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ROSE CROIX N° 209 – PRINTEMPS 2004


REVUE TRADITIONNELLE DE L’ANCIEN ET MYSTIQUE ORDRE DE LA ROSE-CROIX

SOMMAIRE
Le dialogue des cultures
dans la littérature française, par M. Boudet............................................. 2
Moïse Maïmonide, par B. Hoedts................................................................. 17
Dieu de notre cœur... par P. Maullet ........................................................... 24
Carnaval, le temps de la re-création, par M. Armengaud ...................... 26
Les prêtres de l’ancienne Égypte, par L. Caillaud .................................. 37

COUVERTURE : Rivage (Photo A.M.O.R.C.)

Cette revue trimestrielle est publiée par la Diffusion Rosicrucienne et sous l’égide de
l’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix, mondialement connu sous le sigle
« A.M.O.R.C. ». Dans tous les pays où il est actif, il est reconnu comme une Organisation
philosophique, initiatique et traditionnelle, qui perpétue la Connaissance que les Initiés
se sont transmise depuis la plus haute Antiquité. Parfois désigné sous le vocable « Ordre
de la Rose-Croix A.M.O.R.C. » pour associer son nom traditionnel au sigle sous lequel il
est connu actuellement, il a pour devise : « La plus large tolérance dans la plus stricte
indépendance ».
En raison même de son origine, de sa nature et de son but, l’A.M.O.R.C. n’est pas une reli-
gion. Il n’est pas non plus une secte. De surcroît, il est totalement apolitique. Ouvert aux
hommes et aux femmes de toute confession religieuse et de tout milieu social, il propose
ses enseignements séculaires à tous ceux et à toutes celles qui s’intéressent à la philoso-
phie et à la spiritualité. Dans son symbole, qui n’a aucune connotation religieuse, la croix
représente le corps physique de l’homme et la rose son âme en voie d’évolution.

Publication trimestrielle Abonnement annuel : 20 €


Le numéro : 6 €
Directeur : Serge Toussaint
Rédactrice : Nelly Lopetuso Ces prix sont valables pour la France
et l’étranger.
Sauf mention spéciale, les articles publiés
dans cette revue ne représentent pas la Les abonnements peuvent être
pensée officielle de l’A.M.O.R.C. mais réglés par chèque bancaire, mandat
uniquement celle de leurs auteurs. Les ou chèque postal adressé à :
manuscrits non insérés ne sont pas rendus. A.M.O.R.C.
Château d’Omonville
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CARNAVAL,
LE TEMPS

DE LA

RE - CRÉATION

par Michel Armengaud


Le temps de Carnaval est mais à l’opposé, la vacance peut
associé à la notion de fête. Mais laisser libre cours au farniente
quel est le rôle, la fonction de la (ne rien faire). La fête génératri-
fête ? Elle se traduit par une rup- ce de désordre et d’excès prend
ture avec la continuité des jours des allures chaotiques qui nous
ordinaires. La fête est soumise à ramènent au chaos primordial,
la dualité sacré - profane : Noël et mais aussi à la création univer-
le Premier de l’An, le dimanche selle, ou ordonnancement spatio-
et le lundi de Pâques... « Profane », temporel. Nous verrons que
venant de pro-fanum, évoque ce Carnaval s’inscrit entre le calen-
qui est « devant le Temple », donc drier fixe et le calendrier mobile,
à l’extérieur de l’espace sacré. entre le temps solaire et le temps
lunaire.
Il ne faut pas confondre fête et
vacance. La fête est activité créa- Dès le paléolithique, nous
trice alors que la notion de vacan- avons des traces de la sacralisa-
ce fait allusion à une absence de tion de l’espace par l’homme au
travail, à une vacuité, à un espa- niveau des grottes ornées de
ce vide, qui offre une liberté peintures rupestres. Ayant sacra-
d’action. La fête peut prendre lisé l’espace, l’homme a voulu
place dans un temps de vacance, ensuite sacraliser le temps. En

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premier lieu il a dû le mesurer, de nouveaux engagements. Car-


puis établir une grille de lecture à naval est certainement la fête où
travers un calendrier. Si la chrono- l’exubérance est portée à son
logie historique donne du temps comble. L’aspect profane est
une représentation linéaire, le démesuré, et de prime abord la
calendrier liturgique, sacré, en part de sacré est difficile à cerner.
donne une représentation cycli- C’est ce qui fait tout l’intérêt de
que, conforme aux cycles naturels. la réflexion que nous allons
partager. Après quelques inter-
Noël représente la prise de prétations de l’étymologie de
conscience de l’étreinte de l’humain Carnaval, nous observerons
par le divin, de la présence de la comment le temps de Carnaval
Lumière qui brille dans les ténè- s’insère entre Noël et Pâques et
bres. Pâques représente l’éclosion assure l’articulation de ces deux
à la vie, la « re-naissance », l’illu- temps. Nous rappellerons l’essen-
mination intérieure à laquelle tiel des coutumes de Carnaval et
aspire tout homme de désir. nous découvrirons de nom-
Entre ces deux grandes fêtes, breuses analogies avec d’autres
s’insère Carnaval : temps de coutumes anciennes mais aussi
récréation qui peut devenir contemporaines. Nous termine-
« re-création ». La sacralisation de rons par une réflexion sur la
ce temps de fête sera la contre- valeur symbolique de Carnaval.
partie ésotérique, intérieure, des
manifestations publiques. Cet
aspect exotérique de la fête est ÉTYMOLOGIE DE
souvent accompagné de festins, CARNAVAL
d’échanges de cadeaux, de défilés,
de cavalcades, de danses et de jeux. Carne-levare ou carnelevanem :
« enlève la chair », est l’une des
La vie de chacun de nous est étymologies les plus citées. C’est
aussi ponctuée de fêtes : naissan- l’allusion à cette période où l’on
ce, anniversaires... mais toutes « ôtait la chair », où l’on consom-
ces fêtes célèbrent une étape, un mait une dernière fois de la cuisi-
passage, un changement. Ainsi ne « grasse » avant d’entrer en
pouvons-nous établir une corres- Carême, période de 40 jours pen-
pondance entre la fête et l’initia- dant laquelle on consommait de
tion. Toute initiation est un la cuisine « maigre » jusqu’à
passage, le franchissement d’un Pâques. C’est le temps de carême
seuil ou une mort symbolique qui, par contraste, a certaine-
pour renaître. Cette renaissance ment donné tout leur relief aux
se traduit par un éveil de la manifestations de Carnaval. Une
conscience qui se concrétise par autre étymologie, carrus navalis :

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« char naval » permet de faire le Trinité et de Dieu sont des fêtes


lien entre les « barques mobiles dont les dates sont liées à
voiturées » de Carnaval et les celle de Pâques. La fête de
embarcations sur lesquelles Pâques peut se déplacer du 22
Dionysos, le dieu venu de la mer, mars au 25 avril donc dans une
pénétrait dans les îles grecques. période de 34 jours (35 inclus). La
Le char naval de Dionysos a une première fête mobile importante
double signification. Il rappelle est Mardi gras, entre le 3 février
que Dionysos venait par la mer, et le 9 mars. La dernière fête
mais aussi qu’il avait franchi le mobile est la Fête-Dieu, entre le
seuil de l’immortalité. 21 mai et le 24 juin. Les dates
extrêmes des fêtes mobiles com-
prises entre Mardi gras et la
LE TEMPS DE CARNAVAL Fête-Dieu sont le 3 février, la
Saint-Blaise (lendemain de la
Entre l’hiver et Chandeleur), et la Saint-Jean-
le printemps Baptiste, le 24 juin. Actuelle-
ment, la Fête-Dieu est célébrée
Cette période de Carnaval est un dimanche ; mais auparavant,
la charnière entre l’hiver et le c’était un Jeudi, jour de Zeus-
printemps. Les arbres dépouillés Jupiter, et le nombre de jours de
de leur feuillage symbolisent un Mardi gras à la Fête-Dieu était
monde désincarné. Pour certai- alors de 108, nombre symbolique
nes croyances populaires, c’est le dans plusieurs Traditions. Mardi
moment où les âmes des morts gras se trouve en nouvelle lune et
envahissent le monde des vivants Pâques en pleine lune.
jusqu’à leur retour dans leur
demeure.

Entre le temps solaire et le


temps lunaire, le christianisme
utilise le calendrier solaire pour
les fêtes des apôtres, des martyrs,
des saints, pour les fêtes
mariales, Noël, l’Épiphanie et la
Transfiguration. Mais la fête de
Pâques est célébrée le premier
dimanche qui suit la première
pleine lune de printemps. Les
fêtes de Mardi gras, du mercredi
des Cendres, des Rameaux, de
l’Ascension, de la Pentecôte, de la

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Entre la Chandeleur signe que l’hiver va


et le Carême encore durer 40 jours.
Il hibernait depuis la
Le 2 février, la Chandeleur Saint-Martin (40 jours
ou fête de la Purification avant le solstice d’hiver). Explica-
Cette fête célèbre la purifica- tion : « il fait clair » doit se tra-
tion de la Vierge Marie. Dans la duire par « lune montante ». Alors
Tradition juive, tout premier-né l’ours attend la prochaine nouvel-
appartenait au Seigneur. Depuis le lune. « Il fait sombre », doit se
l’épisode biblique d’Abraham et traduire par « lune descendan-
Isaac, il devait donc être racheté te ». Alors l’ours sort car c’est la
au prix d’un agneau ou de deux nouvelle lune, et il annonce
colombes. C’est à cette occasion l’arrivée du printemps. Le mardi
que Siméon reconnaît le Christ qui suit la sortie de l’ours, donc
en Jésus. L’Esprit-Saint avait proche de la nouvelle lune, sera le
révélé à Siméon qu’il ne verrait Mardi gras. Pâques sera le septiè-
pas la mort avant d’avoir vu le me dimanche après Mardi gras.
« Christ du Seigneur », ce qui
signifie : « celui qui a reçu l’onc- De la Chandeleur
tion divine ». C’est symbolique- à la Saint Blaise (3 février)
ment la reconnaissance publique Le premier monastère d’Occi-
de l’accomplissement des prophé- dent, Saint-Victor de Marseille,
ties. Autrement dit, Siméon aurait été établi à l’emplacement
reconnaît que cet enfant est la d’un sanctuaire souterain. L’ascèse
Lumière venue dans le monde : monastique allait y prolonger la
d’où le nom de « Chandeleur », ou tradition initiatique de la caver-
fête des chandelles. En cette occa- ne païenne. Pour la Chandeleur,
sion, à Rome, les cierges étaient la vierge noire de la crypte est
bénis dans un premier sanctuai- exposée solennellement. Les fidè-
re. Une procession allait porter les sortent de la crypte en proces-
cette lumière bénie dans un sion, avec des cierges allumés de
second sanctuaire où était célé- couleur verte. Du noir au vert,
brée la messe de la Purification. nous passons de la putréfaction à
la germination ou végétation. Le
Le réveil de l’ours fidèle sortant de la caverne (noire)
et la lunaison est porteur de lumière (flamme)
Un dicton populaire dit que le et de vie (vert). C’est aussi à cette
2 février, l’ours, ou le loup, ou occasion que sont préparées les
encore l’homme sauvage, sort de « navettes », petits pains de forme
sa tanière afin d’examiner le traditionnelle, évocation du voya-
temps qu’il fait. S’il fait clair, ge sur l’eau de Dionysos pour
l’ours rentre dans son abri : c’est atteindre le centre initiatique. À

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Saint-Victor, les eaux saintes cou- Quarante jours, c’est le temps


lent dans l’église du haut consa- nécessaire au dépouillement du
crée à saint Blaise. Le radical vieil homme. Les cendres repré-
celtique signifiant le loup est blez sentent la matière abandonnée
ou bleiz. Les Gaulois adoraient par le feu vital et spirituel. Elles
Jupiter sous la forme du loup et constituent le reliquat physique
Mercure sous la forme de l’ours, de l’homme, ce qui peut nourrir
deux animaux qui sont familiers nos méditations et nous inviter à
des rites carnavalesques. Saint faire la différence entre être,
Blaise aurait dompté un loup, ce paraître et avoir. L’avoir et le
qui symbolise la victoire du chris- paraître se consument et ne lais-
tianisme sur le paganisme. sent pour seul témoignage que les
cendres. Les cendres évoquent la
Le 5 février, la Sainte-Agathe mort, mais la mort des appa-
Sainte Agathe est la patronne rences. L’initiation est naissance ;
des nourrices. Le jour de sa fête, c’est à cette naissance que nous
dans la moitié nord de l’Espagne, sommes invités.
les femmes mariées prennent le
pouvoir dans leur maison et dans Remarquons que le mot
la rue. Usant de toute leur auto- « carême » se construit sur la
rité, elles peuvent recruter racine K.R.M., la même que celle
quelques hommes célibataires du mot « karma ». La loi du kar-
pour les servir. Elles les appellent ma étant une loi de compensation
« bourdons », car le village prend par laquelle nos actes sont autant
des allures de ruche où règne le de causes qui génèrent des effets.
matriarcat. Les hommes qui ne Selon que nos actions sont cons-
respectent pas cette autorité d’un tructives ou font obstacle à
jour risquent d’être chassés à l’avancement de l’humanité, nous
coup de pinçons et d’épingles. récolterons le bon grain ou
l’ivraie. Ce temps de carême est
Le Mardi gras donc une invitation à méditer sur
C’est l’apothéose des fêtes de le karma.
Carnaval qui se termine par le
sacrifice du roi de la fête. C’est le
jour qui précède la période de LES COUTUMES DE
Carême marquée par le jeûne. CARNAVAL
D’où le terme de « gras » pour ce
dernier jour propice aux festins. Le déguisement

Le Mercredi des Cendres Le déguisement traduit la


Le mercredi des Cendres recherche du secret et de l’anony-
marque l’entrée dans le Carême. mat qui permettent de donner

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libre cours à la licence, à l’inter- malédictions : « mal de foie »,


dit. Il exprime souvent le désir de « maux de dents », etc.
changement de classe sociale, de
sexe ou de profession. C’est pour On rencontre encore par
d’autres l’occasion de revêtir l’ap- endroits, la coutume des « garçons
parence de l’animal ou de la plan- enceints ». Ils se masquent, se
te, ou bien encore d’un monstre déguisent en femmes, et simulent
ou d’une entité mythique. aussi la grossesse. La dilatation
abdominale est facilitée par la
Les inversions nourriture flatulente dont on ren-
contre aussi l’usage traditionnel
Déjà à Babylone, Berose, pendant le temps de Carnaval.
prêtre babylonien du IIIe siècle La mise au monde et l’allaite-
av. J.-C., rapporte la tradition des ment sont autant de scènes qui
Sacées. Ces fêtes duraient cinq sont jouées. Nous y voyons l’évo-
jours. Les rôles étaient cation de la reproduction des
inversés, les maîtres obéis- hommes entre eux. C’est
saient à leurs serviteurs. peut-être une façon de
C’était un prisonnier répondre aux manifes-
qui prenait la place du tations matriarcales
roi : il trônait, man- de la Sainte-Agathe.
geait à sa table et cou-
chait avec ses épouses. Égalitarisme
Mais au soir du 5e
jour, il était déshabillé À travers le dégui-
et fouetté avant d’être sement, il y a une
empalé ou pendu. recherche d’égalitarisme
social, ou même sexuel dans
Au Moyen-Âge, lors de la fête le cas de travestissement.
des Fous, la hiérarchie cléricale Durant le temps de la fête, les
était « tourneboulée ». Certains différences seront mises entre
sous-diacres étaient qualifiés de parenthèses. Nous en trouvons
« diacres saouls » ! La hiérarchie de nombreux exemples dans
était inversée et le cérémonial les coutumes carnavalesques. À
liturgique était parodié. Les Babylone, au Nouvel An, les sorts
enfants de chœur élisaient un de chacun étaient fixés. À cette
« évêque » parmi eux. Les habits occasion les inversions débou-
étaient portés à l’envers. Les chaient parfois sur une forme
verres de lunettes étaient rem- d’égalitarisme : « la servante
placés par de la peau d’orange. marche à hauteur de sa maîtres-
Dans les sermons, les béné- se » et « le puissant est ramené au
dictions laissaient place aux rang du commun ».

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Le corso l’aide d’un entonnoir, de petites


boules de plâtre qui ont l’appa-
Les cavalcades de Carnaval rence de dragées et de les porter
se nomment souvent corso. Ce dans de grandes corbeilles à
terme vient du nom de la rue où travers la foule pour les vendre.
se concentrait le Carnaval de Personne n’est à l’abri d’une
Rome. Cette rue doit son nom attaque ; chacun est sur la défen-
aux courses de chevaux qui se sive, et ainsi se produit par
déroulaient le soir en clôture du espièglerie ou par nécessité, tantôt
Carnaval. L’animation commen- ici et tantôt là, un duel, une escar-
çait à partir du début de l’année, mouche ou une bataille ». (Goethe,
jusqu’au jour où peu après midi, Voyage en Italie)(1)
une cloche du Capitole donnait le
signal : dès lors il était permis Au fil des années, différents
d’être fou ! Le travail cessait, les types de projectiles virent le jour.
fenêtres et les balcons se garnis- En particulier des coquilles d’œuf
saient de tapis. La rue devenait contenant du plâtre ou de la fari-
une salle à ciel ouvert. Les ne destinées aux habits sombres,
chaises même y prenaient place. ou bien du noir de fumée, de la
suie ou encore de la gouache, des-
Les confettis tinées aux habits clairs. Aujour-
d’hui, les confettis en papier
« Probablement une belle a, simulent la pluie qui féconde la
une fois par hasard, pour se faire terre (giboulées de mars).
remarquer parmi la foule et sous
son déguisement, jeté des petits Boufiga et mocoletto
grains sucrés à son bon ami qui
passait, et rien n’est plus naturel « La boufiga est cette vessie de
que celui qui avait été atteint ain- porc gonflée qui évoque l’âme des
si se soit retourné et ait découvert morts. Nous retrouvons ce même
son espiègle amie ; ceci est devenu thème dans une coutume relatée
maintenant un usage général, et en 1881, celle du mocoletto, qui est
l’on voit souvent après un jet une petite bougie, mince comme
pareil, une paire de visages se un tuyau de plume, mais un peu
rencontrer. Pourtant, d’une part plus longue. Chacun en tient une
on est trop économe pour prodi- ou plusieurs en mains, et aussitôt
guer des sucreries véritables, et que les cloches sonnent l’Angélus,
d’autre part, l’abus de ces projec- toutes ces bougies s’allument com-
tiles a rendu nécessaires des pro- me par enchantement en tous
visions plus grandes et à meilleur lieux, de la rue aux balcons.
marché. C’est maintenant une L’amusement consiste à éteindre
industrie spéciale de fabriquer, à avec des mouchoirs de poche ou des

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plumeaux emmanchés au bout de Monsieur Carnaval


longs bâtons le mocoletto de son
voisin et à préserver le sien. Cet Au soir du Mardi gras, une
usage disparut avec l’électricité. »(2) effigie de Carnaval est jugée et
condamnée. Elle peut être brûlée
ou noyée. En Europe, la coutume
LES PERSONNAGES la plus répandue est la suivante :
SYMBOLIQUES les enfants fabriquent un Paillas-
sou. Ils l’emportent hors du villa-
Paillassou « berné » ge en disant : « Nous emportons
la mort à l’eau ». Ensuite, ils jet-
Nous rencontrons ce terme en tent à l’eau cette poupée de
différents lieux. Par exemple, des paille, ou bien ils la brûlent. C’est
pêcheurs niçois font sauter (ber- une manière de symboliser la
nent) dans un drap un pantin mort hivernale, le terme d’une
bourré de paille et de son, nommé année écoulée, au moment où la
Paillassou. Pendant que Carnaval nature manifeste sa renaissance.
se pavane dans son char, le Le sacrifice de l’hiver prépare
Paillassou est en contact direct l’avènement du printemps. Nous
avec le public. Nous retrouvons la retrouvons aussi le thème du
dualité Apollon – Dionysos. Le dieu mort, sacrifié et ressuscité :
geste des « berneurs » rappelle Tammouz à Babylone, Osiris en
celui des paysans qui battaient la Égypte, Adonis en Grèce, sans
gerbe de blé pour séparer le grain oublier la Tradition chrétienne !
de la paille. Cette paille qui don- À Rome, c’était un homme habillé
ne le nom au Paillassou est le de peaux qui était chassé de la
dernier témoin de la récolte ville. On l’appelait Mamurius-
passée, au moment où le blé lève Véturius, le « Vieux Mars ». Mars
après les rigueurs de l’hiver. évoque le signe du Bélier et donc
le début du printemps.
Ces « berneurs de Paillassou »
portent à leur bonnet une boufiga Le roi de Carnaval est le roi
(vessie de porc gonflée). La boufi- du chaos ; par son sacrifice,
ga symbolise l’âme d’un mort qui l’ordre est rétabli, mais c’est aus-
erre sur terre en cette période. si une opportunité pour instaurer
C’est Arlequin, l’homme sauvage un ordre nouveau. De nos jours ce
conducteur des âmes des morts, sont des effigies, des représen-
qui précède les berneurs de tations qui sont sacrifiées. La
Paillassou. (Arlequin viendrait récréation se termine par une
de Hellequin, prince des démons « re-création », qui symbolise la
dans d’anciennes traditions résurgence des forces vives de la
germaniques). nature.

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Cette coutume est semblable au personnage. Le masque favo-


à celle du bouc émissaire, men- risait l’impersonnalité de l’acteur.
tionné dans la Bible pour la Les traits figés du masque déshu-
première fois dans le Lévitique manisaient l’acteur qui abandon-
(16,5-10). Lors de la fête de nait toute expression vitale.
l’Expiation, le grand prêtre rece- D’ailleurs, le second type de
vait deux boucs offerts par les masque est le masque mortuaire
personnages les plus importants. qui fixe l’archétype immuable
Suivant un tirage au sort, l’un dans lequel le mort est censé se
était immolé, et l’autre recouvrait réincarner.
sa liberté, mais une liberté alour-
die des fautes du peuple. Ce der- Enfin, le masque de Carnaval
nier était envoyé « à Azazel », le permet à celui qui le porte de dis-
démon régnant sur le désert. Il simuler son identité. C’est une
emportait avec lui les fautes et façon de cacher la persona dans le
les péchés du peuple hébreu. sens junguien du terme. Cette
volonté de voiler l’identité est
motivé par le désir d’avoir un
comportement non conforme à la
persona, que nous nous sommes
forgée. En se masquant, l’homme
va pouvoir s’exprimer tel qu’il est,
en franchissant anonymement
les limites des interdits. En se
masquant, l’homme cache son
véritable masque (la persona),
qu’il porte quotidiennement,
véritable rempart social qu’il a
LE MASQUE cristallisé. Masquer l’apparence
quotidienne devient alors une
Déjà au paléolithique, dans la façon d’être. Le masque et le
grotte des Trois Frères, on trouve déguisement ne modifient que
la représentation d’un personna- l’apparence. En effet, les yeux,
ge masqué qui porte même une qui sont les fenêtres de l’âme,
importante ramure de cervidé. demeurent visibles. Derrière le
Dans le Tassili, on trouve aussi masque, les âmes sœurs se recon-
des danseurs masqués sur une naîtront donc, par le croisement
fresque du début du néolithique. des regards. Pendant les masca-
rades de Carnaval, les prêtres, à
Dans le théâtre grec, les acteurs qui il était interdit de porter le
portaient un masque. Le masque masque, devaient rester à visage
de théâtre permet l’identification découvert.

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CONCLUSION Le chaos est donc organisé.


Parallèlement à ce vécu social,
De l’Épiphanie au mercredi pourquoi ne pas vivre intérieure-
des Cendres, la période de Carna- ment ce chaos organisé ? C’est-à-
val se situe entre l’hiver et le dire, pourquoi ne pas en profiter
printemps ; elle fait le pont entre pour nous remettre en question,
l’année civile et l’année astrono- chercher les changements pos-
mique et traditionnelle qui com- sibles dans nos habitudes, sacri-
mence à l’équinoxe de printemps. fier le « vieux roi fatigué » pour
Pour certains, c’est le moment où céder aux charmes du « prince » ?
les âmes des défunts viennent
rendre visite aux vivants. Nous Autrement dit, c’est le moment
pouvons y voir le souvenir du de faire notre ménage intérieur,
culte des ancêtres, à une époque de voir notre ombre, de l’accepter
où l’homme a commencé à pres- et de chercher la façon de la
sentir une dimension qui le transmuter, de faire en sorte que
dépassait : il existerait un « grand la lumière repousse les ténèbres,
horloger » qui aurait réglé les pour renaître à de nouvelles aspi-
cycles solaires, lunaires et plané- rations : passer de l’obscurité des
taires. L’homme a certainement longues nuits d’hiver à l’élan
pensé qu’après la mort physique, vital du printemps, de la putré-
les ancêtres demeuraient dans un faction nécessaire à la germina-
au-delà intermédiaire entre l’hom- tion, symboliquement du noir au
me et l’inconnaissable. Le culte vert. Après avoir conceptualisé le
des ancêtres préparait le culte des roi de Carnaval pour incarner nos
saints auxquels sont adressées erreurs, sacrifions-le pour laisser
des prières d’intercession. la place au prince de la vérité.
Nous retrouvons le thème initia-
À l’aube du XXIe siècle, nous tique de mourir pour renaître.
pouvons apprécier différemment
cette période de Carnaval. Au Cette période précède la qua-
moment où le blé lève, de nou- rantaine de Carême. Sans tomber
velles aspirations doivent aussi dans les exigences d’un ascétisme
naître pour éclore complètement stérile, peut-être serait-il bon de
au printemps. Carnaval nous renouer avec la simplicité et la
propose des fêtes exubérantes, la modération qui nous conduiront
transgression des lois sociales, à la tempérance, qui est l’une des
une forme de chaos. Mais l’ordre vertus essentielles pour les
social, s’il est quelque peu bous- adeptes de la voie du milieu. La
culé, n’est pas bafoué. Les limites couleur qui correspond à cette
légales sont remplacées par celles période de l’année est le vert,
du bon sens, par la loi naturelle. couleur de la fertilité et de

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l’espérance, une espérance qui Notes


trouve ses fondements dans la (1) Carnaval ou la fête à l’envers,
confiance. Daniel Fabre, Découvertes Gallimard,
p. 132.
Au cœur de la nuit la plus (2) Le Carnaval de Nice et ses fous,
longue, dans l’obscurité d’une Annie Sidro, Éditions Serre, p.109.
grotte, le verbe solaire s’incarne à
Noël. À partir de cette nuit de Bibliographie
promesse et d’espérance, les jours Le Carnaval, Michel Feuillet, Bref Cerf
ne cessent d’allonger. Ce temps Fides.
de Carnaval nous fait passer de Carnaval en Guyane, Bernard
l’espérance de Noël à l’aube dorée Lavergne, La Réalité.
de Pâques, où l’homme cassera la Carnaval, Shaïtane, Fernand Nathan.
coquille de son ego pour per- Le Carnaval, Claude Gaignebet, Le
mettre l’éclosion de son Être. regard de l’histoire, Payot.
Spécificités du carnaval martiniquais,
par Camille Conseil, article de la revue
Rose-Croix n° 154, été 1990.

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