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JUGER AILLEURS, JUGER AUTREMENT { CHRONIQUES

Le conflit russo-ukrainien et les crimes


de guerre
par Bruno Cotte

Bruno Cotte, Membre de l’Institut, président honoraire de la chambre criminelle de la Cour de cassation, ancien
président de chambre à la Cour pénale internationale.

Mots-clés | GUERRE RUSSO-UKRAINIENNE – Crime de guerre – Terrorisme – Crime d’agression –


Compétence universelle

Avec le conflit russo-ukrainien, la guerre et les crimes qui s’y commettent sont redevenus d’actua-
lité. Mais, depuis Nuremberg et les conventions de Genève, qu’entend-on par crimes de guerre ?
Comment les poursuit-on ? Quelles sont les juridictions qui en connaissent ? La rapidité avec
laquelle ont été engagées des enquêtes mérite d’être saluée. Encore convient-il de les coordon-
ner et de vite clarifier la question de savoir si, faute pour la Cour pénale internationale de pou-
voir en connaître, il convient de créer un tribunal ad hoc pour juger le crime d’agression com-
mis le 24 février 2022. Car c’est lui qui est à l’origine des crimes de guerre aujourd’hui dénoncés.
Ce texte a été écrit en septembre 2022.
The Russia-Ukraine conflict and war crimes
With the Russia-Ukraine conflict, war and the crimes that go with it are back in the news. But since
Nuremberg and the Geneva conventions, what do we understand by war crimes? How are they pro-
secuted? Which courts deal with these cases? The alacrity with which investigations have begun this
time is to be applauded. Nevertheless, there is still a need to coordinate them and to quickly clarify
the question of whether, if the International Criminal Court cannot deal with them, it is necessary to
set up an ad hoc tribunal to try the crime of aggression committed on 24 February 2022. For it is the
cause of the war crimes now being reported.

Depuis le 24 février 2022, le conflit rus- oubliant, semble-t-il, qu’il s’en commet tant
so-ukrainien a brutalement remis les crimes et depuis des années partout dans le monde
les plus graves sous les projecteurs de l’ac- mais plus loin…
tualité. On a très vite évoqué l’existence de On a aussi beaucoup parlé, souvent de
crimes de guerre, de crimes contre l’humanité manière définitive et parfois fort approxima-
voire de génocide qui auraient été commis tivement, des conditions dans lesquelles ces
en Europe, à quelques heures d’avion, en crimes pourraient être jugés.

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Chroniques Le conflit russo-ukrainien et les crimes de guerre

Il n’est dès lors peut-être pas inutile de La génération de l’auteur de ces lignes
s’arrêter un instant sur ce que l’on entend est une génération privilégiée qui n’a pas
exactement par crimes de guerre et de s’inter- « fait la guerre » ni n’a vécu dans un pays
roger sur la manière dont sont actuellement en guerre. La guerre a pourtant toujours
poursuivis ceux qui se commettraient sur le été omniprésente pour lui mais « à dis-
territoire ukrainien. tance », et cela jusqu’à ce que son élection
Mais, en préalable, deux observations à la Cour pénale internationale la lui fasse
d’ordre très général méritent d’être formulées. rencontrer à travers le prisme judiciaire, il
Jean Baechler 1 , éminent socio- y a 14 ans, en le mettant en présence de
logue, philosophe et historien, disciple de victimes de crimes de guerre et de crimes
Raymond Aron, a animé dans le cadre de contre l’humanité, commis en République
l’académie des sciences morales et politiques démocratique du Congo, demandant justice
tout au long des années 2015 et 2016 un et de leurs auteurs qu’il lui était demandé
passionnant cycle de séminaires consacrés de juger.
à « La Guerre ». Il a montré à quel point L’actualité de ces derniers mois a
elle avait pu et pouvait peser sur la société toutefois profondément changé la donne
dans laquelle nous vivons ce qui a conduit et les « opérations militaires spéciales »
à la publication, chez Hermann, d’une série lancées contre l’Ukraine, pays souverain,
d’ouvrages couvrant un très vaste champ : par la Fédération de Russie ont réinstallé
Guerre et Droit, Guerre et Politique, Guerre la guerre en Europe, une « vraie » guerre
et Religion, Guerre et Femmes, Guerre et même si elle est à certains égards fort
Santé, Guerre et Psychologie, l’Arrière, singulière. Une guerre qui, tout en nous
Guerre Civile, Guerre et Technique, Guerre ramenant dans le « monde d’avant », nous
et Arts… les contributions que réunissent projette, en raison de cette singularité, dans
ces différents ouvrages sont passionnantes 2 ! le « monde d’après » ! Et, dès les débuts
Oui, la guerre envahit tous les pans de de ces « opérations », on a donc parlé de
la société et cela bien que ce soit essentiel- crimes de guerre.
lement sous l’angle militaire que nous la De quoi s’agit-il ? Le chapitre Ier de
percevons d’ordinaire et, pour le juriste, à la Charte des Nations unies, dans son
travers les crimes de guerre, leurs constata- article 2, alinéas 3 et 4, pose en principe
tions, leur poursuite et leur jugement. C’est qu’il est interdit de recourir à la force. Mais
sous cet angle bien sûr que se développera le chapitre VII, lucide et réaliste, réserve la
le présent propos. possibilité d’en faire usage sur décision du

1. Membre de l’Institut de France (académie des sciences morales et politiques), Jean Baechler est mort au mois d’août 2022.
2. Certains passages du présent propos sont d’ailleurs issus de la contribution que j’ai rédigée dans l’ouvrage « La Guerre
et le Droit », Éditions Hermann, août 2017, p. 225-234, évoqué ci-dessus et d’une conférence donnée à l’École nationale
de la magistrature en septembre 2022.

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Conseil de sécurité ou, comme le prévoit facteur de prévention des conflits, facteur
l’article 51, en cas d’agression, lorsqu’un de paix : celui du contentieux qui permet
État se trouve en situation de légitime parfois d’aboutir à une décision acceptée
défense. La guerre est donc, en théorie qui évitera la guerre mais aussi celui de
et sous cette double réserve, prohibée et l’arbitrage comme celui des avis que la CIJ
la règle de droit ainsi énoncée ne semble peut être conduite à rendre.
guère sujette à interprétation. Pourtant, Ce n’est donc pas sur le jus ad bellum,
les guerres n’ont pas cessé depuis 1945 et sur la légitimité du recours à la force, que
peu de continents en ont été et en sont nous allons nous arrêter à cet instant ni
aujourd’hui préservés. Dès lors est-il au sur celui d’avant la guerre mis en œuvre
moins concevable de voir les guerres se pour l’éviter mais sur le jus in bello, celui
dérouler de manière un peu « civilisée » ? qui régit le déroulement des hostilités, qui
À cet égard, l’histoire, y compris la s’efforce de les humaniser, qui s’interroge
plus récente, nous montre que la bonne sur les moyens pouvant être utilisés, qui
éducation, la morale, l’éthique ne sont pas définit enfin la manière dont il convient
ici de mise et que seul le droit peut espérer de protéger ceux qui ne participent pas ou
se faire une place et créer quelques garde- plus aux combats et, plus généralement,
fous une fois que les digues sont rompues les victimes. Il s’agit du droit international
et que les hostilités ont commencé. humanitaire.
Nombreux sont ceux qui ont tenté Sans s’arrêter sur les événements fon-
de définir ce qu’est une guerre juste et de dateurs que sont, notamment, les suites de
discipliner les comportements guerriers. la bataille de Solférino et la création de la
Je me bornerai à deux rappels qui ont Croix-Rouge, il convient d’examiner, suc-
leur importance pour le présent propos : cessivement et brièvement, quatre points :
1) Grotius a opéré une distinction, qui a 1) Les origines : d’où vient cette notion de
toujours cours, entre le jus in bello (droit « crime de guerre » ? 2) La définition : quelle
dans la guerre), le jus ad bellum (le droit est la définition, à la fois légale et jurispru-
à la guerre) et le jus para bellum (le droit dentielle, de ce droit dans la guerre qu’est
à la sortie de la guerre) en insistant sur le jus in bello ? 3) Les juridictions qui sont
la nécessité, pour la cause génératrice du appelées à en connaître : en particulier la
conflit, d’être juste comme sur la sélectivité Cour pénale internationale ; 4) Le droit mis
et la proportionnalité des moyens utilisés ; en œuvre depuis février 2022 : quelle forme
2) mais avant de passer au droit de la revêt la poursuite des crimes de guerre dans
guerre, une fois que celle-ci est déclarée, il le cadre du conflit russo-ukrainien ?
faut donner toute sa place au droit d’avant Car la justice pénale internationale,
la guerre, celui de la Cour internationale souvent très critiquée pour sa lenteur et son
de justice (« la CIJ »), un droit censé être manque d’efficacité, vit actuellement une

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Chroniques Le conflit russo-ukrainien et les crimes de guerre

minute de vérité : sera-t-elle en mesure de On cite volontiers le code Lieber, pro-


répondre aux défis qu’il lui est demandé mulgué en 1863 à l’occasion de la guerre de
de relever ? Sécession, comme étant la première tentative
En tentant de répondre à ces quatre moderne d’incrimination, en droit interne, des
questions, nous verrons que la guerre est sin- violations des lois et coutumes de la guerre.
gulièrement « productrice de droit » : un droit Il y était question de la mise en œuvre de la
résultant de traités, de conventions, des Statuts responsabilité individuelle en cas de violence
des cours et tribunaux pénaux internationaux, délibérée, de viols, de mutilations, de blessures,
un droit très évolutif car il existe une abon- de meurtres, de destructions non ordonnées
dante jurisprudence venant donner corps à par un officier, de vol, de pillage…
Les conventions de La Haye de 1899 et
« La justice pénale internationale, souvent de 1907 vont ensuite codifier des violations

{ très critiquée pour sa lenteur et son manque


d’efficacité, vit actuellement une minute
de vérité : sera-t-elle en mesure de répondre
aux défis qu’il lui est demandé de relever ? »
des lois et coutumes de la guerre mais elles
n’abordent pas la responsabilité individuelle et
se préoccupent seulement de celle des États.
Le traité de Versailles de 1918 prévoyait la
ces textes et en préciser la portée, un droit poursuite de personnes responsables de crimes
« appliqué », celui que mettent procéduralement de guerre mais ces dispositions ne furent pas
en œuvre les tribunaux, lui aussi évolutif, très mises en œuvre.
concret, résultant de pratiques professionnelles Durant toute cette période, c’est donc aux
diverses mais qu’il s’impose d’harmoniser, dans États qu’il revenait de définir, dans leur droit
un élémentaire souci de sécurité juridique et interne, les crimes de guerre et leurs pénalités
d’efficacité (en particulier en termes de délais en se référant aux règles existantes du jus in
de jugement). Singulier paradoxe d’ailleurs car bello. La situation va changer et s’internatio-
le droit est censé servir à la « résolution non naliser après la Seconde Guerre mondiale.
violente des conflits » alors que le recours à La déclaration sur les atrocités allemandes (la
la violence, à la guerre : c’est nier le droit ! « Déclaration de Moscou ») émanant des États-
Unis, de l’Union soviétique et de la Grande-
I – Le crime de guerre – Bretagne faisait état, dès le 30 octobre 1943,
les prémisses : du code Lieber de la nécessité de poursuivre et de punir les
à Nuremberg et Genève officiers, les soldats et les membres du parti
nazi « responsables d’atrocités ». Mais c’est
La notion de crime de guerre est difficile l’« Accord de Londres » du 8 août 1945, signé
à cerner et à définir ; au surplus, elle a évolué par ces trois mêmes puissances et par la France,
car de l’engagement de la responsabilité d’un qui a prévu la création d’un tribunal militaire
État on est peu à peu passé à la mise en cause international (le tribunal de Nuremberg) dont le
de la responsabilité d’individus. Statut sera annexé à cet accord.

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Le conflit russo-ukrainien et les crimes de guerre Chroniques

Selon l’article 6 du Statut, ce tribunal Chacune de ces quatre conventions,


était compétent pour juger les crimes contre la qui sont applicables aux conflits armés
paix, les crimes contre l’humanité et les crimes entre États, ou conflits internationaux, et
de guerre. Et ce même article 6 b) définissait, qui ont été très largement ratifiées, a un
de façon très large et non exhaustive, ce qu’il champ d’intervention qui lui est propre :
fallait entendre par crimes de guerre : « Les l’amélioration du sort des soldats blessés ou
crimes de guerre : c’est-à-dire les violations des malades dans les forces armées en campagne
lois et coutumes de la guerre. Ces violations (1re convention), l’amélioration du sort des
comprennent, sans y être limitées, l’assassinat, militaires blessés, malades ou naufragés en
les mauvais traitements ou la déportation mer en temps de guerre (2e), le traitement
pour des travaux forcés, ou pour tout autre des prisonniers de guerre (3e), la protection
but, des populations civiles dans les territoires des personnes civiles en temps de guerre (4e).
occupés, l’assassinat ou les mauvais traitements Néanmoins, toutes les quatre ont un
des prisonniers de guerre ou des personnes article 3 commun, applicable aux conflits
en mer, l’exécution des otages, le pillage des armés internationaux mais aussi non inter-
biens publics ou privés, la destruction, sans nationaux, qui pose en principe que « les
motif, des villes et des villages ou la dévastation personnes qui ne participent pas directement
que ne justifient pas les exigences militaires. » aux hostilités, y compris les membres des
Notons que, si ce Statut définissait, en forces armées qui ont déposé les armes et les
énumérant une liste de comportements inter- personnes qui ont été mises hors de combat
dits dès avant 1939, ce qu’il fallait entendre par maladie, blessures, détention ou pour
par « crime de guerre », il n’en allait pas de toute autre cause, seront, en toutes circons-
même du principe de responsabilité indi- tances ­traitées avec humanité, sans aucune
viduelle qui n’était pas encore énoncé et distinction de caractère défavorable basée sur
défini à cette date. la race, la couleur, la religion ou la croyance,
Le 11 décembre 1946, l’assemblée le sexe, la naissance ou la fortune ou tout
générale des Nations unies a demandé à la autre critère analogue ». Puis, suit l’énumé-
Commission du droit international de rédiger ration des actes étant et demeurant prohibés
un « Projet de Code des crimes contre la paix « en tout temps et en tout lieu », c’est-à-dire,
et la sécurité de l’humanité » incluant la défi- notamment, le meurtre, les mutilations, la
nition des crimes de guerre. Puis viendront, torture, les traitements cruels inhumains et
en 1949, les quatre Conventions de Genève et, dégradants, les prises d’otages et les procès
en 1977, leurs Protocoles additionnels. inéquitables 3.

3. Les quatre conventions de Genève n’utilisent toutefois pas le terme de « crimes de guerre » mais celui « d’infractions
graves » que les États ont l’obligation de réprimer sur le plan national en prenant, dans leur droit interne, toutes les mesures
nécessaires. Mais ce constat doit être tempéré par le fait que l’article 85 du Protocole I de 1977 relatif à la protection des
victimes de conflits armés dispose que « les infractions graves sont considérées comme des crimes de guerre ».

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Chroniques Le conflit russo-ukrainien et les crimes de guerre

« Retenons donc que les conventions de Genève


cœur d’une douloureuse actualité et conduit
et leurs protocoles ont donné une liste

{
d’infractions graves constitutives de crimes à mieux en préciser les contours comme la
de guerre. Mais notons aussi que, en tant manière de les poursuivre et de les réprimer. Il
que tels, ces textes n’ont jamais été mis en œuvre demeure que, quelle que soit la clarté des textes
et que les infractions ainsi définies n’ont jamais
donné lieu à des poursuites sur ce fondement ! »
régissant les juridictions pénales internationales
et la créativité de la jurisprudence qu’ils ont
À ces quatre conventions et à leurs pro- générée, il s’agit d’un droit complexe, évolutif
tocoles additionnels sont venues s’ajouter de et difficile à réduire au cadre d’un bref propos.
nombreuses conventions spécifiques sur la pro-
tection des biens culturels, l’interdiction de la Les « Statuts » des juridictions
mise au point, de la fabrication, du stockage, pénales internationales
de l’utilisation de certains types d’armes, la Les tribunaux pénaux internationaux
protection de l’enfant dans les conflits armés et, ad hoc pour l’ex-Yougoslavie (« le TPIY ») et
plus particulièrement, l’interdiction de recruter pour le Rwanda (« le TPIR ») ont été créés
des enfants de moins de 15 ans. en 1993 et 1994 par le Conseil de sécurité
Retenons donc que les conventions de des Nations unies.
Genève et leurs protocoles ont donné une liste L’article 1er du « Statut » du TPIY lui
d’infractions graves constitutives de crimes de donne compétence pour « juger les personnes
guerre. Mais notons aussi que, en tant que présumées responsables de violations graves
tels, ces textes n’ont jamais été mis en œuvre du droit humanitaire ». Et l’article 2 précise
et que les infractions ainsi définies n’ont jamais qu’en ce qui concerne les crimes de guerre, le
donné lieu à des poursuites sur ce fondement ! TPIY est compétent pour poursuivre et juger
Ce sont les tribunaux pénaux interna- « les personnes qui commettent des infrac-
tionaux créés au début des années 1990 qui tions graves aux conventions de Genève du
s’en chargeront, en appliquant toutefois leurs 12 août 1949 ». Suit aussitôt une liste détail-
propres incriminations qui sont énoncées dans lée desdites « infractions graves ». L’article 3
leurs Statuts et directement inspirés des conven- enfin traite, pour sa part, des « violations des
tions de Genève. lois et coutumes de la guerre » puis il énu-
mère, de manière non exhaustive, un certain
II – Le crime de guerre à travers nombre de comportements prohibés tels que
le Statut et la jurisprudence l’emploi d’armes toxiques, la destruction sans
des juridictions pénales motifs de villes ou de villages, l’attaque ou
internationales le bombardement de villes, habitations ou
bâtiments non défendus, etc.
Les événements survenus sur les territoires L’article 4 du « Statut » du TPIR prend
de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda ont, à la fin en considération le caractère « interne » de
du xxe siècle, remis les crimes de guerre au ce conflit et donne compétence au tribu-

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Le conflit russo-ukrainien et les crimes de guerre Chroniques

nal pour connaître des « violations graves sont donc invités à ne pas s’arrêter à des
à l’article 3 commun des conventions de crimes isolés mais à s’intéresser à ceux qui
Genève et du protocole additionnel II » sont commis en nombre ou de manière
puis il donne une liste, non limitative, de systématique. Ce même article opère ensuite
comportements pénalement qualifiables tels une distinction entre d’une part les infrac-
que le meurtre, les tortures, les mutilations, tions graves aux conventions de Genève et les
le viol, le pillage, les condamnations pro- autres formes de violations graves des lois et
noncées et les exécutions effectuées sans coutumes applicables aux conflits armés
jugement préalable, etc. internationaux et, d’autre part, les conflits
À la différence du TPIY et du TPIR, le armés internationaux (« CAI ») et les conflits
« Statut » de la Cour pénale internationale armés non internationaux (« CANI »). Puis il
(la « CPI »), adopté à Rome le 17 juillet classe les crimes de guerre, qu’il énumère,
1998, n’est pas l’œuvre des bureaux spéciali- en quatre catégories 4.
sés des Nations unies mais le résultat d’une Allant même au-delà du droit conven-
longue et difficile conférence diplomatique. tionnel qui lui a servi de référence, l’article 8
Il parachève l’important travail de définition du Statut de Rome ajoute des incriminations
entrepris depuis le début des années 1990. nouvelles en particulier le viol, l’esclavage
Son article 8 énumère en effet cinquante sexuel, la prostitution forcée, la grossesse for-
comportements constitutifs de crimes de cée ou encore la conscription, l’enrôlement
guerre et un document de 31 pages intitulé ou l’utilisation d’enfants de moins de 15 ans.
« Éléments des crimes » précise les éléments Enfin, s’agissant toujours des textes et
constitutifs de ces différents crimes de guerre. contrairement aux Statuts des tribunaux ad
L’article 8-1 souligne tout d’abord que hoc, le Statut de la CPI, dans ses articles 25
la Cour n’est compétente que lorsque les à 28 prévoit de manière très précise les modes
crimes de guerre « s’inscrivent dans le cadre de responsabilité susceptibles d’être retenus
d’un plan ou d’une politique ou lorsqu’ils à l’encontre des personnes physiques ayant
font partie d’une série de crimes analogues commis les actes incriminés, qu’elles soient
commis sur une grande échelle ». Les juges auteurs ou complices.

4. 1) « Les infractions graves aux conventions de Genève du 12 août 1949 » avec une liste de huit infractions graves telles
que les homicides intentionnels, les tortures ou les traitements inhumains, les prises d’otages, etc. ; 2) « Les autres violations
graves des lois et coutumes applicables aux conflits armés internationaux dans le cadre établi du droit international » en
l’occurrence le Règlement de la convention de La Haye IV de 1907 et le Protocole additionnel I aux conventions de Genève
de 1977. Suit une liste de 26 crimes allant de l’attaque délibérée contre la population civile ou contre des civils ne participant
pas aux hostilités, l’attaque délibérée contre des biens civils qui ne sont pas des objectifs militaires, l’attaque délibérée contre le
personnel et les installations employés dans le cadre d’une mission d’aide humanitaire ou de maintien de la paix à l’utilisation
d’enfants de moins de 15 ans pour les faire participer activement à des combats en passant par les viols, l’esclavage sexuel,
les destructions et le pillage ; 3) « En cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international, les violations graves
de l’article 3 commun aux quatre conventions de Genève » soit un certain nombre d’actes commis à l’encontre de personnes
ne participant pas directement aux hostilités ; 4) Enfin, « les autres violations graves des lois et coutumes applicables aux
conflits armés ne présentant pas un caractère international dans le cadre établi du droit international ».

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Chroniques Le conflit russo-ukrainien et les crimes de guerre

La jurisprudence des juridictions champ des conflits armés non interna-


pénales internationales tionaux ou internes. Cette délimitation
Pour aller à l’essentiel, notons que s’avère en effet délicate, dans la mesure
les décisions rendues par les juridictions où les États ne souhaitent guère voir le
pénales internationales ont, au fil des ans droit international s’intéresser et régir des
et des affaires, précisé un certain nombre de conflits se déroulant à l’intérieur de leurs
notions en commençant par ce que l’on doit frontières. Ils redoutent en effet que cela
entendre par « conflit armé », notion que ne confère de la crédibilité, voire une
les quatre conventions et leurs protocoles certaine forme de légitimité à des groupes
ne définissent pas explicitement. armés « rebelles » dont ils souhaitent voir
Sur ce point, l’arrêt Tadic rendu par traiter les membres comme des criminels
la chambre d’appel du TPIY le 2 octobre de droit commun ou même comme des
1995 énonce qu’« un conflit armé existe terroristes.
chaque fois qu’il y a recours à la force Les situations de guerre sont toutefois
armée entre États ou un conflit armé pro- susceptibles d’évoluer et un conflit pure-
longé entre les autorités gouvernementales ment interne peut s’internationaliser : tel est
et des groupes armés organisés ou entre le cas lorsqu’un État fait directement irrup-
de tels groupes au sein d’un État ». Cette tion dans un conflit qui n’était jusqu’ici
même décision, soucieuse de cantonner la qu’interne ou encore lorsqu’il s’avère que
notion de conflit armé dans le temps et les groupes armés ou les milices qui agissent
dans l’espace, précise que, pour qu’il y ait sur le territoire d’un État sont en réalité
conflit armé, il faut que le conflit préexiste soutenus par un État tiers qui intervient
à la commission des crimes et qu’il n’y ait donc indirectement cette fois.
pas été mis fin par un accord de paix ou par Par ailleurs, selon l’arrêt Tadic, il doit
un règlement pacifique. Elle ajoute que les exister un « lien étroit » entre les faits commis
faits doivent se dérouler sur le territoire et le conflit armé et, s’agissant de la CPI,
de l’un des États parties au conflit ou, en il faut que les comportements incriminés
cas de conflit « interne », sur un territoire aient « eu lieu dans le contexte de » et
placé sous le contrôle de l’une des parties aient été « associé[s] à un conflit armé non
au conflit. international ».
Il doit ensuite s’agir d’un « conflit
armé international ("un CAI") ou non Les juridictions appelées
international ("un CANI") ». La jurispru- à connaître des crimes de guerre :
la Cour pénale internationale
dence s’est également efforcée de préciser
la distinction opérée par les conventions de C’est au premier chef la Cour pénale
Genève et leurs protocoles entre ces deux internationale (la « CPI ») ; mais elle n’est
catégories de conflits et elle a délimité le pas seule. Quoiqu’universelle et perma-

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Le conflit russo-ukrainien et les crimes de guerre Chroniques

nente, la Cour n’est pas censée se saisir de intervenues en 2002 et qu’elle a donc
tous les crimes qui entrent dans son champ aujourd’hui 20 ans. Elle est compétente,
de compétence. Le Préambule du Statut ratione materiae : pour connaître des
de Rome énonce en effet avec solennité génocides, des crimes contre l’humanité,
qu’il « est du devoir de chaque État de des crimes de guerre et, depuis peu, du
soumettre [les crimes les plus graves] à sa crime d’agression mais, s’agissant de ce
juridiction criminelle » et de juger leurs dernier crime, dans des conditions très
responsables « dans le cadre national ». restrictives 6.
La compétence de la Cour n’est donc Ratione personae, elle est compétente à
que subsidiaire ou « complémentaire » et l’égard des ressortissants d’États ayant signé
il appartient aux États parties au traité de et ratifié le traité de Rome ou encore d’États
Rome d’exercer prioritairement leur com- ayant déclaré « accepter » la compétence
pétence 5, et cela soit directement lorsque de la Cour 7. À ce jour, 123 États sont
les faits ont été commis sur leur territoire parties au traité de Rome mais l’absence
soit dans le cadre de la compétence dite de ratification d’États tels que les États-
« universelle ». Unis, la Russie, la Chine, l’Inde ou Israël
Cette Cour dont personne ne parlait la fragilisent. C’est tout particulièrement le
jusqu’ici si ce n’est pour critiquer sa lenteur, cas dans le contexte actuel.
son inefficacité, son coût, son caractère La CPI peut être saisie : 1) par un
trop politique et aussi sa focalisation sur État ayant « ratifié » le traité de Rome 8
le continent africain a été, dès le mois de ou ayant « accepté » la compétence de la
mars 2022, présentée comme devant être Cour, 2) par le Conseil de sécurité des
en mesure de poursuivre et de sanctionner Nations unies 9, 3) par le procureur 10 ou
dans des délais très rapides les responsables 4) en vertu de l’article 13 a) du Statut de
de l’agression commise sur le territoire Rome, par un certain nombre d’États par-
ukrainien. ties ce qui, pour la première fois, a été le
Il n’est sans doute pas inutile de rap- cas en mars 2022, plus de quarante États
peler brièvement que la CPI est le résultat (essentiellement européens mais aussi le
d’une conférence diplomatique tenue à Japon) ayant fait application de cette dispo-
Rome en juillet 1998, que les soixante sition 11 pour saisir la Cour de la situation
ratifications exigées pour sa création sont ukrainienne.

5. Sur le « principe de complémentarité » voir le dixième alinéa du Préambule du Statut de Rome et l’art. 17 dudit Statut.
6. Art. 15 bis et ter du traité de Rome.
7. Art. 12 du Statut.
8. Art. 13 a) du Statut.
9. Art. 13 b) du Statut.
10. Art. 13 c) du Statut.
11. Art. 14 du Statut.

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Chroniques Le conflit russo-ukrainien et les crimes de guerre

Le bilan de la CPI demeure à ce jour et donc en efficacité. Pour autant et compte


quantitativement assez limité, ce qui ne tenu, notamment, de ses délais de jugement,
saurait surprendre. Une juridiction inter- il paraît sage de ne pas élargir actuellement
nationale ne peut se mettre en ordre de son champ de compétence en l’ouvrant,
marche en un trait de temps : 18 juges de comme certains le souhaitent, aux crimes
18 nationalités différentes et de culture juri- écologiques ou aux crimes de terrorisme.
dique différente se renouvelant régulièrement Sur ce dernier point, il n’est sans doute
(6 nouveaux juges sont élus tous les 3 ans) pas inutile de rappeler que les participants
doivent apprendre à travailler ensemble. à la conférence de Rome de 1998 puis à la
En outre, à la différence du TPIY ou conférence de révision du Statut de la Cour
du TPIR qui connaissaient de faits s’étant réunie à Kampala en juin 2010 ont, faute
déroulés dans une même zone géographique, d’être parvenus à un accord, expressément
au cours d’une même période et dans un exclu le terrorisme du champ de compétence
même contexte, la CPI doit, pour chaque de la Cour et il ne semble pas qu’une évolu-
dossier, découvrir un nouveau pays, un nou- tion soit envisagée à court terme.
veau contexte et elle intervient souvent dans Il est vrai qu’en dépit des efforts engagés
des pays encore en guerre ou en situation en ce sens il n’existe aujourd’hui, sur le plan
de conflits ce qui rend les enquêtes plus international comme sur le plan européen,
difficiles et donc plus longues. Au surplus, aucune définition commune du crime de
ses moyens sont limités, ses champs d’action terrorisme en raison, notamment et peut-être,
des combats engagés par certains peuples
« Le bilan de la CPI demeure à ce jour
pour se libérer et obtenir l’autodétermination.
quantitativement assez limité, ce qui ne saurait
L’adoption d’un projet de convention générale

{
surprendre. Une juridiction internationale ne peut
se mettre en ordre de marche en un trait sur le terrorisme international à l’étude au
de temps : 18 juges de 18 nationalités différentes sein des Nations unies depuis 1996 ne paraît
et de culture juridique différente se renouvelant
pas proche d’aboutir à court terme.
régulièrement (6 nouveaux juges sont élus tous
les 3 ans) doivent apprendre à travailler ensemble. » À l’heure actuelle, la seule juridiction
pénale internationale compétente pour
sont éparpillés et elle ne dispose pas de force connaître d’actes de terrorisme fut le tribunal
de police. Elle ne peut compter que sur spécial pour le Liban créé pour juger les auteurs
la coopération des États et ceux-ci, même de l’attentat dans lequel, en 2005, furent tués
quand ils ont ratifié le traité de Rome, ne le Premier ministre Rafic Hariri et 21 autres
respectent pas toujours les engagements pris personnes. Mais il appliquait la définition
en ce sens. juridique libanaise du crime de terrorisme.
Il demeure qu’au fil des années, le fonc- Il est toutefois intéressant de noter que
tionnement de la CPI s’est notablement amé- la résolution no 2170/2014 du Conseil de
lioré et qu’elle a gagné en professionnalisme sécurité relative à l’État islamique énonce

{ 136 Les Cahiers de la justice # 2023/1


Le conflit russo-ukrainien et les crimes de guerre Chroniques

que « les attaques généralisées ou systéma- modifications législatives seraient donc néces-
tiques dirigées contre des populations civiles saires ou bien alors il faudrait considérer que
en raison de leur origine ethnique, de leur les faits qualifiés de crimes contre l’humanité
appartenance politique, de leur religion ou s’inscrivent dans une activité terroriste.
de leur conviction peuvent constituer un
crime contre l’humanité » et souligne qu’« il La compétence universelle
faut veiller à ce que les organisations terro- Indépendamment de la compétence qui,
ristes islamistes répondent des atteintes aux sous réserve du principe de complémenta-
droits de l’homme et des violations du droit rité, est reconnue à la CPI, peuvent être
international humanitaire ». appelées à connaître des crimes de guerre
La question se pose dès lors de savoir si les juridictions sur le territoire desquelles ils
le terrorisme, en particulier dans sa dimen- sont commis (c’est le cas de l’Ukraine) ainsi
sion internationale, doit être considéré que les juridictions des États autorisant la
comme une nouvelle forme de crime contre mise en œuvre de la compétence universelle.
l’humanité et, à ce titre, relever éventuelle- Selon la législation adoptée, celle-ci peut
ment de la compétence de la CPI. Ce qui être plus ou moins étendue et elle permet
reviendrait à lui permettre de connaître, en de poursuivre et de juger l’auteur, étranger,
quelque sorte « par la bande », de faits de de crimes de guerre commis à l’étranger sur
terrorisme. Eu égard à la position adoptée des étrangers.
jusqu’ici sur cette question par l’assemblée L’article 689-11 du code de procédure
des États parties au traité de Rome, il paraît pénale permet aux juridictions françaises de
en réalité peu probable que la Cour retienne connaître des crimes de guerre commis dans
par ce biais sa compétence en matière de ce cadre si sont remplies certaines conditions.
terrorisme. Deux d’entre elles : la « résidence habituelle
La même question se pose d’ailleurs en France » et l’exigence de « double incrimi-
aussi sur le plan national. Le recours à la nation » constituent toutefois des contraintes
qualification de crime contre l’humanité ne excessives pour la première et faisant l’objet
peut en effet être exclue si des actes de ter- d’une interprétation très stricte de la chambre
rorisme s’avèrent d’une extrême gravité et criminelle de la Cour de cassation pour la
relèvent d’attaques généralisées et systéma- seconde. Sur ce dernier point, l’assemblée
tiques. Mais en retenant cette qualification, plénière de cette même Cour doit toutefois
il faut bien voir que le parquet national connaître, courant 2023, de deux pourvois
antiterroriste, compétent en ce domaine, ne formés contre des arrêts de la chambre de
pourrait, semble-t-il pas, recourir au corpus l’instruction de la cour d’appel de Paris ren-
procédural dérogatoire existant actuellement dus en novembre 2021 et avril 2022 concer-
pour lutter avec le maximum d’efficacité nant des ressortissants syriens poursuivis pour
contre les actes de terrorisme. De nouvelles crimes contre l’humanité et interpellés en

Les Cahiers de la justice # 2023/1 137 {


Chroniques Le conflit russo-ukrainien et les crimes de guerre

France 12. Si cette jurisprudence restrictive religieuses comme celles qui sont liées à la
devait être maintenue, une modification de mémoire historique. Cette dimension est
l’article 689-11 précité devra être envisagée. très présente dans les affaires dont doit
À défaut, la France risquerait fort de ne pas connaître la CPI sur le continent africain ;
être en mesure de remplir ses obligations, 2) par les moyens mis en œuvre, la guérilla
ce qui ne serait pas admissible. À l’heure et la terreur s’opposant à des techniques de
actuelle, et c’est une forme de complémen- guerre qui ont évolué pour devenir de plus
tarité inédite qui s’est mise en œuvre, on en plus chirurgicales et sophistiquées ; 3) par
constate que plusieurs États se sont reconnus le fait que, dans une guerre asymétrique,
compétents pour connaître des crimes de l’une des parties ne recherche pas toujours
guerre qui auraient été commis en Ukraine une victoire, au sens classique du terme,
et pour ordonner des enquêtes. acquise sur le champ de bataille, mais la vic-
toire que lui reconnaissent, médiatiquement,
l’opinion publique locale et internationale et
III – La poursuite et la répression le monde politique. La supériorité militaire
des crimes de guerre dans le ne suffit plus ici à faire gagner. Il en résulte
conflit « Russie contre Ukraine » notamment que, pour certains, la distinction
entre CAI et CANI est devenue artificielle.
L’ensemble du corpus conventionnel et De même, la dimension religieuse ou
statutaire qui vient d’être rappelé a été conçu politico-religieuse (le politique se servant de
et adapté à des guerres dites « classiques » oppo- la religion), souvent étroitement imbriquée
sant entre eux deux États ou plus. Au cours de avec des considérations d’ordre ethnique et
ces dernières années, il ne s’est toutefois pas national, transforme notablement les conflits
toujours avéré en adéquation avec les formes de qu’il s’agisse de religions qui s’affrontent
guerre auxquelles on assistait. En effet, depuis entre elles (conflit chiites – sunnites et ses
la fin de la Seconde Guerre mondiale, on a implications iranienne, irakienne, libanaise,
assisté au développement et à la généralisation syrienne…) ou de conflits opposant au sein
de guerres dites « asymétriques » opposant un d’un même État et d’une même religion
ou plusieurs États et leurs forces militaires à les tenants de lignes radicalement opposées.
des organisations armées non étatiques. En présence de ces nouvelles formes de
Comme le souligne très bien guerre, c’est donc au juge, à supposer qu’il
Elie Barnavi 13, ces conflits se caractérisent : soit saisi de faits pénalement qualifiables,
1) par leur dimension culturelle et la place qu’il appartenait, depuis quelques années,
qu’y occupent les données d’ordre ethnique, de trouver dans l’arsenal conventionnel et

12. Affaires A. Chaban et M. Nema.


13. E. Barnavi, « Dix thèses sur la guerre », Flammarion, 2014.

{ 138 Les Cahiers de la justice # 2023/1


Le conflit russo-ukrainien et les crimes de guerre Chroniques

statutaire existant, éventuellement au prix les crimes de guerre, voire les crimes contre
de savantes évolutions jurisprudentielles, les l’humanité, qu’auraient commis certains de
dispositions permettant, quelle que soit la ses ressortissants, militaires ou civils, dès
nature du conflit CAI ou CANI, d’assurer lors que : 1) elle n’est pas partie au traité
une juste protection et une juste répression. de Rome : elle l’avait signé mais ne l’avait
Avec l’invasion de l’Ukraine on revient,
du moins en apparence, à une guerre dite

}
« Avec l’invasion de l’Ukraine on revient, du
« classique » quoiqu’on puisse hésiter si l’on moins en apparence, à une guerre dite "classique"
quoiqu’on puisse hésiter si l’on s’arrête sur les
s’arrête sur les formes qu’a revêtues l’agres- formes qu’a revêtues l’agression russe. »
sion russe.
En effet Moscou parle avec constance
de simples « opérations militaires spéciales » jamais ratifié et elle a même retiré sa signature
et les modalités de ses attaques sont inhabi- en novembre 2016, mécontente de voir le
tuellement diversifiées : en effet à côté des bureau du procureur enquêter sur les crimes
attaques armées avec, semble-t-il, le concours susceptibles d’avoir été commis en Géorgie ;
de certains pays étrangers (Biélorussie et Iran), 2) elle persiste à contester l’existence même
on assiste aussi à des attaques informatiques, d’une guerre : il ne s’agirait que « d’opéra-
de gazoduc, de centrales électriques, à du tions militaires spéciales » ; 3) en revanche,
chantage énergétique, à des confiscations de la Russie paraît prête – et elle a très vraisem-
récoltes de blé… ce qui a conduit à parler blablement déjà engagé des poursuites en ce
de guerre « hybride ». sens – à juger les crimes de guerre qu’elle
Et, du côté ukrainien, on ne sait trop impute à des militaires ukrainiens contre ses
jusqu’à quand on pourra considérer comme propres troupes voire contre ses partisans et
n’étant pas cobelligérants des États qui ses ressortissants dans les territoires de l’Est
apportent des aides financières et du matériel pro-russes sur lesquels, depuis les derniers
de guerre d’un montant et d’une envergure référendums, elle entend continuer à exercer
sans doute inconnus jusqu’ici ! sa souveraineté.
Il demeure que le comportement des Du côté ukrainien, à supposer que des
forces russes a permis de considérer d’emblée crimes de guerre se commettent ou aient
que, sous réserve de vérifications approfon- été commis par des combattants ukrainiens,
dies, des crimes de guerre étaient susceptibles il est douteux que les autorités judiciaires
d’avoir été commis ! La question se posera ukrainiennes engagent, en tous cas à brève
aussi de savoir s’il en a été de même du échéance, la moindre poursuite : il y aurait,
côté ukrainien. dit-on, des enquêtes en cours mais la com-
Qui va donc connaître de ces crimes munication, pourtant intense à laquelle se
s’ils sont établis ? Du côté russe, il n’est livrent les autorités ukrainiennes, semble
guère probable que la Russie juge un jour faire défaut sur ce point.

Les Cahiers de la justice # 2023/1 139 {


Chroniques Le conflit russo-ukrainien et les crimes de guerre

Par ailleurs, si l’Ukraine a, en 2014, d’ordres, à ceux qui ont aidé sous quelque
déclaré « accepter » la compétence de la CPI, forme que ce soit, à ceux qui n’ont pas
sur le fondement de l’article 12 du Statut 14, exercé le contrôle auquel ils étaient tenus.
cette « acceptation » n’aurait visé que les « les Dans la nouvelle forme de complémenta-
hauts fonctionnaires de la Fédération de rité qui s’est instaurée depuis le début du conflit,
Russie et les leaders des organisations terro- on ne peut qu’être frappé par le nombre des
ristes DNR (Donetsk) et LNR (Louhansk) ». organes ayant décidé de conduire des enquêtes et
Dès lors, quelle suite donner aux crimes par la rapidité, jusqu’ici inconnue, avec laquelle
de guerre que pourraient commettre, à ces nombreux intervenants ont décidé de se
compter de février 2022, des militaires ou saisir et d’agir. Ils l’ont fait dès les premiers
des civils ukrainiens ? Sans doute la CPI jours de ce conflit et de manière, du moins à
se considère-t-elle d’ordinaire saisie d’une son début, apparemment assez désordonnée.
« situation » et non pas des crimes commis Les initiatives se sont en effet multipliées
par les ressortissants d’un seul État mais émanant : 1) des deux procureurs généraux
cette « acceptation », limitée, de la compé- d’Ukraine qui se sont succédé, avec la première
tence de la Cour crée-t-elle une obligation condamnation d’un exécutant intervenue dès
de poursuite dans le contexte, non plus le mois de mai 2022, d’autres condamnations
de 2014, mais de 2022 et cela même si le étant intervenues depuis 15 ; 2) du bureau du
procureur a trouvé dans « l’acceptation » procureur de la CPI que l’on n’avait jamais
de 2014 un titre de compétence pour enga- vu intervenir aussi vite, les enquêtes ayant
ger des enquêtes ? Ce point mérite d’être été ordonnées dès le 28 février 2022 et enga-
clarifié sans délai. gées le 2 mars 2022 ; 3) de spécialistes de la
Ne font donc actuellement l’objet d’en- police technique et scientifique et de médecins
quêtes que les crimes de guerre éventuelle- légistes, notamment français, venus procéder à
ment commis par des militaires ou des civils des exhumations et des constations médico-lé-
russes étant précisé qu’il conviendra de ne gales ; 4) de différentes commissions d’enquête
pas se limiter aux seuls exécutants, aux sol- mandatées par les Nations unies ou l’OSCE ;
dats de terrain, mais qu’il faudra aussi, en 5) d’ONG disposant de représentants in situ ;
application des articles 25 et 28 du Statut 6) de journalistes représentant un nombre
de Rome, s’intéresser de près aux donneurs jusqu’ici inégalé d’organes de presse…

14. Ce qui a permis au procureur de la CPI de se considérer compétent pour engager des enquêtes dès le début des hos-
tilités en février-mars 2022.
15. Selon l’actuel procureur général d’Ukraine, Andriy Kostin, dans les propos qu’il a tenus lors de « La Nuit du droit »,
organisée à Paris, le 5 octobre 2022 par le Conseil constitutionnel, on recenserait début octobre 2022 : 7 000 cas de crimes
de guerre ; 418 enfants tués ; 10 000 civils blessés ; 20 000 personnes probablement décédées à Marioupol ; 170 suspects ;
10 condamnations auraient été prononcées au sein des tribunaux militaires ukrainiens ; 28 groupes de mobilité d’enquête
auraient été constitués ; 7 000 enfants auraient été déplacés de force en Russie, ces « déplacements » constitueraient pour
lui des actes constitutifs de génocide.

{ 140 Les Cahiers de la justice # 2023/1


Le conflit russo-ukrainien et les crimes de guerre Chroniques

À ces enquêtes, orientées vers la d’une justice d’occidentaux, engagés dans


recherche d’éléments prouvant l’existence le conflit, cet Occident accusé de vouloir
de crimes de guerre, il faut ajouter, sur un détruire la Russie 17 ?
plan plus général : 1) les décisions rendues

}
« Il faut également s’arrêter sur la demande
par la Cour internationale de justice et la de création d’un tribunal ad hoc qui serait
Cour européenne des droits de l’homme, appelé à juger le seul crime d’agression que
qui, dès le mois de mars 2022, ont prescrit l’on peut considérer comme flagrant. »
à la Russie de « suspendre les opérations
militaires » engagées ; 2) enfin la mise en Qui financera cette juridiction ?
œuvre de la « compétence universelle » par Comment la composera-t-on ? Quel système
différents pays dont l’Allemagne et la France. procédural faudra-t-il adopter : Common Law
Il faut également s’arrêter sur la ou Civil Law ? Sera-t-il possible de juger in
demande de création d’un tribunal ad hoc qui absentia ? Dans quel délai ce tribunal pour-
serait appelé à juger le seul crime d’agression ra-t-il être constitué et sera-t-il pleinement
que l’on peut considérer comme flagrant, opérationnel ? Nombreuses sont donc les
en particulier si l’on se réfère à l’écrasante questions préalables à résoudre !
majorité qui, les 2 mars 2022 et 12 octobre Face à cette multiplication d’initiatives
2022, au sein de l’assemblée générale des et au risque d’éparpillement et de fragilisa-
Nations unies, a condamné cette agression tion des procédures qui ne pouvait qu’en
et l’annexion par référendum des territoires résulter, il a été décidé, d’un commun
de l’Est ukrainien. Un crime d’agression accord entre les ministres européens de la
dont la Cour pénale internationale ne peut justice et Eurojust, que cet organisme assu-
connaître dès lors que la Russie n’est pas

}
partie au traité de Rome 16. « Un crime d’agression dont la Cour pénale
La création de ce tribunal, demandée internationale ne peut connaître dès lors que la
Russie n’est pas partie au traité de Rome. »
avec insistance par le gouvernement ukrai-
nien et différents États européens, pose toute-
fois problème car qui créera ce tribunal ? Ce rerait un rôle de coordination en recueil-
ne peut être le Conseil de sécurité paralysé lant notamment les éléments de preuve
par les droits de veto de la Russie et de la collectés, en les stockant, en les classant,
Chine. Alors pourrait-il s’agir de l’Union en les répertoriant. Il s’agit là d’une excel-
européenne ou de certains des États de cette lente initiative car il ne faut surtout pas
Union ? Mais ne reprochera-t-on pas d’em- oublier, pour ce qui relèvera de la Cour
blée à ce tribunal d’être le bras judiciaire pénale internationale, que la Common Law

16. Art. 15.5 du Statut de Rome.


17. V. à cet égard le discours prononcé par le président Vladimir Poutine le 30 septembre 2022.

Les Cahiers de la justice # 2023/1 141 {


Chroniques Le conflit russo-ukrainien et les crimes de guerre

y est omniprésente et que la preuve y est « agi » sur le terrain, sera-t-elle acceptée
donc très étroitement réglementée, ce qui, par les différents intervenants notamment
dès les premières constations, impose une les autorités judiciaires et politiques ukrai-
extrême vigilance. niennes ? Mais alors, ne risque-t-on pas de
Ce souci de coordination doit donc se trouver devant une réaction judiciaire
être salué et, s’agissant du « principe de à deux vitesses : rapide pour les simples
complémentarité », il devrait permettre de exécutants, fort lente pour les responsables
se focaliser sur les plus hauts responsables de rang élevé, les décideurs, les donneurs
qui, aux termes de l’article 27 du Statut, ne d’ordre… alors que c’est à ce niveau que
sont couverts par aucune immunité. se situent les plus grandes responsabilités !
Mais, sur ce point aussi, s’agissant du Le procureur de la Cour pénale inter-
président Vladimir Poutine, une question nationale sera-t-il en mesure de procéder à
se pose : président « en exercice » d’un des arrestations si des mandats d’arrêts sont
État « non partie au traité de Rome » et délivrés ? On sait en effet à quel point la
« en l’absence de saisine du Conseil de CPI est démunie pour faire exécuter ses
sécurité », ne demeure-t-il pas couvert par décisions et ses mandats !
son immunité de chef d’État ? À supposer qu’elle y parvienne, quel
La question est sérieuse car la juris- calendrier le procureur et, après lui, les
prudence de la CPI, en particulier dans chambres, pourront-ils proposer ? La Cour
l’affaire du Darfour mettant en cause le est en effet souvent critiquée pour sa len-
président du Soudan, État non partie au teur, d’autres poursuites sont en cours
traité de Rome, et dans l’affaire du Kenya, que l’on ne peut négliger et le rôle des
État partie, a beaucoup oscillé. Est-elle vrai- chambres est chargé… À cet égard, on laisse
ment stabilisée 18 ? Là encore, une clarifi- entendre, simple rumeur peut-être, que la
cation s’impose avant que ne commencent Cour pourrait, à la demande des autorités
d’éventuels procès. ukrainiennes, connaître dès à présent du cas
D’autres questions demeurent par ail- de certains criminels de guerre : attention
leurs également en suspens : une réparti- cependant à ne pas lui déférer des « seconds
tion laissant à la CPI le soin de juger les couteaux » qui encombreront son rôle et ne
plus hauts responsables civils et militaires, lui laisseront pas le temps de juger ensuite
donneurs d’ordres, et aux juridictions ukrai- les plus hauts responsables « dans un délai
niennes la mission de juger ceux qui auront raisonnable ».

18. H. Ascencio, « Complémentarité et fonction fédérative de la CPI », dans « Universalité et complémentarité de la justice
pénale internationale », 5e journées de la justice pénale internationale, 2020, Pedone, 2021, p. 108. M. Ubdea-Saillard,
« Souveraineté nationale. Versus justice pénale internationale. Comment repenser l’articulation entre les notions ? », in Revue
internationale et stratégique, 2019/4, no 116. X. Aurey, « Article 27. Défaut de pertinence officielle », in « Statut de la CPI.
Commentaire articles par articles », sous la dir. de J. Fernandez, X. Pacreau et M. Ubeda-Saillard, sept. 2019, p. 1081 à1088.

{ 142 Les Cahiers de la justice # 2023/1


Le conflit russo-ukrainien et les crimes de guerre Chroniques

A-t-on enfin bien pris conscience que la Il est donc indispensable d’avoir conscience
Cour pénale internationale ne connaît pas des nombreuses questions qui se posent encore
la procédure de défaut ou in absentia ? Et ne au mois de novembre 2022, date à laquelle
s’impose-t-il pas, pour les victimes et pour que sont écrites ces lignes, et des « limites » qui
la communauté internationale apprenne, non viennent d’être énoncées avant de déclarer,
pas médiatiquement mais judiciairement, ce comme cela s’est déjà trop souvent produit,
qui s’est passé, que la Cour se dote sans délai que « la justice pénale internationale passera »
d’une telle procédure ou, au minimum, d’une très vite ! Il s’impose certes de la rendre dans
procédure analogue à celle de l’article 61 du les meilleurs délais possibles mais il faut avoir
Statut du Tribunal pénal international pour conscience que cela prendra du temps.
l’ex-Yougoslavie ?

}
« A-t-on enfin bien pris conscience que la
Souvenons-nous de l’article 12 de
Cour pénale internationale ne connaît pas la
l’accord de Londres qui prévoyait expres- procédure de défaut ou in absentia ? »
sément le « défaut » ou « la contumace »
à condition, bien sûr, que soit assurée une Tout doit être mis en œuvre pour que
défense effective. À Nuremberg, l’accusé, les victimes obtiennent la justice à laquelle
Martin Bormann, a été jugé par défaut, les elles ont droit mais la collecte des éléments
quatre parties, procureurs et juges, dont les de preuve sans lesquels aucune déclaration de
deux représentants de l’URSS, étant sur ce culpabilité n’est envisageable, l’arrestation des
point d’accord. Existe-t-il meilleur précé- coupables présumés, des débats respectant plei-
dent 19 ? Si devait être créé un tribunal ad nement les principes du procès équitable et du
hoc pour le crime d’agression, il s’imposera contradictoire constituent autant d’obligations
de prévoir une procédure in absentia. qu’il s’imposera préalablement de satisfaire.

19. Précédent auquel on peut ajouter le Statut du tribunal spécial pour le Liban qui prévoyait expressément le jugement in
absentia. Les décisions intervenues ont été rendues par défaut.

Les Cahiers de la justice # 2023/1 143 {

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