Vous êtes sur la page 1sur 65

POINTS

IJEITEJE
INITIATIQUE S

N 26 (Ancienne serie n 46) 4 trimestre 1977


SOMMAIRE
DU NUMERO 26
(Ancienne série n° 46)

Pages

La Saint Jean d'Eté 3

La Marche vers l'Etoile Flamboyante et la Morale


Maçonnique . 9

Poèmes

Tu fus toujours et tu seras 22

L'apprenti . . 23

La troisième voyelle 25

Le Geste 27

Le Temple 31

La Grande Loge de France vous parle 35

Emissions : janvier, février, mars, mai, juin, juillet.

Livres et revues 71
SAINTJEAN D'TE
Pour tenter d'approcher la figure rayonnante de celui que tous
les Francs-Maçons traditionnels du monde honorent à cette époque
et cela après tant d'autres plus éminents, plus qualifiés que
moi j'ai fait appel à la voie intime, la plus proche dU coeur,
celle de l'art.
J'ai tenté de voir Jean le Baptiste à travers les peintures et
les statues, les icônes et les vitraux qui, dans le monde chrétien,
ont été dédiés au PrécLirseur. Et puis aussi à travers la tradition
populaire, à travers la légende car l'une et l'autre sont souvent
porteuses de messages secrets, venus de la nuit des Temps, et
qui s'éclairent à la lueur de la science sacrée.
Si quelquefois le Baptiste est vêtu d'une robe de couleur
rouge - le rappel de son martyre, lui qui, né six mois avant Jésus
au solstice d'été périt comme Jésus de la main des hommes à
33 ans le plus souvent tous les artistes l'ont représenté ceint
d'une peau de bête, de bélier, d'agneau ou de chameau. Or le
Bélier est symbolisé par la lettre Gamma et en hébreu chameau
se dit « Ghimmel », image de la lettre « G » que le compagnon
apprend à discerner au coeur de l'étoile.
Dans l'église Saint-Jean de Latran à Rome on peut voir une
splendide statue en argent massif, entourée de sept cerfs, égale-
ment en argent, images des sept dons de l'Esprit-Saint du Bap-
tême et préfiguration des sept Maîtres-maçons qui dans une
Loge de Saint-Jean sont requis pour accueillir l'initié.
A Sainte-Marie aux Fonts de Liège on voit le Précurseur bapti-
ser le philosophe Craton dans une cuve cjui repose sur 12 boeufs,
images à la foi des Prophètes et des Apôtres. Ici nous avons,
réunis par le symbolisme, l'Ancienne et la Nouvelle loi, l'ancien
et le nouveau monde.

3
A Saint-Rémy de Reims il existe un vitrail « unique » car le
Précurseur et l'Evangéliste ne font qu'une et même personne
et au-dessus de la tête de ce Jean « unifié », de ce Janus chré-
tien, flamboient deux tournesols, images des solstices, tournant
bien sûr en sens opposé. Quelle plus simple et quelle plus belle
figuration de ceux qui détiennent la clef des portes de la déli-
vrance, opposés à Pierre dont la clef ouvre la porte du salut. Car
si les religions mènent au salut, l'initiation, elle, a toujours et
partout promis de conduire les élus sur le chemin de la délivrance.
L'union du Baptiste et de l'Evangéliste n'est nulle part mieux
figurée à cet égard que dans la cathédrale d'Heracleion en Crête,
où l'on voit deux Jean exactement semblables, vêtus tous deux
de la même peau de bête, mais le premier, le Baptiste tenant sa
tête sur un plateau tandis que le second, l'Evangéliste porte en sa
main gauche le Livre et en sa main droite le bâton du Baptiste.
Sans le bâton du Précurseur point de Livre et sans son sacrifice la
voix aurait clamé en vain dans le désert.
Et puis il y a l'admirable tableau de Léonard, le sourire mys-
térieux du saint Jean de Léonard. Dans « La Vierge aux rochers
le grand peintre initié marque bien la priorité de Jean sur Jésus
jusqu'au baptême et l'on y voit le Nazaréen recevoir la bénédiction
de Jean, en position de néophyte, un genou en terre. Dans « La
Vierge à la source » le même Jésus reçoit le baiser initiatique
sur les lèvres. Alors la colombe, l'esprit du démiurge car Jean,
ne l'oublions pas, est l'homme du Démiurge ce qui l'a fait rejeter
des cathares (» quod non fuit homo carnalis, disaient-ils, parce
qu'il ne fut pas homme de chair) et c'est ce qui nous distingue
radicalement de la philosophie cathare à laquelle trop souvent avec
quelque hâte et quelques inconsidérations on a voulu nous rac-
crocher alors, la colombe descend en Jésus. C'est le moment
où e Christ cosmiqLle, le Verbe solaire prend possession de l'initié
longuement préparé, et qui a reçu la grande purification par l'eau.
Dès lors le grand jeu est accompli, l'initié consent à mourir pour
incarner l'être sublime.
Or la colombe est Ionah, l'éternel féminin céleste, IONAH
où sont les lettres, capitales pour les gnostiques, de I, O et A,
dont le nombre est 81, manifestation de la Trinité. Et Jean se ratta-
che précisément en grec à la racine ion qui a donné son nom à
l'lonie. Et puis, mieux encore : au nord-ouest de l'Ecosse, il existe
une petit île évangélisée par Colomban lui-même et qui est consi-
dérée comme le berceaU de la chrétienté nordique. Son nom est

4
lona et les deux saints Jean y possèdent depuis le xe siècle cha-
cun leur croix.
Mais approfondissons, si vous le voulez bien, le sens caché
du Baptiste, lié aux deux éléments de l'eau et du feu. Contraire-
ment aux Esséniens dont pourtant il était très proche nous
dirions aujourd'hui qu'il était dans la « mouvance » de l'essé-
nisme Jean baptisait dans l'eau vive, cette eau dont on retrouve
le signe sous forme de traits ondulés dans toutes les sculptures
mégalithiques. Cette eau qui régénère et recrée l'être. Celui qui
naît de l'eau devient « fils de la Vierge « et donc frère du Christ
et cohéritier du royaume de Dieu, comme le soulignait René Gué-
non. Il est inutile d'insister sur l'importance de l'eau qui émane des
profondeurs de la Mère et à quel point les ablutions rituelles ont
compté et comptent dans toutes les initiations, tous les cultes
ésotériques. Le brahmane s'immerge trois fois par jour. A Deiphes
les pèlerins se baignaient dans la fontaine Castalie. Pratiquement
toutes les initiations connaissent la présence de l'eau.
Mais l'eau et le feu sont intimement liés l'aigle, oiseau du
feu, n'est-il pas né de l'eau ?... Et c'est pourquoi le Baptiste est
aussi associé au feu, Il est « la lumière ardente et brillante » qui
annonce la « lumière intellectuelle pleine d'amour « dont parlait
Dante. Il est l'âme de ces feux du solstice que, suivant la tra-
dition millénaire, les Maçons de la Grande Loge de France allume-
ront ce soir sur la colline de Presles.
Les bûchers de la Saint-Jean doivent être faits de sept essen-
ces sacrées (chêne, hêtre, pin, frêne, bouleau, orme et tremble).
Dans la tradition celtique, le bûcher était entouré de neLif pierres
qui recevaient le nom de cercle de feu. Jeunes gens et jeunes
filles devaient en faire trois fois neuf tours (le chiffre 27 qui par-
lera à certains d'entre vous comme le chiffre 81 cité tout à l'heure)
les jeunes gens porteurs de torches et les jeunes filles tenant une
baguette d'orpin à la main. Et les garçons devaient balancer neuf
fois les filles au-dessus du feu en criant « An nao » selon un très
vieux rite de fécondation de la terre. Les tiges qui avaient été pas-
sées ainsi dans les flammes, les filles les suspendaient aux pou-
tres de leur maison, afin que, sans terre et sans eau, elles puis-
sent croître et fleurir. On retrouve aussi ces vestiges de l'antique
culte sola;re et solsticial dans l'herbe de la Saint-Jean qui, dit-on,
passée par le feu, et posée sur la face, peut donner la clairvoyance,
fortifier la vue... Dans le Morbihan il n'y a pas si longtemps encore
on amenait e bétail autour des feux rituels afin de le préserver
de la maladie et des loups.

5
Faut-il ajouter que dans le nom de Jean Jehoh Hanan il y a
:

Jehoh qui est le nom du soleil et il y a Hanan qui signifie bienveil-


lance, merci, miséricorde. Les deux saints Jean entourent ainsi le
Soleil de Justice et aux points de tangence ils se confondent à lui
éternellement.
Mais il y a encore autre chose. Au Solstice d'été, le soleil
entre dans le signe du Cancer, domicile de la Lune, luminaire de
la colonne Boaz. Or la lune est la planète de la Mémoire. N'est-il
point étrange que le nom de Jean-Baptiste a permis à son père de
retrouver l'usage de la parole qu'il avait perdue ? Alors si nous
« connaissons » Jean, saurons-nous, nous aussi, retrouver la
parole que nous avons perdue ?... Peut-être, mes Frères, devrions-
nous méditer sur cet enseignement, un peu méconnu, du Précur-
seur...
Un autre enseignement du Baptiste est très important pour
nous. Le premier il a rompu d'une certaine manière les secrets
de la secte de Qumran en baptisant qui venait à lui dans le désert
pourvu qu'il ait le coeur pur et une soif ardente. Ce pas vers
l'égalité - et l'eau n'est-elle pas aussi l'expression vivante du
niveau ? était un acte d'amour... impardonnable. D'où la haine
suscitée contre Jean et la même haine plus tard contre Jésus qui
élargira encore l'égalité voulue pas le Baptiste et prophétisée par
Esaïe lorsqu'il disait « Aplanissez les sentiers, toute colline et
:

toute montagne seront abaissées ».


Mais oublions, si vous le voulez bien, tous ces enseignements,
toutes ces richesses symboliques de Jean e Baptiste, de Jean
fait d'eau et de feu, de Jean qui est au début et à la fin de toutes
choses. Et nous qui nous proclamions jusqLl'en 1440 « Frères de
Jean », flOLIS qui appartenons encore et pour toujours à la Loge de
Saint-Jean, essayons pour conclure de comprendre, en notre temps
et dans ce lieu, la leçon éternelle du Baptiste.
*
**

Souvenez-vous. C'était la voix clamant dans le désert et


c'était le coq qui devait éveiller les hommes et leur promettre
l'aube nouvelle, l'oiseau de Mercure-Hermès, patron des alchimis-
tes, le coq que nous retrouverons au sein du cabinet de réflexion
et qui représente aussi bien la fin de l'oeuvre au rouge que le côté
pénitentiel, sacrificiel de Jean. Or cette voix clamant dans le
désert n'est-ce pas celle de maints initiés qui tentent en vain
6
d'éveiller les hommes, n'est-ce pas celle des Maçons qui, de par
e monde, s'épuiseront toujours, jusqu'à leur dernier souffle, à
leur apporter une part de la vérité qu'ils ont entr'aperçue, de la
Lumière qui, un jour de grâce, les a éclairés jusqu'au tréfonds de
leur âme ?...
Quel exemple aussi pour nous, mes Frères, que celui de
l'humilité et de l'effacement dL! Baptiste, qui ne travaille pas pour
lui mais « pour celui qui doit venir »... N'est-ce pas en effet tou-
jours, à l'image de nos Frères du Temple non nobis Domine,
non nobis... non pour nous-même que nous travaillons, que
nous oeuvrons, mais pour ceux qui demain prendront notre place ?...
Pour que nos Frères de demain soient plus forts, mieux armés,
plus rayonnants que nous. Car notre oeuvre, comme celle du Bap-
tiste, n'est jamais terminée. Car l'initiation, à un certain degré,
est aussi collective et elle doit aboutir à la transformation spi-
rituelle de 'Humanité à l'image de la transfiguration sacrificielle
du « Serpent vert » qui, nous apprend notre Frère Goethe, se
métamorphose en un amoncellement de pierres précieuses...
Car il est toujours une heure, un jour où, sur le chemin rude
de l'homme, le dépouillement doit venir. Une fois le Verbe solaire
descendu dans Jésus, Jean pouvait bien mourir. Et nous-même
devons-nous nous souvenir qu'il vient toujours après nous quel-
qu'un qui nous devance, qLlelqu'un peut-être qui marchera dans le
temps à pas d'éternité...
Faisons en sorte, comme l'a dit le poète, que nos pas soient
brûlants dans les traces de ses pieds !...

7
LA MARCHE
VERS LETOILE FLAMBOYANTE
ET LA MORALE MACONNIQUE

L'Etoile flamboyante a derrière elle un riche passé symboli-


que : celui des pentagrammes égyptien, pythagoricien, gnOStiqLIe.
Ce symbole peut donner lieu à des gloses interminables... L'incer-
titude et l'abondance des significations de la lettre G sont encore
plus impressionnantes... HeLireusement l'analyse des symboles est
un acte personnel et libre elle autorise celui qui en use à igno-
;

rer royalement les significations qui ne lui parlent pas personnel-


lement. Je vais cheminer assez linéairement et aussi rapidement
que possible dans une analyse du symbole de l'Etoile flamboyante
et de la lettre G.

I. LE SYMBOLISME DE L'ETOILE FLAMBOYANTE ET DU G

a) L'Etoile flamboyante
L'Etoile flamboyante dérive du pentagramme, dont elle n'a
retenu que les contours. Le pentagramme, suite de lignes brisées
que l'on peut tracer et retracer indéfiniment, sans avoir à relâcher
e trait, apparaît à cause de cela comme étant essentiellement un
signe dynamique. Toutes les anciennes croyances et gloses à son
sujet le définissent comme tel.

9
Pour les Egyptiens, le pentagramme était le signe d'Horus,
lui-même symbole de la vie intarissable, et semence universelle de
tous les êtres. Horus, dieu à tête de faucon dont un oeil était e
soleil et l'autre la lune, était la permanence de la vie, le « grand
dieu qui traverse l'éternité » et, pour cela, « le vieillard très vieux
qui donne le souffle à chaque corps »...

Pour les pythagoriciens, d'ailleurs nourris par la sagesse égyp-


tienne, le « triple triangle entrecroisé » était également une réfé-
rence à la vie, mais il était, plus précisément, une référence aux
lois qui régissent harmonieusement le monde. Pour eux le penta-
gramme était étroitement lié au nombre d'or, nombre de l'harmonie
des proportions car le pentagramme peut faire l'objet d'une cons-
truction géométrique en partant du grand côté d'un « carré long »
(1.618 x 1). Cette conception de l'harmonie des lois de la Nature
restera à la base de la philosophie initiatique occidentale, au moins
jusqu'au XVlle siècle, où elle trouvera sa plus belle formulation
exotérique dans « l'harmonie préétablie » de G.W. Leibniz qui, ça
n'est pas pure coïncidence, était à la fois un philosophe spiri-
tualiste et un mathématicien de valeur (il découvrit le calcul infi-
n tés im aI).

// /
/ //
/ /

1,618

Retenons cette référence à l'harmonie des lois de la vie ter-


restre, car elle constitue pour nous une première approche de la
signification de l'Etoile flamboyante.
Platon élève encore la perspective quand il enseigne que les
hommes ont été créés par des « dieux étoilés » et que les hommes
doivent retourner à leur étoile après leur mort.
10
Ainsi à la fin de cette recherche symboliste sur l'Etoile flam-
boyante, s'esquisse pour nous le thème de la « marche vers
l'étoile » pour mieux s'insérer dans l'harmonie universelle, dans
le vrai, le bien et le beau.

b) Le symbolisme du G
Quant au G, qui figure au centre de 'Etoile flamboyante, vous
savez qu'il n'est apparu que tardivement dans les rituels, à la fin
de la première moitié du XVllle siècle et, semble-t-il, dans les
rituels français. Cette dernière remarque n'est pas sans impor-
tance, car, d'une part, elle rend problématique la correspondance
du G avec le mot « God », et, d'autre part, elle nous met sur une
autre voie : les Maçons français de l'époque étaient entichés
d'hermétisme. Partant de là, je pense que e G est l'évocation
du noeud doré (1) et, par ce biais, le G serait lui aussi une réfé-
;

rence au nombre d'or. En effet, les anciens mathématiciens


étaient sensibles aux résultats, parfois surprenants, que donnaient
certains pliages de figures géométriques, elles-mêmes matériali-
sées par une feuille de papier convenablement préparée. Or en
faisant un noeud simple avec une languette de papier maintenue
bien à plat et non froissée, on constate qu'en regardant ce noeud
par transparence, on distingue un pentagramme convenablement
dessiné. Ce même noeud fait de façon très lâche, évoque un G.
Cette explication n'emporte certes pas d'adhésion générale, mais
elle a au moins l'avantage de présenter l'Etoile flamboyante et
le G comme deux symboles très proches, voire complémentaires,
en fonction d'une commune référence à l'harmonie des choses de
la Nature, ressentie à travers le nombre d'or.

(1) Le noeud doré.

11
Pour en revenir en G, quelle pouvaient être, dans les domaines
de la connaissance et de l'esthétique, les meilleures illustrations
de l'ordre et de la clarté, si ce n'est la Géométrie et sa concré-
tisation (ou son initiatrice peut-être) l'Architecture ?
c) Le symbolisme de la figure complète
Ainsi le symbolisme de la figure complète (Etoile flamboyante
et G) est une référence à l'harmonie du monde (2), autrement dit
l'appel à connaître et à respecter les lois qui président à cette
harmonie et, en définitive, l'appel à s'insérer harmonieusement
dans ce monde. L'interdépendance de toutes choses en ce monde
laisse en outre pressentir que c'est la vie de toute l'humanité qui
est en cause dans l'action de chaque individu.
Le pentagramme, symbole dynamique, nous aide à comprendre
le caractère inépuisable de la démarche à laqLlelle l'homme est
appelé la main et la plume qui le tracent, dessinent tour à tour
des chutes plus ou moins brutales, des remontées plus ou moins
pénibles, des translations pas toujours dans le sens favorable (3)
cela finit par un remontée vers le point le plus haut, vers l'équi-
libre... avant de recommencer un nouvel effort.
A ce stade de notre réflexion, 'Alchimie peut nous aider
à enrichir la signification de ce symbole. Certains ont noté que
le G, sous sa forme majuscule, avait une ressemblance avec le
theta e qui représente le sel alchimique. Or le sel en alchimie est
le liant dynamique indispensable pour que s'unissent le soufre et le
mercure, c'est-à-dire la forme et la matière, l'actif et le passif, le
masculin et le féminin... A l'image dLI sel dans l'Alchimie, l'Etoile
Hamboyante symbolise cet éveil, cet appel sans lequel rien ne se
produisait dans l'esprit du futur initié. Flamboyante, 'Etoile évoque
le fait que le feu est allumé dans le coeur de l'initié.
Mais, comme le faisait 'alchimiste, il faut savoir bien conduire
son feu intérieur, grâce à un contrôle de soi-même et grâce à une
connaissance des règles du Grand Art. A l'image de la cuisson

Harmonie du monde créé. C'est ce qu'illustre le fait que e penta-


gramme s'inscrit dans la partie « cubique « de la pierre cubique à pointe,
sans que jamais la pointe de l'étoile atteigne la base de la pyramide (monde
des esprits) couronnant la pierre. Ce contact ne se fait que par les cercles
qui ont servi à construire le pentagramme.
Le symbolisme considère généralement les déplacements vers la gau-
che comme étant néfastes.

12
de l'oeuf philosophai, l'initié va tendre à sortir de sa gangue,
pour aller vers la purification totale. Telle est la tâche du compa-
gnon. Quand l'oeuf philosophai aura été suffisamment chauffé, il
sera brisé et la pierre philosophale apparaîtra. Qu'en faire ? Là,
ça n'est plus tâche de compagnon, mais tâche de maître. On a un
peu tendance à oublier que la pierre philosophale en alchimie
n'avait pas pour but d'obtenir la richesse (sauf pour « les faux dis-
ciples », comme disait Paracelse), mais avait une fin médicale
et curative elle permettait de faire de l'or potable et des compo-
:

sitions salines d' « élixirs capables de rendre à l'homme la santé


qu'il a perdue » (Paracelse). Si le compagnon, en opérant laborieu-
sement la cuisson de son oeuf philosophai, paraissait s'abîmer dans
une démarche intérieure, le maître, lui, ayant la pierre philosophale
en main, peur retourner au monde, se pencher sur le monde pour
le soigner et lui redonner la santé perdue...
Tel est, à mon avis, symboliquement présenté, le projet que
doit avoir tout initié. Tel est le sens de l'appel de l'Etoile flam-
boyante... sans oublier toutefois que notre vie n'y suffira pas, et
que nous devrons inlassablement suivre e tracé du pentagramme
au dessin toujours recommencé.., car plus nous approcherons de
la pleine compréhension, plus notre esprit sera exigeant envers
lui-même, reculant ainsi indéfiniment la limite du possible.

Il. L'APPEL DE L'ETOILE FLAMBOYANTE

Quel est en termes clairs, dégagés de tout symbolisme, l'idéal


à atteindre ? idéal symbolisé par le G tracé, immuable, au coeur
d'une figure symbolisant le mouvement. Cette question a préoc-
cupé, sous une formulation ou sous une autre les hommes de tous
les temps et de toutes les civilisations elle préoccupe l'homme
d'aujourd'hui avec une acuité particulière, car il commence à
se rendre compte que, dans un monde devenu petit et étroitement
solidaire, la réponse adoptée pour aujourd'hui engagera irrémé-
diablement l'avenir.
a) Au plan de la Philosophia Perennis, de la Philosophie [ter-
nelle, celle qui se préoccupe des solutions valables en tous lieux
et en tous temps, la réponse de tous les initiés, de tous les âges,
de toutes les religions, de toutes les écoles de pensée spiritua-
liste, est uniformément la suivante il faut s'acheminer vers le

13
fond de son être et, en se retrouvant pleinement soi-même, renaî-
tre à une nouvelle vie.
La meilleure image de cette transformation, c'est la chenille
rampante, molle et répugnante, qui devient papillon ailé, aérien et
splendide. De même que le papillon ne rappelle plus rien de son
ancien état de chenille, de même l'initié au fur et à mesure de son
achèvement perd toutes ses pesanteurs et ne s'en soucie plus. Il
acquiert une maîtrise croissante de ses passions. Il serait plus
exact de dire que ce sont ses passions qui le quittent, un peu,
ainsi qu'un psychologue l'a noté, comme l'enfant qui grandit, est
quitté par ses jeux... De même, pour l'initié approchant de la per-
fection, ce sont ses passions, ses divertissements oiseux, etc.,
qui disparaissent de son horizon.
Toutes les expériences mystiques nous montrent que cet
homme finit pas n'avoir plus ni dedans ni dehors. En lui tout est
un. Cet homme qui, jadis, se référait à des barèmes sociaux,
moraux, religieux, pour accepter ou pour condamner, pour peser
ses pensées et ses actes, pour juger ses voisins.., découvre, main-
tenant, qu'il est arrivé dans « un univers privé d'obstacles, parce
que sans duaUté ' (MM. Davy). Jadis cet homme était, suivant une
image connue, enfermé dans une prison qu'il s'était lui-même
construite il était un peu comme une araignée qui se laisserait
prendre à sa propre toile. Maintenant qu'il a retrouvé l'unité,
il voit d'emblée les autres hommes comme des frères, Il les com-
prend pleinement il comprend qu'il y ait des hommes en mar-
che vers l'étoile, et d'autres qui ne se décident pas encore à sortir
de l'ornière. Simultanément l'équilibre de l'univers lui devient per-
ceptible. Par un paradoxe simplement apparent, cet « homme inté-
riorisé est parfaitement incarné et ouvert à tous « (MM. Davy).
Il n'est pas interdit de croire, avec Nicolas Berdiaev, ce phi-
losophe qui se situa à la rencontre de 'Orient et de l'Occident
chrétien, que l'initié, arrivé à ce stade, est devenu pour le monde
une semence prolongeant l'oeuvre du Créateur. « Tout ce qui arrive
dans le monde... a une source intérieure spirituelle » a dit Ber-
diaev. Il croit que l'oeuvre des grands spirituels peut « dépolluer
le monde, non seulement le monde intérieur et moral, mais même
la réalité quotidienne et concrète. D'autres que Berdiaev ont éga-
lement pensé que ces grands spirituels avaient un effet multi-
plicateur du Bien ; et, ici, c'est l'image de la pierre philosophale
qui revient il suffisait d'un grain de cette pierre pour provoquer
;

une cuantité d'or, des centaines, et même des milliers de fois,

14
plus grande. Et, s'agissant d'hommes plus ordinaires et même
ordinaires, on peut penser et c'est ma conviction personnelle
que toutes les bonnes actions qui se produisent sur terre servent
à constituer un « trésor de santé » pour toute l'humanité toute ;

mauvaise action vient entamer ce trésor commun toute bonne


action, si humble soit-elle, vient au contraire accroître le trésor.
Il y a en outre ces grands spirituels qui ont un « effet multiplica-
teur » exceptionnel, à l'image des bons serviteurs de la parabole
des talents (Matthieu 25:14 et Luc 19:11), qui avaient fait fruc-
tifier le patrimoine de leur maître pendant qu'il était en voyage...
b) Mais, dira-t-on, le grand spirituel est une exception raris-
sime, et que peut-on raisonnablement souhaiter pour les simples
hommes « de bonne volonté » qui actuellement avancent pénible-
ment dans un univers devenu sans signification, ou aux significa-
tions bien confuses.
Pour tenter d'y répondre, je crois qu'on ne peut pas faire mieux
que de se référer à l'analyse d'un des hommes les plus « moder-
nes » qui soient moderne, car il a marché sur la lune je veux
parler d'Edgar D. Mitcheil, le chef de l'expédition Apollo 14. Voici
ce qu'il dit : quand je suis allé sur la Lune, j'étais un pilote de
test, un ingénieur et un scientifique, tout aussi pragmatique
que n'importe lequel de mes collègues.., oui, j'étais pragmatique,
parce que mon expérience m'avait montré, par-delà tout doute,
que la science « ça marchait »...
Et pourtant, au cours de son vol spatial, Mitchell commence
à ressentir « un respect étonné et profond pour les capacités
rationnelles de l'esprit humain, capable de trouver les moyens de
guider une minuscule capsule de métal à travers un demi-million
de miles dans l'espace, avec une telle précision et une telle exac-
titLlde »... Mais sa certitude d' « ingénieur pragmatique » (c'est lui
qui met ce titre entre des guillemets) va subir une bien plus rude
remise en question « Cela débuta, nous dit-il, avec l'expérience
:

« à vous couper le souffle « qui consiste à voir la planète Terre

flotter dans l'immense espace... ». Mitcheil décrit longuement ce


fabuleux spectacle. Et brusquement, comme en un éclair, il lui
apparaît, à lui le pragmatique, que le monde a une signification.
« C'était clair et net, l'univers avait une signification et une direc-
tion. Ce n'était plus perceptible par les organes des sens, mais
c'était cependant présent une dimension invisible derrière une
:

création visible qui lui donne un dessein intelligent et apporte un


sens à la vie »...

15
Mais, après l'émerveillement, lui vint l'angoisse, car Mitcheli
continue ainsi :« Puis mes pensées se tournèrent vers la vie quo-
tidienne sur la planète. Alors mon sens de l'émerveillement se
transforma graduellement en quelque chose de proche de l'an-
goisse, parce que j'eus conscience qu'à ce moment précis, où
j'étais assez privilégié pour contempler la planète de 240 000 miles
dans l'espace, les habitants de la Terre étaient en train de se
livrer bataille, de commettre des meurtres et d'autres crimes de
mentir, de voler et de se battre pour le poL!voir et le statut social
d'abuser de l'environnement.., en agissant avec convoitise et cupi-
dité de se faire souffrir les uns les autres par intolérance, bigo-
terie, préjugé et tout ce qui ajoute à l'inhLlmanité de l'homme pour
l'homme. C'était comme si l'homme était totalement inconscient
de son rôle et de sa responsabilité individuels dans le futur de la
planète. Il était aussi douloureusement évident que les millions de
gens souffrant de pauvreté, de maladie, de misère et de serni-
esclavage étaient dans cette condition dLI fait de l'exploitation
économique, de la domination politique, de la persécution religieuse
et technique et d'une centaine d'autres démons prenant leur source
dans l'ego humain...
Et alors Mitchell note que la science, avec ses succès tech-
nologiques, esquive ces problèmes, ou, plutôt, qu'elle n'est pas
à même de les résoudre. Et il se pose les questions suivantes
« comment restaurer une relation harmonieuse entre nous-même
et l'environnement ? » « Comment réaliser le potentiel de l'homme
pour une société de paix, de création et d'accomplissement ? »
N'est-ce pas, mes Frères, ce qu'a évoqué pour nous le symbolisme
de l'Etoile flamboyante et du G ?
Et Mitcheli constate qu'il n'y a que trois solutions
ne rien faire, et c'est la perspective d'un « effondrement mas-
sif de l'ensemble mondial «,
« abandonner la liberté personnelle de choix, aux mains d'un
gouvernement mondial ; la tyrannie étant encore préférable à
l'anéantissement »,
ou, troisième solution, promouvoir un nouvel éveil, un élargis-
sement de la responsabilité individuelle afin de « rétablir l'unité
de l'homme avec l'homme et avec l'environnement... »
Je passe sur une bonne partie des analyses de Mitcheil, mon-
trant pourquoi, et singulièrement, les chercheurs scientifiques et
les dirigeants doivent élargir ce champ de perception afin d'ahou-

16
tir à une transformation de leur conscience l'essentiel étant que
;

l'homme prenne « conscience de son unité fondamentale avec les


processus de la nature et le fonctionnement de l'univers ». Cela
revient à dire que l'homme doit évoluer de son égocentrisme vers
une nouvelle image de l'homme et de l'universel. Et Mitcheli tient
à préciser qu'il n'est pas l'inventeur de cette conception, et que
d'autres que lui se préoccupent aussi de restaurer l'unité de
l'homme, de la plantète et de l'univers.
c) Et Mitcheil rappelle, comme je l'ai fait plus haut, que « tout
au long de l'histoire, les prophètes, les sages, les saints, les maî-
tres illuminés et autres hommes et femmes éclairés, ont indiqué
le même but que celui qu'(il) cherche ». Et il ajoute « ils ont
:

été unanimes à déclarer que l'oubli de soi et le dépassement sont


un aspect de la conscience supérieure et la clé de la connais-
sance directe ». Mitchell constate l'étonnante variété des moyens
par lesqLlels les gens peuvent grandir dans l'oubli d'eux-mêmes
disciplines formelles comme le yoga et le zen..., vie monastique,
etc. Mais il fait une place importante à des moyens qui peuvent
être employés dans la vie quotidienne : l'étude, la prière, la gentil-
lesse, l'humilité et les bonnes oeuvres. Peu importe que le moyen
soit grand ou petit, savant ou élémentaire, l'essentiel c'est la sin-
cérité et alors se produit le changement de vie, et alors « le
;

voyageur reconnaît que, d'une façon paradoxale, l'aspect le plus


profond de lui-même ne fait qu'un avec toute la création

III. LA MORALE MAÇONNIQUE COMME MOYEN D'ACCEDER


A LA CONSCIENCE COSMIQUE

Il nous reste à nous demander maintenant si la morale maçon-


nique peut prétendre figurer parmi ces moyens privilégiés, capa-
bles d'unifier les espaces intérieurs et extérieurs, dont Mitcheli
nous a rappelé l'impérieux besoin.
a) Mais avant d'aller plus loin, il faut bien marquer ce que l'on
entend par morale. Cette précaution est particulièrement indiquée
quand on aborde le domaine de la Franc-Maçonnerie, car elle ne
se laisse pas mettre en formules.
La Morale, au sens courant du terme, est un ensemble de
règles applicables à la conduite de l'homme envers lui-même,
envers les divers groupes dans lequel il est inclus.

17
La Morale, au sens fondamental du terme (d'autres préfèrent
parler alors de Loi morale) c'est une conception de la conduite de
la vie fondée sur le présupposé ou la conviction que l'esprit gou-
verne l'humanité, que les aspirations de l'esprit sont les inspira-
trices de la loi morale, et que seule cette dernière peut donner
une orientation à l'évolution de l'humanité. C'est bien évidemment
en ce sens que je me préoccuperai de savoir si la Morale maçon-
nique peut prétendre répondre aux aspirations d'un Mitchell.
Il nous faut rappeler les bases spirituelles de la Franc-
Maçonnerie. Elle continue une antique tradition fondée sur la pri-
mauté de l'esprit. La Franc-Maçonnerie croit que l'on peut restau-
rer un idéal humain, nourri de cette nostalgie du retour intégral
à 'Esprit. Nostalgie, en ce sens que la Franc-Maçonnerie n'ignore
pas que la Tradition est, pour une grande part, perdue et que l'on
ne peut plus guère espérer faire que quelques pas vers l'antique
vérité. Mais espérance aussi, car la Maçonnerie a toujours témoi-
gné d'une foi dans le mouvement vers un état supérieur de
!'homme, débouchant sur l'universalité avec son couronnement
la Fraternité.
Universaliste, la Maçonnerie est source de liberté spirituelle.
Après avoir incité l'initié à fouiller au fond de lui-même, à se
dépouiller de tous accessoires trompeurs, la Franc-Maçonnerie le
fait renaître avec des aspirations nouvelles qui deviennent comme
un nouvel instinct, un sixième sens : celui du Spirituel. A partir de
ce moment, l'initié perd de plus en plus le goût des choix égoïstes
ilressent un appel croissant vers la Vérité et ce, dans tous les
domaines (loyauté des sentiments, rigueur de pensée, simplicité
dans les moeurs, etc.). S'étant dépouillé de tout ce qui n'était
pas cohérent avec lui-même, il baigne de plus en plus dans un
état de paix.
Telles sont les bases spirituelles de la démarche sans
cesse répétée et sans cesse approfondie que fait le Franc-Maçon.
Une première chose est acquise le Franc-Maçon se situe
au-delà des craintes métaphysiques. li n'agit pas en fonction de
récompenses ou de châtiments post-mortem. Il est libre. La morale
maçonnique se situe corrélativement à ce même niveau élevé
elle est « une morale sans sanctions », comme telle elle se situe
parmi les morales du niveau le plus élevé. Si l'on se réfère à la
dualité qu'indique Bergson dans son livre « Les deux sources de
la morale et de la religion » dans lequel il oppose

18
la morale close, fondée sur la notion d'obligation et sur un
impératif « pesant sur la volonté à la manière d'une habitude »
morale essentiellement sociale et conservatrice,
- la morale ouverte, d'essence individuelle et créatrice morale
des « grands inventeurs moraux », elle ne se présente plus sous
les traits de l'obligation, mais elle est comme un « soulève-
ment des profondeurs » de l'âme, une aspiration, « une émotion
neuve.., génératrice de pensée »,
sil'on se réfère à cette classification bergsonienne, dis-je, la
morale maçonnique est bien une morale digne de figurer parmi
les morales les plus élevées.
Second point à retenir : le Franc-Maçon acquiert un sens
synthétique de la Nature, ce sens synthétique que la Tradition a
transmis, vaille que vaille, et que l'initié redécouvre. Cette vision
globale et unitaire du monde conduit le Franc-Maçon tout naturel-
lement à oeuvrer à « rassembler ce qui est épars », c'est-à-dire à
ordonner, articuler, optimiser ce qui était divisé, désordonné, relié
par de mauvais rapports. Il n'en garde pas moins conscience que
le monde est à la fois « un et multiple », il ne croit donc pas
possible ni souhaitable de tout ramener à un principe unique. Il
pense qu'il est néanmoins nécessaire de se situer, toujours, aussi
loin que possible du chaos...
Cette vision synthétique conduit le Franc-Maçon à se préoc-
cuper des autres hommes, mais il sait qu'il est vain d'espérer les
rassembler autour d'un principe unique, il conduit donc son action
dans une optique de tolérance. Et, le sens très vif que le Franc-
Maçon a des complémentarités dans 'univers, engendre en lui un
sentiment de fraternité non pas une fraternité « juridique » (la
seule qui, parfois, subsiste entre fils d'un même père quand vient
le moment de partager e patrimoine familial), mais une frater-
nité fondée sur un acte libre : l'acceptation de l'autre, et le don
de sa personne à l'autre.
Cette conception débouche sur une morale universelle. Cela
peut paraître banal de le dire, mais, en être arrivé là, est en soi
un fait considérable.
Le Franc-Maçon, comme nous l'avons vu, est largement ouvert
à l'espérance, à la foi en la possibilité d'une évolution illimitée
vers la Spiritualité, Il ne peut donc concevoir la morale que comme
évolutive. Tout naturellement, à notre époque où se manifeste
une pollution des esprits (qui, par tous les laisser-aller et les

19
I

inconsciences qu'elle engendre, provoque une rapide destruction


de la Nature), le Franc-Maçon se préoccupe de provoquer une prise
de conscience, quant à l'issue fatale vers laquelle nous ache-
mine l'inconscience actuelle. Cela suppose que la morale commune
actuelle subisse une véritable métamorphose que, de particu-
lariste (au plan de l'individu, et au plan de chaque groupe, collec-
tivité, Etat...) la morale devienne universelle. Cela suppose des
choix fondamentaux, notamment l'abandon de la quantité au profit
de la qualité dans tous les domaines. Il s'agit de repenser com-
plètement le sens de la Vie, car il faut prendre conscience d'un
fait qui, jusqu'ici, était peu ressenti, à savoir que, dans ce monde
devenu désormais petit, tout acte individuel en bien ou en
mal a sa répercussion dans le total. Et il apparaît, de plus
en plus, que nos choix et nos actions d'aujourd'hui auront des
répercussions graves, voire irréversibles, sur le sort, le « salut »
des générations à venir, Il nous faut donc dessiner une morale
non seulement évolutive mais prospective.
Comment faire passer ce message aux hommes d'aujourd'hui ?
C'était la question qui angoissait Mitcheli. Les moyens d'informa-
tion et d'éducation ne manquent pas et ils sont fort puissants de
nos jours les manques sont ailleurs chez les dirigeants notam-
:

ment, auprès de ceux-ci la Franc-Maçonnerie a aussi à jouer un


rôle d'information et d'éducation... et si possible d'initiation...
La Morale universelle apparaît comme un terme quelque peu
ultime ; mais une étape importante pourrait être franchie si, au
nom du vieux précepte « ne fais pas aux autres ce que tu ne vou-
drais pas qu'ils te fassent », on arrivait à persuader l'opinion qu'il
est plus que temps, en cette période où l'apocalypse nucléaire ou
concentrationnaire peut avoir lieu demain, de ne pas faire subir
aux autres ce que nous ne voudrions pas subir.., mais que nous
risquons bien de subir avec eux !...
*

Le projet maçonnique sur l'homme répond bien aux aspira-


tions de la nature humaine, Il se confirme aussi qu'il est non
moins capable de répondre aux inquétudes de l'heure.
Je vais maintenant « personnaliser » cette conclusion.
Je soulignerai un aspect sur lequel j'ai particulièrement réflé-
chi, c'est le fait que la Morale maçonnique est une morale sans
sanctions. Je crois qu'on ne peLit pas mieux souligner l'extrême

20
élévation de cette morale ; car cela veut dire que, morale fondée
sur le Don, elle relève de l'ordre de l'Amour. Comme telle elle
ressortit à la célèbre formule de saint Augustin « Aime et fais ce
que tu veux ».
Il ne me semble pas trahir la pensée de saint Augustin en
faisant le commentaire suivant « Oui, 'Amour te rend libre. Non
pas libre à la manière d'un voyageur perdu dans la nuit, et que sa
fausse liberté risque de conduire dans un marécage sans fond
mais libre d'aller de toi-même vers le Bien. Oui curieux para-
doxe tu vas aller librement vers le seul lieu où tu puisses aller
le Bien. Ton acte d'amour et ton libre choix ne sont en fait qu'un
même acte ». ... C'est à ce niveau que se situe la Morale maçon-
nique. En cela elle rejoint l'extrême pointe des grandes morales
religieuses dont le couronnement se trouve condensé dans la
maxime de saint Augustin, qui s'adresse à ceux des fidèles de
toutes les religions qui sont capables d'être des « voyageurs de
l'en-dedans ,,.

La Vérité étant nécessairement Une, les grandes morales ne


sauraient diverger sur les points fondamentaux, sans déchoir.
Dans un domaine comparable, celui de la diversité des religions,
Ramakrishna, après s'être mis à l'écoute de toutes les religions,
a formulé cette synthèse royale « Si tu as la foi, tu obtiendras
:

ce dont tu as soif », ce qui sous-entend « quelle que soit ta reli-


gion '. Au plan des réalités terrestres et des grandes morales qui
les animent, la vision unitaire de Ramakrishna peut se transposer
en remplaçant « foi » par « bonne volonté », ainsi que le suggère
l'annonce faite dans la nuit de Bethléem « Paix sur la terre aux
:

hommes de bonne volonté ».

Considérons donc que chacun peut, dans un contexte de res-


pect mutuel, choisir sa voie morale, son moyen, son grand ou
son « petit véhicule » (comme disent les bouddhistes)... pour
aller vers l'Equilibre. Et il n'est pas non plus interdit de cumuler
les moyens, quand ils sont compatibles. Or, à la lumière de mon
expérience personnelle, je crois pouvoir affirmer que l'ascèse
maçonnique (car c'est véritablement une ascèse au sens éthymo-
logique du terme action de s'exercer pour acquérir une perfec-
:

tion), du fait de sa neutralité dogmatique, de son a-dogmatisme,


peut être menée de pair avec une ascèse religieuse, l'une et l'au-
tre pouvant aller du même pas vers e sommet, l'une et l'autre
pouvant nourrir un dialogue intérieur fort enrichissant pour l'initié.

21
Tu fus toujours et tu seras
Tu fus toujours et tu seras
Dans l'immensité de l'espace
Car c'est le temps, non toi, qui passe.
Ni milieu, ni commencement,
Rien ne meurt car tout est vivant.
Tu vis dans l'invisible centre
Où tout l'univers se concentre,
Ton corps n'est que le contenant...
La mort, la fin de l'ignorance...
Qui prononce le mot néant ?
Qui douterait de la présence ?
Ne cherche pas les au-delà
Rentre en toi-même, tout est là,
Tout parle, vibre, patience
Sous le vacarme et sous le bruit
Ecoute la voix du silence,
Que de messages dans la nuit

Monte, monte vers les Etoiles,


Descends aux gouffres insondés,
Hardi ! Hardi ! Hisse tes voiles,
Sur des rivages fécondés
Va cueillir la fleur éphémère
Aux confins des fins du mystère.

Sois le chercheur de Vérité,


Crois que Richesse et Pauvreté
Ne sont pas de notre nature,
Soit un amant de la Beauté
Et que l'effort soit ton armure
De ton séjour inhabité
Garde jalousement la clé.

22
Poème de l'Apprenti

J'ai commencé ma quête


Quête de la Sagesse
A la porte du Temple.

Il est l'Heure Apprenti. De tes jours inutiles


Le Temps est révolu, cède aux jours fraternels
Voici venir Autrui qui tend vers toi la main
Espérons, espérons mon frère, il est midi

J'ai relancé ma quête


Quête de la Sagesse
Et lié mon destin
Aux colonnes du Temple.

Un maillon généreux qui fonde et s'établit,


Mystère de la vie et mystère des Nombres,
Un, Deux, Trois... Symboles, Lumière et Liberté
Primauté de l'Esprit, Tolérance et Justice.

23
Je poursuivrai ma quête
Quête de la Sagesse
Le Passé, l'Avenir
Dans les travaux du Temple.

J'ai buriné ma planche et je polis ma pierre,


Sans trêve, sans orgueil, sans reposer ma laie /

J'ai ceint mon Tablier pour la chaîne sans fin


Des Frères bien-aimés de la Loge Saint-Jean.

J'achèverai ma quête
Quête de la Sagesse
Eternel Apprenti
Sous les [leurs fraternelles.

24
eme
La voyelle

il est bien des jours fastes


et la nuit qui les fait
enfante sans y croire
nos raisons d'espérer.

il est de par le monde


le monde de l'esprit
de splendides symboles
aux voyelles attachées.

un symbole a glissé
d'une à l'autre voyelle
sa demi-vérité
puis un autre et Lin autre.

en nous l'autre moitié


splendide nudité
grandit s 'épanouit
/ troisième voyelle.

/ oui comme INITIE.

25
LE GESTE

Le geste, le geste rituel, rompt avec l'automatisme inconscient


du geste quotidien. Nous voulons parler du geste qui puise son
expression dans la pensée traditionnelle, un geste qui accom-
pagne et confirme la pensée ésotérique et dont la main doit activer
la force lovée des symboles.
Car la main, prolongement du geste, irradie de son pouvoir.
Cette main large et étendue, cette main bénisseuse qui figure
sur de nombreux tympans, nous la connaissons. C'est la main de
la Vierge Noire médiévale, c'est la main qui guérit car par son
imposition elle commLlnique son influx, soit pour soulager, soit
pour introniser dans un monde nouveau. Une véritable main de
Fatma qui peut même éviter les embûches du mauvais sort.
Mais lorsque l'on veut se protéger, lorsque l'on veut tami-
ser cette force que l'on a en soi, alors on se gante des gants
de peau. Alors moins que la puissance de la main nous voici devant
e geste magique.
Bien entendu ce ne sont pas les simples gestes de prendre
quelques instruments pour tailler la pierre qui nous mettront sur
le chemin de l'Eveil. Pour que toute la signification apparaisse,
il faut qu'il y ait une mise en condition posture du candidat qui
:

doit être pénétré de sa misson, répétition des mêmes gestes


accomplis rigoureusement avec l'assentiment conscient des indi-
vidus présents.
Ce geste rituel demande de la rigueur, de la sobriété, et
celui qui l'exécute doit être pur, conscient de la force qui est
en lui, de ce dépôt du sacré que tout homme porte inconsciem-
ment en lui.
Nous concevons que nous ne pouvons ainsi envisager la valeur
du geste que grâce à une sélection par contre le geste décor-

27
donné, fait sans intention, devient inefficace et perd toute signi-
fication.
Si l'on vient à la pensée compagnonnique la loge s'établissait
autrefois sur le lieu du travail, près de l'édifice en construction.
Dans ce local, on étalait les plans, on organisait et on définissait
l'avancement des travaux. De ce centre vivant partait la vie du
chantier les compagnons étaient bien entre eux dans ce lieu
d'élection où ils passaient le meilleur de leur temps, car ils étaient
loin de chez eux, de leur famille, et que là ils retrouvaient une
fraternité puisée dans la réalisation de l'art royal.
Dans ce lieu du savoir par excellence, on apprenait à ceux
qui en étaient dignes, les procédés de métier. Le sacré imprégnait
alors tout acte matériel l'habileté manuelle se liait à la valeur
sacrée du geste.
A l'origine le travail manuel de la taille de la pierre se dou-
blait d'une acte mental, d'un pouvoir spirituel. Ce rite profession-
nel se sublimait et sa maîtrise conduisait à une discipline inté-
rieure, donc à une prise de conscience « les tailleurs de pierre
ont inscrit l'écho de la Parole Perdue dans le séculaire silence de
la pierre qu'entendront les prédestinés », écrit Victor-Emile Miche-
let.
N'oublions pas que d'après Le Songe de Jacob la pierre est
la maison de Dieu et ce caractère divin apparaît encore avec la
pierre angulaire du grand oeuvre, cette pierre à laquelle se compare
Jésus.
Par ce geste on crée la pierre qui va prendre place parmi
toutes les autres pierres de la construction l'homme vient de
l'imaginer en la traçant, et lorsque l'angle doit être calculé, lors-
que ce bloc doit s'intégrer dans une forme plus complexe il s'est
servi de ce fameLix « art du trait ».
Ainsi tous les hommes de la même corporation, qui accom-
plissent les mêmes gestes et qui vont les pratiquer avec amour,
communient entre eux. Cette répétition entraîne une cohésion de
l'esprit et le geste bien fait influe alors sur la pensée de celui qui
rêve son acte. Ces hommes entraînés à se servir des mêmes
outils, et à bien s'en servir, se comprennent alors plus intimement.
On peut ainsi trouver la sacralisation de l'outil qui transforme la
nature, l'objet, et lui donne son sens révélé.
Les hommes qui se servent des mêmes outils sacrés, qui
accomplissent les mêmes gestes, qui reçoivent les mêmes impul-

28
sions venant de la main au mental, participent à la même frater-
nité du métier. C'est aussi vrai pour le tailleur de pierre que pour
le semeur, celui qui va permettre l'éclosion. Mais ceux qui pren-
nent le même repas, qui mangent les mêmes aliments, qui rom-
pent le même pain, qui boivent le même vin, participent aussi à
la même communion de pensée, à la même recherche mystique
une sorte de chaîne d'union qui met tous les participants au même
rythme et nous reconnaissons aussi bien là le pouvoir des mains
enlacées que la communion mystique, la Cène.
Grâce à cette conscience on assiste à la lente transformation
de l'individu qui accède à un nouveau niveau de connaissance et
d'amour. Ce geste entouré de mystère, cette attitude particulière
agissent sur la nature même de l'être et sur son sens secret. Mais
l'idée rapportée reste incommunicable, cette nature profonde est
inexprimable il y a ici notion de silence.
C'est dans le silence que le geste crée. Cela va de la pierre
qui prend forme pour s'adapter à notre vie aux rites de la cheva-
lerie, ou à ceux du compagnonnage, de la franc-maçonnerie. On
impose les mains et, par ce geste symbolique, le caractère sacré
pénètre le néophyte qu'il soit essénien, catholique, cathare ou
chevalier. On concilie des forces bénéfiques.
Aussi celui qui transmet cette influence doit-il avoir une atti-
tude initiatique l'officiant pour bénéficier de toutes ces radia-
;

tions est orienté suivant le rite solaire, car la marche du soleil


valorise tant l'espace que le temps humain. L'espace dans lequel
se déroule le geste est donc sacré.
Le geste n'est plus seulement un signe de reconnaissance
entre gens d'une même catégorie, d'un même esprit, il acquiert
une portée psychologique et physiologique.
Dans les danses rituelles, expression de la joie sacrée de
l'homme qui chante et vibre au rythme de l'Llnivers, les gestes
sont minutieusement respectés. Les Mudras, ces expressions des
doigts, sont répétées durant de longues années ; l'acteur se hisse
au niveau d'un prêtre car nous sommes devant une représentation
sacrée, et une partie de ce rituel est encore présente dans le
théâtre Nô japonais. C'est un langage de mouvements. Le Tantra
asâna, science des postures, conduit à la parfaite maîtrise de toutes
les ressources physiques, psychiques et mentales. Grâce au geste
on parvient à l'illumination spirituelle.
Alors ces gestes rituels deviennent automatiques, car l'homme

29
s'intègre dans une équipe, une confraternité rattaché moralement,
spirituellement à un groupe il n'est plus qu'un maillon dans une
chaîne indestructible. René Guénon dans Aperçus sur l'initiation
dit que les « rites sont des symboles mis en action et toUt geste
rituel est un symbole agi.
Nos gestes correspondent à des centres psychiqLles on peut
modifier la totalité du moi (corps, mental, esprit), en agissant sur
les forces qui sont en nous. D'après la tradition tantrique il faut
éveiller « le lotus aux mille pétales ' à partir des sept chakras,
qui, stimulés, dégagent des énergies.
Les chakras sont en fait les centres de force qui se trouvent
dans l'homme ; ils peuvent être mis en action à partir de positions
définies et ils peuvent agir sur le comportement de l'homme. On
peut songer à une sorte de stimulation par acupuncture.
D'après le tao, le Ki est la force fondamentale de toute vie
matérielle ; elle circule à l'intérieur et le long du corps en emprun-
tant des chemins précis, nommés méridiens.
Les gestes du Franc-Maçon ou du compagnon intéressent des
positions localisées et parfaitement déterminées qui appartien-
nent en générai aux sept chakras. Ces centres en état de rota-
tion rapide seraient de matière ethérique. En réveillant ces éner-
gies internes on crée le « serpent de feu », ou Kundalini, une éner-
gie divine, une puissance cosmique, un feu liquide, qui s'élance
au travers du corps suivant une spirale analogue aux anneaux d'un
serpent. Ce trajet s'effectue dans le plan de l'épine dorsale et on
le nomme le bâton de Brahma c'est donc un axe vertical, l'axe
;

du monde, qui a beaucoup d'analogie avec le bâton du caducée et


autour duquel s'enroulent en sens inverse en général deux lignes
hélicoïdales. Mais en fait c'est la doLible action de la force Linique,
l'androgyne.
Le développement de la vie secrète et nerveuse ne conduit
pas fatalement à l'initiation, à l'état supérieur. Les gestes du Franc-
Maçon ne conduisent pas à réveiller des états psychiques qui res-
tent sur LIfl plan humain, alors que la connaissance spirituelle
doit l'élever sur un plan divin.
Mais l'homme qui parvient oar son geste à maîtriser sa nature
s'élève au-dessus de toutes les contingences terrestres : il peut
faire face à n'importe quelle situation, car grâce à son geste, il
devient exempt de passion jusqu'à paraître insensible. L'homme
qui a ainsi gagné le calme, la sérénité, devient un initié qui a
su s'Eveiller. C'est que le geste est bien LIfl symbole en action.

30
LE TEMPLE

L'homme, après avoir établi sa demeure, s'être protégé, a


pensé remercier toute la puissance de la nature il a voulu chan-
ter les louanges de ce monde mystérieux. Il a dressé deux colon-
nes pour observer le lever de l'astre lumineux qui paraît tout
régler, et dont le parcours indique le rythme des saisons. Puis il
a relié ces deux colonnes et il a établi un local, un abri, dans lequel
les rayons lumineux ont pu encore pénétrer.
Et parce que l'homme est à la fois craintif et vindicatif, il a
voulu honorer le dieu Soleil, le Créateur du ToLit, en chantant des
hymnes en le suppliant il lUi a demandé des faveurs. Cette prière,
acte de remerciement, est parfois devenue une injonction car il
fallait agir sur les forces de la nature, les domestiquer, les rendre
favorables aux projets des hommes.
Le temple est né. Non seulement il abrite l'homme qui peut
s'y recueillir en dehors des intempéries, mais il devient la demeure
de Dieu qu'on y enferme, et que l'on vient supplier. Pour mieux
honorer ce Divin personnage, on lui consacre ce qui est le plus
beau, le plus noble, et cet édifice construit avec amour doit aussi
défier le temps. Les hommes veulent laisser un témoignage dura-
ble de leur court passage sur terre.
Mais ce temple doit représenter le « Cosmos », un mot
inventé par Pythagore aussi sera-t-il créé et ordonné harmonieu-
sement. li y aura accord entre l'Univers, le Temple et le corps
h u ma i n.

Cette maison de Dieu, maison de l'espoir, est aussi celle


de la réalité. Le peuple se trouve bien à l'aise dans la maison de
Dieu. En dehors du Saint des Saints où trône l'Arche d'Alliance,
du choeur où seuls les prêtres peuvent pénétrer, on peut vivre,
parler des libertés communales dans le reste de l'église. C'est
ce qui se produit dans l'église romane. Mais il est vrai qu'au Moyen

31
Age chacun s'exprime librement, et les symboles qui ornent cet
édifice consacré résument toutes les réalités. Du monde de tous
les jours on atteint la plus sublime pensée et il se produit un
équilibre complet entre le matériel et le spirituel. Dans le temple
médiéval nous trouvons une merveilleuse harmonie entre les
lorces populaires et la philosophie spirituelle du culte.
Ne croyons pas ces légendes selon lesquelles le peLiple aurait
construit l'église, ou la cathédrale dans un acte de foi. En dehors
de ces beaux clichés il faut reconnaître que ce sont des ouvriers
spécialisés qui ont édifié ces audacieuses demeures du Divin
mais ces maçons, ces artistes, ont leurs souches directes dans le
peLiple qLIi conserve l'indépendance de ses instincts. Dans ces
formes expressives de l'architecture, de la sculpture, l'histoire
sainte, les mythes chrétiens se transposent dans les actes de
la vie journalière. L'église, la cathédrale frémit et vibre aux rumeurs
de l'activité générale on y découvre l'âme malicieuse, naïve
:

d'un peuple émerveillé et libre. C'est tout l'emportement sensLlel


d'une époque riche et frémissante d'idées.
Si nous avons dû évoquer ces églises des époques romanes et
gothiques c'est parce qu'elles bénéficient encore des grandes
lois du sacré et qu'elles sont très nombreuses sur notre sol. Mais
toutes les églises bénéficient de valeurs symboliques semblables.
L'orientation reste sans doute le point principal le prêtre
regarde le soleil levant et le plus souvent le choeur se situe à
l'Est, la porte à l'Ouest. N'oublions pas d'ailleurs que Templum
signifiait le secteur du ciel observé par l'augure qui délimitait
ainsi une surface bien déterminée. Puis le mot a désigné le lieu.
l'édifice à partir duquel on pratiquait l'observation du ciel. Ainsi
le « Temple » s'associe à l'observation du mouvement des astres.
Ce lieu est ainsi pénétré par les forces naturelles, l'influence
magique où les effluves, les forces cosmiques entoLirent et mar-
quent les assistants. En ce lieu peuvent se dérouler des rites
de magie cérérnonielle.
Avec ce que nous venons de dire, on songe au Temple défini
par la Bible dans Rois et Chroniques c'est celui que fit édifier
Salomon entre 1014 et 930 avant J.-C. L'Eternel a confié le plan de
ce temple à David on le construit à Jérusalem, le lieu le plus
saint, considéré comme le centre de la terre. La Bible mentionne
Hiram dont le rôle est essentiel dans la construction de ce monu-
ment sacré dont la réalisation dura sept ans.
Mais ce temple détruit par NabLichodonosor vers - 589 sera j1

32
reconstruit par Zorababel au temps de Josué. Ce temple sera lui
aussi détruit par Titus en l'an 70 de notre ère. Les constructeurs
Hiram, Zorababel, puis Phaleg (l'architecte de la Tour de Babel)
donnent lieu à des rites Compagnonniques et Maçonniques ces
scénarios atteignent une véritable grandeur et marquent tant la
maçonnerie des premiers degrés que celle des Hauts-Grades ; et
ceci dans divers rites. Zorababel apparaît plus dans le rite anglais,
particulièrement dans la Maçonnerie de 'Arche. Mais le thème
d'Hiram, e maître architecte, assassiné par trois mauvais compa-
gnons, est le plus répandu. Aux côtés d'Hiram la légende compa-
gnonnique fait travailler maître Jacques et le père Soubise, deux
personnages non cités dans la Bible.
Retenons aussi que le Temple de Salomon est construit par
une main-d'oeuvre étrangère, celle de Tyr les tribus sont alors
errantes depuis Abraham jLlsqu'à Moïse et Josué. Mais avec la
construction du Temple le peuple devient sédentaire chassé il
reviendra dans son pays et alors Zorababel se sert de la main-
d'oeuvre locale d'lsraèl. Ce double aspect, nomade et sédentaire,
qui reste attaché à l'histoire juive se répercute sur le compagnon-
nage le compagnon qui est rattaché à son pays, à sa famille, est
aussi un nomade qui se déplace sur son « Tour de France ».
Mahomet vénère la pierre d'angle, travaillée et polie, emblème
de la civilisation qui sait se servir du compas et de l'équerre. Dans
Esaïe on lit (XXVIII, 16, 17) « Voici, je mettrai pour fondement
:

une pierre en Sion, une pierre éprouvée, une pierre angulaire et


précieuse pour être LIfl fondement solide celui qui croira ne sera
:

point confus. Et je mettrai le jugement à l'équerre et la justice


au niveau...
La Loge de Marque, dans son grade de Mark Mason qui
conserve des rites très opératifs, fait aussi allusion à la construc-
tion du Temple de Salomon et aux ouvriers employés à cet ouvrage
sous la direction d'Hiram. Mais on y incorpore le verset du psaume
relatif à la pierre rejetée par les constructeurs et devenue pierre
d'angle : « La pierre qu'ont rejeté ceux qui bâtissaient est deve-

nue la principale de 'angle. C'est là l'oeuvre du Seigneur et elle


est admirable à nos yeux ».
Cette pierre spéciale n'est autre que la clef de voûte, de
forme différente des autres pierres de la construction qui, elles,
sont cubiques. Elle est tout d'abord refusée par les surveillants,
car elle ne s'inscrit pas dans la réalisation générale de l'édifice
mais cette pierre rejetée sera reconnue par le maître de la Loge

33
de Marque qui connaît le plan de l'oeuvre (ou la venue du Christ
au Sommet de l'angle du Temple, à la place du « Trou du foyer
qui unit le Temple au Cosmos, et où passe le rayon solaire tom-
bant au centre du foyer). Cette pierre clef de voûte s'ajuste libre-
ment elle constitue la preuve de la capacité du candidat, mais
elle donne aussi toute la force à l'édifice qui sans elle s'écroulerait.
D'après la représentation courante, le ciel a la forme d'une
voûte : donc en toute logique la coupole représente le ciel. L'esprit
magique établit des correspondances entre les formes, les idées,
des relations qui peuvent nous paraître actuellement purement
affectives, mais dans la mentalité de cette époque il y a transfert
de qualité, efficacité par les substitutions entre idées et objets.
Ainsi naît la loi d'analogie, de correspondances.
C'est pourquoi dans l'art de htir on trouve de nombreux édi-
fices circulaires, parfois aussi dénommés chapelles des Templiers,
bien que ces constructions soient fort anciennes en leur principe.
L'image très bien conservée est celle dLI Saint Sépulcre dont la
forme se retrouve dans les baptistères romans. Mais cette rotonde
est d'origine constantiniènne. De nombreux édifices religieux sont
ainsi des édifices circulaires établis sur une base carrée en sym-
bolisme le carré surmonté d'L!n dôme équivaut à la terre située
sous le ciel. Dans les pays orientaux e monarque se déplace
dans un carrosse carré surmonté d'un dôme ; il prend place sous
un parasol nos rois reçoivent leurs onctions sous un dais et l'on
pourrait évoquer de nombreux exemples montrant la place de ces
premiers citoyens protégés par la puissance céleste, ne serait-ce
que par les formes de chapeaux.
Ainsi la Loge maçonnique, qui est le Temple, doit être orientée,
ne disposer que d'une seule porte munie d'un judas elle s'étend
;

de l'Occident emplacement de la porte à l'Orient où siège


le Président. Sa largeur s'étend du midi au septentrion, sa hauteur
va dLI nadir ai zénith. Le zénith est en réalité limité par une voûte
azurée parsemée d'étoiles ;ce plafond est même parfois traité
en forme de coupole pour bien représenter la courbe des cieux.
La voûte azurée et étoilée de la loge représente l'homme placé
dans son espace vital ; il peut ainsi prendre conscience de cette
hauteur infinie ces régions supérieures lui sont inaccessibles.
D'ailleurs à certains degrés initiatiques, le néophyte doit s'élever,
et une échelle rituelle le conduit au « ciel » l'homme acquiert
alors un pouvoir sacré.
Le Temple, la Loge, représentent l'Univers où règne l'équilibre,
l'harmonie, la beauté.

34
La Grande Loge de Franco vous parle,.

IL FAUT SAUVER LE CHANTIER


Malgré les efforts méritoires des économistes distingués qui dirigent les
affaires de la France, il est vraisemblable que 1977 sera pour nous une année
d'austérité sinon de restrictions.
L'avidité croissante des magnats du pétrole entraînera inévitablement, par
l'augmentation amplement calculée du coût de l'énergie, un accroissement
des charges des entreprises, une flambée des prix des matières premières,
des transports, des produits fabriqués, des prestations de service, et une
diminution corrélative de nos capacités de production, d'exportation et de
distribution, donc du pouvoir économique de chacun d'entre nous.
De toutes parts on nous exhorte à nous résigner à l'inéluctable réduction
de notre train de vie et de notre confort, au freinage de l'expansion éco-
nomique, à la compression des revenus.
Or, je ne crois pas qu'il faille aborder les épreuves dans un esprit de
résignation, car la résignation n'a jamais été un facteur de progrès et de
civilisation.
Ce coup d'arrêt brutal donné à nos sociétés industrielles ne doit pas
être considéré comme un douloureux et injuste coup du sort qu'il nous faut
encaisser passivement, en faisant le dos rond et en essayant de tirer chacun
de notre mieux notre épingle du jeu.
Quand le fourrage manque à la mangeoire les ânes se battent pour en
avoir plus que leur voisin. Ce n'est pas là un comportement humain.
Les sociétés animales, celles des abeilles ou des termites, obéissent
à des règles immuables fixées par la nature et perpétuées par l'instinct. Elles
ne sont susceptibles ni d'évolution ni d'amélioration.
Les sociétés humaines reposent, certes, sur des nécessités biologiques
découlant de la communauté de nature des individus qui les composent.
mais elles sont commandées par des règles raisonnables, élaborées et définies
volontairement et intelligemment par des êtres pensants. Ces règles sont
donc soumises à changement et susceptibles de perfectionnement.
Il existe parmi elles une hiérarchie. ALI sommet de la pyramide
se trouve
la Déclaration des Droits de l'Homme, proclamation solennelle des droits fon-
damentaux attachés à la personne humaine que nul n'a le droit d'abolir, de
réduire ou d'enfreindre. Aucune raison d'Etat ne peut justifier la moindre atteinte
à ces droits inaliénables le droit à la vie, à la liberté, à l'instruction, au
travail, à la propriété, à la sûreté, tout ce qui fait, en somme, la dignité de
la condition d'homme, Lorsque ces droits sont méconnus ou bafoués, l'insur.
rection est, comme nos Frères les Constituants de 1791 l'ont proclamé, un
devoir sacré.

37
Vient ensuite la Constitution, règle intangible, pacte social conclu une
fois pour toutes entre le peuple souverain et l'Etat chargé de le gouverner.
Elle fixe exactement la nature et la limite des pouvoirs et des devoirs des
différents organes de l'Etat envers les citoyens.
La Constitution organise la permanence, la stabilité et l'équilibre de l'Etat.
Elle est certes susceptible d'améliorations mais il ne faut l'amender qu'avec
précaution. Elle trace les limites précises du pouvoir de légiférer, de gou-
verner et de rendre la justice. Au-delà de ces limites on tombe dans l'arbi-
traire
Ceux qui sont chargés d'exercer ces pouvoirs doivent se rappeler en
permanence qu'ils ne les détiennent que par délégation du peuple souverain
et qu'ils n'en sont que les dépositaires provisoires et transitoires.
Vient ensuite le droit positif qui, à partir de ses trois sources tradition-
nelles : la loi, la jurisprudence et la coutume, régit les rapports des individus
entre eux, et avec les organes de l'Etat.
Ce n'est que dans le respect de cet édifice harmonieux et hiérarchisé
que les sociétés civilisées s'épanouissent et se perpétuent. Il est indispen-
sable que chacun accepte et respecte la règle du jeu sous peine de dérègle-
ment complet du corps social.
Deux tentations sont à bannir radicalement. D'abord celle qui, hélas I

somnole toujours clans le subconscient des dépositaires de l'autorité publique


« La fin justifie les moyens «. Mon regretté condisciple Albert CAMUS usait
d'un saisissant sophisnie pour condamner l'arbitraire « La fin justifie les
moyens, dites-vous Mais qui justifiera la fin ? »
!

Les moyens I

La deuxième tendance vicieuse à condamner et à proscrire dans une


société organisée est celle qui induit chacun des individus qui la composent
à être chatouilleux sur ses droits et à oublier ses devoirs, à agir comme
s'il était seul et à tenter de se soustraire aux obligations communes. On
nomme cela chez nous « système D ». En langage clair cela s'appelle
tricherie.
Celui qui élude systématiquement la règle sociale, qui la contourne sans
jamais l'enfreindre ouvertement est un malfaiteur infiniment plus dangereux et
méprisable que le délinquant occasionnel qui, dans un instant d'égarement ou
d'aberration, a commis une infraction pénalement réprimée. Et pourtant, le
premier jouit de l'impunité et le second sera immanquablement châtié.

Comment, dans ces conditions, une nation pourrait-elle survivre si elle


réserve ses coups aux criminels d'occasion et si le tricheur permanent s'en
tire toujours au meilleur compte ?
De toute évidence elle ne le peut pas
C'est ici qu'il nous faut nous hisser au-dessus des règlements, des lois,
de la Constitution et même de la Déclaration des Droits de 'Homme, oeuvres
humaines, donc imparfaites, pour faire appel au ressort le plus puissant de notre
âme la conscience morale.
Plus impérieuse que la loi la plus draconienne, elle nous montre infaiTiible-
ment le bien et le mal. Elle ne tolère ni défaillance, ni faux-fuyant, ni exception,
ni réserve. Et pourtant elle ne comporte aucune autre sanction que le remords.

38
Nul besoin de recourir à la menace de la prison ni à celle de l'enfer pour
nous contraindre à obéir aux impératifs de notre conscience. Nous le faisons
naturellement parce que celle-ci est inhérente à notre nature humaine.
Les animaux féroces ne sont pas responsables de leur férocité. L'être
humain l'est parce qu'il possède dans l'essence même de son état ce sentiment
du bien et du mal qui n'appartient qu'à lui seul.
Et c'est pourquoi, bien qu'appartenant au monde des choses créées, dans
lequel il est né, il vit, il travaille, il procrée et il meurt, bien qu'assujetti aux
lois de la nature, il est en perpétuelle révolte contre les lois lorsqu'elles lui
paraissent injustes ou cruelles.
C'est ce qui fait toute l'ambiguïté de la condition humaine exprimée par
Jésus qui successivement et alternativement affirmait
« Je ne suis pas venu pour abroger la Loi mais pour l'accomplir. »
Et, contradictoirement en apparence
« Je suis venu pour transformer la Loi. »
Bien avant iui, lsaïe, Jérémie et Ezéchiel, par leurs clameurs élevées vers
le ciel, réclamaient eux aussi la justice et la liberté dans l'avènement de
la Loi supérieure, seule capable de faire sortir l'homme de sa condition d'objet
pour accéder à celle de sujet.
Les Francs-Maçons du Moyen Age se considéraient comme les collabora-
teurs de Dieu dans l'oeuvre de création.
Cela implique inéluctablement, d'une part la constatation de l'imperfection
du monde, d'autre part la croyance en sa perfectibilité, enfin et surtout la
volonté de l'améliorer par le travail.
Les Loges de Maçons francs pratiquaient le culte de l'effort collectif partant
de l'éducation mutuelle, se poursuivant par la conception et la réalisation pour
aboutir à l'ouvrage achevé.
Les cathédrales gothiques édifiées de leurs mains, dressant leurs flèches
élancées vers le ciel, portent témoignage de leurs espoirs et de leur foi dans
une humanité se dégageant de la matière nourricière pour rejoindre l'esprit
géniteur de la vie.
Lorsque les Maçons francs du Moyen Age arrivaient sur le chantier, le
premier de leurs soins consistait à contruire la Loge, lieu d'élection où le
collège de constructeurs, fraternellement soudé par le travail entrepris et accom-
pli en commun, devait désormais vivre en communauté spirituelle. Du maître
architecte au dernier des apprentis ils se sentaient solidaires dans l'exercice
de l'Art Royal. Et aussi longtemps que l'ouvrage n'était pas achevé ils consti-
tuaient une famille plus étroitement unie par les liens fraternels nés de l'entre-
prise commune que ne le sont entre eux les frères nés du même sang et de
la même chair. Le serment qu'ils prêtaient avant l'ouverture du chantier leur
imposait avant tout la défense de leur entreprise. Et c'est pourquoi les maîtres
d'ouvrages ne confiaient leurs travaux de constrLlction qu'à des Maçons francs.
Les Francs-Maçons contemporains effectuent la même démarche et procla-
ment une foi identique en une philosophie d'action triomphant de la pesanteur,
des vicissitudes et de l'inertie de la terre.

39
Peut-être pensez-vous que nous nous sommes laissés entraîner bien loin
de l'actualité évoquée au début de notre réflexion de ce matin ? Détrompez-
vous.
Si nous voulons triompher des épreuves oui nous attendent dans le très
proche avenir il nous faudra les aborder dans l'esprit où les constructeurs des
temps passés abordaient le chantier : non avec crainte et résignation mais
avec optimisme et résolution, non dans le dessein d'exploiter l'entreprise jusqu'à
la rendre exsangue mais dans celui de la défendre et de la protéger.
Les épreuves ne sont pas des accidents de parcours, destinées à freiner
notre élan, à arrêter notre progrès. Elles ne nous sont pas données pour nous
ramener de force à notre condition animale, mais au contraire afin de nous
permettre d'éprouver nos forces et de les raffermir dans l'action.
Ce n'est pas dans le farniente de l'oreiller que se forme l'athlète, c'est sur
le stade, dans la lutte permanente contre la paresse. la fatigue et la douleur
musculaire, dans la victoire de la volonté sur la débilité du corps.
Il en est de nous au moral comme au physique. Une existence sans histoire,
enfermée dans la tiédeur d'une société protectrice et maternaliste, dispensatrice
de pain et de jeux de cirque, ne produit que des larves sans initiative, sans
liberté, sans responsabilité. Une telle société court inévitablement à sa déca-
dence et à sa mort,
Si nous voulons prouver que notre civilisation n'est pas en décrépitude et
n'approche pas de sa fin, il nous faut aborder l'épreuve qui s'annonce, non
comme une calamité insurmontable mais comme un bienfait, une occasion unique
de nous réveiller, de sortir de notre amollissant confort, de notre fallacieuse
sécurité, de prendre la conduite de notre destin et de réaliser notre Grand
OEuvre.

Comment faire positivement ?


Premièrement, cesser de palabrer interminablement pour nous rejeter
mutuellement le fardeau des responsabilités.
Deuxièmement, cesser de nous lamenter sur nos « problèmes » partiCLi-
liers.
Troisièmement, prendre conscience de notre solidarité et renoncer défini-
tivement à tenter de tirer individuellement notre épingle du jeu au détriment
des autres.
Examinons chacun de ces trois points.
D'abord, arrêter le palabre. Nous sommes présentement enfermés dans
une tour de Babel où tout le monde parle en même temps et où personne
n'entend personne. Il faut que cesse ce dialogue de sourds et que s'instaure
une communication effective à tous les étages de notre édifice social.
La véritable communication suppose que chacun ne cherche pas à faire
prévaloir son point de vue personnel en voulant ignorer celui du voisin, mais
s'attache, au contraire, d'abord à écouter et ensuite à entendre. Elle suppose
aussi que celui qui s'exprime n'en abuse pas pour tâcher de briller et de séduire
par des artifices. Enfermons au placard des oripeaux de carnaval l'éloquence
fleurie qui faisait les délices des beaux messieurs et des belles dames des
temps jadis où ils n'avaient d'autres soucis que de tromper leur ennui par des
jeux oratoires aussi conventionnels que stériles. Tâchons de définir, d'analyser
et de conclure en termes simples, concrets et positifs.

40
Abandonnons le ton de l'indignation feinte, de la vertu hypocrite, de l'insulte
facile et des menaces inutiles. En un mot, efforçons-nous de nous concerter,
comme se concertent les membres d'une même famille en vue de régler leurs
affaires communes dans l'intérêt de tous.
Ensuite combattre légoïsme.
Il est urgent que chacun de nous fasse passer ses ennuis particuliers au
deuxième plan et prenne en considération ceux d'autrui.
Prenons conscience que nous sommes tous embarqués sur la même galère
et que personne n'attendrira personne en exposant complaisamment ses propres
maux. Tout ce que nous risquons de susciter c'est le désintérêt des autres en
les persuadant que nous sommes incapables de nous intéresser à autre chose
qu'à nous-mêmes.
li faut mettre un terme à la foire d'empoigne dans laquelle, comme des
enfants mal élevés, chaque individu, chaque groupe s'efforce de tirer le maxi-
mum de profit de la communauté sans rien lui donner en retour.
Il faut, non pas nous résigner à partager, mais le faire de bon coeur. Il
n'existe pas de groupement humain sans participation, soutien mutuel et
partage.
L'homme qui vivrait seul, sur une île déserte, personnage mythique qui ne
correspond à aucune réalité, n'aurait ni droits ni devoirs, il ne disposerait que
des pouvoirs correspondant à la satisfaction de ses besoins naturels : manger,
dormir, s'abriter, se vêtir. En vérité la notion de droit surgit dès que deux
hommes sont en présence et qu'une société est ainsi née, en raison de leur
communauté de nature. Cette société ne peut survivre qu'à la condition que
chacun de ses membres accepte de limiter les pouvoirs absolus dont il jouirait
solitaire. Ainsi, spontanément, naissent les droits de chacun et, en face de
chaque droit, le devoir pour les autres membres de la société, d'en respecter
l'exercice. Droit, liberté, justice, ne sont en vérité qu'un équilibre. Cet équilibre
est inhérent à la vie en société, et comme l'homme est contemporain de la
société, il est contemporain de l'ordre social.
II faut que nous ayons conscience permanente de cette réalité. Nul ne peut
vivre en liberté et en justice sans le consentement et le concours d'autrui. Nul
ne s'occupera de nous si nous ne nous occupons pas de lui.
Ainsi, à cette solidarité biologique naturelle qui unit les humains entre eux
comme elle unit les animaux entre eux et avec le biotope, doit s'ajouter la
solidarité morale qui conditionne l'existence des sociétés humaines.
Si nous ne supportons pas Ta compagnie de nos semblables allons nous
réfugier au fond du désert ou sur un îlot inhabité, mais n'attendons plus aucun
secours de la communauté que nous aurons répudiée, ni aliment, ni vêtement, ni
matière première, ni outils, ni lecture, ni culture. Car on ne peut vouloir en
même temps une chose et son contraire, on ne peut à la fois refuser et
demander.
Si nous ne pouvons nous résoudre à devenir une bête solitaire alors il
nous faut écarter égoïsme qui nous enferme dans la pire des solitudes, en
dépit du grouillement anonyme des métropoles où nous la cultivons.
Enfin et surtout, participer.
Il nous faut cesser de croire que nous participons à la vie de notre cité,
de notre nation et de notre planète lorsque, à la fin d'une journée de travail
harassante, après un parcours qui n'en finit pas, ayant enfin rejoint notre tanière

41
au fin fond d'une forêt de béton anonyme, nous nous affalons dans un fauteuil
pour ingurgiter passivement les nouvelles et les commentaires de la presse, de
la radio et de la télévision. L'information, pain quotidien irremplaçable de
'homme contemporain, est une excellente chose. Il faut encore l'améliorer et
la développer car elle ouvre les esprits et éclaire les consciences.
Mais elle ne suffit pas, parce qu'elle passe toujours à sens unique, de
l'informateur actif à l'informé passif.
Si nous voulons participer effectivement à la vie il nous faut communiquer
activement avec ceux parmi lesquels nous vivons, Il faut nous ouvrir, aller à
eux, les recevoir en nous et pénétrer dans leurs coeurs, participer à leurs joies
et à leurs peines.
Cette communication qui, paradoxalement est mise en péril par l'illusion
de communication que fournissent les media mécaniques, il nous faut l'établir
dans tous les sens et à tous les niveaux.
Dans une Loge maçonnique, des personnes de races, de croyances, d'opi-
nions, de conditions différentes se rencontrent, s'expriment et se compren-
nent. Elles unissent leurs mains, leurs esprits et leurs coeurs dans une chaîne
d'union vivante et vivace. Elles assurent la permanence et le mouvement entre
le passé, le présent et le futur.
Vous avez la possibilité d'en faire autant. Sortez de votre réserve. Dans
votre travail, dans la rue, dans le métro, dans le train, vous passez à côté de gens
qui vous sont étrangers, même si vous rencontrez leurs visages fermés et
anonymes chaque matin et chaque soir, Vous seriez incapables de les décrire
car vos yeux les regardent et ne les voient pas.
Ouvrez les yeux et les oreilles, dites un simple mot, faites un simple geste
et les ombres qui glissent à vos côtés prendront aussitôt du relief et de la
couleur. Vous leur aurez rendu la vie. Vous serez étonné de voir que ces
fantômes sont des hommes et des femmes dotés d'esprit et de coeur. Vous
aurez la surprise de découvrir en eux des réserves immenses d'intelligence,
de bon sens, de dévouement, de cordialité, de tendresse, de chaleur, qu'un
simple déclic aura révélées.
Prenez l'initiative de provoquer ce déclic. Vous serez ainsi libérateur et
libéré. Vous serez celui qui abat les barrières, qui ouvre les portes et les
fenêtres. Vous ferez entrer le soleil chez vos voisins et dans votre propre
maison, d'où seront chassées l'inquiétude et la tristesse.
Grâce à vous nous affronterons ensemble les épreuves de l'an qui com-
mence, nous nous réconforterons mutuellement, nous agirons d'un même
coeur et la victoire de chacun sera celle de tous.
Chemin faisant nous aurons fait la découverte du plus merveilleux des
trésors : l'amour fraternel.

JANVIER 1977

42
La Grande Loge de France vous parle1.

FOI CHRETIENNE
ET FRANC-MAÇONNERIE
Pour beaucoup de gens encore, foi chrétienne et Franc-Maçonnerie sont
incompatibles. La liberté de conscience prônée par notre Ordre, son excom-
munication par le Pape au XVIII siècle, ses combats contre le cléricalisme à
la fin du siècle dernier apparaissent comme autant de preuves d'une opposition
irréductible. Certes le public intéressé par ces questions sait que des contacts
officiels ont été renoués entre les Eglises et la Franc-Maçonnerie comme en a
témoigné en juin 1971 la visite à la Grande Loge de France de Monseigneur
Daniel Pézeril évêque auxiliaire de Paris. Mais ce même public a entendu
récemment les paroles d'un autre évêque, en rupture de ban avec Rome certes,
clouant la Maçonnerie au pilori, sous l'accusation éculée de satanisme. Le côté
fanatique et extravagant de pareils propos n'a pas échappé bien sûr aux esprits
avertis. Mais nous sommes « payés » pour savoir, nous autres maçons qu'il
reste toujours quelque chose des calomnies que l'on profère, surtout quand
celles-ci sont de taille. Peut-être ne croira-t-on pas que les messes noires consti-
tuent une des pratiques habituelles des Loges, mais on risque d'en déduire qu'il
n'y a pas de fumée sans feu et de voir ainsi dans de semblables accusations
le reflet d'une inimitié essentielle entre la démarche maçonnique et celle de
la foi.

Pour être tout à fait honnête il faut aussi ajouter que certains maçons,
volontairement ou involontairement, alimentent ce qui n'est en fait qu'un malen-
tendu, A force de claironner partout que la Maçonnerie n'a ni dogme ni
doctrine, à force de la poser en concurrente de la religion, lui donnant bien
sûr l'avantage en ce qui concerne la libération et l'évolution de l'homme, on
peut effectivement croire que le but ultime de la Franc-Maçonnerie est d'affran-
chir les hommes de la pratique et des croyances religieuses.

43
Pour tenter d'y voir plus clair, il est bon ce me semble de faire en premier
lieu un bref rappel historique. Les fondateurs de la Franc-Maçonnerie spéculative,
les pasteurs Anderson et Désaguliers étaient des chrétiens convaincus. L'obliga-
tion faite aux maçons de croire en Dieu est d'ailleurs inscrite à l'article de I

leurs Constitutions. Et ce n'est certes pas l'esprit maçonnique qui visa les loges
de leurs éléments catholiques dans nos pays latins, mais tout simplement la
bulle pontificale d'excommunication. Encore fallutil attendre plus d'un siècle
puisqu'en 1867 le Grand Orient de France commandait une messe à Notre-
Dame pour les obsèques de son Grand Maître, le Maréchal Magnan. Pendant
très longtemps on a donc pu être chrétien et même chrétien catholique romain
et appartenir à une Loge maçonnique sans se trouver gêné. Les conflits qui
ont pu survenir par la suite viennetit beaucoup plus d'une évolution contre-nature
de i'Eglise et de la Franc-Maçonnerie que d'une opposition essentielle.

Expliquons-nous. L'Eglise catholique romaine, la seule à être entrée en


conflit ouvert avec les Loges a cru utile d'accroître son autoritarisme au cours
du XIX siècle. Le point culminant est incontestablement le règne de Pie IX,
avec des textes comme le Syllabus, l'Encyclique QUANTA CURA et surtout le
vote lors du 1er Concile du Vatican du dogme de l'infaillibilité pontificale, venant
couronner les luttes séculaires de la Papauté pour faire triompher sa primauté.
Le dogme déjà considéré comme infaillible, c'est-à-dire comme expression
absolue et totale de la Vérité, donc irréformable, pouvait maintenant être
proclamé, non plus par le Concile oecuménique seulement mais par le Pape
seul, ce qui renforçait encore le côté arbitraire. Quoi d'étonnant alors de voir
le cléricalisme de l'Eglise catholique s'accentuer. C'était là, la conséquence
d'une « vaticanisation « outrancière de l'Eglise et d'un renforcement abusif de
la puissance papale.

Aussi quand les maçons de nos pays latins se sont opposés à une pareille
Eglise au nom de la démarche initiatique impliquant une recherche permanente
de la Vérité, incompatible donc avec le catholicisme autoritaire et dogmatique
dont je viens de parler, ils ne se sont pas véritablement attaqués à la foi
chrétienne mais à des abus de cette foi. D'autres chrétiens, les protestants
s'étaient opposés à l'autoritarisme du Pape et aux implications théologiques
qu'il entraînait. En proclamant le principe de l'autorité de l'Ecriture Seule,
Martin Lutlier replaçait le dogme à une place qu'il n'aurait jamais dû quitter,
celle du point de repère pour l'esprit. Fait de mots humains empreint dans sa
forme d'une logique humaine, soumis constamment à la Parole de Dieu, un
tel point de repère ne saurait être infaillible. L'adhésion qu'il réclame ne signifie
donc pas pour l'esprit un arrêt de la réflexion mais en fait une étape dans la
recherche incessante d'une formulation toujours à améliorer de la Vérité. Cette
conception du dogme, beaucoup plus conforme à la foi, au Dieu de la Bible dont
Te Nom est imprononçable est actuellement partagée par de nombreux catho-

44
liques. La foi chrétienne est donc revenue à une certain pureté dans une dimen-
sion oecuménique et apparaît dans cette forme là comme parfaitement compa-
tible avec une quête initiatique.

Encore faut-il qu'il s'agisse vraiment d'une quête initiatique, c'est-à-dire que
la Maçonnerie qui la propose soit restée fidèle à ses traditions. Quel que soit
le nom qu'on leur donne, la Maçonnerie traditionnelle a des règles. Citons
deux exemples : l'affirmation du principe du Grand Architecte de l'Univers et
le refus de la mixité. C'est donc faire preuve, à la fois d'ignorance ou d'hypo-
crisie que d'affirmer que la Franc-Maçonnerie n'a pas de règles, et pire encore,
pas de doctrine. Car que fait-on quand on explique le pourquoi de la non-
admission des femmes ? N'énonce-t-on pas, qu'on le veuille ou non un principe
dont l'irrespect entraînerait l'exclusion de l'Obédience, une excommunication
maçonnique en quelque sorte. Etre Franc-Maçon implique donc l'obéissance à
certaines règles qui dans 'absolu ne sont pas plus contraignantes que celles
de la religion.

On objectera peut-être, que celles qui regardent la Maçonnerie sont d'ordre


rationnel, ce qui n'est pas toujours le cas pour la eligion. C'est vrai, et nous
touchons là une différence essentielle de la méthode entre le cheminement
initiatique et le cheminement religieux. L'initiation fait en effet d'abord appel à
une recherche personnelle à l'aide de la raison alors que la religion sollicite
la foi à partir de l'annonce d'une révélation. L'une utilisera des symboles, l'autre
plus volontiers des énoncés théologiques pour stimuler l'esprit. Dans le premier
cas on parlera surtout de l'homme et de ses rapports avec l'univers, dans
l'autre, de Dieu et de ses interventions dans l'Histoire. Un exemple précis
peut, me semble-t-il, illustrer cela. Dans les loges qui travaillent au rite écossais
et qui sont fidèles à la Tradition, le Volume de la Loi Sacrée, une des Trois
Grandes Lumières de la Franc-Maçonnerie, est la Bible. Disons nettement qu'à
ce rite, il ne peut être que la Bible et voici pourquoi tout le symbolisme du
rituel écossais est emprunté à la Bible comme l'essentiel des récits qui illus-
trent les passages du grade. Il est donc logique que ce livre représente en
loge la Tradition et qu'on prête serment sur lui dans les occasions solennelles.
Mais entendons-nous bien, au niveau maçonnique il n'est pas demandé de
reconnaître en lui la Parole de Dieu révélée. Une pareille reconnaissance est
du domaine de la foi. Si d'avent')'e la Franc-Maçonnerie la demandait, elle nuirait
à sa mission universelle en éliminant des spiritualités qui refuseraient de

reconnaître la Bible comme Parole de Dieu, et elle empiéterait sur le domaine


de l'Eglise qui seule e autorité pour prendre des positions théologiques. Et,
dire que la Bible est la Parole de Dieu, est une affirmation théologique fonda-
mentale, soulevant immédiatement différentes questions quant à la façon de la
comprendre, questions sur lesquelles Tes Eglises et les théologiens ont effecti-
vement à prendre position, mais certainement pas les Francs-Maçons en tant

45
que tels. La Franc-Maçonnerie doit rester un « Centre d'Union » et interdire dans
ses loges tout ce qui peut diviser et opposer les hommes. C'est la raison pour
laquelle la Grande Loge de France ne demande aucun engagement de type
religieux. Elle respecte trop l'Eglise pour cela. Voilà, à très gros traits, les
différences de démarches. II apparaît alors clairement, me semble-t-il que
celles-ci ne s'opposent et ne s'excluent nullement, car le symbolisme n'est
constructif que s'il s'appuie sur une tradition et la théologie ne remplit sa
fonction que si elle ne se sclérose pas dans un dogmatisme aveugle. Quand au
but, il est sensiblement le même et peut être résumé ainsi la connaissance de
:

l'Ordre qui nous régit, et la vie en harmonie avec celui-ci au fur et à mesure des
progrès que nous accomplissons dans sa connaissance. Si nous restons sur le
strict plan maçonnique, nous parlerons alors de progrès dans la voie de l'initia-
tion, progrès dans la connaissance de Dieu, ajoutera le chrétien.

Dans le temps de crise que nous connaissons en ce moment, il serait utile


pour l'humanité que les voies initiatiques et religieuses soient de plus en plus
vécues ensemble par les mêmes individus. Ce ne serait là d'ailleurs qu'un retour
aux origines qui ne pourrait qu'être prometteur dans la préparation du lendemain
spirituel.

FEVRIER 1977

46
La Grande Loge de France vous parle.

LE FRANCMAÇON MONTESQUIEU

Le 18 janvier 1689 naissait, près de Bordeaux, Charles-Louis de Secondat.


Son père, Jacques, ancien capitaine de chevau-légers, de noblesse rurale assez
récente, avait épousé Marie-Françoise de Pesnel, Baronne de la Brède et
propriétaire du château. Charles avait 7 ans quand elle mourut.
L'oncle paternel de Charles, Jean-Baptiste, était un magistrat important
s'il en fut. Président à mortier au Parlement de Bordeaux. Le mortier était
une sorte de chapeau rond très apprécié, car il couvrait le chef des Présidents
de Chambre.
Après de solides études chez les Oratoriens, Charles-Louis de Secondat
vint à Bordeaux faire son droit. En 1708, à 19 ans, ii obtint sa licence. Six
ans passent et le voici Conseiller au Parlement de Bordeaux.
En 1716, Jean-Baptiste lui laisse sa Présidence et son mortier, avec tous
ses biens et le nom de Montesquieu qu'il illustrera.
C'est une belle carrière de notable en perspective. Nous verrons ce qu'il
en advint.

Pendant ce temps, les affaires du pays ne cessaient de se détériorer. En


1685, Louis XIV, reniant le passé de sa race et méconnaissant la sagesse
d'Henri IV, avait estimé que les protestants mettaient l'Etat en péril. Il révoqua
l'Edit de Nantes. Les temples furent détruits, l'exercice du culte protestant
interdit. Ce fut l'époque sinistre des dragonnades pillages, tortures, abjura-
:

tions de façade, peines atroces, galères, potences.


Plus de 100 000 personnes quittèrent la France pour les Etats protestants
Provinces Unies, Cantons Suisses, Angleterre, Brandebourg. Les armées enne-
mies trouvèrent ainsi un grand renfort de soldats, de marins, d'officiers. Bien
des descendants de ceux-ci, en garderont une haine tenace.
En 1689, le Maréchal Vauban, adjure le roi
Sa Majesté doit considérer que c'est la France
en péril qui lui demande de se rétracter
En vain.

47
La misère des humbles était grande. Qui ne se souvient du portrait tragique
que La Bruyère, cette année-là, traça des paysans ?
« L'on voit certains animaux farouches, des
« mâles et des femelles, répandus par la
« campagne, noirs, livides et tout brûlés
« de soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent
« et qu'ils remuent avec une opiniâtreté
« invincible. Ils ont comme une voix articulée
et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils
montrent une face humaine et en effet ils sont
des hommes
Les guerres s'achevaient en désastre ; les revers s'accumulaient. Après la
terrible bataille de Maiplaquet, le chemin de invasion était ouvert, la France,
sauf miracle, allait être envahie.
Le miracle se produisit. Les soldats de Villars gagnèrent la bataille de
Denain en 1712.
Mais, affaiblie au dehors, la France était ruinée au dedans.

Seulement, c'en était fini du conformisme. Bayle, Fénelon, comme La


Bruyère et Vauban, étaient sortis du silence, ils étaient fort lus.
C'est la lecture qui donne le goût de l'écriture. Montesquieu pressentait
qu'écrire était sa véritable vocation. A l'aube d'un siècle nouveau, il y avait
tant à dire et tant de manières de le dire très bien.
Certes, il tenait honnêtement son état de magistrat, sans ennui, mais
sans attirance. li était sans illusion, il le dira plus tard
« Quant è mon métier de Président, j'ai le
coeur droit, je comprenais assez bien les
questions en elles-mêmes, mais pour les
procédures, je n'y entendais rien, je m'y
suis pourtant bien appliqué.
Bref, il rêvait d'autre chose. Et, de même que le jeune Arouet, de cinq ans
son cadet, ne voulut pas être notaire et devint Voltaire, Montesquieu comprit
qu'il ne serait pas toujours un Conseiller de Bordeaux il écrivit « Les Lettres
Persanes
Les Lettres Persanes paraissent. L'auteur a choisi de présenter
1721.
son livre sous la forme de prétendues lettres écrites par deux Persans,
Usbeck et Rica, au cours d'un voyage en France. La première est datée de
1711, la dernière de l'année de sa parution.
Lorsqu'il se dit traducteur de ces lettres, Montesquieu ne cherche pas
à abuser qui que ce soit. Ses lecteurs avaient trop d'esprit. L'orientalisme
était à la mode et puis, il prenait une certaine distance. Suggérer était plus
percutant qu'affirmer.
Montesquieu s'amuse manifestement il brille, il est désinvolte, il est
impertinent, il n'oublie rien l'embarras des rues, la badauderie des Parisiens,
le caprice des modes féminines, les monuments, la querelle des anciens et des
modernes.

48
Peintre des moeurs, chroniqueur, bel esprit de salons.
Par delà toutefois ces aspects brillants, un homme s'affirme déjà dont
l'ambition est plus grande et le mérite plus assuré.
Voici Louis XIV sous la plume d'Usbeck.
« Le roi de France est vieux.., on lui s souvent entendu
« dire que, de tous les gouvernements du Monde,
celui des Turcs ou celui de notre auguste Sultan
« lu! plairait le mieux, tant il fait cas de la politique
« orientale...
J'ai étudié son caractère et j'y ai trouvé
des contradictions qu'il m'est impossible de résoudre.
Par exemple, il a un ministre qui n'a que 18 ans
« et une maîtresse qui en a 80.
« Il n'est occupé, depuis le matin jusqu'au soir
qu'à faire parler de lui.
Il aime les trophées et les victoires, mais il craint
autant de voir un bon général à la tête de ses troupes
qu'il aurait sujet de le craindre à la tête d'une armée
ennemie
De la même encore seront ses lettres sur la liberté des femmes, leur
rôle dans la cité, sur l'Eglise, tant d'autres que vous lirez ou relirez.

Paul Valéry vantera leur incroyable hardiesse. Je pense que Louis Jouvet
eût donné une merveilleuse lecture des Lettres. Son débit saccadé, ses
changements de ton, auraient fait sentir avec bonheur, le passage de l'ironie
cinglante à la condamnation, puis soudain à la force grave des principes de
justice et de raison.
Le succès des Lettres fut immédiat et extraordinaire. Montesquieu fut
entouré, fêté dans les salons de Paris. « Quand j'ai été dans le monde, je l'ai
aimé comme si je ne pouvais souffrir la retraite
Ses amis ? des savants, Maupertuis, Réaumur, des écrivains, Helvétius,
Fontenelle, Madame de Tencin, Madame de Lambert.
Dubois interdit alors les Lettres Persanes, il existait contre toute attente,
un goût de Ta répression dans l'entourage du Régent. Montesquieu retourne à
Bordeaux et vend sa charge.
A Paris, il est élu à l'Académie Française, malgré Fleury.
Puis, il parcours l'Europe. Il va partout, en Allernagne, en Autriche, en
ltalie, en Suisse, en Hollande, Il rencontre les hommes les plus notoires, le
Prince Eugène, John Law exilé de notre sol, Lord Chesterfield et puis des
artistes, des juristes, des hommes du monde, des musiciens.
Avec Lord Chesterfield, il part pour Londres.
Comme tant des meilleurs esprits de chez nous, il aime l'Angleterre avant
de la connaître, l'Angleterre d'où venait une partie de sa famille.

49
Mais surtout l'Angleterre, terre de la liberté naissante. Depuis 1689, les
rois n'accédaient au trône qu'après avoir juré devant le Parlement, une très
précise Déclaration des Droits. Ce texte n'a pas la grandeur émouvante de ce
que sera la nôtre. C'était cependant un exemple, une lumière. La lumière, celle
de la Maçonnerie, il la recevra à 41 ans, le 12 mai 1730 à la Loge Horn, à
l'Orient de Londres. La Loge tenait son nom du Pub où elle se réunissait tout
près de Westminster.
Pendant les vingt-cinq ans qui lui restent à vivre, Montesquieu sera fidèle
au serment qLI'il prêta ce jour-là. Ce serment était conforme à sa conception
de la vie.
li rentre à la Brède en 1731. Il y travaillera toujours, mais n'abandonnera
pas Paris, où il fondera, avec d'autres Frères, Ta Loge de Bussy.
il écrira beaucoup
Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des
Romains «, « Dialogue de Sylla et d'Eucrate «, Lysimaque «, « Essai sur le
Goût », et surtout, en 1748, il publiera « L'Esprit des Lois «, dont je parlerai
seulement, je ne fais pas une conférence, ce n'est qu'un message. Je dirai
seulement ce que je crois essentiel.

L'esprit des lois, Montesquieu y avait songé depuis plusieurs années. Vingt
ans s'écouleront entre sa première réflexion et la publication. il s'explique
clairement en Maçon conscient, il montre ce que fut la démarche de son esprit
à la recherche de la vérité.
J'ai bien des fois commencé et bien des fois abandonné
cet ouvrage j'ai mille fois envoyé aux vents
les feuilles que j'avais écrites je suivais mon objet
sans former de dessein je ne connaissais ni les règles
ni les exceptions je ne trouvais la vérité que
pour la perdre.
Mais quand j'ai découvert mes principes, tout ce que
je cherchais est venu à moi, et dans le cours
de vingt années, j'ai vu mon ouvrage commencer,
croître, s'avancer et finir. »
Si c'est en 1830, dans sa Philosophie Positive, qu'Auguste Conte a cru
devoir hasarder le terme de sociologue pour qualifier l'étude scientifique des
faits sociaux, Montesquieu, un siècle plus tôt, est sociologue avant la lettre.
L'Esprit des Lois, qu'est-ce à dire ?

Montesquieu part de l'idée que, tels les phénomènes du monde matériel,


ceux du monde moral, du monde religieux, du monde politique sont régis par
des lois, qu'il y a entre eux des rapports nécessaires dérivant de la nature
des choses.

Lois du monde moral : L'espace, le climat, bien d'autres faits commandent


les institutions.
Lois du monde matériel : Exemples lois de l'optique, de l'attraction, de
:

la gravitation universelle, de l'électricité, de l'hérédité.

50
La célèbre première phrase dit bien ce qu'elle veut dire.
« Les lois, dans la signification la plus étendue,
« sont les rapports nécessaires qui dérivent
de la nature des choses et, dans ce sens,
« tous les êtres ont leurs lois ; la Divinité à ses lois
« le monde matériel a ses lois les intelligences
« supérieures à l'homme ont leurs lois
« les bêtes ont leurs lois l'homme a ses lois ».
Les contemporains ont bien compris. Ils ne sont pas entrés dans la confusion
que pourrait entraîner le mot « loi » dans le sens de commandement religieux,
de commandement moral, de commandement légal. Spinoza les en avait
dissuadés.
L'Esprit des Lois est bien connu dans ses développements.
Pour la célèbre thèse de la séparation des pouvoirs, dont on parle beaucoup
en France, qu'on a rendue constitutionnelle aux Etats-Unis.
Pour sa distinction, toujours valable à travers les remous de l'Histoire,
entre trois espèces de gouvernements le républicain, le monarchique et le
:

despotique
Le gouvernement républicain est celui où le peuple
« en corps, ou seulement une partie du peuple
« à la souveraine puissance
« le monarchique celui où un seul gouverne,
mais par des lois fixes et établies
« au lieu que, dans le despotique, un seul,
« sans loi ni règle. entraîne tout par sa volonté
« et par ses caprices
Pour l'avertissement qu'il nous donne la République sera le régime de
:

la vertu, c'est-à-dire du courage et de l'honnêteté ou ne sera pas.


Le Maçon s'affirme de plus en plus dans les thèmes qu'il aborde.
Contre l'esclavage, il dira simplement
Il est 1m possible que nous supposions que ces gens-là
« soient des hommes parce que si nous les supposions
des hommes, on commencerait à croire
« que nous ne sommes pas des chrétiens. »
Contre la persécution des Juifs.
En 1745, une enfant Juive de 18 ans avait été brûlée vive à Lisbonne et
Montesquieu en ressentit l'horreur. Nul n'aurait pensé que, deux siècles plus
tard, le martyre de la petite Anne Franck ferait apparaître une fois de plus,
la férocité et la lâcheté des hommes.
» Vous voulez que nous soyons chrétiens et vous ne voulez pas l'être n,
ainsi s'exprime un personnage symbolique - pour montrer l'indignation de
l'auteur.
- Contre la torture, vile pratique des régimes despotiques, il ne sera
pas moins ferme. Vous trouverez bien d'autres exemples dans une lecture
exhaustive.

51
On a beaucoup discuté de l'influence de Montesquieu sur le cours des
événements de la fin de son siècle.
Selon Paul Morand, dans une préface incisive, il ne fut pas le père de la
Révolution Française, celui seulement des malheureux Girondins. Ce ne serait
pas si mal. Les Clubs révolutionnaires l'auraient dénoncé comme aristocrate
et imbécile.
Pour Althusser, cet opposant de droite a « servi dans la suite du siècle
- tous les opposants de gauche, avant de donner des armes dans l'avenir de
« l'histoire à tous les réactionnaires. »
Il n'est pas dans mon propos de discuter ces appréciations singulières.
A nos yeux, l'influence de Montesquieu se confond avec celle des philo-
sophes et des Maçons du siècle des Lumières.
A aucun moment, au cours du XVIII' siècle, les Maçons n'ont souhaité,
provoqué et encore moins organisé la débâcle de l'Ancien Régime.
Mais, au jour qui devait arriver, ils ont eu la sagesse et l'honneur de
donner à la Nation, la trilogie synthétique de la Démocratie
Liberté -

Egalité -

Fraternité.
Ces trois mots sont depuis bientôt deux siècles, le symbole toujours res-
suscité des ferveurs qui ont sauvé la France.

MARS 1977

52
La Grande Loge de France vous parle.

VICTOR SCHOELCHER
La Grande Loge de France a le très grand plaisir de vous présenter ce
matin notre Frère Gaston MONNERVILLE, membre de la Grande Loge depuis
de nombreuses années.
Monsieur le Président, je ne pense pas vous vieillir en vous demandant
la date de votre initiation.

J'ai été initié en octobre 1920 à la Loge « La Vérité « à l'Orient de Toulouse.

Monsieur le Président vous avez la parole.

Je viens vous entretenir, au cours de ces brèves minutes, d'un homme


dont la pensée et l'oeuvre honorent sa mémoire, son pays, et l'individu, pris
dans la plus haute acceptation du mot :Victor SCHOELCHER, humaniste,
inlassable combattant de la démocratie, modèle de civisme, dont les aptitudes
et l'esprit de détermination furent, sans relâche, disponibles pour le service
d'autrui. Sa longue existence, il mourut à 90 ans -, fut consacrée à la
lutte contre l'asservissement de l'homme par l'homme, pour l'instauration de
l'égalité et de la Justice entre les hommes.

Originaire du Haut-Rhin, de cette Alsace intrépide dont ses aïeux avaient


dit : « Ici commence le pays de la Liberté », il était issu d'une famille
appartenant à la petite bourgeoisie commerçante. Fin lettré, musicien, attiré
par l'art, il eut pour compagnons Victor Hugo, Ernest Legouvé, Chopin, Lamar-
tine, et bien d'autres illustrations de « l'intelligentsia » de l'époque. Plus
tard, il militera dans ie combat politique aux côtés de Léon Gambetta, des
Frères Aracio, et de Georges Clemenceau.

Car Schoelcher n'était pas qu'un esthète élégant et indifférent la condi


tion humaine fut toujours l'une des préoccupations dominantes de son esprit.
Dès sa jeunesse, il se signale par son profond attachement aux idées de la
Révolution Française, et par sa volonté d'agir pour en assurer le respect et
la nécessaire application. Son admiration allait aux Encyclopédistes, aux grands
hommes de la Convention et vers ceux qui, au mépris des menaces et des

53
dangers, continuaient leur apostolat, tel l'Abbé Grégoire, défenseur actif
et impavide de toutes les minorités, qui se qualifiait lui-même, « L'Ami des
hommes de toutes les couleurs ».

Farouchement opposé à toutes les formes d'oppression, Victor Schoelcher


était hostile au régime du Second Empire. Il fut, ceint de son écharpe de
représentant du peuple, aux côtés de Baudin sur les barricades du Faubourg
Saint-Antoine où il fut blessé. Traqué par le Gouvernement impérial, il choisit
d'aller partager l'exil de son ami et compagnon de lutte, Victor Hugo, dans
les îles anglo-normandes, Il fut de cette cohorte de républicains qui, après
Sedan, jetèrent à bas le Second Empire, et organisèrent le Gouvernement
Provisoire.

En 1871, à l'Assemblée de Bordeaux de fâcheuse mémoire, il fut parmi


les protestataires contre le Traité de Francfort.
Combien d'autres titres encore pourraient être rappelés, qui marquent
la haute figure de Victor Schoelcher, son rôle éminent et toujours désinté-
ressé dans l'histoire politique de notre pays.
*
**

Mais ce qui lui a valu la plus vive admiration de ses contemporains,


ce qui lui a acquis, sans esprit de retour, la gratitude de millions d'êtres
humains, ce qui, à juste titre, l'a immortalisé dans leur souvenir, c'est l'oeuvre
si noble qu'avec courage, et une foi incoercible, il a réalisée en faveur de
l'émancipation des hommes.

C'est lui, qui, n'obéissant qu'à sa seule conviction, s'attaqua à la Bastille


réputée invincible de l'esclavage dans le monde ; qui se donna spontanément
pour mission de la détruire sur toute terre française d'arracher de sa
géhenne l'être sans identité, sans nom, qui croupissait dans la servitude, de
le sortir de sa condition servile et d'en faire à tout jamais un homme à
l'égal des autres hommes.

Schoelcher avait rencontré l'esclavage au cours d'un voyage au Mexique.


Vivement heurté par ce qu'il avait vu, il décida d'aller connaître sur place
cette lèpre qui salissait trop de régions. Sans nulle mission officielle, à ses
propres frais, il partit pour le Moyen-Orient, visita l'Egypte, le Sénégal, les
Antilles, manifestant son indignation, proclamant sa détermination de lutter
contre cette institution sociale, qu'il tenait pour une honte de l'humanité.
Malgré les menaces, les dangers encourus, les attentats préparés contre
lui par les esclavagistes, il consacra son existence à cette lutte gigantesque
et inégale. Mais Schoelcher savait que les révolutions et les réformes ne

54
sont jamais le résultat du hasard et encore moins de la pusillanimité qu'elles
sont, au contraire celui d'une volonté inébranlable, et continue. Il savait aussi,
par expérience, que le peuple de France est hostile à toute négation de la
liberté qu'ayant conquis la sienne par son propre sursaut, il veut, dans
un souci de justice, même sentimental, l'étendre à tous les peuples asservis.

Eclatent les journées de février 1848. Schoelcher a l'intelligence d'utiliser,


sans retard et sans réserve, le magnifique élan de générosité qui les ont
provoquées, Il assiège aussitôt les membres du Gouvernement provisoire,
et François Arago, son Président. Il vainc toutes les réticences, triomphe de
toutes les objections, et, dès le 2 mars, il « arrache « - le mot n'a rien
d'excessif leur consentement sur le texte devenu le décret désormais
historique du 27 avril 1848, qui proclame, « Nulle terre française ne doit plus
porter d'esclaves «.

Présidant la Commission spéciale chargée de la mise en oeuvre de ce


décret, Victor Schoe!cher règle, en deux mois, et de la manière la plus
efficace, toutes les questions soulevées par l'émancipation.

Ce qu'il faut retenir de cet immense effort, c'est l'esprit qui y a présidé.
« La Commission, écrit Schoelcher dans son rapport au Gouvernement pro-
visoire, n'avait point à discuter le principe de l'affranchissement général
il est intimement lié au principe même de la République ; il se pose, il ne
se discute plus aujourd'hui
Schoelcher ajoute «
: La Commission n'avait pas davantage à débattre
des conditions de l'émancipation. La République ne pouvait accepter aucune
sorte de transaction avec cet impérieux devoir elle mentirait à sa devise,
:

si elle souffrait que l'esclavage souille plus longtemps un seul point du


territoire où flotte son drapeau
Il écrit, en outre, ces lignes dont le recul du temps avive la lucidité
« L'affermissement et le développement de la France d'Outre-Mer par le
travail vraiment libre, telle a été la pensée dominante de la Commission ».
En voici la conclusion, qui résume toute l'humaine philosophie de cette
oeuvre impérissable « La République n'entend plus faire de distinction dans
:

la famille humaine. Elle ne croit pas qu'il suffise pour se glorifier d'être
un peuple libre - de passer sous silence toute une classe d'hommes tenus
hors du droit commun de l'humanité... Elle a pris au sérieux son principe
elle répare envers ces malheureux le crime qui les enleva jadis à leurs parents,
à leur pays natal, en leur donnant pour patrie la France, et pour héritage tous

55
les droits des citoyens français. Par là, elle témoigne assez hautement qu'elle
nexclut personne de son éternelle devise : Liberté, Egalité, Fraternité

Telle est l'oeuvre accomplie par Victor Schoelcher. Elle est considérable
par son importance historique et humaine.

De cette époque, en effet, date cette véritable ruée des anciennes popu-
lations coloniales vers l'instruction, vers l'éducation civique, que devait ampli-
fier les réformes de Jules Ferry instaurant, en 1882, l'instruction publique
gratuite, obligatoire et laïque. Désormais les hommes et les femmes de
l'Outre-Mer purent se former culturellement, spirituellement, civiquement, et
prendre progressivement en main leur destin pour en poursuivre l'harmonieux
accomplissement.

L'abolition de l'esclavage ? L'acte le plus grand, le plus fécond qu'ait


accompli la Révolution de 1848, estiment maints historiens Le seul, au
demeurant, et voici qui est particulièrement significatif, auquel aucun
des régimes successifs, même le Second Empire, n'a jamais touché, qui n'a
jamais été remis en cause. On peut juger de son importance par ces lignes
qu'écrivit Lamartine, membre du Gouvernement Provisoire, que Schoelcher
avait convaincu de la nécessité de signer l'acte d'abolition « Trois jours
après la Révolution de février, je signais la liberté des Noirs, l'abolition de
l'esclavage, et la promesse d'indemnité aux colons. Ma vie n'eut-elle que cette
heure, je ne regretterais pas d'avoir vécu

C'est encore Lamartine, homme d'Etat, catholique et libéral qui dit de


Victor Schoeïcher «: Il n'a point passé une heure sans s'oublier. La Justice
est sa respiration le sacrifice est son geste ; le droit est son verbe. Cha-
cune de ses réflexions fait penser à ce que nous nommons le Ciel. Il est
matérialiste, et il ne croit pas en Dieu. Comment l'homme peut-il tirer tant de
vertu de lui-même ? ».

A cette interrogation de Lamartine nous répondons :« Parce qu'il avait


foi en l'homme ». Observateur profond et impartial des faits et des causes,
ascète et agnostique, mélange de mage illuminé de compréhension frater-
nelle, et de cartésien, rigoriste, dont l'idée cardinale était la croyance aux
valeurs humaines, Schoelcher n'a puisé qu'en lui-même la force d'âme néces-
saire pour faire aboutir une oeuvre dont seul le temps semblait pouvoir se
charger.

Une haute leçon se dégage de l'action de Victor Schoelcher, et des


résultats exceptionnels qu'elle a déterminés, Ils sont dus à la conjonction
de trois éléments essentiels

56
- Un peuple.
Un homme,
- Le génie d'une Nation.
Il appartient aux hommes de volonté de lui rester fidèles.
Oui peut affirmer qu'aujourd'hui la passion de l'égalité, la passion de
justice qui animaient des esprits, comme Grégoire et Victor Schoelcher, sont
encore largement répandues dans notre Société moderne ? Racisme, discri-
mination, ségrégation, apartheid ne sévissent-ils pas encore quels que soient
les prétextes invoqués ?

Nous ne devons pas oublier que la libération sociale de l'homme n'est


pas achevée.

Des formes de servitudes ont disparu d'autres sont nées, souvent du


progrès lui-même. Ainsi nul ne peut, nul ne doit, aux heures sévères que nous
vivons, demeurer dans l'expectative, par esprit de conservatisme ou par
crainte du risque.

Ouel plus haut exemple que celui d'un Schoelcher, quand il s'agit d'aider
à la conquête ou à la sauvegarde de l'égalité, du droit de vivre pour tous.
Par sa force d'abnégation, par son sens aigu de la dignité humaine, Schoelcher
est parvenu à rendre tangible et concrète cette affirmation de Jean-Jaurès
C'est des utopies généreuses que sortent les réalités bienfaisantes
li a montré que contre une volonté résolue, il n'est point de fatalité
que tout est possible à qui refuse la servitude.

La vie, l'action et l'oeuvre de Victor Schoelcher nous apprennent, à n'en


pas douter, que le service de la Vérité est le plus dur service.
Elle nous apprennent aussi qu'une détermination sans faille, mise au
service d'un haut idéal, peut changer la face d'un monde.

Cet enseignement du grand abolitionniste est demeuré le guide et l'ins.


pirateur de nos pensés, à nous les Fils d'Outre-Mer, à qui la constance de
son action désintéressée a apporté les bienfaits de la dignité, de la connais-
sance, et des lumières de l'esprit.

C'est pour en perpétuer le souvenir et le marquer du sceau définitif de


notre gratitude qu'en 1948, commémorant le Centenaire de la Révolution de
février et celui de l'abolition de l'esclavage, les originaires des terres
françaises ultramarines ont demandé et obtenu du Parlement le transfert des
cendres de Victor Schoelcher au Panthéon.

57
Voulant exalter ces cent années d'histoire de la liberté, à Schoelcher nous
avons associé Félix Eboué, enfant de la plus vieille terre française au-delà
des mers, la Guyane Française. Schoelcher avait dit : « Aux Noirs libérés,
la République donne pour Patrie, la France «. Félix Eboué fut la justification
vivante de ce geste ; il s'était révélé comme le représentant hautement
qualifié des bénéficiaires du message humain de Schoelcher, par l'action
vigoureuse et intensive qu'il avait menée dans la Résistance en Afrique
noire, et qui avait abouti au ralliement de celle-ci à la cause des Alliés pour
la victoire de leurs armes et la sauvegarde de la liberté, dont la France leur
apparaissait comme le plus haut symbole.

C'est pourquoi, en 1949, un même jour, en un même cortège, dans une


même crypte du Sanctuaire de la Montagne-Sainte-Geneviève, ces deux fils
de France, Victor Schoelcher, le Libérateur, et Félix Eboué, le descendant
des anciens affranchis, dignes tous deux du beau nom d'homme, furent
accueillis au sein du Panthéon national, par la volonté de leur commune
Patrie.

Ainsi avions-nous pu proclamer « Victoi Schoelcher a bien mérité de


l'Humanité «.

MAI 1977

58

I
La Grande Loge de France vous parle1.

« Saint-Jean Baptiste
aujourd'hui »
« Saint Jean Baptiste aujourd'hui

Ouverte à tous les spiritualismes, la Franc-Maçonnerie Ecossaise célèbre


les deux Saint-Jean. Une telle référence à la Tradition chrétienne ne doit pas
pour autant nous faire croire que cette démarche est religieuse. La Grande
Loge de France appartient à un Ordre Initiatique au niveau duquel l'évocation
des textes bibliques n'aboutit jamais à des articles de foi mais à des symboles
destinés à faire progresser dans la voie de l'initiation. Aussi, les deux Saint-
Jean ont-ils beau patronner la Franc-Maçonnerie, ils n'en font pas pour autant
une Eglise. Ils n'appellent pas non plus les Francs-Maçons que nous sommes
à leur rendre un culte, mais à réfléchir et à méditer sur le témoignage qu'ils
ont rendu à la Lumière.

La fête de la Saint-Jean d'Eté, sur laquelle nous voulons aujourd'hui vous


proposer quelques réflexions, célèbre justement le triomphe de la Lumière.

A ce moment, en effet, le soleil passe au zénith, plus haut que jamais


dans le ciel. Le jour atteint sa plus grande durée par rapport à la nuit et
les chaleurs de l'été enveloppent une nature parvenue à son plein épanouis-
se ment.

C'est Jean-Baptiste qui patronne cette fête puisque la tradition chrétienne


célèbre sa naissance, ce jour. Notons, au passage, qu'il s'agit du seul Saint
célébré par le jour de sa naissance. D'habitude, l'Eglise utilise pour honorer
ses Saints, le jour de la mort physique qui entraîne la naissance au Ciel.
Nous reviendrons sur cette particularité. Pour l'instant demandons-nous quel
rapport peut exister entre Jean le Baptiste et le solstice d'été. Contrairement
à ce que l'on peut penser, ce n'est pas d'abord à cause de ce solstice que
la naissance du Baptiste a été placée ce jour.

59

I
Le choix de cette date dépend d'un autre solstice, celui d'hiver, que l'Eglise
a choisi pour fêter la naissance du Christ. Or, comme on peut conclure
d'après l'Evangile de Luc, que Jean-Baptiste est né six mois auparavant, le
solstice d'été fut tout naturellement désigné.

Quant au Baptiste lui-même, qui était-il ? Fils du prêtre Zacharie et d'Elisa-


beth, descendante d'Aaron, il était né dans des conditions assez miraculeuses.
Dans le ventre de sa mère, il remua violemment quand Marie enceinte de
Jésus vint la visiter, rendant ainsi son premier témoignage à la Lumière. Cette
position privilégiée par rapport à la Lumière inspira toute la vie et toute
l'action de Jean. Et c'est là sans doute, la raison essentielle qui a poussé la
Tradition Chrétienne à célébrer sa naissance sur la terre.

Vivant au désert tel un ermite, vêtu d'un manteau de poil de chameau,


se nourrissant de miel sauvage et de sauterelles, il annonçait la venue du
Messie, Lumière de Dieu sauvant les hommes. Et tous ceux qui acceptaient
son message se faisaient baptiser par lui après avoir accepté de se repentir
de leurs péchés.

Quant à son message, il consistait pour l'essentiel en un appel à la justice


et à 'amour. Celui qui avait deux tuniques devait partager avec celui qui
n'en avait pas. Le soldat devait se contenter de sa solde sans commettre
ni fraude ni extorsion. Les collecteurs d'impôts ne devaient rien demander
de plus que ce qui leur avait été ordonné. Justice et amour, voilà quelles
étaient les exigences du Baptiste, voilà quels sont aussi les piliers d'une
fraternité véritable que nous autres Francs-Maçons nous efforçons de vivre et
de répandre.

Si tant d'hommes viennent à nous depuis quelques années, c'est qu'ils


ont soif d'autre chose que de rapports humains hypocrites ainsi que d'un
monde où tout se mesure à l'argent que l'on possède ou que l'on ne possède
pas, qu'on veut augmenter ou que l'on convoite. Ceux que le spectacle de
la jungle humaine écoeurait, ceux qui souhaitaient agir autrement qu'en
pantins plus ou moins ridicules d'une société égoïste allaient il y a deux
mille ans écouter la voix de celui qui s'était retiré au désert, Jean le
Baptiste. AujoLlrd'hui ils viennent frapper à la porte de nos Temples et nous la
leur ouvrons avec confiance. Car nous savons qu'ils pourront y vivre le mes-
sage du Baptiste dans toute son actualité. Ils y trouveront tous les éléments
nécessaires à leur évolution spirituelle aussi bien par le dépassement de
l'aspect monnayable des choses que par le climat de fraternité. Et la décou-
verte des valeurs éternelles correspondant de tout temps aux besoins fonda-
mentaux de l'homme, leur montrera que la Grande Loge de France est une

60

g
puissance maçonnique fidèle à la Tradition, ainsi que le lieu privilégié de
ceux qui aspirent à ce qui n'a pas de prix.

Apportons encore une précision concernant le Baptiste. La nature même


de sa mission le fit souvent prendre pour le Messie.

Aussi l'autre Jean, I'Evangéliste précisa-t-il que le Baptiste « N'était pas


la Lumière », et plus loin il plaça dans sa bouche cette indication impor-
tante : « Moi, je ne suis pas le Christ, mais celui qui a été envoyé devant
lui.. Il faut qu'il grandisse et que je diminue ».

Et nous voilà revenus à notre solstice d'été. Si effectivement la Lumière


triomphe ce jour, elle amorce dès le lendemain son déclin. Comme Jean-
Baptiste les jours vont commencer à diminuer. En effet, d'après la symbolique
chrétienne le soleil déclinant ne saurait représenter le Christ, Lumière invain-
cue. Le soleil, après le solstice d'été, ne peut plus être qu'un symbole du
Baptiste, témoin de la lumière. Et son ministère prophétique a beau être encore
éclatant, il va cependant s'éteindre pour laisser la place à un autre, à la
Lumière de Dieu elle-même.

Ainsi se confirme ce que nous avions déjà laissé entendre quant à cette
fête de la Saint-Jean. Le solstice d'été en lui-même n'explique pas le Baptiste,
à l'instar du solstice d'hiver pour le Christ. C'est au contraire Jean-Baptiste
qui peut lui donner une signilication intéressante pour la compréhension de
la Maçonnerie et de sa tradition initiatique.

Nos Loges écossaises sont en effet placées, nous l'avons dit, sous le
patronage des deux Saint-Jean et elles céèbrent le solstice d'été. Ces
deux raisons sont suffisantes pour justifier notre rappel de la Tradition et
pour essayer maintenant d'en faire sentir le sens initiatique. Méditons tout
d'abord sur la personne même du Baptiste. Dès sa conception, dès sa nais-
sance avons-nous dit, il manifeste sa place privilégiée par rapport à la
L.umière. Ainsi apparaît-il comme la figure même de l'initié. Car c'est dès
sa naissance qu'un homme est marqué ou non pour accomplir un chemin
spirituel et qu'il possède pour cela un potentiel intellectuel et psychique.
Certes l'éducation jouera un rôle capital, mais si elle peut améliorer ou
fausser un esprit elle ne change pas la nature en profondeur. C'est la raison
poLir laquelle on peut être parvenu à un haut degré d'instruction, jouir d'une
brillante intelligence et cependant avoir une forme d'esprit parfaitement

fermée au symbolisme et à la recherche initiatique. N'est pas croyant qui


veut et n'est pas initiable qui veut. Que nous soyons ou non maçons prenons
cette première remarque comme un appel à la lucidité.

61
Devant s'abstenir de vin et de toutes boissons fermentées, le Baptiste
va vivre en marge du commun pour se consacrer entièrement au service de
de la Lumière.

Suivre un chemin initiatique implique toujours des renoncements et des


sacrifices. De l'appel au repentir contenu dans le message de Jean nous
retiendrons l'idée du retour sur soi-même qui est en quelque sorte le premier
des sacrifices demandés, le sacrifice essentiel sans lequel même un être
initiable ne pourrait être initié. Car seul il rend perméable aux symboles et
permet de les vivre. Et celui qui parvient ainsi à ne plus trouver étrange
le manteau en poil de chameau du Baptiste, acceptant de se nourrir avec
lui de sauterelles, est prêt à se vêtir de notre tablier.

Les épreuves en seront-elles pour autant terminées ? Non Elles commen-


ceront au contraire véritablement car la Grande Lumière alors entrevue va I
diminuer. S'est-on moqué du candidat à l'initiation ? La Lumière qu'on
lui a fait entrevoir n'est-elle pas la vraie Lumière pour être ainsi appelée
à disparaître ?

Regardons encore au Baptiste dans la lumière du solstice d'été. Jean


doit annoncer la Lumière et comme son témoin être lui-même porteur de
lumière. Le jour où la Lumière elle-même est manifestée, il doit s'effacer
devant elle.

Celui qui reçoit la lumière de l'initiation doit accepter d'en recevoir les
durs rayons.

Tout ce qui l'y avait préparé et qui avait joué en quelque sorte le rôle
de précurseur sera plus ou moins lentement détruit. Car si belles, ni nobles,
si élevées que puissent être les causes d'une quête initiatique, elles appar-
tiennent au profane, elles ne sont pas, elles ne peuvent pas être l'initiation,
comme le Baptiste n'est pas la Lumière.

Comme lui elles ont pourtant poussé vers la Lumière au point d'être
quelquefois confondues avec Elle. Mais devant Elle, elles doivent diminuer
pour la laisser croître.

Un certain sentiment de mélancolie peut alors habiter le coeur, un peu


comme quand nous sentons à la fin de l'été que les jours déclinent et que
la nature si belle et si triomphante va subir avant la mort hivernale, la vieil-
lesse de l'automne. Ecoutons encore le témoignage du Baptiste. Comparant
le Christ à l'époux et se présentant comme son ami il affirmait « L'ami de
l'époux se tient là, il l'écoute, et la voix de l'époux le comble de joie. Telle

62
est ma joie, elle est parfaite ». Puis il concluait par cette phrase que nous
avons déjà citée et que nous répétons volontairement dans son contexte
« li faut qu'il grandisse et que moi je diminue ». La Lumière qui par son
triomphe dans l'initié doit brûler tout son passé profane ne doit donc pas
engendrer de mélancolie. Sa seule présence doit réconforter et les vérités
qu'elle montre deviennent rapidement pour ceux qui savent les voir autant
de voix amicales qui soutiennent et rendent la joie parfaite. Dans le cadre
de l'initiation, jamais la vérité n'est amère et si d'aventure elle détruit c'est
pour faire renaître. Aussi le jeu de la vie et de la mort ne doit-il pas effrayer
celui qui écoute la leçon des solstices. II peut avoir une joie aussi parfaite
que celle du Baptiste et célébrer le triomphe de la lumière sur les ténèbres,
même s'il sait que dès le lendemain celles-ci vont reprendre de leur puissance.

De la mort qu'elles vont produire dans la nature la vie renaîtra, de même


que le soleil recommencera son ascension après le solstice d'hiver. Tout
ce à quoi l'initié doit renoncer, tout ce qu'il doit tuer et détruire pour être
fidèle à la vraie Lumière qui jamais ne décline, constitue autant de gages
de renaissance à cette même lumière. Ainsi, aura-t-il été préparé à affronter
ce qui inquiète le plus les hommes la mort physique. Vue sous l'angle du
:

cycle des solstices, elle ne saurait être perçue comme la conclusion défini-
tive et quelquefois cynique de la vie car la lumière, même par le tombeau
;

ne saurait être vaincue.

JUIN 1977

63

I
La Grande Loge de France vous parle1,.

UN ROMANCIER
ET LA FRANC-MAÇONNERIE

LE FRANC-MACON. * Soyez le bienvenu, Monsieur Charpentier, et choi-


sissez le fauteuil qui vous paraît le plus confortable.

LE ROMANCIER. ** Merci, Monsieur, de votre aimable accueil, et


surtout d'avoir répondu si vite à ma lettre..

* J'ai trouvé votre idée excellente, et je me suis donc empressé de vous


prier de venir chez moi. Vous êtes en train, disiez-vous, de réunir les éléments
d'un roman dans lequel un Franc-Maçon loue un rôle important, sans que
pour autant la Franc-Maçonnerie soit mise en cause : Vous ai-je bien compris 7

** Parfaitement. Mon personnage central est une femme qui rencontre


un homme qui lui plait et dont elle apprend, un peu plus tard, qu'il appartient
à une Loge de Francs-Maçons. Elle s'interroge sur ce que cela signifie pour
elle or, je ne voudrais pas, en développant mon thème, commettre d'erreurs.
Les circonstances de ma propre vie font que jusqu'ici, je n'ai guère eu de
contacts avec des membres de votre Ordre et que je manque donc, comme
on dit, d'une documentation sérieuse.

* Une documentation 7 Vous trouvez pourtant de nombreux livres dans


le commerce ...?

** Croyez bien que j'en ai déjà lu un certain nombre, et que les élé-
ments que j'en ai tirés me sont d'une grande utilité. Cependant, ce que je
n'ai pas rencontré, c'est l'homme en chair c-t en os, celui qui y consacre une
partie de sa vie, et qui forcément se développe d'une façon qui n'est pas
celle de tout le monde. Encore, si je me contentais d'en faire, une fois pour
toutes, le tour psychologique, le problème serait relativement simple :mais

64
je conçois que lui aussi change de comportement, d'opinions, d'orientation face
à une compagne qui lui apporte à la fois une part de bonheur et un certain
nombre de complications.

* En effet, cela vaut la peine d'être vu de plus près...

** Loin de moi l'intention de généraliser à partir d'un cas isolé je ne


veux pas élaborer un système qui enferme les époux dont l'un est Franc-Maçon,
dans un cadre rigide et arbitrairement tracé. Au contraire, puisque je crois
savoir que chacun d'entre vous tend à développer sa propre personnalité, il doit
y avoir autant de situations maritales spécifiques qu'il y a de couples à observer.

* Sans doute mais si vous me permettez de vous poser la question


pourquoi m'avoir choisi pour source de renseignements, moi plutôt qu'un
autre ?

** J'ai lu quelques-uns de vos écrits, et j'ai confiance en votre jugement.


Ce qui m'intéresse, c'est ce que nos contemporains appellent « l'environne-
ment le climat, l'atmosphère, tous les je-ne-sais-quoi qui peuvent, ne serait-ce
qu'un tout petit peu, distinguer un ménage de Maçon de ceux qu'on rencontre
habituellement.

* Etes-vous sûr qu'il y ait lieu de faire cette distinction ?

** Précisément, je souhaite tout d'abord vérifier ce qui n'est encore


qu'une hypothèse. Voyez-vous, j'ai rencontré des Francs-Maçons dans la litté-
rature, aussi bien chez Tolstoï dans « Guerre et Paix » que chez Jules
Romains dans « Les Hommes de Bonne Volonté ». Et j'ai dû lire, sans le
savoir, des romans écrits par des Maçons qui ne font aucune allusion à leur
appartenance. Mon problème reste pourtant entier à plus forte raison,
serais-je tenté de dire. Car ii peut s'énoncer ainsi « Quels sont les éléments
qui caractérisent les personnages que je crée à ma façon, lorsqu'ils se trouvent
dans une situation qui pour nous autres profanes a quelque chose de mystérieux,
même si ce ternie n'est pas tout à fait à sa place ?

* Sans doute aurez-vous à me poser des questions plus précises ?

** Forcément. Pour l'instant, je vous trace le pourtour de ma recherche.


A cet égard, je pourrais peut-être comparer ma démarche à celle d'un confrère
qui s'apprête à écrire un roman policier ou d'aventure ou simplement d'action
psychologique, et qui a besoin d'une connaissance approfondie des facteurs de
suspense, d'énigmes, de techniques qui peuvent entrer en jeu.

* N'oublions pas les motivations,..

65
** J'allais le dire car comment puis-je faire agir mes 'personnages si
:

moi-même, je suis dans l'ignorance de ce qui peut motiver leur comportement?


Pour la femme, c'est relativement aisé à expliquer mais pour son partenaire ?
Le mystère si mystère il y a ne réside-t-il pas, précisément, dans ce
que l'homme a pu apprendre en Loge et qu'il n'est pas censé pouvoir révéler ?

* Continuez, je vous prie

** Le canevas que j'avais préparé pour notre entretien vous m'auto-


risez à m'en servir, n'est-ce pas ? prévoyait comme question initiale celle-ci
« Il doit y avoir une différence entre un Franc-Maçon, un Initié, qui prend femme

à un moment ultérieur de sa vie, et le profane qui se marie avant tout contact


avec la Franc-Maçonnerie puis y entre par la suite. Cette différence est-elle
assez grande pour qu'on se trouve, en fait, devant deux problèmes distincts
ou devant un seul à deux facettes ?

* Si je vous ai bien compris, c'est la première facette qui fait le sujet


de votre roman ?

* En effet

* Commençons donc par là. Je peux vous en parler plus facilement, car
tel a été mon cas. Quand je me suis marié, j'avais déjà reçu l'enseignement
des trois premiers grades, donc de l'essentiel de la Maçonnerie. Celle qui
devait devenir ma femme le savait d'emblée. Et nos conversations initiales
avaient, entre autres, pour but de nous faire constater, à nous deux, qu'il n'y
avait là aucun obstacle à une entente profonde, bien au contraire.

** Je suppose que c'est ainsi que cela se produit le plus souvent, dans
la vie réelle. Or, dans le roman, je dois créer un suspense. Il faut que j'y
introduise des éléments de conflit. J'ai donc conçu mon personnage féminin
comme habituée aux raisonnements approfondis. Elle ne se contente pas d'une
absence de contradictions entre les attitudes et opinions de son partenaire
et les siennes. Elle aurait même tendance à chercher des arguments tran-
chants là où il n'y en a pas.

* Sans doute la peindrez-vous comme ayant l'impression qu'on lui cache


quelque chose, quelque chose d'important elle veut en avoir le coeur net.
Elle craint surtout que cela puisse s'aggraver est-ce ainsi que cela se pré-
sente à vos yeux ?

** Oui. Cela explique d'ailleurs ma démarche auprès de vous, monsieur,


Je pourrais évidemment me tirer d'affaire en décrivant une femme qui accepte
en confiance ce que l'homme ne lui dévoile pas intégralement. Si son fiancé
était avocat ou magistrat, elle ne lui demanderait pas de lui enseigner le code
civil ou le code pénal ; ni, s'il était ingénieur, de la familiariser avec les
mathématiques supérieures Mais puisque ici, il s'agit de valeurs humaines, de

66
connaissances philosophiques, de démarches idéalistes, elle considère comme
son droit d'en savoir davantage.

* Je vois. La confiance, la simple confiance ne lui suffit pas. Peut-être


même éprouve-t-elle une réaction instinctive comme si on voulait la tenir
dans un état d'infériorité ; vrai ou faux, un tel sentiment peut s'emparer d'elle...
et il serait difficile pour l'homme de l'en dissuader...

** Oui. Je suis heureux que vous ayez si bien compris mon problème
d'auteur. A cet égard, et dans ce domaine précis, je rencontre d'ailleurs une
autre difficulté je m'imagine qu'une femme du XIX' siècle ou même
de la première moitié du vingtième pouvait à la rigueur accepter une telle situa-
tion. Mais les choses ont changé. L'émancipation de la femme a fait des pas
de géant. Ne vous demande-t-on pas, à tort ou à raison, que l'Ordre des Francs-
Maçons s'ouvre davantage à la femme ? et cela ne se répercute-t-il pas sur
les relations entre les individus des deux sexes ?

* Il y a une évolution, je puis vous l'affirmer, mais elle est lente. Nous
ne sommes pas encore arrivés à des conclusions formelles et définitives...

** Mon personnage pourrait donc poser des questions à son partenaire


et réussir à l'embarrasser quelque peu ? Puisque je suis un auteur profane,
comme vous le dites je crois, puis-je, en tant qu'auteur profane, aborder
ces aspects de bonne foi... ?

* Votre conscience professionnelle doit cependant vous empêcher d'aller


trop loin. J'ai l'impression qu'on peut vous faire confiance. Je me permettrai
toutefois de souligner que si vous voulez rester sur le plan du vraisemblable et
de l'exact, vous ne devez oublier à aucun moment que vous décrivez un état
d'esprit, des manières de comportement, des rapports subtils qui ne sauraient
avoir rien de doctrinaire. Je crois que des ouvrages romancés - comme celui
que vous avez mis en chantier peuvent contribuer utilement à clarifier les
idées, à vaincre les préjugés, à mener les esprits à une compréhension meilleure.
Ce que nous ne pouvons pas faire nous-mêmes, puisqu'on nous taxerait de
prosélytisme, vous êtes en mesure de l'apporter en toute objectivité...

** Je ne voudrais pas donner l'impression à mes lecteurs de faire,


en quelque sorte, de la propagande en faveur de la Franc-Maçonnerie. On
aurait vite fait de me reprocher une manoeuvre cousue de fil blanc. Pour cette
raison, je pense ne rien devoir cacher des difficultés que la démarche en
direction de votre Ordre implique, notamment pour ce qui est des femmes
concernées. Il y a là de nombreux pièges à éviter, et si je suis venu vous
consulter aujourd'hui. c'est précisément pour ne pas faire oeuvre nuisible.

* Quelles autres questions vouliez-vous me poser ?

67
** Toujours face au problème central de mon ouvrage, je me demande
s'il existe, pour le Maçon, une méthode qui lui permette de communiquer à sa
compagne l'essentiel des enseignements de l'Ordre, sans pour autant violer ses
serments de discrétion et de silence sur les mystères initiatiques.

* Il ne saurait y avoir de réponse officielle et faisant autorité : person-


nellement, je considère qu'il y a là, non pas un problème général, mais un
secret un de plus ! qui ne peut être connu que d'un homme et d'une
femme à titre personnel quant à la façon de se comprendre mutuellement
et profondément. Votre roman peut en fournir un exemple.

** Ma troisième et dernière question vous surprendra peut-être, Monsieur


pour réaliser l'ouvrage auquel je travaille, devrais-je me faire Maçon moi-même
et attendre que je le sois devenu ? Je vous donne tout de suite ma réponse,
car je crois qu'elle vous facilitera la position que vous prendrez je ne cherche
:

pas, pour l'instant, l'admission parmi vous, car je voudrais apporter la preuve,
à moi comme à ceux de mes lecteurs que cela peut intéresser, que les millions
de profanes que vous appelez les « Maçons sans tablier » constituent une
pépinière irremplaçable et témoignent de la possibilité, pour l'espèce humaine,
d'évoluer hors des sentiers battus, sur l'initiative personnelle, sous la respon-
sabilité personnelle, sous l'inspiration personnelle ; celui qui rejoint ensuite
votre Ordre n'abdique donc en rien son autonomie et ne se soumet à aucune
contrainte en dehors de celles qu'il a déjà librement consenties à lui-même
Suis-je présomptueux ?

* Non, simplement : vous êtes déjà Maçon sans le savoir...

** Vous m'encouragez, Monsieur, et je vous en sais gré. Je ne me sens


pas, pour autant, au bout de mes peines. Si je puis recourir à une image, je dirais
que j'éprouve une impression analogue à celle d'un athlète en herbe qui petit
à petit prend conscience des performances qu'il pourra accomplir s'il persiste
à s'entraîner avec sérieux et méthode.

* L'analogie me semble valable. Mais pour en revenir à votre problème


central, il serait peut-être bon de tenter d'y apporter une première réponse
je dis bien « première », car il n'y en a pas de définitive. Vous vous penchez
sur le comportement d'une femme que vous saurez, je n'en doute pas, fort
bien décrire, rendre sympathique et camper en tant que personnage vivant.
Vous lui adjoignez un partenaire qui évolue un peu dans le clair-obscur, ce qui
crée le climat de suspense sans lequel aucun roman contemporain ne paraît
complet. Vous posez une interrogation à laquelle personne n'a encore pu donner
une solution communément admise. Vous invitez vos lecteurs à trouver eux-
mêmes la leçon à tirer de votre démonstration. Vous me demandez à moi de
vous aider à ne commettre aucun impair qui ferait douter de la solidité et de
la sincérité des thèses que vous soumettez. C'est bien cela, n'est-ce pas ?

** Parfaitement

68
* Eh bien, voici ce que je pense : vous possédez les éléments néces-
saires pour réaliser votre oeuvre. Cependant, pour une raison quelconque, une
erreur peut s'y glisser, ou il peut y avoir une lacune. Quand vous aurez terminé
le travail, revenez me voir. Je me garderai bien de vous dire que vous auriez pu
ou dû écrire ceci ou cela ou ne pas aborder tel ou tel sujet. Je me bornerai, au
cas où vous auriez commis une erreur matérielle qui peut porter préjudice à
votre succès, à vous la signaler afin que vous puissiez en tenir compte si vous
le jugez utile. Cela vous convient-il ?

** J'en serais enchanté, et je vous en remercie dès à présent I

* Il me reste alors à vous remercier de la confiance dont vous m'avez


honoré, Monsieur, et à exprimer l'espoir que vous vous êtes engagé sur la voie
qui vous mènera vers le chef-d'oeuvre ce chef-d'oeuvre que nous espérons
chacun réaliser un jour

JUILLET 1977

69

IL

Vous aimerez peut-être aussi