté », expression qu’il avait forgée à partir des deux titres
fondamentaux de la critique formaliste, Practical Criticism
(1929) et Seven Types of Ambiguity (1930), postulant que « tout
débute — et s’achève — avec une méthodologie appropriée ».
Casser les codes complexes des poètes était déjà une forme de
contre-espionnage. À Londres, James n’avait pas à déchiffrer
des messages dissimulés, mais les systèmes de renseignement
allemands et italiens, appréhendés comme des codes complexes.
L’agent ennemi devenait l’élément à placer dans une perspec-
tive globale, pour pouvoir le retourner, l’amener à désinfor-
mer celui qu’il renseignait, quitte à le sacrifier. Cela supposait
une autorité hiérarchique dont le jeune lieutenant ne disposait
pas. Mais il pensait en avoir l’assurance épistémologique. Tout
l’enjeu de sa carrière qui prenait naissance dans la brume lon-
donienne se confronta à cette difficulté à distinguer la vraie de
la fausse information.
Il commença à développer, aussi empiriquement que
théoriquement, cette nouvelle philosophie à partir du maté-
riel fourni par les interceptions des communications alleman-
des (appelées « Ultra » par les alliés). Baptisées ISOS —

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Intelligence Service Oliver Strachey (du nom de la section de


décryptage) —, ces interceptions étaient menées dans la base
ultrasecrète de Bletchley Park. Elles permettaient de dévelop-
per une activité d’agents doubles à travers son corollaire
humain, le comité Twenty, en charge de la gestion des agents
doubles (XX). Professionnel de l’ambiguïté, Angleton fut
marqué par cette organisation. Autant scientifiquement que
par anglophilie, il passa toute sa carrière à tenter de repro-
duire le magistral coup de maître du renseignement britanni-
que. D’autant qu’il y assista sans intermédiaire. En effet, grâce
au General Order 13 modifié du 15 juin 1943, « la branche X-2
[doit maintenir] sa propre liaison et ses propres canaux de
communication séparés des installations OSS existantes ». De
fait, certains agents X-2 accédaient directement aux secrets
d’Ultra. Angleton comptait parmi ces rares privilégiés améri-
cains, comme ses collègues de la section française, le poète
Edward Weismiller ou Richard W. Cutler.
L’habilitation Ultra était accordée par l’OSS, sans condi-
tion de grade ou d’âge, à tous les agents qui avaient à connaî-
tre ces informations. Les Britanniques imposaient une
restriction supplémentaire : elles ne pouvaient être consultées
qu’à Londres, si bien que seule une infime partie des officiers
supérieurs résidant au siège de Washington pouvait être
« endoctrinée », comme disaient les Anglais, alors qu’un sim-
ple sous-officier en poste dans la capitale britannique avait
accès aux messages interceptés. De plus, seules les unités X-2
sur le théâtre d’opération bénéficiaient d’une liaison Ultra,
via les communications séparées de leur service ; tous les
autres services OSS, et même les unités militaires américai-
nes, dépendaient du bon vouloir des officiers spéciaux de
sécurité et de leur fonctionnement hiérarchique. Ces activités
renforçaient le malaise qu’éprouvaient les administratifs du
quartier général de Grosvenor Street à expliquer les missions,
sinon la direction, du 14 Ryder Street. Ce qui, généralement,
impressionnait fortement les nouveaux arrivants. Avec le
temps, ils finirent par comprendre qu’il ne s’agissait que
d’une manifestation quelquefois ridicule de l’idée que cer-
tains se faisaient du secret. Cet accueil pouvait les marquer

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durablement. Le jeune caporal Angleton en garda une


impression aussi précise qu’Ultra et le comité Twenty…
En mai 1944, la cadence journalière des messages intercep-
tés dépassait les deux cent quatre-vingt. L’actualité italienne se
focalisait sur l’étrange décès du lieutenant de vaisseau Paolo
Poletti, le 19 mai. Une note rédigée trois jours plus tôt avait
informé Londres de son arrestation à Caserte. Tout commença
le 14 mai, avec une interception ISOS concernant le voyage en
avril de la princesse Maria Pignatelli, marquise de Seta, au tra-
vers de la ligne de front, dans Rome occupée par les Allemands.
Ultra prouva qu’elle en profitait pour informer des mouve-
ments alliés, en pleine attaque de la ligne Gustave, à Cassino, le
ministre plénipotentiaire du Reich, Rudolf Rahn, puis le com-
mandant en chef des troupes allemandes, le Generalfeldmars-
chall Albert Kesselring, et enfin Mussolini, dans son quartier
général de Fasano. L’information n’aurait guère changé de
l’ordinaire si la princesse n’avait reçu le secours de Poletti, qui
lui avait fourni de faux papiers et l’avait accompagné dans un
véhicule de la Croix-Rouge. Après vérification des registres de
sécurité du X-2, il s’avéra que la princesse appartenait à l’OSS et
était la mère de l’agent, Emmanuele de Seta, collaborateur de
Peter Tomkins à Rome ; elle était aussi l’amie de la baronne
Marincola di San Floro, dont le frère comptait parmi les diri-
geants de l’OSS en Italie. À leur retour à Naples, avant que Lon-
dres ait pu prévenir Caserte, ils furent arrêtés. Pire, dans des
circonstances troubles, Poletti fut tué hors de sa cellule de la
Peninsular Base Section, à la prison casertine de Santa Maria
Capua Vetere. Selon le sergent britannique qui l’avait abattu, il
avait cherché à s’évader… Après enquête, le 13 juin, cette ver-
sion fut validée. Les suites de l’affaire occasionnèrent quelques
frictions entre les deux étages du 14 Ryder Street : les Britanni-
ques entendaient qu’on leur remette les époux Pignatelli, ce que
les Américains s’empressèrent de ne pas faire, les relâchant
même un mois plus tard, à la libération de Rome…
En neuf mois de services londoniens, Angleton put aisé-
ment réfléchir à la valeur et aux conditions d’utilisation sur le
terrain d’Ultra. Ainsi conçut-il, alors qu’il était en poste à
Rome, une série de manuels à l’usage des enquêteurs du ren-

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seignement militaire (G-2). Entre janvier et avril 1945, il déve-


loppa le concept de la « clé », un abrégé facile à mettre à jour
sur les différents services de renseignement fascistes italiens et
allemands ; il était destiné aux officiers n’ayant pas à connaître
Ultra. L’astuce consistait à confronter les interrogatoires de
prisonniers pour confirmer des faits d’abord appris par une
interception électromagnétique. Un détail provenant d’une
telle origine, moins sensible qu’une source Ultra dont l’exis-
tence devait rester secrète, pouvait être diffusé plus facilement.
Le 3 juillet 1945, il nota dans son Appreciation of GIS Keys, à
l’attention du commandant Graham Erdwurm, que « les inter-
rogatoires des membres capturés du GIS (service de renseigne-
ment allemand) [avaient] diffusé beaucoup plus d’infor-
mations que précédemment », et qu’il devenait « impossible
de [les] inclure dans les clefs ».
Incomplètement ou entièrement déchiffrés, les messages
interceptés étaient remplis de noms de code qui offraient une
vue d’ensemble du nombre d’agents ennemis opérant et du
nombre d’informations qu’ils fournissaient. Ils pouvaient
donc être facilement complétés par d’autres rapports, issus de
la coopération interservices. Pour optimiser le renseignement,
et pour des raisons opérationnelles, l’officier du contre-
espionnage était incité à développer de multiples canaux de
liaison. Angleton était persuadé que les conditions d’obten-
tion des informations relatives aux noms, véritables ou
d’emprunt, aux adresses, aux missions, aux modes de paie-
ment, aux faiblesses des agents étrangers en place exigeaient
de compléter les messages miraculeusement déchiffrés. Ils ne
pouvaient se suffire à eux-mêmes.
Les interceptions des messages allemands ne signalaient,
naturellement, qu’une partie de ce que le X-2 recherchait au
sujet des activités d’espionnage du gouvernement de Musso-
lini. Même lorsqu’il était question de détecter un agent
ennemi, comme dans le cas de la princesse Pignatelli, la multi-
tude de détails nécessaires pour le dépister résultait moins du
renseignement électromagnétique que des interrogatoires des
officiers traitants ou des agents capturés. Le petit nombre des
« interrogateurs » par rapport à celui des suspects interrogés

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signifiait que seuls les cas les plus importants passaient sous la
responsabilité directe de Ryder Street. En conséquence, l’offi-
cier de contre-espionnage devait faire sentir son influence,
indirectement, par des guides d’interrogatoire, comme les
« clés » qu’Angleton formulait en interne depuis plusieurs
mois, ou par des opérations communes avec d’autres services
de contre-espionnage, maximisant ainsi le nombre de rapports
d’interrogatoires disponibles pour le X-2.
Angleton poursuivit à Rome ce qu’il avait appris à Lon-
dres, au contact de ce voisin du rez-de-chaussée qu’était la sec-
tion V (XB) du Secret Intelligence Service (SIS) britannique.
Ces deux entités jumelles avaient été fondues dans une section
V-48, soit XB plus les quarante-huit États de l’Union. Comme
pour les autres structures de l’OSS, Donovan s’était inspiré
des services secrets anglais, le SIS et le Special Operations Exe-
cutive (SOE) pour organiser la section. Ainsi le lieutenant-
colonel Felix Henry Cowgill se trouvait-il être autant le
modèle que l’homologue de James R. Murphy. Et le major
Harold Adrian Russell (Kim) Philby était, comme Angleton, la
figure la plus énergique de son service.
La dimension universitaire du SIS britannique influait large-
ment sur l’ambiance et le moral des hommes de Ryder Street.
Alors que Cowgill évoquait « la joyeuse amoralité de la chasse à
l’espion », Henry Graham Greene, qui avait été affecté, au prin-
temps 1943, à la section ibérique de Philby, rappela que « la
sécurité était un jeu que nous jouions moins contre l’ennemi
que contre nos alliés de l’étage au-dessus ». Tout se déroulait
dans la bonne humeur. Il s’agissait d’un moyen, pour ces per-
sonnels militaires partageant la même jeunesse et les mêmes ori-
gines universitaires, d’Oxford, de Cambridge et de l’Ivy League,
d’oublier la guerre et d’en relativiser la portée sur leurs vies…
Le jeune X-2 n’était pas simplement un voisin. Son journal
de marche reconnaissait qu’il « eut l’extrême bonne fortune de
gagner dès le début, mieux qu’aucun autre organisme allié
d’Europe occidentale, la confiance des Britanniques ». Mieux, il
s’inscrivit dans la dépendance du SIS pour ses ressources, non
seulement pour accéder aux décryptages d’Ultra, mais surtout
pour accomplir sa mission principale. En plus de « rassembler

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de chaque source autorisée le renseignement approprié à propos


de l’espionnage et des activités subversives de l’ennemi », le
General Order 13 modifié prévoyait qu’il devait « analyser et trai-
ter ce renseignement afin de prendre les décisions appropriées,
et échanger ce renseignement avec les agences autorisées con-
cernées ». Pour cela, le X-2 avait besoin d’accéder à des données
qui dataient nécessairement d’avant le 13 juin 1942, qu’il ne
détenait pas. Seuls les services britanniques pouvaient suppléer
cette déficience, avec leur fichier central dont les dossiers
remontaient à 1909. Une des fonctions principales du X-2 était
de confirmer les recrutements des agents de l’OSS par le biais
des recoupements d’Ultra et des dossiers britanniques. Cette
procédure n’était pas sans poser de sérieux problèmes. Les
agents de l’OSS sur le terrain voyaient mal comment leurs collè-
gues du quartier général de Londres pouvaient juger de la valeur
préalable de leurs informateurs ; certains refusaient catégorique-
ment de coopérer. À l’autre bout de la chaîne se posait la ques-
tion de la disposition du X-2 à autoriser les Anglais à contrôler
momentanément son activité. Le problème se trouva aggravé
lorsqu’il n’y eut pas de données autres que les interceptions.
Pour protéger Ultra, certaines demandes d’habilitation furent
refusées pour des raisons fragiles afin de satisfaire quelques-uns
des agents les plus agressifs de l’OSS. Le X-2 menait aussi plus
habituellement des recherches sur l’organisation, le personnel et
les pratiques de renseignement de l’Axe à partir des données
d’Ultra, camouflées derrière des sources strictement classifiées,
qu’elles soient des interrogatoires de prisonniers, d’agents dou-
bles, de sources militaires ou de quelque service allié.
Finalement, de son passage à Ryder Street, Angleton garda
l’image d’un service où régnaient une sécurité maximale, une
compartimentation presque totale, des informations confiden-
tielles destinées à un très petit nombre, qui pouvait décider de
la liquidation d’agents. Ce système reposait sur une relation
privilégiée avec les Anglais et, par-dessus tout, sur un accès
exclusif à une source supérieure trop importante pour être
divulguée. Cette impression d’excellence totale forgea chez
Angleton l’idéal d’un contre-espionnage bien organisé qui le
guida tout au long de sa carrière.

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

Pour le moment, la seule chose qui lui importait résonnait


dans une expression souvent répétée depuis sa promotion de
juin 1944 : « Il y a une guerre en cours. » Jusque-là, les jeunes
gens de Ryder Street ne s’étaient guère souciés de quand ou
comment le conflit les rattraperait. Certes, ils savaient que
nombre de leurs camarades, de leurs amis au front, avaient été
tués, quand ils n’étaient pas derrière les lignes ennemies face à
un plus grand péril. Cette connaissance alimentait leurs habi-
tudes de travail et, dans une certaine mesure, limitait les
autres. Début octobre, Angleton apprit qu’il devait partir
avant la fin du mois pour Rome, via le quartier général de
l’OSS, à Caserte.

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La guerre en Italie

La nomination du second lieutenant Angleton (nom de


code : « Artifice ») à Rome intervenait à un moment critique
pour la Special Counter Intelligence Unit Z (SCI-Z). Depuis
septembre 1944, cette jeune unité de contre-espionnage anglo-
américaine, fondée à Naples en janvier précédent pour
démanteler les réseaux stay-behind germano-italiens, semblait
peiner à accomplir ses missions d’assistance aux armées et de
protection des opérations de l’OSS. Pour couronner le tout,
début octobre, à en croire son éphémère chef Robinson O.
Bellin, « un désastre » s’était produit. Une opération mal
conçue, destinée à éradiquer de Rome des agents infiltrés,
avait tourné court, sans raison. Seul pouvait être vraiment
invoqué un problème de commandement. La mission avait
été planifiée au moment où Bellin succédait au fondateur de
l’unité, le lieutenant-colonel Andrew H. Berding.
La mission d’Angleton était prévue pour ne durer que six
semaines. Selon le rapport que le responsable du contre-
espionnage de l’OSS (X-2) en Italie, le major Graham
Erdwurm, adressa à Londres, le 24 octobre 1944, elle devait
rendre l’« air beaucoup plus clair ». Angleton resta en fait trois
ans. Il connut même une rapide promotion, premier lieute-

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

nant et commandant du X-2 italien en mars 1945, capitaine en


octobre, chef de la SSU pour l’Italie et Legionnaire of Merit
en décembre ; la citation de la prestigieuse décoration mili-
taire américaine précisait que, du 28 octobre 1944 au 5 décem-
bre 1945, il avait capturé « plus d’un millier d’agents de
renseignement ennemis », avant de louer « sa façon de dissé-
miner sous une forme dont il [était] l’inventeur des panora-
mas clairs, concis et perspicaces ». Son service en Italie lui
valut encore trois autres médailles, l’Ordine della Corona
d’Italia, en septembre 1945, la Croce al Merito di Seconda
Classe de l’ordre souverain de Malte, le 27 décembre 1946
(son adjoint Raymond Rocca faisait aussi partie des récipien-
daires), et la Croce al Merito di Guerra, de la République ita-
lienne, le 24 novembre 1947. Il était le plus jeune officier de
l’OSS à diriger le contre-espionnage en Italie. Cette situation
révélait aussi les tribulations des services de renseignement
américains dans les mois qui suivirent la fin de la Seconde
Guerre mondiale. Le résultat fut qu’Angleton avait largement
les coudées franches pour se livrer à des opérations. Son
action peut se décomposer en deux temps, aussi bien chrono-
logiques qu’opérationnels. Jusqu’en août 1945, elle resta
dominée par des questions de sécurité militaire, en liaison
avec le contre-espionnage des armées et leurs opérations de
libération dans le nord. Ensuite, la situation italienne lui per-
mit de se livrer à un « contre-espionnage intégral ».
Cette mission lui permit de confronter la théorie du
contre-espionnage élaborée à Londres avec son application
pratique. Pour cela, Angleton disposait d’une large palette
d’outils. Certains appartenaient classiquement à son métier :
les agents doubles, les interrogatoires d’agents capturés, les
analyses de documents confisqués et l’exploitation des fautes
de sécurité ennemies. Bien que Rome fût libérée depuis le
mois de juin, la Ville Éternelle resta sur la ligne de front. Aussi
Angleton continua-t-il à bénéficier, ce qui était rare pour un
officier américain de son rang, d’un accès à Ultra, c’est-à-dire
aux messages allemands interceptés. Naturellement, il tira
aussi parti du travail de ses prédécesseurs, son père, qui dirigea
le X-2 en Italie jusqu’en juin 1944, Berding et Bellin, qui orga-

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

nisèrent les liaisons de la SCI-Z avec les services de renseigne-


ment des armées, du ministère de l’Intérieur et de l’Arma dei
Carabinieri. Enfin, il disposa d’une équipe de dix-sept agents,
italo-américains – comme Raymond Rocca (« Rock »), Paul J.
Paterni ou Mario Brod –, américains – comme Roger Hol-
lingshead –, et britanniques.
Une des premières décisions d’Angleton fut de surseoir à
la dissolution de l’unité de nageurs-parachutistes italiens que
le capitaine OSS Kelly instruisait à Tarente. Le X-2 et l’office
de sécurité de l’OSS à Caserte avaient découvert qu’un des
plongeurs-saboteurs italiens de la Decima Flottiglia MAS
(X Mas) récemment recrutés était en fait un agent allemand.
Peu de temps avant d’être relevé de son commandement,
Bellin avait été consulté sur le contrôle de la sécurité à Caserte
et semblait pencher pour une dissolution du groupe. Angleton
décida de prendre un risque calculé. La guerre tournait au
désavantage des Allemands et, si des trahisons étaient encore
possibles, leur coût aurait été moins cher qu’une collaboration
avec le Servizio Informazione Segreta (SIS) de la marine
royale italienne. Non seulement son chef, le capitaine de fré-
gate Carlo Resio chercha à collaborer avec les Américains,
mais il proposa que l’unité maritime de l’OSS succède à
l’école italienne d’hommes-grenouilles « Gamma » de Tarente,
qui devait bientôt être fermée. Équipement et personnel de
formation pouvaient former un groupe naval de sabotage de
l’OSS pour des opérations dans le Pacifique.
Cette liaison avec le SIS fut utilisée pour réduire le réseau de
renseignement et de sabotage qu’anima, au nord de Florence, le
« prince noir », Junio Valerio Borghese, ancien commandant de
la X Mas. À la fin de l’hiver 1944-1945, Resio présenta à
Angleton une source florentine, « Ivy », qui avait travaillé pour
X Mas. Le 8 février 1945, l’OSS put établir que « Otto Ragen,
alias “commandant Begus”, […] était le chef du SD en Italie,
qu’il [était] en train de constituer une cinquième colonne en
Italie et qu’il [envoyait] des saboteurs en Italie libérée. » Les
informations ainsi recueillies permirent au jeune Angleton
d’élaborer un ambitieux plan. Mais le chef de la SCI-Z n’avait
pas l’autorité pour le mener seul. Il en référa à son homologue

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

du renseignement (SI) de l’OSS, Biagio Massimo (Max) Corvo.


L’opération impliqua également la Pubblica Sicurezza et le
Comitato di liberazione nazionale (CLN), en liaison avec les
réseaux actifs de l’OSS. Le SI devait se charger de former les par-
tisans aux techniques de combat, tout en continuant à fournir
l’information utile aux forces armées alliées qui arrivaient du
Sud. En outre, il devait maintenir au maximum les structures
hospitalières et les infrastructures communicationnelles du
nord de l’Italie. Pour Angleton, l’objectif était plus limité. Par
cette opération combinée, il entendait étendre la zone
d’influence du X-2 en avant des lignes alliées. Une fois la Libé-
ration commencée, quelques-uns de ses officiers auraient été
envoyés au nord pour faciliter la raccolta (le « recueil ») des
agents ennemis et de leurs archives. En dépit de l’ampleur de ce
dispositif, le plan « Ivy » ne tint pas ses promesses lors de sa
mise en œuvre entre les 26 et 29 avril 1945. Tout le crédit de
l’opération fut attribué aux renseignements militaires bri-
tannique et italien qui démantelèrent le cœur de l’organisation
Borghese début août. Par ailleurs, Angleton reconnut, le
18 juillet, que le plan avait été « quelque peu responsable de
l’exécution d’agents du CLN », résultat d’une insuffisante coor-
dination. Fatigué de ces tueries, Max Corvo profita de l’armis-
tice en Europe pour demander à être démobilisé.
Le seul point positif de l’affaire fut d’amener le prince Bor-
ghese à se rendre à l’OSS. Le 25 avril, il avait été capturé par
un groupe de partisans dans la région de Milan et remis à la
garde du lieutenant de la police antifasciste Nino Pulejo. Rapi-
dement, il avait réussi à contacter l’amiral Ellery W. Stone,
chef de la Commission interalliée et intime de la famille Bor-
ghese. Angleton reçut l’ordre de le tirer de là. Cinq jours plus
tard, accompagné de Resio, il se rendit à Milan, revêtit le
prince d’un uniforme d’officier américain et l’exfiltra jusqu’à
Rome. Le 9 mai, il le remit au Combined Services Interroga-
tion Centre, après que les Britanniques eurent appris l’opéra-
tion. Son dossier d’écrou avait été falsifié afin de prévenir
toute action du gouvernement italien. En novembre 1945,
alors que les autorités de Rome le réclamaient, Angleton
rappela le « grand intérêt » que le X-2 avait à son endroit :

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

pendant sept mois, Borghese avait servi de source sur l’élite


militaire et diplomatique italienne…
L’opération dans le nord du pays n’avait pas éradiqué
toute activité stay-behind, particulièrement en Italie méridio-
nale. Depuis l’hiver 1944-1945, des informations parvenant
du Counter Intelligence Corps (CIC) et les arrestations
d’agents infiltrés, notamment du Movimento giovani italiani
repubblicani (MGIR), un mouvement fasciste lié à la X Mas, —
comme, en novembre, Eugenio Cesario et le père franciscain
Giuseppe Cornelio Biondi —, laissaient penser qu’une opéra-
tion était en cours. Après des contacts pris avec les services ita-
liens, notamment les carabinieri, il s’avéra que les activités
ennemies se reconstituaient en Sicile — où des incidents
avaient eu lieu dès décembre 1944. Angleton n’hésita pas à
reproduire la démarche de Max Corvo, c’est-à-dire à multiplier
les contacts avec la Mafia, dont la bande de Salvatore Giu-
liano, qui avait rejoint les rangs néofascistes du prince Valerio
Pignatelli après le meurtre du carabinier Mancino, dans la
campagne de Montelepre (2 septembre 1943), et qui avait
intégré les rangs de la X Mas. Si l’opération contre le prince
Borghese contribua à mettre fin aux activités fascistes dans le
Nord, elles continuèrent à proliférer dans le Sud. Une fois la
guerre achevée, elles se reconstituèrent à partir de la Sicile à
Florence, à Arezzo et à Rome (Fasci di azione rivoluzionaria,
Fronte antibolscevico italiano, Partito fusionista italiano,
Arditi…). Un certain Francesco (Franco) Garasse assurait la
liaison entre l’île et les mouvements continentaux. Le
6 décembre 1945, la SCI-Z faisait état d’un plan « Abraham
Lincoln », une opération de pénétration néofasciste.
Le 30 janvier 1946, Angleton notait que, au cours de l’été
précédent, des responsables continentaux s’étaient installés à
Palerme pour diriger le Centro nazionale fascista clandestin.
Continuant sa surveillance du « mouvement fasciste clandes-
tin », il put dire, le 10 avril suivant, qu’il l’avait pénétré,
retournant à Trieste un ancien capitaine de nageurs-parachu-
tistes de la X Mas, Nino Buttazzoni. Comme à son habitude,
le chef du X-2 disposait d’un second agent, afin de contrôler le
premier, Ciro Verdiani, un agent de l’Organizzazione di vigi-

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

lanza repressione dell’antifascismo (OVRA), la police secrète


reconstituée dans la république de Salo, arrêté comme « agent
ennemi » fin juin 1945 et promu inspecteur de police dans
l’île quelques mois plus tard. De dangereux pour la sécurité
des troupes, les néofascistes devenaient les instruments de la
lutte anticommuniste…
Angleton et son équipe se chargèrent également de la
recherche des criminels de guerre. En août 1945, ils réussirent
à localiser, à la confraternité San Girolamo, le leader oustachi
croate Ante Pavelic, disparu depuis mai. L’information fut
transmise au G-2, qui informa le CIC de la place de Rome à
fins d’arrestation. Entre-temps, le Secret Intelligence Service
britannique l’avait exfiltré vers Klagenfurt, en Autriche. Les
États-Unis protégeaient également des responsables des appa-
reils de renseignement et de police ennemis, notamment alle-
mands. Même si elle ne prit pas part à l’opération Sunrise,
montée par Allen Welsh Dulles pour assurer une reddition
allemande dans le Nord, la SCI-Z fut amenée à en gérer les
conséquences à long terme. Des peines légères de prison
avaient été accordées à des négociateurs allemands, tous mem-
bres du Militarisches Amt, du Sicherheitsdienst (SD) ou de la
Gestapo. En septembre 1945, le X-2 fut ainsi amené à offrir
« son hospitalité » à Hans Wilhelm Eggen et sa suite, les com-
mandants Waldemar Pabst et Paul Dickopf. Le 1 er octobre, ils
étaient placés dans un hôpital militaire américain de Milan.
En août 1946, les colonels Eugen Wenner et Eugen Doll-
mann s’échappèrent d’un camp de prisonniers de guerre. Le
renseignement italien et l’archevêque de Milan Ildefonso
Schuster leur assurèrent aide et asile. Le premier leur fournit
des faux papiers, alors que le second les cacha dans un asile
d’aliénés et chercha à arranger leur reddition. Angleton y vit
une manœuvre politique de la droite italienne, avec l’appui du
Saint-Siège, pour exciter un sentiment anti-Alliés en Italie. Sa
liaison avec les carabinieri lui permit, le 13 novembre 1946,
d’enlever les deux Allemands et de les mettre en lieu sûr. Doll-
mann fut alors convoqué au procès du massacre des Fosses
ardéatines de mars 1944. Comme personne, du côté améri-
cain, ne savait s’il était suspect ou témoin, Angleton et les

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diplomates de l’ambassade arguèrent que, bien qu’il n’y avait


eu aucune promesse d’immunité, les deux Allemands avaient
aidé les États-Unis et que, de toute façon, Eugen Dollmann
n’avait eu aucune part dans la tuerie. Cette réaction visait à
préserver la capacité à long terme du renseignement améri-
cain. Tous ne bénéficièrent pas d’une telle mansuétude.
L’armée et le SSU, y compris Angleton, exprimèrent quelques
inquiétudes à ce que le SS Guido Zimmer échappe à une
incarcération, au prétexte qu’il avait permis l’infiltration d’un
réseau stay-behind nazi.
La SCI-Z dut également assurer les contrôles de sécurité
des personnels ayant à travailler avec les forces alliées. Elle
pouvait agir à la demande de services particuliers, comme lors-
que le 27 avril 1945 James S. Plaut, le directeur de l’Art Loo-
ting Investigation Unit, demanda à Angleton l’autorisation de
recruter le docteur Albertina Crico pour l’aider à enquêter sur
les propriétés artistiques dans le centre et le nord de l’Italie.
Après contact avec le X-2, il s’avéra que ce professeur de lettres
de Rimini, en poste depuis la fin des années 1930, était en fait
un agent sous couverture britannique, Roxane Pitt. La SCI-Z
interrogea également les agents alliés ayant été en contact avec
l’ennemi, comme Ventura Policarpo, le 24 juillet 1945, ou
Doris Duca, le 21 avril 1946. Le premier était un agent de
l’OSS qui avait été capturé par la police italienne, et la
seconde avait travaillé avec le journaliste propagandiste alle-
mand Hans Boettcher en 1939-1940. S’ajoutait encore la
menace d’infiltration communiste.
Installé dans un immeuble de la Via Sicilia 22, à deux pas
de la Via Veneto et de l’ambassade américaine, en plein centre
du quartier chic de Rome, Angleton déploya une énergie
débordante. Il dormait peu, mangeait peu sinon rien, se nour-
rissant seulement de chocolat et de whisky. Il fumait beau-
coup. Son système reposait sur la richesse de ses relations. Au
sein du SIS, nom de code « Sail », il avait réuni une dizaine de
contacts, préfixes JK1 à compter du printemps 1946, dont les
capitaines de vaisseau Agostino Calosi et de frégate Carlo
Resio (« Salty »). Il était aussi en liaison avec le Servizio Infor-
mazioni Militari/Controspionaggio (SIM/CS). Au sein du

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

ministère de l’Intérieur, il bénéficiait des entrées de Bellin à la


Pubblica Sicurezza, regroupées sous le nom de code « Pansy »,
et dont faisait partie le commissaire Umberto Federico
d’Amato. Il utilisa les services de ce dernier, parmi d’autres
intermédiaires, pour s’attacher ceux de Guido Leto, le chef de
l’OVRA. L’Arma dei Carabinieri, devant tout à Angleton
puisqu’il permit la reconstruction de son controspionagio, ne
lui refusait rien. Par eux, il obtint ainsi les instructions de
Moscou, ordonnant aux communistes italiens de soutenir les
partisans dans la guerre civile en cours en Grèce. Avec Ray-
mond Rocca, il put également consulter quelques lettres
échangées entre Staline et Tito, qui annonçaient déjà la rup-
ture du 28 juin 1948.
Angleton recruta également différentes catégories
d’agents. « Bloom » était un professeur bien introduit dans
les milieux communistes et au ministère de l’Intérieur, à
même de fournir aux Américains des documents sensibles,
livres de codes et de chiffres. « Briar » fréquentait les milieux
diplomatiques romains. S’ajoutaient encore une quarantaine
d’agents doubles, en général des expatriés, implantés dans
sept services de renseignement étrangers, dont l’Otsek Zas-
cita Naroda (OZNA) yougoslave et la Direction générale des
études et recherches (DGER) française, dont il dut gérer,
comme il le rapporte le 6 juillet 1945, les complications
impliquant de possibles agents doubles. « Dagger » fut un
officiel fasciste. En février 1945, il permit à Angleton de met-
tre la main sur le trésor de l’empereur éthiopien Hailé Sélas-
sié, ainsi que sur une quantité de documents déposés par le
maréchal Rodolfo Graziani, ministre de la Défense de la
république sociale de Salo. Soixante-dix classeurs avaient été
cachés dans le complexe monumental (clocher, catacombes)
de l’église de Sant’Agnese fuori le mura, Via Nomentana
349. Il y avait là « une grande quantité de télégrammes inter-
ceptés relatifs aux chiffres utilisés par les Alliés [et] quantité
de renseignements sur des personnalités qui ne laissaient pas
indifférents ». Comme ces « pièces [étaient] susceptibles
d’intéresser d’autres Alliés », notamment les Britanniques,
Angleton nota, le 6 février, à l’attention du général Dono-

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

van, qu’il avait mis « en œuvre de gros moyens pour que le


secret en [soit] bien gardé »…
La gestion de ces multiples informateurs impliquait d’être
rigoureux. Comme dans le cas de l’unité maritime de l’OSS,
personne n’était à l’abri d’une taupe ou d’une entreprise de
deception (« tromperie » militaire). Le 31 octobre 1945, Angle-
ton nota à l’attention de Francis Kalnay, son subordonné de
Venise, suspecté d’amitiés avec l’Armée de libération natio-
nale yougoslave :
« [Notre] présente difficulté [est] principalement d’évaluer
les différents rapports produits par vous-même, l’unité de
n˚5 SCI, le SIM/CS et l’unité SCI-Z de Trieste. J’estime
que le temps est venu d’examiner et de contrôler soigneu-
sement l’information sur les Balkans obtenue en Italie pen-
dant ces quatre mois derniers, et, en conséquence, nous
apprécierions vos commentaires. »
Une suspicion bienvenue pour le chef du X-2 qu’il aurait
pu appliquer à lui-même dans sa tentative de pénétration du
Saint-Siège.

Début novembre 1944, Vincent Scamporino, l’adjoint de


Max Corvo à Rome, commença à recevoir des rapports d’un
homme (« Vessel ») qui prétendait être en contact avec un ser-
vice d’information au Vatican. Peu après, Angleton devint à
son tour destinataire de tels documents, mais par une autre
source (« Dusty »). À eux deux, ils offraient un accès inédit
non seulement au Saint-Siège, mais aussi à des informations
concernant le Pacifique, où la guerre contre le Japon se pour-
suivait. Angleton essaya vainement de contrôler leur véracité.
La confrontation de la première livraison qu’avaient reçue le
SI et la SCI-Z montra qu’il n’existait qu’un émetteur, « Ves-
sel ». Cette nouvelle ôtait tout espoir de contrôle intérieur ;
comme le SIS, l’OSS ne possèdait pas d’entrée au Vatican. Par
ailleurs, depuis le départ du Sicherheitsdienst de Rome et
l’internement du corps diplomatique allemand, Ultra ne se
révélait pas d’un grand secours. Enfin, la mésentente entre le
SI et la SCI-Z empêchait toute communication. Pour Scampo-

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

rino, le matériel était de première importance. Pour Angleton,


ainsi qu’il le signifia à Donovan le 2 janvier 1945, il ne s’agis-
sait que d’« un mélange d’évidences, de détails véridiques sans
intérêt et de gros bobards ». Mais toutes ses tentatives, de
février à avril 1945, furent interprétées par Scamporino
comme une volonté de discréditer « sa » source. Le 3 mai,
Scamporino adressa encore à Washington la liste des diffé-
rents cryptonymes utilisés par « Vessel »…
L’affaire était pourtant d’importance pour le chef du
contre-espionnage de l’OSS à Rome. D’abord, si son matériel
était véritable, il représentait une atteinte pour la sécurité des
États-Unis, « Vessel » ayant laissé entendre avoir accès aux
comptes-rendus de Myron Taylor, le représentant personnel
de Roosevelt près le Saint-Siège. En second lieu, le fait que
« Dusty » n’était pas le seul intermédiaire laissait à penser qu’il
s’agissait d’une manipulation, qu’Angleton voyait bien venir
des renseignements britanniques. Enfin, et c’était peut-être là
le plus important, tant pour les carrières et les réputations des
agents impliqués que pour l’OSS tout entier, ces révélations
intéressaient les décisionnaires à Washington, dont le Prési-
dent Franklin D. Roosevelt. De janvier à août 1945, l’OSS
paya donc deux fois la même information. À la mi-février,
« Vessel » transmit des informations sur une rencontre entre
Taylor et le représentant japonais au Vatican, Harada Ken. Le
département d’État s’en étonna parce que Taylor n’avait pas
rapporté ce contact particulier. Après vérification, le 17 février
1945, il fallut conclure qu’il s’agissait bien d’une arnaque. Une
analyse plus fine des informations « Vessel » aboutit, le 8 juin,
à la même conclusion qu’Angleton, six mois plus tôt. Quali-
fiant ses comptes-rendus de « confus, imprécis et contradictoi-
res », elle indiquait que « de telles informations ne
[pouvaient], bien entendu, pas être considérées comme vala-
bles […]. La source Vessel [n’était] d’aucune utilité ».
Forts de ces informations, les officiers du contre-espion-
nage continuèrent leur collaboration avec Fillippo Setaccioli
(« Dusty ») et Virgilio Scattolini (« Vessel ») jusqu’au début de
1946, dans l’espoir d’apprendre qui les manipulait. Mais il ne
s’agissait que d’une escroquerie dont Scattolini était la

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

véritable âme. Ancien journaliste à L’Osservatore Romano, écri-


vain raté et directeur d’un centre social de l’Action catholique
au Vatican, il n’en était pas à son coup d’essai. Il avait vendu
de la fausse information à divers journaux avant la guerre, puis
à la police mussolinienne, puis, après le 4 juin 1944, aux jour-
naux et aux agences de presse. Il poursuivit ce commerce
lucratif auprès du parti communiste italien en 1948…

Angleton anima son réseau romain en tirant profit de l’éco-


nomie de pénurie dans laquelle était plongée l’Italie ; le 10 août
1946, un rapport de l’OSS romain nota que l’ambassade soviéti-
que agissait de même, mais pour d’autres raisons, n’hésitant pas
à vendre des timbres postaux au marché noir pour en retirer des
devises. En échange de leurs éminents services, les correspon-
dants se voyaient gratifier de cigarettes et autres marchandises
de première nécessité. Le 18 mars 1946, expliquant son fonc-
tionnement, Angleton nota que « ces quelques articles [repré-
sentaient] l’équivalent d’un mois de salaire d’un officier de
renseignement italien. En pratique, cinq cents dollars d’appro-
visionnements opérationnels [avaient] la valeur opérationnelle
de cinquante mille ou plus en lires. Ces méthodes de paiement
[étaient] généralement utilisées par d’autre services de rensei-
gnement ». D’autres formes de rémunération étaient possibles.
Ainsi, le 13 décembre 1945, Angleton offrit-il ses facilités pos-
tales vers les États-Unis à Agostino Calosi, dont le frère con-
seillait la marine pour la construction de torpilles. En janvier et
février 1946, il fournit au SIS des articles publiés dans des maga-
zines américains, quitte à recourir aux services de la biblio-
thèque du Congrès. Durant son traitement de la marine royale
italienne, il n’hésita pas à organiser, à l’été 1945, les vacances du
chef du service cryptographique et de son épouse dans le sud de
l’Italie. Ce genre d’investissement mineur semblait payant. Au
début de 1946, Angleton signala que, en retour de cet arrange-
ment exclusif, il avait reçu une reconstruction partielle d’une
table yougoslave de chiffre et était susceptible de lire les mes-
sages envoyés par les Soviétiques à leurs agents en Italie.
« Sailor », alias JK1/8, était un officier de marine républi-
cain irrité par le climat régnant dans ce « bastion de monar-

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

chisme ». Il représentait le type de l’agent idéologique, motivé


ni par l’argent ni par l’avancement. Au contraire, pendant les
huit mois où il travailla comme agent de pénétration, il son-
gea maintes fois à démissionner pour rejoindre son frère en
Afrique du Sud. Ses rapports trahissaient un sentiment anti-
monarchiste, reflet de son soupçon profond pour ses collè-
gues et de son souci pour l’avenir de la République italienne.
Mais Angleton ne s’occupait pas de politique. En février 1945,
les références à l’activité soviétique contenues dans les rap-
ports de Carlo Resio (« Salty ») et de Fillippo Setaccioli
(« Dusty ») avaient embarrassé Washington. Dans le premier
cas, les analystes du X-2 avaient craint qu’il s’agisse « d’une
forme d’opération de propagande ». Cela devint clair à partir
d’octobre 1945. Dans son rapport du 6 novembre, Angleton
constata que le SIS avait « employé chaque événement décou-
lant de la révolution italienne comme du matériel de propa-
gande pour dénoncer les intentions subversives de la Russie
d’empêcher le rétablissement de la “loi”, de l’“ordre” et de la
démocratie en Italie. À aucun moment, les divers rapports de
renseignement (une fois soumis à vérification) ne s’avérèrent
composés à d’autres fins que de provocation. » Face aux révé-
lations de « Dusty », Washington nota que « la politique
actuelle ne [permettait] pas des activités avec ou contre ces
personnes, et en raison des activités politiques et diplomati-
ques actuelles, il [semblait] particulièrement dangereux
d’entreprendre des contacts avec de telles personnes sur le
moment ». Angleton fut rappelé à l’ordre : « Nous voudrions
plutôt savoir si vous estimez toute cette information réelle-
ment en relation avec les activités allemandes, présentes ou en
liaison avec de futures opérations. Sans transition et évalua-
tion explicatives, l’essentiel de cette information semble être
plutôt sans signification. »
« Sailor » ne participait pas à cette critique. Mieux, grâce à
ses renseignements, il renforçait la capacité d’Angleton à sur-
veiller la reconstruction italienne, l’aidant ainsi à maîtriser sa
liaison avec Resio. D’août 1945 à octobre 1946 au moins,
l’agent fut en mesure d’indiquer la fiabilité des informations
du SIS, d’identifier les faiblesses du service et de manœuvrer

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

au mieux des intérêts américains. Il révéla d’abord des


contacts italiens avec les services de renseignement soviéti-
ques après l’armistice italien, offrant ses dossiers de réunions
avec sa contrepartie soviétique à Istanbul, Akim Nihailov. Il
avertit ensuite Angleton des démarches d’Albanais anti-com-
munistes pour obtenir l’argent et les armes nécessaires au
renversement du régime d’Enver Hoxha. Cette approche fut
également rapportée par les contacts officiels. Ainsi Angleton
se vit-il demander par « Sailor » et « Salty » quelle devait être
la réponse italienne. Mieux, afin de maîtriser cette relation
entre le SIS italien et les dissidents albanais, Angleton recom-
manda hardiment, début avril 1946, que « Sailor » soit la
liaison entre les deux groupes. Enfin, « Sailor » dévoila un
vieux secret qu’il avait appris en servant dans la section codes
et chiffres. Une source mystérieuse, « Durban », avait fourni
les codes britanniques et français à l’Italie en 1939 et 1940
par l’intermédiaire d’un certain « Max Pradier ». Or, en août
1945, Max Pradier essaya de rétablir le contact avec les Ita-
liens, alors que « Sailor » pensait que les États-Unis souhaite-
raient y participer.
Avec la fin de la guerre, la mission du capitaine Angleton
fut d’assurer la pérennité de son réseau. La perspective de fin
de la Commission interalliée, le 31 janvier 1947, suite au traité
de paix avec l’Italie, lui ôtait ses liaisons légales avec la police
et les services de renseignement italiens. Son souci devint
presque entièrement le « contre-espionnage intégral ». Dès
septembre 1945, il constatait que l’effondrement de la puis-
sance italienne et l’incertitude en Méditerranée faisaient de
Rome un véritable « nid d’espions » : « Comme les engage-
ments militaires ont graduellement diminué, il y a une forte
hausse du nombre de suspects d’espionnage à long terme qui
accompagne la phase transitoire vers la normalité. » Déjà, les
gouvernements français, italien et yougoslave déployaient
leurs services de renseignement au mieux de leurs avantages
territoriaux et politiques en Italie, avant la stabilisation des
frontières et du régime par un traité de paix. Le 23 juillet 1945,
Angleton demanda ainsi que la DGER soit « exclue du terri-
toire sous contrôle américain, ou forcée de rendre compte de

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ses actions et les justifier ». Les revendications françaises sur le


Val d’Aoste et la mission « Rossignol » du commandant Chey-
ron, à la poursuite des criminels de guerre français, représen-
taient une menace pour les opérations américaines. En juin
1946, la DGER monta son propre réseau clandestin en Italie.
Cette évolution brouillait la démarcation traditionnelle entre
le renseignement et le contre-renseignement. Le 12 février
1946, Angleton avait demandé au département de la Guerre :
« J’ai besoin immédiatement d’au moins dix agents pour
ouvrir des bases à Naples, en Sicile, à Bari et à Trieste. Ils doi-
vent être soumis à un entraînement intensif… Ils serviront
dans des opérations de guerre. » Le 18 mars, il estimait que « la
plupart des activités politiques secrètes des puissances étrangè-
res [sont] conduites au moyen des contacts et des réseaux des
services de renseignement ».
En janvier 1946, « Sailor » lui permit de prendre part à ces
actions, malgré les préventions qui lui avaient été faites en
février 1945. Le ministre italien de la Marine, Raffaele De
Courten, avait annoncé, lors d’une réunion avec ses chefs du
personnel, que les États-Unis étaient « les seuls amis de la CB-
Land (Italie) ». La politique des États-Unis relative aux condi-
tions du traité de paix avec l’Italie occasionnait ce commen-
taire. Prévoyant d’organiser une campagne sérieuse de
persuasion, qui préfigurait celle que mit en œuvre la CIA après
son départ, Angleton demanda à Washington tous les discours
pertinents du secrétaire d’État et des diplomates, et souhaita
d’être prévenu de toute nouvelle prise de position favorable à
l’Italie. Il entendait convaincre les services de renseignement
italiens que « leur collaboration fidèle avec [son] service [tra-
vaillait] à améliorer leur position douteuse à la table de négo-
ciation de paix ». Pensant aux suites du traité, Angleton
estimait que cette liaison rapprochée pourrait être préservée si
les Italiens croyaient que les États-Unis faisaient tout leur possi-
ble pour limiter les réparations à payer par Rome et pour sau-
ver la province orientale de Vénétie Julienne, même si ni l’une
ni l’autre demande n’étaient satisfaites par le traité.
Dans cette affaire, Angleton ne faisait pas preuve d’oppor-
tunisme, et encore moins de pragmatisme. Il laissait seulement

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parler son scepticisme naturel. Averti du contexte politique


dans lequel il travaillait, il était sensible au double besoin de
rassembler des sources de toutes obédiences politiques et d’en
corriger les polarisations. Depuis octobre 1945, il cherchait à
compenser l’ancrage monarchiste de ses relations avec le SIS.
Puisqu’il était probable que l’Italie devienne une république
de centre-gauche, il cherchait à éviter que la SSU ne perde ses
informateurs…
Le système Angleton fut un succès. En examinant tous ses
rapports de liaison de 1946, son ancien chef londonien Nor-
man Holmes Pearson considéra que son activité en Italie était
« la plus spectaculairement productive » de toutes celles mises
en place par l’ancienne OSS. Certains n’hésitèrent pas à dire
que la station italienne avait atteint le niveau de celle de Dul-
les à Berne… Dans son utilisation d’Ultra, ses entreprises de
liaison avec les services italiens et ses opérations de pénétra-
tion, Angleton démontra une excellente maîtrise des principes
du contre-espionnage. Il savait se servir du renseignement
qu’il avait et savait développer de nouvelles sources. Afin
d’étendre sa couverture des activités étrangères pouvant affec-
ter les intérêts des États-Unis, il accrut les missions du contre-
espionnage par la surveillance de la collecte stratégique du
renseignement étranger et le contrôle de chaque source que
l’adversaire pouvait retourner. Son assurance avait son côté
négatif. Elle nourrissait une confiance en lui, qui de temps en
temps l’égarait, comme dans le cas « Vessel », où il oublia les
principes qu’il imposait aux autres. Peut-être aussi son arro-
gance contribua-t-elle à ne pas sécuriser la coordination du
plan « Ivy » avec les résistants antifascistes ? Mais Angleton
comprit surtout que, comme il le confia en 1949 à son collè-
gue Rolfe Kingsley, « si tu contrôles le contre-espionnage, tu
contrôles le service de renseignement ».

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Premiers pas à Washington

Après six mois de congé passés à Tucson auprès de sa


femme, James Angleton était de retour à Washington pour
commencer sa carrière à la Central Intelligence Agency (CIA).
En juillet 1948, il fut d’abord affecté auprès du directeur cen-
tral du renseignement (DCI), l’amiral Hillenkoetter, comme
assistant spécial, le temps de reprendre ses marques dans le
renseignement. Puis, en octobre, il fut transféré à l’Office of
Special Operations (OSO), comme assistant au directeur
adjoint. Il partageait ce poste avec un ancien agent du Federal
Bureau of Investigation (FBI), William King Harvey, renvoyé
pour alcoolisme… Selon les compétences de chacun, ils se
répartirent respectivement les deux fonctions primitives de
l’OSO, le renseignement pour le premier, le contre-espion-
nage pour le second. Ils remplaçaient le colonel Donald
H. Galloway, victime d’une manœuvre avortée de George
Kennan pour faire revenir Allen Welsh Dulles, retourné à son
étude juridique. Il paraît probable qu’Angleton coiffa en
même temps, dès juillet 1948, le Special Procedures Group
(SPG). Cette entité avait été fondée le 19 décembre précédent
afin de « guider la guerre psychologique secrète » et ce, contre
les propres conceptions professionnelles de Hillenkoetter,

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notamment en ce qui concernait les opérations clandestines


qu’avait fini par autoriser le président Truman. Entre autres
choses, le SPG finançait plusieurs partis centristes italiens.
Conjuguée aux efforts diplomatiques et économiques, cette
première tentative fut regardée par les fonctionnaires du gou-
vernement comme un succès énorme, les partis parlementaires
pro-américains ayant remporté les élections du 18 avril 1948.
Mais, contrairement à ceux qui adoptèrent les thèses cons-
pirationnistes, Angleton, lui, n’y prit aucune part active. Son
expertise, sur ce point, fut certainement mise à contribution
lors d’un long débriefing du 22 au 30 décembre 1947. Le SPG
allait être mis en place au 1 er janvier 1948 et la connaissance
pratique du chef de la SSU italienne pouvait être utile. Pour
autant, l’opération relevait de George Kennan et de Frank
Wisner… qui s’en servirent pour conquérir leur autonomie, le
18 juin suivant, avec l’Office of Special Projects, rebaptisé au
1er septembre Office of Policy Coordination (OPC), « chargé
de planifier et de conduire des opérations clandestines »… Au
moment où Angleton prenait ses fonctions à la CIA, le
1er août 1948, Wisner remplaçait Cassady. La confusion
induite par l’incertitude sur la date de son retour aux États-
Unis, (aujourd’hui connue avec précision par le contrôle de
l’immigration), ne posait pas de problème, car Angleton était
déjà une légende. Le créateur de l’OSS, le général William J.
Donovan n’avait pas caché qu’il le considérait comme l’un de
ses meilleurs hommes en Europe, sinon le meilleur. La mis-
sion d’Angleton en Italie avait été un succès et prouvait que
l’action secrète était possible.
Vidé de ses compétences d’action psychologique, l’OSO
ressemblait à une coquille vide. En décembre 1949, il fut
scindé en quatre divisions : le Staff A s’occuperait dorénavant
des « opérations de renseignement étranger », le Staff B de la
« prévision et de la planification opérationnelle », le Staff D
(rapidement rebaptisé C) du « contre-espionnage » et le Staff
C du « renseignement électromagnétique ». Cette dernière
activité fut toute théorique puisque, le 20 mai, avait été consti-
tuée au département de la Défense, l’Armed Forces Security
Agency (AFSA), qui allait devenir l’actuelle NSA (National

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

Security Agency) le 4 novembre 1952. La CIA n’allait pas


bénéficier de ses écoutes, ou seulement de façon ponctuelle.
Ainsi ne prit-elle connaissance des interceptions Venona, qu’à
l’intégration, en 1953, dans les effectifs du Staff C, du vétéran
du renseignement électromagnétique, Frank Rowlett. Son
supérieur, William King Harvey, avait été informé de son exis-
tence en août 1952.
Remplaçant Hillenkoetter au 7 octobre 1950, le général
Walter Bedell Smith chercha à rationaliser le fonctionnement
de l’OSO. S’inspirant des conclusions du rapport d’Allen Dul-
les (dont le président Truman avait écarté la candidature
comme patron du renseignement), Smith envisagea d’abord
de fusionner le service avec l’OPC. Craignant d’interférer dans
les opérations engagées par les deux structures rivales, il se
contenta dans un premier temps de nommer des représentants
de son choix. Angleton fut choisi pour l’OSO. Il y gagna une
équipe de six secrétaires et adjoints, ainsi qu’un bureau dans le
bâtiment L du 2430 E Street, NW, donnant sur le Lincoln
Memorial. Il quittait ainsi les inconfortables constructions
délabrées en bois, où couraient les rats, installées par les
services de santé de l’armée pendant la guerre le long de la
pièce d’eau du Washington Monument. Son homologue à
l’OPC, Frank Wisner, se révéla plus habile. Fort du soutien de
Allen Dulles, devenu adjoint de Smith, il obtint au 1 er août
1952 la fusion des deux entités et en prit tout naturellement la
tête, faisant d’Angleton son numéro 2.
Angleton avait notamment la responsabilité de la liaison
avec les services alliés. Il l’avait pratiquée avec succès à Rome.
Mais la CIA n’avait pas la même politique que l’OSS. S’il lui
paraissait normal d’avoir des officiers auprès des services alliés,
comme John Adams Bross à Londres ou Philip Clark Horton
à Paris, la réciproque était rarement vraie. Les Britanniques
avaient une longue habitude de collaboration policière. Dès le
21 juin 1940, ils avaient affecté à New York un coordinateur
des activités de renseignement, William J. Stephenson. Mais
ce personnage haut en couleur ne tarda pas à agacer le direc-
teur du FBI, John Edgar Hoover, qui l’accusa vainement
d’espionnage. Le 31 décembre 1945, le British Security

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Coordination Office fut fermé. Ce ne fut que quatre ans plus


tard qu’un nouvel agent de liaison britannique fut accrédité
auprès des services de renseignement américains, CIA, FBI et
NSA. Le 10 octobre 1949, l’ambassadeur sir Oliver Shewell
Franks annonça au secrétaire d’État Dean Acheson que
« mr H. A. R. Philby [était] nommé comme premier secrétaire
à l’ambassade de Sa Majesté pour le Royaume-Uni ». Pour la
France, il en allait évidemment différemment. La présence de
communistes au gouvernement jusqu’au 5 mai 1947 et la lente
redéfinition de sa politique extérieure empêchaient toute rela-
tion au niveau du renseignement. Mais un certain parti pris,
datant du contentieux américano-gaulliste, nourrissait aussi
une certaine méfiance. En avril 1951, pourtant, l’ambassadeur
Henri Bonnet put annoncer au chef de la diplomatie améri-
caine la nomination d’un chargé de mission, Philippe
Thyraud, dit « de Vosjoli ». Cet ancien chef de cabinet du
directeur du Service de documentation extérieure et de contre-
espionnage (SDECE) ne permit pas d’effacer totalement
l’image peu fiable des services français, mais il rendit possible
le renforcement des relations commencées en janvier 1951 et
menées à bien par le général modernisateur Paul Grossin en
1958. En 1955, Angleton apporta sa contribution à ce rappro-
chement en parrainant l’ancien directeur général adjoint du
service, le général Gustave Bertrand, dans l’ordre de la Legion
of Merit. Il avait rencontré cet officier français, « inventeur »
du système Ultra, ainsi que son « patron », Henri Ribière, lors
de son séjour parisien de l’automne 1948. Il n’assista pas à la
cérémonie formelle de remise de la décoration, sur un porte-
avions américain mouillant à Toulon, mais il veilla à ce que la
CIA l’organise.
Ces liaisons reposaient sur une conception classique de la
coopération entre alliés. Aussi James Angleton eut également
à accompagner la normalisation des rapports israélo-améri-
cains. Peu après sa prise de fonction à l’OSO, en 1948, il avait
été contacté par Teddy Kollek, le représentant de la Haganah,
l’armée de libération israélienne. Les deux hommes se
connaissaient et s’étaient croisés à Rome pendant la Seconde
Guerre mondiale. Teddy Kollek était arrivé en Italie un an

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

avant Angleton dans le cadre d’une mission de délivrance de


l’Agence juive, qui accompagnait la Brigade juive de l’armée
britannique. À ce titre, il entretenait des relations avec l’OSS,
dont James Angleton assurait depuis octobre 1944 la responsa-
bilité du contre-espionnage. Kollek eut recours à ses services
pour la nomination de représentants de l’Agence juive auprès
des forces américaines en Europe occupée, afin d’orienter les
survivants des camps de la mort vers les ports italiens, pour
être transportés en Palestine ; Angleton sut rapidement que
des armes transitaient également par ce moyen. En échange de
cette information, les Américains purent utiliser la Brigade
juive dans leurs opérations clandestines, notamment celles
concernant le fonctionnement de l’espionnage soviétique en
Europe et au Proche-Orient. Angleton obtint aussi des rap-
ports de première main sur les exactions nazies, mais ces rap-
ports furent bloqués par Allen Dulles à Berne.
Angleton accueillit d’autant plus favorablement la nou-
velle démarche de Kollek qu’il s’agissait de mettre fin à
l’espionnage israélien aux États-Unis, dont la période la plus
représentative eut lieu entre 1950 et 1954, avec la nomination,
comme attaché de défense, de Chaim Herzog, ancien chef du
renseignement militaire israélien Aman. Mais le département
d’État, à commencer par le représentant américain, Mark Eth-
ridge, à la Commission de conciliation des Nations-Unies
pour la Palestine, était hostile à Israël. L’intransigeance arabe
et le renforcement de la guerre froide rendirent possible, en
mai 1951, une visite non officielle du président David Ben
Gourion à Washington, à l’instigation des organisations juives
américaines. Le chef de l’État israélien rencontra notamment,
dans le plus grand secret, le général Bedell Smith et son état-
major, dont James Angleton et William K. Harvey. Le DCI
était hésitant, craignant que l’afflux d’immigrés d’Europe
orientale ne finissent par permettre aux Soviétiques de péné-
trer les services de renseignement israéliens. Il exigea le plus
grand secret et envoya une mission sur place afin d’évaluer la
liaison. L’opération Balsam, comme la nommèrent les Israé-
liens, commença par une visite d’Angleton sur le sol israélien,
du 22 au 30 janvier 1952. Reuven Shiloah, directeur du rensei-

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

gnement extérieur Mossad, et Amos Manor, son collègue du


renseignement intérieur Shin Bet, qui sera le correspondant
avec les Américains, l’accueillirent à l’aéroport international
de Lod et l’installèrent au Sharon Hotel d’Herzliya. Angleton
s’entendit bien avec Shiloah, qui était aussi un ami de Kollek.
Il appréciait aussi ce jeune État, dont Norman H. Pearson lui
avait si souvent parlé à Yale, de même que Philby, d’ailleurs…
Pour autant, ce qui intriguait le plus les Américains était que
l’officier de liaison désigné par les Israéliens fut un émigré rou-
main, dont ils craignaient qu’il appartînt à la partie adverse.
Quatre rencontres eurent lieu dans son deux-pièces sur
Pinsker Street à Tel-Aviv, entre 11 et 16 heures ; après avoir
partagé quelques bouteilles de whisky, Amos Manor était cer-
tifié ami des États-Unis. Angleton conserva jusqu’en décem-
bre 1974 l’exclusivité de la liaison avec Israël, en dehors de
toutes les logiques d’organisation territoriale de l’Agence…
Les deux hommes élaborèrent un premier programme de for-
mation à destination des agents israéliens. En octobre sui-
vant, six officiers du Mossad furent envoyés à Washington.
Mais le caractère trop théorique des enseignements sembla les
mécontenter. Angleton invita donc Manor et son épouse à se
rendre aux États-Unis, où il leur aménagea un très conforta-
ble séjour. Pour calmer les agents israéliens, il n’hésita pas à
leur offrir un polygraphe, qui fut le premier détecteur de
mensonge possédé par l’État hébreu. Ils repartirent également
avec tout un lot de matériel technologique, microphones,
équipements d’écoutes téléphoniques, caméras. Ce fut la der-
nière fois qu’ils demandèrent quelque chose aux Américains,
de crainte qu’on exige d’eux, en retour, de fournir des rensei-
gnements sur le monde arabe.
D’évidence, il semble que les États-Unis donnèrent plus
qu’ils ne reçurent dans cette relation. Certes, le 17 avril 1956,
Amos Manor fit passer à Washington le texte du rapport
secret de Khrouchtchev au XXe congrès, devant le comité cen-
tral, dénonçant les crimes du stalinisme. Quatre jours aupara-
vant, les Israéliens s’étaient procuré une version polonaise du
texte, grâce à leur agent Tommy Lapid, un permanent du parti
communiste polonais. Ben Gourion avait autorisé le Shin Bet

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

à le transmettre aux Américains, via le canal diplomatique, et


directement à la CIA, via Angleton, qui chercha vainement à
en connaître la source. L’analyste Ray S. Cline suggéra de le
diffuser immédiatement sur Radio Free Europe, ce que Frank
Wisner et son adjoint refusèrent. Le premier voulait l’intégrer
à une opération couverte, baptisée Red Sox/White Sox, afin de
mobiliser les commandos de réfugiés d’Europe de l’Est en
cours d’entraînement. Angleton, quant à lui, balançait entre
les deux, proposant une publication partielle. Allen Dulles,
devenu le DCI, sembla pencher du côté de ce dernier. Trente-
quatre ajouts, portant notamment sur les relations de l’Union
soviétique avec la Chine et l’Inde, furent apportés au texte ori-
ginal, qui fut publié le 4 juin suivant en une du New York
Times. Ce fut le seul succès d’Angleton.
Le reste de sa relation avec Israël bénéficia seulement à ce
petit pays. Quelques mois après lui avoir fait le cadeau de ce
document que la CIA recherchait avidement, les contacts
d’Angleton s’abstinrent de l’informer de leurs préparatifs
combinés avec la France et la Grande-Bretagne contre
l’Égypte, qui avait nationalisé le canal de Suez, le 26 juillet. En
juin 1967 et en octobre 1973, ils répétèrent au grand dam
d’Angleton le même procédé… Confiant dans l’intégrité de
ses amis israéliens, Angleton ne voulait pas croire les indices
qui lui provenaient d’autres sources. Lorsque le directeur
adjoint au renseignement, Robert Amory, lui apprit que le
chauffeur de l’attaché militaire américain à Tel-Aviv, un réser-
viste israélien pourtant retiré des cadres, avait été rappelé,
Angleton refusa d’y voir le signe d’une mobilisation à grande
échelle. En fait, il cherchait tant à montrer combien la relation
était profitable aux États-Unis qu’il en perdait de vue la réalité
de la situation. Ainsi, lorsqu’il tenta de régler le problème
israélo-arabe en suggérant de faire assassiner le raïs égyptien,
Nasser, au printemps 1967, il plaça les États-Unis dans une
mauvaise passe après que la marine israélienne eut coulé le
navire d’écoute électronique américain USS Liberty (AGTR-5),
le 8 juin. Encouragé par son contact israélien, le ministre
conseiller Ephraïm Envor, Angleton rencontra les chefs du
renseignement israélien, dont le général Moshe Dayan, et les

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

politiciens clés pour discuter de la faisabilité d’un assassinat.


Ce dont ne manqua de se servir Moshe Dayan, devenu minis-
tre de la Défense israélienne, pour endiguer toute protestation
du gouvernement américain après l’attaque qui coûta la vie à
trente-quatre marins américains et en blessa cent soixante et
onze. Peut-être aussi menaça-t-il d’informer les Arabes et les
Soviétiques des opérations conjointes de la CIA et du Mossad
et, surtout, des velléités d’assassinat d’Angleton…

Comme responsable du Staff A, Angleton ne faisait pas


partie des dirigeants de l’Agence autorisés à connaître l’exis-
tence du programme de décryptage des messages soviétiques.
Ses responsabilités consistaient en l’accréditation de toutes les
opérations de renseignement humain, d’agents doubles, de
provocation et d’interrogation opérationnelle. Comme au V-48,
à Ryder Street à Londres, il supervisait les études sur tous les
pays où l’Agence avait des activités. Passaient ainsi sur son
bureau toutes les communications de l’OSO en provenance
ou à destination des équipes sur le terrain. Mais il restait nos-
talgique de son action anglaise. Ayant la charge du recrute-
ment des agents doubles, il tenta de recréer le comité Twenty,
en charge de la gestion des agents doubles (XX). Mais une telle
organisation se révélait inutile sans la récupération, au préala-
ble, d’un accès Ultra couvrant les codes soviétiques, qui lui
échappaient largement. Le 1 er juillet 1952, fort du soutien du
premier directeur adjoint à la planification, Allen Dulles,
Angleton demanda à la Special Security Division de lancer
l’opération SGPOINTER/HTLINGUAL. Elle commença le
1er février suivant. Il s’agissait d’abord de contrôler, à la poste
centrale de Manhattan, le volume du courrier venant ou à des-
tination de l’Union soviétique et de ses satellites.
Le 21 novembre 1955, James Angleton, devenu chef du
contre-espionnage (CI), suggéra d’étendre les interceptions de
courriers transitant par New York « à tout le trafic postal à des-
tination et venant d’URSS entrant, partant ou transitant aux
États-Unis par le Port de New York ». Il proposait que « les
informations ainsi acquises soient enregistrées, indexées et
analysées afin de fournir aux diverses divisons de l’Agence les

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

articles qui pourraient être utiles à leurs missions respectives ».


Plus largement, il recommandait de modifier l’objectif du pro-
jet, en photographiant le courrier à ouvrir. Avant cette date,
des ouvertures avaient eu lieu « sans la connaissance du Post
Office Department de manière complètement aléatoire… [en]
détournant une lettre, pour la traiter le soir et la rendre le len-
demain ». Cette méthode était autorisée pour un nombre très
limité de pièces. Selon Angleton, « plus de lettres pourraient
être ouvertes » si l’Agence disposait d’un endroit séparé du
service postal, où serait installé le matériel de traitement.
Comme la Special Security Division ne disposait pas de la
main d’œuvre suffisante pour mener à bien cette montée en
puissance, Angleton suggéra que la responsabilité du projet
soit transférée à sa division.
Le plan, approuvé le 7 décembre, ne fut financé que le
3 mars 1956 par Richard McGarrah Helms, qui faisait fonc-
tion de directeur adjoint à la planification, en remplacement
de Frank Wisner, malade. À la fin de l’année, les intercep-
tions furent déplacées de la poste centrale de Manhattan à
l’agence postale de l’aéroport de La Guardia, puis en 1962 à
Idlewild (Kennedy) Airport, à New York. Elles mobilisaient
cinq jours sur sept trois agents et un représentant de l’US Pos-
tal Service. Quelque mille huit cents lettres étaient triées, puis
photographiées chaque jour, et seule une soixantaine étaient
envoyées au bureau que la Special Security Division avait au
Manhattan Field Office, pour y être ouvertes, reproduites,
refermées et renvoyées à l’agence aéroportuaire afin d’être
réintégrées dans le circuit postal. Les films, quant à eux,
étaient envoyés au siège de la CIA à la Special Security Divi-
sion, qui les transmettait au Counterintelligence Staff. Deux à
six analystes voyaient le contenu des lettres et les traduisaient
ou les résumaient. Les copies étaient archivées dans le service,
et leur contenu disséminé à la Soviet Russia Division, à
l’Office of Security et au Counterintelligence Staff, ainsi
qu’au FBI. Le 25 février 1960, Angleton obtint que la Techni-
cal Services Division équipât Manhattan Field Office d’un
laboratoire automatique, afin « d’augmenter la production
d’environ vingt pour cent ».

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

En janvier 1958, le FBI fut informé des ouvertures du


courrier après qu’il eut demandé l’autorisation du receveur
général des postes, Arthur E. Summerfield, de monter une
semblable opération. Il fallut un an pour que la CIA accepte
de lui faire passer les informations qui pouvaient intéresser la
sécurité intérieure. Le projet continua jusqu’au 15 février
1973, lorsque le directeur adjoint des opérations, William
Colby, recommanda au DCI James Rodger Schlesinger de
mettre fin à HTLINGUAL. Angleton fit appel de cette déci-
sion, disant que l’information générée par l’ouverture du cour-
rier était précieuse. Pour légaliser l’opération, il conseilla
vivement d’obtenir l’approbation personnelle du président
Gerald Ford. Ne voulant pas prendre parti, Schlesinger sus-
pendit l’opération. Le 2 juillet suivant, il devint secrétaire à la
Défense sans avoir pris de décision… En quinze années d’exis-
tence, plus de vingt-huit millions de lettres furent interceptées,
sur lesquelles dix pour cent furent photographiées et un pour
cent ouvertes.

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Les risques du métier

Durant leur quelques mois de collaboration, Perdita Doo-


little fut frappée par la puissance d’esprit de James Angleton.
Au milieu de tous les universitaires affectés au X-2 de Londres,
il ne détonnait en rien. Il aurait pu être, si la guerre n’en avait
décidé autrement, professeur ou poète. Mais, après son séjour
romain, il choisit d’être espion. Cicely l’avait accepté bon gré
mal gré durant leur longues retrouvailles à Tucson. Comme
d’autres épouses d’agents de la nouvelle CIA, Cicely acceptait
que le travail de renseignement puisse avoir des secrets, qu’ils
devaient le rester, parce qu’elle n’avait pas « besoin de les
connaître », pour emprunter un terme du jargon de l’Agence.
Elle devait accepter que son mari, à l’instar d’autres époux de
l’Agence, ne discute pas de son travail. Assurément, elle porte-
rait le fardeau le plus lourd de ce couple.
Leurs amis devraient également le supporter. En juillet
1948, lorsque le couple et James Charles, quatre ans, s’installa
à Alexandria, ils étaient peu nombreux. James Angleton
n’avait pas passé plus de quatre années aux États-Unis sur les
dix dernières années. Son testament, qu’il rédigea le 22 janvier
1949, ressemblait plus à un témoignage de fidélités qu’à un
carnet d’adresses. On comptait quelque vingt-cinq agents de

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

l’OSS ou de la CIA, rencontrés à Londres, comme Norman


H. Pearson, Miles Axe Copeland Jr, dont il avait apprécié les
talents de trompettiste lors de leur séjour à Ryder Street, et son
adjoint à Rome, Raymond Rocca, malicieusement surnommé
« le Barbu ». On trouvait également des collègues de l’Office
of Special Operations (OSO), comme Richard McGarrah
Helms. Angleton n’oubliait pas non plus « l’opérateur », « le
patriote » qu’était Allen Welsh Dulles. De ses amis de l’épo-
que précédente, celle de Furioso, il ne restait plus guère que
Reed Whittemore, Edward Estlin Cummings et son épouse
Marion Morehouse. Et encore : curieusement la correspon-
dance des Angleton avec ce dernier couple, jusqu’à la mort du
poète et essayiste, en septembre 1962, puis de sa veuve, en mai
1969, fut du seul fait de Cicely. Toutes les autres s’étaient arrê-
tées lors de l’engagement d’Angleton, en 1943.
Cicely joua un rôle important dans la vie sociale du cou-
ple. Comme Barbara Colby à la même époque, sa propre dis-
cipline et son attachement avaient pris la relève de son mari.
Elle cadrait aussi très bien avec ces jeunes femmes de la bonne
société américaine de cette après-guerre, diplômées d’un pres-
tigieux collège féminin de la côte Est, où elles avaient été éle-
vées dans la croyance que le mariage était leur destinée,
qu’être une femme idéale était le rôle pour lequel elles étaient
naturellement faites. Aussi passait-elle tranquillement à travers
des dîners avec des étrangers dont le nom avait été mal arti-
culé ou de grandes réceptions officielles où elle n’avait aucune
idée des vraies relations entre les invités. Mais Cicely apportait
aussi un réseau relationnel puissant à son époux. Elle était une
fille de Vassar, comme Mary Draper, mariée à Wistar Janney,
Mary Pinchot, mariée à Cord Meyer, ou Antoinette (Toni)
Pinchot, mariée à Ben Bradlee, tous membres de la CIA…
Après avoir passé leurs années d’université au début des
années 1940 sous les vieux chênes et les érables du campus
de Poughkeepsie, New York, ces diplômées étaient devenues
les épouses de vétérans de la Seconde Guerre mondiale qui
avaient réussi à Washington ; elles étaient aussi devenues des
mères. Quelques-unes travaillaient, comme Katharine
Graham, rédactrice au Washington Post. Ainsi ce groupe de

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femmes se trouvait « ensemble comme dans un étourdisse-


ment », ainsi que le rappelait jalousement Mary Skidmore
Truesdale, qui n’en était pas. Elles restaient à part de la
société virginienne de Georgetown, où leurs maris avaient élu
domicile. Beaucoup avaient été des débutantes, mais elles
étaient peu disposées à mentionner ces jours, bien qu’elles
sachent toutes quand porter des gants blancs et quand les
enlever. Elles avaient simplement le sentiment d’être instrui-
tes, ce qu’elles étaient indéniablement, et engagées dans des
vies dynamiques, intéressantes.
Mais elles vivaient dans un environnement de personnes
trop importantes pour être vraiment surannées, et avec trop
d’informations classifiées pour être amical. Dean Acheson,
Allen W. Dulles, Robert McNamara et Frank G. Wisner
étaient parmi les puissants de ce petit village colonial. Les célé-
brités médiatiques nationales, comme Joseph Alsop, Benja-
min C. Bradlee, Walter Lippmann, Rowland Evans et Art
Buchwald, côtoyaient aussi leurs anciens collègues de l’OSS.
Dans les années qui suivirent, George Kennan, Richard Bis-
sell, Eugene Rostow, Chip Bohlen, Desmond FitzGerald,
Tracy Barnes, Cord Meyer, William Averell Harriman, John
McCloy, Felix Frankfurter, John Sherman Cooper, James Res-
ton, et Paul Nitze se joignirent régulièrement à cette société
particulière. Certains, comme Bruce, Braden, Bohlen,
McCloy, Meyer et Harriman, qui passaient plus de temps
dans des missions à l’étranger, attendaient impatiemment d’y
retourner… L’intimité professionnelle de ces espions, ces poli-
ticiens et ces journalistes représentait pourtant pour les filles
de Vassar une continuité sociale.
Ces hommes partageaient les mêmes opinions politiques.
Ils avaient tendance à avoir des vues libérales sur les questions
intérieures, développées à l’université dans les années 1930. Ils
étaient aussi passionnément anti-communistes, résultat de
leurs expériences de guerre en Europe. La majorité était mem-
bre du Parti démocrate, bien qu’il y eût aussi quelques trans-
fuges républicains. Comme le résumait bien Sally Reston, ils
étaient des « anti-communistes de gauche, des intellectuels,
précisément de la classe et de la race que Joe McCarthy détes-

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tait et dont il voulait ruiner les carrières. C’était la même


vieille bataille : la droite républicaine contre la gauche démo-
crate. » Le « Georgetown Set » qu’Angleton était invité à
rejoindre était le creuset de la nouvelle agence de renseigne-
ment. Son principal lobbyiste était Frank Wisner, un des
« cow-boy de Park Avenue ». Avec l’aide d’un autre membre,
George Kennan, il avait créé en juin l’Office of Special Pro-
jects. Wisner en avait été nommé directeur, et Angleton,
adjoint au directeur de l’OSO, le colonel Donald Galloway.
Tous se fréquentaient, dînaient ensemble, écrivaient des
lettres d’introduction pour leurs enfants et leurs femmes voya-
geant à l’étranger ou recommandaient leurs fils pour Harvard,
Yale ou Saint Paul School. Ils se retrouvaient tout seuls à la
belle saison, si humide avant l’invention de la climatisation :
épouses et enfants gagnaient traditionnellement le berceau
familial ou quelque destination ensoleillée. Les hommes res-
taient dans la ville étouffante pour s’occuper des affaires de
l’État ou diriger magazines nationaux et journaux. Les étés
washingtoniens ressemblaient à un club d’hommes. Si une
épouse restait avec son mari, elle était automatiquement dési-
gnée présidente de « l’Association protectrice des femmes »
par les autres. Elles étaient à moitié sérieuses. Le ton moral de
la capitale avait été donné par le Congrès, où sénateurs et
représentants avaient l’habitude de disposer occasionnelle-
ment d’une femme du bureau des dactylos ou de la réception.
La moralité privée égalait rarement l’apparence publique…
Par Cicely, James Angleton intégra ce « Georgetown Set »,
alors qu’il n’y résida jamais et qu’il ne goûtait qu’à moitié
cette atmosphère légèrement bohême. Il inscrivit ses enfants
au tennis et voulut que ses filles fussent des débutantes, afin
de montrer combien il avait réussi. Son insomnie chronique y
voyait également une occasion de rester debout. Mais il se
sentait mal à l’aise et, le plus souvent, dédaignait cette société.
Il préférait largement l’anonymat d’Alexandria, puis d’Arling-
ton. Cela devint même un sujet de plaisanterie avec ses
enfants, une fois devenus adolescents. Lorsqu’ils voulaient se
rendre à Georgetown, leur père affectait un air confit, répon-
dait qu’il ne voulait pas bouger au motif qu’il n’y avait pas

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suffisamment de place de parking… Pourtant, s’il préférait lar-


gement aller pêcher dans la Brule River, dans le Wisconsin, il
ne ratait pas une occasion de venir faire la fête à Georgetown.
Il était particulièrement assidu des soirées données par les
sœurs Pinchot, Toni Bradlee et Mary Meyer, qui étaient voisi-
nes. Même s’il s’agissait plus de relation sociale que d’amitié,
Angleton y trouvait l’occasion de s’abandonner. On se retrou-
vait presque invariablement autour d’un plat de spaghettis et
d’une salade. Angleton évoquait son passé italien et son édu-
cation britannique, mais jamais ses origines mexicaines.
Ces fêtes étaient l’occasion d’intenses beuveries. Angleton
avait pour compagnons réguliers son collègue, à la CIA et à la
pêche, Cord Meyer, et le journaliste James Truitt. Mais il
buvait aussi largement en dehors de ces occasions. Dans les
années 1960, il était devenu alcoolique. Un déjeuner commen-
çait traditionnellement par un bourbon Harper, avec deux
cubes de glace, se poursuivait de deux à quatre kirs et de dou-
bles Martini, et s’achevait d’un nouveau bourbon. Un dîner
consistait souvent de deux bouteilles de vin, et pour finir du
whisky. En 1974, il fut mis au régime sec, menacé par la cir-
rhose. Angleton ne buvait pas seulement en société. Il buvait
également pendant ces longs repas professionnels qu’il orga-
nisa régulièrement, d’abord au Seafood Harvey’s, 1001 18th Street,
au The Occidental Restaurant, au 1475 Pennsylvania Avenue, au
conventionnel The Army and Navy Club, 901 17th Street, puis,
à partir de 1954, au très select Duke Zeibert’s Restaurant, 1050
Connecticut Avenue, ou à La Niçoise, au 1721, Wisconsin
Avenue, sur les hauteurs de Georgetown. Ce dernier établisse-
ment, tenu par Michel Bigotti, un ancien « gentil organisa-
teur » du Club Méditerranée, avait une réputation beaucoup
plus modeste parmi les gourmets. De plus, il était habituelle-
ment bruyant et, le soir, tournait au tapage avec son ballet de
serveurs en patins à roulettes… Mais Angleton l’aimait et il y
conviait des collègues de la CIA, comme Frank G. Wisner,
Archibald Roosevelt ou Pete Bagley, ou de services étrangers,
comme le Français Philippe Thyraud, dit « de Vosjoli », le
Canadien John Starnes, l’Israélien Amos Manor ou l’Anglais
Kim Philby.

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Chaque matin, il y faisait réserver, cérémonieusement, par


sa secrétaire, sa table pour 12 heures 30 ; à La Niçoise, il s’agis-
sait de la numéro quarante et un, face au miroir qui couvrait le
mur du fond. Le repas, largement arrosé de doubles Martini,
pouvait généralement durer jusqu’à 15 ou 16 heures. Les con-
vives étaient toujours impressionnés par la quantité d’alcool
qu’il réussissait à ingurgiter ; mais l’alcoolisme n’épargnait
guère d’agents de la CIA ou du FBI. Ne répugnant pas à boire,
Kim Philby se rappelait plutôt qu’Angleton « était le plus
mince des hommes qu’[il avait] jamais connus, et un des plus
gros mangeurs ». Parfois, lorsque la charge avait été trop
importante, il perdait le sens de son propos, qui devenait plus
énigmatique qu’à l’habitude. Ensuite, il était rare qu’il soit en
état de se consacrer à ses dossiers. Il n’était jamais saoul, mais
certaines mauvaises langues affirment qu’il faisait une petite
sieste en fin d’après-midi…
Le choix de la table habituelle était une précaution élé-
mentaire pour n’avoir personne dans son dos et voir ce qui se
passait en salle. Les convives étaient des personnages impor-
tants et leurs propos pouvaient intéresser du monde, aussi
chuchotaient-ils, cachant parfois leur bouche de la main. Du
temps où il déjeunait chez Harvey’s ou au The Occidental, il
n’était pas rare qu’Angleton y rencontra, à un autre coin de la
salle, le directeur du FBI, John Edgar Hoover, attablé avec
deux de ses directeurs adjoints, son amant Clyde Tolson et
William C. Sullivan. Ce qui ne manquait pas de paraître
incongru à La Niçoise… Pour ses appels téléphoniques sensi-
bles durant le repas, Angleton n’utilisait jamais le téléphone
du restaurant, mais sortait et utilisait celui du bureau de la
boutique du tailleur voisin. Ce manège amusait les serveurs du
restaurant français de Georgetown, qui lui réservèrent un jour
une surprise de taille. Ils placèrent un microphone dans
l’arrangement floral qui trônait sur la table quarante et un, le
câble de liaison courant le long d’un pied, puis à travers la
salle jusqu’au matériel audio qui le redistribua sur la sonorisa-
tion du restaurant. Lorsqu’Angleton et ses invités commencè-
rent leurs chuchotis, le micro fut mis en fonction et débita
dans toute la salle la conversation des agents de la CIA. Fiers

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d’avoir piégé des espions, les serveurs apparurent hilares. Heu-


reusement qu’Angleton avait le sens de l’humour…
Hormis ces activités de libations, Angleton ressemblait
plutôt à ce héros de Rex Stout qu’il avait découvert à Har-
vard : Nero Wolfe. Physiquement, ils étaient certes dissembla-
bles. Wolfe était un détective corpulent, avec une immense
face ronde, pesant au moins cent dix kilogrammes, alors
qu’Angleton se présentait comme un long échalas. Pourtant,
leurs comportements se ressemblaient. Wolfe était étonnam-
ment digne, mais agoraphobe, refusant de quitter sa maison
pour mener ses enquêtes, n’utilisant que son esprit agile, et
vouant une passion sans borne pour les orchidées. Si Angle-
ton n’était qu’un mystérieux enfant de Nogales naturellement
secret, il était également un fin connaisseur des orchidées, et
même un fameux botaniste et horticulteur. Il dépensa un
temps considérable et encore plus d’argent à cette occupation.
Dans son vaste jardin de Rock Spring, à Arlington, à partir de
1952, il bénéficia de l’enseignement de son voisin, « fameux
naturaliste » selon Angleton, M. Morris, qui lui apprit à les
élever. Maintes fois, il répéta à l’envi qu’un jour, il « arrêterait
le boulot et irait voir [son] ami M. Morris pratiquement cha-
que nuit et regarder ses fleurs », entreposées dans plusieurs ser-
res dans son étroit jardin. Sur ses conseils, il bâtit une grande
serre dans son arrière-cour. Il se fournit pendant vingt-cinq
ans au magasin de Merritt W. Huntington, Kensington Orchids,
sis au 3301 Plyers Mill Drive, à Kensington, Maryland.
En 1961, il tenta de créer un hybride d’orchidée, à partir
d’un cattleya, qu’il baptisa affectueusement du nom de son
épouse, « Cicely Angleton ». L’hybridation exige beaucoup de
patience, la floraison n’intervenant que trois à neuf années
après la fécondation et les repiquages des jeunes pousses. Sans
parler des échecs, qui ne sont pas rares. L’aventure de la
« Cicely Angleton » prit douze années pleines pour produire
finalement une orchidée ronde, ferme, blanche et complète-
ment emballée. Il la fit enregistrer à la Royal Horticultural
Society de Londres. Mais l’orchidée mourut. Comme il était
une personne trop peu influente dans ce domaine, la fleur, ou
à tout le moins son nom, ne sortit pas des registres de l’orga-

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nisme international. L’hybridation de l’orchidée est devenue


le parfait exemple de l’autisme compulsif d’Angleton, alors
qu’il était dans la vie courante un homme sociable et, la plu-
part du temps, étrangement indiscipliné.
Il recherchait cette solitude. L’éclectisme de ses occupa-
tions privées, sans parler de la pêche à la mouche, qu’il prati-
quait comme un maître, reflétait le même besoin de libérer
son esprit dans une autodiscipline et une concentration
ascétique dont sa famille était inévitablement exclue. Le
21 juillet 1980, la « très grande dame de la guerre froide »,
l’ambassadrice Clare Boothe Luce, lui écrivit qu’« il ne [fai-
sait] aucun doute qu’[il était], et de loin, le plus intéressant et
fascinant personnage que le monde du renseignement ait pro-
duit, et une légende vivante ». S’il était rarement photographié
en public, il pratiquait cet art avec une attention toute profes-
sionnelle. Il travaillait tranquillement, ne tenant guère compte
du jour ou de la nuit, avec un attachement intense, dans le
grand sous-sol de sa maison où il avait installé son établi, assis
devant sa petite foreuse-fraiseuse. Comme il était un dessina-
teur habile d’articles en cuir, un polisseur attentionné de
pierres précieuses et un bijoutier doué, il se faisait pardonner
par de petits cadeaux à beaucoup de ses proches, à ses amis et
quelques-uns de ses collègues. Il ne manquait jamais de les
surprendre par sa naturelle générosité d’esprit et l’habileté
qu’il avait mise dans ces souvenirs : ce pouvait être une petite
épingle de cravate d’or, figurant une truite sautant avec une
mouche en bouche, ou une belle ceinture à boucle d’or ornée
d’un dessin sioux, entre autres fines ceintures de cuir, ou
encore des boutons de manchette en or faits main, de
délicates larmes de diamant et des opales rares d’Australie. Le
25 juillet 1958, Richard Kovich, un agent de la Soviet Russia
Division, SR-9 Branch, mais subordonné à Angleton dans ses
opérations de liaison avec les services alliés, eut aussi l’agréa-
ble surprise de recevoir, à l’occasion de son mariage, des orchi-
dées du jardin d’Arlington…
La CIA fut la seule maîtresse que la postérité reconnut à
Angleton. Il était constamment à son travail ; les fêtes de
Georgetown, les beuveries, la pêche, les orchidées et le brico-

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lage n’en étaient que des dérivatifs tout aussi compulsifs. Il en


allait de même pour l’opéra italien, qu’il appréciait par-dessus
tout, mais qu’il se contentait de mettre à plein volume sur la
radio de sa vieille Studebaker ou la nuit sur sa platine tourne-
disque. Amateur de cinéma, il semblait pourtant préférer étu-
dier et analyser le programme plutôt qu’être devant la toile, où
cet insomniaque finissait par s’endormir. Comme si les temps
insouciants de Furioso, qui avait repris sans lui à la fin de 1946,
étaient révolus, il tournait ostensiblement le dos à toute vel-
léité poétique. Certes, au début des années 1950, il se cha-
maillait encore avec son collègue William King Harvey, qui
préférait Rudyard Kipling à William Butler Yeats et considé-
rait Ezra Pound, à qui Angleton conservait encore son amitié,
comme un traître. Et il honora de sa présence, à moins qu’il
n’accompagnât seulement Cicely, les lectures organisées à
Georgetown, notamment chez Mary Meyer dans les années
1960.

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La défection d’un ami

La vie de James Angleton était faite de coïncidences autant


que de répétitions, tant au niveau personnel que dans ses acti-
vités professionnelles. Ses amours avec Cicely furent ainsi une
succession de ruptures et de retrouvailles. Depuis son entrée à
Yale jusqu’à la CIA, seul le hasard sembla le guider vers une
carrière dans le renseignement, de Norman Holmes Pearson à
Allen Welsh Dulles, en passant par Teddy Kollek et… Harold
Adrian Russell Philby, sans doute la plus célèbre « taupe »
soviétique au sein des services anglais de l’époque. Les chemins
de l’espion britannique et du contre-espion américain s’étaient
déjà croisés deux fois avant qu’ils ne se retrouvent à Washing-
ton, en cet automne 1949. Les deux hommes avaient même été
les plus brillants éléments de Ryder Street pendant la Seconde
Guerre mondiale. Mais ils ne s’étaient pas vraiment fréquentés,
sinon pour des raisons de service ; alors qu’Angleton passait
dix mois au V-48, Philby s’activait en Espagne, avant de
manœuvrer, dès mars 1944, pour prendre la direction de la
section IX, branche anticommuniste du Secret Intelligence Ser-
vice (SIS). L’Italie était alors considérée comme un théâtre
secondaire par les Britanniques, surtout après le 6 juin,
moment où Angleton passa second lieutenant.

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La véritable rencontre eut lieu quelques mois plus tard, en


septembre 1945, à Rome. Kim Philby revenait d’Istanbul, où il
était allé traiter le cas du vice-consul soviétique Volkov, rési-
dent adjoint du NKGB. Le 27 août, Konstantin Volkov,
décidé à faire défection, avait demandé un rendez-vous au
vice-consul britannique C.H. Page, qui ne répondit pas. Le
4 septembre, le Russe se déplaça en personne, laissant enten-
dre qu’en échange de l’asile et de cinquante mille livres, il
offrirait ses dossiers du temps où il servait à la section britan-
nique de l’Inostrannoye Upravleniye (INU, renseignement
étranger) du NKGB. Parmi les informations qu’il comptait
donner, se trouvait le réseau d’agents infiltrés en Grande-Bre-
tagne, dont l’un « dirigeait à Londres un service du contre-
espionnage ». Comme l’ambassadeur, sir Maurice Peterson,
était absent, Page renvoya Volkov à ses obligations profession-
nelles, le temps qu’il obtînt des informations. Peu respectueux
de ces affaires d’espionnage, il omit de prévenir le chef de mis-
sion du SIS, Cyril Machray, et expédia un rapport par la valise
diplomatique directement à Londres…
Le 19 septembre, Philby se fit communiquer le document
par son supérieur, sir Stewart Graham Menzies, alias « C ».
Affolé, il avertit son contrôleur, Boris Krotov. Cette nuit, Blet-
chley Park nota, sans pouvoir l’expliquer, un trafic intense entre
Londres et Moscou sur le circuit radio du service soviétique,
suivi peu après de l’équivalent en durée entre Moscou et
Istanbul. Trois jours plus tard, « C » décida d’envoyer un de ses
agents s’occuper de l’affaire, et son choix se porta sur Philby.
Lequel arriva le 26 septembre, après quatre jours d’atermoie-
ments, en Turquie, mais Volkov avait disparu, embarqué de
force, bourré de sédatifs, dans un avion à destination de Mos-
cou deux jours plus tôt. Sur le chemin du retour, à l’escale de
Rome, Philby décida d’aller tâter le terrain auprès d’Angleton.
Comme ils n’étaient pas amis, cette visite piqua la curiosité
du chef du X-2. D’autant qu’il avait vu passer, parmi les docu-
ments Graziani, le « classeur 73 », concernant une maison de
commerce d’Addis-Abeba, qui avait laissé apparaître cinq docu-
ments intitulés « H. St John Philby : Philby, Burgess et
MacLean »…

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Deux jours après, et quelques bouteilles plus tard, l’Améri-


cain remettait l’Anglais, sérieusement éméché, dans l’avion
pour Londres. Il avait écouté une version de l’affaire Volkov,
notamment les explications possibles de son « revirement » :
l’abus d’alcool, une indiscrétion, sa mise sur écoute ou un
changement d’avis. Angleton était resté dubitatif, trouvant
légère l’attitude des Britanniques. Sans plus…
Les deux hommes se retrouvèrent quatre ans plus tard, à
Washington cette fois. Flairant l’occasion de réaliser une
liaison profitable avec un agent du SIS, le chef du Staff A de la
CIA insista pour que fût choisi, parmi les trois hommes pro-
posés par Londres pour occuper le poste de représentant du
SIS, Harold Adrian Russell Philby. Tous deux se fréquentèrent
socialement, d’autant que l’Anglais s’avérait être dénué de pré-
tention, courtois et non dépourvu de chaleur communicative.
Leurs rapports s’inspirant d’une amitié réelle, ils déjeunaient
de fruits de mer plusieurs fois par semaine chez Harvey’s et se
téléphonaient trois à quatre fois par semaine. Le 25 novembre
1950, Angleton l’invita avec son épouse, Aileen Furse, et ses
cinq enfants pour fêter Thanksgiving à Arlington ; le physi-
cien Wilbur Basil Mann, qui appartenait au renseignement
scientifique du SIS, et son épouse partagèrent également ce
repas familial. Philby ne se trompait pourtant pas sur la nature
de leur relation :
« Nous avions l’un et l’autre des visées plus longues. Il ne
prenait tant de soin de moi que pour mieux me garder
sous cloche, et j’étais, quant à moi, satisfait de lui tenir le
bec dans l’eau. Plus la confiance régnait entre nous, moins
il risquait de soupçonner quelque action en sous-main.
Lequel de nous deux gagnait le plus à ce jeu, je ne saurais
le dire. Mais j’avais un gros avantage. Je savais ce qu’il fai-
sait à la CIA, et il savait ce que je faisais pour le SIS. Mais
il ignorait la véritable nature de mon intérêt. »
Et à ce petit jeu de la liaison/pénétration, l’Anglais ne
jouait pas le même jeu que l’Américain. Nullement intéressé
par la CIA, Philby songeait infiltrer le FBI, comme il l’avait
noté à l’intention de son contrôleur, « pour la protection de

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nos opérations dans l’hémisphère occidental », et parce que


ses conditions de sécurité étaient moins strictes. Professionnel-
lement, les rapports des deux hommes se limitèrent donc à des
considérations administratives, notamment des échanges de
renseignement entre leurs services respectifs de Washington et
de Londres. Selon la secrétaire d’Angleton, Gloria Loomis, ils
se rencontrèrent trente-six fois en dix-neuf mois, soit deux fois
par mois. Philby fréquenta au même rythme les bureaux de
Frank Wisner, dans les premiers temps de la guerre de Corée,
ou les locaux du FBI. Autant conventionnelles que formelles,
leurs conversations étaient retranscrites et classées.
Dans l’ordre des priorités de Kim Philby se trouvait
d’abord la NSA. La défection d’un déchiffreur de l’Army
Security Agency, William Weisband, en 1948, deux ans après
son recrutement par le MGB (formé en mars 1946 pour rem-
placer le NKGB), avait donné à l’Union soviétique les secrets
de Venona et ceux de la technique utilisée par Meredith Gard-
ner. La trahison ne fut découverte qu’en 1950, et Weisband ne
fut condamné qu’à un an de prison… pour avoir omis de se
présenter devant un jury d’assises. Il ne fut jamais jugé pour
ses actes d’espionnage. Incapable de prévoir quel message
serait décrypté, Moscou redoutait que Venona ne dévastât ses
réseaux, notamment le réseau atomique, qu’avait couverts
Donald Duart MacLean, pendant son séjour à Washington de
1944 à 1947. Le renseignement soviétique avait déjà beaucoup
souffert de la dissolution de l’OSS et de la fermeture du SOE.
Une solution partielle s’était présentée avec la nomination de
Philby aux États-Unis. Dès que les Américains l’eurent initié
aux décryptages de Venona, en septembre 1949, il fit passer un
avertissement urgent. Ce qui ne fit qu’accélérer l’effondre-
ment nerveux de Guy Burgess, qui écrivit à son ami de Cam-
bridge, en juillet 1950 : « La nouvelle va te causer un choc, je
viens d’être nommé à Washington »… Mais, au fait des opéra-
tions soviétiques, l’officier de liaison avait déjà découvert,
avant tous les autres, que l’agent soviétique connu sous le
nom d’« Homère » n’était autre que Donald MacLean, devenu
le directeur névrotique de la section américaine du Foreign
Office. Aussitôt après l’arrivée de Burgess, Philby pensa que

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son compagnon ne courait aucun danger immédiat. Les


décryptages ne permettaient pas encore d’identifier précisé-
ment « Homère », ni même de dire s’il s’agissait d’un Britanni-
que ou d’un Américain. La donne se modifia pendant l’hiver
1950-1951. Il ne restait plus que trente-cinq suspects en
décembre 1950, puis neuf en avril suivant. Philby tenta dans
un premier temps de détourner les soupçons sur un diplomate
en vue, sir Paul Henry Gore-Booth. Mais, un mois plus tard, il
ne faisait plus de doute qu’« Homère » était MacLean. Depuis
la mi-avril, il n’avait déjà plus accès aux documents classés
« top secret ». Philby saisit l’occasion du renvoi de Burgess,
tombé en disgrâce après avoir provoqué la colère de la police
de Virginie, du département d’État et de l’ambassadeur de
Grande-Bretagne par ses débordements incontrôlés. Le 2 mai,
la veille de son départ de New York à bord du Queen Mary, ils
dînèrent ensemble et échafaudèrent un plan d’évasion.
La position de Philby elle-même devenait difficile. Seul
James McCargar, avec qui Philby collaborait autour d’une
opération proposée au département d’État par le Foreign
Office en Albanie, ne se doutait de rien. En septembre 1950,
Teddy Kollek reconnut Philby dans l’antichambre alors qu’il
quittait le bureau d’Angleton. Il fit immédiatement demi-tour.
Que faisait là l’homme qu’il avait vu épouser, à Vienne, le
24 février 1934, une jeune juive, Alice Kohlman, communiste
notoire, et dont il n’était pas divorcé ? Notant les informa-
tions de son ami israélien, Angleton lui rétorqua simplement :
« Kim est un ami. Il représente le MI-6 auprès de la CIA. » Un
mois plus tard, William K. Harvey terminait une enquête de
sécurité consécutive aux déboires des opérations conjointes en
Estonie, en Lettonie, en Biélorussie, en Ukraine et en Albanie.
Si fuite il y avait eu, quatre personnes pouvaient être à l’ori-
gine : Robert Joyce, du département d’État, Franck Lindsay,
de la CIA, George Patrick John Rushworth Jellicoe, du
Foreign Office, et Philby. Pour Frank Wisner, il ne faisait pas
de doute que si traître il y avait, ce ne pouvait être que l’offi-
cier de liaison britannique. Au FBI, John Edgar Hoover avait
déjà, égal à lui-même, demandé le rappel de Philby directe-
ment à sir Stewart Menzies. Plus sérieusement, après avoir sus-

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pendu tous les échanges d’informations avec les Britanniques


sur les décryptages soviétiques, entre février et mai 1950,
Robert J. Lamphere, chef analyste de la section soviétique,
avait acquis le sentiment qu’une personne au fait de Venona
avait informé le MGB/KI. Mais aucune preuve décisive ne
venait étayer ces intuitions.
Les choses en restèrent donc là, jusqu’au 28 mai 1951,
lorsque la nouvelle de la défection de Burgess et MacLean se
répandit. Les soupçons se portèrent immédiatement sur
Philby, bien que ses collègues de Washington et de Londres
ne fussent pas vraiment convaincus de leur bien-fondé. Seule
la présence de Burgess chez Philby en était la raison : n’avait-
il pas insisté auprès de l’officier de sécurité de l’ambassade, sir
Robert MacKenzie, pour qu’il habite chez lui ? Le général
Bedell Smith, directeur central du renseignement, informa à
son tour son homologue britannique que la présence de
l’officier de liaison dans les bureaux de la CIA n’était plus
acceptable. Soucieux de sauver la face, « C » chercha à
temporiser, le temps de trouver un biais pour le rappeler.
Déjà, Arthur Martin, un jeune officier du MI-5, le contre-
espionnage britannique, s’était mis à éplucher le dossier
Philby depuis 1945, retrouvant la trace du mariage viennois.
Déjà ressortaient les soupçons nés de son attitude autour du
dossier Volkov et les échos de l’attitude « vigoureusement
anti-américaine et prosoviétique » d’une femme de nationa-
lité britannique, parente de Philby et ayant travaillé avec lui à
la section V, au printemps 1945. Le 5 juin 1951, sir Stewart
Menzies fit annoncer à Philby qu’il serait bientôt rappelé.
Puis la presse fit connaître la nouvelle de la défection de Bur-
gess et MacLean. Le 11 juin, l’ancien officier de liaison bri-
tannique s’envolait pour Londres. Passant sa dernière heure
au bar de l’aéroport de La Guardia avec Angleton, qui l’avait
chargé d’une lettre pour l’officier de la CIA en poste à Lon-
dres, il remarqua que son ami américain « ne parut pas se ren-
dre compte de la gravité de [sa] situation ».
Le lendemain, Bedell Smith demanda un rapport circons-
tancié à son chef du contre-espionnage, Harvey, et au respon-
sable de la liaison, Angleton. Le premier remit cinq pages de

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conclusions dès le 13 juin. Il y détaillait l’histoire entière de


Philby et concluait, dans un lucide et factuel exposé, qu’il était
bien un agent soviétique, en cheville avec Burgess et
MacLean, et peut-être d’autres. Il avait compris que si Philby
se méfiait autant de l’establishment britannique, c’était bien
parce qu’il n’en faisait pas vraiment partie. Angleton n’adopta
pas le même ton. Son CIA memo, June 18, 1951, subject : Guy
Francis De Money Burgess n’était qu’un compte-rendu incohé-
rent de ses relations sociales avec les Anglais. Il rapportait ainsi
une série d’incidents divers causés par Burgess. L’un avait
défrayé la chronique mondaine, dans les derniers jours de
décembre 1950. Philby avait donné un grand dîner pour le
départ de Michael Burke, nommé chef de station de la CIA en
Allemagne. Y assista tout le gratin de l’espionnage occidental
présent à Washington avec leurs épouses : les Ladd, les Lam-
phere, les Gregg, du FBI, les Wisner, les Angleton et les Har-
vey, de la CIA, les Paterson, du MI-5, les Mann, du SIS, et
MacKenzie, du Foreign Office. Burgess était arrivé, ivre, alors
que le repas s’achevait. « Comme il est étrange de voir soudain
apparaître le visage qu’on a rêvé de croquer toute sa vie »,
lança-t-il à Libby Harvey, tout aussi éméchée que lui. Et de se
lancer dans une caricature vulgaire. Le tollé fut général… La
seconde anicroche était légèrement antérieure. Burgess s’était
invité, ivre et sale, à la table d’Angleton, qui déjeunait au The
Occidental, pour lui demander un prêt.
Dans sa rédaction décousue et bâclée, le chef du Staff A parut
éprouver quelque douleur pour éviter la vraie question. Il n’y
avait aucune mention de l’avertissement formulé par Teddy Kol-
lek. Après avoir lu ce rapport, Harvey ne put cacher son désap-
pointement et griffonna nerveusement en travers de son en-tête :
« Où est la suite de l’histoire ? » L’affaire en resta cependant là.
L’enquête du MI-5, en dépit de la conviction de la culpabilité de
Philby, finit par conclure, en décembre 1951, à l’impossibilité de
réunir des preuves suffisantes pour faire aboutir des poursuites.
Le 7 novembre 1955, le secrétaire au Foreign Office, Harold
MacMillan, lava, bon gré mal gré, l’espion de toute accusation.
De son côté, Allen Welsh Dulles conclut : « Que Philby ait raflé

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les joyaux de la couronne, c’est évident. En revanche, nous ne


savons pas quels gouvernements en ont hérité. »
Il est difficile de dire quelle fut réellement l’attitude
d’Angleton envers Philby. Fin avril 1952, il était à Paris pour
assister au festival de l’œuvre du XXe siècle, qui s’était ouvert le
1er et était financé par la CIA. En sortant du Crillon, il croisa
James McCargar, qui lui fit part de son projet de se rendre à
Londres pour dîner avec Philby. Angleton lui répondit que
c’était une bonne idée,
L’ancien officier de liaison du SIS était un officier de
talent destiné à devenir, un jour, le chef du service. Nul doute
que le chef du Staff A adopta l’idée du diplomate. Le 13 mai
suivant, Angleton atterrissait à La Guardia en provenance de
Heathrow… Quatre ans plus tard, blanchi publiquement par
le gouvernement britannique, Philby obtint par ses amis du
SIS un poste de correspondant pigiste à Beyrouth pour The
Observer et The Economist. En septembre 1956, il rencontra le
résident de la CIA en Syrie, Wilbur Crane Eveland. En visite à
Washington, ce dernier en fit part à Dulles, qui lui suggéra
d’aller en parler avec Angleton. Mais il refusa de l’écouter,
comme s’il savait déjà tout.
Effectivement, Angleton avait fait mettre Philby sous
surveillance, avec l’aide de son vieux complice Miles Cope-
land, qui travailla dans la région sous couverture du départe-
ment d’État jusqu’en mai 1957, puis monta, à Beyrouth,
avec un autre ancien diplomate américain, sa société de con-
seil industriel et de relations publiques, Copeland & Eichle-
berger. Financé par Angleton, « puisque la couverture de ce
travail de contre-espionnage consistait en mondanités »,
Copeland s’entendit avec un fonctionnaire de la Sûreté liba-
naise pour soumettre Philby à une surveillance, dont il se
défit assez rapidement. Il tenta même une opération digne
de la CIA afin de déstabiliser nerveusement Philby, par le
biais d’une campagne téléphonique. Mais la cible tint bon
et Copeland ne put jamais rien prouver ; sinon que
l’Anglais était un journaliste courtois, compétent, vieillis-
sant au soleil libanais et profitant de la gloire de son père,
S. John Philby, pour naviguer dans la politique arabe. Se

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sachant surveillé, il avançait avec tant de précaution que sa


fuite nocturne du 23 janvier 1963, alors que le SIS allait
refermer sur lui sa nasse, abasourdit l’agent américain alors
sous couverture.
Aux États-Unis, Angleton fut abattu, paralysé par la nou-
velle. Il était dans un état de choc terrible. Averti dans la nuit
par un bulletin diffusé par les services britanniques, il envoya
Cicely chez le Dr Wilfred Basil Mann, dans le Maryland. La
révélation que Philby était une taupe, amplifiée par l’annonce
triomphale qu’en fit Moscou en juillet 1963, fut sans nul doute
l’événement le plus marquant de sa vie professionnelle. Mais
l’estimation des dommages à laquelle il se livra, un rapport
d’une trentaine de pages, réalisé à partir des informations déli-
vrées par tous ceux qui avaient croisé le traître anglais, ne soute-
nait en rien la comparaison avec les affirmations précises que les
Britanniques avaient adressées à la CIA. Répétant les mêmes
incohérences que le rapport de juin 1951, Angleton donnait
l’impression de vouloir détourner l’attention de Philby. Toute
sa carrière, Angleton poursuivit celui en qui il avait placé son
amitié et qui l’avait si cruellement trahi. Il amassa une docu-
mentation impressionnante, qui finit par remplir quinze épais
dossiers, et l’enferma dans un de ses coffres-forts de son bureau
privé. Il y avait les multiples rapports de Harvey, de 1949 à
1951, les dépositions de Dulles et de Wisner. Mais les relations
de ses trente-six rencontres informelles, consignées par Gloria
Loomis, n’y étaient plus… Comme devait le constater un de ses
interlocuteurs réguliers, Walter Elder, conseiller spécial du DCI
John McCone, entre novembre 1961 et avril 1965 :
« L’affaire eut des répercussions si profondes et si graves
sur son comportement qu’il se retrouva incapable de la
mettre tout simplement de côté. Philby cadrait trop bien
avec sa conception d’un “plan d’ensemble” imaginé par les
Soviétiques pour duper l’Occident tout entier. Longtemps
après sa désertion en 1963, il demeura, aux yeux de Jim
[Angleton], l’homme clé du grand projet mis en œuvre par
le KGB. Qui orchestrait le scénario du “plan d’ensemble” ?
Jim n’hésitait pas une seconde à répondre : “Philby”. »

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Directeur du contre-espionnage

Contrairement à une croyance populaire, la CIA n’était en


rien une institution monolithique. D’une certaine façon, elle
n’avait pas réussi à dépasser ses maladies infantiles, fruit d’une
volonté politique de ne pas lui donner la plénitude des
moyens de renseignement. Au contraire, on avait fait d’elle un
élément parmi d’autres agences spécialisées. Le département
d’État, le FBI et les armées (Army, Air Force, Navy, Marine
Corps) conservaient leurs capacités en toute indépendance.
En octobre 1952 avait été instituée la National Security
Agency (NSA), pour couvrir la question du renseignement
électromagnétique, dont se trouvait de facto privée la CIA. À
partir de 1955, l’Agence se vit obligée de collaborer avec l’Air
Force pour développer ses capacités de reconnaissance, puis
de photographie aérienne. En août 1958, le Joint Chiefs of
Staff eut la responsabilité de fournir le renseignement aux
commandements unifiés géographiques et opérationnels, don-
nant naissance, trois ans plus tard, à la Defense Intelligence
Agency (DIA), et ouvrant la porte à la constitution d’une
Defense Intelligence Community (DIC) dans les années 1970.
Parallèlement, à partir de novembre 1948, la CIA fut soumise
au contrôle parlementaire, aussi permanent que tatillon, de la

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

Commission on Organization of the Executive Branch of the


Government, présidée par l’ancien président Herbert Hoover ;
elle comprenait un sous-groupe dédié aux organisations de
sécurité nationale, dirigé par l’homme d’affaire new-yorkais
Ferdinand Eberstadt, dont le rapport critique de l’automne
1945 avait été décisif dans la constitution du Central Intelli-
gence Group. En 1949, le Central Intelligence Agency Act lui
accorda une base légale pour ses opérations clandestines.
Régulièrement, l’Agence se voyait traversée par des révolu-
tions de palais, sanctionnant moins ses pratiques de plus en
plus clandestines qu’une structure interne inadaptée et une
qualité de sa production, surtout dans les domaines scientifi-
ques et médicaux, jugée insuffisante. Et c’était sans compter
les scandales qui vinrent rapidement secouer la CIA… Par
ailleurs, il fallait achever de structurer l’Agence en une institu-
tion cohérente. Déjà que chacun en faisait à sa guise, ou pres-
que… Le général Walter Bedell smith s’entoura ainsi tour à
tour de directeurs adjoints pour l’administration, en décembre
1950, pour les opérations, en janvier 1951, pour le renseigne-
ment, en janvier 1952…
La sous-direction aux opérations, à laquelle appartenait
James Angleton, avait été fondée sur les décombres de l’OSO.
Confiée d’abord à Allen W. Dulles, elle incomba, le 23 août
1951, alors qu’il était promu adjoint du directeur central du
renseignement, à Frank G. Wisner, pour huit ans. Entre-
temps, elle était devenue la sous-direction à la planification, et
ne reviendra à son appellation originale qu’en mars 1973.
Mais elle restait la colonne vertébrale de l’Agence, avec son
personnel pléthorique, dont un tiers d’agents opérationnels en
poste à l’étranger et autant à Washington. Ils se répartissaient
dans quinze divisions administratives, à compétences territo-
riales (opérationnelles), spécialisées (renseignement, contre-
espionnage, action clandestine) ou techniques. Mais, ces limi-
tes restaient toutes théoriques. Ainsi, après son affectation
officielle, le 20 décembre 1954, à la tête du Counterintelli-
gence Staff, Angleton conserva-t-il la gestion des liaisons avec
Israël et avec les syndicats européens, par l’intermédiaire de
Jay Lovestone (nom de code « JX »), tout comme il continua

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

de suivre, de façon toute privée, les questions italiennes ; l’une


aurait pourtant dû échoir à la division du Moyen-Orient, de
Kermitt Roosevelt Jr — mais Dulles le trouvait trop proarabe
pour travailler avec les Israéliens —, l’autre à celle des organisa-
tions internationales, de Cord Meyer Jr, voire à celle de
l’action clandestine, de Richard Mervin Bissell Jr. Quant à
l’Italie…
Le retour d’Angleton au contre-espionnage datait en fait
de février 1953, après que le titulaire du Staff C, William K.
Harvey, fut nommé chef de station à Berlin. Le changement
de style avait été immédiat. « Là où Harvey avait ragé contre la
menace soviétique avec une voix de basse profonde et un
revolver six-coups, Angleton séduisit avec un mélange hypno-
tique d’éclat et mystique. Angleton était un stylet italien alors
qu’Harvey était un Luger allemand. » Le changement de
méthode fut tout aussi radical. Angleton n’était pas un poli-
cier comme Harvey mais un intellectuel devenu patricien du
renseignement. Pour ces raisons, Allen Dulles l’avait appelé
auprès de lui comme conseiller personnel pour les questions
de contre-espionnage ; nul doute qu’à ce poste il joua un rôle
de lobbying auprès du colonel James Doolittle à l’été 1954.
Les conséquences des conclusions de ce dernier au nouveau
président Dwight David Eisenhower permirent en effet au
« poète amateur sorti de Yale avec une stupéfiante aptitude
pour l’intrigue byzantine » de devenir ce théoricien du « con-
tre-espionnage intégral » qui sommeillait en lui depuis Ryder
Street. Le 30 septembre 1954, à la lumière des besoins induits
par la guerre de Corée, ce général de l’Air Force rendait un
rapport critique sur l’organisation interne de l’Agence, recom-
mandant le développement d’« un espionnage et un contre-
espionnage efficaces ». Enfin arrivé à ses fins, puisqu’il avait
été nommé directeur central du renseignement en février
1953, Allen Welsh Dulles confia à son « client » James Angle-
ton la lourde charge de créer à partir du Staff C un véritable
Counterintelligence Staff. À trente-sept ans, cet ambitieux
arrivait au fait de sa quête…
Depuis qu’il avait rejoint l’Agence, Angleton avait acquis
ce qui lui avait manqué à Londres : l’aptitude aux sacrifices et

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

la stabilité hiérarchique pour décider. Seul restait entier le pro-


blème épistémologique sur lequel il s’était montré trop
confiant pendant la guerre, et dont la question Philby, comme
plus tard son témoignage devant la commission Church
(1975), devait montrer combien c’était toujours le cas : l’habi-
leté à distinguer la vraie de la fausse information. La guerre
froide apportait au contre-espionnage une différence fonda-
mentale d’avec la Seconde Guerre mondiale : le double deve-
nait judicieusement géré. Avec James Angleton, ce contre-
espionnage doublé se manifestait comme un mécanisme de sa
propre logique. Il était ainsi le sujet d’une démarche spécula-
tive : l’Agence était appelée à devenir le reflet imaginaire d’un
monde irréel qu’elle avait contribué à créer. Elle finit par deve-
nir ce qu’elle apercevait et apercevait ce qu’elle était deve-
nue… Il s’agissait de l’autre effet du wilderness of mirrors (« face
cachée des miroirs »).
Comme à Rome, Angleton entreprit de formuler par écrit
les « clés » du contre-espionnage des vingt prochaines années.
Peut-être se cacha-t-il même derrière le pseudonyme de C. N.
Geschwind pour distiller ses idées ? Il publia ainsi trois articles
en 1963, 1965 et 1969, dans la revue de réflexion de l’Agence,
classée secrète, Studies in Intelligence. Il distingua les deux princi-
paux composants de l’art du contre-espionnage. Le premier,
passif, consistait dans l’établissement d’une défense statique, à
savoir prendre des précautions supplémentaires de sécurité à
l’intérieur de la CIA contre toute opération hostile. Il s’agissait
d’un plan sensible et logique pour protéger ses secrets des tenta-
tions de l’ennemi. Le deuxième composant majeur était, natu-
rellement, le contre-espionnage lui-même, le plus traditionnel
et intéressant moyen opérationnel d’identifier un adversaire
spécifique, de le comprendre, pour saper et détruire son opéra-
tion. Angleton était persuadé que la véritable clé du succès dans
cette pratique complexe résidait, au-delà de savoir ce que la par-
tie adverse savait, dans la connaissance de la portée de ses pro-
pres tactiques sur elle (« play-back »). Angleton fut à l’origine de
plusieurs directives qui restent valables aujourd’hui. Il se pen-
cha profondément sur la mécanique de la discipline, réfléchis-
sant à ses subtilités infinies et développant des tactiques de base

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

et des stratégies rapidement adoptées par les services de


l’Alliance atlantique, avant d’être imitées par le KGB et le GRU.
Angleton vivait dans la nostalgie du 14 Ryder Street. Aussi
s’attela-t-il à faire de « son » Counterintelligence Staff une
réplique du X-2. En mars 1955, la nouvelle charte du service
était publiée. La nouvelle structure également. Angleton établit
un groupe administratif d’approximativement six personnes
chargées des finances, de la logistique et du personnel, et sept
branches : les plus importantes étaient la « recherche et analyse »
(qui travaillait les dossiers à partir des archives) et les « opéra-
tions » (qui géraient les cas et recherchaient les agents suspects).
Il y avait aussi la branche « communisme international et organi-
sations apparentées » (qui était chargée de la liaison avec les ser-
vices de renseignement des pays où les partis communistes
étaient puissants), le Special Investigation Group (le SIG enquê-
tait sur les possibilités que la CIA ait pu être pénétrée par le
KGB), la « police internationale », la « liaison avec les autres
départements et agences américains » avec Sam Papich, à partir
de 1960, Donald Moore pour le FBI, et le colonel Thomas Fox,
pour la DIA, entre 1960 et 1962 et le Special Operation Group.
Les branches étaient dirigées par un officier supérieur (Ray
Rocca, qu’Angleton avait rapatrié d’Italie dès l’été 1953, à la
Recherche ; Stephen M. Millett au SOG ; ou Birch D. O’Neal,
puis Newton « Scotty » Miler au SIG) et un adjoint qui rappor-
taient directement à Angleton. Elles se partageaient les presque
deux cents officiers du Staff, analystes, assistants de recherches,
traducteurs et secrétaires (approximativement une pour cinq
agents). Les deux premières branches s’accaparaient les deux tiers
du personnel total, les autres comptant chacune une douzaine
de personnes, ou parfois moins. L’unité d’élite qu’était le SIG ne
réunit jamais plus de huit agents qui comptaient parmi les plus
taciturnes et jouissaient de la confiance d’Angleton. D’août 1967
à novembre 1974, l’unité affectée à l’opération RAMPARTS/
MH-CHAOS (chargée de rassembler des informations sur les
organisations politiques américaines protestant contre la guerre
de Vietnam) n’était composée que de quatre agents, sous la
direction indépendante de Richard Ober, qui avait servi de
liaison à Angleton à Paris au temps du Staff A.

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

Mais Angleton ne réussit à ressusciter qu’une entité impar-


faite du X-2, au mieux une version limitée du Via Sicilia 22…
Le « contre-espionnage intégral » qu’il mit en place s’avéra des
plus limités ; en cela, il ne faisait que refléter, une fois de plus,
combien la CIA avait été formée pour lutter contre un ennemi
unique, la « partie adverse » que formait l’Union soviétique.
Le premier directeur du contre-espionnage de l’Agence consa-
cra en effet toute son attention aux opérations défensives que
formait la lutte contre les menées subversives soviétiques à tra-
vers le monde, comme le démontrait clairement la liaison
avec Israël. Mais, comme emporté dans un aveuglement idéo-
logique ou par le sentiment d’être arrivé là où il souhaitait,
Angleton négligea toute ouverture vers d’autres menaces ou
vers des opérations offensives de contre-renseignement. Il ne
s’intéressa ni à l’Allemagne de l’Est, ni à la Pologne, ni à la
Tchécoslovaquie, pas plus qu’il ne se préoccupa de Cuba ou
de la Chine…
Pendant la direction d’Allen Dulles, Angleton disposa de
ses propres fonds secrets, que lui jalousait le directeur adjoint
au renseignement, Robert Amory… pourtant son supérieur.
Ces fonds utilisés sans contrôle aucun lui donnaient en effet
le privilège de pouvoir se livrer à ses propres opérations clan-
destines… La CIA avait hérité des archives de l’OSS et du
counterintelligence Staff de SGPOINTER/HTLINGUAL,
mais tout cela était encore loin du matériel dont le X-2 dispo-
sait à Ryder Street. Dans les archives de l’OSS se trouvaient
aussi des documents saisis en Allemagne à la fin de la guerre.
Au moment de la traque du criminel Adolf Eichmann, la CIA
chercha à localiser des documents pertinents en allemand
parmi ceux conservés par le Berlin Document Center in Ger-
many et d’autres sources, comme l’International Tracing Ser-
vice d’Arolsen. Pour renforcer sa liaison avec les services de
renseignement israéliens, le Counterintelligence Staff analysa
les archives et soumit à des recherches complémentaires les
noms d’autres officiers allemands, comme le chef de la Ges-
tapo Heinrich Mueller, mentionnés dans les documents Eich-
mann. La conséquence fut la découverte que certains nazis
avaient des liens avec la CIA et son émanation ouest-

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

allemande, le Bundesnachrichten Dienst (BND). Vingt-deux


jours après la capture d’Eichmann par un commando secret, le
2 mai 1960, Allen Welsh Dulles demanda à ses agents en rela-
tion avec Israël tous les détails possibles sur cette opération
surprise… et offrit l’aide de la CIA le 26 mai !
En 1965, l’Agence confia à Angleton la gestion de son
accès Venona. Depuis 1952, les agents du contre-espionnage
partageaient avec leurs collègues de la division du renseigne-
ment cet accès, le point de référence pour vérifier les mémoi-
res sur les officiers du KGB et du GRU qui s’étaient enfuis
après la mort de Staline. Les transfuges étaient encore une fois
devenus la source fondamentale d’information sur le monde
soviétique ; la CIA n’établit une station à Moscou qu’en 1961,
le département d’État s’y étant refusé jusque-là, ce qui limitait
grandement les capacités d’information, et ce qui explique les
moyens alternatifs, et souvent catastrophiques, mis en place.
Les analystes comparaient les interrogatoires des transfuges
avec les données fournies par Venona et d’autres sources afin
d’entretenir le fichier mondial des officiers de renseignement
soviétiques. Angleton en fit un élément incontournable du
contre-espionnage et de son pouvoir dans l’Agence.
L’accès au renseignement électromagnétique permit à sa
division d’alimenter le fichier central de la CIA tout en ali-
mentant un fichier encore plus complet à la disposition des
seuls agents du contre-espionnage ; peu confiant dans la sécu-
rité de la CIA, notamment au niveau de ses données informa-
tiques, Angleton pensait aussi que le pouvoir se jugeait à la
mesure des informations retenues hors de toute circulation.
Les données Venona étaient utilisées par sa section « recherche
et analyse » pour établir toute une série d’études historiques,
dont le but était essentiellement prospectif : il estimait que ces
dossiers éclaireraient sur la culture de renseignement russe et
pourraient fournir de nouvelles perspectives sur les opérations
de l’ère soviétique. Dans les années 1970, quelques-uns, évi-
demment hors du Counterintelligence Staff, contestèrent
cette décision, estimant que le KGB était une organisation
qualitativement nouvelle qui employait des techniques diffé-
rentes. Pourtant, la division d’Angleton étudia régulièrement

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

des questions historiques d’opérations de renseignement


soviétiques, recherchant des correspondances avec des opéra-
tions et des méthodes contemporaines. Mais les critiques se
plaignaient que le personnel d’Angleton gaspillât temps et res-
sources en réexaminant les opérations parisiennes de
l’Okhrana, la police du tsar, entre 1885 et 1905, l’opération de
tromperie du Trust, de 1921 à 1927, ou le réseau d’espionnage
de la Seconde Guerre mondiale Rote Kapelle (« Orchestre
rouge »). Cependant, comme la littérature historique sur le
renseignement et sur le contre-espionnage de la Russie tsariste
et soviétique n’était pas particulièrement riche, ni très fiable,
ces études « historiques » s’avérèrent, plus souvent qu’on a
bien voulu l’admettre, bienvenues.
Le Counterintelligence Staff fonctionnait donc comme
une sous-direction indépendante, au même titre que celle de
la planification à laquelle elle était rattachée hiérarchique-
ment. Mais son chef était suffisamment indiscipliné — il
n’assistait qu’aux réunions d’état-major qui le concernaient
explicitement et ne se privait pas de les quitter si tel n’était pas
le cas — pour ne pas y faire attention. Il réussit toujours à
s’aménager un accès direct aux différents directeurs centraux
du renseignement, s’arrangeant pour les rencontrer en dehors
de ses collègues et s’assurer un ascendant sur eux par sa con-
naissance précise des dossiers. Il est vrai que pour Allen Dulles
(février 1953 à septembre 1961) et Richard Helms (juin 1966 à
février 1973), anciens camarades de l’OSS, la confiance était
déjà acquise ; il faisait partie de ces vétérans qui avaient un
accès facile au directeur central du renseignement, mais
comme il y allait plus souvent que de raison, on l’affubla du
surnom « Angleton sans frapper »… Quant à des « intérimai-
res » comme l’amiral William Francis Raborn (avril 1965 à
juin 1966) ou James Rodney Schlesinger (février à juillet
1973), leur passage fut si rapide qu’ils n’eurent pas le temps de
connaître le personnage ; le premier fut systématiquement
court-circuité par son adjoint, Helms, qui connaissait le chef
du contre-espionnage et l’aimait bien, tandis que le second,
impressionné par la légende qu’il était devenu, préféra tempo-
riser la demande d’en finir avec le règne d’Angleton, formulée

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

par son adjoint et successeur (septembre 1973 à janvier 1976),


William Egan Colby, qui le connaissait bien… mais ne
l’aimait pas. Quand à John Alex McCone (novembre 1961 à
avril 1965), il était trop néophyte pour se passer de l’entregent
de son chef du contre-espionnage, son expérience le laissant
beaucoup plus sceptique…
Cette proximité qu’Angleton avait installée avec le direc-
teur central du renseignement ne dépendait pas seulement
d’un opportunisme certain, d’une volonté de briller ou d’une
propension exagérée pour le secret. (Certains en firent le
nouvel oracle de Delphes, quand d’autres le comparaient tout
simplement au milliardaire excentrique et agoraphobe
Howard Hughes.) Celle-ci fondait son autorité, et celle de
l’autorité du contre-espionnage au sein de l’Agence. La légiti-
mité que lui donnait le rapport Doolittle était bien légère aux
yeux des acteurs des opérations clandestines de la Soviet Rus-
sia Division, particulièrement des chefs de stations. Ces der-
niers avaient jusque-là l’habitude d’agir avec un contrôle,
aléatoire, a posteriori. Dorénavant, le Counterintelligence Staff
avait son mot à dire a priori qui, s’il n’était pas toujours
écouté, pouvait le conduire à critiquer, voire à s’opposer, à
une action. Le 12 décembre 1957, Angleton signa ainsi un rap-
port s’opposant à l’utilisation du LSD sans avis médical préa-
lable dans les interrogatoires à l’étranger. Ces prérogatives
n’étaient pas du goût de tous. Ces bureaucrates, ces tyrans en
chambre qui ne connaissaient rien n’avaient jamais mené
d’opération en Europe orientale, ni ne parlaient le russe ou
une autre langue de cette région. Angleton ne se fit pas que
des amis. D’autant que, dans ses rapports avec autrui, ces
excentricités passaient assez mal. Harvey le trouvait snob, tan-
dis que Fox estimait qu’il était « arrogant […], traitant les gens
avec dédain ».
Les activités d’Angleton dépassaient le simple domaine
opérationnel. Elles s’étendirent même au-delà de la CIA
jusqu’à l’Atomic Energy Commission… offrant à Angleton la
possibilité d’apporter sa contribution au programme nucléaire
israélien, via le SOG. Le Counterintelligence Staff intervenait
aussi en assistance d’autres services. Ainsi, entre 1949 et 1953,

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

il assista l’U.S. Army Counter Intelligence Corps dans l’affaire


concernant Curt Ponger et Otto Verber, deux Juifs viennois,
beaux-frères, qui avaient échappé à la persécution nazie, en
s’installant aux États-Unis en 1938. Cinq ans plus tard, deve-
nus citoyens américains, ils avaient intégré le renseignement
militaire comme seconds lieutenants, puis rejoint le personnel
du Tribunal militaire international de Nuremberg, comme
interrogateurs civils. À la fin du procès, ils s’étaient installés à
Vienne, dans le secteur soviétique. Ponger et Verber avaient
établi une Agence littéraire d’Europe centrale, qui servit de
couverture à leurs activités d’espionnage au profit de l’Union
soviétique. Leur officier traitant était le second secrétaire de
l’ambassade soviétique à Washington, Yuri V. Novikov. En
1949, ils avaient commis un faux pas en approchant un
employé du gouvernement américain, déclenchant ainsi la sur-
veillance du 430th CIC Detachment, basé à Vienne. La « sur-
veillance [presque] continuelle de Verber, Ponger et de
plusieurs autres [dont les anciens SS Wilhelm Krichbaum et
Wilhelm Hoettl] a été maintenue pendant » cinq années, géné-
rant « approximativement 2 000 rapports T[op] S[ecret] ». Pon-
ger et Verber furent arrêtés, séparément mais simultanément, à
Vienne pour espionnage le 14 janvier 1953 et immédiatement
extradés aux États-Unis. Angleton avait pris une part active à la
supervision de cette première opération inter service contre des
agents doubles de l’après-guerre. Elle lui tenait d’autant plus à
cœur que le KGB avait utilisé un « faux drapeau » israélien, un
camouflet pour leur recrutement, espérant pénétrer les rensei-
gnements de l’Army et de l’Air Force…
Le contre-espionnage ne se limitait pas uniquement à
empêcher les pénétrations soviétiques. Il visait aussi à protéger
les données sensibles de la sécurité nationale. Le 15 octobre
1954, Angleton se déplaça à La Haye pour évaluer les dom-
mages causés par la désertion, au profit des Néerlandais, de
l’analyste de la NSA, James Sidney Petersen Jr. Le problème
était important au moment où s’achevait la guerre de Corée…
Ce déplacement montrait les limites de l’autorité du chef du
Counterintelligence Staff et de la CIA. Accueilli à l’aéroport
de Schiphol par le chef de station de l’Agence, Justin

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

O’Donnell, il se vit immédiatement contester ses moyens


individuels de communication avec Washington. L’alternative
devant laquelle le plaça son collègue était simple : ou il passait
par lui, ou il « foutait le camp » ! Allant de déconvenue en
déconvenue, il se vit imposer une réponse négative à toutes
ses demandes par le ministre des Affaires étrangères hollan-
dais, Jan Herman van Roijen, pourtant peu suspect d’antiamé-
ricanisme. Angleton retourna aux États-Unis furieux et non
assuré de la véracité des documents livrés par Petersen.
Les services d’Angleton ne géraient pas directement les
transfuges, ni n’assuraient les poursuites contre les individus
convaincus d’espionnage contre les États-Unis. Ils étaient
donc amenés à collaborer avec des services extérieurs, comme
l’Office of Security et la Soviet Russia Division (qui devint en
1966 la Soviet Bloc Division). Le premier partageait avec eux
la responsabilité de la garde des bâtiments de la CIA, aux
États-Unis et dans le monde, ainsi que l’habilitation des
employés de l’Agence (enquêtes de moralité et séances réguliè-
res de détecteur de mensonge) afin de s’assurer de leur loyauté
et de détecter les risques potentiels de trahison ; si tel était le
cas, le FBI prenait le relais. La seconde demandait au Counte-
rintelligence Staff de confirmer la qualité de transfuges des
agents de la partie adverse qui se rendaient à elle. Ainsi, alors
que depuis le commencement de la guerre froide, il n’y avait
pas eu une seule défection importante d’un officier de rensei-
gnement, Angleton eut à se prononcer sur plusieurs cas
d’importance dans les mois entourant la mort de Staline, le 5
mars 1953. En novembre 1952, le lieutenant-colonel Piotr
Semionovich Popov, du GRU, était recruté à Vienne pour
devenir un « transfuge sur place », où il fut trahi par George
Blake en octobre 1959. En janvier 1954, le lieutenant-colonel
du MVD Iouri Rastvorov quitta la résidence de Tokyo pour se
rendre d’abord au MI-6, puis, n’ayant pas confiance dans les
agents qui l’escortaient à l’aéroport (ils buvaient et parlaient
de Philby), à la CIA. Un mois plus tard, Nikolaï Khokhlov,
tueur du MVD, n’accomplit pas l’assassinat pour lequel il
avait été envoyé à Francfort, tandis que Piotr Deriabine, du 1 er
Directoire (Renseignement étranger) du MVD, changeait de

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

camp à Vienne, d’où il fut transféré à Washington et débriefé


par Richard Kovich. Enfin, Vladimir et Evdokia Petrov déser-
tèrent à Canberra, en avril. En 1959, un officier de renseigne-
ment polonais retourné, Mikel Goleniewski, fit défection sur
place à Washington. En juin, le capitaine de la marine
soviétique Nikolaï Fedorovich Artamonov, et sa fiancée Ewa
Gora, passaient à l’Ouest en Suède. Angleton dut jouer des
coudes pour que la CIA conserve ce transfuge, mais l’Office
of Naval Intelligence, puis la DIA se l’approprièrent. « Indubi-
tablement, le plus important informateur que la CIA ait eu
depuis des années », notait James Angleton à l’attention de
Richard Helms, assistant du directeur adjoint à la planifica-
tion, à l’été 1961, était le colonel du GRU Oleg Penkovski.
Elle le gérait avec le MI-6, mais ne put empêcher que les
Soviétiques l’arrêtent en octobre 1962…

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La question Golitsine

La CIA était un outil de la lutte des États-Unis contre


l’Union soviétique. Pourtant, à ce petit jeu, ses premières
années (1947-1953) avaient été marquées par un avantage au
MGB, devenu en mars 1953, MVD, puis, un an plus tard,
KGB. Dans un deuxième temps (1953-1961), l’Agence sembla
renverser la tendance. Les transfuges lui permirent d’avoir
enfin accès à des informations de première main sur l’Union
soviétique, qui devaient lui laisser croire à l’existence d’un
complexe militaro-industriel moderne, actif et puissant ; cette
impression d’une image inversée de ce qui existait aux États-
Unis prévalut jusque dans les années 1980. Cette nouvelle
donne modifia une nouvelle fois son équilibre interne. Sans
remettre en cause la primauté de l’action clandestine, que
pilotaient toujours le trio Dulles-Wisner-Helms, le Counterin-
telligence Staff et l’Office of National Estimation, que gérait
Sherman Kent, s’imposèrent à la fin de la présidence Eisen-
hower. Mais, à la différence de la première, ces deux dernières
ne trempèrent pas dans l’affaire de la baie des Cochons, le
débarquement avorté des troupes anticastristes du 17 avril
1961, et traversèrent sans dommage la purge imposée par le
président John Fitzgerald Kennedy. Le 20 novembre, le « gent-

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

leman espion », comme devait l’appeler son biographe, quit-


tait la scène de la CIA. Ce départ de Dulles plaça toutefois
Angleton, même s’il bénéficiait toujours de la protection de
Helms, dans une mauvaise position, isolé qu’il était de la
Soviet Russia Division, privé de toute information utile.
Une opportunité de reprendre la main se présenta lorsque,
le 15 décembre 1961 après dix-huit heures, à Helsinki, se pré-
senta Anatoli Klimov à la porte de Frank Frieberg, sur Haapa-
tie. Il ne fallut pas longtemps au chef de station de la CIA en
Finlande pour reconnaître son visiteur, le commandant Ana-
toli Mikhaïlovitch Golitsine, officiellement vice-consul sovié-
tique, en fait résident du KGB. Deux heures plus tard, il
s’envolait avec sa femme Irena et sa fille de sept ans, Katarina,
sur un vol commercial pour Stockholm. Le lendemain, un
courrier de l’Air Force les acheminait à Camp King, près de
Francfort. Dans l’intervalle, les services d’Angleton confirmè-
rent que cet officier faisait partie de la liste des transfuges pos-
sibles donnée six ans plus tôt par Piotr Deriabine et qu’il
n’avait pas été approché par la CIA en raison de son apparente
orthodoxie communiste. L’arrivée de ce transfuge fut retardée
par un petit incident de vol vers les États-Unis dans un vieux
Consolidated B-24 Liberator, reconverti en transport d’Air
America : Katarina souffrant d’une privation d’air, le transfert
fut annulé et reporté au lendemain, sur un vol commercial fai-
sant escale à Londres. Ce dernier fut détourné sur les Bermu-
des pour cause de brouillard sur Idlewild. Les Golitsine
n’arrivèrent à New York que le 18 décembre, d’où ils gagnè-
rent une maison sûre de McLean, en Virginie, à deux pas du
somptueux complexe de Turkey Run, sur le George Washing-
ton Memorial Parkway, où venait d’emménager la CIA et qui
est passée à la postérité sous le nom de « Langley »…
L’officier soviétique, alias « AE/LADLE », avait moyenne-
ment goûté ces rocambolesques aventures. Quant à la Soviet
Russia Division, la désillusion était tout autre. Les premières
impressions de Frieberg laissaient entendre que Golitsine
n’avait pas eu accès à l’ambassade russe à des documents
exploitables par le renseignement américain, qu’il ne connais-
sait pas vraiment Helsinki, qu’il avait tendance, de bonne foi,

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

à s’embrouiller dans les noms. Il est vrai que cet artilleur


n’était pas un agent de terrain, mais un analyste du contre-
espionnage ; il n’avait pas à connaître l’identité des agents.
Point intéressant toutefois, il avait passé, l’année précédant
son transfert en Finlande, au directoire d’information de
l’espionnage du 1er Directoire (Renseignement étranger) du
KGB, à la section OTAN. Interrogé le 22 décembre par Bruce
Solie, de l’Office of Security, il affirma catégoriquement ne
pas connaître d’agents soviétiques infiltrés au sein de la CIA.
Toutefois donna-t-il quelques vagues indications sur un agent
dont le nom de code serait « Sasha », qui travaillerait en
Europe. Pour seuls indices, il laissa entendre qu’il portait un
nom d’Europe de l’Est dont l’initiale était K et aurait été
recruté en 1957, quand V. M. Kovshuk, chef du département
Amérique du 1er Directorat du KGB, avait visité Washington.
Il aurait également été au courant d’un projet de surveillance
électronique américaino-britannique, Easy Chair.
À partir de ce moment, la question devenait celle du
contre-espionnage. À l’aide de ces indices, Angleton examina
les registres du personnel pendant les fêtes de Noël. Le 6 jan-
vier 1962, il pouvait présenter à Helms un suspect correspon-
dant parfaitement au profil. Il s’agissait d’un vétéran de l’OSS,
Serge Peter Karlow, né Klibansky, un Russe émigré en Allema-
gne, puis aux États-Unis. Après guerre, ce lieutenant de la
Navy avait rejoint la CIA, d’abord en Allemagne (1950-1955),
où il avait géré un laboratoire, puis à la Technical Services
Division de l’Agence à Washington, avant de rejoindre
l’équipe de Richard Helms. Le directeur adjoint à la planifica-
tion par intérim (il ne fut effectivement nommé que le
17 février) transmit l’affaire au FBI, seul habilité à enquêter
judiciairement, et demanda à Angleton d’approfondir son fais-
ceau de preuves indirectes. Depuis que le Bureau avait
enquêté sur leur ami commun Cord Meyer, dix ans aupara-
vant, en pleine hystérie maccartyste, ils savaient combien cette
immixtion dans les affaires internes de l’Agence pouvait s’avé-
rer dangereuse.
Angleton commença par s’intéresser de plus près à Golit-
sine. En mars, le Counterintelligence Staff était en mesure de

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

certifier de la sincérité de ce transfuge. La Soviet Russia Divi-


sion semblant avoir fait le tour des quelques informations
opérationnelles qu’elle pouvait retirer de lui, elle autorisa
d’autres services à le questionner. Elle était surtout exaspérée
par les exigences qu’il s’était soudain mis à formuler. Il était
normal qu’à un moment donné, un transfuge craque émotion-
nellement, surtout s’il n’était pas habitué à vivre dans une
société capitaliste. Mais, ayant servi à Vienne (1953-1954) et à
Helsinki (1959-1961), il n’avait pas eu ce genre de problème.
Lors d’une réunion à la division soviétique, Angleton annonça
très sérieusement que Golitsine demandait quinze millions de
dollars pour mener des opérations secrètes contre l’Union
soviétique et un rendez-vous avec le président Kennedy. Après
tout, Mikel Goleniewski ne s’était-il pas présenté, un an plus
tôt, comme le grand-duc Alexeï Nikolaïevitch Romanov, fils
du tsar Nicolas et héritier de la fortune familiale ? Le silence
qui l’accueillit était lourd de stupéfaction : le chef de la sec-
tion de contre-espionnage semblait être passé sous l’ascendant
du transfuge…
Effectivement, Golitsine avait su éveiller l’intérêt d’Angle-
ton. Et, contre tout usage, Angleton n’hésitait pas à affirmer
combien il se faisait une haute idée de cet Ukrainien de trente-
cinq ans qui lui semblait si familier. Il parlait anglais. Il avait
cette profondeur de vue et cette discipline qui lui permettait
de développer de vastes hypothèses à partir d’une petite quan-
tité d’informations. Comme Angleton, il extrapolait et affi-
chait un raisonnement d’une agilité et d’une souplesse
considérables. Qui plus est, il pensait stratégiquement. Et,
incontestablement, il avait vu l’intérieur de quelques coffres-
forts du KGB. Les hommes d’une telle envergure étaient rares
en Occident, au début des années 1960. Et Angleton le savait.
Le 5 octobre 1978, devant une commission d’enquête sénato-
riale, il déclarait encore :
« Golitsine possède un don exceptionnel pour l’analyse.
Son esprit témoigne sans conteste à cet égard de dons les
plus éclatants [...], et il a l’assiette d’un historien che-
vronné. On ne saurait guère lui en remontrer sur les dates

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ou les événements, qu’il s’agisse des mamelouks, de


Byzance ou de tout autre sujet. C’est un véritable lettré.
De là résulte une extrême précision dans le domaine fac-
tuel, et il distingue le fait de la conjecture, sur quelque ave-
nue où il s’aventure. »
Pour son épouse, Cicely, cette affinité s’expliquait parce
que les deux hommes partageaient « cette résolution incroya-
ble, cette patience et ce sens aigu quant à [leur] pouvoir ».
Mais le chef du Counterintelligence Staff ne s’intéressait
pas uniquement à cette complémentarité intellectuelle, qui les
amena à se fréquenter socialement. Ils étaient tous deux des
patriciens du contre-espionnage. Cela expliquait pourquoi
Angleton tint à lui faire ouvrir tous les dossiers de la Soviet
Russia Division, du FBI et de la DIA, qui l’interrogèrent au
printemps 1962. Cela expliquait aussi pourquoi, ces agences
ayant toutes perdu intérêt pour lui, seul Angleton continua à
le considérer comme un élément important. Au début de
1963, Donald (Jamie) Jameson cessa d’être son officier traitant
et le confia au système Angleton : deux anciens collaborateurs
de confiance, qui avaient servi à Rome, et un familier. Ray
Rocca prit la suite pour assurer la liaison avec l’Agence et
Mario Brod, devenu un avocat new-yorkais en vue… du FBI
pour ses entrées dans la mafia, se fit confier deux cent mille
dollars, puisés sur les fonds secrets de l’équipe, pour assurer au
transfuge un capital de départ. Enfin, James C. Dudley, un
agent de change tout aussi en vue, mais parce qu’il était asso-
cié de Cyrus J. Lawrence & Sons Inc., eut à le faire fructifier ;
il était un cousin de Cicely… Il va sans dire qu’aucun trans-
fuge ne reçut jamais un tel accompagnement…
Ce traitement généreux s’expliquait par la révélation
qu’avait fait Golitsine à Angleton. En mai 1959, le Russe avait
participé avec deux mille camarades, officiers de renseigne-
ment comme lui, à une conférence organisée par Alexandre
Nikolaïevitch Chelepine. Devant le représentant du praesi-
dium, Alexeï Illarionovitch Kiritchenko, des membres du
Comité central et des ministres de l’Intérieur et de la Défense,
le nouveau président du KGB avait tracé le plan à long terme

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d’une mobilisation générale des services de renseignement de


tout le bloc soviétique afin de mieux atteindre les objectifs
lointains de la politique soviétique et d’« affecter la capacité
fondamentale de raisonnement de l’ennemi » américain et ses
alliés de l’OTAN et japonais. Le département D, « désinfor-
mation et action secrète », avait la charge de coordonner son
programme de « mesures actives », destinées à influencer les
gouvernements et l’opinion publique en Occident, avec le
département international du Comité central et les appareils
du parti et du gouvernement.
Ainsi, l’annonce de la rupture sino-soviétique, rendue
publique en juin 1960, n’était qu’un leurre. Averti par Angle-
ton, le nouveau directeur central du renseignement, John Alex
McCone, chargea le Sino-Soviet Studies Group, de l’Office of
Current Intelligence (OCI), de vérifier le bien-fondé de ces
allégations aussi incroyables qu’impossibles à rejeter, compte-
tenu de la tension internationale régnant depuis la mise sous
embargo de Cuba le 7 février 1962. Il est vrai que depuis quatre
ans, la question faisait débat au sein des organes de réflexion
(OCI, ONE) de l’Agence, opposant toutes les vues, même les
plus « hérétiques » (Chester Cooper, Richard Shryock, James
Billington, John Whitman, Louis Sandine, Harold P. Ford),
allant de l’indéfectible solidarité du bloc communiste à un
changement stratégique majeur. Semblant se ranger à la réalité
factuelle, la CIA croyait à l’éloignement des frères ennemis.
Mais cette croyance n’était pas des plus solides et les sceptiques
restaient nombreux. Angleton les rejoignit, non par intelli-
gence de la situation internationale, mais parce qu’il se souve-
nait des propos qu’avait, un jour de 1960, tenus son « ami »
Philby. Il les avait lus dans le rapport que ses amis du Mossad
lui avaient fait parvenir : le KG se restructurait pour infiltrer les
services de renseignement occidentaux avec ses meilleurs
agents. « Ils sont encore réveillés, les chasseurs insomniaques/
Cela ne me laissera pas dormir », avait dû penser l’Américain,
se souvenant d’un vers de T.S. Eliot.
Le plan monstrueux des Soviétiques apparut ainsi dans
toute sa tragique clarté au chef du Counterintelligence Staff.
Si Philby était derrière tout cela, pensait Angleton, alors toute

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

volonté de discréditer Golitsine participait du même strata-


gème du KGB. Cette conjecture se transforma en cruelle réa-
lité lorsque la trahison libanaise du correspondant de The
Observer et The Economist devint effective. Elle se confirma éga-
lement lorsque apparut le lieutenant-colonel du KGB, Iouri
Ivanovitch Nossenko, officier de sécurité de la délégation
soviétique au Comité des dix-huit puissances sur le désarme-
ment, qui avait débuté ses travaux à Genève le 14 mars 1962.
Le 5 juin, il aborda un diplomate américain participant à la
conférence ; deux ans plus tôt, il avait ostensiblement aban-
donné dans une chambre d’hôtel d’Amsterdam, pendant une
journée, des documents secrets concernant Cuba, non sans
avoir éveillé préalablement la surveillance des services hollan-
dais, l’IDB (Inlichtingendienst Buitenland), en se rendant
chez le résident du KGB, Nikolaï Kosov. Tennant (Pete)
Bagley, de la station de la CIA à Berne, le prit immédiatement
en charge. George Kisevalter, plus expérimenté dans le débrie-
fing des transfuges, fut dépêché en urgence de Washington.
Les trois hommes se rencontrèrent quatre fois ; le 11 juin, sa
bonne foi était évidente pour les deux agents de la CIA ; il
reçut le nom de code « AE/FOXTROT ». Pour la première
fois, un officier supérieur du 2 e Directorat du KGB (contre-
espionnage et sécurité intérieure) faisait défection. À Langley,
l’ambiance était détendue.
Immédiatement averti, Angleton se montra plus sceptique.
D’abord, il lui était impossible de trouver trace de ce Nos-
senko dans ses archives ; seul apparaissait un Ivan, ministre
des Constructions navales à Moscou. Ensuite, il ne pouvait
croire que le fils d’un apparatchik pût trahir pour deux cents
dollars… Pourtant, le 1er Directorat du KGB, qui le considé-
rait comme un vrai traître et l’avait même fait condamner à
mort pour cela, estimait, dans son rapport psychologique,
qu’il « convoitait le pouvoir », souffrant de « carriérisme ».
Employant une méthode qu’il affectionna par la suite, Angle-
ton s’efforça de relever toutes les incohérences des témoi-
gnages du Russe pour prouver l’opération de deception
soviétique annoncée par Golitsine ; ne l’avait-il pas prévenu
qu’il fallait s’attendre à ce que son ancien employeur expédie

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

aux États-Unis un faux transfuge, afin de le discréditer ? Reli-


sant les retranscriptions des interrogatoires du transfuge,
l’Ukrainien n’avait guère hésité pour les qualifier de « désin-
formation », insistant que « cet homme va endommager mes
tuyaux ». Ils ouvraient, sous la couverture de Richard Helms,
sans le savoir, une guerre civile qui partagea la CIA pendant
douze années. Le tout sur fond de chasse à la taupe, l’enquête
du FBI n’ayant rien donné pour Serge Peter Karlow. Qui était
« Sasha » ? En juin 1963, Bagley fut promu au siège de
l’Agence, prenant la direction du contre-espionnage de la
Soviet Russia Division. Angleton profita de leurs nombreuses
rencontres, dont un samedi de décembre, pour le convaincre
que Nossenko n’était qu’un leurre. Le 5 février 1964, il enjoi-
gnit même McCone d’« être prudent », sans plus de détail.
Nossenko venait de franchir le pas et avait été exfiltré de
Genève pour Camp King.
L’arrivée aux États-Unis de l’officier soviétique se produi-
sait à un nouveau moment crucial pour la communauté
américaine du renseignement. Deux mois auparavant, le
22 novembre 1963, le président John Fitzgerald Kennedy avait
été assassiné par Lee Harvey Oswald à Dallas. Toutes les
agences fédérales de sécurité s’affrontaient sur toutes les hypo-
thèses, futures thèses conspirationnistes, depuis le complot
mafieux jusqu’à l’acte de guerre castriste et, de fait, soviétique.
Angleton penchait pour cette dernière, « SGPOINTER/
HTLINGUAL » ayant fait ressurgir trois lettres d’Elya Irina
Soboleva, domiciliée Pushkinskaya Street 10-111, à Leningrad,
datées du 15 septembre, 1 er novembre et 10 décembre 1962, à
Marina Oswald, née Prusakova. Vérification faite de l’adresse,
le chef du Counterintelligence Staff de la CIA découvrit qu’il
s’agissait du domicile d’Igor Pavel Sobolev, résident du KGB à
Vienne de 1957 à 1962. Cet élément probant confirmait
l’affirmation de Golitsine selon laquelle l’assassinat était en
liaison avec l’entreprise de déstabilisation de Castro ; déjà,
une « opération mouillée » (une élimination physique dans le
langage du KGB) avait été projetée contre le vice-président
d’Eisenhower, Richard Nixon. Angleton transmit cette hypo-
thèse au FBI et obtint de la CIA que le témoignage de

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

Nossenko ne fût pas présenté devant la Commission présiden-


tielle sur l’assassinat du Président Kennedy, présidée par le
président de la Cour suprême, Earl Warren. Grâce au soutien
de ses amis Allen Welsh Dulles, qui en était membre, et
Richard Helms, il prit même le contrôle de ce que l’Agence y
dirait, déléguant son adjoint Ray Rocca pour la représenter,
tandis que le chef du SIG, Birch D. O’Neal, assurait la liaison
avec le FBI. Depuis le 4 avril, et ce jusqu’au 28 octobre 1967,
Iouri Ivanovitch Nossenko était l’hôte involontaire de la CIA
à Camp Peary (la très médiatique Farm), près de Williamsburg,
en Virginie.
En octobre 1964, Angleton obtint satisfaction, au moment
où la mort suspecte de Mary Pinchot Meyer, ancienne épouse
de son ami Cord Meyer, belle-sœur de son ami Ben Bradley,
amie de son épouse Cicely et, pour couronner le tout,
ancienne maîtresse de Kennedy, le renforçait dans l’idée du
« plan monstrueux » soviétique. Il entrait dans sa « période
noire », où sa hantise de Philby brouillait sa capacité de rai-
sonnement et sa rationalité habituelles. Sa croyance obses-
sionnelle en la parole de Golitsine le persuadait d’une
combinaison entre la mort de la belle Mary, le traître réfugié à
Moscou et les histoires de Nossenko à propos d’Oswald. Les
faits personnels se mêlaient en lui à ses devoirs professionnels.
Philby ne lui avait-il pas dit que « dans le contre-espionnage,
tu commences à relier instinctivement les faits car ils sont si
facilement manipulables »… Cette confusion était le résultat
d’un alcoolisme conjugué à une insomnie chronique, à un
excès de stress et d’anxiété. Si l’on ajoutait à cela un certain
degré d’isolement, recherché dans ses bureaux chauds et som-
bres du deuxième étage du quartier général de la CIA, et de
désillusion professionnelle, le résultat fut une suspicion obses-
sionnelle.
Mais Angleton faisait profession de responsable du contre-
espionnage de la CIA. Le refoulement de ses années de jeu-
nesse lui conférait une forte propension paranoïaque. Ce qui
n’était pas anodin dans son métier, qui imposait d’être suspi-
cieux. Mais la guerre froide confirmait sa pensée personnelle,
qui n’était qu’une actualisation historique de ce qu’il avait

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

vécu pendant trois ans à Rome. Il s’agissait là d’une fusion de


sa propre vue et de la réalité, comme d’une crise agréable. Il
évoluait dans un monde reconstruit selon ses besoins psycho-
logiques, n’hésitant pas à changer la possibilité en certitude.
Cette propension naturelle était renforcée par sa proximité
avec Golitsine, qui partageait les mêmes désillusions. Or,
Golitsine avait bel et bien été diagnostiqué cliniquement para-
noïaque par le psychologue de la CIA, le Dr John Gittinger.
D’une certaine façon, Angleton passait de l’autre côté de sa
wilderness of mirrors (« face cachée des miroirs »)…
Professionnellement, moins Angleton était objectif, plus
ses certitudes absolues et inébranlables engendraient une disci-
pline presque fanatique, une loyauté intense de ses subalter-
nes. Il était le chef instinctif des âmes solitaires qui dédiaient,
comme lui, leurs longues heures de travail, quitte à empiéter
sur leur trop courte vie privée, à l’incertitude et à l’angoisse de
la chasse aux espions. Mais cette loyauté devenait comme un
zèle messianique. L’agent du MI-5, Peter Wright, partenaire de
poker d’Angleton et fervent soutien de Golitsine, n’hésita pas
à parler d’une fraternité de « fondamentalistes du renseigne-
ment ». Son audience dépassait le strict cadre de la CIA, où
Jim Hunt, Ray Rocca, Scotty Miler, Clare Edward (Ed) Petty,
John Paisley, mais aussi David Murphy, Pete Bagley, les deux
chefs de la Soviet Russia Division, Joe Evans, Pete Kapusta,
leurs subordonnés, ou Bruce Solie, appartenaient à cette obé-
dience. On y trouvait également des agents du FBI, comme
Sam Pappich, du MI-5, comme Arthur Martin, devenu chef
de la section D1 (espionnage soviétique), du MI-6, comme
Maurice Oldfield, chef de station à Washington, et Stephen
Arthur de Mowbray, officier de liaison avec la CIA, et même
du SDECE, comme Philippe Thyraud de Vosjoli… Toutefois,
si Maurice Chalet, commissaire à la Direction de la sur-
veillance du territoire (DST), compta parmi les amis d’Angle-
ton, il est peu probable qu’il appartînt à ce cercle de
fondamentalistes ; il fut d’ailleurs la cible des accusations de
Golitisne, qui ne l’aimait pas…

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La chasse aux taupes

Le tort le plus durable que la défection de Philby infligea


aux services de renseignement occidentaux, et plus particuliè-
rement anglo-américains, fut d’amener leurs dirigeants et une
minorité d’agents à chercher vainement « dans les palais de
glace de leurs chimères les traces d’une conspiration
soviétique plus vaste encore que ce n’était le cas ». Les États-
Unis vivaient des temps déraisonnables. La guerre au Vietnam
avait commencé dès le lendemain de l’assassinat de Kennedy ;
son vice-président, le nouveau chef de l’État, Lyndon Baines
Johnson, avait choisi la politique du soutien à Saigon, le
24 novembre 1963, en prenant le « mémorandum 273 ». Il
avait annulé le retrait des conseillers militaires et des troupes
américaines, l’augmentant même. Cette implication grandis-
sante était motivée par la peur de l’élargissement du commu-
nisme, corollaire stratégique de ce « monstreux plan » révélé
par Golitsine. Le 7 août 1964, le Congrès des États-Unis
approuvait la « résolution du golfe du Tonkin ». Cinq jours plus
tôt, des navires américains auraient été pris à partie par des
patrouilleurs nord-vietnamiens dans cette région. Aucune
preuve matérielle ne fut pourtant découverte : ni corps, ni
débris ou épaves, ni impacts sur les navires américains.

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

L’« accrochage » s’était déroulé lors d’une nuit sans lune et


avec des orages dans le secteur. Disposant d’une expérience
très limitée, les opérateurs radar et sonar américains avaient
sans doute amené leurs navires à réagir à de faux échos… Il
s’agissait en fait de la fabrication d’un prétexte pour étendre
les combats au nord du Vietnam par une guerre aérienne. Et
ces « incidents du golfe du Tonkin » apportèrent un large
soutien au président Johnson. Ils créèrent rapidement une
crispation de la société américaine, au point d’en faire un
enjeu de la présidentielle de novembre 1968. Les campus se
rebellèrent rapidement contre la conscription, amenant le
conflit dans les familles.
Angleton fut touché doublement, dans sa vie privée
comme dans ses occupations professionnelles. Ses filles rejoi-
gnirent un mouvement, certes proche de la CIA, mais résolu-
ment contestataire, tandis que son fils répondait à l’appel du
combat… Pour l’Agence, il eut à détacher des personnels pour
cette mission, avec la délicate tâche de choisir personnelle-
ment ceux qu’il allait envoyer au combat. Il en profita aussi
pour poursuivre sa reconstruction du X-2. La proposition,
finalement mort-née de l’été 1965, de développer des unités
de contre-espionnage spéciales au Vietnam prolongeait les
compétences de contre-espionnage des stations de la CIA à
l’étranger. John Mertz avait été envoyé préventivement sur
zone ; il devint ensuite chef de station à Pretoria. Mais le
commandement des unités et leurs communications directes
avec le Counterintelligence Staff montraient qu’elles avaient
pour modèle les Special CounterIntelligence Units de la
Seconde Guerre mondiale, où Angleton avait commencé sa
carrière. Richard Helms avait condamné le projet, disant qu’il
n’était qu’« une vieille Cadillac de 1944 qui avait besoin de
nouvelles bougies »…
La maçonnerie de « fondamentalistes du renseignements »,
regroupée autour de l’inamovible James Angleton, s’inscrivait
dans cette époque troublée. Elle était avant tout une affaire
personnelle, une construction intellectuelle du chef du Coun-
terintelligence Staff dans sa lutte imaginaire contre Philby. Et
il était bien décidé à mettre en œuvre tous les moyens à sa

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

portée pour atteindre ses fins. Même si cette chasse aux taupes
devait prendre l’aspect d’une politique étrangère personnelle,
menée par une CIA devenue le reflet imaginaire d’un monde
irréel qu’Angleton avait contribué à créer. À Langley, il gérait
directement cette quête au travers du Special Investigation
Group (SIG), encore amputé de deux de ses membres, Ray
Rocca et Ann Egerter, occupés par la commission Warren. La
Clandestine Services Institution n˚ 70/1 révisée en 1955 lui
avait confié la mission d’« exécuter les enquêtes de contre-
espionnage et d’analyser toute fuite de sécurité, connue ou
potentielle, dans l’organisation des services clandestins, aussi
bien dans les quartiers généraux que sur le terrain, du point de
vue de son effet sur, premièrement, les opérations existantes,
et, deuxièmement, la couverture des personnels. Pour exécuter
cette fonction, il maintient des relations de travail proches
avec le bureau de sécurité, ce dernier étant plutôt intéressé au
premier chef des cas de sécurité de l’Agence que du point de
vue de la sécurité opérationnelle ».
Aussi, en novembre 1964, Angleton mit en place l’opéra-
tion Honetol, acronyme de Hoover et Anatoli (Golitsine), soit
une collaboration du FBI et de la CIA. Pendant quatre mois,
elle mobilisa douze personnes des deux institutions autour du
chef du contre-espionnage de la CIA, dont Newton S. Miler,
Clare Edward (Ed) Petty, Jean M. Evans, qui travailla avec
Reinhardt Gehlen, Albert P. Kergel, John D. Walker (ancien
chef de station en Israël), Charles Arnold et William F.
Potocki (un ancien subordonné de William K. Harvey) du
Counterintelligence Staff, Bruce Solie, de l’Office of Security,
William C. Sullivan chef du renseignement intérieur du FBI et
Sam Papich officier de liaison du FBI avec la CIA.
Leur première victime était sans conteste Nossenko. Sa
mise au secret ne leur incomba pas directement, puisque le
transfuge était sous la responsabilité de la Soviet Russia Divi-
sion, et ce fut Tennant (Pete) Bagley qui décida de le transférer
du grenier d’une maison sûre dans la banlieue de Washington
à l’isolement forcé de Camp Peary, en Virginie. Et s’il devait
ce traitement à Anatoli Mikhaïlovitch Golitsine, Angleton
n’intervint aucunement dans cette décision. S’était-il appliqué

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

à lui-même le conseil qu’il avait donné à Richard Mervin Bis-


sell, sous-directeur de la planification, lorsqu’il lui avait
demandé, au lendemain de l’échec de la baie des Cochons, s’il
avait « prévu une porte de sortie au cas où les choses [tombe-
raient] à plat ? », voulant dire : « Est-ce que vous avez prévu
l’échec comme vous avez prévu le succès ? »
Honetol devait aussi se mettre sur la trace de « Sasha ». En
juin 1963, Serge Peter Karlow avait été blanchi, tant par le FBI
que par la CIA, mais il avait dû quitter l’Agence ; il ne fut offi-
ciellement réhabilité qu’en 1988. Infatigable, Solie se remit à
interroger Golitsine et, finalement, découvrit un homme cor-
respondant mieux au profil. L’homme était un ancien lieute-
nant de l’armée Vlassov, recruté par la CIA en 1949, via la
filière Gehlen, opérant à Berlin, puis, après 1956, à Francfort,
et émigré aux États-Unis en 1961. Igor Grigorievitch Orlov,
aussi connu sous le nom d’Aleksandr Grigorievitch Kopatzky,
avait ensuite quitté le renseignement pour devenir camion-
neur du Washington Post, puis peintre. De son vrai nom
Alexandr Ivanovitch Navratilov, il était aussi capitaine du
NKVD. Averti, Angleton ne put croire en la réalité de cette
découverte. Comment un employé sous contrat de l’Agence
pourrait-il être cette supertaupe décrite par Golitsine ? Pour
d’autres raisons, moins objectives car en relation avec son sta-
tut, le transfuge ne pouvait pas plus le croire. Ils avaient à la
fois tort et raison. Tort, parce que l’homme avait véritable-
ment été un agent soviétique en Allemagne sous ce nom. Rai-
son, car « Sasha » avait encore été opérationnel pendant la
crise des missiles de l’été 1962, ce qui n’était plus le cas
d’Orlov. Il s’agissait en fait d’un officier de renseignement de
l’US Army, recruté en 1959 par le résident Mikhaïl Alexandro-
vitch Chaliapine, qui avait profité d’une concubine allemande
trop dépensière pour le recruter. Trois ans plus tard, il avait
été muté dans un poste bien en vue. En 1966, identifié par
« Kittyhawk », il échoua à son évaluation polygraphique et sa
carrière s’interrompit. Concernant les deux « Sasha », les
preuves manquaient pour réunir une cour martiale…
Mais « Sasha » était l’obsession personnelle d’Angleton ; et
il ne pouvait se satisfaire d’Orlov. D’autant qu’en repensant à

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

l’arrestation du lieutenant-colonel Popov, alors qu’il allait


recevoir une note de son contact de la CIA, Angleton en vint
à penser que l’action du KGB n’avait pu être possible qu’avec
une aide interne à l’Agence, à la Soviet Russia Division. Aussi
réorienta-t-il l’enquête sur l’Allemagne et Moscou, ainsi que
sur les officiers de l’Agence qui avaient traité avec un transfuge
contesté comme Nossenko. Quatorze noms furent retenus par
Honetol, dont Paul Garbler, George Kisevalter et Richard
Kovich (à cause de Nossenko), David Murphy (parce qu’il
était le directeur de la Soviet Russia Division), Vasia Gmirkin,
une légende vivante de la CIA (parce qu’il était d’origine
russe)… D’autres, comme Leonard McCoy, se virent contester
leur croyance en la bonne foi des suspects. La chasse à la taupe
dans l’enceinte de la CIA finit bientôt par toucher une cen-
taine d’agents, tous présentant le même profil slave. En 1981,
Angleton estimait que leur recrutement avait été la plus
grande erreur de la CIA :
« Nous avions besoin de gens avec des capacités informa-
tionnelles et linguistiques. Nous n’avions pas les moyens
de vérifier leur bonne foi. Nous certifiions ceux qui pou-
vaient nous aider ou pouvaient favoriser notre carrière. Les
Soviétiques avaient compris comment exploiter notre fai-
blesse pour les Russes blancs. »
Les suspects virent tous leur carrière interrompue d’une
façon ou d’une autre. Certains furent poussés à la démission,
comme Karlow, d’autres furent promus à des postes inférieurs
en dehors de la division, comme Kovich, envoyé enseigner à
Camp Peary, avant d’assurer la liaison de la Soviet Russia
Division avec le FBI. D’autres encore quittèrent l’Agence
lorsqu’ils comprirent qu’ils n’obtiendraient plus de promo-
tion, les responsables du Counterintelligence Staff étant mem-
bres du Special Promotion Board.
Ne voulant pas participer à la curée, prétextant le manque
de preuve, le directeur du FBI, Edgar John Hoover, mit fin à
Honetol en avril 1965. Cinq ans plus tard, il interrompait toute
liaison avec la CIA à la faveur d’une question de révélation de
source (affaire Thomas Riha). Il est vrai que depuis le début de

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

la chasse à la taupe, le FBI avait perdu deux de ses transfuges


par la faute d’Angleton. Parce qu’il avait confirmé la défection
de Nossenko, la source « Fedora » (Viktor Lesiovski), qui colla-
borait avec le FBI depuis 1962, se vit privée de tout crédit à
partir de 1967 ; en 1976, cet agent infiltré dans l’état-major du
secrétaire général des Nations unies, Kurt Waldheim retour-
nait dépité en Union soviétique. La même année, une autre
source, « Kittyhawk » (Igor Kochnov), était discréditée pour le
même motif, la poussant à repartir au bout de trois mois ; il
était le chef du contre-espionnage du KGB pour les États-Unis
et la Grande-Bretagne. Lors d’une conversation bien arrosée
avec sir Charles Spry, directeur général de l’Australian Secu-
rity Intelligence Organisation, Angleton se vanta de s’être per-
sonnellement « envoyé » quelque vingt-deux provocateurs de
cet acabit…
Angleton permit également l’exportation de cette « chasse
aux sorcières ». D’avril à septembre 1962, il avait d’abord orga-
nisé une noria d’agents du contre-espionnage international
pour interroger Golitsine. Arthur Martin, chef de la section
D1 (espionnage soviétique) du MI-5, était venu deux fois, en
avril et en septembre ; il avait même obtenu que, sous le nom
de « John Stone », le transfuge se rendît en Grande-Bretagne
entre mars et juillet 1963. À la fin de l’hiver 1966, Golitsine
alla aussi secrètement en Norvège. La France fut autorisée à
envoyer, en mai 1962, le général Jean-Louis du Temple de
Rougemont, chef de la division « renseignement » au Secréta-
riat général de la défense nationale (SGDN). Il se montra
d’une telle conviction sur la sincérité de Golitsine qu’une
seconde équipe mixte de la DST (son jeune chef, Daniel
Doustin, et les commissaires Marcel Chalet, Alain Montarras
et Louis Niquet) et du SDECE (le colonel René Delseny, chef
du contre-espionnage, et un de ses subordonnés) fut immédia-
tement envoyée.
Sous prétexte d’« élargir et de centraliser le contre-espionnage
avec nos alliés », expliqua Scotty Miler, Angleton proposa un
échange de renseignement humain avec les partenaires de
l’alliance UKUSA, conclue en 1947, concernant le rensei-
gnement d’origine électromagnétique. Si les Britanniques et les

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

Américains étaient pénétrés par la partie adverse, seule la liaison


pouvait assurer une protection efficace. En novembre 1967 se
tint à Melbourne la première réunion du CAZAB, un club du
contre-espionnage canadien, australien, néo-zélandais, américain
et britannique. Tous les dix-huit mois, il se réunissait pour un
week-end de conférences, où chaque service était représenté par
cinq délégués. Les discussions portaient sur l’information straté-
gique, l’information de planification ainsi que l’information
actuelle. Pour sa première session, Angleton tint à amener sa
« vedette » Golitsine, à la grande fureur des Canadiens, qui
pointèrent son absence d’habilitation et le risque qu’il repré-
sentait s’il faisait défection dans l’autre sens. Jusqu’en 1975, le
CAZAB se réunit encore quatre fois à Wellington (1969), New
York (1970), Ottawa (1972) et Londres (1974).
Le cas de Leslie James Bennett, chef adjoint du contre-
espionnage (B Branch) de la Royal Canadian Mounted Police,
fut ainsi évoqué lors du sommet d’Ottawa, en août 1972. Son
tort avait été de critiquer, lors d’une soirée chez Maurice Old-
field, au printemps 1964, le chef de station du MI-6 à
Washington, la politique de McCarthy. Angleton et Rocca,
qui comptaient parmi les convives, avec Arthur Martin, du
MI-5, et Golitsine, avaient bien entendu saisi l’allusion. Aussi
prirent-ils la défense du sénateur anticommuniste, qui tenait
pourtant en si mauvaise estime la CIA… Son implication
dans la défection d’une interprète de l’Intourist, sous contrat
de Nossenko au KGB, mariée avec un officier du GRU, Olga
Farmakovskaya, en fit immédiatement un suspect. Angleton
avait naturellement classé ses propos comme une provocation
et n’apprécia pas que Bennett l’accréditât en recourant au con-
cours des services britanniques. En 1967, une enquête était
lancée contre ce Gallois servant Sa Majesté au Canada qui ne
voulait pas devenir un fondamentaliste. Clare Petty monta le
dossier qu’il présenta à ses homologues canadiens. Comble de
malchance, Bennett eut ainsi le privilège d’accueillir Golitsine,
en octobre 1969, qui venait évaluer les dossiers de la Royal
Canadian Mounted Police. Mais le ton monta entre ces deux
hommes si différents, l’un trop honnête alors que l’autre était
imbu de lui-même. Suspecté d’être une taupe du KGB, en

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

février 1971, il finit par être poussé à la démission « pour


raisons médicales » en juillet 1972, puisque rien ne pouvait
être prouvé…
Le mode opératoire d’Angleton dans cette affaire ne dif-
férait guère de celui utilisé contre « Sasha ». Après avoir
diffusé les assertions de Golitsine auprès des services étran-
gers, il attendait que les enquêtes suivissent leur cours. Si
elles rencontraient une trop forte résistance, il invitait les
plus sceptiques dans son bureau de Langley, les emmenait
déjeuner à La Niçoise avant de leur faire rencontrer, à New
York, le transfuge. Généralement, il finissait par les convain-
cre. Ainsi en avait-il été, début 1969, du général Hendrick
van der Bergh, chef du nouveau Bureau of State Security
(avant 1968, il s’agissait du South African Intelligence Ser-
vice), pour le convaincre que le lieutenant du KGB Iouri
Nikolaïevitch Loginov (« AE-GUSTO ») était un faux trans-
fuge. Il avait fait défection à Helsinki en mai 1961 et avait
été recruté comme agent derrière les lignes ennemies par
Kovich… Il avait transmis des documents des archives du
KGB prouvant que le lieutenant-colonel Popov n’avait pas
été trahi par une taupe au sein de la CIA. Enfin, en 1964, il
avait dit que la défection de Nossenko était réelle. Pour
Angleton et Golitsine, cela faisait beaucoup de raisons de le
soupçonner… Qui plus est, il ne fallait pas que le FBI le
récupére ! Profitant de son affectation à Johannesburg, à
partir de janvier 1967, décision fut prise de le livrer au
South African Intelligence Service, comme agent du KGB
sous couverture. En mai, après avoir revu entièrement son
dossier, le directeur adjoint à la planification, Desmond
Fitzgerald appelait Hendrick van der Bergh… Une opéra-
tion conjointe CIA-BOSS fut même montée. Après son
arrestation, Loginov continua à recevoir son salaire de la
CIA ! Le 27 septembre 1968, le Rand Daily Mail titrait
« Loginov inculpé si assez de preuves ». Van der Bergh était
dubitatif. Au retour de son voyage à Langley, il n’avait plus
de doute. Loginov fut échangé en mai 1969 contre des
agents ouest-allemands. Il n’avait aucune chance d’échapper
à son destin…

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

Ainsi agit-il, toujours dans le cadre de l’enquête sur


Kovich, dans le cas d’Ingeborg Lygren. La secrétaire du chef
du Forsvarets Etterretningstjeneste (renseignement extérieur
norvégien, militaire), Vilhelm Evang, avait été recrutée par
l’agent de la Soviet Russia Division en 1956 pour renseigner
la CIA à Moscou. En novembre 1964, Angleton invita
Asbjørn Bryhn, chef du service concurrent, le Politiets Over-
våkingstjeneste (renseignement intérieur, civil), à Washington
sous un motif de routine. En privé, il lui fit part de ses accusa-
tions de trahison contre Lygren — elle avait eu une liaison
sentimentale, approuvée par l’officier de sécurité de l’ambas-
sade, avec son moniteur d’auto-école, Alexeï Filipov, qui
s’avéra être un agent du KGB spécialement entraîné pour ce
genre d’opération —, ainsi que celles pesant contre son offi-
cier traitant. Le 18 septembre 1965, elle était accusée
d’espionnage et mise au secret dans la prison pour femmes de
Bredtvedt. L’adjoint d’Evang, le colonel Lars Heyerdahl,
envoyé auprès d’Angleton, revint avec la conviction que le
dossier était forgé de toutes pièces. L’objectif était en fait de
piéger Kovich. Le 14 décembre, Lygren était remise en
liberté. Le 28 janvier 1966, une commission d’enquête parle-
mentaire était confiée au juge Jens Mellbye. Anticipant une
défaite inévitable, en accord avec Helms, Angleton l’invita à
Washington pour le convaincre. En vain… Le 12 mai 1967,
la commission confirmait l’innocence de Lygren et la dédom-
mageait pour son arrestation arbitraire. Là encore, les élu-
cubrations de Golitsine ne s’étaient pas révélées fausses, mais
insuffisamment précises. Une secrétaire de l’ambassade nor-
végienne à Moscou était bien une taupe, recrutée par amour
pour un ancien prisonnier de guerre, Vladimir Kozlov. Elle
était entrée au service du MGB en 1947 pendant son séjour
en Union soviétique, et avait continué à espionner après son
retour à Oslo en 1956. Gunvor Galtung Haavik fut finale-
ment arrêtée le 27 janvier 1977…
La France s’avéra également un terrain d’expérimentation
pour les théories de Golitsine très prometteur. Le transfuge
voulait rencontrer le général de Gaulle et se voir décerner pour
ses services la Légion d’honneur… Selon lui, cinq ou six

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

agents du KGB et du GRU faisaient partie d’un réseau, baptisé


« Saphir », infiltré dans les services de renseignement français ;
d’autres se trouvaient dans l’entourage du chef de l’État, dont
un ayant occupé une fonction gouvernementale à Londres ou
à Alger, pendant la Seconde Guerre mondiale, ou à l’Orga-
nisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Piotr
Deriabine avait déjà rapporté qu’Ivan Ivanovitch Agayants,
chef de station du KGB à Paris de 1946 à 1948, s’était vanté au
cours d’une conférence au Centre d’avoir infiltré le SDECE,
parlant d’une « prostituée que j’ai mise dans ma poche ».
Golitsine révéla aussi que le KGB connaissait le projet du
SDECE d’établir une section chargée de collecter des rensei-
gnements scientifiques aux États-Unis, devenue opération-
nelle à l’été 1962, sous la direction du colonel Hervé, chef de
station à New York… Comme la CIA se méfiait des services
français, le directeur central du renseignement McCone avait
suggéré, au printemps 1962, au président Kennedy d’adresser
une lettre secrète à son homologue français. Écrite sur du
papier vert, à l’encre verte, elle fut acheminée en dehors du
circuit diplomatique normal et délivrée par le chef de station
de l’Agence, Alfred Ulmer. Naturellement, elle fut accueillie
vertement par de Gaulle, pressentant un mauvais coup des
Américains à son endroit.
Quelques semaines plus tard, la DST et le SDECE
créaient, chacun, une petite cellule, les « Soviétiques » de Cha-
let, chargée de ne pas entraîner de scandale politique, et le
« Service IV », une structure confidentielle chargée d’étudier
les dossiers des seuls membres suspectés du service. La DST
identifia rapidement un profil correspondant à l’agent infiltré
à l’OTAN. Interpellé le 10 août 1963, Georges Pâques, norma-
lien agrégé d’italien, haut fonctionnaire catholique et anti-
marxiste, chef adjoint du service de presse de l’Alliance atlanti-
que, avoua être en fait un correspondant du KGB. Problème :
il n’était à l’OTAN que depuis l’automne 1962, soit presque
un an après la défection de Golitsine. En fait, la taupe dont
parlait le transfuge, qui n’avait qu’une connaissance extérieure
des opérations du renseignement soviétique en France, n’était
tout simplement pas française. Il s’agissait d’un économiste

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

canadien francophone, Hugh George Hambleton, qui œuvra


à l’OTAN de 1956 à 1961 comme analyste ; il ne fut arrêté par
la police britannique qu’en juin 1982. L’arrestation de Pâques
était le résultat des turbulences du SDECE, qui rendaient
impossible le maintien sous surveillance de ses complices.
Les services français étaient devenus la cible d’Angleton en
s’attaquant aux secrets atomiques des États-Unis. Angleton
l’avait appris par le colonel Thyraud de Vosjoli, qui s’était vu
ordonner de participer à ce programme d’espionnage chez un
allié, lors de son dernier passage à Paris, en décembre 1962.
Pendant qu’il recrutait l’officier de liaison du SDECE, Angle-
ton lançait Golitsine contre les colonels Léonard Hounau,
directeur de la recherche, Georges Barazer de Lannurien, chef
de cabinet du directeur général, et René Delseny, qui avait
pourtant débriefé Golitsine sans éveiller de soupçons… Les
deux premiers se virent contraints à la démission suite à des
allégations concernant leur passé. La DST était à chaque fois à
l’initiative des enquêtes… Si les raisons de l’éviction, en
décembre 1963, de Hounau restent troubles, Lannurien payait
en fait, en mai 1964, d’avoir été chargé, huit mois plus tôt,
d’annoncer le rappel de Thyraud de Vosjoli, à qui sa hiérar-
chie voulait rappeler le sens de liaison, le poussant ainsi à se
réfugier chez ses amis de la CIA. François Saar-Demichel
avoua en 1982 à la DST être bien un agent soviétique. Le
désordre qui suivit ces évictions dans les services français, en
pleine lutte contre l’Organisation de l’armée secrète, s’ampli-
fia après le retrait de la France du commandement militaire
unifié de l’Alliance atlantique. La CIA réagit en se lançant
dans une violente campagne de presse. Thyraud était le héros
du roman de Léon Uris, Topaz, et Jacques Foccart, conseiller
de l’ombre du président de Gaulle, accusé d’être un espion
soviétique… Pour achever cette dérive, Angleton vit d’un
mauvais œil la nomination, en 1968, d’un de ses zélateurs
déchus, David Murphy, chef de station à Paris ; il était à Ber-
lin en même temps qu’Igor Orlov.
La Grande-Bretagne présentait un climat disposé à enten-
dre les révélations de Golitsine, depuis le trio amoureux entre
le mannequin Christine Keeler et ses deux amants, le ministre

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

de la Guerre britannique, John Dennis Profumo, et l’attaché


naval soviétique, Evgueni Ivanov, qui commença à défrayer la
chronique mondaine au début de 1961 pour éclater au grand
jour en mars 1963, au lendemain de la défection de Kim
Philby, en janvier. En avril 1961, George Blake était rappelé et
mis aux arrêts grâce aux informations de Mikel Goleniewski.
Son interrogatoire permit d’établir qu’il avait trahi le lieute-
nant-colonel Popov et qu’il connaissait, ce qu’il s’était bien
gardé de dire, Paul Garbler, actuellement premier chef de sta-
tion à Moscou… Un an plus tard, le transfuge polonais avait
identifié « Grégory », sous le nom de William John Vassal,
officier de renseignement à l’Amirauté et homosexuel vani-
teux et sans volonté.
Golitsine était également un peu plus au fait des affaires
britanniques que françaises. Un peu plus seulement… Il avait
entendu parler des « Magnificient Five », dont deux s’étaient
déjà identifiés (Donald MacLean et Guy Burgess), un autre
était au Liban sous surveillance. Quant aux deux autres ? Le
23 avril 1964, suite à la confession de l’Américain Michael
Whitney Straight au FBI, sir Anthony Frederick Blunt se ren-
dit au MI-5. Eu égard à sa position sociale et à sa fonction du
moment, sa trahison fut tenue secrète. Les débriefings de
Golitsine permirent de renforcer les doutes sur Philby,
puisqu’il confirma à Arthur Martin sa trahison, dès 1945, dans
l’affaire Konstantin Volkov. Il corroborait également les affir-
mations de l’employé du chiffre de l’ambassade soviétique à
Ottawa, Igor Gouzenko, qui avait fait défection en septembre
1945, à propos de deux agents du GRU portant le même nom
de code « Elli ». Le premier, Kay Willsher, greffière adjointe à
la High Court de Londres, avait été arrêtée en mars 1946. Le
second était « au cinq MI-5 » et restait un mystère. Après avoir
un temps été identifié sous les traits de Philby, il donna
matière, avec Angleton, à une cabale contre sir Roger Henry
Hollis… Sa véritable identité ne fut révélée qu’en 1981 : il
s’agissait de Léonard Henry (Léo) Long, recruté par Blunt en
octobre 1935, et inactif depuis 1946.
Mais Golitsine ne put s’empêcher d’échafauder des théo-
ries qu’Arthur Martin, comme Angleton, se dépêchait de

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prendre au comptant. Après l’assassinat du président Ken-


nedy, le transfuge reprit ses propos sur les « opérations
mouillées » du KGB, en les adaptant à la situation politique
britannique. Le chef du parti travailliste, Hugh Todd Naylor
Gaitskell, était décédé le 18 janvier 1963. Le transfuge en fit la
victime d’un complot soviétique visant à placer « un homme à
eux », James Harold Wilson. Justement, il venait de prendre,
contre toute attente, la direction du Labour… De plus, le 13 e
département du 1er Directoire du KGB, chargé des « opéra-
tions spéciales », s’était vu interdire tout assassinat, suite à de
nombreux scandales publics, dont le dernier fut le procès du
transfuge Bogdan Stachinsky, en octobre 1962, à Karlsruhe,
jugé pour meurtres… Golitsine, qui avait déserté quatre mois
plus tard, avait rapporté qu’au moins dix-sept officiers du
KGB avaient été limogés ou dégradés à la suite de la condam-
nation du gouvernement soviétique pour avoir institutionna-
lisé l’assassinat politique. Lorsque Wilson s’installa au 10,
Downing Street, Angleton transmit à Hollis le dossier
« OATSHEAF », qui contenait toutes les accusations contre le
Premier ministre. Il n’hésita pas à se déplacer personnelle-
ment, en décembre 1965, pour informer le nouveau directeur
général du MI-5, Martin Furnival Jones, qui se montra com-
préhensif. Cette question fut également évoquée lors de la
réunion CAZAB en mai 1974 à Londres ; Michael Hanley
avait succédé depuis deux ans à Furnival Jones…
D’autres personnalités politiques occidentales furent accu-
sées par Angleton et Golitsine d’être des agents de la partie
adverse : le chancelier allemand, Willy Brandt, le Premier
ministre suédois, Olof Palme, le Premier ministre canadien
Lester Pearson. Tous avaient été confrontés à une affaire
d’espionnage dans leur entourage, réelle ou imaginée, révélée
par Golitsine : le chef de la division soviétique du BND,
Heinz Felfe, arrêté le 15 décembre 1961, le colonel de l’armée
de l’air suédoise, Stig Wennerström, arrêté le 20 juin 1963, et
Leslie James Bennett. L’histoire ne dit pas si Angleton enquêta
sur John Starnes, premier directeur civil de la Royal Canadian
Mounted Police, qui n’avait pas cru à la culpabilité de Pear-
son, lors d’un déjeuner à La Niçoise en 1972… ni qu’il y ait eu

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

un dossier sur Günther Guillaume, de son vrai nom Peter


Lohse, officier de la STASI est-allemande infiltré dans l’entou-
rage de Brandt et démasqué le 6 mai 1974… Le chef du Coun-
terintelligence Staff accusa encore le milliardaire américain,
ami de Lénine, Armand Hammer, ce que démentaient pour-
tant les dossiers du FBI, qui le surveillait depuis 1920 ;
l’ancien ambassadeur de Roosevelt à Moscou, Averell Harri-
man, rebaptisé « Project Dinosaur » ; le secrétaire d’État
Henry Kissinger, promoteur de la politique de détente avec
l’Union soviétique, d’un rapprochement avec la Chine et de
négociation au Moyen-Orient ; pour ce dernier, l’information
venait toutefois du débriefing de Mikel Goleniewski, trans-
mise par les services de renseignement britanniques. Il ne fut
pas jusqu’à Israël où Angleton tenta d’implanter son « syn-
drome », enjoignant avant 1963 le memune Hisser Harel, pre-
mier directeur central du renseignement et chef du Mossad :
« Cherchez bien autour de vous, et vous trouverez sûrement
un agent soviétique… »
Le 12 mai 1967, la Commission d’enquête parlementaire
norvégienne s’était interrogée : « Est-ce que l’information
[délivrée par Golitsine] est fondée sur des faits venant de Mos-
cou ou sur des déductions provenant du matériel auquel il a
eu accès » aux États-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne ? À
partir de 1965, à Langley, de nouveaux « hérétiques », comme
George Kisevalter, Leonard McCoy et Donald (Jamie) Jame-
son, commençaient à se poser sérieusement la question.

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La fin d’un guerrier

Le système Angleton toucha à sa fin par une conjonction


d’événements prévus, mais aux conséquences insoupçonnées.
Le 2 février 1973, Richard Helms, son protecteur de toujours,
après le départ d’Allen Welsh Dulles, prit sa retraite. Un mois
plus tard, le 2 mars, William Egan Colby devenait directeur
adjoint des opérations, avant de succéder à James Rodney
Schlesinger, par intérim le 2 juillet, puis comme directeur cen-
tral du renseignement le 4 septembre. Il inaugurait autant une
nouvelle appellation à l’ancienne sous-direction à la planifica-
tion, qui existait depuis Dulles, qu’une volonté de préserver
l’Agence du scandale du Watergate, qui avait commencé par
l’arrestation de cambrioleurs, ressemblant plutôt à des barbou-
zes, dans la soirée du 17 juin 1972. Depuis, une taupe, bapti-
sée « Deep Throat » (Gorge profonde) par un des deux
journalistes du Washington Post qui avaient révélé l’affaire, Bob
Woodward, alimentait la presse. Plusieurs candidats étaient
présentés comme étant cet informateur mystère, dont le con-
seiller à la Sécurité nationale, Henry Kissinger, le président du
Republican National Committee, George Herbert Walker
Bush… et quelques fondamentalistes de la CIA, dont Richard
Ober et son chef, James Jesus Angleton. Les seules personnes

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

connaissant son identité étaient les deux journalistes et leur


rédacteur en chef, membre de la « Georgetown Set » et ami
d’Angleton, Benjamin C. Bradlee. La véritable identité de
Deep Throat fut finalement révélée par le magazine Vanity
Fair, le 31 mai 2005 ; il s’agissait de William Mark Felt Sr,
l’ancien directeur adjoint du FBI sous Richard Nixon.
Colby était bien décidé à en finir avec la « fièvre », ce « syn-
drome Angleton » qui paralysait l’Agence depuis neuf ans. Par-
dessus tout, des carrières avaient été brisées inutilement. Le chef
du Counterintelligence Staff n’en était pas le seul responsable.
Certes, la gestion de son service sur le modèle du X-2 de Ryder
Street avait largement permis ces débordements. Suivant cette
tradition d’exclusivité et de supériorité héritée de la Seconde
Guerre mondiale, il avait paralysé le fonctionnement de la
Soviet Russia Division, transformée, dans un effort de maximi-
sation des sources, en Soviet Bloc Division par amalgame avec
l’ancienne Eastern European Division. Angleton avait égale-
ment établi des contacts personnels avec plusieurs services.
Lorsque le nouveau directeur central du renseignement apprit
qu’il en profitait pour poursuivre son délire obsessionnel, il
décida qu’il était temps d’en finir. Alexandre de Marenches,
directeur général du SDECE depuis le 6 novembre 1970, s’était
demandé pourquoi la CIA maintenait une recrue du KGB,
David Murphy, comme Angleton était venu le dire à son prédé-
cesseur, le général Eugène Guibaud ; depuis, le chef de station
de l’Agence à Paris était maintenu sous embargo…
Lorsque Clare Edward (Ed) Petty, qui avait rejoint le
Counterintelligence Staff en 1966, à son retour d’Allemagne,
se décida à inverser les paramètres de la logique Angleton, qui
reposait sur le fait « que Golitsine était franc comme l’or »,
pour ne plus le considérer que comme une provocation,
Colby comprit que l’hystérie avait gagné l’Agence et atteignait
le comble du ridicule : voilà qu’Angleton était à son tour
devenu la taupe. Pire, la rumeur en faisait même le responsa-
ble de deux morts, pourtant perçues comme naturelles jusque-
là : Eric W. Timm, chef de la Western Hemisphere Division,
en 1962, et Desmond FitzGerald, prédécesseur de Colby à la
planification, le 23 juillet 1967. Tous deux en étaient venus à

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

douter de l’équilibre mental, nourri par un excès de boisson,


d’Angleton et en avaient fait part, en vain, à Richard Helms.
Cette farce fut permise par l’impossibilité de l’Agence à
estimer la nature réelle de la menace soviétique, comme le FBI
n’avait pu mesurer l’ampleur de la puissance du Parti commu-
niste des États-Unis, au sortir de la Première Guerre mondiale
(1917-1920) et à nouveau pendant la guerre de Corée (1947-
1957). Au milieu des années 1960, la CIA ne disposait pas
encore d’une information fiable sur l’Union soviétique. Les
programmes de reconnaissance photographique aérienne U-2
(1954) et Corona (1962) devaient suppléer à l’impossibilité de
mener des opérations de renseignement humain sur le terri-
toire de la partie adverse. Rappelons que l’Agence ne disposa
d’une station à Moscou, indépendante du département d’État
qu’à partir de 1961 et que son premier chef, Paul Garbler
(1961-1964), sous la couverture de l’attaché naval de l’ambas-
sade américaine, avait été dénoncé par George Blake… Une
des premières mesures du directeur central du renseignement
Colby fut donc de réorganiser les capacités d’analyse de la
CIA, avec les Key Intelligence Questions… et donc d’acquisition
de l’information, grâce à l’établissement de National Intelli-
gence Officers chargés de la collecte et du traitement du rensei-
gnement, soit par secteurs géographiques, soit par spécialité.
Son successeur, George Herbert Walker Bush, s’empressa
de démanteler cette réforme en lançant, dès 1976, une équipe,
nommée « Team B », afin de procéder, à partir des mêmes
informations, à une évaluation de la puissance et des inten-
tions soviétiques différente de celle du Team A de la CIA,
formé pour l’occasion. Cette expérience résolument conserva-
trice, même si la fraction antisoviétique et « antidétentiste » de
l’establishment américain mêlait républicains et démocrates,
démolit de façon systématique les évaluations de l’Agence qui
donnaient une appréciation modérée des intentions soviéti-
ques. Elle imposa une approche mécaniste, fondée sur l’idée
que les dépenses militaires reflétaient à elles seules les inten-
tions des décideurs soviétiques et, par conséquent, que l’Union
soviétique était embarquée dans une entreprise de conquête du
monde, éventuellement à l’aide d’une attaque nucléaire sur-

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

prise contre les États-Unis. Si elle avait changé de forme,


l’hystérie collective de l’ère Angleton n’était pas passée…
William Egan Colby était aussi un opérateur clandestin,
« Jedburgh » pendant la Seconde Guerre mondiale, représentant
de l’Office of Policy Coordination (OPC) en Suède (1951-1953)
et en Italie (1953-1959), où il organisa les réseaux stay-behind,
puis chef de station à Saigon (1959-1962), adjoint au directeur
adjoint de la Far East Division (1962-1968) et directeur adjoint
du programme de pacification du Vietman, le Civil Operations
and Revolutionary Development Staff (CORDS) (1969-1971).
Il était à cent lieues des réalités et des besoins du Counterintelli-
gence Staff et des analystes de la sous-direction du renseigne-
ment. Par ailleurs, il s’était sérieusement opposé avec James J.
Angleton sur l’Italie. Chargé du programme d’action politique,
il avait été une voix dissidente au sein de l’ambassade, à partir
de 1955 notamment, partisan de l’« ouverture à gauche » du
gouvernement italien. Il pensait ainsi détacher le parti socialiste
de Pietro Nenni de son alliance avec les communistes, permet-
tre les réformes économiques et sociales que la démocratie chré-
tienne n’avait pas encore faites, et ancrer l’Italie dans le camp
occidental. L’ambassadeur Clare Boothe Luce était sur une
ligne opposée, estimant les socialistes trop ambigus dans leurs
déclarations pour qu’on les crût sincèrement démocrates.
Au sein de l’Agence, Colby ne trouva guère de soutien, et
certainement pas d’Angleton. Pour le responsable du Staff A,
puis du Counterintelligence Staff, l’Italie était une chasse gardée.
Contrairement à Israël, elle ne faisait pas l’objet d’une liaison
détachée de la Western Hemisphere Division ; il s’agissait d’une
liaison totalement privée, mêlant intérêts familiaux (ses parents
étaient à Milan jusqu’en 1962 et ses sœurs Dolores et Carmen
résidaient respectivement à Florence et à Rome à partir de 1956
et 1964) et relations amicales (le prince Junio Valerio Borghese,
le directeur des affaires réservées du ministère de l’Intérieur,
Umberto Federico d’Amato) ; il s’était ainsi rendu à Rome début
décembre 1970, juste avant l’opération Tora-Tora, le coup d’État
avorté de Borghese, et était rentré aux États-Unis juste après…
De 1948 à 1953, résida un autre ami, Peter Tompkins, l’ancien
adjoint au chef de la Psychological Warfare Branch de l’OSS, infiltré

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

dans la capitale italienne à la veille de la Libération, devenu jour-


naliste avant d’étudier à « Hollywood-sur-Tibre » le cinéma chez
Ponti-de Laurentis Cinematografica ; il fut ainsi, pendant une
courte période, un « contact » de Colby, baptisé « Charlie »,
notamment pour ses contacts avec Nenni, qu’il entretenait
depuis la guerre. Angleton disposait d’un autre moyen d’action,
par lequel Colby fut obligé de passer, Jay Lovestone et ses relais
dans les syndicats européens ; Thomas Wardell Braden lui en
avait laissé la direction en novembre 1954.
Les tentatives de court-circuiter l’influence dont jouissait
Tompkins, que Colby considérait pourtant comme « [s]on
nouvel ami », dans les milieux décisionnels américains, des
deux côtés de l’Atlantique, puis ses manœuvres en direction de
la gauche italienne, donc des « syndicats libres, groupements
culturels, civiques ou professionnels », indisposèrent rapide-
ment Angleton. D’autant que leurs approches étaient fonda-
mentalement différentes : celle de Colby transpirait la stratégie
de l’OPC du cow-boy Frank Wisner, alors que celle du chef du
Staff A, puis du Counterintelligence Staff, reposait sur cet équi-
libre fragile entre liaison et pénétration, dont il s’était fait le
maître à l’Office of Special Operations (OSO)… « Il était inévi-
table qu’éclatât de temps à autre un conflit », constata Colby.
Toutefois, la querelle entre les deux hommes devait dépasser le
seul clivage italien. Ils s’opposèrent ensuite sur la question pro-
che-orientale, le premier reprochant au second d’être un « agent
israélien coopté ». Il y eut encore, à l’été 1965, ce refus d’autori-
ser une opération de contre-espionnage au Vietnam, puis, en
1971, l’enquête de Newton « Scotty » Miler sur les rencontres
de Colby avec un médecin français soupçonné d’espionner
pour le GR ; il fut d’ailleurs arrêté à Paris, plus tard, par la DST.
Le différend entre les deux hommes trouvait peut-être aussi son
origine dans le rôle confié au contre-espionnage.
La presse américaine bruissait de nombreux scandales enta-
chant la présidence Nixon, depuis les fuites entourant la publica-
tion des United States-Vietnam Relations, 1945-1967 : A Study
Prepared by the Department of Defense, un rapport ultra-secret de
sept mille pages, en quarante-sept volumes, du département de
la Défense, présentant l’implication américaine au Vietnam

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

depuis 1945, dont une partie avait été transmise au journaliste


du New York Times, Neil Sheehan, par un analyste militaire,
Daniel Ellsberg, et son collègue de la Rand Corporation,
Anthony Russo. Leur publication avait commencé, par extraits,
le 13 juin 1971, avant que le sénateur d’Alaska, Mike Gravel,
vingt jours plus tard, n’en fît publier quatre mille cent pages.
Puis, ce fut la divulgation, par un ancien agent de l’Agence, Vic-
tor Marchetti, de l’utilisation de quelque trois cents médias amé-
ricains pour créer des mythes au sujet de l’Agence et duper des
publications influentes comme Newsweek et le New York Times.
Cette divulgation apparut dans un article de The Nation du
3 avril 1972, CIA : The President’s Loyal Tool « CIA : les outils
loyaux du Président ». Il s’agissait de l’opération Mockingbird,
montée par Franck Wisner en 1947. Toute l’année 1973 avait été
marquée par les révélations de Deep Throat. Une fois le scandale
des plombiers du Watergate calmé, les opérations où était impli-
qué Angleton ne tardèrent pas à suivre le même chemin. Le
18 décembre 1974, le journaliste d’investigation Seymour Hersh,
du New York Times, fit part au directeur central du renseigne-
ment William Colby qu’il avait « une histoire plus grosse que
My Lai ». Il faisait allusion à ce massacre de civils vietnamiens
par des soldats américains dont la révélation lui avait valu le
prestigieux Pulitzer en 1970. Cette fois-ci, il était sur la piste de
SGPOINTER/HT-LINGUAL et de RAMPARTS/MH-CHAOS,
ces massives opérations d’espionnage des citoyens américains,
mais aussi d’autres « joyaux », comme les assassinats de person-
nalités politiques étrangères, des tests de drogue sur des sujets
non consentants…, qui n’incombaient nullement à Angleton.
Cette fois, le reporter ne se vit pas demander le silence,
comme en février précédent avec le projet Jennifer, une tenta-
tive pour récupérer le sous-marin nucléaire soviétique K-129,
disparu au large des côtes de Hawaï le 11 avril 1968. Au
contraire, Hersh se vit fixer un rendez-vous par le directeur
central du renseignement pour deux jours plus tard. Colby
tenait enfin un moyen de se débarrasser de son encombrant
chef du Counterintelligence Staff ; « M. A est une institu-
tion », avait-il noté dans une « note tenant lieu de rapport
d’aptitude sur James Angleton » du 8 mai 1973. Comme l’arti-

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

cle ne devait pas paraître avant le 22 décembre, il disposait de


deux jours pour mettre fin à la carrière d’Angleton. Il le con-
voqua immédiatement dans son bureau et lui signifia son ren-
voi.
La nouvelle fit sur Angleton le même effet que l’annonce
de la fuite de Philby à Beyrouth, onze ans plus tôt. Il était
anéanti. Mais, cette fois, il savait que c’était définitif, c’était
comme si « deux cents ans de contre-espionnage était foutu en
l’air », murmura-t-il. En quittant le bureau directorial, il croisa
un ami, Donald E. Moore, ancien chef de la recherche à la
section du contre-espionnage soviétique du FBI, en retraite
depuis le 1er mars 1973. Le voyant ainsi déconfit, il lui
lança : « Jésus, Jim, cela ne peut pas être aussi grave ! Que se
passe-t-il ? » Angleton ne put répondre que : « C’est horrible,
Don. C’est terrible. Tu le liras bientôt. » Arrivé à son bureau,
il lâcha à Peter Wright, qui avait rendez-vous avec lui : « Peter,
je viens d’être renvoyé. » Bien plus tard, le 28 février 1975, il
nota dans une lettre à son ami français, Marcel Chalet : « Les
semaines passées ont été un cauchemar, pas différemment que
si je m’étais promené dans une allée sombre et avais pris un
coup presque fatal sur la tête dans un voisinage prétendument
amical »… Le traumatisme de son renvoi de la CIA était ren-
forcé par le fait que Cicely l’avait quitté et s’était installée à
Tucson. Il la rappela pourtant. Et le 22 décembre, alors que
s’étalait en première page du Times. Huge C.I.A. Operation
Reported in US against Antiwar Forces, Other Dissidents During
Nixon Years (« Immense opération de la CIA dévoilée aux
États-Unis contre les forces anti-guerre et autres dissidents
pendant les années Nixon »), elle le trouva « complètement
fou » et « royalement saoul ». Elle avertit le médecin de
l’Agence qui lui préconisa des tranquillisants.
Colby démantela le système Angleton immédiatement.
L’ancien chef du Counterintelligence Staff se vit retirer l’accès à
toute information, tandis que le Special Investigation Group
(SIG) était dissous. Le 23 décembre, le sous-directeur des opéra-
tions, William Nelson, convoqua les trois adjoints d’Angleton,
George Raymond Rocca, Newton « Scotty » Miler et William
Hood. Il leur fit part de la situation, notamment de la volonté

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

du directeur central du renseignement de mettre fin à la guerre


ouverte entre le Counterintelligence Staff et la Soviet Bloc Divi-
sion. Il proposa à Rocca de succéder à son chef, mais ni lui, ni
Miler n’étaient prêts à rester en poste après le départ d’Angle-
ton, fixé au 30 septembre 1975. L’intérim fut confié à Leonard
McCoy, en attendant que George Thomas Kalaris, nommé le
24 décembre, rentrât de Brasilia, où il était chef de station. Le
31 décembre, le nouveau chef du Counterintelligence Staff était
présenté à son prédécesseur. Poliment, mais fermement, Angle-
ton lui fit savoir qu’il allait « l’écraser » et que « ce n’[était] pas
vraiment personnel. C’[était] simplement [qu’il était] au milieu
d’une grande bataille entre Colby et [lui] ».
En fait, les choses ne devaient pas se passer comme prévu
pour l’ancienne légende de la CIA. Ses recettes autour du « maî-
tre plan » du KGB et des révélations de Golitsine n’intéressaient
plus personne à l’Agence. Aussi bien Colby que Nelson et Kalaris
étaient des « opérationnels » et n’avaient que faire de ces subtilités
d’intellectuels de dédoublement du monde. Aussi, quelle ne fut
pas leur surprise lorsque, forçant les coffres qu’Angleton se refu-
sait à ouvrir, ils s’aperçurent, au-delà de l’absence évidente de
classement, qu’il avait monté une CIA parallèle. Après avoir
brûlé quatre-vingt-dix pour cent des fiches individuelles issues de
SGPOINTER/HT-LINGUAL, ils diligentèrent, en mars 1975,
une enquête interne sur Golitsine, confiée à l’ancien chef de
l’Africa Division et assistant de Richard Helms, Bronson Tweedy.
Il s’entoura de deux analystes en retraite, Richard Snowden, de la
Soviet Bloc Division, et Cordelia Hood, la femme de l’ancien
adjoint d’Angleton. Tweedy se rendit auprès du MI-5 à Londres,
tandis que Snowden et Hood fouillaient les archives à Langley.
En juillet, les conclusions de la commission furent cinglantes :
Nossenko était bien un vrai transfuge, alors que les cent soixante-
treize dénonciations de Golitsine s’étaient avérées sans fonde-
ment aucun ou trop imprécises, comme dans les cas Pâques, en
France, Vassall, en Grande-Bretagne, et Hambleton, au Canada.
Enfin, la période 1964-1974 avait été dommageable pour la CIA,
notamment en rompant la relation entre l’espionnage et le
contre-espionnage. Toutefois, il n’y avait aucune raison de
suspecter la loyauté d’Angleton : il n’était pas la taupe…

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

Angleton n’entendait pas laisser Colby démanteler toute


son œuvre sans réagir. Il entreprit d’externaliser le débat et
apporta son soutien à la démarche de Scotty Miler devant la
Commission d’enquête sénatoriale sur le renseignement de
Frank Church, qui s’était constituée en janvier 1975, suite aux
révélations de Seymour Hersh. Miler accusait notamment la
nouvelle équipe de détruire ce que l’ancienne avait mis vingt
ans à bâtir. Pour se dédouaner, le directeur central du renseigne-
ment chargea l’inspection générale de l’Agence d’enquêter sur
toute la carrière d’Angleton au Counterintelligence Staff. Chris-
topher Freer, un agent retraité, se voyait confier la direction
d’une équipe de deux analystes pour passer en revue les années
1954-1974. En cinq semaines, les trois hommes interrogèrent
une cinquantaine de collègues et analysèrent les archives. Le
rapport de quatorze pages de l’inspection générale était centré
sur les divergences philosophiques entre les conceptions du
contre-espionnage d’Angleton et de Kalaris. Elles portaient plus
sur sa conduite et sa raison d’être, que témoignaient d’une
volonté de destruction. Si Kalaris se voyait dédouaner, au
contraire la gestion d’Angleton était critiquée.
Face à ses multiples interrogations quant au passé de sa sec-
tion, notamment avec l’apparition régulière de pièces incom-
préhensibles au gré de l’ouverture des multiples coffres-forts, le
chef du Counterintelligence Staff décida, au début de l’année
1977, de prolonger le rapport de l’inspection générale par une
enquête historique. Cette décision n’était pas sans ironie, tant
les détracteurs d’Angleton estimaient cette interrogation du
passé qu’il affectionnait tant, inutile. Autre ironie, Angleton
s’était toujours refusé à ouvrir ses dossiers à l’historien officiel
de l’Agence ; en 1968, lorsque Richard Helms décida d’imposer
que chaque division écrivît son histoire, un ancien agent,
Richard Klise, avait été affecté au service d’Angleton : il n’eut
accès à aucune donnée et, lorsqu’il abandonna en 1972 sa fonc-
tion, dégoûté, les cinq cents pages rédigées ne parlaient ni de
Philby, ni de Golitsine, ni de Nossenko, ni d’un quelconque cas
de la chasse à la taupe. Kalaris fit appel à un ancien agent qui
avait servi en Europe, Cleveland Cram, et lui dit : « Trouvez ce
que diable il s’est passé. Ce que faisaient ces types. »

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

Son analyse du système Angleton lui prit cinq années et se


traduisit par une History of the Counterintelligence Staff 1954-
1974 en douze volumes. Il s’intéressa particulièrement aux
rapports que Philby avait entretenus avec Angleton. D’une
façon générale, sa direction avait été d’« un effet très nuisible »
pour la CIA. Pendant ses huit premières années, il avait géné-
ralement dirigé efficacement le Counterintelligence Staff.
Mais, à partir de 1962, il n’y avait pas eu de véritable contre-
espionnage, laissant émerger des « motifs substantiels de sus-
pecter la loyauté d’Angleton ». Il nota que les opérations de la
Soviet Bloc Division avaient pris fin après 1963, lorsque Pete
Bagley avait ajouté son poids et son autorité à celle des fonda-
mentalistes du renseignement, et que les liaisons avec les servi-
ces alliés, notamment norvégiens, avaient été sérieusement
mises à mal pour « une génération ». Embarrassant aussi pour
la direction de la CIA, le travail de Clam ne fut pas classé
comme le rapport qu’il était, mais comme un « document
actif officieux ». Ainsi n’avait-il pas à être entré dans les
archives officielles de l’Agence, mais pouvait rester sous clé
dans un coffre du Counterintelligence Staff, accessible uni-
quement à ceux qui en avaient besoin. De leur côté, Renée
Peyton, Jack Fieldhouse et Vasia Gmirkin, analystes retraités
de la Soviet Bloc Division, se virent chargés de revoir les cas
de Popov et Penkovsky, pour la première, de Loginov, pour le
second, et de Kochnov, pour le dernier. Tous conclurent
qu’ils avaient été de vrais transfuges… Comme Cram l’avait
noté, Angleton « se montrait inutilement agressif, traquant
jusqu’à l’obsession dans les déclarations de chaque transfuge
le fantôme du KGB, un fantôme qu’il n’attrapa jamais »…
Pendant ce temps, le débat autour de SGPOINTER/HT-
LINGUAL et de RAMPARTS/MH-CHAOS poursuivait son
cours au Sénat. Le 19 juin 1975, James Angleton fut convo-
qué pour la première fois devant la commission d’enquête. Il
y revint encore trois fois, les 17 et 24 septembre, puis le
6 février 1976. Pour la première fois, il paraissait devant les
médias, notamment la télévision. Le secret dans lequel il se
complaisait depuis tant d’années, bien que son numéro de
téléphone privé fût librement accessible dans l’annuaire de

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

Virginie — Nossenko l’avait ainsi appelé un soir de 1975,


mais la conversation avait tourné court —, s’évapora. Il lais-
sait la place à un vieillard avant l’âge : il avait cinquante-huit
ans et en semblait dix de plus, portant sur son visage les
cicatrices d’une vie faite de cigarettes, d’alcool et de manque
de sommeil. Cette impression était renforcée par son
extrême maigreur et ses cheveux étaient définitivement gris,
tout juste parsemés de quelques rares mèches noires. Mais,
par dessus tout, ce vieil homme légèrement acariâtre parais-
sait émerger d’une autre époque, affectant une attitude des
premiers temps de la guerre froide. Ces propos rappelaient
combien il avait été un homme qui avait occupé une haute
position, pendant trente et un ans, dans une si puissante
agence fédérale. Il prononça quelques phrases malencon-
treuses, comme : « Il est inconcevable que le bras secret d’un
gouvernement soit tenu d’obéir aux ordres patents d’un
même gouvernement ». Bien entendu, il dut préciser son
propos, rectifier son écart. Puis, le 5 octobre 1978, Angleton
fut appelé à témoigner à huis clos devant la commission
d’enquête de la Chambre des représentants sur l’assassinat de
John Fitzgerald Kennedy. Une fois encore, le vieux guerrier
raconta sa vision du « plan monstrueux » imaginé par Philby.
Mais, comme la CIA de l’amiral Stansfield Turner, qui vou-
lait utiliser Angleton comme symbole des excès passés de
l’Agence, avait envoyé comme témoin à charge un retraité,
John Limond Hart, chargé de revoir l’affaire Nossenko
l’année précédente, Angleton attaqua à son tour l’Agence au
civil devant le tribunal d’Alexandria en décembre 1978.
Cette exposition semblait l’avoir désinhibé, lui donnant
même un goût certain pour les médias. Il était loin le temps
où, sa photo ayant été publiée dans le Washington Post, il avait
appelé son ami Ben Bradlee d’un téléphone public et lui avait
reproché d’avoir « griller [sa] couverture »… Il y trouvait
maintenant un moyen de poursuivre encore sa « chasse à la
taupe ». Il analysait, plutôt qu’il ne la lisait, la presse. Il n’hési-
tait pas à appeler les journalistes, comme James D. Squires, du
Chicago Tribune, Joseph Trento, de Penthouse, en juin 1976, Jeff
Stein, de Phoenix (Boston), en juillet 1977, ou Edward Jay

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

Epstein, de New York, en février 1978, qui avaient attiré son


attention. Employant les mêmes méthodes pour les convain-
cre qu’auparavant, autour d’un déjeuner au The Army and
Navy Club, il en faisait ses laudateurs qui n’hésitaient pas à
prolonger dans leurs supports (presse, livres et, plus tard, Inter-
net) son argumentation contre Hammer, Colby, Nos-
senko… ; parfois, il lui arrivait de se tromper, comme avec
Trento, qu’il accusa au détour des années 1978-1979 de plon-
ger sa plume dans le venin de l’amiral Turner. Il répondait
aussi aux interviews, comme, en janvier 1985, du journaliste
norvégien Alf R. Jacobsen, où il n’hésita pas à poursuivre de sa
vindicte, une dernière fois, Ingeborg Lygren. Il ne rechignait
pas à faire pression, par l’entremise de son avocat et sous la
menace de lourds dommages et intérêts, sur les médias qui
entendaient publier des informations dérangeantes à son sujet,
comme en février 1979 avec Newsweek, lorsque David Martin
se préparait à faire paraître les allégations de Clare Edward
Petty sur la trahison supposée d’Angleton.
Cette histoire sans fondement avait pourtant été enterrée par
l’Agence. Le 8 avril 1975, alors que Colby était à La Nouvelle-
Orléans, le général Vernon Walters, ancien attaché militaire à
Paris et artisan, comme directeur adjoint de la CIA, du rappro-
chement avec le SDECE, remit à Angleton, lors d’une cérémo-
nie confidentielle, la Distinguished Intelligence Medal qui lui avait
été décernée le 13 mars 1973, deux ans avant son départ. La cita-
tion rédigée par les services du sous-directeur des opérations de
l’époque, William Egan Colby, notait « sa contribution remar-
quable à la sécurité des États-Unis » et son investissement per-
sonnel dans « les plus critiques et les plus significatives activités
de contre-espionnage de ces vingt-cinq dernières années ». Elle
célébrait une carrière dans le « respect le plus pure de la tradition
de l’Agence ». Une maladresse supplémentaire au crédit d’un
directeur central du renseignement qui n’avait pas de protecteurs
à la Maison-Blanche et accumulait les faux pas par ses déclara-
tions. Il fut renvoyé, le 30 janvier 1976, « victime du change-
ment d’attitude de l’opinion publique et des révélations dont il
avait initié le mouvement », comme le rapporta Laurence Stern,
dans le Washington Post du lendemain.

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La légende d’Angleton

Les États-Unis sont un monde fantasque, où les mythes


ont la vie longue. Pour compenser leur absence d’histoire
antérieure à la colonisation, ils se focalisent sur le contempo-
rain. Après Pearl Harbor (7 décembre 1941) et bien avant les
attentats du 11 septembre 2001, l’assassinat de John Fitzgerald
Kennedy fut vécu comme un véritable traumatisme national,
dont la plaie n’est toujours pas refermée. Depuis, y baignent,
comme dans un immense cloaque, toutes les théories conspi-
rationnistes que l’imagination peut forger, depuis l’implica-
tion de la mafia jusqu’au complot soviético-castriste… en
passant par une action extraterrestre ou sioniste. Reviennent
aussi les mêmes figures, chargées à chaque fois de nouvelles
caractéristiques. La CIA porte évidemment en elle toutes les
responsabilités, promue entreprise de manipulation. Et James
Jesus Angleton y apparaît comme une de ses principales
figures charismatiques.
À peine son nom, son visage et son physique avaient-ils
été livrés aux médias qu’il était devenu une icône populaire,
avec ses zélateurs et ses détracteurs. À l’étranger, la nouvelle
de sa démission fut diversement accueillie. Si, en France, le
journaliste Nicolas Brimo en profita pour dénoncer

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

« l’ennemi intérieur », dans le quotidien socialiste L’Unité


du 3 janvier 1975, l’Afrique du Sud de l’apartheid voyait en
lui une tout autre figure. Se souvenant qu’Angleton l’avait
fait entrer maintes fois aux États-Unis sous une fausse iden-
tité et par la base de l’Air Force à Travis, près de San Fran-
cisco — une entrée « noire » dans le jargon de l’Agence —, le
général Hendrick van der Bergh, du Bureau of State Secu-
rity, chercha à le recruter comme consultant. Il en aban-
donna l’idée lorsque son autre ami d’Arlington, John Mertz,
ancien chef de station de la CIA à Pretoria, l’informa des
circonstances réelles de son départ… Aux États-Unis, la
question était plus simple. Dans le prolongement du
Watergate, l’époque était aux films politiques. Le renvoi
d’Angleton, que certains soupçonnaient d’être Deap Throat,
amenait sûrement un bon scénariste. Comme tout le
monde, il était passionné de cinéma, particulièrement de
westerns et de films italiens ; il aimait bien Paul Newman et
Shirley MacLaine, mais avait pu également apprécier Mar-
lon Brando, dans Le Parrain (The Godfather, 1971), Peter Sel-
lers, dans Bienvenue Mister Chance (Being There, 1979), Robert
Redford, dans Le Meilleur (The Natural, 1984). Mais Angle-
ton répondit au septième art aussi ostensiblement qu’aux
autres propositions qu’on lui fit : « Quand vous avez tra-
vaillé pendant trente et un ans pour une compagnie, il est
difficile de travailler pour une autre ensuite. »
Il avait pourtant fait, à son corps défendant certes, une
incursion dans le cinéma. Le 19 décembre 1969, il était sur
tous les écrans américains, et bientôt internationaux, sous les
traits de John Forsythe, qui jouait Michael Nordstrom, dans le
film d’Alfred Hitchcock, Topaz (L’Étau). L’histoire était tirée
du livre éponyme de Leon Uris, publié en septembre 1967 à la
suite de la brouille franco-américaine autour du réseau Saphir,
révélé par Golitsine, figuré par un Per-Axel Arosenius (Boris
Kusenov) des plus antipathiques possible, et du recrutement
du colonel Philippe Thyraud de Vosjoli, rebaptisé André
Devereaux (Frederick Stafford). Le roman, puis le film, montra
comment l’officier de liaison du SDECE avait offert ses
services à son ami américain à propos de Cuba. Ce soutien

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

opérationnel à un allié, sans en référer hiérarchiquement au


préalable, avait fait douter de l’objectivité, sinon de la fidélité,
du Français. Lorsque, le 16 septembre 1963, Paris le rappela, il
craignit pour sa vie et fit défection en direction de la CIA le
22 novembre suivant… Ni le livre, ni le film ne parlent de la
réunion que Thyraud avait provoquée, le 7 décembre 1960,
entre Richard Mervin Bissell Jr, directeur adjoint à la planifi-
cation, et Jacques Soustelle, ministre délégué auprès du Pre-
mier ministre, chargé du Sahara, des DOM et TOM et des
Affaires atomiques dans le gouvernement Debré. Celui-ci, par-
tisan de l’Algérie française, allait devenir dirigeant de l’Organi-
sation de l’armée secrète. Ils ne disent pas plus de mots quant
au « casse » de l’ambassade de France, commandé par Angle-
ton en personne. Thyraud de Vosjoli poursuivit sa vindicte
contre les services français en publiant, en 1970, ses mémoires,
Lamia, l’anti-barbouze.
Pour sa part, l’ancien coéditeur de Furioso ne se laissa pas
séduire par les sirènes de la littérature. Alors qu’il s’amusait
malicieusement à informer certains journalistes, sur certains
éléments du « plan monstrueux » des Soviétiques, comme le
10 avril 1987, dans une dernière interview au New York Times,
Angleton se confina dans le plus grand secret, même après
avoir témoigné devant les diverses commissions d’enquête
parlementaires. Contrairement à Dulles, Helms, et même
Colby, il ne laissa aucun livre de mémoires. À l’inverse de
Charles Mac Carry ou de Winston Scott, il ne se réfugia pas
dans le roman d’espionnage, ni ne renoua avec la poésie, qu’il
avait abandonnée depuis le début de la Seconde Guerre mon-
diale. Régulièrement, lorsque journalistes ou amis, parfois
confondus, le pressaient de s’ouvrir à eux, il se réfugiait dans
un mutisme des plus mystérieux. Lorsque son ami Miles
Copeland l’interrogea sur le Watergate, il répondit simple-
ment « Parlons donc d’autre chose… » Il n’était pas plus
loquace à propos de son amitié avec Philby, répondant inva-
riablement qu’« il [était] des sujets qu’il [lui] faudra emporter
dans la tombe… »
Ce qu’il ne livra pas à ses amis, il ne le confia pas plus à ses
collègues et étudiants de l’American Security Council et du

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

Security and Intelligence Fund (SIF). Au sein de cet institut


pour la stratégie américaine, créé en 1958, qu’il avait rejoint en
1975, il s’occupa d’abord du Journal of International Relations,
sous la direction de l’anthropologue raciste et ancien président
de la World Anti-Communist League, Roger Pearson, en colla-
boration avec un ancien général de l’Air Force, directeur exécu-
tif de l’American Foreign Policy Institute (AFPI), Robert C.
Richardson III. Deux ans plus tard, il assurait un cours sur le
« contre-espionnage et les opérations couvertes ». Il dispensa
son savoir en la matière à deux promotions, puis, à partir de
1981, il se consacra exclusivement à la direction du SIF, qu’il
avait créé à l’été 1977 avec l’ancien ambassadeur Elbridge Dur-
brow, président de l’AFPI, et dont le secrétaire-trésorier n’était
autre que Richardson. En novembre 1980, le SIF apporta dix
mille dollars à la défense de William Mark Felt Sr et d’un de
ses collègues du FBI, Edward S. Miller, accusés de violation des
droits civiques de citoyens américains lors d’une opération
similaire à RAMPARTS/MH-CHAOS, baptisée COINTEL-
PRO, entre 1956 et 1971…
La littérature rattrapa Angleton à la fin de sa vie. À côté
des thèses conspirationnistes les plus diverses, depuis le
complot néonazi jusqu’au complot sioniste, il devint le
héros de romans d’espionnage. En septembre 1975, Aaron
Latham n’était qu’un jeune journaliste du Washington Post,
suivant les auditions de la Commission Church, lorsqu’il
tomba sous le charme d’Angleton. Titulaire d’un doctorat de
littérature de Princeton, éditeur du New York Magazine, il
était attiré par les relations qu’avait entretenues l’ancien chef
du Counterintelligence Staff avec Ezra Pound et d’autres
poètes américains. La première conversation téléphonique
de deux heures fut suivie par un déjeuner, puis par plusieurs
visites à Arlington, où Angleton lui fit découvrir ses orchi-
dées. Passionné par le personnage, Latham voulut écrire sur
la CIA. Sur le conseil de l’ancien agent Victor Marchetti,
auteur de The Rope Dancer (1971), il se décida pour un travail
fictif. Le résultat fut Orchids for Mother, publié en 1977, rela-
tant la vie d’un vieil agent licencié par son directeur en
raison de conceptions différentes du renseignement. Il ne

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

faut pas être grand clerc pour reconnaître, derrière les prota-
gonistes, Angleton et Colby. « Mother » ressemblait telle-
ment à son sujet originel, présenté comme un génie dont les
talents avaient été gaspillés par un directeur, bureaucrate
ambitieux à la loyauté douteuse, que le grand public crut
qu’il s’agissait du véritable surnom d’Angleton. Ce conte
bizarre, où le vétéran se sacrifie en organisant son assassinat
pour mieux en accuser le directeur, ne se vendit pas très
bien. Cicely Angleton le qualifia de « tissu d’ordures » ; son
époux ne le lut semble-t-il pas. Il ne lut pas plus les livres de
David Morrell, qui le cacha derrière son maître espion John
Eliot dans The Brotherhood of the Rose (1984).
Au roman sortant de l’imagination d’inconnus, Angleton
préférait les fables que ses affidés écrivaient. En 1978, Edward
Jay Epstein publiait Legend : The Secret World of Lee Harvey
Oswald, qui s’inspirait fortement des versions des fondamenta-
listes du renseignement, Tennant (Pete) Bagley, Newton S.
Miler et, naturellement, de leur chef… Deux ans plus tard,
Arnaud de Borchgrave et Robert Moss, deux amis et admira-
teurs d’Angleton, publiaient The Spike, un roman qui reprenait
la trame de Latham, y ajoutant toutefois une accusation du
transfuge soviétique de haut niveau contre Philby. Le MI-6
suppléait une CIA percluse de taupes, que seul le sage et âgé
chef du contre-espionnage était en mesure de sauver. Bien que
d’une qualité inférieure au livre de Latham, ce roman compta
rapidement parmi les meilleures ventes. En 1984, Angleton
put voir son protégé, Anatoli Mikhaïlovitch Golitsine, publier
sa propre version du « plan monstrueux », dans New Lies for
Old, un ouvrage qui résonnait étrangement alors que Constan-
tin Tchernenko, ancien chef de l’AgitProp, succédait à
l’ancien président du KGB, Iouri Andropov, à la tête du Prae-
sidium du Soviet suprême… Dans ses dernières années de vie,
Angleton préféra particulièrement le portrait de son ami
Richard Helms par Tom Power, dans The Man Who Kept the
Secrets (1981), aux Honorable Men (1978) de ce directeur qu’il
n’avait de cesse de dénoncer.
Harlot’s Ghost (1991), de Norman Mailer, se présentait
comme le roman épique ultime au sujet de la CIA. Mailer

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

aurait passé sept années à écrire ce roman massif qui traite des
activités de l’Agence depuis le blocus de Berlin (1949) à
l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy (1963). Il se plaçait à
mi-chemin des études de David Martin, Wilderness of Mirrors
(1980) et de Tom Mangold, Cold Warrior (1991) et s’inspirait
largement d’Orchids for Mother, même s’il en évitait sagement
les représentations physiques et mentales du directeur du
contre-espionnage. Pourtant, derrière Harlot, alias Hugh
Tremont Montague, derrière ce maître espion ingénieux,
spécialiste des agents doubles, et cet opérateur impitoyable
naviguant au sein d’une agence trop bureaucratique, on recon-
naissait facilement James Jesus Angleton. Il était conduit par la
même conviction de sa propre supériorité et de la véracité de
ses croyances. Et, comme dans la réalité, les deux impulsions
finissaient toujours par devenir indiscernables et conduire à
un genre de fanatisme « idiosyncrasique ». Montague se
définissait comme un « fondamentaliste sophistiqué » du
renseignement.
À partir de ce point, Norman Mailer semblait rejoindre le
point de vue de David Martin, en insinuant que la position et
la personnalité de Montague pouvaient avoir fait de lui cet
agent double qu’il recherchait vainement. Dans The Company :
A Novel of the CIA (2002), Robert Littel ne différait pas
complètement de la vision de Mailer en replaçant le vrai
James Jesus Angleton dans sa relation avec Philby. Toutefois,
il n’en faisait pas un traître, seulement la victime involontaire
de la désinformation de son ami, au point qu’il en perdait son
flair toutes les fois que Philby venait aussi près de lui qu’il
l’avait été à Washington. Indubitablement, ces deux romans
dépassaient de loin l’intérêt de la biographie imaginaire, fort
ennuyeuse au demeurant, consacré à Angleton, Spytime : The
Undoing of James Jesus Angleton (2000), par William F. Buckley,
et de la nouvelle conspirationniste de Chris Petit, The Passenger
(2006), revisitant l’attentat de Lockerbie au travers d’un
complot de vieux espions des deux camps, initié après l’assas-
sinat de Kennedy.
On retrouve cette façon de tout mélanger dans l’inten-
tion de rendre l’imagination plus crédible dans les films

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

mettant en scène Angleton. En 1989, Robert Mitchum était


John Eliot dans l’adaptation télévisée The Brotherhood of the
Rose. À partir de 1996, la série X Files mit en scène un mysté-
rieux homme à la cigarette (William B. Davis), grand, voûté
et atteint d’un cancer, grand ordonnateur d’opérations clan-
destines, dont celle du 21 novembre 1963 à Dallas. Dix ans
plus tard, Michael Keaton endossait le personnage de James
Angleton pour la série de six heures, initialement prévue
pour le cinéma, tirée de The Company. L’événement de cette
année 2006 est pourtant le personnage imaginé par Robert
de Niro pour son film The Good Shepherd (Raisons d’État),
Edward Wilson, joué par Matt Damon (sortie française en
juillet 2007). Il ne repose pas sur une succession d’effets spé-
ciaux, mais se présente comme un long et délicat puzzle que
seule la ruse permet d’assembler, comme la plupart des
grands films traitant d’espionnage ou les livres de John Le
Carré. L’ensemble est plus complexe que l’œuvre première
de Latham, dont il emprunte le genre « roman à clé ». Il per-
met de revoir l’histoire de la CIA depuis ses prodromes de
l’OSS, en l’occurrence le X-2 londonien, jusqu’à la baie des
Cochons, en avril 1961. S’affranchissant des limites chrono-
logiques, ce qui permet de ne pas aborder la guerre froide
autrement que par son seul interventionnisme dans les affai-
res américaines, le film de De Niro fait une place aux trans-
fuges, se demandant si Golitsine, figuré par Valentin
Mironov (John Sessions), était bien celui qu’il prétendait
être, s’il n’était pas une pièce jouée par l’énigmatique
« Ulysse », présenté comme l’officier soviétique Stas
Siyanko (Oleg Stefan), mais rappelant étrangement Kim
Philby…
Wilson n’est pas un simple décalque de James Jesus Angle-
ton, il est un assemblage de personnages différents, réels ou
non. La construction du film sur un ensemble d’opérations
marquantes, dont le héros ne sert finalement que de fil rouge,
permet d’identifier aisément le modèle. Jusqu’aux aventures
londoniennes, le scénariste Eric Roth a suivi la trame générale
de la jeunesse d’Angleton, insistant justement sur les années
de formation à Yale. Mais il a apporté un éclairage éloigné de

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la réalité historique. Jamais Angleton n’intégra la mythique et


secrète société étudiante Skull & Bones, dont bon nombre de
membres joignirent la jeune CIA, entre autres agences gouver-
nementales ; il était trop mauvais étudiant, trop pauvre et pas
d’assez bonne extraction pour penser y entrer. Dans le film,
cette affiliation permet de donner à Wilson une vie sociale
qu’il aurait été difficile de mettre en scène dans le cadre de
Georgetown Set… Si Angleton appartint à une quelconque
maçonnerie, ce fut à celle, bien plus puissante, des anciens de
l’OSS. Même chose pour le vieux professeur fatigué, Jason
Butler Harner (Carl Burrows), qui figure le mentor d’Angle-
ton, Norman Holmes Pearson. Celui-ci était un enseignant de
trente-trois ans au brillant parcours universitaire. Si, étudiant à
l’université de Berlin, il avait été séduit par le faste du
nazisme, il était devenu farouchement antimilitariste à son
retour aux États-Unis ; à Londres, il était le responsable du
contre-espionnage de l’OSS. Roth soulève pourtant une
double hypothèse vraisemblable autour des véritables raisons
du mariage avec Cicely et de son relatif échec. Reste à savoir
qui se cache derrière Laura…
L’évocation de la Berlin Operation Base (BOB), dans le
quartier de Dahlem, et de l’opération PAPERCLIP, c’est-à-
dire de la récupération des scientifiques nazis pour les recycler
dans les programmes américains, notamment nucléaire et spa-
tial, ainsi que le petit jeu consistant à se débarrasser des
« petits poissons » auprès des Soviétiques, rappellent plutôt
Carmel Offie. Ce diplomate de carrière avait été renvoyé du
département d’État après la guerre, parce qu’il utilisait la valise
diplomatique pour effectuer des trafics illégaux, le plus sou-
vent d’argent, de diamants et de rubis, parfois d’autres choses,
dont une langouste. Mais il avait de puissants amis, dont les
kremlinologues George Kennan et Charles « Chip » Bohlen ;
ce dernier persuada Frank Wisner de l’engager. Angleton disait
de lui qu’il « était un élégant de classe internationale qui pour-
rait planter un stylet dans un adversaire et lui offrir un traité
pendant qu’il lui servait en même temps un cognac ». Après
avoir servi d’« agent de réservation » pour beaucoup de
savants réfugiés, Offie fut chargé de mettre en place les

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réseaux stay-behind occidentaux, ces réseaux dormants de type


Gladio rendus publics en novembre 1990. Il était connu en
France pour avoir favorisé la scission entre la CGT et Force
ouvrière, avant d’être emporté par la vague maccarthyste en
raison de son homosexualité.
Le personnage suivant, utilisé par Eric Roth, est le créateur
de l’Office of Policy Coordination (OPC), concurrent et néan-
moins ami d’Angleton. Frank Wisner avait impulsé la tenta-
tion de la CIA à devenir, selon les mots du général Bedell
Smith du 22 octobre 1951, « un département de la guerre
froide », et plus seulement « une agence d’espionnage ». Dans
The Good Shepherd, Wilson-Wisner démontre comment
l’Agence utilisait les opérations clandestines pour changer les
gouvernements de pays du tiers-monde. Le cas d’école pré-
senté dans le film est l’opération PBSUCCESS de juin 1954,
qui visait à renverser Jacobo Arbenz Guzman, le second prési-
dent élu démocratiquement de l’histoire du Guatemala. Mais
voilà, il avait ouvert son gouvernement aux communistes et
cautionné l’expropriation de l’United Fruit Company au nom
de la révolution agraire. Chargé de l’opération sous la couver-
ture d’un acheteur de café, le chef de la BOB, Heinrich Detlev
(Henry) Heckscher, s’il ne perdit pas son annulaire orné de sa
bague de promotion, n’en arriva pas moins à Guatemala City
vêtu d’un manteau en cuir… Il œuvra ensuite au Laos et au
Chili. En juin 1954, il fut notamment assisté de Birch D.
O’Neal, qui rejoignit l’année suivante le Counterintelligence
Staff d’Angleton.
Autre homme convoqué pour donner corps à Edward Wil-
son, Richard Mervin Bissell Jr était celui qui ressemblait le
plus physiquement à Angleton. Grand, maigre, voûté, il por-
tait comme lui des lunettes. Et Robert Amory, directeur
adjoint au renseignement, ne l’aimait pas plus, voyant en lui
« un homme effrayant, malade de l’espionnage ». Il est vrai
qu’il était tout à fait appréciable… Élitiste, il classait les
hommes entre « décideurs » et « techniciens ». Aussi personne,
pas même Angleton, ne s’étonna qu’il s’embarquât, aussi mal
préparé, dans l’aventure de la baie des Cochons, en avril 1961.
Théoricien à sa façon du renseignement, il privilégiait l’utilisa-

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tion de la technologie moderne en tant que moyen efficace. Il


avait été à l’origine de la conception et de l’utilisation de
l’avion espion U-2 qui, antérieurement à la capture du
capitaine Francis Gary Powers, le 1 er mai 1960, fut une des
plus remarquables réussites de l’Agence. Il initia également les
travaux devant mener au remplaçant de l’U-2, le SR-71
Blackbird.
Le scénariste de Robert de Niro a également utilisé des élé-
ments de la littérature pour rendre plus consistant son héros. Si
le KGB affuble Wilson du code « Mother », emprunt à Aaran
Latham, la double relation père-fils vient du personnage princi-
pal et narrateur de Harlot’s Ghost, le vieillissant Herrick (Harry)
Hubbard, à l’aune de ses trente années de CIA. Comme son
père Cal, il avait rejoint les services de renseignement et,
comme tous les fils qui suivent la carrière de leur père,
Hubbard portait un regard ambivalent sur son choix. Bien
qu’il ait assuré à sa famille richesse et rang social, qu’il ressem-
blât physiquement à son père, Hubbard avait fini par se rendre
compte que, s’il avait surestimé ses propres capacités et percep-
tions, il en avait fait de même pour celles de son père, et par
extension de la CIA et des États-Unis. Wilson détruisant la
lettre de suicide de son père est directement inspiré de cette
prise de conscience. Bien qu’Angleton ait peu parlé de ses
conceptions familiales, il consacra quelques lignes de son testa-
ment du 22 janvier 1949 à sa famille :
« [m]a toujours affectueuse et souvent tolérante mère qui a
atteint l’état de grâce ; à [m]on père qui a certains de mes
défauts, mais à qui je dois plus que je ne peux dire… Il n’y
a plus rien à donner sauf mon amour et un peu d’esprit
immobile pour rembourser de cette manière qui sont nul-
lement aidés par des choses matérielles. »
Mais, sur ses dernières années, il laissa entendre qu’il ne
nourrissait plus d’illusions quant à la CIA :
« La CIA a eu une dizaine de milliers de gens courageux
tués… Nous avons joué avec les vies comme si nous les
avions possédées. Nous avons donné un faux espoir.

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James Angleton, le contre-espion de la CIA

Nous — dont je suis — avons tant sous-estimé ce qui s’est


passé. […] Fondamentalement, les pères fondateurs du
renseignement américain sont des menteurs. Mieux vous
mentiez, plus vous trahissiez, plus haut vous étiez pro-
mus. Ces gens se sont attirés et se sont soutenus les uns
les autres. En dehors de leur duplicité, la seule chose
qu’ils aient eu en commun était un désir de pouvoir
absolu. J’ai fait des choses que, à me pencher en arrière,
je regrette. Mais je faisais partie de tout cela et j’aimais en
être… Allen Dulles, Richard Helms, Carmel Offie et
Frank Wisner étaient les grands maîtres. Si vous étiez
dans une pièce avec eux, vous étiez dans une pièce pleine
de gens que vous deviez croire et qui finiraient à juste
titre en enfer… Je devine que je les y verrai bientôt. »
La narration de The Good Shepherd est assez proche de celle
de Harlot’s Ghost, présentée comme la mémoire de Hubbard,
contenant toutes sortes de documents, des lettres personnelles
aux transcriptions de bandes de surveillance. Il s’agit de l’« his-
toire secrète » d’une agence clandestine, qui, si elle venait à être
écrite, risquerait de se transformer en un dossier public. Ce
paradoxe, qui suggère que l’auteur n’ait jamais eu l’intention,
après tout, de la garder « secrète », apparaît dans le dossier que
Wilson demande à son ami du FBI sur Philip Allen (William
Hurt). À la fin de sa vie, Angleton avait confié à Joseph Trento :
« Vous savez comment j’ai reçu la responsabilité du
contre-espionnage ? J’ai consenti à ne pas soumettre au
détecteur de mensonges ou exiger de détails sur Allen
Dulles et soixante de ses amis les plus proches… Ils
avaient peur que leurs relations d’affaires avec les copains
de Hitler sortissent au grand jour. Ils étaient trop arrogants
pour croire que les Russes le découvriraient… »
Quelques jours avant son soixante-neuvième anniversaire,
en décembre 1986, la santé d’Angleton s’était subitement
dégradée. Les médecins lui interdirent définitivement de
fumer ; il avait arrêté de consommer de l’alcool depuis quel-
ques années déjà. Il fut admis au Sibley Hospital de Washing-

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ton pour suivre un traitement contre son cancer du poumon,


arrivé en phase terminale. En mai suivant, il y fut une nouvelle
fois admis. Une dernière fois… Refusant les derniers sacre-
ments de l’Église, lâchant simplement à Cicely qu’il avait « fait
tant d’erreurs », il rendit l’âme le 11 mai 1987, deux jours après
William Joseph Casey, qu’il avait croisé à Grosvenor Street, à
Londres, comme chef de la Special Intelligence Branch, mais
n’avait pas connu comme directeur central du renseignement,
à Langley (janvier 1981-janvier 1987). Trois jours plus tard, la
commission d’enquête parlementaire sur l’Irangate reprenait
ses auditions… interrogeant un ancien agent de la CIA,
George W. Cave, rappelé pour son expertise de l’Iran.
Le sénateur de l’Idaho James McClure, qui partageait ses
convictions anticommunistes, salua devant le Congrès cet
« abrégé d’ambiguïté et de complexité. […] Il était un citoyen
du monde, et même le symbole du monde mystérieux de con-
tre-espionnage », tandis que son collègue du Wyoming, Mal-
colm Wallop, estimait qu’il avait « vécu assez longtemps pour
voir le temps et les événements le défendre et montrer com-
bien ses accusateurs comprenaient peu au difficile et naturelle-
ment ingrat travail de contre-espionnage ». Richard Helms
déclara au New York Times que « James Angleton était au con-
tre-espionnage américain ce que Thomas Edison était au déve-
loppement de l’électricité ». Le vendredi 15 mai, une brève
cérémonie réunit, au Rock Spring Congregational United Church of
Christ d’Arlington, à deux pas du domicile des Angleton,
autour de Cicely et de ses trois enfants, le frère, les sœurs et les
amis du défunt, dont Reed Whittemore, mais aussi des officiels
de l’Agence, des parlementaires et de nombreux retraités de la
CIA, dont Helms et James Schlesinger, du FBI, des armées. Le
corps fut ensuite enterré auprès de ses parents à Boise, Idaho.
À la différence de George Smiley, le « bricoleur, tailleur, sol-
dat, espion » de John Le Carré, démissionné comme lui à
l’occasion d’un remaniement du SIS britannique, Angleton
n’eut pas l’occasion de dénicher la taupe active dans son
ancienne organisation. Le 21 février 1997, Aldrich Hazen Ames
était arrêté par le FBI. Il était le premier agent de la CIA à avoir
travaillé pour la partie adverse. Il avait été recruté en 1985…

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Table des matières

Le National Security Act ................................................. 9


Retour d’Italie .................................................................. 19
Un enfant de Nogales...................................................... 29
Quatre ans de formation ................................................. 39
L’entrée à l’Office of Strategic Services .......................... 49
La guerre en Italie ............................................................ 61
Premiers pas à Washington ............................................. 77
Les risques du métier ....................................................... 87
La défection d’un ami ..................................................... 97
Directeur du contre-espionnage...................................... 107
La question Golitsine ...................................................... 119
La chasse aux taupes ........................................................ 129
La fin d’un guerrier .......................................................... 143
La légende d’Angleton..................................................... 155
Bibliographie.................................................................... 167
Articles ............................................................................. 171

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