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UN CRIME D’AMOUR

M. Paul Bourget, en ces temps derniers, a été fort malmené de la critique, à propos de
la publication de la deuxième série de ses belles études littéraires. Cela arrive toujours ainsi,
chaque fois qu’un écrivain est différent, comme disait Stendhal. Entre autres amers reproches,
on lui a reproché, très amèrement, de ne pas fabriquer de vaudevilles ni de chansons à boire,
et de ne point obliger les gens qui ont bien dîné à citer ses calembours au dessert.
Aujourd’hui, il paraît qu’il faut être gai, ne plus s’adresser au cerveau, mais à la rate – c’est,
du moins, ce qu’assurent quantité de chroniqueurs très tristes, lesquels vont disant, d’une voix
de De profundis, qu’il n’est rien d’admirable sur la terre, hormis de rire . Que le monde saigne
et qu’il pleure – cela ne fait rien. Il faut rire, « pour ce que rire est le propre de l’homme » –
une citation dont il ne devrait rien rester, tant elle a servi depuis trois siècles. J’ignore de qui
et de quoi l’on peut rire ainsi, en cette sombre tragédie qu’est la vie ; mais il n’importe pas
qu’il y ait une raison de rire, pourvu que l’on rie. On ne doit même pas se demander si le rire
n’est pas souvent une insulte à quelque chose de noble et de bon, et si, quand un rire éclate,
c’est qu’une larme a coulé quelque part. Non. Il faut rire, et voilà tout. Un homme a pensé, il a
étudié, il a souffert, c’était apparemment pour rire et faire rire les autres. À chaque descente
plus profonde dans la douleur humaine, le rire devra retentir plus sonore, encore qu’il ait les
lèvres barbouillées de boue, les mains éclaboussées de sang. La critique, qui, comme toutes
les vieilles filles, a besoin d’être consolée, les concierges et les commis voyageurs qui
cultivent l’illusion au fond de leurs loges et dans les tables d’hôtes, le veulent ainsi.
Ces belles et généreuses théories s’étalent dans les journaux les plus graves,
envahissent les chaires académiques, au nom de l’art menacé par le pessimisme, et, ce qui est
plus curieux et plus gai, au nom de la patrie. Et l’on nous cite, en s’extasiant, Béranger,
Désaugiers, Labiche, Coquelin cadet et tant d’autres bons esprits de l’ancien temps et du
nôtre. Voilà au moins une littérature consolante, réchauffante, éminemment française, qui
n’exige aucun éveil de pensée, et pour celui qui a cuisiné, et pour celui qui s’en régale. On
dirait vraiment que le nihilisme de la vie, la vanité de l’effort humain vers un idéal de justice,
d’amour et de bonté, sont des conceptions toutes modernes, et qu’on les doit à M. Paul
Bourget, que Schopenhauer engendra, si j’en crois les comiques de l’Académie. Que
Shakespeare, que La Bruyère, que Pascal, que Molière, que tous les grands artistes et les
grands penseurs, que tous ceux qui n’ont point ravalé leur mission hautaine au bas métier de
clown et d’amuseur de foules, et qui se sont penchés sur l’homme pour en sonder l’abîme,
aient poussé le cri de désespérance universelle, ou froidement conclu au néant, il n’importe
pas. M. Paul Bourget seul est coupable, comme l’était Baudelaire jadis, comme le sont encore
M. Huysmans, M. Sully-Prudhomme , et bien d’autres qui ont fait sans doute, de la
souffrance, une sorte de dandysme, et se parent de cette pâle fleur, inconnue du reste des
hommes, ainsi que d’un gardénia , pour aller dans le monde.
Je pense – et beaucoup pensent – que la littérature, que l’art tout entier, de quelque
façon différente qu’il s’exprime, n’a qu’une excuse et qu’un but : nous montrer la vie, non pas
seulement dans le monde des calculs, des intérêts et des vanités, source du rire, mais surtout
dans le monde de l’âme et du sentiment, source des larmes. Oh ! si l’on pouvait refaire
l’histoire en la replaçant dans le domaine seul de la psychologie ; oh ! si ceux-là dont on bénit
les vertus, dont on honore la bonté, dont les images de bronze, les tombeaux de marbre, les
nimbes éblouissants continuent de mentir à la mort, comme eux-mêmes avaient menti à la vie
; oh ! si les héros, couverts de gloire éternelle, si les saints vers lesquels, dans les chapelles
consacrées, montent les fumées des encensoirs, voulaient dire le secret de leurs âmes défuntes
! Il est bien hardi, celui qui élève des panthéons aux uns et bâtit des bagnes aux autres. C’est
qu’il n’a pas eu les bras assez robustes pour soulever, ne fût-ce qu’un instant, le mensonge
qui, comme un manteau de plomb, pèse sur les épaules du monde, et qu’il n’a pas vu
l’homme, le bon et le méchant, le grand et le petit, le juge et le jugé, le bourreau et le martyr,
rivés à la même chaîne d’infamie et de douleur, se vautrer sur le fumier de l’humanité.

* * *

Je vais parler d’un livre hardi, qui sera vivement discuté, dont beaucoup blâmeront
peut-être certaines brutalités d’analyse et contesteront les conclusions désespérantes.
Quelques détails de ce livre pourront choquer vraisemblablement les liseurs indifférents et
superficiels, parce que tout le monde n’apporte pas, en présence d’une œuvre d’art,
l’impassibilité artiste qu’il faudrait ; mais personne n’en méconnaîtra la haute valeur littéraire
et la haute portée morale. Ce livre est Un crime d’amour, de M. Paul Bourget. Je n’en
recommande point cependant la lecture aux jeunes filles. Je me permets seulement de la
conseiller aux femmes ; car, si cette œuvre entre violemment dans des questions scabreuses et
délicates à traiter, elle éloigne de la dépravation, et reste toujours « de bonne compagnie »,
comme on dit.

* * *

Il est impossible de lire Un crime d’amour, sans en ressentir une tristesse poignante et
comme une impression âcre de spleen ; il est impossible surtout de n’en être pas touché
jusqu’aux larmes. Ce beau livre porte avec lui d’étranges désenchantements et de grandes
pitiés ; et l’illusion dont nous aimons à suivre, à travers la vie, l’indécise et fugitive image
tombe à chaque page qui finit. Le tableau est cruel, passionnant et vrai. Une aurore
d’enthousiasmes, de croyances et de bonheurs qui se lève sur notre jeunesse, et puis l’amour
vient – oh ! si vite ! – l’amour qui souffle comme un fléau sur toutes les belles fleurs
d’humanité , les dessèche et les fait mourir. Dès lors, il ne reste plus rien à l’homme que des
doutes, des mensonges et des douleurs ; son cœur est flétri ; ses rêves, aux formes si nobles,
sont devenus des proies impures, vers lesquelles il se rue et qu’il ne peut même plus étreindre
; et, dans son impuissance à se soustraire aux fatalités qui le poursuivent et l’angoissent, il se
traîne pantelant, de tortures en supplices, du néant de la vie au néant de la mort .
M. Paul Bourget, avec Un crime d’amour, nous fait pénétrer dans le monde dont je
parlais tout à l’heure, le monde de l’âme et du sentiment. C’est l’histoire de trois âmes, le
drame de trois cœurs, qui revit en ces pages désolées et tout attendries d’une analyse féroce, et
pourtant toutes parfumées de ces parfums rares : la tendresse et la pitié. Il se dégage d’Un
crime d’amour je ne sais quelle puissance d’observation, quelle grandeur de pensée, quelle
bonté éparse à travers chaque ligne, qui font songer à Anna Karénine, malgré la différence du
milieu, des caractères et des influences psychologiques. De même que Cruelle énigme, ce
nouveau roman est l’étude d’un adultère – j’allais dire de l’adultère –, car toutes les angoisses,
les terreurs, les déceptions, les hontes et les brisements définitifs des âmes dont se composent
ce que les gens gais appellent les joies de l’adultère, y sont mis en des reliefs saisissants.
Trois personnages y figurent, le mari, la femme et l’amant. Il n’y a pas d’action, et tout
le drame – si déchirant cependant – vient des sentiments et des sensations que M. Paul
Bourget a magnifiquement rendus. Le mari est un homme doux, plein de tendresse, d’une
intelligence supérieure, vivant dans le monde abstrait de la science ; s’étant toujours gardé du
plaisir, il n’a jamais songé à déchiffrer cette énigme terrible : la femme. D’ailleurs, il ignore
que la femme est une énigme, et il ne sait de la sienne qu’une chose, c’est qu’il l’adore. La
pensée qu’elle pourrait le tromper ne viendrait jamais à cet esprit chaste et confiant. Mais il
est gauche dans son affection, un peu ridicule dans ses vêtements. Ce n’est point l’être
charmant et parfumé que les jeunes filles rêvent et attendent. Il n’a apporté à sa femme que
des déceptions d’amour, des caresses lourdaudes et maladroites qui lui sont un supplice, et qui
creusent entre elle et lui ce qu’on croit être un abîme, et qui, le plus souvent, n’est qu’un
malentendu . La femme est pourtant une nature loyale, une âme hautaine et passionnée,
foncièrement honnête et que l’idéal qu’elle se fait des êtres et des choses, dévoie et tourmente
; mais elle n’a pu vaincre ses répugnances. Elle tombe insensiblement, sans rechercher la
chute, comme d’instinct, comme poussée par le besoin qu’elle a d’un amour sublime et vague,
auquel elle voudrait se dévouer toute. L’amant, lui, est un homme de plaisir, mais d’un esprit
remarquable et doué de ce redoutable don qu’ont certaines natures supérieures et
malheureuses de s’analyser soi-même, de disséquer son âme et d’y constater le vide affreux
du néant. Il est en proie à la philosophie pessimiste, méprise les femmes, se sent impuissant à
aimer, et montre, dans ses paroles et dans ses actes, l’amer désenchantement qu’il a de toutes
choses. Galant homme d’ailleurs, irréprochable même, suivant la morale mondaine, mais ne
se gênant pas plus de tuer les âmes que si c’étaient des insectes : une sorte d’Hamlet en
redingote.
La femme d’abord l’a aimé, mais d’un amour dégagé de toute sensualité. Et elle se
trouvait heureuse ainsi, avec une affection idéale qui lui manquait et qui remplissait le vide de
son cœur. Elle ne demandait pas autre chose, ne le voulait pas même. C’est lui qui l’oblige à
se donner, avec une férocité particulière, parce qu’il sait qu’il la désire seulement et qu’il ne
l’aimera jamais, comme il n’aimera jamais personne, puisque l’amour pour toujours, a quitté
son âme. Du reste, en sceptique, en libertin, habitué à tous les mensonges de l’amour, il ne
croit pas à la virginité de sa maîtresse dans la faute. Tout le confirme en cette opinion : son
absence de coquetterie, la simplicité avec laquelle elle s’abandonne, l’ardeur de sa passion. Et
tandis que la malheureuse, affolée de bonheur, lui dit l’hymne éperdu de son amour, lui,
glacial, et souriant d’un mauvais rire, se dit : « Oui, oui, va, chante ta romance ! » Je sais peu
de scènes plus douloureuses et plus atroces que celle de ce premier rendez-vous coupable, de
ce crime d’amour, qui y a commencé le martyre de la pauvre femme.
Je n’ai point l’intention de raconter le roman ; d’ailleurs on ne raconte pas des analyses
de passion. C’est ici que triomphe le grand talent de M. Paul Bourget, qui suit, jour par jour,
minute par minute, pulsation par pulsation, les multiples sensations qui agitent ces trois
personnages jetés, par la fantaisie passagère d’un homme, en plein désorbitement de la vie.
L’auteur se joue, au milieu des difficultés et des délicatesses, d’un pareil sujet, avec l’aisance
d’un homme à qui tout est connu des tendresses, des outrances, des douleurs, des abnégations,
des mystères de la vie féminine. Je veux cependant signaler un des passages les plus
émotionnants du livre. C’est celui où le mari, ayant enfin des soupçons de l’infidélité de sa
femme, va demander une explication loyale à l’amant, son ami d’enfance. Cette scène est
vraiment grandiose, et le caractère du mari trompé atteint à des hauteurs sereines que n’a
point connues Karénine dans l’inoubliable et superbe récit du pardon. L’amant mis en face de
cette bonté, de cette résignation, de cette tendresse, a conscience de son infamie. D’ailleurs, il
ne tient point à sa maîtresse, pas plus qu’il n’a tenu aux précédentes : distraction à son ennui
qu’il peut se payer, quand il voudra, avec d’autres. Il rompt avec la pauvre femme, et celle-ci,
comprenant, à la lueur soudaine de sa détresse, tout le mépris dont elle a été entourée, se
voyant abandonnée, brutalement, odieusement, se livre au premier venu, pour avoir la joie
féroce de jeter à la face de son amant, la boue dont celui-ci l’a couverte.
M. Bourget a mis, dans les deux derniers chapitres de son très remarquable livre, toute
sa philosophie amère et dégoûtée. L’injustice et la stupidité de la vie en ressortent dans des
cris désespérés, y sont fixés dans d’ineffaçables phrases. Avec d’infinies pitiés, il nous montre
en trois êtres, tous les trois supérieurs, tous les trois des esprits d’élite, à jamais meurtris par
les conséquences d’une passion indifférente et fugitive d’un seul. Le mari puni dans sa seule
affection ; la femme brisée dans son seul amour, et souillée de telle façon qu’elle ne peut plus
espérer ni le pardon des autres, ni son pardon à elle ; l’amant, plus que jamais retombé aux
doutes, aux incroyances, aux vanités de l’impuissante raison et des dogmes de la foi, avec le
remords en plus d’avoir commis une action honteuse et de sentir, sur ses épaules, le poids
horrible de deux destinées à jamais perdues. Et ce qu’il y a de très bien vu, de très bien
exprimé, dans ces pages, c’est la fatalité de l’existence qui, seule, a mis aux prises ces trois
âmes, qui ont si abominablement souffert l’une et l’autre, et l’une par l’autre, sans que ni
l’une ni l’autre puisse faire remonter à qui que ce soit l’écrasante et douloureuse
responsabilité de ce malheur ; c’est aussi que la charité, que M. Paul Bourget appelle la
religion de la souffrance humaine, peut seule donner, aux êtres meurtris et coupables, la raison
de vivre et d’agir pour la réparation et l’oubli …
J’ai dit que ce livre serait discuté ; mais ce qu’on ne contestera pas, c’est l’émotion qui
s’en exhale, c’est le charme des pensées délicates, la force des observations, et ce parfum
exquis et si peu commun aujourd’hui, d’un talent si profondément artiste et si profondément
humain.
Le Gaulois, 11 février 1886.

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